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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-15 01:19:51 -0700
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+The Project Gutenberg EBook of L'écornifleur, by Jules Renard
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: L'écornifleur
+
+Author: Jules Renard
+
+Release Date: December 27, 2006 [EBook #20199]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ÉCORNIFLEUR ***
+
+
+
+
+Produced by Pierre Lacaze, Suzanne Lybarger, Chuck Greif and the
+Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available by the
+Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
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+
+ JULES RENARD
+
+ L'ÉCORNIFLEUR
+
+ Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour
+ tous les pays, y compris la Suède et la Norwège.
+ S'adresser, pour traiter, à M. PAUL OLLENDORFF,
+ éditeur, 28 _bis_, rue de Richelieu, Paris.
+ PARIS
+ PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR
+ 28 _bis_, RUE DE RICHELIEU, 28 _bis_
+ 1892
+ Tous droits réservés. _Il a été tiré à part dix exemplaires sur papier
+ de Hollande numérotés à la presse_ (1 à 10)
+
+ * * * * *
+
+ À MARINETTE
+
+ * * * * *
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES
+
+
+I.--Monsieur Vernet
+II.--De la prudence!
+III.--Bouton par bouton
+IV.--Encore un homme de lettres
+V.--Entrée
+VI.--Madame Vernet
+VII.--Symptômes
+VIII.--Déviation
+IX.--C'est bon! c'est bon!
+X.--Misère de misère!
+XI.--Mes confrères
+XII.--Je dis quelque chose
+XIII.--Coups de sonde
+XIV.--Cosmographie
+XV.--Je trouve un engagement sérieux
+XVI.--En voyage
+XVII.--C'est la mer!
+XVIII.--Jamais au niveau de la mer
+XIX.--Civilités
+XX.--À fond de cale
+XXI.--Importunités
+XXII.--La dernière station
+XXIII.--Insomnie
+XXIV.--Le bobo
+XXV.--Scène
+XXVI.--Je reste
+XXVII.--Je rends des services
+XXVIII.--À table! À table!
+XXIX.--Mademoiselle Marguerite
+XXX.--Programme
+XXXI.--Atomes crochus
+XXXII.--Théories
+XXXIII.--Le navet
+XXXIV.--Le baiser
+XXXV.--Prise d'habitude
+XXXVI.--Écrire!
+XXXVII.--La plage
+XXXVIII.--Points de vue
+XXXIX.--Pas de gâchage!
+XL.--Directeur de conscience littéraire
+XLI.--Églises
+XLII.--Promenades et beaux sites
+XLIII.--Flirtage en plein air
+XLIV.--La partie d'agrément
+XLV.--Il faut en finir, à la fin
+XLVI.--Proposition
+XLVII.--Les idées de Mademoiselle Marguerite
+XLVIII.--Première séance
+XLIX.--Cours complet
+L.--En sourdine
+LI.--Dernière séance
+LII.--Le demi-viol
+LIII.--Animal triste
+LIV.--Le départ
+LV.--Adieu!
+
+
+
+
+L'ÉCORNIFLEUR
+
+
+
+
+I
+
+MONSIEUR VERNET
+
+
+C'est un homme de quarante ans, un peu raide et lourd, convenablement
+vêtu. On sent qu'il n'a pas lui-même soin de sa personne, qu'il ne
+s'habille pas seul. Madame Vernet le boutonne, l'épingle, le peigne.
+Rarement un jour se passe sans que la raie, droite et pure, se défasse,
+et que la cravate remonte. Mais Monsieur Vernet est incapable de
+«revenir sur sa toilette», et il semble, pour cette raison, plus
+distingué le matin que le soir.
+
+Le peu qu'il montre de ses yeux est d'un bleu tendre. Ses paupières
+pesantes jouent mal, constamment presque fermées. Il est obligé de
+lever la tête, de la pencher en arrière, comme les gens qui regardent
+par-dessous leurs lunettes. Je le dis sans malice, la forme de ces yeux
+rappelle quelque chose de déjà observé aux yeux des porcs.
+
+En omnibus, Monsieur Vernet se met de préférence au fond et regarde les
+derrières des chevaux lourdement secoués. «Le pavé de Paris use les
+meilleures bêtes.» Suivant les recommandations du préfet de police,
+Monsieur Vernet ne descend pas de voiture avant qu'elle ne soit
+immobile. Mais une fausse honte, bien excusable chez un homme, l'empêche
+de «demander le cordon» au conducteur pour lui seul: il attend qu'une
+dame fasse arrêter, et profite de l'occasion. Sinon, il s'entête,
+dépasse le but, va jusqu'à la station prochaine et retourne sur ses
+pas.
+
+
+
+
+II
+
+DE LA PRUDENCE
+
+
+Oh! je me tiens sur mes gardes. Une récente aventure m'a rendu sévère.
+Je viens de «quitter» certaine famille honorable que j'aimais beaucoup,
+un peu trop, et je frissonne au souvenir de l'outrage. Je ne me livrerai
+pas sans défiance. Il faut que, plus tard, si l'aventure tourne mal, je
+puisse dire, hautain et bref, à cet homme:
+
+--«Ne vous souvient-il pas, Monsieur, que vous avez été le premier à me
+tendre la main?»
+
+À ses reproches, je répondrai:
+
+--«C'est vous qui m'avez cherché!»
+
+Dès qu'on nous embrasse, il est bon de prévoir, tout de suite, l'instant
+où nous serons giflés.
+
+Je l'épie et le vois venir.
+
+Ce n'est d'abord, entre nous, qu'un échange de nos deux cartes:
+
++------------------------------------------+
+| |
+| |
+| |
+| |
+| VICTOR VERNET |
+| |
+| DIRECTEUR DES CHANTIERS DE L'USINE CASE |
+| |
+| |
+| |
+| |
+| _Passy_ |
+| |
+| |
++------------------------------------------+
+
++--------------------------------+
+| |
+| |
+| |
+| |
+| |
+| |
+| HENRI |
+| |
+| |
++--------------------------------+
+
+Monsieur Vernet me regarde:
+
+--«Est-ce tout?»
+
+--«Oui, dis-je, j'ai jeté négligemment mon nom à la corne du carton, en
+signature. Au-dessus je puis écrire quelques lignes: c'est commode.»
+
+Monsieur Vernet sourit et dit:
+
+--«J'aime tout ce qui est original!»
+
+Mais, par politesse ou indifférence, il ne réclame pas d'autre
+renseignement.
+
+Nous nous saluons et nos chapeaux se bossellent au plafond de
+l'omnibus.
+
+
+
+
+III
+
+BOUTON PAR BOUTON
+
+
+À chaque rencontre, comme on reprend aux dernières mailles une dentelle
+interrompue, la conversation nouvelle se raccroche aux derniers mots de
+la précédente. Expérimentés, nous n'allons pas vite. Une fois, Monsieur
+Vernet dit son âge; une autre fois, le chiffre de ses appointements:
+15,000 francs. De plus, il est intéressé dans les affaires. Elles vont
+bien. Mais «ce qu'il y a d'agréable» c'est qu'il a droit à deux mois de
+congé par an. Lentement, je reconstruis sa vie. Aujourd'hui il m'apprend
+le petit nom de sa femme: Blanche. Elle a oublié de lui changer ses
+manchettes. Il serait plus expansif si j'étais moins discret. Mais je
+n'ai pas l'habitude de me jeter à la tête des gens.
+
+Je ne le fais que par exception.
+
+Tantôt, obstinément silencieux, j'affecte de ne rien entendre; tantôt je
+coupe net une confidence, en toussant.
+
+Si Monsieur Vernet me demande:
+
+--«Vous avez sans doute quelque emploi?»
+
+je réponds:
+
+--«C'est peu de chose: j'élève trois petits lapins.»
+
+Monsieur Vernet feint de comprendre, «puisqu'il aime tout ce qui est
+original».
+
+--«Et vos petits lapins vont bien?»
+
+--«Ils sont charmants et forment un triple étage. L'aîné a la tête de
+plus que le cadet, le cadet la tête de plus que le troisième. On me les
+prête tous les matins.»
+
+--«Je vois: vous êtes professeur libre.»
+
+--«Oh! tout à fait libre. Les pauvres petits et moi, nous nous sommes
+bien ennuyés ensemble. Mais il faut aider ma famille à me faire vivre.
+Voilà qu'ils sont à point pour entrer au lycée. Quel dommage! j'avais
+comme vous deux mois de congé, et, en outre, toutes mes soirées à moi,
+ce qui me permettait de travailler.»
+
+Je répète le mot «travailler» en exagérant la voix et le geste. L'heure
+est-elle venue de dire à quoi?
+
+
+
+
+IV
+
+ENCORE UN HOMME DE LETTRES
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Vraiment, je n'achète le journal que pour ma femme, car je n'ai pas le
+temps de le lire. Je jette à peine un coup d'oeil sur les faits-divers
+et la Bourse.
+
+HENRI
+
+Et cela suffit, car le reste, ce que nous écrivons, est-ce intéressant?
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Vous écrivez donc dans les journaux?
+
+HENRI
+
+Des fois.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Lequel?
+
+HENRI
+
+Oh! n'importe lequel. Dans l'un ou dans l'autre. Un peu partout.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Je n'ai jamais vu votre nom.
+
+HENRI
+
+Cela ne m'étonne pas. J'écris sous des pseudonymes. Je suis jeune et
+n'ose pas me lancer. Il y a la famille.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Mais ces pseudonymes, quels sont-ils?
+
+
+
+J'en invente sur le champ quelques-uns. Aux premiers, Monsieur Vernet
+fait des signes d'ignorance. Il reconnaît les derniers:
+
+--«Oui, je crois avoir vu celui-là quelque part.»
+
+Le coup est porté. Monsieur Vernet se rapproche de moi. La serviette du
+professeur libre n'est plus à ses yeux banale: il y a peut-être un
+article dedans. La différence des âges est abolie. Nous nous estimons de
+pair.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Je voudrais bien lire quelque chose de vous.
+
+HENRI
+
+Ce que j'ai fait jusqu'ici ne mérite pas d'être offert. Attendez au
+moins que j'aie terminé mon roman.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Comment! vous écrivez aussi des livres?
+
+HENRI
+
+Des livres! c'est beaucoup dire. Je barbouille du papier.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Je serais empêché de soutenir qu'un livre est bon ou mauvais. Je ne m'y
+connais pas et n'y entends rien. Mais j'affirme que pour faire un roman,
+quel qu'il soit d'ailleurs, pour mener à bien l'histoire, pour se
+retrouver au milieu de tous les personnages et ne pas confondre Pierre
+avec Paul, il faut avoir de la tête!
+
+
+
+Nous sommes graves. Il semble que nous allons, moralement, nous
+cordeler, nous nouer.
+
+Presque sous le manteau, en me cachant des passants, je donne à Monsieur
+Vernet ma vraie carte, une plaquette d'une centaine de vers luxueusement
+éditée aux frais de cette honorable famille que j'ai «quittée». J'en ai
+toujours un exemplaire sur moi. C'est un en-cas préparé pour liaison
+immédiate. Monsieur Vernet l'ouvre sans un mot. La dédicace est
+flatteuse, l'hommage empressé. Et puis il possède maintenant, pour la
+première fois de sa vie, une chose imprimée qu'il n'a pas achetée. Il
+m'offre, en échange, une invitation à venir prendre le café, sans
+cérémonie, dimanche prochain, vers une heure. Madame Vernet y compte
+fort. On m'attendra.
+
+Notre poignée de main est longue comme si nous venions de traiter un
+important marché. Monsieur Vernet me sourit, tout grâce, et je chantonne
+ainsi qu'une raccrocheuse, quand la soirée est belle et que le trottoir
+donne bien.
+
+
+
+
+V
+
+ENTRÉE
+
+
+Je m'attends à du nouveau. Je tombe dans un ménage bourgeois,
+c'est-à-dire au milieu de gens qui n'ont pas mes idées.
+
+Le bourgeois est celui qui n'a pas mes idées.
+
+J'ai préparé en sot ma première visite aux Vernet. J'allais chez eux
+avec le plaisir d'avoir à poser un peu et la crainte de n'être pas
+compris. Je me promettais de faire de l'effet, repassant mes citations,
+cherchant des noms d'auteurs peu connus et dont la seule étrangeté me
+ferait honneur. N'avais-je pas, dans la collection de mes gestes,
+quelque élévation de bras, un ploiement de genou, un coup de nuque en
+arrière, qui seraient à mes phrases d'élite ce que les projections
+lumineuses sont aux conférences scientifiques.
+
+Ai-je fait mes frais?
+
+Je ne me rappelle pas avoir été au-dessus de moi-même.
+
+Nous avons pris du café. J'ai déclaré qu'il était bon, mais un peu
+chaud. Monsieur Vernet m'a parlé de sa cave. J'ai trouvé cela naturel,
+«puisqu'il avait du vin dedans». Inhabile à distinguer la fine-champagne
+de l'eau-de-vie de marc, j'ai cependant affirmé que la liqueur de mon
+petit verre bleu devait être très vieille, selon moi, du moins.
+
+
+
+
+VI
+
+MADAME VERNET
+
+
+Au premier engagement entre Madame Vernet et moi, Monsieur Vernet se
+tut.
+
+--«Et vous, Madame, à quoi donc passez-vous vos loisirs?»
+
+Je disais «donque», et en général j'exagérais les liaisons, le soin avec
+lequel nous lions nos mots étant le signe certain qu'on nous en impose.
+
+--«Je lis un peu», dit-elle.
+
+Aussitôt je prononçai les noms de Baudelaire et de Verlaine. Elle
+m'avoua qu'elle ne les connaissait pas, et, loin de me redresser avec la
+mine sévère et condoléante du monsieur qui découvre une ignorance, j'eus
+la lâcheté de dire:
+
+--«Tant mieux pour vous!» la lâcheté de le répéter et de commencer
+l'éloge de la femme qui ne sait rien. Mais Madame Vernet:
+
+--«Une femme doit avoir au moins quelques notions d'histoire et de
+géographie.»
+
+--«Sans doute, dis-je, et d'arithmétique.»
+
+--«Et de musique», dit-elle.
+
+--«Soit, je vous accorde le piano, mais avec un seul doigt.»
+
+Bientôt je lui fis toutes les concessions. Elle parlait assez
+correctement, en disant «mélieur» au lieu de meilleur. Elle aimait la
+peinture-poésie et la poésie-peinture. Elle désirait élever son âme de
+temps en temps, comme on fait des haltères, par récréation et par
+hygiène. Aux beaux endroits d'un livre, elle ne s'en cachait pas, ses
+yeux se mouillaient de larmes. Cependant elle avait vidé bien des
+coupes, et la façon dont elle parla de l'amertume des choses me fit
+comparer sa vie à quelque tonneau qui a trop roulé et où la lie se
+dépose, tandis que, couard, cinq minutes après avoir glorifié la femme
+qui ne sait rien, je vantais bassement la femme qui sait tout.
+
+
+
+
+VII
+
+SYMPTÔMES
+
+
+Ils n'ont pas d'enfants et s'ennuient. J'arrive au bon moment. Ils
+gardent à l'endroit du poète des préjugés en partie rectifiés,
+c'est-à-dire que, ne voyant plus en lui un illuminé, un fou maigre,
+affamé et grugeur, légendaire et redoutable, ils le traitent encore
+d'être original et exceptionnel. S'il travaille, ils se signeraient et
+disent:
+
+--«Il travaille!»
+
+S'il ne pense à rien, ils disent:
+
+--«Laissons-le rêver!»
+
+Ou, le doigt tendu vers son front:
+
+--«Que peut-il se passer dans cette tête-là?»
+
+Je porte la main à mes cheveux courts, comme pour remettre d'aplomb une
+auréole.
+
+Madame Vernet coud des boutons aux caleçons de son mari:
+
+--«Vous êtes heureux de pouvoir consacrer votre vie à l'art!»
+
+Elle entend vraiment que je voue ma vie à l'art, la lui dédie et
+sacrifie. Elle me croit un peu prêtre et me complimente sur ma vocation.
+
+Faut-il lui dire que je n'en ai pas? que je «compose» des vers aux
+heures perdues, parce que papa me sert provisoirement une petite rente,
+et que j'entretiens habilement ses illusions? Il veut faire de moi
+quelqu'un, et se saigne jusqu'à ce qu'il découvre en son fils un
+paresseux vulgaire et rebouche ses quatre veines une fois pour toutes.
+
+--«D'ailleurs, dit Monsieur Vernet, qui suit sa propre pensée et côtoie
+la mienne, le devoir d'un père n'est-il pas de s'ôter le pain de la
+bouche pour ses enfants?»
+
+C'est juste, mais répugnant, et si le mien s'ôtait le pain de la bouche
+pour me l'offrir, je le prierais poliment de l'y rentrer.
+
+Monsieur Vernet fume une cigarette, las d'avoir travaillé une journée de
+dix heures à l'usine qu'il dirige. Ses paupières battent comme des
+volets mal accrochés. Parfois elles se ferment. L'effort qu'il fait pour
+les relever les plisse à peine. Elles ressemblent à des coquilles de
+noix. Sa cigarette s'éteint à chaque instant. Il la rallume. Elle se
+meurt. C'est une lutte. Il a l'air de manger des allumettes.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+«Ce n'est pas poétique de coudre des boutons!»
+
+
+
+C'est cependant nécessaire pour que les caleçons tiennent. Va-t-elle
+reprendre l'argutie de l'autre jour? Elle fait, dans le tas des choses
+qu'elle accomplit, pense ou exprime, le triage de celles qui sont
+poétiques et de celles qui ne le sont pas. Manger des huîtres est
+poétique, mais manger de la soupe ne l'est plus. Dire «Monsieur Vernet»
+est distingué, et dire «Mon mari» commun. Elle pique, avec l'adresse
+d'un chiffonnier, le mot «chaise» et le jette là, «côté prose», puis le
+mot «siège», qu'elle dépose ici, «côté vers».
+
+Soudain, Monsieur Vernet, du fond de sa somnolence, pareil à un oracle
+que le suc des lauriers et des vapeurs méphitiques ont engourdi,
+annonce:
+
+--«Vous arriverez!»
+
+Je l'espère, me laisse aller et conte mes rêves, en un bon fauteuil dont
+je frise les glands entre mes doigts. J'ai bien dîné, et j'éprouve le
+besoin d'intéresser quelqu'un à mon avenir. Mes jambes s'allongent,
+prennent possession du parquet, et mes pieds remuent comme la queue d'un
+chien qu'on flatte.
+
+Je ne fume pas. On me dit que je n'ai point de défauts, et on pense que
+si je crains le tabac et l'alcool, c'est non par délicatesse de
+femmelette, mais par prudence de grand homme qui se ménage. Je lève mes
+mains blanches pour que le sang n'ait pas la force d'y monter. On me
+demande des vers.
+
+--«Mes vers n'ont que le mérite de s'en aller tout de suite loin de ma
+mémoire. Ne vaut-il pas mieux causer doucement de choses diverses, en
+amis vieux déjà qui se pénètrent sans effort?»
+
+Enfin j'ai un idéal: la pâleur de mon teint et ma tristesse en
+répondent.
+
+Ne pouvant fumer sa cigarette, Monsieur Vernet se décide à la sucer.
+
+--«Cher! cher!» lui dit Madame Vernet.
+
+Il continue. Ses dents mâchent des brins de tabac. Quelques-uns
+s'échappent, tombent, s'accrochent comme des insectes à son gilet. On ne
+sait plus s'ils viennent de sa bouche ou de son nez.
+
+--«Voyons, Monsieur Henri, dites-nous quelque chose!»
+
+--«Non, pas ce soir. Une autre fois, quand je serai plus en train!»
+
+Les boutons du caleçon sont au complet. Madame Vernet l'agite. Le
+derrière se gonfle comme s'il y avait quelqu'un. Étourdi par la chaleur
+et le peu que j'ai bu, je me le figure empli pour de bon. J'y entre
+moi-même. Il est trop large, et Madame Vernet, à genoux, sa tête à
+hauteur de mes hanches, serre les ficelles. Je ne ressens que l'ennui
+d'être tripoté, de tourner à droite, à gauche, les mains en l'air, ou
+croisées sur mon ventre. Vainement je dis:
+
+--«C'est bon!»
+
+et veux m'en aller à mes affaires: Madame Vernet s'obstine, rentre le
+caleçon dans les chaussettes, s'écarte un peu pour voir, sans trouble,
+assise sur ses talons, et pique une épingle dans son corsage.
+
+--«Je vous demande encore pardon d'avoir terminé ce petit travail devant
+vous, mais Monsieur Vernet n'a plus rien à se mettre.»
+
+Je regarde cet homme, pris de pitié, prêt à lui offrir mon linge. Un
+grotesque a pris ma place, parle en mon nom, caricaturise mes gestes,
+digère et s'empâte.
+
+
+
+
+VIII
+
+DÉVIATION
+
+
+Ils disent, l'un:
+
+--«Ma femme m'adore!»
+
+Et l'autre:
+
+--«Monsieur Vernet est le plus honnête des hommes.»
+
+Ils n'avoueraient pas que, séparés, ils sont heureux. Pourtant le mari
+ne vit complètement que dans son usine. L'invention du téléphone lui a
+paru un événement immense. D'abord il redoutait de s'aboucher avec
+l'appareil, disant au premier employé venu:
+
+--«Téléphonez donc pour moi: je n'ai pas le temps.»
+
+Et tandis que l'employé parlait au loin, Monsieur Vernet tournait
+autour de la cage, ainsi qu'un dompteur déjà mordu, n'osant jamais et se
+promettant d'oser, un peu fiévreux comme un auteur qui écouterait en
+lui-même la répétition d'une pièce. Enfin il est entré, et maintenant
+voilà qu'il regarde l'appareil comme un confident. Ils sont toujours
+ensemble. Monsieur Vernet lui cause pour causer, et, le soir, l'écho des
+conversations qu'ils ont eues se répercute encore.
+
+--«Imagine-toi, Blanche, que j'ouvre la cage. J'entre, je dis
+«Allô»--rien.--«Allô, allô»--rien.--Croirais-tu _qu'elle_ m'a fait
+attendre la communication vingt-cinq minutes, montre en main!»
+
+Elle! l'Ennemie!
+
+Madame Vernet, les coudes sur la table, le nez dans sa tasse de thé, un
+petit doigt en accent aigu, répond:
+
+--«Mâtin!»
+
+Elle a couru par les grands magasins toute la soirée:
+
+--«Oui, je prendrais cela, mais ce n'est pas pour moi, c'est pour une
+amie qui habite la province!»
+
+Parfois elle achète pour rendre, et peut-être parce que ce va-et-vient
+de paquets fait bien aux yeux de sa concierge. Mais ce qu'elle garde est
+d'occasion. Le bon marché seul la tente.
+
+--«Je puis vous affirmer qu'elle a été rudement bien», me dit Monsieur
+Vernet.
+
+Il s'encourage à l'aimer, fier qu'elle me plaise, et quand je fais à
+Madame Vernet l'offre d'une civilité saupoudrée comme une gaufre, il
+sourit:
+
+--«Ah! ce Monsieur Henri!»
+
+Il me croit connaisseur. Mes admirations pour la femme sont un hommage
+au goût du mari. Si nous étions seuls, je lui taperais sur l'estomac, et
+il me raconterait des saletés.
+
+Et Madame Vernet s'excite de son côté.
+
+Elle lui porte une solide, sincère affection. Dans ses moments de
+«papillons noirs,--qui n'en a pas?»--elle s'appuie sur la force et se
+confie en la franchise de ce brave homme.
+
+Leurs coeurs allaient s'éteindre, ne plus former que des boules de
+cendres froides. J'ai soufflé, et voilà qu'à la grande surprise de tous,
+des étincelles profondément enfouies s'enflamment, s'élancent.
+
+Je m'excite, à mon tour.
+
+J'ai été jusqu'à ce jour un petit monsieur désoeuvré, qui se glorifiait
+ou se méprisait à outrance, et je sers à quelque chose: je renoue l'une
+à l'autre ces deux âmes près de céder comme des cordes usées.
+
+À chacune de mes visites, je constate un nouveau progrès. C'est un
+rapprochement des couverts, une façon délicate et inattendue de s'offrir
+du pain, du poivre, hors de propos, un interminable débat anodin pour
+savoir qui se fatiguera à fatiguer la salade.
+
+Monsieur Vernet vient embrasser sa femme avant même de déposer au
+vestiaire sa canne et son chapeau.
+
+Si je lui dis:
+
+--«Vous avez l'air fatigué!»
+
+il me répond:
+
+--«C'est que j'ai mal dormi cette nuit.»
+
+Il voudrait en conter plus long, et comme une pomme véreuse tend à
+tomber de sa branche, une grosse plaisanterie grasse lui pend au bout de
+la langue.
+
+Sa femme l'arrête par un:
+
+--«Voyons, chéri!» très tendre.
+
+Elle a posé nonchalamment la main sur le rebord de la table, et, la
+tête inclinée, les yeux brillants et clignotants, elle murmure:
+
+--«Oh! vilain!»
+
+C'est moi qui rougis. Toutes mes félicitations à moi-même. Je travaille
+bien.
+
+
+
+
+IX
+
+C'EST BON! C'EST BON!
+
+
+Et pourquoi ne s'aimeraient-ils pas? Vais-je m'imaginer que Madame
+Vernet, en apparence très loin de son ménage, y fait une fausse rentrée
+par coquetterie? Il faut que je perde l'habitude de dire, enveloppant,
+comme une chose à cacher, ma bêtise ignorante dans une expression
+dédaigneuse:
+
+--«Je connais la femme: c'est un logogriphe, un écheveau!»
+
+Madame Vernet est une femme simple, qui aime son mari, simplement, à la
+papa.
+
+Monsieur Vernet a d'énormes biceps, roulants et grondants presque, quand
+il raidit et reploie son bras, comme un animal ennuyé ouvre et referme
+sa mâchoire. Il peut, entre ces tenailles de chair, écraser une noix,
+faire péter une balle élastique, et m'y briserait, si j'avais la
+maladresse de me laisser pincer.
+
+Il tord une fourchette en tire-bouchon, abat son poing, d'un vigoureux
+coup, sur l'angle d'une pierre de taille, sans se faire mal. Par envie
+et par impuissance, je prétends qu'il me trompe avec des trucs.
+
+Pour l'intelligence, Monsieur Vernet en vaut un autre. Il est parti de
+rien. Il a fait sa situation seul. À quinze ans, il gagnait sa vie.
+
+--«Et même, dit-il, âgé de dix-huit mois à peine, je venais déjà en aide
+à ma famille: je remportais un prix de cinq cents francs et une médaille
+d'argent dans un concours de bébés.»
+
+Il sait qu'on peut se vanter, sans ridicule, d'être travailleur. Afin
+qu'on ne l'accuse pas d'immodestie, il prend les devants. Parle-t-on
+d'un imbécile, il dit:
+
+--«Le pauvre me ressemble; est, comme moi, sans malice!»
+
+On l'entend déclarer:
+
+--«Je ne suis qu'une bête, mais j'ai fait ce que j'ai pu, et quand on
+fait ce qu'on peut...»
+
+Madame Vernet proteste:
+
+--«Mon ami, tu as tes mérites. Combien d'autres, à ta place, seraient
+restés en chemin!»
+
+Flattée d'être considérée par son mari comme une femme supérieure, elle
+ajoute:
+
+--«Tu es si bon!»
+
+Ah! la bonté! la bonne bonté, que c'est bon! Madame Vernet s'anime,
+s'échauffe, fait des gestes comme si, d'un ébauchoir, elle sculptait la
+statue même de la Bonté, puissante et lourde, écrasant pêle-mêle, sous
+son séant, le reste des qualités inutiles, la pouillerie des autres
+petites vertus. Je m'abandonne aussi, je jette le paradoxe aux orties,
+et prie l'excellente femme de vouloir bien accepter mon humble concours
+et la petite boule de terre glaise que je colle à la statue, en plein
+milieu de la figure, pour lui faire le nez.
+
+Ainsi très fort, très bon, et peut-être plus spirituel qu'il ne le
+croit, tel apparaît Monsieur Vernet.
+
+Toutefois ce qu'il a contre lui et pour moi, c'est un commencement
+d'eczéma. Son sang malade, avec une persévérance de taupe, creuse de
+petits canaux à fleur de peau, et perce çà et là, et pousse dehors ses
+vésicules rouges, agaçantes et brûlantes.
+
+
+
+
+X
+
+MISÈRE DE MISÈRE!
+
+
+Le calme appartement des Vernet m'attire. La régularité de leur vie
+m'engrène, et je ne tente rien pour me ressaisir. Je ne sais pas ce que
+je vais faire chez eux presque tous les soirs. Je monte les escaliers
+lentement, et, quand je pèse sur le bouton du timbre, quelque chose de
+joyeux répond en moi. On m'attend. Mon couvert est toujours mis,
+c'est-à-dire qu'on se dépêche de le mettre dès que je sonne. J'enlève
+mon pardessus avant de dire bonjour, et je m'arrête un instant afin de
+m'emplir le nez des odeurs qui viennent de la cuisine. Je gagne aussi
+peu vite que possible la salle à manger. Je me mouche, cherche dans mes
+poches, feins de m'accrocher au porte-manteau, donne un coup de gant
+sur la poussière de mes bottines; je laisse à Madame Vernet le temps de
+faire des signes à sa bonne et de lui dire, bas:
+
+--«Vite, un gâteau de deux francs, aux amandes!»
+
+À la vérité, j'arrive en intrus; mais, comme on ne me le fait pas sentir
+et qu'un dîner en ville est toujours bon à prendre, je salue d'un air
+dégagé, en essayant de varier mes formules de politesse préparées dans
+la journée.
+
+Monsieur Vernet me serre les doigts impitoyablement, pour me prouver sa
+force, et tandis que je les agite un peu afin de les décoller, Madame
+Vernet me dit:
+
+--«Bonjour! poète!»
+
+J'ai voulu lui baiser la main. Elle ne s'y attendait pas; son bras que
+je soulevais est retombé lourdement, et, gauchement, je me suis gardé de
+le rattraper.
+
+En général, si les fourches de nos pouces et de nos index s'adaptent et
+s'entrecroisent avec netteté, je me sens à l'aise pour la soirée. Au
+contraire, je suis pris d'inquiétude comme un lièvre qui écoute, si elle
+ne m'accorde que le bout de ses doigts. Je les fais sauter dans le
+creux de ma main, de la façon qu'on soupèse des pièces d'or, pour voir
+si elles ont le poids.
+
+Installé, je deviens poseur, menteur et gobeur. La nourriture «saine et
+abondante» descend en moi, fait tampon, refoule mon âme dans un coin,
+l'étouffe.
+
+--«Quel excellent potage! dis-je. Il n'y a que chez vous qu'on sache
+manger!»
+
+Je cite des noms connus de restaurants, comme si j'en sortais. Leurs
+prix sont un peu forts; mais, à Paris, cela seulement est bon marché qui
+coûte cher.
+
+À chaque nom, Monsieur Vernet me demande:
+
+--«Vous y êtes allé?»
+
+--«Oui. Ils ont un nouveau chef qui réussit la sole; mais tout autre
+poisson y est détestable.»
+
+Je jouis de mentir et regarde l'étonnement de Monsieur Vernet monter
+comme une colonne de mercure. Tel degré à atteindre me fait ajouter un
+mensonge. À tel autre, il est bon que je m'arrête. Tout à l'heure,
+quittant la table, n'irai-je pas sucer une écrevisse chez Fary?
+
+Mais au moment où je redoute qu'on ne me croie plus (car à la manie de
+mentir je joins celle de prétendre que je mens habilement), et comme
+Madame Vernet, troublée par mes vanteries, traite son repas de frugal et
+réclame mon indulgence:
+
+--«Ah! dis-je, plût aux cieux que j'en eusse tous les jours autant!»
+
+Avec une souplesse dont je ne me rends pas compte et qui pourrait me
+faire prendre pour un farceur, je passe des grands restaurants aux
+petits à vingt-cinq sous (pourboire compris).
+
+Je faisais le musulman fastueux. Me voilà franciscain. Monsieur et
+Madame Vernet m'écoutent, plus sympathiques. Les souffrances de mon
+estomac donnent à leur dîner une importance. Ils m'enviaient: ils vont
+me plaindre. Je possède mon sujet et je parle avec facilité. Ça coule de
+source, semble-t-il.
+
+--«Que de fois, absorbé par mon travail, il m'est arrivé d'oublier de
+dîner, comme on oublie son mouchoir, un objet futile! Si jamais j'ai
+fait quelque chose de passable, ç'a été ces jours-là. Mes moins mauvais
+vers, je les dois à ma faim négligée.»
+
+Je ne soutiens pas aujourd'hui que le pauvre seul a du talent, mais peu
+s'en faut. Ce sera pour une autre conférence.
+
+--«Ne vous attristez pas», me dit Madame Vernet.
+
+--«Bah! c'est le souvenir. On en parle pour parler. Les jours sont
+meilleurs maintenant. Mais j'en ai vu de rudes. Un jour j'avais encore
+oublié de dîner, oublié volontairement. Je cherche dans mes poches,
+rien. Mon porte-monnaie était plat comme un mendiant. Je cherche dans
+mon placard où je mets ma bouteille de chartreuse pour les deux ou trois
+amis qui me viennent voir, mon plateau et mes verres, et je découvre un
+morceau de charcuterie. Il était semé de taches d'un bleu noir ainsi que
+des dents cariées. L'odeur me poursuit encore. J'ai vécu avec lui
+vingt-quatre heures, à le regarder.»
+
+Est-ce que je ris? Est-ce que je me moque? Candide et grave, je parle de
+ma chambrette, de mes petites affaires, de ma petite table de toilette,
+et de ma petite bibliothèque, où sont rangés mes petits livres. Ma gaîté
+est forcée et niaise, et il me semble que des larmes retombent au dedans
+de moi, une à une. Je ne pensais pas avoir tant souffert. Arrivées, ces
+intéressantes aventures ne m'auraient pas fait plus de mal que
+racontées.
+
+J'y crois être moi-même.
+
+Monsieur et Madame Vernet se font des signes de tête et laissent
+échapper des soupirs de gorge. Peut-être Monsieur Vernet se
+reproche-t-il d'avoir fait sa fortune trop vite. Il se tranquillise en
+songeant que je ferai certainement la mienne.
+
+--«Tous les grands hommes ont passé par là», dit-il.
+
+
+
+
+XI
+
+MES CONFRÈRES
+
+
+Aussitôt commence la revue des grands hommes «qui ont passé par là», et
+chaque exemple cité est comme une preuve de mon illustration future. Par
+la pensée, j'associe mes amis à ma haute fortune.
+
+--«Quand vous en serez là, dit Madame Vernet, vous ne nous regarderez
+plus.»
+
+Je me dresse brusquement, frémissant. Je la fixe, et, comme si elle
+était déjà ma maîtresse, lui jure, du geste, une fidélité éternelle.
+
+Mon exaltation calmée, nous reprenons notre causerie intime sur le monde
+des lettres. Je deviens soudain l'ami des auteurs célèbres. Par
+principe, je dénigre tous les hommes de talent, un ou deux exceptés, les
+deux plus vieux, les plus inaccessibles, ceux qui se trouvent trop loin
+et trop au-dessus de moi pour être des rivaux, et que je vénère ainsi
+que des demi-dieux, les lèvres remuantes. Mais, mon acte de foi terminé,
+qu'on ne me parle plus de ces hommes! Ils montrent, à vivre, une
+obstination indécente, aimantent toute la quantité d'admiration
+disponible dans l'air; et, sans jalousie mesquine, par humanité
+seulement, je leur souhaite ce qui leur manque pour être complets dans
+l'absolu: une prompte mort.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Êtes-vous heureux de connaître ce monde!
+
+HENRI
+
+Oh! croyez-vous? Habitude et perspective! Ce sont des gens comme vous et
+moi, plus simples qu'on ne pense. Ah! j'adorerais la vie de famille, le
+repos du dimanche. Je me réserverais de transporter dans mes livres,
+dans mon oeuvre, mes désordres, mes tares, mes vices intellectuels.
+
+
+
+Je dis «mes livres», «mon oeuvre»: si on me poussait, je dirais «mon
+public».
+
+Puisque les artistes sont des hommes comme lui, Monsieur Vernet se
+rassure. J'ai trop adouci le monstre, et, sans transition, je le refais
+dangereux.
+
+
+
+HENRI
+
+Si nous sommes gentils avec les autres, ceux qui ne sont pas du métier,
+nous nous dévorons entre nous. Qui dit «homme de lettres» dit «mangeur
+de confrères et déchiqueteur de renommées».
+
+MADAME VERNET
+
+Cependant, vous êtes d'accord sur ce point que Sully-Prudhomme, François
+Coppée, Leconte de Lisle sont des poètes de génie.
+
+HENRI
+
+Pu! tu! tu! comme vous y allez! Et d'abord qu'est-ce que le génie?
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Mais que faites-vous des actrices? En connaissez-vous quelqu'une? En
+avez-vous vu de près?
+
+HENRI
+
+Comme je vous vois, dans leurs loges, ou chez elles.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Comment est-ce une loge d'actrice?
+
+HENRI
+
+Il y en a de très bien. D'autres sont infectes.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Et elles vous donnent des billets?
+
+HENRI
+
+Je n'en ai pas besoin. Vous êtes, supposez-le, rédacteur du _Figaro_, du
+_Gil Blas_, d'un grand journal. Vous allez au contrôle d'un théâtre,
+vous présentez votre carte, on vous remet un coupon.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Un fauteuil d'orchestre, veinard!
+
+HENRI
+
+Peuh! on s'en lasse. Je me mets à votre service.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Ce n'est pas de refus. Nous ne sommes point gâtés, et, quand il faut
+aller au théâtre en payant, on y regarde à deux fois. Encore si on
+connaissait la pièce, on ne courrait pas le risque d'écouter des choses
+qui souvent vous endorment.
+
+MADAME VERNET
+
+Le théâtre m'amuse toujours, quand même, et un soir que vous ne saurez
+pas quoi faire de vos billets...
+
+
+
+Je ne fréquente ni auteur célèbre, ni actrice en vogue. Je connais deux
+ou trois grues à cent sous et quatre ou cinq petits jeunes gens qui ont
+tous beaucoup de talent, le même âge que moi et font des vers très bien.
+Jamais un confrère n'a dit de mal de moi, pour cette raison que mes
+confrères m'ignorent, et les huailles de la foule ne m'empêchent pas
+encore de dormir. J'ai aperçu Leconte de Lisle au boulevard Saint-Michel
+et François Coppée sur le pont des Arts. Si j'en parle comme de copains,
+je tremble à l'idée d'aller les voir. Théodore de Banville
+m'impressionne moins. Est-ce parce qu'il donne, sans morgue hautaine,
+des vers à un journal quotidien de deux sous? Les autres grands hommes
+ne me sont familiers qu'en photographie. J'ai eu la chance d'entendre
+causer une belle et innommable actrice de l'Odéon ailleurs que sur la
+scène. Elle courait derrière un omnibus, et criait au conducteur:
+
+--«Voulez-vous arrêter? Arrêtez donc, nom de Dieu!»
+
+Mais je trouve tant de charmes à étonner mes chers amis. Ils disent:
+
+--«Continuez!»
+
+clignent les yeux, sourient complaisamment, puis se regardent l'un
+l'autre, en remuant la tête, comme piqués par des insectes. Je ne m'en
+veux pas trop de mon inoffensive vanité. Seulement, j'ai pris une
+attitude qu'il faut garder.
+
+--«Je vous quitte; on ne s'ennuie pas en votre société, mais je suis
+«obligé» d'aller voir le troisième acte de _Merlinette_, qu'on dit très
+torsif, et de rejoindre ensuite quelques amis qui m'attendent pour
+souper.»
+
+Vainement on me tend un dernier verre de chartreuse: je me lève, content
+de vivre, distingué.
+
+«Heureux, heureux homme!» répète Madame Vernet.
+
+Quel acte? Qui me paierait une choucroute?
+
+Dans la rue, la pluie tombe. Au bout d'une centaine de pas, mon
+pantalon, que j'ai dédaigné de relever, fait «flac, flac» sur mes
+talons. Les becs de gaz brillent comme des yeux en larmes. Des gouttes
+d'eau, langues humides, me font froid au cou. Je regagne ma petite
+chambrette, si tiède que je crois, ouvrant la porte, non entrer, mais
+continuer à être sorti, et je me couche en prenant la précaution
+d'installer sur mes pieds ma descente de lit et ma valise pleine de
+linge sale.. C'est lourd mais chaud, et cela fortifie les chevilles.
+
+Ah oui! heureux homme!
+
+
+
+
+XII
+
+JE DIS QUELQUE CHOSE
+
+
+--«Voyons, Monsieur Henri, dites-nous quelque chose.»
+
+On insiste. Monsieur Vernet frappe trois coups sur ma poitrine, côté du
+coeur, et malignement me demande:
+
+--«Qu'y a-t-il là?»
+
+Là, ma redingote se gonfle en une boursouflure rectangulaire et dessine
+les contours d'un calepin. Monsieur Vernet a mis le doigt sur la boîte
+aux vers et l'exige. Je ne fais pas de grimaces et suis capable de dire
+des vers autant qu'on en veut. Je me détourne pour ouvrir ma redingote,
+sans que Monsieur et Madame Vernet s'aperçoivent que je n'ai pas de
+gilet et que ma chemise n'est point empesée, les plastrons raides
+m'étant insupportables. L'élastique de mon calepin montre ses
+vermisseaux de caoutchouc. Mais il est plein de poésie jusqu'aux
+tranches. Il en a dans ses poches. On en trouverait au dos d'une note de
+blanchisseuse. En train, lancé, n'écrirais-je pas sur une tête chauve?
+
+Je dispose mes papiers sur la table, au choix, après avoir écarté les
+assiettes et essuyé avec ma serviette des taches de sauce.
+
+--«Qu'est-ce que vous voulez? du gai, du triste?»
+
+--«Du gai, du gai!» dit vivement Monsieur Vernet. Mais Madame Vernet le
+reprend, délicate:
+
+--«J'espère que Monsieur Henri nous donnera des deux, et plusieurs fois
+de chaque.»
+
+--«Mais par quoi commencer?»
+
+--«Ah! cela, c'est votre affaire.»
+
+--«Je suivrai donc l'ordre en usage au Théâtre-Français. Quand on donne
+deux ou trois pièces, on termine par la plus joyeuse. L'esprit se
+débarbouille des tristesses du drame dans l'eau vive de la comédie. Mais
+je vous préviens que si je récite relativement assez bien les vers des
+autres, je lis fort mal les miens!»
+
+Monsieur Vernet répond:
+
+--«Qu'à cela ne tienne, mon ami. Si vous préférez nous dire des vers des
+autres, faites comme il vous plaira.»
+
+Sa femme, décontenancée, va le gronder, et je sens sous la table un
+remue-ménage de pieds.
+
+--«Ne faites pas attention, Monsieur Henri, dit-elle. Nous vous
+ouïssons.»
+
+--«Allez-y», dit Monsieur Vernet.
+
+Je commence en fixant le fumivore de la lampe. Tantôt je m'arrête à
+chaque fin de vers, à chaque hémistiche, souvent ailleurs: j'ai l'air de
+bégayer; tantôt un courant m'entraîne: je flotte à l'aventure. Ici les
+mots me paraissent pléthoriques de sens, et ma voix se traîne dessus
+pour les écraser, en faire jaillir l'idée, le jus et le suc. Plus loin,
+une pudeur me prend. Ce que je dis ne peut être que banal. Je n'y tiens
+pas. Je le prodigue, en veux-tu, en voilà. C'est de la monnaie de cuivre
+plate. Je n'ai qu'à renverser la bouche comme un pot, et cela tombe et
+se répand. Pouvait-on espérer qu'il sortirait un bruit si continu d'un
+garçon aussi maigre?
+
+Monsieur Vernet a planté son couteau dans une rainure de la table et le
+fait vibrer avec précaution. Il lui faut cette musique sourde à mes
+vers.
+
+Madame Vernet murmure:
+
+--«Mais c'est qu'ils sont jolis, ces vers-là!»
+
+Et, après un silence:
+
+--«Ils ne sont pas jolis: ils sont beaux.»
+
+Parfois, je ne dis plus rien:
+
+--«C'est fini?»
+
+--«Oui, c'est fini.»
+
+--«Ah! très bien, très bien.»
+
+Monsieur Vernet fait vigoureusement vibrer son couteau, et applaudit,
+trois doigts de sa main droite claquant sur le dos de sa main gauche.
+
+--«Savez-vous que vous êtes un vrai poète?» me dit Madame Vernet en
+hochant la tête.
+
+--«Puisque celle-là est finie, à une autre,» dit Monsieur Vernet.
+
+--«Oh! je veux bien, moi.»
+
+Et, de nouveau, je vais me remettre à ronronner, la jambe droite en
+avant, le regard perdu. Déjà je me balance.
+
+--«Une goutte de brandy! m'offre Monsieur Vernet: ça fait du bien quand
+on parle longtemps.»
+
+Mais pourquoi m'efforcer de faire de cette scène une évocation risible?
+J'étais sincère. Je le suis toujours quand je dis des vers. Monsieur et
+Madame Vernet ne se moquaient pas. Les sons musicaux planaient autour de
+nous. Nous trouvions mélancolique le grincement d'une persienne, et nous
+écoutions le sifflement d'un bec de gaz comme le soupir d'un être cher.
+Monsieur Vernet se sentait tout chose. Madame Vernet ne savait pas ce
+qu'elle avait. Je comptais au plafond des crottes de mouches, mondes
+stellaires. Le vacillement du fumivore, c'était l'ébranlement d'une
+voûte céleste. Nos âmes libres, désemprisonnées, se hissaient au dehors
+et frissonnaient doucement.
+
+
+
+
+XIII
+
+COUPS DE SONDE
+
+
+Je laisse tomber un plomb dans la confiance du mari. Le fond est-il de
+sable ou de rocher, tapissé d'herbes serrées? J'avancerai à tâtons.
+Qu'est-ce que je suis venu faire ici? Je dîne bien et souvent. Je dis
+des vers à la satiété de tous. Mais ne dois-je pas à mon éducation
+littéraire et aux exigences du monde de coucher avec Madame Vernet? Tous
+les amis d'une femme sont ses amants. Chacun sait cela. Témérairement je
+m'efforce de le faire entendre à Monsieur Vernet:
+
+--«Entre un homme et une femme, l'amitié ne peut être que la frêle
+passerelle qui mène à l'amour!»
+
+Monsieur Vernet, inquiet, ne répond rien. Plus tard, quand le moment
+sera venu de le tranquilliser et que je citerai des exemples historiques
+d'amitiés d'homme à femme restées pures malgré les apparences, il ne
+manquera pas de me rappeler mon mot.
+
+Nous ne rivalisons encore que de générosité. Nous nous estimons pour
+notre indépendance de caractère. Elle se traduit par des expressions
+familières et même grossières. Monsieur Vernet, homme mûr, connaît la
+vie. J'ai aussi ma petite expérience. Nous nous énumérons nos aventures,
+dont quelques-unes sont scabreuses; mais nous avons deux ou trois
+principes inébranlables, auxquels notre dignité en péril s'est toujours,
+par bonheur, accrochée. C'est ainsi que la femme d'un ami est sacrée.
+Nous comprenons le vol, le viol d'une jeune fille, tous les crimes: nous
+n'admettons jamais, sous aucun prétexte, qu'on prenne la femme d'un ami.
+
+Ayant le moins à craindre, je me révolte avec le plus d'indignation; je
+plaque mes deux mains sur les larges épaules de Monsieur Vernet, comme
+si nous allions lutter corps à corps, et je lui dis:
+
+--«J'ai un ami, de mon âge, que je respecte autant qu'un frère aîné. Il
+rencontre dans la rue une femme quelconque, la suit, s'attache à elle,
+n'ignore pas qu'il a eu plus d'un prédécesseur, mais ne songe qu'au
+dernier. La manière dont ils ont permuté le préoccupe:
+
+--«Quand l'as-tu quitté?»
+
+--«Encore! Mais puisque je ne l'aime plus.»
+
+--«Réponds: quand l'as-tu quitté?»
+
+--«Quand je t'ai trouvé.»
+
+--«Alors c'est moi qui l'ai remplacé.»
+
+--«Naturellement.»
+
+--«Ainsi, tu l'as planté là pour moi, à cause de moi?»
+
+--«Sans doute: pourquoi?»
+
+--«Pour rien», dit mon ami.
+
+Il prend son chapeau, part et ne revient plus.
+
+--«C'était exagéré, dit Monsieur Vernet, mais tout de même gentil de sa
+part. Il compatissait à l'infortune d'un étranger!»
+
+Je n'ajoute pas:
+
+--«L'ami c'est moi!»
+
+On le devine aisément.
+
+J'ai en effet une collection d'amis imaginaires que je fais intervenir à
+propos, infâmes ou vertueux, selon la thèse à soutenir. J'en ai de très
+riches: ils possèdent des châteaux à l'étranger, et, importuns, me
+supplient d'y aller passer quelques mois. J'en ai de pauvres, qui
+mènent, dans l'ombre, une vie de reclus, et préparent leur grand oeuvre
+silencieusement.
+
+--«Mais quant à cet autre, dis-je, il m'est impossible de le voir sans
+dégoût, et je n'en parle que pour provoquer un haut-le-coeur.
+Croyez-vous qu'il s'est installé au milieu d'une famille complète? Il la
+ronge, pourrit la mère, conseille le père, dirige l'éducation des
+enfants, préside à table, et organise la dépense!»
+
+Les bras croisés, mes doigts tambourinant sur la manche de ma redingote,
+je pose à Monsieur Vernet cette question:
+
+--«En toute sincérité, que dites-vous de cet être-là?»
+
+--«Je dis que c'est un cochon, voilà ce que je dis!»
+
+De mon côté, je fais:
+
+--«Bêe, bêe.»
+
+comme une chèvre, ou comme un baby qui vient de tremper son doigt dans
+une ordure.
+
+--«La femme qui s'oublie, dit Madame Vernet, les yeux baissés sur son
+ouvrage, n'est pas une femme intelligente. Il me semble à moi que, si
+j'étais sur le point de commettre une faute, je m'abstiendrais par bon
+sens, après avoir raisonné.»
+
+--«Raisonnez un peu, voyons!»
+
+Elle ne répond pas. Pour l'encourager, au cas où, quelque jour, elle
+serait tentée de risquer une avance, je parle de ma timidité auprès des
+femmes.
+
+--«C'est comme cela. Je n'ai jamais pu faire le premier pas. Je ne me
+rends compte de ce que peut être une déclaration que par mes lectures.
+Je me mettrais volontiers à croupetons aux pieds d'une femme si j'étais
+sûr de son amour; je lui dirais que je l'aime, à quatre pattes ou sur le
+dos, après. Mais avant, j'ai peur de me tromper, une peur bizarre,
+bleue. Je n'exige pas que les rôles soient intervertis, mais il faut que
+la femme me fasse signe d'approcher, me promette la réussite par une
+télégraphie nette. Sans cela nous pourrions rester indéfiniment côte à
+côte.»
+
+Madame Vernet est prévenue.
+
+--«Vous avez dû laisser échapper de belles occasions?» dit Monsieur
+Vernet.
+
+--«C'est possible!» dis-je sérieusement, sans m'apercevoir que je me
+rends grotesque même aux yeux du mari. Une mélancolie soudaine
+m'envahit. Je crois entrer dans une brume épaisse qui me cache le monde
+extérieur. Je parle pour moi seul, tout entier à des souvenirs
+écoeurants.
+
+--«Quels êtres vils peut faire de vous le désir de la femme, de sa
+chair?--car son coeur nous est précieux comme une vieille botte
+dépareillée, et son âme vaut la vessie d'un poisson qu'on vide. C'est
+donc pour coucher avec une femme, pour pétrir son corps, en boulangers,
+avec des han! han! gutturaux et sourds, que nous bravons notre mépris.
+Oh! si je ne craignais lâchement d'être aussitôt métamorphosé en idiot,
+je le proclame sans vouloir sonner ici une vaine fanfare, je me ferais
+eunuque. Je me couperais, et je jetterais avec dédain la cause de tous
+nos maux au premier canard venu!»
+
+Monsieur Vernet trouve qu'il n'y a que moi pour avoir des idées
+pareilles, et Madame Vernet, tellement courbée en deux qu'on ne voit
+plus que son dos, pouffe, avec une sorte de jappement continu.
+
+
+
+
+XIV
+
+COSMOGRAPHIE
+
+
+Et c'est tout. Nos conversations reviennent les mêmes. Le plus souvent,
+je prends la parole, et, tandis que mes dents s'amusent d'un Palmer, ma
+bouche s'emplit et se vide de mots. Les notes que je repasse tous les
+deux ou trois jours me sont alors très utiles. Elles condensent ce qu'un
+jeune homme doit savoir pour paraître supérieur. C'est un extrait de
+l'_Intelligence_ de Taine vulgarisé à l'usage des gens du monde. C'est
+une ironie de Renan grossie, mise au point des vues moyennes. C'est un
+vers de Baudelaire qui étonne et qu'on écoute longtemps en soi-même
+comme l'écho d'une voix grondant en un caveau. La science m'a fourni
+une vingtaine de faits précis et stupéfiants. Mais je ne les place pas
+au hasard. Pour parler de la foudre, j'attends qu'il tonne. J'explique
+l'éclair au passage.
+
+En astronomie, je m'en rapporte à Flammarion. Madame Vernet ouvre la
+fenêtre, et, tout de suite, ce qui des étoiles surprend le plus Monsieur
+Vernet, c'est leur quantité.
+
+--«Si j'avais autant de pièces de vingt francs, je ne serais pas ici.»
+
+Mais la destinée même des étoiles préoccupe Madame Vernet. Elle voudrait
+savoir s'il y a du monde dedans; et si quelqu'un lui affirmait que
+«oui», elle serait plus tranquille.
+
+
+
+HENRI
+
+Celle que vous regardez n'existe peut-être plus.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Comment cela?
+
+HENRI
+
+Je dis vrai. Au contraire, il en est d'autres que vous ne verrez pas
+avant deux ou trois ans.
+
+
+
+Je pérore sur la vitesse du son, sur celle de la lumière, et je soutiens
+que le soleil est des centaines et des centaines de fois plus gros que
+la terre.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Ça fait bien gros.
+
+
+
+Madame Vernet ferme la fenêtre. Je frappe coups sur coups et expose la
+doctrine de Kant.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Permettez! Vous n'allez pas vous moquer de nous plus longtemps. Ne
+dépassons pas l'absurde. Me soutenir que ce verre, ce pot de moutarde
+n'existent que dans mon imagination? À d'autres, jeune homme! Dites que
+je me figure être en vie.
+
+HENRI
+
+Qui sait?
+
+
+
+Monsieur Vernet, de son index recourbé comme un hameçon, se frappe trois
+fois le front.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Laisse donc, tu n'y entends rien.
+
+
+
+Pour me venir en aide, elle rappelle les fréquentes erreurs des sens. On
+croit voir une ombre sur un mur, on s'approche: il n'y a rien. Un
+chasseur tire sur un lièvre: c'était une pierre. Intéressée, elle
+m'invite à continuer. Mais j'ai fini. J'ai poussé devant moi mes
+réminiscences et les ai fait entrer dans le tourniquet de la
+conversation.
+
+Combien de soirées passerons-nous ensemble comme celle-ci, inutiles?
+Nous piétinons.
+
+
+
+
+XV
+
+JE TROUVE UN ENGAGEMENT SÉRIEUX
+
+
+MADAME VERNET
+
+Puisque vos élèves vont prendre leurs vacances, vous devriez nous
+accompagner au bord de la mer.
+
+HENRI
+
+Y pensez-vous, chère Madame? Et mes affaires! mon avenir!
+
+MADAME VERNET
+
+Vous travaillerez là-bas. Vous aurez votre chambre. Vous serez
+tranquille.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Vous me rendrez service. Il faut que j'aille chercher ma nièce à son
+couvent. Cela me fait faire un grand détour. Vous conduirez ma femme
+directement. Je vous rejoindrai avec ma nièce.
+
+MADAME VERNET
+
+Et je n'aurai pas à m'occuper des malles pendant le trajet. Quelle
+chance!
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Entendu: je vous confie ma femme et nos bagages.
+
+MADAME VERNET
+
+Vous reviendrez quand vous vous ennuierez.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Naturellement, je vous offre votre voyage.
+
+HENRI
+
+Pouvez-vous croire que la question d'argent m'importe? Mais, je le
+répète, mes travaux avanceraient-ils? N'insistez pas. Vous me feriez de
+la peine. Je le regrette. Quand je dis non, c'est non. Les affaires
+avant tout!
+
+
+
+Les affaires! quelles affaires? Je serai donc toujours le même!
+
+
+
+
+XVI
+
+EN VOYAGE
+
+
+Nous allions voir la mer. Je pris avec moi mes autorités: la _Mer_ de
+Michelet, la _Mer_ de Richepin. Frappant de petits coups sur les
+tranches pour en faire envoler la poussière, je me dis:
+
+--Avec ça je suis tranquille!
+
+J'ajoutai à ces deux livres les _Paysans_ de Balzac, pour le cas où je
+serais obligé de faire quelque excursion en pleine campagne, de causer
+avec un médecin ou un curé et d'admirer la nature.
+
+--«Vous verrez», me disait Madame Vernet, déjà bruyamment enthousiaste.
+
+Elle était tourmentée par la peur de manquer de vivres. Je lui offris
+de porter un panier de provisions. Elle refusa. Je n'insistai pas, car
+j'étais loin de l'aimer jusqu'à me charger de paquets.
+
+Ainsi, j'allais faire un assez long voyage avec une jeune femme, et je
+ne songeais pas qu'il me serait possible de mettre à profit l'aventure.
+D'autres préoccupations m'absorbaient.
+
+Il était neuf heures du matin. Vers onze heures il faudrait manger. À
+chaque instant Madame Vernet me disait:
+
+--«Je sens la faim qui monte.»
+
+Ou bien encore:
+
+--«J'ai l'estomac dans mes talons.»
+
+Ce chassé-croisé m'inquiétait. Il faudrait donc la voir manger, et sans
+doute faire comme elle, dans ce compartiment de première, où des gens
+graves et ayant des idées en harmonie avec la classe des wagons qu'ils
+occupaient, d'abord étonnés, nous regarderaient, et détourneraient
+ensuite la tête par dégoût.
+
+--«Oui, c'est reçu. On ne peut pas passer douze heures en chemin de fer
+sans prendre quelque chose;--mais comment va-t-elle faire pour manger,
+«dans un silence de mort», son oeuf dur, qui, je crois bien, est
+rouge?»
+
+Je souhaitais de voir notre compartiment se vider à la première station,
+non pour être seul avec Madame Vernet, mais pour qu'elle pût enfin
+manger «à mon aise».
+
+Autre sotte terreur! Nous étions dans un express. Les arrêts devaient
+être rares, et je me vis dans la situation d'un homme qui ne peut tenir
+en place, ne sait quelle posture prendre, regarde à la portière, rougit
+et pâlit, la figure gonflée, met d'une manière inconvenante ses mains
+dans ses poches, et frotte l'une contre l'autre ses jambes vêtues
+d'étoffe claire, désespérément. Je comprenais très bien que la crainte
+d'avoir à manger, d'avoir besoin en route, la peur d'un déraillement,
+l'ennui d'entrer sous un tunnel noir où tout l'être est pris de fièvre
+et tremble, seraient, ce jour-là, autant d'obstacles à la progression de
+mon amour.
+
+--«Auriez-vous peur?» me demanda Madame Vernet comme nous passions en
+grande vitesse sur un pont qui grinçait de jouissance dans tous ses
+fers.
+
+Je lui dis:
+
+--«Oh! moi, j'ai le physique lâche!»
+
+Comme je m'étais trop abaissé, je voulus me relever aussitôt, et je
+commençai une théorie sur le courage qui prouvait que le véritable
+courage consiste à être courageux précisément quand on ne l'est pas.
+
+Près de moi, un monsieur lourd comme un bateau échoué fermait à demi ses
+paupières. Madame Vernet adorait mettre sa tête à la portière «pour voir
+les tableaux rustiques se dérouler avec tant de rapidité, qu'il semble
+que les champs marchent et que le train reste immobile». Comme, à notre
+départ, j'avais manoeuvré adroitement pour me trouver «à reculons», elle
+se plaignit bientôt de la poussière et du grand vent. Je lui offris ma
+place, qu'elle accepta, et je remarquai bientôt, avec plaisir, que,
+malgré «mon sacrifice», une poudre fine et grise se posait doucement,
+continûment sur son nez, ses paupières, ses joues, se délayait çà et là
+dans une goutte de sueur, la souillait et l'enlaidissait. De peur d'une
+migraine, elle avait installé son chapeau dans le filet, où il
+frissonnait comme un oiseau qui couve. Un courant d'air brouillait les
+frisures de son front, et au soleil ses cheveux prenaient des teintes
+variées, bizarres. Une mèche surprenait par l'éclat de sa rouille et
+son air de se trouver là sans qu'on sût pourquoi. Comme Madame Vernet
+souriait, du fond de sa bouche une dent lança un éclair d'or.
+
+Il n'y a aucun motif pour que je lui prête des aspirations plus pures
+que les miennes, et cette pensée de «derrière les reins» doit nous être
+commune, qu'en somme, si l'occasion s'en présentait, nous coucherions
+bien ensemble.
+
+
+
+
+XVII
+
+C'EST LA MER!
+
+
+Nous avons changé de train. Le panier de provisions est vide. J'ai mangé
+autant que Madame Vernet, et tous les voyageurs avaient des oeufs durs.
+Loin de se moquer, ils ont regardé Madame Vernet d'un air de gratitude
+quand elle a donné le signal. Il est possible que j'aie une âme-miroir
+réfléchissant avec exactitude le monde extérieur, mais, pour l'instant,
+je donnerais volontiers un coup de pied dans cette âme à glace, pour en
+faire sauter les «mille facettes» à tous les vents.
+
+Le petit train d'utilité locale nous emmène, sorte de jouet mécanique
+assez solide pour porter une douzaine de voyageurs et quelques paniers
+de poisson. Il s'arrête quand il veut, quand les voyageurs lui font
+signe. L'administration a jugé inutile de tendre des fils de fer de
+chaque côté de la voie. Aux passages à niveau, point de barrière. Le
+train donne aux rares voitures le temps nécessaire, regarde prudemment à
+droite et à gauche, siffle longuement, comme pour demander s'il n'y a
+plus personne, et repart.
+
+--«Il n'est pas méchant! dit l'employé, qui va de portière en portière,
+non pour contrôler les billets, mais pour faire la causette avec les
+voyageurs, auxquels il offre de se charger des bagages à la descente: il
+n'a jamais écrasé une mouche!»
+
+Aux gares il s'amuse, lâche un wagon, en accroche un autre, en tamponne
+un troisième par mégarde, feint de manoeuvrer, et, vite essoufflé, se
+désaltère à la prise d'eau. Il parcourt une dizaine de lieues dans son
+après-midi, «sans se gêner». Le médecin de Talléhou, dont la clientèle
+est dispersée sur la ligne, fait ses visites à chaque station, entre
+l'arrivée et le départ. Il saute de wagon, arrache une dent, accouche
+une femme, et revient, en agitant son chapeau. Le chef de gare siffle;
+le chef de train siffle aussi; la locomotive siffle à son tour, et le
+petit train familier s'ébranle.
+
+Madame Vernet s'attendrit.
+
+Nous sommes d'ailleurs en pleine Normandie. Un souffle arrive de la mer.
+Je trouve l'air salé. D'après Madame Vernet, dont le nez aux ailes
+minces voltige, il est chargé d'odeur de varech. Sous les pommiers, les
+courtes vaches regardent passer ce long animal noir qui s'en va et
+revient tous les jours aux mêmes heures, et qu'on ne laisse jamais au
+vert. Une buée met au milieu d'un pré le rayonnement de son abdomen
+d'or. Je sens tout près de moi mon ennemie habituelle qui me guette: la
+tristesse sans cause. Madame Vernet, la tête presque hors de la
+portière, sourit à une garde-barrière coiffée d'un chapeau de cuir qui
+tend, avec gravité, du bras droit son petit fanion roulé et du gauche un
+enfant.
+
+
+
+HENRI
+
+Qu'est-ce que vous avez, chère Madame? Si, vous avez quelque chose,
+dites-le moi.
+
+
+
+Madame Vernet, les yeux humides, pique son index dans l'horizon, et ne
+dit que ces deux mots:
+
+--«La mer!»
+
+Je regarde, ému du trouble de mon amie, indigné de ne rien voir. Devant
+nous se dresse le Fort de la Terreur, aujourd'hui inutile, mais d'aspect
+rude encore, vénérable au bout de sa digue comme un grand principe
+longtemps en cours, dont on ne se sert plus. Entre lui et nous s'étale
+une sorte de bas-fond noirâtre comme un étang vide. Au-delà, par-dessus
+la digue blanche, tout au bord du ciel pur, le regard, en visant bien,
+peut s'accrocher à quelque chose qu'on prend indifféremment pour une
+série de rochers, une troupe de moutons, une file de nuages!
+
+
+
+C'est ça!
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Elle est basse, en ce moment!
+
+
+
+Elle dit cette phrase comme une excuse, contrariée parce que la mer
+s'est retirée à notre approche. Son éloignement la peine ainsi qu'une
+injure personnelle.
+
+Elle ajoute:
+
+--«Elle va revenir!»
+
+Je l'espère. En attendant, j'antidate sans difficulté ma bonne
+impression, et m'écrie à l'avance:
+
+--«C'est égal, elle est bien belle, tout de même!»
+
+Madame Vernet me remercie par un sourire. Plus qu'une communion en
+enthousiasme, cet incident nous rapproche. Nous pouvions attendre
+tranquillement le retour de la mer.
+
+Le petit train ne bougeait plus. Sa machine l'avait laissé là, s'en
+était allée, ici frottait son derrière aux antennes d'un wagon de
+marchandises, et, plus loin, s'exerçait à sauter d'une rainure d'un rail
+dans la rainure d'un autre, sifflotante, étourdie.
+
+La mer revint lente et calme. Madame Vernet donnait des explications:
+
+--«Il faudrait la voir furieuse!»
+
+
+
+HENRI
+
+«Quelle impatience! donnons-lui le temps. Qu'elle monte, se couche
+voluptueuse, sur les galets, comme une femme qui se plaît à palper les
+os de son amant; qu'elle caresse le pied du fort, se coule derrière la
+digue, et étende sur ce vilain fond noir sa langue d'animal monstrueux,
+aplatie et miroitante!»
+
+
+
+Je jouis de ma métaphore rococo. Madame Vernet tend l'oreille, ondule
+son cou un peu gras et remue les lèvres comme si elle suçait des
+paroles. Déjà je redoute la mer, la merveille de ce monde qui a causé le
+plus de délires. De nouveau le petit train nous vanne sur les
+banquettes, entre des rails trop larges qui n'ont pas été faits à sa
+mesure. Il sent Talléhou, salue du sifflet les gens qu'il dépasse et
+communique sa gaîté aux voyageurs.
+
+Madame Vernet se prépare. Son âme retombe au milieu des ombrelles, des
+cannes, des manteaux de voyage, des paquets dont les ficelles «toujours
+utiles» seront conservées avec soin.
+
+
+
+Elle se regarde dans une glace de poche:
+
+--«Je suis affreuse!» dit-elle.
+
+
+
+Les larmes, ces douces larmes qu'elle versait à la vue de la mer, se
+sont traînées comme des limaces sur ses joues poussiéreuses et les ont
+zébrées de barres. Heureusement, elle a son citron. Elle le partage en
+deux, m'en donne une moitié et se débarbouille avec l'autre. Elle a beau
+faire, on voit aux coins de ses yeux, de ses lèvres, ces apparences
+innommables qu'on trouve sur les tables de restaurant mal essuyées.
+C'est une leçon pour moi. Je ne me sers pas de mon citron et préfère
+rester franchement sale. Il me semble que ça doit moins se voir.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Je suis laide, n'est-ce pas?
+
+HENRI
+
+Oh! Madame!
+
+
+
+Je lui baise le bout de ses gants décolorés, et garde, aux lèvres, un
+goût de pâte graveleuse.
+
+
+
+
+XVIII
+
+JAMAIS AU NIVEAU DE LA MER!
+
+
+À Tallehou, ma mansarde sent le bois neuf et la peinture fraîche. Une
+fenêtre étroite donne sur le petit port, une lucarne découpe une carte
+de visite de ciel, un oeil-de-boeuf s'ouvre sur la mer. Je pousse ma
+table contre le mur, sous l'oeil-de-boeuf, et, solidement assis, je
+regarde la mer avec fixité.
+
+J'ai l'air de dire:
+
+--«À nous deux!»
+
+Mais elle tient plus longtemps que moi. Mes yeux se brouillent comme
+sous un jet de verre d'eau froide, et les comparaisons neuves ne me
+viennent pas. Je fais appel à des mots si magnifiques que deux de leur
+taille rempliraient un hexamètre. Plutôt, la mer m'hypnotiserait,
+m'abrutirait doucement. Elle moutonne à peine. Ses petits flots
+grimacent. En ce moment, elle ne me donnerait pas quinze lignes de
+copie. Aussi je m'y prends mal. Regarde-t-on la mer par un
+oeil-de-boeuf?
+
+La maison appuie son flanc gauche à une énorme butte cubique qui la
+protège, elle et son jardin, contre les vents et les vagues. Je monte
+sur la butte. Elle est tout entière plantée de pommes de terre, dont les
+feuilles, j'en suis sûr, me feront songer, quand la nuit viendra, à
+quelque peuple de lapins qui broutent et remuent les oreilles.
+
+Devant la mer, mon embarras recommence. Ma langue ne rend qu'un
+clappement sec. La mer lèche les rochers, bave, crache dessus: c'est
+entendu. Ils apparaissent comme des tritons, des titans foudroyés, des
+animaux préhistoriques, des moutons: parfait! Le flot et la pierre se
+collettent--bravo!--se cramponnent, écument et grondent--tout va
+bien!--Mais j'ai vu ça partout, et je demande une sensation qui me soit
+propre. La Grande Bleue me désespère, car je ne peux lui offrir une
+image de mon crû. Mieux vaudrait lire une page de Pierre Loti.
+
+En somme, je la trouve bien. Elle m'est sympathique, et j'aime autant la
+voir qu'autre chose; mais je la souhaiterais (comment dire cela?) un peu
+plus pareille à une belle montagne. Je lui reproche de manquer de pics
+neigeux comme j'en ai vu en gravure. Oui une montagne «m'irait mieux»,
+édentée et garnie de petits villages, blancs comme des dés de trictrac.
+
+Sans doute, je reviendrai sur ces impressions, mais la trivialité de ce
+que la mer me fait éprouver m'exaspère contre elle. Nous ne nous
+comprenons pas. Un bateau va pêcher des brèmes, toutes voiles dehors:
+c'est un oiseau qui, les jambes trop courtes, marcherait avec ses ailes.
+Cet autre bateau rentre au port, et rappelle une vieille femme qui a
+relevé sur sa tête son jupon où souffle le vent. Un torpilleur manoeuvre
+au loin: gros cigare. Le _Nautilus_ de Jules Verne m'a causé plus
+d'étonnement. Je repousse ces communes associations d'idées: elles
+rebondissent sur moi comme des boules de bilboquet. La camelote des
+comparaisons encombre ma mémoire. À chaque vision correspond son
+expression d'usage: le varech est une chevelure de noyé, et le homard
+est le cardinal des mers!
+
+Heureux ceux qui peuvent dire simplement d'une belle chose:
+
+--«Voilà une chose qui est belle!»
+
+J'y renonce. Je m'assieds sur un banc qui sera plus tard le banc des
+«Larmes», et, la tête dans mes mains, je fais noir en mon cerveau, et
+j'assiste, résigné, comme aux ébats de gamins qui ne peuvent pas se
+tenir en place, à la danse des publiques hyperboles.
+
+Je me désole de ne pas pouvoir rester un instant au niveau de la mer.
+
+
+
+
+XIX
+
+CIVILITÉS
+
+
+MADAME VERNET
+
+Monsieur Henri, avez-vous du savon?
+
+HENRI
+
+J'en ai, Madame, merci.
+
+MADAME VERNET
+
+Dites-moi s'il vous manque quelque chose.
+
+HENRI
+
+Il ne me manque rien: vous êtes trop bonne.
+
+
+
+Elle ne m'a pas encore prié de «voir en elle une seconde mère». Elle
+n'entre pas dans ma chambre, et quand elle me montre un objet de
+toilette, je ne vois que sa main, un peu de son bras. Sa main est trop
+courte, trop sanguine. Au moindre effort, les veines ressortent, et
+Madame Vernet semble alors avoir des bouts de laine bleue sous la peau.
+Mais son bras est rond et blanc. Si une tension le découvre, la manche,
+quoique large au poignet, remonte peu, s'arrête avant d'arriver au
+coude, et l'étrangle.
+
+
+
+--«Avez-vous une brosse?»
+
+
+
+Encore! J'ai peur de la voir entrer, et je n'ose pas faire ma toilette.
+Poète, je porte des bretelles qui tirent, comme une oreille, mon
+pantalon, et l'élèvent jusqu'à mes aisselles. Mon ventre, au chaud,
+paraît emmailloté. Debout, inoccupé, je cause, à travers la porte, avec
+Madame Vernet. Je n'ai pas été, jusqu'ici, gâté par les attentions des
+femmes, et tant de sollicitude m'amollit.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Êtes-vous bien? soyez franc!
+
+
+
+Plus j'affirme être comme «un coq en pâte», plus elle s'excuse et
+s'ingénie. Mes protestations que tout est pour le mieux l'encouragent à
+trouver que tout est au pire:
+
+--«Ah! ces marins, ce sont de braves gens, mais ne leur demandez pas
+autre chose.»
+
+Et peu à peu, nous poussant l'un l'autre, nous en arrivons à traiter
+cette chambre, moi de palais, elle de taudis.
+
+--«C'est à peu près propre, voilà tout!»
+
+Nous perdons un temps précieux. Je dis:
+
+--«Merci, merci, merci.»
+
+un grand nombre de fois, sans m'arrêter, pour en finir, car la manie de
+déprécier ce qu'on fait d'obligeant agace plus que celle de s'en vanter.
+
+Nous sortons. Madame Vernet connaît le pays, m'en fait les honneurs.
+D'abord elle me présente aux pêcheurs Cruz, nos propriétaires.
+
+--«Monsieur et Madame Cruz.»
+
+--«Monsieur Henri, un jeune ami de mon mari.»
+
+Les Cruz, en entendant prononcer leur nom et le mien, se demandent ce
+qu'on va leur faire. Je les salue de la tête: ils me le rendent du
+genou. Je dis:
+
+--«On m'a parlé de vous en des termes si excellents que je crois serrer
+la main à de vieux amis.»
+
+Est-ce que je les prends pour des confrères?
+
+Ils répondent enfin:
+
+--«Nous sommes ben aise!»
+
+On ne le croirait pas. On a dû leur couper les paupières pour qu'elles
+saignent ainsi. Le mari a un collier, une fourrure, un boa de barbe, et
+quand il se met à rire, c'est pour si longtemps, qu'on pourrait, chaque
+fois, compter toutes ses dents, une à une, et faire la preuve. Madame
+Cruz, au contraire, a la bouche mince, froncée. Elle prise, et son nez
+recourbé, à la pointe remuante, semble toujours en train de piquer sur
+sa lèvre les brins de tabac qui retombent.
+
+Madame Vernet leur parle avec volubilité, prend des nouvelles du
+poisson, et m'explique ce que je ne comprends pas, juxtaposant les mots
+difficiles.
+
+Les pêcheurs, rouges, considèrent avec stupéfaction mon visage pâle.
+J'ai les pommettes saillantes. On m'affirme que dans deux mois d'ici je
+ne pourrai plus mettre mes faux-cols et que l'air de la mer aura bouché
+tous les trous.
+
+--«À tout à l'heure!» dit Madame Vernet.
+
+Ils attendent qu'elle répète encore les noms. Nous nous apitoyons sur
+leur sort. Leur hâle et leurs yeux sanglants m'ont frappé, et je crée en
+moi-même un type de marin supérieur, amant de la mer, épris du péril et
+du rêve, sentimental et sauvage, que je confonds maladroitement avec le
+père Cruz.
+
+Je l'admire avec effroi; je voudrais soulever son crâne, pour voir à nu
+les impressions qu'ont laissées là les éléments en lutte, les spectacles
+grandioses. En même temps, je fais peu de cas de ma propre personne. Que
+suis-je, comparé à ces héros de tous les jours?
+
+Madame Vernet n'est pas moins troublée, et déraisonne avec plus de
+bruit.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Avouez qu'au point de vue artiste, un marin nous intéresse plus qu'un
+paysan.
+
+HENRI
+
+Celui-ci courbe le front vers la terre; celui-là regarde au loin ou lève
+les yeux au ciel.
+
+MADAME VERNET
+
+Le marin pêche surtout la nuit. Il met dix lieues entre la terre et
+lui, et, là, seul «entre deux immensités», sur une planche large «comme
+la main», que la rapidité du courant fait gémir «comme un violon», à la
+merci des trombes, des brumes, des grands vapeurs qui peuvent le couper
+en deux sans qu'il ait le temps de crier gare, il attend le poisson
+«mobile».
+
+HENRI
+
+Le paysan travaille le jour. La première odeur qu'il respire en quittant
+«sa chaumière» est celle du fumier étalé devant la porte. Puis il
+laboure, somnolent, entre les deux bras de la charrue, le nez au
+derrière d'un cheval ou d'un boeuf écaillé de crotte. Que voulez-vous
+qu'il ressente?
+
+MADAME VERNET
+
+Le pied sur le plancher des vaches, le marin jette son or avec
+indifférence.
+
+HENRI
+
+Le paysan est avare, et, malpropre, il n'a qu'une chaussette, celle où
+dorment ses gros sous.
+
+
+
+Ainsi chantant notre hymne, nous mettons en strophes égales la grandeur
+du marin et la bassesse du terrien, tout près de soutenir que ces hommes
+qui s'agitent ont pêché et vendent leur poisson pour l'amour de l'art.
+Nous nous élevons ensemble, et nous nous sourions, ivres d'espace, sur
+des hauteurs.
+
+
+
+
+XX
+
+À FOND DE CALE
+
+
+Dans le petit port, la mer se gonflait sensiblement au soupir du flux,
+et, après des hésitations timides où s'essayaient ses forces, soulevait
+une à une les barques échouées. Elles semblaient se réveiller, et, comme
+de gros insectes noirs surpris par l'eau, faire effort pour reprendre
+pied. Des femmes assises sur leurs paniers attendaient les pêcheurs de
+congres. On apercevait déjà le premier au phare de Rocmer. Ses quatre
+voiles dehors, poussé par le flot, par la brise, cherchant le vent avec
+le moins d'écart possible, il grandissait et décroissait dans le raz
+sans cesse en colère. Il dépassait les bouées, les balises, et,
+s'acculant au flot, prenait son élan, entrait au port, et, tandis que
+ses voiles s'abattaient avec un grand bruit doux, venait adroitement
+toucher la cale de son nez, sa vitesse morte.
+
+--«Il a le ventre lourd, disaient les femmes. Vous l'avez empli.»
+
+Mais les marins ne répondaient pas.
+
+Cuivreux, avec des barbes comme des herbages, pareils, sous leurs capots
+enduits d'huile cuite, aux Esquimaux qu'on voit sur les images, comme
+habillés de zinc jaune, trempés et laissant, les bras écartés,
+s'égoutter leurs doigts, ils attendaient que toutes les marchandes
+fussent là. Parfois ils se passaient leur manche de toile cirée sur les
+yeux.
+
+Un petit mousse était couché dans leurs jambes, endormi de harassement.
+La vente commença. Passés de mains en mains, les congres, grands comme
+des hommes, étaient jetés sur une large table où ils rebondissaient et
+glissaient, ranimés une seconde, la gueule fermée parfois sur un hameçon
+qu'on n'avait pu arracher. Tous portaient au flanc la trace du coup de
+gaffe qui les avait halés à bord. Les plus petits étaient vendus deux
+par deux, en frères. Aux gros on faisait les honneurs d'une enchère
+privée.
+
+--«Et stilà, disait le patron, qué qui vaut?»
+
+On ne se décidait pas. Chaque marchande laissait venir sa voisine, et
+craignait d'offrir trop.
+
+--«I vaut rien, donque?»
+
+Mais, sans doute, c'était une feinte, car, soudain, l'enchère montait,
+sou par sou, jusqu'à cent, et au-delà montait encore, cinq sous par cinq
+sous.
+
+Le patron s'échauffait, frappait la table de ses poings, salivait avec
+abondance, et, les jarrets fléchis, faisait de brusques inclinaisons de
+tête. Les marchandes ne parlaient pas et ne surenchérissaient qu'au
+moyen de rapides clins d'yeux. Quand elles voulaient s'arrêter, elles
+baissaient les paupières, prenaient une mine désintéressée, avec l'air
+d'être ailleurs. Au vol, le patron attrapait les signes.
+
+--«Cinq francs dix sous, que l'on dit.»
+
+--«Cinq francs quinze sous.»
+
+--«Six francs! Vous êtes deux».
+
+--«Six francs cinq sous.»
+
+--«C'est-il tout?»
+
+--«Six francs cinq sous à la Marie!»
+
+D'autres bateaux arrivaient, se rangeaient à la cale, et «espéraient»
+leur tour.
+
+Les marins se posaient des questions sournoises, regardaient les ventres
+des bateaux, ou, sans gestes inutiles, se racontaient leurs aventures de
+nuit.
+
+Bien qu'elles fussent toutes les mêmes, ils s'y intéressaient
+réciproquement.
+
+Tout à coup, une voix de patron s'élevait, brutale et jurante:
+
+--«Nom de Dieu! j'aimerais mieux le jeter à la mé que de vous le laisser
+pour ce prix-là!»
+
+Et, prenant le congre par la queue, il le brandissait comme une arme
+menaçante. Mais les femmes, qui savaient les autres bateaux chargés,
+souriaient, goguenardes.
+
+--«C'est-il pas un vol?» disait le patron, en cédant le congre, tandis
+que Madame Vernet, au bout de son cantique, le résumait en cette stance:
+
+--«Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que tout marin doit
+être un peu poète!»
+
+La vente, maintenant lente, s'éternisait.
+
+Cependant Madame Cruz fut assez hardie pour acheter, d'un seul coup, la
+pêche d'un bateau tout entière. Tandis que, courbée, elle palpait les
+congres, pesait du doigt sur leur ventre blanc et élastique, le petit
+mousse couché dans les cordes regardait ses gros bas de laine tricotée
+et ses mollets comparables à des pieux.
+
+La mer avait fini de monter. De larges ondoiements tremblaient sur elle,
+et s'en allaient mourir là-bas, au fond du port, tout près des laveuses
+de linge. Du haut du quai, des gamins halaient leurs lignes et faisaient
+sauter hors de l'eau les plies plates et ovales, dont le ventre brillait
+comme une glace à main. Leur vente faite, les bateaux de congres
+venaient s'accrocher à leurs anneaux en bêtes dociles, et on entendait
+tomber les lourdes ancres éclaboussantes.
+
+Les marins se passaient encore les souvenirs semblables qui leur
+revenaient de la nuit, et chacun, juge en sa cause, se mesurait
+consciencieusement le blâme ou l'approbation pour telle manoeuvre. Ils
+s'écoutaient avec patience, et, n'étant préoccupés que de leur propre
+pêche, ils n'avaient point à se contredire.
+
+Les femmes recouvraient de glu les paniers où s'enroulaient les congres
+à expédier. C'était le coup de feu. Il s'agissait d'arriver avant le
+départ du train. Silencieuses, elles coupaient la paille, ficelaient les
+paniers, accrochaient les étiquettes, en supputant. Des mouettes au cri
+rauque planaient, haut d'abord, puis se rapprochaient et rétrécissaient
+leurs cercles autour de la tache rouge d'une tripe de poisson flottante.
+D'un coup de bec, elles s'enlevaient et s'évanouissaient comme des
+éclairs blancs.
+
+Il ne restait plus personne sur la mer. Elle berçait tous les bateaux du
+petit port, les endormait. Puis, comme une nourrice qui s'éloigne, elle
+redescendit. Elle s'en alla doucement, sur la pointe du flot. Leur crise
+de déhanchement calmée, les bateaux s'immobilisèrent, accroupis sur leur
+ventre et leurs pieds courts.
+
+Comme le reflux emportait la mer, la surexcitation de Madame Vernet et
+la mienne diminuaient.
+
+
+
+HENRI
+
+Regardez: la mer, c'est une belle femme qui, très soignée dans sa mise
+extérieure, tiendrait mal ses dessous.
+
+MADAME VERNET
+
+Expliquez-vous.
+
+HENRI
+
+Je dis qu'elle a de la crasse sous sa chemise. Voyez son lit: un
+mendiant n'y coucherait pas. Est-ce sale? Les os de sèche y traînent
+comme des peignes. Les vers, comme une gale, boursouflent la vase. Que
+pensez-vous de ces crabes attardés, vermine grouillante?
+
+MADAME VERNET
+
+Assez, je vous en prie.
+
+_HENRI_
+
+Non, la mer s'est moquée de nous tout à l'heure. J'ai le droit de
+l'insulter, et j'ajouterai qu'elle sent mauvais. Ce petit port m'écoeure
+comme un nez punais. Ne dirait-on pas un fond de mare, dans une ferme
+mal tenue, que des canards ont dallé de leur fiente?
+
+MADAME VERNET
+
+Voyons, mon ami.
+
+HENRI
+
+Non, non, laissez-moi dire. Je n'aime pas qu'on m'en fasse accroire.
+
+
+
+Divaguant ainsi, je ramenai Madame Vernet à la maison. J'avais envie de
+décrier. Une dépêche de Monsieur Vernet nous annonçait son retour. Dans
+deux jours il serait là, et je n'avais encore tiré aucun parti de la
+solitude. Je désirais Madame Vernet, je craignais de ne pas réussir, je
+redoutais son mari, et, tout en estimant qu'il serait plus crâne de
+l'attendre, je me blâmais sévèrement à cause du temps perdu.
+
+
+
+
+XXI
+
+IMPORTUNITÉS
+
+
+MADAME VERNET
+
+Comment trouvez-vous cette purée?
+
+HENRI
+
+Délicieuse, Madame.
+
+
+
+Une autre s'en serait tenue là, mais avec inquiétude:
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Elle n'est peut-être pas assez salée?
+
+HENRI
+
+Oh! si.
+
+MADAME VERNET
+
+Elle l'est peut-être trop?
+
+HENRI
+
+Oh! non.
+
+MADAME VERNET
+
+Je vois bien qu'elle ne vaut rien.
+
+
+
+Je me réjouissais de ces menus égards et du ton sympathique avec lequel
+elle me disait:
+
+--«Vous ne buvez pas? vous ne mangez pas?»
+
+Un souffle si doux nous venait de la mer que je n'éprouvais plus le
+besoin de faire le glorieux et parlais simplement.
+
+Après dîner, nous fîmes une courte promenade sur la route, jusqu'à
+l'heure et jusqu'au point où les pommiers normands, par leur masse
+d'ombre frissonnante, nous causèrent de l'effroi. Au retour, afin de me
+rassurer, j'offris mon bras à Madame Vernet. Hâtifs, les jarrets
+contractés, nous pressions le pas, ayant dans le dos la sensation d'être
+suivis. Aux premières maisons du village, je me tranquillisai, et,
+joyeux comme un homme qui vient d'éviter un grand danger, je risquai une
+petite entreprise. Je laissai glisser jusqu'à ma hanche le bras de
+Madame Vernet et, en le relevant, le serrai: elle ne me rendit pas la
+pression. Je feignis de butter une pierre et de perdre l'équilibre: elle
+poussa un cri, mais me laissa reprendre mon aplomb tout seul. Au Christ
+de granit qui, planté sur la jetée, protège, de ses bras écartés, le
+village contre la mer, Madame Vernet s'arrêta pour souffler.
+
+Elle trouvait au Christ une figure «originale». Elle s'assit sur une
+marche et me pria de m'éloigner un peu. Elle voulait rester avec
+elle-même. Les mains dans mes poches, j'allai, sur la pointe du pied,
+écouter la mer. La lune y projetait un sentier étroit, et si direct, que
+je n'aurais eu qu'à enjamber pour monter vers elle. Parfois, je me
+rapprochais, à reculons, de Madame Vernet, espérant qu'elle allait me
+dire: «Rentrons!»
+
+Elle continuait de s'absorber. Les petits phares me regardaient. Je
+jetai des cailloux dans l'eau.
+
+--«Quand j'en aurai jeté dix, me disais-je, elle aura fini de rêver.»
+
+Elle s'obstinait à faire la bouche d'ombre au pied du Christ, qui, pour
+cette cause, m'indisposait, comme un prêtre.
+
+--«Cela m'a fait du bien», dit-elle enfin.
+
+
+
+Mais il fallut monter sur la butte pour une nouvelle station. Quand nous
+fûmes assis chacun à une extrémité du banc:
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Vous devriez déclamer des vers.
+
+HENRI
+
+Ah! non, par exemple! C'est assez d'émotions pour une journée.
+
+
+
+J'allais dire: «Allons nous coucher!», mais le mot était brutal, le
+pluriel insolent, et, après une brusque saute d'humeur, j'eus encore le
+courage de louanger les étoiles, dont quelques-unes filaient à propos.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Ne dirait-on pas qu'elles tombent dans la mer?
+
+HENRI
+
+Ça fait cet effet-là.
+
+
+
+Je bâillais si grand, qu'une d'elles eût pu me tomber dans la bouche.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+On serait bien là, pour pleurer!
+
+
+
+Le feu tournant du phare de Rocmer clignotait au loin.
+
+--«Qui sait, dit-elle, combien de marins ont été sauvés par cet oeil
+secourable de la nuit?»
+
+Aussitôt elle ajouta:
+
+--«Oui, mais qui sait combien d'oiseaux, attirés par sa flamme, s'y sont
+brisé les ailes?»
+
+Elle se délectait dans sa tristesse. Un châle de laine étroitement serré
+autour de ses épaules, et les yeux fatigués par la lumière intermittente
+du phare, elle lui rendait grâce comme au sauveur des pauvres marins et
+le maudissait comme le tueur des petits oiseaux.
+
+
+
+
+XXII
+
+LA DERNIÈRE STATION
+
+
+Elle avait lieu à la porte de sa chambre, et je l'aurais volontiers
+prolongée. Nous tenions chacun une bougie, qui s'agitait à notre
+haleine. Madame Vernet, la main sur la clef, ouvrait et refermait la
+porte, selon que l'entretien semblait mourir ou se ranimer. Aux
+entrebâillements, j'apercevais le blanc d'un rideau, le poli rougeâtre
+d'un meuble d'acajou, l'éclair d'un chandelier argenté, tout un fond de
+chambre à coucher, endormie dans une lumière discrète.
+
+--«Allons, bonsoir!»
+
+--«Bonne nuit, à demain.»
+
+--«Si nous sommes encore de ce monde!»
+
+Et ainsi de suite, jusqu'à l'immortalité de l'âme, dont nous parlions
+avec intérêt durant quelques minutes.
+
+Comme une chatte qui flaire une attrape, elle se tenait à distance, son
+bougeoir défensivement levé à la hauteur du menton; et, quand je lui
+serrai la main, je la secouai avec vivacité, car une goutte de bougie
+fondue et brûlante tomba sur la mienne.
+
+--«Quelle femme stupide! me disais-je, en rentrant chez moi. Ne
+pouvait-elle m'inviter à la suivre? Ne voyait-elle pas que j'en avais
+envie? Est-ce qu'elle n'est pas l'aînée? Est-ce que je sais, moi, si je
+dois ou si je ne dois pas? C'est à elle qu'il appartient de commencer,
+non à moi. Avec le bonheur que nous perdons ainsi bêtement, par sa
+faute, on pourrait saoûler un ange toute son éternité!»
+
+J'entendais marcher Madame Vernet, et je fus pris d'une curiosité
+polissonne. J'aurais bien creusé un trou dans le plancher; mais, outre
+qu'on ne perce pas un plancher avec une aiguille, écouter me suffirait
+et me compromettrait moins auprès de ma conscience inégalement délicate.
+Ma bougie soufflée, la respiration contenue, les pieds nus, je me mis à
+plat ventre, et, le front collé au parquet, sur une jointure, je suivis
+Madame Vernet de l'oreille. Cela ne gênait personne. Un son me faisait
+deviner une scène, et parfois tout mon corps tressaillait onduleusement.
+J'entendais les pantoufles de Madame Vernet claquer, l'eau couler.
+J'expliquais son remue-ménage comme un texte; j'interpolais ses silences
+comme des ratures, et je traduisais à ma fantaisie.
+
+--«Je la vois, me disais-je: c'est une personne propre, mais ce n'est
+pas une actrice; elle ignore les crayons qui peignent les cils, le noir
+de charbon, le rouge d'Orient et la graisse de cire blanche.
+
+Elle n'est donc pas obligée de se débarbouiller d'abord avec une crème:
+un lavage à l'eau de Cologne suffit. Elle a quelques cheveux faux, mais
+elle en a un plus grand nombre qui sont vrais. Comme je n'entends qu'un
+seul versement à la fois, elle ne se sert pas d'eau tiède: son médecin
+lui a recommandé l'eau froide en toute saison et pour tout.
+
+Elle a les seins un peu tombants et des nids dans les épaules. Cela
+m'est égal, je ne m'en sers jamais. Les épaules d'une femme sont pour
+ses danseurs et ses seins pour ses enfants. Elle n'est pas trop cambrée,
+car plus une femme se cambre, plus son ventre ressort. Elle parfume sa
+chemise d'héliotrope blanc et entre dans son lit à reculons, ce qui lui
+permet de regarder longuement sa jambe, sans contredit le plus beau
+morceau d'elle-même. Je m'imagine que, le matin, elle sort de ses draps
+avec lenteur, afin que ces nobles jambes se découvrent, comme apparaît,
+dans une inauguration officielle, le marbre lumineux d'un groupe, quand
+l'ouvrier, ému, d'un geste lève la toile, au signe du président.
+
+Je me redressai, et, mettant une sourdine à tous mes mouvements, je me
+déshabillai avec un sourire obstiné, comme si j'allais m'étendre auprès
+d'elle.
+
+
+
+
+XXIII
+
+INSOMNIE
+
+
+La chambre de Madame Vernet est-elle une fournaise sous la mienne? Je me
+retourne. J'ouvre l'oeil-de-boeuf. Vienne toute la fraîcheur de la mer!
+
+Je m'agite ainsi qu'à l'approche d'un événement. Si Madame Vernet
+entrait dans ma chambre, en chemise, posait son bougeoir sur la table de
+nuit, s'aplatissait sur mon corps, je la trouverais «très naturelle», et
+je lui pardonnerais de m'avoir fait attendre. J'ai toujours, en pensée,
+brusqué les dénouements. D'une femme à peu près jolie rencontrée dans la
+rue je dis:
+
+--«Mâtin! quelle nuit on passerait avec!»
+
+Une mère de famille a quatre enfants, mais elle est encore belle: donc
+elle m'attendait pour m'offrir ce qui lui reste de beauté. Quant aux
+jeunes filles, elles grandissent pour moi, et je les prendrai dès
+qu'elles me «diront».
+
+Des nudités nuageuses se forment et se déforment. Je dois avoir les yeux
+injectés de sang. Comme un jardinier qui, par une blanche matinée
+d'avril, crève du nez de son sabot les toiles d'araignées tendues sur
+les allées, je brise des virginités, sans remords. À moi les lèvres
+framboisées! Poète-avocat, je viens de me meubler un salon tout neuf et
+j'attends la clientèle. Mais mon rêve est un mât de cocagne savonné où
+je glisse, les mains vides.
+
+Ma faim de chair fraîche errait, tenue par une ficelle. Je la ramène.
+Voilà que je respecte toutes les femmes et me dis des gros mots.
+
+--«Tu jugeais les autres familles d'après la tienne, où l'immoralité
+suinte. Sache qu'il y a des femmes satisfaites de coucher avec un seul
+homme!»
+
+Une lépreuse voudrait-elle de moi? J'en doute.
+
+Mais qu'est-ce qu'elle fait donc, qu'elle ne vient pas?
+
+Si j'allais la chercher!
+
+Quoi de plus simple? Ayant passé mon pantalon, j'irai frapper trois
+petits coups à sa porte. Le verrou n'est pas mis. J'entrerai dans
+l'obscurité et je ferai réchauffer mes pieds glacés.
+
+C'est généralement ainsi que les choses s'arrangent, ou mes lectures
+m'ont bien trompé. Neuf fois sur dix ça réussit. À la dixième, on ne
+meurt pas. Je me sens lâche. J'ai peur des gifles, d'une lutte
+corps-à-corps, des cris qui réveilleraient les pêcheurs Cruz. J'ai peur
+encore du ridicule, d'un rire méprisant, d'un crachat à la face, et je
+me vois collé au mur, stupide, débraillé, ma culotte tombante et mes
+pieds nus, avec leurs doigts déformés par les marches de régiment, avec
+leurs cors. Je m'imagine stupide de honte et les cheveux pleureurs, dans
+le flamboiement d'une allumette.
+
+Sûrement elle résisterait, et je ne sais pas du tout comment on s'y
+prend pour violer une femme. Quelqu'un m'a dit qu'il fallait frapper un
+coup sec au bas du ventre. Est-ce avec la main ou avec la tête, comme un
+bélier? D'autres prétendent qu'il suffit de presser fortement sur le
+nombril, comme sur le bouton d'un timbre.
+
+Soit, mais elle peut ne me montrer que le dos, pour rire à son aise, en
+cavale sauvage. Or chacun sait qu'un coup de pied entre les cuisses d'un
+homme le tuerait net, en tous cas l'endommagerait irréparablement.
+
+Je ris de mes hypothèses extravagantes, et j'aime à me figurer la scène,
+ce qui me détourne de la jouer. Je me promène et m'évente en secouant ma
+chemise. L'oeil-de-boeuf souffle dans mon col déboutonné.
+
+Je me surprends à dire:
+
+--«Hé! hé! tout de même, si j'osais!»
+
+Je ricane, mais je n'ose pas. Je n'ose jamais rien, et ma hardiesse, je
+la mets tout entière dans ce que j'appelle, avec un faste pédantesque,
+mes concepts.
+
+Tout dort, excepté moi. Si j'écoute au plancher, je ne percevrai que la
+respiration calme de Madame Vernet. Par l'oeil-de-boeuf, j'entendrai le
+doux ronflement de la mer. Les rouges pêcheurs Cruz gardent au creux de
+leur lit de plume l'immobilité de deux homards cuits. Les bruits qui me
+viennent du dehors ne sont que des bruits endormis.
+
+--«Allons! quand on est brave comme toi, on se recouche!»
+
+
+
+
+XXIV
+
+LE BOBO
+
+
+De ma fièvre il me reste au bord de la lèvre inférieure une petite
+tumeur arrondie et dure. Je passerai le jour à la mordiller, à
+l'écorcher, à la rendre hideuse comme une punaise écrasée. Je ne lève
+plus les yeux sur Madame Vernet, et je lui parle avec un contournement
+de cou qui me fait mal; ou, rabattant ma lèvre et mes dents du haut sur
+le bouton, je l'enferme et le tiens opiniâtrement caché. Mon palais en
+goûte l'aigreur. Pour varier, je tâche de disparaître derrière ma main
+en éventail. Je louche et je compte mes doigts.
+
+À table, c'est un supplice. Je mange vite, le nez dans mon assiette, les
+morceaux pressés, et je construis un rempart avec l'huilier, la carafe,
+les bouteilles vides ou pleines. Mal élevé, je garde tout près de moi.
+Cependant je voudrais savoir ce que Madame Vernet pense de «mon
+affaire».
+
+Elle souffre de ma gêne. Elle ne montre aucune répugnance et ne se
+penche pas du côté de la fenêtre. Elle me regarde franchement, enfin n'y
+tient plus, et veut me ragaillardir.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Ces maisons de bois sont si mal closes que les bêtes y entrent comme
+chez elles. Toute la nuit j'ai été dévorée.
+
+HENRI
+
+Si encore elles étaient propres, ces bêtes!
+
+MADAME VERNET
+
+Ce n'est pas qu'elles soient sales, mais elles piquent. J'ai les yeux
+tout enflés. Ce matin, je ne voulais pas descendre.
+
+HENRI
+
+Alors, j'aurais bien fait de rester chez moi, avec ma lèvre?
+
+MADAME VERNET
+
+Quelle donc lèvre?
+
+HENRI
+
+Comment! quelle donc lèvre? Ne voyez-vous pas?
+
+MADAME VERNET
+
+Bah! qu'est-ce que cela? Regardez ce que j'ai, moi, près de la tempe.
+
+HENRI
+
+J'aperçois avec beaucoup de peine un imperceptible point blanc.
+Peut-être même est-ce une pellicule. Pour ma part, je suis confus et je
+vous fais mes excuses. Mon sale bouton est horrible à voir.
+
+MADAME VERNET
+
+Je vous assure qu'il n'est pas si vilain que ça!
+
+HENRI
+
+Quelle charmante femme vous êtes!
+
+
+
+Ainsi, ce que je redoute tourne à mon avantage. Si j'insistais, elle
+trouverait mon bouton joli et qu'une mouche habile l'a posé sur ma lèvre
+pour le plaisir des yeux. Je ne sais par quel hommage lui prouver ma
+gratitude, et je m'attrape une fois de plus; je me gourmande durement,
+car je n'ai eu, cette nuit, à l'égard de cette femme exquise, que des
+pensées mauvaises.
+
+Réhabilité, j'oublie mon bouton; je donne un gros sou à un mendiant, en
+ayant l'air de lui dire, comme si je lui faisais une rente perpétuelle:
+
+--«Tiens, mon ami, ne travaille plus, amuse-toi, vis largement!»
+
+Puis j'entreprends l'éloge de Monsieur Vernet et je vante son bonheur.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+À propos, j'ai reçu une lettre: il arrive demain avec notre nièce. Vous
+verrez Marguerite, un enfant, mais un gros enfant. À seize ans, elle est
+plus grande que moi. Je ne mettrais pas son corset et je ne trouve pas
+le bout de ses bottines. Il vous faudra jouer avec elle, vous dévouer,
+redevenir petit garçon. Elle vous donnera des coups de poing, vous fera
+des bleus, vous posera des questions. Vous me relaierez, car elle me
+fatigue: impossible de penser à côté d'elle! Il est indispensable
+qu'elle bavarde, qu'elle lutte à main plate. Sa poupée a plus de raison
+qu'elle. Je l'aime beaucoup. Elle a bon coeur. Je ne lui reproche que
+d'être insignifiante. Il me semble qu'à son âge j'avais déjà mes idées à
+moi. Je tâchais de comprendre la vie, dont elle se moque.
+
+Enfin, si elle vous ennuie trop, ne vous gênez pas, rabrouez-la: c'est
+une gamine qui ne «tire pas à conséquence».
+
+
+
+
+XXV
+
+SCÈNE
+
+
+Sur la butte, encore. La nuit est tombée. Devant nous, toute la mer.
+Derrière nous, le carré des pommes de terre qui remuent et l'agitation
+d'ailes, le bruit de gorge des pigeons qui s'endorment. Des souvenirs de
+théâtre me reviennent. Il me paraît qu'une scène se prépare, et, comme
+si nous repassions nos rôles, nous nous taisons, et nous écoutons en
+nous la montée lente des choses à dire. Plus tard, Madame Vernet
+m'affirmera qu'elle a lutté, qu'elle s'est désespérément défendue contre
+moi, son honorabilité raidie ainsi qu'un bras tendu. Et moi aussi je
+lutte. J'ai traditionnellement écrit, déchiré, recommencé et enfin brûlé
+une lettre que je regrette comme si j'avais mis mon coeur en cendres.
+
+Par quel mot effaroucher le silence?
+
+Il vaudrait mieux ne point parler, et, par un rapprochement gradué de
+nos corps, faciliter la pénétration de nos pensées. Demain, nous ne
+serons plus seuls!
+
+Parfois, grossièrement tenté, j'ai envie de poser ma main sur le front
+de cette femme, de la serrer aux tempes avec violence et de lui dire:
+
+«Allons! pas tant de raisons, lève ta robe!»
+
+Mais la douceur de l'air, la phosphorescence des vagues, le
+recueillement de la nuit m'apeurent. Je ne me sens pas en train pour
+faire le malin, et je retiens ma gaudriole, comme un homme qui perd tout
+à coup sa gaîté en longeant le mur d'un cimetière.
+
+Ce serait plus commode s'il s'agissait de la demander en mariage. Je me
+composerais une fois de plus un ami de circonstance auquel je donnerais
+toutes les qualités et un ou deux défauts. Elle me comprendrait. Nous
+parlerions posément, en gens qui font une affaire pour un homme de
+paille. Nous discuterions sans trouble. Elle dirait:
+
+--«Habite-t-il la province? Vous savez que s'il habite la province, je
+n'en veux pas. Restons-en là.»
+
+Ou bien:
+
+--«Fume-t-il au moins? Un homme qui ne fume pas n'est pas un homme.»
+
+Ou bien encore:
+
+--«Est-il brun ou blond? Je préfère qu'il soit blond. C'est peut-être
+moins beau qu'un brun pour commencer, mais c'est meilleur teint, et ça
+dure jusqu'à la fin.»
+
+Malicieusement elle dénigrerait en lui ce qu'elle apprécie en moi. Selon
+que mon ami me serait un rival ou un repoussoir par contraste,
+j'avancerais ses affaires ou les déferais. Nous nous amuserions,
+sérieux. Enfin, avec la gravité d'un haut fonctionnaire qui dit à
+l'huissier: «Faites entrer!» Madame Vernet dénouerait la comédie
+marivaudante:
+
+--«Présentez cet ami!»
+
+Quel échec pour lui! quelle victoire pour moi, quand je trouverais
+opportun d'apparaître, matois faune qui soulève des branches!
+
+Mais il ne s'agit que de l'emprunter.
+
+Le menton au creux de sa main, elle m'attend. Bien que je l'aime de tout
+mon coeur, je trouve son attitude disgracieuse. Elle s'est ramassée en
+grenouille de jeu de tonneau, et son buste, ses reins, informe masse
+d'ombre, occupent trop de place. Sa tête se détache de profil, pâlotte
+de froid, silhouette à la craie sur un fond de charbon. Mon regard
+glisse sur le front, tombe dans le noir de l'oeil, se relève à la pointe
+du nez, ou passe entre les lèvres ouvertes comme en un cran de mire. Me
+dandinant, je lui mesure des reflets de lune, comme on dispose les
+rideaux d'une chambre de malade.
+
+Le silence nous importune plus qu'un bavard.
+
+
+
+HENRI
+
+Est-ce que vous dormez, chère Madame? Est-ce l'odeur du thym marin qui
+vous entête, ou, sphynx de faïence pour cheminée, rêvassez-vous?
+
+MADAME VERNET
+
+Quand serez-vous poli? Il est temps que mon mari revienne me défendre.
+
+HENRI
+
+Contre moi ou contre vous?
+
+MADAME VERNET
+
+Contre l'ennui.
+
+HENRI
+
+Vous avez trop d'esprit. Je ferai ma malle cette nuit, et je partirai
+demain.
+
+MADAME VERNET
+
+Bon! Qu'avez-vous besoin de faire le fantasque avec une vieille femme
+comme moi?
+
+HENRI
+
+Je partirai demain.
+
+MADAME VERNET
+
+Dites ce qui vous prend.
+
+HENRI
+
+Tenez, Madame, vous n'êtes plus jeune, mais convenez que vous n'êtes pas
+encore vieille, vieille. Vous vous dites: «Ce garçon n'est pas beau:
+aucun danger. Il m'amuse, m'intéresse et m'émeut quand il dit des
+vers.» C'est une anthologie: on n'a qu'à l'ouvrir. Nous allons faire
+ensemble de l'amour spirituel. Il sera mon troubadour. Quand je le ferai
+chanter, il me semblera qu'on me caresse l'oreille avec le dos d'un
+chat. S'il veut me toucher, je crierai: «À bas les pattes! poète!» Dieu
+merci, mes sens ne me tourmentent plus. Je trouve même qu'on accorde
+trop d'importance à la chose, oui, à la petite convulsion physique. Ce
+qu'il faut remplir, c'est mon coeur. Heureuse femme, je m'installerai à
+l'aise pour un long spectacle, et, les narines ouvertes, j'attendrai le
+nuage d'encens. Je dirai: «Allume les brûle-parfums. L'heure est venue
+de flairer quelque arôme!» Je me compromettrai un peu, et les bonnes
+amies siffleront:
+
+--«Elle a son poète de poche, qu'elle garde pour elle, au chaud, dans
+ses jupes.»
+
+«Mais quand on est très honnête, on peut s'offrir des douceurs et
+récompenser sa vertu. Est-ce que je trompe mon mari, oui ou non? Toute
+la question est là. D'ailleurs, vous voulez rire, à mon âge?»
+
+Songiez-vous, Madame, que vous pouviez m'arracher le coeur comme ceci:
+
+
+
+Je me baisse, et je saisis un pied de pomme de terre. Il résiste. Je
+suis obligé de m'y reprendre à deux fois. Puis il cède, et je me promène
+de long en large sur la butte, le souffle fort, écrasant des feuilles
+dans mes doigts, et lançant de temps à autre, avec un éclat de voix, une
+pomme de terre à la mer.
+
+Madame Vernet, interdite, ne bouge pas. Mes paroles, comme si je les
+avais jetées au creux d'un puits profond, n'ont pas encore retenti en
+elle. Enfin, à mon passage, elle me prend la main, me fait asseoir sur
+le banc, et me dit, presque sévère:
+
+--«Vous me faites beaucoup, beaucoup de peine.»
+
+Elle reprend:
+
+--«Voulez-vous que nous causions un peu? car, mon pauvre ami, vous
+n'avez dit jusqu'ici que des sottises. Elles ne comptent pas. Croyez que
+déjà je les ai oubliées, et répondez-moi comme à une mère.»
+
+Mais je me relève, et, plein de colère, je crie:
+
+--«Bon sang de bon sang! vous n'êtes pas ma mère, vous êtes une femme
+que je veux! là! Êtes-vous contente, et suis-je assez brutal?
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Les femmes ont dû vous faire bien souffrir pour que vous les méprisiez
+tant!
+
+HENRI
+
+Quelles femmes? Ah! c'est vrai! vous me prenez pour un viveur. La
+tradition est là: le poète est un dresseur de femmes. Il ouvre les bras
+en demi-cercle: une femme saute dedans. Il ploie le genou: une femme
+s'assied dessus. Il se met sur le ventre: une femme docile se couche le
+long de lui. Sur nos calepins sont inscrites des listes de noms. Qui
+vous détromperait? Je ne sais pas si mes confrères sont plus heureux que
+moi, mais ma part a été insuffisante. Quand j'avais bu deux bocks et
+mangé une choucroute, je disais: «Mâtin! quelle noce!»
+
+Vrai, je ne mentais pas absolument, car je n'aime ni la saumure ni la
+bière, et en risquant un mal de coeur je méritais de moi-même et je
+pouvais montrer la pâleur de mon visage comme la dépouille d'un ennemi
+vaincu. Quant aux femmes, qui m'ont fait tant souffrir, comme vous
+dites, je les absous en public et solennellement.
+
+Elles étaient innocentes de mes peines, les pauvres! J'affirme qu'elles
+n'y entendaient pas malice. Si j'ai pleuré, tant pis pour moi: rien ne
+m'y obligeait. M'entendez-vous reprocher aux femmes de mon passé les
+tourments auxquels mon âme fut soumise? N'est-ce pas moi, plutôt, qui
+leur dois des excuses? Plus d'une fois, dans mes «nuits d'orgie», il
+m'est arrivé de me réveiller en sursaut. Quelque chose remuait sur le
+lit. Je saisissais et je lançais au milieu de la chambre une masse
+poilue qui se mettait à crier furieusement.
+
+C'était le petit chien de «ma femme», car nous les appelons «ma femme»,
+ces chères filles, pour jouer «à la famille» et nous donner l'air de
+supporter des charges.
+
+Elle me disait:
+
+--«Sois gentil, fais-lui une place!»
+
+Elle m'aimait moins que son chien. Je ne m'en sentais pas humilié. Je me
+collais contre le mur, et nous nous rendormions tous les trois. Ainsi
+ma vie de coeur est vieille d'une dizaine de nuits à prix fixe, et ma
+science de la femme se compose d'une courte étude sur son goût excessif
+pour les petits chiens. Je suis vierge ou peu s'en faut, et je dirais de
+moi volontiers: «C'est bon comme du neuf!»
+
+MADAME VERNET
+
+Si vous êtes sincère, je regretterai éternellement de vous avoir connu.
+
+HENRI
+
+Pourquoi? Votre vie était insipide. Mettez-y le charme d'une torture.
+
+MADAME VERNET
+
+J'aime mon mari, Monsieur.
+
+HENRI
+
+Plaisantez-vous? Je parlais chien tout à l'heure. Vous aimez votre mari
+comme un gros chien. Cela ne me gêne pas. On n'est pas jaloux d'un gros
+chien.
+
+MADAME VERNET
+
+Vos insolences, l'étalage de vos sentiments vrais ou faux, votre manque
+de tact, et l'habileté avec laquelle vous abusez de ma situation, me
+font en effet comprendre que votre présence ici sera impossible, et je
+devrai renoncer à une bonne amitié que je croyais réciproque.
+
+HENRI
+
+Ta! ta! Si, le gilet vaguement ouvert, je vous disais: «Madame, lisez
+dans mon coeur: il ne s'y passe rien que de pur; ce que j'aime en vous,
+c'est la grandeur de votre intelligence, l'élévation de vos rêves et la
+hauteur de vos pensées,» vous me prendriez pour un architecte; et, si
+j'ajoutais: «Oui, enfermez hermétiquement votre corps dans une boîte en
+fer, cachetez vos lèvres, mettez votre chair sous clé; c'est de la
+matière, et je ne veux de vous que l'esprit», vous me traiteriez de
+béjaune, en murmurant: «Je ne suis pourtant pas si déjetée!» Et vous
+auriez raison, car vous êtes une admirable femme, et je veux tout ou
+rien.
+
+Inhabile à caresser une femme vêtue, je tire machinalement une boucle de
+ses cheveux. Elle fait un geste de la main, comme pour écarter une
+mouche.
+
+MADAME VERNET
+
+Oh! vous m'avez fait peur!
+
+HENRI
+
+Vous voyez bien!
+
+
+
+Pourquoi ne se lève-t-elle pas? Attend-elle que je m'en aille le
+premier? Je n'ai plus rien à dire, et je reste dans le doute pénible qui
+suit les examens.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Quel malheur! vous si bien doué!
+
+
+
+Je devine qu'elle exagère. Elle me voit perdu si elle résiste,
+indifférent à la gloire et laissant mourir mon beau talent en fleur dans
+un verre vide. Si elle succombe, au contraire, quel ennui! Elle imagine
+une vie de mensonges, des alertes, des taches de sang même. Je ne peux
+pourtant pas lui dire que l'amour le plus dru marche six mois à peine,
+un an au plus, qu'on s'habitue à l'adultère, qu'on peut avoir, avec
+l'envie de se venger, la peur des armes à feu, et qu'un malheur prévu
+n'arrive jamais.
+
+Tous les partis l'effraient par leur apparence d'immutabilité. Si je
+m'en vais, il refera brumeux autour d'elle. Si je reste, elle devra
+accepter toutes les conséquences de mon voisinage.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Pourquoi faut-il que vous m'ayez connue? Que faire?
+
+HENRI
+
+Que faire? Me voilà joli. J'étais tranquille, je travaillais en paix, me
+disant: «Si j'ai quelque talent, le monde finira par s'en apercevoir!»
+D'abord vous ne m'avez pas troublé. Je pensais: «Oui, sans flatterie,
+c'est une femme supérieure. Qu'elle m'accorde une affection de camarade!
+Je la consulterais sur mes projets, et plus tard, quand mon nom
+sonnerait gentiment, comme une clochette neuve, je tournerais sans cesse
+la tête vers elle pour lui demander conseil, et elle me dirait: «Allez!
+mais allez donc!» avec un bon sourire.
+
+MADAME VERNET
+
+Mon pauvre enfant! croyez-en une femme qui a presque le double de votre
+âge: votre coeur vous jouera de vilains tours!
+
+
+
+Et, avec brusquerie, elle m'a embrassé sur la joue, en soeur.
+
+Mon émotion me venait de mes paroles.
+
+Étreignant les poignets de Madame Vernet:
+
+--«Aime-moi, Blanche, lui criai-je; je t'en supplie, aime-moi!»
+
+Elle se leva droite, cambrée, et, seulement de la tête, me fit signe que
+non. La blancheur de son cou tentait mes dents. Ses yeux troublés
+s'avançaient sur moi comme des yeux morts photographiés. Je lui
+soufflais encore, mes doigts griffant ses épaules:
+
+--«Aime-moi! dis, aime-moi!»
+
+Mais elle me parut une ennemie en garde, impénétrable. L'attraction de
+mon âme ne déterminait pas la sienne. Dressé sur la pointe des pieds, le
+corps détendu, pareil à un animal qu'on veut noyer et qui s'accroche au
+rivage, et, la langue lappante, pousse des soupirs, je fis un vain
+effort pour absorber cette femme, et je ne baisai que du vent.
+
+Mes bras se détachèrent d'elle et retombèrent comme un linge mouillé.
+Elle traversa la butte, sans se hâter, et descendit l'escalier de
+planches, qui rendit le gémissement d'un ivrogne couché qu'on dérange.
+Elle s'éloigna, étonnamment grandie, souveraine de mon être en suspens.
+Elle disparut.
+
+
+
+
+XXVI
+
+JE RESTE
+
+
+La sécurité de mon parasitisme est compromise. J'ai dispersé les plumes
+de mon nid douillet. Il va falloir déguerpir. Mais je ne regrette pas
+seulement Madame Vernet; je regrette encore ce bien-être, cet état
+d'esprit où je me sentais chez moi, cette aisance des gestes et de la
+parole, ces chatouillements à ma vanité, cette admiration crédule que je
+savourais, la bouche en suçoir. Je regrette les causeries sentimentales
+où ma personnalité, comme un ventre plein, prenait des poses libres, où
+je me communiquais en manches de chemise. Plus que la nourriture du
+corps, je regrette les compliments point ironiques, les exclamations,
+les signes d'assentiment, les «vrai, on peut dire que vous en avez,
+vous, du talent!» Je regrette les prédictions qui mettaient l'avenir à
+mes pieds, comme un tapis.
+
+Je fais ma malle, je place, déplace mes trois paires de chaussettes. Un
+caleçon en mains que je ne me décide pas à caser, je souris à mes
+souvenirs. Je traîne de temps en temps ma malle sur le plancher, afin
+que Madame Vernet devine mon projet de départ, et, au moyen d'un cri
+d'angoisse, s'y oppose.
+
+Je la ferme avec bruit, m'assieds sur le couvercle et regarde les filets
+qui pendent aux murs, les lignes roulées sur leurs cadres de bois, les
+lampions qui servent à tous les quatorze-juillet, les drapeaux
+chiffonnés qu'on a jetés dans un coin comme après une bataille pour
+rire. C'est bien de ma faute si ce qui arrive arrive. Je paie ma
+butorderie. Je partirai, mais des lâchetés attendent ma résolution au
+passage. Madame Vernet ne m'a pas formellement donné congé. Je peux lui
+tendre la main, «sans avoir l'air de rien.» Elle oublierait certaines
+injures et ne se rappellerait que les plus flatteuses. Si elle hésitait,
+je lui dirais:
+
+--«Montrez que vous êtes une femme d'esprit»,
+
+pour en obtenir une bêtise?
+
+En suis-je à une humiliation près? Quand une femme vous donne un
+soufflet, on attrape son bras au vol, et on le tord jusqu'à ce qu'elle
+reconnaisse qu'elle voulait caresser.
+
+Ainsi je faisais le compte de mes chances de disgrâce, rouvrant ma malle
+pour la refermer, oubliant cette fois une chemise, et cette autre, un
+compartiment entier. Je préparais ma réponse à cette question:
+
+--«Qu'est-ce que vous avez remué toute la la nuit?»
+
+--«J'ai fait ma malle!»
+
+Je laisserais tomber ce magique «J'ai fait ma malle» sans chercher à
+produire un effet, sans tristesse d'apparat.
+
+Pouvais-je prévoir que Madame Vernet trouverait un mot d'esprit et de
+coeur, un mot fondant dont la saveur se répandrait presque
+matériellement en moi, et que je goûterais comme un communiant?
+Pouvais-je espérer qu'elle me dirait, innocente et subtile:
+
+--«Restez pour mon mari!»
+
+
+
+
+XXVII
+
+JE RENDS DES SERVICES
+
+
+Nous attendons à la gare Monsieur Vernet et la nièce. Le petit train,
+pareil à ceux qui tournent aux fêtes des banlieues, siffle de joie, fier
+d'effaroucher des poulains qu'il couperait comme vent. Des têtes se
+montrent; un mouchoir s'agite.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Regardez sa bonne figure.
+
+
+
+J'aperçois la bonne figure. Un boeuf est monté en seconde. Le petit
+train s'avance avec des précautions, des temps; mais on ne le prend pas
+au sérieux, et les quatre ou cinq voyageurs sont descendus, tirant
+leurs paquets, qu'il remue encore. Il pousse des cris aigus comme un
+maître d'école qui ne parvient pas à dominer sa classe.
+
+Pendant que la famille s'embrasse, je me tiens à l'écart, et je
+demanderais à Monsieur Vernet sa couverture de voyage, pour me donner
+l'air d'en être aussi, moi, de la famille. Je trouve les effusions de
+mauvais goût, et je crierais:
+
+--«Je suis là; il y a quelqu'un qui vous regarde: contenez-vous.»
+
+Madame Vernet a une crise quand elle embrasse Mademoiselle Marguerite.
+Elle dit:
+
+--«Oh! ma grande fille!»
+
+pleure, pâlit, se trouve mal. Monsieur Vernet la conduit au cabinet du
+chef de gare, si j'ose m'exprimer ainsi. Elle s'assied. Cela va mieux.
+
+--«C'est les nerfs!» me dit monsieur Vernet qui lui tient la main. Il
+lui passe sur les tempes un mouchoir grisaillé, un mouchoir qui a fait
+un long voyage.
+
+Je réponds:
+
+--«Oui, c'est les nerfs: ça ne sera rien».
+
+Toute l'administration du chemin de fer est rangée autour de nous,
+compatissante. Chacun pense, comme moi, que cela ne peut pas être
+grand'chose. Mademoiselle Marguerite, un sac de cuivre rouge sur le
+ventre, dit par intervalles égaux:
+
+--«Comment vous portez-vous, ma tante?»
+
+L'effet qu'elle a produit sur sa tante l'a d'abord étonnée, et une
+grosse envie de pleurer contenue lui gonfle les lèvres, bouffit les
+joues: les yeux vont disparaître.
+
+Madame Vernet reprend ses sens, un à un, y compris le sens du ridicule,
+qui plus que les autres lui a fait défaut. J'interroge Mademoiselle
+Marguerite.
+
+--C'est la première fois que vous venez à la mer?»
+
+
+
+MARGUERITE
+
+Oh! oui, Monsieur.
+
+
+
+Elle se met à rire.
+
+
+
+HENRI
+
+Êtes-vous contente de voir la mer?
+
+MARGUERITE
+
+Oh! oui, Monsieur!
+
+
+
+Elle se remet à rire.
+
+Je me tourne vers Monsieur Vernet.
+
+
+
+HENRI
+
+Avez-vous fait un bon voyage?
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Vous savez, du moment que le train ne déraille pas, je fais toujours un
+bon voyage.
+
+
+
+Si on me répond bêtement, c'est peut-être parce que je questionne
+bêtement.
+
+Madame Vernet remise, nous partons.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Est-ce sot de pleurer ainsi sans savoir pourquoi!
+
+HENRI
+
+Si on savait pourquoi, ce serait encore plus sot.
+
+
+
+Elle prend le bras de Monsieur Vernet. Mademoiselle Marguerite marche à
+côté d'eux, et moi, je suis derrière, comme quelqu'un de la maison qui
+attend qu'on lui remette le bulletin des bagages. On part; je me donne
+une contenance en expliquant la mer à Mademoiselle Marguerite.
+
+Je dis:
+
+--«Voilà un bateau; voilà un marin.»
+
+Elle répond:
+
+--«Oui, Monsieur, oui, Monsieur!»
+
+Et quand elle ne se surveille pas:
+
+--«Oui _Msieur_!»
+
+en riant toujours, sans malice.
+
+Tous les trois montent aux chambres s'embrasser à l'aise et faire un peu
+de toilette. Je me promène dans le jardin; je donne des indications à la
+bonne, pour le dîner, pour distribuer les places, et je tire un seau
+d'eau. Je voudrais plier les serviettes, mettre les chaises, enfin
+montrer que je ne suis pas tout à fait une bouche inutile. Je me sens si
+isolé, si peu invité, que je m'efforce de dire à la bonne des choses
+familières qui me gagnent la considération et la sympathie de cette
+brave femme. Je n'ai jamais été plus chez les autres que maintenant.
+
+
+
+
+XXVIII
+
+À TABLE! À TABLE!
+
+
+MADAME VERNET
+
+Comment la trouvez-vous?
+
+HENRI
+
+Oh! les jeunes filles!
+
+
+
+Je hoche la tête et fais la moue, tristement. Madame Vernet est gaie, et
+je ne lis dans ses yeux ni défi ni promesse.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+N'est-ce pas qu'on est bien ici?
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Je te crois!
+
+
+
+Il a un complet de molleton bleu. La jeune fille regarde les assiettes.
+Elles sont à fleurs et à légendes; l'huilier est à fleurs; la suspension
+est à fleurs. Les murs sont peints en bleu tendre. Sur la commode, on
+voit trois globes de verre: celui du milieu recouvre la couronne de
+mariée de Madame Cruz. Les deux autres globes emprisonnent des fruits.
+Sur la cheminée on voit encore trois globes de verre. Celui du milieu
+recouvre la Sainte-Vierge et le Petit Jésus. Jésus a perdu sa tête, mais
+la Sainte-Vierge a sur la sienne une pomme d'or, et elle se tient raide,
+de peur de la laisser tomber, comme si elle attendait la flèche de
+Guillaume-Tell. Les deux autres globes emprisonnent des fruits. Aux deux
+bouts de la cheminée, deux chiens indescriptibles sont assis sur leur
+derrière de porcelaine. Dans des cadres dorés pendent des mers, des
+vaisseaux, des ports, des tempêtes. Devant moi, une glace reflète la
+manière dont je mange. J'y mire mes gestes, mes bouchées, la propreté
+de mes moustaches, et la distinction de ma main, quand je bois, le petit
+doigt en l'air.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Trouvez-moi des oeufs comme ceux-là à Paris! Voilà un poisson qui n'a
+pas été conservé huit jours dans la glace!
+
+
+
+Arrivé depuis une heure, il se sent déjà mieux. Il trouve la soupe bien
+trempée, «comme de l'acier». Il tape fortement sur sa large poitrine:
+
+--«L'air de la mer nourrit!»
+
+Avec beaucoup de viande autour, car nous mangeons magnifiquement. Nous
+ne nous arrêtons que pour compter la mangeaille avalée.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Comme un voyageur se retourne et regarde le chemin parcouru.
+
+
+
+Elle affecte un goût, jusque-là contrarié, pour la nourriture simple.
+Elle laisse le vin aux gens des villes et veut boire du cidre. Ses
+lèvres se resserrent, feuilles de sensitive. Sourit-elle?
+grimace-t-elle? Elle aime le pain de ménage, dur, noirâtre au moins, les
+couteaux qui ne coupent pas, les verres sans pied. Elle souhaite des
+chutes d'insectes dans les plats.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+À la guerre comme à la guerre!
+
+
+
+Tous, nous éprouvons le besoin de mettre en harmonie nos impressions et
+les choses qui nous entourent. Monsieur Vernet se lève, va à la fenêtre,
+fait un grand geste de bras, puise de l'air, en boit à pleine gorge. Il
+était temps! Il étouffait dans l'atmosphère viciée qui appauvrit le sang
+des citadins.
+
+Les poumons enfin gonflés, il se remet à manger.
+
+Je suis encore vaguement triste; mais, après avoir fait quelques mots
+d'esprit qui égaient la société, je reprends conscience de moi-même.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Vous avez joliment engraissé depuis que vous êtes là. La mer vous a
+refait le coffre. Seulement il faut manger.
+
+
+
+Il me remplit mon assiette. En silence, nous luttons à coups de dents.
+Madame Vernet répète qu'elle adore le pain dur. Monsieur Vernet lui
+passe toutes ses croûtes. Mademoiselle Marguerite ajoute les siennes, et
+j'offre timidement les miennes. Cela devient un jeu. Je me bourre de
+mie, afin qu'elle ne manque pas de croûte, et paierais d'une indigestion
+le plaisir d'éprouver la solidité de ses dents. Mais je suis vaincu par
+Mademoiselle Marguerite: c'est elle qui mange le plus et fournit le plus
+de croûtes. Son nez respire pour sa bouche en travail et pousse un
+bourdonnement continu.
+
+Je l'entends, mais je la regarde comme si je voulais le voir. Parfois
+elle essaie de rire. C'est un drame. Elle s'étrangle. Les bouchées
+remontent, ses joues s'enflent, ses lèvres s'ouvrent malgré ses efforts,
+et il en sort, avec un pouffement, sur sa serviette déployée toute
+grande, un jet de choses blanches semblables à la râpure de corne qu'on
+met dans les boules de verre pleines d'eau pour imiter la neige.
+
+
+
+
+XXIX
+
+MADEMOISELLE MARGUERITE
+
+
+Elle a le teint comme l'ont seules quelques jeunes filles très
+constipées, un teint qui prend au sang toute sa substance colorante,
+d'une richesse inquiétante, pas naturelle. C'est une jeune fille
+ordinaire, jolie ou laide à ses heures, insipide comme un garçon en
+robe. Elle a fait trop de pieds de nez avec son nez un peu écrasé. Elle
+regarde tout également intéressée, et on renfoncerait d'un coup de pouce
+ses yeux qui ressortent. Elle montre sa langue pour s'amuser, et dès
+qu'on l'en défie, avec la pointe de cette langue, elle se lèche le
+menton.
+
+Ah! ce n'est pas une demoiselle Mauperin! Quand elle court, la lourde
+natte de ses cheveux lui bat les épaules, ainsi qu'un harnais
+d'emprunt.
+
+Elle a dit à Madame Vernet:
+
+--«Comme il est triste, ce Monsieur! Est-ce qu'il fait toujours cette
+tête-là?»
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Ma chérie, c'est un poète, et les poètes ne sont pas des petites filles.
+
+En effet, je conserve l'attitude du poète auquel on en a mis dans
+l'aile, blessé à mort peut-être.
+
+
+
+MARGUERITE
+
+Mais qu'est-ce qu'il fait ici, ce Monsieur, avec nous?
+
+
+
+J'ai cru qu'elle allait demander:
+
+--«Est-ce que c'est un parti?»
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Chut! il travaille, il rêve, il pense. Il fait des vers. Ne le dérange
+pas.
+
+
+
+Marguerite se retire songeuse, désappointée, comme quelqu'un qui trouve
+les cabinets occupés. Elle va jouer seule dans le jardin.
+
+
+
+MARGUERITE
+
+Donne-moi l'étrenne de ta barbe, mon oncle.
+
+
+
+Elle lui saute au cou, l'attire, le courbe, l'entraîne, en marchant à
+genoux, ses forts mollets à l'air, et roule dans l'herbe.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Je vous l'avais dit, c'est une enfant.
+
+HENRI
+
+Elle est heureuse! Qu'elle s'amuse! elle a le temps de souffrir.
+
+MADAME VERNET
+
+Pauvre ami!
+
+
+
+Je rejoins Marguerite, pour m'amuser aussi, moi, puisque mes soupirs ne
+servent qu'à m'essouffler, à me donner un air de béjaune. Mais je n'ai
+pas de chance: Marguerite cesse de jouer dès qu'elle m'aperçoit. Je
+pourrais aller faire mes vers plus loin. Monsieur Vernet remarque sa
+gêne et lui vient en aide. Ce qu'il dit peut se traduire ainsi:
+
+--«Ne crains rien: c'est un poète-mouton.»
+
+Je fais le gros dos, afin qu'il me caresse pour rassurer Marguerite.
+Aussi embarrassé qu'elle, j'ignore comment on s'y prend pour parler aux
+jeunes filles qui ne sont plus tout à fait des poupées et qui ne sont
+pas encore des femmes. Je ne sais dire que des phrases sentencieuses sur
+la vie, ses lassitudes infinies, ses mornes désespoirs, et le désaccord
+existant entre les faits et nos rêves. Si je parlais d'une telle sorte à
+Marguerite, elle se sauverait, ou ses yeux lui sortiraient
+définitivement de la tête, comme le noyau d'un fruit qu'on presse.
+
+
+
+HENRI
+
+On est mieux ici qu'au couvent, hein, Mademoiselle?
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Mademoiselle? Voulez-vous bien l'appeler Marguerite, tout court! Vous
+n'allez pas faire, je pense, des cérémonies avec une gamine de seize
+ans.
+
+HENRI
+
+Encore faut-il que Mademoiselle me le permette.
+
+MARGUERITE
+
+Oh! moi, ça m'est bien égal. Appelez-moi comme mon oncle, si vous
+voulez.
+
+
+
+Au même moment elle lui fait une démonstration. C'est chez elle besoin
+d'exercice. Elle le prend par un bras et le force à tourner sur
+lui-même. Monsieur Vernet, déséquilibré, frappe du pied sur place, se
+penche en arrière, perd son chapeau, sue tout de suite, crie:
+
+--«Veux-tu finir! Qu'est-ce que c'est?»
+
+Marguerite tourne, suivie de sa natte comme d'une queue, sa robe vannant
+le sable de l'allée. Enfin elle s'arrête.
+
+Monsieur Vernet ramasse son chapeau, et, la tête lourde, fait effort
+pour s'immobiliser, retenir les choses qui continuent de tourner:
+
+--«Est-elle gentille!» dit-il.
+
+Sans répondre, je porte à mes lèvres mes cinq doigts réunis en faisceau,
+et je les détache avec lenteur, ce qui signifie nettement:
+
+--«Un vrai beurre!»
+
+
+
+
+XXX
+
+PROGRAMME
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Nous avons deux mois à passer ensemble. Il s'agit de bien employer notre
+temps.
+
+
+
+Nous ne voulons pas perdre une minute. J'ai quelque faculté d'invention,
+et je suis l'impresario, l'homme du petit service de la maison. Je me
+lève le premier, presque en même temps que la bonne. Je lui suis
+indispensable pour faire griller le pain, et je sonne moi-même le
+déjeuner, en agitant un grelot aux portes des chambres. Ces dames
+descendent en pantoufles, en peignoir, les cheveux ébouriffés. Les
+paupières de Monsieur Vernet sont encore gonflées de sommeil. Il y a de
+l'eau dans ses coquilles. Je donne le programme:
+
+1° Entre le premier et le second déjeuner, bain;
+
+2° Le soir, promenade ou pêche.
+
+Je montre sur une carte d'état-major le tracé des promenades, et j'ai
+préparé les lignes, foui des vers.
+
+--«Mais, dis-je, troublé tout à coup, il me semble que, dans cette vie
+active et si remplie, j'ai oublié de faire la part de mes travaux!»
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Vous travaillerez à Paris.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Non, ne l'empêchons pas de travailler. Je me le reprocherais toute ma
+vie!
+
+
+
+Comme il s'est fait lui-même tout seul, il veut que j'arrive à la force
+du poignet.
+
+C'est convenu. Je m'enfermerai chaque matin deux heures dans ma
+mansarde. Ma tâche accomplie, je rejoindrai mes amis sur la plage.
+
+--«D'ailleurs, dis-je, vexé qu'on m'ait pris au mot, il me reste ma
+nuit.»
+
+Ces dames sont inquiètes. Est-ce que je passerais mes nuits à veiller,
+au risque de m'user la santé? C'est possible. Je ne dis pas oui. Je ne
+dis pas non.
+
+On me trouve enjoué. Je ne me réserve, par jour, que quelques regards
+abattus et languissants à l'adresse de Madame Vernet. Je semble, au
+milieu d'un rire, me rappeler que je suis en deuil. Je transporte les
+pliants de ces dames du soleil à l'ombre, de l'ombre au soleil, selon
+les heures. Quand elles se baignent, je garde leur flanelle sur le sable
+et leur panier à ouvrage. Je les installe en voiture et leur donne la
+main, le bras, le genou, ce qu'elles veulent. Elles disent:
+
+«Merci»,
+
+s'appuient à peine et rebondissent légèrement. Elles m'éventent de leur
+robe, et mon nez bat des narines sur un rapide courant de parfums. Grâce
+à moi, elles franchissent des haies d'où les roses sauvages les
+défiaient. Nous laissons, loin derrière, Monsieur Vernet qui s'empêtre,
+arrache tout, grondeur.
+
+Je me récompense au moyen d'attouchements discrets, variés, pour ne pas
+éveiller la pudeur qui dort.
+
+Je découpe à table, et il m'est permis d'affirmer que je préside. Je
+paie cet honneur en gardant les mauvais morceaux pour moi. Une fois, il
+ne me resta rien. Monsieur Vernet a pris dans son assiette la moitié de
+sa part et l'a mise dans la mienne. Je l'ai mangée sans dégoût,
+puisqu'on était en famille. Mais je lui passe souvent mon gras, qu'il ne
+se fait pas offrir deux fois. On sait que j'aime la crème, et, à chaque
+dessert, la bonne, mystérieusement, pose devant moi une petite terrine,
+dont j'enlève le couvercle en hésitant, en disant:
+
+--«Qu'est-ce que ça peut bien être que ça? mon Dieu!»
+
+C'est de la crème!
+
+Bien que la surprise se renouvelle, je n'en reviens jamais. Les figures
+s'éjouissent. Mais c'est trop de crème! Une fois de plus, on m'a pris
+exagérément au mot. Sans me plaindre, j'avale ma terrine d'un trait, et
+je lutte contre un commencement de mal de coeur.
+
+La garde-robe de Monsieur Vernet devient la mienne. Si nous rentrons
+mouillés, on met à ma disposition des chaussettes, une chemise, un
+caleçon.
+
+--«Il est tout neuf. Allez-vous faire le difficile? Pour un jour, vous
+n'en mourrez pas!»
+
+Je remercie; j'accepte un vieux paletot, au plus, en attendant que le
+mien soit sec, mais je ne vais pas jusqu'au linge de dessous, pas encore
+du moins.
+
+On a en moi une telle confiance qu'on m'a prié de tenir la caisse.
+
+Parfaitement!
+
+D'abord, Monsieur Vernet ne travaille pas quand il est en vacances. Il a
+dit à sa femme:
+
+--«Tu sais, arrange-toi: je ne veux ici me mêler de rien.»
+
+Il a dit cela pour la forme, pour la galerie que je suis. Car jamais
+Monsieur Vernet ne se mêle de rien. Il s'en garde.
+
+Or les comptes un peu compliqués ennuient Madame Vernet. Elle s'y perd,
+et me crie de venir à son secours. Quand nous réglons une dépense de
+lait, de fruits à l'auberge, elle me passe son porte-monnaie, «sans
+faire semblant», au moment où mes mains se trouvent, par aventure,
+croisées derrière mon dos. Les paysans pensent que je le tire de ma
+poche. Je paie, et je demande, avant de le refermer:
+
+--«Mesdames, voulez-vous me permettre de vous offrir encore quelque
+chose?»
+
+Comme on dit au théâtre, j'entre dans la peau du bonhomme qui régale.
+J'ouvre ce porte-monnaie d'autrui avec une telle aisance que, par
+imitation instinctive, les paysans ouvrent la bouche en même temps. Il
+m'arrive de le mettre dans ma poche jusqu'au prochain débours. On ne
+songe pas à me le réclamer. Je marchande, je fais des économies, je
+calcule comme un régisseur ladre par intérêt, et, pour ma peine, je
+m'accorde le mérite de ne point grappiller, de ne pas me rendre coupable
+de la moindre petite volerie.
+
+
+
+
+XXXI
+
+ATOMES CROCHUS
+
+
+Ai-je jamais été plus heureux que maintenant? Je me soude aux Vernet,
+assez égrillard pour Monsieur Vernet, qui aime les discours de
+gaillardise, assez sentimental pour Madame Vernet, qui parle toujours de
+son âge et ne le dit jamais, assez gamin pour faire coucou avec
+Marguerite. Je me propose de mener à bonne fin la pleine conquête de ces
+trois êtres, de les rendre miens, d'en extraire ce qu'ils pourront me
+donner de suc. Je tirerai d'eux une béatitude temporaire. Par une
+dernière pusillanimité d'esprit, je n'ose pas compter franchement ce que
+me fourniront ces dames; mais je fixe l'apport précis de Monsieur
+Vernet: il sera le danger avec lequel on joue, sans gros risque.
+
+Il n'est guère défiant. Sa présence me gêne moins qu'un souvenir. Je le
+craindrais davantage s'il était mort.
+
+Quelquefois je m'efforce, par amusement, de faire naître en moi contre
+lui une jalousie factice. J'ai beau me le représenter dans le même lit
+que sa femme, il ne me fait pas l'effet de coucher avec elle. Dupe
+encore d'un mirage, je ne vois pas Monsieur Vernet, mais le mari de mes
+lectures. Je me l'imagine en bonnet de coton, la bouche ouverte. Il
+s'endort tout de suite, et ne se réveille que pour sauter sur la
+descente de lit. Lui et sa femme se trouvent côte à côte par hasard. Ils
+ne se touchent pas. Il y a entre eux de la place pour un. Elle ne le
+voit que de dos et peut laisser trembler ses deux seins à l'air, sans
+péril.
+
+Ainsi je m'arrange un mari commode, selon mes besoins.
+
+Et ma jalousie ne veut pas venir.
+
+
+
+
+XXXII
+
+THÉORIES
+
+
+«Mon» mari n'est pas faux de toutes pièces, et, vraiment, Monsieur
+Vernet prend de sa femme une part autre que la mienne, celle que je
+désire. Il pense qu'on doit respecter la mère des enfants qu'on a ou
+qu'on pourrait avoir.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Physiquement parlant, doit-on traiter sa femme comme une maîtresse?
+
+HENRI
+
+Je ne suis pas marié.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Innocent! Ferez-vous à votre femme ce que vous faites à vos maîtresses?
+
+HENRI
+
+Dame! si elle veut!
+
+
+
+Monsieur Vernet s'arrête, me regarde. Je suis sérieux. Il reprend sa
+promenade, et de temps en temps plante sa canne en terre, comme pour
+jalonner ses paroles.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Écoutez-moi, mon ami. J'ai plus du double de votre âge; j'ai le droit et
+même le devoir de m'écrier: «Ne faites pas ça; je vous en supplie, ne
+faites pas ça!»
+
+HENRI
+
+Ça-quoi?
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Vous m'entendez bien. Marié trop jeune, je n'ai jamais eu de maîtresse.
+Mais je sais, et vous le savez mieux que moi, gredin, quelles libertés
+on peut prendre avec une fille. Or, gardez-vous de croire que votre
+femme est une fille, voilà ce que je tenais à vous dire.
+
+HENRI
+
+Une femme est une femme.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Erreur! Avec le mariage la caresse devient une chose grave. Ah! certes,
+personne, dans un fumoir, dans une réunion d'esprits libres, dans un
+_a-parte_ de sexe fort, ne goûte plus que moi les confidences
+graveleuses, où l'obscénité s'en donne à coeur joie. Je confesse qu'il
+m'est agréable, comme à tous les honnêtes gens d'ailleurs, de me
+débarbouiller à mon heure avec un peu de fange. Je m'offre une petite
+débauche pour rire et n'en suis que plus rangé après. Mais ne badinons
+pas, s'il vous plaît, avec le saint amour du ménage. Ma femme m'adore et
+je l'aime; eh bien! je puis vous affirmer que, hors ce qu'il faut
+savoir, elle ne sait rien de rien.
+
+HENRI
+
+Merci.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Tenez, il me vient à l'esprit une comparaison juste et poétique que je
+vous engage à méditer, non seulement comme écrivain, mais encore comme
+moraliste. La pudeur de la femme est un mur mitoyen. N'allez pas,
+imprudent, le dégrader vous-même, car il s'effritera, à la longue fera
+brèche, et les voisins entreront chez vous.
+
+HENRI
+
+Délicieux.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Oh! pas d'illusions. Il faut compter avec la perversité instinctive de
+la femme. Elle a des curiosités; elle pose de petites questions; elle
+furette et met son joli nez partout. Plus d'une fois, Madame Vernet m'a
+tâté sur ce terrain; mais j'ai si bien fait la bête, qu'elle a fini par
+n'y plus penser.
+
+HENRI
+
+Et vous, Monsieur Vernet, est-ce que vous avez aussi fini par n'y plus
+penser?
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Vous voudriez me faire avouer mes frasques.
+
+
+
+Il les avoue et en invente. Il se noircit par fausse honte. Mais je ne
+crois pas à ses vices, et je voudrais serrer la main de cet homme, qui
+n'a sans doute jamais embrassé sa femme sur le ventre.
+
+
+
+
+XXXIII
+
+LE NAVET
+
+
+J'aime entendre Monsieur Vernet me parler de Madame Vernet. Il la fait
+goûter par avance, communique dans l'oreille des renseignements précis,
+posément, comme s'il voulait donner le temps de prendre des notes.
+Toutefois, soucieux de la respecter même absente, il se contente de la
+décolleter, lui déshabille le buste au plus, et n'insiste que sur ses
+qualités morales.
+
+--«Elle vaut mieux que moi!» dit-il sans envie.
+
+Il ne lui tient jamais tête, et la cite comme un auteur célèbre, en lui
+rendant hommage. Sa manière de l'aimer m'attendrit, me rend scrupuleux.
+Oh! Madame Vernet n'abuse pas. Peut-être se sent-elle si supérieure que
+cela lui est égal. Jamais elle n'oblige Monsieur Vernet à mesurer la
+distance intellectuelle qui les sépare, et plutôt elle le fait valoir.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Mon mari trouvait cette toile si belle que je lui ai dit: Achète-la,
+va!--Tenez, voilà un article de journal que mon mari déclare très-bien.
+
+
+
+Monsieur Vernet s'y trompe lui-même.
+
+
+
+HENRI
+
+Vous aimez les tableaux?
+
+MONSIEUR VERNET
+
+J'en raffole.
+
+
+
+Et il cause peinture de façon à faire pleurer un peintre, car dès qu'il
+a dit: «Est-ce rendu? hein!» son sens critique s'arrête net, comme pris
+dans une ornière, embourbé.
+
+C'est surtout devant moi que Monsieur et Madame Vernet se font petits,
+en s'opposant l'un à l'autre. Ils rivalisent d'humilité. Mais Madame
+Vernet est de première force. Elle porte la culotte sous sa robe: on ne
+voit rien. Le ciel ne lui a pas donné d'enfants, sans doute parce
+qu'elle avait déjà un mari. Elle le dorlote, lui change elle-même son
+tricot. De ma chambre, à travers le plancher, j'entends:
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Blanche, fais moi mes ongles!
+
+
+
+Elle montre en toute circonstance, même quand il en est besoin, le
+dévouement d'une religieuse garde-malade. Ce matin, j'ai dû la consoler.
+Elle pleurait, assise sur le banc de la butte.
+
+
+
+HENRI
+
+Qu'est-ce que vous avez, chère Madame?
+
+MADAME VERNET
+
+Rien.
+
+HENRI
+
+Je m'en vais.
+
+MADAME VERNET
+
+Oh! vous pouvez rester, car enfin, si je pleure, c'est à cause de vous.
+
+
+
+Madame Vernet en larmes n'est plus jolie. Elle fait une vilaine grimace
+enfantine et devrait apprendre à pleurer avec grâce.
+
+
+
+HENRI
+
+De moi, Madame? Je n'y suis point.
+
+MADAME VERNET
+
+Oui. Hier soir, à table, au dessert, au moment où tout est permis, quand
+on se jette des serviettes à la tête en faisant les fous, sans songer à
+mal, il paraît que je vous ai appelé «navet sculpté».
+
+HENRI
+
+Ah! ah! très drôle. Vous me faites rire, et pourtant je n'en ai pas
+envie.
+
+MADAME VERNET
+
+Alors pourquoi riez-vous? Alors mon mari m'a grondée, alors je lui ai
+dit que c'était pour rire. Il m'a répondu qu'on ne plaisantait pas avec
+ces choses-là, que je vous avais fait de la peine, qu'il en était sûr,
+qu'il l'avait bien vu.
+
+
+
+Madame Vernet a le hoquet. Les mots sortent difficilement, un à un, et
+elle multiplie les «alors» en petite fille ânonnante.
+
+J'hésite. La délicatesse de Monsieur Vernet me touche, si les larmes de
+Madame Vernet me chagrinent.
+
+
+
+HENRI
+
+Mais, chère Madame, c'est de la vraie douleur que vous éprouvez.
+Calmez-vous. Je ne me souviens pas de votre spirituel bon mot. Et puis,
+êtes-vous sûre d'en être l'auteur? Je l'avais déjà entendu quelquefois.
+C'est une expression consacrée, bien que le mot «marron» soit
+ordinairement employé.
+
+MADAME VERNET
+
+On ne se moque pas des gens comme vous le faites.
+
+HENRI
+
+Cette manière en vaut une autre. Je vous affirme que vous ne m'avez pas
+froissé. Je prendrais même votre saillie comme une flatterie si elle
+n'avait été l'occasion d'un incident fâcheux entre vous et Monsieur
+Vernet. Sa sévérité m'étonne; mais si quelque chose me peine, c'est de
+vous voir dans un tel état, en mon honneur. Je vous demande pardon.
+
+MADAME VERNET
+
+C'est moi qui vous demande pardon. Ça m'a échappé.
+
+HENRI
+
+Non, faites excuse, c'est moi, j'y tiens.
+
+MADAME VERNET
+
+Ah! mon mari a l'air bon. Il l'est, le plus souvent, presque toujours.
+Mais, au fond, c'est un homme de fer, et quand il grossit sa voix, je
+passerais par un trou de souris.
+
+HENRI
+
+Vous exagérez un peu.
+
+MADAME VERNET
+
+Je vous assure qu'il y a chez cet homme des sautes d'humeur telles qu'il
+franchirait tout, d'un bond, en me broyant.
+
+HENRI
+
+Prenez garde, Madame, séchez vos yeux, voilà l'homme de fer qui monte.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Qu'est-ce que tu as?
+
+
+
+Sa voix est grosse en vérité, mais bonne. Je me tiens sur la défensive,
+prêt à empêcher une rencontre.
+
+
+
+HENRI
+
+Franchement vous avez été dur pour elle. Votre feinte d'étonnement ne
+trompe personne. Je sais tout. Le navet.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Quoi! Elle y pense encore? Ma Blanchette, tu n'es pas raisonnable.
+Jugez-en, Monsieur Henri. Elle me dit, cette nuit, craintive, collée à
+moi: «J'ai eu la comparaison malheureuse; Monsieur Henri s'en
+formalisera.» Je réponds: «Bast! Monsieur Henri n'est pas susceptible!»
+Elle reprend: «Tout de même, cela n'a pas dû lui plaire.»--«Ah! fais-je,
+c'est autre chose!»
+
+Elle continue, se tourmente, m'accable de ses «Crois-tu?--Quelle est ton
+idée?--Mets-toi à sa place!» Elle m'ennuie, dit des bêtises, au lieu
+d'en faire, jusqu'à ce que je m'endorme. Voilà tout. Vous lui en voulez?
+Fouettons-nous le chat?
+
+HENRI
+
+Lui en vouloir? Mais, braves amis, vous chatouillez ma vanité juste au
+creux, et mon être se lève ainsi qu'une pâte fermentante.
+
+
+
+Nous nous demandons pardon tous les trois, l'un après l'autre, ensuite
+en choeur. Madame Vernet a satisfait le besoin qu'elle avait de pleurer.
+Nous nous tenons les mains, comme si nous voulions danser en rond, et le
+plus ridicule des trois n'est pas celui que chacun pense.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Ma parole! je crois que la femme a la sensibilité des balances dont on
+se sert pour peser l'or.
+
+
+
+En ce qui le concerne, il déclare se moquer comme «d'une guigne, de l'an
+quarante ou de sa première chemise», de la beauté des hommes. Il faut et
+il suffit en effet qu'un homme soit intelligent. Or, Monsieur Henri
+pourrait porter du mérite au marché, etc., etc.
+
+Monsieur Vernet aplatit, aplatit mon amour-propre, en maniant le
+compliment comme une demoiselle en bois sur une aire de grange.
+
+
+
+HENRI
+
+Hélas! je sais que je suis laid!
+
+MONSIEUR VERNET
+
+C'est affaire de goût. Moi, je vous trouve beau.
+
+N'est-ce pas, Blanche, qu'il serait plutôt beau?
+
+HENRI
+
+Vous croyez?
+
+
+
+Je montre mon visage comme un habit de confection. On m'affirme qu'il ne
+m'irait pas mieux s'il avait été fait sur mesure.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Tenez, ces termes qui me viennent à l'instant rendront ma pensée avec
+exactitude: vous êtes beau de laideur.
+
+
+
+Je souris et perds pied dans ma mélancolie.
+
+Aucune sonde n'en toucherait le fond.
+
+Un mouchoir imbibé d'eau fraîche éteint les dernières piqûres de rouge
+aux paupières de Madame Vernet.
+
+
+
+HENRI
+
+Allons, faites la paix.
+
+
+
+Je pousse Monsieur Vernet et lui donne de petites tapes dans le dos.
+
+Sur la pointe du pied, en équilibre instable, il résiste et ne comprend
+pas.
+
+
+
+HENRI
+
+Mais allez donc! Seriez-vous implacable?
+
+
+
+Du doigt, je lui désigne un point sur la joue de Madame Vernet entre le
+coin de la bouche et le lobe de l'oreille.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Comment! vous voulez?
+
+HENRI
+
+Mais oui. Quel homme ulcéré vous faites! Il est l'heure de vous
+désenvenimer. Je crois que vous rougissez. Faut-il que je me retourne?
+
+
+
+Monsieur Vernet se décide, embrasse l'endroit indiqué, comme il est
+prescrit.
+
+
+
+HENRI
+
+Bien! À l'autre joue maintenant!
+
+
+
+Et Monsieur Vernet recommence.
+
+
+
+
+XXXIV
+
+LE BAISER
+
+
+À chacun son tour. J'ai eu, moi aussi, mon baiser. Il m'est tombé au
+moment où je l'attendais le moins. Les choses ont avancé sans nécessité.
+
+Monsieur Vernet et Marguerite venaient de partir pour le bain. Selon nos
+conventions, j'étais monté dans ma chambre pour travailler. Je
+travaillais, comme toujours, en regardant par l'oeil-de-boeuf la danse
+des flots de la mer. C'est ma petite pénitence de chaque matin. Je l'ai
+demandée moi-même et la fais scrupuleusement, entière. Il y va de ma
+réputation de piocheur, de nègre littéraire. Mais si la petite troupe de
+bateaux pêcheurs de brèmes ne défilait pas devant moi, coquette et
+voiles retroussées, si les trois-mâts, à l'horizon, ne glissaient pas,
+dans leur écume, pareils à de fortes dames imposantes qui montrent en
+promenade la dentelle blanche de leur jupon, j'aurais vite une
+indisposition d'ennui. Il n'est point trop de la grande mer pour me
+tenir compagnie.
+
+J'ai senti qu'on entrait. Il ne m'est pas venu l'idée de tourner la tête
+du côté de la porte. Je n'ai eu que la peur de l'élève qu'on surprend à
+ne rien faire. J'ai vite pris ma plume, feuilleté un livre, écrit un
+mot, et, un pouce enfoncé dans l'oreille jusqu'à la garde, feint
+l'application, le recueillement, l'indifférence aux bruits. Le dos gros,
+l'être parcouru d'un frisson d'inquiétude, j'appréhendais la chute de
+quelque chose, une petite tape sur l'épaule, la chiquenaude d'un
+doigt-ressort.
+
+Et je me suis dressé, à la sensation, en un point du cou, d'une brusque
+succion chaude, et j'ai vu Madame Vernet, pâle, se reculer, les mains
+jointes.
+
+J'éprouvais de l'embarras sans plaisir. Je ne savais plus ce qu'elle
+voulait, et je ne trouvais rien à dire. Les mains appuyées sur le
+rebord de la table, les jambes molles, je courbais la tête, comme pris
+en faute.
+
+--«Vous devez me juger mal!» me dit-elle d'une voix implorante,
+étouffée, qui s'éloigne et va s'éteindre.
+
+J'eus l'esprit de répondre:
+
+--«Non, pas du tout!»
+
+Elle s'était tenue d'abord sur la défensive. Mon attitude piteuse
+l'affermit. Elle fit un pas en avant, posa le bout de ses doigts sur mon
+bras, comme pour réveiller un somnambule qui dort debout et me dit:
+
+--«Vous m'en voulez, sans doute?»
+
+Je répondis encore:
+
+--«Non, pas du tout!...»
+
+Elle paraissait indécise. Enfin, après un silence, les lèvres pincées:
+
+--«Vous êtes singulier! J'attendais un autre accueil.»
+
+Une lourde stupidité pesait sur moi. Il faut le dire, je n'avais jamais
+sérieusement cru que l'adultère de Madame Vernet se réaliserait. J'y
+pensais souvent, j'en caressais complaisamment les images; mais il avait
+la séduction d'une beauté littéraire.
+
+Il devait passer, tandis que nous converserions. Et voilà que je me
+trouvais devant lui. Il était là, matériel, en chair vivante et
+palpable, m'épouvantant.
+
+Il me disait:
+
+--«Il est temps! Il est temps d'empoigner cette femme, de la serrer sur
+ton coeur, de la vider pour la rejeter ensuite. Il est temps de tromper
+Monsieur Vernet. Peut-être en mourra-t-il. Mais il est temps de
+t'installer à sa place, de lui voler sa femme en mangeant sa soupe. Il
+est temps d'être misérable pour de bon, car c'est fini de rire.
+
+«En outre, prépare-toi à tout, car ce brave homme de mari peut, au lieu
+de larmoyer, prendre un revolver et te casser la tête. Cela arrive.
+Assez rêvassé. Vis! Fais vite!»
+
+Madame Vernet s'impatiente; elle me serre le bras fortement.
+
+--«C'est un supplice! Parlez donc. Vous me faites souffrir!»
+
+Je me décide à répondre, avec un sourire niais:
+
+--«C'est donc vrai! Tu m'aimes donc?»
+
+Mais elle, qui se serait donnée si je l'avais enlacée, brutal et muet,
+trouve que je la soufflette trop tôt en paroles.
+
+--«Ne me tutoyez pas!» dit elle.
+
+Elle fixe les planches de sapin de ma chambre comme si elle y suivait
+encore la vibration de mon tutoiement.
+
+Je ne sais plus ce qu'il faut faire ou dire. Je ne sais plus! Nos mains
+s'étreignent, cependant. Je lui offre ma chaise. Je lui offrirais aussi
+bien du papier à lettre, de quoi écrire.
+
+Elle murmure:
+
+--«Nous sommes coupables!»
+
+À qui le dit-elle? Je veux faire de l'esprit:
+
+--«Ne le serons-nous jamais davantage?»
+
+Voilà encore un mot qui lui déplaît. Elle va me dire: «Restons-en là»,
+et partir.
+
+Mais, elle non plus, elle ne sait pas où nous en sommes. Elle lève sur
+moi ses bons grands yeux qui se brouillent, et s'efforce de me regarder.
+
+Je préfère cela. Qu'elle pleure! Pleurons tous les deux, elle assise à
+ma table, moi tantôt me promenant, tantôt accoudé dans l'ovale de
+l'oeil-de-boeuf. Nous nous oublions l'un l'autre. Il y a peut-être dans
+cette chambre étroite une jolie femme et un jeune homme qui la désire,
+mais il y a surtout deux êtres qui sont effrayés sans savoir pourquoi,
+parce que le souhait de l'un s'est accompli trop vite, parce que les
+nerfs de l'autre se sont brisés dans une seule crise, parce qu'enfin
+l'instant de bonheur est venu.
+
+
+
+HENRI
+
+Franchement, nous ne sommes pas gais, chère Madame. Calmez-vous donc!
+vous allez vous faire du mal.
+
+MADAME VERNET
+
+M'aimez-vous, au moins?
+
+HENRI
+
+Si je l'aime! Elle me demande si je l'aime!...
+
+
+
+J'élève et j'abaisse les bras, lentement. Puis je l'embrasse sur le
+front, sur les yeux, comme en fonction. Je pourrais compter en même
+temps.
+
+C'est ainsi. Je ne vois pas Madame Vernet; je vois la situation que nous
+nous sommes faite, la vie qui se prépare aux événements indevinables,
+l'adultère qu'il faudra consommer.
+
+Quand Madame Vernet, à un bruit de pas dans l'escalier, se sauve et
+m'envoie un baiser de toute la largeur de sa main, je le lui renvoie
+machinalement, comme si je jouais au volant avec une petite fille, sans
+entrain, pour lui faire plaisir.
+
+
+
+
+XXXV
+
+PRISE D'HABITUDE
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Que se manigance-t-il derrière ce front? Depuis deux jours vous me
+faites une tête! Vous travaillez trop.
+
+
+
+Son rire n'a rien d'infernal. Il s'intéresse sincèrement à ma santé! Ce
+qui s'est passé entre Madame Vernet et moi ne l'a point changé.
+
+
+
+HENRI
+
+Ne faites pas attention. Je suis souvent en proie à des inquiétudes. Je
+ne sais pas prendre la vie pour ce qu'elle vaut. Je la dramatise.
+
+Et pourtant, jamais adultère ne fut,--comment dire?--plus innocent que
+celui de Madame Vernet. Notre crime restera longtemps ébauche. Monsieur
+Vernet ne s'absente pas seul; Marguerite appelle à chaque instant sa
+tante, et dans cette maison de verre il faut ouater ses soupirs. Les
+pêcheurs Cruz nous donnent l'exemple: ils se meuvent comme des crabes
+dans une caisse d'eau. De notre côté, nous avons saisi la manière
+savamment silencieuse de défaire nos souliers, de les poser par terre,
+de remuer nos cuvettes, de tousser en serrant les lèvres, et de nous
+étendre sur nos lits sans les faire gémir.
+
+Quand Madame Vernet peut monter dans ma chambre, nous nous parlons
+enroués.
+
+Comme elle m'avait donné une mèche de ses cheveux, je lui ai dit que
+cela m'avait fait bien plaisir, mais je n'en ai pas redemandé.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Où l'avez-vous mise?
+
+
+
+Je ne sais pas. Je veux serrer ma «maîtresse» contre moi, mais elle se
+dégage et met un doigt sur sa bouche:
+
+--«Si on nous entendait!»
+
+En effet, je perds toute prudence. Madame Vernet me rationne. Elle fixe,
+chaque matin, à son lever, ce qu'elle m'accordera dans la journée. Elle
+ne veut pas encore que je la tutoie.
+
+--«C'est trop tôt. Plus tard. Nous verrons.»
+
+D'un naturel temporiseur, elle marche sur de la glace craquante.
+
+
+
+HENRI
+
+Mais vous, au moins, tutoyez-moi. Cela me serait si doux!
+
+
+
+Elle prend une demi-mesure. Le «tu» et le «vous» disparaissent autant
+que possible de ses phrases. Je ne sais plus à qui elle s'adresse.
+
+Quand je cherche ses lèvres, elle me donne sa joue et prétend que c'est
+la même chose, que c'est aussi bon, et s'en va, me laissant interdit,
+mes bras déployés. Ma bouche, vainement tendue, rentre en elle-même.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Ce sera gentil de nous aimer ainsi.
+
+HENRI
+
+Un peu long!
+
+
+
+Elle est rajeunie, me parle trop de mon avenir, et me promets de n'être
+jamais «un obstacle dans mon existence».
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Je ne vous aime pas au sens ordinaire du mot aimer.
+
+
+
+Je n'entends rien à ces subtilités, et je me préoccupe seulement, durant
+ses courtes apparitions, de baiser au vol un bout d'oreille, une
+paupière. Je saute pour agripper des cerises trop hautes.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Je vois que vous ne me comprenez pas. Il est vrai que je vous aime, et
+je vous l'ai montré en étourdie. Est-ce une raison pour me traiter ainsi
+qu'une femme de rien?
+
+HENRI
+
+Vous voudriez jouer à la maman et me prendre sur vos genoux?
+Impossible!
+
+MADAME VERNET
+
+Il me faudra donc céder. Je ne suis pas une coquette. Je me garderai de
+vous faire souffrir. Vous verrez que nous nous en repentirons.
+
+HENRI
+
+Puisque vous vous résignez, je vous accorde du répit.
+
+MADAME VERNET
+
+Merci, et pour te donner une marque de mon affection, tu vois, je te
+tutoie. Mais je ne le ferai que de temps en temps.
+
+HENRI
+
+Pourquoi pas toujours?
+
+MADAME VERNET
+
+Ces hommes, avec tout leur esprit, ne devinent rien. Oui, ça me gêne de
+te dire «tu» continuellement.
+
+HENRI
+
+Même quand personne ne nous écoute?
+
+MADAME VERNET
+
+Oui. Il faut que je sois préparée, entraînée, que les circonstances s'y
+prêtent, que mon attitude m'y force. Enfin il faut que ça vienne tout
+seul, dans la conversation. Autrement, c'est drôle. Tu ne trouves pas?
+
+HENRI
+
+Non. Moi, je suis toujours entraîné. Je n'ai pas besoin de suivre un
+régime comme un boxeur anglais, un cheval de course.
+
+
+
+Monsieur Vernet l'appelle.
+
+--«Travaille!» me dit-elle en se sauvant.
+
+Elle aussi veut que je travaille. Tous conspirent contre mon repos.
+Marguerite s'en mêle, et me demande parfois:
+
+--«Ça coule-t-il, Monsieur Henri?»
+
+
+
+HENRI
+
+Oui, ça coule, comme ci, comme ça.
+
+MARGUERITE
+
+Vous avez de la chance. Au couvent, quand je fais une narration
+française, jamais ça ne coule.
+
+
+
+
+XXXVI
+
+ÉCRIRE!
+
+
+Non, ça ne coule pas du tout!
+
+Madame Vernet m'a dit:
+
+--«Savez-vous ce que je voudrais? Je voudrais vous voir faire une belle
+oeuvre, un roman par exemple, qui me serait dédié et où vous mettriez un
+peu de moi!»
+
+Elle m'a demandé cela, timide, en regardant ses doigts. J'ai promis.
+J'ai toujours promis, sans hésitation, aux gens qui m'ont paru le
+désirer, de leur dédier un roman de mon crû où je raconterais leurs
+histoires. Je fais même l'offre de mon propre mouvement. Quand je
+couchais avec des filles, je ne manquais point de décliner mon titre
+d'homme de lettres avec ostentation.
+
+--«J'écrirai sur toi un article dans un journal pour te faire de la
+réclame!»
+
+Très peu ont accepté cet engagement comme prix d'une nuit d'amour.
+
+Chaque matin, Madame Vernet vient chercher des nouvelles de son roman.
+J'ai pris au lycée l'habitude de dormir, avec l'air de lire mon livre,
+les coudes cimentés sur la table, le menton au creux de mes mains.
+Encore aujourd'hui, il me suffit de m'asseoir dans cette attitude pour
+provoquer le sommeil. Madame Vernet s'y trompe. Elle attend que j'aie
+fini de travailler, que je me réveille, retient son souffle et ses
+gestes, en arrêt sur mon inspiration, coite comme une perdrix surprise.
+
+--«À la bonne heure!» dit-elle, si je me retourne, les yeux clignotants.
+
+Elle veut voir. Je la repousse avec fermeté.
+
+--«Non, quand ce sera fini!»
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+N'allez pas vous fatiguer, vous tuer pour moi.
+
+HENRI
+
+Cessez de vous alarmer.
+
+
+
+Si je lui disais que je ne fais rien, elle en serait froissée et me
+répondrait:
+
+--«Je ne vous inspire donc pas?»
+
+Elle se croit aussi muse qu'une autre pour l'homme qu'elle aime.
+
+Je frotte vivement mes mains:
+
+--«Mâtin! ça marche! Encore quelques pages comme celles-ci, et je
+n'aurai qu'à me présenter au guichet de l'opinion publique pour toucher
+la gloire!»
+
+Elle a confiance comme moi, me baise au front, presque saintement.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Je te laisse, mon poète: continue!
+
+
+
+Et elle s'en va se promener--sans m'emmener.
+
+Que c'est embêtant d'écrire! Passe d'écrire des vers! On peut n'en
+écrire qu'un à la fois. Ils se retrouvent, et à la fin du mois on joint
+les deux bouts. Et puis, il y a la rime qui sert de crochet pour tirer,
+hisse! hisse! jusqu'à ce que le vers se rende, se détache entier.
+
+Passe même d'écrire une petite nouvelle! C'est court comme une visite
+de jour de l'an. Bonjour, bonsoir, à des gens qu'on déteste ou qu'on
+méprise. La nouvelle est la poignée de mains banale de l'homme de
+lettres aux créatures de son esprit. Elle s'oublie comme une relation
+d'omnibus.
+
+Mais écrire un roman! un roman complet, avec des personnages qui ne
+meurent pas trop vite!
+
+Mes jeunes confrères me l'ont dit:
+
+--«Tu réussis les petites machines, mais ne t'attaque jamais à une
+grosse affaire. Tu manques d'haleine, vois-tu.»
+
+J'en conviens, j'ai besoin de souffler à la troisième page, de prendre
+l'air, de faire une saison de paresse; et quand je retourne à mes
+bonshommes, j'ai peur, comme si j'allais traîner des morts sur une route
+qui monte, comme si je devais renouer avec une maîtresse devenue
+grand'mère pendant mon absence.
+
+Je me revois en classe après ma majorité. Mais j'ai mon oeil-de-boeuf à
+côté de moi, sous la main. Des bateaux s'en vont, d'autres rentrent et
+se déshabillent de leurs voiles. Le flot monte; les vieux rochers se
+couvrent d'écume, pères de famille vénérables mais ivres qui
+renverseraient, en buvant, de la mousse de champagne dans leur barbe.
+
+La mer est légèrement moutonneuse. Un invisible menuisier,
+infatigablement, lui rabote, rabote le dos et fait des copeaux. N'y
+tenant plus, je cours rejoindre mes amis qui se baignent.
+
+
+
+
+XXXVII
+
+LA PLAGE
+
+
+Celle de Talléhou est toute petite. On marche pieds nus sur un sable fin
+et doux comme un ventre de femme. On se baigne sans cérémonies. Une
+femme debout au creux d'un rocher, la main en garde-crottes sur ses
+yeux, feint de regarder quelque chose au loin, un vapeur. On cherche.
+
+Cependant elle se déshabille par escamotage: on la retrouve en costume
+de bain.
+
+Avec des gestes chasseurs de mouche, elle s'avance à la rencontre de la
+mer. Elle pousse des cris, et s'exerce à sautiller en l'air, comme un
+jouet mécanique, à se jeter sur la tête, les épaules, les seins, des
+pleines mains de sable mouillé et de filandreux varech. La mer a beau
+faire le chien couchant: dès qu'elle s'approche, la baigneuse s'enfuit,
+plaintivement gloussante, vers son rocher.
+
+C'est ainsi que se baignent presque toutes ces dames. Galamment, le
+maire avait fait planter deux poteaux, tendre des cordes «pour faciliter
+leurs ébats natatoires», disait-il. Elles eurent peur, non de l'eau,
+mais de ces cordes, qui se tordaient comme des serpents dans leurs
+jambes. En outre, elles prétendaient qu'on apprend mieux à nager sur le
+bord. La mer, en colère, a roulé les cordes, arraché les poteaux,
+emporté le tout.
+
+Ces dames adorent les rondes entre elles, se tiennent par la main. Elles
+tournent, fouettées d'éclaboussures, frénétiques avec des rires de
+sauvagesses qui vont faire un bon repas, manger le missionnaire garrotté
+et cuisant à petit feu.
+
+De temps en temps un baigneur aimable les avertit.
+
+--«Doucement, Mesdames. Pas par là: vous vous trompez. La mer est de ce
+côté.»
+
+
+
+UNE BAIGNEUSE
+
+Tous les jours c'est la même chose. Qu'il pleuve ou vente, je prends
+mon bain. Le docteur me l'a recommandé.
+
+UNE AUTRE
+
+Ne trouvez-vous pas que l'eau salée porte mieux que l'eau douce?
+
+UNE AUTRE
+
+Je l'avais déjà remarqué: on se sent d'une légéreté! Il ne faudrait pas
+faire d'imprudence: une vague vous enlèverait comme une plume.
+
+UNE AUTRE
+
+Commencez-vous un peu à nager?
+
+UNE AUTRE
+
+Oui, mais je n'aime pas me mettre sur le dos: il m'entre de l'eau dans
+les oreilles.
+
+UNE AUTRE
+
+J'avoue que je ne fais pas encore bien aller les épaules. Mon mari m'a
+pourtant montré hier soir, sur un petit banc.
+
+UNE AUTRE
+
+On se baigne, n'est-ce pas, pour son plaisir. On ne tient pas à faire du
+genre.
+
+
+
+Un phtisique, sur un tabouret, regarde les baigneurs. Sa tête maigre,
+douloureuse, supporte péniblement un immense chapeau de paille, à l'abri
+lui-même sous une ombrelle blanche à doublure verte. Il ne peut pas
+tenir en place, veut sans cesse s'asseoir ailleurs, et il semble
+toujours qu'il s'assied pour la dernière fois. Ses coudes, ses genoux
+crèvent l'étoffe. Sa bouche grande cherche un peu de vie.
+
+Soudain de l'une des cabines sort un vieux prêtre en costume de bain
+noir. Ces dames se le désignent et chuchotent avec respect. Il porte une
+cuvette en zinc et un mouchoir blanc. Il descend à la mer, en courant à
+petits pas, trempe ses doigts dans l'eau et fait le signe de la croix.
+Laminé par l'âge, il se ratatine pudiquement, le corps en demi-cercle,
+si effacé qu'il paraît vouloir montrer son dos de tous les côtés à la
+fois.
+
+Ces dames se sont tues, comme s'il allait officier. Il emplit sa
+baignoire, la soulève, et verse l'eau froide sur son crâne, les pieds
+joints, le corps droit, découpé en charbon sur le vert-bouteille de la
+mer.
+
+Il jette la cuvette, s'enveloppe la tête dans le mouchoir qu'il noue
+sous le menton, s'avance au milieu des flots, se baisse pour enfoncer
+plus vite, se retourne sur le dos, et se laisse emporter, les bras
+étendus.
+
+Régulièrement il plie les jambes, les genoux à fleur d'eau et les détend
+avec force. La lame le voile. On ne distingue plus que la tête
+enveloppée dans le mouchoir blanc, et, quand une vague le soulève, il
+ressemble à un christ d'ébène hors de service qui s'en va à la dérive,
+couché sur un matelas et pris d'une rage de dents.
+
+
+
+
+XXXVIII
+
+POINTS DE VUE
+
+
+Madame Vernet a fait choix d'un costume collant, révélateur, couleur de
+chair tendre, transparent. Les regards se posent sur elle en guêpes.
+Elle sent la piqûre, mime l'effarouchement, la honte. L'étoffe mouillée
+fait feuille de papier à cigarette. Elle la pince du bout des doigts, la
+tapote, mais le tissu retombe et s'appuie. Elle est vêtue de caresses.
+Quel amant frénétique, à l'étreinte ubiquitaire, pourrait serrer ses
+formes d'aussi près? Madame Vernet imite la cane et s'assied par terre.
+
+Nous sommes autour d'elle une rangée de messieurs intéressés. Nous n'en
+perdons pas un méplat. L'apparition d'un morceau de chair fait ciller
+les paupières. Chaque mari se braque sur la femme du voisin et oublie la
+sienne. On s'amuse.
+
+Les dames aussi s'amusent. Quand un homme sort de l'eau, ruisselant, les
+cheveux pleureurs, moulé ou de pauvre académie, elles savent apprécier,
+sourire, tousser. C'est entre les deux sexes un discret échange
+d'attitudes. Un peignoir s'ouvre au moment où les attentions sont fixes,
+se ferme à la façon des burnous. Des gorges baillent, des reins roulent
+et se croisent.
+
+Nous jouons en outre au jeu de l'ensevelissement. Une baigneuse se
+couche, et des mains actives travaillent à la recouvrir de sable. Les
+principales élévations sont les pieds et les seins. Un frétillement, un
+soupir, et tout s'écroule. Il faut appeler à l'aide. La plage entière
+s'y met et se partage l'ouvrage. Un monsieur prend une cuisse pour lui,
+un autre se réserve le ventre. Deux associés unissent leurs efforts
+autour des hanches. On fait la chaîne, comme dans les incendies. La
+baigneuse lutte contre tous avec des éclats de rire qui la secouent.
+C'est doux, c'est chaud, c'est bon.
+
+Elle crie:
+
+--«Pas dans le cou! pas dans les oreilles!»
+
+C'est fini, tout a disparu jusqu'au menton. On peut chercher. Il ne
+reste pas à l'air un point gros comme la tête d'une épingle. Ces
+messieurs n'ont plus rien à faire. Ils s'essuient le front et parlent de
+leur appétit. Sous son édredon de sable, la baigneuse déclare qu'elle va
+mourir, et, soufflant à peine, les yeux clos, languissante, elle allume
+ses pommettes.
+
+À qui le tour?
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+On ne fait de mal à personne. Regardez Monsieur et Madame Vilard qui
+rentrent à leur cabine.
+
+
+
+C'est un ménage renommé au loin pour sa bonne entente. Vieux mariés
+déjà, ils s'aiment comme au premier jour. Ils se déshabillent ensemble
+dans la cabine du prêtre, qui est l'oncle de Monsieur Vilard, se
+baignent ensemble, s'apprennent mutuellement à nager, se tiennent par la
+main, se saluent, mêlent leurs exclamations de joie et ne sortent de
+l'eau qu'ensemble, en se donnant le bras. Amaigris par l'amour, ils
+sucent tout le jour des pastilles de chocolat que parfois ils échangent
+de bouche à bouche, dans un baiser. Ils brûlent, ils se consument,
+indifférents aux quolibets des hommes et aux avertissements des
+docteurs. Tous les six mois le mari est obligé d'aller à l'hôpital.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+L'eau éteint le feu. La mer ne peut pas les calmer. Au contraire, elle
+les ravive. Vous allez voir.
+
+HENRI
+
+Qu'est-ce que je vais voir? Ils sont rentrés.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Vous allez voir! Vous allez voir!
+
+
+
+Ses narines vibrent au fumet d'un bon plat. Les messieurs, oubliant la
+baigneuse qui fait la morte dans son cercueil de sable, épient la cabine
+et se consultent.
+
+--«Avez-vous vu?»
+
+--«Non. Vous vous trompez, je crois.»
+
+Ils s'avancent de quelques pas, penchés.
+
+
+
+HENRI
+
+Qu'est-ce qui va se passer? On dirait que vous guettez un lapin.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Chut! voyez-vous qu'elle remue?
+
+HENRI
+
+Qu'est-ce qui remue?
+
+MONSIEUR VERNET
+
+La cabine. Tenez, la voyez-vous?
+
+HENRI
+
+Après? Toutes les cabines remuent quand il fait du vent, et quand il y a
+quelqu'un dedans.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Mais la leur remue parce qu'ils se font ça.
+
+HENRI
+
+Expliquez-vous.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Eh oui, ils se font ça. Quelle explication voulez-vous? Vous ne
+comprenez donc rien aujourd'hui? Ils se font ça après leur bain, chaque
+fois, sans manquer, sur les planches mêmes, dans leur boîte d'un mètre
+cube.
+
+
+
+Monsieur Vernet me fait des signes de la main, me prie de me taire, de
+le laisser entier à ses observations.
+
+--«Prêtez-moi donc votre lorgnette, vite, vite», dit quelqu'un.
+
+C'est empoignant. Les dames regardent de côté. La baigneuse enterrée se
+met sur son coude, et, dans les flots, une autre baigneuse reste
+immobile, droite, vainement heurtée par la vague, naïade inquiète.
+
+Mais le vieux prêtre, retour du large, ramasse sa baignoire, et courant
+à petits pas sur la grève, s'en va frapper à la porte de la cabine.
+
+Grelottant, dégouttant, avec sa cuvette de zinc sous le bras, il
+ressemble maintenant à une marchande de maléfices qui vient de faire,
+par une averse, ses provisions pour le prochain sabbat et attend qu'on
+lui ouvre.
+
+
+
+
+XXXIX
+
+PAS DE GÂCHAGE
+
+
+J'aime de plus en plus mes amis pour le bon motif. Je ne me hâte pas
+vers l'inévitable fin, vers le moment où je serai l'amant obligatoire de
+Madame Vernet, vers l'irrémédiable. Il est heureux que Monsieur Vernet
+soit, comme on dit, constamment sur notre dos, et je voudrais lui garder
+toujours une affection sans trouble, une estime sans réticences. Je suis
+comme les autres. Il n'y a encore que les bons sentiments pour me
+réconforter. Jamais une saleté morale, même réussie et faisant honneur à
+mon adresse de préparateur, ne m'a contenté pleinement. L'amitié de
+Monsieur Vernet m'est chère, et le souvenir de la bonté de son coeur
+m'impressionnerait dans le mal. Aussi, tandis que les frayeurs de Madame
+Vernet retardent notre chute, et parfois la rendent improbable,
+j'apporte de mon côté à la réalisation de nos désirs mes cailloux
+d'achoppement.
+
+Quand, dans ma chambre, nous nous excitons sans mesure, que les caresses
+irritent notre impatience, et que «cela va tourner au vilain», j'écoute,
+l'oreille tendue vers l'escalier, un bruit qui nous interrompe. Il
+m'arrive de m'arrêter trop tôt, d'être en avance sur le signal d'alarme.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Voyons, n'est-ce pas gentil de nous aimer ainsi?
+
+
+
+Comme je n'ai qu'une chaise, je la garde d'abord pour moi, et, frottant
+mes genoux, j'invite Madame Vernet à venir s'asseoir dessus. Elle n'en
+est pas encore là et refuse. Je lui cède la place, et nous feuilletons
+mes calepins de vers. Elle a remarqué que j'étais «susceptible», et les
+apprécie tous en bloc, beaucoup.
+
+
+
+HENRI
+
+En voilà qui ne sont pas mal. Je les ai faits en dix minutes, à trois
+heures du matin, avant de me coucher. C'est la nuit que je travaille le
+mieux. Il m'en vient quand je dors. Je me lève, j'allume ma bougie, je
+mets mes vers sur un bout de papier, et je me recouche. Je me suis
+relevé jusqu'à dix fois; ma descente de lit était couverte d'allumettes.
+
+Ceux-ci, je les ai composés sous un arbre, par une pluie battante. Mon
+calepin était trempé. Mon crayon se délayait, comme quand on écrit avec
+une plume sur du papier buvard.
+
+Ceux-là? je ne peux pas vous dire...
+
+MADAME VERNET
+
+Pourquoi? pourquoi?
+
+HENRI
+
+Je les ai tracés sur le dos d'une femme, oui, pendant qu'elle remettait
+sa jarretière. C'était un pari. J'ai gagné. Il y en a douze. Vous pouvez
+compter. J'en ai fait de plus mauvais.
+
+MADAME VERNET
+
+Quel était l'enjeu?
+
+HENRI
+
+Le pupitre!
+
+
+
+Où vais-je chercher les choses que je dis? Je raconte les origines de
+chaque vers, ses succès dans le monde, la peine qu'il m'a coûté, et, les
+désignant l'un après l'autre du bout de mon crayon bleu, je bonimente.
+De ma main libre, je flatte la taille de Madame Vernet, sa joue. Elle me
+repousse. Je reviens. Nous dévidons de la soie. Quand elle a dit:
+
+--«Ils sont jolis!»
+
+à ma crispation involontaire, elle ne manque pas de se reprendre et
+ajoute:
+
+--«Ils ne sont pas jolis: ils sont beaux!»
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Je ne suis pas en peine de vous: vous irez loin.
+
+
+
+Je branle la tête et fais l'incrédule.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Si, si, vous irez loin. C'est moi qui vous le dis, et quelque chose qui
+ne me trompe pas, j'en suis sûre, me le dit à moi. Victor Hugo est mort:
+vous remplacerez Victor Hugo.
+
+
+
+Cette fois, je proteste:
+
+--«Ah non! permettez, n'exagérons rien!»
+
+Elle insiste, mutine: il me faut céder.
+
+--«Eh bien! oui, là, je remplacerai Victor Hugo. Entendu!»
+
+Elle est sincère, en ce moment, la chère femme! Mais si, dans quinze
+jours, trois semaines, sa prédiction ne s'est pas réalisée, elle en sera
+tout étonnée, commencera de trouver le temps long, et doutera déjà de
+moi.
+
+
+
+
+XL
+
+DIRECTEUR DE CONSCIENCE LITTÉRAIRE
+
+
+J'efface un à un les péchés de son goût.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Vous devriez me composer une petite bibliothèque qui me serait
+personnelle.
+
+HENRI
+
+Volontiers.
+
+MADAME VERNET
+
+Qu'y mettrez-vous?
+
+HENRI
+
+_Madame Bovary_, d'abord. C'est l'histoire d'une dame qui est un peu
+comme vous. Elle ne sait pas ce qu'elle veut et finit par en mourir.
+
+MADAME VERNET
+
+Pauvre femme! Est-ce bien écrit, au moins?
+
+HENRI
+
+Assez bien, comme ça, oui.
+
+MADAME VERNET
+
+Et il n'y a pas de choses trop fortes?
+
+HENRI
+
+Des choses trop fortes?
+
+MADAME VERNET
+
+Des saletés, enfin, comme dans Zola.
+
+HENRI
+
+Non, je vous le garantis. C'est propre comme votre âme, et d'un luisant!
+Vous pourriez vous y mirer.
+
+MADAME VERNET
+
+De qui est-ce?
+
+HENRI
+
+De Flaubert, Madame. Flaubert Gustave.
+
+MADAME VERNET
+
+Je connais. Vous m'en aviez souvent parlé. N'a-t-il pas fait un autre
+livre qui a un titre drôle, un titre qui m'a frappée: _La Tentation de
+saint Antoine_? Ce doit être raide, hein.
+
+HENRI
+
+Très raide. Je ne vous le conseille pas: vous n'iriez pas jusqu'au bout.
+
+MADAME VERNET
+
+Et après, qu'y mettrez-vous?
+
+HENRI
+
+Un peu de Balzac?
+
+MADAME VERNET
+
+J'en ai lu. Les descriptions m'ont arrêtée. Est-ce qu'il y a des
+descriptions dans tous ses livres?
+
+HENRI
+
+On en retrouve par ci, par là.
+
+MADAME VERNET
+
+Alors pas de Balzac, si cela ne vous fait rien.
+
+HENRI
+
+Ça m'est égal. Ce que j'en dis, c'est pour causer. D'ailleurs je suis de
+votre avis. Les descriptions embrouillent; on perd le fil: c'est
+agaçant.
+
+MADAME VERNET
+
+Et après, qu'y mettrez-vous?
+
+HENRI
+
+C'est comme si nous jouions au corbillon. J'y mettrai un peu des
+Goncourt, un tout petit peu, pour donner du goût.
+
+MADAME VERNET
+
+Je les connais aussi ceux-là. Vous ne faites qu'en parler. Deux frères
+qui s'aimaient bien, n'est-ce pas?
+
+HENRI
+
+Ils s'adoraient.
+
+MADAME VERNET
+
+C'est gentil, ça. Lequel des deux est donc mort, déjà?
+
+HENRI
+
+Le plus jeune.
+
+MADAME VERNET
+
+Lequel des deux écrivait le mieux?
+
+HENRI
+
+Le plus jeune, naturellement, puisqu'il est mort.
+
+MADAME VERNET
+
+Qu'est-ce que vous me donnerez des Goncourt?
+
+HENRI
+
+_Renée Mauperin_. C'est encore l'histoire d'une jeune fille qui ne sait
+pas ce qu'elle veut et qui en meurt.
+
+MADAME VERNET
+
+Pauvre fille! Ensuite.
+
+HENRI
+
+Ensuite _Germinie Lacerteux_: c'est l'histoire d'une servante.
+
+MADAME VERNET
+
+Oh! non! pas de bonne. Ces gens-là savent-ils aimer?
+
+HENRI
+
+Voulez-vous _Madame Gervaisais_? Cela se passe à Rome.
+
+MADAME VERNET
+
+J'aime beaucoup les livres de voyage.
+
+HENRI
+
+_Soeur Philomène_. Il s'agit d'une Soeur d'hôpital.
+
+MADAME VERNET
+
+Est-ce qu'il y a des tableaux de la souffrance humaine? Oui? N'en
+parlons plus. Je me trouverais mal à chaque instant. Qu'est-ce que nous
+prendrons de Zola?
+
+HENRI
+
+Rien, à cause de votre odorat. Vous me demandez mon avis: je vous le
+donne.
+
+MADAME VERNET
+
+Mais il faut du Zola dans une bibliothèque de choix. Je suis une femme
+mariée. La délicatesse a des bornes. Ne dirait-on pas que vous me prenez
+pour une petite fille? Je vous assure qu'il m'est tombé, par hasard,
+sous les yeux, quelques passages de _Germinal_ et de _la Terre_, ceux
+qui ont fait le plus de bruit, et je ne les ai pas trouvés si «choses».
+Et puis, en souvenir des beautés de premier ordre, il ne faut pas se
+montrer sévère pour les taches. Allons, accordez-moi quelques volumes de
+Zola.
+
+HENRI
+
+Vous les aurez tous, chère femme de mon coeur.
+
+MADAME VERNET
+
+Ensuite.
+
+HENRI
+
+Tenons-nous-en là pour l'instant. Nous continuerons demain la revue.
+Nous remplirons encore quelques casiers avec ce qui reste d'écrivains en
+prose pour dames, et nous demanderons ensuite aux poètes s'ils n'ont pas
+en réserve quelques poésies de derrière les fagots, pour faire la bonne
+bouche.
+
+MADAME VERNET
+
+N'oubliez pas au moins qu'un rayon tout entier, capitonné de soie, est
+destiné à vos oeuvres futures, richement reliées.
+
+HENRI
+
+En peau de chagrin d'amour, avec des fers spéciaux, ceux que vous m'avez
+mis au coeur. C'est la grâce que je me souhaite. Allons déjeuner!
+
+
+
+
+XLI
+
+ÉGLISES
+
+
+Généralement, après déjeuner, nous visitons une église, toutes les
+églises que le bon Dieu a fait faire dans les environs. Nous lisons
+d'abord les inscriptions des croix. L'épitaphe d'un enfant nous excite à
+dire: «Pauvre petit!»; celle d'un vieillard, «qu'en somme il était en
+âge de mourir et qu'il n'a pas à se plaindre: la mort, en ce cas, est
+plus dure pour ceux qui restent que pour ceux qui partent!»
+
+Nous avons une manière brusque de retirer le pied quand nous marchons
+par mégarde sur une tombe, et, prudemment, nous écartons les hautes
+herbes des sentiers. Une poule noire dérangée s'envole avec un cri
+perçant: nous frémissons.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Ne croirait-on pas que c'est une âme?
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Elle ne montera pas haut dans le ciel: elle est trop noire.
+
+
+
+C'est la première plaisanterie d'une longue série. Nous plaisantons
+parce que nous avons vaguement peur. Nous entrons dans l'église en
+hésitant, comme on s'enfonce dans l'eau froide.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+On a beau n'être pas dévot: cela fait toujours quelque petite chose.
+
+
+
+Marguerite a trempé sa main dans l'eau bénite jusqu'au poignet et nous
+en offre. Incapable de refuser, j'essuie ma part avec mon mouchoir, et
+Monsieur Vernet, moins esprit fort, laisse égoutter la sienne au bout de
+ses doigts. Le premier sacrilège seul coûte. Cette insulte à l'eau
+divine non suivie d'une punition immédiate nous encourage: nous pouvons
+regarder l'église en amateurs, et nous serions hommes à remettre nos
+chapeaux si la fraîcheur ne nous semblait douce. L'église est nue et
+suintante, mais la chaire et son escalier sont d'un bois tellement vieux
+que Monsieur Vernet parle hardiment de style Renaissance. Il monte en
+tâtant la rampe, ouvre la porte de la chaire, égratigne les moulures,
+flaire les trous de mites, et n'oublie pas de crier:
+
+--«Mes chers frères!»
+
+--«Oh! Victor! Oh! mon oncle,» disent ensemble Madame Vernet et
+Marguerite, qui prient à genoux. Je n'en pense pas moins. Monsieur
+Vernet s'en tient là. L'éclat de sa voix l'a effrayé. L'église, personne
+blessée, a gémi de toute la sonorité de ses voûtes, et Monsieur Vernet
+descend, penaud, sa raillerie coupée en deux.
+
+Il regarde respectueusement des vitraux, des crosses, des agneaux frisés
+aux pattes croisées sous le menton. Ces dames achèvent leur prière. Je
+me promène de long en large, mon chapeau me battant les cuisses, et
+j'admire le catholicisme non comme religion, mais comme poésie. Je fais
+retentir aussi mes talons sur les dalles pour produire des «échos».
+
+Nous sortons. Marguerite est déjà à son poste, la main pleine d'eau
+bénite. Mais nous n'en avons pas besoin, puisque nous sortons. Nous
+écartons le buste avec un merci sec, et, sous le portail même, lestés
+d'une impression pénible, nous nous couvrons par un geste de défi. Notre
+impertinence se redresse comme une herbe foulée. Monsieur Vernet dit
+leur fait aux curés.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Il faut un peu de religion, mais pas trop. Je trouve ridicules les
+détails, les cérémonies. Je crois en Dieu, voilà tout, et au diable dans
+une certaine mesure.
+
+
+
+Marguerite cueille un coquelicot sur une tombe. Elle le mettrait à son
+corsage, si quelqu'un voulait parier avec elle n'importe quoi. Elle en
+arrache les feuilles écarlates et les fait claquer entre le pouce et
+l'index.
+
+De mon côté, par négligence ou bravade, je butte contre des mottes, je
+marche au bord des allées et j'écrase les pieds des morts.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+On respire.
+
+
+
+Il ferme la porte du cimetière.
+
+Autour du clocher, les corbeaux tracent leurs cercles, poussent leurs
+croassements, agacent le coq muet, comme pour le provoquer à donner de
+la voix.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Quand ils ne sont pas dedans, ils sont dessus.
+
+
+
+Il rit. Nous rions tous.
+
+
+
+
+XLII
+
+PROMENADES ET BEAUX SITES
+
+
+Il n'est rien de trop simple pour la simplicité de nos goûts. Nous nous
+arrêtons à chaque ferme afin de boire du lait. Marguerite seule, moins
+naturelle que nous, ose avouer que le lait lui fait mal au coeur.
+
+--«Votre pain est-il noir, ma brave femme?»
+
+--«Oh non, Monsieur, il est bien blanc, au contraire, aussi blanc que
+celui du boulanger.»
+
+Nous poussons un «Oh!» de désolation.
+
+La brave femme ne nous comprend pas. Elle ne nous comprend jamais. Elle
+nous offre des chaises, et il faut employer la force pour qu'elle nous
+permette de nous asseoir sur un banc de bois boîteux et poli comme un
+front d'enfant, tant il a râpé de culottes, qui le lui ont bien rendu.
+
+La brave femme demeure bouche bée, une chaise dans chaque main.
+
+--«Vous seriez pourtant mieux là-dessus, dit-elle: c'est de la paille
+toute neuve.»
+
+Je me lève:
+
+--«Écoutez, je vous en supplie, laissez-nous votre banc. Sinon, nous
+nous mettrons par terre, à la turque, ou en tailleurs. Nous ne sommes
+pas venus ici pour étrenner vos chaises: tenez-vous-le pour dit!»
+
+J'ajoute:
+
+--«Allons! donnez-nous votre pain blanc, puisque vous n'en avez pas de
+noir, et apportez-nous du lait!»
+
+--«C'est-il vrai que vous voulez du lait, mon petit monsieur?»
+
+--«Mais, ma brave femme, vous n'y êtes plus! Quand on entre dans une
+ferme, c'est pour boire du lait. Les fermes, ç'a été inventé pour que
+les gens qui sont à la promenade puissent y boire du lait, quand ils
+sont las et qu'il fait chaud.»
+
+--«Mais, mon petit monsieur, il n'en reste plus qu'une goutte pour
+mettre dans notre soupe ce soir. Les vaches ne sont pas tirées.»
+
+--«Tirez-les. Nous attendrons en mangeant une omelette!»
+
+--«Alors il faut que vous attendiez aussi que les poules aient pondu.
+J'ons vendu tous nos oeufs au marché, hier.»
+
+Je promène sur l'assistance un regard découragé.
+
+--«Ce n'est pas la peine de venir à la campagne pour faire comme dans
+les villes. Soit! Tordez-nous donc le cou à un lapin!»
+
+--«Un lapin? mais, mon bon Monsieur, j'ons point de lapins. Qu'est-ce
+que j'en ferions donc? Un lapin, ça mange comme une vache; et qué que ça
+se vend? Rien du tout.»
+
+--«À votre tour», dis-je à Madame Vernet, en me rasseyant.
+
+Elle s'y prend mieux que moi, car, pour obtenir de la brave femme
+quelque chose à manger, elle l'interroge sur ses travaux, ses habitudes,
+son mode d'existence, et complimente sa bonne mine, sa corpulence.
+
+--«Que vous devez sans aucun doute à l'air pur des champs!»
+
+--«Oh, ma chère petite dame (elle nous trouve tous petits), j'ai pas
+seulement le temps d'aller le respirer!»
+
+--«Vos enfants sont toujours dehors?»
+
+--«Dame! Quoi que j'en ferais donc à la maison, dans mes jambes?»
+
+--«Ils doivent être vigoureux et beaux?»
+
+--«Ils profitent: ce n'est pas parce que je suis leur mère, mais je vous
+garantis que, le dimanche, pour aller à la messe, ils sont tapés.»
+
+--«Vous en attendez encore un sous peu?» dit Monsieur Vernet en
+regardant le tablier de la brave femme, tandis que Marguerite émiette du
+pain aux poules.
+
+--«Pardon! mon bon monsieur, pas pour le moment. Je suis restée enflée
+comme ça de mon dernier!»
+
+«Et pis, dit-elle, quoi que ça sert de se dégonfler à chaque fois pour
+se regonfler à chaque fois? Je ne suis-t-y pas plus à mon aise en
+restant toujours la même?»
+
+Et elle se met à rire, agitant son ventre, secouant ses cottes blanches
+de farine.
+
+Monsieur Vernet longe les murs jaunis, inspecte l'intérieur d'une
+armoire à lit, des casseroles, des bues, se propose d'en acheter une
+pour sa cheminée, s'arrête devant les assiettes à fleurs rangées
+derrière des lattes de bois.
+
+--«Voulez-vous m'en vendre une, ma brave femme?»
+
+--«Une assiette! pour quoi faire? Seigneur Dieu!»
+
+--«Je la pendrai dans ma salle à manger, et, en la voyant, je penserai à
+vous. Combien?»
+
+--«Elles m'ont coûté à moi cinq sous, l'une dans l'autre!»
+
+--«En voilà vingt!» dit Monsieur Vernet.
+
+La brave femme se demande pourquoi on lui paie un franc tout entier une
+assiette achetée un quart de franc et dans laquelle elle a mangé.
+
+--«Mon bon monsieur, dit-elle, celle-là est cassée: prenez-en une
+autre!»
+
+Monsieur Vernet hausse les épaules. Nous sortons, mais nous reviendrons.
+Nous promettons toujours de revenir.
+
+--«Il n'y a pas d'embarras, dit la brave femme: revenez si vous voulez.»
+
+J'offre à Monsieur Vernet de porter l'objet d'art, l'assiette. Il fait
+des façons. J'insiste.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Alors, chacun à son tour.
+
+HENRI
+
+Soit. Mais rappelez-moi le mien: je suis capable de l'oublier.
+
+
+
+Bientôt, en effet, je n'y pense plus.
+
+
+
+
+XLIII
+
+FLIRTAGE EN PLEIN AIR
+
+
+Il y a moins de danger sur la route que dans ma chambre. Marguerite est
+là. Monsieur Vernet nous surveille. Nous ne flirtons qu'avec des clins
+d'yeux, des chuchotements, des pressions de bras ou des frôlements de
+hanches. Nous jouons «à celui qui courra le plus fort!» J'enlève
+prestement Madame Vernet quand je l'attrape, et je sens son corps peser
+sur moi. Elle court mal à cause de ses robes et de ses coudes, et plus
+on est près d'elle, moins elle court vite. Son ardeur décroît comme la
+distance qui nous sépare.
+
+Je l'assieds sur une borne, essoufflée; j'attends qu'elle ait repris
+vent et je lui tiens des propos qui sont pures bagatelles.
+
+
+
+HENRI
+
+Vous êtes une levrette, une plume, une ombre, et sous votre doux poids
+j'ai cru que j'allais mourir.
+
+MADAME VERNET
+
+Holà! que j'ai chaud! Vous me tuez.
+
+
+
+Les frisons de sa nuque sont collés par la sueur. Elle trempe ses pieds
+dans la fraîcheur de l'herbe. Elle fait des efforts de tête pour tirer
+son cou du col, lève les bras, remue les poignets afin de permettre à
+l'air d'entrer dans les manches, de se glisser jusqu'aux épaules, de se
+blottir aux aisselles.
+
+Nous nous amusons comme des enfants sous l'oeil amical de Monsieur
+Vernet. Je l'appellerais, à l'exemple de Marguerite, mon oncle, si je ne
+craignais de réveiller en lui le sanglier qui dort. Madame Vernet me
+prie de respecter au moins son mari, si je ne la respecte pas
+elle-même.
+
+Je prends Monsieur Vernet à part. Son assiette sous le bras, il épluche
+une baguette.
+
+
+
+HENRI
+
+Est-elle folâtre, Madame Vernet!
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Elle ne sera jamais plus jeune.
+
+HENRI
+
+Vous n'avez pas peur?
+
+MONSIEUR VERNET
+
+De qui? de quoi?
+
+HENRI
+
+Je ne sais pas, mais à votre place je ne serais pas trop, trop
+tranquille.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Parce que?
+
+HENRI
+
+Parce que si Madame Vernet est jeune, je le suis plus qu'elle encore.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+J'ai une absolue confiance en elle.
+
+HENRI
+
+Bien. Mais en moi?
+
+MONSIEUR VERNET
+
+En vous aussi.
+
+
+
+Il me regarde fixement, l'air grave et bon. Ce simple mot, si simple, me
+touche plus que je ne le voudrais. Je serre la main de Monsieur Vernet.
+
+
+
+HENRI
+
+Vous avez raison, mon cher Monsieur Vernet. Toutefois parlons d'une
+manière générale, sans faire de personnalité. Si cela arrivait!
+
+MONSIEUR VERNET
+
+J'espère que, d'abord, ma femme vous cracherait au visage.
+
+
+
+Il a dit cela d'une telle façon que je me détourne, comme pour éviter
+réellement un peu de salive. Je souris jaune.
+
+
+
+HENRI
+
+Bien entendu, Monsieur Vernet, il ne peut pas être question de moi.
+Encore une fois, nous ne faisons que des hypothèses, et, mettant les
+choses au pis, nous supposons, et tous deux ensemble, comme deux amis de
+collège ou de régiment, nous découvrons par hasard que votre femme vous
+trompe.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Alors, je vous fusillerais, dans le dos!
+
+
+
+Ainsi, j'ai beau me mettre de son côté, Monsieur Vernet me renvoie
+obstinément au camp ennemi. J'ai poussé trop loin dans son âme la
+perquisition. En l'interrogeant, j'ai peut-être tout avoué.
+
+Mais non, je badinais, n'est-il pas vrai? et je ris au point que mes
+dents claquent. C'est le frisson de la petite mort qui passe.
+
+Nous sommes sur une belle route blanche, en plein jour, en plein soleil,
+entre deux haies qui nous pénètrent de leurs émanations odorantes, et
+mon coeur bat, pris de panique, comme par une nuit noire peuplée de
+cauchemars.
+
+Ç'a été court.
+
+--«Cet Henri, crie Monsieur Vernet à sa femme, a des idées d'un
+biscornu!»
+
+Je ne le laisse pas achever, et, leurs mains à tous deux en paquet dans
+les miennes:
+
+--«Mes chers amis! finisse plutôt ma vie que notre bon accord!»
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Qu'est-ce que vous avez?
+
+HENRI
+
+Rien que la joie de vous avoir connue. Rien que du bonheur plein moi.
+
+
+
+Je suis heureux qu'un mendiant vienne au-devant de nous. Il a entendu
+mon appel. D'ordinaire, nous ne donnons jamais au mendiant de tout le
+monde. Ce n'est pas dans nos idées. Le rêve de Madame Vernet, par
+exemple, serait d'avoir un pauvre pour elle seule, qu'elle irait voir
+dans sa mansarde, au-dessus de beaucoup d'étages, un pauvre dont elle
+surveillerait la moralité, qui n'accepterait rien des autres, et que peu
+à peu elle ferait riche.
+
+--«Allons, dis-je, pour une fois!»
+
+Et je tire de ma poche le porte-monnaie de Monsieur et Madame Vernet,
+qui s'y trouve «justement».
+
+Nous rentrons à la maison, traînant nos pieds dans la poussière,
+contents de la journée, avec une lassitude, une faim, une soif de
+«chiens».
+
+
+
+
+XLIV
+
+LA PARTIE D'AGRÉMENT
+
+
+Nous sommes sur le bateau des Cruz imprégné, quoique lavé ce matin à
+grande eau, de la fade odeur des congres. Au fond du bateau, à l'endroit
+où sont d'ordinaire les mannes de cordes, nous avons serré des paniers
+de provisions. Monsieur Vernet nous a prévenus:
+
+--«C'est effrayant ce qu'on mange en pleine mer!»
+
+Le père Cruz assis à la barre et un de ses hommes debout sur l'avant
+nous regardent en dessous et se font des signes. Une gaîté turbulente
+nous anime, et, comme dit Cruz, chacun lance, à son tour, une rognure de
+chanson. Des marsouins tournent au loin leurs roues noires, et Cruz
+leur crie: «Cousin Jean! cousin Jean!» obstinément, pour les faire venir
+à bord.
+
+Mon père avait cinq cents moutons;
+ J'en étais la bergère!
+
+chante Monsieur Vernet d'une voix à effrayer les loups.
+
+Je suis moins communicatif. Madame Vernet m'inquiète. Elle a pâli,
+sourit hors de propos, tantôt bâille au vent, tantôt, les lèvres
+pincées, semble retenir de force un secret. Adroitement, elle prépare
+son public.
+
+--«Je sens que je vais peut-être avoir le mal de mer!» dit-elle.
+
+À ces mots, elle se retourne et vomit.
+
+--«Soutenez-lui la tête, dis-je à Monsieur Vernet!»
+
+--«Bah! dit-il, ça lui fait du bien.»
+
+ La premier' fois j' les mène aux champs,
+ Le loup m'en mangea quinze! lon laine, lon la!
+
+Les pêcheurs rient, sans oser rire, le menton dans leur tricot.
+
+Marguerite s'approche de Madame Vernet, lui murmure quelques mots de
+garde-malade, s'installe à côté d'elle, et leurs coeurs se soulèvent
+ensemble suivant un rythme lent.
+
+ Un beau monsieur vint à passer,
+ Me rendit la quinzaine! lon laine!
+
+chante M. Vernet.
+
+Je fais, couché sur le dos, la théorie du mal de mer, avec des phrases
+paresseuses, rampantes sur ma langue, coupées de silences, de soupirs et
+de sifflements qui soulagent:
+
+«Le mal entre par les yeux. Il faut regarder l'horizon. Quand on n'a pas
+mangé, on est moins facilement malade et on souffre plus. Quand on a
+mangé, le mal vient vite et s'en va de même. Il arrive qu'on ne l'a pas
+durant une longue traversée. Tel autre jour, c'est au port même qu'on
+l'a, par un temps calme.»
+
+--«Vous ne l'aurez pas aujourd'hui, me dit le pêcheur Cruz: vous avez
+bonne mine!»
+
+Mais, tout de suite, je fais pendant à ces dames, la tête secouée sur le
+bord du bateau, tandis que Monsieur Vernet enfle sa voix vengeresse:
+
+ Quand nous tondrons nos blancs moutons!
+ Vous en aurez la laine! lon laine, lon la!
+
+Il plaisante, infernal, nous remercie de donner aux poissons,
+d'économiser chez le pharmacien. D'un bord à l'autre, entre deux
+nausées, nous nous demandons de nos nouvelles, ces dames et moi.
+
+--«Ce n'est rien, cela va mieux: quand c'est fini!»
+
+--«Ça recommence!» dit Monsieur Vernet, qui interrompt nos condoléances,
+jouit de notre mal comme d'une haine satisfaite, et crie à tue-tête:
+
+ C' n'est pas la laine que je veux!
+ C'est votre coeur, ma belle! lon laine, lon la!
+
+Il s'arrête, tousse, crache, dit: «J'ai avalé de travers!», et prend ses
+dispositions à côté du pêcheur Cruz, le buste hors du bateau, la figure
+fouettée d'embrun au choc des lames, prêt à tomber, bon à noyer.
+
+C'est la débâcle des estomacs. Le bateau bondit, se cabre. D'un coup de
+barre, Cruz donne debout dans une vague qui retombe en pluie fine,
+mordante, acidulée et bénit notre agonie.
+
+Le bateau conduit à leur dernière demeure des moribonds ramassés çà et
+là. Nous roulons de bâbord à tribord nos têtes décolorées. Quand je
+heurte Madame Vernet:
+
+--«Pauvre amie!», lui dis-je.
+
+Elle me répond:
+
+--«Pauvre ami!»
+
+Et nous repartons, chacun en quête d'un coin de terre ferme.
+
+Le marin de Cruz, larguant une voile, meurtrit nos pieds; puis, sur
+notre invitation, tous les deux se mettent à manger, et il nous semble
+que c'est nous qu'on gave de nourriture, à coups de pilon dans la gorge,
+sur notre coeur, qui se gonfle, étouffe!
+
+--«Dites, Cruz, sommes-nous loin du port?»
+
+--«Dame! Monsieur Vernet, j'avons vent debout, j'avons pas vent
+arrière!»
+
+--«Mon brave Cruz, n'allons-nous pas bientôt rentrer?»
+
+--«Oh! si j'étions attaché au cul d'une vapeur, j'en aurions à peine
+pour une heure, ou le quart moins d'une heure!»
+
+--«Mon bon papa Cruz, serons-nous arrivés avant la nuit?»
+
+--«Mais, ma chère petite dame, bien sûr que oui, si j'avions pas le
+courant contre nous!»
+
+Renversant nos têtes lourdes, de métal, nous apercevons le phare et sa
+lanterne incendiée par le soleil couchant. Il est là, tout près, le
+phare! Il suffirait d'allonger le bras pour s'y cramponner. Mais la nuit
+vient. Le soleil disparu, le phare allume sa lanterne, et entre nous et
+lui la distance reste la même. Nous renonçons au port, et, nos maux un
+peu calmés, nous entrons dans une vie de songe. Une demi-nuit nous
+enveloppe. Les lueurs du falot illuminent la voile, et le bateau
+soulève, par gerbes, les fleurs de feu de la mer. On n'entend que le
+bruit du flot, ce bruit d'un tapis qu'on secoue, et le mâchement des
+deux marins, qui mangent encore, accroupis sur les paniers de provisions
+et les bouteilles. Les membres cotonneux, nous ne savons plus où nous
+allons. Il nous serait égal de mourir.
+
+--«J'en ons encore pour une heure!», dit parfois le pêcheur Cruz, et
+longtemps, un siècle après, il ajoute:
+
+--«Oui, je crois que dans une heure, une heure et demie, le port ne sera
+pas loin!»
+
+Qu'est-ce que cela nous fait? Qu'il nous laisse sommeiller, perdre
+conscience!
+
+J'ai un puits creusé dans le corps, et je me tiens, de toute ma force,
+immobile.
+
+J'ai rencontré, dans l'ombre des couvertures, la main de Madame Vernet
+et je la garde. Elle est toute petite, sans frémissement, comme morte.
+
+Bordée par bordée, Cruz avance tout de même. Sa voix lointaine nous
+renseigne.
+
+--«Un peu de plus, je vous jetais sur les rochers.»
+
+Il cherche à mettre en place les feux du port, qui doivent nous regarder
+comme des yeux de chat.
+
+Il faudra un treuil pour nous déposer à terre. Quand le bateau se cogne
+à la cale, c'est une grande surprise. Je veux aider Madame Vernet à se
+relever, mais cette main que je tenais est celle de Marguerite.
+
+Je m'en étonnerai plus tard. Nous prenons possession du sol comme des
+conquérants ivres.
+
+--«À une autre fois!»
+
+--«Oui, à une autre fois!»
+
+Car nous recommencerons. On a le droit de se distraire dans la vie.
+
+
+
+
+XLV
+
+IL FAUT EN FINIR, À LA FIN
+
+
+Toute tangante encore, comme un mouton qui a un ver dans la tête, Madame
+Vernet monte en peignoir à ma chambre.
+
+
+
+HENRI
+
+Avez-vous bien dormi?
+
+MADAME VERNET
+
+Monsieur Vernet n'a fait que gigoter, et je suis comme s'il m'avait
+battue.
+
+HENRI
+
+Le mal de mer réconcilierait les chairs les plus ennemies.
+
+
+
+Car nous nous disputons, amants véritables, pour bien nous prouver notre
+amour. Une fois, j'ai tiré la targette de la porte, et je n'ai ouvert
+qu'après trois appels coulés dans la serrure. Une autre fois, il m'a
+fallu lui demander longtemps:
+
+--«Qu'avez-vous? qu'avez-vous?»
+
+Elle ne me répondait pas, et regardait au loin par l'oeil-de-boeuf,
+sorte de statue de la Bouderie en négligé du matin.
+
+Nous nous devenons insupportables. Notre contrainte nous exaspère.
+Madame Vernet a assez joué à la muse. J'ai suffisamment apprécié
+l'excellence de son âme.
+
+--«D'abord, dis-je, moi je ne travaille plus!»
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Suis-je une femme frivole, et pensez-vous que cette situation ne me soit
+pas aussi pénible qu'à vous? Je vous aime, je vous l'ai avoué: je vous
+le redis.
+
+HENRI
+
+Prouvez-le-moi. Ne vous ai-je pas accordé un assez long sursis? Jusqu'à
+quand ferez-vous la fleur qui se referme quand on la touche? Est-ce
+pour donner plus de prix à vos faveurs que vous les économisez avec
+ladrerie? Vieux jeu, ça! Madame. La peur de perdre vous fait tricher.
+
+MADAME VERNET
+
+Ne commencez pas à mettre votre malice en calembours. Je vous ai dit: «À
+Paris», et je n'ai qu'une parole.
+
+Elle a raison. Elle ne peut pas tomber là, en fille, sur une chaise. La
+chute d'une femme comme elle exige des préparatifs, un cadre, plus de
+sécurité, la certitude que nous pourrons tranquillement réparer le
+désordre de notre toilette. Je m'entête pour la forme. Je lui montre une
+feuille de papier blanc sur ma table.
+
+HENRI
+
+Elle est là depuis huit jours. Ma plume me paraît lourde comme un
+instrument de travail, et vous m'avez mis dans un tel état d'énervement
+que j'ai perdu le goût des belles lectures.
+
+MADAME VERNET
+
+C'est ce qui me désespère. Dieu m'est témoin que je ferais à l'instant,
+s'il le fallait, si c'était une chose possible, le sacrifice de mon
+triste honneur pour vous sauver. Je vous le déclare sans rougir, je me
+livrerais sans hésiter, quand je vous vois ainsi désoeuvré, arrêté dans
+votre oeuvre par ma faute, et je cherche, oui, je voudrais trouver
+l'oreiller où pourront se poser nos deux têtes.
+
+
+
+L'oreiller où pourront se poser nos deux têtes!
+
+
+
+J'incline la mienne sur son épaule.
+
+--«Vous m'aimez-donc?»
+
+--«Pas comme tu crois!»
+
+Nous nous balançons, nous soutenant l'un l'autre, et, poursuivi, jusque
+dans mes expansions, par je ne sais quel esprit de cabotinage, je
+remarque dans un vieux morceau de miroir pendu à une planche l'effet de
+notre accouplement.
+
+J'ai la joue collée au cou puissant de Madame Vernet et le nez enfoui
+dans l'ouverture de son peignoir.
+
+--«Je vous crois, dis-je, et j'attendrai avec confiance; mais au moins
+donne-moi tes lèvres.»
+
+--«Tiens, tiens vite!» dit-elle, aux écoutes.
+
+C'est une religieuse qui embrasse son cousin, à travers une grille, dans
+un parloir.
+
+Toujours prudente, elle a entr'ouvert la porte. Je ne me presse pas, et
+je prends, j'aspire, ma poitrine dans la sienne, ce qu'elle m'abandonne
+de souffle humide.
+
+--«C'est ça, c'est ça que tu veux?»
+
+--«Tais-toi!» lui dis-je, les dents serrées.
+
+Nos lèvres se remêlent dans un baiser qui n'en finit plus, douloureux à
+force d'être long, amer parce qu'après il n'y aura rien, un baiser qui
+nous laisse trop le temps de penser à autre chose.
+
+Enfin le pas de Monsieur Vernet nous dérange: en hâte nous nous
+efforçons à l'insignifiance.
+
+
+
+
+XLVI
+
+PROPOSITION
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Bichette, as-tu fait la commission à Henri?
+
+MADAME VERNET
+
+Tiens, je n'y pensais plus.
+
+
+
+Ils sont embarrassés et se passent la parole l'un à l'autre.
+
+--«Dis, toi!»
+
+--«Dis plutôt, toi!»
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Mais nous allons être indiscrets.
+
+HENRI
+
+Je vous arrêterai à temps: allez toujours.
+
+MADAME VERNET
+
+Voilà: Marguerite désire prendre des leçons de natation, et comme il n'y
+a pas de moniteur ici, nous avons pensé à vous.
+
+HENRI
+
+Pour lui en faire venir un.
+
+MADAME VERNET
+
+Pour le remplacer.
+
+HENRI
+
+Pour être le professeur de nage de Mademoiselle Marguerite?
+
+MADAME VERNET
+
+Oui.
+
+HENRI
+
+Tiens!
+
+MADAME VERNET
+
+Vous voyez: cela vous ennuie.
+
+HENRI
+
+Pas du tout, mais je me demande si je serai à la hauteur de mes
+fonctions: j'apporterai la bonne volonté nécessaire.
+
+MADAME VERNET
+
+Elle n'abusera pas de vos instants.
+
+
+
+Je me gratte le menton:
+
+--«Et, dis-je, flanquant chacun de mes mots d'un point d'interrogation,
+vous ne trouvez pas que c'est un peu...?»
+
+Madame Vernet hoche la tête:
+
+--«Cela se fait: c'est reçu!»
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Quel mal y a-t-il?
+
+
+
+Ils me rassurent.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Le monde n'est pas méchant à ce point.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Je me moque du monde.
+
+
+
+Honteux de mes vilaines idées, de me montrer le plus immoral des trois,
+je m'écrie:
+
+--«Parfait: nous sommes chez nous. Que ceux qui ne sont pas
+contents»--«aillent le dire à Rome!» conclut Monsieur Vernet, qui
+souvent me prend, preste, mes expressions à même la bouche.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Sera-t-elle heureuse, cette chère Marguerite! J'ai toujours regretté de
+ne pas savoir nager. Si j'étais plus jeune vous auriez deux élèves. Mais
+il est trop tard, n'est-ce pas, Victor?
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Ce n'est pas que tu sois vieille, mais je t'accorde que cet exercice
+n'est plus de ton âge. Non que je le trouve inconvenant; mais
+franchement, c'est moins l'affaire d'une femme mariée que d'un homme
+comme moi, par exemple, et, mon cher ami, quand vous aurez un petit
+moment, une minute, après la leçon de Marguerite... Oh! sur le dos
+seulement. Le reste me connaît.
+
+HENRI
+
+Entendu, cher Monsieur Vernet. Mes bras vous seront ouverts.
+
+MADAME VERNET
+
+Je vous regarderai, moi.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Cela vaudra mieux. Qu'en pensez-vous, Henri?
+
+HENRI
+
+En effet, quoique, après tout...
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Je méprise autant que vous l'opinion des autres; mais il y a des bornes.
+
+HENRI
+
+Vous avez raison.
+
+
+
+Déjà, comme professeur, je vante ce que j'enseigne. Il est des
+passerelles vermoulues. On peut tomber au milieu d'une rivière. Que
+faire?
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Si quelqu'un se noie sous nos yeux...
+
+HENRI
+
+Il faut le laisser se noyer, Monsieur Vernet. N'allons pas si vite.
+Votre bon coeur vous emporte. Ne tentez jamais la mort.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+C'est vrai. Quand commençons-nous?
+
+HENRI
+
+Demain, si vous voulez.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+C'est dit. J'appelle Marguerite pour lui annoncer la bonne nouvelle. À
+propos, est-il besoin de quelque appareil?
+
+HENRI
+
+Non, j'opère seul, sans outil, les manches simplement relevées. Tout le
+monde peut voir: rien dans les mains, rien dans les pieds. N'achetez
+qu'une ceinture pour Marguerite, vous savez, une ceinture de
+gymnastique, avec un anneau, une boucle où je puisse mettre mon doigt.
+
+
+
+
+XLVII
+
+LES IDÉES DE MADEMOISELLE MARGUERITE
+
+
+Elle est singulière. Elle ne fait pas de mots. Elle n'a pas une théorie
+à elle sur l'homme, l'amour et le mariage. Elle joue, et, si je pose, ne
+s'en aperçoit pas. Nous parlons de son couvent, des chères soeurs, de
+ses amies, et nous nous adressons mutuellement des questions de
+géographie et d'histoire. Il m'est impossible d'en obtenir une
+confidence graveleuse, dont elle me chatouillerait le creux de l'oreille
+comme avec une plume. Elle ne cache rien. Elle ignore. Je tâche de
+connaître sa pensée de derrière les reins: elle n'en a pas. C'est
+surprenant! Elle sort du couvent et n'est point corrompue jusqu'aux
+moelles. Elle a lu sans les comprendre les inscriptions des cabinets;
+elle a passé entre les mignarderies perverses des petites amies et les
+sensuelles chatteries des soeurs, candide, toute fraîche. Voilà qui me
+déroute.
+
+Je m'acharne en confesseur.
+
+--«Qu'est-ce que vous faisiez au couvent?»
+
+Elle recommence avec volubilité:
+
+--«On se levait, on priait, on mangeait. On repriait, on faisait la
+classe, on cousait, on jouait, on se couchait.»
+
+--«C'est tout?»
+
+--«Oui, êtes-vous drôle?»
+
+Je regarde au fond de ses yeux, penché au bord de leur eau claire.
+
+--«Qu'est-ce que vous avez à me fixer ainsi comme ça? Vous voulez jouer
+à celui qui fera baisser les yeux de l'autre?»
+
+Nous nous obstinons. J'en ai mal aux prunelles. Elle veut avoir le
+dernier regard. J'ai affaire à une rouée vicieuse, qui déjà, peut-être,
+connaît l'homme. Elle n'en a pas peur, et j'ai du bleu au bras autant
+qu'une femme de lettres à ses mollets. Car nous luttons pour nous
+reposer de nos causeries instructives.
+
+Le combat s'engage par de petites tapes vite lancées, aussitôt rendues.
+Les coups de poing suivent, enfin l'empoignement. Elle me donne de la
+tête en plein estomac. Je mets la main sur mon coeur, j'aspire une
+bouffée d'air, et je dis: «Fameux!»
+
+Dans les entr'actes, nous faisons rouler nos biceps; puis on se reprend,
+front contre front, les poignets tenaillés, les jambes nouées. Si je la
+soulève comme un plomb, elle mord.
+
+--«Ah! dis-je en m'asseyant par terre, quand vous aurez un mari, ça
+tapera dur.»
+
+--«J'en veux un fort!» dit-elle.
+
+--«Fort et gros, un percheron: de quelle couleur? brun, naturellement!»
+
+--«Non, plutôt noir, avec de la barbe!»
+
+--«Vous n'aimez pas les rouges?»
+
+--«On dit qu'ils sentent mauvais!»
+
+--«Merci!»
+
+--«De rien. Encore une partie: voulez-vous?»
+
+--«Encore une!» dis-je résigné.
+
+Et pareils à des béliers furieux qui cossent, nous nous chassons d'un
+bout du jardin à l'autre, frappant du pied le sable qui crie, poussant
+des clameurs, grinçant des dents, sauvages.
+
+Monsieur et Madame Vernet font des paris. Celle-ci intervient.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Tu assommes Monsieur Henri!
+
+HENRI
+
+Laissez-la.
+
+MADAME VERNET
+
+Jouez donc, enfants que vous êtes, jouez à perdre haleine.
+
+
+
+À vigoureux coups de genoux, Marguerite me fait faire le tour du jardin.
+Je me crois au cirque. Je baisse et redresse brusquement la tête, en
+cheval savant, et je mets les deux pieds sur les plates-bandes.
+
+Ensuite, il faut sauter à la corde, exécuter des doubles, fournir du
+vinaigre. Enfin Marguerite se rend. Elle se couche sur le ventre, dans
+l'herbe, le souffle haletant et bat la mesure du bout de ses bottines, à
+petits coups, de plus en plus espacés, jusqu'à ce que le pied retombe
+mollement pour ne plus se relever.
+
+Sa lourde natte de cheveux s'immobilise comme un reptile qui digère et
+s'endort.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Quelle gamine!
+
+MADAME VERNET
+
+O jeunesse!
+
+HENRI
+
+Quelle forte fille!
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Et rieuse!
+
+MADAME VERNET
+
+Et pas méchante!
+
+HENRI
+
+Et bonne!
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Et aimante!
+
+
+
+Nous défilons le chapelet aux perles blanches.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Toutefois, je ne la crois pas des plus intelligentes.
+
+HENRI
+
+Et ne trouvez-vous pas, vous, Madame Vernet, qui la peignez, qu'elle a
+dans ses cheveux... une odeur?
+
+MADAME VERNET
+
+En outre elle est trop grasse. Hier soir je suis entrée dans sa chambre:
+la petite dormait, les poings fermés, la bouche en ballon. J'ai relevé
+le drap: elle a au ventre et aux cuisses des plis de chair qui font
+peur.
+
+HENRI
+
+À son âge! quel malheur!
+
+MADAME VERNET
+
+Elle deviendra grosse.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Énorme!
+
+HENRI
+
+Difforme!
+
+
+
+Nous défilons le chapelet aux grains noirs.
+
+
+
+
+XLVIII
+
+PREMIÈRE SÉANCE
+
+
+Aujourd'hui, premier tripotage de Mademoiselle Marguerite, jeune fille
+de bonne famille, par Monsieur Henri, homme de lettres. Des deux, c'est
+moi le moins hardi.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Il faut que ce soit vous pour qu'on vous confie un tel lys.
+
+
+
+Par quel bout vais-je la prendre?
+
+La petite plage a son aspect accoutumé.
+
+Le phtisique sur son pliant se tourne mélancolique et pâle vers le
+soleil, et déjà les Vilard se font des gracieusetés dans l'eau. Au pied
+des cabines, c'est un campement de messieurs qui se sèchent dans leurs
+peignoirs, ou de dames qui travaillent, et après chaque point de
+tapisserie regardent le ciel. Mais un mouvement d'attention se produit:
+il va se passer quelque chose.
+
+
+
+HENRI
+
+Êtes-vous prête?
+
+MARGUERITE
+
+Voilà! voilà!
+
+
+
+Sa ceinture de gymnastique lui serre les reins. Elle saute hors de sa
+cabine en faisant piaffe, me donne un bout de doigt que je saisis au vol
+comme un écuyer, et nous nous élançons vers la mer.
+
+--«Tiens! tiens!»
+
+Quel étonnement!
+
+Nous aimantons les regards. Marguerite jette, à la sensation de l'eau
+froide, quelques ruades qui font valoir sa jeune croupe, frappent en
+plein dans la surprise de tous, emportent le morceau.
+
+--«Du calme! lui dis-je, s'il vous plaît.»
+
+Mais elle me tire, m'entraîne, m'éclabousse. Je suffoque, car j'ai
+l'habitude, au bain, de craindre l'eau comme le feu, de prendre mes
+précautions avec la vague, de me livrer à elle portion par portion. Je
+m'y assieds ainsi que dans un fauteuil, en me relevant deux ou trois
+fois comme si je l'essayais. Quand «j'en ai au ventre», je m'arrête.
+C'est le passage difficile. J'imite, de la bouche, le bruit d'un pot qui
+bout. Il me semble qu'on me coupe en deux avec un fil à beurre glacé, ou
+que je change de chemise dans la rue, au mois de décembre, les bras
+levés, enfilant des manches de neige.
+
+D'un coup Marguerite a changé ma méthode. Nous barbotons, et je me
+cramponne à elle pour la soutenir.
+
+--«N'ayez pas peur!» lui dis-je.
+
+Elle n'a pas besoin d'être rassurée, et, battant l'air à tour de bras,
+elle fait un tapage de phoque en récréation.
+
+--«Mademoiselle! permettez!»
+
+Docile enfin, elle me tourne le dos. Je passe un doigt sous la boucle de
+sa ceinture, et je promène mon élève sur le flot, en lui donnant des
+explications.
+
+--«Levez le menton. Creusez les reins. Les pieds ensemble! Doucement les
+mains!»
+
+Elle fait ce qu'elle peut, se dépêche, avale de l'eau salée, crache et
+me déséquilibre à coups de talon dans les jambes.
+
+Le phtisique a approché son pliant près du bord. Je pense qu'on rit sur
+la plage de moi surtout, de ma maladresse de professeur. J'ai envie de
+laisser Marguerite couler au fond et de m'en aller nager au loin.
+Vraiment, malgré mes explications et sa bonne volonté, elle exécute les
+mouvements de travers. Je lui donne des claques sur ses mollets, ses
+épaules, sur tout ce qui ressort.
+
+--«Mademoiselle, ne vous mettez donc pas en chien de fusil!»
+
+Tantôt elle se dresse et prend pied; tantôt sa tête retombe, et je la
+lui soutiens en creusant ma main sous son menton. Elle tourne dans la
+ceinture trop large. Ça ne va pas du tout. Je voudrais être à cent pieds
+sous mer! J'ai contracté un engagement qu'il me faudra tenir. Cette
+nuit, sur mon lit, je préparerai mon cours, en faisant avancer et
+reculer ma couverture de voyage, roulée dans sa courroie.
+
+--«Mademoiselle, vous vous fatiguez. Assez pour cette fois. Allez
+vous-en!»
+
+--«À mon tour!» me crie Monsieur Vernet, qui attendait assis sur les
+galets.
+
+--«Ah! mais non! ah! mais non! Demain, un autre jour!»
+
+Je fais le sourd, m'étire, et je m'éloigne du côté du large, coupant la
+lame rageusement, avec un grand bruit dans les oreilles pareil à un
+éclat de rire.
+
+
+
+
+XLIX
+
+COURS COMPLET
+
+
+La leçon de Marguerite est le spectacle du matin. Les baigneurs ne
+manquent pas d'y assister. Ils jugent des poses. Je ne suis point
+mécontent: Marguerite progresse, et, il faudrait être de mauvaise foi
+pour le contester, je connais mieux mon affaire. Mes études dans ma
+mansarde, mes exercices de cabinet donnent un excellent résultat, et je
+suis en possession de mes moyens. Afin de me consacrer entièrement à
+l'instruction de Marguerite, j'ai écarté Monsieur Vernet, en le
+soutenant mal, en lui faisant boire une gorgée d'eau, en lui montrant,
+par un tremblement factice de tout mon corps, qu'il était de trop et
+que, s'il s'obstinait, je mourrais à la peine.
+
+Au contraire, j'ai dit à Marguerite:
+
+--«Je veux vous soigner et faire quelque chose de vous.»
+
+--«Oh! dit-elle, apprenez-moi bien à nager!»
+
+Je n'éprouve plus, à la manier, la gêne du premier jour. Mes mains vont,
+viennent librement. Moins de paroles! Des exemples.
+
+Je ne dis pas:
+
+--«Faites marcher les jambes!»
+
+Mais, d'une main, la tenant fortement par la boucle, de l'autre je
+prends un de ses pieds, je l'amène jusqu'à la cuisse et le renvoie avec
+vigueur. Je le lâche lorsque le mouvement est exécuté d'une manière
+satisfaisante, et je dirige l'autre jambe. Je surveille aussi avec une
+attention continue le jeu des bras. J'ai remarqué qu'en l'aidant par le
+menton, j'affectais douloureusement les muscles de son cou. Ce sera
+désormais sous la poitrine même que je plaquerai solidement ma main.
+
+--«Appuyez-vous ferme!» lui dis-je.
+
+Et elle s'appuie, confiante, écrase entre mes doigts ses seins
+délicats.
+
+Après l'exercice sur le ventre, l'exercice sur le dos. C'est notre
+succès. En quelques séances, nous sommes parvenus à nous étonner.
+
+--«Bombez la poitrine!»
+
+Je n'ai plus le ton rogue, la mine ennuyée. Mes paroles se sont ouatées.
+On ne prend pas les jeunes filles avec du vinaigre. Une main sous ses
+hanches, l'autre sous ses épaules, je l'installe commodément sur la
+vague.
+
+--«Vous me tenez, au moins?»
+
+--«Je vous tiens. Bombez, bombez!»
+
+Et je ne la tiens plus. Elle flotte seule, légèrement prise d'effroi, et
+me regarde avec de bons gros yeux doux qui implorent, le souffle mesuré
+selon mes ordres.
+
+Je m'éloigne un peu et je fais signe à Monsieur et Madame Vernet:
+
+--«Mon oeuvre!»
+
+Ils sourient:
+
+--«Voilà du merveilleux!»
+
+Mais ce n'est pas tout. Je saisis avec précautions dans mes mains les
+pieds de Marguerite, et je les pousse, évitant les heurts, les crêtes de
+vague. Elle navigue comme un radeau, comme sur des roulettes et ferme
+les yeux sous un rayon de soleil. Nous nous promenons ainsi le long du
+rivage. Nous excitons l'admiration, l'envie, et je suis persuadé
+qu'autour de nous on se retient pour ne pas applaudir.
+
+Dès que Marguerite s'oublie et se creuse:
+
+--«Bombez! ou je lâche tout!»
+
+Elle se cambre d'épouvante, la tête enfoncée, la ligne de flottaison aux
+coins des yeux et des lèvres, les seins et le ventre à fleur d'eau.
+
+Si elle était plus pâle, si ses cheveux se dénouaient, si ses mains ne
+flattaient pas la vague près de sa hanche, comme le dos d'un animal
+qu'on sait méchant, j'aurais l'air de ramener Virginie morte à ses
+parents.
+
+Moi, je ne pense pas à mal. Et elle?
+
+Du bout des ongles, je fais «guili, guili,» à la plante de ses pieds.
+Aussitôt elle m'échappe, agite les bras, veut s'accrocher à quelque
+chose, et disparaît.
+
+Quand je l'ai relevée et qu'elle a rendu avec effort toute l'eau bue:
+
+--«Je ne veux pas que vous me fassiez des chatouilles», crie-t-elle.
+
+--«Chut! dis-je, taisez-vous!»
+
+Mais frémissante, comme une vierge de chapelle qui s'animerait tout à
+coup sous la piqûre d'une araignée, par son attitude elle redouble ma
+confusion.
+
+
+
+
+L
+
+EN SOURDINE
+
+
+--«Hum!»
+
+C'est, sur la butte, Madame Vernet qui doute. Lasse, Marguerite est
+allée se coucher. Je dis avec chaleur combien je suis fier de son
+application et de son travail. Monsieur Vernet fait les dix pas, et
+fume. Sa cigarette scintille dans l'ombre, éclaire ses moustaches, son
+nez.
+
+
+
+HENRI
+
+Voilà une réticence significative. Ce «hum!» m'en fait deviner long.
+Trouveriez-vous mon enseignement médiocre?
+
+MADAME VERNET
+
+Je ne dis pas cela.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Alors qu'est-ce que tu dis? Depuis quelques jours tu fais ta mystérieuse
+tête de bois. Pourquoi?
+
+MADAME VERNET
+
+Ne suis-je pas un peu la mère de Marguerite, mon ami?
+
+MONSIEUR VERNET
+
+D'accord. Ensuite? Te déplaît-il maintenant qu'Henri lui donne des
+leçons de nage? N'avions-nous pas réglé cette question d'une façon
+définitive sous le double rapport de l'hygiène et des convenances?
+
+MADAME VERNET
+
+Sans doute, et, bien que j'entende, moi, femme dont l'oreille est plus
+fine que la vôtre, des mots à double sens, malicieux, ce n'est pas cela
+qui m'inquiète, et je ferais volontiers fi des médisances si Marguerite
+ne prenait ces leçons,--je puis, je voudrais me tromper, mes chers
+amis,--avec un peu trop d'ardeur.
+
+Nous ne répliquons rien, intrigués. Madame Vernet continue. Elle a
+produit son effet et laisse tomber sa phrase comme avec un
+compte-paroles.
+
+MADAME VERNET
+
+Encore une fois, il est possible que je voie mal, que ma sollicitude
+trouble ma clairvoyance; mais j'ai noté dans ma chère nièce un
+changement, un je ne sais quoi de nouveau qui m'alarme, et j'ai voulu en
+causer avec vous amicalement, avec toi, Victor, qui es un homme de bon
+sens, avec Monsieur Henri, qui n'est pas un fat.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Bah! tu rêves. Laissons cela!
+
+HENRI
+
+Parlons-en au contraire: c'est grave. Alors, vous croyez, chère
+Madame?...
+
+MADAME VERNET
+
+Je n'en suis qu'aux faibles indices. Je ne veux rien affirmer. Je désire
+seulement que des précautions soient prises s'il vous paraît qu'il y a
+péril. Raisonnons, cherchons ensemble.
+
+
+
+Nous nous asseyons à côté d'elle, sur le banc, sérieux. Madame Vernet
+poursuit l'information, et sa voix tremble. Elle affecte une grande
+liberté d'esprit, tâche de discuter sans prévention, et se montre à
+propos optimiste.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Je ne parle pas du plaisir qu'elle éprouve à sa gymnastique de chaque
+matin, c'est naturel. Mais quand nous allons à la pêche aux crevettes,
+n'est-elle pas toujours près de Monsieur Henri? Elle le suit de rocher
+en rocher, de mare en mare. C'est au point qu'elle promène son filet à
+l'endroit même où Monsieur Henri a déjà fait passer le sien. Cependant
+elle est sûre de n'y trouver aucune crevette, puisque Monsieur Henri les
+a toutes prises.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Possible.
+
+HENRI
+
+N'ai point observé ça.
+
+MADAME VERNET
+
+Monsieur Henri, vous êtes dans votre rôle de jeune homme: on n'a rien à
+vous dire. Mais quand nous cherchons des coquillages, c'est plus
+frappant. Vous vous traînez côte à côte, genou à genou. Vos deux fronts
+se touchent. Avez-vous assez de coquilles, elle n'en veut plus. Si vous
+en ramassez, elle se remet à quatre pattes. Comment expliquez-vous cela?
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Par sa naïveté.
+
+HENRI
+
+Moi aussi.
+
+MADAME VERNET
+
+Donnez-vous la peine de voir ce qui est aveuglant. Si vous dites des
+vers, elle ouvre la bouche, fascinée, le temps que ça dure. Elle en est
+laide, la pauvre petite. Ne s'est-elle pas permis de déclarer qu'elle
+les aimait? À seize ans! Quand vous partez et que raisonnablement elle
+ne peut pas vous suivre, sa figure se décolore, comme si d'une passe
+magnétique vous lui aviez enlevé son teint de fille rouge qui a un coup
+de sang, qui a des habitudes d'ivrognerie. Je ris, tant c'est bête!
+
+HENRI
+
+Vous me confondez, bonnement.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+C'est drôle!
+
+MADAME VERNET
+
+J'achève. Répondez-moi, sincères! À chaque instant, je suis obligée de
+l'appeler, de courir après elle, pour compter le linge, m'aider au
+ménage. Marguerite devient stupide. Un détail encore! Hier, à déjeuner,
+je vous ai donné un coup de serviette sur la tête en vous disant:
+«Faites donc couper votre barbe! vous êtes horrible à voir!»--«Je ne
+trouve pas!» a dit Marguerite sournoisement, le nez dans son assiette.
+L'avez-vous entendue? Mes bras en sont tombés.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Un mot! Ou ce que tu nous racontes est faux, et tu chantes, ou c'est
+vrai, et dans ce cas, qu'importe? Henri est un honnête homme.
+
+MADAME VERNET
+
+Il ne s'agit pas de Monsieur Henri. Il n'est pas en danger. Il a ce
+qu'il faut pour se défendre. Il ne m'a pas chargé de le surveiller, et
+il pourrait me faire sentir poliment mon indiscrétion. Je ne songe qu'à
+cette petite Marguerite, qui sans s'en douter, la pauvre! s'est
+peut-être je le crains! hélas! irrémédiablement compromise.
+
+
+
+Monsieur Vernet s'épanouit au clair de lune. Une idée lui est venue dont
+il nous fait part:
+
+--«Si Marguerite est compromise, nous les marierons. Mon gaillard,
+répondez!»
+
+Je m'en garde, et me dandine gauchement.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Victor, on ne peut pas parler gravement avec toi.
+
+
+
+Elle s'appuie du coude au banc, boudeuse.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Pour l'âge et la taille, ils iront. Je les vois descendant les marches
+de Saint-Augustin. Marguerite a de la fortune pour deux.
+
+MADAME VERNET
+
+Heureusement Monsieur Henri a de la fierté.
+
+
+
+Elle vibre comme en communication avec une pile et se tourne de mon
+côté, afin que je reçoive l'éloge en plein visage.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+N'apporterait-il pas son talent, son avenir?
+
+MADAME VERNET
+
+Si tu crois qu'il faut à Monsieur Henri une femme de ce genre!
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Elle en vaut une autre.
+
+MADAME VERNET
+
+Est-ce qu'elle le comprendrait? Comme corps, c'est un paquet; comme
+intelligence, tranchons le mot, c'est une bûche.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Je te trouve sévère; mais il est certain que si tu la déprécies, tu en
+dégoûteras Henri.
+
+
+
+Je me balance toujours en ricanant, et j'attends que quelqu'un de bonne
+volonté me souffle une réponse, dépité parce que je dois refuser le
+gâteau qu'on m'offre.
+
+--«Venez à mon secours!» dis-je à Madame Vernet.
+
+--«Véritablement, dit-elle à Monsieur Vernet, vous me stupéfiez par
+votre légèreté. Vous jetez votre nièce dans les bras de Monsieur, et
+j'en rougis pour vous. Je m'étonne que vous osiez employer ce procédé
+devant moi.»
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Ne te fâche pas. On ne peut plus rire?
+
+
+
+Madame Vernet, qui s'était levée dans son indignation, se rassied, et,
+les mains jointes:
+
+--«Pauvre petite Marguerite!» dit-elle avec un commencement de sanglot.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Est-ce qu'elle va pleurer? Mais, Blanche, tu sais que je ne veux pas te
+contrarier.
+
+
+
+Il lui prend les mains. Elle les retire, se tord les bras et se renverse
+en arrière.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Ce n'est rien: ne perdons pas la tête, ne perdons pas la tête!
+
+
+
+Il la perd, car on dirait d'une femme qui se trouve mal qu'elle se
+meurt.
+
+Comme c'est «ma première crise», je me demande ce qu'il faut éprouver.
+
+--«Voulez-vous que j'aille chercher de l'eau?» dis-je.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Restez plutôt. Empêchez-la de se briser contre les murs. Je crois
+qu'elle a un flacon dans son sac de voyage.
+
+
+
+Il nous laisse.
+
+Madame Vernet enfonce ses ongles dans son corsage pour le délivrer,
+mettre à l'air sa poitrine, que la dyspnée enserre. J'écarte ses bras,
+qui se referment, et je l'appelle haut: «Madame! Madame!» et bas: «Ma
+chérie!»
+
+--«Je vous en supplie, dit-elle, bien que vous soyez libre et que je
+n'aie aucun droit sur vous, montrez-vous plus retenu, plus réservé, plus
+froid avec Marguerite!»
+
+
+
+HENRI
+
+Je voulais détourner les soupçons.
+
+MADAME VERNET
+
+Non, non. Vous allez trop loin.
+
+
+
+Comme je me penche sur elle pour mieux entendre:
+
+--«Vous aurez votre récompense!»
+
+Monsieur Vernet apporte le flacon.
+
+
+
+MADAME VERNET
+
+Inutile--pas besoin--rentrons!
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Il faudra l'emporter.
+
+MADAME VERNET
+
+Je marcherai seule, la main sur ton épaule, mon ami.
+
+
+
+Elle essaie de se dresser et retombe de nouveau, sanglotant à petit
+bruit.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Il faut absolument l'emporter: le moindre effort l'achèverait.
+
+HENRI
+
+Je suis de votre avis.
+
+
+
+Il la soulève par les épaules. Je prends les pieds, et je ramène, par
+pudeur, la robe jusqu'aux chevilles.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Doucement.
+
+HENRI
+
+Soyez tranquille.
+
+
+
+En cane, presque assis, le premier, je descends l'escalier à reculons,
+avec un temps d'arrêt à chaque marche. Monsieur Vernet vient ensuite, et
+de ses bras robustes supporte le précieux fardeau. Nous n'allons pas
+vite, mais nous maintenons le corps en pente, les pieds plus bas que la
+tête. C'est l'essentiel. Madame Vernet pleure faiblement, continûment.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Prenez garde.
+
+HENRI
+
+N'ayez pas de crainte.
+
+
+
+Pour monter à la chambre, nous changeons de position. À son tour,
+Monsieur Vernet marche à reculons. Il fait nuit, mais les tournants de
+l'escalier nous sont connus. Enfin nous arrivons sur le palier. La lune
+nous éclaire maintenant. Monsieur Vernet remplace une de ses mains par
+un genou, ouvre la porte, et nous déposons Madame Vernet sur le lit.
+Elle pleure toujours et se laisse faire.
+
+
+
+HENRI
+
+Faut-il allumer une bougie?
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Pourquoi?
+
+
+
+Il a raison: la lune entre par les deux fenêtres à flots lumineux, et
+blanchit nos visages.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Aidez-moi.
+
+
+
+Il défait le corsage. Je délace les bottines. Au corset, M. Vernet
+s'embrouille et le coupe.
+
+
+
+HENRI
+
+Faites attention.
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Il n'y a pas de danger.
+
+
+
+Je glisse les bottines sous le lit.
+
+--«Couchons-la ainsi,» dit Monsieur Vernet, pris d'une hésitation
+soudaine.
+
+Tandis qu'il soulève Madame Vernet, je tire la couverture.
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Elle dort déjà.
+
+
+
+En effet, Madame Vernet a les yeux fermés, mais des larmes luisantes
+filtrent au bord des paupières.
+
+
+
+HENRI
+
+Et vous, qu'allez-vous faire?
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Je ne veux pas la déranger: je passerai la nuit dans ce fauteuil.
+
+
+
+Harassé, «tout patraque au moral et au physique», il s'y laisse tomber.
+
+
+
+HENRI
+
+Voulez-vous que je veille avec vous?
+
+MONSIEUR VERNET
+
+À quoi bon? c'est fini. Allez-vous coucher.
+
+
+
+Je jette un dernier coup d'oeil, et, à pas de loup, marchant sur les
+rayons de lune comme sur la queue d'une robe de mariée, je ferme les
+rideaux des fenêtres, puis, dans l'ombre:
+
+--«Bonne nuit, Monsieur Vernet!»
+
+
+
+MONSIEUR VERNET
+
+Bonne nuit, Henri, et merci.
+
+HENRI
+
+Oh! de rien.
+
+
+
+
+LI
+
+DERNIÈRE SÉANCE
+
+
+J'ai promis d'être froid. Je fais de grands efforts quand nous entrons
+au bain. Je m'éloigne de Marguerite, le corps en arc, pour lui donner la
+main, et nos bras tendus forment pont. Dès qu'elle caracole de droite et
+de gauche, je l'apaise d'une pression de doigts. Je connais mon élève
+dans les coins. Avec quelques défauts, c'est une belle fille, et,
+comparée à la sienne, mon académie est bien vulgaire. Elle pose ses
+pieds nus sur les galets sans pousser de petits cris. Elle n'a pas le
+cou-de-pied fort, mais la mobilité des doigts me divertit. Ils lui
+obéissent. Elle les ouvre, les ferme, lève celui-ci et tient les autres
+baissés, prend un caillou au fond de l'eau et le rejette sur le rivage,
+en un mot, les fait manoeuvrer comme des doigts de main. C'est très
+curieux.
+
+Elle offre d'autres particularités. Mon toucher, dans ses promenades,
+découvre des choses! Je m'instruis en palpant.
+
+Comme le costume de Marguerite se divise en deux, ma main se glisse
+entre la veste et le pantalon. Des vertèbres ressortent dont je sens les
+nodosités.
+
+--«Mais creusez donc les reins!» lui dis-je.
+
+Elle me répond, la bouche pleine d'eau:
+
+--«Peux pas plus!»
+
+Je pèse sur l'épine, vainement. Sa colonne vertébrale est ainsi. Avec un
+plaisir qui se renouvelle, je constate, chaque matin, la présence de ces
+«éminences osseuses», dirait un anatomiste.
+
+Je retourne Marguerite sur le dos. Autre surprise! De son ventre
+s'échappent des espèces de borborygmes voulus. Je veux dire que ces
+grondements se produisent à mon commandement, pour mon plaisir.
+
+--«Comment faites-vous?»
+
+--«Sais pas!» dit-elle.
+
+--«Faites voir encore.»
+
+--«Voilà!»
+
+Et par un simple mouvement des hanches, elle déplace en elle comme une
+masse d'eau roulante, dont les sonorités vibrent à mon oreille collée
+sur l'eau, agréables, presque musicales.
+
+--«Mademoiselle, je réclame le jeu du coude.»
+
+Il consiste à ployer le bras, indifféremment, du côté de la saignée et
+en sens inverse. La charnière est mobile en dedans et en dehors. Cette
+dislocation m'impressionne, et je crie:
+
+--«Assez! assez!»
+
+comme les gens nerveux qui voient faire du trapèze volant dans un
+cirque.
+
+La vague est méchante ce matin. Marguerite se serre contre moi. Le flot
+l'affole comme si on lui donnait le fouet avec une serviette mouillée.
+Elle sursaute, et des mains s'accroche à mes épaules. Il me faut la
+renverser sur l'eau et l'y maintenir, penché sur elle, haletant, la
+cuisse sous ses reins. La séparation du costume est abolie. C'est sa
+chair que je sens adhérente à la mienne, et nos membres nus se
+croisent.
+
+Ce que fait ma main, je ne le sais plus! À l'approche d'une vague, je
+porte Marguerite dans mes bras, et la vague nous roule.
+
+Des goëmons, des herbes jaunes, des débris, des bavures de mer flottent
+autour de nous. J'éprouve une joie à compromettre une vierge! L'homme
+quelconque qui la possédera plus tard, croyant être le premier, ne
+viendra qu'après moi. Il aura le reste, si peu, que s'il savait quelle a
+été ma part, il ne voudrait plus de la sienne. J'étreins une belle fille
+élastique et tendre, et flambant, en sueur, je redoute une congestion
+cérébrale.
+
+--«Vous allez vous noyer!» crie Madame Vernet, qui prend un bain de
+sable. La plage s'émeut. Mes yeux brouillés, piqués de sel, la voient
+confusément s'agiter. Il me semble en outre que nous sommes au milieu
+d'un orage de vagues électriques, phosphorescentes. Elles moutonnent,
+s'entrechoquent, se brisent en claquant, et nous jettent dans les
+oreilles, dans la gorge, leurs éclaboussures écoeurantes. L'une d'elles,
+l'écume en avant, chien furieux qui montre ses dents, fond sur nous.
+C'est exaspérant ce corps-à-corps. Les curieux ont formé cercle et
+attendent un naufrage. Monsieur et Madame Vilard se réchauffent sous un
+même peignoir et nous suivent d'un regard de langueur. Enfin titubant,
+comme empêtré d'ouate, j'entraîne Marguerite, et nous nous sauvons à
+notre cabine.
+
+Contigus, nos deux compartiments communiquent par le haut. Grelottant de
+fièvre plus que de froid, les dents chantantes, je veux, à la force des
+poignets, me hisser pour voir. Mais mon front dépasse à peine les
+planches de séparation que Marguerite crie:
+
+--«Ne me regardez pas, vous savez, vous!»
+
+Encore! Quelle petite bête! Je saute sur le plancher, j'ouvre violemment
+la porte, et avec un balai de varech, je rassemble soigneusement, en
+tas, le gravier épars dans ma cabine, et je le pousse dehors, sans hâte,
+très calme, tout à ce que je fais. J'espère donner le change.
+
+Rhabillés, nous nous couchons sur le sable. Le spectacle est terminé.
+C'est l'instant où les costumes tordus pleurent toutes les larmes de
+leurs corps. Des mains jonglent, jouent aux osselets avec des pierres
+polies. Les corps s'imprègnent de soleil et de paresse. Tout à l'heure,
+le sang aux yeux, je voyais rouge. Ces gens dansaient frénétiques, en
+rut. Les voilà au repos, et je goûte une tranquillité profonde.
+
+J'ai mes crises comme vous, Madame Vernet, mais j'en viens à bout. C'est
+fini, ne vous fâchez pas.
+
+Ne vous fâchez pas, Marguerite. La tentation a été forte. Je me suis cru
+en partie fine, dans une baignoire. Mais vous avez de la chance: je suis
+un brave garçon.
+
+Ne vous fâchez pas non plus, Monsieur Vernet: je respecte tout ce qui
+vous est cher. De quelque côté que j'aille, il y a danger. J'aime
+beaucoup votre femme et votre nièce, mais mon bras paralysé refuse
+d'atteindre au bonheur. Je fais un rêve, et je me dis: «Cette fois, ce
+n'est pas un rêve!» et toujours c'en est un.
+
+On déserte la plage; des clefs grincent dans les serrures rouillées; des
+gens qui souffrent disent: «J'ai faim! le bain creuse», et s'en vont à
+pas lents, emportent leur appétit, objet fragile, et tremblent qu'il
+n'échappe.
+
+Nous revenons à la maison, par le petit mur qui endigue la plage; je
+marche derrière mes amis et je porte les ombrelles. La chevelure de
+Marguerite est répandue sur ses épaules, si épaisse qu'elle ne cesse pas
+d'être mouillée durant la saison. Il s'en dégage une odeur
+indéfinissable, un peu de flaque de rocher qui s'évapore au soleil, et
+même un peu de boue. Je soupèse les tresses légèrement gluantes, et,
+quand Madame Vernet se retourne, je mets ma main dans ma poche ou
+derrière mon dos avec la rapidité d'un pick-pocket surpris et qu'on
+offense.
+
+
+
+
+LII
+
+LE DEMI-VIOL
+
+
+La bêtise est faite. En cinq minutes j'ai stérilisé les efforts patients
+de plusieurs mois; ma place était en ciment: Monsieur Vernet, de son
+aveu, ne pouvait plus se passer de moi; j'ornais l'esprit de Madame
+Vernet comme un jardin anglais, et son coeur était plus rempli qu'un
+colombier de roucoulements; Marguerite m'amusait: j'ai cassé le joujou.
+On va me gronder, éclater, et je courberai bas ma tête.
+
+Comment ai-je fait mon compte? Ma faute m'humilie comme une faute de
+style; je me trouve imbécile, grossièrement attrapé.
+
+C'est le jour des Régates, la grande fête de Talléhou. Les mortiers ont
+tonné. Les marins sortent de l'armoire d'extraordinaires chapeaux hauts
+de forme, qu'ils portent aux premières communions, aux mariages, et
+parfois le dimanche quand la pêche de la semaine a été bonne. Les
+vieilles femmes ont des journaux neufs pour se garantir du soleil. Les
+mâts agitent leurs drapeaux. On va lancer à la mer le canot de
+sauvetage. Le brigadier de la douane mettra en joue le fusil
+porte-amarre. Des courses auront lieu de nageurs, de voiliers, de
+canards, en sac, à dos d'âne. Des gymnasiarques feront le soleil et des
+tas de résine également espacés sur la jetée, attendent que la nuit
+vienne. Talléhou fait briller ses maisons blanchies par le sel de mer.
+
+Nous avons invité à déjeuner les pêcheurs Cruz. La femme ne touche à
+rien. Le mari mange sans s'arrêter. Il a mis sa serviette par terre.
+
+--«Mais c'est pour vous!»
+
+--«Jamais je m'en sers et je veux pas la salir!»
+
+--«Tais-toi, grand niais!» lui dit sa femme.
+
+Elle a enfoncé la corne de la sienne dans sa gorge, et, le bout des
+doigts sur la table, elle se tient raide comme une chaise, le nez
+remuant, les yeux en têtes d'épingle. Cruz taille au creux de son pain
+de petits cubes de mie qu'il trempe dans sa sauce, et qu'il y tourne
+longuement, entêté au nettoyage de son assiette.
+
+--«Finis donc, mal éduqué!» lui dit sa femme. Elle sait que dans le
+grand monde on ne vide pas son verre et qu'il faut laisser de la viande
+après les os.
+
+Quand on veut changer l'assiette de Cruz, il proteste, et la plaque sur
+son estomac.
+
+--«Non, non. Elle est point sale. Ça vous donnerait de l'embernerie!»
+
+--«Qu'est-ce que ça te fait? lui dit sa femme: c'est pas toi qui les
+laveras!»
+
+Elle donne la sienne sans regret et essuie avec son tablier celle qu'on
+lui rend.
+
+Cruz dépose une pincée de sel sur la nappe, l'écrase par habitude, bien
+que ce soit du sel fin, et passe dessus, comme des langues, une à une,
+ses feuilles de salade.
+
+--«Guettez, guettez le salaud!» dit sa femme, qui tâche de piquer un
+morceau de beurre avec sa fourchette.
+
+--«Il faut que je vous en envoie une rognure», dit Cruz en se levant.
+
+--«Vas-tu t'asseoir, effronté!» crie sa femme.
+
+Mais lui, qu'incline de droite et de gauche le poids de la nourriture et
+du vin:
+
+--«Tu chanteras la tienne après!»
+
+Il commence d'une voix endormie, les yeux baissés, bat la mesure du
+pied, du coude, avec son couteau, triste, triste, et s'arrête, démâté,
+vent debout, perdu au milieu des mots, en plein air, mais têtu.
+
+--«Allons préparer les lanternes», dis-je à Marguerite.
+
+On nous a chargés de ce soin. Au bout de l'escalier, je lui donne la
+main, ainsi qu'à une fiancée. Elle entre dans ma mansarde. Elle n'y est
+jamais venue, ouvre mes livres, s'assied à ma table et trouve qu'elle ne
+pourrait pas écrire «droit» avec un pareil porte-plume. Le mauvais cidre
+me porte à la tête. Je vais accomplir, en inconscient, quelque chose de
+malpropre et de banal. Je ne prononce pas une parole. Marguerite ne
+recule pas. Sans l'effarement de ses yeux, le feu de ses joues, je la
+croirais indifférente. Elle me rend mes baisers par politesse peut-être
+ou par peur. Elle obéit et subit. Elle m'embrasse, comme au bain elle
+arrondissait les bras, à mon ordre. Ce n'est d'abord pour elle que la
+continuation de mes attouchements. Je glissais ma main dans l'ouverture
+de son costume, et voilà que je la porte sur le lit, la couche, la
+dévêts. Elle ne sait pas; je vous dis qu'elle ne sait pas! Elle attend
+et tremble un peu. Pourquoi ai-je commencé?
+
+Quel est cet appétit de chair qui m'a pris soudain et qui s'en va avant
+d'être satisfait? Que de fois, quand j'errais, les pieds fatigués, sur
+les trottoirs, indécis, le sang chaud, accroché à des filles comme à des
+buissons, il m'est arrivé d'en prendre une sans examen, par coup de
+tête, et de le regretter aussitôt! Je la suivais, parce que je n'osais
+pas retourner en arrière, sous les regards de tous, et, monté, je serais
+parti tout de suite, si elle avait voulu me rendre mon argent.
+
+Pauvre Marguerite! nous sommes lugubres. Semblable à une bête sacrifiée,
+elle me regarde avec une expression d'étonnement navrante. Elle n'est
+plus la forte fille des empoignements athlétiques, des courses
+désordonnées. Elle est un tout petit enfant que je brutalise.
+
+Au début, la douleur la fait crier:
+
+--«Que j'ai mal! que j'ai mal!»
+
+J'appuie deux doigts sur sa bouche. Je ne pensais pas qu'elle pût
+souffrir réellement, et je me rappelais des viols de littérature dont
+les victimes s'aperçoivent à peine. Quelques-unes disent: «Maman!» et
+c'est tout.
+
+Le lit se trouve près de la fenêtre. En levant la tête, je vois le
+jardin. Monsieur et Madame Vernet sont accoudés à la barrière et font
+avec le maire des projets d'illuminations.
+
+Marguerite pousse un cri si inattendu que je n'ai pas le temps de le
+rabattre avec la main, comme on ferme sur un oiseau la porte d'une cage.
+
+--«Tu souffres donc?»
+
+Elle est pâle à m'épouvanter. Oh! la résistance de cette chair tendre!
+J'ai honte de mon inexpérience, comme un interne qui fait sa première
+opération sur un corps vivant, avec des outils qui ne coupent pas.
+
+--«Je n'en peux plus! crie Marguerite. Vous voulez donc me tuer?»
+
+Elle ne me repousse pas, mais se crispe, se tord.
+
+C'est trop, je me rends aussi, moi, je me retire. Entendez-vous?
+lâchement, je me retire!
+
+Les gros yeux doux de Marguerite me remercient. J'ai près d'elle
+l'embarras d'un domestique qui a laissé tomber un bibelot de saxe et
+oublie de le ramasser.
+
+La chère petite n'est pas brisée.
+
+--«Souffres-tu encore?»
+
+--«Oh non!»
+
+--«Tu ne m'aimes donc pas?»
+
+--«Oh si!»
+
+--«Voudras-tu être ma femme?»
+
+Il est un peu tard pour lui parler de mon amour, «après», en lui
+préparant un verre d'eau sucrée.
+
+On entend la voix de Monsieur Vernet:
+
+--«Et ces lampions!»
+
+Tandis que j'en arrange:
+
+--«Ce doit être mal, ce que nous avons fait là!» me dit Marguerite,
+comme l'autre.
+
+--«Non, on ne fait rien de mal avec son mari. Seulement, ne le raconte à
+personne!»
+
+--«À personne, jamais, c'est juré!»
+
+--«Essuie tes yeux, vite.»
+
+Car, tout de même, nous pleurons. Je pleure avec elle, comme avec
+l'autre. Mon coeur de pique-assiette s'emplit et se vide ainsi que les
+gobelets des fontaines publiques.
+
+
+
+
+LIII
+
+ANIMAL TRISTE
+
+
+Le bateau glisse sous l'impulsion régulière de ma godille, loin du bruit
+de la fête. Un pêcheur qui vient de poser ses claies pour la nuit me
+crie:
+
+--«Dépassez pas les balises! y a du courant. Vous pourriez point
+revenir!»
+
+Les bouées blanches ou noires tirent sur leurs chaînes qui grincent. Au
+bout d'une balise, un cormoran endormi digère.
+
+Qu'est-ce que j'aurais de mieux à faire?
+
+Gagner le large? me perdre?
+
+Combien de temps Marguerite se taira-t-elle? Si elle parle, quel
+scandale! Sans doute, elle ne peut plus appartenir qu'à moi. Je suppose
+que Monsieur Vernet dise:
+
+--«C'est un garçon un peu pressé!»
+
+Madame Vernet dira:
+
+--«C'est un misérable!»
+
+Donne-t-on sa nièce à un misérable qu'on aime peut-être? Enfin je ne me
+sens pas du tout mariable. Des transes couleur de rouille s'amoncellent
+en mon esprit et j'appréhende l'orage. Je frôle des rochers qui portent
+des noms redoutables. Depuis l'éternité qu'ils sont là, chacune de leur
+pointe a peut-être troué un ventre de barque. Parfois un choc me
+déséquilibre, jette ma godille à l'eau. Je mouille mon front, mes
+tempes, et mon envie se passe de m'égarer sur la mer. J'ai l'oeil sur
+les balises, prêt à virer de bord.
+
+Des mouettes effarouchées s'éparpillent dans l'air comme des papiers.
+
+Je fais des projets et m'arrête à celui dont la banalité me garantit la
+réussite. Mon bateau, plus léger, retourne au port. Je fouille du plat
+de ma godille l'eau résistante. Un peu étourdi par le balancement, je me
+récite des vers, et, n'ayant rien de bon à me dire, je demande à mes
+poètes préférés de penser et de parler pour moi.
+
+La vague s'amincit, le bateau oscille à peine. Mon coeur, un instant
+soulevé de dégoût, retombe et se repose.
+
+
+
+
+LIV
+
+LE DÉPART
+
+
+Montrant ma fausse dépêche, j'ai dit à Madame Vernet:
+
+--«Peut-être reviendrai-je dans deux ou trois jours. En tout cas, à
+Paris!»
+
+Et à Marguerite:
+
+--«Attends-moi! silence!»
+
+Mes amis me reconduisent à la gare. Seul, Monsieur Vernet a gardé sa
+présence d'esprit. Il s'occupe de ma malle et prodigue les
+recommandations pour le trajet.
+
+--«Je prends les devants!» dit-il.
+
+Silencieusement, nous longeons le port. Parfois un soupir s'exhale. Je
+regarde obliquement les choses que je quitte, les barques bercées, les
+bouées flottantes, le ressac de la mer, les vieux marins assis autour du
+bateau de sauvetage et dont les yeux continuellement secrètent la
+chassie. À la gare, Monsieur Vernet me remet un billet de première. Je
+veux chercher dans ma poche.
+
+--«Laissez, je vous prie!»
+
+--«Oh! Monsieur Vernet!»
+
+--«Vous me remercierez en nous revenant le plus tôt possible!»
+
+Il ajoute, comme je serre le billet entre les feuillets d'un calepin:
+
+--«Moi, je fixe toujours le mien à mon chapeau. Je n'en ai jamais perdu,
+et c'est plus commode pour le contrôleur. Ah! j'oubliais votre
+bulletin!»
+
+Il va et vient à grands pas, donne des avis, interpelle, s'agite sans
+parvenir à nous communiquer son entrain. Nous sommes arrivés trop tôt,
+et, comme chacun tient à garder ses pensées pour soi, il nous faut lire
+les affiches, les arrêtés, nous promener devant le petit jardin de la
+gare, fleuri de réséda.
+
+Enfin le mécanicien dit:
+
+--«Je vais chercher le cheval!»
+
+Le cheval vient joyeux, siffle bruyamment, fait sous lui, dans ses
+roues, une fumée blanche qui monte et l'enveloppe.
+
+--«Vous avez le temps!» dit un employé.
+
+Des paniers de congres se rangent encore dans le wagon de marchandises,
+et de petites corbeilles d'osier, berceaux minuscules où des homards,
+des brèmes, des poissons délicats dorment sur un lit de fenouil frais.
+
+Une femme accourt et fait des signes. C'est toujours la même chose donc?
+Plus le chef de gare attend, plus les expéditeurs se font attendre, et
+le meilleur moment est le dernier.
+
+Ils n'en finiront pas. Je voudrais un arrachement brusque. On me
+tiraille avec des précautions superflues et des reprises douloureuses
+une épine enfoncée profondément.
+
+Je monte, pour prendre un coin, dans mon compartiment de première,
+enclos, à l'économie, entre deux de secondes.
+
+--«Pressez pas!» dit l'employé.
+
+Ah! je m'attellerais au wagon!
+
+--«Marguerite voudrait embrasser son professeur», me dit Monsieur
+Vernet.
+
+--«Je n'osais pas le demander!» dis-je en descendant. Marguerite me
+rend mon baiser sur les deux joues, en camarade, en fiancée tranquille.
+
+--«Il faut que je vous embrasse aussi, Monsieur Vernet!»
+
+--«Roublard! pour embrasser ma femme ensuite! Blanche, laisse-toi
+faire!»
+
+--«M'aimes?» murmure-t-elle si bas que je devine le mot à peine distinct
+de son haleine, et je souffle entre mes dents:
+
+--«Oui!»
+
+--«Messieurs les voyageurs, en voiture!» crie l'employé, qui donne toute
+sa voix en notre honneur.
+
+Par la portière, que Monsieur Vernet tient à fermer lui-même, nous
+échangeons de longs regards. Marguerite est rose, Madame Vernet un peu
+pâle. Monsieur Vernet, avec une amabilité inlassable, me répète que
+j'arriverai à Paris à minuit et quart, et me blâme de n'avoir pas
+emporté un petit pain.
+
+Des souhaits pour le voyage, des serrements de mains et ces regards si
+longs! si doux! puis un sifflement, un ébranlement, une agitation de
+têtes et de mouchoirs: une immense tristesse!
+
+
+
+
+LV
+
+ADIEU!
+
+
+Installé, les jambes allongées, le coude dans l'embrasse, tandis qu'au
+passage du train les pommiers courent, des poulains s'effarent, des
+perdrix s'envolent, moi je me sauve!
+
+Il était temps. Le désastre aurait éclaté. Entre deux excitants
+également imprenables, je perdais la tête.
+
+Mes amis m'ont donné ce qu'ils avaient de meilleur en eux. Ils sont bons
+maintenant à mettre dans des mémoires. Afin que Marguerite m'oublie, on
+lui achètera un poney, propre à la selle. Le premier amour d'une jeune
+fille se passe en exercice, et le dernier d'une femme mûre en paroles.
+Madame Vernet sera sage, et dira:
+
+--«Je remercie le hasard, qui me l'avait envoyé et me le reprend. Notre
+brève aventure se termine bien; une femme honnête n'en rougirait pas. Je
+souffrais des nerfs, de la sensibilité: ils se calment... Je connais au
+fond de moi un coin rafraîchissant où je pourrai me retirer loin de mon
+mari, quand j'aurai besoin d'être seule. Il faut des souvenirs à une
+femme qui vieillit. J'en ai fait ces temps-ci provision. J'ai été tentée
+de me mettre au café, et je vois que je me contenterai d'un canard.»
+
+Ainsi songera Madame Vernet dans une buée de mélancolie. C'est Monsieur
+Vernet qui me regrettera le plus, à cause de l'argent qu'il m'a prêté.
+
+Comme c'est bon d'avoir la conscience à peu près nette! Car enfin
+j'aurais pu mal agir, déchirer jusqu'au coeur ceux que je n'ai
+qu'égratignés. J'entends alors Monsieur Vernet:
+
+--«Vous êtes l'amant de ma femme et vous êtes l'amant de ma nièce!»
+
+Je sens sa lourde main sur mon épaule.
+
+Oh! je me forme petit à petit.
+
+L'humeur et le pays parcouru changent. Chacun des ressauts du wagon
+casse un des fils qui me retenaient là-bas; celui-ci me mettait en
+communication avec l'amour gris-tendre de Madame Vernet, celui-là avec
+l'innocent éveil de coeur de Marguerite, cet autre avec les bons repas,
+la table, le lit hospitaliers.
+
+Tous se brisent. Les bouts s'accrochent à mon âme, et je pourrais la
+secouer comme un tablier de couturière.
+
+Mes chers amis, une dernière fois merci et adieu! Il ne me reste plus
+qu'à me coller au dos cette étiquette trouvée dans le _Journal des
+Goncourt_:
+
+«À céder un parasite qui a déjà servi.»
+
+
+
+Paris.--Typ. Chamerot et Renouard, 19, rue des Saints-Pères.--28107.
+
+
+
+DU MÊME AUTEUR
+
+Les Roses, poésies................ (_épuisé_)
+
+Crime de Village, nouvelles....... (_épuisé_)
+
+Sourires pincés, 1 vol.............. 3 fr.
+
+_En préparation_:
+
+Oeuf de poule.
+
+Le Fendeur de cheveux.
+
+Poil de Carotte.
+
+
+
+
+
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+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ÉCORNIFLEUR ***
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+ The Project Gutenberg eBook of L'Écornifleur, par Jules Renard.
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+<pre>
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+The Project Gutenberg EBook of L'écornifleur, by Jules Renard
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: L'écornifleur
+
+Author: Jules Renard
+
+Release Date: December 27, 2006 [EBook #20199]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ÉCORNIFLEUR ***
+
+
+
+
+Produced by Pierre Lacaze, Suzanne Lybarger, Chuck Greif and the
+Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available by the
+Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
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+
+<h1>JULES RENARD</h1>
+
+<p style="font-size: 400%;" class="center">L'&Eacute;cornifleur</p>
+
+<p class="center"><img src="images/001.jpg" alt="image" /></p>
+<p>&nbsp;</p>
+
+
+<p class="center">PARIS</p>
+<p class="center">PAUL OLLENDORFF, &Eacute;DITEUR</p>
+<p class="center">28 <i>bis</i>, RUE DE RICHELIEU, 28 <i>bis</i></p>
+<p class="center">&mdash;</p>
+<p class="center">1892</p>
+<p class="center">Tous droits r&eacute;serv&eacute;s.<br /> <br /><br /><i>Il a &eacute;t&eacute; tir&eacute; &agrave; part dix exemplaires sur papier
+de Hollande num&eacute;rot&eacute;s &agrave; la presse</i> (1 &agrave; 10)</p>
+<p class="center">Tous droits de reproduction et de traduction r&eacute;serv&eacute;s pour tous les
+pays, y compris la Su&egrave;de et la Norw&egrave;ge.</p>
+
+<p class="center">S'adresser, pour traiter, &agrave; M. <span class="smcap">Paul Ollendorff</span>, &eacute;diteur, 28 <i>bis</i>, rue
+de Richelieu, Paris.</p>
+
+<hr style="width: 65%;" />
+
+<h3><a name="toc" id="toc"></a><b>TABLE DES MATI&Egrave;RES</b></h3>
+<table summary="toc" cellpadding="0" cellspacing="0">
+<tr><td align="right">I.</td><td><a href="#I">&mdash;Monsieur Vernet </a></td></tr>
+<tr><td align="right">II.</td><td><a href="#II">&mdash;De la prudence! </a></td></tr>
+<tr><td align="right">III.</td><td><a href="#III">&mdash;Bouton par bouton </a></td></tr>
+<tr><td align="right">IV.</td><td><a href="#IV">&mdash;Encore un homme de lettres </a></td></tr>
+<tr><td align="right">V.</td><td><a href="#V">&mdash;Entr&eacute;e </a></td></tr>
+<tr><td align="right">VI.</td><td><a href="#VI">&mdash;Madame Vernet </a></td></tr>
+<tr><td align="right">VII.</td><td><a href="#VII">&mdash;Sympt&ocirc;mes </a></td></tr>
+<tr><td align="right">VIII.</td><td><a href="#VIII">&mdash;D&eacute;viation </a></td></tr>
+<tr><td align="right">IX.</td><td><a href="#IX">&mdash;C'est bon! c'est bon! </a></td></tr>
+<tr><td align="right">X.</td><td><a href="#X">&mdash;Mis&egrave;re de mis&egrave;re! </a></td></tr>
+<tr><td align="right">XI.</td><td><a href="#XI">&mdash;Mes confr&egrave;res </a></td></tr>
+<tr><td align="right">XII.</td><td><a href="#XII">&mdash;Je dis quelque chose </a></td></tr>
+<tr><td align="right">XIII.</td><td><a href="#XIII">&mdash;Coups de sonde </a></td></tr>
+<tr><td align="right">XIV.</td><td><a href="#XIV">&mdash;Cosmographie </a></td></tr>
+<tr><td align="right">XV.</td><td><a href="#XV">&mdash;Je trouve un engagement s&eacute;rieux </a></td></tr>
+<tr><td align="right">XVI.</td><td><a href="#XVI">&mdash;En voyage </a></td></tr>
+<tr><td align="right">XVII.</td><td><a href="#XVII">&mdash;C'est la mer! </a></td></tr>
+<tr><td align="right">XVIII.</td><td><a href="#XVIII">&mdash;Jamais au niveau de la mer </a></td></tr>
+<tr><td align="right">XIX.</td><td><a href="#XIX">&mdash;Civilit&eacute;s </a></td></tr>
+<tr><td align="right">XX.</td><td><a href="#XX">&mdash;&Agrave; fond de cale </a></td></tr>
+<tr><td align="right">XXI.</td><td><a href="#XXI">&mdash;Importunit&eacute;s </a></td></tr>
+<tr><td align="right">XXII.</td><td><a href="#XXII">&mdash;La derni&egrave;re station </a></td></tr>
+<tr><td align="right">XXIII.</td><td><a href="#XXIII">&mdash;Insomnie </a></td></tr>
+<tr><td align="right">XXIV.</td><td><a href="#XXIV">&mdash;Le bobo </a></td></tr>
+<tr><td align="right">XXV.</td><td><a href="#XXV">&mdash;Sc&egrave;ne </a></td></tr>
+<tr><td align="right">XXVI.</td><td><a href="#XXVI">&mdash;Je reste </a></td></tr>
+<tr><td align="right">XXVII.</td><td><a href="#XXVII">&mdash;Je rends des services </a></td></tr>
+<tr><td align="right">XXVIII.</td><td><a href="#XXVIII">&mdash;&Agrave; table! &Agrave; table! </a></td></tr>
+<tr><td align="right">XXIX.</td><td><a href="#XXIX">&mdash;Mademoiselle Marguerite </a></td></tr>
+<tr><td align="right">XXX.</td><td><a href="#XXX">&mdash;Programme </a></td></tr>
+<tr><td align="right">XXXI.</td><td><a href="#XXXI">&mdash;Atomes crochus </a></td></tr>
+<tr><td align="right">XXXII.</td><td><a href="#XXXII">&mdash;Th&eacute;ories </a></td></tr>
+<tr><td align="right">XXXIII.</td><td><a href="#XXXIII">&mdash;Le navet </a></td></tr>
+<tr><td align="right">XXXIV.</td><td><a href="#XXXIV">&mdash;Le baiser </a></td></tr>
+<tr><td align="right">XXXV.</td><td><a href="#XXXV">&mdash;Prise d'habitude </a></td></tr>
+<tr><td align="right">XXXVI.</td><td><a href="#XXXVI">&mdash;&Eacute;crire! </a></td></tr>
+<tr><td align="right">XXXVII.</td><td><a href="#XXXVII">&mdash;La plage </a></td></tr>
+<tr><td align="right">XXXVIII.</td><td><a href="#XXXVIII">&mdash;Points de vue </a></td></tr>
+<tr><td align="right">XXXIX.</td><td><a href="#XXXIX">&mdash;Pas de g&acirc;chage! </a></td></tr>
+<tr><td align="right">XL.</td><td><a href="#XL">&mdash;Directeur de conscience litt&eacute;raire </a></td></tr>
+<tr><td align="right">XLI.</td><td><a href="#XLI">&mdash;&Eacute;glises </a></td></tr>
+<tr><td align="right">XLII.</td><td><a href="#XLII">&mdash;Promenades et beaux sites </a></td></tr>
+<tr><td align="right">XLIII.</td><td><a href="#XLIII">&mdash;Flirtage en plein air </a></td></tr>
+<tr><td align="right">XLIV.</td><td><a href="#XLIV">&mdash;La partie d'agr&eacute;ment </a></td></tr>
+<tr><td align="right">XLV.</td><td><a href="#XLV">&mdash;Il faut en finir, &agrave; la fin </a></td></tr>
+<tr><td align="right">XLVI.</td><td><a href="#XLVI">&mdash;Proposition </a></td></tr>
+<tr><td align="right">XLVII.</td><td><a href="#XLVII">&mdash;Les id&eacute;es de Mademoiselle Marguerite </a></td></tr>
+<tr><td align="right">XLVIII.</td><td><a href="#XLVIII">&mdash;Premi&egrave;re s&eacute;ance </a></td></tr>
+<tr><td align="right">XLIX.</td><td><a href="#XLIX">&mdash;Cours complet </a></td></tr>
+<tr><td align="right">L.</td><td><a href="#L">&mdash;En sourdine </a></td></tr>
+<tr><td align="right">LI.</td><td><a href="#LI">&mdash;Derni&egrave;re s&eacute;ance </a></td></tr>
+<tr><td align="right">LII.</td><td><a href="#LII">&mdash;Le demi-viol </a></td></tr>
+<tr><td align="right">LIII.</td><td><a href="#LIII">&mdash;Animal triste </a></td></tr>
+<tr><td align="right">LIV.</td><td><a href="#LIV">&mdash;Le d&eacute;part </a></td></tr>
+<tr><td align="right">LV.</td><td><a href="#LV">&mdash;Adieu! </a></td></tr>
+</table>
+
+<hr style="width: 65%;" />
+
+<h1>&nbsp;</h1>
+<h2>&Agrave; MARINETTE</h2>
+<h1>&nbsp;</h1>
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2>L'&Eacute;CORNIFLEUR</h2>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="I" id="I"></a><a href="#toc">I</a></h2>
+
+<h4>MONSIEUR VERNET</h4>
+
+
+<p>C'est un homme de quarante ans, un peu raide et lourd, convenablement
+v&ecirc;tu. On sent qu'il n'a pas lui-m&ecirc;me soin de sa personne, qu'il ne
+s'habille pas seul. Madame Vernet le boutonne, l'&eacute;pingle, le peigne.
+Rarement un jour se passe sans que la raie, droite et pure, se d&eacute;fasse,
+et que la cravate remonte. Mais Monsieur Vernet est incapable de
+&laquo;revenir sur sa toilette&raquo;, et il semble, pour cette raison, plus
+distingu&eacute; le matin que le soir.</p>
+
+<p>Le peu qu'il montre de ses yeux est d'un bleu tendre. Ses paupi&egrave;res
+pesantes jouent mal, constamment presque ferm&eacute;es. Il est oblig&eacute; de
+lever la t&ecirc;te, de la pencher en arri&egrave;re, comme les gens qui regardent
+par-dessous leurs lunettes. Je le dis sans malice, la forme de ces yeux
+rappelle quelque chose de d&eacute;j&agrave; observ&eacute; aux yeux des porcs.</p>
+
+<p>En omnibus, Monsieur Vernet se met de pr&eacute;f&eacute;rence au fond et regarde les
+derri&egrave;res des chevaux lourdement secou&eacute;s. &laquo;Le pav&eacute; de Paris use les
+meilleures b&ecirc;tes.&raquo; Suivant les recommandations du pr&eacute;fet de police,
+Monsieur Vernet ne descend pas de voiture avant qu'elle ne soit
+immobile. Mais une fausse honte, bien excusable chez un homme, l'emp&ecirc;che
+de &laquo;demander le cordon&raquo; au conducteur pour lui seul: il attend qu'une
+dame fasse arr&ecirc;ter, et profite de l'occasion. Sinon, il s'ent&ecirc;te,
+d&eacute;passe le but, va jusqu'&agrave; la station prochaine et retourne sur ses
+pas.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="II" id="II"></a><a href="#toc">II</a></h2>
+
+<h4>DE LA PRUDENCE</h4>
+
+
+<p>Oh! je me tiens sur mes gardes. Une r&eacute;cente aventure m'a rendu s&eacute;v&egrave;re.
+Je viens de &laquo;quitter&raquo; certaine famille honorable que j'aimais beaucoup,
+un peu trop, et je frissonne au souvenir de l'outrage. Je ne me livrerai
+pas sans d&eacute;fiance. Il faut que, plus tard, si l'aventure tourne mal, je
+puisse dire, hautain et bref, &agrave; cet homme:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Ne vous souvient-il pas, Monsieur, que vous avez &eacute;t&eacute; le premier &agrave; me
+tendre la main?&raquo;</p>
+
+<p>&Agrave; ses reproches, je r&eacute;pondrai:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;C'est vous qui m'avez cherch&eacute;!&raquo;</p>
+
+<p>D&egrave;s qu'on nous embrasse, il est bon de pr&eacute;voir, tout de suite, l'instant
+o&ugrave; nous serons gifl&eacute;s.</p>
+
+<p>Je l'&eacute;pie et le vois venir.</p>
+
+<p>Ce n'est d'abord, entre nous, qu'un &eacute;change de nos deux cartes:</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<table summary="cartes" cellspacing="5" cellpadding="9" style="border: solid 1px black; text-align:center;">
+<tr><td>&nbsp;</td></tr>
+<tr><td>VICTOR VERNET</td></tr>
+<tr><td><span class="smcap">directeur des chantiers de l'usine case</span></td></tr>
+<tr><td align="right"><i>Passy</i>&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;</td></tr>
+<tr><td>&nbsp;</td></tr>
+</table>
+
+<h3>&nbsp;</h3>
+
+<table summary="cartes" cellspacing="5" cellpadding="18" style="border: solid 1px black; text-align:center;">
+<tr><td>&nbsp;</td><td rowspan="5">&nbsp;</td><td>&nbsp;</td></tr>
+<tr><td>&nbsp;</td><td>&nbsp;</td><td align="right"><span class="smcap">henri</span></td></tr>
+</table>
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Monsieur Vernet me regarde:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Est-ce tout?&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Oui, dis-je, j'ai jet&eacute; n&eacute;gligemment mon nom &agrave; la corne du carton, en
+signature. Au-dessus je puis &eacute;crire quelques lignes: c'est commode.&raquo;</p>
+
+<p>Monsieur Vernet sourit et dit:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;J'aime tout ce qui est original!&raquo;</p>
+
+<p>Mais, par politesse ou indiff&eacute;rence, il ne r&eacute;clame pas d'autre
+renseignement.</p>
+
+<p>Nous nous saluons et nos chapeaux se bossellent au plafond de
+l'omnibus.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="III" id="III"></a><a href="#toc">III</a></h2>
+
+<h4>BOUTON PAR BOUTON</h4>
+
+
+<p>&Agrave; chaque rencontre, comme on reprend aux derni&egrave;res mailles une dentelle
+interrompue, la conversation nouvelle se raccroche aux derniers mots de
+la pr&eacute;c&eacute;dente. Exp&eacute;riment&eacute;s, nous n'allons pas vite. Une fois, Monsieur
+Vernet dit son &acirc;ge; une autre fois, le chiffre de ses appointements:
+15,000 francs. De plus, il est int&eacute;ress&eacute; dans les affaires. Elles vont
+bien. Mais &laquo;ce qu'il y a d'agr&eacute;able&raquo; c'est qu'il a droit &agrave; deux mois de
+cong&eacute; par an. Lentement, je reconstruis sa vie. Aujourd'hui il m'apprend
+le petit nom de sa femme: Blanche. Elle a oubli&eacute; de lui changer ses
+manchettes. Il serait plus expansif si j'&eacute;tais moins discret. Mais je
+n'ai pas l'habitude de me jeter &agrave; la t&ecirc;te des gens.</p>
+
+<p>Je ne le fais que par exception.</p>
+
+<p>Tant&ocirc;t, obstin&eacute;ment silencieux, j'affecte de ne rien entendre; tant&ocirc;t je
+coupe net une confidence, en toussant.</p>
+
+<p>Si Monsieur Vernet me demande:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Vous avez sans doute quelque emploi?&raquo;</p>
+
+<p class="n">je r&eacute;ponds:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;C'est peu de chose: j'&eacute;l&egrave;ve trois petits lapins.&raquo;</p>
+
+<p>Monsieur Vernet feint de comprendre, &laquo;puisqu'il aime tout ce qui est
+original&raquo;.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Et vos petits lapins vont bien?&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Ils sont charmants et forment un triple &eacute;tage. L'a&icirc;n&eacute; a la t&ecirc;te de
+plus que le cadet, le cadet la t&ecirc;te de plus que le troisi&egrave;me. On me les
+pr&ecirc;te tous les matins.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Je vois: vous &ecirc;tes professeur libre.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Oh! tout &agrave; fait libre. Les pauvres petits et moi, nous nous sommes
+bien ennuy&eacute;s ensemble. Mais il faut aider ma famille &agrave; me faire vivre.
+Voil&agrave; qu'ils sont &agrave; point pour entrer au lyc&eacute;e. Quel dommage! j'avais
+comme vous deux mois de cong&eacute;, et, en outre, toutes mes soir&eacute;es &agrave; moi,
+ce qui me permettait de travailler.&raquo;</p>
+
+<p>Je r&eacute;p&egrave;te le mot &laquo;travailler&raquo; en exag&eacute;rant la voix et le geste. L'heure
+est-elle venue de dire &agrave; quoi?</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="IV" id="IV"></a><a href="#toc">IV</a></h2>
+
+<h4>ENCORE UN HOMME DE LETTRES</h4>
+
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Vraiment, je n'ach&egrave;te le journal que pour ma femme, car je n'ai pas le
+temps de le lire. Je jette &agrave; peine un coup d'&oelig;il sur les faits-divers
+et la Bourse.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Et cela suffit, car le reste, ce que nous &eacute;crivons, est-ce int&eacute;ressant?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Vous &eacute;crivez donc dans les journaux?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Des fois.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Lequel?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Oh! n'importe lequel. Dans l'un ou dans l'autre. Un peu partout.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Je n'ai jamais vu votre nom.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Cela ne m'&eacute;tonne pas. J'&eacute;cris sous des pseudonymes. Je suis jeune et
+n'ose pas me lancer. Il y a la famille.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Mais ces pseudonymes, quels sont-ils?</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>J'en invente sur le champ quelques-uns. Aux premiers, Monsieur Vernet
+fait des signes d'ignorance. Il reconna&icirc;t les derniers:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Oui, je crois avoir vu celui-l&agrave; quelque part.&raquo;</p>
+
+<p>Le coup est port&eacute;. Monsieur Vernet se rapproche de moi. La serviette du
+professeur libre n'est plus &agrave; ses yeux banale: il y a peut-&ecirc;tre un
+article dedans. La diff&eacute;rence des &acirc;ges est abolie. Nous nous estimons de
+pair.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Je voudrais bien lire quelque chose de vous.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Ce que j'ai fait jusqu'ici ne m&eacute;rite pas d'&ecirc;tre offert. Attendez au
+moins que j'aie termin&eacute; mon roman.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Comment! vous &eacute;crivez aussi des livres?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Des livres! c'est beaucoup dire. Je barbouille du papier.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Je serais emp&ecirc;ch&eacute; de soutenir qu'un livre est bon ou mauvais. Je ne m'y
+connais pas et n'y entends rien. Mais j'affirme que pour faire un roman,
+quel qu'il soit d'ailleurs, pour mener &agrave; bien l'histoire, pour se
+retrouver au milieu de tous les personnages et ne pas confondre Pierre
+avec Paul, il faut avoir de la t&ecirc;te!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Nous sommes graves. Il semble que nous allons, moralement, nous
+cordeler, nous nouer.</p>
+
+<p>Presque sous le manteau, en me cachant des passants, je donne &agrave; Monsieur
+Vernet ma vraie carte, une plaquette d'une centaine de vers luxueusement
+&eacute;dit&eacute;e aux frais de cette honorable famille que j'ai &laquo;quitt&eacute;e&raquo;. J'en ai
+toujours un exemplaire sur moi. C'est un en-cas pr&eacute;par&eacute; pour liaison
+imm&eacute;diate. Monsieur Vernet l'ouvre sans un mot. La d&eacute;dicace est
+flatteuse, l'hommage empress&eacute;. Et puis il poss&egrave;de maintenant, pour la
+premi&egrave;re fois de sa vie, une chose imprim&eacute;e qu'il n'a pas achet&eacute;e. Il
+m'offre, en &eacute;change, une invitation &agrave; venir prendre le caf&eacute;, sans
+c&eacute;r&eacute;monie, dimanche prochain, vers une heure. Madame Vernet y compte
+fort. On m'attendra.</p>
+
+<p>Notre poign&eacute;e de main est longue comme si nous venions de traiter un
+important march&eacute;. Monsieur Vernet me sourit, tout gr&acirc;ce, et je chantonne
+ainsi qu'une raccrocheuse, quand la soir&eacute;e est belle et que le trottoir
+donne bien.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="V" id="V"></a><a href="#toc">V</a></h2>
+
+<h4>ENTR&Eacute;E</h4>
+
+
+<p>Je m'attends &agrave; du nouveau. Je tombe dans un m&eacute;nage bourgeois,
+c'est-&agrave;-dire au milieu de gens qui n'ont pas mes id&eacute;es.</p>
+
+<p>Le bourgeois est celui qui n'a pas mes id&eacute;es.</p>
+
+<p>J'ai pr&eacute;par&eacute; en sot ma premi&egrave;re visite aux Vernet. J'allais chez eux
+avec le plaisir d'avoir &agrave; poser un peu et la crainte de n'&ecirc;tre pas
+compris. Je me promettais de faire de l'effet, repassant mes citations,
+cherchant des noms d'auteurs peu connus et dont la seule &eacute;tranget&eacute; me
+ferait honneur. N'avais-je pas, dans la collection de mes gestes,
+quelque &eacute;l&eacute;vation de bras, un ploiement de genou, un coup de nuque en
+arri&egrave;re, qui seraient &agrave; mes phrases d'&eacute;lite ce que les projections
+lumineuses sont aux conf&eacute;rences scientifiques.</p>
+
+<p>Ai-je fait mes frais?</p>
+
+<p>Je ne me rappelle pas avoir &eacute;t&eacute; au-dessus de moi-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Nous avons pris du caf&eacute;. J'ai d&eacute;clar&eacute; qu'il &eacute;tait bon, mais un peu
+chaud. Monsieur Vernet m'a parl&eacute; de sa cave. J'ai trouv&eacute; cela naturel,
+&laquo;puisqu'il avait du vin dedans&raquo;. Inhabile &agrave; distinguer la fine-champagne
+de l'eau-de-vie de marc, j'ai cependant affirm&eacute; que la liqueur de mon
+petit verre bleu devait &ecirc;tre tr&egrave;s vieille, selon moi, du moins.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="VI" id="VI"></a><a href="#toc">VI</a></h2>
+
+<h4>MADAME VERNET</h4>
+
+
+<p>Au premier engagement entre Madame Vernet et moi, Monsieur Vernet se
+tut.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Et vous, Madame, &agrave; quoi donc passez-vous vos loisirs?&raquo;</p>
+
+<p>Je disais &laquo;donque&raquo;, et en g&eacute;n&eacute;ral j'exag&eacute;rais les liaisons, le soin avec
+lequel nous lions nos mots &eacute;tant le signe certain qu'on nous en impose.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Je lis un peu&raquo;, dit-elle.</p>
+
+<p>Aussit&ocirc;t je pronon&ccedil;ai les noms de Baudelaire et de Verlaine. Elle
+m'avoua qu'elle ne les connaissait pas, et, loin de me redresser avec la
+mine s&eacute;v&egrave;re et condol&eacute;ante du monsieur qui d&eacute;couvre une ignorance, j'eus
+la l&acirc;chet&eacute; de dire:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Tant mieux pour vous!&raquo; la l&acirc;chet&eacute; de le r&eacute;p&eacute;ter et de commencer
+l'&eacute;loge de la femme qui ne sait rien. Mais Madame Vernet:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Une femme doit avoir au moins quelques notions d'histoire et de
+g&eacute;ographie.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Sans doute, dis-je, et d'arithm&eacute;tique.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Et de musique&raquo;, dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Soit, je vous accorde le piano, mais avec un seul doigt.&raquo;</p>
+
+<p>Bient&ocirc;t je lui fis toutes les concessions. Elle parlait assez
+correctement, en disant &laquo;m&eacute;lieur&raquo; au lieu de meilleur. Elle aimait la
+peinture-po&eacute;sie et la po&eacute;sie-peinture. Elle d&eacute;sirait &eacute;lever son &acirc;me de
+temps en temps, comme on fait des halt&egrave;res, par r&eacute;cr&eacute;ation et par
+hygi&egrave;ne. Aux beaux endroits d'un livre, elle ne s'en cachait pas, ses
+yeux se mouillaient de larmes. Cependant elle avait vid&eacute; bien des
+coupes, et la fa&ccedil;on dont elle parla de l'amertume des choses me fit
+comparer sa vie &agrave; quelque tonneau qui a trop roul&eacute; et o&ugrave; la lie se
+d&eacute;pose, tandis que, couard, cinq minutes apr&egrave;s avoir glorifi&eacute; la femme
+qui ne sait rien, je vantais bassement la femme qui sait tout.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="VII" id="VII"></a><a href="#toc">VII</a></h2>
+
+<h4>SYMPT&Ocirc;MES</h4>
+
+
+<p>Ils n'ont pas d'enfants et s'ennuient. J'arrive au bon moment. Ils
+gardent &agrave; l'endroit du po&egrave;te des pr&eacute;jug&eacute;s en partie rectifi&eacute;s,
+c'est-&agrave;-dire que, ne voyant plus en lui un illumin&eacute;, un fou maigre,
+affam&eacute; et grugeur, l&eacute;gendaire et redoutable, ils le traitent encore
+d'&ecirc;tre original et exceptionnel. S'il travaille, ils se signeraient et
+disent:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Il travaille!&raquo;</p>
+
+<p>S'il ne pense &agrave; rien, ils disent:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Laissons-le r&ecirc;ver!&raquo;</p>
+
+<p>Ou, le doigt tendu vers son front:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Que peut-il se passer dans cette t&ecirc;te-l&agrave;?&raquo;</p>
+
+<p>Je porte la main &agrave; mes cheveux courts, comme pour remettre d'aplomb une
+aur&eacute;ole.</p>
+
+<p>Madame Vernet coud des boutons aux cale&ccedil;ons de son mari:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Vous &ecirc;tes heureux de pouvoir consacrer votre vie &agrave; l'art!&raquo;</p>
+
+<p>Elle entend vraiment que je voue ma vie &agrave; l'art, la lui d&eacute;die et
+sacrifie. Elle me croit un peu pr&ecirc;tre et me complimente sur ma vocation.</p>
+
+<p>Faut-il lui dire que je n'en ai pas? que je &laquo;compose&raquo; des vers aux
+heures perdues, parce que papa me sert provisoirement une petite rente,
+et que j'entretiens habilement ses illusions? Il veut faire de moi
+quelqu'un, et se saigne jusqu'&agrave; ce qu'il d&eacute;couvre en son fils un
+paresseux vulgaire et rebouche ses quatre veines une fois pour toutes.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;D'ailleurs, dit Monsieur Vernet, qui suit sa propre pens&eacute;e et c&ocirc;toie
+la mienne, le devoir d'un p&egrave;re n'est-il pas de s'&ocirc;ter le pain de la
+bouche pour ses enfants?&raquo;</p>
+
+<p>C'est juste, mais r&eacute;pugnant, et si le mien s'&ocirc;tait le pain de la bouche
+pour me l'offrir, je le prierais poliment de l'y rentrer.</p>
+
+<p>Monsieur Vernet fume une cigarette, las d'avoir travaill&eacute; une journ&eacute;e de
+dix heures &agrave; l'usine qu'il dirige. Ses paupi&egrave;res battent comme des
+volets mal accroch&eacute;s. Parfois elles se ferment. L'effort qu'il fait pour
+les relever les plisse &agrave; peine. Elles ressemblent &agrave; des coquilles de
+noix. Sa cigarette s'&eacute;teint &agrave; chaque instant. Il la rallume. Elle se
+meurt. C'est une lutte. Il a l'air de manger des allumettes.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>&laquo;Ce n'est pas po&eacute;tique de coudre des boutons!&raquo;</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>C'est cependant n&eacute;cessaire pour que les cale&ccedil;ons tiennent. Va-t-elle
+reprendre l'argutie de l'autre jour? Elle fait, dans le tas des choses
+qu'elle accomplit, pense ou exprime, le triage de celles qui sont
+po&eacute;tiques et de celles qui ne le sont pas. Manger des hu&icirc;tres est
+po&eacute;tique, mais manger de la soupe ne l'est plus. Dire &laquo;Monsieur Vernet&raquo;
+est distingu&eacute;, et dire &laquo;Mon mari&raquo; commun. Elle pique, avec l'adresse
+d'un chiffonnier, le mot &laquo;chaise&raquo; et le jette l&agrave;, &laquo;c&ocirc;t&eacute; prose&raquo;, puis le
+mot &laquo;si&egrave;ge&raquo;, qu'elle d&eacute;pose ici, &laquo;c&ocirc;t&eacute; vers&raquo;.</p>
+
+<p>Soudain, Monsieur Vernet, du fond de sa somnolence, pareil &agrave; un oracle
+que le suc des lauriers et des vapeurs m&eacute;phitiques ont engourdi,
+annonce:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Vous arriverez!&raquo;</p>
+
+<p>Je l'esp&egrave;re, me laisse aller et conte mes r&ecirc;ves, en un bon fauteuil dont
+je frise les glands entre mes doigts. J'ai bien d&icirc;n&eacute;, et j'&eacute;prouve le
+besoin d'int&eacute;resser quelqu'un &agrave; mon avenir. Mes jambes s'allongent,
+prennent possession du parquet, et mes pieds remuent comme la queue d'un
+chien qu'on flatte.</p>
+
+<p>Je ne fume pas. On me dit que je n'ai point de d&eacute;fauts, et on pense que
+si je crains le tabac et l'alcool, c'est non par d&eacute;licatesse de
+femmelette, mais par prudence de grand homme qui se m&eacute;nage. Je l&egrave;ve mes
+mains blanches pour que le sang n'ait pas la force d'y monter. On me
+demande des vers.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Mes vers n'ont que le m&eacute;rite de s'en aller tout de suite loin de ma
+m&eacute;moire. Ne vaut-il pas mieux causer doucement de choses diverses, en
+amis vieux d&eacute;j&agrave; qui se p&eacute;n&egrave;trent sans effort?&raquo;</p>
+
+<p>Enfin j'ai un id&eacute;al: la p&acirc;leur de mon teint et ma tristesse en
+r&eacute;pondent.</p>
+
+<p>Ne pouvant fumer sa cigarette, Monsieur Vernet se d&eacute;cide &agrave; la sucer.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Cher! cher!&raquo; lui dit Madame Vernet.</p>
+
+<p>Il continue. Ses dents m&acirc;chent des brins de tabac. Quelques-uns
+s'&eacute;chappent, tombent, s'accrochent comme des insectes &agrave; son gilet. On ne
+sait plus s'ils viennent de sa bouche ou de son nez.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Voyons, Monsieur Henri, dites-nous quelque chose!&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Non, pas ce soir. Une autre fois, quand je serai plus en train!&raquo;</p>
+
+<p>Les boutons du cale&ccedil;on sont au complet. Madame Vernet l'agite. Le
+derri&egrave;re se gonfle comme s'il y avait quelqu'un. &Eacute;tourdi par la chaleur
+et le peu que j'ai bu, je me le figure empli pour de bon. J'y entre
+moi-m&ecirc;me. Il est trop large, et Madame Vernet, &agrave; genoux, sa t&ecirc;te &agrave;
+hauteur de mes hanches, serre les ficelles. Je ne ressens que l'ennui
+d'&ecirc;tre tripot&eacute;, de tourner &agrave; droite, &agrave; gauche, les mains en l'air, ou
+crois&eacute;es sur mon ventre. Vainement je dis:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;C'est bon!&raquo;</p>
+
+<p class="n">et veux m'en aller &agrave; mes affaires: Madame Vernet s'obstine, rentre le
+cale&ccedil;on dans les chaussettes, s'&eacute;carte un peu pour voir, sans trouble,
+assise sur ses talons, et pique une &eacute;pingle dans son corsage.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Je vous demande encore pardon d'avoir termin&eacute; ce petit travail devant
+vous, mais Monsieur Vernet n'a plus rien &agrave; se mettre.&raquo;</p>
+
+<p>Je regarde cet homme, pris de piti&eacute;, pr&ecirc;t &agrave; lui offrir mon linge. Un
+grotesque a pris ma place, parle en mon nom, caricaturise mes gestes,
+dig&egrave;re et s'emp&acirc;te.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="VIII" id="VIII"></a><a href="#toc">VIII</a></h2>
+
+<h4>D&Eacute;VIATION</h4>
+
+
+<p>Ils disent, l'un:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Ma femme m'adore!&raquo;</p>
+
+<p>Et l'autre:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Monsieur Vernet est le plus honn&ecirc;te des hommes.&raquo;</p>
+
+<p>Ils n'avoueraient pas que, s&eacute;par&eacute;s, ils sont heureux. Pourtant le mari
+ne vit compl&egrave;tement que dans son usine. L'invention du t&eacute;l&eacute;phone lui a
+paru un &eacute;v&eacute;nement immense. D'abord il redoutait de s'aboucher avec
+l'appareil, disant au premier employ&eacute; venu:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;T&eacute;l&eacute;phonez donc pour moi: je n'ai pas le temps.&raquo;</p>
+
+<p>Et tandis que l'employ&eacute; parlait au loin, Monsieur Vernet tournait
+autour de la cage, ainsi qu'un dompteur d&eacute;j&agrave; mordu, n'osant jamais et se
+promettant d'oser, un peu fi&eacute;vreux comme un auteur qui &eacute;couterait en
+lui-m&ecirc;me la r&eacute;p&eacute;tition d'une pi&egrave;ce. Enfin il est entr&eacute;, et maintenant
+voil&agrave; qu'il regarde l'appareil comme un confident. Ils sont toujours
+ensemble. Monsieur Vernet lui cause pour causer, et, le soir, l'&eacute;cho des
+conversations qu'ils ont eues se r&eacute;percute encore.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Imagine-toi, Blanche, que j'ouvre la cage. J'entre, je dis
+&laquo;All&ocirc;&raquo;&mdash;rien.&mdash;&laquo;All&ocirc;, all&ocirc;&raquo;&mdash;rien.&mdash;Croirais-tu <i> qu'elle</i> m'a fait
+attendre la communication vingt-cinq minutes, montre en main!&raquo;</p>
+
+<p>Elle! l'Ennemie!</p>
+
+<p>Madame Vernet, les coudes sur la table, le nez dans sa tasse de th&eacute;, un
+petit doigt en accent aigu, r&eacute;pond:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;M&acirc;tin!&raquo;</p>
+
+<p>Elle a couru par les grands magasins toute la soir&eacute;e:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Oui, je prendrais cela, mais ce n'est pas pour moi, c'est pour une
+amie qui habite la province!&raquo;</p>
+
+<p>Parfois elle ach&egrave;te pour rendre, et peut-&ecirc;tre parce que ce va-et-vient
+de paquets fait bien aux yeux de sa concierge. Mais ce qu'elle garde est
+d'occasion. Le bon march&eacute; seul la tente.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Je puis vous affirmer qu'elle a &eacute;t&eacute; rudement bien&raquo;, me dit Monsieur
+Vernet.</p>
+
+<p>Il s'encourage &agrave; l'aimer, fier qu'elle me plaise, et quand je fais &agrave;
+Madame Vernet l'offre d'une civilit&eacute; saupoudr&eacute;e comme une gaufre, il
+sourit:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Ah! ce Monsieur Henri!&raquo;</p>
+
+<p>Il me croit connaisseur. Mes admirations pour la femme sont un hommage
+au go&ucirc;t du mari. Si nous &eacute;tions seuls, je lui taperais sur l'estomac, et
+il me raconterait des salet&eacute;s.</p>
+
+<p>Et Madame Vernet s'excite de son c&ocirc;t&eacute;.</p>
+
+<p>Elle lui porte une solide, sinc&egrave;re affection. Dans ses moments de
+&laquo;papillons noirs,&mdash;qui n'en a pas?&raquo;&mdash;elle s'appuie sur la force et se
+confie en la franchise de ce brave homme.</p>
+
+<p>Leurs c&oelig;urs allaient s'&eacute;teindre, ne plus former que des boules de
+cendres froides. J'ai souffl&eacute;, et voil&agrave; qu'&agrave; la grande surprise de tous,
+des &eacute;tincelles profond&eacute;ment enfouies s'enflamment, s'&eacute;lancent.</p>
+
+<p>Je m'excite, &agrave; mon tour.</p>
+
+<p>J'ai &eacute;t&eacute; jusqu'&agrave; ce jour un petit monsieur d&eacute;s&oelig;uvr&eacute;, qui se glorifiait
+ou se m&eacute;prisait &agrave; outrance, et je sers &agrave; quelque chose: je renoue l'une
+&agrave; l'autre ces deux &acirc;mes pr&egrave;s de c&eacute;der comme des cordes us&eacute;es.</p>
+
+<p>&Agrave; chacune de mes visites, je constate un nouveau progr&egrave;s. C'est un
+rapprochement des couverts, une fa&ccedil;on d&eacute;licate et inattendue de s'offrir
+du pain, du poivre, hors de propos, un interminable d&eacute;bat anodin pour
+savoir qui se fatiguera &agrave; fatiguer la salade.</p>
+
+<p>Monsieur Vernet vient embrasser sa femme avant m&ecirc;me de d&eacute;poser au
+vestiaire sa canne et son chapeau.</p>
+
+<p>Si je lui dis:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Vous avez l'air fatigu&eacute;!&raquo;</p>
+
+<p class="n">il me r&eacute;pond:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;C'est que j'ai mal dormi cette nuit.&raquo;</p>
+
+<p>Il voudrait en conter plus long, et comme une pomme v&eacute;reuse tend &agrave;
+tomber de sa branche, une grosse plaisanterie grasse lui pend au bout de
+la langue.</p>
+
+<p>Sa femme l'arr&ecirc;te par un:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Voyons, ch&eacute;ri!&raquo; tr&egrave;s tendre.</p>
+
+<p>Elle a pos&eacute; nonchalamment la main sur le rebord de la table, et, la
+t&ecirc;te inclin&eacute;e, les yeux brillants et clignotants, elle murmure:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Oh! vilain!&raquo;</p>
+
+<p>C'est moi qui rougis. Toutes mes f&eacute;licitations &agrave; moi-m&ecirc;me. Je travaille
+bien.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="IX" id="IX"></a><a href="#toc">IX</a></h2>
+
+<h4>C'EST BON! C'EST BON!</h4>
+
+
+<p>Et pourquoi ne s'aimeraient-ils pas? Vais-je m'imaginer que Madame
+Vernet, en apparence tr&egrave;s loin de son m&eacute;nage, y fait une fausse rentr&eacute;e
+par coquetterie? Il faut que je perde l'habitude de dire, enveloppant,
+comme une chose &agrave; cacher, ma b&ecirc;tise ignorante dans une expression
+d&eacute;daigneuse:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Je connais la femme: c'est un logogriphe, un &eacute;cheveau!&raquo;</p>
+
+<p>Madame Vernet est une femme simple, qui aime son mari, simplement, &agrave; la
+papa.</p>
+
+<p>Monsieur Vernet a d'&eacute;normes biceps, roulants et grondants presque, quand
+il raidit et reploie son bras, comme un animal ennuy&eacute; ouvre et referme
+sa m&acirc;choire. Il peut, entre ces tenailles de chair, &eacute;craser une noix,
+faire p&eacute;ter une balle &eacute;lastique, et m'y briserait, si j'avais la
+maladresse de me laisser pincer.</p>
+
+<p>Il tord une fourchette en tire-bouchon, abat son poing, d'un vigoureux
+coup, sur l'angle d'une pierre de taille, sans se faire mal. Par envie
+et par impuissance, je pr&eacute;tends qu'il me trompe avec des trucs.</p>
+
+<p>Pour l'intelligence, Monsieur Vernet en vaut un autre. Il est parti de
+rien. Il a fait sa situation seul. &Agrave; quinze ans, il gagnait sa vie.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Et m&ecirc;me, dit-il, &acirc;g&eacute; de dix-huit mois &agrave; peine, je venais d&eacute;j&agrave; en aide
+&agrave; ma famille: je remportais un prix de cinq cents francs et une m&eacute;daille
+d'argent dans un concours de b&eacute;b&eacute;s.&raquo;</p>
+
+<p>Il sait qu'on peut se vanter, sans ridicule, d'&ecirc;tre travailleur. Afin
+qu'on ne l'accuse pas d'immodestie, il prend les devants. Parle-t-on
+d'un imb&eacute;cile, il dit:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Le pauvre me ressemble; est, comme moi, sans malice!&raquo;</p>
+
+<p>On l'entend d&eacute;clarer:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Je ne suis qu'une b&ecirc;te, mais j'ai fait ce que j'ai pu, et quand on
+fait ce qu'on peut...&raquo;</p>
+
+<p>Madame Vernet proteste:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Mon ami, tu as tes m&eacute;rites. Combien d'autres, &agrave; ta place, seraient
+rest&eacute;s en chemin!&raquo;</p>
+
+<p>Flatt&eacute;e d'&ecirc;tre consid&eacute;r&eacute;e par son mari comme une femme sup&eacute;rieure, elle
+ajoute:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Tu es si bon!&raquo;</p>
+
+<p>Ah! la bont&eacute;! la bonne bont&eacute;, que c'est bon! Madame Vernet s'anime,
+s'&eacute;chauffe, fait des gestes comme si, d'un &eacute;bauchoir, elle sculptait la
+statue m&ecirc;me de la Bont&eacute;, puissante et lourde, &eacute;crasant p&ecirc;le-m&ecirc;le, sous
+son s&eacute;ant, le reste des qualit&eacute;s inutiles, la pouillerie des autres
+petites vertus. Je m'abandonne aussi, je jette le paradoxe aux orties,
+et prie l'excellente femme de vouloir bien accepter mon humble concours
+et la petite boule de terre glaise que je colle &agrave; la statue, en plein
+milieu de la figure, pour lui faire le nez.</p>
+
+<p>Ainsi tr&egrave;s fort, tr&egrave;s bon, et peut-&ecirc;tre plus spirituel qu'il ne le
+croit, tel appara&icirc;t Monsieur Vernet.</p>
+
+<p>Toutefois ce qu'il a contre lui et pour moi, c'est un commencement
+d'ecz&eacute;ma. Son sang malade, avec une pers&eacute;v&eacute;rance de taupe, creuse de
+petits canaux &agrave; fleur de peau, et perce &ccedil;&agrave; et l&agrave;, et pousse dehors ses
+v&eacute;sicules rouges, aga&ccedil;antes et br&ucirc;lantes.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="X" id="X"></a><a href="#toc">X</a></h2>
+
+<h4>MIS&Egrave;RE DE MIS&Egrave;RE!</h4>
+
+
+<p>Le calme appartement des Vernet m'attire. La r&eacute;gularit&eacute; de leur vie
+m'engr&egrave;ne, et je ne tente rien pour me ressaisir. Je ne sais pas ce que
+je vais faire chez eux presque tous les soirs. Je monte les escaliers
+lentement, et, quand je p&egrave;se sur le bouton du timbre, quelque chose de
+joyeux r&eacute;pond en moi. On m'attend. Mon couvert est toujours mis,
+c'est-&agrave;-dire qu'on se d&eacute;p&ecirc;che de le mettre d&egrave;s que je sonne. J'enl&egrave;ve
+mon pardessus avant de dire bonjour, et je m'arr&ecirc;te un instant afin de
+m'emplir le nez des odeurs qui viennent de la cuisine. Je gagne aussi
+peu vite que possible la salle &agrave; manger. Je me mouche, cherche dans mes
+poches, feins de m'accrocher au porte-manteau, donne un coup de gant
+sur la poussi&egrave;re de mes bottines; je laisse &agrave; Madame Vernet le temps de
+faire des signes &agrave; sa bonne et de lui dire, bas:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Vite, un g&acirc;teau de deux francs, aux amandes!&raquo;</p>
+
+<p>&Agrave; la v&eacute;rit&eacute;, j'arrive en intrus; mais, comme on ne me le fait pas sentir
+et qu'un d&icirc;ner en ville est toujours bon &agrave; prendre, je salue d'un air
+d&eacute;gag&eacute;, en essayant de varier mes formules de politesse pr&eacute;par&eacute;es dans
+la journ&eacute;e.</p>
+
+<p>Monsieur Vernet me serre les doigts impitoyablement, pour me prouver sa
+force, et tandis que je les agite un peu afin de les d&eacute;coller, Madame
+Vernet me dit:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Bonjour! po&egrave;te!&raquo;</p>
+
+<p>J'ai voulu lui baiser la main. Elle ne s'y attendait pas; son bras que
+je soulevais est retomb&eacute; lourdement, et, gauchement, je me suis gard&eacute; de
+le rattraper.</p>
+
+<p>En g&eacute;n&eacute;ral, si les fourches de nos pouces et de nos index s'adaptent et
+s'entrecroisent avec nettet&eacute;, je me sens &agrave; l'aise pour la soir&eacute;e. Au
+contraire, je suis pris d'inqui&eacute;tude comme un li&egrave;vre qui &eacute;coute, si elle
+ne m'accorde que le bout de ses doigts. Je les fais sauter dans le
+creux de ma main, de la fa&ccedil;on qu'on soup&egrave;se des pi&egrave;ces d'or, pour voir
+si elles ont le poids.</p>
+
+<p>Install&eacute;, je deviens poseur, menteur et gobeur. La nourriture &laquo;saine et
+abondante&raquo; descend en moi, fait tampon, refoule mon &acirc;me dans un coin,
+l'&eacute;touffe.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Quel excellent potage! dis-je. Il n'y a que chez vous qu'on sache
+manger!&raquo;</p>
+
+<p>Je cite des noms connus de restaurants, comme si j'en sortais. Leurs
+prix sont un peu forts; mais, &agrave; Paris, cela seulement est bon march&eacute; qui
+co&ucirc;te cher.</p>
+
+<p>&Agrave; chaque nom, Monsieur Vernet me demande:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Vous y &ecirc;tes all&eacute;?&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Oui. Ils ont un nouveau chef qui r&eacute;ussit la sole; mais tout autre
+poisson y est d&eacute;testable.&raquo;</p>
+
+<p>Je jouis de mentir et regarde l'&eacute;tonnement de Monsieur Vernet monter
+comme une colonne de mercure. Tel degr&eacute; &agrave; atteindre me fait ajouter un
+mensonge. &Agrave; tel autre, il est bon que je m'arr&ecirc;te. Tout &agrave; l'heure,
+quittant la table, n'irai-je pas sucer une &eacute;crevisse chez Fary?</p>
+
+<p>Mais au moment o&ugrave; je redoute qu'on ne me croie plus (car &agrave; la manie de
+mentir je joins celle de pr&eacute;tendre que je mens habilement), et comme
+Madame Vernet, troubl&eacute;e par mes vanteries, traite son repas de frugal et
+r&eacute;clame mon indulgence:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Ah! dis-je, pl&ucirc;t aux cieux que j'en eusse tous les jours autant!&raquo;</p>
+
+<p>Avec une souplesse dont je ne me rends pas compte et qui pourrait me
+faire prendre pour un farceur, je passe des grands restaurants aux
+petits &agrave; vingt-cinq sous (pourboire compris).</p>
+
+<p>Je faisais le musulman fastueux. Me voil&agrave; franciscain. Monsieur et
+Madame Vernet m'&eacute;coutent, plus sympathiques. Les souffrances de mon
+estomac donnent &agrave; leur d&icirc;ner une importance. Ils m'enviaient: ils vont
+me plaindre. Je poss&egrave;de mon sujet et je parle avec facilit&eacute;. &Ccedil;a coule de
+source, semble-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Que de fois, absorb&eacute; par mon travail, il m'est arriv&eacute; d'oublier de
+d&icirc;ner, comme on oublie son mouchoir, un objet futile! Si jamais j'ai
+fait quelque chose de passable, &ccedil;'a &eacute;t&eacute; ces jours-l&agrave;. Mes moins mauvais
+vers, je les dois &agrave; ma faim n&eacute;glig&eacute;e.&raquo;</p>
+
+<p>Je ne soutiens pas aujourd'hui que le pauvre seul a du talent, mais peu
+s'en faut. Ce sera pour une autre conf&eacute;rence.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Ne vous attristez pas&raquo;, me dit Madame Vernet.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Bah! c'est le souvenir. On en parle pour parler. Les jours sont
+meilleurs maintenant. Mais j'en ai vu de rudes. Un jour j'avais encore
+oubli&eacute; de d&icirc;ner, oubli&eacute; volontairement. Je cherche dans mes poches,
+rien. Mon porte-monnaie &eacute;tait plat comme un mendiant. Je cherche dans
+mon placard o&ugrave; je mets ma bouteille de chartreuse pour les deux ou trois
+amis qui me viennent voir, mon plateau et mes verres, et je d&eacute;couvre un
+morceau de charcuterie. Il &eacute;tait sem&eacute; de taches d'un bleu noir ainsi que
+des dents cari&eacute;es. L'odeur me poursuit encore. J'ai v&eacute;cu avec lui
+vingt-quatre heures, &agrave; le regarder.&raquo;</p>
+
+<p>Est-ce que je ris? Est-ce que je me moque? Candide et grave, je parle de
+ma chambrette, de mes petites affaires, de ma petite table de toilette,
+et de ma petite biblioth&egrave;que, o&ugrave; sont rang&eacute;s mes petits livres. Ma ga&icirc;t&eacute;
+est forc&eacute;e et niaise, et il me semble que des larmes retombent au dedans
+de moi, une &agrave; une. Je ne pensais pas avoir tant souffert. Arriv&eacute;es, ces
+int&eacute;ressantes aventures ne m'auraient pas fait plus de mal que
+racont&eacute;es.</p>
+
+<p>J'y crois &ecirc;tre moi-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Monsieur et Madame Vernet se font des signes de t&ecirc;te et laissent
+&eacute;chapper des soupirs de gorge. Peut-&ecirc;tre Monsieur Vernet se
+reproche-t-il d'avoir fait sa fortune trop vite. Il se tranquillise en
+songeant que je ferai certainement la mienne.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Tous les grands hommes ont pass&eacute; par l&agrave;&raquo;, dit-il.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XI" id="XI"></a><a href="#toc">XI</a></h2>
+
+<h4>MES CONFR&Egrave;RES</h4>
+
+
+<p>Aussit&ocirc;t commence la revue des grands hommes &laquo;qui ont pass&eacute; par l&agrave;&raquo;, et
+chaque exemple cit&eacute; est comme une preuve de mon illustration future. Par
+la pens&eacute;e, j'associe mes amis &agrave; ma haute fortune.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Quand vous en serez l&agrave;, dit Madame Vernet, vous ne nous regarderez
+plus.&raquo;</p>
+
+<p>Je me dresse brusquement, fr&eacute;missant. Je la fixe, et, comme si elle
+&eacute;tait d&eacute;j&agrave; ma ma&icirc;tresse, lui jure, du geste, une fid&eacute;lit&eacute; &eacute;ternelle.</p>
+
+<p>Mon exaltation calm&eacute;e, nous reprenons notre causerie intime sur le monde
+des lettres. Je deviens soudain l'ami des auteurs c&eacute;l&egrave;bres. Par
+principe, je d&eacute;nigre tous les hommes de talent, un ou deux except&eacute;s, les
+deux plus vieux, les plus inaccessibles, ceux qui se trouvent trop loin
+et trop au-dessus de moi pour &ecirc;tre des rivaux, et que je v&eacute;n&egrave;re ainsi
+que des demi-dieux, les l&egrave;vres remuantes. Mais, mon acte de foi termin&eacute;,
+qu'on ne me parle plus de ces hommes! Ils montrent, &agrave; vivre, une
+obstination ind&eacute;cente, aimantent toute la quantit&eacute; d'admiration
+disponible dans l'air; et, sans jalousie mesquine, par humanit&eacute;
+seulement, je leur souhaite ce qui leur manque pour &ecirc;tre complets dans
+l'absolu: une prompte mort.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>&Ecirc;tes-vous heureux de conna&icirc;tre ce monde!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Oh! croyez-vous? Habitude et perspective! Ce sont des gens comme vous et
+moi, plus simples qu'on ne pense. Ah! j'adorerais la vie de famille, le
+repos du dimanche. Je me r&eacute;serverais de transporter dans mes livres,
+dans mon &oelig;uvre, mes d&eacute;sordres, mes tares, mes vices intellectuels.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Je dis &laquo;mes livres&raquo;, &laquo;mon &oelig;uvre&raquo;: si on me poussait, je dirais &laquo;mon
+public&raquo;.</p>
+
+<p>Puisque les artistes sont des hommes comme lui, Monsieur Vernet se
+rassure. J'ai trop adouci le monstre, et, sans transition, je le refais
+dangereux.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Si nous sommes gentils avec les autres, ceux qui ne sont pas du m&eacute;tier,
+nous nous d&eacute;vorons entre nous. Qui dit &laquo;homme de lettres&raquo; dit &laquo;mangeur
+de confr&egrave;res et d&eacute;chiqueteur de renomm&eacute;es&raquo;.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Cependant, vous &ecirc;tes d'accord sur ce point que Sully-Prudhomme, Fran&ccedil;ois
+Copp&eacute;e, Leconte de Lisle sont des po&egrave;tes de g&eacute;nie.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Pu! tu! tu! comme vous y allez! Et d'abord qu'est-ce que le g&eacute;nie?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Mais que faites-vous des actrices? En connaissez-vous quelqu'une? En
+avez-vous vu de pr&egrave;s?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Comme je vous vois, dans leurs loges, ou chez elles.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Comment est-ce une loge d'actrice?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Il y en a de tr&egrave;s bien. D'autres sont infectes.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Et elles vous donnent des billets?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Je n'en ai pas besoin. Vous &ecirc;tes, supposez-le, r&eacute;dacteur du <i> Figaro</i>, du
+<i>Gil Blas</i>, d'un grand journal. Vous allez au contr&ocirc;le d'un th&eacute;&acirc;tre,
+vous pr&eacute;sentez votre carte, on vous remet un coupon.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Un fauteuil d'orchestre, veinard!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Peuh! on s'en lasse. Je me mets &agrave; votre service.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Ce n'est pas de refus. Nous ne sommes point g&acirc;t&eacute;s, et, quand il faut
+aller au th&eacute;&acirc;tre en payant, on y regarde &agrave; deux fois. Encore si on
+connaissait la pi&egrave;ce, on ne courrait pas le risque d'&eacute;couter des choses
+qui souvent vous endorment.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Le th&eacute;&acirc;tre m'amuse toujours, quand m&ecirc;me, et un soir que vous ne saurez
+pas quoi faire de vos billets...</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Je ne fr&eacute;quente ni auteur c&eacute;l&egrave;bre, ni actrice en vogue. Je connais deux
+ou trois grues &agrave; cent sous et quatre ou cinq petits jeunes gens qui ont
+tous beaucoup de talent, le m&ecirc;me &acirc;ge que moi et font des vers tr&egrave;s bien.
+Jamais un confr&egrave;re n'a dit de mal de moi, pour cette raison que mes
+confr&egrave;res m'ignorent, et les huailles de la foule ne m'emp&ecirc;chent pas
+encore de dormir. J'ai aper&ccedil;u Leconte de Lisle au boulevard Saint-Michel
+et Fran&ccedil;ois Copp&eacute;e sur le pont des Arts. Si j'en parle comme de copains,
+je tremble &agrave; l'id&eacute;e d'aller les voir. Th&eacute;odore de Banville
+m'impressionne moins. Est-ce parce qu'il donne, sans morgue hautaine,
+des vers &agrave; un journal quotidien de deux sous? Les autres grands hommes
+ne me sont familiers qu'en photographie. J'ai eu la chance d'entendre
+causer une belle et innommable actrice de l'Od&eacute;on ailleurs que sur la
+sc&egrave;ne. Elle courait derri&egrave;re un omnibus, et criait au conducteur:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Voulez-vous arr&ecirc;ter? Arr&ecirc;tez donc, nom de Dieu!&raquo;</p>
+
+<p>Mais je trouve tant de charmes &agrave; &eacute;tonner mes chers amis. Ils disent:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Continuez!&raquo;</p>
+
+<p class="n">clignent les yeux, sourient complaisamment, puis se regardent l'un
+l'autre, en remuant la t&ecirc;te, comme piqu&eacute;s par des insectes. Je ne m'en
+veux pas trop de mon inoffensive vanit&eacute;. Seulement, j'ai pris une
+attitude qu'il faut garder.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Je vous quitte; on ne s'ennuie pas en votre soci&eacute;t&eacute;, mais je suis
+&laquo;oblig&eacute;&raquo; d'aller voir le troisi&egrave;me acte de <i> Merlinette</i>, qu'on dit tr&egrave;s
+torsif, et de rejoindre ensuite quelques amis qui m'attendent pour
+souper.&raquo;</p>
+
+<p>Vainement on me tend un dernier verre de chartreuse: je me l&egrave;ve, content
+de vivre, distingu&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;Heureux, heureux homme!&raquo; r&eacute;p&egrave;te Madame Vernet.</p>
+
+<p>Quel acte? Qui me paierait une choucroute?</p>
+
+<p>Dans la rue, la pluie tombe. Au bout d'une centaine de pas, mon
+pantalon, que j'ai d&eacute;daign&eacute; de relever, fait &laquo;flac, flac&raquo; sur mes
+talons. Les becs de gaz brillent comme des yeux en larmes. Des gouttes
+d'eau, langues humides, me font froid au cou. Je regagne ma petite
+chambrette, si ti&egrave;de que je crois, ouvrant la porte, non entrer, mais
+continuer &agrave; &ecirc;tre sorti, et je me couche en prenant la pr&eacute;caution
+d'installer sur mes pieds ma descente de lit et ma valise pleine de
+linge sale.. C'est lourd mais chaud, et cela fortifie les chevilles.</p>
+
+<p>Ah oui! heureux homme!</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XII" id="XII"></a><a href="#toc">XII</a></h2>
+
+<h4>JE DIS QUELQUE CHOSE</h4>
+
+
+<p>&mdash;&laquo;Voyons, Monsieur Henri, dites-nous quelque chose.&raquo;</p>
+
+<p>On insiste. Monsieur Vernet frappe trois coups sur ma poitrine, c&ocirc;t&eacute; du
+c&oelig;ur, et malignement me demande:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Qu'y a-t-il l&agrave;?&raquo;</p>
+
+<p>L&agrave;, ma redingote se gonfle en une boursouflure rectangulaire et dessine
+les contours d'un calepin. Monsieur Vernet a mis le doigt sur la bo&icirc;te
+aux vers et l'exige. Je ne fais pas de grimaces et suis capable de dire
+des vers autant qu'on en veut. Je me d&eacute;tourne pour ouvrir ma redingote,
+sans que Monsieur et Madame Vernet s'aper&ccedil;oivent que je n'ai pas de
+gilet et que ma chemise n'est point empes&eacute;e, les plastrons raides
+m'&eacute;tant insupportables. L'&eacute;lastique de mon calepin montre ses
+vermisseaux de caoutchouc. Mais il est plein de po&eacute;sie jusqu'aux
+tranches. Il en a dans ses poches. On en trouverait au dos d'une note de
+blanchisseuse. En train, lanc&eacute;, n'&eacute;crirais-je pas sur une t&ecirc;te chauve?</p>
+
+<p>Je dispose mes papiers sur la table, au choix, apr&egrave;s avoir &eacute;cart&eacute; les
+assiettes et essuy&eacute; avec ma serviette des taches de sauce.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Qu'est-ce que vous voulez? du gai, du triste?&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Du gai, du gai!&raquo; dit vivement Monsieur Vernet. Mais Madame Vernet le
+reprend, d&eacute;licate:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;J'esp&egrave;re que Monsieur Henri nous donnera des deux, et plusieurs fois
+de chaque.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Mais par quoi commencer?&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Ah! cela, c'est votre affaire.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Je suivrai donc l'ordre en usage au Th&eacute;&acirc;tre-Fran&ccedil;ais. Quand on donne
+deux ou trois pi&egrave;ces, on termine par la plus joyeuse. L'esprit se
+d&eacute;barbouille des tristesses du drame dans l'eau vive de la com&eacute;die. Mais
+je vous pr&eacute;viens que si je r&eacute;cite relativement assez bien les vers des
+autres, je lis fort mal les miens!&raquo;</p>
+
+<p>Monsieur Vernet r&eacute;pond:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Qu'&agrave; cela ne tienne, mon ami. Si vous pr&eacute;f&eacute;rez nous dire des vers des
+autres, faites comme il vous plaira.&raquo;</p>
+
+<p>Sa femme, d&eacute;contenanc&eacute;e, va le gronder, et je sens sous la table un
+remue-m&eacute;nage de pieds.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Ne faites pas attention, Monsieur Henri, dit-elle. Nous vous
+ou&iuml;ssons.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Allez-y&raquo;, dit Monsieur Vernet.</p>
+
+<p>Je commence en fixant le fumivore de la lampe. Tant&ocirc;t je m'arr&ecirc;te &agrave;
+chaque fin de vers, &agrave; chaque h&eacute;mistiche, souvent ailleurs: j'ai l'air de
+b&eacute;gayer; tant&ocirc;t un courant m'entra&icirc;ne: je flotte &agrave; l'aventure. Ici les
+mots me paraissent pl&eacute;thoriques de sens, et ma voix se tra&icirc;ne dessus
+pour les &eacute;craser, en faire jaillir l'id&eacute;e, le jus et le suc. Plus loin,
+une pudeur me prend. Ce que je dis ne peut &ecirc;tre que banal. Je n'y tiens
+pas. Je le prodigue, en veux-tu, en voil&agrave;. C'est de la monnaie de cuivre
+plate. Je n'ai qu'&agrave; renverser la bouche comme un pot, et cela tombe et
+se r&eacute;pand. Pouvait-on esp&eacute;rer qu'il sortirait un bruit si continu d'un
+gar&ccedil;on aussi maigre?</p>
+
+<p>Monsieur Vernet a plant&eacute; son couteau dans une rainure de la table et le
+fait vibrer avec pr&eacute;caution. Il lui faut cette musique sourde &agrave; mes
+vers.</p>
+
+<p>Madame Vernet murmure:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Mais c'est qu'ils sont jolis, ces vers-l&agrave;!&raquo;</p>
+
+<p>Et, apr&egrave;s un silence:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Ils ne sont pas jolis: ils sont beaux.&raquo;</p>
+
+<p>Parfois, je ne dis plus rien:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;C'est fini?&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Oui, c'est fini.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Ah! tr&egrave;s bien, tr&egrave;s bien.&raquo;</p>
+
+<p>Monsieur Vernet fait vigoureusement vibrer son couteau, et applaudit,
+trois doigts de sa main droite claquant sur le dos de sa main gauche.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Savez-vous que vous &ecirc;tes un vrai po&egrave;te?&raquo; me dit Madame Vernet en
+hochant la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Puisque celle-l&agrave; est finie, &agrave; une autre,&raquo; dit Monsieur Vernet.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Oh! je veux bien, moi.&raquo;</p>
+
+<p>Et, de nouveau, je vais me remettre &agrave; ronronner, la jambe droite en
+avant, le regard perdu. D&eacute;j&agrave; je me balance.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Une goutte de brandy! m'offre Monsieur Vernet: &ccedil;a fait du bien quand
+on parle longtemps.&raquo;</p>
+
+<p>Mais pourquoi m'efforcer de faire de cette sc&egrave;ne une &eacute;vocation risible?
+J'&eacute;tais sinc&egrave;re. Je le suis toujours quand je dis des vers. Monsieur et
+Madame Vernet ne se moquaient pas. Les sons musicaux planaient autour de
+nous. Nous trouvions m&eacute;lancolique le grincement d'une persienne, et nous
+&eacute;coutions le sifflement d'un bec de gaz comme le soupir d'un &ecirc;tre cher.
+Monsieur Vernet se sentait tout chose. Madame Vernet ne savait pas ce
+qu'elle avait. Je comptais au plafond des crottes de mouches, mondes
+stellaires. Le vacillement du fumivore, c'&eacute;tait l'&eacute;branlement d'une
+vo&ucirc;te c&eacute;leste. Nos &acirc;mes libres, d&eacute;semprisonn&eacute;es, se hissaient au dehors
+et frissonnaient doucement.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XIII" id="XIII"></a><a href="#toc">XIII</a></h2>
+
+<h4>COUPS DE SONDE</h4>
+
+
+<p>Je laisse tomber un plomb dans la confiance du mari. Le fond est-il de
+sable ou de rocher, tapiss&eacute; d'herbes serr&eacute;es? J'avancerai &agrave; t&acirc;tons.
+Qu'est-ce que je suis venu faire ici? Je d&icirc;ne bien et souvent. Je dis
+des vers &agrave; la sati&eacute;t&eacute; de tous. Mais ne dois-je pas &agrave; mon &eacute;ducation
+litt&eacute;raire et aux exigences du monde de coucher avec Madame Vernet? Tous
+les amis d'une femme sont ses amants. Chacun sait cela. T&eacute;m&eacute;rairement je
+m'efforce de le faire entendre &agrave; Monsieur Vernet:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Entre un homme et une femme, l'amiti&eacute; ne peut &ecirc;tre que la fr&ecirc;le
+passerelle qui m&egrave;ne &agrave; l'amour!&raquo;</p>
+
+<p>Monsieur Vernet, inquiet, ne r&eacute;pond rien. Plus tard, quand le moment
+sera venu de le tranquilliser et que je citerai des exemples historiques
+d'amiti&eacute;s d'homme &agrave; femme rest&eacute;es pures malgr&eacute; les apparences, il ne
+manquera pas de me rappeler mon mot.</p>
+
+<p>Nous ne rivalisons encore que de g&eacute;n&eacute;rosit&eacute;. Nous nous estimons pour
+notre ind&eacute;pendance de caract&egrave;re. Elle se traduit par des expressions
+famili&egrave;res et m&ecirc;me grossi&egrave;res. Monsieur Vernet, homme m&ucirc;r, conna&icirc;t la
+vie. J'ai aussi ma petite exp&eacute;rience. Nous nous &eacute;num&eacute;rons nos aventures,
+dont quelques-unes sont scabreuses; mais nous avons deux ou trois
+principes in&eacute;branlables, auxquels notre dignit&eacute; en p&eacute;ril s'est toujours,
+par bonheur, accroch&eacute;e. C'est ainsi que la femme d'un ami est sacr&eacute;e.
+Nous comprenons le vol, le viol d'une jeune fille, tous les crimes: nous
+n'admettons jamais, sous aucun pr&eacute;texte, qu'on prenne la femme d'un ami.</p>
+
+<p>Ayant le moins &agrave; craindre, je me r&eacute;volte avec le plus d'indignation; je
+plaque mes deux mains sur les larges &eacute;paules de Monsieur Vernet, comme
+si nous allions lutter corps &agrave; corps, et je lui dis:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;J'ai un ami, de mon &acirc;ge, que je respecte autant qu'un fr&egrave;re a&icirc;n&eacute;. Il
+rencontre dans la rue une femme quelconque, la suit, s'attache &agrave; elle,
+n'ignore pas qu'il a eu plus d'un pr&eacute;d&eacute;cesseur, mais ne songe qu'au
+dernier. La mani&egrave;re dont ils ont permut&eacute; le pr&eacute;occupe:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Quand l'as-tu quitt&eacute;?&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Encore! Mais puisque je ne l'aime plus.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;R&eacute;ponds: quand l'as-tu quitt&eacute;?&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Quand je t'ai trouv&eacute;.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Alors c'est moi qui l'ai remplac&eacute;.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Naturellement.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Ainsi, tu l'as plant&eacute; l&agrave; pour moi, &agrave; cause de moi?&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Sans doute: pourquoi?&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Pour rien&raquo;, dit mon ami.</p>
+
+<p>Il prend son chapeau, part et ne revient plus.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;C'&eacute;tait exag&eacute;r&eacute;, dit Monsieur Vernet, mais tout de m&ecirc;me gentil de sa
+part. Il compatissait &agrave; l'infortune d'un &eacute;tranger!&raquo;</p>
+
+<p>Je n'ajoute pas:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;L'ami c'est moi!&raquo;</p>
+
+<p>On le devine ais&eacute;ment.</p>
+
+<p>J'ai en effet une collection d'amis imaginaires que je fais intervenir &agrave;
+propos, inf&acirc;mes ou vertueux, selon la th&egrave;se &agrave; soutenir. J'en ai de tr&egrave;s
+riches: ils poss&egrave;dent des ch&acirc;teaux &agrave; l'&eacute;tranger, et, importuns, me
+supplient d'y aller passer quelques mois. J'en ai de pauvres, qui
+m&egrave;nent, dans l'ombre, une vie de reclus, et pr&eacute;parent leur grand &oelig;uvre
+silencieusement.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Mais quant &agrave; cet autre, dis-je, il m'est impossible de le voir sans
+d&eacute;go&ucirc;t, et je n'en parle que pour provoquer un haut-le-c&oelig;ur.
+Croyez-vous qu'il s'est install&eacute; au milieu d'une famille compl&egrave;te? Il la
+ronge, pourrit la m&egrave;re, conseille le p&egrave;re, dirige l'&eacute;ducation des
+enfants, pr&eacute;side &agrave; table, et organise la d&eacute;pense!&raquo;</p>
+
+<p>Les bras crois&eacute;s, mes doigts tambourinant sur la manche de ma redingote,
+je pose &agrave; Monsieur Vernet cette question:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;En toute sinc&eacute;rit&eacute;, que dites-vous de cet &ecirc;tre-l&agrave;?&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Je dis que c'est un cochon, voil&agrave; ce que je dis!&raquo;</p>
+
+<p>De mon c&ocirc;t&eacute;, je fais:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;B&ecirc;e, b&ecirc;e.&raquo;</p>
+
+<p class="n">comme une ch&egrave;vre, ou comme un baby qui vient de tremper son doigt dans
+une ordure.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;La femme qui s'oublie, dit Madame Vernet, les yeux baiss&eacute;s sur son
+ouvrage, n'est pas une femme intelligente. Il me semble &agrave; moi que, si
+j'&eacute;tais sur le point de commettre une faute, je m'abstiendrais par bon
+sens, apr&egrave;s avoir raisonn&eacute;.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Raisonnez un peu, voyons!&raquo;</p>
+
+<p>Elle ne r&eacute;pond pas. Pour l'encourager, au cas o&ugrave;, quelque jour, elle
+serait tent&eacute;e de risquer une avance, je parle de ma timidit&eacute; aupr&egrave;s des
+femmes.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;C'est comme cela. Je n'ai jamais pu faire le premier pas. Je ne me
+rends compte de ce que peut &ecirc;tre une d&eacute;claration que par mes lectures.
+Je me mettrais volontiers &agrave; croupetons aux pieds d'une femme si j'&eacute;tais
+s&ucirc;r de son amour; je lui dirais que je l'aime, &agrave; quatre pattes ou sur le
+dos, apr&egrave;s. Mais avant, j'ai peur de me tromper, une peur bizarre,
+bleue. Je n'exige pas que les r&ocirc;les soient intervertis, mais il faut que
+la femme me fasse signe d'approcher, me promette la r&eacute;ussite par une
+t&eacute;l&eacute;graphie nette. Sans cela nous pourrions rester ind&eacute;finiment c&ocirc;te &agrave;
+c&ocirc;te.&raquo;</p>
+
+<p>Madame Vernet est pr&eacute;venue.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Vous avez d&ucirc; laisser &eacute;chapper de belles occasions?&raquo; dit Monsieur
+Vernet.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;C'est possible!&raquo; dis-je s&eacute;rieusement, sans m'apercevoir que je me
+rends grotesque m&ecirc;me aux yeux du mari. Une m&eacute;lancolie soudaine
+m'envahit. Je crois entrer dans une brume &eacute;paisse qui me cache le monde
+ext&eacute;rieur. Je parle pour moi seul, tout entier &agrave; des souvenirs
+&eacute;c&oelig;urants.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Quels &ecirc;tres vils peut faire de vous le d&eacute;sir de la femme, de sa
+chair?&mdash;car son c&oelig;ur nous est pr&eacute;cieux comme une vieille botte
+d&eacute;pareill&eacute;e, et son &acirc;me vaut la vessie d'un poisson qu'on vide. C'est
+donc pour coucher avec une femme, pour p&eacute;trir son corps, en boulangers,
+avec des han! han! gutturaux et sourds, que nous bravons notre m&eacute;pris.
+Oh! si je ne craignais l&acirc;chement d'&ecirc;tre aussit&ocirc;t m&eacute;tamorphos&eacute; en idiot,
+je le proclame sans vouloir sonner ici une vaine fanfare, je me ferais
+eunuque. Je me couperais, et je jetterais avec d&eacute;dain la cause de tous
+nos maux au premier canard venu!&raquo;</p>
+
+<p>Monsieur Vernet trouve qu'il n'y a que moi pour avoir des id&eacute;es
+pareilles, et Madame Vernet, tellement courb&eacute;e en deux qu'on ne voit
+plus que son dos, pouffe, avec une sorte de jappement continu.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XIV" id="XIV"></a><a href="#toc">XIV</a></h2>
+
+<h4>COSMOGRAPHIE</h4>
+
+
+<p>Et c'est tout. Nos conversations reviennent les m&ecirc;mes. Le plus souvent,
+je prends la parole, et, tandis que mes dents s'amusent d'un Palmer, ma
+bouche s'emplit et se vide de mots. Les notes que je repasse tous les
+deux ou trois jours me sont alors tr&egrave;s utiles. Elles condensent ce qu'un
+jeune homme doit savoir pour para&icirc;tre sup&eacute;rieur. C'est un extrait de
+l'<i>Intelligence</i> de Taine vulgaris&eacute; &agrave; l'usage des gens du monde. C'est
+une ironie de Renan grossie, mise au point des vues moyennes. C'est un
+vers de Baudelaire qui &eacute;tonne et qu'on &eacute;coute longtemps en soi-m&ecirc;me
+comme l'&eacute;cho d'une voix grondant en un caveau. La science m'a fourni
+une vingtaine de faits pr&eacute;cis et stup&eacute;fiants. Mais je ne les place pas
+au hasard. Pour parler de la foudre, j'attends qu'il tonne. J'explique
+l'&eacute;clair au passage.</p>
+
+<p>En astronomie, je m'en rapporte &agrave; Flammarion. Madame Vernet ouvre la
+fen&ecirc;tre, et, tout de suite, ce qui des &eacute;toiles surprend le plus Monsieur
+Vernet, c'est leur quantit&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Si j'avais autant de pi&egrave;ces de vingt francs, je ne serais pas ici.&raquo;</p>
+
+<p>Mais la destin&eacute;e m&ecirc;me des &eacute;toiles pr&eacute;occupe Madame Vernet. Elle voudrait
+savoir s'il y a du monde dedans; et si quelqu'un lui affirmait que
+&laquo;oui&raquo;, elle serait plus tranquille.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Celle que vous regardez n'existe peut-&ecirc;tre plus.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Comment cela?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Je dis vrai. Au contraire, il en est d'autres que vous ne verrez pas
+avant deux ou trois ans.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Je p&eacute;rore sur la vitesse du son, sur celle de la lumi&egrave;re, et je soutiens
+que le soleil est des centaines et des centaines de fois plus gros que
+la terre.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>&Ccedil;a fait bien gros.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Madame Vernet ferme la fen&ecirc;tre. Je frappe coups sur coups et expose la
+doctrine de Kant.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Permettez! Vous n'allez pas vous moquer de nous plus longtemps. Ne
+d&eacute;passons pas l'absurde. Me soutenir que ce verre, ce pot de moutarde
+n'existent que dans mon imagination? &Agrave; d'autres, jeune homme! Dites que
+je me figure &ecirc;tre en vie.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Qui sait?</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Monsieur Vernet, de son index recourb&eacute; comme un hame&ccedil;on, se frappe trois
+fois le front.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Laisse donc, tu n'y entends rien.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Pour me venir en aide, elle rappelle les fr&eacute;quentes erreurs des sens. On
+croit voir une ombre sur un mur, on s'approche: il n'y a rien. Un
+chasseur tire sur un li&egrave;vre: c'&eacute;tait une pierre. Int&eacute;ress&eacute;e, elle
+m'invite &agrave; continuer. Mais j'ai fini. J'ai pouss&eacute; devant moi mes
+r&eacute;miniscences et les ai fait entrer dans le tourniquet de la
+conversation.</p>
+
+<p>Combien de soir&eacute;es passerons-nous ensemble comme celle-ci, inutiles?
+Nous pi&eacute;tinons.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XV" id="XV"></a><a href="#toc">XV</a></h2>
+
+<h4>JE TROUVE UN ENGAGEMENT S&Eacute;RIEUX</h4>
+
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Puisque vos &eacute;l&egrave;ves vont prendre leurs vacances, vous devriez nous
+accompagner au bord de la mer.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Y pensez-vous, ch&egrave;re Madame? Et mes affaires! mon avenir!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Vous travaillerez l&agrave;-bas. Vous aurez votre chambre. Vous serez
+tranquille.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Vous me rendrez service. Il faut que j'aille chercher ma ni&egrave;ce &agrave; son
+couvent. Cela me fait faire un grand d&eacute;tour. Vous conduirez ma femme
+directement. Je vous rejoindrai avec ma ni&egrave;ce.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Et je n'aurai pas &agrave; m'occuper des malles pendant le trajet. Quelle
+chance!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Entendu: je vous confie ma femme et nos bagages.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Vous reviendrez quand vous vous ennuierez.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Naturellement, je vous offre votre voyage.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Pouvez-vous croire que la question d'argent m'importe? Mais, je le
+r&eacute;p&egrave;te, mes travaux avanceraient-ils? N'insistez pas. Vous me feriez de
+la peine. Je le regrette. Quand je dis non, c'est non. Les affaires
+avant tout!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Les affaires! quelles affaires? Je serai donc toujours le m&ecirc;me!</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XVI" id="XVI"></a><a href="#toc">XVI</a></h2>
+
+<h4>EN VOYAGE</h4>
+
+
+<p>Nous allions voir la mer. Je pris avec moi mes autorit&eacute;s: la <i> Mer</i> de
+Michelet, la <i> Mer</i> de Richepin. Frappant de petits coups sur les
+tranches pour en faire envoler la poussi&egrave;re, je me dis:</p>
+
+<p>&mdash;Avec &ccedil;a je suis tranquille!</p>
+
+<p>J'ajoutai &agrave; ces deux livres les <i> Paysans</i> de Balzac, pour le cas o&ugrave; je
+serais oblig&eacute; de faire quelque excursion en pleine campagne, de causer
+avec un m&eacute;decin ou un cur&eacute; et d'admirer la nature.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Vous verrez&raquo;, me disait Madame Vernet, d&eacute;j&agrave; bruyamment enthousiaste.</p>
+
+<p>Elle &eacute;tait tourment&eacute;e par la peur de manquer de vivres. Je lui offris
+de porter un panier de provisions. Elle refusa. Je n'insistai pas, car
+j'&eacute;tais loin de l'aimer jusqu'&agrave; me charger de paquets.</p>
+
+<p>Ainsi, j'allais faire un assez long voyage avec une jeune femme, et je
+ne songeais pas qu'il me serait possible de mettre &agrave; profit l'aventure.
+D'autres pr&eacute;occupations m'absorbaient.</p>
+
+<p>Il &eacute;tait neuf heures du matin. Vers onze heures il faudrait manger. &Agrave;
+chaque instant Madame Vernet me disait:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Je sens la faim qui monte.&raquo;</p>
+
+<p>Ou bien encore:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;J'ai l'estomac dans mes talons.&raquo;</p>
+
+<p>Ce chass&eacute;-crois&eacute; m'inqui&eacute;tait. Il faudrait donc la voir manger, et sans
+doute faire comme elle, dans ce compartiment de premi&egrave;re, o&ugrave; des gens
+graves et ayant des id&eacute;es en harmonie avec la classe des wagons qu'ils
+occupaient, d'abord &eacute;tonn&eacute;s, nous regarderaient, et d&eacute;tourneraient
+ensuite la t&ecirc;te par d&eacute;go&ucirc;t.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Oui, c'est re&ccedil;u. On ne peut pas passer douze heures en chemin de fer
+sans prendre quelque chose;&mdash;mais comment va-t-elle faire pour manger,
+&laquo;dans un silence de mort&raquo;, son &oelig;uf dur, qui, je crois bien, est
+rouge?&raquo;</p>
+
+<p>Je souhaitais de voir notre compartiment se vider &agrave; la premi&egrave;re station,
+non pour &ecirc;tre seul avec Madame Vernet, mais pour qu'elle p&ucirc;t enfin
+manger &laquo;&agrave; mon aise&raquo;.</p>
+
+<p>Autre sotte terreur! Nous &eacute;tions dans un express. Les arr&ecirc;ts devaient
+&ecirc;tre rares, et je me vis dans la situation d'un homme qui ne peut tenir
+en place, ne sait quelle posture prendre, regarde &agrave; la porti&egrave;re, rougit
+et p&acirc;lit, la figure gonfl&eacute;e, met d'une mani&egrave;re inconvenante ses mains
+dans ses poches, et frotte l'une contre l'autre ses jambes v&ecirc;tues
+d'&eacute;toffe claire, d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;ment. Je comprenais tr&egrave;s bien que la crainte
+d'avoir &agrave; manger, d'avoir besoin en route, la peur d'un d&eacute;raillement,
+l'ennui d'entrer sous un tunnel noir o&ugrave; tout l'&ecirc;tre est pris de fi&egrave;vre
+et tremble, seraient, ce jour-l&agrave;, autant d'obstacles &agrave; la progression de
+mon amour.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Auriez-vous peur?&raquo; me demanda Madame Vernet comme nous passions en
+grande vitesse sur un pont qui grin&ccedil;ait de jouissance dans tous ses
+fers.</p>
+
+<p>Je lui dis:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Oh! moi, j'ai le physique l&acirc;che!&raquo;</p>
+
+<p>Comme je m'&eacute;tais trop abaiss&eacute;, je voulus me relever aussit&ocirc;t, et je
+commen&ccedil;ai une th&eacute;orie sur le courage qui prouvait que le v&eacute;ritable
+courage consiste &agrave; &ecirc;tre courageux pr&eacute;cis&eacute;ment quand on ne l'est pas.</p>
+
+<p>Pr&egrave;s de moi, un monsieur lourd comme un bateau &eacute;chou&eacute; fermait &agrave; demi ses
+paupi&egrave;res. Madame Vernet adorait mettre sa t&ecirc;te &agrave; la porti&egrave;re &laquo;pour voir
+les tableaux rustiques se d&eacute;rouler avec tant de rapidit&eacute;, qu'il semble
+que les champs marchent et que le train reste immobile&raquo;. Comme, &agrave; notre
+d&eacute;part, j'avais man&oelig;uvr&eacute; adroitement pour me trouver &laquo;&agrave; reculons&raquo;, elle
+se plaignit bient&ocirc;t de la poussi&egrave;re et du grand vent. Je lui offris ma
+place, qu'elle accepta, et je remarquai bient&ocirc;t, avec plaisir, que,
+malgr&eacute; &laquo;mon sacrifice&raquo;, une poudre fine et grise se posait doucement,
+contin&ucirc;ment sur son nez, ses paupi&egrave;res, ses joues, se d&eacute;layait &ccedil;&agrave; et l&agrave;
+dans une goutte de sueur, la souillait et l'enlaidissait. De peur d'une
+migraine, elle avait install&eacute; son chapeau dans le filet, o&ugrave; il
+frissonnait comme un oiseau qui couve. Un courant d'air brouillait les
+frisures de son front, et au soleil ses cheveux prenaient des teintes
+vari&eacute;es, bizarres. Une m&egrave;che surprenait par l'&eacute;clat de sa rouille et
+son air de se trouver l&agrave; sans qu'on s&ucirc;t pourquoi. Comme Madame Vernet
+souriait, du fond de sa bouche une dent lan&ccedil;a un &eacute;clair d'or.</p>
+
+<p>Il n'y a aucun motif pour que je lui pr&ecirc;te des aspirations plus pures
+que les miennes, et cette pens&eacute;e de &laquo;derri&egrave;re les reins&raquo; doit nous &ecirc;tre
+commune, qu'en somme, si l'occasion s'en pr&eacute;sentait, nous coucherions
+bien ensemble.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XVII" id="XVII"></a><a href="#toc">XVII</a></h2>
+
+<h4>C'EST LA MER!</h4>
+
+
+<p>Nous avons chang&eacute; de train. Le panier de provisions est vide. J'ai mang&eacute;
+autant que Madame Vernet, et tous les voyageurs avaient des &oelig;ufs durs.
+Loin de se moquer, ils ont regard&eacute; Madame Vernet d'un air de gratitude
+quand elle a donn&eacute; le signal. Il est possible que j'aie une &acirc;me-miroir
+r&eacute;fl&eacute;chissant avec exactitude le monde ext&eacute;rieur, mais, pour l'instant,
+je donnerais volontiers un coup de pied dans cette &acirc;me &agrave; glace, pour en
+faire sauter les &laquo;mille facettes&raquo; &agrave; tous les vents.</p>
+
+<p>Le petit train d'utilit&eacute; locale nous emm&egrave;ne, sorte de jouet m&eacute;canique
+assez solide pour porter une douzaine de voyageurs et quelques paniers
+de poisson. Il s'arr&ecirc;te quand il veut, quand les voyageurs lui font
+signe. L'administration a jug&eacute; inutile de tendre des fils de fer de
+chaque c&ocirc;t&eacute; de la voie. Aux passages &agrave; niveau, point de barri&egrave;re. Le
+train donne aux rares voitures le temps n&eacute;cessaire, regarde prudemment &agrave;
+droite et &agrave; gauche, siffle longuement, comme pour demander s'il n'y a
+plus personne, et repart.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Il n'est pas m&eacute;chant! dit l'employ&eacute;, qui va de porti&egrave;re en porti&egrave;re,
+non pour contr&ocirc;ler les billets, mais pour faire la causette avec les
+voyageurs, auxquels il offre de se charger des bagages &agrave; la descente: il
+n'a jamais &eacute;cras&eacute; une mouche!&raquo;</p>
+
+<p>Aux gares il s'amuse, l&acirc;che un wagon, en accroche un autre, en tamponne
+un troisi&egrave;me par m&eacute;garde, feint de man&oelig;uvrer, et, vite essouffl&eacute;, se
+d&eacute;salt&egrave;re &agrave; la prise d'eau. Il parcourt une dizaine de lieues dans son
+apr&egrave;s-midi, &laquo;sans se g&ecirc;ner&raquo;. Le m&eacute;decin de Tall&eacute;hou, dont la client&egrave;le
+est dispers&eacute;e sur la ligne, fait ses visites &agrave; chaque station, entre
+l'arriv&eacute;e et le d&eacute;part. Il saute de wagon, arrache une dent, accouche
+une femme, et revient, en agitant son chapeau. Le chef de gare siffle;
+le chef de train siffle aussi; la locomotive siffle &agrave; son tour, et le
+petit train familier s'&eacute;branle.</p>
+
+<p>Madame Vernet s'attendrit.</p>
+
+<p>Nous sommes d'ailleurs en pleine Normandie. Un souffle arrive de la mer.
+Je trouve l'air sal&eacute;. D'apr&egrave;s Madame Vernet, dont le nez aux ailes
+minces voltige, il est charg&eacute; d'odeur de varech. Sous les pommiers, les
+courtes vaches regardent passer ce long animal noir qui s'en va et
+revient tous les jours aux m&ecirc;mes heures, et qu'on ne laisse jamais au
+vert. Une bu&eacute;e met au milieu d'un pr&eacute; le rayonnement de son abdomen
+d'or. Je sens tout pr&egrave;s de moi mon ennemie habituelle qui me guette: la
+tristesse sans cause. Madame Vernet, la t&ecirc;te presque hors de la
+porti&egrave;re, sourit &agrave; une garde-barri&egrave;re coiff&eacute;e d'un chapeau de cuir qui
+tend, avec gravit&eacute;, du bras droit son petit fanion roul&eacute; et du gauche un
+enfant.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Qu'est-ce que vous avez, ch&egrave;re Madame? Si, vous avez quelque chose,
+dites-le moi.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Madame Vernet, les yeux humides, pique son index dans l'horizon, et ne
+dit que ces deux mots:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;La mer!&raquo;</p>
+
+<p>Je regarde, &eacute;mu du trouble de mon amie, indign&eacute; de ne rien voir. Devant
+nous se dresse le Fort de la Terreur, aujourd'hui inutile, mais d'aspect
+rude encore, v&eacute;n&eacute;rable au bout de sa digue comme un grand principe
+longtemps en cours, dont on ne se sert plus. Entre lui et nous s'&eacute;tale
+une sorte de bas-fond noir&acirc;tre comme un &eacute;tang vide. Au-del&agrave;, par-dessus
+la digue blanche, tout au bord du ciel pur, le regard, en visant bien,
+peut s'accrocher &agrave; quelque chose qu'on prend indiff&eacute;remment pour une
+s&eacute;rie de rochers, une troupe de moutons, une file de nuages!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>C'est &ccedil;a!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Elle est basse, en ce moment!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Elle dit cette phrase comme une excuse, contrari&eacute;e parce que la mer
+s'est retir&eacute;e &agrave; notre approche. Son &eacute;loignement la peine ainsi qu'une
+injure personnelle.</p>
+
+<p>Elle ajoute:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Elle va revenir!&raquo;</p>
+
+<p>Je l'esp&egrave;re. En attendant, j'antidate sans difficult&eacute; ma bonne
+impression, et m'&eacute;crie &agrave; l'avance:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;C'est &eacute;gal, elle est bien belle, tout de m&ecirc;me!&raquo;</p>
+
+<p>Madame Vernet me remercie par un sourire. Plus qu'une communion en
+enthousiasme, cet incident nous rapproche. Nous pouvions attendre
+tranquillement le retour de la mer.</p>
+
+<p>Le petit train ne bougeait plus. Sa machine l'avait laiss&eacute; l&agrave;, s'en
+&eacute;tait all&eacute;e, ici frottait son derri&egrave;re aux antennes d'un wagon de
+marchandises, et, plus loin, s'exer&ccedil;ait &agrave; sauter d'une rainure d'un rail
+dans la rainure d'un autre, sifflotante, &eacute;tourdie.</p>
+
+<p>La mer revint lente et calme. Madame Vernet donnait des explications:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Il faudrait la voir furieuse!&raquo;</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>&laquo;Quelle impatience! donnons-lui le temps. Qu'elle monte, se couche
+voluptueuse, sur les galets, comme une femme qui se pla&icirc;t &agrave; palper les
+os de son amant; qu'elle caresse le pied du fort, se coule derri&egrave;re la
+digue, et &eacute;tende sur ce vilain fond noir sa langue d'animal monstrueux,
+aplatie et miroitante!&raquo;</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Je jouis de ma m&eacute;taphore rococo. Madame Vernet tend l'oreille, ondule
+son cou un peu gras et remue les l&egrave;vres comme si elle su&ccedil;ait des
+paroles. D&eacute;j&agrave; je redoute la mer, la merveille de ce monde qui a caus&eacute; le
+plus de d&eacute;lires. De nouveau le petit train nous vanne sur les
+banquettes, entre des rails trop larges qui n'ont pas &eacute;t&eacute; faits &agrave; sa
+mesure. Il sent Tall&eacute;hou, salue du sifflet les gens qu'il d&eacute;passe et
+communique sa ga&icirc;t&eacute; aux voyageurs.</p>
+
+<p>Madame Vernet se pr&eacute;pare. Son &acirc;me retombe au milieu des ombrelles, des
+cannes, des manteaux de voyage, des paquets dont les ficelles &laquo;toujours
+utiles&raquo; seront conserv&eacute;es avec soin.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Elle se regarde dans une glace de poche:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Je suis affreuse!&raquo; dit-elle.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Les larmes, ces douces larmes qu'elle versait &agrave; la vue de la mer, se
+sont tra&icirc;n&eacute;es comme des limaces sur ses joues poussi&eacute;reuses et les ont
+z&eacute;br&eacute;es de barres. Heureusement, elle a son citron. Elle le partage en
+deux, m'en donne une moiti&eacute; et se d&eacute;barbouille avec l'autre. Elle a beau
+faire, on voit aux coins de ses yeux, de ses l&egrave;vres, ces apparences
+innommables qu'on trouve sur les tables de restaurant mal essuy&eacute;es.
+C'est une le&ccedil;on pour moi. Je ne me sers pas de mon citron et pr&eacute;f&egrave;re
+rester franchement sale. Il me semble que &ccedil;a doit moins se voir.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Je suis laide, n'est-ce pas?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Oh! Madame!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Je lui baise le bout de ses gants d&eacute;color&eacute;s, et garde, aux l&egrave;vres, un
+go&ucirc;t de p&acirc;te graveleuse.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XVIII" id="XVIII"></a><a href="#toc">XVIII</a></h2>
+
+<h4>JAMAIS AU NIVEAU DE LA MER!</h4>
+
+
+<p>&Agrave; Tallehou, ma mansarde sent le bois neuf et la peinture fra&icirc;che. Une
+fen&ecirc;tre &eacute;troite donne sur le petit port, une lucarne d&eacute;coupe une carte
+de visite de ciel, un &oelig;il-de-b&oelig;uf s'ouvre sur la mer. Je pousse ma
+table contre le mur, sous l'&oelig;il-de-b&oelig;uf, et, solidement assis, je
+regarde la mer avec fixit&eacute;.</p>
+
+<p>J'ai l'air de dire:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;&Agrave; nous deux!&raquo;</p>
+
+<p>Mais elle tient plus longtemps que moi. Mes yeux se brouillent comme
+sous un jet de verre d'eau froide, et les comparaisons neuves ne me
+viennent pas. Je fais appel &agrave; des mots si magnifiques que deux de leur
+taille rempliraient un hexam&egrave;tre. Plut&ocirc;t, la mer m'hypnotiserait,
+m'abrutirait doucement. Elle moutonne &agrave; peine. Ses petits flots
+grimacent. En ce moment, elle ne me donnerait pas quinze lignes de
+copie. Aussi je m'y prends mal. Regarde-t-on la mer par un
+&oelig;il-de-b&oelig;uf?</p>
+
+<p>La maison appuie son flanc gauche &agrave; une &eacute;norme butte cubique qui la
+prot&egrave;ge, elle et son jardin, contre les vents et les vagues. Je monte
+sur la butte. Elle est tout enti&egrave;re plant&eacute;e de pommes de terre, dont les
+feuilles, j'en suis s&ucirc;r, me feront songer, quand la nuit viendra, &agrave;
+quelque peuple de lapins qui broutent et remuent les oreilles.</p>
+
+<p>Devant la mer, mon embarras recommence. Ma langue ne rend qu'un
+clappement sec. La mer l&egrave;che les rochers, bave, crache dessus: c'est
+entendu. Ils apparaissent comme des tritons, des titans foudroy&eacute;s, des
+animaux pr&eacute;historiques, des moutons: parfait! Le flot et la pierre se
+collettent&mdash;bravo!&mdash;se cramponnent, &eacute;cument et grondent&mdash;tout va
+bien!&mdash;Mais j'ai vu &ccedil;a partout, et je demande une sensation qui me soit
+propre. La Grande Bleue me d&eacute;sesp&egrave;re, car je ne peux lui offrir une
+image de mon cr&ucirc;. Mieux vaudrait lire une page de Pierre Loti.</p>
+
+<p>En somme, je la trouve bien. Elle m'est sympathique, et j'aime autant la
+voir qu'autre chose; mais je la souhaiterais (comment dire cela?) un peu
+plus pareille &agrave; une belle montagne. Je lui reproche de manquer de pics
+neigeux comme j'en ai vu en gravure. Oui une montagne &laquo;m'irait mieux&raquo;,
+&eacute;dent&eacute;e et garnie de petits villages, blancs comme des d&eacute;s de trictrac.</p>
+
+<p>Sans doute, je reviendrai sur ces impressions, mais la trivialit&eacute; de ce
+que la mer me fait &eacute;prouver m'exasp&egrave;re contre elle. Nous ne nous
+comprenons pas. Un bateau va p&ecirc;cher des br&egrave;mes, toutes voiles dehors:
+c'est un oiseau qui, les jambes trop courtes, marcherait avec ses ailes.
+Cet autre bateau rentre au port, et rappelle une vieille femme qui a
+relev&eacute; sur sa t&ecirc;te son jupon o&ugrave; souffle le vent. Un torpilleur man&oelig;uvre
+au loin: gros cigare. Le <i> Nautilus</i> de Jules Verne m'a caus&eacute; plus
+d'&eacute;tonnement. Je repousse ces communes associations d'id&eacute;es: elles
+rebondissent sur moi comme des boules de bilboquet. La camelote des
+comparaisons encombre ma m&eacute;moire. &Agrave; chaque vision correspond son
+expression d'usage: le varech est une chevelure de noy&eacute;, et le homard
+est le cardinal des mers!</p>
+
+<p>Heureux ceux qui peuvent dire simplement d'une belle chose:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Voil&agrave; une chose qui est belle!&raquo;</p>
+
+<p>J'y renonce. Je m'assieds sur un banc qui sera plus tard le banc des
+&laquo;Larmes&raquo;, et, la t&ecirc;te dans mes mains, je fais noir en mon cerveau, et
+j'assiste, r&eacute;sign&eacute;, comme aux &eacute;bats de gamins qui ne peuvent pas se
+tenir en place, &agrave; la danse des publiques hyperboles.</p>
+
+<p>Je me d&eacute;sole de ne pas pouvoir rester un instant au niveau de la mer.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XIX" id="XIX"></a><a href="#toc">XIX</a></h2>
+
+<h4>CIVILIT&Eacute;S</h4>
+
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Monsieur Henri, avez-vous du savon?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>J'en ai, Madame, merci.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Dites-moi s'il vous manque quelque chose.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Il ne me manque rien: vous &ecirc;tes trop bonne.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Elle ne m'a pas encore pri&eacute; de &laquo;voir en elle une seconde m&egrave;re&raquo;. Elle
+n'entre pas dans ma chambre, et quand elle me montre un objet de
+toilette, je ne vois que sa main, un peu de son bras. Sa main est trop
+courte, trop sanguine. Au moindre effort, les veines ressortent, et
+Madame Vernet semble alors avoir des bouts de laine bleue sous la peau.
+Mais son bras est rond et blanc. Si une tension le d&eacute;couvre, la manche,
+quoique large au poignet, remonte peu, s'arr&ecirc;te avant d'arriver au
+coude, et l'&eacute;trangle.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Avez-vous une brosse?&raquo;</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Encore! J'ai peur de la voir entrer, et je n'ose pas faire ma toilette.
+Po&egrave;te, je porte des bretelles qui tirent, comme une oreille, mon
+pantalon, et l'&eacute;l&egrave;vent jusqu'&agrave; mes aisselles. Mon ventre, au chaud,
+para&icirc;t emmaillot&eacute;. Debout, inoccup&eacute;, je cause, &agrave; travers la porte, avec
+Madame Vernet. Je n'ai pas &eacute;t&eacute;, jusqu'ici, g&acirc;t&eacute; par les attentions des
+femmes, et tant de sollicitude m'amollit.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>&Ecirc;tes-vous bien? soyez franc!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Plus j'affirme &ecirc;tre comme &laquo;un coq en p&acirc;te&raquo;, plus elle s'excuse et
+s'ing&eacute;nie. Mes protestations que tout est pour le mieux l'encouragent &agrave;
+trouver que tout est au pire:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Ah! ces marins, ce sont de braves gens, mais ne leur demandez pas
+autre chose.&raquo;</p>
+
+<p>Et peu &agrave; peu, nous poussant l'un l'autre, nous en arrivons &agrave; traiter
+cette chambre, moi de palais, elle de taudis.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;C'est &agrave; peu pr&egrave;s propre, voil&agrave; tout!&raquo;</p>
+
+<p>Nous perdons un temps pr&eacute;cieux. Je dis:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Merci, merci, merci.&raquo;</p>
+
+<p class="n">un grand nombre de fois, sans m'arr&ecirc;ter, pour en finir, car la manie de
+d&eacute;pr&eacute;cier ce qu'on fait d'obligeant agace plus que celle de s'en vanter.</p>
+
+<p>Nous sortons. Madame Vernet conna&icirc;t le pays, m'en fait les honneurs.
+D'abord elle me pr&eacute;sente aux p&ecirc;cheurs Cruz, nos propri&eacute;taires.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Monsieur et Madame Cruz.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Monsieur Henri, un jeune ami de mon mari.&raquo;</p>
+
+<p>Les Cruz, en entendant prononcer leur nom et le mien, se demandent ce
+qu'on va leur faire. Je les salue de la t&ecirc;te: ils me le rendent du
+genou. Je dis:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;On m'a parl&eacute; de vous en des termes si excellents que je crois serrer
+la main &agrave; de vieux amis.&raquo;</p>
+
+<p>Est-ce que je les prends pour des confr&egrave;res?</p>
+
+<p>Ils r&eacute;pondent enfin:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Nous sommes ben aise!&raquo;</p>
+
+<p>On ne le croirait pas. On a d&ucirc; leur couper les paupi&egrave;res pour qu'elles
+saignent ainsi. Le mari a un collier, une fourrure, un boa de barbe, et
+quand il se met &agrave; rire, c'est pour si longtemps, qu'on pourrait, chaque
+fois, compter toutes ses dents, une &agrave; une, et faire la preuve. Madame
+Cruz, au contraire, a la bouche mince, fronc&eacute;e. Elle prise, et son nez
+recourb&eacute;, &agrave; la pointe remuante, semble toujours en train de piquer sur
+sa l&egrave;vre les brins de tabac qui retombent.</p>
+
+<p>Madame Vernet leur parle avec volubilit&eacute;, prend des nouvelles du
+poisson, et m'explique ce que je ne comprends pas, juxtaposant les mots
+difficiles.</p>
+
+<p>Les p&ecirc;cheurs, rouges, consid&egrave;rent avec stup&eacute;faction mon visage p&acirc;le.
+J'ai les pommettes saillantes. On m'affirme que dans deux mois d'ici je
+ne pourrai plus mettre mes faux-cols et que l'air de la mer aura bouch&eacute;
+tous les trous.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;&Agrave; tout &agrave; l'heure!&raquo; dit Madame Vernet.</p>
+
+<p>Ils attendent qu'elle r&eacute;p&egrave;te encore les noms. Nous nous apitoyons sur
+leur sort. Leur h&acirc;le et leurs yeux sanglants m'ont frapp&eacute;, et je cr&eacute;e en
+moi-m&ecirc;me un type de marin sup&eacute;rieur, amant de la mer, &eacute;pris du p&eacute;ril et
+du r&ecirc;ve, sentimental et sauvage, que je confonds maladroitement avec le
+p&egrave;re Cruz.</p>
+
+<p>Je l'admire avec effroi; je voudrais soulever son cr&acirc;ne, pour voir &agrave; nu
+les impressions qu'ont laiss&eacute;es l&agrave; les &eacute;l&eacute;ments en lutte, les spectacles
+grandioses. En m&ecirc;me temps, je fais peu de cas de ma propre personne. Que
+suis-je, compar&eacute; &agrave; ces h&eacute;ros de tous les jours?</p>
+
+<p>Madame Vernet n'est pas moins troubl&eacute;e, et d&eacute;raisonne avec plus de
+bruit.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Avouez qu'au point de vue artiste, un marin nous int&eacute;resse plus qu'un
+paysan.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Celui-ci courbe le front vers la terre; celui-l&agrave; regarde au loin ou l&egrave;ve
+les yeux au ciel.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Le marin p&ecirc;che surtout la nuit. Il met dix lieues entre la terre et
+lui, et, l&agrave;, seul &laquo;entre deux immensit&eacute;s&raquo;, sur une planche large &laquo;comme
+la main&raquo;, que la rapidit&eacute; du courant fait g&eacute;mir &laquo;comme un violon&raquo;, &agrave; la
+merci des trombes, des brumes, des grands vapeurs qui peuvent le couper
+en deux sans qu'il ait le temps de crier gare, il attend le poisson
+&laquo;mobile&raquo;.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Le paysan travaille le jour. La premi&egrave;re odeur qu'il respire en quittant
+&laquo;sa chaumi&egrave;re&raquo; est celle du fumier &eacute;tal&eacute; devant la porte. Puis il
+laboure, somnolent, entre les deux bras de la charrue, le nez au
+derri&egrave;re d'un cheval ou d'un b&oelig;uf &eacute;caill&eacute; de crotte. Que voulez-vous
+qu'il ressente?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Le pied sur le plancher des vaches, le marin jette son or avec
+indiff&eacute;rence.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Le paysan est avare, et, malpropre, il n'a qu'une chaussette, celle o&ugrave;
+dorment ses gros sous.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Ainsi chantant notre hymne, nous mettons en strophes &eacute;gales la grandeur
+du marin et la bassesse du terrien, tout pr&egrave;s de soutenir que ces hommes
+qui s'agitent ont p&ecirc;ch&eacute; et vendent leur poisson pour l'amour de l'art.
+Nous nous &eacute;levons ensemble, et nous nous sourions, ivres d'espace, sur
+des hauteurs.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XX" id="XX"></a><a href="#toc">XX</a></h2>
+
+<h4>&Agrave; FOND DE CALE</h4>
+
+
+<p>Dans le petit port, la mer se gonflait sensiblement au soupir du flux,
+et, apr&egrave;s des h&eacute;sitations timides o&ugrave; s'essayaient ses forces, soulevait
+une &agrave; une les barques &eacute;chou&eacute;es. Elles semblaient se r&eacute;veiller, et, comme
+de gros insectes noirs surpris par l'eau, faire effort pour reprendre
+pied. Des femmes assises sur leurs paniers attendaient les p&ecirc;cheurs de
+congres. On apercevait d&eacute;j&agrave; le premier au phare de Rocmer. Ses quatre
+voiles dehors, pouss&eacute; par le flot, par la brise, cherchant le vent avec
+le moins d'&eacute;cart possible, il grandissait et d&eacute;croissait dans le raz
+sans cesse en col&egrave;re. Il d&eacute;passait les bou&eacute;es, les balises, et,
+s'acculant au flot, prenait son &eacute;lan, entrait au port, et, tandis que
+ses voiles s'abattaient avec un grand bruit doux, venait adroitement
+toucher la cale de son nez, sa vitesse morte.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Il a le ventre lourd, disaient les femmes. Vous l'avez empli.&raquo;</p>
+
+<p>Mais les marins ne r&eacute;pondaient pas.</p>
+
+<p>Cuivreux, avec des barbes comme des herbages, pareils, sous leurs capots
+enduits d'huile cuite, aux Esquimaux qu'on voit sur les images, comme
+habill&eacute;s de zinc jaune, tremp&eacute;s et laissant, les bras &eacute;cart&eacute;s,
+s'&eacute;goutter leurs doigts, ils attendaient que toutes les marchandes
+fussent l&agrave;. Parfois ils se passaient leur manche de toile cir&eacute;e sur les
+yeux.</p>
+
+<p>Un petit mousse &eacute;tait couch&eacute; dans leurs jambes, endormi de harassement.
+La vente commen&ccedil;a. Pass&eacute;s de mains en mains, les congres, grands comme
+des hommes, &eacute;taient jet&eacute;s sur une large table o&ugrave; ils rebondissaient et
+glissaient, ranim&eacute;s une seconde, la gueule ferm&eacute;e parfois sur un hame&ccedil;on
+qu'on n'avait pu arracher. Tous portaient au flanc la trace du coup de
+gaffe qui les avait hal&eacute;s &agrave; bord. Les plus petits &eacute;taient vendus deux
+par deux, en fr&egrave;res. Aux gros on faisait les honneurs d'une ench&egrave;re
+priv&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Et stil&agrave;, disait le patron, qu&eacute; qui vaut?&raquo;</p>
+
+<p>On ne se d&eacute;cidait pas. Chaque marchande laissait venir sa voisine, et
+craignait d'offrir trop.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;I vaut rien, donque?&raquo;</p>
+
+<p>Mais, sans doute, c'&eacute;tait une feinte, car, soudain, l'ench&egrave;re montait,
+sou par sou, jusqu'&agrave; cent, et au-del&agrave; montait encore, cinq sous par cinq
+sous.</p>
+
+<p>Le patron s'&eacute;chauffait, frappait la table de ses poings, salivait avec
+abondance, et, les jarrets fl&eacute;chis, faisait de brusques inclinaisons de
+t&ecirc;te. Les marchandes ne parlaient pas et ne surench&eacute;rissaient qu'au
+moyen de rapides clins d'yeux. Quand elles voulaient s'arr&ecirc;ter, elles
+baissaient les paupi&egrave;res, prenaient une mine d&eacute;sint&eacute;ress&eacute;e, avec l'air
+d'&ecirc;tre ailleurs. Au vol, le patron attrapait les signes.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Cinq francs dix sous, que l'on dit.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Cinq francs quinze sous.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Six francs! Vous &ecirc;tes deux&raquo;.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Six francs cinq sous.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;C'est-il tout?&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Six francs cinq sous &agrave; la Marie!&raquo;</p>
+
+<p>D'autres bateaux arrivaient, se rangeaient &agrave; la cale, et &laquo;esp&eacute;raient&raquo;
+leur tour.</p>
+
+<p>Les marins se posaient des questions sournoises, regardaient les ventres
+des bateaux, ou, sans gestes inutiles, se racontaient leurs aventures de
+nuit.</p>
+
+<p>Bien qu'elles fussent toutes les m&ecirc;mes, ils s'y int&eacute;ressaient
+r&eacute;ciproquement.</p>
+
+<p>Tout &agrave; coup, une voix de patron s'&eacute;levait, brutale et jurante:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Nom de Dieu! j'aimerais mieux le jeter &agrave; la m&eacute; que de vous le laisser
+pour ce prix-l&agrave;!&raquo;</p>
+
+<p>Et, prenant le congre par la queue, il le brandissait comme une arme
+mena&ccedil;ante. Mais les femmes, qui savaient les autres bateaux charg&eacute;s,
+souriaient, goguenardes.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;C'est-il pas un vol?&raquo; disait le patron, en c&eacute;dant le congre, tandis
+que Madame Vernet, au bout de son cantique, le r&eacute;sumait en cette stance:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que tout marin doit
+&ecirc;tre un peu po&egrave;te!&raquo;</p>
+
+<p>La vente, maintenant lente, s'&eacute;ternisait.</p>
+
+<p>Cependant Madame Cruz fut assez hardie pour acheter, d'un seul coup, la
+p&ecirc;che d'un bateau tout enti&egrave;re. Tandis que, courb&eacute;e, elle palpait les
+congres, pesait du doigt sur leur ventre blanc et &eacute;lastique, le petit
+mousse couch&eacute; dans les cordes regardait ses gros bas de laine tricot&eacute;e
+et ses mollets comparables &agrave; des pieux.</p>
+
+<p>La mer avait fini de monter. De larges ondoiements tremblaient sur elle,
+et s'en allaient mourir l&agrave;-bas, au fond du port, tout pr&egrave;s des laveuses
+de linge. Du haut du quai, des gamins halaient leurs lignes et faisaient
+sauter hors de l'eau les plies plates et ovales, dont le ventre brillait
+comme une glace &agrave; main. Leur vente faite, les bateaux de congres
+venaient s'accrocher &agrave; leurs anneaux en b&ecirc;tes dociles, et on entendait
+tomber les lourdes ancres &eacute;claboussantes.</p>
+
+<p>Les marins se passaient encore les souvenirs semblables qui leur
+revenaient de la nuit, et chacun, juge en sa cause, se mesurait
+consciencieusement le bl&acirc;me ou l'approbation pour telle man&oelig;uvre. Ils
+s'&eacute;coutaient avec patience, et, n'&eacute;tant pr&eacute;occup&eacute;s que de leur propre
+p&ecirc;che, ils n'avaient point &agrave; se contredire.</p>
+
+<p>Les femmes recouvraient de glu les paniers o&ugrave; s'enroulaient les congres
+&agrave; exp&eacute;dier. C'&eacute;tait le coup de feu. Il s'agissait d'arriver avant le
+d&eacute;part du train. Silencieuses, elles coupaient la paille, ficelaient les
+paniers, accrochaient les &eacute;tiquettes, en supputant. Des mouettes au cri
+rauque planaient, haut d'abord, puis se rapprochaient et r&eacute;tr&eacute;cissaient
+leurs cercles autour de la tache rouge d'une tripe de poisson flottante.
+D'un coup de bec, elles s'enlevaient et s'&eacute;vanouissaient comme des
+&eacute;clairs blancs.</p>
+
+<p>Il ne restait plus personne sur la mer. Elle ber&ccedil;ait tous les bateaux du
+petit port, les endormait. Puis, comme une nourrice qui s'&eacute;loigne, elle
+redescendit. Elle s'en alla doucement, sur la pointe du flot. Leur crise
+de d&eacute;hanchement calm&eacute;e, les bateaux s'immobilis&egrave;rent, accroupis sur leur
+ventre et leurs pieds courts.</p>
+
+<p>Comme le reflux emportait la mer, la surexcitation de Madame Vernet et
+la mienne diminuaient.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Regardez: la mer, c'est une belle femme qui, tr&egrave;s soign&eacute;e dans sa mise
+ext&eacute;rieure, tiendrait mal ses dessous.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Expliquez-vous.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Je dis qu'elle a de la crasse sous sa chemise. Voyez son lit: un
+mendiant n'y coucherait pas. Est-ce sale? Les os de s&egrave;che y tra&icirc;nent
+comme des peignes. Les vers, comme une gale, boursouflent la vase. Que
+pensez-vous de ces crabes attard&eacute;s, vermine grouillante?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Assez, je vous en prie.</p>
+
+<p><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Non, la mer s'est moqu&eacute;e de nous tout &agrave; l'heure. J'ai le droit de
+l'insulter, et j'ajouterai qu'elle sent mauvais. Ce petit port m'&eacute;c&oelig;ure
+comme un nez punais. Ne dirait-on pas un fond de mare, dans une ferme
+mal tenue, que des canards ont dall&eacute; de leur fiente?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Voyons, mon ami.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Non, non, laissez-moi dire. Je n'aime pas qu'on m'en fasse accroire.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Divaguant ainsi, je ramenai Madame Vernet &agrave; la maison. J'avais envie de
+d&eacute;crier. Une d&eacute;p&ecirc;che de Monsieur Vernet nous annon&ccedil;ait son retour. Dans
+deux jours il serait l&agrave;, et je n'avais encore tir&eacute; aucun parti de la
+solitude. Je d&eacute;sirais Madame Vernet, je craignais de ne pas r&eacute;ussir, je
+redoutais son mari, et, tout en estimant qu'il serait plus cr&acirc;ne de
+l'attendre, je me bl&acirc;mais s&eacute;v&egrave;rement &agrave; cause du temps perdu.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XXI" id="XXI"></a><a href="#toc">XXI</a></h2>
+
+<h4>IMPORTUNIT&Eacute;S</h4>
+
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Comment trouvez-vous cette pur&eacute;e?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>D&eacute;licieuse, Madame.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Une autre s'en serait tenue l&agrave;, mais avec inqui&eacute;tude:</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Elle n'est peut-&ecirc;tre pas assez sal&eacute;e?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Oh! si.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Elle l'est peut-&ecirc;tre trop?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Oh! non.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Je vois bien qu'elle ne vaut rien.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Je me r&eacute;jouissais de ces menus &eacute;gards et du ton sympathique avec lequel
+elle me disait:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Vous ne buvez pas? vous ne mangez pas?&raquo;</p>
+
+<p>Un souffle si doux nous venait de la mer que je n'&eacute;prouvais plus le
+besoin de faire le glorieux et parlais simplement.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s d&icirc;ner, nous f&icirc;mes une courte promenade sur la route, jusqu'&agrave;
+l'heure et jusqu'au point o&ugrave; les pommiers normands, par leur masse
+d'ombre frissonnante, nous caus&egrave;rent de l'effroi. Au retour, afin de me
+rassurer, j'offris mon bras &agrave; Madame Vernet. H&acirc;tifs, les jarrets
+contract&eacute;s, nous pressions le pas, ayant dans le dos la sensation d'&ecirc;tre
+suivis. Aux premi&egrave;res maisons du village, je me tranquillisai, et,
+joyeux comme un homme qui vient d'&eacute;viter un grand danger, je risquai une
+petite entreprise. Je laissai glisser jusqu'&agrave; ma hanche le bras de
+Madame Vernet et, en le relevant, le serrai: elle ne me rendit pas la
+pression. Je feignis de butter une pierre et de perdre l'&eacute;quilibre: elle
+poussa un cri, mais me laissa reprendre mon aplomb tout seul. Au Christ
+de granit qui, plant&eacute; sur la jet&eacute;e, prot&egrave;ge, de ses bras &eacute;cart&eacute;s, le
+village contre la mer, Madame Vernet s'arr&ecirc;ta pour souffler.</p>
+
+<p>Elle trouvait au Christ une figure &laquo;originale&raquo;. Elle s'assit sur une
+marche et me pria de m'&eacute;loigner un peu. Elle voulait rester avec
+elle-m&ecirc;me. Les mains dans mes poches, j'allai, sur la pointe du pied,
+&eacute;couter la mer. La lune y projetait un sentier &eacute;troit, et si direct, que
+je n'aurais eu qu'&agrave; enjamber pour monter vers elle. Parfois, je me
+rapprochais, &agrave; reculons, de Madame Vernet, esp&eacute;rant qu'elle allait me
+dire: &laquo;Rentrons!&raquo;</p>
+
+<p>Elle continuait de s'absorber. Les petits phares me regardaient. Je
+jetai des cailloux dans l'eau.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Quand j'en aurai jet&eacute; dix, me disais-je, elle aura fini de r&ecirc;ver.&raquo;</p>
+
+<p>Elle s'obstinait &agrave; faire la bouche d'ombre au pied du Christ, qui, pour
+cette cause, m'indisposait, comme un pr&ecirc;tre.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Cela m'a fait du bien&raquo;, dit-elle enfin.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Mais il fallut monter sur la butte pour une nouvelle station. Quand nous
+f&ucirc;mes assis chacun &agrave; une extr&eacute;mit&eacute; du banc:</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Vous devriez d&eacute;clamer des vers.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Ah! non, par exemple! C'est assez d'&eacute;motions pour une journ&eacute;e.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>J'allais dire: &laquo;Allons nous coucher!&raquo;, mais le mot &eacute;tait brutal, le
+pluriel insolent, et, apr&egrave;s une brusque saute d'humeur, j'eus encore le
+courage de louanger les &eacute;toiles, dont quelques-unes filaient &agrave; propos.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Ne dirait-on pas qu'elles tombent dans la mer?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>&Ccedil;a fait cet effet-l&agrave;.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Je b&acirc;illais si grand, qu'une d'elles e&ucirc;t pu me tomber dans la bouche.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>On serait bien l&agrave;, pour pleurer!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Le feu tournant du phare de Rocmer clignotait au loin.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Qui sait, dit-elle, combien de marins ont &eacute;t&eacute; sauv&eacute;s par cet &oelig;il
+secourable de la nuit?&raquo;</p>
+
+<p>Aussit&ocirc;t elle ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Oui, mais qui sait combien d'oiseaux, attir&eacute;s par sa flamme, s'y sont
+bris&eacute; les ailes?&raquo;</p>
+
+<p>Elle se d&eacute;lectait dans sa tristesse. Un ch&acirc;le de laine &eacute;troitement serr&eacute;
+autour de ses &eacute;paules, et les yeux fatigu&eacute;s par la lumi&egrave;re intermittente
+du phare, elle lui rendait gr&acirc;ce comme au sauveur des pauvres marins et
+le maudissait comme le tueur des petits oiseaux.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XXII" id="XXII"></a><a href="#toc">XXII</a></h2>
+
+<h4>LA DERNI&Egrave;RE STATION</h4>
+
+
+<p>Elle avait lieu &agrave; la porte de sa chambre, et je l'aurais volontiers
+prolong&eacute;e. Nous tenions chacun une bougie, qui s'agitait &agrave; notre
+haleine. Madame Vernet, la main sur la clef, ouvrait et refermait la
+porte, selon que l'entretien semblait mourir ou se ranimer. Aux
+entreb&acirc;illements, j'apercevais le blanc d'un rideau, le poli rouge&acirc;tre
+d'un meuble d'acajou, l'&eacute;clair d'un chandelier argent&eacute;, tout un fond de
+chambre &agrave; coucher, endormie dans une lumi&egrave;re discr&egrave;te.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Allons, bonsoir!&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Bonne nuit, &agrave; demain.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Si nous sommes encore de ce monde!&raquo;</p>
+
+<p>Et ainsi de suite, jusqu'&agrave; l'immortalit&eacute; de l'&acirc;me, dont nous parlions
+avec int&eacute;r&ecirc;t durant quelques minutes.</p>
+
+<p>Comme une chatte qui flaire une attrape, elle se tenait &agrave; distance, son
+bougeoir d&eacute;fensivement lev&eacute; &agrave; la hauteur du menton; et, quand je lui
+serrai la main, je la secouai avec vivacit&eacute;, car une goutte de bougie
+fondue et br&ucirc;lante tomba sur la mienne.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Quelle femme stupide! me disais-je, en rentrant chez moi. Ne
+pouvait-elle m'inviter &agrave; la suivre? Ne voyait-elle pas que j'en avais
+envie? Est-ce qu'elle n'est pas l'a&icirc;n&eacute;e? Est-ce que je sais, moi, si je
+dois ou si je ne dois pas? C'est &agrave; elle qu'il appartient de commencer,
+non &agrave; moi. Avec le bonheur que nous perdons ainsi b&ecirc;tement, par sa
+faute, on pourrait sao&ucirc;ler un ange toute son &eacute;ternit&eacute;!&raquo;</p>
+
+<p>J'entendais marcher Madame Vernet, et je fus pris d'une curiosit&eacute;
+polissonne. J'aurais bien creus&eacute; un trou dans le plancher; mais, outre
+qu'on ne perce pas un plancher avec une aiguille, &eacute;couter me suffirait
+et me compromettrait moins aupr&egrave;s de ma conscience in&eacute;galement d&eacute;licate.
+Ma bougie souffl&eacute;e, la respiration contenue, les pieds nus, je me mis &agrave;
+plat ventre, et, le front coll&eacute; au parquet, sur une jointure, je suivis
+Madame Vernet de l'oreille. Cela ne g&ecirc;nait personne. Un son me faisait
+deviner une sc&egrave;ne, et parfois tout mon corps tressaillait onduleusement.
+J'entendais les pantoufles de Madame Vernet claquer, l'eau couler.
+J'expliquais son remue-m&eacute;nage comme un texte; j'interpolais ses silences
+comme des ratures, et je traduisais &agrave; ma fantaisie.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Je la vois, me disais-je: c'est une personne propre, mais ce n'est
+pas une actrice; elle ignore les crayons qui peignent les cils, le noir
+de charbon, le rouge d'Orient et la graisse de cire blanche.</p>
+
+<p>Elle n'est donc pas oblig&eacute;e de se d&eacute;barbouiller d'abord avec une cr&egrave;me:
+un lavage &agrave; l'eau de Cologne suffit. Elle a quelques cheveux faux, mais
+elle en a un plus grand nombre qui sont vrais. Comme je n'entends qu'un
+seul versement &agrave; la fois, elle ne se sert pas d'eau ti&egrave;de: son m&eacute;decin
+lui a recommand&eacute; l'eau froide en toute saison et pour tout.</p>
+
+<p>Elle a les seins un peu tombants et des nids dans les &eacute;paules. Cela
+m'est &eacute;gal, je ne m'en sers jamais. Les &eacute;paules d'une femme sont pour
+ses danseurs et ses seins pour ses enfants. Elle n'est pas trop cambr&eacute;e,
+car plus une femme se cambre, plus son ventre ressort. Elle parfume sa
+chemise d'h&eacute;liotrope blanc et entre dans son lit &agrave; reculons, ce qui lui
+permet de regarder longuement sa jambe, sans contredit le plus beau
+morceau d'elle-m&ecirc;me. Je m'imagine que, le matin, elle sort de ses draps
+avec lenteur, afin que ces nobles jambes se d&eacute;couvrent, comme appara&icirc;t,
+dans une inauguration officielle, le marbre lumineux d'un groupe, quand
+l'ouvrier, &eacute;mu, d'un geste l&egrave;ve la toile, au signe du pr&eacute;sident.</p>
+
+<p>Je me redressai, et, mettant une sourdine &agrave; tous mes mouvements, je me
+d&eacute;shabillai avec un sourire obstin&eacute;, comme si j'allais m'&eacute;tendre aupr&egrave;s
+d'elle.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XXIII" id="XXIII"></a><a href="#toc">XXIII</a></h2>
+
+<h4>INSOMNIE</h4>
+
+
+<p>La chambre de Madame Vernet est-elle une fournaise sous la mienne? Je me
+retourne. J'ouvre l'&oelig;il-de-b&oelig;uf. Vienne toute la fra&icirc;cheur de la mer!</p>
+
+<p>Je m'agite ainsi qu'&agrave; l'approche d'un &eacute;v&eacute;nement. Si Madame Vernet
+entrait dans ma chambre, en chemise, posait son bougeoir sur la table de
+nuit, s'aplatissait sur mon corps, je la trouverais &laquo;tr&egrave;s naturelle&raquo;, et
+je lui pardonnerais de m'avoir fait attendre. J'ai toujours, en pens&eacute;e,
+brusqu&eacute; les d&eacute;nouements. D'une femme &agrave; peu pr&egrave;s jolie rencontr&eacute;e dans la
+rue je dis:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;M&acirc;tin! quelle nuit on passerait avec!&raquo;</p>
+
+<p>Une m&egrave;re de famille a quatre enfants, mais elle est encore belle: donc
+elle m'attendait pour m'offrir ce qui lui reste de beaut&eacute;. Quant aux
+jeunes filles, elles grandissent pour moi, et je les prendrai d&egrave;s
+qu'elles me &laquo;diront&raquo;.</p>
+
+<p>Des nudit&eacute;s nuageuses se forment et se d&eacute;forment. Je dois avoir les yeux
+inject&eacute;s de sang. Comme un jardinier qui, par une blanche matin&eacute;e
+d'avril, cr&egrave;ve du nez de son sabot les toiles d'araign&eacute;es tendues sur
+les all&eacute;es, je brise des virginit&eacute;s, sans remords. &Agrave; moi les l&egrave;vres
+frambois&eacute;es! Po&egrave;te-avocat, je viens de me meubler un salon tout neuf et
+j'attends la client&egrave;le. Mais mon r&ecirc;ve est un m&acirc;t de cocagne savonn&eacute; o&ugrave;
+je glisse, les mains vides.</p>
+
+<p>Ma faim de chair fra&icirc;che errait, tenue par une ficelle. Je la ram&egrave;ne.
+Voil&agrave; que je respecte toutes les femmes et me dis des gros mots.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Tu jugeais les autres familles d'apr&egrave;s la tienne, o&ugrave; l'immoralit&eacute;
+suinte. Sache qu'il y a des femmes satisfaites de coucher avec un seul
+homme!&raquo;</p>
+
+<p>Une l&eacute;preuse voudrait-elle de moi? J'en doute.</p>
+
+<p>Mais qu'est-ce qu'elle fait donc, qu'elle ne vient pas?</p>
+
+<p>Si j'allais la chercher!</p>
+
+<p>Quoi de plus simple? Ayant pass&eacute; mon pantalon, j'irai frapper trois
+petits coups &agrave; sa porte. Le verrou n'est pas mis. J'entrerai dans
+l'obscurit&eacute; et je ferai r&eacute;chauffer mes pieds glac&eacute;s.</p>
+
+<p>C'est g&eacute;n&eacute;ralement ainsi que les choses s'arrangent, ou mes lectures
+m'ont bien tromp&eacute;. Neuf fois sur dix &ccedil;a r&eacute;ussit. &Agrave; la dixi&egrave;me, on ne
+meurt pas. Je me sens l&acirc;che. J'ai peur des gifles, d'une lutte
+corps-&agrave;-corps, des cris qui r&eacute;veilleraient les p&ecirc;cheurs Cruz. J'ai peur
+encore du ridicule, d'un rire m&eacute;prisant, d'un crachat &agrave; la face, et je
+me vois coll&eacute; au mur, stupide, d&eacute;braill&eacute;, ma culotte tombante et mes
+pieds nus, avec leurs doigts d&eacute;form&eacute;s par les marches de r&eacute;giment, avec
+leurs cors. Je m'imagine stupide de honte et les cheveux pleureurs, dans
+le flamboiement d'une allumette.</p>
+
+<p>S&ucirc;rement elle r&eacute;sisterait, et je ne sais pas du tout comment on s'y
+prend pour violer une femme. Quelqu'un m'a dit qu'il fallait frapper un
+coup sec au bas du ventre. Est-ce avec la main ou avec la t&ecirc;te, comme un
+b&eacute;lier? D'autres pr&eacute;tendent qu'il suffit de presser fortement sur le
+nombril, comme sur le bouton d'un timbre.</p>
+
+<p>Soit, mais elle peut ne me montrer que le dos, pour rire &agrave; son aise, en
+cavale sauvage. Or chacun sait qu'un coup de pied entre les cuisses d'un
+homme le tuerait net, en tous cas l'endommagerait irr&eacute;parablement.</p>
+
+<p>Je ris de mes hypoth&egrave;ses extravagantes, et j'aime &agrave; me figurer la sc&egrave;ne,
+ce qui me d&eacute;tourne de la jouer. Je me prom&egrave;ne et m'&eacute;vente en secouant ma
+chemise. L'&oelig;il-de-b&oelig;uf souffle dans mon col d&eacute;boutonn&eacute;.</p>
+
+<p>Je me surprends &agrave; dire:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;H&eacute;! h&eacute;! tout de m&ecirc;me, si j'osais!&raquo;</p>
+
+<p>Je ricane, mais je n'ose pas. Je n'ose jamais rien, et ma hardiesse, je
+la mets tout enti&egrave;re dans ce que j'appelle, avec un faste p&eacute;dantesque,
+mes concepts.</p>
+
+<p>Tout dort, except&eacute; moi. Si j'&eacute;coute au plancher, je ne percevrai que la
+respiration calme de Madame Vernet. Par l'&oelig;il-de-b&oelig;uf, j'entendrai le
+doux ronflement de la mer. Les rouges p&ecirc;cheurs Cruz gardent au creux de
+leur lit de plume l'immobilit&eacute; de deux homards cuits. Les bruits qui me
+viennent du dehors ne sont que des bruits endormis.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Allons! quand on est brave comme toi, on se recouche!&raquo;</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XXIV" id="XXIV"></a><a href="#toc">XXIV</a></h2>
+
+<h4>LE BOBO</h4>
+
+
+<p>De ma fi&egrave;vre il me reste au bord de la l&egrave;vre inf&eacute;rieure une petite
+tumeur arrondie et dure. Je passerai le jour &agrave; la mordiller, &agrave;
+l'&eacute;corcher, &agrave; la rendre hideuse comme une punaise &eacute;cras&eacute;e. Je ne l&egrave;ve
+plus les yeux sur Madame Vernet, et je lui parle avec un contournement
+de cou qui me fait mal; ou, rabattant ma l&egrave;vre et mes dents du haut sur
+le bouton, je l'enferme et le tiens opini&acirc;trement cach&eacute;. Mon palais en
+go&ucirc;te l'aigreur. Pour varier, je t&acirc;che de dispara&icirc;tre derri&egrave;re ma main
+en &eacute;ventail. Je louche et je compte mes doigts.</p>
+
+<p>&Agrave; table, c'est un supplice. Je mange vite, le nez dans mon assiette, les
+morceaux press&eacute;s, et je construis un rempart avec l'huilier, la carafe,
+les bouteilles vides ou pleines. Mal &eacute;lev&eacute;, je garde tout pr&egrave;s de moi.
+Cependant je voudrais savoir ce que Madame Vernet pense de &laquo;mon
+affaire&raquo;.</p>
+
+<p>Elle souffre de ma g&ecirc;ne. Elle ne montre aucune r&eacute;pugnance et ne se
+penche pas du c&ocirc;t&eacute; de la fen&ecirc;tre. Elle me regarde franchement, enfin n'y
+tient plus, et veut me ragaillardir.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Ces maisons de bois sont si mal closes que les b&ecirc;tes y entrent comme
+chez elles. Toute la nuit j'ai &eacute;t&eacute; d&eacute;vor&eacute;e.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Si encore elles &eacute;taient propres, ces b&ecirc;tes!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Ce n'est pas qu'elles soient sales, mais elles piquent. J'ai les yeux
+tout enfl&eacute;s. Ce matin, je ne voulais pas descendre.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Alors, j'aurais bien fait de rester chez moi, avec ma l&egrave;vre?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Quelle donc l&egrave;vre?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Comment! quelle donc l&egrave;vre? Ne voyez-vous pas?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Bah! qu'est-ce que cela? Regardez ce que j'ai, moi, pr&egrave;s de la tempe.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>J'aper&ccedil;ois avec beaucoup de peine un imperceptible point blanc.
+Peut-&ecirc;tre m&ecirc;me est-ce une pellicule. Pour ma part, je suis confus et je
+vous fais mes excuses. Mon sale bouton est horrible &agrave; voir.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Je vous assure qu'il n'est pas si vilain que &ccedil;a!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Quelle charmante femme vous &ecirc;tes!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Ainsi, ce que je redoute tourne &agrave; mon avantage. Si j'insistais, elle
+trouverait mon bouton joli et qu'une mouche habile l'a pos&eacute; sur ma l&egrave;vre
+pour le plaisir des yeux. Je ne sais par quel hommage lui prouver ma
+gratitude, et je m'attrape une fois de plus; je me gourmande durement,
+car je n'ai eu, cette nuit, &agrave; l'&eacute;gard de cette femme exquise, que des
+pens&eacute;es mauvaises.</p>
+
+<p>R&eacute;habilit&eacute;, j'oublie mon bouton; je donne un gros sou &agrave; un mendiant, en
+ayant l'air de lui dire, comme si je lui faisais une rente perp&eacute;tuelle:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Tiens, mon ami, ne travaille plus, amuse-toi, vis largement!&raquo;</p>
+
+<p>Puis j'entreprends l'&eacute;loge de Monsieur Vernet et je vante son bonheur.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>&Agrave; propos, j'ai re&ccedil;u une lettre: il arrive demain avec notre ni&egrave;ce. Vous
+verrez Marguerite, un enfant, mais un gros enfant. &Agrave; seize ans, elle est
+plus grande que moi. Je ne mettrais pas son corset et je ne trouve pas
+le bout de ses bottines. Il vous faudra jouer avec elle, vous d&eacute;vouer,
+redevenir petit gar&ccedil;on. Elle vous donnera des coups de poing, vous fera
+des bleus, vous posera des questions. Vous me relaierez, car elle me
+fatigue: impossible de penser &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'elle! Il est indispensable
+qu'elle bavarde, qu'elle lutte &agrave; main plate. Sa poup&eacute;e a plus de raison
+qu'elle. Je l'aime beaucoup. Elle a bon c&oelig;ur. Je ne lui reproche que
+d'&ecirc;tre insignifiante. Il me semble qu'&agrave; son &acirc;ge j'avais d&eacute;j&agrave; mes id&eacute;es &agrave;
+moi. Je t&acirc;chais de comprendre la vie, dont elle se moque.</p>
+
+<p>Enfin, si elle vous ennuie trop, ne vous g&ecirc;nez pas, rabrouez-la: c'est
+une gamine qui ne &laquo;tire pas &agrave; cons&eacute;quence&raquo;.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XXV" id="XXV"></a><a href="#toc">XXV</a></h2>
+
+<h4>SC&Egrave;NE</h4>
+
+
+<p>Sur la butte, encore. La nuit est tomb&eacute;e. Devant nous, toute la mer.
+Derri&egrave;re nous, le carr&eacute; des pommes de terre qui remuent et l'agitation
+d'ailes, le bruit de gorge des pigeons qui s'endorment. Des souvenirs de
+th&eacute;&acirc;tre me reviennent. Il me para&icirc;t qu'une sc&egrave;ne se pr&eacute;pare, et, comme
+si nous repassions nos r&ocirc;les, nous nous taisons, et nous &eacute;coutons en
+nous la mont&eacute;e lente des choses &agrave; dire. Plus tard, Madame Vernet
+m'affirmera qu'elle a lutt&eacute;, qu'elle s'est d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;ment d&eacute;fendue contre
+moi, son honorabilit&eacute; raidie ainsi qu'un bras tendu. Et moi aussi je
+lutte. J'ai traditionnellement &eacute;crit, d&eacute;chir&eacute;, recommenc&eacute; et enfin br&ucirc;l&eacute;
+une lettre que je regrette comme si j'avais mis mon c&oelig;ur en cendres.</p>
+
+<p>Par quel mot effaroucher le silence?</p>
+
+<p>Il vaudrait mieux ne point parler, et, par un rapprochement gradu&eacute; de
+nos corps, faciliter la p&eacute;n&eacute;tration de nos pens&eacute;es. Demain, nous ne
+serons plus seuls!</p>
+
+<p>Parfois, grossi&egrave;rement tent&eacute;, j'ai envie de poser ma main sur le front
+de cette femme, de la serrer aux tempes avec violence et de lui dire:</p>
+
+<p>&laquo;Allons! pas tant de raisons, l&egrave;ve ta robe!&raquo;</p>
+
+<p>Mais la douceur de l'air, la phosphorescence des vagues, le
+recueillement de la nuit m'apeurent. Je ne me sens pas en train pour
+faire le malin, et je retiens ma gaudriole, comme un homme qui perd tout
+&agrave; coup sa ga&icirc;t&eacute; en longeant le mur d'un cimeti&egrave;re.</p>
+
+<p>Ce serait plus commode s'il s'agissait de la demander en mariage. Je me
+composerais une fois de plus un ami de circonstance auquel je donnerais
+toutes les qualit&eacute;s et un ou deux d&eacute;fauts. Elle me comprendrait. Nous
+parlerions pos&eacute;ment, en gens qui font une affaire pour un homme de
+paille. Nous discuterions sans trouble. Elle dirait:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Habite-t-il la province? Vous savez que s'il habite la province, je
+n'en veux pas. Restons-en l&agrave;.&raquo;</p>
+
+<p>Ou bien:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Fume-t-il au moins? Un homme qui ne fume pas n'est pas un homme.&raquo;</p>
+
+<p>Ou bien encore:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Est-il brun ou blond? Je pr&eacute;f&egrave;re qu'il soit blond. C'est peut-&ecirc;tre
+moins beau qu'un brun pour commencer, mais c'est meilleur teint, et &ccedil;a
+dure jusqu'&agrave; la fin.&raquo;</p>
+
+<p>Malicieusement elle d&eacute;nigrerait en lui ce qu'elle appr&eacute;cie en moi. Selon
+que mon ami me serait un rival ou un repoussoir par contraste,
+j'avancerais ses affaires ou les d&eacute;ferais. Nous nous amuserions,
+s&eacute;rieux. Enfin, avec la gravit&eacute; d'un haut fonctionnaire qui dit &agrave;
+l'huissier: &laquo;Faites entrer!&raquo; Madame Vernet d&eacute;nouerait la com&eacute;die
+marivaudante:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Pr&eacute;sentez cet ami!&raquo;</p>
+
+<p>Quel &eacute;chec pour lui! quelle victoire pour moi, quand je trouverais
+opportun d'appara&icirc;tre, matois faune qui soul&egrave;ve des branches!</p>
+
+<p>Mais il ne s'agit que de l'emprunter.</p>
+
+<p>Le menton au creux de sa main, elle m'attend. Bien que je l'aime de tout
+mon c&oelig;ur, je trouve son attitude disgracieuse. Elle s'est ramass&eacute;e en
+grenouille de jeu de tonneau, et son buste, ses reins, informe masse
+d'ombre, occupent trop de place. Sa t&ecirc;te se d&eacute;tache de profil, p&acirc;lotte
+de froid, silhouette &agrave; la craie sur un fond de charbon. Mon regard
+glisse sur le front, tombe dans le noir de l'&oelig;il, se rel&egrave;ve &agrave; la pointe
+du nez, ou passe entre les l&egrave;vres ouvertes comme en un cran de mire. Me
+dandinant, je lui mesure des reflets de lune, comme on dispose les
+rideaux d'une chambre de malade.</p>
+
+<p>Le silence nous importune plus qu'un bavard.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Est-ce que vous dormez, ch&egrave;re Madame? Est-ce l'odeur du thym marin qui
+vous ent&ecirc;te, ou, sphynx de fa&iuml;ence pour chemin&eacute;e, r&ecirc;vassez-vous?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Quand serez-vous poli? Il est temps que mon mari revienne me d&eacute;fendre.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Contre moi ou contre vous?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Contre l'ennui.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Vous avez trop d'esprit. Je ferai ma malle cette nuit, et je partirai
+demain.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Bon! Qu'avez-vous besoin de faire le fantasque avec une vieille femme
+comme moi?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Je partirai demain.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Dites ce qui vous prend.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Tenez, Madame, vous n'&ecirc;tes plus jeune, mais convenez que vous n'&ecirc;tes pas
+encore vieille, vieille. Vous vous dites: &laquo;Ce gar&ccedil;on n'est pas beau:
+aucun danger. Il m'amuse, m'int&eacute;resse et m'&eacute;meut quand il dit des
+vers.&raquo; C'est une anthologie: on n'a qu'&agrave; l'ouvrir. Nous allons faire
+ensemble de l'amour spirituel. Il sera mon troubadour. Quand je le ferai
+chanter, il me semblera qu'on me caresse l'oreille avec le dos d'un
+chat. S'il veut me toucher, je crierai: &laquo;&Agrave; bas les pattes! po&egrave;te!&raquo; Dieu
+merci, mes sens ne me tourmentent plus. Je trouve m&ecirc;me qu'on accorde
+trop d'importance &agrave; la chose, oui, &agrave; la petite convulsion physique. Ce
+qu'il faut remplir, c'est mon c&oelig;ur. Heureuse femme, je m'installerai &agrave;
+l'aise pour un long spectacle, et, les narines ouvertes, j'attendrai le
+nuage d'encens. Je dirai: &laquo;Allume les br&ucirc;le-parfums. L'heure est venue
+de flairer quelque ar&ocirc;me!&raquo; Je me compromettrai un peu, et les bonnes
+amies siffleront:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Elle a son po&egrave;te de poche, qu'elle garde pour elle, au chaud, dans
+ses jupes.&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Mais quand on est tr&egrave;s honn&ecirc;te, on peut s'offrir des douceurs et
+r&eacute;compenser sa vertu. Est-ce que je trompe mon mari, oui ou non? Toute
+la question est l&agrave;. D'ailleurs, vous voulez rire, &agrave; mon &acirc;ge?&raquo;</p>
+
+<p>Songiez-vous, Madame, que vous pouviez m'arracher le c&oelig;ur comme ceci:</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Je me baisse, et je saisis un pied de pomme de terre. Il r&eacute;siste. Je
+suis oblig&eacute; de m'y reprendre &agrave; deux fois. Puis il c&egrave;de, et je me prom&egrave;ne
+de long en large sur la butte, le souffle fort, &eacute;crasant des feuilles
+dans mes doigts, et lan&ccedil;ant de temps &agrave; autre, avec un &eacute;clat de voix, une
+pomme de terre &agrave; la mer.</p>
+
+<p>Madame Vernet, interdite, ne bouge pas. Mes paroles, comme si je les
+avais jet&eacute;es au creux d'un puits profond, n'ont pas encore retenti en
+elle. Enfin, &agrave; mon passage, elle me prend la main, me fait asseoir sur
+le banc, et me dit, presque s&eacute;v&egrave;re:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Vous me faites beaucoup, beaucoup de peine.&raquo;</p>
+
+<p>Elle reprend:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Voulez-vous que nous causions un peu? car, mon pauvre ami, vous
+n'avez dit jusqu'ici que des sottises. Elles ne comptent pas. Croyez que
+d&eacute;j&agrave; je les ai oubli&eacute;es, et r&eacute;pondez-moi comme &agrave; une m&egrave;re.&raquo;</p>
+
+<p>Mais je me rel&egrave;ve, et, plein de col&egrave;re, je crie:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Bon sang de bon sang! vous n'&ecirc;tes pas ma m&egrave;re, vous &ecirc;tes une femme
+que je veux! l&agrave;! &Ecirc;tes-vous contente, et suis-je assez brutal?</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Les femmes ont d&ucirc; vous faire bien souffrir pour que vous les m&eacute;prisiez
+tant!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Quelles femmes? Ah! c'est vrai! vous me prenez pour un viveur. La
+tradition est l&agrave;: le po&egrave;te est un dresseur de femmes. Il ouvre les bras
+en demi-cercle: une femme saute dedans. Il ploie le genou: une femme
+s'assied dessus. Il se met sur le ventre: une femme docile se couche le
+long de lui. Sur nos calepins sont inscrites des listes de noms. Qui
+vous d&eacute;tromperait? Je ne sais pas si mes confr&egrave;res sont plus heureux que
+moi, mais ma part a &eacute;t&eacute; insuffisante. Quand j'avais bu deux bocks et
+mang&eacute; une choucroute, je disais: &laquo;M&acirc;tin! quelle noce!&raquo;</p>
+
+<p>Vrai, je ne mentais pas absolument, car je n'aime ni la saumure ni la
+bi&egrave;re, et en risquant un mal de c&oelig;ur je m&eacute;ritais de moi-m&ecirc;me et je
+pouvais montrer la p&acirc;leur de mon visage comme la d&eacute;pouille d'un ennemi
+vaincu. Quant aux femmes, qui m'ont fait tant souffrir, comme vous
+dites, je les absous en public et solennellement.</p>
+
+<p>Elles &eacute;taient innocentes de mes peines, les pauvres! J'affirme qu'elles
+n'y entendaient pas malice. Si j'ai pleur&eacute;, tant pis pour moi: rien ne
+m'y obligeait. M'entendez-vous reprocher aux femmes de mon pass&eacute; les
+tourments auxquels mon &acirc;me fut soumise? N'est-ce pas moi, plut&ocirc;t, qui
+leur dois des excuses? Plus d'une fois, dans mes &laquo;nuits d'orgie&raquo;, il
+m'est arriv&eacute; de me r&eacute;veiller en sursaut. Quelque chose remuait sur le
+lit. Je saisissais et je lan&ccedil;ais au milieu de la chambre une masse
+poilue qui se mettait &agrave; crier furieusement.</p>
+
+<p>C'&eacute;tait le petit chien de &laquo;ma femme&raquo;, car nous les appelons &laquo;ma femme&raquo;,
+ces ch&egrave;res filles, pour jouer &laquo;&agrave; la famille&raquo; et nous donner l'air de
+supporter des charges.</p>
+
+<p>Elle me disait:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Sois gentil, fais-lui une place!&raquo;</p>
+
+<p>Elle m'aimait moins que son chien. Je ne m'en sentais pas humili&eacute;. Je me
+collais contre le mur, et nous nous rendormions tous les trois. Ainsi
+ma vie de c&oelig;ur est vieille d'une dizaine de nuits &agrave; prix fixe, et ma
+science de la femme se compose d'une courte &eacute;tude sur son go&ucirc;t excessif
+pour les petits chiens. Je suis vierge ou peu s'en faut, et je dirais de
+moi volontiers: &laquo;C'est bon comme du neuf!&raquo;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Si vous &ecirc;tes sinc&egrave;re, je regretterai &eacute;ternellement de vous avoir connu.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Pourquoi? Votre vie &eacute;tait insipide. Mettez-y le charme d'une torture.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>J'aime mon mari, Monsieur.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Plaisantez-vous? Je parlais chien tout &agrave; l'heure. Vous aimez votre mari
+comme un gros chien. Cela ne me g&ecirc;ne pas. On n'est pas jaloux d'un gros
+chien.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Vos insolences, l'&eacute;talage de vos sentiments vrais ou faux, votre manque
+de tact, et l'habilet&eacute; avec laquelle vous abusez de ma situation, me
+font en effet comprendre que votre pr&eacute;sence ici sera impossible, et je
+devrai renoncer &agrave; une bonne amiti&eacute; que je croyais r&eacute;ciproque.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Ta! ta! Si, le gilet vaguement ouvert, je vous disais: &laquo;Madame, lisez
+dans mon c&oelig;ur: il ne s'y passe rien que de pur; ce que j'aime en vous,
+c'est la grandeur de votre intelligence, l'&eacute;l&eacute;vation de vos r&ecirc;ves et la
+hauteur de vos pens&eacute;es,&raquo; vous me prendriez pour un architecte; et, si
+j'ajoutais: &laquo;Oui, enfermez herm&eacute;tiquement votre corps dans une bo&icirc;te en
+fer, cachetez vos l&egrave;vres, mettez votre chair sous cl&eacute;; c'est de la
+mati&egrave;re, et je ne veux de vous que l'esprit&raquo;, vous me traiteriez de
+b&eacute;jaune, en murmurant: &laquo;Je ne suis pourtant pas si d&eacute;jet&eacute;e!&raquo; Et vous
+auriez raison, car vous &ecirc;tes une admirable femme, et je veux tout ou
+rien.</p>
+
+<p>Inhabile &agrave; caresser une femme v&ecirc;tue, je tire machinalement une boucle de
+ses cheveux. Elle fait un geste de la main, comme pour &eacute;carter une
+mouche.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Oh! vous m'avez fait peur!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Vous voyez bien!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Pourquoi ne se l&egrave;ve-t-elle pas? Attend-elle que je m'en aille le
+premier? Je n'ai plus rien &agrave; dire, et je reste dans le doute p&eacute;nible qui
+suit les examens.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Quel malheur! vous si bien dou&eacute;!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Je devine qu'elle exag&egrave;re. Elle me voit perdu si elle r&eacute;siste,
+indiff&eacute;rent &agrave; la gloire et laissant mourir mon beau talent en fleur dans
+un verre vide. Si elle succombe, au contraire, quel ennui! Elle imagine
+une vie de mensonges, des alertes, des taches de sang m&ecirc;me. Je ne peux
+pourtant pas lui dire que l'amour le plus dru marche six mois &agrave; peine,
+un an au plus, qu'on s'habitue &agrave; l'adult&egrave;re, qu'on peut avoir, avec
+l'envie de se venger, la peur des armes &agrave; feu, et qu'un malheur pr&eacute;vu
+n'arrive jamais.</p>
+
+<p>Tous les partis l'effraient par leur apparence d'immutabilit&eacute;. Si je
+m'en vais, il refera brumeux autour d'elle. Si je reste, elle devra
+accepter toutes les cons&eacute;quences de mon voisinage.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Pourquoi faut-il que vous m'ayez connue? Que faire?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Que faire? Me voil&agrave; joli. J'&eacute;tais tranquille, je travaillais en paix, me
+disant: &laquo;Si j'ai quelque talent, le monde finira par s'en apercevoir!&raquo;
+D'abord vous ne m'avez pas troubl&eacute;. Je pensais: &laquo;Oui, sans flatterie,
+c'est une femme sup&eacute;rieure. Qu'elle m'accorde une affection de camarade!
+Je la consulterais sur mes projets, et plus tard, quand mon nom
+sonnerait gentiment, comme une clochette neuve, je tournerais sans cesse
+la t&ecirc;te vers elle pour lui demander conseil, et elle me dirait: &laquo;Allez!
+mais allez donc!&raquo; avec un bon sourire.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Mon pauvre enfant! croyez-en une femme qui a presque le double de votre
+&acirc;ge: votre c&oelig;ur vous jouera de vilains tours!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Et, avec brusquerie, elle m'a embrass&eacute; sur la joue, en s&oelig;ur.</p>
+
+<p>Mon &eacute;motion me venait de mes paroles.</p>
+
+<p>&Eacute;treignant les poignets de Madame Vernet:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Aime-moi, Blanche, lui criai-je; je t'en supplie, aime-moi!&raquo;</p>
+
+<p>Elle se leva droite, cambr&eacute;e, et, seulement de la t&ecirc;te, me fit signe que
+non. La blancheur de son cou tentait mes dents. Ses yeux troubl&eacute;s
+s'avan&ccedil;aient sur moi comme des yeux morts photographi&eacute;s. Je lui
+soufflais encore, mes doigts griffant ses &eacute;paules:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Aime-moi! dis, aime-moi!&raquo;</p>
+
+<p>Mais elle me parut une ennemie en garde, imp&eacute;n&eacute;trable. L'attraction de
+mon &acirc;me ne d&eacute;terminait pas la sienne. Dress&eacute; sur la pointe des pieds, le
+corps d&eacute;tendu, pareil &agrave; un animal qu'on veut noyer et qui s'accroche au
+rivage, et, la langue lappante, pousse des soupirs, je fis un vain
+effort pour absorber cette femme, et je ne baisai que du vent.</p>
+
+<p>Mes bras se d&eacute;tach&egrave;rent d'elle et retomb&egrave;rent comme un linge mouill&eacute;.
+Elle traversa la butte, sans se h&acirc;ter, et descendit l'escalier de
+planches, qui rendit le g&eacute;missement d'un ivrogne couch&eacute; qu'on d&eacute;range.
+Elle s'&eacute;loigna, &eacute;tonnamment grandie, souveraine de mon &ecirc;tre en suspens.
+Elle disparut.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XXVI" id="XXVI"></a><a href="#toc">XXVI</a></h2>
+
+<h4>JE RESTE</h4>
+
+
+<p>La s&eacute;curit&eacute; de mon parasitisme est compromise. J'ai dispers&eacute; les plumes
+de mon nid douillet. Il va falloir d&eacute;guerpir. Mais je ne regrette pas
+seulement Madame Vernet; je regrette encore ce bien-&ecirc;tre, cet &eacute;tat
+d'esprit o&ugrave; je me sentais chez moi, cette aisance des gestes et de la
+parole, ces chatouillements &agrave; ma vanit&eacute;, cette admiration cr&eacute;dule que je
+savourais, la bouche en su&ccedil;oir. Je regrette les causeries sentimentales
+o&ugrave; ma personnalit&eacute;, comme un ventre plein, prenait des poses libres, o&ugrave;
+je me communiquais en manches de chemise. Plus que la nourriture du
+corps, je regrette les compliments point ironiques, les exclamations,
+les signes d'assentiment, les &laquo;vrai, on peut dire que vous en avez,
+vous, du talent!&raquo; Je regrette les pr&eacute;dictions qui mettaient l'avenir &agrave;
+mes pieds, comme un tapis.</p>
+
+<p>Je fais ma malle, je place, d&eacute;place mes trois paires de chaussettes. Un
+cale&ccedil;on en mains que je ne me d&eacute;cide pas &agrave; caser, je souris &agrave; mes
+souvenirs. Je tra&icirc;ne de temps en temps ma malle sur le plancher, afin
+que Madame Vernet devine mon projet de d&eacute;part, et, au moyen d'un cri
+d'angoisse, s'y oppose.</p>
+
+<p>Je la ferme avec bruit, m'assieds sur le couvercle et regarde les filets
+qui pendent aux murs, les lignes roul&eacute;es sur leurs cadres de bois, les
+lampions qui servent &agrave; tous les quatorze-juillet, les drapeaux
+chiffonn&eacute;s qu'on a jet&eacute;s dans un coin comme apr&egrave;s une bataille pour
+rire. C'est bien de ma faute si ce qui arrive arrive. Je paie ma
+butorderie. Je partirai, mais des l&acirc;chet&eacute;s attendent ma r&eacute;solution au
+passage. Madame Vernet ne m'a pas formellement donn&eacute; cong&eacute;. Je peux lui
+tendre la main, &laquo;sans avoir l'air de rien.&raquo; Elle oublierait certaines
+injures et ne se rappellerait que les plus flatteuses. Si elle h&eacute;sitait,
+je lui dirais:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Montrez que vous &ecirc;tes une femme d'esprit&raquo;,</p>
+
+<p class="n">pour en obtenir une b&ecirc;tise?</p>
+
+<p>En suis-je &agrave; une humiliation pr&egrave;s? Quand une femme vous donne un
+soufflet, on attrape son bras au vol, et on le tord jusqu'&agrave; ce qu'elle
+reconnaisse qu'elle voulait caresser.</p>
+
+<p>Ainsi je faisais le compte de mes chances de disgr&acirc;ce, rouvrant ma malle
+pour la refermer, oubliant cette fois une chemise, et cette autre, un
+compartiment entier. Je pr&eacute;parais ma r&eacute;ponse &agrave; cette question:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Qu'est-ce que vous avez remu&eacute; toute la la nuit?&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;J'ai fait ma malle!&raquo;</p>
+
+<p>Je laisserais tomber ce magique &laquo;J'ai fait ma malle&raquo; sans chercher &agrave;
+produire un effet, sans tristesse d'apparat.</p>
+
+<p>Pouvais-je pr&eacute;voir que Madame Vernet trouverait un mot d'esprit et de
+c&oelig;ur, un mot fondant dont la saveur se r&eacute;pandrait presque
+mat&eacute;riellement en moi, et que je go&ucirc;terais comme un communiant?
+Pouvais-je esp&eacute;rer qu'elle me dirait, innocente et subtile:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Restez pour mon mari!&raquo;</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XXVII" id="XXVII"></a><a href="#toc">XXVII</a></h2>
+
+<h4>JE RENDS DES SERVICES</h4>
+
+
+<p>Nous attendons &agrave; la gare Monsieur Vernet et la ni&egrave;ce. Le petit train,
+pareil &agrave; ceux qui tournent aux f&ecirc;tes des banlieues, siffle de joie, fier
+d'effaroucher des poulains qu'il couperait comme vent. Des t&ecirc;tes se
+montrent; un mouchoir s'agite.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Regardez sa bonne figure.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>J'aper&ccedil;ois la bonne figure. Un b&oelig;uf est mont&eacute; en seconde. Le petit
+train s'avance avec des pr&eacute;cautions, des temps; mais on ne le prend pas
+au s&eacute;rieux, et les quatre ou cinq voyageurs sont descendus, tirant
+leurs paquets, qu'il remue encore. Il pousse des cris aigus comme un
+ma&icirc;tre d'&eacute;cole qui ne parvient pas &agrave; dominer sa classe.</p>
+
+<p>Pendant que la famille s'embrasse, je me tiens &agrave; l'&eacute;cart, et je
+demanderais &agrave; Monsieur Vernet sa couverture de voyage, pour me donner
+l'air d'en &ecirc;tre aussi, moi, de la famille. Je trouve les effusions de
+mauvais go&ucirc;t, et je crierais:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Je suis l&agrave;; il y a quelqu'un qui vous regarde: contenez-vous.&raquo;</p>
+
+<p>Madame Vernet a une crise quand elle embrasse Mademoiselle Marguerite.
+Elle dit:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Oh! ma grande fille!&raquo;</p>
+
+<p class="n">pleure, p&acirc;lit, se trouve mal. Monsieur Vernet la conduit au cabinet du
+chef de gare, si j'ose m'exprimer ainsi. Elle s'assied. Cela va mieux.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;C'est les nerfs!&raquo; me dit monsieur Vernet qui lui tient la main. Il
+lui passe sur les tempes un mouchoir grisaill&eacute;, un mouchoir qui a fait
+un long voyage.</p>
+
+<p>Je r&eacute;ponds:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Oui, c'est les nerfs: &ccedil;a ne sera rien&raquo;.</p>
+
+<p>Toute l'administration du chemin de fer est rang&eacute;e autour de nous,
+compatissante. Chacun pense, comme moi, que cela ne peut pas &ecirc;tre
+grand'chose. Mademoiselle Marguerite, un sac de cuivre rouge sur le
+ventre, dit par intervalles &eacute;gaux:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Comment vous portez-vous, ma tante?&raquo;</p>
+
+<p>L'effet qu'elle a produit sur sa tante l'a d'abord &eacute;tonn&eacute;e, et une
+grosse envie de pleurer contenue lui gonfle les l&egrave;vres, bouffit les
+joues: les yeux vont dispara&icirc;tre.</p>
+
+<p>Madame Vernet reprend ses sens, un &agrave; un, y compris le sens du ridicule,
+qui plus que les autres lui a fait d&eacute;faut. J'interroge Mademoiselle
+Marguerite.</p>
+
+<p>&mdash;C'est la premi&egrave;re fois que vous venez &agrave; la mer?&raquo;</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">marguerite</span></p>
+
+<p>Oh! oui, Monsieur.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Elle se met &agrave; rire.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>&Ecirc;tes-vous contente de voir la mer?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">marguerite</span></p>
+
+<p>Oh! oui, Monsieur!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Elle se remet &agrave; rire.</p>
+
+<p>Je me tourne vers Monsieur Vernet.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Avez-vous fait un bon voyage?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Vous savez, du moment que le train ne d&eacute;raille pas, je fais toujours un
+bon voyage.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Si on me r&eacute;pond b&ecirc;tement, c'est peut-&ecirc;tre parce que je questionne
+b&ecirc;tement.</p>
+
+<p>Madame Vernet remise, nous partons.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Est-ce sot de pleurer ainsi sans savoir pourquoi!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Si on savait pourquoi, ce serait encore plus sot.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Elle prend le bras de Monsieur Vernet. Mademoiselle Marguerite marche &agrave;
+c&ocirc;t&eacute; d'eux, et moi, je suis derri&egrave;re, comme quelqu'un de la maison qui
+attend qu'on lui remette le bulletin des bagages. On part; je me donne
+une contenance en expliquant la mer &agrave; Mademoiselle Marguerite.</p>
+
+<p>Je dis:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Voil&agrave; un bateau; voil&agrave; un marin.&raquo;</p>
+
+<p>Elle r&eacute;pond:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Oui, Monsieur, oui, Monsieur!&raquo;</p>
+
+<p>Et quand elle ne se surveille pas:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Oui <i> Msieur</i>!&raquo;</p>
+
+<p class="n">en riant toujours, sans malice.</p>
+
+<p>Tous les trois montent aux chambres s'embrasser &agrave; l'aise et faire un peu
+de toilette. Je me prom&egrave;ne dans le jardin; je donne des indications &agrave; la
+bonne, pour le d&icirc;ner, pour distribuer les places, et je tire un seau
+d'eau. Je voudrais plier les serviettes, mettre les chaises, enfin
+montrer que je ne suis pas tout &agrave; fait une bouche inutile. Je me sens si
+isol&eacute;, si peu invit&eacute;, que je m'efforce de dire &agrave; la bonne des choses
+famili&egrave;res qui me gagnent la consid&eacute;ration et la sympathie de cette
+brave femme. Je n'ai jamais &eacute;t&eacute; plus chez les autres que maintenant.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XXVIII" id="XXVIII"></a><a href="#toc">XXVIII</a></h2>
+
+<h4>&Agrave; TABLE! &Agrave; TABLE!</h4>
+
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Comment la trouvez-vous?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Oh! les jeunes filles!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Je hoche la t&ecirc;te et fais la moue, tristement. Madame Vernet est gaie, et
+je ne lis dans ses yeux ni d&eacute;fi ni promesse.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>N'est-ce pas qu'on est bien ici?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Je te crois!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Il a un complet de molleton bleu. La jeune fille regarde les assiettes.
+Elles sont &agrave; fleurs et &agrave; l&eacute;gendes; l'huilier est &agrave; fleurs; la suspension
+est &agrave; fleurs. Les murs sont peints en bleu tendre. Sur la commode, on
+voit trois globes de verre: celui du milieu recouvre la couronne de
+mari&eacute;e de Madame Cruz. Les deux autres globes emprisonnent des fruits.
+Sur la chemin&eacute;e on voit encore trois globes de verre. Celui du milieu
+recouvre la Sainte-Vierge et le Petit J&eacute;sus. J&eacute;sus a perdu sa t&ecirc;te, mais
+la Sainte-Vierge a sur la sienne une pomme d'or, et elle se tient raide,
+de peur de la laisser tomber, comme si elle attendait la fl&egrave;che de
+Guillaume-Tell. Les deux autres globes emprisonnent des fruits. Aux deux
+bouts de la chemin&eacute;e, deux chiens indescriptibles sont assis sur leur
+derri&egrave;re de porcelaine. Dans des cadres dor&eacute;s pendent des mers, des
+vaisseaux, des ports, des temp&ecirc;tes. Devant moi, une glace refl&egrave;te la
+mani&egrave;re dont je mange. J'y mire mes gestes, mes bouch&eacute;es, la propret&eacute;
+de mes moustaches, et la distinction de ma main, quand je bois, le petit
+doigt en l'air.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Trouvez-moi des &oelig;ufs comme ceux-l&agrave; &agrave; Paris! Voil&agrave; un poisson qui n'a
+pas &eacute;t&eacute; conserv&eacute; huit jours dans la glace!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Arriv&eacute; depuis une heure, il se sent d&eacute;j&agrave; mieux. Il trouve la soupe bien
+tremp&eacute;e, &laquo;comme de l'acier&raquo;. Il tape fortement sur sa large poitrine:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;L'air de la mer nourrit!&raquo;</p>
+
+<p>Avec beaucoup de viande autour, car nous mangeons magnifiquement. Nous
+ne nous arr&ecirc;tons que pour compter la mangeaille aval&eacute;e.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Comme un voyageur se retourne et regarde le chemin parcouru.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Elle affecte un go&ucirc;t, jusque-l&agrave; contrari&eacute;, pour la nourriture simple.
+Elle laisse le vin aux gens des villes et veut boire du cidre. Ses
+l&egrave;vres se resserrent, feuilles de sensitive. Sourit-elle?
+grimace-t-elle? Elle aime le pain de m&eacute;nage, dur, noir&acirc;tre au moins, les
+couteaux qui ne coupent pas, les verres sans pied. Elle souhaite des
+chutes d'insectes dans les plats.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>&Agrave; la guerre comme &agrave; la guerre!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Tous, nous &eacute;prouvons le besoin de mettre en harmonie nos impressions et
+les choses qui nous entourent. Monsieur Vernet se l&egrave;ve, va &agrave; la fen&ecirc;tre,
+fait un grand geste de bras, puise de l'air, en boit &agrave; pleine gorge. Il
+&eacute;tait temps! Il &eacute;touffait dans l'atmosph&egrave;re vici&eacute;e qui appauvrit le sang
+des citadins.</p>
+
+<p>Les poumons enfin gonfl&eacute;s, il se remet &agrave; manger.</p>
+
+<p>Je suis encore vaguement triste; mais, apr&egrave;s avoir fait quelques mots
+d'esprit qui &eacute;gaient la soci&eacute;t&eacute;, je reprends conscience de moi-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Vous avez joliment engraiss&eacute; depuis que vous &ecirc;tes l&agrave;. La mer vous a
+refait le coffre. Seulement il faut manger.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Il me remplit mon assiette. En silence, nous luttons &agrave; coups de dents.
+Madame Vernet r&eacute;p&egrave;te qu'elle adore le pain dur. Monsieur Vernet lui
+passe toutes ses cro&ucirc;tes. Mademoiselle Marguerite ajoute les siennes, et
+j'offre timidement les miennes. Cela devient un jeu. Je me bourre de
+mie, afin qu'elle ne manque pas de cro&ucirc;te, et paierais d'une indigestion
+le plaisir d'&eacute;prouver la solidit&eacute; de ses dents. Mais je suis vaincu par
+Mademoiselle Marguerite: c'est elle qui mange le plus et fournit le plus
+de cro&ucirc;tes. Son nez respire pour sa bouche en travail et pousse un
+bourdonnement continu.</p>
+
+<p>Je l'entends, mais je la regarde comme si je voulais le voir. Parfois
+elle essaie de rire. C'est un drame. Elle s'&eacute;trangle. Les bouch&eacute;es
+remontent, ses joues s'enflent, ses l&egrave;vres s'ouvrent malgr&eacute; ses efforts,
+et il en sort, avec un pouffement, sur sa serviette d&eacute;ploy&eacute;e toute
+grande, un jet de choses blanches semblables &agrave; la r&acirc;pure de corne qu'on
+met dans les boules de verre pleines d'eau pour imiter la neige.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XXIX" id="XXIX"></a><a href="#toc">XXIX</a></h2>
+
+<h4>MADEMOISELLE MARGUERITE</h4>
+
+
+<p>Elle a le teint comme l'ont seules quelques jeunes filles tr&egrave;s
+constip&eacute;es, un teint qui prend au sang toute sa substance colorante,
+d'une richesse inqui&eacute;tante, pas naturelle. C'est une jeune fille
+ordinaire, jolie ou laide &agrave; ses heures, insipide comme un gar&ccedil;on en
+robe. Elle a fait trop de pieds de nez avec son nez un peu &eacute;cras&eacute;. Elle
+regarde tout &eacute;galement int&eacute;ress&eacute;e, et on renfoncerait d'un coup de pouce
+ses yeux qui ressortent. Elle montre sa langue pour s'amuser, et d&egrave;s
+qu'on l'en d&eacute;fie, avec la pointe de cette langue, elle se l&egrave;che le
+menton.</p>
+
+<p>Ah! ce n'est pas une demoiselle Mauperin! Quand elle court, la lourde
+natte de ses cheveux lui bat les &eacute;paules, ainsi qu'un harnais
+d'emprunt.</p>
+
+<p>Elle a dit &agrave; Madame Vernet:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Comme il est triste, ce Monsieur! Est-ce qu'il fait toujours cette
+t&ecirc;te-l&agrave;?&raquo;</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Ma ch&eacute;rie, c'est un po&egrave;te, et les po&egrave;tes ne sont pas des petites filles.</p>
+
+<p>En effet, je conserve l'attitude du po&egrave;te auquel on en a mis dans
+l'aile, bless&eacute; &agrave; mort peut-&ecirc;tre.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">marguerite</span></p>
+
+<p>Mais qu'est-ce qu'il fait ici, ce Monsieur, avec nous?</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>J'ai cru qu'elle allait demander:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Est-ce que c'est un parti?&raquo;</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Chut! il travaille, il r&ecirc;ve, il pense. Il fait des vers. Ne le d&eacute;range
+pas.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Marguerite se retire songeuse, d&eacute;sappoint&eacute;e, comme quelqu'un qui trouve
+les cabinets occup&eacute;s. Elle va jouer seule dans le jardin.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">marguerite</span></p>
+
+<p>Donne-moi l'&eacute;trenne de ta barbe, mon oncle.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Elle lui saute au cou, l'attire, le courbe, l'entra&icirc;ne, en marchant &agrave;
+genoux, ses forts mollets &agrave; l'air, et roule dans l'herbe.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Je vous l'avais dit, c'est une enfant.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Elle est heureuse! Qu'elle s'amuse! elle a le temps de souffrir.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Pauvre ami!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Je rejoins Marguerite, pour m'amuser aussi, moi, puisque mes soupirs ne
+servent qu'&agrave; m'essouffler, &agrave; me donner un air de b&eacute;jaune. Mais je n'ai
+pas de chance: Marguerite cesse de jouer d&egrave;s qu'elle m'aper&ccedil;oit. Je
+pourrais aller faire mes vers plus loin. Monsieur Vernet remarque sa
+g&ecirc;ne et lui vient en aide. Ce qu'il dit peut se traduire ainsi:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Ne crains rien: c'est un po&egrave;te-mouton.&raquo;</p>
+
+<p>Je fais le gros dos, afin qu'il me caresse pour rassurer Marguerite.
+Aussi embarrass&eacute; qu'elle, j'ignore comment on s'y prend pour parler aux
+jeunes filles qui ne sont plus tout &agrave; fait des poup&eacute;es et qui ne sont
+pas encore des femmes. Je ne sais dire que des phrases sentencieuses sur
+la vie, ses lassitudes infinies, ses mornes d&eacute;sespoirs, et le d&eacute;saccord
+existant entre les faits et nos r&ecirc;ves. Si je parlais d'une telle sorte &agrave;
+Marguerite, elle se sauverait, ou ses yeux lui sortiraient
+d&eacute;finitivement de la t&ecirc;te, comme le noyau d'un fruit qu'on presse.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>On est mieux ici qu'au couvent, hein, Mademoiselle?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Mademoiselle? Voulez-vous bien l'appeler Marguerite, tout court! Vous
+n'allez pas faire, je pense, des c&eacute;r&eacute;monies avec une gamine de seize
+ans.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Encore faut-il que Mademoiselle me le permette.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">marguerite</span></p>
+
+<p>Oh! moi, &ccedil;a m'est bien &eacute;gal. Appelez-moi comme mon oncle, si vous
+voulez.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Au m&ecirc;me moment elle lui fait une d&eacute;monstration. C'est chez elle besoin
+d'exercice. Elle le prend par un bras et le force &agrave; tourner sur
+lui-m&ecirc;me. Monsieur Vernet, d&eacute;s&eacute;quilibr&eacute;, frappe du pied sur place, se
+penche en arri&egrave;re, perd son chapeau, sue tout de suite, crie:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Veux-tu finir! Qu'est-ce que c'est?&raquo;</p>
+
+<p>Marguerite tourne, suivie de sa natte comme d'une queue, sa robe vannant
+le sable de l'all&eacute;e. Enfin elle s'arr&ecirc;te.</p>
+
+<p>Monsieur Vernet ramasse son chapeau, et, la t&ecirc;te lourde, fait effort
+pour s'immobiliser, retenir les choses qui continuent de tourner:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Est-elle gentille!&raquo; dit-il.</p>
+
+<p>Sans r&eacute;pondre, je porte &agrave; mes l&egrave;vres mes cinq doigts r&eacute;unis en faisceau,
+et je les d&eacute;tache avec lenteur, ce qui signifie nettement:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Un vrai beurre!&raquo;</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XXX" id="XXX"></a><a href="#toc">XXX</a></h2>
+
+<h4>PROGRAMME</h4>
+
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Nous avons deux mois &agrave; passer ensemble. Il s'agit de bien employer notre
+temps.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Nous ne voulons pas perdre une minute. J'ai quelque facult&eacute; d'invention,
+et je suis l'impresario, l'homme du petit service de la maison. Je me
+l&egrave;ve le premier, presque en m&ecirc;me temps que la bonne. Je lui suis
+indispensable pour faire griller le pain, et je sonne moi-m&ecirc;me le
+d&eacute;jeuner, en agitant un grelot aux portes des chambres. Ces dames
+descendent en pantoufles, en peignoir, les cheveux &eacute;bouriff&eacute;s. Les
+paupi&egrave;res de Monsieur Vernet sont encore gonfl&eacute;es de sommeil. Il y a de
+l'eau dans ses coquilles. Je donne le programme:</p>
+
+<p>1&deg; Entre le premier et le second d&eacute;jeuner, bain;</p>
+
+<p>2&deg; Le soir, promenade ou p&ecirc;che.</p>
+
+<p>Je montre sur une carte d'&eacute;tat-major le trac&eacute; des promenades, et j'ai
+pr&eacute;par&eacute; les lignes, foui des vers.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Mais, dis-je, troubl&eacute; tout &agrave; coup, il me semble que, dans cette vie
+active et si remplie, j'ai oubli&eacute; de faire la part de mes travaux!&raquo;</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Vous travaillerez &agrave; Paris.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Non, ne l'emp&ecirc;chons pas de travailler. Je me le reprocherais toute ma
+vie!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Comme il s'est fait lui-m&ecirc;me tout seul, il veut que j'arrive &agrave; la force
+du poignet.</p>
+
+<p>C'est convenu. Je m'enfermerai chaque matin deux heures dans ma
+mansarde. Ma t&acirc;che accomplie, je rejoindrai mes amis sur la plage.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;D'ailleurs, dis-je, vex&eacute; qu'on m'ait pris au mot, il me reste ma
+nuit.&raquo;</p>
+
+<p>Ces dames sont inqui&egrave;tes. Est-ce que je passerais mes nuits &agrave; veiller,
+au risque de m'user la sant&eacute;? C'est possible. Je ne dis pas oui. Je ne
+dis pas non.</p>
+
+<p>On me trouve enjou&eacute;. Je ne me r&eacute;serve, par jour, que quelques regards
+abattus et languissants &agrave; l'adresse de Madame Vernet. Je semble, au
+milieu d'un rire, me rappeler que je suis en deuil. Je transporte les
+pliants de ces dames du soleil &agrave; l'ombre, de l'ombre au soleil, selon
+les heures. Quand elles se baignent, je garde leur flanelle sur le sable
+et leur panier &agrave; ouvrage. Je les installe en voiture et leur donne la
+main, le bras, le genou, ce qu'elles veulent. Elles disent:</p>
+
+<p>&laquo;Merci&raquo;,</p>
+
+<p class="n">s'appuient &agrave; peine et rebondissent l&eacute;g&egrave;rement. Elles m'&eacute;ventent de leur
+robe, et mon nez bat des narines sur un rapide courant de parfums. Gr&acirc;ce
+&agrave; moi, elles franchissent des haies d'o&ugrave; les roses sauvages les
+d&eacute;fiaient. Nous laissons, loin derri&egrave;re, Monsieur Vernet qui s'emp&ecirc;tre,
+arrache tout, grondeur.</p>
+
+<p>Je me r&eacute;compense au moyen d'attouchements discrets, vari&eacute;s, pour ne pas
+&eacute;veiller la pudeur qui dort.</p>
+
+<p>Je d&eacute;coupe &agrave; table, et il m'est permis d'affirmer que je pr&eacute;side. Je
+paie cet honneur en gardant les mauvais morceaux pour moi. Une fois, il
+ne me resta rien. Monsieur Vernet a pris dans son assiette la moiti&eacute; de
+sa part et l'a mise dans la mienne. Je l'ai mang&eacute;e sans d&eacute;go&ucirc;t,
+puisqu'on &eacute;tait en famille. Mais je lui passe souvent mon gras, qu'il ne
+se fait pas offrir deux fois. On sait que j'aime la cr&egrave;me, et, &agrave; chaque
+dessert, la bonne, myst&eacute;rieusement, pose devant moi une petite terrine,
+dont j'enl&egrave;ve le couvercle en h&eacute;sitant, en disant:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Qu'est-ce que &ccedil;a peut bien &ecirc;tre que &ccedil;a? mon Dieu!&raquo;</p>
+
+<p>C'est de la cr&egrave;me!</p>
+
+<p>Bien que la surprise se renouvelle, je n'en reviens jamais. Les figures
+s'&eacute;jouissent. Mais c'est trop de cr&egrave;me! Une fois de plus, on m'a pris
+exag&eacute;r&eacute;ment au mot. Sans me plaindre, j'avale ma terrine d'un trait, et
+je lutte contre un commencement de mal de c&oelig;ur.</p>
+
+<p>La garde-robe de Monsieur Vernet devient la mienne. Si nous rentrons
+mouill&eacute;s, on met &agrave; ma disposition des chaussettes, une chemise, un
+cale&ccedil;on.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Il est tout neuf. Allez-vous faire le difficile? Pour un jour, vous
+n'en mourrez pas!&raquo;</p>
+
+<p>Je remercie; j'accepte un vieux paletot, au plus, en attendant que le
+mien soit sec, mais je ne vais pas jusqu'au linge de dessous, pas encore
+du moins.</p>
+
+<p>On a en moi une telle confiance qu'on m'a pri&eacute; de tenir la caisse.</p>
+
+<p>Parfaitement!</p>
+
+<p>D'abord, Monsieur Vernet ne travaille pas quand il est en vacances. Il a
+dit &agrave; sa femme:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Tu sais, arrange-toi: je ne veux ici me m&ecirc;ler de rien.&raquo;</p>
+
+<p>Il a dit cela pour la forme, pour la galerie que je suis. Car jamais
+Monsieur Vernet ne se m&ecirc;le de rien. Il s'en garde.</p>
+
+<p>Or les comptes un peu compliqu&eacute;s ennuient Madame Vernet. Elle s'y perd,
+et me crie de venir &agrave; son secours. Quand nous r&eacute;glons une d&eacute;pense de
+lait, de fruits &agrave; l'auberge, elle me passe son porte-monnaie, &laquo;sans
+faire semblant&raquo;, au moment o&ugrave; mes mains se trouvent, par aventure,
+crois&eacute;es derri&egrave;re mon dos. Les paysans pensent que je le tire de ma
+poche. Je paie, et je demande, avant de le refermer:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Mesdames, voulez-vous me permettre de vous offrir encore quelque
+chose?&raquo;</p>
+
+<p>Comme on dit au th&eacute;&acirc;tre, j'entre dans la peau du bonhomme qui r&eacute;gale.
+J'ouvre ce porte-monnaie d'autrui avec une telle aisance que, par
+imitation instinctive, les paysans ouvrent la bouche en m&ecirc;me temps. Il
+m'arrive de le mettre dans ma poche jusqu'au prochain d&eacute;bours. On ne
+songe pas &agrave; me le r&eacute;clamer. Je marchande, je fais des &eacute;conomies, je
+calcule comme un r&eacute;gisseur ladre par int&eacute;r&ecirc;t, et, pour ma peine, je
+m'accorde le m&eacute;rite de ne point grappiller, de ne pas me rendre coupable
+de la moindre petite volerie.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XXXI" id="XXXI"></a><a href="#toc">XXXI</a></h2>
+
+<h4>ATOMES CROCHUS</h4>
+
+
+<p>Ai-je jamais &eacute;t&eacute; plus heureux que maintenant? Je me soude aux Vernet,
+assez &eacute;grillard pour Monsieur Vernet, qui aime les discours de
+gaillardise, assez sentimental pour Madame Vernet, qui parle toujours de
+son &acirc;ge et ne le dit jamais, assez gamin pour faire coucou avec
+Marguerite. Je me propose de mener &agrave; bonne fin la pleine conqu&ecirc;te de ces
+trois &ecirc;tres, de les rendre miens, d'en extraire ce qu'ils pourront me
+donner de suc. Je tirerai d'eux une b&eacute;atitude temporaire. Par une
+derni&egrave;re pusillanimit&eacute; d'esprit, je n'ose pas compter franchement ce que
+me fourniront ces dames; mais je fixe l'apport pr&eacute;cis de Monsieur
+Vernet: il sera le danger avec lequel on joue, sans gros risque.</p>
+
+<p>Il n'est gu&egrave;re d&eacute;fiant. Sa pr&eacute;sence me g&ecirc;ne moins qu'un souvenir. Je le
+craindrais davantage s'il &eacute;tait mort.</p>
+
+<p>Quelquefois je m'efforce, par amusement, de faire na&icirc;tre en moi contre
+lui une jalousie factice. J'ai beau me le repr&eacute;senter dans le m&ecirc;me lit
+que sa femme, il ne me fait pas l'effet de coucher avec elle. Dupe
+encore d'un mirage, je ne vois pas Monsieur Vernet, mais le mari de mes
+lectures. Je me l'imagine en bonnet de coton, la bouche ouverte. Il
+s'endort tout de suite, et ne se r&eacute;veille que pour sauter sur la
+descente de lit. Lui et sa femme se trouvent c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te par hasard. Ils
+ne se touchent pas. Il y a entre eux de la place pour un. Elle ne le
+voit que de dos et peut laisser trembler ses deux seins &agrave; l'air, sans
+p&eacute;ril.</p>
+
+<p>Ainsi je m'arrange un mari commode, selon mes besoins.</p>
+
+<p>Et ma jalousie ne veut pas venir.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XXXII" id="XXXII"></a><a href="#toc">XXXII</a></h2>
+
+<h4>TH&Eacute;ORIES</h4>
+
+
+<p>&laquo;Mon&raquo; mari n'est pas faux de toutes pi&egrave;ces, et, vraiment, Monsieur
+Vernet prend de sa femme une part autre que la mienne, celle que je
+d&eacute;sire. Il pense qu'on doit respecter la m&egrave;re des enfants qu'on a ou
+qu'on pourrait avoir.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Physiquement parlant, doit-on traiter sa femme comme une ma&icirc;tresse?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Je ne suis pas mari&eacute;.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Innocent! Ferez-vous &agrave; votre femme ce que vous faites &agrave; vos ma&icirc;tresses?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Dame! si elle veut!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Monsieur Vernet s'arr&ecirc;te, me regarde. Je suis s&eacute;rieux. Il reprend sa
+promenade, et de temps en temps plante sa canne en terre, comme pour
+jalonner ses paroles.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>&Eacute;coutez-moi, mon ami. J'ai plus du double de votre &acirc;ge; j'ai le droit et
+m&ecirc;me le devoir de m'&eacute;crier: &laquo;Ne faites pas &ccedil;a; je vous en supplie, ne
+faites pas &ccedil;a!&raquo;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>&Ccedil;a-quoi?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Vous m'entendez bien. Mari&eacute; trop jeune, je n'ai jamais eu de ma&icirc;tresse.
+Mais je sais, et vous le savez mieux que moi, gredin, quelles libert&eacute;s
+on peut prendre avec une fille. Or, gardez-vous de croire que votre
+femme est une fille, voil&agrave; ce que je tenais &agrave; vous dire.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Une femme est une femme.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Erreur! Avec le mariage la caresse devient une chose grave. Ah! certes,
+personne, dans un fumoir, dans une r&eacute;union d'esprits libres, dans un
+<i>a-parte</i> de sexe fort, ne go&ucirc;te plus que moi les confidences
+graveleuses, o&ugrave; l'obsc&eacute;nit&eacute; s'en donne &agrave; c&oelig;ur joie. Je confesse qu'il
+m'est agr&eacute;able, comme &agrave; tous les honn&ecirc;tes gens d'ailleurs, de me
+d&eacute;barbouiller &agrave; mon heure avec un peu de fange. Je m'offre une petite
+d&eacute;bauche pour rire et n'en suis que plus rang&eacute; apr&egrave;s. Mais ne badinons
+pas, s'il vous pla&icirc;t, avec le saint amour du m&eacute;nage. Ma femme m'adore et
+je l'aime; eh bien! je puis vous affirmer que, hors ce qu'il faut
+savoir, elle ne sait rien de rien.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Merci.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Tenez, il me vient &agrave; l'esprit une comparaison juste et po&eacute;tique que je
+vous engage &agrave; m&eacute;diter, non seulement comme &eacute;crivain, mais encore comme
+moraliste. La pudeur de la femme est un mur mitoyen. N'allez pas,
+imprudent, le d&eacute;grader vous-m&ecirc;me, car il s'effritera, &agrave; la longue fera
+br&egrave;che, et les voisins entreront chez vous.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>D&eacute;licieux.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Oh! pas d'illusions. Il faut compter avec la perversit&eacute; instinctive de
+la femme. Elle a des curiosit&eacute;s; elle pose de petites questions; elle
+furette et met son joli nez partout. Plus d'une fois, Madame Vernet m'a
+t&acirc;t&eacute; sur ce terrain; mais j'ai si bien fait la b&ecirc;te, qu'elle a fini par
+n'y plus penser.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Et vous, Monsieur Vernet, est-ce que vous avez aussi fini par n'y plus
+penser?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Vous voudriez me faire avouer mes frasques.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Il les avoue et en invente. Il se noircit par fausse honte. Mais je ne
+crois pas &agrave; ses vices, et je voudrais serrer la main de cet homme, qui
+n'a sans doute jamais embrass&eacute; sa femme sur le ventre.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XXXIII" id="XXXIII"></a><a href="#toc">XXXIII</a></h2>
+
+<h4>LE NAVET</h4>
+
+
+<p>J'aime entendre Monsieur Vernet me parler de Madame Vernet. Il la fait
+go&ucirc;ter par avance, communique dans l'oreille des renseignements pr&eacute;cis,
+pos&eacute;ment, comme s'il voulait donner le temps de prendre des notes.
+Toutefois, soucieux de la respecter m&ecirc;me absente, il se contente de la
+d&eacute;colleter, lui d&eacute;shabille le buste au plus, et n'insiste que sur ses
+qualit&eacute;s morales.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Elle vaut mieux que moi!&raquo; dit-il sans envie.</p>
+
+<p>Il ne lui tient jamais t&ecirc;te, et la cite comme un auteur c&eacute;l&egrave;bre, en lui
+rendant hommage. Sa mani&egrave;re de l'aimer m'attendrit, me rend scrupuleux.
+Oh! Madame Vernet n'abuse pas. Peut-&ecirc;tre se sent-elle si sup&eacute;rieure que
+cela lui est &eacute;gal. Jamais elle n'oblige Monsieur Vernet &agrave; mesurer la
+distance intellectuelle qui les s&eacute;pare, et plut&ocirc;t elle le fait valoir.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Mon mari trouvait cette toile si belle que je lui ai dit: Ach&egrave;te-la,
+va!&mdash;Tenez, voil&agrave; un article de journal que mon mari d&eacute;clare tr&egrave;s-bien.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Monsieur Vernet s'y trompe lui-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Vous aimez les tableaux?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>J'en raffole.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Et il cause peinture de fa&ccedil;on &agrave; faire pleurer un peintre, car d&egrave;s qu'il
+a dit: &laquo;Est-ce rendu? hein!&raquo; son sens critique s'arr&ecirc;te net, comme pris
+dans une orni&egrave;re, embourb&eacute;.</p>
+
+<p>C'est surtout devant moi que Monsieur et Madame Vernet se font petits,
+en s'opposant l'un &agrave; l'autre. Ils rivalisent d'humilit&eacute;. Mais Madame
+Vernet est de premi&egrave;re force. Elle porte la culotte sous sa robe: on ne
+voit rien. Le ciel ne lui a pas donn&eacute; d'enfants, sans doute parce
+qu'elle avait d&eacute;j&agrave; un mari. Elle le dorlote, lui change elle-m&ecirc;me son
+tricot. De ma chambre, &agrave; travers le plancher, j'entends:</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Blanche, fais moi mes ongles!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Elle montre en toute circonstance, m&ecirc;me quand il en est besoin, le
+d&eacute;vouement d'une religieuse garde-malade. Ce matin, j'ai d&ucirc; la consoler.
+Elle pleurait, assise sur le banc de la butte.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Qu'est-ce que vous avez, ch&egrave;re Madame?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Rien.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Je m'en vais.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Oh! vous pouvez rester, car enfin, si je pleure, c'est &agrave; cause de vous.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Madame Vernet en larmes n'est plus jolie. Elle fait une vilaine grimace
+enfantine et devrait apprendre &agrave; pleurer avec gr&acirc;ce.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>De moi, Madame? Je n'y suis point.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Oui. Hier soir, &agrave; table, au dessert, au moment o&ugrave; tout est permis, quand
+on se jette des serviettes &agrave; la t&ecirc;te en faisant les fous, sans songer &agrave;
+mal, il para&icirc;t que je vous ai appel&eacute; &laquo;navet sculpt&eacute;&raquo;.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Ah! ah! tr&egrave;s dr&ocirc;le. Vous me faites rire, et pourtant je n'en ai pas
+envie.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Alors pourquoi riez-vous? Alors mon mari m'a grond&eacute;e, alors je lui ai
+dit que c'&eacute;tait pour rire. Il m'a r&eacute;pondu qu'on ne plaisantait pas avec
+ces choses-l&agrave;, que je vous avais fait de la peine, qu'il en &eacute;tait s&ucirc;r,
+qu'il l'avait bien vu.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Madame Vernet a le hoquet. Les mots sortent difficilement, un &agrave; un, et
+elle multiplie les &laquo;alors&raquo; en petite fille &acirc;nonnante.</p>
+
+<p>J'h&eacute;site. La d&eacute;licatesse de Monsieur Vernet me touche, si les larmes de
+Madame Vernet me chagrinent.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Mais, ch&egrave;re Madame, c'est de la vraie douleur que vous &eacute;prouvez.
+Calmez-vous. Je ne me souviens pas de votre spirituel bon mot. Et puis,
+&ecirc;tes-vous s&ucirc;re d'en &ecirc;tre l'auteur? Je l'avais d&eacute;j&agrave; entendu quelquefois.
+C'est une expression consacr&eacute;e, bien que le mot &laquo;marron&raquo; soit
+ordinairement employ&eacute;.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>On ne se moque pas des gens comme vous le faites.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Cette mani&egrave;re en vaut une autre. Je vous affirme que vous ne m'avez pas
+froiss&eacute;. Je prendrais m&ecirc;me votre saillie comme une flatterie si elle
+n'avait &eacute;t&eacute; l'occasion d'un incident f&acirc;cheux entre vous et Monsieur
+Vernet. Sa s&eacute;v&eacute;rit&eacute; m'&eacute;tonne; mais si quelque chose me peine, c'est de
+vous voir dans un tel &eacute;tat, en mon honneur. Je vous demande pardon.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>C'est moi qui vous demande pardon. &Ccedil;a m'a &eacute;chapp&eacute;.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Non, faites excuse, c'est moi, j'y tiens.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Ah! mon mari a l'air bon. Il l'est, le plus souvent, presque toujours.
+Mais, au fond, c'est un homme de fer, et quand il grossit sa voix, je
+passerais par un trou de souris.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Vous exag&eacute;rez un peu.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Je vous assure qu'il y a chez cet homme des sautes d'humeur telles qu'il
+franchirait tout, d'un bond, en me broyant.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Prenez garde, Madame, s&eacute;chez vos yeux, voil&agrave; l'homme de fer qui monte.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Qu'est-ce que tu as?</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Sa voix est grosse en v&eacute;rit&eacute;, mais bonne. Je me tiens sur la d&eacute;fensive,
+pr&ecirc;t &agrave; emp&ecirc;cher une rencontre.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Franchement vous avez &eacute;t&eacute; dur pour elle. Votre feinte d'&eacute;tonnement ne
+trompe personne. Je sais tout. Le navet.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Quoi! Elle y pense encore? Ma Blanchette, tu n'es pas raisonnable.
+Jugez-en, Monsieur Henri. Elle me dit, cette nuit, craintive, coll&eacute;e &agrave;
+moi: &laquo;J'ai eu la comparaison malheureuse; Monsieur Henri s'en
+formalisera.&raquo; Je r&eacute;ponds: &laquo;Bast! Monsieur Henri n'est pas susceptible!&raquo;
+Elle reprend: &laquo;Tout de m&ecirc;me, cela n'a pas d&ucirc; lui plaire.&raquo;&mdash;&laquo;Ah! fais-je,
+c'est autre chose!&raquo;</p>
+
+<p>Elle continue, se tourmente, m'accable de ses &laquo;Crois-tu?&mdash;Quelle est ton
+id&eacute;e?&mdash;Mets-toi &agrave; sa place!&raquo; Elle m'ennuie, dit des b&ecirc;tises, au lieu
+d'en faire, jusqu'&agrave; ce que je m'endorme. Voil&agrave; tout. Vous lui en voulez?
+Fouettons-nous le chat?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Lui en vouloir? Mais, braves amis, vous chatouillez ma vanit&eacute; juste au
+creux, et mon &ecirc;tre se l&egrave;ve ainsi qu'une p&acirc;te fermentante.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Nous nous demandons pardon tous les trois, l'un apr&egrave;s l'autre, ensuite
+en ch&oelig;ur. Madame Vernet a satisfait le besoin qu'elle avait de pleurer.
+Nous nous tenons les mains, comme si nous voulions danser en rond, et le
+plus ridicule des trois n'est pas celui que chacun pense.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Ma parole! je crois que la femme a la sensibilit&eacute; des balances dont on
+se sert pour peser l'or.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>En ce qui le concerne, il d&eacute;clare se moquer comme &laquo;d'une guigne, de l'an
+quarante ou de sa premi&egrave;re chemise&raquo;, de la beaut&eacute; des hommes. Il faut et
+il suffit en effet qu'un homme soit intelligent. Or, Monsieur Henri
+pourrait porter du m&eacute;rite au march&eacute;, etc., etc.</p>
+
+<p>Monsieur Vernet aplatit, aplatit mon amour-propre, en maniant le
+compliment comme une demoiselle en bois sur une aire de grange.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>H&eacute;las! je sais que je suis laid!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>C'est affaire de go&ucirc;t. Moi, je vous trouve beau.</p>
+
+<p>N'est-ce pas, Blanche, qu'il serait plut&ocirc;t beau?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Vous croyez?</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Je montre mon visage comme un habit de confection. On m'affirme qu'il ne
+m'irait pas mieux s'il avait &eacute;t&eacute; fait sur mesure.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Tenez, ces termes qui me viennent &agrave; l'instant rendront ma pens&eacute;e avec
+exactitude: vous &ecirc;tes beau de laideur.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Je souris et perds pied dans ma m&eacute;lancolie.</p>
+
+<p>Aucune sonde n'en toucherait le fond.</p>
+
+<p>Un mouchoir imbib&eacute; d'eau fra&icirc;che &eacute;teint les derni&egrave;res piq&ucirc;res de rouge
+aux paupi&egrave;res de Madame Vernet.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Allons, faites la paix.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Je pousse Monsieur Vernet et lui donne de petites tapes dans le dos.</p>
+
+<p>Sur la pointe du pied, en &eacute;quilibre instable, il r&eacute;siste et ne comprend
+pas.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Mais allez donc! Seriez-vous implacable?</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Du doigt, je lui d&eacute;signe un point sur la joue de Madame Vernet entre le
+coin de la bouche et le lobe de l'oreille.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Comment! vous voulez?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Mais oui. Quel homme ulc&eacute;r&eacute; vous faites! Il est l'heure de vous
+d&eacute;senvenimer. Je crois que vous rougissez. Faut-il que je me retourne?</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Monsieur Vernet se d&eacute;cide, embrasse l'endroit indiqu&eacute;, comme il est
+prescrit.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Bien! &Agrave; l'autre joue maintenant!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Et Monsieur Vernet recommence.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XXXIV" id="XXXIV"></a><a href="#toc">XXXIV</a></h2>
+
+<h4>LE BAISER</h4>
+
+
+<p>&Agrave; chacun son tour. J'ai eu, moi aussi, mon baiser. Il m'est tomb&eacute; au
+moment o&ugrave; je l'attendais le moins. Les choses ont avanc&eacute; sans n&eacute;cessit&eacute;.</p>
+
+<p>Monsieur Vernet et Marguerite venaient de partir pour le bain. Selon nos
+conventions, j'&eacute;tais mont&eacute; dans ma chambre pour travailler. Je
+travaillais, comme toujours, en regardant par l'&oelig;il-de-b&oelig;uf la danse
+des flots de la mer. C'est ma petite p&eacute;nitence de chaque matin. Je l'ai
+demand&eacute;e moi-m&ecirc;me et la fais scrupuleusement, enti&egrave;re. Il y va de ma
+r&eacute;putation de piocheur, de n&egrave;gre litt&eacute;raire. Mais si la petite troupe de
+bateaux p&ecirc;cheurs de br&egrave;mes ne d&eacute;filait pas devant moi, coquette et
+voiles retrouss&eacute;es, si les trois-m&acirc;ts, &agrave; l'horizon, ne glissaient pas,
+dans leur &eacute;cume, pareils &agrave; de fortes dames imposantes qui montrent en
+promenade la dentelle blanche de leur jupon, j'aurais vite une
+indisposition d'ennui. Il n'est point trop de la grande mer pour me
+tenir compagnie.</p>
+
+<p>J'ai senti qu'on entrait. Il ne m'est pas venu l'id&eacute;e de tourner la t&ecirc;te
+du c&ocirc;t&eacute; de la porte. Je n'ai eu que la peur de l'&eacute;l&egrave;ve qu'on surprend &agrave;
+ne rien faire. J'ai vite pris ma plume, feuillet&eacute; un livre, &eacute;crit un
+mot, et, un pouce enfonc&eacute; dans l'oreille jusqu'&agrave; la garde, feint
+l'application, le recueillement, l'indiff&eacute;rence aux bruits. Le dos gros,
+l'&ecirc;tre parcouru d'un frisson d'inqui&eacute;tude, j'appr&eacute;hendais la chute de
+quelque chose, une petite tape sur l'&eacute;paule, la chiquenaude d'un
+doigt-ressort.</p>
+
+<p>Et je me suis dress&eacute;, &agrave; la sensation, en un point du cou, d'une brusque
+succion chaude, et j'ai vu Madame Vernet, p&acirc;le, se reculer, les mains
+jointes.</p>
+
+<p>J'&eacute;prouvais de l'embarras sans plaisir. Je ne savais plus ce qu'elle
+voulait, et je ne trouvais rien &agrave; dire. Les mains appuy&eacute;es sur le
+rebord de la table, les jambes molles, je courbais la t&ecirc;te, comme pris
+en faute.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Vous devez me juger mal!&raquo; me dit-elle d'une voix implorante,
+&eacute;touff&eacute;e, qui s'&eacute;loigne et va s'&eacute;teindre.</p>
+
+<p>J'eus l'esprit de r&eacute;pondre:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Non, pas du tout!&raquo;</p>
+
+<p>Elle s'&eacute;tait tenue d'abord sur la d&eacute;fensive. Mon attitude piteuse
+l'affermit. Elle fit un pas en avant, posa le bout de ses doigts sur mon
+bras, comme pour r&eacute;veiller un somnambule qui dort debout et me dit:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Vous m'en voulez, sans doute?&raquo;</p>
+
+<p>Je r&eacute;pondis encore:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Non, pas du tout!...&raquo;</p>
+
+<p>Elle paraissait ind&eacute;cise. Enfin, apr&egrave;s un silence, les l&egrave;vres pinc&eacute;es:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Vous &ecirc;tes singulier! J'attendais un autre accueil.&raquo;</p>
+
+<p>Une lourde stupidit&eacute; pesait sur moi. Il faut le dire, je n'avais jamais
+s&eacute;rieusement cru que l'adult&egrave;re de Madame Vernet se r&eacute;aliserait. J'y
+pensais souvent, j'en caressais complaisamment les images; mais il avait
+la s&eacute;duction d'une beaut&eacute; litt&eacute;raire.</p>
+
+<p>Il devait passer, tandis que nous converserions. Et voil&agrave; que je me
+trouvais devant lui. Il &eacute;tait l&agrave;, mat&eacute;riel, en chair vivante et
+palpable, m'&eacute;pouvantant.</p>
+
+<p>Il me disait:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Il est temps! Il est temps d'empoigner cette femme, de la serrer sur
+ton c&oelig;ur, de la vider pour la rejeter ensuite. Il est temps de tromper
+Monsieur Vernet. Peut-&ecirc;tre en mourra-t-il. Mais il est temps de
+t'installer &agrave; sa place, de lui voler sa femme en mangeant sa soupe. Il
+est temps d'&ecirc;tre mis&eacute;rable pour de bon, car c'est fini de rire.</p>
+
+<p>&laquo;En outre, pr&eacute;pare-toi &agrave; tout, car ce brave homme de mari peut, au lieu
+de larmoyer, prendre un revolver et te casser la t&ecirc;te. Cela arrive.
+Assez r&ecirc;vass&eacute;. Vis! Fais vite!&raquo;</p>
+
+<p>Madame Vernet s'impatiente; elle me serre le bras fortement.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;C'est un supplice! Parlez donc. Vous me faites souffrir!&raquo;</p>
+
+<p>Je me d&eacute;cide &agrave; r&eacute;pondre, avec un sourire niais:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;C'est donc vrai! Tu m'aimes donc?&raquo;</p>
+
+<p>Mais elle, qui se serait donn&eacute;e si je l'avais enlac&eacute;e, brutal et muet,
+trouve que je la soufflette trop t&ocirc;t en paroles.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Ne me tutoyez pas!&raquo; dit elle.</p>
+
+<p>Elle fixe les planches de sapin de ma chambre comme si elle y suivait
+encore la vibration de mon tutoiement.</p>
+
+<p>Je ne sais plus ce qu'il faut faire ou dire. Je ne sais plus! Nos mains
+s'&eacute;treignent, cependant. Je lui offre ma chaise. Je lui offrirais aussi
+bien du papier &agrave; lettre, de quoi &eacute;crire.</p>
+
+<p>Elle murmure:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Nous sommes coupables!&raquo;</p>
+
+<p>&Agrave; qui le dit-elle? Je veux faire de l'esprit:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Ne le serons-nous jamais davantage?&raquo;</p>
+
+<p>Voil&agrave; encore un mot qui lui d&eacute;pla&icirc;t. Elle va me dire: &laquo;Restons-en l&agrave;&raquo;,
+et partir.</p>
+
+<p>Mais, elle non plus, elle ne sait pas o&ugrave; nous en sommes. Elle l&egrave;ve sur
+moi ses bons grands yeux qui se brouillent, et s'efforce de me regarder.</p>
+
+<p>Je pr&eacute;f&egrave;re cela. Qu'elle pleure! Pleurons tous les deux, elle assise &agrave;
+ma table, moi tant&ocirc;t me promenant, tant&ocirc;t accoud&eacute; dans l'ovale de
+l'&oelig;il-de-b&oelig;uf. Nous nous oublions l'un l'autre. Il y a peut-&ecirc;tre dans
+cette chambre &eacute;troite une jolie femme et un jeune homme qui la d&eacute;sire,
+mais il y a surtout deux &ecirc;tres qui sont effray&eacute;s sans savoir pourquoi,
+parce que le souhait de l'un s'est accompli trop vite, parce que les
+nerfs de l'autre se sont bris&eacute;s dans une seule crise, parce qu'enfin
+l'instant de bonheur est venu.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Franchement, nous ne sommes pas gais, ch&egrave;re Madame. Calmez-vous donc!
+vous allez vous faire du mal.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>M'aimez-vous, au moins?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Si je l'aime! Elle me demande si je l'aime!...</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>J'&eacute;l&egrave;ve et j'abaisse les bras, lentement. Puis je l'embrasse sur le
+front, sur les yeux, comme en fonction. Je pourrais compter en m&ecirc;me
+temps.</p>
+
+<p>C'est ainsi. Je ne vois pas Madame Vernet; je vois la situation que nous
+nous sommes faite, la vie qui se pr&eacute;pare aux &eacute;v&eacute;nements indevinables,
+l'adult&egrave;re qu'il faudra consommer.</p>
+
+<p>Quand Madame Vernet, &agrave; un bruit de pas dans l'escalier, se sauve et
+m'envoie un baiser de toute la largeur de sa main, je le lui renvoie
+machinalement, comme si je jouais au volant avec une petite fille, sans
+entrain, pour lui faire plaisir.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XXXV" id="XXXV"></a><a href="#toc">XXXV</a></h2>
+
+<h4>PRISE D'HABITUDE</h4>
+
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Que se manigance-t-il derri&egrave;re ce front? Depuis deux jours vous me
+faites une t&ecirc;te! Vous travaillez trop.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Son rire n'a rien d'infernal. Il s'int&eacute;resse sinc&egrave;rement &agrave; ma sant&eacute;! Ce
+qui s'est pass&eacute; entre Madame Vernet et moi ne l'a point chang&eacute;.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Ne faites pas attention. Je suis souvent en proie &agrave; des inqui&eacute;tudes. Je
+ne sais pas prendre la vie pour ce qu'elle vaut. Je la dramatise.</p>
+
+<p>Et pourtant, jamais adult&egrave;re ne fut,&mdash;comment dire?&mdash;plus innocent que
+celui de Madame Vernet. Notre crime restera longtemps &eacute;bauche. Monsieur
+Vernet ne s'absente pas seul; Marguerite appelle &agrave; chaque instant sa
+tante, et dans cette maison de verre il faut ouater ses soupirs. Les
+p&ecirc;cheurs Cruz nous donnent l'exemple: ils se meuvent comme des crabes
+dans une caisse d'eau. De notre c&ocirc;t&eacute;, nous avons saisi la mani&egrave;re
+savamment silencieuse de d&eacute;faire nos souliers, de les poser par terre,
+de remuer nos cuvettes, de tousser en serrant les l&egrave;vres, et de nous
+&eacute;tendre sur nos lits sans les faire g&eacute;mir.</p>
+
+<p>Quand Madame Vernet peut monter dans ma chambre, nous nous parlons
+enrou&eacute;s.</p>
+
+<p>Comme elle m'avait donn&eacute; une m&egrave;che de ses cheveux, je lui ai dit que
+cela m'avait fait bien plaisir, mais je n'en ai pas redemand&eacute;.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>O&ugrave; l'avez-vous mise?</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Je ne sais pas. Je veux serrer ma &laquo;ma&icirc;tresse&raquo; contre moi, mais elle se
+d&eacute;gage et met un doigt sur sa bouche:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Si on nous entendait!&raquo;</p>
+
+<p>En effet, je perds toute prudence. Madame Vernet me rationne. Elle fixe,
+chaque matin, &agrave; son lever, ce qu'elle m'accordera dans la journ&eacute;e. Elle
+ne veut pas encore que je la tutoie.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;C'est trop t&ocirc;t. Plus tard. Nous verrons.&raquo;</p>
+
+<p>D'un naturel temporiseur, elle marche sur de la glace craquante.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Mais vous, au moins, tutoyez-moi. Cela me serait si doux!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Elle prend une demi-mesure. Le &laquo;tu&raquo; et le &laquo;vous&raquo; disparaissent autant
+que possible de ses phrases. Je ne sais plus &agrave; qui elle s'adresse.</p>
+
+<p>Quand je cherche ses l&egrave;vres, elle me donne sa joue et pr&eacute;tend que c'est
+la m&ecirc;me chose, que c'est aussi bon, et s'en va, me laissant interdit,
+mes bras d&eacute;ploy&eacute;s. Ma bouche, vainement tendue, rentre en elle-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Ce sera gentil de nous aimer ainsi.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Un peu long!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Elle est rajeunie, me parle trop de mon avenir, et me promets de n'&ecirc;tre
+jamais &laquo;un obstacle dans mon existence&raquo;.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Je ne vous aime pas au sens ordinaire du mot aimer.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Je n'entends rien &agrave; ces subtilit&eacute;s, et je me pr&eacute;occupe seulement, durant
+ses courtes apparitions, de baiser au vol un bout d'oreille, une
+paupi&egrave;re. Je saute pour agripper des cerises trop hautes.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Je vois que vous ne me comprenez pas. Il est vrai que je vous aime, et
+je vous l'ai montr&eacute; en &eacute;tourdie. Est-ce une raison pour me traiter ainsi
+qu'une femme de rien?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Vous voudriez jouer &agrave; la maman et me prendre sur vos genoux?
+Impossible!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Il me faudra donc c&eacute;der. Je ne suis pas une coquette. Je me garderai de
+vous faire souffrir. Vous verrez que nous nous en repentirons.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Puisque vous vous r&eacute;signez, je vous accorde du r&eacute;pit.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Merci, et pour te donner une marque de mon affection, tu vois, je te
+tutoie. Mais je ne le ferai que de temps en temps.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Pourquoi pas toujours?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Ces hommes, avec tout leur esprit, ne devinent rien. Oui, &ccedil;a me g&ecirc;ne de
+te dire &laquo;tu&raquo; continuellement.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>M&ecirc;me quand personne ne nous &eacute;coute?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Oui. Il faut que je sois pr&eacute;par&eacute;e, entra&icirc;n&eacute;e, que les circonstances s'y
+pr&ecirc;tent, que mon attitude m'y force. Enfin il faut que &ccedil;a vienne tout
+seul, dans la conversation. Autrement, c'est dr&ocirc;le. Tu ne trouves pas?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Non. Moi, je suis toujours entra&icirc;n&eacute;. Je n'ai pas besoin de suivre un
+r&eacute;gime comme un boxeur anglais, un cheval de course.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Monsieur Vernet l'appelle.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Travaille!&raquo; me dit-elle en se sauvant.</p>
+
+<p>Elle aussi veut que je travaille. Tous conspirent contre mon repos.
+Marguerite s'en m&ecirc;le, et me demande parfois:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;&Ccedil;a coule-t-il, Monsieur Henri?&raquo;</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Oui, &ccedil;a coule, comme ci, comme &ccedil;a.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">marguerite</span></p>
+
+<p>Vous avez de la chance. Au couvent, quand je fais une narration
+fran&ccedil;aise, jamais &ccedil;a ne coule.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XXXVI" id="XXXVI"></a><a href="#toc">XXXVI</a></h2>
+
+<h4>&Eacute;CRIRE!</h4>
+
+
+<p>Non, &ccedil;a ne coule pas du tout!</p>
+
+<p>Madame Vernet m'a dit:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Savez-vous ce que je voudrais? Je voudrais vous voir faire une belle
+&oelig;uvre, un roman par exemple, qui me serait d&eacute;di&eacute; et o&ugrave; vous mettriez un
+peu de moi!&raquo;</p>
+
+<p>Elle m'a demand&eacute; cela, timide, en regardant ses doigts. J'ai promis.
+J'ai toujours promis, sans h&eacute;sitation, aux gens qui m'ont paru le
+d&eacute;sirer, de leur d&eacute;dier un roman de mon cr&ucirc; o&ugrave; je raconterais leurs
+histoires. Je fais m&ecirc;me l'offre de mon propre mouvement. Quand je
+couchais avec des filles, je ne manquais point de d&eacute;cliner mon titre
+d'homme de lettres avec ostentation.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;J'&eacute;crirai sur toi un article dans un journal pour te faire de la
+r&eacute;clame!&raquo;</p>
+
+<p>Tr&egrave;s peu ont accept&eacute; cet engagement comme prix d'une nuit d'amour.</p>
+
+<p>Chaque matin, Madame Vernet vient chercher des nouvelles de son roman.
+J'ai pris au lyc&eacute;e l'habitude de dormir, avec l'air de lire mon livre,
+les coudes ciment&eacute;s sur la table, le menton au creux de mes mains.
+Encore aujourd'hui, il me suffit de m'asseoir dans cette attitude pour
+provoquer le sommeil. Madame Vernet s'y trompe. Elle attend que j'aie
+fini de travailler, que je me r&eacute;veille, retient son souffle et ses
+gestes, en arr&ecirc;t sur mon inspiration, coite comme une perdrix surprise.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;&Agrave; la bonne heure!&raquo; dit-elle, si je me retourne, les yeux clignotants.</p>
+
+<p>Elle veut voir. Je la repousse avec fermet&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Non, quand ce sera fini!&raquo;</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>N'allez pas vous fatiguer, vous tuer pour moi.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Cessez de vous alarmer.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Si je lui disais que je ne fais rien, elle en serait froiss&eacute;e et me
+r&eacute;pondrait:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Je ne vous inspire donc pas?&raquo;</p>
+
+<p>Elle se croit aussi muse qu'une autre pour l'homme qu'elle aime.</p>
+
+<p>Je frotte vivement mes mains:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;M&acirc;tin! &ccedil;a marche! Encore quelques pages comme celles-ci, et je
+n'aurai qu'&agrave; me pr&eacute;senter au guichet de l'opinion publique pour toucher
+la gloire!&raquo;</p>
+
+<p>Elle a confiance comme moi, me baise au front, presque saintement.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Je te laisse, mon po&egrave;te: continue!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Et elle s'en va se promener&mdash;sans m'emmener.</p>
+
+<p>Que c'est emb&ecirc;tant d'&eacute;crire! Passe d'&eacute;crire des vers! On peut n'en
+&eacute;crire qu'un &agrave; la fois. Ils se retrouvent, et &agrave; la fin du mois on joint
+les deux bouts. Et puis, il y a la rime qui sert de crochet pour tirer,
+hisse! hisse! jusqu'&agrave; ce que le vers se rende, se d&eacute;tache entier.</p>
+
+<p>Passe m&ecirc;me d'&eacute;crire une petite nouvelle! C'est court comme une visite
+de jour de l'an. Bonjour, bonsoir, &agrave; des gens qu'on d&eacute;teste ou qu'on
+m&eacute;prise. La nouvelle est la poign&eacute;e de mains banale de l'homme de
+lettres aux cr&eacute;atures de son esprit. Elle s'oublie comme une relation
+d'omnibus.</p>
+
+<p>Mais &eacute;crire un roman! un roman complet, avec des personnages qui ne
+meurent pas trop vite!</p>
+
+<p>Mes jeunes confr&egrave;res me l'ont dit:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Tu r&eacute;ussis les petites machines, mais ne t'attaque jamais &agrave; une
+grosse affaire. Tu manques d'haleine, vois-tu.&raquo;</p>
+
+<p>J'en conviens, j'ai besoin de souffler &agrave; la troisi&egrave;me page, de prendre
+l'air, de faire une saison de paresse; et quand je retourne &agrave; mes
+bonshommes, j'ai peur, comme si j'allais tra&icirc;ner des morts sur une route
+qui monte, comme si je devais renouer avec une ma&icirc;tresse devenue
+grand'm&egrave;re pendant mon absence.</p>
+
+<p>Je me revois en classe apr&egrave;s ma majorit&eacute;. Mais j'ai mon &oelig;il-de-b&oelig;uf &agrave;
+c&ocirc;t&eacute; de moi, sous la main. Des bateaux s'en vont, d'autres rentrent et
+se d&eacute;shabillent de leurs voiles. Le flot monte; les vieux rochers se
+couvrent d'&eacute;cume, p&egrave;res de famille v&eacute;n&eacute;rables mais ivres qui
+renverseraient, en buvant, de la mousse de champagne dans leur barbe.</p>
+
+<p>La mer est l&eacute;g&egrave;rement moutonneuse. Un invisible menuisier,
+infatigablement, lui rabote, rabote le dos et fait des copeaux. N'y
+tenant plus, je cours rejoindre mes amis qui se baignent.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XXXVII" id="XXXVII"></a><a href="#toc">XXXVII</a></h2>
+
+<h4>LA PLAGE</h4>
+
+
+<p>Celle de Tall&eacute;hou est toute petite. On marche pieds nus sur un sable fin
+et doux comme un ventre de femme. On se baigne sans c&eacute;r&eacute;monies. Une
+femme debout au creux d'un rocher, la main en garde-crottes sur ses
+yeux, feint de regarder quelque chose au loin, un vapeur. On cherche.</p>
+
+<p>Cependant elle se d&eacute;shabille par escamotage: on la retrouve en costume
+de bain.</p>
+
+<p>Avec des gestes chasseurs de mouche, elle s'avance &agrave; la rencontre de la
+mer. Elle pousse des cris, et s'exerce &agrave; sautiller en l'air, comme un
+jouet m&eacute;canique, &agrave; se jeter sur la t&ecirc;te, les &eacute;paules, les seins, des
+pleines mains de sable mouill&eacute; et de filandreux varech. La mer a beau
+faire le chien couchant: d&egrave;s qu'elle s'approche, la baigneuse s'enfuit,
+plaintivement gloussante, vers son rocher.</p>
+
+<p>C'est ainsi que se baignent presque toutes ces dames. Galamment, le
+maire avait fait planter deux poteaux, tendre des cordes &laquo;pour faciliter
+leurs &eacute;bats natatoires&raquo;, disait-il. Elles eurent peur, non de l'eau,
+mais de ces cordes, qui se tordaient comme des serpents dans leurs
+jambes. En outre, elles pr&eacute;tendaient qu'on apprend mieux &agrave; nager sur le
+bord. La mer, en col&egrave;re, a roul&eacute; les cordes, arrach&eacute; les poteaux,
+emport&eacute; le tout.</p>
+
+<p>Ces dames adorent les rondes entre elles, se tiennent par la main. Elles
+tournent, fouett&eacute;es d'&eacute;claboussures, fr&eacute;n&eacute;tiques avec des rires de
+sauvagesses qui vont faire un bon repas, manger le missionnaire garrott&eacute;
+et cuisant &agrave; petit feu.</p>
+
+<p>De temps en temps un baigneur aimable les avertit.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Doucement, Mesdames. Pas par l&agrave;: vous vous trompez. La mer est de ce
+c&ocirc;t&eacute;.&raquo;</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">une baigneuse</span></p>
+
+<p>Tous les jours c'est la m&ecirc;me chose. Qu'il pleuve ou vente, je prends
+mon bain. Le docteur me l'a recommand&eacute;.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">une autre</span></p>
+
+<p>Ne trouvez-vous pas que l'eau sal&eacute;e porte mieux que l'eau douce?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">une autre</span></p>
+
+<p>Je l'avais d&eacute;j&agrave; remarqu&eacute;: on se sent d'une l&eacute;g&eacute;ret&eacute;! Il ne faudrait pas
+faire d'imprudence: une vague vous enl&egrave;verait comme une plume.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">une autre</span></p>
+
+<p>Commencez-vous un peu &agrave; nager?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">une autre</span></p>
+
+<p>Oui, mais je n'aime pas me mettre sur le dos: il m'entre de l'eau dans
+les oreilles.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">une autre</span></p>
+
+<p>J'avoue que je ne fais pas encore bien aller les &eacute;paules. Mon mari m'a
+pourtant montr&eacute; hier soir, sur un petit banc.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">une autre</span></p>
+
+<p>On se baigne, n'est-ce pas, pour son plaisir. On ne tient pas &agrave; faire du
+genre.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Un phtisique, sur un tabouret, regarde les baigneurs. Sa t&ecirc;te maigre,
+douloureuse, supporte p&eacute;niblement un immense chapeau de paille, &agrave; l'abri
+lui-m&ecirc;me sous une ombrelle blanche &agrave; doublure verte. Il ne peut pas
+tenir en place, veut sans cesse s'asseoir ailleurs, et il semble
+toujours qu'il s'assied pour la derni&egrave;re fois. Ses coudes, ses genoux
+cr&egrave;vent l'&eacute;toffe. Sa bouche grande cherche un peu de vie.</p>
+
+<p>Soudain de l'une des cabines sort un vieux pr&ecirc;tre en costume de bain
+noir. Ces dames se le d&eacute;signent et chuchotent avec respect. Il porte une
+cuvette en zinc et un mouchoir blanc. Il descend &agrave; la mer, en courant &agrave;
+petits pas, trempe ses doigts dans l'eau et fait le signe de la croix.
+Lamin&eacute; par l'&acirc;ge, il se ratatine pudiquement, le corps en demi-cercle,
+si effac&eacute; qu'il para&icirc;t vouloir montrer son dos de tous les c&ocirc;t&eacute;s &agrave; la
+fois.</p>
+
+<p>Ces dames se sont tues, comme s'il allait officier. Il emplit sa
+baignoire, la soul&egrave;ve, et verse l'eau froide sur son cr&acirc;ne, les pieds
+joints, le corps droit, d&eacute;coup&eacute; en charbon sur le vert-bouteille de la
+mer.</p>
+
+<p>Il jette la cuvette, s'enveloppe la t&ecirc;te dans le mouchoir qu'il noue
+sous le menton, s'avance au milieu des flots, se baisse pour enfoncer
+plus vite, se retourne sur le dos, et se laisse emporter, les bras
+&eacute;tendus.</p>
+
+<p>R&eacute;guli&egrave;rement il plie les jambes, les genoux &agrave; fleur d'eau et les d&eacute;tend
+avec force. La lame le voile. On ne distingue plus que la t&ecirc;te
+envelopp&eacute;e dans le mouchoir blanc, et, quand une vague le soul&egrave;ve, il
+ressemble &agrave; un christ d'&eacute;b&egrave;ne hors de service qui s'en va &agrave; la d&eacute;rive,
+couch&eacute; sur un matelas et pris d'une rage de dents.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XXXVIII" id="XXXVIII"></a><a href="#toc">XXXVIII</a></h2>
+
+<h4>POINTS DE VUE</h4>
+
+
+<p>Madame Vernet a fait choix d'un costume collant, r&eacute;v&eacute;lateur, couleur de
+chair tendre, transparent. Les regards se posent sur elle en gu&ecirc;pes.
+Elle sent la piq&ucirc;re, mime l'effarouchement, la honte. L'&eacute;toffe mouill&eacute;e
+fait feuille de papier &agrave; cigarette. Elle la pince du bout des doigts, la
+tapote, mais le tissu retombe et s'appuie. Elle est v&ecirc;tue de caresses.
+Quel amant fr&eacute;n&eacute;tique, &agrave; l'&eacute;treinte ubiquitaire, pourrait serrer ses
+formes d'aussi pr&egrave;s? Madame Vernet imite la cane et s'assied par terre.</p>
+
+<p>Nous sommes autour d'elle une rang&eacute;e de messieurs int&eacute;ress&eacute;s. Nous n'en
+perdons pas un m&eacute;plat. L'apparition d'un morceau de chair fait ciller
+les paupi&egrave;res. Chaque mari se braque sur la femme du voisin et oublie la
+sienne. On s'amuse.</p>
+
+<p>Les dames aussi s'amusent. Quand un homme sort de l'eau, ruisselant, les
+cheveux pleureurs, moul&eacute; ou de pauvre acad&eacute;mie, elles savent appr&eacute;cier,
+sourire, tousser. C'est entre les deux sexes un discret &eacute;change
+d'attitudes. Un peignoir s'ouvre au moment o&ugrave; les attentions sont fixes,
+se ferme &agrave; la fa&ccedil;on des burnous. Des gorges baillent, des reins roulent
+et se croisent.</p>
+
+<p>Nous jouons en outre au jeu de l'ensevelissement. Une baigneuse se
+couche, et des mains actives travaillent &agrave; la recouvrir de sable. Les
+principales &eacute;l&eacute;vations sont les pieds et les seins. Un fr&eacute;tillement, un
+soupir, et tout s'&eacute;croule. Il faut appeler &agrave; l'aide. La plage enti&egrave;re
+s'y met et se partage l'ouvrage. Un monsieur prend une cuisse pour lui,
+un autre se r&eacute;serve le ventre. Deux associ&eacute;s unissent leurs efforts
+autour des hanches. On fait la cha&icirc;ne, comme dans les incendies. La
+baigneuse lutte contre tous avec des &eacute;clats de rire qui la secouent.
+C'est doux, c'est chaud, c'est bon.</p>
+
+<p>Elle crie:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Pas dans le cou! pas dans les oreilles!&raquo;</p>
+
+<p>C'est fini, tout a disparu jusqu'au menton. On peut chercher. Il ne
+reste pas &agrave; l'air un point gros comme la t&ecirc;te d'une &eacute;pingle. Ces
+messieurs n'ont plus rien &agrave; faire. Ils s'essuient le front et parlent de
+leur app&eacute;tit. Sous son &eacute;dredon de sable, la baigneuse d&eacute;clare qu'elle va
+mourir, et, soufflant &agrave; peine, les yeux clos, languissante, elle allume
+ses pommettes.</p>
+
+<p>&Agrave; qui le tour?</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>On ne fait de mal &agrave; personne. Regardez Monsieur et Madame Vilard qui
+rentrent &agrave; leur cabine.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>C'est un m&eacute;nage renomm&eacute; au loin pour sa bonne entente. Vieux mari&eacute;s
+d&eacute;j&agrave;, ils s'aiment comme au premier jour. Ils se d&eacute;shabillent ensemble
+dans la cabine du pr&ecirc;tre, qui est l'oncle de Monsieur Vilard, se
+baignent ensemble, s'apprennent mutuellement &agrave; nager, se tiennent par la
+main, se saluent, m&ecirc;lent leurs exclamations de joie et ne sortent de
+l'eau qu'ensemble, en se donnant le bras. Amaigris par l'amour, ils
+sucent tout le jour des pastilles de chocolat que parfois ils &eacute;changent
+de bouche &agrave; bouche, dans un baiser. Ils br&ucirc;lent, ils se consument,
+indiff&eacute;rents aux quolibets des hommes et aux avertissements des
+docteurs. Tous les six mois le mari est oblig&eacute; d'aller &agrave; l'h&ocirc;pital.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>L'eau &eacute;teint le feu. La mer ne peut pas les calmer. Au contraire, elle
+les ravive. Vous allez voir.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Qu'est-ce que je vais voir? Ils sont rentr&eacute;s.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Vous allez voir! Vous allez voir!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Ses narines vibrent au fumet d'un bon plat. Les messieurs, oubliant la
+baigneuse qui fait la morte dans son cercueil de sable, &eacute;pient la cabine
+et se consultent.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Avez-vous vu?&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Non. Vous vous trompez, je crois.&raquo;</p>
+
+<p>Ils s'avancent de quelques pas, pench&eacute;s.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Qu'est-ce qui va se passer? On dirait que vous guettez un lapin.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Chut! voyez-vous qu'elle remue?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Qu'est-ce qui remue?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>La cabine. Tenez, la voyez-vous?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Apr&egrave;s? Toutes les cabines remuent quand il fait du vent, et quand il y a
+quelqu'un dedans.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Mais la leur remue parce qu'ils se font &ccedil;a.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Expliquez-vous.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Eh oui, ils se font &ccedil;a. Quelle explication voulez-vous? Vous ne
+comprenez donc rien aujourd'hui? Ils se font &ccedil;a apr&egrave;s leur bain, chaque
+fois, sans manquer, sur les planches m&ecirc;mes, dans leur bo&icirc;te d'un m&egrave;tre
+cube.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Monsieur Vernet me fait des signes de la main, me prie de me taire, de
+le laisser entier &agrave; ses observations.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Pr&ecirc;tez-moi donc votre lorgnette, vite, vite&raquo;, dit quelqu'un.</p>
+
+<p>C'est empoignant. Les dames regardent de c&ocirc;t&eacute;. La baigneuse enterr&eacute;e se
+met sur son coude, et, dans les flots, une autre baigneuse reste
+immobile, droite, vainement heurt&eacute;e par la vague, na&iuml;ade inqui&egrave;te.</p>
+
+<p>Mais le vieux pr&ecirc;tre, retour du large, ramasse sa baignoire, et courant
+&agrave; petits pas sur la gr&egrave;ve, s'en va frapper &agrave; la porte de la cabine.</p>
+
+<p>Grelottant, d&eacute;gouttant, avec sa cuvette de zinc sous le bras, il
+ressemble maintenant &agrave; une marchande de mal&eacute;fices qui vient de faire,
+par une averse, ses provisions pour le prochain sabbat et attend qu'on
+lui ouvre.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XXXIX" id="XXXIX"></a><a href="#toc">XXXIX</a></h2>
+
+<h4>PAS DE G&Acirc;CHAGE</h4>
+
+
+<p>J'aime de plus en plus mes amis pour le bon motif. Je ne me h&acirc;te pas
+vers l'in&eacute;vitable fin, vers le moment o&ugrave; je serai l'amant obligatoire de
+Madame Vernet, vers l'irr&eacute;m&eacute;diable. Il est heureux que Monsieur Vernet
+soit, comme on dit, constamment sur notre dos, et je voudrais lui garder
+toujours une affection sans trouble, une estime sans r&eacute;ticences. Je suis
+comme les autres. Il n'y a encore que les bons sentiments pour me
+r&eacute;conforter. Jamais une salet&eacute; morale, m&ecirc;me r&eacute;ussie et faisant honneur &agrave;
+mon adresse de pr&eacute;parateur, ne m'a content&eacute; pleinement. L'amiti&eacute; de
+Monsieur Vernet m'est ch&egrave;re, et le souvenir de la bont&eacute; de son c&oelig;ur
+m'impressionnerait dans le mal. Aussi, tandis que les frayeurs de Madame
+Vernet retardent notre chute, et parfois la rendent improbable,
+j'apporte de mon c&ocirc;t&eacute; &agrave; la r&eacute;alisation de nos d&eacute;sirs mes cailloux
+d'achoppement.</p>
+
+<p>Quand, dans ma chambre, nous nous excitons sans mesure, que les caresses
+irritent notre impatience, et que &laquo;cela va tourner au vilain&raquo;, j'&eacute;coute,
+l'oreille tendue vers l'escalier, un bruit qui nous interrompe. Il
+m'arrive de m'arr&ecirc;ter trop t&ocirc;t, d'&ecirc;tre en avance sur le signal d'alarme.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Voyons, n'est-ce pas gentil de nous aimer ainsi?</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Comme je n'ai qu'une chaise, je la garde d'abord pour moi, et, frottant
+mes genoux, j'invite Madame Vernet &agrave; venir s'asseoir dessus. Elle n'en
+est pas encore l&agrave; et refuse. Je lui c&egrave;de la place, et nous feuilletons
+mes calepins de vers. Elle a remarqu&eacute; que j'&eacute;tais &laquo;susceptible&raquo;, et les
+appr&eacute;cie tous en bloc, beaucoup.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>En voil&agrave; qui ne sont pas mal. Je les ai faits en dix minutes, &agrave; trois
+heures du matin, avant de me coucher. C'est la nuit que je travaille le
+mieux. Il m'en vient quand je dors. Je me l&egrave;ve, j'allume ma bougie, je
+mets mes vers sur un bout de papier, et je me recouche. Je me suis
+relev&eacute; jusqu'&agrave; dix fois; ma descente de lit &eacute;tait couverte d'allumettes.</p>
+
+<p>Ceux-ci, je les ai compos&eacute;s sous un arbre, par une pluie battante. Mon
+calepin &eacute;tait tremp&eacute;. Mon crayon se d&eacute;layait, comme quand on &eacute;crit avec
+une plume sur du papier buvard.</p>
+
+<p>Ceux-l&agrave;? je ne peux pas vous dire...</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Pourquoi? pourquoi?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Je les ai trac&eacute;s sur le dos d'une femme, oui, pendant qu'elle remettait
+sa jarreti&egrave;re. C'&eacute;tait un pari. J'ai gagn&eacute;. Il y en a douze. Vous pouvez
+compter. J'en ai fait de plus mauvais.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Quel &eacute;tait l'enjeu?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Le pupitre!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>O&ugrave; vais-je chercher les choses que je dis? Je raconte les origines de
+chaque vers, ses succ&egrave;s dans le monde, la peine qu'il m'a co&ucirc;t&eacute;, et, les
+d&eacute;signant l'un apr&egrave;s l'autre du bout de mon crayon bleu, je bonimente.
+De ma main libre, je flatte la taille de Madame Vernet, sa joue. Elle me
+repousse. Je reviens. Nous d&eacute;vidons de la soie. Quand elle a dit:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Ils sont jolis!&raquo;</p>
+
+<p>&agrave; ma crispation involontaire, elle ne manque pas de se reprendre et
+ajoute:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Ils ne sont pas jolis: ils sont beaux!&raquo;</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Je ne suis pas en peine de vous: vous irez loin.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Je branle la t&ecirc;te et fais l'incr&eacute;dule.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Si, si, vous irez loin. C'est moi qui vous le dis, et quelque chose qui
+ne me trompe pas, j'en suis s&ucirc;re, me le dit &agrave; moi. Victor Hugo est mort:
+vous remplacerez Victor Hugo.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Cette fois, je proteste:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Ah non! permettez, n'exag&eacute;rons rien!&raquo;</p>
+
+<p>Elle insiste, mutine: il me faut c&eacute;der.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Eh bien! oui, l&agrave;, je remplacerai Victor Hugo. Entendu!&raquo;</p>
+
+<p>Elle est sinc&egrave;re, en ce moment, la ch&egrave;re femme! Mais si, dans quinze
+jours, trois semaines, sa pr&eacute;diction ne s'est pas r&eacute;alis&eacute;e, elle en sera
+tout &eacute;tonn&eacute;e, commencera de trouver le temps long, et doutera d&eacute;j&agrave; de
+moi.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XL" id="XL"></a><a href="#toc">XL</a></h2>
+
+<h4>DIRECTEUR DE CONSCIENCE LITT&Eacute;RAIRE</h4>
+
+
+<p>J'efface un &agrave; un les p&eacute;ch&eacute;s de son go&ucirc;t.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Vous devriez me composer une petite biblioth&egrave;que qui me serait
+personnelle.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Volontiers.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Qu'y mettrez-vous?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p><i>Madame Bovary</i>, d'abord. C'est l'histoire d'une dame qui est un peu
+comme vous. Elle ne sait pas ce qu'elle veut et finit par en mourir.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Pauvre femme! Est-ce bien &eacute;crit, au moins?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Assez bien, comme &ccedil;a, oui.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Et il n'y a pas de choses trop fortes?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Des choses trop fortes?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Des salet&eacute;s, enfin, comme dans Zola.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Non, je vous le garantis. C'est propre comme votre &acirc;me, et d'un luisant!
+Vous pourriez vous y mirer.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>De qui est-ce?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>De Flaubert, Madame. Flaubert Gustave.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Je connais. Vous m'en aviez souvent parl&eacute;. N'a-t-il pas fait un autre
+livre qui a un titre dr&ocirc;le, un titre qui m'a frapp&eacute;e: <i> La Tentation de
+saint Antoine</i>? Ce doit &ecirc;tre raide, hein.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Tr&egrave;s raide. Je ne vous le conseille pas: vous n'iriez pas jusqu'au bout.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Et apr&egrave;s, qu'y mettrez-vous?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Un peu de Balzac?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>J'en ai lu. Les descriptions m'ont arr&ecirc;t&eacute;e. Est-ce qu'il y a des
+descriptions dans tous ses livres?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>On en retrouve par ci, par l&agrave;.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Alors pas de Balzac, si cela ne vous fait rien.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>&Ccedil;a m'est &eacute;gal. Ce que j'en dis, c'est pour causer. D'ailleurs je suis de
+votre avis. Les descriptions embrouillent; on perd le fil: c'est
+aga&ccedil;ant.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Et apr&egrave;s, qu'y mettrez-vous?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>C'est comme si nous jouions au corbillon. J'y mettrai un peu des
+Goncourt, un tout petit peu, pour donner du go&ucirc;t.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Je les connais aussi ceux-l&agrave;. Vous ne faites qu'en parler. Deux fr&egrave;res
+qui s'aimaient bien, n'est-ce pas?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Ils s'adoraient.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>C'est gentil, &ccedil;a. Lequel des deux est donc mort, d&eacute;j&agrave;?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Le plus jeune.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Lequel des deux &eacute;crivait le mieux?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Le plus jeune, naturellement, puisqu'il est mort.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Qu'est-ce que vous me donnerez des Goncourt?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p><i>Ren&eacute;e Mauperin</i>. C'est encore l'histoire d'une jeune fille qui ne sait
+pas ce qu'elle veut et qui en meurt.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Pauvre fille! Ensuite.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Ensuite <i> Germinie Lacerteux</i>: c'est l'histoire d'une servante.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Oh! non! pas de bonne. Ces gens-l&agrave; savent-ils aimer?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Voulez-vous <i> Madame Gervaisais</i>? Cela se passe &agrave; Rome.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>J'aime beaucoup les livres de voyage.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p><i>S&oelig;ur Philom&egrave;ne</i>. Il s'agit d'une S&oelig;ur d'h&ocirc;pital.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Est-ce qu'il y a des tableaux de la souffrance humaine? Oui? N'en
+parlons plus. Je me trouverais mal &agrave; chaque instant. Qu'est-ce que nous
+prendrons de Zola?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Rien, &agrave; cause de votre odorat. Vous me demandez mon avis: je vous le
+donne.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Mais il faut du Zola dans une biblioth&egrave;que de choix. Je suis une femme
+mari&eacute;e. La d&eacute;licatesse a des bornes. Ne dirait-on pas que vous me prenez
+pour une petite fille? Je vous assure qu'il m'est tomb&eacute;, par hasard,
+sous les yeux, quelques passages de <i> Germinal</i> et de <i> la Terre</i>, ceux
+qui ont fait le plus de bruit, et je ne les ai pas trouv&eacute;s si &laquo;choses&raquo;.
+Et puis, en souvenir des beaut&eacute;s de premier ordre, il ne faut pas se
+montrer s&eacute;v&egrave;re pour les taches. Allons, accordez-moi quelques volumes de
+Zola.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Vous les aurez tous, ch&egrave;re femme de mon c&oelig;ur.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Ensuite.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Tenons-nous-en l&agrave; pour l'instant. Nous continuerons demain la revue.
+Nous remplirons encore quelques casiers avec ce qui reste d'&eacute;crivains en
+prose pour dames, et nous demanderons ensuite aux po&egrave;tes s'ils n'ont pas
+en r&eacute;serve quelques po&eacute;sies de derri&egrave;re les fagots, pour faire la bonne
+bouche.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>N'oubliez pas au moins qu'un rayon tout entier, capitonn&eacute; de soie, est
+destin&eacute; &agrave; vos &oelig;uvres futures, richement reli&eacute;es.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>En peau de chagrin d'amour, avec des fers sp&eacute;ciaux, ceux que vous m'avez
+mis au c&oelig;ur. C'est la gr&acirc;ce que je me souhaite. Allons d&eacute;jeuner!</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XLI" id="XLI"></a><a href="#toc">XLI</a></h2>
+
+<h4>&Eacute;GLISES</h4>
+
+
+<p>G&eacute;n&eacute;ralement, apr&egrave;s d&eacute;jeuner, nous visitons une &eacute;glise, toutes les
+&eacute;glises que le bon Dieu a fait faire dans les environs. Nous lisons
+d'abord les inscriptions des croix. L'&eacute;pitaphe d'un enfant nous excite &agrave;
+dire: &laquo;Pauvre petit!&raquo;; celle d'un vieillard, &laquo;qu'en somme il &eacute;tait en
+&acirc;ge de mourir et qu'il n'a pas &agrave; se plaindre: la mort, en ce cas, est
+plus dure pour ceux qui restent que pour ceux qui partent!&raquo;</p>
+
+<p>Nous avons une mani&egrave;re brusque de retirer le pied quand nous marchons
+par m&eacute;garde sur une tombe, et, prudemment, nous &eacute;cartons les hautes
+herbes des sentiers. Une poule noire d&eacute;rang&eacute;e s'envole avec un cri
+per&ccedil;ant: nous fr&eacute;missons.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Ne croirait-on pas que c'est une &acirc;me?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Elle ne montera pas haut dans le ciel: elle est trop noire.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>C'est la premi&egrave;re plaisanterie d'une longue s&eacute;rie. Nous plaisantons
+parce que nous avons vaguement peur. Nous entrons dans l'&eacute;glise en
+h&eacute;sitant, comme on s'enfonce dans l'eau froide.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>On a beau n'&ecirc;tre pas d&eacute;vot: cela fait toujours quelque petite chose.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Marguerite a tremp&eacute; sa main dans l'eau b&eacute;nite jusqu'au poignet et nous
+en offre. Incapable de refuser, j'essuie ma part avec mon mouchoir, et
+Monsieur Vernet, moins esprit fort, laisse &eacute;goutter la sienne au bout de
+ses doigts. Le premier sacril&egrave;ge seul co&ucirc;te. Cette insulte &agrave; l'eau
+divine non suivie d'une punition imm&eacute;diate nous encourage: nous pouvons
+regarder l'&eacute;glise en amateurs, et nous serions hommes &agrave; remettre nos
+chapeaux si la fra&icirc;cheur ne nous semblait douce. L'&eacute;glise est nue et
+suintante, mais la chaire et son escalier sont d'un bois tellement vieux
+que Monsieur Vernet parle hardiment de style Renaissance. Il monte en
+t&acirc;tant la rampe, ouvre la porte de la chaire, &eacute;gratigne les moulures,
+flaire les trous de mites, et n'oublie pas de crier:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Mes chers fr&egrave;res!&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Oh! Victor! Oh! mon oncle,&raquo; disent ensemble Madame Vernet et
+Marguerite, qui prient &agrave; genoux. Je n'en pense pas moins. Monsieur
+Vernet s'en tient l&agrave;. L'&eacute;clat de sa voix l'a effray&eacute;. L'&eacute;glise, personne
+bless&eacute;e, a g&eacute;mi de toute la sonorit&eacute; de ses vo&ucirc;tes, et Monsieur Vernet
+descend, penaud, sa raillerie coup&eacute;e en deux.</p>
+
+<p>Il regarde respectueusement des vitraux, des crosses, des agneaux fris&eacute;s
+aux pattes crois&eacute;es sous le menton. Ces dames ach&egrave;vent leur pri&egrave;re. Je
+me prom&egrave;ne de long en large, mon chapeau me battant les cuisses, et
+j'admire le catholicisme non comme religion, mais comme po&eacute;sie. Je fais
+retentir aussi mes talons sur les dalles pour produire des &laquo;&eacute;chos&raquo;.</p>
+
+<p>Nous sortons. Marguerite est d&eacute;j&agrave; &agrave; son poste, la main pleine d'eau
+b&eacute;nite. Mais nous n'en avons pas besoin, puisque nous sortons. Nous
+&eacute;cartons le buste avec un merci sec, et, sous le portail m&ecirc;me, lest&eacute;s
+d'une impression p&eacute;nible, nous nous couvrons par un geste de d&eacute;fi. Notre
+impertinence se redresse comme une herbe foul&eacute;e. Monsieur Vernet dit
+leur fait aux cur&eacute;s.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Il faut un peu de religion, mais pas trop. Je trouve ridicules les
+d&eacute;tails, les c&eacute;r&eacute;monies. Je crois en Dieu, voil&agrave; tout, et au diable dans
+une certaine mesure.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Marguerite cueille un coquelicot sur une tombe. Elle le mettrait &agrave; son
+corsage, si quelqu'un voulait parier avec elle n'importe quoi. Elle en
+arrache les feuilles &eacute;carlates et les fait claquer entre le pouce et
+l'index.</p>
+
+<p>De mon c&ocirc;t&eacute;, par n&eacute;gligence ou bravade, je butte contre des mottes, je
+marche au bord des all&eacute;es et j'&eacute;crase les pieds des morts.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>On respire.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Il ferme la porte du cimeti&egrave;re.</p>
+
+<p>Autour du clocher, les corbeaux tracent leurs cercles, poussent leurs
+croassements, agacent le coq muet, comme pour le provoquer &agrave; donner de
+la voix.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Quand ils ne sont pas dedans, ils sont dessus.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Il rit. Nous rions tous.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XLII" id="XLII"></a><a href="#toc">XLII</a></h2>
+
+<h4>PROMENADES ET BEAUX SITES</h4>
+
+
+<p>Il n'est rien de trop simple pour la simplicit&eacute; de nos go&ucirc;ts. Nous nous
+arr&ecirc;tons &agrave; chaque ferme afin de boire du lait. Marguerite seule, moins
+naturelle que nous, ose avouer que le lait lui fait mal au c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Votre pain est-il noir, ma brave femme?&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Oh non, Monsieur, il est bien blanc, au contraire, aussi blanc que
+celui du boulanger.&raquo;</p>
+
+<p>Nous poussons un &laquo;Oh!&raquo; de d&eacute;solation.</p>
+
+<p>La brave femme ne nous comprend pas. Elle ne nous comprend jamais. Elle
+nous offre des chaises, et il faut employer la force pour qu'elle nous
+permette de nous asseoir sur un banc de bois bo&icirc;teux et poli comme un
+front d'enfant, tant il a r&acirc;p&eacute; de culottes, qui le lui ont bien rendu.</p>
+
+<p>La brave femme demeure bouche b&eacute;e, une chaise dans chaque main.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Vous seriez pourtant mieux l&agrave;-dessus, dit-elle: c'est de la paille
+toute neuve.&raquo;</p>
+
+<p>Je me l&egrave;ve:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;&Eacute;coutez, je vous en supplie, laissez-nous votre banc. Sinon, nous
+nous mettrons par terre, &agrave; la turque, ou en tailleurs. Nous ne sommes
+pas venus ici pour &eacute;trenner vos chaises: tenez-vous-le pour dit!&raquo;</p>
+
+<p>J'ajoute:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Allons! donnez-nous votre pain blanc, puisque vous n'en avez pas de
+noir, et apportez-nous du lait!&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;C'est-il vrai que vous voulez du lait, mon petit monsieur?&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Mais, ma brave femme, vous n'y &ecirc;tes plus! Quand on entre dans une
+ferme, c'est pour boire du lait. Les fermes, &ccedil;'a &eacute;t&eacute; invent&eacute; pour que
+les gens qui sont &agrave; la promenade puissent y boire du lait, quand ils
+sont las et qu'il fait chaud.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Mais, mon petit monsieur, il n'en reste plus qu'une goutte pour
+mettre dans notre soupe ce soir. Les vaches ne sont pas tir&eacute;es.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Tirez-les. Nous attendrons en mangeant une omelette!&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Alors il faut que vous attendiez aussi que les poules aient pondu.
+J'ons vendu tous nos &oelig;ufs au march&eacute;, hier.&raquo;</p>
+
+<p>Je prom&egrave;ne sur l'assistance un regard d&eacute;courag&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Ce n'est pas la peine de venir &agrave; la campagne pour faire comme dans
+les villes. Soit! Tordez-nous donc le cou &agrave; un lapin!&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Un lapin? mais, mon bon Monsieur, j'ons point de lapins. Qu'est-ce
+que j'en ferions donc? Un lapin, &ccedil;a mange comme une vache; et qu&eacute; que &ccedil;a
+se vend? Rien du tout.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;&Agrave; votre tour&raquo;, dis-je &agrave; Madame Vernet, en me rasseyant.</p>
+
+<p>Elle s'y prend mieux que moi, car, pour obtenir de la brave femme
+quelque chose &agrave; manger, elle l'interroge sur ses travaux, ses habitudes,
+son mode d'existence, et complimente sa bonne mine, sa corpulence.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Que vous devez sans aucun doute &agrave; l'air pur des champs!&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Oh, ma ch&egrave;re petite dame (elle nous trouve tous petits), j'ai pas
+seulement le temps d'aller le respirer!&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Vos enfants sont toujours dehors?&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Dame! Quoi que j'en ferais donc &agrave; la maison, dans mes jambes?&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Ils doivent &ecirc;tre vigoureux et beaux?&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Ils profitent: ce n'est pas parce que je suis leur m&egrave;re, mais je vous
+garantis que, le dimanche, pour aller &agrave; la messe, ils sont tap&eacute;s.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Vous en attendez encore un sous peu?&raquo; dit Monsieur Vernet en
+regardant le tablier de la brave femme, tandis que Marguerite &eacute;miette du
+pain aux poules.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Pardon! mon bon monsieur, pas pour le moment. Je suis rest&eacute;e enfl&eacute;e
+comme &ccedil;a de mon dernier!&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Et pis, dit-elle, quoi que &ccedil;a sert de se d&eacute;gonfler &agrave; chaque fois pour
+se regonfler &agrave; chaque fois? Je ne suis-t-y pas plus &agrave; mon aise en
+restant toujours la m&ecirc;me?&raquo;</p>
+
+<p>Et elle se met &agrave; rire, agitant son ventre, secouant ses cottes blanches
+de farine.</p>
+
+<p>Monsieur Vernet longe les murs jaunis, inspecte l'int&eacute;rieur d'une
+armoire &agrave; lit, des casseroles, des bues, se propose d'en acheter une
+pour sa chemin&eacute;e, s'arr&ecirc;te devant les assiettes &agrave; fleurs rang&eacute;es
+derri&egrave;re des lattes de bois.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Voulez-vous m'en vendre une, ma brave femme?&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Une assiette! pour quoi faire? Seigneur Dieu!&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Je la pendrai dans ma salle &agrave; manger, et, en la voyant, je penserai &agrave;
+vous. Combien?&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Elles m'ont co&ucirc;t&eacute; &agrave; moi cinq sous, l'une dans l'autre!&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;En voil&agrave; vingt!&raquo; dit Monsieur Vernet.</p>
+
+<p>La brave femme se demande pourquoi on lui paie un franc tout entier une
+assiette achet&eacute;e un quart de franc et dans laquelle elle a mang&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Mon bon monsieur, dit-elle, celle-l&agrave; est cass&eacute;e: prenez-en une
+autre!&raquo;</p>
+
+<p>Monsieur Vernet hausse les &eacute;paules. Nous sortons, mais nous reviendrons.
+Nous promettons toujours de revenir.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Il n'y a pas d'embarras, dit la brave femme: revenez si vous voulez.&raquo;</p>
+
+<p>J'offre &agrave; Monsieur Vernet de porter l'objet d'art, l'assiette. Il fait
+des fa&ccedil;ons. J'insiste.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Alors, chacun &agrave; son tour.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Soit. Mais rappelez-moi le mien: je suis capable de l'oublier.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Bient&ocirc;t, en effet, je n'y pense plus.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XLIII" id="XLIII"></a><a href="#toc">XLIII</a></h2>
+
+<h4>FLIRTAGE EN PLEIN AIR</h4>
+
+
+<p>Il y a moins de danger sur la route que dans ma chambre. Marguerite est
+l&agrave;. Monsieur Vernet nous surveille. Nous ne flirtons qu'avec des clins
+d'yeux, des chuchotements, des pressions de bras ou des fr&ocirc;lements de
+hanches. Nous jouons &laquo;&agrave; celui qui courra le plus fort!&raquo; J'enl&egrave;ve
+prestement Madame Vernet quand je l'attrape, et je sens son corps peser
+sur moi. Elle court mal &agrave; cause de ses robes et de ses coudes, et plus
+on est pr&egrave;s d'elle, moins elle court vite. Son ardeur d&eacute;cro&icirc;t comme la
+distance qui nous s&eacute;pare.</p>
+
+<p>Je l'assieds sur une borne, essouffl&eacute;e; j'attends qu'elle ait repris
+vent et je lui tiens des propos qui sont pures bagatelles.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Vous &ecirc;tes une levrette, une plume, une ombre, et sous votre doux poids
+j'ai cru que j'allais mourir.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Hol&agrave;! que j'ai chaud! Vous me tuez.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Les frisons de sa nuque sont coll&eacute;s par la sueur. Elle trempe ses pieds
+dans la fra&icirc;cheur de l'herbe. Elle fait des efforts de t&ecirc;te pour tirer
+son cou du col, l&egrave;ve les bras, remue les poignets afin de permettre &agrave;
+l'air d'entrer dans les manches, de se glisser jusqu'aux &eacute;paules, de se
+blottir aux aisselles.</p>
+
+<p>Nous nous amusons comme des enfants sous l'&oelig;il amical de Monsieur
+Vernet. Je l'appellerais, &agrave; l'exemple de Marguerite, mon oncle, si je ne
+craignais de r&eacute;veiller en lui le sanglier qui dort. Madame Vernet me
+prie de respecter au moins son mari, si je ne la respecte pas
+elle-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Je prends Monsieur Vernet &agrave; part. Son assiette sous le bras, il &eacute;pluche
+une baguette.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Est-elle fol&acirc;tre, Madame Vernet!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Elle ne sera jamais plus jeune.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Vous n'avez pas peur?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>De qui? de quoi?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Je ne sais pas, mais &agrave; votre place je ne serais pas trop, trop
+tranquille.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Parce que?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Parce que si Madame Vernet est jeune, je le suis plus qu'elle encore.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>J'ai une absolue confiance en elle.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Bien. Mais en moi?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>En vous aussi.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Il me regarde fixement, l'air grave et bon. Ce simple mot, si simple, me
+touche plus que je ne le voudrais. Je serre la main de Monsieur Vernet.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Vous avez raison, mon cher Monsieur Vernet. Toutefois parlons d'une
+mani&egrave;re g&eacute;n&eacute;rale, sans faire de personnalit&eacute;. Si cela arrivait!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>J'esp&egrave;re que, d'abord, ma femme vous cracherait au visage.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Il a dit cela d'une telle fa&ccedil;on que je me d&eacute;tourne, comme pour &eacute;viter
+r&eacute;ellement un peu de salive. Je souris jaune.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Bien entendu, Monsieur Vernet, il ne peut pas &ecirc;tre question de moi.
+Encore une fois, nous ne faisons que des hypoth&egrave;ses, et, mettant les
+choses au pis, nous supposons, et tous deux ensemble, comme deux amis de
+coll&egrave;ge ou de r&eacute;giment, nous d&eacute;couvrons par hasard que votre femme vous
+trompe.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Alors, je vous fusillerais, dans le dos!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Ainsi, j'ai beau me mettre de son c&ocirc;t&eacute;, Monsieur Vernet me renvoie
+obstin&eacute;ment au camp ennemi. J'ai pouss&eacute; trop loin dans son &acirc;me la
+perquisition. En l'interrogeant, j'ai peut-&ecirc;tre tout avou&eacute;.</p>
+
+<p>Mais non, je badinais, n'est-il pas vrai? et je ris au point que mes
+dents claquent. C'est le frisson de la petite mort qui passe.</p>
+
+<p>Nous sommes sur une belle route blanche, en plein jour, en plein soleil,
+entre deux haies qui nous p&eacute;n&egrave;trent de leurs &eacute;manations odorantes, et
+mon c&oelig;ur bat, pris de panique, comme par une nuit noire peupl&eacute;e de
+cauchemars.</p>
+
+<p>&Ccedil;'a &eacute;t&eacute; court.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Cet Henri, crie Monsieur Vernet &agrave; sa femme, a des id&eacute;es d'un
+biscornu!&raquo;</p>
+
+<p>Je ne le laisse pas achever, et, leurs mains &agrave; tous deux en paquet dans
+les miennes:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Mes chers amis! finisse plut&ocirc;t ma vie que notre bon accord!&raquo;</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Qu'est-ce que vous avez?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Rien que la joie de vous avoir connue. Rien que du bonheur plein moi.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Je suis heureux qu'un mendiant vienne au-devant de nous. Il a entendu
+mon appel. D'ordinaire, nous ne donnons jamais au mendiant de tout le
+monde. Ce n'est pas dans nos id&eacute;es. Le r&ecirc;ve de Madame Vernet, par
+exemple, serait d'avoir un pauvre pour elle seule, qu'elle irait voir
+dans sa mansarde, au-dessus de beaucoup d'&eacute;tages, un pauvre dont elle
+surveillerait la moralit&eacute;, qui n'accepterait rien des autres, et que peu
+&agrave; peu elle ferait riche.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Allons, dis-je, pour une fois!&raquo;</p>
+
+<p>Et je tire de ma poche le porte-monnaie de Monsieur et Madame Vernet,
+qui s'y trouve &laquo;justement&raquo;.</p>
+
+<p>Nous rentrons &agrave; la maison, tra&icirc;nant nos pieds dans la poussi&egrave;re,
+contents de la journ&eacute;e, avec une lassitude, une faim, une soif de
+&laquo;chiens&raquo;.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XLIV" id="XLIV"></a><a href="#toc">XLIV</a></h2>
+
+<h4>LA PARTIE D'AGR&Eacute;MENT</h4>
+
+
+<p>Nous sommes sur le bateau des Cruz impr&eacute;gn&eacute;, quoique lav&eacute; ce matin &agrave;
+grande eau, de la fade odeur des congres. Au fond du bateau, &agrave; l'endroit
+o&ugrave; sont d'ordinaire les mannes de cordes, nous avons serr&eacute; des paniers
+de provisions. Monsieur Vernet nous a pr&eacute;venus:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;C'est effrayant ce qu'on mange en pleine mer!&raquo;</p>
+
+<p>Le p&egrave;re Cruz assis &agrave; la barre et un de ses hommes debout sur l'avant
+nous regardent en dessous et se font des signes. Une ga&icirc;t&eacute; turbulente
+nous anime, et, comme dit Cruz, chacun lance, &agrave; son tour, une rognure de
+chanson. Des marsouins tournent au loin leurs roues noires, et Cruz
+leur crie: &laquo;Cousin Jean! cousin Jean!&raquo; obstin&eacute;ment, pour les faire venir
+&agrave; bord.</p>
+
+<p class="center">Mon p&egrave;re avait cinq cents moutons;<br />
+<span style="margin-left: 2em;">J'en &eacute;tais la berg&egrave;re!</span></p>
+
+<p class="n">chante Monsieur Vernet d'une voix &agrave; effrayer les loups.</p>
+
+<p>Je suis moins communicatif. Madame Vernet m'inqui&egrave;te. Elle a p&acirc;li,
+sourit hors de propos, tant&ocirc;t b&acirc;ille au vent, tant&ocirc;t, les l&egrave;vres
+pinc&eacute;es, semble retenir de force un secret. Adroitement, elle pr&eacute;pare
+son public.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Je sens que je vais peut-&ecirc;tre avoir le mal de mer!&raquo; dit-elle.</p>
+
+<p>&Agrave; ces mots, elle se retourne et vomit.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Soutenez-lui la t&ecirc;te, dis-je &agrave; Monsieur Vernet!&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Bah! dit-il, &ccedil;a lui fait du bien.&raquo;</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">La premier' fois j' les m&egrave;ne aux champs,<br /></span>
+<span class="i0">Le loup m'en mangea quinze! lon laine, lon la!<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Les p&ecirc;cheurs rient, sans oser rire, le menton dans leur tricot.</p>
+
+<p>Marguerite s'approche de Madame Vernet, lui murmure quelques mots de
+garde-malade, s'installe &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'elle, et leurs c&oelig;urs se soul&egrave;vent
+ensemble suivant un rythme lent.</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Un beau monsieur vint &agrave; passer,<br /></span>
+<span class="i0">Me rendit la quinzaine! lon laine!<br /></span>
+</div></div>
+
+<p class="n">chante M. Vernet.</p>
+
+<p>Je fais, couch&eacute; sur le dos, la th&eacute;orie du mal de mer, avec des phrases
+paresseuses, rampantes sur ma langue, coup&eacute;es de silences, de soupirs et
+de sifflements qui soulagent:</p>
+
+<p>&laquo;Le mal entre par les yeux. Il faut regarder l'horizon. Quand on n'a pas
+mang&eacute;, on est moins facilement malade et on souffre plus. Quand on a
+mang&eacute;, le mal vient vite et s'en va de m&ecirc;me. Il arrive qu'on ne l'a pas
+durant une longue travers&eacute;e. Tel autre jour, c'est au port m&ecirc;me qu'on
+l'a, par un temps calme.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Vous ne l'aurez pas aujourd'hui, me dit le p&ecirc;cheur Cruz: vous avez
+bonne mine!&raquo;</p>
+
+<p>Mais, tout de suite, je fais pendant &agrave; ces dames, la t&ecirc;te secou&eacute;e sur le
+bord du bateau, tandis que Monsieur Vernet enfle sa voix vengeresse:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Quand nous tondrons nos blancs moutons!<br /></span>
+<span class="i0">Vous en aurez la laine! lon laine, lon la!<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Il plaisante, infernal, nous remercie de donner aux poissons,
+d'&eacute;conomiser chez le pharmacien. D'un bord &agrave; l'autre, entre deux
+naus&eacute;es, nous nous demandons de nos nouvelles, ces dames et moi.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Ce n'est rien, cela va mieux: quand c'est fini!&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;&Ccedil;a recommence!&raquo; dit Monsieur Vernet, qui interrompt nos condol&eacute;ances,
+jouit de notre mal comme d'une haine satisfaite, et crie &agrave; tue-t&ecirc;te:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">C' n'est pas la laine que je veux!<br /></span>
+<span class="i0">C'est votre c&oelig;ur, ma belle! lon laine, lon la!<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Il s'arr&ecirc;te, tousse, crache, dit: &laquo;J'ai aval&eacute; de travers!&raquo;, et prend ses
+dispositions &agrave; c&ocirc;t&eacute; du p&ecirc;cheur Cruz, le buste hors du bateau, la figure
+fouett&eacute;e d'embrun au choc des lames, pr&ecirc;t &agrave; tomber, bon &agrave; noyer.</p>
+
+<p>C'est la d&eacute;b&acirc;cle des estomacs. Le bateau bondit, se cabre. D'un coup de
+barre, Cruz donne debout dans une vague qui retombe en pluie fine,
+mordante, acidul&eacute;e et b&eacute;nit notre agonie.</p>
+
+<p>Le bateau conduit &agrave; leur derni&egrave;re demeure des moribonds ramass&eacute;s &ccedil;&agrave; et
+l&agrave;. Nous roulons de b&acirc;bord &agrave; tribord nos t&ecirc;tes d&eacute;color&eacute;es. Quand je
+heurte Madame Vernet:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Pauvre amie!&raquo;, lui dis-je.</p>
+
+<p>Elle me r&eacute;pond:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Pauvre ami!&raquo;</p>
+
+<p>Et nous repartons, chacun en qu&ecirc;te d'un coin de terre ferme.</p>
+
+<p>Le marin de Cruz, larguant une voile, meurtrit nos pieds; puis, sur
+notre invitation, tous les deux se mettent &agrave; manger, et il nous semble
+que c'est nous qu'on gave de nourriture, &agrave; coups de pilon dans la gorge,
+sur notre c&oelig;ur, qui se gonfle, &eacute;touffe!</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Dites, Cruz, sommes-nous loin du port?&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Dame! Monsieur Vernet, j'avons vent debout, j'avons pas vent
+arri&egrave;re!&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Mon brave Cruz, n'allons-nous pas bient&ocirc;t rentrer?&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Oh! si j'&eacute;tions attach&eacute; au cul d'une vapeur, j'en aurions &agrave; peine
+pour une heure, ou le quart moins d'une heure!&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Mon bon papa Cruz, serons-nous arriv&eacute;s avant la nuit?&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Mais, ma ch&egrave;re petite dame, bien s&ucirc;r que oui, si j'avions pas le
+courant contre nous!&raquo;</p>
+
+<p>Renversant nos t&ecirc;tes lourdes, de m&eacute;tal, nous apercevons le phare et sa
+lanterne incendi&eacute;e par le soleil couchant. Il est l&agrave;, tout pr&egrave;s, le
+phare! Il suffirait d'allonger le bras pour s'y cramponner. Mais la nuit
+vient. Le soleil disparu, le phare allume sa lanterne, et entre nous et
+lui la distance reste la m&ecirc;me. Nous renon&ccedil;ons au port, et, nos maux un
+peu calm&eacute;s, nous entrons dans une vie de songe. Une demi-nuit nous
+enveloppe. Les lueurs du falot illuminent la voile, et le bateau
+soul&egrave;ve, par gerbes, les fleurs de feu de la mer. On n'entend que le
+bruit du flot, ce bruit d'un tapis qu'on secoue, et le m&acirc;chement des
+deux marins, qui mangent encore, accroupis sur les paniers de provisions
+et les bouteilles. Les membres cotonneux, nous ne savons plus o&ugrave; nous
+allons. Il nous serait &eacute;gal de mourir.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;J'en ons encore pour une heure!&raquo;, dit parfois le p&ecirc;cheur Cruz, et
+longtemps, un si&egrave;cle apr&egrave;s, il ajoute:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Oui, je crois que dans une heure, une heure et demie, le port ne sera
+pas loin!&raquo;</p>
+
+<p>Qu'est-ce que cela nous fait? Qu'il nous laisse sommeiller, perdre
+conscience!</p>
+
+<p>J'ai un puits creus&eacute; dans le corps, et je me tiens, de toute ma force,
+immobile.</p>
+
+<p>J'ai rencontr&eacute;, dans l'ombre des couvertures, la main de Madame Vernet
+et je la garde. Elle est toute petite, sans fr&eacute;missement, comme morte.</p>
+
+<p>Bord&eacute;e par bord&eacute;e, Cruz avance tout de m&ecirc;me. Sa voix lointaine nous
+renseigne.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Un peu de plus, je vous jetais sur les rochers.&raquo;</p>
+
+<p>Il cherche &agrave; mettre en place les feux du port, qui doivent nous regarder
+comme des yeux de chat.</p>
+
+<p>Il faudra un treuil pour nous d&eacute;poser &agrave; terre. Quand le bateau se cogne
+&agrave; la cale, c'est une grande surprise. Je veux aider Madame Vernet &agrave; se
+relever, mais cette main que je tenais est celle de Marguerite.</p>
+
+<p>Je m'en &eacute;tonnerai plus tard. Nous prenons possession du sol comme des
+conqu&eacute;rants ivres.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;&Agrave; une autre fois!&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Oui, &agrave; une autre fois!&raquo;</p>
+
+<p>Car nous recommencerons. On a le droit de se distraire dans la vie.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XLV" id="XLV"></a><a href="#toc">XLV</a></h2>
+
+<h4>IL FAUT EN FINIR, &Agrave; LA FIN</h4>
+
+
+<p>Toute tangante encore, comme un mouton qui a un ver dans la t&ecirc;te, Madame
+Vernet monte en peignoir &agrave; ma chambre.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Avez-vous bien dormi?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Monsieur Vernet n'a fait que gigoter, et je suis comme s'il m'avait
+battue.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Le mal de mer r&eacute;concilierait les chairs les plus ennemies.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Car nous nous disputons, amants v&eacute;ritables, pour bien nous prouver notre
+amour. Une fois, j'ai tir&eacute; la targette de la porte, et je n'ai ouvert
+qu'apr&egrave;s trois appels coul&eacute;s dans la serrure. Une autre fois, il m'a
+fallu lui demander longtemps:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Qu'avez-vous? qu'avez-vous?&raquo;</p>
+
+<p>Elle ne me r&eacute;pondait pas, et regardait au loin par l'&oelig;il-de-b&oelig;uf,
+sorte de statue de la Bouderie en n&eacute;glig&eacute; du matin.</p>
+
+<p>Nous nous devenons insupportables. Notre contrainte nous exasp&egrave;re.
+Madame Vernet a assez jou&eacute; &agrave; la muse. J'ai suffisamment appr&eacute;ci&eacute;
+l'excellence de son &acirc;me.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;D'abord, dis-je, moi je ne travaille plus!&raquo;</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Suis-je une femme frivole, et pensez-vous que cette situation ne me soit
+pas aussi p&eacute;nible qu'&agrave; vous? Je vous aime, je vous l'ai avou&eacute;: je vous
+le redis.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Prouvez-le-moi. Ne vous ai-je pas accord&eacute; un assez long sursis? Jusqu'&agrave;
+quand ferez-vous la fleur qui se referme quand on la touche? Est-ce
+pour donner plus de prix &agrave; vos faveurs que vous les &eacute;conomisez avec
+ladrerie? Vieux jeu, &ccedil;a! Madame. La peur de perdre vous fait tricher.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Ne commencez pas &agrave; mettre votre malice en calembours. Je vous ai dit: &laquo;&Agrave;
+Paris&raquo;, et je n'ai qu'une parole.</p>
+
+<p>Elle a raison. Elle ne peut pas tomber l&agrave;, en fille, sur une chaise. La
+chute d'une femme comme elle exige des pr&eacute;paratifs, un cadre, plus de
+s&eacute;curit&eacute;, la certitude que nous pourrons tranquillement r&eacute;parer le
+d&eacute;sordre de notre toilette. Je m'ent&ecirc;te pour la forme. Je lui montre une
+feuille de papier blanc sur ma table.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Elle est l&agrave; depuis huit jours. Ma plume me para&icirc;t lourde comme un
+instrument de travail, et vous m'avez mis dans un tel &eacute;tat d'&eacute;nervement
+que j'ai perdu le go&ucirc;t des belles lectures.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>C'est ce qui me d&eacute;sesp&egrave;re. Dieu m'est t&eacute;moin que je ferais &agrave; l'instant,
+s'il le fallait, si c'&eacute;tait une chose possible, le sacrifice de mon
+triste honneur pour vous sauver. Je vous le d&eacute;clare sans rougir, je me
+livrerais sans h&eacute;siter, quand je vous vois ainsi d&eacute;s&oelig;uvr&eacute;, arr&ecirc;t&eacute; dans
+votre &oelig;uvre par ma faute, et je cherche, oui, je voudrais trouver
+l'oreiller o&ugrave; pourront se poser nos deux t&ecirc;tes.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>L'oreiller o&ugrave; pourront se poser nos deux t&ecirc;tes!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>J'incline la mienne sur son &eacute;paule.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Vous m'aimez-donc?&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Pas comme tu crois!&raquo;</p>
+
+<p>Nous nous balan&ccedil;ons, nous soutenant l'un l'autre, et, poursuivi, jusque
+dans mes expansions, par je ne sais quel esprit de cabotinage, je
+remarque dans un vieux morceau de miroir pendu &agrave; une planche l'effet de
+notre accouplement.</p>
+
+<p>J'ai la joue coll&eacute;e au cou puissant de Madame Vernet et le nez enfoui
+dans l'ouverture de son peignoir.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Je vous crois, dis-je, et j'attendrai avec confiance; mais au moins
+donne-moi tes l&egrave;vres.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Tiens, tiens vite!&raquo; dit-elle, aux &eacute;coutes.</p>
+
+<p>C'est une religieuse qui embrasse son cousin, &agrave; travers une grille, dans
+un parloir.</p>
+
+<p>Toujours prudente, elle a entr'ouvert la porte. Je ne me presse pas, et
+je prends, j'aspire, ma poitrine dans la sienne, ce qu'elle m'abandonne
+de souffle humide.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;C'est &ccedil;a, c'est &ccedil;a que tu veux?&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Tais-toi!&raquo; lui dis-je, les dents serr&eacute;es.</p>
+
+<p>Nos l&egrave;vres se rem&ecirc;lent dans un baiser qui n'en finit plus, douloureux &agrave;
+force d'&ecirc;tre long, amer parce qu'apr&egrave;s il n'y aura rien, un baiser qui
+nous laisse trop le temps de penser &agrave; autre chose.</p>
+
+<p>Enfin le pas de Monsieur Vernet nous d&eacute;range: en h&acirc;te nous nous
+effor&ccedil;ons &agrave; l'insignifiance.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XLVI" id="XLVI"></a><a href="#toc">XLVI</a></h2>
+
+<h4>PROPOSITION</h4>
+
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Bichette, as-tu fait la commission &agrave; Henri?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Tiens, je n'y pensais plus.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Ils sont embarrass&eacute;s et se passent la parole l'un &agrave; l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Dis, toi!&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Dis plut&ocirc;t, toi!&raquo;</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Mais nous allons &ecirc;tre indiscrets.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Je vous arr&ecirc;terai &agrave; temps: allez toujours.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Voil&agrave;: Marguerite d&eacute;sire prendre des le&ccedil;ons de natation, et comme il n'y
+a pas de moniteur ici, nous avons pens&eacute; &agrave; vous.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Pour lui en faire venir un.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Pour le remplacer.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Pour &ecirc;tre le professeur de nage de Mademoiselle Marguerite?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Oui.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Tiens!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Vous voyez: cela vous ennuie.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Pas du tout, mais je me demande si je serai &agrave; la hauteur de mes
+fonctions: j'apporterai la bonne volont&eacute; n&eacute;cessaire.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Elle n'abusera pas de vos instants.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Je me gratte le menton:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Et, dis-je, flanquant chacun de mes mots d'un point d'interrogation,
+vous ne trouvez pas que c'est un peu...?&raquo;</p>
+
+<p>Madame Vernet hoche la t&ecirc;te:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Cela se fait: c'est re&ccedil;u!&raquo;</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Quel mal y a-t-il?</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Ils me rassurent.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Le monde n'est pas m&eacute;chant &agrave; ce point.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Je me moque du monde.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Honteux de mes vilaines id&eacute;es, de me montrer le plus immoral des trois,
+je m'&eacute;crie:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Parfait: nous sommes chez nous. Que ceux qui ne sont pas
+contents&raquo;&mdash;&laquo;aillent le dire &agrave; Rome!&raquo; conclut Monsieur Vernet, qui
+souvent me prend, preste, mes expressions &agrave; m&ecirc;me la bouche.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Sera-t-elle heureuse, cette ch&egrave;re Marguerite! J'ai toujours regrett&eacute; de
+ne pas savoir nager. Si j'&eacute;tais plus jeune vous auriez deux &eacute;l&egrave;ves. Mais
+il est trop tard, n'est-ce pas, Victor?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Ce n'est pas que tu sois vieille, mais je t'accorde que cet exercice
+n'est plus de ton &acirc;ge. Non que je le trouve inconvenant; mais
+franchement, c'est moins l'affaire d'une femme mari&eacute;e que d'un homme
+comme moi, par exemple, et, mon cher ami, quand vous aurez un petit
+moment, une minute, apr&egrave;s la le&ccedil;on de Marguerite... Oh! sur le dos
+seulement. Le reste me conna&icirc;t.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Entendu, cher Monsieur Vernet. Mes bras vous seront ouverts.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Je vous regarderai, moi.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Cela vaudra mieux. Qu'en pensez-vous, Henri?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>En effet, quoique, apr&egrave;s tout...</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Je m&eacute;prise autant que vous l'opinion des autres; mais il y a des bornes.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Vous avez raison.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>D&eacute;j&agrave;, comme professeur, je vante ce que j'enseigne. Il est des
+passerelles vermoulues. On peut tomber au milieu d'une rivi&egrave;re. Que
+faire?</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Si quelqu'un se noie sous nos yeux...</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Il faut le laisser se noyer, Monsieur Vernet. N'allons pas si vite.
+Votre bon c&oelig;ur vous emporte. Ne tentez jamais la mort.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>C'est vrai. Quand commen&ccedil;ons-nous?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Demain, si vous voulez.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>C'est dit. J'appelle Marguerite pour lui annoncer la bonne nouvelle. &Agrave;
+propos, est-il besoin de quelque appareil?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Non, j'op&egrave;re seul, sans outil, les manches simplement relev&eacute;es. Tout le
+monde peut voir: rien dans les mains, rien dans les pieds. N'achetez
+qu'une ceinture pour Marguerite, vous savez, une ceinture de
+gymnastique, avec un anneau, une boucle o&ugrave; je puisse mettre mon doigt.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XLVII" id="XLVII"></a><a href="#toc">XLVII</a></h2>
+
+<h4>LES ID&Eacute;ES DE MADEMOISELLE MARGUERITE</h4>
+
+
+<p>Elle est singuli&egrave;re. Elle ne fait pas de mots. Elle n'a pas une th&eacute;orie
+&agrave; elle sur l'homme, l'amour et le mariage. Elle joue, et, si je pose, ne
+s'en aper&ccedil;oit pas. Nous parlons de son couvent, des ch&egrave;res s&oelig;urs, de
+ses amies, et nous nous adressons mutuellement des questions de
+g&eacute;ographie et d'histoire. Il m'est impossible d'en obtenir une
+confidence graveleuse, dont elle me chatouillerait le creux de l'oreille
+comme avec une plume. Elle ne cache rien. Elle ignore. Je t&acirc;che de
+conna&icirc;tre sa pens&eacute;e de derri&egrave;re les reins: elle n'en a pas. C'est
+surprenant! Elle sort du couvent et n'est point corrompue jusqu'aux
+moelles. Elle a lu sans les comprendre les inscriptions des cabinets;
+elle a pass&eacute; entre les mignarderies perverses des petites amies et les
+sensuelles chatteries des s&oelig;urs, candide, toute fra&icirc;che. Voil&agrave; qui me
+d&eacute;route.</p>
+
+<p>Je m'acharne en confesseur.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Qu'est-ce que vous faisiez au couvent?&raquo;</p>
+
+<p>Elle recommence avec volubilit&eacute;:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;On se levait, on priait, on mangeait. On repriait, on faisait la
+classe, on cousait, on jouait, on se couchait.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;C'est tout?&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Oui, &ecirc;tes-vous dr&ocirc;le?&raquo;</p>
+
+<p>Je regarde au fond de ses yeux, pench&eacute; au bord de leur eau claire.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Qu'est-ce que vous avez &agrave; me fixer ainsi comme &ccedil;a? Vous voulez jouer
+&agrave; celui qui fera baisser les yeux de l'autre?&raquo;</p>
+
+<p>Nous nous obstinons. J'en ai mal aux prunelles. Elle veut avoir le
+dernier regard. J'ai affaire &agrave; une rou&eacute;e vicieuse, qui d&eacute;j&agrave;, peut-&ecirc;tre,
+conna&icirc;t l'homme. Elle n'en a pas peur, et j'ai du bleu au bras autant
+qu'une femme de lettres &agrave; ses mollets. Car nous luttons pour nous
+reposer de nos causeries instructives.</p>
+
+<p>Le combat s'engage par de petites tapes vite lanc&eacute;es, aussit&ocirc;t rendues.
+Les coups de poing suivent, enfin l'empoignement. Elle me donne de la
+t&ecirc;te en plein estomac. Je mets la main sur mon c&oelig;ur, j'aspire une
+bouff&eacute;e d'air, et je dis: &laquo;Fameux!&raquo;</p>
+
+<p>Dans les entr'actes, nous faisons rouler nos biceps; puis on se reprend,
+front contre front, les poignets tenaill&eacute;s, les jambes nou&eacute;es. Si je la
+soul&egrave;ve comme un plomb, elle mord.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Ah! dis-je en m'asseyant par terre, quand vous aurez un mari, &ccedil;a
+tapera dur.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;J'en veux un fort!&raquo; dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Fort et gros, un percheron: de quelle couleur? brun, naturellement!&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Non, plut&ocirc;t noir, avec de la barbe!&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Vous n'aimez pas les rouges?&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;On dit qu'ils sentent mauvais!&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Merci!&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;De rien. Encore une partie: voulez-vous?&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Encore une!&raquo; dis-je r&eacute;sign&eacute;.</p>
+
+<p>Et pareils &agrave; des b&eacute;liers furieux qui cossent, nous nous chassons d'un
+bout du jardin &agrave; l'autre, frappant du pied le sable qui crie, poussant
+des clameurs, grin&ccedil;ant des dents, sauvages.</p>
+
+<p>Monsieur et Madame Vernet font des paris. Celle-ci intervient.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Tu assommes Monsieur Henri!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Laissez-la.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Jouez donc, enfants que vous &ecirc;tes, jouez &agrave; perdre haleine.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>&Agrave; vigoureux coups de genoux, Marguerite me fait faire le tour du jardin.
+Je me crois au cirque. Je baisse et redresse brusquement la t&ecirc;te, en
+cheval savant, et je mets les deux pieds sur les plates-bandes.</p>
+
+<p>Ensuite, il faut sauter &agrave; la corde, ex&eacute;cuter des doubles, fournir du
+vinaigre. Enfin Marguerite se rend. Elle se couche sur le ventre, dans
+l'herbe, le souffle haletant et bat la mesure du bout de ses bottines, &agrave;
+petits coups, de plus en plus espac&eacute;s, jusqu'&agrave; ce que le pied retombe
+mollement pour ne plus se relever.</p>
+
+<p>Sa lourde natte de cheveux s'immobilise comme un reptile qui dig&egrave;re et
+s'endort.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Quelle gamine!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>O jeunesse!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Quelle forte fille!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Et rieuse!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Et pas m&eacute;chante!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Et bonne!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Et aimante!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Nous d&eacute;filons le chapelet aux perles blanches.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Toutefois, je ne la crois pas des plus intelligentes.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Et ne trouvez-vous pas, vous, Madame Vernet, qui la peignez, qu'elle a
+dans ses cheveux... une odeur?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>En outre elle est trop grasse. Hier soir je suis entr&eacute;e dans sa chambre:
+la petite dormait, les poings ferm&eacute;s, la bouche en ballon. J'ai relev&eacute;
+le drap: elle a au ventre et aux cuisses des plis de chair qui font
+peur.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>&Agrave; son &acirc;ge! quel malheur!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Elle deviendra grosse.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>&Eacute;norme!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Difforme!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Nous d&eacute;filons le chapelet aux grains noirs.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XLVIII" id="XLVIII"></a><a href="#toc">XLVIII</a></h2>
+
+<h4>PREMI&Egrave;RE S&Eacute;ANCE</h4>
+
+
+<p>Aujourd'hui, premier tripotage de Mademoiselle Marguerite, jeune fille
+de bonne famille, par Monsieur Henri, homme de lettres. Des deux, c'est
+moi le moins hardi.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Il faut que ce soit vous pour qu'on vous confie un tel lys.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Par quel bout vais-je la prendre?</p>
+
+<p>La petite plage a son aspect accoutum&eacute;.</p>
+
+<p>Le phtisique sur son pliant se tourne m&eacute;lancolique et p&acirc;le vers le
+soleil, et d&eacute;j&agrave; les Vilard se font des gracieuset&eacute;s dans l'eau. Au pied
+des cabines, c'est un campement de messieurs qui se s&egrave;chent dans leurs
+peignoirs, ou de dames qui travaillent, et apr&egrave;s chaque point de
+tapisserie regardent le ciel. Mais un mouvement d'attention se produit:
+il va se passer quelque chose.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>&Ecirc;tes-vous pr&ecirc;te?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">marguerite</span></p>
+
+<p>Voil&agrave;! voil&agrave;!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Sa ceinture de gymnastique lui serre les reins. Elle saute hors de sa
+cabine en faisant piaffe, me donne un bout de doigt que je saisis au vol
+comme un &eacute;cuyer, et nous nous &eacute;lan&ccedil;ons vers la mer.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Tiens! tiens!&raquo;</p>
+
+<p>Quel &eacute;tonnement!</p>
+
+<p>Nous aimantons les regards. Marguerite jette, &agrave; la sensation de l'eau
+froide, quelques ruades qui font valoir sa jeune croupe, frappent en
+plein dans la surprise de tous, emportent le morceau.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Du calme! lui dis-je, s'il vous pla&icirc;t.&raquo;</p>
+
+<p>Mais elle me tire, m'entra&icirc;ne, m'&eacute;clabousse. Je suffoque, car j'ai
+l'habitude, au bain, de craindre l'eau comme le feu, de prendre mes
+pr&eacute;cautions avec la vague, de me livrer &agrave; elle portion par portion. Je
+m'y assieds ainsi que dans un fauteuil, en me relevant deux ou trois
+fois comme si je l'essayais. Quand &laquo;j'en ai au ventre&raquo;, je m'arr&ecirc;te.
+C'est le passage difficile. J'imite, de la bouche, le bruit d'un pot qui
+bout. Il me semble qu'on me coupe en deux avec un fil &agrave; beurre glac&eacute;, ou
+que je change de chemise dans la rue, au mois de d&eacute;cembre, les bras
+lev&eacute;s, enfilant des manches de neige.</p>
+
+<p>D'un coup Marguerite a chang&eacute; ma m&eacute;thode. Nous barbotons, et je me
+cramponne &agrave; elle pour la soutenir.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;N'ayez pas peur!&raquo; lui dis-je.</p>
+
+<p>Elle n'a pas besoin d'&ecirc;tre rassur&eacute;e, et, battant l'air &agrave; tour de bras,
+elle fait un tapage de phoque en r&eacute;cr&eacute;ation.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Mademoiselle! permettez!&raquo;</p>
+
+<p>Docile enfin, elle me tourne le dos. Je passe un doigt sous la boucle de
+sa ceinture, et je prom&egrave;ne mon &eacute;l&egrave;ve sur le flot, en lui donnant des
+explications.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Levez le menton. Creusez les reins. Les pieds ensemble! Doucement les
+mains!&raquo;</p>
+
+<p>Elle fait ce qu'elle peut, se d&eacute;p&ecirc;che, avale de l'eau sal&eacute;e, crache et
+me d&eacute;s&eacute;quilibre &agrave; coups de talon dans les jambes.</p>
+
+<p>Le phtisique a approch&eacute; son pliant pr&egrave;s du bord. Je pense qu'on rit sur
+la plage de moi surtout, de ma maladresse de professeur. J'ai envie de
+laisser Marguerite couler au fond et de m'en aller nager au loin.
+Vraiment, malgr&eacute; mes explications et sa bonne volont&eacute;, elle ex&eacute;cute les
+mouvements de travers. Je lui donne des claques sur ses mollets, ses
+&eacute;paules, sur tout ce qui ressort.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Mademoiselle, ne vous mettez donc pas en chien de fusil!&raquo;</p>
+
+<p>Tant&ocirc;t elle se dresse et prend pied; tant&ocirc;t sa t&ecirc;te retombe, et je la
+lui soutiens en creusant ma main sous son menton. Elle tourne dans la
+ceinture trop large. &Ccedil;a ne va pas du tout. Je voudrais &ecirc;tre &agrave; cent pieds
+sous mer! J'ai contract&eacute; un engagement qu'il me faudra tenir. Cette
+nuit, sur mon lit, je pr&eacute;parerai mon cours, en faisant avancer et
+reculer ma couverture de voyage, roul&eacute;e dans sa courroie.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Mademoiselle, vous vous fatiguez. Assez pour cette fois. Allez
+vous-en!&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;&Agrave; mon tour!&raquo; me crie Monsieur Vernet, qui attendait assis sur les
+galets.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Ah! mais non! ah! mais non! Demain, un autre jour!&raquo;</p>
+
+<p>Je fais le sourd, m'&eacute;tire, et je m'&eacute;loigne du c&ocirc;t&eacute; du large, coupant la
+lame rageusement, avec un grand bruit dans les oreilles pareil &agrave; un
+&eacute;clat de rire.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="XLIX" id="XLIX"></a><a href="#toc">XLIX</a></h2>
+
+<h4>COURS COMPLET</h4>
+
+
+<p>La le&ccedil;on de Marguerite est le spectacle du matin. Les baigneurs ne
+manquent pas d'y assister. Ils jugent des poses. Je ne suis point
+m&eacute;content: Marguerite progresse, et, il faudrait &ecirc;tre de mauvaise foi
+pour le contester, je connais mieux mon affaire. Mes &eacute;tudes dans ma
+mansarde, mes exercices de cabinet donnent un excellent r&eacute;sultat, et je
+suis en possession de mes moyens. Afin de me consacrer enti&egrave;rement &agrave;
+l'instruction de Marguerite, j'ai &eacute;cart&eacute; Monsieur Vernet, en le
+soutenant mal, en lui faisant boire une gorg&eacute;e d'eau, en lui montrant,
+par un tremblement factice de tout mon corps, qu'il &eacute;tait de trop et
+que, s'il s'obstinait, je mourrais &agrave; la peine.</p>
+
+<p>Au contraire, j'ai dit &agrave; Marguerite:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Je veux vous soigner et faire quelque chose de vous.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Oh! dit-elle, apprenez-moi bien &agrave; nager!&raquo;</p>
+
+<p>Je n'&eacute;prouve plus, &agrave; la manier, la g&ecirc;ne du premier jour. Mes mains vont,
+viennent librement. Moins de paroles! Des exemples.</p>
+
+<p>Je ne dis pas:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Faites marcher les jambes!&raquo;</p>
+
+<p>Mais, d'une main, la tenant fortement par la boucle, de l'autre je
+prends un de ses pieds, je l'am&egrave;ne jusqu'&agrave; la cuisse et le renvoie avec
+vigueur. Je le l&acirc;che lorsque le mouvement est ex&eacute;cut&eacute; d'une mani&egrave;re
+satisfaisante, et je dirige l'autre jambe. Je surveille aussi avec une
+attention continue le jeu des bras. J'ai remarqu&eacute; qu'en l'aidant par le
+menton, j'affectais douloureusement les muscles de son cou. Ce sera
+d&eacute;sormais sous la poitrine m&ecirc;me que je plaquerai solidement ma main.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Appuyez-vous ferme!&raquo; lui dis-je.</p>
+
+<p>Et elle s'appuie, confiante, &eacute;crase entre mes doigts ses seins
+d&eacute;licats.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s l'exercice sur le ventre, l'exercice sur le dos. C'est notre
+succ&egrave;s. En quelques s&eacute;ances, nous sommes parvenus &agrave; nous &eacute;tonner.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Bombez la poitrine!&raquo;</p>
+
+<p>Je n'ai plus le ton rogue, la mine ennuy&eacute;e. Mes paroles se sont ouat&eacute;es.
+On ne prend pas les jeunes filles avec du vinaigre. Une main sous ses
+hanches, l'autre sous ses &eacute;paules, je l'installe commod&eacute;ment sur la
+vague.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Vous me tenez, au moins?&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Je vous tiens. Bombez, bombez!&raquo;</p>
+
+<p>Et je ne la tiens plus. Elle flotte seule, l&eacute;g&egrave;rement prise d'effroi, et
+me regarde avec de bons gros yeux doux qui implorent, le souffle mesur&eacute;
+selon mes ordres.</p>
+
+<p>Je m'&eacute;loigne un peu et je fais signe &agrave; Monsieur et Madame Vernet:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Mon &oelig;uvre!&raquo;</p>
+
+<p>Ils sourient:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Voil&agrave; du merveilleux!&raquo;</p>
+
+<p>Mais ce n'est pas tout. Je saisis avec pr&eacute;cautions dans mes mains les
+pieds de Marguerite, et je les pousse, &eacute;vitant les heurts, les cr&ecirc;tes de
+vague. Elle navigue comme un radeau, comme sur des roulettes et ferme
+les yeux sous un rayon de soleil. Nous nous promenons ainsi le long du
+rivage. Nous excitons l'admiration, l'envie, et je suis persuad&eacute;
+qu'autour de nous on se retient pour ne pas applaudir.</p>
+
+<p>D&egrave;s que Marguerite s'oublie et se creuse:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Bombez! ou je l&acirc;che tout!&raquo;</p>
+
+<p>Elle se cambre d'&eacute;pouvante, la t&ecirc;te enfonc&eacute;e, la ligne de flottaison aux
+coins des yeux et des l&egrave;vres, les seins et le ventre &agrave; fleur d'eau.</p>
+
+<p>Si elle &eacute;tait plus p&acirc;le, si ses cheveux se d&eacute;nouaient, si ses mains ne
+flattaient pas la vague pr&egrave;s de sa hanche, comme le dos d'un animal
+qu'on sait m&eacute;chant, j'aurais l'air de ramener Virginie morte &agrave; ses
+parents.</p>
+
+<p>Moi, je ne pense pas &agrave; mal. Et elle?</p>
+
+<p>Du bout des ongles, je fais &laquo;guili, guili,&raquo; &agrave; la plante de ses pieds.
+Aussit&ocirc;t elle m'&eacute;chappe, agite les bras, veut s'accrocher &agrave; quelque
+chose, et dispara&icirc;t.</p>
+
+<p>Quand je l'ai relev&eacute;e et qu'elle a rendu avec effort toute l'eau bue:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Je ne veux pas que vous me fassiez des chatouilles&raquo;, crie-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Chut! dis-je, taisez-vous!&raquo;</p>
+
+<p>Mais fr&eacute;missante, comme une vierge de chapelle qui s'animerait tout &agrave;
+coup sous la piq&ucirc;re d'une araign&eacute;e, par son attitude elle redouble ma
+confusion.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="L" id="L"></a><a href="#toc">L</a></h2>
+
+<h4>EN SOURDINE</h4>
+
+
+<p>&mdash;&laquo;Hum!&raquo;</p>
+
+<p>C'est, sur la butte, Madame Vernet qui doute. Lasse, Marguerite est
+all&eacute;e se coucher. Je dis avec chaleur combien je suis fier de son
+application et de son travail. Monsieur Vernet fait les dix pas, et
+fume. Sa cigarette scintille dans l'ombre, &eacute;claire ses moustaches, son
+nez.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Voil&agrave; une r&eacute;ticence significative. Ce &laquo;hum!&raquo; m'en fait deviner long.
+Trouveriez-vous mon enseignement m&eacute;diocre?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Je ne dis pas cela.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Alors qu'est-ce que tu dis? Depuis quelques jours tu fais ta myst&eacute;rieuse
+t&ecirc;te de bois. Pourquoi?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Ne suis-je pas un peu la m&egrave;re de Marguerite, mon ami?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>D'accord. Ensuite? Te d&eacute;pla&icirc;t-il maintenant qu'Henri lui donne des
+le&ccedil;ons de nage? N'avions-nous pas r&eacute;gl&eacute; cette question d'une fa&ccedil;on
+d&eacute;finitive sous le double rapport de l'hygi&egrave;ne et des convenances?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Sans doute, et, bien que j'entende, moi, femme dont l'oreille est plus
+fine que la v&ocirc;tre, des mots &agrave; double sens, malicieux, ce n'est pas cela
+qui m'inqui&egrave;te, et je ferais volontiers fi des m&eacute;disances si Marguerite
+ne prenait ces le&ccedil;ons,&mdash;je puis, je voudrais me tromper, mes chers
+amis,&mdash;avec un peu trop d'ardeur.</p>
+
+<p>Nous ne r&eacute;pliquons rien, intrigu&eacute;s. Madame Vernet continue. Elle a
+produit son effet et laisse tomber sa phrase comme avec un
+compte-paroles.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Encore une fois, il est possible que je voie mal, que ma sollicitude
+trouble ma clairvoyance; mais j'ai not&eacute; dans ma ch&egrave;re ni&egrave;ce un
+changement, un je ne sais quoi de nouveau qui m'alarme, et j'ai voulu en
+causer avec vous amicalement, avec toi, Victor, qui es un homme de bon
+sens, avec Monsieur Henri, qui n'est pas un fat.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Bah! tu r&ecirc;ves. Laissons cela!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Parlons-en au contraire: c'est grave. Alors, vous croyez, ch&egrave;re
+Madame?...</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Je n'en suis qu'aux faibles indices. Je ne veux rien affirmer. Je d&eacute;sire
+seulement que des pr&eacute;cautions soient prises s'il vous para&icirc;t qu'il y a
+p&eacute;ril. Raisonnons, cherchons ensemble.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Nous nous asseyons &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'elle, sur le banc, s&eacute;rieux. Madame Vernet
+poursuit l'information, et sa voix tremble. Elle affecte une grande
+libert&eacute; d'esprit, t&acirc;che de discuter sans pr&eacute;vention, et se montre &agrave;
+propos optimiste.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Je ne parle pas du plaisir qu'elle &eacute;prouve &agrave; sa gymnastique de chaque
+matin, c'est naturel. Mais quand nous allons &agrave; la p&ecirc;che aux crevettes,
+n'est-elle pas toujours pr&egrave;s de Monsieur Henri? Elle le suit de rocher
+en rocher, de mare en mare. C'est au point qu'elle prom&egrave;ne son filet &agrave;
+l'endroit m&ecirc;me o&ugrave; Monsieur Henri a d&eacute;j&agrave; fait passer le sien. Cependant
+elle est s&ucirc;re de n'y trouver aucune crevette, puisque Monsieur Henri les
+a toutes prises.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Possible.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>N'ai point observ&eacute; &ccedil;a.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Monsieur Henri, vous &ecirc;tes dans votre r&ocirc;le de jeune homme: on n'a rien &agrave;
+vous dire. Mais quand nous cherchons des coquillages, c'est plus
+frappant. Vous vous tra&icirc;nez c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te, genou &agrave; genou. Vos deux fronts
+se touchent. Avez-vous assez de coquilles, elle n'en veut plus. Si vous
+en ramassez, elle se remet &agrave; quatre pattes. Comment expliquez-vous cela?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Par sa na&iuml;vet&eacute;.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Moi aussi.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Donnez-vous la peine de voir ce qui est aveuglant. Si vous dites des
+vers, elle ouvre la bouche, fascin&eacute;e, le temps que &ccedil;a dure. Elle en est
+laide, la pauvre petite. Ne s'est-elle pas permis de d&eacute;clarer qu'elle
+les aimait? &Agrave; seize ans! Quand vous partez et que raisonnablement elle
+ne peut pas vous suivre, sa figure se d&eacute;colore, comme si d'une passe
+magn&eacute;tique vous lui aviez enlev&eacute; son teint de fille rouge qui a un coup
+de sang, qui a des habitudes d'ivrognerie. Je ris, tant c'est b&ecirc;te!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Vous me confondez, bonnement.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>C'est dr&ocirc;le!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>J'ach&egrave;ve. R&eacute;pondez-moi, sinc&egrave;res! &Agrave; chaque instant, je suis oblig&eacute;e de
+l'appeler, de courir apr&egrave;s elle, pour compter le linge, m'aider au
+m&eacute;nage. Marguerite devient stupide. Un d&eacute;tail encore! Hier, &agrave; d&eacute;jeuner,
+je vous ai donn&eacute; un coup de serviette sur la t&ecirc;te en vous disant:
+&laquo;Faites donc couper votre barbe! vous &ecirc;tes horrible &agrave; voir!&raquo;&mdash;&laquo;Je ne
+trouve pas!&raquo; a dit Marguerite sournoisement, le nez dans son assiette.
+L'avez-vous entendue? Mes bras en sont tomb&eacute;s.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Un mot! Ou ce que tu nous racontes est faux, et tu chantes, ou c'est
+vrai, et dans ce cas, qu'importe? Henri est un honn&ecirc;te homme.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Il ne s'agit pas de Monsieur Henri. Il n'est pas en danger. Il a ce
+qu'il faut pour se d&eacute;fendre. Il ne m'a pas charg&eacute; de le surveiller, et
+il pourrait me faire sentir poliment mon indiscr&eacute;tion. Je ne songe qu'&agrave;
+cette petite Marguerite, qui sans s'en douter, la pauvre! s'est
+peut-&ecirc;tre je le crains! h&eacute;las! irr&eacute;m&eacute;diablement compromise.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Monsieur Vernet s'&eacute;panouit au clair de lune. Une id&eacute;e lui est venue dont
+il nous fait part:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Si Marguerite est compromise, nous les marierons. Mon gaillard,
+r&eacute;pondez!&raquo;</p>
+
+<p>Je m'en garde, et me dandine gauchement.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Victor, on ne peut pas parler gravement avec toi.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Elle s'appuie du coude au banc, boudeuse.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Pour l'&acirc;ge et la taille, ils iront. Je les vois descendant les marches
+de Saint-Augustin. Marguerite a de la fortune pour deux.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Heureusement Monsieur Henri a de la fiert&eacute;.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Elle vibre comme en communication avec une pile et se tourne de mon
+c&ocirc;t&eacute;, afin que je re&ccedil;oive l'&eacute;loge en plein visage.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>N'apporterait-il pas son talent, son avenir?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Si tu crois qu'il faut &agrave; Monsieur Henri une femme de ce genre!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Elle en vaut une autre.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Est-ce qu'elle le comprendrait? Comme corps, c'est un paquet; comme
+intelligence, tranchons le mot, c'est une b&ucirc;che.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Je te trouve s&eacute;v&egrave;re; mais il est certain que si tu la d&eacute;pr&eacute;cies, tu en
+d&eacute;go&ucirc;teras Henri.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Je me balance toujours en ricanant, et j'attends que quelqu'un de bonne
+volont&eacute; me souffle une r&eacute;ponse, d&eacute;pit&eacute; parce que je dois refuser le
+g&acirc;teau qu'on m'offre.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Venez &agrave; mon secours!&raquo; dis-je &agrave; Madame Vernet.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;V&eacute;ritablement, dit-elle &agrave; Monsieur Vernet, vous me stup&eacute;fiez par
+votre l&eacute;g&egrave;ret&eacute;. Vous jetez votre ni&egrave;ce dans les bras de Monsieur, et
+j'en rougis pour vous. Je m'&eacute;tonne que vous osiez employer ce proc&eacute;d&eacute;
+devant moi.&raquo;</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Ne te f&acirc;che pas. On ne peut plus rire?</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Madame Vernet, qui s'&eacute;tait lev&eacute;e dans son indignation, se rassied, et,
+les mains jointes:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Pauvre petite Marguerite!&raquo; dit-elle avec un commencement de sanglot.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Est-ce qu'elle va pleurer? Mais, Blanche, tu sais que je ne veux pas te
+contrarier.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Il lui prend les mains. Elle les retire, se tord les bras et se renverse
+en arri&egrave;re.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Ce n'est rien: ne perdons pas la t&ecirc;te, ne perdons pas la t&ecirc;te!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Il la perd, car on dirait d'une femme qui se trouve mal qu'elle se
+meurt.</p>
+
+<p>Comme c'est &laquo;ma premi&egrave;re crise&raquo;, je me demande ce qu'il faut &eacute;prouver.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Voulez-vous que j'aille chercher de l'eau?&raquo; dis-je.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Restez plut&ocirc;t. Emp&ecirc;chez-la de se briser contre les murs. Je crois
+qu'elle a un flacon dans son sac de voyage.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Il nous laisse.</p>
+
+<p>Madame Vernet enfonce ses ongles dans son corsage pour le d&eacute;livrer,
+mettre &agrave; l'air sa poitrine, que la dyspn&eacute;e enserre. J'&eacute;carte ses bras,
+qui se referment, et je l'appelle haut: &laquo;Madame! Madame!&raquo; et bas: &laquo;Ma
+ch&eacute;rie!&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Je vous en supplie, dit-elle, bien que vous soyez libre et que je
+n'aie aucun droit sur vous, montrez-vous plus retenu, plus r&eacute;serv&eacute;, plus
+froid avec Marguerite!&raquo;</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Je voulais d&eacute;tourner les soup&ccedil;ons.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Non, non. Vous allez trop loin.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Comme je me penche sur elle pour mieux entendre:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Vous aurez votre r&eacute;compense!&raquo;</p>
+
+<p>Monsieur Vernet apporte le flacon.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Inutile&mdash;pas besoin&mdash;rentrons!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Il faudra l'emporter.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p>
+
+<p>Je marcherai seule, la main sur ton &eacute;paule, mon ami.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Elle essaie de se dresser et retombe de nouveau, sanglotant &agrave; petit
+bruit.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Il faut absolument l'emporter: le moindre effort l'ach&egrave;verait.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Je suis de votre avis.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Il la soul&egrave;ve par les &eacute;paules. Je prends les pieds, et je ram&egrave;ne, par
+pudeur, la robe jusqu'aux chevilles.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Doucement.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Soyez tranquille.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>En cane, presque assis, le premier, je descends l'escalier &agrave; reculons,
+avec un temps d'arr&ecirc;t &agrave; chaque marche. Monsieur Vernet vient ensuite, et
+de ses bras robustes supporte le pr&eacute;cieux fardeau. Nous n'allons pas
+vite, mais nous maintenons le corps en pente, les pieds plus bas que la
+t&ecirc;te. C'est l'essentiel. Madame Vernet pleure faiblement, contin&ucirc;ment.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Prenez garde.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>N'ayez pas de crainte.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Pour monter &agrave; la chambre, nous changeons de position. &Agrave; son tour,
+Monsieur Vernet marche &agrave; reculons. Il fait nuit, mais les tournants de
+l'escalier nous sont connus. Enfin nous arrivons sur le palier. La lune
+nous &eacute;claire maintenant. Monsieur Vernet remplace une de ses mains par
+un genou, ouvre la porte, et nous d&eacute;posons Madame Vernet sur le lit.
+Elle pleure toujours et se laisse faire.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Faut-il allumer une bougie?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Pourquoi?</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Il a raison: la lune entre par les deux fen&ecirc;tres &agrave; flots lumineux, et
+blanchit nos visages.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Aidez-moi.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Il d&eacute;fait le corsage. Je d&eacute;lace les bottines. Au corset, M. Vernet
+s'embrouille et le coupe.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Faites attention.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Il n'y a pas de danger.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Je glisse les bottines sous le lit.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Couchons-la ainsi,&raquo; dit Monsieur Vernet, pris d'une h&eacute;sitation
+soudaine.</p>
+
+<p>Tandis qu'il soul&egrave;ve Madame Vernet, je tire la couverture.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Elle dort d&eacute;j&agrave;.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>En effet, Madame Vernet a les yeux ferm&eacute;s, mais des larmes luisantes
+filtrent au bord des paupi&egrave;res.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Et vous, qu'allez-vous faire?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Je ne veux pas la d&eacute;ranger: je passerai la nuit dans ce fauteuil.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Harass&eacute;, &laquo;tout patraque au moral et au physique&raquo;, il s'y laisse tomber.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Voulez-vous que je veille avec vous?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>&Agrave; quoi bon? c'est fini. Allez-vous coucher.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Je jette un dernier coup d'&oelig;il, et, &agrave; pas de loup, marchant sur les
+rayons de lune comme sur la queue d'une robe de mari&eacute;e, je ferme les
+rideaux des fen&ecirc;tres, puis, dans l'ombre:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Bonne nuit, Monsieur Vernet!&raquo;</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p>
+
+<p>Bonne nuit, Henri, et merci.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p>
+
+<p>Oh! de rien.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="LI" id="LI"></a><a href="#toc">LI</a></h2>
+
+<h4>DERNI&Egrave;RE S&Eacute;ANCE</h4>
+
+
+<p>J'ai promis d'&ecirc;tre froid. Je fais de grands efforts quand nous entrons
+au bain. Je m'&eacute;loigne de Marguerite, le corps en arc, pour lui donner la
+main, et nos bras tendus forment pont. D&egrave;s qu'elle caracole de droite et
+de gauche, je l'apaise d'une pression de doigts. Je connais mon &eacute;l&egrave;ve
+dans les coins. Avec quelques d&eacute;fauts, c'est une belle fille, et,
+compar&eacute;e &agrave; la sienne, mon acad&eacute;mie est bien vulgaire. Elle pose ses
+pieds nus sur les galets sans pousser de petits cris. Elle n'a pas le
+cou-de-pied fort, mais la mobilit&eacute; des doigts me divertit. Ils lui
+ob&eacute;issent. Elle les ouvre, les ferme, l&egrave;ve celui-ci et tient les autres
+baiss&eacute;s, prend un caillou au fond de l'eau et le rejette sur le rivage,
+en un mot, les fait man&oelig;uvrer comme des doigts de main. C'est tr&egrave;s
+curieux.</p>
+
+<p>Elle offre d'autres particularit&eacute;s. Mon toucher, dans ses promenades,
+d&eacute;couvre des choses! Je m'instruis en palpant.</p>
+
+<p>Comme le costume de Marguerite se divise en deux, ma main se glisse
+entre la veste et le pantalon. Des vert&egrave;bres ressortent dont je sens les
+nodosit&eacute;s.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Mais creusez donc les reins!&raquo; lui dis-je.</p>
+
+<p>Elle me r&eacute;pond, la bouche pleine d'eau:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Peux pas plus!&raquo;</p>
+
+<p>Je p&egrave;se sur l'&eacute;pine, vainement. Sa colonne vert&eacute;brale est ainsi. Avec un
+plaisir qui se renouvelle, je constate, chaque matin, la pr&eacute;sence de ces
+&laquo;&eacute;minences osseuses&raquo;, dirait un anatomiste.</p>
+
+<p>Je retourne Marguerite sur le dos. Autre surprise! De son ventre
+s'&eacute;chappent des esp&egrave;ces de borborygmes voulus. Je veux dire que ces
+grondements se produisent &agrave; mon commandement, pour mon plaisir.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Comment faites-vous?&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Sais pas!&raquo; dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Faites voir encore.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Voil&agrave;!&raquo;</p>
+
+<p>Et par un simple mouvement des hanches, elle d&eacute;place en elle comme une
+masse d'eau roulante, dont les sonorit&eacute;s vibrent &agrave; mon oreille coll&eacute;e
+sur l'eau, agr&eacute;ables, presque musicales.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Mademoiselle, je r&eacute;clame le jeu du coude.&raquo;</p>
+
+<p>Il consiste &agrave; ployer le bras, indiff&eacute;remment, du c&ocirc;t&eacute; de la saign&eacute;e et
+en sens inverse. La charni&egrave;re est mobile en dedans et en dehors. Cette
+dislocation m'impressionne, et je crie:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Assez! assez!&raquo;</p>
+
+<p class="n">comme les gens nerveux qui voient faire du trap&egrave;ze volant dans un
+cirque.</p>
+
+<p>La vague est m&eacute;chante ce matin. Marguerite se serre contre moi. Le flot
+l'affole comme si on lui donnait le fouet avec une serviette mouill&eacute;e.
+Elle sursaute, et des mains s'accroche &agrave; mes &eacute;paules. Il me faut la
+renverser sur l'eau et l'y maintenir, pench&eacute; sur elle, haletant, la
+cuisse sous ses reins. La s&eacute;paration du costume est abolie. C'est sa
+chair que je sens adh&eacute;rente &agrave; la mienne, et nos membres nus se
+croisent.</p>
+
+<p>Ce que fait ma main, je ne le sais plus! &Agrave; l'approche d'une vague, je
+porte Marguerite dans mes bras, et la vague nous roule.</p>
+
+<p>Des go&euml;mons, des herbes jaunes, des d&eacute;bris, des bavures de mer flottent
+autour de nous. J'&eacute;prouve une joie &agrave; compromettre une vierge! L'homme
+quelconque qui la poss&eacute;dera plus tard, croyant &ecirc;tre le premier, ne
+viendra qu'apr&egrave;s moi. Il aura le reste, si peu, que s'il savait quelle a
+&eacute;t&eacute; ma part, il ne voudrait plus de la sienne. J'&eacute;treins une belle fille
+&eacute;lastique et tendre, et flambant, en sueur, je redoute une congestion
+c&eacute;r&eacute;brale.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Vous allez vous noyer!&raquo; crie Madame Vernet, qui prend un bain de
+sable. La plage s'&eacute;meut. Mes yeux brouill&eacute;s, piqu&eacute;s de sel, la voient
+confus&eacute;ment s'agiter. Il me semble en outre que nous sommes au milieu
+d'un orage de vagues &eacute;lectriques, phosphorescentes. Elles moutonnent,
+s'entrechoquent, se brisent en claquant, et nous jettent dans les
+oreilles, dans la gorge, leurs &eacute;claboussures &eacute;c&oelig;urantes. L'une d'elles,
+l'&eacute;cume en avant, chien furieux qui montre ses dents, fond sur nous.
+C'est exasp&eacute;rant ce corps-&agrave;-corps. Les curieux ont form&eacute; cercle et
+attendent un naufrage. Monsieur et Madame Vilard se r&eacute;chauffent sous un
+m&ecirc;me peignoir et nous suivent d'un regard de langueur. Enfin titubant,
+comme emp&ecirc;tr&eacute; d'ouate, j'entra&icirc;ne Marguerite, et nous nous sauvons &agrave;
+notre cabine.</p>
+
+<p>Contigus, nos deux compartiments communiquent par le haut. Grelottant de
+fi&egrave;vre plus que de froid, les dents chantantes, je veux, &agrave; la force des
+poignets, me hisser pour voir. Mais mon front d&eacute;passe &agrave; peine les
+planches de s&eacute;paration que Marguerite crie:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Ne me regardez pas, vous savez, vous!&raquo;</p>
+
+<p>Encore! Quelle petite b&ecirc;te! Je saute sur le plancher, j'ouvre violemment
+la porte, et avec un balai de varech, je rassemble soigneusement, en
+tas, le gravier &eacute;pars dans ma cabine, et je le pousse dehors, sans h&acirc;te,
+tr&egrave;s calme, tout &agrave; ce que je fais. J'esp&egrave;re donner le change.</p>
+
+<p>Rhabill&eacute;s, nous nous couchons sur le sable. Le spectacle est termin&eacute;.
+C'est l'instant o&ugrave; les costumes tordus pleurent toutes les larmes de
+leurs corps. Des mains jonglent, jouent aux osselets avec des pierres
+polies. Les corps s'impr&egrave;gnent de soleil et de paresse. Tout &agrave; l'heure,
+le sang aux yeux, je voyais rouge. Ces gens dansaient fr&eacute;n&eacute;tiques, en
+rut. Les voil&agrave; au repos, et je go&ucirc;te une tranquillit&eacute; profonde.</p>
+
+<p>J'ai mes crises comme vous, Madame Vernet, mais j'en viens &agrave; bout. C'est
+fini, ne vous f&acirc;chez pas.</p>
+
+<p>Ne vous f&acirc;chez pas, Marguerite. La tentation a &eacute;t&eacute; forte. Je me suis cru
+en partie fine, dans une baignoire. Mais vous avez de la chance: je suis
+un brave gar&ccedil;on.</p>
+
+<p>Ne vous f&acirc;chez pas non plus, Monsieur Vernet: je respecte tout ce qui
+vous est cher. De quelque c&ocirc;t&eacute; que j'aille, il y a danger. J'aime
+beaucoup votre femme et votre ni&egrave;ce, mais mon bras paralys&eacute; refuse
+d'atteindre au bonheur. Je fais un r&ecirc;ve, et je me dis: &laquo;Cette fois, ce
+n'est pas un r&ecirc;ve!&raquo; et toujours c'en est un.</p>
+
+<p>On d&eacute;serte la plage; des clefs grincent dans les serrures rouill&eacute;es; des
+gens qui souffrent disent: &laquo;J'ai faim! le bain creuse&raquo;, et s'en vont &agrave;
+pas lents, emportent leur app&eacute;tit, objet fragile, et tremblent qu'il
+n'&eacute;chappe.</p>
+
+<p>Nous revenons &agrave; la maison, par le petit mur qui endigue la plage; je
+marche derri&egrave;re mes amis et je porte les ombrelles. La chevelure de
+Marguerite est r&eacute;pandue sur ses &eacute;paules, si &eacute;paisse qu'elle ne cesse pas
+d'&ecirc;tre mouill&eacute;e durant la saison. Il s'en d&eacute;gage une odeur
+ind&eacute;finissable, un peu de flaque de rocher qui s'&eacute;vapore au soleil, et
+m&ecirc;me un peu de boue. Je soup&egrave;se les tresses l&eacute;g&egrave;rement gluantes, et,
+quand Madame Vernet se retourne, je mets ma main dans ma poche ou
+derri&egrave;re mon dos avec la rapidit&eacute; d'un pick-pocket surpris et qu'on
+offense.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="LII" id="LII"></a><a href="#toc">LII</a></h2>
+
+<h4>LE DEMI-VIOL</h4>
+
+
+<p>La b&ecirc;tise est faite. En cinq minutes j'ai st&eacute;rilis&eacute; les efforts patients
+de plusieurs mois; ma place &eacute;tait en ciment: Monsieur Vernet, de son
+aveu, ne pouvait plus se passer de moi; j'ornais l'esprit de Madame
+Vernet comme un jardin anglais, et son c&oelig;ur &eacute;tait plus rempli qu'un
+colombier de roucoulements; Marguerite m'amusait: j'ai cass&eacute; le joujou.
+On va me gronder, &eacute;clater, et je courberai bas ma t&ecirc;te.</p>
+
+<p>Comment ai-je fait mon compte? Ma faute m'humilie comme une faute de
+style; je me trouve imb&eacute;cile, grossi&egrave;rement attrap&eacute;.</p>
+
+<p>C'est le jour des R&eacute;gates, la grande f&ecirc;te de Tall&eacute;hou. Les mortiers ont
+tonn&eacute;. Les marins sortent de l'armoire d'extraordinaires chapeaux hauts
+de forme, qu'ils portent aux premi&egrave;res communions, aux mariages, et
+parfois le dimanche quand la p&ecirc;che de la semaine a &eacute;t&eacute; bonne. Les
+vieilles femmes ont des journaux neufs pour se garantir du soleil. Les
+m&acirc;ts agitent leurs drapeaux. On va lancer &agrave; la mer le canot de
+sauvetage. Le brigadier de la douane mettra en joue le fusil
+porte-amarre. Des courses auront lieu de nageurs, de voiliers, de
+canards, en sac, &agrave; dos d'&acirc;ne. Des gymnasiarques feront le soleil et des
+tas de r&eacute;sine &eacute;galement espac&eacute;s sur la jet&eacute;e, attendent que la nuit
+vienne. Tall&eacute;hou fait briller ses maisons blanchies par le sel de mer.</p>
+
+<p>Nous avons invit&eacute; &agrave; d&eacute;jeuner les p&ecirc;cheurs Cruz. La femme ne touche &agrave;
+rien. Le mari mange sans s'arr&ecirc;ter. Il a mis sa serviette par terre.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Mais c'est pour vous!&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Jamais je m'en sers et je veux pas la salir!&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Tais-toi, grand niais!&raquo; lui dit sa femme.</p>
+
+<p>Elle a enfonc&eacute; la corne de la sienne dans sa gorge, et, le bout des
+doigts sur la table, elle se tient raide comme une chaise, le nez
+remuant, les yeux en t&ecirc;tes d'&eacute;pingle. Cruz taille au creux de son pain
+de petits cubes de mie qu'il trempe dans sa sauce, et qu'il y tourne
+longuement, ent&ecirc;t&eacute; au nettoyage de son assiette.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Finis donc, mal &eacute;duqu&eacute;!&raquo; lui dit sa femme. Elle sait que dans le
+grand monde on ne vide pas son verre et qu'il faut laisser de la viande
+apr&egrave;s les os.</p>
+
+<p>Quand on veut changer l'assiette de Cruz, il proteste, et la plaque sur
+son estomac.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Non, non. Elle est point sale. &Ccedil;a vous donnerait de l'embernerie!&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Qu'est-ce que &ccedil;a te fait? lui dit sa femme: c'est pas toi qui les
+laveras!&raquo;</p>
+
+<p>Elle donne la sienne sans regret et essuie avec son tablier celle qu'on
+lui rend.</p>
+
+<p>Cruz d&eacute;pose une pinc&eacute;e de sel sur la nappe, l'&eacute;crase par habitude, bien
+que ce soit du sel fin, et passe dessus, comme des langues, une &agrave; une,
+ses feuilles de salade.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Guettez, guettez le salaud!&raquo; dit sa femme, qui t&acirc;che de piquer un
+morceau de beurre avec sa fourchette.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Il faut que je vous en envoie une rognure&raquo;, dit Cruz en se levant.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Vas-tu t'asseoir, effront&eacute;!&raquo; crie sa femme.</p>
+
+<p>Mais lui, qu'incline de droite et de gauche le poids de la nourriture et
+du vin:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Tu chanteras la tienne apr&egrave;s!&raquo;</p>
+
+<p>Il commence d'une voix endormie, les yeux baiss&eacute;s, bat la mesure du
+pied, du coude, avec son couteau, triste, triste, et s'arr&ecirc;te, d&eacute;m&acirc;t&eacute;,
+vent debout, perdu au milieu des mots, en plein air, mais t&ecirc;tu.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Allons pr&eacute;parer les lanternes&raquo;, dis-je &agrave; Marguerite.</p>
+
+<p>On nous a charg&eacute;s de ce soin. Au bout de l'escalier, je lui donne la
+main, ainsi qu'&agrave; une fianc&eacute;e. Elle entre dans ma mansarde. Elle n'y est
+jamais venue, ouvre mes livres, s'assied &agrave; ma table et trouve qu'elle ne
+pourrait pas &eacute;crire &laquo;droit&raquo; avec un pareil porte-plume. Le mauvais cidre
+me porte &agrave; la t&ecirc;te. Je vais accomplir, en inconscient, quelque chose de
+malpropre et de banal. Je ne prononce pas une parole. Marguerite ne
+recule pas. Sans l'effarement de ses yeux, le feu de ses joues, je la
+croirais indiff&eacute;rente. Elle me rend mes baisers par politesse peut-&ecirc;tre
+ou par peur. Elle ob&eacute;it et subit. Elle m'embrasse, comme au bain elle
+arrondissait les bras, &agrave; mon ordre. Ce n'est d'abord pour elle que la
+continuation de mes attouchements. Je glissais ma main dans l'ouverture
+de son costume, et voil&agrave; que je la porte sur le lit, la couche, la
+d&eacute;v&ecirc;ts. Elle ne sait pas; je vous dis qu'elle ne sait pas! Elle attend
+et tremble un peu. Pourquoi ai-je commenc&eacute;?</p>
+
+<p>Quel est cet app&eacute;tit de chair qui m'a pris soudain et qui s'en va avant
+d'&ecirc;tre satisfait? Que de fois, quand j'errais, les pieds fatigu&eacute;s, sur
+les trottoirs, ind&eacute;cis, le sang chaud, accroch&eacute; &agrave; des filles comme &agrave; des
+buissons, il m'est arriv&eacute; d'en prendre une sans examen, par coup de
+t&ecirc;te, et de le regretter aussit&ocirc;t! Je la suivais, parce que je n'osais
+pas retourner en arri&egrave;re, sous les regards de tous, et, mont&eacute;, je serais
+parti tout de suite, si elle avait voulu me rendre mon argent.</p>
+
+<p>Pauvre Marguerite! nous sommes lugubres. Semblable &agrave; une b&ecirc;te sacrifi&eacute;e,
+elle me regarde avec une expression d'&eacute;tonnement navrante. Elle n'est
+plus la forte fille des empoignements athl&eacute;tiques, des courses
+d&eacute;sordonn&eacute;es. Elle est un tout petit enfant que je brutalise.</p>
+
+<p>Au d&eacute;but, la douleur la fait crier:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Que j'ai mal! que j'ai mal!&raquo;</p>
+
+<p>J'appuie deux doigts sur sa bouche. Je ne pensais pas qu'elle p&ucirc;t
+souffrir r&eacute;ellement, et je me rappelais des viols de litt&eacute;rature dont
+les victimes s'aper&ccedil;oivent &agrave; peine. Quelques-unes disent: &laquo;Maman!&raquo; et
+c'est tout.</p>
+
+<p>Le lit se trouve pr&egrave;s de la fen&ecirc;tre. En levant la t&ecirc;te, je vois le
+jardin. Monsieur et Madame Vernet sont accoud&eacute;s &agrave; la barri&egrave;re et font
+avec le maire des projets d'illuminations.</p>
+
+<p>Marguerite pousse un cri si inattendu que je n'ai pas le temps de le
+rabattre avec la main, comme on ferme sur un oiseau la porte d'une cage.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Tu souffres donc?&raquo;</p>
+
+<p>Elle est p&acirc;le &agrave; m'&eacute;pouvanter. Oh! la r&eacute;sistance de cette chair tendre!
+J'ai honte de mon inexp&eacute;rience, comme un interne qui fait sa premi&egrave;re
+op&eacute;ration sur un corps vivant, avec des outils qui ne coupent pas.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Je n'en peux plus! crie Marguerite. Vous voulez donc me tuer?&raquo;</p>
+
+<p>Elle ne me repousse pas, mais se crispe, se tord.</p>
+
+<p>C'est trop, je me rends aussi, moi, je me retire. Entendez-vous?
+l&acirc;chement, je me retire!</p>
+
+<p>Les gros yeux doux de Marguerite me remercient. J'ai pr&egrave;s d'elle
+l'embarras d'un domestique qui a laiss&eacute; tomber un bibelot de saxe et
+oublie de le ramasser.</p>
+
+<p>La ch&egrave;re petite n'est pas bris&eacute;e.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Souffres-tu encore?&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Oh non!&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Tu ne m'aimes donc pas?&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Oh si!&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Voudras-tu &ecirc;tre ma femme?&raquo;</p>
+
+<p>Il est un peu tard pour lui parler de mon amour, &laquo;apr&egrave;s&raquo;, en lui
+pr&eacute;parant un verre d'eau sucr&eacute;e.</p>
+
+<p>On entend la voix de Monsieur Vernet:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Et ces lampions!&raquo;</p>
+
+<p>Tandis que j'en arrange:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Ce doit &ecirc;tre mal, ce que nous avons fait l&agrave;!&raquo; me dit Marguerite,
+comme l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Non, on ne fait rien de mal avec son mari. Seulement, ne le raconte &agrave;
+personne!&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;&Agrave; personne, jamais, c'est jur&eacute;!&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Essuie tes yeux, vite.&raquo;</p>
+
+<p>Car, tout de m&ecirc;me, nous pleurons. Je pleure avec elle, comme avec
+l'autre. Mon c&oelig;ur de pique-assiette s'emplit et se vide ainsi que les
+gobelets des fontaines publiques.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="LIII" id="LIII"></a><a href="#toc">LIII</a></h2>
+
+<h4>ANIMAL TRISTE</h4>
+
+
+<p>Le bateau glisse sous l'impulsion r&eacute;guli&egrave;re de ma godille, loin du bruit
+de la f&ecirc;te. Un p&ecirc;cheur qui vient de poser ses claies pour la nuit me
+crie:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;D&eacute;passez pas les balises! y a du courant. Vous pourriez point
+revenir!&raquo;</p>
+
+<p>Les bou&eacute;es blanches ou noires tirent sur leurs cha&icirc;nes qui grincent. Au
+bout d'une balise, un cormoran endormi dig&egrave;re.</p>
+
+<p>Qu'est-ce que j'aurais de mieux &agrave; faire?</p>
+
+<p>Gagner le large? me perdre?</p>
+
+<p>Combien de temps Marguerite se taira-t-elle? Si elle parle, quel
+scandale! Sans doute, elle ne peut plus appartenir qu'&agrave; moi. Je suppose
+que Monsieur Vernet dise:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;C'est un gar&ccedil;on un peu press&eacute;!&raquo;</p>
+
+<p>Madame Vernet dira:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;C'est un mis&eacute;rable!&raquo;</p>
+
+<p>Donne-t-on sa ni&egrave;ce &agrave; un mis&eacute;rable qu'on aime peut-&ecirc;tre? Enfin je ne me
+sens pas du tout mariable. Des transes couleur de rouille s'amoncellent
+en mon esprit et j'appr&eacute;hende l'orage. Je fr&ocirc;le des rochers qui portent
+des noms redoutables. Depuis l'&eacute;ternit&eacute; qu'ils sont l&agrave;, chacune de leur
+pointe a peut-&ecirc;tre trou&eacute; un ventre de barque. Parfois un choc me
+d&eacute;s&eacute;quilibre, jette ma godille &agrave; l'eau. Je mouille mon front, mes
+tempes, et mon envie se passe de m'&eacute;garer sur la mer. J'ai l'&oelig;il sur
+les balises, pr&ecirc;t &agrave; virer de bord.</p>
+
+<p>Des mouettes effarouch&eacute;es s'&eacute;parpillent dans l'air comme des papiers.</p>
+
+<p>Je fais des projets et m'arr&ecirc;te &agrave; celui dont la banalit&eacute; me garantit la
+r&eacute;ussite. Mon bateau, plus l&eacute;ger, retourne au port. Je fouille du plat
+de ma godille l'eau r&eacute;sistante. Un peu &eacute;tourdi par le balancement, je me
+r&eacute;cite des vers, et, n'ayant rien de bon &agrave; me dire, je demande &agrave; mes
+po&egrave;tes pr&eacute;f&eacute;r&eacute;s de penser et de parler pour moi.</p>
+
+<p>La vague s'amincit, le bateau oscille &agrave; peine. Mon c&oelig;ur, un instant
+soulev&eacute; de d&eacute;go&ucirc;t, retombe et se repose.</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="LIV" id="LIV"></a><a href="#toc">LIV</a></h2>
+
+<h4>LE D&Eacute;PART</h4>
+
+
+<p>Montrant ma fausse d&eacute;p&ecirc;che, j'ai dit &agrave; Madame Vernet:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Peut-&ecirc;tre reviendrai-je dans deux ou trois jours. En tout cas, &agrave;
+Paris!&raquo;</p>
+
+<p>Et &agrave; Marguerite:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Attends-moi! silence!&raquo;</p>
+
+<p>Mes amis me reconduisent &agrave; la gare. Seul, Monsieur Vernet a gard&eacute; sa
+pr&eacute;sence d'esprit. Il s'occupe de ma malle et prodigue les
+recommandations pour le trajet.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Je prends les devants!&raquo; dit-il.</p>
+
+<p>Silencieusement, nous longeons le port. Parfois un soupir s'exhale. Je
+regarde obliquement les choses que je quitte, les barques berc&eacute;es, les
+bou&eacute;es flottantes, le ressac de la mer, les vieux marins assis autour du
+bateau de sauvetage et dont les yeux continuellement secr&egrave;tent la
+chassie. &Agrave; la gare, Monsieur Vernet me remet un billet de premi&egrave;re. Je
+veux chercher dans ma poche.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Laissez, je vous prie!&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Oh! Monsieur Vernet!&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Vous me remercierez en nous revenant le plus t&ocirc;t possible!&raquo;</p>
+
+<p>Il ajoute, comme je serre le billet entre les feuillets d'un calepin:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Moi, je fixe toujours le mien &agrave; mon chapeau. Je n'en ai jamais perdu,
+et c'est plus commode pour le contr&ocirc;leur. Ah! j'oubliais votre
+bulletin!&raquo;</p>
+
+<p>Il va et vient &agrave; grands pas, donne des avis, interpelle, s'agite sans
+parvenir &agrave; nous communiquer son entrain. Nous sommes arriv&eacute;s trop t&ocirc;t,
+et, comme chacun tient &agrave; garder ses pens&eacute;es pour soi, il nous faut lire
+les affiches, les arr&ecirc;t&eacute;s, nous promener devant le petit jardin de la
+gare, fleuri de r&eacute;s&eacute;da.</p>
+
+<p>Enfin le m&eacute;canicien dit:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Je vais chercher le cheval!&raquo;</p>
+
+<p>Le cheval vient joyeux, siffle bruyamment, fait sous lui, dans ses
+roues, une fum&eacute;e blanche qui monte et l'enveloppe.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Vous avez le temps!&raquo; dit un employ&eacute;.</p>
+
+<p>Des paniers de congres se rangent encore dans le wagon de marchandises,
+et de petites corbeilles d'osier, berceaux minuscules o&ugrave; des homards,
+des br&egrave;mes, des poissons d&eacute;licats dorment sur un lit de fenouil frais.</p>
+
+<p>Une femme accourt et fait des signes. C'est toujours la m&ecirc;me chose donc?
+Plus le chef de gare attend, plus les exp&eacute;diteurs se font attendre, et
+le meilleur moment est le dernier.</p>
+
+<p>Ils n'en finiront pas. Je voudrais un arrachement brusque. On me
+tiraille avec des pr&eacute;cautions superflues et des reprises douloureuses
+une &eacute;pine enfonc&eacute;e profond&eacute;ment.</p>
+
+<p>Je monte, pour prendre un coin, dans mon compartiment de premi&egrave;re,
+enclos, &agrave; l'&eacute;conomie, entre deux de secondes.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Pressez pas!&raquo; dit l'employ&eacute;.</p>
+
+<p>Ah! je m'attellerais au wagon!</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Marguerite voudrait embrasser son professeur&raquo;, me dit Monsieur
+Vernet.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Je n'osais pas le demander!&raquo; dis-je en descendant. Marguerite me
+rend mon baiser sur les deux joues, en camarade, en fianc&eacute;e tranquille.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Il faut que je vous embrasse aussi, Monsieur Vernet!&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Roublard! pour embrasser ma femme ensuite! Blanche, laisse-toi
+faire!&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;M'aimes?&raquo; murmure-t-elle si bas que je devine le mot &agrave; peine distinct
+de son haleine, et je souffle entre mes dents:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Oui!&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Messieurs les voyageurs, en voiture!&raquo; crie l'employ&eacute;, qui donne toute
+sa voix en notre honneur.</p>
+
+<p>Par la porti&egrave;re, que Monsieur Vernet tient &agrave; fermer lui-m&ecirc;me, nous
+&eacute;changeons de longs regards. Marguerite est rose, Madame Vernet un peu
+p&acirc;le. Monsieur Vernet, avec une amabilit&eacute; inlassable, me r&eacute;p&egrave;te que
+j'arriverai &agrave; Paris &agrave; minuit et quart, et me bl&acirc;me de n'avoir pas
+emport&eacute; un petit pain.</p>
+
+<p>Des souhaits pour le voyage, des serrements de mains et ces regards si
+longs! si doux! puis un sifflement, un &eacute;branlement, une agitation de
+t&ecirc;tes et de mouchoirs: une immense tristesse!</p>
+
+
+
+<hr style="width: 65%;" />
+<h2><a name="LV" id="LV"></a><a href="#toc">LV</a></h2>
+
+<h4>ADIEU!</h4>
+
+
+<p>Install&eacute;, les jambes allong&eacute;es, le coude dans l'embrasse, tandis qu'au
+passage du train les pommiers courent, des poulains s'effarent, des
+perdrix s'envolent, moi je me sauve!</p>
+
+<p>Il &eacute;tait temps. Le d&eacute;sastre aurait &eacute;clat&eacute;. Entre deux excitants
+&eacute;galement imprenables, je perdais la t&ecirc;te.</p>
+
+<p>Mes amis m'ont donn&eacute; ce qu'ils avaient de meilleur en eux. Ils sont bons
+maintenant &agrave; mettre dans des m&eacute;moires. Afin que Marguerite m'oublie, on
+lui ach&egrave;tera un poney, propre &agrave; la selle. Le premier amour d'une jeune
+fille se passe en exercice, et le dernier d'une femme m&ucirc;re en paroles.
+Madame Vernet sera sage, et dira:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Je remercie le hasard, qui me l'avait envoy&eacute; et me le reprend. Notre
+br&egrave;ve aventure se termine bien; une femme honn&ecirc;te n'en rougirait pas. Je
+souffrais des nerfs, de la sensibilit&eacute;: ils se calment... Je connais au
+fond de moi un coin rafra&icirc;chissant o&ugrave; je pourrai me retirer loin de mon
+mari, quand j'aurai besoin d'&ecirc;tre seule. Il faut des souvenirs &agrave; une
+femme qui vieillit. J'en ai fait ces temps-ci provision. J'ai &eacute;t&eacute; tent&eacute;e
+de me mettre au caf&eacute;, et je vois que je me contenterai d'un canard.&raquo;</p>
+
+<p>Ainsi songera Madame Vernet dans une bu&eacute;e de m&eacute;lancolie. C'est Monsieur
+Vernet qui me regrettera le plus, &agrave; cause de l'argent qu'il m'a pr&ecirc;t&eacute;.</p>
+
+<p>Comme c'est bon d'avoir la conscience &agrave; peu pr&egrave;s nette! Car enfin
+j'aurais pu mal agir, d&eacute;chirer jusqu'au c&oelig;ur ceux que je n'ai
+qu'&eacute;gratign&eacute;s. J'entends alors Monsieur Vernet:</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Vous &ecirc;tes l'amant de ma femme et vous &ecirc;tes l'amant de ma ni&egrave;ce!&raquo;</p>
+
+<p>Je sens sa lourde main sur mon &eacute;paule.</p>
+
+<p>Oh! je me forme petit &agrave; petit.</p>
+
+<p>L'humeur et le pays parcouru changent. Chacun des ressauts du wagon
+casse un des fils qui me retenaient l&agrave;-bas; celui-ci me mettait en
+communication avec l'amour gris-tendre de Madame Vernet, celui-l&agrave; avec
+l'innocent &eacute;veil de c&oelig;ur de Marguerite, cet autre avec les bons repas,
+la table, le lit hospitaliers.</p>
+
+<p>Tous se brisent. Les bouts s'accrochent &agrave; mon &acirc;me, et je pourrais la
+secouer comme un tablier de couturi&egrave;re.</p>
+
+<p>Mes chers amis, une derni&egrave;re fois merci et adieu! Il ne me reste plus
+qu'&agrave; me coller au dos cette &eacute;tiquette trouv&eacute;e dans le <i>Journal des
+Goncourt</i>:</p>
+
+<p>&laquo;&Agrave; c&eacute;der un parasite qui a d&eacute;j&agrave; servi.&raquo;</p>
+
+<hr style="width: 65%;" />
+
+<p class="center">Paris.&mdash;Typ. Chamerot et Renouard, 19, rue des Saints-P&egrave;res.&mdash;28107.</p>
+<hr style="width: 65%;" />
+
+<p class="center">DU M&Ecirc;ME AUTEUR</p>
+
+<p><b>Les Roses</b>, po&eacute;sies................ (<i>&eacute;puis&eacute;</i>)</p>
+
+<p><b>Crime de Village</b>, nouvelles....... (<i>&eacute;puis&eacute;</i>)</p>
+
+<p><b>Sourires pinc&eacute;s</b>, 1 vol.............. 3 fr.</p>
+
+<p class="center"><b><i>En pr&eacute;paration</i>:</b></p>
+
+<p><b>&OElig;uf de poule</b>.</p>
+
+<p><b>Le Fendeur de cheveux</b>.</p>
+
+<p><b>Poil de Carotte</b>.</p>
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of L'écornifleur, by Jules Renard
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ÉCORNIFLEUR ***
+
+***** This file should be named 20199-h.htm or 20199-h.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
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+
+Produced by Pierre Lacaze, Suzanne Lybarger, Chuck Greif and the
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+file was produced from images generously made available by the
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+http://gallica.bnf.fr)
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+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
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+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
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+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
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+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
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+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
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+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
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+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
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+electronic work or group of works on different terms than are set
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+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
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+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+
+</pre>
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+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
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+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
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+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
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