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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 01:19:51 -0700 |
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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: L'écornifleur + +Author: Jules Renard + +Release Date: December 27, 2006 [EBook #20199] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ÉCORNIFLEUR *** + + + + +Produced by Pierre Lacaze, Suzanne Lybarger, Chuck Greif and the +Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + + + + + + + + + + JULES RENARD + + L'ÉCORNIFLEUR + + Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour + tous les pays, y compris la Suède et la Norwège. + S'adresser, pour traiter, à M. PAUL OLLENDORFF, + éditeur, 28 _bis_, rue de Richelieu, Paris. + PARIS + PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR + 28 _bis_, RUE DE RICHELIEU, 28 _bis_ + 1892 + Tous droits réservés. _Il a été tiré à part dix exemplaires sur papier + de Hollande numérotés à la presse_ (1 à 10) + + * * * * * + + À MARINETTE + + * * * * * + + + +TABLE DES MATIÈRES + + +I.--Monsieur Vernet +II.--De la prudence! +III.--Bouton par bouton +IV.--Encore un homme de lettres +V.--Entrée +VI.--Madame Vernet +VII.--Symptômes +VIII.--Déviation +IX.--C'est bon! c'est bon! +X.--Misère de misère! +XI.--Mes confrères +XII.--Je dis quelque chose +XIII.--Coups de sonde +XIV.--Cosmographie +XV.--Je trouve un engagement sérieux +XVI.--En voyage +XVII.--C'est la mer! +XVIII.--Jamais au niveau de la mer +XIX.--Civilités +XX.--À fond de cale +XXI.--Importunités +XXII.--La dernière station +XXIII.--Insomnie +XXIV.--Le bobo +XXV.--Scène +XXVI.--Je reste +XXVII.--Je rends des services +XXVIII.--À table! À table! +XXIX.--Mademoiselle Marguerite +XXX.--Programme +XXXI.--Atomes crochus +XXXII.--Théories +XXXIII.--Le navet +XXXIV.--Le baiser +XXXV.--Prise d'habitude +XXXVI.--Écrire! +XXXVII.--La plage +XXXVIII.--Points de vue +XXXIX.--Pas de gâchage! +XL.--Directeur de conscience littéraire +XLI.--Églises +XLII.--Promenades et beaux sites +XLIII.--Flirtage en plein air +XLIV.--La partie d'agrément +XLV.--Il faut en finir, à la fin +XLVI.--Proposition +XLVII.--Les idées de Mademoiselle Marguerite +XLVIII.--Première séance +XLIX.--Cours complet +L.--En sourdine +LI.--Dernière séance +LII.--Le demi-viol +LIII.--Animal triste +LIV.--Le départ +LV.--Adieu! + + + + +L'ÉCORNIFLEUR + + + + +I + +MONSIEUR VERNET + + +C'est un homme de quarante ans, un peu raide et lourd, convenablement +vêtu. On sent qu'il n'a pas lui-même soin de sa personne, qu'il ne +s'habille pas seul. Madame Vernet le boutonne, l'épingle, le peigne. +Rarement un jour se passe sans que la raie, droite et pure, se défasse, +et que la cravate remonte. Mais Monsieur Vernet est incapable de +«revenir sur sa toilette», et il semble, pour cette raison, plus +distingué le matin que le soir. + +Le peu qu'il montre de ses yeux est d'un bleu tendre. Ses paupières +pesantes jouent mal, constamment presque fermées. Il est obligé de +lever la tête, de la pencher en arrière, comme les gens qui regardent +par-dessous leurs lunettes. Je le dis sans malice, la forme de ces yeux +rappelle quelque chose de déjà observé aux yeux des porcs. + +En omnibus, Monsieur Vernet se met de préférence au fond et regarde les +derrières des chevaux lourdement secoués. «Le pavé de Paris use les +meilleures bêtes.» Suivant les recommandations du préfet de police, +Monsieur Vernet ne descend pas de voiture avant qu'elle ne soit +immobile. Mais une fausse honte, bien excusable chez un homme, l'empêche +de «demander le cordon» au conducteur pour lui seul: il attend qu'une +dame fasse arrêter, et profite de l'occasion. Sinon, il s'entête, +dépasse le but, va jusqu'à la station prochaine et retourne sur ses +pas. + + + + +II + +DE LA PRUDENCE + + +Oh! je me tiens sur mes gardes. Une récente aventure m'a rendu sévère. +Je viens de «quitter» certaine famille honorable que j'aimais beaucoup, +un peu trop, et je frissonne au souvenir de l'outrage. Je ne me livrerai +pas sans défiance. Il faut que, plus tard, si l'aventure tourne mal, je +puisse dire, hautain et bref, à cet homme: + +--«Ne vous souvient-il pas, Monsieur, que vous avez été le premier à me +tendre la main?» + +À ses reproches, je répondrai: + +--«C'est vous qui m'avez cherché!» + +Dès qu'on nous embrasse, il est bon de prévoir, tout de suite, l'instant +où nous serons giflés. + +Je l'épie et le vois venir. + +Ce n'est d'abord, entre nous, qu'un échange de nos deux cartes: + ++------------------------------------------+ +| | +| | +| | +| | +| VICTOR VERNET | +| | +| DIRECTEUR DES CHANTIERS DE L'USINE CASE | +| | +| | +| | +| | +| _Passy_ | +| | +| | ++------------------------------------------+ + ++--------------------------------+ +| | +| | +| | +| | +| | +| | +| HENRI | +| | +| | ++--------------------------------+ + +Monsieur Vernet me regarde: + +--«Est-ce tout?» + +--«Oui, dis-je, j'ai jeté négligemment mon nom à la corne du carton, en +signature. Au-dessus je puis écrire quelques lignes: c'est commode.» + +Monsieur Vernet sourit et dit: + +--«J'aime tout ce qui est original!» + +Mais, par politesse ou indifférence, il ne réclame pas d'autre +renseignement. + +Nous nous saluons et nos chapeaux se bossellent au plafond de +l'omnibus. + + + + +III + +BOUTON PAR BOUTON + + +À chaque rencontre, comme on reprend aux dernières mailles une dentelle +interrompue, la conversation nouvelle se raccroche aux derniers mots de +la précédente. Expérimentés, nous n'allons pas vite. Une fois, Monsieur +Vernet dit son âge; une autre fois, le chiffre de ses appointements: +15,000 francs. De plus, il est intéressé dans les affaires. Elles vont +bien. Mais «ce qu'il y a d'agréable» c'est qu'il a droit à deux mois de +congé par an. Lentement, je reconstruis sa vie. Aujourd'hui il m'apprend +le petit nom de sa femme: Blanche. Elle a oublié de lui changer ses +manchettes. Il serait plus expansif si j'étais moins discret. Mais je +n'ai pas l'habitude de me jeter à la tête des gens. + +Je ne le fais que par exception. + +Tantôt, obstinément silencieux, j'affecte de ne rien entendre; tantôt je +coupe net une confidence, en toussant. + +Si Monsieur Vernet me demande: + +--«Vous avez sans doute quelque emploi?» + +je réponds: + +--«C'est peu de chose: j'élève trois petits lapins.» + +Monsieur Vernet feint de comprendre, «puisqu'il aime tout ce qui est +original». + +--«Et vos petits lapins vont bien?» + +--«Ils sont charmants et forment un triple étage. L'aîné a la tête de +plus que le cadet, le cadet la tête de plus que le troisième. On me les +prête tous les matins.» + +--«Je vois: vous êtes professeur libre.» + +--«Oh! tout à fait libre. Les pauvres petits et moi, nous nous sommes +bien ennuyés ensemble. Mais il faut aider ma famille à me faire vivre. +Voilà qu'ils sont à point pour entrer au lycée. Quel dommage! j'avais +comme vous deux mois de congé, et, en outre, toutes mes soirées à moi, +ce qui me permettait de travailler.» + +Je répète le mot «travailler» en exagérant la voix et le geste. L'heure +est-elle venue de dire à quoi? + + + + +IV + +ENCORE UN HOMME DE LETTRES + + +MONSIEUR VERNET + +Vraiment, je n'achète le journal que pour ma femme, car je n'ai pas le +temps de le lire. Je jette à peine un coup d'oeil sur les faits-divers +et la Bourse. + +HENRI + +Et cela suffit, car le reste, ce que nous écrivons, est-ce intéressant? + +MONSIEUR VERNET + +Vous écrivez donc dans les journaux? + +HENRI + +Des fois. + +MONSIEUR VERNET + +Lequel? + +HENRI + +Oh! n'importe lequel. Dans l'un ou dans l'autre. Un peu partout. + +MONSIEUR VERNET + +Je n'ai jamais vu votre nom. + +HENRI + +Cela ne m'étonne pas. J'écris sous des pseudonymes. Je suis jeune et +n'ose pas me lancer. Il y a la famille. + +MONSIEUR VERNET + +Mais ces pseudonymes, quels sont-ils? + + + +J'en invente sur le champ quelques-uns. Aux premiers, Monsieur Vernet +fait des signes d'ignorance. Il reconnaît les derniers: + +--«Oui, je crois avoir vu celui-là quelque part.» + +Le coup est porté. Monsieur Vernet se rapproche de moi. La serviette du +professeur libre n'est plus à ses yeux banale: il y a peut-être un +article dedans. La différence des âges est abolie. Nous nous estimons de +pair. + + + +MONSIEUR VERNET + +Je voudrais bien lire quelque chose de vous. + +HENRI + +Ce que j'ai fait jusqu'ici ne mérite pas d'être offert. Attendez au +moins que j'aie terminé mon roman. + +MONSIEUR VERNET + +Comment! vous écrivez aussi des livres? + +HENRI + +Des livres! c'est beaucoup dire. Je barbouille du papier. + +MONSIEUR VERNET + +Je serais empêché de soutenir qu'un livre est bon ou mauvais. Je ne m'y +connais pas et n'y entends rien. Mais j'affirme que pour faire un roman, +quel qu'il soit d'ailleurs, pour mener à bien l'histoire, pour se +retrouver au milieu de tous les personnages et ne pas confondre Pierre +avec Paul, il faut avoir de la tête! + + + +Nous sommes graves. Il semble que nous allons, moralement, nous +cordeler, nous nouer. + +Presque sous le manteau, en me cachant des passants, je donne à Monsieur +Vernet ma vraie carte, une plaquette d'une centaine de vers luxueusement +éditée aux frais de cette honorable famille que j'ai «quittée». J'en ai +toujours un exemplaire sur moi. C'est un en-cas préparé pour liaison +immédiate. Monsieur Vernet l'ouvre sans un mot. La dédicace est +flatteuse, l'hommage empressé. Et puis il possède maintenant, pour la +première fois de sa vie, une chose imprimée qu'il n'a pas achetée. Il +m'offre, en échange, une invitation à venir prendre le café, sans +cérémonie, dimanche prochain, vers une heure. Madame Vernet y compte +fort. On m'attendra. + +Notre poignée de main est longue comme si nous venions de traiter un +important marché. Monsieur Vernet me sourit, tout grâce, et je chantonne +ainsi qu'une raccrocheuse, quand la soirée est belle et que le trottoir +donne bien. + + + + +V + +ENTRÉE + + +Je m'attends à du nouveau. Je tombe dans un ménage bourgeois, +c'est-à-dire au milieu de gens qui n'ont pas mes idées. + +Le bourgeois est celui qui n'a pas mes idées. + +J'ai préparé en sot ma première visite aux Vernet. J'allais chez eux +avec le plaisir d'avoir à poser un peu et la crainte de n'être pas +compris. Je me promettais de faire de l'effet, repassant mes citations, +cherchant des noms d'auteurs peu connus et dont la seule étrangeté me +ferait honneur. N'avais-je pas, dans la collection de mes gestes, +quelque élévation de bras, un ploiement de genou, un coup de nuque en +arrière, qui seraient à mes phrases d'élite ce que les projections +lumineuses sont aux conférences scientifiques. + +Ai-je fait mes frais? + +Je ne me rappelle pas avoir été au-dessus de moi-même. + +Nous avons pris du café. J'ai déclaré qu'il était bon, mais un peu +chaud. Monsieur Vernet m'a parlé de sa cave. J'ai trouvé cela naturel, +«puisqu'il avait du vin dedans». Inhabile à distinguer la fine-champagne +de l'eau-de-vie de marc, j'ai cependant affirmé que la liqueur de mon +petit verre bleu devait être très vieille, selon moi, du moins. + + + + +VI + +MADAME VERNET + + +Au premier engagement entre Madame Vernet et moi, Monsieur Vernet se +tut. + +--«Et vous, Madame, à quoi donc passez-vous vos loisirs?» + +Je disais «donque», et en général j'exagérais les liaisons, le soin avec +lequel nous lions nos mots étant le signe certain qu'on nous en impose. + +--«Je lis un peu», dit-elle. + +Aussitôt je prononçai les noms de Baudelaire et de Verlaine. Elle +m'avoua qu'elle ne les connaissait pas, et, loin de me redresser avec la +mine sévère et condoléante du monsieur qui découvre une ignorance, j'eus +la lâcheté de dire: + +--«Tant mieux pour vous!» la lâcheté de le répéter et de commencer +l'éloge de la femme qui ne sait rien. Mais Madame Vernet: + +--«Une femme doit avoir au moins quelques notions d'histoire et de +géographie.» + +--«Sans doute, dis-je, et d'arithmétique.» + +--«Et de musique», dit-elle. + +--«Soit, je vous accorde le piano, mais avec un seul doigt.» + +Bientôt je lui fis toutes les concessions. Elle parlait assez +correctement, en disant «mélieur» au lieu de meilleur. Elle aimait la +peinture-poésie et la poésie-peinture. Elle désirait élever son âme de +temps en temps, comme on fait des haltères, par récréation et par +hygiène. Aux beaux endroits d'un livre, elle ne s'en cachait pas, ses +yeux se mouillaient de larmes. Cependant elle avait vidé bien des +coupes, et la façon dont elle parla de l'amertume des choses me fit +comparer sa vie à quelque tonneau qui a trop roulé et où la lie se +dépose, tandis que, couard, cinq minutes après avoir glorifié la femme +qui ne sait rien, je vantais bassement la femme qui sait tout. + + + + +VII + +SYMPTÔMES + + +Ils n'ont pas d'enfants et s'ennuient. J'arrive au bon moment. Ils +gardent à l'endroit du poète des préjugés en partie rectifiés, +c'est-à-dire que, ne voyant plus en lui un illuminé, un fou maigre, +affamé et grugeur, légendaire et redoutable, ils le traitent encore +d'être original et exceptionnel. S'il travaille, ils se signeraient et +disent: + +--«Il travaille!» + +S'il ne pense à rien, ils disent: + +--«Laissons-le rêver!» + +Ou, le doigt tendu vers son front: + +--«Que peut-il se passer dans cette tête-là?» + +Je porte la main à mes cheveux courts, comme pour remettre d'aplomb une +auréole. + +Madame Vernet coud des boutons aux caleçons de son mari: + +--«Vous êtes heureux de pouvoir consacrer votre vie à l'art!» + +Elle entend vraiment que je voue ma vie à l'art, la lui dédie et +sacrifie. Elle me croit un peu prêtre et me complimente sur ma vocation. + +Faut-il lui dire que je n'en ai pas? que je «compose» des vers aux +heures perdues, parce que papa me sert provisoirement une petite rente, +et que j'entretiens habilement ses illusions? Il veut faire de moi +quelqu'un, et se saigne jusqu'à ce qu'il découvre en son fils un +paresseux vulgaire et rebouche ses quatre veines une fois pour toutes. + +--«D'ailleurs, dit Monsieur Vernet, qui suit sa propre pensée et côtoie +la mienne, le devoir d'un père n'est-il pas de s'ôter le pain de la +bouche pour ses enfants?» + +C'est juste, mais répugnant, et si le mien s'ôtait le pain de la bouche +pour me l'offrir, je le prierais poliment de l'y rentrer. + +Monsieur Vernet fume une cigarette, las d'avoir travaillé une journée de +dix heures à l'usine qu'il dirige. Ses paupières battent comme des +volets mal accrochés. Parfois elles se ferment. L'effort qu'il fait pour +les relever les plisse à peine. Elles ressemblent à des coquilles de +noix. Sa cigarette s'éteint à chaque instant. Il la rallume. Elle se +meurt. C'est une lutte. Il a l'air de manger des allumettes. + + + +MADAME VERNET + +«Ce n'est pas poétique de coudre des boutons!» + + + +C'est cependant nécessaire pour que les caleçons tiennent. Va-t-elle +reprendre l'argutie de l'autre jour? Elle fait, dans le tas des choses +qu'elle accomplit, pense ou exprime, le triage de celles qui sont +poétiques et de celles qui ne le sont pas. Manger des huîtres est +poétique, mais manger de la soupe ne l'est plus. Dire «Monsieur Vernet» +est distingué, et dire «Mon mari» commun. Elle pique, avec l'adresse +d'un chiffonnier, le mot «chaise» et le jette là, «côté prose», puis le +mot «siège», qu'elle dépose ici, «côté vers». + +Soudain, Monsieur Vernet, du fond de sa somnolence, pareil à un oracle +que le suc des lauriers et des vapeurs méphitiques ont engourdi, +annonce: + +--«Vous arriverez!» + +Je l'espère, me laisse aller et conte mes rêves, en un bon fauteuil dont +je frise les glands entre mes doigts. J'ai bien dîné, et j'éprouve le +besoin d'intéresser quelqu'un à mon avenir. Mes jambes s'allongent, +prennent possession du parquet, et mes pieds remuent comme la queue d'un +chien qu'on flatte. + +Je ne fume pas. On me dit que je n'ai point de défauts, et on pense que +si je crains le tabac et l'alcool, c'est non par délicatesse de +femmelette, mais par prudence de grand homme qui se ménage. Je lève mes +mains blanches pour que le sang n'ait pas la force d'y monter. On me +demande des vers. + +--«Mes vers n'ont que le mérite de s'en aller tout de suite loin de ma +mémoire. Ne vaut-il pas mieux causer doucement de choses diverses, en +amis vieux déjà qui se pénètrent sans effort?» + +Enfin j'ai un idéal: la pâleur de mon teint et ma tristesse en +répondent. + +Ne pouvant fumer sa cigarette, Monsieur Vernet se décide à la sucer. + +--«Cher! cher!» lui dit Madame Vernet. + +Il continue. Ses dents mâchent des brins de tabac. Quelques-uns +s'échappent, tombent, s'accrochent comme des insectes à son gilet. On ne +sait plus s'ils viennent de sa bouche ou de son nez. + +--«Voyons, Monsieur Henri, dites-nous quelque chose!» + +--«Non, pas ce soir. Une autre fois, quand je serai plus en train!» + +Les boutons du caleçon sont au complet. Madame Vernet l'agite. Le +derrière se gonfle comme s'il y avait quelqu'un. Étourdi par la chaleur +et le peu que j'ai bu, je me le figure empli pour de bon. J'y entre +moi-même. Il est trop large, et Madame Vernet, à genoux, sa tête à +hauteur de mes hanches, serre les ficelles. Je ne ressens que l'ennui +d'être tripoté, de tourner à droite, à gauche, les mains en l'air, ou +croisées sur mon ventre. Vainement je dis: + +--«C'est bon!» + +et veux m'en aller à mes affaires: Madame Vernet s'obstine, rentre le +caleçon dans les chaussettes, s'écarte un peu pour voir, sans trouble, +assise sur ses talons, et pique une épingle dans son corsage. + +--«Je vous demande encore pardon d'avoir terminé ce petit travail devant +vous, mais Monsieur Vernet n'a plus rien à se mettre.» + +Je regarde cet homme, pris de pitié, prêt à lui offrir mon linge. Un +grotesque a pris ma place, parle en mon nom, caricaturise mes gestes, +digère et s'empâte. + + + + +VIII + +DÉVIATION + + +Ils disent, l'un: + +--«Ma femme m'adore!» + +Et l'autre: + +--«Monsieur Vernet est le plus honnête des hommes.» + +Ils n'avoueraient pas que, séparés, ils sont heureux. Pourtant le mari +ne vit complètement que dans son usine. L'invention du téléphone lui a +paru un événement immense. D'abord il redoutait de s'aboucher avec +l'appareil, disant au premier employé venu: + +--«Téléphonez donc pour moi: je n'ai pas le temps.» + +Et tandis que l'employé parlait au loin, Monsieur Vernet tournait +autour de la cage, ainsi qu'un dompteur déjà mordu, n'osant jamais et se +promettant d'oser, un peu fiévreux comme un auteur qui écouterait en +lui-même la répétition d'une pièce. Enfin il est entré, et maintenant +voilà qu'il regarde l'appareil comme un confident. Ils sont toujours +ensemble. Monsieur Vernet lui cause pour causer, et, le soir, l'écho des +conversations qu'ils ont eues se répercute encore. + +--«Imagine-toi, Blanche, que j'ouvre la cage. J'entre, je dis +«Allô»--rien.--«Allô, allô»--rien.--Croirais-tu _qu'elle_ m'a fait +attendre la communication vingt-cinq minutes, montre en main!» + +Elle! l'Ennemie! + +Madame Vernet, les coudes sur la table, le nez dans sa tasse de thé, un +petit doigt en accent aigu, répond: + +--«Mâtin!» + +Elle a couru par les grands magasins toute la soirée: + +--«Oui, je prendrais cela, mais ce n'est pas pour moi, c'est pour une +amie qui habite la province!» + +Parfois elle achète pour rendre, et peut-être parce que ce va-et-vient +de paquets fait bien aux yeux de sa concierge. Mais ce qu'elle garde est +d'occasion. Le bon marché seul la tente. + +--«Je puis vous affirmer qu'elle a été rudement bien», me dit Monsieur +Vernet. + +Il s'encourage à l'aimer, fier qu'elle me plaise, et quand je fais à +Madame Vernet l'offre d'une civilité saupoudrée comme une gaufre, il +sourit: + +--«Ah! ce Monsieur Henri!» + +Il me croit connaisseur. Mes admirations pour la femme sont un hommage +au goût du mari. Si nous étions seuls, je lui taperais sur l'estomac, et +il me raconterait des saletés. + +Et Madame Vernet s'excite de son côté. + +Elle lui porte une solide, sincère affection. Dans ses moments de +«papillons noirs,--qui n'en a pas?»--elle s'appuie sur la force et se +confie en la franchise de ce brave homme. + +Leurs coeurs allaient s'éteindre, ne plus former que des boules de +cendres froides. J'ai soufflé, et voilà qu'à la grande surprise de tous, +des étincelles profondément enfouies s'enflamment, s'élancent. + +Je m'excite, à mon tour. + +J'ai été jusqu'à ce jour un petit monsieur désoeuvré, qui se glorifiait +ou se méprisait à outrance, et je sers à quelque chose: je renoue l'une +à l'autre ces deux âmes près de céder comme des cordes usées. + +À chacune de mes visites, je constate un nouveau progrès. C'est un +rapprochement des couverts, une façon délicate et inattendue de s'offrir +du pain, du poivre, hors de propos, un interminable débat anodin pour +savoir qui se fatiguera à fatiguer la salade. + +Monsieur Vernet vient embrasser sa femme avant même de déposer au +vestiaire sa canne et son chapeau. + +Si je lui dis: + +--«Vous avez l'air fatigué!» + +il me répond: + +--«C'est que j'ai mal dormi cette nuit.» + +Il voudrait en conter plus long, et comme une pomme véreuse tend à +tomber de sa branche, une grosse plaisanterie grasse lui pend au bout de +la langue. + +Sa femme l'arrête par un: + +--«Voyons, chéri!» très tendre. + +Elle a posé nonchalamment la main sur le rebord de la table, et, la +tête inclinée, les yeux brillants et clignotants, elle murmure: + +--«Oh! vilain!» + +C'est moi qui rougis. Toutes mes félicitations à moi-même. Je travaille +bien. + + + + +IX + +C'EST BON! C'EST BON! + + +Et pourquoi ne s'aimeraient-ils pas? Vais-je m'imaginer que Madame +Vernet, en apparence très loin de son ménage, y fait une fausse rentrée +par coquetterie? Il faut que je perde l'habitude de dire, enveloppant, +comme une chose à cacher, ma bêtise ignorante dans une expression +dédaigneuse: + +--«Je connais la femme: c'est un logogriphe, un écheveau!» + +Madame Vernet est une femme simple, qui aime son mari, simplement, à la +papa. + +Monsieur Vernet a d'énormes biceps, roulants et grondants presque, quand +il raidit et reploie son bras, comme un animal ennuyé ouvre et referme +sa mâchoire. Il peut, entre ces tenailles de chair, écraser une noix, +faire péter une balle élastique, et m'y briserait, si j'avais la +maladresse de me laisser pincer. + +Il tord une fourchette en tire-bouchon, abat son poing, d'un vigoureux +coup, sur l'angle d'une pierre de taille, sans se faire mal. Par envie +et par impuissance, je prétends qu'il me trompe avec des trucs. + +Pour l'intelligence, Monsieur Vernet en vaut un autre. Il est parti de +rien. Il a fait sa situation seul. À quinze ans, il gagnait sa vie. + +--«Et même, dit-il, âgé de dix-huit mois à peine, je venais déjà en aide +à ma famille: je remportais un prix de cinq cents francs et une médaille +d'argent dans un concours de bébés.» + +Il sait qu'on peut se vanter, sans ridicule, d'être travailleur. Afin +qu'on ne l'accuse pas d'immodestie, il prend les devants. Parle-t-on +d'un imbécile, il dit: + +--«Le pauvre me ressemble; est, comme moi, sans malice!» + +On l'entend déclarer: + +--«Je ne suis qu'une bête, mais j'ai fait ce que j'ai pu, et quand on +fait ce qu'on peut...» + +Madame Vernet proteste: + +--«Mon ami, tu as tes mérites. Combien d'autres, à ta place, seraient +restés en chemin!» + +Flattée d'être considérée par son mari comme une femme supérieure, elle +ajoute: + +--«Tu es si bon!» + +Ah! la bonté! la bonne bonté, que c'est bon! Madame Vernet s'anime, +s'échauffe, fait des gestes comme si, d'un ébauchoir, elle sculptait la +statue même de la Bonté, puissante et lourde, écrasant pêle-mêle, sous +son séant, le reste des qualités inutiles, la pouillerie des autres +petites vertus. Je m'abandonne aussi, je jette le paradoxe aux orties, +et prie l'excellente femme de vouloir bien accepter mon humble concours +et la petite boule de terre glaise que je colle à la statue, en plein +milieu de la figure, pour lui faire le nez. + +Ainsi très fort, très bon, et peut-être plus spirituel qu'il ne le +croit, tel apparaît Monsieur Vernet. + +Toutefois ce qu'il a contre lui et pour moi, c'est un commencement +d'eczéma. Son sang malade, avec une persévérance de taupe, creuse de +petits canaux à fleur de peau, et perce çà et là, et pousse dehors ses +vésicules rouges, agaçantes et brûlantes. + + + + +X + +MISÈRE DE MISÈRE! + + +Le calme appartement des Vernet m'attire. La régularité de leur vie +m'engrène, et je ne tente rien pour me ressaisir. Je ne sais pas ce que +je vais faire chez eux presque tous les soirs. Je monte les escaliers +lentement, et, quand je pèse sur le bouton du timbre, quelque chose de +joyeux répond en moi. On m'attend. Mon couvert est toujours mis, +c'est-à-dire qu'on se dépêche de le mettre dès que je sonne. J'enlève +mon pardessus avant de dire bonjour, et je m'arrête un instant afin de +m'emplir le nez des odeurs qui viennent de la cuisine. Je gagne aussi +peu vite que possible la salle à manger. Je me mouche, cherche dans mes +poches, feins de m'accrocher au porte-manteau, donne un coup de gant +sur la poussière de mes bottines; je laisse à Madame Vernet le temps de +faire des signes à sa bonne et de lui dire, bas: + +--«Vite, un gâteau de deux francs, aux amandes!» + +À la vérité, j'arrive en intrus; mais, comme on ne me le fait pas sentir +et qu'un dîner en ville est toujours bon à prendre, je salue d'un air +dégagé, en essayant de varier mes formules de politesse préparées dans +la journée. + +Monsieur Vernet me serre les doigts impitoyablement, pour me prouver sa +force, et tandis que je les agite un peu afin de les décoller, Madame +Vernet me dit: + +--«Bonjour! poète!» + +J'ai voulu lui baiser la main. Elle ne s'y attendait pas; son bras que +je soulevais est retombé lourdement, et, gauchement, je me suis gardé de +le rattraper. + +En général, si les fourches de nos pouces et de nos index s'adaptent et +s'entrecroisent avec netteté, je me sens à l'aise pour la soirée. Au +contraire, je suis pris d'inquiétude comme un lièvre qui écoute, si elle +ne m'accorde que le bout de ses doigts. Je les fais sauter dans le +creux de ma main, de la façon qu'on soupèse des pièces d'or, pour voir +si elles ont le poids. + +Installé, je deviens poseur, menteur et gobeur. La nourriture «saine et +abondante» descend en moi, fait tampon, refoule mon âme dans un coin, +l'étouffe. + +--«Quel excellent potage! dis-je. Il n'y a que chez vous qu'on sache +manger!» + +Je cite des noms connus de restaurants, comme si j'en sortais. Leurs +prix sont un peu forts; mais, à Paris, cela seulement est bon marché qui +coûte cher. + +À chaque nom, Monsieur Vernet me demande: + +--«Vous y êtes allé?» + +--«Oui. Ils ont un nouveau chef qui réussit la sole; mais tout autre +poisson y est détestable.» + +Je jouis de mentir et regarde l'étonnement de Monsieur Vernet monter +comme une colonne de mercure. Tel degré à atteindre me fait ajouter un +mensonge. À tel autre, il est bon que je m'arrête. Tout à l'heure, +quittant la table, n'irai-je pas sucer une écrevisse chez Fary? + +Mais au moment où je redoute qu'on ne me croie plus (car à la manie de +mentir je joins celle de prétendre que je mens habilement), et comme +Madame Vernet, troublée par mes vanteries, traite son repas de frugal et +réclame mon indulgence: + +--«Ah! dis-je, plût aux cieux que j'en eusse tous les jours autant!» + +Avec une souplesse dont je ne me rends pas compte et qui pourrait me +faire prendre pour un farceur, je passe des grands restaurants aux +petits à vingt-cinq sous (pourboire compris). + +Je faisais le musulman fastueux. Me voilà franciscain. Monsieur et +Madame Vernet m'écoutent, plus sympathiques. Les souffrances de mon +estomac donnent à leur dîner une importance. Ils m'enviaient: ils vont +me plaindre. Je possède mon sujet et je parle avec facilité. Ça coule de +source, semble-t-il. + +--«Que de fois, absorbé par mon travail, il m'est arrivé d'oublier de +dîner, comme on oublie son mouchoir, un objet futile! Si jamais j'ai +fait quelque chose de passable, ç'a été ces jours-là. Mes moins mauvais +vers, je les dois à ma faim négligée.» + +Je ne soutiens pas aujourd'hui que le pauvre seul a du talent, mais peu +s'en faut. Ce sera pour une autre conférence. + +--«Ne vous attristez pas», me dit Madame Vernet. + +--«Bah! c'est le souvenir. On en parle pour parler. Les jours sont +meilleurs maintenant. Mais j'en ai vu de rudes. Un jour j'avais encore +oublié de dîner, oublié volontairement. Je cherche dans mes poches, +rien. Mon porte-monnaie était plat comme un mendiant. Je cherche dans +mon placard où je mets ma bouteille de chartreuse pour les deux ou trois +amis qui me viennent voir, mon plateau et mes verres, et je découvre un +morceau de charcuterie. Il était semé de taches d'un bleu noir ainsi que +des dents cariées. L'odeur me poursuit encore. J'ai vécu avec lui +vingt-quatre heures, à le regarder.» + +Est-ce que je ris? Est-ce que je me moque? Candide et grave, je parle de +ma chambrette, de mes petites affaires, de ma petite table de toilette, +et de ma petite bibliothèque, où sont rangés mes petits livres. Ma gaîté +est forcée et niaise, et il me semble que des larmes retombent au dedans +de moi, une à une. Je ne pensais pas avoir tant souffert. Arrivées, ces +intéressantes aventures ne m'auraient pas fait plus de mal que +racontées. + +J'y crois être moi-même. + +Monsieur et Madame Vernet se font des signes de tête et laissent +échapper des soupirs de gorge. Peut-être Monsieur Vernet se +reproche-t-il d'avoir fait sa fortune trop vite. Il se tranquillise en +songeant que je ferai certainement la mienne. + +--«Tous les grands hommes ont passé par là», dit-il. + + + + +XI + +MES CONFRÈRES + + +Aussitôt commence la revue des grands hommes «qui ont passé par là», et +chaque exemple cité est comme une preuve de mon illustration future. Par +la pensée, j'associe mes amis à ma haute fortune. + +--«Quand vous en serez là, dit Madame Vernet, vous ne nous regarderez +plus.» + +Je me dresse brusquement, frémissant. Je la fixe, et, comme si elle +était déjà ma maîtresse, lui jure, du geste, une fidélité éternelle. + +Mon exaltation calmée, nous reprenons notre causerie intime sur le monde +des lettres. Je deviens soudain l'ami des auteurs célèbres. Par +principe, je dénigre tous les hommes de talent, un ou deux exceptés, les +deux plus vieux, les plus inaccessibles, ceux qui se trouvent trop loin +et trop au-dessus de moi pour être des rivaux, et que je vénère ainsi +que des demi-dieux, les lèvres remuantes. Mais, mon acte de foi terminé, +qu'on ne me parle plus de ces hommes! Ils montrent, à vivre, une +obstination indécente, aimantent toute la quantité d'admiration +disponible dans l'air; et, sans jalousie mesquine, par humanité +seulement, je leur souhaite ce qui leur manque pour être complets dans +l'absolu: une prompte mort. + + + +MADAME VERNET + +Êtes-vous heureux de connaître ce monde! + +HENRI + +Oh! croyez-vous? Habitude et perspective! Ce sont des gens comme vous et +moi, plus simples qu'on ne pense. Ah! j'adorerais la vie de famille, le +repos du dimanche. Je me réserverais de transporter dans mes livres, +dans mon oeuvre, mes désordres, mes tares, mes vices intellectuels. + + + +Je dis «mes livres», «mon oeuvre»: si on me poussait, je dirais «mon +public». + +Puisque les artistes sont des hommes comme lui, Monsieur Vernet se +rassure. J'ai trop adouci le monstre, et, sans transition, je le refais +dangereux. + + + +HENRI + +Si nous sommes gentils avec les autres, ceux qui ne sont pas du métier, +nous nous dévorons entre nous. Qui dit «homme de lettres» dit «mangeur +de confrères et déchiqueteur de renommées». + +MADAME VERNET + +Cependant, vous êtes d'accord sur ce point que Sully-Prudhomme, François +Coppée, Leconte de Lisle sont des poètes de génie. + +HENRI + +Pu! tu! tu! comme vous y allez! Et d'abord qu'est-ce que le génie? + +MONSIEUR VERNET + +Mais que faites-vous des actrices? En connaissez-vous quelqu'une? En +avez-vous vu de près? + +HENRI + +Comme je vous vois, dans leurs loges, ou chez elles. + +MONSIEUR VERNET + +Comment est-ce une loge d'actrice? + +HENRI + +Il y en a de très bien. D'autres sont infectes. + +MONSIEUR VERNET + +Et elles vous donnent des billets? + +HENRI + +Je n'en ai pas besoin. Vous êtes, supposez-le, rédacteur du _Figaro_, du +_Gil Blas_, d'un grand journal. Vous allez au contrôle d'un théâtre, +vous présentez votre carte, on vous remet un coupon. + +MONSIEUR VERNET + +Un fauteuil d'orchestre, veinard! + +HENRI + +Peuh! on s'en lasse. Je me mets à votre service. + +MONSIEUR VERNET + +Ce n'est pas de refus. Nous ne sommes point gâtés, et, quand il faut +aller au théâtre en payant, on y regarde à deux fois. Encore si on +connaissait la pièce, on ne courrait pas le risque d'écouter des choses +qui souvent vous endorment. + +MADAME VERNET + +Le théâtre m'amuse toujours, quand même, et un soir que vous ne saurez +pas quoi faire de vos billets... + + + +Je ne fréquente ni auteur célèbre, ni actrice en vogue. Je connais deux +ou trois grues à cent sous et quatre ou cinq petits jeunes gens qui ont +tous beaucoup de talent, le même âge que moi et font des vers très bien. +Jamais un confrère n'a dit de mal de moi, pour cette raison que mes +confrères m'ignorent, et les huailles de la foule ne m'empêchent pas +encore de dormir. J'ai aperçu Leconte de Lisle au boulevard Saint-Michel +et François Coppée sur le pont des Arts. Si j'en parle comme de copains, +je tremble à l'idée d'aller les voir. Théodore de Banville +m'impressionne moins. Est-ce parce qu'il donne, sans morgue hautaine, +des vers à un journal quotidien de deux sous? Les autres grands hommes +ne me sont familiers qu'en photographie. J'ai eu la chance d'entendre +causer une belle et innommable actrice de l'Odéon ailleurs que sur la +scène. Elle courait derrière un omnibus, et criait au conducteur: + +--«Voulez-vous arrêter? Arrêtez donc, nom de Dieu!» + +Mais je trouve tant de charmes à étonner mes chers amis. Ils disent: + +--«Continuez!» + +clignent les yeux, sourient complaisamment, puis se regardent l'un +l'autre, en remuant la tête, comme piqués par des insectes. Je ne m'en +veux pas trop de mon inoffensive vanité. Seulement, j'ai pris une +attitude qu'il faut garder. + +--«Je vous quitte; on ne s'ennuie pas en votre société, mais je suis +«obligé» d'aller voir le troisième acte de _Merlinette_, qu'on dit très +torsif, et de rejoindre ensuite quelques amis qui m'attendent pour +souper.» + +Vainement on me tend un dernier verre de chartreuse: je me lève, content +de vivre, distingué. + +«Heureux, heureux homme!» répète Madame Vernet. + +Quel acte? Qui me paierait une choucroute? + +Dans la rue, la pluie tombe. Au bout d'une centaine de pas, mon +pantalon, que j'ai dédaigné de relever, fait «flac, flac» sur mes +talons. Les becs de gaz brillent comme des yeux en larmes. Des gouttes +d'eau, langues humides, me font froid au cou. Je regagne ma petite +chambrette, si tiède que je crois, ouvrant la porte, non entrer, mais +continuer à être sorti, et je me couche en prenant la précaution +d'installer sur mes pieds ma descente de lit et ma valise pleine de +linge sale.. C'est lourd mais chaud, et cela fortifie les chevilles. + +Ah oui! heureux homme! + + + + +XII + +JE DIS QUELQUE CHOSE + + +--«Voyons, Monsieur Henri, dites-nous quelque chose.» + +On insiste. Monsieur Vernet frappe trois coups sur ma poitrine, côté du +coeur, et malignement me demande: + +--«Qu'y a-t-il là?» + +Là, ma redingote se gonfle en une boursouflure rectangulaire et dessine +les contours d'un calepin. Monsieur Vernet a mis le doigt sur la boîte +aux vers et l'exige. Je ne fais pas de grimaces et suis capable de dire +des vers autant qu'on en veut. Je me détourne pour ouvrir ma redingote, +sans que Monsieur et Madame Vernet s'aperçoivent que je n'ai pas de +gilet et que ma chemise n'est point empesée, les plastrons raides +m'étant insupportables. L'élastique de mon calepin montre ses +vermisseaux de caoutchouc. Mais il est plein de poésie jusqu'aux +tranches. Il en a dans ses poches. On en trouverait au dos d'une note de +blanchisseuse. En train, lancé, n'écrirais-je pas sur une tête chauve? + +Je dispose mes papiers sur la table, au choix, après avoir écarté les +assiettes et essuyé avec ma serviette des taches de sauce. + +--«Qu'est-ce que vous voulez? du gai, du triste?» + +--«Du gai, du gai!» dit vivement Monsieur Vernet. Mais Madame Vernet le +reprend, délicate: + +--«J'espère que Monsieur Henri nous donnera des deux, et plusieurs fois +de chaque.» + +--«Mais par quoi commencer?» + +--«Ah! cela, c'est votre affaire.» + +--«Je suivrai donc l'ordre en usage au Théâtre-Français. Quand on donne +deux ou trois pièces, on termine par la plus joyeuse. L'esprit se +débarbouille des tristesses du drame dans l'eau vive de la comédie. Mais +je vous préviens que si je récite relativement assez bien les vers des +autres, je lis fort mal les miens!» + +Monsieur Vernet répond: + +--«Qu'à cela ne tienne, mon ami. Si vous préférez nous dire des vers des +autres, faites comme il vous plaira.» + +Sa femme, décontenancée, va le gronder, et je sens sous la table un +remue-ménage de pieds. + +--«Ne faites pas attention, Monsieur Henri, dit-elle. Nous vous +ouïssons.» + +--«Allez-y», dit Monsieur Vernet. + +Je commence en fixant le fumivore de la lampe. Tantôt je m'arrête à +chaque fin de vers, à chaque hémistiche, souvent ailleurs: j'ai l'air de +bégayer; tantôt un courant m'entraîne: je flotte à l'aventure. Ici les +mots me paraissent pléthoriques de sens, et ma voix se traîne dessus +pour les écraser, en faire jaillir l'idée, le jus et le suc. Plus loin, +une pudeur me prend. Ce que je dis ne peut être que banal. Je n'y tiens +pas. Je le prodigue, en veux-tu, en voilà. C'est de la monnaie de cuivre +plate. Je n'ai qu'à renverser la bouche comme un pot, et cela tombe et +se répand. Pouvait-on espérer qu'il sortirait un bruit si continu d'un +garçon aussi maigre? + +Monsieur Vernet a planté son couteau dans une rainure de la table et le +fait vibrer avec précaution. Il lui faut cette musique sourde à mes +vers. + +Madame Vernet murmure: + +--«Mais c'est qu'ils sont jolis, ces vers-là!» + +Et, après un silence: + +--«Ils ne sont pas jolis: ils sont beaux.» + +Parfois, je ne dis plus rien: + +--«C'est fini?» + +--«Oui, c'est fini.» + +--«Ah! très bien, très bien.» + +Monsieur Vernet fait vigoureusement vibrer son couteau, et applaudit, +trois doigts de sa main droite claquant sur le dos de sa main gauche. + +--«Savez-vous que vous êtes un vrai poète?» me dit Madame Vernet en +hochant la tête. + +--«Puisque celle-là est finie, à une autre,» dit Monsieur Vernet. + +--«Oh! je veux bien, moi.» + +Et, de nouveau, je vais me remettre à ronronner, la jambe droite en +avant, le regard perdu. Déjà je me balance. + +--«Une goutte de brandy! m'offre Monsieur Vernet: ça fait du bien quand +on parle longtemps.» + +Mais pourquoi m'efforcer de faire de cette scène une évocation risible? +J'étais sincère. Je le suis toujours quand je dis des vers. Monsieur et +Madame Vernet ne se moquaient pas. Les sons musicaux planaient autour de +nous. Nous trouvions mélancolique le grincement d'une persienne, et nous +écoutions le sifflement d'un bec de gaz comme le soupir d'un être cher. +Monsieur Vernet se sentait tout chose. Madame Vernet ne savait pas ce +qu'elle avait. Je comptais au plafond des crottes de mouches, mondes +stellaires. Le vacillement du fumivore, c'était l'ébranlement d'une +voûte céleste. Nos âmes libres, désemprisonnées, se hissaient au dehors +et frissonnaient doucement. + + + + +XIII + +COUPS DE SONDE + + +Je laisse tomber un plomb dans la confiance du mari. Le fond est-il de +sable ou de rocher, tapissé d'herbes serrées? J'avancerai à tâtons. +Qu'est-ce que je suis venu faire ici? Je dîne bien et souvent. Je dis +des vers à la satiété de tous. Mais ne dois-je pas à mon éducation +littéraire et aux exigences du monde de coucher avec Madame Vernet? Tous +les amis d'une femme sont ses amants. Chacun sait cela. Témérairement je +m'efforce de le faire entendre à Monsieur Vernet: + +--«Entre un homme et une femme, l'amitié ne peut être que la frêle +passerelle qui mène à l'amour!» + +Monsieur Vernet, inquiet, ne répond rien. Plus tard, quand le moment +sera venu de le tranquilliser et que je citerai des exemples historiques +d'amitiés d'homme à femme restées pures malgré les apparences, il ne +manquera pas de me rappeler mon mot. + +Nous ne rivalisons encore que de générosité. Nous nous estimons pour +notre indépendance de caractère. Elle se traduit par des expressions +familières et même grossières. Monsieur Vernet, homme mûr, connaît la +vie. J'ai aussi ma petite expérience. Nous nous énumérons nos aventures, +dont quelques-unes sont scabreuses; mais nous avons deux ou trois +principes inébranlables, auxquels notre dignité en péril s'est toujours, +par bonheur, accrochée. C'est ainsi que la femme d'un ami est sacrée. +Nous comprenons le vol, le viol d'une jeune fille, tous les crimes: nous +n'admettons jamais, sous aucun prétexte, qu'on prenne la femme d'un ami. + +Ayant le moins à craindre, je me révolte avec le plus d'indignation; je +plaque mes deux mains sur les larges épaules de Monsieur Vernet, comme +si nous allions lutter corps à corps, et je lui dis: + +--«J'ai un ami, de mon âge, que je respecte autant qu'un frère aîné. Il +rencontre dans la rue une femme quelconque, la suit, s'attache à elle, +n'ignore pas qu'il a eu plus d'un prédécesseur, mais ne songe qu'au +dernier. La manière dont ils ont permuté le préoccupe: + +--«Quand l'as-tu quitté?» + +--«Encore! Mais puisque je ne l'aime plus.» + +--«Réponds: quand l'as-tu quitté?» + +--«Quand je t'ai trouvé.» + +--«Alors c'est moi qui l'ai remplacé.» + +--«Naturellement.» + +--«Ainsi, tu l'as planté là pour moi, à cause de moi?» + +--«Sans doute: pourquoi?» + +--«Pour rien», dit mon ami. + +Il prend son chapeau, part et ne revient plus. + +--«C'était exagéré, dit Monsieur Vernet, mais tout de même gentil de sa +part. Il compatissait à l'infortune d'un étranger!» + +Je n'ajoute pas: + +--«L'ami c'est moi!» + +On le devine aisément. + +J'ai en effet une collection d'amis imaginaires que je fais intervenir à +propos, infâmes ou vertueux, selon la thèse à soutenir. J'en ai de très +riches: ils possèdent des châteaux à l'étranger, et, importuns, me +supplient d'y aller passer quelques mois. J'en ai de pauvres, qui +mènent, dans l'ombre, une vie de reclus, et préparent leur grand oeuvre +silencieusement. + +--«Mais quant à cet autre, dis-je, il m'est impossible de le voir sans +dégoût, et je n'en parle que pour provoquer un haut-le-coeur. +Croyez-vous qu'il s'est installé au milieu d'une famille complète? Il la +ronge, pourrit la mère, conseille le père, dirige l'éducation des +enfants, préside à table, et organise la dépense!» + +Les bras croisés, mes doigts tambourinant sur la manche de ma redingote, +je pose à Monsieur Vernet cette question: + +--«En toute sincérité, que dites-vous de cet être-là?» + +--«Je dis que c'est un cochon, voilà ce que je dis!» + +De mon côté, je fais: + +--«Bêe, bêe.» + +comme une chèvre, ou comme un baby qui vient de tremper son doigt dans +une ordure. + +--«La femme qui s'oublie, dit Madame Vernet, les yeux baissés sur son +ouvrage, n'est pas une femme intelligente. Il me semble à moi que, si +j'étais sur le point de commettre une faute, je m'abstiendrais par bon +sens, après avoir raisonné.» + +--«Raisonnez un peu, voyons!» + +Elle ne répond pas. Pour l'encourager, au cas où, quelque jour, elle +serait tentée de risquer une avance, je parle de ma timidité auprès des +femmes. + +--«C'est comme cela. Je n'ai jamais pu faire le premier pas. Je ne me +rends compte de ce que peut être une déclaration que par mes lectures. +Je me mettrais volontiers à croupetons aux pieds d'une femme si j'étais +sûr de son amour; je lui dirais que je l'aime, à quatre pattes ou sur le +dos, après. Mais avant, j'ai peur de me tromper, une peur bizarre, +bleue. Je n'exige pas que les rôles soient intervertis, mais il faut que +la femme me fasse signe d'approcher, me promette la réussite par une +télégraphie nette. Sans cela nous pourrions rester indéfiniment côte à +côte.» + +Madame Vernet est prévenue. + +--«Vous avez dû laisser échapper de belles occasions?» dit Monsieur +Vernet. + +--«C'est possible!» dis-je sérieusement, sans m'apercevoir que je me +rends grotesque même aux yeux du mari. Une mélancolie soudaine +m'envahit. Je crois entrer dans une brume épaisse qui me cache le monde +extérieur. Je parle pour moi seul, tout entier à des souvenirs +écoeurants. + +--«Quels êtres vils peut faire de vous le désir de la femme, de sa +chair?--car son coeur nous est précieux comme une vieille botte +dépareillée, et son âme vaut la vessie d'un poisson qu'on vide. C'est +donc pour coucher avec une femme, pour pétrir son corps, en boulangers, +avec des han! han! gutturaux et sourds, que nous bravons notre mépris. +Oh! si je ne craignais lâchement d'être aussitôt métamorphosé en idiot, +je le proclame sans vouloir sonner ici une vaine fanfare, je me ferais +eunuque. Je me couperais, et je jetterais avec dédain la cause de tous +nos maux au premier canard venu!» + +Monsieur Vernet trouve qu'il n'y a que moi pour avoir des idées +pareilles, et Madame Vernet, tellement courbée en deux qu'on ne voit +plus que son dos, pouffe, avec une sorte de jappement continu. + + + + +XIV + +COSMOGRAPHIE + + +Et c'est tout. Nos conversations reviennent les mêmes. Le plus souvent, +je prends la parole, et, tandis que mes dents s'amusent d'un Palmer, ma +bouche s'emplit et se vide de mots. Les notes que je repasse tous les +deux ou trois jours me sont alors très utiles. Elles condensent ce qu'un +jeune homme doit savoir pour paraître supérieur. C'est un extrait de +l'_Intelligence_ de Taine vulgarisé à l'usage des gens du monde. C'est +une ironie de Renan grossie, mise au point des vues moyennes. C'est un +vers de Baudelaire qui étonne et qu'on écoute longtemps en soi-même +comme l'écho d'une voix grondant en un caveau. La science m'a fourni +une vingtaine de faits précis et stupéfiants. Mais je ne les place pas +au hasard. Pour parler de la foudre, j'attends qu'il tonne. J'explique +l'éclair au passage. + +En astronomie, je m'en rapporte à Flammarion. Madame Vernet ouvre la +fenêtre, et, tout de suite, ce qui des étoiles surprend le plus Monsieur +Vernet, c'est leur quantité. + +--«Si j'avais autant de pièces de vingt francs, je ne serais pas ici.» + +Mais la destinée même des étoiles préoccupe Madame Vernet. Elle voudrait +savoir s'il y a du monde dedans; et si quelqu'un lui affirmait que +«oui», elle serait plus tranquille. + + + +HENRI + +Celle que vous regardez n'existe peut-être plus. + +MONSIEUR VERNET + +Comment cela? + +HENRI + +Je dis vrai. Au contraire, il en est d'autres que vous ne verrez pas +avant deux ou trois ans. + + + +Je pérore sur la vitesse du son, sur celle de la lumière, et je soutiens +que le soleil est des centaines et des centaines de fois plus gros que +la terre. + + + +MONSIEUR VERNET + +Ça fait bien gros. + + + +Madame Vernet ferme la fenêtre. Je frappe coups sur coups et expose la +doctrine de Kant. + + + +MONSIEUR VERNET + +Permettez! Vous n'allez pas vous moquer de nous plus longtemps. Ne +dépassons pas l'absurde. Me soutenir que ce verre, ce pot de moutarde +n'existent que dans mon imagination? À d'autres, jeune homme! Dites que +je me figure être en vie. + +HENRI + +Qui sait? + + + +Monsieur Vernet, de son index recourbé comme un hameçon, se frappe trois +fois le front. + + + +MADAME VERNET + +Laisse donc, tu n'y entends rien. + + + +Pour me venir en aide, elle rappelle les fréquentes erreurs des sens. On +croit voir une ombre sur un mur, on s'approche: il n'y a rien. Un +chasseur tire sur un lièvre: c'était une pierre. Intéressée, elle +m'invite à continuer. Mais j'ai fini. J'ai poussé devant moi mes +réminiscences et les ai fait entrer dans le tourniquet de la +conversation. + +Combien de soirées passerons-nous ensemble comme celle-ci, inutiles? +Nous piétinons. + + + + +XV + +JE TROUVE UN ENGAGEMENT SÉRIEUX + + +MADAME VERNET + +Puisque vos élèves vont prendre leurs vacances, vous devriez nous +accompagner au bord de la mer. + +HENRI + +Y pensez-vous, chère Madame? Et mes affaires! mon avenir! + +MADAME VERNET + +Vous travaillerez là-bas. Vous aurez votre chambre. Vous serez +tranquille. + +MONSIEUR VERNET + +Vous me rendrez service. Il faut que j'aille chercher ma nièce à son +couvent. Cela me fait faire un grand détour. Vous conduirez ma femme +directement. Je vous rejoindrai avec ma nièce. + +MADAME VERNET + +Et je n'aurai pas à m'occuper des malles pendant le trajet. Quelle +chance! + +MONSIEUR VERNET + +Entendu: je vous confie ma femme et nos bagages. + +MADAME VERNET + +Vous reviendrez quand vous vous ennuierez. + +MONSIEUR VERNET + +Naturellement, je vous offre votre voyage. + +HENRI + +Pouvez-vous croire que la question d'argent m'importe? Mais, je le +répète, mes travaux avanceraient-ils? N'insistez pas. Vous me feriez de +la peine. Je le regrette. Quand je dis non, c'est non. Les affaires +avant tout! + + + +Les affaires! quelles affaires? Je serai donc toujours le même! + + + + +XVI + +EN VOYAGE + + +Nous allions voir la mer. Je pris avec moi mes autorités: la _Mer_ de +Michelet, la _Mer_ de Richepin. Frappant de petits coups sur les +tranches pour en faire envoler la poussière, je me dis: + +--Avec ça je suis tranquille! + +J'ajoutai à ces deux livres les _Paysans_ de Balzac, pour le cas où je +serais obligé de faire quelque excursion en pleine campagne, de causer +avec un médecin ou un curé et d'admirer la nature. + +--«Vous verrez», me disait Madame Vernet, déjà bruyamment enthousiaste. + +Elle était tourmentée par la peur de manquer de vivres. Je lui offris +de porter un panier de provisions. Elle refusa. Je n'insistai pas, car +j'étais loin de l'aimer jusqu'à me charger de paquets. + +Ainsi, j'allais faire un assez long voyage avec une jeune femme, et je +ne songeais pas qu'il me serait possible de mettre à profit l'aventure. +D'autres préoccupations m'absorbaient. + +Il était neuf heures du matin. Vers onze heures il faudrait manger. À +chaque instant Madame Vernet me disait: + +--«Je sens la faim qui monte.» + +Ou bien encore: + +--«J'ai l'estomac dans mes talons.» + +Ce chassé-croisé m'inquiétait. Il faudrait donc la voir manger, et sans +doute faire comme elle, dans ce compartiment de première, où des gens +graves et ayant des idées en harmonie avec la classe des wagons qu'ils +occupaient, d'abord étonnés, nous regarderaient, et détourneraient +ensuite la tête par dégoût. + +--«Oui, c'est reçu. On ne peut pas passer douze heures en chemin de fer +sans prendre quelque chose;--mais comment va-t-elle faire pour manger, +«dans un silence de mort», son oeuf dur, qui, je crois bien, est +rouge?» + +Je souhaitais de voir notre compartiment se vider à la première station, +non pour être seul avec Madame Vernet, mais pour qu'elle pût enfin +manger «à mon aise». + +Autre sotte terreur! Nous étions dans un express. Les arrêts devaient +être rares, et je me vis dans la situation d'un homme qui ne peut tenir +en place, ne sait quelle posture prendre, regarde à la portière, rougit +et pâlit, la figure gonflée, met d'une manière inconvenante ses mains +dans ses poches, et frotte l'une contre l'autre ses jambes vêtues +d'étoffe claire, désespérément. Je comprenais très bien que la crainte +d'avoir à manger, d'avoir besoin en route, la peur d'un déraillement, +l'ennui d'entrer sous un tunnel noir où tout l'être est pris de fièvre +et tremble, seraient, ce jour-là, autant d'obstacles à la progression de +mon amour. + +--«Auriez-vous peur?» me demanda Madame Vernet comme nous passions en +grande vitesse sur un pont qui grinçait de jouissance dans tous ses +fers. + +Je lui dis: + +--«Oh! moi, j'ai le physique lâche!» + +Comme je m'étais trop abaissé, je voulus me relever aussitôt, et je +commençai une théorie sur le courage qui prouvait que le véritable +courage consiste à être courageux précisément quand on ne l'est pas. + +Près de moi, un monsieur lourd comme un bateau échoué fermait à demi ses +paupières. Madame Vernet adorait mettre sa tête à la portière «pour voir +les tableaux rustiques se dérouler avec tant de rapidité, qu'il semble +que les champs marchent et que le train reste immobile». Comme, à notre +départ, j'avais manoeuvré adroitement pour me trouver «à reculons», elle +se plaignit bientôt de la poussière et du grand vent. Je lui offris ma +place, qu'elle accepta, et je remarquai bientôt, avec plaisir, que, +malgré «mon sacrifice», une poudre fine et grise se posait doucement, +continûment sur son nez, ses paupières, ses joues, se délayait çà et là +dans une goutte de sueur, la souillait et l'enlaidissait. De peur d'une +migraine, elle avait installé son chapeau dans le filet, où il +frissonnait comme un oiseau qui couve. Un courant d'air brouillait les +frisures de son front, et au soleil ses cheveux prenaient des teintes +variées, bizarres. Une mèche surprenait par l'éclat de sa rouille et +son air de se trouver là sans qu'on sût pourquoi. Comme Madame Vernet +souriait, du fond de sa bouche une dent lança un éclair d'or. + +Il n'y a aucun motif pour que je lui prête des aspirations plus pures +que les miennes, et cette pensée de «derrière les reins» doit nous être +commune, qu'en somme, si l'occasion s'en présentait, nous coucherions +bien ensemble. + + + + +XVII + +C'EST LA MER! + + +Nous avons changé de train. Le panier de provisions est vide. J'ai mangé +autant que Madame Vernet, et tous les voyageurs avaient des oeufs durs. +Loin de se moquer, ils ont regardé Madame Vernet d'un air de gratitude +quand elle a donné le signal. Il est possible que j'aie une âme-miroir +réfléchissant avec exactitude le monde extérieur, mais, pour l'instant, +je donnerais volontiers un coup de pied dans cette âme à glace, pour en +faire sauter les «mille facettes» à tous les vents. + +Le petit train d'utilité locale nous emmène, sorte de jouet mécanique +assez solide pour porter une douzaine de voyageurs et quelques paniers +de poisson. Il s'arrête quand il veut, quand les voyageurs lui font +signe. L'administration a jugé inutile de tendre des fils de fer de +chaque côté de la voie. Aux passages à niveau, point de barrière. Le +train donne aux rares voitures le temps nécessaire, regarde prudemment à +droite et à gauche, siffle longuement, comme pour demander s'il n'y a +plus personne, et repart. + +--«Il n'est pas méchant! dit l'employé, qui va de portière en portière, +non pour contrôler les billets, mais pour faire la causette avec les +voyageurs, auxquels il offre de se charger des bagages à la descente: il +n'a jamais écrasé une mouche!» + +Aux gares il s'amuse, lâche un wagon, en accroche un autre, en tamponne +un troisième par mégarde, feint de manoeuvrer, et, vite essoufflé, se +désaltère à la prise d'eau. Il parcourt une dizaine de lieues dans son +après-midi, «sans se gêner». Le médecin de Talléhou, dont la clientèle +est dispersée sur la ligne, fait ses visites à chaque station, entre +l'arrivée et le départ. Il saute de wagon, arrache une dent, accouche +une femme, et revient, en agitant son chapeau. Le chef de gare siffle; +le chef de train siffle aussi; la locomotive siffle à son tour, et le +petit train familier s'ébranle. + +Madame Vernet s'attendrit. + +Nous sommes d'ailleurs en pleine Normandie. Un souffle arrive de la mer. +Je trouve l'air salé. D'après Madame Vernet, dont le nez aux ailes +minces voltige, il est chargé d'odeur de varech. Sous les pommiers, les +courtes vaches regardent passer ce long animal noir qui s'en va et +revient tous les jours aux mêmes heures, et qu'on ne laisse jamais au +vert. Une buée met au milieu d'un pré le rayonnement de son abdomen +d'or. Je sens tout près de moi mon ennemie habituelle qui me guette: la +tristesse sans cause. Madame Vernet, la tête presque hors de la +portière, sourit à une garde-barrière coiffée d'un chapeau de cuir qui +tend, avec gravité, du bras droit son petit fanion roulé et du gauche un +enfant. + + + +HENRI + +Qu'est-ce que vous avez, chère Madame? Si, vous avez quelque chose, +dites-le moi. + + + +Madame Vernet, les yeux humides, pique son index dans l'horizon, et ne +dit que ces deux mots: + +--«La mer!» + +Je regarde, ému du trouble de mon amie, indigné de ne rien voir. Devant +nous se dresse le Fort de la Terreur, aujourd'hui inutile, mais d'aspect +rude encore, vénérable au bout de sa digue comme un grand principe +longtemps en cours, dont on ne se sert plus. Entre lui et nous s'étale +une sorte de bas-fond noirâtre comme un étang vide. Au-delà, par-dessus +la digue blanche, tout au bord du ciel pur, le regard, en visant bien, +peut s'accrocher à quelque chose qu'on prend indifféremment pour une +série de rochers, une troupe de moutons, une file de nuages! + + + +C'est ça! + + + +MADAME VERNET + +Elle est basse, en ce moment! + + + +Elle dit cette phrase comme une excuse, contrariée parce que la mer +s'est retirée à notre approche. Son éloignement la peine ainsi qu'une +injure personnelle. + +Elle ajoute: + +--«Elle va revenir!» + +Je l'espère. En attendant, j'antidate sans difficulté ma bonne +impression, et m'écrie à l'avance: + +--«C'est égal, elle est bien belle, tout de même!» + +Madame Vernet me remercie par un sourire. Plus qu'une communion en +enthousiasme, cet incident nous rapproche. Nous pouvions attendre +tranquillement le retour de la mer. + +Le petit train ne bougeait plus. Sa machine l'avait laissé là, s'en +était allée, ici frottait son derrière aux antennes d'un wagon de +marchandises, et, plus loin, s'exerçait à sauter d'une rainure d'un rail +dans la rainure d'un autre, sifflotante, étourdie. + +La mer revint lente et calme. Madame Vernet donnait des explications: + +--«Il faudrait la voir furieuse!» + + + +HENRI + +«Quelle impatience! donnons-lui le temps. Qu'elle monte, se couche +voluptueuse, sur les galets, comme une femme qui se plaît à palper les +os de son amant; qu'elle caresse le pied du fort, se coule derrière la +digue, et étende sur ce vilain fond noir sa langue d'animal monstrueux, +aplatie et miroitante!» + + + +Je jouis de ma métaphore rococo. Madame Vernet tend l'oreille, ondule +son cou un peu gras et remue les lèvres comme si elle suçait des +paroles. Déjà je redoute la mer, la merveille de ce monde qui a causé le +plus de délires. De nouveau le petit train nous vanne sur les +banquettes, entre des rails trop larges qui n'ont pas été faits à sa +mesure. Il sent Talléhou, salue du sifflet les gens qu'il dépasse et +communique sa gaîté aux voyageurs. + +Madame Vernet se prépare. Son âme retombe au milieu des ombrelles, des +cannes, des manteaux de voyage, des paquets dont les ficelles «toujours +utiles» seront conservées avec soin. + + + +Elle se regarde dans une glace de poche: + +--«Je suis affreuse!» dit-elle. + + + +Les larmes, ces douces larmes qu'elle versait à la vue de la mer, se +sont traînées comme des limaces sur ses joues poussiéreuses et les ont +zébrées de barres. Heureusement, elle a son citron. Elle le partage en +deux, m'en donne une moitié et se débarbouille avec l'autre. Elle a beau +faire, on voit aux coins de ses yeux, de ses lèvres, ces apparences +innommables qu'on trouve sur les tables de restaurant mal essuyées. +C'est une leçon pour moi. Je ne me sers pas de mon citron et préfère +rester franchement sale. Il me semble que ça doit moins se voir. + + + +MADAME VERNET + +Je suis laide, n'est-ce pas? + +HENRI + +Oh! Madame! + + + +Je lui baise le bout de ses gants décolorés, et garde, aux lèvres, un +goût de pâte graveleuse. + + + + +XVIII + +JAMAIS AU NIVEAU DE LA MER! + + +À Tallehou, ma mansarde sent le bois neuf et la peinture fraîche. Une +fenêtre étroite donne sur le petit port, une lucarne découpe une carte +de visite de ciel, un oeil-de-boeuf s'ouvre sur la mer. Je pousse ma +table contre le mur, sous l'oeil-de-boeuf, et, solidement assis, je +regarde la mer avec fixité. + +J'ai l'air de dire: + +--«À nous deux!» + +Mais elle tient plus longtemps que moi. Mes yeux se brouillent comme +sous un jet de verre d'eau froide, et les comparaisons neuves ne me +viennent pas. Je fais appel à des mots si magnifiques que deux de leur +taille rempliraient un hexamètre. Plutôt, la mer m'hypnotiserait, +m'abrutirait doucement. Elle moutonne à peine. Ses petits flots +grimacent. En ce moment, elle ne me donnerait pas quinze lignes de +copie. Aussi je m'y prends mal. Regarde-t-on la mer par un +oeil-de-boeuf? + +La maison appuie son flanc gauche à une énorme butte cubique qui la +protège, elle et son jardin, contre les vents et les vagues. Je monte +sur la butte. Elle est tout entière plantée de pommes de terre, dont les +feuilles, j'en suis sûr, me feront songer, quand la nuit viendra, à +quelque peuple de lapins qui broutent et remuent les oreilles. + +Devant la mer, mon embarras recommence. Ma langue ne rend qu'un +clappement sec. La mer lèche les rochers, bave, crache dessus: c'est +entendu. Ils apparaissent comme des tritons, des titans foudroyés, des +animaux préhistoriques, des moutons: parfait! Le flot et la pierre se +collettent--bravo!--se cramponnent, écument et grondent--tout va +bien!--Mais j'ai vu ça partout, et je demande une sensation qui me soit +propre. La Grande Bleue me désespère, car je ne peux lui offrir une +image de mon crû. Mieux vaudrait lire une page de Pierre Loti. + +En somme, je la trouve bien. Elle m'est sympathique, et j'aime autant la +voir qu'autre chose; mais je la souhaiterais (comment dire cela?) un peu +plus pareille à une belle montagne. Je lui reproche de manquer de pics +neigeux comme j'en ai vu en gravure. Oui une montagne «m'irait mieux», +édentée et garnie de petits villages, blancs comme des dés de trictrac. + +Sans doute, je reviendrai sur ces impressions, mais la trivialité de ce +que la mer me fait éprouver m'exaspère contre elle. Nous ne nous +comprenons pas. Un bateau va pêcher des brèmes, toutes voiles dehors: +c'est un oiseau qui, les jambes trop courtes, marcherait avec ses ailes. +Cet autre bateau rentre au port, et rappelle une vieille femme qui a +relevé sur sa tête son jupon où souffle le vent. Un torpilleur manoeuvre +au loin: gros cigare. Le _Nautilus_ de Jules Verne m'a causé plus +d'étonnement. Je repousse ces communes associations d'idées: elles +rebondissent sur moi comme des boules de bilboquet. La camelote des +comparaisons encombre ma mémoire. À chaque vision correspond son +expression d'usage: le varech est une chevelure de noyé, et le homard +est le cardinal des mers! + +Heureux ceux qui peuvent dire simplement d'une belle chose: + +--«Voilà une chose qui est belle!» + +J'y renonce. Je m'assieds sur un banc qui sera plus tard le banc des +«Larmes», et, la tête dans mes mains, je fais noir en mon cerveau, et +j'assiste, résigné, comme aux ébats de gamins qui ne peuvent pas se +tenir en place, à la danse des publiques hyperboles. + +Je me désole de ne pas pouvoir rester un instant au niveau de la mer. + + + + +XIX + +CIVILITÉS + + +MADAME VERNET + +Monsieur Henri, avez-vous du savon? + +HENRI + +J'en ai, Madame, merci. + +MADAME VERNET + +Dites-moi s'il vous manque quelque chose. + +HENRI + +Il ne me manque rien: vous êtes trop bonne. + + + +Elle ne m'a pas encore prié de «voir en elle une seconde mère». Elle +n'entre pas dans ma chambre, et quand elle me montre un objet de +toilette, je ne vois que sa main, un peu de son bras. Sa main est trop +courte, trop sanguine. Au moindre effort, les veines ressortent, et +Madame Vernet semble alors avoir des bouts de laine bleue sous la peau. +Mais son bras est rond et blanc. Si une tension le découvre, la manche, +quoique large au poignet, remonte peu, s'arrête avant d'arriver au +coude, et l'étrangle. + + + +--«Avez-vous une brosse?» + + + +Encore! J'ai peur de la voir entrer, et je n'ose pas faire ma toilette. +Poète, je porte des bretelles qui tirent, comme une oreille, mon +pantalon, et l'élèvent jusqu'à mes aisselles. Mon ventre, au chaud, +paraît emmailloté. Debout, inoccupé, je cause, à travers la porte, avec +Madame Vernet. Je n'ai pas été, jusqu'ici, gâté par les attentions des +femmes, et tant de sollicitude m'amollit. + + + +MADAME VERNET + +Êtes-vous bien? soyez franc! + + + +Plus j'affirme être comme «un coq en pâte», plus elle s'excuse et +s'ingénie. Mes protestations que tout est pour le mieux l'encouragent à +trouver que tout est au pire: + +--«Ah! ces marins, ce sont de braves gens, mais ne leur demandez pas +autre chose.» + +Et peu à peu, nous poussant l'un l'autre, nous en arrivons à traiter +cette chambre, moi de palais, elle de taudis. + +--«C'est à peu près propre, voilà tout!» + +Nous perdons un temps précieux. Je dis: + +--«Merci, merci, merci.» + +un grand nombre de fois, sans m'arrêter, pour en finir, car la manie de +déprécier ce qu'on fait d'obligeant agace plus que celle de s'en vanter. + +Nous sortons. Madame Vernet connaît le pays, m'en fait les honneurs. +D'abord elle me présente aux pêcheurs Cruz, nos propriétaires. + +--«Monsieur et Madame Cruz.» + +--«Monsieur Henri, un jeune ami de mon mari.» + +Les Cruz, en entendant prononcer leur nom et le mien, se demandent ce +qu'on va leur faire. Je les salue de la tête: ils me le rendent du +genou. Je dis: + +--«On m'a parlé de vous en des termes si excellents que je crois serrer +la main à de vieux amis.» + +Est-ce que je les prends pour des confrères? + +Ils répondent enfin: + +--«Nous sommes ben aise!» + +On ne le croirait pas. On a dû leur couper les paupières pour qu'elles +saignent ainsi. Le mari a un collier, une fourrure, un boa de barbe, et +quand il se met à rire, c'est pour si longtemps, qu'on pourrait, chaque +fois, compter toutes ses dents, une à une, et faire la preuve. Madame +Cruz, au contraire, a la bouche mince, froncée. Elle prise, et son nez +recourbé, à la pointe remuante, semble toujours en train de piquer sur +sa lèvre les brins de tabac qui retombent. + +Madame Vernet leur parle avec volubilité, prend des nouvelles du +poisson, et m'explique ce que je ne comprends pas, juxtaposant les mots +difficiles. + +Les pêcheurs, rouges, considèrent avec stupéfaction mon visage pâle. +J'ai les pommettes saillantes. On m'affirme que dans deux mois d'ici je +ne pourrai plus mettre mes faux-cols et que l'air de la mer aura bouché +tous les trous. + +--«À tout à l'heure!» dit Madame Vernet. + +Ils attendent qu'elle répète encore les noms. Nous nous apitoyons sur +leur sort. Leur hâle et leurs yeux sanglants m'ont frappé, et je crée en +moi-même un type de marin supérieur, amant de la mer, épris du péril et +du rêve, sentimental et sauvage, que je confonds maladroitement avec le +père Cruz. + +Je l'admire avec effroi; je voudrais soulever son crâne, pour voir à nu +les impressions qu'ont laissées là les éléments en lutte, les spectacles +grandioses. En même temps, je fais peu de cas de ma propre personne. Que +suis-je, comparé à ces héros de tous les jours? + +Madame Vernet n'est pas moins troublée, et déraisonne avec plus de +bruit. + + + +MADAME VERNET + +Avouez qu'au point de vue artiste, un marin nous intéresse plus qu'un +paysan. + +HENRI + +Celui-ci courbe le front vers la terre; celui-là regarde au loin ou lève +les yeux au ciel. + +MADAME VERNET + +Le marin pêche surtout la nuit. Il met dix lieues entre la terre et +lui, et, là, seul «entre deux immensités», sur une planche large «comme +la main», que la rapidité du courant fait gémir «comme un violon», à la +merci des trombes, des brumes, des grands vapeurs qui peuvent le couper +en deux sans qu'il ait le temps de crier gare, il attend le poisson +«mobile». + +HENRI + +Le paysan travaille le jour. La première odeur qu'il respire en quittant +«sa chaumière» est celle du fumier étalé devant la porte. Puis il +laboure, somnolent, entre les deux bras de la charrue, le nez au +derrière d'un cheval ou d'un boeuf écaillé de crotte. Que voulez-vous +qu'il ressente? + +MADAME VERNET + +Le pied sur le plancher des vaches, le marin jette son or avec +indifférence. + +HENRI + +Le paysan est avare, et, malpropre, il n'a qu'une chaussette, celle où +dorment ses gros sous. + + + +Ainsi chantant notre hymne, nous mettons en strophes égales la grandeur +du marin et la bassesse du terrien, tout près de soutenir que ces hommes +qui s'agitent ont pêché et vendent leur poisson pour l'amour de l'art. +Nous nous élevons ensemble, et nous nous sourions, ivres d'espace, sur +des hauteurs. + + + + +XX + +À FOND DE CALE + + +Dans le petit port, la mer se gonflait sensiblement au soupir du flux, +et, après des hésitations timides où s'essayaient ses forces, soulevait +une à une les barques échouées. Elles semblaient se réveiller, et, comme +de gros insectes noirs surpris par l'eau, faire effort pour reprendre +pied. Des femmes assises sur leurs paniers attendaient les pêcheurs de +congres. On apercevait déjà le premier au phare de Rocmer. Ses quatre +voiles dehors, poussé par le flot, par la brise, cherchant le vent avec +le moins d'écart possible, il grandissait et décroissait dans le raz +sans cesse en colère. Il dépassait les bouées, les balises, et, +s'acculant au flot, prenait son élan, entrait au port, et, tandis que +ses voiles s'abattaient avec un grand bruit doux, venait adroitement +toucher la cale de son nez, sa vitesse morte. + +--«Il a le ventre lourd, disaient les femmes. Vous l'avez empli.» + +Mais les marins ne répondaient pas. + +Cuivreux, avec des barbes comme des herbages, pareils, sous leurs capots +enduits d'huile cuite, aux Esquimaux qu'on voit sur les images, comme +habillés de zinc jaune, trempés et laissant, les bras écartés, +s'égoutter leurs doigts, ils attendaient que toutes les marchandes +fussent là. Parfois ils se passaient leur manche de toile cirée sur les +yeux. + +Un petit mousse était couché dans leurs jambes, endormi de harassement. +La vente commença. Passés de mains en mains, les congres, grands comme +des hommes, étaient jetés sur une large table où ils rebondissaient et +glissaient, ranimés une seconde, la gueule fermée parfois sur un hameçon +qu'on n'avait pu arracher. Tous portaient au flanc la trace du coup de +gaffe qui les avait halés à bord. Les plus petits étaient vendus deux +par deux, en frères. Aux gros on faisait les honneurs d'une enchère +privée. + +--«Et stilà, disait le patron, qué qui vaut?» + +On ne se décidait pas. Chaque marchande laissait venir sa voisine, et +craignait d'offrir trop. + +--«I vaut rien, donque?» + +Mais, sans doute, c'était une feinte, car, soudain, l'enchère montait, +sou par sou, jusqu'à cent, et au-delà montait encore, cinq sous par cinq +sous. + +Le patron s'échauffait, frappait la table de ses poings, salivait avec +abondance, et, les jarrets fléchis, faisait de brusques inclinaisons de +tête. Les marchandes ne parlaient pas et ne surenchérissaient qu'au +moyen de rapides clins d'yeux. Quand elles voulaient s'arrêter, elles +baissaient les paupières, prenaient une mine désintéressée, avec l'air +d'être ailleurs. Au vol, le patron attrapait les signes. + +--«Cinq francs dix sous, que l'on dit.» + +--«Cinq francs quinze sous.» + +--«Six francs! Vous êtes deux». + +--«Six francs cinq sous.» + +--«C'est-il tout?» + +--«Six francs cinq sous à la Marie!» + +D'autres bateaux arrivaient, se rangeaient à la cale, et «espéraient» +leur tour. + +Les marins se posaient des questions sournoises, regardaient les ventres +des bateaux, ou, sans gestes inutiles, se racontaient leurs aventures de +nuit. + +Bien qu'elles fussent toutes les mêmes, ils s'y intéressaient +réciproquement. + +Tout à coup, une voix de patron s'élevait, brutale et jurante: + +--«Nom de Dieu! j'aimerais mieux le jeter à la mé que de vous le laisser +pour ce prix-là!» + +Et, prenant le congre par la queue, il le brandissait comme une arme +menaçante. Mais les femmes, qui savaient les autres bateaux chargés, +souriaient, goguenardes. + +--«C'est-il pas un vol?» disait le patron, en cédant le congre, tandis +que Madame Vernet, au bout de son cantique, le résumait en cette stance: + +--«Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que tout marin doit +être un peu poète!» + +La vente, maintenant lente, s'éternisait. + +Cependant Madame Cruz fut assez hardie pour acheter, d'un seul coup, la +pêche d'un bateau tout entière. Tandis que, courbée, elle palpait les +congres, pesait du doigt sur leur ventre blanc et élastique, le petit +mousse couché dans les cordes regardait ses gros bas de laine tricotée +et ses mollets comparables à des pieux. + +La mer avait fini de monter. De larges ondoiements tremblaient sur elle, +et s'en allaient mourir là-bas, au fond du port, tout près des laveuses +de linge. Du haut du quai, des gamins halaient leurs lignes et faisaient +sauter hors de l'eau les plies plates et ovales, dont le ventre brillait +comme une glace à main. Leur vente faite, les bateaux de congres +venaient s'accrocher à leurs anneaux en bêtes dociles, et on entendait +tomber les lourdes ancres éclaboussantes. + +Les marins se passaient encore les souvenirs semblables qui leur +revenaient de la nuit, et chacun, juge en sa cause, se mesurait +consciencieusement le blâme ou l'approbation pour telle manoeuvre. Ils +s'écoutaient avec patience, et, n'étant préoccupés que de leur propre +pêche, ils n'avaient point à se contredire. + +Les femmes recouvraient de glu les paniers où s'enroulaient les congres +à expédier. C'était le coup de feu. Il s'agissait d'arriver avant le +départ du train. Silencieuses, elles coupaient la paille, ficelaient les +paniers, accrochaient les étiquettes, en supputant. Des mouettes au cri +rauque planaient, haut d'abord, puis se rapprochaient et rétrécissaient +leurs cercles autour de la tache rouge d'une tripe de poisson flottante. +D'un coup de bec, elles s'enlevaient et s'évanouissaient comme des +éclairs blancs. + +Il ne restait plus personne sur la mer. Elle berçait tous les bateaux du +petit port, les endormait. Puis, comme une nourrice qui s'éloigne, elle +redescendit. Elle s'en alla doucement, sur la pointe du flot. Leur crise +de déhanchement calmée, les bateaux s'immobilisèrent, accroupis sur leur +ventre et leurs pieds courts. + +Comme le reflux emportait la mer, la surexcitation de Madame Vernet et +la mienne diminuaient. + + + +HENRI + +Regardez: la mer, c'est une belle femme qui, très soignée dans sa mise +extérieure, tiendrait mal ses dessous. + +MADAME VERNET + +Expliquez-vous. + +HENRI + +Je dis qu'elle a de la crasse sous sa chemise. Voyez son lit: un +mendiant n'y coucherait pas. Est-ce sale? Les os de sèche y traînent +comme des peignes. Les vers, comme une gale, boursouflent la vase. Que +pensez-vous de ces crabes attardés, vermine grouillante? + +MADAME VERNET + +Assez, je vous en prie. + +_HENRI_ + +Non, la mer s'est moquée de nous tout à l'heure. J'ai le droit de +l'insulter, et j'ajouterai qu'elle sent mauvais. Ce petit port m'écoeure +comme un nez punais. Ne dirait-on pas un fond de mare, dans une ferme +mal tenue, que des canards ont dallé de leur fiente? + +MADAME VERNET + +Voyons, mon ami. + +HENRI + +Non, non, laissez-moi dire. Je n'aime pas qu'on m'en fasse accroire. + + + +Divaguant ainsi, je ramenai Madame Vernet à la maison. J'avais envie de +décrier. Une dépêche de Monsieur Vernet nous annonçait son retour. Dans +deux jours il serait là, et je n'avais encore tiré aucun parti de la +solitude. Je désirais Madame Vernet, je craignais de ne pas réussir, je +redoutais son mari, et, tout en estimant qu'il serait plus crâne de +l'attendre, je me blâmais sévèrement à cause du temps perdu. + + + + +XXI + +IMPORTUNITÉS + + +MADAME VERNET + +Comment trouvez-vous cette purée? + +HENRI + +Délicieuse, Madame. + + + +Une autre s'en serait tenue là, mais avec inquiétude: + + + +MADAME VERNET + +Elle n'est peut-être pas assez salée? + +HENRI + +Oh! si. + +MADAME VERNET + +Elle l'est peut-être trop? + +HENRI + +Oh! non. + +MADAME VERNET + +Je vois bien qu'elle ne vaut rien. + + + +Je me réjouissais de ces menus égards et du ton sympathique avec lequel +elle me disait: + +--«Vous ne buvez pas? vous ne mangez pas?» + +Un souffle si doux nous venait de la mer que je n'éprouvais plus le +besoin de faire le glorieux et parlais simplement. + +Après dîner, nous fîmes une courte promenade sur la route, jusqu'à +l'heure et jusqu'au point où les pommiers normands, par leur masse +d'ombre frissonnante, nous causèrent de l'effroi. Au retour, afin de me +rassurer, j'offris mon bras à Madame Vernet. Hâtifs, les jarrets +contractés, nous pressions le pas, ayant dans le dos la sensation d'être +suivis. Aux premières maisons du village, je me tranquillisai, et, +joyeux comme un homme qui vient d'éviter un grand danger, je risquai une +petite entreprise. Je laissai glisser jusqu'à ma hanche le bras de +Madame Vernet et, en le relevant, le serrai: elle ne me rendit pas la +pression. Je feignis de butter une pierre et de perdre l'équilibre: elle +poussa un cri, mais me laissa reprendre mon aplomb tout seul. Au Christ +de granit qui, planté sur la jetée, protège, de ses bras écartés, le +village contre la mer, Madame Vernet s'arrêta pour souffler. + +Elle trouvait au Christ une figure «originale». Elle s'assit sur une +marche et me pria de m'éloigner un peu. Elle voulait rester avec +elle-même. Les mains dans mes poches, j'allai, sur la pointe du pied, +écouter la mer. La lune y projetait un sentier étroit, et si direct, que +je n'aurais eu qu'à enjamber pour monter vers elle. Parfois, je me +rapprochais, à reculons, de Madame Vernet, espérant qu'elle allait me +dire: «Rentrons!» + +Elle continuait de s'absorber. Les petits phares me regardaient. Je +jetai des cailloux dans l'eau. + +--«Quand j'en aurai jeté dix, me disais-je, elle aura fini de rêver.» + +Elle s'obstinait à faire la bouche d'ombre au pied du Christ, qui, pour +cette cause, m'indisposait, comme un prêtre. + +--«Cela m'a fait du bien», dit-elle enfin. + + + +Mais il fallut monter sur la butte pour une nouvelle station. Quand nous +fûmes assis chacun à une extrémité du banc: + + + +MADAME VERNET + +Vous devriez déclamer des vers. + +HENRI + +Ah! non, par exemple! C'est assez d'émotions pour une journée. + + + +J'allais dire: «Allons nous coucher!», mais le mot était brutal, le +pluriel insolent, et, après une brusque saute d'humeur, j'eus encore le +courage de louanger les étoiles, dont quelques-unes filaient à propos. + + + +MADAME VERNET + +Ne dirait-on pas qu'elles tombent dans la mer? + +HENRI + +Ça fait cet effet-là. + + + +Je bâillais si grand, qu'une d'elles eût pu me tomber dans la bouche. + + + +MADAME VERNET + +On serait bien là, pour pleurer! + + + +Le feu tournant du phare de Rocmer clignotait au loin. + +--«Qui sait, dit-elle, combien de marins ont été sauvés par cet oeil +secourable de la nuit?» + +Aussitôt elle ajouta: + +--«Oui, mais qui sait combien d'oiseaux, attirés par sa flamme, s'y sont +brisé les ailes?» + +Elle se délectait dans sa tristesse. Un châle de laine étroitement serré +autour de ses épaules, et les yeux fatigués par la lumière intermittente +du phare, elle lui rendait grâce comme au sauveur des pauvres marins et +le maudissait comme le tueur des petits oiseaux. + + + + +XXII + +LA DERNIÈRE STATION + + +Elle avait lieu à la porte de sa chambre, et je l'aurais volontiers +prolongée. Nous tenions chacun une bougie, qui s'agitait à notre +haleine. Madame Vernet, la main sur la clef, ouvrait et refermait la +porte, selon que l'entretien semblait mourir ou se ranimer. Aux +entrebâillements, j'apercevais le blanc d'un rideau, le poli rougeâtre +d'un meuble d'acajou, l'éclair d'un chandelier argenté, tout un fond de +chambre à coucher, endormie dans une lumière discrète. + +--«Allons, bonsoir!» + +--«Bonne nuit, à demain.» + +--«Si nous sommes encore de ce monde!» + +Et ainsi de suite, jusqu'à l'immortalité de l'âme, dont nous parlions +avec intérêt durant quelques minutes. + +Comme une chatte qui flaire une attrape, elle se tenait à distance, son +bougeoir défensivement levé à la hauteur du menton; et, quand je lui +serrai la main, je la secouai avec vivacité, car une goutte de bougie +fondue et brûlante tomba sur la mienne. + +--«Quelle femme stupide! me disais-je, en rentrant chez moi. Ne +pouvait-elle m'inviter à la suivre? Ne voyait-elle pas que j'en avais +envie? Est-ce qu'elle n'est pas l'aînée? Est-ce que je sais, moi, si je +dois ou si je ne dois pas? C'est à elle qu'il appartient de commencer, +non à moi. Avec le bonheur que nous perdons ainsi bêtement, par sa +faute, on pourrait saoûler un ange toute son éternité!» + +J'entendais marcher Madame Vernet, et je fus pris d'une curiosité +polissonne. J'aurais bien creusé un trou dans le plancher; mais, outre +qu'on ne perce pas un plancher avec une aiguille, écouter me suffirait +et me compromettrait moins auprès de ma conscience inégalement délicate. +Ma bougie soufflée, la respiration contenue, les pieds nus, je me mis à +plat ventre, et, le front collé au parquet, sur une jointure, je suivis +Madame Vernet de l'oreille. Cela ne gênait personne. Un son me faisait +deviner une scène, et parfois tout mon corps tressaillait onduleusement. +J'entendais les pantoufles de Madame Vernet claquer, l'eau couler. +J'expliquais son remue-ménage comme un texte; j'interpolais ses silences +comme des ratures, et je traduisais à ma fantaisie. + +--«Je la vois, me disais-je: c'est une personne propre, mais ce n'est +pas une actrice; elle ignore les crayons qui peignent les cils, le noir +de charbon, le rouge d'Orient et la graisse de cire blanche. + +Elle n'est donc pas obligée de se débarbouiller d'abord avec une crème: +un lavage à l'eau de Cologne suffit. Elle a quelques cheveux faux, mais +elle en a un plus grand nombre qui sont vrais. Comme je n'entends qu'un +seul versement à la fois, elle ne se sert pas d'eau tiède: son médecin +lui a recommandé l'eau froide en toute saison et pour tout. + +Elle a les seins un peu tombants et des nids dans les épaules. Cela +m'est égal, je ne m'en sers jamais. Les épaules d'une femme sont pour +ses danseurs et ses seins pour ses enfants. Elle n'est pas trop cambrée, +car plus une femme se cambre, plus son ventre ressort. Elle parfume sa +chemise d'héliotrope blanc et entre dans son lit à reculons, ce qui lui +permet de regarder longuement sa jambe, sans contredit le plus beau +morceau d'elle-même. Je m'imagine que, le matin, elle sort de ses draps +avec lenteur, afin que ces nobles jambes se découvrent, comme apparaît, +dans une inauguration officielle, le marbre lumineux d'un groupe, quand +l'ouvrier, ému, d'un geste lève la toile, au signe du président. + +Je me redressai, et, mettant une sourdine à tous mes mouvements, je me +déshabillai avec un sourire obstiné, comme si j'allais m'étendre auprès +d'elle. + + + + +XXIII + +INSOMNIE + + +La chambre de Madame Vernet est-elle une fournaise sous la mienne? Je me +retourne. J'ouvre l'oeil-de-boeuf. Vienne toute la fraîcheur de la mer! + +Je m'agite ainsi qu'à l'approche d'un événement. Si Madame Vernet +entrait dans ma chambre, en chemise, posait son bougeoir sur la table de +nuit, s'aplatissait sur mon corps, je la trouverais «très naturelle», et +je lui pardonnerais de m'avoir fait attendre. J'ai toujours, en pensée, +brusqué les dénouements. D'une femme à peu près jolie rencontrée dans la +rue je dis: + +--«Mâtin! quelle nuit on passerait avec!» + +Une mère de famille a quatre enfants, mais elle est encore belle: donc +elle m'attendait pour m'offrir ce qui lui reste de beauté. Quant aux +jeunes filles, elles grandissent pour moi, et je les prendrai dès +qu'elles me «diront». + +Des nudités nuageuses se forment et se déforment. Je dois avoir les yeux +injectés de sang. Comme un jardinier qui, par une blanche matinée +d'avril, crève du nez de son sabot les toiles d'araignées tendues sur +les allées, je brise des virginités, sans remords. À moi les lèvres +framboisées! Poète-avocat, je viens de me meubler un salon tout neuf et +j'attends la clientèle. Mais mon rêve est un mât de cocagne savonné où +je glisse, les mains vides. + +Ma faim de chair fraîche errait, tenue par une ficelle. Je la ramène. +Voilà que je respecte toutes les femmes et me dis des gros mots. + +--«Tu jugeais les autres familles d'après la tienne, où l'immoralité +suinte. Sache qu'il y a des femmes satisfaites de coucher avec un seul +homme!» + +Une lépreuse voudrait-elle de moi? J'en doute. + +Mais qu'est-ce qu'elle fait donc, qu'elle ne vient pas? + +Si j'allais la chercher! + +Quoi de plus simple? Ayant passé mon pantalon, j'irai frapper trois +petits coups à sa porte. Le verrou n'est pas mis. J'entrerai dans +l'obscurité et je ferai réchauffer mes pieds glacés. + +C'est généralement ainsi que les choses s'arrangent, ou mes lectures +m'ont bien trompé. Neuf fois sur dix ça réussit. À la dixième, on ne +meurt pas. Je me sens lâche. J'ai peur des gifles, d'une lutte +corps-à-corps, des cris qui réveilleraient les pêcheurs Cruz. J'ai peur +encore du ridicule, d'un rire méprisant, d'un crachat à la face, et je +me vois collé au mur, stupide, débraillé, ma culotte tombante et mes +pieds nus, avec leurs doigts déformés par les marches de régiment, avec +leurs cors. Je m'imagine stupide de honte et les cheveux pleureurs, dans +le flamboiement d'une allumette. + +Sûrement elle résisterait, et je ne sais pas du tout comment on s'y +prend pour violer une femme. Quelqu'un m'a dit qu'il fallait frapper un +coup sec au bas du ventre. Est-ce avec la main ou avec la tête, comme un +bélier? D'autres prétendent qu'il suffit de presser fortement sur le +nombril, comme sur le bouton d'un timbre. + +Soit, mais elle peut ne me montrer que le dos, pour rire à son aise, en +cavale sauvage. Or chacun sait qu'un coup de pied entre les cuisses d'un +homme le tuerait net, en tous cas l'endommagerait irréparablement. + +Je ris de mes hypothèses extravagantes, et j'aime à me figurer la scène, +ce qui me détourne de la jouer. Je me promène et m'évente en secouant ma +chemise. L'oeil-de-boeuf souffle dans mon col déboutonné. + +Je me surprends à dire: + +--«Hé! hé! tout de même, si j'osais!» + +Je ricane, mais je n'ose pas. Je n'ose jamais rien, et ma hardiesse, je +la mets tout entière dans ce que j'appelle, avec un faste pédantesque, +mes concepts. + +Tout dort, excepté moi. Si j'écoute au plancher, je ne percevrai que la +respiration calme de Madame Vernet. Par l'oeil-de-boeuf, j'entendrai le +doux ronflement de la mer. Les rouges pêcheurs Cruz gardent au creux de +leur lit de plume l'immobilité de deux homards cuits. Les bruits qui me +viennent du dehors ne sont que des bruits endormis. + +--«Allons! quand on est brave comme toi, on se recouche!» + + + + +XXIV + +LE BOBO + + +De ma fièvre il me reste au bord de la lèvre inférieure une petite +tumeur arrondie et dure. Je passerai le jour à la mordiller, à +l'écorcher, à la rendre hideuse comme une punaise écrasée. Je ne lève +plus les yeux sur Madame Vernet, et je lui parle avec un contournement +de cou qui me fait mal; ou, rabattant ma lèvre et mes dents du haut sur +le bouton, je l'enferme et le tiens opiniâtrement caché. Mon palais en +goûte l'aigreur. Pour varier, je tâche de disparaître derrière ma main +en éventail. Je louche et je compte mes doigts. + +À table, c'est un supplice. Je mange vite, le nez dans mon assiette, les +morceaux pressés, et je construis un rempart avec l'huilier, la carafe, +les bouteilles vides ou pleines. Mal élevé, je garde tout près de moi. +Cependant je voudrais savoir ce que Madame Vernet pense de «mon +affaire». + +Elle souffre de ma gêne. Elle ne montre aucune répugnance et ne se +penche pas du côté de la fenêtre. Elle me regarde franchement, enfin n'y +tient plus, et veut me ragaillardir. + + + +MADAME VERNET + +Ces maisons de bois sont si mal closes que les bêtes y entrent comme +chez elles. Toute la nuit j'ai été dévorée. + +HENRI + +Si encore elles étaient propres, ces bêtes! + +MADAME VERNET + +Ce n'est pas qu'elles soient sales, mais elles piquent. J'ai les yeux +tout enflés. Ce matin, je ne voulais pas descendre. + +HENRI + +Alors, j'aurais bien fait de rester chez moi, avec ma lèvre? + +MADAME VERNET + +Quelle donc lèvre? + +HENRI + +Comment! quelle donc lèvre? Ne voyez-vous pas? + +MADAME VERNET + +Bah! qu'est-ce que cela? Regardez ce que j'ai, moi, près de la tempe. + +HENRI + +J'aperçois avec beaucoup de peine un imperceptible point blanc. +Peut-être même est-ce une pellicule. Pour ma part, je suis confus et je +vous fais mes excuses. Mon sale bouton est horrible à voir. + +MADAME VERNET + +Je vous assure qu'il n'est pas si vilain que ça! + +HENRI + +Quelle charmante femme vous êtes! + + + +Ainsi, ce que je redoute tourne à mon avantage. Si j'insistais, elle +trouverait mon bouton joli et qu'une mouche habile l'a posé sur ma lèvre +pour le plaisir des yeux. Je ne sais par quel hommage lui prouver ma +gratitude, et je m'attrape une fois de plus; je me gourmande durement, +car je n'ai eu, cette nuit, à l'égard de cette femme exquise, que des +pensées mauvaises. + +Réhabilité, j'oublie mon bouton; je donne un gros sou à un mendiant, en +ayant l'air de lui dire, comme si je lui faisais une rente perpétuelle: + +--«Tiens, mon ami, ne travaille plus, amuse-toi, vis largement!» + +Puis j'entreprends l'éloge de Monsieur Vernet et je vante son bonheur. + + + +MADAME VERNET + +À propos, j'ai reçu une lettre: il arrive demain avec notre nièce. Vous +verrez Marguerite, un enfant, mais un gros enfant. À seize ans, elle est +plus grande que moi. Je ne mettrais pas son corset et je ne trouve pas +le bout de ses bottines. Il vous faudra jouer avec elle, vous dévouer, +redevenir petit garçon. Elle vous donnera des coups de poing, vous fera +des bleus, vous posera des questions. Vous me relaierez, car elle me +fatigue: impossible de penser à côté d'elle! Il est indispensable +qu'elle bavarde, qu'elle lutte à main plate. Sa poupée a plus de raison +qu'elle. Je l'aime beaucoup. Elle a bon coeur. Je ne lui reproche que +d'être insignifiante. Il me semble qu'à son âge j'avais déjà mes idées à +moi. Je tâchais de comprendre la vie, dont elle se moque. + +Enfin, si elle vous ennuie trop, ne vous gênez pas, rabrouez-la: c'est +une gamine qui ne «tire pas à conséquence». + + + + +XXV + +SCÈNE + + +Sur la butte, encore. La nuit est tombée. Devant nous, toute la mer. +Derrière nous, le carré des pommes de terre qui remuent et l'agitation +d'ailes, le bruit de gorge des pigeons qui s'endorment. Des souvenirs de +théâtre me reviennent. Il me paraît qu'une scène se prépare, et, comme +si nous repassions nos rôles, nous nous taisons, et nous écoutons en +nous la montée lente des choses à dire. Plus tard, Madame Vernet +m'affirmera qu'elle a lutté, qu'elle s'est désespérément défendue contre +moi, son honorabilité raidie ainsi qu'un bras tendu. Et moi aussi je +lutte. J'ai traditionnellement écrit, déchiré, recommencé et enfin brûlé +une lettre que je regrette comme si j'avais mis mon coeur en cendres. + +Par quel mot effaroucher le silence? + +Il vaudrait mieux ne point parler, et, par un rapprochement gradué de +nos corps, faciliter la pénétration de nos pensées. Demain, nous ne +serons plus seuls! + +Parfois, grossièrement tenté, j'ai envie de poser ma main sur le front +de cette femme, de la serrer aux tempes avec violence et de lui dire: + +«Allons! pas tant de raisons, lève ta robe!» + +Mais la douceur de l'air, la phosphorescence des vagues, le +recueillement de la nuit m'apeurent. Je ne me sens pas en train pour +faire le malin, et je retiens ma gaudriole, comme un homme qui perd tout +à coup sa gaîté en longeant le mur d'un cimetière. + +Ce serait plus commode s'il s'agissait de la demander en mariage. Je me +composerais une fois de plus un ami de circonstance auquel je donnerais +toutes les qualités et un ou deux défauts. Elle me comprendrait. Nous +parlerions posément, en gens qui font une affaire pour un homme de +paille. Nous discuterions sans trouble. Elle dirait: + +--«Habite-t-il la province? Vous savez que s'il habite la province, je +n'en veux pas. Restons-en là.» + +Ou bien: + +--«Fume-t-il au moins? Un homme qui ne fume pas n'est pas un homme.» + +Ou bien encore: + +--«Est-il brun ou blond? Je préfère qu'il soit blond. C'est peut-être +moins beau qu'un brun pour commencer, mais c'est meilleur teint, et ça +dure jusqu'à la fin.» + +Malicieusement elle dénigrerait en lui ce qu'elle apprécie en moi. Selon +que mon ami me serait un rival ou un repoussoir par contraste, +j'avancerais ses affaires ou les déferais. Nous nous amuserions, +sérieux. Enfin, avec la gravité d'un haut fonctionnaire qui dit à +l'huissier: «Faites entrer!» Madame Vernet dénouerait la comédie +marivaudante: + +--«Présentez cet ami!» + +Quel échec pour lui! quelle victoire pour moi, quand je trouverais +opportun d'apparaître, matois faune qui soulève des branches! + +Mais il ne s'agit que de l'emprunter. + +Le menton au creux de sa main, elle m'attend. Bien que je l'aime de tout +mon coeur, je trouve son attitude disgracieuse. Elle s'est ramassée en +grenouille de jeu de tonneau, et son buste, ses reins, informe masse +d'ombre, occupent trop de place. Sa tête se détache de profil, pâlotte +de froid, silhouette à la craie sur un fond de charbon. Mon regard +glisse sur le front, tombe dans le noir de l'oeil, se relève à la pointe +du nez, ou passe entre les lèvres ouvertes comme en un cran de mire. Me +dandinant, je lui mesure des reflets de lune, comme on dispose les +rideaux d'une chambre de malade. + +Le silence nous importune plus qu'un bavard. + + + +HENRI + +Est-ce que vous dormez, chère Madame? Est-ce l'odeur du thym marin qui +vous entête, ou, sphynx de faïence pour cheminée, rêvassez-vous? + +MADAME VERNET + +Quand serez-vous poli? Il est temps que mon mari revienne me défendre. + +HENRI + +Contre moi ou contre vous? + +MADAME VERNET + +Contre l'ennui. + +HENRI + +Vous avez trop d'esprit. Je ferai ma malle cette nuit, et je partirai +demain. + +MADAME VERNET + +Bon! Qu'avez-vous besoin de faire le fantasque avec une vieille femme +comme moi? + +HENRI + +Je partirai demain. + +MADAME VERNET + +Dites ce qui vous prend. + +HENRI + +Tenez, Madame, vous n'êtes plus jeune, mais convenez que vous n'êtes pas +encore vieille, vieille. Vous vous dites: «Ce garçon n'est pas beau: +aucun danger. Il m'amuse, m'intéresse et m'émeut quand il dit des +vers.» C'est une anthologie: on n'a qu'à l'ouvrir. Nous allons faire +ensemble de l'amour spirituel. Il sera mon troubadour. Quand je le ferai +chanter, il me semblera qu'on me caresse l'oreille avec le dos d'un +chat. S'il veut me toucher, je crierai: «À bas les pattes! poète!» Dieu +merci, mes sens ne me tourmentent plus. Je trouve même qu'on accorde +trop d'importance à la chose, oui, à la petite convulsion physique. Ce +qu'il faut remplir, c'est mon coeur. Heureuse femme, je m'installerai à +l'aise pour un long spectacle, et, les narines ouvertes, j'attendrai le +nuage d'encens. Je dirai: «Allume les brûle-parfums. L'heure est venue +de flairer quelque arôme!» Je me compromettrai un peu, et les bonnes +amies siffleront: + +--«Elle a son poète de poche, qu'elle garde pour elle, au chaud, dans +ses jupes.» + +«Mais quand on est très honnête, on peut s'offrir des douceurs et +récompenser sa vertu. Est-ce que je trompe mon mari, oui ou non? Toute +la question est là. D'ailleurs, vous voulez rire, à mon âge?» + +Songiez-vous, Madame, que vous pouviez m'arracher le coeur comme ceci: + + + +Je me baisse, et je saisis un pied de pomme de terre. Il résiste. Je +suis obligé de m'y reprendre à deux fois. Puis il cède, et je me promène +de long en large sur la butte, le souffle fort, écrasant des feuilles +dans mes doigts, et lançant de temps à autre, avec un éclat de voix, une +pomme de terre à la mer. + +Madame Vernet, interdite, ne bouge pas. Mes paroles, comme si je les +avais jetées au creux d'un puits profond, n'ont pas encore retenti en +elle. Enfin, à mon passage, elle me prend la main, me fait asseoir sur +le banc, et me dit, presque sévère: + +--«Vous me faites beaucoup, beaucoup de peine.» + +Elle reprend: + +--«Voulez-vous que nous causions un peu? car, mon pauvre ami, vous +n'avez dit jusqu'ici que des sottises. Elles ne comptent pas. Croyez que +déjà je les ai oubliées, et répondez-moi comme à une mère.» + +Mais je me relève, et, plein de colère, je crie: + +--«Bon sang de bon sang! vous n'êtes pas ma mère, vous êtes une femme +que je veux! là! Êtes-vous contente, et suis-je assez brutal? + + + +MADAME VERNET + +Les femmes ont dû vous faire bien souffrir pour que vous les méprisiez +tant! + +HENRI + +Quelles femmes? Ah! c'est vrai! vous me prenez pour un viveur. La +tradition est là: le poète est un dresseur de femmes. Il ouvre les bras +en demi-cercle: une femme saute dedans. Il ploie le genou: une femme +s'assied dessus. Il se met sur le ventre: une femme docile se couche le +long de lui. Sur nos calepins sont inscrites des listes de noms. Qui +vous détromperait? Je ne sais pas si mes confrères sont plus heureux que +moi, mais ma part a été insuffisante. Quand j'avais bu deux bocks et +mangé une choucroute, je disais: «Mâtin! quelle noce!» + +Vrai, je ne mentais pas absolument, car je n'aime ni la saumure ni la +bière, et en risquant un mal de coeur je méritais de moi-même et je +pouvais montrer la pâleur de mon visage comme la dépouille d'un ennemi +vaincu. Quant aux femmes, qui m'ont fait tant souffrir, comme vous +dites, je les absous en public et solennellement. + +Elles étaient innocentes de mes peines, les pauvres! J'affirme qu'elles +n'y entendaient pas malice. Si j'ai pleuré, tant pis pour moi: rien ne +m'y obligeait. M'entendez-vous reprocher aux femmes de mon passé les +tourments auxquels mon âme fut soumise? N'est-ce pas moi, plutôt, qui +leur dois des excuses? Plus d'une fois, dans mes «nuits d'orgie», il +m'est arrivé de me réveiller en sursaut. Quelque chose remuait sur le +lit. Je saisissais et je lançais au milieu de la chambre une masse +poilue qui se mettait à crier furieusement. + +C'était le petit chien de «ma femme», car nous les appelons «ma femme», +ces chères filles, pour jouer «à la famille» et nous donner l'air de +supporter des charges. + +Elle me disait: + +--«Sois gentil, fais-lui une place!» + +Elle m'aimait moins que son chien. Je ne m'en sentais pas humilié. Je me +collais contre le mur, et nous nous rendormions tous les trois. Ainsi +ma vie de coeur est vieille d'une dizaine de nuits à prix fixe, et ma +science de la femme se compose d'une courte étude sur son goût excessif +pour les petits chiens. Je suis vierge ou peu s'en faut, et je dirais de +moi volontiers: «C'est bon comme du neuf!» + +MADAME VERNET + +Si vous êtes sincère, je regretterai éternellement de vous avoir connu. + +HENRI + +Pourquoi? Votre vie était insipide. Mettez-y le charme d'une torture. + +MADAME VERNET + +J'aime mon mari, Monsieur. + +HENRI + +Plaisantez-vous? Je parlais chien tout à l'heure. Vous aimez votre mari +comme un gros chien. Cela ne me gêne pas. On n'est pas jaloux d'un gros +chien. + +MADAME VERNET + +Vos insolences, l'étalage de vos sentiments vrais ou faux, votre manque +de tact, et l'habileté avec laquelle vous abusez de ma situation, me +font en effet comprendre que votre présence ici sera impossible, et je +devrai renoncer à une bonne amitié que je croyais réciproque. + +HENRI + +Ta! ta! Si, le gilet vaguement ouvert, je vous disais: «Madame, lisez +dans mon coeur: il ne s'y passe rien que de pur; ce que j'aime en vous, +c'est la grandeur de votre intelligence, l'élévation de vos rêves et la +hauteur de vos pensées,» vous me prendriez pour un architecte; et, si +j'ajoutais: «Oui, enfermez hermétiquement votre corps dans une boîte en +fer, cachetez vos lèvres, mettez votre chair sous clé; c'est de la +matière, et je ne veux de vous que l'esprit», vous me traiteriez de +béjaune, en murmurant: «Je ne suis pourtant pas si déjetée!» Et vous +auriez raison, car vous êtes une admirable femme, et je veux tout ou +rien. + +Inhabile à caresser une femme vêtue, je tire machinalement une boucle de +ses cheveux. Elle fait un geste de la main, comme pour écarter une +mouche. + +MADAME VERNET + +Oh! vous m'avez fait peur! + +HENRI + +Vous voyez bien! + + + +Pourquoi ne se lève-t-elle pas? Attend-elle que je m'en aille le +premier? Je n'ai plus rien à dire, et je reste dans le doute pénible qui +suit les examens. + + + +MADAME VERNET + +Quel malheur! vous si bien doué! + + + +Je devine qu'elle exagère. Elle me voit perdu si elle résiste, +indifférent à la gloire et laissant mourir mon beau talent en fleur dans +un verre vide. Si elle succombe, au contraire, quel ennui! Elle imagine +une vie de mensonges, des alertes, des taches de sang même. Je ne peux +pourtant pas lui dire que l'amour le plus dru marche six mois à peine, +un an au plus, qu'on s'habitue à l'adultère, qu'on peut avoir, avec +l'envie de se venger, la peur des armes à feu, et qu'un malheur prévu +n'arrive jamais. + +Tous les partis l'effraient par leur apparence d'immutabilité. Si je +m'en vais, il refera brumeux autour d'elle. Si je reste, elle devra +accepter toutes les conséquences de mon voisinage. + + + +MADAME VERNET + +Pourquoi faut-il que vous m'ayez connue? Que faire? + +HENRI + +Que faire? Me voilà joli. J'étais tranquille, je travaillais en paix, me +disant: «Si j'ai quelque talent, le monde finira par s'en apercevoir!» +D'abord vous ne m'avez pas troublé. Je pensais: «Oui, sans flatterie, +c'est une femme supérieure. Qu'elle m'accorde une affection de camarade! +Je la consulterais sur mes projets, et plus tard, quand mon nom +sonnerait gentiment, comme une clochette neuve, je tournerais sans cesse +la tête vers elle pour lui demander conseil, et elle me dirait: «Allez! +mais allez donc!» avec un bon sourire. + +MADAME VERNET + +Mon pauvre enfant! croyez-en une femme qui a presque le double de votre +âge: votre coeur vous jouera de vilains tours! + + + +Et, avec brusquerie, elle m'a embrassé sur la joue, en soeur. + +Mon émotion me venait de mes paroles. + +Étreignant les poignets de Madame Vernet: + +--«Aime-moi, Blanche, lui criai-je; je t'en supplie, aime-moi!» + +Elle se leva droite, cambrée, et, seulement de la tête, me fit signe que +non. La blancheur de son cou tentait mes dents. Ses yeux troublés +s'avançaient sur moi comme des yeux morts photographiés. Je lui +soufflais encore, mes doigts griffant ses épaules: + +--«Aime-moi! dis, aime-moi!» + +Mais elle me parut une ennemie en garde, impénétrable. L'attraction de +mon âme ne déterminait pas la sienne. Dressé sur la pointe des pieds, le +corps détendu, pareil à un animal qu'on veut noyer et qui s'accroche au +rivage, et, la langue lappante, pousse des soupirs, je fis un vain +effort pour absorber cette femme, et je ne baisai que du vent. + +Mes bras se détachèrent d'elle et retombèrent comme un linge mouillé. +Elle traversa la butte, sans se hâter, et descendit l'escalier de +planches, qui rendit le gémissement d'un ivrogne couché qu'on dérange. +Elle s'éloigna, étonnamment grandie, souveraine de mon être en suspens. +Elle disparut. + + + + +XXVI + +JE RESTE + + +La sécurité de mon parasitisme est compromise. J'ai dispersé les plumes +de mon nid douillet. Il va falloir déguerpir. Mais je ne regrette pas +seulement Madame Vernet; je regrette encore ce bien-être, cet état +d'esprit où je me sentais chez moi, cette aisance des gestes et de la +parole, ces chatouillements à ma vanité, cette admiration crédule que je +savourais, la bouche en suçoir. Je regrette les causeries sentimentales +où ma personnalité, comme un ventre plein, prenait des poses libres, où +je me communiquais en manches de chemise. Plus que la nourriture du +corps, je regrette les compliments point ironiques, les exclamations, +les signes d'assentiment, les «vrai, on peut dire que vous en avez, +vous, du talent!» Je regrette les prédictions qui mettaient l'avenir à +mes pieds, comme un tapis. + +Je fais ma malle, je place, déplace mes trois paires de chaussettes. Un +caleçon en mains que je ne me décide pas à caser, je souris à mes +souvenirs. Je traîne de temps en temps ma malle sur le plancher, afin +que Madame Vernet devine mon projet de départ, et, au moyen d'un cri +d'angoisse, s'y oppose. + +Je la ferme avec bruit, m'assieds sur le couvercle et regarde les filets +qui pendent aux murs, les lignes roulées sur leurs cadres de bois, les +lampions qui servent à tous les quatorze-juillet, les drapeaux +chiffonnés qu'on a jetés dans un coin comme après une bataille pour +rire. C'est bien de ma faute si ce qui arrive arrive. Je paie ma +butorderie. Je partirai, mais des lâchetés attendent ma résolution au +passage. Madame Vernet ne m'a pas formellement donné congé. Je peux lui +tendre la main, «sans avoir l'air de rien.» Elle oublierait certaines +injures et ne se rappellerait que les plus flatteuses. Si elle hésitait, +je lui dirais: + +--«Montrez que vous êtes une femme d'esprit», + +pour en obtenir une bêtise? + +En suis-je à une humiliation près? Quand une femme vous donne un +soufflet, on attrape son bras au vol, et on le tord jusqu'à ce qu'elle +reconnaisse qu'elle voulait caresser. + +Ainsi je faisais le compte de mes chances de disgrâce, rouvrant ma malle +pour la refermer, oubliant cette fois une chemise, et cette autre, un +compartiment entier. Je préparais ma réponse à cette question: + +--«Qu'est-ce que vous avez remué toute la la nuit?» + +--«J'ai fait ma malle!» + +Je laisserais tomber ce magique «J'ai fait ma malle» sans chercher à +produire un effet, sans tristesse d'apparat. + +Pouvais-je prévoir que Madame Vernet trouverait un mot d'esprit et de +coeur, un mot fondant dont la saveur se répandrait presque +matériellement en moi, et que je goûterais comme un communiant? +Pouvais-je espérer qu'elle me dirait, innocente et subtile: + +--«Restez pour mon mari!» + + + + +XXVII + +JE RENDS DES SERVICES + + +Nous attendons à la gare Monsieur Vernet et la nièce. Le petit train, +pareil à ceux qui tournent aux fêtes des banlieues, siffle de joie, fier +d'effaroucher des poulains qu'il couperait comme vent. Des têtes se +montrent; un mouchoir s'agite. + + + +MADAME VERNET + +Regardez sa bonne figure. + + + +J'aperçois la bonne figure. Un boeuf est monté en seconde. Le petit +train s'avance avec des précautions, des temps; mais on ne le prend pas +au sérieux, et les quatre ou cinq voyageurs sont descendus, tirant +leurs paquets, qu'il remue encore. Il pousse des cris aigus comme un +maître d'école qui ne parvient pas à dominer sa classe. + +Pendant que la famille s'embrasse, je me tiens à l'écart, et je +demanderais à Monsieur Vernet sa couverture de voyage, pour me donner +l'air d'en être aussi, moi, de la famille. Je trouve les effusions de +mauvais goût, et je crierais: + +--«Je suis là; il y a quelqu'un qui vous regarde: contenez-vous.» + +Madame Vernet a une crise quand elle embrasse Mademoiselle Marguerite. +Elle dit: + +--«Oh! ma grande fille!» + +pleure, pâlit, se trouve mal. Monsieur Vernet la conduit au cabinet du +chef de gare, si j'ose m'exprimer ainsi. Elle s'assied. Cela va mieux. + +--«C'est les nerfs!» me dit monsieur Vernet qui lui tient la main. Il +lui passe sur les tempes un mouchoir grisaillé, un mouchoir qui a fait +un long voyage. + +Je réponds: + +--«Oui, c'est les nerfs: ça ne sera rien». + +Toute l'administration du chemin de fer est rangée autour de nous, +compatissante. Chacun pense, comme moi, que cela ne peut pas être +grand'chose. Mademoiselle Marguerite, un sac de cuivre rouge sur le +ventre, dit par intervalles égaux: + +--«Comment vous portez-vous, ma tante?» + +L'effet qu'elle a produit sur sa tante l'a d'abord étonnée, et une +grosse envie de pleurer contenue lui gonfle les lèvres, bouffit les +joues: les yeux vont disparaître. + +Madame Vernet reprend ses sens, un à un, y compris le sens du ridicule, +qui plus que les autres lui a fait défaut. J'interroge Mademoiselle +Marguerite. + +--C'est la première fois que vous venez à la mer?» + + + +MARGUERITE + +Oh! oui, Monsieur. + + + +Elle se met à rire. + + + +HENRI + +Êtes-vous contente de voir la mer? + +MARGUERITE + +Oh! oui, Monsieur! + + + +Elle se remet à rire. + +Je me tourne vers Monsieur Vernet. + + + +HENRI + +Avez-vous fait un bon voyage? + +MONSIEUR VERNET + +Vous savez, du moment que le train ne déraille pas, je fais toujours un +bon voyage. + + + +Si on me répond bêtement, c'est peut-être parce que je questionne +bêtement. + +Madame Vernet remise, nous partons. + + + +MADAME VERNET + +Est-ce sot de pleurer ainsi sans savoir pourquoi! + +HENRI + +Si on savait pourquoi, ce serait encore plus sot. + + + +Elle prend le bras de Monsieur Vernet. Mademoiselle Marguerite marche à +côté d'eux, et moi, je suis derrière, comme quelqu'un de la maison qui +attend qu'on lui remette le bulletin des bagages. On part; je me donne +une contenance en expliquant la mer à Mademoiselle Marguerite. + +Je dis: + +--«Voilà un bateau; voilà un marin.» + +Elle répond: + +--«Oui, Monsieur, oui, Monsieur!» + +Et quand elle ne se surveille pas: + +--«Oui _Msieur_!» + +en riant toujours, sans malice. + +Tous les trois montent aux chambres s'embrasser à l'aise et faire un peu +de toilette. Je me promène dans le jardin; je donne des indications à la +bonne, pour le dîner, pour distribuer les places, et je tire un seau +d'eau. Je voudrais plier les serviettes, mettre les chaises, enfin +montrer que je ne suis pas tout à fait une bouche inutile. Je me sens si +isolé, si peu invité, que je m'efforce de dire à la bonne des choses +familières qui me gagnent la considération et la sympathie de cette +brave femme. Je n'ai jamais été plus chez les autres que maintenant. + + + + +XXVIII + +À TABLE! À TABLE! + + +MADAME VERNET + +Comment la trouvez-vous? + +HENRI + +Oh! les jeunes filles! + + + +Je hoche la tête et fais la moue, tristement. Madame Vernet est gaie, et +je ne lis dans ses yeux ni défi ni promesse. + + + +MADAME VERNET + +N'est-ce pas qu'on est bien ici? + +MONSIEUR VERNET + +Je te crois! + + + +Il a un complet de molleton bleu. La jeune fille regarde les assiettes. +Elles sont à fleurs et à légendes; l'huilier est à fleurs; la suspension +est à fleurs. Les murs sont peints en bleu tendre. Sur la commode, on +voit trois globes de verre: celui du milieu recouvre la couronne de +mariée de Madame Cruz. Les deux autres globes emprisonnent des fruits. +Sur la cheminée on voit encore trois globes de verre. Celui du milieu +recouvre la Sainte-Vierge et le Petit Jésus. Jésus a perdu sa tête, mais +la Sainte-Vierge a sur la sienne une pomme d'or, et elle se tient raide, +de peur de la laisser tomber, comme si elle attendait la flèche de +Guillaume-Tell. Les deux autres globes emprisonnent des fruits. Aux deux +bouts de la cheminée, deux chiens indescriptibles sont assis sur leur +derrière de porcelaine. Dans des cadres dorés pendent des mers, des +vaisseaux, des ports, des tempêtes. Devant moi, une glace reflète la +manière dont je mange. J'y mire mes gestes, mes bouchées, la propreté +de mes moustaches, et la distinction de ma main, quand je bois, le petit +doigt en l'air. + + + +MONSIEUR VERNET + +Trouvez-moi des oeufs comme ceux-là à Paris! Voilà un poisson qui n'a +pas été conservé huit jours dans la glace! + + + +Arrivé depuis une heure, il se sent déjà mieux. Il trouve la soupe bien +trempée, «comme de l'acier». Il tape fortement sur sa large poitrine: + +--«L'air de la mer nourrit!» + +Avec beaucoup de viande autour, car nous mangeons magnifiquement. Nous +ne nous arrêtons que pour compter la mangeaille avalée. + + + +MADAME VERNET + +Comme un voyageur se retourne et regarde le chemin parcouru. + + + +Elle affecte un goût, jusque-là contrarié, pour la nourriture simple. +Elle laisse le vin aux gens des villes et veut boire du cidre. Ses +lèvres se resserrent, feuilles de sensitive. Sourit-elle? +grimace-t-elle? Elle aime le pain de ménage, dur, noirâtre au moins, les +couteaux qui ne coupent pas, les verres sans pied. Elle souhaite des +chutes d'insectes dans les plats. + + + +MONSIEUR VERNET + +À la guerre comme à la guerre! + + + +Tous, nous éprouvons le besoin de mettre en harmonie nos impressions et +les choses qui nous entourent. Monsieur Vernet se lève, va à la fenêtre, +fait un grand geste de bras, puise de l'air, en boit à pleine gorge. Il +était temps! Il étouffait dans l'atmosphère viciée qui appauvrit le sang +des citadins. + +Les poumons enfin gonflés, il se remet à manger. + +Je suis encore vaguement triste; mais, après avoir fait quelques mots +d'esprit qui égaient la société, je reprends conscience de moi-même. + + + +MONSIEUR VERNET + +Vous avez joliment engraissé depuis que vous êtes là. La mer vous a +refait le coffre. Seulement il faut manger. + + + +Il me remplit mon assiette. En silence, nous luttons à coups de dents. +Madame Vernet répète qu'elle adore le pain dur. Monsieur Vernet lui +passe toutes ses croûtes. Mademoiselle Marguerite ajoute les siennes, et +j'offre timidement les miennes. Cela devient un jeu. Je me bourre de +mie, afin qu'elle ne manque pas de croûte, et paierais d'une indigestion +le plaisir d'éprouver la solidité de ses dents. Mais je suis vaincu par +Mademoiselle Marguerite: c'est elle qui mange le plus et fournit le plus +de croûtes. Son nez respire pour sa bouche en travail et pousse un +bourdonnement continu. + +Je l'entends, mais je la regarde comme si je voulais le voir. Parfois +elle essaie de rire. C'est un drame. Elle s'étrangle. Les bouchées +remontent, ses joues s'enflent, ses lèvres s'ouvrent malgré ses efforts, +et il en sort, avec un pouffement, sur sa serviette déployée toute +grande, un jet de choses blanches semblables à la râpure de corne qu'on +met dans les boules de verre pleines d'eau pour imiter la neige. + + + + +XXIX + +MADEMOISELLE MARGUERITE + + +Elle a le teint comme l'ont seules quelques jeunes filles très +constipées, un teint qui prend au sang toute sa substance colorante, +d'une richesse inquiétante, pas naturelle. C'est une jeune fille +ordinaire, jolie ou laide à ses heures, insipide comme un garçon en +robe. Elle a fait trop de pieds de nez avec son nez un peu écrasé. Elle +regarde tout également intéressée, et on renfoncerait d'un coup de pouce +ses yeux qui ressortent. Elle montre sa langue pour s'amuser, et dès +qu'on l'en défie, avec la pointe de cette langue, elle se lèche le +menton. + +Ah! ce n'est pas une demoiselle Mauperin! Quand elle court, la lourde +natte de ses cheveux lui bat les épaules, ainsi qu'un harnais +d'emprunt. + +Elle a dit à Madame Vernet: + +--«Comme il est triste, ce Monsieur! Est-ce qu'il fait toujours cette +tête-là?» + + + +MADAME VERNET + +Ma chérie, c'est un poète, et les poètes ne sont pas des petites filles. + +En effet, je conserve l'attitude du poète auquel on en a mis dans +l'aile, blessé à mort peut-être. + + + +MARGUERITE + +Mais qu'est-ce qu'il fait ici, ce Monsieur, avec nous? + + + +J'ai cru qu'elle allait demander: + +--«Est-ce que c'est un parti?» + + + +MADAME VERNET + +Chut! il travaille, il rêve, il pense. Il fait des vers. Ne le dérange +pas. + + + +Marguerite se retire songeuse, désappointée, comme quelqu'un qui trouve +les cabinets occupés. Elle va jouer seule dans le jardin. + + + +MARGUERITE + +Donne-moi l'étrenne de ta barbe, mon oncle. + + + +Elle lui saute au cou, l'attire, le courbe, l'entraîne, en marchant à +genoux, ses forts mollets à l'air, et roule dans l'herbe. + + + +MADAME VERNET + +Je vous l'avais dit, c'est une enfant. + +HENRI + +Elle est heureuse! Qu'elle s'amuse! elle a le temps de souffrir. + +MADAME VERNET + +Pauvre ami! + + + +Je rejoins Marguerite, pour m'amuser aussi, moi, puisque mes soupirs ne +servent qu'à m'essouffler, à me donner un air de béjaune. Mais je n'ai +pas de chance: Marguerite cesse de jouer dès qu'elle m'aperçoit. Je +pourrais aller faire mes vers plus loin. Monsieur Vernet remarque sa +gêne et lui vient en aide. Ce qu'il dit peut se traduire ainsi: + +--«Ne crains rien: c'est un poète-mouton.» + +Je fais le gros dos, afin qu'il me caresse pour rassurer Marguerite. +Aussi embarrassé qu'elle, j'ignore comment on s'y prend pour parler aux +jeunes filles qui ne sont plus tout à fait des poupées et qui ne sont +pas encore des femmes. Je ne sais dire que des phrases sentencieuses sur +la vie, ses lassitudes infinies, ses mornes désespoirs, et le désaccord +existant entre les faits et nos rêves. Si je parlais d'une telle sorte à +Marguerite, elle se sauverait, ou ses yeux lui sortiraient +définitivement de la tête, comme le noyau d'un fruit qu'on presse. + + + +HENRI + +On est mieux ici qu'au couvent, hein, Mademoiselle? + +MONSIEUR VERNET + +Mademoiselle? Voulez-vous bien l'appeler Marguerite, tout court! Vous +n'allez pas faire, je pense, des cérémonies avec une gamine de seize +ans. + +HENRI + +Encore faut-il que Mademoiselle me le permette. + +MARGUERITE + +Oh! moi, ça m'est bien égal. Appelez-moi comme mon oncle, si vous +voulez. + + + +Au même moment elle lui fait une démonstration. C'est chez elle besoin +d'exercice. Elle le prend par un bras et le force à tourner sur +lui-même. Monsieur Vernet, déséquilibré, frappe du pied sur place, se +penche en arrière, perd son chapeau, sue tout de suite, crie: + +--«Veux-tu finir! Qu'est-ce que c'est?» + +Marguerite tourne, suivie de sa natte comme d'une queue, sa robe vannant +le sable de l'allée. Enfin elle s'arrête. + +Monsieur Vernet ramasse son chapeau, et, la tête lourde, fait effort +pour s'immobiliser, retenir les choses qui continuent de tourner: + +--«Est-elle gentille!» dit-il. + +Sans répondre, je porte à mes lèvres mes cinq doigts réunis en faisceau, +et je les détache avec lenteur, ce qui signifie nettement: + +--«Un vrai beurre!» + + + + +XXX + +PROGRAMME + + +MONSIEUR VERNET + +Nous avons deux mois à passer ensemble. Il s'agit de bien employer notre +temps. + + + +Nous ne voulons pas perdre une minute. J'ai quelque faculté d'invention, +et je suis l'impresario, l'homme du petit service de la maison. Je me +lève le premier, presque en même temps que la bonne. Je lui suis +indispensable pour faire griller le pain, et je sonne moi-même le +déjeuner, en agitant un grelot aux portes des chambres. Ces dames +descendent en pantoufles, en peignoir, les cheveux ébouriffés. Les +paupières de Monsieur Vernet sont encore gonflées de sommeil. Il y a de +l'eau dans ses coquilles. Je donne le programme: + +1° Entre le premier et le second déjeuner, bain; + +2° Le soir, promenade ou pêche. + +Je montre sur une carte d'état-major le tracé des promenades, et j'ai +préparé les lignes, foui des vers. + +--«Mais, dis-je, troublé tout à coup, il me semble que, dans cette vie +active et si remplie, j'ai oublié de faire la part de mes travaux!» + + + +MADAME VERNET + +Vous travaillerez à Paris. + +MONSIEUR VERNET + +Non, ne l'empêchons pas de travailler. Je me le reprocherais toute ma +vie! + + + +Comme il s'est fait lui-même tout seul, il veut que j'arrive à la force +du poignet. + +C'est convenu. Je m'enfermerai chaque matin deux heures dans ma +mansarde. Ma tâche accomplie, je rejoindrai mes amis sur la plage. + +--«D'ailleurs, dis-je, vexé qu'on m'ait pris au mot, il me reste ma +nuit.» + +Ces dames sont inquiètes. Est-ce que je passerais mes nuits à veiller, +au risque de m'user la santé? C'est possible. Je ne dis pas oui. Je ne +dis pas non. + +On me trouve enjoué. Je ne me réserve, par jour, que quelques regards +abattus et languissants à l'adresse de Madame Vernet. Je semble, au +milieu d'un rire, me rappeler que je suis en deuil. Je transporte les +pliants de ces dames du soleil à l'ombre, de l'ombre au soleil, selon +les heures. Quand elles se baignent, je garde leur flanelle sur le sable +et leur panier à ouvrage. Je les installe en voiture et leur donne la +main, le bras, le genou, ce qu'elles veulent. Elles disent: + +«Merci», + +s'appuient à peine et rebondissent légèrement. Elles m'éventent de leur +robe, et mon nez bat des narines sur un rapide courant de parfums. Grâce +à moi, elles franchissent des haies d'où les roses sauvages les +défiaient. Nous laissons, loin derrière, Monsieur Vernet qui s'empêtre, +arrache tout, grondeur. + +Je me récompense au moyen d'attouchements discrets, variés, pour ne pas +éveiller la pudeur qui dort. + +Je découpe à table, et il m'est permis d'affirmer que je préside. Je +paie cet honneur en gardant les mauvais morceaux pour moi. Une fois, il +ne me resta rien. Monsieur Vernet a pris dans son assiette la moitié de +sa part et l'a mise dans la mienne. Je l'ai mangée sans dégoût, +puisqu'on était en famille. Mais je lui passe souvent mon gras, qu'il ne +se fait pas offrir deux fois. On sait que j'aime la crème, et, à chaque +dessert, la bonne, mystérieusement, pose devant moi une petite terrine, +dont j'enlève le couvercle en hésitant, en disant: + +--«Qu'est-ce que ça peut bien être que ça? mon Dieu!» + +C'est de la crème! + +Bien que la surprise se renouvelle, je n'en reviens jamais. Les figures +s'éjouissent. Mais c'est trop de crème! Une fois de plus, on m'a pris +exagérément au mot. Sans me plaindre, j'avale ma terrine d'un trait, et +je lutte contre un commencement de mal de coeur. + +La garde-robe de Monsieur Vernet devient la mienne. Si nous rentrons +mouillés, on met à ma disposition des chaussettes, une chemise, un +caleçon. + +--«Il est tout neuf. Allez-vous faire le difficile? Pour un jour, vous +n'en mourrez pas!» + +Je remercie; j'accepte un vieux paletot, au plus, en attendant que le +mien soit sec, mais je ne vais pas jusqu'au linge de dessous, pas encore +du moins. + +On a en moi une telle confiance qu'on m'a prié de tenir la caisse. + +Parfaitement! + +D'abord, Monsieur Vernet ne travaille pas quand il est en vacances. Il a +dit à sa femme: + +--«Tu sais, arrange-toi: je ne veux ici me mêler de rien.» + +Il a dit cela pour la forme, pour la galerie que je suis. Car jamais +Monsieur Vernet ne se mêle de rien. Il s'en garde. + +Or les comptes un peu compliqués ennuient Madame Vernet. Elle s'y perd, +et me crie de venir à son secours. Quand nous réglons une dépense de +lait, de fruits à l'auberge, elle me passe son porte-monnaie, «sans +faire semblant», au moment où mes mains se trouvent, par aventure, +croisées derrière mon dos. Les paysans pensent que je le tire de ma +poche. Je paie, et je demande, avant de le refermer: + +--«Mesdames, voulez-vous me permettre de vous offrir encore quelque +chose?» + +Comme on dit au théâtre, j'entre dans la peau du bonhomme qui régale. +J'ouvre ce porte-monnaie d'autrui avec une telle aisance que, par +imitation instinctive, les paysans ouvrent la bouche en même temps. Il +m'arrive de le mettre dans ma poche jusqu'au prochain débours. On ne +songe pas à me le réclamer. Je marchande, je fais des économies, je +calcule comme un régisseur ladre par intérêt, et, pour ma peine, je +m'accorde le mérite de ne point grappiller, de ne pas me rendre coupable +de la moindre petite volerie. + + + + +XXXI + +ATOMES CROCHUS + + +Ai-je jamais été plus heureux que maintenant? Je me soude aux Vernet, +assez égrillard pour Monsieur Vernet, qui aime les discours de +gaillardise, assez sentimental pour Madame Vernet, qui parle toujours de +son âge et ne le dit jamais, assez gamin pour faire coucou avec +Marguerite. Je me propose de mener à bonne fin la pleine conquête de ces +trois êtres, de les rendre miens, d'en extraire ce qu'ils pourront me +donner de suc. Je tirerai d'eux une béatitude temporaire. Par une +dernière pusillanimité d'esprit, je n'ose pas compter franchement ce que +me fourniront ces dames; mais je fixe l'apport précis de Monsieur +Vernet: il sera le danger avec lequel on joue, sans gros risque. + +Il n'est guère défiant. Sa présence me gêne moins qu'un souvenir. Je le +craindrais davantage s'il était mort. + +Quelquefois je m'efforce, par amusement, de faire naître en moi contre +lui une jalousie factice. J'ai beau me le représenter dans le même lit +que sa femme, il ne me fait pas l'effet de coucher avec elle. Dupe +encore d'un mirage, je ne vois pas Monsieur Vernet, mais le mari de mes +lectures. Je me l'imagine en bonnet de coton, la bouche ouverte. Il +s'endort tout de suite, et ne se réveille que pour sauter sur la +descente de lit. Lui et sa femme se trouvent côte à côte par hasard. Ils +ne se touchent pas. Il y a entre eux de la place pour un. Elle ne le +voit que de dos et peut laisser trembler ses deux seins à l'air, sans +péril. + +Ainsi je m'arrange un mari commode, selon mes besoins. + +Et ma jalousie ne veut pas venir. + + + + +XXXII + +THÉORIES + + +«Mon» mari n'est pas faux de toutes pièces, et, vraiment, Monsieur +Vernet prend de sa femme une part autre que la mienne, celle que je +désire. Il pense qu'on doit respecter la mère des enfants qu'on a ou +qu'on pourrait avoir. + + + +MONSIEUR VERNET + +Physiquement parlant, doit-on traiter sa femme comme une maîtresse? + +HENRI + +Je ne suis pas marié. + +MONSIEUR VERNET + +Innocent! Ferez-vous à votre femme ce que vous faites à vos maîtresses? + +HENRI + +Dame! si elle veut! + + + +Monsieur Vernet s'arrête, me regarde. Je suis sérieux. Il reprend sa +promenade, et de temps en temps plante sa canne en terre, comme pour +jalonner ses paroles. + + + +MONSIEUR VERNET + +Écoutez-moi, mon ami. J'ai plus du double de votre âge; j'ai le droit et +même le devoir de m'écrier: «Ne faites pas ça; je vous en supplie, ne +faites pas ça!» + +HENRI + +Ça-quoi? + +MONSIEUR VERNET + +Vous m'entendez bien. Marié trop jeune, je n'ai jamais eu de maîtresse. +Mais je sais, et vous le savez mieux que moi, gredin, quelles libertés +on peut prendre avec une fille. Or, gardez-vous de croire que votre +femme est une fille, voilà ce que je tenais à vous dire. + +HENRI + +Une femme est une femme. + +MONSIEUR VERNET + +Erreur! Avec le mariage la caresse devient une chose grave. Ah! certes, +personne, dans un fumoir, dans une réunion d'esprits libres, dans un +_a-parte_ de sexe fort, ne goûte plus que moi les confidences +graveleuses, où l'obscénité s'en donne à coeur joie. Je confesse qu'il +m'est agréable, comme à tous les honnêtes gens d'ailleurs, de me +débarbouiller à mon heure avec un peu de fange. Je m'offre une petite +débauche pour rire et n'en suis que plus rangé après. Mais ne badinons +pas, s'il vous plaît, avec le saint amour du ménage. Ma femme m'adore et +je l'aime; eh bien! je puis vous affirmer que, hors ce qu'il faut +savoir, elle ne sait rien de rien. + +HENRI + +Merci. + +MONSIEUR VERNET + +Tenez, il me vient à l'esprit une comparaison juste et poétique que je +vous engage à méditer, non seulement comme écrivain, mais encore comme +moraliste. La pudeur de la femme est un mur mitoyen. N'allez pas, +imprudent, le dégrader vous-même, car il s'effritera, à la longue fera +brèche, et les voisins entreront chez vous. + +HENRI + +Délicieux. + +MONSIEUR VERNET + +Oh! pas d'illusions. Il faut compter avec la perversité instinctive de +la femme. Elle a des curiosités; elle pose de petites questions; elle +furette et met son joli nez partout. Plus d'une fois, Madame Vernet m'a +tâté sur ce terrain; mais j'ai si bien fait la bête, qu'elle a fini par +n'y plus penser. + +HENRI + +Et vous, Monsieur Vernet, est-ce que vous avez aussi fini par n'y plus +penser? + +MONSIEUR VERNET + +Vous voudriez me faire avouer mes frasques. + + + +Il les avoue et en invente. Il se noircit par fausse honte. Mais je ne +crois pas à ses vices, et je voudrais serrer la main de cet homme, qui +n'a sans doute jamais embrassé sa femme sur le ventre. + + + + +XXXIII + +LE NAVET + + +J'aime entendre Monsieur Vernet me parler de Madame Vernet. Il la fait +goûter par avance, communique dans l'oreille des renseignements précis, +posément, comme s'il voulait donner le temps de prendre des notes. +Toutefois, soucieux de la respecter même absente, il se contente de la +décolleter, lui déshabille le buste au plus, et n'insiste que sur ses +qualités morales. + +--«Elle vaut mieux que moi!» dit-il sans envie. + +Il ne lui tient jamais tête, et la cite comme un auteur célèbre, en lui +rendant hommage. Sa manière de l'aimer m'attendrit, me rend scrupuleux. +Oh! Madame Vernet n'abuse pas. Peut-être se sent-elle si supérieure que +cela lui est égal. Jamais elle n'oblige Monsieur Vernet à mesurer la +distance intellectuelle qui les sépare, et plutôt elle le fait valoir. + + + +MADAME VERNET + +Mon mari trouvait cette toile si belle que je lui ai dit: Achète-la, +va!--Tenez, voilà un article de journal que mon mari déclare très-bien. + + + +Monsieur Vernet s'y trompe lui-même. + + + +HENRI + +Vous aimez les tableaux? + +MONSIEUR VERNET + +J'en raffole. + + + +Et il cause peinture de façon à faire pleurer un peintre, car dès qu'il +a dit: «Est-ce rendu? hein!» son sens critique s'arrête net, comme pris +dans une ornière, embourbé. + +C'est surtout devant moi que Monsieur et Madame Vernet se font petits, +en s'opposant l'un à l'autre. Ils rivalisent d'humilité. Mais Madame +Vernet est de première force. Elle porte la culotte sous sa robe: on ne +voit rien. Le ciel ne lui a pas donné d'enfants, sans doute parce +qu'elle avait déjà un mari. Elle le dorlote, lui change elle-même son +tricot. De ma chambre, à travers le plancher, j'entends: + + + +MONSIEUR VERNET + +Blanche, fais moi mes ongles! + + + +Elle montre en toute circonstance, même quand il en est besoin, le +dévouement d'une religieuse garde-malade. Ce matin, j'ai dû la consoler. +Elle pleurait, assise sur le banc de la butte. + + + +HENRI + +Qu'est-ce que vous avez, chère Madame? + +MADAME VERNET + +Rien. + +HENRI + +Je m'en vais. + +MADAME VERNET + +Oh! vous pouvez rester, car enfin, si je pleure, c'est à cause de vous. + + + +Madame Vernet en larmes n'est plus jolie. Elle fait une vilaine grimace +enfantine et devrait apprendre à pleurer avec grâce. + + + +HENRI + +De moi, Madame? Je n'y suis point. + +MADAME VERNET + +Oui. Hier soir, à table, au dessert, au moment où tout est permis, quand +on se jette des serviettes à la tête en faisant les fous, sans songer à +mal, il paraît que je vous ai appelé «navet sculpté». + +HENRI + +Ah! ah! très drôle. Vous me faites rire, et pourtant je n'en ai pas +envie. + +MADAME VERNET + +Alors pourquoi riez-vous? Alors mon mari m'a grondée, alors je lui ai +dit que c'était pour rire. Il m'a répondu qu'on ne plaisantait pas avec +ces choses-là, que je vous avais fait de la peine, qu'il en était sûr, +qu'il l'avait bien vu. + + + +Madame Vernet a le hoquet. Les mots sortent difficilement, un à un, et +elle multiplie les «alors» en petite fille ânonnante. + +J'hésite. La délicatesse de Monsieur Vernet me touche, si les larmes de +Madame Vernet me chagrinent. + + + +HENRI + +Mais, chère Madame, c'est de la vraie douleur que vous éprouvez. +Calmez-vous. Je ne me souviens pas de votre spirituel bon mot. Et puis, +êtes-vous sûre d'en être l'auteur? Je l'avais déjà entendu quelquefois. +C'est une expression consacrée, bien que le mot «marron» soit +ordinairement employé. + +MADAME VERNET + +On ne se moque pas des gens comme vous le faites. + +HENRI + +Cette manière en vaut une autre. Je vous affirme que vous ne m'avez pas +froissé. Je prendrais même votre saillie comme une flatterie si elle +n'avait été l'occasion d'un incident fâcheux entre vous et Monsieur +Vernet. Sa sévérité m'étonne; mais si quelque chose me peine, c'est de +vous voir dans un tel état, en mon honneur. Je vous demande pardon. + +MADAME VERNET + +C'est moi qui vous demande pardon. Ça m'a échappé. + +HENRI + +Non, faites excuse, c'est moi, j'y tiens. + +MADAME VERNET + +Ah! mon mari a l'air bon. Il l'est, le plus souvent, presque toujours. +Mais, au fond, c'est un homme de fer, et quand il grossit sa voix, je +passerais par un trou de souris. + +HENRI + +Vous exagérez un peu. + +MADAME VERNET + +Je vous assure qu'il y a chez cet homme des sautes d'humeur telles qu'il +franchirait tout, d'un bond, en me broyant. + +HENRI + +Prenez garde, Madame, séchez vos yeux, voilà l'homme de fer qui monte. + +MONSIEUR VERNET + +Qu'est-ce que tu as? + + + +Sa voix est grosse en vérité, mais bonne. Je me tiens sur la défensive, +prêt à empêcher une rencontre. + + + +HENRI + +Franchement vous avez été dur pour elle. Votre feinte d'étonnement ne +trompe personne. Je sais tout. Le navet. + +MONSIEUR VERNET + +Quoi! Elle y pense encore? Ma Blanchette, tu n'es pas raisonnable. +Jugez-en, Monsieur Henri. Elle me dit, cette nuit, craintive, collée à +moi: «J'ai eu la comparaison malheureuse; Monsieur Henri s'en +formalisera.» Je réponds: «Bast! Monsieur Henri n'est pas susceptible!» +Elle reprend: «Tout de même, cela n'a pas dû lui plaire.»--«Ah! fais-je, +c'est autre chose!» + +Elle continue, se tourmente, m'accable de ses «Crois-tu?--Quelle est ton +idée?--Mets-toi à sa place!» Elle m'ennuie, dit des bêtises, au lieu +d'en faire, jusqu'à ce que je m'endorme. Voilà tout. Vous lui en voulez? +Fouettons-nous le chat? + +HENRI + +Lui en vouloir? Mais, braves amis, vous chatouillez ma vanité juste au +creux, et mon être se lève ainsi qu'une pâte fermentante. + + + +Nous nous demandons pardon tous les trois, l'un après l'autre, ensuite +en choeur. Madame Vernet a satisfait le besoin qu'elle avait de pleurer. +Nous nous tenons les mains, comme si nous voulions danser en rond, et le +plus ridicule des trois n'est pas celui que chacun pense. + +MONSIEUR VERNET + +Ma parole! je crois que la femme a la sensibilité des balances dont on +se sert pour peser l'or. + + + +En ce qui le concerne, il déclare se moquer comme «d'une guigne, de l'an +quarante ou de sa première chemise», de la beauté des hommes. Il faut et +il suffit en effet qu'un homme soit intelligent. Or, Monsieur Henri +pourrait porter du mérite au marché, etc., etc. + +Monsieur Vernet aplatit, aplatit mon amour-propre, en maniant le +compliment comme une demoiselle en bois sur une aire de grange. + + + +HENRI + +Hélas! je sais que je suis laid! + +MONSIEUR VERNET + +C'est affaire de goût. Moi, je vous trouve beau. + +N'est-ce pas, Blanche, qu'il serait plutôt beau? + +HENRI + +Vous croyez? + + + +Je montre mon visage comme un habit de confection. On m'affirme qu'il ne +m'irait pas mieux s'il avait été fait sur mesure. + + + +MADAME VERNET + +Tenez, ces termes qui me viennent à l'instant rendront ma pensée avec +exactitude: vous êtes beau de laideur. + + + +Je souris et perds pied dans ma mélancolie. + +Aucune sonde n'en toucherait le fond. + +Un mouchoir imbibé d'eau fraîche éteint les dernières piqûres de rouge +aux paupières de Madame Vernet. + + + +HENRI + +Allons, faites la paix. + + + +Je pousse Monsieur Vernet et lui donne de petites tapes dans le dos. + +Sur la pointe du pied, en équilibre instable, il résiste et ne comprend +pas. + + + +HENRI + +Mais allez donc! Seriez-vous implacable? + + + +Du doigt, je lui désigne un point sur la joue de Madame Vernet entre le +coin de la bouche et le lobe de l'oreille. + + + +MONSIEUR VERNET + +Comment! vous voulez? + +HENRI + +Mais oui. Quel homme ulcéré vous faites! Il est l'heure de vous +désenvenimer. Je crois que vous rougissez. Faut-il que je me retourne? + + + +Monsieur Vernet se décide, embrasse l'endroit indiqué, comme il est +prescrit. + + + +HENRI + +Bien! À l'autre joue maintenant! + + + +Et Monsieur Vernet recommence. + + + + +XXXIV + +LE BAISER + + +À chacun son tour. J'ai eu, moi aussi, mon baiser. Il m'est tombé au +moment où je l'attendais le moins. Les choses ont avancé sans nécessité. + +Monsieur Vernet et Marguerite venaient de partir pour le bain. Selon nos +conventions, j'étais monté dans ma chambre pour travailler. Je +travaillais, comme toujours, en regardant par l'oeil-de-boeuf la danse +des flots de la mer. C'est ma petite pénitence de chaque matin. Je l'ai +demandée moi-même et la fais scrupuleusement, entière. Il y va de ma +réputation de piocheur, de nègre littéraire. Mais si la petite troupe de +bateaux pêcheurs de brèmes ne défilait pas devant moi, coquette et +voiles retroussées, si les trois-mâts, à l'horizon, ne glissaient pas, +dans leur écume, pareils à de fortes dames imposantes qui montrent en +promenade la dentelle blanche de leur jupon, j'aurais vite une +indisposition d'ennui. Il n'est point trop de la grande mer pour me +tenir compagnie. + +J'ai senti qu'on entrait. Il ne m'est pas venu l'idée de tourner la tête +du côté de la porte. Je n'ai eu que la peur de l'élève qu'on surprend à +ne rien faire. J'ai vite pris ma plume, feuilleté un livre, écrit un +mot, et, un pouce enfoncé dans l'oreille jusqu'à la garde, feint +l'application, le recueillement, l'indifférence aux bruits. Le dos gros, +l'être parcouru d'un frisson d'inquiétude, j'appréhendais la chute de +quelque chose, une petite tape sur l'épaule, la chiquenaude d'un +doigt-ressort. + +Et je me suis dressé, à la sensation, en un point du cou, d'une brusque +succion chaude, et j'ai vu Madame Vernet, pâle, se reculer, les mains +jointes. + +J'éprouvais de l'embarras sans plaisir. Je ne savais plus ce qu'elle +voulait, et je ne trouvais rien à dire. Les mains appuyées sur le +rebord de la table, les jambes molles, je courbais la tête, comme pris +en faute. + +--«Vous devez me juger mal!» me dit-elle d'une voix implorante, +étouffée, qui s'éloigne et va s'éteindre. + +J'eus l'esprit de répondre: + +--«Non, pas du tout!» + +Elle s'était tenue d'abord sur la défensive. Mon attitude piteuse +l'affermit. Elle fit un pas en avant, posa le bout de ses doigts sur mon +bras, comme pour réveiller un somnambule qui dort debout et me dit: + +--«Vous m'en voulez, sans doute?» + +Je répondis encore: + +--«Non, pas du tout!...» + +Elle paraissait indécise. Enfin, après un silence, les lèvres pincées: + +--«Vous êtes singulier! J'attendais un autre accueil.» + +Une lourde stupidité pesait sur moi. Il faut le dire, je n'avais jamais +sérieusement cru que l'adultère de Madame Vernet se réaliserait. J'y +pensais souvent, j'en caressais complaisamment les images; mais il avait +la séduction d'une beauté littéraire. + +Il devait passer, tandis que nous converserions. Et voilà que je me +trouvais devant lui. Il était là, matériel, en chair vivante et +palpable, m'épouvantant. + +Il me disait: + +--«Il est temps! Il est temps d'empoigner cette femme, de la serrer sur +ton coeur, de la vider pour la rejeter ensuite. Il est temps de tromper +Monsieur Vernet. Peut-être en mourra-t-il. Mais il est temps de +t'installer à sa place, de lui voler sa femme en mangeant sa soupe. Il +est temps d'être misérable pour de bon, car c'est fini de rire. + +«En outre, prépare-toi à tout, car ce brave homme de mari peut, au lieu +de larmoyer, prendre un revolver et te casser la tête. Cela arrive. +Assez rêvassé. Vis! Fais vite!» + +Madame Vernet s'impatiente; elle me serre le bras fortement. + +--«C'est un supplice! Parlez donc. Vous me faites souffrir!» + +Je me décide à répondre, avec un sourire niais: + +--«C'est donc vrai! Tu m'aimes donc?» + +Mais elle, qui se serait donnée si je l'avais enlacée, brutal et muet, +trouve que je la soufflette trop tôt en paroles. + +--«Ne me tutoyez pas!» dit elle. + +Elle fixe les planches de sapin de ma chambre comme si elle y suivait +encore la vibration de mon tutoiement. + +Je ne sais plus ce qu'il faut faire ou dire. Je ne sais plus! Nos mains +s'étreignent, cependant. Je lui offre ma chaise. Je lui offrirais aussi +bien du papier à lettre, de quoi écrire. + +Elle murmure: + +--«Nous sommes coupables!» + +À qui le dit-elle? Je veux faire de l'esprit: + +--«Ne le serons-nous jamais davantage?» + +Voilà encore un mot qui lui déplaît. Elle va me dire: «Restons-en là», +et partir. + +Mais, elle non plus, elle ne sait pas où nous en sommes. Elle lève sur +moi ses bons grands yeux qui se brouillent, et s'efforce de me regarder. + +Je préfère cela. Qu'elle pleure! Pleurons tous les deux, elle assise à +ma table, moi tantôt me promenant, tantôt accoudé dans l'ovale de +l'oeil-de-boeuf. Nous nous oublions l'un l'autre. Il y a peut-être dans +cette chambre étroite une jolie femme et un jeune homme qui la désire, +mais il y a surtout deux êtres qui sont effrayés sans savoir pourquoi, +parce que le souhait de l'un s'est accompli trop vite, parce que les +nerfs de l'autre se sont brisés dans une seule crise, parce qu'enfin +l'instant de bonheur est venu. + + + +HENRI + +Franchement, nous ne sommes pas gais, chère Madame. Calmez-vous donc! +vous allez vous faire du mal. + +MADAME VERNET + +M'aimez-vous, au moins? + +HENRI + +Si je l'aime! Elle me demande si je l'aime!... + + + +J'élève et j'abaisse les bras, lentement. Puis je l'embrasse sur le +front, sur les yeux, comme en fonction. Je pourrais compter en même +temps. + +C'est ainsi. Je ne vois pas Madame Vernet; je vois la situation que nous +nous sommes faite, la vie qui se prépare aux événements indevinables, +l'adultère qu'il faudra consommer. + +Quand Madame Vernet, à un bruit de pas dans l'escalier, se sauve et +m'envoie un baiser de toute la largeur de sa main, je le lui renvoie +machinalement, comme si je jouais au volant avec une petite fille, sans +entrain, pour lui faire plaisir. + + + + +XXXV + +PRISE D'HABITUDE + + +MONSIEUR VERNET + +Que se manigance-t-il derrière ce front? Depuis deux jours vous me +faites une tête! Vous travaillez trop. + + + +Son rire n'a rien d'infernal. Il s'intéresse sincèrement à ma santé! Ce +qui s'est passé entre Madame Vernet et moi ne l'a point changé. + + + +HENRI + +Ne faites pas attention. Je suis souvent en proie à des inquiétudes. Je +ne sais pas prendre la vie pour ce qu'elle vaut. Je la dramatise. + +Et pourtant, jamais adultère ne fut,--comment dire?--plus innocent que +celui de Madame Vernet. Notre crime restera longtemps ébauche. Monsieur +Vernet ne s'absente pas seul; Marguerite appelle à chaque instant sa +tante, et dans cette maison de verre il faut ouater ses soupirs. Les +pêcheurs Cruz nous donnent l'exemple: ils se meuvent comme des crabes +dans une caisse d'eau. De notre côté, nous avons saisi la manière +savamment silencieuse de défaire nos souliers, de les poser par terre, +de remuer nos cuvettes, de tousser en serrant les lèvres, et de nous +étendre sur nos lits sans les faire gémir. + +Quand Madame Vernet peut monter dans ma chambre, nous nous parlons +enroués. + +Comme elle m'avait donné une mèche de ses cheveux, je lui ai dit que +cela m'avait fait bien plaisir, mais je n'en ai pas redemandé. + + + +MADAME VERNET + +Où l'avez-vous mise? + + + +Je ne sais pas. Je veux serrer ma «maîtresse» contre moi, mais elle se +dégage et met un doigt sur sa bouche: + +--«Si on nous entendait!» + +En effet, je perds toute prudence. Madame Vernet me rationne. Elle fixe, +chaque matin, à son lever, ce qu'elle m'accordera dans la journée. Elle +ne veut pas encore que je la tutoie. + +--«C'est trop tôt. Plus tard. Nous verrons.» + +D'un naturel temporiseur, elle marche sur de la glace craquante. + + + +HENRI + +Mais vous, au moins, tutoyez-moi. Cela me serait si doux! + + + +Elle prend une demi-mesure. Le «tu» et le «vous» disparaissent autant +que possible de ses phrases. Je ne sais plus à qui elle s'adresse. + +Quand je cherche ses lèvres, elle me donne sa joue et prétend que c'est +la même chose, que c'est aussi bon, et s'en va, me laissant interdit, +mes bras déployés. Ma bouche, vainement tendue, rentre en elle-même. + + + +MADAME VERNET + +Ce sera gentil de nous aimer ainsi. + +HENRI + +Un peu long! + + + +Elle est rajeunie, me parle trop de mon avenir, et me promets de n'être +jamais «un obstacle dans mon existence». + + + +MADAME VERNET + +Je ne vous aime pas au sens ordinaire du mot aimer. + + + +Je n'entends rien à ces subtilités, et je me préoccupe seulement, durant +ses courtes apparitions, de baiser au vol un bout d'oreille, une +paupière. Je saute pour agripper des cerises trop hautes. + + + +MADAME VERNET + +Je vois que vous ne me comprenez pas. Il est vrai que je vous aime, et +je vous l'ai montré en étourdie. Est-ce une raison pour me traiter ainsi +qu'une femme de rien? + +HENRI + +Vous voudriez jouer à la maman et me prendre sur vos genoux? +Impossible! + +MADAME VERNET + +Il me faudra donc céder. Je ne suis pas une coquette. Je me garderai de +vous faire souffrir. Vous verrez que nous nous en repentirons. + +HENRI + +Puisque vous vous résignez, je vous accorde du répit. + +MADAME VERNET + +Merci, et pour te donner une marque de mon affection, tu vois, je te +tutoie. Mais je ne le ferai que de temps en temps. + +HENRI + +Pourquoi pas toujours? + +MADAME VERNET + +Ces hommes, avec tout leur esprit, ne devinent rien. Oui, ça me gêne de +te dire «tu» continuellement. + +HENRI + +Même quand personne ne nous écoute? + +MADAME VERNET + +Oui. Il faut que je sois préparée, entraînée, que les circonstances s'y +prêtent, que mon attitude m'y force. Enfin il faut que ça vienne tout +seul, dans la conversation. Autrement, c'est drôle. Tu ne trouves pas? + +HENRI + +Non. Moi, je suis toujours entraîné. Je n'ai pas besoin de suivre un +régime comme un boxeur anglais, un cheval de course. + + + +Monsieur Vernet l'appelle. + +--«Travaille!» me dit-elle en se sauvant. + +Elle aussi veut que je travaille. Tous conspirent contre mon repos. +Marguerite s'en mêle, et me demande parfois: + +--«Ça coule-t-il, Monsieur Henri?» + + + +HENRI + +Oui, ça coule, comme ci, comme ça. + +MARGUERITE + +Vous avez de la chance. Au couvent, quand je fais une narration +française, jamais ça ne coule. + + + + +XXXVI + +ÉCRIRE! + + +Non, ça ne coule pas du tout! + +Madame Vernet m'a dit: + +--«Savez-vous ce que je voudrais? Je voudrais vous voir faire une belle +oeuvre, un roman par exemple, qui me serait dédié et où vous mettriez un +peu de moi!» + +Elle m'a demandé cela, timide, en regardant ses doigts. J'ai promis. +J'ai toujours promis, sans hésitation, aux gens qui m'ont paru le +désirer, de leur dédier un roman de mon crû où je raconterais leurs +histoires. Je fais même l'offre de mon propre mouvement. Quand je +couchais avec des filles, je ne manquais point de décliner mon titre +d'homme de lettres avec ostentation. + +--«J'écrirai sur toi un article dans un journal pour te faire de la +réclame!» + +Très peu ont accepté cet engagement comme prix d'une nuit d'amour. + +Chaque matin, Madame Vernet vient chercher des nouvelles de son roman. +J'ai pris au lycée l'habitude de dormir, avec l'air de lire mon livre, +les coudes cimentés sur la table, le menton au creux de mes mains. +Encore aujourd'hui, il me suffit de m'asseoir dans cette attitude pour +provoquer le sommeil. Madame Vernet s'y trompe. Elle attend que j'aie +fini de travailler, que je me réveille, retient son souffle et ses +gestes, en arrêt sur mon inspiration, coite comme une perdrix surprise. + +--«À la bonne heure!» dit-elle, si je me retourne, les yeux clignotants. + +Elle veut voir. Je la repousse avec fermeté. + +--«Non, quand ce sera fini!» + + + +MADAME VERNET + +N'allez pas vous fatiguer, vous tuer pour moi. + +HENRI + +Cessez de vous alarmer. + + + +Si je lui disais que je ne fais rien, elle en serait froissée et me +répondrait: + +--«Je ne vous inspire donc pas?» + +Elle se croit aussi muse qu'une autre pour l'homme qu'elle aime. + +Je frotte vivement mes mains: + +--«Mâtin! ça marche! Encore quelques pages comme celles-ci, et je +n'aurai qu'à me présenter au guichet de l'opinion publique pour toucher +la gloire!» + +Elle a confiance comme moi, me baise au front, presque saintement. + + + +MADAME VERNET + +Je te laisse, mon poète: continue! + + + +Et elle s'en va se promener--sans m'emmener. + +Que c'est embêtant d'écrire! Passe d'écrire des vers! On peut n'en +écrire qu'un à la fois. Ils se retrouvent, et à la fin du mois on joint +les deux bouts. Et puis, il y a la rime qui sert de crochet pour tirer, +hisse! hisse! jusqu'à ce que le vers se rende, se détache entier. + +Passe même d'écrire une petite nouvelle! C'est court comme une visite +de jour de l'an. Bonjour, bonsoir, à des gens qu'on déteste ou qu'on +méprise. La nouvelle est la poignée de mains banale de l'homme de +lettres aux créatures de son esprit. Elle s'oublie comme une relation +d'omnibus. + +Mais écrire un roman! un roman complet, avec des personnages qui ne +meurent pas trop vite! + +Mes jeunes confrères me l'ont dit: + +--«Tu réussis les petites machines, mais ne t'attaque jamais à une +grosse affaire. Tu manques d'haleine, vois-tu.» + +J'en conviens, j'ai besoin de souffler à la troisième page, de prendre +l'air, de faire une saison de paresse; et quand je retourne à mes +bonshommes, j'ai peur, comme si j'allais traîner des morts sur une route +qui monte, comme si je devais renouer avec une maîtresse devenue +grand'mère pendant mon absence. + +Je me revois en classe après ma majorité. Mais j'ai mon oeil-de-boeuf à +côté de moi, sous la main. Des bateaux s'en vont, d'autres rentrent et +se déshabillent de leurs voiles. Le flot monte; les vieux rochers se +couvrent d'écume, pères de famille vénérables mais ivres qui +renverseraient, en buvant, de la mousse de champagne dans leur barbe. + +La mer est légèrement moutonneuse. Un invisible menuisier, +infatigablement, lui rabote, rabote le dos et fait des copeaux. N'y +tenant plus, je cours rejoindre mes amis qui se baignent. + + + + +XXXVII + +LA PLAGE + + +Celle de Talléhou est toute petite. On marche pieds nus sur un sable fin +et doux comme un ventre de femme. On se baigne sans cérémonies. Une +femme debout au creux d'un rocher, la main en garde-crottes sur ses +yeux, feint de regarder quelque chose au loin, un vapeur. On cherche. + +Cependant elle se déshabille par escamotage: on la retrouve en costume +de bain. + +Avec des gestes chasseurs de mouche, elle s'avance à la rencontre de la +mer. Elle pousse des cris, et s'exerce à sautiller en l'air, comme un +jouet mécanique, à se jeter sur la tête, les épaules, les seins, des +pleines mains de sable mouillé et de filandreux varech. La mer a beau +faire le chien couchant: dès qu'elle s'approche, la baigneuse s'enfuit, +plaintivement gloussante, vers son rocher. + +C'est ainsi que se baignent presque toutes ces dames. Galamment, le +maire avait fait planter deux poteaux, tendre des cordes «pour faciliter +leurs ébats natatoires», disait-il. Elles eurent peur, non de l'eau, +mais de ces cordes, qui se tordaient comme des serpents dans leurs +jambes. En outre, elles prétendaient qu'on apprend mieux à nager sur le +bord. La mer, en colère, a roulé les cordes, arraché les poteaux, +emporté le tout. + +Ces dames adorent les rondes entre elles, se tiennent par la main. Elles +tournent, fouettées d'éclaboussures, frénétiques avec des rires de +sauvagesses qui vont faire un bon repas, manger le missionnaire garrotté +et cuisant à petit feu. + +De temps en temps un baigneur aimable les avertit. + +--«Doucement, Mesdames. Pas par là: vous vous trompez. La mer est de ce +côté.» + + + +UNE BAIGNEUSE + +Tous les jours c'est la même chose. Qu'il pleuve ou vente, je prends +mon bain. Le docteur me l'a recommandé. + +UNE AUTRE + +Ne trouvez-vous pas que l'eau salée porte mieux que l'eau douce? + +UNE AUTRE + +Je l'avais déjà remarqué: on se sent d'une légéreté! Il ne faudrait pas +faire d'imprudence: une vague vous enlèverait comme une plume. + +UNE AUTRE + +Commencez-vous un peu à nager? + +UNE AUTRE + +Oui, mais je n'aime pas me mettre sur le dos: il m'entre de l'eau dans +les oreilles. + +UNE AUTRE + +J'avoue que je ne fais pas encore bien aller les épaules. Mon mari m'a +pourtant montré hier soir, sur un petit banc. + +UNE AUTRE + +On se baigne, n'est-ce pas, pour son plaisir. On ne tient pas à faire du +genre. + + + +Un phtisique, sur un tabouret, regarde les baigneurs. Sa tête maigre, +douloureuse, supporte péniblement un immense chapeau de paille, à l'abri +lui-même sous une ombrelle blanche à doublure verte. Il ne peut pas +tenir en place, veut sans cesse s'asseoir ailleurs, et il semble +toujours qu'il s'assied pour la dernière fois. Ses coudes, ses genoux +crèvent l'étoffe. Sa bouche grande cherche un peu de vie. + +Soudain de l'une des cabines sort un vieux prêtre en costume de bain +noir. Ces dames se le désignent et chuchotent avec respect. Il porte une +cuvette en zinc et un mouchoir blanc. Il descend à la mer, en courant à +petits pas, trempe ses doigts dans l'eau et fait le signe de la croix. +Laminé par l'âge, il se ratatine pudiquement, le corps en demi-cercle, +si effacé qu'il paraît vouloir montrer son dos de tous les côtés à la +fois. + +Ces dames se sont tues, comme s'il allait officier. Il emplit sa +baignoire, la soulève, et verse l'eau froide sur son crâne, les pieds +joints, le corps droit, découpé en charbon sur le vert-bouteille de la +mer. + +Il jette la cuvette, s'enveloppe la tête dans le mouchoir qu'il noue +sous le menton, s'avance au milieu des flots, se baisse pour enfoncer +plus vite, se retourne sur le dos, et se laisse emporter, les bras +étendus. + +Régulièrement il plie les jambes, les genoux à fleur d'eau et les détend +avec force. La lame le voile. On ne distingue plus que la tête +enveloppée dans le mouchoir blanc, et, quand une vague le soulève, il +ressemble à un christ d'ébène hors de service qui s'en va à la dérive, +couché sur un matelas et pris d'une rage de dents. + + + + +XXXVIII + +POINTS DE VUE + + +Madame Vernet a fait choix d'un costume collant, révélateur, couleur de +chair tendre, transparent. Les regards se posent sur elle en guêpes. +Elle sent la piqûre, mime l'effarouchement, la honte. L'étoffe mouillée +fait feuille de papier à cigarette. Elle la pince du bout des doigts, la +tapote, mais le tissu retombe et s'appuie. Elle est vêtue de caresses. +Quel amant frénétique, à l'étreinte ubiquitaire, pourrait serrer ses +formes d'aussi près? Madame Vernet imite la cane et s'assied par terre. + +Nous sommes autour d'elle une rangée de messieurs intéressés. Nous n'en +perdons pas un méplat. L'apparition d'un morceau de chair fait ciller +les paupières. Chaque mari se braque sur la femme du voisin et oublie la +sienne. On s'amuse. + +Les dames aussi s'amusent. Quand un homme sort de l'eau, ruisselant, les +cheveux pleureurs, moulé ou de pauvre académie, elles savent apprécier, +sourire, tousser. C'est entre les deux sexes un discret échange +d'attitudes. Un peignoir s'ouvre au moment où les attentions sont fixes, +se ferme à la façon des burnous. Des gorges baillent, des reins roulent +et se croisent. + +Nous jouons en outre au jeu de l'ensevelissement. Une baigneuse se +couche, et des mains actives travaillent à la recouvrir de sable. Les +principales élévations sont les pieds et les seins. Un frétillement, un +soupir, et tout s'écroule. Il faut appeler à l'aide. La plage entière +s'y met et se partage l'ouvrage. Un monsieur prend une cuisse pour lui, +un autre se réserve le ventre. Deux associés unissent leurs efforts +autour des hanches. On fait la chaîne, comme dans les incendies. La +baigneuse lutte contre tous avec des éclats de rire qui la secouent. +C'est doux, c'est chaud, c'est bon. + +Elle crie: + +--«Pas dans le cou! pas dans les oreilles!» + +C'est fini, tout a disparu jusqu'au menton. On peut chercher. Il ne +reste pas à l'air un point gros comme la tête d'une épingle. Ces +messieurs n'ont plus rien à faire. Ils s'essuient le front et parlent de +leur appétit. Sous son édredon de sable, la baigneuse déclare qu'elle va +mourir, et, soufflant à peine, les yeux clos, languissante, elle allume +ses pommettes. + +À qui le tour? + + + +MONSIEUR VERNET + +On ne fait de mal à personne. Regardez Monsieur et Madame Vilard qui +rentrent à leur cabine. + + + +C'est un ménage renommé au loin pour sa bonne entente. Vieux mariés +déjà, ils s'aiment comme au premier jour. Ils se déshabillent ensemble +dans la cabine du prêtre, qui est l'oncle de Monsieur Vilard, se +baignent ensemble, s'apprennent mutuellement à nager, se tiennent par la +main, se saluent, mêlent leurs exclamations de joie et ne sortent de +l'eau qu'ensemble, en se donnant le bras. Amaigris par l'amour, ils +sucent tout le jour des pastilles de chocolat que parfois ils échangent +de bouche à bouche, dans un baiser. Ils brûlent, ils se consument, +indifférents aux quolibets des hommes et aux avertissements des +docteurs. Tous les six mois le mari est obligé d'aller à l'hôpital. + + + +MONSIEUR VERNET + +L'eau éteint le feu. La mer ne peut pas les calmer. Au contraire, elle +les ravive. Vous allez voir. + +HENRI + +Qu'est-ce que je vais voir? Ils sont rentrés. + +MONSIEUR VERNET + +Vous allez voir! Vous allez voir! + + + +Ses narines vibrent au fumet d'un bon plat. Les messieurs, oubliant la +baigneuse qui fait la morte dans son cercueil de sable, épient la cabine +et se consultent. + +--«Avez-vous vu?» + +--«Non. Vous vous trompez, je crois.» + +Ils s'avancent de quelques pas, penchés. + + + +HENRI + +Qu'est-ce qui va se passer? On dirait que vous guettez un lapin. + +MONSIEUR VERNET + +Chut! voyez-vous qu'elle remue? + +HENRI + +Qu'est-ce qui remue? + +MONSIEUR VERNET + +La cabine. Tenez, la voyez-vous? + +HENRI + +Après? Toutes les cabines remuent quand il fait du vent, et quand il y a +quelqu'un dedans. + +MONSIEUR VERNET + +Mais la leur remue parce qu'ils se font ça. + +HENRI + +Expliquez-vous. + +MONSIEUR VERNET + +Eh oui, ils se font ça. Quelle explication voulez-vous? Vous ne +comprenez donc rien aujourd'hui? Ils se font ça après leur bain, chaque +fois, sans manquer, sur les planches mêmes, dans leur boîte d'un mètre +cube. + + + +Monsieur Vernet me fait des signes de la main, me prie de me taire, de +le laisser entier à ses observations. + +--«Prêtez-moi donc votre lorgnette, vite, vite», dit quelqu'un. + +C'est empoignant. Les dames regardent de côté. La baigneuse enterrée se +met sur son coude, et, dans les flots, une autre baigneuse reste +immobile, droite, vainement heurtée par la vague, naïade inquiète. + +Mais le vieux prêtre, retour du large, ramasse sa baignoire, et courant +à petits pas sur la grève, s'en va frapper à la porte de la cabine. + +Grelottant, dégouttant, avec sa cuvette de zinc sous le bras, il +ressemble maintenant à une marchande de maléfices qui vient de faire, +par une averse, ses provisions pour le prochain sabbat et attend qu'on +lui ouvre. + + + + +XXXIX + +PAS DE GÂCHAGE + + +J'aime de plus en plus mes amis pour le bon motif. Je ne me hâte pas +vers l'inévitable fin, vers le moment où je serai l'amant obligatoire de +Madame Vernet, vers l'irrémédiable. Il est heureux que Monsieur Vernet +soit, comme on dit, constamment sur notre dos, et je voudrais lui garder +toujours une affection sans trouble, une estime sans réticences. Je suis +comme les autres. Il n'y a encore que les bons sentiments pour me +réconforter. Jamais une saleté morale, même réussie et faisant honneur à +mon adresse de préparateur, ne m'a contenté pleinement. L'amitié de +Monsieur Vernet m'est chère, et le souvenir de la bonté de son coeur +m'impressionnerait dans le mal. Aussi, tandis que les frayeurs de Madame +Vernet retardent notre chute, et parfois la rendent improbable, +j'apporte de mon côté à la réalisation de nos désirs mes cailloux +d'achoppement. + +Quand, dans ma chambre, nous nous excitons sans mesure, que les caresses +irritent notre impatience, et que «cela va tourner au vilain», j'écoute, +l'oreille tendue vers l'escalier, un bruit qui nous interrompe. Il +m'arrive de m'arrêter trop tôt, d'être en avance sur le signal d'alarme. + + + +MADAME VERNET + +Voyons, n'est-ce pas gentil de nous aimer ainsi? + + + +Comme je n'ai qu'une chaise, je la garde d'abord pour moi, et, frottant +mes genoux, j'invite Madame Vernet à venir s'asseoir dessus. Elle n'en +est pas encore là et refuse. Je lui cède la place, et nous feuilletons +mes calepins de vers. Elle a remarqué que j'étais «susceptible», et les +apprécie tous en bloc, beaucoup. + + + +HENRI + +En voilà qui ne sont pas mal. Je les ai faits en dix minutes, à trois +heures du matin, avant de me coucher. C'est la nuit que je travaille le +mieux. Il m'en vient quand je dors. Je me lève, j'allume ma bougie, je +mets mes vers sur un bout de papier, et je me recouche. Je me suis +relevé jusqu'à dix fois; ma descente de lit était couverte d'allumettes. + +Ceux-ci, je les ai composés sous un arbre, par une pluie battante. Mon +calepin était trempé. Mon crayon se délayait, comme quand on écrit avec +une plume sur du papier buvard. + +Ceux-là? je ne peux pas vous dire... + +MADAME VERNET + +Pourquoi? pourquoi? + +HENRI + +Je les ai tracés sur le dos d'une femme, oui, pendant qu'elle remettait +sa jarretière. C'était un pari. J'ai gagné. Il y en a douze. Vous pouvez +compter. J'en ai fait de plus mauvais. + +MADAME VERNET + +Quel était l'enjeu? + +HENRI + +Le pupitre! + + + +Où vais-je chercher les choses que je dis? Je raconte les origines de +chaque vers, ses succès dans le monde, la peine qu'il m'a coûté, et, les +désignant l'un après l'autre du bout de mon crayon bleu, je bonimente. +De ma main libre, je flatte la taille de Madame Vernet, sa joue. Elle me +repousse. Je reviens. Nous dévidons de la soie. Quand elle a dit: + +--«Ils sont jolis!» + +à ma crispation involontaire, elle ne manque pas de se reprendre et +ajoute: + +--«Ils ne sont pas jolis: ils sont beaux!» + + + +MADAME VERNET + +Je ne suis pas en peine de vous: vous irez loin. + + + +Je branle la tête et fais l'incrédule. + + + +MADAME VERNET + +Si, si, vous irez loin. C'est moi qui vous le dis, et quelque chose qui +ne me trompe pas, j'en suis sûre, me le dit à moi. Victor Hugo est mort: +vous remplacerez Victor Hugo. + + + +Cette fois, je proteste: + +--«Ah non! permettez, n'exagérons rien!» + +Elle insiste, mutine: il me faut céder. + +--«Eh bien! oui, là, je remplacerai Victor Hugo. Entendu!» + +Elle est sincère, en ce moment, la chère femme! Mais si, dans quinze +jours, trois semaines, sa prédiction ne s'est pas réalisée, elle en sera +tout étonnée, commencera de trouver le temps long, et doutera déjà de +moi. + + + + +XL + +DIRECTEUR DE CONSCIENCE LITTÉRAIRE + + +J'efface un à un les péchés de son goût. + + + +MADAME VERNET + +Vous devriez me composer une petite bibliothèque qui me serait +personnelle. + +HENRI + +Volontiers. + +MADAME VERNET + +Qu'y mettrez-vous? + +HENRI + +_Madame Bovary_, d'abord. C'est l'histoire d'une dame qui est un peu +comme vous. Elle ne sait pas ce qu'elle veut et finit par en mourir. + +MADAME VERNET + +Pauvre femme! Est-ce bien écrit, au moins? + +HENRI + +Assez bien, comme ça, oui. + +MADAME VERNET + +Et il n'y a pas de choses trop fortes? + +HENRI + +Des choses trop fortes? + +MADAME VERNET + +Des saletés, enfin, comme dans Zola. + +HENRI + +Non, je vous le garantis. C'est propre comme votre âme, et d'un luisant! +Vous pourriez vous y mirer. + +MADAME VERNET + +De qui est-ce? + +HENRI + +De Flaubert, Madame. Flaubert Gustave. + +MADAME VERNET + +Je connais. Vous m'en aviez souvent parlé. N'a-t-il pas fait un autre +livre qui a un titre drôle, un titre qui m'a frappée: _La Tentation de +saint Antoine_? Ce doit être raide, hein. + +HENRI + +Très raide. Je ne vous le conseille pas: vous n'iriez pas jusqu'au bout. + +MADAME VERNET + +Et après, qu'y mettrez-vous? + +HENRI + +Un peu de Balzac? + +MADAME VERNET + +J'en ai lu. Les descriptions m'ont arrêtée. Est-ce qu'il y a des +descriptions dans tous ses livres? + +HENRI + +On en retrouve par ci, par là. + +MADAME VERNET + +Alors pas de Balzac, si cela ne vous fait rien. + +HENRI + +Ça m'est égal. Ce que j'en dis, c'est pour causer. D'ailleurs je suis de +votre avis. Les descriptions embrouillent; on perd le fil: c'est +agaçant. + +MADAME VERNET + +Et après, qu'y mettrez-vous? + +HENRI + +C'est comme si nous jouions au corbillon. J'y mettrai un peu des +Goncourt, un tout petit peu, pour donner du goût. + +MADAME VERNET + +Je les connais aussi ceux-là. Vous ne faites qu'en parler. Deux frères +qui s'aimaient bien, n'est-ce pas? + +HENRI + +Ils s'adoraient. + +MADAME VERNET + +C'est gentil, ça. Lequel des deux est donc mort, déjà? + +HENRI + +Le plus jeune. + +MADAME VERNET + +Lequel des deux écrivait le mieux? + +HENRI + +Le plus jeune, naturellement, puisqu'il est mort. + +MADAME VERNET + +Qu'est-ce que vous me donnerez des Goncourt? + +HENRI + +_Renée Mauperin_. C'est encore l'histoire d'une jeune fille qui ne sait +pas ce qu'elle veut et qui en meurt. + +MADAME VERNET + +Pauvre fille! Ensuite. + +HENRI + +Ensuite _Germinie Lacerteux_: c'est l'histoire d'une servante. + +MADAME VERNET + +Oh! non! pas de bonne. Ces gens-là savent-ils aimer? + +HENRI + +Voulez-vous _Madame Gervaisais_? Cela se passe à Rome. + +MADAME VERNET + +J'aime beaucoup les livres de voyage. + +HENRI + +_Soeur Philomène_. Il s'agit d'une Soeur d'hôpital. + +MADAME VERNET + +Est-ce qu'il y a des tableaux de la souffrance humaine? Oui? N'en +parlons plus. Je me trouverais mal à chaque instant. Qu'est-ce que nous +prendrons de Zola? + +HENRI + +Rien, à cause de votre odorat. Vous me demandez mon avis: je vous le +donne. + +MADAME VERNET + +Mais il faut du Zola dans une bibliothèque de choix. Je suis une femme +mariée. La délicatesse a des bornes. Ne dirait-on pas que vous me prenez +pour une petite fille? Je vous assure qu'il m'est tombé, par hasard, +sous les yeux, quelques passages de _Germinal_ et de _la Terre_, ceux +qui ont fait le plus de bruit, et je ne les ai pas trouvés si «choses». +Et puis, en souvenir des beautés de premier ordre, il ne faut pas se +montrer sévère pour les taches. Allons, accordez-moi quelques volumes de +Zola. + +HENRI + +Vous les aurez tous, chère femme de mon coeur. + +MADAME VERNET + +Ensuite. + +HENRI + +Tenons-nous-en là pour l'instant. Nous continuerons demain la revue. +Nous remplirons encore quelques casiers avec ce qui reste d'écrivains en +prose pour dames, et nous demanderons ensuite aux poètes s'ils n'ont pas +en réserve quelques poésies de derrière les fagots, pour faire la bonne +bouche. + +MADAME VERNET + +N'oubliez pas au moins qu'un rayon tout entier, capitonné de soie, est +destiné à vos oeuvres futures, richement reliées. + +HENRI + +En peau de chagrin d'amour, avec des fers spéciaux, ceux que vous m'avez +mis au coeur. C'est la grâce que je me souhaite. Allons déjeuner! + + + + +XLI + +ÉGLISES + + +Généralement, après déjeuner, nous visitons une église, toutes les +églises que le bon Dieu a fait faire dans les environs. Nous lisons +d'abord les inscriptions des croix. L'épitaphe d'un enfant nous excite à +dire: «Pauvre petit!»; celle d'un vieillard, «qu'en somme il était en +âge de mourir et qu'il n'a pas à se plaindre: la mort, en ce cas, est +plus dure pour ceux qui restent que pour ceux qui partent!» + +Nous avons une manière brusque de retirer le pied quand nous marchons +par mégarde sur une tombe, et, prudemment, nous écartons les hautes +herbes des sentiers. Une poule noire dérangée s'envole avec un cri +perçant: nous frémissons. + + + +MADAME VERNET + +Ne croirait-on pas que c'est une âme? + +MONSIEUR VERNET + +Elle ne montera pas haut dans le ciel: elle est trop noire. + + + +C'est la première plaisanterie d'une longue série. Nous plaisantons +parce que nous avons vaguement peur. Nous entrons dans l'église en +hésitant, comme on s'enfonce dans l'eau froide. + + + +MONSIEUR VERNET + +On a beau n'être pas dévot: cela fait toujours quelque petite chose. + + + +Marguerite a trempé sa main dans l'eau bénite jusqu'au poignet et nous +en offre. Incapable de refuser, j'essuie ma part avec mon mouchoir, et +Monsieur Vernet, moins esprit fort, laisse égoutter la sienne au bout de +ses doigts. Le premier sacrilège seul coûte. Cette insulte à l'eau +divine non suivie d'une punition immédiate nous encourage: nous pouvons +regarder l'église en amateurs, et nous serions hommes à remettre nos +chapeaux si la fraîcheur ne nous semblait douce. L'église est nue et +suintante, mais la chaire et son escalier sont d'un bois tellement vieux +que Monsieur Vernet parle hardiment de style Renaissance. Il monte en +tâtant la rampe, ouvre la porte de la chaire, égratigne les moulures, +flaire les trous de mites, et n'oublie pas de crier: + +--«Mes chers frères!» + +--«Oh! Victor! Oh! mon oncle,» disent ensemble Madame Vernet et +Marguerite, qui prient à genoux. Je n'en pense pas moins. Monsieur +Vernet s'en tient là. L'éclat de sa voix l'a effrayé. L'église, personne +blessée, a gémi de toute la sonorité de ses voûtes, et Monsieur Vernet +descend, penaud, sa raillerie coupée en deux. + +Il regarde respectueusement des vitraux, des crosses, des agneaux frisés +aux pattes croisées sous le menton. Ces dames achèvent leur prière. Je +me promène de long en large, mon chapeau me battant les cuisses, et +j'admire le catholicisme non comme religion, mais comme poésie. Je fais +retentir aussi mes talons sur les dalles pour produire des «échos». + +Nous sortons. Marguerite est déjà à son poste, la main pleine d'eau +bénite. Mais nous n'en avons pas besoin, puisque nous sortons. Nous +écartons le buste avec un merci sec, et, sous le portail même, lestés +d'une impression pénible, nous nous couvrons par un geste de défi. Notre +impertinence se redresse comme une herbe foulée. Monsieur Vernet dit +leur fait aux curés. + + + +MADAME VERNET + +Il faut un peu de religion, mais pas trop. Je trouve ridicules les +détails, les cérémonies. Je crois en Dieu, voilà tout, et au diable dans +une certaine mesure. + + + +Marguerite cueille un coquelicot sur une tombe. Elle le mettrait à son +corsage, si quelqu'un voulait parier avec elle n'importe quoi. Elle en +arrache les feuilles écarlates et les fait claquer entre le pouce et +l'index. + +De mon côté, par négligence ou bravade, je butte contre des mottes, je +marche au bord des allées et j'écrase les pieds des morts. + + + +MONSIEUR VERNET + +On respire. + + + +Il ferme la porte du cimetière. + +Autour du clocher, les corbeaux tracent leurs cercles, poussent leurs +croassements, agacent le coq muet, comme pour le provoquer à donner de +la voix. + + + +MONSIEUR VERNET + +Quand ils ne sont pas dedans, ils sont dessus. + + + +Il rit. Nous rions tous. + + + + +XLII + +PROMENADES ET BEAUX SITES + + +Il n'est rien de trop simple pour la simplicité de nos goûts. Nous nous +arrêtons à chaque ferme afin de boire du lait. Marguerite seule, moins +naturelle que nous, ose avouer que le lait lui fait mal au coeur. + +--«Votre pain est-il noir, ma brave femme?» + +--«Oh non, Monsieur, il est bien blanc, au contraire, aussi blanc que +celui du boulanger.» + +Nous poussons un «Oh!» de désolation. + +La brave femme ne nous comprend pas. Elle ne nous comprend jamais. Elle +nous offre des chaises, et il faut employer la force pour qu'elle nous +permette de nous asseoir sur un banc de bois boîteux et poli comme un +front d'enfant, tant il a râpé de culottes, qui le lui ont bien rendu. + +La brave femme demeure bouche bée, une chaise dans chaque main. + +--«Vous seriez pourtant mieux là-dessus, dit-elle: c'est de la paille +toute neuve.» + +Je me lève: + +--«Écoutez, je vous en supplie, laissez-nous votre banc. Sinon, nous +nous mettrons par terre, à la turque, ou en tailleurs. Nous ne sommes +pas venus ici pour étrenner vos chaises: tenez-vous-le pour dit!» + +J'ajoute: + +--«Allons! donnez-nous votre pain blanc, puisque vous n'en avez pas de +noir, et apportez-nous du lait!» + +--«C'est-il vrai que vous voulez du lait, mon petit monsieur?» + +--«Mais, ma brave femme, vous n'y êtes plus! Quand on entre dans une +ferme, c'est pour boire du lait. Les fermes, ç'a été inventé pour que +les gens qui sont à la promenade puissent y boire du lait, quand ils +sont las et qu'il fait chaud.» + +--«Mais, mon petit monsieur, il n'en reste plus qu'une goutte pour +mettre dans notre soupe ce soir. Les vaches ne sont pas tirées.» + +--«Tirez-les. Nous attendrons en mangeant une omelette!» + +--«Alors il faut que vous attendiez aussi que les poules aient pondu. +J'ons vendu tous nos oeufs au marché, hier.» + +Je promène sur l'assistance un regard découragé. + +--«Ce n'est pas la peine de venir à la campagne pour faire comme dans +les villes. Soit! Tordez-nous donc le cou à un lapin!» + +--«Un lapin? mais, mon bon Monsieur, j'ons point de lapins. Qu'est-ce +que j'en ferions donc? Un lapin, ça mange comme une vache; et qué que ça +se vend? Rien du tout.» + +--«À votre tour», dis-je à Madame Vernet, en me rasseyant. + +Elle s'y prend mieux que moi, car, pour obtenir de la brave femme +quelque chose à manger, elle l'interroge sur ses travaux, ses habitudes, +son mode d'existence, et complimente sa bonne mine, sa corpulence. + +--«Que vous devez sans aucun doute à l'air pur des champs!» + +--«Oh, ma chère petite dame (elle nous trouve tous petits), j'ai pas +seulement le temps d'aller le respirer!» + +--«Vos enfants sont toujours dehors?» + +--«Dame! Quoi que j'en ferais donc à la maison, dans mes jambes?» + +--«Ils doivent être vigoureux et beaux?» + +--«Ils profitent: ce n'est pas parce que je suis leur mère, mais je vous +garantis que, le dimanche, pour aller à la messe, ils sont tapés.» + +--«Vous en attendez encore un sous peu?» dit Monsieur Vernet en +regardant le tablier de la brave femme, tandis que Marguerite émiette du +pain aux poules. + +--«Pardon! mon bon monsieur, pas pour le moment. Je suis restée enflée +comme ça de mon dernier!» + +«Et pis, dit-elle, quoi que ça sert de se dégonfler à chaque fois pour +se regonfler à chaque fois? Je ne suis-t-y pas plus à mon aise en +restant toujours la même?» + +Et elle se met à rire, agitant son ventre, secouant ses cottes blanches +de farine. + +Monsieur Vernet longe les murs jaunis, inspecte l'intérieur d'une +armoire à lit, des casseroles, des bues, se propose d'en acheter une +pour sa cheminée, s'arrête devant les assiettes à fleurs rangées +derrière des lattes de bois. + +--«Voulez-vous m'en vendre une, ma brave femme?» + +--«Une assiette! pour quoi faire? Seigneur Dieu!» + +--«Je la pendrai dans ma salle à manger, et, en la voyant, je penserai à +vous. Combien?» + +--«Elles m'ont coûté à moi cinq sous, l'une dans l'autre!» + +--«En voilà vingt!» dit Monsieur Vernet. + +La brave femme se demande pourquoi on lui paie un franc tout entier une +assiette achetée un quart de franc et dans laquelle elle a mangé. + +--«Mon bon monsieur, dit-elle, celle-là est cassée: prenez-en une +autre!» + +Monsieur Vernet hausse les épaules. Nous sortons, mais nous reviendrons. +Nous promettons toujours de revenir. + +--«Il n'y a pas d'embarras, dit la brave femme: revenez si vous voulez.» + +J'offre à Monsieur Vernet de porter l'objet d'art, l'assiette. Il fait +des façons. J'insiste. + + + +MONSIEUR VERNET + +Alors, chacun à son tour. + +HENRI + +Soit. Mais rappelez-moi le mien: je suis capable de l'oublier. + + + +Bientôt, en effet, je n'y pense plus. + + + + +XLIII + +FLIRTAGE EN PLEIN AIR + + +Il y a moins de danger sur la route que dans ma chambre. Marguerite est +là. Monsieur Vernet nous surveille. Nous ne flirtons qu'avec des clins +d'yeux, des chuchotements, des pressions de bras ou des frôlements de +hanches. Nous jouons «à celui qui courra le plus fort!» J'enlève +prestement Madame Vernet quand je l'attrape, et je sens son corps peser +sur moi. Elle court mal à cause de ses robes et de ses coudes, et plus +on est près d'elle, moins elle court vite. Son ardeur décroît comme la +distance qui nous sépare. + +Je l'assieds sur une borne, essoufflée; j'attends qu'elle ait repris +vent et je lui tiens des propos qui sont pures bagatelles. + + + +HENRI + +Vous êtes une levrette, une plume, une ombre, et sous votre doux poids +j'ai cru que j'allais mourir. + +MADAME VERNET + +Holà! que j'ai chaud! Vous me tuez. + + + +Les frisons de sa nuque sont collés par la sueur. Elle trempe ses pieds +dans la fraîcheur de l'herbe. Elle fait des efforts de tête pour tirer +son cou du col, lève les bras, remue les poignets afin de permettre à +l'air d'entrer dans les manches, de se glisser jusqu'aux épaules, de se +blottir aux aisselles. + +Nous nous amusons comme des enfants sous l'oeil amical de Monsieur +Vernet. Je l'appellerais, à l'exemple de Marguerite, mon oncle, si je ne +craignais de réveiller en lui le sanglier qui dort. Madame Vernet me +prie de respecter au moins son mari, si je ne la respecte pas +elle-même. + +Je prends Monsieur Vernet à part. Son assiette sous le bras, il épluche +une baguette. + + + +HENRI + +Est-elle folâtre, Madame Vernet! + +MONSIEUR VERNET + +Elle ne sera jamais plus jeune. + +HENRI + +Vous n'avez pas peur? + +MONSIEUR VERNET + +De qui? de quoi? + +HENRI + +Je ne sais pas, mais à votre place je ne serais pas trop, trop +tranquille. + +MONSIEUR VERNET + +Parce que? + +HENRI + +Parce que si Madame Vernet est jeune, je le suis plus qu'elle encore. + +MONSIEUR VERNET + +J'ai une absolue confiance en elle. + +HENRI + +Bien. Mais en moi? + +MONSIEUR VERNET + +En vous aussi. + + + +Il me regarde fixement, l'air grave et bon. Ce simple mot, si simple, me +touche plus que je ne le voudrais. Je serre la main de Monsieur Vernet. + + + +HENRI + +Vous avez raison, mon cher Monsieur Vernet. Toutefois parlons d'une +manière générale, sans faire de personnalité. Si cela arrivait! + +MONSIEUR VERNET + +J'espère que, d'abord, ma femme vous cracherait au visage. + + + +Il a dit cela d'une telle façon que je me détourne, comme pour éviter +réellement un peu de salive. Je souris jaune. + + + +HENRI + +Bien entendu, Monsieur Vernet, il ne peut pas être question de moi. +Encore une fois, nous ne faisons que des hypothèses, et, mettant les +choses au pis, nous supposons, et tous deux ensemble, comme deux amis de +collège ou de régiment, nous découvrons par hasard que votre femme vous +trompe. + +MONSIEUR VERNET + +Alors, je vous fusillerais, dans le dos! + + + +Ainsi, j'ai beau me mettre de son côté, Monsieur Vernet me renvoie +obstinément au camp ennemi. J'ai poussé trop loin dans son âme la +perquisition. En l'interrogeant, j'ai peut-être tout avoué. + +Mais non, je badinais, n'est-il pas vrai? et je ris au point que mes +dents claquent. C'est le frisson de la petite mort qui passe. + +Nous sommes sur une belle route blanche, en plein jour, en plein soleil, +entre deux haies qui nous pénètrent de leurs émanations odorantes, et +mon coeur bat, pris de panique, comme par une nuit noire peuplée de +cauchemars. + +Ç'a été court. + +--«Cet Henri, crie Monsieur Vernet à sa femme, a des idées d'un +biscornu!» + +Je ne le laisse pas achever, et, leurs mains à tous deux en paquet dans +les miennes: + +--«Mes chers amis! finisse plutôt ma vie que notre bon accord!» + + + +MADAME VERNET + +Qu'est-ce que vous avez? + +HENRI + +Rien que la joie de vous avoir connue. Rien que du bonheur plein moi. + + + +Je suis heureux qu'un mendiant vienne au-devant de nous. Il a entendu +mon appel. D'ordinaire, nous ne donnons jamais au mendiant de tout le +monde. Ce n'est pas dans nos idées. Le rêve de Madame Vernet, par +exemple, serait d'avoir un pauvre pour elle seule, qu'elle irait voir +dans sa mansarde, au-dessus de beaucoup d'étages, un pauvre dont elle +surveillerait la moralité, qui n'accepterait rien des autres, et que peu +à peu elle ferait riche. + +--«Allons, dis-je, pour une fois!» + +Et je tire de ma poche le porte-monnaie de Monsieur et Madame Vernet, +qui s'y trouve «justement». + +Nous rentrons à la maison, traînant nos pieds dans la poussière, +contents de la journée, avec une lassitude, une faim, une soif de +«chiens». + + + + +XLIV + +LA PARTIE D'AGRÉMENT + + +Nous sommes sur le bateau des Cruz imprégné, quoique lavé ce matin à +grande eau, de la fade odeur des congres. Au fond du bateau, à l'endroit +où sont d'ordinaire les mannes de cordes, nous avons serré des paniers +de provisions. Monsieur Vernet nous a prévenus: + +--«C'est effrayant ce qu'on mange en pleine mer!» + +Le père Cruz assis à la barre et un de ses hommes debout sur l'avant +nous regardent en dessous et se font des signes. Une gaîté turbulente +nous anime, et, comme dit Cruz, chacun lance, à son tour, une rognure de +chanson. Des marsouins tournent au loin leurs roues noires, et Cruz +leur crie: «Cousin Jean! cousin Jean!» obstinément, pour les faire venir +à bord. + +Mon père avait cinq cents moutons; + J'en étais la bergère! + +chante Monsieur Vernet d'une voix à effrayer les loups. + +Je suis moins communicatif. Madame Vernet m'inquiète. Elle a pâli, +sourit hors de propos, tantôt bâille au vent, tantôt, les lèvres +pincées, semble retenir de force un secret. Adroitement, elle prépare +son public. + +--«Je sens que je vais peut-être avoir le mal de mer!» dit-elle. + +À ces mots, elle se retourne et vomit. + +--«Soutenez-lui la tête, dis-je à Monsieur Vernet!» + +--«Bah! dit-il, ça lui fait du bien.» + + La premier' fois j' les mène aux champs, + Le loup m'en mangea quinze! lon laine, lon la! + +Les pêcheurs rient, sans oser rire, le menton dans leur tricot. + +Marguerite s'approche de Madame Vernet, lui murmure quelques mots de +garde-malade, s'installe à côté d'elle, et leurs coeurs se soulèvent +ensemble suivant un rythme lent. + + Un beau monsieur vint à passer, + Me rendit la quinzaine! lon laine! + +chante M. Vernet. + +Je fais, couché sur le dos, la théorie du mal de mer, avec des phrases +paresseuses, rampantes sur ma langue, coupées de silences, de soupirs et +de sifflements qui soulagent: + +«Le mal entre par les yeux. Il faut regarder l'horizon. Quand on n'a pas +mangé, on est moins facilement malade et on souffre plus. Quand on a +mangé, le mal vient vite et s'en va de même. Il arrive qu'on ne l'a pas +durant une longue traversée. Tel autre jour, c'est au port même qu'on +l'a, par un temps calme.» + +--«Vous ne l'aurez pas aujourd'hui, me dit le pêcheur Cruz: vous avez +bonne mine!» + +Mais, tout de suite, je fais pendant à ces dames, la tête secouée sur le +bord du bateau, tandis que Monsieur Vernet enfle sa voix vengeresse: + + Quand nous tondrons nos blancs moutons! + Vous en aurez la laine! lon laine, lon la! + +Il plaisante, infernal, nous remercie de donner aux poissons, +d'économiser chez le pharmacien. D'un bord à l'autre, entre deux +nausées, nous nous demandons de nos nouvelles, ces dames et moi. + +--«Ce n'est rien, cela va mieux: quand c'est fini!» + +--«Ça recommence!» dit Monsieur Vernet, qui interrompt nos condoléances, +jouit de notre mal comme d'une haine satisfaite, et crie à tue-tête: + + C' n'est pas la laine que je veux! + C'est votre coeur, ma belle! lon laine, lon la! + +Il s'arrête, tousse, crache, dit: «J'ai avalé de travers!», et prend ses +dispositions à côté du pêcheur Cruz, le buste hors du bateau, la figure +fouettée d'embrun au choc des lames, prêt à tomber, bon à noyer. + +C'est la débâcle des estomacs. Le bateau bondit, se cabre. D'un coup de +barre, Cruz donne debout dans une vague qui retombe en pluie fine, +mordante, acidulée et bénit notre agonie. + +Le bateau conduit à leur dernière demeure des moribonds ramassés çà et +là. Nous roulons de bâbord à tribord nos têtes décolorées. Quand je +heurte Madame Vernet: + +--«Pauvre amie!», lui dis-je. + +Elle me répond: + +--«Pauvre ami!» + +Et nous repartons, chacun en quête d'un coin de terre ferme. + +Le marin de Cruz, larguant une voile, meurtrit nos pieds; puis, sur +notre invitation, tous les deux se mettent à manger, et il nous semble +que c'est nous qu'on gave de nourriture, à coups de pilon dans la gorge, +sur notre coeur, qui se gonfle, étouffe! + +--«Dites, Cruz, sommes-nous loin du port?» + +--«Dame! Monsieur Vernet, j'avons vent debout, j'avons pas vent +arrière!» + +--«Mon brave Cruz, n'allons-nous pas bientôt rentrer?» + +--«Oh! si j'étions attaché au cul d'une vapeur, j'en aurions à peine +pour une heure, ou le quart moins d'une heure!» + +--«Mon bon papa Cruz, serons-nous arrivés avant la nuit?» + +--«Mais, ma chère petite dame, bien sûr que oui, si j'avions pas le +courant contre nous!» + +Renversant nos têtes lourdes, de métal, nous apercevons le phare et sa +lanterne incendiée par le soleil couchant. Il est là, tout près, le +phare! Il suffirait d'allonger le bras pour s'y cramponner. Mais la nuit +vient. Le soleil disparu, le phare allume sa lanterne, et entre nous et +lui la distance reste la même. Nous renonçons au port, et, nos maux un +peu calmés, nous entrons dans une vie de songe. Une demi-nuit nous +enveloppe. Les lueurs du falot illuminent la voile, et le bateau +soulève, par gerbes, les fleurs de feu de la mer. On n'entend que le +bruit du flot, ce bruit d'un tapis qu'on secoue, et le mâchement des +deux marins, qui mangent encore, accroupis sur les paniers de provisions +et les bouteilles. Les membres cotonneux, nous ne savons plus où nous +allons. Il nous serait égal de mourir. + +--«J'en ons encore pour une heure!», dit parfois le pêcheur Cruz, et +longtemps, un siècle après, il ajoute: + +--«Oui, je crois que dans une heure, une heure et demie, le port ne sera +pas loin!» + +Qu'est-ce que cela nous fait? Qu'il nous laisse sommeiller, perdre +conscience! + +J'ai un puits creusé dans le corps, et je me tiens, de toute ma force, +immobile. + +J'ai rencontré, dans l'ombre des couvertures, la main de Madame Vernet +et je la garde. Elle est toute petite, sans frémissement, comme morte. + +Bordée par bordée, Cruz avance tout de même. Sa voix lointaine nous +renseigne. + +--«Un peu de plus, je vous jetais sur les rochers.» + +Il cherche à mettre en place les feux du port, qui doivent nous regarder +comme des yeux de chat. + +Il faudra un treuil pour nous déposer à terre. Quand le bateau se cogne +à la cale, c'est une grande surprise. Je veux aider Madame Vernet à se +relever, mais cette main que je tenais est celle de Marguerite. + +Je m'en étonnerai plus tard. Nous prenons possession du sol comme des +conquérants ivres. + +--«À une autre fois!» + +--«Oui, à une autre fois!» + +Car nous recommencerons. On a le droit de se distraire dans la vie. + + + + +XLV + +IL FAUT EN FINIR, À LA FIN + + +Toute tangante encore, comme un mouton qui a un ver dans la tête, Madame +Vernet monte en peignoir à ma chambre. + + + +HENRI + +Avez-vous bien dormi? + +MADAME VERNET + +Monsieur Vernet n'a fait que gigoter, et je suis comme s'il m'avait +battue. + +HENRI + +Le mal de mer réconcilierait les chairs les plus ennemies. + + + +Car nous nous disputons, amants véritables, pour bien nous prouver notre +amour. Une fois, j'ai tiré la targette de la porte, et je n'ai ouvert +qu'après trois appels coulés dans la serrure. Une autre fois, il m'a +fallu lui demander longtemps: + +--«Qu'avez-vous? qu'avez-vous?» + +Elle ne me répondait pas, et regardait au loin par l'oeil-de-boeuf, +sorte de statue de la Bouderie en négligé du matin. + +Nous nous devenons insupportables. Notre contrainte nous exaspère. +Madame Vernet a assez joué à la muse. J'ai suffisamment apprécié +l'excellence de son âme. + +--«D'abord, dis-je, moi je ne travaille plus!» + + + +MADAME VERNET + +Suis-je une femme frivole, et pensez-vous que cette situation ne me soit +pas aussi pénible qu'à vous? Je vous aime, je vous l'ai avoué: je vous +le redis. + +HENRI + +Prouvez-le-moi. Ne vous ai-je pas accordé un assez long sursis? Jusqu'à +quand ferez-vous la fleur qui se referme quand on la touche? Est-ce +pour donner plus de prix à vos faveurs que vous les économisez avec +ladrerie? Vieux jeu, ça! Madame. La peur de perdre vous fait tricher. + +MADAME VERNET + +Ne commencez pas à mettre votre malice en calembours. Je vous ai dit: «À +Paris», et je n'ai qu'une parole. + +Elle a raison. Elle ne peut pas tomber là, en fille, sur une chaise. La +chute d'une femme comme elle exige des préparatifs, un cadre, plus de +sécurité, la certitude que nous pourrons tranquillement réparer le +désordre de notre toilette. Je m'entête pour la forme. Je lui montre une +feuille de papier blanc sur ma table. + +HENRI + +Elle est là depuis huit jours. Ma plume me paraît lourde comme un +instrument de travail, et vous m'avez mis dans un tel état d'énervement +que j'ai perdu le goût des belles lectures. + +MADAME VERNET + +C'est ce qui me désespère. Dieu m'est témoin que je ferais à l'instant, +s'il le fallait, si c'était une chose possible, le sacrifice de mon +triste honneur pour vous sauver. Je vous le déclare sans rougir, je me +livrerais sans hésiter, quand je vous vois ainsi désoeuvré, arrêté dans +votre oeuvre par ma faute, et je cherche, oui, je voudrais trouver +l'oreiller où pourront se poser nos deux têtes. + + + +L'oreiller où pourront se poser nos deux têtes! + + + +J'incline la mienne sur son épaule. + +--«Vous m'aimez-donc?» + +--«Pas comme tu crois!» + +Nous nous balançons, nous soutenant l'un l'autre, et, poursuivi, jusque +dans mes expansions, par je ne sais quel esprit de cabotinage, je +remarque dans un vieux morceau de miroir pendu à une planche l'effet de +notre accouplement. + +J'ai la joue collée au cou puissant de Madame Vernet et le nez enfoui +dans l'ouverture de son peignoir. + +--«Je vous crois, dis-je, et j'attendrai avec confiance; mais au moins +donne-moi tes lèvres.» + +--«Tiens, tiens vite!» dit-elle, aux écoutes. + +C'est une religieuse qui embrasse son cousin, à travers une grille, dans +un parloir. + +Toujours prudente, elle a entr'ouvert la porte. Je ne me presse pas, et +je prends, j'aspire, ma poitrine dans la sienne, ce qu'elle m'abandonne +de souffle humide. + +--«C'est ça, c'est ça que tu veux?» + +--«Tais-toi!» lui dis-je, les dents serrées. + +Nos lèvres se remêlent dans un baiser qui n'en finit plus, douloureux à +force d'être long, amer parce qu'après il n'y aura rien, un baiser qui +nous laisse trop le temps de penser à autre chose. + +Enfin le pas de Monsieur Vernet nous dérange: en hâte nous nous +efforçons à l'insignifiance. + + + + +XLVI + +PROPOSITION + + +MONSIEUR VERNET + +Bichette, as-tu fait la commission à Henri? + +MADAME VERNET + +Tiens, je n'y pensais plus. + + + +Ils sont embarrassés et se passent la parole l'un à l'autre. + +--«Dis, toi!» + +--«Dis plutôt, toi!» + + + +MADAME VERNET + +Mais nous allons être indiscrets. + +HENRI + +Je vous arrêterai à temps: allez toujours. + +MADAME VERNET + +Voilà: Marguerite désire prendre des leçons de natation, et comme il n'y +a pas de moniteur ici, nous avons pensé à vous. + +HENRI + +Pour lui en faire venir un. + +MADAME VERNET + +Pour le remplacer. + +HENRI + +Pour être le professeur de nage de Mademoiselle Marguerite? + +MADAME VERNET + +Oui. + +HENRI + +Tiens! + +MADAME VERNET + +Vous voyez: cela vous ennuie. + +HENRI + +Pas du tout, mais je me demande si je serai à la hauteur de mes +fonctions: j'apporterai la bonne volonté nécessaire. + +MADAME VERNET + +Elle n'abusera pas de vos instants. + + + +Je me gratte le menton: + +--«Et, dis-je, flanquant chacun de mes mots d'un point d'interrogation, +vous ne trouvez pas que c'est un peu...?» + +Madame Vernet hoche la tête: + +--«Cela se fait: c'est reçu!» + + + +MONSIEUR VERNET + +Quel mal y a-t-il? + + + +Ils me rassurent. + + + +MADAME VERNET + +Le monde n'est pas méchant à ce point. + +MONSIEUR VERNET + +Je me moque du monde. + + + +Honteux de mes vilaines idées, de me montrer le plus immoral des trois, +je m'écrie: + +--«Parfait: nous sommes chez nous. Que ceux qui ne sont pas +contents»--«aillent le dire à Rome!» conclut Monsieur Vernet, qui +souvent me prend, preste, mes expressions à même la bouche. + + + +MADAME VERNET + +Sera-t-elle heureuse, cette chère Marguerite! J'ai toujours regretté de +ne pas savoir nager. Si j'étais plus jeune vous auriez deux élèves. Mais +il est trop tard, n'est-ce pas, Victor? + +MONSIEUR VERNET + +Ce n'est pas que tu sois vieille, mais je t'accorde que cet exercice +n'est plus de ton âge. Non que je le trouve inconvenant; mais +franchement, c'est moins l'affaire d'une femme mariée que d'un homme +comme moi, par exemple, et, mon cher ami, quand vous aurez un petit +moment, une minute, après la leçon de Marguerite... Oh! sur le dos +seulement. Le reste me connaît. + +HENRI + +Entendu, cher Monsieur Vernet. Mes bras vous seront ouverts. + +MADAME VERNET + +Je vous regarderai, moi. + +MONSIEUR VERNET + +Cela vaudra mieux. Qu'en pensez-vous, Henri? + +HENRI + +En effet, quoique, après tout... + +MONSIEUR VERNET + +Je méprise autant que vous l'opinion des autres; mais il y a des bornes. + +HENRI + +Vous avez raison. + + + +Déjà, comme professeur, je vante ce que j'enseigne. Il est des +passerelles vermoulues. On peut tomber au milieu d'une rivière. Que +faire? + + + +MONSIEUR VERNET + +Si quelqu'un se noie sous nos yeux... + +HENRI + +Il faut le laisser se noyer, Monsieur Vernet. N'allons pas si vite. +Votre bon coeur vous emporte. Ne tentez jamais la mort. + +MONSIEUR VERNET + +C'est vrai. Quand commençons-nous? + +HENRI + +Demain, si vous voulez. + +MONSIEUR VERNET + +C'est dit. J'appelle Marguerite pour lui annoncer la bonne nouvelle. À +propos, est-il besoin de quelque appareil? + +HENRI + +Non, j'opère seul, sans outil, les manches simplement relevées. Tout le +monde peut voir: rien dans les mains, rien dans les pieds. N'achetez +qu'une ceinture pour Marguerite, vous savez, une ceinture de +gymnastique, avec un anneau, une boucle où je puisse mettre mon doigt. + + + + +XLVII + +LES IDÉES DE MADEMOISELLE MARGUERITE + + +Elle est singulière. Elle ne fait pas de mots. Elle n'a pas une théorie +à elle sur l'homme, l'amour et le mariage. Elle joue, et, si je pose, ne +s'en aperçoit pas. Nous parlons de son couvent, des chères soeurs, de +ses amies, et nous nous adressons mutuellement des questions de +géographie et d'histoire. Il m'est impossible d'en obtenir une +confidence graveleuse, dont elle me chatouillerait le creux de l'oreille +comme avec une plume. Elle ne cache rien. Elle ignore. Je tâche de +connaître sa pensée de derrière les reins: elle n'en a pas. C'est +surprenant! Elle sort du couvent et n'est point corrompue jusqu'aux +moelles. Elle a lu sans les comprendre les inscriptions des cabinets; +elle a passé entre les mignarderies perverses des petites amies et les +sensuelles chatteries des soeurs, candide, toute fraîche. Voilà qui me +déroute. + +Je m'acharne en confesseur. + +--«Qu'est-ce que vous faisiez au couvent?» + +Elle recommence avec volubilité: + +--«On se levait, on priait, on mangeait. On repriait, on faisait la +classe, on cousait, on jouait, on se couchait.» + +--«C'est tout?» + +--«Oui, êtes-vous drôle?» + +Je regarde au fond de ses yeux, penché au bord de leur eau claire. + +--«Qu'est-ce que vous avez à me fixer ainsi comme ça? Vous voulez jouer +à celui qui fera baisser les yeux de l'autre?» + +Nous nous obstinons. J'en ai mal aux prunelles. Elle veut avoir le +dernier regard. J'ai affaire à une rouée vicieuse, qui déjà, peut-être, +connaît l'homme. Elle n'en a pas peur, et j'ai du bleu au bras autant +qu'une femme de lettres à ses mollets. Car nous luttons pour nous +reposer de nos causeries instructives. + +Le combat s'engage par de petites tapes vite lancées, aussitôt rendues. +Les coups de poing suivent, enfin l'empoignement. Elle me donne de la +tête en plein estomac. Je mets la main sur mon coeur, j'aspire une +bouffée d'air, et je dis: «Fameux!» + +Dans les entr'actes, nous faisons rouler nos biceps; puis on se reprend, +front contre front, les poignets tenaillés, les jambes nouées. Si je la +soulève comme un plomb, elle mord. + +--«Ah! dis-je en m'asseyant par terre, quand vous aurez un mari, ça +tapera dur.» + +--«J'en veux un fort!» dit-elle. + +--«Fort et gros, un percheron: de quelle couleur? brun, naturellement!» + +--«Non, plutôt noir, avec de la barbe!» + +--«Vous n'aimez pas les rouges?» + +--«On dit qu'ils sentent mauvais!» + +--«Merci!» + +--«De rien. Encore une partie: voulez-vous?» + +--«Encore une!» dis-je résigné. + +Et pareils à des béliers furieux qui cossent, nous nous chassons d'un +bout du jardin à l'autre, frappant du pied le sable qui crie, poussant +des clameurs, grinçant des dents, sauvages. + +Monsieur et Madame Vernet font des paris. Celle-ci intervient. + + + +MADAME VERNET + +Tu assommes Monsieur Henri! + +HENRI + +Laissez-la. + +MADAME VERNET + +Jouez donc, enfants que vous êtes, jouez à perdre haleine. + + + +À vigoureux coups de genoux, Marguerite me fait faire le tour du jardin. +Je me crois au cirque. Je baisse et redresse brusquement la tête, en +cheval savant, et je mets les deux pieds sur les plates-bandes. + +Ensuite, il faut sauter à la corde, exécuter des doubles, fournir du +vinaigre. Enfin Marguerite se rend. Elle se couche sur le ventre, dans +l'herbe, le souffle haletant et bat la mesure du bout de ses bottines, à +petits coups, de plus en plus espacés, jusqu'à ce que le pied retombe +mollement pour ne plus se relever. + +Sa lourde natte de cheveux s'immobilise comme un reptile qui digère et +s'endort. + + + +MONSIEUR VERNET + +Quelle gamine! + +MADAME VERNET + +O jeunesse! + +HENRI + +Quelle forte fille! + +MONSIEUR VERNET + +Et rieuse! + +MADAME VERNET + +Et pas méchante! + +HENRI + +Et bonne! + +MONSIEUR VERNET + +Et aimante! + + + +Nous défilons le chapelet aux perles blanches. + + + +MONSIEUR VERNET + +Toutefois, je ne la crois pas des plus intelligentes. + +HENRI + +Et ne trouvez-vous pas, vous, Madame Vernet, qui la peignez, qu'elle a +dans ses cheveux... une odeur? + +MADAME VERNET + +En outre elle est trop grasse. Hier soir je suis entrée dans sa chambre: +la petite dormait, les poings fermés, la bouche en ballon. J'ai relevé +le drap: elle a au ventre et aux cuisses des plis de chair qui font +peur. + +HENRI + +À son âge! quel malheur! + +MADAME VERNET + +Elle deviendra grosse. + +MONSIEUR VERNET + +Énorme! + +HENRI + +Difforme! + + + +Nous défilons le chapelet aux grains noirs. + + + + +XLVIII + +PREMIÈRE SÉANCE + + +Aujourd'hui, premier tripotage de Mademoiselle Marguerite, jeune fille +de bonne famille, par Monsieur Henri, homme de lettres. Des deux, c'est +moi le moins hardi. + + + +MADAME VERNET + +Il faut que ce soit vous pour qu'on vous confie un tel lys. + + + +Par quel bout vais-je la prendre? + +La petite plage a son aspect accoutumé. + +Le phtisique sur son pliant se tourne mélancolique et pâle vers le +soleil, et déjà les Vilard se font des gracieusetés dans l'eau. Au pied +des cabines, c'est un campement de messieurs qui se sèchent dans leurs +peignoirs, ou de dames qui travaillent, et après chaque point de +tapisserie regardent le ciel. Mais un mouvement d'attention se produit: +il va se passer quelque chose. + + + +HENRI + +Êtes-vous prête? + +MARGUERITE + +Voilà! voilà! + + + +Sa ceinture de gymnastique lui serre les reins. Elle saute hors de sa +cabine en faisant piaffe, me donne un bout de doigt que je saisis au vol +comme un écuyer, et nous nous élançons vers la mer. + +--«Tiens! tiens!» + +Quel étonnement! + +Nous aimantons les regards. Marguerite jette, à la sensation de l'eau +froide, quelques ruades qui font valoir sa jeune croupe, frappent en +plein dans la surprise de tous, emportent le morceau. + +--«Du calme! lui dis-je, s'il vous plaît.» + +Mais elle me tire, m'entraîne, m'éclabousse. Je suffoque, car j'ai +l'habitude, au bain, de craindre l'eau comme le feu, de prendre mes +précautions avec la vague, de me livrer à elle portion par portion. Je +m'y assieds ainsi que dans un fauteuil, en me relevant deux ou trois +fois comme si je l'essayais. Quand «j'en ai au ventre», je m'arrête. +C'est le passage difficile. J'imite, de la bouche, le bruit d'un pot qui +bout. Il me semble qu'on me coupe en deux avec un fil à beurre glacé, ou +que je change de chemise dans la rue, au mois de décembre, les bras +levés, enfilant des manches de neige. + +D'un coup Marguerite a changé ma méthode. Nous barbotons, et je me +cramponne à elle pour la soutenir. + +--«N'ayez pas peur!» lui dis-je. + +Elle n'a pas besoin d'être rassurée, et, battant l'air à tour de bras, +elle fait un tapage de phoque en récréation. + +--«Mademoiselle! permettez!» + +Docile enfin, elle me tourne le dos. Je passe un doigt sous la boucle de +sa ceinture, et je promène mon élève sur le flot, en lui donnant des +explications. + +--«Levez le menton. Creusez les reins. Les pieds ensemble! Doucement les +mains!» + +Elle fait ce qu'elle peut, se dépêche, avale de l'eau salée, crache et +me déséquilibre à coups de talon dans les jambes. + +Le phtisique a approché son pliant près du bord. Je pense qu'on rit sur +la plage de moi surtout, de ma maladresse de professeur. J'ai envie de +laisser Marguerite couler au fond et de m'en aller nager au loin. +Vraiment, malgré mes explications et sa bonne volonté, elle exécute les +mouvements de travers. Je lui donne des claques sur ses mollets, ses +épaules, sur tout ce qui ressort. + +--«Mademoiselle, ne vous mettez donc pas en chien de fusil!» + +Tantôt elle se dresse et prend pied; tantôt sa tête retombe, et je la +lui soutiens en creusant ma main sous son menton. Elle tourne dans la +ceinture trop large. Ça ne va pas du tout. Je voudrais être à cent pieds +sous mer! J'ai contracté un engagement qu'il me faudra tenir. Cette +nuit, sur mon lit, je préparerai mon cours, en faisant avancer et +reculer ma couverture de voyage, roulée dans sa courroie. + +--«Mademoiselle, vous vous fatiguez. Assez pour cette fois. Allez +vous-en!» + +--«À mon tour!» me crie Monsieur Vernet, qui attendait assis sur les +galets. + +--«Ah! mais non! ah! mais non! Demain, un autre jour!» + +Je fais le sourd, m'étire, et je m'éloigne du côté du large, coupant la +lame rageusement, avec un grand bruit dans les oreilles pareil à un +éclat de rire. + + + + +XLIX + +COURS COMPLET + + +La leçon de Marguerite est le spectacle du matin. Les baigneurs ne +manquent pas d'y assister. Ils jugent des poses. Je ne suis point +mécontent: Marguerite progresse, et, il faudrait être de mauvaise foi +pour le contester, je connais mieux mon affaire. Mes études dans ma +mansarde, mes exercices de cabinet donnent un excellent résultat, et je +suis en possession de mes moyens. Afin de me consacrer entièrement à +l'instruction de Marguerite, j'ai écarté Monsieur Vernet, en le +soutenant mal, en lui faisant boire une gorgée d'eau, en lui montrant, +par un tremblement factice de tout mon corps, qu'il était de trop et +que, s'il s'obstinait, je mourrais à la peine. + +Au contraire, j'ai dit à Marguerite: + +--«Je veux vous soigner et faire quelque chose de vous.» + +--«Oh! dit-elle, apprenez-moi bien à nager!» + +Je n'éprouve plus, à la manier, la gêne du premier jour. Mes mains vont, +viennent librement. Moins de paroles! Des exemples. + +Je ne dis pas: + +--«Faites marcher les jambes!» + +Mais, d'une main, la tenant fortement par la boucle, de l'autre je +prends un de ses pieds, je l'amène jusqu'à la cuisse et le renvoie avec +vigueur. Je le lâche lorsque le mouvement est exécuté d'une manière +satisfaisante, et je dirige l'autre jambe. Je surveille aussi avec une +attention continue le jeu des bras. J'ai remarqué qu'en l'aidant par le +menton, j'affectais douloureusement les muscles de son cou. Ce sera +désormais sous la poitrine même que je plaquerai solidement ma main. + +--«Appuyez-vous ferme!» lui dis-je. + +Et elle s'appuie, confiante, écrase entre mes doigts ses seins +délicats. + +Après l'exercice sur le ventre, l'exercice sur le dos. C'est notre +succès. En quelques séances, nous sommes parvenus à nous étonner. + +--«Bombez la poitrine!» + +Je n'ai plus le ton rogue, la mine ennuyée. Mes paroles se sont ouatées. +On ne prend pas les jeunes filles avec du vinaigre. Une main sous ses +hanches, l'autre sous ses épaules, je l'installe commodément sur la +vague. + +--«Vous me tenez, au moins?» + +--«Je vous tiens. Bombez, bombez!» + +Et je ne la tiens plus. Elle flotte seule, légèrement prise d'effroi, et +me regarde avec de bons gros yeux doux qui implorent, le souffle mesuré +selon mes ordres. + +Je m'éloigne un peu et je fais signe à Monsieur et Madame Vernet: + +--«Mon oeuvre!» + +Ils sourient: + +--«Voilà du merveilleux!» + +Mais ce n'est pas tout. Je saisis avec précautions dans mes mains les +pieds de Marguerite, et je les pousse, évitant les heurts, les crêtes de +vague. Elle navigue comme un radeau, comme sur des roulettes et ferme +les yeux sous un rayon de soleil. Nous nous promenons ainsi le long du +rivage. Nous excitons l'admiration, l'envie, et je suis persuadé +qu'autour de nous on se retient pour ne pas applaudir. + +Dès que Marguerite s'oublie et se creuse: + +--«Bombez! ou je lâche tout!» + +Elle se cambre d'épouvante, la tête enfoncée, la ligne de flottaison aux +coins des yeux et des lèvres, les seins et le ventre à fleur d'eau. + +Si elle était plus pâle, si ses cheveux se dénouaient, si ses mains ne +flattaient pas la vague près de sa hanche, comme le dos d'un animal +qu'on sait méchant, j'aurais l'air de ramener Virginie morte à ses +parents. + +Moi, je ne pense pas à mal. Et elle? + +Du bout des ongles, je fais «guili, guili,» à la plante de ses pieds. +Aussitôt elle m'échappe, agite les bras, veut s'accrocher à quelque +chose, et disparaît. + +Quand je l'ai relevée et qu'elle a rendu avec effort toute l'eau bue: + +--«Je ne veux pas que vous me fassiez des chatouilles», crie-t-elle. + +--«Chut! dis-je, taisez-vous!» + +Mais frémissante, comme une vierge de chapelle qui s'animerait tout à +coup sous la piqûre d'une araignée, par son attitude elle redouble ma +confusion. + + + + +L + +EN SOURDINE + + +--«Hum!» + +C'est, sur la butte, Madame Vernet qui doute. Lasse, Marguerite est +allée se coucher. Je dis avec chaleur combien je suis fier de son +application et de son travail. Monsieur Vernet fait les dix pas, et +fume. Sa cigarette scintille dans l'ombre, éclaire ses moustaches, son +nez. + + + +HENRI + +Voilà une réticence significative. Ce «hum!» m'en fait deviner long. +Trouveriez-vous mon enseignement médiocre? + +MADAME VERNET + +Je ne dis pas cela. + +MONSIEUR VERNET + +Alors qu'est-ce que tu dis? Depuis quelques jours tu fais ta mystérieuse +tête de bois. Pourquoi? + +MADAME VERNET + +Ne suis-je pas un peu la mère de Marguerite, mon ami? + +MONSIEUR VERNET + +D'accord. Ensuite? Te déplaît-il maintenant qu'Henri lui donne des +leçons de nage? N'avions-nous pas réglé cette question d'une façon +définitive sous le double rapport de l'hygiène et des convenances? + +MADAME VERNET + +Sans doute, et, bien que j'entende, moi, femme dont l'oreille est plus +fine que la vôtre, des mots à double sens, malicieux, ce n'est pas cela +qui m'inquiète, et je ferais volontiers fi des médisances si Marguerite +ne prenait ces leçons,--je puis, je voudrais me tromper, mes chers +amis,--avec un peu trop d'ardeur. + +Nous ne répliquons rien, intrigués. Madame Vernet continue. Elle a +produit son effet et laisse tomber sa phrase comme avec un +compte-paroles. + +MADAME VERNET + +Encore une fois, il est possible que je voie mal, que ma sollicitude +trouble ma clairvoyance; mais j'ai noté dans ma chère nièce un +changement, un je ne sais quoi de nouveau qui m'alarme, et j'ai voulu en +causer avec vous amicalement, avec toi, Victor, qui es un homme de bon +sens, avec Monsieur Henri, qui n'est pas un fat. + +MONSIEUR VERNET + +Bah! tu rêves. Laissons cela! + +HENRI + +Parlons-en au contraire: c'est grave. Alors, vous croyez, chère +Madame?... + +MADAME VERNET + +Je n'en suis qu'aux faibles indices. Je ne veux rien affirmer. Je désire +seulement que des précautions soient prises s'il vous paraît qu'il y a +péril. Raisonnons, cherchons ensemble. + + + +Nous nous asseyons à côté d'elle, sur le banc, sérieux. Madame Vernet +poursuit l'information, et sa voix tremble. Elle affecte une grande +liberté d'esprit, tâche de discuter sans prévention, et se montre à +propos optimiste. + + + +MADAME VERNET + +Je ne parle pas du plaisir qu'elle éprouve à sa gymnastique de chaque +matin, c'est naturel. Mais quand nous allons à la pêche aux crevettes, +n'est-elle pas toujours près de Monsieur Henri? Elle le suit de rocher +en rocher, de mare en mare. C'est au point qu'elle promène son filet à +l'endroit même où Monsieur Henri a déjà fait passer le sien. Cependant +elle est sûre de n'y trouver aucune crevette, puisque Monsieur Henri les +a toutes prises. + +MONSIEUR VERNET + +Possible. + +HENRI + +N'ai point observé ça. + +MADAME VERNET + +Monsieur Henri, vous êtes dans votre rôle de jeune homme: on n'a rien à +vous dire. Mais quand nous cherchons des coquillages, c'est plus +frappant. Vous vous traînez côte à côte, genou à genou. Vos deux fronts +se touchent. Avez-vous assez de coquilles, elle n'en veut plus. Si vous +en ramassez, elle se remet à quatre pattes. Comment expliquez-vous cela? + +MONSIEUR VERNET + +Par sa naïveté. + +HENRI + +Moi aussi. + +MADAME VERNET + +Donnez-vous la peine de voir ce qui est aveuglant. Si vous dites des +vers, elle ouvre la bouche, fascinée, le temps que ça dure. Elle en est +laide, la pauvre petite. Ne s'est-elle pas permis de déclarer qu'elle +les aimait? À seize ans! Quand vous partez et que raisonnablement elle +ne peut pas vous suivre, sa figure se décolore, comme si d'une passe +magnétique vous lui aviez enlevé son teint de fille rouge qui a un coup +de sang, qui a des habitudes d'ivrognerie. Je ris, tant c'est bête! + +HENRI + +Vous me confondez, bonnement. + +MONSIEUR VERNET + +C'est drôle! + +MADAME VERNET + +J'achève. Répondez-moi, sincères! À chaque instant, je suis obligée de +l'appeler, de courir après elle, pour compter le linge, m'aider au +ménage. Marguerite devient stupide. Un détail encore! Hier, à déjeuner, +je vous ai donné un coup de serviette sur la tête en vous disant: +«Faites donc couper votre barbe! vous êtes horrible à voir!»--«Je ne +trouve pas!» a dit Marguerite sournoisement, le nez dans son assiette. +L'avez-vous entendue? Mes bras en sont tombés. + +MONSIEUR VERNET + +Un mot! Ou ce que tu nous racontes est faux, et tu chantes, ou c'est +vrai, et dans ce cas, qu'importe? Henri est un honnête homme. + +MADAME VERNET + +Il ne s'agit pas de Monsieur Henri. Il n'est pas en danger. Il a ce +qu'il faut pour se défendre. Il ne m'a pas chargé de le surveiller, et +il pourrait me faire sentir poliment mon indiscrétion. Je ne songe qu'à +cette petite Marguerite, qui sans s'en douter, la pauvre! s'est +peut-être je le crains! hélas! irrémédiablement compromise. + + + +Monsieur Vernet s'épanouit au clair de lune. Une idée lui est venue dont +il nous fait part: + +--«Si Marguerite est compromise, nous les marierons. Mon gaillard, +répondez!» + +Je m'en garde, et me dandine gauchement. + + + +MADAME VERNET + +Victor, on ne peut pas parler gravement avec toi. + + + +Elle s'appuie du coude au banc, boudeuse. + + + +MONSIEUR VERNET + +Pour l'âge et la taille, ils iront. Je les vois descendant les marches +de Saint-Augustin. Marguerite a de la fortune pour deux. + +MADAME VERNET + +Heureusement Monsieur Henri a de la fierté. + + + +Elle vibre comme en communication avec une pile et se tourne de mon +côté, afin que je reçoive l'éloge en plein visage. + + + +MONSIEUR VERNET + +N'apporterait-il pas son talent, son avenir? + +MADAME VERNET + +Si tu crois qu'il faut à Monsieur Henri une femme de ce genre! + +MONSIEUR VERNET + +Elle en vaut une autre. + +MADAME VERNET + +Est-ce qu'elle le comprendrait? Comme corps, c'est un paquet; comme +intelligence, tranchons le mot, c'est une bûche. + +MONSIEUR VERNET + +Je te trouve sévère; mais il est certain que si tu la déprécies, tu en +dégoûteras Henri. + + + +Je me balance toujours en ricanant, et j'attends que quelqu'un de bonne +volonté me souffle une réponse, dépité parce que je dois refuser le +gâteau qu'on m'offre. + +--«Venez à mon secours!» dis-je à Madame Vernet. + +--«Véritablement, dit-elle à Monsieur Vernet, vous me stupéfiez par +votre légèreté. Vous jetez votre nièce dans les bras de Monsieur, et +j'en rougis pour vous. Je m'étonne que vous osiez employer ce procédé +devant moi.» + + + +MONSIEUR VERNET + +Ne te fâche pas. On ne peut plus rire? + + + +Madame Vernet, qui s'était levée dans son indignation, se rassied, et, +les mains jointes: + +--«Pauvre petite Marguerite!» dit-elle avec un commencement de sanglot. + + + +MONSIEUR VERNET + +Est-ce qu'elle va pleurer? Mais, Blanche, tu sais que je ne veux pas te +contrarier. + + + +Il lui prend les mains. Elle les retire, se tord les bras et se renverse +en arrière. + + + +MONSIEUR VERNET + +Ce n'est rien: ne perdons pas la tête, ne perdons pas la tête! + + + +Il la perd, car on dirait d'une femme qui se trouve mal qu'elle se +meurt. + +Comme c'est «ma première crise», je me demande ce qu'il faut éprouver. + +--«Voulez-vous que j'aille chercher de l'eau?» dis-je. + + + +MONSIEUR VERNET + +Restez plutôt. Empêchez-la de se briser contre les murs. Je crois +qu'elle a un flacon dans son sac de voyage. + + + +Il nous laisse. + +Madame Vernet enfonce ses ongles dans son corsage pour le délivrer, +mettre à l'air sa poitrine, que la dyspnée enserre. J'écarte ses bras, +qui se referment, et je l'appelle haut: «Madame! Madame!» et bas: «Ma +chérie!» + +--«Je vous en supplie, dit-elle, bien que vous soyez libre et que je +n'aie aucun droit sur vous, montrez-vous plus retenu, plus réservé, plus +froid avec Marguerite!» + + + +HENRI + +Je voulais détourner les soupçons. + +MADAME VERNET + +Non, non. Vous allez trop loin. + + + +Comme je me penche sur elle pour mieux entendre: + +--«Vous aurez votre récompense!» + +Monsieur Vernet apporte le flacon. + + + +MADAME VERNET + +Inutile--pas besoin--rentrons! + +MONSIEUR VERNET + +Il faudra l'emporter. + +MADAME VERNET + +Je marcherai seule, la main sur ton épaule, mon ami. + + + +Elle essaie de se dresser et retombe de nouveau, sanglotant à petit +bruit. + + + +MONSIEUR VERNET + +Il faut absolument l'emporter: le moindre effort l'achèverait. + +HENRI + +Je suis de votre avis. + + + +Il la soulève par les épaules. Je prends les pieds, et je ramène, par +pudeur, la robe jusqu'aux chevilles. + + + +MONSIEUR VERNET + +Doucement. + +HENRI + +Soyez tranquille. + + + +En cane, presque assis, le premier, je descends l'escalier à reculons, +avec un temps d'arrêt à chaque marche. Monsieur Vernet vient ensuite, et +de ses bras robustes supporte le précieux fardeau. Nous n'allons pas +vite, mais nous maintenons le corps en pente, les pieds plus bas que la +tête. C'est l'essentiel. Madame Vernet pleure faiblement, continûment. + +MONSIEUR VERNET + +Prenez garde. + +HENRI + +N'ayez pas de crainte. + + + +Pour monter à la chambre, nous changeons de position. À son tour, +Monsieur Vernet marche à reculons. Il fait nuit, mais les tournants de +l'escalier nous sont connus. Enfin nous arrivons sur le palier. La lune +nous éclaire maintenant. Monsieur Vernet remplace une de ses mains par +un genou, ouvre la porte, et nous déposons Madame Vernet sur le lit. +Elle pleure toujours et se laisse faire. + + + +HENRI + +Faut-il allumer une bougie? + +MONSIEUR VERNET + +Pourquoi? + + + +Il a raison: la lune entre par les deux fenêtres à flots lumineux, et +blanchit nos visages. + + + +MONSIEUR VERNET + +Aidez-moi. + + + +Il défait le corsage. Je délace les bottines. Au corset, M. Vernet +s'embrouille et le coupe. + + + +HENRI + +Faites attention. + +MONSIEUR VERNET + +Il n'y a pas de danger. + + + +Je glisse les bottines sous le lit. + +--«Couchons-la ainsi,» dit Monsieur Vernet, pris d'une hésitation +soudaine. + +Tandis qu'il soulève Madame Vernet, je tire la couverture. + + + +MONSIEUR VERNET + +Elle dort déjà. + + + +En effet, Madame Vernet a les yeux fermés, mais des larmes luisantes +filtrent au bord des paupières. + + + +HENRI + +Et vous, qu'allez-vous faire? + +MONSIEUR VERNET + +Je ne veux pas la déranger: je passerai la nuit dans ce fauteuil. + + + +Harassé, «tout patraque au moral et au physique», il s'y laisse tomber. + + + +HENRI + +Voulez-vous que je veille avec vous? + +MONSIEUR VERNET + +À quoi bon? c'est fini. Allez-vous coucher. + + + +Je jette un dernier coup d'oeil, et, à pas de loup, marchant sur les +rayons de lune comme sur la queue d'une robe de mariée, je ferme les +rideaux des fenêtres, puis, dans l'ombre: + +--«Bonne nuit, Monsieur Vernet!» + + + +MONSIEUR VERNET + +Bonne nuit, Henri, et merci. + +HENRI + +Oh! de rien. + + + + +LI + +DERNIÈRE SÉANCE + + +J'ai promis d'être froid. Je fais de grands efforts quand nous entrons +au bain. Je m'éloigne de Marguerite, le corps en arc, pour lui donner la +main, et nos bras tendus forment pont. Dès qu'elle caracole de droite et +de gauche, je l'apaise d'une pression de doigts. Je connais mon élève +dans les coins. Avec quelques défauts, c'est une belle fille, et, +comparée à la sienne, mon académie est bien vulgaire. Elle pose ses +pieds nus sur les galets sans pousser de petits cris. Elle n'a pas le +cou-de-pied fort, mais la mobilité des doigts me divertit. Ils lui +obéissent. Elle les ouvre, les ferme, lève celui-ci et tient les autres +baissés, prend un caillou au fond de l'eau et le rejette sur le rivage, +en un mot, les fait manoeuvrer comme des doigts de main. C'est très +curieux. + +Elle offre d'autres particularités. Mon toucher, dans ses promenades, +découvre des choses! Je m'instruis en palpant. + +Comme le costume de Marguerite se divise en deux, ma main se glisse +entre la veste et le pantalon. Des vertèbres ressortent dont je sens les +nodosités. + +--«Mais creusez donc les reins!» lui dis-je. + +Elle me répond, la bouche pleine d'eau: + +--«Peux pas plus!» + +Je pèse sur l'épine, vainement. Sa colonne vertébrale est ainsi. Avec un +plaisir qui se renouvelle, je constate, chaque matin, la présence de ces +«éminences osseuses», dirait un anatomiste. + +Je retourne Marguerite sur le dos. Autre surprise! De son ventre +s'échappent des espèces de borborygmes voulus. Je veux dire que ces +grondements se produisent à mon commandement, pour mon plaisir. + +--«Comment faites-vous?» + +--«Sais pas!» dit-elle. + +--«Faites voir encore.» + +--«Voilà!» + +Et par un simple mouvement des hanches, elle déplace en elle comme une +masse d'eau roulante, dont les sonorités vibrent à mon oreille collée +sur l'eau, agréables, presque musicales. + +--«Mademoiselle, je réclame le jeu du coude.» + +Il consiste à ployer le bras, indifféremment, du côté de la saignée et +en sens inverse. La charnière est mobile en dedans et en dehors. Cette +dislocation m'impressionne, et je crie: + +--«Assez! assez!» + +comme les gens nerveux qui voient faire du trapèze volant dans un +cirque. + +La vague est méchante ce matin. Marguerite se serre contre moi. Le flot +l'affole comme si on lui donnait le fouet avec une serviette mouillée. +Elle sursaute, et des mains s'accroche à mes épaules. Il me faut la +renverser sur l'eau et l'y maintenir, penché sur elle, haletant, la +cuisse sous ses reins. La séparation du costume est abolie. C'est sa +chair que je sens adhérente à la mienne, et nos membres nus se +croisent. + +Ce que fait ma main, je ne le sais plus! À l'approche d'une vague, je +porte Marguerite dans mes bras, et la vague nous roule. + +Des goëmons, des herbes jaunes, des débris, des bavures de mer flottent +autour de nous. J'éprouve une joie à compromettre une vierge! L'homme +quelconque qui la possédera plus tard, croyant être le premier, ne +viendra qu'après moi. Il aura le reste, si peu, que s'il savait quelle a +été ma part, il ne voudrait plus de la sienne. J'étreins une belle fille +élastique et tendre, et flambant, en sueur, je redoute une congestion +cérébrale. + +--«Vous allez vous noyer!» crie Madame Vernet, qui prend un bain de +sable. La plage s'émeut. Mes yeux brouillés, piqués de sel, la voient +confusément s'agiter. Il me semble en outre que nous sommes au milieu +d'un orage de vagues électriques, phosphorescentes. Elles moutonnent, +s'entrechoquent, se brisent en claquant, et nous jettent dans les +oreilles, dans la gorge, leurs éclaboussures écoeurantes. L'une d'elles, +l'écume en avant, chien furieux qui montre ses dents, fond sur nous. +C'est exaspérant ce corps-à-corps. Les curieux ont formé cercle et +attendent un naufrage. Monsieur et Madame Vilard se réchauffent sous un +même peignoir et nous suivent d'un regard de langueur. Enfin titubant, +comme empêtré d'ouate, j'entraîne Marguerite, et nous nous sauvons à +notre cabine. + +Contigus, nos deux compartiments communiquent par le haut. Grelottant de +fièvre plus que de froid, les dents chantantes, je veux, à la force des +poignets, me hisser pour voir. Mais mon front dépasse à peine les +planches de séparation que Marguerite crie: + +--«Ne me regardez pas, vous savez, vous!» + +Encore! Quelle petite bête! Je saute sur le plancher, j'ouvre violemment +la porte, et avec un balai de varech, je rassemble soigneusement, en +tas, le gravier épars dans ma cabine, et je le pousse dehors, sans hâte, +très calme, tout à ce que je fais. J'espère donner le change. + +Rhabillés, nous nous couchons sur le sable. Le spectacle est terminé. +C'est l'instant où les costumes tordus pleurent toutes les larmes de +leurs corps. Des mains jonglent, jouent aux osselets avec des pierres +polies. Les corps s'imprègnent de soleil et de paresse. Tout à l'heure, +le sang aux yeux, je voyais rouge. Ces gens dansaient frénétiques, en +rut. Les voilà au repos, et je goûte une tranquillité profonde. + +J'ai mes crises comme vous, Madame Vernet, mais j'en viens à bout. C'est +fini, ne vous fâchez pas. + +Ne vous fâchez pas, Marguerite. La tentation a été forte. Je me suis cru +en partie fine, dans une baignoire. Mais vous avez de la chance: je suis +un brave garçon. + +Ne vous fâchez pas non plus, Monsieur Vernet: je respecte tout ce qui +vous est cher. De quelque côté que j'aille, il y a danger. J'aime +beaucoup votre femme et votre nièce, mais mon bras paralysé refuse +d'atteindre au bonheur. Je fais un rêve, et je me dis: «Cette fois, ce +n'est pas un rêve!» et toujours c'en est un. + +On déserte la plage; des clefs grincent dans les serrures rouillées; des +gens qui souffrent disent: «J'ai faim! le bain creuse», et s'en vont à +pas lents, emportent leur appétit, objet fragile, et tremblent qu'il +n'échappe. + +Nous revenons à la maison, par le petit mur qui endigue la plage; je +marche derrière mes amis et je porte les ombrelles. La chevelure de +Marguerite est répandue sur ses épaules, si épaisse qu'elle ne cesse pas +d'être mouillée durant la saison. Il s'en dégage une odeur +indéfinissable, un peu de flaque de rocher qui s'évapore au soleil, et +même un peu de boue. Je soupèse les tresses légèrement gluantes, et, +quand Madame Vernet se retourne, je mets ma main dans ma poche ou +derrière mon dos avec la rapidité d'un pick-pocket surpris et qu'on +offense. + + + + +LII + +LE DEMI-VIOL + + +La bêtise est faite. En cinq minutes j'ai stérilisé les efforts patients +de plusieurs mois; ma place était en ciment: Monsieur Vernet, de son +aveu, ne pouvait plus se passer de moi; j'ornais l'esprit de Madame +Vernet comme un jardin anglais, et son coeur était plus rempli qu'un +colombier de roucoulements; Marguerite m'amusait: j'ai cassé le joujou. +On va me gronder, éclater, et je courberai bas ma tête. + +Comment ai-je fait mon compte? Ma faute m'humilie comme une faute de +style; je me trouve imbécile, grossièrement attrapé. + +C'est le jour des Régates, la grande fête de Talléhou. Les mortiers ont +tonné. Les marins sortent de l'armoire d'extraordinaires chapeaux hauts +de forme, qu'ils portent aux premières communions, aux mariages, et +parfois le dimanche quand la pêche de la semaine a été bonne. Les +vieilles femmes ont des journaux neufs pour se garantir du soleil. Les +mâts agitent leurs drapeaux. On va lancer à la mer le canot de +sauvetage. Le brigadier de la douane mettra en joue le fusil +porte-amarre. Des courses auront lieu de nageurs, de voiliers, de +canards, en sac, à dos d'âne. Des gymnasiarques feront le soleil et des +tas de résine également espacés sur la jetée, attendent que la nuit +vienne. Talléhou fait briller ses maisons blanchies par le sel de mer. + +Nous avons invité à déjeuner les pêcheurs Cruz. La femme ne touche à +rien. Le mari mange sans s'arrêter. Il a mis sa serviette par terre. + +--«Mais c'est pour vous!» + +--«Jamais je m'en sers et je veux pas la salir!» + +--«Tais-toi, grand niais!» lui dit sa femme. + +Elle a enfoncé la corne de la sienne dans sa gorge, et, le bout des +doigts sur la table, elle se tient raide comme une chaise, le nez +remuant, les yeux en têtes d'épingle. Cruz taille au creux de son pain +de petits cubes de mie qu'il trempe dans sa sauce, et qu'il y tourne +longuement, entêté au nettoyage de son assiette. + +--«Finis donc, mal éduqué!» lui dit sa femme. Elle sait que dans le +grand monde on ne vide pas son verre et qu'il faut laisser de la viande +après les os. + +Quand on veut changer l'assiette de Cruz, il proteste, et la plaque sur +son estomac. + +--«Non, non. Elle est point sale. Ça vous donnerait de l'embernerie!» + +--«Qu'est-ce que ça te fait? lui dit sa femme: c'est pas toi qui les +laveras!» + +Elle donne la sienne sans regret et essuie avec son tablier celle qu'on +lui rend. + +Cruz dépose une pincée de sel sur la nappe, l'écrase par habitude, bien +que ce soit du sel fin, et passe dessus, comme des langues, une à une, +ses feuilles de salade. + +--«Guettez, guettez le salaud!» dit sa femme, qui tâche de piquer un +morceau de beurre avec sa fourchette. + +--«Il faut que je vous en envoie une rognure», dit Cruz en se levant. + +--«Vas-tu t'asseoir, effronté!» crie sa femme. + +Mais lui, qu'incline de droite et de gauche le poids de la nourriture et +du vin: + +--«Tu chanteras la tienne après!» + +Il commence d'une voix endormie, les yeux baissés, bat la mesure du +pied, du coude, avec son couteau, triste, triste, et s'arrête, démâté, +vent debout, perdu au milieu des mots, en plein air, mais têtu. + +--«Allons préparer les lanternes», dis-je à Marguerite. + +On nous a chargés de ce soin. Au bout de l'escalier, je lui donne la +main, ainsi qu'à une fiancée. Elle entre dans ma mansarde. Elle n'y est +jamais venue, ouvre mes livres, s'assied à ma table et trouve qu'elle ne +pourrait pas écrire «droit» avec un pareil porte-plume. Le mauvais cidre +me porte à la tête. Je vais accomplir, en inconscient, quelque chose de +malpropre et de banal. Je ne prononce pas une parole. Marguerite ne +recule pas. Sans l'effarement de ses yeux, le feu de ses joues, je la +croirais indifférente. Elle me rend mes baisers par politesse peut-être +ou par peur. Elle obéit et subit. Elle m'embrasse, comme au bain elle +arrondissait les bras, à mon ordre. Ce n'est d'abord pour elle que la +continuation de mes attouchements. Je glissais ma main dans l'ouverture +de son costume, et voilà que je la porte sur le lit, la couche, la +dévêts. Elle ne sait pas; je vous dis qu'elle ne sait pas! Elle attend +et tremble un peu. Pourquoi ai-je commencé? + +Quel est cet appétit de chair qui m'a pris soudain et qui s'en va avant +d'être satisfait? Que de fois, quand j'errais, les pieds fatigués, sur +les trottoirs, indécis, le sang chaud, accroché à des filles comme à des +buissons, il m'est arrivé d'en prendre une sans examen, par coup de +tête, et de le regretter aussitôt! Je la suivais, parce que je n'osais +pas retourner en arrière, sous les regards de tous, et, monté, je serais +parti tout de suite, si elle avait voulu me rendre mon argent. + +Pauvre Marguerite! nous sommes lugubres. Semblable à une bête sacrifiée, +elle me regarde avec une expression d'étonnement navrante. Elle n'est +plus la forte fille des empoignements athlétiques, des courses +désordonnées. Elle est un tout petit enfant que je brutalise. + +Au début, la douleur la fait crier: + +--«Que j'ai mal! que j'ai mal!» + +J'appuie deux doigts sur sa bouche. Je ne pensais pas qu'elle pût +souffrir réellement, et je me rappelais des viols de littérature dont +les victimes s'aperçoivent à peine. Quelques-unes disent: «Maman!» et +c'est tout. + +Le lit se trouve près de la fenêtre. En levant la tête, je vois le +jardin. Monsieur et Madame Vernet sont accoudés à la barrière et font +avec le maire des projets d'illuminations. + +Marguerite pousse un cri si inattendu que je n'ai pas le temps de le +rabattre avec la main, comme on ferme sur un oiseau la porte d'une cage. + +--«Tu souffres donc?» + +Elle est pâle à m'épouvanter. Oh! la résistance de cette chair tendre! +J'ai honte de mon inexpérience, comme un interne qui fait sa première +opération sur un corps vivant, avec des outils qui ne coupent pas. + +--«Je n'en peux plus! crie Marguerite. Vous voulez donc me tuer?» + +Elle ne me repousse pas, mais se crispe, se tord. + +C'est trop, je me rends aussi, moi, je me retire. Entendez-vous? +lâchement, je me retire! + +Les gros yeux doux de Marguerite me remercient. J'ai près d'elle +l'embarras d'un domestique qui a laissé tomber un bibelot de saxe et +oublie de le ramasser. + +La chère petite n'est pas brisée. + +--«Souffres-tu encore?» + +--«Oh non!» + +--«Tu ne m'aimes donc pas?» + +--«Oh si!» + +--«Voudras-tu être ma femme?» + +Il est un peu tard pour lui parler de mon amour, «après», en lui +préparant un verre d'eau sucrée. + +On entend la voix de Monsieur Vernet: + +--«Et ces lampions!» + +Tandis que j'en arrange: + +--«Ce doit être mal, ce que nous avons fait là!» me dit Marguerite, +comme l'autre. + +--«Non, on ne fait rien de mal avec son mari. Seulement, ne le raconte à +personne!» + +--«À personne, jamais, c'est juré!» + +--«Essuie tes yeux, vite.» + +Car, tout de même, nous pleurons. Je pleure avec elle, comme avec +l'autre. Mon coeur de pique-assiette s'emplit et se vide ainsi que les +gobelets des fontaines publiques. + + + + +LIII + +ANIMAL TRISTE + + +Le bateau glisse sous l'impulsion régulière de ma godille, loin du bruit +de la fête. Un pêcheur qui vient de poser ses claies pour la nuit me +crie: + +--«Dépassez pas les balises! y a du courant. Vous pourriez point +revenir!» + +Les bouées blanches ou noires tirent sur leurs chaînes qui grincent. Au +bout d'une balise, un cormoran endormi digère. + +Qu'est-ce que j'aurais de mieux à faire? + +Gagner le large? me perdre? + +Combien de temps Marguerite se taira-t-elle? Si elle parle, quel +scandale! Sans doute, elle ne peut plus appartenir qu'à moi. Je suppose +que Monsieur Vernet dise: + +--«C'est un garçon un peu pressé!» + +Madame Vernet dira: + +--«C'est un misérable!» + +Donne-t-on sa nièce à un misérable qu'on aime peut-être? Enfin je ne me +sens pas du tout mariable. Des transes couleur de rouille s'amoncellent +en mon esprit et j'appréhende l'orage. Je frôle des rochers qui portent +des noms redoutables. Depuis l'éternité qu'ils sont là, chacune de leur +pointe a peut-être troué un ventre de barque. Parfois un choc me +déséquilibre, jette ma godille à l'eau. Je mouille mon front, mes +tempes, et mon envie se passe de m'égarer sur la mer. J'ai l'oeil sur +les balises, prêt à virer de bord. + +Des mouettes effarouchées s'éparpillent dans l'air comme des papiers. + +Je fais des projets et m'arrête à celui dont la banalité me garantit la +réussite. Mon bateau, plus léger, retourne au port. Je fouille du plat +de ma godille l'eau résistante. Un peu étourdi par le balancement, je me +récite des vers, et, n'ayant rien de bon à me dire, je demande à mes +poètes préférés de penser et de parler pour moi. + +La vague s'amincit, le bateau oscille à peine. Mon coeur, un instant +soulevé de dégoût, retombe et se repose. + + + + +LIV + +LE DÉPART + + +Montrant ma fausse dépêche, j'ai dit à Madame Vernet: + +--«Peut-être reviendrai-je dans deux ou trois jours. En tout cas, à +Paris!» + +Et à Marguerite: + +--«Attends-moi! silence!» + +Mes amis me reconduisent à la gare. Seul, Monsieur Vernet a gardé sa +présence d'esprit. Il s'occupe de ma malle et prodigue les +recommandations pour le trajet. + +--«Je prends les devants!» dit-il. + +Silencieusement, nous longeons le port. Parfois un soupir s'exhale. Je +regarde obliquement les choses que je quitte, les barques bercées, les +bouées flottantes, le ressac de la mer, les vieux marins assis autour du +bateau de sauvetage et dont les yeux continuellement secrètent la +chassie. À la gare, Monsieur Vernet me remet un billet de première. Je +veux chercher dans ma poche. + +--«Laissez, je vous prie!» + +--«Oh! Monsieur Vernet!» + +--«Vous me remercierez en nous revenant le plus tôt possible!» + +Il ajoute, comme je serre le billet entre les feuillets d'un calepin: + +--«Moi, je fixe toujours le mien à mon chapeau. Je n'en ai jamais perdu, +et c'est plus commode pour le contrôleur. Ah! j'oubliais votre +bulletin!» + +Il va et vient à grands pas, donne des avis, interpelle, s'agite sans +parvenir à nous communiquer son entrain. Nous sommes arrivés trop tôt, +et, comme chacun tient à garder ses pensées pour soi, il nous faut lire +les affiches, les arrêtés, nous promener devant le petit jardin de la +gare, fleuri de réséda. + +Enfin le mécanicien dit: + +--«Je vais chercher le cheval!» + +Le cheval vient joyeux, siffle bruyamment, fait sous lui, dans ses +roues, une fumée blanche qui monte et l'enveloppe. + +--«Vous avez le temps!» dit un employé. + +Des paniers de congres se rangent encore dans le wagon de marchandises, +et de petites corbeilles d'osier, berceaux minuscules où des homards, +des brèmes, des poissons délicats dorment sur un lit de fenouil frais. + +Une femme accourt et fait des signes. C'est toujours la même chose donc? +Plus le chef de gare attend, plus les expéditeurs se font attendre, et +le meilleur moment est le dernier. + +Ils n'en finiront pas. Je voudrais un arrachement brusque. On me +tiraille avec des précautions superflues et des reprises douloureuses +une épine enfoncée profondément. + +Je monte, pour prendre un coin, dans mon compartiment de première, +enclos, à l'économie, entre deux de secondes. + +--«Pressez pas!» dit l'employé. + +Ah! je m'attellerais au wagon! + +--«Marguerite voudrait embrasser son professeur», me dit Monsieur +Vernet. + +--«Je n'osais pas le demander!» dis-je en descendant. Marguerite me +rend mon baiser sur les deux joues, en camarade, en fiancée tranquille. + +--«Il faut que je vous embrasse aussi, Monsieur Vernet!» + +--«Roublard! pour embrasser ma femme ensuite! Blanche, laisse-toi +faire!» + +--«M'aimes?» murmure-t-elle si bas que je devine le mot à peine distinct +de son haleine, et je souffle entre mes dents: + +--«Oui!» + +--«Messieurs les voyageurs, en voiture!» crie l'employé, qui donne toute +sa voix en notre honneur. + +Par la portière, que Monsieur Vernet tient à fermer lui-même, nous +échangeons de longs regards. Marguerite est rose, Madame Vernet un peu +pâle. Monsieur Vernet, avec une amabilité inlassable, me répète que +j'arriverai à Paris à minuit et quart, et me blâme de n'avoir pas +emporté un petit pain. + +Des souhaits pour le voyage, des serrements de mains et ces regards si +longs! si doux! puis un sifflement, un ébranlement, une agitation de +têtes et de mouchoirs: une immense tristesse! + + + + +LV + +ADIEU! + + +Installé, les jambes allongées, le coude dans l'embrasse, tandis qu'au +passage du train les pommiers courent, des poulains s'effarent, des +perdrix s'envolent, moi je me sauve! + +Il était temps. Le désastre aurait éclaté. Entre deux excitants +également imprenables, je perdais la tête. + +Mes amis m'ont donné ce qu'ils avaient de meilleur en eux. Ils sont bons +maintenant à mettre dans des mémoires. Afin que Marguerite m'oublie, on +lui achètera un poney, propre à la selle. Le premier amour d'une jeune +fille se passe en exercice, et le dernier d'une femme mûre en paroles. +Madame Vernet sera sage, et dira: + +--«Je remercie le hasard, qui me l'avait envoyé et me le reprend. Notre +brève aventure se termine bien; une femme honnête n'en rougirait pas. Je +souffrais des nerfs, de la sensibilité: ils se calment... Je connais au +fond de moi un coin rafraîchissant où je pourrai me retirer loin de mon +mari, quand j'aurai besoin d'être seule. Il faut des souvenirs à une +femme qui vieillit. J'en ai fait ces temps-ci provision. J'ai été tentée +de me mettre au café, et je vois que je me contenterai d'un canard.» + +Ainsi songera Madame Vernet dans une buée de mélancolie. C'est Monsieur +Vernet qui me regrettera le plus, à cause de l'argent qu'il m'a prêté. + +Comme c'est bon d'avoir la conscience à peu près nette! Car enfin +j'aurais pu mal agir, déchirer jusqu'au coeur ceux que je n'ai +qu'égratignés. J'entends alors Monsieur Vernet: + +--«Vous êtes l'amant de ma femme et vous êtes l'amant de ma nièce!» + +Je sens sa lourde main sur mon épaule. + +Oh! je me forme petit à petit. + +L'humeur et le pays parcouru changent. Chacun des ressauts du wagon +casse un des fils qui me retenaient là-bas; celui-ci me mettait en +communication avec l'amour gris-tendre de Madame Vernet, celui-là avec +l'innocent éveil de coeur de Marguerite, cet autre avec les bons repas, +la table, le lit hospitaliers. + +Tous se brisent. Les bouts s'accrochent à mon âme, et je pourrais la +secouer comme un tablier de couturière. + +Mes chers amis, une dernière fois merci et adieu! Il ne me reste plus +qu'à me coller au dos cette étiquette trouvée dans le _Journal des +Goncourt_: + +«À céder un parasite qui a déjà servi.» + + + +Paris.--Typ. Chamerot et Renouard, 19, rue des Saints-Pères.--28107. + + + +DU MÊME AUTEUR + +Les Roses, poésies................ (_épuisé_) + +Crime de Village, nouvelles....... (_épuisé_) + +Sourires pincés, 1 vol.............. 3 fr. + +_En préparation_: + +Oeuf de poule. + +Le Fendeur de cheveux. + +Poil de Carotte. + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of L'écornifleur, by Jules Renard + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ÉCORNIFLEUR *** + +***** This file should be named 20199-8.txt or 20199-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/2/0/1/9/20199/ + +Produced by Pierre Lacaze, Suzanne Lybarger, Chuck Greif and the +Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/20199-8.zip b/20199-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..887e028 --- /dev/null +++ b/20199-8.zip diff --git a/20199-h.zip b/20199-h.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..29ad102 --- /dev/null +++ b/20199-h.zip diff --git a/20199-h/20199-h.htm b/20199-h/20199-h.htm new file mode 100644 index 0000000..03c6203 --- /dev/null +++ b/20199-h/20199-h.htm @@ -0,0 +1,7903 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" + "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> + +<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml"> + <head> + <meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=iso-8859-1" /> + <title> + The Project Gutenberg eBook of L'Écornifleur, par Jules Renard. + </title> + <style type="text/css"> +/*<![CDATA[ XML blockout */ +<!-- + p { margin-top: .75em; + text-align: justify; + margin-bottom: .75em; + text-indent: 2%; + } + p.n {text-indent: 0%; + } + h1,h2,h3,h4 { + text-align: center; + clear: both; + } + hr { width: 33%; + margin-top: 2em; + margin-bottom: 2em; + margin-left: auto; + margin-right: auto; + clear: both; + } + img {border: none;} + table {margin-left: auto; margin-right: auto;} + body{margin-left: 25%; + margin-right: 25%; + background:#fdfdfd; + color:black; + font-family: "Times New Roman", serif; + font-size: large; + } + a:link {background-color: #ffffff; color: blue; text-decoration: none; } + link {background-color: #ffffff; color: blue; text-decoration: none; } + a:visited {background-color: #ffffff; color: blue; text-decoration: none; } + a:hover {background-color: #ffffff; color: red; text-decoration:underline; } + .center {text-align: center;} + .smcap {font-variant: small-caps;} + .poem {margin-left: 20%; margin-right:10%; text-align: left;} + .poem .stanza {margin: 1em 0em 1em 0em;} + .poem span.i0 {display: block; margin-left: 0em; padding-left: 3em; text-indent: -3em;} + // --> + /* XML end ]]>*/ + </style> + </head> +<body> + + +<pre> + +The Project Gutenberg EBook of L'écornifleur, by Jules Renard + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: L'écornifleur + +Author: Jules Renard + +Release Date: December 27, 2006 [EBook #20199] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ÉCORNIFLEUR *** + + + + +Produced by Pierre Lacaze, Suzanne Lybarger, Chuck Greif and the +Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + + + + + +</pre> + + +<h1>JULES RENARD</h1> + +<p style="font-size: 400%;" class="center">L'Écornifleur</p> + +<p class="center"><img src="images/001.jpg" alt="image" /></p> +<p> </p> + + +<p class="center">PARIS</p> +<p class="center">PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR</p> +<p class="center">28 <i>bis</i>, RUE DE RICHELIEU, 28 <i>bis</i></p> +<p class="center">—</p> +<p class="center">1892</p> +<p class="center">Tous droits réservés.<br /> <br /><br /><i>Il a été tiré à part dix exemplaires sur papier +de Hollande numérotés à la presse</i> (1 à 10)</p> +<p class="center">Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les +pays, y compris la Suède et la Norwège.</p> + +<p class="center">S'adresser, pour traiter, à M. <span class="smcap">Paul Ollendorff</span>, éditeur, 28 <i>bis</i>, rue +de Richelieu, Paris.</p> + +<hr style="width: 65%;" /> + +<h3><a name="toc" id="toc"></a><b>TABLE DES MATIÈRES</b></h3> +<table summary="toc" cellpadding="0" cellspacing="0"> +<tr><td align="right">I.</td><td><a href="#I">—Monsieur Vernet </a></td></tr> +<tr><td align="right">II.</td><td><a href="#II">—De la prudence! </a></td></tr> +<tr><td align="right">III.</td><td><a href="#III">—Bouton par bouton </a></td></tr> +<tr><td align="right">IV.</td><td><a href="#IV">—Encore un homme de lettres </a></td></tr> +<tr><td align="right">V.</td><td><a href="#V">—Entrée </a></td></tr> +<tr><td align="right">VI.</td><td><a href="#VI">—Madame Vernet </a></td></tr> +<tr><td align="right">VII.</td><td><a href="#VII">—Symptômes </a></td></tr> +<tr><td align="right">VIII.</td><td><a href="#VIII">—Déviation </a></td></tr> +<tr><td align="right">IX.</td><td><a href="#IX">—C'est bon! c'est bon! </a></td></tr> +<tr><td align="right">X.</td><td><a href="#X">—Misère de misère! </a></td></tr> +<tr><td align="right">XI.</td><td><a href="#XI">—Mes confrères </a></td></tr> +<tr><td align="right">XII.</td><td><a href="#XII">—Je dis quelque chose </a></td></tr> +<tr><td align="right">XIII.</td><td><a href="#XIII">—Coups de sonde </a></td></tr> +<tr><td align="right">XIV.</td><td><a href="#XIV">—Cosmographie </a></td></tr> +<tr><td align="right">XV.</td><td><a href="#XV">—Je trouve un engagement sérieux </a></td></tr> +<tr><td align="right">XVI.</td><td><a href="#XVI">—En voyage </a></td></tr> +<tr><td align="right">XVII.</td><td><a href="#XVII">—C'est la mer! </a></td></tr> +<tr><td align="right">XVIII.</td><td><a href="#XVIII">—Jamais au niveau de la mer </a></td></tr> +<tr><td align="right">XIX.</td><td><a href="#XIX">—Civilités </a></td></tr> +<tr><td align="right">XX.</td><td><a href="#XX">—À fond de cale </a></td></tr> +<tr><td align="right">XXI.</td><td><a href="#XXI">—Importunités </a></td></tr> +<tr><td align="right">XXII.</td><td><a href="#XXII">—La dernière station </a></td></tr> +<tr><td align="right">XXIII.</td><td><a href="#XXIII">—Insomnie </a></td></tr> +<tr><td align="right">XXIV.</td><td><a href="#XXIV">—Le bobo </a></td></tr> +<tr><td align="right">XXV.</td><td><a href="#XXV">—Scène </a></td></tr> +<tr><td align="right">XXVI.</td><td><a href="#XXVI">—Je reste </a></td></tr> +<tr><td align="right">XXVII.</td><td><a href="#XXVII">—Je rends des services </a></td></tr> +<tr><td align="right">XXVIII.</td><td><a href="#XXVIII">—À table! À table! </a></td></tr> +<tr><td align="right">XXIX.</td><td><a href="#XXIX">—Mademoiselle Marguerite </a></td></tr> +<tr><td align="right">XXX.</td><td><a href="#XXX">—Programme </a></td></tr> +<tr><td align="right">XXXI.</td><td><a href="#XXXI">—Atomes crochus </a></td></tr> +<tr><td align="right">XXXII.</td><td><a href="#XXXII">—Théories </a></td></tr> +<tr><td align="right">XXXIII.</td><td><a href="#XXXIII">—Le navet </a></td></tr> +<tr><td align="right">XXXIV.</td><td><a href="#XXXIV">—Le baiser </a></td></tr> +<tr><td align="right">XXXV.</td><td><a href="#XXXV">—Prise d'habitude </a></td></tr> +<tr><td align="right">XXXVI.</td><td><a href="#XXXVI">—Écrire! </a></td></tr> +<tr><td align="right">XXXVII.</td><td><a href="#XXXVII">—La plage </a></td></tr> +<tr><td align="right">XXXVIII.</td><td><a href="#XXXVIII">—Points de vue </a></td></tr> +<tr><td align="right">XXXIX.</td><td><a href="#XXXIX">—Pas de gâchage! </a></td></tr> +<tr><td align="right">XL.</td><td><a href="#XL">—Directeur de conscience littéraire </a></td></tr> +<tr><td align="right">XLI.</td><td><a href="#XLI">—Églises </a></td></tr> +<tr><td align="right">XLII.</td><td><a href="#XLII">—Promenades et beaux sites </a></td></tr> +<tr><td align="right">XLIII.</td><td><a href="#XLIII">—Flirtage en plein air </a></td></tr> +<tr><td align="right">XLIV.</td><td><a href="#XLIV">—La partie d'agrément </a></td></tr> +<tr><td align="right">XLV.</td><td><a href="#XLV">—Il faut en finir, à la fin </a></td></tr> +<tr><td align="right">XLVI.</td><td><a href="#XLVI">—Proposition </a></td></tr> +<tr><td align="right">XLVII.</td><td><a href="#XLVII">—Les idées de Mademoiselle Marguerite </a></td></tr> +<tr><td align="right">XLVIII.</td><td><a href="#XLVIII">—Première séance </a></td></tr> +<tr><td align="right">XLIX.</td><td><a href="#XLIX">—Cours complet </a></td></tr> +<tr><td align="right">L.</td><td><a href="#L">—En sourdine </a></td></tr> +<tr><td align="right">LI.</td><td><a href="#LI">—Dernière séance </a></td></tr> +<tr><td align="right">LII.</td><td><a href="#LII">—Le demi-viol </a></td></tr> +<tr><td align="right">LIII.</td><td><a href="#LIII">—Animal triste </a></td></tr> +<tr><td align="right">LIV.</td><td><a href="#LIV">—Le départ </a></td></tr> +<tr><td align="right">LV.</td><td><a href="#LV">—Adieu! </a></td></tr> +</table> + +<hr style="width: 65%;" /> + +<h1> </h1> +<h2>À MARINETTE</h2> +<h1> </h1> + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2>L'ÉCORNIFLEUR</h2> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="I" id="I"></a><a href="#toc">I</a></h2> + +<h4>MONSIEUR VERNET</h4> + + +<p>C'est un homme de quarante ans, un peu raide et lourd, convenablement +vêtu. On sent qu'il n'a pas lui-même soin de sa personne, qu'il ne +s'habille pas seul. Madame Vernet le boutonne, l'épingle, le peigne. +Rarement un jour se passe sans que la raie, droite et pure, se défasse, +et que la cravate remonte. Mais Monsieur Vernet est incapable de +«revenir sur sa toilette», et il semble, pour cette raison, plus +distingué le matin que le soir.</p> + +<p>Le peu qu'il montre de ses yeux est d'un bleu tendre. Ses paupières +pesantes jouent mal, constamment presque fermées. Il est obligé de +lever la tête, de la pencher en arrière, comme les gens qui regardent +par-dessous leurs lunettes. Je le dis sans malice, la forme de ces yeux +rappelle quelque chose de déjà observé aux yeux des porcs.</p> + +<p>En omnibus, Monsieur Vernet se met de préférence au fond et regarde les +derrières des chevaux lourdement secoués. «Le pavé de Paris use les +meilleures bêtes.» Suivant les recommandations du préfet de police, +Monsieur Vernet ne descend pas de voiture avant qu'elle ne soit +immobile. Mais une fausse honte, bien excusable chez un homme, l'empêche +de «demander le cordon» au conducteur pour lui seul: il attend qu'une +dame fasse arrêter, et profite de l'occasion. Sinon, il s'entête, +dépasse le but, va jusqu'à la station prochaine et retourne sur ses +pas.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="II" id="II"></a><a href="#toc">II</a></h2> + +<h4>DE LA PRUDENCE</h4> + + +<p>Oh! je me tiens sur mes gardes. Une récente aventure m'a rendu sévère. +Je viens de «quitter» certaine famille honorable que j'aimais beaucoup, +un peu trop, et je frissonne au souvenir de l'outrage. Je ne me livrerai +pas sans défiance. Il faut que, plus tard, si l'aventure tourne mal, je +puisse dire, hautain et bref, à cet homme:</p> + +<p>—«Ne vous souvient-il pas, Monsieur, que vous avez été le premier à me +tendre la main?»</p> + +<p>À ses reproches, je répondrai:</p> + +<p>—«C'est vous qui m'avez cherché!»</p> + +<p>Dès qu'on nous embrasse, il est bon de prévoir, tout de suite, l'instant +où nous serons giflés.</p> + +<p>Je l'épie et le vois venir.</p> + +<p>Ce n'est d'abord, entre nous, qu'un échange de nos deux cartes:</p> + +<p> </p> + +<table summary="cartes" cellspacing="5" cellpadding="9" style="border: solid 1px black; text-align:center;"> +<tr><td> </td></tr> +<tr><td>VICTOR VERNET</td></tr> +<tr><td><span class="smcap">directeur des chantiers de l'usine case</span></td></tr> +<tr><td align="right"><i>Passy</i> </td></tr> +<tr><td> </td></tr> +</table> + +<h3> </h3> + +<table summary="cartes" cellspacing="5" cellpadding="18" style="border: solid 1px black; text-align:center;"> +<tr><td> </td><td rowspan="5"> </td><td> </td></tr> +<tr><td> </td><td> </td><td align="right"><span class="smcap">henri</span></td></tr> +</table> +<p> </p> + +<p>Monsieur Vernet me regarde:</p> + +<p>—«Est-ce tout?»</p> + +<p>—«Oui, dis-je, j'ai jeté négligemment mon nom à la corne du carton, en +signature. Au-dessus je puis écrire quelques lignes: c'est commode.»</p> + +<p>Monsieur Vernet sourit et dit:</p> + +<p>—«J'aime tout ce qui est original!»</p> + +<p>Mais, par politesse ou indifférence, il ne réclame pas d'autre +renseignement.</p> + +<p>Nous nous saluons et nos chapeaux se bossellent au plafond de +l'omnibus.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="III" id="III"></a><a href="#toc">III</a></h2> + +<h4>BOUTON PAR BOUTON</h4> + + +<p>À chaque rencontre, comme on reprend aux dernières mailles une dentelle +interrompue, la conversation nouvelle se raccroche aux derniers mots de +la précédente. Expérimentés, nous n'allons pas vite. Une fois, Monsieur +Vernet dit son âge; une autre fois, le chiffre de ses appointements: +15,000 francs. De plus, il est intéressé dans les affaires. Elles vont +bien. Mais «ce qu'il y a d'agréable» c'est qu'il a droit à deux mois de +congé par an. Lentement, je reconstruis sa vie. Aujourd'hui il m'apprend +le petit nom de sa femme: Blanche. Elle a oublié de lui changer ses +manchettes. Il serait plus expansif si j'étais moins discret. Mais je +n'ai pas l'habitude de me jeter à la tête des gens.</p> + +<p>Je ne le fais que par exception.</p> + +<p>Tantôt, obstinément silencieux, j'affecte de ne rien entendre; tantôt je +coupe net une confidence, en toussant.</p> + +<p>Si Monsieur Vernet me demande:</p> + +<p>—«Vous avez sans doute quelque emploi?»</p> + +<p class="n">je réponds:</p> + +<p>—«C'est peu de chose: j'élève trois petits lapins.»</p> + +<p>Monsieur Vernet feint de comprendre, «puisqu'il aime tout ce qui est +original».</p> + +<p>—«Et vos petits lapins vont bien?»</p> + +<p>—«Ils sont charmants et forment un triple étage. L'aîné a la tête de +plus que le cadet, le cadet la tête de plus que le troisième. On me les +prête tous les matins.»</p> + +<p>—«Je vois: vous êtes professeur libre.»</p> + +<p>—«Oh! tout à fait libre. Les pauvres petits et moi, nous nous sommes +bien ennuyés ensemble. Mais il faut aider ma famille à me faire vivre. +Voilà qu'ils sont à point pour entrer au lycée. Quel dommage! j'avais +comme vous deux mois de congé, et, en outre, toutes mes soirées à moi, +ce qui me permettait de travailler.»</p> + +<p>Je répète le mot «travailler» en exagérant la voix et le geste. L'heure +est-elle venue de dire à quoi?</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="IV" id="IV"></a><a href="#toc">IV</a></h2> + +<h4>ENCORE UN HOMME DE LETTRES</h4> + + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Vraiment, je n'achète le journal que pour ma femme, car je n'ai pas le +temps de le lire. Je jette à peine un coup d'œil sur les faits-divers +et la Bourse.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Et cela suffit, car le reste, ce que nous écrivons, est-ce intéressant?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Vous écrivez donc dans les journaux?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Des fois.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Lequel?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Oh! n'importe lequel. Dans l'un ou dans l'autre. Un peu partout.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Je n'ai jamais vu votre nom.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Cela ne m'étonne pas. J'écris sous des pseudonymes. Je suis jeune et +n'ose pas me lancer. Il y a la famille.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Mais ces pseudonymes, quels sont-ils?</p> + +<p> </p> + +<p>J'en invente sur le champ quelques-uns. Aux premiers, Monsieur Vernet +fait des signes d'ignorance. Il reconnaît les derniers:</p> + +<p>—«Oui, je crois avoir vu celui-là quelque part.»</p> + +<p>Le coup est porté. Monsieur Vernet se rapproche de moi. La serviette du +professeur libre n'est plus à ses yeux banale: il y a peut-être un +article dedans. La différence des âges est abolie. Nous nous estimons de +pair.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Je voudrais bien lire quelque chose de vous.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Ce que j'ai fait jusqu'ici ne mérite pas d'être offert. Attendez au +moins que j'aie terminé mon roman.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Comment! vous écrivez aussi des livres?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Des livres! c'est beaucoup dire. Je barbouille du papier.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Je serais empêché de soutenir qu'un livre est bon ou mauvais. Je ne m'y +connais pas et n'y entends rien. Mais j'affirme que pour faire un roman, +quel qu'il soit d'ailleurs, pour mener à bien l'histoire, pour se +retrouver au milieu de tous les personnages et ne pas confondre Pierre +avec Paul, il faut avoir de la tête!</p> + +<p> </p> + +<p>Nous sommes graves. Il semble que nous allons, moralement, nous +cordeler, nous nouer.</p> + +<p>Presque sous le manteau, en me cachant des passants, je donne à Monsieur +Vernet ma vraie carte, une plaquette d'une centaine de vers luxueusement +éditée aux frais de cette honorable famille que j'ai «quittée». J'en ai +toujours un exemplaire sur moi. C'est un en-cas préparé pour liaison +immédiate. Monsieur Vernet l'ouvre sans un mot. La dédicace est +flatteuse, l'hommage empressé. Et puis il possède maintenant, pour la +première fois de sa vie, une chose imprimée qu'il n'a pas achetée. Il +m'offre, en échange, une invitation à venir prendre le café, sans +cérémonie, dimanche prochain, vers une heure. Madame Vernet y compte +fort. On m'attendra.</p> + +<p>Notre poignée de main est longue comme si nous venions de traiter un +important marché. Monsieur Vernet me sourit, tout grâce, et je chantonne +ainsi qu'une raccrocheuse, quand la soirée est belle et que le trottoir +donne bien.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="V" id="V"></a><a href="#toc">V</a></h2> + +<h4>ENTRÉE</h4> + + +<p>Je m'attends à du nouveau. Je tombe dans un ménage bourgeois, +c'est-à-dire au milieu de gens qui n'ont pas mes idées.</p> + +<p>Le bourgeois est celui qui n'a pas mes idées.</p> + +<p>J'ai préparé en sot ma première visite aux Vernet. J'allais chez eux +avec le plaisir d'avoir à poser un peu et la crainte de n'être pas +compris. Je me promettais de faire de l'effet, repassant mes citations, +cherchant des noms d'auteurs peu connus et dont la seule étrangeté me +ferait honneur. N'avais-je pas, dans la collection de mes gestes, +quelque élévation de bras, un ploiement de genou, un coup de nuque en +arrière, qui seraient à mes phrases d'élite ce que les projections +lumineuses sont aux conférences scientifiques.</p> + +<p>Ai-je fait mes frais?</p> + +<p>Je ne me rappelle pas avoir été au-dessus de moi-même.</p> + +<p>Nous avons pris du café. J'ai déclaré qu'il était bon, mais un peu +chaud. Monsieur Vernet m'a parlé de sa cave. J'ai trouvé cela naturel, +«puisqu'il avait du vin dedans». Inhabile à distinguer la fine-champagne +de l'eau-de-vie de marc, j'ai cependant affirmé que la liqueur de mon +petit verre bleu devait être très vieille, selon moi, du moins.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="VI" id="VI"></a><a href="#toc">VI</a></h2> + +<h4>MADAME VERNET</h4> + + +<p>Au premier engagement entre Madame Vernet et moi, Monsieur Vernet se +tut.</p> + +<p>—«Et vous, Madame, à quoi donc passez-vous vos loisirs?»</p> + +<p>Je disais «donque», et en général j'exagérais les liaisons, le soin avec +lequel nous lions nos mots étant le signe certain qu'on nous en impose.</p> + +<p>—«Je lis un peu», dit-elle.</p> + +<p>Aussitôt je prononçai les noms de Baudelaire et de Verlaine. Elle +m'avoua qu'elle ne les connaissait pas, et, loin de me redresser avec la +mine sévère et condoléante du monsieur qui découvre une ignorance, j'eus +la lâcheté de dire:</p> + +<p>—«Tant mieux pour vous!» la lâcheté de le répéter et de commencer +l'éloge de la femme qui ne sait rien. Mais Madame Vernet:</p> + +<p>—«Une femme doit avoir au moins quelques notions d'histoire et de +géographie.»</p> + +<p>—«Sans doute, dis-je, et d'arithmétique.»</p> + +<p>—«Et de musique», dit-elle.</p> + +<p>—«Soit, je vous accorde le piano, mais avec un seul doigt.»</p> + +<p>Bientôt je lui fis toutes les concessions. Elle parlait assez +correctement, en disant «mélieur» au lieu de meilleur. Elle aimait la +peinture-poésie et la poésie-peinture. Elle désirait élever son âme de +temps en temps, comme on fait des haltères, par récréation et par +hygiène. Aux beaux endroits d'un livre, elle ne s'en cachait pas, ses +yeux se mouillaient de larmes. Cependant elle avait vidé bien des +coupes, et la façon dont elle parla de l'amertume des choses me fit +comparer sa vie à quelque tonneau qui a trop roulé et où la lie se +dépose, tandis que, couard, cinq minutes après avoir glorifié la femme +qui ne sait rien, je vantais bassement la femme qui sait tout.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="VII" id="VII"></a><a href="#toc">VII</a></h2> + +<h4>SYMPTÔMES</h4> + + +<p>Ils n'ont pas d'enfants et s'ennuient. J'arrive au bon moment. Ils +gardent à l'endroit du poète des préjugés en partie rectifiés, +c'est-à-dire que, ne voyant plus en lui un illuminé, un fou maigre, +affamé et grugeur, légendaire et redoutable, ils le traitent encore +d'être original et exceptionnel. S'il travaille, ils se signeraient et +disent:</p> + +<p>—«Il travaille!»</p> + +<p>S'il ne pense à rien, ils disent:</p> + +<p>—«Laissons-le rêver!»</p> + +<p>Ou, le doigt tendu vers son front:</p> + +<p>—«Que peut-il se passer dans cette tête-là?»</p> + +<p>Je porte la main à mes cheveux courts, comme pour remettre d'aplomb une +auréole.</p> + +<p>Madame Vernet coud des boutons aux caleçons de son mari:</p> + +<p>—«Vous êtes heureux de pouvoir consacrer votre vie à l'art!»</p> + +<p>Elle entend vraiment que je voue ma vie à l'art, la lui dédie et +sacrifie. Elle me croit un peu prêtre et me complimente sur ma vocation.</p> + +<p>Faut-il lui dire que je n'en ai pas? que je «compose» des vers aux +heures perdues, parce que papa me sert provisoirement une petite rente, +et que j'entretiens habilement ses illusions? Il veut faire de moi +quelqu'un, et se saigne jusqu'à ce qu'il découvre en son fils un +paresseux vulgaire et rebouche ses quatre veines une fois pour toutes.</p> + +<p>—«D'ailleurs, dit Monsieur Vernet, qui suit sa propre pensée et côtoie +la mienne, le devoir d'un père n'est-il pas de s'ôter le pain de la +bouche pour ses enfants?»</p> + +<p>C'est juste, mais répugnant, et si le mien s'ôtait le pain de la bouche +pour me l'offrir, je le prierais poliment de l'y rentrer.</p> + +<p>Monsieur Vernet fume une cigarette, las d'avoir travaillé une journée de +dix heures à l'usine qu'il dirige. Ses paupières battent comme des +volets mal accrochés. Parfois elles se ferment. L'effort qu'il fait pour +les relever les plisse à peine. Elles ressemblent à des coquilles de +noix. Sa cigarette s'éteint à chaque instant. Il la rallume. Elle se +meurt. C'est une lutte. Il a l'air de manger des allumettes.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>«Ce n'est pas poétique de coudre des boutons!»</p> + +<p> </p> + +<p>C'est cependant nécessaire pour que les caleçons tiennent. Va-t-elle +reprendre l'argutie de l'autre jour? Elle fait, dans le tas des choses +qu'elle accomplit, pense ou exprime, le triage de celles qui sont +poétiques et de celles qui ne le sont pas. Manger des huîtres est +poétique, mais manger de la soupe ne l'est plus. Dire «Monsieur Vernet» +est distingué, et dire «Mon mari» commun. Elle pique, avec l'adresse +d'un chiffonnier, le mot «chaise» et le jette là, «côté prose», puis le +mot «siège», qu'elle dépose ici, «côté vers».</p> + +<p>Soudain, Monsieur Vernet, du fond de sa somnolence, pareil à un oracle +que le suc des lauriers et des vapeurs méphitiques ont engourdi, +annonce:</p> + +<p>—«Vous arriverez!»</p> + +<p>Je l'espère, me laisse aller et conte mes rêves, en un bon fauteuil dont +je frise les glands entre mes doigts. J'ai bien dîné, et j'éprouve le +besoin d'intéresser quelqu'un à mon avenir. Mes jambes s'allongent, +prennent possession du parquet, et mes pieds remuent comme la queue d'un +chien qu'on flatte.</p> + +<p>Je ne fume pas. On me dit que je n'ai point de défauts, et on pense que +si je crains le tabac et l'alcool, c'est non par délicatesse de +femmelette, mais par prudence de grand homme qui se ménage. Je lève mes +mains blanches pour que le sang n'ait pas la force d'y monter. On me +demande des vers.</p> + +<p>—«Mes vers n'ont que le mérite de s'en aller tout de suite loin de ma +mémoire. Ne vaut-il pas mieux causer doucement de choses diverses, en +amis vieux déjà qui se pénètrent sans effort?»</p> + +<p>Enfin j'ai un idéal: la pâleur de mon teint et ma tristesse en +répondent.</p> + +<p>Ne pouvant fumer sa cigarette, Monsieur Vernet se décide à la sucer.</p> + +<p>—«Cher! cher!» lui dit Madame Vernet.</p> + +<p>Il continue. Ses dents mâchent des brins de tabac. Quelques-uns +s'échappent, tombent, s'accrochent comme des insectes à son gilet. On ne +sait plus s'ils viennent de sa bouche ou de son nez.</p> + +<p>—«Voyons, Monsieur Henri, dites-nous quelque chose!»</p> + +<p>—«Non, pas ce soir. Une autre fois, quand je serai plus en train!»</p> + +<p>Les boutons du caleçon sont au complet. Madame Vernet l'agite. Le +derrière se gonfle comme s'il y avait quelqu'un. Étourdi par la chaleur +et le peu que j'ai bu, je me le figure empli pour de bon. J'y entre +moi-même. Il est trop large, et Madame Vernet, à genoux, sa tête à +hauteur de mes hanches, serre les ficelles. Je ne ressens que l'ennui +d'être tripoté, de tourner à droite, à gauche, les mains en l'air, ou +croisées sur mon ventre. Vainement je dis:</p> + +<p>—«C'est bon!»</p> + +<p class="n">et veux m'en aller à mes affaires: Madame Vernet s'obstine, rentre le +caleçon dans les chaussettes, s'écarte un peu pour voir, sans trouble, +assise sur ses talons, et pique une épingle dans son corsage.</p> + +<p>—«Je vous demande encore pardon d'avoir terminé ce petit travail devant +vous, mais Monsieur Vernet n'a plus rien à se mettre.»</p> + +<p>Je regarde cet homme, pris de pitié, prêt à lui offrir mon linge. Un +grotesque a pris ma place, parle en mon nom, caricaturise mes gestes, +digère et s'empâte.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="VIII" id="VIII"></a><a href="#toc">VIII</a></h2> + +<h4>DÉVIATION</h4> + + +<p>Ils disent, l'un:</p> + +<p>—«Ma femme m'adore!»</p> + +<p>Et l'autre:</p> + +<p>—«Monsieur Vernet est le plus honnête des hommes.»</p> + +<p>Ils n'avoueraient pas que, séparés, ils sont heureux. Pourtant le mari +ne vit complètement que dans son usine. L'invention du téléphone lui a +paru un événement immense. D'abord il redoutait de s'aboucher avec +l'appareil, disant au premier employé venu:</p> + +<p>—«Téléphonez donc pour moi: je n'ai pas le temps.»</p> + +<p>Et tandis que l'employé parlait au loin, Monsieur Vernet tournait +autour de la cage, ainsi qu'un dompteur déjà mordu, n'osant jamais et se +promettant d'oser, un peu fiévreux comme un auteur qui écouterait en +lui-même la répétition d'une pièce. Enfin il est entré, et maintenant +voilà qu'il regarde l'appareil comme un confident. Ils sont toujours +ensemble. Monsieur Vernet lui cause pour causer, et, le soir, l'écho des +conversations qu'ils ont eues se répercute encore.</p> + +<p>—«Imagine-toi, Blanche, que j'ouvre la cage. J'entre, je dis +«Allô»—rien.—«Allô, allô»—rien.—Croirais-tu <i> qu'elle</i> m'a fait +attendre la communication vingt-cinq minutes, montre en main!»</p> + +<p>Elle! l'Ennemie!</p> + +<p>Madame Vernet, les coudes sur la table, le nez dans sa tasse de thé, un +petit doigt en accent aigu, répond:</p> + +<p>—«Mâtin!»</p> + +<p>Elle a couru par les grands magasins toute la soirée:</p> + +<p>—«Oui, je prendrais cela, mais ce n'est pas pour moi, c'est pour une +amie qui habite la province!»</p> + +<p>Parfois elle achète pour rendre, et peut-être parce que ce va-et-vient +de paquets fait bien aux yeux de sa concierge. Mais ce qu'elle garde est +d'occasion. Le bon marché seul la tente.</p> + +<p>—«Je puis vous affirmer qu'elle a été rudement bien», me dit Monsieur +Vernet.</p> + +<p>Il s'encourage à l'aimer, fier qu'elle me plaise, et quand je fais à +Madame Vernet l'offre d'une civilité saupoudrée comme une gaufre, il +sourit:</p> + +<p>—«Ah! ce Monsieur Henri!»</p> + +<p>Il me croit connaisseur. Mes admirations pour la femme sont un hommage +au goût du mari. Si nous étions seuls, je lui taperais sur l'estomac, et +il me raconterait des saletés.</p> + +<p>Et Madame Vernet s'excite de son côté.</p> + +<p>Elle lui porte une solide, sincère affection. Dans ses moments de +«papillons noirs,—qui n'en a pas?»—elle s'appuie sur la force et se +confie en la franchise de ce brave homme.</p> + +<p>Leurs cœurs allaient s'éteindre, ne plus former que des boules de +cendres froides. J'ai soufflé, et voilà qu'à la grande surprise de tous, +des étincelles profondément enfouies s'enflamment, s'élancent.</p> + +<p>Je m'excite, à mon tour.</p> + +<p>J'ai été jusqu'à ce jour un petit monsieur désœuvré, qui se glorifiait +ou se méprisait à outrance, et je sers à quelque chose: je renoue l'une +à l'autre ces deux âmes près de céder comme des cordes usées.</p> + +<p>À chacune de mes visites, je constate un nouveau progrès. C'est un +rapprochement des couverts, une façon délicate et inattendue de s'offrir +du pain, du poivre, hors de propos, un interminable débat anodin pour +savoir qui se fatiguera à fatiguer la salade.</p> + +<p>Monsieur Vernet vient embrasser sa femme avant même de déposer au +vestiaire sa canne et son chapeau.</p> + +<p>Si je lui dis:</p> + +<p>—«Vous avez l'air fatigué!»</p> + +<p class="n">il me répond:</p> + +<p>—«C'est que j'ai mal dormi cette nuit.»</p> + +<p>Il voudrait en conter plus long, et comme une pomme véreuse tend à +tomber de sa branche, une grosse plaisanterie grasse lui pend au bout de +la langue.</p> + +<p>Sa femme l'arrête par un:</p> + +<p>—«Voyons, chéri!» très tendre.</p> + +<p>Elle a posé nonchalamment la main sur le rebord de la table, et, la +tête inclinée, les yeux brillants et clignotants, elle murmure:</p> + +<p>—«Oh! vilain!»</p> + +<p>C'est moi qui rougis. Toutes mes félicitations à moi-même. Je travaille +bien.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="IX" id="IX"></a><a href="#toc">IX</a></h2> + +<h4>C'EST BON! C'EST BON!</h4> + + +<p>Et pourquoi ne s'aimeraient-ils pas? Vais-je m'imaginer que Madame +Vernet, en apparence très loin de son ménage, y fait une fausse rentrée +par coquetterie? Il faut que je perde l'habitude de dire, enveloppant, +comme une chose à cacher, ma bêtise ignorante dans une expression +dédaigneuse:</p> + +<p>—«Je connais la femme: c'est un logogriphe, un écheveau!»</p> + +<p>Madame Vernet est une femme simple, qui aime son mari, simplement, à la +papa.</p> + +<p>Monsieur Vernet a d'énormes biceps, roulants et grondants presque, quand +il raidit et reploie son bras, comme un animal ennuyé ouvre et referme +sa mâchoire. Il peut, entre ces tenailles de chair, écraser une noix, +faire péter une balle élastique, et m'y briserait, si j'avais la +maladresse de me laisser pincer.</p> + +<p>Il tord une fourchette en tire-bouchon, abat son poing, d'un vigoureux +coup, sur l'angle d'une pierre de taille, sans se faire mal. Par envie +et par impuissance, je prétends qu'il me trompe avec des trucs.</p> + +<p>Pour l'intelligence, Monsieur Vernet en vaut un autre. Il est parti de +rien. Il a fait sa situation seul. À quinze ans, il gagnait sa vie.</p> + +<p>—«Et même, dit-il, âgé de dix-huit mois à peine, je venais déjà en aide +à ma famille: je remportais un prix de cinq cents francs et une médaille +d'argent dans un concours de bébés.»</p> + +<p>Il sait qu'on peut se vanter, sans ridicule, d'être travailleur. Afin +qu'on ne l'accuse pas d'immodestie, il prend les devants. Parle-t-on +d'un imbécile, il dit:</p> + +<p>—«Le pauvre me ressemble; est, comme moi, sans malice!»</p> + +<p>On l'entend déclarer:</p> + +<p>—«Je ne suis qu'une bête, mais j'ai fait ce que j'ai pu, et quand on +fait ce qu'on peut...»</p> + +<p>Madame Vernet proteste:</p> + +<p>—«Mon ami, tu as tes mérites. Combien d'autres, à ta place, seraient +restés en chemin!»</p> + +<p>Flattée d'être considérée par son mari comme une femme supérieure, elle +ajoute:</p> + +<p>—«Tu es si bon!»</p> + +<p>Ah! la bonté! la bonne bonté, que c'est bon! Madame Vernet s'anime, +s'échauffe, fait des gestes comme si, d'un ébauchoir, elle sculptait la +statue même de la Bonté, puissante et lourde, écrasant pêle-mêle, sous +son séant, le reste des qualités inutiles, la pouillerie des autres +petites vertus. Je m'abandonne aussi, je jette le paradoxe aux orties, +et prie l'excellente femme de vouloir bien accepter mon humble concours +et la petite boule de terre glaise que je colle à la statue, en plein +milieu de la figure, pour lui faire le nez.</p> + +<p>Ainsi très fort, très bon, et peut-être plus spirituel qu'il ne le +croit, tel apparaît Monsieur Vernet.</p> + +<p>Toutefois ce qu'il a contre lui et pour moi, c'est un commencement +d'eczéma. Son sang malade, avec une persévérance de taupe, creuse de +petits canaux à fleur de peau, et perce çà et là, et pousse dehors ses +vésicules rouges, agaçantes et brûlantes.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="X" id="X"></a><a href="#toc">X</a></h2> + +<h4>MISÈRE DE MISÈRE!</h4> + + +<p>Le calme appartement des Vernet m'attire. La régularité de leur vie +m'engrène, et je ne tente rien pour me ressaisir. Je ne sais pas ce que +je vais faire chez eux presque tous les soirs. Je monte les escaliers +lentement, et, quand je pèse sur le bouton du timbre, quelque chose de +joyeux répond en moi. On m'attend. Mon couvert est toujours mis, +c'est-à-dire qu'on se dépêche de le mettre dès que je sonne. J'enlève +mon pardessus avant de dire bonjour, et je m'arrête un instant afin de +m'emplir le nez des odeurs qui viennent de la cuisine. Je gagne aussi +peu vite que possible la salle à manger. Je me mouche, cherche dans mes +poches, feins de m'accrocher au porte-manteau, donne un coup de gant +sur la poussière de mes bottines; je laisse à Madame Vernet le temps de +faire des signes à sa bonne et de lui dire, bas:</p> + +<p>—«Vite, un gâteau de deux francs, aux amandes!»</p> + +<p>À la vérité, j'arrive en intrus; mais, comme on ne me le fait pas sentir +et qu'un dîner en ville est toujours bon à prendre, je salue d'un air +dégagé, en essayant de varier mes formules de politesse préparées dans +la journée.</p> + +<p>Monsieur Vernet me serre les doigts impitoyablement, pour me prouver sa +force, et tandis que je les agite un peu afin de les décoller, Madame +Vernet me dit:</p> + +<p>—«Bonjour! poète!»</p> + +<p>J'ai voulu lui baiser la main. Elle ne s'y attendait pas; son bras que +je soulevais est retombé lourdement, et, gauchement, je me suis gardé de +le rattraper.</p> + +<p>En général, si les fourches de nos pouces et de nos index s'adaptent et +s'entrecroisent avec netteté, je me sens à l'aise pour la soirée. Au +contraire, je suis pris d'inquiétude comme un lièvre qui écoute, si elle +ne m'accorde que le bout de ses doigts. Je les fais sauter dans le +creux de ma main, de la façon qu'on soupèse des pièces d'or, pour voir +si elles ont le poids.</p> + +<p>Installé, je deviens poseur, menteur et gobeur. La nourriture «saine et +abondante» descend en moi, fait tampon, refoule mon âme dans un coin, +l'étouffe.</p> + +<p>—«Quel excellent potage! dis-je. Il n'y a que chez vous qu'on sache +manger!»</p> + +<p>Je cite des noms connus de restaurants, comme si j'en sortais. Leurs +prix sont un peu forts; mais, à Paris, cela seulement est bon marché qui +coûte cher.</p> + +<p>À chaque nom, Monsieur Vernet me demande:</p> + +<p>—«Vous y êtes allé?»</p> + +<p>—«Oui. Ils ont un nouveau chef qui réussit la sole; mais tout autre +poisson y est détestable.»</p> + +<p>Je jouis de mentir et regarde l'étonnement de Monsieur Vernet monter +comme une colonne de mercure. Tel degré à atteindre me fait ajouter un +mensonge. À tel autre, il est bon que je m'arrête. Tout à l'heure, +quittant la table, n'irai-je pas sucer une écrevisse chez Fary?</p> + +<p>Mais au moment où je redoute qu'on ne me croie plus (car à la manie de +mentir je joins celle de prétendre que je mens habilement), et comme +Madame Vernet, troublée par mes vanteries, traite son repas de frugal et +réclame mon indulgence:</p> + +<p>—«Ah! dis-je, plût aux cieux que j'en eusse tous les jours autant!»</p> + +<p>Avec une souplesse dont je ne me rends pas compte et qui pourrait me +faire prendre pour un farceur, je passe des grands restaurants aux +petits à vingt-cinq sous (pourboire compris).</p> + +<p>Je faisais le musulman fastueux. Me voilà franciscain. Monsieur et +Madame Vernet m'écoutent, plus sympathiques. Les souffrances de mon +estomac donnent à leur dîner une importance. Ils m'enviaient: ils vont +me plaindre. Je possède mon sujet et je parle avec facilité. Ça coule de +source, semble-t-il.</p> + +<p>—«Que de fois, absorbé par mon travail, il m'est arrivé d'oublier de +dîner, comme on oublie son mouchoir, un objet futile! Si jamais j'ai +fait quelque chose de passable, ç'a été ces jours-là. Mes moins mauvais +vers, je les dois à ma faim négligée.»</p> + +<p>Je ne soutiens pas aujourd'hui que le pauvre seul a du talent, mais peu +s'en faut. Ce sera pour une autre conférence.</p> + +<p>—«Ne vous attristez pas», me dit Madame Vernet.</p> + +<p>—«Bah! c'est le souvenir. On en parle pour parler. Les jours sont +meilleurs maintenant. Mais j'en ai vu de rudes. Un jour j'avais encore +oublié de dîner, oublié volontairement. Je cherche dans mes poches, +rien. Mon porte-monnaie était plat comme un mendiant. Je cherche dans +mon placard où je mets ma bouteille de chartreuse pour les deux ou trois +amis qui me viennent voir, mon plateau et mes verres, et je découvre un +morceau de charcuterie. Il était semé de taches d'un bleu noir ainsi que +des dents cariées. L'odeur me poursuit encore. J'ai vécu avec lui +vingt-quatre heures, à le regarder.»</p> + +<p>Est-ce que je ris? Est-ce que je me moque? Candide et grave, je parle de +ma chambrette, de mes petites affaires, de ma petite table de toilette, +et de ma petite bibliothèque, où sont rangés mes petits livres. Ma gaîté +est forcée et niaise, et il me semble que des larmes retombent au dedans +de moi, une à une. Je ne pensais pas avoir tant souffert. Arrivées, ces +intéressantes aventures ne m'auraient pas fait plus de mal que +racontées.</p> + +<p>J'y crois être moi-même.</p> + +<p>Monsieur et Madame Vernet se font des signes de tête et laissent +échapper des soupirs de gorge. Peut-être Monsieur Vernet se +reproche-t-il d'avoir fait sa fortune trop vite. Il se tranquillise en +songeant que je ferai certainement la mienne.</p> + +<p>—«Tous les grands hommes ont passé par là», dit-il.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XI" id="XI"></a><a href="#toc">XI</a></h2> + +<h4>MES CONFRÈRES</h4> + + +<p>Aussitôt commence la revue des grands hommes «qui ont passé par là», et +chaque exemple cité est comme une preuve de mon illustration future. Par +la pensée, j'associe mes amis à ma haute fortune.</p> + +<p>—«Quand vous en serez là, dit Madame Vernet, vous ne nous regarderez +plus.»</p> + +<p>Je me dresse brusquement, frémissant. Je la fixe, et, comme si elle +était déjà ma maîtresse, lui jure, du geste, une fidélité éternelle.</p> + +<p>Mon exaltation calmée, nous reprenons notre causerie intime sur le monde +des lettres. Je deviens soudain l'ami des auteurs célèbres. Par +principe, je dénigre tous les hommes de talent, un ou deux exceptés, les +deux plus vieux, les plus inaccessibles, ceux qui se trouvent trop loin +et trop au-dessus de moi pour être des rivaux, et que je vénère ainsi +que des demi-dieux, les lèvres remuantes. Mais, mon acte de foi terminé, +qu'on ne me parle plus de ces hommes! Ils montrent, à vivre, une +obstination indécente, aimantent toute la quantité d'admiration +disponible dans l'air; et, sans jalousie mesquine, par humanité +seulement, je leur souhaite ce qui leur manque pour être complets dans +l'absolu: une prompte mort.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Êtes-vous heureux de connaître ce monde!</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Oh! croyez-vous? Habitude et perspective! Ce sont des gens comme vous et +moi, plus simples qu'on ne pense. Ah! j'adorerais la vie de famille, le +repos du dimanche. Je me réserverais de transporter dans mes livres, +dans mon œuvre, mes désordres, mes tares, mes vices intellectuels.</p> + +<p> </p> + +<p>Je dis «mes livres», «mon œuvre»: si on me poussait, je dirais «mon +public».</p> + +<p>Puisque les artistes sont des hommes comme lui, Monsieur Vernet se +rassure. J'ai trop adouci le monstre, et, sans transition, je le refais +dangereux.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Si nous sommes gentils avec les autres, ceux qui ne sont pas du métier, +nous nous dévorons entre nous. Qui dit «homme de lettres» dit «mangeur +de confrères et déchiqueteur de renommées».</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Cependant, vous êtes d'accord sur ce point que Sully-Prudhomme, François +Coppée, Leconte de Lisle sont des poètes de génie.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Pu! tu! tu! comme vous y allez! Et d'abord qu'est-ce que le génie?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Mais que faites-vous des actrices? En connaissez-vous quelqu'une? En +avez-vous vu de près?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Comme je vous vois, dans leurs loges, ou chez elles.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Comment est-ce une loge d'actrice?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Il y en a de très bien. D'autres sont infectes.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Et elles vous donnent des billets?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Je n'en ai pas besoin. Vous êtes, supposez-le, rédacteur du <i> Figaro</i>, du +<i>Gil Blas</i>, d'un grand journal. Vous allez au contrôle d'un théâtre, +vous présentez votre carte, on vous remet un coupon.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Un fauteuil d'orchestre, veinard!</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Peuh! on s'en lasse. Je me mets à votre service.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Ce n'est pas de refus. Nous ne sommes point gâtés, et, quand il faut +aller au théâtre en payant, on y regarde à deux fois. Encore si on +connaissait la pièce, on ne courrait pas le risque d'écouter des choses +qui souvent vous endorment.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Le théâtre m'amuse toujours, quand même, et un soir que vous ne saurez +pas quoi faire de vos billets...</p> + +<p> </p> + +<p>Je ne fréquente ni auteur célèbre, ni actrice en vogue. Je connais deux +ou trois grues à cent sous et quatre ou cinq petits jeunes gens qui ont +tous beaucoup de talent, le même âge que moi et font des vers très bien. +Jamais un confrère n'a dit de mal de moi, pour cette raison que mes +confrères m'ignorent, et les huailles de la foule ne m'empêchent pas +encore de dormir. J'ai aperçu Leconte de Lisle au boulevard Saint-Michel +et François Coppée sur le pont des Arts. Si j'en parle comme de copains, +je tremble à l'idée d'aller les voir. Théodore de Banville +m'impressionne moins. Est-ce parce qu'il donne, sans morgue hautaine, +des vers à un journal quotidien de deux sous? Les autres grands hommes +ne me sont familiers qu'en photographie. J'ai eu la chance d'entendre +causer une belle et innommable actrice de l'Odéon ailleurs que sur la +scène. Elle courait derrière un omnibus, et criait au conducteur:</p> + +<p>—«Voulez-vous arrêter? Arrêtez donc, nom de Dieu!»</p> + +<p>Mais je trouve tant de charmes à étonner mes chers amis. Ils disent:</p> + +<p>—«Continuez!»</p> + +<p class="n">clignent les yeux, sourient complaisamment, puis se regardent l'un +l'autre, en remuant la tête, comme piqués par des insectes. Je ne m'en +veux pas trop de mon inoffensive vanité. Seulement, j'ai pris une +attitude qu'il faut garder.</p> + +<p>—«Je vous quitte; on ne s'ennuie pas en votre société, mais je suis +«obligé» d'aller voir le troisième acte de <i> Merlinette</i>, qu'on dit très +torsif, et de rejoindre ensuite quelques amis qui m'attendent pour +souper.»</p> + +<p>Vainement on me tend un dernier verre de chartreuse: je me lève, content +de vivre, distingué.</p> + +<p>«Heureux, heureux homme!» répète Madame Vernet.</p> + +<p>Quel acte? Qui me paierait une choucroute?</p> + +<p>Dans la rue, la pluie tombe. Au bout d'une centaine de pas, mon +pantalon, que j'ai dédaigné de relever, fait «flac, flac» sur mes +talons. Les becs de gaz brillent comme des yeux en larmes. Des gouttes +d'eau, langues humides, me font froid au cou. Je regagne ma petite +chambrette, si tiède que je crois, ouvrant la porte, non entrer, mais +continuer à être sorti, et je me couche en prenant la précaution +d'installer sur mes pieds ma descente de lit et ma valise pleine de +linge sale.. C'est lourd mais chaud, et cela fortifie les chevilles.</p> + +<p>Ah oui! heureux homme!</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XII" id="XII"></a><a href="#toc">XII</a></h2> + +<h4>JE DIS QUELQUE CHOSE</h4> + + +<p>—«Voyons, Monsieur Henri, dites-nous quelque chose.»</p> + +<p>On insiste. Monsieur Vernet frappe trois coups sur ma poitrine, côté du +cœur, et malignement me demande:</p> + +<p>—«Qu'y a-t-il là?»</p> + +<p>Là, ma redingote se gonfle en une boursouflure rectangulaire et dessine +les contours d'un calepin. Monsieur Vernet a mis le doigt sur la boîte +aux vers et l'exige. Je ne fais pas de grimaces et suis capable de dire +des vers autant qu'on en veut. Je me détourne pour ouvrir ma redingote, +sans que Monsieur et Madame Vernet s'aperçoivent que je n'ai pas de +gilet et que ma chemise n'est point empesée, les plastrons raides +m'étant insupportables. L'élastique de mon calepin montre ses +vermisseaux de caoutchouc. Mais il est plein de poésie jusqu'aux +tranches. Il en a dans ses poches. On en trouverait au dos d'une note de +blanchisseuse. En train, lancé, n'écrirais-je pas sur une tête chauve?</p> + +<p>Je dispose mes papiers sur la table, au choix, après avoir écarté les +assiettes et essuyé avec ma serviette des taches de sauce.</p> + +<p>—«Qu'est-ce que vous voulez? du gai, du triste?»</p> + +<p>—«Du gai, du gai!» dit vivement Monsieur Vernet. Mais Madame Vernet le +reprend, délicate:</p> + +<p>—«J'espère que Monsieur Henri nous donnera des deux, et plusieurs fois +de chaque.»</p> + +<p>—«Mais par quoi commencer?»</p> + +<p>—«Ah! cela, c'est votre affaire.»</p> + +<p>—«Je suivrai donc l'ordre en usage au Théâtre-Français. Quand on donne +deux ou trois pièces, on termine par la plus joyeuse. L'esprit se +débarbouille des tristesses du drame dans l'eau vive de la comédie. Mais +je vous préviens que si je récite relativement assez bien les vers des +autres, je lis fort mal les miens!»</p> + +<p>Monsieur Vernet répond:</p> + +<p>—«Qu'à cela ne tienne, mon ami. Si vous préférez nous dire des vers des +autres, faites comme il vous plaira.»</p> + +<p>Sa femme, décontenancée, va le gronder, et je sens sous la table un +remue-ménage de pieds.</p> + +<p>—«Ne faites pas attention, Monsieur Henri, dit-elle. Nous vous +ouïssons.»</p> + +<p>—«Allez-y», dit Monsieur Vernet.</p> + +<p>Je commence en fixant le fumivore de la lampe. Tantôt je m'arrête à +chaque fin de vers, à chaque hémistiche, souvent ailleurs: j'ai l'air de +bégayer; tantôt un courant m'entraîne: je flotte à l'aventure. Ici les +mots me paraissent pléthoriques de sens, et ma voix se traîne dessus +pour les écraser, en faire jaillir l'idée, le jus et le suc. Plus loin, +une pudeur me prend. Ce que je dis ne peut être que banal. Je n'y tiens +pas. Je le prodigue, en veux-tu, en voilà. C'est de la monnaie de cuivre +plate. Je n'ai qu'à renverser la bouche comme un pot, et cela tombe et +se répand. Pouvait-on espérer qu'il sortirait un bruit si continu d'un +garçon aussi maigre?</p> + +<p>Monsieur Vernet a planté son couteau dans une rainure de la table et le +fait vibrer avec précaution. Il lui faut cette musique sourde à mes +vers.</p> + +<p>Madame Vernet murmure:</p> + +<p>—«Mais c'est qu'ils sont jolis, ces vers-là!»</p> + +<p>Et, après un silence:</p> + +<p>—«Ils ne sont pas jolis: ils sont beaux.»</p> + +<p>Parfois, je ne dis plus rien:</p> + +<p>—«C'est fini?»</p> + +<p>—«Oui, c'est fini.»</p> + +<p>—«Ah! très bien, très bien.»</p> + +<p>Monsieur Vernet fait vigoureusement vibrer son couteau, et applaudit, +trois doigts de sa main droite claquant sur le dos de sa main gauche.</p> + +<p>—«Savez-vous que vous êtes un vrai poète?» me dit Madame Vernet en +hochant la tête.</p> + +<p>—«Puisque celle-là est finie, à une autre,» dit Monsieur Vernet.</p> + +<p>—«Oh! je veux bien, moi.»</p> + +<p>Et, de nouveau, je vais me remettre à ronronner, la jambe droite en +avant, le regard perdu. Déjà je me balance.</p> + +<p>—«Une goutte de brandy! m'offre Monsieur Vernet: ça fait du bien quand +on parle longtemps.»</p> + +<p>Mais pourquoi m'efforcer de faire de cette scène une évocation risible? +J'étais sincère. Je le suis toujours quand je dis des vers. Monsieur et +Madame Vernet ne se moquaient pas. Les sons musicaux planaient autour de +nous. Nous trouvions mélancolique le grincement d'une persienne, et nous +écoutions le sifflement d'un bec de gaz comme le soupir d'un être cher. +Monsieur Vernet se sentait tout chose. Madame Vernet ne savait pas ce +qu'elle avait. Je comptais au plafond des crottes de mouches, mondes +stellaires. Le vacillement du fumivore, c'était l'ébranlement d'une +voûte céleste. Nos âmes libres, désemprisonnées, se hissaient au dehors +et frissonnaient doucement.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XIII" id="XIII"></a><a href="#toc">XIII</a></h2> + +<h4>COUPS DE SONDE</h4> + + +<p>Je laisse tomber un plomb dans la confiance du mari. Le fond est-il de +sable ou de rocher, tapissé d'herbes serrées? J'avancerai à tâtons. +Qu'est-ce que je suis venu faire ici? Je dîne bien et souvent. Je dis +des vers à la satiété de tous. Mais ne dois-je pas à mon éducation +littéraire et aux exigences du monde de coucher avec Madame Vernet? Tous +les amis d'une femme sont ses amants. Chacun sait cela. Témérairement je +m'efforce de le faire entendre à Monsieur Vernet:</p> + +<p>—«Entre un homme et une femme, l'amitié ne peut être que la frêle +passerelle qui mène à l'amour!»</p> + +<p>Monsieur Vernet, inquiet, ne répond rien. Plus tard, quand le moment +sera venu de le tranquilliser et que je citerai des exemples historiques +d'amitiés d'homme à femme restées pures malgré les apparences, il ne +manquera pas de me rappeler mon mot.</p> + +<p>Nous ne rivalisons encore que de générosité. Nous nous estimons pour +notre indépendance de caractère. Elle se traduit par des expressions +familières et même grossières. Monsieur Vernet, homme mûr, connaît la +vie. J'ai aussi ma petite expérience. Nous nous énumérons nos aventures, +dont quelques-unes sont scabreuses; mais nous avons deux ou trois +principes inébranlables, auxquels notre dignité en péril s'est toujours, +par bonheur, accrochée. C'est ainsi que la femme d'un ami est sacrée. +Nous comprenons le vol, le viol d'une jeune fille, tous les crimes: nous +n'admettons jamais, sous aucun prétexte, qu'on prenne la femme d'un ami.</p> + +<p>Ayant le moins à craindre, je me révolte avec le plus d'indignation; je +plaque mes deux mains sur les larges épaules de Monsieur Vernet, comme +si nous allions lutter corps à corps, et je lui dis:</p> + +<p>—«J'ai un ami, de mon âge, que je respecte autant qu'un frère aîné. Il +rencontre dans la rue une femme quelconque, la suit, s'attache à elle, +n'ignore pas qu'il a eu plus d'un prédécesseur, mais ne songe qu'au +dernier. La manière dont ils ont permuté le préoccupe:</p> + +<p>—«Quand l'as-tu quitté?»</p> + +<p>—«Encore! Mais puisque je ne l'aime plus.»</p> + +<p>—«Réponds: quand l'as-tu quitté?»</p> + +<p>—«Quand je t'ai trouvé.»</p> + +<p>—«Alors c'est moi qui l'ai remplacé.»</p> + +<p>—«Naturellement.»</p> + +<p>—«Ainsi, tu l'as planté là pour moi, à cause de moi?»</p> + +<p>—«Sans doute: pourquoi?»</p> + +<p>—«Pour rien», dit mon ami.</p> + +<p>Il prend son chapeau, part et ne revient plus.</p> + +<p>—«C'était exagéré, dit Monsieur Vernet, mais tout de même gentil de sa +part. Il compatissait à l'infortune d'un étranger!»</p> + +<p>Je n'ajoute pas:</p> + +<p>—«L'ami c'est moi!»</p> + +<p>On le devine aisément.</p> + +<p>J'ai en effet une collection d'amis imaginaires que je fais intervenir à +propos, infâmes ou vertueux, selon la thèse à soutenir. J'en ai de très +riches: ils possèdent des châteaux à l'étranger, et, importuns, me +supplient d'y aller passer quelques mois. J'en ai de pauvres, qui +mènent, dans l'ombre, une vie de reclus, et préparent leur grand œuvre +silencieusement.</p> + +<p>—«Mais quant à cet autre, dis-je, il m'est impossible de le voir sans +dégoût, et je n'en parle que pour provoquer un haut-le-cœur. +Croyez-vous qu'il s'est installé au milieu d'une famille complète? Il la +ronge, pourrit la mère, conseille le père, dirige l'éducation des +enfants, préside à table, et organise la dépense!»</p> + +<p>Les bras croisés, mes doigts tambourinant sur la manche de ma redingote, +je pose à Monsieur Vernet cette question:</p> + +<p>—«En toute sincérité, que dites-vous de cet être-là?»</p> + +<p>—«Je dis que c'est un cochon, voilà ce que je dis!»</p> + +<p>De mon côté, je fais:</p> + +<p>—«Bêe, bêe.»</p> + +<p class="n">comme une chèvre, ou comme un baby qui vient de tremper son doigt dans +une ordure.</p> + +<p>—«La femme qui s'oublie, dit Madame Vernet, les yeux baissés sur son +ouvrage, n'est pas une femme intelligente. Il me semble à moi que, si +j'étais sur le point de commettre une faute, je m'abstiendrais par bon +sens, après avoir raisonné.»</p> + +<p>—«Raisonnez un peu, voyons!»</p> + +<p>Elle ne répond pas. Pour l'encourager, au cas où, quelque jour, elle +serait tentée de risquer une avance, je parle de ma timidité auprès des +femmes.</p> + +<p>—«C'est comme cela. Je n'ai jamais pu faire le premier pas. Je ne me +rends compte de ce que peut être une déclaration que par mes lectures. +Je me mettrais volontiers à croupetons aux pieds d'une femme si j'étais +sûr de son amour; je lui dirais que je l'aime, à quatre pattes ou sur le +dos, après. Mais avant, j'ai peur de me tromper, une peur bizarre, +bleue. Je n'exige pas que les rôles soient intervertis, mais il faut que +la femme me fasse signe d'approcher, me promette la réussite par une +télégraphie nette. Sans cela nous pourrions rester indéfiniment côte à +côte.»</p> + +<p>Madame Vernet est prévenue.</p> + +<p>—«Vous avez dû laisser échapper de belles occasions?» dit Monsieur +Vernet.</p> + +<p>—«C'est possible!» dis-je sérieusement, sans m'apercevoir que je me +rends grotesque même aux yeux du mari. Une mélancolie soudaine +m'envahit. Je crois entrer dans une brume épaisse qui me cache le monde +extérieur. Je parle pour moi seul, tout entier à des souvenirs +écœurants.</p> + +<p>—«Quels êtres vils peut faire de vous le désir de la femme, de sa +chair?—car son cœur nous est précieux comme une vieille botte +dépareillée, et son âme vaut la vessie d'un poisson qu'on vide. C'est +donc pour coucher avec une femme, pour pétrir son corps, en boulangers, +avec des han! han! gutturaux et sourds, que nous bravons notre mépris. +Oh! si je ne craignais lâchement d'être aussitôt métamorphosé en idiot, +je le proclame sans vouloir sonner ici une vaine fanfare, je me ferais +eunuque. Je me couperais, et je jetterais avec dédain la cause de tous +nos maux au premier canard venu!»</p> + +<p>Monsieur Vernet trouve qu'il n'y a que moi pour avoir des idées +pareilles, et Madame Vernet, tellement courbée en deux qu'on ne voit +plus que son dos, pouffe, avec une sorte de jappement continu.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XIV" id="XIV"></a><a href="#toc">XIV</a></h2> + +<h4>COSMOGRAPHIE</h4> + + +<p>Et c'est tout. Nos conversations reviennent les mêmes. Le plus souvent, +je prends la parole, et, tandis que mes dents s'amusent d'un Palmer, ma +bouche s'emplit et se vide de mots. Les notes que je repasse tous les +deux ou trois jours me sont alors très utiles. Elles condensent ce qu'un +jeune homme doit savoir pour paraître supérieur. C'est un extrait de +l'<i>Intelligence</i> de Taine vulgarisé à l'usage des gens du monde. C'est +une ironie de Renan grossie, mise au point des vues moyennes. C'est un +vers de Baudelaire qui étonne et qu'on écoute longtemps en soi-même +comme l'écho d'une voix grondant en un caveau. La science m'a fourni +une vingtaine de faits précis et stupéfiants. Mais je ne les place pas +au hasard. Pour parler de la foudre, j'attends qu'il tonne. J'explique +l'éclair au passage.</p> + +<p>En astronomie, je m'en rapporte à Flammarion. Madame Vernet ouvre la +fenêtre, et, tout de suite, ce qui des étoiles surprend le plus Monsieur +Vernet, c'est leur quantité.</p> + +<p>—«Si j'avais autant de pièces de vingt francs, je ne serais pas ici.»</p> + +<p>Mais la destinée même des étoiles préoccupe Madame Vernet. Elle voudrait +savoir s'il y a du monde dedans; et si quelqu'un lui affirmait que +«oui», elle serait plus tranquille.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Celle que vous regardez n'existe peut-être plus.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Comment cela?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Je dis vrai. Au contraire, il en est d'autres que vous ne verrez pas +avant deux ou trois ans.</p> + +<p> </p> + +<p>Je pérore sur la vitesse du son, sur celle de la lumière, et je soutiens +que le soleil est des centaines et des centaines de fois plus gros que +la terre.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Ça fait bien gros.</p> + +<p> </p> + +<p>Madame Vernet ferme la fenêtre. Je frappe coups sur coups et expose la +doctrine de Kant.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Permettez! Vous n'allez pas vous moquer de nous plus longtemps. Ne +dépassons pas l'absurde. Me soutenir que ce verre, ce pot de moutarde +n'existent que dans mon imagination? À d'autres, jeune homme! Dites que +je me figure être en vie.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Qui sait?</p> + +<p> </p> + +<p>Monsieur Vernet, de son index recourbé comme un hameçon, se frappe trois +fois le front.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Laisse donc, tu n'y entends rien.</p> + +<p> </p> + +<p>Pour me venir en aide, elle rappelle les fréquentes erreurs des sens. On +croit voir une ombre sur un mur, on s'approche: il n'y a rien. Un +chasseur tire sur un lièvre: c'était une pierre. Intéressée, elle +m'invite à continuer. Mais j'ai fini. J'ai poussé devant moi mes +réminiscences et les ai fait entrer dans le tourniquet de la +conversation.</p> + +<p>Combien de soirées passerons-nous ensemble comme celle-ci, inutiles? +Nous piétinons.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XV" id="XV"></a><a href="#toc">XV</a></h2> + +<h4>JE TROUVE UN ENGAGEMENT SÉRIEUX</h4> + + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Puisque vos élèves vont prendre leurs vacances, vous devriez nous +accompagner au bord de la mer.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Y pensez-vous, chère Madame? Et mes affaires! mon avenir!</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Vous travaillerez là-bas. Vous aurez votre chambre. Vous serez +tranquille.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Vous me rendrez service. Il faut que j'aille chercher ma nièce à son +couvent. Cela me fait faire un grand détour. Vous conduirez ma femme +directement. Je vous rejoindrai avec ma nièce.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Et je n'aurai pas à m'occuper des malles pendant le trajet. Quelle +chance!</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Entendu: je vous confie ma femme et nos bagages.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Vous reviendrez quand vous vous ennuierez.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Naturellement, je vous offre votre voyage.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Pouvez-vous croire que la question d'argent m'importe? Mais, je le +répète, mes travaux avanceraient-ils? N'insistez pas. Vous me feriez de +la peine. Je le regrette. Quand je dis non, c'est non. Les affaires +avant tout!</p> + +<p> </p> + +<p>Les affaires! quelles affaires? Je serai donc toujours le même!</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XVI" id="XVI"></a><a href="#toc">XVI</a></h2> + +<h4>EN VOYAGE</h4> + + +<p>Nous allions voir la mer. Je pris avec moi mes autorités: la <i> Mer</i> de +Michelet, la <i> Mer</i> de Richepin. Frappant de petits coups sur les +tranches pour en faire envoler la poussière, je me dis:</p> + +<p>—Avec ça je suis tranquille!</p> + +<p>J'ajoutai à ces deux livres les <i> Paysans</i> de Balzac, pour le cas où je +serais obligé de faire quelque excursion en pleine campagne, de causer +avec un médecin ou un curé et d'admirer la nature.</p> + +<p>—«Vous verrez», me disait Madame Vernet, déjà bruyamment enthousiaste.</p> + +<p>Elle était tourmentée par la peur de manquer de vivres. Je lui offris +de porter un panier de provisions. Elle refusa. Je n'insistai pas, car +j'étais loin de l'aimer jusqu'à me charger de paquets.</p> + +<p>Ainsi, j'allais faire un assez long voyage avec une jeune femme, et je +ne songeais pas qu'il me serait possible de mettre à profit l'aventure. +D'autres préoccupations m'absorbaient.</p> + +<p>Il était neuf heures du matin. Vers onze heures il faudrait manger. À +chaque instant Madame Vernet me disait:</p> + +<p>—«Je sens la faim qui monte.»</p> + +<p>Ou bien encore:</p> + +<p>—«J'ai l'estomac dans mes talons.»</p> + +<p>Ce chassé-croisé m'inquiétait. Il faudrait donc la voir manger, et sans +doute faire comme elle, dans ce compartiment de première, où des gens +graves et ayant des idées en harmonie avec la classe des wagons qu'ils +occupaient, d'abord étonnés, nous regarderaient, et détourneraient +ensuite la tête par dégoût.</p> + +<p>—«Oui, c'est reçu. On ne peut pas passer douze heures en chemin de fer +sans prendre quelque chose;—mais comment va-t-elle faire pour manger, +«dans un silence de mort», son œuf dur, qui, je crois bien, est +rouge?»</p> + +<p>Je souhaitais de voir notre compartiment se vider à la première station, +non pour être seul avec Madame Vernet, mais pour qu'elle pût enfin +manger «à mon aise».</p> + +<p>Autre sotte terreur! Nous étions dans un express. Les arrêts devaient +être rares, et je me vis dans la situation d'un homme qui ne peut tenir +en place, ne sait quelle posture prendre, regarde à la portière, rougit +et pâlit, la figure gonflée, met d'une manière inconvenante ses mains +dans ses poches, et frotte l'une contre l'autre ses jambes vêtues +d'étoffe claire, désespérément. Je comprenais très bien que la crainte +d'avoir à manger, d'avoir besoin en route, la peur d'un déraillement, +l'ennui d'entrer sous un tunnel noir où tout l'être est pris de fièvre +et tremble, seraient, ce jour-là, autant d'obstacles à la progression de +mon amour.</p> + +<p>—«Auriez-vous peur?» me demanda Madame Vernet comme nous passions en +grande vitesse sur un pont qui grinçait de jouissance dans tous ses +fers.</p> + +<p>Je lui dis:</p> + +<p>—«Oh! moi, j'ai le physique lâche!»</p> + +<p>Comme je m'étais trop abaissé, je voulus me relever aussitôt, et je +commençai une théorie sur le courage qui prouvait que le véritable +courage consiste à être courageux précisément quand on ne l'est pas.</p> + +<p>Près de moi, un monsieur lourd comme un bateau échoué fermait à demi ses +paupières. Madame Vernet adorait mettre sa tête à la portière «pour voir +les tableaux rustiques se dérouler avec tant de rapidité, qu'il semble +que les champs marchent et que le train reste immobile». Comme, à notre +départ, j'avais manœuvré adroitement pour me trouver «à reculons», elle +se plaignit bientôt de la poussière et du grand vent. Je lui offris ma +place, qu'elle accepta, et je remarquai bientôt, avec plaisir, que, +malgré «mon sacrifice», une poudre fine et grise se posait doucement, +continûment sur son nez, ses paupières, ses joues, se délayait çà et là +dans une goutte de sueur, la souillait et l'enlaidissait. De peur d'une +migraine, elle avait installé son chapeau dans le filet, où il +frissonnait comme un oiseau qui couve. Un courant d'air brouillait les +frisures de son front, et au soleil ses cheveux prenaient des teintes +variées, bizarres. Une mèche surprenait par l'éclat de sa rouille et +son air de se trouver là sans qu'on sût pourquoi. Comme Madame Vernet +souriait, du fond de sa bouche une dent lança un éclair d'or.</p> + +<p>Il n'y a aucun motif pour que je lui prête des aspirations plus pures +que les miennes, et cette pensée de «derrière les reins» doit nous être +commune, qu'en somme, si l'occasion s'en présentait, nous coucherions +bien ensemble.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XVII" id="XVII"></a><a href="#toc">XVII</a></h2> + +<h4>C'EST LA MER!</h4> + + +<p>Nous avons changé de train. Le panier de provisions est vide. J'ai mangé +autant que Madame Vernet, et tous les voyageurs avaient des œufs durs. +Loin de se moquer, ils ont regardé Madame Vernet d'un air de gratitude +quand elle a donné le signal. Il est possible que j'aie une âme-miroir +réfléchissant avec exactitude le monde extérieur, mais, pour l'instant, +je donnerais volontiers un coup de pied dans cette âme à glace, pour en +faire sauter les «mille facettes» à tous les vents.</p> + +<p>Le petit train d'utilité locale nous emmène, sorte de jouet mécanique +assez solide pour porter une douzaine de voyageurs et quelques paniers +de poisson. Il s'arrête quand il veut, quand les voyageurs lui font +signe. L'administration a jugé inutile de tendre des fils de fer de +chaque côté de la voie. Aux passages à niveau, point de barrière. Le +train donne aux rares voitures le temps nécessaire, regarde prudemment à +droite et à gauche, siffle longuement, comme pour demander s'il n'y a +plus personne, et repart.</p> + +<p>—«Il n'est pas méchant! dit l'employé, qui va de portière en portière, +non pour contrôler les billets, mais pour faire la causette avec les +voyageurs, auxquels il offre de se charger des bagages à la descente: il +n'a jamais écrasé une mouche!»</p> + +<p>Aux gares il s'amuse, lâche un wagon, en accroche un autre, en tamponne +un troisième par mégarde, feint de manœuvrer, et, vite essoufflé, se +désaltère à la prise d'eau. Il parcourt une dizaine de lieues dans son +après-midi, «sans se gêner». Le médecin de Talléhou, dont la clientèle +est dispersée sur la ligne, fait ses visites à chaque station, entre +l'arrivée et le départ. Il saute de wagon, arrache une dent, accouche +une femme, et revient, en agitant son chapeau. Le chef de gare siffle; +le chef de train siffle aussi; la locomotive siffle à son tour, et le +petit train familier s'ébranle.</p> + +<p>Madame Vernet s'attendrit.</p> + +<p>Nous sommes d'ailleurs en pleine Normandie. Un souffle arrive de la mer. +Je trouve l'air salé. D'après Madame Vernet, dont le nez aux ailes +minces voltige, il est chargé d'odeur de varech. Sous les pommiers, les +courtes vaches regardent passer ce long animal noir qui s'en va et +revient tous les jours aux mêmes heures, et qu'on ne laisse jamais au +vert. Une buée met au milieu d'un pré le rayonnement de son abdomen +d'or. Je sens tout près de moi mon ennemie habituelle qui me guette: la +tristesse sans cause. Madame Vernet, la tête presque hors de la +portière, sourit à une garde-barrière coiffée d'un chapeau de cuir qui +tend, avec gravité, du bras droit son petit fanion roulé et du gauche un +enfant.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Qu'est-ce que vous avez, chère Madame? Si, vous avez quelque chose, +dites-le moi.</p> + +<p> </p> + +<p>Madame Vernet, les yeux humides, pique son index dans l'horizon, et ne +dit que ces deux mots:</p> + +<p>—«La mer!»</p> + +<p>Je regarde, ému du trouble de mon amie, indigné de ne rien voir. Devant +nous se dresse le Fort de la Terreur, aujourd'hui inutile, mais d'aspect +rude encore, vénérable au bout de sa digue comme un grand principe +longtemps en cours, dont on ne se sert plus. Entre lui et nous s'étale +une sorte de bas-fond noirâtre comme un étang vide. Au-delà, par-dessus +la digue blanche, tout au bord du ciel pur, le regard, en visant bien, +peut s'accrocher à quelque chose qu'on prend indifféremment pour une +série de rochers, une troupe de moutons, une file de nuages!</p> + +<p> </p> + +<p>C'est ça!</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Elle est basse, en ce moment!</p> + +<p> </p> + +<p>Elle dit cette phrase comme une excuse, contrariée parce que la mer +s'est retirée à notre approche. Son éloignement la peine ainsi qu'une +injure personnelle.</p> + +<p>Elle ajoute:</p> + +<p>—«Elle va revenir!»</p> + +<p>Je l'espère. En attendant, j'antidate sans difficulté ma bonne +impression, et m'écrie à l'avance:</p> + +<p>—«C'est égal, elle est bien belle, tout de même!»</p> + +<p>Madame Vernet me remercie par un sourire. Plus qu'une communion en +enthousiasme, cet incident nous rapproche. Nous pouvions attendre +tranquillement le retour de la mer.</p> + +<p>Le petit train ne bougeait plus. Sa machine l'avait laissé là, s'en +était allée, ici frottait son derrière aux antennes d'un wagon de +marchandises, et, plus loin, s'exerçait à sauter d'une rainure d'un rail +dans la rainure d'un autre, sifflotante, étourdie.</p> + +<p>La mer revint lente et calme. Madame Vernet donnait des explications:</p> + +<p>—«Il faudrait la voir furieuse!»</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>«Quelle impatience! donnons-lui le temps. Qu'elle monte, se couche +voluptueuse, sur les galets, comme une femme qui se plaît à palper les +os de son amant; qu'elle caresse le pied du fort, se coule derrière la +digue, et étende sur ce vilain fond noir sa langue d'animal monstrueux, +aplatie et miroitante!»</p> + +<p> </p> + +<p>Je jouis de ma métaphore rococo. Madame Vernet tend l'oreille, ondule +son cou un peu gras et remue les lèvres comme si elle suçait des +paroles. Déjà je redoute la mer, la merveille de ce monde qui a causé le +plus de délires. De nouveau le petit train nous vanne sur les +banquettes, entre des rails trop larges qui n'ont pas été faits à sa +mesure. Il sent Talléhou, salue du sifflet les gens qu'il dépasse et +communique sa gaîté aux voyageurs.</p> + +<p>Madame Vernet se prépare. Son âme retombe au milieu des ombrelles, des +cannes, des manteaux de voyage, des paquets dont les ficelles «toujours +utiles» seront conservées avec soin.</p> + +<p> </p> + +<p>Elle se regarde dans une glace de poche:</p> + +<p>—«Je suis affreuse!» dit-elle.</p> + +<p> </p> + +<p>Les larmes, ces douces larmes qu'elle versait à la vue de la mer, se +sont traînées comme des limaces sur ses joues poussiéreuses et les ont +zébrées de barres. Heureusement, elle a son citron. Elle le partage en +deux, m'en donne une moitié et se débarbouille avec l'autre. Elle a beau +faire, on voit aux coins de ses yeux, de ses lèvres, ces apparences +innommables qu'on trouve sur les tables de restaurant mal essuyées. +C'est une leçon pour moi. Je ne me sers pas de mon citron et préfère +rester franchement sale. Il me semble que ça doit moins se voir.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Je suis laide, n'est-ce pas?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Oh! Madame!</p> + +<p> </p> + +<p>Je lui baise le bout de ses gants décolorés, et garde, aux lèvres, un +goût de pâte graveleuse.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XVIII" id="XVIII"></a><a href="#toc">XVIII</a></h2> + +<h4>JAMAIS AU NIVEAU DE LA MER!</h4> + + +<p>À Tallehou, ma mansarde sent le bois neuf et la peinture fraîche. Une +fenêtre étroite donne sur le petit port, une lucarne découpe une carte +de visite de ciel, un œil-de-bœuf s'ouvre sur la mer. Je pousse ma +table contre le mur, sous l'œil-de-bœuf, et, solidement assis, je +regarde la mer avec fixité.</p> + +<p>J'ai l'air de dire:</p> + +<p>—«À nous deux!»</p> + +<p>Mais elle tient plus longtemps que moi. Mes yeux se brouillent comme +sous un jet de verre d'eau froide, et les comparaisons neuves ne me +viennent pas. Je fais appel à des mots si magnifiques que deux de leur +taille rempliraient un hexamètre. Plutôt, la mer m'hypnotiserait, +m'abrutirait doucement. Elle moutonne à peine. Ses petits flots +grimacent. En ce moment, elle ne me donnerait pas quinze lignes de +copie. Aussi je m'y prends mal. Regarde-t-on la mer par un +œil-de-bœuf?</p> + +<p>La maison appuie son flanc gauche à une énorme butte cubique qui la +protège, elle et son jardin, contre les vents et les vagues. Je monte +sur la butte. Elle est tout entière plantée de pommes de terre, dont les +feuilles, j'en suis sûr, me feront songer, quand la nuit viendra, à +quelque peuple de lapins qui broutent et remuent les oreilles.</p> + +<p>Devant la mer, mon embarras recommence. Ma langue ne rend qu'un +clappement sec. La mer lèche les rochers, bave, crache dessus: c'est +entendu. Ils apparaissent comme des tritons, des titans foudroyés, des +animaux préhistoriques, des moutons: parfait! Le flot et la pierre se +collettent—bravo!—se cramponnent, écument et grondent—tout va +bien!—Mais j'ai vu ça partout, et je demande une sensation qui me soit +propre. La Grande Bleue me désespère, car je ne peux lui offrir une +image de mon crû. Mieux vaudrait lire une page de Pierre Loti.</p> + +<p>En somme, je la trouve bien. Elle m'est sympathique, et j'aime autant la +voir qu'autre chose; mais je la souhaiterais (comment dire cela?) un peu +plus pareille à une belle montagne. Je lui reproche de manquer de pics +neigeux comme j'en ai vu en gravure. Oui une montagne «m'irait mieux», +édentée et garnie de petits villages, blancs comme des dés de trictrac.</p> + +<p>Sans doute, je reviendrai sur ces impressions, mais la trivialité de ce +que la mer me fait éprouver m'exaspère contre elle. Nous ne nous +comprenons pas. Un bateau va pêcher des brèmes, toutes voiles dehors: +c'est un oiseau qui, les jambes trop courtes, marcherait avec ses ailes. +Cet autre bateau rentre au port, et rappelle une vieille femme qui a +relevé sur sa tête son jupon où souffle le vent. Un torpilleur manœuvre +au loin: gros cigare. Le <i> Nautilus</i> de Jules Verne m'a causé plus +d'étonnement. Je repousse ces communes associations d'idées: elles +rebondissent sur moi comme des boules de bilboquet. La camelote des +comparaisons encombre ma mémoire. À chaque vision correspond son +expression d'usage: le varech est une chevelure de noyé, et le homard +est le cardinal des mers!</p> + +<p>Heureux ceux qui peuvent dire simplement d'une belle chose:</p> + +<p>—«Voilà une chose qui est belle!»</p> + +<p>J'y renonce. Je m'assieds sur un banc qui sera plus tard le banc des +«Larmes», et, la tête dans mes mains, je fais noir en mon cerveau, et +j'assiste, résigné, comme aux ébats de gamins qui ne peuvent pas se +tenir en place, à la danse des publiques hyperboles.</p> + +<p>Je me désole de ne pas pouvoir rester un instant au niveau de la mer.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XIX" id="XIX"></a><a href="#toc">XIX</a></h2> + +<h4>CIVILITÉS</h4> + + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Monsieur Henri, avez-vous du savon?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>J'en ai, Madame, merci.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Dites-moi s'il vous manque quelque chose.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Il ne me manque rien: vous êtes trop bonne.</p> + +<p> </p> + +<p>Elle ne m'a pas encore prié de «voir en elle une seconde mère». Elle +n'entre pas dans ma chambre, et quand elle me montre un objet de +toilette, je ne vois que sa main, un peu de son bras. Sa main est trop +courte, trop sanguine. Au moindre effort, les veines ressortent, et +Madame Vernet semble alors avoir des bouts de laine bleue sous la peau. +Mais son bras est rond et blanc. Si une tension le découvre, la manche, +quoique large au poignet, remonte peu, s'arrête avant d'arriver au +coude, et l'étrangle.</p> + +<p> </p> + +<p>—«Avez-vous une brosse?»</p> + +<p> </p> + +<p>Encore! J'ai peur de la voir entrer, et je n'ose pas faire ma toilette. +Poète, je porte des bretelles qui tirent, comme une oreille, mon +pantalon, et l'élèvent jusqu'à mes aisselles. Mon ventre, au chaud, +paraît emmailloté. Debout, inoccupé, je cause, à travers la porte, avec +Madame Vernet. Je n'ai pas été, jusqu'ici, gâté par les attentions des +femmes, et tant de sollicitude m'amollit.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Êtes-vous bien? soyez franc!</p> + +<p> </p> + +<p>Plus j'affirme être comme «un coq en pâte», plus elle s'excuse et +s'ingénie. Mes protestations que tout est pour le mieux l'encouragent à +trouver que tout est au pire:</p> + +<p>—«Ah! ces marins, ce sont de braves gens, mais ne leur demandez pas +autre chose.»</p> + +<p>Et peu à peu, nous poussant l'un l'autre, nous en arrivons à traiter +cette chambre, moi de palais, elle de taudis.</p> + +<p>—«C'est à peu près propre, voilà tout!»</p> + +<p>Nous perdons un temps précieux. Je dis:</p> + +<p>—«Merci, merci, merci.»</p> + +<p class="n">un grand nombre de fois, sans m'arrêter, pour en finir, car la manie de +déprécier ce qu'on fait d'obligeant agace plus que celle de s'en vanter.</p> + +<p>Nous sortons. Madame Vernet connaît le pays, m'en fait les honneurs. +D'abord elle me présente aux pêcheurs Cruz, nos propriétaires.</p> + +<p>—«Monsieur et Madame Cruz.»</p> + +<p>—«Monsieur Henri, un jeune ami de mon mari.»</p> + +<p>Les Cruz, en entendant prononcer leur nom et le mien, se demandent ce +qu'on va leur faire. Je les salue de la tête: ils me le rendent du +genou. Je dis:</p> + +<p>—«On m'a parlé de vous en des termes si excellents que je crois serrer +la main à de vieux amis.»</p> + +<p>Est-ce que je les prends pour des confrères?</p> + +<p>Ils répondent enfin:</p> + +<p>—«Nous sommes ben aise!»</p> + +<p>On ne le croirait pas. On a dû leur couper les paupières pour qu'elles +saignent ainsi. Le mari a un collier, une fourrure, un boa de barbe, et +quand il se met à rire, c'est pour si longtemps, qu'on pourrait, chaque +fois, compter toutes ses dents, une à une, et faire la preuve. Madame +Cruz, au contraire, a la bouche mince, froncée. Elle prise, et son nez +recourbé, à la pointe remuante, semble toujours en train de piquer sur +sa lèvre les brins de tabac qui retombent.</p> + +<p>Madame Vernet leur parle avec volubilité, prend des nouvelles du +poisson, et m'explique ce que je ne comprends pas, juxtaposant les mots +difficiles.</p> + +<p>Les pêcheurs, rouges, considèrent avec stupéfaction mon visage pâle. +J'ai les pommettes saillantes. On m'affirme que dans deux mois d'ici je +ne pourrai plus mettre mes faux-cols et que l'air de la mer aura bouché +tous les trous.</p> + +<p>—«À tout à l'heure!» dit Madame Vernet.</p> + +<p>Ils attendent qu'elle répète encore les noms. Nous nous apitoyons sur +leur sort. Leur hâle et leurs yeux sanglants m'ont frappé, et je crée en +moi-même un type de marin supérieur, amant de la mer, épris du péril et +du rêve, sentimental et sauvage, que je confonds maladroitement avec le +père Cruz.</p> + +<p>Je l'admire avec effroi; je voudrais soulever son crâne, pour voir à nu +les impressions qu'ont laissées là les éléments en lutte, les spectacles +grandioses. En même temps, je fais peu de cas de ma propre personne. Que +suis-je, comparé à ces héros de tous les jours?</p> + +<p>Madame Vernet n'est pas moins troublée, et déraisonne avec plus de +bruit.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Avouez qu'au point de vue artiste, un marin nous intéresse plus qu'un +paysan.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Celui-ci courbe le front vers la terre; celui-là regarde au loin ou lève +les yeux au ciel.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Le marin pêche surtout la nuit. Il met dix lieues entre la terre et +lui, et, là, seul «entre deux immensités», sur une planche large «comme +la main», que la rapidité du courant fait gémir «comme un violon», à la +merci des trombes, des brumes, des grands vapeurs qui peuvent le couper +en deux sans qu'il ait le temps de crier gare, il attend le poisson +«mobile».</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Le paysan travaille le jour. La première odeur qu'il respire en quittant +«sa chaumière» est celle du fumier étalé devant la porte. Puis il +laboure, somnolent, entre les deux bras de la charrue, le nez au +derrière d'un cheval ou d'un bœuf écaillé de crotte. Que voulez-vous +qu'il ressente?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Le pied sur le plancher des vaches, le marin jette son or avec +indifférence.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Le paysan est avare, et, malpropre, il n'a qu'une chaussette, celle où +dorment ses gros sous.</p> + +<p> </p> + +<p>Ainsi chantant notre hymne, nous mettons en strophes égales la grandeur +du marin et la bassesse du terrien, tout près de soutenir que ces hommes +qui s'agitent ont pêché et vendent leur poisson pour l'amour de l'art. +Nous nous élevons ensemble, et nous nous sourions, ivres d'espace, sur +des hauteurs.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XX" id="XX"></a><a href="#toc">XX</a></h2> + +<h4>À FOND DE CALE</h4> + + +<p>Dans le petit port, la mer se gonflait sensiblement au soupir du flux, +et, après des hésitations timides où s'essayaient ses forces, soulevait +une à une les barques échouées. Elles semblaient se réveiller, et, comme +de gros insectes noirs surpris par l'eau, faire effort pour reprendre +pied. Des femmes assises sur leurs paniers attendaient les pêcheurs de +congres. On apercevait déjà le premier au phare de Rocmer. Ses quatre +voiles dehors, poussé par le flot, par la brise, cherchant le vent avec +le moins d'écart possible, il grandissait et décroissait dans le raz +sans cesse en colère. Il dépassait les bouées, les balises, et, +s'acculant au flot, prenait son élan, entrait au port, et, tandis que +ses voiles s'abattaient avec un grand bruit doux, venait adroitement +toucher la cale de son nez, sa vitesse morte.</p> + +<p>—«Il a le ventre lourd, disaient les femmes. Vous l'avez empli.»</p> + +<p>Mais les marins ne répondaient pas.</p> + +<p>Cuivreux, avec des barbes comme des herbages, pareils, sous leurs capots +enduits d'huile cuite, aux Esquimaux qu'on voit sur les images, comme +habillés de zinc jaune, trempés et laissant, les bras écartés, +s'égoutter leurs doigts, ils attendaient que toutes les marchandes +fussent là. Parfois ils se passaient leur manche de toile cirée sur les +yeux.</p> + +<p>Un petit mousse était couché dans leurs jambes, endormi de harassement. +La vente commença. Passés de mains en mains, les congres, grands comme +des hommes, étaient jetés sur une large table où ils rebondissaient et +glissaient, ranimés une seconde, la gueule fermée parfois sur un hameçon +qu'on n'avait pu arracher. Tous portaient au flanc la trace du coup de +gaffe qui les avait halés à bord. Les plus petits étaient vendus deux +par deux, en frères. Aux gros on faisait les honneurs d'une enchère +privée.</p> + +<p>—«Et stilà, disait le patron, qué qui vaut?»</p> + +<p>On ne se décidait pas. Chaque marchande laissait venir sa voisine, et +craignait d'offrir trop.</p> + +<p>—«I vaut rien, donque?»</p> + +<p>Mais, sans doute, c'était une feinte, car, soudain, l'enchère montait, +sou par sou, jusqu'à cent, et au-delà montait encore, cinq sous par cinq +sous.</p> + +<p>Le patron s'échauffait, frappait la table de ses poings, salivait avec +abondance, et, les jarrets fléchis, faisait de brusques inclinaisons de +tête. Les marchandes ne parlaient pas et ne surenchérissaient qu'au +moyen de rapides clins d'yeux. Quand elles voulaient s'arrêter, elles +baissaient les paupières, prenaient une mine désintéressée, avec l'air +d'être ailleurs. Au vol, le patron attrapait les signes.</p> + +<p>—«Cinq francs dix sous, que l'on dit.»</p> + +<p>—«Cinq francs quinze sous.»</p> + +<p>—«Six francs! Vous êtes deux».</p> + +<p>—«Six francs cinq sous.»</p> + +<p>—«C'est-il tout?»</p> + +<p>—«Six francs cinq sous à la Marie!»</p> + +<p>D'autres bateaux arrivaient, se rangeaient à la cale, et «espéraient» +leur tour.</p> + +<p>Les marins se posaient des questions sournoises, regardaient les ventres +des bateaux, ou, sans gestes inutiles, se racontaient leurs aventures de +nuit.</p> + +<p>Bien qu'elles fussent toutes les mêmes, ils s'y intéressaient +réciproquement.</p> + +<p>Tout à coup, une voix de patron s'élevait, brutale et jurante:</p> + +<p>—«Nom de Dieu! j'aimerais mieux le jeter à la mé que de vous le laisser +pour ce prix-là!»</p> + +<p>Et, prenant le congre par la queue, il le brandissait comme une arme +menaçante. Mais les femmes, qui savaient les autres bateaux chargés, +souriaient, goguenardes.</p> + +<p>—«C'est-il pas un vol?» disait le patron, en cédant le congre, tandis +que Madame Vernet, au bout de son cantique, le résumait en cette stance:</p> + +<p>—«Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que tout marin doit +être un peu poète!»</p> + +<p>La vente, maintenant lente, s'éternisait.</p> + +<p>Cependant Madame Cruz fut assez hardie pour acheter, d'un seul coup, la +pêche d'un bateau tout entière. Tandis que, courbée, elle palpait les +congres, pesait du doigt sur leur ventre blanc et élastique, le petit +mousse couché dans les cordes regardait ses gros bas de laine tricotée +et ses mollets comparables à des pieux.</p> + +<p>La mer avait fini de monter. De larges ondoiements tremblaient sur elle, +et s'en allaient mourir là-bas, au fond du port, tout près des laveuses +de linge. Du haut du quai, des gamins halaient leurs lignes et faisaient +sauter hors de l'eau les plies plates et ovales, dont le ventre brillait +comme une glace à main. Leur vente faite, les bateaux de congres +venaient s'accrocher à leurs anneaux en bêtes dociles, et on entendait +tomber les lourdes ancres éclaboussantes.</p> + +<p>Les marins se passaient encore les souvenirs semblables qui leur +revenaient de la nuit, et chacun, juge en sa cause, se mesurait +consciencieusement le blâme ou l'approbation pour telle manœuvre. Ils +s'écoutaient avec patience, et, n'étant préoccupés que de leur propre +pêche, ils n'avaient point à se contredire.</p> + +<p>Les femmes recouvraient de glu les paniers où s'enroulaient les congres +à expédier. C'était le coup de feu. Il s'agissait d'arriver avant le +départ du train. Silencieuses, elles coupaient la paille, ficelaient les +paniers, accrochaient les étiquettes, en supputant. Des mouettes au cri +rauque planaient, haut d'abord, puis se rapprochaient et rétrécissaient +leurs cercles autour de la tache rouge d'une tripe de poisson flottante. +D'un coup de bec, elles s'enlevaient et s'évanouissaient comme des +éclairs blancs.</p> + +<p>Il ne restait plus personne sur la mer. Elle berçait tous les bateaux du +petit port, les endormait. Puis, comme une nourrice qui s'éloigne, elle +redescendit. Elle s'en alla doucement, sur la pointe du flot. Leur crise +de déhanchement calmée, les bateaux s'immobilisèrent, accroupis sur leur +ventre et leurs pieds courts.</p> + +<p>Comme le reflux emportait la mer, la surexcitation de Madame Vernet et +la mienne diminuaient.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Regardez: la mer, c'est une belle femme qui, très soignée dans sa mise +extérieure, tiendrait mal ses dessous.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Expliquez-vous.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Je dis qu'elle a de la crasse sous sa chemise. Voyez son lit: un +mendiant n'y coucherait pas. Est-ce sale? Les os de sèche y traînent +comme des peignes. Les vers, comme une gale, boursouflent la vase. Que +pensez-vous de ces crabes attardés, vermine grouillante?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Assez, je vous en prie.</p> + +<p><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Non, la mer s'est moquée de nous tout à l'heure. J'ai le droit de +l'insulter, et j'ajouterai qu'elle sent mauvais. Ce petit port m'écœure +comme un nez punais. Ne dirait-on pas un fond de mare, dans une ferme +mal tenue, que des canards ont dallé de leur fiente?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Voyons, mon ami.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Non, non, laissez-moi dire. Je n'aime pas qu'on m'en fasse accroire.</p> + +<p> </p> + +<p>Divaguant ainsi, je ramenai Madame Vernet à la maison. J'avais envie de +décrier. Une dépêche de Monsieur Vernet nous annonçait son retour. Dans +deux jours il serait là, et je n'avais encore tiré aucun parti de la +solitude. Je désirais Madame Vernet, je craignais de ne pas réussir, je +redoutais son mari, et, tout en estimant qu'il serait plus crâne de +l'attendre, je me blâmais sévèrement à cause du temps perdu.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XXI" id="XXI"></a><a href="#toc">XXI</a></h2> + +<h4>IMPORTUNITÉS</h4> + + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Comment trouvez-vous cette purée?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Délicieuse, Madame.</p> + +<p> </p> + +<p>Une autre s'en serait tenue là, mais avec inquiétude:</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Elle n'est peut-être pas assez salée?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Oh! si.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Elle l'est peut-être trop?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Oh! non.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Je vois bien qu'elle ne vaut rien.</p> + +<p> </p> + +<p>Je me réjouissais de ces menus égards et du ton sympathique avec lequel +elle me disait:</p> + +<p>—«Vous ne buvez pas? vous ne mangez pas?»</p> + +<p>Un souffle si doux nous venait de la mer que je n'éprouvais plus le +besoin de faire le glorieux et parlais simplement.</p> + +<p>Après dîner, nous fîmes une courte promenade sur la route, jusqu'à +l'heure et jusqu'au point où les pommiers normands, par leur masse +d'ombre frissonnante, nous causèrent de l'effroi. Au retour, afin de me +rassurer, j'offris mon bras à Madame Vernet. Hâtifs, les jarrets +contractés, nous pressions le pas, ayant dans le dos la sensation d'être +suivis. Aux premières maisons du village, je me tranquillisai, et, +joyeux comme un homme qui vient d'éviter un grand danger, je risquai une +petite entreprise. Je laissai glisser jusqu'à ma hanche le bras de +Madame Vernet et, en le relevant, le serrai: elle ne me rendit pas la +pression. Je feignis de butter une pierre et de perdre l'équilibre: elle +poussa un cri, mais me laissa reprendre mon aplomb tout seul. Au Christ +de granit qui, planté sur la jetée, protège, de ses bras écartés, le +village contre la mer, Madame Vernet s'arrêta pour souffler.</p> + +<p>Elle trouvait au Christ une figure «originale». Elle s'assit sur une +marche et me pria de m'éloigner un peu. Elle voulait rester avec +elle-même. Les mains dans mes poches, j'allai, sur la pointe du pied, +écouter la mer. La lune y projetait un sentier étroit, et si direct, que +je n'aurais eu qu'à enjamber pour monter vers elle. Parfois, je me +rapprochais, à reculons, de Madame Vernet, espérant qu'elle allait me +dire: «Rentrons!»</p> + +<p>Elle continuait de s'absorber. Les petits phares me regardaient. Je +jetai des cailloux dans l'eau.</p> + +<p>—«Quand j'en aurai jeté dix, me disais-je, elle aura fini de rêver.»</p> + +<p>Elle s'obstinait à faire la bouche d'ombre au pied du Christ, qui, pour +cette cause, m'indisposait, comme un prêtre.</p> + +<p>—«Cela m'a fait du bien», dit-elle enfin.</p> + +<p> </p> + +<p>Mais il fallut monter sur la butte pour une nouvelle station. Quand nous +fûmes assis chacun à une extrémité du banc:</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Vous devriez déclamer des vers.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Ah! non, par exemple! C'est assez d'émotions pour une journée.</p> + +<p> </p> + +<p>J'allais dire: «Allons nous coucher!», mais le mot était brutal, le +pluriel insolent, et, après une brusque saute d'humeur, j'eus encore le +courage de louanger les étoiles, dont quelques-unes filaient à propos.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Ne dirait-on pas qu'elles tombent dans la mer?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Ça fait cet effet-là.</p> + +<p> </p> + +<p>Je bâillais si grand, qu'une d'elles eût pu me tomber dans la bouche.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>On serait bien là, pour pleurer!</p> + +<p> </p> + +<p>Le feu tournant du phare de Rocmer clignotait au loin.</p> + +<p>—«Qui sait, dit-elle, combien de marins ont été sauvés par cet œil +secourable de la nuit?»</p> + +<p>Aussitôt elle ajouta:</p> + +<p>—«Oui, mais qui sait combien d'oiseaux, attirés par sa flamme, s'y sont +brisé les ailes?»</p> + +<p>Elle se délectait dans sa tristesse. Un châle de laine étroitement serré +autour de ses épaules, et les yeux fatigués par la lumière intermittente +du phare, elle lui rendait grâce comme au sauveur des pauvres marins et +le maudissait comme le tueur des petits oiseaux.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XXII" id="XXII"></a><a href="#toc">XXII</a></h2> + +<h4>LA DERNIÈRE STATION</h4> + + +<p>Elle avait lieu à la porte de sa chambre, et je l'aurais volontiers +prolongée. Nous tenions chacun une bougie, qui s'agitait à notre +haleine. Madame Vernet, la main sur la clef, ouvrait et refermait la +porte, selon que l'entretien semblait mourir ou se ranimer. Aux +entrebâillements, j'apercevais le blanc d'un rideau, le poli rougeâtre +d'un meuble d'acajou, l'éclair d'un chandelier argenté, tout un fond de +chambre à coucher, endormie dans une lumière discrète.</p> + +<p>—«Allons, bonsoir!»</p> + +<p>—«Bonne nuit, à demain.»</p> + +<p>—«Si nous sommes encore de ce monde!»</p> + +<p>Et ainsi de suite, jusqu'à l'immortalité de l'âme, dont nous parlions +avec intérêt durant quelques minutes.</p> + +<p>Comme une chatte qui flaire une attrape, elle se tenait à distance, son +bougeoir défensivement levé à la hauteur du menton; et, quand je lui +serrai la main, je la secouai avec vivacité, car une goutte de bougie +fondue et brûlante tomba sur la mienne.</p> + +<p>—«Quelle femme stupide! me disais-je, en rentrant chez moi. Ne +pouvait-elle m'inviter à la suivre? Ne voyait-elle pas que j'en avais +envie? Est-ce qu'elle n'est pas l'aînée? Est-ce que je sais, moi, si je +dois ou si je ne dois pas? C'est à elle qu'il appartient de commencer, +non à moi. Avec le bonheur que nous perdons ainsi bêtement, par sa +faute, on pourrait saoûler un ange toute son éternité!»</p> + +<p>J'entendais marcher Madame Vernet, et je fus pris d'une curiosité +polissonne. J'aurais bien creusé un trou dans le plancher; mais, outre +qu'on ne perce pas un plancher avec une aiguille, écouter me suffirait +et me compromettrait moins auprès de ma conscience inégalement délicate. +Ma bougie soufflée, la respiration contenue, les pieds nus, je me mis à +plat ventre, et, le front collé au parquet, sur une jointure, je suivis +Madame Vernet de l'oreille. Cela ne gênait personne. Un son me faisait +deviner une scène, et parfois tout mon corps tressaillait onduleusement. +J'entendais les pantoufles de Madame Vernet claquer, l'eau couler. +J'expliquais son remue-ménage comme un texte; j'interpolais ses silences +comme des ratures, et je traduisais à ma fantaisie.</p> + +<p>—«Je la vois, me disais-je: c'est une personne propre, mais ce n'est +pas une actrice; elle ignore les crayons qui peignent les cils, le noir +de charbon, le rouge d'Orient et la graisse de cire blanche.</p> + +<p>Elle n'est donc pas obligée de se débarbouiller d'abord avec une crème: +un lavage à l'eau de Cologne suffit. Elle a quelques cheveux faux, mais +elle en a un plus grand nombre qui sont vrais. Comme je n'entends qu'un +seul versement à la fois, elle ne se sert pas d'eau tiède: son médecin +lui a recommandé l'eau froide en toute saison et pour tout.</p> + +<p>Elle a les seins un peu tombants et des nids dans les épaules. Cela +m'est égal, je ne m'en sers jamais. Les épaules d'une femme sont pour +ses danseurs et ses seins pour ses enfants. Elle n'est pas trop cambrée, +car plus une femme se cambre, plus son ventre ressort. Elle parfume sa +chemise d'héliotrope blanc et entre dans son lit à reculons, ce qui lui +permet de regarder longuement sa jambe, sans contredit le plus beau +morceau d'elle-même. Je m'imagine que, le matin, elle sort de ses draps +avec lenteur, afin que ces nobles jambes se découvrent, comme apparaît, +dans une inauguration officielle, le marbre lumineux d'un groupe, quand +l'ouvrier, ému, d'un geste lève la toile, au signe du président.</p> + +<p>Je me redressai, et, mettant une sourdine à tous mes mouvements, je me +déshabillai avec un sourire obstiné, comme si j'allais m'étendre auprès +d'elle.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XXIII" id="XXIII"></a><a href="#toc">XXIII</a></h2> + +<h4>INSOMNIE</h4> + + +<p>La chambre de Madame Vernet est-elle une fournaise sous la mienne? Je me +retourne. J'ouvre l'œil-de-bœuf. Vienne toute la fraîcheur de la mer!</p> + +<p>Je m'agite ainsi qu'à l'approche d'un événement. Si Madame Vernet +entrait dans ma chambre, en chemise, posait son bougeoir sur la table de +nuit, s'aplatissait sur mon corps, je la trouverais «très naturelle», et +je lui pardonnerais de m'avoir fait attendre. J'ai toujours, en pensée, +brusqué les dénouements. D'une femme à peu près jolie rencontrée dans la +rue je dis:</p> + +<p>—«Mâtin! quelle nuit on passerait avec!»</p> + +<p>Une mère de famille a quatre enfants, mais elle est encore belle: donc +elle m'attendait pour m'offrir ce qui lui reste de beauté. Quant aux +jeunes filles, elles grandissent pour moi, et je les prendrai dès +qu'elles me «diront».</p> + +<p>Des nudités nuageuses se forment et se déforment. Je dois avoir les yeux +injectés de sang. Comme un jardinier qui, par une blanche matinée +d'avril, crève du nez de son sabot les toiles d'araignées tendues sur +les allées, je brise des virginités, sans remords. À moi les lèvres +framboisées! Poète-avocat, je viens de me meubler un salon tout neuf et +j'attends la clientèle. Mais mon rêve est un mât de cocagne savonné où +je glisse, les mains vides.</p> + +<p>Ma faim de chair fraîche errait, tenue par une ficelle. Je la ramène. +Voilà que je respecte toutes les femmes et me dis des gros mots.</p> + +<p>—«Tu jugeais les autres familles d'après la tienne, où l'immoralité +suinte. Sache qu'il y a des femmes satisfaites de coucher avec un seul +homme!»</p> + +<p>Une lépreuse voudrait-elle de moi? J'en doute.</p> + +<p>Mais qu'est-ce qu'elle fait donc, qu'elle ne vient pas?</p> + +<p>Si j'allais la chercher!</p> + +<p>Quoi de plus simple? Ayant passé mon pantalon, j'irai frapper trois +petits coups à sa porte. Le verrou n'est pas mis. J'entrerai dans +l'obscurité et je ferai réchauffer mes pieds glacés.</p> + +<p>C'est généralement ainsi que les choses s'arrangent, ou mes lectures +m'ont bien trompé. Neuf fois sur dix ça réussit. À la dixième, on ne +meurt pas. Je me sens lâche. J'ai peur des gifles, d'une lutte +corps-à-corps, des cris qui réveilleraient les pêcheurs Cruz. J'ai peur +encore du ridicule, d'un rire méprisant, d'un crachat à la face, et je +me vois collé au mur, stupide, débraillé, ma culotte tombante et mes +pieds nus, avec leurs doigts déformés par les marches de régiment, avec +leurs cors. Je m'imagine stupide de honte et les cheveux pleureurs, dans +le flamboiement d'une allumette.</p> + +<p>Sûrement elle résisterait, et je ne sais pas du tout comment on s'y +prend pour violer une femme. Quelqu'un m'a dit qu'il fallait frapper un +coup sec au bas du ventre. Est-ce avec la main ou avec la tête, comme un +bélier? D'autres prétendent qu'il suffit de presser fortement sur le +nombril, comme sur le bouton d'un timbre.</p> + +<p>Soit, mais elle peut ne me montrer que le dos, pour rire à son aise, en +cavale sauvage. Or chacun sait qu'un coup de pied entre les cuisses d'un +homme le tuerait net, en tous cas l'endommagerait irréparablement.</p> + +<p>Je ris de mes hypothèses extravagantes, et j'aime à me figurer la scène, +ce qui me détourne de la jouer. Je me promène et m'évente en secouant ma +chemise. L'œil-de-bœuf souffle dans mon col déboutonné.</p> + +<p>Je me surprends à dire:</p> + +<p>—«Hé! hé! tout de même, si j'osais!»</p> + +<p>Je ricane, mais je n'ose pas. Je n'ose jamais rien, et ma hardiesse, je +la mets tout entière dans ce que j'appelle, avec un faste pédantesque, +mes concepts.</p> + +<p>Tout dort, excepté moi. Si j'écoute au plancher, je ne percevrai que la +respiration calme de Madame Vernet. Par l'œil-de-bœuf, j'entendrai le +doux ronflement de la mer. Les rouges pêcheurs Cruz gardent au creux de +leur lit de plume l'immobilité de deux homards cuits. Les bruits qui me +viennent du dehors ne sont que des bruits endormis.</p> + +<p>—«Allons! quand on est brave comme toi, on se recouche!»</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XXIV" id="XXIV"></a><a href="#toc">XXIV</a></h2> + +<h4>LE BOBO</h4> + + +<p>De ma fièvre il me reste au bord de la lèvre inférieure une petite +tumeur arrondie et dure. Je passerai le jour à la mordiller, à +l'écorcher, à la rendre hideuse comme une punaise écrasée. Je ne lève +plus les yeux sur Madame Vernet, et je lui parle avec un contournement +de cou qui me fait mal; ou, rabattant ma lèvre et mes dents du haut sur +le bouton, je l'enferme et le tiens opiniâtrement caché. Mon palais en +goûte l'aigreur. Pour varier, je tâche de disparaître derrière ma main +en éventail. Je louche et je compte mes doigts.</p> + +<p>À table, c'est un supplice. Je mange vite, le nez dans mon assiette, les +morceaux pressés, et je construis un rempart avec l'huilier, la carafe, +les bouteilles vides ou pleines. Mal élevé, je garde tout près de moi. +Cependant je voudrais savoir ce que Madame Vernet pense de «mon +affaire».</p> + +<p>Elle souffre de ma gêne. Elle ne montre aucune répugnance et ne se +penche pas du côté de la fenêtre. Elle me regarde franchement, enfin n'y +tient plus, et veut me ragaillardir.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Ces maisons de bois sont si mal closes que les bêtes y entrent comme +chez elles. Toute la nuit j'ai été dévorée.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Si encore elles étaient propres, ces bêtes!</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Ce n'est pas qu'elles soient sales, mais elles piquent. J'ai les yeux +tout enflés. Ce matin, je ne voulais pas descendre.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Alors, j'aurais bien fait de rester chez moi, avec ma lèvre?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Quelle donc lèvre?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Comment! quelle donc lèvre? Ne voyez-vous pas?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Bah! qu'est-ce que cela? Regardez ce que j'ai, moi, près de la tempe.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>J'aperçois avec beaucoup de peine un imperceptible point blanc. +Peut-être même est-ce une pellicule. Pour ma part, je suis confus et je +vous fais mes excuses. Mon sale bouton est horrible à voir.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Je vous assure qu'il n'est pas si vilain que ça!</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Quelle charmante femme vous êtes!</p> + +<p> </p> + +<p>Ainsi, ce que je redoute tourne à mon avantage. Si j'insistais, elle +trouverait mon bouton joli et qu'une mouche habile l'a posé sur ma lèvre +pour le plaisir des yeux. Je ne sais par quel hommage lui prouver ma +gratitude, et je m'attrape une fois de plus; je me gourmande durement, +car je n'ai eu, cette nuit, à l'égard de cette femme exquise, que des +pensées mauvaises.</p> + +<p>Réhabilité, j'oublie mon bouton; je donne un gros sou à un mendiant, en +ayant l'air de lui dire, comme si je lui faisais une rente perpétuelle:</p> + +<p>—«Tiens, mon ami, ne travaille plus, amuse-toi, vis largement!»</p> + +<p>Puis j'entreprends l'éloge de Monsieur Vernet et je vante son bonheur.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>À propos, j'ai reçu une lettre: il arrive demain avec notre nièce. Vous +verrez Marguerite, un enfant, mais un gros enfant. À seize ans, elle est +plus grande que moi. Je ne mettrais pas son corset et je ne trouve pas +le bout de ses bottines. Il vous faudra jouer avec elle, vous dévouer, +redevenir petit garçon. Elle vous donnera des coups de poing, vous fera +des bleus, vous posera des questions. Vous me relaierez, car elle me +fatigue: impossible de penser à côté d'elle! Il est indispensable +qu'elle bavarde, qu'elle lutte à main plate. Sa poupée a plus de raison +qu'elle. Je l'aime beaucoup. Elle a bon cœur. Je ne lui reproche que +d'être insignifiante. Il me semble qu'à son âge j'avais déjà mes idées à +moi. Je tâchais de comprendre la vie, dont elle se moque.</p> + +<p>Enfin, si elle vous ennuie trop, ne vous gênez pas, rabrouez-la: c'est +une gamine qui ne «tire pas à conséquence».</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XXV" id="XXV"></a><a href="#toc">XXV</a></h2> + +<h4>SCÈNE</h4> + + +<p>Sur la butte, encore. La nuit est tombée. Devant nous, toute la mer. +Derrière nous, le carré des pommes de terre qui remuent et l'agitation +d'ailes, le bruit de gorge des pigeons qui s'endorment. Des souvenirs de +théâtre me reviennent. Il me paraît qu'une scène se prépare, et, comme +si nous repassions nos rôles, nous nous taisons, et nous écoutons en +nous la montée lente des choses à dire. Plus tard, Madame Vernet +m'affirmera qu'elle a lutté, qu'elle s'est désespérément défendue contre +moi, son honorabilité raidie ainsi qu'un bras tendu. Et moi aussi je +lutte. J'ai traditionnellement écrit, déchiré, recommencé et enfin brûlé +une lettre que je regrette comme si j'avais mis mon cœur en cendres.</p> + +<p>Par quel mot effaroucher le silence?</p> + +<p>Il vaudrait mieux ne point parler, et, par un rapprochement gradué de +nos corps, faciliter la pénétration de nos pensées. Demain, nous ne +serons plus seuls!</p> + +<p>Parfois, grossièrement tenté, j'ai envie de poser ma main sur le front +de cette femme, de la serrer aux tempes avec violence et de lui dire:</p> + +<p>«Allons! pas tant de raisons, lève ta robe!»</p> + +<p>Mais la douceur de l'air, la phosphorescence des vagues, le +recueillement de la nuit m'apeurent. Je ne me sens pas en train pour +faire le malin, et je retiens ma gaudriole, comme un homme qui perd tout +à coup sa gaîté en longeant le mur d'un cimetière.</p> + +<p>Ce serait plus commode s'il s'agissait de la demander en mariage. Je me +composerais une fois de plus un ami de circonstance auquel je donnerais +toutes les qualités et un ou deux défauts. Elle me comprendrait. Nous +parlerions posément, en gens qui font une affaire pour un homme de +paille. Nous discuterions sans trouble. Elle dirait:</p> + +<p>—«Habite-t-il la province? Vous savez que s'il habite la province, je +n'en veux pas. Restons-en là.»</p> + +<p>Ou bien:</p> + +<p>—«Fume-t-il au moins? Un homme qui ne fume pas n'est pas un homme.»</p> + +<p>Ou bien encore:</p> + +<p>—«Est-il brun ou blond? Je préfère qu'il soit blond. C'est peut-être +moins beau qu'un brun pour commencer, mais c'est meilleur teint, et ça +dure jusqu'à la fin.»</p> + +<p>Malicieusement elle dénigrerait en lui ce qu'elle apprécie en moi. Selon +que mon ami me serait un rival ou un repoussoir par contraste, +j'avancerais ses affaires ou les déferais. Nous nous amuserions, +sérieux. Enfin, avec la gravité d'un haut fonctionnaire qui dit à +l'huissier: «Faites entrer!» Madame Vernet dénouerait la comédie +marivaudante:</p> + +<p>—«Présentez cet ami!»</p> + +<p>Quel échec pour lui! quelle victoire pour moi, quand je trouverais +opportun d'apparaître, matois faune qui soulève des branches!</p> + +<p>Mais il ne s'agit que de l'emprunter.</p> + +<p>Le menton au creux de sa main, elle m'attend. Bien que je l'aime de tout +mon cœur, je trouve son attitude disgracieuse. Elle s'est ramassée en +grenouille de jeu de tonneau, et son buste, ses reins, informe masse +d'ombre, occupent trop de place. Sa tête se détache de profil, pâlotte +de froid, silhouette à la craie sur un fond de charbon. Mon regard +glisse sur le front, tombe dans le noir de l'œil, se relève à la pointe +du nez, ou passe entre les lèvres ouvertes comme en un cran de mire. Me +dandinant, je lui mesure des reflets de lune, comme on dispose les +rideaux d'une chambre de malade.</p> + +<p>Le silence nous importune plus qu'un bavard.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Est-ce que vous dormez, chère Madame? Est-ce l'odeur du thym marin qui +vous entête, ou, sphynx de faïence pour cheminée, rêvassez-vous?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Quand serez-vous poli? Il est temps que mon mari revienne me défendre.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Contre moi ou contre vous?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Contre l'ennui.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Vous avez trop d'esprit. Je ferai ma malle cette nuit, et je partirai +demain.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Bon! Qu'avez-vous besoin de faire le fantasque avec une vieille femme +comme moi?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Je partirai demain.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Dites ce qui vous prend.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Tenez, Madame, vous n'êtes plus jeune, mais convenez que vous n'êtes pas +encore vieille, vieille. Vous vous dites: «Ce garçon n'est pas beau: +aucun danger. Il m'amuse, m'intéresse et m'émeut quand il dit des +vers.» C'est une anthologie: on n'a qu'à l'ouvrir. Nous allons faire +ensemble de l'amour spirituel. Il sera mon troubadour. Quand je le ferai +chanter, il me semblera qu'on me caresse l'oreille avec le dos d'un +chat. S'il veut me toucher, je crierai: «À bas les pattes! poète!» Dieu +merci, mes sens ne me tourmentent plus. Je trouve même qu'on accorde +trop d'importance à la chose, oui, à la petite convulsion physique. Ce +qu'il faut remplir, c'est mon cœur. Heureuse femme, je m'installerai à +l'aise pour un long spectacle, et, les narines ouvertes, j'attendrai le +nuage d'encens. Je dirai: «Allume les brûle-parfums. L'heure est venue +de flairer quelque arôme!» Je me compromettrai un peu, et les bonnes +amies siffleront:</p> + +<p>—«Elle a son poète de poche, qu'elle garde pour elle, au chaud, dans +ses jupes.»</p> + +<p>«Mais quand on est très honnête, on peut s'offrir des douceurs et +récompenser sa vertu. Est-ce que je trompe mon mari, oui ou non? Toute +la question est là. D'ailleurs, vous voulez rire, à mon âge?»</p> + +<p>Songiez-vous, Madame, que vous pouviez m'arracher le cœur comme ceci:</p> + +<p> </p> + +<p>Je me baisse, et je saisis un pied de pomme de terre. Il résiste. Je +suis obligé de m'y reprendre à deux fois. Puis il cède, et je me promène +de long en large sur la butte, le souffle fort, écrasant des feuilles +dans mes doigts, et lançant de temps à autre, avec un éclat de voix, une +pomme de terre à la mer.</p> + +<p>Madame Vernet, interdite, ne bouge pas. Mes paroles, comme si je les +avais jetées au creux d'un puits profond, n'ont pas encore retenti en +elle. Enfin, à mon passage, elle me prend la main, me fait asseoir sur +le banc, et me dit, presque sévère:</p> + +<p>—«Vous me faites beaucoup, beaucoup de peine.»</p> + +<p>Elle reprend:</p> + +<p>—«Voulez-vous que nous causions un peu? car, mon pauvre ami, vous +n'avez dit jusqu'ici que des sottises. Elles ne comptent pas. Croyez que +déjà je les ai oubliées, et répondez-moi comme à une mère.»</p> + +<p>Mais je me relève, et, plein de colère, je crie:</p> + +<p>—«Bon sang de bon sang! vous n'êtes pas ma mère, vous êtes une femme +que je veux! là! Êtes-vous contente, et suis-je assez brutal?</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Les femmes ont dû vous faire bien souffrir pour que vous les méprisiez +tant!</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Quelles femmes? Ah! c'est vrai! vous me prenez pour un viveur. La +tradition est là: le poète est un dresseur de femmes. Il ouvre les bras +en demi-cercle: une femme saute dedans. Il ploie le genou: une femme +s'assied dessus. Il se met sur le ventre: une femme docile se couche le +long de lui. Sur nos calepins sont inscrites des listes de noms. Qui +vous détromperait? Je ne sais pas si mes confrères sont plus heureux que +moi, mais ma part a été insuffisante. Quand j'avais bu deux bocks et +mangé une choucroute, je disais: «Mâtin! quelle noce!»</p> + +<p>Vrai, je ne mentais pas absolument, car je n'aime ni la saumure ni la +bière, et en risquant un mal de cœur je méritais de moi-même et je +pouvais montrer la pâleur de mon visage comme la dépouille d'un ennemi +vaincu. Quant aux femmes, qui m'ont fait tant souffrir, comme vous +dites, je les absous en public et solennellement.</p> + +<p>Elles étaient innocentes de mes peines, les pauvres! J'affirme qu'elles +n'y entendaient pas malice. Si j'ai pleuré, tant pis pour moi: rien ne +m'y obligeait. M'entendez-vous reprocher aux femmes de mon passé les +tourments auxquels mon âme fut soumise? N'est-ce pas moi, plutôt, qui +leur dois des excuses? Plus d'une fois, dans mes «nuits d'orgie», il +m'est arrivé de me réveiller en sursaut. Quelque chose remuait sur le +lit. Je saisissais et je lançais au milieu de la chambre une masse +poilue qui se mettait à crier furieusement.</p> + +<p>C'était le petit chien de «ma femme», car nous les appelons «ma femme», +ces chères filles, pour jouer «à la famille» et nous donner l'air de +supporter des charges.</p> + +<p>Elle me disait:</p> + +<p>—«Sois gentil, fais-lui une place!»</p> + +<p>Elle m'aimait moins que son chien. Je ne m'en sentais pas humilié. Je me +collais contre le mur, et nous nous rendormions tous les trois. Ainsi +ma vie de cœur est vieille d'une dizaine de nuits à prix fixe, et ma +science de la femme se compose d'une courte étude sur son goût excessif +pour les petits chiens. Je suis vierge ou peu s'en faut, et je dirais de +moi volontiers: «C'est bon comme du neuf!»</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Si vous êtes sincère, je regretterai éternellement de vous avoir connu.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Pourquoi? Votre vie était insipide. Mettez-y le charme d'une torture.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>J'aime mon mari, Monsieur.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Plaisantez-vous? Je parlais chien tout à l'heure. Vous aimez votre mari +comme un gros chien. Cela ne me gêne pas. On n'est pas jaloux d'un gros +chien.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Vos insolences, l'étalage de vos sentiments vrais ou faux, votre manque +de tact, et l'habileté avec laquelle vous abusez de ma situation, me +font en effet comprendre que votre présence ici sera impossible, et je +devrai renoncer à une bonne amitié que je croyais réciproque.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Ta! ta! Si, le gilet vaguement ouvert, je vous disais: «Madame, lisez +dans mon cœur: il ne s'y passe rien que de pur; ce que j'aime en vous, +c'est la grandeur de votre intelligence, l'élévation de vos rêves et la +hauteur de vos pensées,» vous me prendriez pour un architecte; et, si +j'ajoutais: «Oui, enfermez hermétiquement votre corps dans une boîte en +fer, cachetez vos lèvres, mettez votre chair sous clé; c'est de la +matière, et je ne veux de vous que l'esprit», vous me traiteriez de +béjaune, en murmurant: «Je ne suis pourtant pas si déjetée!» Et vous +auriez raison, car vous êtes une admirable femme, et je veux tout ou +rien.</p> + +<p>Inhabile à caresser une femme vêtue, je tire machinalement une boucle de +ses cheveux. Elle fait un geste de la main, comme pour écarter une +mouche.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Oh! vous m'avez fait peur!</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Vous voyez bien!</p> + +<p> </p> + +<p>Pourquoi ne se lève-t-elle pas? Attend-elle que je m'en aille le +premier? Je n'ai plus rien à dire, et je reste dans le doute pénible qui +suit les examens.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Quel malheur! vous si bien doué!</p> + +<p> </p> + +<p>Je devine qu'elle exagère. Elle me voit perdu si elle résiste, +indifférent à la gloire et laissant mourir mon beau talent en fleur dans +un verre vide. Si elle succombe, au contraire, quel ennui! Elle imagine +une vie de mensonges, des alertes, des taches de sang même. Je ne peux +pourtant pas lui dire que l'amour le plus dru marche six mois à peine, +un an au plus, qu'on s'habitue à l'adultère, qu'on peut avoir, avec +l'envie de se venger, la peur des armes à feu, et qu'un malheur prévu +n'arrive jamais.</p> + +<p>Tous les partis l'effraient par leur apparence d'immutabilité. Si je +m'en vais, il refera brumeux autour d'elle. Si je reste, elle devra +accepter toutes les conséquences de mon voisinage.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Pourquoi faut-il que vous m'ayez connue? Que faire?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Que faire? Me voilà joli. J'étais tranquille, je travaillais en paix, me +disant: «Si j'ai quelque talent, le monde finira par s'en apercevoir!» +D'abord vous ne m'avez pas troublé. Je pensais: «Oui, sans flatterie, +c'est une femme supérieure. Qu'elle m'accorde une affection de camarade! +Je la consulterais sur mes projets, et plus tard, quand mon nom +sonnerait gentiment, comme une clochette neuve, je tournerais sans cesse +la tête vers elle pour lui demander conseil, et elle me dirait: «Allez! +mais allez donc!» avec un bon sourire.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Mon pauvre enfant! croyez-en une femme qui a presque le double de votre +âge: votre cœur vous jouera de vilains tours!</p> + +<p> </p> + +<p>Et, avec brusquerie, elle m'a embrassé sur la joue, en sœur.</p> + +<p>Mon émotion me venait de mes paroles.</p> + +<p>Étreignant les poignets de Madame Vernet:</p> + +<p>—«Aime-moi, Blanche, lui criai-je; je t'en supplie, aime-moi!»</p> + +<p>Elle se leva droite, cambrée, et, seulement de la tête, me fit signe que +non. La blancheur de son cou tentait mes dents. Ses yeux troublés +s'avançaient sur moi comme des yeux morts photographiés. Je lui +soufflais encore, mes doigts griffant ses épaules:</p> + +<p>—«Aime-moi! dis, aime-moi!»</p> + +<p>Mais elle me parut une ennemie en garde, impénétrable. L'attraction de +mon âme ne déterminait pas la sienne. Dressé sur la pointe des pieds, le +corps détendu, pareil à un animal qu'on veut noyer et qui s'accroche au +rivage, et, la langue lappante, pousse des soupirs, je fis un vain +effort pour absorber cette femme, et je ne baisai que du vent.</p> + +<p>Mes bras se détachèrent d'elle et retombèrent comme un linge mouillé. +Elle traversa la butte, sans se hâter, et descendit l'escalier de +planches, qui rendit le gémissement d'un ivrogne couché qu'on dérange. +Elle s'éloigna, étonnamment grandie, souveraine de mon être en suspens. +Elle disparut.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XXVI" id="XXVI"></a><a href="#toc">XXVI</a></h2> + +<h4>JE RESTE</h4> + + +<p>La sécurité de mon parasitisme est compromise. J'ai dispersé les plumes +de mon nid douillet. Il va falloir déguerpir. Mais je ne regrette pas +seulement Madame Vernet; je regrette encore ce bien-être, cet état +d'esprit où je me sentais chez moi, cette aisance des gestes et de la +parole, ces chatouillements à ma vanité, cette admiration crédule que je +savourais, la bouche en suçoir. Je regrette les causeries sentimentales +où ma personnalité, comme un ventre plein, prenait des poses libres, où +je me communiquais en manches de chemise. Plus que la nourriture du +corps, je regrette les compliments point ironiques, les exclamations, +les signes d'assentiment, les «vrai, on peut dire que vous en avez, +vous, du talent!» Je regrette les prédictions qui mettaient l'avenir à +mes pieds, comme un tapis.</p> + +<p>Je fais ma malle, je place, déplace mes trois paires de chaussettes. Un +caleçon en mains que je ne me décide pas à caser, je souris à mes +souvenirs. Je traîne de temps en temps ma malle sur le plancher, afin +que Madame Vernet devine mon projet de départ, et, au moyen d'un cri +d'angoisse, s'y oppose.</p> + +<p>Je la ferme avec bruit, m'assieds sur le couvercle et regarde les filets +qui pendent aux murs, les lignes roulées sur leurs cadres de bois, les +lampions qui servent à tous les quatorze-juillet, les drapeaux +chiffonnés qu'on a jetés dans un coin comme après une bataille pour +rire. C'est bien de ma faute si ce qui arrive arrive. Je paie ma +butorderie. Je partirai, mais des lâchetés attendent ma résolution au +passage. Madame Vernet ne m'a pas formellement donné congé. Je peux lui +tendre la main, «sans avoir l'air de rien.» Elle oublierait certaines +injures et ne se rappellerait que les plus flatteuses. Si elle hésitait, +je lui dirais:</p> + +<p>—«Montrez que vous êtes une femme d'esprit»,</p> + +<p class="n">pour en obtenir une bêtise?</p> + +<p>En suis-je à une humiliation près? Quand une femme vous donne un +soufflet, on attrape son bras au vol, et on le tord jusqu'à ce qu'elle +reconnaisse qu'elle voulait caresser.</p> + +<p>Ainsi je faisais le compte de mes chances de disgrâce, rouvrant ma malle +pour la refermer, oubliant cette fois une chemise, et cette autre, un +compartiment entier. Je préparais ma réponse à cette question:</p> + +<p>—«Qu'est-ce que vous avez remué toute la la nuit?»</p> + +<p>—«J'ai fait ma malle!»</p> + +<p>Je laisserais tomber ce magique «J'ai fait ma malle» sans chercher à +produire un effet, sans tristesse d'apparat.</p> + +<p>Pouvais-je prévoir que Madame Vernet trouverait un mot d'esprit et de +cœur, un mot fondant dont la saveur se répandrait presque +matériellement en moi, et que je goûterais comme un communiant? +Pouvais-je espérer qu'elle me dirait, innocente et subtile:</p> + +<p>—«Restez pour mon mari!»</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XXVII" id="XXVII"></a><a href="#toc">XXVII</a></h2> + +<h4>JE RENDS DES SERVICES</h4> + + +<p>Nous attendons à la gare Monsieur Vernet et la nièce. Le petit train, +pareil à ceux qui tournent aux fêtes des banlieues, siffle de joie, fier +d'effaroucher des poulains qu'il couperait comme vent. Des têtes se +montrent; un mouchoir s'agite.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Regardez sa bonne figure.</p> + +<p> </p> + +<p>J'aperçois la bonne figure. Un bœuf est monté en seconde. Le petit +train s'avance avec des précautions, des temps; mais on ne le prend pas +au sérieux, et les quatre ou cinq voyageurs sont descendus, tirant +leurs paquets, qu'il remue encore. Il pousse des cris aigus comme un +maître d'école qui ne parvient pas à dominer sa classe.</p> + +<p>Pendant que la famille s'embrasse, je me tiens à l'écart, et je +demanderais à Monsieur Vernet sa couverture de voyage, pour me donner +l'air d'en être aussi, moi, de la famille. Je trouve les effusions de +mauvais goût, et je crierais:</p> + +<p>—«Je suis là; il y a quelqu'un qui vous regarde: contenez-vous.»</p> + +<p>Madame Vernet a une crise quand elle embrasse Mademoiselle Marguerite. +Elle dit:</p> + +<p>—«Oh! ma grande fille!»</p> + +<p class="n">pleure, pâlit, se trouve mal. Monsieur Vernet la conduit au cabinet du +chef de gare, si j'ose m'exprimer ainsi. Elle s'assied. Cela va mieux.</p> + +<p>—«C'est les nerfs!» me dit monsieur Vernet qui lui tient la main. Il +lui passe sur les tempes un mouchoir grisaillé, un mouchoir qui a fait +un long voyage.</p> + +<p>Je réponds:</p> + +<p>—«Oui, c'est les nerfs: ça ne sera rien».</p> + +<p>Toute l'administration du chemin de fer est rangée autour de nous, +compatissante. Chacun pense, comme moi, que cela ne peut pas être +grand'chose. Mademoiselle Marguerite, un sac de cuivre rouge sur le +ventre, dit par intervalles égaux:</p> + +<p>—«Comment vous portez-vous, ma tante?»</p> + +<p>L'effet qu'elle a produit sur sa tante l'a d'abord étonnée, et une +grosse envie de pleurer contenue lui gonfle les lèvres, bouffit les +joues: les yeux vont disparaître.</p> + +<p>Madame Vernet reprend ses sens, un à un, y compris le sens du ridicule, +qui plus que les autres lui a fait défaut. J'interroge Mademoiselle +Marguerite.</p> + +<p>—C'est la première fois que vous venez à la mer?»</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">marguerite</span></p> + +<p>Oh! oui, Monsieur.</p> + +<p> </p> + +<p>Elle se met à rire.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Êtes-vous contente de voir la mer?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">marguerite</span></p> + +<p>Oh! oui, Monsieur!</p> + +<p> </p> + +<p>Elle se remet à rire.</p> + +<p>Je me tourne vers Monsieur Vernet.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Avez-vous fait un bon voyage?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Vous savez, du moment que le train ne déraille pas, je fais toujours un +bon voyage.</p> + +<p> </p> + +<p>Si on me répond bêtement, c'est peut-être parce que je questionne +bêtement.</p> + +<p>Madame Vernet remise, nous partons.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Est-ce sot de pleurer ainsi sans savoir pourquoi!</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Si on savait pourquoi, ce serait encore plus sot.</p> + +<p> </p> + +<p>Elle prend le bras de Monsieur Vernet. Mademoiselle Marguerite marche à +côté d'eux, et moi, je suis derrière, comme quelqu'un de la maison qui +attend qu'on lui remette le bulletin des bagages. On part; je me donne +une contenance en expliquant la mer à Mademoiselle Marguerite.</p> + +<p>Je dis:</p> + +<p>—«Voilà un bateau; voilà un marin.»</p> + +<p>Elle répond:</p> + +<p>—«Oui, Monsieur, oui, Monsieur!»</p> + +<p>Et quand elle ne se surveille pas:</p> + +<p>—«Oui <i> Msieur</i>!»</p> + +<p class="n">en riant toujours, sans malice.</p> + +<p>Tous les trois montent aux chambres s'embrasser à l'aise et faire un peu +de toilette. Je me promène dans le jardin; je donne des indications à la +bonne, pour le dîner, pour distribuer les places, et je tire un seau +d'eau. Je voudrais plier les serviettes, mettre les chaises, enfin +montrer que je ne suis pas tout à fait une bouche inutile. Je me sens si +isolé, si peu invité, que je m'efforce de dire à la bonne des choses +familières qui me gagnent la considération et la sympathie de cette +brave femme. Je n'ai jamais été plus chez les autres que maintenant.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XXVIII" id="XXVIII"></a><a href="#toc">XXVIII</a></h2> + +<h4>À TABLE! À TABLE!</h4> + + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Comment la trouvez-vous?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Oh! les jeunes filles!</p> + +<p> </p> + +<p>Je hoche la tête et fais la moue, tristement. Madame Vernet est gaie, et +je ne lis dans ses yeux ni défi ni promesse.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>N'est-ce pas qu'on est bien ici?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Je te crois!</p> + +<p> </p> + +<p>Il a un complet de molleton bleu. La jeune fille regarde les assiettes. +Elles sont à fleurs et à légendes; l'huilier est à fleurs; la suspension +est à fleurs. Les murs sont peints en bleu tendre. Sur la commode, on +voit trois globes de verre: celui du milieu recouvre la couronne de +mariée de Madame Cruz. Les deux autres globes emprisonnent des fruits. +Sur la cheminée on voit encore trois globes de verre. Celui du milieu +recouvre la Sainte-Vierge et le Petit Jésus. Jésus a perdu sa tête, mais +la Sainte-Vierge a sur la sienne une pomme d'or, et elle se tient raide, +de peur de la laisser tomber, comme si elle attendait la flèche de +Guillaume-Tell. Les deux autres globes emprisonnent des fruits. Aux deux +bouts de la cheminée, deux chiens indescriptibles sont assis sur leur +derrière de porcelaine. Dans des cadres dorés pendent des mers, des +vaisseaux, des ports, des tempêtes. Devant moi, une glace reflète la +manière dont je mange. J'y mire mes gestes, mes bouchées, la propreté +de mes moustaches, et la distinction de ma main, quand je bois, le petit +doigt en l'air.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Trouvez-moi des œufs comme ceux-là à Paris! Voilà un poisson qui n'a +pas été conservé huit jours dans la glace!</p> + +<p> </p> + +<p>Arrivé depuis une heure, il se sent déjà mieux. Il trouve la soupe bien +trempée, «comme de l'acier». Il tape fortement sur sa large poitrine:</p> + +<p>—«L'air de la mer nourrit!»</p> + +<p>Avec beaucoup de viande autour, car nous mangeons magnifiquement. Nous +ne nous arrêtons que pour compter la mangeaille avalée.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Comme un voyageur se retourne et regarde le chemin parcouru.</p> + +<p> </p> + +<p>Elle affecte un goût, jusque-là contrarié, pour la nourriture simple. +Elle laisse le vin aux gens des villes et veut boire du cidre. Ses +lèvres se resserrent, feuilles de sensitive. Sourit-elle? +grimace-t-elle? Elle aime le pain de ménage, dur, noirâtre au moins, les +couteaux qui ne coupent pas, les verres sans pied. Elle souhaite des +chutes d'insectes dans les plats.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>À la guerre comme à la guerre!</p> + +<p> </p> + +<p>Tous, nous éprouvons le besoin de mettre en harmonie nos impressions et +les choses qui nous entourent. Monsieur Vernet se lève, va à la fenêtre, +fait un grand geste de bras, puise de l'air, en boit à pleine gorge. Il +était temps! Il étouffait dans l'atmosphère viciée qui appauvrit le sang +des citadins.</p> + +<p>Les poumons enfin gonflés, il se remet à manger.</p> + +<p>Je suis encore vaguement triste; mais, après avoir fait quelques mots +d'esprit qui égaient la société, je reprends conscience de moi-même.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Vous avez joliment engraissé depuis que vous êtes là. La mer vous a +refait le coffre. Seulement il faut manger.</p> + +<p> </p> + +<p>Il me remplit mon assiette. En silence, nous luttons à coups de dents. +Madame Vernet répète qu'elle adore le pain dur. Monsieur Vernet lui +passe toutes ses croûtes. Mademoiselle Marguerite ajoute les siennes, et +j'offre timidement les miennes. Cela devient un jeu. Je me bourre de +mie, afin qu'elle ne manque pas de croûte, et paierais d'une indigestion +le plaisir d'éprouver la solidité de ses dents. Mais je suis vaincu par +Mademoiselle Marguerite: c'est elle qui mange le plus et fournit le plus +de croûtes. Son nez respire pour sa bouche en travail et pousse un +bourdonnement continu.</p> + +<p>Je l'entends, mais je la regarde comme si je voulais le voir. Parfois +elle essaie de rire. C'est un drame. Elle s'étrangle. Les bouchées +remontent, ses joues s'enflent, ses lèvres s'ouvrent malgré ses efforts, +et il en sort, avec un pouffement, sur sa serviette déployée toute +grande, un jet de choses blanches semblables à la râpure de corne qu'on +met dans les boules de verre pleines d'eau pour imiter la neige.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XXIX" id="XXIX"></a><a href="#toc">XXIX</a></h2> + +<h4>MADEMOISELLE MARGUERITE</h4> + + +<p>Elle a le teint comme l'ont seules quelques jeunes filles très +constipées, un teint qui prend au sang toute sa substance colorante, +d'une richesse inquiétante, pas naturelle. C'est une jeune fille +ordinaire, jolie ou laide à ses heures, insipide comme un garçon en +robe. Elle a fait trop de pieds de nez avec son nez un peu écrasé. Elle +regarde tout également intéressée, et on renfoncerait d'un coup de pouce +ses yeux qui ressortent. Elle montre sa langue pour s'amuser, et dès +qu'on l'en défie, avec la pointe de cette langue, elle se lèche le +menton.</p> + +<p>Ah! ce n'est pas une demoiselle Mauperin! Quand elle court, la lourde +natte de ses cheveux lui bat les épaules, ainsi qu'un harnais +d'emprunt.</p> + +<p>Elle a dit à Madame Vernet:</p> + +<p>—«Comme il est triste, ce Monsieur! Est-ce qu'il fait toujours cette +tête-là?»</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Ma chérie, c'est un poète, et les poètes ne sont pas des petites filles.</p> + +<p>En effet, je conserve l'attitude du poète auquel on en a mis dans +l'aile, blessé à mort peut-être.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">marguerite</span></p> + +<p>Mais qu'est-ce qu'il fait ici, ce Monsieur, avec nous?</p> + +<p> </p> + +<p>J'ai cru qu'elle allait demander:</p> + +<p>—«Est-ce que c'est un parti?»</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Chut! il travaille, il rêve, il pense. Il fait des vers. Ne le dérange +pas.</p> + +<p> </p> + +<p>Marguerite se retire songeuse, désappointée, comme quelqu'un qui trouve +les cabinets occupés. Elle va jouer seule dans le jardin.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">marguerite</span></p> + +<p>Donne-moi l'étrenne de ta barbe, mon oncle.</p> + +<p> </p> + +<p>Elle lui saute au cou, l'attire, le courbe, l'entraîne, en marchant à +genoux, ses forts mollets à l'air, et roule dans l'herbe.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Je vous l'avais dit, c'est une enfant.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Elle est heureuse! Qu'elle s'amuse! elle a le temps de souffrir.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Pauvre ami!</p> + +<p> </p> + +<p>Je rejoins Marguerite, pour m'amuser aussi, moi, puisque mes soupirs ne +servent qu'à m'essouffler, à me donner un air de béjaune. Mais je n'ai +pas de chance: Marguerite cesse de jouer dès qu'elle m'aperçoit. Je +pourrais aller faire mes vers plus loin. Monsieur Vernet remarque sa +gêne et lui vient en aide. Ce qu'il dit peut se traduire ainsi:</p> + +<p>—«Ne crains rien: c'est un poète-mouton.»</p> + +<p>Je fais le gros dos, afin qu'il me caresse pour rassurer Marguerite. +Aussi embarrassé qu'elle, j'ignore comment on s'y prend pour parler aux +jeunes filles qui ne sont plus tout à fait des poupées et qui ne sont +pas encore des femmes. Je ne sais dire que des phrases sentencieuses sur +la vie, ses lassitudes infinies, ses mornes désespoirs, et le désaccord +existant entre les faits et nos rêves. Si je parlais d'une telle sorte à +Marguerite, elle se sauverait, ou ses yeux lui sortiraient +définitivement de la tête, comme le noyau d'un fruit qu'on presse.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>On est mieux ici qu'au couvent, hein, Mademoiselle?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Mademoiselle? Voulez-vous bien l'appeler Marguerite, tout court! Vous +n'allez pas faire, je pense, des cérémonies avec une gamine de seize +ans.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Encore faut-il que Mademoiselle me le permette.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">marguerite</span></p> + +<p>Oh! moi, ça m'est bien égal. Appelez-moi comme mon oncle, si vous +voulez.</p> + +<p> </p> + +<p>Au même moment elle lui fait une démonstration. C'est chez elle besoin +d'exercice. Elle le prend par un bras et le force à tourner sur +lui-même. Monsieur Vernet, déséquilibré, frappe du pied sur place, se +penche en arrière, perd son chapeau, sue tout de suite, crie:</p> + +<p>—«Veux-tu finir! Qu'est-ce que c'est?»</p> + +<p>Marguerite tourne, suivie de sa natte comme d'une queue, sa robe vannant +le sable de l'allée. Enfin elle s'arrête.</p> + +<p>Monsieur Vernet ramasse son chapeau, et, la tête lourde, fait effort +pour s'immobiliser, retenir les choses qui continuent de tourner:</p> + +<p>—«Est-elle gentille!» dit-il.</p> + +<p>Sans répondre, je porte à mes lèvres mes cinq doigts réunis en faisceau, +et je les détache avec lenteur, ce qui signifie nettement:</p> + +<p>—«Un vrai beurre!»</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XXX" id="XXX"></a><a href="#toc">XXX</a></h2> + +<h4>PROGRAMME</h4> + + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Nous avons deux mois à passer ensemble. Il s'agit de bien employer notre +temps.</p> + +<p> </p> + +<p>Nous ne voulons pas perdre une minute. J'ai quelque faculté d'invention, +et je suis l'impresario, l'homme du petit service de la maison. Je me +lève le premier, presque en même temps que la bonne. Je lui suis +indispensable pour faire griller le pain, et je sonne moi-même le +déjeuner, en agitant un grelot aux portes des chambres. Ces dames +descendent en pantoufles, en peignoir, les cheveux ébouriffés. Les +paupières de Monsieur Vernet sont encore gonflées de sommeil. Il y a de +l'eau dans ses coquilles. Je donne le programme:</p> + +<p>1° Entre le premier et le second déjeuner, bain;</p> + +<p>2° Le soir, promenade ou pêche.</p> + +<p>Je montre sur une carte d'état-major le tracé des promenades, et j'ai +préparé les lignes, foui des vers.</p> + +<p>—«Mais, dis-je, troublé tout à coup, il me semble que, dans cette vie +active et si remplie, j'ai oublié de faire la part de mes travaux!»</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Vous travaillerez à Paris.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Non, ne l'empêchons pas de travailler. Je me le reprocherais toute ma +vie!</p> + +<p> </p> + +<p>Comme il s'est fait lui-même tout seul, il veut que j'arrive à la force +du poignet.</p> + +<p>C'est convenu. Je m'enfermerai chaque matin deux heures dans ma +mansarde. Ma tâche accomplie, je rejoindrai mes amis sur la plage.</p> + +<p>—«D'ailleurs, dis-je, vexé qu'on m'ait pris au mot, il me reste ma +nuit.»</p> + +<p>Ces dames sont inquiètes. Est-ce que je passerais mes nuits à veiller, +au risque de m'user la santé? C'est possible. Je ne dis pas oui. Je ne +dis pas non.</p> + +<p>On me trouve enjoué. Je ne me réserve, par jour, que quelques regards +abattus et languissants à l'adresse de Madame Vernet. Je semble, au +milieu d'un rire, me rappeler que je suis en deuil. Je transporte les +pliants de ces dames du soleil à l'ombre, de l'ombre au soleil, selon +les heures. Quand elles se baignent, je garde leur flanelle sur le sable +et leur panier à ouvrage. Je les installe en voiture et leur donne la +main, le bras, le genou, ce qu'elles veulent. Elles disent:</p> + +<p>«Merci»,</p> + +<p class="n">s'appuient à peine et rebondissent légèrement. Elles m'éventent de leur +robe, et mon nez bat des narines sur un rapide courant de parfums. Grâce +à moi, elles franchissent des haies d'où les roses sauvages les +défiaient. Nous laissons, loin derrière, Monsieur Vernet qui s'empêtre, +arrache tout, grondeur.</p> + +<p>Je me récompense au moyen d'attouchements discrets, variés, pour ne pas +éveiller la pudeur qui dort.</p> + +<p>Je découpe à table, et il m'est permis d'affirmer que je préside. Je +paie cet honneur en gardant les mauvais morceaux pour moi. Une fois, il +ne me resta rien. Monsieur Vernet a pris dans son assiette la moitié de +sa part et l'a mise dans la mienne. Je l'ai mangée sans dégoût, +puisqu'on était en famille. Mais je lui passe souvent mon gras, qu'il ne +se fait pas offrir deux fois. On sait que j'aime la crème, et, à chaque +dessert, la bonne, mystérieusement, pose devant moi une petite terrine, +dont j'enlève le couvercle en hésitant, en disant:</p> + +<p>—«Qu'est-ce que ça peut bien être que ça? mon Dieu!»</p> + +<p>C'est de la crème!</p> + +<p>Bien que la surprise se renouvelle, je n'en reviens jamais. Les figures +s'éjouissent. Mais c'est trop de crème! Une fois de plus, on m'a pris +exagérément au mot. Sans me plaindre, j'avale ma terrine d'un trait, et +je lutte contre un commencement de mal de cœur.</p> + +<p>La garde-robe de Monsieur Vernet devient la mienne. Si nous rentrons +mouillés, on met à ma disposition des chaussettes, une chemise, un +caleçon.</p> + +<p>—«Il est tout neuf. Allez-vous faire le difficile? Pour un jour, vous +n'en mourrez pas!»</p> + +<p>Je remercie; j'accepte un vieux paletot, au plus, en attendant que le +mien soit sec, mais je ne vais pas jusqu'au linge de dessous, pas encore +du moins.</p> + +<p>On a en moi une telle confiance qu'on m'a prié de tenir la caisse.</p> + +<p>Parfaitement!</p> + +<p>D'abord, Monsieur Vernet ne travaille pas quand il est en vacances. Il a +dit à sa femme:</p> + +<p>—«Tu sais, arrange-toi: je ne veux ici me mêler de rien.»</p> + +<p>Il a dit cela pour la forme, pour la galerie que je suis. Car jamais +Monsieur Vernet ne se mêle de rien. Il s'en garde.</p> + +<p>Or les comptes un peu compliqués ennuient Madame Vernet. Elle s'y perd, +et me crie de venir à son secours. Quand nous réglons une dépense de +lait, de fruits à l'auberge, elle me passe son porte-monnaie, «sans +faire semblant», au moment où mes mains se trouvent, par aventure, +croisées derrière mon dos. Les paysans pensent que je le tire de ma +poche. Je paie, et je demande, avant de le refermer:</p> + +<p>—«Mesdames, voulez-vous me permettre de vous offrir encore quelque +chose?»</p> + +<p>Comme on dit au théâtre, j'entre dans la peau du bonhomme qui régale. +J'ouvre ce porte-monnaie d'autrui avec une telle aisance que, par +imitation instinctive, les paysans ouvrent la bouche en même temps. Il +m'arrive de le mettre dans ma poche jusqu'au prochain débours. On ne +songe pas à me le réclamer. Je marchande, je fais des économies, je +calcule comme un régisseur ladre par intérêt, et, pour ma peine, je +m'accorde le mérite de ne point grappiller, de ne pas me rendre coupable +de la moindre petite volerie.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XXXI" id="XXXI"></a><a href="#toc">XXXI</a></h2> + +<h4>ATOMES CROCHUS</h4> + + +<p>Ai-je jamais été plus heureux que maintenant? Je me soude aux Vernet, +assez égrillard pour Monsieur Vernet, qui aime les discours de +gaillardise, assez sentimental pour Madame Vernet, qui parle toujours de +son âge et ne le dit jamais, assez gamin pour faire coucou avec +Marguerite. Je me propose de mener à bonne fin la pleine conquête de ces +trois êtres, de les rendre miens, d'en extraire ce qu'ils pourront me +donner de suc. Je tirerai d'eux une béatitude temporaire. Par une +dernière pusillanimité d'esprit, je n'ose pas compter franchement ce que +me fourniront ces dames; mais je fixe l'apport précis de Monsieur +Vernet: il sera le danger avec lequel on joue, sans gros risque.</p> + +<p>Il n'est guère défiant. Sa présence me gêne moins qu'un souvenir. Je le +craindrais davantage s'il était mort.</p> + +<p>Quelquefois je m'efforce, par amusement, de faire naître en moi contre +lui une jalousie factice. J'ai beau me le représenter dans le même lit +que sa femme, il ne me fait pas l'effet de coucher avec elle. Dupe +encore d'un mirage, je ne vois pas Monsieur Vernet, mais le mari de mes +lectures. Je me l'imagine en bonnet de coton, la bouche ouverte. Il +s'endort tout de suite, et ne se réveille que pour sauter sur la +descente de lit. Lui et sa femme se trouvent côte à côte par hasard. Ils +ne se touchent pas. Il y a entre eux de la place pour un. Elle ne le +voit que de dos et peut laisser trembler ses deux seins à l'air, sans +péril.</p> + +<p>Ainsi je m'arrange un mari commode, selon mes besoins.</p> + +<p>Et ma jalousie ne veut pas venir.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XXXII" id="XXXII"></a><a href="#toc">XXXII</a></h2> + +<h4>THÉORIES</h4> + + +<p>«Mon» mari n'est pas faux de toutes pièces, et, vraiment, Monsieur +Vernet prend de sa femme une part autre que la mienne, celle que je +désire. Il pense qu'on doit respecter la mère des enfants qu'on a ou +qu'on pourrait avoir.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Physiquement parlant, doit-on traiter sa femme comme une maîtresse?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Je ne suis pas marié.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Innocent! Ferez-vous à votre femme ce que vous faites à vos maîtresses?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Dame! si elle veut!</p> + +<p> </p> + +<p>Monsieur Vernet s'arrête, me regarde. Je suis sérieux. Il reprend sa +promenade, et de temps en temps plante sa canne en terre, comme pour +jalonner ses paroles.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Écoutez-moi, mon ami. J'ai plus du double de votre âge; j'ai le droit et +même le devoir de m'écrier: «Ne faites pas ça; je vous en supplie, ne +faites pas ça!»</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Ça-quoi?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Vous m'entendez bien. Marié trop jeune, je n'ai jamais eu de maîtresse. +Mais je sais, et vous le savez mieux que moi, gredin, quelles libertés +on peut prendre avec une fille. Or, gardez-vous de croire que votre +femme est une fille, voilà ce que je tenais à vous dire.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Une femme est une femme.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Erreur! Avec le mariage la caresse devient une chose grave. Ah! certes, +personne, dans un fumoir, dans une réunion d'esprits libres, dans un +<i>a-parte</i> de sexe fort, ne goûte plus que moi les confidences +graveleuses, où l'obscénité s'en donne à cœur joie. Je confesse qu'il +m'est agréable, comme à tous les honnêtes gens d'ailleurs, de me +débarbouiller à mon heure avec un peu de fange. Je m'offre une petite +débauche pour rire et n'en suis que plus rangé après. Mais ne badinons +pas, s'il vous plaît, avec le saint amour du ménage. Ma femme m'adore et +je l'aime; eh bien! je puis vous affirmer que, hors ce qu'il faut +savoir, elle ne sait rien de rien.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Merci.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Tenez, il me vient à l'esprit une comparaison juste et poétique que je +vous engage à méditer, non seulement comme écrivain, mais encore comme +moraliste. La pudeur de la femme est un mur mitoyen. N'allez pas, +imprudent, le dégrader vous-même, car il s'effritera, à la longue fera +brèche, et les voisins entreront chez vous.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Délicieux.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Oh! pas d'illusions. Il faut compter avec la perversité instinctive de +la femme. Elle a des curiosités; elle pose de petites questions; elle +furette et met son joli nez partout. Plus d'une fois, Madame Vernet m'a +tâté sur ce terrain; mais j'ai si bien fait la bête, qu'elle a fini par +n'y plus penser.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Et vous, Monsieur Vernet, est-ce que vous avez aussi fini par n'y plus +penser?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Vous voudriez me faire avouer mes frasques.</p> + +<p> </p> + +<p>Il les avoue et en invente. Il se noircit par fausse honte. Mais je ne +crois pas à ses vices, et je voudrais serrer la main de cet homme, qui +n'a sans doute jamais embrassé sa femme sur le ventre.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XXXIII" id="XXXIII"></a><a href="#toc">XXXIII</a></h2> + +<h4>LE NAVET</h4> + + +<p>J'aime entendre Monsieur Vernet me parler de Madame Vernet. Il la fait +goûter par avance, communique dans l'oreille des renseignements précis, +posément, comme s'il voulait donner le temps de prendre des notes. +Toutefois, soucieux de la respecter même absente, il se contente de la +décolleter, lui déshabille le buste au plus, et n'insiste que sur ses +qualités morales.</p> + +<p>—«Elle vaut mieux que moi!» dit-il sans envie.</p> + +<p>Il ne lui tient jamais tête, et la cite comme un auteur célèbre, en lui +rendant hommage. Sa manière de l'aimer m'attendrit, me rend scrupuleux. +Oh! Madame Vernet n'abuse pas. Peut-être se sent-elle si supérieure que +cela lui est égal. Jamais elle n'oblige Monsieur Vernet à mesurer la +distance intellectuelle qui les sépare, et plutôt elle le fait valoir.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Mon mari trouvait cette toile si belle que je lui ai dit: Achète-la, +va!—Tenez, voilà un article de journal que mon mari déclare très-bien.</p> + +<p> </p> + +<p>Monsieur Vernet s'y trompe lui-même.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Vous aimez les tableaux?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>J'en raffole.</p> + +<p> </p> + +<p>Et il cause peinture de façon à faire pleurer un peintre, car dès qu'il +a dit: «Est-ce rendu? hein!» son sens critique s'arrête net, comme pris +dans une ornière, embourbé.</p> + +<p>C'est surtout devant moi que Monsieur et Madame Vernet se font petits, +en s'opposant l'un à l'autre. Ils rivalisent d'humilité. Mais Madame +Vernet est de première force. Elle porte la culotte sous sa robe: on ne +voit rien. Le ciel ne lui a pas donné d'enfants, sans doute parce +qu'elle avait déjà un mari. Elle le dorlote, lui change elle-même son +tricot. De ma chambre, à travers le plancher, j'entends:</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Blanche, fais moi mes ongles!</p> + +<p> </p> + +<p>Elle montre en toute circonstance, même quand il en est besoin, le +dévouement d'une religieuse garde-malade. Ce matin, j'ai dû la consoler. +Elle pleurait, assise sur le banc de la butte.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Qu'est-ce que vous avez, chère Madame?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Rien.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Je m'en vais.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Oh! vous pouvez rester, car enfin, si je pleure, c'est à cause de vous.</p> + +<p> </p> + +<p>Madame Vernet en larmes n'est plus jolie. Elle fait une vilaine grimace +enfantine et devrait apprendre à pleurer avec grâce.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>De moi, Madame? Je n'y suis point.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Oui. Hier soir, à table, au dessert, au moment où tout est permis, quand +on se jette des serviettes à la tête en faisant les fous, sans songer à +mal, il paraît que je vous ai appelé «navet sculpté».</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Ah! ah! très drôle. Vous me faites rire, et pourtant je n'en ai pas +envie.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Alors pourquoi riez-vous? Alors mon mari m'a grondée, alors je lui ai +dit que c'était pour rire. Il m'a répondu qu'on ne plaisantait pas avec +ces choses-là, que je vous avais fait de la peine, qu'il en était sûr, +qu'il l'avait bien vu.</p> + +<p> </p> + +<p>Madame Vernet a le hoquet. Les mots sortent difficilement, un à un, et +elle multiplie les «alors» en petite fille ânonnante.</p> + +<p>J'hésite. La délicatesse de Monsieur Vernet me touche, si les larmes de +Madame Vernet me chagrinent.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Mais, chère Madame, c'est de la vraie douleur que vous éprouvez. +Calmez-vous. Je ne me souviens pas de votre spirituel bon mot. Et puis, +êtes-vous sûre d'en être l'auteur? Je l'avais déjà entendu quelquefois. +C'est une expression consacrée, bien que le mot «marron» soit +ordinairement employé.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>On ne se moque pas des gens comme vous le faites.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Cette manière en vaut une autre. Je vous affirme que vous ne m'avez pas +froissé. Je prendrais même votre saillie comme une flatterie si elle +n'avait été l'occasion d'un incident fâcheux entre vous et Monsieur +Vernet. Sa sévérité m'étonne; mais si quelque chose me peine, c'est de +vous voir dans un tel état, en mon honneur. Je vous demande pardon.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>C'est moi qui vous demande pardon. Ça m'a échappé.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Non, faites excuse, c'est moi, j'y tiens.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Ah! mon mari a l'air bon. Il l'est, le plus souvent, presque toujours. +Mais, au fond, c'est un homme de fer, et quand il grossit sa voix, je +passerais par un trou de souris.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Vous exagérez un peu.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Je vous assure qu'il y a chez cet homme des sautes d'humeur telles qu'il +franchirait tout, d'un bond, en me broyant.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Prenez garde, Madame, séchez vos yeux, voilà l'homme de fer qui monte.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Qu'est-ce que tu as?</p> + +<p> </p> + +<p>Sa voix est grosse en vérité, mais bonne. Je me tiens sur la défensive, +prêt à empêcher une rencontre.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Franchement vous avez été dur pour elle. Votre feinte d'étonnement ne +trompe personne. Je sais tout. Le navet.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Quoi! Elle y pense encore? Ma Blanchette, tu n'es pas raisonnable. +Jugez-en, Monsieur Henri. Elle me dit, cette nuit, craintive, collée à +moi: «J'ai eu la comparaison malheureuse; Monsieur Henri s'en +formalisera.» Je réponds: «Bast! Monsieur Henri n'est pas susceptible!» +Elle reprend: «Tout de même, cela n'a pas dû lui plaire.»—«Ah! fais-je, +c'est autre chose!»</p> + +<p>Elle continue, se tourmente, m'accable de ses «Crois-tu?—Quelle est ton +idée?—Mets-toi à sa place!» Elle m'ennuie, dit des bêtises, au lieu +d'en faire, jusqu'à ce que je m'endorme. Voilà tout. Vous lui en voulez? +Fouettons-nous le chat?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Lui en vouloir? Mais, braves amis, vous chatouillez ma vanité juste au +creux, et mon être se lève ainsi qu'une pâte fermentante.</p> + +<p> </p> + +<p>Nous nous demandons pardon tous les trois, l'un après l'autre, ensuite +en chœur. Madame Vernet a satisfait le besoin qu'elle avait de pleurer. +Nous nous tenons les mains, comme si nous voulions danser en rond, et le +plus ridicule des trois n'est pas celui que chacun pense.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Ma parole! je crois que la femme a la sensibilité des balances dont on +se sert pour peser l'or.</p> + +<p> </p> + +<p>En ce qui le concerne, il déclare se moquer comme «d'une guigne, de l'an +quarante ou de sa première chemise», de la beauté des hommes. Il faut et +il suffit en effet qu'un homme soit intelligent. Or, Monsieur Henri +pourrait porter du mérite au marché, etc., etc.</p> + +<p>Monsieur Vernet aplatit, aplatit mon amour-propre, en maniant le +compliment comme une demoiselle en bois sur une aire de grange.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Hélas! je sais que je suis laid!</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>C'est affaire de goût. Moi, je vous trouve beau.</p> + +<p>N'est-ce pas, Blanche, qu'il serait plutôt beau?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Vous croyez?</p> + +<p> </p> + +<p>Je montre mon visage comme un habit de confection. On m'affirme qu'il ne +m'irait pas mieux s'il avait été fait sur mesure.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Tenez, ces termes qui me viennent à l'instant rendront ma pensée avec +exactitude: vous êtes beau de laideur.</p> + +<p> </p> + +<p>Je souris et perds pied dans ma mélancolie.</p> + +<p>Aucune sonde n'en toucherait le fond.</p> + +<p>Un mouchoir imbibé d'eau fraîche éteint les dernières piqûres de rouge +aux paupières de Madame Vernet.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Allons, faites la paix.</p> + +<p> </p> + +<p>Je pousse Monsieur Vernet et lui donne de petites tapes dans le dos.</p> + +<p>Sur la pointe du pied, en équilibre instable, il résiste et ne comprend +pas.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Mais allez donc! Seriez-vous implacable?</p> + +<p> </p> + +<p>Du doigt, je lui désigne un point sur la joue de Madame Vernet entre le +coin de la bouche et le lobe de l'oreille.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Comment! vous voulez?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Mais oui. Quel homme ulcéré vous faites! Il est l'heure de vous +désenvenimer. Je crois que vous rougissez. Faut-il que je me retourne?</p> + +<p> </p> + +<p>Monsieur Vernet se décide, embrasse l'endroit indiqué, comme il est +prescrit.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Bien! À l'autre joue maintenant!</p> + +<p> </p> + +<p>Et Monsieur Vernet recommence.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XXXIV" id="XXXIV"></a><a href="#toc">XXXIV</a></h2> + +<h4>LE BAISER</h4> + + +<p>À chacun son tour. J'ai eu, moi aussi, mon baiser. Il m'est tombé au +moment où je l'attendais le moins. Les choses ont avancé sans nécessité.</p> + +<p>Monsieur Vernet et Marguerite venaient de partir pour le bain. Selon nos +conventions, j'étais monté dans ma chambre pour travailler. Je +travaillais, comme toujours, en regardant par l'œil-de-bœuf la danse +des flots de la mer. C'est ma petite pénitence de chaque matin. Je l'ai +demandée moi-même et la fais scrupuleusement, entière. Il y va de ma +réputation de piocheur, de nègre littéraire. Mais si la petite troupe de +bateaux pêcheurs de brèmes ne défilait pas devant moi, coquette et +voiles retroussées, si les trois-mâts, à l'horizon, ne glissaient pas, +dans leur écume, pareils à de fortes dames imposantes qui montrent en +promenade la dentelle blanche de leur jupon, j'aurais vite une +indisposition d'ennui. Il n'est point trop de la grande mer pour me +tenir compagnie.</p> + +<p>J'ai senti qu'on entrait. Il ne m'est pas venu l'idée de tourner la tête +du côté de la porte. Je n'ai eu que la peur de l'élève qu'on surprend à +ne rien faire. J'ai vite pris ma plume, feuilleté un livre, écrit un +mot, et, un pouce enfoncé dans l'oreille jusqu'à la garde, feint +l'application, le recueillement, l'indifférence aux bruits. Le dos gros, +l'être parcouru d'un frisson d'inquiétude, j'appréhendais la chute de +quelque chose, une petite tape sur l'épaule, la chiquenaude d'un +doigt-ressort.</p> + +<p>Et je me suis dressé, à la sensation, en un point du cou, d'une brusque +succion chaude, et j'ai vu Madame Vernet, pâle, se reculer, les mains +jointes.</p> + +<p>J'éprouvais de l'embarras sans plaisir. Je ne savais plus ce qu'elle +voulait, et je ne trouvais rien à dire. Les mains appuyées sur le +rebord de la table, les jambes molles, je courbais la tête, comme pris +en faute.</p> + +<p>—«Vous devez me juger mal!» me dit-elle d'une voix implorante, +étouffée, qui s'éloigne et va s'éteindre.</p> + +<p>J'eus l'esprit de répondre:</p> + +<p>—«Non, pas du tout!»</p> + +<p>Elle s'était tenue d'abord sur la défensive. Mon attitude piteuse +l'affermit. Elle fit un pas en avant, posa le bout de ses doigts sur mon +bras, comme pour réveiller un somnambule qui dort debout et me dit:</p> + +<p>—«Vous m'en voulez, sans doute?»</p> + +<p>Je répondis encore:</p> + +<p>—«Non, pas du tout!...»</p> + +<p>Elle paraissait indécise. Enfin, après un silence, les lèvres pincées:</p> + +<p>—«Vous êtes singulier! J'attendais un autre accueil.»</p> + +<p>Une lourde stupidité pesait sur moi. Il faut le dire, je n'avais jamais +sérieusement cru que l'adultère de Madame Vernet se réaliserait. J'y +pensais souvent, j'en caressais complaisamment les images; mais il avait +la séduction d'une beauté littéraire.</p> + +<p>Il devait passer, tandis que nous converserions. Et voilà que je me +trouvais devant lui. Il était là, matériel, en chair vivante et +palpable, m'épouvantant.</p> + +<p>Il me disait:</p> + +<p>—«Il est temps! Il est temps d'empoigner cette femme, de la serrer sur +ton cœur, de la vider pour la rejeter ensuite. Il est temps de tromper +Monsieur Vernet. Peut-être en mourra-t-il. Mais il est temps de +t'installer à sa place, de lui voler sa femme en mangeant sa soupe. Il +est temps d'être misérable pour de bon, car c'est fini de rire.</p> + +<p>«En outre, prépare-toi à tout, car ce brave homme de mari peut, au lieu +de larmoyer, prendre un revolver et te casser la tête. Cela arrive. +Assez rêvassé. Vis! Fais vite!»</p> + +<p>Madame Vernet s'impatiente; elle me serre le bras fortement.</p> + +<p>—«C'est un supplice! Parlez donc. Vous me faites souffrir!»</p> + +<p>Je me décide à répondre, avec un sourire niais:</p> + +<p>—«C'est donc vrai! Tu m'aimes donc?»</p> + +<p>Mais elle, qui se serait donnée si je l'avais enlacée, brutal et muet, +trouve que je la soufflette trop tôt en paroles.</p> + +<p>—«Ne me tutoyez pas!» dit elle.</p> + +<p>Elle fixe les planches de sapin de ma chambre comme si elle y suivait +encore la vibration de mon tutoiement.</p> + +<p>Je ne sais plus ce qu'il faut faire ou dire. Je ne sais plus! Nos mains +s'étreignent, cependant. Je lui offre ma chaise. Je lui offrirais aussi +bien du papier à lettre, de quoi écrire.</p> + +<p>Elle murmure:</p> + +<p>—«Nous sommes coupables!»</p> + +<p>À qui le dit-elle? Je veux faire de l'esprit:</p> + +<p>—«Ne le serons-nous jamais davantage?»</p> + +<p>Voilà encore un mot qui lui déplaît. Elle va me dire: «Restons-en là», +et partir.</p> + +<p>Mais, elle non plus, elle ne sait pas où nous en sommes. Elle lève sur +moi ses bons grands yeux qui se brouillent, et s'efforce de me regarder.</p> + +<p>Je préfère cela. Qu'elle pleure! Pleurons tous les deux, elle assise à +ma table, moi tantôt me promenant, tantôt accoudé dans l'ovale de +l'œil-de-bœuf. Nous nous oublions l'un l'autre. Il y a peut-être dans +cette chambre étroite une jolie femme et un jeune homme qui la désire, +mais il y a surtout deux êtres qui sont effrayés sans savoir pourquoi, +parce que le souhait de l'un s'est accompli trop vite, parce que les +nerfs de l'autre se sont brisés dans une seule crise, parce qu'enfin +l'instant de bonheur est venu.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Franchement, nous ne sommes pas gais, chère Madame. Calmez-vous donc! +vous allez vous faire du mal.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>M'aimez-vous, au moins?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Si je l'aime! Elle me demande si je l'aime!...</p> + +<p> </p> + +<p>J'élève et j'abaisse les bras, lentement. Puis je l'embrasse sur le +front, sur les yeux, comme en fonction. Je pourrais compter en même +temps.</p> + +<p>C'est ainsi. Je ne vois pas Madame Vernet; je vois la situation que nous +nous sommes faite, la vie qui se prépare aux événements indevinables, +l'adultère qu'il faudra consommer.</p> + +<p>Quand Madame Vernet, à un bruit de pas dans l'escalier, se sauve et +m'envoie un baiser de toute la largeur de sa main, je le lui renvoie +machinalement, comme si je jouais au volant avec une petite fille, sans +entrain, pour lui faire plaisir.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XXXV" id="XXXV"></a><a href="#toc">XXXV</a></h2> + +<h4>PRISE D'HABITUDE</h4> + + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Que se manigance-t-il derrière ce front? Depuis deux jours vous me +faites une tête! Vous travaillez trop.</p> + +<p> </p> + +<p>Son rire n'a rien d'infernal. Il s'intéresse sincèrement à ma santé! Ce +qui s'est passé entre Madame Vernet et moi ne l'a point changé.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Ne faites pas attention. Je suis souvent en proie à des inquiétudes. Je +ne sais pas prendre la vie pour ce qu'elle vaut. Je la dramatise.</p> + +<p>Et pourtant, jamais adultère ne fut,—comment dire?—plus innocent que +celui de Madame Vernet. Notre crime restera longtemps ébauche. Monsieur +Vernet ne s'absente pas seul; Marguerite appelle à chaque instant sa +tante, et dans cette maison de verre il faut ouater ses soupirs. Les +pêcheurs Cruz nous donnent l'exemple: ils se meuvent comme des crabes +dans une caisse d'eau. De notre côté, nous avons saisi la manière +savamment silencieuse de défaire nos souliers, de les poser par terre, +de remuer nos cuvettes, de tousser en serrant les lèvres, et de nous +étendre sur nos lits sans les faire gémir.</p> + +<p>Quand Madame Vernet peut monter dans ma chambre, nous nous parlons +enroués.</p> + +<p>Comme elle m'avait donné une mèche de ses cheveux, je lui ai dit que +cela m'avait fait bien plaisir, mais je n'en ai pas redemandé.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Où l'avez-vous mise?</p> + +<p> </p> + +<p>Je ne sais pas. Je veux serrer ma «maîtresse» contre moi, mais elle se +dégage et met un doigt sur sa bouche:</p> + +<p>—«Si on nous entendait!»</p> + +<p>En effet, je perds toute prudence. Madame Vernet me rationne. Elle fixe, +chaque matin, à son lever, ce qu'elle m'accordera dans la journée. Elle +ne veut pas encore que je la tutoie.</p> + +<p>—«C'est trop tôt. Plus tard. Nous verrons.»</p> + +<p>D'un naturel temporiseur, elle marche sur de la glace craquante.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Mais vous, au moins, tutoyez-moi. Cela me serait si doux!</p> + +<p> </p> + +<p>Elle prend une demi-mesure. Le «tu» et le «vous» disparaissent autant +que possible de ses phrases. Je ne sais plus à qui elle s'adresse.</p> + +<p>Quand je cherche ses lèvres, elle me donne sa joue et prétend que c'est +la même chose, que c'est aussi bon, et s'en va, me laissant interdit, +mes bras déployés. Ma bouche, vainement tendue, rentre en elle-même.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Ce sera gentil de nous aimer ainsi.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Un peu long!</p> + +<p> </p> + +<p>Elle est rajeunie, me parle trop de mon avenir, et me promets de n'être +jamais «un obstacle dans mon existence».</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Je ne vous aime pas au sens ordinaire du mot aimer.</p> + +<p> </p> + +<p>Je n'entends rien à ces subtilités, et je me préoccupe seulement, durant +ses courtes apparitions, de baiser au vol un bout d'oreille, une +paupière. Je saute pour agripper des cerises trop hautes.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Je vois que vous ne me comprenez pas. Il est vrai que je vous aime, et +je vous l'ai montré en étourdie. Est-ce une raison pour me traiter ainsi +qu'une femme de rien?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Vous voudriez jouer à la maman et me prendre sur vos genoux? +Impossible!</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Il me faudra donc céder. Je ne suis pas une coquette. Je me garderai de +vous faire souffrir. Vous verrez que nous nous en repentirons.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Puisque vous vous résignez, je vous accorde du répit.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Merci, et pour te donner une marque de mon affection, tu vois, je te +tutoie. Mais je ne le ferai que de temps en temps.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Pourquoi pas toujours?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Ces hommes, avec tout leur esprit, ne devinent rien. Oui, ça me gêne de +te dire «tu» continuellement.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Même quand personne ne nous écoute?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Oui. Il faut que je sois préparée, entraînée, que les circonstances s'y +prêtent, que mon attitude m'y force. Enfin il faut que ça vienne tout +seul, dans la conversation. Autrement, c'est drôle. Tu ne trouves pas?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Non. Moi, je suis toujours entraîné. Je n'ai pas besoin de suivre un +régime comme un boxeur anglais, un cheval de course.</p> + +<p> </p> + +<p>Monsieur Vernet l'appelle.</p> + +<p>—«Travaille!» me dit-elle en se sauvant.</p> + +<p>Elle aussi veut que je travaille. Tous conspirent contre mon repos. +Marguerite s'en mêle, et me demande parfois:</p> + +<p>—«Ça coule-t-il, Monsieur Henri?»</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Oui, ça coule, comme ci, comme ça.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">marguerite</span></p> + +<p>Vous avez de la chance. Au couvent, quand je fais une narration +française, jamais ça ne coule.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XXXVI" id="XXXVI"></a><a href="#toc">XXXVI</a></h2> + +<h4>ÉCRIRE!</h4> + + +<p>Non, ça ne coule pas du tout!</p> + +<p>Madame Vernet m'a dit:</p> + +<p>—«Savez-vous ce que je voudrais? Je voudrais vous voir faire une belle +œuvre, un roman par exemple, qui me serait dédié et où vous mettriez un +peu de moi!»</p> + +<p>Elle m'a demandé cela, timide, en regardant ses doigts. J'ai promis. +J'ai toujours promis, sans hésitation, aux gens qui m'ont paru le +désirer, de leur dédier un roman de mon crû où je raconterais leurs +histoires. Je fais même l'offre de mon propre mouvement. Quand je +couchais avec des filles, je ne manquais point de décliner mon titre +d'homme de lettres avec ostentation.</p> + +<p>—«J'écrirai sur toi un article dans un journal pour te faire de la +réclame!»</p> + +<p>Très peu ont accepté cet engagement comme prix d'une nuit d'amour.</p> + +<p>Chaque matin, Madame Vernet vient chercher des nouvelles de son roman. +J'ai pris au lycée l'habitude de dormir, avec l'air de lire mon livre, +les coudes cimentés sur la table, le menton au creux de mes mains. +Encore aujourd'hui, il me suffit de m'asseoir dans cette attitude pour +provoquer le sommeil. Madame Vernet s'y trompe. Elle attend que j'aie +fini de travailler, que je me réveille, retient son souffle et ses +gestes, en arrêt sur mon inspiration, coite comme une perdrix surprise.</p> + +<p>—«À la bonne heure!» dit-elle, si je me retourne, les yeux clignotants.</p> + +<p>Elle veut voir. Je la repousse avec fermeté.</p> + +<p>—«Non, quand ce sera fini!»</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>N'allez pas vous fatiguer, vous tuer pour moi.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Cessez de vous alarmer.</p> + +<p> </p> + +<p>Si je lui disais que je ne fais rien, elle en serait froissée et me +répondrait:</p> + +<p>—«Je ne vous inspire donc pas?»</p> + +<p>Elle se croit aussi muse qu'une autre pour l'homme qu'elle aime.</p> + +<p>Je frotte vivement mes mains:</p> + +<p>—«Mâtin! ça marche! Encore quelques pages comme celles-ci, et je +n'aurai qu'à me présenter au guichet de l'opinion publique pour toucher +la gloire!»</p> + +<p>Elle a confiance comme moi, me baise au front, presque saintement.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Je te laisse, mon poète: continue!</p> + +<p> </p> + +<p>Et elle s'en va se promener—sans m'emmener.</p> + +<p>Que c'est embêtant d'écrire! Passe d'écrire des vers! On peut n'en +écrire qu'un à la fois. Ils se retrouvent, et à la fin du mois on joint +les deux bouts. Et puis, il y a la rime qui sert de crochet pour tirer, +hisse! hisse! jusqu'à ce que le vers se rende, se détache entier.</p> + +<p>Passe même d'écrire une petite nouvelle! C'est court comme une visite +de jour de l'an. Bonjour, bonsoir, à des gens qu'on déteste ou qu'on +méprise. La nouvelle est la poignée de mains banale de l'homme de +lettres aux créatures de son esprit. Elle s'oublie comme une relation +d'omnibus.</p> + +<p>Mais écrire un roman! un roman complet, avec des personnages qui ne +meurent pas trop vite!</p> + +<p>Mes jeunes confrères me l'ont dit:</p> + +<p>—«Tu réussis les petites machines, mais ne t'attaque jamais à une +grosse affaire. Tu manques d'haleine, vois-tu.»</p> + +<p>J'en conviens, j'ai besoin de souffler à la troisième page, de prendre +l'air, de faire une saison de paresse; et quand je retourne à mes +bonshommes, j'ai peur, comme si j'allais traîner des morts sur une route +qui monte, comme si je devais renouer avec une maîtresse devenue +grand'mère pendant mon absence.</p> + +<p>Je me revois en classe après ma majorité. Mais j'ai mon œil-de-bœuf à +côté de moi, sous la main. Des bateaux s'en vont, d'autres rentrent et +se déshabillent de leurs voiles. Le flot monte; les vieux rochers se +couvrent d'écume, pères de famille vénérables mais ivres qui +renverseraient, en buvant, de la mousse de champagne dans leur barbe.</p> + +<p>La mer est légèrement moutonneuse. Un invisible menuisier, +infatigablement, lui rabote, rabote le dos et fait des copeaux. N'y +tenant plus, je cours rejoindre mes amis qui se baignent.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XXXVII" id="XXXVII"></a><a href="#toc">XXXVII</a></h2> + +<h4>LA PLAGE</h4> + + +<p>Celle de Talléhou est toute petite. On marche pieds nus sur un sable fin +et doux comme un ventre de femme. On se baigne sans cérémonies. Une +femme debout au creux d'un rocher, la main en garde-crottes sur ses +yeux, feint de regarder quelque chose au loin, un vapeur. On cherche.</p> + +<p>Cependant elle se déshabille par escamotage: on la retrouve en costume +de bain.</p> + +<p>Avec des gestes chasseurs de mouche, elle s'avance à la rencontre de la +mer. Elle pousse des cris, et s'exerce à sautiller en l'air, comme un +jouet mécanique, à se jeter sur la tête, les épaules, les seins, des +pleines mains de sable mouillé et de filandreux varech. La mer a beau +faire le chien couchant: dès qu'elle s'approche, la baigneuse s'enfuit, +plaintivement gloussante, vers son rocher.</p> + +<p>C'est ainsi que se baignent presque toutes ces dames. Galamment, le +maire avait fait planter deux poteaux, tendre des cordes «pour faciliter +leurs ébats natatoires», disait-il. Elles eurent peur, non de l'eau, +mais de ces cordes, qui se tordaient comme des serpents dans leurs +jambes. En outre, elles prétendaient qu'on apprend mieux à nager sur le +bord. La mer, en colère, a roulé les cordes, arraché les poteaux, +emporté le tout.</p> + +<p>Ces dames adorent les rondes entre elles, se tiennent par la main. Elles +tournent, fouettées d'éclaboussures, frénétiques avec des rires de +sauvagesses qui vont faire un bon repas, manger le missionnaire garrotté +et cuisant à petit feu.</p> + +<p>De temps en temps un baigneur aimable les avertit.</p> + +<p>—«Doucement, Mesdames. Pas par là: vous vous trompez. La mer est de ce +côté.»</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">une baigneuse</span></p> + +<p>Tous les jours c'est la même chose. Qu'il pleuve ou vente, je prends +mon bain. Le docteur me l'a recommandé.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">une autre</span></p> + +<p>Ne trouvez-vous pas que l'eau salée porte mieux que l'eau douce?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">une autre</span></p> + +<p>Je l'avais déjà remarqué: on se sent d'une légéreté! Il ne faudrait pas +faire d'imprudence: une vague vous enlèverait comme une plume.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">une autre</span></p> + +<p>Commencez-vous un peu à nager?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">une autre</span></p> + +<p>Oui, mais je n'aime pas me mettre sur le dos: il m'entre de l'eau dans +les oreilles.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">une autre</span></p> + +<p>J'avoue que je ne fais pas encore bien aller les épaules. Mon mari m'a +pourtant montré hier soir, sur un petit banc.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">une autre</span></p> + +<p>On se baigne, n'est-ce pas, pour son plaisir. On ne tient pas à faire du +genre.</p> + +<p> </p> + +<p>Un phtisique, sur un tabouret, regarde les baigneurs. Sa tête maigre, +douloureuse, supporte péniblement un immense chapeau de paille, à l'abri +lui-même sous une ombrelle blanche à doublure verte. Il ne peut pas +tenir en place, veut sans cesse s'asseoir ailleurs, et il semble +toujours qu'il s'assied pour la dernière fois. Ses coudes, ses genoux +crèvent l'étoffe. Sa bouche grande cherche un peu de vie.</p> + +<p>Soudain de l'une des cabines sort un vieux prêtre en costume de bain +noir. Ces dames se le désignent et chuchotent avec respect. Il porte une +cuvette en zinc et un mouchoir blanc. Il descend à la mer, en courant à +petits pas, trempe ses doigts dans l'eau et fait le signe de la croix. +Laminé par l'âge, il se ratatine pudiquement, le corps en demi-cercle, +si effacé qu'il paraît vouloir montrer son dos de tous les côtés à la +fois.</p> + +<p>Ces dames se sont tues, comme s'il allait officier. Il emplit sa +baignoire, la soulève, et verse l'eau froide sur son crâne, les pieds +joints, le corps droit, découpé en charbon sur le vert-bouteille de la +mer.</p> + +<p>Il jette la cuvette, s'enveloppe la tête dans le mouchoir qu'il noue +sous le menton, s'avance au milieu des flots, se baisse pour enfoncer +plus vite, se retourne sur le dos, et se laisse emporter, les bras +étendus.</p> + +<p>Régulièrement il plie les jambes, les genoux à fleur d'eau et les détend +avec force. La lame le voile. On ne distingue plus que la tête +enveloppée dans le mouchoir blanc, et, quand une vague le soulève, il +ressemble à un christ d'ébène hors de service qui s'en va à la dérive, +couché sur un matelas et pris d'une rage de dents.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XXXVIII" id="XXXVIII"></a><a href="#toc">XXXVIII</a></h2> + +<h4>POINTS DE VUE</h4> + + +<p>Madame Vernet a fait choix d'un costume collant, révélateur, couleur de +chair tendre, transparent. Les regards se posent sur elle en guêpes. +Elle sent la piqûre, mime l'effarouchement, la honte. L'étoffe mouillée +fait feuille de papier à cigarette. Elle la pince du bout des doigts, la +tapote, mais le tissu retombe et s'appuie. Elle est vêtue de caresses. +Quel amant frénétique, à l'étreinte ubiquitaire, pourrait serrer ses +formes d'aussi près? Madame Vernet imite la cane et s'assied par terre.</p> + +<p>Nous sommes autour d'elle une rangée de messieurs intéressés. Nous n'en +perdons pas un méplat. L'apparition d'un morceau de chair fait ciller +les paupières. Chaque mari se braque sur la femme du voisin et oublie la +sienne. On s'amuse.</p> + +<p>Les dames aussi s'amusent. Quand un homme sort de l'eau, ruisselant, les +cheveux pleureurs, moulé ou de pauvre académie, elles savent apprécier, +sourire, tousser. C'est entre les deux sexes un discret échange +d'attitudes. Un peignoir s'ouvre au moment où les attentions sont fixes, +se ferme à la façon des burnous. Des gorges baillent, des reins roulent +et se croisent.</p> + +<p>Nous jouons en outre au jeu de l'ensevelissement. Une baigneuse se +couche, et des mains actives travaillent à la recouvrir de sable. Les +principales élévations sont les pieds et les seins. Un frétillement, un +soupir, et tout s'écroule. Il faut appeler à l'aide. La plage entière +s'y met et se partage l'ouvrage. Un monsieur prend une cuisse pour lui, +un autre se réserve le ventre. Deux associés unissent leurs efforts +autour des hanches. On fait la chaîne, comme dans les incendies. La +baigneuse lutte contre tous avec des éclats de rire qui la secouent. +C'est doux, c'est chaud, c'est bon.</p> + +<p>Elle crie:</p> + +<p>—«Pas dans le cou! pas dans les oreilles!»</p> + +<p>C'est fini, tout a disparu jusqu'au menton. On peut chercher. Il ne +reste pas à l'air un point gros comme la tête d'une épingle. Ces +messieurs n'ont plus rien à faire. Ils s'essuient le front et parlent de +leur appétit. Sous son édredon de sable, la baigneuse déclare qu'elle va +mourir, et, soufflant à peine, les yeux clos, languissante, elle allume +ses pommettes.</p> + +<p>À qui le tour?</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>On ne fait de mal à personne. Regardez Monsieur et Madame Vilard qui +rentrent à leur cabine.</p> + +<p> </p> + +<p>C'est un ménage renommé au loin pour sa bonne entente. Vieux mariés +déjà, ils s'aiment comme au premier jour. Ils se déshabillent ensemble +dans la cabine du prêtre, qui est l'oncle de Monsieur Vilard, se +baignent ensemble, s'apprennent mutuellement à nager, se tiennent par la +main, se saluent, mêlent leurs exclamations de joie et ne sortent de +l'eau qu'ensemble, en se donnant le bras. Amaigris par l'amour, ils +sucent tout le jour des pastilles de chocolat que parfois ils échangent +de bouche à bouche, dans un baiser. Ils brûlent, ils se consument, +indifférents aux quolibets des hommes et aux avertissements des +docteurs. Tous les six mois le mari est obligé d'aller à l'hôpital.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>L'eau éteint le feu. La mer ne peut pas les calmer. Au contraire, elle +les ravive. Vous allez voir.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Qu'est-ce que je vais voir? Ils sont rentrés.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Vous allez voir! Vous allez voir!</p> + +<p> </p> + +<p>Ses narines vibrent au fumet d'un bon plat. Les messieurs, oubliant la +baigneuse qui fait la morte dans son cercueil de sable, épient la cabine +et se consultent.</p> + +<p>—«Avez-vous vu?»</p> + +<p>—«Non. Vous vous trompez, je crois.»</p> + +<p>Ils s'avancent de quelques pas, penchés.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Qu'est-ce qui va se passer? On dirait que vous guettez un lapin.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Chut! voyez-vous qu'elle remue?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Qu'est-ce qui remue?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>La cabine. Tenez, la voyez-vous?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Après? Toutes les cabines remuent quand il fait du vent, et quand il y a +quelqu'un dedans.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Mais la leur remue parce qu'ils se font ça.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Expliquez-vous.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Eh oui, ils se font ça. Quelle explication voulez-vous? Vous ne +comprenez donc rien aujourd'hui? Ils se font ça après leur bain, chaque +fois, sans manquer, sur les planches mêmes, dans leur boîte d'un mètre +cube.</p> + +<p> </p> + +<p>Monsieur Vernet me fait des signes de la main, me prie de me taire, de +le laisser entier à ses observations.</p> + +<p>—«Prêtez-moi donc votre lorgnette, vite, vite», dit quelqu'un.</p> + +<p>C'est empoignant. Les dames regardent de côté. La baigneuse enterrée se +met sur son coude, et, dans les flots, une autre baigneuse reste +immobile, droite, vainement heurtée par la vague, naïade inquiète.</p> + +<p>Mais le vieux prêtre, retour du large, ramasse sa baignoire, et courant +à petits pas sur la grève, s'en va frapper à la porte de la cabine.</p> + +<p>Grelottant, dégouttant, avec sa cuvette de zinc sous le bras, il +ressemble maintenant à une marchande de maléfices qui vient de faire, +par une averse, ses provisions pour le prochain sabbat et attend qu'on +lui ouvre.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XXXIX" id="XXXIX"></a><a href="#toc">XXXIX</a></h2> + +<h4>PAS DE GÂCHAGE</h4> + + +<p>J'aime de plus en plus mes amis pour le bon motif. Je ne me hâte pas +vers l'inévitable fin, vers le moment où je serai l'amant obligatoire de +Madame Vernet, vers l'irrémédiable. Il est heureux que Monsieur Vernet +soit, comme on dit, constamment sur notre dos, et je voudrais lui garder +toujours une affection sans trouble, une estime sans réticences. Je suis +comme les autres. Il n'y a encore que les bons sentiments pour me +réconforter. Jamais une saleté morale, même réussie et faisant honneur à +mon adresse de préparateur, ne m'a contenté pleinement. L'amitié de +Monsieur Vernet m'est chère, et le souvenir de la bonté de son cœur +m'impressionnerait dans le mal. Aussi, tandis que les frayeurs de Madame +Vernet retardent notre chute, et parfois la rendent improbable, +j'apporte de mon côté à la réalisation de nos désirs mes cailloux +d'achoppement.</p> + +<p>Quand, dans ma chambre, nous nous excitons sans mesure, que les caresses +irritent notre impatience, et que «cela va tourner au vilain», j'écoute, +l'oreille tendue vers l'escalier, un bruit qui nous interrompe. Il +m'arrive de m'arrêter trop tôt, d'être en avance sur le signal d'alarme.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Voyons, n'est-ce pas gentil de nous aimer ainsi?</p> + +<p> </p> + +<p>Comme je n'ai qu'une chaise, je la garde d'abord pour moi, et, frottant +mes genoux, j'invite Madame Vernet à venir s'asseoir dessus. Elle n'en +est pas encore là et refuse. Je lui cède la place, et nous feuilletons +mes calepins de vers. Elle a remarqué que j'étais «susceptible», et les +apprécie tous en bloc, beaucoup.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>En voilà qui ne sont pas mal. Je les ai faits en dix minutes, à trois +heures du matin, avant de me coucher. C'est la nuit que je travaille le +mieux. Il m'en vient quand je dors. Je me lève, j'allume ma bougie, je +mets mes vers sur un bout de papier, et je me recouche. Je me suis +relevé jusqu'à dix fois; ma descente de lit était couverte d'allumettes.</p> + +<p>Ceux-ci, je les ai composés sous un arbre, par une pluie battante. Mon +calepin était trempé. Mon crayon se délayait, comme quand on écrit avec +une plume sur du papier buvard.</p> + +<p>Ceux-là? je ne peux pas vous dire...</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Pourquoi? pourquoi?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Je les ai tracés sur le dos d'une femme, oui, pendant qu'elle remettait +sa jarretière. C'était un pari. J'ai gagné. Il y en a douze. Vous pouvez +compter. J'en ai fait de plus mauvais.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Quel était l'enjeu?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Le pupitre!</p> + +<p> </p> + +<p>Où vais-je chercher les choses que je dis? Je raconte les origines de +chaque vers, ses succès dans le monde, la peine qu'il m'a coûté, et, les +désignant l'un après l'autre du bout de mon crayon bleu, je bonimente. +De ma main libre, je flatte la taille de Madame Vernet, sa joue. Elle me +repousse. Je reviens. Nous dévidons de la soie. Quand elle a dit:</p> + +<p>—«Ils sont jolis!»</p> + +<p>à ma crispation involontaire, elle ne manque pas de se reprendre et +ajoute:</p> + +<p>—«Ils ne sont pas jolis: ils sont beaux!»</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Je ne suis pas en peine de vous: vous irez loin.</p> + +<p> </p> + +<p>Je branle la tête et fais l'incrédule.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Si, si, vous irez loin. C'est moi qui vous le dis, et quelque chose qui +ne me trompe pas, j'en suis sûre, me le dit à moi. Victor Hugo est mort: +vous remplacerez Victor Hugo.</p> + +<p> </p> + +<p>Cette fois, je proteste:</p> + +<p>—«Ah non! permettez, n'exagérons rien!»</p> + +<p>Elle insiste, mutine: il me faut céder.</p> + +<p>—«Eh bien! oui, là, je remplacerai Victor Hugo. Entendu!»</p> + +<p>Elle est sincère, en ce moment, la chère femme! Mais si, dans quinze +jours, trois semaines, sa prédiction ne s'est pas réalisée, elle en sera +tout étonnée, commencera de trouver le temps long, et doutera déjà de +moi.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XL" id="XL"></a><a href="#toc">XL</a></h2> + +<h4>DIRECTEUR DE CONSCIENCE LITTÉRAIRE</h4> + + +<p>J'efface un à un les péchés de son goût.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Vous devriez me composer une petite bibliothèque qui me serait +personnelle.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Volontiers.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Qu'y mettrez-vous?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p><i>Madame Bovary</i>, d'abord. C'est l'histoire d'une dame qui est un peu +comme vous. Elle ne sait pas ce qu'elle veut et finit par en mourir.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Pauvre femme! Est-ce bien écrit, au moins?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Assez bien, comme ça, oui.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Et il n'y a pas de choses trop fortes?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Des choses trop fortes?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Des saletés, enfin, comme dans Zola.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Non, je vous le garantis. C'est propre comme votre âme, et d'un luisant! +Vous pourriez vous y mirer.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>De qui est-ce?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>De Flaubert, Madame. Flaubert Gustave.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Je connais. Vous m'en aviez souvent parlé. N'a-t-il pas fait un autre +livre qui a un titre drôle, un titre qui m'a frappée: <i> La Tentation de +saint Antoine</i>? Ce doit être raide, hein.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Très raide. Je ne vous le conseille pas: vous n'iriez pas jusqu'au bout.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Et après, qu'y mettrez-vous?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Un peu de Balzac?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>J'en ai lu. Les descriptions m'ont arrêtée. Est-ce qu'il y a des +descriptions dans tous ses livres?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>On en retrouve par ci, par là.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Alors pas de Balzac, si cela ne vous fait rien.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Ça m'est égal. Ce que j'en dis, c'est pour causer. D'ailleurs je suis de +votre avis. Les descriptions embrouillent; on perd le fil: c'est +agaçant.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Et après, qu'y mettrez-vous?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>C'est comme si nous jouions au corbillon. J'y mettrai un peu des +Goncourt, un tout petit peu, pour donner du goût.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Je les connais aussi ceux-là. Vous ne faites qu'en parler. Deux frères +qui s'aimaient bien, n'est-ce pas?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Ils s'adoraient.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>C'est gentil, ça. Lequel des deux est donc mort, déjà?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Le plus jeune.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Lequel des deux écrivait le mieux?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Le plus jeune, naturellement, puisqu'il est mort.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Qu'est-ce que vous me donnerez des Goncourt?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p><i>Renée Mauperin</i>. C'est encore l'histoire d'une jeune fille qui ne sait +pas ce qu'elle veut et qui en meurt.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Pauvre fille! Ensuite.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Ensuite <i> Germinie Lacerteux</i>: c'est l'histoire d'une servante.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Oh! non! pas de bonne. Ces gens-là savent-ils aimer?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Voulez-vous <i> Madame Gervaisais</i>? Cela se passe à Rome.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>J'aime beaucoup les livres de voyage.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p><i>Sœur Philomène</i>. Il s'agit d'une Sœur d'hôpital.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Est-ce qu'il y a des tableaux de la souffrance humaine? Oui? N'en +parlons plus. Je me trouverais mal à chaque instant. Qu'est-ce que nous +prendrons de Zola?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Rien, à cause de votre odorat. Vous me demandez mon avis: je vous le +donne.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Mais il faut du Zola dans une bibliothèque de choix. Je suis une femme +mariée. La délicatesse a des bornes. Ne dirait-on pas que vous me prenez +pour une petite fille? Je vous assure qu'il m'est tombé, par hasard, +sous les yeux, quelques passages de <i> Germinal</i> et de <i> la Terre</i>, ceux +qui ont fait le plus de bruit, et je ne les ai pas trouvés si «choses». +Et puis, en souvenir des beautés de premier ordre, il ne faut pas se +montrer sévère pour les taches. Allons, accordez-moi quelques volumes de +Zola.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Vous les aurez tous, chère femme de mon cœur.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Ensuite.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Tenons-nous-en là pour l'instant. Nous continuerons demain la revue. +Nous remplirons encore quelques casiers avec ce qui reste d'écrivains en +prose pour dames, et nous demanderons ensuite aux poètes s'ils n'ont pas +en réserve quelques poésies de derrière les fagots, pour faire la bonne +bouche.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>N'oubliez pas au moins qu'un rayon tout entier, capitonné de soie, est +destiné à vos œuvres futures, richement reliées.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>En peau de chagrin d'amour, avec des fers spéciaux, ceux que vous m'avez +mis au cœur. C'est la grâce que je me souhaite. Allons déjeuner!</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XLI" id="XLI"></a><a href="#toc">XLI</a></h2> + +<h4>ÉGLISES</h4> + + +<p>Généralement, après déjeuner, nous visitons une église, toutes les +églises que le bon Dieu a fait faire dans les environs. Nous lisons +d'abord les inscriptions des croix. L'épitaphe d'un enfant nous excite à +dire: «Pauvre petit!»; celle d'un vieillard, «qu'en somme il était en +âge de mourir et qu'il n'a pas à se plaindre: la mort, en ce cas, est +plus dure pour ceux qui restent que pour ceux qui partent!»</p> + +<p>Nous avons une manière brusque de retirer le pied quand nous marchons +par mégarde sur une tombe, et, prudemment, nous écartons les hautes +herbes des sentiers. Une poule noire dérangée s'envole avec un cri +perçant: nous frémissons.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Ne croirait-on pas que c'est une âme?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Elle ne montera pas haut dans le ciel: elle est trop noire.</p> + +<p> </p> + +<p>C'est la première plaisanterie d'une longue série. Nous plaisantons +parce que nous avons vaguement peur. Nous entrons dans l'église en +hésitant, comme on s'enfonce dans l'eau froide.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>On a beau n'être pas dévot: cela fait toujours quelque petite chose.</p> + +<p> </p> + +<p>Marguerite a trempé sa main dans l'eau bénite jusqu'au poignet et nous +en offre. Incapable de refuser, j'essuie ma part avec mon mouchoir, et +Monsieur Vernet, moins esprit fort, laisse égoutter la sienne au bout de +ses doigts. Le premier sacrilège seul coûte. Cette insulte à l'eau +divine non suivie d'une punition immédiate nous encourage: nous pouvons +regarder l'église en amateurs, et nous serions hommes à remettre nos +chapeaux si la fraîcheur ne nous semblait douce. L'église est nue et +suintante, mais la chaire et son escalier sont d'un bois tellement vieux +que Monsieur Vernet parle hardiment de style Renaissance. Il monte en +tâtant la rampe, ouvre la porte de la chaire, égratigne les moulures, +flaire les trous de mites, et n'oublie pas de crier:</p> + +<p>—«Mes chers frères!»</p> + +<p>—«Oh! Victor! Oh! mon oncle,» disent ensemble Madame Vernet et +Marguerite, qui prient à genoux. Je n'en pense pas moins. Monsieur +Vernet s'en tient là. L'éclat de sa voix l'a effrayé. L'église, personne +blessée, a gémi de toute la sonorité de ses voûtes, et Monsieur Vernet +descend, penaud, sa raillerie coupée en deux.</p> + +<p>Il regarde respectueusement des vitraux, des crosses, des agneaux frisés +aux pattes croisées sous le menton. Ces dames achèvent leur prière. Je +me promène de long en large, mon chapeau me battant les cuisses, et +j'admire le catholicisme non comme religion, mais comme poésie. Je fais +retentir aussi mes talons sur les dalles pour produire des «échos».</p> + +<p>Nous sortons. Marguerite est déjà à son poste, la main pleine d'eau +bénite. Mais nous n'en avons pas besoin, puisque nous sortons. Nous +écartons le buste avec un merci sec, et, sous le portail même, lestés +d'une impression pénible, nous nous couvrons par un geste de défi. Notre +impertinence se redresse comme une herbe foulée. Monsieur Vernet dit +leur fait aux curés.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Il faut un peu de religion, mais pas trop. Je trouve ridicules les +détails, les cérémonies. Je crois en Dieu, voilà tout, et au diable dans +une certaine mesure.</p> + +<p> </p> + +<p>Marguerite cueille un coquelicot sur une tombe. Elle le mettrait à son +corsage, si quelqu'un voulait parier avec elle n'importe quoi. Elle en +arrache les feuilles écarlates et les fait claquer entre le pouce et +l'index.</p> + +<p>De mon côté, par négligence ou bravade, je butte contre des mottes, je +marche au bord des allées et j'écrase les pieds des morts.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>On respire.</p> + +<p> </p> + +<p>Il ferme la porte du cimetière.</p> + +<p>Autour du clocher, les corbeaux tracent leurs cercles, poussent leurs +croassements, agacent le coq muet, comme pour le provoquer à donner de +la voix.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Quand ils ne sont pas dedans, ils sont dessus.</p> + +<p> </p> + +<p>Il rit. Nous rions tous.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XLII" id="XLII"></a><a href="#toc">XLII</a></h2> + +<h4>PROMENADES ET BEAUX SITES</h4> + + +<p>Il n'est rien de trop simple pour la simplicité de nos goûts. Nous nous +arrêtons à chaque ferme afin de boire du lait. Marguerite seule, moins +naturelle que nous, ose avouer que le lait lui fait mal au cœur.</p> + +<p>—«Votre pain est-il noir, ma brave femme?»</p> + +<p>—«Oh non, Monsieur, il est bien blanc, au contraire, aussi blanc que +celui du boulanger.»</p> + +<p>Nous poussons un «Oh!» de désolation.</p> + +<p>La brave femme ne nous comprend pas. Elle ne nous comprend jamais. Elle +nous offre des chaises, et il faut employer la force pour qu'elle nous +permette de nous asseoir sur un banc de bois boîteux et poli comme un +front d'enfant, tant il a râpé de culottes, qui le lui ont bien rendu.</p> + +<p>La brave femme demeure bouche bée, une chaise dans chaque main.</p> + +<p>—«Vous seriez pourtant mieux là-dessus, dit-elle: c'est de la paille +toute neuve.»</p> + +<p>Je me lève:</p> + +<p>—«Écoutez, je vous en supplie, laissez-nous votre banc. Sinon, nous +nous mettrons par terre, à la turque, ou en tailleurs. Nous ne sommes +pas venus ici pour étrenner vos chaises: tenez-vous-le pour dit!»</p> + +<p>J'ajoute:</p> + +<p>—«Allons! donnez-nous votre pain blanc, puisque vous n'en avez pas de +noir, et apportez-nous du lait!»</p> + +<p>—«C'est-il vrai que vous voulez du lait, mon petit monsieur?»</p> + +<p>—«Mais, ma brave femme, vous n'y êtes plus! Quand on entre dans une +ferme, c'est pour boire du lait. Les fermes, ç'a été inventé pour que +les gens qui sont à la promenade puissent y boire du lait, quand ils +sont las et qu'il fait chaud.»</p> + +<p>—«Mais, mon petit monsieur, il n'en reste plus qu'une goutte pour +mettre dans notre soupe ce soir. Les vaches ne sont pas tirées.»</p> + +<p>—«Tirez-les. Nous attendrons en mangeant une omelette!»</p> + +<p>—«Alors il faut que vous attendiez aussi que les poules aient pondu. +J'ons vendu tous nos œufs au marché, hier.»</p> + +<p>Je promène sur l'assistance un regard découragé.</p> + +<p>—«Ce n'est pas la peine de venir à la campagne pour faire comme dans +les villes. Soit! Tordez-nous donc le cou à un lapin!»</p> + +<p>—«Un lapin? mais, mon bon Monsieur, j'ons point de lapins. Qu'est-ce +que j'en ferions donc? Un lapin, ça mange comme une vache; et qué que ça +se vend? Rien du tout.»</p> + +<p>—«À votre tour», dis-je à Madame Vernet, en me rasseyant.</p> + +<p>Elle s'y prend mieux que moi, car, pour obtenir de la brave femme +quelque chose à manger, elle l'interroge sur ses travaux, ses habitudes, +son mode d'existence, et complimente sa bonne mine, sa corpulence.</p> + +<p>—«Que vous devez sans aucun doute à l'air pur des champs!»</p> + +<p>—«Oh, ma chère petite dame (elle nous trouve tous petits), j'ai pas +seulement le temps d'aller le respirer!»</p> + +<p>—«Vos enfants sont toujours dehors?»</p> + +<p>—«Dame! Quoi que j'en ferais donc à la maison, dans mes jambes?»</p> + +<p>—«Ils doivent être vigoureux et beaux?»</p> + +<p>—«Ils profitent: ce n'est pas parce que je suis leur mère, mais je vous +garantis que, le dimanche, pour aller à la messe, ils sont tapés.»</p> + +<p>—«Vous en attendez encore un sous peu?» dit Monsieur Vernet en +regardant le tablier de la brave femme, tandis que Marguerite émiette du +pain aux poules.</p> + +<p>—«Pardon! mon bon monsieur, pas pour le moment. Je suis restée enflée +comme ça de mon dernier!»</p> + +<p>«Et pis, dit-elle, quoi que ça sert de se dégonfler à chaque fois pour +se regonfler à chaque fois? Je ne suis-t-y pas plus à mon aise en +restant toujours la même?»</p> + +<p>Et elle se met à rire, agitant son ventre, secouant ses cottes blanches +de farine.</p> + +<p>Monsieur Vernet longe les murs jaunis, inspecte l'intérieur d'une +armoire à lit, des casseroles, des bues, se propose d'en acheter une +pour sa cheminée, s'arrête devant les assiettes à fleurs rangées +derrière des lattes de bois.</p> + +<p>—«Voulez-vous m'en vendre une, ma brave femme?»</p> + +<p>—«Une assiette! pour quoi faire? Seigneur Dieu!»</p> + +<p>—«Je la pendrai dans ma salle à manger, et, en la voyant, je penserai à +vous. Combien?»</p> + +<p>—«Elles m'ont coûté à moi cinq sous, l'une dans l'autre!»</p> + +<p>—«En voilà vingt!» dit Monsieur Vernet.</p> + +<p>La brave femme se demande pourquoi on lui paie un franc tout entier une +assiette achetée un quart de franc et dans laquelle elle a mangé.</p> + +<p>—«Mon bon monsieur, dit-elle, celle-là est cassée: prenez-en une +autre!»</p> + +<p>Monsieur Vernet hausse les épaules. Nous sortons, mais nous reviendrons. +Nous promettons toujours de revenir.</p> + +<p>—«Il n'y a pas d'embarras, dit la brave femme: revenez si vous voulez.»</p> + +<p>J'offre à Monsieur Vernet de porter l'objet d'art, l'assiette. Il fait +des façons. J'insiste.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Alors, chacun à son tour.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Soit. Mais rappelez-moi le mien: je suis capable de l'oublier.</p> + +<p> </p> + +<p>Bientôt, en effet, je n'y pense plus.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XLIII" id="XLIII"></a><a href="#toc">XLIII</a></h2> + +<h4>FLIRTAGE EN PLEIN AIR</h4> + + +<p>Il y a moins de danger sur la route que dans ma chambre. Marguerite est +là. Monsieur Vernet nous surveille. Nous ne flirtons qu'avec des clins +d'yeux, des chuchotements, des pressions de bras ou des frôlements de +hanches. Nous jouons «à celui qui courra le plus fort!» J'enlève +prestement Madame Vernet quand je l'attrape, et je sens son corps peser +sur moi. Elle court mal à cause de ses robes et de ses coudes, et plus +on est près d'elle, moins elle court vite. Son ardeur décroît comme la +distance qui nous sépare.</p> + +<p>Je l'assieds sur une borne, essoufflée; j'attends qu'elle ait repris +vent et je lui tiens des propos qui sont pures bagatelles.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Vous êtes une levrette, une plume, une ombre, et sous votre doux poids +j'ai cru que j'allais mourir.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Holà! que j'ai chaud! Vous me tuez.</p> + +<p> </p> + +<p>Les frisons de sa nuque sont collés par la sueur. Elle trempe ses pieds +dans la fraîcheur de l'herbe. Elle fait des efforts de tête pour tirer +son cou du col, lève les bras, remue les poignets afin de permettre à +l'air d'entrer dans les manches, de se glisser jusqu'aux épaules, de se +blottir aux aisselles.</p> + +<p>Nous nous amusons comme des enfants sous l'œil amical de Monsieur +Vernet. Je l'appellerais, à l'exemple de Marguerite, mon oncle, si je ne +craignais de réveiller en lui le sanglier qui dort. Madame Vernet me +prie de respecter au moins son mari, si je ne la respecte pas +elle-même.</p> + +<p>Je prends Monsieur Vernet à part. Son assiette sous le bras, il épluche +une baguette.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Est-elle folâtre, Madame Vernet!</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Elle ne sera jamais plus jeune.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Vous n'avez pas peur?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>De qui? de quoi?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Je ne sais pas, mais à votre place je ne serais pas trop, trop +tranquille.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Parce que?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Parce que si Madame Vernet est jeune, je le suis plus qu'elle encore.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>J'ai une absolue confiance en elle.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Bien. Mais en moi?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>En vous aussi.</p> + +<p> </p> + +<p>Il me regarde fixement, l'air grave et bon. Ce simple mot, si simple, me +touche plus que je ne le voudrais. Je serre la main de Monsieur Vernet.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Vous avez raison, mon cher Monsieur Vernet. Toutefois parlons d'une +manière générale, sans faire de personnalité. Si cela arrivait!</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>J'espère que, d'abord, ma femme vous cracherait au visage.</p> + +<p> </p> + +<p>Il a dit cela d'une telle façon que je me détourne, comme pour éviter +réellement un peu de salive. Je souris jaune.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Bien entendu, Monsieur Vernet, il ne peut pas être question de moi. +Encore une fois, nous ne faisons que des hypothèses, et, mettant les +choses au pis, nous supposons, et tous deux ensemble, comme deux amis de +collège ou de régiment, nous découvrons par hasard que votre femme vous +trompe.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Alors, je vous fusillerais, dans le dos!</p> + +<p> </p> + +<p>Ainsi, j'ai beau me mettre de son côté, Monsieur Vernet me renvoie +obstinément au camp ennemi. J'ai poussé trop loin dans son âme la +perquisition. En l'interrogeant, j'ai peut-être tout avoué.</p> + +<p>Mais non, je badinais, n'est-il pas vrai? et je ris au point que mes +dents claquent. C'est le frisson de la petite mort qui passe.</p> + +<p>Nous sommes sur une belle route blanche, en plein jour, en plein soleil, +entre deux haies qui nous pénètrent de leurs émanations odorantes, et +mon cœur bat, pris de panique, comme par une nuit noire peuplée de +cauchemars.</p> + +<p>Ç'a été court.</p> + +<p>—«Cet Henri, crie Monsieur Vernet à sa femme, a des idées d'un +biscornu!»</p> + +<p>Je ne le laisse pas achever, et, leurs mains à tous deux en paquet dans +les miennes:</p> + +<p>—«Mes chers amis! finisse plutôt ma vie que notre bon accord!»</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Qu'est-ce que vous avez?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Rien que la joie de vous avoir connue. Rien que du bonheur plein moi.</p> + +<p> </p> + +<p>Je suis heureux qu'un mendiant vienne au-devant de nous. Il a entendu +mon appel. D'ordinaire, nous ne donnons jamais au mendiant de tout le +monde. Ce n'est pas dans nos idées. Le rêve de Madame Vernet, par +exemple, serait d'avoir un pauvre pour elle seule, qu'elle irait voir +dans sa mansarde, au-dessus de beaucoup d'étages, un pauvre dont elle +surveillerait la moralité, qui n'accepterait rien des autres, et que peu +à peu elle ferait riche.</p> + +<p>—«Allons, dis-je, pour une fois!»</p> + +<p>Et je tire de ma poche le porte-monnaie de Monsieur et Madame Vernet, +qui s'y trouve «justement».</p> + +<p>Nous rentrons à la maison, traînant nos pieds dans la poussière, +contents de la journée, avec une lassitude, une faim, une soif de +«chiens».</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XLIV" id="XLIV"></a><a href="#toc">XLIV</a></h2> + +<h4>LA PARTIE D'AGRÉMENT</h4> + + +<p>Nous sommes sur le bateau des Cruz imprégné, quoique lavé ce matin à +grande eau, de la fade odeur des congres. Au fond du bateau, à l'endroit +où sont d'ordinaire les mannes de cordes, nous avons serré des paniers +de provisions. Monsieur Vernet nous a prévenus:</p> + +<p>—«C'est effrayant ce qu'on mange en pleine mer!»</p> + +<p>Le père Cruz assis à la barre et un de ses hommes debout sur l'avant +nous regardent en dessous et se font des signes. Une gaîté turbulente +nous anime, et, comme dit Cruz, chacun lance, à son tour, une rognure de +chanson. Des marsouins tournent au loin leurs roues noires, et Cruz +leur crie: «Cousin Jean! cousin Jean!» obstinément, pour les faire venir +à bord.</p> + +<p class="center">Mon père avait cinq cents moutons;<br /> +<span style="margin-left: 2em;">J'en étais la bergère!</span></p> + +<p class="n">chante Monsieur Vernet d'une voix à effrayer les loups.</p> + +<p>Je suis moins communicatif. Madame Vernet m'inquiète. Elle a pâli, +sourit hors de propos, tantôt bâille au vent, tantôt, les lèvres +pincées, semble retenir de force un secret. Adroitement, elle prépare +son public.</p> + +<p>—«Je sens que je vais peut-être avoir le mal de mer!» dit-elle.</p> + +<p>À ces mots, elle se retourne et vomit.</p> + +<p>—«Soutenez-lui la tête, dis-je à Monsieur Vernet!»</p> + +<p>—«Bah! dit-il, ça lui fait du bien.»</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">La premier' fois j' les mène aux champs,<br /></span> +<span class="i0">Le loup m'en mangea quinze! lon laine, lon la!<br /></span> +</div></div> + +<p>Les pêcheurs rient, sans oser rire, le menton dans leur tricot.</p> + +<p>Marguerite s'approche de Madame Vernet, lui murmure quelques mots de +garde-malade, s'installe à côté d'elle, et leurs cœurs se soulèvent +ensemble suivant un rythme lent.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Un beau monsieur vint à passer,<br /></span> +<span class="i0">Me rendit la quinzaine! lon laine!<br /></span> +</div></div> + +<p class="n">chante M. Vernet.</p> + +<p>Je fais, couché sur le dos, la théorie du mal de mer, avec des phrases +paresseuses, rampantes sur ma langue, coupées de silences, de soupirs et +de sifflements qui soulagent:</p> + +<p>«Le mal entre par les yeux. Il faut regarder l'horizon. Quand on n'a pas +mangé, on est moins facilement malade et on souffre plus. Quand on a +mangé, le mal vient vite et s'en va de même. Il arrive qu'on ne l'a pas +durant une longue traversée. Tel autre jour, c'est au port même qu'on +l'a, par un temps calme.»</p> + +<p>—«Vous ne l'aurez pas aujourd'hui, me dit le pêcheur Cruz: vous avez +bonne mine!»</p> + +<p>Mais, tout de suite, je fais pendant à ces dames, la tête secouée sur le +bord du bateau, tandis que Monsieur Vernet enfle sa voix vengeresse:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Quand nous tondrons nos blancs moutons!<br /></span> +<span class="i0">Vous en aurez la laine! lon laine, lon la!<br /></span> +</div></div> + +<p>Il plaisante, infernal, nous remercie de donner aux poissons, +d'économiser chez le pharmacien. D'un bord à l'autre, entre deux +nausées, nous nous demandons de nos nouvelles, ces dames et moi.</p> + +<p>—«Ce n'est rien, cela va mieux: quand c'est fini!»</p> + +<p>—«Ça recommence!» dit Monsieur Vernet, qui interrompt nos condoléances, +jouit de notre mal comme d'une haine satisfaite, et crie à tue-tête:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">C' n'est pas la laine que je veux!<br /></span> +<span class="i0">C'est votre cœur, ma belle! lon laine, lon la!<br /></span> +</div></div> + +<p>Il s'arrête, tousse, crache, dit: «J'ai avalé de travers!», et prend ses +dispositions à côté du pêcheur Cruz, le buste hors du bateau, la figure +fouettée d'embrun au choc des lames, prêt à tomber, bon à noyer.</p> + +<p>C'est la débâcle des estomacs. Le bateau bondit, se cabre. D'un coup de +barre, Cruz donne debout dans une vague qui retombe en pluie fine, +mordante, acidulée et bénit notre agonie.</p> + +<p>Le bateau conduit à leur dernière demeure des moribonds ramassés çà et +là. Nous roulons de bâbord à tribord nos têtes décolorées. Quand je +heurte Madame Vernet:</p> + +<p>—«Pauvre amie!», lui dis-je.</p> + +<p>Elle me répond:</p> + +<p>—«Pauvre ami!»</p> + +<p>Et nous repartons, chacun en quête d'un coin de terre ferme.</p> + +<p>Le marin de Cruz, larguant une voile, meurtrit nos pieds; puis, sur +notre invitation, tous les deux se mettent à manger, et il nous semble +que c'est nous qu'on gave de nourriture, à coups de pilon dans la gorge, +sur notre cœur, qui se gonfle, étouffe!</p> + +<p>—«Dites, Cruz, sommes-nous loin du port?»</p> + +<p>—«Dame! Monsieur Vernet, j'avons vent debout, j'avons pas vent +arrière!»</p> + +<p>—«Mon brave Cruz, n'allons-nous pas bientôt rentrer?»</p> + +<p>—«Oh! si j'étions attaché au cul d'une vapeur, j'en aurions à peine +pour une heure, ou le quart moins d'une heure!»</p> + +<p>—«Mon bon papa Cruz, serons-nous arrivés avant la nuit?»</p> + +<p>—«Mais, ma chère petite dame, bien sûr que oui, si j'avions pas le +courant contre nous!»</p> + +<p>Renversant nos têtes lourdes, de métal, nous apercevons le phare et sa +lanterne incendiée par le soleil couchant. Il est là, tout près, le +phare! Il suffirait d'allonger le bras pour s'y cramponner. Mais la nuit +vient. Le soleil disparu, le phare allume sa lanterne, et entre nous et +lui la distance reste la même. Nous renonçons au port, et, nos maux un +peu calmés, nous entrons dans une vie de songe. Une demi-nuit nous +enveloppe. Les lueurs du falot illuminent la voile, et le bateau +soulève, par gerbes, les fleurs de feu de la mer. On n'entend que le +bruit du flot, ce bruit d'un tapis qu'on secoue, et le mâchement des +deux marins, qui mangent encore, accroupis sur les paniers de provisions +et les bouteilles. Les membres cotonneux, nous ne savons plus où nous +allons. Il nous serait égal de mourir.</p> + +<p>—«J'en ons encore pour une heure!», dit parfois le pêcheur Cruz, et +longtemps, un siècle après, il ajoute:</p> + +<p>—«Oui, je crois que dans une heure, une heure et demie, le port ne sera +pas loin!»</p> + +<p>Qu'est-ce que cela nous fait? Qu'il nous laisse sommeiller, perdre +conscience!</p> + +<p>J'ai un puits creusé dans le corps, et je me tiens, de toute ma force, +immobile.</p> + +<p>J'ai rencontré, dans l'ombre des couvertures, la main de Madame Vernet +et je la garde. Elle est toute petite, sans frémissement, comme morte.</p> + +<p>Bordée par bordée, Cruz avance tout de même. Sa voix lointaine nous +renseigne.</p> + +<p>—«Un peu de plus, je vous jetais sur les rochers.»</p> + +<p>Il cherche à mettre en place les feux du port, qui doivent nous regarder +comme des yeux de chat.</p> + +<p>Il faudra un treuil pour nous déposer à terre. Quand le bateau se cogne +à la cale, c'est une grande surprise. Je veux aider Madame Vernet à se +relever, mais cette main que je tenais est celle de Marguerite.</p> + +<p>Je m'en étonnerai plus tard. Nous prenons possession du sol comme des +conquérants ivres.</p> + +<p>—«À une autre fois!»</p> + +<p>—«Oui, à une autre fois!»</p> + +<p>Car nous recommencerons. On a le droit de se distraire dans la vie.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XLV" id="XLV"></a><a href="#toc">XLV</a></h2> + +<h4>IL FAUT EN FINIR, À LA FIN</h4> + + +<p>Toute tangante encore, comme un mouton qui a un ver dans la tête, Madame +Vernet monte en peignoir à ma chambre.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Avez-vous bien dormi?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Monsieur Vernet n'a fait que gigoter, et je suis comme s'il m'avait +battue.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Le mal de mer réconcilierait les chairs les plus ennemies.</p> + +<p> </p> + +<p>Car nous nous disputons, amants véritables, pour bien nous prouver notre +amour. Une fois, j'ai tiré la targette de la porte, et je n'ai ouvert +qu'après trois appels coulés dans la serrure. Une autre fois, il m'a +fallu lui demander longtemps:</p> + +<p>—«Qu'avez-vous? qu'avez-vous?»</p> + +<p>Elle ne me répondait pas, et regardait au loin par l'œil-de-bœuf, +sorte de statue de la Bouderie en négligé du matin.</p> + +<p>Nous nous devenons insupportables. Notre contrainte nous exaspère. +Madame Vernet a assez joué à la muse. J'ai suffisamment apprécié +l'excellence de son âme.</p> + +<p>—«D'abord, dis-je, moi je ne travaille plus!»</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Suis-je une femme frivole, et pensez-vous que cette situation ne me soit +pas aussi pénible qu'à vous? Je vous aime, je vous l'ai avoué: je vous +le redis.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Prouvez-le-moi. Ne vous ai-je pas accordé un assez long sursis? Jusqu'à +quand ferez-vous la fleur qui se referme quand on la touche? Est-ce +pour donner plus de prix à vos faveurs que vous les économisez avec +ladrerie? Vieux jeu, ça! Madame. La peur de perdre vous fait tricher.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Ne commencez pas à mettre votre malice en calembours. Je vous ai dit: «À +Paris», et je n'ai qu'une parole.</p> + +<p>Elle a raison. Elle ne peut pas tomber là, en fille, sur une chaise. La +chute d'une femme comme elle exige des préparatifs, un cadre, plus de +sécurité, la certitude que nous pourrons tranquillement réparer le +désordre de notre toilette. Je m'entête pour la forme. Je lui montre une +feuille de papier blanc sur ma table.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Elle est là depuis huit jours. Ma plume me paraît lourde comme un +instrument de travail, et vous m'avez mis dans un tel état d'énervement +que j'ai perdu le goût des belles lectures.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>C'est ce qui me désespère. Dieu m'est témoin que je ferais à l'instant, +s'il le fallait, si c'était une chose possible, le sacrifice de mon +triste honneur pour vous sauver. Je vous le déclare sans rougir, je me +livrerais sans hésiter, quand je vous vois ainsi désœuvré, arrêté dans +votre œuvre par ma faute, et je cherche, oui, je voudrais trouver +l'oreiller où pourront se poser nos deux têtes.</p> + +<p> </p> + +<p>L'oreiller où pourront se poser nos deux têtes!</p> + +<p> </p> + +<p>J'incline la mienne sur son épaule.</p> + +<p>—«Vous m'aimez-donc?»</p> + +<p>—«Pas comme tu crois!»</p> + +<p>Nous nous balançons, nous soutenant l'un l'autre, et, poursuivi, jusque +dans mes expansions, par je ne sais quel esprit de cabotinage, je +remarque dans un vieux morceau de miroir pendu à une planche l'effet de +notre accouplement.</p> + +<p>J'ai la joue collée au cou puissant de Madame Vernet et le nez enfoui +dans l'ouverture de son peignoir.</p> + +<p>—«Je vous crois, dis-je, et j'attendrai avec confiance; mais au moins +donne-moi tes lèvres.»</p> + +<p>—«Tiens, tiens vite!» dit-elle, aux écoutes.</p> + +<p>C'est une religieuse qui embrasse son cousin, à travers une grille, dans +un parloir.</p> + +<p>Toujours prudente, elle a entr'ouvert la porte. Je ne me presse pas, et +je prends, j'aspire, ma poitrine dans la sienne, ce qu'elle m'abandonne +de souffle humide.</p> + +<p>—«C'est ça, c'est ça que tu veux?»</p> + +<p>—«Tais-toi!» lui dis-je, les dents serrées.</p> + +<p>Nos lèvres se remêlent dans un baiser qui n'en finit plus, douloureux à +force d'être long, amer parce qu'après il n'y aura rien, un baiser qui +nous laisse trop le temps de penser à autre chose.</p> + +<p>Enfin le pas de Monsieur Vernet nous dérange: en hâte nous nous +efforçons à l'insignifiance.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XLVI" id="XLVI"></a><a href="#toc">XLVI</a></h2> + +<h4>PROPOSITION</h4> + + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Bichette, as-tu fait la commission à Henri?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Tiens, je n'y pensais plus.</p> + +<p> </p> + +<p>Ils sont embarrassés et se passent la parole l'un à l'autre.</p> + +<p>—«Dis, toi!»</p> + +<p>—«Dis plutôt, toi!»</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Mais nous allons être indiscrets.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Je vous arrêterai à temps: allez toujours.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Voilà: Marguerite désire prendre des leçons de natation, et comme il n'y +a pas de moniteur ici, nous avons pensé à vous.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Pour lui en faire venir un.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Pour le remplacer.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Pour être le professeur de nage de Mademoiselle Marguerite?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Oui.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Tiens!</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Vous voyez: cela vous ennuie.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Pas du tout, mais je me demande si je serai à la hauteur de mes +fonctions: j'apporterai la bonne volonté nécessaire.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Elle n'abusera pas de vos instants.</p> + +<p> </p> + +<p>Je me gratte le menton:</p> + +<p>—«Et, dis-je, flanquant chacun de mes mots d'un point d'interrogation, +vous ne trouvez pas que c'est un peu...?»</p> + +<p>Madame Vernet hoche la tête:</p> + +<p>—«Cela se fait: c'est reçu!»</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Quel mal y a-t-il?</p> + +<p> </p> + +<p>Ils me rassurent.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Le monde n'est pas méchant à ce point.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Je me moque du monde.</p> + +<p> </p> + +<p>Honteux de mes vilaines idées, de me montrer le plus immoral des trois, +je m'écrie:</p> + +<p>—«Parfait: nous sommes chez nous. Que ceux qui ne sont pas +contents»—«aillent le dire à Rome!» conclut Monsieur Vernet, qui +souvent me prend, preste, mes expressions à même la bouche.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Sera-t-elle heureuse, cette chère Marguerite! J'ai toujours regretté de +ne pas savoir nager. Si j'étais plus jeune vous auriez deux élèves. Mais +il est trop tard, n'est-ce pas, Victor?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Ce n'est pas que tu sois vieille, mais je t'accorde que cet exercice +n'est plus de ton âge. Non que je le trouve inconvenant; mais +franchement, c'est moins l'affaire d'une femme mariée que d'un homme +comme moi, par exemple, et, mon cher ami, quand vous aurez un petit +moment, une minute, après la leçon de Marguerite... Oh! sur le dos +seulement. Le reste me connaît.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Entendu, cher Monsieur Vernet. Mes bras vous seront ouverts.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Je vous regarderai, moi.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Cela vaudra mieux. Qu'en pensez-vous, Henri?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>En effet, quoique, après tout...</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Je méprise autant que vous l'opinion des autres; mais il y a des bornes.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Vous avez raison.</p> + +<p> </p> + +<p>Déjà, comme professeur, je vante ce que j'enseigne. Il est des +passerelles vermoulues. On peut tomber au milieu d'une rivière. Que +faire?</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Si quelqu'un se noie sous nos yeux...</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Il faut le laisser se noyer, Monsieur Vernet. N'allons pas si vite. +Votre bon cœur vous emporte. Ne tentez jamais la mort.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>C'est vrai. Quand commençons-nous?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Demain, si vous voulez.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>C'est dit. J'appelle Marguerite pour lui annoncer la bonne nouvelle. À +propos, est-il besoin de quelque appareil?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Non, j'opère seul, sans outil, les manches simplement relevées. Tout le +monde peut voir: rien dans les mains, rien dans les pieds. N'achetez +qu'une ceinture pour Marguerite, vous savez, une ceinture de +gymnastique, avec un anneau, une boucle où je puisse mettre mon doigt.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XLVII" id="XLVII"></a><a href="#toc">XLVII</a></h2> + +<h4>LES IDÉES DE MADEMOISELLE MARGUERITE</h4> + + +<p>Elle est singulière. Elle ne fait pas de mots. Elle n'a pas une théorie +à elle sur l'homme, l'amour et le mariage. Elle joue, et, si je pose, ne +s'en aperçoit pas. Nous parlons de son couvent, des chères sœurs, de +ses amies, et nous nous adressons mutuellement des questions de +géographie et d'histoire. Il m'est impossible d'en obtenir une +confidence graveleuse, dont elle me chatouillerait le creux de l'oreille +comme avec une plume. Elle ne cache rien. Elle ignore. Je tâche de +connaître sa pensée de derrière les reins: elle n'en a pas. C'est +surprenant! Elle sort du couvent et n'est point corrompue jusqu'aux +moelles. Elle a lu sans les comprendre les inscriptions des cabinets; +elle a passé entre les mignarderies perverses des petites amies et les +sensuelles chatteries des sœurs, candide, toute fraîche. Voilà qui me +déroute.</p> + +<p>Je m'acharne en confesseur.</p> + +<p>—«Qu'est-ce que vous faisiez au couvent?»</p> + +<p>Elle recommence avec volubilité:</p> + +<p>—«On se levait, on priait, on mangeait. On repriait, on faisait la +classe, on cousait, on jouait, on se couchait.»</p> + +<p>—«C'est tout?»</p> + +<p>—«Oui, êtes-vous drôle?»</p> + +<p>Je regarde au fond de ses yeux, penché au bord de leur eau claire.</p> + +<p>—«Qu'est-ce que vous avez à me fixer ainsi comme ça? Vous voulez jouer +à celui qui fera baisser les yeux de l'autre?»</p> + +<p>Nous nous obstinons. J'en ai mal aux prunelles. Elle veut avoir le +dernier regard. J'ai affaire à une rouée vicieuse, qui déjà, peut-être, +connaît l'homme. Elle n'en a pas peur, et j'ai du bleu au bras autant +qu'une femme de lettres à ses mollets. Car nous luttons pour nous +reposer de nos causeries instructives.</p> + +<p>Le combat s'engage par de petites tapes vite lancées, aussitôt rendues. +Les coups de poing suivent, enfin l'empoignement. Elle me donne de la +tête en plein estomac. Je mets la main sur mon cœur, j'aspire une +bouffée d'air, et je dis: «Fameux!»</p> + +<p>Dans les entr'actes, nous faisons rouler nos biceps; puis on se reprend, +front contre front, les poignets tenaillés, les jambes nouées. Si je la +soulève comme un plomb, elle mord.</p> + +<p>—«Ah! dis-je en m'asseyant par terre, quand vous aurez un mari, ça +tapera dur.»</p> + +<p>—«J'en veux un fort!» dit-elle.</p> + +<p>—«Fort et gros, un percheron: de quelle couleur? brun, naturellement!»</p> + +<p>—«Non, plutôt noir, avec de la barbe!»</p> + +<p>—«Vous n'aimez pas les rouges?»</p> + +<p>—«On dit qu'ils sentent mauvais!»</p> + +<p>—«Merci!»</p> + +<p>—«De rien. Encore une partie: voulez-vous?»</p> + +<p>—«Encore une!» dis-je résigné.</p> + +<p>Et pareils à des béliers furieux qui cossent, nous nous chassons d'un +bout du jardin à l'autre, frappant du pied le sable qui crie, poussant +des clameurs, grinçant des dents, sauvages.</p> + +<p>Monsieur et Madame Vernet font des paris. Celle-ci intervient.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Tu assommes Monsieur Henri!</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Laissez-la.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Jouez donc, enfants que vous êtes, jouez à perdre haleine.</p> + +<p> </p> + +<p>À vigoureux coups de genoux, Marguerite me fait faire le tour du jardin. +Je me crois au cirque. Je baisse et redresse brusquement la tête, en +cheval savant, et je mets les deux pieds sur les plates-bandes.</p> + +<p>Ensuite, il faut sauter à la corde, exécuter des doubles, fournir du +vinaigre. Enfin Marguerite se rend. Elle se couche sur le ventre, dans +l'herbe, le souffle haletant et bat la mesure du bout de ses bottines, à +petits coups, de plus en plus espacés, jusqu'à ce que le pied retombe +mollement pour ne plus se relever.</p> + +<p>Sa lourde natte de cheveux s'immobilise comme un reptile qui digère et +s'endort.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Quelle gamine!</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>O jeunesse!</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Quelle forte fille!</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Et rieuse!</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Et pas méchante!</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Et bonne!</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Et aimante!</p> + +<p> </p> + +<p>Nous défilons le chapelet aux perles blanches.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Toutefois, je ne la crois pas des plus intelligentes.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Et ne trouvez-vous pas, vous, Madame Vernet, qui la peignez, qu'elle a +dans ses cheveux... une odeur?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>En outre elle est trop grasse. Hier soir je suis entrée dans sa chambre: +la petite dormait, les poings fermés, la bouche en ballon. J'ai relevé +le drap: elle a au ventre et aux cuisses des plis de chair qui font +peur.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>À son âge! quel malheur!</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Elle deviendra grosse.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Énorme!</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Difforme!</p> + +<p> </p> + +<p>Nous défilons le chapelet aux grains noirs.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XLVIII" id="XLVIII"></a><a href="#toc">XLVIII</a></h2> + +<h4>PREMIÈRE SÉANCE</h4> + + +<p>Aujourd'hui, premier tripotage de Mademoiselle Marguerite, jeune fille +de bonne famille, par Monsieur Henri, homme de lettres. Des deux, c'est +moi le moins hardi.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Il faut que ce soit vous pour qu'on vous confie un tel lys.</p> + +<p> </p> + +<p>Par quel bout vais-je la prendre?</p> + +<p>La petite plage a son aspect accoutumé.</p> + +<p>Le phtisique sur son pliant se tourne mélancolique et pâle vers le +soleil, et déjà les Vilard se font des gracieusetés dans l'eau. Au pied +des cabines, c'est un campement de messieurs qui se sèchent dans leurs +peignoirs, ou de dames qui travaillent, et après chaque point de +tapisserie regardent le ciel. Mais un mouvement d'attention se produit: +il va se passer quelque chose.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Êtes-vous prête?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">marguerite</span></p> + +<p>Voilà! voilà!</p> + +<p> </p> + +<p>Sa ceinture de gymnastique lui serre les reins. Elle saute hors de sa +cabine en faisant piaffe, me donne un bout de doigt que je saisis au vol +comme un écuyer, et nous nous élançons vers la mer.</p> + +<p>—«Tiens! tiens!»</p> + +<p>Quel étonnement!</p> + +<p>Nous aimantons les regards. Marguerite jette, à la sensation de l'eau +froide, quelques ruades qui font valoir sa jeune croupe, frappent en +plein dans la surprise de tous, emportent le morceau.</p> + +<p>—«Du calme! lui dis-je, s'il vous plaît.»</p> + +<p>Mais elle me tire, m'entraîne, m'éclabousse. Je suffoque, car j'ai +l'habitude, au bain, de craindre l'eau comme le feu, de prendre mes +précautions avec la vague, de me livrer à elle portion par portion. Je +m'y assieds ainsi que dans un fauteuil, en me relevant deux ou trois +fois comme si je l'essayais. Quand «j'en ai au ventre», je m'arrête. +C'est le passage difficile. J'imite, de la bouche, le bruit d'un pot qui +bout. Il me semble qu'on me coupe en deux avec un fil à beurre glacé, ou +que je change de chemise dans la rue, au mois de décembre, les bras +levés, enfilant des manches de neige.</p> + +<p>D'un coup Marguerite a changé ma méthode. Nous barbotons, et je me +cramponne à elle pour la soutenir.</p> + +<p>—«N'ayez pas peur!» lui dis-je.</p> + +<p>Elle n'a pas besoin d'être rassurée, et, battant l'air à tour de bras, +elle fait un tapage de phoque en récréation.</p> + +<p>—«Mademoiselle! permettez!»</p> + +<p>Docile enfin, elle me tourne le dos. Je passe un doigt sous la boucle de +sa ceinture, et je promène mon élève sur le flot, en lui donnant des +explications.</p> + +<p>—«Levez le menton. Creusez les reins. Les pieds ensemble! Doucement les +mains!»</p> + +<p>Elle fait ce qu'elle peut, se dépêche, avale de l'eau salée, crache et +me déséquilibre à coups de talon dans les jambes.</p> + +<p>Le phtisique a approché son pliant près du bord. Je pense qu'on rit sur +la plage de moi surtout, de ma maladresse de professeur. J'ai envie de +laisser Marguerite couler au fond et de m'en aller nager au loin. +Vraiment, malgré mes explications et sa bonne volonté, elle exécute les +mouvements de travers. Je lui donne des claques sur ses mollets, ses +épaules, sur tout ce qui ressort.</p> + +<p>—«Mademoiselle, ne vous mettez donc pas en chien de fusil!»</p> + +<p>Tantôt elle se dresse et prend pied; tantôt sa tête retombe, et je la +lui soutiens en creusant ma main sous son menton. Elle tourne dans la +ceinture trop large. Ça ne va pas du tout. Je voudrais être à cent pieds +sous mer! J'ai contracté un engagement qu'il me faudra tenir. Cette +nuit, sur mon lit, je préparerai mon cours, en faisant avancer et +reculer ma couverture de voyage, roulée dans sa courroie.</p> + +<p>—«Mademoiselle, vous vous fatiguez. Assez pour cette fois. Allez +vous-en!»</p> + +<p>—«À mon tour!» me crie Monsieur Vernet, qui attendait assis sur les +galets.</p> + +<p>—«Ah! mais non! ah! mais non! Demain, un autre jour!»</p> + +<p>Je fais le sourd, m'étire, et je m'éloigne du côté du large, coupant la +lame rageusement, avec un grand bruit dans les oreilles pareil à un +éclat de rire.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="XLIX" id="XLIX"></a><a href="#toc">XLIX</a></h2> + +<h4>COURS COMPLET</h4> + + +<p>La leçon de Marguerite est le spectacle du matin. Les baigneurs ne +manquent pas d'y assister. Ils jugent des poses. Je ne suis point +mécontent: Marguerite progresse, et, il faudrait être de mauvaise foi +pour le contester, je connais mieux mon affaire. Mes études dans ma +mansarde, mes exercices de cabinet donnent un excellent résultat, et je +suis en possession de mes moyens. Afin de me consacrer entièrement à +l'instruction de Marguerite, j'ai écarté Monsieur Vernet, en le +soutenant mal, en lui faisant boire une gorgée d'eau, en lui montrant, +par un tremblement factice de tout mon corps, qu'il était de trop et +que, s'il s'obstinait, je mourrais à la peine.</p> + +<p>Au contraire, j'ai dit à Marguerite:</p> + +<p>—«Je veux vous soigner et faire quelque chose de vous.»</p> + +<p>—«Oh! dit-elle, apprenez-moi bien à nager!»</p> + +<p>Je n'éprouve plus, à la manier, la gêne du premier jour. Mes mains vont, +viennent librement. Moins de paroles! Des exemples.</p> + +<p>Je ne dis pas:</p> + +<p>—«Faites marcher les jambes!»</p> + +<p>Mais, d'une main, la tenant fortement par la boucle, de l'autre je +prends un de ses pieds, je l'amène jusqu'à la cuisse et le renvoie avec +vigueur. Je le lâche lorsque le mouvement est exécuté d'une manière +satisfaisante, et je dirige l'autre jambe. Je surveille aussi avec une +attention continue le jeu des bras. J'ai remarqué qu'en l'aidant par le +menton, j'affectais douloureusement les muscles de son cou. Ce sera +désormais sous la poitrine même que je plaquerai solidement ma main.</p> + +<p>—«Appuyez-vous ferme!» lui dis-je.</p> + +<p>Et elle s'appuie, confiante, écrase entre mes doigts ses seins +délicats.</p> + +<p>Après l'exercice sur le ventre, l'exercice sur le dos. C'est notre +succès. En quelques séances, nous sommes parvenus à nous étonner.</p> + +<p>—«Bombez la poitrine!»</p> + +<p>Je n'ai plus le ton rogue, la mine ennuyée. Mes paroles se sont ouatées. +On ne prend pas les jeunes filles avec du vinaigre. Une main sous ses +hanches, l'autre sous ses épaules, je l'installe commodément sur la +vague.</p> + +<p>—«Vous me tenez, au moins?»</p> + +<p>—«Je vous tiens. Bombez, bombez!»</p> + +<p>Et je ne la tiens plus. Elle flotte seule, légèrement prise d'effroi, et +me regarde avec de bons gros yeux doux qui implorent, le souffle mesuré +selon mes ordres.</p> + +<p>Je m'éloigne un peu et je fais signe à Monsieur et Madame Vernet:</p> + +<p>—«Mon œuvre!»</p> + +<p>Ils sourient:</p> + +<p>—«Voilà du merveilleux!»</p> + +<p>Mais ce n'est pas tout. Je saisis avec précautions dans mes mains les +pieds de Marguerite, et je les pousse, évitant les heurts, les crêtes de +vague. Elle navigue comme un radeau, comme sur des roulettes et ferme +les yeux sous un rayon de soleil. Nous nous promenons ainsi le long du +rivage. Nous excitons l'admiration, l'envie, et je suis persuadé +qu'autour de nous on se retient pour ne pas applaudir.</p> + +<p>Dès que Marguerite s'oublie et se creuse:</p> + +<p>—«Bombez! ou je lâche tout!»</p> + +<p>Elle se cambre d'épouvante, la tête enfoncée, la ligne de flottaison aux +coins des yeux et des lèvres, les seins et le ventre à fleur d'eau.</p> + +<p>Si elle était plus pâle, si ses cheveux se dénouaient, si ses mains ne +flattaient pas la vague près de sa hanche, comme le dos d'un animal +qu'on sait méchant, j'aurais l'air de ramener Virginie morte à ses +parents.</p> + +<p>Moi, je ne pense pas à mal. Et elle?</p> + +<p>Du bout des ongles, je fais «guili, guili,» à la plante de ses pieds. +Aussitôt elle m'échappe, agite les bras, veut s'accrocher à quelque +chose, et disparaît.</p> + +<p>Quand je l'ai relevée et qu'elle a rendu avec effort toute l'eau bue:</p> + +<p>—«Je ne veux pas que vous me fassiez des chatouilles», crie-t-elle.</p> + +<p>—«Chut! dis-je, taisez-vous!»</p> + +<p>Mais frémissante, comme une vierge de chapelle qui s'animerait tout à +coup sous la piqûre d'une araignée, par son attitude elle redouble ma +confusion.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="L" id="L"></a><a href="#toc">L</a></h2> + +<h4>EN SOURDINE</h4> + + +<p>—«Hum!»</p> + +<p>C'est, sur la butte, Madame Vernet qui doute. Lasse, Marguerite est +allée se coucher. Je dis avec chaleur combien je suis fier de son +application et de son travail. Monsieur Vernet fait les dix pas, et +fume. Sa cigarette scintille dans l'ombre, éclaire ses moustaches, son +nez.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Voilà une réticence significative. Ce «hum!» m'en fait deviner long. +Trouveriez-vous mon enseignement médiocre?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Je ne dis pas cela.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Alors qu'est-ce que tu dis? Depuis quelques jours tu fais ta mystérieuse +tête de bois. Pourquoi?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Ne suis-je pas un peu la mère de Marguerite, mon ami?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>D'accord. Ensuite? Te déplaît-il maintenant qu'Henri lui donne des +leçons de nage? N'avions-nous pas réglé cette question d'une façon +définitive sous le double rapport de l'hygiène et des convenances?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Sans doute, et, bien que j'entende, moi, femme dont l'oreille est plus +fine que la vôtre, des mots à double sens, malicieux, ce n'est pas cela +qui m'inquiète, et je ferais volontiers fi des médisances si Marguerite +ne prenait ces leçons,—je puis, je voudrais me tromper, mes chers +amis,—avec un peu trop d'ardeur.</p> + +<p>Nous ne répliquons rien, intrigués. Madame Vernet continue. Elle a +produit son effet et laisse tomber sa phrase comme avec un +compte-paroles.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Encore une fois, il est possible que je voie mal, que ma sollicitude +trouble ma clairvoyance; mais j'ai noté dans ma chère nièce un +changement, un je ne sais quoi de nouveau qui m'alarme, et j'ai voulu en +causer avec vous amicalement, avec toi, Victor, qui es un homme de bon +sens, avec Monsieur Henri, qui n'est pas un fat.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Bah! tu rêves. Laissons cela!</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Parlons-en au contraire: c'est grave. Alors, vous croyez, chère +Madame?...</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Je n'en suis qu'aux faibles indices. Je ne veux rien affirmer. Je désire +seulement que des précautions soient prises s'il vous paraît qu'il y a +péril. Raisonnons, cherchons ensemble.</p> + +<p> </p> + +<p>Nous nous asseyons à côté d'elle, sur le banc, sérieux. Madame Vernet +poursuit l'information, et sa voix tremble. Elle affecte une grande +liberté d'esprit, tâche de discuter sans prévention, et se montre à +propos optimiste.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Je ne parle pas du plaisir qu'elle éprouve à sa gymnastique de chaque +matin, c'est naturel. Mais quand nous allons à la pêche aux crevettes, +n'est-elle pas toujours près de Monsieur Henri? Elle le suit de rocher +en rocher, de mare en mare. C'est au point qu'elle promène son filet à +l'endroit même où Monsieur Henri a déjà fait passer le sien. Cependant +elle est sûre de n'y trouver aucune crevette, puisque Monsieur Henri les +a toutes prises.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Possible.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>N'ai point observé ça.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Monsieur Henri, vous êtes dans votre rôle de jeune homme: on n'a rien à +vous dire. Mais quand nous cherchons des coquillages, c'est plus +frappant. Vous vous traînez côte à côte, genou à genou. Vos deux fronts +se touchent. Avez-vous assez de coquilles, elle n'en veut plus. Si vous +en ramassez, elle se remet à quatre pattes. Comment expliquez-vous cela?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Par sa naïveté.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Moi aussi.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Donnez-vous la peine de voir ce qui est aveuglant. Si vous dites des +vers, elle ouvre la bouche, fascinée, le temps que ça dure. Elle en est +laide, la pauvre petite. Ne s'est-elle pas permis de déclarer qu'elle +les aimait? À seize ans! Quand vous partez et que raisonnablement elle +ne peut pas vous suivre, sa figure se décolore, comme si d'une passe +magnétique vous lui aviez enlevé son teint de fille rouge qui a un coup +de sang, qui a des habitudes d'ivrognerie. Je ris, tant c'est bête!</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Vous me confondez, bonnement.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>C'est drôle!</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>J'achève. Répondez-moi, sincères! À chaque instant, je suis obligée de +l'appeler, de courir après elle, pour compter le linge, m'aider au +ménage. Marguerite devient stupide. Un détail encore! Hier, à déjeuner, +je vous ai donné un coup de serviette sur la tête en vous disant: +«Faites donc couper votre barbe! vous êtes horrible à voir!»—«Je ne +trouve pas!» a dit Marguerite sournoisement, le nez dans son assiette. +L'avez-vous entendue? Mes bras en sont tombés.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Un mot! Ou ce que tu nous racontes est faux, et tu chantes, ou c'est +vrai, et dans ce cas, qu'importe? Henri est un honnête homme.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Il ne s'agit pas de Monsieur Henri. Il n'est pas en danger. Il a ce +qu'il faut pour se défendre. Il ne m'a pas chargé de le surveiller, et +il pourrait me faire sentir poliment mon indiscrétion. Je ne songe qu'à +cette petite Marguerite, qui sans s'en douter, la pauvre! s'est +peut-être je le crains! hélas! irrémédiablement compromise.</p> + +<p> </p> + +<p>Monsieur Vernet s'épanouit au clair de lune. Une idée lui est venue dont +il nous fait part:</p> + +<p>—«Si Marguerite est compromise, nous les marierons. Mon gaillard, +répondez!»</p> + +<p>Je m'en garde, et me dandine gauchement.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Victor, on ne peut pas parler gravement avec toi.</p> + +<p> </p> + +<p>Elle s'appuie du coude au banc, boudeuse.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Pour l'âge et la taille, ils iront. Je les vois descendant les marches +de Saint-Augustin. Marguerite a de la fortune pour deux.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Heureusement Monsieur Henri a de la fierté.</p> + +<p> </p> + +<p>Elle vibre comme en communication avec une pile et se tourne de mon +côté, afin que je reçoive l'éloge en plein visage.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>N'apporterait-il pas son talent, son avenir?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Si tu crois qu'il faut à Monsieur Henri une femme de ce genre!</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Elle en vaut une autre.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Est-ce qu'elle le comprendrait? Comme corps, c'est un paquet; comme +intelligence, tranchons le mot, c'est une bûche.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Je te trouve sévère; mais il est certain que si tu la déprécies, tu en +dégoûteras Henri.</p> + +<p> </p> + +<p>Je me balance toujours en ricanant, et j'attends que quelqu'un de bonne +volonté me souffle une réponse, dépité parce que je dois refuser le +gâteau qu'on m'offre.</p> + +<p>—«Venez à mon secours!» dis-je à Madame Vernet.</p> + +<p>—«Véritablement, dit-elle à Monsieur Vernet, vous me stupéfiez par +votre légèreté. Vous jetez votre nièce dans les bras de Monsieur, et +j'en rougis pour vous. Je m'étonne que vous osiez employer ce procédé +devant moi.»</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Ne te fâche pas. On ne peut plus rire?</p> + +<p> </p> + +<p>Madame Vernet, qui s'était levée dans son indignation, se rassied, et, +les mains jointes:</p> + +<p>—«Pauvre petite Marguerite!» dit-elle avec un commencement de sanglot.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Est-ce qu'elle va pleurer? Mais, Blanche, tu sais que je ne veux pas te +contrarier.</p> + +<p> </p> + +<p>Il lui prend les mains. Elle les retire, se tord les bras et se renverse +en arrière.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Ce n'est rien: ne perdons pas la tête, ne perdons pas la tête!</p> + +<p> </p> + +<p>Il la perd, car on dirait d'une femme qui se trouve mal qu'elle se +meurt.</p> + +<p>Comme c'est «ma première crise», je me demande ce qu'il faut éprouver.</p> + +<p>—«Voulez-vous que j'aille chercher de l'eau?» dis-je.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Restez plutôt. Empêchez-la de se briser contre les murs. Je crois +qu'elle a un flacon dans son sac de voyage.</p> + +<p> </p> + +<p>Il nous laisse.</p> + +<p>Madame Vernet enfonce ses ongles dans son corsage pour le délivrer, +mettre à l'air sa poitrine, que la dyspnée enserre. J'écarte ses bras, +qui se referment, et je l'appelle haut: «Madame! Madame!» et bas: «Ma +chérie!»</p> + +<p>—«Je vous en supplie, dit-elle, bien que vous soyez libre et que je +n'aie aucun droit sur vous, montrez-vous plus retenu, plus réservé, plus +froid avec Marguerite!»</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Je voulais détourner les soupçons.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Non, non. Vous allez trop loin.</p> + +<p> </p> + +<p>Comme je me penche sur elle pour mieux entendre:</p> + +<p>—«Vous aurez votre récompense!»</p> + +<p>Monsieur Vernet apporte le flacon.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Inutile—pas besoin—rentrons!</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Il faudra l'emporter.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">madame vernet</span></p> + +<p>Je marcherai seule, la main sur ton épaule, mon ami.</p> + +<p> </p> + +<p>Elle essaie de se dresser et retombe de nouveau, sanglotant à petit +bruit.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Il faut absolument l'emporter: le moindre effort l'achèverait.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Je suis de votre avis.</p> + +<p> </p> + +<p>Il la soulève par les épaules. Je prends les pieds, et je ramène, par +pudeur, la robe jusqu'aux chevilles.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Doucement.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Soyez tranquille.</p> + +<p> </p> + +<p>En cane, presque assis, le premier, je descends l'escalier à reculons, +avec un temps d'arrêt à chaque marche. Monsieur Vernet vient ensuite, et +de ses bras robustes supporte le précieux fardeau. Nous n'allons pas +vite, mais nous maintenons le corps en pente, les pieds plus bas que la +tête. C'est l'essentiel. Madame Vernet pleure faiblement, continûment.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Prenez garde.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>N'ayez pas de crainte.</p> + +<p> </p> + +<p>Pour monter à la chambre, nous changeons de position. À son tour, +Monsieur Vernet marche à reculons. Il fait nuit, mais les tournants de +l'escalier nous sont connus. Enfin nous arrivons sur le palier. La lune +nous éclaire maintenant. Monsieur Vernet remplace une de ses mains par +un genou, ouvre la porte, et nous déposons Madame Vernet sur le lit. +Elle pleure toujours et se laisse faire.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Faut-il allumer une bougie?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Pourquoi?</p> + +<p> </p> + +<p>Il a raison: la lune entre par les deux fenêtres à flots lumineux, et +blanchit nos visages.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Aidez-moi.</p> + +<p> </p> + +<p>Il défait le corsage. Je délace les bottines. Au corset, M. Vernet +s'embrouille et le coupe.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Faites attention.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Il n'y a pas de danger.</p> + +<p> </p> + +<p>Je glisse les bottines sous le lit.</p> + +<p>—«Couchons-la ainsi,» dit Monsieur Vernet, pris d'une hésitation +soudaine.</p> + +<p>Tandis qu'il soulève Madame Vernet, je tire la couverture.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Elle dort déjà.</p> + +<p> </p> + +<p>En effet, Madame Vernet a les yeux fermés, mais des larmes luisantes +filtrent au bord des paupières.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Et vous, qu'allez-vous faire?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Je ne veux pas la déranger: je passerai la nuit dans ce fauteuil.</p> + +<p> </p> + +<p>Harassé, «tout patraque au moral et au physique», il s'y laisse tomber.</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Voulez-vous que je veille avec vous?</p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>À quoi bon? c'est fini. Allez-vous coucher.</p> + +<p> </p> + +<p>Je jette un dernier coup d'œil, et, à pas de loup, marchant sur les +rayons de lune comme sur la queue d'une robe de mariée, je ferme les +rideaux des fenêtres, puis, dans l'ombre:</p> + +<p>—«Bonne nuit, Monsieur Vernet!»</p> + +<p> </p> + +<p class="center"><span class="smcap">monsieur vernet</span></p> + +<p>Bonne nuit, Henri, et merci.</p> + +<p class="center"><span class="smcap">henri</span></p> + +<p>Oh! de rien.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="LI" id="LI"></a><a href="#toc">LI</a></h2> + +<h4>DERNIÈRE SÉANCE</h4> + + +<p>J'ai promis d'être froid. Je fais de grands efforts quand nous entrons +au bain. Je m'éloigne de Marguerite, le corps en arc, pour lui donner la +main, et nos bras tendus forment pont. Dès qu'elle caracole de droite et +de gauche, je l'apaise d'une pression de doigts. Je connais mon élève +dans les coins. Avec quelques défauts, c'est une belle fille, et, +comparée à la sienne, mon académie est bien vulgaire. Elle pose ses +pieds nus sur les galets sans pousser de petits cris. Elle n'a pas le +cou-de-pied fort, mais la mobilité des doigts me divertit. Ils lui +obéissent. Elle les ouvre, les ferme, lève celui-ci et tient les autres +baissés, prend un caillou au fond de l'eau et le rejette sur le rivage, +en un mot, les fait manœuvrer comme des doigts de main. C'est très +curieux.</p> + +<p>Elle offre d'autres particularités. Mon toucher, dans ses promenades, +découvre des choses! Je m'instruis en palpant.</p> + +<p>Comme le costume de Marguerite se divise en deux, ma main se glisse +entre la veste et le pantalon. Des vertèbres ressortent dont je sens les +nodosités.</p> + +<p>—«Mais creusez donc les reins!» lui dis-je.</p> + +<p>Elle me répond, la bouche pleine d'eau:</p> + +<p>—«Peux pas plus!»</p> + +<p>Je pèse sur l'épine, vainement. Sa colonne vertébrale est ainsi. Avec un +plaisir qui se renouvelle, je constate, chaque matin, la présence de ces +«éminences osseuses», dirait un anatomiste.</p> + +<p>Je retourne Marguerite sur le dos. Autre surprise! De son ventre +s'échappent des espèces de borborygmes voulus. Je veux dire que ces +grondements se produisent à mon commandement, pour mon plaisir.</p> + +<p>—«Comment faites-vous?»</p> + +<p>—«Sais pas!» dit-elle.</p> + +<p>—«Faites voir encore.»</p> + +<p>—«Voilà!»</p> + +<p>Et par un simple mouvement des hanches, elle déplace en elle comme une +masse d'eau roulante, dont les sonorités vibrent à mon oreille collée +sur l'eau, agréables, presque musicales.</p> + +<p>—«Mademoiselle, je réclame le jeu du coude.»</p> + +<p>Il consiste à ployer le bras, indifféremment, du côté de la saignée et +en sens inverse. La charnière est mobile en dedans et en dehors. Cette +dislocation m'impressionne, et je crie:</p> + +<p>—«Assez! assez!»</p> + +<p class="n">comme les gens nerveux qui voient faire du trapèze volant dans un +cirque.</p> + +<p>La vague est méchante ce matin. Marguerite se serre contre moi. Le flot +l'affole comme si on lui donnait le fouet avec une serviette mouillée. +Elle sursaute, et des mains s'accroche à mes épaules. Il me faut la +renverser sur l'eau et l'y maintenir, penché sur elle, haletant, la +cuisse sous ses reins. La séparation du costume est abolie. C'est sa +chair que je sens adhérente à la mienne, et nos membres nus se +croisent.</p> + +<p>Ce que fait ma main, je ne le sais plus! À l'approche d'une vague, je +porte Marguerite dans mes bras, et la vague nous roule.</p> + +<p>Des goëmons, des herbes jaunes, des débris, des bavures de mer flottent +autour de nous. J'éprouve une joie à compromettre une vierge! L'homme +quelconque qui la possédera plus tard, croyant être le premier, ne +viendra qu'après moi. Il aura le reste, si peu, que s'il savait quelle a +été ma part, il ne voudrait plus de la sienne. J'étreins une belle fille +élastique et tendre, et flambant, en sueur, je redoute une congestion +cérébrale.</p> + +<p>—«Vous allez vous noyer!» crie Madame Vernet, qui prend un bain de +sable. La plage s'émeut. Mes yeux brouillés, piqués de sel, la voient +confusément s'agiter. Il me semble en outre que nous sommes au milieu +d'un orage de vagues électriques, phosphorescentes. Elles moutonnent, +s'entrechoquent, se brisent en claquant, et nous jettent dans les +oreilles, dans la gorge, leurs éclaboussures écœurantes. L'une d'elles, +l'écume en avant, chien furieux qui montre ses dents, fond sur nous. +C'est exaspérant ce corps-à-corps. Les curieux ont formé cercle et +attendent un naufrage. Monsieur et Madame Vilard se réchauffent sous un +même peignoir et nous suivent d'un regard de langueur. Enfin titubant, +comme empêtré d'ouate, j'entraîne Marguerite, et nous nous sauvons à +notre cabine.</p> + +<p>Contigus, nos deux compartiments communiquent par le haut. Grelottant de +fièvre plus que de froid, les dents chantantes, je veux, à la force des +poignets, me hisser pour voir. Mais mon front dépasse à peine les +planches de séparation que Marguerite crie:</p> + +<p>—«Ne me regardez pas, vous savez, vous!»</p> + +<p>Encore! Quelle petite bête! Je saute sur le plancher, j'ouvre violemment +la porte, et avec un balai de varech, je rassemble soigneusement, en +tas, le gravier épars dans ma cabine, et je le pousse dehors, sans hâte, +très calme, tout à ce que je fais. J'espère donner le change.</p> + +<p>Rhabillés, nous nous couchons sur le sable. Le spectacle est terminé. +C'est l'instant où les costumes tordus pleurent toutes les larmes de +leurs corps. Des mains jonglent, jouent aux osselets avec des pierres +polies. Les corps s'imprègnent de soleil et de paresse. Tout à l'heure, +le sang aux yeux, je voyais rouge. Ces gens dansaient frénétiques, en +rut. Les voilà au repos, et je goûte une tranquillité profonde.</p> + +<p>J'ai mes crises comme vous, Madame Vernet, mais j'en viens à bout. C'est +fini, ne vous fâchez pas.</p> + +<p>Ne vous fâchez pas, Marguerite. La tentation a été forte. Je me suis cru +en partie fine, dans une baignoire. Mais vous avez de la chance: je suis +un brave garçon.</p> + +<p>Ne vous fâchez pas non plus, Monsieur Vernet: je respecte tout ce qui +vous est cher. De quelque côté que j'aille, il y a danger. J'aime +beaucoup votre femme et votre nièce, mais mon bras paralysé refuse +d'atteindre au bonheur. Je fais un rêve, et je me dis: «Cette fois, ce +n'est pas un rêve!» et toujours c'en est un.</p> + +<p>On déserte la plage; des clefs grincent dans les serrures rouillées; des +gens qui souffrent disent: «J'ai faim! le bain creuse», et s'en vont à +pas lents, emportent leur appétit, objet fragile, et tremblent qu'il +n'échappe.</p> + +<p>Nous revenons à la maison, par le petit mur qui endigue la plage; je +marche derrière mes amis et je porte les ombrelles. La chevelure de +Marguerite est répandue sur ses épaules, si épaisse qu'elle ne cesse pas +d'être mouillée durant la saison. Il s'en dégage une odeur +indéfinissable, un peu de flaque de rocher qui s'évapore au soleil, et +même un peu de boue. Je soupèse les tresses légèrement gluantes, et, +quand Madame Vernet se retourne, je mets ma main dans ma poche ou +derrière mon dos avec la rapidité d'un pick-pocket surpris et qu'on +offense.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="LII" id="LII"></a><a href="#toc">LII</a></h2> + +<h4>LE DEMI-VIOL</h4> + + +<p>La bêtise est faite. En cinq minutes j'ai stérilisé les efforts patients +de plusieurs mois; ma place était en ciment: Monsieur Vernet, de son +aveu, ne pouvait plus se passer de moi; j'ornais l'esprit de Madame +Vernet comme un jardin anglais, et son cœur était plus rempli qu'un +colombier de roucoulements; Marguerite m'amusait: j'ai cassé le joujou. +On va me gronder, éclater, et je courberai bas ma tête.</p> + +<p>Comment ai-je fait mon compte? Ma faute m'humilie comme une faute de +style; je me trouve imbécile, grossièrement attrapé.</p> + +<p>C'est le jour des Régates, la grande fête de Talléhou. Les mortiers ont +tonné. Les marins sortent de l'armoire d'extraordinaires chapeaux hauts +de forme, qu'ils portent aux premières communions, aux mariages, et +parfois le dimanche quand la pêche de la semaine a été bonne. Les +vieilles femmes ont des journaux neufs pour se garantir du soleil. Les +mâts agitent leurs drapeaux. On va lancer à la mer le canot de +sauvetage. Le brigadier de la douane mettra en joue le fusil +porte-amarre. Des courses auront lieu de nageurs, de voiliers, de +canards, en sac, à dos d'âne. Des gymnasiarques feront le soleil et des +tas de résine également espacés sur la jetée, attendent que la nuit +vienne. Talléhou fait briller ses maisons blanchies par le sel de mer.</p> + +<p>Nous avons invité à déjeuner les pêcheurs Cruz. La femme ne touche à +rien. Le mari mange sans s'arrêter. Il a mis sa serviette par terre.</p> + +<p>—«Mais c'est pour vous!»</p> + +<p>—«Jamais je m'en sers et je veux pas la salir!»</p> + +<p>—«Tais-toi, grand niais!» lui dit sa femme.</p> + +<p>Elle a enfoncé la corne de la sienne dans sa gorge, et, le bout des +doigts sur la table, elle se tient raide comme une chaise, le nez +remuant, les yeux en têtes d'épingle. Cruz taille au creux de son pain +de petits cubes de mie qu'il trempe dans sa sauce, et qu'il y tourne +longuement, entêté au nettoyage de son assiette.</p> + +<p>—«Finis donc, mal éduqué!» lui dit sa femme. Elle sait que dans le +grand monde on ne vide pas son verre et qu'il faut laisser de la viande +après les os.</p> + +<p>Quand on veut changer l'assiette de Cruz, il proteste, et la plaque sur +son estomac.</p> + +<p>—«Non, non. Elle est point sale. Ça vous donnerait de l'embernerie!»</p> + +<p>—«Qu'est-ce que ça te fait? lui dit sa femme: c'est pas toi qui les +laveras!»</p> + +<p>Elle donne la sienne sans regret et essuie avec son tablier celle qu'on +lui rend.</p> + +<p>Cruz dépose une pincée de sel sur la nappe, l'écrase par habitude, bien +que ce soit du sel fin, et passe dessus, comme des langues, une à une, +ses feuilles de salade.</p> + +<p>—«Guettez, guettez le salaud!» dit sa femme, qui tâche de piquer un +morceau de beurre avec sa fourchette.</p> + +<p>—«Il faut que je vous en envoie une rognure», dit Cruz en se levant.</p> + +<p>—«Vas-tu t'asseoir, effronté!» crie sa femme.</p> + +<p>Mais lui, qu'incline de droite et de gauche le poids de la nourriture et +du vin:</p> + +<p>—«Tu chanteras la tienne après!»</p> + +<p>Il commence d'une voix endormie, les yeux baissés, bat la mesure du +pied, du coude, avec son couteau, triste, triste, et s'arrête, démâté, +vent debout, perdu au milieu des mots, en plein air, mais têtu.</p> + +<p>—«Allons préparer les lanternes», dis-je à Marguerite.</p> + +<p>On nous a chargés de ce soin. Au bout de l'escalier, je lui donne la +main, ainsi qu'à une fiancée. Elle entre dans ma mansarde. Elle n'y est +jamais venue, ouvre mes livres, s'assied à ma table et trouve qu'elle ne +pourrait pas écrire «droit» avec un pareil porte-plume. Le mauvais cidre +me porte à la tête. Je vais accomplir, en inconscient, quelque chose de +malpropre et de banal. Je ne prononce pas une parole. Marguerite ne +recule pas. Sans l'effarement de ses yeux, le feu de ses joues, je la +croirais indifférente. Elle me rend mes baisers par politesse peut-être +ou par peur. Elle obéit et subit. Elle m'embrasse, comme au bain elle +arrondissait les bras, à mon ordre. Ce n'est d'abord pour elle que la +continuation de mes attouchements. Je glissais ma main dans l'ouverture +de son costume, et voilà que je la porte sur le lit, la couche, la +dévêts. Elle ne sait pas; je vous dis qu'elle ne sait pas! Elle attend +et tremble un peu. Pourquoi ai-je commencé?</p> + +<p>Quel est cet appétit de chair qui m'a pris soudain et qui s'en va avant +d'être satisfait? Que de fois, quand j'errais, les pieds fatigués, sur +les trottoirs, indécis, le sang chaud, accroché à des filles comme à des +buissons, il m'est arrivé d'en prendre une sans examen, par coup de +tête, et de le regretter aussitôt! Je la suivais, parce que je n'osais +pas retourner en arrière, sous les regards de tous, et, monté, je serais +parti tout de suite, si elle avait voulu me rendre mon argent.</p> + +<p>Pauvre Marguerite! nous sommes lugubres. Semblable à une bête sacrifiée, +elle me regarde avec une expression d'étonnement navrante. Elle n'est +plus la forte fille des empoignements athlétiques, des courses +désordonnées. Elle est un tout petit enfant que je brutalise.</p> + +<p>Au début, la douleur la fait crier:</p> + +<p>—«Que j'ai mal! que j'ai mal!»</p> + +<p>J'appuie deux doigts sur sa bouche. Je ne pensais pas qu'elle pût +souffrir réellement, et je me rappelais des viols de littérature dont +les victimes s'aperçoivent à peine. Quelques-unes disent: «Maman!» et +c'est tout.</p> + +<p>Le lit se trouve près de la fenêtre. En levant la tête, je vois le +jardin. Monsieur et Madame Vernet sont accoudés à la barrière et font +avec le maire des projets d'illuminations.</p> + +<p>Marguerite pousse un cri si inattendu que je n'ai pas le temps de le +rabattre avec la main, comme on ferme sur un oiseau la porte d'une cage.</p> + +<p>—«Tu souffres donc?»</p> + +<p>Elle est pâle à m'épouvanter. Oh! la résistance de cette chair tendre! +J'ai honte de mon inexpérience, comme un interne qui fait sa première +opération sur un corps vivant, avec des outils qui ne coupent pas.</p> + +<p>—«Je n'en peux plus! crie Marguerite. Vous voulez donc me tuer?»</p> + +<p>Elle ne me repousse pas, mais se crispe, se tord.</p> + +<p>C'est trop, je me rends aussi, moi, je me retire. Entendez-vous? +lâchement, je me retire!</p> + +<p>Les gros yeux doux de Marguerite me remercient. J'ai près d'elle +l'embarras d'un domestique qui a laissé tomber un bibelot de saxe et +oublie de le ramasser.</p> + +<p>La chère petite n'est pas brisée.</p> + +<p>—«Souffres-tu encore?»</p> + +<p>—«Oh non!»</p> + +<p>—«Tu ne m'aimes donc pas?»</p> + +<p>—«Oh si!»</p> + +<p>—«Voudras-tu être ma femme?»</p> + +<p>Il est un peu tard pour lui parler de mon amour, «après», en lui +préparant un verre d'eau sucrée.</p> + +<p>On entend la voix de Monsieur Vernet:</p> + +<p>—«Et ces lampions!»</p> + +<p>Tandis que j'en arrange:</p> + +<p>—«Ce doit être mal, ce que nous avons fait là!» me dit Marguerite, +comme l'autre.</p> + +<p>—«Non, on ne fait rien de mal avec son mari. Seulement, ne le raconte à +personne!»</p> + +<p>—«À personne, jamais, c'est juré!»</p> + +<p>—«Essuie tes yeux, vite.»</p> + +<p>Car, tout de même, nous pleurons. Je pleure avec elle, comme avec +l'autre. Mon cœur de pique-assiette s'emplit et se vide ainsi que les +gobelets des fontaines publiques.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="LIII" id="LIII"></a><a href="#toc">LIII</a></h2> + +<h4>ANIMAL TRISTE</h4> + + +<p>Le bateau glisse sous l'impulsion régulière de ma godille, loin du bruit +de la fête. Un pêcheur qui vient de poser ses claies pour la nuit me +crie:</p> + +<p>—«Dépassez pas les balises! y a du courant. Vous pourriez point +revenir!»</p> + +<p>Les bouées blanches ou noires tirent sur leurs chaînes qui grincent. Au +bout d'une balise, un cormoran endormi digère.</p> + +<p>Qu'est-ce que j'aurais de mieux à faire?</p> + +<p>Gagner le large? me perdre?</p> + +<p>Combien de temps Marguerite se taira-t-elle? Si elle parle, quel +scandale! Sans doute, elle ne peut plus appartenir qu'à moi. Je suppose +que Monsieur Vernet dise:</p> + +<p>—«C'est un garçon un peu pressé!»</p> + +<p>Madame Vernet dira:</p> + +<p>—«C'est un misérable!»</p> + +<p>Donne-t-on sa nièce à un misérable qu'on aime peut-être? Enfin je ne me +sens pas du tout mariable. Des transes couleur de rouille s'amoncellent +en mon esprit et j'appréhende l'orage. Je frôle des rochers qui portent +des noms redoutables. Depuis l'éternité qu'ils sont là, chacune de leur +pointe a peut-être troué un ventre de barque. Parfois un choc me +déséquilibre, jette ma godille à l'eau. Je mouille mon front, mes +tempes, et mon envie se passe de m'égarer sur la mer. J'ai l'œil sur +les balises, prêt à virer de bord.</p> + +<p>Des mouettes effarouchées s'éparpillent dans l'air comme des papiers.</p> + +<p>Je fais des projets et m'arrête à celui dont la banalité me garantit la +réussite. Mon bateau, plus léger, retourne au port. Je fouille du plat +de ma godille l'eau résistante. Un peu étourdi par le balancement, je me +récite des vers, et, n'ayant rien de bon à me dire, je demande à mes +poètes préférés de penser et de parler pour moi.</p> + +<p>La vague s'amincit, le bateau oscille à peine. Mon cœur, un instant +soulevé de dégoût, retombe et se repose.</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="LIV" id="LIV"></a><a href="#toc">LIV</a></h2> + +<h4>LE DÉPART</h4> + + +<p>Montrant ma fausse dépêche, j'ai dit à Madame Vernet:</p> + +<p>—«Peut-être reviendrai-je dans deux ou trois jours. En tout cas, à +Paris!»</p> + +<p>Et à Marguerite:</p> + +<p>—«Attends-moi! silence!»</p> + +<p>Mes amis me reconduisent à la gare. Seul, Monsieur Vernet a gardé sa +présence d'esprit. Il s'occupe de ma malle et prodigue les +recommandations pour le trajet.</p> + +<p>—«Je prends les devants!» dit-il.</p> + +<p>Silencieusement, nous longeons le port. Parfois un soupir s'exhale. Je +regarde obliquement les choses que je quitte, les barques bercées, les +bouées flottantes, le ressac de la mer, les vieux marins assis autour du +bateau de sauvetage et dont les yeux continuellement secrètent la +chassie. À la gare, Monsieur Vernet me remet un billet de première. Je +veux chercher dans ma poche.</p> + +<p>—«Laissez, je vous prie!»</p> + +<p>—«Oh! Monsieur Vernet!»</p> + +<p>—«Vous me remercierez en nous revenant le plus tôt possible!»</p> + +<p>Il ajoute, comme je serre le billet entre les feuillets d'un calepin:</p> + +<p>—«Moi, je fixe toujours le mien à mon chapeau. Je n'en ai jamais perdu, +et c'est plus commode pour le contrôleur. Ah! j'oubliais votre +bulletin!»</p> + +<p>Il va et vient à grands pas, donne des avis, interpelle, s'agite sans +parvenir à nous communiquer son entrain. Nous sommes arrivés trop tôt, +et, comme chacun tient à garder ses pensées pour soi, il nous faut lire +les affiches, les arrêtés, nous promener devant le petit jardin de la +gare, fleuri de réséda.</p> + +<p>Enfin le mécanicien dit:</p> + +<p>—«Je vais chercher le cheval!»</p> + +<p>Le cheval vient joyeux, siffle bruyamment, fait sous lui, dans ses +roues, une fumée blanche qui monte et l'enveloppe.</p> + +<p>—«Vous avez le temps!» dit un employé.</p> + +<p>Des paniers de congres se rangent encore dans le wagon de marchandises, +et de petites corbeilles d'osier, berceaux minuscules où des homards, +des brèmes, des poissons délicats dorment sur un lit de fenouil frais.</p> + +<p>Une femme accourt et fait des signes. C'est toujours la même chose donc? +Plus le chef de gare attend, plus les expéditeurs se font attendre, et +le meilleur moment est le dernier.</p> + +<p>Ils n'en finiront pas. Je voudrais un arrachement brusque. On me +tiraille avec des précautions superflues et des reprises douloureuses +une épine enfoncée profondément.</p> + +<p>Je monte, pour prendre un coin, dans mon compartiment de première, +enclos, à l'économie, entre deux de secondes.</p> + +<p>—«Pressez pas!» dit l'employé.</p> + +<p>Ah! je m'attellerais au wagon!</p> + +<p>—«Marguerite voudrait embrasser son professeur», me dit Monsieur +Vernet.</p> + +<p>—«Je n'osais pas le demander!» dis-je en descendant. Marguerite me +rend mon baiser sur les deux joues, en camarade, en fiancée tranquille.</p> + +<p>—«Il faut que je vous embrasse aussi, Monsieur Vernet!»</p> + +<p>—«Roublard! pour embrasser ma femme ensuite! Blanche, laisse-toi +faire!»</p> + +<p>—«M'aimes?» murmure-t-elle si bas que je devine le mot à peine distinct +de son haleine, et je souffle entre mes dents:</p> + +<p>—«Oui!»</p> + +<p>—«Messieurs les voyageurs, en voiture!» crie l'employé, qui donne toute +sa voix en notre honneur.</p> + +<p>Par la portière, que Monsieur Vernet tient à fermer lui-même, nous +échangeons de longs regards. Marguerite est rose, Madame Vernet un peu +pâle. Monsieur Vernet, avec une amabilité inlassable, me répète que +j'arriverai à Paris à minuit et quart, et me blâme de n'avoir pas +emporté un petit pain.</p> + +<p>Des souhaits pour le voyage, des serrements de mains et ces regards si +longs! si doux! puis un sifflement, un ébranlement, une agitation de +têtes et de mouchoirs: une immense tristesse!</p> + + + +<hr style="width: 65%;" /> +<h2><a name="LV" id="LV"></a><a href="#toc">LV</a></h2> + +<h4>ADIEU!</h4> + + +<p>Installé, les jambes allongées, le coude dans l'embrasse, tandis qu'au +passage du train les pommiers courent, des poulains s'effarent, des +perdrix s'envolent, moi je me sauve!</p> + +<p>Il était temps. Le désastre aurait éclaté. Entre deux excitants +également imprenables, je perdais la tête.</p> + +<p>Mes amis m'ont donné ce qu'ils avaient de meilleur en eux. Ils sont bons +maintenant à mettre dans des mémoires. Afin que Marguerite m'oublie, on +lui achètera un poney, propre à la selle. Le premier amour d'une jeune +fille se passe en exercice, et le dernier d'une femme mûre en paroles. +Madame Vernet sera sage, et dira:</p> + +<p>—«Je remercie le hasard, qui me l'avait envoyé et me le reprend. Notre +brève aventure se termine bien; une femme honnête n'en rougirait pas. Je +souffrais des nerfs, de la sensibilité: ils se calment... Je connais au +fond de moi un coin rafraîchissant où je pourrai me retirer loin de mon +mari, quand j'aurai besoin d'être seule. Il faut des souvenirs à une +femme qui vieillit. J'en ai fait ces temps-ci provision. J'ai été tentée +de me mettre au café, et je vois que je me contenterai d'un canard.»</p> + +<p>Ainsi songera Madame Vernet dans une buée de mélancolie. C'est Monsieur +Vernet qui me regrettera le plus, à cause de l'argent qu'il m'a prêté.</p> + +<p>Comme c'est bon d'avoir la conscience à peu près nette! Car enfin +j'aurais pu mal agir, déchirer jusqu'au cœur ceux que je n'ai +qu'égratignés. J'entends alors Monsieur Vernet:</p> + +<p>—«Vous êtes l'amant de ma femme et vous êtes l'amant de ma nièce!»</p> + +<p>Je sens sa lourde main sur mon épaule.</p> + +<p>Oh! je me forme petit à petit.</p> + +<p>L'humeur et le pays parcouru changent. Chacun des ressauts du wagon +casse un des fils qui me retenaient là-bas; celui-ci me mettait en +communication avec l'amour gris-tendre de Madame Vernet, celui-là avec +l'innocent éveil de cœur de Marguerite, cet autre avec les bons repas, +la table, le lit hospitaliers.</p> + +<p>Tous se brisent. Les bouts s'accrochent à mon âme, et je pourrais la +secouer comme un tablier de couturière.</p> + +<p>Mes chers amis, une dernière fois merci et adieu! Il ne me reste plus +qu'à me coller au dos cette étiquette trouvée dans le <i>Journal des +Goncourt</i>:</p> + +<p>«À céder un parasite qui a déjà servi.»</p> + +<hr style="width: 65%;" /> + +<p class="center">Paris.—Typ. Chamerot et Renouard, 19, rue des Saints-Pères.—28107.</p> +<hr style="width: 65%;" /> + +<p class="center">DU MÊME AUTEUR</p> + +<p><b>Les Roses</b>, poésies................ (<i>épuisé</i>)</p> + +<p><b>Crime de Village</b>, nouvelles....... (<i>épuisé</i>)</p> + +<p><b>Sourires pincés</b>, 1 vol.............. 3 fr.</p> + +<p class="center"><b><i>En préparation</i>:</b></p> + +<p><b>Œuf de poule</b>.</p> + +<p><b>Le Fendeur de cheveux</b>.</p> + +<p><b>Poil de Carotte</b>.</p> + + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of L'écornifleur, by Jules Renard + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ÉCORNIFLEUR *** + +***** This file should be named 20199-h.htm or 20199-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/2/0/1/9/20199/ + +Produced by Pierre Lacaze, Suzanne Lybarger, Chuck Greif and the +Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at https://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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