summaryrefslogtreecommitdiff
path: root/19820-h
diff options
context:
space:
mode:
Diffstat (limited to '19820-h')
-rw-r--r--19820-h/19820-h.htm10385
1 files changed, 10385 insertions, 0 deletions
diff --git a/19820-h/19820-h.htm b/19820-h/19820-h.htm
new file mode 100644
index 0000000..ac92186
--- /dev/null
+++ b/19820-h/19820-h.htm
@@ -0,0 +1,10385 @@
+<!DOCTYPE HTML PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN">
+<html>
+ <head>
+ <meta http-equiv="Content-Type" content=
+ "text/html; charset=iso-8859-1">
+ <title>
+ The Project Gutenberg eBook of LA P&Eacute;NINSULE DES BALKANS, by &#65279;&Eacute;MILE DE LAVELEYE.
+ </title>
+ <style type="text/css">
+/*<![CDATA[ XML blockout */
+<!--
+ p { margin-top: .75em;
+ text-align: justify;
+ margin-bottom: .75em;}
+ .mid {text-align: center;}
+
+ h1,h2,h3,h4,h5,h6 {
+ text-align: center; /* all headings centered */
+ }
+ hr { width: 33%;
+ margin-top: 1em;
+ margin-bottom: 1em;
+ }
+ body{margin-left: 10%;
+ margin-right: 10%;
+ }
+ .linenum {position: absolute; top: auto; left: 4%;} /* poetry number */
+ .note {margin-left: 2em; margin-right: 2em; margin-bottom: 1em;} /* footnote */
+ .blkquot {margin-left: 4em; margin-right: 4em;} /* block indent */
+ .pagenum {position: absolute; left: 92%; font-size: smaller; text-align: right;} /* page numbers */
+ .sidenote {width: 20%; margin-bottom: 1em; margin-top: 1em; padding-left: 1em; font-size: smaller; float: right; clear: right;}
+
+ .poem {margin-left:10%; margin-right:10%; text-align: left;}
+ .poem br {display: none;}
+ .poem .stanza {margin: 1em 0em 1em 0em;}
+ .poem span {display: block; margin: 0; padding-left: 3em; text-indent: -3em;}
+ .poem span.i2 {display: block; margin-left: 2em;}
+ .poem span.i4 {display: block; margin-left: 4em;}
+ .poem .caesura {vertical-align: -200%;}
+ // -->
+ /* XML end ]]>*/
+ </style>
+ </head>
+<body>
+
+
+<pre>
+
+The Project Gutenberg EBook of La Péninsule Des Balkans, by
+Émile De Laveleye (1822-1892)
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: La Péninsule Des Balkans
+ Vienne, Croatie, Bosnie, Serbie, Bulgarie, Roumélie,
+ Turquie, Roumanie -- Tome I
+
+Author: Émile De Laveleye (1822-1892)
+
+Release Date: November 15, 2006 [EBook #19820]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA PÉNINSULE DES BALKANS ***
+
+
+
+
+Produced by Zoran Stefanovic, and the Online Distributed
+Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was
+produced from images generously made available by the
+Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
+
+
+
+
+
+
+</pre>
+
+
+
+
+
+<h3>&#65279;&Eacute;MILE DE LAVELEYE</h3>
+
+<h1>LA P&Eacute;NINSULE DES BALKANS</h1>
+
+<h2>VIENNE, CROATIE, BOSNIE, SERBIE, BULGARIE<br>
+ROUM&Eacute;LIE, TURQUIE, ROUMANIE</h2>
+
+<h3>TOME I</h3>
+
+
+
+<p class="mid">PARIS<br>
+F&Eacute;LIX ALCAN, &Eacute;DITEUR<br>
+SUCCESSEUR DE GERMER-BAILLI&Egrave;RE ET Cie<br>
+108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108</p>
+
+<h3>1888</h3>
+
+
+
+<p class="mid">BRUXELLES P. WEISSENBRUCH, IMP. DU ROI<br>
+45, RUE DU POIN&Ccedil;ON </p>
+
+<p class="mid">LA P&Eacute;NINSULE DES BALKANS LIBRAIRIE C. MUQUARDT</p>
+
+<p class="mid">&Eacute;DITEUR A BRUXELLES A <i>L'ILLUSTRE D&Eacute;FENSEUR</i><br> DES NATIONALIT&Eacute;S OPPRIM&Eacute;ES<br>
+W. E. GLADSTONE</p>
+
+<br>
+
+<h2>INTRODUCTION</h2>
+<br>
+
+<h3>SITUATION ACTUELLE DE LA QUESTION BALKANIQUE</h3>
+<br>
+
+<p>Depuis que mon livre sur la p&eacute;ninsule des Balkans a paru, l'attention du
+monde entier s'est fix&eacute;e sur cette r&eacute;gion, avec une anxi&eacute;t&eacute; croissante.
+On craignait qu'il ne s'y produis&icirc;t entre la Russie et l'Autriche un
+choc qui aurait mis en armes et aux prises tous les peuples de l'Europe
+et de l'Asie septentrionale, depuis l'Etna jusqu'au cap Nord et depuis
+l'Atlantique jusqu'aux rivages lointains de l'oc&eacute;an Pacifique et aux
+bouches de l'Amour. Comment ce qui se passe en Bulgarie, dans cette
+partie si &eacute;cart&eacute;e de notre continent, peut-il &agrave; ce point menacer la
+paix, que tous les peuples et m&ecirc;me, semble-t-il, tous les souverains
+d&eacute;sirent &eacute;galement maintenir? C'est que nous touchons &agrave; un moment de
+l'histoire o&ugrave; vont se d&eacute;cider les destin&eacute;es de l'Orient et, par suite,
+celles de l'Europe tout enti&egrave;re.</p>
+
+<p>La Russie a affranchi la Bulgarie au prix d'immenses sacrifices en
+hommes et en argent. Peut-elle souffrir que ce jeune pays, dont elle
+comptait faire l'avant-garde de sa marche en avant vers la M&eacute;diterran&eacute;e,
+&eacute;chappe compl&egrave;tement &agrave; son influence et devienne l'alli&eacute; de sa rivale
+l'Autriche-Hongrie? L'instant est d&eacute;cisif. Deux &eacute;ventualit&eacute;s se
+pr&eacute;sentent: ou bien la Bulgarie se constitue en dehors de l'influence
+russe, et malgr&eacute; la Russie, et plus tard sous les auspices de la Hongrie
+se forme une f&eacute;d&eacute;ration balkanique, que la Roumanie d&eacute;fend dans le camp
+retranch&eacute; cr&eacute;&eacute; en ce moment &agrave; Bucharest, ou bien la Bulgarie devient la
+vassale et le poste avanc&eacute; de l'empire moscovite. Dans le premier cas,
+Constantinople et les rives de la mer &Eacute;g&eacute;e &eacute;chappent d&eacute;finitivement &agrave; la
+Russie et ce n'est plus que dans les plaines illimit&eacute;es de l'Asie
+qu'elle peut s'&eacute;tendre. Dans le second cas, la Bulgarie russifi&eacute;e et un
+jour agrandie entra&icirc;ne la Serbie, prend &agrave; revers la Bosnie et, de
+Philippopoli, domine le Bosphore; l'occupation de Constantinople par une
+arm&eacute;e bulgaro-russe est t&ocirc;t ou tard in&eacute;vitable. Deux fois d&eacute;j&agrave;, les
+arm&eacute;es russes sont parvenues presque en vue de la Corne-d'Or, et
+pourtant leur base d'op&eacute;ration &eacute;tait alors l'Ukraine et elles devaient
+s'avancer, d'&eacute;tape en &eacute;tape, en franchissant la Moldavie, le Danube et
+les Balkans. Partant de la Roum&eacute;lie, elles arriveraient en quelques
+jours &agrave; la mer de Marmara et au Bosphore. Il ne faudrait pas longtemps
+pour que la P&eacute;ninsule, slave de race et orthodoxe de religion, dev&icirc;nt,
+comme la Finlande, une d&eacute;pendance du grand empire du Nord. La Gr&egrave;ce
+pourrait-elle alors conserver son ind&eacute;pendance? Et quel serait le sort
+r&eacute;serv&eacute; &agrave; l'Autriche-Hongrie, dont les populations slaves, plus
+nombreuses que toutes les autres r&eacute;unies, r&eacute;sisteraient difficilement &agrave;
+l'attraction presque irr&eacute;sistible qu'exerce aujourd'hui le principe des
+nationalit&eacute;s?</p>
+
+<p>Quand on r&eacute;fl&eacute;chit aux termes du probl&egrave;me, on comprend qu'il doit
+exister un antagonisme irr&eacute;conciliable entre la Russie et
+l'Autriche-Hongrie. Pour les deux empires, des int&eacute;r&ecirc;ts vitaux sont en
+jeu. Pour la Russie, il s'agit de son expansion vers le Midi et pour
+l'Autriche-Hongrie de son existence m&ecirc;me. Il faudra des deux c&ocirc;t&eacute;s
+beaucoup de mod&eacute;ration, de prudence et d'&eacute;gards r&eacute;ciproques, si l'on
+veut &eacute;viter la lutte.</p>
+
+<p>La cause des complications actuelles se trouve dans le trait&eacute; de Berlin,
+qui a coup&eacute; la Bulgarie en trois tron&ccedil;ons, malgr&eacute; les v&#339;ux de ses
+habitants et au m&eacute;pris des convenances g&eacute;ographiques et ethniques du
+pays. Toutes les occasions d'agitation et de conflit auraient &eacute;t&eacute;
+pr&eacute;venues si, par un manque impardonnable de pr&eacute;voyance, l'Angleterre et
+l'Autriche n'avaient pas forc&eacute; l'Europe &agrave; d&eacute;chirer le trait&eacute; si sage de
+San-St&eacute;fano obtenu par les victoires de la Russie.</p>
+
+<p>R&eacute;sumons les &eacute;v&eacute;nements qui ont amen&eacute; la situation actuelle et
+l'attitude qu'y ont prise les diff&eacute;rentes puissances.</p>
+
+<p>Quand je visitai la Bulgarie et la Roum&eacute;lie, on songeait d&eacute;j&agrave; &agrave; r&eacute;unir
+ces deux fragments de la commune patrie; seulement les uns, les
+lib&eacute;raux, voulaient attendre, tandis que les autres, les radicaux,
+entendaient pr&eacute;cipiter le mouvement.</p>
+
+<p>Dans tout le cours de l'arm&eacute;e 1884, il y eut en Roum&eacute;lie des meetings
+tr&egrave;s nombreux et tr&egrave;s enthousiastes en faveur de l'Union. Les Russes,
+les russophiles et m&ecirc;me les consuls de Russie y prenaient part ou les
+encourageaient ouvertement.</p>
+
+<p>En m&ecirc;me temps s'&eacute;taient form&eacute;s, dans les principales villes des deux
+Bulgaries, des comit&eacute;s mac&eacute;doniens ayant pour but de secourir les
+r&eacute;fugi&eacute;s de la Mac&eacute;doine et de r&eacute;clamer les r&eacute;formes promises &agrave; ce
+malheureux pays par le trait&eacute; de Berlin. Dans l'&eacute;t&eacute; de 1885, les chefs
+de ces comit&eacute;s, entre autres MM. Zacharie Stoyanoff et D. Rizoff, se
+d&eacute;cid&egrave;rent &agrave; lancer le mouvement en Mac&eacute;doine; mais ayant appris qu'ils
+ne seraient pas soutenus par la Russie, ils crurent devoir utiliser les
+forces dont ils disposaient pour faire la r&eacute;volution en Roum&eacute;lie. Ils
+trouv&egrave;rent un appui d&eacute;vou&eacute; chez deux officiers tr&egrave;s patriotes et tr&egrave;s
+influents, le capitaine Panitza et le major Nikolaieff, son beau-fr&egrave;re.
+Ils sond&egrave;rent le consulat de Russie et les chefs militaires, et ne
+rencontr&egrave;rent nulle opposition.</p>
+
+<p>On se rappelle comment le gouverneur Christovitch fut enlev&eacute; et la
+r&eacute;volution faite en une seule nuit (19 septembre 1885), sans nulle
+violence et sans r&eacute;sistance. Ce n'&eacute;tait que l'accomplissement du v&#339;u de
+la population tout enti&egrave;re. Le d&eacute;nouement &eacute;tait pr&eacute;vu et croyait pouvoir
+compter sur l'approbation sans r&eacute;serve de la Russie.</p>
+
+<p>Le prince Alexandre n'avait pu &ecirc;tre instruit d'avance de ce coup de
+main<a name='FNanchor_1_1'></a><a href='#Footnote_1_1'><sup>[1]</sup></a>, puisque tout avait &eacute;t&eacute; improvis&eacute;, et il avait pu, en toute
+sinc&eacute;rit&eacute;, garantir &agrave; M. de Giers, qu'il avait rencontr&eacute; en Allemagne,
+le maintien de l'ordre &eacute;tabli. Mais trouvant, &agrave; sa rentr&eacute;e dans le pays,
+la r&eacute;volution faite, il avait d&ucirc; l'accepter, et dans une proclamation
+dat&eacute;e de Tirnova, le 19 septembre, il reconnut l'union, en prenant le
+titre de prince de la Bulgarie du Nord et du Sud.</p>
+
+<a name='Footnote_1_1'></a><a href='#FNanchor_1_1'>[1]</a><div class='note'><p> D'apr&egrave;s un renseignement s&ucirc;r, il aurait &eacute;t&eacute; instruit de ce
+qui se pr&eacute;parait sept jours &agrave; l'avance, mais il n'avait aucun moyen
+d'emp&ecirc;cher le mouvement en Roum&eacute;lie.</p></div>
+
+<p>Aussit&ocirc;t se r&eacute;v&eacute;la l'opposition entre l'Angleterre et la Russie. Faisant
+toutes deux compl&egrave;tement volte-face, la premi&egrave;re approuva l'union,
+qu'elle avait tant combattue &agrave; Berlin, et la seconde l'attaqua, alors
+qu'elle avait failli risquer la guerre pour la maintenir cinq ans
+auparavant. </p>
+
+<p>Dans une note collective en date du 13 octobre, les puissances d&eacute;clarent
+&laquo;qu'elles condamnent cette violation du trait&eacute; et qu'elles comptent que
+le sultan fera tout ce qu'il pourra, sans abandonner ses droits de
+souverainet&eacute;, pour ne pas faire usage de la force dont il dispose&raquo;. Dans
+la conf&eacute;rence des ambassadeurs, qui se r&eacute;unit le 5 novembre &agrave;
+Constantinople, la Russie se montra compl&egrave;tement hostile &agrave; l'union des
+deux Bulgaries. Contrairement aux intentions des autres puissances, elle
+alla m&ecirc;me jusqu'&agrave; pousser la Porte &agrave; s'y opposer par les armes.</p>
+
+<p>L'Angleterre &eacute;tait repr&eacute;sent&eacute;e alors en Turquie par un diplomate
+&eacute;minent, plein d'esprit et de ressources et connaissant &agrave; fond les
+hommes et les choses de l'Orient, sir William White. Il parvint &agrave;
+emp&ecirc;cher toute r&eacute;solution d&eacute;cisive au sein de la conf&eacute;rence, et, en m&ecirc;me
+temps, il m&eacute;nagea une entente directe entre le prince Alexandre et la
+Porte, qui n'avait nulle envie d'intervenir en Roum&eacute;lie.</p>
+
+<p>L'Autriche et l'Allemagne avaient accept&eacute;, d&egrave;s le d&eacute;but, l'union des
+deux Bulgaries comme un fait accompli. Le 22 septembre, le comte K&aacute;lnoky
+disait &agrave; l'ambassadeur anglais &agrave; Vienne: &laquo;La reconnaissance par le
+prince Alexandre de la souverainet&eacute; du sultan est importante, parce
+qu'elle facilite la conduite &agrave; suivre par la Porte, si elle est dispos&eacute;e
+&agrave; reconna&icirc;tre le changement qui s'est effectu&eacute;. Ce n'est pas l'union des
+deux provinces que chacun attendait t&ocirc;t ou tard, mais la fa&ccedil;on dont elle
+s'est faite qui a soulev&eacute; des objections.&raquo; (<i>Blue Book</i> anglais, Turkey,
+I, n&deg;. 53.)</p>
+
+<p>Le prince de Bismarck arr&ecirc;ta net toute vell&eacute;it&eacute; d'intervention militaire
+turque qui aurait pu se produire. &laquo;Je viens de voir M. Thielman, le
+charg&eacute; d'affaires allemand, &eacute;crit sir William White le 25 septembre, et
+il m'informe qu'il a re&ccedil;u du prince de Bismarck des instructions &agrave;
+l'effet de dissuader les Turcs de passer la fronti&egrave;re. Depuis le d&eacute;but,
+le sultan est dispos&eacute; &agrave; s'abstenir&raquo;. (<i>Blue Book</i>, I, n&deg; 50.)</p>
+
+<p>Lorsque plus tard un accord intervint entre la Porte et le prince
+Alexandre, l'Autriche et l'Allemagne n'y firent d'objection que parce
+qu'on n'avait pas assez tenu compte des v&#339;ux des populations. Le comte
+K&aacute;lnoky dit &agrave; l'ambassadeur anglais &agrave; Vienne &laquo;que cet accord pourrait
+&ecirc;tre notifi&eacute; avec avantage dans le sens d'une extension plut&ocirc;t que d'une
+restriction, afin d'amener un r&egrave;glement final satisfaisant, et il citait
+la clause nommant le prince Alexandre gouverneur g&eacute;n&eacute;ral de la Roum&eacute;lie
+pour cinq ans, alors qu'il aurait fallu le nommer &agrave; vie. Il exprima
+l'opinion que l'arrangement devait &ecirc;tre de nature &agrave; satisfaire les
+populations de la Bulgarie et de la Roum&eacute;lie, aussi bien que le prince,
+afin d'&eacute;viter une nouvelle agitation.&raquo; (<i>Blue Book</i>, II, n&deg; 133.)</p>
+
+<p>Tandis que l'Autriche et l'Angleterre, enti&egrave;rement d'accord, et m&ecirc;me
+l'Allemagne et l'Italie, acceptaient comme in&eacute;vitable l'union des deux
+Bulgaries et que la Porte s'y r&eacute;signait, la Russie la combattit avec
+acharnement, contrairement aux sentiments de la nation russe, car nous
+voyons dans le <i>Blue Book</i> anglais (<i>B. B.</i>, I, n&deg; 161) que les
+officiers russes &agrave; Philippopoli applaudirent &agrave; la r&eacute;volution du 18
+septembre, jusqu'au moment o&ugrave; des instructions en sens contraire leur
+arriv&egrave;rent.</p>
+
+<p>Dans ses conversations avec le ministre anglais &agrave; Saint-P&eacute;tersbourg, M.
+de Giers soutenait, en contradiction avec les faits connus de tous, &laquo;que
+l'union n'&eacute;tait nullement r&eacute;clam&eacute;e par le sentiment national et que la
+d&eacute;cision des Bulgares de mourir pour la patrie et leur enthousiasme
+patriotique &eacute;taient des inventions de la presse.&raquo; (<i>B. B.</i>, I, n&deg;402.)
+Il insistait sans cesse sur le respect absolu du trait&eacute; de Berlin et sur
+le r&eacute;tablissement du <i>status quo ante</i> (<i>B. B.</i>, n&deg; 411 et 495.) &laquo;En
+r&eacute;sum&eacute;, dit sir R. Morier, le gouvernement russe est d&eacute;cid&eacute; &agrave; s'opposer
+&agrave; la r&eacute;union des deux provinces, sous n'importe quelle forme.&raquo; (<i>B. B.</i>,
+I, n&deg; 529.)</p>
+
+<p>Dans la s&eacute;ance de la conf&eacute;rence du 25 novembre, l'ambassadeur de Russie,
+M. de N&eacute;lidoff, demanda que la base de toutes les d&eacute;lib&eacute;rations f&ucirc;t &laquo;le
+r&eacute;tablissement de l'ordre, en conformit&eacute; avec les stipulations du trait&eacute;
+de Berlin&raquo;, ce qui impliquait un veto absolu &agrave; l'union des deux
+Bulgaries.</p>
+
+<p>Quelques jours plus tard, le consul de Russie &agrave; Philippopoli mena&ccedil;a les
+notables roum&eacute;liotes de l'intervention des troupes turques, s'ils
+n'acquies&ccedil;aient pas imm&eacute;diatement aux demandes de la Porte. Les notables
+r&eacute;pondirent fi&egrave;rement qu'ils repousseraient les Turcs et qu'ils avaient
+sur la fronti&egrave;re une arm&eacute;e de 70,000 hommes pr&ecirc;te &agrave; combattre quiconque
+passerait leur fronti&egrave;re. (<i>B. B.</i>, II, n&deg; 57.)</p>
+
+<p>Pourquoi la Russie persista-t-elle &agrave; d&eacute;fendre seule le trait&eacute; de Berlin,
+qu'elle avait tant maudit, et &agrave; combattre la r&eacute;alisation du but
+principal de son trait&eacute; de San-St&eacute;fano?</p>
+
+<p>Les journaux russes ont pr&eacute;tendu que l'empereur Alexandre a pris cette
+attitude pour prouver &agrave; tous qu'il n'avait ni encourag&eacute; ni approuv&eacute; la
+r&eacute;volution roum&eacute;liote, mais chacun savait que le mouvement avait &eacute;t&eacute;
+improvis&eacute; sur place et &agrave; l'insu de toutes les chancelleries. Le 20
+septembre, le comte K&aacute;lnoky dit &agrave; l'ambassadeur anglais &agrave; Vienne: &laquo;Ce
+mouvement a &eacute;t&eacute; pr&eacute;par&eacute; en Bulgarie, mais sans la connivence et sans la
+connaissance du czar ou du gouvernement russe, qui ont &eacute;t&eacute; aussi
+surpris que nous.&raquo; (<i>B. B.</i>, I, n&deg; 9.)</p>
+
+<p>Le 10 octobre, M. Tisza, r&eacute;pondant dans le Parlement hongrois &agrave; une
+interpellation du d&eacute;put&eacute; Szilagyi, s'exprima ainsi: &laquo;Nous savions qu'il
+existait en Bulgarie une aspiration vers l'union des deux provinces.
+Cette aspiration &eacute;tait bien connue de tous ceux qui suivaient les
+&eacute;v&eacute;nements dans ce pays. L'an dernier, quand ce mouvement s'accentua,
+plusieurs des grandes puissances intervinrent pour maintenir le <i>statu
+quo</i>, mais ni nous, ni aucun autre gouvernement ne pr&eacute;voyait ce qui
+devait arriver le 18 septembre, &agrave; la suite d'une conspiration et d'une
+r&eacute;volution.&raquo;</p>
+
+<p>La Russie elle-m&ecirc;me savait que le prince Alexandre n'y &eacute;tait pour rien.
+Car le 21 novembre M. de Giers dit au ministre anglais &agrave;
+Saint-P&eacute;tersbourg &laquo;que la r&eacute;volution n'avait pu &ecirc;tre ni pr&eacute;par&eacute;e ni
+ex&eacute;cut&eacute;e par le prince de Bulgarie, parce qu'il n'avait pas les
+capacit&eacute;s n&eacute;cessaires pour conduire une entreprise de cette importance&raquo;.
+(<i>B. B.</i>, I, n&deg; 74.)</p>
+
+<p>Les Russes accusent le prince de Battenberg de s'&ecirc;tre montr&eacute; ingrat
+envers la Russie et d'avoir adopt&eacute; &agrave; son &eacute;gard une politique hostile. Il
+n'en est rien: le prince n'avait aucun int&eacute;r&ecirc;t &agrave; se brouiller avec le
+czar, mais il n'avait pu se r&eacute;soudre &agrave; &ecirc;tre le tr&egrave;s humble serviteur des
+deux proconsuls russes, les g&eacute;n&eacute;raux Kaulbars et Soboleff, qui
+entendaient lui imposer leur volont&eacute; de la fa&ccedil;on la plus imp&eacute;rieuse et
+la plus insolente. Les officiers et les fonctionnaires russes avaient
+provoqu&eacute; une grande irritation d'abord, parce qu'ils ne cachaient par
+leur d&eacute;dain pour la mani&egrave;re de vivre simple et rustique de leurs
+prot&eacute;g&eacute;s, et ensuite parce que leurs d&eacute;penses extravagantes offensaient
+les sentiments d'&eacute;conomie des Bulgares, qui savaient que cet argent si
+follement gaspill&eacute; &eacute;tait le leur.</p>
+
+<p>Le v&eacute;ritable motif de l'opposition du czar &agrave; l'union des deux Bulgaries
+semble &ecirc;tre celui-ci. La Russie, en affranchissant la Bulgarie au prix
+d'une guerre tr&egrave;s co&ucirc;teuse et tr&egrave;s meurtri&egrave;re, avait esp&eacute;r&eacute; que cette
+province, bient&ocirc;t russifi&eacute;e, serait rest&eacute;e enti&egrave;rement sous sa
+d&eacute;pendance, comme la Bosnie sous celle de l'Autriche. Les troupes
+bulgares, exerc&eacute;es et command&eacute;es par des officiers russes, devaient
+former un ou deux corps de sa propre arm&eacute;e. L'assimilation semblait
+d'autant plus facile, que la langue bulgare est de tous les dialectes
+slaves celui qui se rapproche le plus du russe, et que le clerg&eacute; et les
+paysans-&#8212;lesquels constituent presque toute la population&mdash;&eacute;taient
+enti&egrave;rement d&eacute;vou&eacute;s &laquo;au Czar lib&eacute;rateur&raquo;.</p>
+
+<p>Mais la Russie se montra tr&egrave;s malhabile. Elle traitait les Bulgares et
+leur prince en moudjiks. Elle provoqua ainsi une r&eacute;sistance qui alla
+grandissant et qui devait fortifier la r&eacute;volution du 18 septembre, faite
+par le parti d&eacute;mocratique. Elle craignait que la Bulgarie, unifi&eacute;e sans
+son appui et &agrave; son insu, ne dev&icirc;nt un &Eacute;tat renfermant tous les &eacute;l&eacute;ments
+d'un d&eacute;veloppement libre et autonome, qui, comme la Roumanie, entendrait
+d&eacute;fendre son ind&eacute;pendance et ne voudrait &agrave; aucun prix devenir la vassale
+du despotisme moscovite. Elle se persuada que son int&eacute;r&ecirc;t lui commandait
+de s'opposer, par tous les moyens, &agrave; l'unification de la nationalit&eacute;
+bulgare; ne comprenant pas qu'elle luttait contre un mouvement
+irr&eacute;sistible et qu'elle sacrifiait ainsi parmi ses fr&egrave;res du Sud sa
+popularit&eacute; si ch&egrave;rement acquise.</p>
+
+<p>La Serbie, voyant la Bulgarie menac&eacute;e par la Porte et abandonn&eacute;e par la
+Russie, crut le moment opportun pour lui enlever quelques districts du
+c&ocirc;t&eacute; de Trn et de Widdin, en invoquant le respect du trait&eacute; de Berlin et
+l'&eacute;quilibre des forces dans la P&eacute;ninsule. On se rappelle cette courte
+campagne, o&ugrave; l'arm&eacute;e bulgare et le prince Alexandre d&eacute;ploy&egrave;rent des
+qualit&eacute;s militaires qui surprirent toute l'Europe. A Slivnitza, le corps
+d'invasion serbe, deux fois plus nombreux que les milices bulgares, est
+repouss&eacute; le 15 novembre apr&egrave;s deux jours de combats acharn&eacute;s.</p>
+
+<p>Du 20 au 28 novembre, le prince Alexandre conduit ses troupes
+victorieuses &agrave; travers le col du Dragoman &agrave; Pirot, qui est pris
+d'assaut, et il marchait sur Nisch, quand le ministre d'Autriche
+l'arr&ecirc;ta, en le mena&ccedil;ant de faire avancer un corps autrichien. Le 2
+d&eacute;cembre est conclu un armistice qui est converti en un trait&eacute; de paix
+sign&eacute; &agrave; Bucharest le 3 mars par M. Mijatovitch au nom de la Serbie, par
+M. Guechoff au nom de la Bulgarie, et par Madgid-Pacha au nom de la
+Turquie.</p>
+
+<p>Le prince de Battenberg fit ce qu'il put pour se r&eacute;concilier avec le
+czar. Il alla jusqu'&agrave; attribuer le m&eacute;rite de ses victoires aux
+instructeurs russes qui avaient form&eacute; son arm&eacute;e. Tout fut inutile: rien
+ne put apaiser les rancunes de l'empereur Alexandre. Le prince alors se
+retourna vers la Porte, et un accord se fit. Il fut reconnu gouverneur
+g&eacute;n&eacute;ral de la Roum&eacute;lie, avec l'approbation de la conf&eacute;rence des
+ambassadeurs.</p>
+
+<p>Aux &eacute;lections pour l'Assembl&eacute;e g&eacute;n&eacute;rale des deux Bulgaries, l'opposition
+n'obtint que dix nominations sur quatre-vingt-neuf, malgr&eacute; les intrigues
+russes.</p>
+
+<p>La proclamation de l'unit&eacute; bulgare, qui eut lieu le 17 juin 1886, fut
+salu&eacute;e avec un enthousiasme patriotique et dans la Sobrani&eacute; et dans tout
+le pays. Les trente membres turcs du Parlement vot&egrave;rent tous pour la
+r&eacute;union, et dans la guerre contre la Serbie, les soldats musulmans
+furent les premiers &agrave; se rendre &agrave; la fronti&egrave;re pour d&eacute;fendre la commune
+patrie; ce qui prouve que les Turcs n'avaient nullement &agrave; se plaindre du
+gouvernement bulgare et qu'ils ne regrettaient pas l'administration
+ottomane.</p>
+
+<p>On n'a pas oubli&eacute; les &eacute;v&eacute;nements qui suivirent: le prince arr&ecirc;t&eacute;, la
+nuit du 21 ao&ucirc;t, dans son palais &agrave; Sophia par une bande d'officiers
+m&eacute;contents que soudoyait l'or russe, ainsi qu'osa le dire hautement lord
+Salisbury &agrave; un banquet du lord-maire (9 novembre 1886), en pr&eacute;sence de
+l'ambassadeur de Russie; le prince rappel&eacute; par l'arm&eacute;e et par le peuple,
+re&ccedil;u en triomphe dans sa capitale, et essayant de fl&eacute;chir le czar, &agrave;
+force de condescendance et d'humilit&eacute;, puis d&eacute;sesp&eacute;rant de pouvoir
+r&eacute;sister &agrave; l'hostilit&eacute; implacable de la Russie et quittant le pays; la
+r&eacute;gence nationale maintenant l'ordre, malgr&eacute; les tentatives
+d'insurrection tent&eacute;es de diff&eacute;rents c&ocirc;t&eacute;s, gr&acirc;ce aux intrigues et &agrave;
+l'argent de la Russie, qui ne rougit pas de prendre sous sa protection
+des tra&icirc;tres pires que les nihilistes, puisqu'ils avaient trahi leur
+pays et fait prisonnier leur souverain l&eacute;gitime; la tourn&eacute;e du g&eacute;n&eacute;ral
+Kaulbars, o&ugrave; l'odieux se m&ecirc;le au ridicule; ce repr&eacute;sentant d'une
+puissance &eacute;trang&egrave;re haranguant la foule, &eacute;changeant des injures avec les
+assistants dans les meetings, poussant les officiers &agrave; la r&eacute;volte, et
+enfin oblig&eacute; de s'en retourner, apr&egrave;s avoir constat&eacute; son impuissance;
+plus tard, le prince de Saxe-Cobourg &eacute;lu malgr&eacute; les protestations
+mena&ccedil;antes de la Russie et l'opposition de commande de la Porte, et le
+nouveau r&eacute;gime sanctionn&eacute; par le vote presque unanime de l'Assembl&eacute;e
+nationale.</p>
+
+<p>A plusieurs reprises, on avait cru qu'un conflit &eacute;tait in&eacute;vitable. Le
+g&eacute;n&eacute;ral Kaulbars avait annonc&eacute; que si les Bulgares ne se soumettaient
+pas &agrave; ses volont&eacute;s, les Cosaques viendraient les mettre &agrave; la raison. Des
+canonni&egrave;res russes croisaient devant Bourgas et Varna, et des troupes
+russes se massaient sur les bords de la mer Noire. Mais le comte K&aacute;lnoky
+&agrave; Vienne et le ministre Tisza &agrave; Pesth firent entendre, au sein de leur
+Parlement, un langage si net et si tranchant qu'on dut croire qu'il ne
+serait pas d&eacute;savou&eacute; par l'Allemagne.</p>
+
+<p>Au mois d'octobre 1886, M. Tisza s'exprima ainsi: &laquo;Lorsque j'ai eu pour
+la premi&egrave;re fois, en 1868, l'occasion de me prononcer sur la question
+d'Orient, j'ai d&eacute;clar&eacute; que s'il se produisait des changements dans cette
+r&eacute;gion, nos int&eacute;r&ecirc;ts exigeaient que les populations qui habitent ces
+pays devinssent des &Eacute;tats ind&eacute;pendants. Je pense, comme notre ministre
+des affaires &eacute;trang&egrave;res, que cette solution est encore aujourd'hui celle
+qui r&eacute;pond le mieux aux int&eacute;r&ecirc;ts de notre monarchie et que celle-ci,
+repoussant toute id&eacute;e d'agrandissement ou de conqu&ecirc;te, doit employer
+tous ses efforts et toute son influence &agrave; favoriser le d&eacute;veloppement de
+ces &Eacute;tats et &agrave; emp&ecirc;cher l'&eacute;tablissement, non admis par les trait&eacute;s, du
+protectorat ou de l'influence pr&eacute;pond&eacute;rante d'une puissance &eacute;trang&egrave;re
+dans la presqu'&icirc;le des Balkans... Le gouvernement s'en tient &agrave; l'opinion
+d&eacute;j&agrave; plusieurs fois exprim&eacute;e par lui que, d'apr&egrave;s les trait&eacute;s existants,
+aucune puissance n'est autoris&eacute;e &agrave; prendre dans la p&eacute;ninsule des Balkans
+l'initiative d'une action arm&eacute;e isol&eacute;e, non plus qu'&agrave; placer cette
+r&eacute;gion sous son protectorat, et qu'en g&eacute;n&eacute;ral toute modification dans la
+situation politique ou dans les conditions d'&eacute;quilibre dans les pays
+balkaniques ne peut avoir lieu qu'en vertu d'un accord des puissances
+signataires du trait&eacute; de Berlin.&raquo;</p>
+
+<p>Le 13 novembre, au sein de la commission des affaires &eacute;trang&egrave;res de la
+D&eacute;l&eacute;gation hongroise si&eacute;geant &agrave; Pesth, le comte K&aacute;lnoky parla d'une
+fa&ccedil;on non moins nette, faisant de plus allusion aux alliances sur
+lesquelles il croyait pouvoir compter: &laquo;Tant que le trait&eacute; de Berlin est
+en vigueur, dit-il, les int&eacute;r&ecirc;ts de l'Autriche-Hongrie seront en
+s&eacute;curit&eacute;, et si nous &eacute;tions forc&eacute;s d'intervenir pour faire respecter ce
+trait&eacute;, nous pourrions compter sur la sympathie et sur le concours de
+toutes les puissances qui sont d&eacute;cid&eacute;es &agrave; maintenir les trait&eacute;s
+europ&eacute;ens. L'an dernier, j'ai dit que l'union de la Bulgarie et de la
+Roum&eacute;lie n'&eacute;tait pas contraire &agrave; nos int&eacute;r&ecirc;ts et que c'&eacute;tait la Turquie
+qui avait n&eacute;glig&eacute; de restaurer en Roum&eacute;lie l'autorit&eacute; qui lui &eacute;tait
+garantie par le trait&eacute; de Berlin. Si cependant la Russie avait pris
+pr&eacute;texte de cette union pour envoyer un commissaire en Bulgarie et pour
+y prendre en mains les r&ecirc;nes du gouvernement, et si elle avait pris des
+mesures pour occuper les ports ou le pays tout entier, nous aurions,
+quoi qu'il p&ucirc;t arriver, pris une d&eacute;cision. Mais le gouvernement crut
+qu'il &eacute;tait n&eacute;cessaire d'abord de pr&eacute;venir des actes semblables, et
+c'est dans ce sens que nous avons agi. Je pense qu'il est d&eacute;sirable que
+les discussions de nos D&eacute;l&eacute;gations montrent que personne dans notre
+monarchie ne veut la guerre. Tous nous d&eacute;sirons la paix, mais point
+cependant &agrave; tout prix.&raquo;</p>
+
+<p>Ces paroles de MM. K&aacute;lnoky et Tisza signifiaient clairement qu'une
+intervention arm&eacute;e de la Russie en Bulgarie serait un <i>casus belli</i>.
+Elles r&eacute;pondaient au sentiment g&eacute;n&eacute;ral de l'Autriche-Hongrie, car les
+deux pr&eacute;sidents &eacute;lus des D&eacute;l&eacute;gations, M. Smolka pour la Cisleithanie,
+et M. Tisza, le fr&egrave;re du ministre, pour la Transleithanie, avaient, &agrave;
+l'ouverture des s&eacute;ances, prononc&eacute; des discours encore plus fermes et
+m&ecirc;me plus belliqueux. &laquo;Les peuples de la monarchie, et en premi&egrave;re ligne
+les Hongrois, avait dit M. Tisza, pensent avec raison que les grands
+int&eacute;r&ecirc;ts qu'a le pays en Orient ne sauraient, &agrave; aucun prix, &ecirc;tre
+abandonn&eacute;s et qu'il faudrait les sauvegarder, d&ucirc;t-on m&ecirc;me pour cela
+affronter un conflit arm&eacute;.&raquo; De son c&ocirc;t&eacute;, M. Smolka, apr&egrave;s avoir constat&eacute;
+que l'empereur Fran&ccedil;ois-Joseph a su maintenir la paix, avait pos&eacute; la
+question de savoir si, en pr&eacute;sence des graves &eacute;v&eacute;nements ext&eacute;rieurs,
+cette m&ecirc;me paix est assur&eacute;e pour l'avenir, et il avait r&eacute;pondu en
+&eacute;levant des doutes &agrave; cet &eacute;gard. &laquo;Fid&egrave;le &agrave; sa tradition, avait ajout&eacute; M.
+Smolka, la D&eacute;l&eacute;gation, cette fois encore, ne se refusera pas &agrave;
+reconna&icirc;tre que maintenant, plus que jamais, il convient de tout mettre
+en &#339;uvre pour que l'Autriche-Hongrie soit &agrave; m&ecirc;me de prendre, dans le
+conseil des nations, la place qui impose le respect &agrave; laquelle elle a
+droit, de telle sorte qu'on sache bien que ses peuples loyaux sont
+fermement r&eacute;solus &agrave; sauvegarder, quoi qu'il arrive, sa haute situation,
+&agrave; la d&eacute;fendre par tous les moyens, m&ecirc;me par l'<i>ultima ratio</i>.&raquo;</p>
+
+<p>Dans son discours du 13 novembre, le comte K&aacute;lnoky avait clairement fait
+entendre qu'en barrant le chemin &agrave; la Russie, il pouvait compter sur
+l'appui de l'Angleterre et de l'Italie. &laquo;Les vues identiques, avait-il
+dit, du gouvernement anglais, au sujet de l'importante question
+europ&eacute;enne engag&eacute;e en ce moment, et son d&eacute;sir de maintenir la paix nous
+permettent d'esp&eacute;rer que l'Angleterre se joindrait aussi &agrave; nous, en cas
+de n&eacute;cessit&eacute;.&raquo;</p>
+
+<p>Quant &agrave; l'Italie, il avait insist&eacute; sur les relations amicales existant
+entre ce pays et l'Autriche-Hongrie et il avait admis &laquo;toute
+l'importance des int&eacute;r&ecirc;ts de l'Italie comme puissance m&eacute;diterran&eacute;enne,
+qui ne pouvait voir sans s'&eacute;mouvoir un changement dans la balance des
+pouvoirs en Orient. L'Italie, de son c&ocirc;t&eacute;, comprenait qu'il &eacute;tait
+n&eacute;cessaire de garantir les int&eacute;r&ecirc;ts de l'Europe en Orient et elle
+comptait que l'entente politique actuelle se maintiendrait, au grand
+avantage de leurs int&eacute;r&ecirc;ts respectifs&raquo;.</p>
+
+<p>Le comte K&aacute;lnoky n'h&eacute;sitait pas &agrave; dire que, &laquo;si l'Autriche-Hongrie &eacute;tait
+oblig&eacute;e d'intervenir d'une fa&ccedil;on d&eacute;cid&eacute;e en Orient, son programme
+trouverait des adh&eacute;rents et des appuis et serait soutenu par toutes les
+puissances.&raquo;</p>
+
+<p>Il parlait &laquo;des int&eacute;r&ecirc;ts communs qui unissaient l'Allemagne et
+l'Autriche et qui &eacute;taient la base de leur amiti&eacute;, sans toutefois
+qu'aucun des deux &Eacute;tats e&ucirc;t renonc&eacute; &agrave; son action ind&eacute;pendante au point
+de devoir soutenir en tout son alli&eacute;. Mais en ce qui concernait la
+Bulgarie, il n'existait pas entre les deux cabinets la moindre
+divergence d'opinion, mais au contraire des sentiments les plus amicaux
+de confiance r&eacute;ciproque.&raquo;</p>
+
+<p>La Russie, voyant se dresser devant elle une coalition de toutes les
+puissances, la France except&eacute;e, crut prudent de ne pas envoyer en
+Bulgarie les Cosaques annonc&eacute;s par le g&eacute;n&eacute;ral Kaulbars. Elle avait donc
+fait une d&eacute;plorable campagne; car, outre le d&eacute;sagr&eacute;ment d'une retraite
+tardive et maladroite, elle s'&eacute;tait ali&eacute;n&eacute; les sympathies des
+populations qui lui devaient leur ind&eacute;pendance. Les le&ccedil;ons de l'histoire
+profitent peu, car la Russie avait pr&eacute;c&eacute;demment commis la m&ecirc;me faute en
+Serbie. Apr&egrave;s avoir obtenu pour les Serbes, en 1820, une ind&eacute;pendance
+presque compl&egrave;te, elle entretint dans le pays une agitation permanente,
+afin de le forcer de se jeter dans ses bras. A force d'or, elle suscita
+une s&eacute;rie de conspirations et de r&eacute;bellions et elle for&ccedil;a successivement
+Milosch, le prince Michel et Alexandre Kara-George &agrave; abdiquer et &agrave; se
+r&eacute;fugier en Autriche. Fatigu&eacute;s de ces intrigues, les Serbes finirent par
+se soustraire compl&egrave;tement &agrave; l'influence de la Russie, et quoique
+r&eacute;cemment ce soit aux victoires russes que la Serbie doive ses derniers
+agrandissements, ce n'est pas &agrave; Saint-P&eacute;tersbourg que Belgrade demande
+ses inspirations.</p>
+
+<p>La Russie veut-elle faire de la Bulgarie une province vassale, alors il
+faut y envoyer r&eacute;gner une de ses cr&eacute;atures, appuy&eacute;e sur des r&eacute;giments
+moscovites. Si le prince jouit d'une certaine ind&eacute;pendance et s'il n'est
+soutenu que par des troupes bulgares, il devra agir dans l'int&eacute;r&ecirc;t du
+pays, ou il sera renvers&eacute; par ses sujets. S'il doit, au contraire, ob&eacute;ir
+aux instructions du czar, la pratique du r&eacute;gime constitutionnel sera
+impossible. M&ecirc;me avec le secours du coup d'&Eacute;tat, le prince de Battenberg
+n'a pu continuer &agrave; gouverner en opposition avec les sentiments et les
+v&#339;ux du pays. Ce que veut la Russie ne peut &ecirc;tre obtenu que par une
+occupation permanente.</p>
+
+<p>En pr&eacute;sence d'une semblable &eacute;ventualit&eacute;, quelle serait l'attitude des
+puissances?</p>
+
+<p>La Turquie, par d&eacute;f&eacute;rence pour la Russie, peut bien envoyer au prince
+Ferdinand la d&eacute;claration qu'il r&egrave;gne &agrave; Sophia contrairement au trait&eacute; de
+Berlin; mais le sultan comprend qu'il ne peut tol&eacute;rer les aigles russes
+en Roum&eacute;lie sans avoir &agrave; se pr&eacute;parer &agrave; passer bient&ocirc;t en Asie.
+L'Autriche et surtout la Hongrie ne souffriront jamais que la Bulgarie
+devienne une d&eacute;pendance de la Russie. Les deux ministres dirigeants
+K&aacute;lnoky et Tisza ont d&eacute;clar&eacute; avec une nettet&eacute; presque mena&ccedil;ante qu'ils
+s'y opposeraient par les armes. On parle parfois d'un partage qui
+pourrait se faire entre les deux empires qui se disputent la p&eacute;ninsule
+balkanique, l'Autriche prenant la moiti&eacute; occidentale avec Salonique et
+la Russie la moiti&eacute; orientale avec Constantinople. Mais la position de
+l'Autriche ne serait pas tenable. Un des &eacute;crivains militaires russes les
+plus capables, le g&eacute;n&eacute;ral Fad&eacute;eff, a dit que le chemin qui va de Moscou
+&agrave; Constantinople passe par Vienne. Rien n'est plus vrai. L'Autriche
+devra &ecirc;tre r&eacute;duite &agrave; l'impuissance avant qu'elle permette que la Russie
+occupe les rives du Bosphore.</p>
+
+<p>Si l'Autriche intervenait pour emp&ecirc;cher l'entr&eacute;e des Russes en Bulgarie,
+sur quels alli&eacute;s pourrait-elle compter? Le trait&eacute; d'alliance
+austro-italo-allemand, que M. de Bismarck a cru bon de publier
+r&eacute;cemment, n'oblige l'Allemagne et l'Italie &agrave; venir au secours de
+l'Autriche que si elle &eacute;tait attaqu&eacute;e par la Russie; et on ne peut
+soutenir qu'en occupant la Bulgarie, la Russie attaquerait l'Autriche.
+Dans son discours du 6 f&eacute;vrier dernier (1888), M. de Bismarck semble
+avoir fait entendre que, dans ce cas, l'Allemagne ne devrait pas
+secourir son alli&eacute;e. &laquo;Y aurait-il, a dit le chancelier, des difficult&eacute;s
+si la Russie voulait faire valoir ses droits en Bulgarie &agrave; main arm&eacute;e?
+Je n'en sais rien, et cela ne nous regarde pas. Nous n'allons ni appuyer
+ni conseiller l'action violente et je ne crois pas qu'on y soit dispos&eacute;.
+Je suis m&ecirc;me &agrave; peu pr&egrave;s s&ucirc;r que cette disposition n'existe pas.&raquo; En
+outre, contrairement &agrave; l'opinion exprim&eacute;e par les ministres autrichiens
+et hongrois, le prince de Bismarck a reconnu &agrave; la Russie le droit de
+r&eacute;clamer une influence pr&eacute;pond&eacute;rante en Bulgarie, en raison des
+sacrifices qu'elle a faits pour affranchir ce pays; et &agrave; l'appui de
+cette appr&eacute;ciation, il soutient en ce moment (avril 1888) &agrave;
+Constantinople l'opposition de la diplomatie russe au maintien du prince
+Ferdinand &agrave; Sophia. N&eacute;anmoins, il n'est pas probable que l'Allemagne
+puisse ne pas venir en aide &agrave; l'Autriche, si cette puissance &eacute;tait
+amen&eacute;e &agrave; s'opposer, par la force, &agrave; l'entr&eacute;e d'un corps d'arm&eacute;e russe en
+Bulgarie. MM. K&aacute;lnoky et Tisza n'auraient point fait entendre en automne
+1886, au sein des D&eacute;l&eacute;gations, un veto aussi net sans avoir consult&eacute;
+Berlin. M. de Bismarck, en expliquant la publication du trait&eacute;
+d'alliance et dans sa lettre r&eacute;cente au comte K&aacute;lnoky, &agrave; propos de la
+mort de l'empereur Guillaume, a parl&eacute; avec insistance de la communaut&eacute;
+d'int&eacute;r&ecirc;ts qui est la base solide de l'entente des deux empires. Or, il
+ne peut ignorer que l'Autriche-Hongrie consid&egrave;re l'ind&eacute;pendance de la
+Bulgarie comme un int&eacute;r&ecirc;t vital pour elle. Si le trait&eacute; d'alliance ne
+signifie pas que l'Autriche trouverait un appui, quand elle s'opposerait
+&agrave; une occupation russe de la Bulgarie, ce trait&eacute; serait pour elle de
+nulle valeur, car il n'est pas &agrave; pr&eacute;voir que la Russie aille envahir les
+provinces autrichiennes. Si le czar n'a pas mis &agrave; ex&eacute;cution les menaces
+qu'avait fait entendre le g&eacute;n&eacute;ral Kaulbars, c'est apparemment parce
+qu'il sait que l'Autriche ne serait pas, en fin de compte, seule &agrave; lui
+tenir t&ecirc;te.</p>
+
+<p>Comme l'a fait entendre M. K&aacute;lnoky, l'Autriche pourrait aussi compter
+sur l'Italie et m&ecirc;me, en certaine mesure, sur l'Angleterre. Certes, le
+gouvernement anglais n'a sign&eacute; avec les &Eacute;tats de la triple alliance
+aucun trait&eacute; et on peut ajouter, je pense, qu'il n'a m&ecirc;me pris aucun
+engagement, parce que l'opinion publique et le Parlement ne veulent pas
+que l'Angleterre prenne &agrave; l'avance une position d&eacute;cid&eacute;e dans les
+affaires du continent. Toutefois, plusieurs causes pourraient entra&icirc;ner
+l'Angleterre dans le conflit. D'abord, tous les partis sont favorables &agrave;
+l'ind&eacute;pendance de la Bulgarie et oppos&eacute;s par cons&eacute;quent &agrave; une
+intervention russe. M. Gladstone, sur ce point, approuve compl&egrave;tement
+l'attitude de lord Salisbury<a name='FNanchor_2_2'></a><a href='#Footnote_2_2'><sup>[2]</sup></a>. En second lieu, si les arm&eacute;es russes
+victorieuses s'avan&ccedil;aient dans la P&eacute;ninsule, il est presque certain que
+la flotte anglaise entrerait dans la mer Noire pour les arr&ecirc;ter. Enfin,
+si un choc doit avoir lieu t&ocirc;t ou tard entre la Russie et l'Angleterre,
+il vaut mieux pour elle combattre le colosse moscovite en Europe que
+dans les d&eacute;serts de l'Asie centrale ou dans les gorges de l'Afghanistan.</p>
+
+<a name='Footnote_2_2'></a><a href='#FNanchor_2_2'>[2]</a><div class='note'><p> Des d&eacute;put&eacute;s bulgares s'&eacute;taient adress&eacute;s &agrave; M. Gladstone pour
+le prier &laquo;d'&eacute;lever encore une fois, en faveur de la Bulgarie, sa voix si
+puissante, qui a toujours &eacute;t&eacute; &eacute;cout&eacute;e avec tant de respect et de
+sympathie par la grande nation russe, afin d'&eacute;loigner par ses conseils
+et sa m&eacute;diation les graves dangers qui mena&ccedil;aient leur pays et de sauver
+leur libert&eacute; et leur ind&eacute;pendance, dont la conqu&ecirc;te avait re&ccedil;u nagu&egrave;re
+son noble appui&raquo;.
+</p><p>
+M. Gladstone leur r&eacute;pondit par la lettre suivante:
+</p><p>
+Hawarden Castle, 7 novembre 1886.
+</p><p>
+Messieurs,
+</p><p>
+J'ai eu l'honneur de recevoir votre appel, me demandant une d&eacute;claration
+publique relative aux affaires de la Bulgarie, et vous voulez bien
+rappeler ce que j'ai fait pour cette cause il y a maintenant dix ans.
+Mes opinions et mes d&eacute;sirs concernant les provinces &eacute;mancip&eacute;es ou
+autonomes de l'empire ottoman ont &eacute;t&eacute; toujours les m&ecirc;mes. Je consid&egrave;re
+les libert&eacute;s qu'elles ont obtenues du sultan comme devant &ecirc;tre &agrave; leur
+usage et &agrave; leur profit et elles ne doivent &ecirc;tre ni en tout ni en partie
+remises &agrave; nul autre. Ce fut un acte magnanime de la part du pr&eacute;c&eacute;dent
+empereur de Russie d'avoir obtenu pour la Bulgarie la libert&eacute; soumise &agrave;
+certaines obligations l&eacute;gitimes; mais si les Bulgares devaient &ecirc;tre
+r&eacute;duits en servitude, la noblesse de cet acte viendrait &agrave; dispara&icirc;tre.
+Je conserve l'espoir que le souverain actuel de la Russie sera fid&egrave;le
+aux traditions qui m&eacute;rit&egrave;rent a son regrett&eacute; pr&eacute;d&eacute;cesseur un juste
+tribut d'honneur et de gratitude. Je n'ai pas cru devoir &eacute;lever ma voix
+en ce moment, parce que j'ai eu et ai encore la conviction
+qu'heureusement en Angleterre il n'y a nulle diff&eacute;rence d'opinion &agrave; ce
+sujet, et je n'ai aucune raison de croire que ce sentiment du
+Royaume-Uni n'est pas fid&egrave;lement repr&eacute;sent&eacute; dans les conseils de
+l'Europe par notre ministre actuel des affaires &eacute;trang&egrave;res.
+</p><p>
+J'ai l'honneur d'&ecirc;tre, Messieurs, votre tr&egrave;s d&eacute;vou&eacute; serviteur.
+</p><p>
+W.-E. Gladstone.</p></div>
+
+<p>Les journaux radicaux anglais ont pr&eacute;tendu r&eacute;cemment que l'Angleterre
+pourrait voir sans crainte et m&ecirc;me avec avantage pour son commerce les
+Russes occuper Constantinople. Cela serait vrai si l'Angleterre se
+r&eacute;signait &agrave; perdre les Indes ou du moins le passage par le canal de
+Suez. Mais quel homme d'&Eacute;tat anglais oserait pr&eacute;coniser semblable
+politique? Les Russes &eacute;tablis &agrave; Constantinople domineraient l'Asie
+Mineure et pourraient sans difficult&eacute; envoyer &agrave; Suez, par terre, une
+arm&eacute;e assez puissante pour rendre vaine toute r&eacute;sistance. Il s'ensuit
+que l'Angleterre a un int&eacute;r&ecirc;t non moindre que l'Autriche &agrave; ne point
+permettre que la Bulgarie tombe aux mains de la Russie.</p>
+
+<p>N'oublions pas de parler de la Roumanie, qui a &eacute;t&eacute; r&eacute;compens&eacute;e de
+l'utile secours qu'elle avait apport&eacute; aux Russes par la perte d'une
+partie de son territoire. Elle voit clairement que si la Russie occupait
+la Bulgarie, elle serait entour&eacute;e de toutes parts et perdrait bient&ocirc;t
+son ind&eacute;pendance. Elle ne veut donc plus accorder le passage aux arm&eacute;es
+russes et c'est pour s'y opposer qu'elle fait en ce moment de Bucharest
+un immense camp retranch&eacute; imprenable, sauf par un blocus tr&egrave;s prolong&eacute;
+et presque impossible. Qu'il y ait ou non un trait&eacute;, l'Autriche peut
+compter sur l'appui tr&egrave;s pr&eacute;cieux de la Roumanie, car l'int&eacute;r&ecirc;t national
+commande cette entente.</p>
+
+<p>Pour faire face &agrave; presque toute l'Europe, la Russie aurait-elle le
+secours de la France? C'est probable, et l'arm&eacute;e fran&ccedil;aise, si
+nombreuse, si brave, si bien &eacute;quip&eacute;e, suffirait presque pour r&eacute;tablir
+l'&eacute;quilibre. Mais quand et comment la France interviendrait-elle? Si,
+comme c'est probable, l'Allemagne observe, au d&eacute;but, une neutralit&eacute;
+arm&eacute;e et bienveillante pour l'empire austro-hongrois, mais sans prendre
+part &agrave; la lutte, la France ira-t-elle d&eacute;clarer la guerre &agrave; l'Autriche,
+qu'elle ne peut atteindre que par mer, alors que celle-ci d&eacute;fendrait
+l'ind&eacute;pendance des peuples affranchis des Balkans, cette cause qui
+devrait &ecirc;tre ch&egrave;re aux Fran&ccedil;ais, comme elle l'est aux Italiens! Il y
+aurait beaucoup d'h&eacute;sitations et de temps perdu, et dans cet intervalle
+le sort de la campagne pourrait se d&eacute;cider.</p>
+
+<p>Heureusement, au moment o&ugrave; j'&eacute;cris ces lignes, le danger de cet
+&eacute;pouvantable conflit que chacun redoute et croit toujours prochain
+semble s'&eacute;loigner. L'empereur de Russie n'est nullement belliqueux,
+dit-on; il d&eacute;sire sinc&egrave;rement maintenir la paix. En outre, il doit
+savoir que si la guerre devait &eacute;clater, elle serait &laquo;pouss&eacute;e &agrave; fond&raquo;
+comme le voulait M. de Bismarck en 1866, pour le cas o&ugrave; l'Autriche
+n'aurait pas accept&eacute; ses conditions. On a m&ecirc;me indiqu&eacute; quelles seraient
+en cas de victoire compl&egrave;te les exigences de l'Allemagne et de
+l'Autriche: la Pologne reconstitu&eacute;e dans ses limites anciennes et
+reconnue ind&eacute;pendante, sous un archiduc autrichien; les provinces
+baltiques annex&eacute;es &agrave; la Prusse, la Bessarabie, o&ugrave; habitent beaucoup de
+Roumains, c&eacute;d&eacute;e &agrave; la Roumanie; la Finlande restitu&eacute;e &agrave; la Su&egrave;de et la
+Russie rejet&eacute;e ainsi au del&agrave; du Dnieper et devenue presque une puissance
+asiatique. Mais c'est en parlant d'elle qu'on peut dire tr&egrave;s justement
+qu'il ne faut pas vendre ni se partager la peau de l'ours avant de
+l'avoir abattu.</p>
+
+<p>Sans s'arr&ecirc;ter &agrave; discuter ces pr&eacute;visions lointaines et peut-&ecirc;tre
+chim&eacute;riques, on ne peut nier que l'avenir en Orient est incertain et
+mena&ccedil;ant. Que le prince de Cobourg se maintienne &agrave; Sophia ou qu'il en
+soit &eacute;loign&eacute; par l'abandon de ses sujets ou par une r&eacute;volte militaire,
+la question reste enti&egrave;re<a name='FNanchor_3_3'></a><a href='#Footnote_3_3'><sup>[3]</sup></a>. La Russie ne veut pas que la Bulgarie
+&eacute;chappe d&eacute;finitivement &agrave; son influence et l'Autriche ne veut pas que les
+Russes dominent sur les Balkans. Il n'est qu'une solution qui puisse
+&eacute;carter le danger de guerre, en donnant satisfaction &agrave; tous les
+int&eacute;r&ecirc;ts: ce serait de r&eacute;unir, dans une conf&eacute;d&eacute;ration &agrave; liens tr&egrave;s
+l&acirc;ches, et en respectant pleinement les autonomies nationales, la
+Roumanie, la Serbie, la Bulgarie, la Turquie d'Europe et m&ecirc;me la Gr&egrave;ce.
+Les trois bases essentielles seraient: union douani&egrave;re, tribunal supr&ecirc;me
+f&eacute;d&eacute;ral pour r&eacute;gler les diff&eacute;rends, et secours r&eacute;ciproque en cas
+d'attaque. Je ne puis croire chim&eacute;rique cette id&eacute;e que j'ai d&eacute;velopp&eacute;e
+dans le second volume de mon livre <i>La P&eacute;ninsule des Balkans</i>, car elle
+a &eacute;t&eacute; pr&eacute;conis&eacute;e depuis longtemps par M. Gladstone et r&eacute;cemment par M.
+Tisza, le premier ministre de Hongrie, par M. Ristitch, premier
+ministre de Serbie, et aussi par un &eacute;minent musulman hindou, le nawab
+sir Salar Jung, dans une excellente &eacute;tude faite sur place de l'&eacute;tat
+actuel de l'empire ottoman. (<i>Nineteenth Century</i>, oct. 1887.)</p>
+
+<p>Avril 1888.</p>
+
+<a name='Footnote_3_3'></a><a href='#FNanchor_3_3'>[3]</a><div class='note'><p> Pour le c&ocirc;t&eacute; diplomatique de la question, on consultera le
+travail si consciencieux de M. Rolin-J&aelig;quemyns dans la <i>Revue de Droit
+international</i>, t. XIX (1887), no 2: <i>Documents relatifs &agrave; la question
+bulgare</i>.</p></div>
+
+<br><br>
+
+<h2>EN DE&Ccedil;A ET AU DELA DU DANUBE</h2>
+<br><br>
+
+<h3><a name='CHAPITRE_I'></a>CHAPITRE PREMIER</h3>
+
+
+<h3>WURZBOURG SCHOPENHAUER&mdash;&mdash; LUDWIG NOIR&Eacute;</h3>
+<br>
+
+<p>Je publie ces notes de voyage telles qu'elles ont &eacute;t&eacute; &eacute;crites, au jour
+le jour. Pour en faire pardonner la forme tr&egrave;s famili&egrave;re, j'invoquerai
+deux pr&eacute;c&eacute;dents: les <i>Notes sur l'Angleterre</i>, de Taine, qui sont un
+chef-d'&#339;uvre, et les <i>M&eacute;moires d'un touriste</i>, de Beyle, qui peignent,
+d'une fa&ccedil;on si vraie et si amusante, la vie de province en France, apr&egrave;s
+1830. Je n'aurai certes ni la profondeur du premier, ni l'esprit du
+second; mais je m'efforcerai comme eux de rendre exactement ce que j'ai
+vu et entendu, sans reculer devant les d&eacute;tails pr&eacute;cis qui, parfois, font
+mieux comprendre une situation que des appr&eacute;ciations g&eacute;n&eacute;rales.</p>
+
+<p>Je pars pour visiter de nouveau les Jougo-Slaves du Danube et de la
+p&eacute;ninsule des Balkans. Je voudrais constater les changements que les
+quinze derni&egrave;res ann&eacute;es ont apport&eacute;s &agrave; ce r&eacute;gime patriarcal de
+possession collective de la Zadruga et des communaut&eacute;s de famille
+(<i>Hauscommunionen</i>), qui m'avaient inspir&eacute; un enthousiasme archa&iuml;que et
+po&eacute;tique, que MM. Leroy-Beaulieu et Maurice Block m'ont s&eacute;v&egrave;rement
+reproch&eacute;, mais qu'a partag&eacute; Stuart Mill et qu'a compris sir Henry Maine.
+Je verrai d'abord les Zadrugas de la Slavonie, aux environs de Djakovo,
+sous la conduite de l'&eacute;v&ecirc;que Strossmayer; puis je compte poursuivre mon
+enqu&ecirc;te en Bosnie, en Serbie et en Bulgarie. Je t&acirc;cherai en m&ecirc;me temps
+de me rendre compte de la situation politique et &eacute;conomique de ces pays,
+dont j'ai d&eacute;j&agrave; parl&eacute; dans mon livre <i>La Prusse et l'Autriche depuis
+Sadowa</i>.</p>
+
+<p>Le moment est opportun, et il faut le saisir sans tarder; car toutes ces
+populations se transforment rapidement. Sous l'influence des chemins de
+fer, de leurs constitutions nouvelles et des rapports plus intimes avec
+l'Europe occidentale, elles ne tarderont pas &agrave; abandonner leurs coutumes
+locales et leurs institutions primitives, pour adopter la l&eacute;gislation et
+la mani&egrave;re de vivre que nous appelons la civilisation moderne. Elles
+renonceront &agrave; leurs costumes pittoresques et &agrave; leurs usages s&eacute;culaires,
+pour s'habiller, penser, parlementariser, se quereller et se moraliser &agrave;
+la fa&ccedil;on de Paris ou de Londres. Depuis mon voyage de 1867, tout est
+d&eacute;j&agrave; bien chang&eacute;, me dit-on.</p>
+
+<p>Pour aller &agrave; Vienne, je descends le Rhin. Le <i>Vater Rhein</i> est aussi
+devenu m&eacute;connaissable: <i>quantum mutatus ab illo</i>; comme il est diff&eacute;rent
+de ce que je l'ai vu, quand j'ai parcouru ses bords, la premi&egrave;re fois, &agrave;
+pied et suivant pas &agrave; pas les &eacute;tapes de Victor Hugo, dont le <i>Rhin</i>
+venait de para&icirc;tre. Il ne reste presque plus rien de ces grands aspects
+de la nature qu'offrait le vieux fleuve, s'ouvrant de force un passage &agrave;
+travers la barri&egrave;re des roches tourment&eacute;es et des soul&egrave;vements
+volcaniques. Le vigneron a &eacute;tabli ses cultures dans les moindres
+anfructuosit&eacute;s des schistes abrupts. Pour escalader les d&eacute;clivit&eacute;s trop
+&agrave; pic, il a construit des terrasses en pierres s&egrave;ches. Partout ces
+escaliers g&eacute;ants montent jusqu'au sommet des pics et des ravins, et
+ainsi les rang&eacute;es uniformes des vignes prennent d'assaut</p>
+
+<p>Le burg b&acirc;ti sur un monceau de laves,</p>
+
+<p>Le <i>Maus</i> et le <i>Katz</i>, le <i>Chat</i> et la <i>Souris</i>, ces sombres repaires
+des burgraves, maintenant enguirland&eacute;s de pampres verts, ont perdu leur
+aspect farouche. La Loreley fait &laquo;du petit vin blanc&raquo;, et si la Sir&egrave;ne
+enivre encore les matelots, ce n'est plus avec les chants de sa harpe,
+mais avec le jus de la treille. Hugo ne composerait plus ici ses
+<i>Burgraves</i> et Heine n'y &eacute;crirait plus son <i>Lied</i>.</p>
+
+<p>Ich weiss nicht, was soll es bedeulen,
+Dass ich so traurig bin;
+Ein M&acirc;rchen aus alten Zeiten,
+Das kommt mir nicht aus dem Sinn.</p>
+
+<p>En dessous des rochers transform&eacute;s en vignobles, l'ing&eacute;nieur des ponts
+et chauss&eacute;es a emprisonn&eacute; les eaux du fleuve dans une digue continue de
+blocs basaltiques, dont les prismes exactement ajust&eacute;s forment un mur
+noir avec des joints blancs; noir et blanc! le dieu &agrave; la barbe limoneuse
+porte les couleurs prussiennes! Aux endroits larges de la rivi&egrave;re, des
+&eacute;pis s'avancent dans son lit pour approfondir la passe et pour
+conqu&eacute;rir des prairies, gr&acirc;ce au travail naturel et lent du colmatage.
+Le flot arrive ainsi dix heures plus t&ocirc;t de Mannheim &agrave; Cologne, et les
+dangers de la navigation, c&eacute;l&egrave;bres dans les l&eacute;gendes, ont disparu. Sur
+l'<i>embankment</i> noir, d'&eacute;normes chiffres blancs indiquent, para&icirc;t-il, &agrave;
+quelle distance du bord se trouve la passe navigable. Des deux c&ocirc;t&eacute;s, un
+chemin de fer et, sur le fleuve, un mouvement continuel de bateaux &agrave;
+vapeur de toute grandeur, de toute forme et &agrave; tout usage: steamers &agrave;
+trois ponts pour touristes, comme aux &Eacute;tats-Unis; petits bateaux de
+plaisance, barges en fer venant de Rotterdam, remorqueurs &agrave; aubes et &agrave;
+h&eacute;lice, toueurs sur cha&icirc;ne flottante, dragueurs, etc.; une tra&icirc;n&eacute;e
+continue de fum&eacute;e noire, vomie par les centaines de chemin&eacute;es des
+navires et des locomotives, assombrit le paysage. Les routes qui suivent
+les rives sont si admirablement entretenues, qu'on n'y voit pas trace
+d'orni&egrave;re, et elles sont bord&eacute;es d'arbres fruitiers et de prismes de
+basalte mi-partie noir et blanc; toujours les couleurs prussiennes; mais
+le but est de montrer aux voitures la route &agrave; suivre pendant les nuits
+obscures. Quand un chemin s'en d&eacute;tache &agrave; droite ou &agrave; gauche, les arbres
+des deux c&ocirc;t&eacute;s de l'entr&eacute;e sont aussi peints en blanc, afin qu'on &eacute;vite
+d'accrocher. Nulle part, je n'ai vu un grand fleuve aussi parfaitement
+endigu&eacute;, dompt&eacute;, domestiqu&eacute;, utilis&eacute;, pli&eacute; &agrave; tous les services que
+r&eacute;clame l'homme. Le libre Rhin d'Arminius et des burgraves est mieux
+disciplin&eacute; et &laquo;astiqu&eacute;&raquo; qu'un grenadier du Brandebourg. L'&eacute;conomiste et
+l'ing&eacute;nieur admirent, mais le peintre et le po&egrave;te g&eacute;missent. Buffon,
+dans un morceau que reproduisent tous les cours de litt&eacute;rature, entonne
+un hosanna en l'honneur de la nature cultiv&eacute;e, et n'a pas de mots assez
+forts pour exprimer l'horreur que lui inspire la nature sauvage,
+&laquo;brute&raquo;, comme il l'appelle. Aujourd'hui, nous &eacute;prouvons un sentiment
+tout oppos&eacute;. Nous cherchons au sommet des monts presque inaccessibles,
+dans la r&eacute;gion des neiges &eacute;ternelles et au centre des continents
+inexplor&eacute;s, des lieux que n'a pas transform&eacute;s la main de l'homme et o&ugrave;
+nous pouvons contempler la nature dans sa virginit&eacute; inviol&eacute;e. La
+civilisation nous &eacute;touffe. Nous en sommes exc&eacute;d&eacute;s. Les livres, les
+revues, les journaux, les lettres &agrave; &eacute;crire et &agrave; lire, les courses en
+chemin de fer, la poste, le t&eacute;l&eacute;graphe et le t&eacute;l&eacute;phone d&eacute;vorent les
+heures et hachent la vie: plus de solitude pour la r&eacute;flexion f&eacute;conde. En
+trouverai-je au moins parmi les pins des Karpathes ou sous les vieux
+ch&ecirc;nes des Balkans? L'industrie est en train de g&acirc;ter et de salir notre
+plan&egrave;te. Les produits chimiques empoisonnent les eaux; les scories des
+usines couvrent les campagnes; les carri&egrave;res &eacute;ventrent les flancs
+pittoresques des vall&eacute;es; la fum&eacute;e de la houille ternit la verdure des
+feuillages et l'azur du ciel; les d&eacute;jections des grandes cit&eacute;s font, des
+rivi&egrave;res, des &eacute;gouts d'o&ugrave; s'&eacute;chappent les microbes du typhus. L'utile
+d&eacute;truit le beau. Et il en est de m&ecirc;me partout, parfois jusqu'&agrave; faire
+pleurer. Ne vient-on pas d'&eacute;tablir une fabrique de locomotives sur la
+ravissante &icirc;le de Sainte-H&eacute;l&egrave;ne, pr&egrave;s des jardins publics de Venise, et
+de convertir les ruines d'une &eacute;glise du Ve si&egrave;cle en cubilots et en
+chemin&eacute;es, dont l'opaque fum&eacute;e, produite par l'infect charbon
+bitumineux, maculera bient&ocirc;t de tra&icirc;n&eacute;es de suie gluante et noire les
+marbres roses du palais des doges et les mosa&iuml;ques de Saint-Marc, comme
+on le voit &agrave; Londres sur les fa&ccedil;ades de Saint-Paul, toutes z&eacute;br&eacute;es de
+coul&eacute;es poisseuses?</p>
+
+<p>Il est vrai que le produit de cette activit&eacute; industrielle se condense en
+revenus, qui enrichissent de nombreuses familles et qui accroissent les
+rangs de la bourgeoisie vivant du capital. Ici, aux bords du Rhin, il se
+cristallise en villas et en ch&acirc;teaux, dont les profils pseudo-grecs ou
+gothiques se dessinent parmi les massifs d'arbres exotiques, dans les
+situations les plus recherch&eacute;es, aux environs de Bonn, de Godesberg, de
+Saint-Goar, de Bingen. Voici un gigantesque castel f&eacute;odal, aupr&egrave;s duquel
+Stolzenfels, le s&eacute;jour favori de l'imp&eacute;ratrice Augusta, n'est qu'un
+pavillon de chasse. Ce colossal assemblage de tours, de galeries, de
+toits et de terrasses superpos&eacute;es aura co&ucirc;t&eacute; plus d'un million. Est-il
+sorti de la houille de la R&#339;r ou de l'acier Bessemer? Il est plant&eacute;
+juste au-dessous de l'h&eacute;ro&iuml;que ruine du Drachenfels. Le Dragon,
+<i>Drache</i>, qui garde, dans l'antre du Nifelheim, le tr&eacute;sor des
+Nibelungen, ne se vengera-t-il pas de l'impertinent d&eacute;fi que lui jette
+la plutocratie moderne?</p>
+
+<p>Ce que je vois en remontant le Rhin me fait r&eacute;fl&eacute;chir sur ce qui
+caract&eacute;rise particuli&egrave;rement l'administration prussienne. Les travaux
+qui ont eu pour r&eacute;sultat de &laquo;domestiquer&raquo; si merveilleusement le fleuve
+et d'en faire le type parfait de ce que Pascal appelle &laquo;un chemin qui
+marche&raquo;, ont dur&eacute; trente ou quarante ans, et ils ont &eacute;t&eacute; poursuivis
+syst&eacute;matiquement, continuellement, scientifiquement. Dans ses travaux
+publics, comme dans ses pr&eacute;paratifs militaires, la Prusse a su r&eacute;unir
+deux qualit&eacute;s qui souvent s'excluent: l'esprit de suite et l'avidit&eacute;, la
+passion des perfectionnements, poursuivis jusque dans les moindres
+d&eacute;tails. Ordinairement, l'esprit de suite, la tradition conduisent &agrave; la
+routine, laquelle rejette les innovations.</p>
+
+<p>Avoir toujours en vue le m&ecirc;me but, mais choisir et appliquer sans retard
+les moyens les meilleurs pour l'atteindre, cela donne une grande force
+et augmente beaucoup les chances de succ&egrave;s. J'ai d&eacute;j&agrave; montr&eacute;, ailleurs,
+en parlant du r&eacute;gime parlementaire, que le manque d'esprit de suite est
+une cause de faiblesse pour les d&eacute;mocraties. Il faut pourvoir &agrave; cette
+lacune l&agrave; o&ugrave; elle se fait sentir, sous peine d'inf&eacute;riorit&eacute;.</p>
+
+<p>Voici encore quelques menus faits qui montrent que les Prussiens sont en
+m&ecirc;me temps aussi amoureux des nouveaut&eacute;s utiles et des perfectionnements
+pratiques que les Am&eacute;ricains. Sur le Rhin, aux passages d'eau, les
+anciens bacs sont remplac&eacute;s par des mouches &agrave; vapeur qui constamment
+font le va-et-vient. Je remarque l'emploi, au chemin de fer, de
+brouettes en acier, plus l&eacute;g&egrave;res et plus solides que celles qu'on voit
+autre part. Le syst&egrave;me de chauffage est incomparablement mieux entendu
+qu'ailleurs: on chauffe les voitures du dehors, par des tuyaux qui
+circulent sous les bancs, et le voyageur r&egrave;gle la temp&eacute;rature en
+promenant une aiguille, sur un disque, du <i>Kalt</i> (froid) au <i>Warm</i>
+(chaud).&mdash;Au haut de la tour de l'h&ocirc;tel de ville de Berlin, se trouvent
+rang&eacute;es, par ordre, les hampes des drapeaux dont on la pavoise, les
+jours de f&ecirc;tes. Tout autour de la derni&egrave;re galerie, des anneaux de fer
+sont fix&eacute;s ext&eacute;rieurement pour y planter ces hampes; chacune de
+celles-ci porte un num&eacute;ro correspondant au num&eacute;ro de l'anneau destin&eacute; &agrave;
+la recevoir. La rapidit&eacute; et la r&eacute;gularit&eacute; du service se trouvent ainsi
+assur&eacute;es. L'ordre et la pr&eacute;voyance m&egrave;nent s&ucirc;rement au but et ce sont des
+qualit&eacute;s que l'&eacute;tude fait acqu&eacute;rir.</p>
+
+<p>Je comptais aller voir, &agrave; Stuttgart, Albert Sch&auml;ffle, ancien ministre
+des finances en Autriche, aujourd'hui adonn&eacute; tout entier aux &eacute;tudes
+sociales. Il a &eacute;crit des livres tr&egrave;s connus, tels que <i>Capitalismus und
+Socialismus: Bau und Leben des socialen K&ouml;rpers</i> (Construction et vie du
+corps social), qui le font ranger dans l'extr&ecirc;me gauche du socialisme de
+la chaire. Malheureusement, il est aux bains dans les montagnes de la
+For&ecirc;t Noire. Je m'en d&eacute;dommage en m'arr&ecirc;tant &agrave; Wurzbourg, pour
+rencontrer Ludwig Noir&eacute;. C'est un philosophe et un philologue qui a
+daign&eacute; s'occuper d'&eacute;conomie politique. La vue de l'impasse socialiste o&ugrave;
+la route de la d&eacute;mocratie conduit les soci&eacute;t&eacute;s modernes, am&egrave;ne beaucoup
+de philosophes &agrave; s'occuper de nos grossiers probl&egrave;mes de la p&acirc;ture &agrave;
+donner &agrave; la b&ecirc;te. Ainsi, en France, Jules Simon, Paul Janet, Taine,
+Renouvier; en Angleterre, Herbert Spencer, William Graham et jusqu'&agrave;
+l'esth&eacute;ticien du Pr&eacute;rapha&eacute;lisme, Ruskin.</p>
+
+<p>J'estime qu'il faut rattacher l'&eacute;conomie politique &agrave; la philosophie, &agrave;
+la religion, &agrave; la morale surtout; mais comme je ne puis m'&eacute;lever par
+moi-m&ecirc;me dans ces hautes sph&egrave;res de la pens&eacute;e, je suis tr&egrave;s heureux
+quand un philosophe veut bien m'avancer un bout de corde, pour me
+hisser un peu au-dessus de notre terre-&agrave;-terre habituel. Ludwig Noir&eacute; a
+publi&eacute; un volume qui fait admirablement mon affaire, et dont j'esp&egrave;re
+pouvoir parler plus longuement bient&ocirc;t. Il est intitul&eacute; <i>Das Werkzeug</i>
+(l'Outil). Il montre la profondeur de ce mot de Franklin: <i>Man is a
+tool-making animal</i> &laquo;L'homme est un animal fabriquant des outils.&raquo; Noir&eacute;
+rattache l'origine de l'outil aux origines de la raison et du langage.</p>
+
+<p>Au d&eacute;but, si haut que l'on remonte, l'homme a d&ucirc; agir sur la mati&egrave;re
+pour en tirer de quoi se nourrir. Cette action sur la nature, dans le
+but de satisfaire le besoin, c'est le travail. Les hommes vivant en
+famille et m&ecirc;me en tribu, le travail s'est fait en commun. Celui qui
+accomplit un effort musculaire &eacute;met spontan&eacute;ment certains sons en
+rapport avec la nature de l'effort. Ces sons, r&eacute;p&eacute;t&eacute;s et entendus par
+tout le groupe, ont d&ucirc; repr&eacute;senter l'acte dont ils &eacute;taient
+l'accompagnement spontan&eacute;. Et ainsi le langage est n&eacute; de l'activit&eacute; en
+vue du besoin, et le verbe, repr&eacute;sentant l'action, a pr&eacute;c&eacute;d&eacute; tous les
+autres mots parce qu'il caract&eacute;risait l'effet qui durait et donnait lieu
+&agrave; l'intuition commune.</p>
+
+<p>L'effort pour se procurer l'utile d&eacute;veloppe le raisonnement et bient&ocirc;t
+n&eacute;cessite l'emploi de l'outil. Partout o&ugrave; l'on trouve trace de l'homme
+pr&eacute;historique l'outil de silex se rencontre. Ainsi la raison, le
+langage, le travail, l'outil, toutes ces manifestations de
+l'intelligence capable de progr&egrave;s ont apparu et se sont d&eacute;velopp&eacute;es en
+m&ecirc;me temps. Noir&eacute; a expos&eacute; ceci dans un autre livre, <i>Ursprung der
+Sprache</i> (Origine du langage). Quand il a paru, Max M&uuml;ller, dans la
+<i>Contemporary Review</i>, a d&eacute;clar&eacute; que cette th&eacute;orie, quoique trop
+exclusive, &agrave; son avis, &eacute;tait cependant tr&egrave;s sup&eacute;rieure &agrave; celle de
+l'onomatop&eacute;e et de l'interjection et qu'elle &eacute;tait, somme toute, la
+meilleure et la plus probable. Depuis lors, il semble l'avoir adopt&eacute;e
+compl&egrave;tement dans son livre: <i>Origine et d&eacute;veloppement de la religion</i>.
+Je ne puis que m'incliner devant cette appr&eacute;ciation.</p>
+
+<p>Noir&eacute; est un Kantien convaincu et un enthousiaste de Schopenhauer. Il
+veut former un comit&eacute; pour &eacute;lever une statue en l'honneur de l'H&eacute;raclite
+moderne. Il compte sur Renan, sur Max M&uuml;ller, sur le fameux romaniste
+Ihering, sur Hillebrand, sur Brahms, et il d&eacute;sire que je donne aussi mon
+nom. &laquo;Il faut, dit-il, un comit&eacute; international, car si l'&eacute;crivain est
+allemand, le philosophe appartient au monde entier.&raquo;</p>
+
+<p>Je suis tr&egrave;s flatt&eacute; de la proposition; mais j'y fais deux objections.
+D'abord, un humble &eacute;conomiste n'a pas le droit de s'inscrire en si docte
+compagnie. En second lieu, disciple d'Huet, je suis un platonicien
+endurci, et je crains que Schopenhauer ne soit pas assez spiritualiste &agrave;
+la fa&ccedil;on de l'&eacute;cole cart&eacute;sienne. Je suis persuad&eacute; qu'il faut, comme base
+aux sciences sociales, ces deux notions aujourd'hui tr&egrave;s d&eacute;mod&eacute;es,
+para&icirc;t-il: l'id&eacute;e de Dieu et celle de l'immortalit&eacute; de l'&acirc;me. Celui qui
+ne voit en tout que la mati&egrave;re ne peut s'&eacute;lever &agrave; la notion de &laquo;ce qui
+doit &ecirc;tre&raquo;, c'est-&agrave;-dire &agrave; un id&eacute;al de droit et de justice. Cet id&eacute;al ne
+se con&ccedil;oit que dans le plan d'un ordre divin, qui s'impose moralement &agrave;
+l'homme. La science positive, telle qu'on la veut maintenant, &laquo;a pour
+objet, dit-on, non ce qui doit &ecirc;tre, mais ce qui est. Elle se borne &agrave;
+chercher la formule du fait. Si elle parle de ce qui doit &ecirc;tre, c'est
+dans le sens de pure futuration. Elle est &eacute;trang&egrave;re &agrave; toute id&eacute;e
+d'obligation ou de prescription imp&eacute;rative.&raquo; (<i>Revue philosophique</i>,
+octobre 1882.) Ceci est la mort du devoir. Je suis assez platement
+utilitaire pour croire que l'espoir de la vie future est indispensable
+comme mobile du bien &agrave; accomplir. Le mat&eacute;rialisme pr&eacute;pare
+l'affaiblissement du sens moral et, par cons&eacute;quent, la d&eacute;cadence.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Oui, me r&eacute;pond Noir&eacute;, voil&agrave; le probl&egrave;me. Comment, &agrave; c&ocirc;t&eacute; de l'absolue
+n&eacute;cessitation de la nature ou de l'omnipotence divine, y a-t-il place
+pour la personnalit&eacute; et pour la libert&eacute; humaine? C'est ce que personne,
+ni chr&eacute;tien, ni naturaliste, n'a pu nous dire. De l&agrave; sont venus, d'une
+part, la pr&eacute;destination des calvinistes et le <i>de servo arbibrio</i> de
+Luther; de l'autre, le d&eacute;terminisme et le mat&eacute;rialisme. Le premier
+mortel qui ait abord&eacute; cette question sans frayeur et qui y a trouv&eacute; une
+r&eacute;ponse satisfaisante, c'est Kant. Il a plong&eacute; dans l'ab&icirc;me, et il en
+est sorti vainqueur des monstres des t&eacute;n&egrave;bres, portant &agrave; la main la
+coupe d'or, o&ugrave; d&eacute;sormais l'humanit&eacute; peut boire le divin breuvage, la
+v&eacute;rit&eacute;. Comme rien ne nous int&eacute;resse plus que la solution de ce
+probl&egrave;me, jamais notre reconnaissance n'&eacute;galera le service rendu par ce
+prodigieux effort de l'esprit humain. Kant nous a fourni la seule arme
+avec laquelle on peut combattre le mat&eacute;rialisme; il est temps de nous en
+servir, car cette d&eacute;testable doctrine mine partout les fondements de la
+soci&eacute;t&eacute; humaine. Ce qui me fait r&eacute;v&eacute;rer le nom de Schopenhauer, c'est
+qu'il a donn&eacute; &agrave; la v&eacute;rit&eacute; r&eacute;v&eacute;l&eacute;e par Kant une expression plus vivante,
+plus p&eacute;n&eacute;trante.&raquo; </p>
+
+<p>&laquo;En France et en Belgique, vous ne connaissez pas bien Schopenhauer.
+Foucher de Careil en a parl&eacute; il y a longtemps d&eacute;j&agrave;; Caro a &eacute;crit &agrave; son
+sujet des pages &eacute;loquentes; on a traduit ses &#339;uvres; mais nul n'a
+vraiment p&eacute;n&eacute;tr&eacute; au fond de sa pens&eacute;e, parce que, pour comprendre un
+philosophe, il faut l'aimer, et l'aimer passionn&eacute;ment, jusqu'&agrave; la folie.
+&laquo;La folie de la croix&raquo;, mot admirable!&raquo;</p>
+
+<p>Pour Schopenhauer, tout sort de la volont&eacute;: &laquo;Qui dit volont&eacute; dit
+personnalit&eacute; et libert&eacute;: nous voil&agrave; aux antipodes du d&eacute;terminisme
+naturaliste. L'intelligence nous donne le ph&eacute;nom&egrave;ne, non la chose:
+<i>Spiritus in nobis qui viget, ille facit</i>. Ce qui se meut en nous et
+nous est le mieux, le plus intimement connu, c'est la volont&eacute;; c'est
+notre vraie essence; elle nous donne la clef de la &laquo;chose en soi&raquo;, du
+myst&egrave;re du monde, dont on interdisait &agrave; jamais l'acc&egrave;s &agrave; la raison
+humaine.&raquo;</p>
+
+<p>La morale de Schopenhauer est exactement la m&ecirc;me que celle du
+christianisme; morale d'abn&eacute;gation, de r&eacute;signation, d'asc&eacute;tisme. Il
+nomme piti&eacute; ce que les chr&eacute;tiens appellent charit&eacute;. Combattre la volont&eacute;
+&eacute;go&iuml;ste, fermer les yeux aux illusions du monde ext&eacute;rieur, chercher la
+paix de l'&acirc;me, en sacrifiant toutes poursuites qui nous plongent dans le
+sensible, dans le variable, voil&agrave; ce qu'il recommande, et n'est-ce pas
+l&agrave; aussi le pr&eacute;cepte &eacute;vang&eacute;lique? Faut-il le rejeter parce qu'il a &eacute;t&eacute;
+aussi pr&ecirc;ch&eacute; par Bouddha? &laquo;Les preuves &laquo;empiriques&raquo; de la v&eacute;rit&eacute; de mes
+doctrines, disait Schopenhauer, ce sont ces &acirc;mes chr&eacute;tiennes, qui,
+renon&ccedil;ant &agrave; la richesse et embrassant la pauvret&eacute; volontaire, se vouent
+au service des indigents, des d&eacute;laiss&eacute;s, au soin des blessures les plus
+affreuses et des maladies les plus r&eacute;pugnantes. Leur bonheur est dans
+l'abn&eacute;gation, dans le d&eacute;vouement, dans le d&eacute;tachement des choses
+grossi&egrave;res de cette terre, dans la croyance vivante en
+l'indestructibilit&eacute; de leur &ecirc;tre, dans l'esp&eacute;rance des f&eacute;licit&eacute;s
+futures.&raquo; Le principal objet de la m&eacute;taphysique de Kant est de fixer les
+bornes du cercle que peut embrasser notre raison. Pour lui, nous sommes
+comme des poissons dans un &eacute;tang; ils peuvent pousser jusqu'&agrave; la berge
+et voir ce qui les emprisonne; mais l'au del&agrave; leur &eacute;chappe. Pour l'homme
+cet au del&agrave;, c'est le &laquo;transcendant&raquo;. Schopenhauer a &eacute;t&eacute; plus loin que
+Kant. Sans doute, dit-il, nous n'apercevons le monde que par le dehors,
+et comme ph&eacute;nom&egrave;ne; mais il y a une petite fente par laquelle nous
+pouvons p&eacute;n&eacute;trer jusqu'au fond des choses et saisir leur r&eacute;alit&eacute;
+substantielle; c'est par notre propre &laquo;moi&raquo;, qui se d&eacute;voile &agrave; nous comme
+volont&eacute;, et ainsi nous avons la clef qui nous ouvre le &laquo;transcendant&raquo;.</p>
+
+<p>&laquo;Vous vous dites, cher coll&egrave;gue, un platonicien incorrigible; mais
+ignorez-vous que Schopenhauer invoque sans cesse le &laquo;divin&raquo; Platon et
+l'incomparable, le prodigieux, <i>der erstaunliche</i>, Kant? Son grand
+m&eacute;rite, c'est d'avoir d&eacute;fendu l'id&eacute;alisme contre toutes ces b&ecirc;tes
+f&eacute;roces que Dante rencontrait dans la for&ecirc;t obscure, <i>nella selva
+oscura</i>, o&ugrave; il s'&eacute;tait &eacute;gar&eacute;: le mat&eacute;rialisme, le sensualisme et leur
+digne prog&eacute;niture, l'&eacute;go&iuml;sme et la bestialit&eacute;. Une physique sans
+m&eacute;taphysique est ce qu'il y a de plus plat, de plus faux et de plus
+dangereux.&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;Et cependant, aujourd'hui, cette v&eacute;rit&eacute;, proclam&eacute;e par tous les grands
+esprits, fait rire. L'id&eacute;e du devoir n'a de fondement que dans la
+m&eacute;taphysique. Rien dans la nature n'en parle, et la physique, ici,
+devient muette. La nature est impitoyable. La force brutale y triomphe.
+Le mieux arm&eacute; d&eacute;truit et d&eacute;vore celui qui l'est moins. O&ugrave; est le droit,
+o&ugrave; est la justice? Le mot que les Fran&ccedil;ais reprochent &agrave; notre chancelier
+et qu'il n'a jamais prononc&eacute;: &laquo;Le droit, c'est la force&raquo;, les
+mat&eacute;rialistes en font la base de leur doctrine. La piti&eacute; de
+Schopenhauer, la charit&eacute; du chr&eacute;tien, la justice du philosophe et du
+juriste sont diam&eacute;tralement oppos&eacute;es &agrave; l'instinct et aux voix de la
+nature, qui nous poussent &agrave; tout sacrifier pour assouvir les app&eacute;tits de
+la b&ecirc;te. Lisez l'&eacute;loquente conclusion du livre de Lange, <i>Geschichte des
+Materialismus</i>. &laquo;Ni les tribunaux, dit-il, ni les prisons, ni les
+ba&iuml;onnettes, ni la mitraille ne conjureront l'&eacute;croulement de l'&eacute;difice
+social qui se pr&eacute;pare. Pour &eacute;chapper &agrave; la catastrophe il faut &eacute;liminer
+le mat&eacute;rialisme. C'est de la cervelle des savants, o&ugrave; il r&egrave;gne en
+ma&icirc;tre, qu'il faut le chasser. Car c'est de l&agrave; qu'il rayonne et
+qu'insensiblement il envahit tous les esprits. Il n'y a que la vraie
+philosophie qui puisse sauver le monde.&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;Mais, lui r&eacute;pliquai-je, la philosophie de Schopenhauer ne sera jamais
+comprise que par le tr&egrave;s petit nombre. J'avoue bien humblement que je
+n'ai jamais os&eacute; aborder le texte allemand. Je n'ai lu que des fragments
+en traduction.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Vous avez eu tort, me r&eacute;pondit Noir&eacute;: le style de Schopenhauer est
+limpide et clair. Il est un de nos meilleurs &eacute;crivains. Il a expos&eacute; les
+probl&egrave;mes les plus abstrus dans le meilleur langage. Nul n'a mieux
+justifi&eacute; la v&eacute;rit&eacute; de ce que notre Jean-Paul disait de Platon, de Bacon
+et de Leibnitz. La pens&eacute;e la plus profonde n'exclut pas plus une forme
+brillante qui la rende avec relief, qu'un cerveau de penseur, un beau
+front et un beau visage. Malheureusement, M. de Hartmann, par qui on
+croit arriver &agrave; Schopenhauer, a trop souvent obscurci les id&eacute;es du
+ma&icirc;tre par son jargon h&eacute;g&eacute;lien. Schopenhauer ex&eacute;crait l'h&eacute;g&eacute;lianisme. En
+v&eacute;ritable iconoclaste, il en brisait les idoles &agrave; coups de massue. Il
+aimait les mots violents, les expressions assommoirs, &laquo;la divine
+grossi&egrave;ret&eacute;&raquo;, <i>die g&ocirc;ttliche Grobheit</i>, comme il disait. Cependant, il
+vantait l'&eacute;l&eacute;gance et les bonnes mani&egrave;res, et il a m&ecirc;me traduit, chose
+&eacute;trange, un petit cat&eacute;chisme sur la mani&egrave;re de se conduire dans le
+monde, <i>El oraculo manual</i>, du j&eacute;suite Baltasar Gracian, mort en 1658.
+Il y avait un temps, dit-il, o&ugrave; les trois grands sophistes de
+l'Allemagne, Fichte, Schelling et surtout Hegel, ce vendeur de non-sens,
+<i>der freche Unsinns Schmierer</i>, cet impertinent barbouilleur de papier,
+s'imaginaient para&icirc;tre profonds en devenant obscurs. Ce charlatan &eacute;hont&eacute;
+se faisait adorer par la foule; il r&eacute;gnait dans les universit&eacute;s, o&ugrave; l'on
+s'&eacute;tudiait &agrave; prendre des poses h&eacute;g&eacute;liennes. L'h&eacute;g&eacute;lianisme &eacute;tait une
+religion, et des plus intol&eacute;rantes. Qui n'&eacute;tait pas h&eacute;g&eacute;lien devenait
+suspect, m&ecirc;me &agrave; l'&Eacute;tat prussien. Tous ces messieurs faisaient la chasse
+&agrave; l'Absolu, et ils pr&eacute;tendaient le rapporter dans leur gibeci&egrave;re. Kant
+avait d&eacute;montr&eacute; que la raison humaine ne saisit que le relatif. &#8212;-&laquo;Quelle
+erreur! s'&eacute;cri&egrave;rent en ch&#339;ur Hegel, Schelling, Jacobi, Schleiermacher
+et <i>tutti quanti</i>. L'Absolu! mais je le connais intimement; j'assiste &agrave;
+ses petits levers; il n'a pas de secrets pour moi. Les diff&eacute;rentes
+chaires devenaient le th&eacute;&acirc;tre des r&eacute;volutions de l'Absolu, qui remuaient
+toute l'Allemagne. Voulait-on rappeler &agrave; la raison tous ces illustres
+maniaques, on vous r&eacute;pondait: Comprenez-vous l'Absolu d'une fa&ccedil;on
+ad&eacute;quate? Non? Alors, taisez-vous. Vous n'&ecirc;tes qu'un mauvais chr&eacute;tien
+et, par cons&eacute;quent, un sujet dangereux. Prenez garde &agrave; la forteresse. Le
+pauvre Beneke fut si effray&eacute; de ces objurgations, qu'il alla se noyer. A
+la fin, les grands mystagogues se prirent aussi aux cheveux. Comme
+derni&egrave;re injure, ils disaient &agrave; leur adversaire: Vous n'entendez rien &agrave;
+l'Absolu. D'un coup de l'Absolu, on vous tuait un homme sur place. Ces
+batailles faisaient penser au duel du rabbi et du moine &agrave; Tol&egrave;de, dans
+le <i>Romancero</i> de Heine. Apr&egrave;s qu'ils avaient longuement et
+hargneusement disput&eacute;, le roi dit &agrave; la reine: Qui des deux vous para&icirc;t
+avoir raison? Il me semble, r&eacute;pondit la reine, qu'ils exhalent une
+mauvaise odeur tous les deux. Cette n&eacute;bulosit&eacute;, qui rappelle la
+<i>nephelokokkygia</i>, la ville dans les nuages, des <i>Oiseaux</i>
+d'Aristophane, est pass&eacute;e en proverbe chez nos voisins les Fran&ccedil;ais, qui
+aiment ce qui est clair, en quoi ils n'ont pas tort. Quand une chose
+leur para&icirc;t inintelligible, ils disent: C'est de la m&eacute;taphysique
+allemande. Cousin s'est &eacute;vertu&eacute; &agrave; vous offrir toute cette mati&egrave;re
+indigeste, un peu clarifi&eacute;e. Il y a perdu, non son latin, mais son
+allemand et son fran&ccedil;ais.</p>
+
+<p>&laquo;Je parie que vous n'avez jamais compris que l'&Ecirc;tre pur est &eacute;gal au
+Non-&Ecirc;tre. Connaissez-vous le conte allemand de Grimm: <i>Les habits de
+l'empereur</i>? Un tailleur condamn&eacute; &agrave; mort, pour obtenir sa gr&acirc;ce, promet
+de faire pour l'empereur un v&ecirc;tement incomparable, si beau que rien
+n'en peut donner l'id&eacute;e. Le tailleur, coud, coud sans rel&acirc;che. Enfin, il
+annonce que le costume est pr&ecirc;t; seulement, il ajoute que seuls les gens
+d'esprit peuvent en appr&eacute;cier les splendeurs. Les imb&eacute;ciles ne
+l'apercevront m&ecirc;me pas. Domestiques, cam&eacute;riers, officiers, chambellans,
+ministres, viennent l'un apr&egrave;s l'autre pour l'admirer. Magnifique!
+s'&eacute;crient-ils &agrave; l'envi. Le jour du couronnement, l'empereur croit
+rev&ecirc;tir le costume; il passe en procession par les rues de la ville.
+Foule dans les rues; foule aux fen&ecirc;tres. Pas un qui ne veuille avoir
+autant d'esprit que son voisin. Tous r&eacute;p&egrave;tent: Splendide, on n'a jamais
+rien vu de pareil! Enfin, un petit enfant regarde et dit: Mais
+l'empereur est tout nu. On reconna&icirc;t alors qu'en effet le v&ecirc;tement
+n'existait pas, et le tailleur est pendu. Schopenhauer est le petit
+enfant qui a r&eacute;v&eacute;l&eacute; la mis&egrave;re, ou plut&ocirc;t la non-existence de
+l'h&eacute;g&eacute;lianisme. Aussi ses &eacute;crits ont &eacute;t&eacute; pass&eacute;s sous silence pendant
+trente ans. La premi&egrave;re &eacute;dition de son chef-d'&#339;uvre passa chez
+l'&eacute;picier et de l&agrave; dans la cuve. Notre devoir, aujourd'hui, est de
+r&eacute;parer tant d'injustice et de lui rendre l'honneur qui lui est d&ucirc;.</p>
+
+<p>Son pessimisme ne doit pas vous arr&ecirc;ter. &laquo;Le monde, dit-il, est rempli
+de mal et tout souffre ici-bas. La volont&eacute; de l'homme est perverse de
+nature.&raquo; N'est-ce pas l&agrave; l'essence m&ecirc;me du christianisme: <i>ingemuit
+omnis creatura</i>? D'apr&egrave;s le ma&icirc;tre, notre volont&eacute; naturelle est mauvaise
+et &eacute;go&iuml;ste. Toutefois, par un effort sur elle-m&ecirc;me, elle peut s'&eacute;purer
+et s'&eacute;lever au-dessus de l'&eacute;tat de nature, pour entrer dans l'&eacute;tat de
+gr&acirc;ce dont parle l'Eglise, dans la saintet&eacute; &#948;&#949;&#973;&#964;&#949;&#961;&#959;&#962; &#960;&#955;&#959;&#944;&#962;*. C'est l&agrave; la
+d&eacute;livrance, la r&eacute;demption apr&egrave;s laquelle soupirent les &acirc;mes pieuses. On
+y arrive par le d&eacute;tachement absolu, par le m&eacute;pris et la condamnation du
+monde et de soi-m&ecirc;me, <i>Spernere mundum, spernere se ipsum, spernere se
+sperni</i><a name='FNanchor_4_4'></a><a href='#Footnote_4_4'><sup>[4]</sup></a>.</p>
+
+
+<a name='Footnote_4_4'></a><a href='#FNanchor_4_4'>[4]</a><div class='note'><p> J'apprends que le comit&eacute; pour &eacute;lever une statue &agrave;
+Schopenhauer vient de se constituer. Voici les noms des personnes
+formant ce comit&eacute;: Ernest Renan; Max M&uuml;ller d'Oxford; le brahmane Raj&aacute;
+Ramp&aacute;l Sing; M. de Benigsen, l'ancien pr&eacute;sident du Reichstag allemand;
+Rudolf von Jhering, le c&eacute;l&egrave;bre romaniste de G&ouml;ttingue; Gylden,
+l'astronome de Stockholm; F. Unger, ancien ministre &agrave; Vienne; Wilhelm
+Gentz, de Berlin; Otto B&ouml;btlingk, de l'acad&eacute;mie imp&eacute;riale de Russie;
+Karl Hillebrand, de Florence, mort depuis; Francis Bowen, professeur &agrave;
+Harvard-College aux &Eacute;tats-Unis; prof. Rudolf Leuckart, de Leipzig; Hans
+von Wolzogen, de Baireuth; Johannes Brahms, le c&eacute;l&egrave;bre musicien; F.A.
+Gev&aelig;rt, le savant historien de la musique; le po&egrave;te-artiste comte de
+Schack; J. Moret, ancien ministre &agrave; Madrid; Elpis Melena, la g&eacute;n&eacute;reuse
+protectrice des droits des animaux; Ludwig Noir&eacute;, de Mayence, et Emile
+de Laveleye, de Li&egrave;ge.</p></div>
+
+<p>Avant de quitter W&uuml;rzbourg, je visite le palais, ancienne r&eacute;sidence des
+princes-&eacute;v&ecirc;ques, et quelques &eacute;glises. Ce palais, <i>die Residenz</i>, est
+&eacute;norme, et il le para&icirc;t davantage quand on songe qu'il &eacute;tait destin&eacute; &agrave;
+orner la petite capitale d'un simple &eacute;v&ecirc;ch&eacute;. Erig&eacute; entre 1720 et 1744,
+il est b&acirc;ti sur le plan de celui de Versailles et il est presque aussi
+grand. L'escalier n'a son pareil nulle part. Avec le vestibule qui le
+pr&eacute;c&egrave;de, il occupe toute la largeur du palais et un tiers de sa
+longueur. Montant d'une vol&eacute;e, ses marches et ses paliers largement
+&eacute;tal&eacute;s, il est d'une magnificence imp&eacute;riale. Toute une foule de pr&eacute;lats
+en soutane &agrave; queue et de belles dames &agrave; tra&icirc;nes de satin s'y
+&eacute;tageraient &agrave; l'aise. Des statues bucoliques ornent la rampe en pierre
+d&eacute;coup&eacute;e. Il y a une enfilade de trois cent cinquante-deux salons, tous
+d'apparat; rien pour l'usage. Un certain nombre de ceux-ci ont &eacute;t&eacute;
+d&eacute;cor&eacute;s et meubl&eacute;s du temps de l'empire fran&ccedil;ais. Que ces peintures des
+plafonds et des murs en style pseudo-classique et ces meubles en acajou
+avec appliques de cuivre semblent mesquins, &agrave; c&ocirc;t&eacute; des appartements
+achev&eacute;s au commencement du dix-huiti&egrave;me si&egrave;cle, o&ugrave; la chicor&eacute;e
+triomphante &eacute;tale toutes ses s&eacute;ductions! En ce genre, je n'ai rien vu
+dans toute l'Europe d'aussi parfait et d'aussi bien conserv&eacute;. Les
+&eacute;toffes du temps pendent en rideaux et garnissent chaises, fauteuils et
+sophas. Chaque chambre a sa couleur dominante. En voici une toute en
+vert, &agrave; reflets m&eacute;talliques, comme des ailes de scarab&eacute;es du Br&eacute;sil. La
+soie broch&eacute;e des meubles est assortie. C'est d'un effet magique. Dans
+une autre, de magnifiques gobelins repr&eacute;sentent le triomphe et la
+cl&eacute;mence d'Alexandre, d'apr&egrave;s Lebrun. Une autre encore est toute en
+glaces, m&ecirc;me les trumeaux des portes, mais sur ces miroirs, des
+guirlandes de fleurs, peintes &agrave; l'huile, temp&egrave;rent l'&eacute;clat de leurs
+reflets. Les grands po&ecirc;les en fa&iuml;ence et en porcelaine de Saxe blanc et
+or sont de vraies merveilles d'invention et de go&ucirc;t.</p>
+
+<p>L'art du forgeron n'a jamais produit rien de plus admirable que les
+immenses grilles de fer forg&eacute; qui ferment les jardins. Ces jardins, avec
+terrasses, fontaines, boulingrins et groupes rustiques, forment aussi un
+type complet de l'&eacute;poque. </p>
+
+<p>Cette r&eacute;sidence princi&egrave;re, presque toujours inhabit&eacute;e depuis la
+suppression des souverainet&eacute;s &eacute;piscopales, est demeur&eacute;e intacte. Elle
+n'a subi les outrages ni des insurrections populaires, ni des
+changements de go&ucirc;t de la mode. Quels mod&egrave;les achev&eacute;s du temps de la
+R&eacute;gence architectes et fabricants de meubles et d'&eacute;toffes de mobilier
+peuvent trouver ici!</p>
+
+<p>Tout ceci soul&egrave;ve en mon esprit deux questions: O&ugrave; donc ces souverains
+d'un &Eacute;tat minuscule trouvaient-ils l'argent pour cr&eacute;er des splendeurs
+qu'e&ucirc;t envi&eacute;es Louis XIV? Mon coll&egrave;gue, Georg Schanz, professeur
+d'&eacute;conomie politique &agrave; l'universit&eacute; de W&uuml;rzbourg, me r&eacute;pond: Ces princes
+eccl&eacute;siastiques n'avaient presque pas de troupes &agrave; entretenir.
+Transformez en ma&ccedil;ons, en menuisiers, en &eacute;b&eacute;nistes, tous ces soldats qui
+peuplent nos casernes, et l'Allemagne pourra se couvrir de palais comme
+celui-ci.&mdash;Autre question: Comment ces &eacute;v&ecirc;ques, disciples de Celui qui
+n'avait pas o&ugrave; reposer la t&ecirc;te, ont-ils pu consacrer &agrave; ces pompes,
+faites pour un Darius ou un H&eacute;liogabale, l'argent pr&eacute;lev&eacute; sur le
+n&eacute;cessaire du pauvre? N'avaient-ils donc pas lu l'&Eacute;vangile, condamnant
+Dives, et les commentaires des p&egrave;res de l'&Eacute;glise, br&ucirc;lants comme un fer
+rouge? La doctrine chr&eacute;tienne de l'humilit&eacute; et de la charit&eacute; jusqu'&agrave; la
+pauvret&eacute; volontaire n'&eacute;tait-elle donc comprise que dans les couvents?
+Ils &eacute;taient aveugl&eacute;s par le sophisme qui fait croire que le luxe de qui
+jouit est utile &agrave; qui travaille; erreur funeste, qui fait encore tant de
+mal aujourd'hui.</p>
+
+<p>Au dix-huiti&egrave;me si&egrave;cle, l'int&eacute;rieur de la plupart des &eacute;glises de
+W&uuml;rzbourg a &eacute;t&eacute; g&acirc;t&eacute; par ce style rococo, si bien &agrave; sa place dans les
+&eacute;l&eacute;gances d'un palais. Ce ne sont que festons, ce ne sont
+qu'astragales! Les vo&ucirc;tes gothiques disparaissent sous des guirlandes de
+fleurs, sous des nuages, des draperies, des anges suspendus, en plein
+relief, des entrelacs de chicor&eacute;es, le tout en pl&acirc;tre et couvert de
+dorures. Les autels sont souvent enti&egrave;rement dor&eacute;s. C'est une profusion
+de fausse richesse. Dans la ville, quelques fa&ccedil;ades de maison sont des
+types achev&eacute;s de ce style Pompadour. &Eacute;tait-ce le rayonnement des
+magnificences de Versailles qui portait l'Allemagne &agrave; habiller ses
+monuments et ses demeures &agrave; la fran&ccedil;aise, m&ecirc;me apr&egrave;s que l'astre &eacute;tait
+couch&eacute;?</p>
+
+<p>De mes fen&ecirc;tres, qui s'ouvrent sur la place de la R&eacute;sidence, je vois
+passer un bataillon qui se rend &agrave; l'exercice. Les gardes, &agrave; Berlin, ne
+marchent pas plus automatiquement. Les jambes, en mouvement, s'embo&icirc;tent
+exactement. Les bras gauches se meuvent tous parall&egrave;lement, comme mus
+par un m&ecirc;me fil. Les fusils, sur l'&eacute;paule, sont tenus de la m&ecirc;me fa&ccedil;on,
+de sorte que le reflet des canons forme un cordon d'acier &eacute;tincelant,
+parfaitement droit. Les files de soldats sont absolument rectilignes. Le
+tout se meut d'une seule pi&egrave;ce, comme sur un rail. C'est la perfection.
+Que d'efforts, que de soins pour arriver &agrave; un pareil r&eacute;sultat!
+Evidemment, les Bavarois ont tout fait pour &eacute;galer ou m&ecirc;me d&eacute;passer les
+Prussiens. Ils ne veulent plus que les gens du Nord les appellent des
+buveurs de bi&egrave;re, lourds et mous. Cet automatisme, qui fait si bon effet
+&agrave; la parade, est-il aussi utile sur le champ de bataille, o&ugrave; l'on
+s'attaque aujourd'hui en ordre dispers&eacute;? Je n'ose d&eacute;cider, mais ce qui
+est certain, c'est que sous cette discipline rigoureuse et minutieuse,
+le soldat s'habitue &agrave; l'ordre et &agrave; l'ob&eacute;issance, deux qualit&eacute;s
+essentielles, surtout en temps de d&eacute;mocratie. C'est quand la main de fer
+de l'&Eacute;tat despotique fait place &agrave; l'autorit&eacute; des lois et des magistrats
+que les hommes doivent apprendre &agrave; ob&eacute;ir. L'&eacute;cole et le service
+militaire ont mission de donner cette instruction aux citoyens des
+r&eacute;publiques. Plus la main du pouvoir se rel&acirc;che, plus l'homme libre doit
+se plier spontan&eacute;ment &agrave; ce qu'exige le maintien de l'ordre. Sinon, on
+marche &agrave; l'anarchie, d'o&ugrave; rena&icirc;t forc&eacute;ment le despotisme, car l'anarchie
+est intol&eacute;rable.</p>
+
+<p>Le soir, le son des fanfares &eacute;clate: c'est la retraite pour les troupes
+de la garnison. Cela est m&eacute;lancolique comme un adieu au jour qui s'en
+va, et religieux comme un appel au repos de la nuit qui commence. H&eacute;las!
+ces trompettes qui sonnent si harmonieusement le couvre-feu donneront un
+jour le signal des batailles et des &eacute;gorgements! Les hommes sont rest&eacute;s
+aussi f&eacute;roces que les fauves, et ils le sont sans motif, car ils ne
+d&eacute;vorent plus ceux qu'ils tuent.</p>
+
+<p>Je fais partie de trois ou quatre soci&eacute;t&eacute;s qui pr&ecirc;chent la paix et
+recommandent l'arbitrage. On ne nous &eacute;coute gu&egrave;re: on pr&eacute;f&egrave;re se battre.
+J'admets que quand la s&eacute;curit&eacute; ou l'existence d'un pays sont en jeu, il
+ne peut s'en remettre aux d&eacute;cisions d'un arbitre, quoique ses d&eacute;cisions
+seraient au moins aussi justes que celles de la force et du hasard. Mais
+il est des cas que j'appelle &laquo;des oreilles de Jenkins&raquo;<a name='FNanchor_5_5'></a><a href='#Footnote_5_5'><sup>[5]</sup></a> depuis que
+j'ai lu le <i>Frederick the Great</i> de Carlyle. Dans ces cas, qui n'ont
+d'autre importance que celle qu'y mettent l'amour-propre, l'ent&ecirc;tement,
+et, tranchons le mot, la stupidit&eacute; des peuples, l'arbitrage pourrait
+&eacute;loigner plus d'un conflit.</p>
+
+<a name='Footnote_5_5'></a><a href='#FNanchor_5_5'>[5]</a><div class='note'><p> Le 20 avril 1731, le navire anglais <i>Rebecca</i>, capitaine
+Jenkins, est visit&eacute; par les gardes-c&ocirc;tes de la Havane, qui l'accusent
+d'avoir &agrave; bord de la contrebande de guerre. Ils n'en trouvent pas; mais
+ils maltraitent le capitaine. Ils le pendent d'abord &agrave; une vergue avec
+un mousse suspendu &agrave; ses pieds. La corde casse; alors, ils lui coupent
+une oreille, en lui disant: Apporte cela a ton roi. Revenu &agrave; Londres,
+Jenkins demande vengeance. Pope fait un vers sur son oreille. Mais
+l'Angleterre ne veut pas se brouiller en ce moment avec l'Espagne. Tout
+para&icirc;t oubli&eacute;. Huit ans apr&egrave;s, les vexations inflig&eacute;es par les Espagnols
+aux navires anglais font r&eacute;appara&icirc;tre l'oreille de Jenkins. Il l'avait
+conserv&eacute;e dans de l'ouate. Les matelots circulent dans Londres avec
+cette inscription sur leur chapeau: <i>Ear for Ear</i>, oreille pour oreille.
+Les commer&ccedil;ants et les armateurs prennent feu. William Pitt et le peuple
+veulent la guerre &agrave; l'Espagne; Walpole est forc&eacute; de la d&eacute;clarer, le 3
+novembre 1739. On en sait les cons&eacute;quences. Le sang coule dans le monde
+entier, sur terre et sur mer. L'oreille de Jenkins est veng&eacute;e. Si le
+peuple anglais avait eu l'esprit po&eacute;tique, dit Carlyle, cette oreille
+serait devenue une constellation, comme la chevelure de B&eacute;r&eacute;nice.</p></div>
+<br />
+
+<p>Mais si l'homme est toujours m&eacute;chant pour l'homme, il est devenu plus
+doux pour les animaux. On s'efforce d'interdire de les faire souffrir
+inutilement. J'en note ici un exemple touchant. Je veux monter &agrave; la
+citadelle, d'o&ugrave; l'on a une vue tr&egrave;s &eacute;tendue sur toute la Franconie. Je
+traverse le pont sur le Main. Dans une rue dont les pignons bizarres et
+les enseignes criardes feraient la joie des peintres, j'aper&ccedil;ois une
+gu&eacute;rite en bois, sur laquelle est &eacute;crit en grands caract&egrave;res:
+<i>Thierschutzverein</i> (Association protectrice des animaux). Un cheval y
+est remis&eacute;. Pourquoi? Pour &ecirc;tre mis &agrave; la disposition des charretiers qui
+ont &agrave; gravir la rampe du pont sur le Main, et pour les emp&ecirc;cher ainsi
+de maltraiter leur attelage. Ceci est plus ing&eacute;nieux et aussi plus
+efficace que de les mettre &agrave; l'amende.</p>
+
+<p>W&uuml;rzbourg n'est pas une ville d'industrie; on ne m'indique aucune raison
+pour que la population et la richesse y augmentent rapidement, et
+cependant, tout autour de la vieille ville, se sont &eacute;lev&eacute;s des quartiers
+avec des squares, de jolies promenades formant boulevard et de larges
+rues bord&eacute;es de tr&egrave;s belles maisons et de villas. Ici encore appara&icirc;t
+cet important ph&eacute;nom&egrave;ne &eacute;conomique de notre temps, qui frappe les yeux
+en tout pays: l'accroissement du nombre des familles ais&eacute;es et leur
+enrichissement. Si cela continue, &laquo;les masses&raquo; ne seront plus compos&eacute;es
+de gens qui vivent du salaire, mais de gens qui vivent sur le profit,
+l'int&eacute;r&ecirc;t ou la rente. Une r&eacute;volution deviendra impossible, car l'ordre
+&eacute;tabli aura plus de d&eacute;fenseurs que d'assaillants. Ces innombrables
+maisons confortables, ces &eacute;difices de toute esp&egrave;ce qui surgissent
+partout, avec les objets d'ameublement de toute sorte qui s'y
+accumulent, tout cet &eacute;panouissement du bien-&ecirc;tre est le r&eacute;sultat de
+l'emploi de la machine. La machine augmente la production et &eacute;pargne la
+main-d'&#339;uvre. Mais la journ&eacute;e de ceux qui travaillent n'ayant gu&egrave;re
+diminu&eacute;, le nombre de ceux qui ont pu cesser de travailler s'est accru.</p>
+
+<p>W&uuml;rzbourg a une vieille universit&eacute;, install&eacute;e dans un tr&egrave;s curieux
+b&acirc;timent du XVIe si&egrave;cle, au centre de la ville. Comme elle m'a fait
+r&eacute;cemment l'honneur de m'envoyer le dipl&ocirc;me de <i>doctor honoris causa</i>,
+je cherche &agrave; voir le recteur pour le remercier, mais je ne le rencontre
+pas. Sur les boulevards, on a construit des instituts sp&eacute;ciaux et
+isol&eacute;s pour chaque science: pour la chimie, pour la physique, pour la
+physiologie. Ce que l'on a d&eacute;pens&eacute; pour ces instituts dans les
+universit&eacute;s allemandes est inou&iuml;. R&eacute;cemment, l'&eacute;minent professeur de
+chimie &agrave; Bonn, M. Kekul&eacute;, me faisait visiter le palais que l'on a &eacute;difi&eacute;
+pour sa branche d'enseignement.</p>
+
+<p>Ce monument, avec sa colonnade grecque, est plus grand que toute
+l'universit&eacute; ancienne. Les sous-sols, consacr&eacute;s &agrave; la chimie
+industrielle, ressemblent &agrave; une vaste fabrique. Le logement du
+professeur est plus somptueux que ceux des premi&egrave;res autorit&eacute;s de la
+province. Le gouverneur, l'&eacute;v&ecirc;que, le g&eacute;n&eacute;ral lui-m&ecirc;me n'ont rien de
+pareil. Dans les salons et dans la salle de danse, on peut r&eacute;unir toute
+la ville. L'Institut de chimie a co&ucirc;t&eacute; plus d'un million. On pense avec
+raison, en Allemagne, que tout professeur qui a des exp&eacute;riences &agrave; faire
+doit &ecirc;tre log&eacute; dans les locaux o&ugrave; se trouvent les laboratoires et les
+auditoires. C'est ainsi seulement qu'il peut suivre des analyses
+exigeant une surveillance continue, poursuivie pendant la nuit m&ecirc;me.
+L'anatomie compar&eacute;e et la physiologie ont &eacute;galement leurs palais.
+Plusieurs professeurs de sciences naturelles m'ont dit qu'il y avait
+exc&egrave;s. Ils sont &eacute;cras&eacute;s par l'&eacute;tendue et les complications de leurs
+installations, surtout par les soins et les responsabilit&eacute;s qu'elles
+entra&icirc;nent. N'importe, s'il y a exag&eacute;ration, c'est du bon c&ocirc;t&eacute;. Le mot
+de Bacon: <i>Knowledge is power</i> devient chaque jour plus vrai. La science
+appliqu&eacute;e est la principale source de la richesse et, par cons&eacute;quent, de
+la puissance. Donc, &ocirc; &Eacute;tats! voulez-vous &ecirc;tre puissants et riches?
+Encouragez les savants.</p>
+
+<p>Je m'arr&ecirc;te en passant pour revoir N&uuml;remberg, la Pomp&eacute;i du moyen &acirc;ge. Je
+ne parlerai point de ses &eacute;glises, de ses maisons, de ses tours, de la
+chambre des tortures, ni m&ecirc;me de son effroyable Vierge de fer, toute
+h&eacute;riss&eacute;e &agrave; l'int&eacute;rieur de pointes de fer, qui, en se refermant,
+transper&ccedil;ait le supplici&eacute; et, en s'ouvrant de nouveau, laissait tomber
+le cadavre dans le torrent coulant &agrave; cent pieds au-dessous, dans les
+t&eacute;n&egrave;bres. Rien de plus terrifiant, rien qui fasse mieux comprendre la
+cruaut&eacute; raffin&eacute;e de ces sombres &eacute;poques. Mais je ne veux pas refaire
+B&aelig;deker.</p>
+
+<p>Sur la place, devant la cath&eacute;drale, je remarque un petit monument
+moderne, de style gothique, rappelant, pour la forme, la fameuse colonne
+romaine d'Igel, pr&egrave;s de Tr&egrave;ves. Il est carr&eacute;. Aux quatre faces, il y a
+de grandes niches ferm&eacute;es par des glaces. Dans ces niches, au lieu de
+statues de saints, on voit dans la premi&egrave;re un thermom&egrave;tre, dans la
+seconde un hygrom&egrave;tre, dans la troisi&egrave;me un barom&egrave;tre, dans la quatri&egrave;me
+les bulletins quotidiens et les cartes m&eacute;t&eacute;orologiques de
+l'Observatoire. Les appareils sont &eacute;normes&mdash;un m&egrave;tre et demi au
+moins&mdash;afin qu'on puisse en apercevoir facilement les indications. J'ai
+trouv&eacute; de ces bornes m&eacute;t&eacute;orologiques dans plusieurs villes d'Allemagne
+et en Suisse, &agrave; Gen&egrave;ve, dans les jardins du Rh&ocirc;ne, &agrave; Vevey, pr&egrave;s de
+l'embarcad&egrave;re, &agrave; Neuch&acirc;tel, sur la promenade au bord du lac. Je pr&ecirc;che
+partout pour que toutes les villes en &eacute;tablissent. La d&eacute;pense est
+minime: mille francs, si l'on se contente du n&eacute;cessaire; deux &agrave; trois
+mille francs, si on veut du style. Cela amuse beaucoup la population, en
+l'instruisant. C'est une le&ccedil;on de physique de tous les jours et pour
+tous. L'ouvrier, le campagnard apprennent ainsi, et bien mieux que par
+une le&ccedil;on de l'&eacute;cole primaire, l'usage de ces instruments, qui sont tr&egrave;s
+utiles pour l'agriculture et pour les pr&eacute;cautions hygi&eacute;niques.</p>
+
+<p>Je me dirige &agrave; pied, &agrave; minuit, vers la gare pour y prendre l'express de
+Vienne. Le vieux ch&acirc;teau profile sa masse noire sur le reste de la
+ville, dont les toits blanchissent sous la lueur argent&eacute;e de la lune.
+C'est de l&agrave;, me disais-je, que sont partis les Hohenzollern. Quel chemin
+ils ont fait depuis! Vers 1170, Conrad de Hohenzollern devient Burggraf
+de N&uuml;remberg, et son descendant, Fr&eacute;d&eacute;ric, premier &eacute;lecteur, quitte
+cette ville, en 1412, pour prendre possession du Brandebourg, que le
+magnifique et d&eacute;pensier empereur Sigismond lui avait vendu pour 400,000
+florins d'or hongrois. Il avait emprunt&eacute; la moiti&eacute; de cette somme &agrave;
+Fr&eacute;d&eacute;ric, &eacute;conome comme la fourmi, et lui avait m&ecirc;me donn&eacute; l'&eacute;lectorat
+en hypoth&egrave;que. Ne pouvant rembourser ses emprunts et ayant &agrave; payer les
+frais d'un voyage en Espagne, il c&egrave;de, sans nul regret, cette marche
+inhospitali&egrave;re du Nord, &laquo;les sables du marquis de Brandebourg&raquo;, dont se
+moquait Voltaire. Le glorieux empereur ne pouvait pr&eacute;voir que de ce
+petit burgrave et de ces sables na&icirc;trait quelqu'un qui ceindrait la
+couronne imp&eacute;riale. Economie, vertu mesquine des petites gens, mais qui
+de peu tire beaucoup: <i>Molti pocchi fanno un assai</i>. Beaucoup de petits
+riens font un grand tout. Vertu trop oubli&eacute;e partout de ceux qui
+gouvernent, et qui pourtant est plus n&eacute;cessaire encore aux Etats qu'aux
+citoyens.</p>
+
+<p>Une courte nuit de juin est vite pass&eacute;e dans un sleeping-car. Au matin,
+me voici en Autriche; je m'en aper&ccedil;ois au d&eacute;licieux caf&eacute; &agrave; la cr&egrave;me qui
+m'est servi dans un verre, &agrave; la gare de Linz, par une jeune fille tr&egrave;s
+blonde, bras nus, avec une robe d'indienne rose clair. Il vaut presque
+celui qu'on boit au <i>Posthof</i>, &agrave; Carlsbad. Bient&ocirc;t on voit le Danube du
+haut de la ligne, qui la c&ocirc;toie &agrave; distance. Quoi qu'en dise la valse si
+connue: <i>Die blaue Donau</i>, il n'est pas bleu, mais d'un vert jaun&acirc;tre,
+comme le Rhin. Mais qu'il est plus pittoresque! Pas de vignobles, pas
+d'industrie, tr&egrave;s peu de bateaux &agrave; vapeur; je n'en ai vu qu'un seul,
+remontant p&eacute;niblement le courant rapide. Les collines qui le bordent
+sont couvertes de for&ecirc;ts ou de vertes prairies. Les saules trempent
+leurs branches dans l'eau. Les maisons de ferme, isol&eacute;es, ont un air
+rustique et presque montagnard. Peu d'activit&eacute;, peu de commerce. Le
+paysan est encore le principal facteur de la richesse. Par cette belle
+matin&eacute;e, la douce paix de la vie bucolique me p&eacute;n&egrave;tre et me s&eacute;duit. Oh!
+qu'il ferait bon vivre ici, pr&egrave;s de ces bois de pins et de ces prairies,
+o&ugrave; paissent les vaches! mais de l'autre c&ocirc;t&eacute; du fleuve, o&ugrave; le chemin de
+fer ne passe point.</p>
+
+<p>De ce contraste entre le Rhin et le Danube, je vois diverses raisons. Le
+Rhin coule vers la Hollande et l'Angleterre, deux march&eacute;s depuis trois
+cents ans tr&egrave;s riches et pr&ecirc;ts &agrave; payer cher tout ce que le fleuve leur
+apporte. Le Danube coule vers la mer Noire, entour&eacute;e de peuples pauvres,
+qui ne peuvent presque rien acheter. Les produits de la Hongrie, m&ecirc;me le
+b&eacute;tail vivant, sont transport&eacute;s vers l'Occident, par chemin de fer,
+jusqu'&agrave; Londres. Par eau, le trajet est trop long. En second lieu, le
+Rhin dispose, &agrave; meilleur march&eacute; que partout ailleurs, de cette force
+illimit&eacute;e emprunt&eacute;e au soleil et conserv&eacute;e dans les entrailles de la
+terre: le charbon, ce pain indispensable de l'industrie moderne. Enfin,
+le Rhin a &eacute;t&eacute; un centre de civilisation depuis la conqu&ecirc;te romaine et
+d&egrave;s les premiers temps du moyen &acirc;ge, tandis que, hier encore, la partie
+du Danube la plus importante pour le trafic &eacute;tait aux mains des Turcs.</p>
+
+<p>J'ach&egrave;te &agrave; la gare d'Amstetter la <i>Neue freie Presse</i> de Vienne, qui
+est, &agrave; mon avis, avec le <i>Pester Lloyd</i>, le journal en langue allemande
+le mieux compos&eacute; et le plus agr&eacute;able &agrave; lire. La <i>K&ouml;lnische Zeitung</i> est
+parfaitement inform&eacute;e, et l'<i>Allgemeine Zeitung</i> est toute une
+encyclop&eacute;die; mais c'est un effroyable p&ecirc;le-m&ecirc;le, sans ordre, o&ugrave;, par
+exemple, des paragraphes, <i>Frankreich</i> ou <i>Paris</i>, reviennent trois ou
+quatre fois, diss&eacute;min&eacute;s au hasard dans le corps d'une immense feuille
+compacte. J'aime autant lire trois fois le <i>Times</i> qu'une fois la
+<i>K&ouml;lnische</i>, malgr&eacute; tout le respect qu'elle m'inspire.</p>
+
+<p>J'ai &agrave; peine ouvert la <i>Freie Presse</i> que me voil&agrave; plong&eacute; dans la lutte
+des nationalit&eacute;s, comme je l'avais &eacute;t&eacute; seize ans auparavant. Seulement,
+elle ne s&eacute;vit plus entre Magyars et Allemands. Le compromis dualiste de
+Deak a cr&eacute;&eacute; un <i>modus vivendi</i> qui continue &agrave; s'imposer. C'est entre
+Tch&egrave;ques et Allemands, d'un c&ocirc;t&eacute;, entre Magyars et Croates, de l'autre,
+que les hostilit&eacute;s sont ouvertes en ce moment. Le minist&egrave;re Taaffe a
+d&eacute;cid&eacute; la dissolution de la Di&egrave;te de la Boh&ecirc;me. De nouvelles &eacute;lections
+vont avoir lieu. Les nationaux tch&egrave;ques et les f&eacute;odaux agissent de
+concert; les Allemands seront &eacute;cras&eacute;s. Il leur restera &agrave; peine le tiers
+des voix au sein de la Di&egrave;te. La <i>Freie Presse</i> en g&eacute;mit profond&eacute;ment.
+Elle pr&eacute;voit les plus grands d&eacute;sastres: sinon la fin du monde, tout au
+moins la dislocation de la monarchie. Cela lui vaut trois ou quatre
+saisies par mois, quoiqu'elle soit l'organe de la bourgeoisie
+autrichienne. Elle est lib&eacute;rale, mais tr&egrave;s mod&eacute;r&eacute;e, couleur des <i>D&eacute;bats</i>
+et du <i>Temps</i>. Ces saisies aboutissent presque toujours &agrave; des jugements
+de non-lieu... apr&egrave;s deux ou trois mois. On restitue alors les num&eacute;ros &agrave;
+l'&eacute;diteur, qui n'a plus qu'&agrave; les jeter dans la cuve. Ces
+confiscations&mdash;en r&eacute;alit&eacute;, c'est cela,&mdash;op&eacute;r&eacute;es par mesure
+administrative et sans droit, puisqu'il y a acquittement, rappellent les
+mauvais temps de l'empire fran&ccedil;ais. Appliqu&eacute;es &agrave; un journal qui d&eacute;fend
+les int&eacute;r&ecirc;ts autrichiens, elles me stup&eacute;fient. Je me dis que mon ami
+Eug&egrave;ne Pelletan ne r&eacute;clamerait plus, pour la France, &laquo;la libert&eacute; comme
+en Autriche&raquo;; mot fameux en son temps, qui lui valut trois mois de
+prison. C'est l'influence tch&egrave;que qui obtient, dit-on, ces saisies;
+preuve &eacute;vidente de la violence des conflits de race. Les Viennois avec
+qui je voyage m'affirment cependant qu'ils sont moins &acirc;pres qu'il y a
+quinze ans. Alors, leur dis-je, j'ai parcouru tout l'empire sans
+rencontrer un Autrichien. Je suis, me r&eacute;pondait-on, Magyar, Croate,
+Valaque, Saxon, Tch&egrave;que, Tyrolien, Polonais, Ruth&egrave;ne, Dalmate;
+Autrichien, jamais! La patrie commune &eacute;tait ignor&eacute;e, ni&eacute;e. La race &eacute;tait
+tout. Aujourd'hui, reprennent mes interlocuteurs, il n'en est plus de
+m&ecirc;me. Vous trouverez d'excellents Autrichiens. En ce moment, ce sont
+encore les Magyars. Demain, ce seront les Tch&egrave;ques.</p>
+
+<p>Le lecteur voudra bien me permettre ici une digression sur cette
+question des nationalit&eacute;s. Je la rencontrerai partout; elle me
+p&eacute;n&eacute;trera; je vivrai en elle. C'est la principale pr&eacute;occupation des pays
+que je visiterai, des hommes avec qui je m'entretiendrai. En r&eacute;alit&eacute;,
+c'est le &laquo;facteur&raquo; qui d&eacute;cidera de l'avenir des populations du Danube et
+de la p&eacute;ninsule balcanique. Les Fran&ccedil;ais ne peuvent pas bien comprendre
+toute la puissance du sentiment ethnique. Ils ont d&eacute;pass&eacute; ce &laquo;moment&raquo;.
+La France est pour eux la Patrie, et la Patrie est une divinit&eacute; pour
+laquelle ils vivent et meurent, s'il le faut. Ce culte de la Patrie est
+une religion qui survit m&ecirc;me en ceux qui n'en ont plus d'autre. La
+France, dans son unit&eacute;, transfigur&eacute;e, anthropomorphis&eacute;e d'abord, puis
+apoth&eacute;os&eacute;e, s'est tellement empar&eacute;e des &acirc;mes, qu'elle a refoul&eacute; et
+presque effac&eacute; le sentiment de la race, m&ecirc;me chez le Proven&ccedil;al, &agrave; moiti&eacute;
+Italien, chez le Breton bretonnant, compl&egrave;tement Celte, chez le Flamand
+du Nord, qui parle le n&eacute;erlandais, et, chose plus &eacute;tonnante, chez
+l'Alsacien, un Allemand et appartenant ainsi par ses origines &agrave; la
+grande race germanique. M. Thiers, qui comprenait tout, n'a jamais bien
+saisi la force de ces aspirations des races, qui refont, sous nos yeux,
+la carte de l'Europe sur la base des nationalit&eacute;s. Ces deux grands
+&laquo;r&eacute;alistes&raquo;, Cavour et Bismarck, s'en sont rendu compte et ils en ont
+tir&eacute; ce que l'on sait.</p>
+
+<p>Un soir que Jules Simon m'avait conduit chez M. Thiers, rue
+Saint-Honor&eacute;, celui-ci me demanda ce qu'&eacute;tait, en Belgique, le mouvement
+flamand. Je m'effor&ccedil;ai de le lui expliquer. Il trouva cela pu&eacute;ril et
+arri&eacute;r&eacute;. Il avait &agrave; la fois tort et raison. Il avait raison, car
+l'union v&eacute;ritable est celle des esprits, non celle du sang. Ici
+s'applique le mot admirable du Christ: &laquo;Ceux-l&agrave; sont mes fr&egrave;res et mes
+s&#339;urs qui font la volont&eacute; de mon p&egrave;re.&raquo; Les nationalit&eacute;s d'&eacute;lection,
+qui, sans tenir compte de la diversit&eacute; des langues et des races,
+reposent, comme en Suisse, sur l'identit&eacute; des souvenirs historiques, de
+la civilisation et des libert&eacute;s, sont d'un ordre sup&eacute;rieur. Elles sont
+l'image et le pr&eacute;curseur de la fusion finale, qui fera de tous les
+peuples une famille ou plut&ocirc;t une f&eacute;d&eacute;ration. Mais M. Thiers, id&eacute;aliste
+comme un vrai fils de la R&eacute;volution fran&ccedil;aise, avait tort de m&eacute;conna&icirc;tre
+les faits actuels et les n&eacute;cessit&eacute;s transitoires.</p>
+
+<p>Le r&eacute;veil des nationalit&eacute;s est la cons&eacute;quence in&eacute;vitable du
+d&eacute;veloppement de la d&eacute;mocratie, de la presse et de la culture
+litt&eacute;raire. Un autocrate peut gouverner vingt peuples divers, sans
+s'inqui&eacute;ter ni de leur langue, ni de leur race. Mais avec le r&egrave;gne des
+assembl&eacute;es, tout change. La parole gouverne. Quelle langue parlera-t-on?
+Celle du peuple n&eacute;cessairement. Voulez-vous instruire le peuple, vous ne
+pouvez le faire qu'en sa langue. Le jugez-vous, ce ne peut &ecirc;tre en un
+idiome &eacute;tranger. Vous pr&eacute;tendez le repr&eacute;senter et vous demandez son
+vote; il faut au moins qu'il vous comprenne. Et ainsi, peu &agrave; peu,
+parlement, tribunaux, &eacute;coles, enseignement &agrave; tous les degr&eacute;s, sont
+acquis &agrave; la langue nationale. En Finlande, par exemple, la lutte est
+entre les Su&eacute;dois, qui forment la classe ais&eacute;e habitant les villes de la
+c&ocirc;te, et les Finnois, qui constituent la classe rurale. Visitant le pays
+avec le fils de l'&eacute;minent linguiste Castr&egrave;n, qui est mort en allant
+chercher jusqu'au fond de l'Asie les origines de la langue finnoise, je
+trouvai que celle-ci dominait m&ecirc;me dans les faubourgs des grandes
+villes, comme Abo et Helsingfors. Les inscriptions officielles y sont
+bilingues. L'enseignement primaire se donne presque partout en finnois.
+A c&ocirc;t&eacute; des gymnases su&eacute;dois, il y en a de finnois. A l'universit&eacute; m&ecirc;me,
+certains cours se font en finnois. Il y a jusqu'&agrave; un th&eacute;&acirc;tre national o&ugrave;
+j'ai entendu chanter <i>Martha</i> en finnois. En Galicie, le polonais a
+compl&egrave;tement remplac&eacute; l'allemand. Mais les Ruth&egrave;nes r&eacute;clament &agrave; leur
+tour pour leur idiome. En Boh&ecirc;me, le tch&egrave;que triomphe d&eacute;finitivement et
+menace d'expulser l'allemand. A l'ouverture de la Di&egrave;te, le gouverneur
+prononce un discours en tch&egrave;que et un autre en allemand. A Prague, &agrave;
+c&ocirc;t&eacute; de l'universit&eacute; allemande, on a cr&eacute;&eacute; r&eacute;cemment une universit&eacute;
+tch&egrave;que. Les f&eacute;odaux et le clerg&eacute; favorisent ici le mouvement national.
+L'archev&ecirc;que de Prague, le prince de Schwarzenberg, quoiqu'Allemand de
+race, ne nomme plus que des pr&ecirc;tres tch&egrave;ques, m&ecirc;me dans le nord de la
+Boh&ecirc;me, o&ugrave; l'allemand domine.</p>
+
+<p>Certes, ce sont l&agrave; des causes de divisions et de difficult&eacute;s qui
+deviennent presque insurmontables dans les r&eacute;gions o&ugrave; deux races sont
+entrem&ecirc;l&eacute;es. Parler l'idiome d'un petit groupe est un d&eacute;savantage, car
+c'est une cause d'isolement. Mieux vaudrait, sans doute, qu'il n'y e&ucirc;t
+en Europe que trois ou quatre langues, ou plut&ocirc;t encore, une seule. Mais
+en attendant que se r&eacute;alise ce comble de l'unit&eacute;, tout peuple affranchi
+et appel&eacute; &agrave; se gouverner revendiquera les droits de sa langue et t&acirc;chera
+de s'unir &agrave; ceux qui la parlent en m&ecirc;me temps que lui, &agrave; moins qu'il
+n'ait trouv&eacute; pleine satisfaction dans une nationalit&eacute; d'&eacute;lection, de
+convenance et de tradition. Ce sont ces revendications en faveur de
+l'emploi de la langue nationale et les aspirations vers la formation
+d'&Eacute;tats bas&eacute;s sur les groupes ethniques qui agitent en ce moment
+l'Autriche et la p&eacute;ninsule des Balkans.</p>
+<br><br>
+
+
+
+<a name='CHAPITRE_II'></a><h2>CHAPITRE II.</h2>
+
+<h3>VIENNE.&mdash;LES MINISTRES ET LE F&Eacute;D&Eacute;RALISME.</h3>
+<br>
+
+<p>Aux approches de Vienne, le pays qu'on traverse devient ravissant. C'est
+une s&eacute;rie de petites vall&eacute;es, o&ugrave; coulent de clairs ruisseaux, bord&eacute;s de
+vertes prairies, entre des collines couvertes de bois de sapins et de
+ch&ecirc;nes. On se croirait en Styrie o&ugrave; dans la Haute-Bavi&egrave;re. Bient&ocirc;t
+cependant apparaissent des r&eacute;sidences d'&eacute;t&eacute;, souvent en forme de
+ch&acirc;lets, ensevelies sous des rosiers grimpants &laquo;gloire de Dijon&raquo; et des
+el&eacute;matites. Elles se rapprochent peu &agrave; peu, se groupent et, pr&egrave;s des
+gares de banlieue, forment des hameaux de villas. Nulle capitale, sauf
+Stockholm, n'a de plus charmants environs. La nature subalpestre
+s'avance jusque pr&egrave;s des faubourgs. Rien de plus d&eacute;licieux que Baden,
+M&ouml;dling, Br&uuml;hl, V&ouml;slau et tous ces lieux de vill&eacute;giature au midi de
+Vienne, sur la route du S&ouml;mering.</p>
+
+<p>Arriv&eacute; &agrave; dix heures, je descends &agrave; l'h&ocirc;tel M&uuml;nsch, ancienne et bonne
+maison, tr&egrave;s pr&eacute;f&eacute;rable, selon moi, &agrave; ces gigantesques et somptueux
+caravans&eacute;rails du Ring, o&ugrave; l'on n'est qu'un num&eacute;ro. On me remet une
+lettre de mon coll&egrave;gue de l'Universit&eacute; de Vienne et de l'Institut de
+droit international, le baron de Neumann: elle m'annonce que le
+ministre Taaffe me recevra &agrave; onze heures et le ministre des affaires
+&eacute;trang&egrave;res, M. de K&aacute;lnoky, &agrave; trois heures.</p>
+
+<p>Il est toujours bon de voir les ministres des pays qu'on visite. Cela
+ouvre des portes que l'on d&eacute;sire franchir et des archives que l'on a
+besoin de consulter, et, au besoin, vous tirerait de prison, si, par
+erreur, on vous y logeait.</p>
+
+<p>Je m'habille en toute h&acirc;te; mais au moment o&ugrave; je monte en voiture, le
+portier m'arr&ecirc;te: Vous vous &ecirc;tes coup&eacute;, monsieur, votre col est tach&eacute; de
+sang; vous ne pouvez aller ainsi chez Son Excellence. Mais je suis en
+retard; et je pars en me disant qu'un ministre qui s'occupe en ce moment
+de cette t&acirc;che ingrate de satisfaire les Tch&egrave;ques sans m&eacute;contenter les
+Allemands, ne verra pas ce qu'a aussit&ocirc;t aper&ccedil;u l'&#339;il maternel de ce
+bon portier.</p>
+
+<p>Le minist&egrave;re de l'int&eacute;rieur est un sombre palais, situ&eacute; Judenplatz, dans
+une de ces rues &eacute;troites et obscures de l'ancien Vienne. Grands
+appartements, corrects et nus; mobilier solennel et simple, mais pur
+XVIIIe si&egrave;cle. C'est la demeure d'une famille &agrave; qui il faut de l'ordre
+pour balancer ses comptes. Quelle diff&eacute;rence avec les minist&egrave;res de
+Paris, o&ugrave; le luxe s'&eacute;tale en lambris ultra-dor&eacute;s, en brocarts de Lyon,
+en plafonds peints, en immenses et splendides escaliers, comme, par
+exemple, aux Finances et aux Affaires &eacute;trang&egrave;res! Je pr&eacute;f&egrave;re la
+simplicit&eacute; des b&acirc;timents officiels de Vienne et de Berlin. L'&Eacute;tat ne
+doit pas donner l'exemple et le ton de la prodigalit&eacute;. Le comte Taaffe
+est en habit et cravate blanche: il se rend &agrave; une audience de
+l'Empereur. N&eacute;anmoins, il fait le meilleur accueil &agrave; la lettre
+d'introduction qu'une de ses cousines m'avait donn&eacute;e pour lui, appuy&eacute;e
+d'ailleurs par mon ami Neumann, qui a &eacute;t&eacute; le professeur de droit public
+de Son Excellence. De sa conversation, je retiens ce qui suit et j'y
+trouve l'explication de sa politique actuelle: Quel est le meilleur
+moyen d'engager plusieurs personnes &agrave; rester habiter la m&ecirc;me maison?
+N'est-ce pas de les laisser libres de r&eacute;gler comme elles l'entendent
+leurs affaires de m&eacute;nage. Obligez-les de vivre, de parler et de se
+divertir toutes de la m&ecirc;me mani&egrave;re, elles se disputeront et ne
+chercheront qu'&agrave; se s&eacute;parer. Pourquoi les Italiens du Tessin ne
+songent-ils pas &agrave; s'unir &agrave; l'Italie? Parce qu'ils se trouvent tr&egrave;s
+heureux dans la Conf&eacute;d&eacute;ration suisse. Rappelez-vous la devise de
+l'Autriche: <i>Viribus unitis</i>. L'union v&eacute;ritable na&icirc;tra de la
+satisfaction g&eacute;n&eacute;rale. Le moyen de satisfaire tout le monde, c'est de ne
+sacrifier les droits de personne.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;En effet, r&eacute;pliquai-je, faire sortir l'unit&eacute; de la libert&eacute; et de
+l'autonomie, c'est la rendre indestructible.</p>
+
+<p>Le comte Taaffe incline depuis longtemps vers les id&eacute;es f&eacute;d&eacute;ralistes.
+Lors du minist&egrave;re Taaffe-Potocki, il avait esquiss&eacute;, en 1869, tout un
+plan de r&eacute;formes qui avaient pour but d'accro&icirc;tre les attributions des
+autonomies provinciales<a name='FNanchor_6_6'></a><a href='#Footnote_6_6'><sup>[6]</sup></a>, et dans des articles que j'ai publi&eacute;s ici
+m&ecirc;me en 1868-1869, j'ai essay&eacute; de montrer que c'est l&agrave; la meilleure
+solution. Le comte Taaffe est encore jeune: il est n&eacute; le 24 f&eacute;vrier
+1833. Il descend d'une famille irlandaise et il est pair d'Irlande avec
+le titre de viscount Taaffe de Covren, baron of Ballymote. Mais ses
+anc&ecirc;tres se sont expatri&eacute;s et ont perdu leurs propri&eacute;t&eacute;s en Irlande, &agrave;
+cause de leur attachement aux Stuarts. Ils sont alors entr&eacute;s au service
+des ducs de Lorraine, et l'un d'eux s'est distingu&eacute; au si&egrave;ge de Vienne
+en 1683. Le comte Edouard, le ministre actuel, est n&eacute; &agrave; Prague. Son p&egrave;re
+&eacute;tait pr&eacute;sident de la cour supr&ecirc;me de justice. Quant &agrave; lui, il a
+commenc&eacute; sa carri&egrave;re dans l'administration en Hongrie, sous le baron de
+Bach. Celui-ci, voyant ses aptitudes et son assiduit&eacute; au travail, lui
+procura un avancement rapide. Taaffe devint successivement
+vice-gouverneur de Boh&ecirc;me, gouverneur de Salzbourg et enfin gouverneur
+de la Haute-Autriche. Appel&eacute; au minist&egrave;re de l'int&eacute;rieur en 1867, il
+signa le fameux acte du 21 d&eacute;cembre, qui constitue le dualisme actuel.
+Apr&egrave;s la chute du minist&egrave;re, il est nomm&eacute; gouverneur du Tyrol, qu'il
+administre pendant sept ans, &agrave; la satisfaction g&eacute;n&eacute;rale. Revenu au
+pouvoir, il reprend le portefeuille de l'int&eacute;rieur, auquel s'ajoute la
+pr&eacute;sidence du conseil; et il recommence sa politique f&eacute;d&eacute;raliste avec
+plus de succ&egrave;s qu'en 1869. A Vienne, on s'&eacute;tonne et on s'afflige de
+toutes les concessions dont il comble les Tch&egrave;ques. Il les fait, dit-on,
+pour obtenir leur votes en faveur de la revision de la loi de
+l'enseignement primaire dans le sens r&eacute;actionnaire et cl&eacute;rical. On
+oublie qu'il a donn&eacute; des gages aux id&eacute;es f&eacute;d&eacute;ralistes depuis plus de
+seize ans. Ce qui peut &eacute;tonner davantage, c'est la contradiction qui
+existe entre la politique du gouvernement autrichien &agrave; l'int&eacute;rieur et &agrave;
+l'ext&eacute;rieur. A l'int&eacute;rieur, on favorise manifestement le mouvement
+slave. Ainsi, en Galicie et en Boh&ecirc;me, on lui conc&egrave;de tout, sauf le
+r&eacute;tablissement du royaume de saint Wenceslas, dont on pr&eacute;pare cependant
+les voies. A l'ext&eacute;rieur, au contraire, et notamment au del&agrave; du Danube,
+on lutte contre le mouvement slave, et on essaye de le comprimer, au
+risque d'augmenter, &agrave; un point inqui&eacute;tant, la popularit&eacute; et l'influence
+de la Russie. Cette contradiction s'explique ainsi: Le minist&egrave;re commun
+de l'empire est enti&egrave;rement ind&eacute;pendant du minist&egrave;re de la Cisleithanie.
+Ce minist&egrave;re commun, que pr&eacute;side le chancelier, n'est compos&eacute; que de
+trois ministres: celui des affaires &eacute;trang&egrave;res, celui des finances et
+celui de la guerre; il a seul le droit de s'occuper de l'ext&eacute;rieur, et
+les Hongrois y dominent.</p>
+
+<a name='Footnote_6_6'></a><a href='#FNanchor_6_6'>[6]</a><div class='note'><p> J'en ai donn&eacute; le r&eacute;sum&eacute; dans mon livre <i>La Prusse et
+l'Autriche depuis Sadowa</i>, t. II, p. 265.</p></div>
+
+<p>Le comte Taaffe a son principal domaine et sa r&eacute;sidence &agrave; Ellishan, en
+Boh&ecirc;me. Bailli de l'ordre de Malte, il a la Toison d'or, distinction
+tr&egrave;s rare. Il est donc, de toute fa&ccedil;on, un grand personnage. Il a &eacute;pous&eacute;
+en 1860 la comtesse Irma de Csaky de Keresztszegh, qui lui a donn&eacute; un
+fils et cinq filles. Il a ainsi un pied en Boh&ecirc;me et un autre en
+Hongrie. Nul ne conteste ses aptitudes de travailleur infatigable et
+d'administrateur habile; mais &agrave; Vienne, on lui reproche d'aimer trop
+l'aristocratie et le clerg&eacute;. A Prague, on lui &eacute;l&egrave;vera probablement une
+statue aussi haute que la cath&eacute;drale du Hradshin, s'il am&egrave;ne l'Empereur
+&agrave; s'y faire couronner.</p>
+
+<p>A trois heures, je me rends chez M. de K&aacute;lnoky, au minist&egrave;re des
+affaires &eacute;trang&egrave;res, Ballplatz. Celui-ci au moins est bien situ&eacute;, en
+pleine lumi&egrave;re, pr&egrave;s de la r&eacute;sidence imp&eacute;riale et en vue du Ring. Grands
+salons solennels et froids. Fauteuils dor&eacute;s, lambris blanc et or,
+tentures et rideaux de lampas rouge, parquet brillant comme une glace et
+sans tapis. Au mur, de grands portraits de la famille imp&eacute;riale. En
+attendant que l'huissier m'annonce, je pense &agrave; Metternich; c'est ici
+qu'il r&eacute;sidait; en 1812, c'est l'Autriche qui a d&eacute;cid&eacute; la chute de
+Napol&eacute;on. C'est elle encore qui tient en ses mains les destin&eacute;es de
+l'Europe; suivant qu'elle se porte au nord, &agrave; l'est ou &agrave; l'ouest, la
+balance penche, et celui qui dirige la politique ext&eacute;rieure de
+l'Autriche est le ministre que je vais voir. Je m'attendais &agrave; me trouver
+en pr&eacute;sence d'un personnage majestueux &agrave; cheveux blancs. Je suis
+agr&eacute;ablement surpris d'&ecirc;tre re&ccedil;u, de la mani&egrave;re la plus affable, par un
+homme qui semble ne pas avoir quarante ans, v&ecirc;tu d'un costume de matin,
+en cheviot brune, avec une petite cravate bleu clair. Le visage ouvert,
+l'expression cordiale et l'&#339;il p&eacute;tillant d'esprit. Tous les K&aacute;lnoky en
+ont, pr&eacute;tend-on. Il a cette distinction sobre, fine, modeste et toute
+simple du lord anglais, et il parle le fran&ccedil;ais comme un Parisien, ainsi
+que le font souvent les Autrichiens des hautes classes. Cela provient,
+j'imagine, de ce que, s'exprimant &eacute;galement bien en six ou sept langues,
+les accents particuliers de celles-ci se neutralisent. Les Anglais et
+les Allemands, m&ecirc;me quand ils connaissent &agrave; fond le fran&ccedil;ais, conservent
+d'ordinaire un accent &eacute;tranger. M. de K&aacute;lnoky me demande quels sont mes
+plans de voyage. Quand il apprend que je compte suivre le trac&eacute; du
+chemin de fer qui reliera Belgrade, par Sophia, &agrave; Constantinople:</p>
+
+<p>&laquo;C'est l&agrave;, me dit-il, notre grande pr&eacute;occupation pour le moment. En
+Occident, on nous pr&ecirc;te des intentions de conqu&ecirc;te. C'est absurde. Il
+nous serait difficile d'en faire qui contentassent les deux parties de
+l'empire, et nous avons d'ailleurs le plus grand int&eacute;r&ecirc;t au maintien de
+la paix. Mais il est pourtant des conqu&ecirc;tes que nous r&ecirc;vons et
+auxquelles, en votre qualit&eacute; d'&eacute;conomiste, vous applaudirez. Ce sont
+celles que peuvent faire notre industrie, notre commerce et notre
+civilisation. Mais pour qu'elles se r&eacute;alisent, il faut des chemins de
+fer en Serbie, en Bulgarie, en Bosnie, en Mac&eacute;doine, et surtout la
+jonction avec le r&eacute;seau ottoman qui reliera d&eacute;finitivement l'Orient &agrave;
+l'Occident. Les ing&eacute;nieurs sont &agrave; l'&#339;uvre, et les diplomates aussi.
+Nous aboutirons bient&ocirc;t, j'esp&egrave;re. Le jour o&ugrave; un Pulman-car vous
+conduira confortablement de Paris &agrave; Constantinople en trois jours, j'ose
+croire que vous ne nous en voudrez pas. C'est pour vous, Occidentaux,
+que nous travaillons.&raquo;</p>
+
+<p>On dit que la parole a &eacute;t&eacute; donn&eacute;e aux diplomates pour d&eacute;guiser leur
+pens&eacute;e. Je crois cependant que quand les hommes d'&Eacute;tat autrichiens
+repoussent toute id&eacute;e de conqu&ecirc;te ou d'annexion en Orient, ils expriment
+les vraies intentions du gouvernement imp&eacute;rial. J'ai entendu tenir le
+m&ecirc;me langage par le pr&eacute;c&eacute;dent chancelier, M. de Haymerl&eacute;, quand je l'ai
+vu &agrave; Rome, en 1879, et il m'a &eacute;crit dans le m&ecirc;me sens peu de temps avant
+sa mort. Or, M. de Haymerl&eacute; connaissait l'Orient et la p&eacute;ninsule
+balkanique mieux que personne et il en parlait parfaitement toutes les
+langues. Il y avait r&eacute;sid&eacute; longtemps, d'abord comme drogman de
+l'ambassade d'Autriche, puis comme envoy&eacute;.</p>
+
+<p>Toutefois, on ne peut se dissimuler qu'il est certaines &eacute;ventualit&eacute;s qui
+forceraient l'Autriche &agrave; faire un pas en avant. Telles seraient, par
+exemple, une insurrection triomphante en Serbie ou des troubles graves
+en Mac&eacute;doine, mena&ccedil;ant la s&eacute;curit&eacute; du chemin de fer de
+Mitrovitza-Salonique. L'Autriche, occupant la Bosnie jusqu'&agrave; Novi-Bazar,
+ne permettra pas que la p&eacute;ninsule soit livr&eacute;e &agrave; l'anarchie ou &agrave; la
+guerre civile. Quand on s'engage dans les affaires orientales, on va
+plus loin qu'on ne veut: voyez l'Angleterre en &Eacute;gypte. C'est l&agrave; le c&ocirc;t&eacute;
+grave de la situation pr&eacute;dominante que l'Autriche a prise dans la
+p&eacute;ninsule balkanique.</p>
+
+<p>Voici quelques d&eacute;tails sur le chancelier actuel: Le comte Gustave
+K&aacute;lnoky de K&ocirc;rospatak est d'origine hongroise, comme son nom l'indique,
+mais il est n&eacute; en Moravie, &agrave; Lettowitz, le 29 d&eacute;cembre 1832, et c'est
+dans cette province que se trouvent la plupart de ses biens, parmi
+lesquels on me cite les terres de Prodlitz, d'Ottaslawitz et de
+Szabatta. Il a plusieurs fr&egrave;res et une s&#339;ur tr&egrave;s belle, qui a &eacute;pous&eacute;
+d'abord le comte Jean Waldstein, veuf d'une Zichy et &acirc;g&eacute; d&eacute;j&agrave; de 62 ans,
+puis, devenue veuve &agrave; son tour, le duc de Sabran. La carri&egrave;re du
+chancelier K&aacute;lnoky a &eacute;t&eacute; tr&egrave;s extraordinaire. Il quitte l'arm&eacute;e en 1879,
+avec le grade de colonel-major, et entre dans la diplomatie. Il obtient
+le poste de Copenhague, o&ugrave; il semble appel&eacute; &agrave; jouer un r&ocirc;le assez
+effac&eacute;. Mais peu de temps apr&egrave;s, il est nomm&eacute; &agrave; Saint-P&eacute;tersbourg, poste
+diplomatique le plus important de tous, et &agrave; la mort de Haymerl&eacute;, il est
+appel&eacute; au minist&egrave;re des affaires &eacute;trang&egrave;res. Ainsi, en trois ans,
+officier de cavalerie brillant et &eacute;l&eacute;gant, mais sans nulle influence
+politique, il devient le premier personnage de l'empire, l'arbitre de
+ses destin&eacute;es et, par cons&eacute;quent, de celles de l'Europe. D'o&ugrave; vient cet
+avancement inou&iuml;, qui fait penser &agrave; celui des grands-vizirs dans les
+<i>Mille et une Nuits</i>? On l'attribue g&eacute;n&eacute;ralement &agrave; l'amiti&eacute; d'Audrassy.
+Mais voici, me dit-on, la v&eacute;rit&eacute; vraie, quoique non connue: M. de
+K&aacute;lnoky manie la plume mieux encore que la parole. Ses d&eacute;p&egrave;ches &eacute;taient
+des mod&egrave;les achev&eacute;s. L'Empereur, travailleur infatigable et
+consciencieux, s'occupe personnellement de la politique &eacute;trang&egrave;re; il
+lit ces d&eacute;p&egrave;ches, en est tr&egrave;s frapp&eacute; et note K&aacute;lnoky comme devant &ecirc;tre
+appel&eacute; aux plus hautes fonctions. A Saint-P&eacute;tersbourg, K&aacute;lnoky charme
+tout le monde par son esprit et son amabilit&eacute;. Malgr&eacute; toutes les
+d&eacute;fiances, il devient m&ecirc;me <i>persona grata</i> &agrave; la cour. En l'appelant &agrave; la
+chancellerie, l'empereur d'Autriche l'a nomm&eacute; g&eacute;n&eacute;ral-major. On a cru
+d'abord que ses attaches avec la Russie l'entra&icirc;neraient &agrave; s'entendre
+avec elle, peut-&ecirc;tre aussi avec la France, et &agrave; rompre l'alliance
+allemande. Mais K&aacute;lnoky ne peut oublier qu'il est Hongrois, l'ami
+d'Andrassy, et que la politique hongroise a pour pivot, depuis 1866, une
+entente intime avec Berlin. Les journaux allemands commenc&egrave;rent &agrave; mettre
+en doute la fid&eacute;lit&eacute; de l'Autriche. L'opinion publique s'&eacute;mut &agrave; Vienne,
+&agrave; Pest surtout. Mais bient&ocirc;t K&aacute;lnoky mit fin &agrave; ces bruits par son voyage
+&agrave; Gastein, o&ugrave; l'empereur Guillaume le combla de marques d'affection et
+o&ugrave;, dans l'entrevue avec M. de Bismarck, tous les malentendus furent
+dissip&eacute;s. La position de ce jeune ministre est aujourd'hui tr&egrave;s forte.
+Il jouit de la confiance absolue de l'Empereur et aussi, semble-t-il, de
+celle de la nation, car dans la derni&egrave;re session des d&eacute;l&eacute;gations trans-
+et cisleithanes, tous les partis l'ont acclam&eacute;, m&ecirc;me les Tch&egrave;ques, qui
+dominent en ce moment dans la Cisleithanie. M. de K&aacute;lnoky est rest&eacute;
+c&eacute;libataire, ce qui, dit-on, d&eacute;sole les m&egrave;res et inqui&egrave;te les maris.</p>
+
+<p>Je passe la soir&eacute;e chez les Salm-Lichtenstein. J'avais rencontr&eacute;
+l'Altgr&auml;fin &agrave; Florence et je suis heureux de faire la connaissance de
+son mari, qui est membre du Parlement et qui s'occupe ardemment de la
+question tch&eacute;co-allemande. Il appartient au parti lib&eacute;ral autrichien et
+il bl&acirc;me vivement la politique Taaffe et l'alliance que les f&eacute;odaux et,
+notamment, presque tous les membres de sa famille et celle de sa femme
+ont conclue avec le parti ultra-tch&egrave;que. &laquo;Leur but, dit-il, est
+d'obtenir pour la Boh&ecirc;me la m&ecirc;me situation que celle de la Hongrie.
+L'Empereur irait &agrave; Prague ceindre la couronne de saint Wenceslas. La
+Boh&ecirc;me redeviendrait autonome. Elle serait r&eacute;gie par sa Di&egrave;te, comme la
+Hongrie l'est par la sienne. L'empire, au lieu d'&ecirc;tre dualiste, serait
+triunitaire. Sauf pour les affaires communes, il y aurait trois Etats
+ind&eacute;pendants, r&eacute;unis seulement par la personne du souverain. C'est le
+r&eacute;gime du moyen &acirc;ge; il &eacute;tait viable quand il existait partout; mais il
+ne l'est plus maintenant qu'autour de nous se sont constitu&eacute;s de grands
+Etats unitaires, comme la France, la Russie et l'Italie. J'admets la
+f&eacute;d&eacute;ration pour un petit &Eacute;tat neutre, comme la Suisse, ou pour un &Eacute;tat
+isol&eacute;, embrassant tout un continent, comme les &Eacute;tats-Unis, mais je la
+consid&egrave;re comme mortelle pour l'Autriche, qui, au centre de l'Europe, se
+trouve expos&eacute;e &agrave; toutes les complications et aux convoitises de tous ses
+voisins.</p>
+
+<p>&laquo;Mes bons amis les f&eacute;odaux, soutenus &agrave; fond par le clerg&eacute;, esp&egrave;rent que
+dans la Boh&ecirc;me autonome et compl&egrave;tement soustraite &agrave; l'action des
+lib&eacute;raux du Parlement central, ils seront les ma&icirc;tres absolus et qu'ils
+pourront y r&eacute;tablir l'ancien r&eacute;gime. Je pense qu'ils se trompent
+compl&egrave;tement. Quand les nationaux tch&egrave;ques auront atteint leur but, ils
+se retourneront contre leurs alli&eacute;s actuels. Ils sont, au fond, tous des
+d&eacute;mocrates de nuances diverses, depuis le le rose tendre jusqu'au rouge
+&eacute;carlate; mais tous se l&egrave;veront contre la domination de l'aristocratie
+et du clerg&eacute;, et ils s'uniront alors aux Allemands de nos villes, qui
+sont presque tous lib&eacute;raux. Ceux m&ecirc;me qui habitent nos campagnes les
+suivront. L'aristocratie et le clerg&eacute; seraient in&eacute;vitablement vaincus.
+Au besoin, les Tch&egrave;ques ultras en appelleraient aux souvenirs de Jean
+Huss et de Zisca. Voyez quelle chose &eacute;trange: la plupart de ces grandes
+familles qui se sont mises &agrave; la t&ecirc;te du mouvement national, en Boh&ecirc;me,
+sont allemandes d'origine ou ne parlent pas la langue dont elles veulent
+faire l'idiome officiel. Les Hapsbourg, notre capitale, notre
+civilisation, la force initiale et persistante qui a cr&eacute;&eacute; l'Autriche,
+tout cela n'est-il donc pas germanique? En Hongrie, l'allemand, la
+langue de notre Empereur, est proscrite; proscrite aussi en Galicie;
+proscrite en Croatie; proscrite aussi bient&ocirc;t en Carinthie, en Carniole
+et en Boh&ecirc;me. La politique actuelle est p&eacute;rilleuse de toute fa&ccedil;on. Elle
+blesse profond&eacute;ment l'&eacute;l&eacute;ment allemand, qui repr&eacute;sente les lumi&egrave;res,
+l'industrie, l'argent, toutes les puissances modernes. En Boh&ecirc;me, si
+elle triomphe, elle livrera l'aristocratie et le clerg&eacute; aux entreprises
+de la d&eacute;mocratie tch&egrave;que et hussite.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Tout ce que vous dites, r&eacute;pondis-je, me para&icirc;t parfaitement d&eacute;duit.
+Je ne puis objecter que ceci: Il s'&eacute;tablit parfois dans les choses
+humaines certains courants irr&eacute;sistibles. On les reconna&icirc;t &agrave; cette
+marque que rien ne les arr&ecirc;te et que tout leur sert. Tel est le
+mouvement des nationalit&eacute;s. Consid&eacute;rez leur prodigieux r&eacute;veil. On dirait
+la r&eacute;surrection des morts. Ensevelies dans les t&eacute;n&egrave;bres, elles se
+rel&egrave;vent dans la lumi&egrave;re et dans la gloire. Qu'&eacute;tait, au dix-huiti&egrave;me
+si&egrave;cle, la langue allemande, quand Fr&eacute;d&eacute;ric se vantait de l'ignorer et
+se piquait d'&eacute;crire le fran&ccedil;ais aussi bien que Voltaire? C'&eacute;tait
+toujours, sans doute, la langue de Luther, mais ce n'&eacute;tait pas celle des
+classes cultiv&eacute;es et &eacute;l&eacute;gantes. Transportons-nous par la pens&eacute;e quarante
+ans en arri&egrave;re: qu'&eacute;tait le hongrois? L'idiome m&eacute;pris&eacute; des pasteurs de
+la Puzta. La langue de la bonne soci&eacute;t&eacute; et de l'administration &eacute;tait
+l'allemand, et dans la Di&egrave;te, on parlait le latin. Le magyare,
+aujourd'hui, est la langue du Parlement, de la presse, du th&eacute;&acirc;tre, de la
+science, des acad&eacute;mies, de l'universit&eacute;, de la po&eacute;sie, du roman.
+D&eacute;sormais, langue officielle et exclusive, elle s'impose m&ecirc;me, dit-on, &agrave;
+des populations d'une autre race, qui n'en veulent pas, comme en Croatie
+et en Transylvanie. Le tch&egrave;que est en train de se faire en Boh&ecirc;me la
+m&ecirc;me place que le magyare en Hongrie. M&ecirc;me chose dans les provinces
+croates: nagu&egrave;re encore patois populaire, le croate a maintenant son
+universit&eacute; &agrave; Agram, ses po&egrave;tes, ses philologues, sa presse, son th&eacute;&acirc;tre.
+Le serbe, qui n'est autre que le croate &eacute;crit en lettres orientales, est
+devenu aussi, en Serbie, langue officielle, litt&eacute;raire, parlementaire,
+scientifique, tout comme ses a&icirc;n&eacute;s l'allemand ou le fran&ccedil;ais. Il en est
+de m&ecirc;me pour le bulgare en Bulgarie et en Roum&eacute;lie, pour le finnois en
+Finlande, pour le roumain en Roumanie, pour le polonais en Galicie et
+bient&ocirc;t aussi probablement pour le flamand en Flandre. Comme toujours,
+le r&eacute;veil litt&eacute;raire pr&eacute;c&egrave;de les revendications politiques. Dans un
+gouvernement constitutionnel, le parti des nationalit&eacute;s finit par
+triompher, parce que, entre les autres partis, c'est &agrave; qui lui fera le
+plus de concessions et d'avantages pour obtenir l'appoint de ses votes:
+c'est m&ecirc;me le cas en Irlande.</p>
+
+<p>&laquo;Dites-moi, croyez-vous qu'un gouvernement quelconque puisse comprimer
+un mouvement aussi profond, aussi universel, ayant sa racine dans le
+c&#339;ur m&ecirc;me des races longtemps asservies et se d&eacute;veloppant fatalement,
+avec les progr&egrave;s de ce que l'on appelle la civilisation moderne? Que
+faire donc en pr&eacute;sence de cette pouss&eacute;e irr&eacute;sistible des races demandant
+leur place au soleil? Centraliser et comprimer, comme l'ont essay&eacute;
+Schmerling et Bach? Il est trop tard aujourd'hui. Il ne vous reste qu'&agrave;
+transiger avec les nationalit&eacute;s diverses, comme le veut M. de Taaffe,
+tout en prot&eacute;geant les droits des minorit&eacute;s.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Mais, reprit l'Altgraf, en Boh&ecirc;me, nous, Allemands, nous sommes
+minorit&eacute;, et messieurs les Tch&egrave;ques nous &eacute;craseront sans piti&eacute;.&raquo;</p>
+
+<p>Le lendemain, je vais voir M. de V., membre influent du Parlement et
+appartenant au parti conservateur. Il me para&icirc;t encore plus d&eacute;sol&eacute; que
+l'Altgraf Salm. &laquo;Moi, me dit-il, je suis un Autrichien de la vieille
+roche, un pur noir et jaune; ce que vous appelez un r&eacute;actionnaire dans
+votre &eacute;trange langage lib&eacute;ral. Mon attachement &agrave; la famille imp&eacute;riale
+est absolu, parce que c'est le centre commun de toutes les parties de
+l'empire. Je suis attach&eacute; au comte Taaffe parce qu'il repr&eacute;sente les
+partis conservateurs; mais je d&eacute;plore sa politique f&eacute;d&eacute;raliste, qui nous
+m&egrave;ne &agrave; la d&eacute;sint&eacute;gration de l'Autriche. Oui, je pousse l'audace jusqu'&agrave;
+pr&eacute;tendre que Metternich n'&eacute;tait pas un &acirc;ne b&acirc;t&eacute;. Nos bons amis les
+Italiens lui reprochent d'avoir dit que l'Italie n'est qu'une expression
+g&eacute;ographique; mais de notre empire qu'il avait fait si puissant et, en
+somme, si heureux, il ne restera m&ecirc;me plus cela, si on continue &agrave; le
+d&eacute;pecer, chaque jour, en morceaux de plus en plus petits. Ce ne sera
+plus un &Eacute;tat, ce sera un kal&eacute;idoscope, une collection de <i>dissolving
+views</i>. Vous, rappelez-vous ces vers du Dante:</p>
+
+<p>Quivi sospiri, pianti ed alti guai
+Risonavan per l'&aelig;r senza stelle:
+Diverse lingue, orribile favelle,
+Parole di solore, accenti d'ira,
+Voci alte e fioche; e suon di man con elle?</p>
+
+<p>Voil&agrave; le pand&eacute;monium qu'on nous pr&eacute;pare. Savez-vous jusqu'o&ugrave; l'on pousse
+la fureur de l'&eacute;miettement? En Boh&ecirc;me, les Allemands, pour &eacute;chapper &agrave; la
+tyrannie des Tch&egrave;ques, qu'ils redoutent dans l'avenir, demandent la
+s&eacute;paration et l'autonomie des r&eacute;gions o&ugrave; leur langue domine. Jamais les
+Tch&egrave;ques ne voudront qu'on morcelle le glorieux royaume de saint
+Wenceslas, et voil&agrave; une nouvelle cause de querelles! Ces luttes de races
+sont un retour &agrave; la barbarie. Vous &ecirc;tes Belge et je suis Autrichien; ne
+pouvons-nous nous entendre pour g&eacute;rer en commun une affaire ou une
+institution?&raquo;</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Sans doute, lui dis-je, &agrave; un certain degr&eacute; de culture, ce qui
+importe, c'est la conformit&eacute; des sentiments, non la communaut&eacute; du
+langage. Mais au d&eacute;but, la langue est l'instrument de la culture
+intellectuelle. La devise de l'une de nos soci&eacute;t&eacute;s flamandes dit cela
+&eacute;nergiquement: <i>De taal is gansch het volk</i>. &laquo;La langue c'est tout le
+peuple.&raquo; A mon avis, la raison, la vertu sont la chose essentielle. Mais
+sans la langue, sans les lettres, le progr&egrave;s de la civilisation est
+impossible.&raquo;</p>
+
+<p>Je note un fait curieux, qui montre o&ugrave; en sont arriv&eacute;es ces animosit&eacute;s
+des races. Les Tch&egrave;ques de Vienne, et ils sont au nombre de trente
+mille, dit-on, demandent un subside pour y fonder une &eacute;cole o&ugrave; le
+tch&egrave;que serait la langue de l'enseignement. Au sein du conseil
+provincial, le recteur de l'universit&eacute; de Vienne appuie la requ&ecirc;te. Les
+&eacute;tudiants de l'universit&eacute; tch&egrave;que de Prague lui envoient une adresse de
+gratitude; mais en quelle langue? En tch&egrave;que? Non, le recteur ne le
+comprend pas; en allemand? jamais; c'est la langue des oppresseurs! En
+fran&ccedil;ais, parce que c'est un idiome &eacute;tranger, et partant, neutre.
+L'attitude tr&egrave;s justifiable du recteur soul&egrave;ve une telle r&eacute;probation
+parmi ses coll&egrave;gues, qu'il doit se d&eacute;mettre du rectorat.</p>
+
+<p>Je vais voir ensuite M. de Neuman, qui est l'une des colonnes de notre
+Institut de droit international. Il nous y apporte, outre la
+contribution de ses connaissances juridiques, la pr&eacute;cieuse facult&eacute; de
+parler, avec le m&ecirc;me esprit et le m&ecirc;me brio, toutes les langues
+indo-europ&eacute;ennes et d'avoir &agrave; sa disposition un tr&eacute;sor de citations
+piquantes emprunt&eacute;es &agrave; toutes les litt&eacute;ratures. Dans les diff&eacute;rentes
+villes o&ugrave; l'Institut si&egrave;ge, il r&eacute;pond aux autorit&eacute;s qui nous re&ccedil;oivent
+dans la langue du pays, de fa&ccedil;on &agrave; faire croire qu'il y est n&eacute;. M. de
+Neuman me conduit &agrave; l'Universit&eacute;, dont il est une des illustrations.
+Elle est situ&eacute;e pr&egrave;s de la cath&eacute;drale. C'est un vieux b&acirc;timent qu'on
+abandonnera bient&ocirc;t pour le somptueux &eacute;difice qu'on construit sur le
+Ring. Je rencontre ici le professeur Lorenz von Stein, l'auteur du
+meilleur livre que l'on ait &eacute;crit sur le socialisme <i>Der Socialismus in
+Frankreich</i>, et d'ouvrages consid&eacute;rables de droit public et d'&eacute;conomie
+politique, qui jouissent de la plus grande autorit&eacute; dans toute
+l'Allemagne. Je suis aussi heureux de saluer mon jeune coll&egrave;gue M.
+Schleinitz, qui vient de publier un ouvrage important sur le
+d&eacute;veloppement de la propri&eacute;t&eacute;. M. de Neuman me communique une lettre de
+M. de K&aacute;llay, ministre des finances de l'Empire, qui me recevra avant
+mon d&eacute;part; mais je vais voir d'abord M. de Serres, directeur des
+chemins de fer autrichiens, qui doit me donner quelques indications
+concernant la jonction des chemins de fer hongrois et serbes avec le
+r&eacute;seau ottoman; question de premi&egrave;re importance pour l'avenir de
+l'Orient et que je m'&eacute;tais promis d'&eacute;tudier sur place.</p>
+
+<p>La compagnie autrichienne est &eacute;tablie dans un palais de la place
+Schwarzenberg, qui est la plus belle partie du Ring. Escalier monumental
+en marbre blanc; bureaux immenses et confortables; salons de r&eacute;ception
+velours et or; quel contraste entre ces splendeurs du luxe moderne et la
+simplicit&eacute; des locaux minist&eacute;riels! C'est le symbole d'une profonde
+r&eacute;volution &eacute;conomique: l'industrie primant la politique. M. de Serres
+&eacute;tale une carte d&eacute;taill&eacute;e sur la table: &laquo;Voyez, me dit-il, voil&agrave; le
+chemin de fer direct de Pesth &agrave; Belgrade, qui passe le Danube &agrave;
+Peterwardein, puis la Save &agrave; Semlin. Il y a l&agrave; deux grands ponts
+construits par la Soci&eacute;t&eacute; Fives-Lille. La section Belgrade-Nich sera
+inaugur&eacute;e prochainement. A Nich, bifurcation: une ligne vers Sophia, une
+autre qui rejoindra celle de Salonique-Mitrovitza, d&eacute;j&agrave; exploit&eacute;e.
+Celle-ci suivra la haute Morava par Lescovatz et Vrania. Il n'y aura &agrave;
+franchir qu'un tr&egrave;s court fa&icirc;te de partage, pour atteindre Varosh, sur
+la voie ferr&eacute;e qui aboutit &agrave; Salonique. Cet embranchement se terminera
+vite et il est de premi&egrave;re importance: c'est le plus court chemin vers
+Ath&egrave;nes et m&ecirc;me vers l'&Eacute;gypte et l'extr&ecirc;me Orient. C'est par l&agrave; qu'on
+pourra battre non seulement Marseille, mais Brindisi. Le r&ecirc;ve du consul
+autrichien von Hahn se trouvera r&eacute;alis&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;L'embranchement de Nich &agrave; Sophia et Constantinople offre dans sa
+premi&egrave;re section de grandes difficult&eacute;s. D'abord, pour arriver &agrave; Pirot,
+il faut passer par un effroyable d&eacute;fil&eacute;, le long de la Nichava. Nos
+ing&eacute;nieurs n'ont rien vu de plus sauvage. Puis, pour s'&eacute;lever de Pirot
+jusqu'au plateau de Sophia, en franchissant un prolongement des Balkans,
+on l'aura dur, car les terrains sont mauvais. Dans la plaine de Sophia,
+la construction peut se faire en courant, et de l&agrave; &agrave; Sarambey, terminus
+des chemins ottomans, la ligne a &eacute;t&eacute; &agrave; moiti&eacute; faite par les Turcs, il y
+a dix ans. Quinze &agrave; seize mois suffiraient pour l'achever. En r&eacute;sum&eacute;,
+nous irons en mai 1884, par rail, jusqu'&agrave; Nich, en traversant toute la
+Serbie. Ensuite, si l'on commence sans tarder, un an plus tard &agrave;
+Salonique et deux ans apr&egrave;s &agrave; Constantinople.&raquo; Je remerciai M. de Serres
+de ces d&eacute;tails si pr&eacute;cis.&mdash;&laquo;L'ach&egrave;vement de ces lignes, lui dis-je, sera
+pour l'Orient un &eacute;v&eacute;nement capital. Ce sera le signal de sa
+transformation &eacute;conomique, qui est autrement importante que toutes les
+combinaisons politiques et qui, d'ailleurs, h&acirc;tera l'accomplissement de
+celle qui est impos&eacute;e par la nature des choses, je veux dire par le
+d&eacute;veloppement de la race dominante. Votre r&eacute;seau et l'Autriche-Hongrie
+en profiteront d'abord, mais bient&ocirc;t l'Europe enti&egrave;re prendra sa part
+des avantages r&eacute;sultant de la civilisation et de l'enrichissement de la
+p&eacute;ninsule balkanique.</p>
+
+<p>Je me rends chez M. de K&aacute;llay. Je me f&eacute;licite de le voir, car on me dit
+de tous c&ocirc;t&eacute;s que c'est l'un des hommes d'&Eacute;tat les plus distingu&eacute;s de
+l'empire. Il est du plus pur sang magyare: il descend d'un des
+compagnons d'Arpad, entr&eacute; en Hongrie &agrave; la fin du IXe si&egrave;cle. Famille de
+bons administrateurs, car ils ont su conserver leur fortune: pr&eacute;c&eacute;dent
+pr&eacute;cieux pour un ministre des finances. Jeune encore, K&aacute;llay se montre
+avide de tout savoir. Il travaille comme un <i>privat-docent</i>, apprend les
+langues slaves et orientales, traduit en magyar la <i>Libert&eacute;</i>, de Stuart
+Mill, et ainsi devient membre de l'Acad&eacute;mie hongroise. Ayant &eacute;chou&eacute;
+comme d&eacute;put&eacute; aux &eacute;lections de 1866, il est nomm&eacute; consul g&eacute;n&eacute;ral &agrave;
+Belgrade, o&ugrave; il reste huit ans. Son temps n'y est pas perdu pour la
+science. Il r&eacute;unit les mat&eacute;riaux d'une histoire de la Serbie. En 1874,
+il est nomm&eacute; d&eacute;put&eacute; &agrave; la Di&egrave;te hongroise, et prend place sur les bancs
+du parti conservateur, qui est devenu la gauche mod&eacute;r&eacute;e actuelle. Il
+fonde un journal, le <i>Kelet N&eacute;pe</i> (le peuple de l'Orient), o&ugrave; il trace
+le programme du r&ocirc;le que la Hongrie doit jouer dans l'Europe orientale.
+Arrive la guerre turco-russe (1876), suivie de l'occupation de la
+Bosnie. On se rappelle que les Magyars manifest&egrave;rent alors de la fa&ccedil;on
+la plus bruyante, leur sympathie pour les Turcs, et l'opposition attaqua
+l'occupation avec la derni&egrave;re violence.</p>
+
+<p>Les Hongrois y &eacute;taient passionn&eacute;ment hostiles, parce qu'ils y voyaient
+un accroissement du nombre des Slaves. Le parti gouvernemental lui-m&ecirc;me
+n'osait pas appuyer ouvertement la politique Andrassy, tant il la
+sentait impopulaire. Alors K&aacute;llay se l&egrave;ve au sein de la Chambre pour la
+d&eacute;fendre. Il montre &agrave; son parti qu'il est insens&eacute; de se prononcer en
+faveur des Turcs. Il prouve clairement que l'occupation de la Bosnie
+s'impose en raison des convenances g&eacute;ographiques et m&ecirc;me au point de vue
+hongrois; car elle s&eacute;pare, comme un coin, la Serbie du Montenegro et
+emp&ecirc;che ainsi la formation d'un grand &Eacute;tat jougo-slave, qui exercerait
+une attraction irr&eacute;sistible sur les Croates de m&ecirc;me langue et de m&ecirc;me
+race. Il expose, en m&ecirc;me temps, son id&eacute;e favorite et parle de la mission
+commerciale et civilisatrice de la Hongrie en Orient. Cette attitude
+d'un homme connaissant &agrave; fond la p&eacute;ninsule des Balkans et toutes les
+questions qui s'y rattachent, irrita vivement son parti, qui resta
+quelque temps encore turcophile; mais elle fit une impression profonde
+en Hongrie et modifia le courant de l'opinion.</p>
+
+<p>Le comte Andrassy le d&eacute;signa comme repr&eacute;sentant de l'Autriche au sein de
+la commission bulgare. Revenu &agrave; Vienne, K&aacute;llay est nomm&eacute; chef de section
+au minist&egrave;re des affaires &eacute;trang&egrave;res et il publie son histoire de la
+Serbie en hongrois; elle est traduite en allemand et en serbe, et &agrave;
+Belgrade m&ecirc;me on reconna&icirc;t que c'est la meilleure qui existe. Il fait
+para&icirc;tre aussi une brochure importante en allemand et en hongrois sur
+les aspirations de la Russie en Orient depuis trois si&egrave;cles. Sous le
+chancelier Haymerl&eacute;, il devient secr&eacute;taire d'&Eacute;tat et son autorit&eacute;
+grandit rapidement. M. de Szlavy, ancien ministre hongrois tr&egrave;s capable,
+mais connaissant peu les pays transdanubiens, &eacute;tait ministre des
+finances de l'Empire et, comme tel, administrateur supr&ecirc;me de la Bosnie.
+L'occupation donnait de tristes r&eacute;sultats. Grandes d&eacute;penses; les imp&ocirc;ts
+rentraient mal; l'argent, disait-on, restait coll&eacute; aux doigts des
+employ&eacute;s, comme au temps des Turcs. De l&agrave; d&eacute;ficit et m&eacute;contentement des
+deux Parlements trans- et cisleithans. M. de Szlavy donne sa d&eacute;mission.
+L'Empereur tient &eacute;norm&eacute;ment &agrave; la Bosnie, en quoi il n'a pas tort; c'est
+son id&eacute;e, sa chose &agrave; lui. Sous son r&egrave;gne, le Lombard V&eacute;nitien a &eacute;t&eacute;
+perdu et l'empire diminu&eacute;. La Bosnie fait compensation, et avec ce grand
+avantage qu'elle peut &ecirc;tre assimil&eacute;e &agrave; la Croatie, et ainsi soud&eacute;e au
+reste de l'&Eacute;tat, ce qui, pour les provinces italiennes, &eacute;tait &agrave; jamais
+impossible. L'Empereur chercha donc l'homme qu'il fallait pour remettre
+en bonne voie les affaires de Bosnie. M. de K&aacute;llay &eacute;tait indiqu&eacute;. Il
+fut nomm&eacute; en remplacement de Szlavy. Aussit&ocirc;t, il se rend dans les
+provinces occup&eacute;es, dont il parle toutes les langues. Il s'entretient
+directement avec tous, catholiques, orthodoxes et mahom&eacute;tans. Il rassure
+les propri&eacute;taires turcs, inspire patience aux paysans, r&eacute;forme les abus,
+chasse les voleurs du temple; r&eacute;duit les d&eacute;penses et, par suite, le
+d&eacute;ficit. Travail &eacute;norme: curer les &eacute;tables d'Augias dans un vilayet
+ottoman.</p>
+
+<p>Il a proc&eacute;d&eacute; avec infiniment de tact et de m&eacute;nagement, mais aussi avec
+une fermet&eacute; impitoyable. Pour faire marcher une montre, il n'y a rien de
+tel que d'en bien conna&icirc;tre tous les rouages. R&eacute;cemment, on l'avertit
+qu'un nuage se forme du c&ocirc;t&eacute; du Mont&eacute;n&eacute;gro. On craint une nouvelle
+insurrection. Il part aussit&ocirc;t; mais pour ne pas &eacute;veiller de d&eacute;fiance,
+il emm&egrave;ne sa femme. Celle-ci est aussi intelligente que belle et aussi
+brave qu'intelligente: qualit&eacute; de race. Comtesse Bethlen, elle descend
+du h&eacute;ros de la Transylvanie, Bethlen Gabor. Leur voyage &agrave; travers la
+Bosnie est une idylle. Mais, tout en se promenant d'ovation en ovation,
+il met le pied sur la m&egrave;che qui allait mettre le feu aux poudres. Depuis
+lors, tout va, dit-on, de mieux en mieux l&agrave;-bas. C'est ce que je compte
+aller v&eacute;rifier sur place. En tout cas, le d&eacute;ficit a disparu;
+aujourd'hui, l'Empereur est enchant&eacute;, et chacun m'affirme que si l'on
+peut conserver la Bosnie, ce sera &agrave; M. de K&aacute;llay qu'on le devra et qu'un
+r&ocirc;le pr&eacute;dominant lui est r&eacute;serv&eacute; dans la direction future de l'empire.
+Il r&ecirc;ve de grandes destin&eacute;es pour la Hongrie, mais il n'est nullement
+&laquo;chauvin&raquo;. Il est prudent, r&eacute;fl&eacute;chi et conna&icirc;t les fondri&egrave;res de la
+route. Ce n'est pas pour rien qu'il a couru les grands chemins de
+l'Orient. Je vais le trouver &agrave; ses bureaux, situ&eacute;s derri&egrave;re l'h&ocirc;tel
+M&uuml;nsch, dans une petite rue et &agrave; un second &eacute;tage. On y arrive par un
+escalier en bois, &eacute;troit et sombre. En le montant, je pensais aux
+magnificences du palais de la compagnie des chemins de fer, et j'aimais
+mieux ceci.</p>
+
+<p>Je suis &eacute;tonn&eacute; de trouver M. de K&aacute;llay si jeune: il n'a que 43 ans. Le
+vieil empire &eacute;tait autrefois gouvern&eacute; par des vieillards; il l'est
+aujourd'hui par des jeunes gens. C'est ce qui lui imprime cette allure
+vive et d&eacute;cid&eacute;e. Les Hongrois tiennent les r&egrave;nes et ils ont conserv&eacute;
+dans leur sang l'ardeur des races primitives et la d&eacute;cision du cavalier.
+J'ai cru respirer partout en Autriche un air de renouveau. C'est comme
+une frondaison de printemps qui couronne un tronc s&eacute;culaire. M. de
+K&aacute;llay me parle d'abord des Zadrugas, que je compte aller revoir et
+qu'il a lui-m&ecirc;me beaucoup &eacute;tudi&eacute;es: &laquo;Depuis que vous avez publi&eacute; votre
+livre sur la propri&eacute;t&eacute; primitive, me dit-il, tr&egrave;s exact quand il a paru,
+de nombreux changements se sont faits. La famille patriarcale, assise
+sur son domaine collectif et inali&eacute;nable, dispara&icirc;t rapidement. Je le
+regrette comme vous. Mais qu'y faire?&raquo; Il m'engage &agrave; pousser jusqu'en
+Bosnie. &laquo;On nous reproche, ajoute-t-il, de n'y avoir pas encore r&eacute;gl&eacute; la
+question agraire. Mais ce qui se passe en Irlande prouve combien les
+probl&egrave;mes de ce genre sont difficiles &agrave; r&eacute;soudre. En Bosnie, il se
+complique du conflit entre le droit musulman et nos l&eacute;gislations
+occidentales. Il faut aller sur les lieux et &eacute;tudier la situation de
+pr&egrave;s, pour comprendre les embarras qui vous arr&ecirc;tent &agrave; chaque pas.
+Ainsi, en vertu de la loi turque, l'&Eacute;tat est propri&eacute;taire de toutes les
+for&ecirc;ts, et je tiens beaucoup &agrave; nos droits sur celles-ci, afin de pouvoir
+les pr&eacute;server. Mais, d'autre part, les villageois revendiquent, d'apr&egrave;s
+la coutume slave, un droit d'usage sur les for&ecirc;ts domaniales. S'ils n'y
+prenaient que le bois dont ils ont besoin, il n'y aurait point de mal,
+mais ils abattent les arbres sans nul m&eacute;nagement; puis arrivent les
+ch&egrave;vres, qui mangent les jeunes pousses et qui ainsi emp&ecirc;chent tout
+repeuplement. Ces maudites b&ecirc;tes sont le fl&eacute;au du pays. Partout o&ugrave; elles
+peuvent arriver, on ne trouve plus que des broussailles. Nous ferons une
+loi pour la conservation des massifs bois&eacute;s, si essentiels dans une
+contr&eacute;e aussi montagneuse; mais comment la faire respecter? Il faudrait
+une arm&eacute;e de gardes forestiers et des luttes partout et &agrave; tout moment.
+Ce qui manque &agrave; ce beau pays si favoris&eacute; par la nature, c'est une
+<i>gentry</i>, capable, comme celle de la Hongrie, de donner l'exemple du
+progr&egrave;s agricole. Je ne vous citerai qu'un exemple. Dans ma jeunesse, on
+n'employait sur nos terres qu'une lourde charrue en bois, remontant &agrave;
+Triptol&egrave;me. Apr&egrave;s 1848, la corv&eacute;e est abolie; la main-d'&#339;uvre est
+rench&eacute;rie; et nous devons cultiver nous-m&ecirc;me. Alors nous avons fait
+venir les meilleures charrues de fer am&eacute;ricaines, et maintenant elles
+sont en usage partout, m&ecirc;me chez les paysans. En Bosnie, l'Autriche est
+appel&eacute;e &agrave; remplir une grande mission, dont l'Europe enti&egrave;re profitera,
+plus que nous peut-&ecirc;tre. Elle doit justifier l'occupation en civilisant
+le pays.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Quant &agrave; moi, r&eacute;pondis-je, j'ai toujours d&eacute;fendu, contre mes amis les
+lib&eacute;raux anglais, la n&eacute;cessit&eacute; d'annexer la Bosnie et l'Herz&eacute;govine &agrave; la
+Dalmatie, et je l'ai d&eacute;montr&eacute;e &agrave; une &eacute;poque o&ugrave; on n'en parlait gu&egrave;re<a name='FNanchor_7_7'></a><a href='#Footnote_7_7'><sup>[7]</sup></a>.
+Mais l'essentiel est de faire des chemins de fer et des routes reliant
+l'int&eacute;rieur du pays aux ports de la c&ocirc;te. La ligne Serajevo-Mostar-Fort
+Opus est de premi&egrave;re n&eacute;cessit&eacute;.&mdash;&laquo;&Eacute;videmment, reprend M. de K&aacute;llay: <i>ma
+i danari</i>, on ne peut tout faire en un jour. Nous venons de terminer la
+ligne Brod-Serajevo, ce qui vous permettra d'aller de Vienne au centre
+de la Bosnie par rail. Vous ne vous en plaindrez pas, j'imagine. C'est
+un des premiers bienfaits de l'occupation et ses r&eacute;sultats seront
+&eacute;normes.</p>
+
+<a name='Footnote_7_7'></a><a href='#FNanchor_7_7'>[7]</a><div class='note'><p> &laquo;De toute n&eacute;cessit&eacute;, la c&ocirc;te dalmate doit &ecirc;tre r&eacute;unie &agrave; la
+Bosnie. Comme le disait un jour un guide mont&eacute;n&eacute;grin &agrave; Mme Muir
+Mackensie, la Dalmatie sans la Bosnie, c'est un visage sans t&ecirc;te, et la
+Bosnie sans la Dalmatie, c'est une t&ecirc;te sans visage. Faute de
+communications avec les districts qui s'&eacute;tendent derri&egrave;re eux, les ports
+dalmates, qui portent de si beaux noms, ne sont plus que des bourgs sans
+importance, compl&egrave;tement d&eacute;chus de leur ancienne splendeur. Ainsi
+Raguse, jadis r&eacute;publique ind&eacute;pendante, a 6,000 habitants, Zara 9,000,
+Sebeniko 6,000. Cattaro, situ&eacute; au fond de la plus belle baie de
+l'Europe, o&ugrave; des bassins et des docks naturels se creusent de toutes
+parts, assez vastes pour recevoir la marine tout enti&egrave;re d'un puissant
+&Eacute;tat, Cattaro est une bourgade qui a 2,078 habitants. Dans beaucoup de
+ces cit&eacute;s appauvries, des mendiants habitent les palais des anciens
+princes du commerce, et le lion de Saint-Marc ouvre encore ses ailes sur
+des b&acirc;timents qui tombent en ruines. Cette c&ocirc;te, qui a le malheur de
+border une province turque, ne reprendra son antique prosp&eacute;rit&eacute; que le
+jour o&ugrave; de bonnes routes relieront ses beaux ports au territoire fertile
+de l'int&eacute;rieur, dont la plus d&eacute;testable administration arr&ecirc;te l'essor.&raquo;
+(<i>La Prusse et l'Autriche depuis Sadowa</i>, t. II, ch. 6. 1869.)</p></div>
+
+<p>Je parle &agrave; M. de K&aacute;llay d'un discours qu'il vient de prononcer au sein
+de l'Acad&eacute;mie de Pest, dont il est membre. Il y d&eacute;veloppe son id&eacute;e
+favorite, que la Hongrie a une grande mission &agrave; remplir. Orientale par
+l'origine des Magyars, occidentale par les id&eacute;es et les institutions,
+elle doit servir, d'interm&eacute;diaire et de lien entre l'Orient et
+l'Occident. Cette th&egrave;se a provoqu&eacute;, dans tous les journaux allemands et
+slaves, un d&eacute;bordement d'attaques contre l'orgueil magyare: &laquo;Ils
+s'imaginent, ces Hongrois, que leur pays est le centre de l'univers, le
+monde tout entier: <i>Ungarischer Globus</i>. Qu'ils retournent dans leurs
+steppes, ces Asiatiques, ces Tartares, ces cousins des Turcs!&raquo; Parmi
+toutes ces violences, je note un mot qu'on emprunte &agrave; un livre du comte
+Zay: il peint bien cet ardent patriotisme des Hongrois, qui est leur
+honneur et leur force, mais qui, d&eacute;veloppant en eux un esprit de
+domination, les fait d&eacute;tester par les autres races. Ce mot, le voici:
+&laquo;Le Magyar aime son pays et sa nationalit&eacute; plus que l'humanit&eacute;, plus que
+la libert&eacute;, plus que lui-m&ecirc;me, plus que Dieu, plus que son salut
+&eacute;ternel.&raquo; La haute intelligence de M. de K&aacute;llay le pr&eacute;serve de ces
+exag&eacute;rations du chauvinisme.&mdash;&laquo;On ne m'a pas compris me dit-il, et on
+n'a pas voulu me comprendre. Dans une soci&eacute;t&eacute; litt&eacute;raire et
+scientifique, je n'ai nullement voulu faire de la politique. J'ai
+constat&eacute; simplement un fait ind&eacute;niable. Plac&eacute; au point de jonction d'une
+foule de races diverses et pr&eacute;cis&eacute;ment parce que nous parlons un idiome
+non indo-germanique, asiatique si l'on veut, nous sommes oblig&eacute;s de
+conna&icirc;tre toutes les langues de l'Europe occidentale et en m&ecirc;me temps,
+par ces r&eacute;miniscences myst&eacute;rieuses du sang, l'Orient nous est plus
+facilement accessible et compr&eacute;hensible. Je l'ai remarqu&eacute; bien des
+fois: je saisis mieux le sens d'un &eacute;crit oriental quand je le fais
+passer par le hongrois que quand je le lis dans une traduction allemande
+ou anglaise.&raquo;</p>
+
+<p>Je ne m'arr&ecirc;te que deux jours &agrave; Vienne. Mes visites faites, je parcours
+le Ring. Quel prodigieux changement depuis l'&eacute;poque o&ugrave;, en 1846, du haut
+des vieux remparts qui avaient soutenu le fameux si&egrave;ge de 1683, je
+voyais se d&eacute;rouler tout autour, entre la petite cit&eacute;, resserr&eacute;e dans ses
+murs, et ses grands faubourgs, une vaste esplanade poudreuse, o&ugrave; chaque
+soir les r&eacute;giments hongrois, avec leurs pantalons bleus collants,
+venaient faire l'exercice! On a respect&eacute; le Volksgarten, o&ugrave; Strauss
+jouait ses valses, et le temple grec, qui abrite le groupe de Canova.
+Sur l'esplanade, on a trac&eacute; un boulevard deux fois large comme ceux de
+Paris, on a r&eacute;serv&eacute; l'espace n&eacute;cessaire pour construire des monuments
+publics et le reste des terrains, vendus &agrave; des prix &eacute;normes, a permis &agrave;
+la ville et &agrave; l'&Eacute;tat d'y &eacute;lever toute une suite de constructions
+splendides, deux magnifiques th&eacute;&acirc;tres, un h&ocirc;tel de ville style gothique
+qui co&ucirc;tera cinquante millions, un palais pour l'universit&eacute;, deux
+mus&eacute;es, un palais pour l'empereur et une chambre du Parlement pour le
+Reichstag. Le Ring est bord&eacute;, en outre, de palais d'archiducs, d'h&ocirc;tels,
+genre du <i>Continental</i> &agrave; Paris, et de maisons particuli&egrave;res avec une
+&eacute;l&eacute;vation d'&eacute;tages, un relief des moulures, une opulence de d&eacute;coration
+qui en font autant de monuments. Je ne connais rien de comparable au
+Ring dans aucune capitale. Tout cela a d&ucirc; co&ucirc;ter plus d'un milliard!
+D'o&ugrave; est venu l'argent dans cette Autriche qui marche, dit-on, &agrave; la
+banqueroute?</p>
+
+<p>L'&Eacute;tat et la ville ont fait une splendide op&eacute;ration, puisqu'ils ont pu
+couvrir presque enti&egrave;rement leurs d&eacute;penses avec le produit de la vente
+des terrains de l'esplanade; mais ceux qui ont achet&eacute; ces terrains ont
+d&ucirc; les payer, ainsi que les b&acirc;tisses si co&ucirc;teuses qu'ils y ont &eacute;lev&eacute;es.
+Les centaines de millions que repr&eacute;sentent les b&acirc;timents publics et les
+maisons particuli&egrave;res sont donc sorties de l'&eacute;pargne du pays. C'est la
+preuve manifeste que, malgr&eacute; des guerres malheureuses, malgr&eacute; la perte
+du Lombard V&eacute;nitien, malgr&eacute; le <i>krach</i> de 1873, malgr&eacute; les difficult&eacute;s
+int&eacute;rieures et le d&eacute;ficit persistant d'ann&eacute;e en ann&eacute;e, l'Autriche s'est
+consid&eacute;rablement enrichie. L'&Eacute;tat est toujours gueux, mais la nation
+accumule du capital, et celui-ci vient s'&eacute;panouir dans les magnificences
+du Ring. Comme aux bords du Rhin, c'est toujours l'effet de la machine.
+L'homme, se procurant plus facilement de quoi se nourrir et se v&ecirc;tir,
+peut consacrer plus de ses revenus et de son travail &agrave; se loger, lui,
+ses plaisirs, ses arts, ses gouvernants et ses institutions.</p>
+
+<p>Quoique je ne sois pas venu &eacute;tudier la situation &eacute;conomique actuelle de
+l'Autriche, l'impression que j'en re&ccedil;ois est tr&egrave;s favorable. Sans me
+laisser &eacute;blouir par les splendeurs de Vienne, que je regrette plut&ocirc;t,
+parce qu'elles sont un sympt&ocirc;me de centralisation sociale et de
+concentration de la richesse, je constate que l'agriculture et
+l'industrie ont fait de grands progr&egrave;s. Quant &agrave; la situation ext&eacute;rieure,
+elle para&icirc;t excellente. L'Autriche est le pivot des combinaisons de la
+politique europ&eacute;enne. Certes, M. de Bismarck m&egrave;ne le jeu, haut la main;
+mais l'alliance autrichienne est son principal atout.</p>
+
+<p>L'Autriche a besoin de l'appui de l'Allemagne; mais l'Allemagne a encore
+bien plus besoin de celui de l'Autriche, parce que l'empire des
+Hohenzollern, nouvellement constitu&eacute;, a sur les flancs un ennemi certain
+&agrave; l'Occident et un ennemi possible &agrave; l'Orient. Adoss&eacute; &agrave; l'Autriche, il
+est de force &agrave; faire face des deux c&ocirc;t&eacute;s &agrave; la fois; il ne sera donc pas
+attaqu&eacute;. Mais c'est &agrave; condition que l'Autriche lui reste fid&egrave;le.</p>
+
+<p>A l'int&eacute;rieur, l'Autriche d&eacute;rive manifestement vers la forme f&eacute;d&eacute;rative.
+Mais loin d'y voir, comme les Autrichiens allemands, un mal et un
+danger, je suis persuad&eacute; que c'est un bien et pour l'empire lui-m&ecirc;me et
+pour l'Europe.</p>
+
+<p>Les nationalit&eacute;s en Hongrie, en Boh&ecirc;me, en Croatie, en Galicie ont pris
+tant de force et de vie qu'on ne peut plus d&eacute;sormais ni les an&eacute;antir, ni
+les fusionner. Impossible m&ecirc;me de les comprimer, &agrave; moins de supprimer
+toute libert&eacute;, toute autonomie et de les &eacute;craser sous un joug de fer.
+Quand les nationalit&eacute;s &eacute;taient endormies dans un sommeil l&eacute;thargique,
+comme la Belle-au-bois-dormant, sous Marie-Th&eacute;r&egrave;se et sous Metternich,
+un gouvernement paternel et doux pouvait pr&eacute;parer insensiblement les
+voies &agrave; un r&eacute;gime plus unitaire. Aujourd'hui, rien de pareil n'est plus
+possible. Tout essai de centralisation rencontrerait des r&eacute;sistances
+furieuses, d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;es, et, pour les briser, il faudrait recourir &agrave; un
+despotisme si impitoyable que, par les haines qu'il susciterait, il
+mettrait en p&eacute;ril l'existence m&ecirc;me de l'empire. Ainsi la libert&eacute; m&egrave;ne
+n&eacute;cessairement au f&eacute;d&eacute;ralisme. Il faut donc y applaudir.</p>
+
+<p>C'est d'ailleurs, th&eacute;oriquement, le meilleur des r&eacute;gimes. Nous le
+rencontrons, au d&eacute;but, parmi les peuples libres, en Gr&egrave;ce et en
+Germanie, par exemple, et aujourd'hui chez les nations les plus libres
+et les plus d&eacute;mocratiques, aux &Eacute;tats-Unis et en Suisse. Cette forme de
+gouvernement permet de constituer un &Eacute;tat immense, et m&ecirc;me ind&eacute;finiment
+extensible, par l'union des forces, <i>viribus unitis</i>, ainsi que le dit
+la devise de l'Autriche, sans sacrifier l'originalit&eacute; sp&eacute;ciale, la vie
+propre, la spontan&eacute;it&eacute; locale des provinces qui composent la nation.
+Aujourd'hui d&eacute;j&agrave;, les esprits les plus clairvoyants en Espagne surtout,
+en Italie et m&ecirc;me en France, demandent qu'une grande partie des
+attributions du pouvoir central soit restitu&eacute;e aux provinces. Que de
+grands et nobles exemples ont donn&eacute; au monde les Provinces-Unies des
+Pays-Bas! Quel d&eacute;veloppement commercial! Quelle condition heureuse des
+citoyens! Dans l'histoire, quel r&ocirc;le consid&eacute;rable et hors de toute
+proportion avec l'&eacute;tendue du territoire ou le chiffre de la population!
+Quel contraste affligeant entre l'Espagne, f&eacute;d&eacute;rale avant Charles V,
+Philippe II, et l'Espagne centralis&eacute;e du XVe et du XVIIe si&egrave;cle! Pour se
+d&eacute;fendre, l'Autriche f&eacute;d&eacute;ralis&eacute;e ne perdra rien de sa puissance, tant
+que l'arm&eacute;e restera unifi&eacute;e sous le commandement du chef de l'&Eacute;tat. Mais
+le gouvernement sera moins prompt &agrave; se lancer dans une politique
+d'agression, parce qu'il devra tenir compte des tendances des
+diff&eacute;rentes nationalit&eacute;s qui apporteront dans l'appr&eacute;ciation des
+questions ext&eacute;rieures des vues diff&eacute;rentes et parfois oppos&eacute;es. Les
+progr&egrave;s du f&eacute;d&eacute;ralisme en Autriche auront ainsi pour r&eacute;sultat
+d'accro&icirc;tre les garanties de la paix.</p>
+
+<p>Le r&eacute;gime mon&eacute;taire en Autriche ne s'est gu&egrave;re am&eacute;lior&eacute;. Partout
+l'instrument des &eacute;changes est compos&eacute; de billets d&eacute;pr&eacute;ci&eacute;s d'environ 20
+p. c., avec des coupures ridiculement minimes, m&ecirc;me pour la monnaie
+d'appoint. J'aurais voulu m'entretenir de cette importante question avec
+le savant professeur de g&eacute;ologie de l'universit&eacute; de Vienne, M. Sueiss,
+qui a &eacute;crit un livre tr&egrave;s remarquable sur l'avenir de l'or: <i>Die Zukunft
+des Goldes</i>. A mon grand regret, j'apprends qu'il est absent. J'expose &agrave;
+un financier autrichien qu'il d&eacute;pend de son pays de mettre un terme &agrave; la
+contraction mon&eacute;taire qui partout am&egrave;ne la baisse des prix et contribue
+ainsi &agrave; rendre plus intense la crise &eacute;conomique, tout en ramenant au
+pair l'agent de la circulation en Autriche, qui est l'argent. Que
+faudrait-il pour restituer &agrave; ce m&eacute;tal sa valeur ancienne, soit 60 7/8
+pence l'once anglaise ou 200 francs le kilogramme &agrave; 9/10 de fin? Il
+suffirait que les h&ocirc;tels des monnaies des &Eacute;tats-Unis, de la France et de
+l'Allemagne accordent la frappe libre aux deux m&eacute;taux pr&eacute;cieux avec le
+rapport l&eacute;gal de 1 &agrave; 15-1/2. L'Am&eacute;rique, la France, l'Espagne, l'Italie,
+la Hollande sont pr&ecirc;tes &agrave; signer une convention mon&eacute;taire sur ces bases,
+si l'Allemagne consent &agrave; y adh&eacute;rer. Tout donc d&eacute;pend des r&eacute;solutions du
+chancelier de l'Empire allemand. Si l'Autriche peut entra&icirc;ner dans cette
+voie M. de Bismarck au moyen de quelques concessions douani&egrave;res et en
+entrant elle-m&ecirc;me dans l'union bim&eacute;tallique, elle en retirerait des
+avantages incalculables. En s'approvisionnant d'argent, elle pourrait
+facilement substituer une circulation m&eacute;tallique &agrave; sa circulation
+fiduciaire d&eacute;pr&eacute;ci&eacute;e. Elle n'aurait plus alors &agrave; payer la prime
+consid&eacute;rable et croissante sur l'or, qu'elle doit subir pour l'int&eacute;r&ecirc;t
+des emprunts stipul&eacute;s en or. Avec l'argent, ramen&eacute; &agrave; son prix ancien,
+elle se procurerait l'or sans perte aucune. Elle aurait accompli ainsi,
+sans bourse d&eacute;lier, la reconstitution de sa circulation, que l'Italie
+n'a obtenue qu'&agrave; grands frais.</p>
+
+<p>Je pars &agrave; 7 h. 15 du soir pour Essek sur la Drave, par la S&uuml;dbahn; mais
+je me leste d'abord, &agrave; l'h&ocirc;tel M&uuml;nsch, d'un bon d&icirc;ner &agrave; la viennoise que
+je recommande &agrave; ceux qui ont des go&ucirc;ts simples: Potage aux &eacute;crevisses de
+Laybach, <i>garnirtes Rindfleisch mit Sauce</i>, c'est-&agrave;-dire du b&#339;uf
+bouilli, mais exquis, incomparablement sup&eacute;rieur &agrave; ce que l'on mange
+ailleurs sous ce nom,-&#8212;garni de l&eacute;gumes vari&eacute;s, avec une sauce blanche,
+cr&egrave;me vinaigr&eacute;e au raifort; <i>gebackenes Huhn</i>, poulet frit comme des
+beignets; tourte de p&acirc;te bris&eacute;e avec fraises fra&icirc;ches des montagnes; le
+tout arros&eacute; de bi&egrave;re de Vienne et d'une demi <i>Villanyer Auslese</i>.</p>
+
+<p>En partant, j'admire les dispositions de la gare de la S&uuml;dbahn. Tout y
+est simple, mais ample et commode. C'est une grande facilit&eacute; d'y
+trouver, comme partout de l'autre c&ocirc;t&eacute; du Rhin, un restaurant o&ugrave; l'on
+entre librement sans billet. Dans la voiture o&ugrave; je prends place, la
+moiti&eacute; des voyageurs sont des officiers qui retournent dans leurs
+garnisons; on s'aper&ccedil;oit que l'Autriche est toujours un &Eacute;tat militaire.
+Ils offrent un &eacute;chantillon curieux des diff&eacute;rentes races de l'empire:
+il s'y trouve un Allemand de Vienne, un Tyrolien de Meran, un Hongrois,
+un Polonais de la Galicie et un Tch&egrave;que. Je l'apprends par leur
+conversation, car ils se le disent en allemand, qui est l'idiome commun.
+L'officier tch&egrave;que se rend &agrave; Sarajevo. Il me raconte qu'on envoie de
+pr&eacute;f&eacute;rence en Bosnie des employ&eacute;s et des officiers parlant un dialecte
+slave qui leur permet de se faire comprendre des habitants. J'esp&eacute;rais
+obtenir quelques d&eacute;tails sur mon voyage, mais il est de la cat&eacute;gorie des
+voyageurs <i>no, no</i>, comme les appelle T&ouml;pffer, c'est-&agrave;-dire des non
+communicatifs et des bourrus.</p>
+
+<p>A Neustadt, le train quitte la ligne du S&ouml;mering, pour s'engager sur
+celle qui se dirige vers Agram et vers la Save. Nous passons au sud du
+grand lac Balaton. J'en avais autrefois visit&eacute; la partie nord pendant un
+s&eacute;jour que je fis au ch&acirc;teau de Palota, chez le comte Waldstein,
+pr&eacute;sident de l'Acad&eacute;mie des beaux-arts de Pesth et descendant du grand
+Wallenstein. Il est mort depuis. Je me r&eacute;veille aux environs de Kanisza.
+L'aspect du paysage me fait comprendre que je suis en Hongrie. Dans de
+vastes prairies, parsem&eacute;es de vieux ch&ecirc;nes et qui ont l'air d'un beau
+parc n&eacute;glig&eacute;, se prom&egrave;ne un troupeau de deux &agrave; trois cents chevaux. Des
+gardiens &agrave; cheval les surveillent. Des acacias bordent les champs et les
+routes. Les habitations rurales ne sont plus dispers&eacute;es au milieu des
+terres cultiv&eacute;es, comme entre Linz et Vienne. Elles forment un
+&laquo;agglom&eacute;r&eacute;&raquo;. Ce village est constitu&eacute; d'apr&egrave;s ce que les &eacute;conomistes
+allemands appellent le <i>Dorf-system</i>. Les toits sont en chaume, au lieu
+d'&ecirc;tre en tuiles plates ou en &eacute;cailles de bois. Les maisons ont leur
+pignon ant&eacute;rieur vers la rue et la fa&ccedil;ade avec la porte vers la cour.
+Cette fa&ccedil;ade est pr&eacute;c&eacute;d&eacute;e d'une v&eacute;randah que soutiennent des colonnettes
+en bois. Derri&egrave;re la demeure viennent les d&eacute;pendances et, au fond de la
+cour, les &eacute;tables. Un grillage en bois ou parfois une haie de branches
+mortes s&eacute;pare l'enclos du grand chemin, qui est extr&ecirc;mement large. Des
+poules, des canards, des oies, des porcs et des veaux vaguent dans cette
+cour. J'en conclus que le cultivateur hongrois peut encore mettre la
+poule au pot et qu'il n'en est pas r&eacute;duit &agrave; une nourriture exclusivement
+v&eacute;g&eacute;tale, comme la plupart des paysans italiens et flamands. La terre,
+divis&eacute;e en tr&egrave;s longues bandes de 30 &agrave; 40 m&egrave;tres de largeur, est
+emblav&eacute;e en seigle, en froment et en pommes de terre. Pas de mauvaises
+herbes dans les r&eacute;coltes; tout a &eacute;t&eacute; bien sarcl&eacute;. Pour le pays, c'est de
+la petite culture, ex&eacute;cut&eacute;e par le cultivateur propri&eacute;taire.</p>
+
+<p>Voici un tableau de Rosa Bonheur. Six charrues, attel&eacute;es chacune de
+quatre b&#339;ufs blanc ros&eacute;, avec d'&eacute;normes cornes, comme ceux de la
+campagne romaine, retournent une belle terre luisante, qui fume au
+soleil du matin. Les laboureurs portent une toque noire en feutre, &agrave;
+bords retrouss&eacute;s, une chemise blanche prise dans un pantalon flottant, &agrave;
+si larges plis qu'on dirait un jupon, et de grandes bottes. L'homme qui
+les surveille a mis au-dessus de ce costume une houppelande brune,
+brod&eacute;e de soutaches rouge et noir et doubl&eacute;e de peau de mouton. Voil&agrave; de
+la grande culture. Elle est bien conduite ou la terre est excellente,
+car les froments sont magnifiques, bien droits, serr&eacute;s, plus hauts que
+la ceinture et avec des feuilles d'un vert intense. Les seigles sont si
+forts qu'ils ont vers&eacute;. Pr&egrave;s des maisons, je vois la grange &agrave; ma&iuml;s,
+particuli&egrave;re &agrave; tout l'Orient danubien. On dirait un colossal panier en
+lattes tress&eacute;es &agrave; clairevoie. Cela est long de quatre &agrave; six m&egrave;tres,
+suivant l'importance de l'exploitation, large de deux, couvert d'un toit
+de chaume et support&eacute; par quatre ou six pieux &agrave; un m&egrave;tre de terre. Les
+&eacute;pis de ma&iuml;s y sont accumul&eacute;s, &agrave; l'abri des mulots et des porcs, et ils
+y s&egrave;chent parfaitement, parce que le vent passe librement &agrave; travers les
+interstices du clayonnage. La siccit&eacute; compl&egrave;te du ma&iuml;s pr&eacute;vient la
+<i>pellagra</i>, qui est occasionn&eacute;e, croit-on, dans le Lombard-V&eacute;nitien, par
+la farine du ma&iuml;s humide. Cette maladie est inconnue ici.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s Kanisza, nous longeons la Drave, qui est d&eacute;j&agrave; un grand fleuve. Il
+est vrai qu'il vient de loin; car il a ses sources dans le pays des
+Dolomites et dans les glaciers du Grossglockner, le plus haut sommet du
+Tyrol, que j'ai visit&eacute; autrefois en allant &agrave; Gastein. Depuis
+Franzenstein, dans le Tyrol, point de jonction avec la ligne du Brenner,
+jusqu'&agrave; son confluent avec le Danube, pr&egrave;s d'Essek, une ligne ferr&eacute;e non
+interrompue suit son cours. L'aspect de ses bords montre que la Drave
+est encore &agrave; l'&eacute;tat de nature. Elle d&eacute;place son lit; elle forme des
+&icirc;les; d'un c&ocirc;t&eacute;, elle ronge la berge argileuse, coup&eacute;e &agrave; pic; de
+l'autre, elle d&eacute;pose des relais et des bancs. Rien n'a &eacute;t&eacute; fait pour
+am&eacute;liorer la navigation. Les saules qui croissent sur ses rives sont le
+seul obstacle qui s'oppose &agrave; ses d&eacute;placements. Quelle diff&eacute;rence avec
+le Rhin, si parfaitement canalis&eacute;! Il est vrai qu'ici la population est
+trop peu dense pour ex&eacute;cuter les travaux d'art et pour en profiter.</p>
+
+<p>A Zakany, un pont est jet&eacute; sur le fleuve, mais c'est pour livrer passage
+&agrave; l'embranchement qui, d'ici, se dirige sur Agram; partout ailleurs, on
+traverse en ponton. A Barcs, la gare est encombr&eacute;e d'immenses tas de
+douves superpos&eacute;es. Elles viennent des for&ecirc;ts de la Croatie, et beaucoup
+vont &agrave; Marseille, par la voie de Fiume et de Trieste. L'exploitation des
+bois est une des richesses de ces pays-ci; mais on la gaspille
+effroyablement. Entre Agram et Sissek, on passe par une superbe for&ecirc;t.
+J'y ai vu, le long de la voie ferr&eacute;e, de gros ch&ecirc;nes abandonn&eacute;s &agrave; la
+pourriture, parce que les fibres un peu tordues ne permettaient, pas de
+fendre l'arbre de fa&ccedil;on &agrave; le d&eacute;biter, en douves. Comme mat&eacute;riaux de
+construction, ils ne valaient pas le transport. N'est-ce pas &eacute;trange,
+quand on songe combien le ch&ecirc;ne est devenu rare et cher dans notre
+Occident? Presque tous ceux qui ont achet&eacute; des for&ecirc;ts en Hongrie et en
+Moravie, se sont laiss&eacute; entra&icirc;ner par la beaut&eacute; des arbres. Ils ont mal
+calcul&eacute; les frais d'abatage et de transport, qui s'&eacute;l&egrave;vent tr&egrave;s haut
+quand on op&egrave;re en grand, et ils ont perdu de l'argent. Lors de mon
+pr&eacute;c&eacute;dent voyage en Hongrie, le comte Waldstein me faisait parcourir une
+for&ecirc;t magnifique qui lui appartenait. J'admirais des ch&ecirc;nes d'une
+prodigieuse venue qui chez nous auraient valu trois &agrave; quatre cents
+francs.-&#8212;&laquo;Mais ceci repr&eacute;sente une fortune princi&egrave;re,
+m'&eacute;criai-je.&#8212;-&laquo;Voulez-vous accepter ma for&ecirc;t, me dit-il, je vous en fais
+hommage.-&#8212;Quelle plaisanterie!</p>
+
+<p>-&#8212;Nullement, vous me rendrez service. Voil&agrave; cinq ans que je n'ai rien pu
+vendre et j'ai &agrave; payer les imp&ocirc;ts, qui, vous le savez, ne sont pas
+l&eacute;gers chez nous.&raquo;</p>
+
+<p>Un des voyageurs de mon compartiment m'apprend qu'un de mes
+compatriotes, M. Charles Lamarche, exploite de grandes for&ecirc;ts en
+Croatie. Je lui souhaite bonne chance, mais dans l'int&eacute;r&ecirc;t du pays, il
+vaudrait mieux conserver ces bois jusqu'au moment o&ugrave; la population
+accrue pourra les employer sur place. La d&eacute;vastation des massifs de
+sapins que j'ai vu se poursuivre avec fureur en Su&egrave;de et en Norv&egrave;ge
+n'est pas moins lamentable. L'homme, aiguillonn&eacute; par la fi&egrave;vre de
+l'industrie, d&eacute;vore sa plan&egrave;te par les deux bouts: destruction des
+for&ecirc;ts, destruction du charbon. Je pense &agrave; l'effrayant po&egrave;me de Byron:
+<i>Darkness</i>. La terre est plong&eacute;e dans les t&eacute;n&egrave;bres. Les peuples, pour se
+r&eacute;chauffer, ont tout br&ucirc;l&eacute;, m&ecirc;me la charpente de leurs demeures. Deux
+&ecirc;tres humains survivent seuls; ils aper&ccedil;oivent un brasier pr&egrave;s de
+s'&eacute;teindre; ils s'approchent, ils se reconnaissent; ce sont deux ennemis
+mortels; ils se battent et s'&eacute;gorgent. Ainsi finit une race ex&eacute;crable.
+Le fait est que si les hommes continuent &agrave; pulluler et &agrave; d&eacute;truire en
+m&ecirc;me temps les sources naturelles de la richesse, nous en reviendrons au
+r&eacute;gime alimentaire de nos anc&ecirc;tres pr&eacute;historiques, au cannibalisme.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s Barcs, nous quittons la Drave, que nous retrouverons &agrave; Essek. La
+voie ferr&eacute;e doit franchir une cr&ecirc;te avant de descendre dans la plaine de
+F&uuml;nfkirchen. Cette cr&ecirc;te est form&eacute;e de collines sablonneuses, o&ugrave;
+poussent de maigres bouleaux. On y a fait des plantations de pins
+sylvestres qui viennent mal. Le sol est tr&egrave;s maigre; par moments il
+n'offre plus que des dunes de sable mouvant. La v&eacute;g&eacute;tation est celle de
+nos landes, sauf qu'il y manque la bruy&egrave;re que j'ai rencontr&eacute;e partout,
+dans des terrains semblables, depuis le Portugal jusqu'en Danemark.
+Cette absence de la bruy&egrave;re est remarquable dans le paysage de l'Europe
+sud-orientale. Je ne l'ai vue nulle part dans les terrains vagues, o&ugrave;
+elle aurait abond&eacute; ailleurs.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s Szigetvar, la ligne ferr&eacute;e descend en plaine. Plus loin, appara&icirc;t
+F&uuml;nfkirchen (cinq &eacute;glises), en hongrois Pecs. La plupart des localit&eacute;s
+ont ici, comme en Transylvanie, trois noms: l'un allemand, l'autre
+slave, le troisi&egrave;me hongrois, lequel est le nom officiel. Ceci donne
+aussi lieu &agrave; des querelles entre les races. Le chemin de fer est
+exploit&eacute; par les Hongrois. Il s'ensuit que dans les gares les
+inscriptions sont en magyare. Mais quand on arrive sur un territoire o&ugrave;
+les Slaves sont en majorit&eacute;, ils r&eacute;clament l'emploi de leur langue.
+Parfois, les indications et les noms sont dans les deux idiomes; mais si
+alors le hongrois est plac&eacute; au-dessus, c'est une usurpation, une preuve
+nouvelle de l'esprit dominateur et tyrannique des Magyars! Le mieux
+serait d'employer les trois langues en mettant les mots sur la m&ecirc;me
+ligne. Seulement l'allemand est proscrit ici: c'est l'ennemi des deux
+autres races. Cette question des inscriptions, qui nous para&icirc;t futile,
+&eacute;chauffe tellement la bile des populations de ces r&eacute;gions-ci, qu'elle
+provoque des troubles et des insurrections, comme on l'a vu r&eacute;cemment &agrave;
+Agram, &agrave; propos des &eacute;cussons hongrois plac&eacute;s sur les monuments publics.
+Il a fallu les enlever. Il est vrai qu'une allumette tombant &agrave; terre
+s'&eacute;teint aussit&ocirc;t, qui, dans une poudri&egrave;re, produit une explosion.
+L'hostilit&eacute; des races est la mati&egrave;re explosible.</p>
+
+<p>F&uuml;nfkirchen est une jolie ville dans une situation charmante. Au XVe
+si&egrave;cle sous la dynastie angevine, elle a &eacute;t&eacute; un centre de culture
+litt&eacute;raire et artistique. Les clochers de ses &eacute;glises, qui lui ont valu
+son nom, <i>Cinq &Eacute;glises</i>, se d&eacute;tachent sur de gracieuses collines
+couvertes de vignobles et de maisons blanches. Au second plan s'&eacute;l&egrave;vent
+des montagnes bien bois&eacute;es. Les routes sont agr&eacute;ablement plant&eacute;es de
+peupliers, de tilleuls et d'acacias. De bonnes habitations, tr&egrave;s bien
+entretenues, sont &eacute;parpill&eacute;es au milieu de cultures fort soign&eacute;es.
+Beaucoup de champs sont emblav&eacute;s en ma&iuml;s, qui sort de terre. A Villany,
+arr&ecirc;t: collines calcaires assez nues, mais o&ugrave; poussent des vignes
+donnant un vin excellent et renomm&eacute;. D'ici part un embranchement du
+chemin de fer vers Mohacs, sur le Danube. Mohacs! nom lugubre; le
+Waterloo de la Hongrie. C'est &agrave; Mohacs que les Turcs bris&egrave;rent
+d&eacute;finitivement la r&eacute;sistance h&eacute;ro&iuml;que des Magyars. Deux archev&egrave;ques,
+cinq &eacute;v&ecirc;ques, cinq cents magnats et trente mille combattants p&eacute;rirent.
+Le 29 ao&ucirc;t 1526 est un anniversaire de deuil pour tout bon patriote
+hongrois. Car la civilisation nationale, si remarquable d&eacute;j&agrave; sous les
+princes angevins (1301 &agrave; 1380) et sous Mathias (1457 &agrave; 1490), disparut
+sous le r&eacute;gime abrutissant des Turcs. Malheureuse destin&eacute;e de tous ces
+pays Cis- et Transdanubiens! Au moyen &acirc;ge, ils marchaient presque du
+m&ecirc;me pas que nous. Ils avaient une culture intellectuelle, un art, une
+architecture. Les Ottomans les subjuguent: les voil&agrave; replong&eacute;s dans la
+barbarie pour trois ou quatre si&egrave;cles. Aujourd'hui qu'ils sont
+affranchis, il faut qu'ils remontent au niveau qu'ils avaient atteint
+d&eacute;j&agrave; avant l'&egrave;re moderne. Entre cette date de 1526 et celle du si&egrave;ge de
+Vienne 1683, les Turcs se maintinrent &agrave; l'apog&eacute;e de leur puissance. Puis
+vient la chute rapide, ininterrompue jusqu'&agrave; nos jours. Les vainqueurs
+de Mohacs, qui, il y a seulement deux si&egrave;cles, ont failli prendre Vienne
+et inonder l'Autriche et la Pologne, sont accul&eacute;s aujourd'hui dans
+Constantinople.</p>
+
+<p>Pr&egrave;s d'Essek, la voie se rapproche de la Drave, qu'elle franchit sur un
+grand pont de fer. La rivi&egrave;re, arriv&eacute;e ici pr&egrave;s de son confluent avec le
+Danube, a tout l'aspect du bas Mississipi. Entre les deux grands cours
+d'eau s'&eacute;tend une vaste plaine, &agrave; moiti&eacute; noy&eacute;e, coup&eacute;e de marais et de
+&laquo;bayous&raquo;. Dans les crues, cela forme une mer. En ce moment, l'herbe y
+est d'un vert intense, relev&eacute; par les fleurettes roses du <i>flos cuculi</i>
+et par les grands p&eacute;tales jaunes des iris. Les maisons blanches d'Essek
+et les murs jaunes de sa forteresse s'enl&egrave;vent sur le ciel d'un bleu
+cru. De grands troupeaux de cochons et de chevaux errent en libert&eacute; dans
+ces p&acirc;turages, qui se perdent, &agrave; l'horizon lointain, dans la brume
+bleu&acirc;tre, que le soleil de juin pompe des eaux partout &eacute;pandues. C'est &agrave;
+Essek que je dois trouver la voiture de l'&eacute;v&ecirc;que Strossmayer, qui me
+conduira &agrave; Djakovo.</p>
+<br><br>
+
+
+
+<a name='CHAPITRE_III'></a><h2>CHAPITRE III.</h2>
+
+<h3>L'&Eacute;V&Ecirc;QUE STROSSMAYER.</h3>
+<br>
+
+<p>Ainsi que je l'ai dit, l'un des buts de mon voyage est d'&eacute;tudier &agrave;
+nouveau ces formes curieuses de propri&eacute;t&eacute; primitive, les communaut&eacute;s de
+famille ou <i>zadrugas</i>, qui se sont conserv&eacute;es parmi les Slaves
+m&eacute;ridionaux, et que j'ai d&eacute;crites en d&eacute;tail dans mon livre sur la
+<i>Propri&eacute;t&eacute; primitive</i>. Je les avais visit&eacute;es avec soin il y a quinze
+ans; mais on m'a dit qu'elles disparaissent rapidement et qu'il faut se
+h&acirc;ter si l'on veut voir encore en vie cette constitution si int&eacute;ressante
+de la famille antique, qui &eacute;tait universelle autrefois et qui, m&ecirc;me en
+France, a dur&eacute; jusqu'au XVIIIe si&egrave;cle. L'illustre &eacute;v&ecirc;que de Djakovo, Mgr
+Strossmayer, a bien voulu m'engager &agrave; venir visiter les zadrugas de son
+domaine, et je me rends &agrave; son aimable invitation.</p>
+
+<p>I</p>
+
+<p>En descendant du train, je vois s'avancer vers moi un jeune pr&ecirc;tre,
+suivi d'un superbe hussard, &agrave; moustache retrouss&eacute;e, pantalon collant
+brun, couvert de soutache rouge et noir, et dolman &agrave; brandebourgs de
+m&ecirc;mes couleurs. L'abb&eacute; est l'un des secr&eacute;taires de l'&eacute;v&ecirc;que Strossmayer,
+dont il m'apporte une lettre de bienvenue. &laquo;Donnez-moi votre bulletin,
+me dit-il, mon pandour soignera vos bagages.&mdash;Mais, lui r&eacute;pondis-je, je
+n'ai d'autre bagage que cette petite valise et ce sac de nuit que je
+porte &agrave; la main. C'est le vrai moyen de n'en jamais &ecirc;tre s&eacute;par&eacute;. Vous
+devez m'approuver de suivre &agrave; la lettre la devise du philosophe: <i>Omnia
+mecum porto.</i>&raquo;-&#8212;Sur un signe de l'abb&eacute;, le pandour s'approche
+respectueusement, me baise la main, suivant la coutume du pays, et prend
+mes effets. Je rapporte ce menu d&eacute;tail, parce qu'il me rappelle un mot
+de M. de Lesseps. Il y a trois ans, M. de Lesseps &eacute;tait venu &agrave; Li&egrave;ge
+nous parler du canal de Panama. J'&eacute;tais d&eacute;l&eacute;gu&eacute; pour le recevoir &agrave; la
+gare. Deux jours avant, il avait parl&eacute; &agrave; Gand. Dans l'intervalle, il
+avait couru &agrave; Londres et il en revenait de son pied l&eacute;ger. Il descend de
+voiture, portant une valise et un gros paletot, quoiqu'on f&ucirc;t en
+juillet. &laquo;Veuillez monter en voiture, lui dis-je; j'aurai soin de vos
+bagages.&mdash;Mais je n'en ai jamais plus que je n'en puis porter moi-m&ecirc;me,
+r&eacute;pond-il. L'an dernier, votre roi, que j'aime et que je v&eacute;n&egrave;re,
+m'invite &agrave; loger au palais de Bruxelles. Il envoie &agrave; ma rencontre un
+officier d'ordonnance, une voiture de la cour et un fourgon. Apr&egrave;s
+m'avoir salu&eacute;, l'aide de camp m'indique la voiture de service pour mes
+gens et mes bagages. Je lui dis: &laquo;Mes gens, je n'en ai pas, et quant &agrave;
+mes bagages, les voil&agrave;. Je les porte &agrave; la main.&raquo; L'officier parut
+surpris, mais le roi m'aurait compris.&raquo; Domestiques et grosses malles
+sont des <i>impedimenta</i>. Moins une arm&eacute;e en tra&icirc;ne &agrave; sa suite, mieux
+elle fait la guerre. Il en est de m&ecirc;me du voyageur.</p>
+
+<p>Ce pr&ecirc;tre accompagn&eacute; de ses pandours, c'est bien l'image de la Hongrie
+d'autrefois, o&ugrave; magnats et &eacute;v&ecirc;ques entretenaient une v&eacute;ritable arm&eacute;e de
+serviteurs, qui les gardaient en temps de paix, et qui, en temps de
+guerre, montaient &agrave; cheval avec leurs ma&icirc;tres; c'&eacute;taient l&agrave; ces fameux
+hussards qui ont sauv&eacute; la couronne de Marie-Th&eacute;r&egrave;se: <i>Moriamur pro rege
+nostro</i>, et qui, en 1848, auraient d&eacute;tr&ocirc;n&eacute; ses descendants sans
+l'intervention de la Russie. A la sortie de la gare, une l&eacute;g&egrave;re Victoria
+d&eacute;couverte nous attend. L'attelage est de toute beaut&eacute;: quatre chevaux
+gris pommel&eacute;, de la race de Lipit&ccedil;a, c'est-&agrave;-dire de ce haras imp&eacute;rial
+situ&eacute; pr&egrave;s de Trieste, en plein Karst, dans cette r&eacute;gion &eacute;trange, toute
+couverte de grandes pierres calcaires qui, &eacute;parpill&eacute;es au hasard,
+ressemblent aux ruines d'un &eacute;difice cyclop&eacute;en. De sang arabe, mais avec
+adjonction de sang anglais pour leur donner de la taille, les chevaux
+s'y fortifient les poumons &agrave; respirer un air sec, qui devient tr&egrave;s &acirc;pre
+quand souffle la bora, et les jarrets &agrave; gravir les rochers et les
+pentes. On les recherche pour les officiers de cavalerie. Nos quatre
+jeunes &eacute;talons sont ravissants; la croupe droite, la queue bien
+d&eacute;tach&eacute;e, les jambes s&egrave;ches et tr&egrave;s fines, le paturon haut et flexible,
+la t&ecirc;te petite, avec de grands yeux pleins de feu. Ils sont doux comme
+des agneaux et compl&egrave;tement immobiles. Mais d&egrave;s qu'ils voient qu'on se
+pr&eacute;pare &agrave; partir, leurs naseaux s'ouvrent, leur sang s'agite, ils
+piaffent, ils bondissent en avant, et le pandour les contient avec
+peine, reproduisant exactement le groupe des chevaux de Castor et de
+Pollux sur la place du Quirinal. Nous partons, et les nobles b&ecirc;tes
+s'&eacute;lancent, joyeuses de faire emploi de leur force et de leur jeunesse.
+&laquo;Je crains, dis-je &agrave; l'abb&eacute;, que la traite ne soit un peu
+longue.&raquo;-&#8212;Nullement, me r&eacute;pond-il, d'Essek &agrave; Djakovo il y a environ 36
+de vos kilom&egrave;tres, il nous faudra deux heures et demie.&raquo; L'allure des
+chevaux hongrois m'a toujours frapp&eacute;. Chez nous un bon cheval part plein
+d'ardeur; mais, au bout de 10 &agrave; 12 kilom&egrave;tres, il se met volontiers au
+pas pour reprendre haleine, et les cochers, au besoin, l'y contraignent.
+Ici, l'allure naturelle du cheval attel&eacute; est le trot; il ne lui semble
+pas qu'il puisse aller au pas; quand il y est forc&eacute;, parce que le chemin
+est trop mauvais, il se sent humili&eacute;, il rechigne et parfois ne veut
+plus avancer. M&ecirc;me les maigres haridelles des paysans pauvres trottent
+toujours. L'une des causes m'en para&icirc;t &ecirc;tre l'habitude, qui est g&eacute;n&eacute;rale
+dans les pays danubiens, de laisser courir le jeune poulain derri&egrave;re la
+m&egrave;re, d&egrave;s que celle-ci est de nouveau attel&eacute;e. Pr&eacute;cis&eacute;ment en sortant
+d'Essek, o&ugrave; &ccedil;'a &eacute;t&eacute; jour de march&eacute;, la route est couverte de voitures
+retournant dans les villages voisins, et beaucoup d'entre elles sont
+accompagn&eacute;es de poulains qui trottent all&egrave;grement &agrave; la suite, en faisant
+des bonds de chevreaux. Ils prennent ainsi les poumons et l'allure de
+leurs parents. L'h&eacute;r&eacute;dit&eacute; confirme l'aptitude.</p>
+
+<p>La charrette des paysans de toute la r&eacute;gion sud orientale de l'Europe
+est la m&ecirc;me, depuis la Leitha jusqu'&agrave; la mer Noire, et je l'ai retrouv&eacute;e
+jusqu'au milieu de la Russie. Elle appara&icirc;t d&eacute;j&agrave; dans les bas-reliefs
+antiques. Rien de plus simple et de mieux en rapport avec les conditions
+du pays. Deux larges planches forment le fond de la caisse. Elle est
+garnie de chaque c&ocirc;t&eacute; d'une sorte d'&eacute;chelle, qui est retenue en place
+par des pi&egrave;ces de bois coud&eacute;es, fix&eacute;es sur les essieux &agrave; l'ext&eacute;rieur des
+longs moyeux des roues, de fa&ccedil;on &agrave; emp&ecirc;cher absolument que celles-ci
+s'&eacute;chappent. Pas de bancs: on s'assied sur des bottes de foin ou de
+fourrage vert, dont une partie est destin&eacute;e &agrave; l'attelage. Tout est en
+bois. En Hongrie, l'essieu est en fer, mais dans certaines parties de la
+Russie et des Balkans, il est &eacute;galement en bois. Les roues sont hautes
+et fines, et la charrette p&egrave;se si peu qu'un enfant la met en mouvement
+et qu'un homme la porte sur son dos. Pour ramener les r&eacute;coltes, on en a
+parfois qui sont un peu plus grandes et plus solides; toutefois, le type
+n'est pas modifi&eacute;.</p>
+
+<p>La route sur laquelle nous roulons est tr&egrave;s large. Quoique le milieu
+soit macadamis&eacute;, les paysans et m&ecirc;me notre cocher pr&eacute;f&egrave;rent rouler sur
+les accotements; c'est qu'ici, l'&eacute;t&eacute;, l'argile, tass&eacute;e et durcie par les
+pieds des chevaux, devient comme de l'asphalte. Le pays que nous
+traversons est plat et parfaitement cultiv&eacute;. Les froments sont les plus
+beaux que l'on puisse voir; ils ont des feuilles larges comme des
+roseaux. Ce qui n'est pas emblav&eacute; en c&eacute;r&eacute;ales, bl&eacute; ou avoine, est occup&eacute;
+par des ma&iuml;s ou par la jach&egrave;re; pas de fermes &eacute;parpill&eacute;es dans les
+campagnes. Les maisons des cultivateurs sont group&eacute;es dans les villages.
+C'est le <i>Dorf-system</i>, comme disent les &eacute;conomistes allemands. Ce
+groupement a deux causes: d'abord la n&eacute;cessit&eacute; de se r&eacute;unir pour se
+d&eacute;fendre; en second lieu, l'usage ancien de r&eacute;partir p&eacute;riodiquement le
+territoire collectif de la commune entre ses habitants. Si, dans
+certains pays, comme en Angleterre, en Hollande, en Belgique, dans le
+nord de la France, les b&acirc;timents d'exploitation sont plac&eacute;s au milieu
+des champs qui en d&eacute;pendent, c'est que la propri&eacute;t&eacute; priv&eacute;e et la
+s&eacute;curit&eacute; y existent depuis longtemps.</p>
+
+<p>L'&eacute;l&eacute;gant attelage qui nous entra&icirc;ne rapidement me rappelle un mot que
+l'on m'a cont&eacute; pr&eacute;c&eacute;demment &agrave; Pest et qui peint la Hongrie d'autrefois.
+Un &eacute;v&ecirc;que passait le Danube sur le pont de bateaux qui conduit &agrave; Bude,
+royalement &eacute;tendu dans un beau carrosse attel&eacute; de six chevaux. C'&eacute;tait
+un comte Batthiany. Un d&eacute;put&eacute; lib&eacute;ral lui crie: &laquo;Monseigneur, vous
+semblez oublier que vos pr&eacute;d&eacute;cesseurs les ap&ocirc;tres et J&eacute;sus votre ma&icirc;tre
+allaient pieds nus.&mdash;Vous avez raison, r&eacute;plique le comte, comme &eacute;v&ecirc;que
+j'irais certainement &agrave; pied; mais comme magnat hongrois, six chevaux est
+le moins que je puisse atteler, et malheureusement l'&eacute;v&ecirc;que ne peut
+fausser compagnie au magnat.&raquo;</p>
+
+<p>J'imagine que Mgr Strossmayer donnerait une meilleure raison. Il dirait
+qu'il exploite en r&eacute;gie les terres du domaine &eacute;piscopal; qu'il y a
+&eacute;tabli un haras dont il vend les produits; qu'il contribue ainsi &agrave;
+am&eacute;liorer la race chevaline et qu'il augmente la richesse du pays, ce
+qui est de tous points conforme aux prescriptions &eacute;conomiques les plus
+&eacute;l&eacute;mentaires. &Eacute;levant beaucoup de chevaux, il faut bien qu'on, les
+prom&egrave;ne et qu'on les dresse. Je ne m'en plains pas, car c'est plaisir de
+voir trotter ces charmantes b&ecirc;tes, toujours gaies, heureuses de courir
+d'une allure de plus en plus relev&eacute;e, &agrave; mesure qu'elles approchent de
+leur &eacute;curie.</p>
+
+<p>Nous nous arr&ecirc;tons quelques moments au village de Siroko-Polje, o&ugrave;
+l'abb&eacute; d&eacute;sire voir sa m&egrave;re. Nous entrons chez elle. Veuve d'un simple
+cultivateur, elle occupe une maison de paysan un peu mieux soign&eacute;e que
+les autres. A la diff&eacute;rence des villages hongrois, les maisons
+pr&eacute;sentent du c&ocirc;t&eacute; de la route, non leur pignon, mais la face ant&eacute;rieure
+dans le sens de la longueur. La fa&ccedil;ade, avec la v&eacute;randah sur colonnettes
+de bois, regarde la cour, o&ugrave; erre la collection habituelle des divers
+volatiles. Toutes les habitations du village sont, comme celles-ci,
+plafonn&eacute;es et r&eacute;cemment blanchies &agrave; la chaux, de sorte qu'on ne peut
+voir si elles sont construites en briques d'argile s&eacute;ch&eacute;e ou en torchis.
+Elles sont toujours pos&eacute;es sur un soubassement en pierres. La chambre o&ugrave;
+la veuve nous re&ccedil;oit est le salon et en m&ecirc;me temps la chambre &agrave; coucher
+des h&ocirc;tes &eacute;trangers. Sur les murs soigneusement blanchis, des gravures
+enlumin&eacute;es repr&eacute;sentent des saints et des &eacute;pisodes bibliques. Aux
+fen&ecirc;tres des rideaux de mousseline; deux grands lits avec force matelas,
+recouverts d'une grosse courtepointe d'ouate capitonn&eacute;e en indienne &agrave;
+ramages rouge et noir; sur la table un tapis de lin brod&eacute; de dessins en
+laine de couleurs tr&egrave;s vives; un grand sopha et quelques chaises en
+bois, voil&agrave; le mobilier. La veuve ne porte plus le costume pittoresque
+du pays, mais une jaquette et un jupon en cotonnade violette, comme les
+femmes de la campagne dans la France du Nord. Elle ne parle que le
+croate et pas l'allemand. Je l'interroge, par l'entremise de son fils,
+sur les zadrugas.</p>
+
+<p>&laquo;Dans ma jeunesse, dit-elle, la plupart des familles restaient unies et
+cultivaient en commun le domaine patrimonial. On se soutenait, on
+s'entr'aidait. L'un des fils &eacute;tait-il appel&eacute; &agrave; l'arm&eacute;e, les autres
+travaillaient pour lui, et comme il savait que la place &agrave; la table
+commune l'attendait toujours, il y revenait le plus t&ocirc;t possible.
+Aujourd'hui, quand la zadruga est d&eacute;truite et que nos jeunes gens
+partent, ils restent dans les grands villes. Le foyer, avec ses veill&eacute;es
+en commun, avec ses chansons et ses f&ecirc;tes, ne les rappelle plus. Les
+petits m&eacute;nages, qui vivent seuls, ne peuvent pas r&eacute;sister &agrave; une maladie,
+&agrave; une mauvaise ann&eacute;e, maintenant surtout que les imp&ocirc;ts sont si lourds.
+Arrive un accident, ils s'endettent et les voil&agrave; dans la mis&egrave;re. Ce sont
+les jeunes femmes et le luxe qui sont la perte de nos vieilles et sages
+institutions. Elles veulent avoir des bijoux, des &eacute;toffes, des souliers
+qui sont apport&eacute;s par les colporteurs; pour en acheter, il leur faut de
+l'argent; elles se f&acirc;chent si le mari, travaillant pour la communaut&eacute;,
+fait plus que les autres. S'il gardait tout pour lui, nous serions plus
+riches, pense-t-elle. De l&agrave; des comptes, des reproches, des querelles.
+La vie de famille devient un enfer; on se s&eacute;pare. Il faut alors pour
+chacun un feu, une marmite, une cour, un gardien pour les animaux. Puis,
+les soirs d'hiver, c'est l'isolement. Le mari s'ennuie et commence &agrave;
+aller au cabaret. La femme, laiss&eacute;e seule, se d&eacute;range aussi parfois. Et
+puis, monsieur, si vous saviez quelles salet&eacute;s les marchands nous
+vendent si cher! De laids bijoux en verre de couleur et en cuivre dor&eacute;,
+qui ne valent pas deux kreutzers, tandis que les colliers de pi&egrave;ces d'or
+et d'argent, que nous portions autrefois, conservaient leur valeur et
+nous allaient beaucoup mieux. A force d'&eacute;pargner, les jeunes filles de
+mon temps, avec le produit de leurs broderies et des tapis qu'elles
+faisaient, arrivaient &agrave; se former une belle dot en sequins et en thalers
+de Marie-Th&eacute;r&egrave;se, qu'elles portaient sur la t&ecirc;te, au cou, &agrave; la ceinture
+et qui reluisaient au soleil, de sorte que les maris ne manquaient pas &agrave;
+celles qui &eacute;taient adroites, laborieuses et &eacute;conomes. Au lieu de nos
+bonnes et solides chemises en grosse toile inusable, si jolies &agrave; voir,
+avec leurs broderies de laine bleue, rouge et noire, on nous apporte
+maintenant des chemises de coton, fines, glac&eacute;es, brillantes comme de la
+soie, mais qui sont en trous et en loques apr&egrave;s deux lavages. Vous
+connaissez notre chaussure nationale, l'opanka: un solide morceau de
+cuir de buffle, bien &eacute;pais, rattach&eacute; au pied par des courroies de cuir
+lac&eacute;es; nous la faisons nous-m&ecirc;mes; cela tient au pied et dure
+longtemps. Nos jeunesses commencent &agrave; porter des bottines de Vienne; on
+sort, il pleut, notre terre alors devient tenace comme du mortier; les
+bottines y restent ou sont perdues. Au-dessus de nos chemises, le
+dimanche ou l'hiver, nous portons une veste en grosse laine ou en peau
+de mouton, toison en dedans, que nous ornons de dessins faits de petits
+morceaux de cuir de couleurs tr&egrave;s voyantes, piqu&eacute;s &agrave; l'aiguille, avec
+des fils d'argent ou d'or. Rien ne me para&icirc;t plus beau, et cela passe
+d'une g&eacute;n&eacute;ration &agrave; l'autre. Aujourd'hui, celles qui veulent faire les
+fi&egrave;res et imiter les Autrichiennes portent du coton, de la soie ou du
+velours, des articles de pacotille, que le soleil d&eacute;teint, que la pluie
+d&eacute;fra&icirc;chit et que le moindre usage troue aux coudes et dans le dos. Tout
+cela para&icirc;t bon march&eacute;, car, pour faire un de nos v&ecirc;tements, il fallait
+travailler des mois et des mois. Mais je pr&eacute;tends que cela co&ucirc;te tr&egrave;s
+cher, car l'argent sort de nos poches et les objets, &agrave; peine achet&eacute;s,
+sont d&eacute;j&agrave; us&eacute;s. Et puis nos soir&eacute;es d'hiver, qu'en fera-t-on &agrave; l'avenir?
+Se tourner les pouces et cracher dans le foyer! Et nos anciennes
+chansons, qu'on chantait dans les veill&eacute;es en travaillant toutes
+ensemble, autour d'un grand feu, elles seront oubli&eacute;es; d&eacute;j&agrave; les
+enfants, qui en apprennent d'autres &agrave; l'&eacute;cole, les trouvent b&ecirc;tes et
+n'en veulent plus. Les savants comme vous, monsieur, disent que tout va
+de mieux en mieux. Moi, je ne suis qu'une ignorante; seulement je vois
+ce que je vois. Il y a maintenant dans nos villages des pauvres, des
+ivrognes et de mauvaises femmes, ce qu'on ne connaissait pas jadis. Nous
+payons deux fois plus d'imp&ocirc;ts qu'autrefois, et cependant nos vaches ne
+donnent toujours qu'un veau et la tige de ma&iuml;s qu'un ou deux &eacute;pis. M'est
+avis que tout va de mal en pis.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, lui dis-je, vous-m&ecirc;me, vous portez le costume &eacute;tranger que vous
+bl&acirc;mez avec tant de raison.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, monsieur, mais quand on a la joie et l'honneur d'avoir un
+fils pr&ecirc;tre, il faut bien renoncer &agrave; s'habiller comme une paysanne.&raquo;
+Apr&egrave;s que nous e&ucirc;mes pris une rasade d'un petit vin rose et douce&acirc;tre,
+que l'aimable vieille femme r&eacute;coltait dans sa vigne et qu'elle nous
+offrit de bon c&#339;ur, nous remont&acirc;mes en voiture, et je dis &agrave; l'abb&eacute;:
+&laquo;Votre m&egrave;re a raison. Les costumes et les usages locaux adapt&eacute;s aux
+conditions particuli&egrave;res des diverses populations avaient beaucoup de
+bon. Je regrette leur disparition, non seulement comme artiste, mais
+comme &eacute;conomiste. On les abandonne pour prendre ceux de l'Occident,
+parce que ceux-ci repr&eacute;sentent la civilisation et le comme il faut.
+C'est le motif qui a port&eacute; votre m&egrave;re &agrave; quitter son costume national. Ce
+que l'on nomme le progr&egrave;s est une puissante locomotive qui, dans sa
+marche irr&eacute;sistible, broie tous les usages anciens, et qui est en train
+de faire de l'humanit&eacute; une masse uniforme, dont toutes les unit&eacute;s seront
+semblables les unes aux autres, de Paris &agrave; Calcutta et de Londres &agrave;
+Honolulu. Avec le costume national et traditionnel, rien ne se perd;
+tandis que les changements continuels du go&ucirc;t ruinent les industriels,
+mettent sans cesse au rebut une foule de marchandises et surexcitent les
+recherches luxueuses et les d&eacute;penses. Un &eacute;conomiste renomm&eacute;, J.-B. Say,
+a dit parfaitement: &laquo;La rapidit&eacute; successive des modes appauvrit un &Eacute;tat
+de ce qu'il consomme et de ce qu'il ne consomme pas.&raquo;&mdash;Mgr Strossmayer,
+r&eacute;pond l'abb&eacute;, fait tout ce qu'il peut pour soutenir nos industries
+domestiques. Certainement il vous parlera de ce qu'il a tent&eacute; pour
+cela.&raquo;</p>
+
+<p>Entre Siroko-Polje et Djakovo, nous franchissons une tr&egrave;s l&eacute;g&egrave;re mont&eacute;e:
+c'est le fa&icirc;te de partage presque imperceptible de la Sirmie, entre la
+Drave, au nord, et la Save, au sud. Sur un certain espace, les belles
+cultures de froment sont remplac&eacute;es par un terrain bois&eacute;. Seulement, il
+ne reste que des broussailles. Les gros arbres jonchent le sol, et on
+les d&eacute;bite en douves, h&eacute;las! La fertilit&eacute; du sol se r&eacute;v&egrave;le par
+l'abondance de l'herbe qui pousse entre les souches. Un troupeau de
+b&#339;ufs et de chevaux y pa&icirc;t.</p>
+
+<p>La route s'engage bient&ocirc;t entre deux rang&eacute;es de magnifiques peupliers
+d'Italie, hauts comme des fl&egrave;ches de cath&eacute;drale. A droite, un bois de
+grands arbres entour&eacute; de hautes palissades: c'est le parc aux daims.
+Nous approchons de la r&eacute;sidence &eacute;piscopale. Nous voici &agrave; Djakovo (en
+hongrois, la terminaison <i>vo</i> devient <i>var</i>). Chez nous, ce serait un
+gros village. Ici, c'est un bourg, un lieu de march&eacute;, <i>Marktflecken</i>,
+comme disent les Allemands. Il y a environ quatre mille habitants, tous
+Croates, y compris quelques centaines d'isra&eacute;lites, qui sont les
+richards de l'endroit.-&#8212;&laquo;Ce sont eux, me dit l'abb&eacute;, qui font tout le
+commerce, celui des marchandises au d&eacute;tail, et aussi celui de l'achat en
+gros des denr&eacute;es agricoles, du bois, de la laine, des animaux
+domestiques, de tout enfin, jusqu'aux volailles et aux &#339;ufs. Le cr&eacute;dit
+et l'argent sont entre leurs mains. Ils font la petite et la grosse
+banque. Ces maisons, solidement construites, que vous voyez dans la rue
+principale que nous traversons, ces boutiques d'&eacute;piceries, d'&eacute;toffes, de
+quincaillerie, de modes, la plupart de ces boucheries, notre unique
+h&ocirc;tel, tout cela est occup&eacute; par eux. Sur seize boutiques que nous avons
+&agrave; Djakovo, deux seulement appartiennent &agrave; des chr&eacute;tiens. Il faut bien
+l'avouer, les juifs sont plus actifs que nous. Et aussi, ils ne pensent
+qu'&agrave; gagner de l'argent.&mdash;Mais, lui r&eacute;pondis-je, les chr&eacute;tiens, chez
+nous, ne cherchent pas &agrave; en perdre, et j'imagine qu'il en est de m&ecirc;me en
+Croatie.&raquo;</p>
+
+<p>Nous entrons dans la cour du palais de l'&eacute;v&ecirc;que. Je ne puis me d&eacute;fendre
+d'une vive &eacute;motion en revoyant ce noble vieillard,&mdash;le grand ap&ocirc;tre des
+Jougo-Slaves.&mdash;Il me serre affectueusement dans ses bras et me dit: &laquo;Ami
+et fr&egrave;re, soyez le bienvenu. Vous &ecirc;tes ici parmi des amis et des
+fr&egrave;res.&raquo;&mdash;Il me conduit dans ma chambre et m'engage &agrave; me reposer,
+jusqu'au souper, des fatigues de ma nuit pass&eacute;e en chemin de fer. La
+chambre que j'occupe est tr&egrave;s grande, et les meubles, tables, sophas,
+commodes en noyer style de Vienne, sont tr&egrave;s grands aussi. Par la
+fen&ecirc;tre ouverte, je vois un parc tout rempli d'arbres magnifiques:
+ch&ecirc;nes, h&ecirc;tres, &eacute;pic&eacute;as. Un grand acacia tout couvert de ses grappes
+blanches remplit l'atmosph&egrave;re d'un parfum p&eacute;n&eacute;trant. Devant une vaste
+serre sont rang&eacute;es toute esp&egrave;ce de plantes exotiques, auxquelles les
+jardiniers donnent l'arrosage du soir. Rien ne me rappelle que je suis
+au fond de la Slavonie. Je profite de ces deux heures de repos, les
+premi&egrave;res depuis mon d&eacute;part, pour r&eacute;sumer tout ce que j'ai appris
+concernant mon illustre h&ocirc;te.</p>
+
+<p>La premi&egrave;re fois que je suis venu en Croatie, son nom m'&eacute;tait inconnu.
+Je trouvais son portrait partout, aux vitrines des libraires d'Agram et
+de Carlstadt, dans toutes les auberges, dans la demeure des paysans, et
+jusque dans les petits villages des confins militaires. Quand on me
+raconta tout ce qu'il faisait pour favoriser le d&eacute;veloppement de
+l'instruction, de la litt&eacute;rature et des arts, parmi les Jougo-Slaves,
+j'en fus &eacute;merveill&eacute;. Inconnu, sans lettre d'introduction, je n'osai
+aller le voir; mais, depuis lors, l'un de mes v&#339;ux les plus ardents
+&eacute;tait de le rencontrer. J'eus cette bonne fortune, non en Croatie, mais
+&agrave; Rome. En d&eacute;cembre 1878, il &eacute;tait venu entretenir le pape du r&egrave;glement
+des affaires eccl&eacute;siastiques de la Bosnie. M. Minghetti m'invita &agrave;
+d&eacute;jeuner avec lui. Quand je lui fus pr&eacute;sent&eacute;, Strossmayer me dit: &laquo;J'ai
+lu ce que vous avez &eacute;crit sur mon pays, dans la <i>Revue des Deux Mondes</i>.
+Vous &ecirc;tes un ami des Slaves; vous &ecirc;tes donc le mien. Venez me voir &agrave;
+Djakovo; nous causerons.&raquo; L'impression que me fit cet homme
+extraordinaire fut profonde. Je reproduis quelques d&eacute;tails de cette
+entrevue, parce que le programme de Strossmayer est celui des patriotes
+&eacute;clair&eacute;s de son pays. Il m'apparut comme un saint du moyen &acirc;ge, peint
+par fra Angelico, dans les cellules de Saint-Marc &agrave; Florence. Sa figure
+est fine, maigre, asc&eacute;tique; des cheveux cendr&eacute;s et relev&eacute;s entourent sa
+t&ecirc;te d'une aur&eacute;ole. Ses yeux gris sont clairs, lumineux, inspir&eacute;s. Une
+flamme en jaillit, vive et douce, reflet d'une grande intelligence et
+d'un grand c&#339;ur. Sa parole est abondante, color&eacute;e, pleine d'images;
+mais, quoiqu'il parle &eacute;galement bien, outre les langues slaves, le
+fran&ccedil;ais, l'allemand, l'italien et le latin, aucun de ces idiomes ne lui
+fournit de termes assez expressifs pour rendre compl&egrave;tement sa pens&eacute;e,
+et ainsi il les emploie tour &agrave; tour. Il emprunte &agrave; chacun d'eux le mot,
+l'&eacute;pith&egrave;te dont il a besoin, ou bien il accumule les synonymes que tous
+lui fournissent. C'est quand il arrive enfin au latin, que la phrase se
+d&eacute;roule avec une ampleur et une puissance sans pareille. Il dit
+nettement ce qu'il pense, sans r&eacute;ticences, sans r&eacute;serves diplomatiques,
+avec l'abandon d'un enfant et la profondeur de vues du g&eacute;nie. Absolument
+d&eacute;vou&eacute; &agrave; sa patrie, ne d&eacute;sirant rien pour lui-m&ecirc;me, il ne craint
+personne ici-bas. Comme il ne poursuit que ce qu'il croit bien, juste
+et vrai, il n'a rien &agrave; cacher.</p>
+
+<p>Pendant ce s&eacute;jour &agrave; Rome, il &eacute;tait tout occup&eacute; de l'avenir de la
+Bosnie.&mdash;&laquo;Vous avez eu raison, me dit-il, de soutenir, contrairement &agrave;
+l'avis de vos amis les lib&eacute;raux anglais, que l'annexion des provinces
+bosniaques est une n&eacute;cessit&eacute;; mais le point de savoir si c'est un
+avantage pour l'Autriche d&eacute;pendra de la politique qu'on y suivra. Si
+Vienne ou plut&ocirc;t Pest entend gouverner les nouvelles provinces par des
+Hongrois ou des Allemands et &agrave; leur profit, les Autrichiens finiront par
+&ecirc;tre plus d&eacute;test&eacute;s que les Turcs. Ce sont des populations exclusivement
+slaves; il faut entretenir et &eacute;lever leur esprit national. Les journaux
+magyares et allemands disent que je suis l'ami de la Russie, l'ennemi de
+l'Autriche, c'est une calomnie. Pour notre ch&egrave;re vieille Autriche, je
+donnerais ma vie &agrave; l'instant. C'est dans son sein que nous devons, nous
+Slaves occidentaux, vivre, grandir, arriver &agrave; l'accomplissement de nos
+destin&eacute;es. On a voulu autrefois nous germaniser. Aujourd'hui on r&ecirc;ve de
+nous magyariser; cela n'est pas moins impossible! A une race nombreuse,
+assise sur un grand territoire contigu, o&ugrave; il y a place pour trente,
+pour quarante millions d'hommes, &agrave; un peuple qui a une histoire, des
+souvenirs dont il est fier, on ne peut enlever sa langue, sa
+nationalit&eacute;. Ceux qui le tenteraient ou qui voudraient entraver notre
+l&eacute;gitime d&eacute;veloppement, ceux-l&agrave; seuls travailleraient au profit de la
+Russie. Les Hongrois sont une race h&eacute;ro&iuml;que. Ils ont l'esprit politique.
+Pour reconqu&eacute;rir leur autonomie, ils ont d&eacute;ploy&eacute; une constance
+admirable; maintenant ils gouvernent en r&eacute;alit&eacute; l'empire; mais leur
+hostilit&eacute; contre les Slaves et leur chauvinisme magyare les aveuglent
+parfois compl&egrave;tement. Ils doivent s'appuyer franchement sur nous, sinon
+ils seront noy&eacute;s dans l'oc&eacute;an panslave.&raquo;</p>
+
+<p>Je lui rappelai que, lors de mon premier s&eacute;jour &agrave; Agram, j'avais trouv&eacute;
+les patriotes croates, revenant de la fameuse exposition ethnographique
+de Moscou, tout enflamm&eacute;s, et ne cachant nullement leurs sympathies pour
+la Russie.&mdash;&laquo;C'est vrai, reprit l'&eacute;v&ecirc;que, &agrave; cette &eacute;poque le compromis
+Deak, qui nous abandonnait compl&egrave;tement &agrave; la merci des Hongrois, avait
+surexcit&eacute; au plus haut degr&eacute; les appr&eacute;hensions des Croates. Mais, depuis
+lors, cet engouement en faveur de la Russie a disparu. Seulement il se
+reproduira, chaque fois que l'Autriche-Hongrie, soit aux bords de la
+Save et de la Bosna, soit au del&agrave; du Danube, voudra s'opposer au
+l&eacute;gitime d&eacute;veloppement des races slaves. Si on pousse celles-ci &agrave; bout,
+il est in&eacute;vitable qu'elles diront unanimement: &laquo;Plut&ocirc;t Russes que
+Magyares!&raquo; Ecoutez, mon ami, il y a en Europe deux grandes questions: la
+question des nationalit&eacute;s et la question sociale. Il faut relever les
+populations arri&eacute;r&eacute;es et les classes d&eacute;sh&eacute;rit&eacute;es. Le christianisme
+apporte la solution, car il nous ordonne de venir en aide aux humbles et
+aux pauvres. Nous sommes tous fr&egrave;res. Mais il faut que la fraternit&eacute;
+cesse d'&ecirc;tre un mot et devienne un fait.&raquo;</p>
+
+<p>Apr&egrave;s que Strossmayer nous eut quitt&eacute;s, Minghetti me dit: &laquo;J'ai eu
+l'occasion de voir de pr&egrave;s tous les hommes &eacute;minents de notre temps. Il y
+en a deux qui m'ont donn&eacute; l'impression qu'ils &eacute;taient d'une autre
+esp&egrave;ce que nous, ce sont Bismarck et Strossmayer.&raquo; Voici quelques
+d&eacute;tails sur ce grand &eacute;v&ecirc;que, qui a tant fait pour l'avenir des
+Jougo-Slaves. Chose &eacute;trange, on m'a affirm&eacute; que sa biographie n'est pas
+encore &eacute;crite, sauf peut-&ecirc;tre en croate.</p>
+
+<p>Joseph-George Strossmayer est n&eacute;, le 4 f&eacute;vrier 1815, &agrave; Essek, d'une
+famille peu ais&eacute;e, qui &eacute;tait venue de Linz vers 1700. Celle-ci &eacute;tait
+donc allemande, comme son nom l'indique; mais elle s'&eacute;tait croatis&eacute;e au
+point de ne plus parler que le croate. On a fait un grief aux
+Jougo-Slaves d'avoir eu besoin d'un Allemand pour patronner leur
+mouvement national. Il en est souvent ainsi. Le plus &eacute;clatant
+repr&eacute;sentant du magyarisme, Kossuth, est de sang slave; Rieger, le
+principal promoteur du mouvement tch&egrave;que, est d'origine allemande;
+Conscience, le plus &eacute;minent initiateur du mouvement flamand, est n&eacute; d'un
+p&egrave;re fran&ccedil;ais. Strossmayer fit ses &eacute;tudes humanitaires au gymnase
+d'Essek, de la fa&ccedil;on la plus brillante, et ses &eacute;tudes th&eacute;ologiques,
+d'abord au s&eacute;minaire de Djakovo, puis &agrave; l'universit&eacute; de Pest, o&ugrave; il
+passa ses examens avec un &eacute;clat tout &agrave; fait exceptionnel. Dans l'&eacute;preuve
+sur la dogmatique, il d&eacute;ploya tant de savoir et une telle force de
+dialectique, que le pr&eacute;sident du jury d'interrogation dit &agrave; ses
+coll&egrave;gues: <i>Aut primus hereticus s&#339;culi, aut prima columna catholic&#339;
+ecclesi&#339;</i>. Il n'a pas d&eacute;pendu de Pie IX et du concile du Vatican que ce
+ne f&ucirc;t la premi&egrave;re partie de la proph&eacute;tie qui se r&eacute;alis&acirc;t. En 1837, il
+est nomm&eacute; vicaire &agrave; Peterwardein. Trois ans apr&egrave;s, il est plac&eacute; &agrave;
+l'&eacute;cole sup&eacute;rieure de th&eacute;ologie, l'Augustineum de Vienne, o&ugrave; il obtient
+la dignit&eacute; de docteur, aux applaudissements des examinateurs &laquo;qui ne
+trouvent point de mots pour exprimer leur admiration&raquo;. Apr&egrave;s avoir
+rempli pendant peu de temps les fonctions de professeur au lyc&eacute;e
+&eacute;piscopal de son pays natal, il est appel&eacute;, en 1847, &agrave; diriger
+l'Augustineum, et il est nomm&eacute; en m&ecirc;me temps pr&eacute;dicateur de la cour.
+C'&eacute;tait une tr&egrave;s haute position pour son &acirc;ge: il avait &agrave; peine trente
+ans. Depuis plusieurs ann&eacute;es, il suivait avec la plus ardente sympathie
+le r&eacute;veil de la nationalit&eacute; croate. C'est pendant son s&eacute;jour &agrave; Vienne
+qu'il commen&ccedil;a &agrave; &eacute;crire pour d&eacute;fendre cette cause &agrave; laquelle il avait
+d&egrave;s lors vou&eacute; sa vie. En 1849, l'&eacute;v&ecirc;que de Djakovo, Kukovitch, se
+retira; l'empereur appela Strossmayer pour le remplacer. La cour
+imp&eacute;riale &eacute;tait alors encore tout enti&egrave;re &agrave; sa reconnaissance envers les
+Croates, qui avaient vers&eacute; pour elle des flots de sang sur les champs de
+bataille de l'Italie et de la Hongrie. Les deux d&eacute;fenseurs les plus
+influents des droits de la Croatie, le baron Metellus Ozegovitch et le
+ban Jellachitch avaient vivement appuy&eacute; Strossmayer, dont ils
+connaissaient le d&eacute;vouement &agrave; leur commune patrie. D&eacute;tail assez curieux,
+sept ans auparavant, le jeune pr&ecirc;tre avait annonc&eacute; &agrave; son &eacute;v&ecirc;que, dans un
+&eacute;crit qui est encore conserv&eacute; &agrave; Djakovo, qu'il lui succ&eacute;derait.</p>
+
+<p>Les dix premi&egrave;res ann&eacute;es de son &eacute;piscopat s'&eacute;coul&egrave;rent sous le minist&egrave;re
+Bach. Un grand effort se fit alors pour unifier l'empire et pour en
+germaniser les diff&eacute;rentes races. Strossmayer comprit admirablement, et
+c'est l&agrave; ce qui fait sa gloire, que, pour rendre vaine toute tentative
+pareille, il faut &eacute;veiller et fortifier le sentiment national par la
+culture intellectuelle, par le d&eacute;veloppement de la litt&eacute;rature et par
+un retour aux sources historiques de la nation. La devise qu'il avait
+choisie et qui est, non en latin, suivant l'usage, mais en croate,
+r&eacute;sume l'&#339;uvre de sa vie: &laquo;<i>Sve za vjeru i domovinu</i>: Tout pour la foi
+et pour la patrie.&raquo; Sa vie enti&egrave;re a &eacute;t&eacute; consacr&eacute;e &agrave; la traduire en
+actes utiles &agrave; son pays. Tout d'abord, il donne des sommes importantes
+pour fonder des bourses, afin de permettre aux jeunes gens pauvres de
+faire des &eacute;tudes humanitaires; il dote ainsi presque tous les gymnases
+croates, et entre autres ceux d'Essek, de Varasdin, de Fiume, de
+Vinkovce, de Seny, de Gospitch, et plus tard l'universit&eacute; d'Agram; &agrave;
+Djakovo m&ecirc;me, ses largesses en faveur de l'instruction sont incessantes
+et consid&eacute;rables. Il y cr&eacute;e un gymnase, une &eacute;cole sup&eacute;rieure de filles,
+une &eacute;cole normale de filles, un s&eacute;minaire pour les Bosniaques, et tout
+cela est entretenu &agrave; ses frais. Plus tard, il y organise une &eacute;cole
+normale d'instituteurs, et cela seul lui co&ucirc;te 200,000 francs de premier
+&eacute;tablissement. Il ne m&eacute;nage rien pour contribuer au d&eacute;veloppement des
+diff&eacute;rentes litt&eacute;ratures jougo-slaves. Il patronne et de toute fa&ccedil;on les
+cr&eacute;ateurs de la langue serbe officielle Vuk Karadzitch et Danichitch,
+puis les deux fr&egrave;res Miladinovci, qui, accueillis dans sa demeure, y
+travaillent &agrave; leur &eacute;dition des chansons populaires bulgares, un des
+premiers livres parus en cette langue, et qui pr&eacute;parait le r&eacute;veil de
+cette jeune nationalit&eacute;. Dans son s&eacute;minaire &eacute;piscopal, il fonde et dote
+une chaire pour l'&eacute;tude des anciennes langues slaves. En m&ecirc;me temps, il
+commence &agrave; former cette vaste biblioth&egrave;que qu'il compte laisser aux
+diff&eacute;rentes &eacute;coles de Djakovo et le mus&eacute;e de tableaux qu'il destine &agrave;
+Agram. Enthousiaste de l'art, il va en Italie pour en admirer les
+merveilles et en rapporter quelques sp&eacute;cimens, chaque fois que sa sant&eacute;
+exige quelque repos. Toutes les institutions, toutes les publications,
+tous les hommes de lettres qui se sont occup&eacute;s de la Croatie ont re&ccedil;u de
+lui un g&eacute;n&eacute;reux appui.</p>
+
+<p>Quoique toujours pr&ecirc;t &agrave; d&eacute;fendre les droits de son pays, ce grand
+patriote n'est entr&eacute; dans l'ar&egrave;ne politique que pour ob&eacute;ir &agrave; un devoir
+qu'on lui imposait. Apr&egrave;s la chute du minist&egrave;re Bach, quand s'ouvrit &agrave;
+Vienne l'&egrave;re constitutionnelle, Strossmayer fut appel&eacute; par l'empereur
+dans le &laquo;Reichstag renforc&eacute;&raquo;, avec le baron Wranicanji. Ils y
+r&eacute;clam&egrave;rent, en toutes circonstances, avec la plus grande &eacute;nergie,
+l'autonomie compl&egrave;te de la Croatie. J'ai toujours pens&eacute; qu'on aurait pu
+alors &eacute;tablir en Autriche un r&eacute;gime rationnel et durable, reposant sur
+l'ind&eacute;pendance historique des diff&eacute;rents &eacute;tats, mais avec un parlement
+central pour les affaires communes, comme en Suisse et aux &Eacute;tats-Unis.
+On laissa passer le moment opportun, et apr&egrave;s Sadowa, il fallut subir
+l'<i>Ausgleich</i> et le dualisme impos&eacute; par la Hongrie. L'empire fut coup&eacute;
+en deux et la Croatie livr&eacute;e &agrave; Pest. Lorsque s'engag&egrave;rent les
+n&eacute;gociations pour r&eacute;gler les rapports entre la Hongrie et la Croatie, on
+crut n&eacute;cessaire d'&eacute;carter Strossmayer, qui ne voulait &agrave; aucun prix
+sacrifier l'autonomie de son pays, fond&eacute;e sur les traditions de
+l'histoire. Il passa le temps de son exil &agrave; Paris, o&ugrave; il se livra &agrave; une
+&eacute;tude sp&eacute;ciale des grands &eacute;crivains fran&ccedil;ais. Depuis son retour &agrave;
+Djakovo, pendant les quinze derni&egrave;res ann&eacute;es, il s'est abstenu
+scrupuleusement de toute action politique; il ne veut m&ecirc;me pas si&eacute;ger &agrave;
+la di&egrave;te de la Croatie, pour qu'on ne puisse pas l'accuser d'apporter
+l'appui de ses sympathies &agrave; l'agitation et &agrave; l'opposition qui fermentent
+dans le pays. On sait &agrave; Vienne et &agrave; Pest qu'il d&eacute;plore le mode actuel
+d'union entre la Croatie et la Hongrie. On dit que sa mani&egrave;re de voir
+est celle du &laquo;parti des ind&eacute;pendants&raquo; (<i>neodvisne stranke</i>), dont les
+principaux chefs sont des hommes tr&egrave;s estim&eacute;s dans leur pays et m&ecirc;me
+dans toute l'Autriche, le pr&eacute;sident de l'Acad&eacute;mie, Racki et le comte
+Vojnoritch; mais l'&eacute;v&ecirc;que de Djakovo reste &agrave; l'&eacute;cart. Il croit assurer
+l'avenir de sa nation surtout en y suscitant la vie intellectuelle et
+scientifique. Ce qui est l'&#339;uvre de l'esprit est inattaquable et
+survit. Dans ce domaine, la force est impuissante. &laquo;En marchant dans
+cette voie, a-t-il dit quelque part, rien, non, rien au monde ne pourra
+nous emp&ecirc;cher d'accomplir la mission &agrave; laquelle la Providence semble
+nous appeler parmi nos fr&egrave;res de sang de la p&eacute;ninsule balkanique.&raquo;</p>
+
+<p>D&egrave;s 1860, Strossmayer avait d&eacute;montr&eacute; la n&eacute;cessit&eacute; de fonder &agrave; Agram une
+acad&eacute;mie des sciences et des arts, et il avait ouvert la souscription
+publique par un don de 200,000 francs, qu'il augmenta encore
+notablement. Depuis lors, le pays tout entier r&eacute;pondit &agrave; son appel: plus
+de 800,000 francs furent r&eacute;unis, et le 28 juillet 1867, fut inaugur&eacute; le
+nouvel &eacute;tablissement dont la Croatie est justement fi&egrave;re. Le grand
+&eacute;v&ecirc;que y pronon&ccedil;a un discours rest&eacute; c&eacute;l&egrave;bre, o&ugrave; il vante, en termes
+d'une magnifique &eacute;loquence, le g&eacute;nie de Bossuet et de Pascal. L'Acad&eacute;mie
+a publi&eacute; soixante-sept volumes de ses annales, intitul&eacute;es <i>Rad</i>,
+&laquo;Travail&raquo;, et sp&eacute;cialement consacr&eacute;es &agrave; l'histoire de la Croatie, et
+elle a commenc&eacute; la publication d'un grand dictionnaire de la langue
+croate, sur le mod&egrave;le de ceux de Grimm et de Littr&eacute;.</p>
+
+<p>Au mois d'avril 1867, au sein de la di&egrave;te d'Agram, Strossmayer avait
+d&eacute;montr&eacute; la n&eacute;cessit&eacute; pour la Croatie d'avoir une universit&eacute;, et, &agrave; cet
+effet, il mit 150,000 francs &agrave; la disposition de son pays. Au mois de
+septembre 1866, le jour o&ugrave; l'on c&eacute;l&eacute;brait le trois centi&egrave;me anniversaire
+du L&eacute;onidas croate, le ban Nikolas Zrinyski, il pronon&ccedil;a un discours
+qui, r&eacute;pandu partout, souleva un enthousiasme indescriptible en faveur
+d'une &#339;uvre essentiellement scientifique. La souscription monta bient&ocirc;t
+&agrave; un demi-million, et l'universit&eacute; fut inaugur&eacute;e le 19 octobre 1874. Les
+f&ecirc;tes furent, pour le noble initiateur de tant d'&#339;uvres utiles, plus
+qu'un triomphe; ce fut une apoth&eacute;ose, et jamais il n'y en eut de plus
+m&eacute;rit&eacute;e. Le ban ou gouverneur g&eacute;n&eacute;ral, qui pr&eacute;sida &agrave; la c&eacute;r&eacute;monie, &eacute;tait
+Ivan Maruvanitch, le meilleur po&egrave;te &eacute;pique de la Croatie. Les d&eacute;l&eacute;gu&eacute;s
+des autres universit&eacute;s, et surtout ceux des soci&eacute;t&eacute;s litt&eacute;raires ou
+politiques des Slaves autrichiens et m&ecirc;me transdanubiens, &eacute;taient
+accourus en grand nombre &agrave; Agram. La ville &eacute;tait pavois&eacute;e, une foule
+&eacute;norme remplissait les rues. Un cri unanime se fit entendre: &laquo;Saluons le
+grand &eacute;v&ecirc;que! Vive le p&egrave;re de la patrie!&raquo; Dans nos pays, o&ugrave; les centres
+d'instruction abondent, nous avons peine &agrave; comprendre combien est
+importante la cr&eacute;ation d'une universit&eacute;; mais pour toutes les
+populations jougo-slaves, si longtemps comprim&eacute;es, c'&eacute;tait une
+solennelle affirmation de l'id&eacute;e nationale et pour l'avenir une
+garantie de leur d&eacute;veloppement spirituel. C'est ainsi qu'au XVIe si&egrave;cle,
+la R&eacute;forme s'est empress&eacute;e de fonder des universit&eacute;s en Allemagne, en
+Hollande, en &Eacute;cosse. Tandis qu'elle luttait encore pour son existence &agrave;
+Gand, les protestants flamands, le cou, pour ainsi dire, sous la hache
+de l'Espagne, profit&egrave;rent de quelques mois de libert&eacute; pour cr&eacute;er des
+cours universitaires, ainsi que vient de le montrer un de nos
+professeurs d'histoire, M. Paul Fredericq. L'enseignement sup&eacute;rieur est
+le foyer d'o&ugrave; rayonne l'activit&eacute; intellectuelle des peuples.</p>
+
+<p>En religion, Strossmayer est un chr&eacute;tien selon l'&eacute;vangile, adversaire de
+l'intol&eacute;rance, ami de la libert&eacute;, des lumi&egrave;res, du progr&egrave;s sous toutes
+ses formes, enti&egrave;rement d&eacute;vou&eacute; &agrave; son peuple et surtout aux malheureux.
+On n'a pas oubli&eacute; avec quelle &eacute;nergie et quelle &eacute;loquence il a combattu
+le nouveau dogme, l'infaillibilit&eacute; du pape. Dans les derni&egrave;res ann&eacute;es,
+il s'est efforc&eacute; d'amener une r&eacute;conciliation entre le rite oriental et
+le rite occidental. Il a consacr&eacute; &agrave; d&eacute;velopper ses vues &agrave; ce sujet ses
+deux derniers mandements de car&ecirc;me (1881 et 1882). C'est certainement
+sous son inspiration que le Vatican a r&eacute;cemment exalt&eacute; les deux grands
+ap&ocirc;tres des Slaves, les saints Cyrille et M&eacute;thode, que l'&Eacute;glise
+orientale v&eacute;n&egrave;re tout particuli&egrave;rement. On admire r&eacute;unies en lui les
+vertus d'un saint et les go&ucirc;ts d'un artiste. Tout sentiment personnel
+est extirp&eacute;: ni &eacute;go&iuml;sme ni ambition. Sa vie est un d&eacute;vouement de chaque
+jour; pas une de ses pens&eacute;es qui ne soit tourn&eacute;e vers le bien de ses
+semblables et l'avenir de son pays. Qui a jamais fait plus que lui pour
+le r&eacute;veil d'une nationalit&eacute;, et avec autant de perspicacit&eacute; et
+d'efficacit&eacute;? Parmi les nobles figures qui, en ce si&egrave;cle, font honneur &agrave;
+l'humanit&eacute;, je n'en connais pas qui lui soient sup&eacute;rieures. La Croatie
+peut &ecirc;tre fi&egrave;re de lui avoir donn&eacute; le jour.</p>
+
+<p>Mgr Strossmayer vient me prendre pour le souper. Nous traversons une
+immense galerie remplie d'un bout &agrave; l'autre de caisses &agrave; tableaux. J'en
+demande l'explication &agrave; l'&eacute;v&ecirc;que. &laquo;Vous savez, dit-il, que nous avons
+fond&eacute; un mus&eacute;e &agrave; Agram. Depuis que j'ai eu un peu d'argent disponible,
+j'ai achet&eacute;, chaque fois que j'allais en Italie, quelques tableaux que
+je destinais &agrave; ce mus&eacute;e, qui est un des r&ecirc;ves de ma vie. Ce r&ecirc;ve va
+prendre corps. Mais voyez la mis&egrave;re et la contradiction des choses
+humaines, ceci devient pour moi la cause d'un vrai chagrin, pu&eacute;ril
+peut-&ecirc;tre, mais r&eacute;el, je dois l'avouer. Donner mes revenus ne me co&ucirc;te
+rien. La fortune de l'&eacute;v&ecirc;ch&eacute; est le patrimoine des pauvres, je
+l'administre et je l'emploie le mieux que je peux; je ne me prive de
+rien, car de besoins personnels je n'en ai gu&egrave;re; mais mes tableaux, mes
+chers tableaux, il m'est dur de m'en s&eacute;parer. Je les connais tous, je me
+rappelle o&ugrave; je les ai achet&eacute;s, je les aime; mes regards s'y reposent
+volontiers, car j'ai beaucoup, et trop sans doute, les go&ucirc;ts de
+l'artiste, et maintenant ils partent, ils doivent partir. A Agram, nos
+jeunes &eacute;l&egrave;ves de l'Acad&eacute;mie les attendent pour les copier et pour s'en
+inspirer. Ils en ont besoin. Sans l'efflorescence des beaux-arts, une
+nationalit&eacute; est incompl&egrave;te. Nous avons une universit&eacute;, nous aurons la
+science; il nous faut aussi l'architecture, la peinture et la sculpture.
+Je suis vieux; je n'ai plus longtemps &agrave; vivre; je croyais les garder
+jusqu'&agrave; ma mort, mais c'est une pens&eacute;e &eacute;go&iuml;ste dont je me repens. L'an
+prochain, si vous allez &agrave; Agram, vous les y verrez. Voici pr&eacute;cis&eacute;ment
+venir M. Krsujavi, professeur d'esth&eacute;tique et d'histoire de l'art &agrave;
+l'universit&eacute; d'Agram. Il est aussi directeur de notre mus&eacute;e et d'une
+&eacute;cole d'art industriel que nous venons de fonder. Il est venu chez moi
+pour emballer avec soin toutes ces toiles qui d&eacute;sormais sont confi&eacute;es &agrave;
+sa garde.&raquo;</p>
+
+<p>Nous regardons les tableaux qui sont encore &agrave; leur place. Il y en a deux
+cent quatre-vingt-quatre, dont plusieurs excellents, du Titien, des
+Carrache, de Guido Reni, de Sasso Ferrato, de Paul V&eacute;ron&egrave;se, de fra
+Angelico, de Ghirlandajo, de fra Bartolommeo, de D&uuml;rer, d'Andr&eacute;a
+Schiavone, &laquo;le Slave&raquo;, qui &eacute;tait Croate et s'appelait Murilitch, de
+Carpaccio, ou plut&ocirc;t de Karpatch, un autre slave. On estime qu'ils
+valent un demi-million. Quelques toiles modernes, peintes par des
+artistes croates, repr&eacute;sentent des sujets de l'histoire nationale. Les
+meilleurs se trouvent dans la chambre &agrave; coucher et dans le bureau de
+travail de l'&eacute;v&ecirc;que.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s avoir travers&eacute; une enfilade de beaux et grands salons de
+r&eacute;ception, solennels comme ceux des minist&egrave;res de Vienne, parquet tr&egrave;s
+brillant, tentures de soie et, tout autour, une rang&eacute;e de chaises et de
+fauteuils dans le style de l'empire fran&ccedil;ais, nous prenons place &agrave; la
+table du souper, dans la salle &agrave; manger. C'est une grande chambre avec
+des murs blanchis &agrave; la chaux, auxquels sont pendues quelques bonnes
+gravures repr&eacute;sentant des sujets de pi&eacute;t&eacute;. Les convives de l'&eacute;v&ecirc;que
+sont, outre le professeur Krsujavi, sept ou huit jeunes pr&ecirc;tres attach&eacute;s
+&agrave; l'&eacute;v&ecirc;ch&eacute; ou au s&eacute;minaire. Nous sommes servis par les pandours &agrave;
+grandes moustaches, en uniforme de hussard. Apr&egrave;s que l'&eacute;v&ecirc;que a dit le
+<i>Benedicite</i>, l'un des pr&ecirc;tres lit en latin, avant chaque repas, un
+chapitre de l'&eacute;vangile et un autre de l'<i>Imitation</i>. La conversation
+s'engage. Elle est toujours int&eacute;ressante, gr&acirc;ce &agrave; la verve, &agrave; l'esprit,
+&agrave; l'&eacute;rudition de Mgr Strossmayer. Je parle des industries locales des
+paysans. Je rappelle que j'ai vu pr&eacute;c&eacute;demment &agrave; Sissek, un dimanche, au
+sortir de la messe, les paysannes v&ecirc;tues de chemises brod&eacute;es en laine de
+couleurs vives, qui &eacute;taient des merveilles: &laquo;Nous faisons tous nos
+efforts, r&eacute;pond l'&eacute;v&ecirc;que, pour maintenir ce go&ucirc;t traditionnel. A cet
+effet, nous avons &eacute;tabli &agrave; Agram un petit mus&eacute;e, o&ugrave; nous collectionnons
+des types de tous les objets d'ameublement et de v&ecirc;tement confectionn&eacute;s
+dans nos campagnes. Nous t&acirc;chons ensuite de r&eacute;pandre les meilleurs
+mod&egrave;les. Ce sera une des branches de l'enseignement dans notre acad&eacute;mie
+des beaux-arts. M. Krsujavi s'en occupe sp&eacute;cialement et il pr&eacute;pare des
+publications &agrave; ce sujet&raquo;. &laquo;Ce qui est extraordinaire, dit M. Krsujavi,
+c'est que ces broderies, o&ugrave; se r&eacute;v&egrave;le toujours une entente parfaite de
+l'harmonie et du contraste des couleurs, et qui sont parfois de vrais
+chefs-d'&#339;uvre d'ornementation, sont faites d'instinct, sans dessin,
+sans mod&egrave;le. C'est une sorte de talent inn&eacute; chez nos paysannes: il se
+forme peut-&ecirc;tre par la vue de ce qu'elles ont sous les yeux, mais elles
+ne copient pas cependant. Il en est de m&ecirc;me pour la confection des
+tapis. Cela vient-il des Turcs, qui eux-m&ecirc;mes n'ont fait que reproduire,
+en tons plus voyants, les dessins de l'art persan? J'en doute; car les
+d&eacute;corations slaves sont plus sobres de couleur et les dispositions sont
+plus g&eacute;om&eacute;triques, plus s&eacute;v&egrave;res, moins &laquo;fleuries&raquo;. Cela rappelle le go&ucirc;t
+de la Gr&egrave;ce antique et on les retrouve chez tous nos Slaves du Midi et
+jusqu'en Russie. &laquo;N'oublions pas, reprit l'&eacute;v&ecirc;que, que cette contr&eacute;e o&ugrave;
+nous sommes et o&ugrave; ne survit plus en fait d'arts que celui qui nous
+fournit le pain et le vin, je veux dire l'agriculture, la Slavonie, a
+&eacute;t&eacute;, &agrave; deux reprises diff&eacute;rentes, le si&egrave;ge d'une haute et brillante
+culture litt&eacute;raire et artistique. Dans l'antiquit&eacute;, Sirmium &eacute;tait une
+grande ville o&ugrave; florissait dans toute sa gloire la civilisation romaine.
+Nos fouilles mettent au jour, &agrave; chaque instant, des restes de cette
+&eacute;poque. Puis, au moyen &acirc;ge, seconde p&eacute;riode de splendeur: une v&eacute;ritable
+renaissance, comme vous allez vous en convaincre &agrave; l'instant. Plus tard
+sont venus les Turcs. Ils ont tout br&ucirc;l&eacute;, tout an&eacute;anti, et, sans le
+christianisme, ils nous auraient ramen&eacute;s aux temps de la barbarie
+primitive.&raquo;</p>
+
+<p>L'&eacute;v&ecirc;que fait apporter des vases sacr&eacute;s en or et en argent. Ils
+proviennent de la Bosnie, qu'il visitait au temps o&ugrave; il en &eacute;tait encore
+le vicaire apostolique. Il y a des crosses, des croix, des calices qui
+datent du Xe au XIVe si&egrave;cle et qui sont admirables. Voici un calice en
+&eacute;mail cloisonn&eacute;, style byzantin; un autre avec des ciselures et des
+gravures pur roman; un troisi&egrave;me fait penser aux d&eacute;corations normandes
+de l'Italie m&eacute;ridionale; un quatri&egrave;me est en filigrane sur fond d'or
+plat, comme certains bijoux &eacute;trusques. La Bosnie, avant l'invasion
+turque, n'&eacute;tait pas le pays sauvage qu'elle est devenue depuis. En
+communication constante et facile, par la c&ocirc;te de la Dalmatie, avec la
+Gr&egrave;ce et Constantinople d'une part, avec l'Italie d'autre part, ses
+artistes se maintenaient au niveau des productions de l'art dans ces
+deux centres de civilisation.&mdash;&laquo;Aujourd'hui encore, reprend l'&eacute;v&ecirc;que, il
+y a &agrave; Sarajewo des orf&egrave;vres qui n'ont jamais appris &agrave; dessiner, mais qui
+font des chefs-d'&#339;uvre. Ainsi, voyez cette croix &eacute;piscopale en argent
+et ivoire: Agram a fourni le dessin, mais quelle perfection dans
+l'ex&eacute;cution! Ne croyez pas que je sois collectionneur. Sans doute, j'en
+ai l'instinct comme un autre; mais avec mes faibles moyens, je poursuis
+un grand but: rattacher le pr&eacute;sent au pass&eacute;, &agrave; ce glorieux pass&eacute; de
+notre race, dont je vous parlais tant&ocirc;t; r&eacute;veiller, entretenir,
+d&eacute;velopper la part d'originalit&eacute; que Dieu a d&eacute;partie aux Jougo-Slaves,
+briser la cro&ucirc;te &eacute;paisse d'ignorance sous laquelle notre g&eacute;nie national
+s'est trouv&eacute; &eacute;touff&eacute; pendant tant de si&egrave;cles d'oppression, et faire en
+sorte que la domination turque ne soit plus qu'un interm&egrave;de, une sorte
+de cauchemar que l'aurore de notre r&eacute;surrection aura d&eacute;finitivement
+dissip&eacute;.&raquo;</p>
+
+<p>Le lendemain matin, un gai soleil de juin me r&eacute;veille de bonne heure.
+J'ouvre ma fen&ecirc;tre. Les oiseaux chantent dans les arbres du parc et
+l'odeur enivrante des acacias me transporte parmi les orangers de
+Sorrente. Les parfums r&eacute;veillent des souvenirs pr&eacute;cis, non moins que les
+sons. A huit heures, le domestique m'apporte le d&eacute;jeuner &agrave; la viennoise.
+Excellent caf&eacute;, cr&egrave;me et petits pains de farine de Pest, la meilleure du
+monde. Je parcours seul le palais &eacute;piscopal. C'est un tr&egrave;s grand
+b&acirc;timent &agrave; un &eacute;tage, qui date, dans sa forme actuelle, du milieu du
+dernier si&egrave;cle. Il forme les deux c&ocirc;t&eacute;s d'une grande cour centrale
+carr&eacute;e, dont le c&ocirc;t&eacute; du fond est ferm&eacute; par des d&eacute;pendances et un vieux
+mur, et le quatri&egrave;me par l'&eacute;glise. Le premier &eacute;tage seul est occup&eacute; par
+les appartements de ma&icirc;tre; le rez-de-chauss&eacute;e l'est par les cuisines,
+buanderies, magasins, &eacute;tat domestique, etc., suivant la coutume des pays
+m&eacute;ridionaux. Le plan est tr&egrave;s simple: c'est celui des clo&icirc;tres. Donnant
+sur la cour, se prolonge une galerie, o&ugrave; s'ouvrent toutes les chambres,
+qui se succ&egrave;dent en enfilade, comme les cellules d'un couvent.</p>
+
+<p>L'&eacute;v&ecirc;que vient me prendre pour visiter sa cath&eacute;drale, qui est une des
+choses o&ugrave; il a pris le plus de plaisir, parce qu'il y donnait
+satisfaction aux r&ecirc;ves et aux sentiments du chr&eacute;tien, du patriote et de
+l'artiste. Il s'en est occup&eacute; pendant seize ann&eacute;es. Cette &eacute;glise lui a
+co&ucirc;t&eacute; plus de 3 millions de francs. Elle est assez grande pour une
+population cinq &agrave; six fois plus consid&eacute;rable que celle du Djakovo
+actuel, mais son fondateur esp&egrave;re qu'elle durera assez pour ne pas
+pouvoir contenir les fid&egrave;les du Djakovo de l'avenir. Elle est b&acirc;tie en
+briques de premier choix, d'un grain tr&egrave;s fin et d'un rouge vif, comme
+celles de l'&eacute;poque romaine. Les encadrements des fen&ecirc;tres et les
+moulures sont en pierre calcaire apport&eacute;e d'Illyrie. Les marbres de
+l'int&eacute;rieur viennent de la Dalmatie. On devine ce qu'a d&ucirc; co&ucirc;ter le
+transport, qui, depuis le Danube ou la Save, a d&ucirc; se faire par chariot.
+Le style de l'&eacute;difice est italo-lombard tr&egrave;s pur. Tout l'int&eacute;rieur est
+polychrome et peint &agrave; fresque par les Seitz p&egrave;re et fils. Les sujets
+sont emprunt&eacute;s &agrave; l'histoire sainte et &agrave; celle de l'&eacute;vang&eacute;lisation des
+pays slaves. Christianisme et nationalit&eacute;, c'est la pr&eacute;occupation
+constante de Strossmayer. Le ma&icirc;tre-autel est surtout tr&egrave;s bien con&ccedil;u.
+Il est en forme de sarcophage. Au-dessus s'&eacute;l&egrave;ve, comme dans les
+basiliques de Rome, une sorte de baldaquin, soutenu par quatre colonnes
+monolithes d'un beau marbre de l'Adriatique, avec des bases et des
+chapiteaux en bronze. Tout est d'un go&ucirc;t s&eacute;v&egrave;re: ni oripeaux, ni statues
+habill&eacute;es comme des poup&eacute;es, ni vierges miraculeuses. On est au XIIe
+si&egrave;cle, bien avant que les j&eacute;suites aient mat&eacute;rialis&eacute; et paganis&eacute; le
+culte catholique.</p>
+
+<p>L'&eacute;v&ecirc;que me conduit dans la crypte. Des niches ont &eacute;t&eacute; r&eacute;serv&eacute;es dans
+l'&eacute;paisseur du mur; il y a transport&eacute; les restes de trois de ses
+pr&eacute;d&eacute;cesseurs. Sur la pierre, rien qu'une croix et un nom; une quatri&egrave;me
+dalle n'a pas d'inscription: &laquo;C'est l&agrave; ma place, me dit-il; ici
+seulement je trouverai du repos. J'ai encore beaucoup &agrave; faire; mais il y
+a trente-trois ans que je suis &eacute;v&ecirc;que, et l'homme, comme l'humanit&eacute;, ne
+peut jamais esp&eacute;rer d'achever son &#339;uvre.&raquo; Les paroles de Strossmayer me
+rappellent la sublime devise d'un autre grand patriote, l'ami du
+Taciturne, l'un des fondateurs de la r&eacute;publique des Provinces-Unies,
+Marnix de Sainte-Aldegonde: <i>Repos ailleurs</i>. En sortant, je remarque un
+vieux mur cr&eacute;nel&eacute; envahi par le lierre. C'est tout ce qui reste de
+l'ancien ch&acirc;teau fort, br&ucirc;l&eacute; et ras&eacute; par les Turcs. Quand on trouve
+ainsi &agrave; chaque pas les traces des d&eacute;vastations commises par les bandes
+musulmanes, on comprend la haine qui subsiste au c&#339;ur des populations
+slaves.</p>
+
+<p>Au d&icirc;ner, qui a eu lieu au milieu du jour, on parle du mouvement
+national en Dalmatie. &laquo;J'ai re&ccedil;u la nouvelle, dit l'&eacute;v&ecirc;que, qu'aux
+&eacute;lections r&eacute;centes des villes dalmates, les candidats slaves l'ont
+emport&eacute; sur les Italiens. Il devait en &ecirc;tre ainsi; le mouvement des
+nationalit&eacute;s est partout irr&eacute;sistible, parce qu'il est favoris&eacute; par la
+diffusion de l'instruction. Nagu&egrave;re les Italiens dominaient &agrave; Zara, &agrave;
+Spalato, &agrave; Sebenico, &agrave; Raguse. Ils repr&eacute;sentaient la bourgeoisie, mais
+le fond de la population est compl&egrave;tement slave. Tant qu'elle a &eacute;t&eacute;
+ignorante et comprim&eacute;e, elle n'avait rien &agrave; dire; mais d&egrave;s qu'elle a eu
+quelque culture intellectuelle, elle a revendiqu&eacute; le pouvoir politique,
+qui de droit lui revenait. Elle l'obtient aujourd'hui. Et dire que
+souvent, par crainte du progr&egrave;s du slavisme, on favorisait les Italiens,
+dont une partie au moins est acquise &agrave; l'irr&eacute;dentisme! Le minist&egrave;re
+actuel revient de cette erreur et pour toujours, il faut l'esp&eacute;rer.
+Remarquez bien que d'ici jusqu'aux bouches de Cattaro, et de la c&ocirc;te
+dalmate jusqu'au Timok et &agrave; Pirot, c'est-&agrave;-dire jusqu'aux confins de la
+Bulgarie, la m&ecirc;me langue est parl&eacute;e par les Serbes, les Croates, les
+Dalmates, les Bosniaques, les Mont&eacute;n&eacute;grins, et m&ecirc;me par les Slaves de
+Trieste et de la Carniole. Les Italiens de la c&ocirc;te dalmate sont pour la
+plupart les descendants de familles slaves italianis&eacute;es sous la
+domination de Venise, mais en tout cas, la gloire de la cit&eacute; des doges
+et de sa noble civilisation rejaillit sur eux. Nous les respectons, nous
+les aimons; on ne proscrira pas la langue italienne; mais il faut bien
+que la langue nationale, la langue de la majorit&eacute; de la population
+l'emporte.&raquo;</p>
+
+<p>Les convives citent &agrave; l'envie des faits pour d&eacute;montrer les &eacute;minentes
+qualit&eacute;s de la race illyrienne: l'un vante la bravoure de ses soldats,
+l'autre l'&eacute;nergie de ses femmes. Mais, dit-on, chez les Mont&eacute;n&eacute;grins
+toutes ces vertus sont port&eacute;es &agrave; l'extr&ecirc;me, parce que, seuls, ils ont
+su conserver toujours leur libert&eacute; et se pr&eacute;server du contact corrupteur
+d'un ma&icirc;tre. L'un des jeunes pr&ecirc;tres, qui a r&eacute;sid&eacute; et voyag&eacute; le long de
+la c&ocirc;te dalmate, affirme qu'au Mont&eacute;n&eacute;gro on n'admet pas qu'une femme
+puisse faillir; aussi toute faute est punie d'une fa&ccedil;on terrible. La
+femme mari&eacute;e qui s'en rend coupable &eacute;tait autrefois lapid&eacute;e, ou bien le
+mari lui coupait le nez. La jeune fille qui se laisse s&eacute;duire est
+impitoyablement chass&eacute;e; aussi d'ordinaire elle se suicide, et ses
+fr&egrave;res ne manquent pas de tuer le s&eacute;ducteur, ce qui donne lieu &agrave; des
+vendettas et &agrave; des guerres de famille qui durent des ann&eacute;es. M. von
+Stein-Nordheim, de Weimar, raconte que, pendant la derni&egrave;re guerre, un
+Turc nomm&eacute; Mehmed-pacha s'&eacute;tait empar&eacute;, dans une razzia, d'une jeune
+Mont&eacute;n&eacute;grine, la belle Joke. Elle le supplie de ne pas donner aux
+soldats le spectacle de sa honte. On &eacute;tait dans la montagne. Ils
+s'&eacute;cartent; la jeune fille voit que le sentier longe un pr&eacute;cipice, elle
+se laisse tomber &agrave; terre, vaincue par l'&eacute;motion. Mehmed la saisit dans
+ses bras. Elle lui rend son &eacute;treinte, elle s'attache &agrave; lui, puis tout &agrave;
+coup se renverse et entra&icirc;ne son vainqueur au del&agrave; d'un rocher &agrave; pic, et
+tous deux tombent dans l'ab&icirc;me, o&ugrave; l'on retrouva leurs cadavres mutil&eacute;s.
+L'action h&eacute;ro&iuml;que de Joke fait l'objet d'un chant populaire tout r&eacute;cent.
+Autre fait du temps de la guerre de 1879. Tous les hommes d'un village
+de la fronti&egrave;re &eacute;taient partis pour rejoindre le gros de l'arm&eacute;e. Les
+Turcs arrivent et p&eacute;n&egrave;trent dans le village. Les femmes se r&eacute;fugient
+dans une vieille tour et s'y d&eacute;fendent comme des amazones; mais elles
+n'ont que quelques vieux fusils. La tour va &ecirc;tre prise d'assaut. &laquo;Il
+faut nous faire sauter,&raquo; dit Yela Marunow. On met en tas tous les barils
+de poudre; les femmes et les enfants se r&eacute;unissent en groupe pour les
+cacher; on ouvre la porte, plus de cinq cents Turcs entrent et se
+pr&eacute;cipitent. Yela met le feu, et tous meurent foudroy&eacute;s et ensevelis
+sous les ruines. Au Mont&eacute;n&eacute;gro, quand une fille est n&eacute;e, la m&egrave;re lui
+dit: &laquo;Je ne te souhaite pas la beaut&eacute;, mais la bravoure; l'h&eacute;ro&iuml;sme seul
+fait aimer des hommes.&raquo; Voici une strophe d'un <i>lied</i> que chantent les
+jeunes filles: &laquo;Grandis, mon bien-aim&eacute;; et quand tu seras devenu grand
+et fort, et que tu viendras demander ma main &agrave; mon p&egrave;re, apporte-moi
+alors, comme don du matin, des t&ecirc;tes de Turcs fich&eacute;es sur ton yatagan.&raquo;</p>
+
+<p>Un convive pr&eacute;tend que les Croates ne sont pas moins braves que les
+Mont&eacute;n&eacute;grins. Ils l'ont bien prouv&eacute;, dit-il, sous Marie-Th&eacute;r&egrave;se, dans
+les guerres contre Napol&eacute;on, et sur les champs de bataille italiens en
+1848, 1859 et 1866. Ce sont eux qui, sous le ban Jellachitch, ont sauv&eacute;
+l'Autriche, apr&egrave;s la r&eacute;volution de mars; sans leur r&eacute;sistance, les
+Hongrois prenaient Vienne avant m&ecirc;me que les Russes eussent song&eacute; &agrave;
+intervenir. L'Anglais Paton, qui a &eacute;crit l'un des meilleurs ouvrages qui
+aient &eacute;t&eacute; faits sur ces contr&eacute;es, raconte que, se trouvant &agrave; Carlstadt
+en Croatie, le gouverneur, le baron Baumgarten, lui raconta la mort
+h&eacute;ro&iuml;que du baron de Trenck. Pour r&eacute;compenser Fran&ccedil;ois de Trenck qui,
+avec ses Croates, avait vaillamment combattu au si&egrave;ge de Vienne,
+l'empereur lui avait donn&eacute; d'immenses domaines en Croatie. Son
+descendant, le baron Frederick de Trenck, se ruine en proc&egrave;s, se fait
+mettre en prison par le roi Fr&eacute;d&eacute;ric II, s'&eacute;chappe, &eacute;crit ses fameux
+M&eacute;moires qui, comme dit Grimm, font une sensation prodigieuse, et vient
+enfin se fixer &agrave; Paris; pour s'abreuver de premi&egrave;re main &agrave; la source de
+la philosophie. Pendant la Terreur, il est arr&ecirc;t&eacute; et accus&eacute; d'&ecirc;tre
+l'espion des tyrans parce qu'il suit les r&eacute;unions des clubs. Il se
+d&eacute;fend en montrant la trace des fers du roi de Prusse et les lettres de
+Franklin. Mais il parle avec respect de la grande imp&eacute;ratrice
+Marie-Th&eacute;r&egrave;se. Fouquier-Tinville l'interrompt: &laquo;Prenez garde, dit-il, ne
+faites pas l'&eacute;loge d'une t&ecirc;te couronn&eacute;e dans le sanctuaire de la
+justice.&raquo; Trenck rel&egrave;ve fi&egrave;rement la t&ecirc;te: &laquo;Je r&eacute;p&egrave;te: Apr&egrave;s la mort de
+mon illustre souveraine Marie-Th&eacute;r&egrave;se, je suis venu &agrave; Paris pour
+m'occuper d'&#339;uvres utiles &agrave; l'humanit&eacute;.&raquo; C'en &eacute;tait trop. Il est
+condamn&eacute; et ex&eacute;cut&eacute; le soir m&ecirc;me. La bravoure un peu sauvage des
+Pandours &eacute;tait proverbiale au XVIIIe si&egrave;cle. Au commencement de la
+Terreur, l'imp&eacute;ratrice Catherine &eacute;crit: &laquo;Six mille Croates suffiraient
+pour en finir de la r&eacute;volution. Que les princes rentrent dans le pays,
+ils y feront ce qu'ils voudront.&raquo; Je cite ces faits pour montrer comment
+le souvenir des exploits guerriers de leur race entretient parmi les
+Croates un patriotisme ardent, exigeant et ombrageux.</p>
+
+<p>L'apr&egrave;s-midi, nous visitons la ferme qui d&eacute;pend directement de la
+r&eacute;sidence &eacute;piscopale, <i>die Oekonomie</i>, comme on l'appelle en allemand.
+Le mot est juste. Comme le montrent <i>les &Eacute;conomiques</i> de X&eacute;nophon, les
+Grecs entendaient principalement par ce mot l'administration d'un fonds
+rural. L'intendant, qui est aussi un pr&ecirc;tre, me donne quelques d&eacute;tails:
+&laquo;Les terres de l'&eacute;v&ecirc;ch&eacute;, dit-il, mesurent encore 27,000 jochs de 57
+ares 55 centiares, dont 19,000 en bois, 200 en vignes et le reste en
+culture. Les contributions sont &eacute;normes: elles montent &agrave; 32,000
+florins<a name='FNanchor_8_8'></a><a href='#Footnote_8_8'><sup>[8]</sup></a>. Autrefois, ce domaine &eacute;tait beaucoup plus &eacute;tendu; mais,
+apr&egrave;s 1848, lors de l'&eacute;mancipation des paysans &agrave; qui on a attribu&eacute;, en
+propri&eacute;t&eacute;, une partie du sol qu'ils cultivaient comme tenanciers &agrave;
+corv&eacute;e, l'&eacute;v&ecirc;que a donn&eacute; l'ordre de faire le partage de la fa&ccedil;on la plus
+avantageuse pour les cultivateurs. En r&eacute;alit&eacute;, les conditions de culture
+sont peu favorables ici. La main-d'&#339;uvre est ch&egrave;re, nous payons un
+journalier 1 florin 1/2, et le prix de nos produits est peu &eacute;lev&eacute;, car
+il est grev&eacute; de frais de transport &eacute;normes jusqu'aux march&eacute;s
+consommateurs. Chez vous, c'est l'oppos&eacute;. La terre, ch&egrave;re chez vous, est
+&agrave; bas prix ici. Nous vendons nos chevaux de la race de Lipit&ccedil;a environ
+1,000 florins; un bel &eacute;talon vaut 1,400 &agrave; 1,500 florins, une bonne vache
+100 florins, un porc de trois mois 9 florins. La terre se loue 6 &agrave; 7
+florins le joch. Mais le domaine &eacute;piscopal est presque compl&egrave;tement
+exploit&eacute; en r&eacute;gie. Les paysans, ayant tous des terres et peu de
+capitaux, ne sont gu&egrave;re dispos&eacute;s &agrave; louer. Il faudrait conc&eacute;der nos
+fermes aux juifs, qui ne nous donneraient pas ce que nous obtenons par
+le faire-valoir direct.&raquo;&mdash;L'&eacute;v&ecirc;que intervient: &laquo;Ne disons pas de mal des
+juifs, ce sont eux qui ach&egrave;tent tous mes produits et &agrave; de bons prix.
+J'ai voulu vendre aux marchands chr&eacute;tiens; je recevais le tiers ou le
+quart en moins. Comme j'emploie mon revenu &agrave; des &#339;uvres utiles, je ne
+puis faire &agrave; celles-ci un tort aussi consid&eacute;rable pour ob&eacute;ir &agrave; un
+pr&eacute;jug&eacute;. J'ai construit un moulin &agrave; vapeur pour moudre mon grain sans
+&ecirc;tre &agrave; la merci des meuniers isra&eacute;lites, mais je dois avouer que ces
+messieurs s'y entendent mieux que nous.&raquo;&mdash;On m'a dit, depuis, que le
+revenu de l'&eacute;v&ecirc;ch&eacute; de Djakovo s'&eacute;l&egrave;ve, bon an mal an, &agrave; 150,000 florins.
+A nos yeux, c'est beaucoup, mais c'est peu en comparaison des revenus de
+l'&eacute;v&ecirc;que d'Agram qui montent &agrave; 250,000 florins ou de ceux de l'&eacute;v&ecirc;que de
+Gran primat de Hongrie, qui d&eacute;passent 500,000 florins.</p>
+
+<a name='Footnote_8_8'></a><a href='#FNanchor_8_8'>[8]</a><div class='note'><p> Le florin autrichien argent vaut au pair 2 fr. 50 c.; mais,
+avec le cours forc&eacute; du papier-monnaie, sa valeur varie chaque jour entre
+2 fr. 10 c. et 2 fr. 15 c.</p></div>
+
+<p>Les b&acirc;timents de la ferme ont des murs tr&egrave;s &eacute;pais, de fa&ccedil;on &agrave; pouvoir
+r&eacute;sister aux incursions des Turcs, qui occupaient nagu&egrave;re encore l'autre
+bord de la Save &agrave; dix lieues d'ici. L'&eacute;v&ecirc;que me montre sa vacherie, &laquo;sa
+suisserie,&raquo; <i>Schweizerei</i>, comme il l'appelle. C'est une innovation. Il
+a fait venir des vaches de race suisse, qui, bien nourries &agrave; l'&eacute;table,
+donnent beaucoup de lait et de beurre. Je me permets de dire que c'est
+de ce c&ocirc;t&eacute; que devraient se tourner ici les efforts de l'agronome: &laquo;Le
+prix du froment baisse, celui du beurre et de la viande reste toujours
+tr&egrave;s &eacute;lev&eacute;. Votre terre se couvre spontan&eacute;ment d'une herbe tr&egrave;s
+nourrissante. Vous pourriez facilement, gr&acirc;ce aux chemins de fer,
+exp&eacute;dier sur nos march&eacute;s occidentaux le produit de vos &eacute;tables. Vous
+avez des l&eacute;gions de porcs dans vos for&ecirc;ts. Imitez les Am&eacute;ricains;
+am&eacute;liorez la race, engraissez avec du ma&iuml;s qui vient ici comme nulle
+part ailleurs, et envoyez-nous des jambons et du lard. On ne les
+repoussera pas sous pr&eacute;texte de trichines.&raquo;</p>
+
+<p>Nous allons visiter, &agrave; deux lieues de Djakovo, le grand parc aux daims.
+Deux victorias, attel&eacute;es chacune de quatre chevaux gris, nous y
+conduisent. Je me trouve avec l'&eacute;v&ecirc;que. Il me fait admirer sa belle
+all&eacute;e de peupliers d'Italie: &laquo;J'aime cet arbre, dit-il, non seulement
+parce qu'il me rappelle un pays qui m'est cher, mais parce qu'il est, &agrave;
+mes yeux, un indice de civilisation. Quiconque le plante est m&ucirc; par un
+sentiment esth&eacute;tique. Appr&eacute;cier le beau dans la nature, puis dans l'art,
+est un grand &eacute;l&eacute;ment de culture.&raquo;&mdash;Nous causons de la question
+politico-religieuse. Sachant combien ce sujet est d&eacute;licat et peut-&ecirc;tre
+p&eacute;nible pour lui, je ne fais que l'effleurer. Je lui demande comment il
+lui avait &eacute;t&eacute; donn&eacute; au concile de parler le latin de fa&ccedil;on &agrave; &eacute;merveiller
+la haute et docte assembl&eacute;e et &agrave; m&eacute;riter l'&eacute;loge qu'elle lui accorda
+d'&ecirc;tre le <i>primus orator christianitatis</i>. &laquo;Je l'ai parl&eacute; avec facilit&eacute;,
+me r&eacute;pond-il, et rien de plus. Autrefois j'ai enseign&eacute; en latin, comme
+professeur de th&eacute;ologie. Pour &eacute;viter les rivalit&eacute;s des langues
+nationales, le latin &eacute;tait notre langue officielle jusqu'en 1848. En me
+rendant au concile, j'ai relu mon Cic&eacute;ron, et ainsi les expressions
+latines, pour exprimer ma pens&eacute;e, se pr&eacute;sentaient &agrave; mon esprit, avec une
+abondance dont j'ai &eacute;t&eacute; moi-m&ecirc;me tr&egrave;s surpris. Le fait est que le latin
+est encore la langue o&ugrave; je dis le plus clairement ce que je veux dire.&raquo;</p>
+
+<p>Strossmayer a fini r&eacute;cemment par accepter le nouveau dogme de
+l'infaillibilit&eacute; papale, qu'il avait combattu &agrave; Rome avec tant
+d'&eacute;loquence; mais il parle avec une &eacute;gale bienveillance de Dupanloup qui
+s'est soumis, et de D&ouml;llinger qui r&eacute;siste encore.&mdash;&laquo;Quand un homme,
+dit-il, ob&eacute;it &agrave; sa conscience et au devoir, en sacrifiant ses int&eacute;r&ecirc;ts
+temporels et en manifestant ainsi la sup&eacute;riorit&eacute; de la nature humaine,
+nous ne pouvons que nous incliner. Il appartient &agrave; Dieu seul de
+prononcer le jugement final.&raquo;&mdash;Il exprime aussi la plus vive sympathie
+pour lord Acton, qui a fait avec lui la campagne anti-infaillibiliste.
+&laquo;Il &eacute;tait avec nous &agrave; Rome, dit-il. J'ai vu de pr&egrave;s les angoisses de
+cette noble &acirc;me, au moment o&ugrave; les d&eacute;cisions du concile &eacute;taient en
+balance. Nul peut-&ecirc;tre ne conna&icirc;t plus &agrave; fond l'histoire eccl&eacute;siastique;
+c'est un p&egrave;re de l'&Eacute;glise.&raquo;&mdash;J'avais rencontr&eacute; lord Acton &agrave; Menton, en
+janvier 1879, et j'avais &eacute;t&eacute;, en effet, confondu de sa prodigieuse
+&eacute;rudition et de son aptitude &agrave; tout lire. Ainsi, quoiqu'il ne s'occup&acirc;t
+qu'en passant d'&eacute;conomie politique, je trouvai sur sa table, lus et
+annot&eacute;s, les principaux ouvrages publi&eacute;s sur cette mati&egrave;re en fran&ccedil;ais,
+en anglais, en allemand et en italien. Lord Acton est certes le plus
+instruit et le plus &eacute;minent des catholiques lib&eacute;raux anglais, mais sa
+position m'a paru singuli&egrave;rement difficile et m&ecirc;me douloureuse.</p>
+
+<p>Je ne voulus pas demander &agrave; l'&eacute;v&ecirc;que ce qu'il pensait du pouvoir
+temporel, mais il m'a sembl&eacute; qu'il ne le regardait nullement comme
+indispensable &agrave; la mission spirituelle de son &Eacute;glise. &laquo;Les ennemis de la
+papaut&eacute;, dit-il, ont voulu lui porter un coup mortel en lui enlevant ses
+&Eacute;tats. Ils se sont tromp&eacute;s. Plus l'homme est d&eacute;gag&eacute; des int&eacute;r&ecirc;ts
+mat&eacute;riels, plus il est libre et puissant. On a dit que le pape esp&egrave;re
+qu'une guerre &eacute;trang&egrave;re lui rendra son royaume. N'en croyez rien:
+n'est-il pas le successeur de celui qui a dit: Mon royaume n'est pas de
+ce monde. Il ne peut vouloir ni de Rome, ni du monde entier, s'il doit
+l'acheter au prix du sang.&raquo;</p>
+
+<p>Nous arrivons au parc aux daims. C'est une partie de la for&ecirc;t antique,
+soustraite &agrave; la hache des d&eacute;fricheurs et des marchands de bois; elle est
+entour&eacute;e de hautes palissades pour la d&eacute;fendre des loups, qui sont
+encore tr&egrave;s nombreux dans cette contr&eacute;e. Les grands ch&ecirc;nes y r&eacute;unissent
+en d&ocirc;me leurs ramures puissantes, semblables &agrave; des arceaux de
+cath&eacute;drale. Dans les clairi&egrave;res vertes passent les daims, qui vont boire
+&agrave; la source cach&eacute;e sous les grandes feuilles des tussilages. L'homme
+respecte ce sanctuaire, o&ugrave; la nature appara&icirc;t dans sa majest&eacute; et dans sa
+gr&acirc;ce primitives. Tandis que nous y errons &agrave; l'aventure, &agrave; l'ombre des
+grands arbres, l'&eacute;v&ecirc;que me dit: &laquo;L'homme que je d&eacute;sire le plus
+rencontrer, c'est Gladstone. Nous avons &agrave; plusieurs reprises &eacute;chang&eacute; des
+lettres. Il souhaite le succ&egrave;s de l'&#339;uvre que je poursuis ici, mais je
+n'ai jamais eu le temps d'aller jusqu'en Angleterre. Ce que j'admire et
+v&eacute;n&egrave;re en Gladstone, c'est que, dans toute sa politique, il est guid&eacute;
+par l'amour de l'humanit&eacute; et de la justice, par le respect du droit,
+m&ecirc;me chez les faibles. Quand il a brav&eacute; l'opinion de l'Angleterre,
+toujours favorable aux Turcs, pour d&eacute;fendre, avec la plus entra&icirc;nante
+&eacute;loquence, la cause de nos pauvres fr&egrave;res de Bulgarie, nous l'avons b&eacute;ni
+du fond du c&#339;ur. Cette politique est celle que dicte le christianisme.
+Gladstone est un vrai chr&eacute;tien. Oh! si tous les ministres l'&eacute;taient,
+quel radieux avenir de paix et d'harmonie s'ouvrirait pour notre
+malheureuse esp&egrave;ce!&raquo;</p>
+
+<p>Je confirme ce que dit Strossmayer, en rappelant un discours que j'ai
+entendu prononcer par M. Gladstone en 1870. C'&eacute;tait au banquet annuel
+du <i>Cobden Club</i>, &agrave; Greenwich. Invit&eacute; &eacute;tranger, j'&eacute;tais assis &agrave; c&ocirc;t&eacute; de
+M. Gladstone, qui pr&eacute;sidait. La guerre entre la France et l'Allemagne
+venait d'&ecirc;tre d&eacute;clar&eacute;e. Il me dit que cette affreuse nouvelle l'avait
+priv&eacute; du sommeil et qu'elle lui avait fait le m&ecirc;me effet que si la mort
+&eacute;tait suspendue sur la t&ecirc;te de sa fille. Quand il se leva pour porter le
+toast de rigueur, sa voix &eacute;tait solennelle, profond&eacute;ment triste et comme
+tremp&eacute;e de larmes contenues. Il parla de cet horrible drame qui allait
+se d&eacute;rouler devant l'Europe constern&eacute;e, de cette lutte fratricide entre
+les deux peuples qui repr&eacute;sentaient &agrave; un si haut degr&eacute; la civilisation;
+des cruelles d&eacute;ceptions qu'&eacute;prouvaient les amis de Cobden, qui
+pensaient, avec lui, que les facilit&eacute;s du commerce, faisant sentir la
+solidarit&eacute; des peuples, emp&ecirc;cheraient la guerre. Ses paroles &eacute;mues, que
+le sentiment religieux emportait dans les plus hautes r&eacute;gions,
+rappelaient celles de Bossuet et de Massillon. C'&eacute;tait l'&eacute;loquence de la
+chaire dans sa forme la plus pure, mais appliqu&eacute;e aux affaires et aux
+int&eacute;r&ecirc;ts des soci&eacute;t&eacute;s humaines. L'&eacute;motion des auditeurs &eacute;tait si vive,
+qu'elle se traduisit non par des applaudissements, mais par ce silence
+qui accueille l'adieu aux morts prononc&eacute; au bord d'une tombe. Tout en
+partageant ce sentiment, qui nous mettait &agrave; tous une larme &agrave; la
+paupi&egrave;re, je pensais &agrave; ce mot terrible du &laquo;c&#339;ur l&eacute;ger&raquo;, prononc&eacute;
+quelques jours auparavant &agrave; la tribune fran&ccedil;aise. Sans doute, la langue
+avait trahi la pens&eacute;e; mais si le ministre fran&ccedil;ais avait &eacute;prouv&eacute;, en
+quelque mesure, l'am&egrave;re tristesse qui accablait l'homme d'&Eacute;tat anglais,
+jamais cette m&eacute;prise n'aurait eu lieu.</p>
+
+<p>&laquo;Pour moi aussi, reprend l'&eacute;v&ecirc;que, la guerre de 1870 a &eacute;t&eacute; un objet de
+cruelles angoisses. Quand j'ai vu qu'elle continuait apr&egrave;s Sedan, quand
+j'ai entrevu la source de conflits futurs que les conditions de la paix
+pr&eacute;paraient &agrave; l'Europe, j'ai oubli&eacute; la r&eacute;serve que m'imposait ma
+position; je ne me suis souvenu que de J&eacute;sus, qui nous fait un devoir de
+tout tenter pour arr&ecirc;ter l'effusion du sang. J'allai trouver
+l'ambassadeur de Russie, que je connaissais, et je lui dis: &laquo;Tout d&eacute;pend
+du Tsar. Il lui suffit d'un mot pour mettre fin &agrave; la lutte et pour
+obtenir une paix qui ne soit pas &agrave; l'avenir une cause certaine de
+guerres nouvelles. Je voudrais pouvoir me jeter aux genoux de votre
+empereur, qui est un homme de bien et un ami de l'humanit&eacute;&raquo;.
+L'ambassadeur me r&eacute;pondit: &laquo;Nous regrettons, comme tout homme sensible,
+la continuation de cette guerre, mais c'est trop exiger de la Russie que
+de lui demander de se brouiller avec l'Allemagne pour se priver de
+l'avantage de trouver, le cas &eacute;ch&eacute;ant, un alli&eacute; certain et d&eacute;vou&eacute; dans
+la France&raquo;. Si je me permets de reproduire ce mot, c'est parce que cette
+mani&egrave;re de voir de la Russie n'est pas un secret. Je l'ai expos&eacute;e dans
+la <i>Revue des Deux Mondes</i>, en rendant compte d'un &eacute;crit tr&egrave;s
+remarquable du g&eacute;n&eacute;ral Fad&eacute;ef<a name='FNanchor_9_9'></a><a href='#Footnote_9_9'><sup>[9]</sup></a>, qui est mort r&eacute;cemment &agrave; Odessa.</p>
+
+<a name='Footnote_9_9'></a><a href='#FNanchor_9_9'>[9]</a><div class='note'><p> Voyez, dans la <i>Revue des Deux Mondes</i> du 15 novembre 1871,
+<i>la Politique nouvelle de la Russie.</i></p></div>
+
+<p>Au souper, on s'entretient de l'origine du mouvement national en Croatie
+et en Serbie, et sp&eacute;cialement du litt&eacute;rateur patriote Danitchitch.
+&laquo;N'est-il pas honorable, dit l'&eacute;v&ecirc;que, que le r&eacute;veil litt&eacute;raire a ici,
+comme partout, pr&eacute;c&eacute;d&eacute; le r&eacute;veil politique? En r&eacute;alit&eacute;, tout sort de
+l'esprit. Au d&eacute;but, nous autres, Serbo-Croates, nous n'avions plus m&ecirc;me
+de langue: rien que des patois m&eacute;pris&eacute;s, ignor&eacute;s. Les souvenirs de notre
+ancienne civilisation et de l'empire de Douchan &eacute;taient effac&eacute;s; ce qui
+survivait, c'&eacute;taient les chants h&eacute;ro&iuml;ques et les <i>lieder</i> nationaux dans
+la m&eacute;moire du peuple. Il a fallu d'abord reconstituer notre langue,
+comme Luther l'a fait pour l'Allemagne. C'est l&agrave; le grand m&eacute;rite de
+Danitchitch. Il est mort r&eacute;cemment, le 4 novembre 1882. Les Croates et
+les Serbes se sont unis pour le pleurer. A Belgrade, o&ugrave; son corps avait
+&eacute;t&eacute; amen&eacute; d'Agram, on lui a fait des fun&eacute;railles magnifiques aux frais
+de l'&Eacute;tat. Le roi Milan a assist&eacute; &agrave; la c&eacute;r&eacute;monie des obs&egrave;ques. La bi&egrave;re
+&eacute;tait ensevelie sous les couronnes envoy&eacute;es par toutes nos associations
+et par toutes nos villes. Sur l'une d'elles on lisait: <i>Nada</i>
+(Esp&eacute;rance). &Ccedil;'a &eacute;t&eacute; une imposante manifestation de la puissance du
+sentiment national. Djouro Danitchitch &eacute;tait n&eacute; en 1825, parmi les
+Serbes autrichiens, &agrave; Neusatz, dans le Banat, en Hongrie. Son vrai nom
+&eacute;tait Popovitch, ce qui signifie fils de pope, car cette terminaison
+<i>itch</i>, qui caract&eacute;rise presque tous les noms propres serbes et croates,
+signifie &laquo;fils de&raquo;, ou &laquo;le petit&raquo;, comme <i>son</i> dans Jackson, Philipson,
+Johnson en anglais et dans les autres langues germaniques. Le nom
+litt&eacute;raire qu'il avait adopt&eacute; vient de <i>Danitcha</i> (Aurore). Il s'appela
+&laquo;fils de l'Aurore&raquo; pour marquer qu'il se d&eacute;vouerait enti&egrave;rement au
+r&eacute;veil de sa nationalit&eacute;. A l'&acirc;ge de vingt ans, il rencontra &agrave; Vienne
+Vuk Karadzitch, qui s'occupait de reconstituer notre langue nationale.
+Il s'associa &agrave; ces travaux, et c'est dans cette voie qu'il nous a rendu
+des services inappr&eacute;ciables. Ce qu'il a accompli est prodigieux; c'&eacute;tait
+un travailleur sans pareil; il s'est tu&eacute; &agrave; la peine, mais son &#339;uvre a
+&eacute;t&eacute; accomplie: la langue serbo-croate est cr&eacute;&eacute;e. En 1849, il fut nomm&eacute; &agrave;
+la chaire de philologie slave, &agrave; l'acad&eacute;mie de Belgrade, et, en 1866, je
+suis parvenu &agrave; le faire nommer &agrave; l'acad&eacute;mie d'Agram, o&ugrave; il s'occupait &agrave;
+achever son grand <i>Dictionnaire de la langue slave</i>, quand la mort est
+venue lui apporter le repos qu'il n'avait jamais go&ucirc;t&eacute;. Voici un
+incident de sa vie peu connu: Ayant d&eacute;plu &agrave; un des ministres serbes, il
+fut rel&eacute;gu&eacute; dans une place subalterne au t&eacute;l&eacute;graphe. Il l'accepta sans
+se plaindre et continua ses admirables travaux. Je fis dire au prince
+Michel, qui avait confiance en moi, que Danitchitch ferait honneur aux
+premi&egrave;res acad&eacute;mies du monde et qu'il &eacute;tait digne d'occuper les plus
+hautes fonctions, mais qu'il fallait surtout lui procurer des loisirs.
+Peu de temps apr&egrave;s, il fut nomm&eacute; membre correspondant de l'acad&eacute;mie de
+Saint-P&eacute;tersbourg. Il avait appris le serbe &agrave; la comtesse Hunyady, la
+femme du prince Michel de Serbie&raquo;.</p>
+
+<p>J'ajoute ici quelques autres d&eacute;tails relatifs au grand philologue
+jougo-slave. Ils m'ont &eacute;t&eacute; communiqu&eacute;s par M. Vavasseur, attach&eacute; au
+minist&egrave;re des affaires &eacute;trang&egrave;res &agrave; Belgrade. Au moyen &acirc;ge, les Serbes
+parlaient le vieux slave, qui n'&eacute;tait gu&egrave;re &eacute;crit que dans les livres
+liturgiques. Au XVIIIe si&egrave;cle, quand on commen&ccedil;a &agrave; imprimer le serbe
+chez les Serbes de Hongrie, cette langue n'&eacute;tait autre que le slov&egrave;ne
+avec une certaine addition de mots &eacute;trangers. C'est &agrave; Danitchitch que
+revient surtout l'honneur d'avoir reconstitu&eacute; la langue officielle de
+la Serbie telle qu'elle se parle, s'&eacute;crit, s'imprime et s'enseigne
+aujourd'hui depuis qu'elle a &eacute;t&eacute; officiellement adopt&eacute;e par le ministre
+Tzernobaratz en 1868. Il en a d&eacute;termin&eacute; et &eacute;pur&eacute; le vocabulaire et fix&eacute;
+les r&egrave;gles grammaticales dans des livres devenus classiques: <i>la Langue
+et l'Alphabet serbes</i> (1849); <i>la Syntaxe serbe</i> (1858); <i>la Formation
+des mots</i> (1878), et enfin dans son grand <i>Dictionnaire</i>. Il a beaucoup
+fait aussi pour r&eacute;pandre la connaissance des anciennes traditions
+nationales. A cet effet, il a publi&eacute; &agrave; Agram, en croate, de 1866 &agrave; 1875,
+<i>les Proverbes et les Chants de Mavro Vetranitch-Savcitch</i>, et <i>la Vie
+des rois et archev&ecirc;ques serbes</i>. (Belgrade et Agram, 1866.) Comme
+Luther, il a voulu que la langue nouvellement constitu&eacute;e serv&icirc;t de
+v&eacute;hicule au culte national, et il publia <i>les R&eacute;cits de l'Ancien et du
+Nouveau Testament</i> et <i>les Psaumes</i>. L'&eacute;v&ecirc;que de Schabatz, en les lisant
+pour la premi&egrave;re fois, trouva cette traduction si sup&eacute;rieure &agrave;
+l'ancienne qu'il ne voulut plus se servir du vieux psautier. Le service
+rendu par Danitchitch est &eacute;norme, car il a donn&eacute; &agrave; la nationalit&eacute; serbe
+cette base indispensable: une langue litt&eacute;raire. Professeur de
+philologie slave tour &agrave; tour &agrave; Agram et &agrave; Belgrade, il a &eacute;t&eacute; le trait
+d'union entr&eacute; la Serbie et la Croatie, car il &eacute;tait &eacute;galement populaire
+dans les deux pays.</p>
+
+<p>Je n'ai entendu &eacute;mettre au sujet de la fixation de la langue serbe que
+les deux regrets suivants: D'abord, il est f&acirc;cheux que l'on y ait
+conserv&eacute; les anciens caract&egrave;res orientaux au lieu de les remplacer par
+l'alphabet latin, comme l'ont fait les Croates. Dans l'int&eacute;r&ecirc;t de la
+f&eacute;d&eacute;ration future des Jougo-Slaves, il faut supprimer autant que
+possible tout ce qui les divise, surtout ce qui, en m&ecirc;me temps, les
+&eacute;loigne de l'Occident. En second lieu, il est regrettable aussi que l'on
+ait accentu&eacute; les diff&eacute;rences qui distinguent le serbo-croate du slov&egrave;ne,
+dont le centre d'action est &agrave; Laybach et qui est la langue litt&eacute;raire de
+la Carniole et des districts slaves environnants. Le slov&egrave;ne est,
+d'apr&egrave;s Miklositch, l'une des principales autorit&eacute;s en cette mati&egrave;re, le
+plus ancien dialecte jougo-slave. Il &eacute;tait parl&eacute;, aux premiers si&egrave;cles
+du moyen &acirc;ge, par toutes les tribus slaves, depuis les Alpes du Tyrol
+jusqu'aux abords de Constantinople, depuis l'Adriatique jusqu'&agrave; la mer
+Noire. Vers le milieu du si&egrave;cle, les Croato-Serbes, descendant des
+Karpathes, et les Bulgares, de race finnoise, s'&eacute;tablissant encore plus
+&agrave; l'est, le modifi&egrave;rent, chaque groupe &agrave; sa fa&ccedil;on. Toutefois, dit-on,
+l'antique idiome, le slov&egrave;ne, et le croate sont si rapproch&eacute;s qu'il
+n'e&ucirc;t pas &eacute;t&eacute; impossible de les fusionner en une langue identique.
+Slov&egrave;nes et Croates se comprennent parfaitement; mieux encore que les
+Su&eacute;dois et les Norv&eacute;giens.</p>
+
+<p>Le dimanche matin, Mgr Strossmayer vient me prendre pour assister &agrave; la
+messe dans sa cath&eacute;drale. L'&eacute;v&ecirc;que n'officie pas. L'&eacute;p&icirc;tre et l'&eacute;vangile
+sont plus en langue vulgaire, me semble-t-il. Les chants liturgiques,
+accompagn&eacute;s par les sons d'un orgue excellent, sont bien conduits.
+L'assistance pr&eacute;sente un aspect tr&egrave;s particulier: elle occupe &agrave; peine un
+quart de la nef centrale, tant l'&eacute;tendue de la cath&eacute;drale est hors de
+proportion avec le nombre actuel des habitants. Je ne vois que des
+paysans en costume de f&ecirc;te, les hommes debout avec leurs dolmans bruns
+soutach&eacute;s, les femmes avec leurs belles chemises brod&eacute;es, assises &agrave;
+terre sur des tapis, qu'elles apportent avec elles, &agrave; l'imitation des
+Turcs dans les mosqu&eacute;es. Tous suivent l'office avec la plus attentive
+componction; mais aucun n'a de livre de pri&egrave;res. Pas un costume
+bourgeois ne vient faire tache dans cette assembl&eacute;e, o&ugrave; tous, la&iuml;ques et
+eccl&eacute;siastiques, portent les v&ecirc;tements traditionnels d'il y a mille ans.
+Personne de la classe &laquo;bourgeoise&raquo;, parce que celle-ci, &eacute;tant juive, a
+&eacute;t&eacute;, la veille, &agrave; la synagogue. L'impression est compl&egrave;te. Absolument
+rien ne rappelle l'Europe occidentale.</p>
+
+<p>Au sortir de l'&eacute;glise, l'&eacute;v&ecirc;que me conduit visiter l'&eacute;cole sup&eacute;rieure
+pour filles et l'h&ocirc;pital, qu'il a &eacute;galement fond&eacute;s. Les classes, au
+nombre de huit, sont grandes, bien a&eacute;r&eacute;es, garnies de cartes et de
+gravures pour l'enseignement. On y apprend aussi les ouvrages de main
+dans le genre de ceux qu'ex&eacute;cutent les paysannes. On y forme des
+institutrices pour les &eacute;coles primaires. A l'h&ocirc;pital, il n'y a que cinq
+personnes, trois vieilles femmes tr&egrave;s &acirc;g&eacute;es, mais nullement indispos&eacute;es,
+un vieillard de cent quatre ans, tr&egrave;s fier de lire encore sans lunettes,
+et un Tzigane qui souffre d'une bronchite. Les familles patriarcales de
+la campagne gardent leurs malades. Gr&acirc;ce aux zadrugas, personne n'est
+isol&eacute; et abandonn&eacute;. L'&eacute;v&ecirc;que se rend aupr&egrave;s de la sup&eacute;rieure des s&#339;urs
+de charit&eacute; qui desservent l'h&ocirc;pital.&mdash;&laquo;Elle est de la Suisse fran&ccedil;aise,
+me dit-il, vous pourrez causer avec elle; mais elle est en grand danger.
+Elle doit aller &agrave; Vienne pour subir une grave op&eacute;ration; j'ai obtenu
+qu'elle soit faite par le fameux professeur Billroth. Nous la
+transporterons par le Danube, mais je crains m&ecirc;me qu'elle ne puisse plus
+partir.&raquo;&mdash;Et, en effet, ses pommettes rouges, enflamm&eacute;es par la fi&egrave;vre,
+ses yeux cercl&eacute;s de noir, son visage &eacute;maci&eacute;, ne laissent point de doute
+sur la gravit&eacute; de la maladie. &laquo;Croyez-vous, monseigneur, dit la
+sup&eacute;rieure, que je puisse revenir de Vienne?&mdash;Je l'esp&egrave;re, ma fille,
+r&eacute;pond l'&eacute;v&ecirc;que de sa voix grave et douce, mais vous savez comme moi que
+notre vraie patrie n'est pas ici-bas. Que nous restions quelques jours
+de plus ou de moins sur cette terre importe peu, car qu'est-ce que nos
+ann&eacute;es aupr&egrave;s de l'&eacute;ternit&eacute; qui nous attend? C'est apr&egrave;s la mort que
+commence la v&eacute;ritable vie... C'est au del&agrave; qu'il faut fixer nos yeux et
+placer notre esp&eacute;rance; alors, nous serons toujours pr&ecirc;ts &agrave; partir quand
+Dieu nous appellera.&raquo; Cet appel &agrave; la foi r&eacute;conforta la malade; elle
+reprit courage, ses yeux brill&egrave;rent d'un &eacute;clat plus vif: &laquo;Que la volont&eacute;
+de Dieu se fasse! r&eacute;pondit elle; je me remets en ses
+mains!...&raquo;-&#8212;D&eacute;cid&eacute;ment, le christianisme apporte aux malades et aux
+mourants des consolations que ne peut offrir l'agnostime. Qu'aurait dit
+ici le positiviste? Il aurait parl&eacute; de r&eacute;signation sans doute. Mais cela
+est inutile &agrave; dire, car &agrave; l'in&eacute;vitable on se r&eacute;signe toujours d'une
+fa&ccedil;on ou d'une autre. Seulement, la r&eacute;signation de l'agnostique est
+sombre et morne; celle du chr&eacute;tien est confiante, joyeuse m&ecirc;me, puisque
+les perspectives d'une f&eacute;licit&eacute; parfaite s'ouvrent devant lui.</p>
+
+<p>Mgr Strossmayer me montre l'emplacement o&ugrave; il b&acirc;tira le gymnase et la
+biblioth&egrave;que. Au gymnase, les jeunes gens apprendront les langues
+anciennes et les sciences, &eacute;tudes pr&eacute;paratoires &agrave; l'universit&eacute; et au
+s&eacute;minaire. A la biblioth&egrave;que, il placera l'immense collection de livres
+qu'il r&eacute;unit depuis quarante ans, et ainsi les professeurs trouveront ce
+qu'il leur faut pour leurs &eacute;tudes et leurs recherches. Toutes les
+institutions publiques que r&eacute;clament les besoins et les progr&egrave;s de
+l'humanit&eacute; sont ici fond&eacute;es et entretenues par l'&eacute;v&ecirc;que, au lieu de
+l'&ecirc;tre par la municipalit&eacute;. Il veut aussi reb&acirc;tir l'&eacute;cole communale, et
+il y consacrera une centaine de mille francs. Du grand revenu des terres
+&eacute;piscopales, rien n'est gaspill&eacute; en objets de luxe ou en jouissances
+personnelles. Supposez ce domaine aux mains d'un grand seigneur la&iuml;que:
+quelle diff&eacute;rence! Le produit net du sol, au lieu de cr&eacute;er, sur place,
+un centre de civilisation, serait d&eacute;pens&eacute; &agrave; Pest ou &agrave; Vienne, en
+plaisirs mondains, en d&icirc;ners, en bals, en &eacute;quipages, en riches
+toilettes, peut-&ecirc;tre au jeu ou en distractions plus condamnables encore.</p>
+
+<p>Au d&icirc;ner du milieu du jour assistent les dix chanoines que j'avais vus
+le matin &agrave; la cath&eacute;drale. Ce sont des pr&ecirc;tres &acirc;g&eacute;s, dont l'&eacute;v&ecirc;que paye
+la pension. Tous parlent parfaitement l'allemand, mais peu le fran&ccedil;ais.
+La conversation est anim&eacute;e, gaie et instructive. On boit des vins du
+pays, qui sont parfum&eacute;s et agr&eacute;ables, et au dessert on verse le vin de
+France. Je note quelques faits int&eacute;ressants. On cite les Bulgares comme
+des travailleurs hors ligne et d'une sobri&eacute;t&eacute; vraiment inou&iuml;e. Aux
+environs d'Essek, ils louent un joch de terre 50 florins, ce qui est le
+triple de sa valeur locative ordinaire, et ils trouvent moyen, en y
+cultivant des l&eacute;gumes, d'y gagner encore 200 florins, dont ils
+rapportent la plus grande partie &agrave; leur famille, rest&eacute;e en Bulgarie.
+Ils font la m&ecirc;me chose autour de toutes les grandes villes du Danube,
+jusqu'&agrave; Agram et jusqu'&agrave; Pest. Sans eux, les march&eacute;s ne seraient pas
+fournis de l&eacute;gumes; les gens du pays ne songent pas &agrave; en produire. L'un
+des pr&ecirc;tres, qui est Dalmate, affirme que dans son pays les minist&egrave;res
+autrichiens ont longtemps voulu &eacute;touffer la nationalit&eacute; slave. Dans
+l'Istrie, qui est compl&egrave;tement slave, on avait un &eacute;v&ecirc;que
+dalmate-italien, qui ne savait pas un mot de l'idiome national. Aux
+cures vacantes il nommait des pr&ecirc;tres italiens qui n'&eacute;taient pas compris
+des fid&egrave;les. Ceux-ci devaient se confesser par interpr&egrave;te. Nul pays
+n'est plus exclusivement slave que le centre de l'Istrie. Il s'y trouve
+un district o&ugrave; on dit la messe en langue vulgaire, c'est-&agrave;-dire en vieux
+slov&egrave;ne. On commence &agrave; comprendre partout, sauf peut-&ecirc;tre &agrave; Pest, que le
+vrai rem&egrave;de contre l'irr&eacute;dentisme est le d&eacute;veloppement du slavisme.</p>
+
+<p>Avant de faire la promenade habituelle de l'apr&egrave;s-midi, chacun se retire
+dans sa chambre pour se reposer. L'&eacute;v&ecirc;que m'envoie des revues et des
+journaux, entre autres, le <i>Journal des &Eacute;conomistes</i>, la <i>Revue des Deux
+Mondes</i>, <i>le Temps</i>, la <i>Nuova Antologia</i> et la <i>Rassegna nazionale</i>. Je
+dois avouer que le choix n'est pas mauvais, et que m&ecirc;me &agrave; Djakovo, on
+peut suivre la marche des id&eacute;es de notre Occident. Vers quatre heures,
+quand la chaleur est moins forte, deux victorias &agrave; quatre chevaux nous
+attendent et nous partons pour visiter les zadrugas de Siroko-Polje. Ces
+associations agraires&mdash;le mot <i>zadruga</i> signifie association,&mdash;sont des
+familles patriarcales, vivant sur un domaine collectif et indivisible.
+La zadruga constitue une personne civile, comme une fondation. Elle a
+une dur&eacute;e perp&eacute;tuelle. Elle peut agir en justice. Ses membres associ&eacute;s
+n'ont pas le droit de demander le partage du patrimoine, ni d'en vendre
+ou d'en hypoth&eacute;quer une part indivise. Au sein de ces communaut&eacute;s de
+famille, le droit de succession n'existe pas plus que dans les
+communaut&eacute;s religieuses. A la mort du p&egrave;re ou de la m&egrave;re, les enfants
+n'h&eacute;ritent pas, sauf de quelques objets mobiliers. Ils continuent &agrave;
+avoir leur part des produits du domaine collectif, mais en vertu de leur
+droit individuel et comme membres de la famille perp&eacute;tuelle. Autrefois,
+rien ne pouvait d&eacute;truire la zadruga, sauf la mort de tous ceux qui en
+faisaient partie. La fille qui se marie re&ccedil;oit une dot; mais elle ne
+peut r&eacute;clamer une part du bien commun. Celui qui quitte sans esprit de
+retour perd ses droits. L'administration, tant pour les affaires
+int&eacute;rieures que pour les relations ext&eacute;rieures, est confi&eacute;e &agrave; un chef
+&eacute;lu, qui est ordinairement le plus &acirc;g&eacute; ou le plus capable. On l'appelle
+<i>gospodar</i>, seigneur, ou <i>starechina</i>, l'ancien. Le m&eacute;nage est dirig&eacute;
+par une matrone, investie d'une autorit&eacute; despotique pour ce qui la
+concerne: c'est la <i>domatchika</i>. Le starechina r&egrave;gle l'ordre des travaux
+agricoles, vend et ach&egrave;te; il remplit exactement le r&ocirc;le du directeur
+d'une soci&eacute;t&eacute; anonyme, ou plut&ocirc;t encore d'une soci&eacute;t&eacute; corporative; car
+les zadrugas sont de tout point des soci&eacute;t&eacute;s corporatives agricoles,
+ayant pour lien, au lieu de l'int&eacute;r&ecirc;t p&eacute;cuniaire, les coutumes
+s&eacute;culaires et les affections de famille.</p>
+
+<p>La communaut&eacute; de famille a exist&eacute; dans le monde entier, aux &eacute;poques
+primitives. C'est le &#947;&#941;&#957;&#959;&#962; des Grecs, la <i>gens</i> romaine, la <i>cognatio</i>
+des Germains dont parle C&eacute;sar (<i>De Bello Gallico</i>, VI, 22); c'est encore
+le <i>lignage</i> des communes du moyen &acirc;ge. Ce sont des zadrugas qui ont
+b&acirc;ti, en Am&eacute;rique, ces constructions colossales divis&eacute;es en cellules,
+qu'on nomme <i>pueblos</i> et qui sont semblables aux alv&eacute;oles des ruches
+d'abeilles. Les communaut&eacute;s de famille ont exist&eacute; jusqu'&agrave; la R&eacute;volution
+dans tout le centre de la France, avec des caract&egrave;res juridiques
+identiques &agrave; ceux qu'on rencontre aujourd'hui chez les Slaves du Sud.
+Dans les zadrugas fran&ccedil;aises, le starechina s'appelait le mayor, le
+maistre de communaut&eacute; ou le chef du &laquo;chanteau&raquo;, c'est-&agrave;-dire du pain.
+Nous arrivons au village de Siroko-Polje. Comme c'est dimanche, hommes
+et femmes portent leur costume des jours de f&ecirc;te. Pendant la semaine,
+les femmes ont pour tout v&ecirc;tement une longue chemise, brod&eacute;e aux manches
+et &agrave; l'ouverture du cou, avec un tablier de couleurs vives, et sur la
+t&ecirc;te un mouchoir rouge ou des fleurs. Elles marchent pieds nus; m&ecirc;me
+quand elles vont aux champs ou qu'elles gardent les troupeaux, elles
+fixent dans la ceinture la tige de la quenouille et elles filent la
+laine ou l'&eacute;toupe de lin ou de chanvre, en faisant tourner entre les
+doigts le fil auquel est suspendu le fuseau. Elles pr&eacute;parent ainsi la
+cha&icirc;ne et la trame du linge, des &eacute;toffes et des tapis qu'elles tissent
+elles-m&ecirc;mes l'hiver. Leur chemise est en tr&egrave;s grosse toile de chanvre.
+Elle retombe en plis sculpturaux, comme la longue tunique des statues
+drap&eacute;es de Tanagra. Elle est enti&egrave;rement semblable &agrave; celle des jeunes
+Ath&eacute;niennes qui marchent aux panath&eacute;n&eacute;es, sous la conduite du ma&icirc;tre des
+ch&#339;urs, dans la frise du Parth&eacute;non. Depuis l'antiquit&eacute; la plus
+recul&eacute;e, ce costume si simple et si noble est rest&eacute; le m&ecirc;me. Nul ne se
+pr&ecirc;te mieux &agrave; la statuaire. C'est le premier v&ecirc;tement qu'a d&ucirc; imaginer
+la pudeur &agrave; la sortie de l'&eacute;tat de nature. Les cheveux des jeunes filles
+retombent sur le dos en longues nattes, tress&eacute;es avec des fleurs ou des
+rubans. Ceux des femmes mari&eacute;es sont relev&eacute;s derri&egrave;re la t&ecirc;te. Les
+hommes sont aussi v&ecirc;tus tout de blanc, d'une large chemise et d'un
+pantalon en &eacute;toffe de laine ou de toile, mais qui ne flotte pas en
+larges plis, comme un jupon, &agrave; la mode hongroise. Le dimanche, les
+hommes et les femmes portent une veste brod&eacute;e o&ugrave; l'art d&eacute;coratif a fait
+merveille. Les motifs semblent emprunt&eacute;s aux arabesques des tapis turcs,
+mais il est probable qu'ils sont n&eacute;s spontan&eacute;ment de cet instinct
+esth&eacute;tique qui porte partout l'homme &agrave; imiter les dessins et les
+couleurs qu'offrent les corolles des fleurs, le plumage des oiseaux et
+surtout les ailes des papillons. Les m&ecirc;mes motifs se retrouvent sur les
+vases polychromes des &eacute;poques les plus anciennes, depuis l'Inde jusque
+dans les monuments myst&eacute;rieux de l'Am&eacute;rique pr&eacute;historique. Ces broderies
+sont form&eacute;es de petits morceaux de drap ou de cuir, de couleurs tr&egrave;s
+vives, fix&eacute;s sur l'&eacute;toffe du fond au moyen de piq&ucirc;res faites en gros fil
+de tons tranchants. Dans les vestes des femmes on met parfois des
+fragments de miroir, et les piq&ucirc;res sont en fil d'or. Les ceintures sont
+aussi brod&eacute;es et piqu&eacute;es de la m&ecirc;me fa&ccedil;on. La chaussure est la sandale &agrave;
+lani&egrave;res de cuir, l'<i>opanka</i>, qui est propre au Jougo-Slave, depuis
+Trieste jusqu'aux portes de Constantinople. Je vois ici &agrave; quelques
+&eacute;l&eacute;gantes des bas de filoselle et des bottines en &eacute;toffe &agrave; bouts de
+cuir laqu&eacute;; sous l'ancien costume national, cela est d'un effet hideux.
+Autour de la t&ecirc;te, du cou et de la ceinture, les femmes portent des
+pi&egrave;ces de monnaie d'or et d'argent perc&eacute;es et enfil&eacute;es. Les plus riches
+en ont deux ou trois rangs, tout un tr&eacute;sor de m&eacute;taux pr&eacute;cieux.</p>
+
+<p>L'arriv&eacute;e de l'&eacute;v&ecirc;que a mis tous les habitants du village sur pied.
+C'est un ravissant spectacle que la r&eacute;union de ces femmes en costumes si
+bien faits pour charmer l'&#339;il du peintre. Cet assemblage de vives
+couleurs, o&ugrave; rien ne d&eacute;tonne, fait l'effet d'un tapis d'Orient &agrave; fond
+clair. Quand les voitures s'arr&ecirc;tent devant la maison de la zadruga, que
+nous visitons d'abord, le starechina s'avance vers l'&eacute;v&ecirc;que pour nous
+recevoir. C'est un vieillard, mais tr&egrave;s vigoureux encore; de longs
+cheveux blancs tombent sur ses &eacute;paules. Il a les traits caract&eacute;ristiques
+de la race croate: le nez fin, aquilin, aux narines relev&eacute;es; des yeux
+gris, tr&egrave;s brillants et rapproch&eacute;s; la bouche petite, les l&egrave;vres minces,
+ombrag&eacute;es d'une longue moustache de hussard. Il baise la main de Mgr
+Strossmayer avec d&eacute;f&eacute;rence, mais sans servilit&eacute;, comme on baisait jadis
+la main des dames. Il nous adresse ensuite un compliment de bienvenue
+que me traduit mon coll&egrave;gue d'Agram. Le petit speech est tr&egrave;s bien
+tourn&eacute;. L'habitude qu'ont ici les paysans de d&eacute;battre leurs affaires, au
+sein des communaut&eacute;s et dans les assembl&eacute;es de village, leur apprend le
+maniement de la parole. Les starechinas sont presque tous orateurs. La
+maison de la zadruga est plus &eacute;lev&eacute;e et beaucoup plus grande que celle
+des familles isol&eacute;es. Sur la fa&ccedil;ade vers la route, elle a huit fen&ecirc;tres,
+mais pas de porte. Apr&egrave;s qu'on a franchi la grille qui ferme la cour,
+on trouve sur la fa&ccedil;ade ant&eacute;rieure une galerie couverte en v&eacute;randa, sur
+laquelle s'ouvre la porte d'entr&eacute;e. Nous sommes re&ccedil;us dans une vaste
+pi&egrave;ce o&ugrave; se prennent les repas en commun. Le mobilier se compose d'une
+table, de chaises, de bancs, et d'une armoire en bois naturel. Sur les
+murs, toujours parfaitement blanchis, des gravures colori&eacute;es
+repr&eacute;sentent des sujets de pi&eacute;t&eacute;. A gauche, on entre dans une grande
+chambre presque compl&egrave;tement vide. C'est l&agrave; que couchent, l'hiver,
+toutes les personnes formant la famille patriarcale, afin de profiter de
+la chaleur du po&ecirc;le plac&eacute; dans le mur s&eacute;parant les deux pi&egrave;ces, qui sont
+ainsi chauff&eacute;es en m&ecirc;me temps. L'&eacute;t&eacute;, les couples occupent chacun une
+petite chambre s&eacute;par&eacute;e.</p>
+
+<p>J'ai not&eacute; en Hongrie un autre usage plus &eacute;trange encore. En visitant une
+grande exploitation du comte Eug&egrave;ne Zichy, je remarquai un grand
+b&acirc;timent o&ugrave; habitaient ensemble les femmes des ouvriers, des bouviers et
+des valets de ferme avec leurs enfants. Chaque m&egrave;re de famille avait sa
+chambre s&eacute;par&eacute;e. Dans la cuisine commune, sur un vaste fourneau, chacune
+d'elles pr&eacute;parait isol&eacute;ment le repas des siens. Mais les maris n'&eacute;taient
+pas admis dans ce gyn&eacute;c&eacute;e. Ils couchaient dans les &eacute;curies, dans les
+&eacute;tables et dans les granges. Les enfants, cependant, ne manquaient pas.</p>
+
+<p>Le po&ecirc;le que je trouve ici dans la maison de cette zadruga est une
+innovation moderne, de m&ecirc;me que ces murs et ces plafonds blanchis.
+Jadis, comme encore dans quelques maisons anciennes, m&ecirc;me &agrave;
+Siroko-Polje, le feu se faisait au milieu de la chambre, et la fum&eacute;e
+s'&eacute;chappait &agrave; travers la charpente visible, et par un bout de chemin&eacute;e
+form&eacute;e de planchettes, au-dessus de laquelle une large planche inclin&eacute;e
+&eacute;tait pos&eacute;e sur quatre montants, afin d'emp&ecirc;cher la pluie et la neige de
+tomber dans le foyer. Toutes les parois de l'habitation se couvraient de
+suie; mais les jambons &eacute;taient mieux fum&eacute;s. Le nouveau po&ecirc;le est,
+dit-on, emprunt&eacute; aux Bosniaques. Il est particulier aux contr&eacute;es
+transdanubiennes. Je l'ai rencontr&eacute; jusque dans les jolis salons du
+consul de France &agrave; Sarajewo. Il donne, dit-on, beaucoup de chaleur et la
+conserve longtemps. Il est rond, form&eacute; d'argile durcie, dans laquelle on
+incruste des disques en poterie verte et verniss&eacute;e, tout &agrave; fait
+semblables &agrave; des fonds de bouteille.</p>
+
+<p>Le starechina nous fait boire de son vin. Seul des siens, il s'assied &agrave;
+table avec nous et nous adresse des toasts auxquels r&eacute;pond l'&eacute;v&ecirc;que.
+Dans le fond de la chambre se presse toute la famille: au premier plan
+les nombreux enfants, puis les jeunes filles aux belles chemises
+brod&eacute;es. J'apprends que la communaut&eacute; se compose de trente-quatre
+personnes de tout &acirc;ge, quatre couples mari&eacute;s et deux veuves, dont les
+maris sont morts dans la guerre en Bosnie. La zadruga continue &agrave; les
+nourrir avec leurs enfants. Le domaine collectif a plus de cent jochs de
+terre arable; il entretient deux cents moutons, six chevaux, une
+trentaine de b&ecirc;tes &agrave; cornes et un grand nombre de porcs. Les nombreuses
+volailles de toute esp&egrave;ce qui se prom&egrave;nent dans la cour permettent de
+r&eacute;aliser ici le v&#339;u de Henri IV et de mettre souvent la poule au pot.
+Le verger donne des poires et des pommes, et une grande plantation de
+pruniers, de quoi faire la slivovitza, l'eau-de-vie de prunes, qu'aime
+le Jougo-Slave.</p>
+
+<p>Derri&egrave;re la grande maison commune, et en &eacute;querre avec celle-ci, se
+trouve un b&acirc;timent plus bas, mais long, aussi pr&eacute;c&eacute;d&eacute; d'une v&eacute;randa,
+dont le sol est planch&eacute;i&eacute;. Sur cette galerie couverte s'ouvrent autant
+de cellules qu'il y a de couples et de veuves: si un mariage cr&eacute;e un
+nouveau m&eacute;nage au sein de la grande famille, le b&acirc;timent s'allonge d'une
+nouvelle cellule. L'une des femmes nous montre la sienne; elle est
+compl&egrave;tement bond&eacute;e de meubles et d'objets d'habillement; au fond, un
+grand lit avec trois gros matelas, superpos&eacute;s, des draps de lin garnis
+de broderies et de dentelles, et comme courtepointe un fin tapis de
+laine aux couleurs &eacute;clatantes; contre le mur, un divan recouvert aussi
+d'un tapis du m&ecirc;me genre, et &agrave; terre, sur le plancher, de petits tapis
+en laine boucl&eacute;e aux teintes sombres, noir, bleu fonc&eacute; et rouge brun. Le
+long des murs, des planches o&ugrave; s'&eacute;talent les chaussures et, entre
+autres, les bottes hongroises du mari pour les jours o&ugrave; il se rend &agrave; la
+ville. Deux grandes armoires remplies de v&ecirc;tements, puis trois immenses
+caisses contiennent des chemises et du linge brod&eacute;s. Il y en a des
+m&egrave;tres cubes qui repr&eacute;sentent une belle somme. La jeune femme nous les
+&eacute;tale avec orgueil: c'est l'&#339;uvre de ses mains et sa fortune
+personnelle. Pour les d&eacute;crire, il faudrait &eacute;puiser le vocabulaire des
+ling&egrave;res. Je remarque surtout certaines chemises faites en une sorte de
+bourre de soie l&eacute;g&egrave;rement cr&ecirc;pel&eacute;e et orn&eacute;e de dessins en fils et en
+paillettes d'or. C'est ravissant de go&ucirc;t et de d&eacute;licatesse. Les couples
+associ&eacute;s doivent &agrave; la communaut&eacute; tout le temps qu'exigent les travaux
+ordinaires de l'exploitation, mais ce qu'ils font aux heures perdues
+leur appartient en propre. Ils peuvent se constituer ainsi un p&eacute;cule,
+qui consiste en linge, en v&ecirc;tements, en bijoux, en argent, en armes et
+en objets mobiliers de diff&eacute;rente nature. Il en est de m&ecirc;me dans les
+<i>family-communities</i> de l'Inde.</p>
+
+<p>Au fond de la cour s'&eacute;l&egrave;ve la grange, qui est aussi &laquo;le grenier
+d'abondance&raquo;. Tout autour, &agrave; l'int&eacute;rieur, sont dispos&eacute;s des r&eacute;servoirs
+en bois, remplis de grains: froment, ma&iuml;s et avoine. Nous approchons du
+moment de la r&eacute;colte, et ils sont encore plus qu'&agrave; moiti&eacute; pleins. La
+zadruga est pr&eacute;voyante comme la fourmi; elle tient &agrave; avoir une r&eacute;serve
+de provisions pour au moins une ann&eacute;e, en pr&eacute;vision d'une mauvaise
+r&eacute;colte ou d'une incursion de l'ennemi. A c&ocirc;t&eacute;, dans un b&acirc;timent isol&eacute;,
+sont r&eacute;unis des pressoirs et des f&ucirc;ts pour faire le vin et l'eau-de-vie
+de prunes. Le starechina nous montre avec satisfaction toute une rang&eacute;e
+de tonneaux pleins de slivovitza qu'on laisse vieillir avant de la
+vendre. C'est le capital-&eacute;pargne de la communaut&eacute;.</p>
+
+<p>Je m'&eacute;tonne de n'apercevoir ni grandes &eacute;tables, ni b&eacute;tail, ni fumier. On
+m'explique qu'ils se trouvent dans des b&acirc;timents plac&eacute;s au milieu des
+champs cultiv&eacute;s. C'est un usage que j'avais d&eacute;j&agrave; remarqu&eacute; en Hongrie,
+dans les grandes exploitations. Il est excellent; on &eacute;vite ainsi le
+transport des fourrages et du fumier. Les animaux de trait sont sur
+place pour ex&eacute;cuter les labours et pour y accumuler l'engrais. En m&ecirc;me
+temps, la famille, r&eacute;sidant dans le village, jouit des avantages de la
+vie sociale. Les jeunes gens se relayent, pour soigner le b&eacute;tail. Dans
+une autre zadruga que nous visitons, je trouve les m&ecirc;mes dispositions,
+les m&ecirc;mes costumes et le m&ecirc;me bien-&ecirc;tre; mais la r&eacute;ception est encore
+plus brillante: tandis que nous prenons un verre de vin avec le
+starechina, en pr&eacute;sence de toute la nombreuse famille debout, les
+habitants du village se sont group&eacute;s devant les fen&ecirc;tres ouvertes. Le
+ma&icirc;tre d'&eacute;cole s'avance et adresse un discours &agrave; l'&eacute;v&ecirc;que en croate,
+mais il parle aussi facilement l'italien, et il me raconte qu'&eacute;tant
+soldat, il a r&eacute;sid&eacute; en Lombardie et qu'il s'est battu &agrave; Custozza en
+1866. Il me vante avec l'&eacute;loquence la plus convaincue les avantages de
+la zadruga. A ma demande, les jeunes filles chantent quelques chants
+nationaux. Elles paraissent gaies; leurs traits sont fins; plusieurs
+sont jolies. En somme, la race est belle. Les cheveux noirs, si
+fr&eacute;quents en Hongrie, sont tr&egrave;s rares ici; on en voit de blonds, mais le
+ch&acirc;tain domine. Les deux types tr&egrave;s marqu&eacute;s, noir et blond, se trouvent
+&agrave; la Fois chez les Slaves occidentaux et m&eacute;ridionaux. Les Slovaques de
+la Hongrie sont, en majorit&eacute;, blond-filasse. Les Mont&eacute;n&eacute;grins ont les
+cheveux tr&egrave;s fonc&eacute;s. A une grande foire &agrave; Carlstadt, en Croatie, j'ai vu
+des paysans venant des districts m&eacute;ridionaux de la province et
+appartenant au rite grec orthodoxe; ils avaient d'une fa&ccedil;on tr&egrave;s marqu&eacute;e
+les cheveux et les yeux noirs, le teint bilieux, basan&eacute; ou mat, et
+d'autres cultivateurs, Croates aussi, mais du rite grec uni &agrave; Rome,
+&eacute;taient la plupart blonds, avec la peau claire et des yeux gris. La race
+slave pure est certainement blonde. Si quelques tribus ont les cheveux
+bruns ou noirs, cela doit provenir de la proportion plus ou moins grande
+d'autochtones que les Slaves se sont assimil&eacute;s quand ils ont occup&eacute; les
+diff&eacute;rentes r&eacute;gions o&ugrave; ils dominent aujourd'hui. Ma visite des zadrugas
+confirme l'opinion favorable que je m'en &eacute;tait form&eacute;e pr&eacute;c&eacute;demment et
+augmente mes regrets de les voir dispara&icirc;tre. Ces communaut&eacute;s ont plus
+de bien-&ecirc;tre que leurs voisins; elles cultivent mieux, parce qu'elles
+ont, m&ecirc;me relativement, plus de b&eacute;tail et plus de capital.</p>
+
+<p>En raison de leur caract&egrave;re coop&eacute;ratif, elles combinent les avantages de
+la petite propri&eacute;t&eacute; et de la grande culture. Elles emp&ecirc;chent le
+morcellement excessif; elles pr&eacute;viennent le paup&eacute;risme rural; elles
+rendent inutiles les bureaux de bienfaisance publique. Par le contr&ocirc;le
+r&eacute;ciproque, elles emp&ecirc;chent le rel&acirc;chement des m&#339;urs et l'accroissement
+des d&eacute;lits. De m&ecirc;me que les conseils municipaux sont l'&eacute;cole primaire du
+r&eacute;gime repr&eacute;sentatif, ainsi elles servent d'initiation &agrave; l'exercice de
+l'autonomie communale, parce que des d&eacute;lib&eacute;rations, sous la pr&eacute;sidence
+du starechina, pr&eacute;c&egrave;dent toute r&eacute;solution importante. Elles
+entretiennent et fortifient le sentiment familial, d'o&ugrave; elles bannissent
+les cupidit&eacute;s malsaines qu'&eacute;veillent les espoirs de succession. Quand
+les couples associ&eacute;s se s&eacute;parent, par la dissolution de la communaut&eacute;,
+souvent ils vendent leurs biens et tombent dans la mis&egrave;re. Mais,
+dira-t-on, si les zadrugas r&eacute;unissent tant d'avantages, d'o&ugrave; vient que
+leur nombre diminue sans cesse? L'id&eacute;e que toute innovation est un
+progr&egrave;s s'est tellement empar&eacute;e de nos esprits, que nous sommes port&eacute;s &agrave;
+condamner tout ce qui dispara&icirc;t. J'en suis revenu. Est-ce l'&acirc;ge ou
+l'&eacute;tude qui me transforme en <i>laudator temporis acti</i>? En tout cas, ce
+qui tue les zadrugas, c'est l'amour du changement, le go&ucirc;t du luxe,
+l'esprit d'insubordination, le souffle de l'individualisme et les
+l&eacute;gislations dites &laquo;progressives&raquo; qui s'en sont inspir&eacute;es. J'ai quelque
+peine &agrave; voir en tout ceci un v&eacute;ritable progr&egrave;s.</p>
+
+<p>Au retour, j'admire de nouveau la beaut&eacute; des r&eacute;coltes. Les froments sont
+superbes. Presque pas de mauvaises herbes: ni bluets, ni coquelicots, ni
+sinapis. Le ma&iuml;s, intercal&eacute; dans l'assolement, nettoie bien la terre,
+parce qu'il exige deux binages. Je ne vois dans les environs du village
+rien qui annonce qu'on s'y livre &agrave; des jeux, et je le regrette. La
+Suisse est sous ce rapport, comme sous beaucoup d'autres, un mod&egrave;le &agrave;
+imiter, surtout parmi des populations comme celles-ci, dont les m&#339;urs
+simples ont tant de rapports avec celles des montagnards des cantons
+alpestres. Voyez l'importance qu'on attache en Suisse aux tirs &agrave; la
+carabine, aux luttes, aux jeux athl&eacute;tiques de toute sorte. C'est comme
+dans la Gr&egrave;ce antique. Ainsi faisaient nos vaillants communiers flamands
+du moyen &acirc;ge, imitant les chevaliers, contre lesquels ils apprirent de
+cette fa&ccedil;on &agrave; lutter sur les champs de bataille. Ces exercices de force
+et d'adresse forment les peuples libres. Il faudrait les introduire ici
+partout, en offrant des prix pour les concours. C'est aux jeux auxquels
+s'adonne la jeunesse d'Angleterre qu'elle doit sa force, son audace, sa
+confiance en elle-m&ecirc;me, ces vertus h&eacute;ro&iuml;ques qui lui font occuper tant
+de place sur notre globe. R&eacute;cemment, le ministre de l'instruction
+publique de Prusse a fait une circulaire que je voudrais voir reproduite
+en lettres d'or dans toutes nos &eacute;coles, pour recommander qu'on pousse
+les enfants et les jeunes gens &agrave; se livrer &agrave; des jeux et &agrave; des
+exercices, o&ugrave; se d&eacute;veloppent les muscles, en m&ecirc;me temps que le
+sang-froid, la rapidit&eacute; du coup d'&#339;il, la d&eacute;cision, l'&eacute;nergie, la
+pers&eacute;v&eacute;rance, toutes les m&acirc;les qualit&eacute;s du corps et de l'esprit. Il ne
+faut plus faire des gladiateurs comme en Gr&egrave;ce, mais des hommes forts,
+bien portants, d&eacute;cid&eacute;s, et capables, au besoin, de mettre un bras
+vigoureux au service d'une cause juste. Les dimanches et les jours de
+f&ecirc;tes, les campagnards dansent ici le <i>kolo</i> avec entrain, mais cela ne
+suffit pas.</p>
+
+<p>En rentrant &agrave; Djakovo, je demande &agrave; l'&eacute;v&ecirc;que comment va le s&eacute;minaire
+qu'il avait fond&eacute; en 1857 pour le clerg&eacute; catholique bosniaque, avec le
+concours et sous le patronage de l'empereur. Je venais d'en lire un
+grand &eacute;loge dans le livre du capitaine G. Th&#339;mel sur la Bosnie. Le
+visage de Mgr Strossmayer s'assombrit. Pour la premi&egrave;re fois, ses
+paroles trahissent une profonde amertume. &laquo;En 1876, on l'a transport&eacute; &agrave;
+Gran, me dit-il. Je ne m'en plains pas pour moi; plus on m'&ocirc;te de
+responsabilit&eacute; devant Dieu, plus on diminue mes soucis et mes soins, qui
+d&eacute;j&agrave; d&eacute;passent mes forces, mais quelle injustifiable mesure! Voil&agrave; de
+jeunes pr&ecirc;tres, d'origine slave, destin&eacute;s &agrave; vivre au milieu de
+populations slaves, et pour faire leurs &eacute;tudes, on les place &agrave; Gran, au
+centre de la Hongrie, o&ugrave; ils n'entendront pas un mot de leur langue
+nationale, la seule qu'ils parleront jamais, et celle qu'ils devraient
+cultiver avant toute autre. Que veut-on &agrave; Pesth? Esp&egrave;re-t-on magyariser
+la Bosnie? Mais les malheureux Bosniaques n'ont pu rester &agrave; Gran; ils se
+sont enfuis. Il est vraiment &eacute;trange combien, m&ecirc;me les Hongrois qui ont
+le consciencieux d&eacute;sir de se montrer justes envers nous, ont de la
+peine &agrave; l'&ecirc;tre. En voici un exemple. Je rencontrai, par hasard, Kossuth
+&agrave; l'Exposition universelle de Paris, en 1867. Il venait d&eacute;montrer, dans
+des discours et des brochures, que le salut de la Hongrie exigeait qu'on
+respect&acirc;t l'autonomie et les droits de toutes les nationalit&eacute;s,
+<i>Gleichberechtigung</i>, comme disent les Allemands. C'&eacute;tait aussi mon
+avis. Il fallait oublier les querelles de 1848 et se tendre une main
+fraternelle. Mais, par malheur, je pronon&ccedil;ai le nom de Fiume. Fiume est,
+en r&eacute;alit&eacute;, une ville slave. Son nom est Rieka, mot croate signifiant
+&laquo;rivi&egrave;re&raquo;, et dont Fiume est la traduction en italien; c'est l'unique
+port de la Croatie; d'ailleurs, la g&eacute;ographie m&ecirc;me s'oppose &agrave; ce qu'elle
+soit rattach&eacute;e &agrave; la Hongrie, dont elle est s&eacute;par&eacute;e par toute l'&eacute;tendue
+de la Croatie. Les yeux de Kossuth s'enflamm&egrave;rent d'indignation. &laquo;Fiume,
+s'&eacute;cria-t-il, est une ville hongroise, c'est le <i>littus Hungaricum</i>:
+jamais nous ne la c&eacute;derons aux Slaves.&raquo;</p>
+
+<p>&laquo;J'avoue, dis-je &agrave; l'&eacute;v&ecirc;que, que je comprends peu l'acharnement des
+Hongrois et des Croates &agrave; se disputer Fiume. Accordez &agrave; la ville une
+pleine autonomie, et comme le port sera ouvert au trafic de tous, il
+appartiendra &agrave; tous.</p>
+
+<p>&mdash;Autonomie compl&egrave;te, voil&agrave;, en effet, la solution, r&eacute;pondit l'&eacute;v&ecirc;que.
+Nous ne demandons rien de plus pour notre pays.&raquo;</p>
+
+<p>Le soir, au souper, on parla du clerg&eacute; transdanubien appartenant au rite
+grec. Je demande si son ignorance est aussi grande qu'on le pr&eacute;tend.
+&laquo;Elle est grande, en effet, r&eacute;pond Strossmayer, mais on ne peut la lui
+reprocher. Les &eacute;v&ecirc;ques grecs, nomm&eacute;s par le Phanar de Constantinople,
+&eacute;taient hostiles au d&eacute;veloppement de la culture nationale. Les popes
+&eacute;taient si pauvres qu'ils devaient cultiver la terre de leurs mains et
+ils ne recevaient aucune instruction. Maintenant que les populations
+sont affranchies du double joug des Turcs et des &eacute;v&ecirc;ques grecs, et
+qu'elles ont un clerg&eacute; national, celui-ci pourra se relever. J'ai dit,
+j'ai surtout fait dire qu'il fallait avant tout cr&eacute;er de bons
+s&eacute;minaires. Dans ces jeunes &Eacute;tats, c'est le pr&ecirc;tre instruit qui doit
+&ecirc;tre le missionnaire de la civilisation. Songez bien &agrave; ceci: d'un c&ocirc;t&eacute;,
+par ses &eacute;tudes th&eacute;ologiques, il touche aux hautes sph&egrave;res de la
+philosophie, de la morale, de l'histoire religieuse, et, d'un autre
+c&ocirc;t&eacute;, il parle &agrave; tous et p&eacute;n&egrave;tre jusque dans la plus humble chaumi&egrave;re.
+Je vois avec la plus vive satisfaction les gouvernements de la Serbie,
+de la Bulgarie et de la Roum&eacute;lie faire de grands sacrifices pour
+multiplier les &eacute;coles; mais qu'ils ne l'oublient pas, rien ne remplace
+de bons s&eacute;minaires.&raquo;</p>
+
+<p>Ces paroles prouvent que, quand il s'agit de favoriser les progr&egrave;s des
+Jougo-Slaves, Strossmayer est pr&ecirc;t &agrave; s'associer aux efforts du clerg&eacute; du
+rite oriental, sans s'arr&ecirc;ter aux diff&eacute;rences dogmatiques qui l'en
+s&eacute;parent. Ce clerg&eacute; lui a cependant vivement reproch&eacute; le passage suivant
+de sa lettre pastorale &eacute;crite pour commenter l'encyclique du pape
+<i>Grande munus</i>, du 30 septembre 1880, concernant les saints Cyrille et
+M&eacute;thode. &laquo;O Slaves, mes fr&egrave;res, vous &ecirc;tes &eacute;videmment destin&eacute;s &agrave;
+accomplir de grandes choses en Asie et en Europe. Vous &ecirc;tes appel&eacute;s
+aussi &agrave; r&eacute;g&eacute;n&eacute;rer par votre influence les soci&eacute;t&eacute;s de l'Occident, o&ugrave; le
+sentiment moral s'affaiblit, &agrave; leur communiquer plus de c&#339;ur, plus de
+charit&eacute;, plus de foi, et plus d'amour pour la justice, pour la vertu et
+pour la paix. Mais vous ne parviendrez &agrave; remplir cette mission, &agrave;
+l'avantage des autres peuples et de vous-m&ecirc;mes, vous ne mettrez fin aux
+dissentiments qui vous divisent entre vous que si vous vous r&eacute;conciliez
+avec l'&Eacute;glise occidentale, en concluant un accord avec elle.&raquo; Cette
+derni&egrave;re phrase provoqua des r&eacute;pliques tr&egrave;s vives, dont on trouvera des
+&eacute;chantillons dans le <i>Messager chr&eacute;tien</i>, que publie en serbe le pope
+Alexa Ilitch (livraison de juillet 1881). L'&eacute;v&ecirc;que du rite orthodoxe
+oriental Stefan, de Zara, r&eacute;pondit &agrave; Strossmayer dans sa lettre
+pastorale dat&eacute;e de la Pentec&ocirc;te 1881: &laquo;Que cherchent, dit-il, parmi
+notre peuple orthodoxe, ces gens qui s'adressent &agrave; lui sans y &ecirc;tre
+appel&eacute;s? Le plus connu d'entre eux nous fait savoir &laquo;que le saint-p&egrave;re
+le pape n'exclut pas de son amour ses fr&egrave;res de l'&Eacute;glise d'Orient et
+qu'il d&eacute;sire de tout son c&#339;ur l'unit&eacute; dans la foi, qui leur assurera la
+force et la vraie libert&eacute;&raquo;, et il souhaite &laquo;qu'&agrave; l'occasion de la
+canonisation des saints Cyrille et M&eacute;thode, un grand nombre d'entre eux
+aillent &agrave; Rome se prosterner aux pieds du pape, pour lui pr&eacute;senter leurs
+remerc&icirc;ments&raquo;. L'&eacute;v&ecirc;que de Zara continue en s'&eacute;levant vivement contre
+les pr&eacute;tentions de l'&Eacute;glise de Rome, et, certes, il est dans son droit,
+mais il doit admettre qu'un &eacute;v&ecirc;que catholique s'efforce de ramener &agrave; ce
+qu'il consid&egrave;re comme la v&eacute;rit&eacute; des fr&egrave;res, d'apr&egrave;s lui, &eacute;gar&eacute;s. La
+propagande doit &ecirc;tre permise, pourvu que la tol&eacute;rance et la charit&eacute;
+n'aient pas &agrave; en souffrir; toutefois, ces rivalit&eacute;s religieuses sont
+tr&egrave;s regrettables et elles peuvent longtemps mettre obstacle &agrave; l'union
+des Jougo-Slaves. Dans la lettre que m'&eacute;crivit lord Edmond
+Fitz-Maurice, au moment o&ugrave; je partis pour l'Orient, il r&eacute;sume la
+situation en un mot: &laquo;L'avenir des Slaves m&eacute;ridionaux d&eacute;pend en grande
+partie de la question de savoir si le sentiment national l'emportera
+chez eux sur les diff&eacute;rences en fait de religion, et la solution de ce
+probl&egrave;me est, pour une large part, entre les mains du c&eacute;l&egrave;bre &eacute;v&ecirc;que de
+Djakovo.&raquo; Je ne crois pas qu'il soit possible ni d&eacute;sirable que sa
+propagande en faveur de Rome r&eacute;ussisse; mais l'&#339;uvre &agrave; laquelle il a
+consacr&eacute; sa vie, la reconstitution de la nationalit&eacute; croate, est
+d&eacute;sormais assez forte pour r&eacute;sister &agrave; toutes les attaques et &agrave; toutes
+les &eacute;preuves.</p>
+
+
+<br><br>
+<a name='CHAPITRE_IV'></a><h2>CHAPITRE IV.</h2>
+
+<h3>LA BOSNIE, HISTOIRE ET &Eacute;CONOMIE RURALE.</h3>
+<br>
+
+<p>Quand je quitte Djakovo, le secr&eacute;taire de Mgr Strossmayer me conduit &agrave;
+la gare de Vrpolje. Les quatre jolis chevaux gris de Lipit&ccedil;a nous y
+m&egrave;nent en moins d'une heure. Le pays a un aspect beaucoup plus abandonn&eacute;
+que du c&ocirc;t&eacute; d'Essek: de profondes orni&egrave;res dans la route, des terrains
+vagues o&ugrave; errent des moutons, les bl&eacute;s moins plantureux; moins
+d'habitations. Est-ce parce qu'en allant &agrave; Vrpolje, on se dirige vers la
+Save et les anciennes provinces turques, c'est-&agrave;-dire vers la barbarie;
+tandis que, du c&ocirc;t&eacute; d'Essek, on marche vers Pesth et vers Vienne,
+c'est-&agrave;-dire vers la civilisation?</p>
+
+<p>En attendant l'arriv&eacute;e du train qui doit me conduire &agrave; Brod, j'entre
+dans le petit h&ocirc;tel en face de la gare. Les deux salles sont d'une
+propret&eacute; parfaite: murs bien blanchis, rideaux de mousseline aux
+fen&ecirc;tres, et des gravures repr&eacute;sentant le kronprinz Rodolphe et sa
+femme, la princesse St&eacute;phanie, la fille de notre roi. Ils doivent &ecirc;tre
+tr&egrave;s populaires, m&ecirc;me en pays slaves et magyares, car j'ai retrouv&eacute;
+partout leurs portraits aux vitrines des libraires et sur les murs des
+h&ocirc;tels et des restaurants. C'est &eacute;videmment l&agrave; un des thermom&egrave;tres de
+la popularit&eacute; des personnages haut plac&eacute;s.</p>
+
+<p>Dans les champs voisins, un homme et une femme binent, avec la houe, une
+plantation de ma&iuml;s, dont les deux premi&egrave;res feuilles sont sorties de
+terre. La femme n'a d'autre v&ecirc;tement que sa longue chemise de grosse
+toile de chanvre, et elle l'a relev&eacute;e jusqu'au-dessus des genoux, afin
+d'avoir les mouvements plus libres. Les exigences de la pudeur vont en
+diminuant &agrave; mesure qu'on descend le Danube; aux bords de la Save, elles
+sont r&eacute;duites presque &agrave; rien. L'homme est v&ecirc;tu d'un pantalon d'&eacute;toffe
+blanche grossi&egrave;re et d'une chemise. Il est maigre, br&ucirc;l&eacute; du soleil,
+h&acirc;ve; il para&icirc;t tr&egrave;s mis&eacute;rable. La terre est fertile, cependant, et
+celui qui la travaille ne m&eacute;nage pas sa peine. Un passage de la pr&eacute;face
+de la <i>Mare au Diable</i> me revient &agrave; la m&eacute;moire: c'est celui o&ugrave; est
+d&eacute;peint le laboureur dans la <i>Danse de la mort</i>, de Holbein, avec cette
+l&eacute;gende:</p>
+
+<p>A la sueur de ton visaige
+Tu gagneras ta pauvre vie.</p>
+
+<p>R&eacute;cemment, j'avais &eacute;t&eacute; aussi &eacute;pouvant&eacute; en &eacute;tudiant, en Italie, l'extr&ecirc;me
+mis&egrave;re des cultivateurs, dont l'<i>Inchiesta agraria</i> officielle publie
+les preuves d&eacute;solantes. D'o&ugrave; vient que dans un si&egrave;cle o&ugrave; l'homme, arm&eacute;
+de la science, augmente si merveilleusement la production de la
+richesse, ceux qui cultivent le sol conservent &agrave; peine assez de ce pain
+qu'ils r&eacute;coltent pour satisfaire leur faim? Pourquoi pr&eacute;sentent-ils
+encore si souvent l'aspect de ces animaux farouches d&eacute;crits par La
+Bruy&egrave;re, au temps de Louis XIV? En Italie, c'est la rente et l'imp&ocirc;t
+qui paup&eacute;risent; ici, c'est surtout l'imp&ocirc;t.</p>
+
+<p>A la gare arrive un Turc: beau costume, grand turban blanc, veste brune
+soutach&eacute;e de noir, large pantalon flottant, rouge fonc&eacute;, jambi&egrave;res &agrave; la
+fa&ccedil;on des Grecs, &eacute;norme ceinture de cuir, dans laquelle appara&icirc;t, au
+milieu de beaucoup d'autres objets, une pipe &agrave; long tuyau de cerisier.
+Il apporte avec lui un tapis et une selle. J'apprends que ce n'est pas
+un Turc, mais un musulman de Sarajewo, de race slave, et parlant la m&ecirc;me
+langue que les Croates. Comme ceci peint d&eacute;j&agrave; tout l'Orient: la selle
+qu'on doit emporter avec soi, parce que les paysans qui louent leurs
+chevaux sont trop pauvres pour en poss&eacute;der une, et que, les routes
+manquant, on ne peut voyager qu'&agrave; cheval; le tapis, qui prouve que dans
+les <i>hans</i> il n'y a ni lit ni matelas; les armes pour se d&eacute;fendre
+soi-m&ecirc;me, attendu que la s&eacute;curit&eacute; n'est pas garantie par les pouvoirs
+publics; et enfin la pipe, pour charmer les longs repos du <i>kef</i>. En
+Bosnie, on appelle les musulmans Turcs, ce qui trompe compl&egrave;tement
+l'&eacute;tranger sur les conditions ethnographiques de la province. En
+r&eacute;alit&eacute;, il n'y a plus, para&icirc;t-il, dix v&eacute;ritables Turcs dans le pays, et
+avant l'occupation il n'y avait de vrais Osmanlis que les
+fonctionnaires. Les musulmans qu'on rencontre&mdash;il y en a, dit-on,
+environ un demi-million&mdash;sont du plus pur sang slave. Ce sont les
+anciens propri&eacute;taires, qui se sont convertis &agrave; l'islamisme, &agrave; l'&eacute;poque
+de la conqu&ecirc;te. L'exemplaire que j'ai sous les yeux a tout &agrave; fait le
+type mont&eacute;n&eacute;grin: le nez en bec d'aigle, &agrave; ar&ecirc;te tr&egrave;s fine, aux narines
+relev&eacute;es, comme celles d'un cheval arabe; grande moustache noire, et
+des yeux profonds et vifs cach&eacute;s sous d'&eacute;pais sourcils. Le chef de gare
+de Vrpolje m'en fait un grand &eacute;loge. &laquo;Ils sont tr&egrave;s honn&ecirc;tes, dit-il,
+tant qu'ils n'ont pas eu trop de relations avec les &eacute;trangers; ils sont
+religieux et bien &eacute;lev&eacute;s, on ne les entend jamais jurer comme les gens
+de par ici. Ils ne boivent point de vins et de liqueurs, comme les Turcs
+modernes de Stamboul. On peut se fier &agrave; leur parole; elle vaut plus
+qu'une signature de chez nous, mais ils vont se g&acirc;ter rapidement. Ils
+commencent &agrave; s'enivrer, &agrave; se livrer &agrave; la d&eacute;bauche, &agrave; s'endetter. Avec
+les besoins d'argent s'introduira la mauvaise foi. Les sp&eacute;culateurs
+europ&eacute;ens ne manqueront pas de leur en donner l'exemple, et ils ne
+conna&icirc;tront pas ce contr&ocirc;le de l'opinion qui retient parfois ceux-ci.&raquo;</p>
+
+<p>De Vrpolje &agrave; Brod, le chemin de fer traverse un tr&egrave;s beau pays, mais peu
+cultiv&eacute; et presque sans habitants. On est ici dans un pays de fronti&egrave;re
+nagu&egrave;re encore expos&eacute; aux razzias des Turcs de l'autre rive de la Save.
+Le paysage est tr&egrave;s vert; on ne voit que pelouses entrecoup&eacute;es de pi&egrave;ces
+d'eau et de massifs de grands ch&ecirc;nes, comme dans un parc anglais. Quel
+splendide domaine on pourrait se tailler ici et relativement sans grands
+frais, car la terre n'a pas beaucoup de valeur! Les chevaux et le
+b&eacute;tail, errants dans ces interminables prairies, sont plus petits et
+plus maigres qu'en Hongrie, Le pays est pauvre, et cependant il devrait
+&ecirc;tre riche. La fertilit&eacute; du sol se r&eacute;v&egrave;le par la hauteur du f&ucirc;t des
+arbres et l'aspect plantureux de leur frondaison.</p>
+
+<p>Le chemin qui r&eacute;unit la gare &agrave; la ville de Brod est si mal entretenu,
+que l'omnibus marche au pas, crainte de casser ses ressorts. Avis &agrave;
+l'administration communale. L'h&ocirc;tel <i>Gelbes Haus</i> est un vaste b&acirc;timent
+&agrave; pr&eacute;tentions architecturales, avec de grands escaliers, de bonnes
+chambres bien a&eacute;r&eacute;es, et une immense salle au rez-de-chauss&eacute;e, o&ugrave; l'on
+ne d&icirc;ne pas mal du tout et &agrave; l'autrichienne. Il y a deux Brod en face
+l'une de l'autre, des deux c&ocirc;t&eacute;s de la Save: le Brod-Slavon, forteresse
+importante, comme base d'op&eacute;ration des arm&eacute;es autrichiennes qui ont
+occup&eacute; les nouvelles provinces, et Bosna-Brod, le Brod bosniaque, qui
+appartenait &agrave; la Turquie.</p>
+
+<p>Le Brod slavonien est une petite ville r&eacute;guli&egrave;re, avec des rues droites,
+bord&eacute;es de maisons blanches, sans aucun caract&egrave;re distinctif.
+Bosna-Brod, au contraire, est une v&eacute;ritable bourgade turque. Nulle part,
+je n'ai vu le contraste entre l'Occident et l'Orient aussi frappant.
+Deux civilisations, deux religions, deux fa&ccedil;ons de vivre et de penser
+compl&egrave;tement diff&eacute;rentes sont ici en pr&eacute;sence, s&eacute;par&eacute;es par une rivi&egrave;re.
+Il est vrai que pendant quatre si&egrave;cles cette rivi&egrave;re a s&eacute;par&eacute; en r&eacute;alit&eacute;
+l'Europe de l'Asie. Mais le caract&egrave;re musulman dispara&icirc;tra rapidement
+sous l'influence de l'Autriche. Un grand pont de fer &agrave; trois arches
+franchit la Save et met Sarajewo en communication directe avec Vienne et
+ainsi avec l'Occident. En vingt heures, on arrive de Vienne &agrave; Brod, et
+le lendemain soir on est au c&#339;ur de la Bosnie, dans un autre monde.</p>
+
+<p>Au moment o&ugrave; je traverse le pont, le soleil couchant teint en rouge les
+remous des eaux jaun&acirc;tres. La Save est large comme quatre fois la Seine
+&agrave; Paris. L'aspect en est grand et m&eacute;lancolique. Les rives sont plates;
+le courant mine librement les berges d'argile. La v&eacute;g&eacute;tation manque:
+sauf quelques hauts peupliers et sur les bords du fleuve un groupe de
+saules dont les racines ont &eacute;t&eacute; mises &agrave; nu par les glaces et qu'une crue
+prochaine emportera vers la mer Noire. Dans une petite anse, sur l'eau
+qui tourne en rond, flotte la charogne d'un buffle au ventre ballonn&eacute;,
+que les corbeaux d&eacute;p&egrave;cent et se disputent. Des deux c&ocirc;t&eacute;s, s'&eacute;tendent de
+vastes plaines vertes, inond&eacute;es &agrave; la fonte des neiges. A droite, on
+aper&ccedil;oit vers le couchant le profil bleu&acirc;tre des montagnes de la
+Croatie, &agrave; gauche, les sommets plus &eacute;lev&eacute;s qui dominent Banjaluka. Sur
+le fleuve, qui forme une admirable art&egrave;re commerciale, nulle apparence
+de navigation, nul bruit, sauf le coassement d'innombrables l&eacute;gions de
+grenouilles, qui entonnent en ch&#339;ur leur chant du soir.</p>
+
+<p>Bosna-Brod est form&eacute; d'une seule grande rue, le long de laquelle les
+maisons sont b&acirc;ties sur des pilotis ou sur des lev&eacute;es pour &eacute;chapper aux
+inondations de la Save. Voici d'abord la mosqu&eacute;e au milieu de quelques
+peupliers. Elle est toute en bois. Le minaret est peint de couleurs
+vives: rouge, jaune, vert. Le muezzin est mont&eacute; dans la petite galerie;
+il adresse &agrave; Dieu le dernier hommage de la journ&eacute;e. Il appelle &agrave; la
+pri&egrave;re de l'<i>Aksham</i> ou du cr&eacute;puscule. Sa voix, d'un timbre aigu, porte
+jusque dans les campagnes voisines. Ses paroles sont belles; m&ecirc;me en me
+rappelant l'ode de Schiller, <i>die Glocke</i>, je la pr&eacute;f&egrave;re aux sons
+uniformes des cloches: &laquo;Dieu est &eacute;lev&eacute; et tout-puissant. Il n'y a pas
+d'autre Dieu que lui et point d'autre proph&egrave;te que Mahomet.
+Rassemblez-vous dans le royaume de Dieu, dans le lieu de la justice.
+Venez dans la demeure de la f&eacute;licit&eacute;.&raquo;</p>
+
+<p>Les caf&eacute;s turcs ont portes et fen&ecirc;tres ouvertes; pas un meuble, sauf
+tout autour des bancs en bois o&ugrave; sont assis les Bosniaques musulmans,
+les jambes crois&eacute;es, fumant la pipe. Dans une niche de la chemin&eacute;e, sur
+des braises allum&eacute;es, se pr&eacute;pare successivement, une &agrave; une, chaque tasse
+de caf&eacute;, &agrave; mesure que les consommateurs en demandent. Le cafidji met
+dans une tr&egrave;s petite cafeti&egrave;re en cuivre une mesure de caf&eacute; moulu, une
+autre de sucre; il ajoute de l'eau, place le r&eacute;cipient sur les braises
+pendant une minute &agrave; peine et verse le caf&eacute; chaud avec le marc dans une
+tasse semblable &agrave; un coquetier. Dans toute la p&eacute;ninsule balkanique, le
+voyageur indig&egrave;ne emporte &agrave; sa ceinture un petit moulin &agrave; caf&eacute; tr&egrave;s
+ing&eacute;nieusement construit, en forme de tube. Deux choses me frappent ici:
+d'abord, la puissance de transformation du mahom&eacute;tisme, qui a fait de
+ces Slaves, aux bords de la Save, n'ayant d'autre langue que le croate,
+des Turcs ou plut&ocirc;t des musulmans compl&egrave;tement semblables &agrave; ceux qu'on
+voit &agrave; Constantinople, au Caire, &agrave; Tanger et aux Indes; ensuite,
+l'extr&ecirc;me simplicit&eacute; des moyens qui procurent aux fils de l'islam tant
+d'heures de f&eacute;licit&eacute;. Tout ce que contient ce caf&eacute;, en fait de mobilier
+et d'ustensiles, ne vaut pas vingt francs. Le client, qui apporte son
+tapis, d&eacute;pensera pendant sa soir&eacute;e trente centimes de tabac et de caf&eacute;,
+et il aura &eacute;t&eacute; heureux. Les salles magnifiques avec peintures, dorures,
+tentures partout, qu'on construira plus tard ici, offriront-elles plus
+de satisfaction &agrave; leurs clients riches et affair&eacute;s? En voyant pratiquer
+ici, d'une fa&ccedil;on si pittoresque et si consciencieuse, la temp&eacute;rance
+command&eacute;e par le Koran, je songe d'abord &agrave; ces palais de l'alcoolisme, &agrave;
+ces <i>Gin palaces</i> de Londres, o&ugrave; l'ouvrier et l'<i>outcast</i> viennent
+chercher l'abrutissement, au milieu des glaces &eacute;normes et des cuivres
+polis, reluisant sous les mille feux du gaz et de l'&eacute;lectricit&eacute;; je
+pense ensuite &agrave; cette vie de l'<i>upper ten thousands</i>, si compliqu&eacute;e et
+rendue si co&ucirc;teuse par toutes les richesses de la toilette et de la
+table que vient de d&eacute;crire si bien lady John Manners, et je me demande
+si c'est aux raffinements du luxe qu'il faut mesurer le degr&eacute; de
+civilisation des peuples. M. Renan parlant, je crois, de Jean le
+Baptiste, a &eacute;crit &agrave; ce sujet une belle page. Le pr&eacute;curseur vivant au
+d&eacute;sert de sauterelles, &agrave; peine v&ecirc;tu d'une &eacute;toffe grossi&egrave;re de poils de
+chameau, annon&ccedil;ant la venue du royaume et le triomphe prochain de la
+justice, ne nous pr&eacute;sente-t-il pas le mod&egrave;le le plus &eacute;lev&eacute; de la vie
+humaine? Certes, il est un exc&egrave;s de d&eacute;n&ucirc;ment qui d&eacute;grade et animalise,
+mais cela est moins vrai en Orient que dans nos rudes climats et surtout
+dans nos grandes agglom&eacute;rations d'&ecirc;tres humains.</p>
+
+<p>Je trouve d&eacute;j&agrave;, &agrave; Bosna-Brod, la boutique et la maison turques, telles
+qu'on les rencontre dans toute la P&eacute;ninsule. La boutique est une &eacute;choppe
+enti&egrave;rement ouverte le jour; elle se ferme la nuit, au moyen de deux
+grands volets horizontaux. Celui d'en haut, relev&eacute;, sert d'auvent; celui
+d'en bas retombe et devient le comptoir o&ugrave; sont &eacute;tal&eacute;es les marchandises
+et o&ugrave; se tient assis le marchand, les jambes crois&eacute;es. Les maisons
+turques ici sont ordinairement carr&eacute;es, couvertes de planchettes de
+ch&ecirc;ne. Un rez-de-chauss&eacute;e bas sert de commun, de magasin ou m&ecirc;me
+parfois d'&eacute;table. Le cadre et les cloisons de la construction sont
+toujours en solives; les parois sont en planches ou, dans les demeures
+pauvres, en torchis. Le premier &eacute;tage d&eacute;bordant le soubassement, le
+surplomb est soutenu par des corbeaux en bois, ce qui produit des effets
+de saillies et de lumi&egrave;res tr&egrave;s pittoresques. Seulement, il ne faut pas
+oublier qu'en Bosnie les musulmans forment la classe ais&eacute;e; ils sont
+marchands, boutiquiers, artisans, propri&eacute;taires, tr&egrave;s rarement simples
+cultivateurs ou ouvriers. L'habitation est divis&eacute;e en deux parties ayant
+chacune son entr&eacute;e distincte: d'un c&ocirc;t&eacute;, le harem, pour les femmes; de
+l'autre, le selamlik, pour les hommes. Quoique le musulman bosniaque
+n'ait qu'une femme, il tient aux usages mahom&eacute;tans bien plus que les
+vrais Turcs. Les fen&ecirc;tres, du c&ocirc;t&eacute; des femmes, sont garnies d'un
+grillage en bois ou en papier d&eacute;coup&eacute;. J'aper&ccedil;ois un num&eacute;ro de la <i>Neue
+freie Presse</i> transform&eacute; en <i>muchebak</i> ou moucharabie. Du c&ocirc;t&eacute; des
+hommes, s'&eacute;tend un balcon-v&eacute;randa, o&ugrave; le ma&icirc;tre de la maison est assis,
+fumant sa pipe.</p>
+
+<p>La rue se remplit des types les plus divers. Des p&acirc;tres &agrave; peine v&ecirc;tus
+d'une grosse &eacute;toffe blanche en lambeau, avec un chiffon autour de la
+t&ecirc;te en forme de turban, ram&egrave;nent du p&acirc;turage des troupeaux de buffles
+et de ch&egrave;vres, qui soul&egrave;vent une poussi&egrave;re &eacute;paisse, dor&eacute;e par le soleil
+couchant. Ces pauvres gens repr&eacute;sentent le raya, la race opprim&eacute;e et
+ran&ccedil;onn&eacute;e; ce sont des chr&eacute;tiens. Quelques femmes, la figure cach&eacute;e sous
+le yaschmak et tout le corps sous ce domino qu'on appelle feredje,
+marchent comme des oies, et semblables &agrave; des ballots mouvants rentrent
+chez elles. Des enfants, filles et gar&ccedil;ons, avec de larges pantalons
+roses ou verts et de petites calottes rouges, jouent dans le sable; ils
+ont le teint clair et de beaux yeux noirs tr&egrave;s ouverts. Des marchands
+juifs s'avancent lentement, envelopp&eacute;s d'un grand cafetan garni de
+fourrure,&mdash;en juin; avec leur longue barbe en pointe, leur nez d'Arabe
+et leur grand turban, ils sont admirables de dignit&eacute; et de noblesse.
+Bida devrait &ecirc;tre ici. Ce sont les patriarches de la terre de Canaan.
+Des ma&ccedil;ons italiens, &agrave; la culotte de velours de coton jaune et toute
+macul&eacute;e de mortier, la veste jet&eacute;e sur l'&eacute;paule droite, quittent
+l'ouvrage en chantant. C'est le travail europ&eacute;en qui arrive: des maisons
+occidentales s'&eacute;l&egrave;vent. Un grand caf&eacute; &agrave; la viennoise se construit &agrave; c&ocirc;t&eacute;
+des petites auberges en planches en face de la gare. D&eacute;j&agrave; dans une
+cantine, o&ugrave; l'on vend du <i>Pilsener bier</i>, dite bi&egrave;re de Pilsen, on joue
+au billard. Ceci est l'avenir: activit&eacute; dans la production, impr&eacute;voyance
+ou insanit&eacute; dans la consommation. Enfin, passent fi&egrave;rement &agrave; cheval ou
+en voiture d&eacute;couverte des officiers &eacute;l&eacute;gants et d'une tenue ravissante:
+c'est l'occupation et l'Autriche.</p>
+
+<p>En repassant le pont de la Save, je me rappelle que c'est d'ici que
+partit le prince Eug&egrave;ne pour sa m&eacute;morable exp&eacute;dition de 1697. Il n'avait
+que cinq r&eacute;giments de cavalerie et 2,500 fantassins. Suivant la route
+qui longe la Bosna, il s'empara rapidement de toutes les places d'Oboj,
+Maglay, Zeptche, m&ecirc;me du ch&acirc;teau fort de Vranduk, et il parut devant la
+capitale Sarajewo. Il esp&eacute;rait que tous les chr&eacute;tiens se l&egrave;veraient &agrave;
+son appel. H&eacute;las! &eacute;cras&eacute;s par une trop longue et trop cruelle
+oppression, ils n'os&egrave;rent pas remuer. Le pacha Delta-ban-Mustapha se
+d&eacute;fendit avec &eacute;nergie. Eug&egrave;ne manquait d'artillerie de si&egrave;ge. C'&eacute;tait le
+11 septembre, l'hiver approchait. Le hardi capitaine dut battre en
+retraite, mais il regagna Brod, presque sans perte. L'exp&eacute;dition avait
+dur&eacute; vingt jours en tout. Le r&eacute;sultat mat&eacute;riel fut nul; mais l'effet
+moral tr&egrave;s grand partout. Il r&eacute;v&eacute;la la faiblesse de cette formidable
+puissance qui, la veille encore, assi&eacute;geait Vienne et faisait trembler
+toute l'Europe. L'heure de la d&eacute;cadence avait sonn&eacute;. Cependant,
+r&eacute;cemment encore, les begs musulmans de la Bosnie traversaient la Save
+et venaient faire des razzias en Croatie. Le long de la rive
+autrichienne s'&eacute;l&egrave;vent sur quatre hauts pilotis, afin de les mettre &agrave;
+l'abri des inondations et d'&eacute;tendre le rayon d'observation, des maisons
+de garde o&ugrave; les r&eacute;giments-fronti&egrave;res devaient entretenir des vedettes.
+Ce n'&eacute;tait pas une pr&eacute;caution inutile. De 1831 &agrave; 1835, le g&eacute;n&eacute;ral
+autrichien Waldst&auml;ttten lutta contre les begs bosniaques et il fut amen&eacute;
+ainsi &agrave; bombarder et &agrave; br&ucirc;ler Vakuf, Avale, Terzac et Gross-Kladuseh,
+sur le territoire ottoman, le tout sans protestation de la Porte. M&ecirc;me
+en 1839, Jellatchitch eut &agrave; repousser les incursions des begs, qui
+traversaient la Save, br&ucirc;lant les maisons, &eacute;gorgeant les hommes,
+emmenant les troupeaux et les femmes. Ces razzias, dans les quinze
+derni&egrave;res ann&eacute;es o&ugrave; elles ont eu lieu, occasionn&egrave;rent pour pr&egrave;s de 40
+millions de francs de dommage aux districts croates limitrophes. C'est
+hier encore et en pleine Europe que se passaient ces sc&egrave;nes de barbarie
+que la France n'a pu tol&eacute;rer &agrave; Tunis, ni la Russie dans les khanats de
+l'Asie centrale.</p>
+
+<p>Avant de m'engager en Bosnie, je veux conna&icirc;tre son histoire. Je
+m'arr&ecirc;te quelques jours &agrave; Brod, pour &eacute;tudier les documents et les livres
+qu'on a bien voulu me donner et parmi lesquels les suivants m'ont &eacute;t&eacute;
+particuli&egrave;rement utiles: G. Th&#339;mmel, <i>Das Vilayet Bosnien</i>; Roskiewitz,
+<i>Studien &uuml;ber Bosnien und Herzegovina</i>; von Schweiger-Lerchenfeldt,
+<i>Bosnien</i>, et enfin un ouvrage excellent: Adolf Strausz, <i>Bosnien</i>,
+<i>Land und Leute</i>. Voici un r&eacute;sum&eacute; succinct de ces lectures, qui para&icirc;t
+indispensable pour comprendre la situation actuelle et les difficult&eacute;s
+que rencontre l'Autriche.</p>
+
+<p>Sur notre infortun&eacute;e plan&egrave;te, aucun pays n'a &eacute;t&eacute; plus souvent ravag&eacute;,
+aucune terre aussi fr&eacute;quemment, abreuv&eacute;e du sang de ses populations. A
+l'aube des temps historiques, la Bosnie fait partie de l'Illyrie. Elle
+est peupl&eacute;e d&eacute;j&agrave;, affirme-t-on, par des tribus slaves. Rome se soumet
+toute cette r&eacute;gion jusqu'au Danube et l'annexe &agrave; la Dalmatie. Deux
+provinces sont form&eacute;es: la <i>Dalmatia maritima</i> et la <i>Dalmatia interna</i>
+ou <i>Illyris barbara</i>. L'ordre r&egrave;gne, et comme l'int&eacute;rieur est r&eacute;uni &agrave; la
+c&ocirc;te, tout le pays fleurit. Sur le littoral se d&eacute;veloppent des ports
+importants, Zara, Scardona, Salona, Narona, Makarska, Cattaro, et &agrave;
+l'int&eacute;rieur des colonies, des postes militaires et entre autres un grand
+emporium, Dalminium, dont il ne reste plus trace. Peu de restes de la
+civilisation romaine ont &eacute;chapp&eacute; aux d&eacute;vastations successives: des bains
+&agrave; Banjaluka, des bains et les ruines d'un temple &agrave; Novi-bazar, un pont &agrave;
+Mostar, un autre pont pr&egrave;s de Sarajewo et quelques inscriptions.</p>
+
+<p>A la chute de l'empire, arrivent les Goths, puis les Avares, qui,
+pendant deux si&egrave;cles, br&ucirc;lent et massacrent, et font du pays un d&eacute;sert.
+Sous l'empereur H&eacute;raclius, les Avares assi&egrave;gent Constantinople. Il les
+repousse, et, pour les dompter d&eacute;finitivement, il appelle des tribus
+slaves habitant la Pannonie au del&agrave; du Danube. En 630, les Croates
+viennent occuper la Croatie actuelle, la Slavonie et le nord de la
+Bosnie, et en 640, les Serbes, de m&ecirc;me sang et de m&ecirc;me langue,
+exterminent les Avares et peuplent la Serbie, la Bosnie m&eacute;ridionale, le
+Montenegro et la Dalmatie. De cette &eacute;poque date la situation ethnique de
+cette r&eacute;gion, qui existe encore aujourd'hui.</p>
+
+<p>Au d&eacute;but, la suzerainet&eacute; de Byzance est reconnue. Mais la conversion de
+ces tribus, identiquement de m&ecirc;me race, &agrave; deux rites diff&eacute;rents du
+christianisme, cr&eacute;e un antagonisme religieux qui dure encore. Les
+Croates sont convertis d'abord par des missionnaires venus de Rome; ils
+adoptent ainsi les lettres et le rite latins. Au contraire, les Serbes,
+et, par cons&eacute;quent, une partie des habitants de la Bosnie, sont amen&eacute;s
+au christianisme par Cyrille et M&eacute;thode, qui, partis de Thessalonique,
+leur apportent les caract&egrave;res et les rites de l'&Eacute;glise orientale. Vers
+860, Cyrille traduit la Bible en slave, en cr&eacute;ant l'alphabet qui porte
+son nom et qui est encore en usage. C'est donc &agrave; lui que remontent les
+origines de la litt&eacute;rature jougo-slave &eacute;crite.</p>
+
+<p>En 874, Budimir, premier roi chr&eacute;tien de Bosnie, de Croatie et de
+Dalmatie, r&eacute;unit, sur la plaine de Dalminium, une di&egrave;te o&ugrave; il s'efforce
+de cr&eacute;er une organisation r&eacute;guli&egrave;re. C'est vers ce temps qu'appara&icirc;t,
+pour la premi&egrave;re fois, le nom de Bosnie. Il vient, dit-on, d'une tribu
+slave originaire de la Thrace. En 905, nous voyons Brisimir, roi de
+Serbie, y annexer la Croatie et la Bosnie; mais cette r&eacute;union n'est pas
+durable. Apr&egrave;s l'an 1,000, la suzerainet&eacute; de Byzance cesse dans ces
+r&eacute;gions. Elle est acquise par Ladislas, roi de Hongrie, vers 1091. En
+1103, le roi de Hongrie, Coloman, ajoute &agrave; ses titres celui de <i>Rex
+Ram&aelig;</i> (Herz&eacute;govine), puis de <i>Rex Bosni&aelig;</i>. Depuis lors, la Bosnie a
+toujours &eacute;t&eacute; une d&eacute;pendance de la couronne de Saint-&Eacute;tienne. Ainsi, le
+dixi&egrave;me ban de Bosnie, dont le long r&egrave;gne de trente-six ans (1168-1204)
+fut si glorieux, qui, le premier ici, fit battre monnaie &agrave; son effigie,
+qui assura &agrave; son pays une prosp&eacute;rit&eacute; inconnue depuis l'&eacute;poque romaine,
+le fameux Kulin, s'appelle <i>Fiduciarius Regni Hungari&aelig;</i>.</p>
+
+<p>Vers ce temps, arrivent en Bosnie des albigeois qui convertissent &agrave;
+leurs doctrines une grande partie de la population appel&eacute;e Catare, en
+allemand <i>Patavener</i>; ils re&ccedil;urent et accept&egrave;rent en Bosnie le nom de
+bogomiles, qui signifie &laquo;aimant Dieu&raquo;. Rien de plus tragique que
+l'histoire de cette h&eacute;r&eacute;sie. Elle na&icirc;t en Syrie, au VIIe si&egrave;cle. Ses
+adeptes sont nomm&eacute;s pauliciens, parce qu'ils invoquent la doctrine de
+Paul, et ils empruntent en m&ecirc;me temps au manicth&eacute;isme le dualisme des
+deux principes &eacute;ternels, le bien et le mal. Mais ce qui fait leur
+succ&egrave;s, ce sont leurs th&eacute;ories sociales. Ils pr&ecirc;chent les doctrines des
+ap&ocirc;tres, l'&eacute;galit&eacute;, la charit&eacute;, l'aust&eacute;rit&eacute; de la vie, et ils s'&eacute;l&egrave;vent
+avec la plus grande violence contre la richesse et la corruption du
+clerg&eacute;. Ce sont les socialistes chr&eacute;tiens de l'&eacute;poque. Les empereurs de
+Byzance les massacrent par centaines de mille, surtout apr&egrave;s qu'ils ont
+forc&eacute; Basile le Mac&eacute;donien &agrave; leur accorder la paix et la tol&eacute;rance.
+Chass&eacute;s et dispers&eacute;s, ils transportent leurs croyances, d'une part, chez
+les Bulgares, d'un autre c&ocirc;t&eacute;, dans le midi de la France. Les Vaudois
+actuels, les hussites, et, par cons&eacute;quent, la R&eacute;forme viennent
+certainement d'eux. Ils sont devenus en Bosnie un des facteurs
+principaux de l'histoire et de la situation actuelle de ce pays. Le
+grand ban Kulin se fit bogomile. Ses successeurs et ses magnats
+bosniaques soutinrent constamment cette h&eacute;r&eacute;sie, parce qu'ils esp&eacute;raient
+ainsi cr&eacute;er une &Eacute;glise nationale et s'affranchir de l'influence de Rome
+et de la Hongrie. Les rois de Hongrie, ob&eacute;issant &agrave; la voix du pape,
+s'efforc&egrave;rent sans rel&acirc;che de l'extirper, et les guerres d'extermination
+qu'ils entreprirent fr&eacute;quemment firent d&eacute;tester les madgyars au del&agrave; de
+la Save.</p>
+
+<p>Vers 1230, apparaissent sur la sc&egrave;ne les franciscains, qui ont aussi
+jou&eacute; un r&ocirc;le tr&egrave;s important en politique et en religion. C'est &agrave; eux que
+le catholicisme doit d'avoir surv&eacute;cu jusqu'&agrave; nos jours, en face des
+orthodoxes, d'une part, et des bogomiles devenus musulmans, d'autre
+part. En 1238, premi&egrave;re grande croisade organis&eacute;e par le roi de Hongrie,
+Bela IV, &agrave; la voix de Gr&eacute;goire VII. Tout le pays est d&eacute;vast&eacute;, et les
+bogomiles massacr&eacute;s en masse; mais un grand nombre &eacute;chappent dans les
+for&ecirc;ts et dans les montagnes. En 1245, l'&eacute;v&ecirc;que hongrois de Kalocsa
+conduit lui-m&ecirc;me en Bosnie une seconde croisade. En 1280, troisi&egrave;me
+croisade entreprise par le roi de Hongrie Ladislas IV, afin de regagner
+la faveur du pape. Les bogomiles, ayant &agrave; leur t&ecirc;te le ban d&eacute;tr&ocirc;n&eacute;
+Ninoslav et beaucoup de magnats, se d&eacute;fendent avec une bravoure
+d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;e. Ils sont vaincus et un tr&egrave;s grand nombre &eacute;gorg&eacute;s; mais la
+nature du pays ne permet pas une extermination compl&egrave;te, comme celle qui
+en avait fini d&eacute;finitivement avec les albigeois.</p>
+
+<p>Paul de Brebir, <i>banus Croatorum et Bosni&aelig; dominus</i>, ajoute
+d&eacute;finitivement l'Herz&eacute;govine &agrave; la Bosnie vers l'an 1300.</p>
+
+<p>Sous le ban Stephan IV, l'empereur des Serbes, le grand Douchan, occupa
+la Bosnie; mais elle reconquit bient&ocirc;t son ind&eacute;pendance (1355), et, sous
+Stephan Tvartko, qui prend le titre de roi, le pays jouit, une derni&egrave;re
+fois, d'une p&eacute;riode de paix et de prosp&eacute;rit&eacute;. On peut s'en faire une
+id&eacute;e par les splendeurs du couronnement de Tvartko au couvent grec de
+Milosevo, pr&egrave;s de Priepolje, au milieu d'une nombreuse r&eacute;union de
+pr&eacute;lats des deux rites et des magnats bosniaques et dalmates. Il prend
+le titre de roi de Serbie, parce qu'il en a conquis une partie, et il
+annexe aussi la Rascie, c'est-&agrave;-dire le Sandjak actuel de Novi-Bazar,
+qui est rest&eacute; depuis lors r&eacute;uni &agrave; la Bosnie. Il fonde la capitale
+actuelle, Sarajewo. Il introduit le code de lois de Douchan, fait r&eacute;gner
+l'ordre et la justice. Malgr&eacute; les instances des papes, des missionnaires
+et du roi de Hongrie, Louis le Grand, il se refuse &agrave; pers&eacute;cuter les
+bogomiles. Les trois confessions jouissent d'une &eacute;gale tol&eacute;rance; mais
+d&eacute;j&agrave;, avant sa mort, les Turcs apparaissent aux fronti&egrave;res. A la
+m&eacute;morable et d&eacute;cisive bataille de Kossovo, qui leur livre la Serbie,
+30,000 Bosniaques prennent part et parviennent, en se retirant, &agrave;
+arr&ecirc;ter le vainqueur. Sous le second roi Tvartko II, qui est bogomile,
+la Bosnie jouit de quelques ann&eacute;es de paix (1326-1443). Succ&egrave;de un
+sanglant interm&egrave;de de guerre civile. Son successeur Stephan Thomas, pour
+obtenir l'appui du pape et de la Hongrie, abjure la foi bogomile et
+entreprend d'extirper compl&egrave;tement les h&eacute;r&eacute;tiques. Ce fut une
+pers&eacute;cution atroce. Partout des &eacute;gorgements en masse et des villes
+livr&eacute;es aux flammes. La di&egrave;te de Konjitcha, en 1446, adopte des &eacute;dits
+dict&eacute;s par le grand inquisiteur Zarai, si s&eacute;v&egrave;res que 40,000 bogomiles
+quittent le pays. C'est la r&eacute;vocation de l'&eacute;dit de Nantes de la Bosnie.
+Ces mesures cruelles soul&egrave;vent une insurrection formidable, &agrave; la t&ecirc;te de
+laquelle se mettent un grand nombre de magnats et m&ecirc;me
+d'eccl&eacute;siastiques. Le roi Thomas est soutenu par les Hongrois. Une
+effroyable guerre civile d&eacute;vaste le pays, dont elle pr&eacute;pare
+l'asservissement. Le fils de Thomas &eacute;gorge son p&egrave;re et sa veuve, et
+appelle les Turcs. Mahomet II, qui venait de prendre Constantinople
+(1453), s'avance avec une arm&eacute;e formidable de 150,000 hommes, &agrave; laquelle
+rien ne r&eacute;siste. Le pays est d&eacute;vast&eacute;: 30,000 jeunes gens sont circoncis
+et enr&ocirc;l&eacute;s parmi les janissaires; 200,000 prisonniers sont emmen&eacute;s en
+esclavage. Les villes qui r&eacute;sistent sont br&ucirc;l&eacute;es; les &eacute;glises converties
+en mosqu&eacute;es et la terre confisqu&eacute;e au profit des conqu&eacute;rants (1463). Au
+milieu de ces horreurs se produit un fait extraordinaire. Le prieur du
+couvent des franciscains de Fojnitcha, Ang&egrave;le Zwisdovitch, se pr&eacute;sente
+au farouche sultan dans son camp de Milodras, et obtient un &laquo;atname&raquo; qui
+accorde &agrave; son ordre protection et s&eacute;curit&eacute; compl&egrave;te pour les personnes
+et pour les biens.</p>
+
+<p>De 1463 jusqu'&agrave; la conqu&ecirc;te d&eacute;finitive en 1527, s'&eacute;coule une p&eacute;riode de
+luttes terribles. Quelques places fortes, et entre autres celle de
+Jaitche, avaient r&eacute;sist&eacute;. Les Hongrois et les bandes croates parvinrent
+souvent &agrave; vaincre les bandes turques, surtout quand elles &eacute;taient
+guid&eacute;es par ces h&eacute;ros l&eacute;gendaires Mathias et Jean Corvin. Mais les Turcs
+avan&ccedil;aient syst&eacute;matiquement. Quand ils voulaient prendre une place
+forte, ils d&eacute;vastaient le pays, l'hiver, br&ucirc;laient tout et chassaient et
+emmenaient les habitants en esclavage, et, l'&eacute;t&eacute;, ils commen&ccedil;aient le
+si&egrave;ge. Faute de subsistances au milieu d'un district devenu absolument
+d&eacute;sert, la place &eacute;tait forc&eacute;e de se rendre. Quand la bataille de Mohacz
+(29 ao&ucirc;t 1526) eut livr&eacute; la Hongrie aux Ottomans, le dernier rempart de
+la Bosnie, dont la d&eacute;fense donne lieu &agrave; des actes de bravoure
+l&eacute;gendaire, Jaitche tombe &agrave; son tour en 1527. Un fait inou&iuml; facilita la
+conqu&ecirc;te musulmane. La plupart des magnats, pour conserver leurs biens,
+et presque tous les bogomiles, exasp&eacute;r&eacute;s par les cruelles pers&eacute;cutions
+dont ils avaient &eacute;t&eacute; l'objet, se convertirent &agrave; l'islamisme. Ils
+devinrent d&egrave;s lors les adeptes les plus ardents du mahom&eacute;tisme, tout en
+conservant la langue et les noms de leurs anc&ecirc;tres. Ils combattirent
+partout au premier rang dans les batailles qui assur&egrave;rent la Hongrie aux
+Turcs. De temps en temps, leurs bandes passaient la Save et allaient
+ravager l'Istrie, la Carniole et menacer les terres de Venise. Apr&egrave;s la
+m&eacute;morable d&eacute;faite des Turcs devant Vienne, leur puissance est bris&eacute;e.
+En 1689 et 1697, les troupes croates envahissent la Bosnie. Le trait&eacute;
+de Carlovitz de 1689 et celui de Passarovitz de 1718 rejet&egrave;rent
+d&eacute;finitivement les Turcs au del&agrave; du Danube et de la Save.</p>
+
+<p>Pour bien faire comprendre les r&eacute;sistances que l'Autriche peut
+rencontrer de la part des Bosniaques musulmans, il faut rappeler que
+ceux-ci se sont soulev&eacute;s, les armes &agrave; la main, contre toutes les
+r&eacute;formes que l'Europe arrachait &agrave; la Porte au nom des principes
+modernes. Apr&egrave;s la destruction des janissaires et les r&eacute;formes de
+Mahamoud, ils s'insurgent et chassent le gouverneur. Le cap&eacute;tan de
+Gradachatch, Hussein, se met &agrave; la t&ecirc;te des begs r&eacute;volt&eacute;s, qui, unis aux
+Albanais, s'emparent des villes de Prisren, Ipek, Sophia et Nich,
+pillent la Bulgarie et veulent d&eacute;tr&ocirc;ner le sultan vendu aux giaours.
+L'insurrection n'est vaincue en Bosnie qu'en 1831. En 1836, 1837 et
+1839, nouveaux soul&egrave;vements. Le hattischerif de Gulhan&eacute;, qui proclamait
+l'&eacute;galit&eacute; entre musulmans et chr&eacute;tiens, provoqua une insurrection plus
+formidable que les pr&eacute;c&eacute;dentes. Omer-Pacha, apr&egrave;s l'avoir comprim&eacute;e,
+brisa d&eacute;finitivement la puissance des begs, en leur enlevant tous leurs
+privil&egrave;ges. Ce qui montre combien les temps sont chang&eacute;s, c'est que les
+troubles de 1874, qui ont amen&eacute; la situation actuelle et l'occupation de
+l'Autriche, provenaient non pas des begs, mais des rayas, qui
+jusqu'alors s'&eacute;taient laiss&eacute; ran&ccedil;onner et maltraiter sans r&eacute;sistance,
+tant ils &eacute;taient bris&eacute;s et mat&eacute;s. De ce court r&eacute;sum&eacute; du pass&eacute; de la
+Bosnie, on peut tirer quelques conclusions utiles.</p>
+
+<p>Premi&egrave;rement, l'histoire, la race et les n&eacute;cessit&eacute;s g&eacute;ographiques
+commandent la r&eacute;union de la Dalmatie et de la Bosnie. Cet infortun&eacute;
+pays a connu trois p&eacute;riodes de prosp&eacute;rit&eacute;, d'abord sous les Romains,
+puis sous le grand ban Kulin et enfin sous le roi Tvartko. Le commerce
+et la civilisation p&eacute;n&eacute;traient &agrave; l'int&eacute;rieur par le littoral dalmate.
+Seconde conclusion: l'intol&eacute;rance et les pers&eacute;cutions religieuses ont
+perdu le pays et provoqu&eacute; la haine du nom hongrois. Il faut donc &agrave;
+l'avenir traiter les trois confessions sur le pied d'une compl&egrave;te
+&eacute;galit&eacute;. Troisi&egrave;me conclusion: les musulmans forment un &eacute;l&eacute;ment
+d'opposition et de r&eacute;action dangereuse et difficilement assimilable. Il
+faut donc les m&eacute;nager, mais diminuer leur puissance, autant que
+possible, et surtout ne pas les retenir quand ils veulent quitter le
+pays.</p>
+
+<p>Le bonheur de la Serbie, de la Bulgarie et de la Roum&eacute;lie est que les
+musulmans, &eacute;tant Turcs, sont partis ou s'en vont. Ici, &eacute;tant Slaves, ils
+restent pour la plupart. De l&agrave; de grandes difficult&eacute;s de plus d'une
+sorte.</p>
+
+<p>Pour me rendre de Brod &agrave; Sarajewo, je n'ai pas &agrave; refaire le voyage
+accident&eacute; d&eacute;crit par les voyageurs pr&eacute;c&eacute;dents. Le chemin de fer, achev&eacute;
+maintenant, je pars &agrave; six heures du matin et j'arrive, vers onze heures,
+de la fa&ccedil;on la plus agr&eacute;able. Comme la voie est tr&egrave;s &eacute;troite, le train
+marche lentement et s'arr&ecirc;te longtemps &agrave; toutes les gares. Mais le pays
+est tr&egrave;s beau et ses habitants d'une couleur locale tr&egrave;s accentu&eacute;e. Je
+ne me plains donc nullement de ne pas rouler en express. Il me semble
+voyager en voiturin, comme autrefois en Italie. J'observe tant que je
+peux, j'interroge de m&ecirc;me mes compagnons de wagon et je prends des
+notes. Pr&eacute;cis&eacute;ment, j'ai &agrave; c&ocirc;t&eacute; de moi un <i>Finanz-Rath</i>, un conseiller
+des finances, c'est-&agrave;-dire un employ&eacute; sup&eacute;rieur du fisc, qui revient
+d'un tour d'inspection. Il conna&icirc;t, &agrave; merveille l'agriculture du pays,
+son r&eacute;gime agraire et ses conditions &eacute;conomiques. Je l'avais pris
+d'abord pour un officier de cavalerie en petite tenue. Il porte la
+casquette militaire, un veston court, brun clair, avec des &eacute;toiles au
+collet indiquant le grade, des poches nombreuses par devant, un pantalon
+collant et des bottes hongroises, plus un grand sabre. Les magistrats,
+les chefs de district, les gardes forestiers, les gardes du train et de
+la police, tous les fonctionnaires ont cet uniforme, identique de coupe,
+mais diff&eacute;rent de couleur d'apr&egrave;s la branche de l'administration &agrave;
+laquelle ils appartiennent; excellent costume, commode pour voyager, et
+qui inspire le respect aux populations de ce pays &agrave; peine pacifi&eacute;.</p>
+
+<p>Au d&eacute;part, la voie suit la Save &agrave; quelque distance. Elle traverse de
+grandes plaines abandonn&eacute;es, quoique tr&egrave;s fertiles, &agrave; en juger par la
+hauteur de l'herbe et la pousse vigoureuse des arbres. Mais c'est la
+Marche, o&ugrave; se livraient nagu&egrave;re encore les combats de fronti&egrave;res. Nous
+remontons un petit affluent de la Save, l'Ukrina, jusqu'&agrave; Dervent, gros
+village o&ugrave;, non loin de la mosqu&eacute;e en bois, avec son minaret aigu
+recouvert de zinc brillant au soleil, s'&eacute;l&egrave;ve une chapelle du rite
+oriental, aussi toute en bois, avec un petit campanile s&eacute;par&eacute; prot&eacute;geant
+la cloche. A partir d'ici, la voie fait de grands lacets pour franchir
+la cr&ecirc;te de partage qui nous s&eacute;pare du bassin de la Bosna. Il faudra un
+jour continuer la ligne de Sarajewo sans quitter la Bosna jusqu'&agrave; Samac,
+o&ugrave; d&eacute;j&agrave; aboutit un embranchement allant &agrave; Vrpolje et qui devrait &ecirc;tre
+prolong&eacute; en ligne droite sur Essek par Djakovo.</p>
+
+<p>Par-ci par-l&agrave;, on voit des chaumi&egrave;res faites en clayonnage sur un
+soubassement de pierres s&egrave;ches et couvertes de planchettes de bois;
+c'est l&agrave; qu'habitent les tenanciers, les <i>kmets</i>. Les propri&eacute;taires
+musulmans vivent group&eacute;s dans les villes et dans les bourgs ou dans
+leurs environs. Deux constructions en torchis s'&eacute;l&egrave;vent &agrave; c&ocirc;t&eacute; de
+l'habitation du colon. L'une est une &eacute;table tr&egrave;s petite, car presque
+tous les animaux de la ferme restent en plein air; l'autre est le
+gerbier pour le ma&iuml;s. Chaque ferme a son verger aux pruniers d'un
+demi-hectare environ. C'est ce qui, avec la volaille, procure un peu
+d'argent comptant. Ces prunes bleues, tr&egrave;s belles et tr&egrave;s abondantes,
+forment, s&eacute;ch&eacute;es, un article important de l'exportation. On en fait
+aussi de l'eau-de-vie, la <i>slivovitza</i>. Les champs emblav&eacute;s sont
+d&eacute;fendus par des haies de branches mortes, ce qui r&eacute;v&egrave;le l'habitude de
+laisser vaguer les troupeaux. Tout indique le d&eacute;faut de soin et
+l'extr&ecirc;me mis&egrave;re. Les rares fen&ecirc;tres des habitations, deux ou trois,
+sont tr&egrave;s petites et n'ont pas de vitres. Des volets les ferment, de
+sorte qu'il faut choisir entre deux maux: ou le froid ou l'obscurit&eacute;.
+Pas de chemin&eacute;e, la fum&eacute;e s'&eacute;chappe par les joints des planches du toit.
+Rien n'est entretenu. Les alentours de l'habitation sont &agrave; l'&eacute;tat de
+nature. En fait de l&eacute;gumes, quelques touffes d'ail, mais quelques
+fleurs, car les femmes aiment &agrave; s'en mettre dans les cheveux. Cependant
+la nature du sol se pr&ecirc;terait parfaitement &agrave; la culture mara&icirc;ch&egrave;re, car
+&agrave; V&eacute;lika, j'ai vu un charmant jardinet arrang&eacute; par le chef de gare o&ugrave;,
+entre des bordures de plantes d'agr&eacute;ment, croissaient &agrave; souhait des
+pois, des carottes, des oignons, des salades, des radis. Chaque famille
+pourrait ainsi, avec un sol si fertile, avoir son petit potager. Mais
+comment le raya aurait-il song&eacute; &agrave; cela, quand son avoir et sa vie m&ecirc;me
+&eacute;taient &agrave; la merci de ses ma&icirc;tres? Je vois ici partout les effets de ce
+fl&eacute;au maudit, l'arbitraire, qui a ruin&eacute; l'empire turc et frapp&eacute; comme
+d'une mal&eacute;diction les plus beaux pays du monde.</p>
+
+<p>A la gare de Kotorsko, je prends un bouillon avec un petit pain et un
+verre d'eau-de-vie de prunes pour faire un grog, et je paye 16 kreutzers
+(40 centimes). On ne peut pas dire qu'on ran&ccedil;onne le voyageur. Ici, la
+vall&eacute;e de la Bosna est tr&egrave;s belle, mais l'homme a tout fait pour la
+ravager et rien pour l'embellir ou l'utiliser. Les grands arbres ont &eacute;t&eacute;
+coup&eacute;s. Des deux c&ocirc;t&eacute;s de la rivi&egrave;re s'&eacute;tendent des p&acirc;turages vagues,
+entrecoup&eacute;s de broussailles et de maquis. Des troupeaux de moutons et de
+buffles y errent &agrave; l'aventure. Quoique la Bosna ait beaucoup d'eau, elle
+n'est pas navigable, elle s'&eacute;tale sur des bas-fonds et des rochers
+formant par endroits des rapides. Il aurait &eacute;t&eacute; facile de la canaliser.
+Vers le sud, trois &eacute;tages de montagnes bleu&acirc;tres se superposent; les
+sommets plus &eacute;lev&eacute;s de la Velyna-Planina et de la Vrana-Planina portent
+encore de la neige, qui s'enl&egrave;ve vivement sur le ciel bleu. Les
+campagnes sont tr&egrave;s mal cultiv&eacute;es. Quel contraste avec les belles
+r&eacute;coltes des environs de Djakovo! Les quatre cinqui&egrave;mes des champs sont
+en jach&egrave;res. On ne voit presque pas de froment: toujours du ma&iuml;s et un
+peu d'avoine. Des cultivateurs en retard labourent encore en ce
+moment&mdash;premiers jours de juin&mdash;pour semer le ma&iuml;s. La charrue est
+lourde et grossi&egrave;re, avec deux manches et un tr&egrave;s petit soc en fer. Le
+fer est &eacute;pargn&eacute; partout ici; il est rare et cher. C'est l'oppos&eacute; de
+notre Occident. Quatre b&#339;ufs maigres ouvrent avec peine le sillon dans
+une bonne terre de franche argile. Une femme les conduit et les excite
+d'une voix rauque. Elle porte, comme en Slavonie, la longue chemise de
+chanvre &eacute;pais; mais elle a une veste et une ceinture noires, et sur la
+t&ecirc;te un mouchoir rouge, dispos&eacute; comme le font les paysannes des environs
+de Rome. L'homme qui conduit la charrue est v&ecirc;tu de bure blanche. Son
+&eacute;norme ceinture de cuir peut contenir tout un arsenal d'armes et
+d'ustensiles, mais il n'a ni yatagan ni pistolet. C'est un raya, et
+d'ailleurs porter des armes est aujourd'hui d&eacute;fendu &agrave; tous. De longs
+cheveux jaun&acirc;tres s'&eacute;chappent d'un fez rouge, qu'entoure une &eacute;toffe
+blanche roul&eacute;e en turban. Sous un nez aquilin se dessine une fi&egrave;re
+moustache. Il repr&eacute;sente le type blond, assez fr&eacute;quent ici.</p>
+
+<p>Voici Doboj. C'est, le type des petites villes de Bosnie. A distance,
+l'aspect en est tr&egrave;s pittoresque. Les maisons blanches des agas, ou
+propri&eacute;taires musulmans, s'&eacute;tagent sur la colline, parmi les arbres. Une
+vieille forteresse, qui a soutenu bien des si&egrave;ges, les domine. Trois ou
+quatre mosqu&eacute;es, dont une en ruines, chose rare ici, dressent comme une
+fl&egrave;che d'arbal&egrave;te leurs minarets aigus. On arrive &agrave; Doboj en traversant
+la Bosna par un pont, une raret&eacute; en ce pays. Une route importante,
+partant d'ici, m&egrave;ne en Serbie par Tuzla et Zwornik. Des musulmans,
+sombres et fiers sous leurs turbans rouges, arrivent prendre le train.
+Ils enl&egrave;vent et emportent leurs selles du dos des chevaux des paysans,
+qu'ils ont lou&eacute;s au prix habituel de 1 florin (2 fr. 10 c.) par jour.
+Grand &eacute;moi: le g&eacute;n&eacute;ral d'Appel, gouverneur militaire de la province,
+arrive avec son &eacute;tat-major, apr&egrave;s avoir fait un tour d'inspection dans
+les provinces de l'Est. On le salue avec le plus profond respect. Il est
+ici le vice-roi. J'admire la tournure &eacute;l&eacute;gante, les charmants uniformes
+et la distinction des mani&egrave;res des officiers autrichiens.</p>
+
+<p>Le train s'arr&ecirc;te &agrave; Maglaj, pour le d&icirc;ner des voyageurs. Cuisine
+m&eacute;diocre; mais il y a de quoi se nourrir, et l'&eacute;cot est peu &eacute;lev&eacute;: 1
+florin, y compris le vin, qui vient de l'Herz&eacute;govine. La Bosnie n'en
+produit pas. Maglaj est plus important que Doboj: les maisons, avec
+leurs fa&ccedil;ades et leurs balcons en bois noirci, escaladent une colline
+assez raide, coup&eacute;e en deux par une petite vall&eacute;e profonde et
+verdoyante: dans les jardins, cerisiers et poiriers magnifiques. Grand
+nombre de mosqu&eacute;es, dont une avec le d&ocirc;me typique. La ligne convexe du
+d&ocirc;me et la ligne verticale du minaret me paraissent offrir une
+silhouette admirable d'&eacute;l&eacute;gance et de simplicit&eacute;, surtout si &agrave; c&ocirc;t&eacute;
+s'&eacute;l&egrave;ve un bel arbre, un palmier ou un platane. Le profil de nos &eacute;glises
+n'est pas aussi beau; c'est &agrave; peine si celui du temple grec lui est
+sup&eacute;rieur.</p>
+
+<p>A la gare de Zeptche, comme &agrave; presque toutes les autres, des ma&ccedil;ons
+italiens travaillent. Des Pi&eacute;montais extrayent des carri&egrave;res des pierres
+d'un calcaire tr&egrave;s dur et d'une belle nuance jaune dor&eacute;e; c'est presque
+du marbre.</p>
+
+<p>La voie traverse un magnifique d&eacute;fil&eacute;, que d&eacute;fend le ch&acirc;teau fort de
+Vranduk. Il n'y a place que pour la Bosna. Nous la c&ocirc;toyons, avec des
+d&eacute;clivit&eacute;s tr&egrave;s raides &agrave; notre gauche. Elles sont compl&egrave;tement bois&eacute;es.
+J'y remarque, parmi les ch&ecirc;nes, les h&ecirc;tres et les fr&ecirc;nes, des noyers qui
+semblent venus spontan&eacute;ment, ce qui est exceptionnel en Europe. De beaux
+troncs d'arbres gisent &agrave; terre, pourrissant sur place. Bois surabondant,
+parce que la population et les chemins manquent. La Bosna fait un n&#339;ud
+autour du rocher &agrave; pic sur lequel se trouve Vranduk. Les vieilles
+maisons de bois sont accroch&eacute;es aux reliefs des escarpements; c'est le
+site le plus romantique qu'on puisse voir. La route, coup&eacute;e dans le
+flanc de la montagne, passe &agrave; travers la porte cr&eacute;nel&eacute;e de la
+forteresse. On formait la garnison de janissaires en retraite. L'ancien
+nom slave de ce bourg, Vratnik, signifie &laquo;porte&raquo;. C'&eacute;tait, en effet, la
+porte de la haute Bosnie et de Sarajewo. Les grenadiers du prince Eug&egrave;ne
+la prirent d'assaut, et les Turcs, en fuyant, se jet&egrave;rent dans la
+rivi&egrave;re, du haut de ces rochers.</p>
+
+<p>Bient&ocirc;t nous entrons dans la belle plaine de Zenitcha. Elle est
+extr&ecirc;mement fertile et assez bien cultiv&eacute;e. Bourg important, et qui a de
+l'avenir; car, tout &agrave; c&ocirc;t&eacute; de la gare, on extrait de la houille presque
+du sous-sol. Ce n'est gu&egrave;re que du lignite, cependant il fait marcher
+notre locomotive et il pourra donc servir de combustible aux fabriques
+qui surgiront plus tard. La ville musulmane est &agrave; quelque distance.
+D&eacute;j&agrave;, le long de la voie, s'&eacute;l&egrave;vent des maisons en pierres et un h&ocirc;tel.
+Des dames, en fra&icirc;ches toilettes d'&eacute;t&eacute;, sont venues voir l'arriv&eacute;e du
+train. La malle-poste autrichienne arrive de Travnik par une bonne
+route, nouvellement remise en &eacute;tat. N'&eacute;taient quelques begs, qui fument
+leurs tchibouks, immobiles et sombres &agrave; l'aspect des nouveaut&eacute;s et des
+&eacute;trangers, on se croirait en Occident. La transformation se fera vite
+partout o&ugrave; arrivera le chemin de fer.</p>
+
+<p>Pour atteindre Vioka, on traverse un nouveau d&eacute;fil&eacute;, moins &eacute;trangl&eacute;,
+mais plus &eacute;trange que celui de Vranduk. De hautes montagnes enserrent de
+pr&egrave;s la Bosna des deux c&ocirc;t&eacute;s. Les escarpements de gr&egrave;s qui les composent
+ont pris, sous l'action de l'&eacute;rosion, les formes les plus fantastiques.
+Ici, on dirait des g&eacute;ants debout, comme les fameux rochers de Hanseilig,
+le long de l'Eger, pr&egrave;s de Carlsbad. Plus loin, c'est une t&ecirc;te colossale
+de dragon ou de lion qui appara&icirc;t au milieu des ch&ecirc;nes. Ailleurs, ce
+sont de grandes tables suspendues en &eacute;quilibre sur un mince support pr&ecirc;t
+&agrave; s'&eacute;crouler. Puis, encore, des champignons gigantesques ou des fromages
+arrondis et superpos&eacute;s. Dans le haut Missouri et dans la Suisse saxonne,
+on trouve des formations semblables. J'ai rarement vu une gorge aussi
+belle et aussi pittoresque. <i>Hoch romantisch</i>! s'&eacute;crient mes compagnons
+de voyage. Quand nous d&eacute;bouchons dans la haute Bosnie, la nuit est
+venue, et il est onze heures et demie avant que nous arrivions &agrave;
+Sarajewo. Les fiacres &agrave; deux chevaux ne manquent pas, mais ils sont pris
+d'assaut par les officiers et les nombreux voyageurs. Il y en a tant,
+que je ne trouve plus place dans le <i>Grand H&ocirc;tel de l'Europe</i>. C'est &agrave;
+peine si je parviens &agrave; obtenir un lit dans une petite auberge,
+<i>Austria</i>, qui est en m&ecirc;me temps un caf&eacute;-billard. Le <i>Grand H&ocirc;tel</i> ne
+serait pas d&eacute;plac&eacute; sur le Ring &agrave; Vienne ou dans la <i>Radiaal Strasse</i> de
+Pesth. Majestueux b&acirc;timent &agrave; trois &eacute;tages, avec une corniche, des
+cordons, des encadrements de fen&ecirc;tres d'effet monumental. Au
+rez-de-chauss&eacute;e, un caf&eacute;-restaurant ferm&eacute; de glaces colossales,
+peintures au plafond, lambris dor&eacute;s; des billards en &eacute;b&egrave;ne, journaux et
+revues: on se croirait rue de Rivoli, &agrave; l'<i>H&ocirc;tel Continental</i>. Rien de
+pareil &agrave; Constantinople. C'est gr&acirc;ce &agrave; l'occupation, qu'on peut
+maintenant arriver et s'installer de la fa&ccedil;on la plus confortable au
+centre de ce pays, nagu&egrave;re encore si peu abordable.</p>
+
+<p>Le matin, je me lance au hasard. Le soleil de juin chauffe fort, mais
+l'air est vif, car Sarajewo est &agrave; 1,750 pieds au-dessus du niveau de la
+mer, c'est-&agrave;-dire presque &agrave; la m&ecirc;me altitude que Gen&egrave;ve ou Zurich. Je
+suis la grande rue, qu'on a appel&eacute;e <i>Franz-Joseph Strasse</i>, en l'honneur
+de l'empereur d'Autriche. Ceci semble bien indiquer d&eacute;j&agrave; une prise de
+possession d&eacute;finitive. Voici d'abord une grande &eacute;glise avec quatre
+coupoles sur&eacute;lev&eacute;es, dans le style de celles de Moscou. Elle est
+badigeonn&eacute;e en blanc et bleu clair. L'aspect en est imposant, c'est la
+cath&eacute;drale du culte orthodoxe oriental. La tour qui doit contenir les
+cloches est inachev&eacute;e. Le gouverneur turc avait invoqu&eacute; une ancienne loi
+musulmane qui d&eacute;fend aux chr&eacute;tiens d'&eacute;lever leurs constructions plus
+haut que les mosqu&eacute;es.</p>
+
+<p>La rue est d'abord garnie de maisons et de boutiques &agrave; l'occidentale:
+libraires, &eacute;piciers, photographes, marchandes de modes, coiffeurs; mais
+bient&ocirc;t on arrive au quartier musulman. Au centre de la ville, un grand
+espace est couvert de ruines: c'est la suite de l'incendie de 1878.
+Mais d&eacute;j&agrave; on b&acirc;tit, de tous les c&ocirc;t&eacute;s, de bonnes maisons en pierres et
+en briques. Seulement, me dit-on, le terrain est tr&egrave;s cher: 70 &agrave; 100
+francs le m&egrave;tre. A droite, une fontaine. Le filet d'eau cristallin
+jaillit d'une grande plaque de marbre blanc, o&ugrave; sont grav&eacute;s, en
+demi-relief, des versets du Koran. Une jeune fille musulmane, non encore
+voil&eacute;e, &agrave; large pantalon jaune; une servante autrichienne, blonde, les
+bras nus, tablier blanc sur une robe rose, et une tzigane, &agrave; peine v&ecirc;tue
+d'une chemise entr'ouverte, viennent remplir des vases d'une forme
+antique. A c&ocirc;t&eacute;, de vigoureux portefaix, des <i>hamals</i>, sont assis, les
+jambes crois&eacute;es. Ils sont v&ecirc;tus comme ceux de Constantinople. Les trois
+races sont bien accus&eacute;es: c'est un tableau achev&eacute;. Ces fontaines, qu'on
+rencontre partout dans la P&eacute;ninsule jusqu'au haut des passages des
+Balkans, sont une des institutions admirables de l'islam. Elles ont &eacute;t&eacute;
+fond&eacute;es et elles sont entretenues sur le revenu des biens vakoufs l&eacute;gu&eacute;s
+&agrave; cet effet, afin de permettre aux croyants de faire les ablutions
+qu'impose le rituel. L'islamisme, comme le christianisme, inspire &agrave; ses
+fid&egrave;les cet utile sentiment qu'ils accomplissent un devoir de pi&eacute;t&eacute; et
+qu'ils plaisent &agrave; Dieu en pr&eacute;levant sur leurs biens de quoi pourvoir &agrave;
+un objet d'utilit&eacute; g&eacute;n&eacute;rale.</p>
+
+<p>J'arrive &agrave; la Tchartsia: c'est le quartier marchand. Je n'ai rien vu,
+pas m&ecirc;me au Caire, d'un aspect plus compl&egrave;tement oriental. Sur une
+longue place, o&ugrave; s'&eacute;l&egrave;vent une fontaine et un caf&eacute; turc, d&eacute;bouchent tout
+un r&eacute;seau de petites rues avec des &eacute;choppes compl&egrave;tement ouvertes, o&ugrave;
+s'exercent les diff&eacute;rents m&eacute;tiers. Chaque m&eacute;tier occupe une ruelle.
+L'artisan est en m&ecirc;me temps marchand, et il travaille &agrave; la vue du
+public. Les batteurs de cuivre sont les plus int&eacute;ressants et les plus
+nombreux. En Bosnie, chr&eacute;tiens et musulmans veulent des vases en cuivre,
+parce qu'ils ne se cassent pas. Ce sont seulement les plus pauvres qui
+se servent de poterie. Quelques objets ont un cachet artistique; ainsi,
+les vastes plateaux, &agrave; dessins grav&eacute;s, sur lesquels on apporte le d&icirc;ner
+&agrave; la turque et qui servent aussi de table pour huit ou dix personnes;
+les cafeti&egrave;res &agrave; forme arabe; les vases de toute grandeur, unis et
+ouvrag&eacute;s, d'un contour tr&egrave;s pur, certainement emprunt&eacute;s &agrave; la Gr&egrave;ce; des
+tasses, des cruches, des moulins &agrave; caf&eacute; en forme de tubes.</p>
+
+<p>La ruelle des cordonniers est aussi tr&egrave;s int&eacute;ressante. On y trouve
+d'abord toute la collection habituelle des chaussures orientales: bottes
+basses en cuir jaune, en cuir rouge, pantoufles de dames en velours
+brod&eacute; d'or, mais surtout une infinie vari&eacute;t&eacute; d'opankas, la chaussure
+nationale des Jougo-Slaves. Il y en a de toutes petites pour enfants,
+qui sont ravissantes. Les savetiers travaillent accroupis dans des
+niches basses, au-dessous de l'&eacute;talage. Les m&eacute;gissiers offrent des
+courroies, des brides, et principalement des ceintures tr&egrave;s larges, &agrave;
+plusieurs &eacute;tages: les unes, tout unies, pour les rayas; d'autres,
+richement brod&eacute;es et piqu&eacute;es en soie, de couleurs vives, pour les begs.
+C'est encore une des particularit&eacute;s du costume national.</p>
+
+<p>Les potiers n'ont que des produits tr&egrave;s grossiers, mais souvent la forme
+est belle et le d&eacute;cor d'un effet, extr&ecirc;mement original. Ils font
+beaucoup de t&ecirc;tes de tchibouks en terre rouge. Les pelletiers sont bien
+achaland&eacute;s. Comme l'hiver est long et froid, jusqu'&agrave; 15 et 16 degr&eacute;s
+sous z&eacute;ro, les Bosniaques ont tous des cafetans ou des vestes doubl&eacute;s et
+garnis de fourrure. Les paysans n'ont que de la peau de mouton, qu'ils
+pr&eacute;parent eux-m&ecirc;mes. On abat dans les for&ecirc;ts de la province 50 &agrave; 60,000
+animaux &agrave; fourrure; mais, chose &eacute;trange, il faut envoyer les peaux en
+Allemagne pour les pr&eacute;parer.</p>
+
+<p>Les orf&egrave;vres ne font que des bijoux grossiers; les musulmanes riches
+pr&eacute;f&egrave;rent ceux qui viennent de l'&eacute;tranger, et les femmes des rayas
+portent des monnaies enfil&eacute;es,&mdash;quand elles osent et qu'il leur en
+reste. Je remarque cependant de jolis objets en filigranes d'argent:
+coquetiers pour soutenir les petites tasses &agrave; caf&eacute;, boucles, bracelets,
+boutons. Les forgerons font des fers &agrave; cheval, qui sont tout simplement
+un disque avec un trou au milieu. Les serruriers sont peu habiles, mais
+ils confectionnent cependant des pommeaux et des battants de porte,
+fix&eacute;s sur une rosace, d'un dessin arabe tr&egrave;s &eacute;l&eacute;gant. Depuis que le port
+des armes est d&eacute;fendu, on n'expose plus en vente ni fusils, ni
+pistolets, ni yatagans; je vois seulement des couteaux et des ciseaux
+niell&eacute;s et damasquin&eacute;s avec go&ucirc;t. Pas de marchands de meubles; il n'en
+faut pas dans la maison turque, o&ugrave; il n'y a ni table, ni chaise, ni
+lavabo, ni lit. Le divan, avec ses coussins et ses tapis, tient lieu de
+tout cela.</p>
+
+<p>Les m&eacute;tiers exerc&eacute;s dans la Tchartsia sont le monopole des musulmans.
+Chacun d'eux forme une corporation avec ses r&egrave;glements, qu'on vient de
+confirmer r&eacute;cemment. L'&eacute;tat social est exactement le m&ecirc;me ici qu'au
+moyen &acirc;ge en Occident. A la campagne r&egrave;gne le r&eacute;gime f&eacute;odal et dans les
+villes celui des corporations. Toutes les villes importantes de la
+Bosnie ont leur Tchartsia. En les visitant, on voit &agrave; l'&#339;uvre toutes
+les industries du pays qui ne s'exercent pas &agrave; l'int&eacute;rieur des familles.
+Celles-ci sont les plus importantes. Elles comprennent la fabrication de
+toutes les &eacute;toffes: la toile de lin et de chanvre, les divers tissus de
+laine pour v&ecirc;tements. On fabrique aussi beaucoup de tapis, &agrave; couleurs
+tr&egrave;s solides, que les femmes extrayent elles-m&ecirc;mes des plantes
+tinctoriales du pays. Les dessins en sont simples, les tons harmonieux
+et le tissu inusable, mais on n'en fait gu&egrave;re pour la vente. Le travail
+conserve ici son caract&egrave;re primitif: il est accompli pour satisfaire les
+besoins de celui qui l'ex&eacute;cute, non en vue de l'&eacute;change et de la
+client&egrave;le.</p>
+
+<p>Dans certaines rues de la Tchartsia, des femmes musulmanes sont assises
+&agrave; terre. Le yashmak cache leur visage et leur corps dispara&icirc;t sous les
+amples plis du feredje. Elles paraissent tr&egrave;s pauvres. Elles ont &agrave; c&ocirc;t&eacute;
+d'elles des mouchoirs et des serviettes brod&eacute;s qu'elles d&eacute;sirent vendre.
+Mais elles ne font pas un geste et ne disent pas un mot pour y r&eacute;ussir.
+Elles attendent, immobiles, disant le prix quand on le leur demande,
+mais rien de plus. Agissent-elles ainsi en raison de leurs id&eacute;es
+fatalistes, ou parce qu'elles ont le sentiment qu'en s'occupant de
+vendre, elles font une chose qui n'est gu&egrave;re permise aux femmes parmi
+les mahom&eacute;tans? Combien aussi la mani&egrave;re de faire du marchand musulman
+diff&egrave;re de celle du chr&eacute;tien et du juif! Le premier n'offre pas et ne se
+laisse pas marchander: il est digne et ne veut pas surfaire. Les
+seconds se disputent les clients, offrent &agrave; grands cris leurs
+marchandises et demandent des prix insens&eacute;s, qu'ils r&eacute;duisent &agrave; la
+moiti&eacute;, au tiers, au quart, finissant toujours par ran&ccedil;onner l'acheteur.
+La broderie des &eacute;toffes, des mouchoirs, des serviettes, des chemises est
+la principale occupation des femmes musulmanes. Elles ne lisent pas,
+s'occupent peu du m&eacute;nage et ne font pas d'autre travail de main. Chaque
+famille met sa vanit&eacute; &agrave; avoir le plus possible de ce linge de prix.
+Elles confectionnent ainsi des objets brod&eacute;s de fils d'or et de soie qui
+sont de vraies &#339;uvres d'art et qu'on conserve de g&eacute;n&eacute;ration en
+g&eacute;n&eacute;ration.</p>
+
+<p>Comme les n&eacute;gociants de Londres, les musulmans qui ont une &eacute;choppe dans
+la Tchartsia n'y logent pas. Ils ont leur demeure parmi les arbres, sur
+les collines des environs. Ils viennent ouvrir les deux grands volets de
+leur boutique-atelier le matin, vers neuf heures; ils la ferment le
+soir, au soleil couchant, et parfois aussi pendant le jour, pour aller
+faire leurs pri&egrave;res &agrave; la mosqu&eacute;e. Nulle part, les prescriptions de
+l'islam n'ont d'observateurs plus scrupuleux que parmi ces sectateurs de
+race slave.</p>
+
+<p>Par d&eacute;f&eacute;rence mutuelle, la Tchartsia ch&ocirc;me trois jours par semaine: le
+vendredi, jour f&eacute;ri&eacute; des musulmans; le samedi, pour le sabbat des juifs,
+et le dimanche &agrave; cause des chr&eacute;tiens. Aujourd'hui jeudi, la place et les
+rues avoisinantes sont encombr&eacute;es de monde. L'aspect de cette foule est
+plus compl&egrave;tement oriental que je ne l'ai vue m&ecirc;me en &Eacute;gypte, parce que
+tous, sans distinction de culte, portent le costume turc: le turban
+rouge, brun ou vert, la veste brune et les larges pantalons de zouave
+rouge fonc&eacute; ou bleu. Cela fait un vrai r&eacute;gal de couleurs pour les yeux.
+On reconna&icirc;t la race dominante non &agrave; son costume, mais &agrave; son allure. Le
+musulman, aga ou simple marchand, a l'air fier et dominateur. Le
+chr&eacute;tien ou le juif a le regard inquiet et la mine humble de quelqu'un
+qui craint le b&acirc;ton. Voici un beg fendant la foule sur son petit cheval,
+qui tient la t&ecirc;te haute, comme son ma&icirc;tre. Devant ses serviteurs, qui le
+pr&eacute;c&egrave;dent, chacun s'&eacute;carte avec respect. C'est le seigneur du moyen &acirc;ge.
+Des rayas en haillons viennent vendre des moutons, des oies, des dindons
+et des truites. On me demande pour un dindon 3 1/2 florins, plus de 8
+francs: c'est cher dans un pays primitif. Ici, comme dans tout l'Orient,
+le mouton fournit presque exclusivement la viande de boucherie. Des
+Bulgares vendent des l&eacute;gumes, qu'ils viennent cultiver, chaque
+printemps, dans des terres qu'ils louent. Je vois vendre &agrave; la hausse et
+adjuger un cheval avec son b&acirc;t pour 15 florins ou 36 francs environ. Il
+est vrai que c'est une pauvre vieille b&ecirc;te, maigre et bless&eacute;e. Tous les
+transports se font &agrave; dos de b&ecirc;tes de somme, m&ecirc;me sur les routes
+nouvellement construites. La charrette est inconnue, sauf dans la
+Pozavina, ce district du nord-est, born&eacute; par la Save et la Serbie, le
+seul o&ugrave; il y ait des plaines un peu &eacute;tendues. Sur le march&eacute;, les chevaux
+apportent le bois &agrave; br&ucirc;ler. Quand le poulain a &eacute;t&eacute; soumis au b&acirc;t, il ne
+le quitte plus jusqu'&agrave; sa mort, ni &agrave; l'&eacute;curie, ni au p&acirc;turage.</p>
+
+<p>Je traverse le Bezestan: c'est le Bazar. Il ressemble &agrave; tous ceux de
+l'Orient: longue galerie vo&ucirc;t&eacute;e, avec des niches &agrave; droite et &agrave; gauche,
+o&ugrave; les marchands &eacute;talent leurs marchandises. Mais toutes viennent
+d'Autriche, m&ecirc;me les &eacute;toffes et les pantoufles en velours brod&eacute;es d'or
+genre Constantinople.</p>
+
+<p>Pr&egrave;s de l&agrave;, je visite la mosqu&eacute;e d'Usref Beg. C'est la principale de la
+ville, qui en compte, dit-on, plus de quatre-vingts. Une grande cour la
+pr&eacute;c&egrave;de. Un mur l'entoure, mais des arcades ferm&eacute;es par un grillage en
+entrelacs permettent aux passants de voir le lieu saint. Au milieu
+s'&eacute;l&egrave;ve une fontaine que couvre de son ombre un arbre immense, dont les
+branches dessinent des ombres mobiles sur le pavement de marbre blanc.
+Cette fontaine se compose d'un bassin sur&eacute;lev&eacute;, prot&eacute;g&eacute; par un treillis
+forg&eacute;, d'o&ugrave; neuf bouches projettent l'eau dans une vasque inf&eacute;rieure.
+Au-dessus s'arrondit une coupole soutenue par des colonnes entre
+lesquelles est &eacute;tabli un banc circulaire. Je m'y assieds. Il est pr&egrave;s de
+midi. La fra&icirc;cheur est d&eacute;licieuse; l'eau qui jaillit et retombe fait un
+doux murmure qu'accompagne le roucoulement des colombes. Des musulmans
+font leurs ablutions avant d'entrer dans la mosqu&eacute;e. Ils se lavent, avec
+le soin le plus consciencieux, les pieds, les mains et les bras
+jusqu'aux coudes, la figure et surtout le nez, les oreilles et le cou.
+D'autres sont assis &agrave; c&ocirc;t&eacute; de moi, faisant passer entre leurs doigts les
+baies de leur chapelet et r&eacute;citant des versets du Koran, en &eacute;levant et
+laissant alternativement tomber la voix et en inclinant la t&ecirc;te de
+droite &agrave; gauche, en mesure. Le sentiment religieux s'empare des vrais
+croyants de l'islam avec une force sans pareille. Il les transporte dans
+un monde sup&eacute;rieur. N'importe o&ugrave; ils se trouvent, ils accomplissent les
+prescriptions du rituel, sans s'inqui&eacute;ter de ceux qui les environnent.
+Jamais je n'ai mieux senti la puissance d'&eacute;l&eacute;vation du mahom&eacute;tisme.</p>
+
+<p>La mosqu&eacute;e est pr&eacute;c&eacute;d&eacute;e par une galerie que supportent de belles
+colonnes antiques, avec des chapiteaux et des bases en bronze. On y
+d&eacute;pose les morts avant de les porter en terre. La mosqu&eacute;e est tr&egrave;s
+grande, cette coupole unique, vide, sans autels, sans bas-c&ocirc;t&eacute;s, sans
+mobilier aucun, avec ces fid&egrave;les &agrave; genoux sur les nattes et les tapis,
+disant leurs pri&egrave;res en baisant de temps en temps la terre, est vraiment
+le temple du monoth&eacute;isme, bien plus que l'&eacute;glise catholique, dont les
+tableaux et les statues rappellent les cultes polyth&eacute;istes de l'Inde.
+D'o&ugrave; vient cependant que l'islamisme, qui n'est, au fond, que le
+mosa&iuml;sme, avec d'excellentes prescriptions hygi&eacute;niques et morales, ait
+partout produit la d&eacute;cadence, au point que les pays les plus riches
+pendant l'antiquit&eacute; se sont d&eacute;peupl&eacute;s et semblent frapp&eacute;s d'une
+mal&eacute;diction, depuis que le mahom&eacute;tisme y r&egrave;gne? J'ai lu bien des
+dissertations &agrave; ce sujet, elles ne me semblent pas avoir compl&egrave;tement
+&eacute;lucid&eacute; la question. On pourrait &eacute;tudier ici mieux que partout ailleurs
+l'influence du Koran, parce que nulle action n'est attribuable, ni &agrave; la
+race ni au climat. Les Bosniaques musulmans sont rest&eacute;s de purs Slaves:
+ils ne savent ni le turc, ni l'arabe; ils r&eacute;citent les versets et les
+pri&egrave;res du rituel qu'ils ont appris par c&#339;ur, mais ils ne les
+comprennent pas plus que les paysans italiens disant l'<i>Ave Maria</i> en
+latin. Ils ont conserv&eacute; leurs noms slaves avec la terminaison croate en
+<i>itch</i> et m&ecirc;me leurs armoiries, qui existent encore au couvent de
+Kreschova. Les Kapetanovitch, les Tchengitch, les Raykovitch, les
+Sokslovitch, les Philippevitch, les Tvarkovitch, les Kulinovitch sont
+fiers du r&ocirc;le qu'ont jou&eacute; leurs anc&ecirc;tres avant la venue des Osmanlis.
+Ils m&eacute;prisaient les fonctionnaires de Constantinople, surtout depuis
+qu'ils portaient le costume europ&eacute;en. Ils les consid&eacute;raient comme des
+ren&eacute;gats et des tra&icirc;tres, pires que des giaours. Le plus pur sang slave
+coulait dans leurs veines et en m&ecirc;me temps ils &eacute;taient plus
+fanatiquement musulmans que le sultan et m&ecirc;me que le scheik-ul-islam.
+Ils ont toujours &eacute;t&eacute; en lutte sourde ou d&eacute;clar&eacute;e contre la capitale. Il
+ne peut pas s'agir ici non plus de l'action d&eacute;moralisante de la
+polygamie: ils n'ont jamais eu qu'une femme, et la famille a conserv&eacute; le
+caract&egrave;re patriarcal de l'antique zadruga. Le p&egrave;re de famille, le
+starechina, conserve une autorit&eacute; absolue et les jeunes sont pleins de
+respect pour les anciens. Cependant il est certain que, depuis le
+triomphe du croissant, la Bosnie a perdu la richesse et la population
+qu'elle poss&eacute;dait au moyen &acirc;ge, et qu'elle &eacute;tait avant l'occupation le
+pays le plus pauvre, le plus barbare, le plus inhospitalier de l'Europe.
+Cela est d&ucirc; manifestement &agrave; l'influence de l'islamisme. Mais comment et
+pourquoi? Voici les effets f&acirc;cheux que je discerne.</p>
+
+<p>Le vrai musulman n'aime ni le progr&egrave;s, ni les nouveaut&eacute;s, ni
+l'instruction. Le Koran lui suffit. Il est satisfait de son sort,
+r&eacute;sign&eacute;, donc peu avide d'am&eacute;liorations, un peu comme un moine
+catholique; mais en m&ecirc;me temps il m&eacute;prise et hait le raya chr&eacute;tien, qui
+est le travailleur. Il le d&eacute;pouille, le ran&ccedil;onne, le maltraite sans
+piti&eacute;, au point de ruiner compl&egrave;tement et de faire dispara&icirc;tre les
+familles de ceux qui seuls cultivent le sol. C'&eacute;tait l'&eacute;tat de guerre
+continu&eacute; en temps de paix et transform&eacute; en un r&eacute;gime de spoliation
+permanente et homicide.</p>
+
+<p>L'&eacute;pouse, m&ecirc;me quand elle est unique, est toujours un &ecirc;tre subalterne,
+une sorte d'esclave priv&eacute;e de toute culture intellectuelle; comme c'est
+elle qui forme les enfants, filles et gar&ccedil;ons, on en voit les funestes
+cons&eacute;quences.</p>
+
+<p>Aux d&eacute;sastreux effets de l'islam, il y a une exception, et elle est
+&eacute;clatante. Dans le midi de l'Espagne, les Arabes ont produit une
+civilisation merveilleuse: agriculture, industrie, sciences, lettres,
+arts, mais tout cela venait directement de la Perse et de Zoroastre, non
+de l'Arabie et de Mahomet. Ce qu'on appelle l'architecture arabe est
+l'architecture persane. A mesure que l'action de l'islam a remplac&eacute;
+celle du mazd&eacute;isme, la Perse et toute l'Asie Mineure ont d&eacute;clin&eacute;. Voyez
+ce que sont devenus aujourd'hui ces &eacute;dens du monde antique.</p>
+
+<p>Pr&egrave;s de la mosqu&eacute;e, se trouve le turb&eacute; ou chapelle qui renferme les
+tombeaux du fondateur Usref-Beg et de sa femme et le m&eacute;dress&eacute; ou &eacute;cole
+sup&eacute;rieure, dans laquelle des jeunes gens &eacute;tudient le Koran, ce qui leur
+permettra, en leur qualit&eacute; de savants, de devenir des softas, des
+ul&eacute;mas, des kadis, des imans; chacun d'eux a une petite cellule o&ugrave; il
+vit et pr&eacute;pare ses repas. Ils sont entretenus par le revenu des vakoufs.</p>
+
+<p>Pr&egrave;s de l&agrave;, je visite le bain principal, non occup&eacute; en ce moment. Il est
+form&eacute; d'une s&eacute;rie de rotondes surmont&eacute;es de coupoles, recouvertes
+ext&eacute;rieurement de feuilles de plomb o&ugrave; sont incrust&eacute;s de nombreux
+disques de verre tr&egrave;s &eacute;pais, qui &eacute;clairent l'int&eacute;rieur. Il est assez
+proprement tenu et il est chauff&eacute; par des canaux ma&ccedil;onn&eacute;s souterrains,
+comme les hypocaustes romains. Ob&eacute;issant aux prescriptions hygi&eacute;niques
+de leur rituel, les musulmans ont seuls conserv&eacute; cette admirable
+institution des anciens. Les plus petites bourgades de la p&eacute;ninsule
+balkanique, qui ont des habitants mahom&eacute;tans, ont leur bain public, o&ugrave;
+les hommes, m&ecirc;me les pauvres, vont tr&egrave;s souvent, et o&ugrave; les femmes sont
+tenues de se rendre au moins une fois par semaine, le vendredi. Quand
+les musulmans s'en vont, les bains sont supprim&eacute;s. A Belgrade, ils ont
+disparu; &agrave; Philippopoli, le bain principal est devenu le palais de
+l'assembl&eacute;e nationale. Il faudrait au moins garder des Turcs ce qu'ils
+avaient cr&eacute;&eacute; de bon, d'autant plus qu'ils n'ont fait que nous
+transmettre ce qu'ils avaient h&eacute;rit&eacute; de l'antiquit&eacute;.</p>
+
+<p>Je me rends chez le consul d'Angleterre, M. Edward Freeman, pour qui
+lord Edmond Fitz-Maurice m'a donn&eacute; une lettre d'introduction du
+<i>Foreign-Office</i>. Je le rencontre, revenant de sa promenade &agrave; cheval
+quotidienne. Il personnifie parfaitement l'Angleterre moderne. C'est le
+type achev&eacute; du gentleman. Il a le teint clair et la chair ferme de
+l'homme qui fait beaucoup d'exercice au grand air et qui, chaque matin,
+s'asperge de l'eau froide du <i>tub</i>. Il porte, &agrave; la fa&ccedil;on de l'Inde, le
+chapeau de bouchon rev&ecirc;tu de toile blanche, le veston de tweed &eacute;cossais,
+la culotte de peau de daim et la botte de chasse. Son cheval est de pur
+sang. Tout est de premi&egrave;re qualit&eacute; et r&eacute;v&egrave;le un soin achev&eacute;. Quel
+contraste avec cet entourage tr&egrave;s pittoresque, mais o&ugrave; les b&acirc;timents,
+les gens et leurs costumes ignorent l'entretien! Ce qu'il y a de plus
+oriental face &agrave; face avec ce qu'il y a de plus occidental. M. Freeman
+occupe une grande maison turque. Le premier &eacute;tage se projette au-dessus
+de la rue, en surplomb hardi, mais la principale fa&ccedil;ade s'&eacute;tend sur un
+vaste jardin dont les pelouses bien ras&eacute;es sont entour&eacute;es de jolis
+arbustes et de fleurs. M. Freeman est amateur de chasse et de p&ecirc;che; les
+truites et le gibier sont encore abondants, me dit-il, mais depuis
+l'occupation les prix de toutes choses ont doubl&eacute; et parfois tripl&eacute;. Il
+paye sa maison 2,000 francs, et s'il peut la garder pour 4,000 il ne
+s'en plaindra pas. Le propri&eacute;taire est un juif. Pr&egrave;s d'ici se trouvent
+les b&acirc;timents de l'administration et du gouvernement, une caserne, la
+poste, et deux grandes mosqu&eacute;es converties en magasins militaires. Le
+Konak, o&ugrave; loge le g&eacute;n&eacute;ral d'Appel, est un palais d'aspect tr&egrave;s imposant.
+Les autres services ont &eacute;t&eacute; install&eacute;s dans d'anciennes maisons turques,
+mais elles ont &eacute;t&eacute; r&eacute;par&eacute;es, blanchies, peintes et tout est d'une
+propret&eacute; irr&eacute;prochable. La vieille carapace musulmane abrite le
+m&eacute;canisme gouvernemental autrichien. Je porte au gouverneur civil, M. le
+baron Nikolitch, la carte de M. de K&aacute;llay, et je re&ccedil;ois l'assurance
+qu'on me fournira tous les documents officiels.</p>
+
+<p>M. de Neumann m'a donn&eacute; une lettre pour un de ses anciens &eacute;l&egrave;ves,
+employ&eacute; au d&eacute;partement de la justice, M. Scheimpflug. Celui-ci a bien
+voulu me servir de guide pendant mon s&eacute;jour &agrave; Sarajewo, et comme il
+s'occupe sp&eacute;cialement des lois musulmanes et du r&eacute;gime agraire, il m'a
+donn&eacute; &agrave; ce sujet les d&eacute;tails les plus int&eacute;ressants; j'en reproduis
+quelques-uns. En principe, d'apr&egrave;s le Koran, le sol appartient &agrave; Dieu,
+donc &agrave; son repr&eacute;sentant le souverain. Les begs et les agas, comme
+autrefois les spahis, n'occupaient leurs domaines spahiliks ou tchifliks
+qu'&agrave; titre de fief et comme r&eacute;mun&eacute;ration du service militaire. D'apr&egrave;s
+la nature du droit de propri&eacute;t&eacute; dont ils sont l'objet, on distingue cinq
+sortes de biens. Les biens <i>milk</i>, qui correspondent &agrave; ceux tenus en
+<i>fee simple</i> en Angleterre. C'est la forme qui se rapproche le plus de
+la propri&eacute;t&eacute; priv&eacute;e du type quiritaire et de celle de notre code civil.
+Quelques grandes familles poss&egrave;dent encore des titres de propri&eacute;t&eacute;
+datant d'avant la conqu&ecirc;te ottomane. Les biens <i>miri&eacute;</i> sont ceux dont
+l'&Eacute;tat a conc&eacute;d&eacute; la jouissance h&eacute;r&eacute;ditaire, moyennant une redevance
+annuelle et des services personnels. La l&eacute;gislation turque nouvelle
+avait accord&eacute;, aux d&eacute;tenteurs, le droit de vendre et d'hypoth&eacute;quer ce
+droit de jouissance, qui &eacute;tait transmissible h&eacute;r&eacute;ditairement aux
+descendants, aux ascendants, &agrave; l'&eacute;pouse et m&ecirc;me aux fr&egrave;res et s&#339;urs.
+Les biens <i>ekvouf&eacute;</i>, ou vakouf, sont ceux qui appartiennent &agrave; des
+fondations, tr&egrave;s semblables &agrave; celles qui existaient partout en Europe,
+sous l'ancien r&eacute;gime. Le revenu de ces biens n'est pas destin&eacute;
+seulement, comme on le croit, &agrave; l'entretien des mosqu&eacute;es. Le but des
+fondateurs a &eacute;t&eacute; de pourvoir &agrave; des services d'un int&eacute;r&ecirc;t g&eacute;n&eacute;ral:
+&eacute;coles, biblioth&egrave;ques, cimeti&egrave;res, bains, fontaines, trottoirs,
+plantations d'arbres, h&ocirc;pitaux, secours aux pauvres, aux infirmes, aux
+vieillards. Chaque fondation a son conseil d'administration. Dans la
+capitale, une administration centrale, le minist&egrave;re des vakoufs,
+surveillait, au moyen de ses agents, la gestion des institutions
+particuli&egrave;res, prodigieusement nombreuses dans tout l'empire ottoman.
+Tant que le sentiment religieux avait conserv&eacute; son action, le revenu des
+vakoufs, qui avait un certain caract&egrave;re sacr&eacute;, allait &agrave; leur
+destination, mais depuis que la d&eacute;moralisation et la d&eacute;sorganisation ont
+amen&eacute; un pillage universel, les administrateurs locaux et leurs
+contr&ocirc;leurs ou inspecteurs empochent le plus clair du produit des biens
+<i>ekvouf&eacute;</i>. C'est affligeant, dans un pays o&ugrave; ni l'&Eacute;tat ni la commune ne
+font absolument rien pour l'int&eacute;r&ecirc;t public. Les vakoufs sont un &eacute;l&eacute;ment
+de civilisation indispensable. Tout ce qui est d'utilit&eacute; g&eacute;n&eacute;rale leur
+est d&ucirc;. La confiscation des vakoufs serait une faute &eacute;conomique et un
+crime de l&egrave;se-humanit&eacute;. Ne vaut-il pas mieux satisfaire aux n&eacute;cessit&eacute;s
+de la bienfaisance, de l'instruction et des am&eacute;liorations mat&eacute;rielles au
+moyen du revenu d'un domaine qu'au moyen de l'imp&ocirc;t? Dans les pays
+nouvellement d&eacute;tach&eacute;s de la Turquie, en Serbie, en Bulgarie, au lieu de
+vendre ces biens affect&eacute;s &agrave; un but utile, il faudrait les soumettre &agrave;
+une administration r&eacute;guli&egrave;re, gratuite et contr&ocirc;l&eacute;e par l'&Eacute;tat, comme
+celles qui g&egrave;rent si admirablement les propri&eacute;t&eacute;s des hospices et des
+bureaux de bienfaisance. Certaines personnes constituent des domaines en
+vakoufs, &agrave; condition que le revenu en soit remis perp&eacute;tuellement &agrave; leurs
+descendants: c'est une sorte de fid&eacute;icommis, comme, au moyen &acirc;ge, chez
+nous. Des rentes sont aussi <i>ekvouf&eacute;</i>. On estime que le tiers du
+territoire est occup&eacute; par des vakoufs. Tout ce qu'on pourrait faire
+serait d'appliquer &agrave; l'instruction le revenu des mosqu&eacute;es tomb&eacute;es en
+ruines ou abandonn&eacute;es, comme on en voit plusieurs, m&ecirc;me &agrave; Sarajewo.</p>
+
+<p>Les biens <i>metruk&eacute;</i> sont ceux qui servent &agrave; un usage public, les places
+dans les villages o&ugrave; se fait le battage, o&ugrave; stationnent le b&eacute;tail et les
+chevaux de b&acirc;t; les for&ecirc;ts et les bois des communes. On appelle <i>mevat</i>,
+c'est-&agrave;-dire sans ma&icirc;tre, les biens qui sont situ&eacute;s loin des
+habitations, &laquo;hors de la port&eacute;e de la voix&raquo;. Tels sont les for&ecirc;ts et les
+p&acirc;turages qui couvrent les montagnes. Apr&egrave;s la r&eacute;pression de
+l'insurrection de 1850, Omer-Pacha a proclam&eacute; que toutes les for&ecirc;ts
+appartenaient &agrave; l'&Eacute;tat; mais les villageois ont des droits d'usage qu'il
+faudra respecter.</p>
+
+<p>Le droit musulman a consacr&eacute; bien plus compl&egrave;tement que le droit romain
+ou fran&ccedil;ais le principe ordinairement invoqu&eacute; par les &eacute;conomistes, que
+le travail est la source de la propri&eacute;t&eacute;. Ainsi, les arbres plant&eacute;s et
+les constructions faites sur la terre d'autrui constituent une propri&eacute;t&eacute;
+ind&eacute;pendante. Il en est de m&ecirc;me chez les Arabes, en Alg&eacute;rie, o&ugrave; souvent
+trois propri&eacute;taires se partagent les produits d'un champ; l'un r&eacute;coltant
+le grain, un autre les fruits de ses figuiers, le troisi&egrave;me les feuilles
+de ses fr&ecirc;nes, comme fourrage pour le b&eacute;tail, durant l'&eacute;t&eacute;. Celui qui,
+de bonne foi, a construit ou plant&eacute; sur la terre d'autrui peut devenir
+propri&eacute;taire du sol, en payant le prix &eacute;quitable, si la valeur de ses
+travaux d&eacute;passe celle du fonds, ce qui est ordinairement le cas ici, &agrave;
+la campagne. Dans tout le monde musulman, depuis le Maroc jusqu'&agrave; Java,
+le d&eacute;frichement est un des principaux modes d'acqu&eacute;rir la propri&eacute;t&eacute; et
+la cessation de la culture la fait perdre. A moins que le sol ne soit
+converti en p&acirc;turage ou mis en jach&egrave;re pour pr&eacute;parer une r&eacute;colte, celui
+qui cesse pendant trois ans de le cultiver en perd la jouissance, qui
+revient &agrave; l'&Eacute;tat. Le fameux jurisconsulte arabe Sidi-Kelil, dont les
+sentences ont une autorit&eacute; si grande pr&egrave;s des tribunaux indig&egrave;nes que le
+gouvernement fran&ccedil;ais a fait traduire son livre, &eacute;nonce le principe
+suivant: &laquo;Celui-l&agrave; qui vivifie la terre morte en devient propri&eacute;taire.
+Les traces de l'occupation ancienne ont-elles disparu, celui qui
+revivifie le sol l'acquiert.&raquo; Parole admirable.</p>
+
+<p>D'apr&egrave;s le droit musulman, l'int&eacute;r&ecirc;t g&eacute;n&eacute;ral met des limites aux droits
+du propri&eacute;taire particulier. Il ne peut qu'user, et non abuser, et il
+doit maintenir la terre productive. Il n'est pas libre de vendre &agrave; qui
+il lui pla&icirc;t. Les voisins, les habitants du village et le tenancier ont
+un droit de pr&eacute;f&eacute;rence appel&eacute; <i>cheffaa</i> ou <i>suf</i>. On se rappelle le r&ocirc;le
+que la cheffaa a jou&eacute; dans la question du domaine de l'Enfida. Le juif
+L&eacute;vy, se rappelant sans doute la fa&ccedil;on dont Didon avait acquis, au m&ecirc;me
+lieu, l'emplacement de Carthage, ach&egrave;te une vaste propri&eacute;t&eacute;, moins une
+&eacute;troite lisi&egrave;re tout autour. Les voisins ne pourront, pensait-il,
+invoquer le droit de pr&eacute;f&eacute;rence, puisque la terre qui les touche n'a pas
+chang&eacute; de mains. La cheffaa existait partout autrefois chez les Germains
+et chez les Slaves au profit des habitants du m&ecirc;me village. C'&eacute;tait un
+reste de l'ancienne collectivit&eacute; communale et le moyen d'emp&ecirc;cher les
+&eacute;trangers de se fixer au milieu d'un groupe qui n'&eacute;tait, au fond, que la
+famille &eacute;largie.</p>
+
+<p>La vente des biens-fonds se faisait ici devant l'autorit&eacute; civile et en
+pr&eacute;sence de t&eacute;moins. L'acte qui constatait la transmission d'un
+immeuble, le <i>tapou</i>, &eacute;tait frapp&eacute; d'une taxe de 5 p. c. de la valeur et
+il devait &ecirc;tre rev&ecirc;tu de la griffe du sultan, <i>rugra</i>, qui ne s'obtenait
+qu'&agrave; Constantinople. Le titre d'achat, le tapou, &eacute;tait un extrait d'un
+&laquo;terrier&raquo; qui, comme les registres de nos conservateurs des hypoth&egrave;ques,
+contenait un tableau assez exact de la r&eacute;partition des biens-fonds et
+des propri&eacute;taires auxquels ils appartenaient. Malheureusement,
+l'Autriche n'a pu obtenir ces terriers. Ils seront remplac&eacute;s par le
+cadastre, qu'on ach&egrave;ve actuellement.</p>
+
+<p>Une loi r&eacute;cente aux &Eacute;tats-Unis d&eacute;clare insaisissable la maison du
+cultivateur et la terre y attenante. Ce <i>Homestead Law</i>, cette loi
+protectrice du foyer, existe, depuis les temps les plus recul&eacute;s, en
+Bosnie et en Serbie. Les cr&eacute;anciers ne peuvent enlever au d&eacute;biteur
+insolvable ni sa demeure, ni l'&eacute;tendue de terre indispensable pour son
+entretien. Il y a plus: s'il ne se trouvait pas sur les biens saisis et
+mis en vente une habitation assez modeste pour la situation future de
+l'insolvable, la masse cr&eacute;anci&egrave;re devait lui en construire une. Le
+pr&eacute;fet de police de Sarajewo,le baron Alpi, racontait &agrave; M. Scheimpflug
+qu'il &eacute;tait surpris du grand nombre d'individus vivant de la charit&eacute;
+publique. Apr&egrave;s examen, il constata que tous ces mendiants &eacute;taient
+propri&eacute;taires d'une maison. Une loi r&eacute;cente avait confirm&eacute; l'ancien
+principe du <i>Homestead</i> qu'on r&eacute;clame aujourd'hui en Allemagne et sur
+lequel M. Rudolf Meyer vient de publier un livre des plus int&eacute;ressants:
+<i>Heimst&auml;tten und andere Wirthschafsgezetze</i>. &laquo;Les homesteads et autres
+lois agraires.&raquo;</p>
+
+<p>L'Autriche se trouve maintenant en Bosnie aux prises avec ce grave
+probl&egrave;me, qui ne laisse pas que de pr&eacute;senter quelques difficult&eacute;s aux
+Fran&ccedil;ais en Alg&eacute;rie et &agrave; Tunis, aux Anglais dans l'Inde et aux Russes
+dans l'Asie centrale; au moyen de quelles r&eacute;formes et de quelles
+transitions peut-on adapter la l&eacute;gislation musulmane &agrave; la l&eacute;gislation
+occidentale? La question est &agrave; la fois plus urgente et plus difficile
+ici, car il s'agit de provinces qui formeront partie int&eacute;grante de
+l'empire austro-hongrois et non de possessions d&eacute;tach&eacute;es, comme pour
+l'Angleterre et m&ecirc;me pour la France. D'autre part, on a en Bosnie une
+facilit&eacute; exceptionnelle pour p&eacute;n&eacute;trer dans l'intimit&eacute; de la pens&eacute;e et de
+la conscience musulmanes. Ces sectateurs de l'islam, qui ont &eacute;t&eacute; plus
+compl&egrave;tement model&eacute;s par le Koran et qui lui sont plus fanatiquement
+d&eacute;vou&eacute;s que nul autre, ne sont pas des Arabes, des Hindous, des
+Turcomans &eacute;trangers &agrave; l'Europe par le sang, par la langue, par
+l'&eacute;loignement; ce sont des Slaves qui parlent l'idiome des Croates et
+des Slov&egrave;nes, et ils habitent &agrave; proximit&eacute; de Venise, de Pesth et de
+Vienne. C'est donc &agrave; Sarajewo qu'on peut le mieux faire une &eacute;tude
+approfondie du mahom&eacute;tisme, de ses m&#339;urs, de ses lois et de leur
+influence sur la civilisation. Ce que j'apprends ici concernant les lois
+r&eacute;glant la propri&eacute;t&eacute; fonci&egrave;re me les fait consid&eacute;rer comme sup&eacute;rieures &agrave;
+celles que nous avons emprunt&eacute;es au dur g&eacute;nie de Rome. Elles respectent
+mieux les droits du travail et de l'humanit&eacute;. Elles sont plus conformes
+&agrave; l'id&eacute;al chr&eacute;tien et &agrave; la justice &eacute;conomique. D'o&ugrave; vient que les
+populations vivant sous l'empire de ces lois ont &eacute;t&eacute; parmi les plus
+malheureuses de notre globe, o&ugrave; tant d'infortun&eacute;s sont impitoyablement
+foul&eacute;s et spoli&eacute;s? Voici comment leur condition s'est toujours empir&eacute;e.</p>
+
+<p>Apr&egrave;s la conqu&ecirc;te par les Ottomans, le territoire fut, comme d'habitude,
+divis&eacute; en trois parts, une pour le sultan, une pour le clerg&eacute;, une pour
+les propri&eacute;taires musulmans. Ces propri&eacute;taires &eacute;taient les nobles
+bosniaques, les bogomiles convertis &agrave; l'islamisme et les spahis &agrave; qui le
+souverain donna des terres en fiefs. Les chr&eacute;tiens qui ex&eacute;cutaient tout
+le travail agricole devinrent des esp&egrave;ces de serfs, appel&eacute;s <i>kmets</i>
+(colons), ou <i>rayas</i> (b&eacute;tail). Au d&eacute;but et jusque vers le milieu du
+si&egrave;cle dernier, les kmets n'avaient &agrave; livrer &agrave; leurs propri&eacute;taires,
+grands (<i>begs</i>) ou petits (<i>agas</i>), qu'un dixi&egrave;me des produits sur place
+et sans avoir &agrave; les transporter au domicile de leurs ma&icirc;tres, plus un
+autre dixi&egrave;me &agrave; l'&Eacute;tat, pour l'imp&ocirc;t. L'&Eacute;tat ne faisant rien, avait peu
+besoin d'argent, et les spahis et les begs vivaient en grande partie des
+razzias qu'ils faisaient dans les pays voisins. Mais peu &agrave; peu les
+n&eacute;cessit&eacute;s et les besoins des propri&eacute;taires s'accrurent au point de les
+porter &agrave; pr&eacute;lever le tiers ou la moiti&eacute; de tous les produits du sol,
+livrables &agrave; leurs domiciles, plus deux ou trois jours de corv&eacute;e par
+semaine. Quand les janissaires cess&egrave;rent d'&ecirc;tre des pr&eacute;toriens vivant de
+leur solde dans les casernes, et acquirent des terres, ils furent sans
+piti&eacute; pour les rayas, et ils donn&egrave;rent aux begs nationaux l'exemple des
+extorsions sans limites. On ne laissait aux kmets que strictement ce
+qu'il leur fallait pour subsister. Dans les hivers qui suivaient une
+mauvaise r&eacute;colte, ils mourraient de faim. R&eacute;duits au d&eacute;sespoir par
+cette spoliation syst&eacute;matique et par les mauvais traitements qui
+l'accompagnaient, ils se r&eacute;fugiaient par milliers sur le territoire
+autrichien, qui leur donnait des terres, mais qui, en attendant, devait
+les nourrir. L'Autriche commen&ccedil;a &agrave; r&eacute;clamer en 1840. La Porte donna &agrave;
+diff&eacute;rentes reprises des instructions aux gouverneurs pour qu'ils
+eussent &agrave; intervenir en faveur des kmets. Enfin, apr&egrave;s qu'Omer-Pacha eut
+comprim&eacute; l'insurrection des begs et bris&eacute; leur puissance en 1850, un
+r&egrave;glement fut &eacute;dict&eacute; qui sert encore de base au r&eacute;gime agraire actuel.
+La corv&eacute;e est abolie absolument. La prestation du kmet est fix&eacute;e, au
+maximum, &agrave; la moiti&eacute; du produit, si le propri&eacute;taire fournit les
+b&acirc;timents, le b&eacute;tail et les instrumens aratoires; au tiers, <i>tr&eacute;tina</i>,
+si le capital d'exploitation appartient au cultivateur. Celui-ci doit,
+en tout cas, livrer la moiti&eacute; du foin au domicile du ma&icirc;tre. Mais,
+d'autre part, celui-ci doit supporter le tiers de l'imp&ocirc;t sur les
+maisons (<i>verghi</i>). La d&icirc;me qui revient &agrave; l'&Eacute;tat est d'abord d&eacute;duite.
+Dans les districts peu fertiles, le rayah paye seulement le quart, le
+cinqui&egrave;me ou m&ecirc;me le sixi&egrave;me du produit. Tant que le tenancier remplit
+ses obligations, il ne peut &ecirc;tre &eacute;vinc&eacute;, mais il n'est pas attach&eacute; &agrave; la
+gl&egrave;be, il est libre de quitter; seulement, en fait, o&ugrave; irait-il et quel
+est le propri&eacute;taire musulman qui' voudrait recevoir le d&eacute;serteur? Les
+chr&eacute;tiens pouvaient d&eacute;sormais acqu&eacute;rir les biens-fonds: faveur
+illusoire; les begs ne leur laissaient pas de ressources suffisantes
+pour en profiter.</p>
+
+<p>Ce r&egrave;glement aurait d&ucirc; mettre fin aux souffrances des tenanciers, car il
+&eacute;tablissait un r&eacute;gime agraire qui n'est autre que le m&eacute;tayage en
+vigueur dans le midi de la France, dans une grande partie de l'Espagne
+et de l'Italie et sur les biens eccl&eacute;siastiques, en Croatie, sous le nom
+de <i>polovina</i>. En r&eacute;alit&eacute;, le sort des infortun&eacute;s kmets devint plus
+affreux que jamais. Exasp&eacute;r&eacute;s des garanties accord&eacute;es aux rayas, dans
+lesquelles ils voyaient une violation de leurs droits s&eacute;culaires, les
+propri&eacute;taires musulmans d&eacute;pouill&egrave;rent et maltrait&egrave;rent plus
+impitoyablement que jamais les paysans qui n'avaient de recours ni
+aupr&egrave;s des juges ni aupr&egrave;s des fonctionnaires turcs, tous mahom&eacute;tans et
+hostiles. Les rayas bosniaques cherch&egrave;rent de nouveau leur salut dans
+l'&eacute;migration. On se rappelle les sc&egrave;nes de ce lamentable exede qui
+&eacute;murent toute l'Europe en 1873 et en 1874. Les Herz&eacute;goviniens, plus
+&eacute;nergiques et soutenus par leurs voisins les Mont&eacute;n&eacute;grins, se
+soulev&egrave;rent, et ainsi commen&ccedil;a la m&eacute;morable insurrection d'o&ugrave; sont
+sortis les grands &eacute;v&eacute;nements qui ont si profond&eacute;ment modifi&eacute; la
+situation de la P&eacute;ninsule.</p>
+
+<p>L'expos&eacute; de la l&eacute;gislation agraire ne donne aucune id&eacute;e des effets
+qu'elle produisait, par suite de la fa&ccedil;on dont elle &eacute;tait appliqu&eacute;e. Je
+crois donc utile de faire conna&icirc;tre avec quelques d&eacute;tails la condition
+des rayas en Bosnie, pendant les derni&egrave;res ann&eacute;es du r&eacute;gime turc, pour
+deux motifs: d'abord, pour montrer qu'il n'est pas un homme de bien, &agrave;
+quelque nationalit&eacute; qu'il appartienne, qui ne doive b&eacute;nir l'occupation
+autrichienne; en second lieu, pour faire comprendre quel est
+actuellement le sort des rayas de la Mac&eacute;doine, que la Russie avait
+affranchie par le trait&eacute; de San Stefano et que lord Beaconsfield a remis
+en esclavage, aux applaudissements de l'Europe aveugl&eacute;e. En &eacute;crivant
+ceci, je reste fid&egrave;le aux traditions du lib&eacute;ralisme occidental.
+Saint-Marc Girardin n'a cess&eacute; de d&eacute;fendre avec une admirable &eacute;loquence,
+une pr&eacute;voyance &eacute;clair&eacute;e et une connaissance parfaite des faits, les
+droits des rayas, foul&eacute;s et martyris&eacute;s, gr&acirc;ce &agrave; l'appui que l'Angleterre
+accordait nagu&egrave;re &agrave; la Turquie. La situation agraire de la Bosnie avait
+une grande ressemblance avec celle de l'Irlande. Ceux qui cultivent la
+terre &eacute;taient tenus de livrer tout le produit net &agrave; des propri&eacute;taires
+d'une religion diff&eacute;rente: mais tandis que le landlord anglais &eacute;tait
+retenu dans la voie des exactions par un certain sentiment de charit&eacute;
+chr&eacute;tienne, par le point d'honneur du gentleman et par l'opinion
+publique, le beg musulman &eacute;tait pouss&eacute; par sa religion &agrave; voir dans le
+raya un chien, un ennemi qu'on peut tuer et, par cons&eacute;quent, d&eacute;pouiller
+sans merci. Plus le propri&eacute;taire anglais est consciencieux et religieux,
+plus il &eacute;pargne ses tenanciers; plus le musulman s'inspire du Koran,
+plus il est impitoyable. Quand la Porte a proclam&eacute; ce principe, emprunt&eacute;
+&agrave; l'Occident, l'&eacute;galit&eacute; de tous ses sujets, sans distinction de race ou
+de religion, les begs auraient volontiers extermin&eacute; les kmets, s'ils
+n'avaient pas, du m&ecirc;me coup, tari la source de leurs revenus. Ils se
+content&egrave;rent de rendre l'in&eacute;galit&eacute; plus cruelle qu'auparavant. Les maux
+sans nombre et sans nom qu'ont soufferts les rayas en Bosnie, dans leurs
+villages &eacute;cart&eacute;s, ont ordinairement pass&eacute; inaper&ccedil;us. Qui les aurait fait
+conna&icirc;tre? Mais la po&eacute;sie nationale en a conserv&eacute; le souvenir. C'est
+dans leurs chants populaires, r&eacute;p&eacute;t&eacute;s, le soir, &agrave; la veill&eacute;e, avec
+accompagnement de la guzla, que les Jougo-Slaves ont exprim&eacute; leurs
+souffrances et leurs esp&eacute;rances. Parmi le grand nombre de ces <i>Junatchke
+pjesme</i> qui parlent de leur long martyr, j'en r&eacute;sumerai un seul, la mort
+de Tchengitch.</p>
+
+<p>Aga-Tchengitch &eacute;tait gouverneur de l'Herz&eacute;govine. Tr&egrave;s brave, il avait,
+dit-on, tu&eacute; de sa main cent Mont&eacute;n&eacute;grins au combat de Grahowa, en 1836;
+quoiqu'il f&ucirc;t de sang slave, comme son nom l'indique, il traquait les
+paysans avec une f&eacute;rocit&eacute; inou&iuml;e. Le <i>pjesme</i> le repr&eacute;sente levant la
+capitation d&eacute;test&eacute;e, impos&eacute;e aux chr&eacute;tiens comme signe de leur
+servitude, le haradsch. Il s'adresse &agrave; ses satellites: &laquo;Allons, Mujo,
+Hassan, Orner et Jasar, debout, mes bons dogues! A la chasse de ces
+chr&eacute;tiens! Nous allons les voir courir.&raquo; Mais les rayas n'ont plus rien:
+ils ne peuvent payer ni le haradsch ni les sequins que Tchengitch exige
+pour lui. C'est en vain qu'on les frappe, qu'on les torture, que sous
+leurs yeux on d&eacute;shonore leurs femmes et leurs filles, ils s'&eacute;crient: &laquo;La
+faim nous presse, seigneur, notre mis&egrave;re est extr&ecirc;me. Ayez piti&eacute;! cinq
+ou six jours seulement et nous rassemblerons le haradsch en mendiant.&raquo;
+Tchengitch, furieux, r&eacute;pond: &laquo;Le haradsch! Il me faut le haradsch! Tu le
+payeras!&raquo; Les rayas reprennent: &laquo;Oh! du pain, ma&icirc;tre, en gr&acirc;ce! qu'au
+moins une fois nous puissions manger du pain!&raquo; Les bourreaux inventent
+de nouveaux tourments, mais ils ne tuent pas leurs victimes. &laquo;Prenez
+garde, s'&eacute;cria le gouverneur, il ne faut pas perdre le haradsch. Avec le
+raya, le haradsch dispara&icirc;t.&raquo; Un prisonnier mont&eacute;n&eacute;grin, le vieux Durak,
+demande gr&acirc;ce pour les malheureux. Tchengitch le fait pendre. Alors le
+vengeur ne tarde pas &agrave; para&icirc;tre: c'est Nowitsa, le fils de Durak. Il est
+mahom&eacute;tan; mais il se fait baptiser pour se joindre &agrave; la bande, &agrave; la
+<i>tcheta</i> mont&eacute;n&eacute;grine, qui va faire une incursion en Herz&eacute;govine. C'est
+le soir. Tchengitch se repose de ses ex&eacute;cutions dans les villages. Il
+fume son tchibouk, tandis que l'agneau r&ocirc;tit &agrave; la broche pour le souper.
+Il a fait suspendre pr&egrave;s de lui, &agrave; un grand tilleul, les rayas qu'il a
+emmen&eacute;s. Pour se distraire, il a fait allumer sous leurs pieds un grand
+feu de paille. Mais leurs cris, au lieu de l'amuser, l'exasp&egrave;rent. Il
+rugit furieux: &laquo;Qu'on en finisse avec ces chr&eacute;tiens. Prenez des
+yataghans bien aiguis&eacute;s, des pieux pointus et de l'huile bouillante.
+D&eacute;cha&icirc;nez les puissances de l'enfer. Je suis un h&eacute;ros! Les chants le
+redisent; c'est pourquoi tous doivent mourir.&raquo; En ce moment, les coups
+de feu de la tcheta mont&eacute;n&eacute;grine blessent et tuent le gouverneur et ses
+hommes. Nowitsa se pr&eacute;cipite sur Tchengitch mort, pour lui couper la
+t&ecirc;te, mais Hassan lui plonge son poignard dans le c&#339;ur.</p>
+
+<p>Voici maintenant les faits qui prouvent que la po&eacute;sie populaire &eacute;tait un
+reflet exact de la r&eacute;alit&eacute;. Le kmet devait payer au beg la moiti&eacute; ou le
+tiers du produit; mais il devait le livrer en argent et non plus en
+nature, comme autrefois. On comprend la difficult&eacute; de convertir des
+denr&eacute;es agricoles en &eacute;cus, dans ces villages &eacute;cart&eacute;s, sans route, sans
+commerce et o&ugrave; chaque famille r&eacute;colte le peu qu'il lui faut pour
+subsister. Autre cause de mis&egrave;res, de tracasseries et d'extorsions: le
+kmet ne pouvait couper le ma&iuml;s, le bl&eacute;, le foin ou r&eacute;colter les prunes,
+sans que le beg ne v&icirc;nt constater sur place la part qui lui revenait.
+Le beg &eacute;tait-il en voyage, retenu par ses plaisirs, ou refusait-il de
+venir jusqu'&agrave; ce qu'il e&ucirc;t &eacute;t&eacute; satisfait &agrave; l'une ou l'autre de ses
+exigences, le kmet voyait pourrir sa r&eacute;colte sans recours possible.
+C'&eacute;tait la ruine, la faim. Nul ne pouvait lui venir en aide. Si, apr&egrave;s
+que la part du beg avait &eacute;t&eacute; fix&eacute;e, une gr&ecirc;le, une inondation ou tout
+autre accident an&eacute;antissait le produit, en partie ou en totalit&eacute;, le
+kmet ne pouvait rien d&eacute;duire de la redevance arr&ecirc;t&eacute;e. Il devait livrer
+parfois plus qu'il n'avait r&eacute;colt&eacute;. La d&icirc;me, <i>desetina</i>, se percevait de
+la m&ecirc;me fa&ccedil;on. Le kmet devait se soumettre &agrave; toutes les exigences de
+l'agent du fisc. Comme la perception des imp&ocirc;ts &eacute;tait afferm&eacute;e au plus
+offrant, les receveurs n'avaient d'autres moyens de faire une bonne
+affaire que d'extorquer le plus possible aux paysans. Il fallait, en
+outre, satisfaire &agrave; la rapacit&eacute; des agents subalternes. Le raya ne
+pouvait s'adresser aux tribunaux; son t&eacute;moignage n'&eacute;tait pas re&ccedil;u, et,
+d'ailleurs, les juges ayant obtenu leur place &agrave; prix d'argent,
+d&eacute;cidaient en faveur de qui les payait. Le raya, vil b&eacute;tail et pauvre,
+ne pouvait songer &agrave; leur demander justice. Les juges principaux, les
+cadis, &eacute;taient des Turcs nomm&eacute;s par lescheik-ul-islam et envoy&eacute;s de
+Constantinople; ils ne comprenaient pas la langue du pays; et les juges
+adjoints, les <i>muselins</i>, nomm&eacute;s par le gouverneur (<i>vizir</i>), ne
+recevant aucun traitement, ne vivaient que de concussions. Devant les
+muselins, qui avaient la confiance des autorit&eacute;s, tout le monde
+tremblait.</p>
+
+<p>Seuls, les chefs des villages osaient parfois &eacute;lever la voix pour se
+plaindre. Ils se pr&eacute;sentaient au Konak, devant le gouverneur g&eacute;n&eacute;ral,
+se jetaient &agrave; ses pieds, peignaient la mis&egrave;re des kmets et parfois
+obtenaient quelque remise d'imp&ocirc;ts; mais souvent aussi ils payaient cher
+leur audace. Les begs et les malmudirs, agents du fisc, contre lesquels
+les kmets avaient r&eacute;clam&eacute;, l&acirc;chaient sur eux les zaptiehs. Les zaptiehs
+formaient la gendarmerie. Ils &eacute;taient plus redout&eacute;s des rayas que les
+janissaires d'autrefois, car ils &eacute;taient plus mal pay&eacute;s. Ils
+parcouraient les villages, vivant &agrave; merci chez les habitants, les
+ran&ccedil;onnant sans piti&eacute;. Les prisons &eacute;taient des caves ou des
+culs-de-basse obscurs, infects et remplis d'immondices, o&ugrave; l'on jetaient
+les malheureux, les pieds et les mains li&eacute;s, sans jugement, et par
+troupes, quand on craignait quelque soul&egrave;vement et qu'on voulait
+terroriser les chr&eacute;tiens. Du pain de ma&iuml;s et de l'eau &eacute;taient tout ce
+qu'ils recevaient, quand on ne les laissait pas mourir de faim. Ce que
+M. Gladstone a racont&eacute; des prisons de Naples sous les Bourbons, et le
+prince Krapotkine, dans la <i>XIXe Century</i>, des prisons russes, est
+couleur de rose aupr&egrave;s de ce qu'on dit des prisons turques. Le capitaine
+autrichien Gustave Th&#339;mmel rapporte, dans son excellent livre.
+<i>Beschreibiing des Vilajet Bosniens</i> (p. 195), quelques-uns des moyens
+de torture qu'employaient les agents du fisc pour faire rentrer les
+imp&ocirc;ts en retard: ils suspendaient les paysans &agrave; des arbres, au-dessus
+d'un grand feu, ou les attachaient sans v&ecirc;tements &agrave; des poteaux, en
+plein hiver, ou bien les couvraient d'eau froide qui gelait leurs
+membres raidis. Les rayas n'osaient pas se plaindre, crainte d'&ecirc;tre
+jet&eacute;s en prison ou maltrait&eacute;s d'autre fa&ccedil;on. Le chant de Tchengitch
+n'&eacute;tait donc pas une fiction.</p>
+
+<p>Quand la Porte envoyait en Bosnie des troupes irr&eacute;guli&egrave;res pour
+comprimer les insurrections, le pays &eacute;tait mis &agrave; feu et &agrave; sang aussi
+cruellement que lors des premi&egrave;res invasions des barbares. En 1876, les
+<i>Bulgarian atr&ocirc;cities</i>, qui ont inspir&eacute; &agrave; M. Gladstone ses admirables
+philippiques, ont &eacute;t&eacute; d&eacute;pass&eacute;es ici dans vingt districts diff&eacute;rents: des
+villages, des bourgs ont &eacute;t&eacute; compl&egrave;tement br&ucirc;l&eacute;s et les habitants
+massacr&eacute;s. Les environs de Biatch, de Livno, de Glamotch et de Gradiska
+furent transform&eacute;s en d&eacute;serts. Des cinquante-deux localit&eacute;s du district
+de Gradiska, quatre seulement rest&egrave;rent intactes. Les bourgs de
+P&eacute;trovacs, de Majdan, de Krupa, de Kljutch, de Kulen-Vakouf, de
+Glamotch, furent incendi&eacute;s &agrave; plusieurs reprises, afin que l'&#339;uvre de
+destruction f&ucirc;t parfaite. Les bandes ottomanes, craignant une
+insurrection g&eacute;n&eacute;rale des rayas, voulaient les contenir par la terreur.
+A cet effet, on tuait syst&eacute;matiquement ceux qu'on soup&ccedil;onnait hostiles,
+et leurs t&ecirc;tes &eacute;taient expos&eacute;es dans les lieux les plus en vue, fix&eacute;es
+sur des pieux. Les paysans fuyaient en foule dans les bois, dans les
+montagnes, en Autriche. Quand ils passaient la fronti&egrave;re ou traversaient
+la Save, les gendarmes musulmans les abattaient &agrave; coups de fusil. Le
+nombre des r&eacute;fugi&eacute;s, en Autriche, s'&eacute;leva, dit-on, &agrave; plus de cent mille,
+et les secours qui leur furent distribu&eacute;s s'&eacute;lev&egrave;rent &agrave; 2,122,000
+florins en une ann&eacute;e seulement, 1876.</p>
+
+<p>L'enl&egrave;vement des jeunes femmes, et surtout le rapt des fianc&eacute;es, le jour
+du mariage, &eacute;tait un des sports favoris des jeunes begs. On peut relire
+ce qu'&eacute;crivait &agrave; ce sujet dans la <i>Revue des Deux Mondes</i> (15 f&eacute;v. et
+1er avril 1861) M. Saint-Marc Girardin, en s'appuyant sur les rapports,
+des consuls anglais, <i>Reports of consuls on the christians in Turkey</i>.
+Les Turcs professaient sur ce point la th&eacute;orie du mariage exogame.
+N'&eacute;tait-ce pas d'ailleurs, dans tout l'empire ottoman, le moyen habituel
+de recruter le personnel f&eacute;minin des harems? Ils avaient &agrave; ce sujet des
+id&eacute;es compl&egrave;tement diff&eacute;rentes des n&ocirc;tres. M. Kanitz, l'auteur des beaux
+volumes sur la Serbie et la Bulgarie, s'adresse &agrave; un pacha qui est
+envoy&eacute; par la Porte &agrave; Widdin, pour mettre un terme aux violences dont se
+plaignaient les chr&eacute;tiens, et il l'interroge au sujet de l'enl&egrave;vement
+des jeunes filles. Le pacha lui r&eacute;pond en souriant: &laquo;Je ne comprends pas
+pourquoi les rayas se plaignent. Leurs filles ne seront-elles, pas bien
+plus heureuses dans nos harems que dans leurs huttes, o&ugrave; elles meurent
+de faim et travaillent comme des chevaux?&raquo;</p>
+
+<p>Le Turc n'est pas m&eacute;chant, et nous n'avons pas le droit de nous montrer
+trop s&eacute;v&egrave;re quand on se rappelle comment les chr&eacute;tiens ont &eacute;gorg&eacute;
+d'autres chr&eacute;tiens, avec quelle cruaut&eacute;, par exemple, les Espagnols ont
+massacr&eacute; par milliers les protestants aux Pays-Bas. Mais les iniquit&eacute;s
+et les atrocit&eacute;s dont ont souffert si longtemps les rayas en Bosnie
+doivent n&eacute;cessairement se renouveler dans toutes les provinces de la
+Turquie,, o&ugrave; les chr&eacute;tiens gagnent en population et en richesse, tandis
+que les musulmans diminuent en nombre et s'appauvrissent. Leur d&eacute;cadence
+aigrit ceux-ci et les irrite; ils s'en prennent &agrave; ceux qui sont livr&eacute;s &agrave;
+leur merci, ce qui n'est que trop naturel. Comment retenir la puissance
+qui va leur &eacute;chapper? Par la terreur. Ils appliquent la th&eacute;orie des
+massacres de septembre 1793. Ils se sentent assi&eacute;g&eacute;s; ils se croient en
+&eacute;tat de l&eacute;gitime d&eacute;fense, et aucun des motifs d'humanit&eacute; qui auraient d&ucirc;
+arr&ecirc;ter, au XVIe si&egrave;cle, les bourreaux chr&eacute;tiens, n'existent pour eux. A
+leurs yeux, les rayas ne sont que du b&eacute;tail, comme le mot le dit. Mettez
+&agrave; la place des Turcs des Europ&eacute;ens, useront-ils de proc&eacute;d&eacute;s plus doux?
+H&eacute;las! trop souvent les situations font les hommes. Il est parfaitement
+inutile de pr&ecirc;cher le respect de la justice &agrave; des ma&icirc;tres
+tout-puissants, qui tremblent de voir s'&eacute;lever contre eux des millions
+d'infortun&eacute;s, dont les forces augmentent chaque jour. Ce qu'il faut
+faire, c'est mettre un terme &agrave; une situation funeste, qui transformerait
+des anges en d&eacute;mons.</p>
+
+<p>Voici un tableau sommaire des imp&ocirc;ts existant en Bosnie sous le r&eacute;gime
+turc avec leur rendement moyen. Cela peut avoir quelque int&eacute;r&ecirc;t, parce
+que l'Autriche a d&ucirc; les conserver en grande partie et aussi parce que le
+m&ecirc;me r&eacute;gime fiscal est encore en vigueur dans les provinces de l'empire
+ottoman: 1&deg; la d&icirc;me (<i>askar</i>) pr&eacute;lev&eacute;e sur tous les produits du sol,
+r&eacute;coltes, fruits, bois, poissons, minerais, produit de 5 &agrave; 8 millions de
+francs; 2&deg; le <i>verghi</i>, imp&ocirc;t de 4 par 1,000 sur la valeur de tous les
+biens-fonds, maisons et terres, valeur fix&eacute;e dans les registres des
+tapous; imp&ocirc;t de 3 p. c. sur le revenu net, industriel ou commercial;
+imp&ocirc;t de 4 p. c. sur le revenu des maisons lou&eacute;es: produit de ces trois
+taxes, environ 2 millions de francs; 3&deg; l'<i>askerabedelia</i>, imp&ocirc;t de 28
+piastres (l piastre = 20 &agrave; 25 centimes) par t&ecirc;te de m&acirc;le adulte
+chr&eacute;tien, pour l'exempter du service militaire. Cet imp&ocirc;t rempla&ccedil;ait
+l'ancienne capitation, le haradsch, mais il &eacute;tait deux fois plus lourd;
+il avait produit, en 1876, 1,350,000 francs; 4&deg; imp&ocirc;t sur le b&eacute;tail, 2
+piastres pour mouton et ch&egrave;vre, 4 piastres par t&ecirc;te de b&ecirc;te &agrave; cornes de
+plus d'un an: produit, en 1876, 1,168,000 francs; 5&deg; imp&ocirc;t de 2 1/2 p.
+c. sur la vente des chevaux et des b&ecirc;tes &agrave; cornes; 6&deg; taxes sur les
+scieries, sur les timbres, sur les ruches, sur les mati&egrave;res
+tinctoriales, sur les sangsues, sur les cabarets, etc.: produit,
+1,100,000 francs; 7&deg; taxes tr&egrave;s vari&eacute;es et compliqu&eacute;es sur le tabac, le
+caf&eacute;, le sel: produit, 2 &agrave; 3 millions. Total des recettes du fisc,
+environ 15 millions, ce qui, &agrave; r&eacute;partir sur une population de 1,158,453
+habitants, fait environ 13 francs par t&ecirc;te. C'est peu, semble-t-il. Un
+Fran&ccedil;ais paye huit &agrave; neuf fois plus qu'un Bosniaque. Cependant le
+premier porte jusqu'&agrave; pr&eacute;sent son fardeau assez all&egrave;grement, tandis que
+le second succombait et mourait de mis&egrave;re. Motif de la diff&eacute;rence: en
+France, pays riche, tout se vend cher; en Bosnie, pays tr&egrave;s pauvre, on
+ne peut faire argent de presque rien. Ici, ces nombreux imp&ocirc;ts &eacute;taient
+tr&egrave;s mal assis et, en outre, per&ccedil;us de la fa&ccedil;on la plus tracassi&egrave;re, la
+plus inique, la mieux faite pour d&eacute;courager le travail. C'est ainsi que
+la taxe sur le tabac en diminuait la culture. Il en &eacute;tait de m&ecirc;me
+partout. Quand il fut introduit dans le district de Sinope, en 1876, la
+production tomba brusquement de 4,500,000 &agrave; 40,000 kilogrammes. Les
+imp&ocirc;ts directs se percevaient par r&eacute;partition, c'est-&agrave;-dire que chaque
+village avait &agrave; payer une somme fixe qui &eacute;tait alors r&eacute;partie entre les
+habitants par les autorit&eacute;s locales. Nouvelle source d'iniquit&eacute;s; car
+les puissants et les riches rejetaient la charg&eacute; sur les pauvres. Il
+fallait y ajouter encore la rapacit&eacute; des percepteurs subalternes qui
+for&ccedil;aient les contribuables &agrave; leur payer un tribut.</p>
+
+<p>Le gouvernement autrichien n'a pu encore r&eacute;former ce d&eacute;testable syst&egrave;me
+fiscal. Il attend, pour le faire, que le cadastre soit termin&eacute;; mais il
+a aboli la taxe qui frappait les chr&eacute;tiens pour l'exemption du service
+militaire, parce que maintenant tous y sont astreints. L'ordre, l'&eacute;quit&eacute;
+qui pr&eacute;sident aujourd'hui &agrave; la perception ont d&eacute;j&agrave; apport&eacute; un grand
+soulagement. La d&icirc;me a cet avantage de proportionner l'imp&ocirc;t &agrave; la
+r&eacute;colte, mais il a ce vice capital d'emp&ecirc;cher les am&eacute;liorations, puisque
+le cultivateur, qui en fait tous les frais, ne touche qu'une part des
+b&eacute;n&eacute;fices. En outre, la d&icirc;me, payable en argent, se calcule d'apr&egrave;s le
+prix moyen des denr&eacute;es dans le district au moment o&ugrave; la r&eacute;colte va &ecirc;tre
+battue, c'est-&agrave;-dire quand tout est plus cher que quand le paysan devra
+vendre, apr&egrave;s la r&eacute;colte faite. Il vaudrait mieux introduire un imp&ocirc;t
+foncier, fix&eacute; d&eacute;finitivement d'apr&egrave;s la productivit&eacute; du sol.</p>
+
+<p>L'Autriche s'efforce aussi de r&eacute;gler la question agraire. Mais ici les
+difficult&eacute;s sont grandes. La premi&egrave;re chose &agrave; faire est de d&eacute;terminer
+exactement les obligations de chaque tenancier &agrave; l'&eacute;gard de son
+propri&eacute;taire. L'administration veut les faire constater dans un document
+&eacute;crit, r&eacute;dig&eacute; par l'autorit&eacute; locale en pr&eacute;sence de l'aga et du kmet.
+Mais l'aga se d&eacute;robe, parce qu'il compte sans doute r&eacute;cup&eacute;rer ses
+pouvoirs arbitraires quand les Autrichiens seront expuls&eacute;s, et le kmet
+ne veut pas se lier, parce qu'il esp&egrave;re toujours des r&eacute;ductions
+ult&eacute;rieures. Cependant des milliers de r&egrave;glements de ce genre ont d&eacute;j&agrave;
+&eacute;t&eacute; enregistr&eacute;s. La fixation de la tretina et de la d&icirc;me se fait
+maintenant &agrave; une &eacute;poque d&eacute;termin&eacute;e par l'autorit&eacute; locale. Kmet et aga
+sont convoqu&eacute;s et, s'ils ne s'accordent pas, des juges adjoints,
+<i>medschliss</i>, d&eacute;cident. C'est l'administration et non le juge qui,
+jusqu'&agrave; pr&eacute;sent, r&egrave;gle tous les diff&eacute;rends agraires. D'apr&egrave;s ce que nous
+apprend M. de K&aacute;llay dans son rapport aux d&eacute;l&eacute;gations, les imp&ocirc;ts
+rentrent bien (novembre 1883). Les arri&eacute;r&eacute;s m&ecirc;me sont pay&eacute;s, et il n'y a
+gu&egrave;re de cas o&ugrave; il faille recourir aux moyens d'ex&eacute;cution. M. de K&aacute;llay
+se f&eacute;licite de ce que le nombre des diff&eacute;rends agraires soit si peu
+consid&eacute;rable. Ainsi, au mois de septembre de 1883, il n'en existait dans
+tous les pays que 451, dont 280 ont &eacute;t&eacute; r&eacute;gl&eacute;s par l'intervention de
+l'administration dans le courant du m&ecirc;me mois. Le nombre de ces
+diff&eacute;rends va en diminuant rapidement: il y en a eu 6,255 en 1881, 4,070
+en 1882 et seulement 3,924 en 1883. Pour l'Herz&eacute;govine, consid&eacute;r&eacute;e &agrave;
+part, le progr&egrave;s est encore plus marqu&eacute;: le chiffre tombe, de 1823 en
+1882, &agrave; 723 en 1883. C'est peu, quand on songe qu'&agrave; la suite des
+nouvelles lois agraires en Irlande, les tribunaux sp&eacute;ciaux ont eu &agrave;
+d&eacute;cider pr&egrave;s de cent mille contestations entre propri&eacute;taires et
+tenanciers. Seulement, il ne faut pas oublier que le pauvre kmet, sur
+qui toute r&eacute;sistance aux exigences de ses ma&icirc;tres attirait un
+redoublement d'oppression et de mauvais traitements, est bien mal
+pr&eacute;par&eacute; pour faire valoir ses droits. M. de K&aacute;llay a donc grande raison
+de dire qu'il les recommande &agrave; la sollicitude de ses fonctionnaires.</p>
+
+<p>Le r&egrave;glement de toute question agraire est chose des plus d&eacute;licates;
+mais elle l'est surtout en Bosnie, &agrave; cause de la situation particuli&egrave;re
+qui est faite au gouvernement autrichien. D'une part, il est oblig&eacute;
+d'am&eacute;liorer la condition des rayas, puisque c'est l'exc&egrave;s de leurs maux
+qui a provoqu&eacute; l'occupation et qui l'a l&eacute;gitim&eacute;e aux yeux des
+signataires du trait&eacute; de Berlin et de toute l'Europe. Mais, d'autre
+part, en prenant possession de cette province, le gouvernement
+austro-hongrois s'est engag&eacute; envers la Porte &agrave; respecter, les droits de
+propri&eacute;t&eacute; des musulmans, et, d'ailleurs, ceux-ci constituent une
+population fi&egrave;re, belliqueuse, qui a oppos&eacute; aux troupes autrichiennes
+une r&eacute;sistance d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;e et qui, pouss&eacute;e &agrave; bout, pourrait encore tenter
+une insurrection ou tout au moins des r&eacute;sistances &agrave; main arm&eacute;e. Il y a
+donc deux motifs de la m&eacute;nager: il est impossible de les r&eacute;duire
+sommairement &agrave; la portion congrue, comme M. Gladstone l'a fait pour les
+landlords irlandais. On conseille beaucoup au gouvernement d'appliquer
+ici le r&egrave;glement qui a r&eacute;ussi en Hongrie apr&egrave;s 1848: une part du sol
+deviendrait la propri&eacute;t&eacute; absolue du kmet, une autre celle de l'aga, et
+celui-ci recevrait une indemnit&eacute; en argent, pay&eacute;e en partie par le kmet,
+en partie par le fisc. Mais l'ex&eacute;cution de ce plan para&icirc;t impossible. Le
+kmet n'a pas d'argent et le fisc pas davantage. L'aga se croirait
+d&eacute;pouill&eacute;, et il le serait, en effet, car il ne pourrait faire valoir la
+part du sol qui lui reviendrait. Il faut appeler des colons, disent
+d'autres. C'est parfait, mais cela n'am&eacute;liorerait pas la condition des
+rayas.</p>
+
+<p>En 1881, le gouvernement a &eacute;dict&eacute; un r&egrave;glement pour le district de
+Gacsko qui assurait de notables avantages aux krnets,, et il comptait
+successivement en publier de semblables pour les autres,
+circonscriptions, mais: l'insurrection de 1881 y mit obstacle. Cependant
+le r&egrave;glement de Gacsko est rest&eacute; en vigueur. D'apr&egrave;s celui-ci, le kmet
+ne doit livrer &agrave; l'aga que le quart des c&eacute;r&eacute;ales de toute nature, dont
+il peut d&eacute;duire la semence, le tiers du foin des vall&eacute;es et le quart du
+foin des montagnes. J'ai sous les yeux une protestation tr&egrave;s vive,
+r&eacute;dig&eacute;e par les repr&eacute;sentants des agas des districts de Ljubinje, Bilek,
+Trebinge, Stolatch et Gacsko, dans laquelle ils se plaignent que
+l'autorit&eacute; ait r&eacute;duit les prestations des kmets de la moiti&eacute; au tiers ou
+du tiers au quart. Mais leurs r&eacute;clamations paraissent mal fond&eacute;es de
+toute fa&ccedil;on. Le r&egrave;glement organique turc du 14 sefer 1276 (1856), qu'ils
+invoquent, n'impose au kmet que le paiement du tiers, <i>tretina</i>, quand
+la maison et le b&eacute;tail lui appartiennent, et c'est presque toujours la
+cas. En outre, il est certain que c'est par une s&eacute;rie d'usurpations que
+les begs et les agas ont &eacute;lev&eacute; leur part du dixi&egrave;me, fix&eacute;e d'abord par
+les conqu&eacute;rants eux-m&ecirc;mes, au tiers et &agrave; la moiti&eacute;. Le gouvernement
+autrichien a les meilleures raisons poux trancher tous les cas douteux
+en faveur des tenanciers; tout le lui commande: d'abord, l'&eacute;quit&eacute; et
+l'humanit&eacute;; ensuite, la mission de r&eacute;paration que l'Europe lui a
+confi&eacute;e; enfin et surtout, l'int&eacute;r&ecirc;t &eacute;conomique. Le kmet est le
+producteur de la richesse. C'est lui dont il faut stimuler l'activit&eacute; en
+lui assurant la pleine jouissance de tout le surplus qu'il pourra
+r&eacute;colter. L'aga est le frelon oisif, dont les exactions sont le
+principal obstacle &agrave; toute am&eacute;lioration. On ne peut, d'aucune mani&egrave;re,
+le comparer, au propri&eacute;taire europ&eacute;en, qui contribue parfois &agrave; augmenter
+la productivit&eacute; du sol et qui donne l'exemple du progr&egrave;s agricole. Les
+agas n'ont jamais rien fait et ne feront jamais rien pour l'agriculture.</p>
+
+<p>Quoique je n'ignore pas combien il est difficile &agrave; un &eacute;tranger
+d'indiquer des r&eacute;formes &agrave; propos d'une question aussi complexe, voici
+celles qui me sont sugg&eacute;r&eacute;es par une &eacute;tude attentive des conditions
+agraires dans les diff&eacute;rents pays du globe. Tout d'abord, ne pas &eacute;couter
+les impatients et &eacute;viter les changements brusques, et violents; se
+garder de transformer les kmets en simples locataires, qu'on peut
+&eacute;vincer ou dont on peut augmenter &agrave; volont&eacute; le fermage, comme l'ont fait
+malheureusement les Anglais dans plusieurs provinces de l'Inde; au
+contraire, consacrer d&eacute;finitivement le droit d'occupation h&eacute;r&eacute;ditaire,
+le <i>jus in re</i>, que la coutume ancienne leur reconnaissait et qu'en
+g&eacute;n&eacute;ral les agas eux-m&ecirc;mes ne contestent pas; quand le cadastre sera
+achev&eacute; et que les prestations dues par chaque tchiflik ou exploitation
+auront &eacute;t&eacute; contradictoirement d&eacute;termin&eacute;es, transformer la d&icirc;me en un
+imp&ocirc;t foncier et la <i>tretina</i> en un fermage fixe et invariable, afin que
+le b&eacute;n&eacute;fice des am&eacute;liorations profite compl&egrave;tement aux cultivateurs qui
+les ex&eacute;cuteront et les engage, par cons&eacute;quent, &agrave; en faire. Au
+commencement, dans les mauvaises ann&eacute;es, il faudra accorder peut-&ecirc;tre
+quelque r&eacute;pit aux kmets; mais le prix des denr&eacute;es augmentera rapidement
+par l'influence des routes et de la circulation plus active de
+l'argent; la charge pesant sur les tenanciers s'all&eacute;gera donc sans
+cesse. Peu &agrave; peu, avec leurs &eacute;conomies, ils pourront racheter la rente
+perp&eacute;tuelle qui gr&egrave;ve la terre qu'ils occupent et acqu&eacute;rir ainsi une
+propri&eacute;t&eacute; pleine et libre. En attendant, ils jouiront de ces deux
+privil&egrave;ges si vivement r&eacute;clam&eacute;s par les tenanciers irlandais, <i>fixity of
+tenure</i> et <i>fixity of rent</i>, c'est-&agrave;-dire le droit d'occupation
+perp&eacute;tuelle, moyennant un fermage fixe. Ils seront dans la situation de
+ces fermiers h&eacute;r&eacute;ditaires, &agrave; qui le <i>Beklemregt</i> en Groningue et
+l'<i>Aforamento</i> dans le nord du Portugal assurent une situation si ais&eacute;e,
+obtenue par une culture tr&egrave;s soign&eacute;e.</p>
+
+<p>L'&Eacute;tat peut encore venir en aide aux kmets d'une autre fa&ccedil;on. D'apr&egrave;s le
+droit musulman, toutes les for&ecirc;ts et les p&acirc;turages qui y sont enclav&eacute;s
+apparu tiennent au souverain. On affirme aussi qu'il y a un grand nombre
+de domaines, dont les begs se sont ind&ucirc;ment empar&eacute;s. L'&Eacute;tat doit
+&eacute;nergiquement faire valoir ses droits: d'abord pour garantir la
+conservation des bois; en second lieu, afin de pouvoir faire des
+concessions de terrains &agrave; des colons &eacute;trangers et aux familles indig&egrave;nes
+laborieuses. Pendant son voyage de l'&eacute;t&eacute; 1883 en Bosnie, M. de K&aacute;llay a
+pu constater que le d&eacute;frichement mettait en valeur beaucoup de terrains
+vagues appartenant &agrave; l'&Eacute;tat et que la taxe pay&eacute;e de ce chef
+s'accroissait d'une fa&ccedil;on tout &agrave; fait extraordinaire. Sympt&ocirc;me
+excellent, car il prouve que, d&egrave;s qu'ils auront la s&eacute;curit&eacute;, les paysans
+&eacute;tendront leurs cultures. De cette fa&ccedil;on, la population et la richesse
+s'accro&icirc;tront rapidement.</p>
+
+<p>Le gouvernement peut aussi exercer une action tr&egrave;s utile au moyen des
+vakoufs. Il faut bien se garder de les vendre; mais il est urgent de les
+soumettre &agrave; un contr&ocirc;le rigoureux, comme la Porte a essay&eacute; de le faire &agrave;
+diff&eacute;rentes reprises. Tout d'abord, les pr&eacute;l&eacute;vations indues des
+administrateurs doivent &ecirc;tre s&eacute;v&egrave;rement r&eacute;prim&eacute;es; puis les revenus
+destin&eacute;s &agrave; des &#339;uvres utiles: &eacute;coles, bains, fontaines, <i>etc.</i>,
+soigneusement appliqu&eacute;s &agrave; leur destination; ceux qui allaient &agrave; des
+mosqu&eacute;es devenues inutiles seraient employ&eacute;s d&eacute;sormais &agrave; d&eacute;velopper
+l'instruction publique. Il faudrait aussi accorder imm&eacute;diatement aux
+kmets occupant des terres des vakoufs, la fixit&eacute; de la tenure et du
+fermage et en m&ecirc;me temps des b&acirc;timents d'exploitation convenables et de
+bons instruments aratoires, afin que ces exploitations servent de
+mod&egrave;les &agrave; celles qui les entourent. Le gouvernement a fait venir des
+charrues, des herses, des batteuses, des vanneuses perfectionn&eacute;es, et
+les a mises &agrave; la disposition de certaines exploitations. De divers
+c&ocirc;t&eacute;s, des soci&eacute;t&eacute;s d'agriculture se sont constitu&eacute;es pour patronner les
+m&eacute;thodes nouvelles. Des colons venus du Tyrol et du Wurtemberg ont
+appliqu&eacute; ici des syst&egrave;mes de culture perfectionn&eacute;s qui trouvent d&eacute;j&agrave; des
+imitateurs, notamment dans les districts de Derwent, Kostanjnica,
+Travnik et Livno. Dans la vall&eacute;e de la Verbas, aux environs de
+Banjaluka, on aper&ccedil;oit m&ecirc;me des prairies irrigu&eacute;es.</p>
+<br><br>
+
+
+
+<a name='CHAPITRE_V'></a><h2>CHAPITRE V.</h2>
+
+<h3>LA BOSNIE.&mdash;LES SOURCES DE RICHESSE, LES HABITANTS ET LES PROGR&Egrave;S
+R&Eacute;CENTS.</h3>
+<br>
+
+<p>La Bosnie est la plus belle province de la p&eacute;ninsule balkanique. Elle
+rappelle la Styrie, pays d'alpes et de for&ecirc;ts. Voyez la carte: partout
+des cha&icirc;nes de montagnes et des vall&eacute;es. Parall&egrave;lement aux Alpes
+dinariques, qui s&eacute;parent ici le bassin du Danube de celui de la
+M&eacute;diterran&eacute;e, elles courent assez r&eacute;guli&egrave;rement du sud au nord, formant
+les bassins des quatre rivi&egrave;res qui se jettent dans la Save et qui sont,
+en allant de l'ouest vers l'est: l'Unna, la Verbas, la Bosna et la
+Drina. Mais ces cha&icirc;nes se ramifient en une grande quantit&eacute; de
+contreforts lat&eacute;raux, et, au-del&agrave; de Sarajewo, les soul&egrave;vements
+s'entrem&ecirc;lent en des massifs inextricables, que dominent les sommets
+abrupts du Domitor, &agrave; une altitude de 8,200 pieds et ceux du Kom &agrave;
+8,500. Il n'y a de grandes plaines que dans la Posavina, le long de la
+Save, du c&ocirc;t&eacute; de la Serbie. Partout ailleurs, c'est une succession de
+vall&eacute;es o&ugrave; coulent des rivi&egrave;res et des ruisseaux et que couronnent des
+hauteurs bois&eacute;es. Le pays ne se pr&ecirc;te donc pas &agrave; la grande culture des
+c&eacute;r&eacute;ales, comme la Slavonie et la Hongrie; mais on pourrait y imiter
+l'&eacute;conomie rurale de la Suisse et du Tyrol, en &eacute;levant de nombreux
+troupeaux, ce qui vaut mieux que de faire du bl&eacute;, par ce temps de
+concurrence am&eacute;ricaine.</p>
+
+<p>Sur les 5,410,200 hectares de la Bosnie-Herz&eacute;govine, 871,700 sont
+occup&eacute;s par des rochers st&eacute;riles comme le <i>Karst</i>, 1,811,300 par des
+terres labourables, et 2,727,200 par des for&ecirc;ts. Beaucoup de ces for&ecirc;ts
+sont absolument vierges, faute de routes pour y arriver. Les plantes
+grimpantes, qui s'enlacent autour des ch&ecirc;nes et des h&ecirc;tres, y forment
+des fourr&eacute;s imp&eacute;n&eacute;trables, o&ugrave; l'on ne peut s'avancer, comme au Br&eacute;sil,
+que la hache &agrave; la main. On n'en voit pas pr&egrave;s des lieux habit&eacute;s, parce
+que les habitants coupent pour leur usage les bois qui sont &agrave; leur
+port&eacute;e et que les Turcs, afin d'&eacute;viter les surprises, ont
+syst&eacute;matiquement d&eacute;truit et br&ucirc;l&eacute; toutes les for&ecirc;ts aux alentours des
+villes et des bourgs. Mais ce qui en reste constitue une richesse
+&eacute;norme; seulement elle n'est pas r&eacute;alisable. Derri&egrave;re Sarajewo, jusqu'&agrave;
+Albane et Mitrovitza, s'&eacute;tendent, dans les hautes montagnes, de
+magnifiques massifs de r&eacute;sineux. C'est de l&agrave; que Venise a tir&eacute; des bois
+de construction pour ses flottes pendant des si&egrave;cles. Les gardes
+forestiers ont calcul&eacute; que, sur les 1,667,500 hectares de bois feuillus
+et sur les 1,059,700 hectares de r&eacute;sineux, il y avait environ
+138,971,000 m&egrave;tres cubes, dont 24,946,000 de bois de construction et
+114,025,000 de bois &agrave; br&ucirc;ler. Il serait d&eacute;solant de vendre maintenant,
+car les prix qu'on obtiendrait sont d&eacute;risoires: de 2 &agrave; 5 francs le st&egrave;re
+de sapin et 3 &agrave; 7 francs pour le ch&ecirc;ne, selon la situation. Dans les
+r&eacute;gions qui avoisinent la Save, on exporte des douves, de 700,000 &agrave;
+900,000 pi&egrave;ces par an. Le revenu que le fisc tire de ces immenses
+&eacute;tendues bois&eacute;es, plus &eacute;tendues que toute la Belgique, est presque
+partout insignifiant. 116,007 florins en 1880, 200,000 pour 1884. C'est
+une r&eacute;serve qu'il faut soigneusement conserver pour l'avenir. Ces bois
+abritent beaucoup de gibier: des cerfs, des chevreuils, des linx, m&ecirc;me
+des loups et des ours. Ils donnent naissance, dans les mille vall&eacute;es qui
+d&eacute;coupent le pays, &agrave; une quantit&eacute; de ruisseaux o&ugrave; abondent les truites
+et les &eacute;crevisses, et &agrave; une masse de sources, plus de 8,000, pr&eacute;tend-on.
+L&agrave; o&ugrave; cessent les arbres, commencent les p&acirc;turages, de sorte que la
+Bosnie est toute verdoyante, sauf les ar&ecirc;tes des hautes montagnes.</p>
+
+<p>L'Herz&eacute;govine pr&eacute;sente un aspect enti&egrave;rement diff&eacute;rent. La surface du
+sol est couverte de grands blocs de calcaire blanch&acirc;tre, jet&eacute;s au
+hasard, comme les ruines de monuments cyclop&eacute;ens. L'eau y manque presque
+partout: pas de sources; les rivi&egrave;res sortent toutes form&eacute;es de grottes,
+donnent naissance, l'hiver, &agrave; des lacs dans des vall&eacute;es sans issue, puis
+disparaissent de nouveau sous terre. Les Allemands les appellent tr&egrave;s
+bien <i>H&ouml;hlen-Fl&uuml;sse</i>, des rivi&egrave;res de caverne. Telles sont la
+Jasenitcha, la Buna, la Kerka, la Cettigna et l'Ombla. Rien n'est plus
+extraordinaire. Dans les d&eacute;pressions se trouve la terre v&eacute;g&eacute;tale qui
+nourrit les habitants. Les maisons, en Bosnie, toutes en bois, sont ici
+en grosses pierres de l'aspect le plus sauvage. Les arbres manquent
+presque compl&egrave;tement. Le climat est d&eacute;j&agrave; celui de la Dalmatie. Comme il
+appartient au bassin de la M&eacute;diterran&eacute;e, le pays est sous l'influence du
+sirocco et des longues s&eacute;cheresses de l'&eacute;t&eacute;. La vigne et le tabac
+donnent d'excellents produits. L'olivier appara&icirc;t et l'oranger lui-m&ecirc;me
+se voit vers les bouches de la Narenta. On cultive le riz dans la vall&eacute;e
+mar&eacute;cageuse de la Trebisatch, aux environs de Ljubuska. En Bosnie, au
+contraire, r&eacute;gion &eacute;lev&eacute;e qui penche vers le nord, le climat est rude: il
+g&egrave;le fort et longtemps &agrave; Sarajewo, et la neige y persiste pendant six
+semaines ou deux mois.</p>
+
+<p>L'agriculture, en Bosnie, est une des plus primitives de toute l'Europe.
+Elle n'applique qu'exceptionnellement l'assolement triennal connu des
+Germains au temps de Charlemagne, et m&ecirc;me, dit-on, d&egrave;s l'&eacute;poque de
+Tacite. G&eacute;n&eacute;ralement, la terre rest&eacute;e en friche est retourn&eacute;e ou plut&ocirc;t
+d&eacute;chir&eacute;e par une charrue informe. Sur les sillons frais, la semence de
+ma&iuml;s est jet&eacute;e, puis l&eacute;g&egrave;rement enterr&eacute;e, au moyen d'une claie de
+branchages qui sert de herse. Les champs sont bin&eacute;s une ou deux fois
+entre les plants. Apr&egrave;s la r&eacute;colte, on met un second ou un troisi&egrave;me
+ma&iuml;s, parfois du bl&eacute; ou de l'avoine, jusqu'&agrave; ce que le sol soit
+enti&egrave;rement &eacute;puis&eacute;. Il est alors abandonn&eacute;; il se couvre de foug&egrave;res et
+de plantes sauvages o&ugrave; pa&icirc;t le b&eacute;tail, en attendant que revienne la
+charrue, apr&egrave;s un repos de cinq &agrave; dix ann&eacute;es. Nul engrais, car les
+animaux domestiques n'ont tr&egrave;s souvent aucun abri; ils vaguent dans les
+friches ou dans les cours. Aussi le produit est relativement minime: 100
+millions de kilogrammes de ma&iuml;s, 49 millions de kilogrammes de froment,
+38 millions de kilogrammes d'orge, 40 millions de kilogrammes d'avoine,
+40 millions de kilogrammes de f&egrave;ves. La f&egrave;ve est un article important de
+l'alimentation, car on en mange les jours de je&ucirc;ne et de car&ecirc;me, et il
+y en a cent quatre-vingts pour les orthodoxes et cent cinq pour les
+catholiques. On r&eacute;colte aussi du seigle, du millet, de l'&eacute;peautre, du
+sarrasin, des haricots, du sorgho, des pommes de terre, des navets, du
+colza. Le produit total des grains divers s'&eacute;l&egrave;ve &agrave; 500 millions de
+kilogrammes.</p>
+
+<p>Voici des faits qui prouvent l'&eacute;tat d&eacute;plorablement arri&eacute;r&eacute; de
+l'agriculture. Ce pays, qui serait si favorable, sous tous les rapports,
+&agrave; la production de l'avoine, ne peut en fournir assez pour les besoins
+de la cavalerie; on en importe de Hongrie et elle se paye, &agrave; Sarajewo,
+le prix excessif de 20 &agrave; 21 francs les 100 kilogrammes. Le froment est
+de mauvaise qualit&eacute; et cher. Ce sont les moulins hongrois qui
+fournissent la farine que l'on consomme dans la capitale. Elle y arrive
+par chemin de fer, &agrave; meilleur march&eacute; que la farine du pays, qui, &agrave;
+d&eacute;faut de routes, doit &ecirc;tre transport&eacute;e &agrave; dos de cheval. Une maison
+hongroise a voulu &eacute;tablir un grand moulin &agrave; vapeur &agrave; Sarajewo, mais il
+&eacute;tait impossible de l'approvisionner suffisamment. L'un des principaux
+produits, et celui qui s'exporte le plus facilement, ce sont les prunes
+s&eacute;ch&eacute;es. Les ann&eacute;es de bonne r&eacute;colte, on en exporte 60,000 tonnes, et
+elles vont jusqu'en Am&eacute;rique. On en fait une eau-de-vie assez agr&eacute;able,
+appel&eacute;e <i>rakia</i>. Le produit des pruniers est ce qui donne de l'argent
+comptant au kmet. On cultive aussi l'oignon et l'ail. L'ail est
+consid&eacute;r&eacute; comme un pr&eacute;servatif contre les maladies, contre les mauvais
+sorts, et m&ecirc;me contre les vampires. On r&eacute;colte un peu de vin pr&egrave;s de
+Banjaluka et dans la vall&eacute;e de la Narenta, mais presque personne n'en
+boit. Les chr&eacute;tiens s'abstiennent, faute d'argent, et les musulmans
+pour ob&eacute;ir au Koran. L'ivrognerie est tr&egrave;s rare; les Bosniaques sont
+surtout buveurs d'eau. L'Herz&eacute;govine produit un tabac excellent. Le
+monopole a &eacute;t&eacute; introduit apr&egrave;s l'occupation; mais il a stimul&eacute; la
+culture, parce que le fisc donne un bon prix. On estime qu'un hectare
+livre, en Herz&eacute;govine, jusqu'&agrave; 3,000 kilogrammes de tabac, d'une valeur
+de plus de 4,000 francs, et en Bosnie seulement 636 kilogrammes, valant
+300 &agrave; 400 francs. Le fisc accorde des licences &agrave; ceux qui cultivent pour
+leur consommation personnelle: il en a &eacute;t&eacute; d&eacute;livr&eacute; 9,586 en 1880.</p>
+
+<p>Le b&eacute;tail est la principale richesse du pays; mais il est mis&eacute;rable. Les
+vaches sont tr&egrave;s petites et ne donnent presque pas de lait. On fait des
+fromages de qualit&eacute; inf&eacute;rieure surtout avec du lait de ch&egrave;vre, et tr&egrave;s
+peu de beurre. Les chevaux sont petits et mal faits; ils sont employ&eacute;s
+uniquement comme b&ecirc;tes de somme, car ils sont trop faibles pour tirer la
+charrue, et les charrettes ne sont pas en usage; mais ils gravissent et
+descendent les sentiers des montagnes comme des ch&egrave;vres. Ils sont tr&egrave;s
+mal nourris; la plupart du temps, ils doivent chercher eux-m&ecirc;mes de quoi
+subsister dans les p&acirc;turages, dans les for&ecirc;ts ou le long des chemins.
+Quelques begs ont encore parfois des b&ecirc;tes d'une belle allure, qui
+descendent des chevaux arabes venus dans le pays avec la conqu&ecirc;te
+ottomane. Elles portent fi&egrave;rement une charmante t&ecirc;te, sur un cou ramass&eacute;
+et repli&eacute; &agrave; la fa&ccedil;on des cygnes; mais elles n'ont pas de taille. Le
+nombre des chevaux est consid&eacute;rable, parce que tous les transports
+s'effectuent sur leurs dos. On en voit arriver ainsi, sous la conduite
+d'un <i>kividchi</i>, de longues files, attach&eacute;s &agrave; la queue les uns des
+autres: ils apportent en ville des vivres, du bois de chauffage et de
+construction, des pierres &agrave; b&acirc;tir. Chaque exploitation poss&egrave;de au moins
+une couple de chevaux. Le gouvernement commence &agrave; s'occuper de
+l'am&eacute;lioration de la race chevaline. Il a envoy&eacute; (1884) &agrave; Mostar cinq
+&eacute;talons de la race de Lipit&ccedil;a; toute la population a &eacute;t&eacute; les recevoir,
+drapeau et musique en t&ecirc;te, et la municipalit&eacute; fournira les &eacute;curies;
+Nevesinje et Konji&ccedil;a offrent d'en faire autant, et cette ann&eacute;e m&ecirc;me
+(1885), on a &eacute;tabli des haras dans diverses parties du pays, afin de
+donner de la taille &agrave; la race indig&egrave;ne. La Bosnie pourrait facilement
+fournir des chevaux &agrave; l'Italie et &agrave; tout le littoral de l'Adriatique. On
+&eacute;l&egrave;ve des porcs presque &agrave; l'&eacute;tat sauvage, dans les bois de ch&ecirc;nes. Avec
+leurs hautes pattes et leur aspect de sanglier, ils galopent comme des
+l&eacute;vriers. Si on introduisait, les races anglaises, qu'on engraisserait
+avec du ma&iuml;s, on ferait concurrence au porc de Chicago. Les moutons,
+sont nombreux, c'est la viande pr&eacute;f&eacute;r&eacute;e du musulman; mais la laine est
+tr&egrave;s grossi&egrave;re; elle sert &agrave; confectionner les &eacute;toffes et les tapis que
+les femmes tissent, au sein de chaque famille. Chacun a des ch&egrave;vres;
+elles sont le fl&eacute;au des for&ecirc;ts, parce que les bergers quittent les
+plaines pour tout l'&eacute;t&eacute; et emm&egrave;nent les troupeaux sur les hauteurs, dans
+les p&acirc;turages et dans les bois des montagnes. Dans chaque maison, on
+trouve de la volaille et des &#339;ufs qui, avec une sauce aigre et de
+l'ail, sont un des mets pr&eacute;f&eacute;r&eacute;s des Bosniaques. Ils ont souvent des
+ruches; 118,148 ont &eacute;t&eacute; recens&eacute;es. Le miel remplace le sucre, et la cire
+sert &agrave; fabriquer les cierges, qui jouent un si grand r&ocirc;le dans les
+c&eacute;r&eacute;monies du culte orthodoxe.</p>
+
+<p>La statistique officielle de 1879 donne les nombres suivants pour les
+animaux domestiques en Bosnie-Herz&eacute;govine: chevaux, 158,034; mulets,
+3,134; b&ecirc;tes &agrave; cornes, 762,077; moutons, 839,988; porcs, 430,354. Si
+nous comptons 10 moutons et 4 porcs pour une t&ecirc;te de gros b&eacute;tail, nous
+obtenons un total de 1,114,796, ce qui, pour une population de 1,158,453
+habitants, fait presque 100 t&ecirc;tes de gros b&eacute;tail par 100 habitants.
+C'est une proportion extr&ecirc;mement &eacute;lev&eacute;e, puisqu'en France, le chiffre
+&eacute;quivalent n'est que 49; dans la Grande-Bretagne, 45; en Belgique, 36;
+en Hongrie, 68; en Russie, 64. Dans tous les pays o&ugrave; la population est
+peu dense, comme en Australie, aux &Eacute;tats-Unis et comme jadis chez les
+Germains, les espaces inoccup&eacute;s entretiennent beaucoup d'animaux
+domestiques et, par cons&eacute;quent, les hommes peuvent se procurer
+facilement de la viande. Quoique la Bosnie exporte des b&ecirc;tes de
+boucherie en Dalmatie, pour les villes du littoral, le Bosniaque mange
+beaucoup plus de viande que le cultivateur chez nous. C&eacute;sar dit des
+Germains: <i>Carne et lacte vivunt</i>. Si l'on consid&egrave;re le chiffre du
+b&eacute;tail relativement &agrave; l'&eacute;tendue du pays, on obtient, au contraire, une
+proportion tr&egrave;s peu favorable: 22 t&ecirc;tes de b&eacute;tail par 100 hectares en
+Bosnie, 40 en France, 51 en Angleterre, 61 en Belgique. La production
+totale que livre le sol dans la Bosnie-Herz&eacute;govine est tr&egrave;s minime, car
+elle n'entretient que 22 habitants par 100 hectares, alors qu'il y en a
+en Belgique 187, en Angleterre 111, en France 70. Il faut aller en
+Russie pour trouver seulement 15 habitants sur la m&ecirc;me &eacute;tendue, et le
+nord de l'empire russe a un climat et un sol d&eacute;testables. Le salaire du
+journalier est, &agrave; la campagne, de 70 centimes &agrave; 2 francs, suivant la
+saison et la situation, dans les villes de 1 fr. 10 c. &agrave; 2 fr. 10 c.</p>
+
+<p>C'est surtout &agrave; favoriser les progr&egrave;s de l'agriculture que le
+gouvernement doit viser. Les ma&icirc;tres d'&eacute;cole &agrave; qui l'on donnerait des
+notions d'&eacute;conomie rurale pourraient en ceci rendre de grands service.
+Ce qui aurait un effet plus imm&eacute;diat serait d'&eacute;tablir dans chaque
+district, sur les terres de l'&Eacute;tat, des colons venus des provinces
+autrichiennes o&ugrave; la culture est bien entendue. Pour ouvrir les yeux aux
+paysans, rien ne vaut l'exemple. Ah si les pauvres <i>contadini</i> italiens
+qui meurent de faim et de <i>pellagra</i>, de l'autre c&ocirc;t&eacute; de l'Adriatique,
+pouvaient &ecirc;tre transport&eacute;s ici, comme leur travail serait bien
+r&eacute;compens&eacute;! Comme ils se cr&eacute;eraient facilement un petit <i>podere</i> qui
+leur donnerait l'aisance et la s&eacute;curit&eacute;! En tout cas, faites des
+propri&eacute;taires ind&eacute;pendants et libres, et la Bosnie deviendra, comme la
+Styrie, la Suisse et le Tyrol, l'une des plus charmantes r&eacute;gions de
+notre continent.</p>
+
+<p>-&#8212;Dans toutes les villes de garnison de l'Autriche-Hongrie, on rencontre
+un casino militaire; institution excellente, assez semblable aux clubs
+de Londres. Les officiers y trouvent un cabinet de lecture, un
+restaurant soign&eacute; et &agrave; bon march&eacute;, un caf&eacute;, une salle de concert et un
+lieu de rendez-vous. L'esprit de corps s'y d&eacute;veloppe, et l'esprit de
+conduite y est maintenu par la surveillance r&eacute;ciproque. Le casino de
+Sarajewo occupe un grand b&acirc;timent nouvellement construit, d'un style
+simple, mais noble. Devant la fa&ccedil;ade, dans un petit square, des arbustes
+poussent au milieu de pierres tombales d'un cimeti&egrave;re turc que l'on a
+respect&eacute;, et de l'autre c&ocirc;t&eacute; s'&eacute;tend un grand jardin dont les
+plantations vont jusqu'&agrave; la jolie rivi&egrave;re qui traverse la ville, la
+Miljaschka. C'est un endroit charmant pour venir se reposer sous de
+frais ombrages. M. Scheimpflug m'am&egrave;ne d&icirc;ner au casino. J'y rencontre
+beaucoup de jeunes fonctionnaires civils, entre autres le chef de la
+police, M. Kutchera, qui doit viser mon passeport. La plupart sont des
+Slaves: Croates, Slov&egrave;nes, Tch&egrave;ques et Polonais. C'est un grand avantage
+pour l'Autriche de trouver ainsi chez elle toute une p&eacute;pini&egrave;re
+d'employ&eacute;s de m&ecirc;me race et plus ou moins de m&ecirc;me langue que celles des
+pays &agrave; assimiler. Bon d&icirc;ner, avec cette excellente bi&egrave;re viennoise qu'on
+brasse d&eacute;j&agrave; ici. Comme l'empire de Gambrinus, le dieu de la cervoise,
+s'est &eacute;tendu depuis trente ans! Jadis, on ne buvait gu&egrave;re de bi&egrave;re dans
+aucun pays au sud de la Seine ni m&ecirc;me &agrave; Paris. Aujourd'hui, le bock
+r&egrave;gne en souverain dans toutes les villes fran&ccedil;aises, en Espagne, en
+Italie, et voil&agrave; qu'il va conqu&eacute;rir la p&eacute;ninsule des Balkans. Faut-il
+encore en ceci saluer le progr&egrave;s? J'en doute. La bi&egrave;re est une boisson
+lourde et inf&eacute;rieure au vin; elle se boit longuement, lentement, servant
+de pr&eacute;texte aux conversations prolong&eacute;es, aux nombreux cigares et aux
+veill&eacute;es oisives.</p>
+
+<p>L'apr&egrave;s-midi, magnifique promenade &agrave; la vieille citadelle, qui, situ&eacute;e
+sur un rocher &eacute;lev&eacute;, domine la ville du c&ocirc;t&eacute; du sud; nous allons d'abord
+saluer des ul&eacute;mas qui enseignent l'arabe &agrave; M. Scheimpflug. Nous y
+rencontrons un des begs les plus riches du pays, M. Capetanovitch. Il
+porte des habits europ&eacute;ens qui lui vont tr&egrave;s mal. Quel contraste avec
+les ul&eacute;mas, qui ont conserv&eacute; le costume turc et qui ont les allures
+calmes et nobles d'un prince d'Orient! Ces musulmans qui veulent
+&laquo;s'europ&eacute;aniser&raquo; se perdent; ils ne prennent gu&egrave;re &agrave; l'Occident que ses
+vices. Mahmoud a inaugur&eacute; l'&egrave;re des r&eacute;formes, l'Europe a applaudi; les
+r&eacute;sultats prouvent qu'il n'a fait que h&acirc;ter la d&eacute;cadence.</p>
+
+<p>La route que nous suivons longe la Miljaschka. Sur ses bords se
+succ&egrave;dent des caf&eacute;s turcs, avec des balcons qui s'avancent, parmi les
+saules, au-dessus des eaux claires de la rivi&egrave;re, bruissant sur les
+cailloux. De nombreux musulmans y fument le tchibouk, en jouissant de la
+vue du paysage et de la fra&icirc;cheur qu'apporte le torrent. Dans l'ancienne
+citadelle, qui remonte &agrave; l'&eacute;poque de la conqu&ecirc;te, on a construit une
+grande caserne moderne, badigeonn&eacute;e en jaune, qui offense le regard.
+Mais quand on se retourne pour contempler Sarajewo, on comprend toutes
+les hyperboles des qualifications admiratives que les Bosniaques
+prodiguent &agrave; leur capitale. La Miljaschka, qui sort des montagnes
+voisines de la sauvage Romania-Planina, divise la ville en deux parties
+que relient huit ponts; deux sont en pierre, d&eacute;tail &agrave; signaler dans un
+pays o&ugrave; les travaux permanents sont si rares. De hauts peupliers et de
+curieuses maisons turques tout en bois bordent la petite rivi&egrave;re.
+Au-dessus des toits noirs, s'&eacute;l&egrave;vent les d&ocirc;mes et surtout les minarets
+des nombreuses mosqu&eacute;es qui s'&eacute;parpillent jusque sur les collines
+voisines. Celles-ci sont couvertes d'habitations de begs et d'agas;
+peintes en couleurs vives, elles se d&eacute;tachent sur la verdure &eacute;paisse des
+jardins qui les entourent. Vers le nord, la vall&eacute;e, toujours encadr&eacute;e de
+collines verdoyantes, s'&eacute;largit &agrave; l'endroit o&ugrave; la Miljaschka se jette
+dans la Bosna, qui sort toute form&eacute;e d'une caverne, &agrave; une lieue d'ici.
+Cette vue d'ensemble est tr&egrave;s belle.</p>
+
+<p>Derri&egrave;re la citadelle, vers l'est, s'ouvre une gorge sauvage. Pas un
+arbre, pas une habitation; quelques broussailles couvrent les parois
+abruptes: c'est un d&eacute;sert farouche, et nous sommes &agrave; un kilom&egrave;tre de la
+capitale! Voil&agrave; ce que produit le d&eacute;faut de s&eacute;curit&eacute;. Pr&egrave;s de la porte
+de la citadelle, je visite un moulin &agrave; farine d'une construction tr&egrave;s
+originale et tout &agrave; fait primitive. J'en ai vu beaucoup en Bosnie, mais
+nulle part ailleurs; on pourrait les imiter chez nous, parce qu'ils
+tirent parti d'un tr&egrave;s petit filet d'eau. L'arbre de couche o&ugrave; sont
+fix&eacute;es les palettes est plac&eacute; perpendiculairement, et le filet d'eau,
+amen&eacute; d'une hauteur de trois m&egrave;tres environ, &agrave; travers un f&ucirc;t de ch&ecirc;ne
+perfor&eacute;, frappe les palettes &agrave; droite de l'essieu qu'il fait mouvoir
+tr&egrave;s rapidement. Imm&eacute;diatement au-dessus, dans une chambrette en bois,
+tournent les deux meules superpos&eacute;es, semblables &agrave; celles qu'on a
+trouv&eacute;es &agrave; Pomp&eacute;i. La meule sup&eacute;rieure est mise en mouvement directement
+par l'arbre de couche. Rien de plus simple: ni engrenage, ni
+transmission. N'est-ce pas sous cette forme que le moulin &agrave; eau fut
+introduit d'Asie en Occident, vers la fin de la r&eacute;publique romaine?</p>
+
+<p>Nous rentrons &agrave; Sarajewo par la route qui, vers le sud, conduit &agrave;
+Vichegrad et &agrave; Novi-Bazar. Un pont de pierre, qu'on dit romain, et
+d'une magnifique allure, franchit la Miljaschka, qui coule torrentueuse
+entre de hauts rochers rouge&acirc;tres. Je pense &agrave; tout le sang vers&eacute; ici,
+depuis la chute de l'empire romain, et qui suffirait pour teindre en
+rouge le pays tout entier. Un grand troupeau, de moutons et de ch&egrave;vres
+rentre en ville, soulevant au soleil couchant des nuages de poussi&egrave;re
+dor&eacute;e. Ce sont ces animaux plut&ocirc;t que les vaches qui fournissent le
+lait.</p>
+
+<p>Je finis ma soir&eacute;e au casino militaire. Un grand banquet r&eacute;unit les
+officiers aux sons d'une excellente musique de r&eacute;giment. De nombreux
+toasts annonc&eacute;s par des fanfares sont prononc&eacute;s. L'arm&eacute;e autrichienne,
+comme jadis les l&eacute;gions romaines de v&eacute;t&eacute;rans, est un agent de
+civilisation, en Bosnie. Au cabinet de lecture, je remarque deux
+journaux publi&eacute;s &agrave; Sarajevo. L'un a pour titre: <i>Bosanska
+Her&ccedil;egowaskc-Novine</i>, c'est la feuille officielle; l'autre, <i>Sarajewski
+List</i>. Ceci est toute une r&eacute;solution. Dans le vilayet turc, le papier et
+l'impression &eacute;taient chose presque inconnue, et voil&agrave; maintenant le
+journal qui apporte dans toutes les demeures la connaissance des faits
+de l'int&eacute;rieur et de l'ext&eacute;rieur, et qui rattache la Bosnie aux autres
+pays slaves. La publicit&eacute; et le contr&ocirc;le cr&eacute;ant une opinion publique,
+m&ecirc;me sous la surveillance de l'autorit&eacute; militaire, pas de changement
+plus consid&eacute;rable, surtout pour l'avenir.</p>
+
+<p>&mdash;Le lendemain, je suis admis &agrave; visiter les bureaux du cadastre que
+dirige le major Knobloch. J'examine les cartes o&ugrave; sont indiqu&eacute;es
+exactement la forme et l'&eacute;tendue des parcelles et leur affectation
+nettement indiqu&eacute;e au moyen de teintes diverses, terres labourables,
+pr&eacute;s ou bois. L'ex&eacute;cution est tr&egrave;s soign&eacute;e. Rien n'est plus
+extraordinaire; que les cartes reproduisant la r&eacute;gion du Karst en
+Herz&eacute;govine. Au milieu de l'&eacute;tendue st&eacute;rile, sont parsem&eacute;es au hasard;
+des oasis microscopiques de quelques ares; qui ont les contours les plus
+bizarres. Ce sont des d&eacute;pressions de terre v&eacute;g&eacute;tale o&ugrave; s'exerce la
+culture dans cette contr&eacute;e affreusement d&eacute;sh&eacute;rit&eacute;e. Le cadastre avec ses
+planches et le tableau des propri&eacute;taires et des relations agraires, aura
+&eacute;t&eacute; achev&eacute; en sept ans, de 1880 &agrave; 1886, avec une d&eacute;pense relativement
+minime qui ne d&eacute;passera pas 7 millions de francs (2,854,063 florins)!
+Ceci n'est rien moins qu'un prodige d&ucirc; &agrave; l'activit&eacute; des officiers du
+g&eacute;nie. En France et en Belgique, o&ugrave; l'on r&eacute;clame une revision
+cadastrale, afin de mieux r&eacute;partir l'imp&ocirc;t foncier, on pr&eacute;tend que c'est
+une &#339;uvre qui exigerait vingt ans de travail. L'arpentage s'est fait
+ici sous la direction sup&eacute;rieure de l'Institut g&eacute;ographique militaire et
+sur la base de la Triangulation compl&egrave;te du pays. Des officiers et des
+ing&eacute;nieurs ont lev&eacute; le plan parcellaire des propri&eacute;t&eacute;s dans chaque
+commune; et l'estimation de la valeur cadastrale s'est faite par des
+taxateurs sp&eacute;ciaux qu'a contr&ocirc;l&eacute;s une commission centrale.</p>
+
+<p>Tant que la Bosnie a appartenu &agrave; la Turquie; elle est rest&eacute;e <i>terra
+incognita</i> bien plus compl&egrave;tement que les hauteurs de l'Himalaya ou m&ecirc;me
+du Pamir. Maintenant elle est connue dans tous ses d&eacute;tails: orographie,
+g&eacute;ologie, constitution et r&eacute;partition de la propri&eacute;t&eacute;, r&eacute;gime agraire,
+population, races, cultes, occupations. Qui aura parcouru une
+publication officielle intitul&eacute;e: <i>Ortschafts-und
+Bevolkerungs-Statistik</i> <i>von Bosnien und der Herzegowina</i>, conna&icirc;tra ce
+pays-ci mieux que le sien. J'en extrais quelques chiffres tr&egrave;s curieux.
+En 1879, les 1,158,453 habitants vivaient dans 43 villes, 31
+<i>marktflecken</i> (localit&eacute;s o&ugrave; se tiennent des march&eacute;s), 5,054 villages et
+190,062 maisons. On voit que la population rurale est dispers&eacute;e dans un
+nombre consid&eacute;rable de hameaux, n'ayant en moyenne que 231 habitants.
+Six personnes par maison est un chiffre &eacute;lev&eacute;, qui s'explique par le
+nombre assez grand des familles patriarcales. Le sexe masculin est
+remarquablement plus nombreux que le sexe f&eacute;minin: 615,312 d'une part,
+et seulement 543,121 de l'autre, proportion peu favorable &agrave; la
+polygamie, qui, comme je l'ai dit, n'existe que chez les fonctionnaire
+turcs et nullement chez les musulmans indig&egrave;nes. A Saint-P&eacute;tersbourg, au
+contraire, il y a 121 femmes pour 100 hommes. Voici un aper&ccedil;u des
+professions: 95,490 capitalistes et propri&eacute;taires fonciers, dont un
+certain nombre cultivent eux-m&ecirc;mes; 84,942 cultivateurs-fermiers; 54,775
+man&#339;uvres et ouvriers de toute esp&egrave;ce; 10,929 marchands, boutiquiers,
+industriels; 1,082 eccl&eacute;siastiques; 678 employ&eacute;s; 257 instituteurs et
+professeurs, et 94 m&eacute;decins. Ce qui peint au vif la situation du pays,
+c'est l'effectif si &eacute;tonnamment r&eacute;duit de l'&eacute;tat-major des fonctions
+lib&eacute;rales. Malgr&eacute; de r&eacute;cents progr&egrave;s, combien peu il se fait pour les
+besoins intellectuels et moraux! Un seul ma&icirc;tre enseignant pour 4,506
+personnes. &Eacute;videmment, pas un m&eacute;decin dans les villages et m&ecirc;me dans les
+bourgs. Le musulman se r&eacute;signe, le raya est pauvre, et tous demandent
+des rem&egrave;des aux exorcismes, aux plantes et &agrave; des recettes de sorci&egrave;re.</p>
+
+<p>D'ordinaire, dans les pays primitifs, il y a beaucoup de pr&ecirc;tres; ici,
+il n'y en a qu'un par 1,000 &acirc;mes, ce qui n'est gu&egrave;re. Les fonctionnaires
+ont beaucoup augment&eacute;, et c'&eacute;tait une n&eacute;cessit&eacute;. Ils repr&eacute;sentent la
+civilisation, car c'est bien ici qu'on peut consid&eacute;rer l'&Eacute;tat comme un
+instrument de progr&egrave;s. Pas un seul avocat. Les Turcs les d&eacute;testent,
+parce que le Koran condamne ceux qui &laquo;interviennent dans les affaires
+d'autrui avec subtilit&eacute; et ruse, et tout individu de cette esp&egrave;ce doit
+&ecirc;tre banni de la bonne soci&eacute;t&eacute;&raquo;. Sous le rapport des cultes, la
+population se divise en 496,761 chr&eacute;tiens du rite oriental, 209,391 du
+rite catholique, 448,613 mahom&eacute;tans et 3,420 juifs. L'arm&eacute;e d'occupation
+compte de 25,000 &agrave; 30,000 soldats, et la gendarmerie environ 2,500
+hommes.</p>
+
+<p>Voulez-vous savoir ce qu'on consomme ici de sucre et de caf&eacute;? La
+statistique nous l'apprend: 1 kilogramme de l'un, et 1/2 kilogramme de
+l'autre, par t&ecirc;te. C'est tr&egrave;s peu. Le chiffre correspondant est pour le
+caf&eacute; de 7 kilogrammes en Hollande, de 4.25 en Belgique, 4 aux
+&Eacute;tats-Unis, 3 en Suisse, 2.50 en Allemagne, 1.50 en France; pour le
+sucre, en Angleterre, 30 kilogrammes, aux &Eacute;tats-Unis 20, en France 13,
+en Hollande 11, en Allemagne, en Suisse, en Belgique 8, en
+Autriche-Hongrie 5.5. Mais il faut se rappeler que les musulmans, les
+juifs et quelques commer&ccedil;ants du rite oriental ont seuls assez d'aisance
+pour se permettre ces consommations de luxe.</p>
+
+<p>&mdash;M. Scheimpflug me pr&eacute;sente &agrave; l'archev&ecirc;que catholique, Mgr Stadler. Je
+lui communique les &laquo;lettres-patentes&raquo;, c'est-&agrave;-dire ouvertes, <i>litter&#339;
+patentes</i>, que l'&eacute;v&ecirc;que Strossmayer m'avait donn&eacute;es pour tous les
+eccl&eacute;siastiques de la P&eacute;ninsule<a name='FNanchor_10_10'></a><a href='#Footnote_10_10'><sup>[10]</sup></a>, et il nous retient &agrave; d&icirc;ner. La
+mission que ce pr&eacute;lat peut remplir est importante; celle qu'on lui
+attribue l'est plus encore; car on pr&eacute;tend qu'il est envoy&eacute; ici
+sp&eacute;cialement pour ramener les chr&eacute;tiens du rite oriental dans le giron
+de l'&Eacute;glise romaine. Sa position est des plus d&eacute;licates; sa nomination
+n'a pas satisfait m&ecirc;me tous les catholiques. C'est aux pr&ecirc;tres de
+l'ordre des franciscains qu'on doit le maintien de l'&Eacute;glise catholique
+dans ces r&eacute;gions, malgr&eacute; quatre si&egrave;cles de compression et de
+pers&eacute;cution. C'est &agrave; eux manifestement que revenait l'autorit&eacute;. Les
+premiers au combat, ils devaient &ecirc;tre les premiers &agrave; l'honneur.
+L'influence de Pesth les a &eacute;cart&eacute;s, parce qu'ils &eacute;taient soup&ccedil;onn&eacute;s de
+partager trop ardemment les id&eacute;es slavophiles de Diakovo. Pour le m&ecirc;me
+motif, on n'a pas voulu nommer Strossmayer, qui, cependant, porte encore
+le titre, attach&eacute; &agrave; son dioc&egrave;se depuis des si&egrave;cles, d'&eacute;v&ecirc;que de Bosnie,
+<i>Episcopus Bosniensis</i>.</p>
+
+<a name='Footnote_10_10'></a><a href='#FNanchor_10_10'>[10]</a><div class='note'><p> Comme elles pourront peut-&ecirc;tre &agrave; l'avenir m'ouvrir plus
+d'une porte o&ugrave; l'&eacute;conomiste trouvera &agrave; s'instruire, je demande la
+permission de les transcrire: &laquo;Litter&aelig; patentes quibus illustrissimum
+et doctissimum virum, &#339;conomicarum disciplinarum egregium in Belgio
+professorem, Emilium Laveleye, omnibus ad quos eumdem venire contigerit,
+impendissime iterum iterumque commendamus, omne charitatis et
+benevolenti&aelig; officium ei exhibitum considerantes quasi nobismet ipsis
+exhibitum fuisset. Datum Diakovo, 28e mays 1883.&mdash;Josephus Georgius
+Strossmayer, Episcopus Bosniensis et Syrmiensis.&raquo;</p></div>
+
+<p>Mgr Stadler est le prot&eacute;g&eacute; de l'&eacute;v&ecirc;que d'Agram; il est comme lui,
+dit-on, magyarophile, <i>magyarischgesinnt</i>. Une discussion r&eacute;cente montre
+&agrave; quel point les rivalit&eacute;s religieuses divisent ici les esprits. Une
+soci&eacute;t&eacute;, appel&eacute;e <i>Patriotischer H&uuml;lfsverein f&uuml;r Bosnien</i>, s'&eacute;tait
+form&eacute;e en Autriche pour soutenir, par des subsides, des &#339;uvres
+catholiques &agrave; Sarajewo. &Eacute;mu de ce fait, le m&eacute;tropolitain du rite
+oriental a accus&eacute; l'archev&ecirc;que Stadler de vouloir lui enlever des
+fid&egrave;les par des moyens r&eacute;pr&eacute;hensibles. Ce dernier a r&eacute;pondu tr&egrave;s
+vertement. Il a fallu que le repr&eacute;sentant du souverain, M. de K&aacute;llay,
+fit entendre son <i>Quos ego</i> pour r&eacute;tablir, sinon la paix, du moins le
+silence. Il d&eacute;clara en m&ecirc;me temps que toutes les confessions pouvaient
+compter sur un appui &eacute;gal de la part du gouvernement. Comme preuve, en
+effet, de cette impartiale bienveillance, on peut citer les faits
+suivants. Le gouvernement a fait b&acirc;tir, &agrave; Keljewo, pr&egrave;s de Sarajewo, un
+grand s&eacute;minaire pour les orthodoxes, o&ugrave;, chaque ann&eacute;e, sont re&ccedil;us douze
+jeunes l&eacute;vites compl&egrave;tement entretenus aux frais de l'&Eacute;tat. Il a adjoint
+au m&eacute;tropolitain un consistoire de quatre membres r&eacute;tribu&eacute;s par l'&Eacute;tat,
+et il pourvoit &agrave; l'entretien et &agrave; la reconstruction de leurs &eacute;glises.
+Diff&eacute;rents faits qui sont venus &agrave; ma connaissance me font croire qu'en
+effet l'occupation ne favorise pas la propagande catholique. Les
+Hongrois, &agrave; qui l'intol&eacute;rance religieuse a fait tant de mal, seront
+moins dispos&eacute;s que Vienne &agrave; &eacute;couter des suggestions de
+l'ultramontanisme. Les catholiques ont, &agrave; Travnik, un s&eacute;minaire avec
+huit classes d'enseignement moyen et quatre ann&eacute;es de th&eacute;ologie<a name='FNanchor_11_11'></a><a href='#Footnote_11_11'><sup>[11]</sup></a>.</p>
+
+<a name='Footnote_11_11'></a><a href='#FNanchor_11_11'>[11]</a><div class='note'><p> Voir, dans la <i>Revue des Deux Mondes</i>, du 1er juin,
+l'&eacute;tude de M. Gabriel Charmes.</p></div>
+
+<p>Pour un archev&ecirc;que qui a sous lui deux &eacute;v&ecirc;ques suffragants, Mgr Stadler
+para&icirc;t bien peu &acirc;g&eacute;: quarante ans &agrave; peine. Il est gai, aimable, tr&egrave;s
+spirituel, et leste en ses mouvements comme un jeune homme. Il nous
+fait l'historique de la maison qu'il occupe, et son r&eacute;cit est
+instructif. Cette maison, tr&egrave;s solidement construite en pierres, devait
+servir de magasin. Un juif l'avait achet&eacute;e. Quand le gouvernement
+chercha une habitation pour le nouvel archev&ecirc;que, le juif la lui offrit
+&agrave; un prix avantageux. Le gouvernement pr&eacute;f&eacute;ra la louer pour six ans,
+mais il fut entra&icirc;n&eacute; &agrave; y faire pour 12,000 francs de d&eacute;penses qui
+retourneront au propri&eacute;taire; lequel demandera maintenant un loyer ou un
+prix de vente double ou triple, tout ayant consid&eacute;rablement augment&eacute; de
+valeur &agrave; Sarajewo depuis l'occupation. C'est le contraste habituel:
+impr&eacute;voyance des gouvernants; pr&eacute;voyance des isra&eacute;lites; r&eacute;criminations
+contre les s&eacute;mites. Pourquoi? Parce qu'ils sont plus intelligents que
+les autres. L'archev&ecirc;que me cite de nombreux faits qui mettent en relief
+cette aptitude sp&eacute;ciale des juifs. Ils ont eu confiance dans
+l'administration autrichienne et en ont pr&eacute;vu les cons&eacute;quences
+favorables. Apr&egrave;s les rudes, combats qui ont pr&eacute;c&eacute;d&eacute; l'entr&eacute;e des
+troupes imp&eacute;riales &agrave; Sarajewo, le d&eacute;sarroi g&eacute;n&eacute;ral et la fuite de
+beaucoup de musulmans firent tomber les immeubles &agrave; vil prix. Avec leur
+flair habituel, qui prouve la rectitude et la force du raisonnement, les
+juifs sont venus, ont achet&eacute;, et, en trois ou quatre ans, ils ont tripl&eacute;
+leurs placements. Quand on songe &agrave; l'avenir r&eacute;serv&eacute; &agrave; Sarajewo, on peut
+sans crainte pr&eacute;dire un accroissement de valeur consid&eacute;rable pour toutes
+les propri&eacute;t&eacute;s fonci&egrave;res dans la ville et dans ses environs.</p>
+
+<p>Les appartements occup&eacute;s par le pr&eacute;lat sont au premier. La porte qui y
+donne acc&egrave;s est en t&ocirc;le de fer tr&egrave;s &eacute;paisse, et les fen&ecirc;tres du
+rez-de-chauss&eacute;e sont d&eacute;fendues par de solides barreaux: c'est un vrai
+fortin. Pr&eacute;caution bien naturelle dans un pays o&ugrave; les insurrections
+musulmanes ont &eacute;t&eacute; si fr&eacute;quentes et si meurtri&egrave;res. Les begs n'osent
+remuer maintenant, mais, le cas &eacute;ch&eacute;ant, comme ils &eacute;gorgeraient
+volontiers les Autrichiens et surtout les &eacute;v&ecirc;ques &eacute;trangers!
+L'ameublement des salons et de la salle &agrave; manger est extr&ecirc;mement simple:
+<i>Ne quid nimis</i>; mais la ch&egrave;re est bonne et le vin hongrois chaud et
+parfum&eacute;. Mgr Stadler pr&eacute;tend qu'il existe encore un certain nombre de
+bogomiles ou albigeois qui, ne s'&eacute;tant pas convertis &agrave; l'islamisme comme
+les autres, ont conserv&eacute; leurs doctrines secr&egrave;tement ou dans les
+villages &eacute;cart&eacute;s: &laquo;Tandis que le m&eacute;tropolitain du rite grec, ajoute
+t-il, me reproche d'acheter des pros&eacute;lytes, ailleurs on m'accuse de
+ti&eacute;deur et d'apathie. On ne comprend pas les difficult&eacute;s que rencontre
+ici la propagande, je ne dirai pas, parmi les musulmans, qui s'y
+montrent compl&egrave;tement r&eacute;fractaires, mais m&ecirc;me aupr&egrave;s des fid&egrave;les du rite
+oriental. Leur culte se confond intimement en eux avec leur race. Leur
+parlez-vous de la sup&eacute;riorit&eacute; du catholicisme, ils vous r&eacute;pondent: &laquo;Je
+suis un Serbe.&raquo; Serbes ils sont, en effet, de langue et de sang. Leur
+proposer, d'abandonner leur confession, c'est leur demander de renoncer
+&agrave; leur nationalit&eacute;. Au XIIIe et au XIVe si&egrave;cle, on voit les magnats
+bosniaques se faire successivement bogomiles, grecs et catholiques.
+Aujourd'hui, chacun est barricad&eacute; dans son rite, et les conversions
+seront tr&egrave;s rares.&raquo;</p>
+
+<p>L'apr&egrave;s-midi, Mgr Stadler nous conduit aux &eacute;tablissements des s&#339;urs,
+qui ont &eacute;veill&eacute; &agrave; un si haut degr&eacute; les susceptibilit&eacute;s des autres
+cultes. Elles ont fond&eacute; une &eacute;cole d'enseignement moyen pour filles &agrave;
+Sarajewo, en plein quartier musulman. L'argent ne leur manque pas, car
+elles ont construit un solide b&acirc;timent en pierres, avec de nombreuses
+classes, et de vastes dortoirs au second en vue de l'avenir. Un grand
+jardin fournit les l&eacute;gumes et offre un bon emplacement pour les
+r&eacute;cr&eacute;ations. Les s&#339;urs ont une cinquantaine d'&eacute;l&egrave;ves appartenant aux
+diverses nationalit&eacute;s et aux diff&eacute;rents cultes. On y remarque des
+Hongroises d'une beaut&eacute; rare, des juives espagnoles aux yeux noirs et
+profonds, des Tch&egrave;ques, des Polonaises et des Allemandes des diverses
+parties de l'empire. Les fonctionnaires et les indig&egrave;nes qui veulent
+donner &agrave; leurs filles une instruction sup&eacute;rieure au-degr&eacute; primaire ne
+peuvent les placer qu'ici. L'archev&ecirc;que nous engage ensuite &agrave; faire avec
+lui une ravissante promenade &agrave; pied pour voir, &agrave; une lieue de Sarajewo,
+une ferme que les s&#339;urs s'occupent &agrave; mettre en valeur. C'est un
+<i>tchifflik</i> achet&eacute; &agrave; un musulman. Il mesure une vingtaine d'hectares. Au
+milieu du verger &agrave; prunes, l'ancienne habitation, avec le haremlik et le
+selamlik, a &eacute;t&eacute; respect&eacute;e, mais &agrave; c&ocirc;t&eacute; a &eacute;t&eacute; b&acirc;ti un joli chalet, avec
+d'excellentes &eacute;curies o&ugrave; sont d&eacute;j&agrave; &eacute;tablies des vaches suisses qui
+donneront du lait et du beurre au couvent. La terre est bien sarcl&eacute;e,
+les chemins trac&eacute;s, les foss&eacute;s creus&eacute;s, l'eau amen&eacute;e d'une hauteur
+voisin epour les irrigations: c'est une transformation compl&egrave;te. Quel
+contraste avec l'incurie absolue des pauvres rayas toujours sous la
+coupe de leurs ma&icirc;tres! Nous rentrons par une ancienne route turque.
+Elle n'est destin&eacute;e qu'aux b&ecirc;tes de somme, mais elle est pav&eacute;e de
+pierres si raboteuses et si in&eacute;gales, que m&ecirc;me un cheval bosniaque
+risque de s'y casser les jambes. Aussi hommes et animaux pr&eacute;f&egrave;rent
+marcher &agrave; c&ocirc;t&eacute;, &agrave; travers les fondri&egrave;res. Quoiqu'on soit aux portes de
+la ville, le sol para&icirc;t en grande partie inoccup&eacute;. Les cimeti&egrave;res, avec
+leurs st&egrave;les blanches, la plupart renvers&eacute;es, occupent de larges
+espaces.</p>
+
+<p>J'ach&egrave;ve ma soir&eacute;e chez un capitaine dalmate, M. Domitchi, qui s'est
+beaucoup occup&eacute; de la g&eacute;ologie et de la min&eacute;ralogie du pays. Il
+exploite, au pied du mont Inatch, une concession o&ugrave; l'on trouve, chose
+tr&egrave;s rare, du mercure &agrave; l'&eacute;tat liquide; il nous en montre des
+&eacute;chantillons. D'apr&egrave;s lui, le pays abonde en minerais de toute esp&egrave;ce.
+Au moyen-&acirc;ge, on a lav&eacute; de l'or dans les rivi&egrave;res. Pr&egrave;s de Tuzla, des
+salines, appartenant au fisc, livrent une partie du sel consomm&eacute; dans le
+pays. En 1883, elles ont donn&eacute; une augmentation de b&eacute;n&eacute;fice de 300,000
+florins, ce qui prouve que la consommation du sel, et, par cons&eacute;quent,
+le bien-&ecirc;tre des populations, se sont notablement accrus. Non loin de
+Var&egrave;s, on produit du fer excellent. Des bassins de lignite de bonne
+qualit&eacute; existent pr&egrave;s de Zenitcha, de Banjaluka, de Travnik, de Ronzicta
+et de Mostar; on a recueilli aussi des minerais tr&egrave;s riches de chrome,
+de cuivre, de mangan&egrave;se, de plomb argentif&egrave;re et d'antimoine. Une
+collection des minerais de la Bosnie a figur&eacute; &agrave; l'Exposition universelle
+de Paris. L'&Eacute;tat s'est r&eacute;serv&eacute; la propri&eacute;t&eacute; de toutes les mines. Mais
+une soci&eacute;t&eacute; anonyme s'est fond&eacute;e, la <i>Bosna</i>, pour mettre &agrave; fruit les
+concessions obtenues.</p>
+
+<p>&mdash;Nous faisons une charmante promenade en voiture aux bains d'Ilitche,
+situ&eacute;s &agrave; une lieue de la ville. Nous entrons, en passant, dans l'&Eacute;cole
+militaire des cadets bosniaques. Le commandant de l'&eacute;tablissement nous
+le montre, non sans une pointe d'orgueil. C'est une ancienne caserne
+turque pas trop mal construite. Elle contient des salles de classes bien
+a&eacute;r&eacute;es, o&ugrave; l'on donne aux jeunes gens une instruction assez compl&egrave;te.
+Ils font l'exercice en ce moment sur une vaste plaine de man&#339;uvres. Ils
+portent un &eacute;l&eacute;gant uniforme brun, fa&ccedil;on autrichienne. Ils appartiennent
+aux diff&eacute;rents cultes du pays, et c'est un excellent moyen de faire
+dispara&icirc;tre les animosit&eacute;s religieuses, si &acirc;pres ici. J'avais vivement
+regrett&eacute; l'introduction de la conscription dans ces provinces, parce
+qu'elle me semblait de nature &agrave; provoquer un profond ressentiment chez
+les populations qui s'&eacute;taient soulev&eacute;es r&eacute;cemment pour la repousser, Ce
+que j'apprends &agrave; Sarajewo me porte &agrave; croire que je m'&eacute;tais tromp&eacute;. La
+r&eacute;sistance provenait presque uniquement des musulmans. Pour les rayas,
+au contraire, c'est les relever que de les faire servir &agrave; c&ocirc;t&eacute; de leurs
+seigneurs et ma&icirc;tres. Dans beaucoup de localit&eacute;s, les paysans se rendent
+maintenant &agrave; l'inscription, drapeaux et musique en t&ecirc;te. Le contingent
+s'augmente d'un grand nombre de volontaires, ce qui prouve que le
+service n'est pas impopulaire. Ainsi, en 1883, le recrutement appelait
+1,200 hommes pour la Bosnie et l'Herz&eacute;govine, et 1,319 ont &eacute;t&eacute; enr&ocirc;l&eacute;s,
+dont 608 orthodoxes, 401 catholiques et 308 musulmans. Les diff&eacute;rents
+cultes se plient donc &eacute;galement au service obligatoire. Il n'y a eu que
+45 r&eacute;fractaires, chiffre inf&eacute;rieur &agrave; celui qu'on trouve dans beaucoup
+des anciennes provinces de l'empire. A Vichegrad, le contingent appelait
+6 hommes; il s'est pr&eacute;sent&eacute; 15 volontaires. Sur 2,500 Herz&eacute;govmiens qui
+s'&eacute;taient r&eacute;fugi&eacute;s dans le Mont&eacute;n&eacute;gro lors des derniers troubles, 2,000
+sont rentr&eacute;s et se sont remis au travail. Les r&eacute;fractaires sont presque
+tous des bergers qui font pa&icirc;tre leurs troupeaux sur les alpes des
+montagnes les plus inaccessibles. Il existe encore, vers les fronti&egrave;res
+du sud, quelques petites bandes de brigands, mais ils se bornent
+ordinairement &agrave; voler du b&eacute;tail. Pour rendre la s&eacute;curit&eacute; compl&egrave;te, des
+corps volants ont &eacute;t&eacute; form&eacute;s; ils sont arm&eacute;s du fusil Kropaczek &agrave; tir
+rapide et portent avec eux des vivres pour plusieurs jours. Ces soldats
+d'&eacute;lite, au nombre de 300, sont partag&eacute;s en petits d&eacute;tachements qui
+arrivent &agrave; l'improviste partout o&ugrave; les brigands se montrent. Bient&ocirc;t, il
+n'y en aura plus que dans le sandjak de Novi-Bazar, occup&eacute; par
+l'Autriche, mais o&ugrave; l'autorit&eacute; est rest&eacute;e aux mains des Turcs. Sous le
+rapport militaire, la Bosnie offre plus d'avantages &agrave; l'Autriche que
+Tunis &agrave; la France ou Chypre &agrave; l'Angleterre, car elle pourra lever dans
+ces provinces des r&eacute;giments qui ne seront pas inf&eacute;rieurs aux fameux
+Croates, avec leurs manteaux rouges. N'est-il pas triste que cette
+pens&eacute;e de l'&eacute;quilibre des forces arm&eacute;es vienne toujours &agrave; l'esprit qui
+voudrait ne s'occuper que du progr&egrave;s &eacute;conomique?</p>
+
+<p>Avant d'arriver &agrave; Ilitche, nous parcourons un ancien cimeti&egrave;re juif,
+dont les grandes pierres tombales sont couch&eacute;es sur le flanc d&eacute;charn&eacute;
+d'une colline pierreuse, parmi les chardons aux grandes fleurs
+violettes et les euphorbes jaunissantes. L'aspect en est tragique. Ces
+dalles sans inscriptions, d'un calcaire tr&egrave;s blanc, se d&eacute;tachent sur un
+ciel orageux bleu ardoise, comme dans le fameux tableau de Ruysd&aelig;l, &agrave;
+Dresde, <i>le Cimeti&egrave;re juif</i>. A Ilitche, il y a des thermes sulfureux
+avec un h&ocirc;tel propre, mais tr&egrave;s simple. Arrivent des musulmans en
+voiture de louage: ils viennent faire le kef en prenant le caf&eacute;, dans le
+petit jardin r&eacute;cemment plant&eacute; qui entoure les bains. Une dame musulmane
+descend d'un coup&eacute;, accompagn&eacute;e d'une suivante et de ses deux enfants.
+Elle est compl&egrave;tement envelopp&eacute;e d'un feredje en satin violet. Le
+yashmak, qui voile son visage, n'est pas transparent comme ceux de
+Constantinople; il cache enti&egrave;rement ses traits. Elle a cette d&eacute;marche
+ridicule d'un canard regagnant sa mare, que donn&eacute; l'habitude de
+s'asseoir les jambes crois&eacute;es, &agrave; la fa&ccedil;on des tailleurs. Impossible de
+deviner si ce sac ambulant contient une femme jolie ou jeune. Les
+musulmans ont ici, m'affirme-t-on, des m&#339;urs tr&egrave;s s&eacute;v&egrave;res. Les
+aventures galantes sont rares, et ce ne sont jamais les &eacute;trangers
+abhorr&eacute;s qui en sont les h&eacute;ros, m&ecirc;me malgr&eacute; les s&eacute;ductions de l'uniforme
+autrichien.</p>
+
+<p>Pour bien se rendre compte des conditions &eacute;conomiques d'un pays, il faut
+entrer dans la demeure de ses paysans et causer avec eux. Nous abordons
+un kmet qui laboure avec quatre b&#339;ufs, dont les deux premiers sont
+conduits par sa femme. Il a pour tout v&ecirc;tement un large pantalon &agrave; la
+turque, en laine blanche, une chemise de chanvre, une immense ceinture
+de cuir brun et une petite calotte de feutre entour&eacute;e de haillons
+blancs, roul&eacute;s en forme de turban. La femme n'a que sa chemise, avec un
+tablier en laine noire et un mouchoir rouge sur les cheveux. Il ne
+poss&egrave;de, nous dit-il, que deux b&#339;ufs les autres appartiennent &agrave; son
+fr&egrave;re. Les paysans s'associent souvent pour faire en commun les travaux
+de la culture. Je d&eacute;sire visiter sa chaumi&egrave;re; il h&eacute;site d'abord, il a
+peur; il craint que je ne sois un agent du fisc. Le fisc et le
+propri&eacute;taire, l'aga, sont les deux d&eacute;vorants, dont la rapacit&eacute; le fait
+trembler. Quand M. Seheimpflug lui dit que je suis un &eacute;tranger qui
+d&eacute;sire tout voir, son visage intelligent s'&eacute;claire d'un sourire aimable.
+Il a le nez tr&egrave;s fin et de beaux cheveux blonds.</p>
+
+<p>L'habitation est une hutte en clayonnage, recouverte de bardeaux de
+ch&ecirc;ne et &eacute;clair&eacute;e par deux lucarnes &agrave; volets, sans carreaux de vitre.
+Elle est divis&eacute;e en deux petites chambrettes. La premi&egrave;re est celle o&ugrave;
+l'on fait la cuisine; dans la seconde couche la famille. La premi&egrave;re
+pi&egrave;ce est compl&egrave;tement noircie par la fum&eacute;e, qui, faute de chemin&eacute;e,
+envahit tout jusqu'&agrave; ce qu'elle s'&eacute;chappe &agrave; travers les interstices du
+toit. La charpente en est visible; il n'y a point de plafond. A la
+cr&eacute;maill&egrave;re est suspendue une marmite o&ugrave; cuit la bouillie de ma&iuml;s, qui
+est la principale nourriture du paysan. Trois escabeaux en bois, deux
+vases en cuivre, quelques instruments aratoires, voil&agrave; tout le mobilier;
+ni table, ni vaisselle; on se croirait dans une caverne des temps
+pr&eacute;historiques. Dans la chambre &agrave; coucher, ni chaise, ni lit; deux
+coffres pour tout mobilier. Le kmet et sa femme couchent sur la terre
+battue, recouverte d'un vieux tapis. Dans un coin, un petit po&ecirc;le
+bosniaque qui lance sa fum&eacute;e, &agrave; travers la cloison de terre glaise,
+dans l'&acirc;tre attenant. Ici, les murs sont blanchis: quelques planches
+forment un plafond, et au-dessus, dans le grenier, sont accumul&eacute;es,
+quelques provisions. Le kmet ouvre l'un des coffres et nous montre avec
+fiert&eacute; ses habits de f&ecirc;te et ceux de sa femme. Il a r&eacute;cemment achet&eacute;
+pour celle-ci une veste en velours bleu toute brod&eacute;e d'or, qui lui a
+co&ucirc;t&eacute; 160 francs, et pour lui un dolman garni de fourrures. Depuis
+l'occupation, nous dit-il, quoiqu'il paye la tretina, il a pu faire des
+&eacute;conomies, parce que les prix ont beaucoup augment&eacute;, et il ose mettre
+ses beaux habits le dimanche, parce qu'il ne craint plus d'&ecirc;tre ran&ccedil;onn&eacute;
+par le fisc et les begs. L'autre coffre est tout rempli de belles
+chemises brod&eacute;es en laine de couleur: elles sont faites par sa femme,
+qui les a apport&eacute;es en dot. Voil&agrave; bien les peuples enfants: ils songent
+au luxe avant de soigner le confort; ni table, ni lit, ni pain, mais du
+velours, des broderies et des soutaches d'or. Cette absence de mobilier
+et d'ustensiles explique comment les Bosniaques se d&eacute;placent, &eacute;migrent
+et reviennent si facilement. Un &acirc;ne peut emporter tout leur avoir. On
+voit clairement ici comment la condition des infortun&eacute;s rayas, si
+longtemps opprim&eacute;s et d&eacute;pouill&eacute;s, peut s'am&eacute;liorer. Fixez la rente et
+l'imp&ocirc;t au taux actuel: le kmet, assur&eacute; de profiter de tout le surplus,
+am&eacute;liorera ses proc&eacute;d&eacute;s de culture, et les progr&egrave;s de la civilisation
+l'enrichiront et l'&eacute;manciperont. D&eacute;j&agrave; le bienfait de l'occupation, est
+consid&eacute;rable, parce que les agas ne peuvent plus r&eacute;clamer que la rente
+qui leur est due.</p>
+
+<p>&mdash;Le soir, je d&icirc;ne chez le consul de France, M. Moreau. Je n'avais
+point pour lui de lettre d'introduction du <i>foreign-office</i> fran&ccedil;ais;
+mais le nom de la <i>Revue des Deux Mondes</i> est le s&eacute;same qui m'ouvre
+toutes les portes. Quel charme de se retrouver si loin, &agrave; une table
+hospitali&egrave;re, pr&eacute;sid&eacute;e par une ma&icirc;tresse de maison gracieuse et
+spirituelle, et d'y jouir &agrave; la fois de toutes les &eacute;l&eacute;gances de l'esprit,
+des arts et, osons l'ajouter, de la bonne ch&egrave;re, &agrave; laquelle on devient
+tr&egrave;s sensible quand on en est depuis longtemps priv&eacute;! M. Moreau, comme
+le consul d'Angleterre, habite une grande maison turque appartenant
+aussi &agrave; un isra&eacute;lite. Le m&acirc;t de navire auquel flotte le drapeau fran&ccedil;ais
+s'&eacute;l&egrave;ve dans un grand jardin rempli de fleurs. Par une galerie couverte,
+orn&eacute;e de plantes grimpantes, et par un large escalier, on arrive dans
+une vaste antichambre sur laquelle s'ouvre, d'un c&ocirc;t&eacute;, l'ancien
+haremlik, devenu la salle &agrave; manger, de l'autre, le selamlik, la chambre
+des hommes, transform&eacute; en salon. Partout, sur les parquets, en rideaux
+aux fen&ecirc;tres, en porti&egrave;res aux portes, j'admire les tapis les plus
+vari&eacute;s, apport&eacute;s d'Afrique, d'Asie et de la P&eacute;ninsule, les meubles de
+l'Orient m&ecirc;l&eacute;s aux petits chefs-d'&#339;uvre de l'&eacute;b&eacute;nisterie parisienne, un
+piano d'&Eacute;rard, &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'un immense po&ecirc;le bosniaque tout constell&eacute; de ses
+fa&iuml;ences vertes en fond de bouteille. Me pardonnera-t-on si je donne le
+menu? Cela fait juger des ressources du pays: Potage julienne, ombre
+chevalier, filet jardini&egrave;re, asperges, dindon, salade, glace, fruits. Il
+se trouve que nous mangeons le m&ecirc;me dindon que j'ai marchand&eacute; &agrave; la
+Tchartsia: il est exquis; il a co&ucirc;t&eacute; 3 florins, environ 7 francs. La vie
+est ch&egrave;re &agrave; Sarajewo. A table se trouve un convive qui nous int&eacute;resse
+au plus haut point: c'est M. Queill&eacute;, inspecteur des finances, que le
+gouvernement fran&ccedil;ais a envoy&eacute; en mission &agrave; Sophia, sur la demande du
+gouvernement bulgare, afin d'y pr&eacute;sider; &agrave; l'organisation du syst&egrave;me
+financier. Il revient d'une course autour de la P&eacute;ninsule: Sophia,
+Andrinople, Constantinople, Ath&egrave;nes, &icirc;les Ioniennes, Mont&eacute;n&eacute;gro, Raguse,
+Fort-Opus, Mostar et Sarajewo. Il rentre &agrave; Sophia par Belgrade et Nisch.
+Je ferai une partie du voyage avec lui, ce qui me ravit. Il nous parle,
+longuement de la Bulgarie nouvelle, qu'il conna&icirc;t &agrave; merveille. M. Moreau
+a &eacute;t&eacute; longtemps consul en &Eacute;pire et je l'interroge beaucoup sur les
+musulmans. Je r&eacute;sume les souvenirs de ce qu'il nous dit et je les
+compl&egrave;te au moyen de mes notes prises ailleurs, principalement dans le
+livre si instructif de M. Adolf Strausz.</p>
+
+<p>Les musulmans se ressemblent partout, malgr&eacute; la diff&eacute;rence des races
+auxquelles ils appartiennent: Turc, Albanais, Slave, Caucasien, Arabe,
+Kabyle, Hindou, Malai. Le Koran, les impr&eacute;gnant jusqu'au fond, les jette
+dans le m&ecirc;me moule. Ils sont bons, et en m&ecirc;me temps f&eacute;roces. Ils aiment
+les enfants, les chiens, les chevaux, qu'ils ne maltraitent jamais, et
+ils h&eacute;sitent &agrave; tuer une mouche; mais quand la passion les surexcite, ils
+&eacute;gorgent sans piti&eacute; jusqu'aux femmes et aux enfants, n'&eacute;tant pas arr&ecirc;t&eacute;s
+par le respect de la vie et par ces sentiments d'humanit&eacute; que le
+christianisme et la philosophie moderne ont mis en nous.</p>
+
+<p>Ils sont fonci&egrave;rement honn&ecirc;tes, tant qu'ils sont soustraits aux
+influences occidentales. A Smyrne, me disait r&eacute;cemment M. Cherbuliez, on
+confie &agrave; un pauvre commissionnaire musulman des sommes importantes, et
+jamais rien n'est d&eacute;tourn&eacute;. Un chr&eacute;tien de m&ecirc;me condition sera
+infiniment moins s&ucirc;r. Le mahom&eacute;tan de l'ancien r&eacute;gime est religieux et
+il a peu de besoins; il est ainsi emp&ecirc;ch&eacute; de s'emparer du bien d'autrui
+par sa foi et il est peu pouss&eacute; &agrave; le faire, parce qu'il ne lui faut
+presque rien. Otez-lui sa religion et cr&eacute;ez en lui les go&ucirc;ts du luxe que
+nous appelons civilisation, et, pour gagner de l'argent, rien ne
+l'arr&ecirc;tera, surtout dans un pays o&ugrave; la concussion rapporte beaucoup et
+le travail tr&egrave;s peu.</p>
+
+<p>C'est en Bosnie, dans ce centre de pur mahom&eacute;tisme, qu'on peut voir
+combien la vie du musulman est simple et peu co&ucirc;teuse. Quand on pense
+aux harems, on s'imagine volontiers des lieux de d&eacute;lices o&ugrave; sont r&eacute;unies
+toutes les splendeurs de l'Orient. Mme Moreau, qui les a souvent
+visit&eacute;s, nous dit qu'ils ressemblent plut&ocirc;t, sauf dans&eacute;es demeures des
+pachas ou des begs tr&egrave;s riches, &agrave; des cellules de moines. Un mauvais
+plancher &agrave; moiti&eacute; cach&eacute; par une natte et par quelques lambeaux de tapis
+us&eacute;s; des murs blanchis &agrave; la chaux; aucun meuble, ni table, ni chaise,
+ni lit. Tout autour, de larges bancs de bois recouverts de, tapis, o&ugrave;
+l'on s'assied le jour et o&ugrave; l'on se couche la nuit. Les grillages de
+bois qui ferment les fen&ecirc;tres y font r&eacute;gner une demi-obscurit&eacute;. Le soir,
+une chandelle ou une petite lampe &eacute;claire ce triste s&eacute;jour d'une lumi&egrave;re
+blafarde. Le selamlik, l'appartement des hommes, n'est ni plus &eacute;l&eacute;gant
+ni plus gai. L'hiver, il y fait un froid cruel: les menuiseries mal
+faites ne joignent pas et laissent passer la bise, et le toit, peu
+entretenu, la neige et la pluie. Le <i>mangal</i> de cuivre, semblable au
+brasero des Espagnols et des Italiens, ne chauffe que quand les charbons
+sont assez incandescents pour vicier l'air de leurs vapeurs d'acide
+carbonique. La femme ne s'occupe gu&egrave;re de la cuisine, et les mets sont
+toujours les m&ecirc;mes: une sorte de pain sans levain, <i>pogatcha</i>, tr&egrave;s
+lourd et dur, une soupe, <i>tchorba</i>, faite de lait aigri, des lambeaux de
+mouton r&ocirc;ti, l'&eacute;ternel <i>pilaf</i>, riz entrem&ecirc;l&eacute; de d&eacute;bris d'agneau hach&eacute;s,
+et enfin la <i>pipta</i>, plat farineux et doux. Le grand plateau de cuivre,
+<i>tepschia</i>, sur lequel sont r&eacute;unis tous les plats, est d&eacute;pos&eacute; sur un
+support en bois. Il y a autant de cuill&egrave;res de bois que de convives.
+Chacun, assis &agrave; terre, les jambes crois&eacute;es, se sert avec les doigts. A
+la fin du repas, l'aigui&egrave;re passe &agrave; la ronde, on se lave les mains et on
+se les essuie &agrave; du linge fin, admirablement brod&eacute;; puis viennent le caf&eacute;
+et le tchibouk. Le beg ne d&eacute;pense d'argent que pour entretenir des
+serviteurs et des chevaux ou pour acheter de riches harnais et de belles
+armes, qu'il suspend aux murs du selamlik. Chez les musulmans de la
+classe moyenne, on ne pr&eacute;pare de mets chauds qu'une ou deux fois par
+semaine. Cette fa&ccedil;on de vivre tr&egrave;s simple explique deux traits
+particuliers des soci&eacute;t&eacute;s mahom&eacute;tanes: premi&egrave;rement, pourquoi les
+musulmans font si peu pour gagner de l'argent; secondement, comment le
+m&eacute;canisme administratif le plus imparfait fonctionnait passablement,
+tant que l'imitation des raffinements et des complications de notre
+civilisation n'avait pas cr&eacute;&eacute; des besoins plus dispendieux. Le luxe
+occidental les perd sans rem&egrave;de.</p>
+
+<p>Un grand emp&ecirc;chement au progr&egrave;s des musulmans est, &eacute;videmment, non pas
+tant la polygamie, que la situation de la femme. Son instruction est
+presque nulle: jamais elle n'ouvre un livre, pas m&ecirc;me le Koran, qu'elle
+ne comprendrait pas. Sans relations avec le dehors, toujours enferm&eacute;e
+comme une prisonni&egrave;re dans le lugubre harem, son existence ne diff&egrave;re
+gu&egrave;re de celle des d&eacute;tenus en cellule. Elle ne sort que tr&egrave;s rarement:
+je n'ai rencontr&eacute; dans les rues de Sarajewo, en fait de femmes
+musulmanes, que des mendiantes. Elle ne sait rien de ce qui se passe au
+dehors, ni m&ecirc;me des affaires de son mari. Sa seule occupation est de
+broder; sa seule distraction, de faire et de fumer des cigarettes. Elle
+n'a pas, comme l'homme, le kef dans les caf&eacute;s et la jouissance des
+beaut&eacute;s de la nature. La femme de l'artisan, du boutiquier, ne peut en
+rien aider son mari: sa vie est donc absolument vide, inutile et
+monotone. Les dames autrichiennes r&eacute;sidant ici et connaissant le croate
+peuvent s'entretenir ais&eacute;ment avec les musulmanes bosniaques,
+puisqu'elles parlent la m&ecirc;me langue; mais toute conversation est
+impossible, disent-elles: ces pauvres recluses n'ont absolument rien &agrave;
+dire. Et ce sont ces cr&eacute;atures si compl&egrave;tement ignorantes et nulles qui
+&eacute;l&egrave;vent les enfants, jusqu'&agrave; un &acirc;ge assez avanc&eacute;. Songez &agrave; tout ce que
+fait la femme dans la famille chr&eacute;tienne, au r&ocirc;le consid&eacute;rable qu'elle y
+remplit, &agrave; l'influence qu'elle y exerce, et tout cela fait compl&egrave;tement
+d&eacute;faut chez les musulmans. Ceci n'explique-t-il pas pourquoi ils ne
+peuvent pas s'assimiler la civilisation occidentale?</p>
+
+<p>Quoique leur instruction religieuse soit tr&egrave;s sommaire, les musulmanes
+sont extr&ecirc;mement bigotes et fanatiques. Ainsi que les hommes, elles
+prennent ponctuellement les cinq bains qui, d'apr&egrave;s le rituel de
+l'<i>abdess</i>, doivent pr&eacute;c&eacute;der les cinq pri&egrave;res r&eacute;glementaires qu'elles
+disent par c&#339;ur, comme des formules magiques. Les mariages se font &agrave;
+l'aveuglette, et comme un march&eacute;, sans que les sentiments de la jeune
+fille soient aucunement consult&eacute;s. D'ailleurs, de sentiments, il ne doit
+gu&egrave;re en exister chez elle, tout au plus des instincts ou des app&eacute;tits
+&eacute;veill&eacute;s par les conversations sans retenue des harems.</p>
+
+<p>Cependant, parmi les trois fa&ccedil;ons de conclure les mariages, il en est
+une, tr&egrave;s curieuse et tr&egrave;s ancienne, o&ugrave; la femme agit comme une
+personne, au lieu d'&ecirc;tre livr&eacute;e comme une marchandise. C'est le mariage
+par rapt. Depuis les remarquables travaux de Bachofen, Mac-Lennan, Post
+et Giraud-Teulon, une branche sp&eacute;ciale de la sociologie s'occupe des
+origines de la famille. On nous y apprend qu'au sein des tribus
+primitives r&eacute;gnaient la collectivit&eacute; et la promiscuit&eacute;; que la famille
+&eacute;tait &laquo;matriarcale&raquo; avant d'&ecirc;tre &laquo;patriarcale&raquo;, parce que la descendance
+ne pouvait s'&eacute;tablir que par la m&egrave;re; que les unions &eacute;taient toujours
+&laquo;endogames&raquo;, c'est-&agrave;-dire contract&eacute;es au sein du groupe m&ecirc;me; que plus
+tard elles devinrent &laquo;exogames&raquo;, c'est-&agrave;-dire accomplies avec une femme
+d'une autre tribu, qu'il fallait enlever. Ceci est le mariage par rapt,
+qu'on trouve, &agrave; l'origine, chez tous les peuples et qui est encore tr&egrave;s
+r&eacute;pandu parmi les sauvages. Ce que l'&eacute;poux payait au p&egrave;re ou &agrave; la tribu
+&eacute;tait, non le prix d'un achat, mais la composition, presque le wehrgeld.
+Voici, d'apr&egrave;s M. Strauss, comment cela se passe encore parfois chez les
+musulmans bosniaques. Un jeune homme a vu plusieurs fois une jeune
+fille &agrave; travers les croisillons du moucharabi. Leurs regards se sont dit
+qu'ils s'aimaient, ils s'entendent. &laquo;La colombe&raquo; apprend, par une
+interm&eacute;diaire complaisante, qu'&agrave; telle heure son bien-aim&eacute; viendra
+l'enlever. Il arrive &agrave; cheval, arm&eacute; d'un pistolet. La jeune fille,
+strictement voil&eacute;e, monte en croupe derri&egrave;re lui. Il part au galop;
+mais, au bout d'une centaine de pas, il s'arr&ecirc;te et d&eacute;charge son
+pistolet; ses amis, post&eacute;s dans les diff&eacute;rents endroits de la localit&eacute;,
+lui r&eacute;pondent par des coups de fusil. Chacun sait alors qu'un rapt vient
+de se commettre, et l'interm&eacute;diaire court en pr&eacute;venir les parents. Le
+ravisseur conduit la fianc&eacute;e dans le harem de sa maison, mais il ne
+reste pas avec elle. Pendant les sept jours que durent les pr&eacute;paratifs
+du mariage, il demeure assis dans le selamlik, o&ugrave;, rev&ecirc;tu de ses
+v&ecirc;tements, de f&ecirc;te, il re&ccedil;oit ses amis. Les parents finissent toujours
+par consentir, parce que leur fille enlev&eacute;e serait d&eacute;shonor&eacute;e si elle
+devait rentrer chez elle non mari&eacute;e. Des femmes, parentes ou amies,
+restent avec la fianc&eacute;e, la baignent et l'habillent compl&egrave;tement de
+blanc. Toutes ensemble font les pri&egrave;res du rituel. Pendant, les sept
+jours, la jeune fille est soumise &agrave; un je&ucirc;ne tr&egrave;s s&eacute;v&egrave;re; elle n'a &agrave;
+manger et de l'eau &agrave; boire qu'une fois par jour, et seulement apr&egrave;s le
+soleil couch&eacute;. Le septi&egrave;me jour, les amies se r&eacute;unissent de nouveau en
+grand nombre; on la baigne derechef en c&eacute;r&eacute;monie et puis on lui met ses
+habits de f&ecirc;te, une chemise richement brod&eacute;e et un fez avec
+passementeries d'or, couvert d'un linge <i>beskir</i>, orn&eacute; de ducats. Elle
+doit rester alors immobile, couch&eacute;e le visage contre terre, m&eacute;ditant et
+priant. Pendant ce temps, les femmes disparaissent sans bruit, une &agrave;
+une, et, quand toutes sont parties, l'&eacute;poux p&eacute;n&egrave;tre enfin, pour la
+premi&egrave;re fois, dans le harem. Ne dirait-on pas une prise de voile dans
+un couvent, plut&ocirc;t qu'une noce? On voit &agrave; quel point une brutale coutume
+de sauvages s'est transform&eacute;e, &eacute;pur&eacute;e et ennoblie, en se p&eacute;n&eacute;trant de
+c&eacute;r&eacute;monial et de sentiments religieux, sous l'empire du Koran.</p>
+
+<p>La seconde fa&ccedil;on de se marier est celle que l'on peut appeler &laquo;&agrave; la
+vue&raquo;. Une interm&eacute;diaire pr&eacute;pare une entente entre les deux parties. Au
+jour convenu, le p&egrave;re re&ccedil;oit le pr&eacute;tendant dans le selamlik. Entre alors
+la jeune fille, rev&ecirc;tue de ses plus beaux v&ecirc;tements, le visage d&eacute;couvert
+et la poitrine &agrave; peine voil&eacute;e par une gaze l&eacute;g&egrave;re. Le jeune homme boit
+le caf&eacute;, en contemplant la future, et il lui rend la tasse vide en lui
+disant: &laquo;Dieu vous r&eacute;compense, belle enfant!&raquo; Elle se retire sans
+parler, et, si elle a plu, le jeune homme envoie le lendemain au p&egrave;re un
+anneau dans lequel il a fait graver son nom. Au bout de huit jours ont
+lieu les noces, appel&eacute;es <i>dujun</i>. Les parents et amis apportent des
+cadeaux utiles pour le jeune m&eacute;nage, et on festoie tant qu'il reste &agrave;
+manger, les hommes au rez-de-chauss&eacute;e, les femmes au premier &eacute;tage. Le
+troisi&egrave;me mode de mariage est surtout en usage parmi les familles
+riches: c'est uniquement une affaire qui s'arrange, comme dans certains
+pays chr&eacute;tiens. Le mariage est conclu sans que les &eacute;poux se soient vus.
+Les festivit&eacute;s ont lieu chez le p&egrave;re. Vers le soir, le mari d'un c&ocirc;t&eacute;,
+la femme de l'autre, sont conduits, avec accompagnement de musique et
+de coups de fusil, dans la demeure commune, o&ugrave; ils se voient alors pour
+la premi&egrave;re fois. Les d&eacute;ceptions trop cruelles sont r&eacute;par&eacute;es par le
+divorce, ou, insinuent les mauvaises langues, par les moyens plus
+exp&eacute;ditifs encore. Un proverbe bosniaque a beau dire qu'il est plus
+facile de garder un sac de puces qu'une femme, les officiers de l'arm&eacute;e
+d'occupation les plus charmants,&mdash;et l'on sait &agrave; quel point le sont les
+Hongrois,&mdash;ne trouvent ici, dit-on, que des rebelles. L'adult&egrave;re f&eacute;minin
+n'est pas encore un des condiments habituels de la soci&eacute;t&eacute; musulmane.</p>
+
+<p>Ce qui caract&eacute;rise surtout le Bosniaque form&eacute; par le Koran, c'est une
+r&eacute;signation absolue, qu'envierait l'asc&egrave;te le plus exalt&eacute;. Il supporte
+sans se plaindre les revers et les souffrances. Il dira avec Job: Dieu
+me l'a donn&eacute;, Dieu me l'a retir&eacute;; que la volont&eacute; de Dieu s'accomplisse!
+Est-il malade, il n'appelle pas le m&eacute;decin: si son heure n'est pas
+venue, Dieu le gu&eacute;rira. S'il sent la mort approcher, il ne s'en effraye
+pas. Il s'entretient avec le hodseha, dispose d'une partie de ses biens
+en faveur d'une &#339;uvre utile, ou, s'il est tr&egrave;s riche, fonde une
+mosqu&eacute;e; puis il meurt, en r&eacute;citant des pri&egrave;res. La famille se r&eacute;unit,
+nul ne pleure; le corps est lav&eacute;, le nez, la bouche et les oreilles sont
+bouch&eacute;s avec de l'ouate, afin que les mauvais esprits n'y p&eacute;n&egrave;trent pas,
+et le m&ecirc;me jour il est enterr&eacute;, envelopp&eacute; dans un suaire blanc et sans
+cercueil. Une pierre, termin&eacute;e en forme de turban pour un homme, est
+plac&eacute;e sur le lieu de la s&eacute;pulture, qui devient sacr&eacute;. Les environs de
+Sarajewo sont partout occup&eacute;s par des cimeti&egrave;res. Cette fa&ccedil;on d'accepter
+tout ce qui arrive comme le r&eacute;sultat de lois in&eacute;luctables donne certes
+au caract&egrave;re musulman un fond de m&acirc;le sto&iuml;cisme qu'on admire malgr&eacute; soi.
+Mais ce n'est pas une source de progr&egrave;s, au contraire. Celui qui trouve
+tout mauvais, et qui aspire au mieux, agira vigoureusement pour tout
+am&eacute;liorer. Dans le christianisme, il y a un c&ocirc;t&eacute; asc&eacute;tique tr&egrave;s
+semblable &agrave; la r&eacute;signation musulmane; mais, d'autre part, les proph&egrave;tes
+et le Christ protestent et s'insurgent, avec la plus &eacute;loquente
+v&eacute;h&eacute;mence, contre le monde tel qu'il est et contre les lois naturelles.
+De toute leur &acirc;me, ils aspirent vers un id&eacute;al de bien et de justice
+qu'ils veulent voir r&eacute;aliser, m&ecirc;me en livrant l'univers aux flammes,
+dans ce cataclysme cosmique d&eacute;crit dans l'&Eacute;vangile comme la fin du
+monde. C'est cette soif de l'id&eacute;al qui, entr&eacute;e dans le sang des peuples
+chr&eacute;tiens, fait, leur sup&eacute;riorit&eacute;, en les poussant de progr&egrave;s en
+progr&egrave;s.</p>
+
+<p>Voici encore d'autres causes qui feront ici, comme partout, d&eacute;choir les
+musulmans relativement aux rayas, du moment qu'ils ne seront plus les
+ma&icirc;tres et que l'&eacute;galit&eacute; devant la loi r&eacute;gnera. Le vrai mahom&eacute;tan ne
+conna&icirc;t et ne veut conna&icirc;tre qu'un livre, le Koran. Toute autre science
+est inutile ou dangereuse. S'il est faux qu'Omar ait br&ucirc;l&eacute; la
+biblioth&egrave;que d'Alexandrie, il est certain que les Turcs ont r&eacute;duit en
+cendres celles des rois de Hongrie et de la plupart des couvents qu'ils
+ont pill&eacute;s, lors de la conqu&ecirc;te de la p&eacute;ninsule balkanique. Le Koran est
+&agrave; la fois un code civil, un code politique, un code de religion et un
+code de morale, et ses prescriptions sont immuables: donc, il p&eacute;trifie
+et immobilise. Certes, le Koran est un beau livre, et on ne peut nier
+qu'il ait donn&eacute; &agrave; ses sectateurs une fi&egrave;re trempe, tant qu'ils ne s'en
+sont pas &eacute;mancip&eacute;s: nul n'est plus profond&eacute;ment religieux qu'un
+musulman. Toutefois, c'est une grave lacune pour le Bosniaque, &agrave; la fois
+musulman et Slave, de ne pas comprendre le livre qui est tout pour lui,
+ni m&ecirc;me les pri&egrave;res qu'il r&eacute;cite tout le jour et dans toutes les
+circonstances de sa vie. Cela ne peut manquer de produire dans l'esprit
+un terrible vide. On objectera que les paysans catholiques, &agrave; qui on
+d&eacute;fend de lire la Bible en leur langue, et qui n'ont pour toute
+c&eacute;r&eacute;monie de culte que la messe en latin, sont dans la m&ecirc;me situation;
+mais ce n'est pas d'eux non plus que part le branle de ce que l'on
+appelle le progr&egrave;s. Lentement, mais in&eacute;vitablement, les musulmans de la
+Bosnie, autrefois les ma&icirc;tres et aujourd'hui encore les seuls
+propri&eacute;taires du pays, descendront dans l'&eacute;chelle sociale, et ils
+finiront par &ecirc;tre &eacute;limin&eacute;s. L'Autriche ne doit nullement les molester,
+mais elle aurait tort de les favoriser et de trop s'appuyer sur eux.</p>
+
+<p>Ceux qui s'&eacute;l&egrave;vent le plus rapidement et qui profiteront le plus de
+l'ordre et de la s&eacute;curit&eacute; qui r&eacute;gnent d&eacute;sormais en Bosnie, ce sont les
+juifs. D&eacute;j&agrave; une grande partie du commerce est en leurs mains, et bient&ocirc;t
+beaucoup d'immeubles urbains y passeront &eacute;galement. Les plus
+entreprenants sont ceux qui viennent d'Autriche et de Hongrie. Les juifs
+bosniaques descendent des malheureux r&eacute;fugi&eacute;s qui avaient fui l'Espagne
+pour &eacute;chapper &agrave; la mort, au XVe et au XVIe si&egrave;cle. Ils parlent encore
+l'espagnol et l'&eacute;crivent avec des lettres h&eacute;bra&iuml;ques. Pendant mon voyage
+de Brod &agrave; Sarajewo, j'entendis des voix f&eacute;minines parler l'espanol dans
+une voiture de troisi&egrave;me classe. Je vis une m&egrave;re, avec le type oriental
+le plus marqu&eacute;, accompagn&eacute;e de deux filles charmantes, toutes trois en
+costume turc, moins le yaschmak. Aspect &eacute;trange: qui &eacute;taient-elles? d'o&ugrave;
+venaient-elles? J'appris que c'&eacute;taient des juives espagnoles qui
+retournaient &agrave; Sarajewo. Cette persistance &agrave; conserver les anciennes
+traditions est merveilleuse. Ces juifs ont compl&egrave;tement adopt&eacute; ici les
+v&ecirc;tements et la fa&ccedil;on de vivre des musulmans. Pour ce motif, et
+peut-&ecirc;tre aussi &agrave; cause de la ressemblance des deux cultes, ils ont &eacute;t&eacute;
+bien moins maltrait&eacute;s que les chr&eacute;tiens. On en compte 3,420 dans la
+Bosnie, dont 2,079 &agrave; Sarajewo. Ils occupent, dans le mouvement des
+affaires, une place hors de toute proportion avec leur nombre. Les
+exportations et les importations se font presque exclusivement par leur
+interm&eacute;diaire. Tous vivent simplement, m&ecirc;me, les plus riches; ils
+craignent d'attirer l'attention. Tous accomplissent les prescriptions de
+leur culte avec la plus rigoureuse ponctualit&eacute;. Ils ne le c&egrave;dent pas aux
+musulmans sous ce rapport. Le samedi, personne ne manque &agrave; la synagogue,
+et m&ecirc;me la plupart s'y rendent chaque matin, quand la voix du muezzin
+appelle les enfants de Mahomet &agrave; la pri&egrave;re. Pour r&eacute;gler les diff&eacute;rends
+qui s'&eacute;l&egrave;vent entre eux, jamais ils ne s'adressent au mudir. Le chef de
+la communaut&eacute;, avec l'aide de deux anciens, d&eacute;cide comme arbitre, et nul
+n'en appelle. Avant et apr&egrave;s le repas, les convives se lavent les mains
+dans une aigui&egrave;re port&eacute;e autour de la table et disent de longues
+pri&egrave;res. Ils ont leurs rabbins, les <i>chachams</i>, mais ceux-ci, tr&egrave;s
+diff&eacute;rents en cela des pr&ecirc;tres catholiques et des popes du rite
+oriental, ne pr&eacute;l&egrave;vent rien sur les fid&egrave;les. Comme saint Paul, ils
+vivent d'un m&eacute;tier. Il est vrai que leur instruction th&eacute;ologique est
+nulle: elle se borne &agrave; savoir r&eacute;citer les pri&egrave;res et les chants du
+rituel. Le sentiment de solidarit&eacute; et de soutien naturel qui unit les
+familles et m&ecirc;me les communaut&eacute;s juives est admirable. Ils s'entr'aident
+et se poussent les uns les autres et payent m&ecirc;me les contributions en
+commun, les riches supportant la part des pauvres. Mais ils n'ont encore
+rien fait pour donner quelque instruction &agrave; leurs femmes; tr&egrave;s peu
+d'entre elles savent lire. Nulle &eacute;cole moyenne; dans leurs harems, pas
+un livre, pas un imprim&eacute;, nulle culture de l'esprit. Elles passent leur
+vie, comme les musulmanes, &agrave; fumer des cigarettes, &agrave; broder, &agrave; bavarder
+entre elles. Presque jamais elles ne sortent; mais elles s'occupent
+davantage de leur m&eacute;nage, car les maris tiennent beaucoup plus que les
+begs &agrave; faire bonne ch&egrave;re.</p>
+
+<p>Le musulman et le juif font les affaires d'une fa&ccedil;on compl&egrave;tement
+diff&eacute;rente. Le premier n'est pas &acirc;pre au gain; il attend le client et,
+si nul n'ach&egrave;te, il ne le regrette pas trop, car il garde ses
+marchandises, auxquelles il s'attache. Le second fait tout ce qu'il peut
+pour attirer l'acheteur. Il lui adresse les plus beaux discours, il lui
+offre son meilleur caf&eacute; et ses cigarettes les plus parfum&eacute;es; il ne
+songe qu'&agrave; vendre pour racheter, car il faut que le capital roule.
+Voyez-les, l'un et l'autre, assis au caf&eacute;: le musulman est plong&eacute; dans
+son kef; il jouit de l'heure pr&eacute;sente: il est content du loisir que lui
+procure Allah; il ne pense pas au lendemain; l'&#339;il vague et fixe trahit
+un &eacute;tat de r&ecirc;ve presque extatique; il atteint aux f&eacute;licit&eacute;s de la vie
+contemplative, il est aux portes du paradis. Le juif a l'&#339;il brillant,
+agit&eacute;; il cause, il s'informe, il veut savoir le prix des choses:
+l'actuel ne lui suffit jamais; il songe &agrave; s'enrichir toujours davantage;
+il groupe en sa t&ecirc;te les circonstances qui am&egrave;neront la hausse ou la
+baisse et il en d&eacute;duit les moyens d'en profiter. Certainement il fera
+fortune, mais qu'en fera-t-il? Qui des deux a raison? Peut-&ecirc;tre bien le
+musulman. Car &agrave; quoi bon l'argent, si ce n'est pour en jouir et pour en
+faire jouir les autres? Mais dans ce monde, o&ugrave; le <i>struggle for life</i> de
+la for&ecirc;t pr&eacute;historique se continue dans les relations &eacute;conomiques, celui
+qui agit et pr&eacute;voit &eacute;limine celui qui jouit et r&ecirc;ve. Si l'on veut
+conna&icirc;tre l'isra&eacute;lite du moyen-&acirc;ge, ses id&eacute;es, ses coutumes, ses
+croyances, c'est ici qu'il faut l'&eacute;tudier.</p>
+
+<p>Il existe encore en Bosnie une autre race tr&egrave;s int&eacute;ressante, que j'ai
+rencontr&eacute;e dans toute la P&eacute;ninsule. Elle est aussi active, aussi
+&eacute;conome, aussi entreprenante que les juifs et en m&ecirc;me temps plus pr&ecirc;te &agrave;
+travailler de ses bras. Ce sont les Tsintsares, qu'on appelle aussi
+Kutzo-Valaques (Valaques boiteux) ou Mac&eacute;doniens. On les trouve dans
+toutes les villes o&ugrave; ils font le commerce, et dans les campagnes o&ugrave; ils
+tiennent les auberges, comme les juifs en Pologne el en Galicie. Ils
+sont d'excellents ma&ccedil;ons et les seuls, en Bosnie, avant l'arriv&eacute;e des
+<i>muratori</i> italiens. Ils sont aussi charpentiers et ex&eacute;cutent avec une
+grande habilet&eacute; les travaux de menuiserie. Ce sont eux, dit-on, qui ont
+construit tous les b&acirc;timents importants de la P&eacute;ninsule: &eacute;glises, ponts,
+maisons en pierre. On vante aussi leur go&ucirc;t dans la confection des
+objets de filigrane et d'orf&egrave;vrerie. Quelques-uns d'entre eux sont
+riches et font de grandes affaires. Le fondateur de la fameuse maison
+Sina, de Vienne, &eacute;tait un Tsintsare. On en trouve jusqu'&agrave; Vienne et &agrave;
+Pesth, o&ugrave; on les consid&egrave;re comme des Grecs, parce qu'ils professent, le
+rite oriental et qu'ils sont d&eacute;vou&eacute;s &agrave; la nationalit&eacute; grecque. Cependant
+ils sont de sang roumain et proviennent de ces Valaques qui vivent du
+produit de leurs troupeaux, en Gr&egrave;ce, en Thrace et en Albanie. En dehors
+de leur pays d'origine, ils sont dispers&eacute;s dans tout l'Orient. Presque
+nulle part ils ne sont assez nombreux pour former un groupe distinct
+sauf pr&egrave;s de Tuzla, dans le village de Slovik, en Istrie, pr&egrave;s de
+Monte-Maggiore et du lac de Tchespitch, et dans quelques autres
+localit&eacute;s. Leurs habitations et leurs jardins sont beaucoup mieux tenus
+que ceux de leurs voisins. Ils sont entre eux d'une probit&eacute; proverbiale.
+Ils adoptent le costume et la langue du pays qu'ils habitent, mais ils
+ne se m&eacute;langent pas avec les autres races. Ils conservent un type &agrave; part
+tr&egrave;s reconnaissable. D'o&ugrave; viennent ces aptitudes sp&eacute;ciales qui les
+distinguent si nettement des Bosniaques musulmans et chr&eacute;tiens, au
+milieu desquels ils s&eacute;journent? Ce sont &eacute;videmment des habitudes
+acquises et transmises h&eacute;r&eacute;ditairement. On ne peut les attribuer ni &agrave; la
+race ni au culte, car leurs fr&egrave;res de la Roumanie, de m&ecirc;me sang et de
+m&ecirc;me religion, ne les poss&egrave;dent nullement jusqu'&agrave; pr&eacute;sent. Quoi dommage
+qu'il n'y ait que quelques milliers de Tsintsares en Bosnie! Ils
+contribuent encore plus que les juifs &agrave; l'accroissement de la richesse,
+parce qu'ils sont, outre de fins commer&ccedil;ants, d'admirables
+travailleurs.</p>
+
+<p>On me parle beaucoup d'une dame anglaise fix&eacute;e &agrave; Sarajewo depuis
+quelques ann&eacute;es, miss Irby. Elle habite une grande maison au fond d'un
+beau jardin. Elle s'occupe de r&eacute;pandre l'instruction et l'&eacute;vangile. La
+tol&eacute;rance que lui avait accord&eacute;e le gouvernement turc lui est continu&eacute;e
+par l'Autriche. Non loin de l&agrave;, je vois un d&eacute;p&ocirc;t de la Soci&eacute;t&eacute; biblique.
+Son d&eacute;bit n'est pas grand, car presque tous les gens d'ici, m&ecirc;me ceux
+qui ont quelque aisance, vivent dans une sainte horreur de la lettre
+moul&eacute;e. Miss Irby a cr&eacute;&eacute; un orphelinat o&ugrave; se trouvent trente-huit jeunes
+filles de l'&acirc;ge de trois &agrave; vingt-trois ans, dans une maison, et sept ou
+huit gar&ccedil;ons dans une autre. Les plus &acirc;g&eacute;es donnent l'instruction aux
+plus jeunes. Elles font tout l'ouvrage, cultivent le jardin et
+apprennent &agrave; faire la cuisine. Elles sont tr&egrave;s recherch&eacute;es en mariage
+par des instituteurs et de jeunes popes. Bonne semence pour l'avenir.
+Qu'on vienne en aide &agrave; Miss Irby!</p>
+
+<p>M. Scheimpflug me fait visiter la famille et la maison o&ugrave; il a un
+appartement. Ce sont des n&eacute;gociants du rite orthodoxe, qui sont, dit-on,
+tr&egrave;s &agrave; l'aise. La maison est en pierre, bien blanchie et &agrave; deux &eacute;tages;
+les fen&ecirc;tres du rez-de-chauss&eacute;e sont prot&eacute;g&eacute;es par d'&eacute;pais barreaux de
+fer, assez forts pour r&eacute;sister &agrave; un assaut. Une grande porte coch&egrave;re
+donne acc&egrave;s de la rue &agrave; une cour, le long de laquelle la maison prolonge
+sa fa&ccedil;ade pr&eacute;c&eacute;d&eacute;e d'une v&eacute;randa; en arri&egrave;re s'&eacute;tend un jardin que
+terminent les d&eacute;pendances. La chambre principale o&ugrave; nous sommes re&ccedil;us
+est &agrave; la fois le salon et le dortoir commun. Tout autour s'&eacute;tend le
+divan &agrave; la turque, sur lequel se couchent tous les membres de la
+famille, suivant les anciens usages. Seule, la fille a&icirc;n&eacute;e, gagn&eacute;e aux
+id&eacute;es modernes, a voulu avoir et a obtenu un lit. Il est vrai qu'elle
+fait des broderies merveilleuses sur des tissus de fin coton et de
+toile, et la m&egrave;re nous les montre avec orgueil. Le seul meuble est une
+grande table couverte d'un beau tapis de Bosnie. Aux murs peints &agrave; la
+d&eacute;trempe sont pendues une glace et quelques gravures grossi&egrave;rement
+colori&eacute;es, repr&eacute;sentant des saints et des souverains. L'arrangement de
+cet appartement r&eacute;v&egrave;le d&eacute;j&agrave; la transition vers les m&#339;urs occidentales.</p>
+
+<p>Les chr&eacute;tiens du rite oriental sont deux fois plus nombreux que les
+catholiques dans la Bosnie-Herz&eacute;govine. La statistique officielle a
+compt&eacute;, en 1879, 496,761 des premiers et seulement 209,391 des seconds;
+3,447 orthodoxes orientaux sont fix&eacute;s &agrave; Sarajewo et beaucoup d'entre eux
+s'occupent de commerce et ont quelque aisance; mais, sur les 21,377
+habitants que compte la capitale, 14,848, 70 pour 100, sont musulmans.
+Il est remarquable que les orthodoxes soient rest&eacute;s si fid&egrave;les &agrave; leur
+culte traditionnel, car ils ont &eacute;t&eacute; longtemps ran&ccedil;onn&eacute;s sans merci par
+le clerg&eacute; phanariote. Le patriarche de Constantinople n'est nomm&eacute; qu'au
+prix d'&eacute;normes bakchichs. M. Strausz, qui para&icirc;t bien renseign&eacute;, pr&eacute;tend
+que l'&eacute;lection de 1864 co&ucirc;ta plus de 100 milles ducats, moiti&eacute; pour le
+gouvernement turc, moiti&eacute; pour les pachas et les eunuques. Afin de
+couvrir les frais, affirme notre auteur, les riches familles phanariotes
+constituaient une soci&eacute;t&eacute; par actions. Celle-ci faisait l'avance des
+bakchichs, qui lui &eacute;taient restitu&eacute;s avec grand b&eacute;n&eacute;fice. Par quel
+moyen? Par le m&ecirc;me syst&egrave;me. Ils mettaient aux ench&egrave;res les places
+d'&eacute;v&ecirc;ques, et ceux-ci se faisaient rembourser par les popes, lesquels
+avaient &agrave; r&eacute;cup&eacute;rer le tout sur les fid&egrave;les. La hi&eacute;rarchie
+eccl&eacute;siastique n'&eacute;tait donc que l'organisation syst&eacute;matique de la
+simonie, qui, &agrave; la fa&ccedil;on d'une puissante pompe aspirante, achevait de
+d&eacute;pouiller les paysans d&eacute;j&agrave; &eacute;corch&eacute;s &agrave; vif par le fisc et par les begs.
+Les infortun&eacute;s popes avaient eux-m&ecirc;mes &agrave; peine de quoi subsister; mais
+les &eacute;v&ecirc;ques touchaient 50,000 &agrave; 60,000 francs par an et le patriarche
+vivait en prince. Le plus clair de toutes ces spoliations allait se
+d&eacute;verser &agrave; Constanlinople, qui vendait au plus offrant le droit
+d'exploiter les croyants. Il y avait dans les deux provinces 4 &eacute;v&ecirc;ch&eacute;s
+ou &eacute;parchies, 14 couvents et 437 popes s&eacute;culiers ou r&eacute;guliers; ceux-ci
+manquaient de toute instruction. Voici comment ils obtenaient leur cure.
+Un parent ou un prot&eacute;g&eacute; du pope l'aidait dans son service
+eccl&eacute;siastique. Quand il avait r&eacute;uni le prix auquel &eacute;tait tax&eacute;e une
+cure, soit de 20 &agrave; 200 ducats, il allait l'offrir &agrave; l'&eacute;v&ecirc;que, qui ne
+tardait pas &agrave; le nommer, en destituant, au besoin, un pr&ecirc;tre en
+exercice, &agrave; moins que celui-ci ne donn&acirc;t davantage. Beaucoup de ces
+popes ne savent pas &eacute;crire et &agrave; peine lire; ils r&eacute;citent par c&#339;ur les
+pri&egrave;res et les chants. L'&Eacute;glise orthodoxe n'a pas de biens en Bosnie, et
+les popes ne re&ccedil;oivent aucun traitement fixe. Mais les fid&egrave;les les
+entretiennent et leur font des dons en nature, lors des grandes f&ecirc;tes ou
+des c&eacute;r&eacute;monies religieuses: mariage, naissance, enterrement. Ils
+re&ccedil;oivent ainsi du bl&eacute;, des moutons, de la volaille. A la mort du p&egrave;re
+de famille, ils pr&eacute;l&egrave;vent souvent un b&#339;uf et &agrave; la mort de la m&egrave;re, une
+vache. Les Bosniaques craignent beaucoup les influences des mauvais
+esprits, des f&eacute;es, des <i>vilas</i>; et ils ont souvent recours aux
+exorcismes, qu'ils doivent bien payer. Il faut donner &agrave; l'&eacute;v&ecirc;que une si
+grande partie de ces r&eacute;mun&eacute;rations en nature ou en argent que les popes
+sont r&eacute;duits &agrave; cultiver la terre de leurs mains pour avoir de quoi
+vivre.</p>
+
+<p>La m&ecirc;me exploitation scandaleuse avait lieu en Serbie, en Valachie, en
+Bulgarie, partout o&ugrave; le clerg&eacute; orthodoxe d&eacute;pendait du Phanar, et elle se
+poursuit encore en ce moment, en Mac&eacute;doine, malgr&eacute; la promesse formelle
+de la Porte et des puissances d'affranchir ce malheureux pays, tout au
+moins sous le rapport eccl&eacute;siastique. L'Autriche s'est empress&eacute;e de
+couper le lien funeste qui attachait l'&Eacute;glise orthodoxe de Bosnie au
+patriarcat de Constantinople. Le 31 mars 1880, a &eacute;t&eacute; sign&eacute; avec le
+patriarche &#339;cum&eacute;nique un accord, en vertu duquel l'empereur
+d'Autriche-Hongrie acquiert le droit de nommer les &eacute;voques du rite
+oriental, moyennant une redevance annuelle d'environ 12,000 francs &agrave;
+payer par le gouvernement. Cette charte d'affranchissement me para&icirc;t si
+importante, et elle constitu&eacute; un si grand bienfait pour les populations
+du rite oriental, que je crois utile d'en reproduire les termes: &laquo;Les
+&eacute;voques de l'&Eacute;glise orthodoxe actuellement en fonction en Bosnie et en
+Herz&eacute;govine sont confirm&eacute;s et maintenus dans les si&egrave;ges &eacute;piscopaux
+qu'ils occupent. En cas de vacance d'un des trois si&egrave;ges m&eacute;tropolitains
+en Bosnie eten Herz&eacute;govine, Sa Majest&eacute; Imp&eacute;riale et Royale Apostolique
+nommera le nouveau m&eacute;tropolitain au si&egrave;ge devenu vacant, apr&egrave;s avoir
+communiqu&eacute; au patriarcat &#339;cum&eacute;nique le nom de son candidat, pour que
+les formalit&eacute;s canoniques puissent &ecirc;tre remplies.&raquo; Les &eacute;v&ecirc;ques
+orthodoxes n'ont donc plus &agrave; acheter leur place aux ench&egrave;res, au Phanar,
+et par cons&eacute;quent ils ne doivent plus en pr&eacute;lever le prix sur les
+malheureux fid&egrave;les. Pour couper court &agrave; tout abus, le gouvernement paye
+directement aux m&eacute;tropolitains un traitement de 5,000 &agrave; 8,000 florins.
+Sous le nom de <i>vladikarina</i>, les agents du fisc pr&eacute;levaient une taxe de
+1 franc &agrave; 1 fr. 50 c. sur chaque famille du rite oriental; cet imp&ocirc;t a
+&eacute;t&eacute; supprim&eacute;, par d&eacute;cret imp&eacute;rial du 20 avril 1885, &agrave; la grande joie des
+populations orthodoxes. En m&ecirc;me temps, l'administration exerce un droit
+g&eacute;n&eacute;ral de contr&ocirc;le sur le c&ocirc;t&eacute; p&eacute;cuniaire des affaires eccl&eacute;siastiques
+et il a ouvert une enqu&ecirc;te sur la situation et le revenu des diff&eacute;rentes
+cures et des couvents. Ce sont l&agrave; d'excellentes mesures. Les couvents
+orthodoxes en Bosnie ne sont ni riches ni peupl&eacute;s. Quelques-uns ne
+comptent que quatre ou cinq moines. Mais la population leur porte un
+grand attachement. Quand le paysan voit passer un religieux, avec son
+grand cafetan noir et ses longs cheveux tombant sur ses &eacute;paules, il se
+jette &agrave; genoux, implore sa b&eacute;n&eacute;diction et parfois embrasse ses pieds.
+Aux monast&egrave;res, situ&eacute;s ordinairement dans les montagnes ou dans les
+bois, se font des p&egrave;lerinages tr&egrave;s fr&eacute;quent&eacute;s. Les fid&egrave;les y arrivent en
+foule, avec des drapeaux et de la musique. Ils campent, ils dansent, ils
+chantent; ils apportent des cierges en quantit&eacute; et ach&egrave;tent des images,
+des verroteries, des colliers de peu de valeur, qu'ils conservent comme
+des reliques. Le nouveau s&eacute;minaire de Keljewo, avec ses quatre ann&eacute;es
+d'&eacute;tude, rel&egrave;vera peu &agrave; peu le niveau intellectuel du clerg&eacute; orthodoxe.</p>
+
+<p>Le gouvernement autrichien s'est aussi imm&eacute;diatement occup&eacute; de
+l'instruction. Ici encore se sont r&eacute;v&eacute;l&eacute;s les funestes effets de la
+domination turque et son impuissance absolue &agrave; r&eacute;aliser des r&eacute;formes.
+Pour imiter ce qui se fait en Occident en faveur de l'enseignement, la
+Porte avait &eacute;dict&eacute;, en 1869, une excellente loi: chaque village, chaque
+quartier d'une ville devait avoir son &eacute;cole primaire. Dans les localit&eacute;s
+importantes, des &eacute;tablissements d'enseignement moyen devaient &ecirc;tre
+organis&eacute;s, avec un syst&egrave;me de classes d'autant plus complet que la
+population &eacute;tait plus nombreuse, et une dotation convenable &eacute;tait
+affect&eacute;e au traitement des ma&icirc;tres, organisation qu'eussent envi&eacute;e,
+semble-t-il, la France et l'Angleterre. Tout ce beau projet n'aboutit &agrave;
+rien. Les begs ne voulaient pas d'&eacute;coles pour leurs enfants, qui n'en
+avaient pas besoin, et encore moins pour les enfants des rayas, qu'il
+&eacute;tait dangereux d'instruire. D'ailleurs, le gouvernement turc manquait
+d'argent. La loi, si admirable sur le papier, resta lettre morte.
+Cependant, gr&acirc;ce aux vakoufs, les musulmans poss&eacute;daient presque partout,
+&agrave; l'ombre des mosqu&eacute;es, une &eacute;cole primaire, <i>mekteb</i>, et des &eacute;coles de
+th&eacute;ologie, des <i>m&eacute;dress&eacute;s</i>, o&ugrave; l'on s'occupait de l'ex&eacute;g&egrave;se et des
+commentaires du Koran. Avant l'occupation, il y avait 499 &eacute;coles mektebs
+et 10 m&eacute;dress&eacute;s, o&ugrave; l'instruction &eacute;tait donn&eacute;e par 660 <i>hodschas</i> &agrave;
+15,948 gardons et 9,360 filles. Les &eacute;coles ont continu&eacute;, en g&eacute;n&eacute;ral, &agrave;
+subsister, mais comme elles ont un caract&egrave;re essentiellement
+confessionnel, le gouvernement ne s'en occupe pas. Les &eacute;l&egrave;ves n'y
+apprenaient gu&egrave;re qu'&agrave; r&eacute;citer par c&#339;ur un certain nombre de passages
+du Koran. D'ailleurs, il existe pour les musulmans bosniaques des
+difficult&eacute;s sp&eacute;ciales. Ils doivent d'abord se familiariser avec les
+caract&egrave;res arabes, peu ais&eacute;s &agrave; d&eacute;chiffrer en manuscrit; en second lieu,
+il leur faut aborder, d&egrave;s le d&eacute;but, deux langues &eacute;trang&egrave;res sans aucun
+rapport avec leur dialecte maternel, le croate, &agrave; savoir la langue
+religieuse, l'arabe, et la langue officielle, le turc. C'est &agrave; peu pr&egrave;s
+comme si on demandait &agrave; nos enfants qu'ils sachent le grec pour
+apprendre le cat&eacute;chisme, et le celtique pour correspondre avec le maire.
+Dans les couvents de franciscains, il y avait des &eacute;coles, et les
+familles du voisinage pouvaient en profiter; mais elles &eacute;taient peu
+nombreuses. Les orthodoxes ne trouvaient point d'enseignement dans leurs
+couvents, o&ugrave; r&eacute;gnait une sainte ignorance. Cependant, gr&acirc;ce &agrave; des
+lib&eacute;ralit&eacute;s particuli&egrave;res et aux sacrifices des parents, il existait, &agrave;
+l'&eacute;poque de l'occupation, 56 &eacute;coles du rite oriental et 54 du rite
+latin, comptant en tout 5,913 &eacute;l&egrave;ves des deux sexes.</p>
+
+<p>Les commer&ccedil;ants du rite oriental avaient fait des sacrifices pour
+l'enseignement moyen. Ils entretenaient une &eacute;cole normale &agrave; Sarajewo
+avec 240 &eacute;l&egrave;ves et une autre &agrave; Mostar avec 180 &eacute;l&egrave;ves, et en outre une
+&eacute;cole de filles dans chacune de ces deux villes. Gr&acirc;ce &agrave; un legs de
+50,000 francs fait par le marchand Risto-Nikolitch Trozlitch, un gymnase
+avait &eacute;t&eacute; cr&eacute;&eacute; &agrave; Sarajewo, o&ugrave; l'on apprenait m&ecirc;me les langues anciennes.
+Aussit&ocirc;t apr&egrave;s l'occupation, l'administration autrichienne s'occupa de
+r&eacute;organiser l'instruction. Ce n'&eacute;tait pas chose facile, car le
+personnel enseignant faisait enti&egrave;rement d&eacute;faut. Elle maintint la loi
+turque de 1869 et se donna pour but de la mettre peu &agrave; peu &agrave; ex&eacute;cution.
+Elle s'effor&ccedil;a de multiplier les &eacute;coles non confessionnelles, o&ugrave; l'on
+confie aux ministres des cultes le soin de donner l'instruction
+religieuse en dehors des heures de classe. Il en existait, en 1883, 42
+avec 59 instituteurs et institutrices, et, chose extraordinaire en ce
+pays de haines confessionnelles, on y trouve r&eacute;unis des &eacute;l&egrave;ves des
+diff&eacute;rents cultes: 1,655 orthodoxes, 1,064 catholiques, 426 musulmans et
+192 isra&eacute;lites. L'enseignement est gratuit. L'&Eacute;tat donne 26,330 florins
+et les communes 17,761. L'instituteur re&ccedil;oit 1,200 francs, plus une
+habitation et un jardin. D'une ann&eacute;e &agrave; l'autre, le nombre des enfants
+mahom&eacute;tans acceptant l'instruction la&iuml;que a doubl&eacute;, fait tr&egrave;s digne de
+remarque. On demanda &agrave; l'arm&eacute;e des volontaires capables d'enseigner &agrave;
+lire et &agrave; &eacute;crire, en leur accordant des indemnit&eacute;s proportionn&eacute;es aux
+r&eacute;sultats obtenus, d'apr&egrave;s l'excellent principe en vigueur en
+Angleterre, de la r&eacute;mun&eacute;ration &agrave; la t&acirc;che. La fr&eacute;quentation sera rendue
+obligatoire aussit&ocirc;t qu'il y aura un nombre suffisant d'&eacute;coles. A
+Sarajewo furent &eacute;tablis successivement, d'abord un pensionnat o&ugrave; est
+donn&eacute;e l'instruction moyenne, surtout pour les fils des fonctionnaires,
+puis un gymnase o&ugrave; sont enseign&eacute;es les langues anciennes et enfin une
+&eacute;cole sup&eacute;rieure pour les filles. Voici les r&eacute;sultats du dernier
+recensement scolaire de 1883: &eacute;coles musulmanes mektebs et m&eacute;dress&eacute;s:
+661 hodschas ou ma&icirc;tres et 27,557 &eacute;l&egrave;ves des deux sexes; 92 &eacute;coles
+chr&eacute;tiennes confessionnelles des deux rites avec 137 instituteurs et
+institutrices, 4,770 &eacute;l&egrave;ves; 42 &eacute;coles la&iuml;ques gouvernementales avec 59
+instituteurs et 2,876 gar&ccedil;ons et 468 filles. Total: 35,661 &eacute;l&egrave;ves, ce
+qui, pour 1,158,453 habitants, fait environ 3 &eacute;l&egrave;ves par 100 habitants.
+Le gymnase comptait en 1883 124 &eacute;l&egrave;ves appartenant &agrave; 5 cultes
+diff&eacute;rents: 50 orthodoxes, 43 catholiques, 9 Isra&eacute;lites, 8 mahom&eacute;tans et
+4 protestants.</p>
+
+<p>La grosse querelle de l'alphabet fait bien voir &agrave; quel point les
+susceptibilit&eacute;s confessionnelles sont surexcit&eacute;es en Bosnie. Tous
+parlent exactement la m&ecirc;me langue, le croate; seulement les catholiques
+l'&eacute;crivent avec l'alphabet latin, les orthodoxes avec l'alphabet
+cyrillique. Pour simplifier la t&acirc;che de l'instituteur, le gouvernement
+prescrivit que, dans les &eacute;coles non confessionnelles, on se servirait
+uniquement de l'alphabet latin. Les orthodoxes r&eacute;clam&egrave;rent violemment.
+Pour eux, les caract&egrave;res cyrilliques font partie de leur culte. Qui veut
+les remplacer par les caract&egrave;res occidentaux porte atteinte &agrave; leur
+religion. Le gouvernement a d&ucirc; c&eacute;der, pour ne pas provoquer une
+protestation formidable. Les orthodoxes mettent sur leurs &eacute;coles
+l'inscription suivante, en lettres cyrilliques: <i>Srbsko narodno
+ulchilischte</i>, c'est-&agrave;-dire &laquo;&Eacute;cole populaire serbe&raquo;. Par serbe, ils
+entendent ici le rite oriental. Mais, comme le fait remarquer M.
+Strausz, le mot juste serait <i>pravoslavno</i>, &laquo;orthodoxe ou <i>vraie foi</i>&raquo;.
+Le remplacement de l'alphabet cyrillique par l'alphabet latin serait, me
+semble-t-il, tr&egrave;s utile &agrave; la cause jougo-slave; car elle effacerait une
+barri&egrave;re qui s'&eacute;l&egrave;ve entre les Serbes et les Croates. Croates,
+Mont&eacute;n&eacute;grins, Bosniaques, Serbes parlant le m&ecirc;me idiome, pourquoi ne
+pas faire usage des m&ecirc;mes caract&egrave;res? Les Roumains ont abandonn&eacute; les
+caract&egrave;res cyrilliques; la propagande catholique en a-t-elle profit&eacute;? En
+Allemagne, on imprime de plus en plus les livres en caract&egrave;res latins,
+malgr&eacute; les protestations de M. de Bismarck; en quoi cela peut-il porter
+atteinte &agrave; l'originalit&eacute; des travaux scientifiques ou des publications
+litt&eacute;raires de l'Allemagne?</p>
+
+<p>Quels changements aussi, depuis l'occupation, dans les moyens de
+communication et de correspondance! Quand j'&eacute;tais venu, il y a quelques
+ann&eacute;es, jusqu'&agrave; Brod pour visiter la Bosnie, je fus arr&ecirc;t&eacute; non seulement
+par les difficult&eacute;s du voyage, mais surtout par la crainte des
+irr&eacute;gularit&eacute;s de la poste. La seule route &agrave; peu pr&egrave;s carrossable &eacute;tait
+celle de la Save &agrave; Sarajewo. Les lettres &eacute;taient exp&eacute;di&eacute;es avec si peu
+de diligence et de soin, qu'elles mettaient quinze jours pour arriver &agrave;
+la fronti&egrave;re, o&ugrave; souvent elles s'&eacute;garaient. Aussi, pour les messages
+importants, les n&eacute;gociants envoyaient un courrier. On &eacute;crivait peu, de
+place &agrave; place, dans l'int&eacute;rieur du pays et encore moins &agrave; l'&eacute;tranger. Le
+gouvernement, &agrave; qui l'Occident portait ombrage, ne pouvait que s'en
+f&eacute;liciter. &Agrave; peine entr&eacute;e en Bosnie, l'Autriche s'est appliqu&eacute;e &agrave;
+construire des routes, et tout d'abord le chemin de fer de
+Brod-Sarajewo, qui mesure 271 kilom&egrave;tres, avec un &eacute;cartement de rails de
+76 centim&egrave;tres, et qui a co&ucirc;t&eacute;, y compris le grand pont sur la Save,
+9,425,000 florins. Il sera continu&eacute; de fa&ccedil;on &agrave; r&eacute;unir la capitale &agrave;
+l'Adriatique par Mostar et la vall&eacute;e de la Narenta. La section
+Metkovitz-Mostar, longue de 42 kilom&egrave;tres, vient d'&ecirc;tre inaugur&eacute;e; elle
+a co&ucirc;t&eacute; environ 4 millions de francs, pay&eacute;s par l'Autriche. Elle
+permettra d'exploiter les richesses foresti&egrave;res des montagnes d'Yvan et
+de la Veles-Planina. Environ 1,700 kilom&egrave;tres de routes carrossables ont
+&eacute;t&eacute; construits, les travaux en ont &eacute;t&eacute; en grande partie ex&eacute;cut&eacute;s par
+l'arm&eacute;e, et celle-ci entretient 1,275 kilom&egrave;tres. Depuis l'occupation,
+14 millions de florins ont &eacute;t&eacute; consacr&eacute;s aux voies de communication,
+dont 13 millions fournis par l'empire.</p>
+
+<p>La Bosnie est entr&eacute;e dans l'union postale universelle et les lettres y
+sont transport&eacute;es partout avec autant de r&eacute;gularit&eacute; que dans notre
+Occident. D&eacute;j&agrave;, en 1881, 51 bureaux de poste &eacute;taient ouverts; en 1883,
+le r&eacute;seau t&eacute;l&eacute;graphique mesurait 1,180 kilom&egrave;tres, avec 65 bureaux
+d'exp&eacute;dition, qui ont transmis 656,206 d&eacute;p&ecirc;ches. L'accroissement
+extraordinaire des relations postales est une des preuves les plus
+incontestables des progr&egrave;s accomplis<a name='FNanchor_12_12'></a><a href='#Footnote_12_12'><sup>[12]</sup></a>. C'est en multipliant les
+communications rapides que cette r&eacute;gion, qui, sous le r&eacute;gime turc, &eacute;tait
+plus isol&eacute;e que la Chine, entrera dans le mouvement de l'Europe
+occidentale, dont elle est plus rapproch&eacute;e que les autres provinces de
+la p&eacute;ninsule balkanique. &Agrave; l'&eacute;poque romaine et au moyen-&acirc;ge, les
+influences civilisatrices &eacute;manant de l'Italie p&eacute;n&eacute;traient en Bosnie par
+l'interm&eacute;diaire des villes de l'Adriatique. Le m&ecirc;me fait se reproduira,
+et avec d'autant plus d'intensit&eacute; que les relations deviendront plus
+faciles.</p>
+
+<a name='Footnote_12_12'></a><a href='#FNanchor_12_12'>[12]</a><div class='note'><p> Les chiffres pr&eacute;cis ont une si grande &eacute;loquence qu'on nous
+permettra d'en citer quelques-uns. Le nombre des lettres et des colis
+postaux qui ont pass&eacute; par les bureaux de poste de la Bosnie-Herz&eacute;govine
+s'est accru de la fa&ccedil;on suivante: Lettres: 1880, 2,984,463; 1881,
+4,063,324; 1882, 5,594,134; 1883, 5,705,972.
+</p><p>
+&mdash;Colis: 1880, 137,112; 1881, 127,703; 1882, 161,446; 1883, 435,985.
+L'activit&eacute; postale a donc doubl&eacute; en quatre ann&eacute;es.</p></div>
+<br />
+
+<p>Je crois utile de donner quelques d&eacute;tails sur la fa&ccedil;on dont l'Autriche a
+abord&eacute; les r&eacute;formes sur le terrain judiciaire, parce que la France en
+Afrique, l'Angleterre aux Indes, la Hollande &agrave; Java et la Russie en Asie
+se trouvent en pr&eacute;sence du m&ecirc;me probl&egrave;me. Il est d'une grande
+difficult&eacute;, car, en pays musulman, le code civil, le code p&eacute;nal et le
+code religieux sont si intimement unis, que tout changement peut &ecirc;tre
+consid&eacute;r&eacute; comme une atteinte aux dogmes de l'islamisme. L'occupation
+avait compl&egrave;tement boulevers&eacute; l'organisation judiciaire: les magistrats,
+tous musulmans et la plupart &eacute;trangers au pays, &eacute;taient partis. Les
+tribunaux d'arrondissement (<i>medzlessi temizi</i>) et les tribunaux de
+district (<i>medzlessi daavi</i>) furent reconstitu&eacute;s au moyen des kadis,
+mais sous la pr&eacute;sidence d'un Autrichien, et &agrave; Sarajewo fut &eacute;tablie une
+cour supr&ecirc;me, dont les membres &eacute;taient emprunt&eacute;s aux provinces
+austro-hongroises. Elle recevait tous les appels, afin d'introduire
+l'unit&eacute; et la l&eacute;galit&eacute; dans les d&eacute;cisions. Maintenant, le personnel
+judiciaire a &eacute;t&eacute; presque enti&egrave;rement renouvel&eacute; par l'admission de
+magistrats autrichiens comp&eacute;tents et parlant le bosniaque. Tout ce qui
+concerne le mariage, la filiation et les successions a &eacute;t&eacute; laiss&eacute; aux
+diverses confessions, conform&eacute;ment aux lois existantes, afin de ne pas
+alarmer les consciences. Le gouvernement &eacute;dicta successivement un code
+p&eacute;nal, un code d'instruction criminelle, un code de proc&eacute;dure civile, un
+code de commerce et une loi sur les faillites. On alla m&ecirc;me jusqu'&agrave;
+codifier les lois concernant le mariage, la famille et les successions,
+mais on les soumit &agrave; l'approbation des autorit&eacute;s eccl&eacute;siastiques et, en
+m&ecirc;me temps, on fixa la comp&eacute;tence des tribunaux mahom&eacute;tans du scheriat
+et les qualifications n&eacute;cessaires pour en faire partie. L'appel des
+jugements du scheriat a lieu devant la cour supr&ecirc;me, mais avec
+l'adjonction, en ce cas, de deux juges sup&eacute;rieurs musulmans.</p>
+
+<p>Une excellente institution a &eacute;t&eacute; cr&eacute;&eacute;e en vue de rendre l'administration
+de la justice exp&eacute;ditive et peu co&ucirc;teuse. Dans chaque district existe un
+tribunal compos&eacute; du sous-pr&eacute;fet (<i>Bezirksvorsteher</i>) et de deux
+assistants &eacute;lus, pour chaque culte, par leurs coreligionnaires. Ce
+tribunal est itin&eacute;rant, comme les juges anglais; il va si&eacute;ger
+successivement au centre de chaque commune, afin d'&eacute;viter les
+d&eacute;placements aux habitants. Il juge sommairement et sans appel toutes
+les affaires inf&eacute;rieures &agrave; 50 florins, ce qui, dans ce pays primitif,
+comprend la plupart des litiges. Les paysans, &agrave; qui la justice co&ucirc;tait
+jadis si cher, sont enchant&eacute;s et ils ont pris part &agrave; la votation avec
+grand entrain. On dit du bien des &eacute;lus. Le r&eacute;gime de l'&eacute;lection a donc
+&eacute;t&eacute; inaugur&eacute; avec succ&egrave;s. La r&eacute;forme judiciaire est un bienfait
+inestimable; car il n'y a rien de pire pour un pays que l'impossibilit&eacute;
+d'obtenir prompte et bonne justice. Un fait important prouve les
+avantages qui r&eacute;sultent de la s&eacute;curit&eacute; garantie &agrave; tous. Les kmets
+commencent &agrave; acheter la propri&eacute;t&eacute; aux petits propri&eacute;taires, aux agas,
+qui &eacute;migrent ou qui se ruinent. C'est cette transformation &eacute;conomique
+que le gouvernement doit prot&eacute;ger. On reproche &agrave; l'administration
+autrichienne ses lenteurs et ses tergiversations. Ici, au contraire,
+elle s'est avanc&eacute;e dans la voie des r&eacute;formes d'un pas rapide et s&ucirc;r, et
+elle para&icirc;t avoir compl&egrave;tement r&eacute;ussi. Ce qui a &eacute;t&eacute; accompli de travail
+dans cette seule branche est incroyable.</p>
+
+<p>L'administrateur g&eacute;n&eacute;ral de la Bosnie-Herz&eacute;govine, M. de K&aacute;llay, qui est
+en m&ecirc;me temps ministre des finances de l'empire, voudrait doter ces
+provinces d'une v&eacute;ritable autonomie communale. La difficult&eacute; est grande,
+&agrave; cause de l'hostilit&eacute; des diff&eacute;rentes confessions et de la pr&eacute;dominance
+de l'&eacute;l&eacute;ment musulman, qui ne manquerait pas d'asservir les autres. Un
+premier essai a &eacute;t&eacute; fait dans la capitale, &agrave; Sarajewo, constitu&eacute;e en
+commune; le r&egrave;glement du 10 d&eacute;cembre 1883 lui donne l'organisation
+suivante. Un conseil communal examine et discute toutes les affaires
+d'int&eacute;r&ecirc;t municipal; il est compos&eacute; de 24 membres, dont 12 doivent &ecirc;tre
+mahom&eacute;tans, 6 orthodoxes du rite oriental, 3 catholiques et 3
+isra&eacute;lites. Il a fallu avoir &eacute;gard aux droits des diff&eacute;rentes
+confessions, autrement les musulmans, ayant la majorit&eacute;, auraient exclu
+les autres; car, sur une population de 21,399 habitants, on comptait,
+d'apr&egrave;s la statistique officielle de 1880, 14,848 mahom&eacute;tans et
+seulement 3,949 orthodoxes du rite oriental, 698 catholiques et 2,099
+Isra&eacute;lites. Le pouvoir ex&eacute;cutif est confi&eacute; au &laquo;magistrat&raquo;, qui se
+compose d'un bourgmestre et d'un vice-bourgmestre nomm&eacute;s par le
+gouverneur et des commissaires de quartier, les <i>muktar&eacute;s</i>. Un tiers des
+membres du conseil municipal est d&eacute;sign&eacute; par le gouvernement, les deux
+autres tiers, sont &eacute;lus par le corps &eacute;lectoral. Est &eacute;lecteur qui paye
+soit 2 florins d'imp&ocirc;t foncier, soit 9 florins d'imp&ocirc;t personnel, soit
+25 florins d'imp&ocirc;t pour d&eacute;bit de boissons, soit un loyer annuel de 100
+florins. Pour &ecirc;tre &eacute;ligible, il faut payer le triple de ces imp&ocirc;ts. Les
+premi&egrave;res &eacute;lections eurent lieu le 13 mars 1884; 76 pour 100 &eacute;lecteurs
+s'empress&egrave;rent de faire usage de leur droit, et tout se passa avec le
+plus grand ordre. On est tr&egrave;s satisfait du z&egrave;le et de l'intelligence que
+le conseil communal apporte dans l'accomplissement de sa mission. Sur
+les 23,040 habitants que comptait Sarajewo &agrave; cette date,&mdash;1,663 de plus
+qu'en 1879,&mdash;il s'est trouv&eacute; 1,106 &eacute;lecteurs, dont 531 mahom&eacute;tans, 195
+orthodoxes, 257 catholiques et 123 isra&eacute;lites. Le nombre des &eacute;ligibles
+est de 418, dont 233 musulmans, 105 orthodoxes, 24 catholiques et 56
+isra&eacute;lites. Les catholiques, ayant relativement plus d'&eacute;lecteurs et
+beaucoup moins d'&eacute;ligibles, appartiennent donc en majorit&eacute; aux classes
+peu ais&eacute;es. On ne peut d&eacute;nier &agrave; l'Autriche le m&eacute;rite d'avoir respect&eacute;
+partout les autonomies communales, qui sont, on ne peut trop le r&eacute;p&eacute;ter,
+le plus solide fondement des libert&eacute;s publiques.</p>
+
+<p>M. de K&aacute;llay est tr&egrave;s fier de pr&eacute;senter un budget en &eacute;quilibre, et il
+n'a pas tort quand on songe &agrave; tout ce que co&ucirc;tent les colonies et les
+annexions aux autres &Eacute;tats europ&eacute;ens. J'ai sous les yeux le budget
+d&eacute;taill&eacute; de la Bosnie-Herz&eacute;govine pour 1884: les d&eacute;penses ordinaires et
+extraordinaires r&eacute;unies s'&eacute;l&egrave;vent &agrave; 7,356,277 florins, et les revenus &agrave;
+7,412,615: donc exc&eacute;dent 56,338. Quel est le grand &Eacute;tat qui peut en dire
+autant? Il est vrai que l'arm&eacute;e d'occupation reste &agrave; la charge de
+l'empire; mais qu'on entretienne ces soldats ici ou ailleurs, la charge
+n'en est pas augment&eacute;e. Voici le produit des principaux imp&ocirc;ts en 1883.
+La d&icirc;me de 10 p. c. sur tous les produits des champs et des jardins
+pay&eacute;s en argent d'apr&egrave;s le prix des produits fix&eacute; annuellement:
+2,552,000 florins; imp&ocirc;t sur la valeur des immeubles, 4 par 1,000: pour
+les terres, 252,000 florins; pour les maisons, 107,000 florins; imp&ocirc;t du
+<i>verghi</i> sur les districts o&ugrave; l'imp&ocirc;t pr&eacute;c&eacute;dent n'est pas encore &eacute;tabli:
+176,000 florins; imp&ocirc;ts de patente: 3 p. c. sur le revenu estim&eacute;, 91,000
+florins; imp&ocirc;t sur le loyer des maisons, 4 p. c.: 34,000 florins; imp&ocirc;t
+sur les moutons et les ch&egrave;vres, 18 kreuzer par t&ecirc;te (1 kr. vaut 2.1
+centimes): 218,000 florins; imp&ocirc;t sur les cochons, &agrave; 35 kr. par t&ecirc;te:
+39,000 florins; imp&ocirc;t sur les d&eacute;bits de boisson: 51,000 florins;
+douanes: 600,000 florins pay&eacute;s par l'empire comme part dans le revenu
+g&eacute;n&eacute;ral; timbres et enregistrement: 326,200 florins. Plus heureux que M.
+de Bismarck, M. de K&aacute;llay a organis&eacute; le monopole du tabac, qui donne
+d&eacute;j&agrave; 2,127,000 florins, et le sel 992,000 florins. Il a &eacute;tabli l'imp&ocirc;t
+sur la bi&egrave;re, qui, &agrave; 16 kreuzer par hectolitre, a donn&eacute; 11,000 florins,
+et l'imp&ocirc;t sur l'alcool, qui, &agrave; raison de 3 kreuzer par hectolitre et
+par degr&eacute;, produit 76,000 florins. D'autre part, on a aboli l'imp&ocirc;t sur
+le revenu des cultivateurs, qui, &agrave; 3 p. c., rapportait 225,000 florins,
+mesure excellente; la taxe d&eacute;testable de 2 1/2 p. c. sur la vente du
+gros b&eacute;tail; la taxe <i>vladikarina</i> de 40 &agrave; 75 kreuzer par maison, que
+payait pour l'entretien de son clerg&eacute; la population orthodoxe, qui s'est
+grandement r&eacute;jouie de cette r&eacute;forme; enfin l'imp&ocirc;t sp&eacute;cial qui &eacute;tait d&ucirc;
+par tout chr&eacute;tien de quinze &agrave; soixante-quinze ans parce qu'il n'&eacute;tait
+pas admis au service militaire. Ces d&eacute;tails, peut-&ecirc;tre tr&egrave;s minutieux,
+sont cependant instructifs. Analys&eacute;s, ils r&eacute;v&egrave;lent de la fa&ccedil;on la plus
+claire toutes les conditions &eacute;conomiques. Ce qui frappe, c'est l'extr&ecirc;me
+modicit&eacute; du produit: preuve certaine du peu de d&eacute;veloppement de la
+richesse.</p>
+
+<p>L'Autriche a trouv&eacute; en M. de K&aacute;llay un administrateur hors ligne,
+admirablement pr&eacute;par&eacute; &agrave; gouverner les provinces occup&eacute;es. Hongrois
+d'origine, connaissant &agrave; la fois les langues de l'Occident et celles de
+l'Orient, &eacute;conomiste instruit, &eacute;crivain brillant, ayant &eacute;tudi&eacute; &agrave; fond la
+situation de la P&eacute;ninsule, o&ugrave; il a repr&eacute;sent&eacute; son pays &agrave; Belgrade
+pendant plusieurs ann&eacute;es, auteur de la meilleure histoire de la Serbie
+et enfin, je crois pouvoir ajouter ami &eacute;clair&eacute; de la libert&eacute; et de tous
+les progr&egrave;s, o&ugrave; son pr&eacute;d&eacute;cesseur avait &eacute;chou&eacute; il a r&eacute;ussi. Il visite
+presque chaque ann&eacute;e la Bosnie, qui est l'objet constant de ses travaux,
+et il y est tr&egrave;s aim&eacute;. Depuis qu'il administre ce pays, jadis si
+r&eacute;calcitrant, il n'y a plus eu d'insurrections. Il est &agrave; croire que son
+administration &eacute;quitable et &eacute;clair&eacute;e saura les pr&eacute;venir &agrave; l'avenir.
+Toutefois, on peut se demander si les r&eacute;formes accomplies, l'ordre
+assur&eacute;, l'agriculture encourag&eacute;e, les routes ouvertes, les subsides
+accord&eacute;s aux &eacute;coles, les moyens de communication multipli&eacute;s ont inspir&eacute;
+aux populations toute la gratitude que cette &#339;uvre de r&eacute;organisation
+intelligente m&eacute;rite sans contredit. De toutes les opinions oppos&eacute;es que
+j'ai entendu &eacute;mettre &agrave; ce sujet, voici ce que j'ai conclu.</p>
+
+<p>Les mahom&eacute;tans comprennent et avouent qu'ils ont &eacute;t&eacute; trait&eacute;s avec les
+plus grands m&eacute;nagements et tout autrement qu'ils ne s'y attendaient. Les
+principaux begs sont m&ecirc;me ralli&eacute;s. Mais les autres, c'est-&agrave;-dire la
+masse des propri&eacute;taires, petits et grands, voient que c'en est fait du
+pouvoir despotique dont ils usaient et abusaient &agrave; l'&eacute;gard de leurs
+vassaux. Ils ne le pardonneront pas de sit&ocirc;t &agrave; l'Autriche, qui d'une
+main ferme fait r&eacute;gner l'&eacute;galit&eacute; devant la loi, proclam&eacute;e d&eacute;j&agrave; par la
+Porte, mais toujours sans r&eacute;sultat. Les orthodoxes du rite oriental sont
+ombrageux, inquiets. Malgr&eacute; ce qu'on fait pour eux, ils craignent que
+les Autrichiens ne favorisent la propagande ultramontaine. Ainsi qu'on
+l'a constat&eacute; dans la grosse affaire de l'alphabet cyrillique, ils voient
+en tout changement une atteinte au droit de leur culte, qui, pour eux,
+se confond avec leur nationalit&eacute;. Se consid&eacute;rant comme Serbes de
+religion, ils ont des sympathies pour la Serbie. Ils n'ont pas &agrave; se
+plaindre, puisque le gouvernement leur accorde les m&ecirc;mes encouragements
+qu'aux autres, mais ils se m&eacute;fient de ses intentions. Les catholiques,
+au moins, devraient &ecirc;tre contents, puisqu'on reproche &agrave; l'Autriche de
+tout faire pour eux. Cependant ils ne le sont pas, les ingrats! Ils sont
+quelque peu d&eacute;&ccedil;us. Ils croyaient, qu'eux seuls seraient d&eacute;sormais les
+ma&icirc;tres, et que places, subsides et faveurs leur seraient exclusivement
+r&eacute;serv&eacute;s. Le traitement &eacute;gal leur para&icirc;t une injustice. En outre, la
+fa&ccedil;on dont on a rel&eacute;gu&eacute; les franciscains au second plan a produit des
+froissements. Ainsi donc, aucune des trois fractions de la population
+n'est enti&egrave;rement satisfaite. Mais, sauf peut-&ecirc;tre une partie des
+musulmans, il n'en est pas une, je crois, qui ne soit ramen&eacute;e bient&ocirc;t &agrave;
+appr&eacute;cier les incontestables bienfaits du r&eacute;gime nouveau.</p>
+
+<p>Que dire maintenant de l'occupation par l'Autriche? Si, oubliant toutes
+les rivalit&eacute;s politiques, on ne consid&egrave;re que le progr&egrave;s de la
+civilisation en Europe, aucun doute n'est possible; tout ami de
+l'humanit&eacute; doit y applaudir et de tout c&#339;ur. Sous le r&eacute;gime turc, le
+d&eacute;sordre, avec ses cruelles souffrances et ses indicibles mis&egrave;res,
+allait s'aggravant. Sous le r&eacute;gime nouveau, l'am&eacute;lioration sera rapide
+et g&eacute;n&eacute;rale. Mais n'y avait-il pas une solution meilleure? N'aurait-il
+pas &eacute;t&eacute; pr&eacute;f&eacute;rable d'annexer la Bosnie-Herz&eacute;govine &agrave; la Serbie?
+Supposons l'Autriche absolument d&eacute;sint&eacute;ress&eacute;e, au point m&ecirc;me de se
+r&eacute;signer d'avance &agrave; voir, un jour, la Croatie se joindre &agrave; la Serbie
+accrue de la Bosnie, reconstituant ainsi l'empire de Douchan, deux
+grandes difficult&eacute;s se pr&eacute;sentent aussit&ocirc;t. La premi&egrave;re est celle-ci:
+les musulmans bosniaques, qui ont r&eacute;sist&eacute; &agrave; une arm&eacute;e autrichienne de
+80,000 hommes et qui ne sont contenus que par un corps de 25,000 soldats
+d'&eacute;lite, se soumettent &agrave; l'Autriche parce qu'ils savent qu'elle peut
+disposer &agrave; l'instant d'un demi-million de troupes excellentes; mais
+accepteraient-ils de m&ecirc;me la domination de la Serbie, qui n'a, en temps
+ordinaire, que 15,000 hommes sous les armes? Il y aurait l&agrave; un danger
+permanent de conflits et une cause de d&eacute;penses qui ruinerait les
+finances du jeune royaume serbe en accablant les contribuables. Le
+second obstacle est encore plus s&eacute;rieux. La Bosnie-Herz&eacute;govine annex&eacute;e &agrave;
+la Serbie serait de nouveau s&eacute;par&eacute;e de la Dalmatie, et, par cons&eacute;quent,
+du littoral et des ports, qui en sont le compl&eacute;ment naturel et
+indispensable. Rien ne serait plus regrettable. Ce serait une
+insurrection contre les n&eacute;cessit&eacute;s g&eacute;ographiques, qui frappent tous les
+yeux et qu'a reconnues le trait&eacute; de Berlin. Il ne faut pas poursuivre un
+id&eacute;al actuellement irr&eacute;alisable. En favorisant le d&eacute;veloppement de la
+richesse et de l'instruction en Bosnie, l'Autriche pr&eacute;pare la grandeur
+de la race jougo-slave. L'avenir saura trouver des combinaisons
+d&eacute;finitives: <i>Fata viam invenient</i>. Le mouvement des nationalit&eacute;s, qui
+tend &agrave; fondre dans un m&ecirc;me &Eacute;tat les populations de m&ecirc;me race et de m&ecirc;me
+sang, est si puissant, si irr&eacute;sistible qu'un jour viendra o&ugrave; toutes les
+tribus slaves du Midi parviendront &agrave; se r&eacute;unir, sous un r&eacute;gime f&eacute;d&eacute;ral,
+soit au sein de l'empire autrichien transform&eacute;, soit dans une f&eacute;d&eacute;ration
+ind&eacute;pendante. Comme le dit Mgr Strossmayer, c'est au sein de
+l'Autriche-Hongrie, respectant de plus en plus l'autonomie et les droits
+des diff&eacute;rentes races, que chacune d'elles arrivera &agrave; l'accomplissement
+de ses destin&eacute;es. Le gouvernement autrichien donnera &agrave; la Bosnie des
+voies de communication, des &eacute;coles, des moyens d'exploiter ses richesses
+naturelles; et surtout, ce qui a manqu&eacute; ici depuis la chute de l'empire
+romain, de la s&eacute;curit&eacute;, condition de tout progr&egrave;s. Il le fera, car il y
+a int&eacute;r&ecirc;t. La Bosnie deviendra ainsi l'un des joyaux de la couronne
+imp&eacute;riale, et la civilisation fortifiera l'esprit national, &eacute;touff&eacute;
+aujourd'hui par les luttes des diff&eacute;rentes confessions.</p>
+
+<p>Il est une derni&egrave;re question que tout le monde me pose et &agrave; laquelle il
+faut bien r&eacute;pondre: L'Autriche, qui est d&eacute;j&agrave; &agrave; Novi-Bazar, n'ira-t-elle
+pas &agrave; Salonique? Certes, c'est un r&ecirc;ve grandiose &agrave; r&eacute;aliser que celui
+qu'implique le nom m&ecirc;me de l'Autriche, <i>Oester-Reich</i>, &laquo;Empire
+d'Orient&raquo;. La fameuse &laquo;pouss&eacute;e vers l'Orient&raquo;, le <i>Drang nach Osten</i>,
+s'impose &agrave; la politique austro-hongroise, dont l'influence sur le bas
+Danube et dans la P&eacute;ninsule devient pr&eacute;dominante. L'occupation de
+Salonique et de la Mac&eacute;doine ouvrirait la route vers Constantinople. Le
+chemin de fer, qui bient&ocirc;t reliera directement Vienne &agrave; Stamboul, sera
+comme un premier lien entre les deux capitales. Si ce qui reste de
+l'empire ottoman, dont les jours sont compt&eacute;s, doit &ecirc;tre occup&eacute;, un
+jour, par l'une des grandes puissances, il est &eacute;vident que l'Autriche se
+trouvera mieux plac&eacute;e que nulle autre pour recueillir la succession de
+&laquo;l'homme malade&raquo; au moment de son d&eacute;c&egrave;s, et elle peut compter plus que
+la Russie sur l'appui ou la complicit&eacute; de l'Europe. Toutes les provinces
+de la P&eacute;ninsule, group&eacute;es sous l'&eacute;gide de l'Austro-Hongrie, formeraient
+le plus magnifique domaine que l'on puisse imaginer. Quand on sait que
+l'occupation de la Bosnie a &eacute;t&eacute; la pens&eacute;e personnelle et persistante de
+l'empereur Fran&ccedil;ois-Joseph, qui oserait dire que ces visions de grandeur
+ne hantent pas le burg imp&eacute;rial? Mais, d'autre part, les Hongrois ne
+d&eacute;sirent nullement augmenter la pr&eacute;pond&eacute;rance de l'&eacute;l&eacute;ment slave, et les
+Allemands, serr&eacute;s de pr&egrave;s par les revendications des Polonais, des
+Tch&egrave;ques et des Slov&egrave;nes, ne sont gu&egrave;re port&eacute;s &agrave; rechercher de nouveaux
+agrandissements. Les ministres dirigeants affirment qu'ils ne veulent
+pas d&eacute;passer les limites trac&eacute;es par le trait&eacute; de Berlin. Le pr&eacute;c&eacute;dent
+chancelier, M. de Haymerl&eacute;, que j'ai rencontr&eacute; comme ambassadeur &agrave; Rome
+en 1880, ne voulait pas entendre parler d'aller &agrave; Salonique, et M. de
+K&aacute;lnoky tient le m&ecirc;me langage. Toutefois, les circonstances l'emportent
+souvent sur les volont&eacute;s humaines, et quand le bras est pris dans un
+engrenage, le corps y passe, quoi qu'on fasse. Lorsque le chemin de fer
+ouvrira au commerce autrichien l'acc&egrave;s direct de la mer Eg&eacute;e et que
+l'arm&eacute;e imp&eacute;riale, &agrave; Novi-Bazar, n'en sera &eacute;loign&eacute;e que de deux &eacute;tapes,
+l'Autriche ne pourra &eacute;videmment tol&eacute;rer qu'une insurrection prolong&eacute;e ou
+l'anarchie permanente mette en p&eacute;ril cette voie de communication d'un
+int&eacute;r&ecirc;t capital pour elle. Si la Porte ne parvient pas &agrave; r&eacute;gler d'une
+mani&egrave;re satisfaisante la situation de la Mac&eacute;doine, conform&eacute;ment &agrave;
+l'article 23 du trait&eacute; de Berlin, il est &agrave; croire qu'un jour viendra o&ugrave;
+le gouvernement austro-hongrois sera forc&eacute; d'intervenir pour mettre
+l'ordre dans cette malheureuse province, de la m&ecirc;me fa&ccedil;on qu'il a &eacute;t&eacute;
+amen&eacute; &agrave; occuper la Bosnie-Herz&eacute;govine. Le <i>Drang nach Osten</i> lui aura
+forc&eacute; la main.</p>
+
+
+
+<br><br>
+<a name='CHAPITRE_VI'></a><h2>CHAPITRE VI.</h2>
+
+<h3>LES NATIONALIT&Eacute;S CROATE ET SLOV&Egrave;NE. LA SERBIE.</h3>
+<br>
+
+<p>De Sarajewo, je comptais me rendre directement &agrave; Belgrade, par
+l'int&eacute;rieur du pays; mais je me d&eacute;cide &agrave; repasser par la Croatie, pour y
+&eacute;tudier de plus pr&egrave;s les revendications nationales hostiles &agrave; la
+supr&eacute;matie magyare, qui viennent de donner lieu &agrave; une &eacute;meute et &agrave; des
+combats dans les rues d'Agram. Quand on voyage dans l'Autriche-Hongrie,
+cette question des nationalit&eacute;s vous suit partout.</p>
+
+<p>En quittant Brod, je me trouve seul, dans le wagon qui me conduit aux
+bords du Danube, avec un propri&eacute;taire croate, patriote ardent, qui
+appartient &agrave; la gauche extr&ecirc;me. Il m'expose les griefs de son pays
+contre le gouvernement hongrois avec tant de v&eacute;h&eacute;mence, qu'elle me met
+en garde contre ses exag&eacute;rations: &laquo;La Croatie, me dit-il, n'est pas une
+province hongroise. C'est un royaume ind&eacute;pendant, qui a librement, en
+1102, choisi pour souverain Koloman, roi de Hongrie; au XVIe si&egrave;cle,
+dans la di&egrave;te de Cettigne, elle a acclam&eacute; la dynastie des Habsbourg;
+sous Charles VI, sa di&egrave;te a accept&eacute; le nouvel ordre de succession soumis
+&agrave; l'empereur Fran&ccedil;ois-Joseph, mais non &agrave; la Hongrie. Pendant trois
+si&egrave;cles, ce sont les Croates qui ont d&eacute;fendu la Hongrie et la
+chr&eacute;tient&eacute; contre les Turcs. Dieu seul peut faire le compte de tout le
+sang que nous avons vers&eacute;, de toutes les mis&egrave;res, de toutes les
+souffrances que nous avons subies. Aussi sommes-nous toujours rest&eacute;s
+pauvres; on devrait donc nous m&eacute;nager, et on nous accable. Depuis quinze
+ans, de 1868 &agrave; 1882, nous avons vers&eacute; au tr&eacute;sor 115 millions de florins,
+dont 43 millions au plus ont &eacute;t&eacute; employ&eacute;s dans l'int&eacute;r&ecirc;t de notre pays;
+le reste a &eacute;t&eacute; d&eacute;vor&eacute; &agrave; Pesth. Les Magyars sont de brillants orateurs et
+de vaillants soldats, mais de mauvais &eacute;conomes et de grands d&eacute;pensiers.
+Ils hypoth&egrave;quent leurs biens, puis ils sont oblig&eacute;s de les vendre aux
+juifs. De m&ecirc;me, ils ont charg&eacute; la Transleithanie d'une dette de plus
+d'un milliard de florins en moins de seize ans. Ils la livrent &agrave; la
+haute finance europ&eacute;enne, qui, pour toucher les int&eacute;r&ecirc;ts, &eacute;corche nos
+paysans bien plus durement encore que les fellahs d'&Eacute;gypte. &Eacute;loign&eacute;s des
+march&eacute;s, nos agriculteurs doivent vendre leurs denr&eacute;es &agrave; vil prix, et
+quand ils ne peuvent payer leurs taxes, leurs biens sont saisis: aussi
+sont-ils livr&eacute;s au d&eacute;sespoir. A chaque instant, les insurrections sont &agrave;
+craindre. Voici une phrase croate que vous entendrez &agrave; chaque instant:
+&laquo;<i>Holje je umrieti, nego umirati</i>.&raquo; &laquo;Il vaut mieux p&eacute;rir d'un coup que
+mourir lentement.&raquo; Tant de souffrances &eacute;branlent m&ecirc;me l'attachement &agrave;
+l'empereur, et cependant c'&eacute;tait un culte h&eacute;r&eacute;ditaire chez une nation
+qui, en 1848, a sacrifi&eacute; quarante mille de ses fils pour d&eacute;fendre la
+couronne des Habsbourg. Maintenant, on croit notre souverain ligu&eacute; avec
+les Hongrois. Tout est pour eux, rien pour nous. Que d'argent on a
+d&eacute;pens&eacute; pour r&eacute;gulariser et endiguer le Danube et la Theiss! Et chez
+nous, voyez nos fleuves: la Drave, la Save, la Kulpa, ils sont &agrave; l'&eacute;tat
+sauvage. Regardez sur la carte le r&eacute;seau de nos chemins de fer: tous
+sont trac&eacute;s en vue de faire converger le trafic vers Pesth et de le
+d&eacute;tourner de la Croatie. Aucune ligne ne traverse notre pays. Il
+suffirait d'un tron&ccedil;on, tr&egrave;s facile &agrave; construire, pour relier Brod &agrave;
+Essek, de fa&ccedil;on &agrave; amener directement les produits de la Bosnie &agrave; Agram
+et &agrave; Fiume. De Brod, que nous venons de quitter, la ligne la plus courte
+vers Pesth e&ucirc;t &eacute;t&eacute; par Djakovo et Essek. Non; nous devons faire un long
+d&eacute;tour par Dalja.</p>
+
+<p>&laquo;L'empereur a consenti &agrave; r&eacute;unir les anciens confins militaires &agrave; notre
+royaume. Excellente mesure que tous nous r&eacute;clamions, car, heureusement,
+nous n'avons plus besoin de nous d&eacute;fendre contre les razzias des Turcs.
+Mais, h&eacute;las! elle a co&ucirc;t&eacute; cher aux pauvres habitants. Ils poss&eacute;daient de
+magnifiques for&ecirc;ts de ch&ecirc;nes que la couronne leur avait abandonn&eacute;es en
+compensation du service militaire, auquel tous &eacute;taient soumis. MM. les
+Magyars sont venus, et ces vieux arbres, qui avaient &eacute;t&eacute; achet&eacute;s au prix
+du plus noble sang, ont &eacute;t&eacute; abattus et vendus pour payer les chemins de
+fer de la Hongrie. Ces for&ecirc;ts valaient, disait-on, 100 millions; c'&eacute;tait
+la r&eacute;serve de l'avenir; tout a &eacute;t&eacute; d&eacute;vast&eacute;. &Eacute;coutez bien ceci: La
+Croatie est un petit pays qui ne compte pas m&ecirc;me 2 millions d'habitants,
+mais elle repr&eacute;sente une grande race. Nous formions un &Eacute;tat chr&eacute;tien
+civilis&eacute; &agrave; l'&eacute;poque o&ugrave; les hordes magyares erraient encore dans les
+steppes de l'Asie, &agrave; c&ocirc;t&eacute; de leurs cousins les Turcs. Jamais ces
+Finnois n'arriveront &agrave; dominer d&eacute;finitivement sur la masse des
+populations aryennes au milieu desquelles ils campent. Ils accepteront
+l'&eacute;galit&eacute; des droits, ou ils retourneront en Asie avec les Ottomans.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, lui dis-je, comment tant d'abus sont-ils possibles? Vous avez
+une administration autonome, une di&egrave;te nationale et m&ecirc;me une sorte de
+vice-roi, votre ban de Croatie.</p>
+
+<p>&mdash;Chim&egrave;res, apparences; un vrai trompe-l'&#339;il, reprit le Croate, avec
+plus de violence encore. Le ban n'est pas le repr&eacute;sentant de l'empereur,
+mais la cr&eacute;ature des messieurs de Pesth. C'est le minist&egrave;re hongrois qui
+le d&eacute;signe, et il n'a d'autre mission que de nous magyariser.
+L'administration dite nationale est aux mains d'employ&eacute;s qui n'ont qu'un
+seul but: plaire aux gouvernants hongrois, de qui leur sort d&eacute;pend.
+Notre di&egrave;te ne repr&eacute;sente pas le pays, car les &eacute;lections ne sont pas
+libres. Vous ne pouvez vous imaginer les moyens d'intimidation, de
+pression et de corruption mis en &#339;uvre pour faire &eacute;chouer les candidats
+nationaux. Notre presse est soumise &agrave; une r&eacute;pression plus draconienne
+que du temps de Metternich. Tout article d'opposition, si mod&eacute;r&eacute; qu'il
+soit, am&egrave;ne la saisie du num&eacute;ro et m&ecirc;me celle des caract&egrave;res de
+l'imprimerie. Au sein de la di&egrave;te, les d&eacute;put&eacute;s de l'opposition sont
+r&eacute;duits au silence s'ils veulent exposer franchement les griefs du pays.
+Les rayas en Bosnie &eacute;taient plus libres que nous ne le sommes sous notre
+pr&eacute;tendu r&eacute;gime constitutionnel. Qu'esp&egrave;rent les Magyars? An&eacute;antir chez
+nous le sentiment national et la langue de nos p&egrave;res, au moment o&ugrave; les
+progr&egrave;s de l'instruction leur donnent une nouvelle force et un nouvel
+&eacute;clat? Quelle d&eacute;mence! Convertir notre &Eacute;tat autonome en un comitat
+hongrois? Sans doute, puisqu'ils ont la force, ils peuvent violer le
+droit et nous enlever nos privil&egrave;ges. Mais en ce faisant, ils feront
+na&icirc;tre en nos &acirc;mes une haine implacable qui, un jour, aboutira &agrave; de
+terribles repr&eacute;sailles. Ont-ils donc oubli&eacute; le ban Jellatchich marchant
+sur Bude en 1848? Sa statue, sur la grande place d'Agram, montre, de la
+pointe de son &eacute;p&eacute;e, le chemin de la vengeance, que nous reprendrons
+quand l'heure aura sonn&eacute;. Ils devraient se souvenir qu'ils sont 5
+millions perdus au milieu de l'oc&eacute;an slave qui, un jour, les
+engloutira.&raquo;</p>
+
+<p>La question expos&eacute;e par mon interlocuteur, au point de vue des patriotes
+croates intransigeants, est si importante que je crois devoir en dire
+quelques mots. Au moment o&ugrave; les revendications des Tch&egrave;ques viennent de
+triompher en Boh&ecirc;me, le mouvement jougo-slave est-il appel&eacute; &agrave; l'emporter
+&eacute;galement? De ce point d&eacute;pendent &eacute;videmment les destin&eacute;es de l'Autriche
+et, par cons&eacute;quent, celles de tout le sud-est de notre continent.
+L'<i>Ausgleich</i>, l'accord conclu en 1868 entre la Hongrie et la Croatie,
+sous les auspices de De&aacute;k, est, en quelque mesure, la r&eacute;p&eacute;tition de
+celui qui existe entre la Cisleithanie et la Transleithanie. La Croatie
+a conserv&eacute; sa di&egrave;te, qui r&egrave;gle toutes les affaires int&eacute;rieures du pays.
+Ce qui concerne l'arm&eacute;e, les douanes et les finances est du ressort du
+parlement central transleithanien. A la t&ecirc;te de l'administration se
+trouve le ban, ou gouverneur g&eacute;n&eacute;ral, nomm&eacute; par l'empereur, sur la
+proposition du minist&egrave;re hongrois. Le ban d&eacute;signe les chefs des
+d&eacute;partements et les hauts fonctionnaires. Il rend compte &agrave; la di&egrave;te, qui
+a un droit absolu de contr&ocirc;le et de discussion. Seulement il n'y a pas
+ici de r&eacute;gime repr&eacute;sentatif, en ce sens que la majorit&eacute; de la di&egrave;te ne
+peut renverser ni le ban ni les ministres.</p>
+
+<p>Quels ont &eacute;t&eacute; les r&eacute;sultats de ce compromis? Il para&icirc;t que tout au moins
+une partie des griefs &eacute;num&eacute;r&eacute;s plus haut sont fond&eacute;s. Le d&eacute;veloppement
+mat&eacute;riel a &eacute;t&eacute; beaucoup moins encourag&eacute; en Croatie qu'en Hongrie. En
+Hongrie, de nombreux chemins de fer ont favoris&eacute; le perfectionnement de
+l'agriculture et la hausse des prix. Le pays s'est donc trouv&eacute; en mesure
+de faire face &agrave; l'accroissement des imp&ocirc;ts. En Croatie, les prix sont
+rest&eacute;s bas, et la culture, moins stimul&eacute;e par les demandes de
+l'exportation, a fait moins de progr&egrave;s. Le poids des taxes y est donc
+beaucoup plus difficile &agrave; porter. En outre, il est hors de doute que le
+gouvernement central de Pesth vise &agrave; fortifier son autorit&eacute; en Croatie.
+On ne peut s'en &eacute;tonner. Le syst&egrave;me des deux <i>Ausgleichs</i> a cr&eacute;&eacute; un
+r&eacute;gime d'un maniement si compliqu&eacute; et si difficile qu'il doit para&icirc;tre
+intol&eacute;rable &agrave; une administration qui veut se mouvoir &agrave; la fa&ccedil;on des
+&Eacute;tats modernes. La Croatie fait partie des pays de la couronne de saint
+Etienne. D&egrave;s lors, il semble que les r&eacute;solutions prises au centre ne
+devraient pas venir se heurter contre le <i>liberum veto</i> de l'autonomie
+croate. Cela n'a pas lieu dans un &Eacute;tat f&eacute;d&eacute;ral comme la Suisse ou les
+&Eacute;tats-Unis. Mais d'abord, l'Autriche-Hongrie n'est pas, en r&eacute;alit&eacute;, un
+&Eacute;tat f&eacute;d&eacute;ral, et, en second lieu, dans une f&eacute;d&eacute;ration, la comp&eacute;tence des
+pouvoirs cantonaux et celle du pouvoir f&eacute;d&eacute;ral &eacute;tant tr&egrave;s nettement
+d&eacute;limit&eacute;es, les tiraillements et les conflits, si fr&eacute;quents ici, sont
+&eacute;vit&eacute;s. Il faudrait donc t&acirc;cher de se rapprocher d'une organisation
+semblable &agrave; celle qui fonctionne aux &Eacute;tats-Unis, &agrave; la satisfaction
+g&eacute;n&eacute;rale.</p>
+
+<p>Le r&egrave;glement de la repr&eacute;sentation et de la participation de la Croatie
+aux d&eacute;penses communes donne lieu &agrave; des difficult&eacute;s sp&eacute;ciales. La
+Croatie, qui, en 1867, n'avait pas voulu envoyer de d&eacute;l&eacute;gu&eacute;s au
+couronnement de l'empereur &agrave; Pesth, avait plus tard consenti &agrave; se faire
+repr&eacute;senter au sein de la di&egrave;te hongroise par deux membres &agrave; la Chambre
+haute, et vingt-neuf &agrave; la Chambre basse; quand les confins militaires
+furent incorpor&eacute;s dans la Croatie, elle aurait d&ucirc; avoir cinquante-quatre
+repr&eacute;sentants. On fit en sorte qu'elle se content&acirc;t de quarante; grave
+injustice, pr&eacute;tendent les patriotes. Autre grief: la part contributive
+de la Croatie aux d&eacute;penses communes de la Transleithanie avait &eacute;t&eacute; fix&eacute;e
+&agrave; 6.44 p. c., la Hongrie payant le reste, soit 93.56 p. c. Il fut
+convenu qu'en tout cas la Croatie recevrait 2,200,000 florins pour les
+d&eacute;penses de son gouvernement autonome. En 1872, un nouvel accord d&eacute;cida
+que la Croatie garderait pour elle 45 p. c. de son revenu. Il s'en est
+suivi qu'elle touche plus de 2,200,000 florins et que, d'autre part, les
+55 p. c. restants ne couvrent pas les 6.44 p. c. des d&eacute;penses communes,
+d'o&ugrave; r&eacute;sultent des r&eacute;criminations r&eacute;ciproques.</p>
+
+<p>L'hostilit&eacute; des deux peuples a une cause plus profonde: leur id&eacute;al est
+diff&eacute;rent et m&ecirc;me inconciliable. La &laquo;grande id&eacute;e croate&raquo; consiste &agrave;
+r&eacute;unir un jour en un puissant &Eacute;tat toutes les populations parlant le
+croato-serbe, c'est-&agrave;-dire outre la Croatie, la &laquo;Slov&eacute;nie&raquo;, la Dalmatie,
+la Bosnie-Herz&eacute;govine, le Mont&eacute;n&eacute;gro et la Serbie, qui alors feraient
+&eacute;quilibre &agrave; la Hongrie dans l'empire. Les Hongrois ne peuvent se
+r&eacute;signer &agrave; cette perspective, qui briserait l'unit&eacute; de la couronne de
+saint &Eacute;tienne et ne leur permettrait plus de r&eacute;sister aux Allemands et
+aux Tch&egrave;ques de la Cisleithanie. Ils essayent donc, de toutes fa&ccedil;ons,
+d'entraver le d&eacute;veloppement de l'esprit national croate, et, en ce
+faisant, ils sont entra&icirc;n&eacute;s &agrave; des vexations qui irritent, sans aucun
+r&eacute;sultat utile pour eux. Si les Croates pouvaient &ecirc;tre persuad&eacute;s qu'&agrave;
+Pesth on entend respecter enti&egrave;rement leurs droits acquis et leur
+nationalit&eacute;, les difficult&eacute;s inh&eacute;rentes &agrave; un syst&egrave;me d'union tr&egrave;s peu
+maniable, sans dispara&icirc;tre compl&egrave;tement, perdraient au moins de leur
+aigreur.</p>
+
+<p>Cette situation troubl&eacute;e a donn&eacute; naissance en Croatie &agrave; trois partis: le
+parti national, le parti national-ind&eacute;pendant, et le parti de la gauche
+extr&ecirc;me, qui se donne &agrave; lui-m&ecirc;me le beau nom de &laquo;parti du droit&raquo;,
+<i>Rechtspartei</i>. Le parti national entend maintenir l'<i>Ausgleich</i> de 1868
+dans sa lettre et dans son esprit. Il veut le d&eacute;fendre, et contre le
+pouvoir central qui s'efforce d'&eacute;tendre ses attributions, et contre les
+r&eacute;formateurs qui r&eacute;clament une plus grande autonomie. Dans son programme
+du 27 d&eacute;cembre 1883, il montre que les r&eacute;centes insurrections et les
+dangers qui menacent l'avenir du pays proviennent uniquement de ce que,
+des deux c&ocirc;t&eacute;s, on veut s'&eacute;carter du terrain ferme et l&eacute;gal du
+compromis. Le parti national ind&eacute;pendant marque plus nettement son
+opposition aux tentatives centralisatrices. Dans un discours r&eacute;cent, au
+sein de la di&egrave;te, l'un des d&eacute;put&eacute;s les plus &eacute;cout&eacute;s, le docteur
+Constantin Bojnovitch, faisait voir clairement comment la fa&ccedil;on
+diff&eacute;rente de comprendre la mission du ban &eacute;tait une cause in&eacute;vitable de
+conflits. &laquo;A Pesth, disait-il, on veut que le ban soit un simple
+gouverneur, ob&eacute;issant aux ordres du minist&egrave;re. D'apr&egrave;s nous, et
+conform&eacute;ment &agrave; la loi du 10 janvier 1874, il n'est responsable que
+vis-&agrave;-vis de l'empereur et de la di&egrave;te, et sa principale mission est de
+d&eacute;fendre les privil&egrave;ges de notre royaume.&raquo; Le parti national ind&eacute;pendant
+r&eacute;clame &eacute;nergiquement pour la Croatie, vis-&agrave;-vis de la Hongrie, la
+situation qu'occupe la Hongrie vis-&agrave;-vis de l'Autriche. Toute d&eacute;cision
+prise &agrave; Pesth devrait &ecirc;tre ratifi&eacute;e &agrave; Agram. Il est &eacute;vident que de
+semblables complications rendraient tout gouvernement impossible. M&ecirc;me
+dans les pays unifi&eacute;s, le r&eacute;gime parlementaire fonctionne souvent avec
+grand'peine. Si deux ou trois parlements, anim&eacute;s de sentiments oppos&eacute;s
+et souvent hostiles, doivent se contr&ocirc;ler les uns les autres, on
+aboutira in&eacute;vitablement &agrave; l'impuissance et au chaos, et par cons&eacute;quent
+au r&eacute;tablissement d'un r&eacute;gime autocratique. &Eacute;tendez autant que possible
+la comp&eacute;tence du gouvernement local et r&eacute;duisez celle du gouvernement
+central, rien de mieux; mais, pour les affaires communes, il faut une
+d&eacute;cision d&eacute;finitive, prise dans un parlement unique et supr&ecirc;me.</p>
+
+<p>Le parti national extr&ecirc;me, <i>Rechtspartei</i>, aspire &agrave; an&eacute;antir le
+compromis. De m&ecirc;me que les radicaux en Hongrie ne veulent conserver
+d'autre lien avec l'Autriche que l'identit&eacute; du souverain, ainsi la
+gauche extr&ecirc;me en Croatie r&eacute;clame l'ind&eacute;pendance compl&egrave;te du royaume
+triunitaire et l'union personnelle. Les plus avanc&eacute;s de ce groupe ont
+des tendances antidynastiques, r&eacute;publicaines et m&ecirc;me socialistes. La
+jeunesse se rallie volontiers au parti extr&ecirc;me, dont elle consid&egrave;re le
+meneur, le docteur Starcevitch, comme son proph&egrave;te. Le neveu de
+celui-ci, David Starcevitch, provoque souvent au sein de la di&egrave;te
+d'Agram, par la v&eacute;h&eacute;mence de ses discours et de ses interpellations, des
+conflits qui am&egrave;nent la suspension des s&eacute;ances. Le chef officiel de ce
+parti est le baron Rukavina. Les trois partis s'accordent &agrave; r&eacute;clamer la
+r&eacute;union &agrave; la Croatie du district et de la ville de Fiume et de la
+Dalmatie, conform&eacute;ment aux pr&eacute;c&eacute;dents historiques.</p>
+
+<p>La politique du minist&egrave;re hongrois s'explique, car il est naturel que
+tout gouvernement s'efforce de faire pr&eacute;valoir son autorit&eacute;; mais, on ne
+peut se le dissimuler, elle est condamn&eacute;e par ses r&eacute;sultats. Les
+tentatives faites pour &eacute;tendre la comp&eacute;tence du pouvoir central ont
+provoqu&eacute; une r&eacute;sistance universelle et une irritation profonde.
+L'Autriche, malgr&eacute; les efforts pers&eacute;v&eacute;rants d'une bureaucratie tr&egrave;s
+habile et tr&egrave;s tenace, n'a pas r&eacute;ussi &agrave; germaniser les Croates, alors
+que le sentiment national &eacute;tait encore compl&egrave;tement engourdi, et quoique
+la langue allemande repr&eacute;sent&acirc;t une civilisation plus avanc&eacute;e, une
+grande litt&eacute;rature, la science, et qu'elle f&ucirc;t le trait d'union avec
+l'Europe occidentale. Les Magyars ne peuvent donc pas esp&eacute;rer d'imposer
+leur langue, maintenant que la nationalit&eacute; croate a une presse, une
+litt&eacute;rature, un th&eacute;&acirc;tre, une universit&eacute;, des &eacute;coles de tous les degr&eacute;s,
+et surtout quand s'ouvrent devant elle, au del&agrave; de la Save et du
+Danube, des perspectives d'expansion et de grandeur presque illimit&eacute;es,
+qu'entretiennent &agrave; la fois les souvenirs de l'histoire et les
+aspirations de la d&eacute;mocratie. Qu'aura gagn&eacute; la Hongrie quand elle aura
+fait entrer dans les bureaux d'Agram quelques-uns de ses employ&eacute;s et
+exig&eacute; la connaissance de sa langue, ou quand elle aura plac&eacute; sur les
+monuments publics quelques inscriptions en magyar? Elle ne r&eacute;ussira qu'&agrave;
+&eacute;veiller des susceptibilit&eacute;s et des haines violentes, comme on l'a vu
+r&eacute;cemment, lorsqu'il a suffi que les &eacute;cussons plac&eacute;s sur les &eacute;difices de
+l'&Eacute;tat portassent une traduction hongroise, &agrave; c&ocirc;t&eacute; de la d&eacute;signation en
+croate, pour provoquer dans les rues d'Agram une &eacute;meute sanglante.</p>
+
+<p>Homme d'&Eacute;tat de premier ordre, lib&eacute;ral convaincu, partisan d&eacute;vou&eacute; de
+tous les progr&egrave;s et de toutes les libert&eacute;s, M. Tisza poursuit, comme un
+autre ministre &eacute;minent, M. de Schmerling, la cr&eacute;ation d'un gouvernement
+unifi&eacute; &agrave; la fa&ccedil;on de ceux qui existent en France ou en Angleterre. Mais
+il faut tenir compte des r&eacute;sistances quand elles sont invincibles. Le
+moment, d'ailleurs, serait mal choisi pour essayer de les briser. Les
+concessions d&eacute;cisives faites par le minist&egrave;re Taaffe aux Tch&egrave;ques, en
+Boh&ecirc;me, accro&icirc;tront &eacute;norm&eacute;ment les forces et les esp&eacute;rances du parti
+national en Croatie et dans les autres pays de m&ecirc;me race. En outre, et
+ceci est grave, les f&eacute;odaux, si puissants &agrave; la cour, favorisent les
+revendications des Slaves contre les Hongrois, parce que ceux-ci
+repr&eacute;sentent &agrave; leurs yeux le lib&eacute;ralisme et la d&eacute;mocratie. Il ne faut
+point perdre de vue une &eacute;ventualit&eacute; redoutable. Le r&eacute;gime de l'union
+entre l'Autriche et la Hongrie est d'une pratique si difficile qu'en
+temps d'&eacute;preuves il pourrait donner lieu &agrave; un conflit entre les deux
+pays. Dans ce cas, quel p&eacute;ril pour les Magyars de trouver leurs ennemis
+les plus acharn&eacute;s parmi les pays de la couronne de saint Etienne, qui
+les attaqueraient &agrave; revers, en Croatie et en Transylvanie! Leur int&eacute;r&ecirc;t
+le plus &eacute;vident n'est-il pas de s'en faire plut&ocirc;t des amis, en renon&ccedil;ant
+franchement &agrave; toute ing&eacute;rence dans leurs affaires et en favorisant par
+tous les moyens leur d&eacute;veloppement mat&eacute;riel et intellectuel?</p>
+
+<p>L'influence pr&eacute;dominante qu'exercent en ce moment les Hongrois dans tout
+l'empire est une preuve incontestable de la sup&eacute;riorit&eacute; de leurs hommes
+d'&Eacute;tat. Mais, &agrave; mesure que l'instruction et le bien-&ecirc;tre se r&eacute;pandent et
+que les institutions deviennent plus d&eacute;mocratiques, il est plus
+difficile aux minorit&eacute;s de comprimer les majorit&eacute;s. Or, au milieu des
+Slaves, des Allemands et des Roumains, les Magyars sont une minorit&eacute;.
+Rien de plus dangereux, par cons&eacute;quent, que d'exasp&eacute;rer ceux &agrave; qui la
+force du nombre finira, t&ocirc;t ou tard, par donner la pr&eacute;pond&eacute;rance. La
+solution, d'ailleurs, est tout indiqu&eacute;e; Deak en a donn&eacute; la formule:
+<i>Gleichberechtigung</i>, droit &eacute;gal pour toutes les nationalit&eacute;s, autonomie
+pour chaque pays, comme en Suisse, en Norv&egrave;ge et en Finlande. Ce r&eacute;gime,
+qui peut invoquer &agrave; la fois l'histoire et l'&eacute;quit&eacute;, est d'autant plus
+facile &agrave; appliquer &agrave; la Croatie, qu'elle forme un &Eacute;tat nettement
+d&eacute;limit&eacute;, qui a ses annales et ses titres anciens, et qui n'est pas,
+comme la Transylvanie, habit&eacute; par plusieurs races irr&eacute;guli&egrave;rement
+entrem&ecirc;l&eacute;es. Le respect du droit et de la libert&eacute; est, en toutes
+circonstances, la meilleure politique.</p>
+
+<p>&mdash;De Brod &agrave; Vukovar, le chemin de fer traverse l'&eacute;troite et longue
+presqu'&icirc;le qui s&eacute;pare la Save du Danube. Le pays qu'on aper&ccedil;oit des deux
+c&ocirc;t&eacute;s de la voie est plat, &agrave; moiti&eacute; noy&eacute; et tr&egrave;s vert. Ce sont d'abord
+de grands p&acirc;turages entrem&ecirc;l&eacute;s de petits massifs de ch&ecirc;nes, puis des
+champs cultiv&eacute;s dont la terre est excellente, car le bl&eacute; est dru et
+haut. Les villages et les habitations sont rares. La population peut
+s'accro&icirc;tre ici sans que Malthus s'alarme. La route, que parcourt
+l'omnibus qui de la gare me m&egrave;ne &agrave; Vukovar, est charmante. Elle est
+ombrag&eacute;e de grands tilleuls et bord&eacute;e par d'anciens bras du Danube, o&ugrave;
+les canards s'&eacute;battent joyeux parmi les n&eacute;nuphars en fleur. C'est
+dimanche. Les paysans, en costume de f&ecirc;te, se rendent &agrave; la messe et &agrave; la
+foire qui la suit. Presque tous arrivent sur de petits chariots tout en
+bois, tr&egrave;s l&eacute;gers, qu'entra&icirc;nent au grand trot deux chevaux hongrois,
+fins et de sang arabe. C'est un avantage r&eacute;el pour la population rurale
+d'avoir ainsi un attelage qui lui permet de faire au loin des promenades
+et des courses, vraie joie et plaisir sain pour les jours de f&ecirc;te. Le
+labourage et les gros transports se font uniquement au moyen de b&#339;ufs.</p>
+
+<p>Il est curieux d'observer ici comme les modes de l'Occident viennent
+transformer et g&acirc;ter le costume national. Beaucoup d'hommes ont encore
+le large pantalon blanc, retenu par l'&eacute;norme ceinture de cuir, la toque
+en feutre et l'attila soutach&eacute;. Mais peu de femmes ont conserv&eacute; la belle
+chemise brod&eacute;e des statues grecques. La plupart portent maintenant des
+robes &agrave; gros plis, bouffant autour de la taille, et de couleurs
+criardes, vert, bleu, rouge, et sur le corsage un mouchoir de laine aux
+bouquets de nuances si heurt&eacute;es qu'elles cr&egrave;vent les yeux.
+Manifestement, &laquo;la civilisation&raquo; tue le sentiment esth&eacute;tique
+traditionnel, et c'est dommage. Ce n'est pas tout de doubler le nombre
+de nos porcs gras et de nos chevaux-vapeur: <i>Non de solo pane vivit
+homo</i>. A quoi bon &ecirc;tre bien nourri, si ce n'est pour jouir des beaut&eacute;s
+que peuvent nous offrir la nature, l'art, le costume? Quand l'industrie
+couvre les campagnes de ses scories, ternit de ses fum&eacute;es le bleu du
+ciel, empeste l'eau des rivi&egrave;res et d&eacute;truit les costumes adapt&eacute;s aux
+n&eacute;cessit&eacute;s du climat et &eacute;labor&eacute;s par le go&ucirc;t instinctif des races, je ne
+puis partager l'enthousiasme des statisticiens.</p>
+
+<p>Vukovar est une honn&ecirc;te petite ville, dont les maisons propres et bien
+tenues se prolongent en une longue et large rue, sur une colline
+dominant le Danube. Je n'y d&eacute;couvre pas un monument ancien; les Turcs
+ont tout br&ucirc;l&eacute;; mais j'y trouve un h&ocirc;tel, <i>Zum L&ouml;wen</i>, o&ugrave; l'on mange du
+sterlet d&eacute;licieux, arros&eacute; de <i>villaner</i>, dans un jardin rempli de roses
+et sur des tables qu'ombragent des acacias en fleur. Des cigognes
+apprivois&eacute;es se prom&egrave;nent gravement autour de nous. J'ai vue sur le
+fleuve immense, dont les eaux ne sont pas bleues, comme le pr&eacute;tend la
+fameuse valse <i>Die blaue Donau</i>, mais bien jaunes et limoneuses, comme
+j'ai pu le constater en m'y plongeant. En Autriche et dans tous les pays
+voisins, on a pour arranger les endroits o&ugrave; l'on sert &agrave; boire ou &agrave;
+manger un art admirable, qu'on devrait imiter dans notre Occident.
+L'&eacute;t&eacute;, les tables sont toujours plac&eacute;es sous des arbres, et de fa&ccedil;on &agrave;
+vous m&eacute;nager quelque joli point de vue, si c'est possible. Le soir, on
+vient y jouir de la fra&icirc;cheur, en &eacute;coutant une musique, souvent bonne et
+presque toujours originale; m&ecirc;me dans les h&ocirc;tels des grandes villes,
+comme &agrave; Pesth, on forme dans les cours, au moyen de lauriers roses ou
+d'orangers en caisse, des bosquets o&ugrave; l'on peut d&icirc;ner et souper en plein
+air. Menu d&eacute;tail peut-&ecirc;tre, mais le train ordinaire de la vie n'est-il
+pas compos&eacute; soit de petits ennuis, soit de petites jouissances?</p>
+
+<p>Sur la table de la salle &agrave; manger, je n'aper&ccedil;ois gu&egrave;re que des journaux
+slaves: le <i>Zastava</i>, en caract&egrave;res cyrilliques, le <i>Sriemski Hrvat</i> et
+le <i>Pozor</i> de Zagreb, forme croate de la capitale, Agram.</p>
+
+<p>Je vois dans l'<i>Agramer-Zeitung</i> qu'&agrave; la suite des &eacute;lections r&eacute;centes
+dans la di&egrave;te de la Galicie, les Ruth&egrave;nes n'auront plus qu'un tr&egrave;s petit
+nombre de d&eacute;put&eacute;s, 15 ou 16 au plus, et cependant ils forment la moiti&eacute;
+de la population. Les propri&eacute;taires, qui sont Polonais, dictent ou
+imposent les votes, para&icirc;t-il.</p>
+
+<p>En parcourant la ville, je remarque une caisse d'&eacute;pargne qui occupe un
+fort beau b&acirc;timent. Dans les zadrugas, la caisse d'&eacute;pargne &eacute;tait le
+grand coffre de mariage o&ugrave; la femme entassait le linge fin et les
+v&ecirc;tements brod&eacute;s qu'elle confectionnait de ses mains.</p>
+
+<p>&Agrave; Vukovar, je monte sur un steamer &agrave; deux ponts, type am&eacute;ricain;
+descendant le Danube, il me conduira en sept heures &agrave; Belgrade. C'est la
+plus charmante fa&ccedil;on de voyager. Le pays se d&eacute;roule &agrave; vos yeux comme une
+s&eacute;rie de <i>dissolving views</i>; en m&ecirc;me temps, on peut lire ou causer.
+J'entre en relation avec un &eacute;tudiant originaire de Laybach. Il va
+visiter la Bulgarie pour apprendre &agrave; conna&icirc;tre des fr&egrave;res &eacute;loign&eacute;s. Il
+m'entretient du mouvement national dans sa patrie. &laquo;&Agrave; c&ocirc;t&eacute;, me dit-il,
+des revendications des Croates, am&egrave;res, ardentes, violentes m&ecirc;me, le
+mouvement national parmi mes compatriotes, les Slov&egrave;nes, est plus calme,
+moins bruyant, mais il n'en est pas moins d&eacute;cid&eacute;; et il a acquis une
+force que les Allemands ne parviendront plus &agrave; comprimer.</p>
+
+<p>&laquo;Les Slov&egrave;nes, le rameau slave le plus anciennement &eacute;tabli en Europe,
+occupaient tout ce vaste territoire qui comprend la Styrie, la Croatie
+et toute la p&eacute;ninsule balkanique, sauf ce qui &eacute;tait habit&eacute; par les
+Grecs. Plus tard sont venus se m&ecirc;ler &agrave; eux, d'abord les Croato-Serbes,
+puis des Touraniens, les Bulgares, que le m&eacute;lange des races a slavis&eacute;s.
+Dans les premiers si&egrave;cles du moyen-&acirc;ge, les barons allemands conquirent
+et se partag&egrave;rent notre pays; des colonies allemandes y p&eacute;n&eacute;tr&egrave;rent, et
+ainsi, les trois quarts de la Styrie ne sont plus aux Slov&egrave;nes, mais
+ceux-ci forment encore la population presque exclusive de la Carniole.
+Dans ces deux provinces et en Carinthie, jusqu'aux environs de Trieste,
+leur nombre doit approcher de 2 millions. Le dialecte slov&egrave;ne, le plus
+pur des idiomes jougo-slaves, &eacute;tait devenu un patois parl&eacute; seulement par
+les paysans. La langue de l'administration, de la litt&eacute;rature, de la
+classe ais&eacute;e, en un mot de la civilisation, &eacute;tait l'allemand. Toute la
+contr&eacute;e semblait d&eacute;finitivement germanis&eacute;e; mais en 1835, Louis Gai, en
+fondant le premier journal croate, le <i>Hvratske Novine</i>, donna le signal
+du r&eacute;veil de la litt&eacute;rature nationale, qu'on appela illyrienne, dans
+l'espoir, aujourd'hui abandonn&eacute;, que tous les Jougo-Slaves
+accepteraient cette d&eacute;nomination. Apr&egrave;s 1848, la concession du droit
+&eacute;lectoral amena la r&eacute;surrection de la nationalit&eacute; slov&egrave;ne, gr&acirc;ce &agrave;
+l'activit&eacute; intellectuelle d'une l&eacute;gion de po&egrave;tes, d'&eacute;crivains, de
+journalistes, d'instituteurs, et surtout d'eccl&eacute;siastiques, ceux-ci
+voyant dans l'idiome national une barri&egrave;re contre l'envahissement de la
+libre-pens&eacute;e germanique. Aujourd'hui, les Slov&egrave;nes ont la majorit&eacute; dans
+la di&egrave;te de la Carniole. Le slov&egrave;ne est devenu la langue de l'&eacute;cole, de
+la chaire et m&ecirc;me de l'administration provinciale. L'allemand n'est plus
+employ&eacute; que pour les relations avec Vienne, et les pi&egrave;ces officielles
+sont publi&eacute;es dans les deux langues. En Styrie, les Slov&egrave;nes, qui
+occupent le midi de la province, parviennent &agrave; envoyer &agrave; la di&egrave;te une
+dizaine de d&eacute;put&eacute;s qui, en toutes circonstances, d&eacute;fendent les droits de
+leur langue nationale. Celle-ci est parfaitement repr&eacute;sent&eacute;e &agrave;
+l'universit&eacute; de Gratz, dans la chaire de philologie slave, par M. Krek,
+l'auteur d'un livre tr&egrave;s estim&eacute;: <i>Introduction &agrave; l'histoire des
+litt&eacute;ratures slaves</i>.&raquo;</p>
+
+<p>Je demande &agrave; mon &eacute;tudiant quelles sont les vis&eacute;es du parti national
+slov&egrave;ne pour l'avenir. D&eacute;sire-t-il la constitution d'une province
+s&eacute;par&eacute;e ayant pour limites celles de sa langue? Aspire-t-il &agrave; une
+r&eacute;union avec la Croatie? Esp&egrave;re-t-il la r&eacute;alisation de la grande id&eacute;e
+jougo-slave sous la forme d'une f&eacute;d&eacute;ration embrassant Slov&egrave;nes, Croates,
+Serbes et Bulgares? Accepterait-il le panslavisme?&mdash;&laquo;Le panslavisme,
+r&eacute;pond mon interlocuteur, n'est plus qu'un mot vide de sens, depuis que
+les Slaves voient qu'ils peuvent conserver leur nationalit&eacute; au sein de
+l'empire austro-hongrois. Les aspirations panslavistes, rapport&eacute;es du
+fameux congr&egrave;s ethnographique de Moscou de 1868, se sont compl&egrave;tement
+&eacute;vanouies. Oui, sans doute, nous esp&eacute;rons qu'un jour une grande
+conf&eacute;d&eacute;ration jougo-slave s'&eacute;tendra de Constantinople &agrave; Laybach et de la
+Save &agrave; la mer Eg&eacute;e. C'est l&agrave; notre id&eacute;al, et chaque rameau de notre race
+doit en pr&eacute;parer la r&eacute;alisation. Nous verrions, en attendant, avec
+plaisir la Slov&eacute;nie r&eacute;unie &agrave; la Croatie, car la langue parl&eacute;e dans les
+deux pays est presque la m&ecirc;me. Mais l'essentiel est de fortifier le
+sentiment national, en faisant de plus en plus de notre langue un
+instrument de civilisation et de haute culture. Tout progr&egrave;s des
+lumi&egrave;res est une garantie de notre avenir.</p>
+
+<p>Le Danube donne vraiment l'impression d'un grand fleuve. Mais quel
+contraste avec le Rhin! Tandis que la rivi&egrave;re qui baigne Manheim,
+Mayence, Coblence, Cologne, avec ses deux voies ferr&eacute;es lat&eacute;rales et ses
+innombrables bateaux de toute forme, r&eacute;alise bien l'id&eacute;e du &laquo;chemin qui
+marche&raquo;, transportant d'innombrables masses de voyageurs et de
+marchandises, le magnifique Danube passe &agrave; travers des solitudes et ne
+semble employ&eacute; qu'&agrave; faire tourner les roues des moulins &agrave; farine que
+portent des radeaux. D'o&ugrave; vient la diff&eacute;rence? C'est que le Rhin coule
+vers l'occident et aboutit aux march&eacute;s de la Hollande et de
+l'Angleterre, tandis que le Danube porte ses eaux &agrave; la mer Noire,
+c'est-&agrave;-dire vers les contr&eacute;es nagu&egrave;re encore frapp&eacute;es de mal&eacute;diction
+par l'occupation turque. Entre Vukovar et Semlin, la rive gauche, du
+c&ocirc;t&eacute; de la Hongrie, est basse, &agrave; moiti&eacute; inond&eacute;e, presque toujours bord&eacute;e
+de saules et de peupliers, tandis que sur la rive droite, du c&ocirc;t&eacute; de la
+Slavonie, les hauteurs de la Fiska-Gora forment des berges hautes et
+escarp&eacute;es, dont le terrain rouge&acirc;tre se d&eacute;robe sous un massif continu de
+ch&ecirc;nes et de h&ecirc;tres.</p>
+
+<p>Les moulins flottants que l'on rencontre &agrave; chaque instant sur le fleuve
+appartiennent la plupart &agrave; des juifs, comme l'indiquent les noms
+s&eacute;mitiques des propri&eacute;taires: Jacob, Salomon, <i>etc.</i> En Hongrie, le
+commerce des bl&eacute;s et des farines est presque enti&egrave;rement entre leurs
+mains, parce qu'ils sont mieux renseign&eacute;s que leurs concurrents.
+Ceux-ci, au lieu de s'en plaindre, n'ont qu'&agrave; les imiter. &Agrave; Illok, un
+vieux ch&acirc;teau fort cr&eacute;nel&eacute; domine la berge du haut d'une colline
+escarp&eacute;e. Pr&egrave;s de Palanka, petite ville aux maisons blanches, dans une
+&icirc;le ceinte de saules, pa&icirc;t un grand troupeau de chevaux qui fait penser
+aux Pampas. A Kam&eacute;nitz, un immense b&acirc;timent, refl&egrave;te, dans ses
+innombrables fen&ecirc;tres, les rayons dor&eacute;s du soleil qui s'abaisse. C'est
+un coll&egrave;ge qu'on a d&ucirc; &eacute;vacuer, me dit-on, &agrave; cause de la malaria.</p>
+
+<p>A Peterwardein, j'admire les merveilles de l'industrie. Le chemin de fer
+direct de Pesth &agrave; Belgrade, qui aboutira &agrave; Constantinople, franchit le
+Danube sur un pont de deux arches, construit par la Soci&eacute;t&eacute; de
+Fives-Lille, puis passe en tunnel sous la vieille forteresse
+reconstruite par le prince Eug&egrave;ne. Apr&egrave;s que le fleuve principal a re&ccedil;u
+la Thisza, il s'&eacute;largit beaucoup et prend des aspects de Mississipi.</p>
+
+<p>A l'arriv&eacute;e &agrave; Belgrade, le voyageur est soumis &agrave; une formalit&eacute;
+vexatoire, la demande des passeports, abolie partout ailleurs, m&ecirc;me par
+ce temps de nihilistes. Est-ce pour &eacute;pargner &agrave; la Russie l'humiliation
+d'entendre dire qu'elle est seule &agrave; conserver cette exigence d&eacute;mod&eacute;e et
+inutile? La r&eacute;flexion qui vient aussit&ocirc;t &agrave; l'esprit n'est pas flatteuse.</p>
+
+<p>Il est cependant &eacute;vident que les conspirateurs ne seront pas assez niais
+pour arriver en Serbie par les bateaux, o&ugrave; ils sont pass&eacute;s en revue
+pendant tout un jour, et d'o&ugrave; ils ne sortent que pour traverser la
+douane. Ils entreront par les fronti&egrave;res de terre, partout ouvertes et
+non gard&eacute;es. Il peut convenir &agrave; la Russie d'&ecirc;tre r&eacute;barbative,
+puisqu'elle ne d&eacute;sire pas attirer les &eacute;trangers, mais la Serbie, qui les
+appelle et les re&ccedil;oit de la fa&ccedil;on la plus hospitali&egrave;re, ne devrait pas
+se montrer &agrave; eux, tout d'abord, sous l'aspect rev&ecirc;che et vexatoire d'un
+gendarme.</p>
+
+<p>Je descends au Grand-H&ocirc;tel, construit jadis par le prince Michel. C'est
+un immense b&acirc;timent, dont les chambres ont les proportions des salles de
+r&eacute;ception du palais des doges. Quand je suis venu ici en 1867, j'y &eacute;tais
+presque seul. Aujourd'hui, l'h&ocirc;tel est rempli, et aux petites tables o&ugrave;
+l'on d&icirc;ne s&eacute;par&eacute;ment, comme en Autriche, c'est &agrave; peine si je puis
+trouver place. Cela seul indique combien tout est chang&eacute;. La ville aussi
+est transform&eacute;e. Une grande rue occupe l'ar&ecirc;te de la colline, entre le
+Danube et la Save, et aboutit &agrave; la citadelle, qui domine le fleuve sur
+un promontoire escarp&eacute;. Elle est maintenant garnie des deux c&ocirc;t&eacute;s de
+hautes maisons &agrave; deux ou trois &eacute;tages, avec des boutiques au premier,
+dont les &eacute;talages exhibent, derri&egrave;re de grandes glaces, exactement les
+m&ecirc;mes objets que chez nous: quincaillerie, &eacute;toffes de toute esp&egrave;ce,
+chapeaux, antiquit&eacute;s, habits tout faits, chaussures, photographies,
+livres et papier. Les petites &eacute;choppes basses et les caf&eacute;s turcs ont
+disparu. Rien ne rappelle plus l'Orient: on se croirait en Autriche. A
+l'endroit o&ugrave; la rue s'&eacute;largit et devient un boulevard plant&eacute; d'une
+double rang&eacute;e d'arbres, s'&eacute;l&egrave;vent une statue &eacute;questre du prince Michel,
+dont le nom et le portrait se retrouvent partout dans le pays, et un
+th&eacute;&acirc;tre de style italien, dont les lignes classiques ne manquent pas
+d'&eacute;l&eacute;gance. Une subvention de 40,000 francs permet d'entretenir une
+troupe et de jouer parfois des pi&egrave;ces nationales, mais surtout des
+traductions en serbe d'ouvrages fran&ccedil;ais ou allemands.</p>
+
+<p>Sur le glacis de la forteresse, qui s'appelle Kalimegdan, on a plant&eacute; un
+jardin public o&ugrave;, les soirs d'&eacute;t&eacute;, les habitants viennent se promener
+aux sons de la musique militaire, en contemplant le magnifique panorama
+qui se d&eacute;roule au pied de ces hauteurs. On y aper&ccedil;oit, semblable &agrave; un
+lac, le confluent des deux grands fleuves: d'un c&ocirc;t&eacute;, la Save arrivant
+de l'ouest; de l'autre, le Danube descendant &agrave; l'est vers les gorges
+sauvages de Basiasch, et au nord, les plaines &agrave; moiti&eacute; submerg&eacute;es de la
+Hongrie se perdant, &agrave; l'horizon, dans un lointain infini. C'est sur ce
+glacis que les Turcs empalaient leurs victimes. Que de souvenirs
+horribles, que de r&eacute;cits de massacres et de supplices me reviennent &agrave; la
+m&eacute;moire! Je visitai la citadelle en 1867, quand les troupes ottomanes
+venaient de l'&eacute;vacuer, et j'y ramassai des petits carr&eacute;s de papier, sur
+lesquels &eacute;taient inscrits trois mots arabes: &laquo;O Sim&eacute;on combattant
+(contre les infid&egrave;les);&raquo; vaine protestation de l'islamisme qui battait
+en retraite. L'odieux bombardement de 1862 avait d&eacute;cid&eacute; l'Europe &agrave;
+intervenir pour mettre un terme &agrave; une situation intol&eacute;rable. L'ancien
+quartier turc qui s'&eacute;tendait le long du Danube &eacute;tait compl&egrave;tement
+d&eacute;sert; tous les habitants &eacute;taient partis, abandonnant leurs maisons.
+Aujourd'hui, elles ont &eacute;t&eacute; ras&eacute;es et les juifs espagnols y ont b&acirc;ti des
+demeures nouvelles. De la domination musulmane, il ne reste presque plus
+de traces: quelques fontaines avec des inscriptions arabes et une
+mosqu&eacute;e qui tombe en ruines. Il y avait un grand nombre de mosqu&eacute;es
+jadis, et le trait&eacute; d'&eacute;vacuation stipulait qu'elles seraient respect&eacute;es.
+Mais comme nul ne les r&eacute;pare, le temps fait son &#339;uvre: elles
+s'&eacute;croulent; bient&ocirc;t il n'en restera plus une seule. C'est dommage. Le
+gouvernement serbe devrait en conserver une, comme souvenir d'un pass&eacute;
+dramatique et comme ornement architectural. Voyez avec quelle rapidit&eacute;
+recule la domination ottomane! R&eacute;cemment encore, elle s'&eacute;tendait sur
+toute la rive droite du Danube et de la Save et nominalement jusqu'en
+Roumanie, en plein c&#339;ur de l'Europe; maintenant, elle est rejet&eacute;e au
+del&agrave; des Balkans, o&ugrave; elle n'exerce m&ecirc;me plus qu'une autorit&eacute; nominale.</p>
+
+<p>Sur les deux penchants de la colline centrale, vers le Danube et vers la
+Save, on a b&acirc;ti des rues nouvelles, compos&eacute;es exclusivement de
+maisons-villas, fort &eacute;l&eacute;gantes, mais n'ayant qu'un rez-de-chauss&eacute;e.
+Elles ont un jardin, une grande cour et de vastes d&eacute;pendances: le tout
+occupe une superficie tr&egrave;s &eacute;tendue et procure beaucoup d'air et de
+lumi&egrave;re. Toutes les constructions neuves et vieilles sont fra&icirc;chement
+badigeonn&eacute;es en couleurs claires, ce qui fait que la capitale de la
+Serbie continue &agrave; m&eacute;riter son nom de <i>Beo Grad</i>, blanche ville.</p>
+
+<p>De ma fen&ecirc;tre, je vois les cours d'une &eacute;cole moyenne. Les &eacute;l&egrave;ves sont
+habill&eacute;s comme chez nous et jouent les m&ecirc;mes jeux. Cependant il y aurait
+&agrave; faire, en Serbie, une &eacute;tude sp&eacute;ciale sur les chants populaires qui
+accompagnent souvent les jeux d'enfants, ainsi que l'a fait M. Pitre
+pour la Sicile, o&ugrave; il a retrouv&eacute; l'&eacute;cho des plus anciens mythes de la
+race aryenne. Ceux qui dirigent l'enseignement ont &agrave; s'occuper des jeux
+sous un autre rapport. Avec les programmes surcharg&eacute;s que l'on adopte
+partout, il n'y a plus de place pour les r&eacute;cr&eacute;ations et les exercices
+musculaires. Les &eacute;l&egrave;ves des classes sup&eacute;rieures croient que jouer est en
+dessous de leur dignit&eacute;. Ils se prom&egrave;nent, causent et discutent. Les
+cerveaux sont surmen&eacute;s, la vigueur physique diminue, et l'an&eacute;mie ravage
+les g&eacute;n&eacute;rations nouvelles. Quelques quarts d'heure de gymnastique
+r&eacute;glementaire ne sont pas un rem&egrave;de suffisant. Il faut les jeux en plein
+air, qui vivifient le sang, fortifient les muscles, donnent du
+sang-froid, de la d&eacute;cision, du coup d'&#339;il, comme le cricket en
+Angleterre et les barres ou la paume en France. R&eacute;cr&eacute;ation, mot fran&ccedil;ais
+admirable, qu'il faudrait savoir r&eacute;aliser dans l'&eacute;ducation. Comme les
+anciens, les Grecs surtout, avaient bien compris l'art de d&eacute;velopper
+l'&ecirc;tre humain tout entier, moralement, intellectuellement, physiquement!
+Dans ces incomparables institutions, les Bains romains, o&ugrave;, &agrave; c&ocirc;t&eacute; des
+salles de conf&eacute;rences, dissertaient les philosophes, on trouvait la
+biblioth&egrave;que pour l'&eacute;tude et l'ar&egrave;ne pour la lutte et le pugilat. Les
+Anglais seuls ont imit&eacute; les anciens en ceci. Leurs universit&eacute;s, &agrave; vrai
+dire, forment beaucoup plus de jeunes hommes vigoureux que de savants,
+et les &eacute;tudiants consacrent toutes leurs apr&egrave;s-midi &agrave; des jeux
+athl&eacute;tiques. Les jeunes filles qui suivent les cours universitaires
+veulent imiter cet exemple. R&eacute;cemment, &agrave; Cambridge, au coll&egrave;ge f&eacute;minin
+de Newham, dirig&eacute; par Mlle H&eacute;l&egrave;ne Gladstone, je voyais le programme d'un
+grand <i>match</i> de lawn-tennis entre cet &eacute;tablissement et celui de Girton.
+Me serait-il permis de recommander au minist&egrave;re de l'instruction de
+Serbie, et peut-&ecirc;tre &agrave; ceux de plus d'un autre pays, l'examen de cette
+question: Quelle place les jeux et les r&eacute;cr&eacute;ations doivent-ils occuper
+dans l'&eacute;ducation int&eacute;grale?</p>
+
+<p>La reine Nathalie pourrait donner un prix au meilleur m&eacute;moire &agrave; faire
+sur ce sujet, car elle aime beaucoup les jeux en plein air. Le soir, en
+prenant le th&eacute; chez le secr&eacute;taire de la l&eacute;gation de France, dont la
+maison faisait face au jardin du palais, nous entendions cogner les
+boules du croquet, quand, le soleil couch&eacute;, il faisait d&eacute;j&agrave; obscur.</p>
+
+<p>Je visite quelques &eacute;coles: m&ecirc;me aspect que chez nous et m&ecirc;me
+encombrement de mati&egrave;res dans l'enseignement moyen. Voici la liste des
+mati&egrave;res enseign&eacute;es dans les gymnases serbes: Latin, fran&ccedil;ais, allemand,
+langue serbe et vieux slave, histoire de la litt&eacute;rature nationale,
+g&eacute;ographie, cosmographie, histoire g&eacute;n&eacute;rale et histoire de Serbie,
+botanique, zoologie, min&eacute;ralogie, g&eacute;ologie, physique, chimie, biologie,
+anthropologie, arithm&eacute;tique, alg&egrave;bre, g&eacute;om&eacute;trie, g&eacute;om&eacute;trie descriptive,
+dessin, st&eacute;nographie, gymnastique, musique et chant; jusqu'&agrave;
+trente-huit heures de le&ccedil;ons par semaine, parmi lesquelles,
+heureusement,&mdash;et j'en fais compliment &agrave; la Serbie,&mdash;trois heures de
+gymnastique et deux heures de chant. Le grec est supprim&eacute;. Pour ce qu'on
+en apprend chez nous, on ne ferait pas mal d'y renoncer aussi. Cette
+accumulation de branches enseign&eacute;es, qui usent et fatiguent les jeunes
+cerveaux, provient du raisonnement suivant, auquel il est difficile de
+r&eacute;pondre: Les math&eacute;matiques sont indispensables et les langues anciennes
+ne le sont pas moins, car elles forment le go&ucirc;t, le style et la pens&eacute;e;
+puis est-il permis aujourd'hui de ne pas conna&icirc;tre quelques langues
+&eacute;trang&egrave;res et de ne rien savoir des ph&eacute;nom&egrave;nes naturels au sein desquels
+nous vivons et de l'organisation de notre propre corps, qui nous tient,
+certes, d'assez pr&egrave;s?</p>
+
+<p>La Serbie entretient trois gymnases complets et vingt &laquo;demi-gymnases&raquo;,
+o&ugrave; toutes les branches ne sont pas enseign&eacute;es; elle y consacre environ
+un demi-million de francs, ce qui est assez satisfaisant. Le gymnase de
+Belgrade a 620 &eacute;l&egrave;ves et celui de Kragoujevatz 357, ce qui prouve qu'il
+existe d&eacute;j&agrave; des gens ayant le d&eacute;sir de faire instruire leurs enfants. Je
+suis re&ccedil;u au minist&egrave;re de l'instruction publique par M. Novakovitch, qui
+en tient le portefeuille, et par le chef de bureau, M. Militchevitch,
+qui est enti&egrave;rement d&eacute;vou&eacute; &agrave; ses importantes fonctions. Ils me remettent
+le texte de la nouvelle loi du 12 janvier 1883 sur l'instruction
+primaire et les tableaux qui r&eacute;sument la situation actuelle.</p>
+
+<p>En 1883, on comptait dans le royaume, y compris les nouvelles
+provinces, 618 &eacute;coles, avec 821 instituteurs et institutrices, et 36,314
+&eacute;l&egrave;ves des deux sexes. Pour une population de 1,750,000, cela ne fait
+que 1 &eacute;l&egrave;ve sur 48 habitants ou 2 p. c. de la population, ce qui est
+extr&ecirc;mement peu.</p>
+
+<p>Il existe dans le pays deux villes de plus de 20,000 habitants: Belgrade
+et Nisch; 8 de 5,000 &agrave; 10,000 et 43 de 2,000 &agrave; 5,000, plus 930 bourgs et
+villages de 500 &agrave; 2,000 et 1,270 petits hameaux de 200 &agrave; 500 habitants.
+Puisqu'il n'y a en tout que 618 &eacute;coles, il s'ensuit qu'il y a m&ecirc;me de
+gros villages qui n'en ont pas jusqu'&agrave; pr&eacute;sent. On a fait plus
+relativement pour l'enseignement moyen, et c'est un tort: on multiplie
+ainsi les chercheurs de places. Dans un pays agricole et d&eacute;mocratique
+comme l'est la Serbie, il faut imiter la Suisse et instruire le
+cultivateur, car il est le vrai producteur de la richesse. Le minist&egrave;re
+progressiste l'a compris. M. Novakovitch a obtenu de la Skoupchtina la
+loi r&eacute;cente, qui est aussi compl&egrave;te et aussi &eacute;nergique qu'on peut le
+d&eacute;sirer. Elle est emprunt&eacute;e &agrave; la l&eacute;gislation scolaire des &Eacute;tats les plus
+avanc&eacute;s sous ce rapport, la Saxe et les pays Scandinaves. Rien n'y
+manque: enseignement obligatoire pendant six ann&eacute;es, de sept &agrave; treize
+ans, plus deux ann&eacute;es compl&eacute;mentaires; obligation pour toute commune
+scolaire de fournir les locaux, le mat&eacute;riel de classe, les livres, pour
+l'instituteur un traitement convenable avec maison, jardin d'un arpent,
+bois de chauffage et une pension de retraite commen&ccedil;ant &agrave; 40 p. c, apr&egrave;s
+vingt ans de service, et s'&eacute;levant, par une majoration de 2 p. c. par
+ann&eacute;e suppl&eacute;mentaire, jusqu'&agrave; la totalit&eacute; du traitement; inspection
+annuelle de toutes les &eacute;coles; examens des &eacute;l&egrave;ves, fonds scolaire et
+imp&ocirc;t scolaire sp&eacute;cial payable par tous les contribuables. Le ministre
+nomme les instituteurs communaux et n'autorise l'ouverture d'&eacute;coles
+priv&eacute;es qu'&agrave; des conditions tr&egrave;s s&eacute;v&egrave;res. Si la Serbie parvient &agrave; mettre
+&agrave; ex&eacute;cution une loi pareille, elle pourra en &ecirc;tre fi&egrave;re, mais il faudra
+beaucoup d'argent. L'&Eacute;tat devrait, comme aux &Eacute;tats-Unis, conc&eacute;der au
+fonds scolaire une grande partie des terres publiques; c'est le meilleur
+usage qu'on en puisse faire.</p>
+
+<p>Le minist&egrave;re progressiste a fait adopter r&eacute;cemment une r&eacute;organisation
+compl&egrave;te de l'arm&eacute;e, due au g&eacute;n&eacute;ral Nikolitch. Elle donnera une force
+d'environ 17,000 hommes de toutes armes sur pied de paix et de 80,000
+sur pied de guerre. En 1883, les d&eacute;penses militaires se sont &eacute;lev&eacute;es &agrave;
+10,305,326 francs. La Serbie a fait de grands sacrifices pour son
+armement. R&eacute;cemment elle s'est fait livrer 100,000 fusils
+Mauser-Milovanovitch au prix de 72 francs pi&egrave;ce. Elle a aussi command&eacute;
+des canons de Bange, dont les essais &agrave; Belgrade ont &eacute;t&eacute;
+extraordinairement satisfaisants, pr&eacute;tend-on. Le service est obligatoire
+pour tous les hommes valides jusqu'&agrave; l'&acirc;ge de 50 ans; dans le premier
+ban, de 20 &agrave; 30; dans le second, de 30 &agrave; 37; dans le troisi&egrave;me, de 39 &agrave;
+50 ans. Dans le cadre permanent, la dur&eacute;e du service est de deux ans.</p>
+
+<p>&mdash;Le dimanche, j'entre dans la cath&eacute;drale du rite orthodoxe, qui, avec
+ses clochetons en forme de bulbes et sa fa&ccedil;ade style italien, a tr&egrave;s
+grand air. On entrevoit encore la trace des boulets turcs de 1862.
+L'int&eacute;rieur n'offre rien de curieux, sauf l'iconostase, couverte de
+grandes figures de saints sur fond d'or; elle forme une haute paroi,
+derri&egrave;re laquelle les officiants disent la messe. Le nombre des fid&egrave;les
+est tr&egrave;s restreint: quelques femmes qui embrassent les images des saints
+et allument des cierges, presque pas d'hommes. Si la foi n'est pas
+morte, les pratiques paraissent tr&egrave;s n&eacute;glig&eacute;es. Un volontaire italien,
+M. Barbanti Brodano, qui a fait la guerre de 1875 en Serbie, rapporte,
+dans un volume de souvenirs tr&egrave;s vivement &eacute;crit et intitul&eacute; <i>sulla
+Drina</i>, qu'il a &eacute;t&eacute; tr&egrave;s frapp&eacute; de rencontrer si peu d'&eacute;glises en ce
+pays. Sept ou huit hameaux n'en ont qu'une seule, situ&eacute;e &agrave; une grande
+distance et d'apparence plus que modeste. Grande diff&eacute;rence,
+remarque-t-il, avec l'Italie, o&ugrave; chapelles, oratoires et &eacute;glises
+abondent. Le fait est que la statistique nous apprend qu'il n'y a que
+972 paroisses pour 2,253 villes, villages et hameaux.</p>
+
+<p>Les &eacute;v&ecirc;ques seuls (il y en a cinq) re&ccedil;oivent un traitement de l'&Eacute;tat.
+Les popes sont entretenus par les fid&egrave;les. D'apr&egrave;s une loi r&eacute;cente,
+outre le casuel, ils ont droit &agrave; 2 francs par t&ecirc;te de contribuable.
+Beaucoup ont famille, car ils peuvent se marier avant d'&ecirc;tre consacr&eacute;s
+diacres. Ils ne sont pas forts en th&eacute;ologie; les &eacute;tudes au s&eacute;minaire ont
+&eacute;t&eacute;, jusqu'&agrave; pr&eacute;sent, tr&egrave;s n&eacute;glig&eacute;es; beaucoup, dit-on, ne comprennent
+pas le vieux slave des offices; mais le peuple les aime, parce qu'ils
+cultivent eux-m&ecirc;mes leur champ, qu'ils partagent les sentiments
+populaires et qu'ils ne visent nullement &agrave; une pr&eacute;&eacute;minence th&eacute;ocratique.
+Ils n'exercent en aucune fa&ccedil;on sur leurs ouailles cette influence en
+mati&egrave;re politique que le pr&ecirc;tre catholique a conserv&eacute;e sur les
+campagnards, dans les pays de foi, comme l'Irlande, le Tyrol ou la
+Belgique. Ceci est important pour les &eacute;lections.</p>
+
+<p>Les &eacute;glises du rite oriental ne sont pas toujours ouvertes, comme celles
+des catholiques. Elles ne le sont, comme chez les protestants, que les
+jours de f&ecirc;tes, &agrave; l'heure des services. L'unitairien Channing, peu port&eacute;
+cependant aux pratiques d&eacute;votes, pr&eacute;f&egrave;re l'usage catholique. L'&Eacute;vangile
+dit sans doute: &laquo;Quand tu pries, entre dans ta chambre, ferme la porte
+et prie ton P&egrave;re en secret&raquo;; mais &agrave; moins de nier toute influence des
+choses ext&eacute;rieures, il faut bien admettre que l'&acirc;me s'&eacute;l&egrave;vera plus
+ais&eacute;ment vers Dieu dans un temple et parmi les symboles qui le
+rappellent, qu'entre quatre murs nus. Les orthodoxes, trouvant presque
+toujours closes les portes de leurs lieux de culte, en oublient
+facilement le chemin.</p>
+
+<p>Je fais visite au m&eacute;tropolite, Mgr Mraovitch. Il est le chef de l'&Eacute;glise
+nationale de Serbie, depuis qu'&agrave; la suite du trait&eacute; de Berlin celle-ci
+s'est affranchie du patriarcat de Constantinople et que, comme le disait
+le message princier &agrave; la Skoupchtina, elle est redevenue ind&eacute;pendante,
+telle que l'avait constitu&eacute;e saint Sabbas. La nomination de Mgr
+Mraovitch s'est faite &agrave; la suite d'un grand &eacute;v&eacute;nement politique, car il
+a &eacute;loign&eacute; la Serbie de la Russie, pour la rapprocher plus intimement de
+l'Autriche. Un imp&ocirc;t ayant &eacute;t&eacute; &eacute;tabli sur la fortune pr&eacute;sum&eacute;e, on a
+voulu l'appliquer aussi au clerg&eacute;. Celui qui se fait moine doit payer
+100 francs, puis 150 francs s'il est &eacute;lev&eacute; au rang de jeromonach, 300
+francs s'il devient igum&egrave;ne. Le pr&eacute;c&eacute;dent m&eacute;tropolite Michel a protest&eacute;
+et a refus&eacute; le paiement de l'imp&ocirc;t, parce qu'il portait atteinte au
+droit de l'&eacute;glise. &laquo;Comment, disait-il dans une lettre adress&eacute;e au
+ministre des finances, l'&Eacute;tat peut-il mettre une taxe sur des v&#339;ux et
+des dignit&eacute;s monastiques qu'il fait profession d'ignorer? Ce serait &agrave;
+l'&Eacute;glise &agrave; exiger cet imp&ocirc;t au profit de l'&Eacute;tat; mais alors l'&Eacute;glise
+vendrait les fonctions religieuses, ce qui est un p&eacute;ch&eacute; et une violation
+des constitutions eccl&eacute;siastiques; ce serait de la simonie.&raquo; On
+affirmait qu'il &eacute;tait l'agent de la Russie et qu'il faisait de la
+propagande pour les cercles moscovites de Moscou. Le gouvernement
+r&eacute;pondit que personne n'a le droit de d&eacute;sob&eacute;ir aux lois, pas plus le
+clerg&eacute; et son chef que les autres citoyens, et il d&eacute;posa le m&eacute;tropolite,
+en d&eacute;signant son successeur. N'a-t-il pas outre-pass&eacute; ses pouvoirs?
+D'apr&egrave;s la loi canonique, le m&eacute;tropolite est nomm&eacute; par le synode, que
+convoque &agrave; cette fin l'&eacute;v&ecirc;que le plus ancien; mais la nomination doit
+&ecirc;tre approuv&eacute;e par le prince. Ceci implique-t-il pour l'&Eacute;tat le droit de
+r&eacute;vocation? <i>Adhuc sub judice lis est</i>.</p>
+
+<p>Les amis de l'ancien archev&ecirc;que et le parti russe avaient compt&eacute; que
+tout le clerg&eacute; aurait violemment pris fait et cause pour lui: il n'en a
+rien &eacute;t&eacute;. Les popes orthodoxes n'ont pas l'ardeur belliqueuse des
+pr&ecirc;tres catholiques. Ce n'est pas eux qui auraient amen&eacute; M. de Bismarck
+&agrave; Canossa. Soit indiff&eacute;rence, soit crainte du bras s&eacute;culier, ils se sont
+tus; mais en Russie, l'opinion et m&ecirc;me le gouvernement ont &eacute;t&eacute; vivement
+froiss&eacute;s par cet incident, qu'on attribuait &agrave; tort, me dit-on, aux
+inspirations de l'Autriche. Quand je me trouvai &agrave; Belgrade, l'affaire
+semblait termin&eacute;e.</p>
+
+<p>Le nouveau m&eacute;tropolite, Mgr Mraovitch, est un petit vieillard, dont les
+longs cheveux blancs retombent sur les &eacute;paules et dont les yeux gris ne
+manquent pas de finesse. Je me permis de lui demander si ses ouailles
+&eacute;taient partout aussi peu assidues &agrave; l'&eacute;glise qu'&agrave; Belgrade. &laquo;A la
+campagne, me dit-il, vous auriez trouv&eacute; plus de monde &agrave; la messe.
+Cependant les campagnards ne se piquent pas d'y aller r&eacute;guli&egrave;rement. Je
+le regrette, mais ils sont n&eacute;anmoins bons chr&eacute;tiens et surtout tr&egrave;s
+attach&eacute;s &agrave; leur religion, qui est intimement li&eacute;e &agrave; toutes les f&ecirc;tes de
+famille et qui, &agrave; leurs yeux, se confond avec le sentiment national.
+Pendant des si&egrave;cles, nous avons &eacute;t&eacute; foul&eacute;s par les musulmans et
+d&eacute;pouill&eacute;s par les pr&eacute;lats phanariotes, et cependant, nous n'avons pas
+eu d'apostasies.&mdash;Votre culte, lui dis-je, autorise le divorce; n'en
+abuse-t-on pas?&mdash;Nullement, me r&eacute;pond-il; mais on pr&eacute;tend qu'il n'en est
+pas de m&ecirc;me &agrave; Bucharest.&raquo; Le m&eacute;tropolite habite un grand palais en face
+de la cath&eacute;drale; l'ameublement n'a rien de luxueux. A c&ocirc;t&eacute; se trouve le
+s&eacute;minaire. Tous les habitants de la Serbie professent le culte
+orthodoxe, sauf trois mille juifs, d'origine et de langue espagnoles, et
+environ quinze mille catholiques, la plupart &eacute;trangers. Ceux-ci rel&egrave;vent
+de l'&eacute;v&ecirc;que de Diakovar, dont l'autorit&eacute; s'&eacute;tend sur la Serbie, comme
+pr&eacute;c&eacute;demment sur la Bosnie.</p>
+
+<p>Dans tout l'Orient, les questions religieuses ont une grande importance,
+parce qu'elles sont intimement li&eacute;es aux rivalit&eacute;s des races et, par
+cons&eacute;quent, aux divergences politiques. Je rencontre &agrave; l'h&ocirc;tel un
+propri&eacute;taire roumain de la Bessarabie, qui me donne quelques d&eacute;tails sur
+les luttes confessionnelles et ethniques dont son pays est le th&eacute;&acirc;tre.
+La grande majorit&eacute; de la population est ruth&egrave;ne et roumaine; elle
+professe par cons&eacute;quent le culte grec orthodoxe. Mais depuis quelque
+temps, les Polonais, qui poss&egrave;dent des propri&eacute;t&eacute;s en Bessarabie, et les
+j&eacute;suites qui s'y sont &eacute;tablis, font une propagande active. L'ancien
+archev&ecirc;que catholique de Varsovie F&eacute;linski, revenu de son exil en
+Sib&eacute;rie, s'est fix&eacute; &agrave; Czernowitz; il y est le centre de l'activit&eacute;
+ultramontaine. Un couvent d'Ursulines essaye de faire des conversions en
+donnant l'instruction aux jeunes filles. Les Polonais de la Galicie
+r&ecirc;vent de s'annexer un jour la Bessarabie et, pour y arriver, peu &agrave; peu
+ils s'efforcent de poloniser et d'amener au catholicisme les populations
+du rite oriental. R&eacute;cemment, l'archev&ecirc;que orthodoxe Morariu Andriewitch
+a publi&eacute; un mandement tr&egrave;s vif pour se plaindre de ces men&eacute;es, qui,
+dit-il, menacent la paix et la libert&eacute; de conscience de ses ouailles. Ce
+pr&eacute;lat est un tr&egrave;s grand personnage. Il occupe un vaste palais qui
+domine tout Czernowitz, dont il est le plus beau monument. Avec les
+vives couleurs de ses fresques et ses ornements dor&eacute;s, il rappelle les
+splendeurs de Byzance.</p>
+
+<p>L'Autriche a &eacute;videmment int&eacute;r&ecirc;t &agrave; contenir les intrigues des
+convertisseurs j&eacute;suites qui irritent les populations. Si elles croyaient
+que le gouvernement aux mains des ultramontains leur est hostile, elles
+tourneraient les yeux vers la Russie.</p>
+
+<p>&mdash;Je trouve ici avec grand plaisir notre ministre, mon coll&egrave;gue &agrave;
+l'Acad&eacute;mie de Bruxelles, M. &Eacute;mile de Borchgrave, qui a &eacute;crit une savante
+&eacute;tude sur les colonies flamandes et saxonnes de la Transylvanie, et un
+excellent livre sur la Serbie qui m'a beaucoup aid&eacute; dans mes recherches,
+ainsi que les rapports de M. Alexandre Mason, secr&eacute;taire de la l&eacute;gation
+anglaise.</p>
+
+<p>M. de Borchgrave me conduit chez le roi. Je l'avais vu souvent lorsqu'il
+faisait ses &eacute;tudes &agrave; Paris, chez mon ancien ma&icirc;tre Fran&ccedil;ois Huet. Il
+&eacute;tait alors un bel adolescent, aux yeux de flamme, d&eacute;j&agrave; tr&egrave;s fier de son
+pays. &laquo;Voyez, me dit-il un jour en m'apportant un journal o&ugrave; l'on
+faisait l'&eacute;loge de la Serbie, lisez ceci! On ne dira plus maintenant que
+nous sommes des barbares.&raquo; Apr&egrave;s dix-huit ans, au lieu du jeune
+coll&eacute;gien, je retrouve un superbe cavalier, tr&egrave;s grand, tr&egrave;s fort et qui
+s'appelle Milan Ier, roi de Serbie. Quel changement de toutes fa&ccedil;ons! Il
+a conserv&eacute; le souvenir le plus affectueux de la France et de M. et de
+Mme Huet, qui ont &eacute;t&eacute; pour lui comme un p&egrave;re et une m&egrave;re. C'est en 1868
+qu'il a &eacute;t&eacute; appel&eacute; brusquement &agrave; succ&eacute;der &agrave; son cousin le prince Michel,
+assassin&eacute; dans le parc de Topchid&eacute;r&eacute;.</p>
+
+<p>C'est dans cette visite au palais, que je fais connaissance avec une
+coutume orientale que les Serbes ont conserv&eacute;e. Un domestique nous
+apporte, sur un plateau d'argent, une coupe contenant de la confiture de
+roses et pour chacun de nous un verre d'eau. Chacun prend une cuiller&eacute;e
+de la confiture et quelques gorg&eacute;es d'eau: la communion de l'hospitalit&eacute;
+est faite. Le roi est tr&egrave;s occup&eacute; de son budget, qu'il conna&icirc;t jusque
+dans ses menus d&eacute;tails. Il est satisfait d'avoir vu passer les recettes
+de 13 millions en 1868, ann&eacute;e de son arriv&eacute;e au pouvoir, &agrave; 34 millions
+en 1883. &laquo;Et nous n'en resterons pas l&agrave;, ajoute-t-il, car les imp&ocirc;ts
+sont mal assis. Ils pourraient rendre le double, sans accabler les
+contribuables.&raquo;&mdash;Je me permets de remarquer que le gonflement des
+budgets est une maladie propre &agrave; tous les &Eacute;tats modernes, mais qu'il
+faut la combattre, sous peine de la voir devenir mortelle.</p>
+
+<p>Le fait est que le syst&egrave;me financier est encore tr&egrave;s primitif. L'imp&ocirc;t
+direct est fix&eacute;, non sur la terre, mais par &laquo;t&ecirc;te contributive&raquo;,
+<i>porezka glava</i>. Le maximum de cette taxe est, pour les villages, de 15
+thalaris de Marie-Th&eacute;r&egrave;se, valant 4 fr. 80 c., de 30 thalaris pour les
+villes et de 60 pour Belgrade. 6 thalaris, ou environ 30 francs, telle
+est la contribution moyenne, dont 3 comme capitation et 3 comme taxe sur
+la fortune pr&eacute;sum&eacute;e. Il existe un grand nombre de classes et chacun est
+plac&eacute; dans l'une d'elles, d'apr&egrave;s son revenu. Les ouvriers payent une
+capitation annuelle qui varie de 2 fr. 40 c. &agrave; 9 fr. 60 c., d'apr&egrave;s leur
+salaire. L'imp&ocirc;t direct est per&ccedil;u au profit de l'&Eacute;tat par la commune,
+qui en fait la r&eacute;partition entre ses habitants. Il a produit, en 1883,
+environ 12 millions. Les imp&ocirc;ts indirects ont donn&eacute; 2 millions, les
+domaines 2 millions, les taxes diverses, timbres, enregistrement, encore
+2 millions. Les communes peuvent percevoir aussi une taxe &eacute;tablie sur la
+m&ecirc;me base que l'imp&ocirc;t direct au profit de l'&Eacute;tat; mais elle ne peut en
+d&eacute;passer le quart dans les villages, le tiers dans les villes, la moiti&eacute;
+&agrave; Belgrade.</p>
+
+<p>Je transcris ici, &agrave; titre d'information pr&eacute;cise, une quittance des
+contributions annuelles d'un habitant de Belgrade appartenant &agrave; la
+onzi&egrave;me classe des contribuables, et il y en a quarante: imp&ocirc;t direct
+pour l'&Eacute;tat, 30 fr. 32 c.; fonds des &eacute;coles, 2 fr. 50 c.; fonds des
+h&ocirc;pitaux, 1 fr. 60 c.; pour le clerg&eacute;, 2 francs; pour la commune, 13 fr.
+48 c.; pour les pauvres, 1 fr. 90 c.; pour l'armement, 1 franc; pour les
+invalides, 2 francs; pour l'amortissement de la dette publique, 4
+francs. Total: 58 fr. 80 c.&mdash;Cela fait un peu l'effet de la note de
+l'apothicaire du <i>Malade imaginaire</i>; mais j'y vois ce grand avantage
+que chacun sait pour quel objet il paye. Il en est de m&ecirc;me en
+Angleterre, o&ugrave; l'on doit payer un certain nombre de pence par livre
+sterling de revenu pour les &eacute;coles, pour les routes, pour l'&eacute;clairage,
+etc. Le contr&ocirc;le est plus facile, et le contribuable est plus provoqu&eacute; &agrave;
+l'exercer qu'avec nos versements en bloc constituant une masse, o&ugrave; nos
+gouvernants puisent, suivant les pr&eacute;visions du budget, et o&ugrave; personne ne
+se retrouve, sauf peut-&ecirc;tre MM. L&eacute;on Say et Paul Leroy-Beaulieu, tandis
+que ce r&ocirc;le de Belgrade est intelligible pour un enfant. Tout ce qui
+peut brider la fureur des d&eacute;penses publiques est excellent; mais est-il
+moyen d'y arriver? Certes, en Serbie, il vaudrait mieux introduire un
+imp&ocirc;t foncier sur la terre, bas&eacute; sur un cadastre indiquant l'&eacute;tendue, la
+qualit&eacute; et le revenu des parcelles; seulement, il serait &agrave; craindre
+qu'on n'en profit&acirc;t pour exiger davantage, et c'est toujours l'arm&eacute;e qui
+consommerait improductivement tout ce qui serait enlev&eacute; aux
+cultivateurs.</p>
+
+<p>&mdash;Le roi m'invite &agrave; d&eacute;jeuner pour aller ensuite assister &agrave; une f&ecirc;te de
+village. L'ancien palais princier, le Konak, est une villa &agrave; un &eacute;tage,
+s&eacute;par&eacute;e de la rue par une grille et un jardin qui se prolonge en
+arri&egrave;re en un parc bien ombrag&eacute;. L'ameublement, sans luxe tapageur,
+rappelle celui d'une habitation de campagne d'un lord anglais. La reine
+Nathalie est la fille du colonel russe Kechko, boyard de la Bessarabie,
+et d'une princesse Stourdza, Roumaine; elle est ainsi cousine du roi
+Milan. Elle descend de l'antique famille proven&ccedil;ale des Baulx, Balsa en
+italien et en roumain. Plusieurs chevaliers de la famille des Baulx
+accompagn&egrave;rent Charles d'Anjou quand il fit la conqu&ecirc;te de Naples;
+d'autres vinrent se fixer en Serbie &agrave; l'&eacute;poque o&ugrave; H&eacute;l&egrave;ne de Courtnay y
+&eacute;tait reine. Adela&iuml;s, Laurette et Phanette des Baulx furent chant&eacute;es par
+les troubadours, et l'ancien castel de Baulx existe encore pr&egrave;s d'Arles.
+La reine est d'une beaut&eacute; qui a fait &eacute;v&eacute;nement dans sa visite r&eacute;cente &agrave;
+Florence, o&ugrave; elle est n&eacute;e; grande, &eacute;lanc&eacute;e, un port de d&eacute;esse sur les
+nues, un teint chaud, &eacute;blouissant, et de grands yeux velout&eacute;s de
+Valaque. L'unique enfant, le prince Alexandre, qui appara&icirc;t avant qu'on
+ne se mette &agrave; table, a sept ans. Il est plein de vie et ressemble &agrave; ses
+parents, ce dont il n'a pas lieu de se plaindre. Quelle sera sa
+destin&eacute;e? Deviendra-t-il le nouveau Douchan de l'empire serbe? Est-ce &agrave;
+Constantinople qu'il ceindra un jour la couronne des anciens tsars? Dans
+ces pays en fermentation et en transformation, les r&ecirc;ves les plus
+audacieux se pr&eacute;sentent involontairement &agrave; l'esprit. En attendant, &agrave;
+c&ocirc;t&eacute; du Konak actuel, on construit un grand palais avec des d&ocirc;mes
+pr&eacute;tentieux, qu'on a eu le tort de faire avancer jusque dans
+l'alignement du boulevard m&ecirc;me.</p>
+
+<p>Le d&eacute;jeuner est servi avec &eacute;l&eacute;gance et il sort des mains d'un bon
+cuisinier. La carte du menu est surmont&eacute;e d'un &eacute;cusson royal aux armes
+et avec la devise de la Serbie: <i>Tempus et meum jus</i>. Voici ce qui nous
+est offert: Bouillon, timbales de macaroni &agrave; la Lucullus, sterletons
+r&ocirc;tis en matelote, c&ocirc;te de b&#339;uf aux truffes, &eacute;crevisses de Laibach &agrave; la
+proven&ccedil;ale, poulardes fran&ccedil;aises, asperges &agrave; la polonaise, petits pois
+verts, bombe glac&eacute;e de fraises. On me reprochera peut-&ecirc;tre de ressembler
+&agrave; ce diplomate qui avait sur sa table plusieurs volumes de ses m&eacute;moires
+richement reli&eacute;s et qui ne contenaient que les menus des d&icirc;ners auxquels
+il avait assist&eacute;. Mais il est curieux de savoir ce que, dans chaque
+pays, mangent les hommes, depuis le paysan en sa chaumi&egrave;re jusqu'au
+prince sous ses lambris dor&eacute;s; car cela donne une id&eacute;e du bien-&ecirc;tre
+national et des ressources locales. D'ailleurs, toute l'activit&eacute;
+&eacute;conomique n'a-t-elle pas pour but d'apporter &agrave; tous de quoi se nourrir?
+Certes, Brillat-Savarin, qui &eacute;tait homme d'esprit, m'e&ucirc;t pardonn&eacute;.</p>
+
+<p>La reine me rappelle que j'ai &eacute;crit, dans la <i>Revue des Deux Mondes</i>,
+certain r&eacute;quisitoire contre le luxe, qui doit me porter &agrave; condamner ces
+d&eacute;penses inutiles. &laquo;En effet, lui dis-je, je crois que c'est aux
+souverains &agrave; donner l'exemple de la simplicit&eacute; et de l'&eacute;conomie. Partout
+les d&eacute;penses improductives ruinent les familles et les &Eacute;tats.&raquo; Le roi et
+la reine parlent le fran&ccedil;ais avec le meilleur accent. Apr&egrave;s le caf&eacute;, on
+part pour le village o&ugrave; se c&eacute;l&egrave;bre la <i>Slava</i>. Il est situ&eacute; au del&agrave; de
+Topchid&eacute;r&eacute;, non loin de la Save. La route n'est pas en tr&egrave;s bon &eacute;tat;
+mais nos chevaux hongrois nous entra&icirc;nent au grand trot. Le premier
+aide de camp du roi, le lieutenant-colonel Franassovitch, m'explique ce
+que c'est que la Slava. Chaque famille comme chaque village a sa Slava:
+c'est la f&ecirc;te du saint qui en est le patron. Elle dure plusieurs jours;
+c'est une antique coutume, qui remonte &agrave; l'&eacute;poque o&ugrave; la famille
+patriarcale vivait group&eacute;e sous le m&ecirc;me toit. Aujourd'hui encore, elle
+se c&eacute;l&egrave;bre partout, m&ecirc;me dans les villes. La maison se d&eacute;core de
+feuillage et de fleurs. Un banquet r&eacute;unit les plus proches parents, sous
+la pr&eacute;sidence du chef de la famille. Un pain fait du plus pur froment
+est pos&eacute; au centre de la table. Une croix y est imprim&eacute;e en creux, au
+milieu de laquelle est fix&eacute; un cierge &agrave; trois branches, allum&eacute;es en
+l'honneur de la Trinit&eacute;. Le pope prononce une pri&egrave;re et appelle la
+b&eacute;n&eacute;diction de Dieu sur toute la famille. Au dessert, les toasts et les
+chants se succ&egrave;dent; les Serbes y excellent. En assistant &agrave; une Slava,
+ou &agrave; la f&ecirc;te des morts, on voit combien est encore puissant ici le
+sentiment familial. C'est un des caract&egrave;res de toute soci&eacute;t&eacute; primitive,
+o&ugrave; le clan, le &#947;&#941;&#957;&#959;&#962;, la <i>gens</i>, est la cellule sociale, l'alv&eacute;ole au
+sein duquel se conserve et se d&eacute;veloppe la vie humaine.</p>
+
+<p>Le village o&ugrave; nous arrivons n'est qu'un petit groupe de maisons basses,
+couvertes de chaume et cach&eacute;es en des vergers de grands pruniers &agrave;
+fruits violets. Pas d'&eacute;glise; le centre est l'&eacute;cole. Sous la v&eacute;randa, on
+a &eacute;tendu un tapis et plac&eacute; des fauteuils pour Leurs Majest&eacute;s et leur
+suite. Le roi et la reine arrivent dans une l&eacute;g&egrave;re Victoria, pr&eacute;c&eacute;d&eacute;e
+d'un piquet de hussards portant un ravissant uniforme hongrois. Les
+paysans, rassembl&eacute;s en foule, crient: <i>Zivio!</i> ce qui signifie: <i>Vive!</i>
+Je saisis sur le vif le contraste entre les m&#339;urs anciennes et celles
+de l'Occident, qui s'introduisent rapidement. Le pr&eacute;fet et le
+sous-pr&eacute;fet, en habit noir et cravate blanche, s'avancent vers le roi et
+le saluent avec respect, gourm&eacute;s et raides comme des fonctionnaires
+occidentaux. Le maire, <i>presednik</i>, avec son beau costume: veste brune
+soutach&eacute;e de noir, larges culottes, jambi&egrave;res albanaises, s'approche,
+et, avec une aisance parfaite, adresse au roi son petit discours, en le
+tutoyant, suivant l'usage traditionnel. C'est la d&eacute;mocratie du temps de
+Milosch.</p>
+
+<p>Quand nous avons pris place sur des fauteuils r&eacute;serv&eacute;s, parmi les
+feuillages et les fleurs qui ornent le b&acirc;timent de l'&eacute;cole, commence une
+c&eacute;r&eacute;monie des plus caract&eacute;ristiques. Les paysannes se dirigent en longue
+file vers la reine, et chacune, &agrave; son tour, lui donne sur les deux joues
+un retentissant baiser, qu'elle leur rend consciencieusement. Curieux
+tableau: la reine Nathalie porte un ravissant costume de campagne, qui
+fait ressortir toute l'&eacute;l&eacute;gance de sa taille, une robe de foulard bleu &agrave;
+pois blancs et un chapeau de paille garni de velours assorti; les
+paysannes sont v&ecirc;tues d'une chemise brod&eacute;e en laines de couleurs
+voyantes, avec un tablier tout couvert d'arabesques de tons tr&egrave;s vifs et
+cependant harmonieux; sur la t&ecirc;te, un mouchoir rouge ou des fleurs et
+des sequins; autour du cou et de la ceinture, de lourds colliers form&eacute;s
+de pi&egrave;ces d'or et d'argent. Toutes ces &eacute;toffes et ces broderies sont
+l'ouvrage de leurs mains. Chez la reine, toutes les distinctions de la
+civilisation moderne; chez ces femmes de la campagne, les id&eacute;es, les
+croyances, les m&#339;urs, les produits de l'industrie familiale, la
+personnification des civilisations primitives.</p>
+
+<p>L'une de ces femmes, tr&egrave;s &acirc;g&eacute;e, mal v&ecirc;tue, peu lav&eacute;e, sentant
+cruellement l'ail, embrasse la reine quatre ou cinq fois et lui adresse
+un interminable discours. Le roi l'interrompt: &laquo;Voyons, que
+veux-tu?&mdash;Mon fils unique a &eacute;t&eacute; tu&eacute; &agrave; la derni&egrave;re guerre, r&eacute;pond-elle;
+j'ai donc droit &agrave; une pension et je ne la recois pas.&mdash;<i>Presednik</i>,
+reprend le roi, en s'adressant au maire, qui &eacute;tait rest&eacute; &agrave; c&ocirc;t&eacute; de lui,
+ceci te regarde. Qu'as-tu &agrave; dire?&mdash;Je dis que cette femme est &agrave; son aise
+et que, par cons&eacute;quent, elle n'a pas droit &agrave; la pension.&mdash;Comment!
+r&eacute;plique la vieille, mais une telle, du village voisin, a plus de terre
+que moi et elle &agrave; une pension.&mdash;Je n'ai pas &agrave; juger ce que font les
+autres, dit le maire; mais moi, je remplis mon devoir; je d&eacute;fends
+l'int&eacute;r&ecirc;t de mes contribuables.&mdash;Nous examinerons cela, reprend le roi;
+colonel Franassovitch, veuillez en prendre note.&raquo; Je me figure que c'est
+ainsi que saint Louis jugeait sous son ch&ecirc;ne. Je vois en action
+l'antique souverainet&eacute; patriarcale.</p>
+
+<p>Le roi me donne alors quelques d&eacute;tails sur l'organisation communale en
+Serbie. La commune, <i>opchtina</i>, jouit d'une autonomie compl&egrave;te dans les
+limites fix&eacute;es par la loi. Les habitants nomment le conseil communal et
+le maire, sans nulle intervention du pouvoir central. Le nombre des
+membres formant le conseil d&eacute;pend de la population de la commune; mais,
+pour toute d&eacute;cision, il faut au moins trois conseillers. Ceux-ci fixent
+souverainement le budget en recettes et en d&eacute;penses. Ceci est bien la
+commune primitive, telle qu'on la trouve encore en Suisse, en Norv&egrave;ge,
+dans le <i>township</i> am&eacute;ricain, et telle qu'elle existait partout, avant
+que le pouvoir central soit venu restreindre sa comp&eacute;tence.</p>
+
+<p>Voici qui tient encore aux libert&eacute;s anciennes: la justice, en premier
+ressort, est toute communale. Le maire, <i>presednik opchtin&eacute;</i>, avec deux
+adjoints &eacute;lus pour un an, forme un tribunal qui d&eacute;cide de toutes les
+contestations jusqu'&agrave; la somme de 200 francs et qui juge, en mati&egrave;re
+p&eacute;nale, les d&eacute;lits de simple police. Des d&eacute;cisions de ce tribunal, il
+peut &ecirc;tre appel&eacute; devant une commission, compos&eacute;e de cinq membres, &eacute;lus
+tous les trois mois. Une loi r&eacute;cente a limit&eacute; un peu la comp&eacute;tence de ce
+tribunal de village. Les conseils communaux choisissent aussi des jur&eacute;s
+qui font partie de la cour d'assises pour juger les accus&eacute;s habitant
+leur commune. Dans tout notre Occident, au moyen-&acirc;ge, les &eacute;chevins
+communaux exer&ccedil;aient &eacute;galement des fonctions judiciaires. En Serbie,
+au-dessus des tribunaux locaux, s'&eacute;tagent un tribunal de premi&egrave;re
+instance par d&eacute;partement, une cour d'appel et une cour de cassation.
+Cette organisation est emprunt&eacute;e &agrave; la France. Afin que tout marche d'une
+fa&ccedil;on plus m&eacute;thodique et plus uniforme, on veut &eacute;tendre les pouvoirs de
+l'autorit&eacute; centrale, au d&eacute;triment de l'autonomie locale. C'est un
+progr&egrave;s &agrave; rebours; car, dans notre Occident, on s'accorde &agrave; constater
+les avantages de la d&eacute;centralisation, et si l'on pouvait avoir la
+commune comme aux &Eacute;tats-Unis ou en Serbie, on s'estimerait heureux.</p>
+
+<p>Pr&egrave;s de l'&eacute;cole, je remarque une construction en bois de forme &eacute;trange:
+c'est un gerbier en clayonnage, tr&egrave;s long, &eacute;lev&eacute; sur des pieux, &agrave; un
+m&egrave;tre du sol, et recouvert d'un &eacute;pais toit de chaume. &laquo;C'est l&agrave;, me dit
+le roi, un de nos greniers d'abondance pour les temps de guerre. Encore
+une de nos vieilles coutumes. Chaque commune est tenue d'avoir un
+gerbier pareil, et tout chef de famille doit y verser, chaque ann&eacute;e, 150
+okas, soit environ 182 kilogrammes de ma&iuml;s ou de bl&eacute;. En temps
+ordinaire, nous avons ainsi 60 &agrave; 70 millions de kilogrammes de bl&eacute;, pour
+les distribuer aux habitants, en cas de disette, ou quand les hommes
+doivent se mettre en campagne.&raquo;</p>
+
+<p>Mais voici le <i>kolo</i> qui se met en branle. Le kolo, en bulgare <i>koro</i>,
+le <i>choros</i> grec, est la danse nationale des Slaves. Un cercle immense
+se forme, d'hommes et de femmes, alternativement. Ils se donnent la main
+ou se prennent par la taille. Au centre, les tsiganes jouent les airs
+nationaux. La ronde tourne lentement, en d&eacute;crivant des m&eacute;andres. Le pas
+consiste en de petits bonds sur place, sans entrain. La musique est
+douce, presque m&eacute;lancolique, nullement entra&icirc;nante. Quelle diff&eacute;rence
+avec les tsardas hongroises, aux emportements affol&eacute;s, aux fougues
+furieuses! Mais les couleurs du tableau sont d'une vivacit&eacute;
+merveilleuse. Les hussards de l'escorte royale sont venus prendre place
+dans la file, qui tourne, tourne toujours; puis sont accourues des
+jeunes filles tsiganes, v&ecirc;tues d'&eacute;toffes rouges et jaunes. Parmi les
+danseurs et la foule qui les entoure, tous, hommes et femmes, portent le
+costume national, si pittoresque, si &eacute;clatant de tons. De vieux ch&ecirc;nes
+projettent leur ombre sur la vaste cour. Pas un ivrogne; je ne vois
+gu&egrave;re boire que de l'eau. Aucun cri grossier. La f&ecirc;te se poursuit avec
+une convenance parfaite. Tous ces paysans ont une grande distinction
+naturelle et une dignit&eacute; d'homme libre. Rien n'est vulgaire. Je n'ai
+jamais vu une sc&egrave;ne de m&#339;urs o&ugrave; tout f&ucirc;t d'une couleur locale aussi
+compl&egrave;te.</p>
+
+<p>Nous rentrons par Topchid&eacute;r&eacute;, qui est le bois de Boulogne de Belgrade.
+Des promenades y serpentent sous de beaux ombrages, au bord d'un petit
+ruisseau coulant &agrave; travers les prairies d'une vall&eacute;e verdoyante. Ici se
+trouve la maison qu'occupait Milosch et le vaste parc aux Daims, o&ugrave; a
+&eacute;t&eacute; assassin&eacute; le prince Michel. Je d&icirc;ne chez notre ministre, avec
+quelques diplomates. Parmi ceux-ci se trouve le comte Sala, qui fait
+l'int&eacute;rim &agrave; la l&eacute;gation fran&ccedil;aise. La comtesse, une Am&eacute;ricaine
+parisienne, est &eacute;tincelante d'esprit et de beaut&eacute;. Je reste tard pour
+causer avec M. de Borchgrave de la situation &eacute;conomique du pays, qu'il
+conna&icirc;t &agrave; fond. J'emprunte aussi quelques d&eacute;tails &agrave; un rapport tr&egrave;s bien
+fait de M. Mason, secr&eacute;taire de la l&eacute;gation anglaise.</p>
+
+<p>Nul pays ne m&eacute;rite mieux d'&ecirc;tre appel&eacute; une d&eacute;mocratie que la Serbie. Les
+begs turcs ayant &eacute;t&eacute; tu&eacute;s ou chass&eacute;s dans les longues guerres de
+l'ind&eacute;pendance, les paysans serbes se sont trouv&eacute;s propri&eacute;taires absolus
+des terres qu'ils occupaient, sans personne au-dessus d'eux. Il n'y a
+donc ici ni grands propri&eacute;taires ni aristocratie. Chaque famille poss&egrave;de
+le sol qu'elle cultive et en tire de quoi vivre avec les proc&eacute;d&eacute;s de
+culture les plus imparfaits. Le prol&eacute;tariat &eacute;tait inconnu autrefois,
+gr&acirc;ce aux zadrugas, ou communaut&eacute;s de famille, qui, comme nous l'avons
+vu, subsistaient sur un fonds inali&eacute;nable, h&eacute;ritage en mainmorte, et
+ensuite gr&acirc;ce &agrave; une loi excellente qui interdit la vente, m&ecirc;me au profit
+des cr&eacute;anciers, de la maison, de cinq arpents de terre (environ deux
+hectares et demi), du cheval, du b&#339;uf et des outils aratoires
+n&eacute;cessaires pour les cultiver.</p>
+
+<p>Dans les campagnes, on ne trouve gu&egrave;re d'ouvriers, et, semblable en cela
+au Yankee, aucun Serbe ne consent &agrave; &ecirc;tre domestique; m&ecirc;me les
+cuisini&egrave;res et les servantes viennent de la Croatie, de la Hongrie et de
+l'Autriche. Quand un cultivateur, avec l'aide de sa famille, ne peut
+suffire &agrave; couper ses foins ou ses bl&eacute;s, il s'adresse &agrave; ses voisins, qui
+viennent lui donner un coup de main, et la rentr&eacute;e de la r&eacute;colte est une
+occasion de f&ecirc;te. Cela s'appelle la <i>moba</i>. Point de salaire; service
+pour service, &agrave; charge de revanche. N'est-ce pas l'&acirc;ge d'or?
+Malheureusement, ces fiers Serbes, qui, avant le r&eacute;cent d&eacute;sarmement,
+marchaient toujours arm&eacute;s, sont de tr&egrave;s m&eacute;diocres cultivateurs. Leur
+grossi&egrave;re charrue, toute en bois, avec un petit bout de soc en fer,
+tra&icirc;n&eacute;e par quatre b&#339;ufs, d&eacute;chire le sol, mais ne le retourne pas. Au
+ma&iuml;s succ&egrave;de le froment ou le seigle, puis suit une jach&egrave;re de plusieurs
+ann&eacute;es. C'est &agrave; peine si le tiers de la superficie est en culture. La
+statistique de 1869, la derni&egrave;re qui ait &eacute;t&eacute; publi&eacute;e, ne donnait, pour
+360,000 &laquo;t&ecirc;tes de contribuables&raquo;, et pour mettre en mouvement 79,517
+charrues grandes et petites, <i>ralitzas</i>, que 13,680 chevaux de trait et
+307,516 b&#339;ufs. C'est d&eacute;plorablement insuffisant. Cependant, comme la
+population est peu dense, 1,820,000 habitants sur 4,900,000 hectares,
+ou deux hectares et demi par t&ecirc;te, il s'ensuit que les vivres ne
+manquent pas et qu'on peut en exporter. La statistique nous apprend, en
+effet, qu'en moyenne la Serbie vend &agrave; l'&eacute;tranger pour 30 millions de
+francs de b&eacute;tail et de produits animaux, et pour 8 &agrave; 10 millions de
+fruits, grains et vins.</p>
+
+<p>Voici quelques chiffres indiquant comment la superficie est employ&eacute;e et
+quelle est la richesse agricole du pays. La moiti&eacute; du territoire, soit
+2,400,000 hectares, est occup&eacute;e par les montagnes et les for&ecirc;ts; 800,000
+hectares sont en terres cultiv&eacute;es et 430,000 hectares en prairies; le
+surplus est vague. Sur les terres labourables, le ma&iuml;s prend 470,000
+hectares, le seigle; le froment et les autres grains 300,000 hectares;
+le reste est consacr&eacute; aux vignes, aux pommes de terre, au tabac, au
+chanvre, etc. Le ma&iuml;s est ici, comme dans tout l'Orient, le produit
+principal. On estime que la r&eacute;colte moyenne donne pour le ma&iuml;s 448,327
+tonnes, 250,000 pour le froment, 32,000 pour l'avoine et 80,000 pour les
+autres grains.</p>
+
+<p>Voici la proportion sur 100 qu'on attribue &agrave; chaque c&eacute;r&eacute;ale: ma&iuml;s,
+52.35; froment, 27.20; orge, 6.30; avoine, 6.60; seigle, 3.90; &eacute;peautre,
+3; millet, 0.65. Dans les provinces de Podrign&eacute;, de Pojarevatz et de
+Tchoupria, le ma&iuml;s forme les 65 centi&egrave;mes du produit total.</p>
+
+<p>La richesse en b&eacute;tail est repr&eacute;sent&eacute;e par les chiffres suivants: 826,550
+b&ecirc;tes &agrave; cornes, 122,500 chevaux, 3,620,750 moutons et 1,067,940 porcs.</p>
+
+<p>Les statisticiens ont not&eacute; que si, d'une part, dans les pays en
+progr&egrave;s, la population augmente, ce qui prouve un accroissement de la
+prosp&eacute;rit&eacute; g&eacute;n&eacute;rale, d'autre part, la quantit&eacute; du b&eacute;tail diminue, ce qui
+est regrettable, car il en r&eacute;sulte que la proportion de nourriture
+animale devient moindre. Si l'on consid&egrave;re les anciennes provinces
+serbes, sans les districts annex&eacute;s par le trait&eacute; de Berlin, qui ont
+280,000 habitants, on trouve que la population s'&eacute;levait &agrave; 1,000,000 en
+1859, &agrave; 1,215,576 en 1866 et &agrave; 1,516,660 en 1882. L'accroissement annuel
+est donc d'environ 2.2 p. c., ce qui donne une p&eacute;riode de doublement de
+cinquante ans, comme en Angleterre et en Prusse. En m&ecirc;me temps, de 1859
+&agrave; 1882, le nombre des b&ecirc;tes &agrave; cornes tombait de 801,296 &agrave; 709,000, celui
+des chevaux de 139,801 &agrave; 118,500, celui des porcs de 1,772,011 &agrave;
+958,440. Il n'y a que le chiffre des moutons qui augmente un peu: de
+2,385,458 &agrave; 2,832,500. Ceci semble le r&eacute;sultat habituel de ce que l'on
+appelle les progr&egrave;s de la civilisation. A mesure que la population
+s'accro&icirc;t, elle doit de plus en plus se contenter d'une nourriture
+v&eacute;g&eacute;tale. D'apr&egrave;s Tacite, le Germain se nourrissait surtout de viande et
+de laitage, tandis que l'Allemand et le Flamand, dans les campagnes, ne
+mangent gu&egrave;re que des pommes de terre et du pain de seigle. Maintenant
+encore, le rapport entre le chiffre du b&eacute;tail et celui de la population
+est beaucoup plus satisfaisant ici que dans nos pays occidentaux, car en
+r&eacute;duisant le nombre des animaux domestiques en t&ecirc;tes de gros b&eacute;tail, on
+arrive au total d'environ 1,400,000 pour 1,516,660 habitants, ce qui
+fait presque une t&ecirc;te par habitant. C'est &agrave; peu pr&egrave;s la m&ecirc;me proportion
+qu'en Bosnie-Herz&eacute;govine, qui, avec 2 millions d'hectares en plus, n'a
+que 1,158,453 habitants au lieu de 1,820,000. Il faut aller dans les
+pays nouvellement occup&eacute;s, comme l'Australie et les &Eacute;tats-Unis, pour
+trouver une proportion aussi favorable. On peut en conclure que les
+Serbes mangent g&eacute;n&eacute;ralement de la viande &agrave; l'un de leurs repas, quand
+ils ne sont pas oblig&eacute;s de faire maigre, ce qui leur arrive plus de cent
+cinquante jours par an. Alors ils se contentent de ma&iuml;s et de f&egrave;ves.</p>
+
+<p>Le porc a &eacute;t&eacute; pour la Serbie ce que le hareng a &eacute;t&eacute; pour la Hollande, la
+principale source de la richesse commerciale et la cause de son
+affranchissement. Les h&eacute;ros de la guerre de l'ind&eacute;pendance, les gueux de
+mer qui, au XVIe si&egrave;cle, ont dispers&eacute; les flottes de Philippe II,
+&eacute;taient des p&ecirc;cheurs de harengs, et ici Milosch et ses compagnons
+&eacute;taient des &eacute;leveurs et des marchands de porcs. D'innombrables troupeaux
+de ces animaux, presque &agrave; l'&eacute;tat sauvage, s'engraissaient de glands dans
+les vastes for&ecirc;ts de la r&eacute;gion centrale, la Schoumadia. Ils &eacute;taient
+amen&eacute;s par bandes vers la Save et le Danube et vendus pour la
+consommation de la Hongrie et de l'Autriche. Aujourd'hui, les for&ecirc;ts de
+ch&ecirc;nes sont d&eacute;vast&eacute;es et le lard d'Am&eacute;rique a p&eacute;n&eacute;tr&eacute; partout.
+Cependant, en 1881, on a encore export&eacute; 325,000 porcs gras et maigres.
+L'&eacute;tendue moyenne des exploitations est de 4 &agrave; 5 hectares, mais avec des
+droits de jouissance sur les prairies et les for&ecirc;ts de la commune ou de
+l'&Eacute;tat. Certaines r&eacute;gions de la Serbie sont renomm&eacute;es pour leurs animaux
+domestiques. Les plaines de la Koloubara et la basse Morava pour ses
+chevaux, Resavska pour ses b&#339;ufs, la Schoumadia pour ses porcs,
+Krivoviv, Visotchka, Pirot et Labska pour ses moutons.</p>
+
+<p>&mdash;Je fais quelques visites, d'abord au pr&eacute;sident du conseil, M.
+Pirotchanatz, qui a infiniment d'esprit et de verve, et qui voit de haut
+la situation de l'Europe et celle de son pays, ensuite au ministre des
+finances<a name='FNanchor_13_13'></a><a href='#Footnote_13_13'><sup>[13]</sup></a>, M. Chedomille Mijatovitch, chez qui je passe la soir&eacute;e. Il
+a &eacute;tudi&eacute; l'&eacute;conomie politique en Suisse; il est membre du <i>Cobden Club</i>
+et il a &eacute;pous&eacute; une Anglaise, qui &agrave; publi&eacute;, dans sa langue, une histoire
+de Serbie, les l&eacute;gendes serbes et les po&egrave;mes relatifs &agrave; la bataille de
+Kossovo. M. Mijatovitch parle le fran&ccedil;ais non moins bien que l'anglais.
+Il s'occupe en ce moment de la loi qui doit cr&eacute;er la banque nationale.
+Le jour m&ecirc;me j'avais assist&eacute;, dans la salle de la Skoupchtina, &agrave; une
+r&eacute;union de n&eacute;gociants de Belgrade et des autres villes principales, qui
+avaient discut&eacute; les statuts de la future banque. Je ne pus que les
+trouver excellents, puisqu'ils &eacute;taient la reproduction de ceux de notre
+banque nationale, qui est consid&eacute;r&eacute;e comme un &eacute;tablissement mod&egrave;le en ce
+genre. Je critique vivement cependant un article qui permet de faire des
+avances &agrave; des entreprises industrielles. Il y a l&agrave; un danger r&eacute;el. La
+mission de maintenir intacte la circulation fiduciaire est si d&eacute;licate,
+parfois si difficile, qu'il ne faut pas la compliquer en engageant les
+capitaux de la banque en des affaires toujours al&eacute;atoires. On transforme
+celle-ci en cr&eacute;dit mobilier. En outre, comme l'&eacute;tablissement est soumis
+au contr&ocirc;le de l'&Eacute;tat, les influences politiques peuvent entra&icirc;ner &agrave;
+faire de mauvais placements. La loi belge interdit m&ecirc;me &agrave; notre banque
+d'&eacute;mission d'accorder un int&eacute;r&ecirc;t aux d&eacute;p&ocirc;ts, afin qu'elle ne s'expose
+pas &agrave; les perdre en cherchant &agrave; les placer avantageusement. La banque
+nationale de Serbie fonctionne maintenant, mais ce qui lui fait d&eacute;faut
+jusqu'&agrave; pr&eacute;sent, c'est le papier de commerce &agrave; escompter.</p>
+
+<a name='Footnote_13_13'></a><a href='#FNanchor_13_13'>[13]</a><div class='note'><p> Maintenant ministre de Serbie &agrave; Londres (1885).</p></div>
+
+<p>La principale institution de cr&eacute;dit de la Serbie est l'<i>Ouprava Fondava</i>
+ou cr&eacute;dit foncier, fond&eacute; en 1862, r&eacute;organis&eacute; en 1881. Il re&ccedil;oit les
+d&eacute;p&ocirc;ts des institutions publiques, caisses de retraite, caisses
+d'&eacute;pargne et fait des avances sur hypoth&egrave;ques au taux de 6 p. c., plus 2
+p. c. d'amortissement pendant vingt-trois ans et six mois. Le total des
+d&eacute;p&ocirc;ts, qui n'&eacute;tait que de 7,824,737 francs en 1863, s'est &eacute;lev&eacute; en 1882
+&agrave; 28,219,465 francs.</p>
+
+<p>Par une loi de 1871, des caisses d'&eacute;pargne ont &eacute;t&eacute; fond&eacute;es par l'&Eacute;tat
+dans cinq chefs-lieux de d&eacute;partement: Smedorevo, Krouchevatz, Tchatchak,
+Ougitza et Kragonjevatz. Outre une somme de 150,000 ducats (1,962,500
+francs) avanc&eacute;e par l'&Eacute;tat, ces caisses ont re&ccedil;u en d&eacute;p&ocirc;t les capitaux
+des &eacute;glises, des communes, des veuves et des orphelins qui ont &eacute;t&eacute; remis
+&agrave; l'<i>Ouprava Fondava</i>. L'int&eacute;r&ecirc;t pay&eacute; est de 5 p. c. et seulement de 3
+p. c. pour les fonds exigibles &agrave; la premi&egrave;re demande.</p>
+
+<p>Les diff&eacute;rents m&eacute;tiers, constitu&eacute;s par l'association des ouvriers et des
+corps de patrons, ont aussi chacun une caisse de secours et m&ecirc;me
+d'avances. En 1881, Belgrade comptait 30 m&eacute;tiers poss&eacute;dant en tout un
+capital de 174,318 francs; Tchoupria, 37 m&eacute;tiers poss&eacute;dant 74,834
+francs; Pojar&eacute;vatz, 28 m&eacute;tiers poss&eacute;dant 69,509 francs; Nisch, 29
+m&eacute;tiers poss&eacute;dant 27,248 francs.</p>
+
+<p>Nous touchons un autre point encore. Les hommes d'&Eacute;tat que je rencontre
+ici, comme ceux de la plupart des jeunes pays, d&eacute;sirent vivement voir se
+d&eacute;velopper chez eux l'industrie manufacturi&egrave;re. A cet effet, on a vot&eacute;,
+en 1873, une loi sp&eacute;ciale qui permet au gouvernement d'accorder aux
+entreprises industrielles qui s'&eacute;tabliront en Serbie un monopole
+exclusif, m&ecirc;me pour quinze ans, et, en outre, toute esp&egrave;ce de faveurs:
+des terres, des bois, des exemptions de droits d'importation sur les
+machines. Quelques concessions de monopole ont &eacute;t&eacute; demand&eacute;es, mais sans
+aboutir. La seule qui ait r&eacute;ussi est une grande fabrique de draps,
+&eacute;tablie &agrave; Paratchine, par une maison de Moravie. Mais l'&Eacute;tat est oblig&eacute;
+de lui prendre tous les draps n&eacute;cessaires &agrave; l'arm&eacute;e, en les payant 10 p.
+c. de plus que le prix le plus bas soumissionn&eacute; par d'autres
+fournisseurs. Ceci est une rude charge impos&eacute;e aux contribuables. Et qui
+en profite? Personne; pas m&ecirc;me les ouvriers, qui re&ccedil;oivent un minime
+salaire: fr. 40 c. &agrave; 1 franc pour les femmes, 1 fr. 50 c. &agrave; 2 francs
+pour les hommes. Tout monopole est une entrave au progr&egrave;s, et partout o&ugrave;
+on l'a pu, on l'a supprim&eacute;. On le comprend quand il rapporte un revenu
+au fisc, comme celui du sel, du tabac ou des allumettes; mais un
+monopole qui co&ucirc;te de l'argent &agrave; l'&Eacute;tat et qui gr&egrave;ve tous les
+consommateurs est une chose absurde et inique.</p>
+
+<p>Dans un pays o&ugrave; chacun est propri&eacute;taire et cultive sa propre terre,
+l'heure de l'industrie manufacturi&egrave;re n'est pas venue; il manque le
+prol&eacute;tariat, pour lui fournir la main-d'&#339;uvre &agrave; bon march&eacute; par la
+concurrence des bras. Au lieu de se f&eacute;liciter d'une situation &eacute;conomique
+si heureuse, qui permet &agrave; tous de mener la vie saine de la campagne et
+de se procurer, par le travail agricole, un bien-&ecirc;tre suffisant, le
+gouvernement serbe s'efforce, au moyen de primes, de protection et de
+privil&egrave;ges, de cr&eacute;er une industrie factice, contre nature, plus expos&eacute;e
+encore que la n&ocirc;tre aux crises cruelles dont nous souffrons
+p&eacute;riodiquement. Quelle aberration! Elle est dict&eacute;e par cette id&eacute;e qu'un
+pays o&ugrave; manque la grande industrie est arri&eacute;r&eacute;, barbare. M&ecirc;me erreur en
+Italie. Voit-on s'&eacute;lever des chemin&eacute;es de fabrique, on s'en r&eacute;jouit:
+c'est l'image de la civilisation occidentale. Qui profitera de la
+cr&eacute;ation de ces &eacute;tablissements? Ni l'&Eacute;tat, qui leur accorde des faveurs
+de toute esp&egrave;ce, ni le public, ran&ccedil;onn&eacute; par les monopoleurs, ni surtout
+les travailleurs enlev&eacute;s aux champs et entass&eacute;s dans les ateliers.
+Quelques sp&eacute;culateurs &eacute;trangers s'enrichiront peut-&ecirc;tre aux d&eacute;pens de la
+Serbie et iront d&eacute;penser ailleurs le produit net de leurs pr&eacute;l&egrave;vements
+privil&eacute;gi&eacute;s.</p>
+
+<p>Comme le sol, source principale de la richesse, est aux mains de ceux
+qui le font valoir, il n'y a pas de fermage pay&eacute;, et ainsi manque la
+classe des rentiers et des oisifs, qui forment les grandes villes:
+Belgrade n'a que 36,000 habitants et Nisch 25,000. Toute la population
+urbaine, y compris celle des bourgades, ne d&eacute;passe pas 200,000 &acirc;mes. Il
+n'y a point du tout d'aristocratie et tr&egrave;s peu de bourgeoisie; celle-ci
+est compos&eacute;e des n&eacute;gociants, des boutiquiers et des propri&eacute;taires de
+maisons. Mais, d'autre part, il n'y a point de paup&eacute;risme; les
+infirmes, les vieillards et les malades sont soutenus par leurs proches
+et, dans les villes, par la commune ou par les associations ouvri&egrave;res.
+Presque tout ce qu'il faut aux habitants des campagnes, qui forment les
+neuf dixi&egrave;mes de la population, les v&ecirc;tements, les meubles, les
+ustensiles, les instruments aratoires, est confectionn&eacute; sur place par
+les industries domestiques. Est-il si urgent de tuer celles-ci par une
+concurrence subventionn&eacute;e, qui remplacera les bonnes et fortes &eacute;toffes
+de laine et les solides chemises de lin brod&eacute;es, appropri&eacute;es au climat
+et si pittoresques, par des cotonnades &agrave; bas prix, &agrave; l'imitation de
+celles de l'Autriche et de l'Allemagne? Tout manque donc ici jusqu'&agrave;
+pr&eacute;sent pour favoriser le d&eacute;veloppement de l'industrie manufacturi&egrave;re:
+les march&eacute;s urbains, les consommateurs et le personnel ouvrier. Elle se
+heurterait d'ailleurs &agrave; un autre obstacle r&eacute;sultant, non des conditions
+naturelles, mais des combinaisons sp&eacute;ciales du tarif douanier; car
+l'Autriche s'est fait accorder des avantages exceptionnels par le r&eacute;cent
+trait&eacute; de commerce de 1881.</p>
+
+<p>Pour faciliter les &eacute;changes des populations habitant des deux c&ocirc;t&eacute;s de
+la fronti&egrave;re dans une certaine zone, l'Autriche a adopt&eacute;, de commun
+accord et sous condition de r&eacute;ciprocit&eacute; avec quelques &Eacute;tats limitrophes,
+notamment avec l'Italie et la Roumanie, un tarif de faveur appel&eacute;
+<i>Grenz-Verkehr-Tarif</i><a name='FNanchor_14_14'></a><a href='#Footnote_14_14'><sup>[14]</sup></a>. Le tarif diff&eacute;rentiel arr&ecirc;t&eacute; avec la Serbie
+r&eacute;duit, pour certaines marchandises, les droits de douane &agrave; la moiti&eacute; de
+ceux que paye la nation la plus favoris&eacute;e, et, au lieu de limiter la
+zone &agrave; laquelle doivent &ecirc;tre r&eacute;serv&eacute;es ces facilit&eacute;s, le trait&eacute;
+austro-serbe de 1881 les accorde aux produits qui sont directement
+import&eacute;s, par libre trafic, du territoire douanier de la monarchie
+austro-hongroise par les fronti&egrave;res communes. Les droits de douane, d&eacute;j&agrave;
+peu &eacute;lev&eacute;s en g&eacute;n&eacute;ral, se trouvent tellement r&eacute;duits que les fabriques
+serbes qui veulent s'&eacute;tablir sont rendues impossibles ou sont bient&ocirc;t
+tu&eacute;es par la concurrence. C'est ce qui a frapp&eacute; de st&eacute;rilit&eacute; la plupart
+des monopoles accord&eacute;s en vertu de la loi de 1873. Les patriotes serbes
+s'indignent de ce qu'ils appellent un asservissement commercial &agrave;
+l'Autriche. Les autres nations ont le droit de se plaindre de cette
+prime exorbitante accord&eacute;e &agrave; un &Eacute;tat d&eacute;j&agrave; si favoris&eacute; par sa proximit&eacute;;
+car, sur le total du commerce ext&eacute;rieur de la Serbie, s'&eacute;levant en 1879,
+pour les importations et les exportations, &agrave; 86 millions de francs, les
+&eacute;changes avec l'Autriche montaient &agrave; 65 millions. Mais, quant &agrave; moi, j'y
+vois un avantage pour les Serbes: elle les pr&eacute;serve d'&ecirc;tre enferm&eacute;s dans
+des ateliers insalubres et exploit&eacute;s par des manufacturiers privil&eacute;gi&eacute;s.</p>
+
+<a name='Footnote_14_14'></a><a href='#FNanchor_14_14'>[14]</a><div class='note'><p> Les marchandises qui, par faveur sp&eacute;ciale, en vertu du
+trafic-fronti&egrave;re (Grenz-Verkehr) entre la Serbie et le territoire
+douanier de l'Autriche-Hongrie, ne payent &agrave; l'importation que la moiti&eacute;
+des droits de douane applicables &agrave; la nation la plus favoris&eacute;e, sont les
+suivantes:
+</p><p>
+1. Papiers grossiers et carton de toute sorte. Taxe: la nation la plus
+favoris&eacute;e, par 100 kilogrammes, 4 francs; l'Autriche-Hongrie, 2 francs.
+</p><p>
+2. Pierres non polies, pierres &agrave; aiguiser et pierres &agrave; lithographier.
+Taxe ordinaire: par 100 kilogrammes, 1 fr. 50 c.; l'Autriche-Hongrie, 75
+centimes.
+</p><p>
+3. Poteries communes avec ou sans vernis, poterie de gr&egrave;s, tuyaux,
+carreaux pour po&ecirc;les et pour plancher. Taxe ordinaire: par 100
+kilogrammes, 2 francs; l'Autriche-Hongrie, 1 franc.
+</p><p>
+4. Verre &agrave; vitres, etc., plaques de verre coul&eacute;es pour toitures ou
+dallages. Taxe ordinaire: par 100 kilogrammes, 3 francs;
+l'Autriche-Hongrie, 1 fr. 50 c.
+</p><p>
+5. Verre creux, blanc. Taxe ordinaire: par 100 kilogrammes, 5 francs;
+l'Autriche-Hongrie, 2 fr. 50 c.
+</p><p>
+6. Fer brut, fonte en barre, en gueuse, fer mall&eacute;able et acier en barre,
+massiaux, fer en loupe, vieille ferraille, d&eacute;bris de fer et acier. Taxe
+ordinaire: par 100 kilogrammes, 80 centimes; l'Autriche-Hongrie, 40
+centimes.
+</p><p>
+7. Fer et acier en verges, carr&eacute;, en rubans, m&eacute;plat ou rond, fer et
+acier d'angle et de corni&egrave;re de toute esp&egrave;ce, plaques de fer et d'acier.
+Taxe ordinaire: par 100 kilogrammes, 2 francs; l'Autriche-Hongrie, 1
+franc. Les outils et instruments aratoires rentrent dans cette
+cat&eacute;gorie.
+</p><p>
+En &eacute;change, la Serbie a obtenu le traitement diff&eacute;rentiel pour ses
+b&#339;ufs et taureaux (par t&ecirc;te, 4 florins), et ses porcs (par t&ecirc;te, fl.
+1.50.</p></div>
+
+<p>Un rapport r&eacute;cent du consul d'Autriche-Hongrie &agrave; Belgrade constate sans
+fa&ccedil;on que la Serbie est entra&icirc;n&eacute;e dans l'orbite commerciale de sa
+puissante voisine. &laquo;La Serbie, dit M. de Wysocki, est, par sa situation,
+attribu&eacute;e presque enti&egrave;rement &agrave; l'Autriche-Hongrie, et elle le sera
+encore longtemps. Le long de sa fronti&egrave;re septentrionale, la Serbie a
+trois grands moyens de communication: le Danube, la Save et la
+<i>Staatsbahn</i>, qui lui imposent imp&eacute;rieusement l'Autriche-Hongrie comme
+d&eacute;bouch&eacute; et comme source d'importations.&raquo; La v&eacute;rit&eacute; de cette affirmation
+se trouve confirm&eacute;e par les chiffres du commerce ext&eacute;rieur de la Serbie,
+dont voici le r&eacute;sum&eacute; pour 1880: Importation, 59,096,263 francs;
+exportation, 31,685,553 francs; transit, 1,504,877 francs; total:
+90,286,693 francs. Importation d'Autriche-Hongrie, 38,151,904 francs;
+exportation en Autriche-Hongrie, 24,376,208 francs; total: 62,528,112
+francs. Reste donc pour tous les autres pays: 27,758,581 francs. En
+1882, on a export&eacute; 280,000 porcs estim&eacute;s 13,990,000 francs; pour
+14,246,270 francs de pruneaux secs; pour 8,101,770 francs de laine;
+6,083,600 francs de froment; 2,584,660 francs de vin. Progression du
+commerce ext&eacute;rieur: 1842, 13 millions; 1852, 22 millions; 1862, 28
+millions; 1868, 67 millions; 1880, 90 millions.</p>
+
+<p>Je me suis permis de dire aussi au ministre des finances qu'un autre
+danger me semblait menacer la Serbie, celui de la dette publique,
+grossissant partout et toujours, grevant toutes les familles, ruinant
+surtout les campagnes et faisant plus de mal que les trois fl&eacute;aux dont
+la litanie demande que le Seigneur nous d&eacute;livre: la peste, la guerre et
+la famine. Point d'agent de paup&eacute;risation plus malfaisant. Les d&eacute;sastres
+de la guerre se r&eacute;parent vite, on l'a bien vu en France apr&egrave;s 1870; mais
+la dette arrache le pain de la bouche de ceux qui le produisent: voyez
+l'Italie, la Russie et l'Egypte. Elle est surtout une cause de
+souffrances dans les contr&eacute;es &eacute;loign&eacute;es des march&eacute;s de l'Occident, o&ugrave;
+les denr&eacute;es sont &agrave; vil prix et l'argent rare. Dans une province &eacute;cart&eacute;e,
+au centre de la p&eacute;ninsule des Balkans, une famille vit &agrave; l'aise; mais
+forcez-la de verser 20 ou 30 francs en or aux banquiers de Vienne ou de
+Paris, pour sa part dans l'int&eacute;r&ecirc;t de la dette, que de produits elle
+devra vendre et soustraire &agrave; la satisfaction de ses besoins, dans une
+r&eacute;gion o&ugrave; les routes manquent pour l'exportation et o&ugrave; il n'y a pas
+d'acheteurs sur place, parce que chacun produit &agrave; suffisance tout ce
+qu'il lui faut! La facilit&eacute; d'emprunter est un entra&icirc;nement irr&eacute;sistible
+pour ceux qui gouvernent. Ils ont imm&eacute;diatement en mains des moyens
+d'action &eacute;normes; l'avenir pourvoira aux int&eacute;r&ecirc;ts et au remboursement!
+Les banquiers sont toujours pr&ecirc;ts &agrave; avancer l'argent. Ils touchent la
+prime et rejettent le risque sur les souscripteurs. Le d&eacute;ficit se
+creuse; on emprunte encore pour le combler; les populations sont
+accabl&eacute;es de charges croissantes, jusqu'&agrave; ce que vienne la faillite.
+C'est l'histoire habituelle des emprunts orientaux. Pour les pays
+primitifs, le cr&eacute;dit est une peste.</p>
+
+<p>La dette de la Serbie ne s'&eacute;l&egrave;ve encore qu'&agrave; 130 millions, dont 100 ont
+&eacute;t&eacute; consacr&eacute;s &agrave; faire le chemin de fer Belgrade-Nisch et &agrave; remplacer les
+millions emport&eacute;s par la faillite Bontoux. Mais les emprunts n'ont
+commenc&eacute; &agrave; se succ&eacute;der qu'&agrave; partir de 1875, et d&eacute;j&agrave; ils prennent plus de
+7 millions par an sur un revenu de 34. On entre dans cette voie funeste
+qui a men&eacute; la Turquie &agrave; sa perte. Pour obtenir 5 millions destin&eacute;s &agrave;
+compl&eacute;ter l'achat de 100,000 nouveaux fusils Mauser, on a c&eacute;d&eacute; &agrave;
+l'Anglo-Austrian Bank le monopole du sel pour quinze ans, et r&eacute;cemment
+on a engag&eacute; d'autres imp&ocirc;ts, se mettant ainsi &agrave; la merci des financiers
+&eacute;trangers. Rien de plus funeste pour un &Eacute;tat; il ali&egrave;ne de la sorte son
+ind&eacute;pendance. Je sais parfaitement que jusqu'&agrave; pr&eacute;sent la Serbie peut
+tr&egrave;s facilement payer l'int&eacute;r&ecirc;t de sa dette, d'autant plus que le
+nouveau chemin de fer, surtout quand il sera reli&eacute; &agrave; Salonique, d'un
+c&ocirc;t&eacute;, et &agrave; Constantinople, de l'autre, favorisera notablement le
+d&eacute;veloppement de la richesse; mais, n&eacute;anmoins, je ne puis cacher mon
+impression aux ministres serbes qui m'ont fait un si bienveillant
+accueil. Armements co&ucirc;teux, emprunts r&eacute;p&eacute;t&eacute;s, mise en gage des sources
+du revenu, ce sont l&agrave; des sympt&ocirc;mes inqui&eacute;tants auxquels il faut
+veiller. <i>Principiis obsta</i> est une admirable devise, trop peu comprise.</p>
+
+<p>&mdash;Je re&ccedil;ois l'accueil le plus amical chez le secr&eacute;taire de notre
+l&eacute;gation, le comte du Bois. Il est grand chasseur et rapporte merveille
+des belles traques que l'on peut faire dans les montagnes du pays, qui
+sont sauvages et inhabit&eacute;es.</p>
+
+<p>&mdash;En voyage, je t&acirc;che toujours, quand j'en ai le temps, de visiter les
+bureaux des principaux journaux; c'est encore le meilleur centre
+d'informations. On y trouve des gens d'esprit capables d'exposer la
+situation d'une fa&ccedil;on plus &laquo;objective&raquo;, plus impartiale que les
+&laquo;politiciens&raquo;. Je rencontre plusieurs fois M. Komartchitch, r&eacute;dacteur en
+chef du journal progressiste et gouvernemental le <i>Vid&eacute;lo</i>. Il y a, me
+dit-il, trois partis en Serbie: les conservateurs, les progressistes et
+les radicaux.</p>
+
+<p>Les conservateurs ont pour chef M. Ristitch, l'homme politique le plus
+consid&eacute;rable du pays. Il a fait partie du conseil de r&eacute;gence apr&egrave;s la
+mort du prince Michel et pendant la minorit&eacute; du prince Milan. C'est lui
+qui a dirig&eacute; la politique &eacute;trang&egrave;re pendant la p&eacute;riode si difficile, si
+p&eacute;rilleuse de la guerre turco-russe, et aussi au congr&egrave;s de Berlin, d'o&ugrave;
+il a eu l'honneur de rapporter pour la Serbie les deux importantes
+provinces de Nisch et de Pirot. Il a d&ucirc; quitter le pouvoir, parce qu'il
+n'a pas voulu c&eacute;der aux exigences de l'Autriche, lors des n&eacute;gociations
+pour le trait&eacute; de commerce. Quand le cabinet de Vienne a menac&eacute; de
+fermer ses fronti&egrave;res aux exportations de la Serbie et que les
+canonni&egrave;res autrichiennes sont venues s'embosser &agrave; Semlin, la Serbie n'a
+pas os&eacute; r&eacute;sister et M. Ristitch s'est retir&eacute;. On le pr&eacute;tend inf&eacute;od&eacute; &agrave; la
+Russie. Il s'en d&eacute;fend &eacute;nergiquement. &laquo;Ce que je veux pour mon pays, me
+dit-il, c'est ce bien pr&eacute;cieux que nous avons conquis au prix de notre
+sang, l'ind&eacute;pendance. Nous devons conserver de bonnes relations avec
+l'Autriche, mais nous ne pouvons pas oublier ce que la Russie a fait
+pour nous. C'est &agrave; elle que nous devons d'exister. C'est elle qui, &agrave; la
+paix de Bucharest, en 1812, puis en 1815, en 1821 et en 1830, est
+intervenue pour nous et a obtenu notre affranchissement. Inutile de
+rappeler ses sacrifices en notre faveur durant la derni&egrave;re guerre. C'est
+d'elle encore que nous pouvons attendre la d&eacute;livrance des populations
+slaves affranchies par le trait&eacute; de San-Stefano, mais remises sous le
+joug turc par le trait&eacute; de Berlin. Amis de tous, serviteurs de personne,
+voil&agrave; quelle doit &ecirc;tre notre devise.&raquo; A l'int&eacute;rieur, M. Ristitch est
+hostile aux innovations trop h&acirc;tives et partisan d'un gouvernement fort.
+Il est encore dans la force de l'&acirc;ge. L'&#339;il ferme et m&ecirc;me dur indique
+une volont&eacute; arr&ecirc;t&eacute;e. Il expose ses id&eacute;es avec une grande nettet&eacute;, et,
+quand il s'anime, avec une v&eacute;ritable &eacute;loquence. Il occupe une vaste
+maison richement meubl&eacute;e, sur le boulevard Michel, non loin du Konak.</p>
+
+<p>Parmi les hommes d'&Eacute;tat &eacute;minents de la Serbie appartenant au parti
+conservateur, on peut encore citer M. Kristitch, qui a &eacute;t&eacute;, &agrave; plusieurs
+reprises, pr&eacute;sident du conseil; Marinovitch, ancien pr&eacute;sident du S&eacute;nat,
+actuellement (1885) ministre de Serbie &agrave; Paris, et Garaschanine, qui a
+exerc&eacute; une grande influence sur les affaires de son pays.</p>
+
+<p>Le parti progressiste correspond aux lib&eacute;raux de l'Occident. Il n'a
+gu&egrave;re de respect pour les institutions anciennes, qu'il consid&egrave;re comme
+un reste de barbarie, et il ne se pique point d'une grande d&eacute;f&eacute;rence
+envers l'&Eacute;glise nationale, ainsi que l'a prouv&eacute; la fa&ccedil;on dont il a men&eacute;
+et termin&eacute; le diff&eacute;rend avec le m&eacute;tropolite Michel. Il veut doter son
+pays le plus t&ocirc;t possible de tout ce qui constitue ce qu'on appelle la
+civilisation occidentale: grande industrie, chemins de fer, affaires
+financi&egrave;res, banques et cr&eacute;dit, instruction &agrave; tous les degr&eacute;s, beaux
+monuments, villes bien pav&eacute;es, &eacute;clair&eacute;es au gaz, bourgeoisie ais&eacute;e
+menant grand train, d&eacute;veloppement de la richesse, et, pour h&acirc;ter la
+r&eacute;alisation de ce programme, l'accroissement des pouvoirs et des revenus
+du gouvernement, et la centralisation. Le roi, qui d&eacute;sire voir son pays
+marcher d'un pas rapide dans la voie du progr&egrave;s, s'attache de pr&eacute;f&eacute;rence
+&agrave; ce groupe de &laquo;lib&eacute;raux&raquo;. En outre, comme tous les souverains, qui
+craignent les chocs que peut amener la situation actuelle de l'Europe,
+il a pour vis&eacute;e principale de fortifier son arm&eacute;e.</p>
+
+<p>Le parti radical comprend deux groupes dont les tendances sont tr&egrave;s
+diff&eacute;rentes. Le premier se compose des paysans et des popes de la
+campagne, qui veulent conserver intactes les anciennes libert&eacute;s locales
+et payer peu d'imp&ocirc;ts. Ils sont, par cons&eacute;quent, hostiles aux
+innovations des progressistes, qui co&ucirc;tent de l'argent et qui &eacute;tendent
+le cercle d'action du pouvoir central. Les ruraux serbes ressemblent en
+ceci &agrave; ceux de la Suisse, qui, par le <i>referendum</i>, rejettent
+impitoyablement toutes les mesures centralisatrices, &agrave; ceux du Danemark,
+qui, dominant dans la Chambre basse, refusent, depuis des ann&eacute;es, de
+voter le budget trop favorable aux villes, d'apr&egrave;s eux, et &agrave; ceux de la
+Norv&egrave;ge, qui tiennent en &eacute;chec le roi Oscar, si aim&eacute; en Su&egrave;de et si
+digne de l'&ecirc;tre. La seconde fraction du parti radical est compos&eacute;e de
+jeunes gens qui, ayant fait leurs &eacute;tudes &agrave; l'&eacute;tranger, en ont rapport&eacute;
+des id&eacute;es r&eacute;publicaines et socialistes. Leur organe &eacute;tait la
+<i>Somoouprava</i> (<i>l'Autonomie</i>). Leur amour des anciennes institutions
+slaves s'avive d'un enthousiasme &eacute;trange pour &laquo;la commune&raquo; de Paris,
+comme on peut le constater dans leur journal le <i>Borba</i> (le <i>Combat</i>).
+Dans un programme que publiait nagu&egrave;re un de leurs journaux, ils
+r&eacute;clamaient la revision de la Constitution afin d'arriver aux r&eacute;formes
+suivantes: suppression du conseil d'&Eacute;tat, division du pays en cantons
+f&eacute;d&eacute;r&eacute;s, la magistrature remplac&eacute;e par des juges &eacute;lus, tous les imp&ocirc;ts
+transform&eacute;s en un imp&ocirc;t progressif sur le revenu et, au lieu de l'arm&eacute;e
+permanente, des milices nationales.</p>
+
+<p>Si les &eacute;lections sont libres, le parti des paysans doit l'emporter, car
+est &eacute;lecteur tout homme majeur payant l'imp&ocirc;t sur ses biens ou son
+revenu, ce qui &eacute;quivaut &agrave; peu pr&egrave;s au suffrage universel des chefs de
+famille. On compte 360,000 contribuables, dont environ les neuf dixi&egrave;mes
+appartiennent aux campagnes. Mais quand le groupe radical urbain expose
+des id&eacute;es r&eacute;volutionnaires et socialistes qui n'ont gu&egrave;re d'application
+dans un pays o&ugrave; il n'y a ni accumulation de capitaux, ni prol&eacute;tariat,
+et o&ugrave; se trouve r&eacute;alis&eacute; le principe essentiel du socialisme: &laquo;A tout
+producteur l'int&eacute;gralit&eacute; de son produit&raquo;, parce que la propri&eacute;t&eacute;
+fonci&egrave;re est r&eacute;partie universellement et tr&egrave;s &eacute;galement, alors les
+paysans prennent peur, et les avanc&eacute;s sont livr&eacute;s sans d&eacute;fense &agrave; la
+merci du gouvernement, qui parfois use &agrave; leur &eacute;gard de proc&eacute;d&eacute;s de
+r&eacute;pression sommaires, rappelant trop l'&eacute;poque turque, ainsi qu'on l'a vu
+r&eacute;cemment.</p>
+
+<p>Je ne puis m'emp&ecirc;cher de croire que le parti progressiste, en
+s'effor&ccedil;ant d'implanter h&acirc;tivement en Serbie le r&eacute;gime dont la
+R&eacute;volution fran&ccedil;aise et l'Empire ont dot&eacute; la France, poursuit un faux
+id&eacute;al, dont l'Occident revient. Au risque de passer pour un
+r&eacute;actionnaire, je n'h&eacute;site pas &agrave; dire que tr&egrave;s souvent les paysans ont
+raison dans leurs r&eacute;sistances. C'est un si grand avantage pour un pays
+de poss&eacute;der des autonomies locales, vivantes, ayant leurs racines dans
+le pass&eacute;, qu'il faut bien se garder de les affaiblir ou de restreindre
+leur comp&eacute;tence. Quand la centralisation les a d&eacute;truites, on a
+grand'peine &agrave; les ressusciter, comme on le voit en France et en
+Angleterre.</p>
+
+<p>Le &laquo;fonctionnarisme&raquo; est une des plaies des &Eacute;tats modernes. Pourquoi
+l'introduire l&agrave; o&ugrave; il n'existe pas? Un exemple fera comprendre ma
+pens&eacute;e. Tandis que la Belgique, avec cinq millions et demi d'habitants,
+n'a que neuf gouverneurs de province, la Serbie, qui n'a que 1,800,000
+habitants, est divis&eacute;e en vingt et un d&eacute;partements avec autant de
+pr&eacute;fets (<i>natchalnick</i>) et quatre-vingt-un districts ayant chacun son
+sous-pr&eacute;fet (<i>sreski-natchalnick</i>), et dans chaque pr&eacute;fecture et
+sous-pr&eacute;fecture il y a des secr&eacute;taires, des greffiers, des employ&eacute;s.
+N'est-ce pas trop? Le but vis&eacute; para&icirc;t tr&egrave;s d&eacute;sirable: c'est
+l'application rapide et surtout uniforme des lois. Il para&icirc;t intol&eacute;rable
+que toutes les communes ne marchent pas du m&ecirc;me pas et que quelques-unes
+restent tr&egrave;s en arri&egrave;re. C'est cependant ce que l'on voit dans les pays
+les plus libres et les plus heureux: en Suisse, aux &Eacute;tats-Unis et jadis
+dans les Pays-Bas. L'uniformit&eacute; est une admirable chose, mais on peut la
+payer trop cher. Il faut voir dans Tocqueville comment, en la
+poursuivant, l'ancien r&eacute;gime a d&eacute;truit la vie locale et pr&eacute;par&eacute; la
+r&eacute;volution. L'avantage incalculable des pays o&ugrave; la commune primitive a
+surv&eacute;cu, c'est que, plus on y est d&eacute;mocrate, plus on est conservateur.
+Quelles sont les causes de perturbation dans les &Eacute;tats occidentaux? La
+grande industrie, la concentration des capitaux, le prol&eacute;tariat, les
+grandes villes et la centralisation. Or, c'est l&agrave; ce que les
+progressistes travaillent &agrave; d&eacute;velopper en Serbie. Ils sont donc, &agrave; leur
+insu, les fauteurs des r&eacute;volutions futures, en multipliant, aux d&eacute;pens
+des contribuables, les places, ample proie que se disputeront les
+factions politiques, les influences parlementaires et les aspirants au
+pouvoir: C'est un des maux dont souffrent d&eacute;j&agrave; la Gr&egrave;ce et l'Espagne,
+sans parler des &Eacute;tats plus rapproch&eacute;s de nous.</p>
+
+<p>Les Serbes doivent rester un peuple principalement agricole: <i>Beati
+nimium agricol&aelig;!</i> Il n'est pas vrai, comme l'a dit l'&eacute;conomiste allemand
+List, le fondateur du Zollverein, en invoquant l'exemple de l'ancienne
+Pologne, qu'un &Eacute;tat exclusivement adonn&eacute; &agrave; l'agriculture ne peut
+s'&eacute;lever &agrave; un haut degr&eacute; de civilisation. Il y a trente ou quarante
+ans, avant qu'un tarif ultra-protecteur e&ucirc;t d&eacute;velopp&eacute; la grande
+industrie aux &Eacute;tats-Unis, la Nouvelle-Angleterre avait autant de
+lumi&egrave;res et de bien-&ecirc;tre et plus de vertus et de vraie libert&eacute;
+qu'aujourd'hui. Lisez ce qu'en disent les voyageurs clairvoyants de
+cette &eacute;poque: Michel Chevalier, Amp&egrave;re, Tocqueville: nulle part ils
+n'avaient trouv&eacute; un &eacute;tat social plus parfait. Voil&agrave; l'exemple qu'il faut
+poursuivre, et dont la Serbie n'est s&eacute;par&eacute;e que par une certaine
+inf&eacute;riorit&eacute; de culture qui est le r&eacute;sultat in&eacute;vitable de quatre si&egrave;cles
+de servitude. Si ma voix pouvait &ecirc;tre &eacute;cout&eacute;e, je dirais aux Serbes:
+Conservez vos institutions communales, votre &eacute;gale r&eacute;partition de la
+terre; respectez les autonomies locales; gardez-vous de les &eacute;craser sous
+une nu&eacute;e de r&egrave;glements et de fonctionnaires. Ayez surtout, de bons
+instituteurs, des popes instruits, des &eacute;coles pratiques d'agriculture,
+des voies de communication; puis, laissez agir librement les initiatives
+individuelles, et vous deviendrez un pays mod&egrave;le, le centre
+d'agglom&eacute;ration de cet immense et splendide cristal en voie de
+formation, la f&eacute;d&eacute;ration des Balkans. Mais si, au contraire, vous
+violentez et comprimez les populations, pour marcher plus vite et vous
+rapprocher en peu de temps de l'Occident, vous conduirez la Serbie et
+vous-m&ecirc;mes &agrave; l'ab&icirc;me, car vous provoquez les r&eacute;volutions.</p>
+
+<p>&mdash;Je m'entretiens avec M. Vladan Georgevitch du service sanitaire de la
+Serbie, dont il est l'organisateur et dont il est tr&egrave;s fier. Il a
+beaucoup voyag&eacute; et beaucoup &eacute;tudi&eacute;, et il a pu &eacute;dicter une
+r&eacute;glementation mod&egrave;le dans un pays o&ugrave; presque tout &eacute;tait &agrave; faire. J'en
+dirai quelques mots, parce qu'elle soul&egrave;ve un tr&egrave;s grave d&eacute;bat. Il est
+certain qu'il est pour les communes une s&eacute;rie de mesures, et pour les
+individus une fa&ccedil;on de vivre, de se nourrir et de se soigner, en cas de
+maladie, qui sont les plus conformes &agrave; l'hygi&egrave;ne publique et priv&eacute;e.
+L'&Eacute;tat doit-il, par des r&egrave;glements d&eacute;taill&eacute;s, imposer tout ce que
+commande la science &agrave; cet &eacute;gard, comme il le fait dans l'arm&eacute;e, afin
+d'accro&icirc;tre autant que possible les forces de la population? Il est hors
+de doute qu'en le faisant, l'&Eacute;tat aidera les citoyens &agrave; se mieux porter
+et &agrave; se mieux d&eacute;fendre des &eacute;pid&eacute;mies; mais, d'autre part, il affaiblira
+le ressort de l'initiative et de la responsabilit&eacute; individuelles, comme
+on l'a vu dans les &eacute;tablissements des j&eacute;suites au Paraguay; il
+favorisera l'extension du fonctionnarisme; la nation deviendra un mineur
+soumis &agrave; une tutelle perp&eacute;tuelle. R&eacute;cemment, Herber Spencer a pouss&eacute;, &agrave;
+ce sujet, un cri d'alarme d'une admirable &eacute;loquence en d&eacute;crivant
+l'esclavage futur: <i>the Coming Slavery</i>, qui r&eacute;duira, dit-il, les
+hommes, libres jadis, &agrave; n'&ecirc;tre plus que des automates aux mains de
+l'&Eacute;tat omnipotent. C'est l'&eacute;ternel d&eacute;bat entre l'individu et le pouvoir.
+Je me trouve tr&egrave;s embarrass&eacute; en pr&eacute;sence d'une r&eacute;glementation plus
+minutieuse, plus excessive qu'aucune de celles &eacute;dict&eacute;es par la
+bureaucratie prussienne, et, en m&ecirc;me temps, si m&eacute;thodique, si conforme
+aux <i>desiderata</i> de la science qu'on ne peut s'emp&ecirc;cher de l'admirer. On
+en jugera; j'imagine qu'il n'est pas un m&eacute;decin qui ne souhait&acirc;t
+semblable organisation pour son pays.</p>
+
+<p>Au minist&egrave;re de l'int&eacute;rieur est constitu&eacute;e une section sanitaire,
+compos&eacute;e d'un chef de service, d'un inspecteur g&eacute;n&eacute;ral et d'un
+secr&eacute;taire, de deux chimistes et d'un v&eacute;t&eacute;rinaire g&eacute;n&eacute;ral, tous docteurs
+en m&eacute;decine. La comp&eacute;tence et les pouvoirs de cette section s'&eacute;tendent &agrave;
+tout ce qui concerne l'hygi&egrave;ne, m&ecirc;me &agrave; la nourriture des habitants. Elle
+peut &eacute;dicter des r&egrave;glements obligatoires applicables &agrave; toutes les
+industries travaillant pour l'alimentation. L'&eacute;num&eacute;ration de ces
+prescriptions forme un petit volume. Pour mettre &agrave; ex&eacute;cution ces
+r&egrave;glements, la section a sous ses ordres des m&eacute;decins de d&eacute;partement,
+d'arrondissement et de commune, des v&eacute;t&eacute;rinaires et des sages-femmes.
+L'organisation m&eacute;dicale est aussi compl&egrave;te que l'organisation
+administrative: &agrave; c&ocirc;t&eacute; du pr&eacute;fet, le m&eacute;decin d&eacute;partemental, presque
+aussi bien r&eacute;tribu&eacute;; &agrave; c&ocirc;t&eacute; du sous-pr&eacute;fet, le m&eacute;decin d'arrondissement,
+avec le m&ecirc;me traitement; dans chaque commune d'une certaine importance,
+un m&eacute;decin communal qui fait de droit partie du conseil municipal. Ceci,
+en tout cas, est excellent. Au minist&egrave;re se r&eacute;unit aussi le conseil
+sanitaire g&eacute;n&eacute;ral, compos&eacute; de sept m&eacute;decins. C'est un corps scientifique
+consultatif. Sa mission est d'&eacute;tudier et de contr&ocirc;ler les mesures que
+peut adopter la section sanitaire qui repr&eacute;sente le pouvoir ex&eacute;cutif. Le
+pays tout entier est donc soumis &agrave; une hi&eacute;rarchie de fonctionnaires
+m&eacute;dicaux, investis du pouvoir d'inspecter et de r&eacute;glementer tout ce qui
+touche &agrave; l'hygi&egrave;ne des hommes et des animaux domestiques.</p>
+
+<p>Voici maintenant quelques d&eacute;tails de cette r&eacute;glementation. Tout enfant
+doit &ecirc;tre vaccin&eacute; entre le troisi&egrave;me et le douzi&egrave;me mois de sa naissance
+et revaccin&eacute; &agrave; la sortie de l'&eacute;cole primaire, et, s'il est du sexe
+masculin, revaccin&eacute; une troisi&egrave;me fois quand il est appel&eacute; au service
+militaire. La vaccination obligatoire et gratuite se fait sous la
+surveillance du pr&eacute;fet et du m&eacute;decin d&eacute;partemental, et en pr&eacute;sence du
+maire. La vaccination doit avoir lieu entre le 1er mai et le 30
+septembre. Sur toute maison o&ugrave; r&egrave;gne une maladie contagieuse doit &ecirc;tre
+attach&eacute; un &eacute;criteau r&eacute;glementaire, indiquant la nature du mal. M&ecirc;me
+prescription en Hollande, o&ugrave; l'on pouvait voir r&eacute;cemment, sur l'h&ocirc;tel
+qu'occupait l'h&eacute;ritier de la couronne, une plaque portant ces mots
+sinistres: <i>Fi&egrave;vre typho&iuml;de</i>. Le m&eacute;decin d&eacute;partemental doit veiller &agrave; la
+propret&eacute; des maisons habit&eacute;es, en &eacute;loigner les causes d'infection ou de
+maladie r&eacute;sultant des lieux d'aisances et, des fumiers trop rapproch&eacute;s
+des sources, de la nature de l'eau, de la mauvaise nourriture, des
+coutumes concernant les couches et les inhumations. Ses investigations
+doivent s'&eacute;tendre m&ecirc;me jusqu'&agrave; un sujet tr&egrave;s d&eacute;licat, car il doit
+rechercher &laquo;comment se font les mariages, s'ils produisent des maladies
+h&eacute;r&eacute;ditaires, quelle est la f&eacute;condit&eacute; moyenne des unions et s'il y a des
+causes qui la limitent&raquo;. Sous peine de punition disciplinaire, il est
+tenu d'obtenir du pr&eacute;fet des mesures pour faire dispara&icirc;tre, soit dans
+les ateliers, soit dans les familles particuli&egrave;res, &laquo;tout ce qui peut
+nuire &agrave; la sant&eacute;&raquo;.</p>
+
+<p>Le nombre des pharmaciens est limit&eacute; et le prix de tous les m&eacute;dicaments
+tax&eacute;. Les honoraires des m&eacute;decins pour leurs visites et pour toutes les
+op&eacute;rations le sont &eacute;galement. Ainsi, la visite simple se paye dans la
+capitale de 1 &agrave; 4 francs, dans le reste du pays, de 1 &agrave; 2 francs. Pour
+un bandage de pl&acirc;tre sur un bras cass&eacute;: 6 francs; pour amputer un bras
+ou une jambe, 40 francs; pour l'emploi du forceps, 6 &agrave; 40 francs, et
+ainsi de suite. On ne peut pas dire que le corps m&eacute;dical ait abus&eacute; de sa
+toute-puissance pour ran&ccedil;onner les malades. Un h&ocirc;pital de vingt lits au
+moins doit &ecirc;tre ouvert dans chaque chef-lieu de d&eacute;partement et dans
+chaque arrondissement; il est plac&eacute; autant que possible au centre du
+territoire. N'oublions pas qu'il y en a 31 pour 1,800,000 habitants. Le
+m&eacute;decin officiel y aura son logement. Les indigents y seront re&ccedil;us
+gratuitement ou ils seront soign&eacute;s &agrave; domicile.</p>
+
+<p>Dans l'int&eacute;r&ecirc;t de la sant&eacute; publique, les r&egrave;glements n'ont pas craint
+d'interdire un usage s&eacute;culaire, qui semble presque un rite religieux.
+Partout, les orthodoxes transportent leurs morts au cimeti&egrave;re dans un
+cercueil ouvert, et on couvre le visage et le corps de fleurs.
+D&eacute;sormais, il faut le mettre dans un cercueil ferm&eacute;, sous peine de
+prison et d'amende. Les prescriptions pour combattre les &eacute;pizooties &agrave; la
+fronti&egrave;re et dans le pays sont &eacute;galement rigoureuses et minutieuses.</p>
+
+<p>Cette vaste et compl&egrave;te organisation sanitaire dispose d'un budget
+sp&eacute;cial, qui se compose du revenu de toutes les fondations hospitali&egrave;res
+fusionn&eacute;es en un fonds sp&eacute;cial, d'un imp&ocirc;t sp&eacute;cial de 1 fr. 60 c. par
+contribuable et de subsides de l'&Eacute;tat. Je pense qu'en aucun pays il
+n'existe un r&eacute;gime de police hygi&eacute;nique aussi d&eacute;taill&eacute; et aussi parfait.
+Mais n'a-t-on pas d&eacute;pass&eacute; la mesure? Dans une int&eacute;ressante &eacute;tude sur
+l'histoire du service sanitaire en Serbie, M. Vladan Georgevitch nous
+montre, d&egrave;s le XIIe si&egrave;cle, les anciens souverains serbes, le grand
+Stephan Nemanja et le roi Milutine fondant des h&ocirc;pitaux. Nomm&eacute; r&eacute;cemment
+maire de Belgrade, cet hygi&eacute;niste &eacute;minent s'est donn&eacute; pour mission de
+faire de cette capitale la ville la plus saine de l'Europe. A cet effet,
+il s'occupe, en ce moment, de pr&eacute;parer de grands travaux de pavage,
+d'&eacute;clairage et d'&eacute;gouts, ce qui est excellent; seulement, pour payer
+l'int&eacute;r&ecirc;t des douze millions que cela co&ucirc;tera, il veut &eacute;tablir l'octroi,
+ce qui serait tr&egrave;s regrettable. Alors que tous les &eacute;conomistes
+condamnent cet imp&ocirc;t et qu'on envie les pays qui, comme la Belgique et
+la Hollande, sont parvenus &agrave; l'abolir, on irait entourer Belgrade d'un
+cercle de douane int&eacute;rieure et d'un cordon de gabelous, et on choisirait
+pour cela le moment o&ugrave; les nouveaux chemins de fer, qui relieront
+l'Occident &agrave; l'Orient, vont faire de la capitale serbe une grande place
+commerciale et o&ugrave; il faut surtout faciliter les &eacute;changes, en supprimant
+les entraves, les frais et les d&eacute;lais! Mieux vaut accomplir lentement
+les am&eacute;liorations que d'arr&ecirc;ter, d&egrave;s le d&eacute;but, l'essor du commerce, qui
+fuit d&egrave;s qu'on le g&ecirc;ne et qu'on porte atteinte &agrave; sa libert&eacute;.</p>
+
+<p>&mdash;On fonde grand espoir sur le d&eacute;veloppement des industries extractives.
+D&eacute;j&agrave; existe &agrave; Maidan-Pek, aux mains d'une compagnie anglaise, une grande
+fonderie de fer, mais elle ravage les for&ecirc;ts et ne donne pas de grands
+b&eacute;n&eacute;fices. Bient&ocirc;t, gr&acirc;ce au chemin de fer, on pourra exploiter les
+couches de lignite qu'on rencontre entre Tchoupria et Alexinatz et aux
+bords de la Nischava, au del&agrave; de Nisch, et aussi rouvrir les mines de
+plomb argentif&egrave;res de Kopaonik et de Jastribatz, dans la vall&eacute;e de la
+Topolnitza. Comme la Gr&egrave;ce au Laurium, la Serbie poss&egrave;de des r&eacute;sidus
+d'anciennes exploitations qui contiennent 5 &agrave; 6 p. c. de plomb et 0.0039
+d'argent. On estime qu'il y en a 426,000 m&egrave;tres cubes. On les rencontre
+dans les montagnes de Glatschina, &agrave; 28 kilom&egrave;tres de Belgrade.</p>
+
+<p>&mdash;Le b&acirc;timent o&ugrave; se r&eacute;unit l'assembl&eacute;e nationale, la Skoupchtina, est
+une construction provisoire sans pr&eacute;tention architecturale. On y trouve,
+comme partout, des bancs en demi-cercle, l'estrade du bureau et des
+galeries publiques, mais il n'y a point de tribune pour l'orateur;
+chacun parle de sa place. Le r&eacute;gime constitutionnel ordinaire est en
+vigueur; seulement, il n'y a qu'une Chambre. Le conseil d'&Eacute;tat,
+autrefois appel&eacute; S&eacute;nat (<i>Soviet</i>), avec onze &agrave; quinze membres, nomm&eacute;s
+par le roi, pr&eacute;pare les lois. Il a aussi d'importantes attributions
+administratives; mais la Skoupchtina seule vote les lois et le budget.
+Celle-ci compte aujourd'hui 170 membres, dont les trois quarts sont &eacute;lus
+&agrave; raison de un d&eacute;put&eacute; par 3,000 contribuables et le dernier quart, nomm&eacute;
+par le roi &laquo;parmi les personnes distingu&eacute;es par leur instruction ou leur
+exp&eacute;rience des affaires publiques&raquo;. Est &eacute;lecteur tout Serbe majeur et
+payant un imp&ocirc;t sur ses biens, son travail ou son revenu. Pour &ecirc;tre
+nomm&eacute; d&eacute;put&eacute;, il faut avoir trente ans r&eacute;volus et payer trente francs au
+moins d'imp&ocirc;t &agrave; l'&Eacute;tat. Curieuse incompatibilit&eacute;, les officiers, les
+fonctionnaires, les avocats, les ministres des cultes ne peuvent &ecirc;tre
+d&eacute;sign&eacute;s par le peuple, mais seulement par le roi. La Skoupchtina se
+r&eacute;unit chaque ann&eacute;e. Le roi peut la dissoudre. Pour changer la
+Constitution (<i>Oustaw</i>), pour &eacute;lire le souverain ou le r&eacute;gent, s'il y a
+lieu, ou pour toute question de premi&egrave;re importance au sujet de laquelle
+le roi veut consulter le pays, il faut r&eacute;unir la Skoupchtina
+extraordinaire, qui se compose de quatre fois plus de d&eacute;put&eacute;s que
+l'assembl&eacute;e ordinaire. Une bande de r&eacute;fugi&eacute;s, r&eacute;unie le 4 f&eacute;vrier 1804
+dans la for&ecirc;t d'Or&eacute;chatz, y d&eacute;cida la guerre sainte contre les Turcs et
+conf&eacute;ra &agrave; Kara-George le titre de vojd ou de chef: ce fut la premi&egrave;re
+Skoupchtina. C'est d'elle qu'&eacute;manent, par cons&eacute;quent, la nationalit&eacute;
+serbe et plus tard la dynastie. C'est en Serbie, plus que partout
+ailleurs, qu'on peut dire que tous les pouvoirs viennent du peuple. Les
+&eacute;lecteurs &eacute;tant tous des propri&eacute;taires ind&eacute;pendants, les &eacute;lections
+devraient &ecirc;tre compl&egrave;tement libres, et n&eacute;anmoins, dans les moments de
+crise, le gouvernement, par l'influence de ses pr&eacute;fets et de ses
+sous-pr&eacute;fets, parvient, dit-on, &agrave; imposer ses candidats. Si cela est
+vrai, c'est un sympt&ocirc;me regrettable et pour les gouvernants et pour les
+gouvern&eacute;s.</p>
+
+<p>&mdash;Le prix des denr&eacute;es et le montant des traitements servent &agrave; faire
+appr&eacute;cier les conditions &eacute;conomiques d'un pays. Les chiffres sont un peu
+inf&eacute;rieurs &agrave; ceux de l'Occident, mais pas notablement. La liste civile
+du roi a &eacute;t&eacute; &eacute;lev&eacute;e, en 1882, de 700,000 &agrave; 1,200,000 francs. Le
+m&eacute;tropolite re&ccedil;oit 25,000 francs; les ministres et les &eacute;v&ecirc;ques, 12,630
+francs; les conseillers d'&Eacute;tat, 10,140 francs; les conseillers de la
+cour des comptes et de la cour de cassation, de 5,000 &agrave; 7,000 francs; le
+pr&eacute;sident d'un tribunal de premi&egrave;re instance, de 4,000 &agrave; 5,000 francs;
+les juges, de 2,500 &agrave; 4,000; un professeur d'universit&eacute;, 3,283 francs,
+augment&eacute;s tous les cinq ans jusqu'&agrave; 7,172 francs; un professeur de
+l'enseignement moyen, 2,273 francs, augment&eacute;s tous les cinq ans jusqu'&agrave;
+5,000 francs; les instituteurs et les institutrices, outre le logement
+et le chauffage, fourni par la commune, 800 francs, augment&eacute;s
+successivement jusqu'au maximum de 2,450 francs; un g&eacute;n&eacute;ral, 12,600
+francs; un colonel, 7,000, un capitaine, 2,700 et un lieutenant 1,920
+francs. A Belgrade, la viande se paye 1 franc le kilogramme; le poisson,
+1 fr. 25 c.; le sterlet, 1 fr. 60 c.; le pain, 25 centimes; le vin, de
+50 centimes &agrave; 1 franc; le beurre, 3 &agrave; 4 francs; la couple de poulets, 2
+&agrave; 3 francs; un dindon, 4 francs; une oie, 3 francs. Plus on p&eacute;n&egrave;tre dans
+l'int&eacute;rieur du pays, plus ces prix diminuent. Les voies de communication
+rapides nivelant les prix, Belgrade est d&eacute;j&agrave; sous l'action du march&eacute; de
+Pesth. La Serbie a adopt&eacute; le syst&egrave;me mon&eacute;taire fran&ccedil;ais; seulement, le
+franc s'appelle <i>dinar</i> et le centime, <i>para</i>.</p>
+
+<p>La valeur des immeubles en Serbie augmente rapidement. En 1863, on a
+estim&eacute; celle des propri&eacute;t&eacute;s urbaines, moins Belgrade, &agrave; 48,531,844
+francs, et celle des propri&eacute;t&eacute;s rurales &agrave; 196,099,000 francs. D'apr&egrave;s
+les calculs communiqu&eacute;s par le directeur de l'<i>Ouprava Fondava</i> &agrave; M. de
+Borchgrave, il faudrait porter la valeur des propri&eacute;t&eacute;s urbaines &agrave; plus
+du double, soit &agrave; environ 100 millions, et celle des propri&eacute;t&eacute;s rurales
+&agrave; 2,160,000,000 de francs. Pour Belgrade seule, on compte 1,080,000,000
+de francs, ce qui, relativement, para&icirc;t un chiffre trop fort. Pour les
+terres, les appr&eacute;ciations sont difficiles, parce qu'il s'en vend tr&egrave;s
+peu. Sur les 360,000 contribuables que compte la Serbie, 12,000 ont
+conclu avec l'<i>Ouprava Fondava</i> des emprunts hypoth&eacute;caires pour une
+somme de 36 millions de francs, dont 12 millions pour Belgrade, et 24
+millions pour le reste du pays.</p>
+
+<p>A Belgrade, les terrains &agrave; b&acirc;tir atteignent un prix &eacute;lev&eacute;: 60 &agrave; 100
+francs par m&egrave;tre carr&eacute; dans les rues Prince-Michel fit Teresia; vers le
+Danube, 20 &agrave; 30 francs, et vers la Save, 24 &agrave; 40 francs. Les
+constructions co&ucirc;tent cher, parce que la main-d'&#339;uvre et les mat&eacute;riaux
+se payent &agrave; un haut prix. Le salaire d'un ouvrier ma&ccedil;on est de 5 &agrave; 6
+francs par jour; leurs aides, qui sont souvent des femmes, re&ccedil;oivent 1
+fr. 50 c. Les 1,000 briques valent 35 &agrave; 40 francs. Les maisons
+rapportent de 8 &agrave; 10 ou 12 p. c. de leur prix de revient. C'est donc un
+bon placement, car le chemin de fer augmentera la valeur des immeubles
+dans la capitale. Il y aurait avantage &agrave; employer ici, pour faire des
+briques, les m&eacute;thodes et les ouvriers belges, qui les produisent au prix
+de 12 &agrave; 15 francs le 1,000.</p>
+
+<p>M. Vouitch, professeur d'&eacute;conomie politique &agrave; l'universit&eacute;, m'en fait
+voir les b&acirc;timents. Ils ont &eacute;t&eacute; construits gr&acirc;ce au legs g&eacute;n&eacute;reux d'un
+patriote serbe, le capitaine Micha Anastasi&eacute;vitch, mort r&eacute;cemment &agrave;
+Bucharest, et dont l'une des filles a &eacute;pous&eacute; M. Marinovitch, envoy&eacute; de
+Serbie &agrave; Paris. C'est le plus beau monument de Belgrade. On y a r&eacute;uni
+des monnaies, des armes, des antiquit&eacute;s, des manuscrits et des portraits
+tr&egrave;s int&eacute;ressants pour l'histoire nationale. C'est aussi le si&egrave;ge de
+l'Acad&eacute;mie royale des sciences. L'universit&eacute; n'a que trois facult&eacute;s:
+celle de philosophie et lettres; celle des sciences, comprenant les arts
+et m&eacute;tiers, et celle de droit, vingt-huit professeurs et environ deux
+cents &eacute;l&egrave;ves. Pour &eacute;tudier la m&eacute;decine, il faut se rendre &agrave; l'&eacute;tranger.</p>
+
+<p>&mdash;Le code civil, r&eacute;dig&eacute; sous Milosch, est une imitation du code
+autrichien; cependant il y a quelques diff&eacute;rences curieuses &agrave; noter,
+entre autres celle-ci: comme dans toutes les l&eacute;gislations primitives,
+les filles n'h&eacute;ritent pas, s'il y a des fils ou des enfants m&acirc;les issus
+d'eux. Elles n'ont droit qu'&agrave; une dot, afin que les biens ne passent pas
+dans une famille &eacute;trang&egrave;re.</p>
+
+<p>&mdash;Je lis dans un journal financier:</p>
+
+<p>&laquo;Les journaux de Berlin s'occupent de la r&eacute;gie des tabacs serbes. La
+formation de la r&eacute;gie est pr&eacute;vue dans le contrat d'avances conclu avec
+le groupe de la Banque des Pays-Autrichiens et du Comptoir d'Escompte.
+La redevance est fix&eacute;e, pour les cinq premi&egrave;res ann&eacute;es, &agrave; 2,250,000
+francs, et elle progresse par s&eacute;ries quinquennales. Elle forme le gage
+de l'emprunt de 40 millions, dont le service sera fait directement par
+les contractants de la r&eacute;gie et par pr&eacute;l&egrave;vements sur cette redevance.&raquo;</p>
+
+<p>Rien de plus triste! Voil&agrave; la Serbie, pays libre et &agrave; peine &eacute;mancip&eacute;,
+qui suit le chemin de la Turquie et de l'&Eacute;gypte. Elle hypoth&egrave;que et
+livre en gage, successivement, toutes ses ressources, donnant droit,
+chose plus grave, aux financiers europ&eacute;ens d'intervenir dans son
+administration int&eacute;rieure. C'en est fait de son ind&eacute;pendance. Elle ne
+payera plus tribut &agrave; Constantinople, mais &agrave; Vienne et &agrave; Paris, et dans
+des conditions bien plus dures. Elle marche ainsi ou &agrave; la banqueroute ou
+&agrave; l'asservissement &eacute;conomique de la nation serbe. Vaillant Kara-George,
+glorieux Milosch, est-ce pour un semblable avenir que vous avez
+combattu!</p>
+
+<p>&mdash;Tandis que nous nous promenons sur le Kalimegdan et que nous
+contemplons, du haut de ce glacis de la forteresse, le magnifique
+paysage qui se d&eacute;roule devant nous, la vaste plaine hongroise et le
+confluent du Danube et de la Save illumin&eacute;s des feux dor&eacute;s du soleil
+couchant, on me raconte quelques d&eacute;tails sur les atrocit&eacute;s commises
+jadis par les Turcs en ce lieu m&ecirc;me. C'&eacute;tait en 1815. L'insurrection
+serbe vaincue, et Milosch momentan&eacute;ment r&eacute;duit &agrave; se soumettre, les
+Turcs, qui avaient r&eacute;occup&eacute; tout le pays, voulurent lui enlever toutes
+ses armes. Suleyman-Pacha envoya des sbires dans chaque village pour
+forcer les paysans &agrave; livrer leurs fusils. Ceux qui refusaient ou qui
+pr&eacute;tendaient n'en pas avoir &eacute;taient soumis &agrave; des tortures atroces; des
+femmes et des hommes &eacute;taient tu&eacute;s sous la bastonnade, pendus, les pieds
+en l'air, priv&eacute;s de toute nourriture, empal&eacute;s ou br&ucirc;l&eacute;s vifs. Ce serait
+&agrave; ne pas le croire, si, comme le dit Mme Mijatovitch, dans son livre
+<i>History of Modern Serbia</i>, page 81, on ne connaissait pas le nom des
+victimes et la date exacte de leur martyr. En un seul jour, le
+gouverneur de Belgrade, Suleyman, fit empaler 170 Serbes compromis dans
+la derni&egrave;re insurrection, malgr&eacute; l'amnistie g&eacute;n&eacute;rale solennellement
+promise. Comme ces empalements s'&eacute;taient faits du c&ocirc;t&eacute; du Kalimegdan
+qui domine la Save et fait face &agrave; Semlin, le g&eacute;n&eacute;ral autrichien qui y
+commandait &eacute;crivit au pacha que cette exhibition r&eacute;voltante devait &ecirc;tre
+consid&eacute;r&eacute;e comme une insulte &agrave; un &Eacute;tat chr&eacute;tien voisin, et que, par
+cons&eacute;quent, s'il n'&eacute;tait pas mis fin imm&eacute;diatement &agrave; ce spectacle
+abominable, les soldats autrichiens viendraient y mettre ordre. Suleyman
+ordonna de faire faire les ex&eacute;cutions du c&ocirc;t&eacute; du Danube.</p>
+
+<p>&mdash;L'esprit d'association est d&eacute;velopp&eacute; parmi les artisans. J'ai
+remarqu&eacute;, en face des bureaux du <i>Videlo</i>, une <i>zadruga</i> d'imprimeurs
+typographes, c'est-&agrave;-dire une soci&eacute;t&eacute; coop&eacute;rative. L'antique zadruga
+rurale, la communaut&eacute; de familles, est, en effet, une association de
+production agricole.</p>
+
+<p>&mdash;J'aime &agrave; errer dans le grand cimeti&egrave;re. Il est situ&eacute; &agrave; l'extr&eacute;mit&eacute; sud
+de la ville, sur une colline d'un c&ocirc;t&eacute;, coup&eacute;e &agrave; pic par une carri&egrave;re.
+On y a une vue admirable sur le Danube et sur l'immense plaine de la
+Hongrie. Le vendredi, les parents des d&eacute;funts viennent visiter leurs
+tombes et y apportent des offrandes, comme dans l'antiquit&eacute;. Voici, sur
+le tertre o&ugrave; est plant&eacute;e une simple croix en bois noir, une petite
+bougie, un plat de cerises, un petit pain, une bouteille de vin et des
+fleurs. Une femme y est accroupie, elle pousse des g&eacute;missements
+accompagn&eacute;s d'invocations &agrave; l'&acirc;me de son mari semblables &agrave; des m&eacute;lop&eacute;es:
+&laquo;O ami, pourquoi nous as-tu quitt&eacute;s? Nous t'aimions tant! Chaque jour,
+nous te pleurons! Rien ne pourra nous consoler.&raquo; Sur d'autres tombes se
+font entendre des lamentations encore plus douloureuses. On dirait un
+ch&#339;ur de pleureuses romaines. L'effet est poignant. Le rite oriental
+s'est beaucoup moins modifi&eacute; que les cultes occidentaux. Les coutumes du
+paganisme grec et latin, qui ont transform&eacute; le christianisme primitif,
+purement s&eacute;mitique, sont rest&eacute;es ici intactes et vivantes. Ce po&eacute;tique
+cimeti&egrave;re n'est pas &agrave; 200 m&egrave;tres des habitations, comme le prescrit le
+r&egrave;glement sanitaire: sera-t-il aussi ferm&eacute;?</p>
+
+<p>&mdash;Je retrouve ici une personne que j'avais rencontr&eacute;e lors de mon
+premier voyage et dont la vie est un drame. En 1867, lorsque je quittai
+Belgrade pour me rendre aux bains d'Hercule, &agrave; Mehadia, je vis monter
+sur le bateau &agrave; vapeur une dame au port de reine, accompagn&eacute;e d'une
+jeune fille dont la beaut&eacute; &eacute;tait &eacute;blouissante. Je remarque qu'elle est
+salu&eacute;e avec le plus grand respect. La femme du consul d'Autriche, Mme de
+Lenk, m'apprend que c'est Mme Anka Constantinovitch, tante du prince
+Michel, lequel est &eacute;perdument amoureux de sa fille, la ravissante
+Catherine.&mdash;&laquo;Il veut, me dit-elle, l'&eacute;pouser, apr&egrave;s s'&ecirc;tre divorc&eacute; de sa
+femme, la comtesse Hunyadi, qui d&eacute;teste Belgrade et habite constamment
+en Hongrie. Jusqu'&agrave; pr&eacute;sent, deux obstacles ont emp&ecirc;ch&eacute;
+l'accomplissement de ce dessein: le rite orthodoxe admet le divorce,
+mais interdit le mariage entre cousins et cousines. La comtesse Hunyadi
+est catholique; elle se refuse au divorce, et l'Autriche la soutient.&raquo;
+Comme j'avais une lettre de Fran&ccedil;ois Huet pour le prince Michel, Mme
+Anka me re&ccedil;ut de la fa&ccedil;on la plus aimable et je passai quelques jours
+avec elle et sa fille &agrave; Mehadia. Peu de mois apr&egrave;s, le prince Michel et
+Mme Anka &eacute;taient assassin&eacute;s dans le parc de Topchid&eacute;r&eacute;. Sa fille, la
+belle Catherine, qui est devenue Mme Michel Boghitchevitch, me raconte
+ce tragique &eacute;pisode.</p>
+
+<p>&mdash;&laquo;Nous nous promenions, me dit-elle, ma m&egrave;re et moi, avec le prince
+dans le Thiergarten. C'&eacute;tait par une belle apr&egrave;s-midi du mois de juin.
+Tout &agrave; coup, sortent du bois des hommes arm&eacute;s de pistolets. Ils tirent &agrave;
+bout portant. Le prince et ma m&egrave;re sont tu&eacute;s sur le coup, une balle
+m'atteint et me jette la figure contre terre. Pour m'achever, on me tire
+une seconde balle dans le dos, mais celle-ci rencontre l'omoplate,
+glisse et s'arr&ecirc;te dans mon cou. Tenez, elle est encore l&agrave;; on n'a pas
+voulu l'extraire! J'avais dix-huit ans. On m'amena &agrave; &eacute;pouser, peu de
+temps apr&egrave;s, Blasnavatz qui en avait pr&egrave;s de soixante, mais qui &eacute;tait
+r&eacute;gent de la Principaut&eacute;. Apr&egrave;s sa mort, je devins la femme de mon mari
+actuel, qui est &eacute;galement mon cousin. Aussi, pour que le mariage p&ucirc;t
+s'accomplir, f&ucirc;mes-nous oblig&eacute;s de nous r&eacute;fugier en Hongrie. Le roi
+Milan nous a fait revenir &agrave; Belgrade, et il est tr&egrave;s bon pour nous, mais
+nous pr&eacute;f&eacute;rons vivre &agrave; l'&eacute;cart du monde officiel. Que de terribles
+souvenirs! Le prince Michel &eacute;tait ador&eacute; par le peuple. Vous avez vu sa
+statue &eacute;questre sur la place du Th&eacute;&acirc;tre. Bient&ocirc;t on inaugurera un
+monument expiatoire dans le parc aux Daims, &agrave; la place o&ugrave; il a &eacute;t&eacute;
+tu&eacute;.&raquo;&mdash;Malgr&eacute; ces tragiques &eacute;preuves, Mme Catherine est rest&eacute;e tr&egrave;s
+belle. Elle a les yeux magnifiques, d'un noir velout&eacute;, avec de grands
+sourcils arqu&eacute;s et ce teint mat et chaud des femmes roumaines. Car,
+comme son cousin le roi, &agrave; qui elle ressemble d'ailleurs, elle est
+d'origine valaque, par les femmes.</p>
+
+<p>&mdash;Je d&icirc;ne chez M. Sidney-Locock, ministre d'Angleterre, qui s'est fait
+b&acirc;tir ici une charmante r&eacute;sidence avec une pelouse unie comme un tapis,
+o&ugrave; l'on joue au lawn-tennis, &agrave; l'ombre de beaux arbres. On se croirait
+aux environs de Londres. Grande discussion avec le ministre d'Allemagne,
+le comte de Bray, sur le point de savoir qui profitera le plus du futur
+chemin de fer Belgrade-Nisch-Vrania-Salonique, ou l'Angleterre ou
+l'Autriche? La concurrence sera vive, car les Autrichiens sont favoris&eacute;s
+par leur tarif diff&eacute;rentiel. En tout cas, l'Angleterre ne peut pas y
+perdre. Si on relie par un tron&ccedil;on, facile &agrave; faire le long de la c&ocirc;te,
+Salonique &agrave; la ligne grecque r&eacute;cemment inaugur&eacute;e de Larissa-Volo, ce
+port, situ&eacute; au fond du plus admirable golfe, deviendra le point
+d'embarquement le plus rapproch&eacute; vers les &eacute;chelles du Levant et
+l'&Eacute;gypte, &agrave; moins qu'on ne pousse jusqu'&agrave; Ath&egrave;nes! Lorsque la jonction
+sera faite entre Nisch et les chemins ottomans &agrave; Sarambey, par Sofia, on
+ira, avec une vitesse de 40 kilom&egrave;tres &agrave; l'heure, de Belgrade &agrave;
+Constantinople, 1,066 kilom&egrave;tres, en 29 heures, et de Londres &agrave;
+Constantinople en 75 heures. La ligne de Salonique r&eacute;alisera le fameux
+projet expos&eacute;, avec tant d'&eacute;loquence, par le consul autrichien de Hahn,
+il y a plus de trente ans. La malle des Indes suivra l'ancienne route
+militaire des Romains par <i>Singidunum</i> ou <i>Alba Greca</i> (Belgrade),
+<i>Horreum Margi</i> (Tchoupria), <i>Naissus</i> (Nisch) et Thessalonique, qui
+deviendrait un port de premi&egrave;re importance.</p>
+
+<p>&mdash;Quelles sont les vis&eacute;es d'avenir de la Serbie? Elles sont vastes,
+illimit&eacute;es comme les r&ecirc;ves de la jeunesse. Les patriotes exalt&eacute;s voient
+rena&icirc;tre dans un avenir &eacute;loign&eacute; l'empire de Douchan, ce qui est une pure
+chim&egrave;re. D'autres esp&egrave;rent, ici comme &agrave; Agram, qu'un jour un &Eacute;tat
+serbe-croate r&eacute;unira toutes les populations parlant la m&ecirc;me langue: les
+Croates, les Serbes, les Slov&egrave;nes, les Dalmates et les Mont&eacute;n&eacute;grins;
+mais, pour cela, il faut ou qu'elles se soumettent &agrave; l'Autriche, ou
+qu'elles contribuent &agrave; la d&eacute;membrer. Quoique ce projet ait pour lui la
+force tr&egrave;s grande du principe des nationalit&eacute;s, il n'est pas encore &agrave; la
+veille de se r&eacute;aliser. Les patriotes pratiques visent un but plus
+prochain: l'annexion de la Vieille-Serbie, cette pointe nord de la
+Mac&eacute;doine, au sud de Vrania, qui comprend le th&eacute;&acirc;tre de la grandeur et
+de la chute de l'antique royaume serbe: Ipek, la r&eacute;sidence des anciens
+patriarches serbes; Skopia, o&ugrave; Douchan pla&ccedil;a sur sa t&ecirc;te la couronne
+imp&eacute;riale de toute la Romanie; Detchani, le tombeau de la dynastie des
+N&eacute;manides, et Kossovo, le champ de bataille &eacute;pique o&ugrave; triompha
+d&eacute;finitivement le croissant. D'apr&egrave;s un voyageur qui conna&icirc;t bien cette
+partie de la P&eacute;ninsule, M. Arthur Evans, le jour o&ugrave; l'arm&eacute;e serbe
+p&eacute;n&eacute;trera dans la Vieille-Serbie, elle y sera re&ccedil;ue avec joie par les
+rayas, dont la condition est affreuse<a name='FNanchor_15_15'></a><a href='#Footnote_15_15'><sup>[15]</sup></a>. Pour &eacute;viter &agrave; l'avenir de
+nouvelles complications, il faut que l'Europe tienne compte des v&#339;ux
+des populations, fond&eacute;s sur les convenances ethniques, &eacute;conomiques et
+g&eacute;ographiques et sur les souvenirs de l'histoire.</p>
+
+<a name='Footnote_15_15'></a><a href='#FNanchor_15_15'>[15]</a><div class='note'><p> Voyez aux annexes, n&deg; I.</p></div>
+
+
+
+<br><br>
+<a name='ANNEXE_N__1'></a><h2>ANNEXE N&deg; 1.</h2>
+
+<h3>LA VIEILLE-SERBIE.</h3>
+<br>
+
+<p>Le pays appel&eacute; <i>Vieille-Serbie</i> est un des moins connus de la p&eacute;ninsule
+des Balkans. Il y a toujours eu danger &agrave; parcourir cette province, &agrave;
+cause de la pr&eacute;sence des nombreux Arnautes qui l'occupent. Ces Arnautes
+sont les descendants des Serbes qui, apr&egrave;s la bataille de Kossovo, se
+sont soumis au sultan et ont embrass&eacute; l'islamisme afin d'acqu&eacute;rir des
+terres et des privil&egrave;ges que les sultans accordaient &agrave; tous ceux qui
+prenaient le turban.</p>
+
+<p>Les Arnautes de la Vieille-Serbie sont, sans contredit, les plus
+fanatiques et les plus turbulents des musulmans, toujours les armes &agrave; la
+main. Ils portent sur eux un v&eacute;ritable arsenal, car, dans leurs larges
+ceintures en cuir, ils ont g&eacute;n&eacute;ralement deux grands pistolets, un et
+quelquefois deux kandjiars. A cette ceinture, les Arnautes accrochent
+trois cartouchi&egrave;res ou bo&icirc;tes en m&eacute;tal cisel&eacute; de dimensions diff&eacute;rentes
+et dans lesquelles ils mettent la poudre, les balles et les amorces. Une
+baguette en fer, termin&eacute;e par un anneau en cuir ouvrag&eacute; et qui leur,
+sert &agrave; bourrer leurs pistolets, compl&egrave;te leur attirail guerrier.
+Lorsqu'ils sont en exp&eacute;dition ou qu'ils voyagent, les Arnautes portent
+toujours un immense fusil &agrave; crosse de cuivre plein, plus ou moins bien
+cisel&eacute;.</p>
+
+<p>Aussi ne peut-on s'aventurer qu'avec les plus grandes pr&eacute;cautions dans
+la Vieille-Serbie turque, et les Europ&eacute;ens qui ont pu traverser le pays
+des Arnautes sont extr&ecirc;mement rares.</p>
+
+<p>Une partie de la Vieille-Serbie que revendique le peuple serbe a d&eacute;j&agrave;
+&eacute;t&eacute; conquise en 1879; elle compose aujourd'hui trois d&eacute;partements qui
+sont ceux de Nisch, de Vrania et de Prekoplj&eacute;. C'est dans ce dernier
+d&eacute;partement qu'habitait plus particuli&egrave;rement l'&eacute;l&eacute;ment arnaute, et dont
+le centre principal &eacute;tait Kourschoumli&eacute;. Il a fallu les d&eacute;loger &agrave; coups
+de fusil, car ils oppos&egrave;rent une r&eacute;sistance arm&eacute;e &agrave; l'occupation de leur
+pays par les troupes serbes. Ne pouvant vivre sous le joug chr&eacute;tien, les
+Arnautes de Prekoplj&eacute; et de Kourschoumlje, quoique Serbes de race, se
+retir&egrave;rent plus au sud, en territoire ottoman, mais toujours dans la
+Vieille-Serbie.</p>
+
+<p>On les retrouvera peut-&ecirc;tre encore et avec eux bien d'autres qui
+peuplent le pays, vivant c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te avec les Serbes chr&eacute;tiens, qu'ils
+oppriment et terrorisent cruellement.</p>
+
+<p>Les Serbes rencontreraient-ils de grandes difficult&eacute;s dans l'occupation
+du pays qu'ils convoitent? Cela est &agrave; peu pr&egrave;s certain, quoique la
+Serbie soit en mesure de surmonter ces obstacles; mais, pour le moment,
+nous ne voulons pas nous occuper de cette &eacute;ventualit&eacute;, nous voulons
+simplement donner quelques notions sur le territoire et les habitants du
+pays qui doit, aux yeux des Serbes, composer l'agrandissement de leur
+patrie.</p>
+
+<p>Nous avons dit plus haut qu'une partie de la Vieille-Serbie a &eacute;t&eacute;
+incorpor&eacute;e au jeune royaume en 1879; celle qui reste encore en
+territoire ottoman est la plus consid&eacute;rable et forme presque
+exclusivement le vilayet de Kossovo.</p>
+
+<p>Les territoires qui composent ce vilayet sont ceux de Kossovopolj&eacute;,
+M&eacute;tokia, Liouma, Tetovo, Dvetz et Kodjak.</p>
+
+<p>Le Kossovopolj&eacute; est le plus vaste et le plus peupl&eacute;. C'est l&agrave; que se
+trouve la ville de Pristina, le chef-lieu du vilayet, r&eacute;sidence du
+gouverneur g&eacute;n&eacute;ral turc ou vali. C'est l&agrave; &eacute;galement que se trouve la
+ville de Mitrovitza, t&ecirc;te de ligne du chemin de fer qui m&egrave;ne &agrave;
+Salonique. Ce territoire touche aux fronti&egrave;res serbes; deux routes
+relient le Kossovopolj&eacute; &agrave; la Serbie; elles partent, l'une de Pritchina
+pour aller &agrave; Leskovatz, l'autre de Tirnovatz &agrave; Vrania. Si les Serbes
+donnent suite &agrave; leurs projets, c'est par l&agrave; qu'ils doivent forc&eacute;ment
+commencer. Le territoire de Kossovopolj&eacute; est encore plein de souvenirs
+historiques chers aux Serbes. C'est l&agrave;, entre le village de Wuchtrin et
+la ville de Pritchina, que se trouve le fameux haut plateau de Kossovo,
+qui a donn&eacute; son nom au vilayet; c'est une tr&egrave;s vaste plaine &eacute;lev&eacute;e
+qu'arrosent trois petites rivi&egrave;res qui se jettent dans l'Ibar, et qui se
+nomment la Grasena, la Lab et la Simnitza. C'est la fameuse plaine des
+Merles (Kossovopolj&eacute; en slave), o&ugrave; tomba le dernier empereur serbe, le
+kn&egrave;ze Lazar, dans la bataille qu'il livra &agrave; la t&ecirc;te de toutes les
+troupes serbes contre les Turcs, command&eacute;s par le sultan Mourad, qui
+p&eacute;rit lui-m&ecirc;me &agrave; la fin du combat, par le poignard du vo&iuml;vode Miloch
+Obilitch, qui venait d'&ecirc;tre fait prisonnier et que l'on conduisait
+devant le vainqueur. C'est &agrave; partir de ce moment que commen&ccedil;a la
+servitude de la Serbie. A l'endroit o&ugrave; tomba Mourad, il existe un
+&laquo;turb&eacute;&raquo; ou monument fun&egrave;bre musulman.</p>
+
+<p>Pr&egrave;s de Mitrovitza, on voit encore les ruines, assez bien conserv&eacute;es,
+d'un grand ch&acirc;teau, o&ugrave; p&eacute;rit assassin&eacute; le roi Ouroch, p&egrave;re de Douchan,
+le plus grand souverain serbe.</p>
+
+<p>D'autres ruines de ch&acirc;teaux serbes se trouvent dans les montagnes qui
+s&eacute;parent la rivi&egrave;re Lab de l'Ibar.</p>
+
+<p>A Gilar et &agrave; Novobrdo, il y a de belles &eacute;glises serbes en assez bon
+&eacute;tat.</p>
+
+<p>La province de M&eacute;toja se trouve &agrave; l'ouest de celle de Kossovopolj&eacute;; les
+deux villes principales de ce pays sont: Diakowa et Ipek ou Petsch. Ipek
+conserve encore l'&eacute;glise m&eacute;tropolitaine de l'ancienne Serbie. Pendant un
+moment, le patriarche de l'&Eacute;glise serbe r&eacute;sida dans cette ville.</p>
+
+<p>Diakowa est le centre arnaute par excellence; c'est le pays le plus
+dangereux de toute la P&eacute;ninsule; c'est un v&eacute;ritable repaire d'ha&iuml;douks
+(brigands).</p>
+
+<p>Le territoire de la Ljuma, situ&eacute; plus au sud, se trouve compris entre
+les montagnes du Schar et la rive droite du fleuve Drin. Les villes
+principales de ce territoire sont: Prizrend, la plus grande ville de
+tout le vilayet de Kossovo; elle poss&egrave;de plus de 40,000 habitants et fut
+longtemps la r&eacute;sidence du pacha gouverneur, et Dibr&eacute; ou Diwra, o&ugrave; l'on
+travaille le cuir, comme on le faisait &agrave; Cordoue. C'est &agrave; Dibr&eacute; que se
+trouvent les plus fanatiques musulmans de la contr&eacute;e. Les Arnautes de
+Dibr&eacute; sont orgueilleux et fiers et d'un courage exceptionnel. Ils sont
+continuellement en lutte avec les Malisores Mirdites qui les avoisinent,
+lesquels sont catholiques. Il est vrai que ceux-ci pratiquent la
+religion romaine &agrave; leur fa&ccedil;on, qui n'est pas tout &agrave; fait conforme &agrave;
+l'orthodoxie catholique.</p>
+
+<p>La territoire de Tetovo est le plus accident&eacute; de tous; il est presque
+exclusivement habit&eacute; par des Arnautes de race serbe; ce sont des
+montagnards sauvages, d'une ignorance extr&ecirc;me et qui ne vivent que du
+produit de leur b&eacute;tail. C'est &agrave; peine s'ils savent qu'ils vivent sous la
+domination ottomane, et les collecteurs d'imp&ocirc;ts, si &acirc;pres partout
+ailleurs, ne p&eacute;n&egrave;trent jamais dans leurs montagnes. Les villes
+principales de ce territoire sont Kalkandelen, Gustiva et Kritsch&eacute;vo.</p>
+
+<p>Le territoire d'Ovetz se trouve &agrave; l'est; c'est un pays riche, mais l&agrave;
+l'&eacute;l&eacute;ment serbe se trouve m&eacute;lang&eacute; par parties presque &eacute;gales &agrave; l'&eacute;l&eacute;ment
+bulgare. Tracer une ligne de d&eacute;marcation entre ces deux races dans cette
+province nous para&icirc;t chose bien difficile. Il est tr&egrave;s possible que le
+d&eacute;saccord entre la Serbie et la Bulgarie survienne &agrave; propos de l'Ovetz,
+o&ugrave; se trouvent les centres importants d'Istib, d'Uskub et de Kumanova.</p>
+
+<p>Le territoire du Kodjak est le moins connu de tous. Il limite la Serbie
+au sud de Vrania. Toutefois, de ce que les g&eacute;ographes qui ont dress&eacute;
+des cartes de la presqu'&icirc;le des Balkans ont laiss&eacute; en blanc tout le
+Kodjak, il ne s'ensuit pas qu'il soit inhabit&eacute;, comme l'ont affirm&eacute;
+certains publicistes mal renseign&eacute;s.</p>
+
+<p>Il existe, au contraire, un assez grand nombre de villages assez peupl&eacute;s
+dans les &eacute;troites vall&eacute;es form&eacute;es par le Kodjak-Planina, grande montagne
+qui donne son nom au territoire.</p>
+
+<p>Le Kodjak est &eacute;galement habit&eacute; par des Serbes et par des Bulgares, dont
+la sauvagerie ne le c&egrave;de en rien aux Arnautes pasteurs du T&eacute;tovo.</p>
+
+<p>Telles sont les provinces qui composent la Vieille-Serbie. Quoique en
+majorit&eacute; serbe, la population se divise en deux fractions bien
+distinctes: la partie compos&eacute;e des Serbes ou des Bulgares demeur&eacute;s
+chr&eacute;tiens et celle des Serbes musulmans ou Arnautes. La premi&egrave;re
+repr&eacute;sente environ les deux tiers de la population, la partie musulmane,
+l'autre tiers. La population totale du vilayet de Kossovopolj&eacute;, moins le
+sandjak de Novi-Bazar, monte &agrave; 480,000 habitants, d'apr&egrave;s les derni&egrave;res
+cartes de Bianconi.</p>
+<br>
+
+<h3>SITUATION ACTUELLE DE LA VIEILLE-SERBIE.</h3>
+<br>
+
+<p>&laquo;A quatre lieues de distance de Djakowo, cach&eacute;s dans une belle gorge
+alpestre, s'&eacute;l&egrave;vent l'&eacute;glise et le monast&egrave;re de D&eacute;tchani, fond&eacute;s par le
+roi serbe saint &Eacute;tienne, et par son fils, Douchan, qui le premier prit
+le titre de czar. Dans tout l'int&eacute;rieur de la p&eacute;ninsule des Balkans, on
+ne rencontre pas un monument aussi artistique que cette &eacute;glise. La
+forme, les mat&eacute;riaux et le style de cet &eacute;difice nous transportent bien
+loin des constructions de briques, du genre byzantin. Ses bandes de
+marbre blanc vein&eacute; de rose ressortent avec &eacute;clat sur les collines
+couvertes de sapins qui l'environnent. Ses colonnes &eacute;l&eacute;gantes et ses
+lions hardiment pos&eacute;s en avant rappellent l'architecture de la Dalmatie
+et de la ville d'Anc&ocirc;ne. Les rinceaux dentel&eacute;s des fen&ecirc;tres sont, en
+partie, si bien conserv&eacute;s qu'on croirait que le sculpteur vient d'y
+mettre la derni&egrave;re main. Cette &eacute;glise est le souvenir vivant d'une
+dynastie de rois qui r&eacute;gn&egrave;rent du Danube &agrave; l'Adriatique, et de
+l'Adriatique &agrave; la mer Eg&eacute;e, d'artisans qui ont laiss&eacute; la trace de leur
+habilet&eacute; jusque sur le sol italien. Le style de cette &eacute;glise est une
+heureuse combinaison des traditions de l'architecture religieuse
+italienne et grecque; il s'&eacute;loigne beaucoup de la rigidit&eacute; de lignes du
+style byzantin. Tout l'int&eacute;rieur est recouvert de fresques remarquables,
+dont les plus int&eacute;ressantes repr&eacute;sentent les h&eacute;ros de la famille royale
+des Nemanjas, depuis le czar Sim&eacute;on jusqu'au jeune czar Ourosh, rang&eacute;s
+parall&egrave;lement entre les branches feuillues d'un arbre h&eacute;raldique.</p>
+
+<p>&laquo;Les personnes qui ont vu cette admirable relique historique
+comprendront ais&eacute;ment la place qu'elle a occup&eacute;e et qu'elle occupe
+encore actuellement dans l'imagination de tous les Serbes et m&ecirc;me de
+tous les Slaves. Cette &eacute;glise, de m&ecirc;me que l'&eacute;glise patriarcale d'Ipek,
+qui s'&eacute;l&egrave;ve non loin de l&agrave;, sont les deux lieux saints de la race serbe.
+C'est dans l'&eacute;glise d'Ipek que si&eacute;geaient les m&eacute;tropolitains et les
+patriarches de l'&eacute;glise serbe, qui disparurent peu &agrave; peu &agrave; l'&eacute;poque du
+c&eacute;l&egrave;bre exode de la race serbe. Ceux qui connaissent la puissance des
+sentiments populaires en mati&egrave;re politique saisiront l'absurdit&eacute;, d'un
+trait&eacute;, qui a laiss&eacute; ces centres des aspirations de tout un peuple dans
+les mains d'Arnautes barbares et de mahom&eacute;tans fanatiques. Il n'est pas
+&eacute;tonnant que l'&eacute;glise et le monast&egrave;re de D&eacute;tchani aient &eacute;t&eacute; aussi bien
+conserv&eacute;s. Apr&egrave;s la conqu&ecirc;te, les Turcs s'aper&ccedil;urent que ce lieu de
+p&egrave;lerinage pourrait devenir, entre leurs mains, une source importante de
+revenus. C'est pourquoi ils commenc&egrave;rent par faire payer par les Slaves
+un lourd tribut&mdash;qu'ils exigent encore maintenant;&mdash;ensuite, ils
+convertirent le monast&egrave;re en vakouf imp&eacute;rial, c'est-&agrave;-dire en propri&eacute;t&eacute;
+eccl&eacute;siastique, plac&eacute;e sous la protection du sultan, et durant les
+quatre si&egrave;cles qui viennent de s'&eacute;couler un grand nombre de firmans
+ratifi&egrave;rent cette charte. Les privil&egrave;ges sp&eacute;ciaux et les assurances de
+protection si souvent r&eacute;it&eacute;r&eacute;es donnent &agrave; la situation actuelle du
+monast&egrave;re une garantie toute sp&eacute;ciale. N&eacute;anmoins, des Arnautes
+s'&eacute;tablissent constamment chez les moines, y restent parfois des
+semaines enti&egrave;res, en vivant &agrave; leurs d&eacute;pens. Les mahom&eacute;tans du voisinage
+ont, de plus, lev&eacute; une s&eacute;rie d'imp&ocirc;ts forc&eacute;s sur les moines, qui ne
+peuvent les payer; les malheureux fr&egrave;res vivent dans un p&eacute;ril constant.</p>
+
+<p>Il est impossible de s'&eacute;loigner de cent pas du monast&egrave;re sans escorte
+arm&eacute;e, et, en 1882, les Arnautes br&ucirc;l&egrave;rent une aile du b&acirc;timent
+principal et tir&egrave;rent &agrave; plusieurs reprises dans l'int&eacute;rieur. Les moines
+eux-m&ecirc;mes furent outrag&eacute;s indignement.</p>
+
+<p>Une nuit, je fus r&eacute;veill&eacute; par les cris sauvages de ces brigands, et je
+pensai &agrave; saint Guthlac de Croyland, dans les temps anciens, qui,
+entendant des hurlements affreux dans le voisinage, crut &agrave; une invasion
+des Bretons. Quand le saint s'aper&ccedil;ut que ce bruit avait &eacute;t&eacute; fait par
+des diables, il fut tout r&eacute;confort&eacute; et sa peur s'apaisa. Mais dans le
+cas pr&eacute;sent, cette consolation-l&agrave; me fut enlev&eacute;e, car c'&eacute;taient bien des
+Arnautes, il n'y avait pas &agrave; s'y m&eacute;prendre. Apr&egrave;s avoir &eacute;chapp&eacute; &agrave; la
+destruction pendant quatre cents ans de domination turque, cet admirable
+monument court, &agrave; l'heure pr&eacute;sente, les plus grands dangers.</p>
+
+<p>La situation de l'&eacute;glise patriarcale d'Ipek, situ&eacute;e &agrave; une demi-lieue du
+si&egrave;ge du gouverneur turc, est &eacute;galement pr&eacute;caire; quoiqu'elle soit,
+comme Detchani, sous la protection sp&eacute;ciale du gouvernement, elle est
+expos&eacute;e aux m&ecirc;mes extorsions et au m&ecirc;me syst&egrave;me de terrorisation. Les
+trois quarts de la congr&eacute;gation r&eacute;guli&egrave;re ne peuvent assister aux
+offices parce que les Arnautes battent les chr&eacute;tiens qui se rendent &agrave;
+l'&eacute;glise et les attaquent &agrave; coups de fusil. Le pays est si peu s&ucirc;r, que
+la plupart des chefs de famille n'osent s'aventurer hors de leurs
+maisons. Les portes du monast&egrave;re sont cribl&eacute;es de trous de balles et
+plus d'un meurtre a &eacute;t&eacute; commis dans le voisinage.</p>
+
+<p>&laquo;Le gouverneur civil et militaire de la ville d'Ipek n'est autre que le
+redoutable Ali de Gusinje, vieillard d'un aspect imposant, qui poss&egrave;de,
+sans doute, une autorit&eacute; sans bornes dans Gusinje, mais qui est devenu
+l'instrument d'un &laquo;cercle&raquo; d'Arnautes. Les troupes en garnison &agrave; Ipek
+sont disciplin&eacute;es, et leur pr&eacute;sence est bien vue des chr&eacute;tiens, mais la
+Porte ne leur permet pas d'intervenir pour maintenir l'ordre. Les
+Arnautes sont les favoris du &laquo;Palais&raquo;, et il est interdit de se m&ecirc;ler de
+leurs affaires. Dans la ville, l'ins&eacute;curit&eacute; est telle, que ce fut
+seulement sous l'escorte de huit Arnautes arm&eacute;s jusqu'aux dents, formant
+le carr&eacute; autour de moi, qu'il me fut permis de faire quelques petites
+acquisitions au bazar. Quoi qu'il en soit, l'apparition d'un &eacute;tranger
+&laquo;europ&eacute;en&raquo; dans les rues d'Ipek causa une si grande agitation, que le
+gouverneur ne me permit plus de sortir et me d&eacute;fendit de visiter l'&eacute;cole
+serbe. Je parvins cependant &agrave; la voir. Le ma&icirc;tre d'&eacute;cole vit dans un
+p&eacute;ril constant; mais il faut rendre cette justice &agrave; Ali de Gusinje, que
+c'est gr&acirc;ce &agrave; son intervention que les livres de classe n'ont pas &eacute;t&eacute;
+saisis en bloc, comme cela s'est fait ailleurs. L'&eacute;cole des filles est
+dirig&eacute;e par deux ma&icirc;tresses indig&egrave;nes fort remarquables. Miss Irby parle
+de l'une d'elles dans ses livres. Cette &eacute;cole fait oublier un peu
+l'anarchie compl&egrave;te qui r&egrave;gne &agrave; Ipek, mais l'&eacute;tat de choses dans les
+contr&eacute;es avoisinantes surpasse toute description. Depuis le trait&eacute; de
+Berlin, il y a eu ici de 150 &agrave; 200 meurtres de chr&eacute;tiens rest&eacute;s impunis.
+On m'a donn&eacute; la date exacte de 92 de ces assassinats; dans plusieurs
+cas, la victime &eacute;tait un enfant, et je suis certain que jamais les
+autorit&eacute;s n'ont fait aucun effort pour poursuivre les meurtriers. C'est
+ainsi que la Turquie se venge d'avoir d&ucirc; signer &laquo;une paix honorable&raquo;.</p>
+
+<p>&laquo;Pendant mon court s&eacute;jour &agrave; Ipek, on assassina un infortun&eacute; Serbe dans
+le village de Gorazdova, o&ugrave; avaient &eacute;t&eacute; commis deux crimes identiques
+dans les derniers temps. Dans le village de Trebovitza, un musulman,
+arnaute ou ren&eacute;gat serbe, avait persuad&eacute; &agrave; une jeune fille de seize ans
+de l'&eacute;pouser et d'embrasser l'islamisme. Les parents de la jeune fille
+refus&egrave;rent leur consentement au mariage. Alors, les autorit&eacute;s mirent la
+m&egrave;re en prison (elle s'y trouvait encore lors de mon d&eacute;part), et le
+s&eacute;ducteur emmena la jeune fille dans son harem. Il y a eu six ou sept
+cas semblables &agrave; Ipek, et l'un des Arnautes influents commet impun&eacute;ment
+des outrages encore plus r&eacute;voltants. Les pr&ecirc;tres des villages sont
+cruellement maltrait&eacute;s. J'en vis un qui avait courageusement signal&eacute; aux
+autorit&eacute;s d'Ipek deux meurtres commis dans sa paroisse. Les autorit&eacute;s
+firent la sourde oreille, mais les Arnautes, inform&eacute;s de ses
+r&eacute;clamations, tomb&egrave;rent sur lui &agrave; coups de couteau. J'ai vu l'un de ses
+bras &agrave; moiti&eacute; coup&eacute;. Dans le monast&egrave;re d'Ipek se trouvait un autre pope,
+qui venait de s'enfuir du village de Suho-Gurlo. Les Arnautes s'&eacute;taient
+empar&eacute;s de lui, l'avaient conduit dans un lieu d&eacute;sert et &eacute;taient sur le
+point de le massacrer, quand ils consentirent &agrave; le rel&acirc;cher, &agrave; condition
+qu'il leur pay&acirc;t la somme de 50 piastres dans un d&eacute;lai de trois jours.
+Il est actuellement enferm&eacute; dans le couvent et n'ose visiter son
+troupeau. Il m'apprit que, dans les environs de Suho-Gurlo, plus de
+douze villages avaient &eacute;t&eacute; priv&eacute;s de leurs pasteurs de la m&ecirc;me mani&egrave;re.
+M&ecirc;me &agrave; Vuchitern, un endroit relativement favoris&eacute; par sa position sur
+le chemin de fer mac&eacute;donien, je d&eacute;couvris que le pope et le ma&icirc;tre
+d'&eacute;cole avaient pass&eacute; une ann&eacute;e au cachot, et l'on croyait que le pr&ecirc;tre
+avait &eacute;t&eacute; d&eacute;port&eacute; en Asie.</p>
+
+<p>&laquo;Si ces crimes &eacute;taient des actes de cruaut&eacute; isol&eacute;s, ce serait d&eacute;j&agrave;
+d&eacute;plorable; mais il est hors de doute que c'est un syst&egrave;me de terreur
+organis&eacute; et ayant un but parfaitement d&eacute;fini. On veut &agrave; tout prix
+chasser les Serbes de ces territoires par des actes r&eacute;p&eacute;t&eacute;s de violence
+et de pillage. Des habitants du pays, bien inform&eacute;s, m'ont assur&eacute; que
+les Arnautes, malgr&eacute; leur sauvagerie naturelle, ne se rendraient pas
+coupables d'assassinats pareils, s'ils n'y &eacute;taient encourag&eacute;s par les
+gouvernants. Le plus grand promoteur de ces violences est
+indubitablement Mullazeg, un notable Arnaute fort riche, qui, de concert
+avec une s&eacute;rie de personnages influents du m&ecirc;me genre, dirige tous les
+mouvements du pacha.</p>
+
+<p>&laquo;Plusieurs de ces &laquo;gentilshommes&raquo; ont des relations intimes avec le
+palais de Stamboul, et on trouvera difficilement un fonctionnaire turc
+qui consentira &agrave; jouer encore le r&ocirc;le du malheureux Mehemet-Ali,qui
+s'&eacute;tait laiss&eacute; persuader qu'il parviendrait &agrave; r&eacute;tablir l'ordre. C'est
+ainsi que continue le r&egrave;gne de la terreur, et si l'Europe n'intervient
+pas bient&ocirc;t, il est probable que le r&ecirc;ve des oppresseurs se r&eacute;alisera
+compl&egrave;tement. Sous le coup de semblables pers&eacute;cutions, les populations
+chr&eacute;tiennes prennent la fuite, parfois par villages entiers, et se
+mettent en chemin vers la fronti&egrave;re serbe. Dans certains villages, des
+hordes d'Arnautes ont litt&eacute;ralement chass&eacute; les habitants. Dans les
+environs d'Ipek seulement, 22 villages sont d&eacute;serts. Les r&eacute;fugi&eacute;s
+conservent toujours l'espoir de revenir dans leur pays natal, quand le
+r&egrave;gne de la tyrannie aura cess&eacute;.</p>
+
+<p>&laquo;Les autorit&eacute;s craignant les Arnautes, favoris du sultan, il s'ensuit
+que les receveurs des contributions n'osent s'adresser &agrave; eux, et forcent
+les malheureux rayas de l'Albanie et de la Mac&eacute;doine &agrave; payer les imp&ocirc;ts
+dus par leurs oppresseurs. La &laquo;vergia&raquo; ou imp&ocirc;t foncier est ainsi
+r&eacute;clam&eacute;e jusqu'&agrave; trois fois au m&ecirc;me propri&eacute;taire, et comme on ne donne
+pas de re&ccedil;u aux paysans des imp&ocirc;ts d&eacute;j&agrave; per&ccedil;us, ils n'ont aucun recours
+contre ces extorsions r&eacute;it&eacute;r&eacute;es. Les receveurs trouvent un appui
+puissant dans les autorit&eacute;s turques, et plusieurs chr&eacute;tiens sont
+actuellement emprisonn&eacute;s &agrave; Ipek, pour n'avoir pas voulu ou n'avoir pas
+pu payer leurs imp&ocirc;ts pour la seconde ou peut-&ecirc;tre la troisi&egrave;me fois.</p>
+
+<p>&laquo;Dans le district voisin de Kolashin, j'ai constat&eacute; le m&ecirc;me &eacute;tat de
+choses, en 1880. Les chr&eacute;tiens sont assassin&eacute;s et d&eacute;pouill&eacute;s sans merci
+et sans qu'il soit possible de poursuivre les coupables. Le gouvernement
+et la justice sont &eacute;galement inertes. Je citerai un seul fait qui s'est
+pass&eacute; r&eacute;cemment. Entre Ipek et Mitrovitza, la route traverse pendant six
+lieues une plaine fertile, bien irrigu&eacute;e, mais maintenant d&eacute;serte, sans
+culture et sans habitations. Je passai la nuit dans le petit village
+serbe de Banja. J'y trouvai les paysans en grande discussion pour savoir
+s'ils quitteraient le pays imm&eacute;diatement. Tous les environs sont le
+th&eacute;&acirc;tre de sc&egrave;nes horribles. Un jeune Serbe, appel&eacute; Simo Lazaritch, se
+baignant dans la source d'eau ti&egrave;de qui donne son nom &agrave; Banja, fut tu&eacute;
+de sang-froid par un Arnaute de Dervishevitch. Le jour pr&eacute;c&eacute;dent, un
+autre jeune Serbe &acirc;g&eacute; de 20 ans, Josif Patakovitch, avait subi le m&ecirc;me
+sort, et un autre malheureux avait &eacute;t&eacute; gri&egrave;vement bless&eacute;. Les habitants
+de Banja ont travaill&eacute; six mois &agrave; la restauration de leur &eacute;glise, mais
+les Turcs l'ont de nouveau d&eacute;truite. L'&eacute;cole, de m&ecirc;me, est en ruines, et
+aucun instituteur n'a le courage d'y rester. &laquo;Ils nous assassineront
+tous, l'un apr&egrave;s l'autre,&raquo; me dit un des anciens du village; et un vieil
+infirme me demanda avec anxi&eacute;t&eacute; s'il n'y aurait pas bient&ocirc;t la guerre.
+Tels sont les fruits, dans ces contr&eacute;es, de la &laquo;paix avec honneur&raquo;
+obtenue par lord Beaconsfield.</p>
+
+<p>&laquo;M'est-il permis de demander si l'Europe et l'Angleterre n'ont aucune
+responsabilit&eacute; relativement au sort de ces malheureuses populations, par
+leur participation au trait&eacute; de Berlin? Ou bien faut-il que les
+habitants du vilayet de Kossovo soient extermin&eacute;s, simplement parce
+qu'il convient &agrave; la politique de l'Autriche de cacher l'anarchie qui
+r&egrave;gne dans ces r&eacute;gions? Pourtant, il est incontestable que la
+&laquo;Vieille-Serbie&raquo; tout enti&egrave;re ferait partie du royaume serbe, et
+jouirait de la s&eacute;curit&eacute; et de la libert&eacute; de conscience qui font le
+bonheur de la Serbie et du Mont&eacute;n&eacute;gro, sans l'opposition de la
+politique tortueuse et impie qui faisait de chaque charte de franchise
+accord&eacute;e par la Russie &agrave; ses alli&eacute;s serbes un <i>casus belli</i>.</p>
+
+<p>&laquo;Arthur Evans.&raquo;</p>
+
+<p>J'ajouterai que si la Serbie, au lieu d'attaquer la Bulgarie sans le
+moindre droit, s'&eacute;tait donn&eacute; pour mission de d&eacute;noncer la situation de la
+Vieille-Serbie &agrave; l'Europe et d'affranchir ses fr&egrave;res opprim&eacute;s, ce pays
+infortun&eacute; serait probablement aujourd'hui d&eacute;livr&eacute; et r&eacute;uni au royaume
+serbe.</p>
+
+<!-- Autogenerated TOC. Modify or delete as required. -->
+<a href='#CHAPITRE_I'><b>EN DE&Ccedil;A ET AU DELA DU DANUBE</b></a><br />
+ <a href='#CHAPITRE_II'><b>CHAPITRE II.</b></a><br />
+ <a href='#CHAPITRE_III'><b>CHAPITRE III.</b></a><br />
+ <a href='#CHAPITRE_IV'><b>CHAPITRE IV.</b></a><br />
+ <a href='#CHAPITRE_V'><b>CHAPITRE V.</b></a><br />
+ <a href='#CHAPITRE_VI'><b>CHAPITRE VI.</b></a><br />
+ <a href='#ANNEXE_N__1'><b>ANNEXE N&deg; 1.</b></a><br />
+ <a href='#TABLE_DES_MATIERES'><b>TABLE DES MATI&Egrave;RES</b></a><br />
+
+<!-- End Autogenerated TOC. -->
+
+
+<br><br>
+<a name='TABLE_DES_MATIERES'></a><h2>TABLE DES MATI&Egrave;RES</h2>
+
+<p><a href='#CHAPITRE_I'><b>CHAPITRE PREMIER.</b></a></p>
+
+<p>WURZBOURG. LUDWIG NOIR&Eacute;. SCHOPENHAUER.</p>
+
+<p>Le Rhin &laquo;chemin qui marche&raquo;.&#8212;-Wurzbourg.&#8212;-Ludwig
+Noir&eacute;, <i>Das Werkzeug</i>.-&#8212;Kant et Schopenhauer.&mdash;La
+<i>Residenz</i> et l'art du XVIIe si&egrave;cle.&mdash;Nurnberg et les
+Hohenzollern.&mdash;La <i>Neue freie Presse</i>.&mdash;La m&ecirc;l&eacute;e des nationalit&eacute;s 5</p>
+
+<p><a href='#CHAPITRE_II'><b>CHAPITRE II.</b></a></p>
+
+<p>VIENNE. LES MINISTRES ET LE F&Eacute;D&Eacute;RALISME.</p>
+
+<p>Le comte Taaffe, <i>Viribus unitis</i>.&mdash;Le comte de K&aacute;lnoky.
+&mdash;Les chemins de fer.&mdash;L'Altgraf Salm-Lichtenstein.&mdash;Allemands
+et Tch&egrave;ques.&mdash;M. de Serres
+et les chemins de fer autrichiens.&mdash;Le baron de K&aacute;llay
+et la Bosnie.&mdash;Le Ring.&mdash;De Vienne &agrave; Essek 35</p>
+
+<p><a href='#CHAPITRE_III'><b>CHAPITRE III.</b></a></p>
+
+<p>L'&Eacute;V&Ecirc;QUE STROSSMAYER.</p>
+
+<p>Siroko-Polje et les m&#339;urs anciennes.&mdash;Djakovo et son
+&eacute;v&ecirc;que.&mdash;Sa biographie.&mdash;Ses tableaux et le mus&eacute;e
+d'Agram.&mdash;Bravoure des Mont&eacute;n&eacute;grins et des Croates.
+&mdash;Gladstone et lord Acton.&mdash;L'h&ocirc;pital et les &eacute;coles &agrave;
+Djakovo.&mdash;Les zadrugas.&mdash;Strossmayer et l'&eacute;v&ecirc;que
+de Zara 75</p>
+
+<p><a href='#CHAPITRE_IV'><b>CHAPITRE IV.</b></a></p>
+
+<p>LA BOSNIE. HISTOIRE ET &Eacute;CONOMIE RURALE.</p>
+
+<p>De Djakovo &agrave; Sarajevo.-&#8212;Brod et l'islam.-&#8212;Les bans et
+les rois de Bosnie.-&#8212;Les Bogomiles.&mdash;La Tchartsia
+et la mosqu&eacute;e d'Usref-Bey.&mdash;Le r&eacute;gime agraire
+musulman.&mdash;Le <i>Homestead</i>.&mdash;Souffrances des rayas
+sous le r&eacute;gime turc.&mdash;Les r&eacute;formes faites et &agrave; faire. 138</p>
+
+<p><a href='#CHAPITRE_V'><b>CHAPITRE V.</b></a></p>
+
+<p>LA BOSNIE. LES SOURCES DE RICHESSE. LES HABITANTS
+ET LES PROGR&Egrave;S R&Eacute;CENTS.</p>
+
+<p>Le sol et ses produits.-&#8212;Le b&eacute;tail.-&#8212;Le cadastre.-&#8212;Mgr
+Stadler et la question religieuse.-&#8212;Ilitche.-&#8212;Le
+<i>Kmet</i>.-&#8212;Chez le consul de France.&#8212;-Coutumes des
+musulmans et des juifs espagnols.-&#8212;Les Tzintzares.-&#8212;La
+Bosnie &eacute;mancip&eacute;e du Phanar.-&#8212;L'enseignement.
+R&eacute;forme judiciaire.-&#8212;Le r&eacute;gime communal de Sarajevo.-&#8212;Les
+imp&ocirc;ts.-&#8212;Le <i>Drang nach Osten</i> 204</p>
+
+<p><a href='#CHAPITRE_VI'><b>CHAPITRE VI.</b></a></p>
+
+<p>LES NATIONALIT&Eacute;S CROATE ET SLOV&Egrave;NE. LA SERBIE.</p>
+
+<p>Griefs des Croates.-&#8212;La nationalit&eacute; slov&egrave;ne.-&#8212;De
+Vukovar &agrave; Belgrade.&#8212;-Serbie.&#8212;-Progr&egrave;s de l'enseignement.
+-&#8212;L'arm&eacute;e.-&#8212;Le clerg&eacute; orthodoxe.-&#8212;L'imp&ocirc;t
+croissant.-&#8212;Le roi Milan et la reine Nathalie.-&#8212;La
+<i>Slava</i>.-&#8212;Le r&eacute;gime communal.-&#8212;Le <i>Kolo</i>.
+-&#8212;R&eacute;partition des cultures.&#8212;-Le b&eacute;tail.&#8212;-M. et Mme Mijatovitch.
+-&#8212;Organisation du cr&eacute;dit.-&#8212;Le commerce ext&eacute;rieur.
+-&#8212;Les trois partis.-&#8212;MM. Ristitch et Kristitch.
+-&#8212;Le fonctionnarisme.-&#8212;M. Vladan Georgevitch et
+le service sanitaire.-&#8212;Les institutions politiques.-&#8212;Le
+prix des denr&eacute;es et les traitements.-&#8212;L'universit&eacute;.
+-&#8212;Mme Catherine Boghitchevitch.-&#8212;M. Sidney-Locock.
+&mdash;Les chemins de fer serbes.-&#8212;Les esp&eacute;rances. 268</p>
+
+<p><a href='#ANNEXE_N__1'><b>ANNEXE N&deg; 1.</b></a></p>
+
+<br><br><br>
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of La Péninsule Des Balkans, by
+Émile De Laveleye (1822-1892)
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA PÉNINSULE DES BALKANS ***
+
+***** This file should be named 19820-h.htm or 19820-h.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/1/9/8/2/19820/
+
+Produced by Zoran Stefanovic, and the Online Distributed
+Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was
+produced from images generously made available by the
+Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
+
+To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
+http://gutenberg.org/license).
+
+
+Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
+electronic works
+
+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
+(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
+computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
+your equipment.
+
+1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
+Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
+Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
+liability to you for damages, costs and expenses, including legal
+fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
+PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
+
+1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
+receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
+written explanation to the person you received the work from. If you
+received the work on a physical medium, you must return the medium with
+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+
+</pre>
+
+</body>
+</html>