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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: La Péninsule Des Balkans + Vienne, Croatie, Bosnie, Serbie, Bulgarie, Roumélie, + Turquie, Roumanie -- Tome I + +Author: Émile De Laveleye (1822-1892) + +Release Date: November 15, 2006 [EBook #19820] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA PÉNINSULE DES BALKANS *** + + + + +Produced by Zoran Stefanovic, and the Online Distributed +Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was +produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + + +</pre> + + + + + +<h3>ÉMILE DE LAVELEYE</h3> + +<h1>LA PÉNINSULE DES BALKANS</h1> + +<h2>VIENNE, CROATIE, BOSNIE, SERBIE, BULGARIE<br> +ROUMÉLIE, TURQUIE, ROUMANIE</h2> + +<h3>TOME I</h3> + + + +<p class="mid">PARIS<br> +FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR<br> +SUCCESSEUR DE GERMER-BAILLIÈRE ET Cie<br> +108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108</p> + +<h3>1888</h3> + + + +<p class="mid">BRUXELLES P. WEISSENBRUCH, IMP. DU ROI<br> +45, RUE DU POINÇON </p> + +<p class="mid">LA PÉNINSULE DES BALKANS LIBRAIRIE C. MUQUARDT</p> + +<p class="mid">ÉDITEUR A BRUXELLES A <i>L'ILLUSTRE DÉFENSEUR</i><br> DES NATIONALITÉS OPPRIMÉES<br> +W. E. GLADSTONE</p> + +<br> + +<h2>INTRODUCTION</h2> +<br> + +<h3>SITUATION ACTUELLE DE LA QUESTION BALKANIQUE</h3> +<br> + +<p>Depuis que mon livre sur la péninsule des Balkans a paru, l'attention du +monde entier s'est fixée sur cette région, avec une anxiété croissante. +On craignait qu'il ne s'y produisît entre la Russie et l'Autriche un +choc qui aurait mis en armes et aux prises tous les peuples de l'Europe +et de l'Asie septentrionale, depuis l'Etna jusqu'au cap Nord et depuis +l'Atlantique jusqu'aux rivages lointains de l'océan Pacifique et aux +bouches de l'Amour. Comment ce qui se passe en Bulgarie, dans cette +partie si écartée de notre continent, peut-il à ce point menacer la +paix, que tous les peuples et même, semble-t-il, tous les souverains +désirent également maintenir? C'est que nous touchons à un moment de +l'histoire où vont se décider les destinées de l'Orient et, par suite, +celles de l'Europe tout entière.</p> + +<p>La Russie a affranchi la Bulgarie au prix d'immenses sacrifices en +hommes et en argent. Peut-elle souffrir que ce jeune pays, dont elle +comptait faire l'avant-garde de sa marche en avant vers la Méditerranée, +échappe complètement à son influence et devienne l'allié de sa rivale +l'Autriche-Hongrie? L'instant est décisif. Deux éventualités se +présentent: ou bien la Bulgarie se constitue en dehors de l'influence +russe, et malgré la Russie, et plus tard sous les auspices de la Hongrie +se forme une fédération balkanique, que la Roumanie défend dans le camp +retranché créé en ce moment à Bucharest, ou bien la Bulgarie devient la +vassale et le poste avancé de l'empire moscovite. Dans le premier cas, +Constantinople et les rives de la mer Égée échappent définitivement à la +Russie et ce n'est plus que dans les plaines illimitées de l'Asie +qu'elle peut s'étendre. Dans le second cas, la Bulgarie russifiée et un +jour agrandie entraîne la Serbie, prend à revers la Bosnie et, de +Philippopoli, domine le Bosphore; l'occupation de Constantinople par une +armée bulgaro-russe est tôt ou tard inévitable. Deux fois déjà, les +armées russes sont parvenues presque en vue de la Corne-d'Or, et +pourtant leur base d'opération était alors l'Ukraine et elles devaient +s'avancer, d'étape en étape, en franchissant la Moldavie, le Danube et +les Balkans. Partant de la Roumélie, elles arriveraient en quelques +jours à la mer de Marmara et au Bosphore. Il ne faudrait pas longtemps +pour que la Péninsule, slave de race et orthodoxe de religion, devînt, +comme la Finlande, une dépendance du grand empire du Nord. La Grèce +pourrait-elle alors conserver son indépendance? Et quel serait le sort +réservé à l'Autriche-Hongrie, dont les populations slaves, plus +nombreuses que toutes les autres réunies, résisteraient difficilement à +l'attraction presque irrésistible qu'exerce aujourd'hui le principe des +nationalités?</p> + +<p>Quand on réfléchit aux termes du problème, on comprend qu'il doit +exister un antagonisme irréconciliable entre la Russie et +l'Autriche-Hongrie. Pour les deux empires, des intérêts vitaux sont en +jeu. Pour la Russie, il s'agit de son expansion vers le Midi et pour +l'Autriche-Hongrie de son existence même. Il faudra des deux côtés +beaucoup de modération, de prudence et d'égards réciproques, si l'on +veut éviter la lutte.</p> + +<p>La cause des complications actuelles se trouve dans le traité de Berlin, +qui a coupé la Bulgarie en trois tronçons, malgré les vœux de ses +habitants et au mépris des convenances géographiques et ethniques du +pays. Toutes les occasions d'agitation et de conflit auraient été +prévenues si, par un manque impardonnable de prévoyance, l'Angleterre et +l'Autriche n'avaient pas forcé l'Europe à déchirer le traité si sage de +San-Stéfano obtenu par les victoires de la Russie.</p> + +<p>Résumons les événements qui ont amené la situation actuelle et +l'attitude qu'y ont prise les différentes puissances.</p> + +<p>Quand je visitai la Bulgarie et la Roumélie, on songeait déjà à réunir +ces deux fragments de la commune patrie; seulement les uns, les +libéraux, voulaient attendre, tandis que les autres, les radicaux, +entendaient précipiter le mouvement.</p> + +<p>Dans tout le cours de l'armée 1884, il y eut en Roumélie des meetings +très nombreux et très enthousiastes en faveur de l'Union. Les Russes, +les russophiles et même les consuls de Russie y prenaient part ou les +encourageaient ouvertement.</p> + +<p>En même temps s'étaient formés, dans les principales villes des deux +Bulgaries, des comités macédoniens ayant pour but de secourir les +réfugiés de la Macédoine et de réclamer les réformes promises à ce +malheureux pays par le traité de Berlin. Dans l'été de 1885, les chefs +de ces comités, entre autres MM. Zacharie Stoyanoff et D. Rizoff, se +décidèrent à lancer le mouvement en Macédoine; mais ayant appris qu'ils +ne seraient pas soutenus par la Russie, ils crurent devoir utiliser les +forces dont ils disposaient pour faire la révolution en Roumélie. Ils +trouvèrent un appui dévoué chez deux officiers très patriotes et très +influents, le capitaine Panitza et le major Nikolaieff, son beau-frère. +Ils sondèrent le consulat de Russie et les chefs militaires, et ne +rencontrèrent nulle opposition.</p> + +<p>On se rappelle comment le gouverneur Christovitch fut enlevé et la +révolution faite en une seule nuit (19 septembre 1885), sans nulle +violence et sans résistance. Ce n'était que l'accomplissement du vœu de +la population tout entière. Le dénouement était prévu et croyait pouvoir +compter sur l'approbation sans réserve de la Russie.</p> + +<p>Le prince Alexandre n'avait pu être instruit d'avance de ce coup de +main<a name='FNanchor_1_1'></a><a href='#Footnote_1_1'><sup>[1]</sup></a>, puisque tout avait été improvisé, et il avait pu, en toute +sincérité, garantir à M. de Giers, qu'il avait rencontré en Allemagne, +le maintien de l'ordre établi. Mais trouvant, à sa rentrée dans le pays, +la révolution faite, il avait dû l'accepter, et dans une proclamation +datée de Tirnova, le 19 septembre, il reconnut l'union, en prenant le +titre de prince de la Bulgarie du Nord et du Sud.</p> + +<a name='Footnote_1_1'></a><a href='#FNanchor_1_1'>[1]</a><div class='note'><p> D'après un renseignement sûr, il aurait été instruit de ce +qui se préparait sept jours à l'avance, mais il n'avait aucun moyen +d'empêcher le mouvement en Roumélie.</p></div> + +<p>Aussitôt se révéla l'opposition entre l'Angleterre et la Russie. Faisant +toutes deux complètement volte-face, la première approuva l'union, +qu'elle avait tant combattue à Berlin, et la seconde l'attaqua, alors +qu'elle avait failli risquer la guerre pour la maintenir cinq ans +auparavant. </p> + +<p>Dans une note collective en date du 13 octobre, les puissances déclarent +«qu'elles condamnent cette violation du traité et qu'elles comptent que +le sultan fera tout ce qu'il pourra, sans abandonner ses droits de +souveraineté, pour ne pas faire usage de la force dont il dispose». Dans +la conférence des ambassadeurs, qui se réunit le 5 novembre à +Constantinople, la Russie se montra complètement hostile à l'union des +deux Bulgaries. Contrairement aux intentions des autres puissances, elle +alla même jusqu'à pousser la Porte à s'y opposer par les armes.</p> + +<p>L'Angleterre était représentée alors en Turquie par un diplomate +éminent, plein d'esprit et de ressources et connaissant à fond les +hommes et les choses de l'Orient, sir William White. Il parvint à +empêcher toute résolution décisive au sein de la conférence, et, en même +temps, il ménagea une entente directe entre le prince Alexandre et la +Porte, qui n'avait nulle envie d'intervenir en Roumélie.</p> + +<p>L'Autriche et l'Allemagne avaient accepté, dès le début, l'union des +deux Bulgaries comme un fait accompli. Le 22 septembre, le comte Kálnoky +disait à l'ambassadeur anglais à Vienne: «La reconnaissance par le +prince Alexandre de la souveraineté du sultan est importante, parce +qu'elle facilite la conduite à suivre par la Porte, si elle est disposée +à reconnaître le changement qui s'est effectué. Ce n'est pas l'union des +deux provinces que chacun attendait tôt ou tard, mais la façon dont elle +s'est faite qui a soulevé des objections.» (<i>Blue Book</i> anglais, Turkey, +I, n°. 53.)</p> + +<p>Le prince de Bismarck arrêta net toute velléité d'intervention militaire +turque qui aurait pu se produire. «Je viens de voir M. Thielman, le +chargé d'affaires allemand, écrit sir William White le 25 septembre, et +il m'informe qu'il a reçu du prince de Bismarck des instructions à +l'effet de dissuader les Turcs de passer la frontière. Depuis le début, +le sultan est disposé à s'abstenir». (<i>Blue Book</i>, I, n° 50.)</p> + +<p>Lorsque plus tard un accord intervint entre la Porte et le prince +Alexandre, l'Autriche et l'Allemagne n'y firent d'objection que parce +qu'on n'avait pas assez tenu compte des vœux des populations. Le comte +Kálnoky dit à l'ambassadeur anglais à Vienne «que cet accord pourrait +être notifié avec avantage dans le sens d'une extension plutôt que d'une +restriction, afin d'amener un règlement final satisfaisant, et il citait +la clause nommant le prince Alexandre gouverneur général de la Roumélie +pour cinq ans, alors qu'il aurait fallu le nommer à vie. Il exprima +l'opinion que l'arrangement devait être de nature à satisfaire les +populations de la Bulgarie et de la Roumélie, aussi bien que le prince, +afin d'éviter une nouvelle agitation.» (<i>Blue Book</i>, II, n° 133.)</p> + +<p>Tandis que l'Autriche et l'Angleterre, entièrement d'accord, et même +l'Allemagne et l'Italie, acceptaient comme inévitable l'union des deux +Bulgaries et que la Porte s'y résignait, la Russie la combattit avec +acharnement, contrairement aux sentiments de la nation russe, car nous +voyons dans le <i>Blue Book</i> anglais (<i>B. B.</i>, I, n° 161) que les +officiers russes à Philippopoli applaudirent à la révolution du 18 +septembre, jusqu'au moment où des instructions en sens contraire leur +arrivèrent.</p> + +<p>Dans ses conversations avec le ministre anglais à Saint-Pétersbourg, M. +de Giers soutenait, en contradiction avec les faits connus de tous, «que +l'union n'était nullement réclamée par le sentiment national et que la +décision des Bulgares de mourir pour la patrie et leur enthousiasme +patriotique étaient des inventions de la presse.» (<i>B. B.</i>, I, n°402.) +Il insistait sans cesse sur le respect absolu du traité de Berlin et sur +le rétablissement du <i>status quo ante</i> (<i>B. B.</i>, n° 411 et 495.) «En +résumé, dit sir R. Morier, le gouvernement russe est décidé à s'opposer +à la réunion des deux provinces, sous n'importe quelle forme.» (<i>B. B.</i>, +I, n° 529.)</p> + +<p>Dans la séance de la conférence du 25 novembre, l'ambassadeur de Russie, +M. de Nélidoff, demanda que la base de toutes les délibérations fût «le +rétablissement de l'ordre, en conformité avec les stipulations du traité +de Berlin», ce qui impliquait un veto absolu à l'union des deux +Bulgaries.</p> + +<p>Quelques jours plus tard, le consul de Russie à Philippopoli menaça les +notables rouméliotes de l'intervention des troupes turques, s'ils +n'acquiesçaient pas immédiatement aux demandes de la Porte. Les notables +répondirent fièrement qu'ils repousseraient les Turcs et qu'ils avaient +sur la frontière une armée de 70,000 hommes prête à combattre quiconque +passerait leur frontière. (<i>B. B.</i>, II, n° 57.)</p> + +<p>Pourquoi la Russie persista-t-elle à défendre seule le traité de Berlin, +qu'elle avait tant maudit, et à combattre la réalisation du but +principal de son traité de San-Stéfano?</p> + +<p>Les journaux russes ont prétendu que l'empereur Alexandre a pris cette +attitude pour prouver à tous qu'il n'avait ni encouragé ni approuvé la +révolution rouméliote, mais chacun savait que le mouvement avait été +improvisé sur place et à l'insu de toutes les chancelleries. Le 20 +septembre, le comte Kálnoky dit à l'ambassadeur anglais à Vienne: «Ce +mouvement a été préparé en Bulgarie, mais sans la connivence et sans la +connaissance du czar ou du gouvernement russe, qui ont été aussi +surpris que nous.» (<i>B. B.</i>, I, n° 9.)</p> + +<p>Le 10 octobre, M. Tisza, répondant dans le Parlement hongrois à une +interpellation du député Szilagyi, s'exprima ainsi: «Nous savions qu'il +existait en Bulgarie une aspiration vers l'union des deux provinces. +Cette aspiration était bien connue de tous ceux qui suivaient les +événements dans ce pays. L'an dernier, quand ce mouvement s'accentua, +plusieurs des grandes puissances intervinrent pour maintenir le <i>statu +quo</i>, mais ni nous, ni aucun autre gouvernement ne prévoyait ce qui +devait arriver le 18 septembre, à la suite d'une conspiration et d'une +révolution.»</p> + +<p>La Russie elle-même savait que le prince Alexandre n'y était pour rien. +Car le 21 novembre M. de Giers dit au ministre anglais à +Saint-Pétersbourg «que la révolution n'avait pu être ni préparée ni +exécutée par le prince de Bulgarie, parce qu'il n'avait pas les +capacités nécessaires pour conduire une entreprise de cette importance». +(<i>B. B.</i>, I, n° 74.)</p> + +<p>Les Russes accusent le prince de Battenberg de s'être montré ingrat +envers la Russie et d'avoir adopté à son égard une politique hostile. Il +n'en est rien: le prince n'avait aucun intérêt à se brouiller avec le +czar, mais il n'avait pu se résoudre à être le très humble serviteur des +deux proconsuls russes, les généraux Kaulbars et Soboleff, qui +entendaient lui imposer leur volonté de la façon la plus impérieuse et +la plus insolente. Les officiers et les fonctionnaires russes avaient +provoqué une grande irritation d'abord, parce qu'ils ne cachaient par +leur dédain pour la manière de vivre simple et rustique de leurs +protégés, et ensuite parce que leurs dépenses extravagantes offensaient +les sentiments d'économie des Bulgares, qui savaient que cet argent si +follement gaspillé était le leur.</p> + +<p>Le véritable motif de l'opposition du czar à l'union des deux Bulgaries +semble être celui-ci. La Russie, en affranchissant la Bulgarie au prix +d'une guerre très coûteuse et très meurtrière, avait espéré que cette +province, bientôt russifiée, serait restée entièrement sous sa +dépendance, comme la Bosnie sous celle de l'Autriche. Les troupes +bulgares, exercées et commandées par des officiers russes, devaient +former un ou deux corps de sa propre armée. L'assimilation semblait +d'autant plus facile, que la langue bulgare est de tous les dialectes +slaves celui qui se rapproche le plus du russe, et que le clergé et les +paysans-—lesquels constituent presque toute la population—étaient +entièrement dévoués «au Czar libérateur».</p> + +<p>Mais la Russie se montra très malhabile. Elle traitait les Bulgares et +leur prince en moudjiks. Elle provoqua ainsi une résistance qui alla +grandissant et qui devait fortifier la révolution du 18 septembre, faite +par le parti démocratique. Elle craignait que la Bulgarie, unifiée sans +son appui et à son insu, ne devînt un État renfermant tous les éléments +d'un développement libre et autonome, qui, comme la Roumanie, entendrait +défendre son indépendance et ne voudrait à aucun prix devenir la vassale +du despotisme moscovite. Elle se persuada que son intérêt lui commandait +de s'opposer, par tous les moyens, à l'unification de la nationalité +bulgare; ne comprenant pas qu'elle luttait contre un mouvement +irrésistible et qu'elle sacrifiait ainsi parmi ses frères du Sud sa +popularité si chèrement acquise.</p> + +<p>La Serbie, voyant la Bulgarie menacée par la Porte et abandonnée par la +Russie, crut le moment opportun pour lui enlever quelques districts du +côté de Trn et de Widdin, en invoquant le respect du traité de Berlin et +l'équilibre des forces dans la Péninsule. On se rappelle cette courte +campagne, où l'armée bulgare et le prince Alexandre déployèrent des +qualités militaires qui surprirent toute l'Europe. A Slivnitza, le corps +d'invasion serbe, deux fois plus nombreux que les milices bulgares, est +repoussé le 15 novembre après deux jours de combats acharnés.</p> + +<p>Du 20 au 28 novembre, le prince Alexandre conduit ses troupes +victorieuses à travers le col du Dragoman à Pirot, qui est pris +d'assaut, et il marchait sur Nisch, quand le ministre d'Autriche +l'arrêta, en le menaçant de faire avancer un corps autrichien. Le 2 +décembre est conclu un armistice qui est converti en un traité de paix +signé à Bucharest le 3 mars par M. Mijatovitch au nom de la Serbie, par +M. Guechoff au nom de la Bulgarie, et par Madgid-Pacha au nom de la +Turquie.</p> + +<p>Le prince de Battenberg fit ce qu'il put pour se réconcilier avec le +czar. Il alla jusqu'à attribuer le mérite de ses victoires aux +instructeurs russes qui avaient formé son armée. Tout fut inutile: rien +ne put apaiser les rancunes de l'empereur Alexandre. Le prince alors se +retourna vers la Porte, et un accord se fit. Il fut reconnu gouverneur +général de la Roumélie, avec l'approbation de la conférence des +ambassadeurs.</p> + +<p>Aux élections pour l'Assemblée générale des deux Bulgaries, l'opposition +n'obtint que dix nominations sur quatre-vingt-neuf, malgré les intrigues +russes.</p> + +<p>La proclamation de l'unité bulgare, qui eut lieu le 17 juin 1886, fut +saluée avec un enthousiasme patriotique et dans la Sobranié et dans tout +le pays. Les trente membres turcs du Parlement votèrent tous pour la +réunion, et dans la guerre contre la Serbie, les soldats musulmans +furent les premiers à se rendre à la frontière pour défendre la commune +patrie; ce qui prouve que les Turcs n'avaient nullement à se plaindre du +gouvernement bulgare et qu'ils ne regrettaient pas l'administration +ottomane.</p> + +<p>On n'a pas oublié les événements qui suivirent: le prince arrêté, la +nuit du 21 août, dans son palais à Sophia par une bande d'officiers +mécontents que soudoyait l'or russe, ainsi qu'osa le dire hautement lord +Salisbury à un banquet du lord-maire (9 novembre 1886), en présence de +l'ambassadeur de Russie; le prince rappelé par l'armée et par le peuple, +reçu en triomphe dans sa capitale, et essayant de fléchir le czar, à +force de condescendance et d'humilité, puis désespérant de pouvoir +résister à l'hostilité implacable de la Russie et quittant le pays; la +régence nationale maintenant l'ordre, malgré les tentatives +d'insurrection tentées de différents côtés, grâce aux intrigues et à +l'argent de la Russie, qui ne rougit pas de prendre sous sa protection +des traîtres pires que les nihilistes, puisqu'ils avaient trahi leur +pays et fait prisonnier leur souverain légitime; la tournée du général +Kaulbars, où l'odieux se mêle au ridicule; ce représentant d'une +puissance étrangère haranguant la foule, échangeant des injures avec les +assistants dans les meetings, poussant les officiers à la révolte, et +enfin obligé de s'en retourner, après avoir constaté son impuissance; +plus tard, le prince de Saxe-Cobourg élu malgré les protestations +menaçantes de la Russie et l'opposition de commande de la Porte, et le +nouveau régime sanctionné par le vote presque unanime de l'Assemblée +nationale.</p> + +<p>A plusieurs reprises, on avait cru qu'un conflit était inévitable. Le +général Kaulbars avait annoncé que si les Bulgares ne se soumettaient +pas à ses volontés, les Cosaques viendraient les mettre à la raison. Des +canonnières russes croisaient devant Bourgas et Varna, et des troupes +russes se massaient sur les bords de la mer Noire. Mais le comte Kálnoky +à Vienne et le ministre Tisza à Pesth firent entendre, au sein de leur +Parlement, un langage si net et si tranchant qu'on dut croire qu'il ne +serait pas désavoué par l'Allemagne.</p> + +<p>Au mois d'octobre 1886, M. Tisza s'exprima ainsi: «Lorsque j'ai eu pour +la première fois, en 1868, l'occasion de me prononcer sur la question +d'Orient, j'ai déclaré que s'il se produisait des changements dans cette +région, nos intérêts exigeaient que les populations qui habitent ces +pays devinssent des États indépendants. Je pense, comme notre ministre +des affaires étrangères, que cette solution est encore aujourd'hui celle +qui répond le mieux aux intérêts de notre monarchie et que celle-ci, +repoussant toute idée d'agrandissement ou de conquête, doit employer +tous ses efforts et toute son influence à favoriser le développement de +ces États et à empêcher l'établissement, non admis par les traités, du +protectorat ou de l'influence prépondérante d'une puissance étrangère +dans la presqu'île des Balkans... Le gouvernement s'en tient à l'opinion +déjà plusieurs fois exprimée par lui que, d'après les traités existants, +aucune puissance n'est autorisée à prendre dans la péninsule des Balkans +l'initiative d'une action armée isolée, non plus qu'à placer cette +région sous son protectorat, et qu'en général toute modification dans la +situation politique ou dans les conditions d'équilibre dans les pays +balkaniques ne peut avoir lieu qu'en vertu d'un accord des puissances +signataires du traité de Berlin.»</p> + +<p>Le 13 novembre, au sein de la commission des affaires étrangères de la +Délégation hongroise siégeant à Pesth, le comte Kálnoky parla d'une +façon non moins nette, faisant de plus allusion aux alliances sur +lesquelles il croyait pouvoir compter: «Tant que le traité de Berlin est +en vigueur, dit-il, les intérêts de l'Autriche-Hongrie seront en +sécurité, et si nous étions forcés d'intervenir pour faire respecter ce +traité, nous pourrions compter sur la sympathie et sur le concours de +toutes les puissances qui sont décidées à maintenir les traités +européens. L'an dernier, j'ai dit que l'union de la Bulgarie et de la +Roumélie n'était pas contraire à nos intérêts et que c'était la Turquie +qui avait négligé de restaurer en Roumélie l'autorité qui lui était +garantie par le traité de Berlin. Si cependant la Russie avait pris +prétexte de cette union pour envoyer un commissaire en Bulgarie et pour +y prendre en mains les rênes du gouvernement, et si elle avait pris des +mesures pour occuper les ports ou le pays tout entier, nous aurions, +quoi qu'il pût arriver, pris une décision. Mais le gouvernement crut +qu'il était nécessaire d'abord de prévenir des actes semblables, et +c'est dans ce sens que nous avons agi. Je pense qu'il est désirable que +les discussions de nos Délégations montrent que personne dans notre +monarchie ne veut la guerre. Tous nous désirons la paix, mais point +cependant à tout prix.»</p> + +<p>Ces paroles de MM. Kálnoky et Tisza signifiaient clairement qu'une +intervention armée de la Russie en Bulgarie serait un <i>casus belli</i>. +Elles répondaient au sentiment général de l'Autriche-Hongrie, car les +deux présidents élus des Délégations, M. Smolka pour la Cisleithanie, +et M. Tisza, le frère du ministre, pour la Transleithanie, avaient, à +l'ouverture des séances, prononcé des discours encore plus fermes et +même plus belliqueux. «Les peuples de la monarchie, et en première ligne +les Hongrois, avait dit M. Tisza, pensent avec raison que les grands +intérêts qu'a le pays en Orient ne sauraient, à aucun prix, être +abandonnés et qu'il faudrait les sauvegarder, dût-on même pour cela +affronter un conflit armé.» De son côté, M. Smolka, après avoir constaté +que l'empereur François-Joseph a su maintenir la paix, avait posé la +question de savoir si, en présence des graves événements extérieurs, +cette même paix est assurée pour l'avenir, et il avait répondu en +élevant des doutes à cet égard. «Fidèle à sa tradition, avait ajouté M. +Smolka, la Délégation, cette fois encore, ne se refusera pas à +reconnaître que maintenant, plus que jamais, il convient de tout mettre +en œuvre pour que l'Autriche-Hongrie soit à même de prendre, dans le +conseil des nations, la place qui impose le respect à laquelle elle a +droit, de telle sorte qu'on sache bien que ses peuples loyaux sont +fermement résolus à sauvegarder, quoi qu'il arrive, sa haute situation, +à la défendre par tous les moyens, même par l'<i>ultima ratio</i>.»</p> + +<p>Dans son discours du 13 novembre, le comte Kálnoky avait clairement fait +entendre qu'en barrant le chemin à la Russie, il pouvait compter sur +l'appui de l'Angleterre et de l'Italie. «Les vues identiques, avait-il +dit, du gouvernement anglais, au sujet de l'importante question +européenne engagée en ce moment, et son désir de maintenir la paix nous +permettent d'espérer que l'Angleterre se joindrait aussi à nous, en cas +de nécessité.»</p> + +<p>Quant à l'Italie, il avait insisté sur les relations amicales existant +entre ce pays et l'Autriche-Hongrie et il avait admis «toute +l'importance des intérêts de l'Italie comme puissance méditerranéenne, +qui ne pouvait voir sans s'émouvoir un changement dans la balance des +pouvoirs en Orient. L'Italie, de son côté, comprenait qu'il était +nécessaire de garantir les intérêts de l'Europe en Orient et elle +comptait que l'entente politique actuelle se maintiendrait, au grand +avantage de leurs intérêts respectifs».</p> + +<p>Le comte Kálnoky n'hésitait pas à dire que, «si l'Autriche-Hongrie était +obligée d'intervenir d'une façon décidée en Orient, son programme +trouverait des adhérents et des appuis et serait soutenu par toutes les +puissances.»</p> + +<p>Il parlait «des intérêts communs qui unissaient l'Allemagne et +l'Autriche et qui étaient la base de leur amitié, sans toutefois +qu'aucun des deux États eût renoncé à son action indépendante au point +de devoir soutenir en tout son allié. Mais en ce qui concernait la +Bulgarie, il n'existait pas entre les deux cabinets la moindre +divergence d'opinion, mais au contraire des sentiments les plus amicaux +de confiance réciproque.»</p> + +<p>La Russie, voyant se dresser devant elle une coalition de toutes les +puissances, la France exceptée, crut prudent de ne pas envoyer en +Bulgarie les Cosaques annoncés par le général Kaulbars. Elle avait donc +fait une déplorable campagne; car, outre le désagrément d'une retraite +tardive et maladroite, elle s'était aliéné les sympathies des +populations qui lui devaient leur indépendance. Les leçons de l'histoire +profitent peu, car la Russie avait précédemment commis la même faute en +Serbie. Après avoir obtenu pour les Serbes, en 1820, une indépendance +presque complète, elle entretint dans le pays une agitation permanente, +afin de le forcer de se jeter dans ses bras. A force d'or, elle suscita +une série de conspirations et de rébellions et elle força successivement +Milosch, le prince Michel et Alexandre Kara-George à abdiquer et à se +réfugier en Autriche. Fatigués de ces intrigues, les Serbes finirent par +se soustraire complètement à l'influence de la Russie, et quoique +récemment ce soit aux victoires russes que la Serbie doive ses derniers +agrandissements, ce n'est pas à Saint-Pétersbourg que Belgrade demande +ses inspirations.</p> + +<p>La Russie veut-elle faire de la Bulgarie une province vassale, alors il +faut y envoyer régner une de ses créatures, appuyée sur des régiments +moscovites. Si le prince jouit d'une certaine indépendance et s'il n'est +soutenu que par des troupes bulgares, il devra agir dans l'intérêt du +pays, ou il sera renversé par ses sujets. S'il doit, au contraire, obéir +aux instructions du czar, la pratique du régime constitutionnel sera +impossible. Même avec le secours du coup d'État, le prince de Battenberg +n'a pu continuer à gouverner en opposition avec les sentiments et les +vœux du pays. Ce que veut la Russie ne peut être obtenu que par une +occupation permanente.</p> + +<p>En présence d'une semblable éventualité, quelle serait l'attitude des +puissances?</p> + +<p>La Turquie, par déférence pour la Russie, peut bien envoyer au prince +Ferdinand la déclaration qu'il règne à Sophia contrairement au traité de +Berlin; mais le sultan comprend qu'il ne peut tolérer les aigles russes +en Roumélie sans avoir à se préparer à passer bientôt en Asie. +L'Autriche et surtout la Hongrie ne souffriront jamais que la Bulgarie +devienne une dépendance de la Russie. Les deux ministres dirigeants +Kálnoky et Tisza ont déclaré avec une netteté presque menaçante qu'ils +s'y opposeraient par les armes. On parle parfois d'un partage qui +pourrait se faire entre les deux empires qui se disputent la péninsule +balkanique, l'Autriche prenant la moitié occidentale avec Salonique et +la Russie la moitié orientale avec Constantinople. Mais la position de +l'Autriche ne serait pas tenable. Un des écrivains militaires russes les +plus capables, le général Fadéeff, a dit que le chemin qui va de Moscou +à Constantinople passe par Vienne. Rien n'est plus vrai. L'Autriche +devra être réduite à l'impuissance avant qu'elle permette que la Russie +occupe les rives du Bosphore.</p> + +<p>Si l'Autriche intervenait pour empêcher l'entrée des Russes en Bulgarie, +sur quels alliés pourrait-elle compter? Le traité d'alliance +austro-italo-allemand, que M. de Bismarck a cru bon de publier +récemment, n'oblige l'Allemagne et l'Italie à venir au secours de +l'Autriche que si elle était attaquée par la Russie; et on ne peut +soutenir qu'en occupant la Bulgarie, la Russie attaquerait l'Autriche. +Dans son discours du 6 février dernier (1888), M. de Bismarck semble +avoir fait entendre que, dans ce cas, l'Allemagne ne devrait pas +secourir son alliée. «Y aurait-il, a dit le chancelier, des difficultés +si la Russie voulait faire valoir ses droits en Bulgarie à main armée? +Je n'en sais rien, et cela ne nous regarde pas. Nous n'allons ni appuyer +ni conseiller l'action violente et je ne crois pas qu'on y soit disposé. +Je suis même à peu près sûr que cette disposition n'existe pas.» En +outre, contrairement à l'opinion exprimée par les ministres autrichiens +et hongrois, le prince de Bismarck a reconnu à la Russie le droit de +réclamer une influence prépondérante en Bulgarie, en raison des +sacrifices qu'elle a faits pour affranchir ce pays; et à l'appui de +cette appréciation, il soutient en ce moment (avril 1888) à +Constantinople l'opposition de la diplomatie russe au maintien du prince +Ferdinand à Sophia. Néanmoins, il n'est pas probable que l'Allemagne +puisse ne pas venir en aide à l'Autriche, si cette puissance était +amenée à s'opposer, par la force, à l'entrée d'un corps d'armée russe en +Bulgarie. MM. Kálnoky et Tisza n'auraient point fait entendre en automne +1886, au sein des Délégations, un veto aussi net sans avoir consulté +Berlin. M. de Bismarck, en expliquant la publication du traité +d'alliance et dans sa lettre récente au comte Kálnoky, à propos de la +mort de l'empereur Guillaume, a parlé avec insistance de la communauté +d'intérêts qui est la base solide de l'entente des deux empires. Or, il +ne peut ignorer que l'Autriche-Hongrie considère l'indépendance de la +Bulgarie comme un intérêt vital pour elle. Si le traité d'alliance ne +signifie pas que l'Autriche trouverait un appui, quand elle s'opposerait +à une occupation russe de la Bulgarie, ce traité serait pour elle de +nulle valeur, car il n'est pas à prévoir que la Russie aille envahir les +provinces autrichiennes. Si le czar n'a pas mis à exécution les menaces +qu'avait fait entendre le général Kaulbars, c'est apparemment parce +qu'il sait que l'Autriche ne serait pas, en fin de compte, seule à lui +tenir tête.</p> + +<p>Comme l'a fait entendre M. Kálnoky, l'Autriche pourrait aussi compter +sur l'Italie et même, en certaine mesure, sur l'Angleterre. Certes, le +gouvernement anglais n'a signé avec les États de la triple alliance +aucun traité et on peut ajouter, je pense, qu'il n'a même pris aucun +engagement, parce que l'opinion publique et le Parlement ne veulent pas +que l'Angleterre prenne à l'avance une position décidée dans les +affaires du continent. Toutefois, plusieurs causes pourraient entraîner +l'Angleterre dans le conflit. D'abord, tous les partis sont favorables à +l'indépendance de la Bulgarie et opposés par conséquent à une +intervention russe. M. Gladstone, sur ce point, approuve complètement +l'attitude de lord Salisbury<a name='FNanchor_2_2'></a><a href='#Footnote_2_2'><sup>[2]</sup></a>. En second lieu, si les armées russes +victorieuses s'avançaient dans la Péninsule, il est presque certain que +la flotte anglaise entrerait dans la mer Noire pour les arrêter. Enfin, +si un choc doit avoir lieu tôt ou tard entre la Russie et l'Angleterre, +il vaut mieux pour elle combattre le colosse moscovite en Europe que +dans les déserts de l'Asie centrale ou dans les gorges de l'Afghanistan.</p> + +<a name='Footnote_2_2'></a><a href='#FNanchor_2_2'>[2]</a><div class='note'><p> Des députés bulgares s'étaient adressés à M. Gladstone pour +le prier «d'élever encore une fois, en faveur de la Bulgarie, sa voix si +puissante, qui a toujours été écoutée avec tant de respect et de +sympathie par la grande nation russe, afin d'éloigner par ses conseils +et sa médiation les graves dangers qui menaçaient leur pays et de sauver +leur liberté et leur indépendance, dont la conquête avait reçu naguère +son noble appui». +</p><p> +M. Gladstone leur répondit par la lettre suivante: +</p><p> +Hawarden Castle, 7 novembre 1886. +</p><p> +Messieurs, +</p><p> +J'ai eu l'honneur de recevoir votre appel, me demandant une déclaration +publique relative aux affaires de la Bulgarie, et vous voulez bien +rappeler ce que j'ai fait pour cette cause il y a maintenant dix ans. +Mes opinions et mes désirs concernant les provinces émancipées ou +autonomes de l'empire ottoman ont été toujours les mêmes. Je considère +les libertés qu'elles ont obtenues du sultan comme devant être à leur +usage et à leur profit et elles ne doivent être ni en tout ni en partie +remises à nul autre. Ce fut un acte magnanime de la part du précédent +empereur de Russie d'avoir obtenu pour la Bulgarie la liberté soumise à +certaines obligations légitimes; mais si les Bulgares devaient être +réduits en servitude, la noblesse de cet acte viendrait à disparaître. +Je conserve l'espoir que le souverain actuel de la Russie sera fidèle +aux traditions qui méritèrent a son regretté prédécesseur un juste +tribut d'honneur et de gratitude. Je n'ai pas cru devoir élever ma voix +en ce moment, parce que j'ai eu et ai encore la conviction +qu'heureusement en Angleterre il n'y a nulle différence d'opinion à ce +sujet, et je n'ai aucune raison de croire que ce sentiment du +Royaume-Uni n'est pas fidèlement représenté dans les conseils de +l'Europe par notre ministre actuel des affaires étrangères. +</p><p> +J'ai l'honneur d'être, Messieurs, votre très dévoué serviteur. +</p><p> +W.-E. Gladstone.</p></div> + +<p>Les journaux radicaux anglais ont prétendu récemment que l'Angleterre +pourrait voir sans crainte et même avec avantage pour son commerce les +Russes occuper Constantinople. Cela serait vrai si l'Angleterre se +résignait à perdre les Indes ou du moins le passage par le canal de +Suez. Mais quel homme d'État anglais oserait préconiser semblable +politique? Les Russes établis à Constantinople domineraient l'Asie +Mineure et pourraient sans difficulté envoyer à Suez, par terre, une +armée assez puissante pour rendre vaine toute résistance. Il s'ensuit +que l'Angleterre a un intérêt non moindre que l'Autriche à ne point +permettre que la Bulgarie tombe aux mains de la Russie.</p> + +<p>N'oublions pas de parler de la Roumanie, qui a été récompensée de +l'utile secours qu'elle avait apporté aux Russes par la perte d'une +partie de son territoire. Elle voit clairement que si la Russie occupait +la Bulgarie, elle serait entourée de toutes parts et perdrait bientôt +son indépendance. Elle ne veut donc plus accorder le passage aux armées +russes et c'est pour s'y opposer qu'elle fait en ce moment de Bucharest +un immense camp retranché imprenable, sauf par un blocus très prolongé +et presque impossible. Qu'il y ait ou non un traité, l'Autriche peut +compter sur l'appui très précieux de la Roumanie, car l'intérêt national +commande cette entente.</p> + +<p>Pour faire face à presque toute l'Europe, la Russie aurait-elle le +secours de la France? C'est probable, et l'armée française, si +nombreuse, si brave, si bien équipée, suffirait presque pour rétablir +l'équilibre. Mais quand et comment la France interviendrait-elle? Si, +comme c'est probable, l'Allemagne observe, au début, une neutralité +armée et bienveillante pour l'empire austro-hongrois, mais sans prendre +part à la lutte, la France ira-t-elle déclarer la guerre à l'Autriche, +qu'elle ne peut atteindre que par mer, alors que celle-ci défendrait +l'indépendance des peuples affranchis des Balkans, cette cause qui +devrait être chère aux Français, comme elle l'est aux Italiens! Il y +aurait beaucoup d'hésitations et de temps perdu, et dans cet intervalle +le sort de la campagne pourrait se décider.</p> + +<p>Heureusement, au moment où j'écris ces lignes, le danger de cet +épouvantable conflit que chacun redoute et croit toujours prochain +semble s'éloigner. L'empereur de Russie n'est nullement belliqueux, +dit-on; il désire sincèrement maintenir la paix. En outre, il doit +savoir que si la guerre devait éclater, elle serait «poussée à fond» +comme le voulait M. de Bismarck en 1866, pour le cas où l'Autriche +n'aurait pas accepté ses conditions. On a même indiqué quelles seraient +en cas de victoire complète les exigences de l'Allemagne et de +l'Autriche: la Pologne reconstituée dans ses limites anciennes et +reconnue indépendante, sous un archiduc autrichien; les provinces +baltiques annexées à la Prusse, la Bessarabie, où habitent beaucoup de +Roumains, cédée à la Roumanie; la Finlande restituée à la Suède et la +Russie rejetée ainsi au delà du Dnieper et devenue presque une puissance +asiatique. Mais c'est en parlant d'elle qu'on peut dire très justement +qu'il ne faut pas vendre ni se partager la peau de l'ours avant de +l'avoir abattu.</p> + +<p>Sans s'arrêter à discuter ces prévisions lointaines et peut-être +chimériques, on ne peut nier que l'avenir en Orient est incertain et +menaçant. Que le prince de Cobourg se maintienne à Sophia ou qu'il en +soit éloigné par l'abandon de ses sujets ou par une révolte militaire, +la question reste entière<a name='FNanchor_3_3'></a><a href='#Footnote_3_3'><sup>[3]</sup></a>. La Russie ne veut pas que la Bulgarie +échappe définitivement à son influence et l'Autriche ne veut pas que les +Russes dominent sur les Balkans. Il n'est qu'une solution qui puisse +écarter le danger de guerre, en donnant satisfaction à tous les +intérêts: ce serait de réunir, dans une confédération à liens très +lâches, et en respectant pleinement les autonomies nationales, la +Roumanie, la Serbie, la Bulgarie, la Turquie d'Europe et même la Grèce. +Les trois bases essentielles seraient: union douanière, tribunal suprême +fédéral pour régler les différends, et secours réciproque en cas +d'attaque. Je ne puis croire chimérique cette idée que j'ai développée +dans le second volume de mon livre <i>La Péninsule des Balkans</i>, car elle +a été préconisée depuis longtemps par M. Gladstone et récemment par M. +Tisza, le premier ministre de Hongrie, par M. Ristitch, premier +ministre de Serbie, et aussi par un éminent musulman hindou, le nawab +sir Salar Jung, dans une excellente étude faite sur place de l'état +actuel de l'empire ottoman. (<i>Nineteenth Century</i>, oct. 1887.)</p> + +<p>Avril 1888.</p> + +<a name='Footnote_3_3'></a><a href='#FNanchor_3_3'>[3]</a><div class='note'><p> Pour le côté diplomatique de la question, on consultera le +travail si consciencieux de M. Rolin-Jæquemyns dans la <i>Revue de Droit +international</i>, t. XIX (1887), no 2: <i>Documents relatifs à la question +bulgare</i>.</p></div> + +<br><br> + +<h2>EN DEÇA ET AU DELA DU DANUBE</h2> +<br><br> + +<h3><a name='CHAPITRE_I'></a>CHAPITRE PREMIER</h3> + + +<h3>WURZBOURG SCHOPENHAUER—— LUDWIG NOIRÉ</h3> +<br> + +<p>Je publie ces notes de voyage telles qu'elles ont été écrites, au jour +le jour. Pour en faire pardonner la forme très familière, j'invoquerai +deux précédents: les <i>Notes sur l'Angleterre</i>, de Taine, qui sont un +chef-d'œuvre, et les <i>Mémoires d'un touriste</i>, de Beyle, qui peignent, +d'une façon si vraie et si amusante, la vie de province en France, après +1830. Je n'aurai certes ni la profondeur du premier, ni l'esprit du +second; mais je m'efforcerai comme eux de rendre exactement ce que j'ai +vu et entendu, sans reculer devant les détails précis qui, parfois, font +mieux comprendre une situation que des appréciations générales.</p> + +<p>Je pars pour visiter de nouveau les Jougo-Slaves du Danube et de la +péninsule des Balkans. Je voudrais constater les changements que les +quinze dernières années ont apportés à ce régime patriarcal de +possession collective de la Zadruga et des communautés de famille +(<i>Hauscommunionen</i>), qui m'avaient inspiré un enthousiasme archaïque et +poétique, que MM. Leroy-Beaulieu et Maurice Block m'ont sévèrement +reproché, mais qu'a partagé Stuart Mill et qu'a compris sir Henry Maine. +Je verrai d'abord les Zadrugas de la Slavonie, aux environs de Djakovo, +sous la conduite de l'évêque Strossmayer; puis je compte poursuivre mon +enquête en Bosnie, en Serbie et en Bulgarie. Je tâcherai en même temps +de me rendre compte de la situation politique et économique de ces pays, +dont j'ai déjà parlé dans mon livre <i>La Prusse et l'Autriche depuis +Sadowa</i>.</p> + +<p>Le moment est opportun, et il faut le saisir sans tarder; car toutes ces +populations se transforment rapidement. Sous l'influence des chemins de +fer, de leurs constitutions nouvelles et des rapports plus intimes avec +l'Europe occidentale, elles ne tarderont pas à abandonner leurs coutumes +locales et leurs institutions primitives, pour adopter la législation et +la manière de vivre que nous appelons la civilisation moderne. Elles +renonceront à leurs costumes pittoresques et à leurs usages séculaires, +pour s'habiller, penser, parlementariser, se quereller et se moraliser à +la façon de Paris ou de Londres. Depuis mon voyage de 1867, tout est +déjà bien changé, me dit-on.</p> + +<p>Pour aller à Vienne, je descends le Rhin. Le <i>Vater Rhein</i> est aussi +devenu méconnaissable: <i>quantum mutatus ab illo</i>; comme il est différent +de ce que je l'ai vu, quand j'ai parcouru ses bords, la première fois, à +pied et suivant pas à pas les étapes de Victor Hugo, dont le <i>Rhin</i> +venait de paraître. Il ne reste presque plus rien de ces grands aspects +de la nature qu'offrait le vieux fleuve, s'ouvrant de force un passage à +travers la barrière des roches tourmentées et des soulèvements +volcaniques. Le vigneron a établi ses cultures dans les moindres +anfructuosités des schistes abrupts. Pour escalader les déclivités trop +à pic, il a construit des terrasses en pierres sèches. Partout ces +escaliers géants montent jusqu'au sommet des pics et des ravins, et +ainsi les rangées uniformes des vignes prennent d'assaut</p> + +<p>Le burg bâti sur un monceau de laves,</p> + +<p>Le <i>Maus</i> et le <i>Katz</i>, le <i>Chat</i> et la <i>Souris</i>, ces sombres repaires +des burgraves, maintenant enguirlandés de pampres verts, ont perdu leur +aspect farouche. La Loreley fait «du petit vin blanc», et si la Sirène +enivre encore les matelots, ce n'est plus avec les chants de sa harpe, +mais avec le jus de la treille. Hugo ne composerait plus ici ses +<i>Burgraves</i> et Heine n'y écrirait plus son <i>Lied</i>.</p> + +<p>Ich weiss nicht, was soll es bedeulen, +Dass ich so traurig bin; +Ein Mârchen aus alten Zeiten, +Das kommt mir nicht aus dem Sinn.</p> + +<p>En dessous des rochers transformés en vignobles, l'ingénieur des ponts +et chaussées a emprisonné les eaux du fleuve dans une digue continue de +blocs basaltiques, dont les prismes exactement ajustés forment un mur +noir avec des joints blancs; noir et blanc! le dieu à la barbe limoneuse +porte les couleurs prussiennes! Aux endroits larges de la rivière, des +épis s'avancent dans son lit pour approfondir la passe et pour +conquérir des prairies, grâce au travail naturel et lent du colmatage. +Le flot arrive ainsi dix heures plus tôt de Mannheim à Cologne, et les +dangers de la navigation, célèbres dans les légendes, ont disparu. Sur +l'<i>embankment</i> noir, d'énormes chiffres blancs indiquent, paraît-il, à +quelle distance du bord se trouve la passe navigable. Des deux côtés, un +chemin de fer et, sur le fleuve, un mouvement continuel de bateaux à +vapeur de toute grandeur, de toute forme et à tout usage: steamers à +trois ponts pour touristes, comme aux États-Unis; petits bateaux de +plaisance, barges en fer venant de Rotterdam, remorqueurs à aubes et à +hélice, toueurs sur chaîne flottante, dragueurs, etc.; une traînée +continue de fumée noire, vomie par les centaines de cheminées des +navires et des locomotives, assombrit le paysage. Les routes qui suivent +les rives sont si admirablement entretenues, qu'on n'y voit pas trace +d'ornière, et elles sont bordées d'arbres fruitiers et de prismes de +basalte mi-partie noir et blanc; toujours les couleurs prussiennes; mais +le but est de montrer aux voitures la route à suivre pendant les nuits +obscures. Quand un chemin s'en détache à droite ou à gauche, les arbres +des deux côtés de l'entrée sont aussi peints en blanc, afin qu'on évite +d'accrocher. Nulle part, je n'ai vu un grand fleuve aussi parfaitement +endigué, dompté, domestiqué, utilisé, plié à tous les services que +réclame l'homme. Le libre Rhin d'Arminius et des burgraves est mieux +discipliné et «astiqué» qu'un grenadier du Brandebourg. L'économiste et +l'ingénieur admirent, mais le peintre et le poète gémissent. Buffon, +dans un morceau que reproduisent tous les cours de littérature, entonne +un hosanna en l'honneur de la nature cultivée, et n'a pas de mots assez +forts pour exprimer l'horreur que lui inspire la nature sauvage, +«brute», comme il l'appelle. Aujourd'hui, nous éprouvons un sentiment +tout opposé. Nous cherchons au sommet des monts presque inaccessibles, +dans la région des neiges éternelles et au centre des continents +inexplorés, des lieux que n'a pas transformés la main de l'homme et où +nous pouvons contempler la nature dans sa virginité inviolée. La +civilisation nous étouffe. Nous en sommes excédés. Les livres, les +revues, les journaux, les lettres à écrire et à lire, les courses en +chemin de fer, la poste, le télégraphe et le téléphone dévorent les +heures et hachent la vie: plus de solitude pour la réflexion féconde. En +trouverai-je au moins parmi les pins des Karpathes ou sous les vieux +chênes des Balkans? L'industrie est en train de gâter et de salir notre +planète. Les produits chimiques empoisonnent les eaux; les scories des +usines couvrent les campagnes; les carrières éventrent les flancs +pittoresques des vallées; la fumée de la houille ternit la verdure des +feuillages et l'azur du ciel; les déjections des grandes cités font, des +rivières, des égouts d'où s'échappent les microbes du typhus. L'utile +détruit le beau. Et il en est de même partout, parfois jusqu'à faire +pleurer. Ne vient-on pas d'établir une fabrique de locomotives sur la +ravissante île de Sainte-Hélène, près des jardins publics de Venise, et +de convertir les ruines d'une église du Ve siècle en cubilots et en +cheminées, dont l'opaque fumée, produite par l'infect charbon +bitumineux, maculera bientôt de traînées de suie gluante et noire les +marbres roses du palais des doges et les mosaïques de Saint-Marc, comme +on le voit à Londres sur les façades de Saint-Paul, toutes zébrées de +coulées poisseuses?</p> + +<p>Il est vrai que le produit de cette activité industrielle se condense en +revenus, qui enrichissent de nombreuses familles et qui accroissent les +rangs de la bourgeoisie vivant du capital. Ici, aux bords du Rhin, il se +cristallise en villas et en châteaux, dont les profils pseudo-grecs ou +gothiques se dessinent parmi les massifs d'arbres exotiques, dans les +situations les plus recherchées, aux environs de Bonn, de Godesberg, de +Saint-Goar, de Bingen. Voici un gigantesque castel féodal, auprès duquel +Stolzenfels, le séjour favori de l'impératrice Augusta, n'est qu'un +pavillon de chasse. Ce colossal assemblage de tours, de galeries, de +toits et de terrasses superposées aura coûté plus d'un million. Est-il +sorti de la houille de la Rœr ou de l'acier Bessemer? Il est planté +juste au-dessous de l'héroïque ruine du Drachenfels. Le Dragon, +<i>Drache</i>, qui garde, dans l'antre du Nifelheim, le trésor des +Nibelungen, ne se vengera-t-il pas de l'impertinent défi que lui jette +la plutocratie moderne?</p> + +<p>Ce que je vois en remontant le Rhin me fait réfléchir sur ce qui +caractérise particulièrement l'administration prussienne. Les travaux +qui ont eu pour résultat de «domestiquer» si merveilleusement le fleuve +et d'en faire le type parfait de ce que Pascal appelle «un chemin qui +marche», ont duré trente ou quarante ans, et ils ont été poursuivis +systématiquement, continuellement, scientifiquement. Dans ses travaux +publics, comme dans ses préparatifs militaires, la Prusse a su réunir +deux qualités qui souvent s'excluent: l'esprit de suite et l'avidité, la +passion des perfectionnements, poursuivis jusque dans les moindres +détails. Ordinairement, l'esprit de suite, la tradition conduisent à la +routine, laquelle rejette les innovations.</p> + +<p>Avoir toujours en vue le même but, mais choisir et appliquer sans retard +les moyens les meilleurs pour l'atteindre, cela donne une grande force +et augmente beaucoup les chances de succès. J'ai déjà montré, ailleurs, +en parlant du régime parlementaire, que le manque d'esprit de suite est +une cause de faiblesse pour les démocraties. Il faut pourvoir à cette +lacune là où elle se fait sentir, sous peine d'infériorité.</p> + +<p>Voici encore quelques menus faits qui montrent que les Prussiens sont en +même temps aussi amoureux des nouveautés utiles et des perfectionnements +pratiques que les Américains. Sur le Rhin, aux passages d'eau, les +anciens bacs sont remplacés par des mouches à vapeur qui constamment +font le va-et-vient. Je remarque l'emploi, au chemin de fer, de +brouettes en acier, plus légères et plus solides que celles qu'on voit +autre part. Le système de chauffage est incomparablement mieux entendu +qu'ailleurs: on chauffe les voitures du dehors, par des tuyaux qui +circulent sous les bancs, et le voyageur règle la température en +promenant une aiguille, sur un disque, du <i>Kalt</i> (froid) au <i>Warm</i> +(chaud).—Au haut de la tour de l'hôtel de ville de Berlin, se trouvent +rangées, par ordre, les hampes des drapeaux dont on la pavoise, les +jours de fêtes. Tout autour de la dernière galerie, des anneaux de fer +sont fixés extérieurement pour y planter ces hampes; chacune de +celles-ci porte un numéro correspondant au numéro de l'anneau destiné à +la recevoir. La rapidité et la régularité du service se trouvent ainsi +assurées. L'ordre et la prévoyance mènent sûrement au but et ce sont des +qualités que l'étude fait acquérir.</p> + +<p>Je comptais aller voir, à Stuttgart, Albert Schäffle, ancien ministre +des finances en Autriche, aujourd'hui adonné tout entier aux études +sociales. Il a écrit des livres très connus, tels que <i>Capitalismus und +Socialismus: Bau und Leben des socialen Körpers</i> (Construction et vie du +corps social), qui le font ranger dans l'extrême gauche du socialisme de +la chaire. Malheureusement, il est aux bains dans les montagnes de la +Forêt Noire. Je m'en dédommage en m'arrêtant à Wurzbourg, pour +rencontrer Ludwig Noiré. C'est un philosophe et un philologue qui a +daigné s'occuper d'économie politique. La vue de l'impasse socialiste où +la route de la démocratie conduit les sociétés modernes, amène beaucoup +de philosophes à s'occuper de nos grossiers problèmes de la pâture à +donner à la bête. Ainsi, en France, Jules Simon, Paul Janet, Taine, +Renouvier; en Angleterre, Herbert Spencer, William Graham et jusqu'à +l'esthéticien du Préraphaélisme, Ruskin.</p> + +<p>J'estime qu'il faut rattacher l'économie politique à la philosophie, à +la religion, à la morale surtout; mais comme je ne puis m'élever par +moi-même dans ces hautes sphères de la pensée, je suis très heureux +quand un philosophe veut bien m'avancer un bout de corde, pour me +hisser un peu au-dessus de notre terre-à-terre habituel. Ludwig Noiré a +publié un volume qui fait admirablement mon affaire, et dont j'espère +pouvoir parler plus longuement bientôt. Il est intitulé <i>Das Werkzeug</i> +(l'Outil). Il montre la profondeur de ce mot de Franklin: <i>Man is a +tool-making animal</i> «L'homme est un animal fabriquant des outils.» Noiré +rattache l'origine de l'outil aux origines de la raison et du langage.</p> + +<p>Au début, si haut que l'on remonte, l'homme a dû agir sur la matière +pour en tirer de quoi se nourrir. Cette action sur la nature, dans le +but de satisfaire le besoin, c'est le travail. Les hommes vivant en +famille et même en tribu, le travail s'est fait en commun. Celui qui +accomplit un effort musculaire émet spontanément certains sons en +rapport avec la nature de l'effort. Ces sons, répétés et entendus par +tout le groupe, ont dû représenter l'acte dont ils étaient +l'accompagnement spontané. Et ainsi le langage est né de l'activité en +vue du besoin, et le verbe, représentant l'action, a précédé tous les +autres mots parce qu'il caractérisait l'effet qui durait et donnait lieu +à l'intuition commune.</p> + +<p>L'effort pour se procurer l'utile développe le raisonnement et bientôt +nécessite l'emploi de l'outil. Partout où l'on trouve trace de l'homme +préhistorique l'outil de silex se rencontre. Ainsi la raison, le +langage, le travail, l'outil, toutes ces manifestations de +l'intelligence capable de progrès ont apparu et se sont développées en +même temps. Noiré a exposé ceci dans un autre livre, <i>Ursprung der +Sprache</i> (Origine du langage). Quand il a paru, Max Müller, dans la +<i>Contemporary Review</i>, a déclaré que cette théorie, quoique trop +exclusive, à son avis, était cependant très supérieure à celle de +l'onomatopée et de l'interjection et qu'elle était, somme toute, la +meilleure et la plus probable. Depuis lors, il semble l'avoir adoptée +complètement dans son livre: <i>Origine et développement de la religion</i>. +Je ne puis que m'incliner devant cette appréciation.</p> + +<p>Noiré est un Kantien convaincu et un enthousiaste de Schopenhauer. Il +veut former un comité pour élever une statue en l'honneur de l'Héraclite +moderne. Il compte sur Renan, sur Max Müller, sur le fameux romaniste +Ihering, sur Hillebrand, sur Brahms, et il désire que je donne aussi mon +nom. «Il faut, dit-il, un comité international, car si l'écrivain est +allemand, le philosophe appartient au monde entier.»</p> + +<p>Je suis très flatté de la proposition; mais j'y fais deux objections. +D'abord, un humble économiste n'a pas le droit de s'inscrire en si docte +compagnie. En second lieu, disciple d'Huet, je suis un platonicien +endurci, et je crains que Schopenhauer ne soit pas assez spiritualiste à +la façon de l'école cartésienne. Je suis persuadé qu'il faut, comme base +aux sciences sociales, ces deux notions aujourd'hui très démodées, +paraît-il: l'idée de Dieu et celle de l'immortalité de l'âme. Celui qui +ne voit en tout que la matière ne peut s'élever à la notion de «ce qui +doit être», c'est-à-dire à un idéal de droit et de justice. Cet idéal ne +se conçoit que dans le plan d'un ordre divin, qui s'impose moralement à +l'homme. La science positive, telle qu'on la veut maintenant, «a pour +objet, dit-on, non ce qui doit être, mais ce qui est. Elle se borne à +chercher la formule du fait. Si elle parle de ce qui doit être, c'est +dans le sens de pure futuration. Elle est étrangère à toute idée +d'obligation ou de prescription impérative.» (<i>Revue philosophique</i>, +octobre 1882.) Ceci est la mort du devoir. Je suis assez platement +utilitaire pour croire que l'espoir de la vie future est indispensable +comme mobile du bien à accomplir. Le matérialisme prépare +l'affaiblissement du sens moral et, par conséquent, la décadence.</p> + +<p>—«Oui, me répond Noiré, voilà le problème. Comment, à côté de l'absolue +nécessitation de la nature ou de l'omnipotence divine, y a-t-il place +pour la personnalité et pour la liberté humaine? C'est ce que personne, +ni chrétien, ni naturaliste, n'a pu nous dire. De là sont venus, d'une +part, la prédestination des calvinistes et le <i>de servo arbibrio</i> de +Luther; de l'autre, le déterminisme et le matérialisme. Le premier +mortel qui ait abordé cette question sans frayeur et qui y a trouvé une +réponse satisfaisante, c'est Kant. Il a plongé dans l'abîme, et il en +est sorti vainqueur des monstres des ténèbres, portant à la main la +coupe d'or, où désormais l'humanité peut boire le divin breuvage, la +vérité. Comme rien ne nous intéresse plus que la solution de ce +problème, jamais notre reconnaissance n'égalera le service rendu par ce +prodigieux effort de l'esprit humain. Kant nous a fourni la seule arme +avec laquelle on peut combattre le matérialisme; il est temps de nous en +servir, car cette détestable doctrine mine partout les fondements de la +société humaine. Ce qui me fait révérer le nom de Schopenhauer, c'est +qu'il a donné à la vérité révélée par Kant une expression plus vivante, +plus pénétrante.» </p> + +<p>«En France et en Belgique, vous ne connaissez pas bien Schopenhauer. +Foucher de Careil en a parlé il y a longtemps déjà; Caro a écrit à son +sujet des pages éloquentes; on a traduit ses œuvres; mais nul n'a +vraiment pénétré au fond de sa pensée, parce que, pour comprendre un +philosophe, il faut l'aimer, et l'aimer passionnément, jusqu'à la folie. +«La folie de la croix», mot admirable!»</p> + +<p>Pour Schopenhauer, tout sort de la volonté: «Qui dit volonté dit +personnalité et liberté: nous voilà aux antipodes du déterminisme +naturaliste. L'intelligence nous donne le phénomène, non la chose: +<i>Spiritus in nobis qui viget, ille facit</i>. Ce qui se meut en nous et +nous est le mieux, le plus intimement connu, c'est la volonté; c'est +notre vraie essence; elle nous donne la clef de la «chose en soi», du +mystère du monde, dont on interdisait à jamais l'accès à la raison +humaine.»</p> + +<p>La morale de Schopenhauer est exactement la même que celle du +christianisme; morale d'abnégation, de résignation, d'ascétisme. Il +nomme pitié ce que les chrétiens appellent charité. Combattre la volonté +égoïste, fermer les yeux aux illusions du monde extérieur, chercher la +paix de l'âme, en sacrifiant toutes poursuites qui nous plongent dans le +sensible, dans le variable, voilà ce qu'il recommande, et n'est-ce pas +là aussi le précepte évangélique? Faut-il le rejeter parce qu'il a été +aussi prêché par Bouddha? «Les preuves «empiriques» de la vérité de mes +doctrines, disait Schopenhauer, ce sont ces âmes chrétiennes, qui, +renonçant à la richesse et embrassant la pauvreté volontaire, se vouent +au service des indigents, des délaissés, au soin des blessures les plus +affreuses et des maladies les plus répugnantes. Leur bonheur est dans +l'abnégation, dans le dévouement, dans le détachement des choses +grossières de cette terre, dans la croyance vivante en +l'indestructibilité de leur être, dans l'espérance des félicités +futures.» Le principal objet de la métaphysique de Kant est de fixer les +bornes du cercle que peut embrasser notre raison. Pour lui, nous sommes +comme des poissons dans un étang; ils peuvent pousser jusqu'à la berge +et voir ce qui les emprisonne; mais l'au delà leur échappe. Pour l'homme +cet au delà, c'est le «transcendant». Schopenhauer a été plus loin que +Kant. Sans doute, dit-il, nous n'apercevons le monde que par le dehors, +et comme phénomène; mais il y a une petite fente par laquelle nous +pouvons pénétrer jusqu'au fond des choses et saisir leur réalité +substantielle; c'est par notre propre «moi», qui se dévoile à nous comme +volonté, et ainsi nous avons la clef qui nous ouvre le «transcendant».</p> + +<p>«Vous vous dites, cher collègue, un platonicien incorrigible; mais +ignorez-vous que Schopenhauer invoque sans cesse le «divin» Platon et +l'incomparable, le prodigieux, <i>der erstaunliche</i>, Kant? Son grand +mérite, c'est d'avoir défendu l'idéalisme contre toutes ces bêtes +féroces que Dante rencontrait dans la forêt obscure, <i>nella selva +oscura</i>, où il s'était égaré: le matérialisme, le sensualisme et leur +digne progéniture, l'égoïsme et la bestialité. Une physique sans +métaphysique est ce qu'il y a de plus plat, de plus faux et de plus +dangereux.»</p> + +<p>«Et cependant, aujourd'hui, cette vérité, proclamée par tous les grands +esprits, fait rire. L'idée du devoir n'a de fondement que dans la +métaphysique. Rien dans la nature n'en parle, et la physique, ici, +devient muette. La nature est impitoyable. La force brutale y triomphe. +Le mieux armé détruit et dévore celui qui l'est moins. Où est le droit, +où est la justice? Le mot que les Français reprochent à notre chancelier +et qu'il n'a jamais prononcé: «Le droit, c'est la force», les +matérialistes en font la base de leur doctrine. La pitié de +Schopenhauer, la charité du chrétien, la justice du philosophe et du +juriste sont diamétralement opposées à l'instinct et aux voix de la +nature, qui nous poussent à tout sacrifier pour assouvir les appétits de +la bête. Lisez l'éloquente conclusion du livre de Lange, <i>Geschichte des +Materialismus</i>. «Ni les tribunaux, dit-il, ni les prisons, ni les +baïonnettes, ni la mitraille ne conjureront l'écroulement de l'édifice +social qui se prépare. Pour échapper à la catastrophe il faut éliminer +le matérialisme. C'est de la cervelle des savants, où il règne en +maître, qu'il faut le chasser. Car c'est de là qu'il rayonne et +qu'insensiblement il envahit tous les esprits. Il n'y a que la vraie +philosophie qui puisse sauver le monde.»</p> + +<p>—Mais, lui répliquai-je, la philosophie de Schopenhauer ne sera jamais +comprise que par le très petit nombre. J'avoue bien humblement que je +n'ai jamais osé aborder le texte allemand. Je n'ai lu que des fragments +en traduction.</p> + +<p>—«Vous avez eu tort, me répondit Noiré: le style de Schopenhauer est +limpide et clair. Il est un de nos meilleurs écrivains. Il a exposé les +problèmes les plus abstrus dans le meilleur langage. Nul n'a mieux +justifié la vérité de ce que notre Jean-Paul disait de Platon, de Bacon +et de Leibnitz. La pensée la plus profonde n'exclut pas plus une forme +brillante qui la rende avec relief, qu'un cerveau de penseur, un beau +front et un beau visage. Malheureusement, M. de Hartmann, par qui on +croit arriver à Schopenhauer, a trop souvent obscurci les idées du +maître par son jargon hégélien. Schopenhauer exécrait l'hégélianisme. En +véritable iconoclaste, il en brisait les idoles à coups de massue. Il +aimait les mots violents, les expressions assommoirs, «la divine +grossièreté», <i>die gôttliche Grobheit</i>, comme il disait. Cependant, il +vantait l'élégance et les bonnes manières, et il a même traduit, chose +étrange, un petit catéchisme sur la manière de se conduire dans le +monde, <i>El oraculo manual</i>, du jésuite Baltasar Gracian, mort en 1658. +Il y avait un temps, dit-il, où les trois grands sophistes de +l'Allemagne, Fichte, Schelling et surtout Hegel, ce vendeur de non-sens, +<i>der freche Unsinns Schmierer</i>, cet impertinent barbouilleur de papier, +s'imaginaient paraître profonds en devenant obscurs. Ce charlatan éhonté +se faisait adorer par la foule; il régnait dans les universités, où l'on +s'étudiait à prendre des poses hégéliennes. L'hégélianisme était une +religion, et des plus intolérantes. Qui n'était pas hégélien devenait +suspect, même à l'État prussien. Tous ces messieurs faisaient la chasse +à l'Absolu, et ils prétendaient le rapporter dans leur gibecière. Kant +avait démontré que la raison humaine ne saisit que le relatif. —-«Quelle +erreur! s'écrièrent en chœur Hegel, Schelling, Jacobi, Schleiermacher +et <i>tutti quanti</i>. L'Absolu! mais je le connais intimement; j'assiste à +ses petits levers; il n'a pas de secrets pour moi. Les différentes +chaires devenaient le théâtre des révolutions de l'Absolu, qui remuaient +toute l'Allemagne. Voulait-on rappeler à la raison tous ces illustres +maniaques, on vous répondait: Comprenez-vous l'Absolu d'une façon +adéquate? Non? Alors, taisez-vous. Vous n'êtes qu'un mauvais chrétien +et, par conséquent, un sujet dangereux. Prenez garde à la forteresse. Le +pauvre Beneke fut si effrayé de ces objurgations, qu'il alla se noyer. A +la fin, les grands mystagogues se prirent aussi aux cheveux. Comme +dernière injure, ils disaient à leur adversaire: Vous n'entendez rien à +l'Absolu. D'un coup de l'Absolu, on vous tuait un homme sur place. Ces +batailles faisaient penser au duel du rabbi et du moine à Tolède, dans +le <i>Romancero</i> de Heine. Après qu'ils avaient longuement et +hargneusement disputé, le roi dit à la reine: Qui des deux vous paraît +avoir raison? Il me semble, répondit la reine, qu'ils exhalent une +mauvaise odeur tous les deux. Cette nébulosité, qui rappelle la +<i>nephelokokkygia</i>, la ville dans les nuages, des <i>Oiseaux</i> +d'Aristophane, est passée en proverbe chez nos voisins les Français, qui +aiment ce qui est clair, en quoi ils n'ont pas tort. Quand une chose +leur paraît inintelligible, ils disent: C'est de la métaphysique +allemande. Cousin s'est évertué à vous offrir toute cette matière +indigeste, un peu clarifiée. Il y a perdu, non son latin, mais son +allemand et son français.</p> + +<p>«Je parie que vous n'avez jamais compris que l'Être pur est égal au +Non-Être. Connaissez-vous le conte allemand de Grimm: <i>Les habits de +l'empereur</i>? Un tailleur condamné à mort, pour obtenir sa grâce, promet +de faire pour l'empereur un vêtement incomparable, si beau que rien +n'en peut donner l'idée. Le tailleur, coud, coud sans relâche. Enfin, il +annonce que le costume est prêt; seulement, il ajoute que seuls les gens +d'esprit peuvent en apprécier les splendeurs. Les imbéciles ne +l'apercevront même pas. Domestiques, camériers, officiers, chambellans, +ministres, viennent l'un après l'autre pour l'admirer. Magnifique! +s'écrient-ils à l'envi. Le jour du couronnement, l'empereur croit +revêtir le costume; il passe en procession par les rues de la ville. +Foule dans les rues; foule aux fenêtres. Pas un qui ne veuille avoir +autant d'esprit que son voisin. Tous répètent: Splendide, on n'a jamais +rien vu de pareil! Enfin, un petit enfant regarde et dit: Mais +l'empereur est tout nu. On reconnaît alors qu'en effet le vêtement +n'existait pas, et le tailleur est pendu. Schopenhauer est le petit +enfant qui a révélé la misère, ou plutôt la non-existence de +l'hégélianisme. Aussi ses écrits ont été passés sous silence pendant +trente ans. La première édition de son chef-d'œuvre passa chez +l'épicier et de là dans la cuve. Notre devoir, aujourd'hui, est de +réparer tant d'injustice et de lui rendre l'honneur qui lui est dû.</p> + +<p>Son pessimisme ne doit pas vous arrêter. «Le monde, dit-il, est rempli +de mal et tout souffre ici-bas. La volonté de l'homme est perverse de +nature.» N'est-ce pas là l'essence même du christianisme: <i>ingemuit +omnis creatura</i>? D'après le maître, notre volonté naturelle est mauvaise +et égoïste. Toutefois, par un effort sur elle-même, elle peut s'épurer +et s'élever au-dessus de l'état de nature, pour entrer dans l'état de +grâce dont parle l'Eglise, dans la sainteté δεύτερος πλοΰς*. C'est là la +délivrance, la rédemption après laquelle soupirent les âmes pieuses. On +y arrive par le détachement absolu, par le mépris et la condamnation du +monde et de soi-même, <i>Spernere mundum, spernere se ipsum, spernere se +sperni</i><a name='FNanchor_4_4'></a><a href='#Footnote_4_4'><sup>[4]</sup></a>.</p> + + +<a name='Footnote_4_4'></a><a href='#FNanchor_4_4'>[4]</a><div class='note'><p> J'apprends que le comité pour élever une statue à +Schopenhauer vient de se constituer. Voici les noms des personnes +formant ce comité: Ernest Renan; Max Müller d'Oxford; le brahmane Rajá +Rampál Sing; M. de Benigsen, l'ancien président du Reichstag allemand; +Rudolf von Jhering, le célèbre romaniste de Göttingue; Gylden, +l'astronome de Stockholm; F. Unger, ancien ministre à Vienne; Wilhelm +Gentz, de Berlin; Otto Böbtlingk, de l'académie impériale de Russie; +Karl Hillebrand, de Florence, mort depuis; Francis Bowen, professeur à +Harvard-College aux États-Unis; prof. Rudolf Leuckart, de Leipzig; Hans +von Wolzogen, de Baireuth; Johannes Brahms, le célèbre musicien; F.A. +Gevært, le savant historien de la musique; le poète-artiste comte de +Schack; J. Moret, ancien ministre à Madrid; Elpis Melena, la généreuse +protectrice des droits des animaux; Ludwig Noiré, de Mayence, et Emile +de Laveleye, de Liège.</p></div> + +<p>Avant de quitter Würzbourg, je visite le palais, ancienne résidence des +princes-évêques, et quelques églises. Ce palais, <i>die Residenz</i>, est +énorme, et il le paraît davantage quand on songe qu'il était destiné à +orner la petite capitale d'un simple évêché. Erigé entre 1720 et 1744, +il est bâti sur le plan de celui de Versailles et il est presque aussi +grand. L'escalier n'a son pareil nulle part. Avec le vestibule qui le +précède, il occupe toute la largeur du palais et un tiers de sa +longueur. Montant d'une volée, ses marches et ses paliers largement +étalés, il est d'une magnificence impériale. Toute une foule de prélats +en soutane à queue et de belles dames à traînes de satin s'y +étageraient à l'aise. Des statues bucoliques ornent la rampe en pierre +découpée. Il y a une enfilade de trois cent cinquante-deux salons, tous +d'apparat; rien pour l'usage. Un certain nombre de ceux-ci ont été +décorés et meublés du temps de l'empire français. Que ces peintures des +plafonds et des murs en style pseudo-classique et ces meubles en acajou +avec appliques de cuivre semblent mesquins, à côté des appartements +achevés au commencement du dix-huitième siècle, où la chicorée +triomphante étale toutes ses séductions! En ce genre, je n'ai rien vu +dans toute l'Europe d'aussi parfait et d'aussi bien conservé. Les +étoffes du temps pendent en rideaux et garnissent chaises, fauteuils et +sophas. Chaque chambre a sa couleur dominante. En voici une toute en +vert, à reflets métalliques, comme des ailes de scarabées du Brésil. La +soie brochée des meubles est assortie. C'est d'un effet magique. Dans +une autre, de magnifiques gobelins représentent le triomphe et la +clémence d'Alexandre, d'après Lebrun. Une autre encore est toute en +glaces, même les trumeaux des portes, mais sur ces miroirs, des +guirlandes de fleurs, peintes à l'huile, tempèrent l'éclat de leurs +reflets. Les grands poêles en faïence et en porcelaine de Saxe blanc et +or sont de vraies merveilles d'invention et de goût.</p> + +<p>L'art du forgeron n'a jamais produit rien de plus admirable que les +immenses grilles de fer forgé qui ferment les jardins. Ces jardins, avec +terrasses, fontaines, boulingrins et groupes rustiques, forment aussi un +type complet de l'époque. </p> + +<p>Cette résidence princière, presque toujours inhabitée depuis la +suppression des souverainetés épiscopales, est demeurée intacte. Elle +n'a subi les outrages ni des insurrections populaires, ni des +changements de goût de la mode. Quels modèles achevés du temps de la +Régence architectes et fabricants de meubles et d'étoffes de mobilier +peuvent trouver ici!</p> + +<p>Tout ceci soulève en mon esprit deux questions: Où donc ces souverains +d'un État minuscule trouvaient-ils l'argent pour créer des splendeurs +qu'eût enviées Louis XIV? Mon collègue, Georg Schanz, professeur +d'économie politique à l'université de Würzbourg, me répond: Ces princes +ecclésiastiques n'avaient presque pas de troupes à entretenir. +Transformez en maçons, en menuisiers, en ébénistes, tous ces soldats qui +peuplent nos casernes, et l'Allemagne pourra se couvrir de palais comme +celui-ci.—Autre question: Comment ces évêques, disciples de Celui qui +n'avait pas où reposer la tête, ont-ils pu consacrer à ces pompes, +faites pour un Darius ou un Héliogabale, l'argent prélevé sur le +nécessaire du pauvre? N'avaient-ils donc pas lu l'Évangile, condamnant +Dives, et les commentaires des pères de l'Église, brûlants comme un fer +rouge? La doctrine chrétienne de l'humilité et de la charité jusqu'à la +pauvreté volontaire n'était-elle donc comprise que dans les couvents? +Ils étaient aveuglés par le sophisme qui fait croire que le luxe de qui +jouit est utile à qui travaille; erreur funeste, qui fait encore tant de +mal aujourd'hui.</p> + +<p>Au dix-huitième siècle, l'intérieur de la plupart des églises de +Würzbourg a été gâté par ce style rococo, si bien à sa place dans les +élégances d'un palais. Ce ne sont que festons, ce ne sont +qu'astragales! Les voûtes gothiques disparaissent sous des guirlandes de +fleurs, sous des nuages, des draperies, des anges suspendus, en plein +relief, des entrelacs de chicorées, le tout en plâtre et couvert de +dorures. Les autels sont souvent entièrement dorés. C'est une profusion +de fausse richesse. Dans la ville, quelques façades de maison sont des +types achevés de ce style Pompadour. Était-ce le rayonnement des +magnificences de Versailles qui portait l'Allemagne à habiller ses +monuments et ses demeures à la française, même après que l'astre était +couché?</p> + +<p>De mes fenêtres, qui s'ouvrent sur la place de la Résidence, je vois +passer un bataillon qui se rend à l'exercice. Les gardes, à Berlin, ne +marchent pas plus automatiquement. Les jambes, en mouvement, s'emboîtent +exactement. Les bras gauches se meuvent tous parallèlement, comme mus +par un même fil. Les fusils, sur l'épaule, sont tenus de la même façon, +de sorte que le reflet des canons forme un cordon d'acier étincelant, +parfaitement droit. Les files de soldats sont absolument rectilignes. Le +tout se meut d'une seule pièce, comme sur un rail. C'est la perfection. +Que d'efforts, que de soins pour arriver à un pareil résultat! +Evidemment, les Bavarois ont tout fait pour égaler ou même dépasser les +Prussiens. Ils ne veulent plus que les gens du Nord les appellent des +buveurs de bière, lourds et mous. Cet automatisme, qui fait si bon effet +à la parade, est-il aussi utile sur le champ de bataille, où l'on +s'attaque aujourd'hui en ordre dispersé? Je n'ose décider, mais ce qui +est certain, c'est que sous cette discipline rigoureuse et minutieuse, +le soldat s'habitue à l'ordre et à l'obéissance, deux qualités +essentielles, surtout en temps de démocratie. C'est quand la main de fer +de l'État despotique fait place à l'autorité des lois et des magistrats +que les hommes doivent apprendre à obéir. L'école et le service +militaire ont mission de donner cette instruction aux citoyens des +républiques. Plus la main du pouvoir se relâche, plus l'homme libre doit +se plier spontanément à ce qu'exige le maintien de l'ordre. Sinon, on +marche à l'anarchie, d'où renaît forcément le despotisme, car l'anarchie +est intolérable.</p> + +<p>Le soir, le son des fanfares éclate: c'est la retraite pour les troupes +de la garnison. Cela est mélancolique comme un adieu au jour qui s'en +va, et religieux comme un appel au repos de la nuit qui commence. Hélas! +ces trompettes qui sonnent si harmonieusement le couvre-feu donneront un +jour le signal des batailles et des égorgements! Les hommes sont restés +aussi féroces que les fauves, et ils le sont sans motif, car ils ne +dévorent plus ceux qu'ils tuent.</p> + +<p>Je fais partie de trois ou quatre sociétés qui prêchent la paix et +recommandent l'arbitrage. On ne nous écoute guère: on préfère se battre. +J'admets que quand la sécurité ou l'existence d'un pays sont en jeu, il +ne peut s'en remettre aux décisions d'un arbitre, quoique ses décisions +seraient au moins aussi justes que celles de la force et du hasard. Mais +il est des cas que j'appelle «des oreilles de Jenkins»<a name='FNanchor_5_5'></a><a href='#Footnote_5_5'><sup>[5]</sup></a> depuis que +j'ai lu le <i>Frederick the Great</i> de Carlyle. Dans ces cas, qui n'ont +d'autre importance que celle qu'y mettent l'amour-propre, l'entêtement, +et, tranchons le mot, la stupidité des peuples, l'arbitrage pourrait +éloigner plus d'un conflit.</p> + +<a name='Footnote_5_5'></a><a href='#FNanchor_5_5'>[5]</a><div class='note'><p> Le 20 avril 1731, le navire anglais <i>Rebecca</i>, capitaine +Jenkins, est visité par les gardes-côtes de la Havane, qui l'accusent +d'avoir à bord de la contrebande de guerre. Ils n'en trouvent pas; mais +ils maltraitent le capitaine. Ils le pendent d'abord à une vergue avec +un mousse suspendu à ses pieds. La corde casse; alors, ils lui coupent +une oreille, en lui disant: Apporte cela a ton roi. Revenu à Londres, +Jenkins demande vengeance. Pope fait un vers sur son oreille. Mais +l'Angleterre ne veut pas se brouiller en ce moment avec l'Espagne. Tout +paraît oublié. Huit ans après, les vexations infligées par les Espagnols +aux navires anglais font réapparaître l'oreille de Jenkins. Il l'avait +conservée dans de l'ouate. Les matelots circulent dans Londres avec +cette inscription sur leur chapeau: <i>Ear for Ear</i>, oreille pour oreille. +Les commerçants et les armateurs prennent feu. William Pitt et le peuple +veulent la guerre à l'Espagne; Walpole est forcé de la déclarer, le 3 +novembre 1739. On en sait les conséquences. Le sang coule dans le monde +entier, sur terre et sur mer. L'oreille de Jenkins est vengée. Si le +peuple anglais avait eu l'esprit poétique, dit Carlyle, cette oreille +serait devenue une constellation, comme la chevelure de Bérénice.</p></div> +<br /> + +<p>Mais si l'homme est toujours méchant pour l'homme, il est devenu plus +doux pour les animaux. On s'efforce d'interdire de les faire souffrir +inutilement. J'en note ici un exemple touchant. Je veux monter à la +citadelle, d'où l'on a une vue très étendue sur toute la Franconie. Je +traverse le pont sur le Main. Dans une rue dont les pignons bizarres et +les enseignes criardes feraient la joie des peintres, j'aperçois une +guérite en bois, sur laquelle est écrit en grands caractères: +<i>Thierschutzverein</i> (Association protectrice des animaux). Un cheval y +est remisé. Pourquoi? Pour être mis à la disposition des charretiers qui +ont à gravir la rampe du pont sur le Main, et pour les empêcher ainsi +de maltraiter leur attelage. Ceci est plus ingénieux et aussi plus +efficace que de les mettre à l'amende.</p> + +<p>Würzbourg n'est pas une ville d'industrie; on ne m'indique aucune raison +pour que la population et la richesse y augmentent rapidement, et +cependant, tout autour de la vieille ville, se sont élevés des quartiers +avec des squares, de jolies promenades formant boulevard et de larges +rues bordées de très belles maisons et de villas. Ici encore apparaît +cet important phénomène économique de notre temps, qui frappe les yeux +en tout pays: l'accroissement du nombre des familles aisées et leur +enrichissement. Si cela continue, «les masses» ne seront plus composées +de gens qui vivent du salaire, mais de gens qui vivent sur le profit, +l'intérêt ou la rente. Une révolution deviendra impossible, car l'ordre +établi aura plus de défenseurs que d'assaillants. Ces innombrables +maisons confortables, ces édifices de toute espèce qui surgissent +partout, avec les objets d'ameublement de toute sorte qui s'y +accumulent, tout cet épanouissement du bien-être est le résultat de +l'emploi de la machine. La machine augmente la production et épargne la +main-d'œuvre. Mais la journée de ceux qui travaillent n'ayant guère +diminué, le nombre de ceux qui ont pu cesser de travailler s'est accru.</p> + +<p>Würzbourg a une vieille université, installée dans un très curieux +bâtiment du XVIe siècle, au centre de la ville. Comme elle m'a fait +récemment l'honneur de m'envoyer le diplôme de <i>doctor honoris causa</i>, +je cherche à voir le recteur pour le remercier, mais je ne le rencontre +pas. Sur les boulevards, on a construit des instituts spéciaux et +isolés pour chaque science: pour la chimie, pour la physique, pour la +physiologie. Ce que l'on a dépensé pour ces instituts dans les +universités allemandes est inouï. Récemment, l'éminent professeur de +chimie à Bonn, M. Kekulé, me faisait visiter le palais que l'on a édifié +pour sa branche d'enseignement.</p> + +<p>Ce monument, avec sa colonnade grecque, est plus grand que toute +l'université ancienne. Les sous-sols, consacrés à la chimie +industrielle, ressemblent à une vaste fabrique. Le logement du +professeur est plus somptueux que ceux des premières autorités de la +province. Le gouverneur, l'évêque, le général lui-même n'ont rien de +pareil. Dans les salons et dans la salle de danse, on peut réunir toute +la ville. L'Institut de chimie a coûté plus d'un million. On pense avec +raison, en Allemagne, que tout professeur qui a des expériences à faire +doit être logé dans les locaux où se trouvent les laboratoires et les +auditoires. C'est ainsi seulement qu'il peut suivre des analyses +exigeant une surveillance continue, poursuivie pendant la nuit même. +L'anatomie comparée et la physiologie ont également leurs palais. +Plusieurs professeurs de sciences naturelles m'ont dit qu'il y avait +excès. Ils sont écrasés par l'étendue et les complications de leurs +installations, surtout par les soins et les responsabilités qu'elles +entraînent. N'importe, s'il y a exagération, c'est du bon côté. Le mot +de Bacon: <i>Knowledge is power</i> devient chaque jour plus vrai. La science +appliquée est la principale source de la richesse et, par conséquent, de +la puissance. Donc, ô États! voulez-vous être puissants et riches? +Encouragez les savants.</p> + +<p>Je m'arrête en passant pour revoir Nüremberg, la Pompéi du moyen âge. Je +ne parlerai point de ses églises, de ses maisons, de ses tours, de la +chambre des tortures, ni même de son effroyable Vierge de fer, toute +hérissée à l'intérieur de pointes de fer, qui, en se refermant, +transperçait le supplicié et, en s'ouvrant de nouveau, laissait tomber +le cadavre dans le torrent coulant à cent pieds au-dessous, dans les +ténèbres. Rien de plus terrifiant, rien qui fasse mieux comprendre la +cruauté raffinée de ces sombres époques. Mais je ne veux pas refaire +Bædeker.</p> + +<p>Sur la place, devant la cathédrale, je remarque un petit monument +moderne, de style gothique, rappelant, pour la forme, la fameuse colonne +romaine d'Igel, près de Trèves. Il est carré. Aux quatre faces, il y a +de grandes niches fermées par des glaces. Dans ces niches, au lieu de +statues de saints, on voit dans la première un thermomètre, dans la +seconde un hygromètre, dans la troisième un baromètre, dans la quatrième +les bulletins quotidiens et les cartes météorologiques de +l'Observatoire. Les appareils sont énormes—un mètre et demi au +moins—afin qu'on puisse en apercevoir facilement les indications. J'ai +trouvé de ces bornes météorologiques dans plusieurs villes d'Allemagne +et en Suisse, à Genève, dans les jardins du Rhône, à Vevey, près de +l'embarcadère, à Neuchâtel, sur la promenade au bord du lac. Je prêche +partout pour que toutes les villes en établissent. La dépense est +minime: mille francs, si l'on se contente du nécessaire; deux à trois +mille francs, si on veut du style. Cela amuse beaucoup la population, en +l'instruisant. C'est une leçon de physique de tous les jours et pour +tous. L'ouvrier, le campagnard apprennent ainsi, et bien mieux que par +une leçon de l'école primaire, l'usage de ces instruments, qui sont très +utiles pour l'agriculture et pour les précautions hygiéniques.</p> + +<p>Je me dirige à pied, à minuit, vers la gare pour y prendre l'express de +Vienne. Le vieux château profile sa masse noire sur le reste de la +ville, dont les toits blanchissent sous la lueur argentée de la lune. +C'est de là, me disais-je, que sont partis les Hohenzollern. Quel chemin +ils ont fait depuis! Vers 1170, Conrad de Hohenzollern devient Burggraf +de Nüremberg, et son descendant, Frédéric, premier électeur, quitte +cette ville, en 1412, pour prendre possession du Brandebourg, que le +magnifique et dépensier empereur Sigismond lui avait vendu pour 400,000 +florins d'or hongrois. Il avait emprunté la moitié de cette somme à +Frédéric, économe comme la fourmi, et lui avait même donné l'électorat +en hypothèque. Ne pouvant rembourser ses emprunts et ayant à payer les +frais d'un voyage en Espagne, il cède, sans nul regret, cette marche +inhospitalière du Nord, «les sables du marquis de Brandebourg», dont se +moquait Voltaire. Le glorieux empereur ne pouvait prévoir que de ce +petit burgrave et de ces sables naîtrait quelqu'un qui ceindrait la +couronne impériale. Economie, vertu mesquine des petites gens, mais qui +de peu tire beaucoup: <i>Molti pocchi fanno un assai</i>. Beaucoup de petits +riens font un grand tout. Vertu trop oubliée partout de ceux qui +gouvernent, et qui pourtant est plus nécessaire encore aux Etats qu'aux +citoyens.</p> + +<p>Une courte nuit de juin est vite passée dans un sleeping-car. Au matin, +me voici en Autriche; je m'en aperçois au délicieux café à la crème qui +m'est servi dans un verre, à la gare de Linz, par une jeune fille très +blonde, bras nus, avec une robe d'indienne rose clair. Il vaut presque +celui qu'on boit au <i>Posthof</i>, à Carlsbad. Bientôt on voit le Danube du +haut de la ligne, qui la côtoie à distance. Quoi qu'en dise la valse si +connue: <i>Die blaue Donau</i>, il n'est pas bleu, mais d'un vert jaunâtre, +comme le Rhin. Mais qu'il est plus pittoresque! Pas de vignobles, pas +d'industrie, très peu de bateaux à vapeur; je n'en ai vu qu'un seul, +remontant péniblement le courant rapide. Les collines qui le bordent +sont couvertes de forêts ou de vertes prairies. Les saules trempent +leurs branches dans l'eau. Les maisons de ferme, isolées, ont un air +rustique et presque montagnard. Peu d'activité, peu de commerce. Le +paysan est encore le principal facteur de la richesse. Par cette belle +matinée, la douce paix de la vie bucolique me pénètre et me séduit. Oh! +qu'il ferait bon vivre ici, près de ces bois de pins et de ces prairies, +où paissent les vaches! mais de l'autre côté du fleuve, où le chemin de +fer ne passe point.</p> + +<p>De ce contraste entre le Rhin et le Danube, je vois diverses raisons. Le +Rhin coule vers la Hollande et l'Angleterre, deux marchés depuis trois +cents ans très riches et prêts à payer cher tout ce que le fleuve leur +apporte. Le Danube coule vers la mer Noire, entourée de peuples pauvres, +qui ne peuvent presque rien acheter. Les produits de la Hongrie, même le +bétail vivant, sont transportés vers l'Occident, par chemin de fer, +jusqu'à Londres. Par eau, le trajet est trop long. En second lieu, le +Rhin dispose, à meilleur marché que partout ailleurs, de cette force +illimitée empruntée au soleil et conservée dans les entrailles de la +terre: le charbon, ce pain indispensable de l'industrie moderne. Enfin, +le Rhin a été un centre de civilisation depuis la conquête romaine et +dès les premiers temps du moyen âge, tandis que, hier encore, la partie +du Danube la plus importante pour le trafic était aux mains des Turcs.</p> + +<p>J'achète à la gare d'Amstetter la <i>Neue freie Presse</i> de Vienne, qui +est, à mon avis, avec le <i>Pester Lloyd</i>, le journal en langue allemande +le mieux composé et le plus agréable à lire. La <i>Kölnische Zeitung</i> est +parfaitement informée, et l'<i>Allgemeine Zeitung</i> est toute une +encyclopédie; mais c'est un effroyable pêle-mêle, sans ordre, où, par +exemple, des paragraphes, <i>Frankreich</i> ou <i>Paris</i>, reviennent trois ou +quatre fois, disséminés au hasard dans le corps d'une immense feuille +compacte. J'aime autant lire trois fois le <i>Times</i> qu'une fois la +<i>Kölnische</i>, malgré tout le respect qu'elle m'inspire.</p> + +<p>J'ai à peine ouvert la <i>Freie Presse</i> que me voilà plongé dans la lutte +des nationalités, comme je l'avais été seize ans auparavant. Seulement, +elle ne sévit plus entre Magyars et Allemands. Le compromis dualiste de +Deak a créé un <i>modus vivendi</i> qui continue à s'imposer. C'est entre +Tchèques et Allemands, d'un côté, entre Magyars et Croates, de l'autre, +que les hostilités sont ouvertes en ce moment. Le ministère Taaffe a +décidé la dissolution de la Diète de la Bohême. De nouvelles élections +vont avoir lieu. Les nationaux tchèques et les féodaux agissent de +concert; les Allemands seront écrasés. Il leur restera à peine le tiers +des voix au sein de la Diète. La <i>Freie Presse</i> en gémit profondément. +Elle prévoit les plus grands désastres: sinon la fin du monde, tout au +moins la dislocation de la monarchie. Cela lui vaut trois ou quatre +saisies par mois, quoiqu'elle soit l'organe de la bourgeoisie +autrichienne. Elle est libérale, mais très modérée, couleur des <i>Débats</i> +et du <i>Temps</i>. Ces saisies aboutissent presque toujours à des jugements +de non-lieu... après deux ou trois mois. On restitue alors les numéros à +l'éditeur, qui n'a plus qu'à les jeter dans la cuve. Ces +confiscations—en réalité, c'est cela,—opérées par mesure +administrative et sans droit, puisqu'il y a acquittement, rappellent les +mauvais temps de l'empire français. Appliquées à un journal qui défend +les intérêts autrichiens, elles me stupéfient. Je me dis que mon ami +Eugène Pelletan ne réclamerait plus, pour la France, «la liberté comme +en Autriche»; mot fameux en son temps, qui lui valut trois mois de +prison. C'est l'influence tchèque qui obtient, dit-on, ces saisies; +preuve évidente de la violence des conflits de race. Les Viennois avec +qui je voyage m'affirment cependant qu'ils sont moins âpres qu'il y a +quinze ans. Alors, leur dis-je, j'ai parcouru tout l'empire sans +rencontrer un Autrichien. Je suis, me répondait-on, Magyar, Croate, +Valaque, Saxon, Tchèque, Tyrolien, Polonais, Ruthène, Dalmate; +Autrichien, jamais! La patrie commune était ignorée, niée. La race était +tout. Aujourd'hui, reprennent mes interlocuteurs, il n'en est plus de +même. Vous trouverez d'excellents Autrichiens. En ce moment, ce sont +encore les Magyars. Demain, ce seront les Tchèques.</p> + +<p>Le lecteur voudra bien me permettre ici une digression sur cette +question des nationalités. Je la rencontrerai partout; elle me +pénétrera; je vivrai en elle. C'est la principale préoccupation des pays +que je visiterai, des hommes avec qui je m'entretiendrai. En réalité, +c'est le «facteur» qui décidera de l'avenir des populations du Danube et +de la péninsule balcanique. Les Français ne peuvent pas bien comprendre +toute la puissance du sentiment ethnique. Ils ont dépassé ce «moment». +La France est pour eux la Patrie, et la Patrie est une divinité pour +laquelle ils vivent et meurent, s'il le faut. Ce culte de la Patrie est +une religion qui survit même en ceux qui n'en ont plus d'autre. La +France, dans son unité, transfigurée, anthropomorphisée d'abord, puis +apothéosée, s'est tellement emparée des âmes, qu'elle a refoulé et +presque effacé le sentiment de la race, même chez le Provençal, à moitié +Italien, chez le Breton bretonnant, complètement Celte, chez le Flamand +du Nord, qui parle le néerlandais, et, chose plus étonnante, chez +l'Alsacien, un Allemand et appartenant ainsi par ses origines à la +grande race germanique. M. Thiers, qui comprenait tout, n'a jamais bien +saisi la force de ces aspirations des races, qui refont, sous nos yeux, +la carte de l'Europe sur la base des nationalités. Ces deux grands +«réalistes», Cavour et Bismarck, s'en sont rendu compte et ils en ont +tiré ce que l'on sait.</p> + +<p>Un soir que Jules Simon m'avait conduit chez M. Thiers, rue +Saint-Honoré, celui-ci me demanda ce qu'était, en Belgique, le mouvement +flamand. Je m'efforçai de le lui expliquer. Il trouva cela puéril et +arriéré. Il avait à la fois tort et raison. Il avait raison, car +l'union véritable est celle des esprits, non celle du sang. Ici +s'applique le mot admirable du Christ: «Ceux-là sont mes frères et mes +sœurs qui font la volonté de mon père.» Les nationalités d'élection, +qui, sans tenir compte de la diversité des langues et des races, +reposent, comme en Suisse, sur l'identité des souvenirs historiques, de +la civilisation et des libertés, sont d'un ordre supérieur. Elles sont +l'image et le précurseur de la fusion finale, qui fera de tous les +peuples une famille ou plutôt une fédération. Mais M. Thiers, idéaliste +comme un vrai fils de la Révolution française, avait tort de méconnaître +les faits actuels et les nécessités transitoires.</p> + +<p>Le réveil des nationalités est la conséquence inévitable du +développement de la démocratie, de la presse et de la culture +littéraire. Un autocrate peut gouverner vingt peuples divers, sans +s'inquiéter ni de leur langue, ni de leur race. Mais avec le règne des +assemblées, tout change. La parole gouverne. Quelle langue parlera-t-on? +Celle du peuple nécessairement. Voulez-vous instruire le peuple, vous ne +pouvez le faire qu'en sa langue. Le jugez-vous, ce ne peut être en un +idiome étranger. Vous prétendez le représenter et vous demandez son +vote; il faut au moins qu'il vous comprenne. Et ainsi, peu à peu, +parlement, tribunaux, écoles, enseignement à tous les degrés, sont +acquis à la langue nationale. En Finlande, par exemple, la lutte est +entre les Suédois, qui forment la classe aisée habitant les villes de la +côte, et les Finnois, qui constituent la classe rurale. Visitant le pays +avec le fils de l'éminent linguiste Castrèn, qui est mort en allant +chercher jusqu'au fond de l'Asie les origines de la langue finnoise, je +trouvai que celle-ci dominait même dans les faubourgs des grandes +villes, comme Abo et Helsingfors. Les inscriptions officielles y sont +bilingues. L'enseignement primaire se donne presque partout en finnois. +A côté des gymnases suédois, il y en a de finnois. A l'université même, +certains cours se font en finnois. Il y a jusqu'à un théâtre national où +j'ai entendu chanter <i>Martha</i> en finnois. En Galicie, le polonais a +complètement remplacé l'allemand. Mais les Ruthènes réclament à leur +tour pour leur idiome. En Bohême, le tchèque triomphe définitivement et +menace d'expulser l'allemand. A l'ouverture de la Diète, le gouverneur +prononce un discours en tchèque et un autre en allemand. A Prague, à +côté de l'université allemande, on a créé récemment une université +tchèque. Les féodaux et le clergé favorisent ici le mouvement national. +L'archevêque de Prague, le prince de Schwarzenberg, quoiqu'Allemand de +race, ne nomme plus que des prêtres tchèques, même dans le nord de la +Bohême, où l'allemand domine.</p> + +<p>Certes, ce sont là des causes de divisions et de difficultés qui +deviennent presque insurmontables dans les régions où deux races sont +entremêlées. Parler l'idiome d'un petit groupe est un désavantage, car +c'est une cause d'isolement. Mieux vaudrait, sans doute, qu'il n'y eût +en Europe que trois ou quatre langues, ou plutôt encore, une seule. Mais +en attendant que se réalise ce comble de l'unité, tout peuple affranchi +et appelé à se gouverner revendiquera les droits de sa langue et tâchera +de s'unir à ceux qui la parlent en même temps que lui, à moins qu'il +n'ait trouvé pleine satisfaction dans une nationalité d'élection, de +convenance et de tradition. Ce sont ces revendications en faveur de +l'emploi de la langue nationale et les aspirations vers la formation +d'États basés sur les groupes ethniques qui agitent en ce moment +l'Autriche et la péninsule des Balkans.</p> +<br><br> + + + +<a name='CHAPITRE_II'></a><h2>CHAPITRE II.</h2> + +<h3>VIENNE.—LES MINISTRES ET LE FÉDÉRALISME.</h3> +<br> + +<p>Aux approches de Vienne, le pays qu'on traverse devient ravissant. C'est +une série de petites vallées, où coulent de clairs ruisseaux, bordés de +vertes prairies, entre des collines couvertes de bois de sapins et de +chênes. On se croirait en Styrie où dans la Haute-Bavière. Bientôt +cependant apparaissent des résidences d'été, souvent en forme de +châlets, ensevelies sous des rosiers grimpants «gloire de Dijon» et des +elématites. Elles se rapprochent peu à peu, se groupent et, près des +gares de banlieue, forment des hameaux de villas. Nulle capitale, sauf +Stockholm, n'a de plus charmants environs. La nature subalpestre +s'avance jusque près des faubourgs. Rien de plus délicieux que Baden, +Mödling, Brühl, Vöslau et tous ces lieux de villégiature au midi de +Vienne, sur la route du Sömering.</p> + +<p>Arrivé à dix heures, je descends à l'hôtel Münsch, ancienne et bonne +maison, très préférable, selon moi, à ces gigantesques et somptueux +caravansérails du Ring, où l'on n'est qu'un numéro. On me remet une +lettre de mon collègue de l'Université de Vienne et de l'Institut de +droit international, le baron de Neumann: elle m'annonce que le +ministre Taaffe me recevra à onze heures et le ministre des affaires +étrangères, M. de Kálnoky, à trois heures.</p> + +<p>Il est toujours bon de voir les ministres des pays qu'on visite. Cela +ouvre des portes que l'on désire franchir et des archives que l'on a +besoin de consulter, et, au besoin, vous tirerait de prison, si, par +erreur, on vous y logeait.</p> + +<p>Je m'habille en toute hâte; mais au moment où je monte en voiture, le +portier m'arrête: Vous vous êtes coupé, monsieur, votre col est taché de +sang; vous ne pouvez aller ainsi chez Son Excellence. Mais je suis en +retard; et je pars en me disant qu'un ministre qui s'occupe en ce moment +de cette tâche ingrate de satisfaire les Tchèques sans mécontenter les +Allemands, ne verra pas ce qu'a aussitôt aperçu l'œil maternel de ce +bon portier.</p> + +<p>Le ministère de l'intérieur est un sombre palais, situé Judenplatz, dans +une de ces rues étroites et obscures de l'ancien Vienne. Grands +appartements, corrects et nus; mobilier solennel et simple, mais pur +XVIIIe siècle. C'est la demeure d'une famille à qui il faut de l'ordre +pour balancer ses comptes. Quelle différence avec les ministères de +Paris, où le luxe s'étale en lambris ultra-dorés, en brocarts de Lyon, +en plafonds peints, en immenses et splendides escaliers, comme, par +exemple, aux Finances et aux Affaires étrangères! Je préfère la +simplicité des bâtiments officiels de Vienne et de Berlin. L'État ne +doit pas donner l'exemple et le ton de la prodigalité. Le comte Taaffe +est en habit et cravate blanche: il se rend à une audience de +l'Empereur. Néanmoins, il fait le meilleur accueil à la lettre +d'introduction qu'une de ses cousines m'avait donnée pour lui, appuyée +d'ailleurs par mon ami Neumann, qui a été le professeur de droit public +de Son Excellence. De sa conversation, je retiens ce qui suit et j'y +trouve l'explication de sa politique actuelle: Quel est le meilleur +moyen d'engager plusieurs personnes à rester habiter la même maison? +N'est-ce pas de les laisser libres de régler comme elles l'entendent +leurs affaires de ménage. Obligez-les de vivre, de parler et de se +divertir toutes de la même manière, elles se disputeront et ne +chercheront qu'à se séparer. Pourquoi les Italiens du Tessin ne +songent-ils pas à s'unir à l'Italie? Parce qu'ils se trouvent très +heureux dans la Confédération suisse. Rappelez-vous la devise de +l'Autriche: <i>Viribus unitis</i>. L'union véritable naîtra de la +satisfaction générale. Le moyen de satisfaire tout le monde, c'est de ne +sacrifier les droits de personne.</p> + +<p>—«En effet, répliquai-je, faire sortir l'unité de la liberté et de +l'autonomie, c'est la rendre indestructible.</p> + +<p>Le comte Taaffe incline depuis longtemps vers les idées fédéralistes. +Lors du ministère Taaffe-Potocki, il avait esquissé, en 1869, tout un +plan de réformes qui avaient pour but d'accroître les attributions des +autonomies provinciales<a name='FNanchor_6_6'></a><a href='#Footnote_6_6'><sup>[6]</sup></a>, et dans des articles que j'ai publiés ici +même en 1868-1869, j'ai essayé de montrer que c'est là la meilleure +solution. Le comte Taaffe est encore jeune: il est né le 24 février +1833. Il descend d'une famille irlandaise et il est pair d'Irlande avec +le titre de viscount Taaffe de Covren, baron of Ballymote. Mais ses +ancêtres se sont expatriés et ont perdu leurs propriétés en Irlande, à +cause de leur attachement aux Stuarts. Ils sont alors entrés au service +des ducs de Lorraine, et l'un d'eux s'est distingué au siège de Vienne +en 1683. Le comte Edouard, le ministre actuel, est né à Prague. Son père +était président de la cour suprême de justice. Quant à lui, il a +commencé sa carrière dans l'administration en Hongrie, sous le baron de +Bach. Celui-ci, voyant ses aptitudes et son assiduité au travail, lui +procura un avancement rapide. Taaffe devint successivement +vice-gouverneur de Bohême, gouverneur de Salzbourg et enfin gouverneur +de la Haute-Autriche. Appelé au ministère de l'intérieur en 1867, il +signa le fameux acte du 21 décembre, qui constitue le dualisme actuel. +Après la chute du ministère, il est nommé gouverneur du Tyrol, qu'il +administre pendant sept ans, à la satisfaction générale. Revenu au +pouvoir, il reprend le portefeuille de l'intérieur, auquel s'ajoute la +présidence du conseil; et il recommence sa politique fédéraliste avec +plus de succès qu'en 1869. A Vienne, on s'étonne et on s'afflige de +toutes les concessions dont il comble les Tchèques. Il les fait, dit-on, +pour obtenir leur votes en faveur de la revision de la loi de +l'enseignement primaire dans le sens réactionnaire et clérical. On +oublie qu'il a donné des gages aux idées fédéralistes depuis plus de +seize ans. Ce qui peut étonner davantage, c'est la contradiction qui +existe entre la politique du gouvernement autrichien à l'intérieur et à +l'extérieur. A l'intérieur, on favorise manifestement le mouvement +slave. Ainsi, en Galicie et en Bohême, on lui concède tout, sauf le +rétablissement du royaume de saint Wenceslas, dont on prépare cependant +les voies. A l'extérieur, au contraire, et notamment au delà du Danube, +on lutte contre le mouvement slave, et on essaye de le comprimer, au +risque d'augmenter, à un point inquiétant, la popularité et l'influence +de la Russie. Cette contradiction s'explique ainsi: Le ministère commun +de l'empire est entièrement indépendant du ministère de la Cisleithanie. +Ce ministère commun, que préside le chancelier, n'est composé que de +trois ministres: celui des affaires étrangères, celui des finances et +celui de la guerre; il a seul le droit de s'occuper de l'extérieur, et +les Hongrois y dominent.</p> + +<a name='Footnote_6_6'></a><a href='#FNanchor_6_6'>[6]</a><div class='note'><p> J'en ai donné le résumé dans mon livre <i>La Prusse et +l'Autriche depuis Sadowa</i>, t. II, p. 265.</p></div> + +<p>Le comte Taaffe a son principal domaine et sa résidence à Ellishan, en +Bohême. Bailli de l'ordre de Malte, il a la Toison d'or, distinction +très rare. Il est donc, de toute façon, un grand personnage. Il a épousé +en 1860 la comtesse Irma de Csaky de Keresztszegh, qui lui a donné un +fils et cinq filles. Il a ainsi un pied en Bohême et un autre en +Hongrie. Nul ne conteste ses aptitudes de travailleur infatigable et +d'administrateur habile; mais à Vienne, on lui reproche d'aimer trop +l'aristocratie et le clergé. A Prague, on lui élèvera probablement une +statue aussi haute que la cathédrale du Hradshin, s'il amène l'Empereur +à s'y faire couronner.</p> + +<p>A trois heures, je me rends chez M. de Kálnoky, au ministère des +affaires étrangères, Ballplatz. Celui-ci au moins est bien situé, en +pleine lumière, près de la résidence impériale et en vue du Ring. Grands +salons solennels et froids. Fauteuils dorés, lambris blanc et or, +tentures et rideaux de lampas rouge, parquet brillant comme une glace et +sans tapis. Au mur, de grands portraits de la famille impériale. En +attendant que l'huissier m'annonce, je pense à Metternich; c'est ici +qu'il résidait; en 1812, c'est l'Autriche qui a décidé la chute de +Napoléon. C'est elle encore qui tient en ses mains les destinées de +l'Europe; suivant qu'elle se porte au nord, à l'est ou à l'ouest, la +balance penche, et celui qui dirige la politique extérieure de +l'Autriche est le ministre que je vais voir. Je m'attendais à me trouver +en présence d'un personnage majestueux à cheveux blancs. Je suis +agréablement surpris d'être reçu, de la manière la plus affable, par un +homme qui semble ne pas avoir quarante ans, vêtu d'un costume de matin, +en cheviot brune, avec une petite cravate bleu clair. Le visage ouvert, +l'expression cordiale et l'œil pétillant d'esprit. Tous les Kálnoky en +ont, prétend-on. Il a cette distinction sobre, fine, modeste et toute +simple du lord anglais, et il parle le français comme un Parisien, ainsi +que le font souvent les Autrichiens des hautes classes. Cela provient, +j'imagine, de ce que, s'exprimant également bien en six ou sept langues, +les accents particuliers de celles-ci se neutralisent. Les Anglais et +les Allemands, même quand ils connaissent à fond le français, conservent +d'ordinaire un accent étranger. M. de Kálnoky me demande quels sont mes +plans de voyage. Quand il apprend que je compte suivre le tracé du +chemin de fer qui reliera Belgrade, par Sophia, à Constantinople:</p> + +<p>«C'est là, me dit-il, notre grande préoccupation pour le moment. En +Occident, on nous prête des intentions de conquête. C'est absurde. Il +nous serait difficile d'en faire qui contentassent les deux parties de +l'empire, et nous avons d'ailleurs le plus grand intérêt au maintien de +la paix. Mais il est pourtant des conquêtes que nous rêvons et +auxquelles, en votre qualité d'économiste, vous applaudirez. Ce sont +celles que peuvent faire notre industrie, notre commerce et notre +civilisation. Mais pour qu'elles se réalisent, il faut des chemins de +fer en Serbie, en Bulgarie, en Bosnie, en Macédoine, et surtout la +jonction avec le réseau ottoman qui reliera définitivement l'Orient à +l'Occident. Les ingénieurs sont à l'œuvre, et les diplomates aussi. +Nous aboutirons bientôt, j'espère. Le jour où un Pulman-car vous +conduira confortablement de Paris à Constantinople en trois jours, j'ose +croire que vous ne nous en voudrez pas. C'est pour vous, Occidentaux, +que nous travaillons.»</p> + +<p>On dit que la parole a été donnée aux diplomates pour déguiser leur +pensée. Je crois cependant que quand les hommes d'État autrichiens +repoussent toute idée de conquête ou d'annexion en Orient, ils expriment +les vraies intentions du gouvernement impérial. J'ai entendu tenir le +même langage par le précédent chancelier, M. de Haymerlé, quand je l'ai +vu à Rome, en 1879, et il m'a écrit dans le même sens peu de temps avant +sa mort. Or, M. de Haymerlé connaissait l'Orient et la péninsule +balkanique mieux que personne et il en parlait parfaitement toutes les +langues. Il y avait résidé longtemps, d'abord comme drogman de +l'ambassade d'Autriche, puis comme envoyé.</p> + +<p>Toutefois, on ne peut se dissimuler qu'il est certaines éventualités qui +forceraient l'Autriche à faire un pas en avant. Telles seraient, par +exemple, une insurrection triomphante en Serbie ou des troubles graves +en Macédoine, menaçant la sécurité du chemin de fer de +Mitrovitza-Salonique. L'Autriche, occupant la Bosnie jusqu'à Novi-Bazar, +ne permettra pas que la péninsule soit livrée à l'anarchie ou à la +guerre civile. Quand on s'engage dans les affaires orientales, on va +plus loin qu'on ne veut: voyez l'Angleterre en Égypte. C'est là le côté +grave de la situation prédominante que l'Autriche a prise dans la +péninsule balkanique.</p> + +<p>Voici quelques détails sur le chancelier actuel: Le comte Gustave +Kálnoky de Kôrospatak est d'origine hongroise, comme son nom l'indique, +mais il est né en Moravie, à Lettowitz, le 29 décembre 1832, et c'est +dans cette province que se trouvent la plupart de ses biens, parmi +lesquels on me cite les terres de Prodlitz, d'Ottaslawitz et de +Szabatta. Il a plusieurs frères et une sœur très belle, qui a épousé +d'abord le comte Jean Waldstein, veuf d'une Zichy et âgé déjà de 62 ans, +puis, devenue veuve à son tour, le duc de Sabran. La carrière du +chancelier Kálnoky a été très extraordinaire. Il quitte l'armée en 1879, +avec le grade de colonel-major, et entre dans la diplomatie. Il obtient +le poste de Copenhague, où il semble appelé à jouer un rôle assez +effacé. Mais peu de temps après, il est nommé à Saint-Pétersbourg, poste +diplomatique le plus important de tous, et à la mort de Haymerlé, il est +appelé au ministère des affaires étrangères. Ainsi, en trois ans, +officier de cavalerie brillant et élégant, mais sans nulle influence +politique, il devient le premier personnage de l'empire, l'arbitre de +ses destinées et, par conséquent, de celles de l'Europe. D'où vient cet +avancement inouï, qui fait penser à celui des grands-vizirs dans les +<i>Mille et une Nuits</i>? On l'attribue généralement à l'amitié d'Audrassy. +Mais voici, me dit-on, la vérité vraie, quoique non connue: M. de +Kálnoky manie la plume mieux encore que la parole. Ses dépèches étaient +des modèles achevés. L'Empereur, travailleur infatigable et +consciencieux, s'occupe personnellement de la politique étrangère; il +lit ces dépèches, en est très frappé et note Kálnoky comme devant être +appelé aux plus hautes fonctions. A Saint-Pétersbourg, Kálnoky charme +tout le monde par son esprit et son amabilité. Malgré toutes les +défiances, il devient même <i>persona grata</i> à la cour. En l'appelant à la +chancellerie, l'empereur d'Autriche l'a nommé général-major. On a cru +d'abord que ses attaches avec la Russie l'entraîneraient à s'entendre +avec elle, peut-être aussi avec la France, et à rompre l'alliance +allemande. Mais Kálnoky ne peut oublier qu'il est Hongrois, l'ami +d'Andrassy, et que la politique hongroise a pour pivot, depuis 1866, une +entente intime avec Berlin. Les journaux allemands commencèrent à mettre +en doute la fidélité de l'Autriche. L'opinion publique s'émut à Vienne, +à Pest surtout. Mais bientôt Kálnoky mit fin à ces bruits par son voyage +à Gastein, où l'empereur Guillaume le combla de marques d'affection et +où, dans l'entrevue avec M. de Bismarck, tous les malentendus furent +dissipés. La position de ce jeune ministre est aujourd'hui très forte. +Il jouit de la confiance absolue de l'Empereur et aussi, semble-t-il, de +celle de la nation, car dans la dernière session des délégations trans- +et cisleithanes, tous les partis l'ont acclamé, même les Tchèques, qui +dominent en ce moment dans la Cisleithanie. M. de Kálnoky est resté +célibataire, ce qui, dit-on, désole les mères et inquiète les maris.</p> + +<p>Je passe la soirée chez les Salm-Lichtenstein. J'avais rencontré +l'Altgräfin à Florence et je suis heureux de faire la connaissance de +son mari, qui est membre du Parlement et qui s'occupe ardemment de la +question tchéco-allemande. Il appartient au parti libéral autrichien et +il blâme vivement la politique Taaffe et l'alliance que les féodaux et, +notamment, presque tous les membres de sa famille et celle de sa femme +ont conclue avec le parti ultra-tchèque. «Leur but, dit-il, est +d'obtenir pour la Bohême la même situation que celle de la Hongrie. +L'Empereur irait à Prague ceindre la couronne de saint Wenceslas. La +Bohême redeviendrait autonome. Elle serait régie par sa Diète, comme la +Hongrie l'est par la sienne. L'empire, au lieu d'être dualiste, serait +triunitaire. Sauf pour les affaires communes, il y aurait trois Etats +indépendants, réunis seulement par la personne du souverain. C'est le +régime du moyen âge; il était viable quand il existait partout; mais il +ne l'est plus maintenant qu'autour de nous se sont constitués de grands +Etats unitaires, comme la France, la Russie et l'Italie. J'admets la +fédération pour un petit État neutre, comme la Suisse, ou pour un État +isolé, embrassant tout un continent, comme les États-Unis, mais je la +considère comme mortelle pour l'Autriche, qui, au centre de l'Europe, se +trouve exposée à toutes les complications et aux convoitises de tous ses +voisins.</p> + +<p>«Mes bons amis les féodaux, soutenus à fond par le clergé, espèrent que +dans la Bohême autonome et complètement soustraite à l'action des +libéraux du Parlement central, ils seront les maîtres absolus et qu'ils +pourront y rétablir l'ancien régime. Je pense qu'ils se trompent +complètement. Quand les nationaux tchèques auront atteint leur but, ils +se retourneront contre leurs alliés actuels. Ils sont, au fond, tous des +démocrates de nuances diverses, depuis le le rose tendre jusqu'au rouge +écarlate; mais tous se lèveront contre la domination de l'aristocratie +et du clergé, et ils s'uniront alors aux Allemands de nos villes, qui +sont presque tous libéraux. Ceux même qui habitent nos campagnes les +suivront. L'aristocratie et le clergé seraient inévitablement vaincus. +Au besoin, les Tchèques ultras en appelleraient aux souvenirs de Jean +Huss et de Zisca. Voyez quelle chose étrange: la plupart de ces grandes +familles qui se sont mises à la tête du mouvement national, en Bohême, +sont allemandes d'origine ou ne parlent pas la langue dont elles veulent +faire l'idiome officiel. Les Hapsbourg, notre capitale, notre +civilisation, la force initiale et persistante qui a créé l'Autriche, +tout cela n'est-il donc pas germanique? En Hongrie, l'allemand, la +langue de notre Empereur, est proscrite; proscrite aussi en Galicie; +proscrite en Croatie; proscrite aussi bientôt en Carinthie, en Carniole +et en Bohême. La politique actuelle est périlleuse de toute façon. Elle +blesse profondément l'élément allemand, qui représente les lumières, +l'industrie, l'argent, toutes les puissances modernes. En Bohême, si +elle triomphe, elle livrera l'aristocratie et le clergé aux entreprises +de la démocratie tchèque et hussite.</p> + +<p>—«Tout ce que vous dites, répondis-je, me paraît parfaitement déduit. +Je ne puis objecter que ceci: Il s'établit parfois dans les choses +humaines certains courants irrésistibles. On les reconnaît à cette +marque que rien ne les arrête et que tout leur sert. Tel est le +mouvement des nationalités. Considérez leur prodigieux réveil. On dirait +la résurrection des morts. Ensevelies dans les ténèbres, elles se +relèvent dans la lumière et dans la gloire. Qu'était, au dix-huitième +siècle, la langue allemande, quand Frédéric se vantait de l'ignorer et +se piquait d'écrire le français aussi bien que Voltaire? C'était +toujours, sans doute, la langue de Luther, mais ce n'était pas celle des +classes cultivées et élégantes. Transportons-nous par la pensée quarante +ans en arrière: qu'était le hongrois? L'idiome méprisé des pasteurs de +la Puzta. La langue de la bonne société et de l'administration était +l'allemand, et dans la Diète, on parlait le latin. Le magyare, +aujourd'hui, est la langue du Parlement, de la presse, du théâtre, de la +science, des académies, de l'université, de la poésie, du roman. +Désormais, langue officielle et exclusive, elle s'impose même, dit-on, à +des populations d'une autre race, qui n'en veulent pas, comme en Croatie +et en Transylvanie. Le tchèque est en train de se faire en Bohême la +même place que le magyare en Hongrie. Même chose dans les provinces +croates: naguère encore patois populaire, le croate a maintenant son +université à Agram, ses poètes, ses philologues, sa presse, son théâtre. +Le serbe, qui n'est autre que le croate écrit en lettres orientales, est +devenu aussi, en Serbie, langue officielle, littéraire, parlementaire, +scientifique, tout comme ses aînés l'allemand ou le français. Il en est +de même pour le bulgare en Bulgarie et en Roumélie, pour le finnois en +Finlande, pour le roumain en Roumanie, pour le polonais en Galicie et +bientôt aussi probablement pour le flamand en Flandre. Comme toujours, +le réveil littéraire précède les revendications politiques. Dans un +gouvernement constitutionnel, le parti des nationalités finit par +triompher, parce que, entre les autres partis, c'est à qui lui fera le +plus de concessions et d'avantages pour obtenir l'appoint de ses votes: +c'est même le cas en Irlande.</p> + +<p>«Dites-moi, croyez-vous qu'un gouvernement quelconque puisse comprimer +un mouvement aussi profond, aussi universel, ayant sa racine dans le +cœur même des races longtemps asservies et se développant fatalement, +avec les progrès de ce que l'on appelle la civilisation moderne? Que +faire donc en présence de cette poussée irrésistible des races demandant +leur place au soleil? Centraliser et comprimer, comme l'ont essayé +Schmerling et Bach? Il est trop tard aujourd'hui. Il ne vous reste qu'à +transiger avec les nationalités diverses, comme le veut M. de Taaffe, +tout en protégeant les droits des minorités.</p> + +<p>—«Mais, reprit l'Altgraf, en Bohême, nous, Allemands, nous sommes +minorité, et messieurs les Tchèques nous écraseront sans pitié.»</p> + +<p>Le lendemain, je vais voir M. de V., membre influent du Parlement et +appartenant au parti conservateur. Il me paraît encore plus désolé que +l'Altgraf Salm. «Moi, me dit-il, je suis un Autrichien de la vieille +roche, un pur noir et jaune; ce que vous appelez un réactionnaire dans +votre étrange langage libéral. Mon attachement à la famille impériale +est absolu, parce que c'est le centre commun de toutes les parties de +l'empire. Je suis attaché au comte Taaffe parce qu'il représente les +partis conservateurs; mais je déplore sa politique fédéraliste, qui nous +mène à la désintégration de l'Autriche. Oui, je pousse l'audace jusqu'à +prétendre que Metternich n'était pas un âne bâté. Nos bons amis les +Italiens lui reprochent d'avoir dit que l'Italie n'est qu'une expression +géographique; mais de notre empire qu'il avait fait si puissant et, en +somme, si heureux, il ne restera même plus cela, si on continue à le +dépecer, chaque jour, en morceaux de plus en plus petits. Ce ne sera +plus un État, ce sera un kaléidoscope, une collection de <i>dissolving +views</i>. Vous, rappelez-vous ces vers du Dante:</p> + +<p>Quivi sospiri, pianti ed alti guai +Risonavan per l'ær senza stelle: +Diverse lingue, orribile favelle, +Parole di solore, accenti d'ira, +Voci alte e fioche; e suon di man con elle?</p> + +<p>Voilà le pandémonium qu'on nous prépare. Savez-vous jusqu'où l'on pousse +la fureur de l'émiettement? En Bohême, les Allemands, pour échapper à la +tyrannie des Tchèques, qu'ils redoutent dans l'avenir, demandent la +séparation et l'autonomie des régions où leur langue domine. Jamais les +Tchèques ne voudront qu'on morcelle le glorieux royaume de saint +Wenceslas, et voilà une nouvelle cause de querelles! Ces luttes de races +sont un retour à la barbarie. Vous êtes Belge et je suis Autrichien; ne +pouvons-nous nous entendre pour gérer en commun une affaire ou une +institution?»</p> + +<p>—«Sans doute, lui dis-je, à un certain degré de culture, ce qui +importe, c'est la conformité des sentiments, non la communauté du +langage. Mais au début, la langue est l'instrument de la culture +intellectuelle. La devise de l'une de nos sociétés flamandes dit cela +énergiquement: <i>De taal is gansch het volk</i>. «La langue c'est tout le +peuple.» A mon avis, la raison, la vertu sont la chose essentielle. Mais +sans la langue, sans les lettres, le progrès de la civilisation est +impossible.»</p> + +<p>Je note un fait curieux, qui montre où en sont arrivées ces animosités +des races. Les Tchèques de Vienne, et ils sont au nombre de trente +mille, dit-on, demandent un subside pour y fonder une école où le +tchèque serait la langue de l'enseignement. Au sein du conseil +provincial, le recteur de l'université de Vienne appuie la requête. Les +étudiants de l'université tchèque de Prague lui envoient une adresse de +gratitude; mais en quelle langue? En tchèque? Non, le recteur ne le +comprend pas; en allemand? jamais; c'est la langue des oppresseurs! En +français, parce que c'est un idiome étranger, et partant, neutre. +L'attitude très justifiable du recteur soulève une telle réprobation +parmi ses collègues, qu'il doit se démettre du rectorat.</p> + +<p>Je vais voir ensuite M. de Neuman, qui est l'une des colonnes de notre +Institut de droit international. Il nous y apporte, outre la +contribution de ses connaissances juridiques, la précieuse faculté de +parler, avec le même esprit et le même brio, toutes les langues +indo-européennes et d'avoir à sa disposition un trésor de citations +piquantes empruntées à toutes les littératures. Dans les différentes +villes où l'Institut siège, il répond aux autorités qui nous reçoivent +dans la langue du pays, de façon à faire croire qu'il y est né. M. de +Neuman me conduit à l'Université, dont il est une des illustrations. +Elle est située près de la cathédrale. C'est un vieux bâtiment qu'on +abandonnera bientôt pour le somptueux édifice qu'on construit sur le +Ring. Je rencontre ici le professeur Lorenz von Stein, l'auteur du +meilleur livre que l'on ait écrit sur le socialisme <i>Der Socialismus in +Frankreich</i>, et d'ouvrages considérables de droit public et d'économie +politique, qui jouissent de la plus grande autorité dans toute +l'Allemagne. Je suis aussi heureux de saluer mon jeune collègue M. +Schleinitz, qui vient de publier un ouvrage important sur le +développement de la propriété. M. de Neuman me communique une lettre de +M. de Kállay, ministre des finances de l'Empire, qui me recevra avant +mon départ; mais je vais voir d'abord M. de Serres, directeur des +chemins de fer autrichiens, qui doit me donner quelques indications +concernant la jonction des chemins de fer hongrois et serbes avec le +réseau ottoman; question de première importance pour l'avenir de +l'Orient et que je m'étais promis d'étudier sur place.</p> + +<p>La compagnie autrichienne est établie dans un palais de la place +Schwarzenberg, qui est la plus belle partie du Ring. Escalier monumental +en marbre blanc; bureaux immenses et confortables; salons de réception +velours et or; quel contraste entre ces splendeurs du luxe moderne et la +simplicité des locaux ministériels! C'est le symbole d'une profonde +révolution économique: l'industrie primant la politique. M. de Serres +étale une carte détaillée sur la table: «Voyez, me dit-il, voilà le +chemin de fer direct de Pesth à Belgrade, qui passe le Danube à +Peterwardein, puis la Save à Semlin. Il y a là deux grands ponts +construits par la Société Fives-Lille. La section Belgrade-Nich sera +inaugurée prochainement. A Nich, bifurcation: une ligne vers Sophia, une +autre qui rejoindra celle de Salonique-Mitrovitza, déjà exploitée. +Celle-ci suivra la haute Morava par Lescovatz et Vrania. Il n'y aura à +franchir qu'un très court faîte de partage, pour atteindre Varosh, sur +la voie ferrée qui aboutit à Salonique. Cet embranchement se terminera +vite et il est de première importance: c'est le plus court chemin vers +Athènes et même vers l'Égypte et l'extrême Orient. C'est par là qu'on +pourra battre non seulement Marseille, mais Brindisi. Le rêve du consul +autrichien von Hahn se trouvera réalisé.</p> + +<p>«L'embranchement de Nich à Sophia et Constantinople offre dans sa +première section de grandes difficultés. D'abord, pour arriver à Pirot, +il faut passer par un effroyable défilé, le long de la Nichava. Nos +ingénieurs n'ont rien vu de plus sauvage. Puis, pour s'élever de Pirot +jusqu'au plateau de Sophia, en franchissant un prolongement des Balkans, +on l'aura dur, car les terrains sont mauvais. Dans la plaine de Sophia, +la construction peut se faire en courant, et de là à Sarambey, terminus +des chemins ottomans, la ligne a été à moitié faite par les Turcs, il y +a dix ans. Quinze à seize mois suffiraient pour l'achever. En résumé, +nous irons en mai 1884, par rail, jusqu'à Nich, en traversant toute la +Serbie. Ensuite, si l'on commence sans tarder, un an plus tard à +Salonique et deux ans après à Constantinople.» Je remerciai M. de Serres +de ces détails si précis.—«L'achèvement de ces lignes, lui dis-je, sera +pour l'Orient un événement capital. Ce sera le signal de sa +transformation économique, qui est autrement importante que toutes les +combinaisons politiques et qui, d'ailleurs, hâtera l'accomplissement de +celle qui est imposée par la nature des choses, je veux dire par le +développement de la race dominante. Votre réseau et l'Autriche-Hongrie +en profiteront d'abord, mais bientôt l'Europe entière prendra sa part +des avantages résultant de la civilisation et de l'enrichissement de la +péninsule balkanique.</p> + +<p>Je me rends chez M. de Kállay. Je me félicite de le voir, car on me dit +de tous côtés que c'est l'un des hommes d'État les plus distingués de +l'empire. Il est du plus pur sang magyare: il descend d'un des +compagnons d'Arpad, entré en Hongrie à la fin du IXe siècle. Famille de +bons administrateurs, car ils ont su conserver leur fortune: précédent +précieux pour un ministre des finances. Jeune encore, Kállay se montre +avide de tout savoir. Il travaille comme un <i>privat-docent</i>, apprend les +langues slaves et orientales, traduit en magyar la <i>Liberté</i>, de Stuart +Mill, et ainsi devient membre de l'Académie hongroise. Ayant échoué +comme député aux élections de 1866, il est nommé consul général à +Belgrade, où il reste huit ans. Son temps n'y est pas perdu pour la +science. Il réunit les matériaux d'une histoire de la Serbie. En 1874, +il est nommé député à la Diète hongroise, et prend place sur les bancs +du parti conservateur, qui est devenu la gauche modérée actuelle. Il +fonde un journal, le <i>Kelet Népe</i> (le peuple de l'Orient), où il trace +le programme du rôle que la Hongrie doit jouer dans l'Europe orientale. +Arrive la guerre turco-russe (1876), suivie de l'occupation de la +Bosnie. On se rappelle que les Magyars manifestèrent alors de la façon +la plus bruyante, leur sympathie pour les Turcs, et l'opposition attaqua +l'occupation avec la dernière violence.</p> + +<p>Les Hongrois y étaient passionnément hostiles, parce qu'ils y voyaient +un accroissement du nombre des Slaves. Le parti gouvernemental lui-même +n'osait pas appuyer ouvertement la politique Andrassy, tant il la +sentait impopulaire. Alors Kállay se lève au sein de la Chambre pour la +défendre. Il montre à son parti qu'il est insensé de se prononcer en +faveur des Turcs. Il prouve clairement que l'occupation de la Bosnie +s'impose en raison des convenances géographiques et même au point de vue +hongrois; car elle sépare, comme un coin, la Serbie du Montenegro et +empêche ainsi la formation d'un grand État jougo-slave, qui exercerait +une attraction irrésistible sur les Croates de même langue et de même +race. Il expose, en même temps, son idée favorite et parle de la mission +commerciale et civilisatrice de la Hongrie en Orient. Cette attitude +d'un homme connaissant à fond la péninsule des Balkans et toutes les +questions qui s'y rattachent, irrita vivement son parti, qui resta +quelque temps encore turcophile; mais elle fit une impression profonde +en Hongrie et modifia le courant de l'opinion.</p> + +<p>Le comte Andrassy le désigna comme représentant de l'Autriche au sein de +la commission bulgare. Revenu à Vienne, Kállay est nommé chef de section +au ministère des affaires étrangères et il publie son histoire de la +Serbie en hongrois; elle est traduite en allemand et en serbe, et à +Belgrade même on reconnaît que c'est la meilleure qui existe. Il fait +paraître aussi une brochure importante en allemand et en hongrois sur +les aspirations de la Russie en Orient depuis trois siècles. Sous le +chancelier Haymerlé, il devient secrétaire d'État et son autorité +grandit rapidement. M. de Szlavy, ancien ministre hongrois très capable, +mais connaissant peu les pays transdanubiens, était ministre des +finances de l'Empire et, comme tel, administrateur suprême de la Bosnie. +L'occupation donnait de tristes résultats. Grandes dépenses; les impôts +rentraient mal; l'argent, disait-on, restait collé aux doigts des +employés, comme au temps des Turcs. De là déficit et mécontentement des +deux Parlements trans- et cisleithans. M. de Szlavy donne sa démission. +L'Empereur tient énormément à la Bosnie, en quoi il n'a pas tort; c'est +son idée, sa chose à lui. Sous son règne, le Lombard Vénitien a été +perdu et l'empire diminué. La Bosnie fait compensation, et avec ce grand +avantage qu'elle peut être assimilée à la Croatie, et ainsi soudée au +reste de l'État, ce qui, pour les provinces italiennes, était à jamais +impossible. L'Empereur chercha donc l'homme qu'il fallait pour remettre +en bonne voie les affaires de Bosnie. M. de Kállay était indiqué. Il +fut nommé en remplacement de Szlavy. Aussitôt, il se rend dans les +provinces occupées, dont il parle toutes les langues. Il s'entretient +directement avec tous, catholiques, orthodoxes et mahométans. Il rassure +les propriétaires turcs, inspire patience aux paysans, réforme les abus, +chasse les voleurs du temple; réduit les dépenses et, par suite, le +déficit. Travail énorme: curer les étables d'Augias dans un vilayet +ottoman.</p> + +<p>Il a procédé avec infiniment de tact et de ménagement, mais aussi avec +une fermeté impitoyable. Pour faire marcher une montre, il n'y a rien de +tel que d'en bien connaître tous les rouages. Récemment, on l'avertit +qu'un nuage se forme du côté du Monténégro. On craint une nouvelle +insurrection. Il part aussitôt; mais pour ne pas éveiller de défiance, +il emmène sa femme. Celle-ci est aussi intelligente que belle et aussi +brave qu'intelligente: qualité de race. Comtesse Bethlen, elle descend +du héros de la Transylvanie, Bethlen Gabor. Leur voyage à travers la +Bosnie est une idylle. Mais, tout en se promenant d'ovation en ovation, +il met le pied sur la mèche qui allait mettre le feu aux poudres. Depuis +lors, tout va, dit-on, de mieux en mieux là-bas. C'est ce que je compte +aller vérifier sur place. En tout cas, le déficit a disparu; +aujourd'hui, l'Empereur est enchanté, et chacun m'affirme que si l'on +peut conserver la Bosnie, ce sera à M. de Kállay qu'on le devra et qu'un +rôle prédominant lui est réservé dans la direction future de l'empire. +Il rêve de grandes destinées pour la Hongrie, mais il n'est nullement +«chauvin». Il est prudent, réfléchi et connaît les fondrières de la +route. Ce n'est pas pour rien qu'il a couru les grands chemins de +l'Orient. Je vais le trouver à ses bureaux, situés derrière l'hôtel +Münsch, dans une petite rue et à un second étage. On y arrive par un +escalier en bois, étroit et sombre. En le montant, je pensais aux +magnificences du palais de la compagnie des chemins de fer, et j'aimais +mieux ceci.</p> + +<p>Je suis étonné de trouver M. de Kállay si jeune: il n'a que 43 ans. Le +vieil empire était autrefois gouverné par des vieillards; il l'est +aujourd'hui par des jeunes gens. C'est ce qui lui imprime cette allure +vive et décidée. Les Hongrois tiennent les rènes et ils ont conservé +dans leur sang l'ardeur des races primitives et la décision du cavalier. +J'ai cru respirer partout en Autriche un air de renouveau. C'est comme +une frondaison de printemps qui couronne un tronc séculaire. M. de +Kállay me parle d'abord des Zadrugas, que je compte aller revoir et +qu'il a lui-même beaucoup étudiées: «Depuis que vous avez publié votre +livre sur la propriété primitive, me dit-il, très exact quand il a paru, +de nombreux changements se sont faits. La famille patriarcale, assise +sur son domaine collectif et inaliénable, disparaît rapidement. Je le +regrette comme vous. Mais qu'y faire?» Il m'engage à pousser jusqu'en +Bosnie. «On nous reproche, ajoute-t-il, de n'y avoir pas encore réglé la +question agraire. Mais ce qui se passe en Irlande prouve combien les +problèmes de ce genre sont difficiles à résoudre. En Bosnie, il se +complique du conflit entre le droit musulman et nos législations +occidentales. Il faut aller sur les lieux et étudier la situation de +près, pour comprendre les embarras qui vous arrêtent à chaque pas. +Ainsi, en vertu de la loi turque, l'État est propriétaire de toutes les +forêts, et je tiens beaucoup à nos droits sur celles-ci, afin de pouvoir +les préserver. Mais, d'autre part, les villageois revendiquent, d'après +la coutume slave, un droit d'usage sur les forêts domaniales. S'ils n'y +prenaient que le bois dont ils ont besoin, il n'y aurait point de mal, +mais ils abattent les arbres sans nul ménagement; puis arrivent les +chèvres, qui mangent les jeunes pousses et qui ainsi empêchent tout +repeuplement. Ces maudites bêtes sont le fléau du pays. Partout où elles +peuvent arriver, on ne trouve plus que des broussailles. Nous ferons une +loi pour la conservation des massifs boisés, si essentiels dans une +contrée aussi montagneuse; mais comment la faire respecter? Il faudrait +une armée de gardes forestiers et des luttes partout et à tout moment. +Ce qui manque à ce beau pays si favorisé par la nature, c'est une +<i>gentry</i>, capable, comme celle de la Hongrie, de donner l'exemple du +progrès agricole. Je ne vous citerai qu'un exemple. Dans ma jeunesse, on +n'employait sur nos terres qu'une lourde charrue en bois, remontant à +Triptolème. Après 1848, la corvée est abolie; la main-d'œuvre est +renchérie; et nous devons cultiver nous-même. Alors nous avons fait +venir les meilleures charrues de fer américaines, et maintenant elles +sont en usage partout, même chez les paysans. En Bosnie, l'Autriche est +appelée à remplir une grande mission, dont l'Europe entière profitera, +plus que nous peut-être. Elle doit justifier l'occupation en civilisant +le pays.</p> + +<p>—«Quant à moi, répondis-je, j'ai toujours défendu, contre mes amis les +libéraux anglais, la nécessité d'annexer la Bosnie et l'Herzégovine à la +Dalmatie, et je l'ai démontrée à une époque où on n'en parlait guère<a name='FNanchor_7_7'></a><a href='#Footnote_7_7'><sup>[7]</sup></a>. +Mais l'essentiel est de faire des chemins de fer et des routes reliant +l'intérieur du pays aux ports de la côte. La ligne Serajevo-Mostar-Fort +Opus est de première nécessité.—«Évidemment, reprend M. de Kállay: <i>ma +i danari</i>, on ne peut tout faire en un jour. Nous venons de terminer la +ligne Brod-Serajevo, ce qui vous permettra d'aller de Vienne au centre +de la Bosnie par rail. Vous ne vous en plaindrez pas, j'imagine. C'est +un des premiers bienfaits de l'occupation et ses résultats seront +énormes.</p> + +<a name='Footnote_7_7'></a><a href='#FNanchor_7_7'>[7]</a><div class='note'><p> «De toute nécessité, la côte dalmate doit être réunie à la +Bosnie. Comme le disait un jour un guide monténégrin à Mme Muir +Mackensie, la Dalmatie sans la Bosnie, c'est un visage sans tête, et la +Bosnie sans la Dalmatie, c'est une tête sans visage. Faute de +communications avec les districts qui s'étendent derrière eux, les ports +dalmates, qui portent de si beaux noms, ne sont plus que des bourgs sans +importance, complètement déchus de leur ancienne splendeur. Ainsi +Raguse, jadis république indépendante, a 6,000 habitants, Zara 9,000, +Sebeniko 6,000. Cattaro, situé au fond de la plus belle baie de +l'Europe, où des bassins et des docks naturels se creusent de toutes +parts, assez vastes pour recevoir la marine tout entière d'un puissant +État, Cattaro est une bourgade qui a 2,078 habitants. Dans beaucoup de +ces cités appauvries, des mendiants habitent les palais des anciens +princes du commerce, et le lion de Saint-Marc ouvre encore ses ailes sur +des bâtiments qui tombent en ruines. Cette côte, qui a le malheur de +border une province turque, ne reprendra son antique prospérité que le +jour où de bonnes routes relieront ses beaux ports au territoire fertile +de l'intérieur, dont la plus détestable administration arrête l'essor.» +(<i>La Prusse et l'Autriche depuis Sadowa</i>, t. II, ch. 6. 1869.)</p></div> + +<p>Je parle à M. de Kállay d'un discours qu'il vient de prononcer au sein +de l'Académie de Pest, dont il est membre. Il y développe son idée +favorite, que la Hongrie a une grande mission à remplir. Orientale par +l'origine des Magyars, occidentale par les idées et les institutions, +elle doit servir, d'intermédiaire et de lien entre l'Orient et +l'Occident. Cette thèse a provoqué, dans tous les journaux allemands et +slaves, un débordement d'attaques contre l'orgueil magyare: «Ils +s'imaginent, ces Hongrois, que leur pays est le centre de l'univers, le +monde tout entier: <i>Ungarischer Globus</i>. Qu'ils retournent dans leurs +steppes, ces Asiatiques, ces Tartares, ces cousins des Turcs!» Parmi +toutes ces violences, je note un mot qu'on emprunte à un livre du comte +Zay: il peint bien cet ardent patriotisme des Hongrois, qui est leur +honneur et leur force, mais qui, développant en eux un esprit de +domination, les fait détester par les autres races. Ce mot, le voici: +«Le Magyar aime son pays et sa nationalité plus que l'humanité, plus que +la liberté, plus que lui-même, plus que Dieu, plus que son salut +éternel.» La haute intelligence de M. de Kállay le préserve de ces +exagérations du chauvinisme.—«On ne m'a pas compris me dit-il, et on +n'a pas voulu me comprendre. Dans une société littéraire et +scientifique, je n'ai nullement voulu faire de la politique. J'ai +constaté simplement un fait indéniable. Placé au point de jonction d'une +foule de races diverses et précisément parce que nous parlons un idiome +non indo-germanique, asiatique si l'on veut, nous sommes obligés de +connaître toutes les langues de l'Europe occidentale et en même temps, +par ces réminiscences mystérieuses du sang, l'Orient nous est plus +facilement accessible et compréhensible. Je l'ai remarqué bien des +fois: je saisis mieux le sens d'un écrit oriental quand je le fais +passer par le hongrois que quand je le lis dans une traduction allemande +ou anglaise.»</p> + +<p>Je ne m'arrête que deux jours à Vienne. Mes visites faites, je parcours +le Ring. Quel prodigieux changement depuis l'époque où, en 1846, du haut +des vieux remparts qui avaient soutenu le fameux siège de 1683, je +voyais se dérouler tout autour, entre la petite cité, resserrée dans ses +murs, et ses grands faubourgs, une vaste esplanade poudreuse, où chaque +soir les régiments hongrois, avec leurs pantalons bleus collants, +venaient faire l'exercice! On a respecté le Volksgarten, où Strauss +jouait ses valses, et le temple grec, qui abrite le groupe de Canova. +Sur l'esplanade, on a tracé un boulevard deux fois large comme ceux de +Paris, on a réservé l'espace nécessaire pour construire des monuments +publics et le reste des terrains, vendus à des prix énormes, a permis à +la ville et à l'État d'y élever toute une suite de constructions +splendides, deux magnifiques théâtres, un hôtel de ville style gothique +qui coûtera cinquante millions, un palais pour l'université, deux +musées, un palais pour l'empereur et une chambre du Parlement pour le +Reichstag. Le Ring est bordé, en outre, de palais d'archiducs, d'hôtels, +genre du <i>Continental</i> à Paris, et de maisons particulières avec une +élévation d'étages, un relief des moulures, une opulence de décoration +qui en font autant de monuments. Je ne connais rien de comparable au +Ring dans aucune capitale. Tout cela a dû coûter plus d'un milliard! +D'où est venu l'argent dans cette Autriche qui marche, dit-on, à la +banqueroute?</p> + +<p>L'État et la ville ont fait une splendide opération, puisqu'ils ont pu +couvrir presque entièrement leurs dépenses avec le produit de la vente +des terrains de l'esplanade; mais ceux qui ont acheté ces terrains ont +dû les payer, ainsi que les bâtisses si coûteuses qu'ils y ont élevées. +Les centaines de millions que représentent les bâtiments publics et les +maisons particulières sont donc sorties de l'épargne du pays. C'est la +preuve manifeste que, malgré des guerres malheureuses, malgré la perte +du Lombard Vénitien, malgré le <i>krach</i> de 1873, malgré les difficultés +intérieures et le déficit persistant d'année en année, l'Autriche s'est +considérablement enrichie. L'État est toujours gueux, mais la nation +accumule du capital, et celui-ci vient s'épanouir dans les magnificences +du Ring. Comme aux bords du Rhin, c'est toujours l'effet de la machine. +L'homme, se procurant plus facilement de quoi se nourrir et se vêtir, +peut consacrer plus de ses revenus et de son travail à se loger, lui, +ses plaisirs, ses arts, ses gouvernants et ses institutions.</p> + +<p>Quoique je ne sois pas venu étudier la situation économique actuelle de +l'Autriche, l'impression que j'en reçois est très favorable. Sans me +laisser éblouir par les splendeurs de Vienne, que je regrette plutôt, +parce qu'elles sont un symptôme de centralisation sociale et de +concentration de la richesse, je constate que l'agriculture et +l'industrie ont fait de grands progrès. Quant à la situation extérieure, +elle paraît excellente. L'Autriche est le pivot des combinaisons de la +politique européenne. Certes, M. de Bismarck mène le jeu, haut la main; +mais l'alliance autrichienne est son principal atout.</p> + +<p>L'Autriche a besoin de l'appui de l'Allemagne; mais l'Allemagne a encore +bien plus besoin de celui de l'Autriche, parce que l'empire des +Hohenzollern, nouvellement constitué, a sur les flancs un ennemi certain +à l'Occident et un ennemi possible à l'Orient. Adossé à l'Autriche, il +est de force à faire face des deux côtés à la fois; il ne sera donc pas +attaqué. Mais c'est à condition que l'Autriche lui reste fidèle.</p> + +<p>A l'intérieur, l'Autriche dérive manifestement vers la forme fédérative. +Mais loin d'y voir, comme les Autrichiens allemands, un mal et un +danger, je suis persuadé que c'est un bien et pour l'empire lui-même et +pour l'Europe.</p> + +<p>Les nationalités en Hongrie, en Bohême, en Croatie, en Galicie ont pris +tant de force et de vie qu'on ne peut plus désormais ni les anéantir, ni +les fusionner. Impossible même de les comprimer, à moins de supprimer +toute liberté, toute autonomie et de les écraser sous un joug de fer. +Quand les nationalités étaient endormies dans un sommeil léthargique, +comme la Belle-au-bois-dormant, sous Marie-Thérèse et sous Metternich, +un gouvernement paternel et doux pouvait préparer insensiblement les +voies à un régime plus unitaire. Aujourd'hui, rien de pareil n'est plus +possible. Tout essai de centralisation rencontrerait des résistances +furieuses, désespérées, et, pour les briser, il faudrait recourir à un +despotisme si impitoyable que, par les haines qu'il susciterait, il +mettrait en péril l'existence même de l'empire. Ainsi la liberté mène +nécessairement au fédéralisme. Il faut donc y applaudir.</p> + +<p>C'est d'ailleurs, théoriquement, le meilleur des régimes. Nous le +rencontrons, au début, parmi les peuples libres, en Grèce et en +Germanie, par exemple, et aujourd'hui chez les nations les plus libres +et les plus démocratiques, aux États-Unis et en Suisse. Cette forme de +gouvernement permet de constituer un État immense, et même indéfiniment +extensible, par l'union des forces, <i>viribus unitis</i>, ainsi que le dit +la devise de l'Autriche, sans sacrifier l'originalité spéciale, la vie +propre, la spontanéité locale des provinces qui composent la nation. +Aujourd'hui déjà, les esprits les plus clairvoyants en Espagne surtout, +en Italie et même en France, demandent qu'une grande partie des +attributions du pouvoir central soit restituée aux provinces. Que de +grands et nobles exemples ont donné au monde les Provinces-Unies des +Pays-Bas! Quel développement commercial! Quelle condition heureuse des +citoyens! Dans l'histoire, quel rôle considérable et hors de toute +proportion avec l'étendue du territoire ou le chiffre de la population! +Quel contraste affligeant entre l'Espagne, fédérale avant Charles V, +Philippe II, et l'Espagne centralisée du XVe et du XVIIe siècle! Pour se +défendre, l'Autriche fédéralisée ne perdra rien de sa puissance, tant +que l'armée restera unifiée sous le commandement du chef de l'État. Mais +le gouvernement sera moins prompt à se lancer dans une politique +d'agression, parce qu'il devra tenir compte des tendances des +différentes nationalités qui apporteront dans l'appréciation des +questions extérieures des vues différentes et parfois opposées. Les +progrès du fédéralisme en Autriche auront ainsi pour résultat +d'accroître les garanties de la paix.</p> + +<p>Le régime monétaire en Autriche ne s'est guère amélioré. Partout +l'instrument des échanges est composé de billets dépréciés d'environ 20 +p. c., avec des coupures ridiculement minimes, même pour la monnaie +d'appoint. J'aurais voulu m'entretenir de cette importante question avec +le savant professeur de géologie de l'université de Vienne, M. Sueiss, +qui a écrit un livre très remarquable sur l'avenir de l'or: <i>Die Zukunft +des Goldes</i>. A mon grand regret, j'apprends qu'il est absent. J'expose à +un financier autrichien qu'il dépend de son pays de mettre un terme à la +contraction monétaire qui partout amène la baisse des prix et contribue +ainsi à rendre plus intense la crise économique, tout en ramenant au +pair l'agent de la circulation en Autriche, qui est l'argent. Que +faudrait-il pour restituer à ce métal sa valeur ancienne, soit 60 7/8 +pence l'once anglaise ou 200 francs le kilogramme à 9/10 de fin? Il +suffirait que les hôtels des monnaies des États-Unis, de la France et de +l'Allemagne accordent la frappe libre aux deux métaux précieux avec le +rapport légal de 1 à 15-1/2. L'Amérique, la France, l'Espagne, l'Italie, +la Hollande sont prêtes à signer une convention monétaire sur ces bases, +si l'Allemagne consent à y adhérer. Tout donc dépend des résolutions du +chancelier de l'Empire allemand. Si l'Autriche peut entraîner dans cette +voie M. de Bismarck au moyen de quelques concessions douanières et en +entrant elle-même dans l'union bimétallique, elle en retirerait des +avantages incalculables. En s'approvisionnant d'argent, elle pourrait +facilement substituer une circulation métallique à sa circulation +fiduciaire dépréciée. Elle n'aurait plus alors à payer la prime +considérable et croissante sur l'or, qu'elle doit subir pour l'intérêt +des emprunts stipulés en or. Avec l'argent, ramené à son prix ancien, +elle se procurerait l'or sans perte aucune. Elle aurait accompli ainsi, +sans bourse délier, la reconstitution de sa circulation, que l'Italie +n'a obtenue qu'à grands frais.</p> + +<p>Je pars à 7 h. 15 du soir pour Essek sur la Drave, par la Südbahn; mais +je me leste d'abord, à l'hôtel Münsch, d'un bon dîner à la viennoise que +je recommande à ceux qui ont des goûts simples: Potage aux écrevisses de +Laybach, <i>garnirtes Rindfleisch mit Sauce</i>, c'est-à-dire du bœuf +bouilli, mais exquis, incomparablement supérieur à ce que l'on mange +ailleurs sous ce nom,-—garni de légumes variés, avec une sauce blanche, +crème vinaigrée au raifort; <i>gebackenes Huhn</i>, poulet frit comme des +beignets; tourte de pâte brisée avec fraises fraîches des montagnes; le +tout arrosé de bière de Vienne et d'une demi <i>Villanyer Auslese</i>.</p> + +<p>En partant, j'admire les dispositions de la gare de la Südbahn. Tout y +est simple, mais ample et commode. C'est une grande facilité d'y +trouver, comme partout de l'autre côté du Rhin, un restaurant où l'on +entre librement sans billet. Dans la voiture où je prends place, la +moitié des voyageurs sont des officiers qui retournent dans leurs +garnisons; on s'aperçoit que l'Autriche est toujours un État militaire. +Ils offrent un échantillon curieux des différentes races de l'empire: +il s'y trouve un Allemand de Vienne, un Tyrolien de Meran, un Hongrois, +un Polonais de la Galicie et un Tchèque. Je l'apprends par leur +conversation, car ils se le disent en allemand, qui est l'idiome commun. +L'officier tchèque se rend à Sarajevo. Il me raconte qu'on envoie de +préférence en Bosnie des employés et des officiers parlant un dialecte +slave qui leur permet de se faire comprendre des habitants. J'espérais +obtenir quelques détails sur mon voyage, mais il est de la catégorie des +voyageurs <i>no, no</i>, comme les appelle Töpffer, c'est-à-dire des non +communicatifs et des bourrus.</p> + +<p>A Neustadt, le train quitte la ligne du Sömering, pour s'engager sur +celle qui se dirige vers Agram et vers la Save. Nous passons au sud du +grand lac Balaton. J'en avais autrefois visité la partie nord pendant un +séjour que je fis au château de Palota, chez le comte Waldstein, +président de l'Académie des beaux-arts de Pesth et descendant du grand +Wallenstein. Il est mort depuis. Je me réveille aux environs de Kanisza. +L'aspect du paysage me fait comprendre que je suis en Hongrie. Dans de +vastes prairies, parsemées de vieux chênes et qui ont l'air d'un beau +parc négligé, se promène un troupeau de deux à trois cents chevaux. Des +gardiens à cheval les surveillent. Des acacias bordent les champs et les +routes. Les habitations rurales ne sont plus dispersées au milieu des +terres cultivées, comme entre Linz et Vienne. Elles forment un +«aggloméré». Ce village est constitué d'après ce que les économistes +allemands appellent le <i>Dorf-system</i>. Les toits sont en chaume, au lieu +d'être en tuiles plates ou en écailles de bois. Les maisons ont leur +pignon antérieur vers la rue et la façade avec la porte vers la cour. +Cette façade est précédée d'une vérandah que soutiennent des colonnettes +en bois. Derrière la demeure viennent les dépendances et, au fond de la +cour, les étables. Un grillage en bois ou parfois une haie de branches +mortes sépare l'enclos du grand chemin, qui est extrêmement large. Des +poules, des canards, des oies, des porcs et des veaux vaguent dans cette +cour. J'en conclus que le cultivateur hongrois peut encore mettre la +poule au pot et qu'il n'en est pas réduit à une nourriture exclusivement +végétale, comme la plupart des paysans italiens et flamands. La terre, +divisée en très longues bandes de 30 à 40 mètres de largeur, est +emblavée en seigle, en froment et en pommes de terre. Pas de mauvaises +herbes dans les récoltes; tout a été bien sarclé. Pour le pays, c'est de +la petite culture, exécutée par le cultivateur propriétaire.</p> + +<p>Voici un tableau de Rosa Bonheur. Six charrues, attelées chacune de +quatre bœufs blanc rosé, avec d'énormes cornes, comme ceux de la +campagne romaine, retournent une belle terre luisante, qui fume au +soleil du matin. Les laboureurs portent une toque noire en feutre, à +bords retroussés, une chemise blanche prise dans un pantalon flottant, à +si larges plis qu'on dirait un jupon, et de grandes bottes. L'homme qui +les surveille a mis au-dessus de ce costume une houppelande brune, +brodée de soutaches rouge et noir et doublée de peau de mouton. Voilà de +la grande culture. Elle est bien conduite ou la terre est excellente, +car les froments sont magnifiques, bien droits, serrés, plus hauts que +la ceinture et avec des feuilles d'un vert intense. Les seigles sont si +forts qu'ils ont versé. Près des maisons, je vois la grange à maïs, +particulière à tout l'Orient danubien. On dirait un colossal panier en +lattes tressées à clairevoie. Cela est long de quatre à six mètres, +suivant l'importance de l'exploitation, large de deux, couvert d'un toit +de chaume et supporté par quatre ou six pieux à un mètre de terre. Les +épis de maïs y sont accumulés, à l'abri des mulots et des porcs, et ils +y sèchent parfaitement, parce que le vent passe librement à travers les +interstices du clayonnage. La siccité complète du maïs prévient la +<i>pellagra</i>, qui est occasionnée, croit-on, dans le Lombard-Vénitien, par +la farine du maïs humide. Cette maladie est inconnue ici.</p> + +<p>Après Kanisza, nous longeons la Drave, qui est déjà un grand fleuve. Il +est vrai qu'il vient de loin; car il a ses sources dans le pays des +Dolomites et dans les glaciers du Grossglockner, le plus haut sommet du +Tyrol, que j'ai visité autrefois en allant à Gastein. Depuis +Franzenstein, dans le Tyrol, point de jonction avec la ligne du Brenner, +jusqu'à son confluent avec le Danube, près d'Essek, une ligne ferrée non +interrompue suit son cours. L'aspect de ses bords montre que la Drave +est encore à l'état de nature. Elle déplace son lit; elle forme des +îles; d'un côté, elle ronge la berge argileuse, coupée à pic; de +l'autre, elle dépose des relais et des bancs. Rien n'a été fait pour +améliorer la navigation. Les saules qui croissent sur ses rives sont le +seul obstacle qui s'oppose à ses déplacements. Quelle différence avec +le Rhin, si parfaitement canalisé! Il est vrai qu'ici la population est +trop peu dense pour exécuter les travaux d'art et pour en profiter.</p> + +<p>A Zakany, un pont est jeté sur le fleuve, mais c'est pour livrer passage +à l'embranchement qui, d'ici, se dirige sur Agram; partout ailleurs, on +traverse en ponton. A Barcs, la gare est encombrée d'immenses tas de +douves superposées. Elles viennent des forêts de la Croatie, et beaucoup +vont à Marseille, par la voie de Fiume et de Trieste. L'exploitation des +bois est une des richesses de ces pays-ci; mais on la gaspille +effroyablement. Entre Agram et Sissek, on passe par une superbe forêt. +J'y ai vu, le long de la voie ferrée, de gros chênes abandonnés à la +pourriture, parce que les fibres un peu tordues ne permettaient, pas de +fendre l'arbre de façon à le débiter, en douves. Comme matériaux de +construction, ils ne valaient pas le transport. N'est-ce pas étrange, +quand on songe combien le chêne est devenu rare et cher dans notre +Occident? Presque tous ceux qui ont acheté des forêts en Hongrie et en +Moravie, se sont laissé entraîner par la beauté des arbres. Ils ont mal +calculé les frais d'abatage et de transport, qui s'élèvent très haut +quand on opère en grand, et ils ont perdu de l'argent. Lors de mon +précédent voyage en Hongrie, le comte Waldstein me faisait parcourir une +forêt magnifique qui lui appartenait. J'admirais des chênes d'une +prodigieuse venue qui chez nous auraient valu trois à quatre cents +francs.-—«Mais ceci représente une fortune princière, +m'écriai-je.—-«Voulez-vous accepter ma forêt, me dit-il, je vous en fais +hommage.-—Quelle plaisanterie!</p> + +<p>-—Nullement, vous me rendrez service. Voilà cinq ans que je n'ai rien pu +vendre et j'ai à payer les impôts, qui, vous le savez, ne sont pas +légers chez nous.»</p> + +<p>Un des voyageurs de mon compartiment m'apprend qu'un de mes +compatriotes, M. Charles Lamarche, exploite de grandes forêts en +Croatie. Je lui souhaite bonne chance, mais dans l'intérêt du pays, il +vaudrait mieux conserver ces bois jusqu'au moment où la population +accrue pourra les employer sur place. La dévastation des massifs de +sapins que j'ai vu se poursuivre avec fureur en Suède et en Norvège +n'est pas moins lamentable. L'homme, aiguillonné par la fièvre de +l'industrie, dévore sa planète par les deux bouts: destruction des +forêts, destruction du charbon. Je pense à l'effrayant poème de Byron: +<i>Darkness</i>. La terre est plongée dans les ténèbres. Les peuples, pour se +réchauffer, ont tout brûlé, même la charpente de leurs demeures. Deux +êtres humains survivent seuls; ils aperçoivent un brasier près de +s'éteindre; ils s'approchent, ils se reconnaissent; ce sont deux ennemis +mortels; ils se battent et s'égorgent. Ainsi finit une race exécrable. +Le fait est que si les hommes continuent à pulluler et à détruire en +même temps les sources naturelles de la richesse, nous en reviendrons au +régime alimentaire de nos ancêtres préhistoriques, au cannibalisme.</p> + +<p>Après Barcs, nous quittons la Drave, que nous retrouverons à Essek. La +voie ferrée doit franchir une crête avant de descendre dans la plaine de +Fünfkirchen. Cette crête est formée de collines sablonneuses, où +poussent de maigres bouleaux. On y a fait des plantations de pins +sylvestres qui viennent mal. Le sol est très maigre; par moments il +n'offre plus que des dunes de sable mouvant. La végétation est celle de +nos landes, sauf qu'il y manque la bruyère que j'ai rencontrée partout, +dans des terrains semblables, depuis le Portugal jusqu'en Danemark. +Cette absence de la bruyère est remarquable dans le paysage de l'Europe +sud-orientale. Je ne l'ai vue nulle part dans les terrains vagues, où +elle aurait abondé ailleurs.</p> + +<p>Après Szigetvar, la ligne ferrée descend en plaine. Plus loin, apparaît +Fünfkirchen (cinq églises), en hongrois Pecs. La plupart des localités +ont ici, comme en Transylvanie, trois noms: l'un allemand, l'autre +slave, le troisième hongrois, lequel est le nom officiel. Ceci donne +aussi lieu à des querelles entre les races. Le chemin de fer est +exploité par les Hongrois. Il s'ensuit que dans les gares les +inscriptions sont en magyare. Mais quand on arrive sur un territoire où +les Slaves sont en majorité, ils réclament l'emploi de leur langue. +Parfois, les indications et les noms sont dans les deux idiomes; mais si +alors le hongrois est placé au-dessus, c'est une usurpation, une preuve +nouvelle de l'esprit dominateur et tyrannique des Magyars! Le mieux +serait d'employer les trois langues en mettant les mots sur la même +ligne. Seulement l'allemand est proscrit ici: c'est l'ennemi des deux +autres races. Cette question des inscriptions, qui nous paraît futile, +échauffe tellement la bile des populations de ces régions-ci, qu'elle +provoque des troubles et des insurrections, comme on l'a vu récemment à +Agram, à propos des écussons hongrois placés sur les monuments publics. +Il a fallu les enlever. Il est vrai qu'une allumette tombant à terre +s'éteint aussitôt, qui, dans une poudrière, produit une explosion. +L'hostilité des races est la matière explosible.</p> + +<p>Fünfkirchen est une jolie ville dans une situation charmante. Au XVe +siècle sous la dynastie angevine, elle a été un centre de culture +littéraire et artistique. Les clochers de ses églises, qui lui ont valu +son nom, <i>Cinq Églises</i>, se détachent sur de gracieuses collines +couvertes de vignobles et de maisons blanches. Au second plan s'élèvent +des montagnes bien boisées. Les routes sont agréablement plantées de +peupliers, de tilleuls et d'acacias. De bonnes habitations, très bien +entretenues, sont éparpillées au milieu de cultures fort soignées. +Beaucoup de champs sont emblavés en maïs, qui sort de terre. A Villany, +arrêt: collines calcaires assez nues, mais où poussent des vignes +donnant un vin excellent et renommé. D'ici part un embranchement du +chemin de fer vers Mohacs, sur le Danube. Mohacs! nom lugubre; le +Waterloo de la Hongrie. C'est à Mohacs que les Turcs brisèrent +définitivement la résistance héroïque des Magyars. Deux archevèques, +cinq évêques, cinq cents magnats et trente mille combattants périrent. +Le 29 août 1526 est un anniversaire de deuil pour tout bon patriote +hongrois. Car la civilisation nationale, si remarquable déjà sous les +princes angevins (1301 à 1380) et sous Mathias (1457 à 1490), disparut +sous le régime abrutissant des Turcs. Malheureuse destinée de tous ces +pays Cis- et Transdanubiens! Au moyen âge, ils marchaient presque du +même pas que nous. Ils avaient une culture intellectuelle, un art, une +architecture. Les Ottomans les subjuguent: les voilà replongés dans la +barbarie pour trois ou quatre siècles. Aujourd'hui qu'ils sont +affranchis, il faut qu'ils remontent au niveau qu'ils avaient atteint +déjà avant l'ère moderne. Entre cette date de 1526 et celle du siège de +Vienne 1683, les Turcs se maintinrent à l'apogée de leur puissance. Puis +vient la chute rapide, ininterrompue jusqu'à nos jours. Les vainqueurs +de Mohacs, qui, il y a seulement deux siècles, ont failli prendre Vienne +et inonder l'Autriche et la Pologne, sont acculés aujourd'hui dans +Constantinople.</p> + +<p>Près d'Essek, la voie se rapproche de la Drave, qu'elle franchit sur un +grand pont de fer. La rivière, arrivée ici près de son confluent avec le +Danube, a tout l'aspect du bas Mississipi. Entre les deux grands cours +d'eau s'étend une vaste plaine, à moitié noyée, coupée de marais et de +«bayous». Dans les crues, cela forme une mer. En ce moment, l'herbe y +est d'un vert intense, relevé par les fleurettes roses du <i>flos cuculi</i> +et par les grands pétales jaunes des iris. Les maisons blanches d'Essek +et les murs jaunes de sa forteresse s'enlèvent sur le ciel d'un bleu +cru. De grands troupeaux de cochons et de chevaux errent en liberté dans +ces pâturages, qui se perdent, à l'horizon lointain, dans la brume +bleuâtre, que le soleil de juin pompe des eaux partout épandues. C'est à +Essek que je dois trouver la voiture de l'évêque Strossmayer, qui me +conduira à Djakovo.</p> +<br><br> + + + +<a name='CHAPITRE_III'></a><h2>CHAPITRE III.</h2> + +<h3>L'ÉVÊQUE STROSSMAYER.</h3> +<br> + +<p>Ainsi que je l'ai dit, l'un des buts de mon voyage est d'étudier à +nouveau ces formes curieuses de propriété primitive, les communautés de +famille ou <i>zadrugas</i>, qui se sont conservées parmi les Slaves +méridionaux, et que j'ai décrites en détail dans mon livre sur la +<i>Propriété primitive</i>. Je les avais visitées avec soin il y a quinze +ans; mais on m'a dit qu'elles disparaissent rapidement et qu'il faut se +hâter si l'on veut voir encore en vie cette constitution si intéressante +de la famille antique, qui était universelle autrefois et qui, même en +France, a duré jusqu'au XVIIIe siècle. L'illustre évêque de Djakovo, Mgr +Strossmayer, a bien voulu m'engager à venir visiter les zadrugas de son +domaine, et je me rends à son aimable invitation.</p> + +<p>I</p> + +<p>En descendant du train, je vois s'avancer vers moi un jeune prêtre, +suivi d'un superbe hussard, à moustache retroussée, pantalon collant +brun, couvert de soutache rouge et noir, et dolman à brandebourgs de +mêmes couleurs. L'abbé est l'un des secrétaires de l'évêque Strossmayer, +dont il m'apporte une lettre de bienvenue. «Donnez-moi votre bulletin, +me dit-il, mon pandour soignera vos bagages.—Mais, lui répondis-je, je +n'ai d'autre bagage que cette petite valise et ce sac de nuit que je +porte à la main. C'est le vrai moyen de n'en jamais être séparé. Vous +devez m'approuver de suivre à la lettre la devise du philosophe: <i>Omnia +mecum porto.</i>»-—Sur un signe de l'abbé, le pandour s'approche +respectueusement, me baise la main, suivant la coutume du pays, et prend +mes effets. Je rapporte ce menu détail, parce qu'il me rappelle un mot +de M. de Lesseps. Il y a trois ans, M. de Lesseps était venu à Liège +nous parler du canal de Panama. J'étais délégué pour le recevoir à la +gare. Deux jours avant, il avait parlé à Gand. Dans l'intervalle, il +avait couru à Londres et il en revenait de son pied léger. Il descend de +voiture, portant une valise et un gros paletot, quoiqu'on fût en +juillet. «Veuillez monter en voiture, lui dis-je; j'aurai soin de vos +bagages.—Mais je n'en ai jamais plus que je n'en puis porter moi-même, +répond-il. L'an dernier, votre roi, que j'aime et que je vénère, +m'invite à loger au palais de Bruxelles. Il envoie à ma rencontre un +officier d'ordonnance, une voiture de la cour et un fourgon. Après +m'avoir salué, l'aide de camp m'indique la voiture de service pour mes +gens et mes bagages. Je lui dis: «Mes gens, je n'en ai pas, et quant à +mes bagages, les voilà. Je les porte à la main.» L'officier parut +surpris, mais le roi m'aurait compris.» Domestiques et grosses malles +sont des <i>impedimenta</i>. Moins une armée en traîne à sa suite, mieux +elle fait la guerre. Il en est de même du voyageur.</p> + +<p>Ce prêtre accompagné de ses pandours, c'est bien l'image de la Hongrie +d'autrefois, où magnats et évêques entretenaient une véritable armée de +serviteurs, qui les gardaient en temps de paix, et qui, en temps de +guerre, montaient à cheval avec leurs maîtres; c'étaient là ces fameux +hussards qui ont sauvé la couronne de Marie-Thérèse: <i>Moriamur pro rege +nostro</i>, et qui, en 1848, auraient détrôné ses descendants sans +l'intervention de la Russie. A la sortie de la gare, une légère Victoria +découverte nous attend. L'attelage est de toute beauté: quatre chevaux +gris pommelé, de la race de Lipitça, c'est-à-dire de ce haras impérial +situé près de Trieste, en plein Karst, dans cette région étrange, toute +couverte de grandes pierres calcaires qui, éparpillées au hasard, +ressemblent aux ruines d'un édifice cyclopéen. De sang arabe, mais avec +adjonction de sang anglais pour leur donner de la taille, les chevaux +s'y fortifient les poumons à respirer un air sec, qui devient très âpre +quand souffle la bora, et les jarrets à gravir les rochers et les +pentes. On les recherche pour les officiers de cavalerie. Nos quatre +jeunes étalons sont ravissants; la croupe droite, la queue bien +détachée, les jambes sèches et très fines, le paturon haut et flexible, +la tête petite, avec de grands yeux pleins de feu. Ils sont doux comme +des agneaux et complètement immobiles. Mais dès qu'ils voient qu'on se +prépare à partir, leurs naseaux s'ouvrent, leur sang s'agite, ils +piaffent, ils bondissent en avant, et le pandour les contient avec +peine, reproduisant exactement le groupe des chevaux de Castor et de +Pollux sur la place du Quirinal. Nous partons, et les nobles bêtes +s'élancent, joyeuses de faire emploi de leur force et de leur jeunesse. +«Je crains, dis-je à l'abbé, que la traite ne soit un peu +longue.»-—Nullement, me répond-il, d'Essek à Djakovo il y a environ 36 +de vos kilomètres, il nous faudra deux heures et demie.» L'allure des +chevaux hongrois m'a toujours frappé. Chez nous un bon cheval part plein +d'ardeur; mais, au bout de 10 à 12 kilomètres, il se met volontiers au +pas pour reprendre haleine, et les cochers, au besoin, l'y contraignent. +Ici, l'allure naturelle du cheval attelé est le trot; il ne lui semble +pas qu'il puisse aller au pas; quand il y est forcé, parce que le chemin +est trop mauvais, il se sent humilié, il rechigne et parfois ne veut +plus avancer. Même les maigres haridelles des paysans pauvres trottent +toujours. L'une des causes m'en paraît être l'habitude, qui est générale +dans les pays danubiens, de laisser courir le jeune poulain derrière la +mère, dès que celle-ci est de nouveau attelée. Précisément en sortant +d'Essek, où ç'a été jour de marché, la route est couverte de voitures +retournant dans les villages voisins, et beaucoup d'entre elles sont +accompagnées de poulains qui trottent allègrement à la suite, en faisant +des bonds de chevreaux. Ils prennent ainsi les poumons et l'allure de +leurs parents. L'hérédité confirme l'aptitude.</p> + +<p>La charrette des paysans de toute la région sud orientale de l'Europe +est la même, depuis la Leitha jusqu'à la mer Noire, et je l'ai retrouvée +jusqu'au milieu de la Russie. Elle apparaît déjà dans les bas-reliefs +antiques. Rien de plus simple et de mieux en rapport avec les conditions +du pays. Deux larges planches forment le fond de la caisse. Elle est +garnie de chaque côté d'une sorte d'échelle, qui est retenue en place +par des pièces de bois coudées, fixées sur les essieux à l'extérieur des +longs moyeux des roues, de façon à empêcher absolument que celles-ci +s'échappent. Pas de bancs: on s'assied sur des bottes de foin ou de +fourrage vert, dont une partie est destinée à l'attelage. Tout est en +bois. En Hongrie, l'essieu est en fer, mais dans certaines parties de la +Russie et des Balkans, il est également en bois. Les roues sont hautes +et fines, et la charrette pèse si peu qu'un enfant la met en mouvement +et qu'un homme la porte sur son dos. Pour ramener les récoltes, on en a +parfois qui sont un peu plus grandes et plus solides; toutefois, le type +n'est pas modifié.</p> + +<p>La route sur laquelle nous roulons est très large. Quoique le milieu +soit macadamisé, les paysans et même notre cocher préfèrent rouler sur +les accotements; c'est qu'ici, l'été, l'argile, tassée et durcie par les +pieds des chevaux, devient comme de l'asphalte. Le pays que nous +traversons est plat et parfaitement cultivé. Les froments sont les plus +beaux que l'on puisse voir; ils ont des feuilles larges comme des +roseaux. Ce qui n'est pas emblavé en céréales, blé ou avoine, est occupé +par des maïs ou par la jachère; pas de fermes éparpillées dans les +campagnes. Les maisons des cultivateurs sont groupées dans les villages. +C'est le <i>Dorf-system</i>, comme disent les économistes allemands. Ce +groupement a deux causes: d'abord la nécessité de se réunir pour se +défendre; en second lieu, l'usage ancien de répartir périodiquement le +territoire collectif de la commune entre ses habitants. Si, dans +certains pays, comme en Angleterre, en Hollande, en Belgique, dans le +nord de la France, les bâtiments d'exploitation sont placés au milieu +des champs qui en dépendent, c'est que la propriété privée et la +sécurité y existent depuis longtemps.</p> + +<p>L'élégant attelage qui nous entraîne rapidement me rappelle un mot que +l'on m'a conté précédemment à Pest et qui peint la Hongrie d'autrefois. +Un évêque passait le Danube sur le pont de bateaux qui conduit à Bude, +royalement étendu dans un beau carrosse attelé de six chevaux. C'était +un comte Batthiany. Un député libéral lui crie: «Monseigneur, vous +semblez oublier que vos prédécesseurs les apôtres et Jésus votre maître +allaient pieds nus.—Vous avez raison, réplique le comte, comme évêque +j'irais certainement à pied; mais comme magnat hongrois, six chevaux est +le moins que je puisse atteler, et malheureusement l'évêque ne peut +fausser compagnie au magnat.»</p> + +<p>J'imagine que Mgr Strossmayer donnerait une meilleure raison. Il dirait +qu'il exploite en régie les terres du domaine épiscopal; qu'il y a +établi un haras dont il vend les produits; qu'il contribue ainsi à +améliorer la race chevaline et qu'il augmente la richesse du pays, ce +qui est de tous points conforme aux prescriptions économiques les plus +élémentaires. Élevant beaucoup de chevaux, il faut bien qu'on, les +promène et qu'on les dresse. Je ne m'en plains pas, car c'est plaisir de +voir trotter ces charmantes bêtes, toujours gaies, heureuses de courir +d'une allure de plus en plus relevée, à mesure qu'elles approchent de +leur écurie.</p> + +<p>Nous nous arrêtons quelques moments au village de Siroko-Polje, où +l'abbé désire voir sa mère. Nous entrons chez elle. Veuve d'un simple +cultivateur, elle occupe une maison de paysan un peu mieux soignée que +les autres. A la différence des villages hongrois, les maisons +présentent du côté de la route, non leur pignon, mais la face antérieure +dans le sens de la longueur. La façade, avec la vérandah sur colonnettes +de bois, regarde la cour, où erre la collection habituelle des divers +volatiles. Toutes les habitations du village sont, comme celles-ci, +plafonnées et récemment blanchies à la chaux, de sorte qu'on ne peut +voir si elles sont construites en briques d'argile séchée ou en torchis. +Elles sont toujours posées sur un soubassement en pierres. La chambre où +la veuve nous reçoit est le salon et en même temps la chambre à coucher +des hôtes étrangers. Sur les murs soigneusement blanchis, des gravures +enluminées représentent des saints et des épisodes bibliques. Aux +fenêtres des rideaux de mousseline; deux grands lits avec force matelas, +recouverts d'une grosse courtepointe d'ouate capitonnée en indienne à +ramages rouge et noir; sur la table un tapis de lin brodé de dessins en +laine de couleurs très vives; un grand sopha et quelques chaises en +bois, voilà le mobilier. La veuve ne porte plus le costume pittoresque +du pays, mais une jaquette et un jupon en cotonnade violette, comme les +femmes de la campagne dans la France du Nord. Elle ne parle que le +croate et pas l'allemand. Je l'interroge, par l'entremise de son fils, +sur les zadrugas.</p> + +<p>«Dans ma jeunesse, dit-elle, la plupart des familles restaient unies et +cultivaient en commun le domaine patrimonial. On se soutenait, on +s'entr'aidait. L'un des fils était-il appelé à l'armée, les autres +travaillaient pour lui, et comme il savait que la place à la table +commune l'attendait toujours, il y revenait le plus tôt possible. +Aujourd'hui, quand la zadruga est détruite et que nos jeunes gens +partent, ils restent dans les grands villes. Le foyer, avec ses veillées +en commun, avec ses chansons et ses fêtes, ne les rappelle plus. Les +petits ménages, qui vivent seuls, ne peuvent pas résister à une maladie, +à une mauvaise année, maintenant surtout que les impôts sont si lourds. +Arrive un accident, ils s'endettent et les voilà dans la misère. Ce sont +les jeunes femmes et le luxe qui sont la perte de nos vieilles et sages +institutions. Elles veulent avoir des bijoux, des étoffes, des souliers +qui sont apportés par les colporteurs; pour en acheter, il leur faut de +l'argent; elles se fâchent si le mari, travaillant pour la communauté, +fait plus que les autres. S'il gardait tout pour lui, nous serions plus +riches, pense-t-elle. De là des comptes, des reproches, des querelles. +La vie de famille devient un enfer; on se sépare. Il faut alors pour +chacun un feu, une marmite, une cour, un gardien pour les animaux. Puis, +les soirs d'hiver, c'est l'isolement. Le mari s'ennuie et commence à +aller au cabaret. La femme, laissée seule, se dérange aussi parfois. Et +puis, monsieur, si vous saviez quelles saletés les marchands nous +vendent si cher! De laids bijoux en verre de couleur et en cuivre doré, +qui ne valent pas deux kreutzers, tandis que les colliers de pièces d'or +et d'argent, que nous portions autrefois, conservaient leur valeur et +nous allaient beaucoup mieux. A force d'épargner, les jeunes filles de +mon temps, avec le produit de leurs broderies et des tapis qu'elles +faisaient, arrivaient à se former une belle dot en sequins et en thalers +de Marie-Thérèse, qu'elles portaient sur la tête, au cou, à la ceinture +et qui reluisaient au soleil, de sorte que les maris ne manquaient pas à +celles qui étaient adroites, laborieuses et économes. Au lieu de nos +bonnes et solides chemises en grosse toile inusable, si jolies à voir, +avec leurs broderies de laine bleue, rouge et noire, on nous apporte +maintenant des chemises de coton, fines, glacées, brillantes comme de la +soie, mais qui sont en trous et en loques après deux lavages. Vous +connaissez notre chaussure nationale, l'opanka: un solide morceau de +cuir de buffle, bien épais, rattaché au pied par des courroies de cuir +lacées; nous la faisons nous-mêmes; cela tient au pied et dure +longtemps. Nos jeunesses commencent à porter des bottines de Vienne; on +sort, il pleut, notre terre alors devient tenace comme du mortier; les +bottines y restent ou sont perdues. Au-dessus de nos chemises, le +dimanche ou l'hiver, nous portons une veste en grosse laine ou en peau +de mouton, toison en dedans, que nous ornons de dessins faits de petits +morceaux de cuir de couleurs très voyantes, piqués à l'aiguille, avec +des fils d'argent ou d'or. Rien ne me paraît plus beau, et cela passe +d'une génération à l'autre. Aujourd'hui, celles qui veulent faire les +fières et imiter les Autrichiennes portent du coton, de la soie ou du +velours, des articles de pacotille, que le soleil déteint, que la pluie +défraîchit et que le moindre usage troue aux coudes et dans le dos. Tout +cela paraît bon marché, car, pour faire un de nos vêtements, il fallait +travailler des mois et des mois. Mais je prétends que cela coûte très +cher, car l'argent sort de nos poches et les objets, à peine achetés, +sont déjà usés. Et puis nos soirées d'hiver, qu'en fera-t-on à l'avenir? +Se tourner les pouces et cracher dans le foyer! Et nos anciennes +chansons, qu'on chantait dans les veillées en travaillant toutes +ensemble, autour d'un grand feu, elles seront oubliées; déjà les +enfants, qui en apprennent d'autres à l'école, les trouvent bêtes et +n'en veulent plus. Les savants comme vous, monsieur, disent que tout va +de mieux en mieux. Moi, je ne suis qu'une ignorante; seulement je vois +ce que je vois. Il y a maintenant dans nos villages des pauvres, des +ivrognes et de mauvaises femmes, ce qu'on ne connaissait pas jadis. Nous +payons deux fois plus d'impôts qu'autrefois, et cependant nos vaches ne +donnent toujours qu'un veau et la tige de maïs qu'un ou deux épis. M'est +avis que tout va de mal en pis.</p> + +<p>—Mais, lui dis-je, vous-même, vous portez le costume étranger que vous +blâmez avec tant de raison.</p> + +<p>—C'est vrai, monsieur, mais quand on a la joie et l'honneur d'avoir un +fils prêtre, il faut bien renoncer à s'habiller comme une paysanne.» +Après que nous eûmes pris une rasade d'un petit vin rose et douceâtre, +que l'aimable vieille femme récoltait dans sa vigne et qu'elle nous +offrit de bon cœur, nous remontâmes en voiture, et je dis à l'abbé: +«Votre mère a raison. Les costumes et les usages locaux adaptés aux +conditions particulières des diverses populations avaient beaucoup de +bon. Je regrette leur disparition, non seulement comme artiste, mais +comme économiste. On les abandonne pour prendre ceux de l'Occident, +parce que ceux-ci représentent la civilisation et le comme il faut. +C'est le motif qui a porté votre mère à quitter son costume national. Ce +que l'on nomme le progrès est une puissante locomotive qui, dans sa +marche irrésistible, broie tous les usages anciens, et qui est en train +de faire de l'humanité une masse uniforme, dont toutes les unités seront +semblables les unes aux autres, de Paris à Calcutta et de Londres à +Honolulu. Avec le costume national et traditionnel, rien ne se perd; +tandis que les changements continuels du goût ruinent les industriels, +mettent sans cesse au rebut une foule de marchandises et surexcitent les +recherches luxueuses et les dépenses. Un économiste renommé, J.-B. Say, +a dit parfaitement: «La rapidité successive des modes appauvrit un État +de ce qu'il consomme et de ce qu'il ne consomme pas.»—Mgr Strossmayer, +répond l'abbé, fait tout ce qu'il peut pour soutenir nos industries +domestiques. Certainement il vous parlera de ce qu'il a tenté pour +cela.»</p> + +<p>Entre Siroko-Polje et Djakovo, nous franchissons une très légère montée: +c'est le faîte de partage presque imperceptible de la Sirmie, entre la +Drave, au nord, et la Save, au sud. Sur un certain espace, les belles +cultures de froment sont remplacées par un terrain boisé. Seulement, il +ne reste que des broussailles. Les gros arbres jonchent le sol, et on +les débite en douves, hélas! La fertilité du sol se révèle par +l'abondance de l'herbe qui pousse entre les souches. Un troupeau de +bœufs et de chevaux y paît.</p> + +<p>La route s'engage bientôt entre deux rangées de magnifiques peupliers +d'Italie, hauts comme des flèches de cathédrale. A droite, un bois de +grands arbres entouré de hautes palissades: c'est le parc aux daims. +Nous approchons de la résidence épiscopale. Nous voici à Djakovo (en +hongrois, la terminaison <i>vo</i> devient <i>var</i>). Chez nous, ce serait un +gros village. Ici, c'est un bourg, un lieu de marché, <i>Marktflecken</i>, +comme disent les Allemands. Il y a environ quatre mille habitants, tous +Croates, y compris quelques centaines d'israélites, qui sont les +richards de l'endroit.-—«Ce sont eux, me dit l'abbé, qui font tout le +commerce, celui des marchandises au détail, et aussi celui de l'achat en +gros des denrées agricoles, du bois, de la laine, des animaux +domestiques, de tout enfin, jusqu'aux volailles et aux œufs. Le crédit +et l'argent sont entre leurs mains. Ils font la petite et la grosse +banque. Ces maisons, solidement construites, que vous voyez dans la rue +principale que nous traversons, ces boutiques d'épiceries, d'étoffes, de +quincaillerie, de modes, la plupart de ces boucheries, notre unique +hôtel, tout cela est occupé par eux. Sur seize boutiques que nous avons +à Djakovo, deux seulement appartiennent à des chrétiens. Il faut bien +l'avouer, les juifs sont plus actifs que nous. Et aussi, ils ne pensent +qu'à gagner de l'argent.—Mais, lui répondis-je, les chrétiens, chez +nous, ne cherchent pas à en perdre, et j'imagine qu'il en est de même en +Croatie.»</p> + +<p>Nous entrons dans la cour du palais de l'évêque. Je ne puis me défendre +d'une vive émotion en revoyant ce noble vieillard,—le grand apôtre des +Jougo-Slaves.—Il me serre affectueusement dans ses bras et me dit: «Ami +et frère, soyez le bienvenu. Vous êtes ici parmi des amis et des +frères.»—Il me conduit dans ma chambre et m'engage à me reposer, +jusqu'au souper, des fatigues de ma nuit passée en chemin de fer. La +chambre que j'occupe est très grande, et les meubles, tables, sophas, +commodes en noyer style de Vienne, sont très grands aussi. Par la +fenêtre ouverte, je vois un parc tout rempli d'arbres magnifiques: +chênes, hêtres, épicéas. Un grand acacia tout couvert de ses grappes +blanches remplit l'atmosphère d'un parfum pénétrant. Devant une vaste +serre sont rangées toute espèce de plantes exotiques, auxquelles les +jardiniers donnent l'arrosage du soir. Rien ne me rappelle que je suis +au fond de la Slavonie. Je profite de ces deux heures de repos, les +premières depuis mon départ, pour résumer tout ce que j'ai appris +concernant mon illustre hôte.</p> + +<p>La première fois que je suis venu en Croatie, son nom m'était inconnu. +Je trouvais son portrait partout, aux vitrines des libraires d'Agram et +de Carlstadt, dans toutes les auberges, dans la demeure des paysans, et +jusque dans les petits villages des confins militaires. Quand on me +raconta tout ce qu'il faisait pour favoriser le développement de +l'instruction, de la littérature et des arts, parmi les Jougo-Slaves, +j'en fus émerveillé. Inconnu, sans lettre d'introduction, je n'osai +aller le voir; mais, depuis lors, l'un de mes vœux les plus ardents +était de le rencontrer. J'eus cette bonne fortune, non en Croatie, mais +à Rome. En décembre 1878, il était venu entretenir le pape du règlement +des affaires ecclésiastiques de la Bosnie. M. Minghetti m'invita à +déjeuner avec lui. Quand je lui fus présenté, Strossmayer me dit: «J'ai +lu ce que vous avez écrit sur mon pays, dans la <i>Revue des Deux Mondes</i>. +Vous êtes un ami des Slaves; vous êtes donc le mien. Venez me voir à +Djakovo; nous causerons.» L'impression que me fit cet homme +extraordinaire fut profonde. Je reproduis quelques détails de cette +entrevue, parce que le programme de Strossmayer est celui des patriotes +éclairés de son pays. Il m'apparut comme un saint du moyen âge, peint +par fra Angelico, dans les cellules de Saint-Marc à Florence. Sa figure +est fine, maigre, ascétique; des cheveux cendrés et relevés entourent sa +tête d'une auréole. Ses yeux gris sont clairs, lumineux, inspirés. Une +flamme en jaillit, vive et douce, reflet d'une grande intelligence et +d'un grand cœur. Sa parole est abondante, colorée, pleine d'images; +mais, quoiqu'il parle également bien, outre les langues slaves, le +français, l'allemand, l'italien et le latin, aucun de ces idiomes ne lui +fournit de termes assez expressifs pour rendre complètement sa pensée, +et ainsi il les emploie tour à tour. Il emprunte à chacun d'eux le mot, +l'épithète dont il a besoin, ou bien il accumule les synonymes que tous +lui fournissent. C'est quand il arrive enfin au latin, que la phrase se +déroule avec une ampleur et une puissance sans pareille. Il dit +nettement ce qu'il pense, sans réticences, sans réserves diplomatiques, +avec l'abandon d'un enfant et la profondeur de vues du génie. Absolument +dévoué à sa patrie, ne désirant rien pour lui-même, il ne craint +personne ici-bas. Comme il ne poursuit que ce qu'il croit bien, juste +et vrai, il n'a rien à cacher.</p> + +<p>Pendant ce séjour à Rome, il était tout occupé de l'avenir de la +Bosnie.—«Vous avez eu raison, me dit-il, de soutenir, contrairement à +l'avis de vos amis les libéraux anglais, que l'annexion des provinces +bosniaques est une nécessité; mais le point de savoir si c'est un +avantage pour l'Autriche dépendra de la politique qu'on y suivra. Si +Vienne ou plutôt Pest entend gouverner les nouvelles provinces par des +Hongrois ou des Allemands et à leur profit, les Autrichiens finiront par +être plus détestés que les Turcs. Ce sont des populations exclusivement +slaves; il faut entretenir et élever leur esprit national. Les journaux +magyares et allemands disent que je suis l'ami de la Russie, l'ennemi de +l'Autriche, c'est une calomnie. Pour notre chère vieille Autriche, je +donnerais ma vie à l'instant. C'est dans son sein que nous devons, nous +Slaves occidentaux, vivre, grandir, arriver à l'accomplissement de nos +destinées. On a voulu autrefois nous germaniser. Aujourd'hui on rêve de +nous magyariser; cela n'est pas moins impossible! A une race nombreuse, +assise sur un grand territoire contigu, où il y a place pour trente, +pour quarante millions d'hommes, à un peuple qui a une histoire, des +souvenirs dont il est fier, on ne peut enlever sa langue, sa +nationalité. Ceux qui le tenteraient ou qui voudraient entraver notre +légitime développement, ceux-là seuls travailleraient au profit de la +Russie. Les Hongrois sont une race héroïque. Ils ont l'esprit politique. +Pour reconquérir leur autonomie, ils ont déployé une constance +admirable; maintenant ils gouvernent en réalité l'empire; mais leur +hostilité contre les Slaves et leur chauvinisme magyare les aveuglent +parfois complètement. Ils doivent s'appuyer franchement sur nous, sinon +ils seront noyés dans l'océan panslave.»</p> + +<p>Je lui rappelai que, lors de mon premier séjour à Agram, j'avais trouvé +les patriotes croates, revenant de la fameuse exposition ethnographique +de Moscou, tout enflammés, et ne cachant nullement leurs sympathies pour +la Russie.—«C'est vrai, reprit l'évêque, à cette époque le compromis +Deak, qui nous abandonnait complètement à la merci des Hongrois, avait +surexcité au plus haut degré les appréhensions des Croates. Mais, depuis +lors, cet engouement en faveur de la Russie a disparu. Seulement il se +reproduira, chaque fois que l'Autriche-Hongrie, soit aux bords de la +Save et de la Bosna, soit au delà du Danube, voudra s'opposer au +légitime développement des races slaves. Si on pousse celles-ci à bout, +il est inévitable qu'elles diront unanimement: «Plutôt Russes que +Magyares!» Ecoutez, mon ami, il y a en Europe deux grandes questions: la +question des nationalités et la question sociale. Il faut relever les +populations arriérées et les classes déshéritées. Le christianisme +apporte la solution, car il nous ordonne de venir en aide aux humbles et +aux pauvres. Nous sommes tous frères. Mais il faut que la fraternité +cesse d'être un mot et devienne un fait.»</p> + +<p>Après que Strossmayer nous eut quittés, Minghetti me dit: «J'ai eu +l'occasion de voir de près tous les hommes éminents de notre temps. Il y +en a deux qui m'ont donné l'impression qu'ils étaient d'une autre +espèce que nous, ce sont Bismarck et Strossmayer.» Voici quelques +détails sur ce grand évêque, qui a tant fait pour l'avenir des +Jougo-Slaves. Chose étrange, on m'a affirmé que sa biographie n'est pas +encore écrite, sauf peut-être en croate.</p> + +<p>Joseph-George Strossmayer est né, le 4 février 1815, à Essek, d'une +famille peu aisée, qui était venue de Linz vers 1700. Celle-ci était +donc allemande, comme son nom l'indique; mais elle s'était croatisée au +point de ne plus parler que le croate. On a fait un grief aux +Jougo-Slaves d'avoir eu besoin d'un Allemand pour patronner leur +mouvement national. Il en est souvent ainsi. Le plus éclatant +représentant du magyarisme, Kossuth, est de sang slave; Rieger, le +principal promoteur du mouvement tchèque, est d'origine allemande; +Conscience, le plus éminent initiateur du mouvement flamand, est né d'un +père français. Strossmayer fit ses études humanitaires au gymnase +d'Essek, de la façon la plus brillante, et ses études théologiques, +d'abord au séminaire de Djakovo, puis à l'université de Pest, où il +passa ses examens avec un éclat tout à fait exceptionnel. Dans l'épreuve +sur la dogmatique, il déploya tant de savoir et une telle force de +dialectique, que le président du jury d'interrogation dit à ses +collègues: <i>Aut primus hereticus sœculi, aut prima columna catholicœ +ecclesiœ</i>. Il n'a pas dépendu de Pie IX et du concile du Vatican que ce +ne fût la première partie de la prophétie qui se réalisât. En 1837, il +est nommé vicaire à Peterwardein. Trois ans après, il est placé à +l'école supérieure de théologie, l'Augustineum de Vienne, où il obtient +la dignité de docteur, aux applaudissements des examinateurs «qui ne +trouvent point de mots pour exprimer leur admiration». Après avoir +rempli pendant peu de temps les fonctions de professeur au lycée +épiscopal de son pays natal, il est appelé, en 1847, à diriger +l'Augustineum, et il est nommé en même temps prédicateur de la cour. +C'était une très haute position pour son âge: il avait à peine trente +ans. Depuis plusieurs années, il suivait avec la plus ardente sympathie +le réveil de la nationalité croate. C'est pendant son séjour à Vienne +qu'il commença à écrire pour défendre cette cause à laquelle il avait +dès lors voué sa vie. En 1849, l'évêque de Djakovo, Kukovitch, se +retira; l'empereur appela Strossmayer pour le remplacer. La cour +impériale était alors encore tout entière à sa reconnaissance envers les +Croates, qui avaient versé pour elle des flots de sang sur les champs de +bataille de l'Italie et de la Hongrie. Les deux défenseurs les plus +influents des droits de la Croatie, le baron Metellus Ozegovitch et le +ban Jellachitch avaient vivement appuyé Strossmayer, dont ils +connaissaient le dévouement à leur commune patrie. Détail assez curieux, +sept ans auparavant, le jeune prêtre avait annoncé à son évêque, dans un +écrit qui est encore conservé à Djakovo, qu'il lui succéderait.</p> + +<p>Les dix premières années de son épiscopat s'écoulèrent sous le ministère +Bach. Un grand effort se fit alors pour unifier l'empire et pour en +germaniser les différentes races. Strossmayer comprit admirablement, et +c'est là ce qui fait sa gloire, que, pour rendre vaine toute tentative +pareille, il faut éveiller et fortifier le sentiment national par la +culture intellectuelle, par le développement de la littérature et par +un retour aux sources historiques de la nation. La devise qu'il avait +choisie et qui est, non en latin, suivant l'usage, mais en croate, +résume l'œuvre de sa vie: «<i>Sve za vjeru i domovinu</i>: Tout pour la foi +et pour la patrie.» Sa vie entière a été consacrée à la traduire en +actes utiles à son pays. Tout d'abord, il donne des sommes importantes +pour fonder des bourses, afin de permettre aux jeunes gens pauvres de +faire des études humanitaires; il dote ainsi presque tous les gymnases +croates, et entre autres ceux d'Essek, de Varasdin, de Fiume, de +Vinkovce, de Seny, de Gospitch, et plus tard l'université d'Agram; à +Djakovo même, ses largesses en faveur de l'instruction sont incessantes +et considérables. Il y crée un gymnase, une école supérieure de filles, +une école normale de filles, un séminaire pour les Bosniaques, et tout +cela est entretenu à ses frais. Plus tard, il y organise une école +normale d'instituteurs, et cela seul lui coûte 200,000 francs de premier +établissement. Il ne ménage rien pour contribuer au développement des +différentes littératures jougo-slaves. Il patronne et de toute façon les +créateurs de la langue serbe officielle Vuk Karadzitch et Danichitch, +puis les deux frères Miladinovci, qui, accueillis dans sa demeure, y +travaillent à leur édition des chansons populaires bulgares, un des +premiers livres parus en cette langue, et qui préparait le réveil de +cette jeune nationalité. Dans son séminaire épiscopal, il fonde et dote +une chaire pour l'étude des anciennes langues slaves. En même temps, il +commence à former cette vaste bibliothèque qu'il compte laisser aux +différentes écoles de Djakovo et le musée de tableaux qu'il destine à +Agram. Enthousiaste de l'art, il va en Italie pour en admirer les +merveilles et en rapporter quelques spécimens, chaque fois que sa santé +exige quelque repos. Toutes les institutions, toutes les publications, +tous les hommes de lettres qui se sont occupés de la Croatie ont reçu de +lui un généreux appui.</p> + +<p>Quoique toujours prêt à défendre les droits de son pays, ce grand +patriote n'est entré dans l'arène politique que pour obéir à un devoir +qu'on lui imposait. Après la chute du ministère Bach, quand s'ouvrit à +Vienne l'ère constitutionnelle, Strossmayer fut appelé par l'empereur +dans le «Reichstag renforcé», avec le baron Wranicanji. Ils y +réclamèrent, en toutes circonstances, avec la plus grande énergie, +l'autonomie complète de la Croatie. J'ai toujours pensé qu'on aurait pu +alors établir en Autriche un régime rationnel et durable, reposant sur +l'indépendance historique des différents états, mais avec un parlement +central pour les affaires communes, comme en Suisse et aux États-Unis. +On laissa passer le moment opportun, et après Sadowa, il fallut subir +l'<i>Ausgleich</i> et le dualisme imposé par la Hongrie. L'empire fut coupé +en deux et la Croatie livrée à Pest. Lorsque s'engagèrent les +négociations pour régler les rapports entre la Hongrie et la Croatie, on +crut nécessaire d'écarter Strossmayer, qui ne voulait à aucun prix +sacrifier l'autonomie de son pays, fondée sur les traditions de +l'histoire. Il passa le temps de son exil à Paris, où il se livra à une +étude spéciale des grands écrivains français. Depuis son retour à +Djakovo, pendant les quinze dernières années, il s'est abstenu +scrupuleusement de toute action politique; il ne veut même pas siéger à +la diète de la Croatie, pour qu'on ne puisse pas l'accuser d'apporter +l'appui de ses sympathies à l'agitation et à l'opposition qui fermentent +dans le pays. On sait à Vienne et à Pest qu'il déplore le mode actuel +d'union entre la Croatie et la Hongrie. On dit que sa manière de voir +est celle du «parti des indépendants» (<i>neodvisne stranke</i>), dont les +principaux chefs sont des hommes très estimés dans leur pays et même +dans toute l'Autriche, le président de l'Académie, Racki et le comte +Vojnoritch; mais l'évêque de Djakovo reste à l'écart. Il croit assurer +l'avenir de sa nation surtout en y suscitant la vie intellectuelle et +scientifique. Ce qui est l'œuvre de l'esprit est inattaquable et +survit. Dans ce domaine, la force est impuissante. «En marchant dans +cette voie, a-t-il dit quelque part, rien, non, rien au monde ne pourra +nous empêcher d'accomplir la mission à laquelle la Providence semble +nous appeler parmi nos frères de sang de la péninsule balkanique.»</p> + +<p>Dès 1860, Strossmayer avait démontré la nécessité de fonder à Agram une +académie des sciences et des arts, et il avait ouvert la souscription +publique par un don de 200,000 francs, qu'il augmenta encore +notablement. Depuis lors, le pays tout entier répondit à son appel: plus +de 800,000 francs furent réunis, et le 28 juillet 1867, fut inauguré le +nouvel établissement dont la Croatie est justement fière. Le grand +évêque y prononça un discours resté célèbre, où il vante, en termes +d'une magnifique éloquence, le génie de Bossuet et de Pascal. L'Académie +a publié soixante-sept volumes de ses annales, intitulées <i>Rad</i>, +«Travail», et spécialement consacrées à l'histoire de la Croatie, et +elle a commencé la publication d'un grand dictionnaire de la langue +croate, sur le modèle de ceux de Grimm et de Littré.</p> + +<p>Au mois d'avril 1867, au sein de la diète d'Agram, Strossmayer avait +démontré la nécessité pour la Croatie d'avoir une université, et, à cet +effet, il mit 150,000 francs à la disposition de son pays. Au mois de +septembre 1866, le jour où l'on célébrait le trois centième anniversaire +du Léonidas croate, le ban Nikolas Zrinyski, il prononça un discours +qui, répandu partout, souleva un enthousiasme indescriptible en faveur +d'une œuvre essentiellement scientifique. La souscription monta bientôt +à un demi-million, et l'université fut inaugurée le 19 octobre 1874. Les +fêtes furent, pour le noble initiateur de tant d'œuvres utiles, plus +qu'un triomphe; ce fut une apothéose, et jamais il n'y en eut de plus +méritée. Le ban ou gouverneur général, qui présida à la cérémonie, était +Ivan Maruvanitch, le meilleur poète épique de la Croatie. Les délégués +des autres universités, et surtout ceux des sociétés littéraires ou +politiques des Slaves autrichiens et même transdanubiens, étaient +accourus en grand nombre à Agram. La ville était pavoisée, une foule +énorme remplissait les rues. Un cri unanime se fit entendre: «Saluons le +grand évêque! Vive le père de la patrie!» Dans nos pays, où les centres +d'instruction abondent, nous avons peine à comprendre combien est +importante la création d'une université; mais pour toutes les +populations jougo-slaves, si longtemps comprimées, c'était une +solennelle affirmation de l'idée nationale et pour l'avenir une +garantie de leur développement spirituel. C'est ainsi qu'au XVIe siècle, +la Réforme s'est empressée de fonder des universités en Allemagne, en +Hollande, en Écosse. Tandis qu'elle luttait encore pour son existence à +Gand, les protestants flamands, le cou, pour ainsi dire, sous la hache +de l'Espagne, profitèrent de quelques mois de liberté pour créer des +cours universitaires, ainsi que vient de le montrer un de nos +professeurs d'histoire, M. Paul Fredericq. L'enseignement supérieur est +le foyer d'où rayonne l'activité intellectuelle des peuples.</p> + +<p>En religion, Strossmayer est un chrétien selon l'évangile, adversaire de +l'intolérance, ami de la liberté, des lumières, du progrès sous toutes +ses formes, entièrement dévoué à son peuple et surtout aux malheureux. +On n'a pas oublié avec quelle énergie et quelle éloquence il a combattu +le nouveau dogme, l'infaillibilité du pape. Dans les dernières années, +il s'est efforcé d'amener une réconciliation entre le rite oriental et +le rite occidental. Il a consacré à développer ses vues à ce sujet ses +deux derniers mandements de carême (1881 et 1882). C'est certainement +sous son inspiration que le Vatican a récemment exalté les deux grands +apôtres des Slaves, les saints Cyrille et Méthode, que l'Église +orientale vénère tout particulièrement. On admire réunies en lui les +vertus d'un saint et les goûts d'un artiste. Tout sentiment personnel +est extirpé: ni égoïsme ni ambition. Sa vie est un dévouement de chaque +jour; pas une de ses pensées qui ne soit tournée vers le bien de ses +semblables et l'avenir de son pays. Qui a jamais fait plus que lui pour +le réveil d'une nationalité, et avec autant de perspicacité et +d'efficacité? Parmi les nobles figures qui, en ce siècle, font honneur à +l'humanité, je n'en connais pas qui lui soient supérieures. La Croatie +peut être fière de lui avoir donné le jour.</p> + +<p>Mgr Strossmayer vient me prendre pour le souper. Nous traversons une +immense galerie remplie d'un bout à l'autre de caisses à tableaux. J'en +demande l'explication à l'évêque. «Vous savez, dit-il, que nous avons +fondé un musée à Agram. Depuis que j'ai eu un peu d'argent disponible, +j'ai acheté, chaque fois que j'allais en Italie, quelques tableaux que +je destinais à ce musée, qui est un des rêves de ma vie. Ce rêve va +prendre corps. Mais voyez la misère et la contradiction des choses +humaines, ceci devient pour moi la cause d'un vrai chagrin, puéril +peut-être, mais réel, je dois l'avouer. Donner mes revenus ne me coûte +rien. La fortune de l'évêché est le patrimoine des pauvres, je +l'administre et je l'emploie le mieux que je peux; je ne me prive de +rien, car de besoins personnels je n'en ai guère; mais mes tableaux, mes +chers tableaux, il m'est dur de m'en séparer. Je les connais tous, je me +rappelle où je les ai achetés, je les aime; mes regards s'y reposent +volontiers, car j'ai beaucoup, et trop sans doute, les goûts de +l'artiste, et maintenant ils partent, ils doivent partir. A Agram, nos +jeunes élèves de l'Académie les attendent pour les copier et pour s'en +inspirer. Ils en ont besoin. Sans l'efflorescence des beaux-arts, une +nationalité est incomplète. Nous avons une université, nous aurons la +science; il nous faut aussi l'architecture, la peinture et la sculpture. +Je suis vieux; je n'ai plus longtemps à vivre; je croyais les garder +jusqu'à ma mort, mais c'est une pensée égoïste dont je me repens. L'an +prochain, si vous allez à Agram, vous les y verrez. Voici précisément +venir M. Krsujavi, professeur d'esthétique et d'histoire de l'art à +l'université d'Agram. Il est aussi directeur de notre musée et d'une +école d'art industriel que nous venons de fonder. Il est venu chez moi +pour emballer avec soin toutes ces toiles qui désormais sont confiées à +sa garde.»</p> + +<p>Nous regardons les tableaux qui sont encore à leur place. Il y en a deux +cent quatre-vingt-quatre, dont plusieurs excellents, du Titien, des +Carrache, de Guido Reni, de Sasso Ferrato, de Paul Véronèse, de fra +Angelico, de Ghirlandajo, de fra Bartolommeo, de Dürer, d'Andréa +Schiavone, «le Slave», qui était Croate et s'appelait Murilitch, de +Carpaccio, ou plutôt de Karpatch, un autre slave. On estime qu'ils +valent un demi-million. Quelques toiles modernes, peintes par des +artistes croates, représentent des sujets de l'histoire nationale. Les +meilleurs se trouvent dans la chambre à coucher et dans le bureau de +travail de l'évêque.</p> + +<p>Après avoir traversé une enfilade de beaux et grands salons de +réception, solennels comme ceux des ministères de Vienne, parquet très +brillant, tentures de soie et, tout autour, une rangée de chaises et de +fauteuils dans le style de l'empire français, nous prenons place à la +table du souper, dans la salle à manger. C'est une grande chambre avec +des murs blanchis à la chaux, auxquels sont pendues quelques bonnes +gravures représentant des sujets de piété. Les convives de l'évêque +sont, outre le professeur Krsujavi, sept ou huit jeunes prêtres attachés +à l'évêché ou au séminaire. Nous sommes servis par les pandours à +grandes moustaches, en uniforme de hussard. Après que l'évêque a dit le +<i>Benedicite</i>, l'un des prêtres lit en latin, avant chaque repas, un +chapitre de l'évangile et un autre de l'<i>Imitation</i>. La conversation +s'engage. Elle est toujours intéressante, grâce à la verve, à l'esprit, +à l'érudition de Mgr Strossmayer. Je parle des industries locales des +paysans. Je rappelle que j'ai vu précédemment à Sissek, un dimanche, au +sortir de la messe, les paysannes vêtues de chemises brodées en laine de +couleurs vives, qui étaient des merveilles: «Nous faisons tous nos +efforts, répond l'évêque, pour maintenir ce goût traditionnel. A cet +effet, nous avons établi à Agram un petit musée, où nous collectionnons +des types de tous les objets d'ameublement et de vêtement confectionnés +dans nos campagnes. Nous tâchons ensuite de répandre les meilleurs +modèles. Ce sera une des branches de l'enseignement dans notre académie +des beaux-arts. M. Krsujavi s'en occupe spécialement et il prépare des +publications à ce sujet». «Ce qui est extraordinaire, dit M. Krsujavi, +c'est que ces broderies, où se révèle toujours une entente parfaite de +l'harmonie et du contraste des couleurs, et qui sont parfois de vrais +chefs-d'œuvre d'ornementation, sont faites d'instinct, sans dessin, +sans modèle. C'est une sorte de talent inné chez nos paysannes: il se +forme peut-être par la vue de ce qu'elles ont sous les yeux, mais elles +ne copient pas cependant. Il en est de même pour la confection des +tapis. Cela vient-il des Turcs, qui eux-mêmes n'ont fait que reproduire, +en tons plus voyants, les dessins de l'art persan? J'en doute; car les +décorations slaves sont plus sobres de couleur et les dispositions sont +plus géométriques, plus sévères, moins «fleuries». Cela rappelle le goût +de la Grèce antique et on les retrouve chez tous nos Slaves du Midi et +jusqu'en Russie. «N'oublions pas, reprit l'évêque, que cette contrée où +nous sommes et où ne survit plus en fait d'arts que celui qui nous +fournit le pain et le vin, je veux dire l'agriculture, la Slavonie, a +été, à deux reprises différentes, le siège d'une haute et brillante +culture littéraire et artistique. Dans l'antiquité, Sirmium était une +grande ville où florissait dans toute sa gloire la civilisation romaine. +Nos fouilles mettent au jour, à chaque instant, des restes de cette +époque. Puis, au moyen âge, seconde période de splendeur: une véritable +renaissance, comme vous allez vous en convaincre à l'instant. Plus tard +sont venus les Turcs. Ils ont tout brûlé, tout anéanti, et, sans le +christianisme, ils nous auraient ramenés aux temps de la barbarie +primitive.»</p> + +<p>L'évêque fait apporter des vases sacrés en or et en argent. Ils +proviennent de la Bosnie, qu'il visitait au temps où il en était encore +le vicaire apostolique. Il y a des crosses, des croix, des calices qui +datent du Xe au XIVe siècle et qui sont admirables. Voici un calice en +émail cloisonné, style byzantin; un autre avec des ciselures et des +gravures pur roman; un troisième fait penser aux décorations normandes +de l'Italie méridionale; un quatrième est en filigrane sur fond d'or +plat, comme certains bijoux étrusques. La Bosnie, avant l'invasion +turque, n'était pas le pays sauvage qu'elle est devenue depuis. En +communication constante et facile, par la côte de la Dalmatie, avec la +Grèce et Constantinople d'une part, avec l'Italie d'autre part, ses +artistes se maintenaient au niveau des productions de l'art dans ces +deux centres de civilisation.—«Aujourd'hui encore, reprend l'évêque, il +y a à Sarajewo des orfèvres qui n'ont jamais appris à dessiner, mais qui +font des chefs-d'œuvre. Ainsi, voyez cette croix épiscopale en argent +et ivoire: Agram a fourni le dessin, mais quelle perfection dans +l'exécution! Ne croyez pas que je sois collectionneur. Sans doute, j'en +ai l'instinct comme un autre; mais avec mes faibles moyens, je poursuis +un grand but: rattacher le présent au passé, à ce glorieux passé de +notre race, dont je vous parlais tantôt; réveiller, entretenir, +développer la part d'originalité que Dieu a départie aux Jougo-Slaves, +briser la croûte épaisse d'ignorance sous laquelle notre génie national +s'est trouvé étouffé pendant tant de siècles d'oppression, et faire en +sorte que la domination turque ne soit plus qu'un intermède, une sorte +de cauchemar que l'aurore de notre résurrection aura définitivement +dissipé.»</p> + +<p>Le lendemain matin, un gai soleil de juin me réveille de bonne heure. +J'ouvre ma fenêtre. Les oiseaux chantent dans les arbres du parc et +l'odeur enivrante des acacias me transporte parmi les orangers de +Sorrente. Les parfums réveillent des souvenirs précis, non moins que les +sons. A huit heures, le domestique m'apporte le déjeuner à la viennoise. +Excellent café, crème et petits pains de farine de Pest, la meilleure du +monde. Je parcours seul le palais épiscopal. C'est un très grand +bâtiment à un étage, qui date, dans sa forme actuelle, du milieu du +dernier siècle. Il forme les deux côtés d'une grande cour centrale +carrée, dont le côté du fond est fermé par des dépendances et un vieux +mur, et le quatrième par l'église. Le premier étage seul est occupé par +les appartements de maître; le rez-de-chaussée l'est par les cuisines, +buanderies, magasins, état domestique, etc., suivant la coutume des pays +méridionaux. Le plan est très simple: c'est celui des cloîtres. Donnant +sur la cour, se prolonge une galerie, où s'ouvrent toutes les chambres, +qui se succèdent en enfilade, comme les cellules d'un couvent.</p> + +<p>L'évêque vient me prendre pour visiter sa cathédrale, qui est une des +choses où il a pris le plus de plaisir, parce qu'il y donnait +satisfaction aux rêves et aux sentiments du chrétien, du patriote et de +l'artiste. Il s'en est occupé pendant seize années. Cette église lui a +coûté plus de 3 millions de francs. Elle est assez grande pour une +population cinq à six fois plus considérable que celle du Djakovo +actuel, mais son fondateur espère qu'elle durera assez pour ne pas +pouvoir contenir les fidèles du Djakovo de l'avenir. Elle est bâtie en +briques de premier choix, d'un grain très fin et d'un rouge vif, comme +celles de l'époque romaine. Les encadrements des fenêtres et les +moulures sont en pierre calcaire apportée d'Illyrie. Les marbres de +l'intérieur viennent de la Dalmatie. On devine ce qu'a dû coûter le +transport, qui, depuis le Danube ou la Save, a dû se faire par chariot. +Le style de l'édifice est italo-lombard très pur. Tout l'intérieur est +polychrome et peint à fresque par les Seitz père et fils. Les sujets +sont empruntés à l'histoire sainte et à celle de l'évangélisation des +pays slaves. Christianisme et nationalité, c'est la préoccupation +constante de Strossmayer. Le maître-autel est surtout très bien conçu. +Il est en forme de sarcophage. Au-dessus s'élève, comme dans les +basiliques de Rome, une sorte de baldaquin, soutenu par quatre colonnes +monolithes d'un beau marbre de l'Adriatique, avec des bases et des +chapiteaux en bronze. Tout est d'un goût sévère: ni oripeaux, ni statues +habillées comme des poupées, ni vierges miraculeuses. On est au XIIe +siècle, bien avant que les jésuites aient matérialisé et paganisé le +culte catholique.</p> + +<p>L'évêque me conduit dans la crypte. Des niches ont été réservées dans +l'épaisseur du mur; il y a transporté les restes de trois de ses +prédécesseurs. Sur la pierre, rien qu'une croix et un nom; une quatrième +dalle n'a pas d'inscription: «C'est là ma place, me dit-il; ici +seulement je trouverai du repos. J'ai encore beaucoup à faire; mais il y +a trente-trois ans que je suis évêque, et l'homme, comme l'humanité, ne +peut jamais espérer d'achever son œuvre.» Les paroles de Strossmayer me +rappellent la sublime devise d'un autre grand patriote, l'ami du +Taciturne, l'un des fondateurs de la république des Provinces-Unies, +Marnix de Sainte-Aldegonde: <i>Repos ailleurs</i>. En sortant, je remarque un +vieux mur crénelé envahi par le lierre. C'est tout ce qui reste de +l'ancien château fort, brûlé et rasé par les Turcs. Quand on trouve +ainsi à chaque pas les traces des dévastations commises par les bandes +musulmanes, on comprend la haine qui subsiste au cœur des populations +slaves.</p> + +<p>Au dîner, qui a eu lieu au milieu du jour, on parle du mouvement +national en Dalmatie. «J'ai reçu la nouvelle, dit l'évêque, qu'aux +élections récentes des villes dalmates, les candidats slaves l'ont +emporté sur les Italiens. Il devait en être ainsi; le mouvement des +nationalités est partout irrésistible, parce qu'il est favorisé par la +diffusion de l'instruction. Naguère les Italiens dominaient à Zara, à +Spalato, à Sebenico, à Raguse. Ils représentaient la bourgeoisie, mais +le fond de la population est complètement slave. Tant qu'elle a été +ignorante et comprimée, elle n'avait rien à dire; mais dès qu'elle a eu +quelque culture intellectuelle, elle a revendiqué le pouvoir politique, +qui de droit lui revenait. Elle l'obtient aujourd'hui. Et dire que +souvent, par crainte du progrès du slavisme, on favorisait les Italiens, +dont une partie au moins est acquise à l'irrédentisme! Le ministère +actuel revient de cette erreur et pour toujours, il faut l'espérer. +Remarquez bien que d'ici jusqu'aux bouches de Cattaro, et de la côte +dalmate jusqu'au Timok et à Pirot, c'est-à-dire jusqu'aux confins de la +Bulgarie, la même langue est parlée par les Serbes, les Croates, les +Dalmates, les Bosniaques, les Monténégrins, et même par les Slaves de +Trieste et de la Carniole. Les Italiens de la côte dalmate sont pour la +plupart les descendants de familles slaves italianisées sous la +domination de Venise, mais en tout cas, la gloire de la cité des doges +et de sa noble civilisation rejaillit sur eux. Nous les respectons, nous +les aimons; on ne proscrira pas la langue italienne; mais il faut bien +que la langue nationale, la langue de la majorité de la population +l'emporte.»</p> + +<p>Les convives citent à l'envie des faits pour démontrer les éminentes +qualités de la race illyrienne: l'un vante la bravoure de ses soldats, +l'autre l'énergie de ses femmes. Mais, dit-on, chez les Monténégrins +toutes ces vertus sont portées à l'extrême, parce que, seuls, ils ont +su conserver toujours leur liberté et se préserver du contact corrupteur +d'un maître. L'un des jeunes prêtres, qui a résidé et voyagé le long de +la côte dalmate, affirme qu'au Monténégro on n'admet pas qu'une femme +puisse faillir; aussi toute faute est punie d'une façon terrible. La +femme mariée qui s'en rend coupable était autrefois lapidée, ou bien le +mari lui coupait le nez. La jeune fille qui se laisse séduire est +impitoyablement chassée; aussi d'ordinaire elle se suicide, et ses +frères ne manquent pas de tuer le séducteur, ce qui donne lieu à des +vendettas et à des guerres de famille qui durent des années. M. von +Stein-Nordheim, de Weimar, raconte que, pendant la dernière guerre, un +Turc nommé Mehmed-pacha s'était emparé, dans une razzia, d'une jeune +Monténégrine, la belle Joke. Elle le supplie de ne pas donner aux +soldats le spectacle de sa honte. On était dans la montagne. Ils +s'écartent; la jeune fille voit que le sentier longe un précipice, elle +se laisse tomber à terre, vaincue par l'émotion. Mehmed la saisit dans +ses bras. Elle lui rend son étreinte, elle s'attache à lui, puis tout à +coup se renverse et entraîne son vainqueur au delà d'un rocher à pic, et +tous deux tombent dans l'abîme, où l'on retrouva leurs cadavres mutilés. +L'action héroïque de Joke fait l'objet d'un chant populaire tout récent. +Autre fait du temps de la guerre de 1879. Tous les hommes d'un village +de la frontière étaient partis pour rejoindre le gros de l'armée. Les +Turcs arrivent et pénètrent dans le village. Les femmes se réfugient +dans une vieille tour et s'y défendent comme des amazones; mais elles +n'ont que quelques vieux fusils. La tour va être prise d'assaut. «Il +faut nous faire sauter,» dit Yela Marunow. On met en tas tous les barils +de poudre; les femmes et les enfants se réunissent en groupe pour les +cacher; on ouvre la porte, plus de cinq cents Turcs entrent et se +précipitent. Yela met le feu, et tous meurent foudroyés et ensevelis +sous les ruines. Au Monténégro, quand une fille est née, la mère lui +dit: «Je ne te souhaite pas la beauté, mais la bravoure; l'héroïsme seul +fait aimer des hommes.» Voici une strophe d'un <i>lied</i> que chantent les +jeunes filles: «Grandis, mon bien-aimé; et quand tu seras devenu grand +et fort, et que tu viendras demander ma main à mon père, apporte-moi +alors, comme don du matin, des têtes de Turcs fichées sur ton yatagan.»</p> + +<p>Un convive prétend que les Croates ne sont pas moins braves que les +Monténégrins. Ils l'ont bien prouvé, dit-il, sous Marie-Thérèse, dans +les guerres contre Napoléon, et sur les champs de bataille italiens en +1848, 1859 et 1866. Ce sont eux qui, sous le ban Jellachitch, ont sauvé +l'Autriche, après la révolution de mars; sans leur résistance, les +Hongrois prenaient Vienne avant même que les Russes eussent songé à +intervenir. L'Anglais Paton, qui a écrit l'un des meilleurs ouvrages qui +aient été faits sur ces contrées, raconte que, se trouvant à Carlstadt +en Croatie, le gouverneur, le baron Baumgarten, lui raconta la mort +héroïque du baron de Trenck. Pour récompenser François de Trenck qui, +avec ses Croates, avait vaillamment combattu au siège de Vienne, +l'empereur lui avait donné d'immenses domaines en Croatie. Son +descendant, le baron Frederick de Trenck, se ruine en procès, se fait +mettre en prison par le roi Frédéric II, s'échappe, écrit ses fameux +Mémoires qui, comme dit Grimm, font une sensation prodigieuse, et vient +enfin se fixer à Paris; pour s'abreuver de première main à la source de +la philosophie. Pendant la Terreur, il est arrêté et accusé d'être +l'espion des tyrans parce qu'il suit les réunions des clubs. Il se +défend en montrant la trace des fers du roi de Prusse et les lettres de +Franklin. Mais il parle avec respect de la grande impératrice +Marie-Thérèse. Fouquier-Tinville l'interrompt: «Prenez garde, dit-il, ne +faites pas l'éloge d'une tête couronnée dans le sanctuaire de la +justice.» Trenck relève fièrement la tête: «Je répète: Après la mort de +mon illustre souveraine Marie-Thérèse, je suis venu à Paris pour +m'occuper d'œuvres utiles à l'humanité.» C'en était trop. Il est +condamné et exécuté le soir même. La bravoure un peu sauvage des +Pandours était proverbiale au XVIIIe siècle. Au commencement de la +Terreur, l'impératrice Catherine écrit: «Six mille Croates suffiraient +pour en finir de la révolution. Que les princes rentrent dans le pays, +ils y feront ce qu'ils voudront.» Je cite ces faits pour montrer comment +le souvenir des exploits guerriers de leur race entretient parmi les +Croates un patriotisme ardent, exigeant et ombrageux.</p> + +<p>L'après-midi, nous visitons la ferme qui dépend directement de la +résidence épiscopale, <i>die Oekonomie</i>, comme on l'appelle en allemand. +Le mot est juste. Comme le montrent <i>les Économiques</i> de Xénophon, les +Grecs entendaient principalement par ce mot l'administration d'un fonds +rural. L'intendant, qui est aussi un prêtre, me donne quelques détails: +«Les terres de l'évêché, dit-il, mesurent encore 27,000 jochs de 57 +ares 55 centiares, dont 19,000 en bois, 200 en vignes et le reste en +culture. Les contributions sont énormes: elles montent à 32,000 +florins<a name='FNanchor_8_8'></a><a href='#Footnote_8_8'><sup>[8]</sup></a>. Autrefois, ce domaine était beaucoup plus étendu; mais, +après 1848, lors de l'émancipation des paysans à qui on a attribué, en +propriété, une partie du sol qu'ils cultivaient comme tenanciers à +corvée, l'évêque a donné l'ordre de faire le partage de la façon la plus +avantageuse pour les cultivateurs. En réalité, les conditions de culture +sont peu favorables ici. La main-d'œuvre est chère, nous payons un +journalier 1 florin 1/2, et le prix de nos produits est peu élevé, car +il est grevé de frais de transport énormes jusqu'aux marchés +consommateurs. Chez vous, c'est l'opposé. La terre, chère chez vous, est +à bas prix ici. Nous vendons nos chevaux de la race de Lipitça environ +1,000 florins; un bel étalon vaut 1,400 à 1,500 florins, une bonne vache +100 florins, un porc de trois mois 9 florins. La terre se loue 6 à 7 +florins le joch. Mais le domaine épiscopal est presque complètement +exploité en régie. Les paysans, ayant tous des terres et peu de +capitaux, ne sont guère disposés à louer. Il faudrait concéder nos +fermes aux juifs, qui ne nous donneraient pas ce que nous obtenons par +le faire-valoir direct.»—L'évêque intervient: «Ne disons pas de mal des +juifs, ce sont eux qui achètent tous mes produits et à de bons prix. +J'ai voulu vendre aux marchands chrétiens; je recevais le tiers ou le +quart en moins. Comme j'emploie mon revenu à des œuvres utiles, je ne +puis faire à celles-ci un tort aussi considérable pour obéir à un +préjugé. J'ai construit un moulin à vapeur pour moudre mon grain sans +être à la merci des meuniers israélites, mais je dois avouer que ces +messieurs s'y entendent mieux que nous.»—On m'a dit, depuis, que le +revenu de l'évêché de Djakovo s'élève, bon an mal an, à 150,000 florins. +A nos yeux, c'est beaucoup, mais c'est peu en comparaison des revenus de +l'évêque d'Agram qui montent à 250,000 florins ou de ceux de l'évêque de +Gran primat de Hongrie, qui dépassent 500,000 florins.</p> + +<a name='Footnote_8_8'></a><a href='#FNanchor_8_8'>[8]</a><div class='note'><p> Le florin autrichien argent vaut au pair 2 fr. 50 c.; mais, +avec le cours forcé du papier-monnaie, sa valeur varie chaque jour entre +2 fr. 10 c. et 2 fr. 15 c.</p></div> + +<p>Les bâtiments de la ferme ont des murs très épais, de façon à pouvoir +résister aux incursions des Turcs, qui occupaient naguère encore l'autre +bord de la Save à dix lieues d'ici. L'évêque me montre sa vacherie, «sa +suisserie,» <i>Schweizerei</i>, comme il l'appelle. C'est une innovation. Il +a fait venir des vaches de race suisse, qui, bien nourries à l'étable, +donnent beaucoup de lait et de beurre. Je me permets de dire que c'est +de ce côté que devraient se tourner ici les efforts de l'agronome: «Le +prix du froment baisse, celui du beurre et de la viande reste toujours +très élevé. Votre terre se couvre spontanément d'une herbe très +nourrissante. Vous pourriez facilement, grâce aux chemins de fer, +expédier sur nos marchés occidentaux le produit de vos étables. Vous +avez des légions de porcs dans vos forêts. Imitez les Américains; +améliorez la race, engraissez avec du maïs qui vient ici comme nulle +part ailleurs, et envoyez-nous des jambons et du lard. On ne les +repoussera pas sous prétexte de trichines.»</p> + +<p>Nous allons visiter, à deux lieues de Djakovo, le grand parc aux daims. +Deux victorias, attelées chacune de quatre chevaux gris, nous y +conduisent. Je me trouve avec l'évêque. Il me fait admirer sa belle +allée de peupliers d'Italie: «J'aime cet arbre, dit-il, non seulement +parce qu'il me rappelle un pays qui m'est cher, mais parce qu'il est, à +mes yeux, un indice de civilisation. Quiconque le plante est mû par un +sentiment esthétique. Apprécier le beau dans la nature, puis dans l'art, +est un grand élément de culture.»—Nous causons de la question +politico-religieuse. Sachant combien ce sujet est délicat et peut-être +pénible pour lui, je ne fais que l'effleurer. Je lui demande comment il +lui avait été donné au concile de parler le latin de façon à émerveiller +la haute et docte assemblée et à mériter l'éloge qu'elle lui accorda +d'être le <i>primus orator christianitatis</i>. «Je l'ai parlé avec facilité, +me répond-il, et rien de plus. Autrefois j'ai enseigné en latin, comme +professeur de théologie. Pour éviter les rivalités des langues +nationales, le latin était notre langue officielle jusqu'en 1848. En me +rendant au concile, j'ai relu mon Cicéron, et ainsi les expressions +latines, pour exprimer ma pensée, se présentaient à mon esprit, avec une +abondance dont j'ai été moi-même très surpris. Le fait est que le latin +est encore la langue où je dis le plus clairement ce que je veux dire.»</p> + +<p>Strossmayer a fini récemment par accepter le nouveau dogme de +l'infaillibilité papale, qu'il avait combattu à Rome avec tant +d'éloquence; mais il parle avec une égale bienveillance de Dupanloup qui +s'est soumis, et de Döllinger qui résiste encore.—«Quand un homme, +dit-il, obéit à sa conscience et au devoir, en sacrifiant ses intérêts +temporels et en manifestant ainsi la supériorité de la nature humaine, +nous ne pouvons que nous incliner. Il appartient à Dieu seul de +prononcer le jugement final.»—Il exprime aussi la plus vive sympathie +pour lord Acton, qui a fait avec lui la campagne anti-infaillibiliste. +«Il était avec nous à Rome, dit-il. J'ai vu de près les angoisses de +cette noble âme, au moment où les décisions du concile étaient en +balance. Nul peut-être ne connaît plus à fond l'histoire ecclésiastique; +c'est un père de l'Église.»—J'avais rencontré lord Acton à Menton, en +janvier 1879, et j'avais été, en effet, confondu de sa prodigieuse +érudition et de son aptitude à tout lire. Ainsi, quoiqu'il ne s'occupât +qu'en passant d'économie politique, je trouvai sur sa table, lus et +annotés, les principaux ouvrages publiés sur cette matière en français, +en anglais, en allemand et en italien. Lord Acton est certes le plus +instruit et le plus éminent des catholiques libéraux anglais, mais sa +position m'a paru singulièrement difficile et même douloureuse.</p> + +<p>Je ne voulus pas demander à l'évêque ce qu'il pensait du pouvoir +temporel, mais il m'a semblé qu'il ne le regardait nullement comme +indispensable à la mission spirituelle de son Église. «Les ennemis de la +papauté, dit-il, ont voulu lui porter un coup mortel en lui enlevant ses +États. Ils se sont trompés. Plus l'homme est dégagé des intérêts +matériels, plus il est libre et puissant. On a dit que le pape espère +qu'une guerre étrangère lui rendra son royaume. N'en croyez rien: +n'est-il pas le successeur de celui qui a dit: Mon royaume n'est pas de +ce monde. Il ne peut vouloir ni de Rome, ni du monde entier, s'il doit +l'acheter au prix du sang.»</p> + +<p>Nous arrivons au parc aux daims. C'est une partie de la forêt antique, +soustraite à la hache des défricheurs et des marchands de bois; elle est +entourée de hautes palissades pour la défendre des loups, qui sont +encore très nombreux dans cette contrée. Les grands chênes y réunissent +en dôme leurs ramures puissantes, semblables à des arceaux de +cathédrale. Dans les clairières vertes passent les daims, qui vont boire +à la source cachée sous les grandes feuilles des tussilages. L'homme +respecte ce sanctuaire, où la nature apparaît dans sa majesté et dans sa +grâce primitives. Tandis que nous y errons à l'aventure, à l'ombre des +grands arbres, l'évêque me dit: «L'homme que je désire le plus +rencontrer, c'est Gladstone. Nous avons à plusieurs reprises échangé des +lettres. Il souhaite le succès de l'œuvre que je poursuis ici, mais je +n'ai jamais eu le temps d'aller jusqu'en Angleterre. Ce que j'admire et +vénère en Gladstone, c'est que, dans toute sa politique, il est guidé +par l'amour de l'humanité et de la justice, par le respect du droit, +même chez les faibles. Quand il a bravé l'opinion de l'Angleterre, +toujours favorable aux Turcs, pour défendre, avec la plus entraînante +éloquence, la cause de nos pauvres frères de Bulgarie, nous l'avons béni +du fond du cœur. Cette politique est celle que dicte le christianisme. +Gladstone est un vrai chrétien. Oh! si tous les ministres l'étaient, +quel radieux avenir de paix et d'harmonie s'ouvrirait pour notre +malheureuse espèce!»</p> + +<p>Je confirme ce que dit Strossmayer, en rappelant un discours que j'ai +entendu prononcer par M. Gladstone en 1870. C'était au banquet annuel +du <i>Cobden Club</i>, à Greenwich. Invité étranger, j'étais assis à côté de +M. Gladstone, qui présidait. La guerre entre la France et l'Allemagne +venait d'être déclarée. Il me dit que cette affreuse nouvelle l'avait +privé du sommeil et qu'elle lui avait fait le même effet que si la mort +était suspendue sur la tête de sa fille. Quand il se leva pour porter le +toast de rigueur, sa voix était solennelle, profondément triste et comme +trempée de larmes contenues. Il parla de cet horrible drame qui allait +se dérouler devant l'Europe consternée, de cette lutte fratricide entre +les deux peuples qui représentaient à un si haut degré la civilisation; +des cruelles déceptions qu'éprouvaient les amis de Cobden, qui +pensaient, avec lui, que les facilités du commerce, faisant sentir la +solidarité des peuples, empêcheraient la guerre. Ses paroles émues, que +le sentiment religieux emportait dans les plus hautes régions, +rappelaient celles de Bossuet et de Massillon. C'était l'éloquence de la +chaire dans sa forme la plus pure, mais appliquée aux affaires et aux +intérêts des sociétés humaines. L'émotion des auditeurs était si vive, +qu'elle se traduisit non par des applaudissements, mais par ce silence +qui accueille l'adieu aux morts prononcé au bord d'une tombe. Tout en +partageant ce sentiment, qui nous mettait à tous une larme à la +paupière, je pensais à ce mot terrible du «cœur léger», prononcé +quelques jours auparavant à la tribune française. Sans doute, la langue +avait trahi la pensée; mais si le ministre français avait éprouvé, en +quelque mesure, l'amère tristesse qui accablait l'homme d'État anglais, +jamais cette méprise n'aurait eu lieu.</p> + +<p>«Pour moi aussi, reprend l'évêque, la guerre de 1870 a été un objet de +cruelles angoisses. Quand j'ai vu qu'elle continuait après Sedan, quand +j'ai entrevu la source de conflits futurs que les conditions de la paix +préparaient à l'Europe, j'ai oublié la réserve que m'imposait ma +position; je ne me suis souvenu que de Jésus, qui nous fait un devoir de +tout tenter pour arrêter l'effusion du sang. J'allai trouver +l'ambassadeur de Russie, que je connaissais, et je lui dis: «Tout dépend +du Tsar. Il lui suffit d'un mot pour mettre fin à la lutte et pour +obtenir une paix qui ne soit pas à l'avenir une cause certaine de +guerres nouvelles. Je voudrais pouvoir me jeter aux genoux de votre +empereur, qui est un homme de bien et un ami de l'humanité». +L'ambassadeur me répondit: «Nous regrettons, comme tout homme sensible, +la continuation de cette guerre, mais c'est trop exiger de la Russie que +de lui demander de se brouiller avec l'Allemagne pour se priver de +l'avantage de trouver, le cas échéant, un allié certain et dévoué dans +la France». Si je me permets de reproduire ce mot, c'est parce que cette +manière de voir de la Russie n'est pas un secret. Je l'ai exposée dans +la <i>Revue des Deux Mondes</i>, en rendant compte d'un écrit très +remarquable du général Fadéef<a name='FNanchor_9_9'></a><a href='#Footnote_9_9'><sup>[9]</sup></a>, qui est mort récemment à Odessa.</p> + +<a name='Footnote_9_9'></a><a href='#FNanchor_9_9'>[9]</a><div class='note'><p> Voyez, dans la <i>Revue des Deux Mondes</i> du 15 novembre 1871, +<i>la Politique nouvelle de la Russie.</i></p></div> + +<p>Au souper, on s'entretient de l'origine du mouvement national en Croatie +et en Serbie, et spécialement du littérateur patriote Danitchitch. +«N'est-il pas honorable, dit l'évêque, que le réveil littéraire a ici, +comme partout, précédé le réveil politique? En réalité, tout sort de +l'esprit. Au début, nous autres, Serbo-Croates, nous n'avions plus même +de langue: rien que des patois méprisés, ignorés. Les souvenirs de notre +ancienne civilisation et de l'empire de Douchan étaient effacés; ce qui +survivait, c'étaient les chants héroïques et les <i>lieder</i> nationaux dans +la mémoire du peuple. Il a fallu d'abord reconstituer notre langue, +comme Luther l'a fait pour l'Allemagne. C'est là le grand mérite de +Danitchitch. Il est mort récemment, le 4 novembre 1882. Les Croates et +les Serbes se sont unis pour le pleurer. A Belgrade, où son corps avait +été amené d'Agram, on lui a fait des funérailles magnifiques aux frais +de l'État. Le roi Milan a assisté à la cérémonie des obsèques. La bière +était ensevelie sous les couronnes envoyées par toutes nos associations +et par toutes nos villes. Sur l'une d'elles on lisait: <i>Nada</i> +(Espérance). Ç'a été une imposante manifestation de la puissance du +sentiment national. Djouro Danitchitch était né en 1825, parmi les +Serbes autrichiens, à Neusatz, dans le Banat, en Hongrie. Son vrai nom +était Popovitch, ce qui signifie fils de pope, car cette terminaison +<i>itch</i>, qui caractérise presque tous les noms propres serbes et croates, +signifie «fils de», ou «le petit», comme <i>son</i> dans Jackson, Philipson, +Johnson en anglais et dans les autres langues germaniques. Le nom +littéraire qu'il avait adopté vient de <i>Danitcha</i> (Aurore). Il s'appela +«fils de l'Aurore» pour marquer qu'il se dévouerait entièrement au +réveil de sa nationalité. A l'âge de vingt ans, il rencontra à Vienne +Vuk Karadzitch, qui s'occupait de reconstituer notre langue nationale. +Il s'associa à ces travaux, et c'est dans cette voie qu'il nous a rendu +des services inappréciables. Ce qu'il a accompli est prodigieux; c'était +un travailleur sans pareil; il s'est tué à la peine, mais son œuvre a +été accomplie: la langue serbo-croate est créée. En 1849, il fut nommé à +la chaire de philologie slave, à l'académie de Belgrade, et, en 1866, je +suis parvenu à le faire nommer à l'académie d'Agram, où il s'occupait à +achever son grand <i>Dictionnaire de la langue slave</i>, quand la mort est +venue lui apporter le repos qu'il n'avait jamais goûté. Voici un +incident de sa vie peu connu: Ayant déplu à un des ministres serbes, il +fut relégué dans une place subalterne au télégraphe. Il l'accepta sans +se plaindre et continua ses admirables travaux. Je fis dire au prince +Michel, qui avait confiance en moi, que Danitchitch ferait honneur aux +premières académies du monde et qu'il était digne d'occuper les plus +hautes fonctions, mais qu'il fallait surtout lui procurer des loisirs. +Peu de temps après, il fut nommé membre correspondant de l'académie de +Saint-Pétersbourg. Il avait appris le serbe à la comtesse Hunyady, la +femme du prince Michel de Serbie».</p> + +<p>J'ajoute ici quelques autres détails relatifs au grand philologue +jougo-slave. Ils m'ont été communiqués par M. Vavasseur, attaché au +ministère des affaires étrangères à Belgrade. Au moyen âge, les Serbes +parlaient le vieux slave, qui n'était guère écrit que dans les livres +liturgiques. Au XVIIIe siècle, quand on commença à imprimer le serbe +chez les Serbes de Hongrie, cette langue n'était autre que le slovène +avec une certaine addition de mots étrangers. C'est à Danitchitch que +revient surtout l'honneur d'avoir reconstitué la langue officielle de +la Serbie telle qu'elle se parle, s'écrit, s'imprime et s'enseigne +aujourd'hui depuis qu'elle a été officiellement adoptée par le ministre +Tzernobaratz en 1868. Il en a déterminé et épuré le vocabulaire et fixé +les règles grammaticales dans des livres devenus classiques: <i>la Langue +et l'Alphabet serbes</i> (1849); <i>la Syntaxe serbe</i> (1858); <i>la Formation +des mots</i> (1878), et enfin dans son grand <i>Dictionnaire</i>. Il a beaucoup +fait aussi pour répandre la connaissance des anciennes traditions +nationales. A cet effet, il a publié à Agram, en croate, de 1866 à 1875, +<i>les Proverbes et les Chants de Mavro Vetranitch-Savcitch</i>, et <i>la Vie +des rois et archevêques serbes</i>. (Belgrade et Agram, 1866.) Comme +Luther, il a voulu que la langue nouvellement constituée servît de +véhicule au culte national, et il publia <i>les Récits de l'Ancien et du +Nouveau Testament</i> et <i>les Psaumes</i>. L'évêque de Schabatz, en les lisant +pour la première fois, trouva cette traduction si supérieure à +l'ancienne qu'il ne voulut plus se servir du vieux psautier. Le service +rendu par Danitchitch est énorme, car il a donné à la nationalité serbe +cette base indispensable: une langue littéraire. Professeur de +philologie slave tour à tour à Agram et à Belgrade, il a été le trait +d'union entré la Serbie et la Croatie, car il était également populaire +dans les deux pays.</p> + +<p>Je n'ai entendu émettre au sujet de la fixation de la langue serbe que +les deux regrets suivants: D'abord, il est fâcheux que l'on y ait +conservé les anciens caractères orientaux au lieu de les remplacer par +l'alphabet latin, comme l'ont fait les Croates. Dans l'intérêt de la +fédération future des Jougo-Slaves, il faut supprimer autant que +possible tout ce qui les divise, surtout ce qui, en même temps, les +éloigne de l'Occident. En second lieu, il est regrettable aussi que l'on +ait accentué les différences qui distinguent le serbo-croate du slovène, +dont le centre d'action est à Laybach et qui est la langue littéraire de +la Carniole et des districts slaves environnants. Le slovène est, +d'après Miklositch, l'une des principales autorités en cette matière, le +plus ancien dialecte jougo-slave. Il était parlé, aux premiers siècles +du moyen âge, par toutes les tribus slaves, depuis les Alpes du Tyrol +jusqu'aux abords de Constantinople, depuis l'Adriatique jusqu'à la mer +Noire. Vers le milieu du siècle, les Croato-Serbes, descendant des +Karpathes, et les Bulgares, de race finnoise, s'établissant encore plus +à l'est, le modifièrent, chaque groupe à sa façon. Toutefois, dit-on, +l'antique idiome, le slovène, et le croate sont si rapprochés qu'il +n'eût pas été impossible de les fusionner en une langue identique. +Slovènes et Croates se comprennent parfaitement; mieux encore que les +Suédois et les Norvégiens.</p> + +<p>Le dimanche matin, Mgr Strossmayer vient me prendre pour assister à la +messe dans sa cathédrale. L'évêque n'officie pas. L'épître et l'évangile +sont plus en langue vulgaire, me semble-t-il. Les chants liturgiques, +accompagnés par les sons d'un orgue excellent, sont bien conduits. +L'assistance présente un aspect très particulier: elle occupe à peine un +quart de la nef centrale, tant l'étendue de la cathédrale est hors de +proportion avec le nombre actuel des habitants. Je ne vois que des +paysans en costume de fête, les hommes debout avec leurs dolmans bruns +soutachés, les femmes avec leurs belles chemises brodées, assises à +terre sur des tapis, qu'elles apportent avec elles, à l'imitation des +Turcs dans les mosquées. Tous suivent l'office avec la plus attentive +componction; mais aucun n'a de livre de prières. Pas un costume +bourgeois ne vient faire tache dans cette assemblée, où tous, laïques et +ecclésiastiques, portent les vêtements traditionnels d'il y a mille ans. +Personne de la classe «bourgeoise», parce que celle-ci, étant juive, a +été, la veille, à la synagogue. L'impression est complète. Absolument +rien ne rappelle l'Europe occidentale.</p> + +<p>Au sortir de l'église, l'évêque me conduit visiter l'école supérieure +pour filles et l'hôpital, qu'il a également fondés. Les classes, au +nombre de huit, sont grandes, bien aérées, garnies de cartes et de +gravures pour l'enseignement. On y apprend aussi les ouvrages de main +dans le genre de ceux qu'exécutent les paysannes. On y forme des +institutrices pour les écoles primaires. A l'hôpital, il n'y a que cinq +personnes, trois vieilles femmes très âgées, mais nullement indisposées, +un vieillard de cent quatre ans, très fier de lire encore sans lunettes, +et un Tzigane qui souffre d'une bronchite. Les familles patriarcales de +la campagne gardent leurs malades. Grâce aux zadrugas, personne n'est +isolé et abandonné. L'évêque se rend auprès de la supérieure des sœurs +de charité qui desservent l'hôpital.—«Elle est de la Suisse française, +me dit-il, vous pourrez causer avec elle; mais elle est en grand danger. +Elle doit aller à Vienne pour subir une grave opération; j'ai obtenu +qu'elle soit faite par le fameux professeur Billroth. Nous la +transporterons par le Danube, mais je crains même qu'elle ne puisse plus +partir.»—Et, en effet, ses pommettes rouges, enflammées par la fièvre, +ses yeux cerclés de noir, son visage émacié, ne laissent point de doute +sur la gravité de la maladie. «Croyez-vous, monseigneur, dit la +supérieure, que je puisse revenir de Vienne?—Je l'espère, ma fille, +répond l'évêque de sa voix grave et douce, mais vous savez comme moi que +notre vraie patrie n'est pas ici-bas. Que nous restions quelques jours +de plus ou de moins sur cette terre importe peu, car qu'est-ce que nos +années auprès de l'éternité qui nous attend? C'est après la mort que +commence la véritable vie... C'est au delà qu'il faut fixer nos yeux et +placer notre espérance; alors, nous serons toujours prêts à partir quand +Dieu nous appellera.» Cet appel à la foi réconforta la malade; elle +reprit courage, ses yeux brillèrent d'un éclat plus vif: «Que la volonté +de Dieu se fasse! répondit elle; je me remets en ses +mains!...»-—Décidément, le christianisme apporte aux malades et aux +mourants des consolations que ne peut offrir l'agnostime. Qu'aurait dit +ici le positiviste? Il aurait parlé de résignation sans doute. Mais cela +est inutile à dire, car à l'inévitable on se résigne toujours d'une +façon ou d'une autre. Seulement, la résignation de l'agnostique est +sombre et morne; celle du chrétien est confiante, joyeuse même, puisque +les perspectives d'une félicité parfaite s'ouvrent devant lui.</p> + +<p>Mgr Strossmayer me montre l'emplacement où il bâtira le gymnase et la +bibliothèque. Au gymnase, les jeunes gens apprendront les langues +anciennes et les sciences, études préparatoires à l'université et au +séminaire. A la bibliothèque, il placera l'immense collection de livres +qu'il réunit depuis quarante ans, et ainsi les professeurs trouveront ce +qu'il leur faut pour leurs études et leurs recherches. Toutes les +institutions publiques que réclament les besoins et les progrès de +l'humanité sont ici fondées et entretenues par l'évêque, au lieu de +l'être par la municipalité. Il veut aussi rebâtir l'école communale, et +il y consacrera une centaine de mille francs. Du grand revenu des terres +épiscopales, rien n'est gaspillé en objets de luxe ou en jouissances +personnelles. Supposez ce domaine aux mains d'un grand seigneur laïque: +quelle différence! Le produit net du sol, au lieu de créer, sur place, +un centre de civilisation, serait dépensé à Pest ou à Vienne, en +plaisirs mondains, en dîners, en bals, en équipages, en riches +toilettes, peut-être au jeu ou en distractions plus condamnables encore.</p> + +<p>Au dîner du milieu du jour assistent les dix chanoines que j'avais vus +le matin à la cathédrale. Ce sont des prêtres âgés, dont l'évêque paye +la pension. Tous parlent parfaitement l'allemand, mais peu le français. +La conversation est animée, gaie et instructive. On boit des vins du +pays, qui sont parfumés et agréables, et au dessert on verse le vin de +France. Je note quelques faits intéressants. On cite les Bulgares comme +des travailleurs hors ligne et d'une sobriété vraiment inouïe. Aux +environs d'Essek, ils louent un joch de terre 50 florins, ce qui est le +triple de sa valeur locative ordinaire, et ils trouvent moyen, en y +cultivant des légumes, d'y gagner encore 200 florins, dont ils +rapportent la plus grande partie à leur famille, restée en Bulgarie. +Ils font la même chose autour de toutes les grandes villes du Danube, +jusqu'à Agram et jusqu'à Pest. Sans eux, les marchés ne seraient pas +fournis de légumes; les gens du pays ne songent pas à en produire. L'un +des prêtres, qui est Dalmate, affirme que dans son pays les ministères +autrichiens ont longtemps voulu étouffer la nationalité slave. Dans +l'Istrie, qui est complètement slave, on avait un évêque +dalmate-italien, qui ne savait pas un mot de l'idiome national. Aux +cures vacantes il nommait des prêtres italiens qui n'étaient pas compris +des fidèles. Ceux-ci devaient se confesser par interprète. Nul pays +n'est plus exclusivement slave que le centre de l'Istrie. Il s'y trouve +un district où on dit la messe en langue vulgaire, c'est-à-dire en vieux +slovène. On commence à comprendre partout, sauf peut-être à Pest, que le +vrai remède contre l'irrédentisme est le développement du slavisme.</p> + +<p>Avant de faire la promenade habituelle de l'après-midi, chacun se retire +dans sa chambre pour se reposer. L'évêque m'envoie des revues et des +journaux, entre autres, le <i>Journal des Économistes</i>, la <i>Revue des Deux +Mondes</i>, <i>le Temps</i>, la <i>Nuova Antologia</i> et la <i>Rassegna nazionale</i>. Je +dois avouer que le choix n'est pas mauvais, et que même à Djakovo, on +peut suivre la marche des idées de notre Occident. Vers quatre heures, +quand la chaleur est moins forte, deux victorias à quatre chevaux nous +attendent et nous partons pour visiter les zadrugas de Siroko-Polje. Ces +associations agraires—le mot <i>zadruga</i> signifie association,—sont des +familles patriarcales, vivant sur un domaine collectif et indivisible. +La zadruga constitue une personne civile, comme une fondation. Elle a +une durée perpétuelle. Elle peut agir en justice. Ses membres associés +n'ont pas le droit de demander le partage du patrimoine, ni d'en vendre +ou d'en hypothéquer une part indivise. Au sein de ces communautés de +famille, le droit de succession n'existe pas plus que dans les +communautés religieuses. A la mort du père ou de la mère, les enfants +n'héritent pas, sauf de quelques objets mobiliers. Ils continuent à +avoir leur part des produits du domaine collectif, mais en vertu de leur +droit individuel et comme membres de la famille perpétuelle. Autrefois, +rien ne pouvait détruire la zadruga, sauf la mort de tous ceux qui en +faisaient partie. La fille qui se marie reçoit une dot; mais elle ne +peut réclamer une part du bien commun. Celui qui quitte sans esprit de +retour perd ses droits. L'administration, tant pour les affaires +intérieures que pour les relations extérieures, est confiée à un chef +élu, qui est ordinairement le plus âgé ou le plus capable. On l'appelle +<i>gospodar</i>, seigneur, ou <i>starechina</i>, l'ancien. Le ménage est dirigé +par une matrone, investie d'une autorité despotique pour ce qui la +concerne: c'est la <i>domatchika</i>. Le starechina règle l'ordre des travaux +agricoles, vend et achète; il remplit exactement le rôle du directeur +d'une société anonyme, ou plutôt encore d'une société corporative; car +les zadrugas sont de tout point des sociétés corporatives agricoles, +ayant pour lien, au lieu de l'intérêt pécuniaire, les coutumes +séculaires et les affections de famille.</p> + +<p>La communauté de famille a existé dans le monde entier, aux époques +primitives. C'est le γένος des Grecs, la <i>gens</i> romaine, la <i>cognatio</i> +des Germains dont parle César (<i>De Bello Gallico</i>, VI, 22); c'est encore +le <i>lignage</i> des communes du moyen âge. Ce sont des zadrugas qui ont +bâti, en Amérique, ces constructions colossales divisées en cellules, +qu'on nomme <i>pueblos</i> et qui sont semblables aux alvéoles des ruches +d'abeilles. Les communautés de famille ont existé jusqu'à la Révolution +dans tout le centre de la France, avec des caractères juridiques +identiques à ceux qu'on rencontre aujourd'hui chez les Slaves du Sud. +Dans les zadrugas françaises, le starechina s'appelait le mayor, le +maistre de communauté ou le chef du «chanteau», c'est-à-dire du pain. +Nous arrivons au village de Siroko-Polje. Comme c'est dimanche, hommes +et femmes portent leur costume des jours de fête. Pendant la semaine, +les femmes ont pour tout vêtement une longue chemise, brodée aux manches +et à l'ouverture du cou, avec un tablier de couleurs vives, et sur la +tête un mouchoir rouge ou des fleurs. Elles marchent pieds nus; même +quand elles vont aux champs ou qu'elles gardent les troupeaux, elles +fixent dans la ceinture la tige de la quenouille et elles filent la +laine ou l'étoupe de lin ou de chanvre, en faisant tourner entre les +doigts le fil auquel est suspendu le fuseau. Elles préparent ainsi la +chaîne et la trame du linge, des étoffes et des tapis qu'elles tissent +elles-mêmes l'hiver. Leur chemise est en très grosse toile de chanvre. +Elle retombe en plis sculpturaux, comme la longue tunique des statues +drapées de Tanagra. Elle est entièrement semblable à celle des jeunes +Athéniennes qui marchent aux panathénées, sous la conduite du maître des +chœurs, dans la frise du Parthénon. Depuis l'antiquité la plus +reculée, ce costume si simple et si noble est resté le même. Nul ne se +prête mieux à la statuaire. C'est le premier vêtement qu'a dû imaginer +la pudeur à la sortie de l'état de nature. Les cheveux des jeunes filles +retombent sur le dos en longues nattes, tressées avec des fleurs ou des +rubans. Ceux des femmes mariées sont relevés derrière la tête. Les +hommes sont aussi vêtus tout de blanc, d'une large chemise et d'un +pantalon en étoffe de laine ou de toile, mais qui ne flotte pas en +larges plis, comme un jupon, à la mode hongroise. Le dimanche, les +hommes et les femmes portent une veste brodée où l'art décoratif a fait +merveille. Les motifs semblent empruntés aux arabesques des tapis turcs, +mais il est probable qu'ils sont nés spontanément de cet instinct +esthétique qui porte partout l'homme à imiter les dessins et les +couleurs qu'offrent les corolles des fleurs, le plumage des oiseaux et +surtout les ailes des papillons. Les mêmes motifs se retrouvent sur les +vases polychromes des époques les plus anciennes, depuis l'Inde jusque +dans les monuments mystérieux de l'Amérique préhistorique. Ces broderies +sont formées de petits morceaux de drap ou de cuir, de couleurs très +vives, fixés sur l'étoffe du fond au moyen de piqûres faites en gros fil +de tons tranchants. Dans les vestes des femmes on met parfois des +fragments de miroir, et les piqûres sont en fil d'or. Les ceintures sont +aussi brodées et piquées de la même façon. La chaussure est la sandale à +lanières de cuir, l'<i>opanka</i>, qui est propre au Jougo-Slave, depuis +Trieste jusqu'aux portes de Constantinople. Je vois ici à quelques +élégantes des bas de filoselle et des bottines en étoffe à bouts de +cuir laqué; sous l'ancien costume national, cela est d'un effet hideux. +Autour de la tête, du cou et de la ceinture, les femmes portent des +pièces de monnaie d'or et d'argent percées et enfilées. Les plus riches +en ont deux ou trois rangs, tout un trésor de métaux précieux.</p> + +<p>L'arrivée de l'évêque a mis tous les habitants du village sur pied. +C'est un ravissant spectacle que la réunion de ces femmes en costumes si +bien faits pour charmer l'œil du peintre. Cet assemblage de vives +couleurs, où rien ne détonne, fait l'effet d'un tapis d'Orient à fond +clair. Quand les voitures s'arrêtent devant la maison de la zadruga, que +nous visitons d'abord, le starechina s'avance vers l'évêque pour nous +recevoir. C'est un vieillard, mais très vigoureux encore; de longs +cheveux blancs tombent sur ses épaules. Il a les traits caractéristiques +de la race croate: le nez fin, aquilin, aux narines relevées; des yeux +gris, très brillants et rapprochés; la bouche petite, les lèvres minces, +ombragées d'une longue moustache de hussard. Il baise la main de Mgr +Strossmayer avec déférence, mais sans servilité, comme on baisait jadis +la main des dames. Il nous adresse ensuite un compliment de bienvenue +que me traduit mon collègue d'Agram. Le petit speech est très bien +tourné. L'habitude qu'ont ici les paysans de débattre leurs affaires, au +sein des communautés et dans les assemblées de village, leur apprend le +maniement de la parole. Les starechinas sont presque tous orateurs. La +maison de la zadruga est plus élevée et beaucoup plus grande que celle +des familles isolées. Sur la façade vers la route, elle a huit fenêtres, +mais pas de porte. Après qu'on a franchi la grille qui ferme la cour, +on trouve sur la façade antérieure une galerie couverte en véranda, sur +laquelle s'ouvre la porte d'entrée. Nous sommes reçus dans une vaste +pièce où se prennent les repas en commun. Le mobilier se compose d'une +table, de chaises, de bancs, et d'une armoire en bois naturel. Sur les +murs, toujours parfaitement blanchis, des gravures coloriées +représentent des sujets de piété. A gauche, on entre dans une grande +chambre presque complètement vide. C'est là que couchent, l'hiver, +toutes les personnes formant la famille patriarcale, afin de profiter de +la chaleur du poêle placé dans le mur séparant les deux pièces, qui sont +ainsi chauffées en même temps. L'été, les couples occupent chacun une +petite chambre séparée.</p> + +<p>J'ai noté en Hongrie un autre usage plus étrange encore. En visitant une +grande exploitation du comte Eugène Zichy, je remarquai un grand +bâtiment où habitaient ensemble les femmes des ouvriers, des bouviers et +des valets de ferme avec leurs enfants. Chaque mère de famille avait sa +chambre séparée. Dans la cuisine commune, sur un vaste fourneau, chacune +d'elles préparait isolément le repas des siens. Mais les maris n'étaient +pas admis dans ce gynécée. Ils couchaient dans les écuries, dans les +étables et dans les granges. Les enfants, cependant, ne manquaient pas.</p> + +<p>Le poêle que je trouve ici dans la maison de cette zadruga est une +innovation moderne, de même que ces murs et ces plafonds blanchis. +Jadis, comme encore dans quelques maisons anciennes, même à +Siroko-Polje, le feu se faisait au milieu de la chambre, et la fumée +s'échappait à travers la charpente visible, et par un bout de cheminée +formée de planchettes, au-dessus de laquelle une large planche inclinée +était posée sur quatre montants, afin d'empêcher la pluie et la neige de +tomber dans le foyer. Toutes les parois de l'habitation se couvraient de +suie; mais les jambons étaient mieux fumés. Le nouveau poêle est, +dit-on, emprunté aux Bosniaques. Il est particulier aux contrées +transdanubiennes. Je l'ai rencontré jusque dans les jolis salons du +consul de France à Sarajewo. Il donne, dit-on, beaucoup de chaleur et la +conserve longtemps. Il est rond, formé d'argile durcie, dans laquelle on +incruste des disques en poterie verte et vernissée, tout à fait +semblables à des fonds de bouteille.</p> + +<p>Le starechina nous fait boire de son vin. Seul des siens, il s'assied à +table avec nous et nous adresse des toasts auxquels répond l'évêque. +Dans le fond de la chambre se presse toute la famille: au premier plan +les nombreux enfants, puis les jeunes filles aux belles chemises +brodées. J'apprends que la communauté se compose de trente-quatre +personnes de tout âge, quatre couples mariés et deux veuves, dont les +maris sont morts dans la guerre en Bosnie. La zadruga continue à les +nourrir avec leurs enfants. Le domaine collectif a plus de cent jochs de +terre arable; il entretient deux cents moutons, six chevaux, une +trentaine de bêtes à cornes et un grand nombre de porcs. Les nombreuses +volailles de toute espèce qui se promènent dans la cour permettent de +réaliser ici le vœu de Henri IV et de mettre souvent la poule au pot. +Le verger donne des poires et des pommes, et une grande plantation de +pruniers, de quoi faire la slivovitza, l'eau-de-vie de prunes, qu'aime +le Jougo-Slave.</p> + +<p>Derrière la grande maison commune, et en équerre avec celle-ci, se +trouve un bâtiment plus bas, mais long, aussi précédé d'une véranda, +dont le sol est planchéié. Sur cette galerie couverte s'ouvrent autant +de cellules qu'il y a de couples et de veuves: si un mariage crée un +nouveau ménage au sein de la grande famille, le bâtiment s'allonge d'une +nouvelle cellule. L'une des femmes nous montre la sienne; elle est +complètement bondée de meubles et d'objets d'habillement; au fond, un +grand lit avec trois gros matelas, superposés, des draps de lin garnis +de broderies et de dentelles, et comme courtepointe un fin tapis de +laine aux couleurs éclatantes; contre le mur, un divan recouvert aussi +d'un tapis du même genre, et à terre, sur le plancher, de petits tapis +en laine bouclée aux teintes sombres, noir, bleu foncé et rouge brun. Le +long des murs, des planches où s'étalent les chaussures et, entre +autres, les bottes hongroises du mari pour les jours où il se rend à la +ville. Deux grandes armoires remplies de vêtements, puis trois immenses +caisses contiennent des chemises et du linge brodés. Il y en a des +mètres cubes qui représentent une belle somme. La jeune femme nous les +étale avec orgueil: c'est l'œuvre de ses mains et sa fortune +personnelle. Pour les décrire, il faudrait épuiser le vocabulaire des +lingères. Je remarque surtout certaines chemises faites en une sorte de +bourre de soie légèrement crêpelée et ornée de dessins en fils et en +paillettes d'or. C'est ravissant de goût et de délicatesse. Les couples +associés doivent à la communauté tout le temps qu'exigent les travaux +ordinaires de l'exploitation, mais ce qu'ils font aux heures perdues +leur appartient en propre. Ils peuvent se constituer ainsi un pécule, +qui consiste en linge, en vêtements, en bijoux, en argent, en armes et +en objets mobiliers de différente nature. Il en est de même dans les +<i>family-communities</i> de l'Inde.</p> + +<p>Au fond de la cour s'élève la grange, qui est aussi «le grenier +d'abondance». Tout autour, à l'intérieur, sont disposés des réservoirs +en bois, remplis de grains: froment, maïs et avoine. Nous approchons du +moment de la récolte, et ils sont encore plus qu'à moitié pleins. La +zadruga est prévoyante comme la fourmi; elle tient à avoir une réserve +de provisions pour au moins une année, en prévision d'une mauvaise +récolte ou d'une incursion de l'ennemi. A côté, dans un bâtiment isolé, +sont réunis des pressoirs et des fûts pour faire le vin et l'eau-de-vie +de prunes. Le starechina nous montre avec satisfaction toute une rangée +de tonneaux pleins de slivovitza qu'on laisse vieillir avant de la +vendre. C'est le capital-épargne de la communauté.</p> + +<p>Je m'étonne de n'apercevoir ni grandes étables, ni bétail, ni fumier. On +m'explique qu'ils se trouvent dans des bâtiments placés au milieu des +champs cultivés. C'est un usage que j'avais déjà remarqué en Hongrie, +dans les grandes exploitations. Il est excellent; on évite ainsi le +transport des fourrages et du fumier. Les animaux de trait sont sur +place pour exécuter les labours et pour y accumuler l'engrais. En même +temps, la famille, résidant dans le village, jouit des avantages de la +vie sociale. Les jeunes gens se relayent, pour soigner le bétail. Dans +une autre zadruga que nous visitons, je trouve les mêmes dispositions, +les mêmes costumes et le même bien-être; mais la réception est encore +plus brillante: tandis que nous prenons un verre de vin avec le +starechina, en présence de toute la nombreuse famille debout, les +habitants du village se sont groupés devant les fenêtres ouvertes. Le +maître d'école s'avance et adresse un discours à l'évêque en croate, +mais il parle aussi facilement l'italien, et il me raconte qu'étant +soldat, il a résidé en Lombardie et qu'il s'est battu à Custozza en +1866. Il me vante avec l'éloquence la plus convaincue les avantages de +la zadruga. A ma demande, les jeunes filles chantent quelques chants +nationaux. Elles paraissent gaies; leurs traits sont fins; plusieurs +sont jolies. En somme, la race est belle. Les cheveux noirs, si +fréquents en Hongrie, sont très rares ici; on en voit de blonds, mais le +châtain domine. Les deux types très marqués, noir et blond, se trouvent +à la Fois chez les Slaves occidentaux et méridionaux. Les Slovaques de +la Hongrie sont, en majorité, blond-filasse. Les Monténégrins ont les +cheveux très foncés. A une grande foire à Carlstadt, en Croatie, j'ai vu +des paysans venant des districts méridionaux de la province et +appartenant au rite grec orthodoxe; ils avaient d'une façon très marquée +les cheveux et les yeux noirs, le teint bilieux, basané ou mat, et +d'autres cultivateurs, Croates aussi, mais du rite grec uni à Rome, +étaient la plupart blonds, avec la peau claire et des yeux gris. La race +slave pure est certainement blonde. Si quelques tribus ont les cheveux +bruns ou noirs, cela doit provenir de la proportion plus ou moins grande +d'autochtones que les Slaves se sont assimilés quand ils ont occupé les +différentes régions où ils dominent aujourd'hui. Ma visite des zadrugas +confirme l'opinion favorable que je m'en était formée précédemment et +augmente mes regrets de les voir disparaître. Ces communautés ont plus +de bien-être que leurs voisins; elles cultivent mieux, parce qu'elles +ont, même relativement, plus de bétail et plus de capital.</p> + +<p>En raison de leur caractère coopératif, elles combinent les avantages de +la petite propriété et de la grande culture. Elles empêchent le +morcellement excessif; elles préviennent le paupérisme rural; elles +rendent inutiles les bureaux de bienfaisance publique. Par le contrôle +réciproque, elles empêchent le relâchement des mœurs et l'accroissement +des délits. De même que les conseils municipaux sont l'école primaire du +régime représentatif, ainsi elles servent d'initiation à l'exercice de +l'autonomie communale, parce que des délibérations, sous la présidence +du starechina, précèdent toute résolution importante. Elles +entretiennent et fortifient le sentiment familial, d'où elles bannissent +les cupidités malsaines qu'éveillent les espoirs de succession. Quand +les couples associés se séparent, par la dissolution de la communauté, +souvent ils vendent leurs biens et tombent dans la misère. Mais, +dira-t-on, si les zadrugas réunissent tant d'avantages, d'où vient que +leur nombre diminue sans cesse? L'idée que toute innovation est un +progrès s'est tellement emparée de nos esprits, que nous sommes portés à +condamner tout ce qui disparaît. J'en suis revenu. Est-ce l'âge ou +l'étude qui me transforme en <i>laudator temporis acti</i>? En tout cas, ce +qui tue les zadrugas, c'est l'amour du changement, le goût du luxe, +l'esprit d'insubordination, le souffle de l'individualisme et les +législations dites «progressives» qui s'en sont inspirées. J'ai quelque +peine à voir en tout ceci un véritable progrès.</p> + +<p>Au retour, j'admire de nouveau la beauté des récoltes. Les froments sont +superbes. Presque pas de mauvaises herbes: ni bluets, ni coquelicots, ni +sinapis. Le maïs, intercalé dans l'assolement, nettoie bien la terre, +parce qu'il exige deux binages. Je ne vois dans les environs du village +rien qui annonce qu'on s'y livre à des jeux, et je le regrette. La +Suisse est sous ce rapport, comme sous beaucoup d'autres, un modèle à +imiter, surtout parmi des populations comme celles-ci, dont les mœurs +simples ont tant de rapports avec celles des montagnards des cantons +alpestres. Voyez l'importance qu'on attache en Suisse aux tirs à la +carabine, aux luttes, aux jeux athlétiques de toute sorte. C'est comme +dans la Grèce antique. Ainsi faisaient nos vaillants communiers flamands +du moyen âge, imitant les chevaliers, contre lesquels ils apprirent de +cette façon à lutter sur les champs de bataille. Ces exercices de force +et d'adresse forment les peuples libres. Il faudrait les introduire ici +partout, en offrant des prix pour les concours. C'est aux jeux auxquels +s'adonne la jeunesse d'Angleterre qu'elle doit sa force, son audace, sa +confiance en elle-même, ces vertus héroïques qui lui font occuper tant +de place sur notre globe. Récemment, le ministre de l'instruction +publique de Prusse a fait une circulaire que je voudrais voir reproduite +en lettres d'or dans toutes nos écoles, pour recommander qu'on pousse +les enfants et les jeunes gens à se livrer à des jeux et à des +exercices, où se développent les muscles, en même temps que le +sang-froid, la rapidité du coup d'œil, la décision, l'énergie, la +persévérance, toutes les mâles qualités du corps et de l'esprit. Il ne +faut plus faire des gladiateurs comme en Grèce, mais des hommes forts, +bien portants, décidés, et capables, au besoin, de mettre un bras +vigoureux au service d'une cause juste. Les dimanches et les jours de +fêtes, les campagnards dansent ici le <i>kolo</i> avec entrain, mais cela ne +suffit pas.</p> + +<p>En rentrant à Djakovo, je demande à l'évêque comment va le séminaire +qu'il avait fondé en 1857 pour le clergé catholique bosniaque, avec le +concours et sous le patronage de l'empereur. Je venais d'en lire un +grand éloge dans le livre du capitaine G. Thœmel sur la Bosnie. Le +visage de Mgr Strossmayer s'assombrit. Pour la première fois, ses +paroles trahissent une profonde amertume. «En 1876, on l'a transporté à +Gran, me dit-il. Je ne m'en plains pas pour moi; plus on m'ôte de +responsabilité devant Dieu, plus on diminue mes soucis et mes soins, qui +déjà dépassent mes forces, mais quelle injustifiable mesure! Voilà de +jeunes prêtres, d'origine slave, destinés à vivre au milieu de +populations slaves, et pour faire leurs études, on les place à Gran, au +centre de la Hongrie, où ils n'entendront pas un mot de leur langue +nationale, la seule qu'ils parleront jamais, et celle qu'ils devraient +cultiver avant toute autre. Que veut-on à Pesth? Espère-t-on magyariser +la Bosnie? Mais les malheureux Bosniaques n'ont pu rester à Gran; ils se +sont enfuis. Il est vraiment étrange combien, même les Hongrois qui ont +le consciencieux désir de se montrer justes envers nous, ont de la +peine à l'être. En voici un exemple. Je rencontrai, par hasard, Kossuth +à l'Exposition universelle de Paris, en 1867. Il venait démontrer, dans +des discours et des brochures, que le salut de la Hongrie exigeait qu'on +respectât l'autonomie et les droits de toutes les nationalités, +<i>Gleichberechtigung</i>, comme disent les Allemands. C'était aussi mon +avis. Il fallait oublier les querelles de 1848 et se tendre une main +fraternelle. Mais, par malheur, je prononçai le nom de Fiume. Fiume est, +en réalité, une ville slave. Son nom est Rieka, mot croate signifiant +«rivière», et dont Fiume est la traduction en italien; c'est l'unique +port de la Croatie; d'ailleurs, la géographie même s'oppose à ce qu'elle +soit rattachée à la Hongrie, dont elle est séparée par toute l'étendue +de la Croatie. Les yeux de Kossuth s'enflammèrent d'indignation. «Fiume, +s'écria-t-il, est une ville hongroise, c'est le <i>littus Hungaricum</i>: +jamais nous ne la céderons aux Slaves.»</p> + +<p>«J'avoue, dis-je à l'évêque, que je comprends peu l'acharnement des +Hongrois et des Croates à se disputer Fiume. Accordez à la ville une +pleine autonomie, et comme le port sera ouvert au trafic de tous, il +appartiendra à tous.</p> + +<p>—Autonomie complète, voilà, en effet, la solution, répondit l'évêque. +Nous ne demandons rien de plus pour notre pays.»</p> + +<p>Le soir, au souper, on parla du clergé transdanubien appartenant au rite +grec. Je demande si son ignorance est aussi grande qu'on le prétend. +«Elle est grande, en effet, répond Strossmayer, mais on ne peut la lui +reprocher. Les évêques grecs, nommés par le Phanar de Constantinople, +étaient hostiles au développement de la culture nationale. Les popes +étaient si pauvres qu'ils devaient cultiver la terre de leurs mains et +ils ne recevaient aucune instruction. Maintenant que les populations +sont affranchies du double joug des Turcs et des évêques grecs, et +qu'elles ont un clergé national, celui-ci pourra se relever. J'ai dit, +j'ai surtout fait dire qu'il fallait avant tout créer de bons +séminaires. Dans ces jeunes États, c'est le prêtre instruit qui doit +être le missionnaire de la civilisation. Songez bien à ceci: d'un côté, +par ses études théologiques, il touche aux hautes sphères de la +philosophie, de la morale, de l'histoire religieuse, et, d'un autre +côté, il parle à tous et pénètre jusque dans la plus humble chaumière. +Je vois avec la plus vive satisfaction les gouvernements de la Serbie, +de la Bulgarie et de la Roumélie faire de grands sacrifices pour +multiplier les écoles; mais qu'ils ne l'oublient pas, rien ne remplace +de bons séminaires.»</p> + +<p>Ces paroles prouvent que, quand il s'agit de favoriser les progrès des +Jougo-Slaves, Strossmayer est prêt à s'associer aux efforts du clergé du +rite oriental, sans s'arrêter aux différences dogmatiques qui l'en +séparent. Ce clergé lui a cependant vivement reproché le passage suivant +de sa lettre pastorale écrite pour commenter l'encyclique du pape +<i>Grande munus</i>, du 30 septembre 1880, concernant les saints Cyrille et +Méthode. «O Slaves, mes frères, vous êtes évidemment destinés à +accomplir de grandes choses en Asie et en Europe. Vous êtes appelés +aussi à régénérer par votre influence les sociétés de l'Occident, où le +sentiment moral s'affaiblit, à leur communiquer plus de cœur, plus de +charité, plus de foi, et plus d'amour pour la justice, pour la vertu et +pour la paix. Mais vous ne parviendrez à remplir cette mission, à +l'avantage des autres peuples et de vous-mêmes, vous ne mettrez fin aux +dissentiments qui vous divisent entre vous que si vous vous réconciliez +avec l'Église occidentale, en concluant un accord avec elle.» Cette +dernière phrase provoqua des répliques très vives, dont on trouvera des +échantillons dans le <i>Messager chrétien</i>, que publie en serbe le pope +Alexa Ilitch (livraison de juillet 1881). L'évêque du rite orthodoxe +oriental Stefan, de Zara, répondit à Strossmayer dans sa lettre +pastorale datée de la Pentecôte 1881: «Que cherchent, dit-il, parmi +notre peuple orthodoxe, ces gens qui s'adressent à lui sans y être +appelés? Le plus connu d'entre eux nous fait savoir «que le saint-père +le pape n'exclut pas de son amour ses frères de l'Église d'Orient et +qu'il désire de tout son cœur l'unité dans la foi, qui leur assurera la +force et la vraie liberté», et il souhaite «qu'à l'occasion de la +canonisation des saints Cyrille et Méthode, un grand nombre d'entre eux +aillent à Rome se prosterner aux pieds du pape, pour lui présenter leurs +remercîments». L'évêque de Zara continue en s'élevant vivement contre +les prétentions de l'Église de Rome, et, certes, il est dans son droit, +mais il doit admettre qu'un évêque catholique s'efforce de ramener à ce +qu'il considère comme la vérité des frères, d'après lui, égarés. La +propagande doit être permise, pourvu que la tolérance et la charité +n'aient pas à en souffrir; toutefois, ces rivalités religieuses sont +très regrettables et elles peuvent longtemps mettre obstacle à l'union +des Jougo-Slaves. Dans la lettre que m'écrivit lord Edmond +Fitz-Maurice, au moment où je partis pour l'Orient, il résume la +situation en un mot: «L'avenir des Slaves méridionaux dépend en grande +partie de la question de savoir si le sentiment national l'emportera +chez eux sur les différences en fait de religion, et la solution de ce +problème est, pour une large part, entre les mains du célèbre évêque de +Djakovo.» Je ne crois pas qu'il soit possible ni désirable que sa +propagande en faveur de Rome réussisse; mais l'œuvre à laquelle il a +consacré sa vie, la reconstitution de la nationalité croate, est +désormais assez forte pour résister à toutes les attaques et à toutes +les épreuves.</p> + + +<br><br> +<a name='CHAPITRE_IV'></a><h2>CHAPITRE IV.</h2> + +<h3>LA BOSNIE, HISTOIRE ET ÉCONOMIE RURALE.</h3> +<br> + +<p>Quand je quitte Djakovo, le secrétaire de Mgr Strossmayer me conduit à +la gare de Vrpolje. Les quatre jolis chevaux gris de Lipitça nous y +mènent en moins d'une heure. Le pays a un aspect beaucoup plus abandonné +que du côté d'Essek: de profondes ornières dans la route, des terrains +vagues où errent des moutons, les blés moins plantureux; moins +d'habitations. Est-ce parce qu'en allant à Vrpolje, on se dirige vers la +Save et les anciennes provinces turques, c'est-à-dire vers la barbarie; +tandis que, du côté d'Essek, on marche vers Pesth et vers Vienne, +c'est-à-dire vers la civilisation?</p> + +<p>En attendant l'arrivée du train qui doit me conduire à Brod, j'entre +dans le petit hôtel en face de la gare. Les deux salles sont d'une +propreté parfaite: murs bien blanchis, rideaux de mousseline aux +fenêtres, et des gravures représentant le kronprinz Rodolphe et sa +femme, la princesse Stéphanie, la fille de notre roi. Ils doivent être +très populaires, même en pays slaves et magyares, car j'ai retrouvé +partout leurs portraits aux vitrines des libraires et sur les murs des +hôtels et des restaurants. C'est évidemment là un des thermomètres de +la popularité des personnages haut placés.</p> + +<p>Dans les champs voisins, un homme et une femme binent, avec la houe, une +plantation de maïs, dont les deux premières feuilles sont sorties de +terre. La femme n'a d'autre vêtement que sa longue chemise de grosse +toile de chanvre, et elle l'a relevée jusqu'au-dessus des genoux, afin +d'avoir les mouvements plus libres. Les exigences de la pudeur vont en +diminuant à mesure qu'on descend le Danube; aux bords de la Save, elles +sont réduites presque à rien. L'homme est vêtu d'un pantalon d'étoffe +blanche grossière et d'une chemise. Il est maigre, brûlé du soleil, +hâve; il paraît très misérable. La terre est fertile, cependant, et +celui qui la travaille ne ménage pas sa peine. Un passage de la préface +de la <i>Mare au Diable</i> me revient à la mémoire: c'est celui où est +dépeint le laboureur dans la <i>Danse de la mort</i>, de Holbein, avec cette +légende:</p> + +<p>A la sueur de ton visaige +Tu gagneras ta pauvre vie.</p> + +<p>Récemment, j'avais été aussi épouvanté en étudiant, en Italie, l'extrême +misère des cultivateurs, dont l'<i>Inchiesta agraria</i> officielle publie +les preuves désolantes. D'où vient que dans un siècle où l'homme, armé +de la science, augmente si merveilleusement la production de la +richesse, ceux qui cultivent le sol conservent à peine assez de ce pain +qu'ils récoltent pour satisfaire leur faim? Pourquoi présentent-ils +encore si souvent l'aspect de ces animaux farouches décrits par La +Bruyère, au temps de Louis XIV? En Italie, c'est la rente et l'impôt +qui paupérisent; ici, c'est surtout l'impôt.</p> + +<p>A la gare arrive un Turc: beau costume, grand turban blanc, veste brune +soutachée de noir, large pantalon flottant, rouge foncé, jambières à la +façon des Grecs, énorme ceinture de cuir, dans laquelle apparaît, au +milieu de beaucoup d'autres objets, une pipe à long tuyau de cerisier. +Il apporte avec lui un tapis et une selle. J'apprends que ce n'est pas +un Turc, mais un musulman de Sarajewo, de race slave, et parlant la même +langue que les Croates. Comme ceci peint déjà tout l'Orient: la selle +qu'on doit emporter avec soi, parce que les paysans qui louent leurs +chevaux sont trop pauvres pour en posséder une, et que, les routes +manquant, on ne peut voyager qu'à cheval; le tapis, qui prouve que dans +les <i>hans</i> il n'y a ni lit ni matelas; les armes pour se défendre +soi-même, attendu que la sécurité n'est pas garantie par les pouvoirs +publics; et enfin la pipe, pour charmer les longs repos du <i>kef</i>. En +Bosnie, on appelle les musulmans Turcs, ce qui trompe complètement +l'étranger sur les conditions ethnographiques de la province. En +réalité, il n'y a plus, paraît-il, dix véritables Turcs dans le pays, et +avant l'occupation il n'y avait de vrais Osmanlis que les +fonctionnaires. Les musulmans qu'on rencontre—il y en a, dit-on, +environ un demi-million—sont du plus pur sang slave. Ce sont les +anciens propriétaires, qui se sont convertis à l'islamisme, à l'époque +de la conquête. L'exemplaire que j'ai sous les yeux a tout à fait le +type monténégrin: le nez en bec d'aigle, à arête très fine, aux narines +relevées, comme celles d'un cheval arabe; grande moustache noire, et +des yeux profonds et vifs cachés sous d'épais sourcils. Le chef de gare +de Vrpolje m'en fait un grand éloge. «Ils sont très honnêtes, dit-il, +tant qu'ils n'ont pas eu trop de relations avec les étrangers; ils sont +religieux et bien élevés, on ne les entend jamais jurer comme les gens +de par ici. Ils ne boivent point de vins et de liqueurs, comme les Turcs +modernes de Stamboul. On peut se fier à leur parole; elle vaut plus +qu'une signature de chez nous, mais ils vont se gâter rapidement. Ils +commencent à s'enivrer, à se livrer à la débauche, à s'endetter. Avec +les besoins d'argent s'introduira la mauvaise foi. Les spéculateurs +européens ne manqueront pas de leur en donner l'exemple, et ils ne +connaîtront pas ce contrôle de l'opinion qui retient parfois ceux-ci.»</p> + +<p>De Vrpolje à Brod, le chemin de fer traverse un très beau pays, mais peu +cultivé et presque sans habitants. On est ici dans un pays de frontière +naguère encore exposé aux razzias des Turcs de l'autre rive de la Save. +Le paysage est très vert; on ne voit que pelouses entrecoupées de pièces +d'eau et de massifs de grands chênes, comme dans un parc anglais. Quel +splendide domaine on pourrait se tailler ici et relativement sans grands +frais, car la terre n'a pas beaucoup de valeur! Les chevaux et le +bétail, errants dans ces interminables prairies, sont plus petits et +plus maigres qu'en Hongrie, Le pays est pauvre, et cependant il devrait +être riche. La fertilité du sol se révèle par la hauteur du fût des +arbres et l'aspect plantureux de leur frondaison.</p> + +<p>Le chemin qui réunit la gare à la ville de Brod est si mal entretenu, +que l'omnibus marche au pas, crainte de casser ses ressorts. Avis à +l'administration communale. L'hôtel <i>Gelbes Haus</i> est un vaste bâtiment +à prétentions architecturales, avec de grands escaliers, de bonnes +chambres bien aérées, et une immense salle au rez-de-chaussée, où l'on +ne dîne pas mal du tout et à l'autrichienne. Il y a deux Brod en face +l'une de l'autre, des deux côtés de la Save: le Brod-Slavon, forteresse +importante, comme base d'opération des armées autrichiennes qui ont +occupé les nouvelles provinces, et Bosna-Brod, le Brod bosniaque, qui +appartenait à la Turquie.</p> + +<p>Le Brod slavonien est une petite ville régulière, avec des rues droites, +bordées de maisons blanches, sans aucun caractère distinctif. +Bosna-Brod, au contraire, est une véritable bourgade turque. Nulle part, +je n'ai vu le contraste entre l'Occident et l'Orient aussi frappant. +Deux civilisations, deux religions, deux façons de vivre et de penser +complètement différentes sont ici en présence, séparées par une rivière. +Il est vrai que pendant quatre siècles cette rivière a séparé en réalité +l'Europe de l'Asie. Mais le caractère musulman disparaîtra rapidement +sous l'influence de l'Autriche. Un grand pont de fer à trois arches +franchit la Save et met Sarajewo en communication directe avec Vienne et +ainsi avec l'Occident. En vingt heures, on arrive de Vienne à Brod, et +le lendemain soir on est au cœur de la Bosnie, dans un autre monde.</p> + +<p>Au moment où je traverse le pont, le soleil couchant teint en rouge les +remous des eaux jaunâtres. La Save est large comme quatre fois la Seine +à Paris. L'aspect en est grand et mélancolique. Les rives sont plates; +le courant mine librement les berges d'argile. La végétation manque: +sauf quelques hauts peupliers et sur les bords du fleuve un groupe de +saules dont les racines ont été mises à nu par les glaces et qu'une crue +prochaine emportera vers la mer Noire. Dans une petite anse, sur l'eau +qui tourne en rond, flotte la charogne d'un buffle au ventre ballonné, +que les corbeaux dépècent et se disputent. Des deux côtés, s'étendent de +vastes plaines vertes, inondées à la fonte des neiges. A droite, on +aperçoit vers le couchant le profil bleuâtre des montagnes de la +Croatie, à gauche, les sommets plus élevés qui dominent Banjaluka. Sur +le fleuve, qui forme une admirable artère commerciale, nulle apparence +de navigation, nul bruit, sauf le coassement d'innombrables légions de +grenouilles, qui entonnent en chœur leur chant du soir.</p> + +<p>Bosna-Brod est formé d'une seule grande rue, le long de laquelle les +maisons sont bâties sur des pilotis ou sur des levées pour échapper aux +inondations de la Save. Voici d'abord la mosquée au milieu de quelques +peupliers. Elle est toute en bois. Le minaret est peint de couleurs +vives: rouge, jaune, vert. Le muezzin est monté dans la petite galerie; +il adresse à Dieu le dernier hommage de la journée. Il appelle à la +prière de l'<i>Aksham</i> ou du crépuscule. Sa voix, d'un timbre aigu, porte +jusque dans les campagnes voisines. Ses paroles sont belles; même en me +rappelant l'ode de Schiller, <i>die Glocke</i>, je la préfère aux sons +uniformes des cloches: «Dieu est élevé et tout-puissant. Il n'y a pas +d'autre Dieu que lui et point d'autre prophète que Mahomet. +Rassemblez-vous dans le royaume de Dieu, dans le lieu de la justice. +Venez dans la demeure de la félicité.»</p> + +<p>Les cafés turcs ont portes et fenêtres ouvertes; pas un meuble, sauf +tout autour des bancs en bois où sont assis les Bosniaques musulmans, +les jambes croisées, fumant la pipe. Dans une niche de la cheminée, sur +des braises allumées, se prépare successivement, une à une, chaque tasse +de café, à mesure que les consommateurs en demandent. Le cafidji met +dans une très petite cafetière en cuivre une mesure de café moulu, une +autre de sucre; il ajoute de l'eau, place le récipient sur les braises +pendant une minute à peine et verse le café chaud avec le marc dans une +tasse semblable à un coquetier. Dans toute la péninsule balkanique, le +voyageur indigène emporte à sa ceinture un petit moulin à café très +ingénieusement construit, en forme de tube. Deux choses me frappent ici: +d'abord, la puissance de transformation du mahométisme, qui a fait de +ces Slaves, aux bords de la Save, n'ayant d'autre langue que le croate, +des Turcs ou plutôt des musulmans complètement semblables à ceux qu'on +voit à Constantinople, au Caire, à Tanger et aux Indes; ensuite, +l'extrême simplicité des moyens qui procurent aux fils de l'islam tant +d'heures de félicité. Tout ce que contient ce café, en fait de mobilier +et d'ustensiles, ne vaut pas vingt francs. Le client, qui apporte son +tapis, dépensera pendant sa soirée trente centimes de tabac et de café, +et il aura été heureux. Les salles magnifiques avec peintures, dorures, +tentures partout, qu'on construira plus tard ici, offriront-elles plus +de satisfaction à leurs clients riches et affairés? En voyant pratiquer +ici, d'une façon si pittoresque et si consciencieuse, la tempérance +commandée par le Koran, je songe d'abord à ces palais de l'alcoolisme, à +ces <i>Gin palaces</i> de Londres, où l'ouvrier et l'<i>outcast</i> viennent +chercher l'abrutissement, au milieu des glaces énormes et des cuivres +polis, reluisant sous les mille feux du gaz et de l'électricité; je +pense ensuite à cette vie de l'<i>upper ten thousands</i>, si compliquée et +rendue si coûteuse par toutes les richesses de la toilette et de la +table que vient de décrire si bien lady John Manners, et je me demande +si c'est aux raffinements du luxe qu'il faut mesurer le degré de +civilisation des peuples. M. Renan parlant, je crois, de Jean le +Baptiste, a écrit à ce sujet une belle page. Le précurseur vivant au +désert de sauterelles, à peine vêtu d'une étoffe grossière de poils de +chameau, annonçant la venue du royaume et le triomphe prochain de la +justice, ne nous présente-t-il pas le modèle le plus élevé de la vie +humaine? Certes, il est un excès de dénûment qui dégrade et animalise, +mais cela est moins vrai en Orient que dans nos rudes climats et surtout +dans nos grandes agglomérations d'êtres humains.</p> + +<p>Je trouve déjà, à Bosna-Brod, la boutique et la maison turques, telles +qu'on les rencontre dans toute la Péninsule. La boutique est une échoppe +entièrement ouverte le jour; elle se ferme la nuit, au moyen de deux +grands volets horizontaux. Celui d'en haut, relevé, sert d'auvent; celui +d'en bas retombe et devient le comptoir où sont étalées les marchandises +et où se tient assis le marchand, les jambes croisées. Les maisons +turques ici sont ordinairement carrées, couvertes de planchettes de +chêne. Un rez-de-chaussée bas sert de commun, de magasin ou même +parfois d'étable. Le cadre et les cloisons de la construction sont +toujours en solives; les parois sont en planches ou, dans les demeures +pauvres, en torchis. Le premier étage débordant le soubassement, le +surplomb est soutenu par des corbeaux en bois, ce qui produit des effets +de saillies et de lumières très pittoresques. Seulement, il ne faut pas +oublier qu'en Bosnie les musulmans forment la classe aisée; ils sont +marchands, boutiquiers, artisans, propriétaires, très rarement simples +cultivateurs ou ouvriers. L'habitation est divisée en deux parties ayant +chacune son entrée distincte: d'un côté, le harem, pour les femmes; de +l'autre, le selamlik, pour les hommes. Quoique le musulman bosniaque +n'ait qu'une femme, il tient aux usages mahométans bien plus que les +vrais Turcs. Les fenêtres, du côté des femmes, sont garnies d'un +grillage en bois ou en papier découpé. J'aperçois un numéro de la <i>Neue +freie Presse</i> transformé en <i>muchebak</i> ou moucharabie. Du côté des +hommes, s'étend un balcon-véranda, où le maître de la maison est assis, +fumant sa pipe.</p> + +<p>La rue se remplit des types les plus divers. Des pâtres à peine vêtus +d'une grosse étoffe blanche en lambeau, avec un chiffon autour de la +tête en forme de turban, ramènent du pâturage des troupeaux de buffles +et de chèvres, qui soulèvent une poussière épaisse, dorée par le soleil +couchant. Ces pauvres gens représentent le raya, la race opprimée et +rançonnée; ce sont des chrétiens. Quelques femmes, la figure cachée sous +le yaschmak et tout le corps sous ce domino qu'on appelle feredje, +marchent comme des oies, et semblables à des ballots mouvants rentrent +chez elles. Des enfants, filles et garçons, avec de larges pantalons +roses ou verts et de petites calottes rouges, jouent dans le sable; ils +ont le teint clair et de beaux yeux noirs très ouverts. Des marchands +juifs s'avancent lentement, enveloppés d'un grand cafetan garni de +fourrure,—en juin; avec leur longue barbe en pointe, leur nez d'Arabe +et leur grand turban, ils sont admirables de dignité et de noblesse. +Bida devrait être ici. Ce sont les patriarches de la terre de Canaan. +Des maçons italiens, à la culotte de velours de coton jaune et toute +maculée de mortier, la veste jetée sur l'épaule droite, quittent +l'ouvrage en chantant. C'est le travail européen qui arrive: des maisons +occidentales s'élèvent. Un grand café à la viennoise se construit à côté +des petites auberges en planches en face de la gare. Déjà dans une +cantine, où l'on vend du <i>Pilsener bier</i>, dite bière de Pilsen, on joue +au billard. Ceci est l'avenir: activité dans la production, imprévoyance +ou insanité dans la consommation. Enfin, passent fièrement à cheval ou +en voiture découverte des officiers élégants et d'une tenue ravissante: +c'est l'occupation et l'Autriche.</p> + +<p>En repassant le pont de la Save, je me rappelle que c'est d'ici que +partit le prince Eugène pour sa mémorable expédition de 1697. Il n'avait +que cinq régiments de cavalerie et 2,500 fantassins. Suivant la route +qui longe la Bosna, il s'empara rapidement de toutes les places d'Oboj, +Maglay, Zeptche, même du château fort de Vranduk, et il parut devant la +capitale Sarajewo. Il espérait que tous les chrétiens se lèveraient à +son appel. Hélas! écrasés par une trop longue et trop cruelle +oppression, ils n'osèrent pas remuer. Le pacha Delta-ban-Mustapha se +défendit avec énergie. Eugène manquait d'artillerie de siège. C'était le +11 septembre, l'hiver approchait. Le hardi capitaine dut battre en +retraite, mais il regagna Brod, presque sans perte. L'expédition avait +duré vingt jours en tout. Le résultat matériel fut nul; mais l'effet +moral très grand partout. Il révéla la faiblesse de cette formidable +puissance qui, la veille encore, assiégeait Vienne et faisait trembler +toute l'Europe. L'heure de la décadence avait sonné. Cependant, +récemment encore, les begs musulmans de la Bosnie traversaient la Save +et venaient faire des razzias en Croatie. Le long de la rive +autrichienne s'élèvent sur quatre hauts pilotis, afin de les mettre à +l'abri des inondations et d'étendre le rayon d'observation, des maisons +de garde où les régiments-frontières devaient entretenir des vedettes. +Ce n'était pas une précaution inutile. De 1831 à 1835, le général +autrichien Waldstättten lutta contre les begs bosniaques et il fut amené +ainsi à bombarder et à brûler Vakuf, Avale, Terzac et Gross-Kladuseh, +sur le territoire ottoman, le tout sans protestation de la Porte. Même +en 1839, Jellatchitch eut à repousser les incursions des begs, qui +traversaient la Save, brûlant les maisons, égorgeant les hommes, +emmenant les troupeaux et les femmes. Ces razzias, dans les quinze +dernières années où elles ont eu lieu, occasionnèrent pour près de 40 +millions de francs de dommage aux districts croates limitrophes. C'est +hier encore et en pleine Europe que se passaient ces scènes de barbarie +que la France n'a pu tolérer à Tunis, ni la Russie dans les khanats de +l'Asie centrale.</p> + +<p>Avant de m'engager en Bosnie, je veux connaître son histoire. Je +m'arrête quelques jours à Brod, pour étudier les documents et les livres +qu'on a bien voulu me donner et parmi lesquels les suivants m'ont été +particulièrement utiles: G. Thœmmel, <i>Das Vilayet Bosnien</i>; Roskiewitz, +<i>Studien über Bosnien und Herzegovina</i>; von Schweiger-Lerchenfeldt, +<i>Bosnien</i>, et enfin un ouvrage excellent: Adolf Strausz, <i>Bosnien</i>, +<i>Land und Leute</i>. Voici un résumé succinct de ces lectures, qui paraît +indispensable pour comprendre la situation actuelle et les difficultés +que rencontre l'Autriche.</p> + +<p>Sur notre infortunée planète, aucun pays n'a été plus souvent ravagé, +aucune terre aussi fréquemment, abreuvée du sang de ses populations. A +l'aube des temps historiques, la Bosnie fait partie de l'Illyrie. Elle +est peuplée déjà, affirme-t-on, par des tribus slaves. Rome se soumet +toute cette région jusqu'au Danube et l'annexe à la Dalmatie. Deux +provinces sont formées: la <i>Dalmatia maritima</i> et la <i>Dalmatia interna</i> +ou <i>Illyris barbara</i>. L'ordre règne, et comme l'intérieur est réuni à la +côte, tout le pays fleurit. Sur le littoral se développent des ports +importants, Zara, Scardona, Salona, Narona, Makarska, Cattaro, et à +l'intérieur des colonies, des postes militaires et entre autres un grand +emporium, Dalminium, dont il ne reste plus trace. Peu de restes de la +civilisation romaine ont échappé aux dévastations successives: des bains +à Banjaluka, des bains et les ruines d'un temple à Novi-bazar, un pont à +Mostar, un autre pont près de Sarajewo et quelques inscriptions.</p> + +<p>A la chute de l'empire, arrivent les Goths, puis les Avares, qui, +pendant deux siècles, brûlent et massacrent, et font du pays un désert. +Sous l'empereur Héraclius, les Avares assiègent Constantinople. Il les +repousse, et, pour les dompter définitivement, il appelle des tribus +slaves habitant la Pannonie au delà du Danube. En 630, les Croates +viennent occuper la Croatie actuelle, la Slavonie et le nord de la +Bosnie, et en 640, les Serbes, de même sang et de même langue, +exterminent les Avares et peuplent la Serbie, la Bosnie méridionale, le +Montenegro et la Dalmatie. De cette époque date la situation ethnique de +cette région, qui existe encore aujourd'hui.</p> + +<p>Au début, la suzeraineté de Byzance est reconnue. Mais la conversion de +ces tribus, identiquement de même race, à deux rites différents du +christianisme, crée un antagonisme religieux qui dure encore. Les +Croates sont convertis d'abord par des missionnaires venus de Rome; ils +adoptent ainsi les lettres et le rite latins. Au contraire, les Serbes, +et, par conséquent, une partie des habitants de la Bosnie, sont amenés +au christianisme par Cyrille et Méthode, qui, partis de Thessalonique, +leur apportent les caractères et les rites de l'Église orientale. Vers +860, Cyrille traduit la Bible en slave, en créant l'alphabet qui porte +son nom et qui est encore en usage. C'est donc à lui que remontent les +origines de la littérature jougo-slave écrite.</p> + +<p>En 874, Budimir, premier roi chrétien de Bosnie, de Croatie et de +Dalmatie, réunit, sur la plaine de Dalminium, une diète où il s'efforce +de créer une organisation régulière. C'est vers ce temps qu'apparaît, +pour la première fois, le nom de Bosnie. Il vient, dit-on, d'une tribu +slave originaire de la Thrace. En 905, nous voyons Brisimir, roi de +Serbie, y annexer la Croatie et la Bosnie; mais cette réunion n'est pas +durable. Après l'an 1,000, la suzeraineté de Byzance cesse dans ces +régions. Elle est acquise par Ladislas, roi de Hongrie, vers 1091. En +1103, le roi de Hongrie, Coloman, ajoute à ses titres celui de <i>Rex +Ramæ</i> (Herzégovine), puis de <i>Rex Bosniæ</i>. Depuis lors, la Bosnie a +toujours été une dépendance de la couronne de Saint-Étienne. Ainsi, le +dixième ban de Bosnie, dont le long règne de trente-six ans (1168-1204) +fut si glorieux, qui, le premier ici, fit battre monnaie à son effigie, +qui assura à son pays une prospérité inconnue depuis l'époque romaine, +le fameux Kulin, s'appelle <i>Fiduciarius Regni Hungariæ</i>.</p> + +<p>Vers ce temps, arrivent en Bosnie des albigeois qui convertissent à +leurs doctrines une grande partie de la population appelée Catare, en +allemand <i>Patavener</i>; ils reçurent et acceptèrent en Bosnie le nom de +bogomiles, qui signifie «aimant Dieu». Rien de plus tragique que +l'histoire de cette hérésie. Elle naît en Syrie, au VIIe siècle. Ses +adeptes sont nommés pauliciens, parce qu'ils invoquent la doctrine de +Paul, et ils empruntent en même temps au manicthéisme le dualisme des +deux principes éternels, le bien et le mal. Mais ce qui fait leur +succès, ce sont leurs théories sociales. Ils prêchent les doctrines des +apôtres, l'égalité, la charité, l'austérité de la vie, et ils s'élèvent +avec la plus grande violence contre la richesse et la corruption du +clergé. Ce sont les socialistes chrétiens de l'époque. Les empereurs de +Byzance les massacrent par centaines de mille, surtout après qu'ils ont +forcé Basile le Macédonien à leur accorder la paix et la tolérance. +Chassés et dispersés, ils transportent leurs croyances, d'une part, chez +les Bulgares, d'un autre côté, dans le midi de la France. Les Vaudois +actuels, les hussites, et, par conséquent, la Réforme viennent +certainement d'eux. Ils sont devenus en Bosnie un des facteurs +principaux de l'histoire et de la situation actuelle de ce pays. Le +grand ban Kulin se fit bogomile. Ses successeurs et ses magnats +bosniaques soutinrent constamment cette hérésie, parce qu'ils espéraient +ainsi créer une Église nationale et s'affranchir de l'influence de Rome +et de la Hongrie. Les rois de Hongrie, obéissant à la voix du pape, +s'efforcèrent sans relâche de l'extirper, et les guerres d'extermination +qu'ils entreprirent fréquemment firent détester les madgyars au delà de +la Save.</p> + +<p>Vers 1230, apparaissent sur la scène les franciscains, qui ont aussi +joué un rôle très important en politique et en religion. C'est à eux que +le catholicisme doit d'avoir survécu jusqu'à nos jours, en face des +orthodoxes, d'une part, et des bogomiles devenus musulmans, d'autre +part. En 1238, première grande croisade organisée par le roi de Hongrie, +Bela IV, à la voix de Grégoire VII. Tout le pays est dévasté, et les +bogomiles massacrés en masse; mais un grand nombre échappent dans les +forêts et dans les montagnes. En 1245, l'évêque hongrois de Kalocsa +conduit lui-même en Bosnie une seconde croisade. En 1280, troisième +croisade entreprise par le roi de Hongrie Ladislas IV, afin de regagner +la faveur du pape. Les bogomiles, ayant à leur tête le ban détrôné +Ninoslav et beaucoup de magnats, se défendent avec une bravoure +désespérée. Ils sont vaincus et un très grand nombre égorgés; mais la +nature du pays ne permet pas une extermination complète, comme celle qui +en avait fini définitivement avec les albigeois.</p> + +<p>Paul de Brebir, <i>banus Croatorum et Bosniæ dominus</i>, ajoute +définitivement l'Herzégovine à la Bosnie vers l'an 1300.</p> + +<p>Sous le ban Stephan IV, l'empereur des Serbes, le grand Douchan, occupa +la Bosnie; mais elle reconquit bientôt son indépendance (1355), et, sous +Stephan Tvartko, qui prend le titre de roi, le pays jouit, une dernière +fois, d'une période de paix et de prospérité. On peut s'en faire une +idée par les splendeurs du couronnement de Tvartko au couvent grec de +Milosevo, près de Priepolje, au milieu d'une nombreuse réunion de +prélats des deux rites et des magnats bosniaques et dalmates. Il prend +le titre de roi de Serbie, parce qu'il en a conquis une partie, et il +annexe aussi la Rascie, c'est-à-dire le Sandjak actuel de Novi-Bazar, +qui est resté depuis lors réuni à la Bosnie. Il fonde la capitale +actuelle, Sarajewo. Il introduit le code de lois de Douchan, fait régner +l'ordre et la justice. Malgré les instances des papes, des missionnaires +et du roi de Hongrie, Louis le Grand, il se refuse à persécuter les +bogomiles. Les trois confessions jouissent d'une égale tolérance; mais +déjà, avant sa mort, les Turcs apparaissent aux frontières. A la +mémorable et décisive bataille de Kossovo, qui leur livre la Serbie, +30,000 Bosniaques prennent part et parviennent, en se retirant, à +arrêter le vainqueur. Sous le second roi Tvartko II, qui est bogomile, +la Bosnie jouit de quelques années de paix (1326-1443). Succède un +sanglant intermède de guerre civile. Son successeur Stephan Thomas, pour +obtenir l'appui du pape et de la Hongrie, abjure la foi bogomile et +entreprend d'extirper complètement les hérétiques. Ce fut une +persécution atroce. Partout des égorgements en masse et des villes +livrées aux flammes. La diète de Konjitcha, en 1446, adopte des édits +dictés par le grand inquisiteur Zarai, si sévères que 40,000 bogomiles +quittent le pays. C'est la révocation de l'édit de Nantes de la Bosnie. +Ces mesures cruelles soulèvent une insurrection formidable, à la tête de +laquelle se mettent un grand nombre de magnats et même +d'ecclésiastiques. Le roi Thomas est soutenu par les Hongrois. Une +effroyable guerre civile dévaste le pays, dont elle prépare +l'asservissement. Le fils de Thomas égorge son père et sa veuve, et +appelle les Turcs. Mahomet II, qui venait de prendre Constantinople +(1453), s'avance avec une armée formidable de 150,000 hommes, à laquelle +rien ne résiste. Le pays est dévasté: 30,000 jeunes gens sont circoncis +et enrôlés parmi les janissaires; 200,000 prisonniers sont emmenés en +esclavage. Les villes qui résistent sont brûlées; les églises converties +en mosquées et la terre confisquée au profit des conquérants (1463). Au +milieu de ces horreurs se produit un fait extraordinaire. Le prieur du +couvent des franciscains de Fojnitcha, Angèle Zwisdovitch, se présente +au farouche sultan dans son camp de Milodras, et obtient un «atname» qui +accorde à son ordre protection et sécurité complète pour les personnes +et pour les biens.</p> + +<p>De 1463 jusqu'à la conquête définitive en 1527, s'écoule une période de +luttes terribles. Quelques places fortes, et entre autres celle de +Jaitche, avaient résisté. Les Hongrois et les bandes croates parvinrent +souvent à vaincre les bandes turques, surtout quand elles étaient +guidées par ces héros légendaires Mathias et Jean Corvin. Mais les Turcs +avançaient systématiquement. Quand ils voulaient prendre une place +forte, ils dévastaient le pays, l'hiver, brûlaient tout et chassaient et +emmenaient les habitants en esclavage, et, l'été, ils commençaient le +siège. Faute de subsistances au milieu d'un district devenu absolument +désert, la place était forcée de se rendre. Quand la bataille de Mohacz +(29 août 1526) eut livré la Hongrie aux Ottomans, le dernier rempart de +la Bosnie, dont la défense donne lieu à des actes de bravoure +légendaire, Jaitche tombe à son tour en 1527. Un fait inouï facilita la +conquête musulmane. La plupart des magnats, pour conserver leurs biens, +et presque tous les bogomiles, exaspérés par les cruelles persécutions +dont ils avaient été l'objet, se convertirent à l'islamisme. Ils +devinrent dès lors les adeptes les plus ardents du mahométisme, tout en +conservant la langue et les noms de leurs ancêtres. Ils combattirent +partout au premier rang dans les batailles qui assurèrent la Hongrie aux +Turcs. De temps en temps, leurs bandes passaient la Save et allaient +ravager l'Istrie, la Carniole et menacer les terres de Venise. Après la +mémorable défaite des Turcs devant Vienne, leur puissance est brisée. +En 1689 et 1697, les troupes croates envahissent la Bosnie. Le traité +de Carlovitz de 1689 et celui de Passarovitz de 1718 rejetèrent +définitivement les Turcs au delà du Danube et de la Save.</p> + +<p>Pour bien faire comprendre les résistances que l'Autriche peut +rencontrer de la part des Bosniaques musulmans, il faut rappeler que +ceux-ci se sont soulevés, les armes à la main, contre toutes les +réformes que l'Europe arrachait à la Porte au nom des principes +modernes. Après la destruction des janissaires et les réformes de +Mahamoud, ils s'insurgent et chassent le gouverneur. Le capétan de +Gradachatch, Hussein, se met à la tête des begs révoltés, qui, unis aux +Albanais, s'emparent des villes de Prisren, Ipek, Sophia et Nich, +pillent la Bulgarie et veulent détrôner le sultan vendu aux giaours. +L'insurrection n'est vaincue en Bosnie qu'en 1831. En 1836, 1837 et +1839, nouveaux soulèvements. Le hattischerif de Gulhané, qui proclamait +l'égalité entre musulmans et chrétiens, provoqua une insurrection plus +formidable que les précédentes. Omer-Pacha, après l'avoir comprimée, +brisa définitivement la puissance des begs, en leur enlevant tous leurs +privilèges. Ce qui montre combien les temps sont changés, c'est que les +troubles de 1874, qui ont amené la situation actuelle et l'occupation de +l'Autriche, provenaient non pas des begs, mais des rayas, qui +jusqu'alors s'étaient laissé rançonner et maltraiter sans résistance, +tant ils étaient brisés et matés. De ce court résumé du passé de la +Bosnie, on peut tirer quelques conclusions utiles.</p> + +<p>Premièrement, l'histoire, la race et les nécessités géographiques +commandent la réunion de la Dalmatie et de la Bosnie. Cet infortuné +pays a connu trois périodes de prospérité, d'abord sous les Romains, +puis sous le grand ban Kulin et enfin sous le roi Tvartko. Le commerce +et la civilisation pénétraient à l'intérieur par le littoral dalmate. +Seconde conclusion: l'intolérance et les persécutions religieuses ont +perdu le pays et provoqué la haine du nom hongrois. Il faut donc à +l'avenir traiter les trois confessions sur le pied d'une complète +égalité. Troisième conclusion: les musulmans forment un élément +d'opposition et de réaction dangereuse et difficilement assimilable. Il +faut donc les ménager, mais diminuer leur puissance, autant que +possible, et surtout ne pas les retenir quand ils veulent quitter le +pays.</p> + +<p>Le bonheur de la Serbie, de la Bulgarie et de la Roumélie est que les +musulmans, étant Turcs, sont partis ou s'en vont. Ici, étant Slaves, ils +restent pour la plupart. De là de grandes difficultés de plus d'une +sorte.</p> + +<p>Pour me rendre de Brod à Sarajewo, je n'ai pas à refaire le voyage +accidenté décrit par les voyageurs précédents. Le chemin de fer, achevé +maintenant, je pars à six heures du matin et j'arrive, vers onze heures, +de la façon la plus agréable. Comme la voie est très étroite, le train +marche lentement et s'arrête longtemps à toutes les gares. Mais le pays +est très beau et ses habitants d'une couleur locale très accentuée. Je +ne me plains donc nullement de ne pas rouler en express. Il me semble +voyager en voiturin, comme autrefois en Italie. J'observe tant que je +peux, j'interroge de même mes compagnons de wagon et je prends des +notes. Précisément, j'ai à côté de moi un <i>Finanz-Rath</i>, un conseiller +des finances, c'est-à-dire un employé supérieur du fisc, qui revient +d'un tour d'inspection. Il connaît, à merveille l'agriculture du pays, +son régime agraire et ses conditions économiques. Je l'avais pris +d'abord pour un officier de cavalerie en petite tenue. Il porte la +casquette militaire, un veston court, brun clair, avec des étoiles au +collet indiquant le grade, des poches nombreuses par devant, un pantalon +collant et des bottes hongroises, plus un grand sabre. Les magistrats, +les chefs de district, les gardes forestiers, les gardes du train et de +la police, tous les fonctionnaires ont cet uniforme, identique de coupe, +mais différent de couleur d'après la branche de l'administration à +laquelle ils appartiennent; excellent costume, commode pour voyager, et +qui inspire le respect aux populations de ce pays à peine pacifié.</p> + +<p>Au départ, la voie suit la Save à quelque distance. Elle traverse de +grandes plaines abandonnées, quoique très fertiles, à en juger par la +hauteur de l'herbe et la pousse vigoureuse des arbres. Mais c'est la +Marche, où se livraient naguère encore les combats de frontières. Nous +remontons un petit affluent de la Save, l'Ukrina, jusqu'à Dervent, gros +village où, non loin de la mosquée en bois, avec son minaret aigu +recouvert de zinc brillant au soleil, s'élève une chapelle du rite +oriental, aussi toute en bois, avec un petit campanile séparé protégeant +la cloche. A partir d'ici, la voie fait de grands lacets pour franchir +la crête de partage qui nous sépare du bassin de la Bosna. Il faudra un +jour continuer la ligne de Sarajewo sans quitter la Bosna jusqu'à Samac, +où déjà aboutit un embranchement allant à Vrpolje et qui devrait être +prolongé en ligne droite sur Essek par Djakovo.</p> + +<p>Par-ci par-là, on voit des chaumières faites en clayonnage sur un +soubassement de pierres sèches et couvertes de planchettes de bois; +c'est là qu'habitent les tenanciers, les <i>kmets</i>. Les propriétaires +musulmans vivent groupés dans les villes et dans les bourgs ou dans +leurs environs. Deux constructions en torchis s'élèvent à côté de +l'habitation du colon. L'une est une étable très petite, car presque +tous les animaux de la ferme restent en plein air; l'autre est le +gerbier pour le maïs. Chaque ferme a son verger aux pruniers d'un +demi-hectare environ. C'est ce qui, avec la volaille, procure un peu +d'argent comptant. Ces prunes bleues, très belles et très abondantes, +forment, séchées, un article important de l'exportation. On en fait +aussi de l'eau-de-vie, la <i>slivovitza</i>. Les champs emblavés sont +défendus par des haies de branches mortes, ce qui révèle l'habitude de +laisser vaguer les troupeaux. Tout indique le défaut de soin et +l'extrême misère. Les rares fenêtres des habitations, deux ou trois, +sont très petites et n'ont pas de vitres. Des volets les ferment, de +sorte qu'il faut choisir entre deux maux: ou le froid ou l'obscurité. +Pas de cheminée, la fumée s'échappe par les joints des planches du toit. +Rien n'est entretenu. Les alentours de l'habitation sont à l'état de +nature. En fait de légumes, quelques touffes d'ail, mais quelques +fleurs, car les femmes aiment à s'en mettre dans les cheveux. Cependant +la nature du sol se prêterait parfaitement à la culture maraîchère, car +à Vélika, j'ai vu un charmant jardinet arrangé par le chef de gare où, +entre des bordures de plantes d'agrément, croissaient à souhait des +pois, des carottes, des oignons, des salades, des radis. Chaque famille +pourrait ainsi, avec un sol si fertile, avoir son petit potager. Mais +comment le raya aurait-il songé à cela, quand son avoir et sa vie même +étaient à la merci de ses maîtres? Je vois ici partout les effets de ce +fléau maudit, l'arbitraire, qui a ruiné l'empire turc et frappé comme +d'une malédiction les plus beaux pays du monde.</p> + +<p>A la gare de Kotorsko, je prends un bouillon avec un petit pain et un +verre d'eau-de-vie de prunes pour faire un grog, et je paye 16 kreutzers +(40 centimes). On ne peut pas dire qu'on rançonne le voyageur. Ici, la +vallée de la Bosna est très belle, mais l'homme a tout fait pour la +ravager et rien pour l'embellir ou l'utiliser. Les grands arbres ont été +coupés. Des deux côtés de la rivière s'étendent des pâturages vagues, +entrecoupés de broussailles et de maquis. Des troupeaux de moutons et de +buffles y errent à l'aventure. Quoique la Bosna ait beaucoup d'eau, elle +n'est pas navigable, elle s'étale sur des bas-fonds et des rochers +formant par endroits des rapides. Il aurait été facile de la canaliser. +Vers le sud, trois étages de montagnes bleuâtres se superposent; les +sommets plus élevés de la Velyna-Planina et de la Vrana-Planina portent +encore de la neige, qui s'enlève vivement sur le ciel bleu. Les +campagnes sont très mal cultivées. Quel contraste avec les belles +récoltes des environs de Djakovo! Les quatre cinquièmes des champs sont +en jachères. On ne voit presque pas de froment: toujours du maïs et un +peu d'avoine. Des cultivateurs en retard labourent encore en ce +moment—premiers jours de juin—pour semer le maïs. La charrue est +lourde et grossière, avec deux manches et un très petit soc en fer. Le +fer est épargné partout ici; il est rare et cher. C'est l'opposé de +notre Occident. Quatre bœufs maigres ouvrent avec peine le sillon dans +une bonne terre de franche argile. Une femme les conduit et les excite +d'une voix rauque. Elle porte, comme en Slavonie, la longue chemise de +chanvre épais; mais elle a une veste et une ceinture noires, et sur la +tête un mouchoir rouge, disposé comme le font les paysannes des environs +de Rome. L'homme qui conduit la charrue est vêtu de bure blanche. Son +énorme ceinture de cuir peut contenir tout un arsenal d'armes et +d'ustensiles, mais il n'a ni yatagan ni pistolet. C'est un raya, et +d'ailleurs porter des armes est aujourd'hui défendu à tous. De longs +cheveux jaunâtres s'échappent d'un fez rouge, qu'entoure une étoffe +blanche roulée en turban. Sous un nez aquilin se dessine une fière +moustache. Il représente le type blond, assez fréquent ici.</p> + +<p>Voici Doboj. C'est, le type des petites villes de Bosnie. A distance, +l'aspect en est très pittoresque. Les maisons blanches des agas, ou +propriétaires musulmans, s'étagent sur la colline, parmi les arbres. Une +vieille forteresse, qui a soutenu bien des sièges, les domine. Trois ou +quatre mosquées, dont une en ruines, chose rare ici, dressent comme une +flèche d'arbalète leurs minarets aigus. On arrive à Doboj en traversant +la Bosna par un pont, une rareté en ce pays. Une route importante, +partant d'ici, mène en Serbie par Tuzla et Zwornik. Des musulmans, +sombres et fiers sous leurs turbans rouges, arrivent prendre le train. +Ils enlèvent et emportent leurs selles du dos des chevaux des paysans, +qu'ils ont loués au prix habituel de 1 florin (2 fr. 10 c.) par jour. +Grand émoi: le général d'Appel, gouverneur militaire de la province, +arrive avec son état-major, après avoir fait un tour d'inspection dans +les provinces de l'Est. On le salue avec le plus profond respect. Il est +ici le vice-roi. J'admire la tournure élégante, les charmants uniformes +et la distinction des manières des officiers autrichiens.</p> + +<p>Le train s'arrête à Maglaj, pour le dîner des voyageurs. Cuisine +médiocre; mais il y a de quoi se nourrir, et l'écot est peu élevé: 1 +florin, y compris le vin, qui vient de l'Herzégovine. La Bosnie n'en +produit pas. Maglaj est plus important que Doboj: les maisons, avec +leurs façades et leurs balcons en bois noirci, escaladent une colline +assez raide, coupée en deux par une petite vallée profonde et +verdoyante: dans les jardins, cerisiers et poiriers magnifiques. Grand +nombre de mosquées, dont une avec le dôme typique. La ligne convexe du +dôme et la ligne verticale du minaret me paraissent offrir une +silhouette admirable d'élégance et de simplicité, surtout si à côté +s'élève un bel arbre, un palmier ou un platane. Le profil de nos églises +n'est pas aussi beau; c'est à peine si celui du temple grec lui est +supérieur.</p> + +<p>A la gare de Zeptche, comme à presque toutes les autres, des maçons +italiens travaillent. Des Piémontais extrayent des carrières des pierres +d'un calcaire très dur et d'une belle nuance jaune dorée; c'est presque +du marbre.</p> + +<p>La voie traverse un magnifique défilé, que défend le château fort de +Vranduk. Il n'y a place que pour la Bosna. Nous la côtoyons, avec des +déclivités très raides à notre gauche. Elles sont complètement boisées. +J'y remarque, parmi les chênes, les hêtres et les frênes, des noyers qui +semblent venus spontanément, ce qui est exceptionnel en Europe. De beaux +troncs d'arbres gisent à terre, pourrissant sur place. Bois surabondant, +parce que la population et les chemins manquent. La Bosna fait un nœud +autour du rocher à pic sur lequel se trouve Vranduk. Les vieilles +maisons de bois sont accrochées aux reliefs des escarpements; c'est le +site le plus romantique qu'on puisse voir. La route, coupée dans le +flanc de la montagne, passe à travers la porte crénelée de la +forteresse. On formait la garnison de janissaires en retraite. L'ancien +nom slave de ce bourg, Vratnik, signifie «porte». C'était, en effet, la +porte de la haute Bosnie et de Sarajewo. Les grenadiers du prince Eugène +la prirent d'assaut, et les Turcs, en fuyant, se jetèrent dans la +rivière, du haut de ces rochers.</p> + +<p>Bientôt nous entrons dans la belle plaine de Zenitcha. Elle est +extrêmement fertile et assez bien cultivée. Bourg important, et qui a de +l'avenir; car, tout à côté de la gare, on extrait de la houille presque +du sous-sol. Ce n'est guère que du lignite, cependant il fait marcher +notre locomotive et il pourra donc servir de combustible aux fabriques +qui surgiront plus tard. La ville musulmane est à quelque distance. +Déjà, le long de la voie, s'élèvent des maisons en pierres et un hôtel. +Des dames, en fraîches toilettes d'été, sont venues voir l'arrivée du +train. La malle-poste autrichienne arrive de Travnik par une bonne +route, nouvellement remise en état. N'étaient quelques begs, qui fument +leurs tchibouks, immobiles et sombres à l'aspect des nouveautés et des +étrangers, on se croirait en Occident. La transformation se fera vite +partout où arrivera le chemin de fer.</p> + +<p>Pour atteindre Vioka, on traverse un nouveau défilé, moins étranglé, +mais plus étrange que celui de Vranduk. De hautes montagnes enserrent de +près la Bosna des deux côtés. Les escarpements de grès qui les composent +ont pris, sous l'action de l'érosion, les formes les plus fantastiques. +Ici, on dirait des géants debout, comme les fameux rochers de Hanseilig, +le long de l'Eger, près de Carlsbad. Plus loin, c'est une tête colossale +de dragon ou de lion qui apparaît au milieu des chênes. Ailleurs, ce +sont de grandes tables suspendues en équilibre sur un mince support prêt +à s'écrouler. Puis, encore, des champignons gigantesques ou des fromages +arrondis et superposés. Dans le haut Missouri et dans la Suisse saxonne, +on trouve des formations semblables. J'ai rarement vu une gorge aussi +belle et aussi pittoresque. <i>Hoch romantisch</i>! s'écrient mes compagnons +de voyage. Quand nous débouchons dans la haute Bosnie, la nuit est +venue, et il est onze heures et demie avant que nous arrivions à +Sarajewo. Les fiacres à deux chevaux ne manquent pas, mais ils sont pris +d'assaut par les officiers et les nombreux voyageurs. Il y en a tant, +que je ne trouve plus place dans le <i>Grand Hôtel de l'Europe</i>. C'est à +peine si je parviens à obtenir un lit dans une petite auberge, +<i>Austria</i>, qui est en même temps un café-billard. Le <i>Grand Hôtel</i> ne +serait pas déplacé sur le Ring à Vienne ou dans la <i>Radiaal Strasse</i> de +Pesth. Majestueux bâtiment à trois étages, avec une corniche, des +cordons, des encadrements de fenêtres d'effet monumental. Au +rez-de-chaussée, un café-restaurant fermé de glaces colossales, +peintures au plafond, lambris dorés; des billards en ébène, journaux et +revues: on se croirait rue de Rivoli, à l'<i>Hôtel Continental</i>. Rien de +pareil à Constantinople. C'est grâce à l'occupation, qu'on peut +maintenant arriver et s'installer de la façon la plus confortable au +centre de ce pays, naguère encore si peu abordable.</p> + +<p>Le matin, je me lance au hasard. Le soleil de juin chauffe fort, mais +l'air est vif, car Sarajewo est à 1,750 pieds au-dessus du niveau de la +mer, c'est-à-dire presque à la même altitude que Genève ou Zurich. Je +suis la grande rue, qu'on a appelée <i>Franz-Joseph Strasse</i>, en l'honneur +de l'empereur d'Autriche. Ceci semble bien indiquer déjà une prise de +possession définitive. Voici d'abord une grande église avec quatre +coupoles surélevées, dans le style de celles de Moscou. Elle est +badigeonnée en blanc et bleu clair. L'aspect en est imposant, c'est la +cathédrale du culte orthodoxe oriental. La tour qui doit contenir les +cloches est inachevée. Le gouverneur turc avait invoqué une ancienne loi +musulmane qui défend aux chrétiens d'élever leurs constructions plus +haut que les mosquées.</p> + +<p>La rue est d'abord garnie de maisons et de boutiques à l'occidentale: +libraires, épiciers, photographes, marchandes de modes, coiffeurs; mais +bientôt on arrive au quartier musulman. Au centre de la ville, un grand +espace est couvert de ruines: c'est la suite de l'incendie de 1878. +Mais déjà on bâtit, de tous les côtés, de bonnes maisons en pierres et +en briques. Seulement, me dit-on, le terrain est très cher: 70 à 100 +francs le mètre. A droite, une fontaine. Le filet d'eau cristallin +jaillit d'une grande plaque de marbre blanc, où sont gravés, en +demi-relief, des versets du Koran. Une jeune fille musulmane, non encore +voilée, à large pantalon jaune; une servante autrichienne, blonde, les +bras nus, tablier blanc sur une robe rose, et une tzigane, à peine vêtue +d'une chemise entr'ouverte, viennent remplir des vases d'une forme +antique. A côté, de vigoureux portefaix, des <i>hamals</i>, sont assis, les +jambes croisées. Ils sont vêtus comme ceux de Constantinople. Les trois +races sont bien accusées: c'est un tableau achevé. Ces fontaines, qu'on +rencontre partout dans la Péninsule jusqu'au haut des passages des +Balkans, sont une des institutions admirables de l'islam. Elles ont été +fondées et elles sont entretenues sur le revenu des biens vakoufs légués +à cet effet, afin de permettre aux croyants de faire les ablutions +qu'impose le rituel. L'islamisme, comme le christianisme, inspire à ses +fidèles cet utile sentiment qu'ils accomplissent un devoir de piété et +qu'ils plaisent à Dieu en prélevant sur leurs biens de quoi pourvoir à +un objet d'utilité générale.</p> + +<p>J'arrive à la Tchartsia: c'est le quartier marchand. Je n'ai rien vu, +pas même au Caire, d'un aspect plus complètement oriental. Sur une +longue place, où s'élèvent une fontaine et un café turc, débouchent tout +un réseau de petites rues avec des échoppes complètement ouvertes, où +s'exercent les différents métiers. Chaque métier occupe une ruelle. +L'artisan est en même temps marchand, et il travaille à la vue du +public. Les batteurs de cuivre sont les plus intéressants et les plus +nombreux. En Bosnie, chrétiens et musulmans veulent des vases en cuivre, +parce qu'ils ne se cassent pas. Ce sont seulement les plus pauvres qui +se servent de poterie. Quelques objets ont un cachet artistique; ainsi, +les vastes plateaux, à dessins gravés, sur lesquels on apporte le dîner +à la turque et qui servent aussi de table pour huit ou dix personnes; +les cafetières à forme arabe; les vases de toute grandeur, unis et +ouvragés, d'un contour très pur, certainement empruntés à la Grèce; des +tasses, des cruches, des moulins à café en forme de tubes.</p> + +<p>La ruelle des cordonniers est aussi très intéressante. On y trouve +d'abord toute la collection habituelle des chaussures orientales: bottes +basses en cuir jaune, en cuir rouge, pantoufles de dames en velours +brodé d'or, mais surtout une infinie variété d'opankas, la chaussure +nationale des Jougo-Slaves. Il y en a de toutes petites pour enfants, +qui sont ravissantes. Les savetiers travaillent accroupis dans des +niches basses, au-dessous de l'étalage. Les mégissiers offrent des +courroies, des brides, et principalement des ceintures très larges, à +plusieurs étages: les unes, tout unies, pour les rayas; d'autres, +richement brodées et piquées en soie, de couleurs vives, pour les begs. +C'est encore une des particularités du costume national.</p> + +<p>Les potiers n'ont que des produits très grossiers, mais souvent la forme +est belle et le décor d'un effet, extrêmement original. Ils font +beaucoup de têtes de tchibouks en terre rouge. Les pelletiers sont bien +achalandés. Comme l'hiver est long et froid, jusqu'à 15 et 16 degrés +sous zéro, les Bosniaques ont tous des cafetans ou des vestes doublés et +garnis de fourrure. Les paysans n'ont que de la peau de mouton, qu'ils +préparent eux-mêmes. On abat dans les forêts de la province 50 à 60,000 +animaux à fourrure; mais, chose étrange, il faut envoyer les peaux en +Allemagne pour les préparer.</p> + +<p>Les orfèvres ne font que des bijoux grossiers; les musulmanes riches +préfèrent ceux qui viennent de l'étranger, et les femmes des rayas +portent des monnaies enfilées,—quand elles osent et qu'il leur en +reste. Je remarque cependant de jolis objets en filigranes d'argent: +coquetiers pour soutenir les petites tasses à café, boucles, bracelets, +boutons. Les forgerons font des fers à cheval, qui sont tout simplement +un disque avec un trou au milieu. Les serruriers sont peu habiles, mais +ils confectionnent cependant des pommeaux et des battants de porte, +fixés sur une rosace, d'un dessin arabe très élégant. Depuis que le port +des armes est défendu, on n'expose plus en vente ni fusils, ni +pistolets, ni yatagans; je vois seulement des couteaux et des ciseaux +niellés et damasquinés avec goût. Pas de marchands de meubles; il n'en +faut pas dans la maison turque, où il n'y a ni table, ni chaise, ni +lavabo, ni lit. Le divan, avec ses coussins et ses tapis, tient lieu de +tout cela.</p> + +<p>Les métiers exercés dans la Tchartsia sont le monopole des musulmans. +Chacun d'eux forme une corporation avec ses règlements, qu'on vient de +confirmer récemment. L'état social est exactement le même ici qu'au +moyen âge en Occident. A la campagne règne le régime féodal et dans les +villes celui des corporations. Toutes les villes importantes de la +Bosnie ont leur Tchartsia. En les visitant, on voit à l'œuvre toutes +les industries du pays qui ne s'exercent pas à l'intérieur des familles. +Celles-ci sont les plus importantes. Elles comprennent la fabrication de +toutes les étoffes: la toile de lin et de chanvre, les divers tissus de +laine pour vêtements. On fabrique aussi beaucoup de tapis, à couleurs +très solides, que les femmes extrayent elles-mêmes des plantes +tinctoriales du pays. Les dessins en sont simples, les tons harmonieux +et le tissu inusable, mais on n'en fait guère pour la vente. Le travail +conserve ici son caractère primitif: il est accompli pour satisfaire les +besoins de celui qui l'exécute, non en vue de l'échange et de la +clientèle.</p> + +<p>Dans certaines rues de la Tchartsia, des femmes musulmanes sont assises +à terre. Le yashmak cache leur visage et leur corps disparaît sous les +amples plis du feredje. Elles paraissent très pauvres. Elles ont à côté +d'elles des mouchoirs et des serviettes brodés qu'elles désirent vendre. +Mais elles ne font pas un geste et ne disent pas un mot pour y réussir. +Elles attendent, immobiles, disant le prix quand on le leur demande, +mais rien de plus. Agissent-elles ainsi en raison de leurs idées +fatalistes, ou parce qu'elles ont le sentiment qu'en s'occupant de +vendre, elles font une chose qui n'est guère permise aux femmes parmi +les mahométans? Combien aussi la manière de faire du marchand musulman +diffère de celle du chrétien et du juif! Le premier n'offre pas et ne se +laisse pas marchander: il est digne et ne veut pas surfaire. Les +seconds se disputent les clients, offrent à grands cris leurs +marchandises et demandent des prix insensés, qu'ils réduisent à la +moitié, au tiers, au quart, finissant toujours par rançonner l'acheteur. +La broderie des étoffes, des mouchoirs, des serviettes, des chemises est +la principale occupation des femmes musulmanes. Elles ne lisent pas, +s'occupent peu du ménage et ne font pas d'autre travail de main. Chaque +famille met sa vanité à avoir le plus possible de ce linge de prix. +Elles confectionnent ainsi des objets brodés de fils d'or et de soie qui +sont de vraies œuvres d'art et qu'on conserve de génération en +génération.</p> + +<p>Comme les négociants de Londres, les musulmans qui ont une échoppe dans +la Tchartsia n'y logent pas. Ils ont leur demeure parmi les arbres, sur +les collines des environs. Ils viennent ouvrir les deux grands volets de +leur boutique-atelier le matin, vers neuf heures; ils la ferment le +soir, au soleil couchant, et parfois aussi pendant le jour, pour aller +faire leurs prières à la mosquée. Nulle part, les prescriptions de +l'islam n'ont d'observateurs plus scrupuleux que parmi ces sectateurs de +race slave.</p> + +<p>Par déférence mutuelle, la Tchartsia chôme trois jours par semaine: le +vendredi, jour férié des musulmans; le samedi, pour le sabbat des juifs, +et le dimanche à cause des chrétiens. Aujourd'hui jeudi, la place et les +rues avoisinantes sont encombrées de monde. L'aspect de cette foule est +plus complètement oriental que je ne l'ai vue même en Égypte, parce que +tous, sans distinction de culte, portent le costume turc: le turban +rouge, brun ou vert, la veste brune et les larges pantalons de zouave +rouge foncé ou bleu. Cela fait un vrai régal de couleurs pour les yeux. +On reconnaît la race dominante non à son costume, mais à son allure. Le +musulman, aga ou simple marchand, a l'air fier et dominateur. Le +chrétien ou le juif a le regard inquiet et la mine humble de quelqu'un +qui craint le bâton. Voici un beg fendant la foule sur son petit cheval, +qui tient la tête haute, comme son maître. Devant ses serviteurs, qui le +précèdent, chacun s'écarte avec respect. C'est le seigneur du moyen âge. +Des rayas en haillons viennent vendre des moutons, des oies, des dindons +et des truites. On me demande pour un dindon 3 1/2 florins, plus de 8 +francs: c'est cher dans un pays primitif. Ici, comme dans tout l'Orient, +le mouton fournit presque exclusivement la viande de boucherie. Des +Bulgares vendent des légumes, qu'ils viennent cultiver, chaque +printemps, dans des terres qu'ils louent. Je vois vendre à la hausse et +adjuger un cheval avec son bât pour 15 florins ou 36 francs environ. Il +est vrai que c'est une pauvre vieille bête, maigre et blessée. Tous les +transports se font à dos de bêtes de somme, même sur les routes +nouvellement construites. La charrette est inconnue, sauf dans la +Pozavina, ce district du nord-est, borné par la Save et la Serbie, le +seul où il y ait des plaines un peu étendues. Sur le marché, les chevaux +apportent le bois à brûler. Quand le poulain a été soumis au bât, il ne +le quitte plus jusqu'à sa mort, ni à l'écurie, ni au pâturage.</p> + +<p>Je traverse le Bezestan: c'est le Bazar. Il ressemble à tous ceux de +l'Orient: longue galerie voûtée, avec des niches à droite et à gauche, +où les marchands étalent leurs marchandises. Mais toutes viennent +d'Autriche, même les étoffes et les pantoufles en velours brodées d'or +genre Constantinople.</p> + +<p>Près de là, je visite la mosquée d'Usref Beg. C'est la principale de la +ville, qui en compte, dit-on, plus de quatre-vingts. Une grande cour la +précède. Un mur l'entoure, mais des arcades fermées par un grillage en +entrelacs permettent aux passants de voir le lieu saint. Au milieu +s'élève une fontaine que couvre de son ombre un arbre immense, dont les +branches dessinent des ombres mobiles sur le pavement de marbre blanc. +Cette fontaine se compose d'un bassin surélevé, protégé par un treillis +forgé, d'où neuf bouches projettent l'eau dans une vasque inférieure. +Au-dessus s'arrondit une coupole soutenue par des colonnes entre +lesquelles est établi un banc circulaire. Je m'y assieds. Il est près de +midi. La fraîcheur est délicieuse; l'eau qui jaillit et retombe fait un +doux murmure qu'accompagne le roucoulement des colombes. Des musulmans +font leurs ablutions avant d'entrer dans la mosquée. Ils se lavent, avec +le soin le plus consciencieux, les pieds, les mains et les bras +jusqu'aux coudes, la figure et surtout le nez, les oreilles et le cou. +D'autres sont assis à côté de moi, faisant passer entre leurs doigts les +baies de leur chapelet et récitant des versets du Koran, en élevant et +laissant alternativement tomber la voix et en inclinant la tête de +droite à gauche, en mesure. Le sentiment religieux s'empare des vrais +croyants de l'islam avec une force sans pareille. Il les transporte dans +un monde supérieur. N'importe où ils se trouvent, ils accomplissent les +prescriptions du rituel, sans s'inquiéter de ceux qui les environnent. +Jamais je n'ai mieux senti la puissance d'élévation du mahométisme.</p> + +<p>La mosquée est précédée par une galerie que supportent de belles +colonnes antiques, avec des chapiteaux et des bases en bronze. On y +dépose les morts avant de les porter en terre. La mosquée est très +grande, cette coupole unique, vide, sans autels, sans bas-côtés, sans +mobilier aucun, avec ces fidèles à genoux sur les nattes et les tapis, +disant leurs prières en baisant de temps en temps la terre, est vraiment +le temple du monothéisme, bien plus que l'église catholique, dont les +tableaux et les statues rappellent les cultes polythéistes de l'Inde. +D'où vient cependant que l'islamisme, qui n'est, au fond, que le +mosaïsme, avec d'excellentes prescriptions hygiéniques et morales, ait +partout produit la décadence, au point que les pays les plus riches +pendant l'antiquité se sont dépeuplés et semblent frappés d'une +malédiction, depuis que le mahométisme y règne? J'ai lu bien des +dissertations à ce sujet, elles ne me semblent pas avoir complètement +élucidé la question. On pourrait étudier ici mieux que partout ailleurs +l'influence du Koran, parce que nulle action n'est attribuable, ni à la +race ni au climat. Les Bosniaques musulmans sont restés de purs Slaves: +ils ne savent ni le turc, ni l'arabe; ils récitent les versets et les +prières du rituel qu'ils ont appris par cœur, mais ils ne les +comprennent pas plus que les paysans italiens disant l'<i>Ave Maria</i> en +latin. Ils ont conservé leurs noms slaves avec la terminaison croate en +<i>itch</i> et même leurs armoiries, qui existent encore au couvent de +Kreschova. Les Kapetanovitch, les Tchengitch, les Raykovitch, les +Sokslovitch, les Philippevitch, les Tvarkovitch, les Kulinovitch sont +fiers du rôle qu'ont joué leurs ancêtres avant la venue des Osmanlis. +Ils méprisaient les fonctionnaires de Constantinople, surtout depuis +qu'ils portaient le costume européen. Ils les considéraient comme des +renégats et des traîtres, pires que des giaours. Le plus pur sang slave +coulait dans leurs veines et en même temps ils étaient plus +fanatiquement musulmans que le sultan et même que le scheik-ul-islam. +Ils ont toujours été en lutte sourde ou déclarée contre la capitale. Il +ne peut pas s'agir ici non plus de l'action démoralisante de la +polygamie: ils n'ont jamais eu qu'une femme, et la famille a conservé le +caractère patriarcal de l'antique zadruga. Le père de famille, le +starechina, conserve une autorité absolue et les jeunes sont pleins de +respect pour les anciens. Cependant il est certain que, depuis le +triomphe du croissant, la Bosnie a perdu la richesse et la population +qu'elle possédait au moyen âge, et qu'elle était avant l'occupation le +pays le plus pauvre, le plus barbare, le plus inhospitalier de l'Europe. +Cela est dû manifestement à l'influence de l'islamisme. Mais comment et +pourquoi? Voici les effets fâcheux que je discerne.</p> + +<p>Le vrai musulman n'aime ni le progrès, ni les nouveautés, ni +l'instruction. Le Koran lui suffit. Il est satisfait de son sort, +résigné, donc peu avide d'améliorations, un peu comme un moine +catholique; mais en même temps il méprise et hait le raya chrétien, qui +est le travailleur. Il le dépouille, le rançonne, le maltraite sans +pitié, au point de ruiner complètement et de faire disparaître les +familles de ceux qui seuls cultivent le sol. C'était l'état de guerre +continué en temps de paix et transformé en un régime de spoliation +permanente et homicide.</p> + +<p>L'épouse, même quand elle est unique, est toujours un être subalterne, +une sorte d'esclave privée de toute culture intellectuelle; comme c'est +elle qui forme les enfants, filles et garçons, on en voit les funestes +conséquences.</p> + +<p>Aux désastreux effets de l'islam, il y a une exception, et elle est +éclatante. Dans le midi de l'Espagne, les Arabes ont produit une +civilisation merveilleuse: agriculture, industrie, sciences, lettres, +arts, mais tout cela venait directement de la Perse et de Zoroastre, non +de l'Arabie et de Mahomet. Ce qu'on appelle l'architecture arabe est +l'architecture persane. A mesure que l'action de l'islam a remplacé +celle du mazdéisme, la Perse et toute l'Asie Mineure ont décliné. Voyez +ce que sont devenus aujourd'hui ces édens du monde antique.</p> + +<p>Près de la mosquée, se trouve le turbé ou chapelle qui renferme les +tombeaux du fondateur Usref-Beg et de sa femme et le médressé ou école +supérieure, dans laquelle des jeunes gens étudient le Koran, ce qui leur +permettra, en leur qualité de savants, de devenir des softas, des +ulémas, des kadis, des imans; chacun d'eux a une petite cellule où il +vit et prépare ses repas. Ils sont entretenus par le revenu des vakoufs.</p> + +<p>Près de là, je visite le bain principal, non occupé en ce moment. Il est +formé d'une série de rotondes surmontées de coupoles, recouvertes +extérieurement de feuilles de plomb où sont incrustés de nombreux +disques de verre très épais, qui éclairent l'intérieur. Il est assez +proprement tenu et il est chauffé par des canaux maçonnés souterrains, +comme les hypocaustes romains. Obéissant aux prescriptions hygiéniques +de leur rituel, les musulmans ont seuls conservé cette admirable +institution des anciens. Les plus petites bourgades de la péninsule +balkanique, qui ont des habitants mahométans, ont leur bain public, où +les hommes, même les pauvres, vont très souvent, et où les femmes sont +tenues de se rendre au moins une fois par semaine, le vendredi. Quand +les musulmans s'en vont, les bains sont supprimés. A Belgrade, ils ont +disparu; à Philippopoli, le bain principal est devenu le palais de +l'assemblée nationale. Il faudrait au moins garder des Turcs ce qu'ils +avaient créé de bon, d'autant plus qu'ils n'ont fait que nous +transmettre ce qu'ils avaient hérité de l'antiquité.</p> + +<p>Je me rends chez le consul d'Angleterre, M. Edward Freeman, pour qui +lord Edmond Fitz-Maurice m'a donné une lettre d'introduction du +<i>Foreign-Office</i>. Je le rencontre, revenant de sa promenade à cheval +quotidienne. Il personnifie parfaitement l'Angleterre moderne. C'est le +type achevé du gentleman. Il a le teint clair et la chair ferme de +l'homme qui fait beaucoup d'exercice au grand air et qui, chaque matin, +s'asperge de l'eau froide du <i>tub</i>. Il porte, à la façon de l'Inde, le +chapeau de bouchon revêtu de toile blanche, le veston de tweed écossais, +la culotte de peau de daim et la botte de chasse. Son cheval est de pur +sang. Tout est de première qualité et révèle un soin achevé. Quel +contraste avec cet entourage très pittoresque, mais où les bâtiments, +les gens et leurs costumes ignorent l'entretien! Ce qu'il y a de plus +oriental face à face avec ce qu'il y a de plus occidental. M. Freeman +occupe une grande maison turque. Le premier étage se projette au-dessus +de la rue, en surplomb hardi, mais la principale façade s'étend sur un +vaste jardin dont les pelouses bien rasées sont entourées de jolis +arbustes et de fleurs. M. Freeman est amateur de chasse et de pêche; les +truites et le gibier sont encore abondants, me dit-il, mais depuis +l'occupation les prix de toutes choses ont doublé et parfois triplé. Il +paye sa maison 2,000 francs, et s'il peut la garder pour 4,000 il ne +s'en plaindra pas. Le propriétaire est un juif. Près d'ici se trouvent +les bâtiments de l'administration et du gouvernement, une caserne, la +poste, et deux grandes mosquées converties en magasins militaires. Le +Konak, où loge le général d'Appel, est un palais d'aspect très imposant. +Les autres services ont été installés dans d'anciennes maisons turques, +mais elles ont été réparées, blanchies, peintes et tout est d'une +propreté irréprochable. La vieille carapace musulmane abrite le +mécanisme gouvernemental autrichien. Je porte au gouverneur civil, M. le +baron Nikolitch, la carte de M. de Kállay, et je reçois l'assurance +qu'on me fournira tous les documents officiels.</p> + +<p>M. de Neumann m'a donné une lettre pour un de ses anciens élèves, +employé au département de la justice, M. Scheimpflug. Celui-ci a bien +voulu me servir de guide pendant mon séjour à Sarajewo, et comme il +s'occupe spécialement des lois musulmanes et du régime agraire, il m'a +donné à ce sujet les détails les plus intéressants; j'en reproduis +quelques-uns. En principe, d'après le Koran, le sol appartient à Dieu, +donc à son représentant le souverain. Les begs et les agas, comme +autrefois les spahis, n'occupaient leurs domaines spahiliks ou tchifliks +qu'à titre de fief et comme rémunération du service militaire. D'après +la nature du droit de propriété dont ils sont l'objet, on distingue cinq +sortes de biens. Les biens <i>milk</i>, qui correspondent à ceux tenus en +<i>fee simple</i> en Angleterre. C'est la forme qui se rapproche le plus de +la propriété privée du type quiritaire et de celle de notre code civil. +Quelques grandes familles possèdent encore des titres de propriété +datant d'avant la conquête ottomane. Les biens <i>mirié</i> sont ceux dont +l'État a concédé la jouissance héréditaire, moyennant une redevance +annuelle et des services personnels. La législation turque nouvelle +avait accordé, aux détenteurs, le droit de vendre et d'hypothéquer ce +droit de jouissance, qui était transmissible héréditairement aux +descendants, aux ascendants, à l'épouse et même aux frères et sœurs. +Les biens <i>ekvoufé</i>, ou vakouf, sont ceux qui appartiennent à des +fondations, très semblables à celles qui existaient partout en Europe, +sous l'ancien régime. Le revenu de ces biens n'est pas destiné +seulement, comme on le croit, à l'entretien des mosquées. Le but des +fondateurs a été de pourvoir à des services d'un intérêt général: +écoles, bibliothèques, cimetières, bains, fontaines, trottoirs, +plantations d'arbres, hôpitaux, secours aux pauvres, aux infirmes, aux +vieillards. Chaque fondation a son conseil d'administration. Dans la +capitale, une administration centrale, le ministère des vakoufs, +surveillait, au moyen de ses agents, la gestion des institutions +particulières, prodigieusement nombreuses dans tout l'empire ottoman. +Tant que le sentiment religieux avait conservé son action, le revenu des +vakoufs, qui avait un certain caractère sacré, allait à leur +destination, mais depuis que la démoralisation et la désorganisation ont +amené un pillage universel, les administrateurs locaux et leurs +contrôleurs ou inspecteurs empochent le plus clair du produit des biens +<i>ekvoufé</i>. C'est affligeant, dans un pays où ni l'État ni la commune ne +font absolument rien pour l'intérêt public. Les vakoufs sont un élément +de civilisation indispensable. Tout ce qui est d'utilité générale leur +est dû. La confiscation des vakoufs serait une faute économique et un +crime de lèse-humanité. Ne vaut-il pas mieux satisfaire aux nécessités +de la bienfaisance, de l'instruction et des améliorations matérielles au +moyen du revenu d'un domaine qu'au moyen de l'impôt? Dans les pays +nouvellement détachés de la Turquie, en Serbie, en Bulgarie, au lieu de +vendre ces biens affectés à un but utile, il faudrait les soumettre à +une administration régulière, gratuite et contrôlée par l'État, comme +celles qui gèrent si admirablement les propriétés des hospices et des +bureaux de bienfaisance. Certaines personnes constituent des domaines en +vakoufs, à condition que le revenu en soit remis perpétuellement à leurs +descendants: c'est une sorte de fidéicommis, comme, au moyen âge, chez +nous. Des rentes sont aussi <i>ekvoufé</i>. On estime que le tiers du +territoire est occupé par des vakoufs. Tout ce qu'on pourrait faire +serait d'appliquer à l'instruction le revenu des mosquées tombées en +ruines ou abandonnées, comme on en voit plusieurs, même à Sarajewo.</p> + +<p>Les biens <i>metruké</i> sont ceux qui servent à un usage public, les places +dans les villages où se fait le battage, où stationnent le bétail et les +chevaux de bât; les forêts et les bois des communes. On appelle <i>mevat</i>, +c'est-à-dire sans maître, les biens qui sont situés loin des +habitations, «hors de la portée de la voix». Tels sont les forêts et les +pâturages qui couvrent les montagnes. Après la répression de +l'insurrection de 1850, Omer-Pacha a proclamé que toutes les forêts +appartenaient à l'État; mais les villageois ont des droits d'usage qu'il +faudra respecter.</p> + +<p>Le droit musulman a consacré bien plus complètement que le droit romain +ou français le principe ordinairement invoqué par les économistes, que +le travail est la source de la propriété. Ainsi, les arbres plantés et +les constructions faites sur la terre d'autrui constituent une propriété +indépendante. Il en est de même chez les Arabes, en Algérie, où souvent +trois propriétaires se partagent les produits d'un champ; l'un récoltant +le grain, un autre les fruits de ses figuiers, le troisième les feuilles +de ses frênes, comme fourrage pour le bétail, durant l'été. Celui qui, +de bonne foi, a construit ou planté sur la terre d'autrui peut devenir +propriétaire du sol, en payant le prix équitable, si la valeur de ses +travaux dépasse celle du fonds, ce qui est ordinairement le cas ici, à +la campagne. Dans tout le monde musulman, depuis le Maroc jusqu'à Java, +le défrichement est un des principaux modes d'acquérir la propriété et +la cessation de la culture la fait perdre. A moins que le sol ne soit +converti en pâturage ou mis en jachère pour préparer une récolte, celui +qui cesse pendant trois ans de le cultiver en perd la jouissance, qui +revient à l'État. Le fameux jurisconsulte arabe Sidi-Kelil, dont les +sentences ont une autorité si grande près des tribunaux indigènes que le +gouvernement français a fait traduire son livre, énonce le principe +suivant: «Celui-là qui vivifie la terre morte en devient propriétaire. +Les traces de l'occupation ancienne ont-elles disparu, celui qui +revivifie le sol l'acquiert.» Parole admirable.</p> + +<p>D'après le droit musulman, l'intérêt général met des limites aux droits +du propriétaire particulier. Il ne peut qu'user, et non abuser, et il +doit maintenir la terre productive. Il n'est pas libre de vendre à qui +il lui plaît. Les voisins, les habitants du village et le tenancier ont +un droit de préférence appelé <i>cheffaa</i> ou <i>suf</i>. On se rappelle le rôle +que la cheffaa a joué dans la question du domaine de l'Enfida. Le juif +Lévy, se rappelant sans doute la façon dont Didon avait acquis, au même +lieu, l'emplacement de Carthage, achète une vaste propriété, moins une +étroite lisière tout autour. Les voisins ne pourront, pensait-il, +invoquer le droit de préférence, puisque la terre qui les touche n'a pas +changé de mains. La cheffaa existait partout autrefois chez les Germains +et chez les Slaves au profit des habitants du même village. C'était un +reste de l'ancienne collectivité communale et le moyen d'empêcher les +étrangers de se fixer au milieu d'un groupe qui n'était, au fond, que la +famille élargie.</p> + +<p>La vente des biens-fonds se faisait ici devant l'autorité civile et en +présence de témoins. L'acte qui constatait la transmission d'un +immeuble, le <i>tapou</i>, était frappé d'une taxe de 5 p. c. de la valeur et +il devait être revêtu de la griffe du sultan, <i>rugra</i>, qui ne s'obtenait +qu'à Constantinople. Le titre d'achat, le tapou, était un extrait d'un +«terrier» qui, comme les registres de nos conservateurs des hypothèques, +contenait un tableau assez exact de la répartition des biens-fonds et +des propriétaires auxquels ils appartenaient. Malheureusement, +l'Autriche n'a pu obtenir ces terriers. Ils seront remplacés par le +cadastre, qu'on achève actuellement.</p> + +<p>Une loi récente aux États-Unis déclare insaisissable la maison du +cultivateur et la terre y attenante. Ce <i>Homestead Law</i>, cette loi +protectrice du foyer, existe, depuis les temps les plus reculés, en +Bosnie et en Serbie. Les créanciers ne peuvent enlever au débiteur +insolvable ni sa demeure, ni l'étendue de terre indispensable pour son +entretien. Il y a plus: s'il ne se trouvait pas sur les biens saisis et +mis en vente une habitation assez modeste pour la situation future de +l'insolvable, la masse créancière devait lui en construire une. Le +préfet de police de Sarajewo,le baron Alpi, racontait à M. Scheimpflug +qu'il était surpris du grand nombre d'individus vivant de la charité +publique. Après examen, il constata que tous ces mendiants étaient +propriétaires d'une maison. Une loi récente avait confirmé l'ancien +principe du <i>Homestead</i> qu'on réclame aujourd'hui en Allemagne et sur +lequel M. Rudolf Meyer vient de publier un livre des plus intéressants: +<i>Heimstätten und andere Wirthschafsgezetze</i>. «Les homesteads et autres +lois agraires.»</p> + +<p>L'Autriche se trouve maintenant en Bosnie aux prises avec ce grave +problème, qui ne laisse pas que de présenter quelques difficultés aux +Français en Algérie et à Tunis, aux Anglais dans l'Inde et aux Russes +dans l'Asie centrale; au moyen de quelles réformes et de quelles +transitions peut-on adapter la législation musulmane à la législation +occidentale? La question est à la fois plus urgente et plus difficile +ici, car il s'agit de provinces qui formeront partie intégrante de +l'empire austro-hongrois et non de possessions détachées, comme pour +l'Angleterre et même pour la France. D'autre part, on a en Bosnie une +facilité exceptionnelle pour pénétrer dans l'intimité de la pensée et de +la conscience musulmanes. Ces sectateurs de l'islam, qui ont été plus +complètement modelés par le Koran et qui lui sont plus fanatiquement +dévoués que nul autre, ne sont pas des Arabes, des Hindous, des +Turcomans étrangers à l'Europe par le sang, par la langue, par +l'éloignement; ce sont des Slaves qui parlent l'idiome des Croates et +des Slovènes, et ils habitent à proximité de Venise, de Pesth et de +Vienne. C'est donc à Sarajewo qu'on peut le mieux faire une étude +approfondie du mahométisme, de ses mœurs, de ses lois et de leur +influence sur la civilisation. Ce que j'apprends ici concernant les lois +réglant la propriété foncière me les fait considérer comme supérieures à +celles que nous avons empruntées au dur génie de Rome. Elles respectent +mieux les droits du travail et de l'humanité. Elles sont plus conformes +à l'idéal chrétien et à la justice économique. D'où vient que les +populations vivant sous l'empire de ces lois ont été parmi les plus +malheureuses de notre globe, où tant d'infortunés sont impitoyablement +foulés et spoliés? Voici comment leur condition s'est toujours empirée.</p> + +<p>Après la conquête par les Ottomans, le territoire fut, comme d'habitude, +divisé en trois parts, une pour le sultan, une pour le clergé, une pour +les propriétaires musulmans. Ces propriétaires étaient les nobles +bosniaques, les bogomiles convertis à l'islamisme et les spahis à qui le +souverain donna des terres en fiefs. Les chrétiens qui exécutaient tout +le travail agricole devinrent des espèces de serfs, appelés <i>kmets</i> +(colons), ou <i>rayas</i> (bétail). Au début et jusque vers le milieu du +siècle dernier, les kmets n'avaient à livrer à leurs propriétaires, +grands (<i>begs</i>) ou petits (<i>agas</i>), qu'un dixième des produits sur place +et sans avoir à les transporter au domicile de leurs maîtres, plus un +autre dixième à l'État, pour l'impôt. L'État ne faisant rien, avait peu +besoin d'argent, et les spahis et les begs vivaient en grande partie des +razzias qu'ils faisaient dans les pays voisins. Mais peu à peu les +nécessités et les besoins des propriétaires s'accrurent au point de les +porter à prélever le tiers ou la moitié de tous les produits du sol, +livrables à leurs domiciles, plus deux ou trois jours de corvée par +semaine. Quand les janissaires cessèrent d'être des prétoriens vivant de +leur solde dans les casernes, et acquirent des terres, ils furent sans +pitié pour les rayas, et ils donnèrent aux begs nationaux l'exemple des +extorsions sans limites. On ne laissait aux kmets que strictement ce +qu'il leur fallait pour subsister. Dans les hivers qui suivaient une +mauvaise récolte, ils mourraient de faim. Réduits au désespoir par +cette spoliation systématique et par les mauvais traitements qui +l'accompagnaient, ils se réfugiaient par milliers sur le territoire +autrichien, qui leur donnait des terres, mais qui, en attendant, devait +les nourrir. L'Autriche commença à réclamer en 1840. La Porte donna à +différentes reprises des instructions aux gouverneurs pour qu'ils +eussent à intervenir en faveur des kmets. Enfin, après qu'Omer-Pacha eut +comprimé l'insurrection des begs et brisé leur puissance en 1850, un +règlement fut édicté qui sert encore de base au régime agraire actuel. +La corvée est abolie absolument. La prestation du kmet est fixée, au +maximum, à la moitié du produit, si le propriétaire fournit les +bâtiments, le bétail et les instrumens aratoires; au tiers, <i>trétina</i>, +si le capital d'exploitation appartient au cultivateur. Celui-ci doit, +en tout cas, livrer la moitié du foin au domicile du maître. Mais, +d'autre part, celui-ci doit supporter le tiers de l'impôt sur les +maisons (<i>verghi</i>). La dîme qui revient à l'État est d'abord déduite. +Dans les districts peu fertiles, le rayah paye seulement le quart, le +cinquième ou même le sixième du produit. Tant que le tenancier remplit +ses obligations, il ne peut être évincé, mais il n'est pas attaché à la +glèbe, il est libre de quitter; seulement, en fait, où irait-il et quel +est le propriétaire musulman qui' voudrait recevoir le déserteur? Les +chrétiens pouvaient désormais acquérir les biens-fonds: faveur +illusoire; les begs ne leur laissaient pas de ressources suffisantes +pour en profiter.</p> + +<p>Ce règlement aurait dû mettre fin aux souffrances des tenanciers, car il +établissait un régime agraire qui n'est autre que le métayage en +vigueur dans le midi de la France, dans une grande partie de l'Espagne +et de l'Italie et sur les biens ecclésiastiques, en Croatie, sous le nom +de <i>polovina</i>. En réalité, le sort des infortunés kmets devint plus +affreux que jamais. Exaspérés des garanties accordées aux rayas, dans +lesquelles ils voyaient une violation de leurs droits séculaires, les +propriétaires musulmans dépouillèrent et maltraitèrent plus +impitoyablement que jamais les paysans qui n'avaient de recours ni +auprès des juges ni auprès des fonctionnaires turcs, tous mahométans et +hostiles. Les rayas bosniaques cherchèrent de nouveau leur salut dans +l'émigration. On se rappelle les scènes de ce lamentable exede qui +émurent toute l'Europe en 1873 et en 1874. Les Herzégoviniens, plus +énergiques et soutenus par leurs voisins les Monténégrins, se +soulevèrent, et ainsi commença la mémorable insurrection d'où sont +sortis les grands événements qui ont si profondément modifié la +situation de la Péninsule.</p> + +<p>L'exposé de la législation agraire ne donne aucune idée des effets +qu'elle produisait, par suite de la façon dont elle était appliquée. Je +crois donc utile de faire connaître avec quelques détails la condition +des rayas en Bosnie, pendant les dernières années du régime turc, pour +deux motifs: d'abord, pour montrer qu'il n'est pas un homme de bien, à +quelque nationalité qu'il appartienne, qui ne doive bénir l'occupation +autrichienne; en second lieu, pour faire comprendre quel est +actuellement le sort des rayas de la Macédoine, que la Russie avait +affranchie par le traité de San Stefano et que lord Beaconsfield a remis +en esclavage, aux applaudissements de l'Europe aveuglée. En écrivant +ceci, je reste fidèle aux traditions du libéralisme occidental. +Saint-Marc Girardin n'a cessé de défendre avec une admirable éloquence, +une prévoyance éclairée et une connaissance parfaite des faits, les +droits des rayas, foulés et martyrisés, grâce à l'appui que l'Angleterre +accordait naguère à la Turquie. La situation agraire de la Bosnie avait +une grande ressemblance avec celle de l'Irlande. Ceux qui cultivent la +terre étaient tenus de livrer tout le produit net à des propriétaires +d'une religion différente: mais tandis que le landlord anglais était +retenu dans la voie des exactions par un certain sentiment de charité +chrétienne, par le point d'honneur du gentleman et par l'opinion +publique, le beg musulman était poussé par sa religion à voir dans le +raya un chien, un ennemi qu'on peut tuer et, par conséquent, dépouiller +sans merci. Plus le propriétaire anglais est consciencieux et religieux, +plus il épargne ses tenanciers; plus le musulman s'inspire du Koran, +plus il est impitoyable. Quand la Porte a proclamé ce principe, emprunté +à l'Occident, l'égalité de tous ses sujets, sans distinction de race ou +de religion, les begs auraient volontiers exterminé les kmets, s'ils +n'avaient pas, du même coup, tari la source de leurs revenus. Ils se +contentèrent de rendre l'inégalité plus cruelle qu'auparavant. Les maux +sans nombre et sans nom qu'ont soufferts les rayas en Bosnie, dans leurs +villages écartés, ont ordinairement passé inaperçus. Qui les aurait fait +connaître? Mais la poésie nationale en a conservé le souvenir. C'est +dans leurs chants populaires, répétés, le soir, à la veillée, avec +accompagnement de la guzla, que les Jougo-Slaves ont exprimé leurs +souffrances et leurs espérances. Parmi le grand nombre de ces <i>Junatchke +pjesme</i> qui parlent de leur long martyr, j'en résumerai un seul, la mort +de Tchengitch.</p> + +<p>Aga-Tchengitch était gouverneur de l'Herzégovine. Très brave, il avait, +dit-on, tué de sa main cent Monténégrins au combat de Grahowa, en 1836; +quoiqu'il fût de sang slave, comme son nom l'indique, il traquait les +paysans avec une férocité inouïe. Le <i>pjesme</i> le représente levant la +capitation détestée, imposée aux chrétiens comme signe de leur +servitude, le haradsch. Il s'adresse à ses satellites: «Allons, Mujo, +Hassan, Orner et Jasar, debout, mes bons dogues! A la chasse de ces +chrétiens! Nous allons les voir courir.» Mais les rayas n'ont plus rien: +ils ne peuvent payer ni le haradsch ni les sequins que Tchengitch exige +pour lui. C'est en vain qu'on les frappe, qu'on les torture, que sous +leurs yeux on déshonore leurs femmes et leurs filles, ils s'écrient: «La +faim nous presse, seigneur, notre misère est extrême. Ayez pitié! cinq +ou six jours seulement et nous rassemblerons le haradsch en mendiant.» +Tchengitch, furieux, répond: «Le haradsch! Il me faut le haradsch! Tu le +payeras!» Les rayas reprennent: «Oh! du pain, maître, en grâce! qu'au +moins une fois nous puissions manger du pain!» Les bourreaux inventent +de nouveaux tourments, mais ils ne tuent pas leurs victimes. «Prenez +garde, s'écria le gouverneur, il ne faut pas perdre le haradsch. Avec le +raya, le haradsch disparaît.» Un prisonnier monténégrin, le vieux Durak, +demande grâce pour les malheureux. Tchengitch le fait pendre. Alors le +vengeur ne tarde pas à paraître: c'est Nowitsa, le fils de Durak. Il est +mahométan; mais il se fait baptiser pour se joindre à la bande, à la +<i>tcheta</i> monténégrine, qui va faire une incursion en Herzégovine. C'est +le soir. Tchengitch se repose de ses exécutions dans les villages. Il +fume son tchibouk, tandis que l'agneau rôtit à la broche pour le souper. +Il a fait suspendre près de lui, à un grand tilleul, les rayas qu'il a +emmenés. Pour se distraire, il a fait allumer sous leurs pieds un grand +feu de paille. Mais leurs cris, au lieu de l'amuser, l'exaspèrent. Il +rugit furieux: «Qu'on en finisse avec ces chrétiens. Prenez des +yataghans bien aiguisés, des pieux pointus et de l'huile bouillante. +Déchaînez les puissances de l'enfer. Je suis un héros! Les chants le +redisent; c'est pourquoi tous doivent mourir.» En ce moment, les coups +de feu de la tcheta monténégrine blessent et tuent le gouverneur et ses +hommes. Nowitsa se précipite sur Tchengitch mort, pour lui couper la +tête, mais Hassan lui plonge son poignard dans le cœur.</p> + +<p>Voici maintenant les faits qui prouvent que la poésie populaire était un +reflet exact de la réalité. Le kmet devait payer au beg la moitié ou le +tiers du produit; mais il devait le livrer en argent et non plus en +nature, comme autrefois. On comprend la difficulté de convertir des +denrées agricoles en écus, dans ces villages écartés, sans route, sans +commerce et où chaque famille récolte le peu qu'il lui faut pour +subsister. Autre cause de misères, de tracasseries et d'extorsions: le +kmet ne pouvait couper le maïs, le blé, le foin ou récolter les prunes, +sans que le beg ne vînt constater sur place la part qui lui revenait. +Le beg était-il en voyage, retenu par ses plaisirs, ou refusait-il de +venir jusqu'à ce qu'il eût été satisfait à l'une ou l'autre de ses +exigences, le kmet voyait pourrir sa récolte sans recours possible. +C'était la ruine, la faim. Nul ne pouvait lui venir en aide. Si, après +que la part du beg avait été fixée, une grêle, une inondation ou tout +autre accident anéantissait le produit, en partie ou en totalité, le +kmet ne pouvait rien déduire de la redevance arrêtée. Il devait livrer +parfois plus qu'il n'avait récolté. La dîme, <i>desetina</i>, se percevait de +la même façon. Le kmet devait se soumettre à toutes les exigences de +l'agent du fisc. Comme la perception des impôts était affermée au plus +offrant, les receveurs n'avaient d'autres moyens de faire une bonne +affaire que d'extorquer le plus possible aux paysans. Il fallait, en +outre, satisfaire à la rapacité des agents subalternes. Le raya ne +pouvait s'adresser aux tribunaux; son témoignage n'était pas reçu, et, +d'ailleurs, les juges ayant obtenu leur place à prix d'argent, +décidaient en faveur de qui les payait. Le raya, vil bétail et pauvre, +ne pouvait songer à leur demander justice. Les juges principaux, les +cadis, étaient des Turcs nommés par lescheik-ul-islam et envoyés de +Constantinople; ils ne comprenaient pas la langue du pays; et les juges +adjoints, les <i>muselins</i>, nommés par le gouverneur (<i>vizir</i>), ne +recevant aucun traitement, ne vivaient que de concussions. Devant les +muselins, qui avaient la confiance des autorités, tout le monde +tremblait.</p> + +<p>Seuls, les chefs des villages osaient parfois élever la voix pour se +plaindre. Ils se présentaient au Konak, devant le gouverneur général, +se jetaient à ses pieds, peignaient la misère des kmets et parfois +obtenaient quelque remise d'impôts; mais souvent aussi ils payaient cher +leur audace. Les begs et les malmudirs, agents du fisc, contre lesquels +les kmets avaient réclamé, lâchaient sur eux les zaptiehs. Les zaptiehs +formaient la gendarmerie. Ils étaient plus redoutés des rayas que les +janissaires d'autrefois, car ils étaient plus mal payés. Ils +parcouraient les villages, vivant à merci chez les habitants, les +rançonnant sans pitié. Les prisons étaient des caves ou des +culs-de-basse obscurs, infects et remplis d'immondices, où l'on jetaient +les malheureux, les pieds et les mains liés, sans jugement, et par +troupes, quand on craignait quelque soulèvement et qu'on voulait +terroriser les chrétiens. Du pain de maïs et de l'eau étaient tout ce +qu'ils recevaient, quand on ne les laissait pas mourir de faim. Ce que +M. Gladstone a raconté des prisons de Naples sous les Bourbons, et le +prince Krapotkine, dans la <i>XIXe Century</i>, des prisons russes, est +couleur de rose auprès de ce qu'on dit des prisons turques. Le capitaine +autrichien Gustave Thœmmel rapporte, dans son excellent livre. +<i>Beschreibiing des Vilajet Bosniens</i> (p. 195), quelques-uns des moyens +de torture qu'employaient les agents du fisc pour faire rentrer les +impôts en retard: ils suspendaient les paysans à des arbres, au-dessus +d'un grand feu, ou les attachaient sans vêtements à des poteaux, en +plein hiver, ou bien les couvraient d'eau froide qui gelait leurs +membres raidis. Les rayas n'osaient pas se plaindre, crainte d'être +jetés en prison ou maltraités d'autre façon. Le chant de Tchengitch +n'était donc pas une fiction.</p> + +<p>Quand la Porte envoyait en Bosnie des troupes irrégulières pour +comprimer les insurrections, le pays était mis à feu et à sang aussi +cruellement que lors des premières invasions des barbares. En 1876, les +<i>Bulgarian atrôcities</i>, qui ont inspiré à M. Gladstone ses admirables +philippiques, ont été dépassées ici dans vingt districts différents: des +villages, des bourgs ont été complètement brûlés et les habitants +massacrés. Les environs de Biatch, de Livno, de Glamotch et de Gradiska +furent transformés en déserts. Des cinquante-deux localités du district +de Gradiska, quatre seulement restèrent intactes. Les bourgs de +Pétrovacs, de Majdan, de Krupa, de Kljutch, de Kulen-Vakouf, de +Glamotch, furent incendiés à plusieurs reprises, afin que l'œuvre de +destruction fût parfaite. Les bandes ottomanes, craignant une +insurrection générale des rayas, voulaient les contenir par la terreur. +A cet effet, on tuait systématiquement ceux qu'on soupçonnait hostiles, +et leurs têtes étaient exposées dans les lieux les plus en vue, fixées +sur des pieux. Les paysans fuyaient en foule dans les bois, dans les +montagnes, en Autriche. Quand ils passaient la frontière ou traversaient +la Save, les gendarmes musulmans les abattaient à coups de fusil. Le +nombre des réfugiés, en Autriche, s'éleva, dit-on, à plus de cent mille, +et les secours qui leur furent distribués s'élevèrent à 2,122,000 +florins en une année seulement, 1876.</p> + +<p>L'enlèvement des jeunes femmes, et surtout le rapt des fiancées, le jour +du mariage, était un des sports favoris des jeunes begs. On peut relire +ce qu'écrivait à ce sujet dans la <i>Revue des Deux Mondes</i> (15 fév. et +1er avril 1861) M. Saint-Marc Girardin, en s'appuyant sur les rapports, +des consuls anglais, <i>Reports of consuls on the christians in Turkey</i>. +Les Turcs professaient sur ce point la théorie du mariage exogame. +N'était-ce pas d'ailleurs, dans tout l'empire ottoman, le moyen habituel +de recruter le personnel féminin des harems? Ils avaient à ce sujet des +idées complètement différentes des nôtres. M. Kanitz, l'auteur des beaux +volumes sur la Serbie et la Bulgarie, s'adresse à un pacha qui est +envoyé par la Porte à Widdin, pour mettre un terme aux violences dont se +plaignaient les chrétiens, et il l'interroge au sujet de l'enlèvement +des jeunes filles. Le pacha lui répond en souriant: «Je ne comprends pas +pourquoi les rayas se plaignent. Leurs filles ne seront-elles, pas bien +plus heureuses dans nos harems que dans leurs huttes, où elles meurent +de faim et travaillent comme des chevaux?»</p> + +<p>Le Turc n'est pas méchant, et nous n'avons pas le droit de nous montrer +trop sévère quand on se rappelle comment les chrétiens ont égorgé +d'autres chrétiens, avec quelle cruauté, par exemple, les Espagnols ont +massacré par milliers les protestants aux Pays-Bas. Mais les iniquités +et les atrocités dont ont souffert si longtemps les rayas en Bosnie +doivent nécessairement se renouveler dans toutes les provinces de la +Turquie,, où les chrétiens gagnent en population et en richesse, tandis +que les musulmans diminuent en nombre et s'appauvrissent. Leur décadence +aigrit ceux-ci et les irrite; ils s'en prennent à ceux qui sont livrés à +leur merci, ce qui n'est que trop naturel. Comment retenir la puissance +qui va leur échapper? Par la terreur. Ils appliquent la théorie des +massacres de septembre 1793. Ils se sentent assiégés; ils se croient en +état de légitime défense, et aucun des motifs d'humanité qui auraient dû +arrêter, au XVIe siècle, les bourreaux chrétiens, n'existent pour eux. A +leurs yeux, les rayas ne sont que du bétail, comme le mot le dit. Mettez +à la place des Turcs des Européens, useront-ils de procédés plus doux? +Hélas! trop souvent les situations font les hommes. Il est parfaitement +inutile de prêcher le respect de la justice à des maîtres +tout-puissants, qui tremblent de voir s'élever contre eux des millions +d'infortunés, dont les forces augmentent chaque jour. Ce qu'il faut +faire, c'est mettre un terme à une situation funeste, qui transformerait +des anges en démons.</p> + +<p>Voici un tableau sommaire des impôts existant en Bosnie sous le régime +turc avec leur rendement moyen. Cela peut avoir quelque intérêt, parce +que l'Autriche a dû les conserver en grande partie et aussi parce que le +même régime fiscal est encore en vigueur dans les provinces de l'empire +ottoman: 1° la dîme (<i>askar</i>) prélevée sur tous les produits du sol, +récoltes, fruits, bois, poissons, minerais, produit de 5 à 8 millions de +francs; 2° le <i>verghi</i>, impôt de 4 par 1,000 sur la valeur de tous les +biens-fonds, maisons et terres, valeur fixée dans les registres des +tapous; impôt de 3 p. c. sur le revenu net, industriel ou commercial; +impôt de 4 p. c. sur le revenu des maisons louées: produit de ces trois +taxes, environ 2 millions de francs; 3° l'<i>askerabedelia</i>, impôt de 28 +piastres (l piastre = 20 à 25 centimes) par tête de mâle adulte +chrétien, pour l'exempter du service militaire. Cet impôt remplaçait +l'ancienne capitation, le haradsch, mais il était deux fois plus lourd; +il avait produit, en 1876, 1,350,000 francs; 4° impôt sur le bétail, 2 +piastres pour mouton et chèvre, 4 piastres par tête de bête à cornes de +plus d'un an: produit, en 1876, 1,168,000 francs; 5° impôt de 2 1/2 p. +c. sur la vente des chevaux et des bêtes à cornes; 6° taxes sur les +scieries, sur les timbres, sur les ruches, sur les matières +tinctoriales, sur les sangsues, sur les cabarets, etc.: produit, +1,100,000 francs; 7° taxes très variées et compliquées sur le tabac, le +café, le sel: produit, 2 à 3 millions. Total des recettes du fisc, +environ 15 millions, ce qui, à répartir sur une population de 1,158,453 +habitants, fait environ 13 francs par tête. C'est peu, semble-t-il. Un +Français paye huit à neuf fois plus qu'un Bosniaque. Cependant le +premier porte jusqu'à présent son fardeau assez allègrement, tandis que +le second succombait et mourait de misère. Motif de la différence: en +France, pays riche, tout se vend cher; en Bosnie, pays très pauvre, on +ne peut faire argent de presque rien. Ici, ces nombreux impôts étaient +très mal assis et, en outre, perçus de la façon la plus tracassière, la +plus inique, la mieux faite pour décourager le travail. C'est ainsi que +la taxe sur le tabac en diminuait la culture. Il en était de même +partout. Quand il fut introduit dans le district de Sinope, en 1876, la +production tomba brusquement de 4,500,000 à 40,000 kilogrammes. Les +impôts directs se percevaient par répartition, c'est-à-dire que chaque +village avait à payer une somme fixe qui était alors répartie entre les +habitants par les autorités locales. Nouvelle source d'iniquités; car +les puissants et les riches rejetaient la chargé sur les pauvres. Il +fallait y ajouter encore la rapacité des percepteurs subalternes qui +forçaient les contribuables à leur payer un tribut.</p> + +<p>Le gouvernement autrichien n'a pu encore réformer ce détestable système +fiscal. Il attend, pour le faire, que le cadastre soit terminé; mais il +a aboli la taxe qui frappait les chrétiens pour l'exemption du service +militaire, parce que maintenant tous y sont astreints. L'ordre, l'équité +qui président aujourd'hui à la perception ont déjà apporté un grand +soulagement. La dîme a cet avantage de proportionner l'impôt à la +récolte, mais il a ce vice capital d'empêcher les améliorations, puisque +le cultivateur, qui en fait tous les frais, ne touche qu'une part des +bénéfices. En outre, la dîme, payable en argent, se calcule d'après le +prix moyen des denrées dans le district au moment où la récolte va être +battue, c'est-à-dire quand tout est plus cher que quand le paysan devra +vendre, après la récolte faite. Il vaudrait mieux introduire un impôt +foncier, fixé définitivement d'après la productivité du sol.</p> + +<p>L'Autriche s'efforce aussi de régler la question agraire. Mais ici les +difficultés sont grandes. La première chose à faire est de déterminer +exactement les obligations de chaque tenancier à l'égard de son +propriétaire. L'administration veut les faire constater dans un document +écrit, rédigé par l'autorité locale en présence de l'aga et du kmet. +Mais l'aga se dérobe, parce qu'il compte sans doute récupérer ses +pouvoirs arbitraires quand les Autrichiens seront expulsés, et le kmet +ne veut pas se lier, parce qu'il espère toujours des réductions +ultérieures. Cependant des milliers de règlements de ce genre ont déjà +été enregistrés. La fixation de la tretina et de la dîme se fait +maintenant à une époque déterminée par l'autorité locale. Kmet et aga +sont convoqués et, s'ils ne s'accordent pas, des juges adjoints, +<i>medschliss</i>, décident. C'est l'administration et non le juge qui, +jusqu'à présent, règle tous les différends agraires. D'après ce que nous +apprend M. de Kállay dans son rapport aux délégations, les impôts +rentrent bien (novembre 1883). Les arriérés même sont payés, et il n'y a +guère de cas où il faille recourir aux moyens d'exécution. M. de Kállay +se félicite de ce que le nombre des différends agraires soit si peu +considérable. Ainsi, au mois de septembre de 1883, il n'en existait dans +tous les pays que 451, dont 280 ont été réglés par l'intervention de +l'administration dans le courant du même mois. Le nombre de ces +différends va en diminuant rapidement: il y en a eu 6,255 en 1881, 4,070 +en 1882 et seulement 3,924 en 1883. Pour l'Herzégovine, considérée à +part, le progrès est encore plus marqué: le chiffre tombe, de 1823 en +1882, à 723 en 1883. C'est peu, quand on songe qu'à la suite des +nouvelles lois agraires en Irlande, les tribunaux spéciaux ont eu à +décider près de cent mille contestations entre propriétaires et +tenanciers. Seulement, il ne faut pas oublier que le pauvre kmet, sur +qui toute résistance aux exigences de ses maîtres attirait un +redoublement d'oppression et de mauvais traitements, est bien mal +préparé pour faire valoir ses droits. M. de Kállay a donc grande raison +de dire qu'il les recommande à la sollicitude de ses fonctionnaires.</p> + +<p>Le règlement de toute question agraire est chose des plus délicates; +mais elle l'est surtout en Bosnie, à cause de la situation particulière +qui est faite au gouvernement autrichien. D'une part, il est obligé +d'améliorer la condition des rayas, puisque c'est l'excès de leurs maux +qui a provoqué l'occupation et qui l'a légitimée aux yeux des +signataires du traité de Berlin et de toute l'Europe. Mais, d'autre +part, en prenant possession de cette province, le gouvernement +austro-hongrois s'est engagé envers la Porte à respecter, les droits de +propriété des musulmans, et, d'ailleurs, ceux-ci constituent une +population fière, belliqueuse, qui a opposé aux troupes autrichiennes +une résistance désespérée et qui, poussée à bout, pourrait encore tenter +une insurrection ou tout au moins des résistances à main armée. Il y a +donc deux motifs de la ménager: il est impossible de les réduire +sommairement à la portion congrue, comme M. Gladstone l'a fait pour les +landlords irlandais. On conseille beaucoup au gouvernement d'appliquer +ici le règlement qui a réussi en Hongrie après 1848: une part du sol +deviendrait la propriété absolue du kmet, une autre celle de l'aga, et +celui-ci recevrait une indemnité en argent, payée en partie par le kmet, +en partie par le fisc. Mais l'exécution de ce plan paraît impossible. Le +kmet n'a pas d'argent et le fisc pas davantage. L'aga se croirait +dépouillé, et il le serait, en effet, car il ne pourrait faire valoir la +part du sol qui lui reviendrait. Il faut appeler des colons, disent +d'autres. C'est parfait, mais cela n'améliorerait pas la condition des +rayas.</p> + +<p>En 1881, le gouvernement a édicté un règlement pour le district de +Gacsko qui assurait de notables avantages aux krnets,, et il comptait +successivement en publier de semblables pour les autres, +circonscriptions, mais: l'insurrection de 1881 y mit obstacle. Cependant +le règlement de Gacsko est resté en vigueur. D'après celui-ci, le kmet +ne doit livrer à l'aga que le quart des céréales de toute nature, dont +il peut déduire la semence, le tiers du foin des vallées et le quart du +foin des montagnes. J'ai sous les yeux une protestation très vive, +rédigée par les représentants des agas des districts de Ljubinje, Bilek, +Trebinge, Stolatch et Gacsko, dans laquelle ils se plaignent que +l'autorité ait réduit les prestations des kmets de la moitié au tiers ou +du tiers au quart. Mais leurs réclamations paraissent mal fondées de +toute façon. Le règlement organique turc du 14 sefer 1276 (1856), qu'ils +invoquent, n'impose au kmet que le paiement du tiers, <i>tretina</i>, quand +la maison et le bétail lui appartiennent, et c'est presque toujours la +cas. En outre, il est certain que c'est par une série d'usurpations que +les begs et les agas ont élevé leur part du dixième, fixée d'abord par +les conquérants eux-mêmes, au tiers et à la moitié. Le gouvernement +autrichien a les meilleures raisons poux trancher tous les cas douteux +en faveur des tenanciers; tout le lui commande: d'abord, l'équité et +l'humanité; ensuite, la mission de réparation que l'Europe lui a +confiée; enfin et surtout, l'intérêt économique. Le kmet est le +producteur de la richesse. C'est lui dont il faut stimuler l'activité en +lui assurant la pleine jouissance de tout le surplus qu'il pourra +récolter. L'aga est le frelon oisif, dont les exactions sont le +principal obstacle à toute amélioration. On ne peut, d'aucune manière, +le comparer, au propriétaire européen, qui contribue parfois à augmenter +la productivité du sol et qui donne l'exemple du progrès agricole. Les +agas n'ont jamais rien fait et ne feront jamais rien pour l'agriculture.</p> + +<p>Quoique je n'ignore pas combien il est difficile à un étranger +d'indiquer des réformes à propos d'une question aussi complexe, voici +celles qui me sont suggérées par une étude attentive des conditions +agraires dans les différents pays du globe. Tout d'abord, ne pas écouter +les impatients et éviter les changements brusques, et violents; se +garder de transformer les kmets en simples locataires, qu'on peut +évincer ou dont on peut augmenter à volonté le fermage, comme l'ont fait +malheureusement les Anglais dans plusieurs provinces de l'Inde; au +contraire, consacrer définitivement le droit d'occupation héréditaire, +le <i>jus in re</i>, que la coutume ancienne leur reconnaissait et qu'en +général les agas eux-mêmes ne contestent pas; quand le cadastre sera +achevé et que les prestations dues par chaque tchiflik ou exploitation +auront été contradictoirement déterminées, transformer la dîme en un +impôt foncier et la <i>tretina</i> en un fermage fixe et invariable, afin que +le bénéfice des améliorations profite complètement aux cultivateurs qui +les exécuteront et les engage, par conséquent, à en faire. Au +commencement, dans les mauvaises années, il faudra accorder peut-être +quelque répit aux kmets; mais le prix des denrées augmentera rapidement +par l'influence des routes et de la circulation plus active de +l'argent; la charge pesant sur les tenanciers s'allégera donc sans +cesse. Peu à peu, avec leurs économies, ils pourront racheter la rente +perpétuelle qui grève la terre qu'ils occupent et acquérir ainsi une +propriété pleine et libre. En attendant, ils jouiront de ces deux +privilèges si vivement réclamés par les tenanciers irlandais, <i>fixity of +tenure</i> et <i>fixity of rent</i>, c'est-à-dire le droit d'occupation +perpétuelle, moyennant un fermage fixe. Ils seront dans la situation de +ces fermiers héréditaires, à qui le <i>Beklemregt</i> en Groningue et +l'<i>Aforamento</i> dans le nord du Portugal assurent une situation si aisée, +obtenue par une culture très soignée.</p> + +<p>L'État peut encore venir en aide aux kmets d'une autre façon. D'après le +droit musulman, toutes les forêts et les pâturages qui y sont enclavés +apparu tiennent au souverain. On affirme aussi qu'il y a un grand nombre +de domaines, dont les begs se sont indûment emparés. L'État doit +énergiquement faire valoir ses droits: d'abord pour garantir la +conservation des bois; en second lieu, afin de pouvoir faire des +concessions de terrains à des colons étrangers et aux familles indigènes +laborieuses. Pendant son voyage de l'été 1883 en Bosnie, M. de Kállay a +pu constater que le défrichement mettait en valeur beaucoup de terrains +vagues appartenant à l'État et que la taxe payée de ce chef +s'accroissait d'une façon tout à fait extraordinaire. Symptôme +excellent, car il prouve que, dès qu'ils auront la sécurité, les paysans +étendront leurs cultures. De cette façon, la population et la richesse +s'accroîtront rapidement.</p> + +<p>Le gouvernement peut aussi exercer une action très utile au moyen des +vakoufs. Il faut bien se garder de les vendre; mais il est urgent de les +soumettre à un contrôle rigoureux, comme la Porte a essayé de le faire à +différentes reprises. Tout d'abord, les prélévations indues des +administrateurs doivent être sévèrement réprimées; puis les revenus +destinés à des œuvres utiles: écoles, bains, fontaines, <i>etc.</i>, +soigneusement appliqués à leur destination; ceux qui allaient à des +mosquées devenues inutiles seraient employés désormais à développer +l'instruction publique. Il faudrait aussi accorder immédiatement aux +kmets occupant des terres des vakoufs, la fixité de la tenure et du +fermage et en même temps des bâtiments d'exploitation convenables et de +bons instruments aratoires, afin que ces exploitations servent de +modèles à celles qui les entourent. Le gouvernement a fait venir des +charrues, des herses, des batteuses, des vanneuses perfectionnées, et +les a mises à la disposition de certaines exploitations. De divers +côtés, des sociétés d'agriculture se sont constituées pour patronner les +méthodes nouvelles. Des colons venus du Tyrol et du Wurtemberg ont +appliqué ici des systèmes de culture perfectionnés qui trouvent déjà des +imitateurs, notamment dans les districts de Derwent, Kostanjnica, +Travnik et Livno. Dans la vallée de la Verbas, aux environs de +Banjaluka, on aperçoit même des prairies irriguées.</p> +<br><br> + + + +<a name='CHAPITRE_V'></a><h2>CHAPITRE V.</h2> + +<h3>LA BOSNIE.—LES SOURCES DE RICHESSE, LES HABITANTS ET LES PROGRÈS +RÉCENTS.</h3> +<br> + +<p>La Bosnie est la plus belle province de la péninsule balkanique. Elle +rappelle la Styrie, pays d'alpes et de forêts. Voyez la carte: partout +des chaînes de montagnes et des vallées. Parallèlement aux Alpes +dinariques, qui séparent ici le bassin du Danube de celui de la +Méditerranée, elles courent assez régulièrement du sud au nord, formant +les bassins des quatre rivières qui se jettent dans la Save et qui sont, +en allant de l'ouest vers l'est: l'Unna, la Verbas, la Bosna et la +Drina. Mais ces chaînes se ramifient en une grande quantité de +contreforts latéraux, et, au-delà de Sarajewo, les soulèvements +s'entremêlent en des massifs inextricables, que dominent les sommets +abrupts du Domitor, à une altitude de 8,200 pieds et ceux du Kom à +8,500. Il n'y a de grandes plaines que dans la Posavina, le long de la +Save, du côté de la Serbie. Partout ailleurs, c'est une succession de +vallées où coulent des rivières et des ruisseaux et que couronnent des +hauteurs boisées. Le pays ne se prête donc pas à la grande culture des +céréales, comme la Slavonie et la Hongrie; mais on pourrait y imiter +l'économie rurale de la Suisse et du Tyrol, en élevant de nombreux +troupeaux, ce qui vaut mieux que de faire du blé, par ce temps de +concurrence américaine.</p> + +<p>Sur les 5,410,200 hectares de la Bosnie-Herzégovine, 871,700 sont +occupés par des rochers stériles comme le <i>Karst</i>, 1,811,300 par des +terres labourables, et 2,727,200 par des forêts. Beaucoup de ces forêts +sont absolument vierges, faute de routes pour y arriver. Les plantes +grimpantes, qui s'enlacent autour des chênes et des hêtres, y forment +des fourrés impénétrables, où l'on ne peut s'avancer, comme au Brésil, +que la hache à la main. On n'en voit pas près des lieux habités, parce +que les habitants coupent pour leur usage les bois qui sont à leur +portée et que les Turcs, afin d'éviter les surprises, ont +systématiquement détruit et brûlé toutes les forêts aux alentours des +villes et des bourgs. Mais ce qui en reste constitue une richesse +énorme; seulement elle n'est pas réalisable. Derrière Sarajewo, jusqu'à +Albane et Mitrovitza, s'étendent, dans les hautes montagnes, de +magnifiques massifs de résineux. C'est de là que Venise a tiré des bois +de construction pour ses flottes pendant des siècles. Les gardes +forestiers ont calculé que, sur les 1,667,500 hectares de bois feuillus +et sur les 1,059,700 hectares de résineux, il y avait environ +138,971,000 mètres cubes, dont 24,946,000 de bois de construction et +114,025,000 de bois à brûler. Il serait désolant de vendre maintenant, +car les prix qu'on obtiendrait sont dérisoires: de 2 à 5 francs le stère +de sapin et 3 à 7 francs pour le chêne, selon la situation. Dans les +régions qui avoisinent la Save, on exporte des douves, de 700,000 à +900,000 pièces par an. Le revenu que le fisc tire de ces immenses +étendues boisées, plus étendues que toute la Belgique, est presque +partout insignifiant. 116,007 florins en 1880, 200,000 pour 1884. C'est +une réserve qu'il faut soigneusement conserver pour l'avenir. Ces bois +abritent beaucoup de gibier: des cerfs, des chevreuils, des linx, même +des loups et des ours. Ils donnent naissance, dans les mille vallées qui +découpent le pays, à une quantité de ruisseaux où abondent les truites +et les écrevisses, et à une masse de sources, plus de 8,000, prétend-on. +Là où cessent les arbres, commencent les pâturages, de sorte que la +Bosnie est toute verdoyante, sauf les arêtes des hautes montagnes.</p> + +<p>L'Herzégovine présente un aspect entièrement différent. La surface du +sol est couverte de grands blocs de calcaire blanchâtre, jetés au +hasard, comme les ruines de monuments cyclopéens. L'eau y manque presque +partout: pas de sources; les rivières sortent toutes formées de grottes, +donnent naissance, l'hiver, à des lacs dans des vallées sans issue, puis +disparaissent de nouveau sous terre. Les Allemands les appellent très +bien <i>Höhlen-Flüsse</i>, des rivières de caverne. Telles sont la +Jasenitcha, la Buna, la Kerka, la Cettigna et l'Ombla. Rien n'est plus +extraordinaire. Dans les dépressions se trouve la terre végétale qui +nourrit les habitants. Les maisons, en Bosnie, toutes en bois, sont ici +en grosses pierres de l'aspect le plus sauvage. Les arbres manquent +presque complètement. Le climat est déjà celui de la Dalmatie. Comme il +appartient au bassin de la Méditerranée, le pays est sous l'influence du +sirocco et des longues sécheresses de l'été. La vigne et le tabac +donnent d'excellents produits. L'olivier apparaît et l'oranger lui-même +se voit vers les bouches de la Narenta. On cultive le riz dans la vallée +marécageuse de la Trebisatch, aux environs de Ljubuska. En Bosnie, au +contraire, région élevée qui penche vers le nord, le climat est rude: il +gèle fort et longtemps à Sarajewo, et la neige y persiste pendant six +semaines ou deux mois.</p> + +<p>L'agriculture, en Bosnie, est une des plus primitives de toute l'Europe. +Elle n'applique qu'exceptionnellement l'assolement triennal connu des +Germains au temps de Charlemagne, et même, dit-on, dès l'époque de +Tacite. Généralement, la terre restée en friche est retournée ou plutôt +déchirée par une charrue informe. Sur les sillons frais, la semence de +maïs est jetée, puis légèrement enterrée, au moyen d'une claie de +branchages qui sert de herse. Les champs sont binés une ou deux fois +entre les plants. Après la récolte, on met un second ou un troisième +maïs, parfois du blé ou de l'avoine, jusqu'à ce que le sol soit +entièrement épuisé. Il est alors abandonné; il se couvre de fougères et +de plantes sauvages où paît le bétail, en attendant que revienne la +charrue, après un repos de cinq à dix années. Nul engrais, car les +animaux domestiques n'ont très souvent aucun abri; ils vaguent dans les +friches ou dans les cours. Aussi le produit est relativement minime: 100 +millions de kilogrammes de maïs, 49 millions de kilogrammes de froment, +38 millions de kilogrammes d'orge, 40 millions de kilogrammes d'avoine, +40 millions de kilogrammes de fèves. La fève est un article important de +l'alimentation, car on en mange les jours de jeûne et de carême, et il +y en a cent quatre-vingts pour les orthodoxes et cent cinq pour les +catholiques. On récolte aussi du seigle, du millet, de l'épeautre, du +sarrasin, des haricots, du sorgho, des pommes de terre, des navets, du +colza. Le produit total des grains divers s'élève à 500 millions de +kilogrammes.</p> + +<p>Voici des faits qui prouvent l'état déplorablement arriéré de +l'agriculture. Ce pays, qui serait si favorable, sous tous les rapports, +à la production de l'avoine, ne peut en fournir assez pour les besoins +de la cavalerie; on en importe de Hongrie et elle se paye, à Sarajewo, +le prix excessif de 20 à 21 francs les 100 kilogrammes. Le froment est +de mauvaise qualité et cher. Ce sont les moulins hongrois qui +fournissent la farine que l'on consomme dans la capitale. Elle y arrive +par chemin de fer, à meilleur marché que la farine du pays, qui, à +défaut de routes, doit être transportée à dos de cheval. Une maison +hongroise a voulu établir un grand moulin à vapeur à Sarajewo, mais il +était impossible de l'approvisionner suffisamment. L'un des principaux +produits, et celui qui s'exporte le plus facilement, ce sont les prunes +séchées. Les années de bonne récolte, on en exporte 60,000 tonnes, et +elles vont jusqu'en Amérique. On en fait une eau-de-vie assez agréable, +appelée <i>rakia</i>. Le produit des pruniers est ce qui donne de l'argent +comptant au kmet. On cultive aussi l'oignon et l'ail. L'ail est +considéré comme un préservatif contre les maladies, contre les mauvais +sorts, et même contre les vampires. On récolte un peu de vin près de +Banjaluka et dans la vallée de la Narenta, mais presque personne n'en +boit. Les chrétiens s'abstiennent, faute d'argent, et les musulmans +pour obéir au Koran. L'ivrognerie est très rare; les Bosniaques sont +surtout buveurs d'eau. L'Herzégovine produit un tabac excellent. Le +monopole a été introduit après l'occupation; mais il a stimulé la +culture, parce que le fisc donne un bon prix. On estime qu'un hectare +livre, en Herzégovine, jusqu'à 3,000 kilogrammes de tabac, d'une valeur +de plus de 4,000 francs, et en Bosnie seulement 636 kilogrammes, valant +300 à 400 francs. Le fisc accorde des licences à ceux qui cultivent pour +leur consommation personnelle: il en a été délivré 9,586 en 1880.</p> + +<p>Le bétail est la principale richesse du pays; mais il est misérable. Les +vaches sont très petites et ne donnent presque pas de lait. On fait des +fromages de qualité inférieure surtout avec du lait de chèvre, et très +peu de beurre. Les chevaux sont petits et mal faits; ils sont employés +uniquement comme bêtes de somme, car ils sont trop faibles pour tirer la +charrue, et les charrettes ne sont pas en usage; mais ils gravissent et +descendent les sentiers des montagnes comme des chèvres. Ils sont très +mal nourris; la plupart du temps, ils doivent chercher eux-mêmes de quoi +subsister dans les pâturages, dans les forêts ou le long des chemins. +Quelques begs ont encore parfois des bêtes d'une belle allure, qui +descendent des chevaux arabes venus dans le pays avec la conquête +ottomane. Elles portent fièrement une charmante tête, sur un cou ramassé +et replié à la façon des cygnes; mais elles n'ont pas de taille. Le +nombre des chevaux est considérable, parce que tous les transports +s'effectuent sur leurs dos. On en voit arriver ainsi, sous la conduite +d'un <i>kividchi</i>, de longues files, attachés à la queue les uns des +autres: ils apportent en ville des vivres, du bois de chauffage et de +construction, des pierres à bâtir. Chaque exploitation possède au moins +une couple de chevaux. Le gouvernement commence à s'occuper de +l'amélioration de la race chevaline. Il a envoyé (1884) à Mostar cinq +étalons de la race de Lipitça; toute la population a été les recevoir, +drapeau et musique en tête, et la municipalité fournira les écuries; +Nevesinje et Konjiça offrent d'en faire autant, et cette année même +(1885), on a établi des haras dans diverses parties du pays, afin de +donner de la taille à la race indigène. La Bosnie pourrait facilement +fournir des chevaux à l'Italie et à tout le littoral de l'Adriatique. On +élève des porcs presque à l'état sauvage, dans les bois de chênes. Avec +leurs hautes pattes et leur aspect de sanglier, ils galopent comme des +lévriers. Si on introduisait, les races anglaises, qu'on engraisserait +avec du maïs, on ferait concurrence au porc de Chicago. Les moutons, +sont nombreux, c'est la viande préférée du musulman; mais la laine est +très grossière; elle sert à confectionner les étoffes et les tapis que +les femmes tissent, au sein de chaque famille. Chacun a des chèvres; +elles sont le fléau des forêts, parce que les bergers quittent les +plaines pour tout l'été et emmènent les troupeaux sur les hauteurs, dans +les pâturages et dans les bois des montagnes. Dans chaque maison, on +trouve de la volaille et des œufs qui, avec une sauce aigre et de +l'ail, sont un des mets préférés des Bosniaques. Ils ont souvent des +ruches; 118,148 ont été recensées. Le miel remplace le sucre, et la cire +sert à fabriquer les cierges, qui jouent un si grand rôle dans les +cérémonies du culte orthodoxe.</p> + +<p>La statistique officielle de 1879 donne les nombres suivants pour les +animaux domestiques en Bosnie-Herzégovine: chevaux, 158,034; mulets, +3,134; bêtes à cornes, 762,077; moutons, 839,988; porcs, 430,354. Si +nous comptons 10 moutons et 4 porcs pour une tête de gros bétail, nous +obtenons un total de 1,114,796, ce qui, pour une population de 1,158,453 +habitants, fait presque 100 têtes de gros bétail par 100 habitants. +C'est une proportion extrêmement élevée, puisqu'en France, le chiffre +équivalent n'est que 49; dans la Grande-Bretagne, 45; en Belgique, 36; +en Hongrie, 68; en Russie, 64. Dans tous les pays où la population est +peu dense, comme en Australie, aux États-Unis et comme jadis chez les +Germains, les espaces inoccupés entretiennent beaucoup d'animaux +domestiques et, par conséquent, les hommes peuvent se procurer +facilement de la viande. Quoique la Bosnie exporte des bêtes de +boucherie en Dalmatie, pour les villes du littoral, le Bosniaque mange +beaucoup plus de viande que le cultivateur chez nous. César dit des +Germains: <i>Carne et lacte vivunt</i>. Si l'on considère le chiffre du +bétail relativement à l'étendue du pays, on obtient, au contraire, une +proportion très peu favorable: 22 têtes de bétail par 100 hectares en +Bosnie, 40 en France, 51 en Angleterre, 61 en Belgique. La production +totale que livre le sol dans la Bosnie-Herzégovine est très minime, car +elle n'entretient que 22 habitants par 100 hectares, alors qu'il y en a +en Belgique 187, en Angleterre 111, en France 70. Il faut aller en +Russie pour trouver seulement 15 habitants sur la même étendue, et le +nord de l'empire russe a un climat et un sol détestables. Le salaire du +journalier est, à la campagne, de 70 centimes à 2 francs, suivant la +saison et la situation, dans les villes de 1 fr. 10 c. à 2 fr. 10 c.</p> + +<p>C'est surtout à favoriser les progrès de l'agriculture que le +gouvernement doit viser. Les maîtres d'école à qui l'on donnerait des +notions d'économie rurale pourraient en ceci rendre de grands service. +Ce qui aurait un effet plus immédiat serait d'établir dans chaque +district, sur les terres de l'État, des colons venus des provinces +autrichiennes où la culture est bien entendue. Pour ouvrir les yeux aux +paysans, rien ne vaut l'exemple. Ah si les pauvres <i>contadini</i> italiens +qui meurent de faim et de <i>pellagra</i>, de l'autre côté de l'Adriatique, +pouvaient être transportés ici, comme leur travail serait bien +récompensé! Comme ils se créeraient facilement un petit <i>podere</i> qui +leur donnerait l'aisance et la sécurité! En tout cas, faites des +propriétaires indépendants et libres, et la Bosnie deviendra, comme la +Styrie, la Suisse et le Tyrol, l'une des plus charmantes régions de +notre continent.</p> + +<p>-—Dans toutes les villes de garnison de l'Autriche-Hongrie, on rencontre +un casino militaire; institution excellente, assez semblable aux clubs +de Londres. Les officiers y trouvent un cabinet de lecture, un +restaurant soigné et à bon marché, un café, une salle de concert et un +lieu de rendez-vous. L'esprit de corps s'y développe, et l'esprit de +conduite y est maintenu par la surveillance réciproque. Le casino de +Sarajewo occupe un grand bâtiment nouvellement construit, d'un style +simple, mais noble. Devant la façade, dans un petit square, des arbustes +poussent au milieu de pierres tombales d'un cimetière turc que l'on a +respecté, et de l'autre côté s'étend un grand jardin dont les +plantations vont jusqu'à la jolie rivière qui traverse la ville, la +Miljaschka. C'est un endroit charmant pour venir se reposer sous de +frais ombrages. M. Scheimpflug m'amène dîner au casino. J'y rencontre +beaucoup de jeunes fonctionnaires civils, entre autres le chef de la +police, M. Kutchera, qui doit viser mon passeport. La plupart sont des +Slaves: Croates, Slovènes, Tchèques et Polonais. C'est un grand avantage +pour l'Autriche de trouver ainsi chez elle toute une pépinière +d'employés de même race et plus ou moins de même langue que celles des +pays à assimiler. Bon dîner, avec cette excellente bière viennoise qu'on +brasse déjà ici. Comme l'empire de Gambrinus, le dieu de la cervoise, +s'est étendu depuis trente ans! Jadis, on ne buvait guère de bière dans +aucun pays au sud de la Seine ni même à Paris. Aujourd'hui, le bock +règne en souverain dans toutes les villes françaises, en Espagne, en +Italie, et voilà qu'il va conquérir la péninsule des Balkans. Faut-il +encore en ceci saluer le progrès? J'en doute. La bière est une boisson +lourde et inférieure au vin; elle se boit longuement, lentement, servant +de prétexte aux conversations prolongées, aux nombreux cigares et aux +veillées oisives.</p> + +<p>L'après-midi, magnifique promenade à la vieille citadelle, qui, située +sur un rocher élevé, domine la ville du côté du sud; nous allons d'abord +saluer des ulémas qui enseignent l'arabe à M. Scheimpflug. Nous y +rencontrons un des begs les plus riches du pays, M. Capetanovitch. Il +porte des habits européens qui lui vont très mal. Quel contraste avec +les ulémas, qui ont conservé le costume turc et qui ont les allures +calmes et nobles d'un prince d'Orient! Ces musulmans qui veulent +«s'européaniser» se perdent; ils ne prennent guère à l'Occident que ses +vices. Mahmoud a inauguré l'ère des réformes, l'Europe a applaudi; les +résultats prouvent qu'il n'a fait que hâter la décadence.</p> + +<p>La route que nous suivons longe la Miljaschka. Sur ses bords se +succèdent des cafés turcs, avec des balcons qui s'avancent, parmi les +saules, au-dessus des eaux claires de la rivière, bruissant sur les +cailloux. De nombreux musulmans y fument le tchibouk, en jouissant de la +vue du paysage et de la fraîcheur qu'apporte le torrent. Dans l'ancienne +citadelle, qui remonte à l'époque de la conquête, on a construit une +grande caserne moderne, badigeonnée en jaune, qui offense le regard. +Mais quand on se retourne pour contempler Sarajewo, on comprend toutes +les hyperboles des qualifications admiratives que les Bosniaques +prodiguent à leur capitale. La Miljaschka, qui sort des montagnes +voisines de la sauvage Romania-Planina, divise la ville en deux parties +que relient huit ponts; deux sont en pierre, détail à signaler dans un +pays où les travaux permanents sont si rares. De hauts peupliers et de +curieuses maisons turques tout en bois bordent la petite rivière. +Au-dessus des toits noirs, s'élèvent les dômes et surtout les minarets +des nombreuses mosquées qui s'éparpillent jusque sur les collines +voisines. Celles-ci sont couvertes d'habitations de begs et d'agas; +peintes en couleurs vives, elles se détachent sur la verdure épaisse des +jardins qui les entourent. Vers le nord, la vallée, toujours encadrée de +collines verdoyantes, s'élargit à l'endroit où la Miljaschka se jette +dans la Bosna, qui sort toute formée d'une caverne, à une lieue d'ici. +Cette vue d'ensemble est très belle.</p> + +<p>Derrière la citadelle, vers l'est, s'ouvre une gorge sauvage. Pas un +arbre, pas une habitation; quelques broussailles couvrent les parois +abruptes: c'est un désert farouche, et nous sommes à un kilomètre de la +capitale! Voilà ce que produit le défaut de sécurité. Près de la porte +de la citadelle, je visite un moulin à farine d'une construction très +originale et tout à fait primitive. J'en ai vu beaucoup en Bosnie, mais +nulle part ailleurs; on pourrait les imiter chez nous, parce qu'ils +tirent parti d'un très petit filet d'eau. L'arbre de couche où sont +fixées les palettes est placé perpendiculairement, et le filet d'eau, +amené d'une hauteur de trois mètres environ, à travers un fût de chêne +perforé, frappe les palettes à droite de l'essieu qu'il fait mouvoir +très rapidement. Immédiatement au-dessus, dans une chambrette en bois, +tournent les deux meules superposées, semblables à celles qu'on a +trouvées à Pompéi. La meule supérieure est mise en mouvement directement +par l'arbre de couche. Rien de plus simple: ni engrenage, ni +transmission. N'est-ce pas sous cette forme que le moulin à eau fut +introduit d'Asie en Occident, vers la fin de la république romaine?</p> + +<p>Nous rentrons à Sarajewo par la route qui, vers le sud, conduit à +Vichegrad et à Novi-Bazar. Un pont de pierre, qu'on dit romain, et +d'une magnifique allure, franchit la Miljaschka, qui coule torrentueuse +entre de hauts rochers rougeâtres. Je pense à tout le sang versé ici, +depuis la chute de l'empire romain, et qui suffirait pour teindre en +rouge le pays tout entier. Un grand troupeau, de moutons et de chèvres +rentre en ville, soulevant au soleil couchant des nuages de poussière +dorée. Ce sont ces animaux plutôt que les vaches qui fournissent le +lait.</p> + +<p>Je finis ma soirée au casino militaire. Un grand banquet réunit les +officiers aux sons d'une excellente musique de régiment. De nombreux +toasts annoncés par des fanfares sont prononcés. L'armée autrichienne, +comme jadis les légions romaines de vétérans, est un agent de +civilisation, en Bosnie. Au cabinet de lecture, je remarque deux +journaux publiés à Sarajevo. L'un a pour titre: <i>Bosanska +Herçegowaskc-Novine</i>, c'est la feuille officielle; l'autre, <i>Sarajewski +List</i>. Ceci est toute une résolution. Dans le vilayet turc, le papier et +l'impression étaient chose presque inconnue, et voilà maintenant le +journal qui apporte dans toutes les demeures la connaissance des faits +de l'intérieur et de l'extérieur, et qui rattache la Bosnie aux autres +pays slaves. La publicité et le contrôle créant une opinion publique, +même sous la surveillance de l'autorité militaire, pas de changement +plus considérable, surtout pour l'avenir.</p> + +<p>—Le lendemain, je suis admis à visiter les bureaux du cadastre que +dirige le major Knobloch. J'examine les cartes où sont indiquées +exactement la forme et l'étendue des parcelles et leur affectation +nettement indiquée au moyen de teintes diverses, terres labourables, +prés ou bois. L'exécution est très soignée. Rien n'est plus +extraordinaire; que les cartes reproduisant la région du Karst en +Herzégovine. Au milieu de l'étendue stérile, sont parsemées au hasard; +des oasis microscopiques de quelques ares; qui ont les contours les plus +bizarres. Ce sont des dépressions de terre végétale où s'exerce la +culture dans cette contrée affreusement déshéritée. Le cadastre avec ses +planches et le tableau des propriétaires et des relations agraires, aura +été achevé en sept ans, de 1880 à 1886, avec une dépense relativement +minime qui ne dépassera pas 7 millions de francs (2,854,063 florins)! +Ceci n'est rien moins qu'un prodige dû à l'activité des officiers du +génie. En France et en Belgique, où l'on réclame une revision +cadastrale, afin de mieux répartir l'impôt foncier, on prétend que c'est +une œuvre qui exigerait vingt ans de travail. L'arpentage s'est fait +ici sous la direction supérieure de l'Institut géographique militaire et +sur la base de la Triangulation complète du pays. Des officiers et des +ingénieurs ont levé le plan parcellaire des propriétés dans chaque +commune; et l'estimation de la valeur cadastrale s'est faite par des +taxateurs spéciaux qu'a contrôlés une commission centrale.</p> + +<p>Tant que la Bosnie a appartenu à la Turquie; elle est restée <i>terra +incognita</i> bien plus complètement que les hauteurs de l'Himalaya ou même +du Pamir. Maintenant elle est connue dans tous ses détails: orographie, +géologie, constitution et répartition de la propriété, régime agraire, +population, races, cultes, occupations. Qui aura parcouru une +publication officielle intitulée: <i>Ortschafts-und +Bevolkerungs-Statistik</i> <i>von Bosnien und der Herzegowina</i>, connaîtra ce +pays-ci mieux que le sien. J'en extrais quelques chiffres très curieux. +En 1879, les 1,158,453 habitants vivaient dans 43 villes, 31 +<i>marktflecken</i> (localités où se tiennent des marchés), 5,054 villages et +190,062 maisons. On voit que la population rurale est dispersée dans un +nombre considérable de hameaux, n'ayant en moyenne que 231 habitants. +Six personnes par maison est un chiffre élevé, qui s'explique par le +nombre assez grand des familles patriarcales. Le sexe masculin est +remarquablement plus nombreux que le sexe féminin: 615,312 d'une part, +et seulement 543,121 de l'autre, proportion peu favorable à la +polygamie, qui, comme je l'ai dit, n'existe que chez les fonctionnaire +turcs et nullement chez les musulmans indigènes. A Saint-Pétersbourg, au +contraire, il y a 121 femmes pour 100 hommes. Voici un aperçu des +professions: 95,490 capitalistes et propriétaires fonciers, dont un +certain nombre cultivent eux-mêmes; 84,942 cultivateurs-fermiers; 54,775 +manœuvres et ouvriers de toute espèce; 10,929 marchands, boutiquiers, +industriels; 1,082 ecclésiastiques; 678 employés; 257 instituteurs et +professeurs, et 94 médecins. Ce qui peint au vif la situation du pays, +c'est l'effectif si étonnamment réduit de l'état-major des fonctions +libérales. Malgré de récents progrès, combien peu il se fait pour les +besoins intellectuels et moraux! Un seul maître enseignant pour 4,506 +personnes. Évidemment, pas un médecin dans les villages et même dans les +bourgs. Le musulman se résigne, le raya est pauvre, et tous demandent +des remèdes aux exorcismes, aux plantes et à des recettes de sorcière.</p> + +<p>D'ordinaire, dans les pays primitifs, il y a beaucoup de prêtres; ici, +il n'y en a qu'un par 1,000 âmes, ce qui n'est guère. Les fonctionnaires +ont beaucoup augmenté, et c'était une nécessité. Ils représentent la +civilisation, car c'est bien ici qu'on peut considérer l'État comme un +instrument de progrès. Pas un seul avocat. Les Turcs les détestent, +parce que le Koran condamne ceux qui «interviennent dans les affaires +d'autrui avec subtilité et ruse, et tout individu de cette espèce doit +être banni de la bonne société». Sous le rapport des cultes, la +population se divise en 496,761 chrétiens du rite oriental, 209,391 du +rite catholique, 448,613 mahométans et 3,420 juifs. L'armée d'occupation +compte de 25,000 à 30,000 soldats, et la gendarmerie environ 2,500 +hommes.</p> + +<p>Voulez-vous savoir ce qu'on consomme ici de sucre et de café? La +statistique nous l'apprend: 1 kilogramme de l'un, et 1/2 kilogramme de +l'autre, par tête. C'est très peu. Le chiffre correspondant est pour le +café de 7 kilogrammes en Hollande, de 4.25 en Belgique, 4 aux +États-Unis, 3 en Suisse, 2.50 en Allemagne, 1.50 en France; pour le +sucre, en Angleterre, 30 kilogrammes, aux États-Unis 20, en France 13, +en Hollande 11, en Allemagne, en Suisse, en Belgique 8, en +Autriche-Hongrie 5.5. Mais il faut se rappeler que les musulmans, les +juifs et quelques commerçants du rite oriental ont seuls assez d'aisance +pour se permettre ces consommations de luxe.</p> + +<p>—M. Scheimpflug me présente à l'archevêque catholique, Mgr Stadler. Je +lui communique les «lettres-patentes», c'est-à-dire ouvertes, <i>litterœ +patentes</i>, que l'évêque Strossmayer m'avait données pour tous les +ecclésiastiques de la Péninsule<a name='FNanchor_10_10'></a><a href='#Footnote_10_10'><sup>[10]</sup></a>, et il nous retient à dîner. La +mission que ce prélat peut remplir est importante; celle qu'on lui +attribue l'est plus encore; car on prétend qu'il est envoyé ici +spécialement pour ramener les chrétiens du rite oriental dans le giron +de l'Église romaine. Sa position est des plus délicates; sa nomination +n'a pas satisfait même tous les catholiques. C'est aux prêtres de +l'ordre des franciscains qu'on doit le maintien de l'Église catholique +dans ces régions, malgré quatre siècles de compression et de +persécution. C'est à eux manifestement que revenait l'autorité. Les +premiers au combat, ils devaient être les premiers à l'honneur. +L'influence de Pesth les a écartés, parce qu'ils étaient soupçonnés de +partager trop ardemment les idées slavophiles de Diakovo. Pour le même +motif, on n'a pas voulu nommer Strossmayer, qui, cependant, porte encore +le titre, attaché à son diocèse depuis des siècles, d'évêque de Bosnie, +<i>Episcopus Bosniensis</i>.</p> + +<a name='Footnote_10_10'></a><a href='#FNanchor_10_10'>[10]</a><div class='note'><p> Comme elles pourront peut-être à l'avenir m'ouvrir plus +d'une porte où l'économiste trouvera à s'instruire, je demande la +permission de les transcrire: «Litteræ patentes quibus illustrissimum +et doctissimum virum, œconomicarum disciplinarum egregium in Belgio +professorem, Emilium Laveleye, omnibus ad quos eumdem venire contigerit, +impendissime iterum iterumque commendamus, omne charitatis et +benevolentiæ officium ei exhibitum considerantes quasi nobismet ipsis +exhibitum fuisset. Datum Diakovo, 28e mays 1883.—Josephus Georgius +Strossmayer, Episcopus Bosniensis et Syrmiensis.»</p></div> + +<p>Mgr Stadler est le protégé de l'évêque d'Agram; il est comme lui, +dit-on, magyarophile, <i>magyarischgesinnt</i>. Une discussion récente montre +à quel point les rivalités religieuses divisent ici les esprits. Une +société, appelée <i>Patriotischer Hülfsverein für Bosnien</i>, s'était +formée en Autriche pour soutenir, par des subsides, des œuvres +catholiques à Sarajewo. Ému de ce fait, le métropolitain du rite +oriental a accusé l'archevêque Stadler de vouloir lui enlever des +fidèles par des moyens répréhensibles. Ce dernier a répondu très +vertement. Il a fallu que le représentant du souverain, M. de Kállay, +fit entendre son <i>Quos ego</i> pour rétablir, sinon la paix, du moins le +silence. Il déclara en même temps que toutes les confessions pouvaient +compter sur un appui égal de la part du gouvernement. Comme preuve, en +effet, de cette impartiale bienveillance, on peut citer les faits +suivants. Le gouvernement a fait bâtir, à Keljewo, près de Sarajewo, un +grand séminaire pour les orthodoxes, où, chaque année, sont reçus douze +jeunes lévites complètement entretenus aux frais de l'État. Il a adjoint +au métropolitain un consistoire de quatre membres rétribués par l'État, +et il pourvoit à l'entretien et à la reconstruction de leurs églises. +Différents faits qui sont venus à ma connaissance me font croire qu'en +effet l'occupation ne favorise pas la propagande catholique. Les +Hongrois, à qui l'intolérance religieuse a fait tant de mal, seront +moins disposés que Vienne à écouter des suggestions de +l'ultramontanisme. Les catholiques ont, à Travnik, un séminaire avec +huit classes d'enseignement moyen et quatre années de théologie<a name='FNanchor_11_11'></a><a href='#Footnote_11_11'><sup>[11]</sup></a>.</p> + +<a name='Footnote_11_11'></a><a href='#FNanchor_11_11'>[11]</a><div class='note'><p> Voir, dans la <i>Revue des Deux Mondes</i>, du 1er juin, +l'étude de M. Gabriel Charmes.</p></div> + +<p>Pour un archevêque qui a sous lui deux évêques suffragants, Mgr Stadler +paraît bien peu âgé: quarante ans à peine. Il est gai, aimable, très +spirituel, et leste en ses mouvements comme un jeune homme. Il nous +fait l'historique de la maison qu'il occupe, et son récit est +instructif. Cette maison, très solidement construite en pierres, devait +servir de magasin. Un juif l'avait achetée. Quand le gouvernement +chercha une habitation pour le nouvel archevêque, le juif la lui offrit +à un prix avantageux. Le gouvernement préféra la louer pour six ans, +mais il fut entraîné à y faire pour 12,000 francs de dépenses qui +retourneront au propriétaire; lequel demandera maintenant un loyer ou un +prix de vente double ou triple, tout ayant considérablement augmenté de +valeur à Sarajewo depuis l'occupation. C'est le contraste habituel: +imprévoyance des gouvernants; prévoyance des israélites; récriminations +contre les sémites. Pourquoi? Parce qu'ils sont plus intelligents que +les autres. L'archevêque me cite de nombreux faits qui mettent en relief +cette aptitude spéciale des juifs. Ils ont eu confiance dans +l'administration autrichienne et en ont prévu les conséquences +favorables. Après les rudes, combats qui ont précédé l'entrée des +troupes impériales à Sarajewo, le désarroi général et la fuite de +beaucoup de musulmans firent tomber les immeubles à vil prix. Avec leur +flair habituel, qui prouve la rectitude et la force du raisonnement, les +juifs sont venus, ont acheté, et, en trois ou quatre ans, ils ont triplé +leurs placements. Quand on songe à l'avenir réservé à Sarajewo, on peut +sans crainte prédire un accroissement de valeur considérable pour toutes +les propriétés foncières dans la ville et dans ses environs.</p> + +<p>Les appartements occupés par le prélat sont au premier. La porte qui y +donne accès est en tôle de fer très épaisse, et les fenêtres du +rez-de-chaussée sont défendues par de solides barreaux: c'est un vrai +fortin. Précaution bien naturelle dans un pays où les insurrections +musulmanes ont été si fréquentes et si meurtrières. Les begs n'osent +remuer maintenant, mais, le cas échéant, comme ils égorgeraient +volontiers les Autrichiens et surtout les évêques étrangers! +L'ameublement des salons et de la salle à manger est extrêmement simple: +<i>Ne quid nimis</i>; mais la chère est bonne et le vin hongrois chaud et +parfumé. Mgr Stadler prétend qu'il existe encore un certain nombre de +bogomiles ou albigeois qui, ne s'étant pas convertis à l'islamisme comme +les autres, ont conservé leurs doctrines secrètement ou dans les +villages écartés: «Tandis que le métropolitain du rite grec, ajoute +t-il, me reproche d'acheter des prosélytes, ailleurs on m'accuse de +tiédeur et d'apathie. On ne comprend pas les difficultés que rencontre +ici la propagande, je ne dirai pas, parmi les musulmans, qui s'y +montrent complètement réfractaires, mais même auprès des fidèles du rite +oriental. Leur culte se confond intimement en eux avec leur race. Leur +parlez-vous de la supériorité du catholicisme, ils vous répondent: «Je +suis un Serbe.» Serbes ils sont, en effet, de langue et de sang. Leur +proposer, d'abandonner leur confession, c'est leur demander de renoncer +à leur nationalité. Au XIIIe et au XIVe siècle, on voit les magnats +bosniaques se faire successivement bogomiles, grecs et catholiques. +Aujourd'hui, chacun est barricadé dans son rite, et les conversions +seront très rares.»</p> + +<p>L'après-midi, Mgr Stadler nous conduit aux établissements des sœurs, +qui ont éveillé à un si haut degré les susceptibilités des autres +cultes. Elles ont fondé une école d'enseignement moyen pour filles à +Sarajewo, en plein quartier musulman. L'argent ne leur manque pas, car +elles ont construit un solide bâtiment en pierres, avec de nombreuses +classes, et de vastes dortoirs au second en vue de l'avenir. Un grand +jardin fournit les légumes et offre un bon emplacement pour les +récréations. Les sœurs ont une cinquantaine d'élèves appartenant aux +diverses nationalités et aux différents cultes. On y remarque des +Hongroises d'une beauté rare, des juives espagnoles aux yeux noirs et +profonds, des Tchèques, des Polonaises et des Allemandes des diverses +parties de l'empire. Les fonctionnaires et les indigènes qui veulent +donner à leurs filles une instruction supérieure au-degré primaire ne +peuvent les placer qu'ici. L'archevêque nous engage ensuite à faire avec +lui une ravissante promenade à pied pour voir, à une lieue de Sarajewo, +une ferme que les sœurs s'occupent à mettre en valeur. C'est un +<i>tchifflik</i> acheté à un musulman. Il mesure une vingtaine d'hectares. Au +milieu du verger à prunes, l'ancienne habitation, avec le haremlik et le +selamlik, a été respectée, mais à côté a été bâti un joli chalet, avec +d'excellentes écuries où sont déjà établies des vaches suisses qui +donneront du lait et du beurre au couvent. La terre est bien sarclée, +les chemins tracés, les fossés creusés, l'eau amenée d'une hauteur +voisin epour les irrigations: c'est une transformation complète. Quel +contraste avec l'incurie absolue des pauvres rayas toujours sous la +coupe de leurs maîtres! Nous rentrons par une ancienne route turque. +Elle n'est destinée qu'aux bêtes de somme, mais elle est pavée de +pierres si raboteuses et si inégales, que même un cheval bosniaque +risque de s'y casser les jambes. Aussi hommes et animaux préfèrent +marcher à côté, à travers les fondrières. Quoiqu'on soit aux portes de +la ville, le sol paraît en grande partie inoccupé. Les cimetières, avec +leurs stèles blanches, la plupart renversées, occupent de larges +espaces.</p> + +<p>J'achève ma soirée chez un capitaine dalmate, M. Domitchi, qui s'est +beaucoup occupé de la géologie et de la minéralogie du pays. Il +exploite, au pied du mont Inatch, une concession où l'on trouve, chose +très rare, du mercure à l'état liquide; il nous en montre des +échantillons. D'après lui, le pays abonde en minerais de toute espèce. +Au moyen-âge, on a lavé de l'or dans les rivières. Près de Tuzla, des +salines, appartenant au fisc, livrent une partie du sel consommé dans le +pays. En 1883, elles ont donné une augmentation de bénéfice de 300,000 +florins, ce qui prouve que la consommation du sel, et, par conséquent, +le bien-être des populations, se sont notablement accrus. Non loin de +Varès, on produit du fer excellent. Des bassins de lignite de bonne +qualité existent près de Zenitcha, de Banjaluka, de Travnik, de Ronzicta +et de Mostar; on a recueilli aussi des minerais très riches de chrome, +de cuivre, de manganèse, de plomb argentifère et d'antimoine. Une +collection des minerais de la Bosnie a figuré à l'Exposition universelle +de Paris. L'État s'est réservé la propriété de toutes les mines. Mais +une société anonyme s'est fondée, la <i>Bosna</i>, pour mettre à fruit les +concessions obtenues.</p> + +<p>—Nous faisons une charmante promenade en voiture aux bains d'Ilitche, +situés à une lieue de la ville. Nous entrons, en passant, dans l'École +militaire des cadets bosniaques. Le commandant de l'établissement nous +le montre, non sans une pointe d'orgueil. C'est une ancienne caserne +turque pas trop mal construite. Elle contient des salles de classes bien +aérées, où l'on donne aux jeunes gens une instruction assez complète. +Ils font l'exercice en ce moment sur une vaste plaine de manœuvres. Ils +portent un élégant uniforme brun, façon autrichienne. Ils appartiennent +aux différents cultes du pays, et c'est un excellent moyen de faire +disparaître les animosités religieuses, si âpres ici. J'avais vivement +regretté l'introduction de la conscription dans ces provinces, parce +qu'elle me semblait de nature à provoquer un profond ressentiment chez +les populations qui s'étaient soulevées récemment pour la repousser, Ce +que j'apprends à Sarajewo me porte à croire que je m'étais trompé. La +résistance provenait presque uniquement des musulmans. Pour les rayas, +au contraire, c'est les relever que de les faire servir à côté de leurs +seigneurs et maîtres. Dans beaucoup de localités, les paysans se rendent +maintenant à l'inscription, drapeaux et musique en tête. Le contingent +s'augmente d'un grand nombre de volontaires, ce qui prouve que le +service n'est pas impopulaire. Ainsi, en 1883, le recrutement appelait +1,200 hommes pour la Bosnie et l'Herzégovine, et 1,319 ont été enrôlés, +dont 608 orthodoxes, 401 catholiques et 308 musulmans. Les différents +cultes se plient donc également au service obligatoire. Il n'y a eu que +45 réfractaires, chiffre inférieur à celui qu'on trouve dans beaucoup +des anciennes provinces de l'empire. A Vichegrad, le contingent appelait +6 hommes; il s'est présenté 15 volontaires. Sur 2,500 Herzégovmiens qui +s'étaient réfugiés dans le Monténégro lors des derniers troubles, 2,000 +sont rentrés et se sont remis au travail. Les réfractaires sont presque +tous des bergers qui font paître leurs troupeaux sur les alpes des +montagnes les plus inaccessibles. Il existe encore, vers les frontières +du sud, quelques petites bandes de brigands, mais ils se bornent +ordinairement à voler du bétail. Pour rendre la sécurité complète, des +corps volants ont été formés; ils sont armés du fusil Kropaczek à tir +rapide et portent avec eux des vivres pour plusieurs jours. Ces soldats +d'élite, au nombre de 300, sont partagés en petits détachements qui +arrivent à l'improviste partout où les brigands se montrent. Bientôt, il +n'y en aura plus que dans le sandjak de Novi-Bazar, occupé par +l'Autriche, mais où l'autorité est restée aux mains des Turcs. Sous le +rapport militaire, la Bosnie offre plus d'avantages à l'Autriche que +Tunis à la France ou Chypre à l'Angleterre, car elle pourra lever dans +ces provinces des régiments qui ne seront pas inférieurs aux fameux +Croates, avec leurs manteaux rouges. N'est-il pas triste que cette +pensée de l'équilibre des forces armées vienne toujours à l'esprit qui +voudrait ne s'occuper que du progrès économique?</p> + +<p>Avant d'arriver à Ilitche, nous parcourons un ancien cimetière juif, +dont les grandes pierres tombales sont couchées sur le flanc décharné +d'une colline pierreuse, parmi les chardons aux grandes fleurs +violettes et les euphorbes jaunissantes. L'aspect en est tragique. Ces +dalles sans inscriptions, d'un calcaire très blanc, se détachent sur un +ciel orageux bleu ardoise, comme dans le fameux tableau de Ruysdæl, à +Dresde, <i>le Cimetière juif</i>. A Ilitche, il y a des thermes sulfureux +avec un hôtel propre, mais très simple. Arrivent des musulmans en +voiture de louage: ils viennent faire le kef en prenant le café, dans le +petit jardin récemment planté qui entoure les bains. Une dame musulmane +descend d'un coupé, accompagnée d'une suivante et de ses deux enfants. +Elle est complètement enveloppée d'un feredje en satin violet. Le +yashmak, qui voile son visage, n'est pas transparent comme ceux de +Constantinople; il cache entièrement ses traits. Elle a cette démarche +ridicule d'un canard regagnant sa mare, que donné l'habitude de +s'asseoir les jambes croisées, à la façon des tailleurs. Impossible de +deviner si ce sac ambulant contient une femme jolie ou jeune. Les +musulmans ont ici, m'affirme-t-on, des mœurs très sévères. Les +aventures galantes sont rares, et ce ne sont jamais les étrangers +abhorrés qui en sont les héros, même malgré les séductions de l'uniforme +autrichien.</p> + +<p>Pour bien se rendre compte des conditions économiques d'un pays, il faut +entrer dans la demeure de ses paysans et causer avec eux. Nous abordons +un kmet qui laboure avec quatre bœufs, dont les deux premiers sont +conduits par sa femme. Il a pour tout vêtement un large pantalon à la +turque, en laine blanche, une chemise de chanvre, une immense ceinture +de cuir brun et une petite calotte de feutre entourée de haillons +blancs, roulés en forme de turban. La femme n'a que sa chemise, avec un +tablier en laine noire et un mouchoir rouge sur les cheveux. Il ne +possède, nous dit-il, que deux bœufs les autres appartiennent à son +frère. Les paysans s'associent souvent pour faire en commun les travaux +de la culture. Je désire visiter sa chaumière; il hésite d'abord, il a +peur; il craint que je ne sois un agent du fisc. Le fisc et le +propriétaire, l'aga, sont les deux dévorants, dont la rapacité le fait +trembler. Quand M. Seheimpflug lui dit que je suis un étranger qui +désire tout voir, son visage intelligent s'éclaire d'un sourire aimable. +Il a le nez très fin et de beaux cheveux blonds.</p> + +<p>L'habitation est une hutte en clayonnage, recouverte de bardeaux de +chêne et éclairée par deux lucarnes à volets, sans carreaux de vitre. +Elle est divisée en deux petites chambrettes. La première est celle où +l'on fait la cuisine; dans la seconde couche la famille. La première +pièce est complètement noircie par la fumée, qui, faute de cheminée, +envahit tout jusqu'à ce qu'elle s'échappe à travers les interstices du +toit. La charpente en est visible; il n'y a point de plafond. A la +crémaillère est suspendue une marmite où cuit la bouillie de maïs, qui +est la principale nourriture du paysan. Trois escabeaux en bois, deux +vases en cuivre, quelques instruments aratoires, voilà tout le mobilier; +ni table, ni vaisselle; on se croirait dans une caverne des temps +préhistoriques. Dans la chambre à coucher, ni chaise, ni lit; deux +coffres pour tout mobilier. Le kmet et sa femme couchent sur la terre +battue, recouverte d'un vieux tapis. Dans un coin, un petit poêle +bosniaque qui lance sa fumée, à travers la cloison de terre glaise, +dans l'âtre attenant. Ici, les murs sont blanchis: quelques planches +forment un plafond, et au-dessus, dans le grenier, sont accumulées, +quelques provisions. Le kmet ouvre l'un des coffres et nous montre avec +fierté ses habits de fête et ceux de sa femme. Il a récemment acheté +pour celle-ci une veste en velours bleu toute brodée d'or, qui lui a +coûté 160 francs, et pour lui un dolman garni de fourrures. Depuis +l'occupation, nous dit-il, quoiqu'il paye la tretina, il a pu faire des +économies, parce que les prix ont beaucoup augmenté, et il ose mettre +ses beaux habits le dimanche, parce qu'il ne craint plus d'être rançonné +par le fisc et les begs. L'autre coffre est tout rempli de belles +chemises brodées en laine de couleur: elles sont faites par sa femme, +qui les a apportées en dot. Voilà bien les peuples enfants: ils songent +au luxe avant de soigner le confort; ni table, ni lit, ni pain, mais du +velours, des broderies et des soutaches d'or. Cette absence de mobilier +et d'ustensiles explique comment les Bosniaques se déplacent, émigrent +et reviennent si facilement. Un âne peut emporter tout leur avoir. On +voit clairement ici comment la condition des infortunés rayas, si +longtemps opprimés et dépouillés, peut s'améliorer. Fixez la rente et +l'impôt au taux actuel: le kmet, assuré de profiter de tout le surplus, +améliorera ses procédés de culture, et les progrès de la civilisation +l'enrichiront et l'émanciperont. Déjà le bienfait de l'occupation, est +considérable, parce que les agas ne peuvent plus réclamer que la rente +qui leur est due.</p> + +<p>—Le soir, je dîne chez le consul de France, M. Moreau. Je n'avais +point pour lui de lettre d'introduction du <i>foreign-office</i> français; +mais le nom de la <i>Revue des Deux Mondes</i> est le sésame qui m'ouvre +toutes les portes. Quel charme de se retrouver si loin, à une table +hospitalière, présidée par une maîtresse de maison gracieuse et +spirituelle, et d'y jouir à la fois de toutes les élégances de l'esprit, +des arts et, osons l'ajouter, de la bonne chère, à laquelle on devient +très sensible quand on en est depuis longtemps privé! M. Moreau, comme +le consul d'Angleterre, habite une grande maison turque appartenant +aussi à un israélite. Le mât de navire auquel flotte le drapeau français +s'élève dans un grand jardin rempli de fleurs. Par une galerie couverte, +ornée de plantes grimpantes, et par un large escalier, on arrive dans +une vaste antichambre sur laquelle s'ouvre, d'un côté, l'ancien +haremlik, devenu la salle à manger, de l'autre, le selamlik, la chambre +des hommes, transformé en salon. Partout, sur les parquets, en rideaux +aux fenêtres, en portières aux portes, j'admire les tapis les plus +variés, apportés d'Afrique, d'Asie et de la Péninsule, les meubles de +l'Orient mêlés aux petits chefs-d'œuvre de l'ébénisterie parisienne, un +piano d'Érard, à côté d'un immense poêle bosniaque tout constellé de ses +faïences vertes en fond de bouteille. Me pardonnera-t-on si je donne le +menu? Cela fait juger des ressources du pays: Potage julienne, ombre +chevalier, filet jardinière, asperges, dindon, salade, glace, fruits. Il +se trouve que nous mangeons le même dindon que j'ai marchandé à la +Tchartsia: il est exquis; il a coûté 3 florins, environ 7 francs. La vie +est chère à Sarajewo. A table se trouve un convive qui nous intéresse +au plus haut point: c'est M. Queillé, inspecteur des finances, que le +gouvernement français a envoyé en mission à Sophia, sur la demande du +gouvernement bulgare, afin d'y présider; à l'organisation du système +financier. Il revient d'une course autour de la Péninsule: Sophia, +Andrinople, Constantinople, Athènes, îles Ioniennes, Monténégro, Raguse, +Fort-Opus, Mostar et Sarajewo. Il rentre à Sophia par Belgrade et Nisch. +Je ferai une partie du voyage avec lui, ce qui me ravit. Il nous parle, +longuement de la Bulgarie nouvelle, qu'il connaît à merveille. M. Moreau +a été longtemps consul en Épire et je l'interroge beaucoup sur les +musulmans. Je résume les souvenirs de ce qu'il nous dit et je les +complète au moyen de mes notes prises ailleurs, principalement dans le +livre si instructif de M. Adolf Strausz.</p> + +<p>Les musulmans se ressemblent partout, malgré la différence des races +auxquelles ils appartiennent: Turc, Albanais, Slave, Caucasien, Arabe, +Kabyle, Hindou, Malai. Le Koran, les imprégnant jusqu'au fond, les jette +dans le même moule. Ils sont bons, et en même temps féroces. Ils aiment +les enfants, les chiens, les chevaux, qu'ils ne maltraitent jamais, et +ils hésitent à tuer une mouche; mais quand la passion les surexcite, ils +égorgent sans pitié jusqu'aux femmes et aux enfants, n'étant pas arrêtés +par le respect de la vie et par ces sentiments d'humanité que le +christianisme et la philosophie moderne ont mis en nous.</p> + +<p>Ils sont foncièrement honnêtes, tant qu'ils sont soustraits aux +influences occidentales. A Smyrne, me disait récemment M. Cherbuliez, on +confie à un pauvre commissionnaire musulman des sommes importantes, et +jamais rien n'est détourné. Un chrétien de même condition sera +infiniment moins sûr. Le mahométan de l'ancien régime est religieux et +il a peu de besoins; il est ainsi empêché de s'emparer du bien d'autrui +par sa foi et il est peu poussé à le faire, parce qu'il ne lui faut +presque rien. Otez-lui sa religion et créez en lui les goûts du luxe que +nous appelons civilisation, et, pour gagner de l'argent, rien ne +l'arrêtera, surtout dans un pays où la concussion rapporte beaucoup et +le travail très peu.</p> + +<p>C'est en Bosnie, dans ce centre de pur mahométisme, qu'on peut voir +combien la vie du musulman est simple et peu coûteuse. Quand on pense +aux harems, on s'imagine volontiers des lieux de délices où sont réunies +toutes les splendeurs de l'Orient. Mme Moreau, qui les a souvent +visités, nous dit qu'ils ressemblent plutôt, sauf dansées demeures des +pachas ou des begs très riches, à des cellules de moines. Un mauvais +plancher à moitié caché par une natte et par quelques lambeaux de tapis +usés; des murs blanchis à la chaux; aucun meuble, ni table, ni chaise, +ni lit. Tout autour, de larges bancs de bois recouverts de, tapis, où +l'on s'assied le jour et où l'on se couche la nuit. Les grillages de +bois qui ferment les fenêtres y font régner une demi-obscurité. Le soir, +une chandelle ou une petite lampe éclaire ce triste séjour d'une lumière +blafarde. Le selamlik, l'appartement des hommes, n'est ni plus élégant +ni plus gai. L'hiver, il y fait un froid cruel: les menuiseries mal +faites ne joignent pas et laissent passer la bise, et le toit, peu +entretenu, la neige et la pluie. Le <i>mangal</i> de cuivre, semblable au +brasero des Espagnols et des Italiens, ne chauffe que quand les charbons +sont assez incandescents pour vicier l'air de leurs vapeurs d'acide +carbonique. La femme ne s'occupe guère de la cuisine, et les mets sont +toujours les mêmes: une sorte de pain sans levain, <i>pogatcha</i>, très +lourd et dur, une soupe, <i>tchorba</i>, faite de lait aigri, des lambeaux de +mouton rôti, l'éternel <i>pilaf</i>, riz entremêlé de débris d'agneau hachés, +et enfin la <i>pipta</i>, plat farineux et doux. Le grand plateau de cuivre, +<i>tepschia</i>, sur lequel sont réunis tous les plats, est déposé sur un +support en bois. Il y a autant de cuillères de bois que de convives. +Chacun, assis à terre, les jambes croisées, se sert avec les doigts. A +la fin du repas, l'aiguière passe à la ronde, on se lave les mains et on +se les essuie à du linge fin, admirablement brodé; puis viennent le café +et le tchibouk. Le beg ne dépense d'argent que pour entretenir des +serviteurs et des chevaux ou pour acheter de riches harnais et de belles +armes, qu'il suspend aux murs du selamlik. Chez les musulmans de la +classe moyenne, on ne prépare de mets chauds qu'une ou deux fois par +semaine. Cette façon de vivre très simple explique deux traits +particuliers des sociétés mahométanes: premièrement, pourquoi les +musulmans font si peu pour gagner de l'argent; secondement, comment le +mécanisme administratif le plus imparfait fonctionnait passablement, +tant que l'imitation des raffinements et des complications de notre +civilisation n'avait pas créé des besoins plus dispendieux. Le luxe +occidental les perd sans remède.</p> + +<p>Un grand empêchement au progrès des musulmans est, évidemment, non pas +tant la polygamie, que la situation de la femme. Son instruction est +presque nulle: jamais elle n'ouvre un livre, pas même le Koran, qu'elle +ne comprendrait pas. Sans relations avec le dehors, toujours enfermée +comme une prisonnière dans le lugubre harem, son existence ne diffère +guère de celle des détenus en cellule. Elle ne sort que très rarement: +je n'ai rencontré dans les rues de Sarajewo, en fait de femmes +musulmanes, que des mendiantes. Elle ne sait rien de ce qui se passe au +dehors, ni même des affaires de son mari. Sa seule occupation est de +broder; sa seule distraction, de faire et de fumer des cigarettes. Elle +n'a pas, comme l'homme, le kef dans les cafés et la jouissance des +beautés de la nature. La femme de l'artisan, du boutiquier, ne peut en +rien aider son mari: sa vie est donc absolument vide, inutile et +monotone. Les dames autrichiennes résidant ici et connaissant le croate +peuvent s'entretenir aisément avec les musulmanes bosniaques, +puisqu'elles parlent la même langue; mais toute conversation est +impossible, disent-elles: ces pauvres recluses n'ont absolument rien à +dire. Et ce sont ces créatures si complètement ignorantes et nulles qui +élèvent les enfants, jusqu'à un âge assez avancé. Songez à tout ce que +fait la femme dans la famille chrétienne, au rôle considérable qu'elle y +remplit, à l'influence qu'elle y exerce, et tout cela fait complètement +défaut chez les musulmans. Ceci n'explique-t-il pas pourquoi ils ne +peuvent pas s'assimiler la civilisation occidentale?</p> + +<p>Quoique leur instruction religieuse soit très sommaire, les musulmanes +sont extrêmement bigotes et fanatiques. Ainsi que les hommes, elles +prennent ponctuellement les cinq bains qui, d'après le rituel de +l'<i>abdess</i>, doivent précéder les cinq prières réglementaires qu'elles +disent par cœur, comme des formules magiques. Les mariages se font à +l'aveuglette, et comme un marché, sans que les sentiments de la jeune +fille soient aucunement consultés. D'ailleurs, de sentiments, il ne doit +guère en exister chez elle, tout au plus des instincts ou des appétits +éveillés par les conversations sans retenue des harems.</p> + +<p>Cependant, parmi les trois façons de conclure les mariages, il en est +une, très curieuse et très ancienne, où la femme agit comme une +personne, au lieu d'être livrée comme une marchandise. C'est le mariage +par rapt. Depuis les remarquables travaux de Bachofen, Mac-Lennan, Post +et Giraud-Teulon, une branche spéciale de la sociologie s'occupe des +origines de la famille. On nous y apprend qu'au sein des tribus +primitives régnaient la collectivité et la promiscuité; que la famille +était «matriarcale» avant d'être «patriarcale», parce que la descendance +ne pouvait s'établir que par la mère; que les unions étaient toujours +«endogames», c'est-à-dire contractées au sein du groupe même; que plus +tard elles devinrent «exogames», c'est-à-dire accomplies avec une femme +d'une autre tribu, qu'il fallait enlever. Ceci est le mariage par rapt, +qu'on trouve, à l'origine, chez tous les peuples et qui est encore très +répandu parmi les sauvages. Ce que l'époux payait au père ou à la tribu +était, non le prix d'un achat, mais la composition, presque le wehrgeld. +Voici, d'après M. Strauss, comment cela se passe encore parfois chez les +musulmans bosniaques. Un jeune homme a vu plusieurs fois une jeune +fille à travers les croisillons du moucharabi. Leurs regards se sont dit +qu'ils s'aimaient, ils s'entendent. «La colombe» apprend, par une +intermédiaire complaisante, qu'à telle heure son bien-aimé viendra +l'enlever. Il arrive à cheval, armé d'un pistolet. La jeune fille, +strictement voilée, monte en croupe derrière lui. Il part au galop; +mais, au bout d'une centaine de pas, il s'arrête et décharge son +pistolet; ses amis, postés dans les différents endroits de la localité, +lui répondent par des coups de fusil. Chacun sait alors qu'un rapt vient +de se commettre, et l'intermédiaire court en prévenir les parents. Le +ravisseur conduit la fiancée dans le harem de sa maison, mais il ne +reste pas avec elle. Pendant les sept jours que durent les préparatifs +du mariage, il demeure assis dans le selamlik, où, revêtu de ses +vêtements, de fête, il reçoit ses amis. Les parents finissent toujours +par consentir, parce que leur fille enlevée serait déshonorée si elle +devait rentrer chez elle non mariée. Des femmes, parentes ou amies, +restent avec la fiancée, la baignent et l'habillent complètement de +blanc. Toutes ensemble font les prières du rituel. Pendant, les sept +jours, la jeune fille est soumise à un jeûne très sévère; elle n'a à +manger et de l'eau à boire qu'une fois par jour, et seulement après le +soleil couché. Le septième jour, les amies se réunissent de nouveau en +grand nombre; on la baigne derechef en cérémonie et puis on lui met ses +habits de fête, une chemise richement brodée et un fez avec +passementeries d'or, couvert d'un linge <i>beskir</i>, orné de ducats. Elle +doit rester alors immobile, couchée le visage contre terre, méditant et +priant. Pendant ce temps, les femmes disparaissent sans bruit, une à +une, et, quand toutes sont parties, l'époux pénètre enfin, pour la +première fois, dans le harem. Ne dirait-on pas une prise de voile dans +un couvent, plutôt qu'une noce? On voit à quel point une brutale coutume +de sauvages s'est transformée, épurée et ennoblie, en se pénétrant de +cérémonial et de sentiments religieux, sous l'empire du Koran.</p> + +<p>La seconde façon de se marier est celle que l'on peut appeler «à la +vue». Une intermédiaire prépare une entente entre les deux parties. Au +jour convenu, le père reçoit le prétendant dans le selamlik. Entre alors +la jeune fille, revêtue de ses plus beaux vêtements, le visage découvert +et la poitrine à peine voilée par une gaze légère. Le jeune homme boit +le café, en contemplant la future, et il lui rend la tasse vide en lui +disant: «Dieu vous récompense, belle enfant!» Elle se retire sans +parler, et, si elle a plu, le jeune homme envoie le lendemain au père un +anneau dans lequel il a fait graver son nom. Au bout de huit jours ont +lieu les noces, appelées <i>dujun</i>. Les parents et amis apportent des +cadeaux utiles pour le jeune ménage, et on festoie tant qu'il reste à +manger, les hommes au rez-de-chaussée, les femmes au premier étage. Le +troisième mode de mariage est surtout en usage parmi les familles +riches: c'est uniquement une affaire qui s'arrange, comme dans certains +pays chrétiens. Le mariage est conclu sans que les époux se soient vus. +Les festivités ont lieu chez le père. Vers le soir, le mari d'un côté, +la femme de l'autre, sont conduits, avec accompagnement de musique et +de coups de fusil, dans la demeure commune, où ils se voient alors pour +la première fois. Les déceptions trop cruelles sont réparées par le +divorce, ou, insinuent les mauvaises langues, par les moyens plus +expéditifs encore. Un proverbe bosniaque a beau dire qu'il est plus +facile de garder un sac de puces qu'une femme, les officiers de l'armée +d'occupation les plus charmants,—et l'on sait à quel point le sont les +Hongrois,—ne trouvent ici, dit-on, que des rebelles. L'adultère féminin +n'est pas encore un des condiments habituels de la société musulmane.</p> + +<p>Ce qui caractérise surtout le Bosniaque formé par le Koran, c'est une +résignation absolue, qu'envierait l'ascète le plus exalté. Il supporte +sans se plaindre les revers et les souffrances. Il dira avec Job: Dieu +me l'a donné, Dieu me l'a retiré; que la volonté de Dieu s'accomplisse! +Est-il malade, il n'appelle pas le médecin: si son heure n'est pas +venue, Dieu le guérira. S'il sent la mort approcher, il ne s'en effraye +pas. Il s'entretient avec le hodseha, dispose d'une partie de ses biens +en faveur d'une œuvre utile, ou, s'il est très riche, fonde une +mosquée; puis il meurt, en récitant des prières. La famille se réunit, +nul ne pleure; le corps est lavé, le nez, la bouche et les oreilles sont +bouchés avec de l'ouate, afin que les mauvais esprits n'y pénètrent pas, +et le même jour il est enterré, enveloppé dans un suaire blanc et sans +cercueil. Une pierre, terminée en forme de turban pour un homme, est +placée sur le lieu de la sépulture, qui devient sacré. Les environs de +Sarajewo sont partout occupés par des cimetières. Cette façon d'accepter +tout ce qui arrive comme le résultat de lois inéluctables donne certes +au caractère musulman un fond de mâle stoïcisme qu'on admire malgré soi. +Mais ce n'est pas une source de progrès, au contraire. Celui qui trouve +tout mauvais, et qui aspire au mieux, agira vigoureusement pour tout +améliorer. Dans le christianisme, il y a un côté ascétique très +semblable à la résignation musulmane; mais, d'autre part, les prophètes +et le Christ protestent et s'insurgent, avec la plus éloquente +véhémence, contre le monde tel qu'il est et contre les lois naturelles. +De toute leur âme, ils aspirent vers un idéal de bien et de justice +qu'ils veulent voir réaliser, même en livrant l'univers aux flammes, +dans ce cataclysme cosmique décrit dans l'Évangile comme la fin du +monde. C'est cette soif de l'idéal qui, entrée dans le sang des peuples +chrétiens, fait, leur supériorité, en les poussant de progrès en +progrès.</p> + +<p>Voici encore d'autres causes qui feront ici, comme partout, déchoir les +musulmans relativement aux rayas, du moment qu'ils ne seront plus les +maîtres et que l'égalité devant la loi régnera. Le vrai mahométan ne +connaît et ne veut connaître qu'un livre, le Koran. Toute autre science +est inutile ou dangereuse. S'il est faux qu'Omar ait brûlé la +bibliothèque d'Alexandrie, il est certain que les Turcs ont réduit en +cendres celles des rois de Hongrie et de la plupart des couvents qu'ils +ont pillés, lors de la conquête de la péninsule balkanique. Le Koran est +à la fois un code civil, un code politique, un code de religion et un +code de morale, et ses prescriptions sont immuables: donc, il pétrifie +et immobilise. Certes, le Koran est un beau livre, et on ne peut nier +qu'il ait donné à ses sectateurs une fière trempe, tant qu'ils ne s'en +sont pas émancipés: nul n'est plus profondément religieux qu'un +musulman. Toutefois, c'est une grave lacune pour le Bosniaque, à la fois +musulman et Slave, de ne pas comprendre le livre qui est tout pour lui, +ni même les prières qu'il récite tout le jour et dans toutes les +circonstances de sa vie. Cela ne peut manquer de produire dans l'esprit +un terrible vide. On objectera que les paysans catholiques, à qui on +défend de lire la Bible en leur langue, et qui n'ont pour toute +cérémonie de culte que la messe en latin, sont dans la même situation; +mais ce n'est pas d'eux non plus que part le branle de ce que l'on +appelle le progrès. Lentement, mais inévitablement, les musulmans de la +Bosnie, autrefois les maîtres et aujourd'hui encore les seuls +propriétaires du pays, descendront dans l'échelle sociale, et ils +finiront par être éliminés. L'Autriche ne doit nullement les molester, +mais elle aurait tort de les favoriser et de trop s'appuyer sur eux.</p> + +<p>Ceux qui s'élèvent le plus rapidement et qui profiteront le plus de +l'ordre et de la sécurité qui régnent désormais en Bosnie, ce sont les +juifs. Déjà une grande partie du commerce est en leurs mains, et bientôt +beaucoup d'immeubles urbains y passeront également. Les plus +entreprenants sont ceux qui viennent d'Autriche et de Hongrie. Les juifs +bosniaques descendent des malheureux réfugiés qui avaient fui l'Espagne +pour échapper à la mort, au XVe et au XVIe siècle. Ils parlent encore +l'espagnol et l'écrivent avec des lettres hébraïques. Pendant mon voyage +de Brod à Sarajewo, j'entendis des voix féminines parler l'espanol dans +une voiture de troisième classe. Je vis une mère, avec le type oriental +le plus marqué, accompagnée de deux filles charmantes, toutes trois en +costume turc, moins le yaschmak. Aspect étrange: qui étaient-elles? d'où +venaient-elles? J'appris que c'étaient des juives espagnoles qui +retournaient à Sarajewo. Cette persistance à conserver les anciennes +traditions est merveilleuse. Ces juifs ont complètement adopté ici les +vêtements et la façon de vivre des musulmans. Pour ce motif, et +peut-être aussi à cause de la ressemblance des deux cultes, ils ont été +bien moins maltraités que les chrétiens. On en compte 3,420 dans la +Bosnie, dont 2,079 à Sarajewo. Ils occupent, dans le mouvement des +affaires, une place hors de toute proportion avec leur nombre. Les +exportations et les importations se font presque exclusivement par leur +intermédiaire. Tous vivent simplement, même, les plus riches; ils +craignent d'attirer l'attention. Tous accomplissent les prescriptions de +leur culte avec la plus rigoureuse ponctualité. Ils ne le cèdent pas aux +musulmans sous ce rapport. Le samedi, personne ne manque à la synagogue, +et même la plupart s'y rendent chaque matin, quand la voix du muezzin +appelle les enfants de Mahomet à la prière. Pour régler les différends +qui s'élèvent entre eux, jamais ils ne s'adressent au mudir. Le chef de +la communauté, avec l'aide de deux anciens, décide comme arbitre, et nul +n'en appelle. Avant et après le repas, les convives se lavent les mains +dans une aiguière portée autour de la table et disent de longues +prières. Ils ont leurs rabbins, les <i>chachams</i>, mais ceux-ci, très +différents en cela des prêtres catholiques et des popes du rite +oriental, ne prélèvent rien sur les fidèles. Comme saint Paul, ils +vivent d'un métier. Il est vrai que leur instruction théologique est +nulle: elle se borne à savoir réciter les prières et les chants du +rituel. Le sentiment de solidarité et de soutien naturel qui unit les +familles et même les communautés juives est admirable. Ils s'entr'aident +et se poussent les uns les autres et payent même les contributions en +commun, les riches supportant la part des pauvres. Mais ils n'ont encore +rien fait pour donner quelque instruction à leurs femmes; très peu +d'entre elles savent lire. Nulle école moyenne; dans leurs harems, pas +un livre, pas un imprimé, nulle culture de l'esprit. Elles passent leur +vie, comme les musulmanes, à fumer des cigarettes, à broder, à bavarder +entre elles. Presque jamais elles ne sortent; mais elles s'occupent +davantage de leur ménage, car les maris tiennent beaucoup plus que les +begs à faire bonne chère.</p> + +<p>Le musulman et le juif font les affaires d'une façon complètement +différente. Le premier n'est pas âpre au gain; il attend le client et, +si nul n'achète, il ne le regrette pas trop, car il garde ses +marchandises, auxquelles il s'attache. Le second fait tout ce qu'il peut +pour attirer l'acheteur. Il lui adresse les plus beaux discours, il lui +offre son meilleur café et ses cigarettes les plus parfumées; il ne +songe qu'à vendre pour racheter, car il faut que le capital roule. +Voyez-les, l'un et l'autre, assis au café: le musulman est plongé dans +son kef; il jouit de l'heure présente: il est content du loisir que lui +procure Allah; il ne pense pas au lendemain; l'œil vague et fixe trahit +un état de rêve presque extatique; il atteint aux félicités de la vie +contemplative, il est aux portes du paradis. Le juif a l'œil brillant, +agité; il cause, il s'informe, il veut savoir le prix des choses: +l'actuel ne lui suffit jamais; il songe à s'enrichir toujours davantage; +il groupe en sa tête les circonstances qui amèneront la hausse ou la +baisse et il en déduit les moyens d'en profiter. Certainement il fera +fortune, mais qu'en fera-t-il? Qui des deux a raison? Peut-être bien le +musulman. Car à quoi bon l'argent, si ce n'est pour en jouir et pour en +faire jouir les autres? Mais dans ce monde, où le <i>struggle for life</i> de +la forêt préhistorique se continue dans les relations économiques, celui +qui agit et prévoit élimine celui qui jouit et rêve. Si l'on veut +connaître l'israélite du moyen-âge, ses idées, ses coutumes, ses +croyances, c'est ici qu'il faut l'étudier.</p> + +<p>Il existe encore en Bosnie une autre race très intéressante, que j'ai +rencontrée dans toute la Péninsule. Elle est aussi active, aussi +économe, aussi entreprenante que les juifs et en même temps plus prête à +travailler de ses bras. Ce sont les Tsintsares, qu'on appelle aussi +Kutzo-Valaques (Valaques boiteux) ou Macédoniens. On les trouve dans +toutes les villes où ils font le commerce, et dans les campagnes où ils +tiennent les auberges, comme les juifs en Pologne el en Galicie. Ils +sont d'excellents maçons et les seuls, en Bosnie, avant l'arrivée des +<i>muratori</i> italiens. Ils sont aussi charpentiers et exécutent avec une +grande habileté les travaux de menuiserie. Ce sont eux, dit-on, qui ont +construit tous les bâtiments importants de la Péninsule: églises, ponts, +maisons en pierre. On vante aussi leur goût dans la confection des +objets de filigrane et d'orfèvrerie. Quelques-uns d'entre eux sont +riches et font de grandes affaires. Le fondateur de la fameuse maison +Sina, de Vienne, était un Tsintsare. On en trouve jusqu'à Vienne et à +Pesth, où on les considère comme des Grecs, parce qu'ils professent, le +rite oriental et qu'ils sont dévoués à la nationalité grecque. Cependant +ils sont de sang roumain et proviennent de ces Valaques qui vivent du +produit de leurs troupeaux, en Grèce, en Thrace et en Albanie. En dehors +de leur pays d'origine, ils sont dispersés dans tout l'Orient. Presque +nulle part ils ne sont assez nombreux pour former un groupe distinct +sauf près de Tuzla, dans le village de Slovik, en Istrie, près de +Monte-Maggiore et du lac de Tchespitch, et dans quelques autres +localités. Leurs habitations et leurs jardins sont beaucoup mieux tenus +que ceux de leurs voisins. Ils sont entre eux d'une probité proverbiale. +Ils adoptent le costume et la langue du pays qu'ils habitent, mais ils +ne se mélangent pas avec les autres races. Ils conservent un type à part +très reconnaissable. D'où viennent ces aptitudes spéciales qui les +distinguent si nettement des Bosniaques musulmans et chrétiens, au +milieu desquels ils séjournent? Ce sont évidemment des habitudes +acquises et transmises héréditairement. On ne peut les attribuer ni à la +race ni au culte, car leurs frères de la Roumanie, de même sang et de +même religion, ne les possèdent nullement jusqu'à présent. Quoi dommage +qu'il n'y ait que quelques milliers de Tsintsares en Bosnie! Ils +contribuent encore plus que les juifs à l'accroissement de la richesse, +parce qu'ils sont, outre de fins commerçants, d'admirables +travailleurs.</p> + +<p>On me parle beaucoup d'une dame anglaise fixée à Sarajewo depuis +quelques années, miss Irby. Elle habite une grande maison au fond d'un +beau jardin. Elle s'occupe de répandre l'instruction et l'évangile. La +tolérance que lui avait accordée le gouvernement turc lui est continuée +par l'Autriche. Non loin de là, je vois un dépôt de la Société biblique. +Son débit n'est pas grand, car presque tous les gens d'ici, même ceux +qui ont quelque aisance, vivent dans une sainte horreur de la lettre +moulée. Miss Irby a créé un orphelinat où se trouvent trente-huit jeunes +filles de l'âge de trois à vingt-trois ans, dans une maison, et sept ou +huit garçons dans une autre. Les plus âgées donnent l'instruction aux +plus jeunes. Elles font tout l'ouvrage, cultivent le jardin et +apprennent à faire la cuisine. Elles sont très recherchées en mariage +par des instituteurs et de jeunes popes. Bonne semence pour l'avenir. +Qu'on vienne en aide à Miss Irby!</p> + +<p>M. Scheimpflug me fait visiter la famille et la maison où il a un +appartement. Ce sont des négociants du rite orthodoxe, qui sont, dit-on, +très à l'aise. La maison est en pierre, bien blanchie et à deux étages; +les fenêtres du rez-de-chaussée sont protégées par d'épais barreaux de +fer, assez forts pour résister à un assaut. Une grande porte cochère +donne accès de la rue à une cour, le long de laquelle la maison prolonge +sa façade précédée d'une véranda; en arrière s'étend un jardin que +terminent les dépendances. La chambre principale où nous sommes reçus +est à la fois le salon et le dortoir commun. Tout autour s'étend le +divan à la turque, sur lequel se couchent tous les membres de la +famille, suivant les anciens usages. Seule, la fille aînée, gagnée aux +idées modernes, a voulu avoir et a obtenu un lit. Il est vrai qu'elle +fait des broderies merveilleuses sur des tissus de fin coton et de +toile, et la mère nous les montre avec orgueil. Le seul meuble est une +grande table couverte d'un beau tapis de Bosnie. Aux murs peints à la +détrempe sont pendues une glace et quelques gravures grossièrement +coloriées, représentant des saints et des souverains. L'arrangement de +cet appartement révèle déjà la transition vers les mœurs occidentales.</p> + +<p>Les chrétiens du rite oriental sont deux fois plus nombreux que les +catholiques dans la Bosnie-Herzégovine. La statistique officielle a +compté, en 1879, 496,761 des premiers et seulement 209,391 des seconds; +3,447 orthodoxes orientaux sont fixés à Sarajewo et beaucoup d'entre eux +s'occupent de commerce et ont quelque aisance; mais, sur les 21,377 +habitants que compte la capitale, 14,848, 70 pour 100, sont musulmans. +Il est remarquable que les orthodoxes soient restés si fidèles à leur +culte traditionnel, car ils ont été longtemps rançonnés sans merci par +le clergé phanariote. Le patriarche de Constantinople n'est nommé qu'au +prix d'énormes bakchichs. M. Strausz, qui paraît bien renseigné, prétend +que l'élection de 1864 coûta plus de 100 milles ducats, moitié pour le +gouvernement turc, moitié pour les pachas et les eunuques. Afin de +couvrir les frais, affirme notre auteur, les riches familles phanariotes +constituaient une société par actions. Celle-ci faisait l'avance des +bakchichs, qui lui étaient restitués avec grand bénéfice. Par quel +moyen? Par le même système. Ils mettaient aux enchères les places +d'évêques, et ceux-ci se faisaient rembourser par les popes, lesquels +avaient à récupérer le tout sur les fidèles. La hiérarchie +ecclésiastique n'était donc que l'organisation systématique de la +simonie, qui, à la façon d'une puissante pompe aspirante, achevait de +dépouiller les paysans déjà écorchés à vif par le fisc et par les begs. +Les infortunés popes avaient eux-mêmes à peine de quoi subsister; mais +les évêques touchaient 50,000 à 60,000 francs par an et le patriarche +vivait en prince. Le plus clair de toutes ces spoliations allait se +déverser à Constanlinople, qui vendait au plus offrant le droit +d'exploiter les croyants. Il y avait dans les deux provinces 4 évêchés +ou éparchies, 14 couvents et 437 popes séculiers ou réguliers; ceux-ci +manquaient de toute instruction. Voici comment ils obtenaient leur cure. +Un parent ou un protégé du pope l'aidait dans son service +ecclésiastique. Quand il avait réuni le prix auquel était taxée une +cure, soit de 20 à 200 ducats, il allait l'offrir à l'évêque, qui ne +tardait pas à le nommer, en destituant, au besoin, un prêtre en +exercice, à moins que celui-ci ne donnât davantage. Beaucoup de ces +popes ne savent pas écrire et à peine lire; ils récitent par cœur les +prières et les chants. L'Église orthodoxe n'a pas de biens en Bosnie, et +les popes ne reçoivent aucun traitement fixe. Mais les fidèles les +entretiennent et leur font des dons en nature, lors des grandes fêtes ou +des cérémonies religieuses: mariage, naissance, enterrement. Ils +reçoivent ainsi du blé, des moutons, de la volaille. A la mort du père +de famille, ils prélèvent souvent un bœuf et à la mort de la mère, une +vache. Les Bosniaques craignent beaucoup les influences des mauvais +esprits, des fées, des <i>vilas</i>; et ils ont souvent recours aux +exorcismes, qu'ils doivent bien payer. Il faut donner à l'évêque une si +grande partie de ces rémunérations en nature ou en argent que les popes +sont réduits à cultiver la terre de leurs mains pour avoir de quoi +vivre.</p> + +<p>La même exploitation scandaleuse avait lieu en Serbie, en Valachie, en +Bulgarie, partout où le clergé orthodoxe dépendait du Phanar, et elle se +poursuit encore en ce moment, en Macédoine, malgré la promesse formelle +de la Porte et des puissances d'affranchir ce malheureux pays, tout au +moins sous le rapport ecclésiastique. L'Autriche s'est empressée de +couper le lien funeste qui attachait l'Église orthodoxe de Bosnie au +patriarcat de Constantinople. Le 31 mars 1880, a été signé avec le +patriarche œcuménique un accord, en vertu duquel l'empereur +d'Autriche-Hongrie acquiert le droit de nommer les évoques du rite +oriental, moyennant une redevance annuelle d'environ 12,000 francs à +payer par le gouvernement. Cette charte d'affranchissement me paraît si +importante, et elle constitué un si grand bienfait pour les populations +du rite oriental, que je crois utile d'en reproduire les termes: «Les +évoques de l'Église orthodoxe actuellement en fonction en Bosnie et en +Herzégovine sont confirmés et maintenus dans les sièges épiscopaux +qu'ils occupent. En cas de vacance d'un des trois sièges métropolitains +en Bosnie eten Herzégovine, Sa Majesté Impériale et Royale Apostolique +nommera le nouveau métropolitain au siège devenu vacant, après avoir +communiqué au patriarcat œcuménique le nom de son candidat, pour que +les formalités canoniques puissent être remplies.» Les évêques +orthodoxes n'ont donc plus à acheter leur place aux enchères, au Phanar, +et par conséquent ils ne doivent plus en prélever le prix sur les +malheureux fidèles. Pour couper court à tout abus, le gouvernement paye +directement aux métropolitains un traitement de 5,000 à 8,000 florins. +Sous le nom de <i>vladikarina</i>, les agents du fisc prélevaient une taxe de +1 franc à 1 fr. 50 c. sur chaque famille du rite oriental; cet impôt a +été supprimé, par décret impérial du 20 avril 1885, à la grande joie des +populations orthodoxes. En même temps, l'administration exerce un droit +général de contrôle sur le côté pécuniaire des affaires ecclésiastiques +et il a ouvert une enquête sur la situation et le revenu des différentes +cures et des couvents. Ce sont là d'excellentes mesures. Les couvents +orthodoxes en Bosnie ne sont ni riches ni peuplés. Quelques-uns ne +comptent que quatre ou cinq moines. Mais la population leur porte un +grand attachement. Quand le paysan voit passer un religieux, avec son +grand cafetan noir et ses longs cheveux tombant sur ses épaules, il se +jette à genoux, implore sa bénédiction et parfois embrasse ses pieds. +Aux monastères, situés ordinairement dans les montagnes ou dans les +bois, se font des pèlerinages très fréquentés. Les fidèles y arrivent en +foule, avec des drapeaux et de la musique. Ils campent, ils dansent, ils +chantent; ils apportent des cierges en quantité et achètent des images, +des verroteries, des colliers de peu de valeur, qu'ils conservent comme +des reliques. Le nouveau séminaire de Keljewo, avec ses quatre années +d'étude, relèvera peu à peu le niveau intellectuel du clergé orthodoxe.</p> + +<p>Le gouvernement autrichien s'est aussi immédiatement occupé de +l'instruction. Ici encore se sont révélés les funestes effets de la +domination turque et son impuissance absolue à réaliser des réformes. +Pour imiter ce qui se fait en Occident en faveur de l'enseignement, la +Porte avait édicté, en 1869, une excellente loi: chaque village, chaque +quartier d'une ville devait avoir son école primaire. Dans les localités +importantes, des établissements d'enseignement moyen devaient être +organisés, avec un système de classes d'autant plus complet que la +population était plus nombreuse, et une dotation convenable était +affectée au traitement des maîtres, organisation qu'eussent enviée, +semble-t-il, la France et l'Angleterre. Tout ce beau projet n'aboutit à +rien. Les begs ne voulaient pas d'écoles pour leurs enfants, qui n'en +avaient pas besoin, et encore moins pour les enfants des rayas, qu'il +était dangereux d'instruire. D'ailleurs, le gouvernement turc manquait +d'argent. La loi, si admirable sur le papier, resta lettre morte. +Cependant, grâce aux vakoufs, les musulmans possédaient presque partout, +à l'ombre des mosquées, une école primaire, <i>mekteb</i>, et des écoles de +théologie, des <i>médressés</i>, où l'on s'occupait de l'exégèse et des +commentaires du Koran. Avant l'occupation, il y avait 499 écoles mektebs +et 10 médressés, où l'instruction était donnée par 660 <i>hodschas</i> à +15,948 gardons et 9,360 filles. Les écoles ont continué, en général, à +subsister, mais comme elles ont un caractère essentiellement +confessionnel, le gouvernement ne s'en occupe pas. Les élèves n'y +apprenaient guère qu'à réciter par cœur un certain nombre de passages +du Koran. D'ailleurs, il existe pour les musulmans bosniaques des +difficultés spéciales. Ils doivent d'abord se familiariser avec les +caractères arabes, peu aisés à déchiffrer en manuscrit; en second lieu, +il leur faut aborder, dès le début, deux langues étrangères sans aucun +rapport avec leur dialecte maternel, le croate, à savoir la langue +religieuse, l'arabe, et la langue officielle, le turc. C'est à peu près +comme si on demandait à nos enfants qu'ils sachent le grec pour +apprendre le catéchisme, et le celtique pour correspondre avec le maire. +Dans les couvents de franciscains, il y avait des écoles, et les +familles du voisinage pouvaient en profiter; mais elles étaient peu +nombreuses. Les orthodoxes ne trouvaient point d'enseignement dans leurs +couvents, où régnait une sainte ignorance. Cependant, grâce à des +libéralités particulières et aux sacrifices des parents, il existait, à +l'époque de l'occupation, 56 écoles du rite oriental et 54 du rite +latin, comptant en tout 5,913 élèves des deux sexes.</p> + +<p>Les commerçants du rite oriental avaient fait des sacrifices pour +l'enseignement moyen. Ils entretenaient une école normale à Sarajewo +avec 240 élèves et une autre à Mostar avec 180 élèves, et en outre une +école de filles dans chacune de ces deux villes. Grâce à un legs de +50,000 francs fait par le marchand Risto-Nikolitch Trozlitch, un gymnase +avait été créé à Sarajewo, où l'on apprenait même les langues anciennes. +Aussitôt après l'occupation, l'administration autrichienne s'occupa de +réorganiser l'instruction. Ce n'était pas chose facile, car le +personnel enseignant faisait entièrement défaut. Elle maintint la loi +turque de 1869 et se donna pour but de la mettre peu à peu à exécution. +Elle s'efforça de multiplier les écoles non confessionnelles, où l'on +confie aux ministres des cultes le soin de donner l'instruction +religieuse en dehors des heures de classe. Il en existait, en 1883, 42 +avec 59 instituteurs et institutrices, et, chose extraordinaire en ce +pays de haines confessionnelles, on y trouve réunis des élèves des +différents cultes: 1,655 orthodoxes, 1,064 catholiques, 426 musulmans et +192 israélites. L'enseignement est gratuit. L'État donne 26,330 florins +et les communes 17,761. L'instituteur reçoit 1,200 francs, plus une +habitation et un jardin. D'une année à l'autre, le nombre des enfants +mahométans acceptant l'instruction laïque a doublé, fait très digne de +remarque. On demanda à l'armée des volontaires capables d'enseigner à +lire et à écrire, en leur accordant des indemnités proportionnées aux +résultats obtenus, d'après l'excellent principe en vigueur en +Angleterre, de la rémunération à la tâche. La fréquentation sera rendue +obligatoire aussitôt qu'il y aura un nombre suffisant d'écoles. A +Sarajewo furent établis successivement, d'abord un pensionnat où est +donnée l'instruction moyenne, surtout pour les fils des fonctionnaires, +puis un gymnase où sont enseignées les langues anciennes et enfin une +école supérieure pour les filles. Voici les résultats du dernier +recensement scolaire de 1883: écoles musulmanes mektebs et médressés: +661 hodschas ou maîtres et 27,557 élèves des deux sexes; 92 écoles +chrétiennes confessionnelles des deux rites avec 137 instituteurs et +institutrices, 4,770 élèves; 42 écoles laïques gouvernementales avec 59 +instituteurs et 2,876 garçons et 468 filles. Total: 35,661 élèves, ce +qui, pour 1,158,453 habitants, fait environ 3 élèves par 100 habitants. +Le gymnase comptait en 1883 124 élèves appartenant à 5 cultes +différents: 50 orthodoxes, 43 catholiques, 9 Israélites, 8 mahométans et +4 protestants.</p> + +<p>La grosse querelle de l'alphabet fait bien voir à quel point les +susceptibilités confessionnelles sont surexcitées en Bosnie. Tous +parlent exactement la même langue, le croate; seulement les catholiques +l'écrivent avec l'alphabet latin, les orthodoxes avec l'alphabet +cyrillique. Pour simplifier la tâche de l'instituteur, le gouvernement +prescrivit que, dans les écoles non confessionnelles, on se servirait +uniquement de l'alphabet latin. Les orthodoxes réclamèrent violemment. +Pour eux, les caractères cyrilliques font partie de leur culte. Qui veut +les remplacer par les caractères occidentaux porte atteinte à leur +religion. Le gouvernement a dû céder, pour ne pas provoquer une +protestation formidable. Les orthodoxes mettent sur leurs écoles +l'inscription suivante, en lettres cyrilliques: <i>Srbsko narodno +ulchilischte</i>, c'est-à-dire «École populaire serbe». Par serbe, ils +entendent ici le rite oriental. Mais, comme le fait remarquer M. +Strausz, le mot juste serait <i>pravoslavno</i>, «orthodoxe ou <i>vraie foi</i>». +Le remplacement de l'alphabet cyrillique par l'alphabet latin serait, me +semble-t-il, très utile à la cause jougo-slave; car elle effacerait une +barrière qui s'élève entre les Serbes et les Croates. Croates, +Monténégrins, Bosniaques, Serbes parlant le même idiome, pourquoi ne +pas faire usage des mêmes caractères? Les Roumains ont abandonné les +caractères cyrilliques; la propagande catholique en a-t-elle profité? En +Allemagne, on imprime de plus en plus les livres en caractères latins, +malgré les protestations de M. de Bismarck; en quoi cela peut-il porter +atteinte à l'originalité des travaux scientifiques ou des publications +littéraires de l'Allemagne?</p> + +<p>Quels changements aussi, depuis l'occupation, dans les moyens de +communication et de correspondance! Quand j'étais venu, il y a quelques +années, jusqu'à Brod pour visiter la Bosnie, je fus arrêté non seulement +par les difficultés du voyage, mais surtout par la crainte des +irrégularités de la poste. La seule route à peu près carrossable était +celle de la Save à Sarajewo. Les lettres étaient expédiées avec si peu +de diligence et de soin, qu'elles mettaient quinze jours pour arriver à +la frontière, où souvent elles s'égaraient. Aussi, pour les messages +importants, les négociants envoyaient un courrier. On écrivait peu, de +place à place, dans l'intérieur du pays et encore moins à l'étranger. Le +gouvernement, à qui l'Occident portait ombrage, ne pouvait que s'en +féliciter. À peine entrée en Bosnie, l'Autriche s'est appliquée à +construire des routes, et tout d'abord le chemin de fer de +Brod-Sarajewo, qui mesure 271 kilomètres, avec un écartement de rails de +76 centimètres, et qui a coûté, y compris le grand pont sur la Save, +9,425,000 florins. Il sera continué de façon à réunir la capitale à +l'Adriatique par Mostar et la vallée de la Narenta. La section +Metkovitz-Mostar, longue de 42 kilomètres, vient d'être inaugurée; elle +a coûté environ 4 millions de francs, payés par l'Autriche. Elle +permettra d'exploiter les richesses forestières des montagnes d'Yvan et +de la Veles-Planina. Environ 1,700 kilomètres de routes carrossables ont +été construits, les travaux en ont été en grande partie exécutés par +l'armée, et celle-ci entretient 1,275 kilomètres. Depuis l'occupation, +14 millions de florins ont été consacrés aux voies de communication, +dont 13 millions fournis par l'empire.</p> + +<p>La Bosnie est entrée dans l'union postale universelle et les lettres y +sont transportées partout avec autant de régularité que dans notre +Occident. Déjà, en 1881, 51 bureaux de poste étaient ouverts; en 1883, +le réseau télégraphique mesurait 1,180 kilomètres, avec 65 bureaux +d'expédition, qui ont transmis 656,206 dépêches. L'accroissement +extraordinaire des relations postales est une des preuves les plus +incontestables des progrès accomplis<a name='FNanchor_12_12'></a><a href='#Footnote_12_12'><sup>[12]</sup></a>. C'est en multipliant les +communications rapides que cette région, qui, sous le régime turc, était +plus isolée que la Chine, entrera dans le mouvement de l'Europe +occidentale, dont elle est plus rapprochée que les autres provinces de +la péninsule balkanique. À l'époque romaine et au moyen-âge, les +influences civilisatrices émanant de l'Italie pénétraient en Bosnie par +l'intermédiaire des villes de l'Adriatique. Le même fait se reproduira, +et avec d'autant plus d'intensité que les relations deviendront plus +faciles.</p> + +<a name='Footnote_12_12'></a><a href='#FNanchor_12_12'>[12]</a><div class='note'><p> Les chiffres précis ont une si grande éloquence qu'on nous +permettra d'en citer quelques-uns. Le nombre des lettres et des colis +postaux qui ont passé par les bureaux de poste de la Bosnie-Herzégovine +s'est accru de la façon suivante: Lettres: 1880, 2,984,463; 1881, +4,063,324; 1882, 5,594,134; 1883, 5,705,972. +</p><p> +—Colis: 1880, 137,112; 1881, 127,703; 1882, 161,446; 1883, 435,985. +L'activité postale a donc doublé en quatre années.</p></div> +<br /> + +<p>Je crois utile de donner quelques détails sur la façon dont l'Autriche a +abordé les réformes sur le terrain judiciaire, parce que la France en +Afrique, l'Angleterre aux Indes, la Hollande à Java et la Russie en Asie +se trouvent en présence du même problème. Il est d'une grande +difficulté, car, en pays musulman, le code civil, le code pénal et le +code religieux sont si intimement unis, que tout changement peut être +considéré comme une atteinte aux dogmes de l'islamisme. L'occupation +avait complètement bouleversé l'organisation judiciaire: les magistrats, +tous musulmans et la plupart étrangers au pays, étaient partis. Les +tribunaux d'arrondissement (<i>medzlessi temizi</i>) et les tribunaux de +district (<i>medzlessi daavi</i>) furent reconstitués au moyen des kadis, +mais sous la présidence d'un Autrichien, et à Sarajewo fut établie une +cour suprême, dont les membres étaient empruntés aux provinces +austro-hongroises. Elle recevait tous les appels, afin d'introduire +l'unité et la légalité dans les décisions. Maintenant, le personnel +judiciaire a été presque entièrement renouvelé par l'admission de +magistrats autrichiens compétents et parlant le bosniaque. Tout ce qui +concerne le mariage, la filiation et les successions a été laissé aux +diverses confessions, conformément aux lois existantes, afin de ne pas +alarmer les consciences. Le gouvernement édicta successivement un code +pénal, un code d'instruction criminelle, un code de procédure civile, un +code de commerce et une loi sur les faillites. On alla même jusqu'à +codifier les lois concernant le mariage, la famille et les successions, +mais on les soumit à l'approbation des autorités ecclésiastiques et, en +même temps, on fixa la compétence des tribunaux mahométans du scheriat +et les qualifications nécessaires pour en faire partie. L'appel des +jugements du scheriat a lieu devant la cour suprême, mais avec +l'adjonction, en ce cas, de deux juges supérieurs musulmans.</p> + +<p>Une excellente institution a été créée en vue de rendre l'administration +de la justice expéditive et peu coûteuse. Dans chaque district existe un +tribunal composé du sous-préfet (<i>Bezirksvorsteher</i>) et de deux +assistants élus, pour chaque culte, par leurs coreligionnaires. Ce +tribunal est itinérant, comme les juges anglais; il va siéger +successivement au centre de chaque commune, afin d'éviter les +déplacements aux habitants. Il juge sommairement et sans appel toutes +les affaires inférieures à 50 florins, ce qui, dans ce pays primitif, +comprend la plupart des litiges. Les paysans, à qui la justice coûtait +jadis si cher, sont enchantés et ils ont pris part à la votation avec +grand entrain. On dit du bien des élus. Le régime de l'élection a donc +été inauguré avec succès. La réforme judiciaire est un bienfait +inestimable; car il n'y a rien de pire pour un pays que l'impossibilité +d'obtenir prompte et bonne justice. Un fait important prouve les +avantages qui résultent de la sécurité garantie à tous. Les kmets +commencent à acheter la propriété aux petits propriétaires, aux agas, +qui émigrent ou qui se ruinent. C'est cette transformation économique +que le gouvernement doit protéger. On reproche à l'administration +autrichienne ses lenteurs et ses tergiversations. Ici, au contraire, +elle s'est avancée dans la voie des réformes d'un pas rapide et sûr, et +elle paraît avoir complètement réussi. Ce qui a été accompli de travail +dans cette seule branche est incroyable.</p> + +<p>L'administrateur général de la Bosnie-Herzégovine, M. de Kállay, qui est +en même temps ministre des finances de l'empire, voudrait doter ces +provinces d'une véritable autonomie communale. La difficulté est grande, +à cause de l'hostilité des différentes confessions et de la prédominance +de l'élément musulman, qui ne manquerait pas d'asservir les autres. Un +premier essai a été fait dans la capitale, à Sarajewo, constituée en +commune; le règlement du 10 décembre 1883 lui donne l'organisation +suivante. Un conseil communal examine et discute toutes les affaires +d'intérêt municipal; il est composé de 24 membres, dont 12 doivent être +mahométans, 6 orthodoxes du rite oriental, 3 catholiques et 3 +israélites. Il a fallu avoir égard aux droits des différentes +confessions, autrement les musulmans, ayant la majorité, auraient exclu +les autres; car, sur une population de 21,399 habitants, on comptait, +d'après la statistique officielle de 1880, 14,848 mahométans et +seulement 3,949 orthodoxes du rite oriental, 698 catholiques et 2,099 +Israélites. Le pouvoir exécutif est confié au «magistrat», qui se +compose d'un bourgmestre et d'un vice-bourgmestre nommés par le +gouverneur et des commissaires de quartier, les <i>muktarés</i>. Un tiers des +membres du conseil municipal est désigné par le gouvernement, les deux +autres tiers, sont élus par le corps électoral. Est électeur qui paye +soit 2 florins d'impôt foncier, soit 9 florins d'impôt personnel, soit +25 florins d'impôt pour débit de boissons, soit un loyer annuel de 100 +florins. Pour être éligible, il faut payer le triple de ces impôts. Les +premières élections eurent lieu le 13 mars 1884; 76 pour 100 électeurs +s'empressèrent de faire usage de leur droit, et tout se passa avec le +plus grand ordre. On est très satisfait du zèle et de l'intelligence que +le conseil communal apporte dans l'accomplissement de sa mission. Sur +les 23,040 habitants que comptait Sarajewo à cette date,—1,663 de plus +qu'en 1879,—il s'est trouvé 1,106 électeurs, dont 531 mahométans, 195 +orthodoxes, 257 catholiques et 123 israélites. Le nombre des éligibles +est de 418, dont 233 musulmans, 105 orthodoxes, 24 catholiques et 56 +israélites. Les catholiques, ayant relativement plus d'électeurs et +beaucoup moins d'éligibles, appartiennent donc en majorité aux classes +peu aisées. On ne peut dénier à l'Autriche le mérite d'avoir respecté +partout les autonomies communales, qui sont, on ne peut trop le répéter, +le plus solide fondement des libertés publiques.</p> + +<p>M. de Kállay est très fier de présenter un budget en équilibre, et il +n'a pas tort quand on songe à tout ce que coûtent les colonies et les +annexions aux autres États européens. J'ai sous les yeux le budget +détaillé de la Bosnie-Herzégovine pour 1884: les dépenses ordinaires et +extraordinaires réunies s'élèvent à 7,356,277 florins, et les revenus à +7,412,615: donc excédent 56,338. Quel est le grand État qui peut en dire +autant? Il est vrai que l'armée d'occupation reste à la charge de +l'empire; mais qu'on entretienne ces soldats ici ou ailleurs, la charge +n'en est pas augmentée. Voici le produit des principaux impôts en 1883. +La dîme de 10 p. c. sur tous les produits des champs et des jardins +payés en argent d'après le prix des produits fixé annuellement: +2,552,000 florins; impôt sur la valeur des immeubles, 4 par 1,000: pour +les terres, 252,000 florins; pour les maisons, 107,000 florins; impôt du +<i>verghi</i> sur les districts où l'impôt précédent n'est pas encore établi: +176,000 florins; impôts de patente: 3 p. c. sur le revenu estimé, 91,000 +florins; impôt sur le loyer des maisons, 4 p. c.: 34,000 florins; impôt +sur les moutons et les chèvres, 18 kreuzer par tête (1 kr. vaut 2.1 +centimes): 218,000 florins; impôt sur les cochons, à 35 kr. par tête: +39,000 florins; impôt sur les débits de boisson: 51,000 florins; +douanes: 600,000 florins payés par l'empire comme part dans le revenu +général; timbres et enregistrement: 326,200 florins. Plus heureux que M. +de Bismarck, M. de Kállay a organisé le monopole du tabac, qui donne +déjà 2,127,000 florins, et le sel 992,000 florins. Il a établi l'impôt +sur la bière, qui, à 16 kreuzer par hectolitre, a donné 11,000 florins, +et l'impôt sur l'alcool, qui, à raison de 3 kreuzer par hectolitre et +par degré, produit 76,000 florins. D'autre part, on a aboli l'impôt sur +le revenu des cultivateurs, qui, à 3 p. c., rapportait 225,000 florins, +mesure excellente; la taxe détestable de 2 1/2 p. c. sur la vente du +gros bétail; la taxe <i>vladikarina</i> de 40 à 75 kreuzer par maison, que +payait pour l'entretien de son clergé la population orthodoxe, qui s'est +grandement réjouie de cette réforme; enfin l'impôt spécial qui était dû +par tout chrétien de quinze à soixante-quinze ans parce qu'il n'était +pas admis au service militaire. Ces détails, peut-être très minutieux, +sont cependant instructifs. Analysés, ils révèlent de la façon la plus +claire toutes les conditions économiques. Ce qui frappe, c'est l'extrême +modicité du produit: preuve certaine du peu de développement de la +richesse.</p> + +<p>L'Autriche a trouvé en M. de Kállay un administrateur hors ligne, +admirablement préparé à gouverner les provinces occupées. Hongrois +d'origine, connaissant à la fois les langues de l'Occident et celles de +l'Orient, économiste instruit, écrivain brillant, ayant étudié à fond la +situation de la Péninsule, où il a représenté son pays à Belgrade +pendant plusieurs années, auteur de la meilleure histoire de la Serbie +et enfin, je crois pouvoir ajouter ami éclairé de la liberté et de tous +les progrès, où son prédécesseur avait échoué il a réussi. Il visite +presque chaque année la Bosnie, qui est l'objet constant de ses travaux, +et il y est très aimé. Depuis qu'il administre ce pays, jadis si +récalcitrant, il n'y a plus eu d'insurrections. Il est à croire que son +administration équitable et éclairée saura les prévenir à l'avenir. +Toutefois, on peut se demander si les réformes accomplies, l'ordre +assuré, l'agriculture encouragée, les routes ouvertes, les subsides +accordés aux écoles, les moyens de communication multipliés ont inspiré +aux populations toute la gratitude que cette œuvre de réorganisation +intelligente mérite sans contredit. De toutes les opinions opposées que +j'ai entendu émettre à ce sujet, voici ce que j'ai conclu.</p> + +<p>Les mahométans comprennent et avouent qu'ils ont été traités avec les +plus grands ménagements et tout autrement qu'ils ne s'y attendaient. Les +principaux begs sont même ralliés. Mais les autres, c'est-à-dire la +masse des propriétaires, petits et grands, voient que c'en est fait du +pouvoir despotique dont ils usaient et abusaient à l'égard de leurs +vassaux. Ils ne le pardonneront pas de sitôt à l'Autriche, qui d'une +main ferme fait régner l'égalité devant la loi, proclamée déjà par la +Porte, mais toujours sans résultat. Les orthodoxes du rite oriental sont +ombrageux, inquiets. Malgré ce qu'on fait pour eux, ils craignent que +les Autrichiens ne favorisent la propagande ultramontaine. Ainsi qu'on +l'a constaté dans la grosse affaire de l'alphabet cyrillique, ils voient +en tout changement une atteinte au droit de leur culte, qui, pour eux, +se confond avec leur nationalité. Se considérant comme Serbes de +religion, ils ont des sympathies pour la Serbie. Ils n'ont pas à se +plaindre, puisque le gouvernement leur accorde les mêmes encouragements +qu'aux autres, mais ils se méfient de ses intentions. Les catholiques, +au moins, devraient être contents, puisqu'on reproche à l'Autriche de +tout faire pour eux. Cependant ils ne le sont pas, les ingrats! Ils sont +quelque peu déçus. Ils croyaient, qu'eux seuls seraient désormais les +maîtres, et que places, subsides et faveurs leur seraient exclusivement +réservés. Le traitement égal leur paraît une injustice. En outre, la +façon dont on a relégué les franciscains au second plan a produit des +froissements. Ainsi donc, aucune des trois fractions de la population +n'est entièrement satisfaite. Mais, sauf peut-être une partie des +musulmans, il n'en est pas une, je crois, qui ne soit ramenée bientôt à +apprécier les incontestables bienfaits du régime nouveau.</p> + +<p>Que dire maintenant de l'occupation par l'Autriche? Si, oubliant toutes +les rivalités politiques, on ne considère que le progrès de la +civilisation en Europe, aucun doute n'est possible; tout ami de +l'humanité doit y applaudir et de tout cœur. Sous le régime turc, le +désordre, avec ses cruelles souffrances et ses indicibles misères, +allait s'aggravant. Sous le régime nouveau, l'amélioration sera rapide +et générale. Mais n'y avait-il pas une solution meilleure? N'aurait-il +pas été préférable d'annexer la Bosnie-Herzégovine à la Serbie? +Supposons l'Autriche absolument désintéressée, au point même de se +résigner d'avance à voir, un jour, la Croatie se joindre à la Serbie +accrue de la Bosnie, reconstituant ainsi l'empire de Douchan, deux +grandes difficultés se présentent aussitôt. La première est celle-ci: +les musulmans bosniaques, qui ont résisté à une armée autrichienne de +80,000 hommes et qui ne sont contenus que par un corps de 25,000 soldats +d'élite, se soumettent à l'Autriche parce qu'ils savent qu'elle peut +disposer à l'instant d'un demi-million de troupes excellentes; mais +accepteraient-ils de même la domination de la Serbie, qui n'a, en temps +ordinaire, que 15,000 hommes sous les armes? Il y aurait là un danger +permanent de conflits et une cause de dépenses qui ruinerait les +finances du jeune royaume serbe en accablant les contribuables. Le +second obstacle est encore plus sérieux. La Bosnie-Herzégovine annexée à +la Serbie serait de nouveau séparée de la Dalmatie, et, par conséquent, +du littoral et des ports, qui en sont le complément naturel et +indispensable. Rien ne serait plus regrettable. Ce serait une +insurrection contre les nécessités géographiques, qui frappent tous les +yeux et qu'a reconnues le traité de Berlin. Il ne faut pas poursuivre un +idéal actuellement irréalisable. En favorisant le développement de la +richesse et de l'instruction en Bosnie, l'Autriche prépare la grandeur +de la race jougo-slave. L'avenir saura trouver des combinaisons +définitives: <i>Fata viam invenient</i>. Le mouvement des nationalités, qui +tend à fondre dans un même État les populations de même race et de même +sang, est si puissant, si irrésistible qu'un jour viendra où toutes les +tribus slaves du Midi parviendront à se réunir, sous un régime fédéral, +soit au sein de l'empire autrichien transformé, soit dans une fédération +indépendante. Comme le dit Mgr Strossmayer, c'est au sein de +l'Autriche-Hongrie, respectant de plus en plus l'autonomie et les droits +des différentes races, que chacune d'elles arrivera à l'accomplissement +de ses destinées. Le gouvernement autrichien donnera à la Bosnie des +voies de communication, des écoles, des moyens d'exploiter ses richesses +naturelles; et surtout, ce qui a manqué ici depuis la chute de l'empire +romain, de la sécurité, condition de tout progrès. Il le fera, car il y +a intérêt. La Bosnie deviendra ainsi l'un des joyaux de la couronne +impériale, et la civilisation fortifiera l'esprit national, étouffé +aujourd'hui par les luttes des différentes confessions.</p> + +<p>Il est une dernière question que tout le monde me pose et à laquelle il +faut bien répondre: L'Autriche, qui est déjà à Novi-Bazar, n'ira-t-elle +pas à Salonique? Certes, c'est un rêve grandiose à réaliser que celui +qu'implique le nom même de l'Autriche, <i>Oester-Reich</i>, «Empire +d'Orient». La fameuse «poussée vers l'Orient», le <i>Drang nach Osten</i>, +s'impose à la politique austro-hongroise, dont l'influence sur le bas +Danube et dans la Péninsule devient prédominante. L'occupation de +Salonique et de la Macédoine ouvrirait la route vers Constantinople. Le +chemin de fer, qui bientôt reliera directement Vienne à Stamboul, sera +comme un premier lien entre les deux capitales. Si ce qui reste de +l'empire ottoman, dont les jours sont comptés, doit être occupé, un +jour, par l'une des grandes puissances, il est évident que l'Autriche se +trouvera mieux placée que nulle autre pour recueillir la succession de +«l'homme malade» au moment de son décès, et elle peut compter plus que +la Russie sur l'appui ou la complicité de l'Europe. Toutes les provinces +de la Péninsule, groupées sous l'égide de l'Austro-Hongrie, formeraient +le plus magnifique domaine que l'on puisse imaginer. Quand on sait que +l'occupation de la Bosnie a été la pensée personnelle et persistante de +l'empereur François-Joseph, qui oserait dire que ces visions de grandeur +ne hantent pas le burg impérial? Mais, d'autre part, les Hongrois ne +désirent nullement augmenter la prépondérance de l'élément slave, et les +Allemands, serrés de près par les revendications des Polonais, des +Tchèques et des Slovènes, ne sont guère portés à rechercher de nouveaux +agrandissements. Les ministres dirigeants affirment qu'ils ne veulent +pas dépasser les limites tracées par le traité de Berlin. Le précédent +chancelier, M. de Haymerlé, que j'ai rencontré comme ambassadeur à Rome +en 1880, ne voulait pas entendre parler d'aller à Salonique, et M. de +Kálnoky tient le même langage. Toutefois, les circonstances l'emportent +souvent sur les volontés humaines, et quand le bras est pris dans un +engrenage, le corps y passe, quoi qu'on fasse. Lorsque le chemin de fer +ouvrira au commerce autrichien l'accès direct de la mer Egée et que +l'armée impériale, à Novi-Bazar, n'en sera éloignée que de deux étapes, +l'Autriche ne pourra évidemment tolérer qu'une insurrection prolongée ou +l'anarchie permanente mette en péril cette voie de communication d'un +intérêt capital pour elle. Si la Porte ne parvient pas à régler d'une +manière satisfaisante la situation de la Macédoine, conformément à +l'article 23 du traité de Berlin, il est à croire qu'un jour viendra où +le gouvernement austro-hongrois sera forcé d'intervenir pour mettre +l'ordre dans cette malheureuse province, de la même façon qu'il a été +amené à occuper la Bosnie-Herzégovine. Le <i>Drang nach Osten</i> lui aura +forcé la main.</p> + + + +<br><br> +<a name='CHAPITRE_VI'></a><h2>CHAPITRE VI.</h2> + +<h3>LES NATIONALITÉS CROATE ET SLOVÈNE. LA SERBIE.</h3> +<br> + +<p>De Sarajewo, je comptais me rendre directement à Belgrade, par +l'intérieur du pays; mais je me décide à repasser par la Croatie, pour y +étudier de plus près les revendications nationales hostiles à la +suprématie magyare, qui viennent de donner lieu à une émeute et à des +combats dans les rues d'Agram. Quand on voyage dans l'Autriche-Hongrie, +cette question des nationalités vous suit partout.</p> + +<p>En quittant Brod, je me trouve seul, dans le wagon qui me conduit aux +bords du Danube, avec un propriétaire croate, patriote ardent, qui +appartient à la gauche extrême. Il m'expose les griefs de son pays +contre le gouvernement hongrois avec tant de véhémence, qu'elle me met +en garde contre ses exagérations: «La Croatie, me dit-il, n'est pas une +province hongroise. C'est un royaume indépendant, qui a librement, en +1102, choisi pour souverain Koloman, roi de Hongrie; au XVIe siècle, +dans la diète de Cettigne, elle a acclamé la dynastie des Habsbourg; +sous Charles VI, sa diète a accepté le nouvel ordre de succession soumis +à l'empereur François-Joseph, mais non à la Hongrie. Pendant trois +siècles, ce sont les Croates qui ont défendu la Hongrie et la +chrétienté contre les Turcs. Dieu seul peut faire le compte de tout le +sang que nous avons versé, de toutes les misères, de toutes les +souffrances que nous avons subies. Aussi sommes-nous toujours restés +pauvres; on devrait donc nous ménager, et on nous accable. Depuis quinze +ans, de 1868 à 1882, nous avons versé au trésor 115 millions de florins, +dont 43 millions au plus ont été employés dans l'intérêt de notre pays; +le reste a été dévoré à Pesth. Les Magyars sont de brillants orateurs et +de vaillants soldats, mais de mauvais économes et de grands dépensiers. +Ils hypothèquent leurs biens, puis ils sont obligés de les vendre aux +juifs. De même, ils ont chargé la Transleithanie d'une dette de plus +d'un milliard de florins en moins de seize ans. Ils la livrent à la +haute finance européenne, qui, pour toucher les intérêts, écorche nos +paysans bien plus durement encore que les fellahs d'Égypte. Éloignés des +marchés, nos agriculteurs doivent vendre leurs denrées à vil prix, et +quand ils ne peuvent payer leurs taxes, leurs biens sont saisis: aussi +sont-ils livrés au désespoir. A chaque instant, les insurrections sont à +craindre. Voici une phrase croate que vous entendrez à chaque instant: +«<i>Holje je umrieti, nego umirati</i>.» «Il vaut mieux périr d'un coup que +mourir lentement.» Tant de souffrances ébranlent même l'attachement à +l'empereur, et cependant c'était un culte héréditaire chez une nation +qui, en 1848, a sacrifié quarante mille de ses fils pour défendre la +couronne des Habsbourg. Maintenant, on croit notre souverain ligué avec +les Hongrois. Tout est pour eux, rien pour nous. Que d'argent on a +dépensé pour régulariser et endiguer le Danube et la Theiss! Et chez +nous, voyez nos fleuves: la Drave, la Save, la Kulpa, ils sont à l'état +sauvage. Regardez sur la carte le réseau de nos chemins de fer: tous +sont tracés en vue de faire converger le trafic vers Pesth et de le +détourner de la Croatie. Aucune ligne ne traverse notre pays. Il +suffirait d'un tronçon, très facile à construire, pour relier Brod à +Essek, de façon à amener directement les produits de la Bosnie à Agram +et à Fiume. De Brod, que nous venons de quitter, la ligne la plus courte +vers Pesth eût été par Djakovo et Essek. Non; nous devons faire un long +détour par Dalja.</p> + +<p>«L'empereur a consenti à réunir les anciens confins militaires à notre +royaume. Excellente mesure que tous nous réclamions, car, heureusement, +nous n'avons plus besoin de nous défendre contre les razzias des Turcs. +Mais, hélas! elle a coûté cher aux pauvres habitants. Ils possédaient de +magnifiques forêts de chênes que la couronne leur avait abandonnées en +compensation du service militaire, auquel tous étaient soumis. MM. les +Magyars sont venus, et ces vieux arbres, qui avaient été achetés au prix +du plus noble sang, ont été abattus et vendus pour payer les chemins de +fer de la Hongrie. Ces forêts valaient, disait-on, 100 millions; c'était +la réserve de l'avenir; tout a été dévasté. Écoutez bien ceci: La +Croatie est un petit pays qui ne compte pas même 2 millions d'habitants, +mais elle représente une grande race. Nous formions un État chrétien +civilisé à l'époque où les hordes magyares erraient encore dans les +steppes de l'Asie, à côté de leurs cousins les Turcs. Jamais ces +Finnois n'arriveront à dominer définitivement sur la masse des +populations aryennes au milieu desquelles ils campent. Ils accepteront +l'égalité des droits, ou ils retourneront en Asie avec les Ottomans.</p> + +<p>—Mais, lui dis-je, comment tant d'abus sont-ils possibles? Vous avez +une administration autonome, une diète nationale et même une sorte de +vice-roi, votre ban de Croatie.</p> + +<p>—Chimères, apparences; un vrai trompe-l'œil, reprit le Croate, avec +plus de violence encore. Le ban n'est pas le représentant de l'empereur, +mais la créature des messieurs de Pesth. C'est le ministère hongrois qui +le désigne, et il n'a d'autre mission que de nous magyariser. +L'administration dite nationale est aux mains d'employés qui n'ont qu'un +seul but: plaire aux gouvernants hongrois, de qui leur sort dépend. +Notre diète ne représente pas le pays, car les élections ne sont pas +libres. Vous ne pouvez vous imaginer les moyens d'intimidation, de +pression et de corruption mis en œuvre pour faire échouer les candidats +nationaux. Notre presse est soumise à une répression plus draconienne +que du temps de Metternich. Tout article d'opposition, si modéré qu'il +soit, amène la saisie du numéro et même celle des caractères de +l'imprimerie. Au sein de la diète, les députés de l'opposition sont +réduits au silence s'ils veulent exposer franchement les griefs du pays. +Les rayas en Bosnie étaient plus libres que nous ne le sommes sous notre +prétendu régime constitutionnel. Qu'espèrent les Magyars? Anéantir chez +nous le sentiment national et la langue de nos pères, au moment où les +progrès de l'instruction leur donnent une nouvelle force et un nouvel +éclat? Quelle démence! Convertir notre État autonome en un comitat +hongrois? Sans doute, puisqu'ils ont la force, ils peuvent violer le +droit et nous enlever nos privilèges. Mais en ce faisant, ils feront +naître en nos âmes une haine implacable qui, un jour, aboutira à de +terribles représailles. Ont-ils donc oublié le ban Jellatchich marchant +sur Bude en 1848? Sa statue, sur la grande place d'Agram, montre, de la +pointe de son épée, le chemin de la vengeance, que nous reprendrons +quand l'heure aura sonné. Ils devraient se souvenir qu'ils sont 5 +millions perdus au milieu de l'océan slave qui, un jour, les +engloutira.»</p> + +<p>La question exposée par mon interlocuteur, au point de vue des patriotes +croates intransigeants, est si importante que je crois devoir en dire +quelques mots. Au moment où les revendications des Tchèques viennent de +triompher en Bohême, le mouvement jougo-slave est-il appelé à l'emporter +également? De ce point dépendent évidemment les destinées de l'Autriche +et, par conséquent, celles de tout le sud-est de notre continent. +L'<i>Ausgleich</i>, l'accord conclu en 1868 entre la Hongrie et la Croatie, +sous les auspices de Deák, est, en quelque mesure, la répétition de +celui qui existe entre la Cisleithanie et la Transleithanie. La Croatie +a conservé sa diète, qui règle toutes les affaires intérieures du pays. +Ce qui concerne l'armée, les douanes et les finances est du ressort du +parlement central transleithanien. A la tête de l'administration se +trouve le ban, ou gouverneur général, nommé par l'empereur, sur la +proposition du ministère hongrois. Le ban désigne les chefs des +départements et les hauts fonctionnaires. Il rend compte à la diète, qui +a un droit absolu de contrôle et de discussion. Seulement il n'y a pas +ici de régime représentatif, en ce sens que la majorité de la diète ne +peut renverser ni le ban ni les ministres.</p> + +<p>Quels ont été les résultats de ce compromis? Il paraît que tout au moins +une partie des griefs énumérés plus haut sont fondés. Le développement +matériel a été beaucoup moins encouragé en Croatie qu'en Hongrie. En +Hongrie, de nombreux chemins de fer ont favorisé le perfectionnement de +l'agriculture et la hausse des prix. Le pays s'est donc trouvé en mesure +de faire face à l'accroissement des impôts. En Croatie, les prix sont +restés bas, et la culture, moins stimulée par les demandes de +l'exportation, a fait moins de progrès. Le poids des taxes y est donc +beaucoup plus difficile à porter. En outre, il est hors de doute que le +gouvernement central de Pesth vise à fortifier son autorité en Croatie. +On ne peut s'en étonner. Le système des deux <i>Ausgleichs</i> a créé un +régime d'un maniement si compliqué et si difficile qu'il doit paraître +intolérable à une administration qui veut se mouvoir à la façon des +États modernes. La Croatie fait partie des pays de la couronne de saint +Etienne. Dès lors, il semble que les résolutions prises au centre ne +devraient pas venir se heurter contre le <i>liberum veto</i> de l'autonomie +croate. Cela n'a pas lieu dans un État fédéral comme la Suisse ou les +États-Unis. Mais d'abord, l'Autriche-Hongrie n'est pas, en réalité, un +État fédéral, et, en second lieu, dans une fédération, la compétence des +pouvoirs cantonaux et celle du pouvoir fédéral étant très nettement +délimitées, les tiraillements et les conflits, si fréquents ici, sont +évités. Il faudrait donc tâcher de se rapprocher d'une organisation +semblable à celle qui fonctionne aux États-Unis, à la satisfaction +générale.</p> + +<p>Le règlement de la représentation et de la participation de la Croatie +aux dépenses communes donne lieu à des difficultés spéciales. La +Croatie, qui, en 1867, n'avait pas voulu envoyer de délégués au +couronnement de l'empereur à Pesth, avait plus tard consenti à se faire +représenter au sein de la diète hongroise par deux membres à la Chambre +haute, et vingt-neuf à la Chambre basse; quand les confins militaires +furent incorporés dans la Croatie, elle aurait dû avoir cinquante-quatre +représentants. On fit en sorte qu'elle se contentât de quarante; grave +injustice, prétendent les patriotes. Autre grief: la part contributive +de la Croatie aux dépenses communes de la Transleithanie avait été fixée +à 6.44 p. c., la Hongrie payant le reste, soit 93.56 p. c. Il fut +convenu qu'en tout cas la Croatie recevrait 2,200,000 florins pour les +dépenses de son gouvernement autonome. En 1872, un nouvel accord décida +que la Croatie garderait pour elle 45 p. c. de son revenu. Il s'en est +suivi qu'elle touche plus de 2,200,000 florins et que, d'autre part, les +55 p. c. restants ne couvrent pas les 6.44 p. c. des dépenses communes, +d'où résultent des récriminations réciproques.</p> + +<p>L'hostilité des deux peuples a une cause plus profonde: leur idéal est +différent et même inconciliable. La «grande idée croate» consiste à +réunir un jour en un puissant État toutes les populations parlant le +croato-serbe, c'est-à-dire outre la Croatie, la «Slovénie», la Dalmatie, +la Bosnie-Herzégovine, le Monténégro et la Serbie, qui alors feraient +équilibre à la Hongrie dans l'empire. Les Hongrois ne peuvent se +résigner à cette perspective, qui briserait l'unité de la couronne de +saint Étienne et ne leur permettrait plus de résister aux Allemands et +aux Tchèques de la Cisleithanie. Ils essayent donc, de toutes façons, +d'entraver le développement de l'esprit national croate, et, en ce +faisant, ils sont entraînés à des vexations qui irritent, sans aucun +résultat utile pour eux. Si les Croates pouvaient être persuadés qu'à +Pesth on entend respecter entièrement leurs droits acquis et leur +nationalité, les difficultés inhérentes à un système d'union très peu +maniable, sans disparaître complètement, perdraient au moins de leur +aigreur.</p> + +<p>Cette situation troublée a donné naissance en Croatie à trois partis: le +parti national, le parti national-indépendant, et le parti de la gauche +extrême, qui se donne à lui-même le beau nom de «parti du droit», +<i>Rechtspartei</i>. Le parti national entend maintenir l'<i>Ausgleich</i> de 1868 +dans sa lettre et dans son esprit. Il veut le défendre, et contre le +pouvoir central qui s'efforce d'étendre ses attributions, et contre les +réformateurs qui réclament une plus grande autonomie. Dans son programme +du 27 décembre 1883, il montre que les récentes insurrections et les +dangers qui menacent l'avenir du pays proviennent uniquement de ce que, +des deux côtés, on veut s'écarter du terrain ferme et légal du +compromis. Le parti national indépendant marque plus nettement son +opposition aux tentatives centralisatrices. Dans un discours récent, au +sein de la diète, l'un des députés les plus écoutés, le docteur +Constantin Bojnovitch, faisait voir clairement comment la façon +différente de comprendre la mission du ban était une cause inévitable de +conflits. «A Pesth, disait-il, on veut que le ban soit un simple +gouverneur, obéissant aux ordres du ministère. D'après nous, et +conformément à la loi du 10 janvier 1874, il n'est responsable que +vis-à-vis de l'empereur et de la diète, et sa principale mission est de +défendre les privilèges de notre royaume.» Le parti national indépendant +réclame énergiquement pour la Croatie, vis-à-vis de la Hongrie, la +situation qu'occupe la Hongrie vis-à-vis de l'Autriche. Toute décision +prise à Pesth devrait être ratifiée à Agram. Il est évident que de +semblables complications rendraient tout gouvernement impossible. Même +dans les pays unifiés, le régime parlementaire fonctionne souvent avec +grand'peine. Si deux ou trois parlements, animés de sentiments opposés +et souvent hostiles, doivent se contrôler les uns les autres, on +aboutira inévitablement à l'impuissance et au chaos, et par conséquent +au rétablissement d'un régime autocratique. Étendez autant que possible +la compétence du gouvernement local et réduisez celle du gouvernement +central, rien de mieux; mais, pour les affaires communes, il faut une +décision définitive, prise dans un parlement unique et suprême.</p> + +<p>Le parti national extrême, <i>Rechtspartei</i>, aspire à anéantir le +compromis. De même que les radicaux en Hongrie ne veulent conserver +d'autre lien avec l'Autriche que l'identité du souverain, ainsi la +gauche extrême en Croatie réclame l'indépendance complète du royaume +triunitaire et l'union personnelle. Les plus avancés de ce groupe ont +des tendances antidynastiques, républicaines et même socialistes. La +jeunesse se rallie volontiers au parti extrême, dont elle considère le +meneur, le docteur Starcevitch, comme son prophète. Le neveu de +celui-ci, David Starcevitch, provoque souvent au sein de la diète +d'Agram, par la véhémence de ses discours et de ses interpellations, des +conflits qui amènent la suspension des séances. Le chef officiel de ce +parti est le baron Rukavina. Les trois partis s'accordent à réclamer la +réunion à la Croatie du district et de la ville de Fiume et de la +Dalmatie, conformément aux précédents historiques.</p> + +<p>La politique du ministère hongrois s'explique, car il est naturel que +tout gouvernement s'efforce de faire prévaloir son autorité; mais, on ne +peut se le dissimuler, elle est condamnée par ses résultats. Les +tentatives faites pour étendre la compétence du pouvoir central ont +provoqué une résistance universelle et une irritation profonde. +L'Autriche, malgré les efforts persévérants d'une bureaucratie très +habile et très tenace, n'a pas réussi à germaniser les Croates, alors +que le sentiment national était encore complètement engourdi, et quoique +la langue allemande représentât une civilisation plus avancée, une +grande littérature, la science, et qu'elle fût le trait d'union avec +l'Europe occidentale. Les Magyars ne peuvent donc pas espérer d'imposer +leur langue, maintenant que la nationalité croate a une presse, une +littérature, un théâtre, une université, des écoles de tous les degrés, +et surtout quand s'ouvrent devant elle, au delà de la Save et du +Danube, des perspectives d'expansion et de grandeur presque illimitées, +qu'entretiennent à la fois les souvenirs de l'histoire et les +aspirations de la démocratie. Qu'aura gagné la Hongrie quand elle aura +fait entrer dans les bureaux d'Agram quelques-uns de ses employés et +exigé la connaissance de sa langue, ou quand elle aura placé sur les +monuments publics quelques inscriptions en magyar? Elle ne réussira qu'à +éveiller des susceptibilités et des haines violentes, comme on l'a vu +récemment, lorsqu'il a suffi que les écussons placés sur les édifices de +l'État portassent une traduction hongroise, à côté de la désignation en +croate, pour provoquer dans les rues d'Agram une émeute sanglante.</p> + +<p>Homme d'État de premier ordre, libéral convaincu, partisan dévoué de +tous les progrès et de toutes les libertés, M. Tisza poursuit, comme un +autre ministre éminent, M. de Schmerling, la création d'un gouvernement +unifié à la façon de ceux qui existent en France ou en Angleterre. Mais +il faut tenir compte des résistances quand elles sont invincibles. Le +moment, d'ailleurs, serait mal choisi pour essayer de les briser. Les +concessions décisives faites par le ministère Taaffe aux Tchèques, en +Bohême, accroîtront énormément les forces et les espérances du parti +national en Croatie et dans les autres pays de même race. En outre, et +ceci est grave, les féodaux, si puissants à la cour, favorisent les +revendications des Slaves contre les Hongrois, parce que ceux-ci +représentent à leurs yeux le libéralisme et la démocratie. Il ne faut +point perdre de vue une éventualité redoutable. Le régime de l'union +entre l'Autriche et la Hongrie est d'une pratique si difficile qu'en +temps d'épreuves il pourrait donner lieu à un conflit entre les deux +pays. Dans ce cas, quel péril pour les Magyars de trouver leurs ennemis +les plus acharnés parmi les pays de la couronne de saint Etienne, qui +les attaqueraient à revers, en Croatie et en Transylvanie! Leur intérêt +le plus évident n'est-il pas de s'en faire plutôt des amis, en renonçant +franchement à toute ingérence dans leurs affaires et en favorisant par +tous les moyens leur développement matériel et intellectuel?</p> + +<p>L'influence prédominante qu'exercent en ce moment les Hongrois dans tout +l'empire est une preuve incontestable de la supériorité de leurs hommes +d'État. Mais, à mesure que l'instruction et le bien-être se répandent et +que les institutions deviennent plus démocratiques, il est plus +difficile aux minorités de comprimer les majorités. Or, au milieu des +Slaves, des Allemands et des Roumains, les Magyars sont une minorité. +Rien de plus dangereux, par conséquent, que d'exaspérer ceux à qui la +force du nombre finira, tôt ou tard, par donner la prépondérance. La +solution, d'ailleurs, est tout indiquée; Deak en a donné la formule: +<i>Gleichberechtigung</i>, droit égal pour toutes les nationalités, autonomie +pour chaque pays, comme en Suisse, en Norvège et en Finlande. Ce régime, +qui peut invoquer à la fois l'histoire et l'équité, est d'autant plus +facile à appliquer à la Croatie, qu'elle forme un État nettement +délimité, qui a ses annales et ses titres anciens, et qui n'est pas, +comme la Transylvanie, habité par plusieurs races irrégulièrement +entremêlées. Le respect du droit et de la liberté est, en toutes +circonstances, la meilleure politique.</p> + +<p>—De Brod à Vukovar, le chemin de fer traverse l'étroite et longue +presqu'île qui sépare la Save du Danube. Le pays qu'on aperçoit des deux +côtés de la voie est plat, à moitié noyé et très vert. Ce sont d'abord +de grands pâturages entremêlés de petits massifs de chênes, puis des +champs cultivés dont la terre est excellente, car le blé est dru et +haut. Les villages et les habitations sont rares. La population peut +s'accroître ici sans que Malthus s'alarme. La route, que parcourt +l'omnibus qui de la gare me mène à Vukovar, est charmante. Elle est +ombragée de grands tilleuls et bordée par d'anciens bras du Danube, où +les canards s'ébattent joyeux parmi les nénuphars en fleur. C'est +dimanche. Les paysans, en costume de fête, se rendent à la messe et à la +foire qui la suit. Presque tous arrivent sur de petits chariots tout en +bois, très légers, qu'entraînent au grand trot deux chevaux hongrois, +fins et de sang arabe. C'est un avantage réel pour la population rurale +d'avoir ainsi un attelage qui lui permet de faire au loin des promenades +et des courses, vraie joie et plaisir sain pour les jours de fête. Le +labourage et les gros transports se font uniquement au moyen de bœufs.</p> + +<p>Il est curieux d'observer ici comme les modes de l'Occident viennent +transformer et gâter le costume national. Beaucoup d'hommes ont encore +le large pantalon blanc, retenu par l'énorme ceinture de cuir, la toque +en feutre et l'attila soutaché. Mais peu de femmes ont conservé la belle +chemise brodée des statues grecques. La plupart portent maintenant des +robes à gros plis, bouffant autour de la taille, et de couleurs +criardes, vert, bleu, rouge, et sur le corsage un mouchoir de laine aux +bouquets de nuances si heurtées qu'elles crèvent les yeux. +Manifestement, «la civilisation» tue le sentiment esthétique +traditionnel, et c'est dommage. Ce n'est pas tout de doubler le nombre +de nos porcs gras et de nos chevaux-vapeur: <i>Non de solo pane vivit +homo</i>. A quoi bon être bien nourri, si ce n'est pour jouir des beautés +que peuvent nous offrir la nature, l'art, le costume? Quand l'industrie +couvre les campagnes de ses scories, ternit de ses fumées le bleu du +ciel, empeste l'eau des rivières et détruit les costumes adaptés aux +nécessités du climat et élaborés par le goût instinctif des races, je ne +puis partager l'enthousiasme des statisticiens.</p> + +<p>Vukovar est une honnête petite ville, dont les maisons propres et bien +tenues se prolongent en une longue et large rue, sur une colline +dominant le Danube. Je n'y découvre pas un monument ancien; les Turcs +ont tout brûlé; mais j'y trouve un hôtel, <i>Zum Löwen</i>, où l'on mange du +sterlet délicieux, arrosé de <i>villaner</i>, dans un jardin rempli de roses +et sur des tables qu'ombragent des acacias en fleur. Des cigognes +apprivoisées se promènent gravement autour de nous. J'ai vue sur le +fleuve immense, dont les eaux ne sont pas bleues, comme le prétend la +fameuse valse <i>Die blaue Donau</i>, mais bien jaunes et limoneuses, comme +j'ai pu le constater en m'y plongeant. En Autriche et dans tous les pays +voisins, on a pour arranger les endroits où l'on sert à boire ou à +manger un art admirable, qu'on devrait imiter dans notre Occident. +L'été, les tables sont toujours placées sous des arbres, et de façon à +vous ménager quelque joli point de vue, si c'est possible. Le soir, on +vient y jouir de la fraîcheur, en écoutant une musique, souvent bonne et +presque toujours originale; même dans les hôtels des grandes villes, +comme à Pesth, on forme dans les cours, au moyen de lauriers roses ou +d'orangers en caisse, des bosquets où l'on peut dîner et souper en plein +air. Menu détail peut-être, mais le train ordinaire de la vie n'est-il +pas composé soit de petits ennuis, soit de petites jouissances?</p> + +<p>Sur la table de la salle à manger, je n'aperçois guère que des journaux +slaves: le <i>Zastava</i>, en caractères cyrilliques, le <i>Sriemski Hrvat</i> et +le <i>Pozor</i> de Zagreb, forme croate de la capitale, Agram.</p> + +<p>Je vois dans l'<i>Agramer-Zeitung</i> qu'à la suite des élections récentes +dans la diète de la Galicie, les Ruthènes n'auront plus qu'un très petit +nombre de députés, 15 ou 16 au plus, et cependant ils forment la moitié +de la population. Les propriétaires, qui sont Polonais, dictent ou +imposent les votes, paraît-il.</p> + +<p>En parcourant la ville, je remarque une caisse d'épargne qui occupe un +fort beau bâtiment. Dans les zadrugas, la caisse d'épargne était le +grand coffre de mariage où la femme entassait le linge fin et les +vêtements brodés qu'elle confectionnait de ses mains.</p> + +<p>À Vukovar, je monte sur un steamer à deux ponts, type américain; +descendant le Danube, il me conduira en sept heures à Belgrade. C'est la +plus charmante façon de voyager. Le pays se déroule à vos yeux comme une +série de <i>dissolving views</i>; en même temps, on peut lire ou causer. +J'entre en relation avec un étudiant originaire de Laybach. Il va +visiter la Bulgarie pour apprendre à connaître des frères éloignés. Il +m'entretient du mouvement national dans sa patrie. «À côté, me dit-il, +des revendications des Croates, amères, ardentes, violentes même, le +mouvement national parmi mes compatriotes, les Slovènes, est plus calme, +moins bruyant, mais il n'en est pas moins décidé; et il a acquis une +force que les Allemands ne parviendront plus à comprimer.</p> + +<p>«Les Slovènes, le rameau slave le plus anciennement établi en Europe, +occupaient tout ce vaste territoire qui comprend la Styrie, la Croatie +et toute la péninsule balkanique, sauf ce qui était habité par les +Grecs. Plus tard sont venus se mêler à eux, d'abord les Croato-Serbes, +puis des Touraniens, les Bulgares, que le mélange des races a slavisés. +Dans les premiers siècles du moyen-âge, les barons allemands conquirent +et se partagèrent notre pays; des colonies allemandes y pénétrèrent, et +ainsi, les trois quarts de la Styrie ne sont plus aux Slovènes, mais +ceux-ci forment encore la population presque exclusive de la Carniole. +Dans ces deux provinces et en Carinthie, jusqu'aux environs de Trieste, +leur nombre doit approcher de 2 millions. Le dialecte slovène, le plus +pur des idiomes jougo-slaves, était devenu un patois parlé seulement par +les paysans. La langue de l'administration, de la littérature, de la +classe aisée, en un mot de la civilisation, était l'allemand. Toute la +contrée semblait définitivement germanisée; mais en 1835, Louis Gai, en +fondant le premier journal croate, le <i>Hvratske Novine</i>, donna le signal +du réveil de la littérature nationale, qu'on appela illyrienne, dans +l'espoir, aujourd'hui abandonné, que tous les Jougo-Slaves +accepteraient cette dénomination. Après 1848, la concession du droit +électoral amena la résurrection de la nationalité slovène, grâce à +l'activité intellectuelle d'une légion de poètes, d'écrivains, de +journalistes, d'instituteurs, et surtout d'ecclésiastiques, ceux-ci +voyant dans l'idiome national une barrière contre l'envahissement de la +libre-pensée germanique. Aujourd'hui, les Slovènes ont la majorité dans +la diète de la Carniole. Le slovène est devenu la langue de l'école, de +la chaire et même de l'administration provinciale. L'allemand n'est plus +employé que pour les relations avec Vienne, et les pièces officielles +sont publiées dans les deux langues. En Styrie, les Slovènes, qui +occupent le midi de la province, parviennent à envoyer à la diète une +dizaine de députés qui, en toutes circonstances, défendent les droits de +leur langue nationale. Celle-ci est parfaitement représentée à +l'université de Gratz, dans la chaire de philologie slave, par M. Krek, +l'auteur d'un livre très estimé: <i>Introduction à l'histoire des +littératures slaves</i>.»</p> + +<p>Je demande à mon étudiant quelles sont les visées du parti national +slovène pour l'avenir. Désire-t-il la constitution d'une province +séparée ayant pour limites celles de sa langue? Aspire-t-il à une +réunion avec la Croatie? Espère-t-il la réalisation de la grande idée +jougo-slave sous la forme d'une fédération embrassant Slovènes, Croates, +Serbes et Bulgares? Accepterait-il le panslavisme?—«Le panslavisme, +répond mon interlocuteur, n'est plus qu'un mot vide de sens, depuis que +les Slaves voient qu'ils peuvent conserver leur nationalité au sein de +l'empire austro-hongrois. Les aspirations panslavistes, rapportées du +fameux congrès ethnographique de Moscou de 1868, se sont complètement +évanouies. Oui, sans doute, nous espérons qu'un jour une grande +confédération jougo-slave s'étendra de Constantinople à Laybach et de la +Save à la mer Egée. C'est là notre idéal, et chaque rameau de notre race +doit en préparer la réalisation. Nous verrions, en attendant, avec +plaisir la Slovénie réunie à la Croatie, car la langue parlée dans les +deux pays est presque la même. Mais l'essentiel est de fortifier le +sentiment national, en faisant de plus en plus de notre langue un +instrument de civilisation et de haute culture. Tout progrès des +lumières est une garantie de notre avenir.</p> + +<p>Le Danube donne vraiment l'impression d'un grand fleuve. Mais quel +contraste avec le Rhin! Tandis que la rivière qui baigne Manheim, +Mayence, Coblence, Cologne, avec ses deux voies ferrées latérales et ses +innombrables bateaux de toute forme, réalise bien l'idée du «chemin qui +marche», transportant d'innombrables masses de voyageurs et de +marchandises, le magnifique Danube passe à travers des solitudes et ne +semble employé qu'à faire tourner les roues des moulins à farine que +portent des radeaux. D'où vient la différence? C'est que le Rhin coule +vers l'occident et aboutit aux marchés de la Hollande et de +l'Angleterre, tandis que le Danube porte ses eaux à la mer Noire, +c'est-à-dire vers les contrées naguère encore frappées de malédiction +par l'occupation turque. Entre Vukovar et Semlin, la rive gauche, du +côté de la Hongrie, est basse, à moitié inondée, presque toujours bordée +de saules et de peupliers, tandis que sur la rive droite, du côté de la +Slavonie, les hauteurs de la Fiska-Gora forment des berges hautes et +escarpées, dont le terrain rougeâtre se dérobe sous un massif continu de +chênes et de hêtres.</p> + +<p>Les moulins flottants que l'on rencontre à chaque instant sur le fleuve +appartiennent la plupart à des juifs, comme l'indiquent les noms +sémitiques des propriétaires: Jacob, Salomon, <i>etc.</i> En Hongrie, le +commerce des blés et des farines est presque entièrement entre leurs +mains, parce qu'ils sont mieux renseignés que leurs concurrents. +Ceux-ci, au lieu de s'en plaindre, n'ont qu'à les imiter. À Illok, un +vieux château fort crénelé domine la berge du haut d'une colline +escarpée. Près de Palanka, petite ville aux maisons blanches, dans une +île ceinte de saules, paît un grand troupeau de chevaux qui fait penser +aux Pampas. A Kaménitz, un immense bâtiment, reflète, dans ses +innombrables fenêtres, les rayons dorés du soleil qui s'abaisse. C'est +un collège qu'on a dû évacuer, me dit-on, à cause de la malaria.</p> + +<p>A Peterwardein, j'admire les merveilles de l'industrie. Le chemin de fer +direct de Pesth à Belgrade, qui aboutira à Constantinople, franchit le +Danube sur un pont de deux arches, construit par la Société de +Fives-Lille, puis passe en tunnel sous la vieille forteresse +reconstruite par le prince Eugène. Après que le fleuve principal a reçu +la Thisza, il s'élargit beaucoup et prend des aspects de Mississipi.</p> + +<p>A l'arrivée à Belgrade, le voyageur est soumis à une formalité +vexatoire, la demande des passeports, abolie partout ailleurs, même par +ce temps de nihilistes. Est-ce pour épargner à la Russie l'humiliation +d'entendre dire qu'elle est seule à conserver cette exigence démodée et +inutile? La réflexion qui vient aussitôt à l'esprit n'est pas flatteuse.</p> + +<p>Il est cependant évident que les conspirateurs ne seront pas assez niais +pour arriver en Serbie par les bateaux, où ils sont passés en revue +pendant tout un jour, et d'où ils ne sortent que pour traverser la +douane. Ils entreront par les frontières de terre, partout ouvertes et +non gardées. Il peut convenir à la Russie d'être rébarbative, +puisqu'elle ne désire pas attirer les étrangers, mais la Serbie, qui les +appelle et les reçoit de la façon la plus hospitalière, ne devrait pas +se montrer à eux, tout d'abord, sous l'aspect revêche et vexatoire d'un +gendarme.</p> + +<p>Je descends au Grand-Hôtel, construit jadis par le prince Michel. C'est +un immense bâtiment, dont les chambres ont les proportions des salles de +réception du palais des doges. Quand je suis venu ici en 1867, j'y étais +presque seul. Aujourd'hui, l'hôtel est rempli, et aux petites tables où +l'on dîne séparément, comme en Autriche, c'est à peine si je puis +trouver place. Cela seul indique combien tout est changé. La ville aussi +est transformée. Une grande rue occupe l'arête de la colline, entre le +Danube et la Save, et aboutit à la citadelle, qui domine le fleuve sur +un promontoire escarpé. Elle est maintenant garnie des deux côtés de +hautes maisons à deux ou trois étages, avec des boutiques au premier, +dont les étalages exhibent, derrière de grandes glaces, exactement les +mêmes objets que chez nous: quincaillerie, étoffes de toute espèce, +chapeaux, antiquités, habits tout faits, chaussures, photographies, +livres et papier. Les petites échoppes basses et les cafés turcs ont +disparu. Rien ne rappelle plus l'Orient: on se croirait en Autriche. A +l'endroit où la rue s'élargit et devient un boulevard planté d'une +double rangée d'arbres, s'élèvent une statue équestre du prince Michel, +dont le nom et le portrait se retrouvent partout dans le pays, et un +théâtre de style italien, dont les lignes classiques ne manquent pas +d'élégance. Une subvention de 40,000 francs permet d'entretenir une +troupe et de jouer parfois des pièces nationales, mais surtout des +traductions en serbe d'ouvrages français ou allemands.</p> + +<p>Sur le glacis de la forteresse, qui s'appelle Kalimegdan, on a planté un +jardin public où, les soirs d'été, les habitants viennent se promener +aux sons de la musique militaire, en contemplant le magnifique panorama +qui se déroule au pied de ces hauteurs. On y aperçoit, semblable à un +lac, le confluent des deux grands fleuves: d'un côté, la Save arrivant +de l'ouest; de l'autre, le Danube descendant à l'est vers les gorges +sauvages de Basiasch, et au nord, les plaines à moitié submergées de la +Hongrie se perdant, à l'horizon, dans un lointain infini. C'est sur ce +glacis que les Turcs empalaient leurs victimes. Que de souvenirs +horribles, que de récits de massacres et de supplices me reviennent à la +mémoire! Je visitai la citadelle en 1867, quand les troupes ottomanes +venaient de l'évacuer, et j'y ramassai des petits carrés de papier, sur +lesquels étaient inscrits trois mots arabes: «O Siméon combattant +(contre les infidèles);» vaine protestation de l'islamisme qui battait +en retraite. L'odieux bombardement de 1862 avait décidé l'Europe à +intervenir pour mettre un terme à une situation intolérable. L'ancien +quartier turc qui s'étendait le long du Danube était complètement +désert; tous les habitants étaient partis, abandonnant leurs maisons. +Aujourd'hui, elles ont été rasées et les juifs espagnols y ont bâti des +demeures nouvelles. De la domination musulmane, il ne reste presque plus +de traces: quelques fontaines avec des inscriptions arabes et une +mosquée qui tombe en ruines. Il y avait un grand nombre de mosquées +jadis, et le traité d'évacuation stipulait qu'elles seraient respectées. +Mais comme nul ne les répare, le temps fait son œuvre: elles +s'écroulent; bientôt il n'en restera plus une seule. C'est dommage. Le +gouvernement serbe devrait en conserver une, comme souvenir d'un passé +dramatique et comme ornement architectural. Voyez avec quelle rapidité +recule la domination ottomane! Récemment encore, elle s'étendait sur +toute la rive droite du Danube et de la Save et nominalement jusqu'en +Roumanie, en plein cœur de l'Europe; maintenant, elle est rejetée au +delà des Balkans, où elle n'exerce même plus qu'une autorité nominale.</p> + +<p>Sur les deux penchants de la colline centrale, vers le Danube et vers la +Save, on a bâti des rues nouvelles, composées exclusivement de +maisons-villas, fort élégantes, mais n'ayant qu'un rez-de-chaussée. +Elles ont un jardin, une grande cour et de vastes dépendances: le tout +occupe une superficie très étendue et procure beaucoup d'air et de +lumière. Toutes les constructions neuves et vieilles sont fraîchement +badigeonnées en couleurs claires, ce qui fait que la capitale de la +Serbie continue à mériter son nom de <i>Beo Grad</i>, blanche ville.</p> + +<p>De ma fenêtre, je vois les cours d'une école moyenne. Les élèves sont +habillés comme chez nous et jouent les mêmes jeux. Cependant il y aurait +à faire, en Serbie, une étude spéciale sur les chants populaires qui +accompagnent souvent les jeux d'enfants, ainsi que l'a fait M. Pitre +pour la Sicile, où il a retrouvé l'écho des plus anciens mythes de la +race aryenne. Ceux qui dirigent l'enseignement ont à s'occuper des jeux +sous un autre rapport. Avec les programmes surchargés que l'on adopte +partout, il n'y a plus de place pour les récréations et les exercices +musculaires. Les élèves des classes supérieures croient que jouer est en +dessous de leur dignité. Ils se promènent, causent et discutent. Les +cerveaux sont surmenés, la vigueur physique diminue, et l'anémie ravage +les générations nouvelles. Quelques quarts d'heure de gymnastique +réglementaire ne sont pas un remède suffisant. Il faut les jeux en plein +air, qui vivifient le sang, fortifient les muscles, donnent du +sang-froid, de la décision, du coup d'œil, comme le cricket en +Angleterre et les barres ou la paume en France. Récréation, mot français +admirable, qu'il faudrait savoir réaliser dans l'éducation. Comme les +anciens, les Grecs surtout, avaient bien compris l'art de développer +l'être humain tout entier, moralement, intellectuellement, physiquement! +Dans ces incomparables institutions, les Bains romains, où, à côté des +salles de conférences, dissertaient les philosophes, on trouvait la +bibliothèque pour l'étude et l'arène pour la lutte et le pugilat. Les +Anglais seuls ont imité les anciens en ceci. Leurs universités, à vrai +dire, forment beaucoup plus de jeunes hommes vigoureux que de savants, +et les étudiants consacrent toutes leurs après-midi à des jeux +athlétiques. Les jeunes filles qui suivent les cours universitaires +veulent imiter cet exemple. Récemment, à Cambridge, au collège féminin +de Newham, dirigé par Mlle Hélène Gladstone, je voyais le programme d'un +grand <i>match</i> de lawn-tennis entre cet établissement et celui de Girton. +Me serait-il permis de recommander au ministère de l'instruction de +Serbie, et peut-être à ceux de plus d'un autre pays, l'examen de cette +question: Quelle place les jeux et les récréations doivent-ils occuper +dans l'éducation intégrale?</p> + +<p>La reine Nathalie pourrait donner un prix au meilleur mémoire à faire +sur ce sujet, car elle aime beaucoup les jeux en plein air. Le soir, en +prenant le thé chez le secrétaire de la légation de France, dont la +maison faisait face au jardin du palais, nous entendions cogner les +boules du croquet, quand, le soleil couché, il faisait déjà obscur.</p> + +<p>Je visite quelques écoles: même aspect que chez nous et même +encombrement de matières dans l'enseignement moyen. Voici la liste des +matières enseignées dans les gymnases serbes: Latin, français, allemand, +langue serbe et vieux slave, histoire de la littérature nationale, +géographie, cosmographie, histoire générale et histoire de Serbie, +botanique, zoologie, minéralogie, géologie, physique, chimie, biologie, +anthropologie, arithmétique, algèbre, géométrie, géométrie descriptive, +dessin, sténographie, gymnastique, musique et chant; jusqu'à +trente-huit heures de leçons par semaine, parmi lesquelles, +heureusement,—et j'en fais compliment à la Serbie,—trois heures de +gymnastique et deux heures de chant. Le grec est supprimé. Pour ce qu'on +en apprend chez nous, on ne ferait pas mal d'y renoncer aussi. Cette +accumulation de branches enseignées, qui usent et fatiguent les jeunes +cerveaux, provient du raisonnement suivant, auquel il est difficile de +répondre: Les mathématiques sont indispensables et les langues anciennes +ne le sont pas moins, car elles forment le goût, le style et la pensée; +puis est-il permis aujourd'hui de ne pas connaître quelques langues +étrangères et de ne rien savoir des phénomènes naturels au sein desquels +nous vivons et de l'organisation de notre propre corps, qui nous tient, +certes, d'assez près?</p> + +<p>La Serbie entretient trois gymnases complets et vingt «demi-gymnases», +où toutes les branches ne sont pas enseignées; elle y consacre environ +un demi-million de francs, ce qui est assez satisfaisant. Le gymnase de +Belgrade a 620 élèves et celui de Kragoujevatz 357, ce qui prouve qu'il +existe déjà des gens ayant le désir de faire instruire leurs enfants. Je +suis reçu au ministère de l'instruction publique par M. Novakovitch, qui +en tient le portefeuille, et par le chef de bureau, M. Militchevitch, +qui est entièrement dévoué à ses importantes fonctions. Ils me remettent +le texte de la nouvelle loi du 12 janvier 1883 sur l'instruction +primaire et les tableaux qui résument la situation actuelle.</p> + +<p>En 1883, on comptait dans le royaume, y compris les nouvelles +provinces, 618 écoles, avec 821 instituteurs et institutrices, et 36,314 +élèves des deux sexes. Pour une population de 1,750,000, cela ne fait +que 1 élève sur 48 habitants ou 2 p. c. de la population, ce qui est +extrêmement peu.</p> + +<p>Il existe dans le pays deux villes de plus de 20,000 habitants: Belgrade +et Nisch; 8 de 5,000 à 10,000 et 43 de 2,000 à 5,000, plus 930 bourgs et +villages de 500 à 2,000 et 1,270 petits hameaux de 200 à 500 habitants. +Puisqu'il n'y a en tout que 618 écoles, il s'ensuit qu'il y a même de +gros villages qui n'en ont pas jusqu'à présent. On a fait plus +relativement pour l'enseignement moyen, et c'est un tort: on multiplie +ainsi les chercheurs de places. Dans un pays agricole et démocratique +comme l'est la Serbie, il faut imiter la Suisse et instruire le +cultivateur, car il est le vrai producteur de la richesse. Le ministère +progressiste l'a compris. M. Novakovitch a obtenu de la Skoupchtina la +loi récente, qui est aussi complète et aussi énergique qu'on peut le +désirer. Elle est empruntée à la législation scolaire des États les plus +avancés sous ce rapport, la Saxe et les pays Scandinaves. Rien n'y +manque: enseignement obligatoire pendant six années, de sept à treize +ans, plus deux années complémentaires; obligation pour toute commune +scolaire de fournir les locaux, le matériel de classe, les livres, pour +l'instituteur un traitement convenable avec maison, jardin d'un arpent, +bois de chauffage et une pension de retraite commençant à 40 p. c, après +vingt ans de service, et s'élevant, par une majoration de 2 p. c. par +année supplémentaire, jusqu'à la totalité du traitement; inspection +annuelle de toutes les écoles; examens des élèves, fonds scolaire et +impôt scolaire spécial payable par tous les contribuables. Le ministre +nomme les instituteurs communaux et n'autorise l'ouverture d'écoles +privées qu'à des conditions très sévères. Si la Serbie parvient à mettre +à exécution une loi pareille, elle pourra en être fière, mais il faudra +beaucoup d'argent. L'État devrait, comme aux États-Unis, concéder au +fonds scolaire une grande partie des terres publiques; c'est le meilleur +usage qu'on en puisse faire.</p> + +<p>Le ministère progressiste a fait adopter récemment une réorganisation +complète de l'armée, due au général Nikolitch. Elle donnera une force +d'environ 17,000 hommes de toutes armes sur pied de paix et de 80,000 +sur pied de guerre. En 1883, les dépenses militaires se sont élevées à +10,305,326 francs. La Serbie a fait de grands sacrifices pour son +armement. Récemment elle s'est fait livrer 100,000 fusils +Mauser-Milovanovitch au prix de 72 francs pièce. Elle a aussi commandé +des canons de Bange, dont les essais à Belgrade ont été +extraordinairement satisfaisants, prétend-on. Le service est obligatoire +pour tous les hommes valides jusqu'à l'âge de 50 ans; dans le premier +ban, de 20 à 30; dans le second, de 30 à 37; dans le troisième, de 39 à +50 ans. Dans le cadre permanent, la durée du service est de deux ans.</p> + +<p>—Le dimanche, j'entre dans la cathédrale du rite orthodoxe, qui, avec +ses clochetons en forme de bulbes et sa façade style italien, a très +grand air. On entrevoit encore la trace des boulets turcs de 1862. +L'intérieur n'offre rien de curieux, sauf l'iconostase, couverte de +grandes figures de saints sur fond d'or; elle forme une haute paroi, +derrière laquelle les officiants disent la messe. Le nombre des fidèles +est très restreint: quelques femmes qui embrassent les images des saints +et allument des cierges, presque pas d'hommes. Si la foi n'est pas +morte, les pratiques paraissent très négligées. Un volontaire italien, +M. Barbanti Brodano, qui a fait la guerre de 1875 en Serbie, rapporte, +dans un volume de souvenirs très vivement écrit et intitulé <i>sulla +Drina</i>, qu'il a été très frappé de rencontrer si peu d'églises en ce +pays. Sept ou huit hameaux n'en ont qu'une seule, située à une grande +distance et d'apparence plus que modeste. Grande différence, +remarque-t-il, avec l'Italie, où chapelles, oratoires et églises +abondent. Le fait est que la statistique nous apprend qu'il n'y a que +972 paroisses pour 2,253 villes, villages et hameaux.</p> + +<p>Les évêques seuls (il y en a cinq) reçoivent un traitement de l'État. +Les popes sont entretenus par les fidèles. D'après une loi récente, +outre le casuel, ils ont droit à 2 francs par tête de contribuable. +Beaucoup ont famille, car ils peuvent se marier avant d'être consacrés +diacres. Ils ne sont pas forts en théologie; les études au séminaire ont +été, jusqu'à présent, très négligées; beaucoup, dit-on, ne comprennent +pas le vieux slave des offices; mais le peuple les aime, parce qu'ils +cultivent eux-mêmes leur champ, qu'ils partagent les sentiments +populaires et qu'ils ne visent nullement à une prééminence théocratique. +Ils n'exercent en aucune façon sur leurs ouailles cette influence en +matière politique que le prêtre catholique a conservée sur les +campagnards, dans les pays de foi, comme l'Irlande, le Tyrol ou la +Belgique. Ceci est important pour les élections.</p> + +<p>Les églises du rite oriental ne sont pas toujours ouvertes, comme celles +des catholiques. Elles ne le sont, comme chez les protestants, que les +jours de fêtes, à l'heure des services. L'unitairien Channing, peu porté +cependant aux pratiques dévotes, préfère l'usage catholique. L'Évangile +dit sans doute: «Quand tu pries, entre dans ta chambre, ferme la porte +et prie ton Père en secret»; mais à moins de nier toute influence des +choses extérieures, il faut bien admettre que l'âme s'élèvera plus +aisément vers Dieu dans un temple et parmi les symboles qui le +rappellent, qu'entre quatre murs nus. Les orthodoxes, trouvant presque +toujours closes les portes de leurs lieux de culte, en oublient +facilement le chemin.</p> + +<p>Je fais visite au métropolite, Mgr Mraovitch. Il est le chef de l'Église +nationale de Serbie, depuis qu'à la suite du traité de Berlin celle-ci +s'est affranchie du patriarcat de Constantinople et que, comme le disait +le message princier à la Skoupchtina, elle est redevenue indépendante, +telle que l'avait constituée saint Sabbas. La nomination de Mgr +Mraovitch s'est faite à la suite d'un grand événement politique, car il +a éloigné la Serbie de la Russie, pour la rapprocher plus intimement de +l'Autriche. Un impôt ayant été établi sur la fortune présumée, on a +voulu l'appliquer aussi au clergé. Celui qui se fait moine doit payer +100 francs, puis 150 francs s'il est élevé au rang de jeromonach, 300 +francs s'il devient igumène. Le précédent métropolite Michel a protesté +et a refusé le paiement de l'impôt, parce qu'il portait atteinte au +droit de l'église. «Comment, disait-il dans une lettre adressée au +ministre des finances, l'État peut-il mettre une taxe sur des vœux et +des dignités monastiques qu'il fait profession d'ignorer? Ce serait à +l'Église à exiger cet impôt au profit de l'État; mais alors l'Église +vendrait les fonctions religieuses, ce qui est un péché et une violation +des constitutions ecclésiastiques; ce serait de la simonie.» On +affirmait qu'il était l'agent de la Russie et qu'il faisait de la +propagande pour les cercles moscovites de Moscou. Le gouvernement +répondit que personne n'a le droit de désobéir aux lois, pas plus le +clergé et son chef que les autres citoyens, et il déposa le métropolite, +en désignant son successeur. N'a-t-il pas outre-passé ses pouvoirs? +D'après la loi canonique, le métropolite est nommé par le synode, que +convoque à cette fin l'évêque le plus ancien; mais la nomination doit +être approuvée par le prince. Ceci implique-t-il pour l'État le droit de +révocation? <i>Adhuc sub judice lis est</i>.</p> + +<p>Les amis de l'ancien archevêque et le parti russe avaient compté que +tout le clergé aurait violemment pris fait et cause pour lui: il n'en a +rien été. Les popes orthodoxes n'ont pas l'ardeur belliqueuse des +prêtres catholiques. Ce n'est pas eux qui auraient amené M. de Bismarck +à Canossa. Soit indifférence, soit crainte du bras séculier, ils se sont +tus; mais en Russie, l'opinion et même le gouvernement ont été vivement +froissés par cet incident, qu'on attribuait à tort, me dit-on, aux +inspirations de l'Autriche. Quand je me trouvai à Belgrade, l'affaire +semblait terminée.</p> + +<p>Le nouveau métropolite, Mgr Mraovitch, est un petit vieillard, dont les +longs cheveux blancs retombent sur les épaules et dont les yeux gris ne +manquent pas de finesse. Je me permis de lui demander si ses ouailles +étaient partout aussi peu assidues à l'église qu'à Belgrade. «A la +campagne, me dit-il, vous auriez trouvé plus de monde à la messe. +Cependant les campagnards ne se piquent pas d'y aller régulièrement. Je +le regrette, mais ils sont néanmoins bons chrétiens et surtout très +attachés à leur religion, qui est intimement liée à toutes les fêtes de +famille et qui, à leurs yeux, se confond avec le sentiment national. +Pendant des siècles, nous avons été foulés par les musulmans et +dépouillés par les prélats phanariotes, et cependant, nous n'avons pas +eu d'apostasies.—Votre culte, lui dis-je, autorise le divorce; n'en +abuse-t-on pas?—Nullement, me répond-il; mais on prétend qu'il n'en est +pas de même à Bucharest.» Le métropolite habite un grand palais en face +de la cathédrale; l'ameublement n'a rien de luxueux. A côté se trouve le +séminaire. Tous les habitants de la Serbie professent le culte +orthodoxe, sauf trois mille juifs, d'origine et de langue espagnoles, et +environ quinze mille catholiques, la plupart étrangers. Ceux-ci relèvent +de l'évêque de Diakovar, dont l'autorité s'étend sur la Serbie, comme +précédemment sur la Bosnie.</p> + +<p>Dans tout l'Orient, les questions religieuses ont une grande importance, +parce qu'elles sont intimement liées aux rivalités des races et, par +conséquent, aux divergences politiques. Je rencontre à l'hôtel un +propriétaire roumain de la Bessarabie, qui me donne quelques détails sur +les luttes confessionnelles et ethniques dont son pays est le théâtre. +La grande majorité de la population est ruthène et roumaine; elle +professe par conséquent le culte grec orthodoxe. Mais depuis quelque +temps, les Polonais, qui possèdent des propriétés en Bessarabie, et les +jésuites qui s'y sont établis, font une propagande active. L'ancien +archevêque catholique de Varsovie Félinski, revenu de son exil en +Sibérie, s'est fixé à Czernowitz; il y est le centre de l'activité +ultramontaine. Un couvent d'Ursulines essaye de faire des conversions en +donnant l'instruction aux jeunes filles. Les Polonais de la Galicie +rêvent de s'annexer un jour la Bessarabie et, pour y arriver, peu à peu +ils s'efforcent de poloniser et d'amener au catholicisme les populations +du rite oriental. Récemment, l'archevêque orthodoxe Morariu Andriewitch +a publié un mandement très vif pour se plaindre de ces menées, qui, +dit-il, menacent la paix et la liberté de conscience de ses ouailles. Ce +prélat est un très grand personnage. Il occupe un vaste palais qui +domine tout Czernowitz, dont il est le plus beau monument. Avec les +vives couleurs de ses fresques et ses ornements dorés, il rappelle les +splendeurs de Byzance.</p> + +<p>L'Autriche a évidemment intérêt à contenir les intrigues des +convertisseurs jésuites qui irritent les populations. Si elles croyaient +que le gouvernement aux mains des ultramontains leur est hostile, elles +tourneraient les yeux vers la Russie.</p> + +<p>—Je trouve ici avec grand plaisir notre ministre, mon collègue à +l'Académie de Bruxelles, M. Émile de Borchgrave, qui a écrit une savante +étude sur les colonies flamandes et saxonnes de la Transylvanie, et un +excellent livre sur la Serbie qui m'a beaucoup aidé dans mes recherches, +ainsi que les rapports de M. Alexandre Mason, secrétaire de la légation +anglaise.</p> + +<p>M. de Borchgrave me conduit chez le roi. Je l'avais vu souvent lorsqu'il +faisait ses études à Paris, chez mon ancien maître François Huet. Il +était alors un bel adolescent, aux yeux de flamme, déjà très fier de son +pays. «Voyez, me dit-il un jour en m'apportant un journal où l'on +faisait l'éloge de la Serbie, lisez ceci! On ne dira plus maintenant que +nous sommes des barbares.» Après dix-huit ans, au lieu du jeune +collégien, je retrouve un superbe cavalier, très grand, très fort et qui +s'appelle Milan Ier, roi de Serbie. Quel changement de toutes façons! Il +a conservé le souvenir le plus affectueux de la France et de M. et de +Mme Huet, qui ont été pour lui comme un père et une mère. C'est en 1868 +qu'il a été appelé brusquement à succéder à son cousin le prince Michel, +assassiné dans le parc de Topchidéré.</p> + +<p>C'est dans cette visite au palais, que je fais connaissance avec une +coutume orientale que les Serbes ont conservée. Un domestique nous +apporte, sur un plateau d'argent, une coupe contenant de la confiture de +roses et pour chacun de nous un verre d'eau. Chacun prend une cuillerée +de la confiture et quelques gorgées d'eau: la communion de l'hospitalité +est faite. Le roi est très occupé de son budget, qu'il connaît jusque +dans ses menus détails. Il est satisfait d'avoir vu passer les recettes +de 13 millions en 1868, année de son arrivée au pouvoir, à 34 millions +en 1883. «Et nous n'en resterons pas là, ajoute-t-il, car les impôts +sont mal assis. Ils pourraient rendre le double, sans accabler les +contribuables.»—Je me permets de remarquer que le gonflement des +budgets est une maladie propre à tous les États modernes, mais qu'il +faut la combattre, sous peine de la voir devenir mortelle.</p> + +<p>Le fait est que le système financier est encore très primitif. L'impôt +direct est fixé, non sur la terre, mais par «tête contributive», +<i>porezka glava</i>. Le maximum de cette taxe est, pour les villages, de 15 +thalaris de Marie-Thérèse, valant 4 fr. 80 c., de 30 thalaris pour les +villes et de 60 pour Belgrade. 6 thalaris, ou environ 30 francs, telle +est la contribution moyenne, dont 3 comme capitation et 3 comme taxe sur +la fortune présumée. Il existe un grand nombre de classes et chacun est +placé dans l'une d'elles, d'après son revenu. Les ouvriers payent une +capitation annuelle qui varie de 2 fr. 40 c. à 9 fr. 60 c., d'après leur +salaire. L'impôt direct est perçu au profit de l'État par la commune, +qui en fait la répartition entre ses habitants. Il a produit, en 1883, +environ 12 millions. Les impôts indirects ont donné 2 millions, les +domaines 2 millions, les taxes diverses, timbres, enregistrement, encore +2 millions. Les communes peuvent percevoir aussi une taxe établie sur la +même base que l'impôt direct au profit de l'État; mais elle ne peut en +dépasser le quart dans les villages, le tiers dans les villes, la moitié +à Belgrade.</p> + +<p>Je transcris ici, à titre d'information précise, une quittance des +contributions annuelles d'un habitant de Belgrade appartenant à la +onzième classe des contribuables, et il y en a quarante: impôt direct +pour l'État, 30 fr. 32 c.; fonds des écoles, 2 fr. 50 c.; fonds des +hôpitaux, 1 fr. 60 c.; pour le clergé, 2 francs; pour la commune, 13 fr. +48 c.; pour les pauvres, 1 fr. 90 c.; pour l'armement, 1 franc; pour les +invalides, 2 francs; pour l'amortissement de la dette publique, 4 +francs. Total: 58 fr. 80 c.—Cela fait un peu l'effet de la note de +l'apothicaire du <i>Malade imaginaire</i>; mais j'y vois ce grand avantage +que chacun sait pour quel objet il paye. Il en est de même en +Angleterre, où l'on doit payer un certain nombre de pence par livre +sterling de revenu pour les écoles, pour les routes, pour l'éclairage, +etc. Le contrôle est plus facile, et le contribuable est plus provoqué à +l'exercer qu'avec nos versements en bloc constituant une masse, où nos +gouvernants puisent, suivant les prévisions du budget, et où personne ne +se retrouve, sauf peut-être MM. Léon Say et Paul Leroy-Beaulieu, tandis +que ce rôle de Belgrade est intelligible pour un enfant. Tout ce qui +peut brider la fureur des dépenses publiques est excellent; mais est-il +moyen d'y arriver? Certes, en Serbie, il vaudrait mieux introduire un +impôt foncier sur la terre, basé sur un cadastre indiquant l'étendue, la +qualité et le revenu des parcelles; seulement, il serait à craindre +qu'on n'en profitât pour exiger davantage, et c'est toujours l'armée qui +consommerait improductivement tout ce qui serait enlevé aux +cultivateurs.</p> + +<p>—Le roi m'invite à déjeuner pour aller ensuite assister à une fête de +village. L'ancien palais princier, le Konak, est une villa à un étage, +séparée de la rue par une grille et un jardin qui se prolonge en +arrière en un parc bien ombragé. L'ameublement, sans luxe tapageur, +rappelle celui d'une habitation de campagne d'un lord anglais. La reine +Nathalie est la fille du colonel russe Kechko, boyard de la Bessarabie, +et d'une princesse Stourdza, Roumaine; elle est ainsi cousine du roi +Milan. Elle descend de l'antique famille provençale des Baulx, Balsa en +italien et en roumain. Plusieurs chevaliers de la famille des Baulx +accompagnèrent Charles d'Anjou quand il fit la conquête de Naples; +d'autres vinrent se fixer en Serbie à l'époque où Hélène de Courtnay y +était reine. Adelaïs, Laurette et Phanette des Baulx furent chantées par +les troubadours, et l'ancien castel de Baulx existe encore près d'Arles. +La reine est d'une beauté qui a fait événement dans sa visite récente à +Florence, où elle est née; grande, élancée, un port de déesse sur les +nues, un teint chaud, éblouissant, et de grands yeux veloutés de +Valaque. L'unique enfant, le prince Alexandre, qui apparaît avant qu'on +ne se mette à table, a sept ans. Il est plein de vie et ressemble à ses +parents, ce dont il n'a pas lieu de se plaindre. Quelle sera sa +destinée? Deviendra-t-il le nouveau Douchan de l'empire serbe? Est-ce à +Constantinople qu'il ceindra un jour la couronne des anciens tsars? Dans +ces pays en fermentation et en transformation, les rêves les plus +audacieux se présentent involontairement à l'esprit. En attendant, à +côté du Konak actuel, on construit un grand palais avec des dômes +prétentieux, qu'on a eu le tort de faire avancer jusque dans +l'alignement du boulevard même.</p> + +<p>Le déjeuner est servi avec élégance et il sort des mains d'un bon +cuisinier. La carte du menu est surmontée d'un écusson royal aux armes +et avec la devise de la Serbie: <i>Tempus et meum jus</i>. Voici ce qui nous +est offert: Bouillon, timbales de macaroni à la Lucullus, sterletons +rôtis en matelote, côte de bœuf aux truffes, écrevisses de Laibach à la +provençale, poulardes françaises, asperges à la polonaise, petits pois +verts, bombe glacée de fraises. On me reprochera peut-être de ressembler +à ce diplomate qui avait sur sa table plusieurs volumes de ses mémoires +richement reliés et qui ne contenaient que les menus des dîners auxquels +il avait assisté. Mais il est curieux de savoir ce que, dans chaque +pays, mangent les hommes, depuis le paysan en sa chaumière jusqu'au +prince sous ses lambris dorés; car cela donne une idée du bien-être +national et des ressources locales. D'ailleurs, toute l'activité +économique n'a-t-elle pas pour but d'apporter à tous de quoi se nourrir? +Certes, Brillat-Savarin, qui était homme d'esprit, m'eût pardonné.</p> + +<p>La reine me rappelle que j'ai écrit, dans la <i>Revue des Deux Mondes</i>, +certain réquisitoire contre le luxe, qui doit me porter à condamner ces +dépenses inutiles. «En effet, lui dis-je, je crois que c'est aux +souverains à donner l'exemple de la simplicité et de l'économie. Partout +les dépenses improductives ruinent les familles et les États.» Le roi et +la reine parlent le français avec le meilleur accent. Après le café, on +part pour le village où se célèbre la <i>Slava</i>. Il est situé au delà de +Topchidéré, non loin de la Save. La route n'est pas en très bon état; +mais nos chevaux hongrois nous entraînent au grand trot. Le premier +aide de camp du roi, le lieutenant-colonel Franassovitch, m'explique ce +que c'est que la Slava. Chaque famille comme chaque village a sa Slava: +c'est la fête du saint qui en est le patron. Elle dure plusieurs jours; +c'est une antique coutume, qui remonte à l'époque où la famille +patriarcale vivait groupée sous le même toit. Aujourd'hui encore, elle +se célèbre partout, même dans les villes. La maison se décore de +feuillage et de fleurs. Un banquet réunit les plus proches parents, sous +la présidence du chef de la famille. Un pain fait du plus pur froment +est posé au centre de la table. Une croix y est imprimée en creux, au +milieu de laquelle est fixé un cierge à trois branches, allumées en +l'honneur de la Trinité. Le pope prononce une prière et appelle la +bénédiction de Dieu sur toute la famille. Au dessert, les toasts et les +chants se succèdent; les Serbes y excellent. En assistant à une Slava, +ou à la fête des morts, on voit combien est encore puissant ici le +sentiment familial. C'est un des caractères de toute société primitive, +où le clan, le γένος, la <i>gens</i>, est la cellule sociale, l'alvéole au +sein duquel se conserve et se développe la vie humaine.</p> + +<p>Le village où nous arrivons n'est qu'un petit groupe de maisons basses, +couvertes de chaume et cachées en des vergers de grands pruniers à +fruits violets. Pas d'église; le centre est l'école. Sous la véranda, on +a étendu un tapis et placé des fauteuils pour Leurs Majestés et leur +suite. Le roi et la reine arrivent dans une légère Victoria, précédée +d'un piquet de hussards portant un ravissant uniforme hongrois. Les +paysans, rassemblés en foule, crient: <i>Zivio!</i> ce qui signifie: <i>Vive!</i> +Je saisis sur le vif le contraste entre les mœurs anciennes et celles +de l'Occident, qui s'introduisent rapidement. Le préfet et le +sous-préfet, en habit noir et cravate blanche, s'avancent vers le roi et +le saluent avec respect, gourmés et raides comme des fonctionnaires +occidentaux. Le maire, <i>presednik</i>, avec son beau costume: veste brune +soutachée de noir, larges culottes, jambières albanaises, s'approche, +et, avec une aisance parfaite, adresse au roi son petit discours, en le +tutoyant, suivant l'usage traditionnel. C'est la démocratie du temps de +Milosch.</p> + +<p>Quand nous avons pris place sur des fauteuils réservés, parmi les +feuillages et les fleurs qui ornent le bâtiment de l'école, commence une +cérémonie des plus caractéristiques. Les paysannes se dirigent en longue +file vers la reine, et chacune, à son tour, lui donne sur les deux joues +un retentissant baiser, qu'elle leur rend consciencieusement. Curieux +tableau: la reine Nathalie porte un ravissant costume de campagne, qui +fait ressortir toute l'élégance de sa taille, une robe de foulard bleu à +pois blancs et un chapeau de paille garni de velours assorti; les +paysannes sont vêtues d'une chemise brodée en laines de couleurs +voyantes, avec un tablier tout couvert d'arabesques de tons très vifs et +cependant harmonieux; sur la tête, un mouchoir rouge ou des fleurs et +des sequins; autour du cou et de la ceinture, de lourds colliers formés +de pièces d'or et d'argent. Toutes ces étoffes et ces broderies sont +l'ouvrage de leurs mains. Chez la reine, toutes les distinctions de la +civilisation moderne; chez ces femmes de la campagne, les idées, les +croyances, les mœurs, les produits de l'industrie familiale, la +personnification des civilisations primitives.</p> + +<p>L'une de ces femmes, très âgée, mal vêtue, peu lavée, sentant +cruellement l'ail, embrasse la reine quatre ou cinq fois et lui adresse +un interminable discours. Le roi l'interrompt: «Voyons, que +veux-tu?—Mon fils unique a été tué à la dernière guerre, répond-elle; +j'ai donc droit à une pension et je ne la recois pas.—<i>Presednik</i>, +reprend le roi, en s'adressant au maire, qui était resté à côté de lui, +ceci te regarde. Qu'as-tu à dire?—Je dis que cette femme est à son aise +et que, par conséquent, elle n'a pas droit à la pension.—Comment! +réplique la vieille, mais une telle, du village voisin, a plus de terre +que moi et elle à une pension.—Je n'ai pas à juger ce que font les +autres, dit le maire; mais moi, je remplis mon devoir; je défends +l'intérêt de mes contribuables.—Nous examinerons cela, reprend le roi; +colonel Franassovitch, veuillez en prendre note.» Je me figure que c'est +ainsi que saint Louis jugeait sous son chêne. Je vois en action +l'antique souveraineté patriarcale.</p> + +<p>Le roi me donne alors quelques détails sur l'organisation communale en +Serbie. La commune, <i>opchtina</i>, jouit d'une autonomie complète dans les +limites fixées par la loi. Les habitants nomment le conseil communal et +le maire, sans nulle intervention du pouvoir central. Le nombre des +membres formant le conseil dépend de la population de la commune; mais, +pour toute décision, il faut au moins trois conseillers. Ceux-ci fixent +souverainement le budget en recettes et en dépenses. Ceci est bien la +commune primitive, telle qu'on la trouve encore en Suisse, en Norvège, +dans le <i>township</i> américain, et telle qu'elle existait partout, avant +que le pouvoir central soit venu restreindre sa compétence.</p> + +<p>Voici qui tient encore aux libertés anciennes: la justice, en premier +ressort, est toute communale. Le maire, <i>presednik opchtiné</i>, avec deux +adjoints élus pour un an, forme un tribunal qui décide de toutes les +contestations jusqu'à la somme de 200 francs et qui juge, en matière +pénale, les délits de simple police. Des décisions de ce tribunal, il +peut être appelé devant une commission, composée de cinq membres, élus +tous les trois mois. Une loi récente a limité un peu la compétence de ce +tribunal de village. Les conseils communaux choisissent aussi des jurés +qui font partie de la cour d'assises pour juger les accusés habitant +leur commune. Dans tout notre Occident, au moyen-âge, les échevins +communaux exerçaient également des fonctions judiciaires. En Serbie, +au-dessus des tribunaux locaux, s'étagent un tribunal de première +instance par département, une cour d'appel et une cour de cassation. +Cette organisation est empruntée à la France. Afin que tout marche d'une +façon plus méthodique et plus uniforme, on veut étendre les pouvoirs de +l'autorité centrale, au détriment de l'autonomie locale. C'est un +progrès à rebours; car, dans notre Occident, on s'accorde à constater +les avantages de la décentralisation, et si l'on pouvait avoir la +commune comme aux États-Unis ou en Serbie, on s'estimerait heureux.</p> + +<p>Près de l'école, je remarque une construction en bois de forme étrange: +c'est un gerbier en clayonnage, très long, élevé sur des pieux, à un +mètre du sol, et recouvert d'un épais toit de chaume. «C'est là, me dit +le roi, un de nos greniers d'abondance pour les temps de guerre. Encore +une de nos vieilles coutumes. Chaque commune est tenue d'avoir un +gerbier pareil, et tout chef de famille doit y verser, chaque année, 150 +okas, soit environ 182 kilogrammes de maïs ou de blé. En temps +ordinaire, nous avons ainsi 60 à 70 millions de kilogrammes de blé, pour +les distribuer aux habitants, en cas de disette, ou quand les hommes +doivent se mettre en campagne.»</p> + +<p>Mais voici le <i>kolo</i> qui se met en branle. Le kolo, en bulgare <i>koro</i>, +le <i>choros</i> grec, est la danse nationale des Slaves. Un cercle immense +se forme, d'hommes et de femmes, alternativement. Ils se donnent la main +ou se prennent par la taille. Au centre, les tsiganes jouent les airs +nationaux. La ronde tourne lentement, en décrivant des méandres. Le pas +consiste en de petits bonds sur place, sans entrain. La musique est +douce, presque mélancolique, nullement entraînante. Quelle différence +avec les tsardas hongroises, aux emportements affolés, aux fougues +furieuses! Mais les couleurs du tableau sont d'une vivacité +merveilleuse. Les hussards de l'escorte royale sont venus prendre place +dans la file, qui tourne, tourne toujours; puis sont accourues des +jeunes filles tsiganes, vêtues d'étoffes rouges et jaunes. Parmi les +danseurs et la foule qui les entoure, tous, hommes et femmes, portent le +costume national, si pittoresque, si éclatant de tons. De vieux chênes +projettent leur ombre sur la vaste cour. Pas un ivrogne; je ne vois +guère boire que de l'eau. Aucun cri grossier. La fête se poursuit avec +une convenance parfaite. Tous ces paysans ont une grande distinction +naturelle et une dignité d'homme libre. Rien n'est vulgaire. Je n'ai +jamais vu une scène de mœurs où tout fût d'une couleur locale aussi +complète.</p> + +<p>Nous rentrons par Topchidéré, qui est le bois de Boulogne de Belgrade. +Des promenades y serpentent sous de beaux ombrages, au bord d'un petit +ruisseau coulant à travers les prairies d'une vallée verdoyante. Ici se +trouve la maison qu'occupait Milosch et le vaste parc aux Daims, où a +été assassiné le prince Michel. Je dîne chez notre ministre, avec +quelques diplomates. Parmi ceux-ci se trouve le comte Sala, qui fait +l'intérim à la légation française. La comtesse, une Américaine +parisienne, est étincelante d'esprit et de beauté. Je reste tard pour +causer avec M. de Borchgrave de la situation économique du pays, qu'il +connaît à fond. J'emprunte aussi quelques détails à un rapport très bien +fait de M. Mason, secrétaire de la légation anglaise.</p> + +<p>Nul pays ne mérite mieux d'être appelé une démocratie que la Serbie. Les +begs turcs ayant été tués ou chassés dans les longues guerres de +l'indépendance, les paysans serbes se sont trouvés propriétaires absolus +des terres qu'ils occupaient, sans personne au-dessus d'eux. Il n'y a +donc ici ni grands propriétaires ni aristocratie. Chaque famille possède +le sol qu'elle cultive et en tire de quoi vivre avec les procédés de +culture les plus imparfaits. Le prolétariat était inconnu autrefois, +grâce aux zadrugas, ou communautés de famille, qui, comme nous l'avons +vu, subsistaient sur un fonds inaliénable, héritage en mainmorte, et +ensuite grâce à une loi excellente qui interdit la vente, même au profit +des créanciers, de la maison, de cinq arpents de terre (environ deux +hectares et demi), du cheval, du bœuf et des outils aratoires +nécessaires pour les cultiver.</p> + +<p>Dans les campagnes, on ne trouve guère d'ouvriers, et, semblable en cela +au Yankee, aucun Serbe ne consent à être domestique; même les +cuisinières et les servantes viennent de la Croatie, de la Hongrie et de +l'Autriche. Quand un cultivateur, avec l'aide de sa famille, ne peut +suffire à couper ses foins ou ses blés, il s'adresse à ses voisins, qui +viennent lui donner un coup de main, et la rentrée de la récolte est une +occasion de fête. Cela s'appelle la <i>moba</i>. Point de salaire; service +pour service, à charge de revanche. N'est-ce pas l'âge d'or? +Malheureusement, ces fiers Serbes, qui, avant le récent désarmement, +marchaient toujours armés, sont de très médiocres cultivateurs. Leur +grossière charrue, toute en bois, avec un petit bout de soc en fer, +traînée par quatre bœufs, déchire le sol, mais ne le retourne pas. Au +maïs succède le froment ou le seigle, puis suit une jachère de plusieurs +années. C'est à peine si le tiers de la superficie est en culture. La +statistique de 1869, la dernière qui ait été publiée, ne donnait, pour +360,000 «têtes de contribuables», et pour mettre en mouvement 79,517 +charrues grandes et petites, <i>ralitzas</i>, que 13,680 chevaux de trait et +307,516 bœufs. C'est déplorablement insuffisant. Cependant, comme la +population est peu dense, 1,820,000 habitants sur 4,900,000 hectares, +ou deux hectares et demi par tête, il s'ensuit que les vivres ne +manquent pas et qu'on peut en exporter. La statistique nous apprend, en +effet, qu'en moyenne la Serbie vend à l'étranger pour 30 millions de +francs de bétail et de produits animaux, et pour 8 à 10 millions de +fruits, grains et vins.</p> + +<p>Voici quelques chiffres indiquant comment la superficie est employée et +quelle est la richesse agricole du pays. La moitié du territoire, soit +2,400,000 hectares, est occupée par les montagnes et les forêts; 800,000 +hectares sont en terres cultivées et 430,000 hectares en prairies; le +surplus est vague. Sur les terres labourables, le maïs prend 470,000 +hectares, le seigle; le froment et les autres grains 300,000 hectares; +le reste est consacré aux vignes, aux pommes de terre, au tabac, au +chanvre, etc. Le maïs est ici, comme dans tout l'Orient, le produit +principal. On estime que la récolte moyenne donne pour le maïs 448,327 +tonnes, 250,000 pour le froment, 32,000 pour l'avoine et 80,000 pour les +autres grains.</p> + +<p>Voici la proportion sur 100 qu'on attribue à chaque céréale: maïs, +52.35; froment, 27.20; orge, 6.30; avoine, 6.60; seigle, 3.90; épeautre, +3; millet, 0.65. Dans les provinces de Podrigné, de Pojarevatz et de +Tchoupria, le maïs forme les 65 centièmes du produit total.</p> + +<p>La richesse en bétail est représentée par les chiffres suivants: 826,550 +bêtes à cornes, 122,500 chevaux, 3,620,750 moutons et 1,067,940 porcs.</p> + +<p>Les statisticiens ont noté que si, d'une part, dans les pays en +progrès, la population augmente, ce qui prouve un accroissement de la +prospérité générale, d'autre part, la quantité du bétail diminue, ce qui +est regrettable, car il en résulte que la proportion de nourriture +animale devient moindre. Si l'on considère les anciennes provinces +serbes, sans les districts annexés par le traité de Berlin, qui ont +280,000 habitants, on trouve que la population s'élevait à 1,000,000 en +1859, à 1,215,576 en 1866 et à 1,516,660 en 1882. L'accroissement annuel +est donc d'environ 2.2 p. c., ce qui donne une période de doublement de +cinquante ans, comme en Angleterre et en Prusse. En même temps, de 1859 +à 1882, le nombre des bêtes à cornes tombait de 801,296 à 709,000, celui +des chevaux de 139,801 à 118,500, celui des porcs de 1,772,011 à +958,440. Il n'y a que le chiffre des moutons qui augmente un peu: de +2,385,458 à 2,832,500. Ceci semble le résultat habituel de ce que l'on +appelle les progrès de la civilisation. A mesure que la population +s'accroît, elle doit de plus en plus se contenter d'une nourriture +végétale. D'après Tacite, le Germain se nourrissait surtout de viande et +de laitage, tandis que l'Allemand et le Flamand, dans les campagnes, ne +mangent guère que des pommes de terre et du pain de seigle. Maintenant +encore, le rapport entre le chiffre du bétail et celui de la population +est beaucoup plus satisfaisant ici que dans nos pays occidentaux, car en +réduisant le nombre des animaux domestiques en têtes de gros bétail, on +arrive au total d'environ 1,400,000 pour 1,516,660 habitants, ce qui +fait presque une tête par habitant. C'est à peu près la même proportion +qu'en Bosnie-Herzégovine, qui, avec 2 millions d'hectares en plus, n'a +que 1,158,453 habitants au lieu de 1,820,000. Il faut aller dans les +pays nouvellement occupés, comme l'Australie et les États-Unis, pour +trouver une proportion aussi favorable. On peut en conclure que les +Serbes mangent généralement de la viande à l'un de leurs repas, quand +ils ne sont pas obligés de faire maigre, ce qui leur arrive plus de cent +cinquante jours par an. Alors ils se contentent de maïs et de fèves.</p> + +<p>Le porc a été pour la Serbie ce que le hareng a été pour la Hollande, la +principale source de la richesse commerciale et la cause de son +affranchissement. Les héros de la guerre de l'indépendance, les gueux de +mer qui, au XVIe siècle, ont dispersé les flottes de Philippe II, +étaient des pêcheurs de harengs, et ici Milosch et ses compagnons +étaient des éleveurs et des marchands de porcs. D'innombrables troupeaux +de ces animaux, presque à l'état sauvage, s'engraissaient de glands dans +les vastes forêts de la région centrale, la Schoumadia. Ils étaient +amenés par bandes vers la Save et le Danube et vendus pour la +consommation de la Hongrie et de l'Autriche. Aujourd'hui, les forêts de +chênes sont dévastées et le lard d'Amérique a pénétré partout. +Cependant, en 1881, on a encore exporté 325,000 porcs gras et maigres. +L'étendue moyenne des exploitations est de 4 à 5 hectares, mais avec des +droits de jouissance sur les prairies et les forêts de la commune ou de +l'État. Certaines régions de la Serbie sont renommées pour leurs animaux +domestiques. Les plaines de la Koloubara et la basse Morava pour ses +chevaux, Resavska pour ses bœufs, la Schoumadia pour ses porcs, +Krivoviv, Visotchka, Pirot et Labska pour ses moutons.</p> + +<p>—Je fais quelques visites, d'abord au président du conseil, M. +Pirotchanatz, qui a infiniment d'esprit et de verve, et qui voit de haut +la situation de l'Europe et celle de son pays, ensuite au ministre des +finances<a name='FNanchor_13_13'></a><a href='#Footnote_13_13'><sup>[13]</sup></a>, M. Chedomille Mijatovitch, chez qui je passe la soirée. Il +a étudié l'économie politique en Suisse; il est membre du <i>Cobden Club</i> +et il a épousé une Anglaise, qui à publié, dans sa langue, une histoire +de Serbie, les légendes serbes et les poèmes relatifs à la bataille de +Kossovo. M. Mijatovitch parle le français non moins bien que l'anglais. +Il s'occupe en ce moment de la loi qui doit créer la banque nationale. +Le jour même j'avais assisté, dans la salle de la Skoupchtina, à une +réunion de négociants de Belgrade et des autres villes principales, qui +avaient discuté les statuts de la future banque. Je ne pus que les +trouver excellents, puisqu'ils étaient la reproduction de ceux de notre +banque nationale, qui est considérée comme un établissement modèle en ce +genre. Je critique vivement cependant un article qui permet de faire des +avances à des entreprises industrielles. Il y a là un danger réel. La +mission de maintenir intacte la circulation fiduciaire est si délicate, +parfois si difficile, qu'il ne faut pas la compliquer en engageant les +capitaux de la banque en des affaires toujours aléatoires. On transforme +celle-ci en crédit mobilier. En outre, comme l'établissement est soumis +au contrôle de l'État, les influences politiques peuvent entraîner à +faire de mauvais placements. La loi belge interdit même à notre banque +d'émission d'accorder un intérêt aux dépôts, afin qu'elle ne s'expose +pas à les perdre en cherchant à les placer avantageusement. La banque +nationale de Serbie fonctionne maintenant, mais ce qui lui fait défaut +jusqu'à présent, c'est le papier de commerce à escompter.</p> + +<a name='Footnote_13_13'></a><a href='#FNanchor_13_13'>[13]</a><div class='note'><p> Maintenant ministre de Serbie à Londres (1885).</p></div> + +<p>La principale institution de crédit de la Serbie est l'<i>Ouprava Fondava</i> +ou crédit foncier, fondé en 1862, réorganisé en 1881. Il reçoit les +dépôts des institutions publiques, caisses de retraite, caisses +d'épargne et fait des avances sur hypothèques au taux de 6 p. c., plus 2 +p. c. d'amortissement pendant vingt-trois ans et six mois. Le total des +dépôts, qui n'était que de 7,824,737 francs en 1863, s'est élevé en 1882 +à 28,219,465 francs.</p> + +<p>Par une loi de 1871, des caisses d'épargne ont été fondées par l'État +dans cinq chefs-lieux de département: Smedorevo, Krouchevatz, Tchatchak, +Ougitza et Kragonjevatz. Outre une somme de 150,000 ducats (1,962,500 +francs) avancée par l'État, ces caisses ont reçu en dépôt les capitaux +des églises, des communes, des veuves et des orphelins qui ont été remis +à l'<i>Ouprava Fondava</i>. L'intérêt payé est de 5 p. c. et seulement de 3 +p. c. pour les fonds exigibles à la première demande.</p> + +<p>Les différents métiers, constitués par l'association des ouvriers et des +corps de patrons, ont aussi chacun une caisse de secours et même +d'avances. En 1881, Belgrade comptait 30 métiers possédant en tout un +capital de 174,318 francs; Tchoupria, 37 métiers possédant 74,834 +francs; Pojarévatz, 28 métiers possédant 69,509 francs; Nisch, 29 +métiers possédant 27,248 francs.</p> + +<p>Nous touchons un autre point encore. Les hommes d'État que je rencontre +ici, comme ceux de la plupart des jeunes pays, désirent vivement voir se +développer chez eux l'industrie manufacturière. A cet effet, on a voté, +en 1873, une loi spéciale qui permet au gouvernement d'accorder aux +entreprises industrielles qui s'établiront en Serbie un monopole +exclusif, même pour quinze ans, et, en outre, toute espèce de faveurs: +des terres, des bois, des exemptions de droits d'importation sur les +machines. Quelques concessions de monopole ont été demandées, mais sans +aboutir. La seule qui ait réussi est une grande fabrique de draps, +établie à Paratchine, par une maison de Moravie. Mais l'État est obligé +de lui prendre tous les draps nécessaires à l'armée, en les payant 10 p. +c. de plus que le prix le plus bas soumissionné par d'autres +fournisseurs. Ceci est une rude charge imposée aux contribuables. Et qui +en profite? Personne; pas même les ouvriers, qui reçoivent un minime +salaire: fr. 40 c. à 1 franc pour les femmes, 1 fr. 50 c. à 2 francs +pour les hommes. Tout monopole est une entrave au progrès, et partout où +on l'a pu, on l'a supprimé. On le comprend quand il rapporte un revenu +au fisc, comme celui du sel, du tabac ou des allumettes; mais un +monopole qui coûte de l'argent à l'État et qui grève tous les +consommateurs est une chose absurde et inique.</p> + +<p>Dans un pays où chacun est propriétaire et cultive sa propre terre, +l'heure de l'industrie manufacturière n'est pas venue; il manque le +prolétariat, pour lui fournir la main-d'œuvre à bon marché par la +concurrence des bras. Au lieu de se féliciter d'une situation économique +si heureuse, qui permet à tous de mener la vie saine de la campagne et +de se procurer, par le travail agricole, un bien-être suffisant, le +gouvernement serbe s'efforce, au moyen de primes, de protection et de +privilèges, de créer une industrie factice, contre nature, plus exposée +encore que la nôtre aux crises cruelles dont nous souffrons +périodiquement. Quelle aberration! Elle est dictée par cette idée qu'un +pays où manque la grande industrie est arriéré, barbare. Même erreur en +Italie. Voit-on s'élever des cheminées de fabrique, on s'en réjouit: +c'est l'image de la civilisation occidentale. Qui profitera de la +création de ces établissements? Ni l'État, qui leur accorde des faveurs +de toute espèce, ni le public, rançonné par les monopoleurs, ni surtout +les travailleurs enlevés aux champs et entassés dans les ateliers. +Quelques spéculateurs étrangers s'enrichiront peut-être aux dépens de la +Serbie et iront dépenser ailleurs le produit net de leurs prélèvements +privilégiés.</p> + +<p>Comme le sol, source principale de la richesse, est aux mains de ceux +qui le font valoir, il n'y a pas de fermage payé, et ainsi manque la +classe des rentiers et des oisifs, qui forment les grandes villes: +Belgrade n'a que 36,000 habitants et Nisch 25,000. Toute la population +urbaine, y compris celle des bourgades, ne dépasse pas 200,000 âmes. Il +n'y a point du tout d'aristocratie et très peu de bourgeoisie; celle-ci +est composée des négociants, des boutiquiers et des propriétaires de +maisons. Mais, d'autre part, il n'y a point de paupérisme; les +infirmes, les vieillards et les malades sont soutenus par leurs proches +et, dans les villes, par la commune ou par les associations ouvrières. +Presque tout ce qu'il faut aux habitants des campagnes, qui forment les +neuf dixièmes de la population, les vêtements, les meubles, les +ustensiles, les instruments aratoires, est confectionné sur place par +les industries domestiques. Est-il si urgent de tuer celles-ci par une +concurrence subventionnée, qui remplacera les bonnes et fortes étoffes +de laine et les solides chemises de lin brodées, appropriées au climat +et si pittoresques, par des cotonnades à bas prix, à l'imitation de +celles de l'Autriche et de l'Allemagne? Tout manque donc ici jusqu'à +présent pour favoriser le développement de l'industrie manufacturière: +les marchés urbains, les consommateurs et le personnel ouvrier. Elle se +heurterait d'ailleurs à un autre obstacle résultant, non des conditions +naturelles, mais des combinaisons spéciales du tarif douanier; car +l'Autriche s'est fait accorder des avantages exceptionnels par le récent +traité de commerce de 1881.</p> + +<p>Pour faciliter les échanges des populations habitant des deux côtés de +la frontière dans une certaine zone, l'Autriche a adopté, de commun +accord et sous condition de réciprocité avec quelques États limitrophes, +notamment avec l'Italie et la Roumanie, un tarif de faveur appelé +<i>Grenz-Verkehr-Tarif</i><a name='FNanchor_14_14'></a><a href='#Footnote_14_14'><sup>[14]</sup></a>. Le tarif différentiel arrêté avec la Serbie +réduit, pour certaines marchandises, les droits de douane à la moitié de +ceux que paye la nation la plus favorisée, et, au lieu de limiter la +zone à laquelle doivent être réservées ces facilités, le traité +austro-serbe de 1881 les accorde aux produits qui sont directement +importés, par libre trafic, du territoire douanier de la monarchie +austro-hongroise par les frontières communes. Les droits de douane, déjà +peu élevés en général, se trouvent tellement réduits que les fabriques +serbes qui veulent s'établir sont rendues impossibles ou sont bientôt +tuées par la concurrence. C'est ce qui a frappé de stérilité la plupart +des monopoles accordés en vertu de la loi de 1873. Les patriotes serbes +s'indignent de ce qu'ils appellent un asservissement commercial à +l'Autriche. Les autres nations ont le droit de se plaindre de cette +prime exorbitante accordée à un État déjà si favorisé par sa proximité; +car, sur le total du commerce extérieur de la Serbie, s'élevant en 1879, +pour les importations et les exportations, à 86 millions de francs, les +échanges avec l'Autriche montaient à 65 millions. Mais, quant à moi, j'y +vois un avantage pour les Serbes: elle les préserve d'être enfermés dans +des ateliers insalubres et exploités par des manufacturiers privilégiés.</p> + +<a name='Footnote_14_14'></a><a href='#FNanchor_14_14'>[14]</a><div class='note'><p> Les marchandises qui, par faveur spéciale, en vertu du +trafic-frontière (Grenz-Verkehr) entre la Serbie et le territoire +douanier de l'Autriche-Hongrie, ne payent à l'importation que la moitié +des droits de douane applicables à la nation la plus favorisée, sont les +suivantes: +</p><p> +1. Papiers grossiers et carton de toute sorte. Taxe: la nation la plus +favorisée, par 100 kilogrammes, 4 francs; l'Autriche-Hongrie, 2 francs. +</p><p> +2. Pierres non polies, pierres à aiguiser et pierres à lithographier. +Taxe ordinaire: par 100 kilogrammes, 1 fr. 50 c.; l'Autriche-Hongrie, 75 +centimes. +</p><p> +3. Poteries communes avec ou sans vernis, poterie de grès, tuyaux, +carreaux pour poêles et pour plancher. Taxe ordinaire: par 100 +kilogrammes, 2 francs; l'Autriche-Hongrie, 1 franc. +</p><p> +4. Verre à vitres, etc., plaques de verre coulées pour toitures ou +dallages. Taxe ordinaire: par 100 kilogrammes, 3 francs; +l'Autriche-Hongrie, 1 fr. 50 c. +</p><p> +5. Verre creux, blanc. Taxe ordinaire: par 100 kilogrammes, 5 francs; +l'Autriche-Hongrie, 2 fr. 50 c. +</p><p> +6. Fer brut, fonte en barre, en gueuse, fer malléable et acier en barre, +massiaux, fer en loupe, vieille ferraille, débris de fer et acier. Taxe +ordinaire: par 100 kilogrammes, 80 centimes; l'Autriche-Hongrie, 40 +centimes. +</p><p> +7. Fer et acier en verges, carré, en rubans, méplat ou rond, fer et +acier d'angle et de cornière de toute espèce, plaques de fer et d'acier. +Taxe ordinaire: par 100 kilogrammes, 2 francs; l'Autriche-Hongrie, 1 +franc. Les outils et instruments aratoires rentrent dans cette +catégorie. +</p><p> +En échange, la Serbie a obtenu le traitement différentiel pour ses +bœufs et taureaux (par tête, 4 florins), et ses porcs (par tête, fl. +1.50.</p></div> + +<p>Un rapport récent du consul d'Autriche-Hongrie à Belgrade constate sans +façon que la Serbie est entraînée dans l'orbite commerciale de sa +puissante voisine. «La Serbie, dit M. de Wysocki, est, par sa situation, +attribuée presque entièrement à l'Autriche-Hongrie, et elle le sera +encore longtemps. Le long de sa frontière septentrionale, la Serbie a +trois grands moyens de communication: le Danube, la Save et la +<i>Staatsbahn</i>, qui lui imposent impérieusement l'Autriche-Hongrie comme +débouché et comme source d'importations.» La vérité de cette affirmation +se trouve confirmée par les chiffres du commerce extérieur de la Serbie, +dont voici le résumé pour 1880: Importation, 59,096,263 francs; +exportation, 31,685,553 francs; transit, 1,504,877 francs; total: +90,286,693 francs. Importation d'Autriche-Hongrie, 38,151,904 francs; +exportation en Autriche-Hongrie, 24,376,208 francs; total: 62,528,112 +francs. Reste donc pour tous les autres pays: 27,758,581 francs. En +1882, on a exporté 280,000 porcs estimés 13,990,000 francs; pour +14,246,270 francs de pruneaux secs; pour 8,101,770 francs de laine; +6,083,600 francs de froment; 2,584,660 francs de vin. Progression du +commerce extérieur: 1842, 13 millions; 1852, 22 millions; 1862, 28 +millions; 1868, 67 millions; 1880, 90 millions.</p> + +<p>Je me suis permis de dire aussi au ministre des finances qu'un autre +danger me semblait menacer la Serbie, celui de la dette publique, +grossissant partout et toujours, grevant toutes les familles, ruinant +surtout les campagnes et faisant plus de mal que les trois fléaux dont +la litanie demande que le Seigneur nous délivre: la peste, la guerre et +la famine. Point d'agent de paupérisation plus malfaisant. Les désastres +de la guerre se réparent vite, on l'a bien vu en France après 1870; mais +la dette arrache le pain de la bouche de ceux qui le produisent: voyez +l'Italie, la Russie et l'Egypte. Elle est surtout une cause de +souffrances dans les contrées éloignées des marchés de l'Occident, où +les denrées sont à vil prix et l'argent rare. Dans une province écartée, +au centre de la péninsule des Balkans, une famille vit à l'aise; mais +forcez-la de verser 20 ou 30 francs en or aux banquiers de Vienne ou de +Paris, pour sa part dans l'intérêt de la dette, que de produits elle +devra vendre et soustraire à la satisfaction de ses besoins, dans une +région où les routes manquent pour l'exportation et où il n'y a pas +d'acheteurs sur place, parce que chacun produit à suffisance tout ce +qu'il lui faut! La facilité d'emprunter est un entraînement irrésistible +pour ceux qui gouvernent. Ils ont immédiatement en mains des moyens +d'action énormes; l'avenir pourvoira aux intérêts et au remboursement! +Les banquiers sont toujours prêts à avancer l'argent. Ils touchent la +prime et rejettent le risque sur les souscripteurs. Le déficit se +creuse; on emprunte encore pour le combler; les populations sont +accablées de charges croissantes, jusqu'à ce que vienne la faillite. +C'est l'histoire habituelle des emprunts orientaux. Pour les pays +primitifs, le crédit est une peste.</p> + +<p>La dette de la Serbie ne s'élève encore qu'à 130 millions, dont 100 ont +été consacrés à faire le chemin de fer Belgrade-Nisch et à remplacer les +millions emportés par la faillite Bontoux. Mais les emprunts n'ont +commencé à se succéder qu'à partir de 1875, et déjà ils prennent plus de +7 millions par an sur un revenu de 34. On entre dans cette voie funeste +qui a mené la Turquie à sa perte. Pour obtenir 5 millions destinés à +compléter l'achat de 100,000 nouveaux fusils Mauser, on a cédé à +l'Anglo-Austrian Bank le monopole du sel pour quinze ans, et récemment +on a engagé d'autres impôts, se mettant ainsi à la merci des financiers +étrangers. Rien de plus funeste pour un État; il aliène de la sorte son +indépendance. Je sais parfaitement que jusqu'à présent la Serbie peut +très facilement payer l'intérêt de sa dette, d'autant plus que le +nouveau chemin de fer, surtout quand il sera relié à Salonique, d'un +côté, et à Constantinople, de l'autre, favorisera notablement le +développement de la richesse; mais, néanmoins, je ne puis cacher mon +impression aux ministres serbes qui m'ont fait un si bienveillant +accueil. Armements coûteux, emprunts répétés, mise en gage des sources +du revenu, ce sont là des symptômes inquiétants auxquels il faut +veiller. <i>Principiis obsta</i> est une admirable devise, trop peu comprise.</p> + +<p>—Je reçois l'accueil le plus amical chez le secrétaire de notre +légation, le comte du Bois. Il est grand chasseur et rapporte merveille +des belles traques que l'on peut faire dans les montagnes du pays, qui +sont sauvages et inhabitées.</p> + +<p>—En voyage, je tâche toujours, quand j'en ai le temps, de visiter les +bureaux des principaux journaux; c'est encore le meilleur centre +d'informations. On y trouve des gens d'esprit capables d'exposer la +situation d'une façon plus «objective», plus impartiale que les +«politiciens». Je rencontre plusieurs fois M. Komartchitch, rédacteur en +chef du journal progressiste et gouvernemental le <i>Vidélo</i>. Il y a, me +dit-il, trois partis en Serbie: les conservateurs, les progressistes et +les radicaux.</p> + +<p>Les conservateurs ont pour chef M. Ristitch, l'homme politique le plus +considérable du pays. Il a fait partie du conseil de régence après la +mort du prince Michel et pendant la minorité du prince Milan. C'est lui +qui a dirigé la politique étrangère pendant la période si difficile, si +périlleuse de la guerre turco-russe, et aussi au congrès de Berlin, d'où +il a eu l'honneur de rapporter pour la Serbie les deux importantes +provinces de Nisch et de Pirot. Il a dû quitter le pouvoir, parce qu'il +n'a pas voulu céder aux exigences de l'Autriche, lors des négociations +pour le traité de commerce. Quand le cabinet de Vienne a menacé de +fermer ses frontières aux exportations de la Serbie et que les +canonnières autrichiennes sont venues s'embosser à Semlin, la Serbie n'a +pas osé résister et M. Ristitch s'est retiré. On le prétend inféodé à la +Russie. Il s'en défend énergiquement. «Ce que je veux pour mon pays, me +dit-il, c'est ce bien précieux que nous avons conquis au prix de notre +sang, l'indépendance. Nous devons conserver de bonnes relations avec +l'Autriche, mais nous ne pouvons pas oublier ce que la Russie a fait +pour nous. C'est à elle que nous devons d'exister. C'est elle qui, à la +paix de Bucharest, en 1812, puis en 1815, en 1821 et en 1830, est +intervenue pour nous et a obtenu notre affranchissement. Inutile de +rappeler ses sacrifices en notre faveur durant la dernière guerre. C'est +d'elle encore que nous pouvons attendre la délivrance des populations +slaves affranchies par le traité de San-Stefano, mais remises sous le +joug turc par le traité de Berlin. Amis de tous, serviteurs de personne, +voilà quelle doit être notre devise.» A l'intérieur, M. Ristitch est +hostile aux innovations trop hâtives et partisan d'un gouvernement fort. +Il est encore dans la force de l'âge. L'œil ferme et même dur indique +une volonté arrêtée. Il expose ses idées avec une grande netteté, et, +quand il s'anime, avec une véritable éloquence. Il occupe une vaste +maison richement meublée, sur le boulevard Michel, non loin du Konak.</p> + +<p>Parmi les hommes d'État éminents de la Serbie appartenant au parti +conservateur, on peut encore citer M. Kristitch, qui a été, à plusieurs +reprises, président du conseil; Marinovitch, ancien président du Sénat, +actuellement (1885) ministre de Serbie à Paris, et Garaschanine, qui a +exercé une grande influence sur les affaires de son pays.</p> + +<p>Le parti progressiste correspond aux libéraux de l'Occident. Il n'a +guère de respect pour les institutions anciennes, qu'il considère comme +un reste de barbarie, et il ne se pique point d'une grande déférence +envers l'Église nationale, ainsi que l'a prouvé la façon dont il a mené +et terminé le différend avec le métropolite Michel. Il veut doter son +pays le plus tôt possible de tout ce qui constitue ce qu'on appelle la +civilisation occidentale: grande industrie, chemins de fer, affaires +financières, banques et crédit, instruction à tous les degrés, beaux +monuments, villes bien pavées, éclairées au gaz, bourgeoisie aisée +menant grand train, développement de la richesse, et, pour hâter la +réalisation de ce programme, l'accroissement des pouvoirs et des revenus +du gouvernement, et la centralisation. Le roi, qui désire voir son pays +marcher d'un pas rapide dans la voie du progrès, s'attache de préférence +à ce groupe de «libéraux». En outre, comme tous les souverains, qui +craignent les chocs que peut amener la situation actuelle de l'Europe, +il a pour visée principale de fortifier son armée.</p> + +<p>Le parti radical comprend deux groupes dont les tendances sont très +différentes. Le premier se compose des paysans et des popes de la +campagne, qui veulent conserver intactes les anciennes libertés locales +et payer peu d'impôts. Ils sont, par conséquent, hostiles aux +innovations des progressistes, qui coûtent de l'argent et qui étendent +le cercle d'action du pouvoir central. Les ruraux serbes ressemblent en +ceci à ceux de la Suisse, qui, par le <i>referendum</i>, rejettent +impitoyablement toutes les mesures centralisatrices, à ceux du Danemark, +qui, dominant dans la Chambre basse, refusent, depuis des années, de +voter le budget trop favorable aux villes, d'après eux, et à ceux de la +Norvège, qui tiennent en échec le roi Oscar, si aimé en Suède et si +digne de l'être. La seconde fraction du parti radical est composée de +jeunes gens qui, ayant fait leurs études à l'étranger, en ont rapporté +des idées républicaines et socialistes. Leur organe était la +<i>Somoouprava</i> (<i>l'Autonomie</i>). Leur amour des anciennes institutions +slaves s'avive d'un enthousiasme étrange pour «la commune» de Paris, +comme on peut le constater dans leur journal le <i>Borba</i> (le <i>Combat</i>). +Dans un programme que publiait naguère un de leurs journaux, ils +réclamaient la revision de la Constitution afin d'arriver aux réformes +suivantes: suppression du conseil d'État, division du pays en cantons +fédérés, la magistrature remplacée par des juges élus, tous les impôts +transformés en un impôt progressif sur le revenu et, au lieu de l'armée +permanente, des milices nationales.</p> + +<p>Si les élections sont libres, le parti des paysans doit l'emporter, car +est électeur tout homme majeur payant l'impôt sur ses biens ou son +revenu, ce qui équivaut à peu près au suffrage universel des chefs de +famille. On compte 360,000 contribuables, dont environ les neuf dixièmes +appartiennent aux campagnes. Mais quand le groupe radical urbain expose +des idées révolutionnaires et socialistes qui n'ont guère d'application +dans un pays où il n'y a ni accumulation de capitaux, ni prolétariat, +et où se trouve réalisé le principe essentiel du socialisme: «A tout +producteur l'intégralité de son produit», parce que la propriété +foncière est répartie universellement et très également, alors les +paysans prennent peur, et les avancés sont livrés sans défense à la +merci du gouvernement, qui parfois use à leur égard de procédés de +répression sommaires, rappelant trop l'époque turque, ainsi qu'on l'a vu +récemment.</p> + +<p>Je ne puis m'empêcher de croire que le parti progressiste, en +s'efforçant d'implanter hâtivement en Serbie le régime dont la +Révolution française et l'Empire ont doté la France, poursuit un faux +idéal, dont l'Occident revient. Au risque de passer pour un +réactionnaire, je n'hésite pas à dire que très souvent les paysans ont +raison dans leurs résistances. C'est un si grand avantage pour un pays +de posséder des autonomies locales, vivantes, ayant leurs racines dans +le passé, qu'il faut bien se garder de les affaiblir ou de restreindre +leur compétence. Quand la centralisation les a détruites, on a +grand'peine à les ressusciter, comme on le voit en France et en +Angleterre.</p> + +<p>Le «fonctionnarisme» est une des plaies des États modernes. Pourquoi +l'introduire là où il n'existe pas? Un exemple fera comprendre ma +pensée. Tandis que la Belgique, avec cinq millions et demi d'habitants, +n'a que neuf gouverneurs de province, la Serbie, qui n'a que 1,800,000 +habitants, est divisée en vingt et un départements avec autant de +préfets (<i>natchalnick</i>) et quatre-vingt-un districts ayant chacun son +sous-préfet (<i>sreski-natchalnick</i>), et dans chaque préfecture et +sous-préfecture il y a des secrétaires, des greffiers, des employés. +N'est-ce pas trop? Le but visé paraît très désirable: c'est +l'application rapide et surtout uniforme des lois. Il paraît intolérable +que toutes les communes ne marchent pas du même pas et que quelques-unes +restent très en arrière. C'est cependant ce que l'on voit dans les pays +les plus libres et les plus heureux: en Suisse, aux États-Unis et jadis +dans les Pays-Bas. L'uniformité est une admirable chose, mais on peut la +payer trop cher. Il faut voir dans Tocqueville comment, en la +poursuivant, l'ancien régime a détruit la vie locale et préparé la +révolution. L'avantage incalculable des pays où la commune primitive a +survécu, c'est que, plus on y est démocrate, plus on est conservateur. +Quelles sont les causes de perturbation dans les États occidentaux? La +grande industrie, la concentration des capitaux, le prolétariat, les +grandes villes et la centralisation. Or, c'est là ce que les +progressistes travaillent à développer en Serbie. Ils sont donc, à leur +insu, les fauteurs des révolutions futures, en multipliant, aux dépens +des contribuables, les places, ample proie que se disputeront les +factions politiques, les influences parlementaires et les aspirants au +pouvoir: C'est un des maux dont souffrent déjà la Grèce et l'Espagne, +sans parler des États plus rapprochés de nous.</p> + +<p>Les Serbes doivent rester un peuple principalement agricole: <i>Beati +nimium agricolæ!</i> Il n'est pas vrai, comme l'a dit l'économiste allemand +List, le fondateur du Zollverein, en invoquant l'exemple de l'ancienne +Pologne, qu'un État exclusivement adonné à l'agriculture ne peut +s'élever à un haut degré de civilisation. Il y a trente ou quarante +ans, avant qu'un tarif ultra-protecteur eût développé la grande +industrie aux États-Unis, la Nouvelle-Angleterre avait autant de +lumières et de bien-être et plus de vertus et de vraie liberté +qu'aujourd'hui. Lisez ce qu'en disent les voyageurs clairvoyants de +cette époque: Michel Chevalier, Ampère, Tocqueville: nulle part ils +n'avaient trouvé un état social plus parfait. Voilà l'exemple qu'il faut +poursuivre, et dont la Serbie n'est séparée que par une certaine +infériorité de culture qui est le résultat inévitable de quatre siècles +de servitude. Si ma voix pouvait être écoutée, je dirais aux Serbes: +Conservez vos institutions communales, votre égale répartition de la +terre; respectez les autonomies locales; gardez-vous de les écraser sous +une nuée de règlements et de fonctionnaires. Ayez surtout, de bons +instituteurs, des popes instruits, des écoles pratiques d'agriculture, +des voies de communication; puis, laissez agir librement les initiatives +individuelles, et vous deviendrez un pays modèle, le centre +d'agglomération de cet immense et splendide cristal en voie de +formation, la fédération des Balkans. Mais si, au contraire, vous +violentez et comprimez les populations, pour marcher plus vite et vous +rapprocher en peu de temps de l'Occident, vous conduirez la Serbie et +vous-mêmes à l'abîme, car vous provoquez les révolutions.</p> + +<p>—Je m'entretiens avec M. Vladan Georgevitch du service sanitaire de la +Serbie, dont il est l'organisateur et dont il est très fier. Il a +beaucoup voyagé et beaucoup étudié, et il a pu édicter une +réglementation modèle dans un pays où presque tout était à faire. J'en +dirai quelques mots, parce qu'elle soulève un très grave débat. Il est +certain qu'il est pour les communes une série de mesures, et pour les +individus une façon de vivre, de se nourrir et de se soigner, en cas de +maladie, qui sont les plus conformes à l'hygiène publique et privée. +L'État doit-il, par des règlements détaillés, imposer tout ce que +commande la science à cet égard, comme il le fait dans l'armée, afin +d'accroître autant que possible les forces de la population? Il est hors +de doute qu'en le faisant, l'État aidera les citoyens à se mieux porter +et à se mieux défendre des épidémies; mais, d'autre part, il affaiblira +le ressort de l'initiative et de la responsabilité individuelles, comme +on l'a vu dans les établissements des jésuites au Paraguay; il +favorisera l'extension du fonctionnarisme; la nation deviendra un mineur +soumis à une tutelle perpétuelle. Récemment, Herber Spencer a poussé, à +ce sujet, un cri d'alarme d'une admirable éloquence en décrivant +l'esclavage futur: <i>the Coming Slavery</i>, qui réduira, dit-il, les +hommes, libres jadis, à n'être plus que des automates aux mains de +l'État omnipotent. C'est l'éternel débat entre l'individu et le pouvoir. +Je me trouve très embarrassé en présence d'une réglementation plus +minutieuse, plus excessive qu'aucune de celles édictées par la +bureaucratie prussienne, et, en même temps, si méthodique, si conforme +aux <i>desiderata</i> de la science qu'on ne peut s'empêcher de l'admirer. On +en jugera; j'imagine qu'il n'est pas un médecin qui ne souhaitât +semblable organisation pour son pays.</p> + +<p>Au ministère de l'intérieur est constituée une section sanitaire, +composée d'un chef de service, d'un inspecteur général et d'un +secrétaire, de deux chimistes et d'un vétérinaire général, tous docteurs +en médecine. La compétence et les pouvoirs de cette section s'étendent à +tout ce qui concerne l'hygiène, même à la nourriture des habitants. Elle +peut édicter des règlements obligatoires applicables à toutes les +industries travaillant pour l'alimentation. L'énumération de ces +prescriptions forme un petit volume. Pour mettre à exécution ces +règlements, la section a sous ses ordres des médecins de département, +d'arrondissement et de commune, des vétérinaires et des sages-femmes. +L'organisation médicale est aussi complète que l'organisation +administrative: à côté du préfet, le médecin départemental, presque +aussi bien rétribué; à côté du sous-préfet, le médecin d'arrondissement, +avec le même traitement; dans chaque commune d'une certaine importance, +un médecin communal qui fait de droit partie du conseil municipal. Ceci, +en tout cas, est excellent. Au ministère se réunit aussi le conseil +sanitaire général, composé de sept médecins. C'est un corps scientifique +consultatif. Sa mission est d'étudier et de contrôler les mesures que +peut adopter la section sanitaire qui représente le pouvoir exécutif. Le +pays tout entier est donc soumis à une hiérarchie de fonctionnaires +médicaux, investis du pouvoir d'inspecter et de réglementer tout ce qui +touche à l'hygiène des hommes et des animaux domestiques.</p> + +<p>Voici maintenant quelques détails de cette réglementation. Tout enfant +doit être vacciné entre le troisième et le douzième mois de sa naissance +et revacciné à la sortie de l'école primaire, et, s'il est du sexe +masculin, revacciné une troisième fois quand il est appelé au service +militaire. La vaccination obligatoire et gratuite se fait sous la +surveillance du préfet et du médecin départemental, et en présence du +maire. La vaccination doit avoir lieu entre le 1er mai et le 30 +septembre. Sur toute maison où règne une maladie contagieuse doit être +attaché un écriteau réglementaire, indiquant la nature du mal. Même +prescription en Hollande, où l'on pouvait voir récemment, sur l'hôtel +qu'occupait l'héritier de la couronne, une plaque portant ces mots +sinistres: <i>Fièvre typhoïde</i>. Le médecin départemental doit veiller à la +propreté des maisons habitées, en éloigner les causes d'infection ou de +maladie résultant des lieux d'aisances et, des fumiers trop rapprochés +des sources, de la nature de l'eau, de la mauvaise nourriture, des +coutumes concernant les couches et les inhumations. Ses investigations +doivent s'étendre même jusqu'à un sujet très délicat, car il doit +rechercher «comment se font les mariages, s'ils produisent des maladies +héréditaires, quelle est la fécondité moyenne des unions et s'il y a des +causes qui la limitent». Sous peine de punition disciplinaire, il est +tenu d'obtenir du préfet des mesures pour faire disparaître, soit dans +les ateliers, soit dans les familles particulières, «tout ce qui peut +nuire à la santé».</p> + +<p>Le nombre des pharmaciens est limité et le prix de tous les médicaments +taxé. Les honoraires des médecins pour leurs visites et pour toutes les +opérations le sont également. Ainsi, la visite simple se paye dans la +capitale de 1 à 4 francs, dans le reste du pays, de 1 à 2 francs. Pour +un bandage de plâtre sur un bras cassé: 6 francs; pour amputer un bras +ou une jambe, 40 francs; pour l'emploi du forceps, 6 à 40 francs, et +ainsi de suite. On ne peut pas dire que le corps médical ait abusé de sa +toute-puissance pour rançonner les malades. Un hôpital de vingt lits au +moins doit être ouvert dans chaque chef-lieu de département et dans +chaque arrondissement; il est placé autant que possible au centre du +territoire. N'oublions pas qu'il y en a 31 pour 1,800,000 habitants. Le +médecin officiel y aura son logement. Les indigents y seront reçus +gratuitement ou ils seront soignés à domicile.</p> + +<p>Dans l'intérêt de la santé publique, les règlements n'ont pas craint +d'interdire un usage séculaire, qui semble presque un rite religieux. +Partout, les orthodoxes transportent leurs morts au cimetière dans un +cercueil ouvert, et on couvre le visage et le corps de fleurs. +Désormais, il faut le mettre dans un cercueil fermé, sous peine de +prison et d'amende. Les prescriptions pour combattre les épizooties à la +frontière et dans le pays sont également rigoureuses et minutieuses.</p> + +<p>Cette vaste et complète organisation sanitaire dispose d'un budget +spécial, qui se compose du revenu de toutes les fondations hospitalières +fusionnées en un fonds spécial, d'un impôt spécial de 1 fr. 60 c. par +contribuable et de subsides de l'État. Je pense qu'en aucun pays il +n'existe un régime de police hygiénique aussi détaillé et aussi parfait. +Mais n'a-t-on pas dépassé la mesure? Dans une intéressante étude sur +l'histoire du service sanitaire en Serbie, M. Vladan Georgevitch nous +montre, dès le XIIe siècle, les anciens souverains serbes, le grand +Stephan Nemanja et le roi Milutine fondant des hôpitaux. Nommé récemment +maire de Belgrade, cet hygiéniste éminent s'est donné pour mission de +faire de cette capitale la ville la plus saine de l'Europe. A cet effet, +il s'occupe, en ce moment, de préparer de grands travaux de pavage, +d'éclairage et d'égouts, ce qui est excellent; seulement, pour payer +l'intérêt des douze millions que cela coûtera, il veut établir l'octroi, +ce qui serait très regrettable. Alors que tous les économistes +condamnent cet impôt et qu'on envie les pays qui, comme la Belgique et +la Hollande, sont parvenus à l'abolir, on irait entourer Belgrade d'un +cercle de douane intérieure et d'un cordon de gabelous, et on choisirait +pour cela le moment où les nouveaux chemins de fer, qui relieront +l'Occident à l'Orient, vont faire de la capitale serbe une grande place +commerciale et où il faut surtout faciliter les échanges, en supprimant +les entraves, les frais et les délais! Mieux vaut accomplir lentement +les améliorations que d'arrêter, dès le début, l'essor du commerce, qui +fuit dès qu'on le gêne et qu'on porte atteinte à sa liberté.</p> + +<p>—On fonde grand espoir sur le développement des industries extractives. +Déjà existe à Maidan-Pek, aux mains d'une compagnie anglaise, une grande +fonderie de fer, mais elle ravage les forêts et ne donne pas de grands +bénéfices. Bientôt, grâce au chemin de fer, on pourra exploiter les +couches de lignite qu'on rencontre entre Tchoupria et Alexinatz et aux +bords de la Nischava, au delà de Nisch, et aussi rouvrir les mines de +plomb argentifères de Kopaonik et de Jastribatz, dans la vallée de la +Topolnitza. Comme la Grèce au Laurium, la Serbie possède des résidus +d'anciennes exploitations qui contiennent 5 à 6 p. c. de plomb et 0.0039 +d'argent. On estime qu'il y en a 426,000 mètres cubes. On les rencontre +dans les montagnes de Glatschina, à 28 kilomètres de Belgrade.</p> + +<p>—Le bâtiment où se réunit l'assemblée nationale, la Skoupchtina, est +une construction provisoire sans prétention architecturale. On y trouve, +comme partout, des bancs en demi-cercle, l'estrade du bureau et des +galeries publiques, mais il n'y a point de tribune pour l'orateur; +chacun parle de sa place. Le régime constitutionnel ordinaire est en +vigueur; seulement, il n'y a qu'une Chambre. Le conseil d'État, +autrefois appelé Sénat (<i>Soviet</i>), avec onze à quinze membres, nommés +par le roi, prépare les lois. Il a aussi d'importantes attributions +administratives; mais la Skoupchtina seule vote les lois et le budget. +Celle-ci compte aujourd'hui 170 membres, dont les trois quarts sont élus +à raison de un député par 3,000 contribuables et le dernier quart, nommé +par le roi «parmi les personnes distinguées par leur instruction ou leur +expérience des affaires publiques». Est électeur tout Serbe majeur et +payant un impôt sur ses biens, son travail ou son revenu. Pour être +nommé député, il faut avoir trente ans révolus et payer trente francs au +moins d'impôt à l'État. Curieuse incompatibilité, les officiers, les +fonctionnaires, les avocats, les ministres des cultes ne peuvent être +désignés par le peuple, mais seulement par le roi. La Skoupchtina se +réunit chaque année. Le roi peut la dissoudre. Pour changer la +Constitution (<i>Oustaw</i>), pour élire le souverain ou le régent, s'il y a +lieu, ou pour toute question de première importance au sujet de laquelle +le roi veut consulter le pays, il faut réunir la Skoupchtina +extraordinaire, qui se compose de quatre fois plus de députés que +l'assemblée ordinaire. Une bande de réfugiés, réunie le 4 février 1804 +dans la forêt d'Oréchatz, y décida la guerre sainte contre les Turcs et +conféra à Kara-George le titre de vojd ou de chef: ce fut la première +Skoupchtina. C'est d'elle qu'émanent, par conséquent, la nationalité +serbe et plus tard la dynastie. C'est en Serbie, plus que partout +ailleurs, qu'on peut dire que tous les pouvoirs viennent du peuple. Les +électeurs étant tous des propriétaires indépendants, les élections +devraient être complètement libres, et néanmoins, dans les moments de +crise, le gouvernement, par l'influence de ses préfets et de ses +sous-préfets, parvient, dit-on, à imposer ses candidats. Si cela est +vrai, c'est un symptôme regrettable et pour les gouvernants et pour les +gouvernés.</p> + +<p>—Le prix des denrées et le montant des traitements servent à faire +apprécier les conditions économiques d'un pays. Les chiffres sont un peu +inférieurs à ceux de l'Occident, mais pas notablement. La liste civile +du roi a été élevée, en 1882, de 700,000 à 1,200,000 francs. Le +métropolite reçoit 25,000 francs; les ministres et les évêques, 12,630 +francs; les conseillers d'État, 10,140 francs; les conseillers de la +cour des comptes et de la cour de cassation, de 5,000 à 7,000 francs; le +président d'un tribunal de première instance, de 4,000 à 5,000 francs; +les juges, de 2,500 à 4,000; un professeur d'université, 3,283 francs, +augmentés tous les cinq ans jusqu'à 7,172 francs; un professeur de +l'enseignement moyen, 2,273 francs, augmentés tous les cinq ans jusqu'à +5,000 francs; les instituteurs et les institutrices, outre le logement +et le chauffage, fourni par la commune, 800 francs, augmentés +successivement jusqu'au maximum de 2,450 francs; un général, 12,600 +francs; un colonel, 7,000, un capitaine, 2,700 et un lieutenant 1,920 +francs. A Belgrade, la viande se paye 1 franc le kilogramme; le poisson, +1 fr. 25 c.; le sterlet, 1 fr. 60 c.; le pain, 25 centimes; le vin, de +50 centimes à 1 franc; le beurre, 3 à 4 francs; la couple de poulets, 2 +à 3 francs; un dindon, 4 francs; une oie, 3 francs. Plus on pénètre dans +l'intérieur du pays, plus ces prix diminuent. Les voies de communication +rapides nivelant les prix, Belgrade est déjà sous l'action du marché de +Pesth. La Serbie a adopté le système monétaire français; seulement, le +franc s'appelle <i>dinar</i> et le centime, <i>para</i>.</p> + +<p>La valeur des immeubles en Serbie augmente rapidement. En 1863, on a +estimé celle des propriétés urbaines, moins Belgrade, à 48,531,844 +francs, et celle des propriétés rurales à 196,099,000 francs. D'après +les calculs communiqués par le directeur de l'<i>Ouprava Fondava</i> à M. de +Borchgrave, il faudrait porter la valeur des propriétés urbaines à plus +du double, soit à environ 100 millions, et celle des propriétés rurales +à 2,160,000,000 de francs. Pour Belgrade seule, on compte 1,080,000,000 +de francs, ce qui, relativement, paraît un chiffre trop fort. Pour les +terres, les appréciations sont difficiles, parce qu'il s'en vend très +peu. Sur les 360,000 contribuables que compte la Serbie, 12,000 ont +conclu avec l'<i>Ouprava Fondava</i> des emprunts hypothécaires pour une +somme de 36 millions de francs, dont 12 millions pour Belgrade, et 24 +millions pour le reste du pays.</p> + +<p>A Belgrade, les terrains à bâtir atteignent un prix élevé: 60 à 100 +francs par mètre carré dans les rues Prince-Michel fit Teresia; vers le +Danube, 20 à 30 francs, et vers la Save, 24 à 40 francs. Les +constructions coûtent cher, parce que la main-d'œuvre et les matériaux +se payent à un haut prix. Le salaire d'un ouvrier maçon est de 5 à 6 +francs par jour; leurs aides, qui sont souvent des femmes, reçoivent 1 +fr. 50 c. Les 1,000 briques valent 35 à 40 francs. Les maisons +rapportent de 8 à 10 ou 12 p. c. de leur prix de revient. C'est donc un +bon placement, car le chemin de fer augmentera la valeur des immeubles +dans la capitale. Il y aurait avantage à employer ici, pour faire des +briques, les méthodes et les ouvriers belges, qui les produisent au prix +de 12 à 15 francs le 1,000.</p> + +<p>M. Vouitch, professeur d'économie politique à l'université, m'en fait +voir les bâtiments. Ils ont été construits grâce au legs généreux d'un +patriote serbe, le capitaine Micha Anastasiévitch, mort récemment à +Bucharest, et dont l'une des filles a épousé M. Marinovitch, envoyé de +Serbie à Paris. C'est le plus beau monument de Belgrade. On y a réuni +des monnaies, des armes, des antiquités, des manuscrits et des portraits +très intéressants pour l'histoire nationale. C'est aussi le siège de +l'Académie royale des sciences. L'université n'a que trois facultés: +celle de philosophie et lettres; celle des sciences, comprenant les arts +et métiers, et celle de droit, vingt-huit professeurs et environ deux +cents élèves. Pour étudier la médecine, il faut se rendre à l'étranger.</p> + +<p>—Le code civil, rédigé sous Milosch, est une imitation du code +autrichien; cependant il y a quelques différences curieuses à noter, +entre autres celle-ci: comme dans toutes les législations primitives, +les filles n'héritent pas, s'il y a des fils ou des enfants mâles issus +d'eux. Elles n'ont droit qu'à une dot, afin que les biens ne passent pas +dans une famille étrangère.</p> + +<p>—Je lis dans un journal financier:</p> + +<p>«Les journaux de Berlin s'occupent de la régie des tabacs serbes. La +formation de la régie est prévue dans le contrat d'avances conclu avec +le groupe de la Banque des Pays-Autrichiens et du Comptoir d'Escompte. +La redevance est fixée, pour les cinq premières années, à 2,250,000 +francs, et elle progresse par séries quinquennales. Elle forme le gage +de l'emprunt de 40 millions, dont le service sera fait directement par +les contractants de la régie et par prélèvements sur cette redevance.»</p> + +<p>Rien de plus triste! Voilà la Serbie, pays libre et à peine émancipé, +qui suit le chemin de la Turquie et de l'Égypte. Elle hypothèque et +livre en gage, successivement, toutes ses ressources, donnant droit, +chose plus grave, aux financiers européens d'intervenir dans son +administration intérieure. C'en est fait de son indépendance. Elle ne +payera plus tribut à Constantinople, mais à Vienne et à Paris, et dans +des conditions bien plus dures. Elle marche ainsi ou à la banqueroute ou +à l'asservissement économique de la nation serbe. Vaillant Kara-George, +glorieux Milosch, est-ce pour un semblable avenir que vous avez +combattu!</p> + +<p>—Tandis que nous nous promenons sur le Kalimegdan et que nous +contemplons, du haut de ce glacis de la forteresse, le magnifique +paysage qui se déroule devant nous, la vaste plaine hongroise et le +confluent du Danube et de la Save illuminés des feux dorés du soleil +couchant, on me raconte quelques détails sur les atrocités commises +jadis par les Turcs en ce lieu même. C'était en 1815. L'insurrection +serbe vaincue, et Milosch momentanément réduit à se soumettre, les +Turcs, qui avaient réoccupé tout le pays, voulurent lui enlever toutes +ses armes. Suleyman-Pacha envoya des sbires dans chaque village pour +forcer les paysans à livrer leurs fusils. Ceux qui refusaient ou qui +prétendaient n'en pas avoir étaient soumis à des tortures atroces; des +femmes et des hommes étaient tués sous la bastonnade, pendus, les pieds +en l'air, privés de toute nourriture, empalés ou brûlés vifs. Ce serait +à ne pas le croire, si, comme le dit Mme Mijatovitch, dans son livre +<i>History of Modern Serbia</i>, page 81, on ne connaissait pas le nom des +victimes et la date exacte de leur martyr. En un seul jour, le +gouverneur de Belgrade, Suleyman, fit empaler 170 Serbes compromis dans +la dernière insurrection, malgré l'amnistie générale solennellement +promise. Comme ces empalements s'étaient faits du côté du Kalimegdan +qui domine la Save et fait face à Semlin, le général autrichien qui y +commandait écrivit au pacha que cette exhibition révoltante devait être +considérée comme une insulte à un État chrétien voisin, et que, par +conséquent, s'il n'était pas mis fin immédiatement à ce spectacle +abominable, les soldats autrichiens viendraient y mettre ordre. Suleyman +ordonna de faire faire les exécutions du côté du Danube.</p> + +<p>—L'esprit d'association est développé parmi les artisans. J'ai +remarqué, en face des bureaux du <i>Videlo</i>, une <i>zadruga</i> d'imprimeurs +typographes, c'est-à-dire une société coopérative. L'antique zadruga +rurale, la communauté de familles, est, en effet, une association de +production agricole.</p> + +<p>—J'aime à errer dans le grand cimetière. Il est situé à l'extrémité sud +de la ville, sur une colline d'un côté, coupée à pic par une carrière. +On y a une vue admirable sur le Danube et sur l'immense plaine de la +Hongrie. Le vendredi, les parents des défunts viennent visiter leurs +tombes et y apportent des offrandes, comme dans l'antiquité. Voici, sur +le tertre où est plantée une simple croix en bois noir, une petite +bougie, un plat de cerises, un petit pain, une bouteille de vin et des +fleurs. Une femme y est accroupie, elle pousse des gémissements +accompagnés d'invocations à l'âme de son mari semblables à des mélopées: +«O ami, pourquoi nous as-tu quittés? Nous t'aimions tant! Chaque jour, +nous te pleurons! Rien ne pourra nous consoler.» Sur d'autres tombes se +font entendre des lamentations encore plus douloureuses. On dirait un +chœur de pleureuses romaines. L'effet est poignant. Le rite oriental +s'est beaucoup moins modifié que les cultes occidentaux. Les coutumes du +paganisme grec et latin, qui ont transformé le christianisme primitif, +purement sémitique, sont restées ici intactes et vivantes. Ce poétique +cimetière n'est pas à 200 mètres des habitations, comme le prescrit le +règlement sanitaire: sera-t-il aussi fermé?</p> + +<p>—Je retrouve ici une personne que j'avais rencontrée lors de mon +premier voyage et dont la vie est un drame. En 1867, lorsque je quittai +Belgrade pour me rendre aux bains d'Hercule, à Mehadia, je vis monter +sur le bateau à vapeur une dame au port de reine, accompagnée d'une +jeune fille dont la beauté était éblouissante. Je remarque qu'elle est +saluée avec le plus grand respect. La femme du consul d'Autriche, Mme de +Lenk, m'apprend que c'est Mme Anka Constantinovitch, tante du prince +Michel, lequel est éperdument amoureux de sa fille, la ravissante +Catherine.—«Il veut, me dit-elle, l'épouser, après s'être divorcé de sa +femme, la comtesse Hunyadi, qui déteste Belgrade et habite constamment +en Hongrie. Jusqu'à présent, deux obstacles ont empêché +l'accomplissement de ce dessein: le rite orthodoxe admet le divorce, +mais interdit le mariage entre cousins et cousines. La comtesse Hunyadi +est catholique; elle se refuse au divorce, et l'Autriche la soutient.» +Comme j'avais une lettre de François Huet pour le prince Michel, Mme +Anka me reçut de la façon la plus aimable et je passai quelques jours +avec elle et sa fille à Mehadia. Peu de mois après, le prince Michel et +Mme Anka étaient assassinés dans le parc de Topchidéré. Sa fille, la +belle Catherine, qui est devenue Mme Michel Boghitchevitch, me raconte +ce tragique épisode.</p> + +<p>—«Nous nous promenions, me dit-elle, ma mère et moi, avec le prince +dans le Thiergarten. C'était par une belle après-midi du mois de juin. +Tout à coup, sortent du bois des hommes armés de pistolets. Ils tirent à +bout portant. Le prince et ma mère sont tués sur le coup, une balle +m'atteint et me jette la figure contre terre. Pour m'achever, on me tire +une seconde balle dans le dos, mais celle-ci rencontre l'omoplate, +glisse et s'arrête dans mon cou. Tenez, elle est encore là; on n'a pas +voulu l'extraire! J'avais dix-huit ans. On m'amena à épouser, peu de +temps après, Blasnavatz qui en avait près de soixante, mais qui était +régent de la Principauté. Après sa mort, je devins la femme de mon mari +actuel, qui est également mon cousin. Aussi, pour que le mariage pût +s'accomplir, fûmes-nous obligés de nous réfugier en Hongrie. Le roi +Milan nous a fait revenir à Belgrade, et il est très bon pour nous, mais +nous préférons vivre à l'écart du monde officiel. Que de terribles +souvenirs! Le prince Michel était adoré par le peuple. Vous avez vu sa +statue équestre sur la place du Théâtre. Bientôt on inaugurera un +monument expiatoire dans le parc aux Daims, à la place où il a été +tué.»—Malgré ces tragiques épreuves, Mme Catherine est restée très +belle. Elle a les yeux magnifiques, d'un noir velouté, avec de grands +sourcils arqués et ce teint mat et chaud des femmes roumaines. Car, +comme son cousin le roi, à qui elle ressemble d'ailleurs, elle est +d'origine valaque, par les femmes.</p> + +<p>—Je dîne chez M. Sidney-Locock, ministre d'Angleterre, qui s'est fait +bâtir ici une charmante résidence avec une pelouse unie comme un tapis, +où l'on joue au lawn-tennis, à l'ombre de beaux arbres. On se croirait +aux environs de Londres. Grande discussion avec le ministre d'Allemagne, +le comte de Bray, sur le point de savoir qui profitera le plus du futur +chemin de fer Belgrade-Nisch-Vrania-Salonique, ou l'Angleterre ou +l'Autriche? La concurrence sera vive, car les Autrichiens sont favorisés +par leur tarif différentiel. En tout cas, l'Angleterre ne peut pas y +perdre. Si on relie par un tronçon, facile à faire le long de la côte, +Salonique à la ligne grecque récemment inaugurée de Larissa-Volo, ce +port, situé au fond du plus admirable golfe, deviendra le point +d'embarquement le plus rapproché vers les échelles du Levant et +l'Égypte, à moins qu'on ne pousse jusqu'à Athènes! Lorsque la jonction +sera faite entre Nisch et les chemins ottomans à Sarambey, par Sofia, on +ira, avec une vitesse de 40 kilomètres à l'heure, de Belgrade à +Constantinople, 1,066 kilomètres, en 29 heures, et de Londres à +Constantinople en 75 heures. La ligne de Salonique réalisera le fameux +projet exposé, avec tant d'éloquence, par le consul autrichien de Hahn, +il y a plus de trente ans. La malle des Indes suivra l'ancienne route +militaire des Romains par <i>Singidunum</i> ou <i>Alba Greca</i> (Belgrade), +<i>Horreum Margi</i> (Tchoupria), <i>Naissus</i> (Nisch) et Thessalonique, qui +deviendrait un port de première importance.</p> + +<p>—Quelles sont les visées d'avenir de la Serbie? Elles sont vastes, +illimitées comme les rêves de la jeunesse. Les patriotes exaltés voient +renaître dans un avenir éloigné l'empire de Douchan, ce qui est une pure +chimère. D'autres espèrent, ici comme à Agram, qu'un jour un État +serbe-croate réunira toutes les populations parlant la même langue: les +Croates, les Serbes, les Slovènes, les Dalmates et les Monténégrins; +mais, pour cela, il faut ou qu'elles se soumettent à l'Autriche, ou +qu'elles contribuent à la démembrer. Quoique ce projet ait pour lui la +force très grande du principe des nationalités, il n'est pas encore à la +veille de se réaliser. Les patriotes pratiques visent un but plus +prochain: l'annexion de la Vieille-Serbie, cette pointe nord de la +Macédoine, au sud de Vrania, qui comprend le théâtre de la grandeur et +de la chute de l'antique royaume serbe: Ipek, la résidence des anciens +patriarches serbes; Skopia, où Douchan plaça sur sa tête la couronne +impériale de toute la Romanie; Detchani, le tombeau de la dynastie des +Némanides, et Kossovo, le champ de bataille épique où triompha +définitivement le croissant. D'après un voyageur qui connaît bien cette +partie de la Péninsule, M. Arthur Evans, le jour où l'armée serbe +pénétrera dans la Vieille-Serbie, elle y sera reçue avec joie par les +rayas, dont la condition est affreuse<a name='FNanchor_15_15'></a><a href='#Footnote_15_15'><sup>[15]</sup></a>. Pour éviter à l'avenir de +nouvelles complications, il faut que l'Europe tienne compte des vœux +des populations, fondés sur les convenances ethniques, économiques et +géographiques et sur les souvenirs de l'histoire.</p> + +<a name='Footnote_15_15'></a><a href='#FNanchor_15_15'>[15]</a><div class='note'><p> Voyez aux annexes, n° I.</p></div> + + + +<br><br> +<a name='ANNEXE_N__1'></a><h2>ANNEXE N° 1.</h2> + +<h3>LA VIEILLE-SERBIE.</h3> +<br> + +<p>Le pays appelé <i>Vieille-Serbie</i> est un des moins connus de la péninsule +des Balkans. Il y a toujours eu danger à parcourir cette province, à +cause de la présence des nombreux Arnautes qui l'occupent. Ces Arnautes +sont les descendants des Serbes qui, après la bataille de Kossovo, se +sont soumis au sultan et ont embrassé l'islamisme afin d'acquérir des +terres et des privilèges que les sultans accordaient à tous ceux qui +prenaient le turban.</p> + +<p>Les Arnautes de la Vieille-Serbie sont, sans contredit, les plus +fanatiques et les plus turbulents des musulmans, toujours les armes à la +main. Ils portent sur eux un véritable arsenal, car, dans leurs larges +ceintures en cuir, ils ont généralement deux grands pistolets, un et +quelquefois deux kandjiars. A cette ceinture, les Arnautes accrochent +trois cartouchières ou boîtes en métal ciselé de dimensions différentes +et dans lesquelles ils mettent la poudre, les balles et les amorces. Une +baguette en fer, terminée par un anneau en cuir ouvragé et qui leur, +sert à bourrer leurs pistolets, complète leur attirail guerrier. +Lorsqu'ils sont en expédition ou qu'ils voyagent, les Arnautes portent +toujours un immense fusil à crosse de cuivre plein, plus ou moins bien +ciselé.</p> + +<p>Aussi ne peut-on s'aventurer qu'avec les plus grandes précautions dans +la Vieille-Serbie turque, et les Européens qui ont pu traverser le pays +des Arnautes sont extrêmement rares.</p> + +<p>Une partie de la Vieille-Serbie que revendique le peuple serbe a déjà +été conquise en 1879; elle compose aujourd'hui trois départements qui +sont ceux de Nisch, de Vrania et de Prekopljé. C'est dans ce dernier +département qu'habitait plus particulièrement l'élément arnaute, et dont +le centre principal était Kourschoumlié. Il a fallu les déloger à coups +de fusil, car ils opposèrent une résistance armée à l'occupation de leur +pays par les troupes serbes. Ne pouvant vivre sous le joug chrétien, les +Arnautes de Prekopljé et de Kourschoumlje, quoique Serbes de race, se +retirèrent plus au sud, en territoire ottoman, mais toujours dans la +Vieille-Serbie.</p> + +<p>On les retrouvera peut-être encore et avec eux bien d'autres qui +peuplent le pays, vivant côte à côte avec les Serbes chrétiens, qu'ils +oppriment et terrorisent cruellement.</p> + +<p>Les Serbes rencontreraient-ils de grandes difficultés dans l'occupation +du pays qu'ils convoitent? Cela est à peu près certain, quoique la +Serbie soit en mesure de surmonter ces obstacles; mais, pour le moment, +nous ne voulons pas nous occuper de cette éventualité, nous voulons +simplement donner quelques notions sur le territoire et les habitants du +pays qui doit, aux yeux des Serbes, composer l'agrandissement de leur +patrie.</p> + +<p>Nous avons dit plus haut qu'une partie de la Vieille-Serbie a été +incorporée au jeune royaume en 1879; celle qui reste encore en +territoire ottoman est la plus considérable et forme presque +exclusivement le vilayet de Kossovo.</p> + +<p>Les territoires qui composent ce vilayet sont ceux de Kossovopoljé, +Métokia, Liouma, Tetovo, Dvetz et Kodjak.</p> + +<p>Le Kossovopoljé est le plus vaste et le plus peuplé. C'est là que se +trouve la ville de Pristina, le chef-lieu du vilayet, résidence du +gouverneur général turc ou vali. C'est là également que se trouve la +ville de Mitrovitza, tête de ligne du chemin de fer qui mène à +Salonique. Ce territoire touche aux frontières serbes; deux routes +relient le Kossovopoljé à la Serbie; elles partent, l'une de Pritchina +pour aller à Leskovatz, l'autre de Tirnovatz à Vrania. Si les Serbes +donnent suite à leurs projets, c'est par là qu'ils doivent forcément +commencer. Le territoire de Kossovopoljé est encore plein de souvenirs +historiques chers aux Serbes. C'est là, entre le village de Wuchtrin et +la ville de Pritchina, que se trouve le fameux haut plateau de Kossovo, +qui a donné son nom au vilayet; c'est une très vaste plaine élevée +qu'arrosent trois petites rivières qui se jettent dans l'Ibar, et qui se +nomment la Grasena, la Lab et la Simnitza. C'est la fameuse plaine des +Merles (Kossovopoljé en slave), où tomba le dernier empereur serbe, le +knèze Lazar, dans la bataille qu'il livra à la tête de toutes les +troupes serbes contre les Turcs, commandés par le sultan Mourad, qui +périt lui-même à la fin du combat, par le poignard du voïvode Miloch +Obilitch, qui venait d'être fait prisonnier et que l'on conduisait +devant le vainqueur. C'est à partir de ce moment que commença la +servitude de la Serbie. A l'endroit où tomba Mourad, il existe un +«turbé» ou monument funèbre musulman.</p> + +<p>Près de Mitrovitza, on voit encore les ruines, assez bien conservées, +d'un grand château, où périt assassiné le roi Ouroch, père de Douchan, +le plus grand souverain serbe.</p> + +<p>D'autres ruines de châteaux serbes se trouvent dans les montagnes qui +séparent la rivière Lab de l'Ibar.</p> + +<p>A Gilar et à Novobrdo, il y a de belles églises serbes en assez bon +état.</p> + +<p>La province de Métoja se trouve à l'ouest de celle de Kossovopoljé; les +deux villes principales de ce pays sont: Diakowa et Ipek ou Petsch. Ipek +conserve encore l'église métropolitaine de l'ancienne Serbie. Pendant un +moment, le patriarche de l'Église serbe résida dans cette ville.</p> + +<p>Diakowa est le centre arnaute par excellence; c'est le pays le plus +dangereux de toute la Péninsule; c'est un véritable repaire d'haïdouks +(brigands).</p> + +<p>Le territoire de la Ljuma, situé plus au sud, se trouve compris entre +les montagnes du Schar et la rive droite du fleuve Drin. Les villes +principales de ce territoire sont: Prizrend, la plus grande ville de +tout le vilayet de Kossovo; elle possède plus de 40,000 habitants et fut +longtemps la résidence du pacha gouverneur, et Dibré ou Diwra, où l'on +travaille le cuir, comme on le faisait à Cordoue. C'est à Dibré que se +trouvent les plus fanatiques musulmans de la contrée. Les Arnautes de +Dibré sont orgueilleux et fiers et d'un courage exceptionnel. Ils sont +continuellement en lutte avec les Malisores Mirdites qui les avoisinent, +lesquels sont catholiques. Il est vrai que ceux-ci pratiquent la +religion romaine à leur façon, qui n'est pas tout à fait conforme à +l'orthodoxie catholique.</p> + +<p>La territoire de Tetovo est le plus accidenté de tous; il est presque +exclusivement habité par des Arnautes de race serbe; ce sont des +montagnards sauvages, d'une ignorance extrême et qui ne vivent que du +produit de leur bétail. C'est à peine s'ils savent qu'ils vivent sous la +domination ottomane, et les collecteurs d'impôts, si âpres partout +ailleurs, ne pénètrent jamais dans leurs montagnes. Les villes +principales de ce territoire sont Kalkandelen, Gustiva et Kritschévo.</p> + +<p>Le territoire d'Ovetz se trouve à l'est; c'est un pays riche, mais là +l'élément serbe se trouve mélangé par parties presque égales à l'élément +bulgare. Tracer une ligne de démarcation entre ces deux races dans cette +province nous paraît chose bien difficile. Il est très possible que le +désaccord entre la Serbie et la Bulgarie survienne à propos de l'Ovetz, +où se trouvent les centres importants d'Istib, d'Uskub et de Kumanova.</p> + +<p>Le territoire du Kodjak est le moins connu de tous. Il limite la Serbie +au sud de Vrania. Toutefois, de ce que les géographes qui ont dressé +des cartes de la presqu'île des Balkans ont laissé en blanc tout le +Kodjak, il ne s'ensuit pas qu'il soit inhabité, comme l'ont affirmé +certains publicistes mal renseignés.</p> + +<p>Il existe, au contraire, un assez grand nombre de villages assez peuplés +dans les étroites vallées formées par le Kodjak-Planina, grande montagne +qui donne son nom au territoire.</p> + +<p>Le Kodjak est également habité par des Serbes et par des Bulgares, dont +la sauvagerie ne le cède en rien aux Arnautes pasteurs du Tétovo.</p> + +<p>Telles sont les provinces qui composent la Vieille-Serbie. Quoique en +majorité serbe, la population se divise en deux fractions bien +distinctes: la partie composée des Serbes ou des Bulgares demeurés +chrétiens et celle des Serbes musulmans ou Arnautes. La première +représente environ les deux tiers de la population, la partie musulmane, +l'autre tiers. La population totale du vilayet de Kossovopoljé, moins le +sandjak de Novi-Bazar, monte à 480,000 habitants, d'après les dernières +cartes de Bianconi.</p> +<br> + +<h3>SITUATION ACTUELLE DE LA VIEILLE-SERBIE.</h3> +<br> + +<p>«A quatre lieues de distance de Djakowo, cachés dans une belle gorge +alpestre, s'élèvent l'église et le monastère de Détchani, fondés par le +roi serbe saint Étienne, et par son fils, Douchan, qui le premier prit +le titre de czar. Dans tout l'intérieur de la péninsule des Balkans, on +ne rencontre pas un monument aussi artistique que cette église. La +forme, les matériaux et le style de cet édifice nous transportent bien +loin des constructions de briques, du genre byzantin. Ses bandes de +marbre blanc veiné de rose ressortent avec éclat sur les collines +couvertes de sapins qui l'environnent. Ses colonnes élégantes et ses +lions hardiment posés en avant rappellent l'architecture de la Dalmatie +et de la ville d'Ancône. Les rinceaux dentelés des fenêtres sont, en +partie, si bien conservés qu'on croirait que le sculpteur vient d'y +mettre la dernière main. Cette église est le souvenir vivant d'une +dynastie de rois qui régnèrent du Danube à l'Adriatique, et de +l'Adriatique à la mer Egée, d'artisans qui ont laissé la trace de leur +habileté jusque sur le sol italien. Le style de cette église est une +heureuse combinaison des traditions de l'architecture religieuse +italienne et grecque; il s'éloigne beaucoup de la rigidité de lignes du +style byzantin. Tout l'intérieur est recouvert de fresques remarquables, +dont les plus intéressantes représentent les héros de la famille royale +des Nemanjas, depuis le czar Siméon jusqu'au jeune czar Ourosh, rangés +parallèlement entre les branches feuillues d'un arbre héraldique.</p> + +<p>«Les personnes qui ont vu cette admirable relique historique +comprendront aisément la place qu'elle a occupée et qu'elle occupe +encore actuellement dans l'imagination de tous les Serbes et même de +tous les Slaves. Cette église, de même que l'église patriarcale d'Ipek, +qui s'élève non loin de là, sont les deux lieux saints de la race serbe. +C'est dans l'église d'Ipek que siégeaient les métropolitains et les +patriarches de l'église serbe, qui disparurent peu à peu à l'époque du +célèbre exode de la race serbe. Ceux qui connaissent la puissance des +sentiments populaires en matière politique saisiront l'absurdité, d'un +traité, qui a laissé ces centres des aspirations de tout un peuple dans +les mains d'Arnautes barbares et de mahométans fanatiques. Il n'est pas +étonnant que l'église et le monastère de Détchani aient été aussi bien +conservés. Après la conquête, les Turcs s'aperçurent que ce lieu de +pèlerinage pourrait devenir, entre leurs mains, une source importante de +revenus. C'est pourquoi ils commencèrent par faire payer par les Slaves +un lourd tribut—qu'ils exigent encore maintenant;—ensuite, ils +convertirent le monastère en vakouf impérial, c'est-à-dire en propriété +ecclésiastique, placée sous la protection du sultan, et durant les +quatre siècles qui viennent de s'écouler un grand nombre de firmans +ratifièrent cette charte. Les privilèges spéciaux et les assurances de +protection si souvent réitérées donnent à la situation actuelle du +monastère une garantie toute spéciale. Néanmoins, des Arnautes +s'établissent constamment chez les moines, y restent parfois des +semaines entières, en vivant à leurs dépens. Les mahométans du voisinage +ont, de plus, levé une série d'impôts forcés sur les moines, qui ne +peuvent les payer; les malheureux frères vivent dans un péril constant.</p> + +<p>Il est impossible de s'éloigner de cent pas du monastère sans escorte +armée, et, en 1882, les Arnautes brûlèrent une aile du bâtiment +principal et tirèrent à plusieurs reprises dans l'intérieur. Les moines +eux-mêmes furent outragés indignement.</p> + +<p>Une nuit, je fus réveillé par les cris sauvages de ces brigands, et je +pensai à saint Guthlac de Croyland, dans les temps anciens, qui, +entendant des hurlements affreux dans le voisinage, crut à une invasion +des Bretons. Quand le saint s'aperçut que ce bruit avait été fait par +des diables, il fut tout réconforté et sa peur s'apaisa. Mais dans le +cas présent, cette consolation-là me fut enlevée, car c'étaient bien des +Arnautes, il n'y avait pas à s'y méprendre. Après avoir échappé à la +destruction pendant quatre cents ans de domination turque, cet admirable +monument court, à l'heure présente, les plus grands dangers.</p> + +<p>La situation de l'église patriarcale d'Ipek, située à une demi-lieue du +siège du gouverneur turc, est également précaire; quoiqu'elle soit, +comme Detchani, sous la protection spéciale du gouvernement, elle est +exposée aux mêmes extorsions et au même système de terrorisation. Les +trois quarts de la congrégation régulière ne peuvent assister aux +offices parce que les Arnautes battent les chrétiens qui se rendent à +l'église et les attaquent à coups de fusil. Le pays est si peu sûr, que +la plupart des chefs de famille n'osent s'aventurer hors de leurs +maisons. Les portes du monastère sont criblées de trous de balles et +plus d'un meurtre a été commis dans le voisinage.</p> + +<p>«Le gouverneur civil et militaire de la ville d'Ipek n'est autre que le +redoutable Ali de Gusinje, vieillard d'un aspect imposant, qui possède, +sans doute, une autorité sans bornes dans Gusinje, mais qui est devenu +l'instrument d'un «cercle» d'Arnautes. Les troupes en garnison à Ipek +sont disciplinées, et leur présence est bien vue des chrétiens, mais la +Porte ne leur permet pas d'intervenir pour maintenir l'ordre. Les +Arnautes sont les favoris du «Palais», et il est interdit de se mêler de +leurs affaires. Dans la ville, l'insécurité est telle, que ce fut +seulement sous l'escorte de huit Arnautes armés jusqu'aux dents, formant +le carré autour de moi, qu'il me fut permis de faire quelques petites +acquisitions au bazar. Quoi qu'il en soit, l'apparition d'un étranger +«européen» dans les rues d'Ipek causa une si grande agitation, que le +gouverneur ne me permit plus de sortir et me défendit de visiter l'école +serbe. Je parvins cependant à la voir. Le maître d'école vit dans un +péril constant; mais il faut rendre cette justice à Ali de Gusinje, que +c'est grâce à son intervention que les livres de classe n'ont pas été +saisis en bloc, comme cela s'est fait ailleurs. L'école des filles est +dirigée par deux maîtresses indigènes fort remarquables. Miss Irby parle +de l'une d'elles dans ses livres. Cette école fait oublier un peu +l'anarchie complète qui règne à Ipek, mais l'état de choses dans les +contrées avoisinantes surpasse toute description. Depuis le traité de +Berlin, il y a eu ici de 150 à 200 meurtres de chrétiens restés impunis. +On m'a donné la date exacte de 92 de ces assassinats; dans plusieurs +cas, la victime était un enfant, et je suis certain que jamais les +autorités n'ont fait aucun effort pour poursuivre les meurtriers. C'est +ainsi que la Turquie se venge d'avoir dû signer «une paix honorable».</p> + +<p>«Pendant mon court séjour à Ipek, on assassina un infortuné Serbe dans +le village de Gorazdova, où avaient été commis deux crimes identiques +dans les derniers temps. Dans le village de Trebovitza, un musulman, +arnaute ou renégat serbe, avait persuadé à une jeune fille de seize ans +de l'épouser et d'embrasser l'islamisme. Les parents de la jeune fille +refusèrent leur consentement au mariage. Alors, les autorités mirent la +mère en prison (elle s'y trouvait encore lors de mon départ), et le +séducteur emmena la jeune fille dans son harem. Il y a eu six ou sept +cas semblables à Ipek, et l'un des Arnautes influents commet impunément +des outrages encore plus révoltants. Les prêtres des villages sont +cruellement maltraités. J'en vis un qui avait courageusement signalé aux +autorités d'Ipek deux meurtres commis dans sa paroisse. Les autorités +firent la sourde oreille, mais les Arnautes, informés de ses +réclamations, tombèrent sur lui à coups de couteau. J'ai vu l'un de ses +bras à moitié coupé. Dans le monastère d'Ipek se trouvait un autre pope, +qui venait de s'enfuir du village de Suho-Gurlo. Les Arnautes s'étaient +emparés de lui, l'avaient conduit dans un lieu désert et étaient sur le +point de le massacrer, quand ils consentirent à le relâcher, à condition +qu'il leur payât la somme de 50 piastres dans un délai de trois jours. +Il est actuellement enfermé dans le couvent et n'ose visiter son +troupeau. Il m'apprit que, dans les environs de Suho-Gurlo, plus de +douze villages avaient été privés de leurs pasteurs de la même manière. +Même à Vuchitern, un endroit relativement favorisé par sa position sur +le chemin de fer macédonien, je découvris que le pope et le maître +d'école avaient passé une année au cachot, et l'on croyait que le prêtre +avait été déporté en Asie.</p> + +<p>«Si ces crimes étaient des actes de cruauté isolés, ce serait déjà +déplorable; mais il est hors de doute que c'est un système de terreur +organisé et ayant un but parfaitement défini. On veut à tout prix +chasser les Serbes de ces territoires par des actes répétés de violence +et de pillage. Des habitants du pays, bien informés, m'ont assuré que +les Arnautes, malgré leur sauvagerie naturelle, ne se rendraient pas +coupables d'assassinats pareils, s'ils n'y étaient encouragés par les +gouvernants. Le plus grand promoteur de ces violences est +indubitablement Mullazeg, un notable Arnaute fort riche, qui, de concert +avec une série de personnages influents du même genre, dirige tous les +mouvements du pacha.</p> + +<p>«Plusieurs de ces «gentilshommes» ont des relations intimes avec le +palais de Stamboul, et on trouvera difficilement un fonctionnaire turc +qui consentira à jouer encore le rôle du malheureux Mehemet-Ali,qui +s'était laissé persuader qu'il parviendrait à rétablir l'ordre. C'est +ainsi que continue le règne de la terreur, et si l'Europe n'intervient +pas bientôt, il est probable que le rêve des oppresseurs se réalisera +complètement. Sous le coup de semblables persécutions, les populations +chrétiennes prennent la fuite, parfois par villages entiers, et se +mettent en chemin vers la frontière serbe. Dans certains villages, des +hordes d'Arnautes ont littéralement chassé les habitants. Dans les +environs d'Ipek seulement, 22 villages sont déserts. Les réfugiés +conservent toujours l'espoir de revenir dans leur pays natal, quand le +règne de la tyrannie aura cessé.</p> + +<p>«Les autorités craignant les Arnautes, favoris du sultan, il s'ensuit +que les receveurs des contributions n'osent s'adresser à eux, et forcent +les malheureux rayas de l'Albanie et de la Macédoine à payer les impôts +dus par leurs oppresseurs. La «vergia» ou impôt foncier est ainsi +réclamée jusqu'à trois fois au même propriétaire, et comme on ne donne +pas de reçu aux paysans des impôts déjà perçus, ils n'ont aucun recours +contre ces extorsions réitérées. Les receveurs trouvent un appui +puissant dans les autorités turques, et plusieurs chrétiens sont +actuellement emprisonnés à Ipek, pour n'avoir pas voulu ou n'avoir pas +pu payer leurs impôts pour la seconde ou peut-être la troisième fois.</p> + +<p>«Dans le district voisin de Kolashin, j'ai constaté le même état de +choses, en 1880. Les chrétiens sont assassinés et dépouillés sans merci +et sans qu'il soit possible de poursuivre les coupables. Le gouvernement +et la justice sont également inertes. Je citerai un seul fait qui s'est +passé récemment. Entre Ipek et Mitrovitza, la route traverse pendant six +lieues une plaine fertile, bien irriguée, mais maintenant déserte, sans +culture et sans habitations. Je passai la nuit dans le petit village +serbe de Banja. J'y trouvai les paysans en grande discussion pour savoir +s'ils quitteraient le pays immédiatement. Tous les environs sont le +théâtre de scènes horribles. Un jeune Serbe, appelé Simo Lazaritch, se +baignant dans la source d'eau tiède qui donne son nom à Banja, fut tué +de sang-froid par un Arnaute de Dervishevitch. Le jour précédent, un +autre jeune Serbe âgé de 20 ans, Josif Patakovitch, avait subi le même +sort, et un autre malheureux avait été grièvement blessé. Les habitants +de Banja ont travaillé six mois à la restauration de leur église, mais +les Turcs l'ont de nouveau détruite. L'école, de même, est en ruines, et +aucun instituteur n'a le courage d'y rester. «Ils nous assassineront +tous, l'un après l'autre,» me dit un des anciens du village; et un vieil +infirme me demanda avec anxiété s'il n'y aurait pas bientôt la guerre. +Tels sont les fruits, dans ces contrées, de la «paix avec honneur» +obtenue par lord Beaconsfield.</p> + +<p>«M'est-il permis de demander si l'Europe et l'Angleterre n'ont aucune +responsabilité relativement au sort de ces malheureuses populations, par +leur participation au traité de Berlin? Ou bien faut-il que les +habitants du vilayet de Kossovo soient exterminés, simplement parce +qu'il convient à la politique de l'Autriche de cacher l'anarchie qui +règne dans ces régions? Pourtant, il est incontestable que la +«Vieille-Serbie» tout entière ferait partie du royaume serbe, et +jouirait de la sécurité et de la liberté de conscience qui font le +bonheur de la Serbie et du Monténégro, sans l'opposition de la +politique tortueuse et impie qui faisait de chaque charte de franchise +accordée par la Russie à ses alliés serbes un <i>casus belli</i>.</p> + +<p>«Arthur Evans.»</p> + +<p>J'ajouterai que si la Serbie, au lieu d'attaquer la Bulgarie sans le +moindre droit, s'était donné pour mission de dénoncer la situation de la +Vieille-Serbie à l'Europe et d'affranchir ses frères opprimés, ce pays +infortuné serait probablement aujourd'hui délivré et réuni au royaume +serbe.</p> + +<!-- Autogenerated TOC. Modify or delete as required. --> +<a href='#CHAPITRE_I'><b>EN DEÇA ET AU DELA DU DANUBE</b></a><br /> + <a href='#CHAPITRE_II'><b>CHAPITRE II.</b></a><br /> + <a href='#CHAPITRE_III'><b>CHAPITRE III.</b></a><br /> + <a href='#CHAPITRE_IV'><b>CHAPITRE IV.</b></a><br /> + <a href='#CHAPITRE_V'><b>CHAPITRE V.</b></a><br /> + <a href='#CHAPITRE_VI'><b>CHAPITRE VI.</b></a><br /> + <a href='#ANNEXE_N__1'><b>ANNEXE N° 1.</b></a><br /> + <a href='#TABLE_DES_MATIERES'><b>TABLE DES MATIÈRES</b></a><br /> + +<!-- End Autogenerated TOC. --> + + +<br><br> +<a name='TABLE_DES_MATIERES'></a><h2>TABLE DES MATIÈRES</h2> + +<p><a href='#CHAPITRE_I'><b>CHAPITRE PREMIER.</b></a></p> + +<p>WURZBOURG. LUDWIG NOIRÉ. SCHOPENHAUER.</p> + +<p>Le Rhin «chemin qui marche».—-Wurzbourg.—-Ludwig +Noiré, <i>Das Werkzeug</i>.-—Kant et Schopenhauer.—La +<i>Residenz</i> et l'art du XVIIe siècle.—Nurnberg et les +Hohenzollern.—La <i>Neue freie Presse</i>.—La mêlée des nationalités 5</p> + +<p><a href='#CHAPITRE_II'><b>CHAPITRE II.</b></a></p> + +<p>VIENNE. LES MINISTRES ET LE FÉDÉRALISME.</p> + +<p>Le comte Taaffe, <i>Viribus unitis</i>.—Le comte de Kálnoky. +—Les chemins de fer.—L'Altgraf Salm-Lichtenstein.—Allemands +et Tchèques.—M. de Serres +et les chemins de fer autrichiens.—Le baron de Kállay +et la Bosnie.—Le Ring.—De Vienne à Essek 35</p> + +<p><a href='#CHAPITRE_III'><b>CHAPITRE III.</b></a></p> + +<p>L'ÉVÊQUE STROSSMAYER.</p> + +<p>Siroko-Polje et les mœurs anciennes.—Djakovo et son +évêque.—Sa biographie.—Ses tableaux et le musée +d'Agram.—Bravoure des Monténégrins et des Croates. +—Gladstone et lord Acton.—L'hôpital et les écoles à +Djakovo.—Les zadrugas.—Strossmayer et l'évêque +de Zara 75</p> + +<p><a href='#CHAPITRE_IV'><b>CHAPITRE IV.</b></a></p> + +<p>LA BOSNIE. HISTOIRE ET ÉCONOMIE RURALE.</p> + +<p>De Djakovo à Sarajevo.-—Brod et l'islam.-—Les bans et +les rois de Bosnie.-—Les Bogomiles.—La Tchartsia +et la mosquée d'Usref-Bey.—Le régime agraire +musulman.—Le <i>Homestead</i>.—Souffrances des rayas +sous le régime turc.—Les réformes faites et à faire. 138</p> + +<p><a href='#CHAPITRE_V'><b>CHAPITRE V.</b></a></p> + +<p>LA BOSNIE. LES SOURCES DE RICHESSE. LES HABITANTS +ET LES PROGRÈS RÉCENTS.</p> + +<p>Le sol et ses produits.-—Le bétail.-—Le cadastre.-—Mgr +Stadler et la question religieuse.-—Ilitche.-—Le +<i>Kmet</i>.-—Chez le consul de France.—-Coutumes des +musulmans et des juifs espagnols.-—Les Tzintzares.-—La +Bosnie émancipée du Phanar.-—L'enseignement. +Réforme judiciaire.-—Le régime communal de Sarajevo.-—Les +impôts.-—Le <i>Drang nach Osten</i> 204</p> + +<p><a href='#CHAPITRE_VI'><b>CHAPITRE VI.</b></a></p> + +<p>LES NATIONALITÉS CROATE ET SLOVÈNE. LA SERBIE.</p> + +<p>Griefs des Croates.-—La nationalité slovène.-—De +Vukovar à Belgrade.—-Serbie.—-Progrès de l'enseignement. +-—L'armée.-—Le clergé orthodoxe.-—L'impôt +croissant.-—Le roi Milan et la reine Nathalie.-—La +<i>Slava</i>.-—Le régime communal.-—Le <i>Kolo</i>. +-—Répartition des cultures.—-Le bétail.—-M. et Mme Mijatovitch. +-—Organisation du crédit.-—Le commerce extérieur. +-—Les trois partis.-—MM. Ristitch et Kristitch. +-—Le fonctionnarisme.-—M. Vladan Georgevitch et +le service sanitaire.-—Les institutions politiques.-—Le +prix des denrées et les traitements.-—L'université. +-—Mme Catherine Boghitchevitch.-—M. Sidney-Locock. +—Les chemins de fer serbes.-—Les espérances. 268</p> + +<p><a href='#ANNEXE_N__1'><b>ANNEXE N° 1.</b></a></p> + +<br><br><br> + + + + + + + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of La Péninsule Des Balkans, by +Émile De Laveleye (1822-1892) + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA PÉNINSULE DES BALKANS *** + +***** This file should be named 19820-h.htm or 19820-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/9/8/2/19820/ + +Produced by Zoran Stefanovic, and the Online Distributed +Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was +produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. 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Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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