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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-15 04:51:58 -0700
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+The Project Gutenberg EBook of Excelsior, by Léonce de Larmandie
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Excelsior
+ Roman parisien
+
+Author: Léonce de Larmandie
+
+Release Date: February 22, 2006 [EBook #17828]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK EXCELSIOR ***
+
+
+
+
+Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
+
+
+
+
+
+
+[Illustration]
+
+
+
+
+ EXCELSIOR
+
+ ROMAN PARISIEN
+
+ PAR
+
+ LÉONCE DE LARMANDIE
+
+
+
+
+ PARIS CAMILLE DALOU, ÉDITEUR
+ 17, QUAI VOLTAIRE, 17
+
+ 1888
+
+
+
+_A l'auteur de la_ Décadence Latine.
+_A l'écrivain catholique, aristocratique et indépendant._
+A JOSÉPHIN PÉLADAN
+
+TÉMOIGNAGE DE SYMPATHIQUE ADMIRATION
+
+
+
+
+ PREMIÈRE PARTIE
+
+ LE DÉDAIN DE LA FEMME
+
+
+_Race trop haute._
+
+
+
+
+ I
+
+ QUATORZE ANS
+
+
+La scène est au petit séminaire de Saint-Yrieix (Haute-Vienne), dirigé
+par les R. P. P. Jésuites. Le révérend père Fugères, professeur
+de rhétorique, pour délasser ses jeunes disciples d'une laborieuse
+explication de Tacite, interroge les meilleurs élèves de la classe sur
+les carrières futures qu'ils comptent embrasser.
+
+--Voyons, Laflaquière, que voulez-vous être un jour?
+
+Un petit bonhomme grêle et chétif, déjà voûté, prédestiné aux pantoufles
+et aux lunettes, répondit d'une voix aigrelette: Huissier près le
+tribunal de paix, comme papa.
+
+--Voilà un voeu facile à contenter; et vous, Coquardot?
+
+--Militaire,--rugit un gros garçon trapu, à la mine rébarbative,--comme
+mon père.
+
+--Cela vous honore. Et vous, Carcasset?
+
+Un fort en thème, assez malpropre et ne rappelant en rien Antinoüs,
+anonna sentencieusement:
+
+--Géomètre arpenteur, comme l'auteur de mes jours.
+
+--Vous êtes mesuré dans vos désirs; et vous, Beaussillon?
+
+--Je compte entrer dans les ordres, mon Révérend Père, soupira d'un ton
+mystique un grand gaillard, maigre et pâle avec de longs cheveux.
+
+Une voix satirique ajouta de façon à être entendue de tous: «Comme celui
+qui m'a engendré.»
+
+Un éclat de rire s'éleva. Le P. Fugères devint très rouge, fixa des yeux
+terribles sur le malencontreux souffleur et lui cria rageusement: M. de
+Mérigue, venez tout de suite devant ma chaire, vous y resterez debout,
+les bras croisés, jusqu'à la fin de la classe.
+
+L'élève interpellé obéit nonchalamment en haussant les épaules. Le
+professeur reprit avec une expression dédaigneuse:--Et vous, monsieur
+qui vous moquez d'une façon si inconvenante de vos camarades les plus
+méritants, voudriez-vous nous faire part de vos projets d'avenir!
+
+Tous les collégiens, voyant l'un d'entre eux sur la sellette, le
+fixaient avidement pour jouir de son embarras.
+
+--Je veux être empereur, répliqua Jacques de Mérigue, en levant
+orgueilleusement sa grosse tête ébouriffée.
+
+Un hurrah de surprise railleuse salua cette réponse inattendue.
+
+--Empereur... de quoi?...
+
+--Empereur du monde.
+
+--Ah!... rien que cela?...
+
+--Pardon! j'enverrai des ballons à la conquête des étoiles...
+
+--Pas mal... allez à votre place, je vous pardonne en faveur de
+l'originalité de vos vues.
+
+--Et puis, vous pourriez aussi faire taire tous ces huissiers et tous
+ces géomètres qui ricanent sottement, dit Mérigue.
+
+--Respect à Sa Majesté, messieurs! exclama le jésuite avec beaucoup de
+gravité.
+
+
+
+
+ II
+
+ LE REPAIRE NOBLE
+
+
+Malgré de remarquables aptitudes et un amour profond des choses
+littéraires et artistiques, Jacques de Mérigue, trop rêveur et trop
+fantaisiste, n'avait jamais moissonné beaucoup de lauriers en papier
+vert aux distributions de prix; ses maîtres l'avaient cependant toujours
+considéré comme un sujet hors ligne tout en l'accablant de punitions
+et de remontrances en raison de son caractère indomptable. Il justifia
+pleinement leurs appréciations en enlevant dès sa quinzième année
+son baccalauréat ès-lettres, tandis que ses heureux émules de classe
+échouaient pitoyablement.
+
+On le dirigea vers les mathématiques qu'il exécrait. Son amour-propre le
+fit triompher de ses répugnances, et, à dix-sept ans, il était bachelier
+ès-sciences avec la mention _très bien_.
+
+Son père, ivre de joie, parla incontinent de l'école polytechnique.
+Jacques grogna longtemps, finit par se soumettre, et parvint à force
+d'énergie à posséder la _triple x_ et les dérivés comme un vieux
+_taupin_ des lycées de Paris. Arrivé à l'examen devant M. Toumard, le
+célèbre et grincheux interrogateur, il fut malmené avant d'avoir
+ouvert la bouche pour sa façon incorrecte de prendre la craie. Comme il
+s'excusait en maugréant déjà, son terrible juge lui dit: «Parlez
+plus haut, monsieur, pour que l'on entende vos sottises!» Mérigue se
+retourna, pâle comme un suaire, et riposta d'un voix retentissante:
+«Parlez plus bas pour que l'on n'entende pas les vôtres!»--Il fut
+exclu du concours et se mit à l'étude du droit. Mais sa famille était
+nombreuse et pauvre; impossible de pourvoir convenablement à son
+entretien dans la capitale. Jacques, qui adorait les siens, commença par
+employer toute son énergie à se priver de tout, à vivre de rien. Puis,
+un certain jour, la protection d'un ami puissant lui valut l'entrée au
+ministère des cultes en qualité d'expéditionnaire et aux appointements
+de 1200 francs. «Me voici en route pour la conquête des étoiles»,
+écrivait-il à son père le soir de sa nomination. Et il se voyait déjà
+chef de service, sous-secrétaire d'État, ministre. Malheureusement pour
+lui, il avait la république en exécration, et arrivait tous les jours au
+bureau avec une énorme fleur de lys à sa cravate. Il battit des mains au
+16 Mai, et se fit une réputation méritée d'enragé réactionnaire. Aussi
+ne tarda-t-il pas à être révoqué quelques mois après l'échec de la
+tentative conservatrice, et se trouva-t-il, à vingt-cinq ans, sans
+ressources et sans position sur le pavé inhospitalier de Paris.
+
+Il se mit à faire des vers, probablement pour continuer sa marche vers
+les astres.
+
+La famille de Mérigue fut atterrée à la nouvelle de la mesure qui
+frappait son représentant.
+
+Le lendemain du jour fatal, nous trouvons le père, la mère et leurs
+trois filles, tristement assis dans la pièce délabrée qui servait de
+salon à la pauvre maison tout en ruines.
+
+Le vieux Mérigue, vif et plein d'ardeur, prompt à toutes les illusions,
+faisait diversion à son chagrin par des interjections d'espérance: «Je
+n'ai aucune inquiétude pour l'avenir. Jacques est un garçon hors ligne,
+il arriva à tout, à tout, entendez-vous, mes enfants.
+
+--Mon ami, soupira madame de Mérigue, un ange de piété et de douceur,
+il faut prier le bon Dieu et s'en rapporter à sa sainte volonté. Il
+n'abandonnera certainement pas notre pauvre enfant.
+
+Marianne, la fille aînée, le type achevé du dévouement et de
+l'abnégation, hochait la tête tristement. Elle dirigeait le ménage
+depuis de longues années et, avec les ressources les plus exiguës,
+faisait face à toutes les nécessités à force de travail, d'esprit de
+suite et de privations personnelles. Sa vie pénible et terre à terre
+l'avait imprégnée de sens pratique.
+
+--Notre cher frère, dit-elle après une pause, aurait peut-être mieux
+fait de se tenir tranquille, on n'abdique pas ses opinions parce qu'on
+les garde au fond de son coeur... Marianne, à ces mots, fut brusquement
+interrompue par sa cadette, Mathilde, souverainement exaltée en
+politique comme en religion.--Par exemple!... C'est son plus beau
+titre d'honneur... tu voudrais peut-être qu'il eût consenti à garder
+le silence devant les actes de ce gouvernement infâme... lui!... un
+Mérigue... un fils des Croisés!...
+
+A ce moment, la plus jeune des soeurs de la victime, Jacqueline, qui
+avait toujours été sa préférée, ayant participé à tous les jeux et à
+tous les rêves de son enfance, embrassa le vieux Mérigue sur les deux
+joues en disant: «Papa a raison. Jacques parviendra... il ramènera le
+roi sur le trône. Il sera ministre d'Henri V, vous verrez!...
+
+--A la bonne heure, s'écria le père. Voilà le cri de mon sang... bien
+parlé, fillette.
+
+--Sans doute, observa Marianne, mais en attendant, comment
+vivra-t-il?... Nous ne pouvons rien lui envoyer... C'est le dénûment!
+
+--S'il pouvait songer à offrir ses souffrances au bon Dieu, hasarda la
+sainte mère...
+
+--Mais enfin, dit Mathilde, le parti royaliste est riche, il ne laissera
+pas dans la misère un coreligionnaire aussi méritant... On va se
+disputer l'honneur de lui trouver une position.
+
+--Il la conquerra, affirma le père.
+
+--Comme les étoiles!... murmura Marianne pensive.
+
+--Et puis, continua le chef de la famille, Jacques se mariera...
+brillamment... splendidement... il sera riche.
+
+--Précisément, dit Jacqueline, il m'écrivait l'autre jour qu'il avait
+vu à l'église Sainte-Radegonde, une jeune fille admirablement jolie qui
+avait paru le considérer attentivement.
+
+--Quand on est en présence de Dieu, observa Mme de Mérigue, on ne doit
+penser qu'à lui.
+
+--Mais enfin, reprit l'aînée, comment voulez-vous qu'il se
+marie?--Quelle dot apportera-t-il à l'opulente héritière qu'il
+_convoite_? L'usufruit du quart de nos dettes...
+
+--Que dis-tu, ma fille? exclama le vieux Mérigue, il apportera un nom
+sans tache, aussi vieux que la chevalerie française, une glorieuse suite
+d'aïeux illustres, un alliance avec les Montmorency pendant la guerre de
+Cent-Ans... une intelligence... un coeur... une grande destinée...
+
+--Et pas d'argent, pas de situation...
+
+--Et l'alliance avec les Montmorency pendant la guerre de Cent-Ans?...
+
+--Mieux eût valu une alliance avec les Rothschild à l'époque de
+Waterloo...
+
+--Quelle horreur! s'écria Mathilde en levant les bras. Avoir de l'or
+fluide au lieu de sang dans les veines, plutôt mendier... plutôt mourir!
+
+--Mais, reprit Jacqueline, si cette jolie jeune fille faisait toujours
+attention à lui, il pourrait faire une visite à sa famille.
+
+--J'aimerais bien mieux, dit Mme de Mérigue, qu'il allât voir ce bon
+abbé de la Gloire-Dieu qui le confessait autrefois quand il était
+sage!...
+
+--Et la conclusion pratique de tout cela, dit Marianne, positive...
+
+--D'abord, répliqua le vieux Mérigue, écrivons-lui, ça lui fera du bien
+au coeur.
+
+--Mettons tous un petit mot, proposa Jacqueline, qu'il sache que nos
+pensées ne le quittent pas!
+
+Si nous commencions tout de suite? A toi, papa.
+
+M. de Mérigue trempa nerveusement sa plume dans un vieil encrier qui
+traînait sur la table, et traça ces mots:
+
+ «Mon cher enfant,
+
+ «Courage! courage! pas de défaillances. Tu as devant toi
+ un magnifique avenir. L'accident que tu as éprouvé est
+ sans portée... et n'infirme pas dans le coeur de ton père
+ l'inébranlable foi qu'il a dans le travail et l'énergie de son
+ fils, du représentant de son nom glorieux. Nous t'embrassons
+ tous.
+
+ «JOSEPH, COMTE DE MÉRIGUE.»
+
+Madame de Mérigue ajouta:
+
+ «Mon fils bien-aimé,
+
+ «Reconnais la main de Dieu dans le coup qui te frappe et reviens
+ franchement à lui. Confie-toi à sa divine providence, et songe
+ bien que rien n'arrive dans ce monde sans son ordre ou sa
+ permission. Nous pouvons tout avec son secours. S'il nous
+ abandonne, nous sommes impuissants. Prie-le avec ferveur et
+ écoute les conseils de ta mère qui pense toujours à toi.
+
+ «CAROLINE DE MÉRIGUE, NÉE BARAT,»
+
+
+Marianne prit la plume.
+
+ «Mon cher frère,
+
+ «Il est temps que tu te mettes à réfléchir d'une façon pratique
+ et sérieuse. Si le malheur qui t'arrive te faisait abandonner
+ tes rêves de grandeur, je le bénirais mille fois. Tu es
+ intelligent et bien portant, tu as tout ce qu'il faut pour
+ acquérir une position solide et honorable. Fais des efforts dans
+ ce but et renonce aux chimères qui ont obsédé ta jeunesse.
+ Tu sais bien que ce langage m'est dicté par ma raison et ma
+ fraternelle amitié.
+
+ «MARIANNE.»
+
+Mathilde griffonna impétueusement:
+
+ «Mon bien cher Jacques,
+
+ «Je suis fière de ta disgrâce. Tu es tombé en combattant le bon
+ combat, quand même tu ne te relèverais pas, ce serait un éternel
+ honneur pour toi et pour nous. Restons ce que nous sommes,
+ dussions-nous mourir de misère. Vive le roi!...
+
+ «MATHILDE.»
+
+Jacqueline clôtura ainsi la soirée des épîtres:
+
+ «Mon petit Jacques,
+
+ «Moi, je suis tout à fait de l'avis de papa qui n'a aucune
+ crainte pour ta situation future. J'ai tressailli d'espérance
+ quand j'ai lu dans ta dernière lettre, qu'une jeune fille du
+ grand monde avait paru faire attention à toi... Comme je vais
+ prier le bon Dieu pour que tu puisses conquérir cette étoile!...
+ en attendant les autres... Je t'embrasse de tout mon coeur.
+
+ «JACQUELINE.»
+
+Maintenant, insinua Mme de Mérigue, si nous faisions notre prière du
+soir?...
+
+
+
+
+ III
+
+ AU CINQUIÈME
+
+
+93, rue des Saints-Pères. En attendant l'heure propice pour la conquête
+des étoiles, Jacques de Mérigue s'est logé au cinquième étage, au-dessus
+de l'entresol, le plus près possible de son futur empire céleste. Son
+appartement se compose d'une chambrette et d'une petite entrée mesurant
+à peine un mètre carré, le tout loué moyennant 400 francs par an, à
+l'époque de sa prospérité relative, lorsqu'il gagnait 100 francs par
+mois. Le mobilier de la chambre se compose en premier lieu d'un lit de
+fer, d'une telle étroitesse que les amis du locataire le qualifient
+de certificat de bonne vie et moeurs; on voit ensuite deux chaises de
+paille grossière, une table boiteuse et une commode en bois blanc.
+Sur la cheminée une photographie du comte de Chambord non encadrée et
+souillée de poussière, s'appuie au socle d'une petite lampe à pétrole.
+L'âtre ne possède pas de chenets, ces ustensiles ne servant point
+aux personnes qui se passent de feu. Le plafond de la pièce est
+naturellement très bas et très sombre, il semble vouloir écraser la tête
+du jeune homme, et étouffer ses élans vers l'idéal. Jacques vient de
+recevoir la lettre où tous les membres de sa famille ont voulu lui
+rappeler leur affection inaltérée. Il abandonne pour quelques instants
+son grand poème _La Rédemption des damnés_, sur lequel il compte pour
+faire un pas dans le chemin de la gloire. Il parcourt rapidement
+les quatre premières parties de l'épître et s'arrête longuement aux
+dernières lignes tracées par sa chère Jacqueline, qui font allusion «à
+la belle demoiselle de Sainte-Radegonde...»--Si j'y allais ce soir, se
+dit-il. Il y a une cérémonie en l'honneur du carême... Elle m'a bien
+regardé l'autre jour!... Si on voit des rois épouser des bergères,
+le contraire peut évidemment arriver... enfin allons-y. Cela me fera
+toujours passer quelques bons moments, et puis la vue de cette face
+rayonnante m'inspirera pour mes vers.
+
+Jacques descendit quatre à quatre ses cent vingt marches, et enjamba en
+dix minutes l'espace qui le séparait de l'église. La nuit était close,
+il entra par une des portes latérales et se dirigea vers la chapelle du
+fond, noyée dans une douce pénombre où flottait un brouillard d'encens.
+
+Soudain, il s'arrêta brusquement, comme hypnotisé par une vision.
+Elle était là. Gracieusement agenouillée de façon à faire ressortir
+le contour élégant de son corps, la tête légèrement inclinée et à demi
+cachée dans ses mains, elle paraissait poursuivre une prière monotone,
+vaguement troublée par une rêverie amoureuse... Un imperceptible sourire
+plissait de temps à autre ses lèvres fines, puis survenait un mouvement
+de tête destiné sans doute à chasser une obsession doucement importune.
+Mais le sourire allait toujours s'accentuant et les mouvements
+de résistance, s'atténuaient de minute en minute. Mérigue toussa
+maladroitement. La belle nymphe se redressa sur le champ, aperçut son
+contemplateur, et, de ses yeux profonds et noirs, lui envoya un regard
+pareil à un coup de lance. Le pauvre Jacques, anéanti, s'appuya à une
+colonne pour ne pas tomber, et laissa choir sa canne, qui, rebondissant
+sur le pavé sonore, produisit en plein _tantum ergo_, un cacophonie
+scandaleuse.
+
+Du coup Mlle *** éclata de rire, en dépit d'efforts héroïques, et laissa
+voir à l'expéditionnaire révoqué deux rangées de dents éclatantes,
+belles à tenter les lèvres des anges. Mérigue tressaillit longuement
+troublé jusqu'au plus profond de ses sens et de son âme. Se voyant en
+veine de commettre des bourdes, il prit assez d'empire sur lui-même pour
+tourner les talons et se retirer. Au moment où il poussait la portière
+de velours, il jeta comme Orphée un regard en arrière, et rencontra
+cette fois un visage où la gaîté et le courroux avaient fait place à une
+vague expression de pitié.
+
+--Oh! se dit Jacques en entendant son coeur battre une charge
+frénétique, elle m'aimera! Elle m'aime! Et une rage lui vint de savoir
+le nom, la famille, la maison et la situation de celle qu'il appelait
+déjà sa bien-aimée... Comment s'y prendre?... L'attendre et la suivre
+à la sortie de l'église? Oh! non jamais! Si on s'en apercevait!... S'il
+recevait encore un de ces coups d'oeil formidables comme lorsqu'il avait
+toussé d'une façon si inopportune.
+
+Plutôt ne jamais rien savoir que d'exciter encore son mécontentement...
+A qui s'adresser?...
+
+Évidemment, c'était une personne du grand monde, de cette société
+supérieure, où il brûlait d'entrer, mais qui ferme généralement ses
+portes aux employés de ministère... même destitués... Une idée?... s'il
+interrogeait un prêtre? Le clergé a toujours un libre accès auprès
+des plus opulentes familles... Eh bien!... ce bon vicaire de
+Saint-Barthélémy auquel il se confessait jadis.... Cet excellent abbé de
+la Gloire-Dieu... si prôné par tout pour l'austérité et la dignité de sa
+vie... il devait connaître tous les grands noms celui-là... Comment n'y
+avoir pas songé plus tôt?...
+
+Le bon vicaire, par affection pour son ancien pénitent, pourrait
+peut-être lui donner des indications précises... des conseils sur la
+façon d'agir... qui sait?... un secours tout-puissant.
+
+Jacques se mit presque à courir plein d'émotions de tout genre et
+d'espérances bizarres... A huit heures et demie du soir, il frappait au
+presbytère de Saint-Barthélémy.
+
+
+
+
+ IV
+
+ L'ABBÉ DE LA GLOIRE-DIEU
+
+
+L'abbé Christian de la Gloire-Dieu, premier vicaire à Saint-Barthélémy,
+était effectivement, et sous tout rapport, l'ecclésiastique le
+plus distingué et le plus justement apprécié des quatre paroisses
+aristocratiques du noble faubourg. C'était un prêtre dans toute la
+force auguste et grave de l'expression. Très sévère pour lui-même, son
+austérité à l'égard des autres était tempérée par un grand souffle
+de douceur et de compassion. Toutes ses ressources passaient aux
+malheureux, et il savait toujours découvrir les plus méritants, les
+plus timides, les plus dénués. Sa chambre ressemblait à la cellule d'un
+chartreux, sauf qu'elle était plus grande et plus froide. Un immense
+crucifix de bois noir en était le seul ornement. Sa vie était celle d'un
+solitaire de la Thébaïde. Donnant à peine cinq heures au sommeil, une
+demi-heure en tout à ses deux repas, il consacrait tout le reste de ses
+journées aux travaux et aux fatigues du saint ministère. Sa piété, sa
+charité et son zèle, le mettaient prodigieusement en vue et on parlait
+fort peu du curé l'abbé Vaublanc, excellent prêtre, un peu fatigué,
+et du deuxième vicaire, l'abbé Marquiset trop superficiel dans ses
+relations et trop recherché dans son élégance. L'abbé de la Gloire-Dieu
+avait failli être nommé curé de Sainte-Radegonde, mais comme le succès
+va plus souvent à l'intrigue qu'à la vertu, on lui avait préféré l'abbé
+Roubley, un bon prêtre, sans doute, mais un de ces ecclésiastiques trop
+ambitieux et trop habiles pour être entièrement sympathiques. L'abbé de
+la Gloire-Dieu, universellement connu dans le monde, y jouissait d'une
+autorité et influence considérables. L'immense majorité des dames et
+des jeunes filles du faubourg affluait à son confessionnal. Non que les
+défauts ou les légèretés de ces nobles pénitentes trouvassent en lui
+un censeur indulgent, mais il avait le secret de subjuguer ces âmes
+hautaines par la chaleur et l'entraînement de sa foi.
+
+--Bonjour, monsieur l'abbé.
+
+--Tiens! mon cher Jacques, c'est vous! D'honneur le plaisir de vous voir
+ne m'était pas échu depuis de long mois...
+
+--Deux ans à peu près, monsieur l'abbé, mais j'ai pensé que vous ne m'en
+voudriez pas pour cela.
+
+--Dieu m'en préserve, mon enfant, puis-je quelque chose pour vous être
+agréable?
+
+--Oui, monsieur l'abbé. Vous savez ma révocation?
+
+--Sans doute, Jacques. Elle vous honore.
+
+--Mais elle me ruine... pour le moment, et je voudrais vous prier de
+m'aider à trouver quelque chose...
+
+--Tout mon pouvoir, qui n'est pas bien grand, est à votre service, quel
+genre d'occupations désirez-vous?
+
+--Mon Dieu! monsieur l'abbé, je serais volontiers professeur libre,
+mais j'ai en ce moment l'esprit occupé d'une autre idée; je voudrais me
+marier.
+
+--Cette pensée est des plus louables.
+
+--Le jour où vous avez remplacé M. le curé de Sainte-Radegonde pour le
+catéchisme de persévérance, j'étais dans cette église... une des jeunes
+filles qui suivaient l'instruction vous a remis à la sortie une aumône
+probablement considérable, dont vous l'avez beaucoup remerciée... je
+l'ai vue deux fois et je lui ai voué un amour immense, je crois qu'elle
+y répond... mais voyez la malechance, je ne sais pas seulement
+son nom... je voulais vous prier de me l'apprendre, excusez mon
+indiscrétion.
+
+L'abbé de la Gloire-Dieu ouvrait la bouche pour demander à son
+interlocuteur s'il était fou, quand il sentit que cette prodigieuse
+naïveté était entièrement franche et convaincue. Il ne sourit même pas,
+son visage revêtit au contraire une expression de tristesse.
+
+--Mais, mon bien cher Jacques, reprit-il, on me remet tous les jours des
+aumônes, il m'est impossible de savoir à qui vous faites allusion, de
+plus il s'agit certainement d'une personne fort riche, appartenant à une
+grande famille et fiancée à l'heure qu'il est, n'en doutez pas. Dans le
+monde les mariages se décident souvent fort longtemps d'avance. Je vous
+engage à ne plus penser à cela et à étouffer un sentiment qui ne
+peut que vous infliger des souffrances morales. Songez d'abord à une
+situation... Je m'offre à vous en faciliter la recherche. Revenons
+à cette idée de professorat dont vous me parliez tout à l'heure.
+Voulez-vous que je vous recommande au père Coupessay, directeur du
+collège Oratorien de la rue de Monceau?
+
+Mérigue avait compris à l'accent du prêtre que le désir manifesté
+par lui était chimérique et même un peu ridicule. Il avait trop
+d'opiniâtreté pour y renoncer, mais il fut profondément humilié de
+l'accent de pitié qu'il avait découvert dans les paroles de l'abbé.
+Aussi se contenta-t-il de répondre à l'offre de celui-ci par un «oui,
+monsieur, je veux bien» un peu indifférent et assez dépité.
+
+--J'écrirai ce soir même, répliqua le vicaire et vous irez voir le
+Révérend Père après demain. Adieu, mon enfant, et tout à votre service
+pour ce qui dépendra de mes faibles moyens.
+
+Jacques s'éloigna la rage au coeur. Comme il remontait précipitamment
+la rue du Bac, il se sentit frapper amicalement sur l'épaule. Il se
+retournait plein d'humeur, quand il se trouva en face du seul ami intime
+qu'il possédât à Paris, le jeune baron de Sermèze, fort riche, fort
+lancé, dont il avait fait la connaissance par hasard dans un musée, et
+qui s'intéressait à ses productions littéraires.
+
+--Eh bien! mon pauvre vieux, exclama le baron d'une voix bonne enfant,
+c'est comme cela que tu passes devant les amis sans crier gare?
+
+--Tiens, dit Mérigue, je te rencontre à propos.
+
+--Qu'y a-t-il pour ton service?...
+
+--Une chose très simple; je voudrais savoir le nom d'une jeune fille
+ravissante qui va tous les soirs au salut à Sainte-Radegonde et qui se
+tient près du pilier gauche de la chapelle de la Vierge.
+
+Sermèze partit d'un éclat de rire.
+
+--Toujours tes ambitions impériales, pauvre fou!...
+
+--J'ai lieu de croire qu'elle m'a remarqué, et, entre nous, si je
+pouvais un jour... arriver à en faire...
+
+--Ta maîtresse?...
+
+--Ma femme.
+
+--Je croyais que ta folie était bénigne, elle est furieuse, mon cher...
+
+--Tu ne veux pas me procurer ce renseignement?
+
+--Oh! que si fait... si cela suffit à ton bonheur, donne-moi deux
+jours...
+
+--Je t'en donne quatre.
+
+--C'est trop de moitié.
+
+--Va, cher, je te revaudrai cela. Adieu!...
+
+--Tu me quittes ainsi?
+
+--Oui, excuse-moi, je n'ai pas la tête bien libre.
+
+--Je suis trop poli pour te contredire. Au revoir.
+
+Deux jours après Jacques de Mérigue recevait l'épitre suivante:
+
+ «Mon cher aliéné,
+
+ «Tu as tout bonnement jeté ton dévolu sur Mlle Blanche de
+ Vanves; charmante, spirituelle, un million de dot. Toutes mes
+ félicitations pour ton bon goût. Renseignements complémentaires:
+ vingt ans d'âge. Domicile: Hôtel Soubise, 85, rue
+ Saint-Dominique (ne va pas y demander une chambre, entre
+ parenthèse). Le jour de ton départ pour Charenton, fais-moi
+ l'amitié de me prévenir.
+
+ «Tout à toi,
+
+ «SERMÈZE.»
+
+ _P. S_.--Mlle de Vannes est fiancée depuis un mois au duc de
+ Largeay.
+
+
+
+
+ V
+
+ CANDIDAT
+
+
+Mérigue, la tête dans ses mains, avait laissé tomber son porte-plume
+sur une page de son grand poème la _Rédemption des damnés_. «Blanche
+de Vannes,» se disait-il en lui-même, «Hôtel Soubise... un million de
+dot... et moi, dans une mansarde, avec soixante-dix francs de fortune...
+Ah! si j'étais seulement célèbre dans les lettres, dans la politique...
+personne n'a voulu imprimer mon dernier manuscrit, ces pauvres
+_Jacinthes et Pervenches_. Ma _Rédemption_ aura-t-elle plus de succès!
+si je pouvais me présenter à la Chambre ou même au Conseil municipal
+de Paris. Je percerais, bien sûr. Ah! oui, on parlerait de moi. Il y a
+précisément un siège vacant au Pavillon de Flore... Mais que faire avec
+soixante-dix francs, juste ce qu'il faudrait pour m'en retourner chez
+moi, en laissant ici deux cents francs de dettes. Partirai-je? Ah! dix
+ans de souffrances m'ont bien mérité quelque repos? mais mon pauvre
+père, ma mère, mes soeurs, qui ont placé en moi tout leur espoir; et le
+nom que je dois représenter et relever, et le vieil orgueil qui a été
+ma viande et mon vin quand je mangeais du pain sec en buvant de l'eau
+claire. Non, je ne capitulerai pas. Il y a quelque chose dans ma tête
+comme dans celle d'André Chénier. Si je dois succomber, je veux que
+ce soit ici, sur la brèche, glorieusement et non aux lieux où fut mon
+berceau. Blanche de Vannes... O rage!... Allons, descendons des hauteurs
+du rêve dans la fange de la réalité. Il me reste soixante-dix francs.
+Si je n'ai pas d'ici huit jours une position quelconque, il ne me reste
+plus que le dépôt de mendicité ou... oh! non, pas cela, j'aime trop ma
+mère. Allons voir ce P. Coupessay.
+
+Et Jacques se dirigea vers le collège de la rue de Monceau. A peine
+eut-il franchi le seuil de l'établissement qu'il se rencontra nez à nez
+avec un religieux de haute taille, vêtu avec une certaine élégance et
+portant à ses chaussures des boucles d'argent.
+
+--Vous désirez, monsieur?...
+
+--Voir le R. P. Coupessay, mon père.
+
+--Le connaissez-vous, monsieur?
+
+--Non, mon père.
+
+--Eh bien! c'est moi, monsieur.
+
+--Enchanté, mon père.
+
+--Je vous écoute, je n'ai qu'une seconde...
+
+--Veuillez m'excuser, mon père...
+
+--Allez, allez, monsieur, dépêchons-nous, il y a cinq dames qui
+m'attendent au parloir.
+
+--Vous avez dû recevoir une lettre de recommandation, me concernant et
+émanant de M. l'abbé de la Gloire-Dieu?...
+
+--Ah! Oui... La Gloire-Dieu... La Gloire-Dieu...
+
+--Je désirerais donner des leçons dans votre établissement.
+
+Le P. Coupessay qui jusqu'alors avait affecté de ne pas regarder le
+jeune homme, le toisa dédaigneusement de la tête aux pieds. Il ne prit
+point garde à l'expression énergiquement intelligente du postulant
+et remarqua seulement ses habits râpés et ses bottines éculées...
+Il répondit sèchement: «Impossible... impossible. Mes cadres sont
+complets... vous repasserez.» Et il tourna prestement les talons pour
+entrer au parloir où plusieurs dames se précipitèrent vers lui avec une
+série de frou-frous retentissants. Mérigue en sortant put entendre ces
+bouts de phrases: Mon Révérend Père...--Bien chère madame...--Cuistre!
+murmura-t-il en haussant les épaules, et il regagna la rue des
+Saints-Pères. Après avoir réintégré son domicile, il mangea un petit
+pain avec deux ronds de saucisson et avala une gorgée d'eau à son broc.
+Il appelait cela dîner. Comme il achevait son festin de Balthazar, un
+violent coup de sonnette retentit à sa porte! C'était son ami le baron
+de Sermèze.
+
+--Bonne nouvelle! cria tout d'abord le baron en serrant vigoureusement
+la main de Jacques.
+
+--Blanche?... fit celui-ci avec un tressaillement.
+
+--Imbécile! reprit Sermèze, je vais m'en aller sans te rien dire, si au
+moment où je viens te faire les propositions les plus importantes et
+les plus sérieuses, tu me préviens en me jetant à la tête tes chimères
+stupides.
+
+Tiens, tu me parles de Blanche; c'est le docteur du même nom qui devrait
+s'occuper de toi.
+
+--Après?...
+
+--Tu es un triple idiot.
+
+--Nego, après?
+
+--Veux-tu te présenter au conseil municipal?
+
+Mérigue bondit en ouvrant de grands yeux.
+
+--Réponds donc, grand nigaud.
+
+--Eh bien, oui, pardié, mais comment?...
+
+--Voici, et ne m'interromps pas, surtout; figure-toi pour un moment que
+tu es Cinna et que je suis Auguste. Tu sais qu'il y a un siège vacant au
+Conseil?
+
+--Oui.
+
+--Chut!... précisément dans le quartier Saint-Barthélémy.
+
+--Oui.
+
+--Chut!... tu sais qu'il y a un comité royaliste?
+
+--Oui.
+
+--Chut! te dis-je. Eh bien, ce comité est composé de très braves gens,
+d'une honorabilité parfaite et qui n'a d'égale que leur incapacité. Pour
+t'en donner une idée, ils ne songent point à présenter de candidat, bien
+qu'ils aient toutes les chances pour eux.
+
+--Les crétins! fit Mérigue.
+
+--Chut, reprit le baron. Tu n'es pas respectueux, mais tu es véridique.
+Enfin, il se trouve parmi eux un petit vieux moins momifié que les
+autres et qui s'appelle le vicomte d'Escal. Il est affligé de cent mille
+francs de rente.
+
+--Il ne doit pas invoquer de consolatrice, alors.
+
+--Tais-toi, bavard. Ses collègues ne le prennent pas au sérieux, ce dont
+il rage considérablement. Pour leur faire pièce, il veut susciter à lui
+seul et, bien entendu, à ses frais, une candidature royaliste. Il m'a
+demandé si je connaissais quelqu'un, je lui ai répondu: «J'ai votre
+affaire.» Eh bien?
+
+--C'est entendu.
+
+--Mais tu sais, il faut se hâter, la proclamation doit être affichée
+cette nuit.
+
+--Ah!
+
+--Chut... Le vicomte a une petite imprimerie à ses ordres qu'on appelle:
+La Presse de Saint-Pierre. Il met tout sur l'heure à ta disposition; pas
+de maladresse au moins, si tu réussis, ta fortune est faite.
+
+--N'aie pas peur, dit Jacques, en jetant à son horrible plafond
+un regard de défi; j'ai pu être impuissant et gauche, dans les
+circonstances banales de la vie terre à terre, mais qu'une occasion
+digne de moi se présente et tu verras que ton ami le rêveur était
+fondé à se croire quelqu'un et quelque chose. Quant à toi, mon cher, je
+t'aimais déjà bien, désormais, c'est entre nous à la vie et à la mort.
+
+--A la vie, espérons-le, reprit Sermèze très ému.
+
+Le lendemain, l'affiche suivante, imprimée sur papier vert, s'étalait
+sur tous les murs du quartier Saint-Barthélémy:
+
+ «Messieurs les électeurs,
+
+ «Je viens vous offrir de vous représenter au Conseil municipal
+ de Paris;
+
+ «Je n'ai l'honneur d'être ni propriétaire, ni négociant dans
+ votre quartier; j'en suis le plus simple électeur;
+
+ «J'ai pris mes grades dans trois facultés et je travaille pour
+ gagner ma vie;
+
+ «J'étais expéditionnaire à l'administration des cultes; j'ai été
+ révoqué pour avoir signé une pétition en faveur de la liberté;
+
+ «Si vous approuvez les basses oeuvres du Conseil qui gouverne
+ actuellement la Commune de Paris, ne me donnez pas vos
+ suffrages;
+
+ «Je défendrai dans tous mes votes:
+
+ «La liberté des pères de famille;
+
+ «L'égalité de tous les citoyens dans la protection qu'ils ont le
+ droit de demander aux lois;
+
+ «La fraternité qui ne traite pas en suspects les frères des
+ écoles et les soeurs des hôpitaux;
+
+ «La franchise m'ordonne de vous déclarer mes opinions politiques
+ et religieuses:
+
+ «J'estime qu'un peuple sans religion est un peuple sauvage;
+
+ «Je crois que la France, privée de son roi légitime, est une
+ nation décapitée et condamnée à devenir la proie de ses ennemis;
+
+ «Ainsi j'ai toujours cru, ainsi je croirai tant qu'une goutte de
+ sang coulera dans mes veines.
+
+ «JACQUES DE MÉRIGUE,
+ «93, RUE DES SAINTS-PÈRES.»
+
+Cette ferme et fière proclamation produisit dans tout Paris l'effet
+d'une bombe d'énergie honnête, au milieu d'un camp de sceptiques et
+de ramollis. Toute la presse s'occupa de ces quelques lignes de prose
+claire, simple et vibrante, tracées par un inconnu qui, du matin au
+soir, était devenu célèbre. Les feuilles conservatrices exultaient
+de joie et s'écriaient qu'on avait enfin un homme. Les journaux
+républicains disaient aimer ce langage net et dépourvu d'obscurités.
+D'Escal et Sermèze étaient radieux. Mérigue trouvait tout cela très
+naturel et recevait comme lui étant parfaitement dus les compliments et
+les hommages. Une seule idée l'enthousiasmait: la pensée que toute cette
+renommée qui fondait sur lui allait le rapprocher de son idole.
+
+Le soir, lorsqu'il rentra chez lui, son concierge, jadis rèche,
+maintenant souriant et obséquieux, lui remit un monceau de cartes de
+visite qu'il s'amusa à dépouiller sur sa table boiteuse.
+
+En voici quelques-unes:
+
+Le prince de La Roche-Bernard félicite M. de Mérigue de sa courageuse
+attitude.
+
+Madame Salotru, blanchisseuse royaliste, envoie à M. de Mérigue tous ses
+compliments et l'assurance de sa parfaite considération.
+
+Le général, comte de la Croisaie, grand officier de la Légion d'honneur:
+Bravo, jeune homme, vous êtes un brave.
+
+L'abbé de la Gloire-Dieu, vicaire de Saint-Barthémy: sympathies bien
+cordiales.
+
+Anselme Rotin, employé de commerce, a l'honneur d'informer le candidat
+qu'il votera vraisemblablement pour lui.
+
+L'avant-dernière carte était insérée dans une enveloppe et ainsi conçue:
+
+Gustave Coupessay, directeur des Oratoriens de la rue de Monceau, envoie
+à M. de Mérigue toutes ses congratulations et lui fait connaître qu'il
+sera trop heureux de l'attacher à son établissement dans les conditions
+qu'il voudra bien fixer lui-même.
+
+--Tiens, dit Mérigue, il a fait une évolution, l'animal d'hier au soir.
+
+Puis il lut la dernière carte:
+
+Théodore de Vannes, élève externe au collège de la rue de Monceau,
+apprend que M. de Mérigue va donner des leçons à l'école et le prie de
+lui réserver quelques heures. Il saisit cette occasion pour serrer la
+main au vaillant candidat royaliste.
+
+--Théodore de Vannes!!! Le frère de Blanche! s'écria Jacques. Ah! mon
+Dieu! je tiens les étoiles... enfin!...
+
+
+
+
+ VI
+
+ FIANCÉS
+
+
+--Vous ne savez pas, ma chère, disait à Mlle de Vannes le jeune duc
+de Largeay, petit bellâtre insipide, empesé comme un faux-col et raide
+comme un échalas, vous ne savez donc pas?
+
+--Quoi? fit Blanche d'un air distrait et quelque peu ennuyé, sans
+regarder son noble fiancé.
+
+--Eh bien! cet espèce de polisson qui vous regardait l'autre jour à
+l'église d'une façon si impertinente...
+
+--N'en dites pas de mal, cher duc, il est très bien.
+
+--Ah! quel bon goût, ma chère, enfin, laissez-moi vous finir mon
+histoire.
+
+--Faites, mais faites vite.
+
+--Je l'ai rencontré tout à l'heure.
+
+--Je regrette de ne pas avoir eu la même chance.
+
+--Vous êtes aimable... je sais son nom.
+
+--Vous êtes bien heureux.
+
+--Jacques de Mérigue.
+
+--Tiens, un joli nom.
+
+--Vous trouvez?
+
+--C'est tout ce que vous aviez à m'apprendre?
+
+--Ah! mais non... un peu de patience.
+
+--Vous voyez que je n'en manque pas.
+
+--Ce Mérigue est l'étonnant candidat qui a signé les affiches
+extraordinaires dont tout le monde parle.
+
+Blanche, à ces mots, prêta une attention plus soutenue aux paroles de
+son fiancé.
+
+--Vous dites? interrogea-t-elle.
+
+--Ce Mérigue, votre insolent admirateur, n'est autre chose que ce
+candidat qui fait tant de bruit.
+
+--Tiens, tiens; mais il devient tout à fait intéressant, ce jeune homme.
+
+--Quoi! ce malotru qui a osé...
+
+--Ta, ta, ta, pas de gros mots; pourquoi lui en voudrais-je de me
+trouver bien? Est-ce que vous ne dites pas comme lui, par hasard?
+
+--Ma chère, si je ne croyais de manquer au respect que je vous dois...
+
+--Ne craignez rien, allez, j'ai bon dos.
+
+--Je vous dirais...
+
+--Pas de conditionnel.
+
+--Que vos réflexions frisent l'impertinence.
+
+--C'est un point de vue.
+
+--Et je ne comprends guère qu'à un mois de notre mariage...
+
+--Un mois!... qui vous a dit cela?
+
+--Mais je croyais... pardon!
+
+--Vous êtes bien pressé.
+
+--Quel changement soudain.
+
+--Vous enterrez bien vos vies de garçon, vous autres...
+
+--Mais, chère amie, je ne suppose pas que vous ayez à faire une
+opération du même genre...
+
+--Chi lo sa?
+
+--Je ne comprends pas l'hébreu, ma chère.
+
+--S'il n'y avait que l'hébreu!...
+
+
+
+
+ VII
+
+ LE COMITÉ
+
+
+_Monsieur le Président, Vidame du Merlerault_.--Messieurs, vous devinez
+tous l'objet de notre réunion. Il vient de se produire un fait bizarre,
+absolument inouï, dans les annales du parti. Nous avions décidé sagement
+et prudemment que nous ne décrions pas notre drapeau à l'élection
+partielle qui va avoir lieu, le temps et les fonds nous manquant
+absolument. Et voici qu'à la stupéfaction générale, un jeune inconnu
+s'empare de cet étendard fleurdelysé qui a été confié à notre garde, et
+va-t-en guerre sans demander notre avis, sans prendre notre signal.
+
+_Le vicomte d'Escal_.--Il eût attendu longtemps.
+
+_Le Président_.--Sans doute. Nous n'avons pas habitude de confier à des
+gens sortis on ne sait d'où la représentation de nos intérêts et de nos
+opinions.
+
+_Le vicomte d'Escal_--Parbleu, vous ne les confiez à personne.
+
+_Le Président_.--Mieux vaut une abstention digne qu'une action
+irréfléchie.
+
+_Le vicomte d'Escal_.--Il y a cinquante ans que vous vous abstenez
+dignement.
+
+_Le Président_.--Mon cher vicomte, vous m'interrompez avec une
+opiniâtreté inconcevable. Je vous cède la parole.
+
+_Le vicomte d'Escal_.--Merci, je l'accepte. Messieurs, voici en deux
+mots mon sentiment. Certainement, M. de Mérigue est blâmable d'avoir
+agi sans nous consulter, mais, outre qu'il ignorait probablement notre
+existence...
+
+_Le Président_.--Un royaliste ne peut pas ignorer...
+
+_Le vicomte d'Escal_.--Pardon! voilà que c'est vous qui m'interrompez,
+maintenant... je continue: nous nous trouvons en présence d'un fait
+accompli.
+
+_Monsieur de Prunières_.--Hélas! oui, malheureusement.
+
+_Le vicomte d'Escal_.--Comment, hélas? et d'un fait crânement accompli.
+
+_Le chevalier de Sainte-Gauburge_.--Qu'importe la crânerie?
+
+_Le vicomte d'Escal_.--Je la préfère à l'abstention digne. Je
+poursuis... d'un fait crânement accompli par un homme jeune et vaillant.
+
+_Monsieur de Saint-Benest_.--C'est précisément là qu'est le mal!
+
+_Monsieur de Prunières_.--Il vaudrait mieux qu'il fût vieux et prudent.
+
+_Monsieur de Saint-Benest_.--Le candidat nous a manqué de respect.
+
+_Le vicomte d'Escal_.--Il ne vous connaît pas.
+
+_Le chevalier de Sainte-Gauburge_.--C'est une circonstance aggravante.
+
+_Monsieur de Saint-Benest_.--Et puis, enfin, qui est-il? Qu'est cela,
+Mérigue? Sommes-nous certains qu'il soit né, seulement?
+
+_Le vicomte d'Escal_.--Aussi vrai que vous êtes morts, vous autres.
+
+_Le Président_.--Ne faisons pas d'esprit, cher vicomte, ce n'est pas
+dans les habitudes de nos réunions.
+
+_Le vicomte d'Escal_.--Veuillez m'excuser, Monsieur le Président, une
+fois n'est pas coutume.
+
+_Le Président_.--Je constate, Messieurs, qu'à l'exception de l'honorable
+vicomte préopinant, nous sommes tous unanimes à déplorer cette
+malencontreuse candidature, mais enfin, coûte que coûte, il faut prendre
+une décision.
+
+_Monsieur de Saint-Benest_.--Une décision, y pensez-vous? déjà!
+
+_Le Président_.--Hélas! oui, malheureusement.
+
+_Monsieur de Prunières_.--Quelle fâcheuse aventure!
+
+_Le chevalier de Sainte-Gauburge_.--Oh! que c'est grave, oh! que c'est
+grave!
+
+_Le Président_.--Je vous propose, en premier lieu, de voter un blâme à
+M. Jacques de Mérigue, pour avoir posé sa candidature en dehors de notre
+assentiment. Le vicomte d'Escal est lui-même de cet avis. Que ceux qui
+sont d'un sentiment contraire veuillent bien lever la main. Personne
+ne lève la main. Le comité royaliste inflige un blâme à M. Jacques de
+Mérigue.
+
+_Le vicomte d'Escal_.--Soutiendrez-vous, oui ou non, sa candidature?
+
+_Le Président_.--La question est double. D'abord nous ne pouvons pas lui
+donner un centime.
+
+_Le chevalier de Sainte-Gauburge_.--Pour ça, jamais! Il ne manquerait
+plus que ça.
+
+_Monsieur de Prunières_.--D'abord, il n'y a que 35 francs dans la
+caisse.
+
+_Monsieur de Saint-Benest_.--Pardon! c'est moi qui suis trésorier, il y
+a tout juste un louis.
+
+_Le vicomte d'Escal_.--Versé entre nos mains par le tapissier royaliste
+de la rue Vanneau.
+
+_Le Président_.--Là n'est pas la question. Je ne crois même pas utile de
+mettre en discussion une subvention pécuniaire que nous ne pouvons ni ne
+voulons accorder.
+
+_Monsieur de Saint-Benest_.--Ça lui apprendra à ne pas nous consulter.
+
+_Le Président_.--Maintenant, Messieurs, il faut boire le vin qui est
+tiré. Je vous demande de bien vouloir vous résigner à donner votre appui
+au candidat. Je crois que vous y consentirez tous et j'ai l'honneur de
+prier notre cher secrétaire, le chevalier de Sainte-Gauburge, de vouloir
+bien insérer au procès-verbal que: 1º Le comité vote un blâme à M.
+Jacques de Mérigue (à l'unanimité!); 2° Le comité ne fournit à M.
+Jacques de Mérigue aucune subvention pécuniaire (à l'unanimité!); 3° Le
+comité appuie la candidature de M. de Mérigue (à l'unanimité!) Mes chers
+collègues, la séance est levée.
+
+
+
+
+ VIII
+
+ A LA MODE
+
+
+Mérigue était le lion du jour. Toute la presse s'occupait de cet
+audacieux Éliacin qui, rompant avec les habitudes gâteuses de la
+phraséologie politique, parlait un langage clair, net, incisif,
+catégorique. _Le Rappel_ le qualifia de petite vipère réactionnaire
+couvée trop longtemps dans le sein d'une administration républicaine. Il
+reçut dans son grenier une visite d'un reporter du _Figaro_ qui se plut
+à louer la simplicité spartiate du vaillant champion de la légitimité.
+D'innombrables cartes de congratulation affluaient à son casier. On ne
+parlait que de lui dans les salons bien pensants et beaucoup de jeunes
+femmes témoignaient le désir de voir en chair et en os le jeune athlète
+dont le nom retentissait si fort à leurs oreilles. Deux princes, trois
+ou quatre ducs, une demi-douzaine de marquis, des régiments de comtes
+et des troupeaux de barons voulurent faire l'ascension des cent vingt
+marches. Ils restaient tous bouche béante devant le dénûment du candidat
+et se demandaient comment il était possible que tant de valeur et de
+hardiesse fussent le partage d'un personnage aussi déshérité du sort.
+Jacques, qui croyait «marcher vivant dans son rêve étoilé», recevait
+toutes les félicitations et tous les compliments d'une façon à la fois
+gauche et hautaine qui était pleine d'une étrange saveur. Il s'était
+empressé, naturellement, d'aller occuper son poste de répétiteur
+au collège ecclésiastique de la rue de Monceau, où le révérend Père
+Coupessay l'avait accueilli comme une grande dame. Ce religieux
+opportuniste eut même l'admirable toupet de lui dire qu'il lui semblait
+bien l'avoir déjà vu quelque part. Tous les jeunes gens de famille
+avaient réclamé, comme une précieuse faveur, les leçons de ce conquérant
+si remarquable à la fois par sa mine fière, sa désinvolture et son
+caractère bon enfant. Son premier élève avait été Théodore de Vannes,
+le propre frère de la Vénus de Sainte-Radegonde, sorte de gros garçon,
+jovial et brutal, élevé à la diable, notablement intelligent et doué
+par-dessus tout d'une excentricité voisine de l'aliénation. Théodore
+avait, dès le premier jour, voué à son maître d'occasion une admiration
+désordonnée et une sorte d'amitié violente et sans mesure. Jacques
+trouvait bien toutes les démonstrations de l'adolescent un peu
+encombrantes, mais le vague espoir d'arriver à la soeur par le frère le
+déterminait à supporter toutes les effusions obsédantes du collégien.
+Il le fit causer avec un certain art et apprit une foule de choses
+intéressantes, au sujet de sa chimère. Il eut la confirmation des
+fiançailles de Blanche avec le duc de Largeay. Théodore ajouta que cette
+union était le résultat d'une pure convenance de famille et que sa soeur
+trouvait le duc fade et ennuyeux. Il était absolument du même avis et
+regrettait vivement que Blanche n'épousât pas un homme intelligent et
+digne d'elle. On la surnommait partout la quatrième Grâce et elle allait
+unir ses destinées à celles d'un boudin sans savoir et sans esprit, dont
+tout le mérite consistait à perpétuellement rire, aux fins d'exhiber
+un râtelier perfectionné payé six mille francs chez Préterre. Du reste,
+ajoutait Théodore, ce mariage n'était certes pas fait encore et
+pourrait bien ne jamais se réaliser. On juge si ces déclarations
+étaient approuvées et appuyées par Mérigue, qui arrivait à se dire
+intérieurement: décidément, ce gaillard-là est très fort! il n'a pas
+les préjugés de ses pareils: il est utilisable. L'affection qu'il me
+témoigne, jointe à cette largeur d'idées, peut mettre bien des atouts
+dans mon jeu.
+
+Un jour, le candidat royaliste reçut la lettre suivante:
+
+ «Monsieur,
+
+ «Je fais une collecte à domicile pour les pauvres du quartier
+ spécialement secourus par M. l'abbé de la Gloire-Dieu. Tout le
+ bien qu'on dit de vous me fait un devoir de compter sur votre
+ générosité. J'aurai le plaisir de me présenter moi-même chez
+ vous et je ne doute pas de l'accueil que vous voudrez bien faire
+ à mes sollicitations en faveur des malheureux.
+
+ «Recevez, Monsieur, l'assurance de mes sentiments très
+ distingués.
+
+ «Comtesse de Vannes,
+ «Hôtel Soubise, 85, rue Saint-Dominique.»
+
+Pardieu! s'écria Jacques, je crois bien, que je t'en donnerais, si
+j'en avais, mais où diable trouver assez de _monacos_ pour te faire une
+aumône digne... de la fille!
+
+Il réfléchit quelques instants et s'élança tout à coup chez le vicaire
+de Saint-Barthélémy. Il lui exposa la situation et le pria de lui
+avancer cinq louis.
+
+--Mais, voyons, mon cher enfant, lui dit l'abbé dont la sagacité
+devinait toutes les pensées du jeune homme, voyons, pourquoi voulez-vous
+jeter une somme pareille par la fenêtre? Croyez-vous qu'on vous en saura
+gré. On vous remerciera sans doute, mais on se dira que vous avez voulu
+poser, lancer de la poudre aux yeux, vous faire passer pour ce que vous
+n'êtes pas, enfin... je vois que vous persistez... qu'il soit fait selon
+vos désirs, pauvre enfant!... pauvre enfant!
+
+Le prêtre prononça ces dernières paroles avec une tristesse qui fit
+trembler sa voix. Jacques n'y prit point garde, reçut les cinq louis,
+remercia chaleureusement l'ecclésiastique et courut sans désemparer à
+l'hôtel de Soubise pour apporter son offrande.
+
+--Mme la comtesse ne reçoit pas aujourd'hui, lui dit assez insolemment
+un concierge habillé en suisse de cathédrale.
+
+--Voulez-vous lui dire que c'est M. de Mérigue.
+
+--Ni Mérigue, ni personne, répliqua avec sécheresse le pipelet
+resplendissant.
+
+Jacques se demanda s'il n'allait pas bâtonner ce drôle. Il comprit bien
+vite l'inanité d'une pareille exécution, tendit au cerbère l'enveloppe
+qui contenait sa carte et son billet de cent francs, en le foudroyant de
+ses yeux irrités. «Bien», répondit le valet et il referma brusquement la
+porte au nez frémissant du donateur.
+
+
+
+
+ IX
+
+ LA FAMILLE JOYEUSE
+
+
+--Papa! maman, Marianne, Mathilde, s'écriait Jacqueline toute haletante
+d'émotion et de bonheur, écoutez! écoutez! une lettre de mon cher petit
+frère. Ah! si vous saviez!... venez tout de suite. Marianne! dis à
+Jeannette de faire boire un coup au facteur, merci, mon Dieu! merci.
+
+Toute la famille de Mérigue s'était précipitée aux appels triomphants
+de son plus jeune membre. Jeannette, la vieille et fidèle cuisinière,
+rappelait le facteur à grands cris et, sans savoir de quoi il pouvait
+bien s'agir, lui versait généreusement un grand verre du meilleur vin
+de la cave; le domestique lui-même, le brave et digne Pierrille, quoique
+non interpellé, avait abandonné ses boeufs à moitié liés au seuil de
+la grange et était accouru, son bonnet à la main, en entendant les
+exclamations de Mlle Jacqueline. Bientôt un groupe s'était formé dans
+la cour: la famille entière, Jeannette, Pierrille, le facteur, ces trois
+derniers à une distance respectueuse, faisaient un cercle autour de la
+jeune fille qui brandissait sa lettre en l'air comme un porte-drapeau
+arbore son étendard. A tout ce tumulte inusité dans l'habitation si
+paisible, la chienne du logis, la douce et gentille Éva, s'était avancée
+à son tour et regardait ses maîtres d'un air étonné, en remuant la
+queue. Jacqueline lut d'une voix tremblante la missive extraordinaire
+qu'elle avait fiévreusement parcourue:
+
+ «Ma chère petite Jacqueline,
+
+ «Papa, maman, mes grandes soeurs ne m'en voudront pas de t'avoir
+ adressé l'importante correspondance d'aujourdhui. Je te devais
+ bien cela, compagne aimée de mon enfance et de ma jeunesse;
+ comme papa, tu n'as jamais désespéré de mon avenir. Vous aviez
+ raison: Je suis candidat du comité royaliste aux élections
+ parisiennes, j'ai toutes les chances possibles de succès. Je
+ suis répétiteur au collège de la rue de Monceau, et tous les
+ jeunes gens des plus grandes familles se disputent l'honneur de
+ mes leçons. Le premier que j'ai eu est précisément le frère de
+ ma belle demoiselle de Sainte-Radegonde qui s'appelle Blanche de
+ Vannes et appartient à la première aristocratie du faubourg.
+ Cet élève m'a voué une affection extraordinaire. Je vais pouvoir
+ approcher l'idole de mes rêves! Mes chères âmes, que de bonheurs
+ à la fois: l'honneur, l'argent! et peut-être l'amour. Je ne
+ t'en écris pas plus long aujourd'hui, ma bonne Jacqueline, tu
+ comprends aisément quelles doivent être mes occupations. Je
+ joins à ma lettre un exemplaire de ma proclamation aux électeurs
+ du quartier Saint-Barthélemy et divers extraits des journaux qui
+ me portent aux nues. Dans tout cela, ma première pensée a été
+ celle-ci: je vais donc pouvoir envoyer un peu de joie à ceux qui
+ sont si tristes et que j'aime tant. Je vous embrasse de toutes
+ mes forces.
+
+ «JACQUES.»
+
+--Louez Dieu et tirez le canon! exclama le vieux Mérigue en
+voulant saisir les extraits des journaux qu'il jeta à terre dans sa
+précipitation.
+
+--Mon ami, interrompit la pieuse Caroline, d'une voix plus calme, mais
+toute vibrante de bonheur, mon ami, tu as bien dit. Il faut commencer
+par remercier la Providence divine qui vient à notre secours au moment
+où nous croyons tout désespéré.
+
+La sage Marianne prit alors la parole.
+
+--Je crois, dit-elle, que voilà un bon début. Il ne faut pas attendre
+monts et merveilles; nous pourrions nous ménager de pénibles déceptions,
+mais enfin on peut dire, d'ores et déjà, que Jacques a le pied à
+l'étrier, et la possibilité de parvenir à une situation honorable et
+avantageuse...
+
+--Il marche à ses grandes destinées, affirma Jacqueline, il glorifiera
+notre nom.
+
+--Il sert son Dieu et son roi, dit à son tour l'enthousiaste Mathilde.
+Que pouvons-nous désirer encore?...
+
+--Que quelques émoluments solides viennent s'ajouter à toute cette fumée
+de gloire, reprit Marianne sérieuse et grave.
+
+--Mais s'il y avait vraiment quelque chose derrière cette jolie
+amourette, dit Joseph de Mérigue, anxieux. Pourquoi pas, ma chère
+Marianne?
+
+--Tout est possible, mon père, mais cela n'est pas probable, répondit la
+soeur aînée.
+
+--Comment? pas probable, ma fille?... Mais au contraire, rien n'est plus
+vraisemblable. Quelle jeune fille ne serait jalouse d'unir son sort
+à celui d'un garçon aussi vaillant, aussi bien né, et je puis ajouter
+maintenant aussi célèbre que Jacques de Mérigue?...
+
+--Papa a raison comme toujours, dit Jacqueline en sautant au cou du
+vieux comte...
+
+Jeannette et Pierrille, les deux bons serviteurs, quoique placés à une
+certaine distance du groupe familial, avaient vaguement saisi le sens
+général de cette conversation. Ils comprenaient que Jacques allait
+devenir un grand personnage, lui qu'ils avaient vu au berceau, et auquel
+il ne cessaient de pronostiquer un avenir sidéral. Un bon sourire,
+moitié étonné, moitié joyeux, épanouissait leurs traits minés par
+le travail et la fatigue; Éva s'était approchée de Jacqueline et lui
+léchait doucement les mains. Un gai soleil de printemps éclairait
+cette petite scène, et mêlait au bonheur de ces pauvres êtres l'immense
+allégresse de la résurrection du ciel.
+
+--Pierrille! dit tout à coup Joseph de Mérigue, en attendant
+l'artillerie qui nous manque, tu vas tirer deux coups de fusil.
+Pierrille obéit avec empressement et déchargea en l'air à deux reprises
+une vieille canardière informe qui, à la seconde détonation éclata, et
+fit au tireur une légère blessure.
+
+Comme on s'empressait autour de lui et que Marianne blâmait l'ordre
+imprudent du comte, le domestique affirma, dans son patois pittoresque,
+qu'il était heureux d'arroser de son sang la première couronne de son
+jeune maître.
+
+Tous les membres de la famille voulurent répondre incontinent à leur
+cher représentant qui leur envoyait de cent cinquante lieues un si
+brillant rayon d'honneur.
+
+Le chef de la maison et Jacqueline furent dithyrambiques, les adjectifs
+hyperboliques et les adverbes sonores éclatèrent sous leur plume comme
+des gerbes d'étincelles sous le galop d'un cheval. Joseph déchira deux
+feuilles de papier dans son impatience nerveuse, et entra dans une
+grande colère accompagnée de gros mots, en prétendant que sa femme
+n'avait que de sale encre, de sacrées plumes, et de fichu papier!
+Caroline, tout en félicitant son cher fils, lui exprima que la première
+chose qu'il avait à faire, était de témoigner sa reconnaissance au bon
+Dieu en allant trouver au plus vite son confesseur qu'il négligeait
+depuis si longtemps.
+
+Mathilde, en quelques pattes de mouche fiévreusement tracées, recommanda
+à son frère de toujours viser à l'honneur et de dédaigner les vils
+métaux si recherchés en ce siècle matérialiste.
+
+Marianne au contraire avertit Jacques de ne pas trop songer à la
+vaine gloriole et à l'immortalité décernée par les journaux. Elle lui
+conseilla de profiter d'une popularité, peut-être éphémère, dans un
+milieu bien capricieux, pour s'efforcer d'acquérir honnêtement les
+moyens de vivre et d'aider les siens.
+
+Au repas du soir, où fut invité le vieux curé Desmolard, on but une
+bouteille de vieux Mérigue soigneusement bouchée, cachetée et étiquetée
+cinq ans auparavant par la prévoyante Marianne. Les six convives
+absorbèrent à peine la moitié du précieux flacon qui fut renvoyé à la
+cuisine où le digne Pierrille se chargea de l'achever.
+
+M. de Mérigue, selon sa coutume, se coucha en même temps que les poules,
+oubliant, à la grande indignation de sa sainte épouse, de réciter sa
+prière du soir.
+
+Mme de Mérigue resta agenouillée jusqu'à une heure avancée de la nuit.
+
+
+
+
+ X
+
+ LA DOUAIRIÈRE SCANDALISÉE
+
+
+La comtesse douairière de Vannes, assise auprès de sa fille, dans
+le grand salon blanc et or de l'hôtel Soubise, était en train de la
+moréginer tout doucement.
+
+Cet adverbe était essentiel à côté du verbe précédent, car Mlle Blanche
+était absolument dans la catégorie de ces jeunes filles qui, en un
+instant d'humeur ou de caprice, envoient promener par-dessus les
+moulins, père, mère, directeur... et bonnets...
+
+--Ma bien chère Blanche, j'ai une toute petite observation à te faire...
+
+--Encore des reproches.
+
+--Je m'en garderais bien... une simple remarque... un léger conseil...
+
+--Dites toujours, cela n'engage à rien...
+
+--Je trouve que tu lis beaucoup, et des livres bien risqués.
+
+--Affaire de goût, chère maman... J'ai toujours préféré les romans aux
+méditations de l'Évangile...
+
+--Sont-ce là, mon enfant, les leçons que tu as reçues au couvent du
+Sacré-Coeur?
+
+--Ah! les leçons des révérendes mères, vous savez, j'en prends et j'en
+laisse...
+
+--Véritablement, tu m'abasourdis. Dis-moi où tu peux avoir trouvé toutes
+ces idées d'indépendance malsaine, prématurée?
+
+--Dans ma tête.
+
+--Mes compliments. Tu es à peine gentille pour moi... et... pas du tout
+pour ce pauvre duc, ton fiancé...
+
+--Ah! le duc!...
+
+--Eh bien! le duc?...
+
+--Eh bien, là! il m'ennuie! en bon français...
+
+--Comment? déjà!
+
+--Depuis le premier jour.
+
+--Mais, malheureuse enfant, tu l'as accepté, voyons?
+
+--Sans doute... et après?...
+
+--Mais il sera ton mari dans quelques semaines...
+
+--Oh! d'abord, rien ne presse... et puis...
+
+--Et puis...
+
+--Soit! il sera mon mari. Beau nom!... Un des lions du club habillé à la
+dernière mode!... parfaitement niais... Rien de mieux...
+
+--Tu me fais tomber des nues, ma fille, tu n'as donc pas l'intention de
+l'aimer?
+
+--Oh! mon Dieu!... si fait!... comme on aime... un mari!...
+
+--Tais-toi, Blanche, s'il t'entendait!...
+
+--Il m'a déjà comprise, allez!...
+
+--Et c'est pour cela qu'il est si triste, ma fille... En vérité, tu me
+navres...
+
+--Triste?... Le duc de Largeay?... Toujours assez gai pour faire de
+petits soupers aux Ambassadeurs avec Mlle Zoé!...
+
+--Blanche!... y penses-tu?...
+
+--Pour payer un coupé de deux cents louis à Mlle Microche des
+Nouveautés...
+
+--Tais-toi, de grâce! si quelque domestique était derrière les portes...
+
+--Pour avoir un compte de cent louis chez la bouquetière du Jockey!
+
+--Mais il t'envoie chaque jour des fleurs!...
+
+--Des rossignols!... achetés au rabais sur les brouettes qui passent
+dans les rues... Eh! chère maman, vous ne saviez pas tout cela!... Cela
+prouve qu'à votre âge, vous avez encore des choses à apprendre de votre
+fille.
+
+--Tu me confonds...
+
+--Ah! vous n'avez pas fini... oui, le duc sera mon mari! C'est entendu.
+C'est conclu. Je l'aimerai... par convenance... mais quand à lui donner
+un atôme de mon coeur, vous entendez, un atôme...
+
+La comtesse douairière était anéantie. Elle ne put répliquer à ce trait
+final et leva les mains au ciel en murmurant à la cantonade: Eh bien!
+Mesdames, mettez donc vos filles au couvent!...
+
+
+
+
+ XI
+
+ UNE LECTURE
+
+
+Le duc de Largeay, prétentieusement accoudé à la grande cheminée du
+salon blanc et or, pince du bout des lèvres une cigarette du Levant
+dont il envoie la fumée au plafond en petits cercles bleuâtres
+géométriquement mesurés. La comtesse douairière de Vannes se concentre
+sur une broderie d'un dessin compliqué; sa fille, Blanche, à demi
+vautrée sur un divan, regarde les bibelots et les candélabres d'un air
+distrait et maussade.
+
+--Eh bien! dit-elle tout à coup, voyant que personne ne se décidait à
+rompre l'auguste silence, eh bien, duc, nous apportez-vous des nouvelles
+du boulevard ou du club?
+
+--Oui, ma chère. Enfin, quand je dis des nouvelles, elles se ressemblent
+toutes ces jours-ci. Ouvrez la première feuille venue, royaliste ou
+intransigeante, matinale ou vespérale, c'est Mérigue, toujours Mérigue,
+encore Mérigue. J'ai précisément dans ma poche son discours à la réunion
+publique.
+
+--Voudriez-vous être assez aimable pour nous en donner lecture?
+
+--Si cela peut vous être de quelque agrément?
+
+--Certes.
+
+--Cela n'ennuiera-t-il pas la comtesse?...
+
+--Oh! moi, je brode, répondit la douairière interpellée.
+
+--Eh bien, ma chère Blanche, reprit le duc, je vais vous faire faire
+connaissance avec la prose de votre admirateur.
+
+--J'écoute, monsieur le duc.
+
+--«Messieurs, dès l'ouverture de la période électorale un groupe de
+royalistes, sans s'arrêter aux considérations d'âge, de fortune ou
+de notoriété qui devaient me dérober à l'attention publique, est venu
+m'engager à poser ma candidature aux élections de notre quartier. J'ai
+cédé à leurs instances, et je suis descendu résolument dans l'arène.
+
+--Très gentil à la fois de modestie et de crânerie, observa Blanche.
+
+Le duc poursuivit en se mordant les lèvres:
+
+«La démagogie triomphante déclare une guerre sans merci à toutes
+nos forces constituées: Nous voulons conserver tout ce qu'elle veut
+détruire, protéger tout ce qu'elle attaque, sauver tout ce qu'elle
+bat en brèche; nous sommes les assiégés de la grande citadelle de
+l'ordre!...
+
+--Belle image! dit Blanche.
+
+--Mauvaise rhétorique, répliqua Largeay.
+
+--Oh! ne parlez pas de rhétorique, répliqua Mlle de Vannes, vous n'avez
+pas encore fait la vôtre...
+
+Le duc, muselé, continua: «Examinons d'abord comment nos édiles
+entendent appliquer la devise surannée dont ils noircissent les
+murailles de tous nos édifices publics. La liberté qu'ils exigent pour
+eux, ils la refusent péremptoirement aux autres, et les honnêtes
+gens, bon gré, mal gré, verront leurs enfants courber la tête sous
+les fourches caudines de l'athéisme gratuit et de la polissonnerie
+obligatoire...»
+
+--Bravo! fit Blanche en applaudissant.
+
+--Vous applaudissez des violences, ma chère.
+
+--Essayez donc d'en faire des violences, vous!
+
+--Oh! Blanche! Je reprends:
+
+«La fraternité signifie aujourd'hui la proscription des frères et des
+soeurs...
+
+--Charmant! murmura Blanche.
+
+--Calembour vulgaire! entonna le duc. Je poursuis: «Quelles sont les
+oeuvres de ces hommes? A quoi emploient-ils nos millions? Ils dressent
+sur nos places publiques des Mariannes aux grossiers appas que l'on
+ne voudrait pas rencontrer au coin des carrefours. Ils votent à leurs
+aimables Calédoniens des fonds de déplacement et des indemnités pour
+«travaux extraordinaires».
+
+On voit qu'il sort d'une administration, ce monsieur...
+
+--Où vous seriez incapable d'entrer si jamais vous étiez ruiné.
+
+--Ne m'interrompez donc pas à toute minute.
+
+«Maintenant, j'aborde le côté politique de ma profession de foi, je suis
+catholique et royaliste...»
+
+--Franc, loyal, splendide! s'écria Blanche.
+
+--Et fortement maladroit.
+
+--Je voudrais vous y voir.
+
+--Vous serez privée de ce spectacle.
+
+--Je m'en doute, cher duc... Vous à la tribune! Ah! ah! ah! J'en pâme,
+rien que d'y penser, un guignol de grandeur naturelle... Continuez...
+
+--«La République engendre la licence, le désordre, la perversion; elle
+abaisse les caractères, amollit les courages, émousse les forces vives
+de la nation dans des luttes intestines sans profit et sans grandeur, et
+livre, en fin de compte, le pays désarmé à l'âpre convoitise des hordes
+conquérantes...»
+
+--Très bien! très bien! appuya Blanche.
+
+--Du pathos pur et simple.
+
+--Pathos? dites-vous. Prenez garde, ce mot a une terminaison grecque, ne
+vous aventurez pas sur les terrains que vous ignorez... Allez!
+
+--«Je veux lutter galamment contre les républicains convaincus, mais
+une juste colère s'empare de moi à la vue des acrobates et des jongleurs
+politiques. Que je voie venir à ma rencontre un ennemi franc et probe,
+je le combattrai sans cesser de l'estimer, et quand nous interromprons
+le duel, à la chute du jour, nous échangerons peut-être des présents
+comme les héros d'Homère...» Aïe, aïe, des réminiscences classiques, à
+présent.
+
+--Ce n'est pas vous qui en auriez de semblables, bien cher duc... La
+raillerie vous est malséante... Allez!...
+
+--«Mais pour les gens sans foi qui ne craignent pas d'employer des
+engins perfides, pour les espions et les délateurs, pour les fabricants
+et souteneurs de l'article vu et autres ordures...»
+
+--Ah! quelles expressions. Quel langage!
+
+--Allez donc... Opoponax!...
+
+--«Je ne les épargnerai pas, car je le déclare hautement, je ne
+redouterai jamais ni leur plume, ni leur épée...»
+
+--Fier, crâne, charmant!...
+
+--Une simple provocation, ma chère!...
+
+--Que vous dédaigneriez, n'est-ce pas?
+
+--Certes, ma bonne amie.
+
+--Comme je vous connais bien... Ensuite!
+
+--«Quelques jours à peine nous séparent de l'ouverture du scrutin;
+que ma personnalité s'efface, que l'amour de notre cause enflamme seul
+l'ardeur de nos âmes. Ne nous inquiétons pas du résultat de nos peines
+et de nos fatigues. Quand on s'est tracé une route, on doit la suivre
+invariablement... Le royaliste qui a gardé une plume ou une épée à
+la main, et sa vieille foi dans le coeur, quand il a interrogé sa
+conscience, doit affronter le sort. Va où tu peux. Meurs où tu dois!»
+
+--Superbe! superbe! dit Blanche en battant des mains.
+
+--Tout bonnement de l'épigramme.
+
+--Vous dites, cher duc?
+
+--Pardon, pardon, je voulais dire mélodrame.
+
+--Diable! je vous souhaiterais sincèrement des réminiscences de
+langue française puisque vous paraissez si fort mépriser les autres...
+Voulez-vous continuer?
+
+--C'est fini, chère amie, le journal ne donne que des extraits.
+
+--Déjà terminé? Quel dommage! Je veux lire ce discours in-extenso,
+c'est-à-dire en entier, je traduis pour ceux qui ne comprennent pas le
+latin. C'est tout bonnement splendide. N'est-ce pas, maman, que vous
+êtes de mon avis?
+
+--Ah! moi, j'ai brodé, répondit la comtesse douairière sans lever les
+yeux.
+
+--Vous n'avez pas le goût bien sûr, ma chère, dit Largeay en froissant
+le journal qu'il venait de parcourir avec un dépit mal dissimulé, vous
+lisez trop les auteurs modernes.
+
+--C'est une petite différence qui existe entre nous. Bref, ce Mérigue
+est un homme, quelles que soient les critiques des clubmen et autres
+gens bien peignés.
+
+--Un homme... Je n'en suis donc pas un à votre compte?
+
+--Oh!... cher duc!... Mais laissons un sujet que vous estimez frivole et
+parlons un peu des choses qui vous intéressent. Quoi de nouveau au club?
+
+--Saint-Benest a perdu deux mille louis au Quinze.
+
+--Et puis?
+
+--Prunières plaide en séparation avec sa femme qui, paraît-il, l'a
+battu.
+
+--Dame! elle a dû le secouer comme un Prunières.
+
+--Oh! que vos plaisanteries sont de mauvais goût, ma chère amie.
+
+--Après, après, pas de paroles oiseuses!
+
+--M. du Merlerault a gagné mille louis sur M. de Senlis, à Chantilly.
+
+--Est-ce tout?
+
+--Non! Le petit Mora s'est battu au pistolet avec le grand du Tranchey.
+
+--Pourquoi cela?
+
+--Ces deux messieurs s'étaient rencontrés dans l'antichambre d'une femme
+légère.
+
+--Dites donc d'une cocotte, allons!
+
+--Pardon! il y a une nuance.
+
+--Et cette femme légère s'appelait...?
+
+--Je n'ai pas retenu le nom.
+
+--Mlle Zoé, peut-être!
+
+--Connais pas, chère amie, connais pas.
+
+--Celle qui aime tant les soupers fins.
+
+--Ah! je ne savais pas!
+
+--Bien... assez... Vous n'avez plus d'histoires!
+
+--Ah! si fait! le petit vicomte d'Escal se vante partout d'avoir inventé
+la candidature Mérigue, d'avoir été le Christophe Colomb de cette
+Amérique.
+
+--Ah! encore, cher duc, vous êtes exécrable. Non, je vous en conjure, ne
+faites pas d'esprit, je vous préfère à votre état naturel.
+
+--Toujours ce Mérigue! On ne peut se retourner sans voir ses affiches
+vertes ou sans entendre parler de lui.
+
+--Soyez tranquille, il ne vous en arrivera jamais autant.
+
+--Je ne vous cacherai pas que je commence à être agacé d'ouïr ce nom
+ressassé par tous les échos.
+
+--Allez le lui dire, cher duc. Vous vous battrez, et il vous tuera.
+
+--Comme vous allez vite en besogne, chère amie. Croyez-vous que je me
+commettrais avec un aventurier?
+
+--Non, non, duc, je ne le crois pas.
+
+Comme Blanche de Vannes achevait ces mots la porte du salon s'ouvrit
+brutalement et livra passage au gros Théodore, chancelant, titubant, les
+yeux pochés et les habits en lambeaux.
+
+La comtesse douairière se précipita pleine d'inquiétude.
+
+--Faites-le conduire au lit, dit Blanche sans se déranger, il est encore
+dans les brindezingues. Ce n'est que la troisième fois depuis deux
+jours. Il y a du progrès.
+
+--Comment?... de quoi?... grognait Théodore en s'appuyant aux
+murailles... d'abord il ne s'agit pas de cela. Il s'agit... d'aller...
+éveiller l'Académie... Vous savez, l'Académie, à l'Institut... pour
+donner le prix Montyon... à mon ami Mérigue... le prix Montyon, ce n'est
+pas trop... il m'a sauvé la vie. Voilà! il ne s'agit pas d'aller au
+lit, il s'agit du prix Montyon... de Mérigue... et de l'Académie... vous
+savez, à l'Institut, là-bas, la maison est au coin du quai.
+
+Pendant que Largeay et la comtesse faisaient asseoir le jeune homme, un
+commissionnaire apporta une lettre ainsi conçue:
+
+ «Madame la Comtesse,
+
+ «Mon cher élève Théodore, presque au sortir du collège, a été
+ attaqué par une bande d'escarpes qui exploite le quartier de
+ l'Europe. Fort heureusement je me suis trouvé passer sur le
+ terrain de la rixe; j'ai eu la chance de mettre en fuite les
+ agresseurs et de vous ramener M. votre fils sain et sauf. Je
+ ne l'ai quitté qu'à la porte même de votre hôtel, et je l'eusse
+ même certainement accompagné jusqu'auprès de vous, si je n'avais
+ eu la crainte de commettre une indiscrétion.
+
+ «Agréez, madame la comtesse, l'hommage de mon profond respect.
+
+ «JACQUES DE MÉRIGUE.»
+
+--Mais c'est un ange, cet homme! s'écria Blanche avec un enthousiasme
+sincère.
+
+--Ou du moins un brave garçon, opina la comtesse douairière.
+
+--Il n'a fait que son devoir, reprit sèchement le duc de Largeay.
+
+Pour le coup, Blanche n'y tint plus.
+
+--Duc, dit-elle d'un ton sarcastique, vous tenez le langage d'un nigaud.
+
+--Blanche! Blanche! fit la douairière scandalisée.
+
+Cependant Théodore s'était pesamment endormi sur un fauteuil et ronflait
+avec un bruit de crécelle, les bras pendants et les jambes écartées.
+Entre le frère ivre mort, et la soeur, plus que grincheuse, le duc
+sentit que sa position devenait difficile. Il baisa assez adroitement
+la main de sa fiancée, salua cavalièrement sa future belle mère et
+s'éclipsa sans autre formalité. Dès qu'il eut tourné les talons, Blanche
+dit à la comtesse:
+
+--Ma chère maman, il faut absolument faire une politesse à M. de
+Mérigue, c'est un devoir indiscutable.
+
+--Eh bien, ma fille, reprit la douairière, quand tu voudras.
+
+
+
+
+ XII
+
+ DEUX RENCONTRES.
+
+
+Mérigue avait effectivement tiré Théodore de Vannes d'un très mauvais
+pas. Le jeune externe de l'institution de Monceau, au lieu de rentrer
+chez lui en quittant sa classe, avait été selon une habitude déjà
+enracinée, prendre quelques vermouths et plusieurs absinthes dans un
+cabaret borgne des Batignolles. Son humeur querelleuse étant exaltée par
+les spiritueux horribles qu'il avait engloutis, une rixe était survenue
+entre trois rôdeurs de barrière et le noble habitant de l'hôtel Soubise.
+Théodore, après avoir distribué quelques énormes coups de poing et reçu
+lui-même une sérieuse raclée, s'était retiré devant la supériorité
+du nombre et avait opéré vers les quartiers du centre une retraite en
+mauvais ordre. Comme il repassait à la hauteur de son collège,
+poursuivi par les trois escarpes, il avait rencontré Jacques qui jeta
+immédiatement dans la balance le poids de sa vigoureuse énergie et de
+sa grosse canne plombée. Les agresseurs prirent la fuite, non sans
+incriminer la lâcheté des bourgeois qui se mettaient deux pour combattre
+trois prolétaires. Le professeur-candidat, ayant alors remarqué que son
+élève n'était point, quant à la lucidité d'esprit, dans une situation
+absolument normale, héla un fiacre, y fit monter le jeune homme et le
+reconduisit à la rue Saint-Dominique. Il avait une singulière envie
+d'entrer et de remettre lui-même Théodore ès mains de la comtesse
+douairière, mais il pensa avec raison, qu'il était plus délicat et plus
+politique de s'effacer immédiatement après le service rendu et avant
+d'attendre sa constatation par les intéressés.
+
+Le lendemain matin, au moment de quitter son logis pour commencer ses
+courses électorales qu'il exécutait quotidiennement avec une infatigable
+activité, il rencontra sous le porche du 93 un laquais de grande maison
+qui lui remit un billet ainsi conçu:
+
+ «La comtesse douairière de Vannes prie Monsieur Jacques de
+ Mérigue de vouloir bien lui faire le plaisir de venir dîner
+ chez elle demain soir à sept heures et demie. Elle saisit cette
+ occasion pour remercier Monsieur de Mérigue d'avoir rendu à
+ son grand étourdi de fils un service signalé comme celui d'hier
+ soir.
+
+ «Hôtel Soubise, 85, rue Saint-Dominique.
+ «Ce Mercredi.»
+
+Jacques eut pendant quelques secondes la sensation d'un aéronaute qui,
+par un temps calme et superbe, monte doucement dans l'air bleu. Une
+félicité profonde s'empara de tout son être et transparut sur son visage
+avec un léger sourire qui adoucit infiniment son énergie habituelle et
+la fondit en une expression caressante et joyeuse. En un clin d'oeil,
+et comme par enchantement, toutes les préoccupations politiques
+s'évanouirent dans son esprit et il marcha droit devant lui, à
+l'aventure, sans se préoccuper des passants et des rues et comme s'il
+eût suivi dans le vague des airs l'appel d'une vision mystérieuse. Il
+fut bientôt tiré de sa rêverie par un petit coup de canne sur l'épaule.
+Il se retourna, furieux contre le mal appris qui le précipitait des
+hauteurs de son extase, mais se rasséréna presque aussitôt. C'était le
+baron de Sermèze. Pour toute entrée en matière, Mérigue montra à son ami
+le billet qu'il venait de recevoir. Sermèze lui répondit simplement:
+
+--Eh bien, mon vieux, je m'empresse de te dire que ceci ne signifie rien
+au point de vue de tes désirs chimériques, mais il y a une question très
+réelle qui est soulevée par la remise de ce poulet.
+
+--De ce poulet?
+
+--Je retire le mot s'il te blesse... Vrai on dirait que tu es gendre...
+enfin, c'est pas tout ça, tu vas donc dîner à l'hôtel Soubise?...
+
+--Pardieu! un peu!
+
+--As-tu seulement un habit?
+
+--Diable! je n'y songeais pas...
+
+--Étourneau! Un claque?
+
+--J'en ai un qui date d'avant la guerre.
+
+--Insuffisant, très cher... un plastron irréprochable?
+
+--L'adjectif serait présomptueux.
+
+--Des souliers vernis?
+
+--Diantre, mon cher, tu m'effraies, je n'ai point réfléchi à tout cela.
+
+--Est-ce que tu réfléchis jamais à quelque chose! As-tu au moins
+l'argent nécessaire pour te procurer ces divers objets?...
+
+--J'ai soixante francs de fortune. Je ne toucherai ma première
+mensualité au collège que dans trois semaines.
+
+--Voilà dix louis, tu me les rendras quand tu pourras.
+
+--Tu es un dieu, Sermèze.
+
+--Et toi, un animal... Allons, occupe-toi vite de cette question
+d'équipement et ne fais pas de gaffe.
+
+--De ce pas, cher baron...
+
+--Une autre chose... va-t'en chez un habile Figaro et fais-moi opérer
+des coupes importantes dans la forêt vierge qui ombrage ton acropole.
+
+--Ah! tu crois, ami?
+
+--Oui, crétin! Ces crinières-là ne sont bonnes que pour griffonner et
+déclamer la _Rédemption des Damnés_, ou autre fantaisie dantesque. Dans
+le monde, on porte très court.
+
+--Je suivrai tes conseils, je reconnais ta compétence en ces questions.
+
+--Et aussi pour dénicher des candidatures parisiennes aux Limousins
+obscurs.
+
+--D'accord, le fait est brutal.
+
+--Et tu es une brute... Rudement chouette à propos ton discours et je te
+renouvelle mes compliments.
+
+--C'est heureux.
+
+--Ah! pour une fois... enfin à revoir. Sois sage!... habile et bien
+peigné.
+
+Le lendemain soir le candidat royaliste, à peu près déguisé en homme du
+monde, se présentait à l'hôtel Soubise et passait fièrement devant
+le concierge polychrome qui l'avait naguère éconduit d'une façon si
+sommaire. Le salon était vide lorsqu'il y fut introduit. Le dîner devait
+avoir lieu à sept heures et demie et la pendule ne marquait que
+sept heures et quart, Jacques était arrivé un peu trop tôt. «Sermèze
+appellerait cela une première gaffe!» se dit-il. Comme il formulait en
+lui-même cette pensée assez juste une porte s'ouvrit vivement et donna
+passage à Blanche de Vannes qui traversa l'immense pièce comme un petit
+ouragan et vint saisir la main de Jacques avant même que remis de son
+émotion il eût eu le temps de répondre à son geste.
+
+--Il y a plusieurs jours que nous désirions vous voir, Monsieur; vous
+représentez nos idées d'une façon si entière et si franche... et en
+outre vous êtes si bon pour ce grand maladroit de Théodore.
+
+--Mademoiselle... put à peine articuler Mérigue totalement foudroyé par
+cette incisive entrée en matière.
+
+--Asseyez-vous donc, monsieur. Vous devez être harassé avec le double
+métier que vous remplissez si courageusement, ma mère va venir dans
+quelques minutes... Théodore ne tardera pas non plus à moins qu'il ne
+soit dans quelque taverne. Ah! monsieur!... il n'a que dix-sept ans, et
+déjà il veut faire le jeune homme... hein?...
+
+--Mademoiselle...
+
+--Ça boit une absinthe, ça fume une pipe, ça parle de femmes. Quelle
+pitié, n'est-ce pas?...
+
+--Oh! mademoiselle...
+
+--Enfin, ce sujet-là ne vous intéresse pas beaucoup... Il paraît,
+monsieur, qu'à toutes vos autres qualités vous joignez celle d'être
+poète...
+
+--Mademoiselle...
+
+--Eh bien! moi, voyez-vous... j'adore les vers... et j'admire beaucoup
+ceux qui savent les faire. Théodore m'a parlé d'un grand poème que vous
+étiez en train d'écrire sur la _Rédemption des Damnés_.
+
+--Mademoiselle...
+
+--Vous nous le montrerez, n'est-ce pas?...
+
+--Assurément, mademoiselle.
+
+--Avant qu'il soit édité, je vous prie, je raffole des primeurs... Et
+puis, à propos, monsieur, il me semble vous avoir déjà vu je ne sais où?
+
+Jacques, qui était pâle comme un linge, sentit monter à ses joues un
+violent afflux de sang...
+
+--Mademoiselle, je... je ne sais pas...
+
+--Parfaitement, à Sainte-Radegonde, je crois même que vous laissâtes
+tomber votre canne à terre au moment le plus solennel du salut auquel je
+donnerai le même qualificatif... C'était bien vous, n'est-ce pas?... Il
+y a trois semaines?...
+
+--Je crois... mademoiselle...
+
+--J'ai même ri comme une folle de cet accident; vous me pardonnez,
+monsieur?
+
+--Mademoiselle! Comment donc?...
+
+A ce moment la comtesse douairière entrait majestueusement.
+
+--Bonjour, monsieur de Mérigue, dit Mme de Vannes d'une voix
+somnolente. Comme vous êtes donc aimable d'avoir bien voulu répondre à
+mon invitation un peu improvisée... et j'ai hâte de vous exprimer tout
+de suite mes compliments et mes remerciements.
+
+--Madame!...
+
+Théodore, dans un état à peu près normal, fait son entrée comme un
+bouledogue. Il ne daigna pas honorer sa famille d'un regard et se jeta
+presque au cou de Mérigue qui fut obligé de se reculer pour ne pas être
+embrassé.
+
+--Bon coeur, quoique mauvaise tête, observa la comtesse.
+
+--J'aime beaucoup monsieur votre fils, madame, répondit Jacques.
+
+--En ferez-vous quelque chose? interrogea Blanche.
+
+--Je l'espère, mademoiselle.
+
+--Moi, j'en suis sûre, monsieur. Vous me paraissez un homme à faire des
+miracles.
+
+--Oh! mademoiselle!...
+
+La porte de la salle à manger s'ouvrit à deux battants et une voix de
+contrebasse annonça:
+
+--Madame la comtesse est servie.
+
+--Monsieur, dit la douairière au poète, excusez le sans façon avec
+lequel je vous reçois. J'ai tenu pour la première fois à vous avoir seul
+et en dehors de tout apparat. Nous verrons seulement, vers la fin de la
+soirée, le duc de Largeay, mon futur gendre, auquel je serai enchantée
+de vous présenter.
+
+Mérigue s'inclina en marmottant avec efforts:
+
+--Très honoré, madame...
+
+Blanche haussait les épaules, n'osant pas formuler trop haut son opinion
+devant un étranger.
+
+Théodore était exclusivement occupé à faire remplir l'assiette et les
+verres placés devant Jacques dont il connaissait l'appétit héroïque,
+mais, par un phénomène bizarre, le candidat, que n'effrayaient point
+d'ordinaire six tranches de gigot, touchait à peine aux plats exquis et
+aux vins délicieux qui s'accumulaient devant lui. Blanche prit bientôt
+la direction suprême de la conversation et questionna Mérigue sur tout
+ce qui le concernait comme aurait eu faire un juge d'instruction. Elle
+braquait sur lui tout en riant et en babillant le feu plongeant de ses
+yeux noirs qui magnétisaient le jeune homme et lui enlevaient toute
+conscience des monosyllabes étranges qu'il plaçait ça et là au hasard,
+pour ne pas demeurer bouche close. Blanche procédait par interrogations
+précises qui ne laissaient guère place qu'aux «Oui» et aux «Non».
+L'étincelant et puissant orateur qui avait électrisé une réunion de
+douze cents personnes parvenait avec beaucoup de peine à glisser de
+temps à autre un: «Mon Dieu, mademoiselle! Il se peut, mademoiselle.
+Comment donc, mademoiselle». La comtesse douairière se taisait et
+Théodore mangeait avec une gloutonnerie muette. Au dessert, Blanche de
+Vannes interromps tout à coup l'examen qu'elle faisait subir à Jacques
+et lui dit à brûle pourpoint:
+
+--Monsieur de Mérigue vous n'avez rien mangé depuis que nous sommes ici.
+Rattrapez-vous au moins sur les bonbons et les petits fours. Théodore
+nous a confié que vous étiez très gourmand. C'est un péché mignon que je
+comprends à merveille et dont je n'ai jamais pu me corriger malgré
+tout ce qu'à pu me dire M. l'abbé de la Gloire-Dieu. On va emporter ces
+friandises de l'autre côté et vous pourrez leur faire honneur pendant le
+cours de la soirée.
+
+Mérigue s'inclina sans trouver une parole. On passa bientôt au salon, et
+Jacques savoura une tasse de café incomparable versée par la jolie main
+de Mlle de Vannes.
+
+--Vous fumerez certainement un cigare, observa la jeune fille. Théodore
+va chercher tes Rotschilds bien entendu vous resterez ici. Ma mère et
+moi sommes parfaitement habituées à la fumée... et... je vous avouerai
+même que j'aimerais assez...
+
+--Blanche... ma fille, soupira la comtesse avec effort. N'en croyez
+rien, monsieur de Mérigue.
+
+--Tout au contraire, croyez-le bien, répliqua Blanche, j'adore les
+cigarettes d'Orient.
+
+Mérigue hésitait à allumer un magnifique cigare que venait de lui donner
+Théodore.
+
+--Je vous en prie, monsieur, dit la comtesse. Ne vous gênez point, je
+vous donne toute licence.
+
+--Et moi, je... désire que vous fumiez, appuya Blanche, qui interrompit
+un instant sa phrase, pour ne pas dire: «Je vous l'ordonne». La
+conversation, pimentée par la jeune fille, continua identiquement comme
+elle avait commencé pendant le repas. Mérigue laissa plus de dix fois
+s'éteindre son cigare... assurément sans aucun propos délibéré et, à
+chaque éclipse du bout embrasé, Blanche lui offrait une bougie avant
+qu'il eût eu le temps de faire un mouvement. Vers neuf heures et demie,
+un valet d'antichambre annonça: M. le duc de Largeay. Le jeune sporstmen
+fit une entrée rapide, adressa un sourire à la comtesse douairière et
+vint serrer la main de Blanche, qui le salua d'un petit signe de tête
+cavalier. Le duc feignit de ne faire aucune attention à Jacques, qui
+s'était pourtant levé à son arrivée et Mme de Vannes fut obligée de
+lui dire: Mon cher duc, permettez-moi de vous présenter votre vaillant
+candidat, M. Jacques de Mérigue.
+
+Largeay se retourna d'un mouvement automatique, fronça les sourcils et
+grogna sans s'incliner d'un ton raide: «Charmé, Monsieur.»
+
+--Très heureux, fit Jacques.
+
+--Figurez-vous, Monsieur, dit alors Blanche, que pas plus tard qu'hier
+au soir, le duc nous a lu votre magnifique discours.
+
+--Magnifique! reprit Largeay, d'un air qui semblait dire: cet animal
+va-t-il me ficher le camp!
+
+Jacques comprit la situation et se prépara à prendre congé.
+
+--Déjà, Monsieur? fit la comtesse.
+
+--Avant dix heures? appuya Blanche.
+
+--J'ai tellement d'occupations, répondit Jacques, mais je vous supplie
+de croire que je suis désolé de vous quitter aussi vite, madame.
+
+Il insista sur le mot _désolé_, en jetant du côté du duc un regard peu
+sympathique.
+
+Comme il était dans l'antichambre, Blanche lui courut après:
+
+--Monsieur de Mérigue, lui dit-elle, prenez donc ce sac de marrons
+glacés, auxquels vous n'avez pas touché. Ne faites pas de cérémonies. Je
+sais que vous aimez ces bagatelles.--Et Jacques emporta dans ses plombs
+du sixième la poche de douceurs dont venait de le gratifier son idole.
+
+--Vous recevez ce Monsieur? dit le duc à la comtesse, quand le candidat
+se fut éloigné.
+
+--Mais il est très bien.
+
+--Que lui reprochez-vous? ajouta Blanche.
+
+--Ma chère, reprit Largeay très vexé, quand on va dans le monde, on ne
+prend pas un complet de cent francs à la Belle Jardinière.
+
+--Je l'ai trouvé bien mis.
+
+--De la confection à quatre sous!
+
+--Dame, s'il n'est point riche, ce garçon, pauvreté n'est pas honte.
+
+--On ne va pas dans le monde, alors.
+
+--Allons, duc, ne l'excommuniez pas... pour n'avoir pas comme vous un
+coup de hache au milieu de la tête et ne pas devoir, comme vous, deux
+mille louis à son tailleur!
+
+
+
+
+ XIII
+
+ L'INDISCRET
+
+
+Quand Jacques de Mérigue se fut mis au lit, toutes les pensées
+extraordinaires et toutes les violentes impressions qui le
+bouleversaient commencèrent à se calmer peu à peu, sous l'énergique
+influence de sa volonté. Il n'avait point rêvé, c'était bien lui, un
+minuscule hobereau limousin, le petit employé destitué qui venait d'être
+traité avec une familiarité de camarade par une jeune fille du plus
+grand monde qu'il osait aimer depuis un mois. Maintenant, la chimère
+descendait de son royaume astral et arrivait, pour ainsi dire, à la
+portée de ses étreintes. Il était félicité, admiré, accueilli comme un
+ami de longue date. Un autre sentiment n'allait-il pas naître dans une
+âme dépourvue de préjugés et n'ayant rien de la retenue ordinaire
+propre à son âge, à son sexe, à sa qualité de fiancée? Le duc de Largeay
+pourrait-il être renversé comme un simple ministère républicain?
+Jacques en était là de ses réflexions, quand un coup de sonnette se fit
+entendre. Il se leva de fort mauvaise humeur et ouvrit à un guenilleux
+du pire aspect, qui mâchonna une phrase enrhumée, où ces mots seuls
+émergèrent clairement: «Ouvrier sans travail.»--A dix heures et demie du
+soir! hurla Mérigue hors de lui-même. Voulez-vous que je vous amène chez
+le commissaire, espèce de gredin? Allez-vous-en et plus vite que cela...
+ou je vais vous passer par la fenêtre... et joignant le geste à la
+parole, il bouscula assez vivement le malencontreux visiteur. Le
+mendiant, épouvanté, se rejeta d'un bond en arrière et se mit à
+descendre quatre à quatre les cent vingt marches, en grommelant: «Fils
+de bourgeois, ça ne te portera pas bonheur!»
+
+Jacques entendit la réflexion et son bon coeur eut bientôt dominé sa
+vivacité assez explicable. Il rappela le pauvre à plusieurs reprises,
+mais le misérable ne répondit pas et continua à descendre l'escalier
+sinistrement.
+
+--Le diable t'emporte! dit Mérigue.
+
+Le lendemain, comme six heures tintaient au campanile de
+Saint-Germain-des-Prés, un nouveau coup de sonnette réveilla en sursaut
+le candidat royaliste.
+
+Cela devenait trop fort!
+
+--Ah ça! ils m'ennuient, les ouvriers sans travail! cria Jacques en
+passant sa robe de chambre. Il ne sera pas le bienvenu, celui-là. Il
+ouvrit brusquement, l'injure à la bouche. C'était son élève Théodore.
+
+--Un million d'excuses, cher Monsieur, dit le jeune de Vannes, vous
+savez que je dois être au collège à sept heures et demie et je voulais
+un peu causer avec vous.
+
+--Vous êtes bien aimable, reprit Jacques, en faisant bon visage à
+fortune médiocre et se disant à part lui: «J'eusse mieux aimé un autre
+membre de la famille.»
+
+--Vous me pardonnez donc de vous déranger ainsi? insista le collégien un
+peu gêné.
+
+--Oui, oui. Avez-vous quelque chose de pressé à me communiquer?... une
+bataille... un esclandre... une retenue, un pensum.
+
+--Mais non, Monsieur, je venais bavarder un peu avec mon illustre
+maître.
+
+--Vous êtes bien gentil... mille grâces!
+
+--Mon célèbre ami... Si vous autorisez la familiarité de cette dernière
+appellation.
+
+--J'autorise... Je vous écoute, je me recouche, vous savez; asseyez-vous
+au pied de mon lit ou sur la table, je n'ai pas de divan à vous offrir.
+
+--Je vais me mettre au pied de votre lit, puisque vous voulez bien...
+dites donc, monsieur de Mérigue, vous êtes un brave homme, n'est-ce pas?
+
+--A peu près.
+
+--Pas trop rancunier?
+
+--Cela dépend.
+
+--Vous n'en voulez pas à mon futur beau-frère?
+
+--Pourquoi donc? grand Dieu.
+
+--C'est que, il me semble...
+
+--Quoi?
+
+--Qu'il n'a pas été bien aimable envers vous, hier au soir.
+
+--Je n'ai point remarqué cela... je n'ai pas l'honneur de le
+connaître... Nous nous sommes salués, je crois. Vous ne vouliez
+peut-être pas qu'il m'embrassât, comme vous le faites?
+
+--Pourquoi pas?... Vous êtes notre ami, il doit être le vôtre. On a été
+très contrarié à la maison de son attitude à votre égard.
+
+--C'est trop de bonté.
+
+--Et on m'a chargé de vous exprimer les regrets de tout le monde.
+
+--Enfin, soit, merci; je persiste à ne pas voir pourquoi nous serions
+ennemis... Il m'a paru très bien.
+
+--Vous êtes bien mieux que lui.
+
+--Je suis incompétent pour l'affirmer.
+
+--Je ne suis pas le seul à être de cet avis.
+
+--J'en suis charmé.
+
+--Tout le monde est enchanté de vous chez moi, sans exception.
+
+--C'est un grand honneur pour ma petite personne.
+
+--Il y a surtout quelqu'un qui vous trouve très, très bien.
+
+--Je lui en suis fort reconnaissant... Qui donc s'il vous plaît?
+
+--Ah! dame! je ne puis pas vous dire cela, moi... c'est délicat.
+
+--Je ne vous comprends pas, répondit avec un hoquet d'émotion Jacques de
+Mérigue, qui croyait très bien comprendre.
+
+--Eh bien, je vais vous le dire.
+
+--Je vous écoute.
+
+--Parce que c'est vous...
+
+--Soit, allez.
+
+--C'est que je ne ferais pas de ces confidences-là à tout le monde.
+
+--Allez donc!
+
+--Je vous disais donc que tout le monde chez moi... vous comprenez, tout
+le monde?
+
+--Je comprends.
+
+--Tout le monde vous trouve très bien...
+
+--C'est entendu.
+
+--Mais là, très bien.
+
+--Ce point est acquis.
+
+--Sous tous les rapports.
+
+--Parfait!... j'en ai pris note.
+
+--Mais surtout quelqu'un.
+
+--C'est ce que vous me dites depuis une demi-heure.
+
+--Vous voudriez bien savoir qui?
+
+--Peuh! mon Dieu non... je vous assure.
+
+--Ne blaguez pas.
+
+--Serait-ce M. le duc de Largeay?
+
+--Pas celui-là.
+
+--Mme la comtesse de Vannes?
+
+--Vous n'y êtes pas.
+
+--Vous-même, Théodore?
+
+--Oh! moi, c'est entendu... mais il s'agit d'une autre personne.
+
+--Votre concierge tricolore?
+
+--Oh! cher Monsieur, vous vous moquez de moi.
+
+--Qui donc, morbleu?
+
+--Eh bien là! ma soeur!
+
+--Cet excès d'honneur me confond.
+
+--Elle a fait une scène au duc pour vous avoir si mal traité.
+
+--Je vous répète, mon cher Théodore, reprit Jacques tellement radieux
+qu'il crut devoir prendre une mine sévère, je vous répète, mon cher
+Théodore, que je n'ai rien à reprocher au duc. Si j'avais à me plaindre
+de lui en quoi que ce soit, il recevrait mes témoins aujourd'hui même.
+Vous n'avez plus rien à me dire?
+
+--Non, monsieur, je voulais simplement excuser le duc.
+
+--L'incident est clos... Bonsoir, travaillez bien et ne prenez pas
+d'absinthe avant de rentrer chez vous.
+
+Le soir même, Théodore de Vannes reprocha au duc de Largeay son peu
+d'amabilité pour Mérigue et trouva une délicieuse satisfaction à lui
+dire: «Vous savez, je l'ai vu; il m'a dit que si vous l'ennuyiez, il
+vous donnerait un coup d'épée.»
+
+--Et moi, je vous donnerai une paire de claques, si vous vous mêlez de
+ce qui ne vous regarde pas, répondit Largeay fortement vexé.
+
+En quittant l'hôtel de sa future belle famille, le duc, qui avait un peu
+bu, se sentit pris d'humeur querelleuse. Avec la rapidité de décision
+propre aux gens un peu éméchés, il résolut de monter chez Mérigue, de le
+provoquer en duel, de l'effrayer et d'obtenir de lui quelque platitude
+écrite qu'il pût montrer à sa fiancée. Il était onze heures du soir
+quand il sonna à la porte du candidat.
+
+Mérigue fut absolument stupéfait à l'aspect de son interlocuteur et
+visiblement gêné de le recevoir dans un galetas aussi exigu et aussi
+minable.
+
+--Monsieur, dit sèchement le duc, mon jeune ami, Théodore de Vannes, m'a
+dit tout à l'heure que vous vouliez me donner un coup d'épée.
+
+--S'il vous a dit cela, monsieur, c'est qu'il était gris. Cela n'a pas
+le sens commun.
+
+--Mais, monsieur, vous me semblez le prendre de bien haut.
+
+--Du cinquième au-dessus de l'entresol... à votre service, monsieur le
+duc.
+
+--Vous raillez, monsieur le professeur.
+
+--Et vous, monsieur le duc, vous cherchez une affaire. Il en sera ce que
+vous voudrez. Je vous ai vu avant-hier au soir pour la première fois,
+nous n'avons rien à nous reprocher l'un à l'autre, je n'ai point tenu
+le propos qui m'a été attribué par un gamin. Maintenant, si vous tenez
+absolument à vous battre, je suis votre homme. Seulement, mes principes
+d'honneur me forcent à vous dire qu'étant provoqué je choisis l'épée,
+que j'ai dix ans de salle, et que vous pouvez commander votre logement
+au Père-Lachaise.
+
+Le duc était abasourdi et de plus légèrement dégrisé par cette riposte
+en quarte à laquelle il était loin de s'attendre.
+
+--Si vous m'affirmez n'avoir pas tenu ce langage?
+
+--C'est fait. Je ne dis pas deux fois la messe pour les sourds!
+
+--En ce cas, monsieur, je vous salue bien.--Et le duc sortit.
+
+--Ah! çà, s'écria Mérigue lorsqu'il fut seul, l'autre jour la mère;
+hier, le frère; aujourd'hui le futur. A quand donc la fille?
+
+
+
+
+ XIV
+
+ LA PEAU DE L'OURS
+
+
+ «Mon bien cher père,
+
+ «Je suis admiré, fêté, choyé, à l'hôtel Soubise; demain à n'en
+ pas douter, j'y serai aimé. Je ne m'amuse pas à énumérer toutes
+ les conséquences des événements qui se passent ces jours-ci à
+ mon sujet, et auprès desquels toutes les candidatures et tous
+ les professorats du monde ne sont que des fétus de paille.
+ Au reste toutes choses concordent pour me préparer le plus
+ splendide avenir, une situation telle que dans tes rêves d'amour
+ paternel tu n'en as jamais imaginé de semblable. Vois donc un
+ peu: J'épouse, cela devient vraisemblable, la seule femme qui
+ ait jamais fait battre mon coeur. Cette femme m'apporte la
+ splendeur de l'alliance, l'opulence de la fortune et, ce qui
+ est mieux que tout cela, l'amour sidéral, l'amour des contes de
+ fées. Mes débuts politiques ont été assez retentissants pour
+ me permettre d'aspirer aux plus hautes destinées dans la vie
+ publique. Et quand je serai riche, puissant, honoré, j'aurai la
+ plus douce des satisfactions, celle de faire du bien d'abord à
+ vous tous, à vous, mes chères âmes, qui avez vécu, souffert et
+ espéré avec moi, à toutes les bonnes oeuvres où se consume votre
+ existence, à notre pauvre pays, à notre France bien-aimée. Le
+ premier résultat des événements qui approchent sera de créer
+ entre nous des liens plus intimes. Vous viendrez auprès de moi,
+ et j'irai auprès de vous. Nous ne nous quitterons plus jamais.
+ Comme cette chère petite Jacqueline sera mignonne à nos grandes
+ réceptions! Comme tout le monde en raffolera! Comme nous lui
+ trouverons une perfection de mari, qui ajoutera une perle
+ nouvelle à ta couronne! Elle figurera la grâce et la gaîté.
+ Mathilde incarnera le dévouement et la fidélité aux yeux
+ émerveillés des gens du monde si peu habitués au contact de ces
+ vertus. Marianne sera la sagesse vivante, l'oracle des grandes
+ résolutions et je transporterai sur un théâtre digne d'elle
+ cette prudence impeccable et cette infatigable activité. Maman,
+ la pauvre et douce maman, aura le plus beau rôle. Ce sera la
+ sainte qu'on vénérera et qu'on invoquera. Et toi, tu apparaîtras
+ à tous les yeux, comme le grand chêne d'où sont sortis tous ces
+ rameaux de gloire et de bonté. Il n'y a dans tout cela qu'une
+ petite anicroche. Ma chère Blanche est fiancée à un certain
+ petit duc fort maussade, fort ignorant, fort dépourvu de
+ charmes. Je me laisse peut-être entraîner à des divagations,
+ mais mon coeur et mon esprit débordent et où épancherai-je ce
+ trop plein de sentiments et de pensées, sinon dans vos âmes
+ qui veillent sans cesse autour de la mienne, comme ces lampes
+ d'église qui ne s'éteignent jamais. Adieu, mon bien cher père.
+ Je compte un de ces jours vous annoncer une grande nouvelle.
+ Pauvre vieux repaire noble de Mérigue, tout croulant, ruines
+ aimées, nous vous relèverons et vous aurez bien encore assez
+ de vie pour saluer de votre bon sourire la Rédemptrice qui va
+ venir.
+
+ «JACQUES.»
+
+Il est inutile d'essayer de peindre l'effet produit sur le comte Joseph
+par cette missive de voyant et de stigmatisé. Cela n'eût pu se comparer
+qu'au résultat d'une étincelle électrique au milieu d'un paquet de
+dynamite. Cette fois il n'y eut pas de voix discordante dans la famille.
+Marianne elle-même paraissait convaincue et tout le monde se mettait à
+tirer de petits plans conformes aux désirs et aux aspirations de chacun.
+
+Le chef de la famille parlait d'aller trouver immédiatement un
+architecte pour entreprendre la restauration de Mérigue commencée depuis
+vingt ans et à peine ébauchée pendant cette longue période pour des
+raisons financières faciles à découvrir. La pieuse Caroline demandait
+qu'avant toutes choses, on transformât en chapelle un vieux souterrain
+où l'on conservait les pommes de terre.
+
+Mathilde préconisait la création d'un orphelinat et de plusieurs écoles
+congréganistes. Renchérissant sur cette idée, Jacqueline songeait à
+la fondation d'un hôpital, d'une bibliothèque de bons livres et d'un
+journal bien pensant que l'on distribuerait gratuitement à tous les
+paysans de la contrée. Marianne était beaucoup plus modeste dans les
+voeux qu'elle formulait. La réparation d'un vieux carrosse du temps
+de la Restauration, l'emplette d'un cheval de cinq à six cents francs,
+l'aménagement de quelques corbeilles de fleurs, l'achat de trois porcs
+et d'une vache à lait, constituaient pour le moment tout son programme
+ministériel. Elle s'opposait avec énergie à toute bâtisse, et ne voulait
+pas même que l'on jetât bas une étable immonde adossée à la maison
+et contre laquelle Jacques ne cessait de fulminer des bulles
+d'excommunication et des brefs d'anathème.
+
+On but encore ce jour-là une bouteille de vieux Mérigue, et Joseph passa
+un grand nombre d'heures à mettre sous bandes une centaine d'exemplaires
+de la conférence électorale dont il voulait inonder la Haute-Vienne et
+les départements limitrophes.
+
+
+
+
+ XV
+
+ SAINT-THOMAS
+
+
+--Eh bien, voyons, mon petit sceptique, disait Jacques triomphant à son
+ami Sermèze, après lui avoir exposé par le menu tous les détails de sa
+réception à la rue Saint-Dominique, que dis-tu de tout cela?
+
+--Je dis que tu ferais bien de songer à ton élection.
+
+--Il ne s'agit pas de cela.
+
+--Il ne s'agit que de cela.
+
+--Tu me confonds!--d'abord l'élection va comme sur des roulettes.
+
+--Parfaitement... tu es en train de te faire rouler.
+
+--Comprends pas.
+
+--Tu as eu un grand triomphe, c'est vrai! on t'a porté aux nues. Tu es
+monté au Capitole, mais tu as réveillé les ombrageuses gardiennes de
+ce monument. L'admiration et la stupéfaction d'hier se changent en
+jalousie; de la jalousie à la haine, à la calomnie, à la cabale, il n'y
+a qu'un pas. Le comité ne te soutient que de la plus mauvaise grâce.
+Sans compter le duc de Belverana qui est trop occupé à la Chambre pour
+intervenir à tout instant, tu n'as pour toi en ce moment que le vicomte
+d'Escal qui te patronne encore, non pour tes beaux yeux, mais pour
+jouer un bon tour aux Gauburge et autres Prunières qui avaient conseillé
+l'abstention. Au fond son humeur n'est pas belliqueuse et sa petite
+manifestation inoffensive une fois exécutée, il rentrera dans son
+fromage comme le bon rat de La Fontaine.
+
+--Où veux-tu en venir?
+
+--Voici: Suppose qu'il se présente demain un autre candidat
+conservateur.
+
+--Allons donc!
+
+--Suppose-le un instant.
+
+--Personne ne le soutiendrait.
+
+--Tout le monde... quand je dis tout le monde, je parle des gens
+influents et haut placés qui voient avec peine un siège au Pavillon de
+Flore brigué par un jeune inconnu qui ne leur a rien demandé et ne
+leur doit rien, qui n'est pas de leur caste, de leur cercle, de leurs
+relations, de leur coterie, de leurs petits potins.
+
+Tu garderas les convaincus, les croyants, les pauvres, les ouvriers
+sans travail... j'en excepte celui que tu as jeté l'autre jour dans ton
+escalier... Veux-tu que je te cite un exemple à l'appui de mes paroles?
+
+--Deux, si ça peut te faire plaisir.
+
+--C'est inutile, un seul est suffisant. Sais-tu la cause principale de
+l'échec du seize mai, toi vieux, seize-mayeux invétéré?
+
+--Va toujours.
+
+--Eh bien, c'est que l'homme intelligent et habile qui était à la tête
+de l'entreprise papillonnait dans les coulisses de l'Opéra au lieu de
+rester à son bureau.
+
+Le jeu des dames qu'il cultivait à outrance est devenu pour lui un jeu
+d'échecs.
+
+--Tu m'annonces des raisons et tu me fais des mots.
+
+--Oui... tu es furieux de ne pas l'avoir fait celui-là, n'est-ce pas? Je
+te permets de le replacer.
+
+--Tu n'es pas sérieux.
+
+--Je te renvoie le compliment... Enfin que veux-tu donc faire à l'Hôtel
+Soubise?
+
+--Être aimé.
+
+--Une farce!
+
+--Et tout ce que je me suis égosillé à te raconter.
+
+--Prouve que tu es un gobeur et que si j'ai fait de toi un homme
+illustre, je n'ai pas réussi à te donner un grain de bon sens.
+
+--Tu es dur.
+
+--Non, juste.
+
+--Pourquoi donc cet inconcevable accueil?
+
+--Caprice, coquetterie, béguin peut-être.
+
+--Non, amour.
+
+--Tu me fais rire... à me faire pleurer.
+
+--Que veux-tu parier?
+
+--Eh bien, tiens, les dix louis que je t'ai prêtés, et dans des
+conditions tout à fait avantageuses. Si tu es vraiment aimé, tu ne me
+devras plus rien. Si tu ne l'es pas, si le coeur que tu prends pour
+un brasier ardent n'est qu'une simple glace, tu m'en paieras une à la
+vanille chez Tortoni.
+
+--Fort bien!... Mais entre moi qui tiens pour la canicule et toi qui
+crois aux neiges hyperboréennes qui te sera le juge départiteur?
+
+--Ma femme.
+
+--J'accepte.
+
+--Dans quelles conditions ferons-nous l'expérience?
+
+--Dame! je vous raconterai sans rien omettre tout ce qui se passera.
+
+--C'est insuffisant... Nous voulons voir... comme Saint Thomas... et
+puis, entre parenthèses, je t'engage vivement à faire en sorte qu'il ne
+se passe rien du tout.
+
+--J'ai une idée. On va exécuter à Saint-Roch les vieilles mélodies de la
+Sainte-Chapelle. Le divertissement sacré sera couru comme une première
+de Labiche ou une réception d'Académie. Les billets d'avant-scène...
+pardon, de nef centrale, sont au prix de deux louis. On peut donc les
+offrir à des personnes comme il faut. J'en aurai cinq quand je voudrai
+par la duchesse de Belverana. J'inviterai ces dames de Vannes et je
+les accompagnerai au spectacle... pardon, à l'église. Vous y viendrez
+également ta femme et toi. J'arriverai de bonne heure et vous ferai
+garder deux bonnes chaises par l'ouvreuse... je veux dire par le bedeau,
+tout juste derrière les nôtres. Je causerai avec la jeune fille, ô
+ma pauvre maman, excuse ce sacrilège!--Vous observerez et ta femme
+concluera.
+
+--Voilà qui est arrangé. Quelle bonne glace tu vas me payer.
+
+--Comme je vais purger agréablement ma dette.
+
+--A quand cette clinique à l'Erotoscope?
+
+--Après demain, de cinq à sept heures.
+
+--La présence de la comtesse douairière ne gênera-t-elle pas vos
+communications?
+
+--Ah! mon cher, elle brodera... ou plutôt, vu la sainteté du lieu, elle
+s'éventera et s'endormira.
+
+--Et le duc de Largeay?
+
+--Je ne lui octroie point de carte.
+
+--S'il t'envoie la sienne?
+
+--Il a déjà eu quelques velléités à ce sujet, mais elles se sont
+évanouies quand il a su que j'avais dix ans de salle.
+
+--Comment l'a-t-il appris?
+
+--De ma propre bouche.
+
+--Et qu'a-t-il répondu?
+
+--Qu'il considérait cette déclaration comme une lettre d'excuses plates.
+
+--Ah! mon cher Mérigue, pauvre emballé, pauvre coeur généreux! Tu seras
+roulé, tu seras enfoncé! Ces gens-là sont trop pratiques. C'est égal, à
+la prochaine réunion publique, je veux proclamer ce petit duc le premier
+champion des idées conservatrices.
+
+
+
+
+ XVI
+
+ UNE PREMIÈRE A SAINT-ROCH
+
+
+L'église est éclairée comme aux soirs de grande fête. Les lampes, les
+torchères, les candélabres resplendissent çà et là d'un plus large
+éclat parmi l'immense forêt des cierges. Une buée de poussière lumineuse
+flotte sous les voûtes et noie les piliers. Les orgues mugissent et leur
+grande voix fait trembler les murailles comme la fureur d'un ouragan.
+
+Les pompes religieuses se déploient dans toute leur majesté et dans
+toute leur gloire, et pourtant il est aisé de reconnaître que parmi la
+foule dont le temple est bondé, les véritables fidèles sont en petit
+nombre. Sans parler des chanteurs profanes qui sont aux premières
+places du choeur, des journalistes et des reporters qui bavardent et
+gesticulent, de la masse des pauvres empilés au seuil des portes, et qui
+sont venus là, poussés par une attraction indéfinie, prendre un bain de
+lumière et d'encens, les personnes de la société que l'on remarque dans
+la grande nef n'ont point l'attitude recueillie des pieux croyants qui
+fréquentent d'ordinaire la maison du Seigneur.
+
+De tous les côtés on jase, on rit, on se pousse. Quelques personnes
+exhibent des lorgnettes, toutes les dames ont leur éventail; on en
+découvre qui ne prennent aucune précaution pour dissimuler des romans:
+On s'attend à voir ces messieurs allumer leurs cigares. Jacques de
+Mérigue avait délaissé encore ce jour-là ses préoccupations électorales.
+Il était à l'église depuis deux heures pour réussir à procurer les
+meilleures places à ses invités de distinction. Le groupe qu'il a amené
+est à deux pas de la grande balustrade. La comtesse douairière et
+sa fille ont deux chaises en velours et sont assises l'une à côté de
+l'autre.
+
+Le candidat royaliste est à la droite de Mlle de Vannes.
+
+En arrière, immédiatement, se sont établis le baron et la baronne de
+Sermèze, très adroitement, sans broncher et sans que personne puisse
+soupçonner leur complicité avec l'amoureux. Impossible au reste de rêver
+un observatoire plus favorablement disposé. Le jeune baron peut sans
+avancer le bras jouer du piano s'il le veut sur le dos de Jacques, et
+si la baronne en prenait la fantaisie, rien ne s'opposerait à ce qu'elle
+tirât les cheveux aux très illustres personnes qu'elle est chargée
+d'examiner.
+
+Mme de Vannes n'avait point sans doute apporté l'auguste ouvrage où ses
+doigts placides se mouvaient pendant les longues soirées, mais, à la
+façon dont ses mains ouvertes reposaient sur ses genoux, béatement
+couvées par son regard atone, il était aisé d'affirmer que la noble
+douairière laissait errer son âme autour des festons d'une broderie
+céleste.
+
+La maîtrise, aidée de plusieurs artistes des meilleurs concerts
+parisiens, exécutait en ce moment une grande mélopée lugubre où l'on
+reconnaissait des accents de l'aède formidable qui rêva jadis le _dies
+iræ_.
+
+L'âme poétique de Mérigue se laissait entraîner déjà au courant de ces
+notes funèbres, quand Mlle Blanche, qui paraissait être d'une humeur
+aussi peu mortuaire que possible, donna au jeune homme à l'aide de son
+coude une légère poussée qui le fit tressaillir.
+
+--Voyez donc maman qui fait du point d'Angleterre, dit-elle en montrant
+sa mère assoupie.
+
+Jacques eut un sourire de commande qui signifiait: Mon Dieu,
+mademoiselle, comme vous avez de l'esprit!
+
+--Vous savez, continua Blanche, j'ai fait toutes mes prières ce matin,
+nous allons causer un tantinet si ça vous est égal.
+
+--Comment donc, mademoiselle.
+
+--Ce sera une peccadille de plus à avouer la prochaine fois que j'irai
+voir M. l'abbé de la Gloire-Dieu.
+
+--Espérons, mademoiselle, qu'il ne vous infligera pas une trop cruelle
+pénitence.
+
+--Si je n'avais jamais fait de plus grand péché que celui-là!... il est
+très sévère M. l'abbé de la Gloire-Dieu...
+
+--Je le connais, mademoiselle, je le respecte infiniment, et je vous
+avouerai même que je l'aime beaucoup.
+
+--Ah! monsieur, comme vous devenez sérieux... avec cette musique
+d'enterrement par-dessus le marché... Vous allez me donner des idées
+noires.
+
+--A Dieu ne plaise, mademoiselle... je puis vous assurer que les nuances
+sont d'une autre couleur.
+
+--Ah! tant mieux. Vous êtes gai aujourd'hui?
+
+--Tout à fait, mademoiselle.
+
+--Un peu plus que l'autre jour au dîner et à la soirée, dites?
+
+--Mais, mademoiselle je ne sache pas...
+
+--Vous aviez absolument... Ah non, je ne peux pas vous dire cela tout de
+même...
+
+--Je vous écoute, mademoiselle...
+
+--Vous ne m'en voudrez pas, bien sûr?
+
+--Comment donc, mademoiselle!
+
+--Eh bien!... vous aviez l'allégresse d'un bonnet de nuit. Vous ne
+souffliez pas une parole.
+
+--Mademoiselle... j'avais vraiment... tant de plaisir à vous écouter.
+
+--Ah! que ce madrigal est mal tourné, fi donc!
+
+--Il est si rare que les jeunes filles aient une conversation
+agréable...
+
+--Prenez garde!... en vous moquant des jeunes filles, vous aggravez
+votre cas, le médiocre compliment devient une épigramme.
+
+--Je voulais dire, mademoiselle, que vous êtes une remarquable
+exception.
+
+--Ah! quel adjectif d'académicien! Vous avez passé par le pont des Arts
+pour venir ici?
+
+A ce moment, les orgues entonnaient une mélodie d'hosanna et de
+triomphe, une sorte de magnificat agrandi, noyé dans un _Veni Creator_.
+
+--Ils étaient sinistres... les voilà solennels, observa Blanche avec un
+haussement d'épaules. Ils ne répondent nullement à la disposition de mon
+âme.
+
+--Vous désiriez peut-être, mademoiselle, quelque chose de plus alerte,
+de plus... sautillant?
+
+--Pas tout à fait, quelque chose...
+
+--Comme les _Cloches de Corneville_ ou le _Canard à trois becs_.
+
+--Vous voyez bien que vous moquez de moi, dit Blanche, en appliquant,
+d'un mouvement primesautier et spontané, un petit coup d'éventail sur le
+bras de son voisin qui frémit de l'extrémité des cheveux à la pointe des
+pieds, comme au contact d'une batterie électrique...
+
+--Recevez toutes mes excuses, mademoiselle, reprit-il d'une voix
+tellement troublée que la jeune fille quitta subitement sa mine rieuse
+et enjouée.
+
+--Je vous ai fait de la peine, monsieur de Mérigue?...
+
+--Ah! mademoiselle, que dites-vous là! de la peine... mais c'est moi qui
+suis un malappris et qui me permets des plaisanteries déplacées.
+
+--Comment déplacées? Est-ce que vous allez pleurer maintenant?... ou
+vous gêner... avec moi. Nous ne sommes pas ici pour nous assommer, je
+pense?...
+
+--Je suis confus, mademoiselle... vraiment... de la façon indulgente et
+charmante... avec laquelle vous tolérez mes excès de langage.
+
+--Mais vous n'y êtes pas du tout... je ne les tolère pas... je les
+approuve. Je ne veux pas mourir d'ennui au milieu de ces vêpres. Si
+encore, c'était la musique que j'aime!... car je vous l'avouerai, il y
+en a une que j'adore!...
+
+--Beethoven, Mozart, Mendelssohn?...
+
+--Ah! ouitche, vous n'y êtes pas...
+
+--Meyerbeer, Hadyn, Haendel...
+
+--Vous ne brûlez pas du tout...
+
+--Alors votre musique favorite?...
+
+--Est celle de Donizetti... sans calembour.
+
+--Avec un calembour charmant, bien au contraire.
+
+--Tenez, tenez, dit tout à coup Blanche attentive, écoutez bien. Voilà
+ce dont je raffole.
+
+En cet instant s'élevait lentement sous la nef une mélodie amoureuse et
+plaintive. Les instruments de sonorité puissante s'étaient tus soudain.
+On n'entendait plus que les hautbois et les flûtes vaguement accompagnés
+par quelques notes basses des grandes orgues qui enveloppaient les
+hautes modulations comme le vent des forêts murmure autour du chant des
+oiseaux. C'était une supplication ineffablement douce, sans cris, sans
+effroi, sans désespérance; un long accent mélancolique, un tendre appel
+aux illusions perdues, un hymne de tendresse aux chimères envolées
+qui reviendront peut-être en un printemps lointain avec le choeur des
+hirondelles; et si, pour jamais elles se sont effacées, si leurs formes
+aériennes se sont évanouies dans l'immensité éternelle, leur souvenir
+enchanteur et profond garde assez de magie à travers l'espace, pour
+bercer les âmes veuves en une extase qui ne finit pas. Une tranquille
+aspiration vers l'azur bleu par delà les voûtes sombres, sur les ailes
+de l'encens illuminé par les cierges. Les accords diminuant leur ampleur
+en ralentissant leur mesure s'éteignaient insensiblement. Bientôt une
+seule flûte exhalait sa note cristalline qui allait s'affaiblissant
+d'inflexions en inflexions, de soupirs en soupirs, de tremblements en
+tremblements, et le dernier son était expiré, que toutes les oreilles en
+poursuivaient encore dans un infini très vague le prolongement idéal.
+
+Subjuguée depuis un moment déjà par la puissance de cette harmonie, la
+multitude bigarrée et tapageuse qui emplissait les trois nefs gardait
+un silence ébahi. Les femmes souriaient, les gens du peuple tendaient
+le cou et ouvraient la bouche, les journalistes encensaient d'un
+léger mouvement de tête; les clubmen laissaient tomber leur monocle et
+chuchotaient à demi-voix en tapotant l'une contre l'autre les extrémités
+de leurs gants: Braô, braô! La comtesse douairière assoupie rêvait
+sans doute aux tapisseries de Pénélope, Blanche de Vannes et Jacques de
+Mérigue s'étaient inconsciemment rapprochés, si rapprochement il peut y
+avoir dans une foule où tous les assistants sont coude à coude. Quand
+la musique eut cessé, leurs mains se touchaient. Ils se regardèrent
+gravement et ne modifièrent point leur attitude. Quelques secondes
+s'écoulèrent. Puis Blanche eut comme un réveil subit et dit presque à
+voix haute: Véritablement on étouffe ici!
+
+--Désirez-vous vous retirer, mademoiselle, demanda Jacques. Je vais
+essayer de vous ouvrir un passage.
+
+--Vous êtes fou, mon cher, exclama Mlle de Vannes en éclatant de rire...
+Mille pardons... monsieur... je vous prenais pour le duc... enfin vous
+ne songez pas de vouloir traverser l'Océan humain qui nous sépare du
+grand air.
+
+--Tout me sera possible, tout me deviendra facile, mademoiselle, dès
+qu'il s'agira de vous être agréable.
+
+--Tiens! voilà que vous revenez maintenant au madrigal.
+
+--Ah! pour ça non, reprit Mérigue un peu vexé, j'ai autre chose en tête
+que des fadaises.
+
+--Pourrai-je savoir quoi?...
+
+--Je... vous le dirai peut-être quelque jour..
+
+--C'est-il bien intéressant?
+
+--Peut-être.
+
+--Bien drôle?
+
+--Oh! pas du tout... Vous ne pensez qu'aux drôleries...
+
+--Dame! avouez qu'il est permis d'y songer un peu après un spectacle
+aussi désopilant que celui qui nous est offert sous ces portiques
+sacrés!
+
+--Mon Dieu! mademoiselle, permettez-moi de vous le répéter, je ne suis
+point en veine de plaisanteries ce soir. Ne m'en veuillez pas.
+
+--Vous êtes dans une période d'hypocondrie?
+
+--Je ne dis pas cela... mais depuis l'exécution du morceau... je suis
+sous l'empire d'une foule de pensées.
+
+--Qui ne divertiraient pas le public du Palais-Royal.
+
+Cette réflexion fit de nouveau froncer le sourcil à Mérigue. Quelle
+drôle de petite personne, se disait-il. Elle n'a pas l'air de se
+rappeler qu'il y a cinq minutes... Ah! mon Dieu... elles sont toutes
+comme ça... Je conçois que le sacré Concile de Trente ne leur ait
+accordé l'âme qu'à la majorité d'une voix. Mme Krauss chantait l'_O
+Salutaris_, les vapeurs de l'encens envahissaient tout l'espace.
+
+--Ce n'est pas du tout rigolo, hasarda Blanche. Je l'aime mieux dans les
+_Huguenots_ ou dans la _Juive_.
+
+Mérigue restait taciturne.
+
+--Monsieur, dit alors la jeune fiancée du duc de Largeay, Maman voudrait
+vous avoir à dîner lundi prochain. En cas qu'elle ne se réveille point
+d'ici là, je fais la commission. Aurons-nous le plaisir de vous voir à
+sept heures et demie?
+
+--Très certainement, mademoiselle, répondit Jacques un peu rassénéré.
+
+--Si toutefois vous n'avez rien de mieux à faire.
+
+--Aucune partie de plaisir ne peut m'être aussi agréable, croyez-moi
+bien.
+
+--Tiens! voilà Faure qui chante le _Tantum Ergo_. Je l'aime mieux dans
+_Don Juan_.
+
+--Voulez-vous que tout à l'heure je me mette à la recherche de votre
+voiture?
+
+--Ah! vous êtes vraiment la perle des chevalier servants, mais... nous
+sommes venues à pied.
+
+--A pied, mademoiselle?...
+
+--Cela vous étonne? J'adore les promenades à pied, moi... On voit, on
+entend. On se rend compte. On compléte par un petit travail personnel,
+l'éducation un peu étroite de ces bonnes dames du Sacré Coeur...
+enfin... on ne reste pas sainte Nitouche!
+
+--Oh, mademoiselle, laissa échapper Jacques, je ne sais pas à quel
+feuillet du martyrologe est situé cette bienheureuse. Mais sa fête ne
+tombe assurément pas le jour de votre anniversaire.
+
+Dès que Jacques eut pris congé de Mme et de Mlle de Vannes, il alla
+retrouver les Sermèze qui l'attendaient auprès de la grille des
+Tuileries...
+
+--Eh bien, cher ami, que ta femme se fasse un instant pythonisse et nous
+prononce l'oracle, dit-il d'un air triomphateur.
+
+--C'est inutile, reprit le baron. Nous sommes tous les deux du même
+avis. Elle te gobe et... tu l'aimes. Pauvre Jacques!...
+
+
+
+
+ XVII
+
+ LE SATYRE.
+
+
+--Je ne comprends point les distinctions bizantines de cet excellent
+Sermèze, pensait Mérigue en avalant à la hâte un atroce dîner à
+vingt-cinq sous chez un mastroquet de dernier ordre--elle me gobe,
+dit-il; je ne suis pas une mouche que je sache.--Si elle a un penchant
+pour moi, ce qu'il avoue maintenant, ce sentiment-là, qui peut avoir des
+degrés, n'a pas trente-six noms dans le dictionnaire. Mes affaires sont
+diablement avancées, toute glace est rompue entre nous, aucune vaine
+retenue ne préside plus à nos entretiens--sa petite main est restée dans
+la mienne--sa jolie petite main, si fine, si blanche, si moelleuse au
+toucher avec ses ongles tellement brillants qu'ils ressemblent à des
+yeux et voilà qu'au lieu de penser à elle, il va falloir me rendre à
+cet affreux comité... passer deux heures sans autre consolation
+qu'une cigarette de la Régie offerte solennellement par le vidame
+du Merlerault. Ah mais, ils finissent par m'ennuyer avec leurs
+convocations! Ils me flanquent des blâmes. Ils ne se fendent pas
+d'un liard, et par-dessus le marché, ils me font venir trois fois par
+semaine, pour me donner leur appui moral. Je vais les arranger ce soir.
+Pourquoi me gêner? Quand je serai le mari de Mlle de Vannes... je lui
+ferai des papillottes avec leur appui moral.
+
+La séance du Comité s'ouvrit à neuf heures du soir en présence du
+candidat. Le président, après l'avoir complimenté sur le succès de
+sa conférence, donna la parole au chevalier de Sainte Gauburge. Le
+vénérable burgrave pataugea, barbouilla et bredouilla pendant une grande
+demi-heure pour reprocher à Jacques la trop grande vivacité de ses
+attaques contre le gouvernement. Mérigue riposta avec une telle énergie
+que le président lui fit observer avec un sourire aigre doux qu'il se
+croyait sans doute dans une réunion républicaine.
+
+--Bien pire que cela, dit Mérigue, je me sens au milieu d'une assemblée
+d'impuissants et d'inutiles.
+
+--Vous êtes bien jeune pour nous juger, dit sentencieusement M. de
+Saint-Benest.
+
+--Et vous bien âgés pour me commander, répliqua Jacques exaspéré.
+
+La discussion se continua sur ce ton et se termina par cette apostrophe
+un peu méritée, mais assez dure de l'impétueux candidat.
+
+--Je vous ai tout à l'heure traités d'inutiles: Messieurs, cela soit
+dit sans faire aucune personnalité. On a eu l'air de s'indigner. Des
+personnes dignes de foi m'ont pourtant affirmé que votre comité, qui
+renferme dans son sein les premières fortunes de la France, avait refusé
+de voter une cotisation hebdomadaire d'un franc par tête proposée par le
+vicomte d'Escal.
+
+A l'issue de la réunion le vicomte d'Escal prit Mérigue à part et lui
+dit: «Mon cher ami, je vous adore, mais vous me compromettez... Je suis
+de votre avis sur bien des points, mais il y a des choses que l'on
+se contente de penser. Je ne pourrai plus vous soutenir avec la même
+liberté d'allures. Tâchez donc de vous calmer un peu.» Mérigue ne
+répondit pas et regagna son sixième étage.
+
+--Quelle misère, s'écria-t-il en se jetant sur sa couchette, quelle
+misère d'être obligé de penser à toutes ces vieilles perruques, quand
+une jeune chevelure si splendidement soyeuse s'offre avec obstination
+aux baisers de mes lèvres.
+
+Si j'avais osé dans cette grande église... ô sainte maman, pardonne-moi
+ce sacrilège, quelle distance pouvait-il bien y avoir de sa joue à la
+mienne? Dans combien de jours l'aurai-je franchie... vais-je lundi soir
+lui déclarer mon amour... pas encore... il est vrai que si son amabilité
+s'accroît toujours dans les mêmes proportions, elle m'aura sauté au cou
+avant la fin de la soirée. Elle m'a appelé mon cher... elle, Blanche de
+Vannes, fiancée au duc de Largeay! Ce duc me gêne. Mais en ce moment son
+étoile descend tandis que la mienne monte... Oh! quand je me promènerai
+dans les bois de Mérigue avec Blanche à ma droite et Jacqueline à ma
+gauche!
+
+Le lundi suivant et cette fois à sept heures et demie très précise,
+Mérigue correctement équipé faisait son entrée dans le salon de l'hôtel
+Soubise.
+
+--Vous êtes en retard, Monsieur, lui dit Blanche.
+
+--Je ne crois pas, mademoiselle.
+
+--Quant les bons amis n'arrivent pas une demi-heure d'avance, nous
+estimons ici qu'ils se mettent en retard; n'est-ce pas, maman?
+
+--Je suis absolument de l'avis de ma fille, Monsieur de Mérigue,
+prononça rêveusement la comtesse douairière.
+
+--Et moi aussi, dit le gros Théodore.
+
+--La façon sympathique dont vous me recevez me rend véritablement
+confus, Madame, reprit Jacques.
+
+--C'est que, voyez-vous, poursuivit Théodore avec un rire malin, comme
+je vous l'ai dit l'autre jour, tout le monde vous aime ici.
+
+Mérigue rougit, Blanche resta impassible.
+
+--Surtout, continua le terrible collégien, surtout vous savez qui?
+
+--Je sais que c'est vous, mon cher Théodore, eut la force d'affirmer
+Jacques, tandis qu'il avait des tentations formidables de pulvériser son
+élève.
+
+L'annonce du dîner mit fin à ce colloque désagréable.
+
+Jacques, tout à fait enhardi, mangea comme quatre, parla beaucoup, et
+empêcha Théodore de placer un mot.
+
+L'adolescent faisait de vains efforts pour recommencer la série de ses
+allusions inopportunes. Quand on fut revenu au salon, Jacques attira le
+jeune homme à part et lui souffla ces simples mots à l'oreille: «Si vous
+y revenez, je vous fais passer par la fenêtre.» Théodore se pinça les
+lèvres, se renferma dans un silence absolu et jeta à son professeur un
+coup d'oeil haineux. Il prétexta ensuite une grande fatigue et se retira
+dans sa chambre.
+
+--Quel bon débarras! avoua Jacques en se penchant légèrement vers Mlle
+de Vannes.
+
+--Quoi donc! vous faites attention à ce gamin, répliqua Blanche en
+haussant les épaules.
+
+La comtesse douairière était complètement absorbée dans ses travaux
+manuels: «Nous allons causer littérature et poésie ce soir, dit Blanche
+en versant un petit verre de Kummel à son invité.
+
+Mérigue répondit... De tout mon coeur Mademoiselle.
+
+--Mais auparavant, Monsieur, aimez-vous les marrons cuits sous la
+cendre, j'ai un talent tout particulier pour les réussir.
+
+--Je les adore, mademoiselle, repartit Jacques qui ne pouvait pas les
+sentir.
+
+--Eh bien! attendez, je vais vous préparer un petit régal, j'en ai
+quatre... Nous en mangerons deux chacun...
+
+--Et madame la comtesse?
+
+--Oh! elle brode.
+
+A ces mots l'étrange petite cuisinière sortit de sa poche deux paires
+de châtaignes, les fendit d'un coup de ses ciseaux d'or et les glissa
+délicatement sous la cendre chaude du foyer.
+
+Puis elle resta assise sur le tapis et dit à Jacques:
+
+--C'est l'affaire de cinq minutes.
+
+Au bout d'un quart d'heure Blanche retira ses marrons avec la pincette,
+les plaça avec grand soin sur une petite soucoupe en porcelaine de
+Sèvres et les présenta à Mérigue, le plus gracieusement du monde.
+Jacques prit le plus petit et le mangea. Il était entièrement pourri,
+mais par un phénomène tout psychologique, on le déclara supérieur à tous
+les marrons glacés de Boissier.
+
+Au moment où Blanche en portait un à ses lèvres:
+
+--Ma fille, soupira la comtesse, prends garde à ne pas casser tes dents.
+
+--Oh! oui, prenez bien garde, dit Mérigue avec sollicitude.
+
+La douairière se replongea dans ses labeurs et Blanche fit avaler
+successivement trois châtaignes également avariées à son bien heureux
+admirateur.
+
+Après cette petite collation, la quatrième Grâce s'approcha de la
+grande table de marbre entièrement couverte de journaux illustrés, de
+brochures, de romans, de poésies célèbres.
+
+--Quel est votre poète préféré, Monsieur de Mérigue, commença Blanche en
+guise d'exorde.
+
+--Vous le devinez, mademoiselle, celui que tous les faiseurs de vers
+appellent: mon cher maître.
+
+--Hugo, en d'autres termes, dit mademoiselle de Vannes.
+
+--Victor? interrogea la douairière.
+
+--Non, maman... Georges... Brodez donc. Nous parlons très sérieusement
+avec Monsieur de Mérigue.
+
+--Eh bien, Monsieur, je suis entièrement de votre avis, bien que je ne
+connaisse qu'une faible partie de l'oeuvre du grand homme. Ruy Blas
+en particulier m'a énormément plu... Ce ver de terre amoureux d'une
+étoile...
+
+--Est mon emblème, Mademoiselle, figurez-vous en effet, qu'à l'âge de
+quatorze ans, j'avais le projet bien arrêté de conquérir les astres.
+
+--Et vous êtes en chemin, Monsieur... vous serez conseiller municipal
+dans huit jours... député dans six mois.
+
+--Ah! de tout cela, je me moque absolument. Les météores politiques sont
+trop mesquins pour le ciel de mon âme.
+
+--Quelle jolie phrase, Monsieur! Revenons à Hugo... à ce propos,
+voulez-vous me rendre un service?
+
+--Je suis votre esclave, Mademoiselle.
+
+--Oh! c'est trop. Soyez tout bonnement mon interprète pour quelques
+minutes. J'ai lu ce matin la grande pièce de la _Légende des Siècles_
+intitulée _le Satyre_... je n'ai pas très bien compris ce que disait
+cette _bouche d'ombre_. Voulez-vous me l'expliquer... vous qui savez
+tout?
+
+--Volontiers, Mademoiselle, mais permettez-moi d'ouvrir une petite
+parenthèse... allons-nous être interrompus par cet excellent M. de
+Largeay?
+
+--S'il n'y a que lui qui vous gêne, rassurez-vous. Je lui ai fait dire
+qu'il ne me trouverait pas ce soir.
+
+--Que de gracieuses attentions, Mademoiselle!
+
+--Ainsi nous sommes seuls avec la chère poésie... Et maman, qui brode.
+Je vous écoute, monsieur de Mérigue. Je ne demande pas mieux que d'être
+charmée.
+
+--Le satyre, Mademoiselle, est un pauvre habitant de la terre.
+
+Presque toujours couché sous l'ombrage des forêts il ne lui est jamais
+arrivé de contempler l'Olympe radieux. Le Satyre est gauche et timide,
+et son corps, ployé aux voûtes des cavernes, n'a point l'éclat et la
+beauté dont resplendissent les habitants des cieux.
+
+La Terre, sa pauvre mère, l'a créé humble et difforme, et chétif et
+dénué; pour tout héritage il n'a reçu qu'un chalumeau. Mais ce chalumeau
+est un don superbe, car l'humble satyre en connaît l'harmonie profonde;
+il peut, au gré de ses caprices, surpasser en terreur le grondement de
+la foudre et vaincre en doux ravissement la mélodie des oiseaux. Or
+les dominateurs de l'Olympe s'ennuient parfois dans leur sereines
+élévations, et ils ont appris un jour, par la bouche de la Renommée,
+leur plus fidèle esclave, qu'il existe bien loin, en bas sur notre globe
+obscur, caché au fond d'un antre solitaire, un petit joueur de flûte
+dont la musique charmerait les astres.
+
+Les dieux ordonnent qu'il leur soit amené, et quand, ébloui par la
+lumière inconnue, le satyre entre dans l'Olympe, il est accueilli
+d'abord par une tempête d'éclats de rires, lui, indigent, maladroit,
+contrefait en présence des Invincibles et des Immortels. Et Vulcain est
+le seul à ne pas railler le nouveau venu.
+
+Cependant, sur l'ordre des maîtres, le satyre à pris son chalumeau, et
+le voilà qui module des sons plaintifs et tendres qui vont éveiller la
+pitié dans les coeurs inexorables qui n'ont jamais su pardonner. Puis
+il chante l'Amour et l'ivresse qu'il a connus en cueillant les raisins
+d'or, et en reposant sa tête sur les seins blancs des Hamadryades. Les
+Olympiens se regardent entre eux et se demandent avec étonnement qui a
+pu enseigner ces divins accords à un misérable fils de la Terre. Tout
+à coup l'habitant des forêts s'est souvenu des jours d'ouragan, et
+son harmonie sauvage s'enfle jusqu'à dominer le tonnerre. De ce frêle
+chalumeau qu'une étincelle embraserait échappent en ondes inépuisables
+les clameurs de la tempête et les rugissements de la mer. L'Olympe est
+ébranlé dans ses fondements éternels; Jupiter, le Roi des Rois, vient
+s'incliner aux genoux du satyre. Un grand aigle effrayé tombe à ses
+pieds, et autour de son corps glorifié, dans la ferveur d'un amour
+immense, viennent s'enrouler les bras de Vénus.
+
+Jacques ne parlait plus, et Blanche, entièrement hypnotisée, dévorait le
+jeune homme de toute la flamme de ses regards.
+
+--Vous êtes splendide, Monsieur Jacques, lui dit-elle.
+
+La porte s'entrouvrit et un laquais annonça:
+
+--Monsieur le duc de Largeay.
+
+
+
+
+ XVIII
+
+ LE PRESBYTÈRE DE SAINTE-RADEGONDE
+
+
+--Mon cher duc, dit Blanche à son fiancé d'un ton légèrement
+impertinent, vous serez puni d'avoir forcé la consigne. Je m'étais
+réservé cette soirée pour effectuer quelques travaux littéraires à
+l'occasion desquels M. de Mérigue veut bien me prêter les lumières
+de son talent. Vous allez être condamné à entendre un tas de choses
+auxquelles vous ne comprendrez rien.
+
+--Le plaisir d'être avec vous me suffira, dit Largeay, qui avait sans
+doute pris son parti d'être insensible aux coups d'épingles de sa
+fiancée.
+
+--Et je m'en voudrais, ajouta Jacques, de m'imposer plus longtemps. Si
+vous voulez bien, mademoiselle, nous continuerons une autre fois cette
+intéressante étude sur la _Légende_?
+
+--Comment, vous partez? demanda Blanche, eh bien, promettez-moi quelques
+instants de votre temps précieux pour après-demain soir, le jour même
+des élections. Votre triomphe sera déjà un fait acquis et nous pourrons
+tous vous en féliciter.
+
+--Tiens, mais à propos, dit Largeay, il vient de surgir une candidature
+_in extremis_.
+
+--Républicaine? demanda Blanche.
+
+--- Non, conservatrice, nuance impérialiste.
+
+--C'est un peu fort! laissa échapper Mérigue.
+
+--Mon cher duc, vous êtes décidément un oiseau de mauvais augure,
+répliqua Mlle de Vannes. Qui est donc ce malfaiteur public qui vient
+diviser à la dernière heure les voix des honnêtes gens.
+
+--Le vieux baron Grémoli, l'administrateur général de la Banque
+Universelle. Sa fortune immense en fera pour M. de Mérigue un redoutable
+concurrent. Une nuée d'afficheurs sont en train de coller partout sa
+proclamation depuis la tombée de la nuit.
+
+A ces dernières paroles du duc, Mérigue prit son chapeau et salua ses
+hôtes.
+
+--N'oubliez pas que nous vous attendons après demain soir, dit Blanche.
+
+Mérigue s'inclina et sortit. Il put entendre la phrase suivante,
+adressée au duc par la jeune fille: «Vous arrivez toujours comme mars en
+carême!»
+
+Les fâcheux pronostics de Sermèze venaient de se réaliser. Le talent
+et la jeunesse de Jacques lui avaient fait beaucoup de jaloux, et sa
+raideur, avec ceux qu'il accusait d'une tiédeur trop grande, avait
+indisposé contre lui la foule immense des timides et des hésitants. Les
+impérialistes, assez nombreux dans le quartier, ayant eu vent de l'état
+des esprits avaient déterminé un de leurs chefs, le baron Grémoli, à
+poser sa candidature. Le choix de ce personnage était des plus habiles.
+Grémoli, homme de cercle et de plaisir, était fort riche et possédait
+une foule de relations dans le monde royaliste. Il avait les nombreuses
+sympathies que savent toujours attirer les bénisseurs affligés
+de grosses rentes, d'un peu de scepticisme, et dont les lumières
+intellectuelles ne sauraient porter ombrage à personne.
+
+Dès le lendemain, Mérigue, délaissant cette fois ses préoccupations
+amoureuses, se mit à parcourir le quartier pour réchauffer le zèle de
+ses partisans. Comme le lui avait prédit Sermèze, il ne tarda pas
+à s'apercevoir que les gens du peuple et les petits boutiquiers lui
+resteraient fidèles, mais qu'il ne fallait faire aucun fonds sur les
+trois quarts des personnes de la société. Il trouva au comité une
+froideur voisine de l'indifférence. Le vicomte d'Escal lui-même, mobile
+comme tous les enthousiastes, ne lui cacha point que la partie était
+légèrement compromise. Mérigue se livra à des pointages laborieux et
+parvint en peu de temps à cette conviction que l'arbitre de l'événement
+électoral serait le clergé des deux paroisses Saint-Barthélémy et
+Sainte-Radegonde. Cette dernière considération lui rendait un espoir
+notable. Le baron Grémoli était protestant et Jacques ne pouvait guère
+s'imaginer que les prêtres et ceux qui étaient sous leur influence
+immédiate, donnassent leurs voix à un hérétique. Il alla trouver
+immédiatement l'abbé de la Gloire-Dieu, qui lui répondit: «Mon cher
+enfant, vous pouvez compter sur moi et sur tous ceux qui accordent
+quelque créance à mes conseils; mais il ne faudrait pas vous attendre à
+avoir dans votre camp l'unanimité de mes confrères. A côté des raisons
+de doctrine et d'opinion qui, à mon humble sens, devraient dominer en
+une question pareille, il y a une foule d'autres considérations, plus
+ou moins avouables, qui entraînent malheureusement certains caractères
+opportunistes, honorables sans doute, mais insuffisamment pénétrés de
+l'esprit chrétien. Tout ce que je puis vous promettre, mon bon Jacques,
+c'est de ne jamais vous abandonner.»
+
+Précisément, la veille au soir, pendant que Mérigue commentait Hugo
+(Victor), devant Mlle Blanche émerveillée, une réunion politique se
+tenait au presbytère de Sainte-Radegonde, à l'effet de déterminer
+l'attitude électorale du clergé. Le curé de Sainte-Radegonde, l'abbé
+Roubley, avait convoqué chez lui son confrère de Saint-Barthélémy,
+l'abbé Vaublanc, qui arriva en compagnie de ses deux premiers
+vicaires, MM. de la Gloire-Dieu et Marquiset. A sept heures, les quatre
+ecclésiastiques s'étaient trouvés réunis à la table de M. le curé
+Roubley. Chacun de ces messieurs se comporta pendant le dîner de façon
+à indiquer d'une manière très nette son caractère, son opinion, et même
+l'avis qu'il allait émettre sur l'affaire à l'ordre du jour. Inutile
+de dire que l'abbé Roubley avait servi à ses hôtes un repas solide,
+substantiel, plantureusement ecclésiastique, accompagné de ces vins
+sérieux, bien soignés, de provenance sûre, que le phylloxéra épargne et
+que les négociants respectent en faveur des ministres de la religion.
+Le curé Vaublanc mangea de tout lentement, consciencieusement,
+dogmatiquement, revenant de préférence aux viandes nourrissantes et aux
+légumes opulemment beurrés. Il but avec la même pose méthodique, avec la
+même componction dévote. Le doyen de Sainte-Radegonde se contenta d'un
+perdreau et de quatre verres de vieux bourgogne des bons crus moyens.
+Le vicaire Marquiset fit la très petite bouche et grignota surtout les
+friandises du dessert, qu'il arrosa de quelques gorgées de Pontet-Canet.
+L'abbé de la Gloire-Dieu n'accepta, suivant son habitude, que de la
+soupe, du pain et de l'eau.
+
+Les questions politiques ne furent abordées qu'au moment du café, sur
+la demande expresse de l'abbé Vaublanc qui prétendait, en bon et
+raisonnable apôtre, faire chaque chose en son temps. Ce digne homme
+exhiba, à l'issue du festin, une grosse pipe en merisier, tandis
+que l'abbé Roubley sectionnait l'extrémité d'un petit havane et que
+Marquiset allumait à une bougie une cigarette du Levant. L'abbé de
+la Gloire-Dieu toussa à trois reprises en jetant sur ses confrères
+un regard qui, traduit en langage ordinaire, eût fait une phrase peu
+charitable. On crut utile de constituer un président pour diriger
+la discussion. Cet honneur échut naturellement à l'abbé Vaublanc qui
+s'exprima en ces termes:
+
+--Messieurs et honorés confrères, nous nous sommes assemblés aujourd'hui
+à la table si hospitalière du presbytère de Sainte-Radegonde, d'abord
+pour faire un excellent dîner... ceci entre parenthèses, mais pour nous
+occuper de la question électorale avant tout.
+
+--Pardon, après tout, interrompit doucement l'abbé de la Gloire-Dieu.
+
+--...Et pour déterminer quelle sera notre attitude au scrutin qui va
+s'ouvrir, poursuivit l'abbé Vaublanc, sans paraître avoir entendu la
+réflexion de son subordonné. Nous avons en première ligne un jeune
+homme, ardent, convaincu...
+
+--Un peu trop convaincu peut-être, observa l'abbé Roubley, avec un
+sourire malicieux.
+
+Le président continua:
+
+--Je dis ardent, convaincu, honnête, bon catholique, ce qui doit être
+pour nous de quelque importance...
+
+--Ce qui doit être tout pour nous, dit l'abbé de la Gloire-Dieu.
+
+--Je ne vais pas jusque-là, rétorqua le curé Roubley.
+
+Le doyen de Saint-Barthélémy poursuivit:
+
+--Je ne puis reprocher à ce candidat que son manque de surface.
+
+--C'est énorme, dit l'abbé Marquiset, notoirement bonapartiste et
+mondain.
+
+--D'un autre côté, dit l'abbé Vaublanc, nous voyons un homme
+considérable, universellement connu, honoré et apprécié, très riche...
+
+--Surtout très riche, glissa l'abbé de la Gloire-Dieu.
+
+--Ce qui n'est pas à dédaigner, remarqua l'abbé Roubley.
+
+--Ce qui est une condition _sine qua non_, pour représenter un quartier
+comme le nôtre, renchérit l'abbé Marquiset.
+
+--Le baron Grémoli est protestant, dit l'abbé de la Gloire-Dieu. La
+fortune n'a rien à voir dans la question qui nous occupe. Il nous
+faut un homme actif, dévoué, intelligent. A égalité de talent et de
+considération, je vote pour le candidat catholique.
+
+--C'est aller bien vite en besogne, mon cher confrère, reprit l'abbé
+Roubley avec des caresses dans la voix. En quoi, s'il vous plaît, la
+nomination de M. de Mérigue augmenterait-elle notre influence dans le
+monde? Je le juge à sa valeur. C'est un brave garçon, tout à fait dans
+les bonnes idées, qui lutterait avec intrépidité pour tous les principes
+qui nous sont chers, qui même, je n'en doute pas, serait prêt, s'il
+le fallait, à donner son sang pour notre cause... Vous voyez, la
+Gloire-Dieu, que je vous fais la partie belle, mais, en bonne politique,
+voyez-vous, j'irais au baron Grémoli, qui nous sera d'autant plus
+reconnaissant qu'il n'appartient pas à notre sainte religion, et qui est
+en mesure, par sa situation, de nous rendre les plus grands services. De
+notre temps, hélas! l'Église a plus besoin de banquiers que de martyrs.
+
+--La sagesse vient de parler par votre bouche, dit l'abbé Vaublanc en
+déposant sa pipe et en aspirant une prise de tabac. La religion n'est
+pas en cause. Je voterai pour le baron Grémoli.
+
+--Je suis entièrement de cet avis, ajouta l'abbé Marquiset. La chose ne
+me paraît pas discutable. Mme Grémoli est très généreuse et nous donnera
+à pleines mains pour le soutien de nos oeuvres et l'entretien de nos
+églises.
+
+--Je suis sincèrement désolé de me trouver seul de mon opinion, dit
+alors l'abbé de la Gloire-Dieu, après avoir bu un grand verre d'eau
+claire. Le baron de Grémoli est un très digne homme, je le veux bien,
+mais il est âgé, fatigué, à peu près indifférent, en pratique au moins,
+à toutes les questions si graves qui nous préoccupent. Il possède un
+hôtel à Genève et une villa à San-Remo. Vous ne le verrez jamais au
+Conseil municipal. Il me paraît singulier, en vérité, d'envoyer à une
+assemblée une personne qui n'y siégera point. Il me semble frivole,
+pour employer une expression parlementaire, lorsqu'on a un homme à sa
+disposition, de se faire représenter par une étiquette. Plus que jamais
+les dévoûments se font rares, plus que jamais il faut leur ouvrir nos
+bras. D'abord, soyez bien assurés que quelques billets de cent, pas même
+de mille... seront tout la bénéfice que vous retirerez de l'élection
+Grémoli. Mais je vais plus loin, mes chers confrères: le baron Grémoli
+devrait-il nous faire édifier des écoles, des hôpitaux et des temples,
+devrait-il alimenter puissamment toutes nos oeuvres de bienfaisance,
+que je vous dirais encore: Votons pour M. Jacques de Mérigue. Trop
+convaincu, a-t-on dit tout à l'heure. Cette parole m'a profondément
+affligé. Est-ce qu'on peut être trop convaincu de la vérité, de la
+nécessité d'agir? Les trouviez-vous aussi trop convaincus ceux qui, dans
+les temps anciens, mouraient pour leur foi?... Rappelez vos souvenirs
+historiques, messieurs; comment l'Église chrétienne est-elle arrivée à
+dominer le monde? et, pour renverser le raisonnement qu'on vous faisait
+tout à l'heure, répondez-moi la main sur le coeur, sur votre coeur de
+prêtres, les apôtres de Jésus-Christ étaient-ils des banquiers ou des
+martyrs? Il y eut un banquier. Il s'appelait Judas.
+
+Un silence suivit cette loyale déclaration. Les trois ecclésiastiques
+auxquels elle s'adressait en comprenaient au fond la justesse
+incontestable; mais leur parti était pris, il jugeaient la question en
+gens d'affaires et en hommes du monde.
+
+L'abbé Roubley serra la main de son éloquent contradicteur en le
+qualifiant de «Cher exalté», et l'abbé Vaublanc prononça les paroles
+suivantes avec toute sa lenteur digne et toute sa gravité vénérable:
+
+--Messieurs et chers confrères, il est et demeure acquis, à la majorité
+de trois voix contre une sur quatre votants, que le candidat appuyé par
+le clergé aux élections municipales du quartier Saint-Barthélémy, est
+l'honorable baron Anastase Grémoli.
+
+
+
+
+ XIX
+
+ RÊVE ET RÉVEIL
+
+
+Théodore de Vannes ne pouvait pardonner à Jacques la menace que son
+professeur lui avait faite de lui tirer les oreilles. Sournois autant
+que rancunier, il se garda bien de laisser paraître les sentiments
+hostiles qu'il nourrissait à l'égard du candidat royaliste, mais la
+veille de l'élection il prétexta une indisposition pour se dispenser
+d'aller au collège, et il passa toute sa journée à courir les maisons et
+les boutiques où il était connu, pour combattre la candidature Mérigue.
+Il estima avoir enlevé à Jacques une soixantaine de voix; il réussit
+en réalité à détacher de lui une vingtaine de partisans auxquels il
+fit accroire que Jacques était un républicain déguisé. Ces transfuges
+étaient de tout petits commerçants voisins de l'hôtel Soubise et qui ne
+voulaient pas mécontenter le «jeune monsieur de la maison».
+
+Le quartier Saint-Barthélémy se passionnait beaucoup pour cette joûte
+politique. On en parlait dans les cercles, dans les salons, dans les
+rues. On s'abordait en se demandant des pronostics. Mériguistes et
+Grémolistes avaient des disputes et des altercations. On parlait des
+deux candidats comme on fait des chevaux de course. On discutait leurs
+chances comme s'ils se fussent appelés Frontin ou Little Duck.
+
+Au premier instant de sa mise en avant si brusquement improvisée, on
+donnait Grémoli à dix contre un et on payait pour avoir Mérigue. Le
+lendemain matin le riche baron descendait à deux; au coup de midi, il
+était à égalité. On le payait trois à six heures du soir, tandis que
+Mérigue s'élevait rapidement dans la série des cotes fantastiques.
+
+Enfin, le grand jour arriva. C'était à double titre que Mérigue donnait
+cet adjectif au dimanche désigné pour la bataille des urnes. Il avait
+pris en effet une grande résolution. Invité à dîner le soir même à
+l'hôtel Soubise, il avait décidé qu'il n'attendrait pas l'heure du repas
+pour s'y présenter et se ferait annoncer à quatre heures à la porte du
+grand salon blanc et or. Il savait que la comtesse douairière sortait de
+trois à six et comptait se trouver en tête à tête comme par hasard avec
+Mlle de Vannes, qui profitait de l'absence de sa mère pour lire des
+romans. Il voulait en finir une fois pour toutes avec sa position
+d'amoureux inavoué, faire connaître ses sentiments à la jeune Muse et,
+dans le cas d'un accueil favorable qu'il espérait, mettre Blanche en
+demeure de se prononcer entre lui et le duc de Largeay. Toute la matinée
+Jacques parcourut les sections de vote, pâle, agité, fiévreux,
+donnant au hasard des encouragements vagues et des poignées de main
+inconscientes.
+
+Son esprit était si peu avec son corps qu'il vota pour son concurrent
+impérialiste et donna une fraternelle accolade au candidat républicain.
+
+La véritable urne était pour lui à l'hôtel de Soubise; il n'avait qu'un
+électeur, et les femmes, en ce qui le préoccupait, n'étaient point
+exclues du droit de vote.
+
+A quatre heures sonnantes, Jacques de Mérigue, en tenue de ville,
+montait le grand escalier de l'aristocratique maison, tremblant,
+chancelant, sentant l'impérieuse nécessité de s'appuyer sur la rampe.
+
+Le valet de service lui dit: «Monsieur, Mme la comtesse est sortie, mais
+Mlle de Vannes m'a chargée de la prévenir toutes les fois que monsieur
+se présenterait.» Jacques eut un coup de sang qui lui congestionna toute
+la tête et, en entrant dans le salon, il crut voir tous les meubles
+exécuter une sarabande fantastique. La pièce était vide.
+
+Il ne voulut point s'asseoir et s'accouda à la cheminée pour ne pas
+tomber. Il n'y avait pas deux minutes qu'il se livrait au flux et
+au reflux violents de ses pensées folles et de ses impressions
+vertigineuses, que la quatrième Grâce entrait leste, vive, pimpante, et
+le saluait d'un petit mouvement de tête en lui tendant la main et en lui
+disant: «Vous êtes pas trop en retard aujourd'hui, monsieur Jacques.»
+
+L'emploi de ce prénom parut de bon augure au poète.
+
+--Vous avez probablement voulu me continuer notre conférence sur Hugo
+(Victor) sans crainte d'être dérangé par le duc. C'est bien aimable à
+vous, monsieur, et recevez tous mes remerciements pour votre gracieuse
+attention. J'ai deux heures à vous donner et je suis à vos ordres.
+
+--Mademoiselle, répondit Jacques avec des essoufflements dans la voix,
+vous avez bien voulu l'autre jour à la cérémonie de Saint-Roch me
+demander à quoi je pensais pendant cette mélodie sublime qui nous a
+charmés tous les deux.
+
+--Et vous n'avez pas voulu me répondre.
+
+--Je ne le pouvais guère en ce moment-là, mademoiselle, mais
+aujourd'hui... je suis prêt à vous satisfaire.
+
+--Je vous écoute le plus volontiers du monde, monsieur de Mérigue. Votre
+paraphrase du _Satyre_ était ravissante.
+
+--Il ne s'agit point de littérature, mademoiselle, interrompit Mérigue
+fiévreusement.
+
+--Dites tout ce que vous voudrez, monsieur. Je suis certaine que vous
+m'intéresserez.
+
+--Mademoiselle... vous me trouverez peut-être bien audacieux, mais mon
+ambition est plus grande. Elle va... jusqu'au... désir de vous plaire.
+
+Blanche partit d'un grand éclat de rire bon enfant.
+
+--Mais c'est déjà fait, monsieur. J'aime beaucoup votre
+conversation--quand vous daignez parler.--Vos opinions littéraires, vos
+sentiments politiques, votre caractère chevaleresque... enfin, vous me
+convenez tout à fait, et je veux demander aujourd'hui même à ma mère
+de prendre trois leçons de littérature par semaine avec vous. Vous me
+donnerez des devoirs... que vous corrigerez. Vous serez très sévère,
+vous m'apprendrez à écrire.
+
+Jacques était navré de voir l'entretien dévier sans cesse des sujets
+intimes vers les questions d'art. Il dit soudain, presque brusquement:
+
+--Mademoiselle, j'ai une confidence à vous faire. M'en accordez-vous la
+permission?
+
+--Certainement, reprit Blanche sans quitter sa mine enjouée. Vous pouvez
+compter sur ma discrétion.
+
+--Hélas! mademoiselle, reprit Jacques en baissant la tête et presque à
+voix basse, ce n'est point de votre discrétion que j'ai besoin, c'est de
+votre indulgence.
+
+--Mon indulgence...
+
+--De votre miséricorde.
+
+--Je ne comprends plus du tout... Allez.
+
+--Mademoiselle, la première fois que je vous ai vue à Sainte-Radegonde,
+j'ai reçu une de ces commotions que l'on n'éprouve qu'une fois dans sa
+vie. Mes regards vous ont traduit peut-être les sentiments impérieux
+qui subjugaient mon âme, et je ne pouvais avoir aucune espérance de vous
+voir, de vous approcher.
+
+--Je me souviens, monsieur, dit Blanche devenue sérieuse.
+
+--Et voici qu'un hasard divin ou plutôt une loi d'attraction mystérieuse
+a permis que mon rêve devînt une réalité. J'ai été reçu chez vous avec
+la plus grande distinction. On m'y a traité comme un... ami.
+
+--Vous le méritez, monsieur, interrompit Blanche toujours grave.
+
+--Alors, mademoiselle, une idée folle, insensée, absurde, a germé dans
+mon esprit, je me trompe, hélas! dans les replis les plus intimes et
+les plus profonds de mon coeur... Oh! ne m'en veuillez pas, je vous en
+conjure, de vous faire cet aveu, mademoiselle. Rappelez-vous ce poème
+que vous trouvez si beau... Vous êtes la Reine, je suis Ruy-Blas. J'ai
+osé... vous aimer.
+
+Blanche sourit imperceptiblement et tendit la main à Jacques en lui
+disant:
+
+--Cher monsieur... J'accepte de tout coeur votre amitié... elle me sera
+précieuse. Seulement, je vous recommande bien de ne pas risquer votre
+vie pour m'apporter des fleurs.
+
+--Je donnerais tout mon sang pour vous, répondit Jacques
+impétueusement... mais... de grâce... comprenez-moi. Ce n'est point de
+l'amitié que je vous apporte. Quand mon âme se donne, elle se livre tout
+entière. Encore une fois, pardonnez-moi... Mais je ne pense plus retenir
+un mot qui me brûle. Mademoiselle Blanche, je vous aime... d'amour?
+
+--Je vous aime beaucoup, monsieur, répondit Blanche avec un tremblement.
+
+--Oh! je voudrais vous baiser les mains, mademoiselle, mais, de grâce,
+encore un mot.
+
+--Je vous écoute, monsieur Jacques.
+
+--Vous me faites l'insigne faveur de me dire: Je vous aime beaucoup...
+Je vous assure que je préférerais: Je vous aime un tout petit peu...
+Dites-le-moi, mademoiselle Blanche.
+
+--Je mentirais, monsieur Jacques. Mon amitié pour vous...
+
+--Ah! l'amitié, maintenant.
+
+--N'est point du tout ordinaire ni banale.
+
+--L'amitié, toujours l'amitié.
+
+--Que voulez-vous de moi, monsieur Jacques?
+
+--Vous me permettez de vous le dire?
+
+--Je vous le permets.
+
+--Votre amour.
+
+--Vous l'avez, affirma Blanche nerveusement.
+
+--Oh! que dites-vous, mademoiselle?
+
+--Depuis trois jours.
+
+--Oh! donnez-moi votre main et prenez ma vie.
+
+Blanche tendit sa main que Jacques baisa respectueusement. Puis il
+souffla ces deux mots à voix basse: Merci, mademoiselle Blanche...
+Merci... Blanche.
+
+Mlle de Vannes eut un léger sourire en disant:
+
+--Pauvre monsieur Jacques... Pauvre Jacques.
+
+Les deux acteurs de cette scène étrange demeurèrent quelques minutes
+sans parler, puis Jacques dit à Blanche:
+
+--C'est aujourd'hui le plus beau jour de ma vie, mais toutes les roses
+ont leurs épines.
+
+--Je n'ai pas l'honneur d'être une rose, reprit Blanche, mais j'ai
+l'avantage de n'avoir point d'épines.
+
+--Êtes-vous charmante--d'esprit et de coeur.
+
+--Bon, voilà le madrigal qui revient.
+
+--Oh! je me soucie bien de ces sottises. Je pense à tous les obstacles
+qui peuvent nous séparer.
+
+--Quels obstacles? J'avoue ne point en voir.
+
+--Et le duc de Largeay?
+
+Blanche éclata de rire.
+
+--Le duc de Largeay, répéta-t-elle. Ce n'est que mon futur mari.
+
+Jacques devint livide.
+
+--Pardon, mademoiselle, je suis un peu troublé... C'est peut-être ce qui
+m'empêche de comprendre très bien... Vous me dites que vous épouserez le
+duc de Largeay?
+
+--Certainement, d'ici deux ou trois mois... Je ne suis pas très pressée,
+vous savez.
+
+--Mais alors, mademoiselle, j'ai rêvé... Ne m'avez-vous pas dit... que
+vous m'aimiez.
+
+--Eh bien!... sans doute.
+
+--Et le duc, alors?... Vous ne l'aimez pas?
+
+--Oh! si peu.
+
+--Et vous allez devenir sa femme?
+
+--Mais... mon cher monsieur Jacques, vous, poète, littérateur... Vous
+qui savez tout... qui comptez vingt-cinq ans d'âge, vous n'avez dont
+jamais lu un roman?
+
+--J'en ai beaucoup lu, mademoiselle, mais j'y ai toujours cherché des
+délassements pour mon esprit et jamais des règles pour ma vie.
+
+--Est-ce un reproche?
+
+--A Dieu ne plaise, mademoiselle. C'est une simple réflexion... mais je
+vois que je devrai taire la seconde partie de ma confidence.
+
+--Comment? elle n'est pas finie?
+
+--Non, mademoiselle.
+
+--Eh bien! je vous l'ai dit tout à l'heure, je suis libre jusqu'à six
+heures du soir, et toujours charmée de vous entendre.
+
+--Je ne sais comment vous accueillerez ce qui me reste à vous dire, mais
+si cela était de nature à vous déplaire, je vous supplie par avance de
+bien vouloir me pardonner.
+
+--C'est entendu.
+
+--J'étais venu pour deux choses, mademoiselle. D'abord pour vous dire
+que je vous aimais.
+
+--C'est fait.
+
+--Ensuite...
+
+--Ensuite, monsieur?
+
+--Pour vous demander votre main.
+
+Blanche de Vannes se dressa comme soulevée par un ressort.
+
+Son visage prit subitement une expression d'indignation et de colère.
+
+Elle leva orgueilleusement sa jolie tête patricienne et jeta à Mérigue
+cette réponse foudroyante:
+
+--Monsieur de Mérigue, je ne sais à quoi il tient que je ne sonne et que
+je ne vous fasse reconduire!
+
+--Mademoiselle...
+
+--Vous m'insultez, monsieur.
+
+--Mon amour est une insulte?
+
+--Ce n'est pas cela... Vous ne comprenez rien... c'est la demande que
+vous avez osé formuler tout à l'heure que je considère comme une injure
+sanglante, et je n'ai personne pour me venger.
+
+--Vous avez le duc de Largeay, mademoiselle. Chargez-le de me tuer... Et
+je crois maintenant qu'il ne me reste plus qu'à vous présenter mes plus
+humbles hommages.
+
+--Vous m'évitez la peine de vous le dire, monsieur.
+
+Mérigue se leva.
+
+--Pardon, monsieur, dit Blanche au moment où il ouvrait la porte, ma
+mère vous attend ce soir à dîner. Votre absence pourrait donner lieu
+à des commentaires. Je vous serai reconnaissante de vous trouver ici à
+sept heures et demie.
+
+--Soyez tranquille, mademoiselle, j'ai encore assez d'éducation pour ne
+point commettre de grossièretés.
+
+--Ah! monsieur, répondit Blanche, on peut s'attendre à tout avec des
+gens de vos espèces.
+
+Mérigue sortit en s'inclinant profondément. Blanche saisit un chiffon de
+papier et y griffonna au crayon cette simple ligne:
+
+ «Je vous prie de donner un coup d'épée à M. de Mérigue.
+
+ «BLANCHE».
+
+Elle cacheta le pli, sonna et dit au laquais qui se présenta:
+
+--Portez sur le champ cette lettre à M. le duc de Largeay!
+
+
+
+
+ XX
+
+ CORRECT
+
+
+Le duc de Largeay fut vivement contrarié à la réception de la missive
+de sa fiancée. Toute velléité belliqueuse à l'égard de Mérigue s'était
+évanouie chez lui du moment où il avait appris que le candidat royaliste
+fréquentait depuis dix ans les salles d'armes. Pourtant il n'y avait
+pas moyen de reculer ni de tergiverser. L'ordre était impératif et
+catégorique. Impossible de laisser apparaître la moindre hésitation
+avec une personne du caractère de Blanche. Ce n'est pas que le jeune duc
+brûlât d'amour pour sa fiancée, mais le million de dot exerçait sur ce
+clubman légèrement décavé une fascination qui pouvait lui donner à
+la rigueur l'apparence d'un amoureux très suffisamment transi. Il se
+dirigea donc vers la rue des Saints-Pères non sans une certaine émotion
+d'un genre fort désagréable. Il n'eut point la peine de monter de
+nouveau les cent vingt marches du candidat. Jacques, depuis qu'il avait
+quitté l'hôtel Soubise, errait dans les rues avoisinantes, les bras
+ballants, les yeux vagues, trop écrasé, trop anéanti pour ressentir déjà
+la douleur de sa blessure.
+
+A l'angle du boulevard et de la rue Saint-Dominique, le duc aperçut son
+rival. Il prit son courage à deux mains, s'approcha de Jacques et lui
+donna un léger coup de canne sur l'épaule comme pour le faire retourner.
+
+--Plait-il, monsieur? dit Mérigue d'une voix altérée.
+
+--Ôtez-vous de mon chemin? dit le duc d'un ton nerveux et saccadé qui
+dissimulait assez mal l'exiguïté de sa vaillance.
+
+--Encore vous, duc. En quoi puis-je?...
+
+--Je viens de vous le dire.
+
+--Je n'ai pas bien entendu.
+
+--Vous avez pourtant des oreilles.
+
+--Désirez-vous que j'allonge les vôtres?...
+
+--Vous m'insultez, monsieur. Vous m'en rendrez raison!
+
+--Comme il vous plaira.
+
+--Voici ma carte.
+
+--Bien honoré, voici la mienne.
+
+--Impertinent!...
+
+--Pardon, monsieur, vous êtes trop homme du monde pour ne pas vous
+rappeler qu'une fois leurs cartes échangées deux gentlemen ne doivent
+plus ajouter un mot sur le différend qui les divise; la parole, dès
+lors, est aux témoins et aux épées.
+
+--C'est juste, monsieur le professeur. Alors vous y tenez absolument...
+à l'épée?...
+
+--Mes témoins, monsieur le duc, auront l'honneur de vous donner ce
+renseignement.
+
+--Bien obligé, monsieur le professeur.
+
+--Je vous salue, monsieur le duc.
+
+Et Largeay rebroussa chemin pour rentrer à son hôtel tandis que Jacques
+disait à haute voix d'un air de contentement un peu féroce: «Eh bien!
+oui; tu arrives encore comme Mars en Carême, et ta paillasse court
+certains risques.»
+
+Blanche de Vannes, après avoir décrété la mort de son trop audacieux
+admirateur, s'était retirée dans sa chambre et jetée vivement sur son
+lit. Du premier jour où elle avait vu Mérigue, elle avait éprouvé
+pour ce passant étrange un de ces sentiments de curiosité féminine qui
+arrivent promptement aux frontières de la sympathie. La candidature du
+jeune Limousin et tout le bruit que la presse avait fait autour de lui
+n'étaient point pour affaiblir cette inclination chez une jeune fille
+d'un caractère impétueux et romanesque, surveillée uniquement par
+une mère... qui brodait, et habituée à n'avoir d'autres lois que ses
+caprices. C'était elle qui avait en réalité ouvert à Jacques la porte de
+l'hôtel Soubise, et l'attraction qu'il exerçait sur elle s'était dès le
+premier jour transformée en vrai «béguin». Le salut de Saint-Roch et la
+paraphrase du _Satyre_ avaient accentué ce penchant d'une façon brusque
+et violente; la jeune lionne de la rue Saint-Dominique avait trouvé
+son dompteur. Aussi la déclaration de Jacques, qui eût pu sembler
+prématurée, s'était-elle trouvée accueillie par un coeur battant à
+l'unisson du sien. Mais Mlle de Vannes s'imaginait, avec une certaine
+candeur d'enfant gâtée et possédant un sens moral un peu vague, qu'elle
+pourrait très bien avoir Mérigue pour ami et M. de Largeay pour mari.
+D'autant mieux qu'en dépit de ses lectures, elle ne se rendait pas
+un compte bien exact de toutes les conséquences de ce jeu de coeur en
+partie double. La découverte subite des prétentions étranges de Jacques
+avait fait bondir en elle cet orgueil de la race, souvent plus incrusté
+chez certaines femmes que l'amour de la vertu.
+
+«Il n'a pas de front, ce monsieur, ce Limousin, ce professeur qui a de
+l'encre au bout des doigts... ça lui apprendra... il ne sera pas tué
+certainement... Un coup d'épée à la mode du jour... au bras, à la
+main... ça lui servira de leçon... de correction. Moi, fiancée à un
+duc!... et puis quelle ingratitude!... M'adresser cet outrage au moment
+où je lui avoue, où je lui accorde... Oh! il mériterait d'être tué... il
+serait plus respectueux une autre fois. Il en réchappera; deux ou trois
+semaines au lit... comme c'est la coutume des gladiateurs du Jockey...
+puis... il reviendra... me demander pardon... et ma foi!... pourquoi
+ne pas le recevoir en grâce... Il est très gentil au fond... beau
+garçon!... Quelle différence avec le duc. Grand, bien découplé, des
+yeux rayonnants... parlant comme un membre de l'Académie... intelligent
+jusqu'au bout des ongles... spirituel... drôle... énergique... mais très
+insolent par exemple!... Il a besoin d'être rappelé à l'ordre...
+
+Comme il doit bien embrasser... que ses lèvres doivent être chaudes
+et vibrantes... quand je pense au petit morceau de glace que le duc
+m'applique de temps à autre au bout des doigts... Oh! il ne faut pas du
+tout qu'il me le tue... Non. Non! ce serait dépasser le but... ni même
+qu'il lui fasse une blessure trop profonde... oh!... il me semble... que
+je souffrirais de sa douleur! et que j'aurais envie de me faire... soeur
+de charité pour le soigner. Mon cher duc, je vous défends bien de lui
+faire du mal... Est-il fou de Largeay de vouloir blesser mon ami... Ah!
+par exemple; s'il me fait ce coup-là je ne le revois de ma vie. Espèce
+de jaloux, va! Est-ce que je n'ai pas le droit d'avoir des amis?...
+Comment supporterai-je la compagnie de ce dadais si j'y étais réduite
+exclusivement? ah! je le déteste! Qu'il ne s'avise pas seulement de lui
+faire tomber un cheveu de la tête!»
+
+Blanche en était arrivée à cette période de ses réflexions quand une
+femme de chambre frappa à la porte, entra sans attendre de réponse et
+lui remit une lettre qu'un exprès venait d'apporter. Elle lut:
+
+ «Bien chère amie,
+
+
+ «Vos ordres sont exécutés, j'ai bâtonné le drôle! Demain à la
+ première heure échange de témoins. A midi, tout sera terminé
+ suivant vos désirs.
+
+ «Votre petit duc vous baise les mains.
+
+ «L.»
+
+--Stupide assassin! s'écria Blanche. Le commissionnaire est-il parti?...
+Faites courir après... Ramenez-le. Dépêchez-vous donc, petite sotte. Et
+tandis que la servante effarée obéissait, Mlle de Vannes écrivait d'une
+main fébrile au dos d'une carte de la comtesse douairière:
+
+ «Jamais de la vie. D'abord vous ne l'avez pas bâtonné. Vous
+ n'existeriez plus à cette heure. En tout cas, il dîne ce soir
+ ici. Vous viendrez à neuf heures lui faire des excuses devant
+ moi... dans un coin du salon. Sinon tout est fini entre nous.
+ C'est bien compris.
+
+ «BLANCHE.»
+
+Le duc était occupé à sa toilette intime quand il reçut cette nouvelle
+épître:
+
+--Des excuses publiques à présent! A ça! mais elle est en train de me
+faire payer son petit million... aussi quelle bêtise de m'être vanté!
+je ne l'ai pas bâtonné du tout... oh! quelle histoire. Ce Mérigue va me
+prendre pour un fantoche... et il n'aura pas tout à fait tort!... oh!
+la petite vipère. Si tu n'avais point ton million. C'est horrible!... Il
+faut bien obéir.
+
+A sept heures et demie très précises, Jacques, qui avait pour quelques
+heures dominé, comprimé et mâté les angoisses de son âme, pénétrait avec
+aisance et grâce dans le grand salon de l'hôtel Soubise. Il commençait à
+dépouiller très bien son écorce limousine et à saluer les grandes
+dames à peu près comme il convient. Blanche lui tendit la main comme à
+l'ordinaire et éprouva un certain frémissement en rencontrant celle du
+jeune homme, froide comme un gantelet de fer. Mérigue parla beaucoup,
+avec une tenue impassible, et maintint constamment la conversation sur
+les élections dont le résultat allait être connu au plus tard dans une
+heure. Théodore sortit au dessert pour aller prendre des nouvelles,
+espérant bien au fond du coeur apporter à son maître l'annonce d'un
+échec. Il rentra au bout d'un quart d'heure et trouva les autres
+convives déjà assis au salon et en train de prendre le café. Il tenait
+à la main un fragment d'affiche où il avait gribouillé les résultats du
+vote au moment même de sa proclamation. Il pouvait à peine prononcer une
+parole tant il avait couru. Il lut enfin de sa grosse voix:
+
+--Électeurs inscrits 3.200.
+
+Et il s'arrêta pour souffler.
+
+ --Électeurs ayant pris part au vote 2.500;
+ Majorité absolue des suffrages exprimés 1.251;
+ Le général Paulus Géraudel, républicain, 958;
+ Le baron Grémoli, bonapartiste, 772.
+ M. Jacques de Mérigue, monarchiste, 730.
+
+Résultat: ballottage en faveur de M. le baron Grémoli.
+
+Quand il eut achevé Théodore jeta à son maître un regard venimeux mal
+dissimulé sous une apparence de désappointement: «quarante-deux voix de
+moins, pensait-il, à cause de moi! Ça lui apprendra.» Mérigue se leva et
+dit à la comtesse:
+
+--Je vais être obligé, madame, de me retirer plus tôt que je ne l'aurais
+désiré, car mon devoir de conservateur discipliné est de me désister
+immédiatement en faveur de M. Grémoli. Mes affiches doivent être
+apposées demain matin...
+
+--C'est un très petit malheur, dit Blanche, un homme intelligent comme
+vous n'a point à regretter cet échec. Ce sont les réactionnaires du
+quartier qui sont le plus à plaindre. Je vous prie de bien vouloir
+demeurer encore quelques minutes.
+
+Et elle poursuivit en baissant la voix:
+
+--Quelqu'un va venir ici vous demander pardon.
+
+La comtesse douairière soupira:
+
+--Comme je suis vraiment désolée de ce contretemps, cher monsieur.
+
+Et ses yeux un instant soulevés de son noble ouvrage y retombèrent
+automatiquement. Le duc de Largeay entra. Il se mordit violemment les
+lèvres, salua sommairement sa future belle-mère, et fit à Blanche
+une sorte de grimace à laquelle il s'efforça de donner l'aspect d'un
+sourire.
+
+Puis résolument, brusquement, il dit à Mérigue en lui tendant la main:
+
+--Tantôt, monsieur, j'ai eu tous les torts, dans le fond et dans la
+forme, veuillez recevoir mes excuses.
+
+Le candidat vaincu hésita une seconde, fronça le sourcil, puis se laissa
+prendre la main avec un léger mouvement d'épaules en répondant au duc:
+
+--Soit, monsieur.
+
+--C'eût été vraiment trop bête, ajouta Largeay en minaudant.
+
+--J'aurais mauvaise grâce à vous contredire, reprit Jacques.
+
+
+
+
+ XXI
+
+ DÉSOLÉS ET CONSOLÉS
+
+
+Le lendemain matin l'affiche suivante était placardée à profusion dans
+tout le quartier Saint-Barthélémy.
+
+ «ÉLECTEURS ROYALISTES,
+
+ «Nous devons tous nous coaliser contre l'ennemi commun, le
+ candidat républicain qui réunit à lui seul un millier de voix.
+ Je vous demande et au besoin je vous prie de vouloir bien
+ au scrutin de dimanche prochain reporter l'unanimité de vos
+ suffrages sur M. le baron Grémoli. Je serai le premier à vous
+ donner l'exemple.
+
+ «JACQUES DE MÉRIGUE.»
+
+Jacques fit une visite à son heureux concurrent qui le reçut avec
+beaucoup d'urbanité et de distinction et lui offrit même un impérial
+cigare. Puis il trouva dans son casier un monceau de cartes émaillées
+de réflexions diverses. Les unes exhalaient des condoléances pures
+et simples. D'autres félicitaient le jeune homme de sa _patriotique
+abnégation_ et lui pronostiquaient une revanche éclatante. Quelques-unes
+le blâmaient d'avoir abandonné la partie et d'avoir tendu la main
+«aux meurtriers du duc d'Enghien». La plus curieuse émanait du vicomte
+d'Escal; elle était ainsi conçue:
+
+ «Mon cher ami,
+
+ «Je ne saurais approuver votre détermination. Moi qui ai lutté
+ toute ma vie (??!!) je ne puis concevoir un soldat capitulant.
+ Pour vous témoigner mon mécontentement; je refuse de solder
+ les frais de votre affiche de désistement. Ne voyez dans cette
+ résolution qu'une protestation de ma part, non contre votre
+ sympathique personnalité, mais contre une politique néfaste qui
+ nous perd depuis cinquante ans et nous perdra jusqu'à la fin des
+ siècles.»
+
+Le baron Grémoli rendit sa visite à Jacques. La montée des cent vingt
+marches, sans ascenseur, et l'aspect délabré du logement situé à la cime
+plongèrent l'opulent financier dans une profonde stupeur.
+
+--Comment, se disait-il, je ne l'ai battu que de quarante voix!
+
+Mérigue eut aussi la visite de Sermèze qui lui fut plus agréable. Il
+lui raconta tous les événements de la veille et le jeune baron lui dit
+encore: «Pauvre Jacques!» Lorsque la nuit fut close il écrivit à son
+vieux père:
+
+ «Mon cher papa,
+
+ «Je tombe des astres comme feu Phaéton. Ni femme, ni siège au
+ Pavillon de Flore. Ne te désole pas trop. Je vous embrasse tous
+ comme je vous aime.
+
+ «Votre pauvre JACQUES, comme devant.»
+
+A la réception de ce pli tout à fait inattendu, bien des larmes
+coulèrent au noble repaire de Mérigue. La pieuse Caroline se consola en
+s'en rapportant à la volonté de Dieu, et le chef de famille en traçant
+au galop ces quelques lignes:
+
+ «Cher fils,
+
+ «_Quem si non tenuit, magnis tamen excidit ausis._
+
+ «Les Titans aussi échouèrent dans l'assaut qu'ils voulurent
+ livrer à l'Olympe, ce qui ne les empêcha pas de demeurer des
+ Titans. Ton père toujours fier de toi.
+
+ «JOSEPH, COMTE DE MÉRIGUE.»
+
+Le Comité royaliste du quartier Saint-Barthélémy ne mêla point ses
+lamentations aux tristesses de la pauvre famille. Ces messieurs
+si calmes et si paisibles allaient retrouver, après trois semaines
+d'agitation, leur bonne tranquillité d'autrefois. Et puis en définitive
+(considération qui avait bien son prix), c'était un jeune presque au
+moment d'arriver, et qui restait en chemin d'une façon inespérée.
+
+
+
+
+ XXII
+
+ LA RÉCOMPENSE DU PETIT DUC
+
+
+--Ma chère Blanche, vous m'avez fait jouer hier au soir un rôle
+passablement... drôle, et en tout cas peu glorieux.
+
+--Que voulez-vous, mon cher, il faut me prendre telle que je suis. J'ai
+eu un moment d'irritation contre cet homme.
+
+--Pourrais-je en connaître le motif?
+
+--Cela ne vous intéresserait pas du tout.
+
+--Cependant, ma chère...
+
+--N'insistez pas, je continue ma phrase... et au fond j'ai un faible
+pour ce Limousin-là!
+
+--C'est votre fort d'avoir des faibles.
+
+--Tiens! son contact vous a rendu spirituel!
+
+--Toujours aimable à ravir, mais... à propos, trouvez-vous que je vous
+ai bien obéi?
+
+--Assez convenablement.
+
+--Me suis-je bien démenti, rétracté, aplati, devant ce monsieur?
+
+--Pas mal.
+
+--Savez-vous qu'il me prendra pour un fou, pour le dernier des nigauds?
+
+--Pas pour un fou.
+
+--Comment allez-vous me récompenser de ma docilité?
+
+--Que pouvez-vous bien désirer?
+
+--Un prompt acquiescement à mes voeux.
+
+--Vous parlez comme Florian. On dirait que vous l'avez lu, c'est
+invraisemblable.
+
+--Florian?... connais pas!
+
+--Je m'en doutais... Parlez donc notre langue.
+
+--Je voudrais que la fixation de notre mariage...
+
+--Ah!... la fixation. Quel charabias.
+
+--Enfin, vous saisissez très bien ma pensée.
+
+--Je veux vous forcer à l'exprimer clairement, en bon français du
+XIXe siècle.
+
+--Eh bien! je voudrais que nous nous mariassions...
+
+--Ah! mariassions!... Vous n'avez donc jamais lu Sainte-Beuve?
+
+--Quelle sainte dites-vous?
+
+--Oh! vous ne la trouverez pas dans le martyrologe celle-là. Êtes-vous
+bachelier, cher duc?
+
+--Mais, chère amie, je laisse ce titre aux professeurs, comme M. de
+Mérigue.
+
+--Vous raillez. Êtes-vous prévôt d'armes?
+
+--Vous jouez de moi, ma chère Blanche, comme un enfant de ses toupies.
+
+--Vous avez, du moins, assez bon caractère, aussi ne veux-je point
+aujourd'hui vous tenir trop longtemps rigueur. Il faut bien aussi, pour
+être équitable, que je vous donne le prix de toutes vos soumissions
+récentes.
+
+--Oh! comme ces paroles viennent agréablement sonner à mes oreilles.
+
+--Tiens! voilà que vous devenez poète pour avoir failli vous battre avec
+un enfant du Parnasse.
+
+--Alors, je puis espérer...
+
+--Parfaitement... Vous pouvez faire publier nos bans.
+
+--Et fixer la cérémonie nuptiale?
+
+--Oh! toujours votre fatras... A quinzaine, si vous voulez.
+
+--Vous me comblez de joie. Telle est aussi la manière de voir de la
+comtesse?
+
+--Oh! soyez tranquille!... Laissez-la broder.
+
+Quinze jours plus tard, l'église Sainte-Radegonde contenait vers l'heure
+de midi, tout ce que les quatre quartiers aristocratiques renfermaient
+de messieurs beaux ou laids, de femmes jolies ou peu agréables. Toutes
+les lumières du maître-autel resplendissaient et éclairaient le fin
+visage de l'abbé Roubley, qui allait bénir l'union de M. le duc de
+Largeay et de Mlle Blanche de Vannes. Les deux jeunes gens s'étaient
+agenouillés l'un auprès de l'autre dans la partie la plus avancée du
+choeur, sur des prie-Dieu en velours rouge.
+
+Largeay, sec, raide, compassé, peigné comme une gravure de mode, avec un
+léger tic nerveux dans l'oeil gauche, annonçait par toute son attitude
+le contentement qu'il éprouvait d'avoir atteint son but et la hâte
+qu'il ressentait d'en avoir fini avec les pompes officielles. Blanche,
+profondément sérieuse et grave, contrairement à ses allures ordinaires,
+semblait presque une victime enguirlandée pour le sacrifice. Elle avait
+aperçu à dix pas d'elle, dans un bas-côté, la figure sévère et la haute
+stature de Mérigue. Une comparaison inconsciente s'était établie dans
+son esprit, et son fiancé paraissait se rapetisser au niveau des bancs,
+tandis que son ancien admirateur grandissait jusqu'aux clefs des voûtes.
+Les grandes orgues exhalaient leurs plus douces mélodies, auquelles la
+jeune fille trouvait des consonnances funèbres, songeant peut-être aux
+chants sacrés de la Sainte-Chapelle, dont elle avait savouré l'harmonie
+à côté de l'homme qui envahissait de plus en plus ses pensées et ses
+souvenirs. Depuis quinze jours, elle n'avait point aperçu Mérigue,
+et elle cherchait dans son imagination surexcitée mille moyens de le
+revoir. Elle avait eu soin de lui faire envoyer un billet d'invitation
+à la messe de mariage, en désespoir de cause, et ne pensait point qu'il
+répondît à cette avance. Puis, tout à coup, elle le découvrait auprès
+d'elle, pensif et hautain parmi la foule.
+
+Le curé célébrant s'avança vers les futurs époux, et en sa qualité
+d'habile homme sachant le prix des courtes harangues, dit simplement à
+voix très basse:
+
+ «Mademoiselle, Monsieur le duc,
+
+ «Votre dévoué pasteur éprouve en ce moment une émotion trop
+ grande pour vous adresser un long discours, et pour célébrer
+ comme il faudrait les louanges de vos illustres familles qui
+ ont donné tant de héros à la France et tant d'élus au ciel. Vous
+ marcherez tous les deux sur les nobles traces de vos ancêtres,
+ vous, mademoiselle, par votre piété, votre charité, votre
+ fidélité à tous vos devoirs d'épouse et de mère, vous,
+ monsieur le duc, par votre courage, votre grandeur d'âme, votre
+ dévouement sans bornes aux principes de probité et d'honneur
+ qu'ont aimés et servis vos aïeux. Vous continuerez une lignée
+ glorieuse, et en tous temps comme en tous lieux, vous servirez
+ d'exemples et d'impeccables modèles à l'immense foule des
+ déshérités, qui tiennent leurs yeux fixés sur vous, comme toutes
+ les misères d'en bas regardent toutes les splendeurs d'en haut.»
+
+Après cette homélie un peu flatteuse, l'abbé Roubley procéda à la
+bénédiction nuptiale et se dirigea vers l'autel.
+
+--Avez-vous entendu ce qu'il a dit? demanda la jeune duchesse à son
+seigneur et maître.
+
+--Ma foi, j'allais vous faire la même question, répondit Largeay.
+
+Dès lors, Blanche tomba sous le joug d'une obsédante pensée. Mérigue
+allait venir à la sacristie s'incliner devant elle et la foudroyer de
+son regard accusateur. Après bien des réflexions et bien des transes,
+elle résolut de se dérober à tous les hommages et de s'éloigner aussitôt
+après la cérémonie, sous un prétexte quelconque de fatigue ou d'émotion.
+
+Cependant, au sein de l'église, la conversation était générale, quoique
+chuchotée à voix très basse et d'une façon tout à fait convenable.
+
+_Côté des dames_: L'abbé a été fort bien, aujourd'hui.
+
+--Toujours un peu bénisseur, ma chère.
+
+--On ne vient pas ici pour se faire dire des sottises.
+
+--Oui, mais cette évocation des grandes vertus est ironique, à force
+d'être peu en situation.
+
+--Le duc n'est pas bien fort... c'est vrai!... mais il mène un cotillon,
+ma chère... il patine!... il a un tailleur!... Toutes ses culottes
+viennent d'Angleterre.
+
+--La petite est pas mal délurée.
+
+--Oh! simplement un peu originale... mais... si riche, un million de
+dot... et puis, voyez donc cette forêt de cheveux noirs... l'inflexion
+gracieuse de la taille... Elle fait faire ses corsets chez Mmes de
+Vertus.
+
+--Oh! qu'elle doit mal supporter leurs étreintes... vous me donnez
+absolument raison, ma chère. Le bon curé, au lieu de faire intervenir la
+sainteté et l'héroïsme dans son petit prône, aurait dû nous parler
+des bals, des clubs, des _five o'clock_, des premiers coiffeurs, des
+couturières à la mode.
+
+--Il y pensait, ma chère.
+
+--J'incline à le croire.
+
+--Je constate donc avec plaisir que nous sommes du même avis.
+
+_Côté des hommes_: Très joliment tourné, le discours.
+
+--Qu'a-t-il donc raconté déjà?
+
+--Je ne me rappelle plus bien, mais c'était tout à fait délicat et puis
+si bien approprié.
+
+--Qu'est-ce que Largeay va faire de la petite Zoé?
+
+--Peuh! ce qu'il en a fait jusqu'ici.
+
+--Pas possible? il va lui continuer sa pension de cent louis par mois?
+
+--Nullement. Il va l'augmenter, puisque le voilà devenu plus riche. Il
+lui a même fait un cadeau de noces ultra pschutteux.
+
+--Vous êtes sûr de cela?
+
+--Très sûr. Un poney de trois cents louis... qu'il n'a même pas payé.
+
+--Qu'il paiera un de ces jours avec l'argent de sa femme.
+
+Tel était le genre dominant des prières adressées au Seigneur par
+l'opulente assistance.
+
+Blanche était toujours absorbée dans ses impressions. Quant au jeune
+duc, il dormait.
+
+On se leva à l'Évangile, on s'assit à l'Offertoire, on s'inclina à
+l'Élévation, on se prépara au départ après la bénédiction du prêtre.
+
+--Mon ami, dit vivement Blanche à l'oreille de son époux, je me sens un
+peu fatiguée. Voulez-vous me ramener à l'hôtel de Largeay?
+
+Le duc s'empressa d'arrondir son bras et le couple entra à la sacristie.
+Alors Blanche et Largeay prièrent leurs parents respectifs de vouloir
+bien recevoir en leur lieu et place les hommages du faubourg assemblé.
+Puis ils sortirent par une porte dérobée et s'élancèrent dans leur
+coupé.
+
+Quelques minutes après, ils se trouvaient dans le boudoir rose aménagé
+pour Blanche à l'hôtel de Largeay.
+
+La jeune duchesse dit à son époux: «Voici le programme de la soirée:
+Dîner au Café de Paris, coucher à l'Hôtel de Bade.» Le duc s'inclina.
+«Maintenant, veuillez me laisser seule pendant quelques moments.» Le duc
+sortit.
+
+En quittant Sainte-Radegonde, Jacques de Mérigue avait pris le
+boulevard, le pont de la Concorde et les Champs-Élysées. Il était poussé
+vers le grand air par toutes les aspirations de son coeur broyé et
+de son âme étouffée. Depuis son double échec, il était retombé dans
+l'oubli, à peine traversé de temps à autre par quelque lettre de
+condoléance banale et quelques visites d'ouvriers sans travail. Sa
+blessure double saignait jour et nuit, la plaie de l'orgueil et la
+meurtrissure de l'amour.
+
+Et c'était Blanche qui les lui avait infligées toutes les deux, en lui
+jetant à la face un outrage que rien ne saurait effacer. Il comprenait
+vaguement que tout sentiment pour lui n'était pas éteint au coeur de la
+jeune femme, mais il jugeait inexorablement qu'après l'affront reçu
+par lui, tout devait être fini entre eux et pour jamais. Et son coeur,
+embrasé d'amour, livrait un furieux combat à sa fierté robuste qui
+demeurait victorieuse, à la condition de lutter sans repos. Il s'était
+rendu à la cérémonie machinalement, sans but précis, peut-être pour bien
+voir de ses yeux l'irrévocable immolation de son rêve, et maintenant il
+marchait droit devant lui, à lourdes enjambées, comme parmi les grands
+sables un voyageur perdu.
+
+Arrivé à l'Arc-de-Triomphe, il prit l'avenue Wagram et les boulevards
+extérieurs. Il descendit jusqu'à la Bastille et traversa le pont Henri
+IV. Il s'arrêta à une petite échoppe du quai de la Tournelle et
+dîna pour vingt-cinq sous, puis, appesanti par son repas, bien léger
+cependant, il se traîna péniblement vers la rue des Saint-Pères, avec
+la nuit qui tombait. Comme ses cent vingt marches lui parurent pénibles,
+harassantes, interminables. Comme il se sentait tiré en bas par la
+torpeur, la lassitude et le désespoir. Arrivé dans sa chambre, il ouvrit
+sa fenêtre et regarda le ciel; par cette brumeuse soirée de mars, les
+quelques étoiles visibles là-haut semblaient entraînées vers un gouffre
+noir parmi l'avalanche confuse des nuages.
+
+Le duc et la duchesse de Largeay dînaient au Café de Paris. Leur
+conversation fut moins nourrie que leurs appétits et il fallut que le
+café succédât à deux bouteilles de vin capiteux, pour parvenir à délier
+leur langue.
+
+--Pourquoi cette nuit à l'Hôtel de Bade? interrogea le duc en allumant
+son cigare.
+
+--C'est drôle... c'est drôle! répondit Blanche d'un air rêveur... On n'y
+connaît personne... personne ne vous y connaît. On n'est qu'un numéro
+dans la cohue bruyante et banale. On est plus à même de passer ses
+fantaisies, car vous n'ignorez pas, mon cher duc, que vous avez
+épousé une fantaisiste... une capricieuse... qui aime bien sa petite
+indépendance...
+
+--Je ne m'en plains aucunement, duchesse.
+
+--Puissiez-vous être toujours aussi accommodant.
+
+Il était dix heures quand le noble couple entra à l'hôtel et prit
+possession d'un petit appartement de trois pièces, retenu par dépêche
+pendant la journée. La première pièce était une antichambre où l'on
+déposa les manteaux. Puis venait un salon où brillait un feu clair. En
+arrière, la chambre à coucher. Largeay, qui grelottait, s'approcha du
+foyer embrasé et se laissa même aller à la jouissance de s'accroupir
+auprès des chenets. Blanche, pendant ce temps-là, pénétrait dans la
+dernière pièce et s'y barricadait.
+
+Quand le duc jugea ses mollets rôtis à point, il voulut aller retrouver
+la duchesse et se heurta à une porte fermée: «C'est moi! fit-il, chère
+amie.
+
+--Cher ami, répondit la jeune mariée; n'avez-vous pas un divan dans
+votre salon?
+
+--Effectivement, répondit Largeay avec un hoquet d'angoisse.
+
+--Eh bien, mon bon duc, répliqua Blanche, faites-moi donc l'amitié de
+vous y installer le mieux que vous pourrez. J'ai un peu mal de tête et
+je voudrais dormir seule. Souvenez-vous que vous m'avez promis de ne
+jamais vous plaindre de mes petites fantaisies.
+
+--C'est vrai, gémit le duc... mais celle-là... est inattendue.
+
+Blanche coupa court à l'entretien en disant:
+
+--Bonne nuit, cher duc. Enveloppez-vous bien pour ne pas vous enrhumer.
+
+Le lendemain matin, à huit heures, le concierge de Jacques lui apporta
+une lettre cachetée qui venait d'arriver par exprès. C'était une bande
+de papier timbré pour billet à ordre.
+
+Mérigue y lut:
+
+ «Mon coeur vous reste.
+
+ «DUCHESSE BLANCHE DE LARGEAY.»
+
+
+FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE
+
+
+
+
+ DEUXIÈME PARTIE
+
+ LE MÉPRIS DE L'HOMME
+
+
+_Coeur trop haut._
+
+
+
+
+ I
+
+ LA SALLE DU PRÉ AUX CLERCS
+
+
+«A bas le calotin! A l'eau le Jésuite! A la lanterne Torquemada!
+Enlevez-le! Sus à Basile! Mort au corbeau! A la guillotine le
+ci-devant!»
+
+Tels étaient les cris, accompagnés d'autres imprécations moins
+convenables, qui accueillaient, au cours d'une réunion d'autonomistes,
+en l'illustre salle du Pré aux clercs, l'apparition inattendue de
+Jacques de Mérigue à la tribune. L'estrade était occupée par plusieurs
+notabilités du parti radical où l'on remarquait, entre autres
+intelligences lumineuses, les citoyens Troubault et Baroudier,
+représentants de Paris. Cette assemblée, annoncée depuis plusieurs jours
+par les journaux cramoisis à grands renforts de tamtams et de grosse
+caisse, avait pour but la formation d'un comité de la libre-pensée au
+milieu du quartier le plus religieux de la capitale. Naturellement
+tout ce que la clientèle des salles Levis, Graffard et autres, renferme
+d'escarpes et de tire-laine, s'était donné rendez-vous ce jour-là au
+local du Pré au Clercs. On avait défié par avance les réactionnaires
+et les _aristos_ de se présenter à la séance, et Mérigue, accompagné du
+baron de Sermèze et de quelques autres vaillants, avait relevé le
+gant et profité d'une bourde expectorée par le président, le citoyen
+Troubault, pour réclamer la parole et se précipiter à la tribune. De
+grossières protestations s'étant élevées aussitôt, l'ancien candidat
+avait salué la foule, hurlante de l'exclamation un peu risquée de
+«Vivent les Jésuites» qui avait déchaîné l'ouragan dont un bien faible
+écho est reproduit en tête de ces lignes. Jacques ne se laisse point
+intimider; il fait d'héroïques efforts pour permettre à sa voix de
+dominer le tumulte, mais l'auditoire appelle le brouhaha des bancs et
+des cannes à la rescousse des beuglements.
+
+Le président Troubault somme l'orateur d'évacuer la place.
+
+--Vous imprimez depuis huit jours que je n'aurai pas le courage de
+monter ici, reprend Mérigue. J'y suis, j'y reste!
+
+Nouvelle tempête de clameurs: «A bas Mac-Mahon! «A bas Fourtou! Mort au
+seize-mai! A l'eau, à l'eau!
+
+Sur cette dernière interjection, Jacques de Mérigue prend avec le plus
+grand calme le verre d'eau sucrée destiné au conférencier radical, et
+le vide d'un trait aux yeux de six cents énergumènes ébaubis devant tant
+d'audace.
+
+--Je vous ordonne de descendre, réitère le citoyen président.
+
+--Vous ne comprenez la tolérance que comme le secrétaire de l'Élysée,
+riposte Mérigue.
+
+Un flot de furieux se précipite vers l'estrade pour exécuter l'intrépide
+jeune homme. Ses amis, dirigés par le baron de Sermèze, s'élancent en
+avant et, par une pression énergiquement exécutée, refoulent un instant
+les envahisseurs.
+
+Mérigue alors enfle ses poumons d'une aspiration suprême et jette cette
+apostrophe à la multitude furibonde: «Est-ce que par hasard vous me
+trouvez la tête d'un otage?»
+
+Cette dédaigneuse bravade est lancée d'une voix pleine, sonore,
+retentissante. Toutes les oreilles l'ont entendue. C'est alors, de
+la base au sommet et de la gauche à la droite de l'énorme salle, un
+tonnerre de rugissements, de grognements, de trépignements. Les quelques
+royalistes égarés dans la horde fédérée sont enveloppés et bousculés.
+
+Mérigue saute magnifiquement au milieu de la mêlée pour apporter à ses
+amis le contingent de ses poings redoutables.
+
+Le baron de Sermèze, qui allie un courage impassible à une vigueur peu
+commune, distribue des coups formidables et pratique à chaque fois de
+sérieuses brèches parmi la cohue tourbillonnante des assaillants. Les
+démagogues sont six cents contre huit, mais ils sont pour la plupart
+maladroits, indisciplinés, lâches, et fortement émus par d'abominables
+libations. Ceux qui occupent les derniers rangs poussent ceux du
+centre, ce sont toujours les mêmes qui empoignent les horions terribles
+impartialement distribués aux quatre points cardinaux par le bataillon
+carré de Sermèze. Cette petite phalange de spartiates forme un rempart
+autour de Jacques qui domine de la tête ses braves compagnons, et
+montre, lui aussi, qu'il n'est pas manchot, après avoir prouvé qu'il
+n'était pas muet. Les représentants du peuple, blêmes de stupeur sur
+leur estrade ébranlée, lèvent leurs mains et leurs yeux vers le ciel
+comme de simples cléricaux en prières. Ils ont la vague appréhension de
+voir cette poignée d'enragés réactionnaires rosser à plate couture leur
+armée fidèle, et donner l'assaut à leur Olympe qui serait insuffisamment
+défendu par la foudre de leur éloquence.
+
+Le président Troubault se penche à l'oreille de l'assesseur Baroudier.
+
+--Ces b...-là, dit-il, vont nous assommer tout notre monde; voyez donc
+comme ils tapent. Hue donc! hue donc!
+
+--Pourvu qu'ils ne montent pas jusqu'ici, reprend le deuxième
+représentant. Ils en seraient bien capables.
+
+--C'est ce que j'étais en train de me dire, ma vieille branche... Ces
+jeux-là ne sont plus de notre âge. Si nous allions colporter quelques
+paroles de conciliation.
+
+--Peste, comme vous raisonnez. Il faudrait descendre pour cela...
+diable!
+
+--Ils n'oseront pas nous cogner si nous nous présentons en
+pacificateurs. Si nous leur offrions de rendre la parole à cet enragé de
+Mérigue?
+
+--Il faudrait la trouver pour la rendre.
+
+--Ah! ils sont repoussés, enfin, Dieu soit loué.
+
+--Comment Dieu? A quoi pensez-vous, dans une réunion de comités
+libres-penseurs!
+
+--Diable! les voilà qui reviennent. Ils sont à deux pas de la tribune.
+
+--Mon Dieu! mon Dieu! Nous sommes perdus.
+
+--Non... voilà qu'ils reperdent du terrain. Eh bien, mon petit! Vous
+avez invoqué à votre tour le nommé Jéhovah. Ça vous apprendra à me
+blaguer.
+
+--Une habitude incorrigible. C'est la force occulte directrice des
+choses que j'aurais dû prendre à témoin.
+
+--La force occulte... Vous êtes bon... C'est une force manifeste qui
+nous serait nécessaire. Oh! Seigneur Jésus!... Ils reviennent sur
+nous... Allons-nous-en.
+
+--Il est difficile de quitter notre poste; d'abord, il y a la question
+de décorum... et puis par où diable voulez-vous décaniller?
+
+--Le décorum doit être mis de côté dans les cas de force majeure. Il y
+a une petite porte derrière la tribune... Je crains qu'il nous faille...
+en passer par là. Oh! que ça va mal!
+
+--Pardieu! Il n'y a qu'une vingtaine des nôtres qui soient sérieux. Les
+autres poussent et se gardent bien de remplacer les blessés.
+
+--Vous qui avez des cheveux blancs, Baroudier si vous essayiez de faire
+entendre des paroles de paix... Je crois que c'est le meilleur moyen...
+ils n'oseront pas frapper un vieillard.
+
+--C'est très délicat ce que vous me demandez là.
+
+--Au nom de la République démocratique et sociale.
+
+--Mais vous, au contraire, qui êtes plus jeune, vous courriez beaucoup
+moins de risques.
+
+--C'est une erreur. On me prendrait pour un combattant et on me
+cognerait... Allons, Baroudier, le temps presse.
+
+Le citoyen Baroudier se laissa persuader et se mit en demeure de
+descendre. Au dernier échelon, un de ses coreligionnaires politiques,
+entièrement ivre, lui envoya un va-te-laver gigantesque qui l'eût
+bombardé au repos éternel si Mérigue lui-même, presque acculé aux
+tréteaux en cet instant, n'eût pris en pitié le vieux démocrate et
+prestement paré le coup. Du haut de son siège, le président Troubault
+frissonne. Baroudier, vivement heurté, fut renversé sur les marches de
+la tribune et parvint à grand'peine à revenir auprès de son collègue.
+L'anxiété de ce dernier croissait de minute en minute. Le groupe
+compacte des opposants, trop faible pour se maintenir en un lieu
+déterminé, oscillait tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre, sous
+les propulsions alternantes de la foule, mais il ne se laissait jamais
+entamer et offrait constamment à ses adversaires un front de bataille
+éminemment pratique, composé de seize poings aguerris et infatigables
+qui s'abattaient, se relevaient et retombaient encore, avec la
+régularité des marteaux-pilons dans les forges.
+
+Les royalistes étaient tous plus ou moins violemment contusionnés des
+chevilles à la ceinture. C'était toujours aux régions basses de leurs
+corps que s'adressaient les attaques des autonomistes. Quant à ceux-ci,
+ils comptaient déjà une vingtaine des leurs assez sérieusement atteints
+pour n'être plus d'aucun secours actif sur le terrible champ-clos.
+Soudain, Troubault dit à Baroudier: «Mon cher collègue, nous ne
+pouvons pas laisser compromettre, dans cette bagarre, notre dignité de
+représentants du pays. C'est une question de tenue et de convenance.
+Je vous cède pour un moment la présidence terriblement honoraire--je
+l'avoue--et je m'en vais par la petite porte de derrière chercher la
+police. Surtout, que personne n'en sache rien. Ma réélection serait
+compromise dans deux mois.»
+
+A ces mots le président s'éclipsa, suivant la méthode indiquée, et alla
+droit au bureau de M. Gilet, commissaire de police du quartier, puis
+revint avec une agilité non moins grande reprendre possession de son
+fauteuil. Le magistrat, dont l'appui était réclamé, ceignit son écharpe
+et, à la tête d'une escouade de douze agents, fit irruption dans la
+salle un quart d'heure à peine après la réquisition qui lui avait été
+faite.
+
+L'aspect des sergents de ville produisit dans la multitude un
+sauve-qui-peut général. La grande porte fut en un clin d'oeil encombrée
+et obstruée.
+
+Un silence relatif s'étant établi, M. le commissaire Gilet en profita
+pour prononcer la dissolution de l'assemblée, et le citoyen Baroudier
+protesta en termes éloquents contre cette violation de la liberté et des
+droits garantis par la constitution.
+
+L'évacuation s'opéra d'une façon désordonnée et tumultueuse, et mit près
+de trois quarts d'heure à s'effectuer. Mérigue et ses amis sortirent
+les derniers avec M. Gilet et les gardiens de la paix. Les royalistes
+s'attendaient à ce que la lutte recommençât dans la rue, mais ils
+avaient compté sans l'inconstance des adeptes de la libre-pensée, qui,
+à peine hors du lieu de réunion, se dispersèrent rapidement dans toutes
+les directions et allèrent peupler tous les zincs du voisinage. C'était
+bien le moins qu'ils puissent faire après s'être couverts pendant une
+heure de la glorieuse poussière des combats.
+
+Le commissaire de police pria Jacques de vouloir bien rester quelques
+instants à sa disposition pour s'expliquer sur le grief de provocation
+au désordre formulé contre lui par le citoyen Troubault. Au moment
+où ces messieurs tournaient l'angle de la rue du Bac et de la rue de
+Varenne, un des membres de l'assemblée dissoute, qui semblait en proie à
+un délirium alcoolique, se jeta à l'improviste sur M. Gilet, brandissant
+à son poing un stylet acéré.
+
+Le magistrat n'eut pas le temps de se jeter en arrière, et il eût été
+infailliblement poignardé si Mérigue, plus prompt que le misérable, ne
+lui eût arrêté le bras.
+
+L'irascible électeur fut rapidement saisi et désarmé par les gardiens,
+tandis que le commissaire disait à Jacques: «Monsieur, vous m'avez sauvé
+la vie. La personne et la reconnaissance d'un fonctionnaire de mon ordre
+sont bien peu de chose aux yeux de l'opinion, mais je puis vous jurer
+que si jamais le brillant orateur Jacques de Mérigue pouvait avoir
+besoin du pauvre policier Anselme Gilet, il devrait compter sur lui
+comme sur le meilleur des gentilshommes.»
+
+Jacques considéra à la lueur d'un réverbère l'interlocuteur qui lui
+tenait ce langage inattendu. Avec son coup d'oeil habile et sûr,
+il reconnut en cet homme le type du fonctionnaire courageux, loyal,
+souverainement honnête et possédant un coeur sous son écharpe.
+Spontanément il lui tendit la main. M. Gilet la serra avec une émotion
+frémissante et lui dit: «Maintenant, monsieur, vous êtes libre. Je crois
+que je n'ai rien de plus agréable à faire pour vous que de vous priver
+de ma compagnie. Au reste, pour ce qui est de la réunion, je sais
+parfaitement d'avance de quel côté sont les torts. Adieu, monsieur, et
+au milieu de tous les triomphes que l'avenir réserve à votre talent,
+n'oubliez pas qu'en arrachant aujourd'hui un de vos semblables à la mort
+vous avez remporté votre plus belle victoire, la seule peut-être dont
+l'image soit destinée à briller dans votre souvenir sans ombre et sans
+nuage.»
+
+Les amis de Mérigue entendirent les remerciements du commissaire et
+voulurent plaisanter au sujet des belles phrases de ce vilain homme.
+Jacques leur imposa silence en disant: «De grâce, messieurs, la
+rencontre d'un homme de coeur est chose assez rare pour n'en point faire
+un thème à railleries. Qui peut savoir, en ces temps troublés, si je ne
+serai pas un jour réduit à l'amitié de M. Gilet?
+
+--Ce n'est pas flatteur pour la mienne, répondit Sermèze.
+
+--Oh! la tienne! fit Jacques, elle est toujours sous-entendue.
+
+Jacques de Mérigue s'était remis avec ardeur à la conquête des étoiles.
+En dépit de la plaie, toujours saignante, qui lui rongeait le coeur,
+il avait dirigé vers le travail toutes les forces de sa volonté. Les
+élections législatives devaient avoir lieu à bref délai et, le scrutin
+d'arrondissement subsistant encore, le jeune héros limousin comptait
+briguer le siège afférent à sa circonscription. Il était en train, pour
+le moment, d'augmenter sa notoriété autant que cela était possible, en
+prenant la parole dans toutes les réunions parisiennes dont il pouvait
+avoir connaissance. La lecture du billet de la duchesse l'avait
+violemment émotionné, mais il n'avait pas eu un instant la pensée d'y
+répondre d'une façon quelconque. Le nom de ses pères souffleté dans sa
+personne criait trop haut contre l'auteur de l'outrage; mais il s'était
+surpris approchant de ses lèvres l'écriture enchanteresse, et il avait
+voulu se punir d'une seconde faiblesse en déchirant la noble lettre, et
+en jetant dans la rue ses débris froissés d'une main crispée.
+
+
+
+
+ II
+
+ LUNE DE MIEL
+
+
+--Eh bien, ma chère Blanche, disait la comtesse douairière de Vannes
+d'un ton distrait, tandis qu'elle poursuivait certainement par la pensée
+le vol de son aiguille sur quelque canevas fantastique; eh bien, ma
+chère Blanche, es-tu bien contente et bien heureuse?
+
+--Tout à fait, maman.
+
+--Tu me dis cela d'un air peu convaincu.
+
+--Oh! qui vous donne ce soupçon bizarre?
+
+--Le duc est-il toujours bien gentil pour toi?
+
+--Adorable. Je le vois une demi-heure par jour.
+
+--Comme c'est peu, ma pauvre enfant. C'est vraiment bien mal à lui.
+
+--Comment donc! comment donc, chère maman. C'est assez. Je n'en réclame
+pas davantage.
+
+--Tu ne veux pas que je lui dise.....
+
+--Ah! Dieu du ciel. Gardez-vous en bien.
+
+--Tout amicalement... sans paraître lui faire de reproches... au cours
+d'une conversation...
+
+--De grâce, maman, laissez-le donc tranquille; je l'aimerais peut-être
+beaucoup moins s'il était perpétuellement sur mes talons.
+
+--Tu l'aimes donc toujours bien, ma petite Blanche?
+
+--Suffisamment.
+
+--Et lui te rend-il comme tu le désires tes sentiments d'affection et
+d'amour?
+
+--Oh! comme je le désire.
+
+--Voyons. Raconte-moi un peu ta journée. Tu te lèves toujours tard...?
+
+Sur le coup de onze heures; mais je suis réveillée au point du jour.
+
+--Et que peux-tu bien faire de six à onze?
+
+--Mon Dieu, Maman, je prends du chocolat par toutes petites gorgées;
+la première me brûle, la dernière me gèle... puis je lis les romans
+nouveaux.
+
+--Et ton mari, pendant ce temps-là?
+
+--Mon mari, dit Blanche en éclatant d'un rire dédaigneux, est-ce que je
+puis le savoir? Depuis cinq semaines, il est entré une seule fois dans
+ma chambre.
+
+--Dieu! est-ce possible?
+
+--A quatre heures de l'après-midi.
+
+--De l'après-midi, ma petite Blanche?
+
+--Pour me demander l'adresse d'une fleuriste.
+
+--Il t'envoie encore des bouquets?
+
+--Ah! vous plaisantez, maman.
+
+--Mais vraiment, ma fille, tu me plonges dans la stupeur. Où peuvent
+donc aller ces fleurs?
+
+--That is the question. Je m'en soucie peu.
+
+--Comment! il n'est entré qu'une fois dans ta chambre...? mais je pense
+que tu veux parler de la journée; j'espère que le soir... tu n'es pas
+seule.
+
+--Non, je fais venir ma femme de chambre.
+
+--Mais, la nuit, chère enfant?
+
+--Ah! je ne suis pas peureuse, tranquillisez-vous.
+
+--J'étais décidément promise à des étonnements aujourd'hui, moi qui ne
+pouvais jamais me débarrasser de ton pauvre père quand il vivait.
+
+--Nous sommes une famille pleine de contrastes.
+
+--Voyons, Blanchette... et quand tu es levée...?
+
+--Je déjeune à la vapeur.
+
+--Avec ton mari, j'espère?
+
+--Généralement; mais il arrive toujours en retard, et il en est encore
+aux hors-d'oeuvre quand je mange la confiture.
+
+--Est-il au moins bien mignon pendant le repas?
+
+--Toujours à moitié endormi.
+
+--- Il ne t'embrasse pas un peu, ma fille?
+
+--Oh! si, de temps en temps... dans les cheveux.
+
+--Dans les cheveux?
+
+--Parfaitement, ça le fatigue de se courber.
+
+--Il est toujours bien doux avec toi, ma chérie?
+
+--Il ne m'a pas encore gifflée.
+
+--Ah! vraiment.
+
+--Ni même maltraitée.
+
+--Quel époux modèle!
+
+--Ni même injuriée.
+
+--Il est trop bien élevé pour ça, j'espère.
+
+--Et puis il sait bien que je lui rendrais.
+
+--Après déjeuner que se passe-t-il?
+
+--Je vais faire mes visites et puis mes petites courses particulières,
+mes petites études de moeurs, puis je rentre sur les cinq ou six heures,
+après avoir croqué quelques petits fours. Je reprends mes livres ou bien
+je dors jusqu'à sept heures et demie... puis je dîne.
+
+--Avec le duc?
+
+--Pas habituellement. Il trouve la cuisine du club très supérieure à la
+mienne.
+
+--Oh! fi, le vilain.
+
+--Il est vrai, pour tout dire, que la conversation de ma femme de
+chambre me paraît beaucoup plus intéressante que la sienne.
+
+--Et tu ne le vois plus de la soirée?
+
+--C'est très rare.
+
+--Il ne t'amène jamais au théâtre?
+
+--Il ne me défend pas d'y aller seule.
+
+--Pauvre enfant! Quelle existence solitaire et monotone. Je viendrai te
+voir tous les jours, puisque c'est comme ça; je t'apprendrai à broder.
+
+--Grand merci, ma petite maman, vos distractions sont trop follichonnes.
+
+--Tu ne t'imagines pas comme ce travail-là fait passer le temps, et
+puis, il est si captivant, j'en rêve la nuit.
+
+--Ma pauvre maman... eh bien, il m'arrive aussi de broder quelquefois...
+de jolis petits romans, dans mon imagination.
+
+--Il est malsain de s'abandonner à la rêverie, ma petite Blanche.
+
+--Parlons d'autre chose, chère maman. Sait-on ce que devient M. de
+Mérigue?
+
+--M. de Mérigue... ah! oui, ce petit professeur que nous avons reçu et
+qui s'est présenté aux élections, je crois.
+
+--Précisément... Le répétiteur de Théodore enfin... vous avez l'air de
+tomber des nues...
+
+--Il n'est plus répétiteur de Théodore, il a dit à ton frère qu'il ne
+pouvait plus s'occuper de lui, qu'il avait d'autres chats à fouetter, je
+crois. J'espère bien qu'il n'aura pas fait subir ce traitement-là à mon
+fils...
+
+--Il aurait eu raison quelquefois... Je le trouve très bien ce jeune
+homme... décidément.
+
+--Il n'est pas de notre monde, mon enfant.
+
+--Ah! c'est ça qui m'est égal! Si vous croyez qu'ils sont toujours
+drôles les gens de notre monde? Je suis sûre que lorsque M. de Mérigue
+se mariera il rendra une femme joliment heureuse.
+
+--Que nous importe, ma fille! N'avons-nous rien de mieux à faire qu'à
+nous occuper de ces petites gens?
+
+--Ah! c'est trop fort!... D'abord, de votre part, c'est de
+l'ingratitude... Ce pauvre garçon qui gagne peut-être vingt-cinq louis
+par mois à la rue de Monceau, vous en a donné cinq d'un seul coup à
+votre dernière quête.
+
+--C'est bien possible, ma fille. Je ne me rappelle pas. Le prince de
+Gabrielli m'a bien remis un billet de mille. Si j'étais obligée d'avoir
+de la reconnaissance pour tous les gens qui m'ont envoyé leur offrande,
+je n'aurais plus le temps...
+
+--De broder, chère maman.
+
+Blanche de Vannes avait sommairement raconté sa vie quotidienne à la
+comtesse douairière, mais elle n'avait fait aux pensées qui l'agitaient
+qu'une bien légère allusion, que la noble manieuse d'aiguille n'avait
+aucunement pénétrée. Elle avait singulièrement débuté dans la vie
+matrimoniale en consignant son mari à la porte de sa chambre à coucher.
+Celui-ci n'avait éprouvé qu'une légère vexation toute passagère et non
+suivie de rancune contre la compagne de son existence. C'était pendant
+cette première nuit solitairement écoulée, que la jeune duchesse avait
+rempli, à l'adresse de Mérigue, la singulière lettre de change dont le
+texte était si bref et si catégorique. Elle avait attendu une réponse
+pendant de longues journées, et courait souvent elle-même à la loge aux
+heures de passage des facteurs. Le «béguin» qu'elle avait eu pour
+le jeune candidat se transformait décidément et invinciblement en un
+sentiment profond d'attachement qui contenait le germe d'une passion
+folle et irrésistible. La solitude presque absolue où vivait Blanche
+était un aliment de plus à cet étrange amour, et compliquait les
+mouvements de son coeur d'une violente excitation cérébrale. Les
+quelques moments passés avec le duc irritaient et exaltaient ses
+pensées; elle comparait sans cesse et avec une mesure d'appréciation peu
+impartiale la platitude de l'homme qu'elle apercevait en face d'elle,
+et l'auréole du fantôme qu'elle poursuivait dans ses rêves. Ce duc, si
+froid, si compassé, si correct dans sa tenue irréprochable, si uniforme
+dans sa vie frivole et inutile, et ce bel aventurier si romanesque, si
+ardent, si dédaigneux de l'étiquette, si impétueux dans ses ambitions
+hardies, ces deux êtres, si dissemblables, ne pouvaient s'équilibrer
+dans les plateaux d'une balance intelligente. La duchesse en était
+même venue à admirer vaguement, comme un trait inouï d'audace, cette
+prétention insensée de Jacques, qui avait d'abord révolté son orgueil.
+Elle cherchait à cet acte fou des circonstances atténuantes, et elle
+découvrait comme telles, avec un frémissement intime, la séduction de
+ses charmes et l'attraction exercée par sa beauté, bien capables sans
+doute de griser le cerveau d'un homme. Ce qu'elle ne pouvait point
+encore comprendre, c'était que l'explosion de son dédain eût fait à
+Mérigue une incurable blessure. Aussi était-elle de jour en jour plus
+stupéfaite du silence implacable où le poète se renfermait.
+
+
+
+
+ III
+
+ SUITE DE LA MÊME LUNE
+
+
+--Oh! voyons, ma petite Zoé, tu n'es pas raisonnable, je t'ai encore
+donné hier cinquante louis pour payer ton terme.
+
+--Ah ça! mon petit duduc est-ce que tu t'imagines qu'on n'a pas autre
+chose à faire qu'à penser à son loyer, et que je vais jeter tout de
+suite tes jolis petits monacos à la tête de cet escogriffe de concierge.
+Ce sont des soufflets qu'il attrapera, s'il insiste.
+
+--Mais, ma fignolette, il te fera donner congé, tu seras expulsée,
+quel déshonneur pour moi si l'on dit au club que j'ai laissé vendre les
+meubles de ma petite Louloute six semaines après avoir fait un riche
+mariage.
+
+--Certainement, c'est un déshonneur.
+
+--On me traitera d'ingrat, d'oublieux, de pingre, de vieux rapiat, de
+sale grigou.
+
+--Surtout de mufle et de moule, et on aura diablement raison.
+
+--Tu es dure, ma petite Zoé.
+
+--C'est toi qui est dur. Comment tu me donnes un billet de mille et
+parce que ça se trouve être le montant du terme, et que ce terme arrive
+par hasard à échoir aujourd'hui, il faut que je renonce à tous mes
+petits projets et que je jette cette somme dans ce tonneau des Danaïdes
+qui s'appelle la poche du propriétaire. Va donc, mon vieux. C'est toi
+qui n'est pas raisonnable, pour deux sous, vois-tu.
+
+--Pour mille francs.
+
+--Ah! voila-t-il pas une belle affaire! Quand Mme la duchesse de Largeay
+aurait une perle fine de moins.
+
+--Laisse donc la duchesse tranquille... comme je fais moi-même.
+
+--Je te dis que tu me lâches.--C'est pas gentil.
+
+--Voyons, je te donne tout le temps que me laissent le club et ma
+promenade à cheval.
+
+--Je te répète que tu me lâches pour ta petite duchesse de rien du tout.
+
+--Tu es dure, ma petite Zoé.
+
+--... Qui t'a fermé la porte au nez, le soir de tes noces.
+
+--Hein! tu dis?
+
+--Fais donc pas ton gros malin. Tout le monde le sait.
+
+--Tout le monde sait... que...?
+
+--Que tu as passé la première nuit sur le divan de l'antichambre,
+l'histoire a roulé dans tous les journaux du boulevard.
+
+--Est-ce que je lis ces ordures, ma chère?
+
+--Eh bien, moi, si tu n'es pas plus aimable, je vais faire comme la
+duchesse... je mettrai le verrou à ma porte... et tu te trouveras...
+tu sais comme l'infortuné cavalier le... dos par terre... entre deux
+selles...
+
+--Oh! que tu es dure, Zoé.
+
+--C'est toi qui es un sans coeur.--Au moment où ta fortune augmente de
+cinquante mille livres de rente, tu veux que je paye mon terme... si
+tu y tiens tant à ce terme, tu n'as qu'à le payer toi-même, je ne
+m'y oppose pas, mais j'avoue que tu ferais bien mieux de me donner
+l'argent...
+
+--Tu me fais des facéties.
+
+--Si c'était cette grande sauterelle de Microche qui te le demandât, tu
+t'empresserais de lui obéir.
+
+--Il y a six mois que je ne l'ai vue.
+
+--Je crois bien, elle te claquait, mais elle savait te mettre aux pas
+tout de même.
+
+--Qui t'a raconté ces bourdes?
+
+--Ça traîne dans tous les journaux.
+
+--Je t'ai déjà dit que je ne lisais pas ces ordures.
+
+--Si la duchesse te demandait mille francs tu les lui donnerais.
+
+--Elle ne me demande jamais rien. Elle est bien plus sage que toi.
+
+--Eh bien... écoute... Moi j'ai besoin d'argent... par dévouement pour
+toi j'ai repoussé des offres très brillantes... un sous-brigadier de
+la police des moeurs, un baryton des Folies-Dramatiques... un fabricant
+d'huile de foie de morue...
+
+--Prends garde qu'il ne te mette dans son pressoir.
+
+--Impertinent! Je vais faire comme la grande Microche. Gare aux
+calottes.
+
+--Décidément, tu es trop dure, ma petite Zoé.
+
+--Non content de me refuser du pain, tu m'insultes, tu me nargues au
+moment où je te donne les preuves de mon affection et de ma fidélité.
+
+--Là! là! ne va pas pleurer maintenant... réconcilions-nous. Tu sais
+bien que je suis ton petit duduc...
+
+--Donne-moi cinquante louis.
+
+--Je te les enverrai ce soir.
+
+--Tu sais, pas de blague! si je ne les ai pas avant la nuit, je fais
+comme la petite dame de l'hôtel de Bade.
+
+--Allons, allons, ne te chagrine pas, tu les auras.
+
+--Et puis, tant que j'y pense... tu feras peut-être bien de payer le
+terme aussi.
+
+--Aïe, aïe, tu crois?
+
+--Dame, c'est toi qui l'as prétendu tout à l'heure.
+
+--Enfin... soit. Mais il faudra que tu sois joliment mignonne. Adieu,
+Fifine, et le duc sortit.
+
+--Va donc, grand serin, murmura Zoé en se jetant sur son canapé.
+
+
+
+
+ IV
+
+ DOUBLE CROISEMENT
+
+
+L'allée des Acacias resplendit dans la jeune gloire du printemps. Les
+grands arbres, doucement remués par une brise vague, répandent une ombre
+fraîche et un large flux de senteurs embaumées. Les rayons obliques du
+soleil couchant glissent parmi les floraisons et les verdures comme des
+regards souriants à travers les cils d'une blonde amoureuse. Une
+légère buée flottante noie les coteaux de Saint-Cloud dans un lointain
+nébuleux. Toutes les vigueurs et toutes les allégresses des bois
+ressuscités s'agitent dans le tremblement des feuillages. Les arbustes,
+les herbes, les fleurettes des massifs, éveillés de l'engourdissement
+hivernal, aspirent joyeusement leur part de vie, sous le balancement
+uniforme et cadencé des hautes branches. L'azur transparaît à la cime
+des arbres, purifié et avivé par le souffle du vent. Quelques flocons
+de nuages s'abaissent vers l'Occident et s'illuminent des teintes fauves
+d'un embrasement; mille reflets ondoient sous l'épaisseur des rameaux
+tendres, comme projetés par des miroirs fugitifs. Ils se poursuivent,
+se croisent et s'entremêlent, pour se séparer encore et recommencer sans
+fin leurs danses lumineuses.
+
+A part quelques piétons bien rares, la foule bigarrée qui encombre
+l'avenue est insensible au langage de la nature radieuse. La grande
+chaussée est complètement obstruée d'une quadruple rangée d'équipages
+dont les courants ascendants et descendants se côtoient sans se heurter,
+sous l'habile conduite des cochers et la vigilance des gardiens du bois.
+Toutes les voitures vont au pas, et les chevaux, la tête haute, les
+naseaux palpitants, tous les muscles tendus et cambrés, frissonnent
+d'impatience nerveuse sous la splendeur des harnais étincelants, et
+mâchent leur mors tout blanc d'écume. Au fond des coupés, des victorias
+et des landaus, des personnages de tout âge et de tout sexe, ayant de
+commun un inexorable ennui, laissent errer dans le vide leurs regards
+atones. Quelques sportsmen et quelques belles petites conduisent leurs
+boggys et leurs phaétons et ne paraissent pas s'amuser beaucoup plus que
+les burgraves des grands carrosses. On voit ça et là des fiacres piteux,
+égarés comme par hasard parmi l'opulence des voitures de maîtres: on
+dirait d'humbles mendiants tendant leurs sébilles à la sortie d'une
+grand'messe. L'allée réservée aux cavaliers possède quelques fidèles
+excentriques qui tantôt se livrent à des steeples vertigineux, tantôt
+lorgnent insolemment les dames, sans distinction de rang ni d'espèce. Le
+chemin des piétons est rempli d'une foule disparate. Le jeune boudiné
+y coudoie l'ouvrier endimanché et le tourlourou au bras de sa payse; le
+petit employé, éreinté par six jours de rond de cuir, y salue son chef
+de service à l'arrière-train gélatineux, auquel la Faculté ordonne
+des promenades hygiéniques. A tout prendre, c'est encore parmi ces
+pousse-cailloux que se trouve la plus grande somme d'intelligence et de
+vie.
+
+Le duc et la duchesse de Largeay parcourent l'avenue en landau
+découvert; la conversation des deux jeunes époux n'a point été bien
+remarquable de durée ni d'animation. La duchesse souffre, le duc
+s'ennuie.
+
+--Belle journée! a dit le duc sur la lisière du bois.
+
+--Effectivement, a répondu la duchesse.
+
+--On devrait bien interdire cette promenade à ces fiacres infects.
+
+--Comme vous êtes sévère, mon ami.
+
+--Voyons, chère amie, est-il possible à la vue d'un homme qui aime
+la correction en toutes choses d'être réduite à tomber sur ces sapins
+crottés et ces haridelles osseuses. Une bonne police y devrait mettre
+ordre.
+
+--Je ne suis pas de votre avis.
+
+--Voyez plutôt à Hyde-Park... à la villa Pamphili... mon _desideratum_ y
+est un fait accompli.
+
+--Oh! ne me parlez pas latin, mon ami, vous risqueriez de vous tromper.
+
+--Toujours malicieuse.
+
+--Les petites gens des fiacres vous rouleraient sur cet article-là.
+
+Le duc eut une moue dédaigneuse.
+
+--Pour moi, continua Blanche, je trouverais barbare la mesure que vous
+proposez.
+
+--Vous devenez bien philanthrope, ma chère. Je ne vous ai pas toujours
+connue ainsi.
+
+--C'est vrai, cher duc. Je l'avoue à mon honneur ou à ma honte; je sens
+depuis quelques semaines comme un grand courant d'humanité qui passe
+dans mon âme.
+
+--Un courant d'humanité! Vous avez appris cela au cours de M. Caro?
+
+--Non, mon ami; mais en regardant vivre autour de moi les gens qui
+montent en fiacre, et même ceux qui n'ont pas de quoi y monter.
+
+Le duc de Largeay poussa sans répondre un petit ricanement. La duchesse
+haussa les épaules et laissa tomber la causerie. A ce moment son
+landau était complètement arrêté; elle promena ses yeux sur l'allée
+des piétons. Elle aperçut d'abord un grand cuirassier qui lutinait
+une petite bonne et elle envia vaguement le bonnet et le fichu de la
+soubrette. Elle vit ensuite un jeune ouvrier robuste et bien découplé
+qui se dandinait les mains dans ses poches, en promenant ses regards
+dans la foule, comme sur un champ fertile en conquêtes. Elle le
+considéra avec un intérêt qui excédait les bornes de la curiosité pure
+et simple. Tout à coup, Jacques de Mérigue, rêveur et pâle s'offrit à
+ses yeux. Il débouchait d'une allée sombre et s'arrêta comme à dessein
+en face du landau ducal. Blanche ayant toussé à deux reprises, leurs
+yeux se rencontrèrent; Mérigue salua gravement et détourna la tête,
+tandis que la duchesse le dévorait du regard et ployait son cou pour
+le suivre à travers la foule. Au même instant, de l'autre côté de la
+voiture, Zoé passait conduisant son boggy et lançait au duc un petit
+signe de tête provocateur. Largeay lui répondit par un geste de la main
+gauche. Blanche aperçut le mouvement et un sourire de plaisir éclaira
+son visage pendant quelques secondes. Elle venait en un laps de temps
+inappréciable de combiner tout un plan de campagne amoureuse, et elle
+faisait à son mari l'honneur singulier de lui réserver un rôle dans ses
+opérations stratégiques. Un des plus humbles marcheurs du bois occupait
+la pensée d'une des plus riches propriétaires de carrosses.
+
+
+
+
+ V
+
+ L'OBSESSION
+
+
+--Théodore, as-tu besoin d'argent?
+
+--Toujours, ma chère petite soeur.
+
+--Je t'en donnerai si tu es bien sage.
+
+--Que faut-il faire et combien me donneras-tu?
+
+--Dix louis pour m'aider à gagner une gageure.
+
+--Parle toujours.
+
+--Voilà! J'ai parié à ton beau-frère que je devinerais où il passe ses
+après-midi.
+
+--Oh! là, là. Donne-moi un peu ces dix louis.
+
+--Tu me promets de me dire la chose; tu pourras examiner cela un jour de
+sortie.
+
+--Exhibe les monacos, tu seras bientôt satisfaite.
+
+Blanche prit deux billets de cent francs dans une cassette et les remit
+au collégien rayonnant:
+
+--Eh bien, reprit alors Théodore, je ne vais pas te faire languir.
+Toutes les fois que mon beau-frère n'est pas ici, tu peux jurer qu'il
+est chez la petite Zoé.
+
+Blanche murmura tout bas: vingt-trois heures sur vingt-quatre, puis
+continua à haute voix:
+
+--Veux-tu bien te taire, petit polisson. Est-ce qu'à ton âge on parle de
+choses pareilles? C'est bien vilain, monsieur, de tenir un tel langage à
+sa soeur.
+
+--Dame! tu veux savoir la vérité... tu me l'as même achetée... je t'en
+donne pour ton argent.
+
+--Petite Zoé, petite Zoé, d'abord quelle est cette personne, je te prie?
+
+--Une horizontale de grande marque.
+
+--Affreux gamin! qui t'a enseigné des mots pareils! A dix-sept ans,
+c'est scandaleux. Je le ferai dire par maman au père Coupessay; drôle,
+va!
+
+Théodore sortit en ricanant.
+
+Dès que son frère se fut éloigné, Blanche se frotta les mains avec de
+petits rires nerveux. Le duc, par extraordinaire, dînait ce soir-là chez
+sa femme. La duchesse fut ironique et gouailleuse pendant tout le repas.
+Il y avait longtemps qu'elle soupçonnait les fugues de son illustre
+époux, mais elle était ravie de voir ses conjectures brutalement
+confirmées. Au dessert, elle renvoya les gens de service et dit à
+brûle-pourpoint au clubman:
+
+--Que devient Monsieur de Mérigue, cher ami?
+
+--Je vois qu'il revient à la surface de vos préoccupations.
+
+--Je ne le nie pas. Il m'est sympathique. Quand l'invitons-nous à dîner?
+
+--Quelle idée singulière!
+
+--Pas du tout singulière! Il m'avait promis dans le temps de me lire son
+grand poème sur la Rédemption des damnés.
+
+--Oh! vous aimez les choses lugubres!
+
+--Quand elles sont dites par une personne qui ne l'est pas.
+
+--Mais, ma chère, je ne tiens pas du tout à dîner avec ce poète
+candidat, et encore moins à entendre son épopée. Vos divertissements ne
+rappellent en rien les Bouffes.
+
+--Il faut absolument qu'on vous rappelle Mlle Zoé pour que vous fassiez
+risette.
+
+--Plaît-il, ma chère?
+
+--Non, il ne plaît pas du tout, et si peu que je suis déterminée à
+demander ma séparation.
+
+--Oui dà. Vous prenez les choses au tragique,--mais je ne comprends pas
+très bien.
+
+--Je vais vous expliquer. Vous êtes constamment fourré chez une fille
+affligée du nom de Zoé, qui possédait déjà vos faveurs avant notre
+mariage.
+
+Vous continuez vos assiduités auprès de cette... dame; un bon avocat
+trouvera très bien dans ce fait matière à séparation de corps, qui
+entraîne séparation de biens. Aïe, aïe. Vous faites la grimace, mon beau
+duc. J'ai déniché le petit endroit sensible. Eh bien, rassurez-vous. Je
+n'abuserai pas de mes avantages. Je n'entends pas vous troubler dans vos
+excursions peu édifiantes... mais, de grâce, mon cher, faites bon visage
+à mes amis.
+
+Le duc de Largeay avait compris. Il grimaça son plus aimable sourire et
+répondit à sa femme:
+
+--Un galant homme comme moi est toujours aux ordres de son épouse.
+Parlez, duchesse, vous serez obéie.
+
+--Vous allez inviter M. de Mérigue à dîner pour après-demain soir.
+
+--La date est un peu rapprochée.
+
+--On ne se gêne pas avec les intimes. Prenez une de vos cartes...
+bien. Vous avez un crayon dans votre carnet? C'est parfait. Maintenant
+écrivez:
+
+«Le duc de Largeay prie le vaillant orateur royaliste de vouloir bien
+lui faire l'honneur de venir dîner chez lui mardi soir, sans cérémonie.
+M. de Mérigue serait bien aimable d'apporter quelques fragments
+manuscrits de son grand poème, _la Rédemption des damnés_. La duchesse
+et moi serons enchantés d'entendre les beaux vers de cet ouvrage.»
+
+Le duc transcrivit fidèlement le factum ci-dessus et l'envoya à domicile
+par un de ses laquais.
+
+Cet homme de service rentra au bout d'une demi-heure porteur de la
+réponse suivante:
+
+
+ «Monsieur le duc,
+
+ «Je suis aux regrets de ne pouvoir répondre à votre honorable
+ invitation. Je prends la parole mardi soir au local de la
+ Société d'horticulture, dans le but d'arriver à la formation
+ d'un comité électoral.
+
+ «Agréez, monsieur le duc, l'expression de mes sentiments
+ distingués,
+
+ «JACQUES DE MÉRIGUE»
+
+
+ P.S.--Tous mes remerciements pour les choses obligeantes que
+ vous voulez bien penser au sujet de mes oeuvres.
+
+Quand le duc eut donné lecture de cette épître, la duchesse s'écria
+vivement: Tiens! une idée; si nous allions entendre M. de Mérigue? Il
+admet les dames à ses réunions. C'est une partie de plaisir comme une
+autre, n'est-ce pas, mon ami?
+
+--C'est un point de vue, ma chère.
+
+--Vous m'y amènerez?
+
+--Je vous y amènerai.
+
+--Ah! vous êtes gentil ce soir.
+
+
+Le duc et la duchesse, mal renseignés sur les heures, entrèrent dans la
+salle au moment de la péroraison. Mérigue s'écriait: «Le coeur du
+royaliste s'ouvre à toutes les gloires de la patrie, et le chevalier de
+Bouvines peut dire: Mon frère», au grenadier d'Austerlitz. Mais il faut
+revenir à la vieille souche dont la dernière pousse jaillit il y a deux
+cents ans au pied des nobles Pyrénées, à cette famille, au front blanc
+et éternel comme la neige des montagnes qui abrita son troisième
+berceau.» A ce moment l'orateur s'arrêta tout à coup; il venait
+d'apercevoir ses deux nouveaux auditeurs. Il mit son front dans ses
+mains; sa voix dominatrice s'éteignit, et il poursuivit d'un ton sourd
+et mélancolique: «Ne croyez pas qu'en vous conviant à la bataille je
+vous dissimule les épreuves que vous réserve le destin.
+
+«Soldats de la résurrection nationale, ouvrez l'histoire du monde. Vous
+lirez sur toutes les tables d'ostracisme le nom de tous les rédempteurs.
+Vous sortirez sanglants et mutilés d'une lutte implacable contre
+l'indifférence du sort et l'ingratitude des hommes. Vous serez méconnus
+et honnis par ceux que vous avez le plus aimés. Ceux pour qui vous avez
+souffert mettront en doute vos blessures et se riront de votre vertu.
+Nouveaux Prométhées, vous aurez le sein rongé des vautours pour avoir
+touché au feu du ciel.
+
+«Mais quand vous arriverez au seuil de la nuit dernière, vous trouverez
+l'ange de l'honneur debout sur la pierre tombale, et un divin sourire
+illuminera son front d'airain. Ses lèvres austères frémiront d'un
+tressaillement ineffable, et sa voix, comme un clairon prodigieux, fera
+retentir ces paroles à travers les échos du temps et de la mort: A vous,
+meurtris glorieux, l'immortalité des forts, l'apothéose des martyrs.»
+
+Une longue salve d'applaudissements couvrit les dernières paroles de
+l'orateur. Tous les hauts personnages assis sur l'estrade vinrent lui
+tendre la main, un groupe d'auditeurs se précipita vers la tribune. Mais
+l'attention de Jacques était concentrée à l'extrémité de la salle
+du côté des nouveaux venus dont l'entrée avait troublé ses dernières
+périodes. Ses oreilles n'entendaient point les acclamations et les
+bravos, et son regard voilé d'un brouillard de tristesse cherchait à
+fixer une grande dame qui avait des larmes dans les yeux.
+
+
+
+
+ VI
+
+ LE BAL GABRIELLI
+
+
+--Mon ami, c'est dans trois jours la grande soirée de la duchesse de
+Gabrielli.
+
+--Oui, ma chère Blanche. Quelle corvée!
+
+--Voulez-vous me rendre un petit service à ce sujet, mon cher duc?
+
+--Vous savez que je n'ai rien à vous refuser.
+
+--Je sais. Vous êtes à croquer depuis quelque temps. Tâchez de voir le
+duc ou la duchesse cet après-midi.
+
+--Diable! cet après-midi... j'ai un rendez-vous avec mon tailleur!
+
+--Bah! votre tailleuse attendra. Une minute vous suffira pour me
+satisfaire.
+
+--Formulez vos désirs, duchesse.
+
+--Un des amis de M. de Mérigue m'a dit que le poète-candidat désirait
+une invitation à ce bal.
+
+--Rien de plus facile, ma chère amie... Vous êtes décidément hantée par
+_la Rédemption des damnés_!
+
+--Comme vous par le souvenir de votre tailleur.
+
+--C'est entendu, j'aurai une invitation pour votre protégé.
+
+--Eh! je ne me défends pas d'être l'Égérie de ce pauvre Numa.
+
+--Égérie? Numa? Vous dites?
+
+--Rien, ce serait trop long à vous expliquer.
+
+Et voilà comment Jacques de Mérigue reçut le soir même une invitation
+officielle à la soirée Gabrielli. Il pensa, non sans une certaine
+apparence de raison, qu'un de ses admirateurs politiques était l'auteur
+de cette gracieuseté. Les élections générales s'avançaient à grands pas
+et il était certain de rencontrer à cette réunion mondaine les sommités
+du parti royaliste. Aussi n'hésita-t-il point à endosser son frac et à
+se diriger au jour fixé, sur les minuit, vers le splendide hôtel de la
+rue Vanneau.
+
+La duchesse de Largeay était arrivée à dix heures et demie, dans tout
+l'éclat de son altière et provocante beauté rehaussée par une toilette
+machiavéliquement simple: une robe en damas blanc et une énorme rose
+rouge parmi la forêt de ses cheveux noirs, comme une étoile éclairant
+les ténèbres. Blanche s'était constamment maintenue dans le premier
+salon afin d'entendre annoncer et de voir entrer tous les arrivants.
+
+L'heure et demie qui s'écoula jusqu'à l'apparition de Mérigue lui parut
+interminable et désespérante.
+
+Elle commençait maintenant à comprendre que le jeune homme, cruellement
+blessé par elle, avait résolu, soit par fierté, soit par rancune, de
+lui faire expier l'affront qu'elle lui avait infligé. Mais cette idée ne
+faisait qu'exciter davantage sa passion de jour en jour grandissante, et
+il ne pouvait pas entrer un moment dans son esprit que l'homme le plus
+rebelle et le plus ulcéré résistât longtemps à son pouvoir fascinateur.
+
+Elle roulait dans sa tête cette orgueilleuse pensée quand un huissier
+annonça d'une voix sonore:
+
+--Monsieur Jacques de Mérigue.
+
+Blanche s'éclipsa derrière un groupe pour n'être point aperçue
+immédiatement par le jeune homme, et ne le quitta point des yeux, tandis
+qu'après le salut obligatoire aux maîtres de la maison il pénétrait
+lentement à travers la noble foule. Il y avait cette nuit-là deux mille
+personnes à l'hôtel Gabrielli; Jacques, à son entrée, fut matériellement
+ébloui par l'aveuglante clarté des lustres, ruisselant de tous côtés sur
+les remous des chevelures parées et sur la houle des épaules nues. On
+eût dit que, sous une illumination surnaturelle, les Vénus, les Hébés
+et les Fortunes d'un grand musée secouaient tout à coup leur
+engourdissement sculptural, et faisaient miroiter en de fiers mouvements
+leurs blancheurs marmoréennes.
+
+Mérigue, un instant saisi, raffermit bien vite son regard et s'enfonça
+d'un pas ferme dans l'enfilade des salons resplendissants. Il serra
+la main à plusieurs notabilités de la droite monarchique et découvrit
+bientôt le petit vicomte d'Escal, le fauteur de sa première candidature,
+qui, blotti dans la pénombre d'un coin discret, lorgnait les jolies
+femmes avec un petit rire égrillard.
+
+--Charmé de vous trouver ici, monsieur, lui dit Mérigue. Je désirais
+précisément causer un peu avec vous.
+
+--Bien enchanté, répondit d'Escal avec une amabilité contrainte,
+maudissant au fond du coeur le passant intempestif qui venait troubler
+la douce paix de son petit observatoire.
+
+--Vous avez été si gracieux pour moi lors des dernières élections
+municipales, continua Mérigue, que je ne doute point rencontrer en vous
+aujourd'hui le même appui et la même bienveillance.
+
+Le vicomte d'Escal fit intérieurement une formidable grimace.
+
+--Vous voulez tenter encore le sort des urnes, répondit-il d'une voix
+peu encourageante où Jacques lut sans peine l'anxiété du porte-monnaie.
+
+--J'y compte, monsieur.
+
+--C'est très cher, pour le Corps législatif. Le Comité n'est pas riche,
+vous le savez aussi bien que moi, et, quant à votre serviteur, il est
+dans une position absolument gênée et presque hors d'état d'acquitter
+le solde encore impayé des frais énormes entraînés par votre dernière
+candidature.
+
+Il faut noter que le vicomte d'Escal n'avait pas d'enfant et possédait
+en revanche cent mille livres de rente en bonnes terres et en bons
+titres.
+
+Il venait en outre de gagner un lot de cent mille francs au tirage des
+obligations de la ville de Paris.
+
+Telle était la situation matérielle de l'homme qui affirmait avoir été
+ruiné par une dépense de cent louis.
+
+--Il faut avoir confiance dans l'imprévu, mon cher vicomte, reprit
+Mérigue, et je suis du moins certain que votre appui moral ne me fera
+pas défaut.
+
+--Oh! pour ma voix, mon cher Mérigue, vous l'aurez sans aucun doute, à
+moins toutefois que je ne sois à la campagne le jour de l'élection; je
+vous demande pardon de couper court à cet intéressant entretien, mais
+je guette depuis longtemps déjà le président du Comité auquel j'ai
+absolument besoin de parler... Bien enchanté de vous avoir vu.
+
+Mérigue ne put retenir un léger haussement d'épaules et s'éloigna
+l'esprit soucieux. Comment ferait-il pour trouver les deux cents louis
+qui allaient lui être nécessaires? Tout à coup il sentit une légère
+pression sur son bras gauche, et se retourna vivement. Blanche de
+Largeay lui tendait la main. Jacques fût tombé à la renverse s'il n'eût
+été au milieu d'une foule aussi nombreuse. Il frissonna violemment
+mais reprit bien vite son empire sur lui-même. Il s'inclina devant la
+duchesse qui lui donnait un shake hand vigoureux.
+
+--On ne vous voit plus, monsieur de Mérigue. C'est vraiment bien mal à
+vous d'oublier ainsi vos amis. Vous savez bien tout l'intérêt que nous
+vous portons.
+
+--Soyez persuadée, madame, que je vous en suis très reconnaissant, mais
+en ce moment de nombreux travaux m'absorbent.
+
+--Le duc et moi espérions si fort l'autre jour entendre quelques pages
+de la _Rédemption des damnés_!
+
+Mérigue s'inclina sans répondre.
+
+--Vous savez combien nous aimons la littérature en général et la poésie
+en particulier.
+
+--J'étais retenu par des devoirs absolus, madame.
+
+--Je le sais, je suis allée à votre conférence avec mon mari. Nous
+ne sommes malheureusement arrivés qu'à la fin, mais je déclare avoir
+entendu là une péroraison délicieusement émouvante.
+
+Jacques s'inclina de nouveau.
+
+--Mais enfin, poursuivit la duchesse, vous ne pouvez, malgré tout votre
+zèle et toute votre éloquence, faire un discours chaque soir. Je vais
+m'entendre avec mon mari pour vous prier de venir un de ces jours.
+
+Mérigue fit un violent effort sur lui-même.
+
+--Madame, reprit-il, je ne crois pas pouvoir répondre quant à présent
+au désir bienveillant que vous m'exprimez. Mes travaux considérables, la
+préparation d'une nouvelle candidature...
+
+--Ah! vous allez vous porter pour la Chambre... Bravo. Toutes nos
+sympathies seront pour vous... Dieu! qu'il fait chaud dans ce salon,
+quelle déplorable mode que ces bals pendant l'été. Dansez-vous, monsieur
+Jacques?
+
+--Jamais.
+
+--C'est dommage, nous aurions valsé! Voulez-vous me conduire au buffet.
+
+Jacques, plus mort que vif, offrit son bras à Blanche sans laisser
+tomber un mot de ses lèvres. Le buffet était à l'extrémité opposée des
+salons, et la duchesse de Largeay put marcher près d'un quart d'heure
+au bras de l'homme qu'elle aimait. Quand ils arrivèrent à la table des
+rafraîchissements et des victuailles, ils trouvèrent le précieux local
+encombré monstrueusement. De jeunes dandys montrant leurs dents blanches
+au sein des plus gracieux sourires, profitaient de la longueur de leurs
+bras pour faire passer aux jolies femmes des sandwichs et des verres de
+champagne, et de petits cris de fouines étranglées témoignaient parfois
+qu'une ou plusieurs gouttes du mousseux liquide avaient chuté sur les
+bras éclatants ou dans les nuques frissonnantes. De vénérables
+matrones portaient d'une main tremblante des babas juteux à leur bouche
+disgracieusement ouverte; de beaux gourmands, décorés de plusieurs
+ordres, engloutissaient rapidement des pains fourrés au foie gras tout
+en dévorant des yeux les poulets froids entourés de gelée. De petites
+dames maigriottes avalaient sans s'en douter des assiettes entières
+de petits fours aux ananas et de cerises glacées blanches et roses.
+De vieux Burgraves buvaient des bols de consommé nature et des
+petits verres de Château-Margaux, tandis que les danseurs exotiques
+s'attaquaient aux grosses brioches et aux petites tasses de chocolat.
+Le vicomte d'Escal fut aperçu dévorant à vilaines dents des truffes
+entières artistement enfilées en des broches d'argent.
+
+--Comment approcher de cet Eldorado où il y a tant d'appelés et si peu
+d'élus? dit la duchesse à son cavalier muet.
+
+--Veuillez m'indiquer ce que vous désirez, madame, je tâcherai de vous
+l'atteindre.
+
+--Une petite flûte de champagne.
+
+Mérigue opéra sans accident le transport du rafraîchissement demandé. La
+duchesse y trempa à peine ses lèvres, rendit le verre à Jacques et lui
+dit:
+
+--Il y a trop de foule ici. Pas moyen de causer tranquillement.
+Voulez-vous me conduire à la serre du premier étage?
+
+Jacques arrondit son coude et la grande promenade recommença à travers
+les habits distendus et les traînes froissées. Blanche, toute palpitante
+d'émotion, ne savait plus quelles phrases adresser à son partenaire
+implacable, et Mérigue, domptant par sa volonté les frémissements de son
+âme, paraissait insensible aux charmes suspendus à son bras inerte.
+
+Il leur fallut vingt minutes pour aboutir au jardin d'hiver. Il était
+presque vide, tout le monde se pressant au salon principal où le
+cotillon allait commencer.
+
+Blanche prit place sur un divan et contraignit pour ainsi dire son
+acolyte à s'asseoir auprès d'elle.
+
+--Ce cotillon ne vous dit pas grand'chose, n'est-ce pas, monsieur de
+Mérigue? lui demanda-t-elle en manière d'exorde. Je serais certainement
+désolée de vous enlever à un spectacle susceptible de vous intéresser,
+mais je crois vous connaître assez pour être certaine que le déroulement
+banal de toutes ces ondulations vivantes vous laisse aussi froid qu'il
+me laisse indifférente.
+
+--Vous me jugez bien, madame.
+
+Blanche fut ravie de cette petite réponse, pour le moins aussi banale
+que les figures du divertissement chorégraphique. Elle estima que
+la glace était rompue et, dans les échos bruyants de l'orchestre qui
+parvenaient jusqu'au berceau de verdure où elle était abritée, elle crut
+entendre les fanfares de sa victoire prochaine.
+
+--Êtes-vous méchant tout de même, monsieur Jacques, soupira-t-elle tout
+à coup avec un de ces sourires à faire damner tous les anges du ciel.
+Voyons, avouez-moi que vous êtes méchant?
+
+--Même pour vous être agréable, madame, il m'est impossible de mentir.
+J'ai beaucoup d'imperfections et je m'empresse de les reconnaître. Mes
+qualités sont excessivement rares, mais vous voyez que l'humilité ne
+me fait pas défaut. Je suis donc assez impartial pour protester avec
+quelque raison contre une accusation de méchanceté. Je n'ai jamais su
+ce que c'était qu'infliger au plus infime des êtres vivants la moindre
+douleur, le plus petit chagrin.
+
+Ces paroles furent prononcées par le poète d'une voix ferme et
+imperceptiblement mélancolique. La duchesse, avec son flair supérieur,
+comprit de suite qu'elle avait en face d'elle un adversaire sur ses
+gardes. Elle jugea que le lieu où elle se trouvait n'était pas propice
+au développement de toutes ses batteries et au déploiement de ses
+dernières réserves. Elle ne voulut point engager les carrés de la
+vieille garde.
+
+--A propos, monsieur de Mérigue, dit-elle comme sous l'impression d'un
+ressouvenir subit, avez-vous un éditeur pour votre _Rédemption des
+damnés_?
+
+--Il est bien rare, madame, répliqua Jacques, que les vers d'un poète
+inconnu trouvent un éditeur avant d'être terminés.
+
+--Le duc de Largeay vous découvrira cela... d'ici quarante-huit heures.
+
+--Tous mes remerciements, madame, mais mon oeuvre est encore inachevée.
+La question dont vous voulez bien m'entretenir est donc pour le moins
+prématurée.
+
+--Peu importe, ce sera autant de fait. Je vous indiquerai après-demain
+le nom d'un éditeur par lequel vous serez bien accueilli. Trouvez-vous
+à deux heures au Louvre dans le salon carré, en face du _Charles Ier_
+de Van Dyck. Je vous donnerai de bonnes nouvelles. Je compte sur vous,
+n'est-ce pas?
+
+Mérigue parut réfléchir quelques instants.
+
+Blanche reprit avec volubilité:
+
+--L'acceptation de ce rendez-vous est une question de galanterie. Ce
+principe une fois posé, je ne puis croire un instant que vous vous
+dérobiez à mon désir...
+
+... A après-demain deux heures.
+
+
+
+
+ VII
+
+ LE SALON CARRÉ
+
+
+Dans l'intervalle des deux rendez-vous, Blanche, mettant de nouveau à
+contribution la complaisance de son mari devenue inépuisable depuis
+la menace de séparation, lui avait éloquemment démontré quel beau rôle
+était celui de protecteur des lettres. Elle avait fait intervenir dans
+son exhortation les noms de Mécène et des Médicis, en les faisant suivre
+naturellement d'une légende explicative à l'usage du duc de Largeay.
+En fin de compte elle chargea l'amant de Zoé de dénicher un éditeur
+qui voulût publier le poème de Jacques. Le duc obtint l'adhésion d'un
+libraire à la mode, le célèbre Benjamin Rouault qui consentit d'avance
+à faire paraître la _Rédemption des Damnés_ à la condition qu'il lui fût
+préalablement consigné une somme de cinq cents francs. Blanche ne fut
+point arrêtée par une aussi mince considération, et elle se rendit,
+alerte et légère, au rendez-vous qu'elle avait fixé en apportant à
+l'auteur inconnu le moyen de franchir la première étape de la renommée.
+Mérigue se dirigea vers le Louvre avec une douleur poignante dans l'âme,
+mais en conservant la ferme résolution d'être impassible et implacable.
+Il prévoyait tous les assauts qu'il allait subir, mais lorsque les élans
+de sa passion toujours vivante lui faisaient craindre une défaite,
+il rappelait à sa mémoire, avec la force intense d'imagination qu'il
+possédait, cette minute inoubliable, où les voeux les plus purs et les
+plus sincères de son coeur avaient été dédaigneusement rejetés, comme
+des loques tombées par hasard aux mains d'une reine. Il avait bien songé
+un instant, soit à s'excuser par lettre, soit à manquer purement et
+simplement le rendez-vous, mais à la réflexion il avait compris que
+ce serait là un éclatant aveu de faiblesse, qui augmenterait d'autant
+l'impérieuse présomption de Blanche.
+
+Il allait donc bravement à la bataille avec un bouclier de dignité et un
+casque d'orgueil. L'exactitude était une de ses vertus maîtresses, et à
+deux heures, le jour indiqué, il se trouvait devant le chef-d'oeuvre
+de Van Dyck, cherchant à modeler son attitude sur la fière allure de
+Charles Stuart. La duchesse était depuis quelques minutes en poste
+d'observation dans l'angle opposé du salon carré, près du grand tableau
+de Poussin. Par une antithèse singulière avec sa toilette de bal, elle
+portait un costume entièrement noir avec une rose rouge à la place
+du coeur, manifestant ainsi à la fois le deuil de ses pensées et la
+blessure de son amour. Quand elle vit Mérigue arrêté devant la toile du
+maître Flamand, elle marcha droit à lui comme un taureau sur le picador.
+
+--Vous êtes bien aimable, aujourd'hui, monsieur, et d'une ponctualité
+vraiment au-dessus de tout éloge. L'exactitude est décidément la
+politesse des poètes comme celle des rois.
+
+--Madame, j'ai l'honneur de vous saluer.
+
+--Monsieur de Mérigue, je vous apporte une agréable nouvelle. L'éditeur
+bien connu, Benjamin Rouault, de la rue Vivienne, publiera votre poème
+aussitôt que vous lui aurez fait l'honneur de le lui remettre. Le duc de
+Largeay, qui est fort lié avec lui, a voulu vous donner un témoignage de
+notre sympathie en arrangeant cette affaire. Vous avez l'air étonné?
+
+--Très étonné, madame. L'éditeur sentimental et qui publie un ouvrage
+pour l'unique plaisir d'être agréable à quelqu'un est un phénomène
+pathologique dont j'ignorais l'existence. Je vous prie de bien vouloir
+transmettre au duc tous mes remerciements pour une démarche que je me
+réserve d'utiliser ou de ne point mettre à profit. Quoi qu'il en soit,
+je suis désolé que vous vous soyez dérangée pour une oeuvre que vous ne
+connaissez point, et pour un personnage qui n'a aucun titre à tenir une
+place quelconque dans vos préoccupations.
+
+--Une place quelconque, dites-vous?...
+
+--Quelconque... si petite qu'elle soit, je ne m'en estime pas digne.
+
+--Qu'il est mal de railler ainsi, monsieur Jacques, quand à vous seul
+vous remplissez mon âme, quand vous savez... que je suis à vous.
+
+--Il m'est absolument pénible d'entendre un pareil langage... indigne de
+moi comme de vous, plus que de vous.
+
+--Et à moi, il m'est doux infiniment, de vous répéter que je vous aime;
+je rouvre ainsi une plaie cuisante, mais j'y verse un baume qui la
+parfume et qui l'endort. Oui, monsieur Jacques, oui, Jacques, je vous
+aime... entendez-vous, je vous aime.
+
+--C'est un grand malheur, madame, vous ne pouvez m'aimer sans crime, je
+ne puis vous aimer sans lâcheté.
+
+--Que dites-vous... de quoi parlez-vous... de crime, je crois... ai-je
+bien entendu!...
+
+--De crime.
+
+--Il y a un crime à chérir le seul être qui ait fait tressaillir mon
+âme depuis l'éveil de mes sens et de ma raison! Jusqu'au jour où je
+vous aperçus noyé dans l'ombre des chapelles, mes regards ne s'étaient
+arrêtés que sur des mannequins bien coiffés, bien habillés, bien gantés,
+affublés de toutes les élégances et de toutes les excentricités de
+la mode, et tous incapables de vibrer au plissement d'un sourire, à
+l'ébauche d'un geste, au feu d'un regard. Vous prétendez que j'aime des
+fantoches, que je m'assimile à des pupazzi... Vous avez aussi prononcé,
+je crois, le mot de lâcheté.
+
+--Il ne s'adressait pas à vous, madame, je me le réservais à moi-même,
+pour le cas où j'aurais accepté l'offre de votre amour.
+
+--Vous m'avez aimée, Jacques, vous m'aimez encore, ne cherchez pas
+à vous tromper vous-même. Votre coeur saigne comme le mien. Eh bien,
+pourquoi, je vous le demande, trouverez-vous lâche de changer une
+souffrance en joie, une amertume en ravissement? Vous avez su revêtir
+votre visage d'un masque dur et insensible, mais ce masque a l'épaisseur
+d'une gaze, et derrière ce vain simulacre, je vois briller un coeur tout
+plein de moi, où chaque goutte de sang reflète mon image, dont chaque
+battement répète mon nom.
+
+--Je vous ai aimée, madame, je puis le dire sans honte, je vous l'ai
+prouvé, je vous l'ai répété, je vous ai offert ce coeur dont vous
+voulez vous emparer aujourd'hui, vous ne vous êtes pas contentée de le
+repousser, ce qui était votre droit, vous l'avez souffleté, pour avoir
+osé aspirer jusqu'à vous. Vous vouliez bien de moi comme d'un jouet qui
+vous amuse l'espace d'une heure, qu'on disloque et qu'on brise dès qu'il
+a cessé de plaire. En vertu de votre haute naissance, vous avez cru
+qu'il vous était permis de mettre la main sur un pauvre passant obscur
+qu'avaient ébloui vos charmes, et de l'attacher à vous comme une
+breloque ou un pendant d'oreilles. Et parce qu'un jour ce passant a eu
+l'audace de montrer une âme et de l'estimer à la hauteur de la vôtre,
+vous lui avez infligé avec le déshonneur de l'outrage, des supplices
+intimes dont vous ne connaîtrez jamais la cruauté et l'horreur.
+
+--Que dites-vous, Jacques!... Vous souffrez... donc?... vous m'aimez?...
+
+--Vous raisonnez mal, madame. La maladie est la route par où s'enfuit la
+vie, la torture que j'éprouve est la voie douloureuse par où s'écoulent
+pour jamais les dernières gouttes de mon amour. Certes, si je la niais,
+cette torture, vous auriez le droit de révoquer en doute ma sincérité,
+mais je ne mettrai pas mon point d'honneur à vous la dissimuler. La
+honte n'existe pas dans la douleur endurée avec courage, mais dans la
+barbarie qui vous livre aux griffes de cette douleur. Si vous pouvez
+trouver une satisfaction à savoir que vous m'avez donné un coup de
+poignard, soyez heureuse, madame.
+
+--C'est vous, Jacques, qui me martyrisez en ce moment. Vous me le disiez
+tout à l'heure: Nous nous sommes aimés à première vue... nous étions
+faits l'un pour l'autre, l'invincible attraction qui existait entre nous
+était celle de deux êtres qui se cherchaient pour se compléter. Mais
+j'ai toujours considéré deux faces dans notre vie, à nous femmes du
+monde, la face publique, banale, officielle, écoeurante, pleine de liens
+et d'obligations, et la face intime, secrète, seule existante et vraie,
+où le coeur se montre sans fard et sans maquillage, rouge de vrai sang,
+brûlant de chaleur vivante. J'ai laissé emporter ma vie extérieure au
+courant de moeurs et de coutumes que je n'avais pas créées, et j'ai
+gardé la possession pleine et entière de la meilleure partie de moi-même
+pour l'être futur qui saurait la découvrir. Est-ce que je ne vous ai pas
+conservé la bonne part? Est-ce que je ne vous ai pas livré le miel de la
+ruche, le suc de la fleur, la sève intime de l'arbre? Que vous importent
+la brèche apparente, l'enveloppe des tiges, la grossière écorce? Vous,
+poète, vibrant et palpitant à l'appel des voix mystérieuses, qui trouvez
+un sens au murmure du vent et au bruit des fontaines, pour qui la nature
+est un livre ouvert, qui lisez même au fond de nos âmes, à travers le
+cristal transparent des yeux, vous rechercheriez les vains oripeaux et
+les chiffons de soie qui éblouissent la multitude? Si vous saviez tout
+ce que j'ai creusé depuis un mois de pensées et de sentiments, depuis un
+mois où la plus haute portion de moi-même pleure dans le silence et
+dans la nuit! Vous êtes venu, Jacques, à cette fête éblouissante où il
+y avait dans l'église pour un million de pierreries, où toutes les
+splendeurs de l'autel s'étalaient en mon honneur, où les prêtres
+trompés par ma robe blanche ont prodigué des louanges à ma piété et à
+ma pureté... Eh bien! ce jour-là fut un jour mortuaire, c'était le _Dies
+iræ_ que j'entendais mugir dans les grandes orgues, dès l'instant de mon
+mariage, ô Jacques! j'étais veuve.
+
+--Vous êtes éminemment habile, madame la duchesse, à changer de place
+toutes les culpabilités.
+
+Je ne sais si cela tient à ma pauvre origine, à mon existence en tout
+temps, humble, laborieuse, pénible, mais je ne saurais admettre le
+dédoublement de notre personne. Si j'aime, je veux pouvoir le dire à
+toute la terre. La vie est trop courte pour pouvoir en consacrer la
+moitié à des poses et à des parades. Au reste, je ne saurais m'attarder
+à discuter une subtilité. Vous avez trouvé mon amour trop inférieur et
+trop vulgaire pour l'avouer à la face du monde. Au lieu de voir un coeur
+tout embrasé de tendresse, vous avez pensé au sixième étage, au travail
+acharné qui gagne le pain, aux habits râpés, à la nourriture sèche et
+frugale. Vous n'avez pas seulement réfléchi à une chose, c'est qu'un
+pauvre habillé en duc pourrait avoir bonne mine, et qu'un duc habillé en
+pauvre pourrait sembler misérable et chétif. Vous vous êtes préoccupée
+de l'opinion de ces pantins et de ces automates dont vous me parliez
+tout à l'heure. Ils ont réglé vos choix et vos décisions, et, sur un
+signe de leur main, vous avez renié la plus belle partie de votre âme,
+pour employer votre langage. J'ai la conscience de n'avoir rien fait
+pour mériter cet outrage. Si j'ai quelque mémoire, je ne suis point allé
+chez vous de moi-même, vous m'avez attiré, choyé, caressé, vous m'avez
+laissé croire que j'occupais une place dans vos pensées. Or, mes
+principes d'honneur me la désignaient impérieusement, je vous ai fait
+connaître mes voeux et mes désirs, vous savez la réponse que vous m'avez
+faite. Elle est telle que tout l'amour que vous pourriez me prodiguer,
+tout le dévouement que vous déploieriez en ma faveur, tout le repentir
+même que vous essayeriez de me témoigner, n'effaceraient point dans mon
+souvenir l'écho méprisant de votre voix. Vous me parliez tout à l'heure
+de souffrances et de tortures. Voyez si les vôtres sont comparables aux
+miennes. Vous veniez de me dire: Je vous aime, et de me transporter des
+profondeurs de mon enfer aux plus hautes gloires de votre Paradis. Et au
+moment où j'étendais la main vers la couronne que vous m'aviez préparée,
+vous me précipitiez au fond des abîmes, impitoyablement, d'un coup
+de pied. Je puis pardonner la douleur infligée, je n'oublierai jamais
+l'affront...
+
+--Je suis bien malheureuse. Je vous demande pardon...
+
+--Je viens de vous répondre, madame, la trace de l'injure est
+ineffaçable. Auriez-vous tenté de la faire disparaître même avant de
+vous appeler la duchesse de Largeay que vous n'y seriez point parvenue.
+Votre fierté vous a poussée à l'insulte gratuite et inique, souffrez que
+la mienne m'enchaîne au juste ressentiment.
+
+Nous aurions pu être heureux, madame, je le voulais passionnément, c'est
+vous qui avez refusé. Que pouvais-je faire? Que puis-je faire encore?
+Une seule chose: Oublier l'ivresse que vous m'avez un jour versée, me
+rappeler que je suis un homme, étouffer mon coeur et agiter mes bras.
+
+--Cela ne peut être votre dernier mot, Jacques, je vous le dis encore:
+j'ai péché contre vous, je m'en humilie en votre présence. Voyez, je
+vous parle comme une pécheresse parlerait à Dieu, je m'attache désormais
+à votre vie comme un ange gardien et consolateur. Vous pouvez me
+repousser aujourd'hui, je reviendrai demain, après-demain, toujours. Je
+vous aime assez pour commettre ce que vous appelez un crime. Et vous me
+verrez à l'oeuvre à toute heure, à tout instant. Je bénis Dieu de vous
+avoir fait pauvre et dénué...
+
+--Pardon, madame, je ne me suis jamais plaint à personne de ma pauvreté.
+
+--Je vous dis que je bénis Dieu, parce qu'ainsi je pourrai, autrement
+que par des paroles...
+
+--Assez, madame, assez. Vous aggravez les anciens opprobres...
+
+--Je vous aimerai tellement que je vous forcerai à m'aimer.
+
+--Ne me contraignez point à concevoir pour vous un autre sentiment dont
+le nom arrive sur mes lèvres...
+
+Blanche pâlit horriblement, quant à Mérigue un tremblement involontaire
+agitait tous ses membres. L'amour et la fierté se livraient en lui un
+suprême combat.
+
+--Adieu, dit la duchesse après un moment de silence, je vous pardonne à
+mon tour l'humiliation que vous m'infligez.
+
+
+
+
+ VIII
+
+ DIVERSION
+
+
+Après son entretien avec la duchesse, Jacques était retombé dans toutes
+ses perplexités et dans toutes les amertumes de son âme. Le contentement
+qu'il ressentait de sa victoire s'effaçait rapidement sous l'impression
+croissante de ses regrets et de sa douleur. Dans la crainte où il se
+vit de succomber aux appels enchanteurs de la sirène qui avait juré de
+l'ensorceler, le poète prit immédiatement la résolution de se jeter
+sans plus tarder dans les tracas sans nombre et les travaux multiples
+résultant d'une candidature à la Chambre des députés. Il fit insérer le
+soir même une note dans les journaux et se rendit chez le président
+du comité royaliste. Cette assemblée venait d'être réorganisée sur des
+bases entièrement nouvelles. Les braves gens un peu vieux et un peu mous
+avaient été remplacés par des personnages plus jeunes, plus actifs et
+possédant une certaine habitude des choses politiques et parlementaires.
+Jacques espérait trouver auprès d'eux un accueil plus chaleureux et
+surtout plus effectif qu'auprès des vénérables bornes-fontaines qui lui
+avaient récemment donné leur appui moral assaisonné d'un petit blâme. Le
+président actuel du comité était un homme d'une soixantaine d'années qui
+avait rempli sous l'Empire d'importantes fonctions diplomatiques.
+
+Fort bien de sa personne, possédant un visage très officiel, où ceux
+qui ne le connaissaient point s'imaginaient découvrir la plus auguste
+gravité, le baron d'Édelweis passait auprès de ses intimes pour
+un simple homme de plaisir. Il parlait avec aisance et volubilité,
+possédait une dose suffisante de bagou administratif et était surtout
+fort bien doué pour pratiquer de petites intrigues de couloir, sous
+un gouvernement parlementaire, paisible et bien établi. Derrière son
+attitude d'apparat, on sentait un viveur élégant et enjoué, aimable
+et galant, quand il en était besoin, impertinent par occasions. Sa
+physionomie, même dans les cas les plus solennels, reflétait toujours
+quelque arrière-pensée se rapportant à ses bonnes fortunes, dont la
+dernière assurément serait un petit fauteuil à l'Académie, parmi le
+groupe douceâtre des bénins et des inoffensifs. Un tel homme était peu
+fait pour accueillir le sincère et impétueux Mérigue, recommandé par sa
+valeur seule, sans la plus petite rente à la clef.
+
+--Monsieur le président, je viens vous faire connaître mon intention de
+poser ma candidature dans notre arrondissement.
+
+--Mais, monsieur, vous ne pouvez avoir la moindre intention sans avoir
+d'abord soumis vos vues au _critérium_ du comité, répondit le baron avec
+un mouvement de tête légèrement dédaigneux.
+
+--Je suis venu dans ce but, monsieur le président.
+
+--Que désirez-vous, Monsieur?
+
+--Votre appui, monsieur le président.
+
+--Notre appui ne s'accorde pas ainsi à la légère. A quel titre
+venez-vous?... Je ne vous connais pas.
+
+--Vous n'êtes pas sans avoir ouï parler de ma dernière candidature au
+Conseil municipal, qui a été appuyée par le comité alors en fonctions.
+
+--Le comité d'aujourd'hui, monsieur, ne saurait, en aucune façon, être
+solidaire du comité d'hier.
+
+--Aussi viens-je causer quelques instants avec vous pour faire
+connaissance et nous entendre.
+
+--Le comité, Monsieur, n'a pas à s'entendre avec les candidats. Il
+délibère sous sa responsabilité à huis-clos et donne des ordres qui
+doivent être obéis sans contestation.
+
+--Je n'ai pas l'intention de m'insurger ni de violer le secret de vos
+délibérations, je viens simplement me présenter à vous.
+
+--Et qui vous dit, monsieur, que le comité n'a pas déjà fait son choix?
+
+--Je vous serais reconnaissant de me l'apprendre.
+
+--Comment l'entendez-vous? Est-ce une mise en demeure, monsieur?
+
+--Non, monsieur, une question pure et simple. Si je dois être le
+candidat du comité, j'ai intérêt à le savoir promptement.
+
+--Alors, monsieur, nous sommes obligés de prendre votre heure?
+
+--Nullement, mais je ne suis pas tenu moi-même à attendre la vôtre;
+pour mener une campagne sérieuse, je dois connaître d'ores et déjà sur
+quelles ressources je puis compter.
+
+A ces derniers mots de Mérigue, d'Édelweis eut un plissement de lèvres
+empreint d'un dédain suprême.
+
+--Je vous entends, monsieur, vous venez demander des subsides?
+
+--Certainement, je suis sans fortune.
+
+--Et vous songez à briguer une candidature?
+
+--J'ai déjà conduit une campagne électorale et non sans un certain
+éclat.
+
+--J'aime à vous entendre, monsieur.
+
+--Vous devez bien le savoir, monsieur le président.
+
+--Voici que vous me questionnez, maintenant.
+
+--Rassurez-vous, je ne suis pas plus Hernani que vous n'êtes l'empereur
+Charles-Quint.
+
+--Vous avez un charmant esprit, monsieur.
+
+--Non, j'ai simplement le désir de mettre mon activité et mon énergie au
+service de mes convictions.
+
+--Vous n'êtes pas le seul, monsieur, et je dois vous dire sans plus
+tarder qu'à égalité de capacité et de dévouement, le comité ira au
+candidat pourvu d'une situation de fortune qui lui permette de solder
+tous les frais de son élection.
+
+--Pardon, monsieur, mais s'il n'y a pas égalité de talent et d'énergie?
+
+--C'est presque de l'outrecuidance, monsieur.
+
+--Un instant, monsieur, le mot me paraît un peu gros.
+
+--De la susceptibilité, maintenant. Elle est malséante, monsieur.
+
+--Je vous prie, monsieur le président, de modifier cette expression qui
+me paraît inacceptable.
+
+--Dois-je être à vos ordres, monsieur?... enfin, soit. Mettons
+présomption, si vous le daignez vouloir.
+
+--Je daigne, monsieur.
+
+--C'est bien heureux, monsieur.
+
+--Concluons, monsieur.
+
+--Bon, me voilà sur la sellette. Vous plairait-il de formuler vos
+désirs?
+
+--Avez-vous lu mes conférences publiques?
+
+--Si je devais passer mon temps à parcourir la jeune prose de tous nos
+Éliacins!
+
+--C'est vrai, j'étais présomptueux... Le comité me donnera-t-il
+audience?
+
+--Le comité, monsieur, n'a pas de temps à perdre.
+
+--Je désirerais entretenir quelques-uns de vos collègues, monsieur, pour
+ne pas être jugé sans avoir plaidé ma cause.
+
+--Inutile, monsieur, le comité, c'est moi.
+
+Jacques prit congé sur cette parole en disant à part lui: «Va donc, eh
+Louis XIV!»
+
+Puis sa résolution fut immédiatement prise. Il n'attendrait pas la
+signification des volontés toutes puissantes de l'olympien baron et
+se mettrait à l'oeuvre dès le lendemain. Les premiers frais seraient
+couverts par les cinq cents francs d'économies qu'il avait faites sur
+ses émoluments de la rue de Monceau. Le coeur lui saigna bien quelque
+peu, en sacrifiant ce petit trésor prédestiné dans sa pensée à venir
+en aide à ses chers parents. Il en écrivit à son père, qui répondit
+courrier par courrier:
+
+ «Mon cher Fils,
+
+ «D'abord le devoir et l'honneur. La restauration de nos vieilles
+ murailles viendra ensuite. Va de l'avant sans hésiter; tu es la
+ joie et l'honneur de ma vieillesse.»
+
+ «JOSEPH COMTE DEMÉRIGUE.»
+
+
+
+
+ IX
+
+ UN MELON
+
+
+Blanche savourait pendant ses longues solitudes l'amertume de son
+dernier échec. Elle n'avait pas d'autres pensées que de chercher
+de nouveaux moyens, de combiner de nouvelles attaques; sa fantaisie
+d'enfant gâtée et de jeune femme capricieuse allait prendre, en se
+voyant ainsi repoussée, les proportions d'une passion tragique. Quelques
+jeunes gens, voyant une aussi jolie personne presque entièrement
+délaissée par son mari, commençaient à papillonner autour d'elle, et
+parmi le groupe des soupirants se faisait remarquer entre tous un de ses
+cousins éloignés, élève à l'École-Militaire et qui se prévalait de sa
+vague parenté avec Blanche pour lui faire deux doigts de cour. Une cour
+gauche, naïve, timide, avec des intermèdes d'audace tenant du manque
+d'usage, et que la duchesse considérait avec une sensible indifférence.
+
+Robert de Vaucotte était un assidu des dimanches. Tout son jour de
+sortie se passait aux soins divers de son petit béguin juvénile.
+Débarqué à dix heures et demie par le train spécial de la gare
+Montparnasse, il sautait immédiatement dans un «ver rongeur», nom
+symbolique des fiacres--et se faisait conduire en premier lieu chez une
+fleuriste en renom des boulevards. Il payait un louis une botte de roses
+thé et s'empressait de venir en faire hommage à la duchesse Blanche, qui
+le remerciait d'un air distrait, ne l'embrassait jamais et l'invitait
+régulièrement à déjeuner. Robert déclinait avec non moins de
+persévérance l'offre de sa cousine, pour ne pas se trouver en face
+du duc, qu'il regardait comme son rival avec le plus grand sérieux du
+monde. Il revenait à l'hôtel de Largeay vers quatre heures avec un sac
+de marrons ou de fondants. Blanche croquait les friandises, offrait
+à son cousin une tasse de thé et ne l'invitait jamais à dîner, ce qui
+plongeait le favori de Mars dans la plus noire des mélancolies, car
+il savait que la duchesse dînait presque toujours seule, et il voulait
+profiter, pour faire la déclaration de sa flamme belliqueuse, d'un de
+ces moments de laisser-aller et d'abandon qui se produisent après un
+repas plantureux, entre le café et le cigare. Un jour, il se lassa
+d'attendre l'occasion souhaitée qui ne se présentait jamais; il dit
+brusquement à Blanche, en interrompant l'absorption d'une tasse de thé:
+
+--Savez-vous, ma chère petite cousine, que vous êtes une femme très
+«bahutée».
+
+--Hein, bahutée? Connais pas.
+
+--Oui, enfin, très ruffe, vous me comprenez bien. On dit très v'lan dans
+le civil!
+
+--Bien obligée du compliment.
+
+--J'avais hier les plus vives craintes au sujet de ma sortie
+d'aujourd'hui; il y avait eu «grand vent».
+
+--Que veut dire cela, en langage civil?
+
+--Fureur du cadre contre les recrues.
+
+--Oh! mon pauvre melon... je ne connais que ce mot-là de votre
+dictionnaire.
+
+--Et j'avais bien peur de ne pouvoir vous apporter ce soir mon petit sac
+de «cornard».
+
+--Oh! je n'y suis plus du tout.
+
+--Le «poireau» voulait me bloquer.
+
+--Vous êtes hébraïsant, Robert.
+
+--Pour avoir piqué un «laïus» aux «copains» pendant «l'amphi» du
+«Pendu».
+
+--Nous arrivons au sanscrit, mon cousin.
+
+--J'avais heureusement piqué le «maxi» au «pète-sec».
+
+--Pour le coup, votre langage devient cunéiforme.
+
+--C'est la seule matière où je sois «fana».
+
+--Voulez-vous me faire l'amitié de me traduire ces hiéroglyphes parlés?
+
+--En langage pékin... parfaitement. Je devais être en retenue pour
+avoir chahuté au cours de physique. Mes bonnes notes d'escrime et de
+gymnastique m'ont sauvé. Voilà ce que c'est que d'avoir «un poireau fana
+de pète-sec».
+
+Oh! pardon! le poireau... c'est le clou... le calot... le patron... le
+général...
+
+--Merci, Robert.
+
+--J'aurais été d'autant plus désespéré de ce malheur que je voulais
+aujourd'hui vous dire combien je vous trouve gentille, combien je vous
+aime, je ne pense qu'à vous depuis que j'ai pris le crampton... Excusez,
+le train.
+
+--Je vous suis infiniment reconnaissante, mon cousin, et je ne puis que
+vous répéter moi-même: Vous êtes très gentil et je vous aime beaucoup.
+
+--Vous dites cela d'un air?...
+
+--Tout à fait sincère, mon petit.
+
+--Je ne dis pas, ma cousine, mais ça ne paraît pas bien profond, bien
+enraciné.
+
+--Comment! vous doutez de mon amitié? C'est bien mal à vous, monsieur le
+militaire... je serais vraiment d'une ingratitude dans les couleurs les
+plus foncées, si l'aimable parent qui m'apporte des fleurs si embaumées
+et des marrons si glacés...
+
+--Pardonnez, cousine... ce n'est pas votre amitié que je convoite... pas
+plus que votre estime.
+
+--Comment l'entendez-vous, parlez-vous toujours votre petit charabias?
+
+--Oh! non, ma cousine. Je parle pékin, bien pékin.
+
+--Eh bien, qu'est-ce qu'il vous faut, mon petit panache bicolore?
+
+--Blanche... il me faut... votre amour.
+
+--Vous êtes fou, Robert!
+
+--Oui, tout à fait fou... de vous!
+
+--Si le duc vous entendait, mon pauvre gamin.
+
+--Le duc... le duc. Je lui donnerais bien un bon coup d'épée.
+
+--Vous tueriez mon mari. Mais vous êtes un ange, mon petit... ou plutôt
+un aimable garçon bien drôle, et bien risible. Tenez, je m'en donne à
+coeur joie, ne vous en formalisez pas.
+
+Et Blanche, en prononçant ces derniers mots, partit d'un grand éclat
+de rire qui se prolongea pendant plusieurs minutes, et qui apporta une
+sorte de soulagement physique à l'oppression de son âme.
+
+Robert de Vaucotte n'était pas content du tout de son premier assaut.
+
+Il se voyait repoussé avec pertes et même quelque peu berné.
+
+--Je vous promets de sortir dans «la basane»... la cavalerie...
+hasarda-t-il en guise d'argument suprême.
+
+--Vous ferez bien, repartit Blanche d'un ton positif, cela vous
+facilitera un beau mariage!...
+
+--Me marier, moi!... avec votre image dans le coeur. Plutôt aller me
+faire casser la tête au Tonkin. C'est par là que je finirai, si vous
+continuez à me repousser... à moins que sans courir chercher aussi loin
+le remède suprême à mon chagrin... je ne me fasse ici même sauter la
+cervelle à vos pieds!
+
+--Impossible, faute d'objet, répliqua Blanche, toujours gouailleuse.
+
+Ce scepticisme à l'endroit de ses résolutions tragiques fit sur Robert
+l'effet d'une douche d'eau froide. Il se retira en maugréant, honteux
+comme un dragon battu par une cantinière.
+
+
+
+
+ X
+
+ LA QUÊTE
+
+
+Jacques de Mérigue prit la résolution de poser sa candidature d'une
+manière éclatante. Le nouveau comité qui se résumait et s'absorbait dans
+la personne du baron d'Édelweis lui était nettement hostile et préparait
+en catimini ce que l'on appelait «une grande candidature.» Il était
+dès lors convenu dans les cercles et les salons politiques de la droite
+monarchique, que l'on se compterait sur le nom d'un homme considérable
+par son nom, ses antécédents et sa position de fortune. On ne se
+préoccupait en aucune façon d'avoir un candidat actif et énergique. Le
+baron Grémoli déclina les offres qui lui furent faites. Il lui répugnait
+de lutter encore avec Mérigue pour lequel il ressentait une réelle
+sympathie. En outre, n'allant déjà point au Conseil municipal, il avait
+quelque vergogne de s'exposer à brûler également les séances de la
+Chambre. Il fut décidé que le grand candidat serait choisi à l'issue du
+solennel banquet royaliste fixé aux premiers jours de juillet. Toutes
+les notabilités de l'arrondissement y furent convoquées, et plus de deux
+cent cinquante personnes se trouvèrent entassées au jour dit, dans
+un entresol de la rue de Lille, où le célèbre restaurateur Paget leur
+servit un de ces délicats et somptueux festins dont il a seul le secret.
+Un grand nombre de discours furent prononcés: d'Édelweis parla le
+premier et insista sur la nécessité de la discipline dans les questions
+électorales. L'ancien président du comité, le Vidame du Merlerault
+exprima le désir de voir tous les suffrages des royalistes se porter
+sur un nom universellement connu et honoré; M. Rau, trésorier, parla de
+l'exiguïté des ressources de la caisse, et annonça une souscription. Le
+chevalier de Sainte-Gauburge célébra les vertus du roi, et le vicomte
+d'Escal exalta la piété de la reine. Jacques de Mérigue se leva le
+dernier, et démontra que le souverain ramènerait en France la paix, la
+prospérité, la liberté et l'honneur.
+
+«Le roi, s'écria-t-il d'une voix retentissante, le roi c'est la paix.
+Ouvrons l'histoire contemporaine: la République fut tantôt la guerre
+extérieure à perpétuité, tantôt la discorde civile sans trêve ni merci.
+Quand aux Bourbons, ils ont toujours été avares du sang français. Ils
+n'ont jamais cherché dans les aventures, une gloire de lanterne magique.
+Henri IV fit le premier le noble rêve de la paix universelle. Le
+plus fier de tous, Louis XIV, offrait en 1710 aux ennemis toutes ses
+richesses privées pour obtenir la paix à la France. Louis XV, après
+Fontenoy et Raucoux, sacrifiait à la paix l'orgueil de ses conquêtes.
+Louis XVIII, en 1815, refusait de s'allier avec l'Autriche pour
+poursuivre la lutte contre la Prusse et la Russie. Ils avaient sondé,
+ces monarques, l'océan des larmes maternelles. Chaque douleur d'un
+Français était une douleur de la royauté, aussi entendrons-nous le
+peuple redire le vieux cantique _Domine salvum fac regem_, Dieu sauvez
+le roi, qui, pareil à la colombe de l'arche, rentre en portant un rameau
+d'olivier. Le roi, c'est la prospérité, les ministres s'appellent Sully,
+Colbert, Turgot, Villèle; M. de Metternich, disait un jour «Il est
+heureux que la France fasse des révolutions.» Si elle avait gardé ses
+rois, elle serait assez riche pour acheter l'Europe. Le roi, c'est la
+liberté. Louis VI émancipa les communes; Saint Louis disait à son fils:
+«Vous maintiendrez les franchises et les libertés du peuple!» Philippe
+le Bel défend aux baillis d'envoyer les pauvres à l'armée; Louis XI ne
+veut pas qu'on élise pour maires les officiers de la couronne. Louis XII
+reçoit le titre de Père du peuple. Henri IV dit: «Je ne veux me bâtir
+une citadelle que dans le coeur de mes sujets.» Le roi, c'est l'honneur.
+Voyez donc les noms que la France a donné à ses monarques. Le Fort,
+le Hardi, le Bon, le Sage, le Lion, le Victorieux, le Juste, le Grand.
+Quelles oraisons funèbres faites, en un mot, par le peuple tout entier!
+
+«Entendez-les retentir comme une haute fanfare à travers les échos des
+générations et des siècles. Mesurez la taille des ombres qui, à ces noms
+prononcés, soulèvent la pierre de leurs tombeaux. Et que notre
+dernière parole soit un cri d'espérance. Certes fussions-nous voués aux
+irréparables désastres, nous lutterions jusqu'à l'agonie, car notre sang
+est de celui qui a rougi la terre avec sa pourpre orgueilleuse aux cris
+héroïques de «Dieu le veut. Montjoie et Saint-Denis!»
+
+«Mais la vague lueur qui nous environne n'est point un crépuscule
+mourant. C'est une aurore qui se lève: Royalistes, vous reverrez sourire
+la fortune. Cette noble maîtresse de nos aïeux se rappellera ses amours
+antiques, et son aile qui ombragea la tête des pères reviendra caresser
+le front des enfants.»
+
+De hautes acclamations s'élevèrent. Les applaudissements durèrent
+trois minutes et le président lui-même se surprit à ébaucher des gestes
+d'approbation. Tous les membres du comité, d'Édelweis en tête, vinrent
+féliciter l'orateur. Une demi-heure après, tous s'accordaient avec
+la même unanimité à proclamer comme «grand candidat» M. Belin, jeune
+chimiste d'avenir. Jacques de Mérigue n'avait été défendu que par le duc
+de Largeay.
+
+Le lendemain au déjeuner, l'époux de Blanche rendit compte à la jeune
+femme de l'insuccès de ses efforts. La duchesse haussa les épaules, et
+parut s'enfoncer en une méditation profonde. Quand son mari fut parti
+pour Zoé, elle prit un portefeuille enfermé dans un coffret de santal,
+revêtit la toilette la plus simple et la plus sombre, et se dirigea vers
+la rue des Saints-Pères. Elle ne parla point au concierge de Jacques.
+Il n'y avait qu'un escalier dans la maison, et les 120 marches du poète
+étaient légendaires. Blanche les monta résolument, et donna à la porte
+où s'étalait la carte du jeune homme, un violent coup de sonnette.
+Jacques n'avait jamais pensé que son ancienne idole eût l'audace d'en
+venir là. Il ne la reconnut point tout d'abord, grâce à l'obscurité
+complète de sa petite antichambre.
+
+La duchesse salua légèrement, et s'avança sans relever sa voilette
+jusque dans la chambre de Mérigue.
+
+--C'est encore moi, Jacques, dit-elle, en montrant son visage étincelant
+de hardiesse et de désir. J'ose espérer que vous ne me jetterez point
+par la fenêtre. On vous ferait une contravention... eh bien... vous ne
+dites rien. Gageons que vous ne m'attendiez pas.
+
+Jacques, répondit d'une voix sourde et tremblante:
+
+--Il est certain, madame, que vous me surprenez... il est non moins sûr
+que, s'il plaisait à M. le duc de Largeay de me rendre visite à cette
+heure, il serait plus surpris encore que moi-même... et presque aussi
+désagréablement.
+
+Jacques prononça ces dernières paroles d'un ton étranglé, convulsif, qui
+démentait leur signification brutale.
+
+--Oui, oui, c'est entendu! vous voulez toujours faire le méchant; mais
+vous n'arriverez nullement à décourager ceux qui vous veulent du bien.
+Vous faites le méchant, dis-je, mais vous ne l'êtes pas, et tous les
+efforts auxquels vous vous livrez pour paraître tel, n'ont qu'un effet:
+ils font ressortir la bonté de votre coeur et la tendresse de votre âme,
+et aussi, je dois bien l'ajouter, votre inénarrable orgueil.
+
+--Puis-je vous demander, madame, où vous désirez en venir! Votre
+présence ici est plus qu'inconvenante, elle pourrait donner lieu à des
+soupçons graves que je n'ai jamais justifiés.
+
+--Vous tenez essentiellement à fournir une édition nouvelle des amours
+de Joseph et de Mme Putiphar?
+
+--Je n'ai point l'esprit à la plaisanterie, madame. Il est peu délicat
+de vous jouer d'un malheureux. Que voulez-vous?
+
+--Ce que je veux, Jacques!... Je veux le prendre dans mes bras, ce
+malheureux dont vous parlez, je veux effacer jusqu'à la dernière trace
+de ses peines et de ses chagrins, je veux lui faire oublier tous les
+jours sombres de sa jeunesse, et le rendre le plus fortuné, le plus
+glorieux des hommes.
+
+--De grâce, madame, ne raillez pas. Ne vous donnez pas la volupté de
+vanter à un aveugle les charmes du jour, à un mourant les délices de
+la vie. Je n'ai présentement qu'un désir: arracher de mon âme jusqu'au
+souvenir de votre nom.
+
+--Vous me dites des choses pareilles, Jacques, et vous m'accusez d'être
+cruelle. C'est vous qui l'êtes pour moi et pour vous-même.
+
+--Non, madame, je suis juste.
+
+--Dites: souverainement inique... ingrat à un degré révoltant. Tenez
+encore, un mot bien en situation! avec tout votre esprit, et tout votre
+talent, vous êtes ridicule... non... Jacques... pardonnez-moi cette
+parole, c'est mon exaspération qui l'a prononcée.
+
+--Je vous renouvelle ma première question. Où voulez-vous en venir?
+
+--Ah! vous êtes par trop... simple.
+
+--Vous pouvez faire défiler toutes les aménités de votre vocabulaire.
+
+--Je suis venue... m'emparer de vous, et vous aimer.
+
+--Je ne suis pas l'arbitre de vos sentiments. Pour ce qui me concerne,
+je vous jure que vous ne vous rendrez point maîtresse de moi, et que je
+ne vous aimerai... jamais!...
+
+--Vous mentez, Jacques.
+
+--Je n'ai jamais menti.
+
+--Ne jouez donc pas sur les mots. Le coeur qui bat dans votre poitrine
+et qu'il me semble voir heurtant à coups précipités la prison qui
+l'enserre pour se révéler au grand jour, votre coeur dément tout bas
+l'impitoyable rigueur de vos paroles. Quel dommage qu'il soit muet. Mais
+patience, si vous le comprimez trop, ses sentiments intimes jailliront
+malgré vous, en frémissements, en soupirs, en cris peut-être, qui seront
+la condamnation de votre orgueil et le triomphe de mon amour.
+
+--Jamais.
+
+--Oh! j'ai le temps, monsieur de Mérigue, nous verrons bien qui se
+lassera le premier.
+
+--Qu'est-ce à dire, madame?
+
+--C'est-à-dire que je suis ici, et que je n'en sortirai que poussée
+par les épaules... ah! vous pouvez compléter la gracieuseté de votre
+réception. Frappez-moi, jetez-moi à terre, ce sera digne de vous... ou
+bien encore, tenez... allez chercher mon mari!
+
+--Vous m'insultez, madame.
+
+--Dites-lui que je veux le tromper et priez-le de venir me couper la
+gorge.
+
+--Je ne réponds pas un accès de démence, je vous prie le plus
+respectueusement possible de vouloir bien abandonner vos projets, et me
+laisser à ma solitude.
+
+--Vous me mettez à la porte, monsieur?
+
+--En aucune façon, madame.
+
+--Alors, je reste.
+
+--En ce cas, il me sera peut-être permis de m'en aller.
+
+--Jamais de la vie, c'est une grossièreté... vous injuriez une femme
+sans défense.. oh! ne m'irritez pas davantage, car je ne sais pas ce que
+je vous dirais.
+
+--Ni moi non plus, madame, car vous m'avez tout dit.
+
+--Quand cela, s'il vous plaît?
+
+--Quand à la demande de votre main, que je vous fis au printemps
+dernier, vous répondîtes: «Je vais sonner mes gens pour vous faire
+reconduire.»
+
+--Laissez donc cela, Jacques, c'était une colère d'enfant. Vous auriez
+dû en rire et ne pas vous emparer d'un mot échappé à une jeune fille
+interloquée, pour torturer sans pitié une femme qui vient se livrer à
+vous.
+
+--Vous n'aviez nullement l'apparence d'une jeune fille vexée, madame,
+mais bien l'attitude d'une femme outragée. Si l'amour honnête et loyal
+que je vous offrais alors était une insulte, comment pourriez-vous
+donc qualifier celui que vous réclamez aujourd'hui, si je commettais
+l'indignité de tomber dans vos bras?
+
+--Voyons, Jacques, reprit la duchesse après une pause de quelques
+instants, causons un peu, sans nous fâcher, et sans employer de grands
+mots. Vous savez ce qui se passe à propos de votre candidature?
+
+--Oui, madame.
+
+--Le Comité la repousse et vous préfère M. Belin.
+
+--Je sais tout cela, madame. M. Belin est un homme de grand mérite.
+
+--Vous n'avez eu pour vous que la voix du duc de Largeay.
+
+--Je vous prie, madame, de vouloir bien lui transmettre l'expression de
+ma plus vive gratitude.
+
+--Ce n'est pas la peine... il a agi d'après mes ordres. Vous voilà
+renseigné.
+
+--Alors, madame, c'est vous que je remercie.
+
+--Mais cela n'est rien, c'est une manifestation platonique.
+
+--Je l'apprécie néanmoins.
+
+--Alors vous persistez dans vos projets?
+
+--Certes.
+
+--Où trouverez-vous les cinq ou six mille francs qui vous sont
+nécessaires?
+
+--Je n'ai que des ressources restreintes. Je ferai peu de publicité. Je
+suppléerai à ce qui manquera de ce côté-là par mon activité personnelle.
+
+--C'est chimérique, vous échouerez. Que voulez-vous faire sans Comité et
+sans argent?
+
+--J'ai le peuple avec moi.
+
+--C'est insuffisant. Il vous faut un groupe d'amis haut placés et des
+fonds. Je suis en train de songer au groupe en question. Je sais que le
+due de Belverana consentira à le présider. Quant aux trois cents louis
+qui vous sont indispensables... eh bien, Jacques, les voilà!
+
+Et la duchesse Blanche ouvrit brusquement le portefeuille dont elle
+s'était munie, et l'étala grand ouvert sur la table du poète.
+
+Mérigue, foudroyé, recula jusqu'à la fenêtre. Puis, à la pensée de cette
+femme qui venait acheter son amour et lui en lancer d'avance le prix à
+la face en billets de banque, il sentit bouillonner en son âme la plus
+épouvantable des colères.
+
+Saisissant le portefeuille de la main droite et la duchesse de la main
+gauche, il jeta au front de Blanche la liasse de banknotes qui tarifait
+son déshonneur. Puis, confus de cet acte de violence, il tomba sur une
+chaise et prit sa tête dans ses mains. La duchesse, d'abord terrifiée,
+n'eut pas un geste, pas un cri. Elle demeura un instant immobile, puis
+un sourire affreux vint illuminer sa figure pâle. Elle reprit ses trente
+deniers et sortit lentement.
+
+Arrivée au seuil de la chambre, Blanche dit d'une voix saccadée: «A
+revoir, monsieur», et referma sur elle la première porte. Puis, avisant
+une vieille jaquette suspendue à un porte-manteau, elle glissa dans une
+des poches un billet de mille francs:
+
+--Ah! orgueilleux exécrable, murmurait-elle en descendant le long
+escalier, tu m'as deux fois vaincue, tu me soufflettes aujourd'hui. A
+moi la dernière manche!
+
+
+
+
+ XI
+
+ LES ANGOISSES DE M. GILET
+
+
+La duchesse de Largeay, en quittant la rue des Saints-Pères, se rendit
+droit au bureau du commissaire de police. Elle demanda à parler à M.
+le commissaire en personne et, sur le vu de sa carte, on l'introduisit
+immédiatement dans la pièce la plus retirée du commissariat où se tenait
+M. Gilet. Le magistrat, qui à toutes ses autres qualités joignait une
+éducation parfaite, se leva respectueusement, salua avec déférence
+son illustre visiteuse et lui indiqua d'un geste plein d'urbanité le
+fauteuil de velours vert situé à la gauche de son bureau. Avec son
+flair habituel, M. Gilet vit dans le visage crispé et bouleversé de la
+duchesse qu'il devait s'agir d'une question grave.
+
+--Madame la duchesse, fit-il avec une inclination de tête, je désire
+vivement que ce ne soit pas une triste communication qui me vaille
+l'honneur de votre visite.
+
+--Hélas! monsieur le commissaire, nous ne dirigeons pas les événements,
+nous les subissons; ce que j'ai à vous confier dépasse tout ce que
+l'imagination peut concevoir. C'est à croire que je rêve et que je me
+trouve sous l'impression d'un hideux cauchemar.
+
+--Veuillez vous remettre, madame la duchesse, j'occupe une position
+où je reçois tous les jours de bien terribles confidences, et je vous
+avouerai que, malheureusement, rien au monde ne saurait m'étonner.
+
+--Vous avez, sans aucun doute, entendu parler de M. Jacques de Mérigue,
+candidat aux dernières élections municipales?
+
+--Assurément, madame la duchesse.
+
+--Jeune homme d'avenir, plein de talent et d'énergie, doué de facultés
+oratoires tout à fait remarquables!
+
+--Je sais tout cela, madame la duchesse.
+
+--Eh bien! monsieur le commissaire, ce que vous ne savez pas, ce dont
+vous ne sauriez vous douter, ce que vous aurez peine à croire, ce qui
+m'anéantit et me confond... Oh! non! c'est impossible... infâme...
+inimaginable...
+
+--Achevez, madame.
+
+--M. de Mérigue... est... un misérable... un...
+
+--De grâce, madame, achevez.
+
+--Un... un voleur!
+
+M. Gilet bondit sur son siège. Il s'attendait au récit de quelque
+tentative de séduction et voilà qu'il se trouvait en présence du plus
+vil, du plus ignoble de tous les crimes.
+
+Et commis par qui? Par un jeune homme, qu'il jugeait à tous les points
+de vue d'une nature supérieure, qu'il estimait, qu'il aimait, qui
+lui avait sauvé la vie. Blanche aperçut bien vite sur le visage du
+commissaire les traces d'une stupéfaction douloureuse; après quelques
+secondes de silence, M. Gilet reprit la parole:
+
+--Veuillez m'exposer, madame, les circonstances qui ont accompagné
+l'acte délictueux auquel vous faites allusion.
+
+--Très volontiers. Je suis venue pour cela. Je faisais une quête à
+domicile pour les pauvres de M. l'abbé de la Gloire-Dieu. J'avais
+prévenu par lettre les personnes auxquelles je comptais demander une
+offrande. M. de Mérigue était du nombre. Au moment même où j'entrais
+chez lui, il a avisé mon portefeuille d'un coup d'oeil rapide et a
+beaucoup insisté pour m'en débarrasser. A peine l'a-t-il eu déposé sur
+sa table qu'il s'est mis à parler avec une grande volubilité. Au moment
+où il a cru mon attention détournée, il m'a subtilisé assez adroitement
+un billet de mille francs. Vous savez, qu'il est candidat et n'a pas
+un sou. J'ai paru ne m'être aperçue de rien et j'arrive tout droit chez
+vous, monsieur le commissaire, pour vous prier d'agir immédiatement et
+de saisir le corps du délit avant que le coupable ait eu le temps de le
+faire disparaître.
+
+M. Gilet avait appuyé son front sur sa main gauche et fermé un instant
+les yeux. Lui aussi se croyait en proie à un mauvais rêve.
+
+--Eh bien! monsieur, poursuivit Blanche, vous attendiez-vous à cela?
+Vous que rien n'étonne, êtes-vous un peu surpris à cette heure?
+
+--Je suis affligé, madame. Je ferai mon devoir; veuillez me dicter votre
+déposition et la revêtir de votre signature.
+
+Pendant que, dévorée d'une affreuse soif de vengeance, la duchesse
+Blanche était en train de perdre celui qu'elle aimait pour le châtier de
+sa résistance inébranlable et de l'affront qu'il venait de lui infliger,
+le baron de Sermèze causait avec Jacques, auquel il apportait des
+renseignements électoraux. Le baron avait trouvé son ami sous le coup
+d'une émotion mal dissimulée, et attribuait cet état aux craintes que
+Jacques pouvait concevoir sur l'issue de la campagne engagée.
+
+--Tu as absolument tort de t'inquiéter, mon cher, je t'apporte les
+meilleures nouvelles.
+
+--Tu es bien aimable.
+
+--J'ai fait avec plusieurs personnes fort entendues un pointage des plus
+rigoureux, et je vais te communiquer le résultat de cette opération.
+Évidemment, tu ne comptes pas sur la voix de M. d'Édelweis.
+
+--Je n'y compte pas.
+
+--Écoute-moi bien. Il y a vingt mille électeurs inscrits dans
+l'arrondissement. Il n'y a jamais eu plus de quatorze mille votants. Les
+républicains réuniront six mille voix environ au grand maximum. Restent
+huit mille conservateurs de toutes nuances. Tu auras contre toi la
+majorité des grandes familles, leurs gens et leurs fournisseurs. Presque
+tout le peuple marchera avec toi. Or, en bonne arithmétique, la classe
+populaire est plus nombreuse que la classe privilégiée. En mettant les
+choses au pire, remporteras au moins de cinq cents voix sur M. Belin, et
+il se produira un ballottage. M. Belin est un honnête et galant homme,
+il ne peut faire autrement que de se désister en ta faveur, et te voilà
+en chemin pour l'empire des étoiles.
+
+--Tu as peut-être raison, cher ami. J'ai bien besoin de quelques
+compensations de ce côté-là... Je suis bien malheureux.
+
+--Bah, elle est mariée maintenant. Tu n'as jamais voulu en faire ta
+maîtresse. Il faut donc absolument te consoler de l'envolement d'une
+chimère, et mettre toutes tes forces à conquérir la situation positive
+et brillante vers laquelle tu tends. Après ta réussite, toutes les
+belles héritières afflueront vers toi: tu n'auras que l'embarras du
+choix.
+
+--Ah! puisses-tu dire vrai!... Comme ma pauvre famille serait
+heureuse... Pauvre vieux père! Chère bonne mère. Mignonnes et douces
+petites soeurs!
+
+Comme Jacques achevait ces mots, un coup de sonnette retentissait à sa
+porte. C'était le commissaire de police; M. Gilet, après avoir reçu
+la plainte de Blanche, s'était immédiatement dirigé sur la rue des
+Saints-Pères.
+
+Par égard pour l'homme qu'il allait interroger, il avait tenu à paraître
+seul et sans le cortège habituel de son secrétaire. Chemin faisant,
+il songeait à la pénible mission qu'il avait à remplir, mais il se
+consolait en se disant:
+
+--Ce n'est pas possible, la duchesse est folle, tous s'éclaircira.
+
+Il ne put s'empêcher de tendre la main à Jacques et pria poliment le
+baron de Sermèze de vouloir bien se retirer pendant quelques minutes.
+Sermèze pris congé de son ami en lui disant: «A ce soir, mon vieux, et
+bon courage.»
+
+
+
+--Monsieur de Mérigue, excusez-moi de vous déranger. Il y a parfois des
+devoirs à remplir qui vous feraient souhaiter de vous briser bras et
+jambes. Du reste, je suis certain d'avance que les explications que vous
+allez me fournir réduiront ma mission au plaisir de vous avoir vu.
+
+--Parlez, monsieur le commissaire.
+
+--Eh bien, monsieur, je vous avouerai que la duchesse de Largeay me
+semble avoir perdu l'esprit.
+
+Mérigue fronça vivement le sourcil et ce mouvement de physionomie
+n'échappa point au policier qui poursuivit:
+
+--Cette dame vous accuse de lui avoir... excusez-moi un million de fois
+d'employer un mot pareil... de lui avoir... volé mille francs... ici...
+tout à l'heure.
+
+Jacques partit d'un grand éclat de rire sonore et convulsif.
+
+--Que dites-vous de cette inculpation, monsieur? ajouta le commissaire.
+
+--Je dis, répondit Mérigue, que vous avez raison, la duchesse est montée
+dans le rapide de Charenton.
+
+--A la bonne heure... Vous l'avez vue tantôt, n'est-ce pas?
+
+--Parfaitement, monsieur.
+
+--Ici... dans votre domicile?
+
+--Rien de plus exact.
+
+--Elle venait pour une quête, m'a-t-elle dit.
+
+Jacques hésita une seconde et vit qu'il n'y avait pas moyen de répondre
+négativement.
+
+--Oui, monsieur le commissaire, répliqua-t-il avec un soupir
+d'épuisement et d'énervement.
+
+--Je suis obligé de faire une perquisition, continua M. Gilet. Je vous
+en demande pardon, mais comme cette formalité est indispensable et
+tournera du reste à la confusion de la plaignante, j'espère que vous
+daignerez ne pas m'en vouloir.
+
+--Ah! vous pouvez fouiller et bouleverser; tout l'argent que je possède
+est dans ce tiroir. Il y a tout juste six cents francs en or, produit de
+mes économies sur mes émoluments de répétiteur.
+
+Le commissaire constata l'assertion de l'inculpé et obtint de lui
+l'assurance qu'il n'était point sorti depuis la visite de la duchesse.
+
+--C'est bien, dit le magistrat, je crois que je puis interrompre ma
+besogne, et vous demander simplement ce qui s'est passé entre vous et
+Mme de Largeay!
+
+--Je ne l'entends pas ainsi, Monsieur le commissaire. Je n'ai point
+à redire notre conversation. La duchesse m'a accusé d'un fait précis.
+Poursuivez le cours de vos constatations. Ce ne sera du reste pas bien
+long. Mes meubles ne sont pas nombreux et je vais vous aider dans votre
+travail.
+
+Je puis vous certifier que vous trouverez plus de grains de poussière et
+de toiles d'araignées que de billets de mille.
+
+Sur les instances de Jacques, M. Gilet continua ses opérations de
+recherche, le lit fut tourné et retourné, tous les tiroirs de la commode
+et de la table minutieusement visités, tous les livres scrupuleusement
+ouverts et feuilletés, Mérigue vida ses poches malgré les gestes du
+commissaire qui se déclarait suffisamment édifié. Puis, ouvrant la porte
+de l'antichambre: Il y a encore là au porte-manteau, dit-il, une vieille
+défroque qui date de l'époque de mon baccalauréat, si vous désirez en
+examiner les poches et en sonder les doublures?
+
+Machinalement, M. Gilet mit une main dans la poche la plus apparente de
+la guenille abandonnée et dit aussitôt:
+
+--Vous y avez laissé un papier.
+
+--Je ne crois pas, Monsieur le commissaire.
+
+--Tenez le voilà! Ah! mon Dieu. Ah! mon Dieu. Ah! mon Dieu... un
+billet... un billet de mille.
+
+Le commissaire tremblant et abasourdi tenait le billet dans sa main
+défaillante.
+
+Jacques s'approcha vivement, vérifia le fait horrible, et en quelques
+secondes sonda l'immense scélératesse de la femme humiliée qui se
+vengeait. Il revint à sa table de travail, pencha sa tête sur ses
+bras croisés et vit alors dans une sorte d'hallucination funèbre le
+prodigieux écroulement de sa renommée et de sa fortune. Il n'avait pas
+songé un instant à exposer la réalité des faits. Ses nobles instincts
+de gentilhomme, unis à l'élévation de son âme, l'avaient averti qu'il ne
+pouvait, même pour sauver son honneur, perdre une femme autrefois
+aimée. Si quelque chose pouvait être plus colossal que l'infamie de son
+accusatrice, c'était assurément la prodigieuse grandeur du sacrifice
+qu'il allait accomplir. Évidemment il nierait jusqu'à la mort le fait
+odieux qui lui était imputé, mais rien dans ses moindres paroles ne
+laisserait transpirer une parcelle quelconque de la vérité. M. Gilet
+épuisé d'émotions s'était assis et courbait la tête. Le billet de banque
+lui avait échappé et étalait ses dessins bleus sur le parquet. Jacques
+fut le premier à reprendre la parole.
+
+--Monsieur le commissaire, dit-il d'une voix brisée, je n'ai pas volé
+cette somme d'argent. Veuillez vous contenter de cette négation d'un
+honnête homme. Je me refuse à vous faire connaître quoi que ce soit
+au sujet de mon entretien avec la duchesse de Largeay. Toutes les
+apparences sont contre moi, je n'essaie pas de me le dissimuler. Faites
+votre rapport sur les choses que vous avez vues, relatez-les fidèlement
+et prenez les conclusions que vous dictera votre conscience.
+
+--Mais, Monsieur, reprit le fonctionnaire avec des larmes dans la voix,
+si vous ne voulez pas entrer dans la voie des explications, en présence
+de ce qui se passe, je ne puis conclure qu'à votre arrestation.
+
+--Vous me croyez un voleur, Monsieur Gilet?
+
+--Dieu m'est témoin, Monsieur, que je vous estime et que je vous admire
+et que... je vous aime comme mon sauveur... et c'est pour cela que je
+vous supplie, que je vous conjure, au nom de votre famille, de votre
+honneur, de votre parti dont vous arborez le drapeau, du Dieu de justice
+auquel nous croyons tous deux, de vouloir bien m'avouer toute la vérité.
+
+--Jamais, Monsieur le commissaire, c'est dit.
+
+--Je vous le répète, Monsieur de Mérigue, je vous crois innocent comme
+je crois que le soleil existe, mais je serai le seul de mon avis...
+voyons... vous avez eu peut-être avec la duchesse... des relations...
+
+--Assez, Monsieur.
+
+--Des relations, d'une nature...
+
+--Assez, vous dis-je, arrêtez-moi, et taisez-vous.
+
+M. Gilet tomba aux genoux de Mérigue. D'abondantes larmes s'échappèrent
+de ses yeux si peu accoutumés à en verser et de profonds sanglots
+soulevèrent sa poitrine où personne n'avait jamais soupçonné un coeur.
+
+--Je vous en supplie, Monsieur de Mérigue.
+
+--C'est inutile, répondit Jacques violemment ému, mais encore plus
+exaspéré par l'insistance de son interlocuteur.
+
+--Monsieur Jacques... Monsieur Jacques, au nom de ma vie qui vous
+appartient puisque vous l'avez sauvée, ayez pitié de moi; admettez-vous
+que vous devant l'air que je respire et la lumière que je vois je
+devienne aujourd'hui le bourreau de votre honneur?
+
+--Relevez-vous, Monsieur le commissaire, les sentiments que vous
+manifestez vous élèvent et vous glorifient; aussi, soyez en bien
+persuadé, quoi qu'il puisse arriver, je ne vous en voudrai pas. Ma
+résolution est irrévocable, et croyez bien que si elle devait céder à
+une considération quelconque, ce serait à la douleur de l'honnête et
+brave homme que vous êtes: Donnez-moi la main, Monsieur Gilet.
+
+Le commissaire serra fièvreusement la main que lui tendait le poète.
+Puis il lui dit: Promettez-moi au moins de passer la frontière
+cette nuit. Je retarderai jusqu'à demain l'envoi de mon rapport à la
+préfecture de police. Fuyez, fuyez, vous en avez le temps. Partez ce
+soir même pour la Belgique, demain ce ne serait plus possible.
+
+--Jamais, Monsieur, ce serait avouer que je suis coupable!
+
+
+
+
+ XII
+
+ LE LECTEUR DE LA DUCHESSE.
+
+
+De retour à l'hôtel de Largeay, Blanche fut saisie tout à coup d'un
+violent désir de posséder Jacques. Son animosité contre lui n'était
+point calmée, mais le souvenir de la scène qui venait de se passer, le
+tableau de l'homme qu'elle admirait s'élançant sur elle, la saisissant
+d'une main terrible et la frappant au visage, ce tableau se reproduisant
+en son imagination avec une puissance étrange, excita dans l'âme et dans
+les sens de la duchesse, une attraction irraisonnée et invincible vers
+celui qui depuis deux mois remplissait toutes les aspirations de sa vie.
+Elle répéta à son mari sèchement et brièvement le récit qu'elle avait
+fait dans le cabinet du commissaire et Largeay lui répondit:
+
+--Ma chère amie, je ne puis guère vous dire que tant pis pour vous. Ce
+que vous auriez de mieux à faire serait une bonne fois de renoncer à
+votre rôle de Rédemptrice des Damnés. Ce que je vois de plus regrettable
+en tout cela, est le ridicule qui va me couvrir quand l'affaire aura
+transpiré dans le public. Vous vous rappelez en effet que sur vos
+instances j'ai soutenu à moi seul la candidature Mérigue contre tous les
+membres du Comité. On me traitera de serin et de gogo, toutes épithètes,
+qui seraient mieux appliquées... à d'autres, mais que je serai
+obligé d'accepter sous peine de paraître plus... jobard encore. Je me
+consolerais parfaitement de cette mésaventure, si elle vous décidait à
+ne voir que des gens de notre monde. Dieu merci, il n'en manque pas...
+quand vous en seriez réduite à la société du petit cousin de Saint-Cyr
+qui se contente d'une tasse de thé et est un garçon très convenable,
+cela vaudrait mieux que de courir après les deshérités de la fortune
+pour rencontrer des escarpes et des brigands.
+
+De toute l'admonestation maritale, Blanche n'avait retenu qu'une phrase,
+celle où il était fait allusion à Robert de Vaucotte, et sa pensée,
+faute de mieux, se mit à errer machinalement et sans grand enthousiasme
+autour des épaulettes et du panache dont s'enorgueillissait le jeune
+Saint-Cyrien. Elle le trouvait bien fade ce pauvre cousin, si prévenant,
+et si attentionné, et la perspective de se consoler avec la conversation
+et la compagnie si «bahutée» du melon n'était point capable de lui faire
+oublier ses soucis et ses chagrins. Tout à coup elle porta rapidement
+sa main à son front comme pour saisir au vol le passage d'une idée
+lumineuse: elle saisit son block notes et traça au galop les lignes
+suivantes:
+
+ «Mon cher Robert,
+
+ «Je dîne seule demain soir dimanche. Vous seriez bien aimable de
+ venir me tenir compagnie. Vous resterez avec moi jusqu'à
+ l'heure de votre Crampton; j'espère que vous n'avez pas d'autres
+ projets. Je serais désolée de vous priver d'une distraction pour
+ m'en procurer une autre à moi-même. Je vous attends donc sans
+ cérémonie.
+
+ «Votre cousine,
+
+ «BLANCHE»
+
+Le nourrisson de Mars fut transporté au quatorzième ciel à la lecture de
+cette missive. Il en sauta de joie, s'en frotta les mains, jeta un coup
+d'oeil plein d'orgueil légitime sur sa tunique bleue et sur son pantalon
+rouge, et brandit même son sabre d'apprenti cavalier. Il fut d'une
+sagesse exemplaire au cours du «Pendu» et se surpassa lui-même comme
+«fana» «du pète sec». Il embrassa à plusieurs reprises l'épître odorante
+où s'étalaient les pattes de mouche de la duchesse et ne put s'empêcher
+de montrer les dites pattes à quelques amis intimes qui le traitèrent de
+rude veinard. Puis il répondit à son estimable parente:
+
+
+ «Bien chère cousine,
+
+ «Le moment où j'ai reçu votre lettre comptera certainement parmi
+ les plus heureux de mon existence et ne pourra se comparer
+ qu'à l'instant prochain j'espère où je revêtirai d'une façon
+ définitive l'uniforme du cavalier. Dîner avec vous... en tête
+ à tête dans votre hôtel... ah! cousine de combien de sacs de
+ cornard ne vous serais-je pas redevable? Vous ajoutez à votre
+ invitation que vous espérez bien ne pas me voir occupé ailleurs.
+ Quelles obligations, quels rendez-vous, quelles parties fines,
+ quelles réunions au Café de la Paix, chez Peters ou chez Durand,
+ seraient capables de me retenir quand vous avez parlé! quel
+ coeur de pierre ne faudrait-il pas me supposer pour croire que
+ sur un geste de vous je ne renverrais pas promener tous les
+ «copains» avec le bahut par-dessus le marché. Adieu, ma chère
+ cousine.
+
+ «Recevez dès à présent mes remerciements sincères pour votre
+ amabilité et croyez que demain sera le plus beau jour de ma vie.
+
+ «ROBERT».
+
+--Comme son sabre! dit Blanche en achevant la lecture de cette lettre
+embrasée!... Diable! il est emballé le petit futur dragon... Va-t-il
+être ennuyeux! bruyant... vulgaire! Va-t-il me couvrir de fleurs et me
+combler de «cornards». Sera-t-il seulement capable de me procurer un
+atome d'illusion!
+
+Le dimanche convenu, à six heures et demie, Robert se présentait au
+grand salon de l'hôtel de Largeay. Il avait revêtu un petit uniforme
+de fantaisie d'un drap plus fin et mieux taillé que ses effets
+d'ordonnance. La première parole de Blanche fut une rebuffade
+inattendue.
+
+--Comment Robert! En soldat? Vous n'avez donc pas d'habit civil? Est-ce
+qu'on se présente pour dîner dans le monde en costume de piou-piou.
+Quand vous serez officier passe encore, mais vous, un simple melon? où
+donc avez-vous été élevé.
+
+--Je vous demande humblement pardon, répondit le pauvre Saint-Cyrien
+tout ébaubi et avec des larmes dans les yeux. C'est un ordre du général.
+
+--Qui vous oblige à porter des costumes de fantaisie, n'est-ce pas.
+
+A d'autres, mon petit. Il est six heures et demie. Votre «Crampton» de
+retour ne part qu'à dix heures. Nous aurons tout le temps de dîner et
+même de causer un brin de sept et demie à neuf et demie.
+
+--Vous avez raison, ma cousine.
+
+--Laissez-moi donc finir ma phrase, Monsieur le trop pressé. Vous allez
+retourner chez vous tout de suite, prendre votre habit et votre cravate
+blanche...
+
+--Ah! que je suis malheureux, ma cousine... mon habit est en
+réparation...
+
+--Petit maladroit, vous ne pouviez pas songer à cela hier au lieu de
+passer votre temps à m'écrire des fadaises... cela ne fait rien... vous
+êtes à peu près de la taille de mon mari. Le valet de chambre va vous
+conduire chez lui et vous mettrez un frac, un pantalon et une cravate.
+Est-ce compris!
+
+--Je vous obéis, chère cousine. Veuillez m'excuser encore!
+
+--Paroles oiseuses... mon cousin... allez et revenez vite.
+
+Blanche sonna; un laquais polychrome apparut:
+
+--Conduisez sur le champ M. le comte de Vaucotte aux appartements de M.
+le duc, et prévenez le valet de chambre, commanda la duchesse d'un ton
+sec et impérieux.
+
+Au bout d'une demi-heure, Robert entra au salon en costume convenable.
+Blanche le toisa minutieusement.
+
+--Vous avez les cheveux trop courts... et pas assez de moustaches,
+lui dit-elle, et puis vous n'êtes pas tout à fait assez grand ni assez
+fort... enfin vous n'y pouvez rien.
+
+Robert, abasourdi, commençait à croire à une mystification. Il fut
+confirmé dans cette opinion douloureuse par l'attitude que garda la
+duchesse tout le temps du dîner. On le plaça en face de Blanche, et
+une nuée de gens de service ne cessa de papillonner autour de la table,
+rendant impossible le plus vague échange des moindres intimités. Quant à
+la duchesse elle-même, elle fut d'un bout à l'autre du repas absolument
+distraite et comme absorbée dans ses pensées. Elle ne répondait que par
+des oui, des non, des peut-être, des oh! vraiment, des vous croyez? à
+toutes les phrases héroïquement élaborées et timidement hasardées par le
+futur cavalier. Au reste, ce supplice ne dura pas longtemps, et au bout
+de vingt-cinq minutes on apporta les bols bleus dont Robert n'osa
+point user. Puis les deux cousins passèrent au salon où le café et les
+liqueurs attendaient.
+
+--Ma cousine, soupira le Saint-Cyrien, voudriez-vous me permettre de
+griller une sèche... pardon, de fumer une cigarette?
+
+--Ah! non, mon ami, pas aujourd'hui je vous en supplie. Je vous ai mandé
+non seulement pour le plaisir de vous avoir à dîner, mais aussi pour que
+vous me fassiez un bout de lecture... Cela vous va-t-il?
+
+--Du moment que j'obéis à vos ordres, répondit Robert d'une voix
+lamentable, mais résignée.
+
+--Savez-vous déclamer un peu?
+
+--J'ai joué la comédie au collège.
+
+--Ah! très bien. C'est la première chose sensée que vous me dites.
+Avez-vous une voix un peu vibrante?
+
+--Vibrante, ma cousine?
+
+--Ah! c'est juste, vous ne comprenez pas ces mots-là, vous autres,
+malgré vos trompettes et vos clairons.
+
+--Vous voulez dire peut-être une voix forte?
+
+--C'est à peu près cela, je vous fais grâce de la nuance.
+
+--Mais oui, ma cousine, si vous m'entendiez commander «par le flanc
+gauche!» J'ai une poitrine un peu «bahutée».
+
+--Troubadour, va! Enfin, c'est bien, vous allez donc me servir de
+lecteur!
+
+--Je suis à votre disposition.
+
+--Prenez cette brochure bleue qui est sur la table.
+
+--Voilà, ma cousine.
+
+--Lisez-moi le titre, s'il vous plaît.
+
+--«La République ennemie du Peuple, conférence faite à la salle de
+l'Agriculture, 84, rue de Grenelle, Paris, par M. Jacques de Mérigue».
+
+--C'est bien cela. Lisez.
+
+Robert commença.
+
+--Prenez une voix moins saccadée et plus moelleuse. Il ne s'agit pas de
+flanc gauche, ici.
+
+Robert s'efforça de se conformer aux indications de sa cousine et
+poursuivit sa lecture. La duchesse fit un geste qui signifiait: «C'est
+à peu près cela!» Puis elle alla sur la pointe du pied vers les
+deux lampes qu'elle baissa peu à peu jusqu'à produire une très vague
+pénombre. Robert s'arrêta en disant: «Ma cousine, je crois que les
+lampes vont charbonner.»
+
+--Allez donc, petit sot, répliqua Blanche vexée, allez donc!
+
+Et Robert continua. Blanche poussa alors une chaise derrière le fauteuil
+du jeune homme et s'y agenouilla; puis elle posa ses deux mains sur les
+épaules du Saint-Cyrien qui suspendit encore sa lecture, pris cette fois
+d'un tremblement de bonheur: «Allez, allez, s'écria la duchesse très
+rudement».
+
+Robert obéit. Son étrange cousine se mit alors à approcher
+insensiblement la tête en murmurant à voix très basse: «Que vous êtes
+beau! que je vous aime!» Le lecteur improvisé n'osa point interrompre
+sa tâche, mais sa voix devint palpitante et troublée. Tout d'un coup, il
+s'arrêta brusquement: Un divin baiser venait d'effleurer sa joue.
+
+--Allez donc, allez donc! rugit Blanche d'une voix haletante et rauque
+qui contrastait étrangement avec la douceur de ses caresses.
+
+Vaucotte se résigna en se résolvant, quoi qu'il pût arriver, à ne plus
+suspendre sa lecture. Il prit sa voix la plus théâtrale possible et,
+sous l'influence des émotions qui l'agitaient, lut presque très bien le
+morceau suivant:
+
+ «Le Titan qui a nom la France a été frappé de la foudre, il
+ n'est pas mort, mais le Jupiter sinistre d'un Olympe brumeux lui
+ a mutilé les membres et l'a couché sous d'énormes montagnes. Que
+ peuvent faire, hélas! pour soulever un poids incommensurable, le
+ courage et la musculature du géant tombé? Soyez patients, donnez
+ du temps au vaincu: Ses mains peu à peu guéries et fortifiées
+ creuseront les flancs de Pélion et d'Ossa, un jour il émergera
+ du gouffre, si vigoureux et si beau que l'ennemi s'inclinera,
+ et le vieux captif rajeuni, plus radieux qu'autrefois sous ses
+ cicatrices lumineuses, reprendra, fier et doux, sa place antique
+ parmi les Dieux!»
+
+--Oh! mon bien aimé, mon amour adoré, soupira Blanche, que tu es beau,
+que tu es grand, et, entourant Robert de ses deux bras, elle le couvrit
+de baisers en fermant les yeux. Cette fois le Saint-Cyrien n'y tint
+plus; il laissa tomber la brochure bleue et voulut enlacer la taille de
+Blanche. Mais la duchesse, après quelques secondes d'abandon, s'arracha
+aux étreintes de son cousin en lui disant rageusement: «Ah! vous êtes
+décidément insupportable, vous pouvez vous en aller!»
+
+--Plaît-il! ma cousine, hasarda Robert avec une angoisse profonde.
+
+--Je vous répète que vous êtes intolérable, vous ne faites rien de ce
+que je vous dis. Il est inutile de continuer plus longtemps.
+
+--Ah! ma chère Blanche, répondit le futur cavalier. Vos paroles me
+brisent le coeur. Disposez de moi comme vous l'entendrez. Ordonnez-moi
+de manquer le «crampton». Consigne, salle de police, prison, cellule,
+conseil de guerre, je braverai tout pour demeurer à vos genoux... Je
+vais prendre ma meilleure voix, je vous ferai la lecture jusqu'à onze
+heures, minuit, deux heures du matin... jusqu'au lever du soleil, et
+encore toute la journée, et encore toute la nuit. Mais de grâce ne vous
+fâchez pas, ne vous irritez pas, la faveur que j'implore de vous est
+bien simple: «Commandez-moi de poursuivre.»
+
+Blanche, qui avait relevé les lampes, se contenta de dire sèchement:
+«C'est fini.»
+
+--Par grâce, ma cousine...
+
+--Assez, vous êtes sot, mon cher.
+
+Un silence suivit. Robert se résigna et dit à Blanche:
+
+--Me permettez-vous au moins de rester jusqu'à neuf heures et demie?
+
+--Comme il vous plaira.
+
+--Vous ne m'en voulez pas, ma petite cousine?
+
+--Non... vous m'ennuyez.
+
+--Je vous promets de ne pas m'interrompre une autre fois. Je prendrai
+des leçons de déclamation si vous le voulez?
+
+Blanche ne répondant point, Vaucotte voulut mettre sur le tapis un autre
+sujet de conversation.
+
+--Qu'est-ce que ce M. de Mérigue, ma cousine?
+
+--Une canaille qui m'a volé mille francs.
+
+--Le misérable! Je le tuerai, je le tuerai!
+
+--Ce n'est pas nécessaire.
+
+--Comment! voler une adorable cousine comme vous. Je vous dis que c'est
+un homme mort... Je manquerai le «Crampton», cela m'est égal, mais
+j'aurai sa vie.
+
+--Allez vous déshabiller, répondit Blanche.
+
+Robert s'élança vers les appartements du duc où gisaient ses défroques
+militaires. Pendant cette deuxième toilette, Blanche songeait, avec un
+sourire amer mêlé de haussements d'épaules, au Mérigue idéal qu'elle
+avait étreint dans la personne de son cousin, revêtu des nippes de son
+mari. Quant à Vaucotte, il faisait un vacarme épouvantable au premier
+étage et rugissait en agitant son sabre vierge: «Je le tuerai. Je le
+tuerai!»
+
+
+
+
+ XIII
+
+ LE DUC DE BELVERANA
+
+
+Une heure après le départ du commissaire, le baron de Sermèze accourait
+de nouveau chez son ami.
+
+--Bonne, très bonne nouvelle, cria-t-il en entrant. Tu seras
+énergiquement appuyé par le duc de Belverana.
+
+--Eh bien! mon pauvre Sermèze, j'ai quant à moi une nouvelle d'un tout
+autre genre à t'annoncer.
+
+--Ayant trait à la visite du commissaire?
+
+--Précisément.
+
+--Que te voulait donc ce corbeau sinistre?
+
+--Ne le traite pas ainsi. C'est un esprit droit et un noble coeur... Je
+ne plaisante pas.
+
+--Eh bien, mon ami, je t'écoute. Je serai charmé, je l'avoue, rien que
+pour la rareté du fait, d'apprendre que les qualificatifs dont tu te
+sers peuvent être justement appliqués à un fonctionnaire d'espèce peu
+sympathique.
+
+--D'abord, je te demande la discrétion d'un confesseur.
+
+--D'un tombeau, si tu le désires.
+
+--Foi de gentilhomme?
+
+--D'accord.
+
+--Je considère mon honneur comme attaché à ton silence.
+
+--Bien, va donc.
+
+--La duchesse de Largeay m'aime. Elle n'a pas voulu de moi pour mari, je
+la repousse comme maîtresse. Furieuse de ma résistance, à l'issue d'une
+scène violente où j'ai eu le tort de me laisser emporter, elle a glissé
+un billet de banque dans la veste qui est à mon porte-manteau et à été
+m'accuser de vol. Je ne puis me défendre sans la compromettre. Je me
+laisse condamner. Est-ce clair?
+
+--Tu es absolument fou et je crois que tu veux me mystifier.
+
+--En aucune façon.
+
+--Ah ça, Jacques, tu t'imagines que je vais te laisser sauter à la mer
+avec une pierre au cou?
+
+--Que pourras-tu faire, mon bon ami?
+
+--Tout révéler à la justice.
+
+--Halte-là. J'ai ta parole d'honneur.
+
+--Ah! tu perds la boule, mon ami?
+
+--J'ai ton serment, j'exige que tu le tiennes.
+
+--Comment cela?
+
+--S'il le faut l'épée à la main... Toi... le meilleur, le plus cher de
+mes amis... Je...
+
+--Jacques... tu aimes cette femme?
+
+--La question n'est pas là.
+
+--Je te dis que tu l'aimes!
+
+--Je la méprise. J'en jure sur mon âme.
+
+--Tu la méprises... mais tu l'aimes?
+
+--Que t'importe!
+
+--Tu n'es pas gentil, mon petit Jacques.
+
+--Ce qui est certain, c'est que j'aime ma dignité, ma conscience, mon
+honneur au point de leur sacrifier la considération des hommes.
+
+--Et moi je t'aime au point de te sauver malgré toi.
+
+--N'essaie pas, tu nous perdrais tous deux. Merci de la bonne affection,
+et pardonne-moi ma vivacité de tout à l'heure, mais ma résolution ne
+saurait changer.
+
+--Je ne te revois de ma vie si tu commets cet acte insensé. Je ne puis
+rester l'ami d'un homme condamné pour vol.
+
+--J'ai réfléchi à tout cela, Sermèze... j'ai calculé toutes les
+conséquences de mon abnégation, mais je l'avoue bien franchement... que
+je n'aurais pas cru à ton abandon. Ce serait la dernière et la pire des
+croix que l'impitoyable Destinée pût jeter sur mes épaules... eh bien,
+je l'accepte.
+
+--Oh! mon ami, mon cher Jacques... as-tu pu croire un instant que je
+m'éloignerais jamais de toi?...
+
+--Non, certes... C'est pour te dire que rien ne saurait me faire
+reculer. Tu entends?... Rien au monde.
+
+--Et ton vieux père, ta pauvre mère... Voyons, Jacques.
+
+--Ah! démon, ne me tente pas... jamais.
+
+--Tu veux les condamner à un deuil éternel.
+
+--Je veux que leur fils reste un honnête homme.
+
+--Mais enfin, tu n'as consulté personne, tu ne peux, en une question
+aussi grave, t'ériger en juge unique et infaillible... Tu ne veux pas
+t'en rapporter à mon opinion?
+
+--Tu m'aimes trop.
+
+--J'ai une idée... Promets-moi de prendre l'avis de la personne que je
+vais te désigner?
+
+--Cela dépend, mon ami.
+
+--Le duc de Belverana.
+
+--D'accord, Sermèze. Je connais d'avance sa réponse.
+
+--Enfin on ne peut pas savoir... As-tu pleine confiance en ses
+appréciations sur une question d'honneur?
+
+--Pleine et entière confiance.
+
+--Et crois-tu aussi à sa discrétion?
+
+--Comme j'espère en la tienne.
+
+--Va le voir... à ce prix je ne dirai rien.
+
+--C'est conclu, j'irai demain matin, à moins que je ne sois arrêté d'ici
+là.
+
+--Sauve-toi donc d'ici, grand maladroit.
+
+--Un innocent ne prend point la fuite.
+
+--Don Quichotte, va!...
+
+Le lendemain, vers dix heures, Jacques de Mérigue se rendit à l'hôtel
+de Belverana et fut introduit immédiatement dans le cabinet du chef de
+l'aristocratie française.
+
+Le duc François de Belverana était la figure la plus sympathique et la
+plus justement honorée de la grande noblesse. Il joignait à l'esprit et
+à l'affabilité du XVIIIe siècle, le caractère chevaleresque
+de ses ancêtres du moyen âge. Il excellait, chose rare entre toutes, à
+allier ses obligations d'homme du monde à ses travaux d'homme de devoir.
+Magnifique dans ses réceptions, généreux à l'excès dans ses charités,
+d'une urbanité exquise dans tous ses rapports sociaux, époux et père de
+famille irréprochable, doué avec cela des grandes manières et du grand
+air presque disparus à notre époque démocratique, portant sur son visage
+et dans toute son attitude les allures de ces vieilles races faites pour
+commander et pour charmer les hommes, le duc François était bien le chef
+unanimement accepté par cette pléiade de familles illustres qui furent
+jadis la force et la gloire de notre patrie, et qui en sont demeurées
+l'ornement et la splendeur.
+
+Il serait souverainement inique de juger le grand monde par les quelques
+échantillons apparus jusqu'ici dans ce livre. Les Largeay, les
+Prunière, les Saint-Benest étaient de rares exceptions dans une société
+universellement et justement respectée. On a dit que les peuples
+heureux n'avaient pas d'histoire, on pourrait ajouter que les personnes
+vertueuses ne sauraient figurer qu'en petit nombre dans l'exposition,
+drames de la vie contemporaine. Quel que soit le milieu qu'on soit
+appelé à décrire, on est fatalement amené à faire une place très exiguë
+aux gens entièrement dignes de considération et d'estime.
+
+--Monsieur le duc, dit Jacques de Mérigue avec lenteur et gravité, je
+viens prendre votre sentiment au sujet d'une question d'honneur dont je
+vous constitue juge en dernier ressort.
+
+L'aimable visage du duc revêtit aussitôt une expression inquiète.
+
+--Je ferai ce que vous voudrez, monsieur de Mérigue, mais je vous prie
+de ne vous considérer lié en aucune façon par ma manière de voir. Je
+suis loin de prétendre à l'infaillibilité, et j'estime qu'un homme dans
+ma situation ne doit pas assumer à la légère d'inutiles responsabilités.
+
+--Monsieur, je ne vous ferai pas l'injure de vous demander le secret
+sur ma communication. J'ai simplement l'honneur de vous avertir que ce
+secret doit être absolu et perpétuel.
+
+--Vous n'aviez pas besoin, monsieur, de cette précaution, c'était
+entendu par avance.
+
+Mérigue fit alors à son noble interlocuteur le récit fidèle et minutieux
+des événements qui avaient abouti à la catastrophe récente et lui
+annonça ses intentions en lui demandant de les approuver. Profondément
+ému, le duc de Belverana resta muet pendant quelques minutes. Comment
+décourager une résolution héroïque? Comment, d'un autre côté, prononcer
+sans appel la perte et la ruine absolue d'un honnête homme? Il répondit
+enfin:
+
+--Vous m'avez constitué juge, monsieur?...
+
+--Je ne m'en dédis point.
+
+--Cette déclaration entraîne par avance votre complète soumission à mon
+arbitrage?
+
+Ces mots firent pâlir Mérigue qui sut y lire très clairement l'immense
+pitié qu'il inspirait. Il ne put cependant s'empêcher de dire:
+
+--Oui, monsieur le duc.
+
+Mais il ajouta:
+
+--J'ai confiance en vous comme en Bayard ou en Duguesclin, comme dans le
+Roi chevalier dont votre ancêtre fut le parrain.
+
+Une cruelle angoisse s'empara du duc François.
+
+--Aimez-vous encore cette femme, monsieur de Mérigue? demanda-t-il.
+
+--Mais, monsieur le duc...
+
+--Je ne suis plus monsieur le duc, je suis votre juge... je dois tout
+savoir avant de prononcer ma sentence. Je me récuse si vous ne parlez
+pas. Aimez-vous encore cette femme?
+
+--Je suis attaché par-dessus toutes choses à l'accomplissement de mon
+devoir.
+
+--Il n'y aurait devoir que si vous aimiez encore.
+
+--Alors, monsieur le duc, vous êtes de mon avis.
+
+Le duc fit un violent effort sur lui-même. Des larmes vinrent au bord
+de ses paupières. Puis il se leva et ouvrit ses bras à Mérigue en lui
+disant:
+
+--Vous avez raison.
+
+--Merci!... cria Jacques. J'en étais bien sûr.
+
+--Mais à une condition, reprit le duc. Vous devez, tout en gardant le
+silence au sujet des événements qui ont eu lieu, vous devez, dis-je,
+nier énergiquement l'action infâme qui vous est imputée...
+
+--Cela va sans dire.
+
+--Ce n'est pas tout... vous serez vraisemblablement condamné avec un
+pareil système de défense.
+
+--Je m'y attends absolument.
+
+--Eh bien, monsieur, en reconnaissance du pénible service que je viens
+de vous rendre, je vous demande expressément de vous présenter à l'une
+de mes réceptions qui suivra le jugement de l'affaire. J'irai à votre
+rencontre devant tout le monde et bien osé sera l'homme qui ne viendra
+pas vous serrer la main.
+
+--Je vous remercie, monsieur, je n'attendais pas moins de vous, mais je
+ne puis compromettre le chef du parti royaliste. Il me suffira de savoir
+que je garde votre estime.
+
+--Mon admiration, monsieur de Mérigue, mon admiration. Nous ramènerions
+le roi et nous reprendrions l'Alsace avec mille Français comme vous.
+
+Jacques courut immédiatement chez son ami Sermèze pour lui annoncer la
+décision du noble arbitre mis en avant par le baron lui-même. Sermèze
+voulut le retenir à déjeuner.
+
+--Non, lui répondit Mérigue, on pourrait venir m'arrêter pendant ce
+temps là, et je serais désolé qu'on ne trouvât personne.
+
+--Don Quichotte! Don Quichotte! murmurait le baron avec des sanglots
+dans la gorge. Pourquoi la Providence t'a-t-elle fait naître au siècle
+des Prudhommes et des argentiers...
+
+De retour à son domicile Mérigue écrivit à son père:
+
+ «Mon bien cher Père,
+
+ «Je suis faussement accusé d'un délit, et de malheureuses
+ circonstances m'enlèvent tout autre moyen de défense qu'une
+ négation sans commentaires.
+
+ «Supportez comme moi ce nouveau coup de la fortune et surtout
+ croyez invinciblement que votre enfant est resté digne de vous.
+
+ «JACQUES.»
+
+Mérigue, après avoir mis cette lettre à la poste, rentra chez lui pour
+liquider toutes les questions relatives à sa candidature. Il travailla
+jusqu'à une heure assez avancée de la soirée pour faire connaître à ses
+principaux amis et partisans qu'il se retirait purement et simplement.
+Il fit une note exacte des dépenses engagées jusqu'à ce jour et indiqua
+d'une façon minutieuse les divers créanciers auxquels il était redevable
+de la moindre somme.
+
+Puis, toutes choses étant réglées, il se croisa les bras et attendit la
+justice. Son imagination surexcitée s'égara longtemps parmi les étoiles,
+sa perpétuelle chimère, qu'il venait d'approcher et qui s'éloignaient
+sans retour. Et d'un coup d'oeil douloureux et morne, il put mesurer
+l'étroit espace qui sépare un siège à la Chambre de l'escabeau d'une
+prison. Puis, sa pensée se reporta tout à coup en Limousin, dans son
+Mérigue bien-aimé, au milieu de sa famille dont il était le soutien et
+l'espoir.
+
+Seulement alors il pleura.
+
+A neuf heures et demie du soir un coup formidable retentit à sa porte:
+Bon! se dit-il, mon lit est prêt à Mazas. C'est bien. Et il alla ouvrir.
+
+--Le comte Robert de Vaucotte, élève à l'école militaire, candidat
+cavalier, dit une jeune voix qui voulait s'enfler au niveau de la
+foudre.
+
+Mérigue salua légèrement et introduisit son visiteur.
+
+--Je parle, poursuivit Robert, à monsieur Jacques de Mérigue?
+
+--Vous avez cet avantage, monsieur, ou cette mauvaise chance, comme il
+vous plaira.
+
+--L'un et l'autre, monsieur. Je suis le cousin de la duchesse de Largeay
+et vous devez comprendre le but de ma visite.
+
+--Pas du tout, monsieur, je vous assure.
+
+--Il paraît que vous l'avez volée, monsieur.
+
+--Et ensuite, monsieur?
+
+--Je viens vous demander raison de cet acte infâme.
+
+--Tiens, dit Mérigue en regardant le plafond, la note grotesque manquait
+au drame... c'est complet maintenant... le dernier acte doit approcher.
+
+--Vous m'insultez, monsieur, si vous savez tenir une épée et si vous
+avez du sang dans les veines...
+
+--Vous, monsieur le candidat cavalier, si vous aviez un atome de bon
+sens dans la tête, vous n'auriez pas pris la peine considérable de
+monter mes six étages. Si j'ai volé madame la duchesse, vous devez
+savoir qu'on ne se bat pas avec un voleur. Si je ne l'ai pas volée, que
+venez-vous faire ici. Dans les deux cas vous êtes, permettez-moi le mot,
+un tout petit peu ridicule.
+
+--Monsieur!!!
+
+--Oui, monsieur! De plus vous êtes en danger de manquer votre train,
+ce qui vous attirerait une punition sévère et compromettrait peut-être
+votre candidature à la cavalerie. Croyez-moi: une candidature est chose
+fragile. Dépêchez-vous bien vite de redescendre mes cent vingt
+marches. Vous trouverez une station de voitures au coin de la place
+Saint-Germain-des-Prés. Filez. Il n'est que temps.
+
+--Monsieur, nous nous reverrons.
+
+--C'est improbable. Filez donc, vous dis-je.
+
+Passablement stupéfait, Robert se retira.
+
+--C'est curieux, murmurait-il dans l'escalier. Il ne me prend pas plus
+au sérieux que ma cousine.
+
+
+
+
+ XIV
+
+ MAZAS
+
+
+Le lendemain, Jacques reçut la lettre suivante:
+
+ «Monsieur,
+
+ «J'ai appris avec la plus vive douleur que vous n'aviez point
+ profité du retard que j'avais apporté à l'expédition de mon
+ rapport. Il est vraisemblable que vous serez arrêté dans la
+ journée, mais, en tout cas, ce ne sera pas moi qui porterai la
+ main sur vous. Je vous jure, monsieur, que j'ai pensé un
+ instant à mourir, mais, en outre du déshonneur qui s'attache
+ généralement au suicide, j'ai songé au peu d'utilité qu'auraient
+ pour vous les éclats de la cervelle du pauvre Gilet. J'ai trouvé
+ un moyen de mieux vous témoigner ma reconnaissance qui survivra
+ à tous les événements et à toutes les décisions de la justice.
+ Je viens d'adresser ma démission à la Préfecture et ma
+ résolution est irrévocable. Vous devez savoir que le président
+ du tribunal peut autoriser un inculpé à faire présenter sa
+ défense par un de ses parents ou amis. Je brigue l'honneur de
+ plaider pour vous, monsieur, et j'espère bien m'inscrire
+ le premier sur la liste de tous les hommes de coeur qui ne
+ manqueront pas de vous offrir le concours de leur talent. Je
+ vous supplie de vouloir bien accepter ce témoignage de dévoûment
+ d'un homme qui vous doit la vie et qui n'a jamais douté de votre
+ innocence.
+
+ «ANSELME GILET.»
+
+Jacques répondit immédiatement:
+
+ «De tout coeur, Monsieur, mais à une condition: Les avocats ont
+ la coutume toute naturelle d'interroger leurs clients sur les
+ circonstances qui ont accompagné l'acte soumis à l'appréciation
+ des tribunaux. Force m'est de vous prévenir que dans le cas
+ particulier qui me concerne, je ne pourrai me soumettre à cet
+ usage et que vous devrez prendre la parole sans aucun nouvel
+ éclaircissement de ma part, sur la simple donnée des faits et en
+ vous appuyant seulement sur l'opinion de votre conscience.
+ C'est une tâche bien ingrate que je vous impose. Je vous prie de
+ l'accepter telle quelle, puisque vous voulez bien vous charger
+ de mes intérêts.
+
+ «JACQUES DE MÉRIGUE.»
+
+A la réception de cette lettre, M. Gilet crut devoir faire une démarche
+auprès de la duchesse et se rendit à l'hôtel de Largeay. Quoique
+vivement contrariée à l'annonce de ce visiteur, Blanche ne crut pas
+pouvoir lui refuser sa porte.
+
+--Monsieur le commissaire? dit-elle en l'apercevant.
+
+--Non, madame, monsieur Gilet, avocat de M. Jacques de Mérigue.
+
+Blanche tressaillit et resta muette.
+
+--Madame la duchesse, vous savez que le devoir d'un défenseur est
+de s'entourer de tous les renseignements propres à lui faciliter
+l'accomplissement de sa mission. Je ne puis obtenir aucun détail de M.
+de Mérigue. Il nie. Voilà tout.
+
+--Cela ne m'étonne pas, monsieur, dit Blanche avec une expression de
+stupéfaction profonde que M. Gilet ne s'expliqua point.
+
+La duchesse n'avait pas un instant conçu la possibilité de la sublime
+abnégation de Jacques.
+
+Elle pensait qu'il déclarerait simplement la vérité, mais que
+l'invraisemblance de ses allégations ferait hausser les épaules aux
+magistrats instructeurs. Maintenant, elle voyait la grandeur de la
+victime qu'elle immolait, et la colère qui dominait son âme fit une
+légère place au premier cortège des remords.
+
+M. Gilet reprit:
+
+ «Quant à moi, madame, je suis absolument abasourdi et
+ désorienté. Je suis tellement convaincu de l'innocence de M. de
+ Mérigue que je me dérobe par une démission envoyée aujourd'hui
+ même à la tâche qui m'incombait d'opérer son arrestation. J'ai
+ rempli mes devoirs de magistrat en faisant parvenir mon rapport
+ sur les faits constatés aux autorités compétentes; je crois
+ accomplir maintenant mes obligations d'honnête homme en prêtant
+ mon concours au sympathique prévenu. Ma première pensée a été de
+ venir chercher ici les renseignements qu'on me refusait là-bas.»
+
+--Monsieur l'avocat, j'ai tout dit l'autre jour à M. le commissaire,
+répondit Blanche avec amertume; comme vous pouvez le voir à toute heure,
+je vous engage à l'interroger. Je vous trouve osé de mettre en balance
+les négations de M. de Mérigue et les affirmations de la duchesse de
+Largeay.
+
+M. Gilet comprit que son audience était terminée. Il salua la duchesse
+en lui disant:
+
+--Je vous affirme sur l'honneur, madame, que je n'établis aucun
+parallèle entre la valeur de vos deux paroles.
+
+Blanche avait un plan de vengeance absolument défini. Elle comptait
+sur la condamnation de Jacques et se promettait ensuite de demander
+sa grâce, avec la conviction intime qu'elle lui serait accordée.
+L'obtention de la grâce serait, en même temps, un acte d'humanité et une
+marque suprême de dédain. La duchesse estimait aussi vaguement qu'après
+avoir brisé l'homme, après en avoir fait un lépreux et un pestiféré
+moral, elle pourrait peut-être triompher de ses résistances et conquérir
+ses caresses, sinon son amour, quand elle serait seule à lui tendre
+la main, parmi l'universel dédain. Elle se promettait pour lors de lui
+venir en aide, de le contraindre à accepter son appui, et ces vagues
+projets de bienfaisance, après son horrible faux témoignage, calmaient à
+ce moment les cris de sa conscience, encore étreinte par la fureur.
+
+Le soir même, vers cinq heures, deux agents de la sûreté se présentaient
+au domicile de Jacques, porteurs d'un mandat de comparution délivré par
+le juge d'instruction.
+
+Le baron de Sermèze avait voulu assister son ami dans cette terrible
+épreuve et il l'accompagna jusqu'à la porte du Palais-de-Justice.
+Mérigue fut conduit par les gardes dans le cabinet du magistrat chargé
+de l'information qui s'efforça vainement, pendant plus d'une
+heure, d'obtenir des détails sur le fait du vol. Jacques demeurait
+identiquement ce qu'il avait été devant le commissaire.
+
+Il nia l'imputation et se refusa à tout autre renseignement.
+
+Le juge d'instruction convertit alors le mandat de comparution en mandat
+de dépôt, et le candidat royaliste fut conduit et écroué sur le champ à
+la prison de Mazas.
+
+On criait à huit heures sur le boulevard:
+
+--Demandez _l'Écho de Paris_. Les royalistes sont des voleurs.
+Arrestation de Mérigue, candidat royaliste: cinq centimes, un sou. Voir
+les curieux détails; l'arrestation du coupable, un sou.
+
+Le lendemain matin, on lisait dans une grande feuille républicaine:
+
+ «Les réactionnaires n'ont pas de chance. Un de leurs plus
+ brillants candidats, sur lequel ils fondaient de grandes
+ espérances, vient de s'échouer aux bancs de la police
+ correctionnelle, sous l'inculpation hideuse de vol. Nous
+ regrettons vivement que ce scandale ait éclaté quelques semaines
+ trop tôt. Le sieur Mérigue avait, dit-on, les plus sérieuses
+ chances d'être élu dans l'arrondissement le plus aristocratique
+ de la capitale. Pas dégoûtés, messieurs les ci-devant! Il eût
+ été piquant de voir arracher des bancs de la Chambre le coryphée
+ du drapeau blanc. Cette satisfaction nous est refusée. Mais nous
+ avons le ferme espoir que cet accroc subi par un des Éliacins du
+ parti rétrograde éclairera la population saine et impartiale
+ de l'arrondissement en question, et que le candidat républicain
+ ralliera autour de son nom tous les suffrages indépendants et
+ honnêtes.»
+
+Le principal organe des conservateurs se défendait allègrement en jetant
+l'accusé par-dessus bord avant toute décision de la justice: «Ce n'est
+pas d'aujourd'hui que les meilleurs troupeaux sont infestés de brebis
+galeuses, et cela ne prouve rien, sinon que les règles les mieux
+établies sont toujours confirmées par des exceptions. Nous nous
+permettons, en outre, de faire observer à nos adversaires politiques que
+le comité actuel s'est refusé à soutenir la candidature de l'homme qui
+vient de s'effondrer. Il se présentait aux suffrages des électeurs de
+son autorité privée, comme le dernier des pensionnaires de l'Assistance
+publique aurait le droit de se présenter demain, s'il pouvait faire les
+frais nécessaires à une apposition d'affiches. Le sieur Mérigue n'avait
+aucune chance dans sa lutte contre M. Belin, qui réunira certainement la
+majorité des suffrages au premier tour. Le seul effet du krack Mérigue
+sera de nous épargner un scrutin de ballottage.»
+
+Au comité, le baron d'Édelweis se fit voter des félicitations pour avoir
+combattu dès l'abord la candidature Mérigue. L'ordre du jour visait
+sa prévoyance et son flair pratique et le vieux beau souriait dans
+sa longue barbe et remerciait la destinée d'avoir confirmé les
+appréhensions qu'il n'avait jamais eues. De tous côtés, on chercha
+querelle au vicomte d'Escal qui avait enfanté un misérable à la vie
+politique. D'Escal repoussa tant bien que mal les attaques, en rejetant
+toute la responsabilité sur les membres de l'ancien comité, et en
+faisant remarquer qu'il n'avait pas voulu s'associer à la nouvelle
+campagne du candidat prisonnier.
+
+Le duc de Largeay était fortement battu en brèche et répondait:
+«Prenez-vous en à ma femme!» Et les bonnes âmes de s'écrier: «Oh!
+l'ingrat; voler sa bienfaitrice!» On fut très fortement scandalisé de
+voir le duc de Belverana prendre la défense de l'inculpé, et on attribua
+cette attitude à sa répugnance d'avouer une erreur. Les abbés Vaublanc,
+Roubley et Marquiset rompirent des lances terribles avec l'abbé de la
+Gloire-Dieu, qui s'obstinait à nier la possibilité du crime. «Voyez
+ce saint homme, disaient ses confrères, il jeûne au pain et à l'eau et
+n'avoue pas qu'il puisse se tromper!»
+
+Des altercations se produisirent dans plusieurs cafés, dans quelques
+foyers de théâtre, dans deux ou trois clubs à la mode. Le baron de
+Sermèze administra à lui seul une demi-douzaine de soufflets qui, chose
+étrange, ne furent pas suivis d'effusion de sang ni d'éclats de poudre.
+Il est vrai que le baron tirait l'épée comme un spadassin et faisait
+mouche neuf fois sur dix à vingt-cinq pas au pistolet de combat. Robert
+de Vaucotte se vanta d'avoir provoqué Mérigue et de l'avoir fait _caler
+doux_. Théodore de Vannes se glorifia hautement d'avoir combattu la
+première candidature de Jacques. Le R.P. Coupessay, supérieur des
+Oratoriens de la rue de Monceau, se hâta de signifier un congé immédiat
+au jeune professeur, qu'il avait appelé «notre grand Jacques» et qui
+n'était plus que «ce triste Mérigue».
+
+La comtesse douairière de Vannes se demanda avec stupeur comment ce
+vilain homme avait pu être une cause si fréquente d'interruption pour sa
+broderie. Le coup de pied de l'âne fut envoyé à la victime par sa femme
+de ménage, l'altière Hortense, qui déclara par écrit donner ses huit
+jours à monsieur.
+
+La fatale nouvelle était parvenue au repaire noble de Mérigue
+vingt-quatre heures après l'annonce de l'arrestation sur les boulevards.
+Violemment ému par la lettre de son fils, le vieux comte avait été
+complètement écrasé par l'entrefilet du journal conservateur qu'il
+recevait, et qui était conçu en ces termes: «M. de Mérigue, le candidat
+royaliste bien connu, vient d'être écroué à Mazas sous l'inculpation de
+vol. Nous attendons, pour apprécier ce triste événement, les décisions
+de la justice.»
+
+Le vieux comte Joseph ne communiqua à sa femme ni la lettre ni le
+journal. Il emporta l'une et l'autre et s'enfonça dans la profondeur
+des bois. Caroline s'étant mise à sa recherche le découvrit au bout de
+plusieurs heures, embrassant un gros chêne dans ses bras, et la poitrine
+gonflée de sanglots. Il fallut que le chef de la famille se décidât à
+tout avouer et à montrer les quelques lignes de son fils, et le terrible
+alinéa de la feuille publique. Caroline, sans parler, entraîna son mari
+vers l'oratoire où elle passait en prières la plus grande partie de ses
+journées. Les deux époux y demeurèrent longtemps inclinés et prosternés
+aux pieds du Dieu sévère, qui permettait à la Destinée d'empoisonner
+ainsi leur vieillesse. Au repas du soir, on fit connaître aux trois
+soeurs l'effroyable accusation qui pesait sur leur frère bien-aimé.
+Jacqueline éclata en pleurs, mêlés d'un rire nerveux.
+
+--Mon petit Jacques, qui doit ramener le Roi, dit-elle, un voleur! je ne
+croirai jamais cela.
+
+--Quelle infamie! s'écria l'ardente Mathilde, ce sont tous les
+misérables communards de Paris qui l'ont accusé pour s'en débarrasser;
+cela ne peut pas s'expliquer autrement.
+
+--Certainement; notre frère ne peut être coupable, reprenait la sage
+Marianne, mais en pareille matière le plus simple soupçon est déjà une
+catastrophe. Quelle que soit l'issue de l'accusation, Jacques ne pourra
+demeurer à Paris. Sa carrière, qui s'annonçait fort avantageuse, est
+définitivement brisée. Nous n'avons donc plus à compter sur aucune
+ressource de son côté. Il faut songer au contraire à le recevoir ici, et
+à l'y soigner de notre mieux.
+
+--Comment, répliqua Jacqueline, tu crois qu'il ne se relèvera pas? Il
+s'était bien relevé de son échec au Conseil municipal, puisqu'il allait
+être nommé député.
+
+--Jacqueline a raison, dirent à la fois Mathilde et le vieux comte.
+
+--Rien n'est impossible avec le secours de la providence divine, affirma
+Caroline. Il faut faire violence au ciel par nos instances et nos
+supplications.
+
+--Il faut d'abord, reprit Marianne, interrompre toutes les réparations
+que nous avons commencées, et prendre le plus tôt possible des
+arrangements pour solder les dépenses déjà faites.
+
+--Que dis-tu là, ma fille! interrompit Joseph de Mérigue; et mes vignes,
+qui me donneront un jour deux cents barriques de vin; et ma truffière,
+que je suppose devoir être en plein rapport d'ici deux ans.
+
+--Et notre frère bien-aimé qui triomphera des méchancetés et des
+calomnies! dit énergiquement Jacqueline.
+
+A ce moment Pierrille et Jeannette arrivèrent pour la prière du soir:
+
+Il faudra bien prier pour Monsieur Jacques, dit la pieuse Caroline d'une
+voix triste et lente.
+
+--Notre Monsieur est malade? demandèrent à la fois les deux domestiques.
+
+--Non, mes amis, répondit Caroline qui ne savait pas mentir.
+
+Alors les fidèles serviteurs eurent la claire intuition d'un grand
+malheur planant dans l'air. Leurs visages fatigués prirent une
+expression de lourde tristesse, et ils pleurèrent silencieusement en
+s'agenouillant sur les dalles.
+
+
+
+
+ XV
+
+ L'INFLUENCE DU COMMISSAIRE
+
+
+A la sixième chambre on avait rarement vu un pareil encombrement. Depuis
+les plus jolies comtesses des deux faubourgs jusqu'aux reporters des
+moindres feuilles, en passant par la nuée des avocats et des simples
+stagiaires, le public habituel des représentations judiciaires se
+trouvait au grand complet. La partie de l'auditoire dont la curiosité
+se trouvait le plus vivement surexcitée, était naturellement l'éternel
+féminin. Toutes les jeunes femmes un peu à la mode s'étaient exténuées
+d'amabilité envers le président pour obtenir des cartes, et pouvoir
+contempler le visage de ce prévenu dont on parlait tant, et que les
+gazettes dépeignaient comme possédant toutes les qualités d'aspect,
+d'allures, qui séduisent et conquièrent le sexe faible. Deux hommes
+émargeaient au sein de cette foule hétérogène: Mérigue et son défenseur.
+Jacques, entièrement vêtu de noir, l'oeil fier, la tête haute, le visage
+grave et légèrement mélancolique, avait plutôt l'air d'un accusateur que
+d'un inculpé. Debout à ses côtés, Monsieur Gilet, la figure contractée,
+les yeux hagards, la figure pâle, semblait en proie à une insurmontable
+émotion. Ce qu'il y avait de plus à remarquer était l'absence de la
+duchesse. Elle avait prévenu par lettre le président, qu'étant très
+souffrante, il lui serait impossible de paraître aux débats, qu'au
+surplus elle n'avait rien à ajouter au rapport de M. le commissaire et à
+sa propre déposition revêtue de sa signature.
+
+L'interrogatoire fut excessivement court. Mérigue déclina ses noms et
+qualités, nia péremptoirement le vol, et refusa de répondre à toutes les
+questions subséquentes qui lui furent adressées. L'audition des témoins
+ne fut pas non plus bien longue. Lecture fut donnée de la déclaration de
+la duchesse, après quoi l'on dut passer aux témoins à décharge. Quelques
+amis de Mérigue, entre autres le baron de Sermèze, apportèrent à la
+barre l'éloge du prévenu, et détaillèrent ses antécédents de travail,
+d'économie, de constante probité. La tâche du procureur de la République
+n'était pas bien difficile en présence d'un prévenu qui persistait à se
+renfermer dans un silence inexplicable. Le réquisitoire rendit hommage à
+la vie antérieure de Jacques, et réédita cette rengaine vieille comme la
+Basoche: «Un criminel est honnête homme jusqu'au moment où il accomplit
+son crime.» L'organe du Parquet ne réclama pas, du reste, une bien
+grande rigueur, et s'en remit complètement aux juges sur la durée de la
+peine à infliger. Mais il réclama l'emprisonnement, la notoriété
+récente dont jouissait l'inculpé nécessitant plutôt la sévérité que
+l'indulgence. Le représentant du ministère public termina sa harangue
+par des considérations prudhommesques sur la fragilité des réputations
+amenées par un ouragan, et emportées par une tempête. Il invita les
+jeunes gens ambitieux à méditer sur cette catastrophe, et à tendre au
+but de leur vie plutôt par une longue suite de travaux modestes, que par
+de vains coups de canon.
+
+La parole fut donnée au défenseur: Messieurs les juges, s'écria M.
+Gilet, il faudrait à la cause que je plaide le plus éminent des membres
+du barreau, non que l'innocence de mon honorable ami, M. de Mérigue, ne
+soit certaine et évidente, mais pour esquisser en termes dignes d'elle
+la noble et sympathique figure d'un prévenu qui purifie et illustre, en
+s'y asseyant, le banc d'ignominie. A défaut d'éloquence je vous
+apporte un fait inouï dans les annales de la police correctionnelle: un
+commissaire résignant ses fonctions pour défendre l'inculpé dont il a
+procuré l'arrestation. Les longues années pendant lesquelles j'ai exercé
+ma pénible charge m'ont donné une expérience et un coup d'oeil qui ne
+sont guère susceptibles de s'abuser. Or, Messieurs, sur mon honneur de
+fonctionnaire irréprochable, sur ma conscience d'homme intègre et de
+citoyen n'ayant jamais failli, je vous affirme avoir décelé en M. de
+Mérigue l'attitude d'une victime pure et résignée, et dans l'accusatrice
+qui n'a point osé soutenir elle-même ses allégations devant vous....
+que sais-je? une ennemie qui se venge et qu'assiège déjà l'invasion des
+remords. Le silence obstiné de l'inculpé, où M. le président voit un
+aveu, ne serait-il point par hasard une abnégation sublime, l'inertie
+d'un être miséricordieux qui se laisse immoler pour ne pas tuer en
+se défendant, l'héroïque urbanité d'un galant homme qui, pour ne pas
+effleurer la chair d'une femme de la moindre égratignure, renonce à
+parer ses coups de poignards? S'il m'était donné de soulever le voile
+mystérieux qui recouvre ce drame, l'accusé, j'en ai la persuasion
+intime, deviendrait un formidable accusateur. C'est l'infinie
+délicatesse de M. de Mérigue qui oppose sans doute à nos investigations
+un formidable rempart. Admirons ce sentiment chevaleresque, mais
+refusons de nous en rendre les complices.»
+
+Ces quelques paroles émues, quoique dépourvues du moindre argument,
+impressionnèrent vivement les juges. Mais M. le procureur de la
+République répondit spontanément: «M. de Mérigue a sauvé la vie à
+M. Gilet. Ce que vous venez d'entendre n'est point l'exposé de la
+conviction du défenseur, mais l'explosion de sa reconnaissance. M. Gilet
+a accompli une série d'actes qui l'honorent au premier chef, mais qui ne
+sauraient empêcher le tribunal de faire son devoir.»
+
+L'ancien commissaire de police comprit sur le champ, que cette simple
+phrase du ministère public détruisait tout l'effet de sa harangue. Il se
+leva pour répondre, mais la claire vue du danger couru par son sauveur
+lui fit perdre le fil de ses idées et une violente angoisse l'étreignit
+à la gorge. Il fit quelques gestes indignés sans parvenir à articuler
+une parole, et retomba bientôt abîmé et anéanti sur son banc. La cause
+était perdue. Le tribunal, après une très courte délibération, et
+prenant d'ailleurs en considération les bons antécédents de l'inculpé
+et le manque de netteté des témoignages accusateurs, condamna simplement
+Jacques de Mérigue à deux mois de prison.
+
+Le greffier l'avertit ensuite qu'il ne serait point immédiatement
+incarcéré, et qu'il avait quinze jours pour se constituer prisonnier
+sans préjudice de son droit d'appel. Le condamné haussa les épaules, et
+sortit au bras du baron de Sermèze. Les deux amis traversèrent la foule
+accablés de regards méprisants, et se dirigèrent lentement vers la rue
+des Saints-Pères. Ils ne tardèrent point à être rejoints par M. Gilet
+qui engagea instamment Mérigue à faire appel. Tout en remerciant son
+défenseur avec effusion, le poète refusa catégoriquement de se pourvoir.
+
+--Eh bien, lui dit M. Gilet, je vous ferai gracier.
+
+Jacques secoua tristement la tête.
+
+Quand il arriva à l'entrée du quartier Saint-Barthélémy, il fut pris
+d'un invincible sentiment de douleur et de honte. Il lui sembla que
+tous les passants l'écrasaient sous le dédain de leurs regards. Il vit
+quelques manoeuvres occupés à arracher et à lacérer ses affiches dont
+les déchirures jonchaient le sol ou roulaient au ruisseau, comme les
+débris de sa fortune et de sa vie. Il entendit ce bout de conversation
+entre deux afficheurs de M. Belin.
+
+--Eh bien, dis donc, Polyte?
+
+--De quoi, mon vieux briscard?
+
+--T'as pas besoin de faire attention aux pancartes du Mérigue, tu peux
+les sabrer, va!
+
+--Est-ce qu'il est parti pour le champ des navets?
+
+--C'est tout comme... le bourgeois-là était tout bonnement un voleur. On
+l'a jugé, il y a cinq à six jours.
+
+--Euh! malheur... Il devait se présenter à la Nouvelle...
+
+--De quoi, à la Nouvelle?... Les copains n'en voudraient pas...
+
+Tout à coup Sermèze et Mérigue se rencontrèrent nez à nez avec le
+vicomte d'Escal. Le bonhomme terrifié détourna vivement la tête,
+et voulut se sauver par une rue latérale. Mais son mouvement fut si
+brusquement maladroit qu'il glissa, s'entrava avec son parapluie, et la
+rotondité de son petit corps aidant, s'épata lourdement sur le trottoir.
+Sermèze, qui n'était pourtant pas en veine de gaîté, partit d'un éclat
+de rire.
+
+--Tu n'es pas charitable, mon vieux, lui dit Jacques. Va-t'en donc aider
+ce brave membre du comité à se remettre sur ses pattes. Je t'attends là.
+Il ne voudrait pas de mon secours.
+
+Le baron accéda par curiosité au désir de son ami, et s'avança vers le
+vicomte d'Escal, encore tout ébahi de sa chute, et tout honteux d'avoir
+balayé l'asphalte avec sa noble redingote:
+
+--Eh! bonjour, cher ami, s'écria le vicomte. Vous me rencontrez en
+mésaventure. Quel excellent hasard me procure le plaisir de vous voir...
+La baronne de Sermèze se porte toujours comme vous voulez? La vicomtesse
+d'Escal meurt d'envie de la voir. Quand vous verrons-nous donc tous
+deux à nos petites soirées du mardi?... Dieu! je suis sale!... Comme ces
+voies sont boueuses et mal entretenues sous cette vilaine république...
+excusez-moi... je suis toute crotté... je me sauve chez moi. Ravi, cher
+baron, de vous avoir rencontré, mes hommages à la baronne. Au revoir. A
+bientôt, adieu...
+
+Sermèze ne put intercaler la moindre syllabe, et l'ancien patron de la
+candidature Mérigue détala au petit galop de ses jambes trop courtes, en
+tenant cette fois le milieu de la chaussée, et en brandissant, sans la
+moindre intention belliqueuse, son parapluie inoffensif.
+
+Les deux amis rencontrèrent encore quelques personnages de leur
+connaissance qui affectèrent de regarder le firmament, entre autres
+un ancien chef de service de l'instruction publique, soupçonné de
+malversations, et qui, à l'aspect de Mérigue, détourna sa face honnête,
+rasée de frais en un majestueux mouvement de pudeur. Soudain un prêtre
+s'avança, qui tendit bravement la main à Jacques. C'était l'abbé de la
+Gloire-Dieu.
+
+«Je vous tiens pour innocent, mon bon Jacques, lui dit-il d'une voix
+entrecoupée, et je puis encore quelque chose pour vous. J'espère d'ici
+peu de jours vous annoncer une bonne nouvelle. Courage et espoir, mon
+cher enfant.»
+
+Quand Jacques et Sermèze entrèrent dans la maison de la rue des
+Saints-Pères, ils furent insolemment toisés par le concierge dont la
+dignité offensée par la vue de son locataire condamné parut subir une
+violence cruelle.
+
+Sermèze répondit à l'attitude froissée du pipelet, par un regard si peu
+sympathique, que le représentant du propriétaire se retira brusquement
+dans sa loge, et s'y enferma à double tour. L'ascension des cent vingt
+marches fut la dernière période de la voie douloureuse.
+
+On croisa dans l'escalier plusieurs locataires qui prirent de grandes
+mines sévères. Sur le palier même de Mérigue, un employé de commerce,
+son voisin, le regarda sans le saluer. Au moment où ils entraient dans
+le logement, les deux amis s'entendaient rappeler par une voix perçante
+et criarde qui montait du rez-de-chaussée.
+
+--Eh là-haut. Eh donc là-haut!
+
+--Qu'y a-t-il? demanda Sermèze.
+
+--Le propriétaire vous donne congé, répondit la voix dépourvue
+d'harmonie.
+
+--Ah! dit Mérigue avec un soupir de dégoût, le proverbe parle du coup
+de pied de l'âne au singulier. Voilà le dixième que je reçois depuis une
+heure... je n'ai rencontré sur ma route que des aliborons scandalisés.
+
+--C'est pas tout ça, mon pauvre vieux, reprit Sermèze, que vas-tu faire
+maintenant?
+
+--Maintenant?... je vais attendre la quinzaine pour me constituer
+prisonnier.
+
+--Mais en attendant tu ne vas pas rester désoeuvré?...
+
+--Jamais de la vie.
+
+--A quoi vas-tu t'occuper?
+
+--Je vais achever ma Rédemption des Damnés, puisque la politique et le
+professorat me laissent des loisirs.
+
+::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::
+
+La duchesse Blanche avait été informée par exprès de la sentence
+prononcée par le tribunal correctionnel.
+
+La vengeance était assouvie, elle pouvait maintenant songer à jouer son
+rôle de souveraine clémente.
+
+Sa colère s'était peu à peu dissipée dans son âme, et sa passion
+inapaisée commençait à y rentrer en compagnie du repentir, Blanche se
+fit belle comme à ses plus beaux jours de gala; elle revêtit une robe de
+damas rouge, et surchargea son cou, ses bras et ses mains des joyaux les
+plus splendides. Le duc de Largeay étant survenu par aventure:
+
+--Où allez-vous donc comme cela, ma chère?...
+
+--A la direction des grâces, mon ami.
+
+--Cette direction, duchesse, se trouve depuis longtemps entre vos mains.
+
+--Oh! vous êtes galant aujourd'hui, je crois, Dieu me damne, que vous me
+confondez avec Mlle Zoé.
+
+--Oh! méchante!... Laquelle de vos sujettes allez-vous chercher?...
+
+--Trêve de calembours, mon ami, je vais demander la grâce de M. de
+Mérigue.
+
+--Vous avez perdu le sens... je n'y comprends plus rien.
+
+--Consolez-vous... vous n'y avez jamais rien compris.
+
+--Vous l'avez donc fait condamner pour vous donner la satisfaction de
+lui pardonner ensuite.
+
+--Eh! eh! peut-être bien!
+
+--Ce sont les jeux de reine.
+
+--Qui valent bien le jeu de l'oie, j'imagine.
+
+--Vous êtes vraiment ravissante ainsi. Je dînerai ce soir avec vous.
+
+--Non, non, mon ami. On vous traiterait d'infidèle de l'autre côté de
+l'eau.
+
+La duchesse descendit alors dans la cour, se jeta au fond d'un coupé
+bleu, attelé de deux alezans rapides, en disant au valet de pied:
+
+--Place Vendôme, au ministère de la justice.
+
+Le duc de Belverana se trouvait déjà auprès du directeur des affaires
+criminelles. Il dit tout le bien qu'il put imaginer de Mérigue sans
+toutefois faire la plus petite allusion au grand secret qui lui était
+confié. Le chef de service l'écouta avec déférence et lui répondit:
+
+«Je ne demande pas mieux, monsieur le duc, que de faire un rapport
+favorable à vos désirs, mais le condamné doit au préalable épuiser les
+juridictions. Qu'il aille d'abord en appel. Nous verrons ensuite.»
+
+Le duc en sortant croisa Blanche de Largeay dans les corridors du
+ministère. Il la salua le plus gracieusement du monde, lui demanda des
+nouvelles de sa santé, et ne lui souffla pas un mot du motif
+identique qui les avait amenés tous deux dans les antichambres de
+l'administration. La duchesse demeura près d'une heure avec le directeur
+des grâces. Elle essaya de toutes les instances et de toutes les
+supplications, mais se heurta constamment à la même réponse: «Qu'il
+fasse d'abord appel, nous verrons ensuite...» Comme elle sortait toute
+courroucée avec des larmes de dépit dans les yeux, elle rencontra
+M. Gilet qui se précipita sans la saluer dans le cabinet du chef de
+service. Il en sortit au bout de quelques minutes, et la duchesse
+entendit ces paroles prononcées par le directeur:
+
+--Très bien, mon cher commissaire, je vais faire préparer les lettres de
+grâce dès que le dossier de l'affaire me sera parvenu du tribunal. D'ici
+trois jours, le décret sera revêtu de la signature du président de la
+République. Vous pouvez d'ores et déjà en aviser votre protégé.
+
+La duchesse courut au devant de l'ancien commissaire.
+
+--Vous avez dû être diablement éloquent, lui dit-elle, je n'ai pu, moi,
+me faire écouter de ce monsieur.
+
+--Non, madame la duchesse, répondit M. Gilet, l'éloquence n'est pas mon
+fort. Je suis simplement un honnête homme qui se sacrifie à ceux qu'il
+aime, au lieu de les immoler à sa jalousie ou à ses ressentiments.
+
+
+
+
+ XVI
+
+ LE RENDEZ-VOUS
+
+
+Ce même soir, suivant sa promesse, le duc de Largeay, qui était en
+délicatesse avec Zoé, vint dîner chez sa femme. Blanche n'apprécia guère
+cette rare amabilité, d'autant plus que son mari la taquina tout le
+temps du repas au sujet de sa démarche au ministère de la justice.
+
+--Eh bien, chère amie, avez-vous réussi dans vos intentions
+miséricordieuses?
+
+--Parfaitement, cher duc.
+
+--Vous allez rendre ce jeune drôle aux douceurs de la liberté?
+
+--Certainement. Ce sera fait sous trois jours.
+
+--Vous aurez la bonté de m'indiquer la conduite que je dois tenir envers
+lui. Faut-il le provoquer, lui trouver un éditeur, lui loger une
+balle dans la tête, lui faire des excuses, le souffleter, patronner sa
+candidature, le tuer, le ressusciter, le calotter, l'adorer...
+
+--C'est vrai tout de même, mon pauvre ami, vous avez à peu près fait
+tout cela.
+
+--Si vous m'en gardiez au moins un atôme de reconnaissance.
+
+--Oh! duc, c'est vous qui me devez de la gratitude pour les services que
+je vous demande.
+
+--C'est juste. Merci de me rappeler aux vrais principes de la
+galanterie. Mais enfin, veuillez, de grâce, me faire connaître quel
+visage il me faudra faire à votre voleur favori, la prochaine fois que
+j'aurai l'heur de le voir?
+
+Blanche était profondément vexée de voir son mari la «blaguer».
+Elle essayait bien de lui riposter par quelques-unes de ses pointes
+habituelles, mais son état de préoccupation émoussait les traits les
+plus acérés de son carquois.
+
+Contrairement à ce qui se passait d'ordinaire, le duc, ce soir-là, eut
+un avantage marqué sur la duchesse et parvint, en très peu de temps, à
+l'exaspérer. Aussi, quand il lui fit la proposition de passer la soirée
+avec elle ou de l'emmener dans le monde, provoqua-t-il cette simple
+réponse, sèchement formulée:
+
+--Allez donc à votre club, ou à votre...
+
+--Ou à mon...
+
+--Ne m'agacez pas... ou je vous lâche le mot... Bonsoir.
+
+Le duc sortit le sourire aux lèvres.
+
+Quelques minutes après on apportait à la duchesse une lettre dont elle
+reconnut l'écriture et qu'elle décacheta fiévreusement. Elle lut:
+
+ «Ma chère cousine,
+
+ «Nous avons demain une permission de minuit. Pourrai-je obtenir
+ l'insigne faveur d'être de nouveau choisi par vous comme lecteur
+ extraordinaire? J'ose vous assurer que je mérite bien quelque
+ amabilité de votre part: Je suis allé l'autre jour, par amour
+ pour vous, tirer les oreilles à ce misérable Mérigue qui a filé
+ doux comme un agneau, et a péremptoirement refusé de se mesurer
+ avec moi sur le terrain. A demain, chère cousine.
+
+ «Veuillez d'un tout petit mot accueillir ma très humble
+ supplique.
+
+ «Votre affectionné cousin,
+
+ «ROBERT».
+
+La duchesse répondit à son médiateur plastique:
+
+ «Venez à neuf heures et demie.»
+
+ «VANNES, DUCHESSE DE LARGEAY.»
+
+ «_P.S._--Soyez un peu vraisemblable dans le récit de vos
+ prouesses.»
+
+Blanche, à la lecture de l'épître élaborée par son jeune parent, le
+dépit et l'agacement aidant, fut prise tout à coup du désir très net
+de renouveler la pantomime galante du dimanche précédent, en y ajoutant
+même quelques fioritures encore inédites. Quant à Robert de Vaucotte, il
+n'eut pas plus tôt lu la réponse affirmative de sa cousine qu'il prit le
+solennel engagement devant la poignée de son sabre de ne pas se laisser
+berner comme la dernière fois et d'obtenir de plus sérieuses faveurs...
+
+Blanche attendit l'heure qu'elle avait fixée au candidat cavalier en
+dînant seule au cabaret du Lion-d'Or, à l'effet d'émoustiller un peu son
+humeur tant par la nourriture pimentée des mets de restaurant que par
+l'éclat des lumières et le va et vient des jeunes élégants autour du
+linge éclatant des petites tables.
+
+Cependant l'abbé de la Gloire-Dieu avait résolu ce soir-là d'avoir une
+entrevue avec la duchesse pour éclaircir l'affaire si étrange du procès
+Mérigue, et tâcher, par suite des renseignements qu'il pourrait obtenir,
+d'être de quelque utilité à son pauvre ami. Sans prévoir la vérité
+des faits dans son intégralité monstrueuse, il connaissait assez les
+personnages du drame qui venait de se dérouler, et en particulier la
+duchesse, sa pénitente, pour avoir la certitude morale de l'innocence de
+Jacques, et de quelque trame machiavélique ourdie par Mme de Largeay.
+Il ne s'arrêta point à la considération que sa visite vespérale pourrait
+être critiquée. Après avoir terminé sa journée d'apôtre et rempli toutes
+les obligations de son ministère paroissial, il allait droitement et
+simplement accomplir ce qu'il croyait une bonne oeuvre, sans s'inquiéter
+de ce que les malveillants seraient capables de dire ou de penser.
+
+L'abbé se présenta à neuf heures à l'hôtel de Largeay et se fit
+introduire d'autorité dans le salon, où il trouva déjà couché sur un
+divan le jeune Robert de Vaucotte. Robert s'était jadis confessé au
+premier vicaire de Saint-Barthélémy, il le respectait et le craignait;
+son désappointement égala sa gêne quand, au lieu des volants de soie
+rouge qu'il attendait, il vit onduler à ses yeux les plis noirs de la
+soutane du prêtre.
+
+--Vous ici, Robert, seul à cette heure! Que faites-vous, mon enfant?
+demanda l'abbé de la Gloire-Dieu.
+
+--Ah! bonjour, monsieur l'abbé... je suis bien charmé... je ne pensais
+pas à vous... J'attends ma cousine qui va venir à neuf heures et demie.
+
+--Je vous conseille de vous retirer, mon enfant. J'ai de graves
+questions à traiter avec la duchesse.
+
+--Mais elle m'a donné rendez-vous, monsieur l'abbé.
+
+--Eh bien, dit le vicaire en fronçant le sourcil, je me charge de lui
+dire que je vous ai renvoyé.
+
+--Mais, monsieur l'abbé... monsieur l'abbé...
+
+--Laissez-moi seul ici, Robert, retirez-vous, mon enfant.
+
+Vaucotte n'osa point résister à l'injonction de l'abbé, prononcée d'une
+voix ferme et douce.
+
+Il sortit lentement du salon et alla se blottir dans la salle à manger
+en se disant: «Quand il aura fichu le camp, je reviendrai. En voilà
+encore un qui ne me prend guère au sérieux.»
+
+A neuf heures et demie très précises, le coupé de la duchesse s'arrêta
+devant le perron de l'hôtel. Elle en sortit leste, pimpante, éméchée,
+jeta précipitamment son chapeau et sa casaque dans l'antichambre et
+demanda au laquais de service:
+
+--M. le comte de Vaucotte est-il arrivé?
+
+--Oui, madame la duchesse, lui fut-il répondu.
+
+Elle s'élança dans le salon: La haute et maigre silhouette de l'abbé
+de la Gloire-Dieu émergeait seule parmi le clair obscur des lampes
+baissées.
+
+La duchesse poussa un petit cri de surprise désagréable.
+
+--J'ai à vous entretenir d'une importante question, madame, dit le
+premier vicaire, aussi me suis-je permis de me présenter devant vous à
+une heure un peu insolite. Je compte que vous voudrez bien m'excuser?
+
+--Certainement, monsieur l'abbé... Excusez vous-même mon étonnement.
+J'attendais... un de mes cousins.
+
+--Je l'ai trouvé ici, madame, il n'y a pas vingt minutes. Je connais
+très bien Robert... bon enfant, un peu trop léger, peut-être... Bref,
+il eût empêché ou gêné notre entretien. Je l'ai prié de se retirer. Il a
+déféré au voeu que je lui exprimais.
+
+--Ce nigaud de valet de chambre qui me dit que mon cousin est là, et
+ne m'avertit pas même de votre présence, observa Blanche sur un ton peu
+gracieux.
+
+--Ne grondez pas vos gens, madame la duchesse. Ils ont rempli toutes
+leurs instructions. J'ai même eu quelque difficulté à pénétrer
+jusqu'ici, mais j'étais décidé à forcer la porte.
+
+--Êtes-vous belliqueux ce soir, dit Blanche en essayant de sourire.
+
+--Oh! madame, reprit l'abbé; ce que j'ai à vous dire est très sérieux.
+
+--Ah! fit Blanche anxieuse et intimidée.
+
+--Ma chère enfant, excusez cette appellation peu mondaine, mon âge me
+donne quelque droit à l'employer... Je vous ai baptisée, je vous ai fait
+faire votre première communion. Vous voulez bien vous adresser à moi
+de temps en temps pour éclairer et diriger votre conscience... Ne voyez
+toutefois en ce moment ni le prêtre, ni le confesseur, ni le directeur,
+mais un ami... affligé; un de vos meilleurs amis, j'en puis jurer, l'ami
+de votre âme.
+
+Blanche, troublée, ne répondit rien. L'abbé poursuivit:
+
+--Vous avez accusé M. de Mérigue d'une action infâme, je vous adjure, au
+nom du Dieu qui nous entend et qui nous jugera, de m'avouer la vérité.
+
+La duchesse garda le silence.
+
+--Vous vous taisez, mon enfant. C'est là un aveu d'une formidable
+éloquence, je l'interprète ainsi: «J'ai porté contre ce jeune homme une
+accusation calomnieuse.» Niez un peu, je vous prie. Niez donc... vous
+vous taisez... Une troisième fois, par Jésus-Christ notre Seigneur,
+opposez-moi une négation si vous n'êtes point coupable... Rien, rien...
+quel crime horrible, mon enfant!... Maintenant, pourquoi avez-vous
+commis cet acte odieux?
+
+--Oh! monsieur l'abbé, je me sens bien souffrante!...
+
+--Pourquoi avez-vous commis ce forfait? M. de Mérigue vous aimait...
+Vous l'aimiez peut-être... N'est-il pas vrai?
+
+--Monsieur l'abbé, vous me torturez.
+
+--Encore un aveu, ma pauvre enfant... mais ce jeune homme autrefois
+était en droit de vous aimer, et vous-même pouviez lui rendre amour
+pour amour. Vous êtes aujourd'hui la duchesse de Largeay. Il vous est
+interdit de penser l'un à l'autre.
+
+--Oh! monsieur l'abbé, de grâce...
+
+--Il fallait l'épouser, si vous l'aimiez... Du jour de votre mariage
+votre devoir était de l'oublier comme il vous a oubliée lui-même.
+
+--Il m'a oubliée!... il m'a oubliée... que dites-vous?...
+
+--Calmez les cris de vos passions. Vous n'avez plus le droit de faire
+entendre que les gémissements de votre pénitence. Que s'est-il passé
+entre vous? Je l'ignore. Toujours est-il que vos sentiments illicites
+probablement repoussés par cet honnête homme...
+
+--Il vous a donc tout dit?
+
+--Rien, mon enfant, rien. Laissez-moi poursuivre; je disais que votre
+amour déshonnête, probablement repoussé, avait dû, sous l'influence de
+quelque accès de folie, se transformer en un mouvement de colère féroce.
+Quand nous laissons dominer notre âme par ces deux passions, la
+luxure et la violence, il n'y a pas de monstruosités dont nous soyons
+incapables. Et vous, madame, enfant de Dieu et de l'Église, élevée par
+une mère chrétienne, croyant à notre sainte religion et la pratiquant,
+vous, placée au sommet de l'échelle sociale pour donner l'exemple aux
+faibles et aux petits; vous, dont les mains servent de canal aux divines
+aumônes; vous, qui faites chaque matin votre prière devant le crucifix,
+et qui courbez votre front dans l'ombre des temples; vous, qui
+vous indignez contre les blasphèmes proférés et contre toutes les
+profanations accomplies dans le monde; vous, qui n'avez pas assez
+de dégoûts et assez de flétrissures pour stigmatiser la débauche des
+malheureuses qui meurent de faim; vous, la duchesse de Largeay, infidèle
+à votre foi, à votre honneur, à votre Dieu, vous précipitez de gaieté de
+coeur dans un abîme d'opprobre, un homme irréprochable, parce qu'il vous
+respecte, vous ayant aimée!
+
+--Purifiez-moi, mon père, sanglota la duchesse brisée.
+
+--Je ne le puis en cet instant et en ce lieu. Venez me trouver demain
+à l'église. Je suis venu ce soir essayer d'éveiller au fond de votre
+conscience les échos de nos enseignements et de nos exhortations.
+Je bénis le Seigneur, car je ne crois pas avoir parlé en vain.
+Répondez-moi, êtes-vous coupable et vous repentez-vous?
+
+--Oui, mon père, soupira Blanche à voix basse.
+
+--Bien, mon enfant, mais sachez que ceci n'est rien. Il faut expier
+et réparer. Je vous épouvanterais si je vous exposais comment les
+chrétiennes des temps anciens auraient fait pénitence de pareilles
+indignités. Qu'auriez-vous cependant à m'objecter si je vous disais:
+«Pour recevoir l'absolution, vous confesserez à la justice toute
+l'étendue de votre crime, vous consentirez à être avilie à tous les
+yeux, vous subirez dans quelque prison obscure, côte à côte avec la
+lie des misérables, la peine édictée dans les codes humains contre la
+calomnie et le faux témoignage; après cette expiation préliminaire et
+insignifiante, vous revêtirez une robe de bure dans un monastère de
+carmélites, et, séparée à jamais du monde par une grille de fer, vous
+pleurerez toute votre vie la honte et l'horreur de votre forfait.»
+Dites-le-moi, en vérité, si je vous tenais un pareil langage,
+trouveriez-vous dans votre coeur ou dans votre conscience la force de me
+répondre: «Mon Père, vous dépassez la volonté de Dieu!»
+
+--Grâce, grâce! murmurait la duchesse agenouillée.
+
+--Debout, madame, vous ne pouvez rester ainsi... Eh bien! si vous
+eussiez vécu au temps de la primitive Église, une pénitence semblable
+vous eût été imposée. Mais Dieu proportionne la rigueur de ses ordres à
+l'abaissement de nos caractères et à la lâcheté de nos moeurs... Voici
+la réparation que je vous demande d'accorder à votre victime... Vous
+m'autoriserez verbalement à écrire à sa famille désolée, que M. de
+Mérigue a été condamné sur de fausses apparences, et que le fait qui a
+donné lieu aux poursuites est tout entier à son honneur. J'ajouterai
+que l'auteur, repentant des infortunes de ce jeune homme, m'a chargé
+expressément d'être auprès des siens l'interprète de la vérité...
+
+--Mon père, répondit la duchesse, qu'il soit fait ainsi que vous le
+décidez.
+
+--Et maintenant, ma pauvre enfant, priez le bon Dieu qu'il vous
+pardonne...
+
+L'abbé de la Gloire-Dieu se leva sur ces dernières paroles. Il salua la
+duchesse anéantie et sortit lentement. Quand il se fut éloigné, Blanche
+entendit un pas rapide approcher du salon. La porte s'ouvrit bientôt.
+C'était Robert de Vaucotte.
+
+--Ah! chère cousine, s'écria-t-il, vous êtes enfin libre!
+
+La duchesse considéra le Saint-Cyrien avec la stupeur d'une personne
+qui passerait subitement de l'audition du _Dies iræ_ à l'exécution d'un
+opéra bouffe. Elle laissa errer sur le futur cavalier un regard empreint
+d'une compassion dédaigneuse.
+
+--Eh bien! cousine, poursuivit Robert, quelle lecture désirez-vous que
+je fasse ce soir?
+
+Blanche lui répondit:
+
+--Lisez donc dans votre _Indicateur_ l'heure prochaine du train de
+Versailles!
+
+
+
+
+ XVII
+
+ MISÉRICORDE!
+
+
+En sortant du Ministère de la justice, M. Gilet s'était immédiatement
+rendu auprès de Jacques et lui avait fait connaître qu'il allait être
+gracié. Une scène émouvante eut lieu entre ces deux hommes que des
+circonstances bien singulières avaient réunis par les liens de l'amitié.
+
+L'ancien commissaire, qui avait espéré un acquittement, n'estimait
+point avoir payé sa dette de reconnaissance et accusait lui-même son
+impuissance et son incapacité.
+
+Le poète, au contraire, peu habitué à voir pratiquer autour de lui des
+actes d'abnégation, était profondément touché à l'aspect de cet homme
+qui venait de briser sa carrière pour venir le défendre.
+
+--Si l'un de nous reste l'obligé de l'autre, dit-il à M. Gilet, c'est
+moi sans aucun doute. Le service que je vous ai rendu m'a coûté un
+simple geste, un mouvement de bras, le premier passant venu eût agi de
+même, tandis que vous vous êtes sacrifié, et je déclare hautement que je
+ne connais pas deux hommes au monde capables de tenir une conduite comme
+la vôtre.
+
+Dès qu'il eut la certitude d'être gracié, Jacques de Mérigue fit ses
+préparatifs de départ. Tous ses plans étaient renversés, toutes ses
+espérances ruinées, tous ses rêves évanouis au vent de la réprobation
+publique. Il n'avait plus qu'à reprendre le chemin de son pauvre
+Limousin et à passer auprès de sa famille le reste d'une vie obscure et
+inutile. Cette pensée l'accablait. Se voir dans toute la force de l'âge
+et du talent, avoir pleine conscience d'une énergie et d'une valeur
+universellement admirées, s'estimer légitimement capable d'arriver aux
+destinées les plus brillantes, et, subitement, pour jamais, d'une façon
+irrémissible, se briser les reins dans une chute ignominieuse!
+
+Et ce n'étaient pas là ses plus cruelles réflexions.
+
+Ce qui infligeait à son âme une incomparable douleur, c'était l'idée que
+son vieux père, sa mère, tous les siens, pourraient le croire coupable
+en dépit de ses dénégations. Joseph de Mérigue avait écrit à son fils
+qu'il ajoutait foi à ses protestations d'innocence, mais qu'il le
+suppliait de lui dévoiler toute la vérité.
+
+Or, Jacques se regardait comme tenu d'honneur à ne plus révéler à
+personne les tristes circonstances de son malheur. Il avait tout avoué
+à son ami le baron de Sermèze en vertu de cette disposition d'esprit,
+singulière peut-être, mais bien fréquente, qui établit entre les amis
+intimes des liens plus étroits que les liens même de la famille.
+
+La confidence faite au duc avait été le corollaire obligatoire, on s'en
+souvient, de la révélation faite à l'ami. Actuellement Mérigue avait
+pris, au sujet de son infortune, la résolution d'un silence éternel,
+sans se dissimuler que cette ligne de conduite ferait naître autour de
+lui de bien pénibles soupçons. Il était abîmé dans ces réflexions quand
+il reçut la visite de l'abbé de la Gloire-Dieu.
+
+--Comme je m'y suis engagé, lui dit le prêtre, je vous apporte une bonne
+nouvelle, mon cher enfant.
+
+Mérigue regarda le premier vicaire d'un air triste et incrédule.
+
+--Je suis en mesure, continua l'abbé, d'amener dans l'esprit de votre
+famille la pleine et entière conviction de votre innocence absolue.
+
+--Ah! si vous faisiez cela, monsieur l'abbé, vous me rendriez la moitié
+de ma vie... mais vous m'étonnez beaucoup. Je nierai jusqu'à la mort,
+c'est tout ce que je puis faire.
+
+--Ayez confiance en Dieu, Jacques, vous méritez une réhabilitation,
+c'est mon opinion inébranlable. Vous allez sans doute revenir au pays?
+
+--Puis-je faire autre chose? Évidemment non. Les personnes les plus
+indulgentes m'accorderont leur pitié. Je suis fini. Je renonce à la
+conquête des astres.
+
+--Non, non, cher enfant, quand on agit, comme vous l'avez fait, on va
+plus loin que les étoiles, on monte au ciel.
+
+Jacques garda le silence, mais il comprit que l'esprit et le coeur du
+prêtre avaient l'intuition de la vérité.
+
+L'abbé de la Gloire-Dieu poursuivit.
+
+--Vous me préviendrez du jour de votre départ. Ce jour-là même j'écrirai
+à M. le comte votre père. Et je vous donne ma parole de prêtre et
+d'honnête homme, qu'après avoir lu la communication que je vais avoir
+l'honneur de lui faire, le chef de votre bonne et sainte famille ne
+reniera pas son fils, le représentant de son nom.
+
+Jacques remercia le digne ecclésiastique, mais il considéra ses paroles
+comme une simple consolation et n'ajouta guère foi à la possibilité de
+ses promesses. Il prit la résolution de partir dès le lendemain soir.
+Il écrivit dans ce sens au baron de Sermèze, à l'abbé et au vieux comte
+Joseph. Sermèze vint passer une partie de la journée avec son ami et
+l'aida à préparer son pauvre petit bagage. A six heures du soir, Jacques
+se retrouva seul. Le départ du train était à neuf heures. Toutes ses
+petites dettes une fois acquittées, et quelques légères emplettes
+effectuées, il restait au poète quarante francs: Le prix d'une voiture
+pour le conduire à la gare et le montant de son billet en troisième
+classe.
+
+Il se préparait à faire un repas plus que modeste, lorsque la sonnette
+de son antichambre fit entendre un léger tintement. Mérigue hésita
+à ouvrir croyant à une illusion, le tintement recommença presque
+imperceptible comme le dernier soupir d'un moribond, Mérigue ouvrit
+sa porte. Une femme tout en noir parut sur le seuil. Jacques recula
+jusqu'au milieu de sa chambre et croisa ses bras sur sa poitrine. La
+duchesse de Largeay s'arrêta à deux pas de sa victime.
+
+--C'est moi, fit-elle d'une voix si faible et si brisée, que le poète en
+ressentit une étrange commisération.
+
+Il répondit doucement.
+
+--Vous souffrez, Madame? Qu'avez-vous?
+
+La duchesse releva son voile et jeta à Jacques un regard suppliant.
+L'angoisse de l'amour désespéré et du repentir douloureux contractait
+son visage pâle comme une figure d'albâtre. Aucun bijou. Aucune parure.
+Pas le plus petit ruban de soie. La tenue morne du grand deuil.
+
+Et subitement, Blanche de Largeay tomba à genoux. Jacques de Mérigue,
+éperdu, cachait sa figure dans ses mains. Il entendait monter vers lui,
+murmurée vaguement comme une oraison mortuaire, la prière de celle qu'il
+avait aimée, et qui faisait palpiter encore toutes les fibres de son
+coeur mutilé.
+
+«Jacques... devant la mort toutes les colères s'effacent, je vous
+ai tué, et me suis poignardée du même coup de couteau. Je viens vous
+demander pardon. Je ne veux pas que vous partiez sans m'avoir tendu
+cette main généreuse, cette main héroïque et sublime qui à refusé de
+parer mes coups. Vous ne repousserez pas mes supplications quand vous
+saurez les tourments que j'endure. J'ai voulu me venger, et je vous
+l'avoue dans toute l'humilité d'une âme à jamais brisée, j'ai eu
+l'infamie de savourer le fruit empoisonné de mon ressentiment.
+
+Mais au nom du Dieu que vous servez et que j'ai outragé, par tout ce que
+vous avez de plus cher, par votre mère, vos chères petites soeurs, par
+votre ancien amour pour moi, de grâce, ne m'accablez pas. Il m'a fallu
+du courage, allez, pour avoir osé me présenter ici. Vous pouviez, à
+bon droit, me jeter dans votre escalier comme la dernière des filles
+perdues. Mais je connaissais votre coeur, votre grand coeur, que j'ai
+percé d'un glaive, et je l'ai estimé si large et si bon, si haut et si
+doux, que j'ai espéré en voir couler sur ma tête, en même temps que son
+noble sang, hélas, quelques gouttes de miséricorde.
+
+Il y a deux jours que j'éprouve les tourments de l'enfer; je n'en étais
+encore, je le confesse à ma honte, je n'en étais qu'aux repentirs vagues
+et lâches, quand à l'heure habituelle des plaisirs et des folies, un
+homme s'est présenté à moi, qui m'a dévoilé de sa main austère toute
+la noirceur de mon forfait. Et depuis ce moment j'ai revêtu une robe
+couleur de la nuit, comme la sienne. En vérité, Jacques, je suis plus
+malheureuse que vous.
+
+--Je vous crois, Madame, répondit Jacques toujours immobile.
+
+--Votre vie est brisée, poursuivit la duchesse, tout avenir vous est
+fermé, tous vos amis vous abandonnent sans retour, mais vous gardez
+en vous-même le souvenir éternel d'un acte magnanime. Moi, je demeure
+toujours riche et fêtée, mais le remords m'étreint, un remords qui
+m'arrache toute faculté de penser, toute énergie de vivre. Je n'ai
+même pas, je l'avoue humblement, le vouloir nécessaire pour expier ma
+conduite envers vous, mais vous me plaindriez tout de même, si vous
+connaissiez le venin du serpent caché qui me ronge. Oh! dites-moi:
+j'ai pitié de vous!.. Jacques de Mérigue, déshonoré, ruiné, perdu, la
+duchesse de Largeay, puissante et adulée, se traîne à vos pieds et vous
+demande grâce.
+
+--J'ai pitié de vous, répondit Jacques.
+
+--Quelle douce parole, mon ami... Puis-je la croire sincère?... oh! ce
+doute est une nouvelle offense. Oui, vous avez pitié de moi, vous, le
+martyr, de moi, le bourreau. Vous n'avez jamais menti, vous. Quand vous
+dites un mot, c'est la vérité qui descend du ciel. Merci. Merci. Je ne
+vous promets pas ma reconnaissance, vous n'en auriez que faire, et
+je dois même vous savoir gré de tolérer ma présence ici, où tout vous
+retrace mon crime, où tout vous proclame ma trahison. Votre inépuisable
+bonté me pousse encore à vous demander quelque chose; vous frémirez de
+mon audace, vous me jetterez encore l'expression de votre mépris, mais
+qu'importe, j'accepte tout d'avance... Je ne puis taire le sentiment
+qui convulse mon âme... Auparavant, Jacques, dites-moi que vous me
+pardonnez?
+
+--Je vous pardonne, répondit Jacques, et, s'avançant vers la duchesse,
+il la releva et la fit asseoir.
+
+Blanche continua d'une voix plus animée.--Est-ce possible? Vous croyez
+à ma sincérité, vous me plaignez et vous m'absolvez après mes faux
+témoignages, mes cruautés, mes infamies... Je dois prononcer ce mot
+stigmatisant. Et maintenant, pour ce qu'il me reste à vous demander, je
+ne me sens vraiment la plus petite force et le moindre courage... Mon
+audace me semble à moi-même dépasser toutes les bornes, et vous aurez le
+droit et la justice pour vous si vous me repoussez en me foudroyant.
+Si quelque chose peut m'enhardir, c'est la douceur de votre voix que je
+n'ai jamais entendue aussi mélodieuse; non, Jacques, vous n'aviez pas
+d'accents pareils, même au temps cher où vous m'aimiez, dans la pénombre
+de la chapelle aux vitraux rouges, dans la gloire de la grande église où
+mugissaient les orgues et où les flûtes pleuraient, pendant les veillées
+illuminées de joie où vous me traduisiez les grands poètes nuageux et
+vagues, dans la langue brûlante et radieuse de votre coeur. Aussi, mon
+ami, je n'hésite pas plus longtemps. En me relevant tout à l'heure, vous
+m'avez un peu réhabilitée. Vous avez rendu des ailes à mon espérance. Je
+suis dans un cercle de l'enfer plus rapproché du Paradis.
+
+Ah! le paradis, comme il est loin encore... comme il est douteux que je
+le contemple jamais. Et pourtant, Jacques, vous en avez la clef dans les
+mains, la clef étincelante et douce. Que dis-je? La porte de cet Eden
+pourrait s'ouvrir à un mot de votre bouche, à une seule parole
+murmurée par vos lèvres... Ange de pitié, vous m'avez plainte; ange
+de miséricorde, vous m'avez pardonnée. Ange de tendresse, m'aimez-vous
+encore?
+
+Jacques répondit:
+
+--Hélas, Madame... je vous aime.
+
+La duchesse poussa un cri, se leva et tendit les bras au jeune homme. Le
+poète l'arrêta d'un simple geste doux et grave. Il continua ainsi.
+
+--Blanche, le moment est solennel, nous nous voyons pour la dernière
+fois de notre vie. Les impressions ne se commandent pas, mais les actes
+dépendent du libre arbitre. Je puis songer à vous, vous pouvez penser
+à moi, mais ce sentiment ne peut plus être qu'un souvenir, un souvenir
+lointain et triste que nous devons ensevelir au plus profond de notre
+âme dans un impénétrable linceul. Rappelez-vous ces morts d'autrefois
+qu'on entourait de bandelettes parfumées, et près desquels veillait une
+faible lampe au sein des hypogées silencieux. Si nous étions héroïques
+nous laisserions même le flambeau s'éteindre. Vous avez des devoirs
+d'épouse, vous aurez un jour des devoirs de mère. C'est en les
+accomplissant que vous obtiendrez à vos propres yeux la résurrection
+de votre honneur. Quant à moi je vais disparaître, nul écho ne répétera
+plus mon nom, et j'aurai quelque droit dans ma solitude inviolée, à
+songer que je suis tombé dans la nuit pour sauver la femme que j'aimais.
+
+--Que vous aimez encore, Jacques?
+
+--Je ne m'en dédis point, Blanche, mais les passions du coeur,
+sachez-le, sont pétries d'une double argile. Il y a deux fleurs dans
+l'amour: le dévouement et la tendresse. La tendresse est une sensitive
+qui se fane au moindre brouillard, le dévouement est une immortelle dont
+nul hiver ne flétrit le calice.
+
+--Excusez mes prières importunes, Jacques, répondit la duchesse, mais
+je vous conjure de me donner un gage de cet amour que vous me gardez, un
+gage dont le souvenir puisse éclairer toute ma vie... Mettez ce comble à
+votre intarissable bonté!
+
+--Que puis-je faire, madame?
+
+--O Jacques! un baiser... un seul baiser.
+
+--Vous appartenez au duc, madame.
+
+--Appelez-moi Blanche, mon ami.
+
+--Blanche, ne me demandez pas une chose impossible.
+
+Les yeux de la duchesse se fixèrent sur Jacques dans une attitude
+suppliante et désespérée.
+
+Tout à coup, le poète reprit:
+
+--Un jour, Blanche, je vous ai insultée, je vous ai frappée au front, je
+vous dois réparation pour cet outrage; permettez-moi de l'effacer avant
+de vous dire un adieu éternel.
+
+A ces mots, Jacques de Mérigue se pencha lentement vers la duchesse et
+lui effleura les cheveux de ses lèvres. Blanche, toute radieuse, saisit
+les mains du poète et y colla sa bouche palpitante; le jeune homme se
+dégagea doucement:
+
+--Maintenant, dit-il, soyez forte et courageuse, faites du bien aux
+pauvres, aux inconnus, aux malheureux; aimez à soulager les misères qui
+se cachent, les infortunes ignorées du monde. C'est dans l'obscurité et
+dans l'indigence que vous avez rencontré... un jour, celui...
+
+Jacques ne put continuer, les sanglots étreignaient sa gorge. Il prit la
+duchesse par la main et la reconduisit en pleurant jusqu'à la deuxième
+porte. Arrivée là, Blanche lui souffla à voix basse:
+
+«Rappelle-toi.»
+
+Jacques répondit: «Oubliez... Adieu!...»
+
+
+
+
+ XVIII
+
+ LA CONQUÊTE DES ÉTOILES
+
+
+A huit heures et demie, Jacques prit lui-même sa malle, jeta un
+dernier coup d'oeil à la triste mansarde qui avait vu l'éclosion et
+l'anéantissement de ses rêves, puis descendit à pas lents, courbé sous
+son fardeau, les cent vingt marches qu'avaient si souvent montées,
+chargés d'illusoires mensonges, les fantômes disparus de la gloire et
+de la fortune. En passant devant la loge du concierge, il tendit à cet
+homme une pièce de deux francs.
+
+--Plaît-il? demanda le portier dédaigneux.
+
+--C'est pour vous, dit Jacques.
+
+--Merci, je n'ai pas besoin de votre argent, répondit le grossier
+cerbère.
+
+--Vous avez raison, répliqua Jacques, et il se dirigea vers la rue au
+bruit d'une querelle assez vive faite par la femme du pipelet à son trop
+superbe époux.
+
+--Es-tu serin, Hippolyte, disait la compagne du préposé au cordon; tu
+refuses là de quoi acheter une belle moitié de lapin.
+
+--Cours-lui après, si tu y tiens, répliqua Hippolyte.
+
+La ménagère ne se le fit pas dire deux fois. Elle s'élança sur les pas
+du voyageur en lui disant:
+
+--Monsieur, je vais vous chercher une voiture.
+
+Mérigue monta dans le véhicule amené et donna les deux francs à Mme
+Hippolyte, qui retourna insolemment la pièce sous toutes les faces, pour
+s'assurer qu'elle n'était pas fausse.
+
+Le cocher partit. Aux lueurs des réverbères, Jacques aperçut encore ça
+et là, sur quelques vieilles murailles, des fragments de sa proclamation
+aux électeurs, imparfaitement recouverts par les affiches de M. Belin.
+Le faubourg Saint-Germain fut dépassé bien vite et l'image importune de
+la récente gloire disparut avec lui. En traversant le quartier Latin, le
+poète songea aux jours laborieux et obscurs des études scientifiques
+et juridiques, et cette époque lui parut noyée dans une fabuleuse
+antiquité. La vue du Jardin des Plantes et de la Halle aux Vins
+lui rappela son arrivée à Paris, accompagnée du cortège des jeunes
+espérances. La gare d'Orléans apparut enfin, comme le grand écueil
+définitif où sa pauvre barque venait se briser. Il eut encore à essuyer
+les impertinences de l'automédon, qui critiqua la modicité du pourboire
+et le ton discourtois des employés à l'égard des voyageurs de troisième
+classe. On lui demanda à quatre reprises d'avoir à exhiber son billet.
+Il monta dans un compartiment bondé de soldats et eut à subir leurs
+cris, leurs disputes, leur joie bruyante avec la grossière fumée de
+leurs pipes. Il succomba bientôt à l'excès du dégoût et de la fatigue
+morale et s'endormit profondément sur sa banquette.
+
+Et le vaincu de la vie eut un long rêve glorieux. Il rentrait à Mérigue
+accompagné de Blanche, avec une escorte de triomphateurs. Des fanfares
+jouaient, des feux de joie s'allumaient, des jeunes filles aux robes
+voyantes apportaient des corbeilles de fleurs. Les vieux parents
+attendaient leur fils illustre au seuil de leur maison rajeunie,
+les fidèles serviteurs pleuraient de joie, les chiens aboyaient
+d'allégresse.
+
+Les floraisons et les verdures s'agitaient au vent comme des étendards
+victorieux. Une chambre nuptiale resplendissante s'ouvrait aux pas des
+jeunes époux, et un grand lit mystérieux et sombre enveloppait l'ivresse
+de leur amour. Puis, sur les ailes d'une brise parfumée au souffle des
+roses, tout le château s'élevait au ciel dans une apothéose de rayons.
+Et du sang de Jacques et de Blanche descendait une lignée de poètes
+couronnés qui gouvernait et charmait la terre.
+
+Un violent coup de sifflet arracha Mérigue au ravissement de ses songes.
+Il releva sa tête appesantie et tourna ses yeux vers l'étroite fenêtre
+du vagon. Il faisait déjà grand jour et beau soleil. Les compagnons du
+triste voyageur, abrutis dans un sommeil stupide, étaient vautrés
+au hasard, les uns sur les autres, tout débraillés et la bouche
+entr'ouverte.
+
+Ils rêvaient, ceux-là, aux marches pénibles, aux châtiments barbares, à
+la pesanteur du joug implacable, aux grondements des canons, aux râles
+étranglés des mourants dans une plaine ensanglantée. Aussi le cri de la
+vapeur se gardait bien de les réveiller.
+
+Vers neuf heures du matin, le serre-frein, d'une voix gasconne et
+nasillarde annonce la station de Bussière-Galand. Jacques de Mérigue est
+arrivé. Il franchit à grand'peine la soldatesque endormie et descend à
+contre-voie.
+
+--Eh! là-bas, pas de ce côté, grogna un facteur avec des gestes
+furibonds, voulez-vous que je vous f..... un procès-verbal, b.....
+d'animal?
+
+Le poète hausse les épaules et repart. Dans la petite cour de la gare,
+Jacques aperçoit l'humble voiture à deux roues qu'il connaît bien, et
+à laquelle est attelée, morose et courbant la tête, la célèbre Piga, la
+vieille jument légendaire et débonnaire que le futur empereur du monde
+enfourchait aux jours de sa première jeunesse. Le bon Pierrille tient la
+bête par la bride, dans l'attitude du respect et de la désolation.
+
+--Bonjour, Pierrille, mon père est-il souffrant?
+
+--Notre Monsieur est toujours bien fatigué ces jours-ci, mais il n'est
+pas couché.
+
+--Tout le monde va bien, autrement?
+
+--Oui, notre Monsieur.
+
+--Et Jeannette aussi?
+
+--Oui, notre Monsieur.
+
+--Et Éva?
+
+--Oui, notre Monsieur. Elle sera bien contente de vous voir... je suis
+sûr quelle vous reconnaîtra.
+
+--Et vous, mon bon Pierrille, vous avez l'air tout triste.
+
+--C'est qu'on nous a dit que notre Monsieur avait été bien malheureux à
+Paris.
+
+--Que voulez-vous, mon pauvre, je vais tâcher maintenant d'être heureux
+par ici.
+
+Le visage du vieux serviteur s'illumina:
+
+--Notre Monsieur va rester ici?
+
+--Mais oui... Pierrille, ça vous fâche-t-il?
+
+--Oh! que non pas!... toujours?
+
+--Toujours, je ne vous quitte plus.
+
+--Alors, ce malheur qui vous est arrivé est bien heureux.
+
+--Certainement, mon bon Pierrille, je pense comme vous.
+
+La malle de Jacques fut chargée sur le cabriolet, et l'équipage se
+mit en route à un tout petit trot languissant et minable. Piga avait
+vingt-cinq ans.
+
+--Je lui ai pourtant donné trois litres d'avoine ce matin, observait
+Pierrille.
+
+Jacques remarqua que son conducteur faisait un assez long détour pour
+éviter la bourgade.
+
+--Notre Monsieur, dit Pierrille, m'a recommandé de ne pas traverser la
+rue, parce que la jument est devenue très peureuse.
+
+Mérigue considéra l'honnête rosse, et comprit que son père avait redouté
+de montrer aux habitants du village l'ignominie de son pauvre enfant.
+
+Il eut un sourire rempli d'amertume.
+
+Après une heure environ on déboucha dans le vallon de Mérigue. Le
+temps était splendide, et le vieux repaire noble, blotti là-bas sous la
+verdure, semblait sourire au voyageur. On rencontra un métayer qui
+salua gravement. La voiture quitta la route publique pour s'engager
+dans l'avenue étroite et raboteuse qui conduit à Mérigue. Là, il fallut
+renoncer à tout simulacre de trot. La vieille jument gravit la côte
+ardue avec l'allure d'un cheval de corbillard. Personne au loin dans
+la campagne verte, personne devant l'habitation dont on n'était plus
+éloigné que de quelques centaines de pas.
+
+--Notre Monsieur ne nous attendait pas aussitôt, observa Pierrille;
+Piga a marché plus vite qu'à l'ordinaire, elle n'a mis que cinq quarts
+d'heure à faire ses deux lieues.
+
+Tout à coup Jacques aperçoit le vieux comte qui vient à son avance à pas
+lents, ses cheveux blancs rayonnent au soleil comme un diadème de vertu
+et d'honneur. Dès que le fils voit son père il saute à bas du cabriolet
+et court à lui. Joseph ouvre ses bras et étreint Jacques sur son coeur.
+
+--Maman va bien, mon père?
+
+--Oui, mon enfant, elle t'attend dans sa chambre; elle craint un peu la
+chaleur.
+
+--Et Marianne, et Mathilde, et ma chère Jacqueline?
+
+--Tout notre petit monde est en bonne santé.
+
+Marianne prépare son déjeûner, Mathilde fait le catéchisme aux petits
+métayers, Jacqueline est occupée à arranger ta chambre. Nous sommes tous
+bien heureux de te revoir, mon fils.
+
+Quelques minutes après Jacques embrassait sa mère qui pleurait en
+silence.
+
+--Allons, Caroline, dit le comte, soyons un peu plus gais, suivons
+l'exemple du soleil.
+
+Les trois soeurs accouraient dans l'appartement. Toutes avaient les
+paupières bien rouges, mais chacune s'efforça de dire une parole alerte,
+faisant diversion aux tristes pensées qui étreignaient tous les coeurs.
+
+--Viens vite voir ta chambre, mon petit frère, disait Jacqueline, je
+l'ai nettoyée à fond et je l'ai remplie de fleurs.
+
+--Moi, j'y ai mis une belle gravure représentant ton patron saint
+Jacques, ajouta Mathilde.
+
+--Pour moi, dit Marianne, j'ai pensé que tu aurais faim en arrivant, et
+suivant mon habitude, j'ai soigné la cuisine. Tu auras deux plats que tu
+aimes bien.
+
+La gentille Éva, de son côté, n'était pas en reste de prévenances avec
+son maître, elle lui léchait les mains en poussant des cris et des
+aboiements joyeux. Jeannette avait quitté sa cuisine, et se tenait au
+seuil extérieur de la chambre, tout inquiète et n'osant pas entrer.
+
+--Bonjour, ma bonne Jeannette! lui cria Jacques, il paraît que vous
+m'avez préparé un bon déjeuner. Merci.
+
+Après les premières effusions passées et en attendant que le repas fût
+servi, Jacques prit le vieux comte à part:
+
+--Avez-vous une lettre de M. l'abbé de la Gloire-Dieu?
+
+--Non, mon fils.
+
+--Il doit vous écrire ce qu'il pense de moi.
+
+--Je n'ai rien reçu, mon pauvre enfant.
+
+--Ce sera peut-être pour aujourd'hui, dit Jacques sans y croire.
+
+Le poète ouvrit ensuite sa malle, où il avait un petit souvenir à
+l'adresse de chaque personne: une épingle de cravate pour son père, un
+chapelet pour sa mère, un couteau à papier, une gravure du Sacré-Coeur
+et une boîte d'enveloppes chiffrées pour Marianne, Mathilde et
+Jacqueline. Jeannette reçut un mouchoir de tête et Pierrille une petite
+lanterne sourde.
+
+Le repas fut morne et silencieux, malgré les efforts de chacun, les
+paroles expiraient sur toutes les lèvres.
+
+Au dessert on annonça le facteur.
+
+--C'est le meilleur moment de notre journée rurale, observa le vieux
+Mérigue. Le facteur est le Messie quotidien des campagnards.
+
+--Une lettre de Paris! s'écria Jacqueline, elle est pour papa.
+
+--Donne vite, ma fille, dit le comte impatient.
+
+Joseph de Mérigue parcourut lentement la missive, et quand il l'eut
+terminée, leva les bras au ciel dans un mouvement d'enthousiasme.
+
+
+ PAROISSE SAINT-BARTHÉLEMY, PARIS.
+
+ «Monsieur le Comte,
+
+ «J'accomplis ici un devoir sacré en prenant la plume pour
+ disculper entièrement M. votre fils de l'accusation qui pèse sur
+ lui. M. votre fils a été victime d'une machination abominable.
+
+ «Pour repousser victorieusement les imputations dirigées contre
+ lui, il eût fallu qu'il consentît à compromettre de hautes
+ personnalités qui lui étaient sympathiques. Ce coeur généreux et
+ magnanime a préféré succomber sous le poids de la calomnie. Je
+ suis autorisé à vous faire cette confidence, Monsieur le Comte,
+ par le principal auteur des malheurs de Jacques, qui a eu, trop
+ tard, hélas! l'âme touchée de repentir et de remords. Donc, et
+ vous me permettrez d'insister très énergiquement sur ce point,
+ non seulement ce jeune homme est innocent, mais encore est-il un
+ des rares survivants de ces anciens chevaliers de l'honneur
+ qui poussaient le culte de leur foi jusqu'au sacrifice de leur
+ personne.
+
+ «Si vous désirez, Monsieur le Comte, l'expression entière et
+ catégorique de mon opinion appuyée sur les faits, je vous dirai:
+ Jacques de Mérigue est plus qu'un héros, c'est presque un saint.
+
+ «Agréez, Monsieur le Comte, l'expression de mon respectueux
+ dévouement en N.S.J.-G.
+
+
+ «CHRISTIAN DE LA GLOIRE-DIEU,
+
+ «VICAIRE A SAINT-BARTHÉLEMY.»
+
+
+Toute la famille de Mérigue se précipita les bras ouverts sur son
+représentant.
+
+Les larmes longtemps comprimées s'échappèrent par torrents de tous
+les yeux, mais c'étaient maintenant des larmes de joie. Sans songer
+davantage à la ruine matérielle et à l'avenir perdu, tous étaient
+glorieux de ce fier rejeton de leur race, qui avait immolé sans hésiter
+sa renommée et sa fortune, pour conserver sa propre estime et demeurer
+un gentilhomme.
+
+::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::
+
+Après le coucher du soleil, Jacques prit le bras de sa jeune soeur,
+voulant rêver un peu sous la fraîcheur du crépuscule.
+
+--Où allez-vous, mes enfants? demanda doucement Mme de Mérigue.
+
+Son fils lui montra le ciel tout brillant d'astres vers lequel il
+semblait monter par le sentier du coteau. Puis il répondit avec un
+sourire mélancolique:
+
+--A la conquête des étoiles!...
+
+FIN
+
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES
+
+PREMIÈRE PARTIE
+
+ Quatorze ans..
+ Le Repaire noble.
+ Au cinquième.
+ L'abbé de la Gloire-Dieu.
+ Candidat.
+ Fiancés.
+ Le Comité.
+ A la Mode.
+ La Famille joyeuse.
+ La Douairière scandalisée.
+ Une Lecture.
+ Deux Rencontres.
+ L'Indiscret.
+ La Peau de l'ours.
+ Saint-Thomas.
+ Une première à Saint-Roch.
+ _Le Satyre_.
+ Le Presbytère de Sainte-Radegonde.
+ Rêve et Réveil.
+ Correct.
+ Désolés et Consolés.
+ La Récompense du petit Duc.
+
+
+ DEUXIÈME PARTIE
+
+ La Salle du Pré-aux-Clercs.
+ Lune de Miel.
+ Suite de la même Lune.
+ Double Croisement.
+ L'Obsession.
+ Le bal Gabrielli.
+ Le Salon carré.
+ Diversion.
+ Un Melon.
+ La Quête.
+ Les Angoisses de M. Gilet.
+ Le Lecteur de la Duchesse.
+ Le Duc de Belverana.
+ Mazas.
+ L'Influence du commissaire.
+ Le Rendez-vous.
+ Miséricorde!.
+ La Conquête des Étoiles.
+
+
+FIN DE LA TABLE
+
+__________________________________________
+Paris.--Typ. Ch. Unsinger, 83, rue du Bac.
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Excelsior, by Léonce de Larmandie
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK EXCELSIOR ***
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+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
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+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+Title: Excelsior
+ Roman parisien
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+Author: Léonce de Larmandie
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+Release Date: February 22, 2006 [EBook #17828]
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+Language: French
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK EXCELSIOR ***
+
+
+
+
+Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
+
+
+
+
+
+
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+
+
+
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/01.png"></p>
+
+<br><br><br>
+
+
+
+
+
+
+<h1>EXCELSIOR</h1>
+
+<h3>ROMAN PARISIEN</h3>
+
+<h4>PAR</h4>
+
+<h2>LÉONCE DE LARMANDIE</h2>
+
+<br><br><br>
+
+
+<p class="mid">PARIS<br>
+CAMILLE DALOU, ÉDITEUR<br>
+17, QUAI VOLTAIRE, 17</p>
+
+<p class="mid">1888</p>
+<br><br><br>
+
+<p><i>A l'auteur de la</i> Décadence Latine.</p>
+
+<p><i>A l'écrivain catholique, aristocratique et indépendant.</i></p>
+<br><br><br>
+
+<p class="mid">A<br>
+
+JOSÉPHIN PÉLADAN<br>
+
+
+TÉMOIGNAGE DE SYMPATHIQUE ADMIRATION</p>
+
+<br><br><br>
+
+<h2>PREMIÈRE PARTIE</h2>
+
+
+<h3>LE DÉDAIN DE LA FEMME</h3>
+
+
+
+<p><i>Race trop haute.</i></p>
+<br><br><br>
+<br><br><br>
+
+
+
+
+
+
+
+
+<h3>I</h3>
+
+<h3>QUATORZE ANS</h3>
+
+
+<p>La scène est au petit séminaire de Saint-Yrieix
+(Haute-Vienne), dirigé par les R. P. P. Jésuites. Le
+révérend père Fugères, professeur de rhétorique,
+pour délasser ses jeunes disciples d'une laborieuse
+explication de Tacite, interroge les meilleurs élèves
+de la classe sur les carrières futures qu'ils comptent
+embrasser.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, Laflaquière, que voulez-vous être un
+jour?</p>
+
+<p>Un petit bonhomme grêle et chétif, déjà voûté,
+prédestiné aux pantoufles et aux lunettes, répondit
+d'une voix aigrelette: Huissier près le tribunal de
+paix, comme papa.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà un voeu facile à contenter; et vous, Coquardot?</p>
+
+<p>&mdash;Militaire,&mdash;rugit un gros garçon trapu, à la
+mine rébarbative,&mdash;comme mon père.</p>
+
+<p>&mdash;Cela vous honore. Et vous, Carcasset?</p>
+
+<p>Un fort en thème, assez malpropre et ne rappelant
+en rien Antinoüs, anonna sentencieusement:</p>
+
+<p>&mdash;Géomètre arpenteur, comme l'auteur de mes
+jours.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes mesuré dans vos désirs; et vous,
+Beaussillon?</p>
+
+<p>&mdash;Je compte entrer dans les ordres, mon Révérend
+Père, soupira d'un ton mystique un grand
+gaillard, maigre et pâle avec de longs cheveux.</p>
+
+<p>Une voix satirique ajouta de façon à être entendue
+de tous: «Comme celui qui m'a engendré.»</p>
+
+<p>Un éclat de rire s'éleva. Le P. Fugères devint très
+rouge, fixa des yeux terribles sur le malencontreux
+souffleur et lui cria rageusement: M. de Mérigue,
+venez tout de suite devant ma chaire, vous y resterez
+debout, les bras croisés, jusqu'à la fin de la
+classe.</p>
+
+<p>L'élève interpellé obéit nonchalamment en haussant
+les épaules. Le professeur reprit avec une
+expression dédaigneuse:&mdash;Et vous, monsieur qui
+vous moquez d'une façon si inconvenante de vos
+camarades les plus méritants, voudriez-vous nous
+faire part de vos projets d'avenir!</p>
+
+<p>Tous les collégiens, voyant l'un d'entre eux sur
+la sellette, le fixaient avidement pour jouir de
+son embarras.</p>
+
+<p>&mdash;Je veux être empereur, répliqua Jacques de
+Mérigue, en levant orgueilleusement sa grosse tête
+ébouriffée.</p>
+
+<p>Un hurrah de surprise railleuse salua cette réponse
+inattendue.</p>
+
+<p>&mdash;Empereur... de quoi?...</p>
+
+<p>&mdash;Empereur du monde.</p>
+
+<p>&mdash;Ah!... rien que cela?...</p>
+
+<p>&mdash;Pardon! j'enverrai des ballons à la conquête
+des étoiles...</p>
+
+<p>&mdash;Pas mal... allez à votre place, je vous pardonne
+en faveur de l'originalité de vos vues.</p>
+
+<p>&mdash;Et puis, vous pourriez aussi faire taire tous
+ces huissiers et tous ces géomètres qui ricanent sottement,
+dit Mérigue.</p>
+
+<p>&mdash;Respect à Sa Majesté, messieurs! exclama le
+jésuite avec beaucoup de gravité.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>II</h3>
+
+<h3>LE REPAIRE NOBLE</h3>
+
+
+<p>Malgré de remarquables aptitudes et un amour
+profond des choses littéraires et artistiques, Jacques
+de Mérigue, trop rêveur et trop fantaisiste, n'avait
+jamais moissonné beaucoup de lauriers en papier
+vert aux distributions de prix; ses maîtres l'avaient
+cependant toujours considéré comme un sujet hors
+ligne tout en l'accablant de punitions et de remontrances
+en raison de son caractère indomptable. Il
+justifia pleinement leurs appréciations en enlevant
+dès sa quinzième année son baccalauréat ès-lettres,
+tandis que ses heureux émules de classe échouaient
+pitoyablement.</p>
+
+<p>On le dirigea vers les mathématiques qu'il exécrait.
+Son amour-propre le fit triompher de ses
+répugnances, et, à dix-sept ans, il était bachelier
+ès-sciences avec la mention <i>très bien</i>.</p>
+
+<p>Son père, ivre de joie, parla incontinent de l'école
+polytechnique. Jacques grogna longtemps, finit par
+se soumettre, et parvint à force d'énergie à posséder
+la <i>triple x</i> et les dérivés comme un vieux <i>taupin</i>
+des lycées de Paris. Arrivé à l'examen devant
+M. Toumard, le célèbre et grincheux interrogateur,
+il fut malmené avant d'avoir ouvert la bouche pour
+sa façon incorrecte de prendre la craie. Comme il
+s'excusait en maugréant déjà, son terrible juge lui
+dit: «Parlez plus haut, monsieur, pour que l'on
+entende vos sottises!» Mérigue se retourna, pâle
+comme un suaire, et riposta d'un voix retentissante:
+«Parlez plus bas pour que l'on n'entende pas les
+vôtres!»&mdash;Il fut exclu du concours et se mit à
+l'étude du droit. Mais sa famille était nombreuse et
+pauvre; impossible de pourvoir convenablement à
+son entretien dans la capitale. Jacques, qui adorait
+les siens, commença par employer toute son énergie
+à se priver de tout, à vivre de rien. Puis, un certain
+jour, la protection d'un ami puissant lui valut
+l'entrée au ministère des cultes en qualité d'expéditionnaire
+et aux appointements de 1200 francs.
+«Me voici en route pour la conquête des étoiles»,
+écrivait-il à son père le soir de sa nomination. Et il
+se voyait déjà chef de service, sous-secrétaire
+d'État, ministre. Malheureusement pour lui, il avait
+la république en exécration, et arrivait tous les
+jours au bureau avec une énorme fleur de lys à sa
+cravate. Il battit des mains au 16 Mai, et se fit une
+réputation méritée d'enragé réactionnaire. Aussi ne
+tarda-t-il pas à être révoqué quelques mois après
+l'échec de la tentative conservatrice, et se trouva-t-il,
+à vingt-cinq ans, sans ressources et sans position sur
+le pavé inhospitalier de Paris.</p>
+
+<p>Il se mit à faire des vers, probablement pour continuer
+sa marche vers les astres.</p>
+
+<p>La famille de Mérigue fut atterrée à la nouvelle de
+la mesure qui frappait son représentant.</p>
+
+<p>Le lendemain du jour fatal, nous trouvons le
+père, la mère et leurs trois filles, tristement assis
+dans la pièce délabrée qui servait de salon à la
+pauvre maison tout en ruines.</p>
+
+<p>Le vieux Mérigue, vif et plein d'ardeur, prompt à
+toutes les illusions, faisait diversion à son chagrin
+par des interjections d'espérance: «Je n'ai aucune
+inquiétude pour l'avenir. Jacques est un garçon
+hors ligne, il arriva à tout, à tout, entendez-vous,
+mes enfants.</p>
+
+<p>&mdash;Mon ami, soupira madame de Mérigue, un
+ange de piété et de douceur, il faut prier le bon
+Dieu et s'en rapporter à sa sainte volonté. Il n'abandonnera
+certainement pas notre pauvre enfant.</p>
+
+<p>Marianne, la fille aînée, le type achevé du dévouement
+et de l'abnégation, hochait la tête tristement.
+Elle dirigeait le ménage depuis de longues années
+et, avec les ressources les plus exiguës, faisait face à
+toutes les nécessités à force de travail, d'esprit de
+suite et de privations personnelles. Sa vie pénible
+et terre à terre l'avait imprégnée de sens pratique.</p>
+
+<p>&mdash;Notre cher frère, dit-elle après une pause,
+aurait peut-être mieux fait de se tenir tranquille, on
+n'abdique pas ses opinions parce qu'on les garde
+au fond de son coeur... Marianne, à ces mots, fut
+brusquement interrompue par sa cadette, Mathilde,
+souverainement exaltée en politique comme en religion.&mdash;Par
+exemple!... C'est son plus beau titre
+d'honneur... tu voudrais peut-être qu'il eût consenti
+à garder le silence devant les actes de ce gouvernement
+infâme... lui!... un Mérigue... un fils des
+Croisés!...</p>
+
+<p>A ce moment, la plus jeune des soeurs de la victime,
+Jacqueline, qui avait toujours été sa préférée,
+ayant participé à tous les jeux et à tous les rêves
+de son enfance, embrassa le vieux Mérigue sur les
+deux joues en disant: «Papa a raison. Jacques
+parviendra... il ramènera le roi sur le trône. Il sera
+ministre d'Henri V, vous verrez!...</p>
+
+<p>&mdash;A la bonne heure, s'écria le père. Voilà le cri
+de mon sang... bien parlé, fillette.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, observa Marianne, mais en attendant,
+comment vivra-t-il?... Nous ne pouvons rien
+lui envoyer... C'est le dénûment!</p>
+
+<p>&mdash;S'il pouvait songer à offrir ses souffrances au
+bon Dieu, hasarda la sainte mère...</p>
+
+<p>&mdash;Mais enfin, dit Mathilde, le parti royaliste est
+riche, il ne laissera pas dans la misère un coreligionnaire
+aussi méritant... On va se disputer l'honneur
+de lui trouver une position.</p>
+
+<p>&mdash;Il la conquerra, affirma le père.</p>
+
+<p>&mdash;Comme les étoiles!... murmura Marianne pensive.</p>
+
+<p>&mdash;Et puis, continua le chef de la famille, Jacques
+se mariera... brillamment... splendidement... il sera
+riche.</p>
+
+<p>&mdash;Précisément, dit Jacqueline, il m'écrivait l'autre
+jour qu'il avait vu à l'église Sainte-Radegonde,
+une jeune fille admirablement jolie qui avait paru
+le considérer attentivement.</p>
+
+<p>&mdash;Quand on est en présence de Dieu, observa
+Mme de Mérigue, on ne doit penser qu'à lui.</p>
+
+<p>&mdash;Mais enfin, reprit l'aînée, comment voulez-vous
+qu'il se marie?&mdash;Quelle dot apportera-t-il à
+l'opulente héritière qu'il <i>convoite</i>? L'usufruit du
+quart de nos dettes...</p>
+
+<p>&mdash;Que dis-tu, ma fille? exclama le vieux Mérigue,
+il apportera un nom sans tache, aussi vieux que la
+chevalerie française, une glorieuse suite d'aïeux
+illustres, un alliance avec les Montmorency pendant
+la guerre de Cent-Ans... une intelligence... un
+coeur... une grande destinée...</p>
+
+<p>&mdash;Et pas d'argent, pas de situation...</p>
+
+<p>&mdash;Et l'alliance avec les Montmorency pendant la
+guerre de Cent-Ans?...</p>
+
+<p>&mdash;Mieux eût valu une alliance avec les Rothschild
+à l'époque de Waterloo...</p>
+
+<p>&mdash;Quelle horreur! s'écria Mathilde en levant les
+bras. Avoir de l'or fluide au lieu de sang dans les
+veines, plutôt mendier... plutôt mourir!</p>
+
+<p>&mdash;Mais, reprit Jacqueline, si cette jolie jeune
+fille faisait toujours attention à lui, il pourrait faire
+une visite à sa famille.</p>
+
+<p>&mdash;J'aimerais bien mieux, dit Mme de Mérigue,
+qu'il allât voir ce bon abbé de la Gloire-Dieu qui le
+confessait autrefois quand il était sage!...</p>
+
+<p>&mdash;Et la conclusion pratique de tout cela, dit
+Marianne, positive...</p>
+
+<p>&mdash;D'abord, répliqua le vieux Mérigue, écrivons-lui,
+ça lui fera du bien au coeur.</p>
+
+<p>&mdash;Mettons tous un petit mot, proposa Jacqueline,
+qu'il sache que nos pensées ne le quittent pas!</p>
+
+<p>Si nous commencions tout de suite? A toi, papa.</p>
+
+<p>M. de Mérigue trempa nerveusement sa plume
+dans un vieil encrier qui traînait sur la table, et
+traça ces mots:</p>
+
+<blockquote>
+
+
+<p>«Mon cher enfant,</p>
+
+
+<p>«Courage! courage! pas de défaillances. Tu as
+devant toi un magnifique avenir. L'accident que tu
+as éprouvé est sans portée... et n'infirme pas dans
+le coeur de ton père l'inébranlable foi qu'il a dans le
+travail et l'énergie de son fils, du représentant de
+son nom glorieux. Nous t'embrassons tous.</p>
+
+
+<p>«<span class="sc">Joseph, comte de Mérigue.</span>»</p>
+
+
+</blockquote>
+
+<p>Madame de Mérigue ajouta:</p>
+
+<blockquote>
+
+
+<p>«Mon fils bien-aimé,</p>
+
+
+<p>«Reconnais la main de Dieu dans le coup qui te
+frappe et reviens franchement à lui. Confie-toi à sa
+divine providence, et songe bien que rien n'arrive
+dans ce monde sans son ordre ou sa permission.
+Nous pouvons tout avec son secours. S'il nous abandonne,
+nous sommes impuissants. Prie-le avec ferveur
+et écoute les conseils de ta mère qui pense
+toujours à toi.</p>
+
+
+<p>«<span class="sc">Caroline de Mérigue, née de Barat</span>.»
+</p></blockquote>
+
+
+<p>Marianne prit la plume.</p>
+
+<blockquote><p>
+«Mon cher frère,</p>
+
+
+<p>«Il est temps que tu te mettes à réfléchir d'une
+façon pratique et sérieuse. Si le malheur qui t'arrive
+te faisait abandonner tes rêves de grandeur, je le
+bénirais mille fois. Tu es intelligent et bien portant,
+tu as tout ce qu'il faut pour acquérir une position
+solide et honorable. Fais des efforts dans ce but et
+renonce aux chimères qui ont obsédé ta jeunesse.
+Tu sais bien que ce langage m'est dicté par ma raison
+et ma fraternelle amitié.</p>
+
+
+<p>«<span class="sc">Marianne</span>.»
+</p></blockquote>
+
+<p>Mathilde griffonna impétueusement:</p>
+
+<blockquote>
+
+
+<p>«Mon bien cher Jacques,</p>
+
+
+<p>«Je suis fière de ta disgrâce. Tu es tombé en
+combattant le bon combat, quand même tu ne te
+relèverais pas, ce serait un éternel honneur pour
+toi et pour nous. Restons ce que nous sommes,
+dussions-nous mourir de misère. Vive le roi!...</p>
+
+
+<p>«<span class="sc">Mathilde</span>.»
+</p></blockquote>
+
+<p>Jacqueline clôtura ainsi la soirée des épîtres:</p>
+
+<blockquote>
+
+
+<p>«Mon petit Jacques,</p>
+
+
+<p>«Moi, je suis tout à fait de l'avis de papa qui n'a
+aucune crainte pour ta situation future. J'ai tressailli
+d'espérance quand j'ai lu dans ta dernière
+lettre, qu'une jeune fille du grand monde avait
+paru faire attention à toi... Comme je vais prier
+le bon Dieu pour que tu puisses conquérir cette
+étoile!... en attendant les autres... Je t'embrasse de
+tout mon coeur.</p>
+
+
+<p>«<span class="sc">Jacqueline</span>.»
+</p></blockquote>
+
+<p>Maintenant, insinua Mme de Mérigue, si nous faisions
+notre prière du soir?...</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>III</h3>
+
+<h3>AU CINQUIÈME</h3>
+
+
+<p>93, rue des Saints-Pères. En attendant l'heure
+propice pour la conquête des étoiles, Jacques de
+Mérigue s'est logé au cinquième étage, au-dessus
+de l'entresol, le plus près possible de son futur
+empire céleste. Son appartement se compose d'une
+chambrette et d'une petite entrée mesurant à peine
+un mètre carré, le tout loué moyennant 400 francs
+par an, à l'époque de sa prospérité relative, lorsqu'il
+gagnait 100 francs par mois. Le mobilier de la
+chambre se compose en premier lieu d'un lit de fer,
+d'une telle étroitesse que les amis du locataire le
+qualifient de certificat de bonne vie et moeurs; on
+voit ensuite deux chaises de paille grossière, une
+table boiteuse et une commode en bois blanc. Sur la
+cheminée une photographie du comte de Chambord
+non encadrée et souillée de poussière, s'appuie au
+socle d'une petite lampe à pétrole. L'âtre ne possède
+pas de chenets, ces ustensiles ne servant point aux
+personnes qui se passent de feu. Le plafond de la
+pièce est naturellement très bas et très sombre, il
+semble vouloir écraser la tête du jeune homme, et
+étouffer ses élans vers l'idéal. Jacques vient de recevoir
+la lettre où tous les membres de sa famille
+ont voulu lui rappeler leur affection inaltérée. Il
+abandonne pour quelques instants son grand poème
+<i>La Rédemption des damnés</i>, sur lequel il compte
+pour faire un pas dans le chemin de la gloire. Il
+parcourt rapidement les quatre premières parties
+de l'épître et s'arrête longuement aux dernières
+lignes tracées par sa chère Jacqueline, qui font
+allusion «à la belle demoiselle de Sainte-Radegonde...»&mdash;Si
+j'y allais ce soir, se dit-il. Il y a une
+cérémonie en l'honneur du carême... Elle m'a bien
+regardé l'autre jour!... Si on voit des rois épouser
+des bergères, le contraire peut évidemment arriver...
+enfin allons-y. Cela me fera toujours passer
+quelques bons moments, et puis la vue de cette face
+rayonnante m'inspirera pour mes vers.</p>
+
+<p>Jacques descendit quatre à quatre ses cent vingt
+marches, et enjamba en dix minutes l'espace qui le
+séparait de l'église. La nuit était close, il entra par
+une des portes latérales et se dirigea vers la chapelle
+du fond, noyée dans une douce pénombre où
+flottait un brouillard d'encens.</p>
+
+<p>Soudain, il s'arrêta brusquement, comme hypnotisé
+par une vision. Elle était là. Gracieusement
+agenouillée de façon à faire ressortir le contour
+élégant de son corps, la tête légèrement inclinée et
+à demi cachée dans ses mains, elle paraissait poursuivre
+une prière monotone, vaguement troublée
+par une rêverie amoureuse... Un imperceptible sourire
+plissait de temps à autre ses lèvres fines, puis
+survenait un mouvement de tête destiné sans doute
+à chasser une obsession doucement importune.
+Mais le sourire allait toujours s'accentuant et les
+mouvements de résistance, s'atténuaient de minute
+en minute. Mérigue toussa maladroitement. La
+belle nymphe se redressa sur le champ, aperçut son
+contemplateur, et, de ses yeux profonds et noirs,
+lui envoya un regard pareil à un coup de lance. Le
+pauvre Jacques, anéanti, s'appuya à une colonne
+pour ne pas tomber, et laissa choir sa canne, qui,
+rebondissant sur le pavé sonore, produisit en plein
+<i>tantum ergo</i>, un cacophonie scandaleuse.</p>
+
+<p>Du coup Mlle *** éclata de rire, en dépit d'efforts
+héroïques, et laissa voir à l'expéditionnaire révoqué
+deux rangées de dents éclatantes, belles à tenter
+les lèvres des anges. Mérigue tressaillit longuement
+troublé jusqu'au plus profond de ses sens et de son
+âme. Se voyant en veine de commettre des bourdes,
+il prit assez d'empire sur lui-même pour tourner
+les talons et se retirer. Au moment où il poussait la
+portière de velours, il jeta comme Orphée un regard
+en arrière, et rencontra cette fois un visage où la
+gaîté et le courroux avaient fait place à une vague
+expression de pitié.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! se dit Jacques en entendant son coeur
+battre une charge frénétique, elle m'aimera! Elle
+m'aime! Et une rage lui vint de savoir le nom, la famille,
+la maison et la situation de celle qu'il appelait
+déjà sa bien-aimée... Comment s'y prendre?... L'attendre
+et la suivre à la sortie de l'église? Oh! non
+jamais! Si on s'en apercevait!... S'il recevait encore
+un de ces coups d'oeil formidables comme lorsqu'il
+avait toussé d'une façon si inopportune.</p>
+
+<p>Plutôt ne jamais rien savoir que d'exciter encore
+son mécontentement... A qui s'adresser?...</p>
+
+<p>Évidemment, c'était une personne du grand
+monde, de cette société supérieure, où il brûlait
+d'entrer, mais qui ferme généralement ses portes
+aux employés de ministère... même destitués...
+Une idée?... s'il interrogeait un prêtre? Le clergé a
+toujours un libre accès auprès des plus opulentes
+familles... Eh bien!... ce bon vicaire de Saint-Barthélémy
+auquel il se confessait jadis.... Cet excellent
+abbé de la Gloire-Dieu... si prôné par tout pour
+l'austérité et la dignité de sa vie... il devait connaître
+tous les grands noms celui-là... Comment n'y
+avoir pas songé plus tôt?...</p>
+
+<p>Le bon vicaire, par affection pour son ancien pénitent,
+pourrait peut-être lui donner des indications
+précises... des conseils sur la façon d'agir... qui
+sait?... un secours tout-puissant.</p>
+
+<p>Jacques se mit presque à courir plein d'émotions
+de tout genre et d'espérances bizarres... A huit
+heures et demie du soir, il frappait au presbytère
+de Saint-Barthélémy.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>IV</h3>
+
+<h3>L'ABBÉ DE LA GLOIRE-DIEU</h3>
+
+
+<p>L'abbé Christian de la Gloire-Dieu, premier vicaire
+à Saint-Barthélémy, était effectivement, et sous
+tout rapport, l'ecclésiastique le plus distingué et le
+plus justement apprécié des quatre paroisses aristocratiques
+du noble faubourg. C'était un prêtre dans
+toute la force auguste et grave de l'expression. Très
+sévère pour lui-même, son austérité à l'égard des
+autres était tempérée par un grand souffle de douceur
+et de compassion. Toutes ses ressources passaient
+aux malheureux, et il savait toujours découvrir
+les plus méritants, les plus timides, les plus
+dénués. Sa chambre ressemblait à la cellule d'un
+chartreux, sauf qu'elle était plus grande et plus
+froide. Un immense crucifix de bois noir en était le
+seul ornement. Sa vie était celle d'un solitaire de
+la Thébaïde. Donnant à peine cinq heures au sommeil,
+une demi-heure en tout à ses deux repas, il
+consacrait tout le reste de ses journées aux travaux
+et aux fatigues du saint ministère. Sa piété, sa charité
+et son zèle, le mettaient prodigieusement en
+vue et on parlait fort peu du curé l'abbé Vaublanc,
+excellent prêtre, un peu fatigué, et du deuxième
+vicaire, l'abbé Marquiset trop superficiel dans ses
+relations et trop recherché dans son élégance.
+L'abbé de la Gloire-Dieu avait failli être nommé
+curé de Sainte-Radegonde, mais comme le succès
+va plus souvent à l'intrigue qu'à la vertu, on lui
+avait préféré l'abbé Roubley, un bon prêtre, sans
+doute, mais un de ces ecclésiastiques trop ambitieux
+et trop habiles pour être entièrement sympathiques.
+L'abbé de la Gloire-Dieu, universellement
+connu dans le monde, y jouissait d'une autorité et
+influence considérables. L'immense majorité des
+dames et des jeunes filles du faubourg affluait à
+son confessionnal. Non que les défauts ou les légèretés
+de ces nobles pénitentes trouvassent en lui
+un censeur indulgent, mais il avait le secret de subjuguer
+ces âmes hautaines par la chaleur et l'entraînement
+de sa foi.</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour, monsieur l'abbé.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! mon cher Jacques, c'est vous! D'honneur
+le plaisir de vous voir ne m'était pas échu
+depuis de long mois...</p>
+
+<p>&mdash;Deux ans à peu près, monsieur l'abbé, mais
+j'ai pensé que vous ne m'en voudriez pas pour cela.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu m'en préserve, mon enfant, puis-je
+quelque chose pour vous être agréable?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur l'abbé. Vous savez ma révocation?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, Jacques. Elle vous honore.</p>
+
+<p>&mdash;Mais elle me ruine... pour le moment, et je
+voudrais vous prier de m'aider à trouver quelque
+chose...</p>
+
+<p>&mdash;Tout mon pouvoir, qui n'est pas bien grand,
+est à votre service, quel genre d'occupations désirez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! monsieur l'abbé, je serais volontiers
+professeur libre, mais j'ai en ce moment l'esprit
+occupé d'une autre idée; je voudrais me
+marier.</p>
+
+<p>&mdash;Cette pensée est des plus louables.</p>
+
+<p>&mdash;Le jour où vous avez remplacé M. le curé de
+Sainte-Radegonde pour le catéchisme de persévérance,
+j'étais dans cette église... une des jeunes
+filles qui suivaient l'instruction vous a remis à la
+sortie une aumône probablement considérable, dont
+vous l'avez beaucoup remerciée... je l'ai vue deux
+fois et je lui ai voué un amour immense, je crois
+qu'elle y répond... mais voyez la malechance, je ne
+sais pas seulement son nom... je voulais vous prier
+de me l'apprendre, excusez mon indiscrétion.</p>
+
+<p>L'abbé de la Gloire-Dieu ouvrait la bouche pour
+demander à son interlocuteur s'il était fou, quand il
+sentit que cette prodigieuse naïveté était entièrement
+franche et convaincue. Il ne sourit même pas,
+son visage revêtit au contraire une expression de
+tristesse.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, mon bien cher Jacques, reprit-il, on me
+remet tous les jours des aumônes, il m'est impossible
+de savoir à qui vous faites allusion, de plus il
+s'agit certainement d'une personne fort riche, appartenant
+à une grande famille et fiancée à l'heure
+qu'il est, n'en doutez pas. Dans le monde les mariages
+se décident souvent fort longtemps d'avance.
+Je vous engage à ne plus penser à cela et à étouffer
+un sentiment qui ne peut que vous infliger des souffrances
+morales. Songez d'abord à une situation...
+Je m'offre à vous en faciliter la recherche. Revenons
+à cette idée de professorat dont vous me parliez
+tout à l'heure. Voulez-vous que je vous recommande
+au père Coupessay, directeur du collège
+Oratorien de la rue de Monceau?</p>
+
+<p>Mérigue avait compris à l'accent du prêtre que le
+désir manifesté par lui était chimérique et même
+un peu ridicule. Il avait trop d'opiniâtreté pour y
+renoncer, mais il fut profondément humilié de l'accent
+de pitié qu'il avait découvert dans les paroles
+de l'abbé. Aussi se contenta-t-il de répondre à
+l'offre de celui-ci par un «oui, monsieur, je veux
+bien» un peu indifférent et assez dépité.</p>
+
+<p>&mdash;J'écrirai ce soir même, répliqua le vicaire et
+vous irez voir le Révérend Père après demain.
+Adieu, mon enfant, et tout à votre service pour ce
+qui dépendra de mes faibles moyens.</p>
+
+<p>Jacques s'éloigna la rage au coeur. Comme il
+remontait précipitamment la rue du Bac, il se sentit
+frapper amicalement sur l'épaule. Il se retournait
+plein d'humeur, quand il se trouva en face du seul
+ami intime qu'il possédât à Paris, le jeune baron de
+Sermèze, fort riche, fort lancé, dont il avait fait la
+connaissance par hasard dans un musée, et qui s'intéressait
+à ses productions littéraires.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! mon pauvre vieux, exclama le baron
+d'une voix bonne enfant, c'est comme cela que tu
+passes devant les amis sans crier gare?</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, dit Mérigue, je te rencontre à propos.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'y a-t-il pour ton service?...</p>
+
+<p>&mdash;Une chose très simple; je voudrais savoir le
+nom d'une jeune fille ravissante qui va tous les
+soirs au salut à Sainte-Radegonde et qui se tient
+près du pilier gauche de la chapelle de la Vierge.</p>
+
+<p>Sermèze partit d'un éclat de rire.</p>
+
+<p>&mdash;Toujours tes ambitions impériales, pauvre
+fou!...</p>
+
+<p>&mdash;J'ai lieu de croire qu'elle m'a remarqué, et,
+entre nous, si je pouvais un jour... arriver à en
+faire...</p>
+
+<p>&mdash;Ta maîtresse?...</p>
+
+<p>&mdash;Ma femme.</p>
+
+<p>&mdash;Je croyais que ta folie était bénigne, elle est
+furieuse, mon cher...</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne veux pas me procurer ce renseignement?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! que si fait... si cela suffit à ton bonheur,
+donne-moi deux jours...</p>
+
+<p>&mdash;Je t'en donne quatre.</p>
+
+<p>&mdash;C'est trop de moitié.</p>
+
+<p>&mdash;Va, cher, je te revaudrai cela. Adieu!...</p>
+
+<p>&mdash;Tu me quittes ainsi?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, excuse-moi, je n'ai pas la tête bien libre.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis trop poli pour te contredire. Au revoir.</p>
+
+<p>Deux jours après Jacques de Mérigue recevait l'épitre
+suivante:</p>
+
+<blockquote>
+
+<p>«Mon cher aliéné,</p>
+
+<p>«Tu as tout bonnement jeté ton dévolu sur
+Mlle Blanche de Vanves; charmante, spirituelle, un
+million de dot. Toutes mes félicitations pour ton bon
+goût. Renseignements complémentaires: vingt ans
+d'âge. Domicile: Hôtel Soubise, 85, rue Saint-Dominique
+(ne va pas y demander une chambre, entre
+parenthèse). Le jour de ton départ pour Charenton,
+fais-moi l'amitié de me prévenir.</p>
+
+
+<p>«Tout à toi,</p>
+
+<p>«<span class="sc">Sermèze</span>».</p>
+
+<p><i>P. S</i>.&mdash;Mlle de Vannes est fiancée depuis un
+mois au duc de Largeay.
+</p></blockquote>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>V</h3>
+
+<h3>CANDIDAT</h3>
+
+
+<p>Mérigue, la tête dans ses mains, avait laissé
+tomber son porte-plume sur une page de son grand
+poème la <i>Rédemption des damnés</i>. «Blanche de
+Vannes,» se disait-il en lui-même, «Hôtel Soubise...
+un million de dot... et moi, dans une mansarde,
+avec soixante-dix francs de fortune... Ah! si
+j'étais seulement célèbre dans les lettres, dans la
+politique... personne n'a voulu imprimer mon dernier
+manuscrit, ces pauvres <i>Jacinthes et Pervenches</i>.
+Ma <i>Rédemption</i> aura-t-elle plus de succès! si je
+pouvais me présenter à la Chambre ou même au
+Conseil municipal de Paris. Je percerais, bien sûr.
+Ah! oui, on parlerait de moi. Il y a précisément un
+siège vacant au Pavillon de Flore... Mais que faire
+avec soixante-dix francs, juste ce qu'il faudrait pour
+m'en retourner chez moi, en laissant ici deux cents
+francs de dettes. Partirai-je? Ah! dix ans de souffrances
+m'ont bien mérité quelque repos? mais mon
+pauvre père, ma mère, mes soeurs, qui ont placé en
+moi tout leur espoir; et le nom que je dois représenter
+et relever, et le vieil orgueil qui a été ma
+viande et mon vin quand je mangeais du pain sec
+en buvant de l'eau claire. Non, je ne capitulerai pas.
+Il y a quelque chose dans ma tête comme dans celle
+d'André Chénier. Si je dois succomber, je veux que
+ce soit ici, sur la brèche, glorieusement et non aux
+lieux où fut mon berceau. Blanche de Vannes...
+O rage!... Allons, descendons des hauteurs du rêve
+dans la fange de la réalité. Il me reste soixante-dix
+francs. Si je n'ai pas d'ici huit jours une position
+quelconque, il ne me reste plus que le dépôt de
+mendicité ou... oh! non, pas cela, j'aime trop ma
+mère. Allons voir ce P. Coupessay.</p>
+
+<p>Et Jacques se dirigea vers le collège de la rue
+de Monceau. A peine eut-il franchi le seuil de l'établissement
+qu'il se rencontra nez à nez avec un religieux
+de haute taille, vêtu avec une certaine élégance
+et portant à ses chaussures des boucles
+d'argent.</p>
+
+<p>&mdash;Vous désirez, monsieur?...</p>
+
+<p>&mdash;Voir le R. P. Coupessay, mon père.</p>
+
+<p>&mdash;Le connaissez-vous, monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon père.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! c'est moi, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Enchanté, mon père.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous écoute, je n'ai qu'une seconde...</p>
+
+<p>&mdash;Veuillez m'excuser, mon père...</p>
+
+<p>&mdash;Allez, allez, monsieur, dépêchons-nous, il y a
+cinq dames qui m'attendent au parloir.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez dû recevoir une lettre de recommandation,
+me concernant et émanant de M. l'abbé
+de la Gloire-Dieu?...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! Oui... La Gloire-Dieu... La Gloire-Dieu...</p>
+
+<p>&mdash;Je désirerais donner des leçons dans votre établissement.</p>
+
+<p>Le P. Coupessay qui jusqu'alors avait affecté de
+ne pas regarder le jeune homme, le toisa dédaigneusement
+de la tête aux pieds. Il ne prit point
+garde à l'expression énergiquement intelligente
+du postulant et remarqua seulement ses habits
+râpés et ses bottines éculées... Il répondit sèchement:
+«Impossible... impossible. Mes cadres sont
+complets... vous repasserez.» Et il tourna prestement
+les talons pour entrer au parloir où plusieurs
+dames se précipitèrent vers lui avec une série de
+frou-frous retentissants. Mérigue en sortant put
+entendre ces bouts de phrases: Mon Révérend
+Père...&mdash;Bien chère madame...&mdash;Cuistre! murmura-t-il
+en haussant les épaules, et il regagna la
+rue des Saints-Pères. Après avoir réintégré son domicile,
+il mangea un petit pain avec deux ronds de
+saucisson et avala une gorgée d'eau à son broc. Il
+appelait cela dîner. Comme il achevait son festin de
+Balthazar, un violent coup de sonnette retentit à sa
+porte! C'était son ami le baron de Sermèze.</p>
+
+<p>&mdash;Bonne nouvelle! cria tout d'abord le baron en
+serrant vigoureusement la main de Jacques.</p>
+
+<p>&mdash;Blanche?... fit celui-ci avec un tressaillement.</p>
+
+<p>&mdash;Imbécile! reprit Sermèze, je vais m'en aller
+sans te rien dire, si au moment où je viens te faire
+les propositions les plus importantes et les plus
+sérieuses, tu me préviens en me jetant à la tête tes
+chimères stupides.</p>
+
+<p>Tiens, tu me parles de Blanche; c'est le docteur
+du même nom qui devrait s'occuper de toi.</p>
+
+<p>&mdash;Après?...</p>
+
+<p>&mdash;Tu es un triple idiot.</p>
+
+<p>&mdash;Nego, après?</p>
+
+<p>&mdash;Veux-tu te présenter au conseil municipal?</p>
+
+<p>Mérigue bondit en ouvrant de grands yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Réponds donc, grand nigaud.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, oui, pardié, mais comment?...</p>
+
+<p>&mdash;Voici, et ne m'interromps pas, surtout; figure-toi
+pour un moment que tu es Cinna et que je suis
+Auguste. Tu sais qu'il y a un siège vacant au
+Conseil?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Chut!... précisément dans le quartier Saint-Barthélémy.</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Chut!... tu sais qu'il y a un comité royaliste?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Chut! te dis-je. Eh bien, ce comité est composé
+de très braves gens, d'une honorabilité parfaite
+et qui n'a d'égale que leur incapacité. Pour t'en
+donner une idée, ils ne songent point à présenter
+de candidat, bien qu'ils aient toutes les chances
+pour eux.</p>
+
+<p>&mdash;Les crétins! fit Mérigue.</p>
+
+<p>&mdash;Chut, reprit le baron. Tu n'es pas respectueux,
+mais tu es véridique. Enfin, il se trouve parmi eux
+un petit vieux moins momifié que les autres et qui
+s'appelle le vicomte d'Escal. Il est affligé de cent
+mille francs de rente.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne doit pas invoquer de consolatrice, alors.</p>
+
+<p>&mdash;Tais-toi, bavard. Ses collègues ne le prennent
+pas au sérieux, ce dont il rage considérablement.
+Pour leur faire pièce, il veut susciter à lui seul et,
+bien entendu, à ses frais, une candidature royaliste.
+Il m'a demandé si je connaissais quelqu'un, je lui
+ai répondu: «J'ai votre affaire.» Eh bien?</p>
+
+<p>&mdash;C'est entendu.</p>
+
+<p>&mdash;Mais tu sais, il faut se hâter, la proclamation
+doit être affichée cette nuit.</p>
+
+<p>&mdash;Ah!</p>
+
+<p>&mdash;Chut... Le vicomte a une petite imprimerie à
+ses ordres qu'on appelle: La Presse de Saint-Pierre.
+Il met tout sur l'heure à ta disposition; pas de
+maladresse au moins, si tu réussis, ta fortune est
+faite.</p>
+
+<p>&mdash;N'aie pas peur, dit Jacques, en jetant à son
+horrible plafond un regard de défi; j'ai pu être impuissant
+et gauche, dans les circonstances banales
+de la vie terre à terre, mais qu'une occasion digne
+de moi se présente et tu verras que ton ami le
+rêveur était fondé à se croire quelqu'un et quelque
+chose. Quant à toi, mon cher, je t'aimais déjà bien,
+désormais, c'est entre nous à la vie et à la mort.</p>
+
+<p>&mdash;A la vie, espérons-le, reprit Sermèze très ému.</p>
+
+<p>Le lendemain, l'affiche suivante, imprimée sur
+papier vert, s'étalait sur tous les murs du quartier
+Saint-Barthélémy:</p>
+
+<blockquote><p>
+«Messieurs les électeurs,</p>
+
+
+<p>«Je viens vous offrir de vous représenter au Conseil
+municipal de Paris;</p>
+
+<p>«Je n'ai l'honneur d'être ni propriétaire, ni négociant
+dans votre quartier; j'en suis le plus simple
+électeur;</p>
+
+<p>«J'ai pris mes grades dans trois facultés et je
+travaille pour gagner ma vie;</p>
+
+<p>«J'étais expéditionnaire à l'administration des
+cultes; j'ai été révoqué pour avoir signé une pétition
+en faveur de la liberté;</p>
+
+<p>«Si vous approuvez les basses oeuvres du Conseil
+qui gouverne actuellement la Commune de Paris,
+ne me donnez pas vos suffrages;</p>
+
+<p>«Je défendrai dans tous mes votes:</p>
+
+<p>«La liberté des pères de famille;</p>
+
+<p>«L'égalité de tous les citoyens dans la protection
+qu'ils ont le droit de demander aux lois;</p>
+
+<p>«La fraternité qui ne traite pas en suspects les
+frères des écoles et les soeurs des hôpitaux;</p>
+
+<p>«La franchise m'ordonne de vous déclarer mes
+opinions politiques et religieuses:</p>
+
+<p>«J'estime qu'un peuple sans religion est un
+peuple sauvage;</p>
+
+<p>«Je crois que la France, privée de son roi légitime,
+est une nation décapitée et condamnée à
+devenir la proie de ses ennemis;</p>
+
+<p>«Ainsi j'ai toujours cru, ainsi je croirai tant
+qu'une goutte de sang coulera dans mes veines.</p>
+
+
+<p>«<span class="sc">Jacques de Mérigue</span>,<br>
+
+«93, <span class="sc">rue des Saints-Pères</span>.»
+</p></blockquote>
+
+<p>Cette ferme et fière proclamation produisit dans
+tout Paris l'effet d'une bombe d'énergie honnête,
+au milieu d'un camp de sceptiques et de ramollis.
+Toute la presse s'occupa de ces quelques lignes de
+prose claire, simple et vibrante, tracées par un
+inconnu qui, du matin au soir, était devenu célèbre.
+Les feuilles conservatrices exultaient de joie et
+s'écriaient qu'on avait enfin un homme. Les journaux
+républicains disaient aimer ce langage net et
+dépourvu d'obscurités. D'Escal et Sermèze étaient
+radieux. Mérigue trouvait tout cela très naturel et
+recevait comme lui étant parfaitement dus les compliments
+et les hommages. Une seule idée l'enthousiasmait:
+la pensée que toute cette renommée qui
+fondait sur lui allait le rapprocher de son idole.</p>
+
+<p>Le soir, lorsqu'il rentra chez lui, son concierge,
+jadis rèche, maintenant souriant et obséquieux, lui
+remit un monceau de cartes de visite qu'il s'amusa
+à dépouiller sur sa table boiteuse.</p>
+
+<p>En voici quelques-unes:</p>
+
+<p>Le prince de La Roche-Bernard félicite M. de
+Mérigue de sa courageuse attitude.</p>
+
+<p>Madame Salotru, blanchisseuse royaliste, envoie
+à M. de Mérigue tous ses compliments et l'assurance
+de sa parfaite considération.</p>
+
+<p>Le général, comte de la Croisaie, grand officier de
+la Légion d'honneur: Bravo, jeune homme, vous
+êtes un brave.</p>
+
+<p>L'abbé de la Gloire-Dieu, vicaire de Saint-Barthémy:
+sympathies bien cordiales.</p>
+
+<p>Anselme Rotin, employé de commerce, a l'honneur
+d'informer le candidat qu'il votera vraisemblablement
+pour lui.</p>
+
+<p>L'avant-dernière carte était insérée dans une enveloppe
+et ainsi conçue:</p>
+
+<p>Gustave Coupessay, directeur des Oratoriens de
+la rue de Monceau, envoie à M. de Mérigue toutes
+ses congratulations et lui fait connaître qu'il sera
+trop heureux de l'attacher à son établissement dans
+les conditions qu'il voudra bien fixer lui-même.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, dit Mérigue, il a fait une évolution,
+l'animal d'hier au soir.</p>
+
+<p>Puis il lut la dernière carte:</p>
+
+<p>Théodore de Vannes, élève externe au collège de
+la rue de Monceau, apprend que M. de Mérigue va
+donner des leçons à l'école et le prie de lui réserver
+quelques heures. Il saisit cette occasion pour serrer
+la main au vaillant candidat royaliste.</p>
+
+<p>&mdash;Théodore de Vannes!!! Le frère de Blanche! s'écria Jacques.
+Ah! mon Dieu! je tiens les étoiles... enfin!...</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>VI</h3>
+
+<h3>FIANCÉS</h3>
+
+
+<p>&mdash;Vous ne savez pas, ma chère, disait à Mlle de
+Vannes le jeune duc de Largeay, petit bellâtre insipide,
+empesé comme un faux-col et raide comme un
+échalas, vous ne savez donc pas?</p>
+
+<p>&mdash;Quoi? fit Blanche d'un air distrait et quelque
+peu ennuyé, sans regarder son noble fiancé.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! cet espèce de polisson qui vous regardait
+l'autre jour à l'église d'une façon si impertinente...</p>
+
+<p>&mdash;N'en dites pas de mal, cher duc, il est très bien.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! quel bon goût, ma chère, enfin, laissez-moi
+vous finir mon histoire.</p>
+
+<p>&mdash;Faites, mais faites vite.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai rencontré tout à l'heure.</p>
+
+<p>&mdash;Je regrette de ne pas avoir eu la même chance.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes aimable... je sais son nom.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes bien heureux.</p>
+
+<p>&mdash;Jacques de Mérigue.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, un joli nom.</p>
+
+<p>&mdash;Vous trouvez?</p>
+
+<p>&mdash;C'est tout ce que vous aviez à m'apprendre?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mais non... un peu de patience.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez que je n'en manque pas.</p>
+
+<p>&mdash;Ce Mérigue est l'étonnant candidat qui a signé
+les affiches extraordinaires dont tout le monde
+parle.</p>
+
+<p>Blanche, à ces mots, prêta une attention plus soutenue
+aux paroles de son fiancé.</p>
+
+<p>&mdash;Vous dites? interrogea-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Ce Mérigue, votre insolent admirateur, n'est
+autre chose que ce candidat qui fait tant de bruit.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, tiens; mais il devient tout à fait intéressant,
+ce jeune homme.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! ce malotru qui a osé...</p>
+
+<p>&mdash;Ta, ta, ta, pas de gros mots; pourquoi lui en
+voudrais-je de me trouver bien? Est-ce que vous ne
+dites pas comme lui, par hasard?</p>
+
+<p>&mdash;Ma chère, si je ne croyais de manquer au respect
+que je vous dois...</p>
+
+<p>&mdash;Ne craignez rien, allez, j'ai bon dos.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous dirais...</p>
+
+<p>&mdash;Pas de conditionnel.</p>
+
+<p>&mdash;Que vos réflexions frisent l'impertinence.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un point de vue.</p>
+
+<p>&mdash;Et je ne comprends guère qu'à un mois de notre
+mariage...</p>
+
+<p>&mdash;Un mois!... qui vous a dit cela?</p>
+
+<p>&mdash;Mais je croyais... pardon!</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes bien pressé.</p>
+
+<p>&mdash;Quel changement soudain.</p>
+
+<p>&mdash;Vous enterrez bien vos vies de garçon, vous
+autres...</p>
+
+<p>&mdash;Mais, chère amie, je ne suppose pas que vous
+ayez à faire une opération du même genre...</p>
+
+<p>&mdash;Chi lo sa?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne comprends pas l'hébreu, ma chère.</p>
+
+<p>&mdash;S'il n'y avait que l'hébreu!...</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>VII</h3>
+
+<h3>LE COMITÉ</h3>
+
+
+<p><i>Monsieur le Président, Vidame du Merlerault</i>.&mdash;Messieurs,
+vous devinez tous l'objet de notre réunion.
+Il vient de se produire un fait bizarre, absolument
+inouï, dans les annales du parti. Nous avions
+décidé sagement et prudemment que nous ne décrions
+pas notre drapeau à l'élection partielle
+qui va avoir lieu, le temps et les fonds nous manquant
+absolument. Et voici qu'à la stupéfaction
+générale, un jeune inconnu s'empare de cet étendard
+fleurdelysé qui a été confié à notre garde, et
+va-t-en guerre sans demander notre avis, sans
+prendre notre signal.</p>
+
+<p><i>Le vicomte d'Escal</i>.&mdash;Il eût attendu longtemps.</p>
+
+<p><i>Le Président</i>.&mdash;Sans doute. Nous n'avons pas
+habitude de confier à des gens sortis on ne sait
+d'où la représentation de nos intérêts et de nos
+opinions.</p>
+
+<p><i>Le vicomte d'Escal</i>&mdash;Parbleu, vous ne les confiez
+à personne.</p>
+
+<p><i>Le Président</i>.&mdash;Mieux vaut une abstention digne
+qu'une action irréfléchie.</p>
+
+<p><i>Le vicomte d'Escal</i>.&mdash;Il y a cinquante ans que
+vous vous abstenez dignement.</p>
+
+<p><i>Le Président</i>.&mdash;Mon cher vicomte, vous m'interrompez
+avec une opiniâtreté inconcevable. Je vous
+cède la parole.</p>
+
+<p><i>Le vicomte d'Escal</i>.&mdash;Merci, je l'accepte. Messieurs,
+voici en deux mots mon sentiment. Certainement,
+M. de Mérigue est blâmable d'avoir agi sans
+nous consulter, mais, outre qu'il ignorait probablement
+notre existence...</p>
+
+<p><i>Le Président</i>.&mdash;Un royaliste ne peut pas ignorer...</p>
+
+<p><i>Le vicomte d'Escal</i>.&mdash;Pardon! voilà que c'est
+vous qui m'interrompez, maintenant... je continue:
+nous nous trouvons en présence d'un fait accompli.</p>
+
+<p><i>Monsieur de Prunières</i>.&mdash;Hélas! oui, malheureusement.</p>
+
+<p><i>Le vicomte d'Escal</i>.&mdash;Comment, hélas? et d'un
+fait crânement accompli.</p>
+
+<p><i>Le chevalier de Sainte-Gauburge</i>.&mdash;Qu'importe
+la crânerie?</p>
+
+<p><i>Le vicomte d'Escal</i>.&mdash;Je la préfère à l'abstention
+digne. Je poursuis... d'un fait crânement accompli
+par un homme jeune et vaillant.</p>
+
+<p><i>Monsieur de Saint-Benest</i>.&mdash;C'est précisément là
+qu'est le mal!</p>
+
+<p><i>Monsieur de Prunières</i>.&mdash;Il vaudrait mieux qu'il
+fût vieux et prudent.</p>
+
+<p><i>Monsieur de Saint-Benest</i>.&mdash;Le candidat nous a
+manqué de respect.</p>
+
+<p><i>Le vicomte d'Escal</i>.&mdash;Il ne vous connaît pas.</p>
+
+<p><i>Le chevalier de Sainte-Gauburge</i>.&mdash;C'est une
+circonstance aggravante.</p>
+
+<p><i>Monsieur de Saint-Benest</i>.&mdash;Et puis, enfin, qui
+est-il? Qu'est cela, Mérigue? Sommes-nous certains
+qu'il soit né, seulement?</p>
+
+<p><i>Le vicomte d'Escal</i>.&mdash;Aussi vrai que vous êtes
+morts, vous autres.</p>
+
+<p><i>Le Président</i>.&mdash;Ne faisons pas d'esprit, cher
+vicomte, ce n'est pas dans les habitudes de nos
+réunions.</p>
+
+<p><i>Le vicomte d'Escal</i>.&mdash;Veuillez m'excuser, Monsieur
+le Président, une fois n'est pas coutume.</p>
+
+<p><i>Le Président</i>.&mdash;Je constate, Messieurs, qu'à l'exception
+de l'honorable vicomte préopinant, nous
+sommes tous unanimes à déplorer cette malencontreuse
+candidature, mais enfin, coûte que coûte, il
+faut prendre une décision.</p>
+
+<p><i>Monsieur de Saint-Benest</i>.&mdash;Une décision, y
+pensez-vous? déjà!</p>
+
+<p><i>Le Président</i>.&mdash;Hélas! oui, malheureusement.</p>
+
+<p><i>Monsieur de Prunières</i>.&mdash;Quelle fâcheuse aventure!</p>
+
+<p><i>Le chevalier de Sainte-Gauburge</i>.&mdash;Oh! que
+c'est grave, oh! que c'est grave!</p>
+
+<p><i>Le Président</i>.&mdash;Je vous propose, en premier lieu,
+de voter un blâme à M. Jacques de Mérigue, pour
+avoir posé sa candidature en dehors de notre assentiment.
+Le vicomte d'Escal est lui-même de cet avis.
+Que ceux qui sont d'un sentiment contraire veuillent
+bien lever la main. Personne ne lève la main. Le
+comité royaliste inflige un blâme à M. Jacques de
+Mérigue.</p>
+
+<p><i>Le vicomte d'Escal</i>.&mdash;Soutiendrez-vous, oui ou
+non, sa candidature?</p>
+
+<p><i>Le Président</i>.&mdash;La question est double. D'abord
+nous ne pouvons pas lui donner un centime.</p>
+
+<p><i>Le chevalier de Sainte-Gauburge</i>.&mdash;Pour ça,
+jamais! Il ne manquerait plus que ça.</p>
+
+<p><i>Monsieur de Prunières</i>.&mdash;D'abord, il n'y a que
+35 francs dans la caisse.</p>
+
+<p><i>Monsieur de Saint-Benest</i>.&mdash;Pardon! c'est moi
+qui suis trésorier, il y a tout juste un louis.</p>
+
+<p><i>Le vicomte d'Escal</i>.&mdash;Versé entre nos mains par
+le tapissier royaliste de la rue Vanneau.</p>
+
+<p><i>Le Président</i>.&mdash;Là n'est pas la question. Je ne
+crois même pas utile de mettre en discussion une
+subvention pécuniaire que nous ne pouvons ni ne
+voulons accorder.</p>
+
+<p><i>Monsieur de Saint-Benest</i>.&mdash;Ça lui apprendra à
+ne pas nous consulter.</p>
+
+<p><i>Le Président</i>.&mdash;Maintenant, Messieurs, il faut
+boire le vin qui est tiré. Je vous demande de bien
+vouloir vous résigner à donner votre appui au candidat.
+Je crois que vous y consentirez tous et j'ai
+l'honneur de prier notre cher secrétaire, le chevalier
+de Sainte-Gauburge, de vouloir bien insérer au
+procès-verbal que: 1º Le comité vote un blâme à
+M. Jacques de Mérigue (à l'unanimité!); 2° Le
+comité ne fournit à M. Jacques de Mérigue aucune
+subvention pécuniaire (à l'unanimité!); 3° Le comité
+appuie la candidature de M. de Mérigue (à l'unanimité!)
+Mes chers collègues, la séance est levée.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>VIII</h3>
+
+<h3>A LA MODE</h3>
+
+
+<p>Mérigue était le lion du jour. Toute la presse s'occupait
+de cet audacieux Éliacin qui, rompant avec les
+habitudes gâteuses de la phraséologie politique,
+parlait un langage clair, net, incisif, catégorique.
+<i>Le Rappel</i> le qualifia de petite vipère réactionnaire
+couvée trop longtemps dans le sein d'une administration
+républicaine. Il reçut dans son grenier une
+visite d'un reporter du <i>Figaro</i> qui se plut à louer la
+simplicité spartiate du vaillant champion de la légitimité.
+D'innombrables cartes de congratulation
+affluaient à son casier. On ne parlait que de lui
+dans les salons bien pensants et beaucoup de jeunes
+femmes témoignaient le désir de voir en chair et en
+os le jeune athlète dont le nom retentissait si fort
+à leurs oreilles. Deux princes, trois ou quatre ducs,
+une demi-douzaine de marquis, des régiments de
+comtes et des troupeaux de barons voulurent faire
+l'ascension des cent vingt marches. Ils restaient tous
+bouche béante devant le dénûment du candidat et
+se demandaient comment il était possible que tant
+de valeur et de hardiesse fussent le partage d'un
+personnage aussi déshérité du sort. Jacques, qui
+croyait «marcher vivant dans son rêve étoilé», recevait
+toutes les félicitations et tous les compliments
+d'une façon à la fois gauche et hautaine qui était
+pleine d'une étrange saveur. Il s'était empressé,
+naturellement, d'aller occuper son poste de répétiteur
+au collège ecclésiastique de la rue de Monceau,
+où le révérend Père Coupessay l'avait accueilli
+comme une grande dame. Ce religieux opportuniste
+eut même l'admirable toupet de lui dire qu'il lui
+semblait bien l'avoir déjà vu quelque part. Tous les
+jeunes gens de famille avaient réclamé, comme une
+précieuse faveur, les leçons de ce conquérant si
+remarquable à la fois par sa mine fière, sa désinvolture
+et son caractère bon enfant. Son premier
+élève avait été Théodore de Vannes, le propre frère
+de la Vénus de Sainte-Radegonde, sorte de gros
+garçon, jovial et brutal, élevé à la diable, notablement
+intelligent et doué par-dessus tout d'une
+excentricité voisine de l'aliénation. Théodore avait,
+dès le premier jour, voué à son maître d'occasion
+une admiration désordonnée et une sorte d'amitié
+violente et sans mesure. Jacques trouvait bien
+toutes les démonstrations de l'adolescent un peu
+encombrantes, mais le vague espoir d'arriver à la
+soeur par le frère le déterminait à supporter toutes
+les effusions obsédantes du collégien. Il le fit causer
+avec un certain art et apprit une foule de choses
+intéressantes, au sujet de sa chimère. Il eut la confirmation
+des fiançailles de Blanche avec le duc de
+Largeay. Théodore ajouta que cette union était le
+résultat d'une pure convenance de famille et que sa
+soeur trouvait le duc fade et ennuyeux. Il était absolument
+du même avis et regrettait vivement que
+Blanche n'épousât pas un homme intelligent et digne
+d'elle. On la surnommait partout la quatrième Grâce
+et elle allait unir ses destinées à celles d'un boudin
+sans savoir et sans esprit, dont tout le mérite consistait
+à perpétuellement rire, aux fins d'exhiber un
+râtelier perfectionné payé six mille francs chez Préterre.
+Du reste, ajoutait Théodore, ce mariage n'était
+certes pas fait encore et pourrait bien ne jamais se
+réaliser. On juge si ces déclarations étaient approuvées
+et appuyées par Mérigue, qui arrivait à se dire
+intérieurement: décidément, ce gaillard-là est très
+fort! il n'a pas les préjugés de ses pareils: il est
+utilisable. L'affection qu'il me témoigne, jointe à
+cette largeur d'idées, peut mettre bien des atouts
+dans mon jeu.</p>
+
+<p>Un jour, le candidat royaliste reçut la lettre suivante:</p>
+
+<blockquote><p>
+«Monsieur,</p>
+
+
+<p>«Je fais une collecte à domicile pour les pauvres
+du quartier spécialement secourus par M. l'abbé de
+la Gloire-Dieu. Tout le bien qu'on dit de vous me
+fait un devoir de compter sur votre générosité.
+J'aurai le plaisir de me présenter moi-même chez
+vous et je ne doute pas de l'accueil que vous voudrez
+bien faire à mes sollicitations en faveur des
+malheureux.</p>
+
+<p>«Recevez, Monsieur, l'assurance de mes sentiments
+très distingués.</p>
+
+
+<p>«Comtesse de Vannes,</p>
+
+<p>«Hôtel Soubise, 85, rue Saint-Dominique.»
+</p></blockquote>
+
+<p>Pardieu! s'écria Jacques, je crois bien, que je t'en
+donnerais, si j'en avais, mais où diable trouver assez
+de <i>monacos</i> pour te faire une aumône digne... de
+la fille!</p>
+
+<p>Il réfléchit quelques instants et s'élança tout à
+coup chez le vicaire de Saint-Barthélémy. Il lui
+exposa la situation et le pria de lui avancer cinq
+louis.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, voyons, mon cher enfant, lui dit l'abbé
+dont la sagacité devinait toutes les pensées du jeune
+homme, voyons, pourquoi voulez-vous jeter une
+somme pareille par la fenêtre? Croyez-vous qu'on
+vous en saura gré. On vous remerciera sans doute,
+mais on se dira que vous avez voulu poser, lancer
+de la poudre aux yeux, vous faire passer pour ce
+que vous n'êtes pas, enfin... je vois que vous persistez...
+qu'il soit fait selon vos désirs, pauvre enfant!...
+pauvre enfant!</p>
+
+<p>Le prêtre prononça ces dernières paroles avec une
+tristesse qui fit trembler sa voix. Jacques n'y prit
+point garde, reçut les cinq louis, remercia chaleureusement
+l'ecclésiastique et courut sans désemparer à
+l'hôtel de Soubise pour apporter son offrande.</p>
+
+<p>&mdash;Mme la comtesse ne reçoit pas aujourd'hui, lui
+dit assez insolemment un concierge habillé en suisse
+de cathédrale.</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous lui dire que c'est M. de Mérigue.</p>
+
+<p>&mdash;Ni Mérigue, ni personne, répliqua avec sécheresse
+le pipelet resplendissant.</p>
+
+<p>Jacques se demanda s'il n'allait pas bâtonner ce
+drôle. Il comprit bien vite l'inanité d'une pareille
+exécution, tendit au cerbère l'enveloppe qui contenait
+sa carte et son billet de cent francs, en le foudroyant
+de ses yeux irrités. «Bien», répondit le
+valet et il referma brusquement la porte au nez frémissant
+du donateur.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>IX</h3>
+
+<h3>LA FAMILLE JOYEUSE</h3>
+
+
+<p>&mdash;Papa! maman, Marianne, Mathilde, s'écriait
+Jacqueline toute haletante d'émotion et de bonheur,
+écoutez! écoutez! une lettre de mon cher petit frère.
+Ah! si vous saviez!... venez tout de suite. Marianne!
+dis à Jeannette de faire boire un coup au facteur,
+merci, mon Dieu! merci.</p>
+
+<p>Toute la famille de Mérigue s'était précipitée aux
+appels triomphants de son plus jeune membre.
+Jeannette, la vieille et fidèle cuisinière, rappelait le
+facteur à grands cris et, sans savoir de quoi il pouvait
+bien s'agir, lui versait généreusement un grand
+verre du meilleur vin de la cave; le domestique lui-même,
+le brave et digne Pierrille, quoique non interpellé,
+avait abandonné ses boeufs à moitié liés au seuil
+de la grange et était accouru, son bonnet à la main,
+en entendant les exclamations de Mlle Jacqueline.
+Bientôt un groupe s'était formé dans la cour: la
+famille entière, Jeannette, Pierrille, le facteur, ces
+trois derniers à une distance respectueuse, faisaient
+un cercle autour de la jeune fille qui brandissait sa
+lettre en l'air comme un porte-drapeau arbore son
+étendard. A tout ce tumulte inusité dans l'habitation
+si paisible, la chienne du logis, la douce et
+gentille Éva, s'était avancée à son tour et regardait
+ses maîtres d'un air étonné, en remuant la
+queue. Jacqueline lut d'une voix tremblante la missive
+extraordinaire qu'elle avait fiévreusement parcourue:</p>
+
+<blockquote><p>
+«Ma chère petite Jacqueline,</p>
+
+<p>«Papa, maman, mes grandes soeurs ne m'en
+voudront pas de t'avoir adressé l'importante correspondance
+d'aujourdhui. Je te devais bien cela, compagne
+aimée de mon enfance et de ma jeunesse;
+comme papa, tu n'as jamais désespéré de mon
+avenir. Vous aviez raison: Je suis candidat du comité
+royaliste aux élections parisiennes, j'ai toutes
+les chances possibles de succès. Je suis répétiteur
+au collège de la rue de Monceau, et tous les jeunes
+gens des plus grandes familles se disputent l'honneur
+de mes leçons. Le premier que j'ai eu est
+précisément le frère de ma belle demoiselle de
+Sainte-Radegonde qui s'appelle Blanche de Vannes
+et appartient à la première aristocratie du faubourg.
+Cet élève m'a voué une affection extraordinaire. Je
+vais pouvoir approcher l'idole de mes rêves! Mes
+chères âmes, que de bonheurs à la fois: l'honneur,
+l'argent! et peut-être l'amour. Je ne t'en écris pas
+plus long aujourd'hui, ma bonne Jacqueline, tu
+comprends aisément quelles doivent être mes occupations.
+Je joins à ma lettre un exemplaire de ma
+proclamation aux électeurs du quartier Saint-Barthélemy
+et divers extraits des journaux qui me portent
+aux nues. Dans tout cela, ma première pensée
+a été celle-ci: je vais donc pouvoir envoyer un peu
+de joie à ceux qui sont si tristes et que j'aime tant.
+Je vous embrasse de toutes mes forces.</p>
+
+<p>«<span class="sc">Jacques</span>.»
+</p></blockquote>
+
+<p>&mdash;Louez Dieu et tirez le canon! exclama le vieux
+Mérigue en voulant saisir les extraits des journaux
+qu'il jeta à terre dans sa précipitation.</p>
+
+<p>&mdash;Mon ami, interrompit la pieuse Caroline, d'une
+voix plus calme, mais toute vibrante de bonheur,
+mon ami, tu as bien dit. Il faut commencer par
+remercier la Providence divine qui vient à notre
+secours au moment où nous croyons tout désespéré.</p>
+
+<p>La sage Marianne prit alors la parole.</p>
+
+<p>&mdash;Je crois, dit-elle, que voilà un bon début. Il ne
+faut pas attendre monts et merveilles; nous pourrions
+nous ménager de pénibles déceptions, mais
+enfin on peut dire, d'ores et déjà, que Jacques a le
+pied à l'étrier, et la possibilité de parvenir à une
+situation honorable et avantageuse...</p>
+
+<p>&mdash;Il marche à ses grandes destinées, affirma
+Jacqueline, il glorifiera notre nom.</p>
+
+<p>&mdash;Il sert son Dieu et son roi, dit à son tour l'enthousiaste
+Mathilde. Que pouvons-nous désirer
+encore?...</p>
+
+<p>&mdash;Que quelques émoluments solides viennent
+s'ajouter à toute cette fumée de gloire, reprit Marianne
+sérieuse et grave.</p>
+
+<p>&mdash;Mais s'il y avait vraiment quelque chose derrière
+cette jolie amourette, dit Joseph de Mérigue,
+anxieux. Pourquoi pas, ma chère Marianne?</p>
+
+<p>&mdash;Tout est possible, mon père, mais cela n'est
+pas probable, répondit la soeur aînée.</p>
+
+<p>&mdash;Comment? pas probable, ma fille?... Mais au
+contraire, rien n'est plus vraisemblable. Quelle
+jeune fille ne serait jalouse d'unir son sort à celui
+d'un garçon aussi vaillant, aussi bien né, et je puis
+ajouter maintenant aussi célèbre que Jacques de
+Mérigue?...</p>
+
+<p>&mdash;Papa a raison comme toujours, dit Jacqueline
+en sautant au cou du vieux comte...</p>
+
+<p>Jeannette et Pierrille, les deux bons serviteurs,
+quoique placés à une certaine distance du groupe
+familial, avaient vaguement saisi le sens général de
+cette conversation. Ils comprenaient que Jacques
+allait devenir un grand personnage, lui qu'ils
+avaient vu au berceau, et auquel il ne cessaient
+de pronostiquer un avenir sidéral. Un bon sourire,
+moitié étonné, moitié joyeux, épanouissait leurs
+traits minés par le travail et la fatigue; Éva s'était
+approchée de Jacqueline et lui léchait doucement
+les mains. Un gai soleil de printemps éclairait cette
+petite scène, et mêlait au bonheur de ces pauvres
+êtres l'immense allégresse de la résurrection du
+ciel.</p>
+
+<p>&mdash;Pierrille! dit tout à coup Joseph de Mérigue, en
+attendant l'artillerie qui nous manque, tu vas tirer
+deux coups de fusil. Pierrille obéit avec empressement
+et déchargea en l'air à deux reprises une
+vieille canardière informe qui, à la seconde détonation
+éclata, et fit au tireur une légère blessure.</p>
+
+<p>Comme on s'empressait autour de lui et que Marianne
+blâmait l'ordre imprudent du comte, le
+domestique affirma, dans son patois pittoresque,
+qu'il était heureux d'arroser de son sang la première
+couronne de son jeune maître.</p>
+
+<p>Tous les membres de la famille voulurent répondre
+incontinent à leur cher représentant qui leur
+envoyait de cent cinquante lieues un si brillant
+rayon d'honneur.</p>
+
+<p>Le chef de la maison et Jacqueline furent dithyrambiques,
+les adjectifs hyperboliques et les adverbes
+sonores éclatèrent sous leur plume comme
+des gerbes d'étincelles sous le galop d'un cheval.
+Joseph déchira deux feuilles de papier dans son impatience
+nerveuse, et entra dans une grande colère
+accompagnée de gros mots, en prétendant que
+sa femme n'avait que de sale encre, de sacrées
+plumes, et de fichu papier! Caroline, tout en félicitant
+son cher fils, lui exprima que la première
+chose qu'il avait à faire, était de témoigner sa
+reconnaissance au bon Dieu en allant trouver au plus
+vite son confesseur qu'il négligeait depuis si longtemps.</p>
+
+<p>Mathilde, en quelques pattes de mouche fiévreusement
+tracées, recommanda à son frère de toujours
+viser à l'honneur et de dédaigner les vils métaux
+si recherchés en ce siècle matérialiste.</p>
+
+<p>Marianne au contraire avertit Jacques de ne pas
+trop songer à la vaine gloriole et à l'immortalité
+décernée par les journaux. Elle lui conseilla de
+profiter d'une popularité, peut-être éphémère, dans
+un milieu bien capricieux, pour s'efforcer d'acquérir
+honnêtement les moyens de vivre et d'aider les
+siens.</p>
+
+<p>Au repas du soir, où fut invité le vieux curé
+Desmolard, on but une bouteille de vieux Mérigue
+soigneusement bouchée, cachetée et étiquetée cinq
+ans auparavant par la prévoyante Marianne. Les six
+convives absorbèrent à peine la moitié du précieux
+flacon qui fut renvoyé à la cuisine où le digne
+Pierrille se chargea de l'achever.</p>
+
+<p>M. de Mérigue, selon sa coutume, se coucha en
+même temps que les poules, oubliant, à la grande
+indignation de sa sainte épouse, de réciter sa prière
+du soir.</p>
+
+<p>Mme de Mérigue resta agenouillée jusqu'à une
+heure avancée de la nuit.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>X</h3>
+
+<h3>LA DOUAIRIÈRE SCANDALISÉE</h3>
+
+
+<p>La comtesse douairière de Vannes, assise auprès
+de sa fille, dans le grand salon blanc et or de l'hôtel
+Soubise, était en train de la moréginer tout doucement.</p>
+
+<p>Cet adverbe était essentiel à côté du verbe précédent,
+car Mlle Blanche était absolument dans la catégorie
+de ces jeunes filles qui, en un instant d'humeur
+ou de caprice, envoient promener par-dessus les
+moulins, père, mère, directeur... et bonnets...</p>
+
+<p>&mdash;Ma bien chère Blanche, j'ai une toute petite
+observation à te faire...</p>
+
+<p>&mdash;Encore des reproches.</p>
+
+<p>&mdash;Je m'en garderais bien... une simple remarque... un
+léger conseil...</p>
+
+<p>&mdash;Dites toujours, cela n'engage à rien...</p>
+
+<p>&mdash;Je trouve que tu lis beaucoup, et des livres
+bien risqués.</p>
+
+<p>&mdash;Affaire de goût, chère maman... J'ai toujours
+préféré les romans aux méditations de l'Évangile...</p>
+
+<p>&mdash;Sont-ce là, mon enfant, les leçons que tu as
+reçues au couvent du Sacré-Coeur?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! les leçons des révérendes mères, vous
+savez, j'en prends et j'en laisse...</p>
+
+<p>&mdash;Véritablement, tu m'abasourdis. Dis-moi où tu
+peux avoir trouvé toutes ces idées d'indépendance
+malsaine, prématurée?</p>
+
+<p>&mdash;Dans ma tête.</p>
+
+<p>&mdash;Mes compliments. Tu es à peine gentille pour
+moi... et... pas du tout pour ce pauvre duc, ton
+fiancé...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! le duc!...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! le duc?...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, là! il m'ennuie! en bon français...</p>
+
+<p>&mdash;Comment? déjà!</p>
+
+<p>&mdash;Depuis le premier jour.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, malheureuse enfant, tu l'as accepté,
+voyons?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute... et après?...</p>
+
+<p>&mdash;Mais il sera ton mari dans quelques semaines...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! d'abord, rien ne presse... et puis...</p>
+
+<p>&mdash;Et puis...</p>
+
+<p>&mdash;Soit! il sera mon mari. Beau nom!... Un des
+lions du club habillé à la dernière mode!... parfaitement
+niais... Rien de mieux...</p>
+
+<p>&mdash;Tu me fais tomber des nues, ma fille, tu n'as
+donc pas l'intention de l'aimer?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mon Dieu!... si fait!... comme on aime...
+un mari!...</p>
+
+<p>&mdash;Tais-toi, Blanche, s'il t'entendait!...</p>
+
+<p>&mdash;Il m'a déjà comprise, allez!...</p>
+
+<p>&mdash;Et c'est pour cela qu'il est si triste, ma fille...
+En vérité, tu me navres...</p>
+
+<p>&mdash;Triste?... Le duc de Largeay?... Toujours
+assez gai pour faire de petits soupers aux Ambassadeurs
+avec Mlle Zoé!...</p>
+
+<p>&mdash;Blanche!... y penses-tu?...</p>
+
+<p>&mdash;Pour payer un coupé de deux cents louis à
+Mlle Microche des Nouveautés...</p>
+
+<p>&mdash;Tais-toi, de grâce! si quelque domestique
+était derrière les portes...</p>
+
+<p>&mdash;Pour avoir un compte de cent louis chez la
+bouquetière du Jockey!</p>
+
+<p>&mdash;Mais il t'envoie chaque jour des fleurs!...</p>
+
+<p>&mdash;Des rossignols!... achetés au rabais sur les
+brouettes qui passent dans les rues... Eh! chère
+maman, vous ne saviez pas tout cela!... Cela prouve
+qu'à votre âge, vous avez encore des choses à
+apprendre de votre fille.</p>
+
+<p>&mdash;Tu me confonds...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous n'avez pas fini... oui, le duc sera
+mon mari! C'est entendu. C'est conclu. Je l'aimerai...
+par convenance... mais quand à lui donner un
+atôme de mon coeur, vous entendez, un atôme...</p>
+
+<p>La comtesse douairière était anéantie. Elle ne
+put répliquer à ce trait final et leva les mains au
+ciel en murmurant à la cantonade: Eh bien! Mesdames,
+mettez donc vos filles au couvent!...</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>XI</h3>
+
+<h3>UNE LECTURE</h3>
+
+
+<p>Le duc de Largeay, prétentieusement accoudé à
+la grande cheminée du salon blanc et or, pince du
+bout des lèvres une cigarette du Levant dont il
+envoie la fumée au plafond en petits cercles bleuâtres
+géométriquement mesurés. La comtesse douairière
+de Vannes se concentre sur une broderie d'un
+dessin compliqué; sa fille, Blanche, à demi vautrée
+sur un divan, regarde les bibelots et les candélabres
+d'un air distrait et maussade.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! dit-elle tout à coup, voyant que
+personne ne se décidait à rompre l'auguste silence,
+eh bien, duc, nous apportez-vous des nouvelles du
+boulevard ou du club?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, ma chère. Enfin, quand je dis des nouvelles,
+elles se ressemblent toutes ces jours-ci.
+Ouvrez la première feuille venue, royaliste ou
+intransigeante, matinale ou vespérale, c'est Mérigue,
+toujours Mérigue, encore Mérigue. J'ai précisément
+dans ma poche son discours à la réunion publique.</p>
+
+<p>&mdash;Voudriez-vous être assez aimable pour nous
+en donner lecture?</p>
+
+<p>&mdash;Si cela peut vous être de quelque agrément?</p>
+
+<p>&mdash;Certes.</p>
+
+<p>&mdash;Cela n'ennuiera-t-il pas la comtesse?...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! moi, je brode, répondit la douairière
+interpellée.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, ma chère Blanche, reprit le duc, je
+vais vous faire faire connaissance avec la prose de
+votre admirateur.</p>
+
+<p>&mdash;J'écoute, monsieur le duc.</p>
+
+<p>&mdash;«Messieurs, dès l'ouverture de la période
+électorale un groupe de royalistes, sans s'arrêter
+aux considérations d'âge, de fortune ou de notoriété
+qui devaient me dérober à l'attention publique, est
+venu m'engager à poser ma candidature aux élections
+de notre quartier. J'ai cédé à leurs instances,
+et je suis descendu résolument dans l'arène.</p>
+
+<p>&mdash;Très gentil à la fois de modestie et de crânerie,
+observa Blanche.</p>
+
+<p>Le duc poursuivit en se mordant les lèvres:</p>
+
+<p>«La démagogie triomphante déclare une guerre
+sans merci à toutes nos forces constituées: Nous
+voulons conserver tout ce qu'elle veut détruire,
+protéger tout ce qu'elle attaque, sauver tout ce
+qu'elle bat en brèche; nous sommes les assiégés de
+la grande citadelle de l'ordre!...</p>
+
+<p>&mdash;Belle image! dit Blanche.</p>
+
+<p>&mdash;Mauvaise rhétorique, répliqua Largeay.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ne parlez pas de rhétorique, répliqua
+Mlle de Vannes, vous n'avez pas encore fait la vôtre...</p>
+
+<p>Le duc, muselé, continua: «Examinons d'abord
+comment nos édiles entendent appliquer la devise
+surannée dont ils noircissent les murailles de tous
+nos édifices publics. La liberté qu'ils exigent pour
+eux, ils la refusent péremptoirement aux autres, et
+les honnêtes gens, bon gré, mal gré, verront leurs
+enfants courber la tête sous les fourches caudines
+de l'athéisme gratuit et de la polissonnerie obligatoire...»</p>
+
+<p>&mdash;Bravo! fit Blanche en applaudissant.</p>
+
+<p>&mdash;Vous applaudissez des violences, ma chère.</p>
+
+<p>&mdash;Essayez donc d'en faire des violences, vous!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! Blanche! Je reprends:</p>
+
+<p>«La fraternité signifie aujourd'hui la proscription
+des frères et des soeurs...</p>
+
+<p>&mdash;Charmant! murmura Blanche.</p>
+
+<p>&mdash;Calembour vulgaire! entonna le duc. Je poursuis:
+«Quelles sont les oeuvres de ces hommes?
+A quoi emploient-ils nos millions? Ils dressent sur
+nos places publiques des Mariannes aux grossiers
+appas que l'on ne voudrait pas rencontrer au
+coin des carrefours. Ils votent à leurs aimables
+Calédoniens des fonds de déplacement et des
+indemnités pour «travaux extraordinaires».</p>
+
+<p>On voit qu'il sort d'une administration, ce monsieur...</p>
+
+<p>&mdash;Où vous seriez incapable d'entrer si jamais
+vous étiez ruiné.</p>
+
+<p>&mdash;Ne m'interrompez donc pas à toute minute.</p>
+
+<p>«Maintenant, j'aborde le côté politique de ma profession
+de foi, je suis catholique et royaliste...»</p>
+
+<p>&mdash;Franc, loyal, splendide! s'écria Blanche.</p>
+
+<p>&mdash;Et fortement maladroit.</p>
+
+<p>&mdash;Je voudrais vous y voir.</p>
+
+<p>&mdash;Vous serez privée de ce spectacle.</p>
+
+<p>&mdash;Je m'en doute, cher duc... Vous à la tribune!
+Ah! ah! ah! J'en pâme, rien que d'y penser, un
+guignol de grandeur naturelle... Continuez...</p>
+
+<p>&mdash;«La République engendre la licence, le
+désordre, la perversion; elle abaisse les caractères,
+amollit les courages, émousse les forces vives de la
+nation dans des luttes intestines sans profit et sans
+grandeur, et livre, en fin de compte, le pays
+désarmé à l'âpre convoitise des hordes conquérantes...»</p>
+
+<p>&mdash;Très bien! très bien! appuya Blanche.</p>
+
+<p>&mdash;Du pathos pur et simple.</p>
+
+<p>&mdash;Pathos? dites-vous. Prenez garde, ce mot a une
+terminaison grecque, ne vous aventurez pas sur les
+terrains que vous ignorez... Allez!</p>
+
+<p>&mdash;«Je veux lutter galamment contre les républicains
+convaincus, mais une juste colère s'empare de
+moi à la vue des acrobates et des jongleurs politiques.
+Que je voie venir à ma rencontre un ennemi
+franc et probe, je le combattrai sans cesser de
+l'estimer, et quand nous interromprons le duel, à la
+chute du jour, nous échangerons peut-être des présents
+comme les héros d'Homère...» Aïe, aïe, des
+réminiscences classiques, à présent.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas vous qui en auriez de semblables,
+bien cher duc... La raillerie vous est malséante...
+Allez!...</p>
+
+<p>&mdash;«Mais pour les gens sans foi qui ne craignent
+pas d'employer des engins perfides, pour les espions
+et les délateurs, pour les fabricants et souteneurs
+de l'article vu et autres ordures...»</p>
+
+<p>&mdash;Ah! quelles expressions. Quel langage!</p>
+
+<p>&mdash;Allez donc... Opoponax!...</p>
+
+<p>&mdash;«Je ne les épargnerai pas, car je le déclare
+hautement, je ne redouterai jamais ni leur plume,
+ni leur épée...»</p>
+
+<p>&mdash;Fier, crâne, charmant!...</p>
+
+<p>&mdash;Une simple provocation, ma chère!...</p>
+
+<p>&mdash;Que vous dédaigneriez, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Certes, ma bonne amie.</p>
+
+<p>&mdash;Comme je vous connais bien... Ensuite!</p>
+
+<p>&mdash;«Quelques jours à peine nous séparent de
+l'ouverture du scrutin; que ma personnalité s'efface,
+que l'amour de notre cause enflamme seul l'ardeur
+de nos âmes. Ne nous inquiétons pas du résultat de
+nos peines et de nos fatigues. Quand on s'est tracé
+une route, on doit la suivre invariablement... Le
+royaliste qui a gardé une plume ou une épée à la
+main, et sa vieille foi dans le coeur, quand il a interrogé
+sa conscience, doit affronter le sort. Va où tu
+peux. Meurs où tu dois!»</p>
+
+<p>&mdash;Superbe! superbe! dit Blanche en battant des
+mains.</p>
+
+<p>&mdash;Tout bonnement de l'épigramme.</p>
+
+<p>&mdash;Vous dites, cher duc?</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, pardon, je voulais dire mélodrame.</p>
+
+<p>&mdash;Diable! je vous souhaiterais sincèrement des
+réminiscences de langue française puisque vous
+paraissez si fort mépriser les autres... Voulez-vous
+continuer?</p>
+
+<p>&mdash;C'est fini, chère amie, le journal ne donne que
+des extraits.</p>
+
+<p>&mdash;Déjà terminé? Quel dommage! Je veux lire ce
+discours in-extenso, c'est-à-dire en entier, je traduis
+pour ceux qui ne comprennent pas le latin. C'est
+tout bonnement splendide. N'est-ce pas, maman,
+que vous êtes de mon avis?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! moi, j'ai brodé, répondit la comtesse
+douairière sans lever les yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'avez pas le goût bien sûr, ma chère,
+dit Largeay en froissant le journal qu'il venait de
+parcourir avec un dépit mal dissimulé, vous lisez
+trop les auteurs modernes.</p>
+
+<p>&mdash;C'est une petite différence qui existe entre
+nous. Bref, ce Mérigue est un homme, quelles que
+soient les critiques des clubmen et autres gens bien
+peignés.</p>
+
+<p>&mdash;Un homme... Je n'en suis donc pas un à votre
+compte?</p>
+
+<p>&mdash;Oh!... cher duc!... Mais laissons un sujet que
+vous estimez frivole et parlons un peu des choses
+qui vous intéressent. Quoi de nouveau au club?</p>
+
+<p>&mdash;Saint-Benest a perdu deux mille louis au
+Quinze.</p>
+
+<p>&mdash;Et puis?</p>
+
+<p>&mdash;Prunières plaide en séparation avec sa femme
+qui, paraît-il, l'a battu.</p>
+
+<p>&mdash;Dame! elle a dû le secouer comme un Prunières.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! que vos plaisanteries sont de mauvais
+goût, ma chère amie.</p>
+
+<p>&mdash;Après, après, pas de paroles oiseuses!</p>
+
+<p>&mdash;M. du Merlerault a gagné mille louis sur M.
+de Senlis, à Chantilly.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce tout?</p>
+
+<p>&mdash;Non! Le petit Mora s'est battu au pistolet avec
+le grand du Tranchey.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi cela?</p>
+
+<p>&mdash;Ces deux messieurs s'étaient rencontrés dans
+l'antichambre d'une femme légère.</p>
+
+<p>&mdash;Dites donc d'une cocotte, allons!</p>
+
+<p>&mdash;Pardon! il y a une nuance.</p>
+
+<p>&mdash;Et cette femme légère s'appelait...?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas retenu le nom.</p>
+
+<p>&mdash;Mlle Zoé, peut-être!</p>
+
+<p>&mdash;Connais pas, chère amie, connais pas.</p>
+
+<p>&mdash;Celle qui aime tant les soupers fins.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! je ne savais pas!</p>
+
+<p>&mdash;Bien... assez... Vous n'avez plus d'histoires!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! si fait! le petit vicomte d'Escal se vante
+partout d'avoir inventé la candidature Mérigue,
+d'avoir été le Christophe Colomb de cette Amérique.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! encore, cher duc, vous êtes exécrable.
+Non, je vous en conjure, ne faites pas d'esprit, je
+vous préfère à votre état naturel.</p>
+
+<p>&mdash;Toujours ce Mérigue! On ne peut se retourner
+sans voir ses affiches vertes ou sans entendre parler
+de lui.</p>
+
+<p>&mdash;Soyez tranquille, il ne vous en arrivera jamais
+autant.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous cacherai pas que je commence à
+être agacé d'ouïr ce nom ressassé par tous les échos.</p>
+
+<p>&mdash;Allez le lui dire, cher duc. Vous vous battrez,
+et il vous tuera.</p>
+
+<p>&mdash;Comme vous allez vite en besogne, chère amie.
+Croyez-vous que je me commettrais avec un aventurier?</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, duc, je ne le crois pas.</p>
+
+<p>Comme Blanche de Vannes achevait ces mots la
+porte du salon s'ouvrit brutalement et livra passage
+au gros Théodore, chancelant, titubant, les yeux
+pochés et les habits en lambeaux.</p>
+
+<p>La comtesse douairière se précipita pleine d'inquiétude.</p>
+
+<p>&mdash;Faites-le conduire au lit, dit Blanche sans se
+déranger, il est encore dans les brindezingues. Ce
+n'est que la troisième fois depuis deux jours. Il y a
+du progrès.</p>
+
+<p>&mdash;Comment?... de quoi?... grognait Théodore en
+s'appuyant aux murailles... d'abord il ne s'agit pas
+de cela. Il s'agit... d'aller... éveiller l'Académie...
+Vous savez, l'Académie, à l'Institut... pour donner
+le prix Montyon... à mon ami Mérigue... le prix
+Montyon, ce n'est pas trop... il m'a sauvé la vie.
+Voilà! il ne s'agit pas d'aller au lit, il s'agit du prix
+Montyon... de Mérigue... et de l'Académie... vous
+savez, à l'Institut, là-bas, la maison est au coin du
+quai.</p>
+
+<p>Pendant que Largeay et la comtesse faisaient
+asseoir le jeune homme, un commissionnaire apporta
+une lettre ainsi conçue:</p>
+
+<blockquote><p>
+«Madame la Comtesse,</p>
+
+<p>«Mon cher élève Théodore, presque au sortir du
+collège, a été attaqué par une bande d'escarpes qui
+exploite le quartier de l'Europe. Fort heureusement
+je me suis trouvé passer sur le terrain de la rixe;
+j'ai eu la chance de mettre en fuite les agresseurs et
+de vous ramener M. votre fils sain et sauf. Je ne l'ai
+quitté qu'à la porte même de votre hôtel, et je
+l'eusse même certainement accompagné jusqu'auprès
+de vous, si je n'avais eu la crainte de commettre
+une indiscrétion.</p>
+
+<p>«Agréez, madame la comtesse, l'hommage de mon
+profond respect.</p>
+
+<p>«<span class="sc">Jacques de Mérigue</span>.»
+</p></blockquote>
+
+<p>&mdash;Mais c'est un ange, cet homme! s'écria Blanche
+avec un enthousiasme sincère.</p>
+
+<p>&mdash;Ou du moins un brave garçon, opina la comtesse
+douairière.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'a fait que son devoir, reprit sèchement le
+duc de Largeay.</p>
+
+<p>Pour le coup, Blanche n'y tint plus.</p>
+
+<p>&mdash;Duc, dit-elle d'un ton sarcastique, vous tenez
+le langage d'un nigaud.</p>
+
+<p>&mdash;Blanche! Blanche! fit la douairière scandalisée.</p>
+
+<p>Cependant Théodore s'était pesamment endormi
+sur un fauteuil et ronflait avec un bruit de
+crécelle, les bras pendants et les jambes écartées.
+Entre le frère ivre mort, et la soeur, plus que
+grincheuse, le duc sentit que sa position devenait
+difficile. Il baisa assez adroitement la main de sa
+fiancée, salua cavalièrement sa future belle mère et
+s'éclipsa sans autre formalité. Dès qu'il eut tourné
+les talons, Blanche dit à la comtesse:</p>
+
+<p>&mdash;Ma chère maman, il faut absolument faire une
+politesse à M. de Mérigue, c'est un devoir indiscutable.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, ma fille, reprit la douairière, quand
+tu voudras.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>XII</h3>
+
+<h3>DEUX RENCONTRES.</h3>
+
+
+<p>Mérigue avait effectivement tiré Théodore de
+Vannes d'un très mauvais pas. Le jeune externe de
+l'institution de Monceau, au lieu de rentrer chez lui
+en quittant sa classe, avait été selon une habitude
+déjà enracinée, prendre quelques vermouths et plusieurs
+absinthes dans un cabaret borgne des Batignolles.
+Son humeur querelleuse étant exaltée par
+les spiritueux horribles qu'il avait engloutis, une
+rixe était survenue entre trois rôdeurs de barrière
+et le noble habitant de l'hôtel Soubise. Théodore,
+après avoir distribué quelques énormes coups de
+poing et reçu lui-même une sérieuse raclée, s'était
+retiré devant la supériorité du nombre et avait opéré
+vers les quartiers du centre une retraite en mauvais
+ordre. Comme il repassait à la hauteur de son
+collège, poursuivi par les trois escarpes, il avait
+rencontré Jacques qui jeta immédiatement dans la
+balance le poids de sa vigoureuse énergie et de sa
+grosse canne plombée. Les agresseurs prirent la
+fuite, non sans incriminer la lâcheté des bourgeois
+qui se mettaient deux pour combattre trois prolétaires.
+Le professeur-candidat, ayant alors remarqué
+que son élève n'était point, quant à la lucidité d'esprit,
+dans une situation absolument normale, héla
+un fiacre, y fit monter le jeune homme et le reconduisit
+à la rue Saint-Dominique. Il avait une singulière
+envie d'entrer et de remettre lui-même Théodore
+ès mains de la comtesse douairière, mais il
+pensa avec raison, qu'il était plus délicat et plus
+politique de s'effacer immédiatement après le service
+rendu et avant d'attendre sa constatation par
+les intéressés.</p>
+
+<p>Le lendemain matin, au moment de quitter son
+logis pour commencer ses courses électorales qu'il
+exécutait quotidiennement avec une infatigable
+activité, il rencontra sous le porche du 93 un
+laquais de grande maison qui lui remit un billet
+ainsi conçu:</p>
+
+<blockquote><p>
+«La comtesse douairière de Vannes prie Monsieur
+Jacques de Mérigue de vouloir bien lui faire
+le plaisir de venir dîner chez elle demain soir à sept
+heures et demie. Elle saisit cette occasion pour
+remercier Monsieur de Mérigue d'avoir rendu à son
+grand étourdi de fils un service signalé comme celui
+d'hier soir.</p>
+
+<p>«Hôtel Soubise, 85, rue Saint-Dominique.</p>
+
+<p>«<span class="sc">Ce Mercredi</span>.»
+</p></blockquote>
+
+<p>Jacques eut pendant quelques secondes la sensation
+d'un aéronaute qui, par un temps calme et superbe,
+monte doucement dans l'air bleu. Une félicité
+profonde s'empara de tout son être et transparut
+sur son visage avec un léger sourire qui adoucit
+infiniment son énergie habituelle et la fondit en une
+expression caressante et joyeuse. En un clin d'oeil,
+et comme par enchantement, toutes les préoccupations
+politiques s'évanouirent dans son esprit et il
+marcha droit devant lui, à l'aventure, sans se préoccuper
+des passants et des rues et comme s'il eût
+suivi dans le vague des airs l'appel d'une vision
+mystérieuse. Il fut bientôt tiré de sa rêverie par un
+petit coup de canne sur l'épaule. Il se retourna,
+furieux contre le mal appris qui le précipitait des
+hauteurs de son extase, mais se rasséréna presque
+aussitôt. C'était le baron de Sermèze. Pour toute
+entrée en matière, Mérigue montra à son ami le
+billet qu'il venait de recevoir. Sermèze lui répondit
+simplement:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, mon vieux, je m'empresse de te dire
+que ceci ne signifie rien au point de vue de tes
+désirs chimériques, mais il y a une question très
+réelle qui est soulevée par la remise de ce poulet.</p>
+
+<p>&mdash;De ce poulet?</p>
+
+<p>&mdash;Je retire le mot s'il te blesse... Vrai on dirait
+que tu es gendre... enfin, c'est pas tout ça, tu vas
+donc dîner à l'hôtel Soubise?...</p>
+
+<p>&mdash;Pardieu! un peu!</p>
+
+<p>&mdash;As-tu seulement un habit?</p>
+
+<p>&mdash;Diable! je n'y songeais pas...</p>
+
+<p>&mdash;Étourneau! Un claque?</p>
+
+<p>&mdash;J'en ai un qui date d'avant la guerre.</p>
+
+<p>&mdash;Insuffisant, très cher... un plastron irréprochable?</p>
+
+<p>&mdash;L'adjectif serait présomptueux.</p>
+
+<p>&mdash;Des souliers vernis?</p>
+
+<p>&mdash;Diantre, mon cher, tu m'effraies, je n'ai point
+réfléchi à tout cela.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que tu réfléchis jamais à quelque chose!
+As-tu au moins l'argent nécessaire pour te procurer
+ces divers objets?...</p>
+
+<p>&mdash;J'ai soixante francs de fortune. Je ne toucherai
+ma première mensualité au collège que dans trois
+semaines.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà dix louis, tu me les rendras quand tu
+pourras.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es un dieu, Sermèze.</p>
+
+<p>&mdash;Et toi, un animal... Allons, occupe-toi vite
+de cette question d'équipement et ne fais pas de
+gaffe.</p>
+
+<p>&mdash;De ce pas, cher baron...</p>
+
+<p>&mdash;Une autre chose... va-t'en chez un habile
+Figaro et fais-moi opérer des coupes importantes
+dans la forêt vierge qui ombrage ton acropole.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! tu crois, ami?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, crétin! Ces crinières-là ne sont bonnes
+que pour griffonner et déclamer la <i>Rédemption des
+Damnés</i>, ou autre fantaisie dantesque. Dans le
+monde, on porte très court.</p>
+
+<p>&mdash;Je suivrai tes conseils, je reconnais ta compétence
+en ces questions.</p>
+
+<p>&mdash;Et aussi pour dénicher des candidatures parisiennes
+aux Limousins obscurs.</p>
+
+<p>&mdash;D'accord, le fait est brutal.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu es une brute... Rudement chouette à propos
+ton discours et je te renouvelle mes compliments.</p>
+
+<p>&mdash;C'est heureux.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! pour une fois... enfin à revoir. Sois sage!...
+habile et bien peigné.</p>
+
+<p>Le lendemain soir le candidat royaliste, à peu
+près déguisé en homme du monde, se présentait à
+l'hôtel Soubise et passait fièrement devant le concierge
+polychrome qui l'avait naguère éconduit
+d'une façon si sommaire. Le salon était vide lorsqu'il
+y fut introduit. Le dîner devait avoir lieu à
+sept heures et demie et la pendule ne marquait
+que sept heures et quart, Jacques était arrivé un
+peu trop tôt. «Sermèze appellerait cela une première
+gaffe!» se dit-il. Comme il formulait en lui-même
+cette pensée assez juste une porte s'ouvrit
+vivement et donna passage à Blanche de Vannes qui
+traversa l'immense pièce comme un petit ouragan
+et vint saisir la main de Jacques avant même que
+remis de son émotion il eût eu le temps de répondre
+à son geste.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a plusieurs jours que nous désirions vous
+voir, Monsieur; vous représentez nos idées d'une
+façon si entière et si franche... et en outre vous êtes
+si bon pour ce grand maladroit de Théodore.</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle... put à peine articuler Mérigue
+totalement foudroyé par cette incisive entrée en
+matière.</p>
+
+<p>&mdash;Asseyez-vous donc, monsieur. Vous devez être
+harassé avec le double métier que vous remplissez
+si courageusement, ma mère va venir dans quelques
+minutes... Théodore ne tardera pas non plus
+à moins qu'il ne soit dans quelque taverne. Ah!
+monsieur!... il n'a que dix-sept ans, et déjà il veut
+faire le jeune homme... hein?...</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle...</p>
+
+<p>&mdash;Ça boit une absinthe, ça fume une pipe, ça
+parle de femmes. Quelle pitié, n'est-ce pas?...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mademoiselle...</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, ce sujet-là ne vous intéresse pas beaucoup...
+Il paraît, monsieur, qu'à toutes vos autres
+qualités vous joignez celle d'être poète...</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! moi, voyez-vous... j'adore les vers...
+et j'admire beaucoup ceux qui savent les faire.
+Théodore m'a parlé d'un grand poème que vous étiez
+en train d'écrire sur la <i>Rédemption des Damnés</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle...</p>
+
+<p>&mdash;Vous nous le montrerez, n'est-ce pas?...</p>
+
+<p>&mdash;Assurément, mademoiselle.</p>
+
+<p>&mdash;Avant qu'il soit édité, je vous prie, je raffole
+des primeurs... Et puis, à propos, monsieur, il me
+semble vous avoir déjà vu je ne sais où?</p>
+
+<p>Jacques, qui était pâle comme un linge, sentit
+monter à ses joues un violent afflux de sang...</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle, je... je ne sais pas...</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement, à Sainte-Radegonde, je crois
+même que vous laissâtes tomber votre canne à terre
+au moment le plus solennel du salut auquel je donnerai
+le même qualificatif... C'était bien vous, n'est-ce
+pas?... Il y a trois semaines?...</p>
+
+<p>&mdash;Je crois... mademoiselle...</p>
+
+<p>&mdash;J'ai même ri comme une folle de cet accident;
+vous me pardonnez, monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle! Comment donc?...</p>
+
+<p>A ce moment la comtesse douairière entrait majestueusement.</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour, monsieur de Mérigue, dit Mme de
+Vannes d'une voix somnolente. Comme vous êtes
+donc aimable d'avoir bien voulu répondre à mon
+invitation un peu improvisée... et j'ai hâte de vous
+exprimer tout de suite mes compliments et mes
+remerciements.</p>
+
+<p>&mdash;Madame!...</p>
+
+<p>Théodore, dans un état à peu près normal, fait
+son entrée comme un bouledogue. Il ne daigna pas
+honorer sa famille d'un regard et se jeta presque
+au cou de Mérigue qui fut obligé de se reculer pour
+ne pas être embrassé.</p>
+
+<p>&mdash;Bon coeur, quoique mauvaise tête, observa la
+comtesse.</p>
+
+<p>&mdash;J'aime beaucoup monsieur votre fils, madame,
+répondit Jacques.</p>
+
+<p>&mdash;En ferez-vous quelque chose? interrogea Blanche.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'espère, mademoiselle.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, j'en suis sûre, monsieur. Vous me paraissez
+un homme à faire des miracles.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mademoiselle!...</p>
+
+<p>La porte de la salle à manger s'ouvrit à deux battants
+et une voix de contrebasse annonça:</p>
+
+<p>&mdash;Madame la comtesse est servie.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, dit la douairière au poète, excusez
+le sans façon avec lequel je vous reçois. J'ai tenu
+pour la première fois à vous avoir seul et en dehors
+de tout apparat. Nous verrons seulement, vers la
+fin de la soirée, le duc de Largeay, mon futur
+gendre, auquel je serai enchantée de vous présenter.</p>
+
+<p>Mérigue s'inclina en marmottant avec efforts:</p>
+
+<p>&mdash;Très honoré, madame...</p>
+
+<p>Blanche haussait les épaules, n'osant pas formuler
+trop haut son opinion devant un étranger.</p>
+
+<p>Théodore était exclusivement occupé à faire remplir
+l'assiette et les verres placés devant Jacques
+dont il connaissait l'appétit héroïque, mais, par un
+phénomène bizarre, le candidat, que n'effrayaient
+point d'ordinaire six tranches de gigot, touchait à
+peine aux plats exquis et aux vins délicieux qui
+s'accumulaient devant lui. Blanche prit bientôt la
+direction suprême de la conversation et questionna
+Mérigue sur tout ce qui le concernait comme aurait
+eu faire un juge d'instruction. Elle braquait sur lui
+tout en riant et en babillant le feu plongeant de
+ses yeux noirs qui magnétisaient le jeune homme
+et lui enlevaient toute conscience des monosyllabes
+étranges qu'il plaçait ça et là au hasard, pour ne
+pas demeurer bouche close. Blanche procédait par
+interrogations précises qui ne laissaient guère
+place qu'aux «Oui» et aux «Non». L'étincelant
+et puissant orateur qui avait électrisé une réunion
+de douze cents personnes parvenait avec beaucoup
+de peine à glisser de temps à autre un: «Mon Dieu,
+mademoiselle! Il se peut, mademoiselle. Comment
+donc, mademoiselle». La comtesse douairière se
+taisait et Théodore mangeait avec une gloutonnerie
+muette. Au dessert, Blanche de Vannes interromps
+tout à coup l'examen qu'elle faisait subir à Jacques
+et lui dit à brûle pourpoint:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur de Mérigue vous n'avez rien mangé
+depuis que nous sommes ici. Rattrapez-vous au
+moins sur les bonbons et les petits fours. Théodore
+nous a confié que vous étiez très gourmand. C'est
+un péché mignon que je comprends à merveille et
+dont je n'ai jamais pu me corriger malgré tout ce
+qu'à pu me dire M. l'abbé de la Gloire-Dieu. On va
+emporter ces friandises de l'autre côté et vous
+pourrez leur faire honneur pendant le cours de la
+soirée.</p>
+
+<p>Mérigue s'inclina sans trouver une parole. On
+passa bientôt au salon, et Jacques savoura une tasse
+de café incomparable versée par la jolie main de
+Mlle de Vannes.</p>
+
+<p>&mdash;Vous fumerez certainement un cigare, observa
+la jeune fille. Théodore va chercher tes Rotschilds
+bien entendu vous resterez ici. Ma mère et moi
+sommes parfaitement habituées à la fumée... et...
+je vous avouerai même que j'aimerais assez...</p>
+
+<p>&mdash;Blanche... ma fille, soupira la comtesse avec
+effort. N'en croyez rien, monsieur de Mérigue.</p>
+
+<p>&mdash;Tout au contraire, croyez-le bien, répliqua
+Blanche, j'adore les cigarettes d'Orient.</p>
+
+<p>Mérigue hésitait à allumer un magnifique cigare
+que venait de lui donner Théodore.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous en prie, monsieur, dit la comtesse. Ne
+vous gênez point, je vous donne toute licence.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi, je... désire que vous fumiez, appuya
+Blanche, qui interrompit un instant sa phrase, pour
+ne pas dire: «Je vous l'ordonne». La conversation,
+pimentée par la jeune fille, continua identiquement
+comme elle avait commencé pendant le repas. Mérigue
+laissa plus de dix fois s'éteindre son cigare...
+assurément sans aucun propos délibéré et, à chaque
+éclipse du bout embrasé, Blanche lui offrait une
+bougie avant qu'il eût eu le temps de faire un mouvement.
+Vers neuf heures et demie, un valet d'antichambre
+annonça: M. le duc de Largeay. Le
+jeune sporstmen fit une entrée rapide, adressa un
+sourire à la comtesse douairière et vint serrer la
+main de Blanche, qui le salua d'un petit signe de
+tête cavalier. Le duc feignit de ne faire aucune
+attention à Jacques, qui s'était pourtant levé à son
+arrivée et Mme de Vannes fut obligée de lui dire:
+Mon cher duc, permettez-moi de vous présenter
+votre vaillant candidat, M. Jacques de Mérigue.</p>
+
+<p>Largeay se retourna d'un mouvement automatique,
+fronça les sourcils et grogna sans s'incliner
+d'un ton raide: «Charmé, Monsieur.»</p>
+
+<p>&mdash;Très heureux, fit Jacques.</p>
+
+<p>&mdash;Figurez-vous, Monsieur, dit alors Blanche, que
+pas plus tard qu'hier au soir, le duc nous a lu votre
+magnifique discours.</p>
+
+<p>&mdash;Magnifique! reprit Largeay, d'un air qui semblait
+dire: cet animal va-t-il me ficher le camp!</p>
+
+<p>Jacques comprit la situation et se prépara à
+prendre congé.</p>
+
+<p>&mdash;Déjà, Monsieur? fit la comtesse.</p>
+
+<p>&mdash;Avant dix heures? appuya Blanche.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai tellement d'occupations, répondit Jacques,
+mais je vous supplie de croire que je suis désolé de
+vous quitter aussi vite, madame.</p>
+
+<p>Il insista sur le mot <i>désolé</i>, en jetant du côté du
+duc un regard peu sympathique.</p>
+
+<p>Comme il était dans l'antichambre, Blanche lui
+courut après:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur de Mérigue, lui dit-elle, prenez donc
+ce sac de marrons glacés, auxquels vous n'avez pas
+touché. Ne faites pas de cérémonies. Je sais que
+vous aimez ces bagatelles.&mdash;Et Jacques emporta
+dans ses plombs du sixième la poche de douceurs
+dont venait de le gratifier son idole.</p>
+
+<p>&mdash;Vous recevez ce Monsieur? dit le duc à la comtesse,
+quand le candidat se fut éloigné.</p>
+
+<p>&mdash;Mais il est très bien.</p>
+
+<p>&mdash;Que lui reprochez-vous? ajouta Blanche.</p>
+
+<p>&mdash;Ma chère, reprit Largeay très vexé, quand on
+va dans le monde, on ne prend pas un complet de
+cent francs à la Belle Jardinière.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai trouvé bien mis.</p>
+
+<p>&mdash;De la confection à quatre sous!</p>
+
+<p>&mdash;Dame, s'il n'est point riche, ce garçon, pauvreté
+n'est pas honte.</p>
+
+<p>&mdash;On ne va pas dans le monde, alors.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, duc, ne l'excommuniez pas... pour n'avoir
+pas comme vous un coup de hache au milieu
+de la tête et ne pas devoir, comme vous, deux mille
+louis à son tailleur!</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>XIII</h3>
+
+<h3>L'INDISCRET</h3>
+
+
+<p>Quand Jacques de Mérigue se fut mis au lit, toutes
+les pensées extraordinaires et toutes les violentes
+impressions qui le bouleversaient commencèrent à
+se calmer peu à peu, sous l'énergique influence de
+sa volonté. Il n'avait point rêvé, c'était bien lui, un
+minuscule hobereau limousin, le petit employé destitué
+qui venait d'être traité avec une familiarité
+de camarade par une jeune fille du plus grand
+monde qu'il osait aimer depuis un mois. Maintenant,
+la chimère descendait de son royaume
+astral et arrivait, pour ainsi dire, à la portée de
+ses étreintes. Il était félicité, admiré, accueilli
+comme un ami de longue date. Un autre sentiment
+n'allait-il pas naître dans une âme dépourvue de
+préjugés et n'ayant rien de la retenue ordinaire
+propre à son âge, à son sexe, à sa qualité de
+fiancée? Le duc de Largeay pourrait-il être renversé
+comme un simple ministère républicain? Jacques
+en était là de ses réflexions, quand un coup de sonnette
+se fit entendre. Il se leva de fort mauvaise
+humeur et ouvrit à un guenilleux du pire aspect,
+qui mâchonna une phrase enrhumée, où ces mots
+seuls émergèrent clairement: «Ouvrier sans travail.»&mdash;A
+dix heures et demie du soir! hurla Mérigue
+hors de lui-même. Voulez-vous que je vous amène
+chez le commissaire, espèce de gredin? Allez-vous-en
+et plus vite que cela... ou je vais vous passer par
+la fenêtre... et joignant le geste à la parole, il bouscula
+assez vivement le malencontreux visiteur. Le
+mendiant, épouvanté, se rejeta d'un bond en
+arrière et se mit à descendre quatre à quatre les
+cent vingt marches, en grommelant: «Fils de bourgeois,
+ça ne te portera pas bonheur!»</p>
+
+<p>Jacques entendit la réflexion et son bon coeur eut
+bientôt dominé sa vivacité assez explicable. Il rappela
+le pauvre à plusieurs reprises, mais le misérable
+ne répondit pas et continua à descendre
+l'escalier sinistrement.</p>
+
+<p>&mdash;Le diable t'emporte! dit Mérigue.</p>
+
+<p>Le lendemain, comme six heures tintaient au
+campanile de Saint-Germain-des-Prés, un nouveau
+coup de sonnette réveilla en sursaut le candidat
+royaliste.</p>
+
+<p>Cela devenait trop fort!</p>
+
+<p>&mdash;Ah ça! ils m'ennuient, les ouvriers sans travail!
+cria Jacques en passant sa robe de chambre.
+Il ne sera pas le bienvenu, celui-là. Il ouvrit brusquement,
+l'injure à la bouche. C'était son élève
+Théodore.</p>
+
+<p>&mdash;Un million d'excuses, cher Monsieur, dit le
+jeune de Vannes, vous savez que je dois être au
+collège à sept heures et demie et je voulais un peu
+causer avec vous.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes bien aimable, reprit Jacques, en faisant
+bon visage à fortune médiocre et se disant à
+part lui: «J'eusse mieux aimé un autre membre
+de la famille.»</p>
+
+<p>&mdash;Vous me pardonnez donc de vous déranger
+ainsi? insista le collégien un peu gêné.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui. Avez-vous quelque chose de pressé à
+me communiquer?... une bataille... un esclandre...
+une retenue, un pensum.</p>
+
+<p>&mdash;Mais non, Monsieur, je venais bavarder un peu
+avec mon illustre maître.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes bien gentil... mille grâces!</p>
+
+<p>&mdash;Mon célèbre ami... Si vous autorisez la familiarité
+de cette dernière appellation.</p>
+
+<p>&mdash;J'autorise... Je vous écoute, je me recouche,
+vous savez; asseyez-vous au pied de mon lit ou sur
+la table, je n'ai pas de divan à vous offrir.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais me mettre au pied de votre lit, puisque
+vous voulez bien... dites donc, monsieur de Mérigue,
+vous êtes un brave homme, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;A peu près.</p>
+
+<p>&mdash;Pas trop rancunier?</p>
+
+<p>&mdash;Cela dépend.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'en voulez pas à mon futur beau-frère?</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi donc? grand Dieu.</p>
+
+<p>&mdash;C'est que, il me semble...</p>
+
+<p>&mdash;Quoi?</p>
+
+<p>&mdash;Qu'il n'a pas été bien aimable envers vous,
+hier au soir.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai point remarqué cela... je n'ai pas l'honneur
+de le connaître... Nous nous sommes salués, je
+crois. Vous ne vouliez peut-être pas qu'il m'embrassât,
+comme vous le faites?</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi pas?... Vous êtes notre ami, il doit
+être le vôtre. On a été très contrarié à la maison de
+son attitude à votre égard.</p>
+
+<p>&mdash;C'est trop de bonté.</p>
+
+<p>&mdash;Et on m'a chargé de vous exprimer les regrets
+de tout le monde.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, soit, merci; je persiste à ne pas voir
+pourquoi nous serions ennemis... Il m'a paru très
+bien.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes bien mieux que lui.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis incompétent pour l'affirmer.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis pas le seul à être de cet avis.</p>
+
+<p>&mdash;J'en suis charmé.</p>
+
+<p>&mdash;Tout le monde est enchanté de vous chez moi,
+sans exception.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un grand honneur pour ma petite personne.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a surtout quelqu'un qui vous trouve très,
+très bien.</p>
+
+<p>&mdash;Je lui en suis fort reconnaissant... Qui donc
+s'il vous plaît?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dame! je ne puis pas vous dire cela, moi...
+c'est délicat.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous comprends pas, répondit avec un
+hoquet d'émotion Jacques de Mérigue, qui croyait
+très bien comprendre.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, je vais vous le dire.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous écoute.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que c'est vous...</p>
+
+<p>&mdash;Soit, allez.</p>
+
+<p>&mdash;C'est que je ne ferais pas de ces confidences-là
+à tout le monde.</p>
+
+<p>&mdash;Allez donc!</p>
+
+<p>&mdash;Je vous disais donc que tout le monde chez
+moi... vous comprenez, tout le monde?</p>
+
+<p>&mdash;Je comprends.</p>
+
+<p>&mdash;Tout le monde vous trouve très bien...</p>
+
+<p>&mdash;C'est entendu.</p>
+
+<p>&mdash;Mais là, très bien.</p>
+
+<p>&mdash;Ce point est acquis.</p>
+
+<p>&mdash;Sous tous les rapports.</p>
+
+<p>&mdash;Parfait!... j'en ai pris note.</p>
+
+<p>&mdash;Mais surtout quelqu'un.</p>
+
+<p>&mdash;C'est ce que vous me dites depuis une demi-heure.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voudriez bien savoir qui?</p>
+
+<p>&mdash;Peuh! mon Dieu non... je vous assure.</p>
+
+<p>&mdash;Ne blaguez pas.</p>
+
+<p>&mdash;Serait-ce M. le duc de Largeay?</p>
+
+<p>&mdash;Pas celui-là.</p>
+
+<p>&mdash;Mme la comtesse de Vannes?</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'y êtes pas.</p>
+
+<p>&mdash;Vous-même, Théodore?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! moi, c'est entendu... mais il s'agit d'une
+autre personne.</p>
+
+<p>&mdash;Votre concierge tricolore?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! cher Monsieur, vous vous moquez de moi.</p>
+
+<p>&mdash;Qui donc, morbleu?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien là! ma soeur!</p>
+
+<p>&mdash;Cet excès d'honneur me confond.</p>
+
+<p>&mdash;Elle a fait une scène au duc pour vous avoir si
+mal traité.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous répète, mon cher Théodore, reprit
+Jacques tellement radieux qu'il crut devoir prendre
+une mine sévère, je vous répète, mon cher Théodore,
+que je n'ai rien à reprocher au duc. Si j'avais
+à me plaindre de lui en quoi que ce soit, il recevrait
+mes témoins aujourd'hui même. Vous n'avez plus
+rien à me dire?</p>
+
+<p>&mdash;Non, monsieur, je voulais simplement excuser
+le duc.</p>
+
+<p>&mdash;L'incident est clos... Bonsoir, travaillez bien et
+ne prenez pas d'absinthe avant de rentrer chez vous.</p>
+
+<p>Le soir même, Théodore de Vannes reprocha au
+duc de Largeay son peu d'amabilité pour Mérigue
+et trouva une délicieuse satisfaction à lui dire:
+«Vous savez, je l'ai vu; il m'a dit que si vous l'ennuyiez,
+il vous donnerait un coup d'épée.»</p>
+
+<p>&mdash;Et moi, je vous donnerai une paire de claques,
+si vous vous mêlez de ce qui ne vous regarde pas,
+répondit Largeay fortement vexé.</p>
+
+<p>En quittant l'hôtel de sa future belle famille, le
+duc, qui avait un peu bu, se sentit pris d'humeur
+querelleuse. Avec la rapidité de décision propre aux
+gens un peu éméchés, il résolut de monter chez
+Mérigue, de le provoquer en duel, de l'effrayer et
+d'obtenir de lui quelque platitude écrite qu'il pût
+montrer à sa fiancée. Il était onze heures du soir
+quand il sonna à la porte du candidat.</p>
+
+<p>Mérigue fut absolument stupéfait à l'aspect de son
+interlocuteur et visiblement gêné de le recevoir
+dans un galetas aussi exigu et aussi minable.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, dit sèchement le duc, mon jeune
+ami, Théodore de Vannes, m'a dit tout à l'heure
+que vous vouliez me donner un coup d'épée.</p>
+
+<p>&mdash;S'il vous a dit cela, monsieur, c'est qu'il était
+gris. Cela n'a pas le sens commun.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, monsieur, vous me semblez le prendre
+de bien haut.</p>
+
+<p>&mdash;Du cinquième au-dessus de l'entresol... à votre
+service, monsieur le duc.</p>
+
+<p>&mdash;Vous raillez, monsieur le professeur.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous, monsieur le duc, vous cherchez une
+affaire. Il en sera ce que vous voudrez. Je vous ai
+vu avant-hier au soir pour la première fois, nous
+n'avons rien à nous reprocher l'un à l'autre, je n'ai
+point tenu le propos qui m'a été attribué par un
+gamin. Maintenant, si vous tenez absolument à vous
+battre, je suis votre homme. Seulement, mes principes
+d'honneur me forcent à vous dire qu'étant
+provoqué je choisis l'épée, que j'ai dix ans de salle,
+et que vous pouvez commander votre logement au
+Père-Lachaise.</p>
+
+<p>Le duc était abasourdi et de plus légèrement dégrisé
+par cette riposte en quarte à laquelle il était
+loin de s'attendre.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous m'affirmez n'avoir pas tenu ce langage?</p>
+
+<p>&mdash;C'est fait. Je ne dis pas deux fois la messe pour
+les sourds!</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas, monsieur, je vous salue bien.&mdash;Et
+le duc sortit.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! çà, s'écria Mérigue lorsqu'il fut seul,
+l'autre jour la mère; hier, le frère; aujourd'hui le
+futur. A quand donc la fille?</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>XIV</h3>
+
+<h3>LA PEAU DE L'OURS</h3>
+
+<blockquote><p>
+«Mon bien cher père,</p>
+
+
+<p>«Je suis admiré, fêté, choyé, à l'hôtel Soubise;
+demain à n'en pas douter, j'y serai aimé. Je ne
+m'amuse pas à énumérer toutes les conséquences
+des événements qui se passent ces jours-ci à mon
+sujet, et auprès desquels toutes les candidatures et
+tous les professorats du monde ne sont que des
+fétus de paille. Au reste toutes choses concordent
+pour me préparer le plus splendide avenir, une
+situation telle que dans tes rêves d'amour paternel
+tu n'en as jamais imaginé de semblable. Vois donc
+un peu: J'épouse, cela devient vraisemblable, la
+seule femme qui ait jamais fait battre mon coeur.
+Cette femme m'apporte la splendeur de l'alliance,
+l'opulence de la fortune et, ce qui est mieux que
+tout cela, l'amour sidéral, l'amour des contes de
+fées. Mes débuts politiques ont été assez retentissants
+pour me permettre d'aspirer aux plus hautes
+destinées dans la vie publique. Et quand je serai
+riche, puissant, honoré, j'aurai la plus douce des
+satisfactions, celle de faire du bien d'abord à vous
+tous, à vous, mes chères âmes, qui avez vécu,
+souffert et espéré avec moi, à toutes les bonnes
+oeuvres où se consume votre existence, à notre
+pauvre pays, à notre France bien-aimée. Le premier
+résultat des événements qui approchent sera de
+créer entre nous des liens plus intimes. Vous viendrez
+auprès de moi, et j'irai auprès de vous. Nous
+ne nous quitterons plus jamais. Comme cette chère
+petite Jacqueline sera mignonne à nos grandes
+réceptions! Comme tout le monde en raffolera!
+Comme nous lui trouverons une perfection de mari,
+qui ajoutera une perle nouvelle à ta couronne! Elle
+figurera la grâce et la gaîté. Mathilde incarnera le
+dévouement et la fidélité aux yeux émerveillés des
+gens du monde si peu habitués au contact de ces
+vertus. Marianne sera la sagesse vivante, l'oracle des
+grandes résolutions et je transporterai sur un
+théâtre digne d'elle cette prudence impeccable et
+cette infatigable activité. Maman, la pauvre et douce
+maman, aura le plus beau rôle. Ce sera la sainte
+qu'on vénérera et qu'on invoquera. Et toi, tu apparaîtras
+à tous les yeux, comme le grand chêne d'où
+sont sortis tous ces rameaux de gloire et de bonté.
+Il n'y a dans tout cela qu'une petite anicroche. Ma
+chère Blanche est fiancée à un certain petit duc fort
+maussade, fort ignorant, fort dépourvu de charmes.
+Je me laisse peut-être entraîner à des divagations,
+mais mon coeur et mon esprit débordent et où
+épancherai-je ce trop plein de sentiments et de
+pensées, sinon dans vos âmes qui veillent sans
+cesse autour de la mienne, comme ces lampes
+d'église qui ne s'éteignent jamais. Adieu, mon bien
+cher père. Je compte un de ces jours vous annoncer
+une grande nouvelle. Pauvre vieux repaire noble de
+Mérigue, tout croulant, ruines aimées, nous vous
+relèverons et vous aurez bien encore assez de vie
+pour saluer de votre bon sourire la Rédemptrice qui
+va venir.</p>
+
+<p>«<span class="sc">Jacques</span>.»
+</p></blockquote>
+
+<p>Il est inutile d'essayer de peindre l'effet produit
+sur le comte Joseph par cette missive de voyant et
+de stigmatisé. Cela n'eût pu se comparer qu'au
+résultat d'une étincelle électrique au milieu d'un
+paquet de dynamite. Cette fois il n'y eut pas de voix
+discordante dans la famille. Marianne elle-même
+paraissait convaincue et tout le monde se mettait à
+tirer de petits plans conformes aux désirs et aux
+aspirations de chacun.</p>
+
+<p>Le chef de la famille parlait d'aller trouver immédiatement
+un architecte pour entreprendre la restauration
+de Mérigue commencée depuis vingt ans
+et à peine ébauchée pendant cette longue période
+pour des raisons financières faciles à découvrir. La
+pieuse Caroline demandait qu'avant toutes choses,
+on transformât en chapelle un vieux souterrain où
+l'on conservait les pommes de terre.</p>
+
+<p>Mathilde préconisait la création d'un orphelinat et
+de plusieurs écoles congréganistes. Renchérissant
+sur cette idée, Jacqueline songeait à la fondation
+d'un hôpital, d'une bibliothèque de bons livres et
+d'un journal bien pensant que l'on distribuerait
+gratuitement à tous les paysans de la contrée.
+Marianne était beaucoup plus modeste dans les
+voeux qu'elle formulait. La réparation d'un vieux
+carrosse du temps de la Restauration, l'emplette
+d'un cheval de cinq à six cents francs, l'aménagement
+de quelques corbeilles de fleurs, l'achat de
+trois porcs et d'une vache à lait, constituaient pour
+le moment tout son programme ministériel. Elle
+s'opposait avec énergie à toute bâtisse, et ne voulait
+pas même que l'on jetât bas une étable immonde
+adossée à la maison et contre laquelle Jacques ne
+cessait de fulminer des bulles d'excommunication et
+des brefs d'anathème.</p>
+
+<p>On but encore ce jour-là une bouteille de vieux
+Mérigue, et Joseph passa un grand nombre d'heures
+à mettre sous bandes une centaine d'exemplaires de
+la conférence électorale dont il voulait inonder la
+Haute-Vienne et les départements limitrophes.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>XV</h3>
+
+<h3>SAINT-THOMAS</h3>
+
+
+<p>&mdash;Eh bien, voyons, mon petit sceptique, disait
+Jacques triomphant à son ami Sermèze, après lui
+avoir exposé par le menu tous les détails de sa
+réception à la rue Saint-Dominique, que dis-tu de
+tout cela?</p>
+
+<p>&mdash;Je dis que tu ferais bien de songer à ton
+élection.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne s'agit pas de cela.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne s'agit que de cela.</p>
+
+<p>&mdash;Tu me confonds!&mdash;d'abord l'élection va
+comme sur des roulettes.</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement... tu es en train de te faire rouler.</p>
+
+<p>&mdash;Comprends pas.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as eu un grand triomphe, c'est vrai! on t'a
+porté aux nues. Tu es monté au Capitole, mais tu as
+réveillé les ombrageuses gardiennes de ce monument.
+L'admiration et la stupéfaction d'hier se
+changent en jalousie; de la jalousie à la haine, à la
+calomnie, à la cabale, il n'y a qu'un pas. Le
+comité ne te soutient que de la plus mauvaise
+grâce. Sans compter le duc de Belverana qui est
+trop occupé à la Chambre pour intervenir à tout
+instant, tu n'as pour toi en ce moment que le
+vicomte d'Escal qui te patronne encore, non pour
+tes beaux yeux, mais pour jouer un bon tour aux
+Gauburge et autres Prunières qui avaient conseillé
+l'abstention. Au fond son humeur n'est pas belliqueuse
+et sa petite manifestation inoffensive une
+fois exécutée, il rentrera dans son fromage comme
+le bon rat de La Fontaine.</p>
+
+<p>&mdash;Où veux-tu en venir?</p>
+
+<p>&mdash;Voici: Suppose qu'il se présente demain un
+autre candidat conservateur.</p>
+
+<p>&mdash;Allons donc!</p>
+
+<p>&mdash;Suppose-le un instant.</p>
+
+<p>&mdash;Personne ne le soutiendrait.</p>
+
+<p>&mdash;Tout le monde... quand je dis tout le monde, je
+parle des gens influents et haut placés qui voient
+avec peine un siège au Pavillon de Flore brigué par
+un jeune inconnu qui ne leur a rien demandé et ne
+leur doit rien, qui n'est pas de leur caste, de leur
+cercle, de leurs relations, de leur coterie, de leurs
+petits potins.</p>
+
+<p>Tu garderas les convaincus, les croyants, les
+pauvres, les ouvriers sans travail... j'en excepte
+celui que tu as jeté l'autre jour dans ton escalier...
+Veux-tu que je te cite un exemple à l'appui de mes
+paroles?</p>
+
+<p>&mdash;Deux, si ça peut te faire plaisir.</p>
+
+<p>&mdash;C'est inutile, un seul est suffisant. Sais-tu la
+cause principale de l'échec du seize mai, toi vieux,
+seize-mayeux invétéré?</p>
+
+<p>&mdash;Va toujours.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, c'est que l'homme intelligent et habile
+qui était à la tête de l'entreprise papillonnait dans
+les coulisses de l'Opéra au lieu de rester à son
+bureau.</p>
+
+<p>Le jeu des dames qu'il cultivait à outrance est
+devenu pour lui un jeu d'échecs.</p>
+
+<p>&mdash;Tu m'annonces des raisons et tu me fais des
+mots.</p>
+
+<p>&mdash;Oui... tu es furieux de ne pas l'avoir fait
+celui-là, n'est-ce pas? Je te permets de le replacer.</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'es pas sérieux.</p>
+
+<p>&mdash;Je te renvoie le compliment... Enfin que veux-tu
+donc faire à l'Hôtel Soubise?</p>
+
+<p>&mdash;Être aimé.</p>
+
+<p>&mdash;Une farce!</p>
+
+<p>&mdash;Et tout ce que je me suis égosillé à te raconter.</p>
+
+<p>&mdash;Prouve que tu es un gobeur et que si j'ai fait
+de toi un homme illustre, je n'ai pas réussi à te
+donner un grain de bon sens.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es dur.</p>
+
+<p>&mdash;Non, juste.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi donc cet inconcevable accueil?</p>
+
+<p>&mdash;Caprice, coquetterie, béguin peut-être.</p>
+
+<p>&mdash;Non, amour.</p>
+
+<p>&mdash;Tu me fais rire... à me faire pleurer.</p>
+
+<p>&mdash;Que veux-tu parier?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, tiens, les dix louis que je t'ai prêtés,
+et dans des conditions tout à fait avantageuses. Si
+tu es vraiment aimé, tu ne me devras plus rien. Si
+tu ne l'es pas, si le coeur que tu prends pour un
+brasier ardent n'est qu'une simple glace, tu m'en
+paieras une à la vanille chez Tortoni.</p>
+
+<p>&mdash;Fort bien!... Mais entre moi qui tiens pour la
+canicule et toi qui crois aux neiges hyperboréennes
+qui te sera le juge départiteur?</p>
+
+<p>&mdash;Ma femme.</p>
+
+<p>&mdash;J'accepte.</p>
+
+<p>&mdash;Dans quelles conditions ferons-nous l'expérience?</p>
+
+<p>&mdash;Dame! je vous raconterai sans rien omettre
+tout ce qui se passera.</p>
+
+<p>&mdash;C'est insuffisant... Nous voulons voir... comme
+Saint Thomas... et puis, entre parenthèses, je
+t'engage vivement à faire en sorte qu'il ne se passe
+rien du tout.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai une idée. On va exécuter à Saint-Roch les
+vieilles mélodies de la Sainte-Chapelle. Le divertissement
+sacré sera couru comme une première de
+Labiche ou une réception d'Académie. Les billets
+d'avant-scène... pardon, de nef centrale, sont au
+prix de deux louis. On peut donc les offrir à des
+personnes comme il faut. J'en aurai cinq quand je
+voudrai par la duchesse de Belverana. J'inviterai ces
+dames de Vannes et je les accompagnerai au spectacle...
+pardon, à l'église. Vous y viendrez également
+ta femme et toi. J'arriverai de bonne heure et
+vous ferai garder deux bonnes chaises par l'ouvreuse...
+je veux dire par le bedeau, tout juste
+derrière les nôtres. Je causerai avec la jeune fille,
+ô ma pauvre maman, excuse ce sacrilège!&mdash;Vous
+observerez et ta femme concluera.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà qui est arrangé. Quelle bonne glace tu vas
+me payer.</p>
+
+<p>&mdash;Comme je vais purger agréablement ma dette.</p>
+
+<p>&mdash;A quand cette clinique à l'Erotoscope?</p>
+
+<p>&mdash;Après demain, de cinq à sept heures.</p>
+
+<p>&mdash;La présence de la comtesse douairière ne
+gênera-t-elle pas vos communications?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon cher, elle brodera... ou plutôt, vu la
+sainteté du lieu, elle s'éventera et s'endormira.</p>
+
+<p>&mdash;Et le duc de Largeay?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne lui octroie point de carte.</p>
+
+<p>&mdash;S'il t'envoie la sienne?</p>
+
+<p>&mdash;Il a déjà eu quelques velléités à ce sujet, mais
+elles se sont évanouies quand il a su que j'avais dix
+ans de salle.</p>
+
+<p>&mdash;Comment l'a-t-il appris?</p>
+
+<p>&mdash;De ma propre bouche.</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'a-t-il répondu?</p>
+
+<p>&mdash;Qu'il considérait cette déclaration comme une
+lettre d'excuses plates.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon cher Mérigue, pauvre emballé, pauvre
+coeur généreux! Tu seras roulé, tu seras enfoncé!
+Ces gens-là sont trop pratiques. C'est égal, à la prochaine
+réunion publique, je veux proclamer ce petit
+duc le premier champion des idées conservatrices.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>XVI</h3>
+
+<h3>UNE PREMIÈRE A SAINT-ROCH</h3>
+
+
+<p>L'église est éclairée comme aux soirs de grande
+fête. Les lampes, les torchères, les candélabres resplendissent
+çà et là d'un plus large éclat parmi
+l'immense forêt des cierges. Une buée de poussière
+lumineuse flotte sous les voûtes et noie les piliers.
+Les orgues mugissent et leur grande voix fait trembler
+les murailles comme la fureur d'un ouragan.</p>
+
+<p>Les pompes religieuses se déploient dans toute
+leur majesté et dans toute leur gloire, et pourtant il
+est aisé de reconnaître que parmi la foule dont le
+temple est bondé, les véritables fidèles sont en petit
+nombre. Sans parler des chanteurs profanes qui sont
+aux premières places du choeur, des journalistes et
+des reporters qui bavardent et gesticulent, de la
+masse des pauvres empilés au seuil des portes, et
+qui sont venus là, poussés par une attraction
+indéfinie, prendre un bain de lumière et d'encens,
+les personnes de la société que l'on remarque dans
+la grande nef n'ont point l'attitude recueillie des
+pieux croyants qui fréquentent d'ordinaire la maison
+du Seigneur.</p>
+
+<p>De tous les côtés on jase, on rit, on se pousse. Quelques
+personnes exhibent des lorgnettes, toutes les
+dames ont leur éventail; on en découvre qui ne
+prennent aucune précaution pour dissimuler des
+romans: On s'attend à voir ces messieurs allumer
+leurs cigares. Jacques de Mérigue avait délaissé
+encore ce jour-là ses préoccupations électorales. Il
+était à l'église depuis deux heures pour réussir à
+procurer les meilleures places à ses invités de distinction.
+Le groupe qu'il a amené est à deux pas de
+la grande balustrade. La comtesse douairière et sa
+fille ont deux chaises en velours et sont assises
+l'une à côté de l'autre.</p>
+
+<p>Le candidat royaliste est à la droite de Mlle de
+Vannes.</p>
+
+<p>En arrière, immédiatement, se sont établis le baron
+et la baronne de Sermèze, très adroitement, sans
+broncher et sans que personne puisse soupçonner
+leur complicité avec l'amoureux. Impossible au
+reste de rêver un observatoire plus favorablement
+disposé. Le jeune baron peut sans avancer le bras
+jouer du piano s'il le veut sur le dos de Jacques, et
+si la baronne en prenait la fantaisie, rien ne s'opposerait
+à ce qu'elle tirât les cheveux aux très illustres
+personnes qu'elle est chargée d'examiner.</p>
+
+<p>Mme de Vannes n'avait point sans doute apporté
+l'auguste ouvrage où ses doigts placides se mouvaient
+pendant les longues soirées, mais, à la façon
+dont ses mains ouvertes reposaient sur ses genoux,
+béatement couvées par son regard atone, il était aisé
+d'affirmer que la noble douairière laissait errer son
+âme autour des festons d'une broderie céleste.</p>
+
+<p>La maîtrise, aidée de plusieurs artistes des meilleurs
+concerts parisiens, exécutait en ce moment
+une grande mélopée lugubre où l'on reconnaissait
+des accents de l'aède formidable qui rêva jadis le
+<i>dies iræ</i>.</p>
+
+<p>L'âme poétique de Mérigue se laissait entraîner
+déjà au courant de ces notes funèbres, quand
+Mlle Blanche, qui paraissait être d'une humeur aussi
+peu mortuaire que possible, donna au jeune homme
+à l'aide de son coude une légère poussée qui le fit
+tressaillir.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez donc maman qui fait du point d'Angleterre,
+dit-elle en montrant sa mère assoupie.</p>
+
+<p>Jacques eut un sourire de commande qui signifiait:
+Mon Dieu, mademoiselle, comme vous avez de
+l'esprit!</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez, continua Blanche, j'ai fait toutes
+mes prières ce matin, nous allons causer un tantinet
+si ça vous est égal.</p>
+
+<p>&mdash;Comment donc, mademoiselle.</p>
+
+<p>&mdash;Ce sera une peccadille de plus à avouer la
+prochaine fois que j'irai voir M. l'abbé de la Gloire-Dieu.</p>
+
+<p>&mdash;Espérons, mademoiselle, qu'il ne vous infligera
+pas une trop cruelle pénitence.</p>
+
+<p>&mdash;Si je n'avais jamais fait de plus grand péché
+que celui-là!... il est très sévère M. l'abbé de la
+Gloire-Dieu...</p>
+
+<p>&mdash;Je le connais, mademoiselle, je le respecte
+infiniment, et je vous avouerai même que je l'aime
+beaucoup.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! monsieur, comme vous devenez sérieux...
+avec cette musique d'enterrement par-dessus le marché...
+Vous allez me donner des idées noires.</p>
+
+<p>&mdash;A Dieu ne plaise, mademoiselle... je puis vous
+assurer que les nuances sont d'une autre couleur.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! tant mieux. Vous êtes gai aujourd'hui?</p>
+
+<p>&mdash;Tout à fait, mademoiselle.</p>
+
+<p>&mdash;Un peu plus que l'autre jour au dîner et à la
+soirée, dites?</p>
+
+<p>&mdash;Mais, mademoiselle je ne sache pas...</p>
+
+<p>&mdash;Vous aviez absolument... Ah non, je ne peux
+pas vous dire cela tout de même...</p>
+
+<p>&mdash;Je vous écoute, mademoiselle...</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne m'en voudrez pas, bien sûr?</p>
+
+<p>&mdash;Comment donc, mademoiselle!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien!... vous aviez l'allégresse d'un bonnet
+de nuit. Vous ne souffliez pas une parole.</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle... j'avais vraiment... tant de
+plaisir à vous écouter.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! que ce madrigal est mal tourné, fi donc!</p>
+
+<p>&mdash;Il est si rare que les jeunes filles aient une conversation
+agréable...</p>
+
+<p>&mdash;Prenez garde!... en vous moquant des jeunes
+filles, vous aggravez votre cas, le médiocre compliment
+devient une épigramme.</p>
+
+<p>&mdash;Je voulais dire, mademoiselle, que vous êtes
+une remarquable exception.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! quel adjectif d'académicien! Vous avez
+passé par le pont des Arts pour venir ici?</p>
+
+<p>A ce moment, les orgues entonnaient une mélodie
+d'hosanna et de triomphe, une sorte de magnificat
+agrandi, noyé dans un <i>Veni Creator</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Ils étaient sinistres... les voilà solennels,
+observa Blanche avec un haussement d'épaules. Ils
+ne répondent nullement à la disposition de mon
+âme.</p>
+
+<p>&mdash;Vous désiriez peut-être, mademoiselle, quelque
+chose de plus alerte, de plus... sautillant?</p>
+
+<p>&mdash;Pas tout à fait, quelque chose...</p>
+
+<p>&mdash;Comme les <i>Cloches de Corneville</i> ou le <i>Canard
+à trois becs</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez bien que vous moquez de moi, dit
+Blanche, en appliquant, d'un mouvement primesautier
+et spontané, un petit coup d'éventail sur le
+bras de son voisin qui frémit de l'extrémité des
+cheveux à la pointe des pieds, comme au contact
+d'une batterie électrique...</p>
+
+<p>&mdash;Recevez toutes mes excuses, mademoiselle,
+reprit-il d'une voix tellement troublée que la jeune
+fille quitta subitement sa mine rieuse et enjouée.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous ai fait de la peine, monsieur de Mérigue?...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mademoiselle, que dites-vous là! de la
+peine... mais c'est moi qui suis un malappris et qui
+me permets des plaisanteries déplacées.</p>
+
+<p>&mdash;Comment déplacées? Est-ce que vous allez
+pleurer maintenant?... ou vous gêner... avec moi.
+Nous ne sommes pas ici pour nous assommer, je
+pense?...</p>
+
+<p>&mdash;Je suis confus, mademoiselle... vraiment... de
+la façon indulgente et charmante... avec laquelle vous
+tolérez mes excès de langage.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous n'y êtes pas du tout... je ne les
+tolère pas... je les approuve. Je ne veux pas mourir
+d'ennui au milieu de ces vêpres. Si encore, c'était
+la musique que j'aime!... car je vous l'avouerai, il
+y en a une que j'adore!...</p>
+
+<p>&mdash;Beethoven, Mozart, Mendelssohn?...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ouitche, vous n'y êtes pas...</p>
+
+<p>&mdash;Meyerbeer, Hadyn, Haendel...</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne brûlez pas du tout...</p>
+
+<p>&mdash;Alors votre musique favorite?...</p>
+
+<p>&mdash;Est celle de Donizetti... sans calembour.</p>
+
+<p>&mdash;Avec un calembour charmant, bien au contraire.</p>
+
+<p>&mdash;Tenez, tenez, dit tout à coup Blanche attentive,
+écoutez bien. Voilà ce dont je raffole.</p>
+
+<p>En cet instant s'élevait lentement sous la nef une
+mélodie amoureuse et plaintive. Les instruments de
+sonorité puissante s'étaient tus soudain. On n'entendait
+plus que les hautbois et les flûtes vaguement
+accompagnés par quelques notes basses des
+grandes orgues qui enveloppaient les hautes modulations
+comme le vent des forêts murmure autour
+du chant des oiseaux. C'était une supplication ineffablement
+douce, sans cris, sans effroi, sans désespérance;
+un long accent mélancolique, un tendre
+appel aux illusions perdues, un hymne de tendresse
+aux chimères envolées qui reviendront peut-être
+en un printemps lointain avec le choeur des hirondelles;
+et si, pour jamais elles se sont effacées, si
+leurs formes aériennes se sont évanouies dans l'immensité
+éternelle, leur souvenir enchanteur et profond
+garde assez de magie à travers l'espace, pour
+bercer les âmes veuves en une extase qui ne finit pas.
+Une tranquille aspiration vers l'azur bleu par delà
+les voûtes sombres, sur les ailes de l'encens illuminé
+par les cierges. Les accords diminuant leur ampleur
+en ralentissant leur mesure s'éteignaient insensiblement.
+Bientôt une seule flûte exhalait sa note cristalline
+qui allait s'affaiblissant d'inflexions en inflexions,
+de soupirs en soupirs, de tremblements en
+tremblements, et le dernier son était expiré, que
+toutes les oreilles en poursuivaient encore dans un
+infini très vague le prolongement idéal.</p>
+
+<p>Subjuguée depuis un moment déjà par la puissance
+de cette harmonie, la multitude bigarrée et
+tapageuse qui emplissait les trois nefs gardait un
+silence ébahi. Les femmes souriaient, les gens du
+peuple tendaient le cou et ouvraient la bouche, les
+journalistes encensaient d'un léger mouvement de
+tête; les clubmen laissaient tomber leur monocle et
+chuchotaient à demi-voix en tapotant l'une contre
+l'autre les extrémités de leurs gants: Braô, braô!
+La comtesse douairière assoupie rêvait sans doute
+aux tapisseries de Pénélope, Blanche de Vannes et
+Jacques de Mérigue s'étaient inconsciemment rapprochés,
+si rapprochement il peut y avoir dans une
+foule où tous les assistants sont coude à coude.
+Quand la musique eut cessé, leurs mains se touchaient.
+Ils se regardèrent gravement et ne modifièrent
+point leur attitude. Quelques secondes s'écoulèrent.
+Puis Blanche eut comme un réveil subit
+et dit presque à voix haute: Véritablement on
+étouffe ici!</p>
+
+<p>&mdash;Désirez-vous vous retirer, mademoiselle, demanda
+Jacques. Je vais essayer de vous ouvrir un
+passage.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes fou, mon cher, exclama Mlle de
+Vannes en éclatant de rire... Mille pardons... monsieur...
+je vous prenais pour le duc... enfin vous ne
+songez pas de vouloir traverser l'Océan humain qui
+nous sépare du grand air.</p>
+
+<p>&mdash;Tout me sera possible, tout me deviendra
+facile, mademoiselle, dès qu'il s'agira de vous être
+agréable.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! voilà que vous revenez maintenant au
+madrigal.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! pour ça non, reprit Mérigue un peu vexé,
+j'ai autre chose en tête que des fadaises.</p>
+
+<p>&mdash;Pourrai-je savoir quoi?...</p>
+
+<p>&mdash;Je... vous le dirai peut-être quelque jour..</p>
+
+<p>&mdash;C'est-il bien intéressant?</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être.</p>
+
+<p>&mdash;Bien drôle?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pas du tout... Vous ne pensez qu'aux drôleries...</p>
+
+<p>&mdash;Dame! avouez qu'il est permis d'y songer un
+peu après un spectacle aussi désopilant que celui
+qui nous est offert sous ces portiques sacrés!</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! mademoiselle, permettez-moi de
+vous le répéter, je ne suis point en veine de plaisanteries
+ce soir. Ne m'en veuillez pas.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes dans une période d'hypocondrie?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne dis pas cela... mais depuis l'exécution du
+morceau... je suis sous l'empire d'une
+foule de pensées.</p>
+
+<p>&mdash;Qui ne divertiraient pas le public du Palais-Royal.</p>
+
+<p>Cette réflexion fit de nouveau froncer le sourcil à
+Mérigue. Quelle drôle de petite personne, se disait-il.
+Elle n'a pas l'air de se rappeler qu'il y a cinq
+minutes... Ah! mon Dieu... elles sont toutes comme
+ça... Je conçois que le sacré Concile de Trente ne
+leur ait accordé l'âme qu'à la majorité d'une voix.
+Mme Krauss chantait l'<i>O Salutaris</i>, les vapeurs de
+l'encens envahissaient tout l'espace.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas du tout rigolo, hasarda Blanche. Je
+l'aime mieux dans les <i>Huguenots</i> ou dans la <i>Juive</i>.</p>
+
+<p>Mérigue restait taciturne.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, dit alors la jeune fiancée du duc de
+Largeay, Maman voudrait vous avoir à dîner lundi
+prochain. En cas qu'elle ne se réveille point d'ici là,
+je fais la commission. Aurons-nous le plaisir de
+vous voir à sept heures et demie?</p>
+
+<p>&mdash;Très certainement, mademoiselle, répondit
+Jacques un peu rassénéré.</p>
+
+<p>&mdash;Si toutefois vous n'avez rien de mieux à faire.</p>
+
+<p>&mdash;Aucune partie de plaisir ne peut m'être aussi
+agréable, croyez-moi bien.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! voilà Faure qui chante le <i>Tantum
+Ergo</i>. Je l'aime mieux dans <i>Don Juan</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous que tout à l'heure je me mette à
+la recherche de votre voiture?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous êtes vraiment la perle des chevalier
+servants, mais... nous sommes venues à pied.</p>
+
+<p>&mdash;A pied, mademoiselle?...</p>
+
+<p>&mdash;Cela vous étonne? J'adore les promenades à
+pied, moi... On voit, on entend. On se rend compte.
+On compléte par un petit travail personnel, l'éducation
+un peu étroite de ces bonnes dames du Sacré
+Coeur... enfin... on ne reste pas sainte Nitouche!</p>
+
+<p>&mdash;Oh, mademoiselle, laissa échapper Jacques, je
+ne sais pas à quel feuillet du martyrologe est situé
+cette bienheureuse. Mais sa fête ne tombe assurément
+pas le jour de votre anniversaire.</p>
+
+<p>Dès que Jacques eut pris congé de Mme et de Mlle
+de Vannes, il alla retrouver les Sermèze qui l'attendaient
+auprès de la grille des Tuileries...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, cher ami, que ta femme se fasse un
+instant pythonisse et nous prononce l'oracle, dit-il
+d'un air triomphateur.</p>
+
+<p>&mdash;C'est inutile, reprit le baron. Nous sommes
+tous les deux du même avis. Elle te gobe et... tu
+l'aimes. Pauvre Jacques!...</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>XVII</h3>
+
+<h3>LE SATYRE.</h3>
+
+
+<p>&mdash;Je ne comprends point les distinctions bizantines
+de cet excellent Sermèze, pensait Mérigue en
+avalant à la hâte un atroce dîner à vingt-cinq sous
+chez un mastroquet de dernier ordre&mdash;elle me gobe,
+dit-il; je ne suis pas une mouche que je sache.&mdash;Si
+elle a un penchant pour moi, ce qu'il avoue maintenant,
+ce sentiment-là, qui peut avoir des degrés, n'a
+pas trente-six noms dans le dictionnaire. Mes affaires
+sont diablement avancées, toute glace est rompue
+entre nous, aucune vaine retenue ne préside plus à
+nos entretiens&mdash;sa petite main est restée dans la
+mienne&mdash;sa jolie petite main, si fine, si blanche,
+si moelleuse au toucher avec ses ongles tellement
+brillants qu'ils ressemblent à des yeux et voilà qu'au
+lieu de penser à elle, il va falloir me rendre à cet
+affreux comité... passer deux heures sans autre consolation
+qu'une cigarette de la Régie offerte solennellement
+par le vidame du Merlerault. Ah mais, ils
+finissent par m'ennuyer avec leurs convocations! Ils
+me flanquent des blâmes. Ils ne se fendent pas d'un
+liard, et par-dessus le marché, ils me font venir trois
+fois par semaine, pour me donner leur appui moral.
+Je vais les arranger ce soir. Pourquoi me gêner?
+Quand je serai le mari de Mlle de Vannes... je lui
+ferai des papillottes avec leur appui moral.</p>
+
+<p>La séance du Comité s'ouvrit à neuf heures du
+soir en présence du candidat. Le président, après
+l'avoir complimenté sur le succès de sa conférence,
+donna la parole au chevalier de Sainte Gauburge. Le
+vénérable burgrave pataugea, barbouilla et bredouilla
+pendant une grande demi-heure pour reprocher à
+Jacques la trop grande vivacité de ses attaques contre
+le gouvernement. Mérigue riposta avec une telle
+énergie que le président lui fit observer avec un sourire
+aigre doux qu'il se croyait sans doute dans une
+réunion républicaine.</p>
+
+<p>&mdash;Bien pire que cela, dit Mérigue, je me sens au
+milieu d'une assemblée d'impuissants et d'inutiles.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes bien jeune pour nous juger, dit sentencieusement
+M. de Saint-Benest.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous bien âgés pour me commander, répliqua
+Jacques exaspéré.</p>
+
+<p>La discussion se continua sur ce ton et se termina
+par cette apostrophe un peu méritée, mais assez dure
+de l'impétueux candidat.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous ai tout à l'heure traités d'inutiles:
+Messieurs, cela soit dit sans faire aucune personnalité.
+On a eu l'air de s'indigner. Des personnes
+dignes de foi m'ont pourtant affirmé que votre comité,
+qui renferme dans son sein les premières fortunes
+de la France, avait refusé de voter une cotisation
+hebdomadaire d'un franc par tête proposée par le
+vicomte d'Escal.</p>
+
+<p>A l'issue de la réunion le vicomte d'Escal prit
+Mérigue à part et lui dit: «Mon cher ami, je vous
+adore, mais vous me compromettez... Je suis de
+votre avis sur bien des points, mais il y a des choses
+que l'on se contente de penser. Je ne pourrai plus
+vous soutenir avec la même liberté d'allures. Tâchez
+donc de vous calmer un peu.» Mérigue ne répondit
+pas et regagna son sixième étage.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle misère, s'écria-t-il en se jetant sur sa
+couchette, quelle misère d'être obligé de penser à
+toutes ces vieilles perruques, quand une jeune chevelure
+si splendidement soyeuse s'offre avec obstination
+aux baisers de mes lèvres.</p>
+
+<p>Si j'avais osé dans cette grande église... ô sainte
+maman, pardonne-moi ce sacrilège, quelle distance
+pouvait-il bien y avoir de sa joue à la mienne? Dans
+combien de jours l'aurai-je franchie... vais-je
+lundi soir lui déclarer mon amour... pas encore... il
+est vrai que si son amabilité s'accroît toujours dans
+les mêmes proportions, elle m'aura sauté au cou
+avant la fin de la soirée. Elle m'a appelé mon cher...
+elle, Blanche de Vannes, fiancée au duc de Largeay!
+Ce duc me gêne. Mais en ce moment son étoile descend
+tandis que la mienne monte... Oh! quand je
+me promènerai dans les bois de Mérigue avec Blanche
+à ma droite et Jacqueline à ma gauche!</p>
+
+<p>Le lundi suivant et cette fois à sept heures et
+demie très précise, Mérigue correctement équipé
+faisait son entrée dans le salon de l'hôtel Soubise.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes en retard, Monsieur, lui dit Blanche.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne crois pas, mademoiselle.</p>
+
+<p>&mdash;Quant les bons amis n'arrivent pas une demi-heure
+d'avance, nous estimons ici qu'ils se mettent
+en retard; n'est-ce pas, maman?</p>
+
+<p>&mdash;Je suis absolument de l'avis de ma fille, Monsieur
+de Mérigue, prononça rêveusement la comtesse
+douairière.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi aussi, dit le gros Théodore.</p>
+
+<p>&mdash;La façon sympathique dont vous me recevez
+me rend véritablement confus, Madame, reprit Jacques.</p>
+
+<p>&mdash;C'est que, voyez-vous, poursuivit Théodore
+avec un rire malin, comme je vous l'ai dit l'autre
+jour, tout le monde vous aime ici.</p>
+
+<p>Mérigue rougit, Blanche resta impassible.</p>
+
+<p>&mdash;Surtout, continua le terrible collégien, surtout
+vous savez qui?</p>
+
+<p>&mdash;Je sais que c'est vous, mon cher Théodore, eut
+la force d'affirmer Jacques, tandis qu'il avait des
+tentations formidables de pulvériser son élève.</p>
+
+<p>L'annonce du dîner mit fin à ce colloque désagréable.</p>
+
+<p>Jacques, tout à fait enhardi, mangea comme quatre,
+parla beaucoup, et empêcha Théodore de placer
+un mot.</p>
+
+<p>L'adolescent faisait de vains efforts pour recommencer
+la série de ses allusions inopportunes.
+Quand on fut revenu au salon, Jacques attira le
+jeune homme à part et lui souffla ces simples mots
+à l'oreille: «Si vous y revenez, je vous fais passer par la
+fenêtre.» Théodore se pinça les lèvres, se renferma
+dans un silence absolu et jeta à son professeur un
+coup d'oeil haineux. Il prétexta ensuite une grande
+fatigue et se retira dans sa chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Quel bon débarras! avoua Jacques en se penchant
+légèrement vers Mlle de Vannes.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi donc! vous faites attention à ce gamin,
+répliqua Blanche en haussant les épaules.</p>
+
+<p>La comtesse douairière était complètement absorbée
+dans ses travaux manuels: «Nous allons causer
+littérature et poésie ce soir, dit Blanche en versant
+un petit verre de Kummel à son invité.</p>
+
+<p>Mérigue répondit... De tout mon coeur Mademoiselle.</p>
+
+<p>&mdash;Mais auparavant, Monsieur, aimez-vous les
+marrons cuits sous la cendre, j'ai un talent tout particulier
+pour les réussir.</p>
+
+<p>&mdash;Je les adore, mademoiselle, repartit Jacques qui
+ne pouvait pas les sentir.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! attendez, je vais vous préparer un petit
+régal, j'en ai quatre... Nous en mangerons deux chacun...</p>
+
+<p>&mdash;Et madame la comtesse?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! elle brode.</p>
+
+<p>A ces mots l'étrange petite cuisinière sortit de sa
+poche deux paires de châtaignes, les fendit d'un
+coup de ses ciseaux d'or et les glissa délicatement
+sous la cendre chaude du foyer.</p>
+
+<p>Puis elle resta assise sur le tapis et dit à Jacques:</p>
+
+<p>&mdash;C'est l'affaire de cinq minutes.</p>
+
+<p>Au bout d'un quart d'heure Blanche retira ses
+marrons avec la pincette, les plaça avec grand soin
+sur une petite soucoupe en porcelaine de Sèvres et
+les présenta à Mérigue, le plus gracieusement du
+monde. Jacques prit le plus petit et le mangea. Il
+était entièrement pourri, mais par un phénomène
+tout psychologique, on le déclara supérieur à tous
+les marrons glacés de Boissier.</p>
+
+<p>Au moment où Blanche en portait un à ses
+lèvres:</p>
+
+<p>&mdash;Ma fille, soupira la comtesse, prends garde à ne
+pas casser tes dents.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oui, prenez bien garde, dit Mérigue avec
+sollicitude.</p>
+
+<p>La douairière se replongea dans ses labeurs et
+Blanche fit avaler successivement trois châtaignes
+également avariées à son bien heureux admirateur.</p>
+
+<p>Après cette petite collation, la quatrième Grâce
+s'approcha de la grande table de marbre entièrement
+couverte de journaux illustrés, de brochures, de
+romans, de poésies célèbres.</p>
+
+<p>&mdash;Quel est votre poète préféré, Monsieur de Mérigue,
+commença Blanche en guise d'exorde.</p>
+
+<p>&mdash;Vous le devinez, mademoiselle, celui que tous
+les faiseurs de vers appellent: mon cher maître.</p>
+
+<p>&mdash;Hugo, en d'autres termes, dit mademoiselle de
+Vannes.</p>
+
+<p>&mdash;Victor? interrogea la douairière.</p>
+
+<p>&mdash;Non, maman... Georges... Brodez donc. Nous
+parlons très sérieusement avec Monsieur de Mérigue.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, Monsieur, je suis entièrement de votre
+avis, bien que je ne connaisse qu'une faible partie de
+l'oeuvre du grand homme. Ruy Blas en particulier
+m'a énormément plu... Ce ver de terre amoureux
+d'une étoile...</p>
+
+<p>&mdash;Est mon emblème, Mademoiselle, figurez-vous
+en effet, qu'à l'âge de quatorze ans, j'avais le projet
+bien arrêté de conquérir les astres.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous êtes en chemin, Monsieur... vous serez
+conseiller municipal dans huit jours... député dans
+six mois.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! de tout cela, je me moque absolument. Les
+météores politiques sont trop mesquins pour le ciel
+de mon âme.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle jolie phrase, Monsieur! Revenons à
+Hugo... à ce propos, voulez-vous me rendre un service?</p>
+
+<p>&mdash;Je suis votre esclave, Mademoiselle.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! c'est trop. Soyez tout bonnement mon interprète
+pour quelques minutes. J'ai lu ce matin la
+grande pièce de la <i>Légende des Siècles</i> intitulée <i>le
+Satyre</i>... je n'ai pas très bien compris ce que disait
+cette <i>bouche d'ombre</i>. Voulez-vous me l'expliquer...
+vous qui savez tout?</p>
+
+<p>&mdash;Volontiers, Mademoiselle, mais permettez-moi
+d'ouvrir une petite parenthèse... allons-nous être
+interrompus par cet excellent M. de Largeay?</p>
+
+<p>&mdash;S'il n'y a que lui qui vous gêne, rassurez-vous.
+Je lui ai fait dire qu'il ne me trouverait pas ce
+soir.</p>
+
+<p>&mdash;Que de gracieuses attentions, Mademoiselle!</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi nous sommes seuls avec la chère poésie...
+Et maman, qui brode. Je vous écoute, monsieur
+de Mérigue. Je ne demande pas mieux que
+d'être charmée.</p>
+
+<p>&mdash;Le satyre, Mademoiselle, est un pauvre habitant
+de la terre.</p>
+
+<p>Presque toujours couché sous l'ombrage des forêts
+il ne lui est jamais arrivé de contempler l'Olympe
+radieux. Le Satyre est gauche et timide, et son
+corps, ployé aux voûtes des cavernes, n'a point l'éclat
+et la beauté dont resplendissent les habitants des
+cieux.</p>
+
+<p>La Terre, sa pauvre mère, l'a créé humble et
+difforme, et chétif et dénué; pour tout héritage il n'a
+reçu qu'un chalumeau. Mais ce chalumeau est un
+don superbe, car l'humble satyre en connaît l'harmonie
+profonde; il peut, au gré de ses caprices, surpasser
+en terreur le grondement de la foudre et
+vaincre en doux ravissement la mélodie des oiseaux.
+Or les dominateurs de l'Olympe s'ennuient parfois
+dans leur sereines élévations, et ils ont appris un
+jour, par la bouche de la Renommée, leur plus fidèle
+esclave, qu'il existe bien loin, en bas sur notre globe
+obscur, caché au fond d'un antre solitaire, un petit
+joueur de flûte dont la musique charmerait les
+astres.</p>
+
+<p>Les dieux ordonnent qu'il leur soit amené, et
+quand, ébloui par la lumière inconnue, le satyre
+entre dans l'Olympe, il est accueilli d'abord par une
+tempête d'éclats de rires, lui, indigent, maladroit, contrefait
+en présence des Invincibles et des Immortels.
+Et Vulcain est le seul à ne pas railler le nouveau
+venu.</p>
+
+<p>Cependant, sur l'ordre des maîtres, le satyre à
+pris son chalumeau, et le voilà qui module des sons
+plaintifs et tendres qui vont éveiller la pitié dans les
+coeurs inexorables qui n'ont jamais su pardonner.
+Puis il chante l'Amour et l'ivresse qu'il a connus en
+cueillant les raisins d'or, et en reposant sa tête sur
+les seins blancs des Hamadryades. Les Olympiens
+se regardent entre eux et se demandent avec étonnement
+qui a pu enseigner ces divins accords à un
+misérable fils de la Terre. Tout à coup l'habitant des
+forêts s'est souvenu des jours d'ouragan, et son harmonie
+sauvage s'enfle jusqu'à dominer le tonnerre.
+De ce frêle chalumeau qu'une étincelle embraserait
+échappent en ondes inépuisables les clameurs de
+la tempête et les rugissements de la mer. L'Olympe
+est ébranlé dans ses fondements éternels; Jupiter, le
+Roi des Rois, vient s'incliner aux genoux du satyre.
+Un grand aigle effrayé tombe à ses pieds, et autour
+de son corps glorifié, dans la ferveur d'un amour
+immense, viennent s'enrouler les bras de Vénus.</p>
+
+<p>Jacques ne parlait plus, et Blanche, entièrement
+hypnotisée, dévorait le jeune homme de toute
+la flamme de ses regards.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes splendide, Monsieur Jacques, lui dit-elle.</p>
+
+<p>La porte s'entrouvrit et un laquais annonça:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le duc de Largeay.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>XVIII</h3>
+
+<h3>LE PRESBYTÈRE DE SAINTE-RADEGONDE</h3>
+
+
+<p>&mdash;Mon cher duc, dit Blanche à son fiancé d'un
+ton légèrement impertinent, vous serez puni d'avoir
+forcé la consigne. Je m'étais réservé cette soirée
+pour effectuer quelques travaux littéraires à l'occasion
+desquels M. de Mérigue veut bien me prêter
+les lumières de son talent. Vous allez être condamné
+à entendre un tas de choses auxquelles vous ne
+comprendrez rien.</p>
+
+<p>&mdash;Le plaisir d'être avec vous me suffira, dit Largeay,
+qui avait sans doute pris son parti d'être
+insensible aux coups d'épingles de sa fiancée.</p>
+
+<p>&mdash;Et je m'en voudrais, ajouta Jacques, de m'imposer
+plus longtemps. Si vous voulez bien, mademoiselle,
+nous continuerons une autre fois cette
+intéressante étude sur la <i>Légende</i>?</p>
+
+<p>&mdash;Comment, vous partez? demanda Blanche, eh
+bien, promettez-moi quelques instants de votre
+temps précieux pour après-demain soir, le jour
+même des élections. Votre triomphe sera déjà un
+fait acquis et nous pourrons tous vous en féliciter.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, mais à propos, dit Largeay, il vient de
+surgir une candidature <i>in extremis</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Républicaine? demanda Blanche.</p>
+
+<p>&mdash;- Non, conservatrice, nuance impérialiste.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un peu fort! laissa échapper Mérigue.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher duc, vous êtes décidément un oiseau
+de mauvais augure, répliqua Mlle de Vannes. Qui
+est donc ce malfaiteur public qui vient diviser à la
+dernière heure les voix des honnêtes gens.</p>
+
+<p>&mdash;Le vieux baron Grémoli, l'administrateur
+général de la Banque Universelle. Sa fortune immense
+en fera pour M. de Mérigue un redoutable
+concurrent. Une nuée d'afficheurs sont en train de
+coller partout sa proclamation depuis la tombée de
+la nuit.</p>
+
+<p>A ces dernières paroles du duc, Mérigue prit son
+chapeau et salua ses hôtes.</p>
+
+<p>&mdash;N'oubliez pas que nous vous attendons après
+demain soir, dit Blanche.</p>
+
+<p>Mérigue s'inclina et sortit. Il put entendre la
+phrase suivante, adressée au duc par la jeune fille:
+«Vous arrivez toujours comme mars en carême!»</p>
+
+<p>Les fâcheux pronostics de Sermèze venaient de
+se réaliser. Le talent et la jeunesse de Jacques lui
+avaient fait beaucoup de jaloux, et sa raideur, avec
+ceux qu'il accusait d'une tiédeur trop grande, avait
+indisposé contre lui la foule immense des timides et
+des hésitants. Les impérialistes, assez nombreux
+dans le quartier, ayant eu vent de l'état des esprits
+avaient déterminé un de leurs chefs, le baron Grémoli,
+à poser sa candidature. Le choix de ce personnage
+était des plus habiles. Grémoli, homme de
+cercle et de plaisir, était fort riche et possédait une
+foule de relations dans le monde royaliste. Il avait
+les nombreuses sympathies que savent toujours
+attirer les bénisseurs affligés de grosses rentes,
+d'un peu de scepticisme, et dont les lumières intellectuelles
+ne sauraient porter ombrage à personne.</p>
+
+<p>Dès le lendemain, Mérigue, délaissant cette fois
+ses préoccupations amoureuses, se mit à parcourir
+le quartier pour réchauffer le zèle de ses partisans.
+Comme le lui avait prédit Sermèze, il ne tarda pas à
+s'apercevoir que les gens du peuple et les petits
+boutiquiers lui resteraient fidèles, mais qu'il ne
+fallait faire aucun fonds sur les trois quarts des personnes
+de la société. Il trouva au comité une froideur
+voisine de l'indifférence. Le vicomte d'Escal lui-même,
+mobile comme tous les enthousiastes, ne lui
+cacha point que la partie était légèrement compromise.
+Mérigue se livra à des pointages laborieux et
+parvint en peu de temps à cette conviction que
+l'arbitre de l'événement électoral serait le clergé
+des deux paroisses Saint-Barthélémy et Sainte-Radegonde.
+Cette dernière considération lui rendait
+un espoir notable. Le baron Grémoli était protestant
+et Jacques ne pouvait guère s'imaginer que les
+prêtres et ceux qui étaient sous leur influence
+immédiate, donnassent leurs voix à un hérétique.
+Il alla trouver immédiatement l'abbé de la
+Gloire-Dieu, qui lui répondit: «Mon cher enfant,
+vous pouvez compter sur moi et sur tous ceux qui
+accordent quelque créance à mes conseils; mais il
+ne faudrait pas vous attendre à avoir dans votre
+camp l'unanimité de mes confrères. A côté des
+raisons de doctrine et d'opinion qui, à mon humble
+sens, devraient dominer en une question pareille,
+il y a une foule d'autres considérations, plus ou
+moins avouables, qui entraînent malheureusement
+certains caractères opportunistes, honorables sans
+doute, mais insuffisamment pénétrés de l'esprit
+chrétien. Tout ce que je puis vous promettre, mon
+bon Jacques, c'est de ne jamais vous abandonner.»</p>
+
+<p>Précisément, la veille au soir, pendant que Mérigue
+commentait Hugo (Victor), devant Mlle Blanche
+émerveillée, une réunion politique se tenait au presbytère
+de Sainte-Radegonde, à l'effet de déterminer
+l'attitude électorale du clergé. Le curé de Sainte-Radegonde,
+l'abbé Roubley, avait convoqué chez lui
+son confrère de Saint-Barthélémy, l'abbé Vaublanc,
+qui arriva en compagnie de ses deux premiers
+vicaires, MM. de la Gloire-Dieu et Marquiset. A
+sept heures, les quatre ecclésiastiques s'étaient
+trouvés réunis à la table de M. le curé Roubley.
+Chacun de ces messieurs se comporta pendant le
+dîner de façon à indiquer d'une manière très nette
+son caractère, son opinion, et même l'avis qu'il
+allait émettre sur l'affaire à l'ordre du jour. Inutile
+de dire que l'abbé Roubley avait servi à ses hôtes
+un repas solide, substantiel, plantureusement ecclésiastique,
+accompagné de ces vins sérieux, bien
+soignés, de provenance sûre, que le phylloxéra
+épargne et que les négociants respectent en faveur
+des ministres de la religion. Le curé Vaublanc
+mangea de tout lentement, consciencieusement,
+dogmatiquement, revenant de préférence aux viandes
+nourrissantes et aux légumes opulemment beurrés.
+Il but avec la même pose méthodique, avec la même
+componction dévote. Le doyen de Sainte-Radegonde
+se contenta d'un perdreau et de quatre verres de
+vieux bourgogne des bons crus moyens. Le vicaire
+Marquiset fit la très petite bouche et grignota surtout
+les friandises du dessert, qu'il arrosa de
+quelques gorgées de Pontet-Canet. L'abbé de la
+Gloire-Dieu n'accepta, suivant son habitude, que de
+la soupe, du pain et de l'eau.</p>
+
+<p>Les questions politiques ne furent abordées qu'au
+moment du café, sur la demande expresse de l'abbé
+Vaublanc qui prétendait, en bon et raisonnable
+apôtre, faire chaque chose en son temps. Ce digne
+homme exhiba, à l'issue du festin, une grosse pipe
+en merisier, tandis que l'abbé Roubley sectionnait
+l'extrémité d'un petit havane et que Marquiset allumait
+à une bougie une cigarette du Levant. L'abbé
+de la Gloire-Dieu toussa à trois reprises en jetant
+sur ses confrères un regard qui, traduit en langage
+ordinaire, eût fait une phrase peu charitable. On
+crut utile de constituer un président pour diriger
+la discussion. Cet honneur échut naturellement à
+l'abbé Vaublanc qui s'exprima en ces termes:</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs et honorés confrères, nous nous
+sommes assemblés aujourd'hui à la table si hospitalière
+du presbytère de Sainte-Radegonde, d'abord
+pour faire un excellent dîner... ceci entre parenthèses,
+mais pour nous occuper de la question électorale
+avant tout.</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, après tout, interrompit doucement
+l'abbé de la Gloire-Dieu.</p>
+
+<p>&mdash;...Et pour déterminer quelle sera notre attitude
+au scrutin qui va s'ouvrir, poursuivit l'abbé Vaublanc,
+sans paraître avoir entendu la réflexion de
+son subordonné. Nous avons en première ligne un
+jeune homme, ardent, convaincu...</p>
+
+<p>&mdash;Un peu trop convaincu peut-être, observa l'abbé
+Roubley, avec un sourire malicieux.</p>
+
+<p>Le président continua:</p>
+
+<p>&mdash;Je dis ardent, convaincu, honnête, bon catholique,
+ce qui doit être pour nous de quelque importance...</p>
+
+<p>&mdash;Ce qui doit être tout pour nous, dit l'abbé de
+la Gloire-Dieu.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vais pas jusque-là, rétorqua le curé Roubley.</p>
+
+<p>Le doyen de Saint-Barthélémy poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne puis reprocher à ce candidat que son
+manque de surface.</p>
+
+<p>&mdash;C'est énorme, dit l'abbé Marquiset, notoirement
+bonapartiste et mondain.</p>
+
+<p>&mdash;D'un autre côté, dit l'abbé Vaublanc, nous
+voyons un homme considérable, universellement
+connu, honoré et apprécié, très riche...</p>
+
+<p>&mdash;Surtout très riche, glissa l'abbé de la Gloire-Dieu.</p>
+
+<p>&mdash;Ce qui n'est pas à dédaigner, remarqua l'abbé
+Roubley.</p>
+
+<p>&mdash;Ce qui est une condition <i>sine qua non</i>, pour
+représenter un quartier comme le nôtre, renchérit
+l'abbé Marquiset.</p>
+
+<p>&mdash;Le baron Grémoli est protestant, dit l'abbé de
+la Gloire-Dieu. La fortune n'a rien à voir dans la
+question qui nous occupe. Il nous faut un homme
+actif, dévoué, intelligent. A égalité de talent et
+de considération, je vote pour le candidat catholique.</p>
+
+<p>&mdash;C'est aller bien vite en besogne, mon cher confrère,
+reprit l'abbé Roubley avec des caresses dans
+la voix. En quoi, s'il vous plaît, la nomination de
+M. de Mérigue augmenterait-elle notre influence
+dans le monde? Je le juge à sa valeur. C'est un
+brave garçon, tout à fait dans les bonnes idées, qui
+lutterait avec intrépidité pour tous les principes qui
+nous sont chers, qui même, je n'en doute pas,
+serait prêt, s'il le fallait, à donner son sang pour
+notre cause... Vous voyez, la Gloire-Dieu, que je
+vous fais la partie belle, mais, en bonne politique,
+voyez-vous, j'irais au baron Grémoli, qui nous sera
+d'autant plus reconnaissant qu'il n'appartient pas à
+notre sainte religion, et qui est en mesure, par sa
+situation, de nous rendre les plus grands services.
+De notre temps, hélas! l'Église a plus besoin de
+banquiers que de martyrs.</p>
+
+<p>&mdash;La sagesse vient de parler par votre bouche,
+dit l'abbé Vaublanc en déposant sa pipe et en aspirant
+une prise de tabac. La religion n'est pas en
+cause. Je voterai pour le baron Grémoli.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis entièrement de cet avis, ajouta l'abbé
+Marquiset. La chose ne me paraît pas discutable.
+Mme Grémoli est très généreuse et nous donnera à
+pleines mains pour le soutien de nos oeuvres et
+l'entretien de nos églises.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis sincèrement désolé de me trouver seul
+de mon opinion, dit alors l'abbé de la Gloire-Dieu,
+après avoir bu un grand verre d'eau claire. Le baron
+de Grémoli est un très digne homme, je le veux
+bien, mais il est âgé, fatigué, à peu près indifférent,
+en pratique au moins, à toutes les questions si
+graves qui nous préoccupent. Il possède un hôtel à
+Genève et une villa à San-Remo. Vous ne le verrez
+jamais au Conseil municipal. Il me paraît singulier,
+en vérité, d'envoyer à une assemblée une personne
+qui n'y siégera point. Il me semble frivole, pour
+employer une expression parlementaire, lorsqu'on
+a un homme à sa disposition, de se faire représenter
+par une étiquette. Plus que jamais les dévoûments
+se font rares, plus que jamais il faut leur ouvrir nos
+bras. D'abord, soyez bien assurés que quelques
+billets de cent, pas même de mille... seront tout la
+bénéfice que vous retirerez de l'élection Grémoli.
+Mais je vais plus loin, mes chers confrères: le baron
+Grémoli devrait-il nous faire édifier des écoles, des
+hôpitaux et des temples, devrait-il alimenter puissamment
+toutes nos oeuvres de bienfaisance, que je
+vous dirais encore: Votons pour M. Jacques de
+Mérigue. Trop convaincu, a-t-on dit tout à l'heure.
+Cette parole m'a profondément affligé. Est-ce qu'on
+peut être trop convaincu de la vérité, de la nécessité
+d'agir? Les trouviez-vous aussi trop convaincus
+ceux qui, dans les temps anciens, mouraient pour
+leur foi?... Rappelez vos souvenirs historiques,
+messieurs; comment l'Église chrétienne est-elle
+arrivée à dominer le monde? et, pour renverser le
+raisonnement qu'on vous faisait tout à l'heure,
+répondez-moi la main sur le coeur, sur votre coeur
+de prêtres, les apôtres de Jésus-Christ étaient-ils
+des banquiers ou des martyrs? Il y eut un banquier.
+Il s'appelait Judas.</p>
+
+<p>Un silence suivit cette loyale déclaration. Les
+trois ecclésiastiques auxquels elle s'adressait en
+comprenaient au fond la justesse incontestable;
+mais leur parti était pris, il jugeaient la question en
+gens d'affaires et en hommes du monde.</p>
+
+<p>L'abbé Roubley serra la main de son éloquent
+contradicteur en le qualifiant de «Cher exalté», et
+l'abbé Vaublanc prononça les paroles suivantes avec
+toute sa lenteur digne et toute sa gravité vénérable:</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs et chers confrères, il est et demeure
+acquis, à la majorité de trois voix contre une sur
+quatre votants, que le candidat appuyé par le clergé
+aux élections municipales du quartier Saint-Barthélémy,
+est l'honorable baron Anastase Grémoli.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>XIX</h3>
+
+<h3>RÊVE ET RÉVEIL</h3>
+
+
+<p>Théodore de Vannes ne pouvait pardonner à
+Jacques la menace que son professeur lui avait
+faite de lui tirer les oreilles. Sournois autant que
+rancunier, il se garda bien de laisser paraître les
+sentiments hostiles qu'il nourrissait à l'égard du
+candidat royaliste, mais la veille de l'élection il
+prétexta une indisposition pour se dispenser d'aller
+au collège, et il passa toute sa journée à courir les
+maisons et les boutiques où il était connu, pour
+combattre la candidature Mérigue. Il estima avoir
+enlevé à Jacques une soixantaine de voix; il réussit
+en réalité à détacher de lui une vingtaine de partisans
+auxquels il fit accroire que Jacques était un
+républicain déguisé. Ces transfuges étaient de tout
+petits commerçants voisins de l'hôtel Soubise et
+qui ne voulaient pas mécontenter le «jeune
+monsieur de la maison».</p>
+
+<p>Le quartier Saint-Barthélémy se passionnait beaucoup
+pour cette joûte politique. On en parlait dans
+les cercles, dans les salons, dans les rues. On s'abordait
+en se demandant des pronostics. Mériguistes et
+Grémolistes avaient des disputes et des altercations.
+On parlait des deux candidats comme on fait des
+chevaux de course. On discutait leurs chances
+comme s'ils se fussent appelés Frontin ou Little
+Duck.</p>
+
+<p>Au premier instant de sa mise en avant si brusquement
+improvisée, on donnait Grémoli à dix
+contre un et on payait pour avoir Mérigue. Le
+lendemain matin le riche baron descendait à deux;
+au coup de midi, il était à égalité. On le payait trois
+à six heures du soir, tandis que Mérigue s'élevait
+rapidement dans la série des cotes fantastiques.</p>
+
+<p>Enfin, le grand jour arriva. C'était à double titre
+que Mérigue donnait cet adjectif au dimanche désigné
+pour la bataille des urnes. Il avait pris en effet
+une grande résolution. Invité à dîner le soir même
+à l'hôtel Soubise, il avait décidé qu'il n'attendrait
+pas l'heure du repas pour s'y présenter et se
+ferait annoncer à quatre heures à la porte du grand
+salon blanc et or. Il savait que la comtesse douairière
+sortait de trois à six et comptait se trouver en
+tête à tête comme par hasard avec Mlle de Vannes,
+qui profitait de l'absence de sa mère pour lire des
+romans. Il voulait en finir une fois pour toutes avec
+sa position d'amoureux inavoué, faire connaître ses
+sentiments à la jeune Muse et, dans le cas d'un
+accueil favorable qu'il espérait, mettre Blanche en
+demeure de se prononcer entre lui et le duc de
+Largeay. Toute la matinée Jacques parcourut les
+sections de vote, pâle, agité, fiévreux, donnant
+au hasard des encouragements vagues et des poignées
+de main inconscientes.</p>
+
+<p>Son esprit était si peu avec son corps qu'il vota
+pour son concurrent impérialiste et donna une fraternelle
+accolade au candidat républicain.</p>
+
+<p>La véritable urne était pour lui à l'hôtel de Soubise;
+il n'avait qu'un électeur, et les femmes, en ce
+qui le préoccupait, n'étaient point exclues du droit
+de vote.</p>
+
+<p>A quatre heures sonnantes, Jacques de Mérigue,
+en tenue de ville, montait le grand escalier de
+l'aristocratique maison, tremblant, chancelant, sentant
+l'impérieuse nécessité de s'appuyer sur la
+rampe.</p>
+
+<p>Le valet de service lui dit: «Monsieur, Mme la
+comtesse est sortie, mais Mlle de Vannes m'a chargée
+de la prévenir toutes les fois que monsieur se présenterait.»
+Jacques eut un coup de sang qui lui congestionna
+toute la tête et, en entrant dans le salon,
+il crut voir tous les meubles exécuter une sarabande
+fantastique. La pièce était vide.</p>
+
+<p>Il ne voulut point s'asseoir et s'accouda à la cheminée
+pour ne pas tomber. Il n'y avait pas deux
+minutes qu'il se livrait au flux et au reflux violents
+de ses pensées folles et de ses impressions vertigineuses,
+que la quatrième Grâce entrait leste, vive,
+pimpante, et le saluait d'un petit mouvement de
+tête en lui tendant la main et en lui disant: «Vous
+êtes pas trop en retard aujourd'hui, monsieur
+Jacques.»</p>
+
+<p>L'emploi de ce prénom parut de bon augure au
+poète.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez probablement voulu me continuer
+notre conférence sur Hugo (Victor) sans crainte
+d'être dérangé par le duc. C'est bien aimable à vous,
+monsieur, et recevez tous mes remerciements pour
+votre gracieuse attention. J'ai deux heures à vous
+donner et je suis à vos ordres.</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle, répondit Jacques avec des
+essoufflements dans la voix, vous avez bien voulu
+l'autre jour à la cérémonie de Saint-Roch me
+demander à quoi je pensais pendant cette mélodie
+sublime qui nous a charmés tous les deux.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous n'avez pas voulu me répondre.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne le pouvais guère en ce moment-là,
+mademoiselle, mais aujourd'hui... je suis prêt à
+vous satisfaire.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous écoute le plus volontiers du monde,
+monsieur de Mérigue. Votre paraphrase du <i>Satyre</i>
+était ravissante.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne s'agit point de littérature, mademoiselle,
+interrompit Mérigue fiévreusement.</p>
+
+<p>&mdash;Dites tout ce que vous voudrez, monsieur. Je
+suis certaine que vous m'intéresserez.</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle... vous me trouverez peut-être
+bien audacieux, mais mon ambition est plus grande.
+Elle va... jusqu'au... désir de vous plaire.</p>
+
+<p>Blanche partit d'un grand éclat de rire bon enfant.</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est déjà fait, monsieur. J'aime beaucoup
+votre conversation&mdash;quand vous daignez parler.&mdash;Vos
+opinions littéraires, vos sentiments politiques,
+votre caractère chevaleresque... enfin, vous me
+convenez tout à fait, et je veux demander aujourd'hui
+même à ma mère de prendre trois leçons de
+littérature par semaine avec vous. Vous me donnerez
+des devoirs... que vous corrigerez. Vous serez très
+sévère, vous m'apprendrez à écrire.</p>
+
+<p>Jacques était navré de voir l'entretien dévier sans
+cesse des sujets intimes vers les questions d'art. Il
+dit soudain, presque brusquement:</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle, j'ai une confidence à vous faire.
+M'en accordez-vous la permission?</p>
+
+<p>&mdash;Certainement, reprit Blanche sans quitter sa
+mine enjouée. Vous pouvez compter sur ma discrétion.</p>
+
+<p>&mdash;Hélas! mademoiselle, reprit Jacques en baissant
+la tête et presque à voix basse, ce n'est point de
+votre discrétion que j'ai besoin, c'est de votre
+indulgence.</p>
+
+<p>&mdash;Mon indulgence...</p>
+
+<p>&mdash;De votre miséricorde.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne comprends plus du tout... Allez.</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle, la première fois que je vous ai
+vue à Sainte-Radegonde, j'ai reçu une de ces commotions
+que l'on n'éprouve qu'une fois dans sa vie.
+Mes regards vous ont traduit peut-être les sentiments
+impérieux qui subjugaient mon âme, et je
+ne pouvais avoir aucune espérance de vous voir, de
+vous approcher.</p>
+
+<p>&mdash;Je me souviens, monsieur, dit Blanche devenue
+sérieuse.</p>
+
+<p>&mdash;Et voici qu'un hasard divin ou plutôt une loi
+d'attraction mystérieuse a permis que mon rêve
+devînt une réalité. J'ai été reçu chez vous avec la
+plus grande distinction. On m'y a traité comme
+un... ami.</p>
+
+<p>&mdash;Vous le méritez, monsieur, interrompit Blanche
+toujours grave.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, mademoiselle, une idée folle, insensée,
+absurde, a germé dans mon esprit, je me trompe,
+hélas! dans les replis les plus intimes et les plus
+profonds de mon coeur... Oh! ne m'en veuillez pas,
+je vous en conjure, de vous faire cet aveu, mademoiselle.
+Rappelez-vous ce poème que vous trouvez
+si beau... Vous êtes la Reine, je suis Ruy-Blas. J'ai
+osé... vous aimer.</p>
+
+<p>Blanche sourit imperceptiblement et tendit la
+main à Jacques en lui disant:</p>
+
+<p>&mdash;Cher monsieur... J'accepte de tout coeur votre
+amitié... elle me sera précieuse. Seulement, je vous
+recommande bien de ne pas risquer votre vie pour
+m'apporter des fleurs.</p>
+
+<p>&mdash;Je donnerais tout mon sang pour vous, répondit
+Jacques impétueusement... mais... de grâce...
+comprenez-moi. Ce n'est point de l'amitié que je
+vous apporte. Quand mon âme se donne, elle se
+livre tout entière. Encore une fois, pardonnez-moi...
+Mais je ne pense plus retenir un mot qui me brûle.
+Mademoiselle Blanche, je vous aime... d'amour?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous aime beaucoup, monsieur, répondit
+Blanche avec un tremblement.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je voudrais vous baiser les mains, mademoiselle,
+mais, de grâce, encore un mot.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous écoute, monsieur Jacques.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me faites l'insigne faveur de me dire: Je
+vous aime beaucoup... Je vous assure que je préférerais:
+Je vous aime un tout petit peu... Dites-le-moi,
+mademoiselle Blanche.</p>
+
+<p>&mdash;Je mentirais, monsieur Jacques. Mon amitié
+pour vous...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! l'amitié, maintenant.</p>
+
+<p>&mdash;N'est point du tout ordinaire ni banale.</p>
+
+<p>&mdash;L'amitié, toujours l'amitié.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous de moi, monsieur Jacques?</p>
+
+<p>&mdash;Vous me permettez de vous le dire?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous le permets.</p>
+
+<p>&mdash;Votre amour.</p>
+
+<p>&mdash;Vous l'avez, affirma Blanche nerveusement.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! que dites-vous, mademoiselle?</p>
+
+<p>&mdash;Depuis trois jours.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! donnez-moi votre main et prenez ma
+vie.</p>
+
+<p>Blanche tendit sa main que Jacques baisa respectueusement.
+Puis il souffla ces deux mots à voix
+basse: Merci, mademoiselle Blanche... Merci...
+Blanche.</p>
+
+<p>Mlle de Vannes eut un léger sourire en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre monsieur Jacques... Pauvre Jacques.</p>
+
+<p>Les deux acteurs de cette scène étrange demeurèrent
+quelques minutes sans parler, puis Jacques
+dit à Blanche:</p>
+
+<p>&mdash;C'est aujourd'hui le plus beau jour de ma vie,
+mais toutes les roses ont leurs épines.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas l'honneur d'être une rose, reprit
+Blanche, mais j'ai l'avantage de n'avoir point
+d'épines.</p>
+
+<p>&mdash;Êtes-vous charmante&mdash;d'esprit et de coeur.</p>
+
+<p>&mdash;Bon, voilà le madrigal qui revient.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je me soucie bien de ces sottises. Je pense
+à tous les obstacles qui peuvent nous séparer.</p>
+
+<p>&mdash;Quels obstacles? J'avoue ne point en voir.</p>
+
+<p>&mdash;Et le duc de Largeay?</p>
+
+<p>Blanche éclata de rire.</p>
+
+<p>&mdash;Le duc de Largeay, répéta-t-elle. Ce n'est que
+mon futur mari.</p>
+
+<p>Jacques devint livide.</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, mademoiselle, je suis un peu troublé...
+C'est peut-être ce qui m'empêche de comprendre
+très bien... Vous me dites que vous épouserez le
+duc de Largeay?</p>
+
+<p>&mdash;Certainement, d'ici deux ou trois mois... Je ne
+suis pas très pressée, vous savez.</p>
+
+<p>&mdash;Mais alors, mademoiselle, j'ai rêvé... Ne m'avez-vous
+pas dit... que vous m'aimiez.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien!... sans doute.</p>
+
+<p>&mdash;Et le duc, alors?... Vous ne l'aimez pas?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! si peu.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous allez devenir sa femme?</p>
+
+<p>&mdash;Mais... mon cher monsieur Jacques, vous,
+poète, littérateur... Vous qui savez tout... qui
+comptez vingt-cinq ans d'âge, vous n'avez dont
+jamais lu un roman?</p>
+
+<p>&mdash;J'en ai beaucoup lu, mademoiselle, mais j'y ai
+toujours cherché des délassements pour mon esprit
+et jamais des règles pour ma vie.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce un reproche?</p>
+
+<p>&mdash;A Dieu ne plaise, mademoiselle. C'est une
+simple réflexion... mais je vois que je devrai taire
+la seconde partie de ma confidence.</p>
+
+<p>&mdash;Comment? elle n'est pas finie?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mademoiselle.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! je vous l'ai dit tout à l'heure, je suis
+libre jusqu'à six heures du soir, et toujours charmée
+de vous entendre.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais comment vous accueillerez ce qui
+me reste à vous dire, mais si cela était de nature à
+vous déplaire, je vous supplie par avance de bien
+vouloir me pardonner.</p>
+
+<p>&mdash;C'est entendu.</p>
+
+<p>&mdash;J'étais venu pour deux choses, mademoiselle.
+D'abord pour vous dire que je vous aimais.</p>
+
+<p>&mdash;C'est fait.</p>
+
+<p>&mdash;Ensuite...</p>
+
+<p>&mdash;Ensuite, monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Pour vous demander votre main.</p>
+
+<p>Blanche de Vannes se dressa comme soulevée par
+un ressort.</p>
+
+<p>Son visage prit subitement une expression d'indignation
+et de colère.</p>
+
+<p>Elle leva orgueilleusement sa jolie tête patricienne
+et jeta à Mérigue cette réponse foudroyante:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur de Mérigue, je ne sais à quoi il tient
+que je ne sonne et que je ne vous fasse reconduire!</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle...</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'insultez, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Mon amour est une insulte?</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas cela... Vous ne comprenez rien...
+c'est la demande que vous avez osé formuler tout à
+l'heure que je considère comme une injure sanglante,
+et je n'ai personne pour me venger.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez le duc de Largeay, mademoiselle.
+Chargez-le de me tuer... Et je crois maintenant qu'il
+ne me reste plus qu'à vous présenter mes plus
+humbles hommages.</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'évitez la peine de vous le dire, monsieur.</p>
+
+<p>Mérigue se leva.</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, monsieur, dit Blanche au moment où
+il ouvrait la porte, ma mère vous attend ce soir à
+dîner. Votre absence pourrait donner lieu à des
+commentaires. Je vous serai reconnaissante de vous
+trouver ici à sept heures et demie.</p>
+
+<p>&mdash;Soyez tranquille, mademoiselle, j'ai encore
+assez d'éducation pour ne point commettre de
+grossièretés.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! monsieur, répondit Blanche, on peut
+s'attendre à tout avec des gens de vos espèces.</p>
+
+<p>Mérigue sortit en s'inclinant profondément.
+Blanche saisit un chiffon de papier et y griffonna au
+crayon cette simple ligne:</p>
+
+<blockquote><p>
+«Je vous prie de donner un coup d'épée à M. de
+Mérigue.</p>
+
+<p>«<span class="sc">Blanche</span>».
+</p></blockquote>
+
+<p>Elle cacheta le pli, sonna et dit au laquais qui se
+présenta:</p>
+
+<p>&mdash;Portez sur le champ cette lettre à M. le duc de
+Largeay!</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>XX</h3>
+
+<h3>CORRECT</h3>
+
+
+<p>Le duc de Largeay fut vivement contrarié à la réception
+de la missive de sa fiancée. Toute velléité
+belliqueuse à l'égard de Mérigue s'était évanouie
+chez lui du moment où il avait appris que le candidat
+royaliste fréquentait depuis dix ans les salles
+d'armes. Pourtant il n'y avait pas moyen de reculer
+ni de tergiverser. L'ordre était impératif et catégorique.
+Impossible de laisser apparaître la moindre
+hésitation avec une personne du caractère de
+Blanche. Ce n'est pas que le jeune duc brûlât d'amour
+pour sa fiancée, mais le million de dot exerçait
+sur ce clubman légèrement décavé une fascination
+qui pouvait lui donner à la rigueur l'apparence d'un
+amoureux très suffisamment transi. Il se dirigea
+donc vers la rue des Saints-Pères non sans une
+certaine émotion d'un genre fort désagréable. Il
+n'eut point la peine de monter de nouveau les cent
+vingt marches du candidat. Jacques, depuis qu'il
+avait quitté l'hôtel Soubise, errait dans les rues
+avoisinantes, les bras ballants, les yeux vagues,
+trop écrasé, trop anéanti pour ressentir déjà la douleur
+de sa blessure.</p>
+
+<p>A l'angle du boulevard et de la rue Saint-Dominique,
+le duc aperçut son rival. Il prit son courage à
+deux mains, s'approcha de Jacques et lui donna un
+léger coup de canne sur l'épaule comme pour le
+faire retourner.</p>
+
+<p>&mdash;Plait-il, monsieur? dit Mérigue d'une voix altérée.</p>
+
+<p>&mdash;Ôtez-vous de mon chemin? dit le duc d'un ton
+nerveux et saccadé qui dissimulait assez mal l'exiguïté
+de sa vaillance.</p>
+
+<p>&mdash;Encore vous, duc. En quoi puis-je?...</p>
+
+<p>&mdash;Je viens de vous le dire.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas bien entendu.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez pourtant des oreilles.</p>
+
+<p>&mdash;Désirez-vous que j'allonge les vôtres?...</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'insultez, monsieur. Vous m'en rendrez
+raison!</p>
+
+<p>&mdash;Comme il vous plaira.</p>
+
+<p>&mdash;Voici ma carte.</p>
+
+<p>&mdash;Bien honoré, voici la mienne.</p>
+
+<p>&mdash;Impertinent!...</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, monsieur, vous êtes trop homme du
+monde pour ne pas vous rappeler qu'une fois leurs
+cartes échangées deux gentlemen ne doivent plus
+ajouter un mot sur le différend qui les divise; la parole,
+dès lors, est aux témoins et aux épées.</p>
+
+<p>&mdash;C'est juste, monsieur le professeur. Alors vous
+y tenez absolument... à l'épée?...</p>
+
+<p>&mdash;Mes témoins, monsieur le duc, auront l'honneur
+de vous donner ce renseignement.</p>
+
+<p>&mdash;Bien obligé, monsieur le professeur.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous salue, monsieur le duc.</p>
+
+<p>Et Largeay rebroussa chemin pour rentrer à son
+hôtel tandis que Jacques disait à haute voix d'un
+air de contentement un peu féroce: «Eh bien! oui;
+tu arrives encore comme Mars en Carême, et ta paillasse
+court certains risques.»</p>
+
+<p>Blanche de Vannes, après avoir décrété la mort de
+son trop audacieux admirateur, s'était retirée dans
+sa chambre et jetée vivement sur son lit. Du premier
+jour où elle avait vu Mérigue, elle avait
+éprouvé pour ce passant étrange un de ces sentiments
+de curiosité féminine qui arrivent promptement
+aux frontières de la sympathie. La candidature
+du jeune Limousin et tout le bruit que la presse
+avait fait autour de lui n'étaient point pour affaiblir
+cette inclination chez une jeune fille d'un caractère
+impétueux et romanesque, surveillée uniquement
+par une mère... qui brodait, et habituée à
+n'avoir d'autres lois que ses caprices. C'était elle
+qui avait en réalité ouvert à Jacques la porte de
+l'hôtel Soubise, et l'attraction qu'il exerçait sur elle
+s'était dès le premier jour transformée en vrai
+«béguin». Le salut de Saint-Roch et la paraphrase
+du <i>Satyre</i> avaient accentué ce penchant d'une façon
+brusque et violente; la jeune lionne de la rue Saint-Dominique
+avait trouvé son dompteur. Aussi la déclaration
+de Jacques, qui eût pu sembler prématurée,
+s'était-elle trouvée accueillie par un coeur
+battant à l'unisson du sien. Mais Mlle de Vannes
+s'imaginait, avec une certaine candeur d'enfant
+gâtée et possédant un sens moral un peu vague,
+qu'elle pourrait très bien avoir Mérigue pour ami et
+M. de Largeay pour mari. D'autant mieux qu'en
+dépit de ses lectures, elle ne se rendait pas un
+compte bien exact de toutes les conséquences de ce
+jeu de coeur en partie double. La découverte subite
+des prétentions étranges de Jacques avait fait
+bondir en elle cet orgueil de la race, souvent plus
+incrusté chez certaines femmes que l'amour de la
+vertu.</p>
+
+<p>«Il n'a pas de front, ce monsieur, ce Limousin,
+ce professeur qui a de l'encre au bout des doigts...
+ça lui apprendra... il ne sera pas tué certainement...
+Un coup d'épée à la mode du jour... au bras, à la
+main... ça lui servira de leçon... de correction. Moi,
+fiancée à un duc!... et puis quelle ingratitude!...
+M'adresser cet outrage au moment où je lui avoue,
+où je lui accorde... Oh! il mériterait d'être tué... il
+serait plus respectueux une autre fois. Il en réchappera;
+deux ou trois semaines au lit... comme c'est
+la coutume des gladiateurs du Jockey... puis... il
+reviendra... me demander pardon... et ma foi!...
+pourquoi ne pas le recevoir en grâce... Il est très
+gentil au fond... beau garçon!... Quelle différence
+avec le duc. Grand, bien découplé, des yeux rayonnants...
+parlant comme un membre de l'Académie...
+intelligent jusqu'au bout des ongles... spirituel...
+drôle... énergique... mais très insolent par exemple!...
+Il a besoin d'être rappelé à l'ordre...</p>
+
+<hr>
+
+<p>Comme il doit bien embrasser... que ses lèvres
+doivent être chaudes et vibrantes... quand je pense
+au petit morceau de glace que le duc m'applique
+de temps à autre au bout des doigts... Oh! il ne
+faut pas du tout qu'il me le tue... Non. Non! ce
+serait dépasser le but... ni même qu'il lui fasse une
+blessure trop profonde... oh!... il me semble... que
+je souffrirais de sa douleur! et que j'aurais envie de
+me faire... soeur de charité pour le soigner. Mon
+cher duc, je vous défends bien de lui faire du mal...
+Est-il fou de Largeay de vouloir blesser mon ami...
+Ah! par exemple; s'il me fait ce coup-là je ne le
+revois de ma vie. Espèce de jaloux, va! Est-ce que
+je n'ai pas le droit d'avoir des amis?... Comment
+supporterai-je la compagnie de ce dadais si j'y étais
+réduite exclusivement? ah! je le déteste! Qu'il ne
+s'avise pas seulement de lui faire tomber un cheveu
+de la tête!»</p>
+
+<p>Blanche en était arrivée à cette période de ses
+réflexions quand une femme de chambre frappa à
+la porte, entra sans attendre de réponse et lui
+remit une lettre qu'un exprès venait d'apporter.
+Elle lut:</p>
+
+<blockquote><p>
+«Bien chère amie,</p>
+
+
+<p>«Vos ordres sont exécutés, j'ai bâtonné le drôle!
+Demain à la première heure échange de témoins.
+A midi, tout sera terminé suivant vos désirs.</p>
+
+<p>«Votre petit duc vous baise les mains.</p>
+
+<p>«L.»
+</p></blockquote>
+
+<p>&mdash;Stupide assassin! s'écria Blanche. Le commissionnaire
+est-il parti?... Faites courir après... Ramenez-le.
+Dépêchez-vous donc, petite sotte. Et tandis
+que la servante effarée obéissait, Mlle de Vannes
+écrivait d'une main fébrile au dos d'une carte de la
+comtesse douairière:</p>
+
+<blockquote><p>
+«Jamais de la vie. D'abord vous ne l'avez pas
+bâtonné. Vous n'existeriez plus à cette heure. En
+tout cas, il dîne ce soir ici. Vous viendrez à neuf
+heures lui faire des excuses devant moi... dans un
+coin du salon. Sinon tout est fini entre nous. C'est
+bien compris.</p>
+
+<p>«<span class="sc">Blanche</span>.»
+</p></blockquote>
+
+<p>Le duc était occupé à sa toilette intime quand il
+reçut cette nouvelle épître:</p>
+
+<p>&mdash;Des excuses publiques à présent! A ça! mais
+elle est en train de me faire payer son petit million...
+aussi quelle bêtise de m'être vanté! je ne l'ai
+pas bâtonné du tout... oh! quelle histoire. Ce Mérigue
+va me prendre pour un fantoche... et il n'aura
+pas tout à fait tort!... oh! la petite vipère. Si tu
+n'avais point ton million. C'est horrible!... Il faut
+bien obéir.</p>
+
+<p>A sept heures et demie très précises, Jacques, qui
+avait pour quelques heures dominé, comprimé et
+mâté les angoisses de son âme, pénétrait avec aisance
+et grâce dans le grand salon de l'hôtel Soubise.
+Il commençait à dépouiller très bien son
+écorce limousine et à saluer les grandes dames à
+peu près comme il convient. Blanche lui tendit la
+main comme à l'ordinaire et éprouva un certain
+frémissement en rencontrant celle du jeune homme,
+froide comme un gantelet de fer. Mérigue parla
+beaucoup, avec une tenue impassible, et maintint
+constamment la conversation sur les élections dont
+le résultat allait être connu au plus tard dans une
+heure. Théodore sortit au dessert pour aller
+prendre des nouvelles, espérant bien au fond du
+coeur apporter à son maître l'annonce d'un échec.
+Il rentra au bout d'un quart d'heure et trouva les
+autres convives déjà assis au salon et en train de
+prendre le café. Il tenait à la main un fragment
+d'affiche où il avait gribouillé les résultats du vote
+au moment même de sa proclamation. Il pouvait à
+peine prononcer une parole tant il avait couru. Il
+lut enfin de sa grosse voix:</p>
+
+<p>&mdash;Électeurs inscrits 3.200.</p>
+
+<p>Et il s'arrêta pour souffler.</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>&mdash;Électeurs ayant pris part au vote 2.500;</p>
+<p>Majorité absolue des suffrages exprimés 1.251;</p>
+<p>Le général Paulus Géraudel, républicain, 958;</p>
+<p>Le baron Grémoli, bonapartiste, 772.</p>
+<p>M. Jacques de Mérigue, monarchiste, 730.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Résultat: ballottage en faveur de M. le baron
+Grémoli.</p>
+
+<p>Quand il eut achevé Théodore jeta à son maître
+un regard venimeux mal dissimulé sous une apparence
+de désappointement: «quarante-deux voix de
+moins, pensait-il, à cause de moi! Ça lui apprendra.»
+Mérigue se leva et dit à la comtesse:</p>
+
+<p>&mdash;Je vais être obligé, madame, de me retirer
+plus tôt que je ne l'aurais désiré, car mon devoir de
+conservateur discipliné est de me désister immédiatement
+en faveur de M. Grémoli. Mes affiches doivent
+être apposées demain matin...</p>
+
+<p>&mdash;C'est un très petit malheur, dit Blanche, un
+homme intelligent comme vous n'a point à regretter
+cet échec. Ce sont les réactionnaires du
+quartier qui sont le plus à plaindre. Je vous prie de
+bien vouloir demeurer encore quelques minutes.</p>
+
+<p>Et elle poursuivit en baissant la voix:</p>
+
+<p>&mdash;Quelqu'un va venir ici vous demander pardon.</p>
+
+<p>La comtesse douairière soupira:</p>
+
+<p>&mdash;Comme je suis vraiment désolée de ce contretemps,
+cher monsieur.</p>
+
+<p>Et ses yeux un instant soulevés de son noble ouvrage
+y retombèrent automatiquement. Le duc de
+Largeay entra. Il se mordit violemment les lèvres,
+salua sommairement sa future belle-mère, et fit à
+Blanche une sorte de grimace à laquelle il s'efforça
+de donner l'aspect d'un sourire.</p>
+
+<p>Puis résolument, brusquement, il dit à Mérigue
+en lui tendant la main:</p>
+
+<p>&mdash;Tantôt, monsieur, j'ai eu tous les torts, dans le
+fond et dans la forme, veuillez recevoir mes excuses.</p>
+
+<p>Le candidat vaincu hésita une seconde, fronça
+le sourcil, puis se laissa prendre la main avec un
+léger mouvement d'épaules en répondant au duc:</p>
+
+<p>&mdash;Soit, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;C'eût été vraiment trop bête, ajouta Largeay
+en minaudant.</p>
+
+<p>&mdash;J'aurais mauvaise grâce à vous contredire,
+reprit Jacques.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>XXI</h3>
+
+<h3>DÉSOLÉS ET CONSOLÉS</h3>
+
+
+<p>Le lendemain matin l'affiche suivante était placardée
+à profusion dans tout le quartier Saint-Barthélémy.</p>
+
+<blockquote><p>
+«<span class="sc">Électeurs royalistes</span>,</p>
+
+<p>«Nous devons tous nous coaliser contre l'ennemi
+commun, le candidat républicain qui réunit à lui
+seul un millier de voix. Je vous demande et au besoin
+je vous prie de vouloir bien au scrutin de dimanche
+prochain reporter l'unanimité de vos suffrages
+sur M. le baron Grémoli. Je serai le premier
+à vous donner l'exemple.</p>
+
+<p>«<span class="sc">Jacques de Mérigue</span>.»
+</p></blockquote>
+
+<p>Jacques fit une visite à son heureux concurrent
+qui le reçut avec beaucoup d'urbanité et de distinction
+et lui offrit même un impérial cigare. Puis il
+trouva dans son casier un monceau de cartes
+émaillées de réflexions diverses. Les unes exhalaient
+des condoléances pures et simples. D'autres
+félicitaient le jeune homme de sa <i>patriotique abnégation</i>
+et lui pronostiquaient une revanche éclatante.
+Quelques-unes le blâmaient d'avoir abandonné
+la partie et d'avoir tendu la main «aux meurtriers
+du duc d'Enghien». La plus curieuse émanait du
+vicomte d'Escal; elle était ainsi conçue:</p>
+
+<blockquote><p>
+«Mon cher ami,</p>
+
+<p>«Je ne saurais approuver votre détermination.
+Moi qui ai lutté toute ma vie (??!!) je ne puis concevoir
+un soldat capitulant. Pour vous témoigner
+mon mécontentement; je refuse de solder les frais
+de votre affiche de désistement. Ne voyez dans cette
+résolution qu'une protestation de ma part, non
+contre votre sympathique personnalité, mais contre
+une politique néfaste qui nous perd depuis cinquante
+ans et nous perdra jusqu'à la fin des siècles.»
+</p></blockquote>
+
+<p>Le baron Grémoli rendit sa visite à Jacques. La
+montée des cent vingt marches, sans ascenseur, et
+l'aspect délabré du logement situé à la cime plongèrent
+l'opulent financier dans une profonde stupeur.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, se disait-il, je ne l'ai battu que
+de quarante voix!</p>
+
+<p>Mérigue eut aussi la visite de Sermèze qui lui fut
+plus agréable. Il lui raconta tous les événements
+de la veille et le jeune baron lui dit encore:
+«Pauvre Jacques!» Lorsque la nuit fut close il
+écrivit à son vieux père:</p>
+
+<blockquote><p>
+«Mon cher papa,</p>
+
+<p>«Je tombe des astres comme feu Phaéton. Ni
+femme, ni siège au Pavillon de Flore. Ne te désole
+pas trop. Je vous embrasse tous comme je vous
+aime.</p>
+
+<p>«Votre pauvre <span class="sc">Jacques</span>, comme devant.»
+</p></blockquote>
+
+<p>A la réception de ce pli tout à fait inattendu,
+bien des larmes coulèrent au noble repaire de Mérigue.
+La pieuse Caroline se consola en s'en rapportant
+à la volonté de Dieu, et le chef de famille en
+traçant au galop ces quelques lignes:</p>
+
+<blockquote><p>
+«Cher fils,</p>
+
+<p>«<i>Quem si non tenuit, magnis tamen excidit ausis.</i></p>
+
+<p>«Les Titans aussi échouèrent dans l'assaut qu'ils
+voulurent livrer à l'Olympe, ce qui ne les empêcha
+pas de demeurer des Titans. Ton père toujours fier
+de toi.</p>
+
+<p>«<span class="sc">Joseph, comte de Mérigue</span>.»
+</p></blockquote>
+
+<p>Le Comité royaliste du quartier Saint-Barthélémy
+ne mêla point ses lamentations aux tristesses de la
+pauvre famille. Ces messieurs si calmes et si paisibles
+allaient retrouver, après trois semaines d'agitation,
+leur bonne tranquillité d'autrefois. Et puis
+en définitive (considération qui avait bien son prix),
+c'était un jeune presque au moment d'arriver, et
+qui restait en chemin d'une façon inespérée.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>XXII</h3>
+
+<h3>LA RÉCOMPENSE DU PETIT DUC</h3>
+
+
+<p>&mdash;Ma chère Blanche, vous m'avez fait jouer hier
+au soir un rôle passablement... drôle, et en tout cas
+peu glorieux.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous, mon cher, il faut me prendre
+telle que je suis. J'ai eu un moment d'irritation
+contre cet homme.</p>
+
+<p>&mdash;Pourrais-je en connaître le motif?</p>
+
+<p>&mdash;Cela ne vous intéresserait pas du tout.</p>
+
+<p>&mdash;Cependant, ma chère...</p>
+
+<p>&mdash;N'insistez pas, je continue ma phrase... et au
+fond j'ai un faible pour ce Limousin-là!</p>
+
+<p>&mdash;C'est votre fort d'avoir des faibles.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! son contact vous a rendu spirituel!</p>
+
+<p>&mdash;Toujours aimable à ravir, mais... à propos,
+trouvez-vous que je vous ai bien obéi?</p>
+
+<p>&mdash;Assez convenablement.</p>
+
+<p>&mdash;Me suis-je bien démenti, rétracté, aplati, devant
+ce monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Pas mal.</p>
+
+<p>&mdash;Savez-vous qu'il me prendra pour un fou, pour
+le dernier des nigauds?</p>
+
+<p>&mdash;Pas pour un fou.</p>
+
+<p>&mdash;Comment allez-vous me récompenser de ma
+docilité?</p>
+
+<p>&mdash;Que pouvez-vous bien désirer?</p>
+
+<p>&mdash;Un prompt acquiescement à mes voeux.</p>
+
+<p>&mdash;Vous parlez comme Florian. On dirait que vous
+l'avez lu, c'est invraisemblable.</p>
+
+<p>&mdash;Florian?... connais pas!</p>
+
+<p>&mdash;Je m'en doutais... Parlez donc notre langue.</p>
+
+<p>&mdash;Je voudrais que la fixation de notre mariage...</p>
+
+<p>&mdash;Ah!... la fixation. Quel charabias.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, vous saisissez très bien ma pensée.</p>
+
+<p>&mdash;Je veux vous forcer à l'exprimer clairement,
+en bon français du <span class="sc">XIX</span>e siècle.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! je voudrais que nous nous mariassions...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mariassions!... Vous n'avez donc jamais lu
+Sainte-Beuve?</p>
+
+<p>&mdash;Quelle sainte dites-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! vous ne la trouverez pas dans le martyrologe
+celle-là. Êtes-vous bachelier, cher duc?</p>
+
+<p>&mdash;Mais, chère amie, je laisse ce titre aux professeurs,
+comme M. de Mérigue.</p>
+
+<p>&mdash;Vous raillez. Êtes-vous prévôt d'armes?</p>
+
+<p>&mdash;Vous jouez de moi, ma chère Blanche, comme
+un enfant de ses toupies.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez, du moins, assez bon caractère, aussi
+ne veux-je point aujourd'hui vous tenir trop longtemps
+rigueur. Il faut bien aussi, pour être équitable,
+que je vous donne le prix de toutes vos
+soumissions récentes.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! comme ces paroles viennent agréablement
+sonner à mes oreilles.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! voilà que vous devenez poète pour
+avoir failli vous battre avec un enfant du Parnasse.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, je puis espérer...</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement... Vous pouvez faire publier nos
+bans.</p>
+
+<p>&mdash;Et fixer la cérémonie nuptiale?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! toujours votre fatras... A quinzaine, si vous
+voulez.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me comblez de joie. Telle est aussi la
+manière de voir de la comtesse?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! soyez tranquille!... Laissez-la broder.</p>
+
+<p>Quinze jours plus tard, l'église Sainte-Radegonde
+contenait vers l'heure de midi, tout ce que les
+quatre quartiers aristocratiques renfermaient de
+messieurs beaux ou laids, de femmes jolies ou peu
+agréables. Toutes les lumières du maître-autel resplendissaient
+et éclairaient le fin visage de l'abbé
+Roubley, qui allait bénir l'union de M. le duc
+de Largeay et de Mlle Blanche de Vannes. Les deux
+jeunes gens s'étaient agenouillés l'un auprès de
+l'autre dans la partie la plus avancée du choeur,
+sur des prie-Dieu en velours rouge.</p>
+
+<p>Largeay, sec, raide, compassé, peigné comme une
+gravure de mode, avec un léger tic nerveux dans
+l'oeil gauche, annonçait par toute son attitude le
+contentement qu'il éprouvait d'avoir atteint son but
+et la hâte qu'il ressentait d'en avoir fini avec les
+pompes officielles. Blanche, profondément sérieuse
+et grave, contrairement à ses allures ordinaires,
+semblait presque une victime enguirlandée pour le
+sacrifice. Elle avait aperçu à dix pas d'elle, dans un
+bas-côté, la figure sévère et la haute stature de
+Mérigue. Une comparaison inconsciente s'était établie
+dans son esprit, et son fiancé paraissait se rapetisser
+au niveau des bancs, tandis que son ancien
+admirateur grandissait jusqu'aux clefs des voûtes.
+Les grandes orgues exhalaient leurs plus douces
+mélodies, auquelles la jeune fille trouvait des consonnances
+funèbres, songeant peut-être aux chants
+sacrés de la Sainte-Chapelle, dont elle avait savouré
+l'harmonie à côté de l'homme qui envahissait de
+plus en plus ses pensées et ses souvenirs. Depuis
+quinze jours, elle n'avait point aperçu Mérigue, et
+elle cherchait dans son imagination surexcitée mille
+moyens de le revoir. Elle avait eu soin de lui faire
+envoyer un billet d'invitation à la messe de mariage,
+en désespoir de cause, et ne pensait point qu'il répondît
+à cette avance. Puis, tout à coup, elle le
+découvrait auprès d'elle, pensif et hautain parmi
+la foule.</p>
+
+<p>Le curé célébrant s'avança vers les futurs époux,
+et en sa qualité d'habile homme sachant le prix
+des courtes harangues, dit simplement à voix très
+basse:</p>
+
+<blockquote><p>
+«Mademoiselle, Monsieur le duc,</p>
+
+<p>«Votre dévoué pasteur éprouve en ce moment
+une émotion trop grande pour vous adresser un
+long discours, et pour célébrer comme il faudrait
+les louanges de vos illustres familles qui ont donné
+tant de héros à la France et tant d'élus au ciel. Vous
+marcherez tous les deux sur les nobles traces de
+vos ancêtres, vous, mademoiselle, par votre piété,
+votre charité, votre fidélité à tous vos devoirs
+d'épouse et de mère, vous, monsieur le duc, par
+votre courage, votre grandeur d'âme, votre dévouement
+sans bornes aux principes de probité et d'honneur
+qu'ont aimés et servis vos aïeux. Vous continuerez
+une lignée glorieuse, et en tous temps
+comme en tous lieux, vous servirez d'exemples et
+d'impeccables modèles à l'immense foule des déshérités,
+qui tiennent leurs yeux fixés sur vous,
+comme toutes les misères d'en bas regardent toutes
+les splendeurs d'en haut.»
+</p></blockquote>
+
+<p>Après cette homélie un peu flatteuse, l'abbé
+Roubley procéda à la bénédiction nuptiale et se
+dirigea vers l'autel.</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous entendu ce qu'il a dit? demanda la
+jeune duchesse à son seigneur et maître.</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, j'allais vous faire la même question,
+répondit Largeay.</p>
+
+<p>Dès lors, Blanche tomba sous le joug d'une obsédante
+pensée. Mérigue allait venir à la sacristie
+s'incliner devant elle et la foudroyer de son regard
+accusateur. Après bien des réflexions et bien des
+transes, elle résolut de se dérober à tous les hommages
+et de s'éloigner aussitôt après la cérémonie,
+sous un prétexte quelconque de fatigue ou d'émotion.</p>
+
+<p>Cependant, au sein de l'église, la conversation
+était générale, quoique chuchotée à voix très basse
+et d'une façon tout à fait convenable.</p>
+
+<hr>
+
+<p><i>Côté des dames</i>: L'abbé a été fort bien, aujourd'hui.</p>
+
+<p>&mdash;Toujours un peu bénisseur, ma chère.</p>
+
+<p>&mdash;On ne vient pas ici pour se faire dire des
+sottises.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais cette évocation des grandes vertus
+est ironique, à force d'être peu en situation.</p>
+
+<p>&mdash;Le duc n'est pas bien fort... c'est vrai!... mais
+il mène un cotillon, ma chère... il patine!... il a
+un tailleur!... Toutes ses culottes viennent d'Angleterre.</p>
+
+<p>&mdash;La petite est pas mal délurée.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! simplement un peu originale... mais... si
+riche, un million de dot... et puis, voyez donc cette
+forêt de cheveux noirs... l'inflexion gracieuse de la
+taille... Elle fait faire ses corsets chez Mmes de Vertus.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! qu'elle doit mal supporter leurs étreintes...
+vous me donnez absolument raison, ma chère. Le
+bon curé, au lieu de faire intervenir la sainteté et
+l'héroïsme dans son petit prône, aurait dû nous
+parler des bals, des clubs, des <i>five o'clock</i>, des premiers
+coiffeurs, des couturières à la mode.</p>
+
+<p>&mdash;Il y pensait, ma chère.</p>
+
+<p>&mdash;J'incline à le croire.</p>
+
+<p>&mdash;Je constate donc avec plaisir que nous sommes
+du même avis.</p>
+
+<p><i>Côté des hommes</i>: Très joliment tourné, le discours.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'a-t-il donc raconté déjà?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne me rappelle plus bien, mais c'était tout
+à fait délicat et puis si bien approprié.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que Largeay va faire de la petite Zoé?</p>
+
+<p>&mdash;Peuh! ce qu'il en a fait jusqu'ici.</p>
+
+<p>&mdash;Pas possible? il va lui continuer sa pension de
+cent louis par mois?</p>
+
+<p>&mdash;Nullement. Il va l'augmenter, puisque le voilà
+devenu plus riche. Il lui a même fait un cadeau de
+noces ultra pschutteux.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes sûr de cela?</p>
+
+<p>&mdash;Très sûr. Un poney de trois cents louis... qu'il
+n'a même pas payé.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'il paiera un de ces jours avec l'argent de sa
+femme.</p>
+
+<p>Tel était le genre dominant des prières adressées
+au Seigneur par l'opulente assistance.</p>
+
+<p>Blanche était toujours absorbée dans ses impressions.
+Quant au jeune duc, il dormait.</p>
+
+<p>On se leva à l'Évangile, on s'assit à l'Offertoire, on
+s'inclina à l'Élévation, on se prépara au départ après
+la bénédiction du prêtre.</p>
+
+<p>&mdash;Mon ami, dit vivement Blanche à l'oreille de
+son époux, je me sens un peu fatiguée. Voulez-vous
+me ramener à l'hôtel de Largeay?</p>
+
+<p>Le duc s'empressa d'arrondir son bras et le
+couple entra à la sacristie. Alors Blanche et Largeay
+prièrent leurs parents respectifs de vouloir bien
+recevoir en leur lieu et place les hommages du
+faubourg assemblé. Puis ils sortirent par une porte
+dérobée et s'élancèrent dans leur coupé.</p>
+
+<p>Quelques minutes après, ils se trouvaient dans
+le boudoir rose aménagé pour Blanche à l'hôtel de
+Largeay.</p>
+
+<p>La jeune duchesse dit à son époux: «Voici le
+programme de la soirée: Dîner au Café de Paris,
+coucher à l'Hôtel de Bade.» Le duc s'inclina.
+«Maintenant, veuillez me laisser seule pendant
+quelques moments.» Le duc sortit.</p>
+
+<p>En quittant Sainte-Radegonde, Jacques de Mérigue
+avait pris le boulevard, le pont de la Concorde et
+les Champs-Élysées. Il était poussé vers le grand
+air par toutes les aspirations de son coeur broyé et
+de son âme étouffée. Depuis son double échec, il
+était retombé dans l'oubli, à peine traversé de temps
+à autre par quelque lettre de condoléance banale et
+quelques visites d'ouvriers sans travail. Sa blessure
+double saignait jour et nuit, la plaie de l'orgueil et
+la meurtrissure de l'amour.</p>
+
+<p>Et c'était Blanche qui les lui avait infligées toutes
+les deux, en lui jetant à la face un outrage que
+rien ne saurait effacer. Il comprenait vaguement
+que tout sentiment pour lui n'était pas éteint au
+coeur de la jeune femme, mais il jugeait inexorablement
+qu'après l'affront reçu par lui, tout devait
+être fini entre eux et pour jamais. Et son coeur,
+embrasé d'amour, livrait un furieux combat à sa
+fierté robuste qui demeurait victorieuse, à la condition
+de lutter sans repos. Il s'était rendu à la
+cérémonie machinalement, sans but précis, peut-être
+pour bien voir de ses yeux l'irrévocable immolation
+de son rêve, et maintenant il marchait droit
+devant lui, à lourdes enjambées, comme parmi les
+grands sables un voyageur perdu.</p>
+
+<p>Arrivé à l'Arc-de-Triomphe, il prit l'avenue Wagram
+et les boulevards extérieurs. Il descendit jusqu'à
+la Bastille et traversa le pont Henri IV. Il
+s'arrêta à une petite échoppe du quai de la Tournelle
+et dîna pour vingt-cinq sous, puis, appesanti
+par son repas, bien léger cependant, il se traîna
+péniblement vers la rue des Saint-Pères, avec la
+nuit qui tombait. Comme ses cent vingt marches
+lui parurent pénibles, harassantes, interminables.
+Comme il se sentait tiré en bas par la torpeur, la
+lassitude et le désespoir. Arrivé dans sa chambre, il
+ouvrit sa fenêtre et regarda le ciel; par cette brumeuse
+soirée de mars, les quelques étoiles visibles
+là-haut semblaient entraînées vers un gouffre noir
+parmi l'avalanche confuse des nuages.</p>
+
+<p>Le duc et la duchesse de Largeay dînaient au
+Café de Paris. Leur conversation fut moins nourrie
+que leurs appétits et il fallut que le café succédât à
+deux bouteilles de vin capiteux, pour parvenir à
+délier leur langue.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi cette nuit à l'Hôtel de Bade? interrogea
+le duc en allumant son cigare.</p>
+
+<p>&mdash;C'est drôle... c'est drôle! répondit Blanche
+d'un air rêveur... On n'y connaît personne... personne
+ne vous y connaît. On n'est qu'un numéro
+dans la cohue bruyante et banale. On est plus à
+même de passer ses fantaisies, car vous n'ignorez
+pas, mon cher duc, que vous avez épousé une fantaisiste...
+une capricieuse... qui aime bien sa petite
+indépendance...</p>
+
+<p>&mdash;Je ne m'en plains aucunement, duchesse.</p>
+
+<p>&mdash;Puissiez-vous être toujours aussi accommodant.</p>
+
+<p>Il était dix heures quand le noble couple entra à
+l'hôtel et prit possession d'un petit appartement de
+trois pièces, retenu par dépêche pendant la journée.
+La première pièce était une antichambre où l'on
+déposa les manteaux. Puis venait un salon où brillait
+un feu clair. En arrière, la chambre à coucher.
+Largeay, qui grelottait, s'approcha du foyer embrasé
+et se laissa même aller à la jouissance de s'accroupir
+auprès des chenets. Blanche, pendant ce temps-là,
+pénétrait dans la dernière pièce et s'y barricadait.</p>
+
+<p>Quand le duc jugea ses mollets rôtis à point, il
+voulut aller retrouver la duchesse et se heurta à
+une porte fermée: «C'est moi! fit-il, chère amie.</p>
+
+<p>&mdash;Cher ami, répondit la jeune mariée; n'avez-vous
+pas un divan dans votre salon?</p>
+
+<p>&mdash;Effectivement, répondit Largeay avec un hoquet
+d'angoisse.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, mon bon duc, répliqua Blanche,
+faites-moi donc l'amitié de vous y installer le mieux
+que vous pourrez. J'ai un peu mal de tête et je
+voudrais dormir seule. Souvenez-vous que vous
+m'avez promis de ne jamais vous plaindre de mes
+petites fantaisies.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, gémit le duc... mais celle-là... est
+inattendue.</p>
+
+<p>Blanche coupa court à l'entretien en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Bonne nuit, cher duc. Enveloppez-vous bien
+pour ne pas vous enrhumer.</p>
+
+<p>Le lendemain matin, à huit heures, le concierge
+de Jacques lui apporta une lettre cachetée qui venait
+d'arriver par exprès. C'était une bande de papier
+timbré pour billet à ordre.</p>
+
+<p>Mérigue y lut:</p>
+
+<blockquote><p>
+«Mon coeur vous reste.</p>
+
+<p>«<span class="sc">Duchesse Blanche de Largeay</span>.»
+</p></blockquote>
+
+<p class="mid">FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE</p>
+
+<br><br><br>
+
+
+<h2>DEUXIÈME PARTIE</h2>
+
+
+
+<h3>LE MÉPRIS DE L'HOMME</h3>
+
+
+<p><i>Coeur trop haut.</i></p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>I</h3>
+
+<h3>LA SALLE DU PRÉ AUX CLERCS</h3>
+
+
+<p>«A bas le calotin! A l'eau le Jésuite! A la lanterne
+Torquemada! Enlevez-le! Sus à Basile! Mort au
+corbeau! A la guillotine le ci-devant!»</p>
+
+<p>Tels étaient les cris, accompagnés d'autres imprécations
+moins convenables, qui accueillaient, au
+cours d'une réunion d'autonomistes, en l'illustre
+salle du Pré aux clercs, l'apparition inattendue de
+Jacques de Mérigue à la tribune. L'estrade était
+occupée par plusieurs notabilités du parti radical
+où l'on remarquait, entre autres intelligences lumineuses,
+les citoyens Troubault et Baroudier, représentants
+de Paris. Cette assemblée, annoncée depuis
+plusieurs jours par les journaux cramoisis à grands
+renforts de tamtams et de grosse caisse, avait pour
+but la formation d'un comité de la libre-pensée au
+milieu du quartier le plus religieux de la capitale.
+Naturellement tout ce que la clientèle des salles
+Levis, Graffard et autres, renferme d'escarpes et de
+tire-laine, s'était donné rendez-vous ce jour-là au
+local du Pré au Clercs. On avait défié par avance
+les réactionnaires et les <i>aristos</i> de se présenter à la
+séance, et Mérigue, accompagné du baron de
+Sermèze et de quelques autres vaillants, avait relevé
+le gant et profité d'une bourde expectorée par le
+président, le citoyen Troubault, pour réclamer la
+parole et se précipiter à la tribune. De grossières
+protestations s'étant élevées aussitôt, l'ancien candidat
+avait salué la foule, hurlante de l'exclamation
+un peu risquée de «Vivent les Jésuites» qui avait
+déchaîné l'ouragan dont un bien faible écho est
+reproduit en tête de ces lignes. Jacques ne se laisse
+point intimider; il fait d'héroïques efforts pour
+permettre à sa voix de dominer le tumulte, mais
+l'auditoire appelle le brouhaha des bancs et des
+cannes à la rescousse des beuglements.</p>
+
+<p>Le président Troubault somme l'orateur d'évacuer
+la place.</p>
+
+<p>&mdash;Vous imprimez depuis huit jours que je n'aurai
+pas le courage de monter ici, reprend Mérigue. J'y
+suis, j'y reste!</p>
+
+<p>Nouvelle tempête de clameurs: «A bas Mac-Mahon!
+«A bas Fourtou! Mort au seize-mai! A l'eau, à l'eau!</p>
+
+<p>Sur cette dernière interjection, Jacques de Mérigue
+prend avec le plus grand calme le verre d'eau
+sucrée destiné au conférencier radical, et le vide
+d'un trait aux yeux de six cents énergumènes
+ébaubis devant tant d'audace.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous ordonne de descendre, réitère le
+citoyen président.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne comprenez la tolérance que comme le
+secrétaire de l'Élysée, riposte Mérigue.</p>
+
+<p>Un flot de furieux se précipite vers l'estrade pour
+exécuter l'intrépide jeune homme. Ses amis, dirigés
+par le baron de Sermèze, s'élancent en avant et, par
+une pression énergiquement exécutée, refoulent un
+instant les envahisseurs.</p>
+
+<p>Mérigue alors enfle ses poumons d'une aspiration
+suprême et jette cette apostrophe à la multitude
+furibonde: «Est-ce que par hasard vous me trouvez
+la tête d'un otage?»</p>
+
+<p>Cette dédaigneuse bravade est lancée d'une voix
+pleine, sonore, retentissante. Toutes les oreilles
+l'ont entendue. C'est alors, de la base au sommet et
+de la gauche à la droite de l'énorme salle, un tonnerre
+de rugissements, de grognements, de trépignements.
+Les quelques royalistes égarés dans la
+horde fédérée sont enveloppés et bousculés.</p>
+
+<p>Mérigue saute magnifiquement au milieu de la
+mêlée pour apporter à ses amis le contingent de ses
+poings redoutables.</p>
+
+<p>Le baron de Sermèze, qui allie un courage impassible
+à une vigueur peu commune, distribue des
+coups formidables et pratique à chaque fois de
+sérieuses brèches parmi la cohue tourbillonnante
+des assaillants. Les démagogues sont six cents
+contre huit, mais ils sont pour la plupart maladroits,
+indisciplinés, lâches, et fortement émus par d'abominables
+libations. Ceux qui occupent les derniers
+rangs poussent ceux du centre, ce sont toujours les
+mêmes qui empoignent les horions terribles impartialement
+distribués aux quatre points cardinaux
+par le bataillon carré de Sermèze. Cette petite phalange
+de spartiates forme un rempart autour de
+Jacques qui domine de la tête ses braves compagnons,
+et montre, lui aussi, qu'il n'est pas manchot,
+après avoir prouvé qu'il n'était pas muet. Les représentants
+du peuple, blêmes de stupeur sur leur
+estrade ébranlée, lèvent leurs mains et leurs yeux
+vers le ciel comme de simples cléricaux en prières.
+Ils ont la vague appréhension de voir cette poignée
+d'enragés réactionnaires rosser à plate couture leur
+armée fidèle, et donner l'assaut à leur Olympe qui
+serait insuffisamment défendu par la foudre de leur
+éloquence.</p>
+
+<p>Le président Troubault se penche à l'oreille de
+l'assesseur Baroudier.</p>
+
+<p>&mdash;Ces b...-là, dit-il, vont nous assommer tout
+notre monde; voyez donc comme ils tapent. Hue
+donc! hue donc!</p>
+
+<p>&mdash;Pourvu qu'ils ne montent pas jusqu'ici, reprend
+le deuxième représentant. Ils en seraient bien capables.</p>
+
+<p>&mdash;C'est ce que j'étais en train de me dire, ma
+vieille branche... Ces jeux-là ne sont plus de notre
+âge. Si nous allions colporter quelques paroles de
+conciliation.</p>
+
+<p>&mdash;Peste, comme vous raisonnez. Il faudrait descendre
+pour cela... diable!</p>
+
+<p>&mdash;Ils n'oseront pas nous cogner si nous nous
+présentons en pacificateurs. Si nous leur offrions de
+rendre la parole à cet enragé de Mérigue?</p>
+
+<p>&mdash;Il faudrait la trouver pour la rendre.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ils sont repoussés, enfin, Dieu soit loué.</p>
+
+<p>&mdash;Comment Dieu? A quoi pensez-vous, dans une
+réunion de comités libres-penseurs!</p>
+
+<p>&mdash;Diable! les voilà qui reviennent. Ils sont à
+deux pas de la tribune.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! mon Dieu! Nous sommes perdus.</p>
+
+<p>&mdash;Non... voilà qu'ils reperdent du terrain. Eh
+bien, mon petit! Vous avez invoqué à votre tour
+le nommé Jéhovah. Ça vous apprendra à me blaguer.</p>
+
+<p>&mdash;Une habitude incorrigible. C'est la force occulte
+directrice des choses que j'aurais dû prendre à
+témoin.</p>
+
+<p>&mdash;La force occulte... Vous êtes bon... C'est une
+force manifeste qui nous serait nécessaire. Oh!
+Seigneur Jésus!... Ils reviennent sur nous... Allons-nous-en.</p>
+
+<p>&mdash;Il est difficile de quitter notre poste; d'abord,
+il y a la question de décorum... et puis par où diable
+voulez-vous décaniller?</p>
+
+<p>&mdash;Le décorum doit être mis de côté dans les cas
+de force majeure. Il y a une petite porte derrière la
+tribune... Je crains qu'il nous faille... en passer par
+là. Oh! que ça va mal!</p>
+
+<p>&mdash;Pardieu! Il n'y a qu'une vingtaine des nôtres
+qui soient sérieux. Les autres poussent et se gardent
+bien de remplacer les blessés.</p>
+
+<p>&mdash;Vous qui avez des cheveux blancs, Baroudier
+si vous essayiez de faire entendre des paroles de
+paix... Je crois que c'est le meilleur moyen... ils
+n'oseront pas frapper un vieillard.</p>
+
+<p>&mdash;C'est très délicat ce que vous me demandez là.</p>
+
+<p>&mdash;Au nom de la République démocratique et
+sociale.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous, au contraire, qui êtes plus jeune,
+vous courriez beaucoup moins de risques.</p>
+
+<p>&mdash;C'est une erreur. On me prendrait pour un
+combattant et on me cognerait... Allons, Baroudier,
+le temps presse.</p>
+
+<p>Le citoyen Baroudier se laissa persuader et se mit
+en demeure de descendre. Au dernier échelon, un
+de ses coreligionnaires politiques, entièrement
+ivre, lui envoya un va-te-laver gigantesque qui l'eût
+bombardé au repos éternel si Mérigue lui-même,
+presque acculé aux tréteaux en cet instant, n'eût
+pris en pitié le vieux démocrate et prestement paré
+le coup. Du haut de son siège, le président Troubault
+frissonne. Baroudier, vivement heurté, fut
+renversé sur les marches de la tribune et parvint à
+grand'peine à revenir auprès de son collègue.
+L'anxiété de ce dernier croissait de minute en
+minute. Le groupe compacte des opposants, trop
+faible pour se maintenir en un lieu déterminé,
+oscillait tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre,
+sous les propulsions alternantes de la foule, mais il
+ne se laissait jamais entamer et offrait constamment
+à ses adversaires un front de bataille éminemment
+pratique, composé de seize poings aguerris et infatigables
+qui s'abattaient, se relevaient et retombaient
+encore, avec la régularité des marteaux-pilons
+dans les forges.</p>
+
+<p>Les royalistes étaient tous plus ou moins violemment
+contusionnés des chevilles à la ceinture.
+C'était toujours aux régions basses de leurs corps
+que s'adressaient les attaques des autonomistes.
+Quant à ceux-ci, ils comptaient déjà une vingtaine
+des leurs assez sérieusement atteints pour n'être
+plus d'aucun secours actif sur le terrible champ-clos.
+Soudain, Troubault dit à Baroudier: «Mon
+cher collègue, nous ne pouvons pas laisser compromettre,
+dans cette bagarre, notre dignité de
+représentants du pays. C'est une question de tenue
+et de convenance. Je vous cède pour un moment
+la présidence terriblement honoraire&mdash;je l'avoue&mdash;et
+je m'en vais par la petite porte de derrière
+chercher la police. Surtout, que personne n'en sache
+rien. Ma réélection serait compromise dans deux
+mois.»</p>
+
+<p>A ces mots le président s'éclipsa, suivant la méthode
+indiquée, et alla droit au bureau de M. Gilet,
+commissaire de police du quartier, puis revint avec
+une agilité non moins grande reprendre possession
+de son fauteuil. Le magistrat, dont l'appui était
+réclamé, ceignit son écharpe et, à la tête d'une
+escouade de douze agents, fit irruption dans la salle
+un quart d'heure à peine après la réquisition qui lui
+avait été faite.</p>
+
+<p>L'aspect des sergents de ville produisit dans la
+multitude un sauve-qui-peut général. La grande
+porte fut en un clin d'oeil encombrée et obstruée.</p>
+
+<p>Un silence relatif s'étant établi, M. le commissaire
+Gilet en profita pour prononcer la dissolution de
+l'assemblée, et le citoyen Baroudier protesta en
+termes éloquents contre cette violation de la liberté
+et des droits garantis par la constitution.</p>
+
+<p>L'évacuation s'opéra d'une façon désordonnée et
+tumultueuse, et mit près de trois quarts d'heure à
+s'effectuer. Mérigue et ses amis sortirent les derniers
+avec M. Gilet et les gardiens de la paix. Les
+royalistes s'attendaient à ce que la lutte recommençât
+dans la rue, mais ils avaient compté sans
+l'inconstance des adeptes de la libre-pensée, qui, à
+peine hors du lieu de réunion, se dispersèrent rapidement
+dans toutes les directions et allèrent peupler
+tous les zincs du voisinage. C'était bien le
+moins qu'ils puissent faire après s'être couverts
+pendant une heure de la glorieuse poussière des
+combats.</p>
+
+<p>Le commissaire de police pria Jacques de vouloir
+bien rester quelques instants à sa disposition pour
+s'expliquer sur le grief de provocation au désordre
+formulé contre lui par le citoyen Troubault. Au
+moment où ces messieurs tournaient l'angle de la
+rue du Bac et de la rue de Varenne, un des
+membres de l'assemblée dissoute, qui semblait en
+proie à un délirium alcoolique, se jeta à l'improviste
+sur M. Gilet, brandissant à son poing un stylet
+acéré.</p>
+
+<p>Le magistrat n'eut pas le temps de se jeter en
+arrière, et il eût été infailliblement poignardé si
+Mérigue, plus prompt que le misérable, ne lui eût
+arrêté le bras.</p>
+
+<p>L'irascible électeur fut rapidement saisi et désarmé
+par les gardiens, tandis que le commissaire
+disait à Jacques: «Monsieur, vous m'avez sauvé
+la vie. La personne et la reconnaissance d'un fonctionnaire
+de mon ordre sont bien peu de chose aux
+yeux de l'opinion, mais je puis vous jurer que si
+jamais le brillant orateur Jacques de Mérigue pouvait
+avoir besoin du pauvre policier Anselme Gilet,
+il devrait compter sur lui comme sur le meilleur
+des gentilshommes.»</p>
+
+<p>Jacques considéra à la lueur d'un réverbère
+l'interlocuteur qui lui tenait ce langage inattendu.
+Avec son coup d'oeil habile et sûr, il reconnut en
+cet homme le type du fonctionnaire courageux,
+loyal, souverainement honnête et possédant un
+coeur sous son écharpe. Spontanément il lui tendit
+la main. M. Gilet la serra avec une émotion frémissante
+et lui dit: «Maintenant, monsieur, vous êtes
+libre. Je crois que je n'ai rien de plus agréable à
+faire pour vous que de vous priver de ma compagnie.
+Au reste, pour ce qui est de la réunion, je
+sais parfaitement d'avance de quel côté sont les
+torts. Adieu, monsieur, et au milieu de tous les
+triomphes que l'avenir réserve à votre talent, n'oubliez
+pas qu'en arrachant aujourd'hui un de vos
+semblables à la mort vous avez remporté votre plus
+belle victoire, la seule peut-être dont l'image soit
+destinée à briller dans votre souvenir sans ombre
+et sans nuage.»</p>
+
+<p>Les amis de Mérigue entendirent les remerciements
+du commissaire et voulurent plaisanter au
+sujet des belles phrases de ce vilain homme. Jacques
+leur imposa silence en disant: «De grâce, messieurs,
+la rencontre d'un homme de coeur est chose assez
+rare pour n'en point faire un thème à railleries. Qui
+peut savoir, en ces temps troublés, si je ne serai pas
+un jour réduit à l'amitié de M. Gilet?</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas flatteur pour la mienne, répondit
+Sermèze.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! la tienne! fit Jacques, elle est toujours
+sous-entendue.</p>
+
+<p>Jacques de Mérigue s'était remis avec ardeur à la
+conquête des étoiles. En dépit de la plaie, toujours
+saignante, qui lui rongeait le coeur, il avait dirigé
+vers le travail toutes les forces de sa volonté. Les
+élections législatives devaient avoir lieu à bref délai
+et, le scrutin d'arrondissement subsistant encore, le
+jeune héros limousin comptait briguer le siège
+afférent à sa circonscription. Il était en train, pour
+le moment, d'augmenter sa notoriété autant que
+cela était possible, en prenant la parole dans toutes
+les réunions parisiennes dont il pouvait avoir connaissance.
+La lecture du billet de la duchesse
+l'avait violemment émotionné, mais il n'avait pas
+eu un instant la pensée d'y répondre d'une façon
+quelconque. Le nom de ses pères souffleté dans sa
+personne criait trop haut contre l'auteur de l'outrage;
+mais il s'était surpris approchant de ses
+lèvres l'écriture enchanteresse, et il avait voulu se
+punir d'une seconde faiblesse en déchirant la noble
+lettre, et en jetant dans la rue ses débris froissés
+d'une main crispée.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>II</h3>
+
+<h3>LUNE DE MIEL</h3>
+
+
+<p>&mdash;Eh bien, ma chère Blanche, disait la comtesse
+douairière de Vannes d'un ton distrait, tandis qu'elle
+poursuivait certainement par la pensée le vol de
+son aiguille sur quelque canevas fantastique; eh
+bien, ma chère Blanche, es-tu bien contente et bien
+heureuse?</p>
+
+<p>&mdash;Tout à fait, maman.</p>
+
+<p>&mdash;Tu me dis cela d'un air peu convaincu.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! qui vous donne ce soupçon bizarre?</p>
+
+<p>&mdash;Le duc est-il toujours bien gentil pour toi?</p>
+
+<p>&mdash;Adorable. Je le vois une demi-heure par jour.</p>
+
+<p>&mdash;Comme c'est peu, ma pauvre enfant. C'est
+vraiment bien mal à lui.</p>
+
+<p>&mdash;Comment donc! comment donc, chère maman.
+C'est assez. Je n'en réclame pas davantage.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne veux pas que je lui dise.....</p>
+
+<p>&mdash;Ah! Dieu du ciel. Gardez-vous en bien.</p>
+
+<p>&mdash;Tout amicalement... sans paraître lui faire de
+reproches... au cours d'une conversation...</p>
+
+<p>&mdash;De grâce, maman, laissez-le donc tranquille;
+je l'aimerais peut-être beaucoup moins s'il était perpétuellement
+sur mes talons.</p>
+
+<p>&mdash;Tu l'aimes donc toujours bien, ma petite Blanche?</p>
+
+<p>&mdash;Suffisamment.</p>
+
+<p>&mdash;Et lui te rend-il comme tu le désires tes sentiments
+d'affection et d'amour?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! comme je le désire.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons. Raconte-moi un peu ta journée. Tu
+te lèves toujours tard...?</p>
+
+<p>Sur le coup de onze heures; mais je suis réveillée
+au point du jour.</p>
+
+<p>&mdash;Et que peux-tu bien faire de six à onze?</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu, Maman, je prends du chocolat par
+toutes petites gorgées; la première me brûle, la dernière
+me gèle... puis je lis les romans nouveaux.</p>
+
+<p>&mdash;Et ton mari, pendant ce temps-là?</p>
+
+<p>&mdash;Mon mari, dit Blanche en éclatant d'un rire
+dédaigneux, est-ce que je puis le savoir? Depuis
+cinq semaines, il est entré une seule fois dans ma
+chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu! est-ce possible?</p>
+
+<p>&mdash;A quatre heures de l'après-midi.</p>
+
+<p>&mdash;De l'après-midi, ma petite Blanche?</p>
+
+<p>&mdash;Pour me demander l'adresse d'une fleuriste.</p>
+
+<p>&mdash;Il t'envoie encore des bouquets?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous plaisantez, maman.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vraiment, ma fille, tu me plonges dans la
+stupeur. Où peuvent donc aller ces fleurs?</p>
+
+<p>&mdash;That is the question. Je m'en soucie peu.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! il n'est entré qu'une fois dans ta
+chambre...? mais je pense que tu veux parler de la
+journée; j'espère que le soir... tu n'es pas seule.</p>
+
+<p>&mdash;Non, je fais venir ma femme de chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, la nuit, chère enfant?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! je ne suis pas peureuse, tranquillisez-vous.</p>
+
+<p>&mdash;J'étais décidément promise à des étonnements
+aujourd'hui, moi qui ne pouvais jamais me débarrasser
+de ton pauvre père quand il vivait.</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes une famille pleine de contrastes.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, Blanchette... et quand tu es levée...?</p>
+
+<p>&mdash;Je déjeune à la vapeur.</p>
+
+<p>&mdash;Avec ton mari, j'espère?</p>
+
+<p>&mdash;Généralement; mais il arrive toujours en retard,
+et il en est encore aux hors-d'oeuvre quand je
+mange la confiture.</p>
+
+<p>&mdash;Est-il au moins bien mignon pendant le repas?</p>
+
+<p>&mdash;Toujours à moitié endormi.</p>
+
+<p>&mdash;- Il ne t'embrasse pas un peu, ma fille?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! si, de temps en temps... dans les cheveux.</p>
+
+<p>&mdash;Dans les cheveux?</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement, ça le fatigue de se courber.</p>
+
+<p>&mdash;Il est toujours bien doux avec toi, ma chérie?</p>
+
+<p>&mdash;Il ne m'a pas encore gifflée.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vraiment.</p>
+
+<p>&mdash;Ni même maltraitée.</p>
+
+<p>&mdash;Quel époux modèle!</p>
+
+<p>&mdash;Ni même injuriée.</p>
+
+<p>&mdash;Il est trop bien élevé pour ça, j'espère.</p>
+
+<p>&mdash;Et puis il sait bien que je lui rendrais.</p>
+
+<p>&mdash;Après déjeuner que se passe-t-il?</p>
+
+<p>&mdash;Je vais faire mes visites et puis mes petites
+courses particulières, mes petites études de moeurs,
+puis je rentre sur les cinq ou six heures, après avoir
+croqué quelques petits fours. Je reprends mes livres
+ou bien je dors jusqu'à sept heures et demie... puis
+je dîne.</p>
+
+<p>&mdash;Avec le duc?</p>
+
+<p>&mdash;Pas habituellement. Il trouve la cuisine du club
+très supérieure à la mienne.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! fi, le vilain.</p>
+
+<p>&mdash;Il est vrai, pour tout dire, que la conversation
+de ma femme de chambre me paraît beaucoup plus
+intéressante que la sienne.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu ne le vois plus de la soirée?</p>
+
+<p>&mdash;C'est très rare.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne t'amène jamais au théâtre?</p>
+
+<p>&mdash;Il ne me défend pas d'y aller seule.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre enfant! Quelle existence solitaire et
+monotone. Je viendrai te voir tous les jours, puisque
+c'est comme ça; je t'apprendrai à broder.</p>
+
+<p>&mdash;Grand merci, ma petite maman, vos distractions
+sont trop follichonnes.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne t'imagines pas comme ce travail-là fait
+passer le temps, et puis, il est si captivant, j'en rêve
+la nuit.</p>
+
+<p>&mdash;Ma pauvre maman... eh bien, il m'arrive aussi
+de broder quelquefois... de jolis petits romans, dans
+mon imagination.</p>
+
+<p>&mdash;Il est malsain de s'abandonner à la rêverie, ma
+petite Blanche.</p>
+
+<p>&mdash;Parlons d'autre chose, chère maman. Sait-on
+ce que devient M. de Mérigue?</p>
+
+<p>&mdash;M. de Mérigue... ah! oui, ce petit professeur
+que nous avons reçu et qui s'est présenté aux élections,
+je crois.</p>
+
+<p>&mdash;Précisément... Le répétiteur de Théodore enfin...
+vous avez l'air de tomber des nues...</p>
+
+<p>&mdash;Il n'est plus répétiteur de Théodore, il a dit à
+ton frère qu'il ne pouvait plus s'occuper de lui, qu'il
+avait d'autres chats à fouetter, je crois. J'espère bien
+qu'il n'aura pas fait subir ce traitement-là à mon
+fils...</p>
+
+<p>&mdash;Il aurait eu raison quelquefois... Je le trouve
+très bien ce jeune homme... décidément.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'est pas de notre monde, mon enfant.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est ça qui m'est égal! Si vous croyez qu'ils
+sont toujours drôles les gens de notre monde? Je suis
+sûre que lorsque M. de Mérigue se mariera il rendra
+une femme joliment heureuse.</p>
+
+<p>&mdash;Que nous importe, ma fille! N'avons-nous rien
+de mieux à faire qu'à nous occuper de ces petites
+gens?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est trop fort!... D'abord, de votre part,
+c'est de l'ingratitude... Ce pauvre garçon qui gagne
+peut-être vingt-cinq louis par mois à la rue de Monceau,
+vous en a donné cinq d'un seul coup à votre
+dernière quête.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien possible, ma fille. Je ne me rappelle
+pas. Le prince de Gabrielli m'a bien remis un billet
+de mille. Si j'étais obligée d'avoir de la reconnaissance
+pour tous les gens qui m'ont envoyé leur offrande,
+je n'aurais plus le temps...</p>
+
+<p>&mdash;De broder, chère maman.</p>
+
+<p>Blanche de Vannes avait sommairement raconté sa
+vie quotidienne à la comtesse douairière, mais elle
+n'avait fait aux pensées qui l'agitaient qu'une bien
+légère allusion, que la noble manieuse d'aiguille
+n'avait aucunement pénétrée. Elle avait singulièrement
+débuté dans la vie matrimoniale en consignant
+son mari à la porte de sa chambre à coucher. Celui-ci
+n'avait éprouvé qu'une légère vexation toute passagère
+et non suivie de rancune contre la compagne
+de son existence. C'était pendant cette première nuit
+solitairement écoulée, que la jeune duchesse avait
+rempli, à l'adresse de Mérigue, la singulière lettre
+de change dont le texte était si bref et si catégorique.
+Elle avait attendu une réponse pendant de longues
+journées, et courait souvent elle-même à la loge aux
+heures de passage des facteurs. Le «béguin» qu'elle
+avait eu pour le jeune candidat se transformait décidément
+et invinciblement en un sentiment profond
+d'attachement qui contenait le germe d'une passion
+folle et irrésistible. La solitude presque absolue où
+vivait Blanche était un aliment de plus à cet étrange
+amour, et compliquait les mouvements de son coeur
+d'une violente excitation cérébrale. Les quelques
+moments passés avec le duc irritaient et exaltaient
+ses pensées; elle comparait sans cesse et avec une
+mesure d'appréciation peu impartiale la platitude
+de l'homme qu'elle apercevait en face d'elle, et l'auréole
+du fantôme qu'elle poursuivait dans ses rêves.
+Ce duc, si froid, si compassé, si correct dans sa tenue
+irréprochable, si uniforme dans sa vie frivole et inutile,
+et ce bel aventurier si romanesque, si ardent,
+si dédaigneux de l'étiquette, si impétueux dans ses
+ambitions hardies, ces deux êtres, si dissemblables,
+ne pouvaient s'équilibrer dans les plateaux d'une
+balance intelligente. La duchesse en était même
+venue à admirer vaguement, comme un trait inouï
+d'audace, cette prétention insensée de Jacques, qui
+avait d'abord révolté son orgueil. Elle cherchait à cet
+acte fou des circonstances atténuantes, et elle découvrait
+comme telles, avec un frémissement intime,
+la séduction de ses charmes et l'attraction exercée
+par sa beauté, bien capables sans doute de griser le
+cerveau d'un homme. Ce qu'elle ne pouvait point
+encore comprendre, c'était que l'explosion de son
+dédain eût fait à Mérigue une incurable blessure.
+Aussi était-elle de jour en jour plus stupéfaite du
+silence implacable où le poète se renfermait.</p>
+
+<br><br><br>
+
+
+<h3>III</h3>
+
+<h3>SUITE DE LA MÊME LUNE</h3>
+
+
+<p>&mdash;Oh! voyons, ma petite Zoé, tu n'es pas raisonnable,
+je t'ai encore donné hier cinquante louis pour
+payer ton terme.</p>
+
+<p>&mdash;Ah ça! mon petit duduc est-ce que tu t'imagines
+qu'on n'a pas autre chose à faire qu'à penser à
+son loyer, et que je vais jeter tout de suite tes jolis
+petits monacos à la tête de cet escogriffe de concierge.
+Ce sont des soufflets qu'il attrapera, s'il insiste.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, ma fignolette, il te fera donner congé, tu
+seras expulsée, quel déshonneur pour moi si l'on
+dit au club que j'ai laissé vendre les meubles de ma
+petite Louloute six semaines après avoir fait un
+riche mariage.</p>
+
+<p>&mdash;Certainement, c'est un déshonneur.</p>
+
+<p>&mdash;On me traitera d'ingrat, d'oublieux, de pingre,
+de vieux rapiat, de sale grigou.</p>
+
+<p>&mdash;Surtout de mufle et de moule, et on aura diablement
+raison.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es dure, ma petite Zoé.</p>
+
+<p>&mdash;C'est toi qui est dur. Comment tu me donnes
+un billet de mille et parce que ça se trouve être le
+montant du terme, et que ce terme arrive par hasard
+à échoir aujourd'hui, il faut que je renonce à tous
+mes petits projets et que je jette cette somme dans
+ce tonneau des Danaïdes qui s'appelle la poche du
+propriétaire. Va donc, mon vieux. C'est toi qui n'est
+pas raisonnable, pour deux sous, vois-tu.</p>
+
+<p>&mdash;Pour mille francs.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! voila-t-il pas une belle affaire! Quand
+Mme la duchesse de Largeay aurait une perle fine de
+moins.</p>
+
+<p>&mdash;Laisse donc la duchesse tranquille... comme je
+fais moi-même.</p>
+
+<p>&mdash;Je te dis que tu me lâches.&mdash;C'est pas gentil.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, je te donne tout le temps que me
+laissent le club et ma promenade à cheval.</p>
+
+<p>&mdash;Je te répète que tu me lâches pour ta petite
+duchesse de rien du tout.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es dure, ma petite Zoé.</p>
+
+<p>&mdash;... Qui t'a fermé la porte au nez, le soir de tes
+noces.</p>
+
+<p>&mdash;Hein! tu dis?</p>
+
+<p>&mdash;Fais donc pas ton gros malin. Tout le monde le
+sait.</p>
+
+<p>&mdash;Tout le monde sait... que...?</p>
+
+<p>&mdash;Que tu as passé la première nuit sur le divan
+de l'antichambre, l'histoire a roulé dans tous les
+journaux du boulevard.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que je lis ces ordures, ma chère?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, moi, si tu n'es pas plus aimable, je
+vais faire comme la duchesse... je mettrai le verrou
+à ma porte... et tu te trouveras... tu sais comme
+l'infortuné cavalier le... dos par terre... entre deux
+selles...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! que tu es dure, Zoé.</p>
+
+<p>&mdash;C'est toi qui es un sans coeur.&mdash;Au moment
+où ta fortune augmente de cinquante mille livres de
+rente, tu veux que je paye mon terme... si tu y tiens
+tant à ce terme, tu n'as qu'à le payer toi-même, je
+ne m'y oppose pas, mais j'avoue que tu ferais bien
+mieux de me donner l'argent...</p>
+
+<p>&mdash;Tu me fais des facéties.</p>
+
+<p>&mdash;Si c'était cette grande sauterelle de Microche
+qui te le demandât, tu t'empresserais de lui obéir.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a six mois que je ne l'ai vue.</p>
+
+<p>&mdash;Je crois bien, elle te claquait, mais elle savait te
+mettre aux pas tout de même.</p>
+
+<p>&mdash;Qui t'a raconté ces bourdes?</p>
+
+<p>&mdash;Ça traîne dans tous les journaux.</p>
+
+<p>&mdash;Je t'ai déjà dit que je ne lisais pas ces ordures.</p>
+
+<p>&mdash;Si la duchesse te demandait mille francs tu les
+lui donnerais.</p>
+
+<p>&mdash;Elle ne me demande jamais rien. Elle est bien
+plus sage que toi.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien... écoute... Moi j'ai besoin d'argent...
+par dévouement pour toi j'ai repoussé des offres
+très brillantes... un sous-brigadier de la police des
+moeurs, un baryton des Folies-Dramatiques... un
+fabricant d'huile de foie de morue...</p>
+
+<p>&mdash;Prends garde qu'il ne te mette dans son pressoir.</p>
+
+<p>&mdash;Impertinent! Je vais faire comme la grande
+Microche. Gare aux calottes.</p>
+
+<p>&mdash;Décidément, tu es trop dure, ma petite Zoé.</p>
+
+<p>&mdash;Non content de me refuser du pain, tu m'insultes,
+tu me nargues au moment où je te donne les
+preuves de mon affection et de ma fidélité.</p>
+
+<p>&mdash;Là! là! ne va pas pleurer maintenant... réconcilions-nous.
+Tu sais bien que je suis ton petit duduc...</p>
+
+<p>&mdash;Donne-moi cinquante louis.</p>
+
+<p>&mdash;Je te les enverrai ce soir.</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais, pas de blague! si je ne les ai pas avant
+la nuit, je fais comme la petite dame de l'hôtel de
+Bade.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, allons, ne te chagrine pas, tu les auras.</p>
+
+<p>&mdash;Et puis, tant que j'y pense... tu feras peut-être
+bien de payer le terme aussi.</p>
+
+<p>&mdash;Aïe, aïe, tu crois?</p>
+
+<p>&mdash;Dame, c'est toi qui l'as prétendu tout à l'heure.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin... soit. Mais il faudra que tu sois joliment
+mignonne. Adieu, Fifine, et le duc sortit.</p>
+
+<p>&mdash;Va donc, grand serin, murmura Zoé en se jetant
+sur son canapé.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>IV</h3>
+
+<h3>DOUBLE CROISEMENT</h3>
+
+
+<p>L'allée des Acacias resplendit dans la jeune gloire
+du printemps. Les grands arbres, doucement remués
+par une brise vague, répandent une ombre fraîche
+et un large flux de senteurs embaumées. Les rayons
+obliques du soleil couchant glissent parmi les floraisons
+et les verdures comme des regards souriants à
+travers les cils d'une blonde amoureuse. Une légère
+buée flottante noie les coteaux de Saint-Cloud dans
+un lointain nébuleux. Toutes les vigueurs et toutes
+les allégresses des bois ressuscités s'agitent dans le
+tremblement des feuillages. Les arbustes, les herbes,
+les fleurettes des massifs, éveillés de l'engourdissement
+hivernal, aspirent joyeusement leur part de
+vie, sous le balancement uniforme et cadencé des
+hautes branches. L'azur transparaît à la cime des
+arbres, purifié et avivé par le souffle du vent.
+Quelques flocons de nuages s'abaissent vers l'Occident
+et s'illuminent des teintes fauves d'un embrasement;
+mille reflets ondoient sous l'épaisseur des
+rameaux tendres, comme projetés par des miroirs
+fugitifs. Ils se poursuivent, se croisent et s'entremêlent,
+pour se séparer encore et recommencer
+sans fin leurs danses lumineuses.</p>
+
+<p>A part quelques piétons bien rares, la foule bigarrée
+qui encombre l'avenue est insensible au langage
+de la nature radieuse. La grande chaussée est
+complètement obstruée d'une quadruple rangée d'équipages
+dont les courants ascendants et descendants
+se côtoient sans se heurter, sous l'habile conduite
+des cochers et la vigilance des gardiens du
+bois. Toutes les voitures vont au pas, et les chevaux,
+la tête haute, les naseaux palpitants, tous les muscles
+tendus et cambrés, frissonnent d'impatience nerveuse
+sous la splendeur des harnais étincelants, et
+mâchent leur mors tout blanc d'écume. Au fond des
+coupés, des victorias et des landaus, des personnages
+de tout âge et de tout sexe, ayant de commun un
+inexorable ennui, laissent errer dans le vide leurs
+regards atones. Quelques sportsmen et quelques
+belles petites conduisent leurs boggys et leurs phaétons
+et ne paraissent pas s'amuser beaucoup plus
+que les burgraves des grands carrosses. On voit ça
+et là des fiacres piteux, égarés comme par hasard
+parmi l'opulence des voitures de maîtres: on dirait
+d'humbles mendiants tendant leurs sébilles à la
+sortie d'une grand'messe. L'allée réservée aux cavaliers
+possède quelques fidèles excentriques qui
+tantôt se livrent à des steeples vertigineux, tantôt
+lorgnent insolemment les dames, sans distinction
+de rang ni d'espèce. Le chemin des piétons est
+rempli d'une foule disparate. Le jeune boudiné y
+coudoie l'ouvrier endimanché et le tourlourou au
+bras de sa payse; le petit employé, éreinté par six
+jours de rond de cuir, y salue son chef de service à
+l'arrière-train gélatineux, auquel la Faculté ordonne
+des promenades hygiéniques. A tout prendre, c'est
+encore parmi ces pousse-cailloux que se trouve la
+plus grande somme d'intelligence et de vie.</p>
+
+<p>Le duc et la duchesse de Largeay parcourent
+l'avenue en landau découvert; la conversation des
+deux jeunes époux n'a point été bien remarquable
+de durée ni d'animation. La duchesse souffre, le duc
+s'ennuie.</p>
+
+<p>&mdash;Belle journée! a dit le duc sur la lisière du bois.</p>
+
+<p>&mdash;Effectivement, a répondu la duchesse.</p>
+
+<p>&mdash;On devrait bien interdire cette promenade à
+ces fiacres infects.</p>
+
+<p>&mdash;Comme vous êtes sévère, mon ami.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, chère amie, est-il possible à la vue
+d'un homme qui aime la correction en toutes choses
+d'être réduite à tomber sur ces sapins crottés et ces
+haridelles osseuses. Une bonne police y devrait
+mettre ordre.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis pas de votre avis.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez plutôt à Hyde-Park... à la villa Pamphili...
+mon <i>desideratum</i> y est un fait accompli.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ne me parlez pas latin, mon ami, vous
+risqueriez de vous tromper.</p>
+
+<p>&mdash;Toujours malicieuse.</p>
+
+<p>&mdash;Les petites gens des fiacres vous rouleraient
+sur cet article-là.</p>
+
+<p>Le duc eut une moue dédaigneuse.</p>
+
+<p>&mdash;Pour moi, continua Blanche, je trouverais barbare
+la mesure que vous proposez.</p>
+
+<p>&mdash;Vous devenez bien philanthrope, ma chère. Je
+ne vous ai pas toujours connue ainsi.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, cher duc. Je l'avoue à mon honneur
+ou à ma honte; je sens depuis quelques semaines
+comme un grand courant d'humanité qui passe dans
+mon âme.</p>
+
+<p>&mdash;Un courant d'humanité! Vous avez appris cela
+au cours de M. Caro?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon ami; mais en regardant vivre autour
+de moi les gens qui montent en fiacre, et même ceux
+qui n'ont pas de quoi y monter.</p>
+
+<p>Le duc de Largeay poussa sans répondre un petit
+ricanement. La duchesse haussa les épaules et laissa
+tomber la causerie. A ce moment son landau était
+complètement arrêté; elle promena ses yeux sur
+l'allée des piétons. Elle aperçut d'abord un grand
+cuirassier qui lutinait une petite bonne et elle envia
+vaguement le bonnet et le fichu de la soubrette.
+Elle vit ensuite un jeune ouvrier robuste et bien
+découplé qui se dandinait les mains dans ses poches,
+en promenant ses regards dans la foule, comme
+sur un champ fertile en conquêtes. Elle le considéra
+avec un intérêt qui excédait les bornes de la
+curiosité pure et simple. Tout à coup, Jacques de
+Mérigue, rêveur et pâle s'offrit à ses yeux. Il débouchait
+d'une allée sombre et s'arrêta comme à
+dessein en face du landau ducal. Blanche ayant
+toussé à deux reprises, leurs yeux se rencontrèrent;
+Mérigue salua gravement et détourna la tête, tandis
+que la duchesse le dévorait du regard et ployait son
+cou pour le suivre à travers la foule. Au même
+instant, de l'autre côté de la voiture, Zoé passait conduisant
+son boggy et lançait au duc un petit signe de
+tête provocateur. Largeay lui répondit par un geste
+de la main gauche. Blanche aperçut le mouvement
+et un sourire de plaisir éclaira son visage pendant
+quelques secondes. Elle venait en un laps de temps
+inappréciable de combiner tout un plan de campagne
+amoureuse, et elle faisait à son mari l'honneur
+singulier de lui réserver un rôle dans ses opérations
+stratégiques. Un des plus humbles marcheurs du
+bois occupait la pensée d'une des plus riches propriétaires
+de carrosses.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>V</h3>
+
+<h3>L'OBSESSION</h3>
+
+
+<p>&mdash;Théodore, as-tu besoin d'argent?</p>
+
+<p>&mdash;Toujours, ma chère petite soeur.</p>
+
+<p>&mdash;Je t'en donnerai si tu es bien sage.</p>
+
+<p>&mdash;Que faut-il faire et combien me donneras-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Dix louis pour m'aider à gagner une gageure.</p>
+
+<p>&mdash;Parle toujours.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà! J'ai parié à ton beau-frère que je devinerais
+où il passe ses après-midi.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! là, là. Donne-moi un peu ces dix louis.</p>
+
+<p>&mdash;Tu me promets de me dire la chose; tu pourras
+examiner cela un jour de sortie.</p>
+
+<p>&mdash;Exhibe les monacos, tu seras bientôt satisfaite.</p>
+
+<p>Blanche prit deux billets de cent francs dans une
+cassette et les remit au collégien rayonnant:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, reprit alors Théodore, je ne vais pas
+te faire languir. Toutes les fois que mon beau-frère
+n'est pas ici, tu peux jurer qu'il est chez la petite
+Zoé.</p>
+
+<p>Blanche murmura tout bas: vingt-trois heures
+sur vingt-quatre, puis continua à haute voix:</p>
+
+<p>&mdash;Veux-tu bien te taire, petit polisson. Est-ce
+qu'à ton âge on parle de choses pareilles? C'est
+bien vilain, monsieur, de tenir un tel langage à sa
+soeur.</p>
+
+<p>&mdash;Dame! tu veux savoir la vérité... tu me l'as
+même achetée... je t'en donne pour ton argent.</p>
+
+<p>&mdash;Petite Zoé, petite Zoé, d'abord quelle est cette
+personne, je te prie?</p>
+
+<p>&mdash;Une horizontale de grande marque.</p>
+
+<p>&mdash;Affreux gamin! qui t'a enseigné des mots pareils!
+A dix-sept ans, c'est scandaleux. Je le ferai
+dire par maman au père Coupessay; drôle, va!</p>
+
+<p>Théodore sortit en ricanant.</p>
+
+<p>Dès que son frère se fut éloigné, Blanche se frotta
+les mains avec de petits rires nerveux. Le duc, par
+extraordinaire, dînait ce soir-là chez sa femme. La
+duchesse fut ironique et gouailleuse pendant tout le
+repas. Il y avait longtemps qu'elle soupçonnait les
+fugues de son illustre époux, mais elle était ravie
+de voir ses conjectures brutalement confirmées. Au
+dessert, elle renvoya les gens de service et dit à
+brûle-pourpoint au clubman:</p>
+
+<p>&mdash;Que devient Monsieur de Mérigue, cher ami?</p>
+
+<p>&mdash;Je vois qu'il revient à la surface de vos préoccupations.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne le nie pas. Il m'est sympathique. Quand
+l'invitons-nous à dîner?</p>
+
+<p>&mdash;Quelle idée singulière!</p>
+
+<p>&mdash;Pas du tout singulière! Il m'avait promis dans
+le temps de me lire son grand poème sur la Rédemption
+des damnés.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! vous aimez les choses lugubres!</p>
+
+<p>&mdash;Quand elles sont dites par une personne qui
+ne l'est pas.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, ma chère, je ne tiens pas du tout à dîner
+avec ce poète candidat, et encore moins à entendre
+son épopée. Vos divertissements ne rappellent en
+rien les Bouffes.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut absolument qu'on vous rappelle Mlle Zoé
+pour que vous fassiez risette.</p>
+
+<p>&mdash;Plaît-il, ma chère?</p>
+
+<p>&mdash;Non, il ne plaît pas du tout, et si peu que je
+suis déterminée à demander ma séparation.</p>
+
+<p>&mdash;Oui dà. Vous prenez les choses au tragique,&mdash;mais
+je ne comprends pas très bien.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais vous expliquer. Vous êtes constamment
+fourré chez une fille affligée du nom de Zoé,
+qui possédait déjà vos faveurs avant notre mariage.</p>
+
+<p>Vous continuez vos assiduités auprès de cette...
+dame; un bon avocat trouvera très bien dans ce fait
+matière à séparation de corps, qui entraîne séparation
+de biens. Aïe, aïe. Vous faites la grimace, mon
+beau duc. J'ai déniché le petit endroit sensible. Eh
+bien, rassurez-vous. Je n'abuserai pas de mes avantages.
+Je n'entends pas vous troubler dans vos
+excursions peu édifiantes... mais, de grâce, mon
+cher, faites bon visage à mes amis.</p>
+
+<p>Le duc de Largeay avait compris. Il grimaça son
+plus aimable sourire et répondit à sa femme:</p>
+
+<p>&mdash;Un galant homme comme moi est toujours
+aux ordres de son épouse. Parlez, duchesse, vous
+serez obéie.</p>
+
+<p>&mdash;Vous allez inviter M. de Mérigue à dîner pour
+après-demain soir.</p>
+
+<p>&mdash;La date est un peu rapprochée.</p>
+
+<p>&mdash;On ne se gêne pas avec les intimes. Prenez une
+de vos cartes... bien. Vous avez un crayon dans votre
+carnet? C'est parfait. Maintenant écrivez:</p>
+
+<p>«Le duc de Largeay prie le vaillant orateur royaliste
+de vouloir bien lui faire l'honneur de venir
+dîner chez lui mardi soir, sans cérémonie. M. de
+Mérigue serait bien aimable d'apporter quelques
+fragments manuscrits de son grand poème, <i>la Rédemption
+des damnés</i>. La duchesse et moi serons
+enchantés d'entendre les beaux vers de cet ouvrage.»</p>
+
+<p>Le duc transcrivit fidèlement le factum ci-dessus
+et l'envoya à domicile par un de ses laquais.</p>
+
+<p>Cet homme de service rentra au bout d'une demi-heure
+porteur de la réponse suivante:</p>
+
+
+<blockquote><p>
+«Monsieur le duc,</p>
+
+<p>«Je suis aux regrets de ne pouvoir répondre à
+votre honorable invitation. Je prends la parole
+mardi soir au local de la Société d'horticulture, dans
+le but d'arriver à la formation d'un comité électoral.</p>
+
+<p>«Agréez, monsieur le duc, l'expression de mes
+sentiments distingués,</p>
+
+<p>«<span class="sc">Jacques de Mérigue.</span>»</p>
+
+
+<p>P.S.&mdash;Tous mes remerciements pour les choses
+obligeantes que vous voulez bien penser au sujet de
+mes oeuvres.
+</p></blockquote>
+
+<p>Quand le duc eut donné lecture de cette épître, la
+duchesse s'écria vivement: Tiens! une idée; si nous
+allions entendre M. de Mérigue? Il admet les dames
+à ses réunions. C'est une partie de plaisir comme
+une autre, n'est-ce pas, mon ami?</p>
+
+<p>&mdash;C'est un point de vue, ma chère.</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'y amènerez?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous y amènerai.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous êtes gentil ce soir.</p>
+
+<hr>
+
+<p>Le duc et la duchesse, mal renseignés sur les
+heures, entrèrent dans la salle au moment de la
+péroraison. Mérigue s'écriait: «Le coeur du royaliste
+s'ouvre à toutes les gloires de la patrie, et le
+chevalier de Bouvines peut dire: Mon frère», au
+grenadier d'Austerlitz. Mais il faut revenir à la vieille
+souche dont la dernière pousse jaillit il y a deux
+cents ans au pied des nobles Pyrénées, à cette famille,
+au front blanc et éternel comme la neige des montagnes
+qui abrita son troisième berceau.» A ce mo-</p>
+
+<p>ment l'orateur s'arrêta tout à coup; il venait d'apercevoir
+ses deux nouveaux auditeurs. Il mit son front
+dans ses mains; sa voix dominatrice s'éteignit, et il
+poursuivit d'un ton sourd et mélancolique: «Ne
+croyez pas qu'en vous conviant à la bataille je vous
+dissimule les épreuves que vous réserve le destin.</p>
+
+<p>«Soldats de la résurrection nationale, ouvrez l'histoire
+du monde. Vous lirez sur toutes les tables
+d'ostracisme le nom de tous les rédempteurs. Vous
+sortirez sanglants et mutilés d'une lutte implacable
+contre l'indifférence du sort et l'ingratitude des
+hommes. Vous serez méconnus et honnis par ceux
+que vous avez le plus aimés. Ceux pour qui vous
+avez souffert mettront en doute vos blessures et se
+riront de votre vertu. Nouveaux Prométhées, vous
+aurez le sein rongé des vautours pour avoir touché
+au feu du ciel.</p>
+
+<p>«Mais quand vous arriverez au seuil de la nuit dernière,
+vous trouverez l'ange de l'honneur debout
+sur la pierre tombale, et un divin sourire illuminera
+son front d'airain. Ses lèvres austères frémiront d'un
+tressaillement ineffable, et sa voix, comme un clairon
+prodigieux, fera retentir ces paroles à travers les
+échos du temps et de la mort: A vous, meurtris
+glorieux, l'immortalité des forts, l'apothéose des
+martyrs.»</p>
+
+<p>Une longue salve d'applaudissements couvrit les
+dernières paroles de l'orateur. Tous les hauts personnages
+assis sur l'estrade vinrent lui tendre la
+main, un groupe d'auditeurs se précipita vers la
+tribune. Mais l'attention de Jacques était concentrée
+à l'extrémité de la salle du côté des nouveaux venus
+dont l'entrée avait troublé ses dernières périodes.
+Ses oreilles n'entendaient point les acclamations et
+les bravos, et son regard voilé d'un brouillard de
+tristesse cherchait à fixer une grande dame qui
+avait des larmes dans les yeux.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>VI</h3>
+
+<h3>LE BAL GABRIELLI</h3>
+
+
+<p>&mdash;Mon ami, c'est dans trois jours la grande soirée
+de la duchesse de Gabrielli.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, ma chère Blanche. Quelle corvée!</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous me rendre un petit service à ce
+sujet, mon cher duc?</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez que je n'ai rien à vous refuser.</p>
+
+<p>&mdash;Je sais. Vous êtes à croquer depuis quelque
+temps. Tâchez de voir le duc ou la duchesse cet
+après-midi.</p>
+
+<p>&mdash;Diable! cet après-midi... j'ai un rendez-vous
+avec mon tailleur!</p>
+
+<p>&mdash;Bah! votre tailleuse attendra. Une minute vous
+suffira pour me satisfaire.</p>
+
+<p>&mdash;Formulez vos désirs, duchesse.</p>
+
+<p>&mdash;Un des amis de M. de Mérigue m'a dit que le
+poète-candidat désirait une invitation à ce bal.</p>
+
+<p>&mdash;Rien de plus facile, ma chère amie... Vous êtes
+décidément hantée par <i>la Rédemption des damnés</i>!</p>
+
+<p>&mdash;Comme vous par le souvenir de votre tailleur.</p>
+
+<p>&mdash;C'est entendu, j'aurai une invitation pour votre
+protégé.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! je ne me défends pas d'être l'Égérie de ce
+pauvre Numa.</p>
+
+<p>&mdash;Égérie? Numa? Vous dites?</p>
+
+<p>&mdash;Rien, ce serait trop long à vous expliquer.</p>
+
+<p>Et voilà comment Jacques de Mérigue reçut le
+soir même une invitation officielle à la soirée
+Gabrielli. Il pensa, non sans une certaine apparence
+de raison, qu'un de ses admirateurs politiques était
+l'auteur de cette gracieuseté. Les élections générales
+s'avançaient à grands pas et il était certain de
+rencontrer à cette réunion mondaine les sommités
+du parti royaliste. Aussi n'hésita-t-il point à endosser
+son frac et à se diriger au jour fixé, sur les minuit,
+vers le splendide hôtel de la rue Vanneau.</p>
+
+<p>La duchesse de Largeay était arrivée à dix
+heures et demie, dans tout l'éclat de son altière et
+provocante beauté rehaussée par une toilette machiavéliquement
+simple: une robe en damas blanc
+et une énorme rose rouge parmi la forêt de ses
+cheveux noirs, comme une étoile éclairant les
+ténèbres. Blanche s'était constamment maintenue
+dans le premier salon afin d'entendre annoncer et
+de voir entrer tous les arrivants.</p>
+
+<p>L'heure et demie qui s'écoula jusqu'à l'apparition
+de Mérigue lui parut interminable et désespérante.</p>
+
+<p>Elle commençait maintenant à comprendre que
+le jeune homme, cruellement blessé par elle, avait
+résolu, soit par fierté, soit par rancune, de lui faire
+expier l'affront qu'elle lui avait infligé. Mais cette
+idée ne faisait qu'exciter davantage sa passion de
+jour en jour grandissante, et il ne pouvait pas
+entrer un moment dans son esprit que l'homme le
+plus rebelle et le plus ulcéré résistât longtemps à
+son pouvoir fascinateur.</p>
+
+<p>Elle roulait dans sa tête cette orgueilleuse pensée
+quand un huissier annonça d'une voix sonore:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Jacques de Mérigue.</p>
+
+<p>Blanche s'éclipsa derrière un groupe pour n'être
+point aperçue immédiatement par le jeune homme,
+et ne le quitta point des yeux, tandis qu'après le
+salut obligatoire aux maîtres de la maison il pénétrait
+lentement à travers la noble foule. Il y avait
+cette nuit-là deux mille personnes à l'hôtel Gabrielli;
+Jacques, à son entrée, fut matériellement ébloui par
+l'aveuglante clarté des lustres, ruisselant de tous
+côtés sur les remous des chevelures parées et sur la
+houle des épaules nues. On eût dit que, sous une
+illumination surnaturelle, les Vénus, les Hébés et
+les Fortunes d'un grand musée secouaient tout à
+coup leur engourdissement sculptural, et faisaient
+miroiter en de fiers mouvements leurs blancheurs
+marmoréennes.</p>
+
+<p>Mérigue, un instant saisi, raffermit bien vite son
+regard et s'enfonça d'un pas ferme dans l'enfilade
+des salons resplendissants. Il serra la main à plusieurs
+notabilités de la droite monarchique et
+découvrit bientôt le petit vicomte d'Escal, le fauteur
+de sa première candidature, qui, blotti dans la
+pénombre d'un coin discret, lorgnait les jolies
+femmes avec un petit rire égrillard.</p>
+
+<p>&mdash;Charmé de vous trouver ici, monsieur, lui dit
+Mérigue. Je désirais précisément causer un peu
+avec vous.</p>
+
+<p>&mdash;Bien enchanté, répondit d'Escal avec une amabilité
+contrainte, maudissant au fond du coeur le
+passant intempestif qui venait troubler la douce
+paix de son petit observatoire.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez été si gracieux pour moi lors des
+dernières élections municipales, continua Mérigue,
+que je ne doute point rencontrer en vous aujourd'hui
+le même appui et la même bienveillance.</p>
+
+<p>Le vicomte d'Escal fit intérieurement une formidable
+grimace.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voulez tenter encore le sort des urnes,
+répondit-il d'une voix peu encourageante où Jacques
+lut sans peine l'anxiété du porte-monnaie.</p>
+
+<p>&mdash;J'y compte, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;C'est très cher, pour le Corps législatif. Le
+Comité n'est pas riche, vous le savez aussi bien que
+moi, et, quant à votre serviteur, il est dans une
+position absolument gênée et presque hors d'état
+d'acquitter le solde encore impayé des frais énormes
+entraînés par votre dernière candidature.</p>
+
+<p>Il faut noter que le vicomte d'Escal n'avait pas
+d'enfant et possédait en revanche cent mille livres
+de rente en bonnes terres et en bons titres.</p>
+
+<p>Il venait en outre de gagner un lot de cent mille
+francs au tirage des obligations de la ville de Paris.</p>
+
+<p>Telle était la situation matérielle de l'homme qui
+affirmait avoir été ruiné par une dépense de cent
+louis.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut avoir confiance dans l'imprévu, mon
+cher vicomte, reprit Mérigue, et je suis du moins
+certain que votre appui moral ne me fera pas défaut.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pour ma voix, mon cher Mérigue, vous
+l'aurez sans aucun doute, à moins toutefois que je
+ne sois à la campagne le jour de l'élection; je vous
+demande pardon de couper court à cet intéressant
+entretien, mais je guette depuis longtemps déjà le
+président du Comité auquel j'ai absolument besoin
+de parler... Bien enchanté de vous avoir vu.</p>
+
+<p>Mérigue ne put retenir un léger haussement
+d'épaules et s'éloigna l'esprit soucieux. Comment
+ferait-il pour trouver les deux cents louis qui
+allaient lui être nécessaires? Tout à coup il sentit
+une légère pression sur son bras gauche, et se
+retourna vivement. Blanche de Largeay lui tendait
+la main. Jacques fût tombé à la renverse s'il n'eût
+été au milieu d'une foule aussi nombreuse. Il frissonna
+violemment mais reprit bien vite son empire
+sur lui-même. Il s'inclina devant la duchesse qui
+lui donnait un shake hand vigoureux.</p>
+
+<p>&mdash;On ne vous voit plus, monsieur de Mérigue.
+C'est vraiment bien mal à vous d'oublier ainsi vos
+amis. Vous savez bien tout l'intérêt que nous vous
+portons.</p>
+
+<p>&mdash;Soyez persuadée, madame, que je vous en suis
+très reconnaissant, mais en ce moment de nombreux
+travaux m'absorbent.</p>
+
+<p>&mdash;Le duc et moi espérions si fort l'autre jour
+entendre quelques pages de la <i>Rédemption des
+damnés</i>!</p>
+
+<p>Mérigue s'inclina sans répondre.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez combien nous aimons la littérature
+en général et la poésie en particulier.</p>
+
+<p>&mdash;J'étais retenu par des devoirs absolus, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Je le sais, je suis allée à votre conférence avec
+mon mari. Nous ne sommes malheureusement
+arrivés qu'à la fin, mais je déclare avoir entendu là
+une péroraison délicieusement émouvante.</p>
+
+<p>Jacques s'inclina de nouveau.</p>
+
+<p>&mdash;Mais enfin, poursuivit la duchesse, vous ne
+pouvez, malgré tout votre zèle et toute votre éloquence,
+faire un discours chaque soir. Je vais m'entendre
+avec mon mari pour vous prier de venir un
+de ces jours.</p>
+
+<p>Mérigue fit un violent effort sur lui-même.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, reprit-il, je ne crois pas pouvoir
+répondre quant à présent au désir bienveillant que
+vous m'exprimez. Mes travaux considérables, la préparation
+d'une nouvelle candidature...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous allez vous porter pour la Chambre...
+Bravo. Toutes nos sympathies seront pour vous...
+Dieu! qu'il fait chaud dans ce salon, quelle déplorable
+mode que ces bals pendant l'été. Dansez-vous,
+monsieur Jacques?</p>
+
+<p>&mdash;Jamais.</p>
+
+<p>&mdash;C'est dommage, nous aurions valsé! Voulez-vous
+me conduire au buffet.</p>
+
+<p>Jacques, plus mort que vif, offrit son bras à
+Blanche sans laisser tomber un mot de ses lèvres.
+Le buffet était à l'extrémité opposée des salons,
+et la duchesse de Largeay put marcher près d'un
+quart d'heure au bras de l'homme qu'elle aimait.
+Quand ils arrivèrent à la table des rafraîchissements
+et des victuailles, ils trouvèrent le précieux
+local encombré monstrueusement. De jeunes dandys
+montrant leurs dents blanches au sein des plus
+gracieux sourires, profitaient de la longueur de
+leurs bras pour faire passer aux jolies femmes
+des sandwichs et des verres de champagne, et de
+petits cris de fouines étranglées témoignaient parfois
+qu'une ou plusieurs gouttes du mousseux
+liquide avaient chuté sur les bras éclatants ou dans
+les nuques frissonnantes. De vénérables matrones
+portaient d'une main tremblante des babas juteux
+à leur bouche disgracieusement ouverte; de beaux
+gourmands, décorés de plusieurs ordres, engloutissaient
+rapidement des pains fourrés au foie gras
+tout en dévorant des yeux les poulets froids entourés
+de gelée. De petites dames maigriottes avalaient
+sans s'en douter des assiettes entières de petits
+fours aux ananas et de cerises glacées blanches et
+roses. De vieux Burgraves buvaient des bols de
+consommé nature et des petits verres de Château-Margaux,
+tandis que les danseurs exotiques s'attaquaient
+aux grosses brioches et aux petites tasses
+de chocolat. Le vicomte d'Escal fut aperçu dévorant
+à vilaines dents des truffes entières artistement
+enfilées en des broches d'argent.</p>
+
+<p>&mdash;Comment approcher de cet Eldorado où il y a
+tant d'appelés et si peu d'élus? dit la duchesse à
+son cavalier muet.</p>
+
+<p>&mdash;Veuillez m'indiquer ce que vous désirez,
+madame, je tâcherai de vous l'atteindre.</p>
+
+<p>&mdash;Une petite flûte de champagne.</p>
+
+<p>Mérigue opéra sans accident le transport du
+rafraîchissement demandé. La duchesse y trempa à
+peine ses lèvres, rendit le verre à Jacques et lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Il y a trop de foule ici. Pas moyen de causer
+tranquillement. Voulez-vous me conduire à la serre
+du premier étage?</p>
+
+<p>Jacques arrondit son coude et la grande promenade
+recommença à travers les habits distendus et
+les traînes froissées. Blanche, toute palpitante
+d'émotion, ne savait plus quelles phrases adresser
+à son partenaire implacable, et Mérigue, domptant
+par sa volonté les frémissements de son âme, paraissait
+insensible aux charmes suspendus à son bras
+inerte.</p>
+
+<p>Il leur fallut vingt minutes pour aboutir au jardin
+d'hiver. Il était presque vide, tout le monde se
+pressant au salon principal où le cotillon allait
+commencer.</p>
+
+<p>Blanche prit place sur un divan et contraignit
+pour ainsi dire son acolyte à s'asseoir auprès d'elle.</p>
+
+<p>&mdash;Ce cotillon ne vous dit pas grand'chose, n'est-ce
+pas, monsieur de Mérigue? lui demanda-t-elle en
+manière d'exorde. Je serais certainement désolée de
+vous enlever à un spectacle susceptible de vous
+intéresser, mais je crois vous connaître assez pour
+être certaine que le déroulement banal de toutes ces
+ondulations vivantes vous laisse aussi froid qu'il me
+laisse indifférente.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me jugez bien, madame.</p>
+
+<p>Blanche fut ravie de cette petite réponse, pour le
+moins aussi banale que les figures du divertissement
+chorégraphique. Elle estima que la glace était
+rompue et, dans les échos bruyants de l'orchestre
+qui parvenaient jusqu'au berceau de verdure où elle
+était abritée, elle crut entendre les fanfares de sa
+victoire prochaine.</p>
+
+<p>&mdash;Êtes-vous méchant tout de même, monsieur
+Jacques, soupira-t-elle tout à coup avec un de ces
+sourires à faire damner tous les anges du ciel.
+Voyons, avouez-moi que vous êtes méchant?</p>
+
+<p>&mdash;Même pour vous être agréable, madame, il
+m'est impossible de mentir. J'ai beaucoup d'imperfections
+et je m'empresse de les reconnaître. Mes
+qualités sont excessivement rares, mais vous voyez
+que l'humilité ne me fait pas défaut. Je suis donc
+assez impartial pour protester avec quelque raison
+contre une accusation de méchanceté. Je n'ai jamais
+su ce que c'était qu'infliger au plus infime des
+êtres vivants la moindre douleur, le plus petit chagrin.</p>
+
+<p>Ces paroles furent prononcées par le poète d'une
+voix ferme et imperceptiblement mélancolique. La
+duchesse, avec son flair supérieur, comprit de suite
+qu'elle avait en face d'elle un adversaire sur ses
+gardes. Elle jugea que le lieu où elle se trouvait
+n'était pas propice au développement de toutes ses
+batteries et au déploiement de ses dernières réserves.
+Elle ne voulut point engager les carrés de
+la vieille garde.</p>
+
+<p>&mdash;A propos, monsieur de Mérigue, dit-elle comme
+sous l'impression d'un ressouvenir subit, avez-vous
+un éditeur pour votre <i>Rédemption des damnés</i>?</p>
+
+<p>&mdash;Il est bien rare, madame, répliqua Jacques,
+que les vers d'un poète inconnu trouvent un éditeur
+avant d'être terminés.</p>
+
+<p>&mdash;Le duc de Largeay vous découvrira cela... d'ici
+quarante-huit heures.</p>
+
+<p>&mdash;Tous mes remerciements, madame, mais mon
+oeuvre est encore inachevée. La question dont vous
+voulez bien m'entretenir est donc pour le moins
+prématurée.</p>
+
+<p>&mdash;Peu importe, ce sera autant de fait. Je vous
+indiquerai après-demain le nom d'un éditeur par
+lequel vous serez bien accueilli. Trouvez-vous à
+deux heures au Louvre dans le salon carré, en face
+du <i>Charles Ier</i> de Van Dyck. Je vous donnerai de
+bonnes nouvelles. Je compte sur vous, n'est-ce
+pas?</p>
+
+<p>Mérigue parut réfléchir quelques instants.</p>
+
+<p>Blanche reprit avec volubilité:</p>
+
+<p>&mdash;L'acceptation de ce rendez-vous est une question
+de galanterie. Ce principe une fois posé, je ne
+puis croire un instant que vous vous dérobiez à
+mon désir...</p>
+
+<p>... A après-demain deux heures.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>VII</h3>
+
+<h3>LE SALON CARRÉ</h3>
+
+
+<p>Dans l'intervalle des deux rendez-vous, Blanche,
+mettant de nouveau à contribution la complaisance
+de son mari devenue inépuisable depuis la menace
+de séparation, lui avait éloquemment démontré
+quel beau rôle était celui de protecteur des
+lettres. Elle avait fait intervenir dans son exhortation
+les noms de Mécène et des Médicis, en les faisant
+suivre naturellement d'une légende explicative
+à l'usage du duc de Largeay. En fin de compte elle
+chargea l'amant de Zoé de dénicher un éditeur qui
+voulût publier le poème de Jacques. Le duc obtint
+l'adhésion d'un libraire à la mode, le célèbre Benjamin
+Rouault qui consentit d'avance à faire paraître
+la <i>Rédemption des Damnés</i> à la condition
+qu'il lui fût préalablement consigné une somme de
+cinq cents francs. Blanche ne fut point arrêtée par
+une aussi mince considération, et elle se rendit,
+alerte et légère, au rendez-vous qu'elle avait fixé en
+apportant à l'auteur inconnu le moyen de franchir
+la première étape de la renommée. Mérigue se dirigea
+vers le Louvre avec une douleur poignante
+dans l'âme, mais en conservant la ferme résolution
+d'être impassible et implacable. Il prévoyait tous
+les assauts qu'il allait subir, mais lorsque les élans
+de sa passion toujours vivante lui faisaient craindre
+une défaite, il rappelait à sa mémoire, avec la force
+intense d'imagination qu'il possédait, cette minute
+inoubliable, où les voeux les plus purs et les plus
+sincères de son coeur avaient été dédaigneusement
+rejetés, comme des loques tombées par hasard aux
+mains d'une reine. Il avait bien songé un instant,
+soit à s'excuser par lettre, soit à manquer purement
+et simplement le rendez-vous, mais à la réflexion
+il avait compris que ce serait là un éclatant
+aveu de faiblesse, qui augmenterait d'autant l'impérieuse
+présomption de Blanche.</p>
+
+<p>Il allait donc bravement à la bataille avec un
+bouclier de dignité et un casque d'orgueil. L'exactitude
+était une de ses vertus maîtresses, et à deux
+heures, le jour indiqué, il se trouvait devant le chef-d'oeuvre
+de Van Dyck, cherchant à modeler son
+attitude sur la fière allure de Charles Stuart. La
+duchesse était depuis quelques minutes en poste
+d'observation dans l'angle opposé du salon carré,
+près du grand tableau de Poussin. Par une antithèse
+singulière avec sa toilette de bal, elle portait
+un costume entièrement noir avec une rose rouge
+à la place du coeur, manifestant ainsi à la fois le
+deuil de ses pensées et la blessure de son amour.
+Quand elle vit Mérigue arrêté devant la toile du
+maître Flamand, elle marcha droit à lui comme un
+taureau sur le picador.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes bien aimable, aujourd'hui, monsieur,
+et d'une ponctualité vraiment au-dessus de
+tout éloge. L'exactitude est décidément la politesse
+des poètes comme celle des rois.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, j'ai l'honneur de vous saluer.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur de Mérigue, je vous apporte une
+agréable nouvelle. L'éditeur bien connu, Benjamin
+Rouault, de la rue Vivienne, publiera votre poème
+aussitôt que vous lui aurez fait l'honneur de le lui
+remettre. Le duc de Largeay, qui est fort lié avec
+lui, a voulu vous donner un témoignage de notre
+sympathie en arrangeant cette affaire. Vous avez
+l'air étonné?</p>
+
+<p>&mdash;Très étonné, madame. L'éditeur sentimental
+et qui publie un ouvrage pour l'unique plaisir
+d'être agréable à quelqu'un est un phénomène pathologique
+dont j'ignorais l'existence. Je vous prie
+de bien vouloir transmettre au duc tous mes remerciements
+pour une démarche que je me réserve
+d'utiliser ou de ne point mettre à profit. Quoi qu'il
+en soit, je suis désolé que vous vous soyez dérangée
+pour une oeuvre que vous ne connaissez
+point, et pour un personnage qui n'a aucun titre à
+tenir une place quelconque dans vos préoccupations.</p>
+
+<p>&mdash;Une place quelconque, dites-vous?...</p>
+
+<p>&mdash;Quelconque... si petite qu'elle soit, je ne m'en
+estime pas digne.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'il est mal de railler ainsi, monsieur Jacques,
+quand à vous seul vous remplissez mon âme,
+quand vous savez... que je suis à vous.</p>
+
+<p>&mdash;Il m'est absolument pénible d'entendre un
+pareil langage... indigne de moi comme de vous,
+plus que de vous.</p>
+
+<p>&mdash;Et à moi, il m'est doux infiniment, de vous
+répéter que je vous aime; je rouvre ainsi une plaie
+cuisante, mais j'y verse un baume qui la parfume
+et qui l'endort. Oui, monsieur Jacques, oui, Jacques,
+je vous aime... entendez-vous, je vous aime.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un grand malheur, madame, vous ne
+pouvez m'aimer sans crime, je ne puis vous aimer
+sans lâcheté.</p>
+
+<p>&mdash;Que dites-vous... de quoi parlez-vous... de
+crime, je crois... ai-je bien entendu!...</p>
+
+<p>&mdash;De crime.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a un crime à chérir le seul être qui ait
+fait tressaillir mon âme depuis l'éveil de mes sens
+et de ma raison! Jusqu'au jour où je vous aperçus
+noyé dans l'ombre des chapelles, mes regards ne
+s'étaient arrêtés que sur des mannequins bien
+coiffés, bien habillés, bien gantés, affublés de toutes
+les élégances et de toutes les excentricités de la
+mode, et tous incapables de vibrer au plissement d'un
+sourire, à l'ébauche d'un geste, au feu d'un regard.
+Vous prétendez que j'aime des fantoches, que je
+m'assimile à des pupazzi... Vous avez aussi prononcé,
+je crois, le mot de lâcheté.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne s'adressait pas à vous, madame, je me le
+réservais à moi-même, pour le cas où j'aurais accepté
+l'offre de votre amour.</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'avez aimée, Jacques, vous m'aimez
+encore, ne cherchez pas à vous tromper vous-même.
+Votre coeur saigne comme le mien. Eh bien,
+pourquoi, je vous le demande, trouverez-vous
+lâche de changer une souffrance en joie, une amertume
+en ravissement? Vous avez su revêtir votre
+visage d'un masque dur et insensible, mais ce
+masque a l'épaisseur d'une gaze, et derrière ce vain
+simulacre, je vois briller un coeur tout plein de moi,
+où chaque goutte de sang reflète mon image, dont
+chaque battement répète mon nom.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous ai aimée, madame, je puis le dire sans
+honte, je vous l'ai prouvé, je vous l'ai répété, je
+vous ai offert ce coeur dont vous voulez vous emparer
+aujourd'hui, vous ne vous êtes pas contentée
+de le repousser, ce qui était votre droit, vous l'avez
+souffleté, pour avoir osé aspirer jusqu'à vous. Vous
+vouliez bien de moi comme d'un jouet qui vous
+amuse l'espace d'une heure, qu'on disloque et qu'on
+brise dès qu'il a cessé de plaire. En vertu de votre
+haute naissance, vous avez cru qu'il vous était
+permis de mettre la main sur un pauvre passant
+obscur qu'avaient ébloui vos charmes, et de l'attacher
+à vous comme une breloque ou un pendant
+d'oreilles. Et parce qu'un jour ce passant a eu l'audace
+de montrer une âme et de l'estimer à la hauteur
+de la vôtre, vous lui avez infligé avec le déshonneur
+de l'outrage, des supplices intimes dont
+vous ne connaîtrez jamais la cruauté et l'horreur.</p>
+
+<p>&mdash;Que dites-vous, Jacques!... Vous souffrez...
+donc?... vous m'aimez?...</p>
+
+<p>&mdash;Vous raisonnez mal, madame. La maladie est
+la route par où s'enfuit la vie, la torture que j'éprouve
+est la voie douloureuse par où s'écoulent
+pour jamais les dernières gouttes de mon amour.
+Certes, si je la niais, cette torture, vous auriez le
+droit de révoquer en doute ma sincérité, mais je ne
+mettrai pas mon point d'honneur à vous la dissimuler.
+La honte n'existe pas dans la douleur
+endurée avec courage, mais dans la barbarie qui
+vous livre aux griffes de cette douleur. Si vous
+pouvez trouver une satisfaction à savoir que vous
+m'avez donné un coup de poignard, soyez heureuse,
+madame.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vous, Jacques, qui me martyrisez en ce
+moment. Vous me le disiez tout à l'heure: Nous
+nous sommes aimés à première vue... nous étions
+faits l'un pour l'autre, l'invincible attraction qui
+existait entre nous était celle de deux êtres qui se
+cherchaient pour se compléter. Mais j'ai toujours considéré
+deux faces dans notre vie, à nous femmes du
+monde, la face publique, banale, officielle, écoeurante,
+pleine de liens et d'obligations, et la face
+intime, secrète, seule existante et vraie, où le coeur
+se montre sans fard et sans maquillage, rouge de
+vrai sang, brûlant de chaleur vivante. J'ai laissé
+emporter ma vie extérieure au courant de moeurs
+et de coutumes que je n'avais pas créées, et j'ai
+gardé la possession pleine et entière de la meilleure
+partie de moi-même pour l'être futur qui saurait
+la découvrir. Est-ce que je ne vous ai pas conservé
+la bonne part? Est-ce que je ne vous ai pas livré le
+miel de la ruche, le suc de la fleur, la sève intime
+de l'arbre? Que vous importent la brèche apparente,
+l'enveloppe des tiges, la grossière écorce? Vous,
+poète, vibrant et palpitant à l'appel des voix mystérieuses,
+qui trouvez un sens au murmure du vent
+et au bruit des fontaines, pour qui la nature est un
+livre ouvert, qui lisez même au fond de nos âmes,
+à travers le cristal transparent des yeux, vous rechercheriez
+les vains oripeaux et les chiffons de soie
+qui éblouissent la multitude? Si vous saviez tout ce
+que j'ai creusé depuis un mois de pensées et de
+sentiments, depuis un mois où la plus haute portion
+de moi-même pleure dans le silence et dans la
+nuit! Vous êtes venu, Jacques, à cette fête éblouissante
+où il y avait dans l'église pour un million de
+pierreries, où toutes les splendeurs de l'autel s'étalaient
+en mon honneur, où les prêtres trompés par
+ma robe blanche ont prodigué des louanges à ma
+piété et à ma pureté... Eh bien! ce jour-là fut un
+jour mortuaire, c'était le <i>Dies iræ</i> que j'entendais
+mugir dans les grandes orgues, dès l'instant de mon
+mariage, ô Jacques! j'étais veuve.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes éminemment habile, madame la
+duchesse, à changer de place toutes les culpabilités.</p>
+
+<p>Je ne sais si cela tient à ma pauvre origine, à mon
+existence en tout temps, humble, laborieuse, pénible,
+mais je ne saurais admettre le dédoublement
+de notre personne. Si j'aime, je veux pouvoir le
+dire à toute la terre. La vie est trop courte pour
+pouvoir en consacrer la moitié à des poses et à des
+parades. Au reste, je ne saurais m'attarder à discuter
+une subtilité. Vous avez trouvé mon amour
+trop inférieur et trop vulgaire pour l'avouer à la
+face du monde. Au lieu de voir un coeur tout embrasé
+de tendresse, vous avez pensé au sixième
+étage, au travail acharné qui gagne le pain, aux
+habits râpés, à la nourriture sèche et frugale. Vous
+n'avez pas seulement réfléchi à une chose, c'est
+qu'un pauvre habillé en duc pourrait avoir bonne
+mine, et qu'un duc habillé en pauvre pourrait
+sembler misérable et chétif. Vous vous êtes préoccupée
+de l'opinion de ces pantins et de ces automates
+dont vous me parliez tout à l'heure. Ils ont
+réglé vos choix et vos décisions, et, sur un signe de
+leur main, vous avez renié la plus belle partie de
+votre âme, pour employer votre langage. J'ai la
+conscience de n'avoir rien fait pour mériter cet
+outrage. Si j'ai quelque mémoire, je ne suis
+point allé chez vous de moi-même, vous m'avez
+attiré, choyé, caressé, vous m'avez laissé croire
+que j'occupais une place dans vos pensées. Or,
+mes principes d'honneur me la désignaient impérieusement,
+je vous ai fait connaître mes voeux
+et mes désirs, vous savez la réponse que vous
+m'avez faite. Elle est telle que tout l'amour que
+vous pourriez me prodiguer, tout le dévouement
+que vous déploieriez en ma faveur, tout le repentir
+même que vous essayeriez de me témoigner, n'effaceraient
+point dans mon souvenir l'écho méprisant
+de votre voix. Vous me parliez tout à l'heure de
+souffrances et de tortures. Voyez si les vôtres sont
+comparables aux miennes. Vous veniez de me dire:
+Je vous aime, et de me transporter des profondeurs
+de mon enfer aux plus hautes gloires de votre
+Paradis. Et au moment où j'étendais la main vers
+la couronne que vous m'aviez préparée, vous me
+précipitiez au fond des abîmes, impitoyablement,
+d'un coup de pied. Je puis pardonner la douleur
+infligée, je n'oublierai jamais l'affront...</p>
+
+<p>&mdash;Je suis bien malheureuse. Je vous demande
+pardon...</p>
+
+<p>&mdash;Je viens de vous répondre, madame, la trace
+de l'injure est ineffaçable. Auriez-vous tenté de la
+faire disparaître même avant de vous appeler la
+duchesse de Largeay que vous n'y seriez point parvenue.
+Votre fierté vous a poussée à l'insulte gratuite
+et inique, souffrez que la mienne m'enchaîne
+au juste ressentiment.</p>
+
+<p>Nous aurions pu être heureux, madame, je le
+voulais passionnément, c'est vous qui avez refusé.
+Que pouvais-je faire? Que puis-je faire encore? Une
+seule chose: Oublier l'ivresse que vous m'avez un
+jour versée, me rappeler que je suis un homme,
+étouffer mon coeur et agiter mes bras.</p>
+
+<p>&mdash;Cela ne peut être votre dernier mot, Jacques,
+je vous le dis encore: j'ai péché contre vous, je
+m'en humilie en votre présence. Voyez, je vous
+parle comme une pécheresse parlerait à Dieu, je
+m'attache désormais à votre vie comme un ange
+gardien et consolateur. Vous pouvez me repousser
+aujourd'hui, je reviendrai demain, après-demain,
+toujours. Je vous aime assez pour commettre ce que
+vous appelez un crime. Et vous me verrez à l'oeuvre
+à toute heure, à tout instant. Je bénis Dieu de vous
+avoir fait pauvre et dénué...</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, madame, je ne me suis jamais plaint
+à personne de ma pauvreté.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous dis que je bénis Dieu, parce qu'ainsi je
+pourrai, autrement que par des paroles...</p>
+
+<p>&mdash;Assez, madame, assez. Vous aggravez les anciens
+opprobres...</p>
+
+<p>&mdash;Je vous aimerai tellement que je vous forcerai
+à m'aimer.</p>
+
+<p>&mdash;Ne me contraignez point à concevoir pour vous
+un autre sentiment dont le nom arrive sur mes lèvres...</p>
+
+<p>Blanche pâlit horriblement, quant à Mérigue un
+tremblement involontaire agitait tous ses membres.
+L'amour et la fierté se livraient en lui un suprême
+combat.</p>
+
+<p>&mdash;Adieu, dit la duchesse après un moment de
+silence, je vous pardonne à mon tour l'humiliation
+que vous m'infligez.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>VIII</h3>
+
+<h3>DIVERSION</h3>
+
+
+<p>Après son entretien avec la duchesse, Jacques
+était retombé dans toutes ses perplexités et dans
+toutes les amertumes de son âme. Le contentement
+qu'il ressentait de sa victoire s'effaçait rapidement
+sous l'impression croissante de ses regrets et de sa
+douleur. Dans la crainte où il se vit de succomber
+aux appels enchanteurs de la sirène qui avait juré
+de l'ensorceler, le poète prit immédiatement la
+résolution de se jeter sans plus tarder dans les tracas
+sans nombre et les travaux multiples résultant
+d'une candidature à la Chambre des députés. Il fit
+insérer le soir même une note dans les journaux et
+se rendit chez le président du comité royaliste. Cette
+assemblée venait d'être réorganisée sur des bases
+entièrement nouvelles. Les braves gens un peu
+vieux et un peu mous avaient été remplacés par des
+personnages plus jeunes, plus actifs et possédant
+une certaine habitude des choses politiques et parlementaires.
+Jacques espérait trouver auprès d'eux
+un accueil plus chaleureux et surtout plus effectif
+qu'auprès des vénérables bornes-fontaines qui lui
+avaient récemment donné leur appui moral assaisonné
+d'un petit blâme. Le président actuel du
+comité était un homme d'une soixantaine d'années
+qui avait rempli sous l'Empire d'importantes fonctions
+diplomatiques.</p>
+
+<p>Fort bien de sa personne, possédant un visage
+très officiel, où ceux qui ne le connaissaient point
+s'imaginaient découvrir la plus auguste gravité, le
+baron d'Édelweis passait auprès de ses intimes
+pour un simple homme de plaisir. Il parlait avec
+aisance et volubilité, possédait une dose suffisante
+de bagou administratif et était surtout fort bien
+doué pour pratiquer de petites intrigues de couloir,
+sous un gouvernement parlementaire, paisible et
+bien établi. Derrière son attitude d'apparat, on sentait
+un viveur élégant et enjoué, aimable et galant,
+quand il en était besoin, impertinent par occasions.
+Sa physionomie, même dans les cas les plus solennels,
+reflétait toujours quelque arrière-pensée se
+rapportant à ses bonnes fortunes, dont la dernière
+assurément serait un petit fauteuil à l'Académie,
+parmi le groupe douceâtre des bénins et des inoffensifs.
+Un tel homme était peu fait pour accueillir
+le sincère et impétueux Mérigue, recommandé par
+sa valeur seule, sans la plus petite rente à la clef.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le président, je viens vous faire connaître
+mon intention de poser ma candidature dans
+notre arrondissement.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, monsieur, vous ne pouvez avoir la
+moindre intention sans avoir d'abord soumis vos
+vues au <i>critérium</i> du comité, répondit le baron
+avec un mouvement de tête légèrement dédaigneux.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis venu dans ce but, monsieur le président.</p>
+
+<p>&mdash;Que désirez-vous, Monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Votre appui, monsieur le président.</p>
+
+<p>&mdash;Notre appui ne s'accorde pas ainsi à la légère.
+A quel titre venez-vous?... Je ne vous connais pas.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'êtes pas sans avoir ouï parler de ma
+dernière candidature au Conseil municipal, qui a
+été appuyée par le comité alors en fonctions.</p>
+
+<p>&mdash;Le comité d'aujourd'hui, monsieur, ne saurait,
+en aucune façon, être solidaire du comité d'hier.</p>
+
+<p>&mdash;Aussi viens-je causer quelques instants avec
+vous pour faire connaissance et nous entendre.</p>
+
+<p>&mdash;Le comité, Monsieur, n'a pas à s'entendre avec
+les candidats. Il délibère sous sa responsabilité à
+huis-clos et donne des ordres qui doivent être obéis
+sans contestation.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas l'intention de m'insurger ni de
+violer le secret de vos délibérations, je viens simplement
+me présenter à vous.</p>
+
+<p>&mdash;Et qui vous dit, monsieur, que le comité n'a
+pas déjà fait son choix?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous serais reconnaissant de me l'apprendre.</p>
+
+<p>&mdash;Comment l'entendez-vous? Est-ce une mise en
+demeure, monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Non, monsieur, une question pure et simple.
+Si je dois être le candidat du comité, j'ai intérêt à le
+savoir promptement.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, monsieur, nous sommes obligés de
+prendre votre heure?</p>
+
+<p>&mdash;Nullement, mais je ne suis pas tenu moi-même
+à attendre la vôtre; pour mener une campagne
+sérieuse, je dois connaître d'ores et déjà sur
+quelles ressources je puis compter.</p>
+
+<p>A ces derniers mots de Mérigue, d'Édelweis eut
+un plissement de lèvres empreint d'un dédain suprême.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous entends, monsieur, vous venez demander
+des subsides?</p>
+
+<p>&mdash;Certainement, je suis sans fortune.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous songez à briguer une candidature?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai déjà conduit une campagne électorale et
+non sans un certain éclat.</p>
+
+<p>&mdash;J'aime à vous entendre, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Vous devez bien le savoir, monsieur le président.</p>
+
+<p>&mdash;Voici que vous me questionnez, maintenant.</p>
+
+<p>&mdash;Rassurez-vous, je ne suis pas plus Hernani que
+vous n'êtes l'empereur Charles-Quint.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez un charmant esprit, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Non, j'ai simplement le désir de mettre mon
+activité et mon énergie au service de mes convictions.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'êtes pas le seul, monsieur, et je dois
+vous dire sans plus tarder qu'à égalité de capacité
+et de dévouement, le comité ira au candidat
+pourvu d'une situation de fortune qui lui permette
+de solder tous les frais de son élection.</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, monsieur, mais s'il n'y a pas égalité
+de talent et d'énergie?</p>
+
+<p>&mdash;C'est presque de l'outrecuidance, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Un instant, monsieur, le mot me paraît un
+peu gros.</p>
+
+<p>&mdash;De la susceptibilité, maintenant. Elle est malséante,
+monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous prie, monsieur le président, de modifier
+cette expression qui me paraît inacceptable.</p>
+
+<p>&mdash;Dois-je être à vos ordres, monsieur?... enfin,
+soit. Mettons présomption, si vous le daignez vouloir.</p>
+
+<p>&mdash;Je daigne, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien heureux, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Concluons, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Bon, me voilà sur la sellette. Vous plairait-il
+de formuler vos désirs?</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous lu mes conférences publiques?</p>
+
+<p>&mdash;Si je devais passer mon temps à parcourir la
+jeune prose de tous nos Éliacins!</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, j'étais présomptueux... Le comité
+me donnera-t-il audience?</p>
+
+<p>&mdash;Le comité, monsieur, n'a pas de temps à perdre.</p>
+
+<p>&mdash;Je désirerais entretenir quelques-uns de vos
+collègues, monsieur, pour ne pas être jugé sans
+avoir plaidé ma cause.</p>
+
+<p>&mdash;Inutile, monsieur, le comité, c'est moi.</p>
+
+<p>Jacques prit congé sur cette parole en disant à
+part lui: «Va donc, eh Louis XIV!»</p>
+
+<p>Puis sa résolution fut immédiatement prise. Il
+n'attendrait pas la signification des volontés toutes
+puissantes de l'olympien baron et se mettrait à
+l'oeuvre dès le lendemain. Les premiers frais seraient
+couverts par les cinq cents francs d'économies qu'il
+avait faites sur ses émoluments de la rue de Monceau.
+Le coeur lui saigna bien quelque peu, en sacrifiant
+ce petit trésor prédestiné dans sa pensée à
+venir en aide à ses chers parents. Il en écrivit à son
+père, qui répondit courrier par courrier:</p>
+
+<blockquote><p>
+«Mon cher Fils,</p>
+
+<p>«D'abord le devoir et l'honneur. La restauration
+de nos vieilles murailles viendra ensuite. Va de
+l'avant sans hésiter; tu es la joie et l'honneur de
+ma vieillesse.»</p>
+
+<p>«<span class="sc">Joseph, comte de Mérigue.</span>»
+</p></blockquote>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>IX</h3>
+
+<h3>UN MELON</h3>
+
+
+<p>Blanche savourait pendant ses longues solitudes
+l'amertume de son dernier échec. Elle n'avait pas
+d'autres pensées que de chercher de nouveaux
+moyens, de combiner de nouvelles attaques; sa fantaisie
+d'enfant gâtée et de jeune femme capricieuse
+allait prendre, en se voyant ainsi repoussée, les
+proportions d'une passion tragique. Quelques jeunes
+gens, voyant une aussi jolie personne presque entièrement
+délaissée par son mari, commençaient à
+papillonner autour d'elle, et parmi le groupe des
+soupirants se faisait remarquer entre tous un de ses
+cousins éloignés, élève à l'École-Militaire et qui se
+prévalait de sa vague parenté avec Blanche pour lui
+faire deux doigts de cour. Une cour gauche, naïve,
+timide, avec des intermèdes d'audace tenant du
+manque d'usage, et que la duchesse considérait avec
+une sensible indifférence.</p>
+
+<p>Robert de Vaucotte était un assidu des dimanches.
+Tout son jour de sortie se passait aux soins divers
+de son petit béguin juvénile. Débarqué à dix heures
+et demie par le train spécial de la gare Montparnasse,
+il sautait immédiatement dans un «ver rongeur»,
+nom symbolique des fiacres&mdash;et se faisait
+conduire en premier lieu chez une fleuriste en
+renom des boulevards. Il payait un louis une botte
+de roses thé et s'empressait de venir en faire hommage
+à la duchesse Blanche, qui le remerciait d'un
+air distrait, ne l'embrassait jamais et l'invitait régulièrement
+à déjeuner. Robert déclinait avec non
+moins de persévérance l'offre de sa cousine, pour
+ne pas se trouver en face du duc, qu'il regardait
+comme son rival avec le plus grand sérieux du
+monde. Il revenait à l'hôtel de Largeay vers quatre
+heures avec un sac de marrons ou de fondants.
+Blanche croquait les friandises, offrait à son cousin
+une tasse de thé et ne l'invitait jamais à dîner, ce
+qui plongeait le favori de Mars dans la plus noire
+des mélancolies, car il savait que la duchesse dînait
+presque toujours seule, et il voulait profiter, pour
+faire la déclaration de sa flamme belliqueuse, d'un
+de ces moments de laisser-aller et d'abandon qui se
+produisent après un repas plantureux, entre le café
+et le cigare. Un jour, il se lassa d'attendre l'occasion
+souhaitée qui ne se présentait jamais; il dit brusquement
+à Blanche, en interrompant l'absorption
+d'une tasse de thé:</p>
+
+<p>&mdash;Savez-vous, ma chère petite cousine, que vous
+êtes une femme très «bahutée».</p>
+
+<p>&mdash;Hein, bahutée? Connais pas.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, enfin, très ruffe, vous me comprenez bien.
+On dit très v'lan dans le civil!</p>
+
+<p>&mdash;Bien obligée du compliment.</p>
+
+<p>&mdash;J'avais hier les plus vives craintes au sujet
+de ma sortie d'aujourd'hui; il y avait eu «grand
+vent».</p>
+
+<p>&mdash;Que veut dire cela, en langage civil?</p>
+
+<p>&mdash;Fureur du cadre contre les recrues.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mon pauvre melon... je ne connais que ce
+mot-là de votre dictionnaire.</p>
+
+<p>&mdash;Et j'avais bien peur de ne pouvoir vous
+apporter ce soir mon petit sac de «cornard».</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je n'y suis plus du tout.</p>
+
+<p>&mdash;Le «poireau» voulait me bloquer.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes hébraïsant, Robert.</p>
+
+<p>&mdash;Pour avoir piqué un «laïus» aux «copains»
+pendant «l'amphi» du «Pendu».</p>
+
+<p>&mdash;Nous arrivons au sanscrit, mon cousin.</p>
+
+<p>&mdash;J'avais heureusement piqué le «maxi» au
+«pète-sec».</p>
+
+<p>&mdash;Pour le coup, votre langage devient cunéiforme.</p>
+
+<p>&mdash;C'est la seule matière où je sois «fana».</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous me faire l'amitié de me traduire
+ces hiéroglyphes parlés?</p>
+
+<p>&mdash;En langage pékin... parfaitement. Je devais
+être en retenue pour avoir chahuté au cours de
+physique. Mes bonnes notes d'escrime et de gymnastique
+m'ont sauvé. Voilà ce que c'est que d'avoir
+«un poireau fana de pète-sec».</p>
+
+<p>Oh! pardon! le poireau... c'est le clou... le calot...
+le patron... le général...</p>
+
+<p>&mdash;Merci, Robert.</p>
+
+<p>&mdash;J'aurais été d'autant plus désespéré de ce malheur
+que je voulais aujourd'hui vous dire combien
+je vous trouve gentille, combien je vous aime, je ne
+pense qu'à vous depuis que j'ai pris le crampton...
+Excusez, le train.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous suis infiniment reconnaissante, mon
+cousin, et je ne puis que vous répéter moi-même:
+Vous êtes très gentil et je vous aime beaucoup.</p>
+
+<p>&mdash;Vous dites cela d'un air?...</p>
+
+<p>&mdash;Tout à fait sincère, mon petit.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne dis pas, ma cousine, mais ça ne paraît
+pas bien profond, bien enraciné.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! vous doutez de mon amitié? C'est
+bien mal à vous, monsieur le militaire... je serais
+vraiment d'une ingratitude dans les couleurs les plus
+foncées, si l'aimable parent qui m'apporte des fleurs
+si embaumées et des marrons si glacés...</p>
+
+<p>&mdash;Pardonnez, cousine... ce n'est pas votre amitié
+que je convoite... pas plus que votre estime.</p>
+
+<p>&mdash;Comment l'entendez-vous, parlez-vous toujours
+votre petit charabias?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! non, ma cousine. Je parle pékin, bien pékin.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, qu'est-ce qu'il vous faut, mon petit
+panache bicolore?</p>
+
+<p>&mdash;Blanche... il me faut... votre amour.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes fou, Robert!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, tout à fait fou... de vous!</p>
+
+<p>&mdash;Si le duc vous entendait, mon pauvre gamin.</p>
+
+<p>&mdash;Le duc... le duc. Je lui donnerais bien un bon
+coup d'épée.</p>
+
+<p>&mdash;Vous tueriez mon mari. Mais vous êtes un
+ange, mon petit... ou plutôt un aimable garçon bien
+drôle, et bien risible. Tenez, je m'en donne à coeur
+joie, ne vous en formalisez pas.</p>
+
+<p>Et Blanche, en prononçant ces derniers mots,
+partit d'un grand éclat de rire qui se prolongea pendant
+plusieurs minutes, et qui apporta une sorte
+de soulagement physique à l'oppression de son
+âme.</p>
+
+<p>Robert de Vaucotte n'était pas content du tout
+de son premier assaut.</p>
+
+<p>Il se voyait repoussé avec pertes et même quelque
+peu berné.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous promets de sortir dans «la basane»...
+la cavalerie... hasarda-t-il en guise d'argument suprême.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ferez bien, repartit Blanche d'un ton
+positif, cela vous facilitera un beau mariage!...</p>
+
+<p>&mdash;Me marier, moi!... avec votre image dans le
+coeur. Plutôt aller me faire casser la tête au Tonkin.
+C'est par là que je finirai, si vous continuez à
+me repousser... à moins que sans courir chercher
+aussi loin le remède suprême à mon chagrin... je ne
+me fasse ici même sauter la cervelle à vos pieds!</p>
+
+<p>&mdash;Impossible, faute d'objet, répliqua Blanche,
+toujours gouailleuse.</p>
+
+<p>Ce scepticisme à l'endroit de ses résolutions
+tragiques fit sur Robert l'effet d'une douche d'eau
+froide. Il se retira en maugréant, honteux comme
+un dragon battu par une cantinière.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>X</h3>
+
+<h3>LA QUÊTE</h3>
+
+
+<p>Jacques de Mérigue prit la résolution de poser sa
+candidature d'une manière éclatante. Le nouveau
+comité qui se résumait et s'absorbait dans la personne
+du baron d'Édelweis lui était nettement hostile
+et préparait en catimini ce que l'on appelait «une
+grande candidature.» Il était dès lors convenu dans
+les cercles et les salons politiques de la droite monarchique,
+que l'on se compterait sur le nom d'un
+homme considérable par son nom, ses antécédents
+et sa position de fortune. On ne se préoccupait en
+aucune façon d'avoir un candidat actif et énergique.
+Le baron Grémoli déclina les offres qui lui furent
+faites. Il lui répugnait de lutter encore avec Mérigue
+pour lequel il ressentait une réelle sympathie. En
+outre, n'allant déjà point au Conseil municipal, il
+avait quelque vergogne de s'exposer à brûler également
+les séances de la Chambre. Il fut décidé que le
+grand candidat serait choisi à l'issue du solennel
+banquet royaliste fixé aux premiers jours de juillet.
+Toutes les notabilités de l'arrondissement y furent
+convoquées, et plus de deux cent cinquante personnes
+se trouvèrent entassées au jour dit, dans un
+entresol de la rue de Lille, où le célèbre restaurateur
+Paget leur servit un de ces délicats et somptueux
+festins dont il a seul le secret. Un grand nombre de
+discours furent prononcés: d'Édelweis parla le premier
+et insista sur la nécessité de la discipline dans
+les questions électorales. L'ancien président du comité,
+le Vidame du Merlerault exprima le désir de
+voir tous les suffrages des royalistes se porter sur
+un nom universellement connu et honoré; M. Rau,
+trésorier, parla de l'exiguïté des ressources de la
+caisse, et annonça une souscription. Le chevalier de
+Sainte-Gauburge célébra les vertus du roi, et le
+vicomte d'Escal exalta la piété de la reine. Jacques
+de Mérigue se leva le dernier, et démontra que le souverain
+ramènerait en France la paix, la prospérité,
+la liberté et l'honneur.</p>
+
+<p>«Le roi, s'écria-t-il d'une voix retentissante, le
+roi c'est la paix. Ouvrons l'histoire contemporaine:
+la République fut tantôt la guerre extérieure
+à perpétuité, tantôt la discorde civile sans
+trêve ni merci. Quand aux Bourbons, ils ont toujours
+été avares du sang français. Ils n'ont jamais
+cherché dans les aventures, une gloire de lanterne
+magique. Henri IV fit le premier le noble rêve de
+la paix universelle. Le plus fier de tous, Louis XIV,
+offrait en 1710 aux ennemis toutes ses richesses
+privées pour obtenir la paix à la France. Louis XV,
+après Fontenoy et Raucoux, sacrifiait à la paix l'orgueil
+de ses conquêtes. Louis XVIII, en 1815, refusait
+de s'allier avec l'Autriche pour poursuivre la
+lutte contre la Prusse et la Russie. Ils avaient sondé,
+ces monarques, l'océan des larmes maternelles.
+Chaque douleur d'un Français était une douleur de
+la royauté, aussi entendrons-nous le peuple redire
+le vieux cantique <i>Domine salvum fac regem</i>, Dieu
+sauvez le roi, qui, pareil à la colombe de l'arche,
+rentre en portant un rameau d'olivier. Le roi, c'est
+la prospérité, les ministres s'appellent Sully, Colbert,
+Turgot, Villèle; M. de Metternich, disait un
+jour «Il est heureux que la France fasse des révolutions.»
+Si elle avait gardé ses rois, elle serait assez
+riche pour acheter l'Europe. Le roi, c'est la liberté.
+Louis VI émancipa les communes; Saint Louis disait
+à son fils: «Vous maintiendrez les franchises et les
+libertés du peuple!» Philippe le Bel défend aux
+baillis d'envoyer les pauvres à l'armée; Louis XI ne
+veut pas qu'on élise pour maires les officiers de la
+couronne. Louis XII reçoit le titre de Père du peuple.
+Henri IV dit: «Je ne veux me bâtir une citadelle que
+dans le coeur de mes sujets.» Le roi, c'est l'honneur.
+Voyez donc les noms que la France a donné à ses monarques.
+Le Fort, le Hardi, le Bon, le Sage, le Lion,
+le Victorieux, le Juste, le Grand. Quelles oraisons funèbres
+faites, en un mot, par le peuple tout entier!</p>
+
+<p>«Entendez-les retentir comme une haute fanfare à
+travers les échos des générations et des siècles.
+Mesurez la taille des ombres qui, à ces noms prononcés,
+soulèvent la pierre de leurs tombeaux. Et
+que notre dernière parole soit un cri d'espérance.
+Certes fussions-nous voués aux irréparables désastres,
+nous lutterions jusqu'à l'agonie, car notre
+sang est de celui qui a rougi la terre avec sa pourpre
+orgueilleuse aux cris héroïques de «Dieu le veut.
+Montjoie et Saint-Denis!»</p>
+
+<p>«Mais la vague lueur qui nous environne n'est
+point un crépuscule mourant. C'est une aurore qui
+se lève: Royalistes, vous reverrez sourire la fortune.
+Cette noble maîtresse de nos aïeux se rappellera ses
+amours antiques, et son aile qui ombragea la tête des
+pères reviendra caresser le front des enfants.»</p>
+
+<p>De hautes acclamations s'élevèrent. Les applaudissements
+durèrent trois minutes et le président lui-même
+se surprit à ébaucher des gestes d'approbation.
+Tous les membres du comité, d'Édelweis en
+tête, vinrent féliciter l'orateur. Une demi-heure
+après, tous s'accordaient avec la même unanimité à
+proclamer comme «grand candidat» M. Belin,
+jeune chimiste d'avenir. Jacques de Mérigue n'avait
+été défendu que par le duc de Largeay.</p>
+
+<p>Le lendemain au déjeuner, l'époux de Blanche
+rendit compte à la jeune femme de l'insuccès de ses
+efforts. La duchesse haussa les épaules, et parut
+s'enfoncer en une méditation profonde. Quand son
+mari fut parti pour Zoé, elle prit un portefeuille
+enfermé dans un coffret de santal, revêtit la toilette
+la plus simple et la plus sombre, et se dirigea vers
+la rue des Saints-Pères. Elle ne parla point au concierge
+de Jacques. Il n'y avait qu'un escalier dans
+la maison, et les 120 marches du poète étaient légendaires.
+Blanche les monta résolument, et donna
+à la porte où s'étalait la carte du jeune homme, un
+violent coup de sonnette. Jacques n'avait jamais
+pensé que son ancienne idole eût l'audace d'en
+venir là. Il ne la reconnut point tout d'abord, grâce
+à l'obscurité complète de sa petite antichambre.</p>
+
+<p>La duchesse salua légèrement, et s'avança sans
+relever sa voilette jusque dans la chambre de Mérigue.</p>
+
+<p>&mdash;C'est encore moi, Jacques, dit-elle, en montrant
+son visage étincelant de hardiesse et de désir. J'ose
+espérer que vous ne me jetterez point par la fenêtre.
+On vous ferait une contravention... eh bien... vous
+ne dites rien. Gageons que vous ne m'attendiez pas.</p>
+
+<p>Jacques, répondit d'une voix sourde et tremblante:</p>
+
+<p>&mdash;Il est certain, madame, que vous me surprenez...
+il est non moins sûr que, s'il plaisait à M. le
+duc de Largeay de me rendre visite à cette heure,
+il serait plus surpris encore que moi-même... et
+presque aussi désagréablement.</p>
+
+<p>Jacques prononça ces dernières paroles d'un ton
+étranglé, convulsif, qui démentait leur signification
+brutale.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, c'est entendu! vous voulez toujours
+faire le méchant; mais vous n'arriverez nullement à
+décourager ceux qui vous veulent du bien. Vous
+faites le méchant, dis-je, mais vous ne l'êtes pas, et
+tous les efforts auxquels vous vous livrez pour paraître
+tel, n'ont qu'un effet: ils font ressortir la
+bonté de votre coeur et la tendresse de votre âme, et
+aussi, je dois bien l'ajouter, votre inénarrable orgueil.</p>
+
+<p>&mdash;Puis-je vous demander, madame, où vous désirez
+en venir! Votre présence ici est plus qu'inconvenante,
+elle pourrait donner lieu à des soupçons
+graves que je n'ai jamais justifiés.</p>
+
+<p>&mdash;Vous tenez essentiellement à fournir une édition
+nouvelle des amours de Joseph et de Mme Putiphar?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai point l'esprit à la plaisanterie, madame.
+Il est peu délicat de vous jouer d'un malheureux.
+Que voulez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Ce que je veux, Jacques!... Je veux le prendre
+dans mes bras, ce malheureux dont vous parlez, je
+veux effacer jusqu'à la dernière trace de ses peines
+et de ses chagrins, je veux lui faire oublier tous les
+jours sombres de sa jeunesse, et le rendre le plus
+fortuné, le plus glorieux des hommes.</p>
+
+<p>&mdash;De grâce, madame, ne raillez pas. Ne vous
+donnez pas la volupté de vanter à un aveugle les
+charmes du jour, à un mourant les délices de la vie.
+Je n'ai présentement qu'un désir: arracher de mon
+âme jusqu'au souvenir de votre nom.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me dites des choses pareilles, Jacques, et
+vous m'accusez d'être cruelle. C'est vous qui l'êtes
+pour moi et pour vous-même.</p>
+
+<p>&mdash;Non, madame, je suis juste.</p>
+
+<p>&mdash;Dites: souverainement inique... ingrat à un
+degré révoltant. Tenez encore, un mot bien en situation!
+avec tout votre esprit, et tout votre talent, vous
+êtes ridicule... non... Jacques... pardonnez-moi cette
+parole, c'est mon exaspération qui l'a prononcée.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous renouvelle ma première question. Où
+voulez-vous en venir?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous êtes par trop... simple.</p>
+
+<p>&mdash;Vous pouvez faire défiler toutes les aménités
+de votre vocabulaire.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis venue... m'emparer de vous, et vous
+aimer.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis pas l'arbitre de vos sentiments. Pour
+ce qui me concerne, je vous jure que vous ne vous
+rendrez point maîtresse de moi, et que je ne vous
+aimerai... jamais!...</p>
+
+<p>&mdash;Vous mentez, Jacques.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai jamais menti.</p>
+
+<p>&mdash;Ne jouez donc pas sur les mots. Le coeur qui
+bat dans votre poitrine et qu'il me semble voir heurtant
+à coups précipités la prison qui l'enserre pour
+se révéler au grand jour, votre coeur dément tout
+bas l'impitoyable rigueur de vos paroles. Quel dommage
+qu'il soit muet. Mais patience, si vous le comprimez
+trop, ses sentiments intimes jailliront malgré
+vous, en frémissements, en soupirs, en cris peut-être,
+qui seront la condamnation de votre orgueil et
+le triomphe de mon amour.</p>
+
+<p>&mdash;Jamais.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! j'ai le temps, monsieur de Mérigue, nous
+verrons bien qui se lassera le premier.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce à dire, madame?</p>
+
+<p>&mdash;C'est-à-dire que je suis ici, et que je n'en sortirai
+que poussée par les épaules... ah! vous pouvez
+compléter la gracieuseté de votre réception. Frappez-moi,
+jetez-moi à terre, ce sera digne de vous...
+ou bien encore, tenez... allez chercher mon mari!</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'insultez, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Dites-lui que je veux le tromper et priez-le de
+venir me couper la gorge.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne réponds pas un accès de démence, je
+vous prie le plus respectueusement possible de vouloir
+bien abandonner vos projets, et me laisser à ma
+solitude.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me mettez à la porte, monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;En aucune façon, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, je reste.</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas, il me sera peut-être permis de m'en
+aller.</p>
+
+<p>&mdash;Jamais de la vie, c'est une grossièreté... vous
+injuriez une femme sans défense.. oh! ne m'irritez
+pas davantage, car je ne sais pas ce que je vous dirais.</p>
+
+<p>&mdash;Ni moi non plus, madame, car vous m'avez
+tout dit.</p>
+
+<p>&mdash;Quand cela, s'il vous plaît?</p>
+
+<p>&mdash;Quand à la demande de votre main, que je vous
+fis au printemps dernier, vous répondîtes: «Je
+vais sonner mes gens pour vous faire reconduire.»</p>
+
+<p>&mdash;Laissez donc cela, Jacques, c'était une colère
+d'enfant. Vous auriez dû en rire et ne pas vous emparer
+d'un mot échappé à une jeune fille interloquée,
+pour torturer sans pitié une femme qui vient se
+livrer à vous.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'aviez nullement l'apparence d'une jeune
+fille vexée, madame, mais bien l'attitude d'une
+femme outragée. Si l'amour honnête et loyal que je
+vous offrais alors était une insulte, comment pourriez-vous
+donc qualifier celui que vous réclamez
+aujourd'hui, si je commettais l'indignité de tomber
+dans vos bras?</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, Jacques, reprit la duchesse après une
+pause de quelques instants, causons un peu, sans
+nous fâcher, et sans employer de grands mots. Vous
+savez ce qui se passe à propos de votre candidature?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Le Comité la repousse et vous préfère M. Belin.</p>
+
+<p>&mdash;Je sais tout cela, madame. M. Belin est un
+homme de grand mérite.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'avez eu pour vous que la voix du duc de
+Largeay.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous prie, madame, de vouloir bien lui
+transmettre l'expression de ma plus vive gratitude.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas la peine... il a agi d'après mes
+ordres. Vous voilà renseigné.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, madame, c'est vous que je remercie.</p>
+
+<p>&mdash;Mais cela n'est rien, c'est une manifestation
+platonique.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'apprécie néanmoins.</p>
+
+<p>&mdash;Alors vous persistez dans vos projets?</p>
+
+<p>&mdash;Certes.</p>
+
+<p>&mdash;Où trouverez-vous les cinq ou six mille francs
+qui vous sont nécessaires?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai que des ressources restreintes. Je ferai
+peu de publicité. Je suppléerai à ce qui manquera
+de ce côté-là par mon activité personnelle.</p>
+
+<p>&mdash;C'est chimérique, vous échouerez. Que voulez-vous
+faire sans Comité et sans argent?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai le peuple avec moi.</p>
+
+<p>&mdash;C'est insuffisant. Il vous faut un groupe d'amis
+haut placés et des fonds. Je suis en train de songer
+au groupe en question. Je sais que le due de Belverana
+consentira à le présider. Quant aux trois cents
+louis qui vous sont indispensables... eh bien, Jacques,
+les voilà!</p>
+
+<p>Et la duchesse Blanche ouvrit brusquement le
+portefeuille dont elle s'était munie, et l'étala grand
+ouvert sur la table du poète.</p>
+
+<p>Mérigue, foudroyé, recula jusqu'à la fenêtre. Puis,
+à la pensée de cette femme qui venait acheter son
+amour et lui en lancer d'avance le prix à la face en
+billets de banque, il sentit bouillonner en son âme
+la plus épouvantable des colères.</p>
+
+<p>Saisissant le portefeuille de la main droite et la
+duchesse de la main gauche, il jeta au front de Blanche
+la liasse de banknotes qui tarifait son déshonneur.
+Puis, confus de cet acte de violence, il tomba sur
+une chaise et prit sa tête dans ses mains. La duchesse,
+d'abord terrifiée, n'eut pas un geste, pas
+un cri. Elle demeura un instant immobile, puis
+un sourire affreux vint illuminer sa figure pâle.
+Elle reprit ses trente deniers et sortit lentement.</p>
+
+<p>Arrivée au seuil de la chambre, Blanche dit
+d'une voix saccadée: «A revoir, monsieur», et referma
+sur elle la première porte. Puis, avisant une
+vieille jaquette suspendue à un porte-manteau,
+elle glissa dans une des poches un billet de mille
+francs:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! orgueilleux exécrable, murmurait-elle en
+descendant le long escalier, tu m'as deux fois vaincue,
+tu me soufflettes aujourd'hui. A moi la dernière
+manche!</p>
+
+<br><br><br>
+
+
+<h3>XI</h3>
+
+<h3>LES ANGOISSES DE M. GILET</h3>
+
+
+<p>La duchesse de Largeay, en quittant la rue des
+Saints-Pères, se rendit droit au bureau du commissaire
+de police. Elle demanda à parler à M. le commissaire
+en personne et, sur le vu de sa carte, on
+l'introduisit immédiatement dans la pièce la plus
+retirée du commissariat où se tenait M. Gilet. Le
+magistrat, qui à toutes ses autres qualités joignait
+une éducation parfaite, se leva respectueusement,
+salua avec déférence son illustre visiteuse et lui
+indiqua d'un geste plein d'urbanité le fauteuil de
+velours vert situé à la gauche de son bureau. Avec
+son flair habituel, M. Gilet vit dans le visage crispé
+et bouleversé de la duchesse qu'il devait s'agir d'une
+question grave.</p>
+
+<p>&mdash;Madame la duchesse, fit-il avec une inclination
+de tête, je désire vivement que ce ne soit pas une
+triste communication qui me vaille l'honneur de
+votre visite.</p>
+
+<p>&mdash;Hélas! monsieur le commissaire, nous ne dirigeons
+pas les événements, nous les subissons; ce
+que j'ai à vous confier dépasse tout ce que l'imagination
+peut concevoir. C'est à croire que je rêve et
+que je me trouve sous l'impression d'un hideux
+cauchemar.</p>
+
+<p>&mdash;Veuillez vous remettre, madame la duchesse,
+j'occupe une position où je reçois tous les jours de
+bien terribles confidences, et je vous avouerai que,
+malheureusement, rien au monde ne saurait
+m'étonner.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez, sans aucun doute, entendu parler
+de M. Jacques de Mérigue, candidat aux dernières
+élections municipales?</p>
+
+<p>&mdash;Assurément, madame la duchesse.</p>
+
+<p>&mdash;Jeune homme d'avenir, plein de talent et
+d'énergie, doué de facultés oratoires tout à fait remarquables!</p>
+
+<p>&mdash;Je sais tout cela, madame la duchesse.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! monsieur le commissaire, ce que vous
+ne savez pas, ce dont vous ne sauriez vous douter,
+ce que vous aurez peine à croire, ce qui m'anéantit
+et me confond... Oh! non! c'est impossible... infâme...
+inimaginable...</p>
+
+<p>&mdash;Achevez, madame.</p>
+
+<p>&mdash;M. de Mérigue... est... un misérable... un...</p>
+
+<p>&mdash;De grâce, madame, achevez.</p>
+
+<p>&mdash;Un... un voleur!</p>
+
+<p>M. Gilet bondit sur son siège. Il s'attendait au récit
+de quelque tentative de séduction et voilà qu'il se
+trouvait en présence du plus vil, du plus ignoble de
+tous les crimes.</p>
+
+<p>Et commis par qui? Par un jeune homme, qu'il
+jugeait à tous les points de vue d'une nature supérieure,
+qu'il estimait, qu'il aimait, qui lui avait
+sauvé la vie. Blanche aperçut bien vite sur le visage
+du commissaire les traces d'une stupéfaction douloureuse;
+après quelques secondes de silence,
+M. Gilet reprit la parole:</p>
+
+<p>&mdash;Veuillez m'exposer, madame, les circonstances
+qui ont accompagné l'acte délictueux auquel vous
+faites allusion.</p>
+
+<p>&mdash;Très volontiers. Je suis venue pour cela. Je
+faisais une quête à domicile pour les pauvres de
+M. l'abbé de la Gloire-Dieu. J'avais prévenu par
+lettre les personnes auxquelles je comptais demander
+une offrande. M. de Mérigue était du nombre. Au
+moment même où j'entrais chez lui, il a avisé mon
+portefeuille d'un coup d'oeil rapide et a beaucoup
+insisté pour m'en débarrasser. A peine l'a-t-il eu
+déposé sur sa table qu'il s'est mis à parler avec une
+grande volubilité. Au moment où il a cru mon attention
+détournée, il m'a subtilisé assez adroitement un
+billet de mille francs. Vous savez, qu'il est candidat et
+n'a pas un sou. J'ai paru ne m'être aperçue de rien
+et j'arrive tout droit chez vous, monsieur le commissaire,
+pour vous prier d'agir immédiatement et de
+saisir le corps du délit avant que le coupable ait eu
+le temps de le faire disparaître.</p>
+
+<p>M. Gilet avait appuyé son front sur sa main
+gauche et fermé un instant les yeux. Lui aussi se
+croyait en proie à un mauvais rêve.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! monsieur, poursuivit Blanche, vous
+attendiez-vous à cela? Vous que rien n'étonne, êtes-vous
+un peu surpris à cette heure?</p>
+
+<p>&mdash;Je suis affligé, madame. Je ferai mon devoir;
+veuillez me dicter votre déposition et la revêtir de
+votre signature.</p>
+
+<p>Pendant que, dévorée d'une affreuse soif de vengeance,
+la duchesse Blanche était en train de perdre
+celui qu'elle aimait pour le châtier de sa résistance
+inébranlable et de l'affront qu'il venait de lui infliger,
+le baron de Sermèze causait avec Jacques, auquel il
+apportait des renseignements électoraux. Le baron
+avait trouvé son ami sous le coup d'une émotion
+mal dissimulée, et attribuait cet état aux craintes
+que Jacques pouvait concevoir sur l'issue de la campagne
+engagée.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as absolument tort de t'inquiéter, mon
+cher, je t'apporte les meilleures nouvelles.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es bien aimable.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai fait avec plusieurs personnes fort entendues
+un pointage des plus rigoureux, et je vais te
+communiquer le résultat de cette opération. Évidemment,
+tu ne comptes pas sur la voix de M. d'Édelweis.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'y compte pas.</p>
+
+<p>&mdash;Écoute-moi bien. Il y a vingt mille électeurs
+inscrits dans l'arrondissement. Il n'y a jamais eu
+plus de quatorze mille votants. Les républicains
+réuniront six mille voix environ au grand maximum.
+Restent huit mille conservateurs de toutes nuances.
+Tu auras contre toi la majorité des grandes familles,
+leurs gens et leurs fournisseurs. Presque tout le
+peuple marchera avec toi. Or, en bonne arithmétique,
+la classe populaire est plus nombreuse que la
+classe privilégiée. En mettant les choses au pire,
+remporteras au moins de cinq cents voix sur
+M. Belin, et il se produira un ballottage. M. Belin est
+un honnête et galant homme, il ne peut faire autrement
+que de se désister en ta faveur, et te voilà en
+chemin pour l'empire des étoiles.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as peut-être raison, cher ami. J'ai bien
+besoin de quelques compensations de ce côté-là... Je
+suis bien malheureux.</p>
+
+<p>&mdash;Bah, elle est mariée maintenant. Tu n'as jamais
+voulu en faire ta maîtresse. Il faut donc absolument
+te consoler de l'envolement d'une chimère, et mettre
+toutes tes forces à conquérir la situation positive
+et brillante vers laquelle tu tends. Après ta réussite,
+toutes les belles héritières afflueront vers toi: tu
+n'auras que l'embarras du choix.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! puisses-tu dire vrai!... Comme ma pauvre
+famille serait heureuse... Pauvre vieux père! Chère
+bonne mère. Mignonnes et douces petites soeurs!</p>
+
+<p>Comme Jacques achevait ces mots, un coup de
+sonnette retentissait à sa porte. C'était le commissaire
+de police; M. Gilet, après avoir reçu la plainte
+de Blanche, s'était immédiatement dirigé sur la rue
+des Saints-Pères.</p>
+
+<p>Par égard pour l'homme qu'il allait interroger, il
+avait tenu à paraître seul et sans le cortège habituel
+de son secrétaire. Chemin faisant, il songeait à la
+pénible mission qu'il avait à remplir, mais il se
+consolait en se disant:</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas possible, la duchesse est folle, tous
+s'éclaircira.</p>
+
+<p>Il ne put s'empêcher de tendre la main à Jacques
+et pria poliment le baron de Sermèze de vouloir bien
+se retirer pendant quelques minutes. Sermèze pris
+congé de son ami en lui disant: «A ce soir, mon
+vieux, et bon courage.»</p>
+
+<hr>
+
+<p>&mdash;Monsieur de Mérigue, excusez-moi de vous déranger.
+Il y a parfois des devoirs à remplir qui vous
+feraient souhaiter de vous briser bras et jambes. Du
+reste, je suis certain d'avance que les explications
+que vous allez me fournir réduiront ma mission au
+plaisir de vous avoir vu.</p>
+
+<p>&mdash;Parlez, monsieur le commissaire.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, monsieur, je vous avouerai que la
+duchesse de Largeay me semble avoir perdu l'esprit.</p>
+
+<p>Mérigue fronça vivement le sourcil et ce mouvement
+de physionomie n'échappa point au policier
+qui poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;Cette dame vous accuse de lui avoir... excusez-moi
+un million de fois d'employer un mot pareil...
+de lui avoir... volé mille francs... ici... tout à l'heure.</p>
+
+<p>Jacques partit d'un grand éclat de rire sonore et
+convulsif.</p>
+
+<p>&mdash;Que dites-vous de cette inculpation, monsieur?
+ajouta le commissaire.</p>
+
+<p>&mdash;Je dis, répondit Mérigue, que vous avez raison,
+la duchesse est montée dans le rapide de Charenton.</p>
+
+<p>&mdash;A la bonne heure... Vous l'avez vue tantôt,
+n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Ici... dans votre domicile?</p>
+
+<p>&mdash;Rien de plus exact.</p>
+
+<p>&mdash;Elle venait pour une quête, m'a-t-elle dit.</p>
+
+<p>Jacques hésita une seconde et vit qu'il n'y avait
+pas moyen de répondre négativement.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur le commissaire, répliqua-t-il
+avec un soupir d'épuisement et d'énervement.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis obligé de faire une perquisition, continua
+M. Gilet. Je vous en demande pardon, mais
+comme cette formalité est indispensable et tournera
+du reste à la confusion de la plaignante, j'espère
+que vous daignerez ne pas m'en vouloir.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous pouvez fouiller et bouleverser; tout
+l'argent que je possède est dans ce tiroir. Il y a tout
+juste six cents francs en or, produit de mes économies
+sur mes émoluments de répétiteur.</p>
+
+<p>Le commissaire constata l'assertion de l'inculpé et
+obtint de lui l'assurance qu'il n'était point sorti depuis
+la visite de la duchesse.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien, dit le magistrat, je crois que je puis
+interrompre ma besogne, et vous demander simplement
+ce qui s'est passé entre vous et Mme de Largeay!</p>
+
+<p>&mdash;Je ne l'entends pas ainsi, Monsieur le commissaire.
+Je n'ai point à redire notre conversation. La
+duchesse m'a accusé d'un fait précis. Poursuivez le
+cours de vos constatations. Ce ne sera du reste pas
+bien long. Mes meubles ne sont pas nombreux et je
+vais vous aider dans votre travail.</p>
+
+<p>Je puis vous certifier que vous trouverez plus de
+grains de poussière et de toiles d'araignées que de
+billets de mille.</p>
+
+<p>Sur les instances de Jacques, M. Gilet continua
+ses opérations de recherche, le lit fut tourné
+et retourné, tous les tiroirs de la commode et de
+la table minutieusement visités, tous les livres
+scrupuleusement ouverts et feuilletés, Mérigue vida
+ses poches malgré les gestes du commissaire qui se
+déclarait suffisamment édifié. Puis, ouvrant la porte
+de l'antichambre: Il y a encore là au porte-manteau,
+dit-il, une vieille défroque qui date de l'époque de
+mon baccalauréat, si vous désirez en examiner les
+poches et en sonder les doublures?</p>
+
+<p>Machinalement, M. Gilet mit une main dans la
+poche la plus apparente de la guenille abandonnée
+et dit aussitôt:</p>
+
+<p>&mdash;Vous y avez laissé un papier.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne crois pas, Monsieur le commissaire.</p>
+
+<p>&mdash;Tenez le voilà! Ah! mon Dieu. Ah! mon Dieu.
+Ah! mon Dieu... un billet... un billet de mille.</p>
+
+<p>Le commissaire tremblant et abasourdi tenait le
+billet dans sa main défaillante.</p>
+
+<p>Jacques s'approcha vivement, vérifia le fait horrible,
+et en quelques secondes sonda l'immense scélératesse
+de la femme humiliée qui se vengeait. Il revint
+à sa table de travail, pencha sa tête sur ses
+bras croisés et vit alors dans une sorte d'hallucination
+funèbre le prodigieux écroulement de sa renommée
+et de sa fortune. Il n'avait pas songé un instant
+à exposer la réalité des faits. Ses nobles instincts
+de gentilhomme, unis à l'élévation de son âme, l'avaient
+averti qu'il ne pouvait, même pour sauver son
+honneur, perdre une femme autrefois aimée. Si
+quelque chose pouvait être plus colossal que l'infamie
+de son accusatrice, c'était assurément la prodigieuse
+grandeur du sacrifice qu'il allait accomplir.
+Évidemment il nierait jusqu'à la mort le fait odieux
+qui lui était imputé, mais rien dans ses moindres
+paroles ne laisserait transpirer une parcelle quelconque
+de la vérité. M. Gilet épuisé d'émotions s'était
+assis et courbait la tête. Le billet de banque lui
+avait échappé et étalait ses dessins bleus sur le parquet.
+Jacques fut le premier à reprendre la parole.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le commissaire, dit-il d'une voix
+brisée, je n'ai pas volé cette somme d'argent. Veuillez
+vous contenter de cette négation d'un honnête
+homme. Je me refuse à vous faire connaître quoi
+que ce soit au sujet de mon entretien avec la duchesse
+de Largeay. Toutes les apparences sont contre
+moi, je n'essaie pas de me le dissimuler. Faites
+votre rapport sur les choses que vous avez vues, relatez-les
+fidèlement et prenez les conclusions que
+vous dictera votre conscience.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, Monsieur, reprit le fonctionnaire avec des
+larmes dans la voix, si vous ne voulez pas entrer
+dans la voie des explications, en présence de ce qui
+se passe, je ne puis conclure qu'à votre arrestation.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me croyez un voleur, Monsieur Gilet?</p>
+
+<p>&mdash;Dieu m'est témoin, Monsieur, que je vous
+estime et que je vous admire et que... je vous aime
+comme mon sauveur... et c'est pour cela que je vous
+supplie, que je vous conjure, au nom de votre famille,
+de votre honneur, de votre parti dont vous
+arborez le drapeau, du Dieu de justice auquel nous
+croyons tous deux, de vouloir bien m'avouer toute
+la vérité.</p>
+
+<p>&mdash;Jamais, Monsieur le commissaire, c'est dit.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous le répète, Monsieur de Mérigue, je vous
+crois innocent comme je crois que le soleil existe,
+mais je serai le seul de mon avis... voyons... vous
+avez eu peut-être avec la duchesse... des relations...</p>
+
+<p>&mdash;Assez, Monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Des relations, d'une nature...</p>
+
+<p>&mdash;Assez, vous dis-je, arrêtez-moi, et taisez-vous.</p>
+
+<p>M. Gilet tomba aux genoux de Mérigue. D'abondantes
+larmes s'échappèrent de ses yeux si peu
+accoutumés à en verser et de profonds sanglots soulevèrent
+sa poitrine où personne n'avait jamais soupçonné
+un coeur.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous en supplie, Monsieur de Mérigue.</p>
+
+<p>&mdash;C'est inutile, répondit Jacques violemment
+ému, mais encore plus exaspéré par l'insistance de
+son interlocuteur.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Jacques... Monsieur Jacques, au nom
+de ma vie qui vous appartient puisque vous l'avez
+sauvée, ayez pitié de moi; admettez-vous que vous
+devant l'air que je respire et la lumière que je vois
+je devienne aujourd'hui le bourreau de votre honneur?</p>
+
+<p>&mdash;Relevez-vous, Monsieur le commissaire, les
+sentiments que vous manifestez vous élèvent et vous
+glorifient; aussi, soyez en bien persuadé, quoi qu'il
+puisse arriver, je ne vous en voudrai pas. Ma résolution
+est irrévocable, et croyez bien que si elle devait
+céder à une considération quelconque, ce serait
+à la douleur de l'honnête et brave homme que vous
+êtes: Donnez-moi la main, Monsieur Gilet.</p>
+
+<p>Le commissaire serra fièvreusement la main que
+lui tendait le poète. Puis il lui dit: Promettez-moi
+au moins de passer la frontière cette nuit. Je retarderai
+jusqu'à demain l'envoi de mon rapport à la
+préfecture de police. Fuyez, fuyez, vous en avez le
+temps. Partez ce soir même pour la Belgique,
+demain ce ne serait plus possible.</p>
+
+<p>&mdash;Jamais, Monsieur, ce serait avouer que je suis
+coupable!</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>XII</h3>
+
+<h3>LE LECTEUR DE LA DUCHESSE.</h3>
+
+
+<p>De retour à l'hôtel de Largeay, Blanche fut saisie
+tout à coup d'un violent désir de posséder Jacques.
+Son animosité contre lui n'était point calmée, mais
+le souvenir de la scène qui venait de se passer, le
+tableau de l'homme qu'elle admirait s'élançant sur
+elle, la saisissant d'une main terrible et la frappant
+au visage, ce tableau se reproduisant en son imagination
+avec une puissance étrange, excita dans
+l'âme et dans les sens de la duchesse, une attraction
+irraisonnée et invincible vers celui qui depuis deux
+mois remplissait toutes les aspirations de sa vie. Elle
+répéta à son mari sèchement et brièvement le récit
+qu'elle avait fait dans le cabinet du commissaire et
+Largeay lui répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Ma chère amie, je ne puis guère vous dire que
+tant pis pour vous. Ce que vous auriez de mieux à
+faire serait une bonne fois de renoncer à votre rôle
+de Rédemptrice des Damnés. Ce que je vois de plus
+regrettable en tout cela, est le ridicule qui va me
+couvrir quand l'affaire aura transpiré dans le public.
+Vous vous rappelez en effet que sur vos instances
+j'ai soutenu à moi seul la candidature Mérigue contre
+tous les membres du Comité. On me traitera de
+serin et de gogo, toutes épithètes, qui seraient
+mieux appliquées... à d'autres, mais que je serai
+obligé d'accepter sous peine de paraître plus... jobard
+encore. Je me consolerais parfaitement de cette
+mésaventure, si elle vous décidait à ne voir que des
+gens de notre monde. Dieu merci, il n'en manque
+pas... quand vous en seriez réduite à la société du
+petit cousin de Saint-Cyr qui se contente d'une tasse
+de thé et est un garçon très convenable, cela vaudrait
+mieux que de courir après les deshérités de la
+fortune pour rencontrer des escarpes et des brigands.</p>
+
+<p>De toute l'admonestation maritale, Blanche n'avait
+retenu qu'une phrase, celle où il était fait
+allusion à Robert de Vaucotte, et sa pensée, faute de
+mieux, se mit à errer machinalement et sans grand
+enthousiasme autour des épaulettes et du panache
+dont s'enorgueillissait le jeune Saint-Cyrien. Elle le
+trouvait bien fade ce pauvre cousin, si prévenant,
+et si attentionné, et la perspective de se consoler avec
+la conversation et la compagnie si «bahutée» du
+melon n'était point capable de lui faire oublier ses
+soucis et ses chagrins. Tout à coup elle porta rapidement
+sa main à son front comme pour saisir au vol
+le passage d'une idée lumineuse: elle saisit son block
+notes et traça au galop les lignes suivantes:</p>
+
+<blockquote><p>
+«Mon cher Robert,</p>
+
+<p>«Je dîne seule demain soir dimanche. Vous seriez
+bien aimable de venir me tenir compagnie. Vous
+resterez avec moi jusqu'à l'heure de votre Crampton;
+j'espère que vous n'avez pas d'autres projets. Je
+serais désolée de vous priver d'une distraction pour
+m'en procurer une autre à moi-même. Je vous attends
+donc sans cérémonie.</p>
+
+<p>«Votre cousine,</p>
+
+<p>«<span class="sc">Blanche.</span>»
+</p></blockquote>
+
+<p>Le nourrisson de Mars fut transporté au quatorzième
+ciel à la lecture de cette missive. Il en sauta de joie,
+s'en frotta les mains, jeta un coup d'oeil plein d'orgueil
+légitime sur sa tunique bleue et sur son pantalon
+rouge, et brandit même son sabre d'apprenti
+cavalier. Il fut d'une sagesse exemplaire au cours
+du «Pendu» et se surpassa lui-même comme «fana»
+«du pète sec». Il embrassa à plusieurs reprises l'épître
+odorante où s'étalaient les pattes de mouche de
+la duchesse et ne put s'empêcher de montrer les
+dites pattes à quelques amis intimes qui le traitèrent
+de rude veinard. Puis il répondit à son estimable
+parente:</p>
+
+
+<blockquote><p>
+«Bien chère cousine,</p>
+
+<p>«Le moment où j'ai reçu votre lettre comptera
+certainement parmi les plus heureux de mon existence
+et ne pourra se comparer qu'à l'instant prochain
+j'espère où je revêtirai d'une façon définitive
+l'uniforme du cavalier. Dîner avec vous... en tête à
+tête dans votre hôtel... ah! cousine de combien de
+sacs de cornard ne vous serais-je pas redevable?
+Vous ajoutez à votre invitation que vous espérez bien
+ne pas me voir occupé ailleurs. Quelles obligations,
+quels rendez-vous, quelles parties fines, quelles
+réunions au Café de la Paix, chez Peters ou chez
+Durand, seraient capables de me retenir quand vous
+avez parlé! quel coeur de pierre ne faudrait-il pas
+me supposer pour croire que sur un geste de vous
+je ne renverrais pas promener tous les «copains»
+avec le bahut par-dessus le marché. Adieu, ma chère
+cousine.</p>
+
+<p>«Recevez dès à présent mes remerciements sincères
+pour votre amabilité et croyez que demain sera le
+plus beau jour de ma vie.</p>
+
+<p>«<span class="sc">Robert</span>».
+</p></blockquote>
+
+<p>&mdash;Comme son sabre! dit Blanche en achevant la
+lecture de cette lettre embrasée!... Diable! il est emballé
+le petit futur dragon... Va-t-il être ennuyeux!
+bruyant... vulgaire! Va-t-il me couvrir de fleurs et
+me combler de «cornards». Sera-t-il seulement capable
+de me procurer un atome d'illusion!</p>
+
+<p>Le dimanche convenu, à six heures et demie, Robert
+se présentait au grand salon de l'hôtel de Largeay.
+Il avait revêtu un petit uniforme de fantaisie
+d'un drap plus fin et mieux taillé que ses effets d'ordonnance.
+La première parole de Blanche fut une
+rebuffade inattendue.</p>
+
+<p>&mdash;Comment Robert! En soldat? Vous n'avez donc
+pas d'habit civil? Est-ce qu'on se présente pour dîner
+dans le monde en costume de piou-piou. Quand
+vous serez officier passe encore, mais vous, un simple
+melon? où donc avez-vous été élevé.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous demande humblement pardon, répondit
+le pauvre Saint-Cyrien tout ébaubi et avec des
+larmes dans les yeux. C'est un ordre du général.</p>
+
+<p>&mdash;Qui vous oblige à porter des costumes de fantaisie,
+n'est-ce pas.</p>
+
+<p>A d'autres, mon petit. Il est six heures et demie.
+Votre «Crampton» de retour ne part qu'à dix heures.
+Nous aurons tout le temps de dîner et même de
+causer un brin de sept et demie à neuf et demie.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez raison, ma cousine.</p>
+
+<p>&mdash;Laissez-moi donc finir ma phrase, Monsieur le
+trop pressé. Vous allez retourner chez vous tout de
+suite, prendre votre habit et votre cravate blanche...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! que je suis malheureux, ma cousine... mon
+habit est en réparation...</p>
+
+<p>&mdash;Petit maladroit, vous ne pouviez pas songer à
+cela hier au lieu de passer votre temps à m'écrire
+des fadaises... cela ne fait rien... vous êtes à peu
+près de la taille de mon mari. Le valet de chambre
+va vous conduire chez lui et vous mettrez un frac,
+un pantalon et une cravate. Est-ce compris!</p>
+
+<p>&mdash;Je vous obéis, chère cousine. Veuillez m'excuser
+encore!</p>
+
+<p>&mdash;Paroles oiseuses... mon cousin... allez et revenez
+vite.</p>
+
+<p>Blanche sonna; un laquais polychrome apparut:</p>
+
+<p>&mdash;Conduisez sur le champ M. le comte de Vaucotte
+aux appartements de M. le duc, et prévenez le valet
+de chambre, commanda la duchesse d'un ton sec et
+impérieux.</p>
+
+<p>Au bout d'une demi-heure, Robert entra au salon
+en costume convenable. Blanche le toisa minutieusement.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez les cheveux trop courts... et pas assez
+de moustaches, lui dit-elle, et puis vous n'êtes pas
+tout à fait assez grand ni assez fort... enfin vous n'y
+pouvez rien.</p>
+
+<p>Robert, abasourdi, commençait à croire à une
+mystification. Il fut confirmé dans cette opinion
+douloureuse par l'attitude que garda la duchesse
+tout le temps du dîner. On le plaça en face de
+Blanche, et une nuée de gens de service ne cessa
+de papillonner autour de la table, rendant impossible
+le plus vague échange des moindres intimités.
+Quant à la duchesse elle-même, elle fut d'un bout
+à l'autre du repas absolument distraite et comme
+absorbée dans ses pensées. Elle ne répondait que
+par des oui, des non, des peut-être, des oh! vraiment,
+des vous croyez? à toutes les phrases héroïquement
+élaborées et timidement hasardées par le
+futur cavalier. Au reste, ce supplice ne dura pas
+longtemps, et au bout de vingt-cinq minutes on
+apporta les bols bleus dont Robert n'osa point user.
+Puis les deux cousins passèrent au salon où le café
+et les liqueurs attendaient.</p>
+
+<p>&mdash;Ma cousine, soupira le Saint-Cyrien, voudriez-vous
+me permettre de griller une sèche... pardon,
+de fumer une cigarette?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! non, mon ami, pas aujourd'hui je vous en
+supplie. Je vous ai mandé non seulement pour le
+plaisir de vous avoir à dîner, mais aussi pour que
+vous me fassiez un bout de lecture... Cela vous
+va-t-il?</p>
+
+<p>&mdash;Du moment que j'obéis à vos ordres, répondit
+Robert d'une voix lamentable, mais résignée.</p>
+
+<p>&mdash;Savez-vous déclamer un peu?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai joué la comédie au collège.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! très bien. C'est la première chose sensée
+que vous me dites. Avez-vous une voix un peu
+vibrante?</p>
+
+<p>&mdash;Vibrante, ma cousine?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est juste, vous ne comprenez pas ces
+mots-là, vous autres, malgré vos trompettes et vos
+clairons.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voulez dire peut-être une voix forte?</p>
+
+<p>&mdash;C'est à peu près cela, je vous fais grâce de la
+nuance.</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui, ma cousine, si vous m'entendiez
+commander «par le flanc gauche!» J'ai une poitrine
+un peu «bahutée».</p>
+
+<p>&mdash;Troubadour, va! Enfin, c'est bien, vous allez
+donc me servir de lecteur!</p>
+
+<p>&mdash;Je suis à votre disposition.</p>
+
+<p>&mdash;Prenez cette brochure bleue qui est sur la
+table.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà, ma cousine.</p>
+
+<p>&mdash;Lisez-moi le titre, s'il vous plaît.</p>
+
+<p>&mdash;«La République ennemie du Peuple, conférence
+faite à la salle de l'Agriculture, 84, rue de
+Grenelle, Paris, par M. Jacques de Mérigue».</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien cela. Lisez.</p>
+
+<p>Robert commença.</p>
+
+<p>&mdash;Prenez une voix moins saccadée et plus moelleuse.
+Il ne s'agit pas de flanc gauche, ici.</p>
+
+<p>Robert s'efforça de se conformer aux indications
+de sa cousine et poursuivit sa lecture. La duchesse
+fit un geste qui signifiait: «C'est à peu près cela!»
+Puis elle alla sur la pointe du pied vers les deux
+lampes qu'elle baissa peu à peu jusqu'à produire
+une très vague pénombre. Robert s'arrêta en disant:
+«Ma cousine, je crois que les lampes vont charbonner.»</p>
+
+<p>&mdash;Allez donc, petit sot, répliqua Blanche vexée,
+allez donc!</p>
+
+<p>Et Robert continua. Blanche poussa alors une
+chaise derrière le fauteuil du jeune homme et s'y
+agenouilla; puis elle posa ses deux mains sur les
+épaules du Saint-Cyrien qui suspendit encore sa
+lecture, pris cette fois d'un tremblement de bonheur:
+«Allez, allez, s'écria la duchesse très rudement».</p>
+
+<p>Robert obéit. Son étrange cousine se mit alors à
+approcher insensiblement la tête en murmurant à
+voix très basse: «Que vous êtes beau! que je vous
+aime!» Le lecteur improvisé n'osa point interrompre
+sa tâche, mais sa voix devint palpitante et troublée.
+Tout d'un coup, il s'arrêta brusquement: Un divin
+baiser venait d'effleurer sa joue.</p>
+
+<p>&mdash;Allez donc, allez donc! rugit Blanche d'une
+voix haletante et rauque qui contrastait étrangement
+avec la douceur de ses caresses.</p>
+
+<p>Vaucotte se résigna en se résolvant, quoi qu'il pût
+arriver, à ne plus suspendre sa lecture. Il prit sa
+voix la plus théâtrale possible et, sous l'influence
+des émotions qui l'agitaient, lut presque très bien
+le morceau suivant:</p>
+
+<blockquote><p>
+«Le Titan qui a nom la France a été frappé de la
+foudre, il n'est pas mort, mais le Jupiter sinistre
+d'un Olympe brumeux lui a mutilé les membres et
+l'a couché sous d'énormes montagnes. Que peuvent
+faire, hélas! pour soulever un poids incommensurable,
+le courage et la musculature du géant tombé?
+Soyez patients, donnez du temps au vaincu: Ses
+mains peu à peu guéries et fortifiées creuseront les
+flancs de Pélion et d'Ossa, un jour il émergera du
+gouffre, si vigoureux et si beau que l'ennemi s'inclinera,
+et le vieux captif rajeuni, plus radieux
+qu'autrefois sous ses cicatrices lumineuses, reprendra,
+fier et doux, sa place antique parmi les Dieux!»
+</p></blockquote>
+
+<p>&mdash;Oh! mon bien aimé, mon amour adoré, soupira
+Blanche, que tu es beau, que tu es grand, et,
+entourant Robert de ses deux bras, elle le couvrit
+de baisers en fermant les yeux. Cette fois le Saint-Cyrien
+n'y tint plus; il laissa tomber la brochure
+bleue et voulut enlacer la taille de Blanche. Mais la
+duchesse, après quelques secondes d'abandon, s'arracha
+aux étreintes de son cousin en lui disant
+rageusement: «Ah! vous êtes décidément insupportable,
+vous pouvez vous en aller!»</p>
+
+<p>&mdash;Plaît-il! ma cousine, hasarda Robert avec une
+angoisse profonde.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous répète que vous êtes intolérable, vous
+ne faites rien de ce que je vous dis. Il est inutile de
+continuer plus longtemps.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ma chère Blanche, répondit le futur cavalier.
+Vos paroles me brisent le coeur. Disposez de
+moi comme vous l'entendrez. Ordonnez-moi de
+manquer le «crampton». Consigne, salle de police,
+prison, cellule, conseil de guerre, je braverai tout
+pour demeurer à vos genoux... Je vais prendre ma
+meilleure voix, je vous ferai la lecture jusqu'à onze
+heures, minuit, deux heures du matin... jusqu'au
+lever du soleil, et encore toute la journée, et encore
+toute la nuit. Mais de grâce ne vous fâchez pas, ne
+vous irritez pas, la faveur que j'implore de vous est
+bien simple: «Commandez-moi de poursuivre.»</p>
+
+<p>Blanche, qui avait relevé les lampes, se contenta
+de dire sèchement: «C'est fini.»</p>
+
+<p>&mdash;Par grâce, ma cousine...</p>
+
+<p>&mdash;Assez, vous êtes sot, mon cher.</p>
+
+<p>Un silence suivit. Robert se résigna et dit à
+Blanche:</p>
+
+<p>&mdash;Me permettez-vous au moins de rester jusqu'à
+neuf heures et demie?</p>
+
+<p>&mdash;Comme il vous plaira.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne m'en voulez pas, ma petite cousine?</p>
+
+<p>&mdash;Non... vous m'ennuyez.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous promets de ne pas m'interrompre une
+autre fois. Je prendrai des leçons de déclamation si
+vous le voulez?</p>
+
+<p>Blanche ne répondant point, Vaucotte voulut
+mettre sur le tapis un autre sujet de conversation.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que ce M. de Mérigue, ma cousine?</p>
+
+<p>&mdash;Une canaille qui m'a volé mille francs.</p>
+
+<p>&mdash;Le misérable! Je le tuerai, je le tuerai!</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas nécessaire.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! voler une adorable cousine comme
+vous. Je vous dis que c'est un homme mort... Je
+manquerai le «Crampton», cela m'est égal, mais
+j'aurai sa vie.</p>
+
+<p>&mdash;Allez vous déshabiller, répondit Blanche.</p>
+
+<p>Robert s'élança vers les appartements du duc où
+gisaient ses défroques militaires. Pendant cette
+deuxième toilette, Blanche songeait, avec un sourire
+amer mêlé de haussements d'épaules, au
+Mérigue idéal qu'elle avait étreint dans la personne
+de son cousin, revêtu des nippes de son mari. Quant
+à Vaucotte, il faisait un vacarme épouvantable au
+premier étage et rugissait en agitant son sabre
+vierge: «Je le tuerai. Je le tuerai!»</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>XIII</h3>
+
+<h3>LE DUC DE BELVERANA</h3>
+
+
+<p>Une heure après le départ du commissaire, le
+baron de Sermèze accourait de nouveau chez son
+ami.</p>
+
+<p>&mdash;Bonne, très bonne nouvelle, cria-t-il en entrant.
+Tu seras énergiquement appuyé par le duc de
+Belverana.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! mon pauvre Sermèze, j'ai quant à
+moi une nouvelle d'un tout autre genre à t'annoncer.</p>
+
+<p>&mdash;Ayant trait à la visite du commissaire?</p>
+
+<p>&mdash;Précisément.</p>
+
+<p>&mdash;Que te voulait donc ce corbeau sinistre?</p>
+
+<p>&mdash;Ne le traite pas ainsi. C'est un esprit droit et
+un noble coeur... Je ne plaisante pas.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, mon ami, je t'écoute. Je serai
+charmé, je l'avoue, rien que pour la rareté du fait,
+d'apprendre que les qualificatifs dont tu te sers
+peuvent être justement appliqués à un fonctionnaire
+d'espèce peu sympathique.</p>
+
+<p>&mdash;D'abord, je te demande la discrétion d'un confesseur.</p>
+
+<p>&mdash;D'un tombeau, si tu le désires.</p>
+
+<p>&mdash;Foi de gentilhomme?</p>
+
+<p>&mdash;D'accord.</p>
+
+<p>&mdash;Je considère mon honneur comme attaché à
+ton silence.</p>
+
+<p>&mdash;Bien, va donc.</p>
+
+<p>&mdash;La duchesse de Largeay m'aime. Elle n'a pas
+voulu de moi pour mari, je la repousse comme
+maîtresse. Furieuse de ma résistance, à l'issue d'une
+scène violente où j'ai eu le tort de me laisser
+emporter, elle a glissé un billet de banque dans la
+veste qui est à mon porte-manteau et à été m'accuser
+de vol. Je ne puis me défendre sans la compromettre.
+Je me laisse condamner. Est-ce clair?</p>
+
+<p>&mdash;Tu es absolument fou et je crois que tu veux
+me mystifier.</p>
+
+<p>&mdash;En aucune façon.</p>
+
+<p>&mdash;Ah ça, Jacques, tu t'imagines que je vais te
+laisser sauter à la mer avec une pierre au cou?</p>
+
+<p>&mdash;Que pourras-tu faire, mon bon ami?</p>
+
+<p>&mdash;Tout révéler à la justice.</p>
+
+<p>&mdash;Halte-là. J'ai ta parole d'honneur.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! tu perds la boule, mon ami?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai ton serment, j'exige que tu le tiennes.</p>
+
+<p>&mdash;Comment cela?</p>
+
+<p>&mdash;S'il le faut l'épée à la main... Toi... le meilleur,
+le plus cher de mes amis... Je...</p>
+
+<p>&mdash;Jacques... tu aimes cette femme?</p>
+
+<p>&mdash;La question n'est pas là.</p>
+
+<p>&mdash;Je te dis que tu l'aimes!</p>
+
+<p>&mdash;Je la méprise. J'en jure sur mon âme.</p>
+
+<p>&mdash;Tu la méprises... mais tu l'aimes?</p>
+
+<p>&mdash;Que t'importe!</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'es pas gentil, mon petit Jacques.</p>
+
+<p>&mdash;Ce qui est certain, c'est que j'aime ma dignité,
+ma conscience, mon honneur au point de leur
+sacrifier la considération des hommes.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi je t'aime au point de te sauver malgré
+toi.</p>
+
+<p>&mdash;N'essaie pas, tu nous perdrais tous deux. Merci
+de la bonne affection, et pardonne-moi ma vivacité
+de tout à l'heure, mais ma résolution ne saurait
+changer.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne te revois de ma vie si tu commets cet
+acte insensé. Je ne puis rester l'ami d'un homme
+condamné pour vol.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai réfléchi à tout cela, Sermèze... j'ai calculé
+toutes les conséquences de mon abnégation, mais
+je l'avoue bien franchement... que je n'aurais pas
+cru à ton abandon. Ce serait la dernière et la pire
+des croix que l'impitoyable Destinée pût jeter sur
+mes épaules... eh bien, je l'accepte.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mon ami, mon cher Jacques... as-tu pu
+croire un instant que je m'éloignerais jamais de
+toi?...</p>
+
+<p>&mdash;Non, certes... C'est pour te dire que rien ne
+saurait me faire reculer. Tu entends?... Rien au
+monde.</p>
+
+<p>&mdash;Et ton vieux père, ta pauvre mère... Voyons,
+Jacques.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! démon, ne me tente pas... jamais.</p>
+
+<p>&mdash;Tu veux les condamner à un deuil éternel.</p>
+
+<p>&mdash;Je veux que leur fils reste un honnête homme.</p>
+
+<p>&mdash;Mais enfin, tu n'as consulté personne, tu ne peux,
+en une question aussi grave, t'ériger en juge unique
+et infaillible... Tu ne veux pas t'en rapporter à mon
+opinion?</p>
+
+<p>&mdash;Tu m'aimes trop.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai une idée... Promets-moi de prendre l'avis
+de la personne que je vais te désigner?</p>
+
+<p>&mdash;Cela dépend, mon ami.</p>
+
+<p>&mdash;Le duc de Belverana.</p>
+
+<p>&mdash;D'accord, Sermèze. Je connais d'avance sa
+réponse.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin on ne peut pas savoir... As-tu pleine
+confiance en ses appréciations sur une question
+d'honneur?</p>
+
+<p>&mdash;Pleine et entière confiance.</p>
+
+<p>&mdash;Et crois-tu aussi à sa discrétion?</p>
+
+<p>&mdash;Comme j'espère en la tienne.</p>
+
+<p>&mdash;Va le voir... à ce prix je ne dirai rien.</p>
+
+<p>&mdash;C'est conclu, j'irai demain matin, à moins que
+je ne sois arrêté d'ici là.</p>
+
+<p>&mdash;Sauve-toi donc d'ici, grand maladroit.</p>
+
+<p>&mdash;Un innocent ne prend point la fuite.</p>
+
+<p>&mdash;Don Quichotte, va!...</p>
+
+<p>Le lendemain, vers dix heures, Jacques de Mérigue
+se rendit à l'hôtel de Belverana et fut introduit
+immédiatement dans le cabinet du chef de
+l'aristocratie française.</p>
+
+<p>Le duc François de Belverana était la figure la
+plus sympathique et la plus justement honorée de
+la grande noblesse. Il joignait à l'esprit et à l'affabilité
+du <span class="sc">XVIII</span>e siècle, le caractère chevaleresque de
+ses ancêtres du moyen âge. Il excellait, chose rare
+entre toutes, à allier ses obligations d'homme du
+monde à ses travaux d'homme de devoir. Magnifique
+dans ses réceptions, généreux à l'excès dans
+ses charités, d'une urbanité exquise dans tous ses
+rapports sociaux, époux et père de famille irréprochable,
+doué avec cela des grandes manières et du
+grand air presque disparus à notre époque démocratique,
+portant sur son visage et dans toute son
+attitude les allures de ces vieilles races faites pour
+commander et pour charmer les hommes, le duc
+François était bien le chef unanimement accepté
+par cette pléiade de familles illustres qui furent
+jadis la force et la gloire de notre patrie, et qui en
+sont demeurées l'ornement et la splendeur.</p>
+
+<p>Il serait souverainement inique de juger le grand
+monde par les quelques échantillons apparus jusqu'ici
+dans ce livre. Les Largeay, les Prunière, les
+Saint-Benest étaient de rares exceptions dans une
+société universellement et justement respectée. On a
+dit que les peuples heureux n'avaient pas d'histoire,
+on pourrait ajouter que les personnes vertueuses ne
+sauraient figurer qu'en petit nombre dans l'exposition,
+drames de la vie contemporaine. Quel que
+soit le milieu qu'on soit appelé à décrire, on est fatalement
+amené à faire une place très exiguë aux
+gens entièrement dignes de considération et d'estime.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le duc, dit Jacques de Mérigue avec
+lenteur et gravité, je viens prendre votre sentiment
+au sujet d'une question d'honneur dont je vous
+constitue juge en dernier ressort.</p>
+
+<p>L'aimable visage du duc revêtit aussitôt une expression
+inquiète.</p>
+
+<p>&mdash;Je ferai ce que vous voudrez, monsieur de
+Mérigue, mais je vous prie de ne vous considérer
+lié en aucune façon par ma manière de voir. Je suis
+loin de prétendre à l'infaillibilité, et j'estime qu'un
+homme dans ma situation ne doit pas assumer à la
+légère d'inutiles responsabilités.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, je ne vous ferai pas l'injure de
+vous demander le secret sur ma communication.
+J'ai simplement l'honneur de vous avertir que ce
+secret doit être absolu et perpétuel.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'aviez pas besoin, monsieur, de cette
+précaution, c'était entendu par avance.</p>
+
+<p>Mérigue fit alors à son noble interlocuteur le
+récit fidèle et minutieux des événements qui avaient
+abouti à la catastrophe récente et lui annonça ses
+intentions en lui demandant de les approuver. Profondément
+ému, le duc de Belverana resta muet
+pendant quelques minutes. Comment décourager
+une résolution héroïque? Comment, d'un autre
+côté, prononcer sans appel la perte et la ruine absolue
+d'un honnête homme? Il répondit enfin:</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'avez constitué juge, monsieur?...</p>
+
+<p>&mdash;Je ne m'en dédis point.</p>
+
+<p>&mdash;Cette déclaration entraîne par avance votre
+complète soumission à mon arbitrage?</p>
+
+<p>Ces mots firent pâlir Mérigue qui sut y lire très
+clairement l'immense pitié qu'il inspirait. Il ne put
+cependant s'empêcher de dire:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur le duc.</p>
+
+<p>Mais il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai confiance en vous comme en Bayard ou en
+Duguesclin, comme dans le Roi chevalier dont votre
+ancêtre fut le parrain.</p>
+
+<p>Une cruelle angoisse s'empara du duc François.</p>
+
+<p>&mdash;Aimez-vous encore cette femme, monsieur de
+Mérigue? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, monsieur le duc...</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis plus monsieur le duc, je suis votre
+juge... je dois tout savoir avant de prononcer ma sentence.
+Je me récuse si vous ne parlez pas. Aimez-vous
+encore cette femme?</p>
+
+<p>&mdash;Je suis attaché par-dessus toutes choses à
+l'accomplissement de mon devoir.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y aurait devoir que si vous aimiez encore.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, monsieur le duc, vous êtes de mon avis.</p>
+
+<p>Le duc fit un violent effort sur lui-même. Des
+larmes vinrent au bord de ses paupières. Puis il se
+leva et ouvrit ses bras à Mérigue en lui disant:</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez raison.</p>
+
+<p>&mdash;Merci!... cria Jacques. J'en étais bien sûr.</p>
+
+<p>&mdash;Mais à une condition, reprit le duc. Vous
+devez, tout en gardant le silence au sujet des événements
+qui ont eu lieu, vous devez, dis-je, nier
+énergiquement l'action infâme qui vous est imputée...</p>
+
+<p>&mdash;Cela va sans dire.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas tout... vous serez vraisemblablement
+condamné avec un pareil système de défense.</p>
+
+<p>&mdash;Je m'y attends absolument.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, monsieur, en reconnaissance du pénible
+service que je viens de vous rendre, je vous
+demande expressément de vous présenter à l'une
+de mes réceptions qui suivra le jugement de l'affaire.
+J'irai à votre rencontre devant tout le monde
+et bien osé sera l'homme qui ne viendra pas vous
+serrer la main.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous remercie, monsieur, je n'attendais
+pas moins de vous, mais je ne puis compromettre
+le chef du parti royaliste. Il me suffira de savoir
+que je garde votre estime.</p>
+
+<p>&mdash;Mon admiration, monsieur de Mérigue, mon
+admiration. Nous ramènerions le roi et nous reprendrions
+l'Alsace avec mille Français comme vous.</p>
+
+<p>Jacques courut immédiatement chez son ami
+Sermèze pour lui annoncer la décision du noble
+arbitre mis en avant par le baron lui-même. Sermèze
+voulut le retenir à déjeuner.</p>
+
+<p>&mdash;Non, lui répondit Mérigue, on pourrait venir
+m'arrêter pendant ce temps là, et je serais désolé
+qu'on ne trouvât personne.</p>
+
+<p>&mdash;Don Quichotte! Don Quichotte! murmurait le
+baron avec des sanglots dans la gorge. Pourquoi la
+Providence t'a-t-elle fait naître au siècle des Prudhommes
+et des argentiers...</p>
+
+<p>De retour à son domicile Mérigue écrivit à son
+père:</p>
+
+<blockquote><p>
+«Mon bien cher Père,</p>
+
+<p>«Je suis faussement accusé d'un délit, et de malheureuses
+circonstances m'enlèvent tout autre
+moyen de défense qu'une négation sans commentaires.</p>
+
+<p>«Supportez comme moi ce nouveau coup de la
+fortune et surtout croyez invinciblement que votre
+enfant est resté digne de vous.</p>
+
+<p>«<span class="sc">Jacques</span>.»
+</p></blockquote>
+
+<p>Mérigue, après avoir mis cette lettre à la poste,
+rentra chez lui pour liquider toutes les questions
+relatives à sa candidature. Il travailla jusqu'à une
+heure assez avancée de la soirée pour faire connaître
+à ses principaux amis et partisans qu'il se
+retirait purement et simplement. Il fit une note
+exacte des dépenses engagées jusqu'à ce jour et indiqua
+d'une façon minutieuse les divers créanciers
+auxquels il était redevable de la moindre somme.</p>
+
+<p>Puis, toutes choses étant réglées, il se croisa les
+bras et attendit la justice. Son imagination surexcitée
+s'égara longtemps parmi les étoiles, sa perpétuelle
+chimère, qu'il venait d'approcher et qui s'éloignaient
+sans retour. Et d'un coup d'oeil douloureux
+et morne, il put mesurer l'étroit espace qui
+sépare un siège à la Chambre de l'escabeau d'une
+prison. Puis, sa pensée se reporta tout à coup en
+Limousin, dans son Mérigue bien-aimé, au milieu
+de sa famille dont il était le soutien et l'espoir.</p>
+
+<p>Seulement alors il pleura.</p>
+
+<p>A neuf heures et demie du soir un coup formidable
+retentit à sa porte: Bon! se dit-il, mon lit est
+prêt à Mazas. C'est bien. Et il alla ouvrir.</p>
+
+<p>&mdash;Le comte Robert de Vaucotte, élève à l'école
+militaire, candidat cavalier, dit une jeune voix qui
+voulait s'enfler au niveau de la foudre.</p>
+
+<p>Mérigue salua légèrement et introduisit son visiteur.</p>
+
+<p>&mdash;Je parle, poursuivit Robert, à monsieur Jacques
+de Mérigue?</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez cet avantage, monsieur, ou cette
+mauvaise chance, comme il vous plaira.</p>
+
+<p>&mdash;L'un et l'autre, monsieur. Je suis le cousin de
+la duchesse de Largeay et vous devez comprendre
+le but de ma visite.</p>
+
+<p>&mdash;Pas du tout, monsieur, je vous assure.</p>
+
+<p>&mdash;Il paraît que vous l'avez volée, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Et ensuite, monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Je viens vous demander raison de cet acte
+infâme.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, dit Mérigue en regardant le plafond,
+la note grotesque manquait au drame... c'est complet
+maintenant... le dernier acte doit approcher.</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'insultez, monsieur, si vous savez tenir
+une épée et si vous avez du sang dans les veines...</p>
+
+<p>&mdash;Vous, monsieur le candidat cavalier, si vous
+aviez un atome de bon sens dans la tête, vous n'auriez
+pas pris la peine considérable de monter mes
+six étages. Si j'ai volé madame la duchesse, vous
+devez savoir qu'on ne se bat pas avec un voleur. Si
+je ne l'ai pas volée, que venez-vous faire ici. Dans
+les deux cas vous êtes, permettez-moi le mot, un
+tout petit peu ridicule.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur!!!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur! De plus vous êtes en danger
+de manquer votre train, ce qui vous attirerait une
+punition sévère et compromettrait peut-être votre
+candidature à la cavalerie. Croyez-moi: une candidature
+est chose fragile. Dépêchez-vous bien vite de
+redescendre mes cent vingt marches. Vous trouverez
+une station de voitures au coin de la place
+Saint-Germain-des-Prés. Filez. Il n'est que temps.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, nous nous reverrons.</p>
+
+<p>&mdash;C'est improbable. Filez donc, vous dis-je.</p>
+
+<p>Passablement stupéfait, Robert se retira.</p>
+
+<p>&mdash;C'est curieux, murmurait-il dans l'escalier. Il
+ne me prend pas plus au sérieux que ma cousine.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>XIV</h3>
+
+<h3>MAZAS</h3>
+
+
+<p>Le lendemain, Jacques reçut la lettre suivante:</p>
+
+<blockquote><p>
+«Monsieur,</p>
+
+<p>«J'ai appris avec la plus vive douleur que vous
+n'aviez point profité du retard que j'avais apporté à
+l'expédition de mon rapport. Il est vraisemblable
+que vous serez arrêté dans la journée, mais, en tout
+cas, ce ne sera pas moi qui porterai la main sur
+vous. Je vous jure, monsieur, que j'ai pensé un
+instant à mourir, mais, en outre du déshonneur qui
+s'attache généralement au suicide, j'ai songé au peu
+d'utilité qu'auraient pour vous les éclats de la cervelle
+du pauvre Gilet. J'ai trouvé un moyen de mieux
+vous témoigner ma reconnaissance qui survivra à
+tous les événements et à toutes les décisions de la
+justice. Je viens d'adresser ma démission à la Préfecture
+et ma résolution est irrévocable. Vous devez
+savoir que le président du tribunal peut autoriser
+un inculpé à faire présenter sa défense par un de
+ses parents ou amis. Je brigue l'honneur de plaider
+pour vous, monsieur, et j'espère bien m'inscrire le
+premier sur la liste de tous les hommes de coeur
+qui ne manqueront pas de vous offrir le concours
+de leur talent. Je vous supplie de vouloir bien
+accepter ce témoignage de dévoûment d'un homme
+qui vous doit la vie et qui n'a jamais douté de votre
+innocence.</p>
+
+<p>«<span class="sc">Anselme Gilet</span>.»
+</p></blockquote>
+
+<p>Jacques répondit immédiatement:</p>
+
+<blockquote><p>
+«De tout coeur, Monsieur, mais à une condition:
+Les avocats ont la coutume toute naturelle d'interroger
+leurs clients sur les circonstances qui ont
+accompagné l'acte soumis à l'appréciation des tribunaux.
+Force m'est de vous prévenir que dans le
+cas particulier qui me concerne, je ne pourrai me
+soumettre à cet usage et que vous devrez prendre la
+parole sans aucun nouvel éclaircissement de ma
+part, sur la simple donnée des faits et en vous
+appuyant seulement sur l'opinion de votre conscience.
+C'est une tâche bien ingrate que je vous impose.
+Je vous prie de l'accepter telle quelle, puisque
+vous voulez bien vous charger de mes intérêts.</p>
+
+<p>«<span class="sc">Jacques de Mérigue</span>.»
+</p></blockquote>
+
+<p>A la réception de cette lettre, M. Gilet crut devoir
+faire une démarche auprès de la duchesse et se
+rendit à l'hôtel de Largeay. Quoique vivement contrariée
+à l'annonce de ce visiteur, Blanche ne crut
+pas pouvoir lui refuser sa porte.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le commissaire? dit-elle en l'apercevant.</p>
+
+<p>&mdash;Non, madame, monsieur Gilet, avocat de
+M. Jacques de Mérigue.</p>
+
+<p>Blanche tressaillit et resta muette.</p>
+
+<p>&mdash;Madame la duchesse, vous savez que le devoir
+d'un défenseur est de s'entourer de tous les renseignements
+propres à lui faciliter l'accomplissement
+de sa mission. Je ne puis obtenir aucun détail de
+M. de Mérigue. Il nie. Voilà tout.</p>
+
+<p>&mdash;Cela ne m'étonne pas, monsieur, dit Blanche
+avec une expression de stupéfaction profonde que
+M. Gilet ne s'expliqua point.</p>
+
+<p>La duchesse n'avait pas un instant conçu la possibilité
+de la sublime abnégation de Jacques.</p>
+
+<p>Elle pensait qu'il déclarerait simplement la vérité,
+mais que l'invraisemblance de ses allégations ferait
+hausser les épaules aux magistrats instructeurs.
+Maintenant, elle voyait la grandeur de la victime
+qu'elle immolait, et la colère qui dominait son âme
+fit une légère place au premier cortège des remords.</p>
+
+<p>M. Gilet reprit:</p>
+
+<blockquote><p>
+«Quant à moi, madame, je suis absolument abasourdi
+et désorienté. Je suis tellement convaincu de
+l'innocence de M. de Mérigue que je me dérobe par
+une démission envoyée aujourd'hui même à la tâche
+qui m'incombait d'opérer son arrestation. J'ai rempli
+mes devoirs de magistrat en faisant parvenir mon
+rapport sur les faits constatés aux autorités compétentes;
+je crois accomplir maintenant mes obligations
+d'honnête homme en prêtant mon concours au
+sympathique prévenu. Ma première pensée a été de
+venir chercher ici les renseignements qu'on me refusait
+là-bas.»
+</p></blockquote>
+
+<p>&mdash;Monsieur l'avocat, j'ai tout dit l'autre jour à
+M. le commissaire, répondit Blanche avec amertume;
+comme vous pouvez le voir à toute heure, je
+vous engage à l'interroger. Je vous trouve osé de
+mettre en balance les négations de M. de Mérigue
+et les affirmations de la duchesse de Largeay.</p>
+
+<p>M. Gilet comprit que son audience était terminée.
+Il salua la duchesse en lui disant:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous affirme sur l'honneur, madame, que
+je n'établis aucun parallèle entre la valeur de vos
+deux paroles.</p>
+
+<p>Blanche avait un plan de vengeance absolument
+défini. Elle comptait sur la condamnation de Jacques
+et se promettait ensuite de demander sa grâce, avec
+la conviction intime qu'elle lui serait accordée.
+L'obtention de la grâce serait, en même temps, un
+acte d'humanité et une marque suprême de dédain.
+La duchesse estimait aussi vaguement qu'après
+avoir brisé l'homme, après en avoir fait un lépreux
+et un pestiféré moral, elle pourrait peut-être triompher
+de ses résistances et conquérir ses caresses,
+sinon son amour, quand elle serait seule à lui
+tendre la main, parmi l'universel dédain. Elle se
+promettait pour lors de lui venir en aide, de le
+contraindre à accepter son appui, et ces vagues
+projets de bienfaisance, après son horrible faux
+témoignage, calmaient à ce moment les cris de sa
+conscience, encore étreinte par la fureur.</p>
+
+<p>Le soir même, vers cinq heures, deux agents de la
+sûreté se présentaient au domicile de Jacques, porteurs
+d'un mandat de comparution délivré par le
+juge d'instruction.</p>
+
+<p>Le baron de Sermèze avait voulu assister son ami
+dans cette terrible épreuve et il l'accompagna jusqu'à
+la porte du Palais-de-Justice. Mérigue fut conduit
+par les gardes dans le cabinet du magistrat
+chargé de l'information qui s'efforça vainement,
+pendant plus d'une heure, d'obtenir des détails sur
+le fait du vol. Jacques demeurait identiquement ce
+qu'il avait été devant le commissaire.</p>
+
+<p>Il nia l'imputation et se refusa à tout autre renseignement.</p>
+
+<p>Le juge d'instruction convertit alors le mandat de
+comparution en mandat de dépôt, et le candidat
+royaliste fut conduit et écroué sur le champ à la
+prison de Mazas.</p>
+
+<p>On criait à huit heures sur le boulevard:</p>
+
+<p>&mdash;Demandez <i>l'Écho de Paris</i>. Les royalistes sont
+des voleurs. Arrestation de Mérigue, candidat royaliste:
+cinq centimes, un sou. Voir les curieux détails;
+l'arrestation du coupable, un sou.</p>
+
+<p>Le lendemain matin, on lisait dans une grande
+feuille républicaine:</p>
+
+<blockquote><p>
+«Les réactionnaires n'ont pas de chance. Un de
+leurs plus brillants candidats, sur lequel ils fondaient
+de grandes espérances, vient de s'échouer
+aux bancs de la police correctionnelle, sous l'inculpation
+hideuse de vol. Nous regrettons vivement
+que ce scandale ait éclaté quelques semaines trop
+tôt. Le sieur Mérigue avait, dit-on, les plus sérieuses
+chances d'être élu dans l'arrondissement le plus
+aristocratique de la capitale. Pas dégoûtés, messieurs
+les ci-devant! Il eût été piquant de voir arracher
+des bancs de la Chambre le coryphée du
+drapeau blanc. Cette satisfaction nous est refusée.
+Mais nous avons le ferme espoir que cet accroc subi
+par un des Éliacins du parti rétrograde éclairera la
+population saine et impartiale de l'arrondissement
+en question, et que le candidat républicain ralliera
+autour de son nom tous les suffrages indépendants
+et honnêtes.»
+</p></blockquote>
+
+<p>Le principal organe des conservateurs se défendait
+allègrement en jetant l'accusé par-dessus bord avant
+toute décision de la justice: «Ce n'est pas d'aujourd'hui
+que les meilleurs troupeaux sont infestés de
+brebis galeuses, et cela ne prouve rien, sinon que
+les règles les mieux établies sont toujours confirmées
+par des exceptions. Nous nous permettons, en
+outre, de faire observer à nos adversaires politiques
+que le comité actuel s'est refusé à soutenir la candidature
+de l'homme qui vient de s'effondrer. Il se
+présentait aux suffrages des électeurs de son autorité
+privée, comme le dernier des pensionnaires de
+l'Assistance publique aurait le droit de se présenter
+demain, s'il pouvait faire les frais nécessaires à une
+apposition d'affiches. Le sieur Mérigue n'avait
+aucune chance dans sa lutte contre M. Belin, qui
+réunira certainement la majorité des suffrages au
+premier tour. Le seul effet du krack Mérigue sera
+de nous épargner un scrutin de ballottage.»</p>
+
+<p>Au comité, le baron d'Édelweis se fit voter des
+félicitations pour avoir combattu dès l'abord la
+candidature Mérigue. L'ordre du jour visait sa prévoyance
+et son flair pratique et le vieux beau souriait
+dans sa longue barbe et remerciait la destinée
+d'avoir confirmé les appréhensions qu'il n'avait jamais
+eues. De tous côtés, on chercha querelle au
+vicomte d'Escal qui avait enfanté un misérable à la
+vie politique. D'Escal repoussa tant bien que mal
+les attaques, en rejetant toute la responsabilité sur
+les membres de l'ancien comité, et en faisant remarquer
+qu'il n'avait pas voulu s'associer à la nouvelle
+campagne du candidat prisonnier.</p>
+
+<p>Le duc de Largeay était fortement battu en brèche
+et répondait: «Prenez-vous en à ma femme!» Et
+les bonnes âmes de s'écrier: «Oh! l'ingrat; voler
+sa bienfaitrice!» On fut très fortement scandalisé
+de voir le duc de Belverana prendre la défense de
+l'inculpé, et on attribua cette attitude à sa répugnance
+d'avouer une erreur. Les abbés Vaublanc,
+Roubley et Marquiset rompirent des lances terribles
+avec l'abbé de la Gloire-Dieu, qui s'obstinait à nier
+la possibilité du crime. «Voyez ce saint homme, disaient
+ses confrères, il jeûne au pain et à l'eau et
+n'avoue pas qu'il puisse se tromper!»</p>
+
+<p>Des altercations se produisirent dans plusieurs
+cafés, dans quelques foyers de théâtre, dans deux
+ou trois clubs à la mode. Le baron de Sermèze
+administra à lui seul une demi-douzaine de soufflets
+qui, chose étrange, ne furent pas suivis d'effusion
+de sang ni d'éclats de poudre. Il est vrai que le
+baron tirait l'épée comme un spadassin et faisait
+mouche neuf fois sur dix à vingt-cinq pas au pistolet
+de combat. Robert de Vaucotte se vanta d'avoir
+provoqué Mérigue et de l'avoir fait <i>caler doux</i>.
+Théodore de Vannes se glorifia hautement d'avoir
+combattu la première candidature de Jacques. Le
+R.P. Coupessay, supérieur des Oratoriens de la rue
+de Monceau, se hâta de signifier un congé immédiat
+au jeune professeur, qu'il avait appelé «notre grand
+Jacques» et qui n'était plus que «ce triste Mérigue».</p>
+
+<p>La comtesse douairière de Vannes se demanda
+avec stupeur comment ce vilain homme avait pu
+être une cause si fréquente d'interruption pour sa
+broderie. Le coup de pied de l'âne fut envoyé à la
+victime par sa femme de ménage, l'altière Hortense,
+qui déclara par écrit donner ses huit jours à monsieur.</p>
+
+<p>La fatale nouvelle était parvenue au repaire noble
+de Mérigue vingt-quatre heures après l'annonce de
+l'arrestation sur les boulevards. Violemment ému
+par la lettre de son fils, le vieux comte avait été
+complètement écrasé par l'entrefilet du journal conservateur
+qu'il recevait, et qui était conçu en ces
+termes: «M. de Mérigue, le candidat royaliste bien
+connu, vient d'être écroué à Mazas sous l'inculpation
+de vol. Nous attendons, pour apprécier ce triste événement,
+les décisions de la justice.»</p>
+
+<p>Le vieux comte Joseph ne communiqua à sa femme
+ni la lettre ni le journal. Il emporta l'une et l'autre
+et s'enfonça dans la profondeur des bois. Caroline
+s'étant mise à sa recherche le découvrit au bout de
+plusieurs heures, embrassant un gros chêne dans
+ses bras, et la poitrine gonflée de sanglots. Il fallut
+que le chef de la famille se décidât à tout avouer et
+à montrer les quelques lignes de son fils, et le terrible
+alinéa de la feuille publique. Caroline, sans
+parler, entraîna son mari vers l'oratoire où elle passait
+en prières la plus grande partie de ses journées.
+Les deux époux y demeurèrent longtemps inclinés
+et prosternés aux pieds du Dieu sévère, qui permettait
+à la Destinée d'empoisonner ainsi leur vieillesse.
+Au repas du soir, on fit connaître aux trois soeurs
+l'effroyable accusation qui pesait sur leur frère bien-aimé.
+Jacqueline éclata en pleurs, mêlés d'un rire
+nerveux.</p>
+
+<p>&mdash;Mon petit Jacques, qui doit ramener le Roi, dit-elle,
+un voleur! je ne croirai jamais cela.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle infamie! s'écria l'ardente Mathilde, ce
+sont tous les misérables communards de Paris qui
+l'ont accusé pour s'en débarrasser; cela ne peut pas
+s'expliquer autrement.</p>
+
+<p>&mdash;Certainement; notre frère ne peut être coupable,
+reprenait la sage Marianne, mais en pareille matière
+le plus simple soupçon est déjà une catastrophe.
+Quelle que soit l'issue de l'accusation, Jacques
+ne pourra demeurer à Paris. Sa carrière, qui s'annonçait
+fort avantageuse, est définitivement brisée.
+Nous n'avons donc plus à compter sur aucune ressource
+de son côté. Il faut songer au contraire à le
+recevoir ici, et à l'y soigner de notre mieux.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, répliqua Jacqueline, tu crois qu'il
+ne se relèvera pas? Il s'était bien relevé de son échec
+au Conseil municipal, puisqu'il allait être nommé
+député.</p>
+
+<p>&mdash;Jacqueline a raison, dirent à la fois Mathilde et
+le vieux comte.</p>
+
+<p>&mdash;Rien n'est impossible avec le secours de la providence
+divine, affirma Caroline. Il faut faire violence
+au ciel par nos instances et nos supplications.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut d'abord, reprit Marianne, interrompre
+toutes les réparations que nous avons commencées,
+et prendre le plus tôt possible des arrangements pour
+solder les dépenses déjà faites.</p>
+
+<p>&mdash;Que dis-tu là, ma fille! interrompit Joseph de
+Mérigue; et mes vignes, qui me donneront un jour
+deux cents barriques de vin; et ma truffière, que
+je suppose devoir être en plein rapport d'ici deux
+ans.</p>
+
+<p>&mdash;Et notre frère bien-aimé qui triomphera des
+méchancetés et des calomnies! dit énergiquement
+Jacqueline.</p>
+
+<p>A ce moment Pierrille et Jeannette arrivèrent
+pour la prière du soir:</p>
+
+<p>Il faudra bien prier pour Monsieur Jacques, dit
+la pieuse Caroline d'une voix triste et lente.</p>
+
+<p>&mdash;Notre Monsieur est malade? demandèrent à la
+fois les deux domestiques.</p>
+
+<p>&mdash;Non, mes amis, répondit Caroline qui ne savait
+pas mentir.</p>
+
+<p>Alors les fidèles serviteurs eurent la claire intuition
+d'un grand malheur planant dans l'air. Leurs
+visages fatigués prirent une expression de lourde
+tristesse, et ils pleurèrent silencieusement en s'agenouillant
+sur les dalles.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>XV</h3>
+
+<h3>L'INFLUENCE DU COMMISSAIRE</h3>
+
+
+<p>A la sixième chambre on avait rarement vu un pareil
+encombrement. Depuis les plus jolies comtesses
+des deux faubourgs jusqu'aux reporters des moindres
+feuilles, en passant par la nuée des avocats et des
+simples stagiaires, le public habituel des représentations
+judiciaires se trouvait au grand complet. La
+partie de l'auditoire dont la curiosité se trouvait le
+plus vivement surexcitée, était naturellement l'éternel
+féminin. Toutes les jeunes femmes un peu à la
+mode s'étaient exténuées d'amabilité envers le président
+pour obtenir des cartes, et pouvoir contempler
+le visage de ce prévenu dont on parlait tant, et
+que les gazettes dépeignaient comme possédant
+toutes les qualités d'aspect, d'allures, qui séduisent
+et conquièrent le sexe faible. Deux hommes émargeaient
+au sein de cette foule hétérogène: Mérigue
+et son défenseur. Jacques, entièrement vêtu de noir,
+l'oeil fier, la tête haute, le visage grave et légèrement
+mélancolique, avait plutôt l'air d'un accusateur que
+d'un inculpé. Debout à ses côtés, Monsieur Gilet, la
+figure contractée, les yeux hagards, la figure pâle,
+semblait en proie à une insurmontable émotion.
+Ce qu'il y avait de plus à remarquer était l'absence
+de la duchesse. Elle avait prévenu par lettre le président,
+qu'étant très souffrante, il lui serait impossible
+de paraître aux débats, qu'au surplus elle n'avait
+rien à ajouter au rapport de M. le commissaire
+et à sa propre déposition revêtue de sa signature.</p>
+
+<p>L'interrogatoire fut excessivement court. Mérigue
+déclina ses noms et qualités, nia péremptoirement
+le vol, et refusa de répondre à toutes les questions
+subséquentes qui lui furent adressées. L'audition
+des témoins ne fut pas non plus bien longue. Lecture
+fut donnée de la déclaration de la duchesse,
+après quoi l'on dut passer aux témoins à décharge.
+Quelques amis de Mérigue, entre autres le baron de
+Sermèze, apportèrent à la barre l'éloge du prévenu,
+et détaillèrent ses antécédents de travail, d'économie,
+de constante probité. La tâche du procureur
+de la République n'était pas bien difficile en présence
+d'un prévenu qui persistait à se renfermer
+dans un silence inexplicable. Le réquisitoire rendit
+hommage à la vie antérieure de Jacques, et réédita
+cette rengaine vieille comme la Basoche: «Un criminel
+est honnête homme jusqu'au moment où il accomplit
+son crime.» L'organe du Parquet ne réclama
+pas, du reste, une bien grande rigueur, et s'en remit
+complètement aux juges sur la durée de la peine
+à infliger. Mais il réclama l'emprisonnement, la notoriété
+récente dont jouissait l'inculpé nécessitant
+plutôt la sévérité que l'indulgence. Le représentant
+du ministère public termina sa harangue par des
+considérations prudhommesques sur la fragilité des
+réputations amenées par un ouragan, et emportées
+par une tempête. Il invita les jeunes gens ambitieux
+à méditer sur cette catastrophe, et à tendre au but
+de leur vie plutôt par une longue suite de travaux
+modestes, que par de vains coups de canon.</p>
+
+<p>La parole fut donnée au défenseur: Messieurs les
+juges, s'écria M. Gilet, il faudrait à la cause que je
+plaide le plus éminent des membres du barreau, non
+que l'innocence de mon honorable ami, M. de Mérigue,
+ne soit certaine et évidente, mais pour esquisser
+en termes dignes d'elle la noble et sympathique figure
+d'un prévenu qui purifie et illustre, en s'y asseyant,
+le banc d'ignominie. A défaut d'éloquence je vous
+apporte un fait inouï dans les annales de la police
+correctionnelle: un commissaire résignant ses fonctions
+pour défendre l'inculpé dont il a procuré l'arrestation.
+Les longues années pendant lesquelles j'ai
+exercé ma pénible charge m'ont donné une expérience
+et un coup d'oeil qui ne sont guère susceptibles
+de s'abuser. Or, Messieurs, sur mon honneur
+de fonctionnaire irréprochable, sur ma conscience
+d'homme intègre et de citoyen n'ayant jamais failli,
+je vous affirme avoir décelé en M. de Mérigue l'attitude
+d'une victime pure et résignée, et dans l'accusatrice
+qui n'a point osé soutenir elle-même ses allégations
+devant vous.... que sais-je? une ennemie
+qui se venge et qu'assiège déjà l'invasion des remords.
+Le silence obstiné de l'inculpé, où M. le président
+voit un aveu, ne serait-il point par hasard
+une abnégation sublime, l'inertie d'un être miséricordieux
+qui se laisse immoler pour ne pas tuer en
+se défendant, l'héroïque urbanité d'un galant homme
+qui, pour ne pas effleurer la chair d'une femme de
+la moindre égratignure, renonce à parer ses coups
+de poignards? S'il m'était donné de soulever le voile
+mystérieux qui recouvre ce drame, l'accusé, j'en ai
+la persuasion intime, deviendrait un formidable accusateur.
+C'est l'infinie délicatesse de M. de Mérigue
+qui oppose sans doute à nos investigations un formidable
+rempart. Admirons ce sentiment chevaleresque,
+mais refusons de nous en rendre les complices.»</p>
+
+<p>Ces quelques paroles émues, quoique dépourvues
+du moindre argument, impressionnèrent vivement
+les juges. Mais M. le procureur de la République
+répondit spontanément: «M. de Mérigue a sauvé la
+vie à M. Gilet. Ce que vous venez d'entendre n'est
+point l'exposé de la conviction du défenseur, mais
+l'explosion de sa reconnaissance. M. Gilet a accompli
+une série d'actes qui l'honorent au premier chef,
+mais qui ne sauraient empêcher le tribunal de faire
+son devoir.»</p>
+
+<p>L'ancien commissaire de police comprit sur le
+champ, que cette simple phrase du ministère public
+détruisait tout l'effet de sa harangue. Il se leva pour
+répondre, mais la claire vue du danger couru par
+son sauveur lui fit perdre le fil de ses idées et une
+violente angoisse l'étreignit à la gorge. Il fit quelques
+gestes indignés sans parvenir à articuler une parole,
+et retomba bientôt abîmé et anéanti sur son banc.
+La cause était perdue. Le tribunal, après une très
+courte délibération, et prenant d'ailleurs en considération
+les bons antécédents de l'inculpé et le
+manque de netteté des témoignages accusateurs,
+condamna simplement Jacques de Mérigue à deux
+mois de prison.</p>
+
+<p>Le greffier l'avertit ensuite qu'il ne serait point
+immédiatement incarcéré, et qu'il avait quinze
+jours pour se constituer prisonnier sans préjudice
+de son droit d'appel. Le condamné haussa les
+épaules, et sortit au bras du baron de Sermèze. Les
+deux amis traversèrent la foule accablés de regards
+méprisants, et se dirigèrent lentement vers la rue
+des Saints-Pères. Ils ne tardèrent point à être rejoints
+par M. Gilet qui engagea instamment Mérigue
+à faire appel. Tout en remerciant son défenseur
+avec effusion, le poète refusa catégoriquement de se
+pourvoir.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, lui dit M. Gilet, je vous ferai gracier.</p>
+
+<p>Jacques secoua tristement la tête.</p>
+
+<p>Quand il arriva à l'entrée du quartier Saint-Barthélémy,
+il fut pris d'un invincible sentiment de
+douleur et de honte. Il lui sembla que tous les passants
+l'écrasaient sous le dédain de leurs regards. Il
+vit quelques manoeuvres occupés à arracher et à
+lacérer ses affiches dont les déchirures jonchaient le
+sol ou roulaient au ruisseau, comme les débris de
+sa fortune et de sa vie. Il entendit ce bout de conversation
+entre deux afficheurs de M. Belin.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, dis donc, Polyte?</p>
+
+<p>&mdash;De quoi, mon vieux briscard?</p>
+
+<p>&mdash;T'as pas besoin de faire attention aux pancartes
+du Mérigue, tu peux les sabrer, va!</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce qu'il est parti pour le champ des navets?</p>
+
+<p>&mdash;C'est tout comme... le bourgeois-là était tout
+bonnement un voleur. On l'a jugé, il y a cinq
+à six jours.</p>
+
+<p>&mdash;Euh! malheur... Il devait se présenter à la
+Nouvelle...</p>
+
+<p>&mdash;De quoi, à la Nouvelle?... Les copains n'en
+voudraient pas...</p>
+
+<p>Tout à coup Sermèze et Mérigue se rencontrèrent
+nez à nez avec le vicomte d'Escal. Le bonhomme
+terrifié détourna vivement la tête, et voulut se
+sauver par une rue latérale. Mais son mouvement
+fut si brusquement maladroit qu'il glissa, s'entrava
+avec son parapluie, et la rotondité de son petit
+corps aidant, s'épata lourdement sur le trottoir.
+Sermèze, qui n'était pourtant pas en veine de gaîté,
+partit d'un éclat de rire.</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'es pas charitable, mon vieux, lui dit Jacques.
+Va-t'en donc aider ce brave membre du comité
+à se remettre sur ses pattes. Je t'attends là. Il
+ne voudrait pas de mon secours.</p>
+
+<p>Le baron accéda par curiosité au désir de son
+ami, et s'avança vers le vicomte d'Escal, encore tout
+ébahi de sa chute, et tout honteux d'avoir balayé
+l'asphalte avec sa noble redingote:</p>
+
+<p>&mdash;Eh! bonjour, cher ami, s'écria le vicomte. Vous
+me rencontrez en mésaventure. Quel excellent hasard
+me procure le plaisir de vous voir... La baronne
+de Sermèze se porte toujours comme vous
+voulez? La vicomtesse d'Escal meurt d'envie de la
+voir. Quand vous verrons-nous donc tous deux à nos
+petites soirées du mardi?... Dieu! je suis sale!...
+Comme ces voies sont boueuses et mal entretenues
+sous cette vilaine république... excusez-moi... je suis
+toute crotté... je me sauve chez moi. Ravi, cher
+baron, de vous avoir rencontré, mes hommages à la
+baronne. Au revoir. A bientôt, adieu...</p>
+
+<p>Sermèze ne put intercaler la moindre syllabe, et
+l'ancien patron de la candidature Mérigue détala au
+petit galop de ses jambes trop courtes, en tenant
+cette fois le milieu de la chaussée, et en brandissant,
+sans la moindre intention belliqueuse, son
+parapluie inoffensif.</p>
+
+<p>Les deux amis rencontrèrent encore quelques
+personnages de leur connaissance qui affectèrent de
+regarder le firmament, entre autres un ancien chef
+de service de l'instruction publique, soupçonné de
+malversations, et qui, à l'aspect de Mérigue, détourna
+sa face honnête, rasée de frais en un majestueux
+mouvement de pudeur. Soudain un prêtre
+s'avança, qui tendit bravement la main à Jacques.
+C'était l'abbé de la Gloire-Dieu.</p>
+
+<p>«Je vous tiens pour innocent, mon bon Jacques,
+lui dit-il d'une voix entrecoupée, et je puis encore
+quelque chose pour vous. J'espère d'ici peu de
+jours vous annoncer une bonne nouvelle. Courage
+et espoir, mon cher enfant.»</p>
+
+<p>Quand Jacques et Sermèze entrèrent dans la maison
+de la rue des Saints-Pères, ils furent insolemment
+toisés par le concierge dont la dignité offensée
+par la vue de son locataire condamné parut subir
+une violence cruelle.</p>
+
+<p>Sermèze répondit à l'attitude froissée du pipelet,
+par un regard si peu sympathique, que le représentant
+du propriétaire se retira brusquement dans sa
+loge, et s'y enferma à double tour. L'ascension des
+cent vingt marches fut la dernière période de la
+voie douloureuse.</p>
+
+<p>On croisa dans l'escalier plusieurs locataires qui
+prirent de grandes mines sévères. Sur le palier
+même de Mérigue, un employé de commerce, son
+voisin, le regarda sans le saluer. Au moment où ils
+entraient dans le logement, les deux amis s'entendaient
+rappeler par une voix perçante et criarde qui
+montait du rez-de-chaussée.</p>
+
+<p>&mdash;Eh là-haut. Eh donc là-haut!</p>
+
+<p>&mdash;Qu'y a-t-il? demanda Sermèze.</p>
+
+<p>&mdash;Le propriétaire vous donne congé, répondit la
+voix dépourvue d'harmonie.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit Mérigue avec un soupir de dégoût, le
+proverbe parle du coup de pied de l'âne au singulier.
+Voilà le dixième que je reçois depuis une heure...
+je n'ai rencontré sur ma route que des aliborons
+scandalisés.</p>
+
+<p>&mdash;C'est pas tout ça, mon pauvre vieux, reprit
+Sermèze, que vas-tu faire maintenant?</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant?... je vais attendre la quinzaine
+pour me constituer prisonnier.</p>
+
+<p>&mdash;Mais en attendant tu ne vas pas rester désoeuvré?...</p>
+
+<p>&mdash;Jamais de la vie.</p>
+
+<p>&mdash;A quoi vas-tu t'occuper?</p>
+
+<p>&mdash;Je vais achever ma Rédemption des Damnés,
+puisque la politique et le professorat me laissent des
+loisirs.</p>
+
+<hr>
+
+<p>La duchesse Blanche avait été informée par
+exprès de la sentence prononcée par le tribunal
+correctionnel.</p>
+
+<p>La vengeance était assouvie, elle pouvait maintenant
+songer à jouer son rôle de souveraine clémente.</p>
+
+<p>Sa colère s'était peu à peu dissipée dans son âme,
+et sa passion inapaisée commençait à y rentrer en
+compagnie du repentir, Blanche se fit belle comme
+à ses plus beaux jours de gala; elle revêtit une robe
+de damas rouge, et surchargea son cou, ses bras et
+ses mains des joyaux les plus splendides. Le duc de
+Largeay étant survenu par aventure:</p>
+
+<p>&mdash;Où allez-vous donc comme cela, ma chère?...</p>
+
+<p>&mdash;A la direction des grâces, mon ami.</p>
+
+<p>&mdash;Cette direction, duchesse, se trouve depuis
+longtemps entre vos mains.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! vous êtes galant aujourd'hui, je crois,
+Dieu me damne, que vous me confondez avec
+Mlle Zoé.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! méchante!... Laquelle de vos sujettes
+allez-vous chercher?...</p>
+
+<p>&mdash;Trêve de calembours, mon ami, je vais demander
+la grâce de M. de Mérigue.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez perdu le sens... je n'y comprends
+plus rien.</p>
+
+<p>&mdash;Consolez-vous... vous n'y avez jamais rien
+compris.</p>
+
+<p>&mdash;Vous l'avez donc fait condamner pour vous
+donner la satisfaction de lui pardonner ensuite.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! eh! peut-être bien!</p>
+
+<p>&mdash;Ce sont les jeux de reine.</p>
+
+<p>&mdash;Qui valent bien le jeu de l'oie, j'imagine.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes vraiment ravissante ainsi. Je dînerai
+ce soir avec vous.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, mon ami. On vous traiterait d'infidèle
+de l'autre côté de l'eau.</p>
+
+<p>La duchesse descendit alors dans la cour, se jeta
+au fond d'un coupé bleu, attelé de deux alezans
+rapides, en disant au valet de pied:</p>
+
+<p>&mdash;Place Vendôme, au ministère de la justice.</p>
+
+<p>Le duc de Belverana se trouvait déjà auprès du
+directeur des affaires criminelles. Il dit tout le bien
+qu'il put imaginer de Mérigue sans toutefois faire la
+plus petite allusion au grand secret qui lui était
+confié. Le chef de service l'écouta avec déférence et
+lui répondit:</p>
+
+<p>«Je ne demande pas mieux, monsieur le duc, que
+de faire un rapport favorable à vos désirs, mais le
+condamné doit au préalable épuiser les juridictions.
+Qu'il aille d'abord en appel. Nous verrons ensuite.»</p>
+
+<p>Le duc en sortant croisa Blanche de Largeay dans
+les corridors du ministère. Il la salua le plus gracieusement
+du monde, lui demanda des nouvelles
+de sa santé, et ne lui souffla pas un mot du motif
+identique qui les avait amenés tous deux dans les
+antichambres de l'administration. La duchesse demeura
+près d'une heure avec le directeur des grâces.
+Elle essaya de toutes les instances et de toutes les
+supplications, mais se heurta constamment à la
+même réponse: «Qu'il fasse d'abord appel, nous verrons
+ensuite...» Comme elle sortait toute courroucée
+avec des larmes de dépit dans les yeux, elle rencontra
+M. Gilet qui se précipita sans la saluer dans le
+cabinet du chef de service. Il en sortit au bout de
+quelques minutes, et la duchesse entendit ces paroles
+prononcées par le directeur:</p>
+
+<p>&mdash;Très bien, mon cher commissaire, je vais faire
+préparer les lettres de grâce dès que le dossier de
+l'affaire me sera parvenu du tribunal. D'ici trois
+jours, le décret sera revêtu de la signature du président
+de la République. Vous pouvez d'ores et déjà
+en aviser votre protégé.</p>
+
+<p>La duchesse courut au devant de l'ancien commissaire.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez dû être diablement éloquent, lui
+dit-elle, je n'ai pu, moi, me faire écouter de ce
+monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Non, madame la duchesse, répondit M. Gilet,
+l'éloquence n'est pas mon fort. Je suis simplement
+un honnête homme qui se sacrifie à ceux qu'il aime,
+au lieu de les immoler à sa jalousie ou à ses ressentiments.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>XVI</h3>
+
+<h3>LE RENDEZ-VOUS</h3>
+
+
+<p>Ce même soir, suivant sa promesse, le duc de
+Largeay, qui était en délicatesse avec Zoé, vint
+dîner chez sa femme. Blanche n'apprécia guère
+cette rare amabilité, d'autant plus que son mari la
+taquina tout le temps du repas au sujet de sa
+démarche au ministère de la justice.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, chère amie, avez-vous réussi dans vos
+intentions miséricordieuses?</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement, cher duc.</p>
+
+<p>&mdash;Vous allez rendre ce jeune drôle aux douceurs
+de la liberté?</p>
+
+<p>&mdash;Certainement. Ce sera fait sous trois jours.</p>
+
+<p>&mdash;Vous aurez la bonté de m'indiquer la conduite
+que je dois tenir envers lui. Faut-il le provoquer,
+lui trouver un éditeur, lui loger une balle dans la
+tête, lui faire des excuses, le souffleter, patronner sa
+candidature, le tuer, le ressusciter, le calotter,
+l'adorer...</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai tout de même, mon pauvre ami,
+vous avez à peu près fait tout cela.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous m'en gardiez au moins un atôme de
+reconnaissance.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! duc, c'est vous qui me devez de la gratitude
+pour les services que je vous demande.</p>
+
+<p>&mdash;C'est juste. Merci de me rappeler aux vrais
+principes de la galanterie. Mais enfin, veuillez, de
+grâce, me faire connaître quel visage il me faudra
+faire à votre voleur favori, la prochaine fois que
+j'aurai l'heur de le voir?</p>
+
+<p>Blanche était profondément vexée de voir son
+mari la «blaguer». Elle essayait bien de lui riposter
+par quelques-unes de ses pointes habituelles, mais
+son état de préoccupation émoussait les traits les
+plus acérés de son carquois.</p>
+
+<p>Contrairement à ce qui se passait d'ordinaire, le
+duc, ce soir-là, eut un avantage marqué sur la
+duchesse et parvint, en très peu de temps, à l'exaspérer.
+Aussi, quand il lui fit la proposition de passer
+la soirée avec elle ou de l'emmener dans le monde,
+provoqua-t-il cette simple réponse, sèchement formulée:</p>
+
+<p>&mdash;Allez donc à votre club, ou à votre...</p>
+
+<p>&mdash;Ou à mon...</p>
+
+<p>&mdash;Ne m'agacez pas... ou je vous lâche le mot...
+Bonsoir.</p>
+
+<p>Le duc sortit le sourire aux lèvres.</p>
+
+<p>Quelques minutes après on apportait à la duchesse
+une lettre dont elle reconnut l'écriture et qu'elle
+décacheta fiévreusement. Elle lut:</p>
+
+<blockquote><p>
+«Ma chère cousine,</p>
+
+<p>«Nous avons demain une permission de minuit.
+Pourrai-je obtenir l'insigne faveur d'être de nouveau
+choisi par vous comme lecteur extraordinaire? J'ose
+vous assurer que je mérite bien quelque amabilité
+de votre part: Je suis allé l'autre jour, par amour
+pour vous, tirer les oreilles à ce misérable Mérigue
+qui a filé doux comme un agneau, et a péremptoirement
+refusé de se mesurer avec moi sur le terrain.
+A demain, chère cousine.</p>
+
+<p>«Veuillez d'un tout petit mot accueillir ma très
+humble supplique.</p>
+
+<p>«Votre affectionné cousin,</p>
+
+<p>«<span class="sc">Robert</span>».
+</p></blockquote>
+
+<p>La duchesse répondit à son médiateur plastique:</p>
+
+<blockquote><p>
+«Venez à neuf heures et demie.»</p>
+
+<p>«<span class="sc">Vannes, Duchesse de Largeay</span>.»</p>
+
+<p>«<i>P.S.</i>&mdash;Soyez un peu vraisemblable dans le
+récit de vos prouesses.»
+</p></blockquote>
+
+<p>Blanche, à la lecture de l'épître élaborée par son
+jeune parent, le dépit et l'agacement aidant, fut
+prise tout à coup du désir très net de renouveler la
+pantomime galante du dimanche précédent, en y
+ajoutant même quelques fioritures encore inédites.
+Quant à Robert de Vaucotte, il n'eut pas plus tôt lu
+la réponse affirmative de sa cousine qu'il prit le
+solennel engagement devant la poignée de son sabre
+de ne pas se laisser berner comme la dernière fois
+et d'obtenir de plus sérieuses faveurs...</p>
+
+<p>Blanche attendit l'heure qu'elle avait fixée au
+candidat cavalier en dînant seule au cabaret du
+Lion-d'Or, à l'effet d'émoustiller un peu son humeur
+tant par la nourriture pimentée des mets de restaurant
+que par l'éclat des lumières et le va et vient
+des jeunes élégants autour du linge éclatant des
+petites tables.</p>
+
+<p>Cependant l'abbé de la Gloire-Dieu avait résolu
+ce soir-là d'avoir une entrevue avec la duchesse
+pour éclaircir l'affaire si étrange du procès Mérigue,
+et tâcher, par suite des renseignements qu'il pourrait
+obtenir, d'être de quelque utilité à son pauvre
+ami. Sans prévoir la vérité des faits dans son intégralité
+monstrueuse, il connaissait assez les personnages
+du drame qui venait de se dérouler, et en
+particulier la duchesse, sa pénitente, pour avoir la
+certitude morale de l'innocence de Jacques, et de
+quelque trame machiavélique ourdie par Mme de
+Largeay. Il ne s'arrêta point à la considération que
+sa visite vespérale pourrait être critiquée. Après
+avoir terminé sa journée d'apôtre et rempli toutes
+les obligations de son ministère paroissial, il allait
+droitement et simplement accomplir ce qu'il croyait
+une bonne oeuvre, sans s'inquiéter de ce que les
+malveillants seraient capables de dire ou de penser.</p>
+
+<p>L'abbé se présenta à neuf heures à l'hôtel de
+Largeay et se fit introduire d'autorité dans le salon,
+où il trouva déjà couché sur un divan le jeune
+Robert de Vaucotte. Robert s'était jadis confessé au
+premier vicaire de Saint-Barthélémy, il le respectait
+et le craignait; son désappointement égala sa gêne
+quand, au lieu des volants de soie rouge qu'il
+attendait, il vit onduler à ses yeux les plis noirs de
+la soutane du prêtre.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ici, Robert, seul à cette heure! Que faites-vous,
+mon enfant? demanda l'abbé de la Gloire-Dieu.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! bonjour, monsieur l'abbé... je suis bien
+charmé... je ne pensais pas à vous... J'attends ma
+cousine qui va venir à neuf heures et demie.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous conseille de vous retirer, mon enfant.
+J'ai de graves questions à traiter avec la duchesse.</p>
+
+<p>&mdash;Mais elle m'a donné rendez-vous, monsieur
+l'abbé.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, dit le vicaire en fronçant le sourcil,
+je me charge de lui dire que je vous ai renvoyé.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, monsieur l'abbé... monsieur l'abbé...</p>
+
+<p>&mdash;Laissez-moi seul ici, Robert, retirez-vous, mon
+enfant.</p>
+
+<p>Vaucotte n'osa point résister à l'injonction de
+l'abbé, prononcée d'une voix ferme et douce.</p>
+
+<p>Il sortit lentement du salon et alla se blottir dans
+la salle à manger en se disant: «Quand il aura
+fichu le camp, je reviendrai. En voilà encore un qui
+ne me prend guère au sérieux.»</p>
+
+<p>A neuf heures et demie très précises, le coupé de
+la duchesse s'arrêta devant le perron de l'hôtel. Elle
+en sortit leste, pimpante, éméchée, jeta précipitamment
+son chapeau et sa casaque dans l'antichambre
+et demanda au laquais de service:</p>
+
+<p>&mdash;M. le comte de Vaucotte est-il arrivé?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, madame la duchesse, lui fut-il répondu.</p>
+
+<p>Elle s'élança dans le salon: La haute et maigre
+silhouette de l'abbé de la Gloire-Dieu émergeait
+seule parmi le clair obscur des lampes baissées.</p>
+
+<p>La duchesse poussa un petit cri de surprise
+désagréable.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai à vous entretenir d'une importante question,
+madame, dit le premier vicaire, aussi me
+suis-je permis de me présenter devant vous à une
+heure un peu insolite. Je compte que vous voudrez
+bien m'excuser?</p>
+
+<p>&mdash;Certainement, monsieur l'abbé... Excusez vous-même
+mon étonnement. J'attendais... un de mes
+cousins.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai trouvé ici, madame, il n'y a pas vingt
+minutes. Je connais très bien Robert... bon enfant,
+un peu trop léger, peut-être... Bref, il eût empêché
+ou gêné notre entretien. Je l'ai prié de se retirer. Il
+a déféré au voeu que je lui exprimais.</p>
+
+<p>&mdash;Ce nigaud de valet de chambre qui me dit que
+mon cousin est là, et ne m'avertit pas même de votre
+présence, observa Blanche sur un ton peu gracieux.</p>
+
+<p>&mdash;Ne grondez pas vos gens, madame la duchesse.
+Ils ont rempli toutes leurs instructions. J'ai même
+eu quelque difficulté à pénétrer jusqu'ici, mais
+j'étais décidé à forcer la porte.</p>
+
+<p>&mdash;Êtes-vous belliqueux ce soir, dit Blanche en
+essayant de sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! madame, reprit l'abbé; ce que j'ai à vous
+dire est très sérieux.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! fit Blanche anxieuse et intimidée.</p>
+
+<p>&mdash;Ma chère enfant, excusez cette appellation peu
+mondaine, mon âge me donne quelque droit à
+l'employer... Je vous ai baptisée, je vous ai fait faire
+votre première communion. Vous voulez bien vous
+adresser à moi de temps en temps pour éclairer et
+diriger votre conscience... Ne voyez toutefois en ce
+moment ni le prêtre, ni le confesseur, ni le directeur,
+mais un ami... affligé; un de vos meilleurs
+amis, j'en puis jurer, l'ami de votre âme.</p>
+
+<p>Blanche, troublée, ne répondit rien. L'abbé poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez accusé M. de Mérigue d'une action
+infâme, je vous adjure, au nom du Dieu qui nous
+entend et qui nous jugera, de m'avouer la vérité.</p>
+
+<p>La duchesse garda le silence.</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous taisez, mon enfant. C'est là un aveu
+d'une formidable éloquence, je l'interprète ainsi:
+«J'ai porté contre ce jeune homme une accusation
+calomnieuse.» Niez un peu, je vous prie. Niez donc...
+vous vous taisez... Une troisième fois, par Jésus-Christ
+notre Seigneur, opposez-moi une négation si
+vous n'êtes point coupable... Rien, rien... quel
+crime horrible, mon enfant!... Maintenant, pourquoi
+avez-vous commis cet acte odieux?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! monsieur l'abbé, je me sens bien souffrante!...</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi avez-vous commis ce forfait? M. de
+Mérigue vous aimait... Vous l'aimiez peut-être...
+N'est-il pas vrai?</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur l'abbé, vous me torturez.</p>
+
+<p>&mdash;Encore un aveu, ma pauvre enfant... mais ce
+jeune homme autrefois était en droit de vous aimer,
+et vous-même pouviez lui rendre amour pour
+amour. Vous êtes aujourd'hui la duchesse de Largeay.
+Il vous est interdit de penser l'un à l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! monsieur l'abbé, de grâce...</p>
+
+<p>&mdash;Il fallait l'épouser, si vous l'aimiez... Du jour
+de votre mariage votre devoir était de l'oublier
+comme il vous a oubliée lui-même.</p>
+
+<p>&mdash;Il m'a oubliée!... il m'a oubliée... que dites-vous?...</p>
+
+<p>&mdash;Calmez les cris de vos passions. Vous n'avez
+plus le droit de faire entendre que les gémissements
+de votre pénitence. Que s'est-il passé entre vous? Je
+l'ignore. Toujours est-il que vos sentiments illicites
+probablement repoussés par cet honnête homme...</p>
+
+<p>&mdash;Il vous a donc tout dit?</p>
+
+<p>&mdash;Rien, mon enfant, rien. Laissez-moi poursuivre;
+je disais que votre amour déshonnête, probablement
+repoussé, avait dû, sous l'influence de quelque accès
+de folie, se transformer en un mouvement de colère
+féroce. Quand nous laissons dominer notre âme par
+ces deux passions, la luxure et la violence, il n'y a
+pas de monstruosités dont nous soyons incapables.
+Et vous, madame, enfant de Dieu et de l'Église,
+élevée par une mère chrétienne, croyant à notre
+sainte religion et la pratiquant, vous, placée au
+sommet de l'échelle sociale pour donner l'exemple
+aux faibles et aux petits; vous, dont les mains
+servent de canal aux divines aumônes; vous, qui
+faites chaque matin votre prière devant le crucifix,
+et qui courbez votre front dans l'ombre des temples;
+vous, qui vous indignez contre les blasphèmes proférés
+et contre toutes les profanations accomplies
+dans le monde; vous, qui n'avez pas assez de dégoûts
+et assez de flétrissures pour stigmatiser la débauche
+des malheureuses qui meurent de faim; vous, la
+duchesse de Largeay, infidèle à votre foi, à votre
+honneur, à votre Dieu, vous précipitez de gaieté de
+coeur dans un abîme d'opprobre, un homme irréprochable,
+parce qu'il vous respecte, vous ayant aimée!</p>
+
+<p>&mdash;Purifiez-moi, mon père, sanglota la duchesse
+brisée.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne le puis en cet instant et en ce lieu. Venez
+me trouver demain à l'église. Je suis venu ce soir
+essayer d'éveiller au fond de votre conscience les
+échos de nos enseignements et de nos exhortations.
+Je bénis le Seigneur, car je ne crois pas avoir parlé
+en vain. Répondez-moi, êtes-vous coupable et vous
+repentez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mon père, soupira Blanche à voix basse.</p>
+
+<p>&mdash;Bien, mon enfant, mais sachez que ceci n'est
+rien. Il faut expier et réparer. Je vous épouvanterais
+si je vous exposais comment les chrétiennes des
+temps anciens auraient fait pénitence de pareilles
+indignités. Qu'auriez-vous cependant à m'objecter
+si je vous disais: «Pour recevoir l'absolution,
+vous confesserez à la justice toute l'étendue de votre
+crime, vous consentirez à être avilie à tous les yeux,
+vous subirez dans quelque prison obscure, côte à
+côte avec la lie des misérables, la peine édictée dans
+les codes humains contre la calomnie et le faux
+témoignage; après cette expiation préliminaire et
+insignifiante, vous revêtirez une robe de bure dans
+un monastère de carmélites, et, séparée à jamais du
+monde par une grille de fer, vous pleurerez toute
+votre vie la honte et l'horreur de votre forfait.»
+Dites-le-moi, en vérité, si je vous tenais un pareil
+langage, trouveriez-vous dans votre coeur ou dans
+votre conscience la force de me répondre: «Mon
+Père, vous dépassez la volonté de Dieu!»</p>
+
+<p>&mdash;Grâce, grâce! murmurait la duchesse agenouillée.</p>
+
+<p>&mdash;Debout, madame, vous ne pouvez rester ainsi...
+Eh bien! si vous eussiez vécu au temps de la primitive
+Église, une pénitence semblable vous eût été
+imposée. Mais Dieu proportionne la rigueur de ses
+ordres à l'abaissement de nos caractères et à la
+lâcheté de nos moeurs... Voici la réparation que je
+vous demande d'accorder à votre victime... Vous
+m'autoriserez verbalement à écrire à sa famille
+désolée, que M. de Mérigue a été condamné sur
+de fausses apparences, et que le fait qui a donné
+lieu aux poursuites est tout entier à son honneur.
+J'ajouterai que l'auteur, repentant des infortunes de
+ce jeune homme, m'a chargé expressément d'être
+auprès des siens l'interprète de la vérité...</p>
+
+<p>&mdash;Mon père, répondit la duchesse, qu'il soit fait
+ainsi que vous le décidez.</p>
+
+<p>&mdash;Et maintenant, ma pauvre enfant, priez le bon
+Dieu qu'il vous pardonne...</p>
+
+<p>L'abbé de la Gloire-Dieu se leva sur ces dernières
+paroles. Il salua la duchesse anéantie et sortit lentement.
+Quand il se fut éloigné, Blanche entendit
+un pas rapide approcher du salon. La porte s'ouvrit
+bientôt. C'était Robert de Vaucotte.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! chère cousine, s'écria-t-il, vous êtes enfin
+libre!</p>
+
+<p>La duchesse considéra le Saint-Cyrien avec la stupeur
+d'une personne qui passerait subitement de
+l'audition du <i>Dies iræ</i> à l'exécution d'un opéra
+bouffe. Elle laissa errer sur le futur cavalier un
+regard empreint d'une compassion dédaigneuse.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! cousine, poursuivit Robert, quelle
+lecture désirez-vous que je fasse ce soir?</p>
+
+<p>Blanche lui répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Lisez donc dans votre <i>Indicateur</i> l'heure prochaine
+du train de Versailles!</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>XVII</h3>
+
+<h3>MISÉRICORDE!</h3>
+
+
+<p>En sortant du Ministère de la justice, M. Gilet
+s'était immédiatement rendu auprès de Jacques et
+lui avait fait connaître qu'il allait être gracié. Une
+scène émouvante eut lieu entre ces deux hommes
+que des circonstances bien singulières avaient réunis
+par les liens de l'amitié.</p>
+
+<p>L'ancien commissaire, qui avait espéré un acquittement,
+n'estimait point avoir payé sa dette de reconnaissance
+et accusait lui-même son impuissance
+et son incapacité.</p>
+
+<p>Le poète, au contraire, peu habitué à voir pratiquer
+autour de lui des actes d'abnégation, était profondément
+touché à l'aspect de cet homme qui
+venait de briser sa carrière pour venir le défendre.</p>
+
+<p>&mdash;Si l'un de nous reste l'obligé de l'autre, dit-il à
+M. Gilet, c'est moi sans aucun doute. Le service que
+je vous ai rendu m'a coûté un simple geste, un
+mouvement de bras, le premier passant venu eût
+agi de même, tandis que vous vous êtes sacrifié, et je
+déclare hautement que je ne connais pas deux
+hommes au monde capables de tenir une conduite
+comme la vôtre.</p>
+
+<p>Dès qu'il eut la certitude d'être gracié, Jacques de
+Mérigue fit ses préparatifs de départ. Tous ses plans
+étaient renversés, toutes ses espérances ruinées,
+tous ses rêves évanouis au vent de la réprobation
+publique. Il n'avait plus qu'à reprendre le chemin
+de son pauvre Limousin et à passer auprès de sa
+famille le reste d'une vie obscure et inutile. Cette
+pensée l'accablait. Se voir dans toute la force de l'âge
+et du talent, avoir pleine conscience d'une énergie
+et d'une valeur universellement admirées, s'estimer
+légitimement capable d'arriver aux destinées les
+plus brillantes, et, subitement, pour jamais, d'une
+façon irrémissible, se briser les reins dans une chute
+ignominieuse!</p>
+
+<p>Et ce n'étaient pas là ses plus cruelles réflexions.</p>
+
+<p>Ce qui infligeait à son âme une incomparable
+douleur, c'était l'idée que son vieux père, sa mère,
+tous les siens, pourraient le croire coupable en dépit
+de ses dénégations. Joseph de Mérigue avait écrit à
+son fils qu'il ajoutait foi à ses protestations d'innocence,
+mais qu'il le suppliait de lui dévoiler toute la
+vérité.</p>
+
+<p>Or, Jacques se regardait comme tenu d'honneur
+à ne plus révéler à personne les tristes circonstances
+de son malheur. Il avait tout avoué à son
+ami le baron de Sermèze en vertu de cette disposition
+d'esprit, singulière peut-être, mais bien fréquente,
+qui établit entre les amis intimes des liens
+plus étroits que les liens même de la famille.</p>
+
+<p>La confidence faite au duc avait été le corollaire
+obligatoire, on s'en souvient, de la révélation faite à
+l'ami. Actuellement Mérigue avait pris, au sujet de
+son infortune, la résolution d'un silence éternel,
+sans se dissimuler que cette ligne de conduite ferait
+naître autour de lui de bien pénibles soupçons. Il
+était abîmé dans ces réflexions quand il reçut la
+visite de l'abbé de la Gloire-Dieu.</p>
+
+<p>&mdash;Comme je m'y suis engagé, lui dit le prêtre, je
+vous apporte une bonne nouvelle, mon cher enfant.</p>
+
+<p>Mérigue regarda le premier vicaire d'un air triste
+et incrédule.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis en mesure, continua l'abbé, d'amener
+dans l'esprit de votre famille la pleine et entière
+conviction de votre innocence absolue.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! si vous faisiez cela, monsieur l'abbé, vous
+me rendriez la moitié de ma vie... mais vous m'étonnez
+beaucoup. Je nierai jusqu'à la mort, c'est tout
+ce que je puis faire.</p>
+
+<p>&mdash;Ayez confiance en Dieu, Jacques, vous méritez
+une réhabilitation, c'est mon opinion inébranlable.
+Vous allez sans doute revenir au pays?</p>
+
+<p>&mdash;Puis-je faire autre chose? Évidemment non.
+Les personnes les plus indulgentes m'accorderont
+leur pitié. Je suis fini. Je renonce à la conquête des
+astres.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, cher enfant, quand on agit, comme
+vous l'avez fait, on va plus loin que les étoiles, on
+monte au ciel.</p>
+
+<p>Jacques garda le silence, mais il comprit que
+l'esprit et le coeur du prêtre avaient l'intuition de la
+vérité.</p>
+
+<p>L'abbé de la Gloire-Dieu poursuivit.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me préviendrez du jour de votre départ.
+Ce jour-là même j'écrirai à M. le comte votre père.
+Et je vous donne ma parole de prêtre et d'honnête
+homme, qu'après avoir lu la communication que je
+vais avoir l'honneur de lui faire, le chef de votre
+bonne et sainte famille ne reniera pas son fils, le
+représentant de son nom.</p>
+
+<p>Jacques remercia le digne ecclésiastique, mais il
+considéra ses paroles comme une simple consolation
+et n'ajouta guère foi à la possibilité de ses promesses.
+Il prit la résolution de partir dès le lendemain
+soir. Il écrivit dans ce sens au baron de
+Sermèze, à l'abbé et au vieux comte Joseph. Sermèze
+vint passer une partie de la journée avec son ami et
+l'aida à préparer son pauvre petit bagage. A six
+heures du soir, Jacques se retrouva seul. Le départ
+du train était à neuf heures. Toutes ses petites dettes
+une fois acquittées, et quelques légères emplettes
+effectuées, il restait au poète quarante francs: Le
+prix d'une voiture pour le conduire à la gare et le
+montant de son billet en troisième classe.</p>
+
+<p>Il se préparait à faire un repas plus que modeste,
+lorsque la sonnette de son antichambre fit entendre
+un léger tintement. Mérigue hésita à ouvrir croyant
+à une illusion, le tintement recommença presque imperceptible
+comme le dernier soupir d'un moribond,
+Mérigue ouvrit sa porte. Une femme tout en noir
+parut sur le seuil. Jacques recula jusqu'au milieu de
+sa chambre et croisa ses bras sur sa poitrine. La
+duchesse de Largeay s'arrêta à deux pas de sa victime.</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi, fit-elle d'une voix si faible et si brisée,
+que le poète en ressentit une étrange commisération.</p>
+
+<p>Il répondit doucement.</p>
+
+<p>&mdash;Vous souffrez, Madame? Qu'avez-vous?</p>
+
+<p>La duchesse releva son voile et jeta à Jacques un
+regard suppliant. L'angoisse de l'amour désespéré et
+du repentir douloureux contractait son visage pâle
+comme une figure d'albâtre. Aucun bijou. Aucune
+parure. Pas le plus petit ruban de soie. La tenue
+morne du grand deuil.</p>
+
+<p>Et subitement, Blanche de Largeay tomba à genoux.
+Jacques de Mérigue, éperdu, cachait sa figure
+dans ses mains. Il entendait monter vers lui, murmurée
+vaguement comme une oraison mortuaire, la
+prière de celle qu'il avait aimée, et qui faisait palpiter
+encore toutes les fibres de son coeur mutilé.</p>
+
+<p>«Jacques... devant la mort toutes les colères
+s'effacent, je vous ai tué, et me suis poignardée du
+même coup de couteau. Je viens vous demander pardon.
+Je ne veux pas que vous partiez sans m'avoir
+tendu cette main généreuse, cette main héroïque et
+sublime qui à refusé de parer mes coups. Vous ne
+repousserez pas mes supplications quand vous saurez
+les tourments que j'endure. J'ai voulu me venger,
+et je vous l'avoue dans toute l'humilité d'une
+âme à jamais brisée, j'ai eu l'infamie de savourer
+le fruit empoisonné de mon ressentiment.</p>
+
+<p>Mais au nom du Dieu que vous servez et que
+j'ai outragé, par tout ce que vous avez de plus cher,
+par votre mère, vos chères petites soeurs, par votre
+ancien amour pour moi, de grâce, ne m'accablez
+pas. Il m'a fallu du courage, allez, pour avoir osé
+me présenter ici. Vous pouviez, à bon droit, me jeter
+dans votre escalier comme la dernière des filles perdues.
+Mais je connaissais votre coeur, votre grand
+coeur, que j'ai percé d'un glaive, et je l'ai estimé si
+large et si bon, si haut et si doux, que j'ai espéré en
+voir couler sur ma tête, en même temps que son
+noble sang, hélas, quelques gouttes de miséricorde.</p>
+
+<p>Il y a deux jours que j'éprouve les tourments de
+l'enfer; je n'en étais encore, je le confesse à ma honte,
+je n'en étais qu'aux repentirs vagues et lâches,
+quand à l'heure habituelle des plaisirs et des folies,
+un homme s'est présenté à moi, qui m'a dévoilé de
+sa main austère toute la noirceur de mon forfait. Et
+depuis ce moment j'ai revêtu une robe couleur de
+la nuit, comme la sienne. En vérité, Jacques, je suis
+plus malheureuse que vous.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous crois, Madame, répondit Jacques toujours
+immobile.</p>
+
+<p>&mdash;Votre vie est brisée, poursuivit la duchesse,
+tout avenir vous est fermé, tous vos amis vous abandonnent
+sans retour, mais vous gardez en vous-même
+le souvenir éternel d'un acte magnanime. Moi,
+je demeure toujours riche et fêtée, mais le remords
+m'étreint, un remords qui m'arrache toute faculté
+de penser, toute énergie de vivre. Je n'ai même pas,
+je l'avoue humblement, le vouloir nécessaire pour
+expier ma conduite envers vous, mais vous me
+plaindriez tout de même, si vous connaissiez le
+venin du serpent caché qui me ronge. Oh! dites-moi:
+j'ai pitié de vous!.. Jacques de Mérigue, déshonoré,
+ruiné, perdu, la duchesse de Largeay, puissante
+et adulée, se traîne à vos pieds et vous demande
+grâce.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai pitié de vous, répondit Jacques.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle douce parole, mon ami... Puis-je la
+croire sincère?... oh! ce doute est une nouvelle
+offense. Oui, vous avez pitié de moi, vous, le martyr,
+de moi, le bourreau. Vous n'avez jamais menti,
+vous. Quand vous dites un mot, c'est la vérité qui
+descend du ciel. Merci. Merci. Je ne vous promets
+pas ma reconnaissance, vous n'en auriez que faire,
+et je dois même vous savoir gré de tolérer ma présence
+ici, où tout vous retrace mon crime, où tout
+vous proclame ma trahison. Votre inépuisable bonté
+me pousse encore à vous demander quelque chose;
+vous frémirez de mon audace, vous me jetterez encore
+l'expression de votre mépris, mais qu'importe,
+j'accepte tout d'avance... Je ne puis taire le sentiment
+qui convulse mon âme... Auparavant, Jacques,
+dites-moi que vous me pardonnez?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous pardonne, répondit Jacques, et, s'avançant
+vers la duchesse, il la releva et la fit asseoir.</p>
+
+<p>Blanche continua d'une voix plus animée.&mdash;Est-ce
+possible? Vous croyez à ma sincérité, vous me plaignez
+et vous m'absolvez après mes faux témoignages,
+mes cruautés, mes infamies... Je dois prononcer
+ce mot stigmatisant. Et maintenant, pour ce qu'il
+me reste à vous demander, je ne me sens vraiment
+la plus petite force et le moindre courage... Mon
+audace me semble à moi-même dépasser toutes les
+bornes, et vous aurez le droit et la justice pour vous
+si vous me repoussez en me foudroyant. Si quelque
+chose peut m'enhardir, c'est la douceur de votre
+voix que je n'ai jamais entendue aussi mélodieuse;
+non, Jacques, vous n'aviez pas d'accents pareils,
+même au temps cher où vous m'aimiez, dans la
+pénombre de la chapelle aux vitraux rouges, dans la
+gloire de la grande église où mugissaient les orgues
+et où les flûtes pleuraient, pendant les veillées illuminées
+de joie où vous me traduisiez les grands
+poètes nuageux et vagues, dans la langue brûlante et
+radieuse de votre coeur. Aussi, mon ami, je n'hésite
+pas plus longtemps. En me relevant tout à l'heure,
+vous m'avez un peu réhabilitée. Vous avez rendu
+des ailes à mon espérance. Je suis dans un cercle
+de l'enfer plus rapproché du Paradis.</p>
+
+<p>Ah! le paradis, comme il est loin encore... comme
+il est douteux que je le contemple jamais. Et pourtant,
+Jacques, vous en avez la clef dans les mains, la
+clef étincelante et douce. Que dis-je? La porte de
+cet Eden pourrait s'ouvrir à un mot de votre bouche,
+à une seule parole murmurée par vos lèvres...
+Ange de pitié, vous m'avez plainte; ange de miséricorde,
+vous m'avez pardonnée. Ange de tendresse,
+m'aimez-vous encore?</p>
+
+<p>Jacques répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Hélas, Madame... je vous aime.</p>
+
+<p>La duchesse poussa un cri, se leva et tendit les
+bras au jeune homme. Le poète l'arrêta d'un simple
+geste doux et grave. Il continua ainsi.</p>
+
+<p>&mdash;Blanche, le moment est solennel, nous nous
+voyons pour la dernière fois de notre vie. Les impressions
+ne se commandent pas, mais les actes dépendent
+du libre arbitre. Je puis songer à vous,
+vous pouvez penser à moi, mais ce sentiment ne peut
+plus être qu'un souvenir, un souvenir lointain et
+triste que nous devons ensevelir au plus profond de
+notre âme dans un impénétrable linceul. Rappelez-vous
+ces morts d'autrefois qu'on entourait de bandelettes
+parfumées, et près desquels veillait une
+faible lampe au sein des hypogées silencieux. Si
+nous étions héroïques nous laisserions même le
+flambeau s'éteindre. Vous avez des devoirs d'épouse,
+vous aurez un jour des devoirs de mère. C'est en les
+accomplissant que vous obtiendrez à vos propres
+yeux la résurrection de votre honneur. Quant à moi
+je vais disparaître, nul écho ne répétera plus mon
+nom, et j'aurai quelque droit dans ma solitude inviolée,
+à songer que je suis tombé dans la nuit pour
+sauver la femme que j'aimais.</p>
+
+<p>&mdash;Que vous aimez encore, Jacques?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne m'en dédis point, Blanche, mais les passions
+du coeur, sachez-le, sont pétries d'une double
+argile. Il y a deux fleurs dans l'amour: le dévouement
+et la tendresse. La tendresse est une sensitive
+qui se fane au moindre brouillard, le dévouement
+est une immortelle dont nul hiver ne flétrit le calice.</p>
+
+<p>&mdash;Excusez mes prières importunes, Jacques, répondit
+la duchesse, mais je vous conjure de me
+donner un gage de cet amour que vous me gardez,
+un gage dont le souvenir puisse éclairer toute ma
+vie... Mettez ce comble à votre intarissable bonté!</p>
+
+<p>&mdash;Que puis-je faire, madame?</p>
+
+<p>&mdash;O Jacques! un baiser... un seul baiser.</p>
+
+<p>&mdash;Vous appartenez au duc, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Appelez-moi Blanche, mon ami.</p>
+
+<p>&mdash;Blanche, ne me demandez pas une chose impossible.</p>
+
+<p>Les yeux de la duchesse se fixèrent sur Jacques
+dans une attitude suppliante et désespérée.</p>
+
+<p>Tout à coup, le poète reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Un jour, Blanche, je vous ai insultée, je vous
+ai frappée au front, je vous dois réparation pour cet
+outrage; permettez-moi de l'effacer avant de vous
+dire un adieu éternel.</p>
+
+<p>A ces mots, Jacques de Mérigue se pencha lentement
+vers la duchesse et lui effleura les cheveux de
+ses lèvres. Blanche, toute radieuse, saisit les mains
+du poète et y colla sa bouche palpitante; le jeune
+homme se dégagea doucement:</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, dit-il, soyez forte et courageuse,
+faites du bien aux pauvres, aux inconnus, aux malheureux;
+aimez à soulager les misères qui se
+cachent, les infortunes ignorées du monde. C'est
+dans l'obscurité et dans l'indigence que vous avez
+rencontré... un jour, celui...</p>
+
+<p>Jacques ne put continuer, les sanglots étreignaient
+sa gorge. Il prit la duchesse par la main
+et la reconduisit en pleurant jusqu'à la deuxième
+porte. Arrivée là, Blanche lui souffla à voix basse:</p>
+
+<p>«Rappelle-toi.»</p>
+
+<p>Jacques répondit: «Oubliez... Adieu!...»</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>XVIII</h3>
+
+<h3>LA CONQUÊTE DES ÉTOILES</h3>
+
+
+<p>A huit heures et demie, Jacques prit lui-même sa
+malle, jeta un dernier coup d'oeil à la triste mansarde
+qui avait vu l'éclosion et l'anéantissement de
+ses rêves, puis descendit à pas lents, courbé sous
+son fardeau, les cent vingt marches qu'avaient si
+souvent montées, chargés d'illusoires mensonges,
+les fantômes disparus de la gloire et de la fortune.
+En passant devant la loge du concierge, il tendit à
+cet homme une pièce de deux francs.</p>
+
+<p>&mdash;Plaît-il? demanda le portier dédaigneux.</p>
+
+<p>&mdash;C'est pour vous, dit Jacques.</p>
+
+<p>&mdash;Merci, je n'ai pas besoin de votre argent, répondit
+le grossier cerbère.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez raison, répliqua Jacques, et il se
+dirigea vers la rue au bruit d'une querelle assez
+vive faite par la femme du pipelet à son trop superbe
+époux.</p>
+
+<p>&mdash;Es-tu serin, Hippolyte, disait la compagne du
+préposé au cordon; tu refuses là de quoi acheter
+une belle moitié de lapin.</p>
+
+<p>&mdash;Cours-lui après, si tu y tiens, répliqua Hippolyte.</p>
+
+<p>La ménagère ne se le fit pas dire deux fois. Elle
+s'élança sur les pas du voyageur en lui disant:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, je vais vous chercher une voiture.</p>
+
+<p>Mérigue monta dans le véhicule amené et donna
+les deux francs à Mme Hippolyte, qui retourna insolemment
+la pièce sous toutes les faces, pour s'assurer
+qu'elle n'était pas fausse.</p>
+
+<p>Le cocher partit. Aux lueurs des réverbères,
+Jacques aperçut encore ça et là, sur quelques vieilles
+murailles, des fragments de sa proclamation aux
+électeurs, imparfaitement recouverts par les affiches
+de M. Belin. Le faubourg Saint-Germain fut dépassé
+bien vite et l'image importune de la récente gloire
+disparut avec lui. En traversant le quartier Latin, le
+poète songea aux jours laborieux et obscurs des
+études scientifiques et juridiques, et cette époque lui
+parut noyée dans une fabuleuse antiquité. La vue
+du Jardin des Plantes et de la Halle aux Vins lui
+rappela son arrivée à Paris, accompagnée du cortège
+des jeunes espérances. La gare d'Orléans apparut
+enfin, comme le grand écueil définitif où sa pauvre
+barque venait se briser. Il eut encore à essuyer les
+impertinences de l'automédon, qui critiqua la modicité
+du pourboire et le ton discourtois des employés
+à l'égard des voyageurs de troisième classe.
+On lui demanda à quatre reprises d'avoir à exhiber
+son billet. Il monta dans un compartiment bondé
+de soldats et eut à subir leurs cris, leurs disputes,
+leur joie bruyante avec la grossière fumée de leurs
+pipes. Il succomba bientôt à l'excès du dégoût et
+de la fatigue morale et s'endormit profondément sur
+sa banquette.</p>
+
+<p>Et le vaincu de la vie eut un long rêve glorieux.
+Il rentrait à Mérigue accompagné de Blanche, avec
+une escorte de triomphateurs. Des fanfares jouaient,
+des feux de joie s'allumaient, des jeunes filles aux
+robes voyantes apportaient des corbeilles de fleurs.
+Les vieux parents attendaient leur fils illustre au
+seuil de leur maison rajeunie, les fidèles serviteurs
+pleuraient de joie, les chiens aboyaient d'allégresse.</p>
+
+<p>Les floraisons et les verdures s'agitaient au vent
+comme des étendards victorieux. Une chambre nuptiale
+resplendissante s'ouvrait aux pas des jeunes
+époux, et un grand lit mystérieux et sombre enveloppait
+l'ivresse de leur amour. Puis, sur les ailes
+d'une brise parfumée au souffle des roses, tout le
+château s'élevait au ciel dans une apothéose de
+rayons. Et du sang de Jacques et de Blanche descendait
+une lignée de poètes couronnés qui gouvernait et
+charmait la terre.</p>
+
+<p>Un violent coup de sifflet arracha Mérigue au
+ravissement de ses songes. Il releva sa tête appesantie
+et tourna ses yeux vers l'étroite fenêtre du
+vagon. Il faisait déjà grand jour et beau soleil. Les
+compagnons du triste voyageur, abrutis dans un
+sommeil stupide, étaient vautrés au hasard, les
+uns sur les autres, tout débraillés et la bouche
+entr'ouverte.</p>
+
+<p>Ils rêvaient, ceux-là, aux marches pénibles, aux
+châtiments barbares, à la pesanteur du joug implacable,
+aux grondements des canons, aux râles étranglés
+des mourants dans une plaine ensanglantée.
+Aussi le cri de la vapeur se gardait bien de les réveiller.</p>
+
+<p>Vers neuf heures du matin, le serre-frein, d'une
+voix gasconne et nasillarde annonce la station de
+Bussière-Galand. Jacques de Mérigue est arrivé. Il
+franchit à grand'peine la soldatesque endormie et
+descend à contre-voie.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! là-bas, pas de ce côté, grogna un facteur
+avec des gestes furibonds, voulez-vous que je vous
+f..... un procès-verbal, b..... d'animal?</p>
+
+<p>Le poète hausse les épaules et repart. Dans la petite
+cour de la gare, Jacques aperçoit l'humble voiture
+à deux roues qu'il connaît bien, et à laquelle
+est attelée, morose et courbant la tête, la célèbre
+Piga, la vieille jument légendaire et débonnaire que
+le futur empereur du monde enfourchait aux jours
+de sa première jeunesse. Le bon Pierrille tient la
+bête par la bride, dans l'attitude du respect et de la
+désolation.</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour, Pierrille, mon père est-il souffrant?</p>
+
+<p>&mdash;Notre Monsieur est toujours bien fatigué ces
+jours-ci, mais il n'est pas couché.</p>
+
+<p>&mdash;Tout le monde va bien, autrement?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, notre Monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Et Jeannette aussi?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, notre Monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Et Éva?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, notre Monsieur. Elle sera bien contente
+de vous voir... je suis sûr quelle vous reconnaîtra.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous, mon bon Pierrille, vous avez l'air tout
+triste.</p>
+
+<p>&mdash;C'est qu'on nous a dit que notre Monsieur avait
+été bien malheureux à Paris.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous, mon pauvre, je vais tâcher
+maintenant d'être heureux par ici.</p>
+
+<p>Le visage du vieux serviteur s'illumina:</p>
+
+<p>&mdash;Notre Monsieur va rester ici?</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui... Pierrille, ça vous fâche-t-il?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! que non pas!... toujours?</p>
+
+<p>&mdash;Toujours, je ne vous quitte plus.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, ce malheur qui vous est arrivé est bien
+heureux.</p>
+
+<p>&mdash;Certainement, mon bon Pierrille, je pense comme
+vous.</p>
+
+<p>La malle de Jacques fut chargée sur le cabriolet,
+et l'équipage se mit en route à un tout petit trot languissant
+et minable. Piga avait vingt-cinq ans.</p>
+
+<p>&mdash;Je lui ai pourtant donné trois litres d'avoine ce
+matin, observait Pierrille.</p>
+
+<p>Jacques remarqua que son conducteur faisait un
+assez long détour pour éviter la bourgade.</p>
+
+<p>&mdash;Notre Monsieur, dit Pierrille, m'a recommandé
+de ne pas traverser la rue, parce que la jument est
+devenue très peureuse.</p>
+
+<p>Mérigue considéra l'honnête rosse, et comprit
+que son père avait redouté de montrer aux habitants
+du village l'ignominie de son pauvre enfant.</p>
+
+<p>Il eut un sourire rempli d'amertume.</p>
+
+<p>Après une heure environ on déboucha dans le
+vallon de Mérigue. Le temps était splendide, et le
+vieux repaire noble, blotti là-bas sous la verdure,
+semblait sourire au voyageur. On rencontra un métayer
+qui salua gravement. La voiture quitta la route
+publique pour s'engager dans l'avenue étroite et raboteuse
+qui conduit à Mérigue. Là, il fallut renoncer
+à tout simulacre de trot. La vieille jument gravit la
+côte ardue avec l'allure d'un cheval de corbillard.
+Personne au loin dans la campagne verte, personne
+devant l'habitation dont on n'était plus éloigné que
+de quelques centaines de pas.</p>
+
+<p>&mdash;Notre Monsieur ne nous attendait pas aussitôt,
+observa Pierrille; Piga a marché plus vite qu'à l'ordinaire,
+elle n'a mis que cinq quarts d'heure à faire
+ses deux lieues.</p>
+
+<p>Tout à coup Jacques aperçoit le vieux comte qui
+vient à son avance à pas lents, ses cheveux blancs
+rayonnent au soleil comme un diadème de vertu et
+d'honneur. Dès que le fils voit son père il saute à
+bas du cabriolet et court à lui. Joseph ouvre ses
+bras et étreint Jacques sur son coeur.</p>
+
+<p>&mdash;Maman va bien, mon père?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mon enfant, elle t'attend dans sa chambre;
+elle craint un peu la chaleur.</p>
+
+<p>&mdash;Et Marianne, et Mathilde, et ma chère Jacqueline?</p>
+
+<p>&mdash;Tout notre petit monde est en bonne santé.</p>
+
+<p>Marianne prépare son déjeûner, Mathilde fait le
+catéchisme aux petits métayers, Jacqueline est occupée
+à arranger ta chambre. Nous sommes tous bien
+heureux de te revoir, mon fils.</p>
+
+<p>Quelques minutes après Jacques embrassait sa
+mère qui pleurait en silence.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, Caroline, dit le comte, soyons un peu
+plus gais, suivons l'exemple du soleil.</p>
+
+<p>Les trois soeurs accouraient dans l'appartement.
+Toutes avaient les paupières bien rouges, mais chacune
+s'efforça de dire une parole alerte, faisant diversion
+aux tristes pensées qui étreignaient tous les
+coeurs.</p>
+
+<p>&mdash;Viens vite voir ta chambre, mon petit frère,
+disait Jacqueline, je l'ai nettoyée à fond et je l'ai
+remplie de fleurs.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, j'y ai mis une belle gravure représentant
+ton patron saint Jacques, ajouta Mathilde.</p>
+
+<p>&mdash;Pour moi, dit Marianne, j'ai pensé que tu aurais
+faim en arrivant, et suivant mon habitude, j'ai soigné
+la cuisine. Tu auras deux plats que tu aimes bien.</p>
+
+<p>La gentille Éva, de son côté, n'était pas en reste
+de prévenances avec son maître, elle lui léchait les
+mains en poussant des cris et des aboiements joyeux.
+Jeannette avait quitté sa cuisine, et se tenait au
+seuil extérieur de la chambre, tout inquiète et n'osant
+pas entrer.</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour, ma bonne Jeannette! lui cria Jacques,
+il paraît que vous m'avez préparé un bon déjeuner.
+Merci.</p>
+
+<p>Après les premières effusions passées et en attendant
+que le repas fût servi, Jacques prit le vieux
+comte à part:</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous une lettre de M. l'abbé de la Gloire-Dieu?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon fils.</p>
+
+<p>&mdash;Il doit vous écrire ce qu'il pense de moi.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai rien reçu, mon pauvre enfant.</p>
+
+<p>&mdash;Ce sera peut-être pour aujourd'hui, dit Jacques
+sans y croire.</p>
+
+<p>Le poète ouvrit ensuite sa malle, où il avait un
+petit souvenir à l'adresse de chaque personne: une
+épingle de cravate pour son père, un chapelet pour
+sa mère, un couteau à papier, une gravure du
+Sacré-Coeur et une boîte d'enveloppes chiffrées pour
+Marianne, Mathilde et Jacqueline. Jeannette reçut
+un mouchoir de tête et Pierrille une petite lanterne
+sourde.</p>
+
+<p>Le repas fut morne et silencieux, malgré les
+efforts de chacun, les paroles expiraient sur toutes
+les lèvres.</p>
+
+<p>Au dessert on annonça le facteur.</p>
+
+<p>&mdash;C'est le meilleur moment de notre journée
+rurale, observa le vieux Mérigue. Le facteur est le
+Messie quotidien des campagnards.</p>
+
+<p>&mdash;Une lettre de Paris! s'écria Jacqueline, elle
+est pour papa.</p>
+
+<p>&mdash;Donne vite, ma fille, dit le comte impatient.</p>
+
+<p>Joseph de Mérigue parcourut lentement la missive,
+et quand il l'eut terminée, leva les bras au
+ciel dans un mouvement d'enthousiasme.</p>
+
+<blockquote><p>
+&mdash;<span class="sc">Paroisse Saint-Barthélemy, Paris.</span></p>
+
+<p>«Monsieur le Comte,</p>
+
+<p>«J'accomplis ici un devoir sacré en prenant la
+plume pour disculper entièrement M. votre fils de
+l'accusation qui pèse sur lui. M. votre fils a été victime
+d'une machination abominable.</p>
+
+<p>«Pour repousser victorieusement les imputations
+dirigées contre lui, il eût fallu qu'il consentît
+à compromettre de hautes personnalités qui lui
+étaient sympathiques. Ce coeur généreux et magnanime
+a préféré succomber sous le poids de la calomnie.
+Je suis autorisé à vous faire cette confidence,
+Monsieur le Comte, par le principal auteur des malheurs
+de Jacques, qui a eu, trop tard, hélas! l'âme
+touchée de repentir et de remords. Donc, et vous
+me permettrez d'insister très énergiquement sur ce
+point, non seulement ce jeune homme est innocent,
+mais encore est-il un des rares survivants de ces
+anciens chevaliers de l'honneur qui poussaient le
+culte de leur foi jusqu'au sacrifice de leur personne.</p>
+
+<p>«Si vous désirez, Monsieur le Comte, l'expression
+entière et catégorique de mon opinion appuyée
+sur les faits, je vous dirai: Jacques de Mérigue
+est plus qu'un héros, c'est presque un saint.</p>
+
+<p>«Agréez, Monsieur le Comte, l'expression de
+mon respectueux dévouement en N.S.J.-G.</p>
+
+
+<p>«<span class="sc">Christian de la Gloire-Dieu</span>,</p>
+
+<p>«<span class="sc">vicaire à Saint-Barthélemy.</span>»
+</p></blockquote>
+
+
+<p>Toute la famille de Mérigue se précipita les bras
+ouverts sur son représentant.</p>
+
+<p>Les larmes longtemps comprimées s'échappèrent
+par torrents de tous les yeux, mais c'étaient maintenant
+des larmes de joie. Sans songer davantage à
+la ruine matérielle et à l'avenir perdu, tous étaient
+glorieux de ce fier rejeton de leur race, qui avait
+immolé sans hésiter sa renommée et sa fortune,
+pour conserver sa propre estime et demeurer un
+gentilhomme.</p>
+
+<hr>
+
+<p>Après le coucher du soleil, Jacques prit le bras de
+sa jeune soeur, voulant rêver un peu sous la fraîcheur
+du crépuscule.</p>
+
+<p>&mdash;Où allez-vous, mes enfants? demanda doucement
+Mme de Mérigue.</p>
+
+<p>Son fils lui montra le ciel tout brillant d'astres
+vers lequel il semblait monter par le sentier du coteau.
+Puis il répondit avec un sourire mélancolique:</p>
+
+<p>&mdash;A la conquête des étoiles!...</p>
+
+<h3>FIN</h3>
+<br><br><br>
+
+
+
+<p>TABLE DES MATIÈRES</p>
+
+<p>PREMIÈRE PARTIE</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Quatorze ans..</p>
+<p>Le Repaire noble.</p>
+<p>Au cinquième.</p>
+<p>L'abbé de la Gloire-Dieu.</p>
+<p>Candidat.</p>
+<p>Fiancés.</p>
+<p>Le Comité.</p>
+<p>A la Mode.</p>
+<p>La Famille joyeuse.</p>
+<p>La Douairière scandalisée.</p>
+<p>Une Lecture.</p>
+<p>Deux Rencontres.</p>
+<p>L'Indiscret.</p>
+<p>La Peau de l'ours.</p>
+<p>Saint-Thomas.</p>
+<p>Une première à Saint-Roch.</p>
+<p><i>Le Satyre</i>.</p>
+<p>Le Presbytère de Sainte-Radegonde.</p>
+<p>Rêve et Réveil.</p>
+<p>Correct.</p>
+<p>Désolés et Consolés.</p>
+<p>La Récompense du petit Duc.</p>
+ </div><div class="stanza">
+ </div><div class="stanza">
+<p>DEUXIÈME PARTIE</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>La Salle du Pré-aux-Clercs.</p>
+<p>Lune de Miel.</p>
+<p>Suite de la même Lune.</p>
+<p>Double Croisement.</p>
+<p>L'Obsession.</p>
+<p>Le bal Gabrielli.</p>
+<p>Le Salon carré.</p>
+<p>Diversion.</p>
+<p>Un Melon.</p>
+<p>La Quête.</p>
+<p>Les Angoisses de M. Gilet.</p>
+<p>Le Lecteur de la Duchesse.</p>
+<p>Le Duc de Belverana.</p>
+<p>Mazas.</p>
+<p>L'Influence du commissaire.</p>
+<p>Le Rendez-vous.</p>
+<p>Miséricorde!.</p>
+<p>La Conquête des Étoiles.</p>
+ </div> </div>
+
+
+<p>FIN DE LA TABLE</p>
+
+<p>__________________________________________<br>
+Paris.&mdash;Typ. Ch. Unsinger, 83, rue du Bac.</p>
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Excelsior, by Léonce de Larmandie
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK EXCELSIOR ***
+
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+
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+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
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+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
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+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
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+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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