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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-15 04:51:58 -0700
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+ <title>The Project Gutenberg eBook of Excelsior, by Léonce de Larmandie</title>
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+The Project Gutenberg EBook of Excelsior, by Léonce de Larmandie
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+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+Title: Excelsior
+ Roman parisien
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+Author: Léonce de Larmandie
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+Release Date: February 22, 2006 [EBook #17828]
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+Language: French
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+Character set encoding: ISO-8859-1
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK EXCELSIOR ***
+
+
+
+
+Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
+
+
+
+
+
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+
+
+
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/01.png"></p>
+
+<br><br><br>
+
+
+
+
+
+
+<h1>EXCELSIOR</h1>
+
+<h3>ROMAN PARISIEN</h3>
+
+<h4>PAR</h4>
+
+<h2>LÉONCE DE LARMANDIE</h2>
+
+<br><br><br>
+
+
+<p class="mid">PARIS<br>
+CAMILLE DALOU, ÉDITEUR<br>
+17, QUAI VOLTAIRE, 17</p>
+
+<p class="mid">1888</p>
+<br><br><br>
+
+<p><i>A l'auteur de la</i> Décadence Latine.</p>
+
+<p><i>A l'écrivain catholique, aristocratique et indépendant.</i></p>
+<br><br><br>
+
+<p class="mid">A<br>
+
+JOSÉPHIN PÉLADAN<br>
+
+
+TÉMOIGNAGE DE SYMPATHIQUE ADMIRATION</p>
+
+<br><br><br>
+
+<h2>PREMIÈRE PARTIE</h2>
+
+
+<h3>LE DÉDAIN DE LA FEMME</h3>
+
+
+
+<p><i>Race trop haute.</i></p>
+<br><br><br>
+<br><br><br>
+
+
+
+
+
+
+
+
+<h3>I</h3>
+
+<h3>QUATORZE ANS</h3>
+
+
+<p>La scène est au petit séminaire de Saint-Yrieix
+(Haute-Vienne), dirigé par les R. P. P. Jésuites. Le
+révérend père Fugères, professeur de rhétorique,
+pour délasser ses jeunes disciples d'une laborieuse
+explication de Tacite, interroge les meilleurs élèves
+de la classe sur les carrières futures qu'ils comptent
+embrasser.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, Laflaquière, que voulez-vous être un
+jour?</p>
+
+<p>Un petit bonhomme grêle et chétif, déjà voûté,
+prédestiné aux pantoufles et aux lunettes, répondit
+d'une voix aigrelette: Huissier près le tribunal de
+paix, comme papa.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà un voeu facile à contenter; et vous, Coquardot?</p>
+
+<p>&mdash;Militaire,&mdash;rugit un gros garçon trapu, à la
+mine rébarbative,&mdash;comme mon père.</p>
+
+<p>&mdash;Cela vous honore. Et vous, Carcasset?</p>
+
+<p>Un fort en thème, assez malpropre et ne rappelant
+en rien Antinoüs, anonna sentencieusement:</p>
+
+<p>&mdash;Géomètre arpenteur, comme l'auteur de mes
+jours.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes mesuré dans vos désirs; et vous,
+Beaussillon?</p>
+
+<p>&mdash;Je compte entrer dans les ordres, mon Révérend
+Père, soupira d'un ton mystique un grand
+gaillard, maigre et pâle avec de longs cheveux.</p>
+
+<p>Une voix satirique ajouta de façon à être entendue
+de tous: «Comme celui qui m'a engendré.»</p>
+
+<p>Un éclat de rire s'éleva. Le P. Fugères devint très
+rouge, fixa des yeux terribles sur le malencontreux
+souffleur et lui cria rageusement: M. de Mérigue,
+venez tout de suite devant ma chaire, vous y resterez
+debout, les bras croisés, jusqu'à la fin de la
+classe.</p>
+
+<p>L'élève interpellé obéit nonchalamment en haussant
+les épaules. Le professeur reprit avec une
+expression dédaigneuse:&mdash;Et vous, monsieur qui
+vous moquez d'une façon si inconvenante de vos
+camarades les plus méritants, voudriez-vous nous
+faire part de vos projets d'avenir!</p>
+
+<p>Tous les collégiens, voyant l'un d'entre eux sur
+la sellette, le fixaient avidement pour jouir de
+son embarras.</p>
+
+<p>&mdash;Je veux être empereur, répliqua Jacques de
+Mérigue, en levant orgueilleusement sa grosse tête
+ébouriffée.</p>
+
+<p>Un hurrah de surprise railleuse salua cette réponse
+inattendue.</p>
+
+<p>&mdash;Empereur... de quoi?...</p>
+
+<p>&mdash;Empereur du monde.</p>
+
+<p>&mdash;Ah!... rien que cela?...</p>
+
+<p>&mdash;Pardon! j'enverrai des ballons à la conquête
+des étoiles...</p>
+
+<p>&mdash;Pas mal... allez à votre place, je vous pardonne
+en faveur de l'originalité de vos vues.</p>
+
+<p>&mdash;Et puis, vous pourriez aussi faire taire tous
+ces huissiers et tous ces géomètres qui ricanent sottement,
+dit Mérigue.</p>
+
+<p>&mdash;Respect à Sa Majesté, messieurs! exclama le
+jésuite avec beaucoup de gravité.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>II</h3>
+
+<h3>LE REPAIRE NOBLE</h3>
+
+
+<p>Malgré de remarquables aptitudes et un amour
+profond des choses littéraires et artistiques, Jacques
+de Mérigue, trop rêveur et trop fantaisiste, n'avait
+jamais moissonné beaucoup de lauriers en papier
+vert aux distributions de prix; ses maîtres l'avaient
+cependant toujours considéré comme un sujet hors
+ligne tout en l'accablant de punitions et de remontrances
+en raison de son caractère indomptable. Il
+justifia pleinement leurs appréciations en enlevant
+dès sa quinzième année son baccalauréat ès-lettres,
+tandis que ses heureux émules de classe échouaient
+pitoyablement.</p>
+
+<p>On le dirigea vers les mathématiques qu'il exécrait.
+Son amour-propre le fit triompher de ses
+répugnances, et, à dix-sept ans, il était bachelier
+ès-sciences avec la mention <i>très bien</i>.</p>
+
+<p>Son père, ivre de joie, parla incontinent de l'école
+polytechnique. Jacques grogna longtemps, finit par
+se soumettre, et parvint à force d'énergie à posséder
+la <i>triple x</i> et les dérivés comme un vieux <i>taupin</i>
+des lycées de Paris. Arrivé à l'examen devant
+M. Toumard, le célèbre et grincheux interrogateur,
+il fut malmené avant d'avoir ouvert la bouche pour
+sa façon incorrecte de prendre la craie. Comme il
+s'excusait en maugréant déjà, son terrible juge lui
+dit: «Parlez plus haut, monsieur, pour que l'on
+entende vos sottises!» Mérigue se retourna, pâle
+comme un suaire, et riposta d'un voix retentissante:
+«Parlez plus bas pour que l'on n'entende pas les
+vôtres!»&mdash;Il fut exclu du concours et se mit à
+l'étude du droit. Mais sa famille était nombreuse et
+pauvre; impossible de pourvoir convenablement à
+son entretien dans la capitale. Jacques, qui adorait
+les siens, commença par employer toute son énergie
+à se priver de tout, à vivre de rien. Puis, un certain
+jour, la protection d'un ami puissant lui valut
+l'entrée au ministère des cultes en qualité d'expéditionnaire
+et aux appointements de 1200 francs.
+«Me voici en route pour la conquête des étoiles»,
+écrivait-il à son père le soir de sa nomination. Et il
+se voyait déjà chef de service, sous-secrétaire
+d'État, ministre. Malheureusement pour lui, il avait
+la république en exécration, et arrivait tous les
+jours au bureau avec une énorme fleur de lys à sa
+cravate. Il battit des mains au 16 Mai, et se fit une
+réputation méritée d'enragé réactionnaire. Aussi ne
+tarda-t-il pas à être révoqué quelques mois après
+l'échec de la tentative conservatrice, et se trouva-t-il,
+à vingt-cinq ans, sans ressources et sans position sur
+le pavé inhospitalier de Paris.</p>
+
+<p>Il se mit à faire des vers, probablement pour continuer
+sa marche vers les astres.</p>
+
+<p>La famille de Mérigue fut atterrée à la nouvelle de
+la mesure qui frappait son représentant.</p>
+
+<p>Le lendemain du jour fatal, nous trouvons le
+père, la mère et leurs trois filles, tristement assis
+dans la pièce délabrée qui servait de salon à la
+pauvre maison tout en ruines.</p>
+
+<p>Le vieux Mérigue, vif et plein d'ardeur, prompt à
+toutes les illusions, faisait diversion à son chagrin
+par des interjections d'espérance: «Je n'ai aucune
+inquiétude pour l'avenir. Jacques est un garçon
+hors ligne, il arriva à tout, à tout, entendez-vous,
+mes enfants.</p>
+
+<p>&mdash;Mon ami, soupira madame de Mérigue, un
+ange de piété et de douceur, il faut prier le bon
+Dieu et s'en rapporter à sa sainte volonté. Il n'abandonnera
+certainement pas notre pauvre enfant.</p>
+
+<p>Marianne, la fille aînée, le type achevé du dévouement
+et de l'abnégation, hochait la tête tristement.
+Elle dirigeait le ménage depuis de longues années
+et, avec les ressources les plus exiguës, faisait face à
+toutes les nécessités à force de travail, d'esprit de
+suite et de privations personnelles. Sa vie pénible
+et terre à terre l'avait imprégnée de sens pratique.</p>
+
+<p>&mdash;Notre cher frère, dit-elle après une pause,
+aurait peut-être mieux fait de se tenir tranquille, on
+n'abdique pas ses opinions parce qu'on les garde
+au fond de son coeur... Marianne, à ces mots, fut
+brusquement interrompue par sa cadette, Mathilde,
+souverainement exaltée en politique comme en religion.&mdash;Par
+exemple!... C'est son plus beau titre
+d'honneur... tu voudrais peut-être qu'il eût consenti
+à garder le silence devant les actes de ce gouvernement
+infâme... lui!... un Mérigue... un fils des
+Croisés!...</p>
+
+<p>A ce moment, la plus jeune des soeurs de la victime,
+Jacqueline, qui avait toujours été sa préférée,
+ayant participé à tous les jeux et à tous les rêves
+de son enfance, embrassa le vieux Mérigue sur les
+deux joues en disant: «Papa a raison. Jacques
+parviendra... il ramènera le roi sur le trône. Il sera
+ministre d'Henri V, vous verrez!...</p>
+
+<p>&mdash;A la bonne heure, s'écria le père. Voilà le cri
+de mon sang... bien parlé, fillette.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, observa Marianne, mais en attendant,
+comment vivra-t-il?... Nous ne pouvons rien
+lui envoyer... C'est le dénûment!</p>
+
+<p>&mdash;S'il pouvait songer à offrir ses souffrances au
+bon Dieu, hasarda la sainte mère...</p>
+
+<p>&mdash;Mais enfin, dit Mathilde, le parti royaliste est
+riche, il ne laissera pas dans la misère un coreligionnaire
+aussi méritant... On va se disputer l'honneur
+de lui trouver une position.</p>
+
+<p>&mdash;Il la conquerra, affirma le père.</p>
+
+<p>&mdash;Comme les étoiles!... murmura Marianne pensive.</p>
+
+<p>&mdash;Et puis, continua le chef de la famille, Jacques
+se mariera... brillamment... splendidement... il sera
+riche.</p>
+
+<p>&mdash;Précisément, dit Jacqueline, il m'écrivait l'autre
+jour qu'il avait vu à l'église Sainte-Radegonde,
+une jeune fille admirablement jolie qui avait paru
+le considérer attentivement.</p>
+
+<p>&mdash;Quand on est en présence de Dieu, observa
+Mme de Mérigue, on ne doit penser qu'à lui.</p>
+
+<p>&mdash;Mais enfin, reprit l'aînée, comment voulez-vous
+qu'il se marie?&mdash;Quelle dot apportera-t-il à
+l'opulente héritière qu'il <i>convoite</i>? L'usufruit du
+quart de nos dettes...</p>
+
+<p>&mdash;Que dis-tu, ma fille? exclama le vieux Mérigue,
+il apportera un nom sans tache, aussi vieux que la
+chevalerie française, une glorieuse suite d'aïeux
+illustres, un alliance avec les Montmorency pendant
+la guerre de Cent-Ans... une intelligence... un
+coeur... une grande destinée...</p>
+
+<p>&mdash;Et pas d'argent, pas de situation...</p>
+
+<p>&mdash;Et l'alliance avec les Montmorency pendant la
+guerre de Cent-Ans?...</p>
+
+<p>&mdash;Mieux eût valu une alliance avec les Rothschild
+à l'époque de Waterloo...</p>
+
+<p>&mdash;Quelle horreur! s'écria Mathilde en levant les
+bras. Avoir de l'or fluide au lieu de sang dans les
+veines, plutôt mendier... plutôt mourir!</p>
+
+<p>&mdash;Mais, reprit Jacqueline, si cette jolie jeune
+fille faisait toujours attention à lui, il pourrait faire
+une visite à sa famille.</p>
+
+<p>&mdash;J'aimerais bien mieux, dit Mme de Mérigue,
+qu'il allât voir ce bon abbé de la Gloire-Dieu qui le
+confessait autrefois quand il était sage!...</p>
+
+<p>&mdash;Et la conclusion pratique de tout cela, dit
+Marianne, positive...</p>
+
+<p>&mdash;D'abord, répliqua le vieux Mérigue, écrivons-lui,
+ça lui fera du bien au coeur.</p>
+
+<p>&mdash;Mettons tous un petit mot, proposa Jacqueline,
+qu'il sache que nos pensées ne le quittent pas!</p>
+
+<p>Si nous commencions tout de suite? A toi, papa.</p>
+
+<p>M. de Mérigue trempa nerveusement sa plume
+dans un vieil encrier qui traînait sur la table, et
+traça ces mots:</p>
+
+<blockquote>
+
+
+<p>«Mon cher enfant,</p>
+
+
+<p>«Courage! courage! pas de défaillances. Tu as
+devant toi un magnifique avenir. L'accident que tu
+as éprouvé est sans portée... et n'infirme pas dans
+le coeur de ton père l'inébranlable foi qu'il a dans le
+travail et l'énergie de son fils, du représentant de
+son nom glorieux. Nous t'embrassons tous.</p>
+
+
+<p>«<span class="sc">Joseph, comte de Mérigue.</span>»</p>
+
+
+</blockquote>
+
+<p>Madame de Mérigue ajouta:</p>
+
+<blockquote>
+
+
+<p>«Mon fils bien-aimé,</p>
+
+
+<p>«Reconnais la main de Dieu dans le coup qui te
+frappe et reviens franchement à lui. Confie-toi à sa
+divine providence, et songe bien que rien n'arrive
+dans ce monde sans son ordre ou sa permission.
+Nous pouvons tout avec son secours. S'il nous abandonne,
+nous sommes impuissants. Prie-le avec ferveur
+et écoute les conseils de ta mère qui pense
+toujours à toi.</p>
+
+
+<p>«<span class="sc">Caroline de Mérigue, née de Barat</span>.»
+</p></blockquote>
+
+
+<p>Marianne prit la plume.</p>
+
+<blockquote><p>
+«Mon cher frère,</p>
+
+
+<p>«Il est temps que tu te mettes à réfléchir d'une
+façon pratique et sérieuse. Si le malheur qui t'arrive
+te faisait abandonner tes rêves de grandeur, je le
+bénirais mille fois. Tu es intelligent et bien portant,
+tu as tout ce qu'il faut pour acquérir une position
+solide et honorable. Fais des efforts dans ce but et
+renonce aux chimères qui ont obsédé ta jeunesse.
+Tu sais bien que ce langage m'est dicté par ma raison
+et ma fraternelle amitié.</p>
+
+
+<p>«<span class="sc">Marianne</span>.»
+</p></blockquote>
+
+<p>Mathilde griffonna impétueusement:</p>
+
+<blockquote>
+
+
+<p>«Mon bien cher Jacques,</p>
+
+
+<p>«Je suis fière de ta disgrâce. Tu es tombé en
+combattant le bon combat, quand même tu ne te
+relèverais pas, ce serait un éternel honneur pour
+toi et pour nous. Restons ce que nous sommes,
+dussions-nous mourir de misère. Vive le roi!...</p>
+
+
+<p>«<span class="sc">Mathilde</span>.»
+</p></blockquote>
+
+<p>Jacqueline clôtura ainsi la soirée des épîtres:</p>
+
+<blockquote>
+
+
+<p>«Mon petit Jacques,</p>
+
+
+<p>«Moi, je suis tout à fait de l'avis de papa qui n'a
+aucune crainte pour ta situation future. J'ai tressailli
+d'espérance quand j'ai lu dans ta dernière
+lettre, qu'une jeune fille du grand monde avait
+paru faire attention à toi... Comme je vais prier
+le bon Dieu pour que tu puisses conquérir cette
+étoile!... en attendant les autres... Je t'embrasse de
+tout mon coeur.</p>
+
+
+<p>«<span class="sc">Jacqueline</span>.»
+</p></blockquote>
+
+<p>Maintenant, insinua Mme de Mérigue, si nous faisions
+notre prière du soir?...</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>III</h3>
+
+<h3>AU CINQUIÈME</h3>
+
+
+<p>93, rue des Saints-Pères. En attendant l'heure
+propice pour la conquête des étoiles, Jacques de
+Mérigue s'est logé au cinquième étage, au-dessus
+de l'entresol, le plus près possible de son futur
+empire céleste. Son appartement se compose d'une
+chambrette et d'une petite entrée mesurant à peine
+un mètre carré, le tout loué moyennant 400 francs
+par an, à l'époque de sa prospérité relative, lorsqu'il
+gagnait 100 francs par mois. Le mobilier de la
+chambre se compose en premier lieu d'un lit de fer,
+d'une telle étroitesse que les amis du locataire le
+qualifient de certificat de bonne vie et moeurs; on
+voit ensuite deux chaises de paille grossière, une
+table boiteuse et une commode en bois blanc. Sur la
+cheminée une photographie du comte de Chambord
+non encadrée et souillée de poussière, s'appuie au
+socle d'une petite lampe à pétrole. L'âtre ne possède
+pas de chenets, ces ustensiles ne servant point aux
+personnes qui se passent de feu. Le plafond de la
+pièce est naturellement très bas et très sombre, il
+semble vouloir écraser la tête du jeune homme, et
+étouffer ses élans vers l'idéal. Jacques vient de recevoir
+la lettre où tous les membres de sa famille
+ont voulu lui rappeler leur affection inaltérée. Il
+abandonne pour quelques instants son grand poème
+<i>La Rédemption des damnés</i>, sur lequel il compte
+pour faire un pas dans le chemin de la gloire. Il
+parcourt rapidement les quatre premières parties
+de l'épître et s'arrête longuement aux dernières
+lignes tracées par sa chère Jacqueline, qui font
+allusion «à la belle demoiselle de Sainte-Radegonde...»&mdash;Si
+j'y allais ce soir, se dit-il. Il y a une
+cérémonie en l'honneur du carême... Elle m'a bien
+regardé l'autre jour!... Si on voit des rois épouser
+des bergères, le contraire peut évidemment arriver...
+enfin allons-y. Cela me fera toujours passer
+quelques bons moments, et puis la vue de cette face
+rayonnante m'inspirera pour mes vers.</p>
+
+<p>Jacques descendit quatre à quatre ses cent vingt
+marches, et enjamba en dix minutes l'espace qui le
+séparait de l'église. La nuit était close, il entra par
+une des portes latérales et se dirigea vers la chapelle
+du fond, noyée dans une douce pénombre où
+flottait un brouillard d'encens.</p>
+
+<p>Soudain, il s'arrêta brusquement, comme hypnotisé
+par une vision. Elle était là. Gracieusement
+agenouillée de façon à faire ressortir le contour
+élégant de son corps, la tête légèrement inclinée et
+à demi cachée dans ses mains, elle paraissait poursuivre
+une prière monotone, vaguement troublée
+par une rêverie amoureuse... Un imperceptible sourire
+plissait de temps à autre ses lèvres fines, puis
+survenait un mouvement de tête destiné sans doute
+à chasser une obsession doucement importune.
+Mais le sourire allait toujours s'accentuant et les
+mouvements de résistance, s'atténuaient de minute
+en minute. Mérigue toussa maladroitement. La
+belle nymphe se redressa sur le champ, aperçut son
+contemplateur, et, de ses yeux profonds et noirs,
+lui envoya un regard pareil à un coup de lance. Le
+pauvre Jacques, anéanti, s'appuya à une colonne
+pour ne pas tomber, et laissa choir sa canne, qui,
+rebondissant sur le pavé sonore, produisit en plein
+<i>tantum ergo</i>, un cacophonie scandaleuse.</p>
+
+<p>Du coup Mlle *** éclata de rire, en dépit d'efforts
+héroïques, et laissa voir à l'expéditionnaire révoqué
+deux rangées de dents éclatantes, belles à tenter
+les lèvres des anges. Mérigue tressaillit longuement
+troublé jusqu'au plus profond de ses sens et de son
+âme. Se voyant en veine de commettre des bourdes,
+il prit assez d'empire sur lui-même pour tourner
+les talons et se retirer. Au moment où il poussait la
+portière de velours, il jeta comme Orphée un regard
+en arrière, et rencontra cette fois un visage où la
+gaîté et le courroux avaient fait place à une vague
+expression de pitié.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! se dit Jacques en entendant son coeur
+battre une charge frénétique, elle m'aimera! Elle
+m'aime! Et une rage lui vint de savoir le nom, la famille,
+la maison et la situation de celle qu'il appelait
+déjà sa bien-aimée... Comment s'y prendre?... L'attendre
+et la suivre à la sortie de l'église? Oh! non
+jamais! Si on s'en apercevait!... S'il recevait encore
+un de ces coups d'oeil formidables comme lorsqu'il
+avait toussé d'une façon si inopportune.</p>
+
+<p>Plutôt ne jamais rien savoir que d'exciter encore
+son mécontentement... A qui s'adresser?...</p>
+
+<p>Évidemment, c'était une personne du grand
+monde, de cette société supérieure, où il brûlait
+d'entrer, mais qui ferme généralement ses portes
+aux employés de ministère... même destitués...
+Une idée?... s'il interrogeait un prêtre? Le clergé a
+toujours un libre accès auprès des plus opulentes
+familles... Eh bien!... ce bon vicaire de Saint-Barthélémy
+auquel il se confessait jadis.... Cet excellent
+abbé de la Gloire-Dieu... si prôné par tout pour
+l'austérité et la dignité de sa vie... il devait connaître
+tous les grands noms celui-là... Comment n'y
+avoir pas songé plus tôt?...</p>
+
+<p>Le bon vicaire, par affection pour son ancien pénitent,
+pourrait peut-être lui donner des indications
+précises... des conseils sur la façon d'agir... qui
+sait?... un secours tout-puissant.</p>
+
+<p>Jacques se mit presque à courir plein d'émotions
+de tout genre et d'espérances bizarres... A huit
+heures et demie du soir, il frappait au presbytère
+de Saint-Barthélémy.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>IV</h3>
+
+<h3>L'ABBÉ DE LA GLOIRE-DIEU</h3>
+
+
+<p>L'abbé Christian de la Gloire-Dieu, premier vicaire
+à Saint-Barthélémy, était effectivement, et sous
+tout rapport, l'ecclésiastique le plus distingué et le
+plus justement apprécié des quatre paroisses aristocratiques
+du noble faubourg. C'était un prêtre dans
+toute la force auguste et grave de l'expression. Très
+sévère pour lui-même, son austérité à l'égard des
+autres était tempérée par un grand souffle de douceur
+et de compassion. Toutes ses ressources passaient
+aux malheureux, et il savait toujours découvrir
+les plus méritants, les plus timides, les plus
+dénués. Sa chambre ressemblait à la cellule d'un
+chartreux, sauf qu'elle était plus grande et plus
+froide. Un immense crucifix de bois noir en était le
+seul ornement. Sa vie était celle d'un solitaire de
+la Thébaïde. Donnant à peine cinq heures au sommeil,
+une demi-heure en tout à ses deux repas, il
+consacrait tout le reste de ses journées aux travaux
+et aux fatigues du saint ministère. Sa piété, sa charité
+et son zèle, le mettaient prodigieusement en
+vue et on parlait fort peu du curé l'abbé Vaublanc,
+excellent prêtre, un peu fatigué, et du deuxième
+vicaire, l'abbé Marquiset trop superficiel dans ses
+relations et trop recherché dans son élégance.
+L'abbé de la Gloire-Dieu avait failli être nommé
+curé de Sainte-Radegonde, mais comme le succès
+va plus souvent à l'intrigue qu'à la vertu, on lui
+avait préféré l'abbé Roubley, un bon prêtre, sans
+doute, mais un de ces ecclésiastiques trop ambitieux
+et trop habiles pour être entièrement sympathiques.
+L'abbé de la Gloire-Dieu, universellement
+connu dans le monde, y jouissait d'une autorité et
+influence considérables. L'immense majorité des
+dames et des jeunes filles du faubourg affluait à
+son confessionnal. Non que les défauts ou les légèretés
+de ces nobles pénitentes trouvassent en lui
+un censeur indulgent, mais il avait le secret de subjuguer
+ces âmes hautaines par la chaleur et l'entraînement
+de sa foi.</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour, monsieur l'abbé.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! mon cher Jacques, c'est vous! D'honneur
+le plaisir de vous voir ne m'était pas échu
+depuis de long mois...</p>
+
+<p>&mdash;Deux ans à peu près, monsieur l'abbé, mais
+j'ai pensé que vous ne m'en voudriez pas pour cela.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu m'en préserve, mon enfant, puis-je
+quelque chose pour vous être agréable?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur l'abbé. Vous savez ma révocation?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, Jacques. Elle vous honore.</p>
+
+<p>&mdash;Mais elle me ruine... pour le moment, et je
+voudrais vous prier de m'aider à trouver quelque
+chose...</p>
+
+<p>&mdash;Tout mon pouvoir, qui n'est pas bien grand,
+est à votre service, quel genre d'occupations désirez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! monsieur l'abbé, je serais volontiers
+professeur libre, mais j'ai en ce moment l'esprit
+occupé d'une autre idée; je voudrais me
+marier.</p>
+
+<p>&mdash;Cette pensée est des plus louables.</p>
+
+<p>&mdash;Le jour où vous avez remplacé M. le curé de
+Sainte-Radegonde pour le catéchisme de persévérance,
+j'étais dans cette église... une des jeunes
+filles qui suivaient l'instruction vous a remis à la
+sortie une aumône probablement considérable, dont
+vous l'avez beaucoup remerciée... je l'ai vue deux
+fois et je lui ai voué un amour immense, je crois
+qu'elle y répond... mais voyez la malechance, je ne
+sais pas seulement son nom... je voulais vous prier
+de me l'apprendre, excusez mon indiscrétion.</p>
+
+<p>L'abbé de la Gloire-Dieu ouvrait la bouche pour
+demander à son interlocuteur s'il était fou, quand il
+sentit que cette prodigieuse naïveté était entièrement
+franche et convaincue. Il ne sourit même pas,
+son visage revêtit au contraire une expression de
+tristesse.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, mon bien cher Jacques, reprit-il, on me
+remet tous les jours des aumônes, il m'est impossible
+de savoir à qui vous faites allusion, de plus il
+s'agit certainement d'une personne fort riche, appartenant
+à une grande famille et fiancée à l'heure
+qu'il est, n'en doutez pas. Dans le monde les mariages
+se décident souvent fort longtemps d'avance.
+Je vous engage à ne plus penser à cela et à étouffer
+un sentiment qui ne peut que vous infliger des souffrances
+morales. Songez d'abord à une situation...
+Je m'offre à vous en faciliter la recherche. Revenons
+à cette idée de professorat dont vous me parliez
+tout à l'heure. Voulez-vous que je vous recommande
+au père Coupessay, directeur du collège
+Oratorien de la rue de Monceau?</p>
+
+<p>Mérigue avait compris à l'accent du prêtre que le
+désir manifesté par lui était chimérique et même
+un peu ridicule. Il avait trop d'opiniâtreté pour y
+renoncer, mais il fut profondément humilié de l'accent
+de pitié qu'il avait découvert dans les paroles
+de l'abbé. Aussi se contenta-t-il de répondre à
+l'offre de celui-ci par un «oui, monsieur, je veux
+bien» un peu indifférent et assez dépité.</p>
+
+<p>&mdash;J'écrirai ce soir même, répliqua le vicaire et
+vous irez voir le Révérend Père après demain.
+Adieu, mon enfant, et tout à votre service pour ce
+qui dépendra de mes faibles moyens.</p>
+
+<p>Jacques s'éloigna la rage au coeur. Comme il
+remontait précipitamment la rue du Bac, il se sentit
+frapper amicalement sur l'épaule. Il se retournait
+plein d'humeur, quand il se trouva en face du seul
+ami intime qu'il possédât à Paris, le jeune baron de
+Sermèze, fort riche, fort lancé, dont il avait fait la
+connaissance par hasard dans un musée, et qui s'intéressait
+à ses productions littéraires.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! mon pauvre vieux, exclama le baron
+d'une voix bonne enfant, c'est comme cela que tu
+passes devant les amis sans crier gare?</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, dit Mérigue, je te rencontre à propos.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'y a-t-il pour ton service?...</p>
+
+<p>&mdash;Une chose très simple; je voudrais savoir le
+nom d'une jeune fille ravissante qui va tous les
+soirs au salut à Sainte-Radegonde et qui se tient
+près du pilier gauche de la chapelle de la Vierge.</p>
+
+<p>Sermèze partit d'un éclat de rire.</p>
+
+<p>&mdash;Toujours tes ambitions impériales, pauvre
+fou!...</p>
+
+<p>&mdash;J'ai lieu de croire qu'elle m'a remarqué, et,
+entre nous, si je pouvais un jour... arriver à en
+faire...</p>
+
+<p>&mdash;Ta maîtresse?...</p>
+
+<p>&mdash;Ma femme.</p>
+
+<p>&mdash;Je croyais que ta folie était bénigne, elle est
+furieuse, mon cher...</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne veux pas me procurer ce renseignement?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! que si fait... si cela suffit à ton bonheur,
+donne-moi deux jours...</p>
+
+<p>&mdash;Je t'en donne quatre.</p>
+
+<p>&mdash;C'est trop de moitié.</p>
+
+<p>&mdash;Va, cher, je te revaudrai cela. Adieu!...</p>
+
+<p>&mdash;Tu me quittes ainsi?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, excuse-moi, je n'ai pas la tête bien libre.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis trop poli pour te contredire. Au revoir.</p>
+
+<p>Deux jours après Jacques de Mérigue recevait l'épitre
+suivante:</p>
+
+<blockquote>
+
+<p>«Mon cher aliéné,</p>
+
+<p>«Tu as tout bonnement jeté ton dévolu sur
+Mlle Blanche de Vanves; charmante, spirituelle, un
+million de dot. Toutes mes félicitations pour ton bon
+goût. Renseignements complémentaires: vingt ans
+d'âge. Domicile: Hôtel Soubise, 85, rue Saint-Dominique
+(ne va pas y demander une chambre, entre
+parenthèse). Le jour de ton départ pour Charenton,
+fais-moi l'amitié de me prévenir.</p>
+
+
+<p>«Tout à toi,</p>
+
+<p>«<span class="sc">Sermèze</span>».</p>
+
+<p><i>P. S</i>.&mdash;Mlle de Vannes est fiancée depuis un
+mois au duc de Largeay.
+</p></blockquote>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>V</h3>
+
+<h3>CANDIDAT</h3>
+
+
+<p>Mérigue, la tête dans ses mains, avait laissé
+tomber son porte-plume sur une page de son grand
+poème la <i>Rédemption des damnés</i>. «Blanche de
+Vannes,» se disait-il en lui-même, «Hôtel Soubise...
+un million de dot... et moi, dans une mansarde,
+avec soixante-dix francs de fortune... Ah! si
+j'étais seulement célèbre dans les lettres, dans la
+politique... personne n'a voulu imprimer mon dernier
+manuscrit, ces pauvres <i>Jacinthes et Pervenches</i>.
+Ma <i>Rédemption</i> aura-t-elle plus de succès! si je
+pouvais me présenter à la Chambre ou même au
+Conseil municipal de Paris. Je percerais, bien sûr.
+Ah! oui, on parlerait de moi. Il y a précisément un
+siège vacant au Pavillon de Flore... Mais que faire
+avec soixante-dix francs, juste ce qu'il faudrait pour
+m'en retourner chez moi, en laissant ici deux cents
+francs de dettes. Partirai-je? Ah! dix ans de souffrances
+m'ont bien mérité quelque repos? mais mon
+pauvre père, ma mère, mes soeurs, qui ont placé en
+moi tout leur espoir; et le nom que je dois représenter
+et relever, et le vieil orgueil qui a été ma
+viande et mon vin quand je mangeais du pain sec
+en buvant de l'eau claire. Non, je ne capitulerai pas.
+Il y a quelque chose dans ma tête comme dans celle
+d'André Chénier. Si je dois succomber, je veux que
+ce soit ici, sur la brèche, glorieusement et non aux
+lieux où fut mon berceau. Blanche de Vannes...
+O rage!... Allons, descendons des hauteurs du rêve
+dans la fange de la réalité. Il me reste soixante-dix
+francs. Si je n'ai pas d'ici huit jours une position
+quelconque, il ne me reste plus que le dépôt de
+mendicité ou... oh! non, pas cela, j'aime trop ma
+mère. Allons voir ce P. Coupessay.</p>
+
+<p>Et Jacques se dirigea vers le collège de la rue
+de Monceau. A peine eut-il franchi le seuil de l'établissement
+qu'il se rencontra nez à nez avec un religieux
+de haute taille, vêtu avec une certaine élégance
+et portant à ses chaussures des boucles
+d'argent.</p>
+
+<p>&mdash;Vous désirez, monsieur?...</p>
+
+<p>&mdash;Voir le R. P. Coupessay, mon père.</p>
+
+<p>&mdash;Le connaissez-vous, monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon père.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! c'est moi, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Enchanté, mon père.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous écoute, je n'ai qu'une seconde...</p>
+
+<p>&mdash;Veuillez m'excuser, mon père...</p>
+
+<p>&mdash;Allez, allez, monsieur, dépêchons-nous, il y a
+cinq dames qui m'attendent au parloir.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez dû recevoir une lettre de recommandation,
+me concernant et émanant de M. l'abbé
+de la Gloire-Dieu?...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! Oui... La Gloire-Dieu... La Gloire-Dieu...</p>
+
+<p>&mdash;Je désirerais donner des leçons dans votre établissement.</p>
+
+<p>Le P. Coupessay qui jusqu'alors avait affecté de
+ne pas regarder le jeune homme, le toisa dédaigneusement
+de la tête aux pieds. Il ne prit point
+garde à l'expression énergiquement intelligente
+du postulant et remarqua seulement ses habits
+râpés et ses bottines éculées... Il répondit sèchement:
+«Impossible... impossible. Mes cadres sont
+complets... vous repasserez.» Et il tourna prestement
+les talons pour entrer au parloir où plusieurs
+dames se précipitèrent vers lui avec une série de
+frou-frous retentissants. Mérigue en sortant put
+entendre ces bouts de phrases: Mon Révérend
+Père...&mdash;Bien chère madame...&mdash;Cuistre! murmura-t-il
+en haussant les épaules, et il regagna la
+rue des Saints-Pères. Après avoir réintégré son domicile,
+il mangea un petit pain avec deux ronds de
+saucisson et avala une gorgée d'eau à son broc. Il
+appelait cela dîner. Comme il achevait son festin de
+Balthazar, un violent coup de sonnette retentit à sa
+porte! C'était son ami le baron de Sermèze.</p>
+
+<p>&mdash;Bonne nouvelle! cria tout d'abord le baron en
+serrant vigoureusement la main de Jacques.</p>
+
+<p>&mdash;Blanche?... fit celui-ci avec un tressaillement.</p>
+
+<p>&mdash;Imbécile! reprit Sermèze, je vais m'en aller
+sans te rien dire, si au moment où je viens te faire
+les propositions les plus importantes et les plus
+sérieuses, tu me préviens en me jetant à la tête tes
+chimères stupides.</p>
+
+<p>Tiens, tu me parles de Blanche; c'est le docteur
+du même nom qui devrait s'occuper de toi.</p>
+
+<p>&mdash;Après?...</p>
+
+<p>&mdash;Tu es un triple idiot.</p>
+
+<p>&mdash;Nego, après?</p>
+
+<p>&mdash;Veux-tu te présenter au conseil municipal?</p>
+
+<p>Mérigue bondit en ouvrant de grands yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Réponds donc, grand nigaud.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, oui, pardié, mais comment?...</p>
+
+<p>&mdash;Voici, et ne m'interromps pas, surtout; figure-toi
+pour un moment que tu es Cinna et que je suis
+Auguste. Tu sais qu'il y a un siège vacant au
+Conseil?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Chut!... précisément dans le quartier Saint-Barthélémy.</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Chut!... tu sais qu'il y a un comité royaliste?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Chut! te dis-je. Eh bien, ce comité est composé
+de très braves gens, d'une honorabilité parfaite
+et qui n'a d'égale que leur incapacité. Pour t'en
+donner une idée, ils ne songent point à présenter
+de candidat, bien qu'ils aient toutes les chances
+pour eux.</p>
+
+<p>&mdash;Les crétins! fit Mérigue.</p>
+
+<p>&mdash;Chut, reprit le baron. Tu n'es pas respectueux,
+mais tu es véridique. Enfin, il se trouve parmi eux
+un petit vieux moins momifié que les autres et qui
+s'appelle le vicomte d'Escal. Il est affligé de cent
+mille francs de rente.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne doit pas invoquer de consolatrice, alors.</p>
+
+<p>&mdash;Tais-toi, bavard. Ses collègues ne le prennent
+pas au sérieux, ce dont il rage considérablement.
+Pour leur faire pièce, il veut susciter à lui seul et,
+bien entendu, à ses frais, une candidature royaliste.
+Il m'a demandé si je connaissais quelqu'un, je lui
+ai répondu: «J'ai votre affaire.» Eh bien?</p>
+
+<p>&mdash;C'est entendu.</p>
+
+<p>&mdash;Mais tu sais, il faut se hâter, la proclamation
+doit être affichée cette nuit.</p>
+
+<p>&mdash;Ah!</p>
+
+<p>&mdash;Chut... Le vicomte a une petite imprimerie à
+ses ordres qu'on appelle: La Presse de Saint-Pierre.
+Il met tout sur l'heure à ta disposition; pas de
+maladresse au moins, si tu réussis, ta fortune est
+faite.</p>
+
+<p>&mdash;N'aie pas peur, dit Jacques, en jetant à son
+horrible plafond un regard de défi; j'ai pu être impuissant
+et gauche, dans les circonstances banales
+de la vie terre à terre, mais qu'une occasion digne
+de moi se présente et tu verras que ton ami le
+rêveur était fondé à se croire quelqu'un et quelque
+chose. Quant à toi, mon cher, je t'aimais déjà bien,
+désormais, c'est entre nous à la vie et à la mort.</p>
+
+<p>&mdash;A la vie, espérons-le, reprit Sermèze très ému.</p>
+
+<p>Le lendemain, l'affiche suivante, imprimée sur
+papier vert, s'étalait sur tous les murs du quartier
+Saint-Barthélémy:</p>
+
+<blockquote><p>
+«Messieurs les électeurs,</p>
+
+
+<p>«Je viens vous offrir de vous représenter au Conseil
+municipal de Paris;</p>
+
+<p>«Je n'ai l'honneur d'être ni propriétaire, ni négociant
+dans votre quartier; j'en suis le plus simple
+électeur;</p>
+
+<p>«J'ai pris mes grades dans trois facultés et je
+travaille pour gagner ma vie;</p>
+
+<p>«J'étais expéditionnaire à l'administration des
+cultes; j'ai été révoqué pour avoir signé une pétition
+en faveur de la liberté;</p>
+
+<p>«Si vous approuvez les basses oeuvres du Conseil
+qui gouverne actuellement la Commune de Paris,
+ne me donnez pas vos suffrages;</p>
+
+<p>«Je défendrai dans tous mes votes:</p>
+
+<p>«La liberté des pères de famille;</p>
+
+<p>«L'égalité de tous les citoyens dans la protection
+qu'ils ont le droit de demander aux lois;</p>
+
+<p>«La fraternité qui ne traite pas en suspects les
+frères des écoles et les soeurs des hôpitaux;</p>
+
+<p>«La franchise m'ordonne de vous déclarer mes
+opinions politiques et religieuses:</p>
+
+<p>«J'estime qu'un peuple sans religion est un
+peuple sauvage;</p>
+
+<p>«Je crois que la France, privée de son roi légitime,
+est une nation décapitée et condamnée à
+devenir la proie de ses ennemis;</p>
+
+<p>«Ainsi j'ai toujours cru, ainsi je croirai tant
+qu'une goutte de sang coulera dans mes veines.</p>
+
+
+<p>«<span class="sc">Jacques de Mérigue</span>,<br>
+
+«93, <span class="sc">rue des Saints-Pères</span>.»
+</p></blockquote>
+
+<p>Cette ferme et fière proclamation produisit dans
+tout Paris l'effet d'une bombe d'énergie honnête,
+au milieu d'un camp de sceptiques et de ramollis.
+Toute la presse s'occupa de ces quelques lignes de
+prose claire, simple et vibrante, tracées par un
+inconnu qui, du matin au soir, était devenu célèbre.
+Les feuilles conservatrices exultaient de joie et
+s'écriaient qu'on avait enfin un homme. Les journaux
+républicains disaient aimer ce langage net et
+dépourvu d'obscurités. D'Escal et Sermèze étaient
+radieux. Mérigue trouvait tout cela très naturel et
+recevait comme lui étant parfaitement dus les compliments
+et les hommages. Une seule idée l'enthousiasmait:
+la pensée que toute cette renommée qui
+fondait sur lui allait le rapprocher de son idole.</p>
+
+<p>Le soir, lorsqu'il rentra chez lui, son concierge,
+jadis rèche, maintenant souriant et obséquieux, lui
+remit un monceau de cartes de visite qu'il s'amusa
+à dépouiller sur sa table boiteuse.</p>
+
+<p>En voici quelques-unes:</p>
+
+<p>Le prince de La Roche-Bernard félicite M. de
+Mérigue de sa courageuse attitude.</p>
+
+<p>Madame Salotru, blanchisseuse royaliste, envoie
+à M. de Mérigue tous ses compliments et l'assurance
+de sa parfaite considération.</p>
+
+<p>Le général, comte de la Croisaie, grand officier de
+la Légion d'honneur: Bravo, jeune homme, vous
+êtes un brave.</p>
+
+<p>L'abbé de la Gloire-Dieu, vicaire de Saint-Barthémy:
+sympathies bien cordiales.</p>
+
+<p>Anselme Rotin, employé de commerce, a l'honneur
+d'informer le candidat qu'il votera vraisemblablement
+pour lui.</p>
+
+<p>L'avant-dernière carte était insérée dans une enveloppe
+et ainsi conçue:</p>
+
+<p>Gustave Coupessay, directeur des Oratoriens de
+la rue de Monceau, envoie à M. de Mérigue toutes
+ses congratulations et lui fait connaître qu'il sera
+trop heureux de l'attacher à son établissement dans
+les conditions qu'il voudra bien fixer lui-même.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, dit Mérigue, il a fait une évolution,
+l'animal d'hier au soir.</p>
+
+<p>Puis il lut la dernière carte:</p>
+
+<p>Théodore de Vannes, élève externe au collège de
+la rue de Monceau, apprend que M. de Mérigue va
+donner des leçons à l'école et le prie de lui réserver
+quelques heures. Il saisit cette occasion pour serrer
+la main au vaillant candidat royaliste.</p>
+
+<p>&mdash;Théodore de Vannes!!! Le frère de Blanche! s'écria Jacques.
+Ah! mon Dieu! je tiens les étoiles... enfin!...</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>VI</h3>
+
+<h3>FIANCÉS</h3>
+
+
+<p>&mdash;Vous ne savez pas, ma chère, disait à Mlle de
+Vannes le jeune duc de Largeay, petit bellâtre insipide,
+empesé comme un faux-col et raide comme un
+échalas, vous ne savez donc pas?</p>
+
+<p>&mdash;Quoi? fit Blanche d'un air distrait et quelque
+peu ennuyé, sans regarder son noble fiancé.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! cet espèce de polisson qui vous regardait
+l'autre jour à l'église d'une façon si impertinente...</p>
+
+<p>&mdash;N'en dites pas de mal, cher duc, il est très bien.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! quel bon goût, ma chère, enfin, laissez-moi
+vous finir mon histoire.</p>
+
+<p>&mdash;Faites, mais faites vite.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai rencontré tout à l'heure.</p>
+
+<p>&mdash;Je regrette de ne pas avoir eu la même chance.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes aimable... je sais son nom.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes bien heureux.</p>
+
+<p>&mdash;Jacques de Mérigue.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, un joli nom.</p>
+
+<p>&mdash;Vous trouvez?</p>
+
+<p>&mdash;C'est tout ce que vous aviez à m'apprendre?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mais non... un peu de patience.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez que je n'en manque pas.</p>
+
+<p>&mdash;Ce Mérigue est l'étonnant candidat qui a signé
+les affiches extraordinaires dont tout le monde
+parle.</p>
+
+<p>Blanche, à ces mots, prêta une attention plus soutenue
+aux paroles de son fiancé.</p>
+
+<p>&mdash;Vous dites? interrogea-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Ce Mérigue, votre insolent admirateur, n'est
+autre chose que ce candidat qui fait tant de bruit.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, tiens; mais il devient tout à fait intéressant,
+ce jeune homme.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! ce malotru qui a osé...</p>
+
+<p>&mdash;Ta, ta, ta, pas de gros mots; pourquoi lui en
+voudrais-je de me trouver bien? Est-ce que vous ne
+dites pas comme lui, par hasard?</p>
+
+<p>&mdash;Ma chère, si je ne croyais de manquer au respect
+que je vous dois...</p>
+
+<p>&mdash;Ne craignez rien, allez, j'ai bon dos.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous dirais...</p>
+
+<p>&mdash;Pas de conditionnel.</p>
+
+<p>&mdash;Que vos réflexions frisent l'impertinence.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un point de vue.</p>
+
+<p>&mdash;Et je ne comprends guère qu'à un mois de notre
+mariage...</p>
+
+<p>&mdash;Un mois!... qui vous a dit cela?</p>
+
+<p>&mdash;Mais je croyais... pardon!</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes bien pressé.</p>
+
+<p>&mdash;Quel changement soudain.</p>
+
+<p>&mdash;Vous enterrez bien vos vies de garçon, vous
+autres...</p>
+
+<p>&mdash;Mais, chère amie, je ne suppose pas que vous
+ayez à faire une opération du même genre...</p>
+
+<p>&mdash;Chi lo sa?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne comprends pas l'hébreu, ma chère.</p>
+
+<p>&mdash;S'il n'y avait que l'hébreu!...</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>VII</h3>
+
+<h3>LE COMITÉ</h3>
+
+
+<p><i>Monsieur le Président, Vidame du Merlerault</i>.&mdash;Messieurs,
+vous devinez tous l'objet de notre réunion.
+Il vient de se produire un fait bizarre, absolument
+inouï, dans les annales du parti. Nous avions
+décidé sagement et prudemment que nous ne décrions
+pas notre drapeau à l'élection partielle
+qui va avoir lieu, le temps et les fonds nous manquant
+absolument. Et voici qu'à la stupéfaction
+générale, un jeune inconnu s'empare de cet étendard
+fleurdelysé qui a été confié à notre garde, et
+va-t-en guerre sans demander notre avis, sans
+prendre notre signal.</p>
+
+<p><i>Le vicomte d'Escal</i>.&mdash;Il eût attendu longtemps.</p>
+
+<p><i>Le Président</i>.&mdash;Sans doute. Nous n'avons pas
+habitude de confier à des gens sortis on ne sait
+d'où la représentation de nos intérêts et de nos
+opinions.</p>
+
+<p><i>Le vicomte d'Escal</i>&mdash;Parbleu, vous ne les confiez
+à personne.</p>
+
+<p><i>Le Président</i>.&mdash;Mieux vaut une abstention digne
+qu'une action irréfléchie.</p>
+
+<p><i>Le vicomte d'Escal</i>.&mdash;Il y a cinquante ans que
+vous vous abstenez dignement.</p>
+
+<p><i>Le Président</i>.&mdash;Mon cher vicomte, vous m'interrompez
+avec une opiniâtreté inconcevable. Je vous
+cède la parole.</p>
+
+<p><i>Le vicomte d'Escal</i>.&mdash;Merci, je l'accepte. Messieurs,
+voici en deux mots mon sentiment. Certainement,
+M. de Mérigue est blâmable d'avoir agi sans
+nous consulter, mais, outre qu'il ignorait probablement
+notre existence...</p>
+
+<p><i>Le Président</i>.&mdash;Un royaliste ne peut pas ignorer...</p>
+
+<p><i>Le vicomte d'Escal</i>.&mdash;Pardon! voilà que c'est
+vous qui m'interrompez, maintenant... je continue:
+nous nous trouvons en présence d'un fait accompli.</p>
+
+<p><i>Monsieur de Prunières</i>.&mdash;Hélas! oui, malheureusement.</p>
+
+<p><i>Le vicomte d'Escal</i>.&mdash;Comment, hélas? et d'un
+fait crânement accompli.</p>
+
+<p><i>Le chevalier de Sainte-Gauburge</i>.&mdash;Qu'importe
+la crânerie?</p>
+
+<p><i>Le vicomte d'Escal</i>.&mdash;Je la préfère à l'abstention
+digne. Je poursuis... d'un fait crânement accompli
+par un homme jeune et vaillant.</p>
+
+<p><i>Monsieur de Saint-Benest</i>.&mdash;C'est précisément là
+qu'est le mal!</p>
+
+<p><i>Monsieur de Prunières</i>.&mdash;Il vaudrait mieux qu'il
+fût vieux et prudent.</p>
+
+<p><i>Monsieur de Saint-Benest</i>.&mdash;Le candidat nous a
+manqué de respect.</p>
+
+<p><i>Le vicomte d'Escal</i>.&mdash;Il ne vous connaît pas.</p>
+
+<p><i>Le chevalier de Sainte-Gauburge</i>.&mdash;C'est une
+circonstance aggravante.</p>
+
+<p><i>Monsieur de Saint-Benest</i>.&mdash;Et puis, enfin, qui
+est-il? Qu'est cela, Mérigue? Sommes-nous certains
+qu'il soit né, seulement?</p>
+
+<p><i>Le vicomte d'Escal</i>.&mdash;Aussi vrai que vous êtes
+morts, vous autres.</p>
+
+<p><i>Le Président</i>.&mdash;Ne faisons pas d'esprit, cher
+vicomte, ce n'est pas dans les habitudes de nos
+réunions.</p>
+
+<p><i>Le vicomte d'Escal</i>.&mdash;Veuillez m'excuser, Monsieur
+le Président, une fois n'est pas coutume.</p>
+
+<p><i>Le Président</i>.&mdash;Je constate, Messieurs, qu'à l'exception
+de l'honorable vicomte préopinant, nous
+sommes tous unanimes à déplorer cette malencontreuse
+candidature, mais enfin, coûte que coûte, il
+faut prendre une décision.</p>
+
+<p><i>Monsieur de Saint-Benest</i>.&mdash;Une décision, y
+pensez-vous? déjà!</p>
+
+<p><i>Le Président</i>.&mdash;Hélas! oui, malheureusement.</p>
+
+<p><i>Monsieur de Prunières</i>.&mdash;Quelle fâcheuse aventure!</p>
+
+<p><i>Le chevalier de Sainte-Gauburge</i>.&mdash;Oh! que
+c'est grave, oh! que c'est grave!</p>
+
+<p><i>Le Président</i>.&mdash;Je vous propose, en premier lieu,
+de voter un blâme à M. Jacques de Mérigue, pour
+avoir posé sa candidature en dehors de notre assentiment.
+Le vicomte d'Escal est lui-même de cet avis.
+Que ceux qui sont d'un sentiment contraire veuillent
+bien lever la main. Personne ne lève la main. Le
+comité royaliste inflige un blâme à M. Jacques de
+Mérigue.</p>
+
+<p><i>Le vicomte d'Escal</i>.&mdash;Soutiendrez-vous, oui ou
+non, sa candidature?</p>
+
+<p><i>Le Président</i>.&mdash;La question est double. D'abord
+nous ne pouvons pas lui donner un centime.</p>
+
+<p><i>Le chevalier de Sainte-Gauburge</i>.&mdash;Pour ça,
+jamais! Il ne manquerait plus que ça.</p>
+
+<p><i>Monsieur de Prunières</i>.&mdash;D'abord, il n'y a que
+35 francs dans la caisse.</p>
+
+<p><i>Monsieur de Saint-Benest</i>.&mdash;Pardon! c'est moi
+qui suis trésorier, il y a tout juste un louis.</p>
+
+<p><i>Le vicomte d'Escal</i>.&mdash;Versé entre nos mains par
+le tapissier royaliste de la rue Vanneau.</p>
+
+<p><i>Le Président</i>.&mdash;Là n'est pas la question. Je ne
+crois même pas utile de mettre en discussion une
+subvention pécuniaire que nous ne pouvons ni ne
+voulons accorder.</p>
+
+<p><i>Monsieur de Saint-Benest</i>.&mdash;Ça lui apprendra à
+ne pas nous consulter.</p>
+
+<p><i>Le Président</i>.&mdash;Maintenant, Messieurs, il faut
+boire le vin qui est tiré. Je vous demande de bien
+vouloir vous résigner à donner votre appui au candidat.
+Je crois que vous y consentirez tous et j'ai
+l'honneur de prier notre cher secrétaire, le chevalier
+de Sainte-Gauburge, de vouloir bien insérer au
+procès-verbal que: 1º Le comité vote un blâme à
+M. Jacques de Mérigue (à l'unanimité!); 2° Le
+comité ne fournit à M. Jacques de Mérigue aucune
+subvention pécuniaire (à l'unanimité!); 3° Le comité
+appuie la candidature de M. de Mérigue (à l'unanimité!)
+Mes chers collègues, la séance est levée.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>VIII</h3>
+
+<h3>A LA MODE</h3>
+
+
+<p>Mérigue était le lion du jour. Toute la presse s'occupait
+de cet audacieux Éliacin qui, rompant avec les
+habitudes gâteuses de la phraséologie politique,
+parlait un langage clair, net, incisif, catégorique.
+<i>Le Rappel</i> le qualifia de petite vipère réactionnaire
+couvée trop longtemps dans le sein d'une administration
+républicaine. Il reçut dans son grenier une
+visite d'un reporter du <i>Figaro</i> qui se plut à louer la
+simplicité spartiate du vaillant champion de la légitimité.
+D'innombrables cartes de congratulation
+affluaient à son casier. On ne parlait que de lui
+dans les salons bien pensants et beaucoup de jeunes
+femmes témoignaient le désir de voir en chair et en
+os le jeune athlète dont le nom retentissait si fort
+à leurs oreilles. Deux princes, trois ou quatre ducs,
+une demi-douzaine de marquis, des régiments de
+comtes et des troupeaux de barons voulurent faire
+l'ascension des cent vingt marches. Ils restaient tous
+bouche béante devant le dénûment du candidat et
+se demandaient comment il était possible que tant
+de valeur et de hardiesse fussent le partage d'un
+personnage aussi déshérité du sort. Jacques, qui
+croyait «marcher vivant dans son rêve étoilé», recevait
+toutes les félicitations et tous les compliments
+d'une façon à la fois gauche et hautaine qui était
+pleine d'une étrange saveur. Il s'était empressé,
+naturellement, d'aller occuper son poste de répétiteur
+au collège ecclésiastique de la rue de Monceau,
+où le révérend Père Coupessay l'avait accueilli
+comme une grande dame. Ce religieux opportuniste
+eut même l'admirable toupet de lui dire qu'il lui
+semblait bien l'avoir déjà vu quelque part. Tous les
+jeunes gens de famille avaient réclamé, comme une
+précieuse faveur, les leçons de ce conquérant si
+remarquable à la fois par sa mine fière, sa désinvolture
+et son caractère bon enfant. Son premier
+élève avait été Théodore de Vannes, le propre frère
+de la Vénus de Sainte-Radegonde, sorte de gros
+garçon, jovial et brutal, élevé à la diable, notablement
+intelligent et doué par-dessus tout d'une
+excentricité voisine de l'aliénation. Théodore avait,
+dès le premier jour, voué à son maître d'occasion
+une admiration désordonnée et une sorte d'amitié
+violente et sans mesure. Jacques trouvait bien
+toutes les démonstrations de l'adolescent un peu
+encombrantes, mais le vague espoir d'arriver à la
+soeur par le frère le déterminait à supporter toutes
+les effusions obsédantes du collégien. Il le fit causer
+avec un certain art et apprit une foule de choses
+intéressantes, au sujet de sa chimère. Il eut la confirmation
+des fiançailles de Blanche avec le duc de
+Largeay. Théodore ajouta que cette union était le
+résultat d'une pure convenance de famille et que sa
+soeur trouvait le duc fade et ennuyeux. Il était absolument
+du même avis et regrettait vivement que
+Blanche n'épousât pas un homme intelligent et digne
+d'elle. On la surnommait partout la quatrième Grâce
+et elle allait unir ses destinées à celles d'un boudin
+sans savoir et sans esprit, dont tout le mérite consistait
+à perpétuellement rire, aux fins d'exhiber un
+râtelier perfectionné payé six mille francs chez Préterre.
+Du reste, ajoutait Théodore, ce mariage n'était
+certes pas fait encore et pourrait bien ne jamais se
+réaliser. On juge si ces déclarations étaient approuvées
+et appuyées par Mérigue, qui arrivait à se dire
+intérieurement: décidément, ce gaillard-là est très
+fort! il n'a pas les préjugés de ses pareils: il est
+utilisable. L'affection qu'il me témoigne, jointe à
+cette largeur d'idées, peut mettre bien des atouts
+dans mon jeu.</p>
+
+<p>Un jour, le candidat royaliste reçut la lettre suivante:</p>
+
+<blockquote><p>
+«Monsieur,</p>
+
+
+<p>«Je fais une collecte à domicile pour les pauvres
+du quartier spécialement secourus par M. l'abbé de
+la Gloire-Dieu. Tout le bien qu'on dit de vous me
+fait un devoir de compter sur votre générosité.
+J'aurai le plaisir de me présenter moi-même chez
+vous et je ne doute pas de l'accueil que vous voudrez
+bien faire à mes sollicitations en faveur des
+malheureux.</p>
+
+<p>«Recevez, Monsieur, l'assurance de mes sentiments
+très distingués.</p>
+
+
+<p>«Comtesse de Vannes,</p>
+
+<p>«Hôtel Soubise, 85, rue Saint-Dominique.»
+</p></blockquote>
+
+<p>Pardieu! s'écria Jacques, je crois bien, que je t'en
+donnerais, si j'en avais, mais où diable trouver assez
+de <i>monacos</i> pour te faire une aumône digne... de
+la fille!</p>
+
+<p>Il réfléchit quelques instants et s'élança tout à
+coup chez le vicaire de Saint-Barthélémy. Il lui
+exposa la situation et le pria de lui avancer cinq
+louis.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, voyons, mon cher enfant, lui dit l'abbé
+dont la sagacité devinait toutes les pensées du jeune
+homme, voyons, pourquoi voulez-vous jeter une
+somme pareille par la fenêtre? Croyez-vous qu'on
+vous en saura gré. On vous remerciera sans doute,
+mais on se dira que vous avez voulu poser, lancer
+de la poudre aux yeux, vous faire passer pour ce
+que vous n'êtes pas, enfin... je vois que vous persistez...
+qu'il soit fait selon vos désirs, pauvre enfant!...
+pauvre enfant!</p>
+
+<p>Le prêtre prononça ces dernières paroles avec une
+tristesse qui fit trembler sa voix. Jacques n'y prit
+point garde, reçut les cinq louis, remercia chaleureusement
+l'ecclésiastique et courut sans désemparer à
+l'hôtel de Soubise pour apporter son offrande.</p>
+
+<p>&mdash;Mme la comtesse ne reçoit pas aujourd'hui, lui
+dit assez insolemment un concierge habillé en suisse
+de cathédrale.</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous lui dire que c'est M. de Mérigue.</p>
+
+<p>&mdash;Ni Mérigue, ni personne, répliqua avec sécheresse
+le pipelet resplendissant.</p>
+
+<p>Jacques se demanda s'il n'allait pas bâtonner ce
+drôle. Il comprit bien vite l'inanité d'une pareille
+exécution, tendit au cerbère l'enveloppe qui contenait
+sa carte et son billet de cent francs, en le foudroyant
+de ses yeux irrités. «Bien», répondit le
+valet et il referma brusquement la porte au nez frémissant
+du donateur.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>IX</h3>
+
+<h3>LA FAMILLE JOYEUSE</h3>
+
+
+<p>&mdash;Papa! maman, Marianne, Mathilde, s'écriait
+Jacqueline toute haletante d'émotion et de bonheur,
+écoutez! écoutez! une lettre de mon cher petit frère.
+Ah! si vous saviez!... venez tout de suite. Marianne!
+dis à Jeannette de faire boire un coup au facteur,
+merci, mon Dieu! merci.</p>
+
+<p>Toute la famille de Mérigue s'était précipitée aux
+appels triomphants de son plus jeune membre.
+Jeannette, la vieille et fidèle cuisinière, rappelait le
+facteur à grands cris et, sans savoir de quoi il pouvait
+bien s'agir, lui versait généreusement un grand
+verre du meilleur vin de la cave; le domestique lui-même,
+le brave et digne Pierrille, quoique non interpellé,
+avait abandonné ses boeufs à moitié liés au seuil
+de la grange et était accouru, son bonnet à la main,
+en entendant les exclamations de Mlle Jacqueline.
+Bientôt un groupe s'était formé dans la cour: la
+famille entière, Jeannette, Pierrille, le facteur, ces
+trois derniers à une distance respectueuse, faisaient
+un cercle autour de la jeune fille qui brandissait sa
+lettre en l'air comme un porte-drapeau arbore son
+étendard. A tout ce tumulte inusité dans l'habitation
+si paisible, la chienne du logis, la douce et
+gentille Éva, s'était avancée à son tour et regardait
+ses maîtres d'un air étonné, en remuant la
+queue. Jacqueline lut d'une voix tremblante la missive
+extraordinaire qu'elle avait fiévreusement parcourue:</p>
+
+<blockquote><p>
+«Ma chère petite Jacqueline,</p>
+
+<p>«Papa, maman, mes grandes soeurs ne m'en
+voudront pas de t'avoir adressé l'importante correspondance
+d'aujourdhui. Je te devais bien cela, compagne
+aimée de mon enfance et de ma jeunesse;
+comme papa, tu n'as jamais désespéré de mon
+avenir. Vous aviez raison: Je suis candidat du comité
+royaliste aux élections parisiennes, j'ai toutes
+les chances possibles de succès. Je suis répétiteur
+au collège de la rue de Monceau, et tous les jeunes
+gens des plus grandes familles se disputent l'honneur
+de mes leçons. Le premier que j'ai eu est
+précisément le frère de ma belle demoiselle de
+Sainte-Radegonde qui s'appelle Blanche de Vannes
+et appartient à la première aristocratie du faubourg.
+Cet élève m'a voué une affection extraordinaire. Je
+vais pouvoir approcher l'idole de mes rêves! Mes
+chères âmes, que de bonheurs à la fois: l'honneur,
+l'argent! et peut-être l'amour. Je ne t'en écris pas
+plus long aujourd'hui, ma bonne Jacqueline, tu
+comprends aisément quelles doivent être mes occupations.
+Je joins à ma lettre un exemplaire de ma
+proclamation aux électeurs du quartier Saint-Barthélemy
+et divers extraits des journaux qui me portent
+aux nues. Dans tout cela, ma première pensée
+a été celle-ci: je vais donc pouvoir envoyer un peu
+de joie à ceux qui sont si tristes et que j'aime tant.
+Je vous embrasse de toutes mes forces.</p>
+
+<p>«<span class="sc">Jacques</span>.»
+</p></blockquote>
+
+<p>&mdash;Louez Dieu et tirez le canon! exclama le vieux
+Mérigue en voulant saisir les extraits des journaux
+qu'il jeta à terre dans sa précipitation.</p>
+
+<p>&mdash;Mon ami, interrompit la pieuse Caroline, d'une
+voix plus calme, mais toute vibrante de bonheur,
+mon ami, tu as bien dit. Il faut commencer par
+remercier la Providence divine qui vient à notre
+secours au moment où nous croyons tout désespéré.</p>
+
+<p>La sage Marianne prit alors la parole.</p>
+
+<p>&mdash;Je crois, dit-elle, que voilà un bon début. Il ne
+faut pas attendre monts et merveilles; nous pourrions
+nous ménager de pénibles déceptions, mais
+enfin on peut dire, d'ores et déjà, que Jacques a le
+pied à l'étrier, et la possibilité de parvenir à une
+situation honorable et avantageuse...</p>
+
+<p>&mdash;Il marche à ses grandes destinées, affirma
+Jacqueline, il glorifiera notre nom.</p>
+
+<p>&mdash;Il sert son Dieu et son roi, dit à son tour l'enthousiaste
+Mathilde. Que pouvons-nous désirer
+encore?...</p>
+
+<p>&mdash;Que quelques émoluments solides viennent
+s'ajouter à toute cette fumée de gloire, reprit Marianne
+sérieuse et grave.</p>
+
+<p>&mdash;Mais s'il y avait vraiment quelque chose derrière
+cette jolie amourette, dit Joseph de Mérigue,
+anxieux. Pourquoi pas, ma chère Marianne?</p>
+
+<p>&mdash;Tout est possible, mon père, mais cela n'est
+pas probable, répondit la soeur aînée.</p>
+
+<p>&mdash;Comment? pas probable, ma fille?... Mais au
+contraire, rien n'est plus vraisemblable. Quelle
+jeune fille ne serait jalouse d'unir son sort à celui
+d'un garçon aussi vaillant, aussi bien né, et je puis
+ajouter maintenant aussi célèbre que Jacques de
+Mérigue?...</p>
+
+<p>&mdash;Papa a raison comme toujours, dit Jacqueline
+en sautant au cou du vieux comte...</p>
+
+<p>Jeannette et Pierrille, les deux bons serviteurs,
+quoique placés à une certaine distance du groupe
+familial, avaient vaguement saisi le sens général de
+cette conversation. Ils comprenaient que Jacques
+allait devenir un grand personnage, lui qu'ils
+avaient vu au berceau, et auquel il ne cessaient
+de pronostiquer un avenir sidéral. Un bon sourire,
+moitié étonné, moitié joyeux, épanouissait leurs
+traits minés par le travail et la fatigue; Éva s'était
+approchée de Jacqueline et lui léchait doucement
+les mains. Un gai soleil de printemps éclairait cette
+petite scène, et mêlait au bonheur de ces pauvres
+êtres l'immense allégresse de la résurrection du
+ciel.</p>
+
+<p>&mdash;Pierrille! dit tout à coup Joseph de Mérigue, en
+attendant l'artillerie qui nous manque, tu vas tirer
+deux coups de fusil. Pierrille obéit avec empressement
+et déchargea en l'air à deux reprises une
+vieille canardière informe qui, à la seconde détonation
+éclata, et fit au tireur une légère blessure.</p>
+
+<p>Comme on s'empressait autour de lui et que Marianne
+blâmait l'ordre imprudent du comte, le
+domestique affirma, dans son patois pittoresque,
+qu'il était heureux d'arroser de son sang la première
+couronne de son jeune maître.</p>
+
+<p>Tous les membres de la famille voulurent répondre
+incontinent à leur cher représentant qui leur
+envoyait de cent cinquante lieues un si brillant
+rayon d'honneur.</p>
+
+<p>Le chef de la maison et Jacqueline furent dithyrambiques,
+les adjectifs hyperboliques et les adverbes
+sonores éclatèrent sous leur plume comme
+des gerbes d'étincelles sous le galop d'un cheval.
+Joseph déchira deux feuilles de papier dans son impatience
+nerveuse, et entra dans une grande colère
+accompagnée de gros mots, en prétendant que
+sa femme n'avait que de sale encre, de sacrées
+plumes, et de fichu papier! Caroline, tout en félicitant
+son cher fils, lui exprima que la première
+chose qu'il avait à faire, était de témoigner sa
+reconnaissance au bon Dieu en allant trouver au plus
+vite son confesseur qu'il négligeait depuis si longtemps.</p>
+
+<p>Mathilde, en quelques pattes de mouche fiévreusement
+tracées, recommanda à son frère de toujours
+viser à l'honneur et de dédaigner les vils métaux
+si recherchés en ce siècle matérialiste.</p>
+
+<p>Marianne au contraire avertit Jacques de ne pas
+trop songer à la vaine gloriole et à l'immortalité
+décernée par les journaux. Elle lui conseilla de
+profiter d'une popularité, peut-être éphémère, dans
+un milieu bien capricieux, pour s'efforcer d'acquérir
+honnêtement les moyens de vivre et d'aider les
+siens.</p>
+
+<p>Au repas du soir, où fut invité le vieux curé
+Desmolard, on but une bouteille de vieux Mérigue
+soigneusement bouchée, cachetée et étiquetée cinq
+ans auparavant par la prévoyante Marianne. Les six
+convives absorbèrent à peine la moitié du précieux
+flacon qui fut renvoyé à la cuisine où le digne
+Pierrille se chargea de l'achever.</p>
+
+<p>M. de Mérigue, selon sa coutume, se coucha en
+même temps que les poules, oubliant, à la grande
+indignation de sa sainte épouse, de réciter sa prière
+du soir.</p>
+
+<p>Mme de Mérigue resta agenouillée jusqu'à une
+heure avancée de la nuit.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>X</h3>
+
+<h3>LA DOUAIRIÈRE SCANDALISÉE</h3>
+
+
+<p>La comtesse douairière de Vannes, assise auprès
+de sa fille, dans le grand salon blanc et or de l'hôtel
+Soubise, était en train de la moréginer tout doucement.</p>
+
+<p>Cet adverbe était essentiel à côté du verbe précédent,
+car Mlle Blanche était absolument dans la catégorie
+de ces jeunes filles qui, en un instant d'humeur
+ou de caprice, envoient promener par-dessus les
+moulins, père, mère, directeur... et bonnets...</p>
+
+<p>&mdash;Ma bien chère Blanche, j'ai une toute petite
+observation à te faire...</p>
+
+<p>&mdash;Encore des reproches.</p>
+
+<p>&mdash;Je m'en garderais bien... une simple remarque... un
+léger conseil...</p>
+
+<p>&mdash;Dites toujours, cela n'engage à rien...</p>
+
+<p>&mdash;Je trouve que tu lis beaucoup, et des livres
+bien risqués.</p>
+
+<p>&mdash;Affaire de goût, chère maman... J'ai toujours
+préféré les romans aux méditations de l'Évangile...</p>
+
+<p>&mdash;Sont-ce là, mon enfant, les leçons que tu as
+reçues au couvent du Sacré-Coeur?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! les leçons des révérendes mères, vous
+savez, j'en prends et j'en laisse...</p>
+
+<p>&mdash;Véritablement, tu m'abasourdis. Dis-moi où tu
+peux avoir trouvé toutes ces idées d'indépendance
+malsaine, prématurée?</p>
+
+<p>&mdash;Dans ma tête.</p>
+
+<p>&mdash;Mes compliments. Tu es à peine gentille pour
+moi... et... pas du tout pour ce pauvre duc, ton
+fiancé...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! le duc!...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! le duc?...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, là! il m'ennuie! en bon français...</p>
+
+<p>&mdash;Comment? déjà!</p>
+
+<p>&mdash;Depuis le premier jour.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, malheureuse enfant, tu l'as accepté,
+voyons?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute... et après?...</p>
+
+<p>&mdash;Mais il sera ton mari dans quelques semaines...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! d'abord, rien ne presse... et puis...</p>
+
+<p>&mdash;Et puis...</p>
+
+<p>&mdash;Soit! il sera mon mari. Beau nom!... Un des
+lions du club habillé à la dernière mode!... parfaitement
+niais... Rien de mieux...</p>
+
+<p>&mdash;Tu me fais tomber des nues, ma fille, tu n'as
+donc pas l'intention de l'aimer?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mon Dieu!... si fait!... comme on aime...
+un mari!...</p>
+
+<p>&mdash;Tais-toi, Blanche, s'il t'entendait!...</p>
+
+<p>&mdash;Il m'a déjà comprise, allez!...</p>
+
+<p>&mdash;Et c'est pour cela qu'il est si triste, ma fille...
+En vérité, tu me navres...</p>
+
+<p>&mdash;Triste?... Le duc de Largeay?... Toujours
+assez gai pour faire de petits soupers aux Ambassadeurs
+avec Mlle Zoé!...</p>
+
+<p>&mdash;Blanche!... y penses-tu?...</p>
+
+<p>&mdash;Pour payer un coupé de deux cents louis à
+Mlle Microche des Nouveautés...</p>
+
+<p>&mdash;Tais-toi, de grâce! si quelque domestique
+était derrière les portes...</p>
+
+<p>&mdash;Pour avoir un compte de cent louis chez la
+bouquetière du Jockey!</p>
+
+<p>&mdash;Mais il t'envoie chaque jour des fleurs!...</p>
+
+<p>&mdash;Des rossignols!... achetés au rabais sur les
+brouettes qui passent dans les rues... Eh! chère
+maman, vous ne saviez pas tout cela!... Cela prouve
+qu'à votre âge, vous avez encore des choses à
+apprendre de votre fille.</p>
+
+<p>&mdash;Tu me confonds...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous n'avez pas fini... oui, le duc sera
+mon mari! C'est entendu. C'est conclu. Je l'aimerai...
+par convenance... mais quand à lui donner un
+atôme de mon coeur, vous entendez, un atôme...</p>
+
+<p>La comtesse douairière était anéantie. Elle ne
+put répliquer à ce trait final et leva les mains au
+ciel en murmurant à la cantonade: Eh bien! Mesdames,
+mettez donc vos filles au couvent!...</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>XI</h3>
+
+<h3>UNE LECTURE</h3>
+
+
+<p>Le duc de Largeay, prétentieusement accoudé à
+la grande cheminée du salon blanc et or, pince du
+bout des lèvres une cigarette du Levant dont il
+envoie la fumée au plafond en petits cercles bleuâtres
+géométriquement mesurés. La comtesse douairière
+de Vannes se concentre sur une broderie d'un
+dessin compliqué; sa fille, Blanche, à demi vautrée
+sur un divan, regarde les bibelots et les candélabres
+d'un air distrait et maussade.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! dit-elle tout à coup, voyant que
+personne ne se décidait à rompre l'auguste silence,
+eh bien, duc, nous apportez-vous des nouvelles du
+boulevard ou du club?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, ma chère. Enfin, quand je dis des nouvelles,
+elles se ressemblent toutes ces jours-ci.
+Ouvrez la première feuille venue, royaliste ou
+intransigeante, matinale ou vespérale, c'est Mérigue,
+toujours Mérigue, encore Mérigue. J'ai précisément
+dans ma poche son discours à la réunion publique.</p>
+
+<p>&mdash;Voudriez-vous être assez aimable pour nous
+en donner lecture?</p>
+
+<p>&mdash;Si cela peut vous être de quelque agrément?</p>
+
+<p>&mdash;Certes.</p>
+
+<p>&mdash;Cela n'ennuiera-t-il pas la comtesse?...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! moi, je brode, répondit la douairière
+interpellée.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, ma chère Blanche, reprit le duc, je
+vais vous faire faire connaissance avec la prose de
+votre admirateur.</p>
+
+<p>&mdash;J'écoute, monsieur le duc.</p>
+
+<p>&mdash;«Messieurs, dès l'ouverture de la période
+électorale un groupe de royalistes, sans s'arrêter
+aux considérations d'âge, de fortune ou de notoriété
+qui devaient me dérober à l'attention publique, est
+venu m'engager à poser ma candidature aux élections
+de notre quartier. J'ai cédé à leurs instances,
+et je suis descendu résolument dans l'arène.</p>
+
+<p>&mdash;Très gentil à la fois de modestie et de crânerie,
+observa Blanche.</p>
+
+<p>Le duc poursuivit en se mordant les lèvres:</p>
+
+<p>«La démagogie triomphante déclare une guerre
+sans merci à toutes nos forces constituées: Nous
+voulons conserver tout ce qu'elle veut détruire,
+protéger tout ce qu'elle attaque, sauver tout ce
+qu'elle bat en brèche; nous sommes les assiégés de
+la grande citadelle de l'ordre!...</p>
+
+<p>&mdash;Belle image! dit Blanche.</p>
+
+<p>&mdash;Mauvaise rhétorique, répliqua Largeay.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ne parlez pas de rhétorique, répliqua
+Mlle de Vannes, vous n'avez pas encore fait la vôtre...</p>
+
+<p>Le duc, muselé, continua: «Examinons d'abord
+comment nos édiles entendent appliquer la devise
+surannée dont ils noircissent les murailles de tous
+nos édifices publics. La liberté qu'ils exigent pour
+eux, ils la refusent péremptoirement aux autres, et
+les honnêtes gens, bon gré, mal gré, verront leurs
+enfants courber la tête sous les fourches caudines
+de l'athéisme gratuit et de la polissonnerie obligatoire...»</p>
+
+<p>&mdash;Bravo! fit Blanche en applaudissant.</p>
+
+<p>&mdash;Vous applaudissez des violences, ma chère.</p>
+
+<p>&mdash;Essayez donc d'en faire des violences, vous!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! Blanche! Je reprends:</p>
+
+<p>«La fraternité signifie aujourd'hui la proscription
+des frères et des soeurs...</p>
+
+<p>&mdash;Charmant! murmura Blanche.</p>
+
+<p>&mdash;Calembour vulgaire! entonna le duc. Je poursuis:
+«Quelles sont les oeuvres de ces hommes?
+A quoi emploient-ils nos millions? Ils dressent sur
+nos places publiques des Mariannes aux grossiers
+appas que l'on ne voudrait pas rencontrer au
+coin des carrefours. Ils votent à leurs aimables
+Calédoniens des fonds de déplacement et des
+indemnités pour «travaux extraordinaires».</p>
+
+<p>On voit qu'il sort d'une administration, ce monsieur...</p>
+
+<p>&mdash;Où vous seriez incapable d'entrer si jamais
+vous étiez ruiné.</p>
+
+<p>&mdash;Ne m'interrompez donc pas à toute minute.</p>
+
+<p>«Maintenant, j'aborde le côté politique de ma profession
+de foi, je suis catholique et royaliste...»</p>
+
+<p>&mdash;Franc, loyal, splendide! s'écria Blanche.</p>
+
+<p>&mdash;Et fortement maladroit.</p>
+
+<p>&mdash;Je voudrais vous y voir.</p>
+
+<p>&mdash;Vous serez privée de ce spectacle.</p>
+
+<p>&mdash;Je m'en doute, cher duc... Vous à la tribune!
+Ah! ah! ah! J'en pâme, rien que d'y penser, un
+guignol de grandeur naturelle... Continuez...</p>
+
+<p>&mdash;«La République engendre la licence, le
+désordre, la perversion; elle abaisse les caractères,
+amollit les courages, émousse les forces vives de la
+nation dans des luttes intestines sans profit et sans
+grandeur, et livre, en fin de compte, le pays
+désarmé à l'âpre convoitise des hordes conquérantes...»</p>
+
+<p>&mdash;Très bien! très bien! appuya Blanche.</p>
+
+<p>&mdash;Du pathos pur et simple.</p>
+
+<p>&mdash;Pathos? dites-vous. Prenez garde, ce mot a une
+terminaison grecque, ne vous aventurez pas sur les
+terrains que vous ignorez... Allez!</p>
+
+<p>&mdash;«Je veux lutter galamment contre les républicains
+convaincus, mais une juste colère s'empare de
+moi à la vue des acrobates et des jongleurs politiques.
+Que je voie venir à ma rencontre un ennemi
+franc et probe, je le combattrai sans cesser de
+l'estimer, et quand nous interromprons le duel, à la
+chute du jour, nous échangerons peut-être des présents
+comme les héros d'Homère...» Aïe, aïe, des
+réminiscences classiques, à présent.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas vous qui en auriez de semblables,
+bien cher duc... La raillerie vous est malséante...
+Allez!...</p>
+
+<p>&mdash;«Mais pour les gens sans foi qui ne craignent
+pas d'employer des engins perfides, pour les espions
+et les délateurs, pour les fabricants et souteneurs
+de l'article vu et autres ordures...»</p>
+
+<p>&mdash;Ah! quelles expressions. Quel langage!</p>
+
+<p>&mdash;Allez donc... Opoponax!...</p>
+
+<p>&mdash;«Je ne les épargnerai pas, car je le déclare
+hautement, je ne redouterai jamais ni leur plume,
+ni leur épée...»</p>
+
+<p>&mdash;Fier, crâne, charmant!...</p>
+
+<p>&mdash;Une simple provocation, ma chère!...</p>
+
+<p>&mdash;Que vous dédaigneriez, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Certes, ma bonne amie.</p>
+
+<p>&mdash;Comme je vous connais bien... Ensuite!</p>
+
+<p>&mdash;«Quelques jours à peine nous séparent de
+l'ouverture du scrutin; que ma personnalité s'efface,
+que l'amour de notre cause enflamme seul l'ardeur
+de nos âmes. Ne nous inquiétons pas du résultat de
+nos peines et de nos fatigues. Quand on s'est tracé
+une route, on doit la suivre invariablement... Le
+royaliste qui a gardé une plume ou une épée à la
+main, et sa vieille foi dans le coeur, quand il a interrogé
+sa conscience, doit affronter le sort. Va où tu
+peux. Meurs où tu dois!»</p>
+
+<p>&mdash;Superbe! superbe! dit Blanche en battant des
+mains.</p>
+
+<p>&mdash;Tout bonnement de l'épigramme.</p>
+
+<p>&mdash;Vous dites, cher duc?</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, pardon, je voulais dire mélodrame.</p>
+
+<p>&mdash;Diable! je vous souhaiterais sincèrement des
+réminiscences de langue française puisque vous
+paraissez si fort mépriser les autres... Voulez-vous
+continuer?</p>
+
+<p>&mdash;C'est fini, chère amie, le journal ne donne que
+des extraits.</p>
+
+<p>&mdash;Déjà terminé? Quel dommage! Je veux lire ce
+discours in-extenso, c'est-à-dire en entier, je traduis
+pour ceux qui ne comprennent pas le latin. C'est
+tout bonnement splendide. N'est-ce pas, maman,
+que vous êtes de mon avis?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! moi, j'ai brodé, répondit la comtesse
+douairière sans lever les yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'avez pas le goût bien sûr, ma chère,
+dit Largeay en froissant le journal qu'il venait de
+parcourir avec un dépit mal dissimulé, vous lisez
+trop les auteurs modernes.</p>
+
+<p>&mdash;C'est une petite différence qui existe entre
+nous. Bref, ce Mérigue est un homme, quelles que
+soient les critiques des clubmen et autres gens bien
+peignés.</p>
+
+<p>&mdash;Un homme... Je n'en suis donc pas un à votre
+compte?</p>
+
+<p>&mdash;Oh!... cher duc!... Mais laissons un sujet que
+vous estimez frivole et parlons un peu des choses
+qui vous intéressent. Quoi de nouveau au club?</p>
+
+<p>&mdash;Saint-Benest a perdu deux mille louis au
+Quinze.</p>
+
+<p>&mdash;Et puis?</p>
+
+<p>&mdash;Prunières plaide en séparation avec sa femme
+qui, paraît-il, l'a battu.</p>
+
+<p>&mdash;Dame! elle a dû le secouer comme un Prunières.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! que vos plaisanteries sont de mauvais
+goût, ma chère amie.</p>
+
+<p>&mdash;Après, après, pas de paroles oiseuses!</p>
+
+<p>&mdash;M. du Merlerault a gagné mille louis sur M.
+de Senlis, à Chantilly.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce tout?</p>
+
+<p>&mdash;Non! Le petit Mora s'est battu au pistolet avec
+le grand du Tranchey.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi cela?</p>
+
+<p>&mdash;Ces deux messieurs s'étaient rencontrés dans
+l'antichambre d'une femme légère.</p>
+
+<p>&mdash;Dites donc d'une cocotte, allons!</p>
+
+<p>&mdash;Pardon! il y a une nuance.</p>
+
+<p>&mdash;Et cette femme légère s'appelait...?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas retenu le nom.</p>
+
+<p>&mdash;Mlle Zoé, peut-être!</p>
+
+<p>&mdash;Connais pas, chère amie, connais pas.</p>
+
+<p>&mdash;Celle qui aime tant les soupers fins.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! je ne savais pas!</p>
+
+<p>&mdash;Bien... assez... Vous n'avez plus d'histoires!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! si fait! le petit vicomte d'Escal se vante
+partout d'avoir inventé la candidature Mérigue,
+d'avoir été le Christophe Colomb de cette Amérique.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! encore, cher duc, vous êtes exécrable.
+Non, je vous en conjure, ne faites pas d'esprit, je
+vous préfère à votre état naturel.</p>
+
+<p>&mdash;Toujours ce Mérigue! On ne peut se retourner
+sans voir ses affiches vertes ou sans entendre parler
+de lui.</p>
+
+<p>&mdash;Soyez tranquille, il ne vous en arrivera jamais
+autant.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous cacherai pas que je commence à
+être agacé d'ouïr ce nom ressassé par tous les échos.</p>
+
+<p>&mdash;Allez le lui dire, cher duc. Vous vous battrez,
+et il vous tuera.</p>
+
+<p>&mdash;Comme vous allez vite en besogne, chère amie.
+Croyez-vous que je me commettrais avec un aventurier?</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, duc, je ne le crois pas.</p>
+
+<p>Comme Blanche de Vannes achevait ces mots la
+porte du salon s'ouvrit brutalement et livra passage
+au gros Théodore, chancelant, titubant, les yeux
+pochés et les habits en lambeaux.</p>
+
+<p>La comtesse douairière se précipita pleine d'inquiétude.</p>
+
+<p>&mdash;Faites-le conduire au lit, dit Blanche sans se
+déranger, il est encore dans les brindezingues. Ce
+n'est que la troisième fois depuis deux jours. Il y a
+du progrès.</p>
+
+<p>&mdash;Comment?... de quoi?... grognait Théodore en
+s'appuyant aux murailles... d'abord il ne s'agit pas
+de cela. Il s'agit... d'aller... éveiller l'Académie...
+Vous savez, l'Académie, à l'Institut... pour donner
+le prix Montyon... à mon ami Mérigue... le prix
+Montyon, ce n'est pas trop... il m'a sauvé la vie.
+Voilà! il ne s'agit pas d'aller au lit, il s'agit du prix
+Montyon... de Mérigue... et de l'Académie... vous
+savez, à l'Institut, là-bas, la maison est au coin du
+quai.</p>
+
+<p>Pendant que Largeay et la comtesse faisaient
+asseoir le jeune homme, un commissionnaire apporta
+une lettre ainsi conçue:</p>
+
+<blockquote><p>
+«Madame la Comtesse,</p>
+
+<p>«Mon cher élève Théodore, presque au sortir du
+collège, a été attaqué par une bande d'escarpes qui
+exploite le quartier de l'Europe. Fort heureusement
+je me suis trouvé passer sur le terrain de la rixe;
+j'ai eu la chance de mettre en fuite les agresseurs et
+de vous ramener M. votre fils sain et sauf. Je ne l'ai
+quitté qu'à la porte même de votre hôtel, et je
+l'eusse même certainement accompagné jusqu'auprès
+de vous, si je n'avais eu la crainte de commettre
+une indiscrétion.</p>
+
+<p>«Agréez, madame la comtesse, l'hommage de mon
+profond respect.</p>
+
+<p>«<span class="sc">Jacques de Mérigue</span>.»
+</p></blockquote>
+
+<p>&mdash;Mais c'est un ange, cet homme! s'écria Blanche
+avec un enthousiasme sincère.</p>
+
+<p>&mdash;Ou du moins un brave garçon, opina la comtesse
+douairière.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'a fait que son devoir, reprit sèchement le
+duc de Largeay.</p>
+
+<p>Pour le coup, Blanche n'y tint plus.</p>
+
+<p>&mdash;Duc, dit-elle d'un ton sarcastique, vous tenez
+le langage d'un nigaud.</p>
+
+<p>&mdash;Blanche! Blanche! fit la douairière scandalisée.</p>
+
+<p>Cependant Théodore s'était pesamment endormi
+sur un fauteuil et ronflait avec un bruit de
+crécelle, les bras pendants et les jambes écartées.
+Entre le frère ivre mort, et la soeur, plus que
+grincheuse, le duc sentit que sa position devenait
+difficile. Il baisa assez adroitement la main de sa
+fiancée, salua cavalièrement sa future belle mère et
+s'éclipsa sans autre formalité. Dès qu'il eut tourné
+les talons, Blanche dit à la comtesse:</p>
+
+<p>&mdash;Ma chère maman, il faut absolument faire une
+politesse à M. de Mérigue, c'est un devoir indiscutable.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, ma fille, reprit la douairière, quand
+tu voudras.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>XII</h3>
+
+<h3>DEUX RENCONTRES.</h3>
+
+
+<p>Mérigue avait effectivement tiré Théodore de
+Vannes d'un très mauvais pas. Le jeune externe de
+l'institution de Monceau, au lieu de rentrer chez lui
+en quittant sa classe, avait été selon une habitude
+déjà enracinée, prendre quelques vermouths et plusieurs
+absinthes dans un cabaret borgne des Batignolles.
+Son humeur querelleuse étant exaltée par
+les spiritueux horribles qu'il avait engloutis, une
+rixe était survenue entre trois rôdeurs de barrière
+et le noble habitant de l'hôtel Soubise. Théodore,
+après avoir distribué quelques énormes coups de
+poing et reçu lui-même une sérieuse raclée, s'était
+retiré devant la supériorité du nombre et avait opéré
+vers les quartiers du centre une retraite en mauvais
+ordre. Comme il repassait à la hauteur de son
+collège, poursuivi par les trois escarpes, il avait
+rencontré Jacques qui jeta immédiatement dans la
+balance le poids de sa vigoureuse énergie et de sa
+grosse canne plombée. Les agresseurs prirent la
+fuite, non sans incriminer la lâcheté des bourgeois
+qui se mettaient deux pour combattre trois prolétaires.
+Le professeur-candidat, ayant alors remarqué
+que son élève n'était point, quant à la lucidité d'esprit,
+dans une situation absolument normale, héla
+un fiacre, y fit monter le jeune homme et le reconduisit
+à la rue Saint-Dominique. Il avait une singulière
+envie d'entrer et de remettre lui-même Théodore
+ès mains de la comtesse douairière, mais il
+pensa avec raison, qu'il était plus délicat et plus
+politique de s'effacer immédiatement après le service
+rendu et avant d'attendre sa constatation par
+les intéressés.</p>
+
+<p>Le lendemain matin, au moment de quitter son
+logis pour commencer ses courses électorales qu'il
+exécutait quotidiennement avec une infatigable
+activité, il rencontra sous le porche du 93 un
+laquais de grande maison qui lui remit un billet
+ainsi conçu:</p>
+
+<blockquote><p>
+«La comtesse douairière de Vannes prie Monsieur
+Jacques de Mérigue de vouloir bien lui faire
+le plaisir de venir dîner chez elle demain soir à sept
+heures et demie. Elle saisit cette occasion pour
+remercier Monsieur de Mérigue d'avoir rendu à son
+grand étourdi de fils un service signalé comme celui
+d'hier soir.</p>
+
+<p>«Hôtel Soubise, 85, rue Saint-Dominique.</p>
+
+<p>«<span class="sc">Ce Mercredi</span>.»
+</p></blockquote>
+
+<p>Jacques eut pendant quelques secondes la sensation
+d'un aéronaute qui, par un temps calme et superbe,
+monte doucement dans l'air bleu. Une félicité
+profonde s'empara de tout son être et transparut
+sur son visage avec un léger sourire qui adoucit
+infiniment son énergie habituelle et la fondit en une
+expression caressante et joyeuse. En un clin d'oeil,
+et comme par enchantement, toutes les préoccupations
+politiques s'évanouirent dans son esprit et il
+marcha droit devant lui, à l'aventure, sans se préoccuper
+des passants et des rues et comme s'il eût
+suivi dans le vague des airs l'appel d'une vision
+mystérieuse. Il fut bientôt tiré de sa rêverie par un
+petit coup de canne sur l'épaule. Il se retourna,
+furieux contre le mal appris qui le précipitait des
+hauteurs de son extase, mais se rasséréna presque
+aussitôt. C'était le baron de Sermèze. Pour toute
+entrée en matière, Mérigue montra à son ami le
+billet qu'il venait de recevoir. Sermèze lui répondit
+simplement:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, mon vieux, je m'empresse de te dire
+que ceci ne signifie rien au point de vue de tes
+désirs chimériques, mais il y a une question très
+réelle qui est soulevée par la remise de ce poulet.</p>
+
+<p>&mdash;De ce poulet?</p>
+
+<p>&mdash;Je retire le mot s'il te blesse... Vrai on dirait
+que tu es gendre... enfin, c'est pas tout ça, tu vas
+donc dîner à l'hôtel Soubise?...</p>
+
+<p>&mdash;Pardieu! un peu!</p>
+
+<p>&mdash;As-tu seulement un habit?</p>
+
+<p>&mdash;Diable! je n'y songeais pas...</p>
+
+<p>&mdash;Étourneau! Un claque?</p>
+
+<p>&mdash;J'en ai un qui date d'avant la guerre.</p>
+
+<p>&mdash;Insuffisant, très cher... un plastron irréprochable?</p>
+
+<p>&mdash;L'adjectif serait présomptueux.</p>
+
+<p>&mdash;Des souliers vernis?</p>
+
+<p>&mdash;Diantre, mon cher, tu m'effraies, je n'ai point
+réfléchi à tout cela.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que tu réfléchis jamais à quelque chose!
+As-tu au moins l'argent nécessaire pour te procurer
+ces divers objets?...</p>
+
+<p>&mdash;J'ai soixante francs de fortune. Je ne toucherai
+ma première mensualité au collège que dans trois
+semaines.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà dix louis, tu me les rendras quand tu
+pourras.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es un dieu, Sermèze.</p>
+
+<p>&mdash;Et toi, un animal... Allons, occupe-toi vite
+de cette question d'équipement et ne fais pas de
+gaffe.</p>
+
+<p>&mdash;De ce pas, cher baron...</p>
+
+<p>&mdash;Une autre chose... va-t'en chez un habile
+Figaro et fais-moi opérer des coupes importantes
+dans la forêt vierge qui ombrage ton acropole.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! tu crois, ami?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, crétin! Ces crinières-là ne sont bonnes
+que pour griffonner et déclamer la <i>Rédemption des
+Damnés</i>, ou autre fantaisie dantesque. Dans le
+monde, on porte très court.</p>
+
+<p>&mdash;Je suivrai tes conseils, je reconnais ta compétence
+en ces questions.</p>
+
+<p>&mdash;Et aussi pour dénicher des candidatures parisiennes
+aux Limousins obscurs.</p>
+
+<p>&mdash;D'accord, le fait est brutal.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu es une brute... Rudement chouette à propos
+ton discours et je te renouvelle mes compliments.</p>
+
+<p>&mdash;C'est heureux.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! pour une fois... enfin à revoir. Sois sage!...
+habile et bien peigné.</p>
+
+<p>Le lendemain soir le candidat royaliste, à peu
+près déguisé en homme du monde, se présentait à
+l'hôtel Soubise et passait fièrement devant le concierge
+polychrome qui l'avait naguère éconduit
+d'une façon si sommaire. Le salon était vide lorsqu'il
+y fut introduit. Le dîner devait avoir lieu à
+sept heures et demie et la pendule ne marquait
+que sept heures et quart, Jacques était arrivé un
+peu trop tôt. «Sermèze appellerait cela une première
+gaffe!» se dit-il. Comme il formulait en lui-même
+cette pensée assez juste une porte s'ouvrit
+vivement et donna passage à Blanche de Vannes qui
+traversa l'immense pièce comme un petit ouragan
+et vint saisir la main de Jacques avant même que
+remis de son émotion il eût eu le temps de répondre
+à son geste.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a plusieurs jours que nous désirions vous
+voir, Monsieur; vous représentez nos idées d'une
+façon si entière et si franche... et en outre vous êtes
+si bon pour ce grand maladroit de Théodore.</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle... put à peine articuler Mérigue
+totalement foudroyé par cette incisive entrée en
+matière.</p>
+
+<p>&mdash;Asseyez-vous donc, monsieur. Vous devez être
+harassé avec le double métier que vous remplissez
+si courageusement, ma mère va venir dans quelques
+minutes... Théodore ne tardera pas non plus
+à moins qu'il ne soit dans quelque taverne. Ah!
+monsieur!... il n'a que dix-sept ans, et déjà il veut
+faire le jeune homme... hein?...</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle...</p>
+
+<p>&mdash;Ça boit une absinthe, ça fume une pipe, ça
+parle de femmes. Quelle pitié, n'est-ce pas?...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mademoiselle...</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, ce sujet-là ne vous intéresse pas beaucoup...
+Il paraît, monsieur, qu'à toutes vos autres
+qualités vous joignez celle d'être poète...</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! moi, voyez-vous... j'adore les vers...
+et j'admire beaucoup ceux qui savent les faire.
+Théodore m'a parlé d'un grand poème que vous étiez
+en train d'écrire sur la <i>Rédemption des Damnés</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle...</p>
+
+<p>&mdash;Vous nous le montrerez, n'est-ce pas?...</p>
+
+<p>&mdash;Assurément, mademoiselle.</p>
+
+<p>&mdash;Avant qu'il soit édité, je vous prie, je raffole
+des primeurs... Et puis, à propos, monsieur, il me
+semble vous avoir déjà vu je ne sais où?</p>
+
+<p>Jacques, qui était pâle comme un linge, sentit
+monter à ses joues un violent afflux de sang...</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle, je... je ne sais pas...</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement, à Sainte-Radegonde, je crois
+même que vous laissâtes tomber votre canne à terre
+au moment le plus solennel du salut auquel je donnerai
+le même qualificatif... C'était bien vous, n'est-ce
+pas?... Il y a trois semaines?...</p>
+
+<p>&mdash;Je crois... mademoiselle...</p>
+
+<p>&mdash;J'ai même ri comme une folle de cet accident;
+vous me pardonnez, monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle! Comment donc?...</p>
+
+<p>A ce moment la comtesse douairière entrait majestueusement.</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour, monsieur de Mérigue, dit Mme de
+Vannes d'une voix somnolente. Comme vous êtes
+donc aimable d'avoir bien voulu répondre à mon
+invitation un peu improvisée... et j'ai hâte de vous
+exprimer tout de suite mes compliments et mes
+remerciements.</p>
+
+<p>&mdash;Madame!...</p>
+
+<p>Théodore, dans un état à peu près normal, fait
+son entrée comme un bouledogue. Il ne daigna pas
+honorer sa famille d'un regard et se jeta presque
+au cou de Mérigue qui fut obligé de se reculer pour
+ne pas être embrassé.</p>
+
+<p>&mdash;Bon coeur, quoique mauvaise tête, observa la
+comtesse.</p>
+
+<p>&mdash;J'aime beaucoup monsieur votre fils, madame,
+répondit Jacques.</p>
+
+<p>&mdash;En ferez-vous quelque chose? interrogea Blanche.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'espère, mademoiselle.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, j'en suis sûre, monsieur. Vous me paraissez
+un homme à faire des miracles.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mademoiselle!...</p>
+
+<p>La porte de la salle à manger s'ouvrit à deux battants
+et une voix de contrebasse annonça:</p>
+
+<p>&mdash;Madame la comtesse est servie.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, dit la douairière au poète, excusez
+le sans façon avec lequel je vous reçois. J'ai tenu
+pour la première fois à vous avoir seul et en dehors
+de tout apparat. Nous verrons seulement, vers la
+fin de la soirée, le duc de Largeay, mon futur
+gendre, auquel je serai enchantée de vous présenter.</p>
+
+<p>Mérigue s'inclina en marmottant avec efforts:</p>
+
+<p>&mdash;Très honoré, madame...</p>
+
+<p>Blanche haussait les épaules, n'osant pas formuler
+trop haut son opinion devant un étranger.</p>
+
+<p>Théodore était exclusivement occupé à faire remplir
+l'assiette et les verres placés devant Jacques
+dont il connaissait l'appétit héroïque, mais, par un
+phénomène bizarre, le candidat, que n'effrayaient
+point d'ordinaire six tranches de gigot, touchait à
+peine aux plats exquis et aux vins délicieux qui
+s'accumulaient devant lui. Blanche prit bientôt la
+direction suprême de la conversation et questionna
+Mérigue sur tout ce qui le concernait comme aurait
+eu faire un juge d'instruction. Elle braquait sur lui
+tout en riant et en babillant le feu plongeant de
+ses yeux noirs qui magnétisaient le jeune homme
+et lui enlevaient toute conscience des monosyllabes
+étranges qu'il plaçait ça et là au hasard, pour ne
+pas demeurer bouche close. Blanche procédait par
+interrogations précises qui ne laissaient guère
+place qu'aux «Oui» et aux «Non». L'étincelant
+et puissant orateur qui avait électrisé une réunion
+de douze cents personnes parvenait avec beaucoup
+de peine à glisser de temps à autre un: «Mon Dieu,
+mademoiselle! Il se peut, mademoiselle. Comment
+donc, mademoiselle». La comtesse douairière se
+taisait et Théodore mangeait avec une gloutonnerie
+muette. Au dessert, Blanche de Vannes interromps
+tout à coup l'examen qu'elle faisait subir à Jacques
+et lui dit à brûle pourpoint:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur de Mérigue vous n'avez rien mangé
+depuis que nous sommes ici. Rattrapez-vous au
+moins sur les bonbons et les petits fours. Théodore
+nous a confié que vous étiez très gourmand. C'est
+un péché mignon que je comprends à merveille et
+dont je n'ai jamais pu me corriger malgré tout ce
+qu'à pu me dire M. l'abbé de la Gloire-Dieu. On va
+emporter ces friandises de l'autre côté et vous
+pourrez leur faire honneur pendant le cours de la
+soirée.</p>
+
+<p>Mérigue s'inclina sans trouver une parole. On
+passa bientôt au salon, et Jacques savoura une tasse
+de café incomparable versée par la jolie main de
+Mlle de Vannes.</p>
+
+<p>&mdash;Vous fumerez certainement un cigare, observa
+la jeune fille. Théodore va chercher tes Rotschilds
+bien entendu vous resterez ici. Ma mère et moi
+sommes parfaitement habituées à la fumée... et...
+je vous avouerai même que j'aimerais assez...</p>
+
+<p>&mdash;Blanche... ma fille, soupira la comtesse avec
+effort. N'en croyez rien, monsieur de Mérigue.</p>
+
+<p>&mdash;Tout au contraire, croyez-le bien, répliqua
+Blanche, j'adore les cigarettes d'Orient.</p>
+
+<p>Mérigue hésitait à allumer un magnifique cigare
+que venait de lui donner Théodore.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous en prie, monsieur, dit la comtesse. Ne
+vous gênez point, je vous donne toute licence.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi, je... désire que vous fumiez, appuya
+Blanche, qui interrompit un instant sa phrase, pour
+ne pas dire: «Je vous l'ordonne». La conversation,
+pimentée par la jeune fille, continua identiquement
+comme elle avait commencé pendant le repas. Mérigue
+laissa plus de dix fois s'éteindre son cigare...
+assurément sans aucun propos délibéré et, à chaque
+éclipse du bout embrasé, Blanche lui offrait une
+bougie avant qu'il eût eu le temps de faire un mouvement.
+Vers neuf heures et demie, un valet d'antichambre
+annonça: M. le duc de Largeay. Le
+jeune sporstmen fit une entrée rapide, adressa un
+sourire à la comtesse douairière et vint serrer la
+main de Blanche, qui le salua d'un petit signe de
+tête cavalier. Le duc feignit de ne faire aucune
+attention à Jacques, qui s'était pourtant levé à son
+arrivée et Mme de Vannes fut obligée de lui dire:
+Mon cher duc, permettez-moi de vous présenter
+votre vaillant candidat, M. Jacques de Mérigue.</p>
+
+<p>Largeay se retourna d'un mouvement automatique,
+fronça les sourcils et grogna sans s'incliner
+d'un ton raide: «Charmé, Monsieur.»</p>
+
+<p>&mdash;Très heureux, fit Jacques.</p>
+
+<p>&mdash;Figurez-vous, Monsieur, dit alors Blanche, que
+pas plus tard qu'hier au soir, le duc nous a lu votre
+magnifique discours.</p>
+
+<p>&mdash;Magnifique! reprit Largeay, d'un air qui semblait
+dire: cet animal va-t-il me ficher le camp!</p>
+
+<p>Jacques comprit la situation et se prépara à
+prendre congé.</p>
+
+<p>&mdash;Déjà, Monsieur? fit la comtesse.</p>
+
+<p>&mdash;Avant dix heures? appuya Blanche.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai tellement d'occupations, répondit Jacques,
+mais je vous supplie de croire que je suis désolé de
+vous quitter aussi vite, madame.</p>
+
+<p>Il insista sur le mot <i>désolé</i>, en jetant du côté du
+duc un regard peu sympathique.</p>
+
+<p>Comme il était dans l'antichambre, Blanche lui
+courut après:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur de Mérigue, lui dit-elle, prenez donc
+ce sac de marrons glacés, auxquels vous n'avez pas
+touché. Ne faites pas de cérémonies. Je sais que
+vous aimez ces bagatelles.&mdash;Et Jacques emporta
+dans ses plombs du sixième la poche de douceurs
+dont venait de le gratifier son idole.</p>
+
+<p>&mdash;Vous recevez ce Monsieur? dit le duc à la comtesse,
+quand le candidat se fut éloigné.</p>
+
+<p>&mdash;Mais il est très bien.</p>
+
+<p>&mdash;Que lui reprochez-vous? ajouta Blanche.</p>
+
+<p>&mdash;Ma chère, reprit Largeay très vexé, quand on
+va dans le monde, on ne prend pas un complet de
+cent francs à la Belle Jardinière.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai trouvé bien mis.</p>
+
+<p>&mdash;De la confection à quatre sous!</p>
+
+<p>&mdash;Dame, s'il n'est point riche, ce garçon, pauvreté
+n'est pas honte.</p>
+
+<p>&mdash;On ne va pas dans le monde, alors.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, duc, ne l'excommuniez pas... pour n'avoir
+pas comme vous un coup de hache au milieu
+de la tête et ne pas devoir, comme vous, deux mille
+louis à son tailleur!</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>XIII</h3>
+
+<h3>L'INDISCRET</h3>
+
+
+<p>Quand Jacques de Mérigue se fut mis au lit, toutes
+les pensées extraordinaires et toutes les violentes
+impressions qui le bouleversaient commencèrent à
+se calmer peu à peu, sous l'énergique influence de
+sa volonté. Il n'avait point rêvé, c'était bien lui, un
+minuscule hobereau limousin, le petit employé destitué
+qui venait d'être traité avec une familiarité
+de camarade par une jeune fille du plus grand
+monde qu'il osait aimer depuis un mois. Maintenant,
+la chimère descendait de son royaume
+astral et arrivait, pour ainsi dire, à la portée de
+ses étreintes. Il était félicité, admiré, accueilli
+comme un ami de longue date. Un autre sentiment
+n'allait-il pas naître dans une âme dépourvue de
+préjugés et n'ayant rien de la retenue ordinaire
+propre à son âge, à son sexe, à sa qualité de
+fiancée? Le duc de Largeay pourrait-il être renversé
+comme un simple ministère républicain? Jacques
+en était là de ses réflexions, quand un coup de sonnette
+se fit entendre. Il se leva de fort mauvaise
+humeur et ouvrit à un guenilleux du pire aspect,
+qui mâchonna une phrase enrhumée, où ces mots
+seuls émergèrent clairement: «Ouvrier sans travail.»&mdash;A
+dix heures et demie du soir! hurla Mérigue
+hors de lui-même. Voulez-vous que je vous amène
+chez le commissaire, espèce de gredin? Allez-vous-en
+et plus vite que cela... ou je vais vous passer par
+la fenêtre... et joignant le geste à la parole, il bouscula
+assez vivement le malencontreux visiteur. Le
+mendiant, épouvanté, se rejeta d'un bond en
+arrière et se mit à descendre quatre à quatre les
+cent vingt marches, en grommelant: «Fils de bourgeois,
+ça ne te portera pas bonheur!»</p>
+
+<p>Jacques entendit la réflexion et son bon coeur eut
+bientôt dominé sa vivacité assez explicable. Il rappela
+le pauvre à plusieurs reprises, mais le misérable
+ne répondit pas et continua à descendre
+l'escalier sinistrement.</p>
+
+<p>&mdash;Le diable t'emporte! dit Mérigue.</p>
+
+<p>Le lendemain, comme six heures tintaient au
+campanile de Saint-Germain-des-Prés, un nouveau
+coup de sonnette réveilla en sursaut le candidat
+royaliste.</p>
+
+<p>Cela devenait trop fort!</p>
+
+<p>&mdash;Ah ça! ils m'ennuient, les ouvriers sans travail!
+cria Jacques en passant sa robe de chambre.
+Il ne sera pas le bienvenu, celui-là. Il ouvrit brusquement,
+l'injure à la bouche. C'était son élève
+Théodore.</p>
+
+<p>&mdash;Un million d'excuses, cher Monsieur, dit le
+jeune de Vannes, vous savez que je dois être au
+collège à sept heures et demie et je voulais un peu
+causer avec vous.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes bien aimable, reprit Jacques, en faisant
+bon visage à fortune médiocre et se disant à
+part lui: «J'eusse mieux aimé un autre membre
+de la famille.»</p>
+
+<p>&mdash;Vous me pardonnez donc de vous déranger
+ainsi? insista le collégien un peu gêné.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui. Avez-vous quelque chose de pressé à
+me communiquer?... une bataille... un esclandre...
+une retenue, un pensum.</p>
+
+<p>&mdash;Mais non, Monsieur, je venais bavarder un peu
+avec mon illustre maître.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes bien gentil... mille grâces!</p>
+
+<p>&mdash;Mon célèbre ami... Si vous autorisez la familiarité
+de cette dernière appellation.</p>
+
+<p>&mdash;J'autorise... Je vous écoute, je me recouche,
+vous savez; asseyez-vous au pied de mon lit ou sur
+la table, je n'ai pas de divan à vous offrir.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais me mettre au pied de votre lit, puisque
+vous voulez bien... dites donc, monsieur de Mérigue,
+vous êtes un brave homme, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;A peu près.</p>
+
+<p>&mdash;Pas trop rancunier?</p>
+
+<p>&mdash;Cela dépend.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'en voulez pas à mon futur beau-frère?</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi donc? grand Dieu.</p>
+
+<p>&mdash;C'est que, il me semble...</p>
+
+<p>&mdash;Quoi?</p>
+
+<p>&mdash;Qu'il n'a pas été bien aimable envers vous,
+hier au soir.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai point remarqué cela... je n'ai pas l'honneur
+de le connaître... Nous nous sommes salués, je
+crois. Vous ne vouliez peut-être pas qu'il m'embrassât,
+comme vous le faites?</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi pas?... Vous êtes notre ami, il doit
+être le vôtre. On a été très contrarié à la maison de
+son attitude à votre égard.</p>
+
+<p>&mdash;C'est trop de bonté.</p>
+
+<p>&mdash;Et on m'a chargé de vous exprimer les regrets
+de tout le monde.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, soit, merci; je persiste à ne pas voir
+pourquoi nous serions ennemis... Il m'a paru très
+bien.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes bien mieux que lui.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis incompétent pour l'affirmer.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis pas le seul à être de cet avis.</p>
+
+<p>&mdash;J'en suis charmé.</p>
+
+<p>&mdash;Tout le monde est enchanté de vous chez moi,
+sans exception.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un grand honneur pour ma petite personne.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a surtout quelqu'un qui vous trouve très,
+très bien.</p>
+
+<p>&mdash;Je lui en suis fort reconnaissant... Qui donc
+s'il vous plaît?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dame! je ne puis pas vous dire cela, moi...
+c'est délicat.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous comprends pas, répondit avec un
+hoquet d'émotion Jacques de Mérigue, qui croyait
+très bien comprendre.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, je vais vous le dire.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous écoute.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que c'est vous...</p>
+
+<p>&mdash;Soit, allez.</p>
+
+<p>&mdash;C'est que je ne ferais pas de ces confidences-là
+à tout le monde.</p>
+
+<p>&mdash;Allez donc!</p>
+
+<p>&mdash;Je vous disais donc que tout le monde chez
+moi... vous comprenez, tout le monde?</p>
+
+<p>&mdash;Je comprends.</p>
+
+<p>&mdash;Tout le monde vous trouve très bien...</p>
+
+<p>&mdash;C'est entendu.</p>
+
+<p>&mdash;Mais là, très bien.</p>
+
+<p>&mdash;Ce point est acquis.</p>
+
+<p>&mdash;Sous tous les rapports.</p>
+
+<p>&mdash;Parfait!... j'en ai pris note.</p>
+
+<p>&mdash;Mais surtout quelqu'un.</p>
+
+<p>&mdash;C'est ce que vous me dites depuis une demi-heure.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voudriez bien savoir qui?</p>
+
+<p>&mdash;Peuh! mon Dieu non... je vous assure.</p>
+
+<p>&mdash;Ne blaguez pas.</p>
+
+<p>&mdash;Serait-ce M. le duc de Largeay?</p>
+
+<p>&mdash;Pas celui-là.</p>
+
+<p>&mdash;Mme la comtesse de Vannes?</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'y êtes pas.</p>
+
+<p>&mdash;Vous-même, Théodore?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! moi, c'est entendu... mais il s'agit d'une
+autre personne.</p>
+
+<p>&mdash;Votre concierge tricolore?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! cher Monsieur, vous vous moquez de moi.</p>
+
+<p>&mdash;Qui donc, morbleu?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien là! ma soeur!</p>
+
+<p>&mdash;Cet excès d'honneur me confond.</p>
+
+<p>&mdash;Elle a fait une scène au duc pour vous avoir si
+mal traité.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous répète, mon cher Théodore, reprit
+Jacques tellement radieux qu'il crut devoir prendre
+une mine sévère, je vous répète, mon cher Théodore,
+que je n'ai rien à reprocher au duc. Si j'avais
+à me plaindre de lui en quoi que ce soit, il recevrait
+mes témoins aujourd'hui même. Vous n'avez plus
+rien à me dire?</p>
+
+<p>&mdash;Non, monsieur, je voulais simplement excuser
+le duc.</p>
+
+<p>&mdash;L'incident est clos... Bonsoir, travaillez bien et
+ne prenez pas d'absinthe avant de rentrer chez vous.</p>
+
+<p>Le soir même, Théodore de Vannes reprocha au
+duc de Largeay son peu d'amabilité pour Mérigue
+et trouva une délicieuse satisfaction à lui dire:
+«Vous savez, je l'ai vu; il m'a dit que si vous l'ennuyiez,
+il vous donnerait un coup d'épée.»</p>
+
+<p>&mdash;Et moi, je vous donnerai une paire de claques,
+si vous vous mêlez de ce qui ne vous regarde pas,
+répondit Largeay fortement vexé.</p>
+
+<p>En quittant l'hôtel de sa future belle famille, le
+duc, qui avait un peu bu, se sentit pris d'humeur
+querelleuse. Avec la rapidité de décision propre aux
+gens un peu éméchés, il résolut de monter chez
+Mérigue, de le provoquer en duel, de l'effrayer et
+d'obtenir de lui quelque platitude écrite qu'il pût
+montrer à sa fiancée. Il était onze heures du soir
+quand il sonna à la porte du candidat.</p>
+
+<p>Mérigue fut absolument stupéfait à l'aspect de son
+interlocuteur et visiblement gêné de le recevoir
+dans un galetas aussi exigu et aussi minable.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, dit sèchement le duc, mon jeune
+ami, Théodore de Vannes, m'a dit tout à l'heure
+que vous vouliez me donner un coup d'épée.</p>
+
+<p>&mdash;S'il vous a dit cela, monsieur, c'est qu'il était
+gris. Cela n'a pas le sens commun.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, monsieur, vous me semblez le prendre
+de bien haut.</p>
+
+<p>&mdash;Du cinquième au-dessus de l'entresol... à votre
+service, monsieur le duc.</p>
+
+<p>&mdash;Vous raillez, monsieur le professeur.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous, monsieur le duc, vous cherchez une
+affaire. Il en sera ce que vous voudrez. Je vous ai
+vu avant-hier au soir pour la première fois, nous
+n'avons rien à nous reprocher l'un à l'autre, je n'ai
+point tenu le propos qui m'a été attribué par un
+gamin. Maintenant, si vous tenez absolument à vous
+battre, je suis votre homme. Seulement, mes principes
+d'honneur me forcent à vous dire qu'étant
+provoqué je choisis l'épée, que j'ai dix ans de salle,
+et que vous pouvez commander votre logement au
+Père-Lachaise.</p>
+
+<p>Le duc était abasourdi et de plus légèrement dégrisé
+par cette riposte en quarte à laquelle il était
+loin de s'attendre.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous m'affirmez n'avoir pas tenu ce langage?</p>
+
+<p>&mdash;C'est fait. Je ne dis pas deux fois la messe pour
+les sourds!</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas, monsieur, je vous salue bien.&mdash;Et
+le duc sortit.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! çà, s'écria Mérigue lorsqu'il fut seul,
+l'autre jour la mère; hier, le frère; aujourd'hui le
+futur. A quand donc la fille?</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>XIV</h3>
+
+<h3>LA PEAU DE L'OURS</h3>
+
+<blockquote><p>
+«Mon bien cher père,</p>
+
+
+<p>«Je suis admiré, fêté, choyé, à l'hôtel Soubise;
+demain à n'en pas douter, j'y serai aimé. Je ne
+m'amuse pas à énumérer toutes les conséquences
+des événements qui se passent ces jours-ci à mon
+sujet, et auprès desquels toutes les candidatures et
+tous les professorats du monde ne sont que des
+fétus de paille. Au reste toutes choses concordent
+pour me préparer le plus splendide avenir, une
+situation telle que dans tes rêves d'amour paternel
+tu n'en as jamais imaginé de semblable. Vois donc
+un peu: J'épouse, cela devient vraisemblable, la
+seule femme qui ait jamais fait battre mon coeur.
+Cette femme m'apporte la splendeur de l'alliance,
+l'opulence de la fortune et, ce qui est mieux que
+tout cela, l'amour sidéral, l'amour des contes de
+fées. Mes débuts politiques ont été assez retentissants
+pour me permettre d'aspirer aux plus hautes
+destinées dans la vie publique. Et quand je serai
+riche, puissant, honoré, j'aurai la plus douce des
+satisfactions, celle de faire du bien d'abord à vous
+tous, à vous, mes chères âmes, qui avez vécu,
+souffert et espéré avec moi, à toutes les bonnes
+oeuvres où se consume votre existence, à notre
+pauvre pays, à notre France bien-aimée. Le premier
+résultat des événements qui approchent sera de
+créer entre nous des liens plus intimes. Vous viendrez
+auprès de moi, et j'irai auprès de vous. Nous
+ne nous quitterons plus jamais. Comme cette chère
+petite Jacqueline sera mignonne à nos grandes
+réceptions! Comme tout le monde en raffolera!
+Comme nous lui trouverons une perfection de mari,
+qui ajoutera une perle nouvelle à ta couronne! Elle
+figurera la grâce et la gaîté. Mathilde incarnera le
+dévouement et la fidélité aux yeux émerveillés des
+gens du monde si peu habitués au contact de ces
+vertus. Marianne sera la sagesse vivante, l'oracle des
+grandes résolutions et je transporterai sur un
+théâtre digne d'elle cette prudence impeccable et
+cette infatigable activité. Maman, la pauvre et douce
+maman, aura le plus beau rôle. Ce sera la sainte
+qu'on vénérera et qu'on invoquera. Et toi, tu apparaîtras
+à tous les yeux, comme le grand chêne d'où
+sont sortis tous ces rameaux de gloire et de bonté.
+Il n'y a dans tout cela qu'une petite anicroche. Ma
+chère Blanche est fiancée à un certain petit duc fort
+maussade, fort ignorant, fort dépourvu de charmes.
+Je me laisse peut-être entraîner à des divagations,
+mais mon coeur et mon esprit débordent et où
+épancherai-je ce trop plein de sentiments et de
+pensées, sinon dans vos âmes qui veillent sans
+cesse autour de la mienne, comme ces lampes
+d'église qui ne s'éteignent jamais. Adieu, mon bien
+cher père. Je compte un de ces jours vous annoncer
+une grande nouvelle. Pauvre vieux repaire noble de
+Mérigue, tout croulant, ruines aimées, nous vous
+relèverons et vous aurez bien encore assez de vie
+pour saluer de votre bon sourire la Rédemptrice qui
+va venir.</p>
+
+<p>«<span class="sc">Jacques</span>.»
+</p></blockquote>
+
+<p>Il est inutile d'essayer de peindre l'effet produit
+sur le comte Joseph par cette missive de voyant et
+de stigmatisé. Cela n'eût pu se comparer qu'au
+résultat d'une étincelle électrique au milieu d'un
+paquet de dynamite. Cette fois il n'y eut pas de voix
+discordante dans la famille. Marianne elle-même
+paraissait convaincue et tout le monde se mettait à
+tirer de petits plans conformes aux désirs et aux
+aspirations de chacun.</p>
+
+<p>Le chef de la famille parlait d'aller trouver immédiatement
+un architecte pour entreprendre la restauration
+de Mérigue commencée depuis vingt ans
+et à peine ébauchée pendant cette longue période
+pour des raisons financières faciles à découvrir. La
+pieuse Caroline demandait qu'avant toutes choses,
+on transformât en chapelle un vieux souterrain où
+l'on conservait les pommes de terre.</p>
+
+<p>Mathilde préconisait la création d'un orphelinat et
+de plusieurs écoles congréganistes. Renchérissant
+sur cette idée, Jacqueline songeait à la fondation
+d'un hôpital, d'une bibliothèque de bons livres et
+d'un journal bien pensant que l'on distribuerait
+gratuitement à tous les paysans de la contrée.
+Marianne était beaucoup plus modeste dans les
+voeux qu'elle formulait. La réparation d'un vieux
+carrosse du temps de la Restauration, l'emplette
+d'un cheval de cinq à six cents francs, l'aménagement
+de quelques corbeilles de fleurs, l'achat de
+trois porcs et d'une vache à lait, constituaient pour
+le moment tout son programme ministériel. Elle
+s'opposait avec énergie à toute bâtisse, et ne voulait
+pas même que l'on jetât bas une étable immonde
+adossée à la maison et contre laquelle Jacques ne
+cessait de fulminer des bulles d'excommunication et
+des brefs d'anathème.</p>
+
+<p>On but encore ce jour-là une bouteille de vieux
+Mérigue, et Joseph passa un grand nombre d'heures
+à mettre sous bandes une centaine d'exemplaires de
+la conférence électorale dont il voulait inonder la
+Haute-Vienne et les départements limitrophes.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>XV</h3>
+
+<h3>SAINT-THOMAS</h3>
+
+
+<p>&mdash;Eh bien, voyons, mon petit sceptique, disait
+Jacques triomphant à son ami Sermèze, après lui
+avoir exposé par le menu tous les détails de sa
+réception à la rue Saint-Dominique, que dis-tu de
+tout cela?</p>
+
+<p>&mdash;Je dis que tu ferais bien de songer à ton
+élection.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne s'agit pas de cela.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne s'agit que de cela.</p>
+
+<p>&mdash;Tu me confonds!&mdash;d'abord l'élection va
+comme sur des roulettes.</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement... tu es en train de te faire rouler.</p>
+
+<p>&mdash;Comprends pas.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as eu un grand triomphe, c'est vrai! on t'a
+porté aux nues. Tu es monté au Capitole, mais tu as
+réveillé les ombrageuses gardiennes de ce monument.
+L'admiration et la stupéfaction d'hier se
+changent en jalousie; de la jalousie à la haine, à la
+calomnie, à la cabale, il n'y a qu'un pas. Le
+comité ne te soutient que de la plus mauvaise
+grâce. Sans compter le duc de Belverana qui est
+trop occupé à la Chambre pour intervenir à tout
+instant, tu n'as pour toi en ce moment que le
+vicomte d'Escal qui te patronne encore, non pour
+tes beaux yeux, mais pour jouer un bon tour aux
+Gauburge et autres Prunières qui avaient conseillé
+l'abstention. Au fond son humeur n'est pas belliqueuse
+et sa petite manifestation inoffensive une
+fois exécutée, il rentrera dans son fromage comme
+le bon rat de La Fontaine.</p>
+
+<p>&mdash;Où veux-tu en venir?</p>
+
+<p>&mdash;Voici: Suppose qu'il se présente demain un
+autre candidat conservateur.</p>
+
+<p>&mdash;Allons donc!</p>
+
+<p>&mdash;Suppose-le un instant.</p>
+
+<p>&mdash;Personne ne le soutiendrait.</p>
+
+<p>&mdash;Tout le monde... quand je dis tout le monde, je
+parle des gens influents et haut placés qui voient
+avec peine un siège au Pavillon de Flore brigué par
+un jeune inconnu qui ne leur a rien demandé et ne
+leur doit rien, qui n'est pas de leur caste, de leur
+cercle, de leurs relations, de leur coterie, de leurs
+petits potins.</p>
+
+<p>Tu garderas les convaincus, les croyants, les
+pauvres, les ouvriers sans travail... j'en excepte
+celui que tu as jeté l'autre jour dans ton escalier...
+Veux-tu que je te cite un exemple à l'appui de mes
+paroles?</p>
+
+<p>&mdash;Deux, si ça peut te faire plaisir.</p>
+
+<p>&mdash;C'est inutile, un seul est suffisant. Sais-tu la
+cause principale de l'échec du seize mai, toi vieux,
+seize-mayeux invétéré?</p>
+
+<p>&mdash;Va toujours.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, c'est que l'homme intelligent et habile
+qui était à la tête de l'entreprise papillonnait dans
+les coulisses de l'Opéra au lieu de rester à son
+bureau.</p>
+
+<p>Le jeu des dames qu'il cultivait à outrance est
+devenu pour lui un jeu d'échecs.</p>
+
+<p>&mdash;Tu m'annonces des raisons et tu me fais des
+mots.</p>
+
+<p>&mdash;Oui... tu es furieux de ne pas l'avoir fait
+celui-là, n'est-ce pas? Je te permets de le replacer.</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'es pas sérieux.</p>
+
+<p>&mdash;Je te renvoie le compliment... Enfin que veux-tu
+donc faire à l'Hôtel Soubise?</p>
+
+<p>&mdash;Être aimé.</p>
+
+<p>&mdash;Une farce!</p>
+
+<p>&mdash;Et tout ce que je me suis égosillé à te raconter.</p>
+
+<p>&mdash;Prouve que tu es un gobeur et que si j'ai fait
+de toi un homme illustre, je n'ai pas réussi à te
+donner un grain de bon sens.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es dur.</p>
+
+<p>&mdash;Non, juste.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi donc cet inconcevable accueil?</p>
+
+<p>&mdash;Caprice, coquetterie, béguin peut-être.</p>
+
+<p>&mdash;Non, amour.</p>
+
+<p>&mdash;Tu me fais rire... à me faire pleurer.</p>
+
+<p>&mdash;Que veux-tu parier?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, tiens, les dix louis que je t'ai prêtés,
+et dans des conditions tout à fait avantageuses. Si
+tu es vraiment aimé, tu ne me devras plus rien. Si
+tu ne l'es pas, si le coeur que tu prends pour un
+brasier ardent n'est qu'une simple glace, tu m'en
+paieras une à la vanille chez Tortoni.</p>
+
+<p>&mdash;Fort bien!... Mais entre moi qui tiens pour la
+canicule et toi qui crois aux neiges hyperboréennes
+qui te sera le juge départiteur?</p>
+
+<p>&mdash;Ma femme.</p>
+
+<p>&mdash;J'accepte.</p>
+
+<p>&mdash;Dans quelles conditions ferons-nous l'expérience?</p>
+
+<p>&mdash;Dame! je vous raconterai sans rien omettre
+tout ce qui se passera.</p>
+
+<p>&mdash;C'est insuffisant... Nous voulons voir... comme
+Saint Thomas... et puis, entre parenthèses, je
+t'engage vivement à faire en sorte qu'il ne se passe
+rien du tout.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai une idée. On va exécuter à Saint-Roch les
+vieilles mélodies de la Sainte-Chapelle. Le divertissement
+sacré sera couru comme une première de
+Labiche ou une réception d'Académie. Les billets
+d'avant-scène... pardon, de nef centrale, sont au
+prix de deux louis. On peut donc les offrir à des
+personnes comme il faut. J'en aurai cinq quand je
+voudrai par la duchesse de Belverana. J'inviterai ces
+dames de Vannes et je les accompagnerai au spectacle...
+pardon, à l'église. Vous y viendrez également
+ta femme et toi. J'arriverai de bonne heure et
+vous ferai garder deux bonnes chaises par l'ouvreuse...
+je veux dire par le bedeau, tout juste
+derrière les nôtres. Je causerai avec la jeune fille,
+ô ma pauvre maman, excuse ce sacrilège!&mdash;Vous
+observerez et ta femme concluera.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà qui est arrangé. Quelle bonne glace tu vas
+me payer.</p>
+
+<p>&mdash;Comme je vais purger agréablement ma dette.</p>
+
+<p>&mdash;A quand cette clinique à l'Erotoscope?</p>
+
+<p>&mdash;Après demain, de cinq à sept heures.</p>
+
+<p>&mdash;La présence de la comtesse douairière ne
+gênera-t-elle pas vos communications?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon cher, elle brodera... ou plutôt, vu la
+sainteté du lieu, elle s'éventera et s'endormira.</p>
+
+<p>&mdash;Et le duc de Largeay?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne lui octroie point de carte.</p>
+
+<p>&mdash;S'il t'envoie la sienne?</p>
+
+<p>&mdash;Il a déjà eu quelques velléités à ce sujet, mais
+elles se sont évanouies quand il a su que j'avais dix
+ans de salle.</p>
+
+<p>&mdash;Comment l'a-t-il appris?</p>
+
+<p>&mdash;De ma propre bouche.</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'a-t-il répondu?</p>
+
+<p>&mdash;Qu'il considérait cette déclaration comme une
+lettre d'excuses plates.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon cher Mérigue, pauvre emballé, pauvre
+coeur généreux! Tu seras roulé, tu seras enfoncé!
+Ces gens-là sont trop pratiques. C'est égal, à la prochaine
+réunion publique, je veux proclamer ce petit
+duc le premier champion des idées conservatrices.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>XVI</h3>
+
+<h3>UNE PREMIÈRE A SAINT-ROCH</h3>
+
+
+<p>L'église est éclairée comme aux soirs de grande
+fête. Les lampes, les torchères, les candélabres resplendissent
+çà et là d'un plus large éclat parmi
+l'immense forêt des cierges. Une buée de poussière
+lumineuse flotte sous les voûtes et noie les piliers.
+Les orgues mugissent et leur grande voix fait trembler
+les murailles comme la fureur d'un ouragan.</p>
+
+<p>Les pompes religieuses se déploient dans toute
+leur majesté et dans toute leur gloire, et pourtant il
+est aisé de reconnaître que parmi la foule dont le
+temple est bondé, les véritables fidèles sont en petit
+nombre. Sans parler des chanteurs profanes qui sont
+aux premières places du choeur, des journalistes et
+des reporters qui bavardent et gesticulent, de la
+masse des pauvres empilés au seuil des portes, et
+qui sont venus là, poussés par une attraction
+indéfinie, prendre un bain de lumière et d'encens,
+les personnes de la société que l'on remarque dans
+la grande nef n'ont point l'attitude recueillie des
+pieux croyants qui fréquentent d'ordinaire la maison
+du Seigneur.</p>
+
+<p>De tous les côtés on jase, on rit, on se pousse. Quelques
+personnes exhibent des lorgnettes, toutes les
+dames ont leur éventail; on en découvre qui ne
+prennent aucune précaution pour dissimuler des
+romans: On s'attend à voir ces messieurs allumer
+leurs cigares. Jacques de Mérigue avait délaissé
+encore ce jour-là ses préoccupations électorales. Il
+était à l'église depuis deux heures pour réussir à
+procurer les meilleures places à ses invités de distinction.
+Le groupe qu'il a amené est à deux pas de
+la grande balustrade. La comtesse douairière et sa
+fille ont deux chaises en velours et sont assises
+l'une à côté de l'autre.</p>
+
+<p>Le candidat royaliste est à la droite de Mlle de
+Vannes.</p>
+
+<p>En arrière, immédiatement, se sont établis le baron
+et la baronne de Sermèze, très adroitement, sans
+broncher et sans que personne puisse soupçonner
+leur complicité avec l'amoureux. Impossible au
+reste de rêver un observatoire plus favorablement
+disposé. Le jeune baron peut sans avancer le bras
+jouer du piano s'il le veut sur le dos de Jacques, et
+si la baronne en prenait la fantaisie, rien ne s'opposerait
+à ce qu'elle tirât les cheveux aux très illustres
+personnes qu'elle est chargée d'examiner.</p>
+
+<p>Mme de Vannes n'avait point sans doute apporté
+l'auguste ouvrage où ses doigts placides se mouvaient
+pendant les longues soirées, mais, à la façon
+dont ses mains ouvertes reposaient sur ses genoux,
+béatement couvées par son regard atone, il était aisé
+d'affirmer que la noble douairière laissait errer son
+âme autour des festons d'une broderie céleste.</p>
+
+<p>La maîtrise, aidée de plusieurs artistes des meilleurs
+concerts parisiens, exécutait en ce moment
+une grande mélopée lugubre où l'on reconnaissait
+des accents de l'aède formidable qui rêva jadis le
+<i>dies iræ</i>.</p>
+
+<p>L'âme poétique de Mérigue se laissait entraîner
+déjà au courant de ces notes funèbres, quand
+Mlle Blanche, qui paraissait être d'une humeur aussi
+peu mortuaire que possible, donna au jeune homme
+à l'aide de son coude une légère poussée qui le fit
+tressaillir.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez donc maman qui fait du point d'Angleterre,
+dit-elle en montrant sa mère assoupie.</p>
+
+<p>Jacques eut un sourire de commande qui signifiait:
+Mon Dieu, mademoiselle, comme vous avez de
+l'esprit!</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez, continua Blanche, j'ai fait toutes
+mes prières ce matin, nous allons causer un tantinet
+si ça vous est égal.</p>
+
+<p>&mdash;Comment donc, mademoiselle.</p>
+
+<p>&mdash;Ce sera une peccadille de plus à avouer la
+prochaine fois que j'irai voir M. l'abbé de la Gloire-Dieu.</p>
+
+<p>&mdash;Espérons, mademoiselle, qu'il ne vous infligera
+pas une trop cruelle pénitence.</p>
+
+<p>&mdash;Si je n'avais jamais fait de plus grand péché
+que celui-là!... il est très sévère M. l'abbé de la
+Gloire-Dieu...</p>
+
+<p>&mdash;Je le connais, mademoiselle, je le respecte
+infiniment, et je vous avouerai même que je l'aime
+beaucoup.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! monsieur, comme vous devenez sérieux...
+avec cette musique d'enterrement par-dessus le marché...
+Vous allez me donner des idées noires.</p>
+
+<p>&mdash;A Dieu ne plaise, mademoiselle... je puis vous
+assurer que les nuances sont d'une autre couleur.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! tant mieux. Vous êtes gai aujourd'hui?</p>
+
+<p>&mdash;Tout à fait, mademoiselle.</p>
+
+<p>&mdash;Un peu plus que l'autre jour au dîner et à la
+soirée, dites?</p>
+
+<p>&mdash;Mais, mademoiselle je ne sache pas...</p>
+
+<p>&mdash;Vous aviez absolument... Ah non, je ne peux
+pas vous dire cela tout de même...</p>
+
+<p>&mdash;Je vous écoute, mademoiselle...</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne m'en voudrez pas, bien sûr?</p>
+
+<p>&mdash;Comment donc, mademoiselle!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien!... vous aviez l'allégresse d'un bonnet
+de nuit. Vous ne souffliez pas une parole.</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle... j'avais vraiment... tant de
+plaisir à vous écouter.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! que ce madrigal est mal tourné, fi donc!</p>
+
+<p>&mdash;Il est si rare que les jeunes filles aient une conversation
+agréable...</p>
+
+<p>&mdash;Prenez garde!... en vous moquant des jeunes
+filles, vous aggravez votre cas, le médiocre compliment
+devient une épigramme.</p>
+
+<p>&mdash;Je voulais dire, mademoiselle, que vous êtes
+une remarquable exception.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! quel adjectif d'académicien! Vous avez
+passé par le pont des Arts pour venir ici?</p>
+
+<p>A ce moment, les orgues entonnaient une mélodie
+d'hosanna et de triomphe, une sorte de magnificat
+agrandi, noyé dans un <i>Veni Creator</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Ils étaient sinistres... les voilà solennels,
+observa Blanche avec un haussement d'épaules. Ils
+ne répondent nullement à la disposition de mon
+âme.</p>
+
+<p>&mdash;Vous désiriez peut-être, mademoiselle, quelque
+chose de plus alerte, de plus... sautillant?</p>
+
+<p>&mdash;Pas tout à fait, quelque chose...</p>
+
+<p>&mdash;Comme les <i>Cloches de Corneville</i> ou le <i>Canard
+à trois becs</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez bien que vous moquez de moi, dit
+Blanche, en appliquant, d'un mouvement primesautier
+et spontané, un petit coup d'éventail sur le
+bras de son voisin qui frémit de l'extrémité des
+cheveux à la pointe des pieds, comme au contact
+d'une batterie électrique...</p>
+
+<p>&mdash;Recevez toutes mes excuses, mademoiselle,
+reprit-il d'une voix tellement troublée que la jeune
+fille quitta subitement sa mine rieuse et enjouée.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous ai fait de la peine, monsieur de Mérigue?...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mademoiselle, que dites-vous là! de la
+peine... mais c'est moi qui suis un malappris et qui
+me permets des plaisanteries déplacées.</p>
+
+<p>&mdash;Comment déplacées? Est-ce que vous allez
+pleurer maintenant?... ou vous gêner... avec moi.
+Nous ne sommes pas ici pour nous assommer, je
+pense?...</p>
+
+<p>&mdash;Je suis confus, mademoiselle... vraiment... de
+la façon indulgente et charmante... avec laquelle vous
+tolérez mes excès de langage.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous n'y êtes pas du tout... je ne les
+tolère pas... je les approuve. Je ne veux pas mourir
+d'ennui au milieu de ces vêpres. Si encore, c'était
+la musique que j'aime!... car je vous l'avouerai, il
+y en a une que j'adore!...</p>
+
+<p>&mdash;Beethoven, Mozart, Mendelssohn?...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ouitche, vous n'y êtes pas...</p>
+
+<p>&mdash;Meyerbeer, Hadyn, Haendel...</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne brûlez pas du tout...</p>
+
+<p>&mdash;Alors votre musique favorite?...</p>
+
+<p>&mdash;Est celle de Donizetti... sans calembour.</p>
+
+<p>&mdash;Avec un calembour charmant, bien au contraire.</p>
+
+<p>&mdash;Tenez, tenez, dit tout à coup Blanche attentive,
+écoutez bien. Voilà ce dont je raffole.</p>
+
+<p>En cet instant s'élevait lentement sous la nef une
+mélodie amoureuse et plaintive. Les instruments de
+sonorité puissante s'étaient tus soudain. On n'entendait
+plus que les hautbois et les flûtes vaguement
+accompagnés par quelques notes basses des
+grandes orgues qui enveloppaient les hautes modulations
+comme le vent des forêts murmure autour
+du chant des oiseaux. C'était une supplication ineffablement
+douce, sans cris, sans effroi, sans désespérance;
+un long accent mélancolique, un tendre
+appel aux illusions perdues, un hymne de tendresse
+aux chimères envolées qui reviendront peut-être
+en un printemps lointain avec le choeur des hirondelles;
+et si, pour jamais elles se sont effacées, si
+leurs formes aériennes se sont évanouies dans l'immensité
+éternelle, leur souvenir enchanteur et profond
+garde assez de magie à travers l'espace, pour
+bercer les âmes veuves en une extase qui ne finit pas.
+Une tranquille aspiration vers l'azur bleu par delà
+les voûtes sombres, sur les ailes de l'encens illuminé
+par les cierges. Les accords diminuant leur ampleur
+en ralentissant leur mesure s'éteignaient insensiblement.
+Bientôt une seule flûte exhalait sa note cristalline
+qui allait s'affaiblissant d'inflexions en inflexions,
+de soupirs en soupirs, de tremblements en
+tremblements, et le dernier son était expiré, que
+toutes les oreilles en poursuivaient encore dans un
+infini très vague le prolongement idéal.</p>
+
+<p>Subjuguée depuis un moment déjà par la puissance
+de cette harmonie, la multitude bigarrée et
+tapageuse qui emplissait les trois nefs gardait un
+silence ébahi. Les femmes souriaient, les gens du
+peuple tendaient le cou et ouvraient la bouche, les
+journalistes encensaient d'un léger mouvement de
+tête; les clubmen laissaient tomber leur monocle et
+chuchotaient à demi-voix en tapotant l'une contre
+l'autre les extrémités de leurs gants: Braô, braô!
+La comtesse douairière assoupie rêvait sans doute
+aux tapisseries de Pénélope, Blanche de Vannes et
+Jacques de Mérigue s'étaient inconsciemment rapprochés,
+si rapprochement il peut y avoir dans une
+foule où tous les assistants sont coude à coude.
+Quand la musique eut cessé, leurs mains se touchaient.
+Ils se regardèrent gravement et ne modifièrent
+point leur attitude. Quelques secondes s'écoulèrent.
+Puis Blanche eut comme un réveil subit
+et dit presque à voix haute: Véritablement on
+étouffe ici!</p>
+
+<p>&mdash;Désirez-vous vous retirer, mademoiselle, demanda
+Jacques. Je vais essayer de vous ouvrir un
+passage.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes fou, mon cher, exclama Mlle de
+Vannes en éclatant de rire... Mille pardons... monsieur...
+je vous prenais pour le duc... enfin vous ne
+songez pas de vouloir traverser l'Océan humain qui
+nous sépare du grand air.</p>
+
+<p>&mdash;Tout me sera possible, tout me deviendra
+facile, mademoiselle, dès qu'il s'agira de vous être
+agréable.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! voilà que vous revenez maintenant au
+madrigal.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! pour ça non, reprit Mérigue un peu vexé,
+j'ai autre chose en tête que des fadaises.</p>
+
+<p>&mdash;Pourrai-je savoir quoi?...</p>
+
+<p>&mdash;Je... vous le dirai peut-être quelque jour..</p>
+
+<p>&mdash;C'est-il bien intéressant?</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être.</p>
+
+<p>&mdash;Bien drôle?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pas du tout... Vous ne pensez qu'aux drôleries...</p>
+
+<p>&mdash;Dame! avouez qu'il est permis d'y songer un
+peu après un spectacle aussi désopilant que celui
+qui nous est offert sous ces portiques sacrés!</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! mademoiselle, permettez-moi de
+vous le répéter, je ne suis point en veine de plaisanteries
+ce soir. Ne m'en veuillez pas.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes dans une période d'hypocondrie?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne dis pas cela... mais depuis l'exécution du
+morceau... je suis sous l'empire d'une
+foule de pensées.</p>
+
+<p>&mdash;Qui ne divertiraient pas le public du Palais-Royal.</p>
+
+<p>Cette réflexion fit de nouveau froncer le sourcil à
+Mérigue. Quelle drôle de petite personne, se disait-il.
+Elle n'a pas l'air de se rappeler qu'il y a cinq
+minutes... Ah! mon Dieu... elles sont toutes comme
+ça... Je conçois que le sacré Concile de Trente ne
+leur ait accordé l'âme qu'à la majorité d'une voix.
+Mme Krauss chantait l'<i>O Salutaris</i>, les vapeurs de
+l'encens envahissaient tout l'espace.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas du tout rigolo, hasarda Blanche. Je
+l'aime mieux dans les <i>Huguenots</i> ou dans la <i>Juive</i>.</p>
+
+<p>Mérigue restait taciturne.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, dit alors la jeune fiancée du duc de
+Largeay, Maman voudrait vous avoir à dîner lundi
+prochain. En cas qu'elle ne se réveille point d'ici là,
+je fais la commission. Aurons-nous le plaisir de
+vous voir à sept heures et demie?</p>
+
+<p>&mdash;Très certainement, mademoiselle, répondit
+Jacques un peu rassénéré.</p>
+
+<p>&mdash;Si toutefois vous n'avez rien de mieux à faire.</p>
+
+<p>&mdash;Aucune partie de plaisir ne peut m'être aussi
+agréable, croyez-moi bien.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! voilà Faure qui chante le <i>Tantum
+Ergo</i>. Je l'aime mieux dans <i>Don Juan</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous que tout à l'heure je me mette à
+la recherche de votre voiture?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous êtes vraiment la perle des chevalier
+servants, mais... nous sommes venues à pied.</p>
+
+<p>&mdash;A pied, mademoiselle?...</p>
+
+<p>&mdash;Cela vous étonne? J'adore les promenades à
+pied, moi... On voit, on entend. On se rend compte.
+On compléte par un petit travail personnel, l'éducation
+un peu étroite de ces bonnes dames du Sacré
+Coeur... enfin... on ne reste pas sainte Nitouche!</p>
+
+<p>&mdash;Oh, mademoiselle, laissa échapper Jacques, je
+ne sais pas à quel feuillet du martyrologe est situé
+cette bienheureuse. Mais sa fête ne tombe assurément
+pas le jour de votre anniversaire.</p>
+
+<p>Dès que Jacques eut pris congé de Mme et de Mlle
+de Vannes, il alla retrouver les Sermèze qui l'attendaient
+auprès de la grille des Tuileries...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, cher ami, que ta femme se fasse un
+instant pythonisse et nous prononce l'oracle, dit-il
+d'un air triomphateur.</p>
+
+<p>&mdash;C'est inutile, reprit le baron. Nous sommes
+tous les deux du même avis. Elle te gobe et... tu
+l'aimes. Pauvre Jacques!...</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>XVII</h3>
+
+<h3>LE SATYRE.</h3>
+
+
+<p>&mdash;Je ne comprends point les distinctions bizantines
+de cet excellent Sermèze, pensait Mérigue en
+avalant à la hâte un atroce dîner à vingt-cinq sous
+chez un mastroquet de dernier ordre&mdash;elle me gobe,
+dit-il; je ne suis pas une mouche que je sache.&mdash;Si
+elle a un penchant pour moi, ce qu'il avoue maintenant,
+ce sentiment-là, qui peut avoir des degrés, n'a
+pas trente-six noms dans le dictionnaire. Mes affaires
+sont diablement avancées, toute glace est rompue
+entre nous, aucune vaine retenue ne préside plus à
+nos entretiens&mdash;sa petite main est restée dans la
+mienne&mdash;sa jolie petite main, si fine, si blanche,
+si moelleuse au toucher avec ses ongles tellement
+brillants qu'ils ressemblent à des yeux et voilà qu'au
+lieu de penser à elle, il va falloir me rendre à cet
+affreux comité... passer deux heures sans autre consolation
+qu'une cigarette de la Régie offerte solennellement
+par le vidame du Merlerault. Ah mais, ils
+finissent par m'ennuyer avec leurs convocations! Ils
+me flanquent des blâmes. Ils ne se fendent pas d'un
+liard, et par-dessus le marché, ils me font venir trois
+fois par semaine, pour me donner leur appui moral.
+Je vais les arranger ce soir. Pourquoi me gêner?
+Quand je serai le mari de Mlle de Vannes... je lui
+ferai des papillottes avec leur appui moral.</p>
+
+<p>La séance du Comité s'ouvrit à neuf heures du
+soir en présence du candidat. Le président, après
+l'avoir complimenté sur le succès de sa conférence,
+donna la parole au chevalier de Sainte Gauburge. Le
+vénérable burgrave pataugea, barbouilla et bredouilla
+pendant une grande demi-heure pour reprocher à
+Jacques la trop grande vivacité de ses attaques contre
+le gouvernement. Mérigue riposta avec une telle
+énergie que le président lui fit observer avec un sourire
+aigre doux qu'il se croyait sans doute dans une
+réunion républicaine.</p>
+
+<p>&mdash;Bien pire que cela, dit Mérigue, je me sens au
+milieu d'une assemblée d'impuissants et d'inutiles.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes bien jeune pour nous juger, dit sentencieusement
+M. de Saint-Benest.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous bien âgés pour me commander, répliqua
+Jacques exaspéré.</p>
+
+<p>La discussion se continua sur ce ton et se termina
+par cette apostrophe un peu méritée, mais assez dure
+de l'impétueux candidat.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous ai tout à l'heure traités d'inutiles:
+Messieurs, cela soit dit sans faire aucune personnalité.
+On a eu l'air de s'indigner. Des personnes
+dignes de foi m'ont pourtant affirmé que votre comité,
+qui renferme dans son sein les premières fortunes
+de la France, avait refusé de voter une cotisation
+hebdomadaire d'un franc par tête proposée par le
+vicomte d'Escal.</p>
+
+<p>A l'issue de la réunion le vicomte d'Escal prit
+Mérigue à part et lui dit: «Mon cher ami, je vous
+adore, mais vous me compromettez... Je suis de
+votre avis sur bien des points, mais il y a des choses
+que l'on se contente de penser. Je ne pourrai plus
+vous soutenir avec la même liberté d'allures. Tâchez
+donc de vous calmer un peu.» Mérigue ne répondit
+pas et regagna son sixième étage.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle misère, s'écria-t-il en se jetant sur sa
+couchette, quelle misère d'être obligé de penser à
+toutes ces vieilles perruques, quand une jeune chevelure
+si splendidement soyeuse s'offre avec obstination
+aux baisers de mes lèvres.</p>
+
+<p>Si j'avais osé dans cette grande église... ô sainte
+maman, pardonne-moi ce sacrilège, quelle distance
+pouvait-il bien y avoir de sa joue à la mienne? Dans
+combien de jours l'aurai-je franchie... vais-je
+lundi soir lui déclarer mon amour... pas encore... il
+est vrai que si son amabilité s'accroît toujours dans
+les mêmes proportions, elle m'aura sauté au cou
+avant la fin de la soirée. Elle m'a appelé mon cher...
+elle, Blanche de Vannes, fiancée au duc de Largeay!
+Ce duc me gêne. Mais en ce moment son étoile descend
+tandis que la mienne monte... Oh! quand je
+me promènerai dans les bois de Mérigue avec Blanche
+à ma droite et Jacqueline à ma gauche!</p>
+
+<p>Le lundi suivant et cette fois à sept heures et
+demie très précise, Mérigue correctement équipé
+faisait son entrée dans le salon de l'hôtel Soubise.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes en retard, Monsieur, lui dit Blanche.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne crois pas, mademoiselle.</p>
+
+<p>&mdash;Quant les bons amis n'arrivent pas une demi-heure
+d'avance, nous estimons ici qu'ils se mettent
+en retard; n'est-ce pas, maman?</p>
+
+<p>&mdash;Je suis absolument de l'avis de ma fille, Monsieur
+de Mérigue, prononça rêveusement la comtesse
+douairière.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi aussi, dit le gros Théodore.</p>
+
+<p>&mdash;La façon sympathique dont vous me recevez
+me rend véritablement confus, Madame, reprit Jacques.</p>
+
+<p>&mdash;C'est que, voyez-vous, poursuivit Théodore
+avec un rire malin, comme je vous l'ai dit l'autre
+jour, tout le monde vous aime ici.</p>
+
+<p>Mérigue rougit, Blanche resta impassible.</p>
+
+<p>&mdash;Surtout, continua le terrible collégien, surtout
+vous savez qui?</p>
+
+<p>&mdash;Je sais que c'est vous, mon cher Théodore, eut
+la force d'affirmer Jacques, tandis qu'il avait des
+tentations formidables de pulvériser son élève.</p>
+
+<p>L'annonce du dîner mit fin à ce colloque désagréable.</p>
+
+<p>Jacques, tout à fait enhardi, mangea comme quatre,
+parla beaucoup, et empêcha Théodore de placer
+un mot.</p>
+
+<p>L'adolescent faisait de vains efforts pour recommencer
+la série de ses allusions inopportunes.
+Quand on fut revenu au salon, Jacques attira le
+jeune homme à part et lui souffla ces simples mots
+à l'oreille: «Si vous y revenez, je vous fais passer par la
+fenêtre.» Théodore se pinça les lèvres, se renferma
+dans un silence absolu et jeta à son professeur un
+coup d'oeil haineux. Il prétexta ensuite une grande
+fatigue et se retira dans sa chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Quel bon débarras! avoua Jacques en se penchant
+légèrement vers Mlle de Vannes.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi donc! vous faites attention à ce gamin,
+répliqua Blanche en haussant les épaules.</p>
+
+<p>La comtesse douairière était complètement absorbée
+dans ses travaux manuels: «Nous allons causer
+littérature et poésie ce soir, dit Blanche en versant
+un petit verre de Kummel à son invité.</p>
+
+<p>Mérigue répondit... De tout mon coeur Mademoiselle.</p>
+
+<p>&mdash;Mais auparavant, Monsieur, aimez-vous les
+marrons cuits sous la cendre, j'ai un talent tout particulier
+pour les réussir.</p>
+
+<p>&mdash;Je les adore, mademoiselle, repartit Jacques qui
+ne pouvait pas les sentir.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! attendez, je vais vous préparer un petit
+régal, j'en ai quatre... Nous en mangerons deux chacun...</p>
+
+<p>&mdash;Et madame la comtesse?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! elle brode.</p>
+
+<p>A ces mots l'étrange petite cuisinière sortit de sa
+poche deux paires de châtaignes, les fendit d'un
+coup de ses ciseaux d'or et les glissa délicatement
+sous la cendre chaude du foyer.</p>
+
+<p>Puis elle resta assise sur le tapis et dit à Jacques:</p>
+
+<p>&mdash;C'est l'affaire de cinq minutes.</p>
+
+<p>Au bout d'un quart d'heure Blanche retira ses
+marrons avec la pincette, les plaça avec grand soin
+sur une petite soucoupe en porcelaine de Sèvres et
+les présenta à Mérigue, le plus gracieusement du
+monde. Jacques prit le plus petit et le mangea. Il
+était entièrement pourri, mais par un phénomène
+tout psychologique, on le déclara supérieur à tous
+les marrons glacés de Boissier.</p>
+
+<p>Au moment où Blanche en portait un à ses
+lèvres:</p>
+
+<p>&mdash;Ma fille, soupira la comtesse, prends garde à ne
+pas casser tes dents.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oui, prenez bien garde, dit Mérigue avec
+sollicitude.</p>
+
+<p>La douairière se replongea dans ses labeurs et
+Blanche fit avaler successivement trois châtaignes
+également avariées à son bien heureux admirateur.</p>
+
+<p>Après cette petite collation, la quatrième Grâce
+s'approcha de la grande table de marbre entièrement
+couverte de journaux illustrés, de brochures, de
+romans, de poésies célèbres.</p>
+
+<p>&mdash;Quel est votre poète préféré, Monsieur de Mérigue,
+commença Blanche en guise d'exorde.</p>
+
+<p>&mdash;Vous le devinez, mademoiselle, celui que tous
+les faiseurs de vers appellent: mon cher maître.</p>
+
+<p>&mdash;Hugo, en d'autres termes, dit mademoiselle de
+Vannes.</p>
+
+<p>&mdash;Victor? interrogea la douairière.</p>
+
+<p>&mdash;Non, maman... Georges... Brodez donc. Nous
+parlons très sérieusement avec Monsieur de Mérigue.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, Monsieur, je suis entièrement de votre
+avis, bien que je ne connaisse qu'une faible partie de
+l'oeuvre du grand homme. Ruy Blas en particulier
+m'a énormément plu... Ce ver de terre amoureux
+d'une étoile...</p>
+
+<p>&mdash;Est mon emblème, Mademoiselle, figurez-vous
+en effet, qu'à l'âge de quatorze ans, j'avais le projet
+bien arrêté de conquérir les astres.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous êtes en chemin, Monsieur... vous serez
+conseiller municipal dans huit jours... député dans
+six mois.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! de tout cela, je me moque absolument. Les
+météores politiques sont trop mesquins pour le ciel
+de mon âme.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle jolie phrase, Monsieur! Revenons à
+Hugo... à ce propos, voulez-vous me rendre un service?</p>
+
+<p>&mdash;Je suis votre esclave, Mademoiselle.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! c'est trop. Soyez tout bonnement mon interprète
+pour quelques minutes. J'ai lu ce matin la
+grande pièce de la <i>Légende des Siècles</i> intitulée <i>le
+Satyre</i>... je n'ai pas très bien compris ce que disait
+cette <i>bouche d'ombre</i>. Voulez-vous me l'expliquer...
+vous qui savez tout?</p>
+
+<p>&mdash;Volontiers, Mademoiselle, mais permettez-moi
+d'ouvrir une petite parenthèse... allons-nous être
+interrompus par cet excellent M. de Largeay?</p>
+
+<p>&mdash;S'il n'y a que lui qui vous gêne, rassurez-vous.
+Je lui ai fait dire qu'il ne me trouverait pas ce
+soir.</p>
+
+<p>&mdash;Que de gracieuses attentions, Mademoiselle!</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi nous sommes seuls avec la chère poésie...
+Et maman, qui brode. Je vous écoute, monsieur
+de Mérigue. Je ne demande pas mieux que
+d'être charmée.</p>
+
+<p>&mdash;Le satyre, Mademoiselle, est un pauvre habitant
+de la terre.</p>
+
+<p>Presque toujours couché sous l'ombrage des forêts
+il ne lui est jamais arrivé de contempler l'Olympe
+radieux. Le Satyre est gauche et timide, et son
+corps, ployé aux voûtes des cavernes, n'a point l'éclat
+et la beauté dont resplendissent les habitants des
+cieux.</p>
+
+<p>La Terre, sa pauvre mère, l'a créé humble et
+difforme, et chétif et dénué; pour tout héritage il n'a
+reçu qu'un chalumeau. Mais ce chalumeau est un
+don superbe, car l'humble satyre en connaît l'harmonie
+profonde; il peut, au gré de ses caprices, surpasser
+en terreur le grondement de la foudre et
+vaincre en doux ravissement la mélodie des oiseaux.
+Or les dominateurs de l'Olympe s'ennuient parfois
+dans leur sereines élévations, et ils ont appris un
+jour, par la bouche de la Renommée, leur plus fidèle
+esclave, qu'il existe bien loin, en bas sur notre globe
+obscur, caché au fond d'un antre solitaire, un petit
+joueur de flûte dont la musique charmerait les
+astres.</p>
+
+<p>Les dieux ordonnent qu'il leur soit amené, et
+quand, ébloui par la lumière inconnue, le satyre
+entre dans l'Olympe, il est accueilli d'abord par une
+tempête d'éclats de rires, lui, indigent, maladroit, contrefait
+en présence des Invincibles et des Immortels.
+Et Vulcain est le seul à ne pas railler le nouveau
+venu.</p>
+
+<p>Cependant, sur l'ordre des maîtres, le satyre à
+pris son chalumeau, et le voilà qui module des sons
+plaintifs et tendres qui vont éveiller la pitié dans les
+coeurs inexorables qui n'ont jamais su pardonner.
+Puis il chante l'Amour et l'ivresse qu'il a connus en
+cueillant les raisins d'or, et en reposant sa tête sur
+les seins blancs des Hamadryades. Les Olympiens
+se regardent entre eux et se demandent avec étonnement
+qui a pu enseigner ces divins accords à un
+misérable fils de la Terre. Tout à coup l'habitant des
+forêts s'est souvenu des jours d'ouragan, et son harmonie
+sauvage s'enfle jusqu'à dominer le tonnerre.
+De ce frêle chalumeau qu'une étincelle embraserait
+échappent en ondes inépuisables les clameurs de
+la tempête et les rugissements de la mer. L'Olympe
+est ébranlé dans ses fondements éternels; Jupiter, le
+Roi des Rois, vient s'incliner aux genoux du satyre.
+Un grand aigle effrayé tombe à ses pieds, et autour
+de son corps glorifié, dans la ferveur d'un amour
+immense, viennent s'enrouler les bras de Vénus.</p>
+
+<p>Jacques ne parlait plus, et Blanche, entièrement
+hypnotisée, dévorait le jeune homme de toute
+la flamme de ses regards.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes splendide, Monsieur Jacques, lui dit-elle.</p>
+
+<p>La porte s'entrouvrit et un laquais annonça:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le duc de Largeay.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>XVIII</h3>
+
+<h3>LE PRESBYTÈRE DE SAINTE-RADEGONDE</h3>
+
+
+<p>&mdash;Mon cher duc, dit Blanche à son fiancé d'un
+ton légèrement impertinent, vous serez puni d'avoir
+forcé la consigne. Je m'étais réservé cette soirée
+pour effectuer quelques travaux littéraires à l'occasion
+desquels M. de Mérigue veut bien me prêter
+les lumières de son talent. Vous allez être condamné
+à entendre un tas de choses auxquelles vous ne
+comprendrez rien.</p>
+
+<p>&mdash;Le plaisir d'être avec vous me suffira, dit Largeay,
+qui avait sans doute pris son parti d'être
+insensible aux coups d'épingles de sa fiancée.</p>
+
+<p>&mdash;Et je m'en voudrais, ajouta Jacques, de m'imposer
+plus longtemps. Si vous voulez bien, mademoiselle,
+nous continuerons une autre fois cette
+intéressante étude sur la <i>Légende</i>?</p>
+
+<p>&mdash;Comment, vous partez? demanda Blanche, eh
+bien, promettez-moi quelques instants de votre
+temps précieux pour après-demain soir, le jour
+même des élections. Votre triomphe sera déjà un
+fait acquis et nous pourrons tous vous en féliciter.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, mais à propos, dit Largeay, il vient de
+surgir une candidature <i>in extremis</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Républicaine? demanda Blanche.</p>
+
+<p>&mdash;- Non, conservatrice, nuance impérialiste.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un peu fort! laissa échapper Mérigue.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher duc, vous êtes décidément un oiseau
+de mauvais augure, répliqua Mlle de Vannes. Qui
+est donc ce malfaiteur public qui vient diviser à la
+dernière heure les voix des honnêtes gens.</p>
+
+<p>&mdash;Le vieux baron Grémoli, l'administrateur
+général de la Banque Universelle. Sa fortune immense
+en fera pour M. de Mérigue un redoutable
+concurrent. Une nuée d'afficheurs sont en train de
+coller partout sa proclamation depuis la tombée de
+la nuit.</p>
+
+<p>A ces dernières paroles du duc, Mérigue prit son
+chapeau et salua ses hôtes.</p>
+
+<p>&mdash;N'oubliez pas que nous vous attendons après
+demain soir, dit Blanche.</p>
+
+<p>Mérigue s'inclina et sortit. Il put entendre la
+phrase suivante, adressée au duc par la jeune fille:
+«Vous arrivez toujours comme mars en carême!»</p>
+
+<p>Les fâcheux pronostics de Sermèze venaient de
+se réaliser. Le talent et la jeunesse de Jacques lui
+avaient fait beaucoup de jaloux, et sa raideur, avec
+ceux qu'il accusait d'une tiédeur trop grande, avait
+indisposé contre lui la foule immense des timides et
+des hésitants. Les impérialistes, assez nombreux
+dans le quartier, ayant eu vent de l'état des esprits
+avaient déterminé un de leurs chefs, le baron Grémoli,
+à poser sa candidature. Le choix de ce personnage
+était des plus habiles. Grémoli, homme de
+cercle et de plaisir, était fort riche et possédait une
+foule de relations dans le monde royaliste. Il avait
+les nombreuses sympathies que savent toujours
+attirer les bénisseurs affligés de grosses rentes,
+d'un peu de scepticisme, et dont les lumières intellectuelles
+ne sauraient porter ombrage à personne.</p>
+
+<p>Dès le lendemain, Mérigue, délaissant cette fois
+ses préoccupations amoureuses, se mit à parcourir
+le quartier pour réchauffer le zèle de ses partisans.
+Comme le lui avait prédit Sermèze, il ne tarda pas à
+s'apercevoir que les gens du peuple et les petits
+boutiquiers lui resteraient fidèles, mais qu'il ne
+fallait faire aucun fonds sur les trois quarts des personnes
+de la société. Il trouva au comité une froideur
+voisine de l'indifférence. Le vicomte d'Escal lui-même,
+mobile comme tous les enthousiastes, ne lui
+cacha point que la partie était légèrement compromise.
+Mérigue se livra à des pointages laborieux et
+parvint en peu de temps à cette conviction que
+l'arbitre de l'événement électoral serait le clergé
+des deux paroisses Saint-Barthélémy et Sainte-Radegonde.
+Cette dernière considération lui rendait
+un espoir notable. Le baron Grémoli était protestant
+et Jacques ne pouvait guère s'imaginer que les
+prêtres et ceux qui étaient sous leur influence
+immédiate, donnassent leurs voix à un hérétique.
+Il alla trouver immédiatement l'abbé de la
+Gloire-Dieu, qui lui répondit: «Mon cher enfant,
+vous pouvez compter sur moi et sur tous ceux qui
+accordent quelque créance à mes conseils; mais il
+ne faudrait pas vous attendre à avoir dans votre
+camp l'unanimité de mes confrères. A côté des
+raisons de doctrine et d'opinion qui, à mon humble
+sens, devraient dominer en une question pareille,
+il y a une foule d'autres considérations, plus ou
+moins avouables, qui entraînent malheureusement
+certains caractères opportunistes, honorables sans
+doute, mais insuffisamment pénétrés de l'esprit
+chrétien. Tout ce que je puis vous promettre, mon
+bon Jacques, c'est de ne jamais vous abandonner.»</p>
+
+<p>Précisément, la veille au soir, pendant que Mérigue
+commentait Hugo (Victor), devant Mlle Blanche
+émerveillée, une réunion politique se tenait au presbytère
+de Sainte-Radegonde, à l'effet de déterminer
+l'attitude électorale du clergé. Le curé de Sainte-Radegonde,
+l'abbé Roubley, avait convoqué chez lui
+son confrère de Saint-Barthélémy, l'abbé Vaublanc,
+qui arriva en compagnie de ses deux premiers
+vicaires, MM. de la Gloire-Dieu et Marquiset. A
+sept heures, les quatre ecclésiastiques s'étaient
+trouvés réunis à la table de M. le curé Roubley.
+Chacun de ces messieurs se comporta pendant le
+dîner de façon à indiquer d'une manière très nette
+son caractère, son opinion, et même l'avis qu'il
+allait émettre sur l'affaire à l'ordre du jour. Inutile
+de dire que l'abbé Roubley avait servi à ses hôtes
+un repas solide, substantiel, plantureusement ecclésiastique,
+accompagné de ces vins sérieux, bien
+soignés, de provenance sûre, que le phylloxéra
+épargne et que les négociants respectent en faveur
+des ministres de la religion. Le curé Vaublanc
+mangea de tout lentement, consciencieusement,
+dogmatiquement, revenant de préférence aux viandes
+nourrissantes et aux légumes opulemment beurrés.
+Il but avec la même pose méthodique, avec la même
+componction dévote. Le doyen de Sainte-Radegonde
+se contenta d'un perdreau et de quatre verres de
+vieux bourgogne des bons crus moyens. Le vicaire
+Marquiset fit la très petite bouche et grignota surtout
+les friandises du dessert, qu'il arrosa de
+quelques gorgées de Pontet-Canet. L'abbé de la
+Gloire-Dieu n'accepta, suivant son habitude, que de
+la soupe, du pain et de l'eau.</p>
+
+<p>Les questions politiques ne furent abordées qu'au
+moment du café, sur la demande expresse de l'abbé
+Vaublanc qui prétendait, en bon et raisonnable
+apôtre, faire chaque chose en son temps. Ce digne
+homme exhiba, à l'issue du festin, une grosse pipe
+en merisier, tandis que l'abbé Roubley sectionnait
+l'extrémité d'un petit havane et que Marquiset allumait
+à une bougie une cigarette du Levant. L'abbé
+de la Gloire-Dieu toussa à trois reprises en jetant
+sur ses confrères un regard qui, traduit en langage
+ordinaire, eût fait une phrase peu charitable. On
+crut utile de constituer un président pour diriger
+la discussion. Cet honneur échut naturellement à
+l'abbé Vaublanc qui s'exprima en ces termes:</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs et honorés confrères, nous nous
+sommes assemblés aujourd'hui à la table si hospitalière
+du presbytère de Sainte-Radegonde, d'abord
+pour faire un excellent dîner... ceci entre parenthèses,
+mais pour nous occuper de la question électorale
+avant tout.</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, après tout, interrompit doucement
+l'abbé de la Gloire-Dieu.</p>
+
+<p>&mdash;...Et pour déterminer quelle sera notre attitude
+au scrutin qui va s'ouvrir, poursuivit l'abbé Vaublanc,
+sans paraître avoir entendu la réflexion de
+son subordonné. Nous avons en première ligne un
+jeune homme, ardent, convaincu...</p>
+
+<p>&mdash;Un peu trop convaincu peut-être, observa l'abbé
+Roubley, avec un sourire malicieux.</p>
+
+<p>Le président continua:</p>
+
+<p>&mdash;Je dis ardent, convaincu, honnête, bon catholique,
+ce qui doit être pour nous de quelque importance...</p>
+
+<p>&mdash;Ce qui doit être tout pour nous, dit l'abbé de
+la Gloire-Dieu.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vais pas jusque-là, rétorqua le curé Roubley.</p>
+
+<p>Le doyen de Saint-Barthélémy poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne puis reprocher à ce candidat que son
+manque de surface.</p>
+
+<p>&mdash;C'est énorme, dit l'abbé Marquiset, notoirement
+bonapartiste et mondain.</p>
+
+<p>&mdash;D'un autre côté, dit l'abbé Vaublanc, nous
+voyons un homme considérable, universellement
+connu, honoré et apprécié, très riche...</p>
+
+<p>&mdash;Surtout très riche, glissa l'abbé de la Gloire-Dieu.</p>
+
+<p>&mdash;Ce qui n'est pas à dédaigner, remarqua l'abbé
+Roubley.</p>
+
+<p>&mdash;Ce qui est une condition <i>sine qua non</i>, pour
+représenter un quartier comme le nôtre, renchérit
+l'abbé Marquiset.</p>
+
+<p>&mdash;Le baron Grémoli est protestant, dit l'abbé de
+la Gloire-Dieu. La fortune n'a rien à voir dans la
+question qui nous occupe. Il nous faut un homme
+actif, dévoué, intelligent. A égalité de talent et
+de considération, je vote pour le candidat catholique.</p>
+
+<p>&mdash;C'est aller bien vite en besogne, mon cher confrère,
+reprit l'abbé Roubley avec des caresses dans
+la voix. En quoi, s'il vous plaît, la nomination de
+M. de Mérigue augmenterait-elle notre influence
+dans le monde? Je le juge à sa valeur. C'est un
+brave garçon, tout à fait dans les bonnes idées, qui
+lutterait avec intrépidité pour tous les principes qui
+nous sont chers, qui même, je n'en doute pas,
+serait prêt, s'il le fallait, à donner son sang pour
+notre cause... Vous voyez, la Gloire-Dieu, que je
+vous fais la partie belle, mais, en bonne politique,
+voyez-vous, j'irais au baron Grémoli, qui nous sera
+d'autant plus reconnaissant qu'il n'appartient pas à
+notre sainte religion, et qui est en mesure, par sa
+situation, de nous rendre les plus grands services.
+De notre temps, hélas! l'Église a plus besoin de
+banquiers que de martyrs.</p>
+
+<p>&mdash;La sagesse vient de parler par votre bouche,
+dit l'abbé Vaublanc en déposant sa pipe et en aspirant
+une prise de tabac. La religion n'est pas en
+cause. Je voterai pour le baron Grémoli.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis entièrement de cet avis, ajouta l'abbé
+Marquiset. La chose ne me paraît pas discutable.
+Mme Grémoli est très généreuse et nous donnera à
+pleines mains pour le soutien de nos oeuvres et
+l'entretien de nos églises.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis sincèrement désolé de me trouver seul
+de mon opinion, dit alors l'abbé de la Gloire-Dieu,
+après avoir bu un grand verre d'eau claire. Le baron
+de Grémoli est un très digne homme, je le veux
+bien, mais il est âgé, fatigué, à peu près indifférent,
+en pratique au moins, à toutes les questions si
+graves qui nous préoccupent. Il possède un hôtel à
+Genève et une villa à San-Remo. Vous ne le verrez
+jamais au Conseil municipal. Il me paraît singulier,
+en vérité, d'envoyer à une assemblée une personne
+qui n'y siégera point. Il me semble frivole, pour
+employer une expression parlementaire, lorsqu'on
+a un homme à sa disposition, de se faire représenter
+par une étiquette. Plus que jamais les dévoûments
+se font rares, plus que jamais il faut leur ouvrir nos
+bras. D'abord, soyez bien assurés que quelques
+billets de cent, pas même de mille... seront tout la
+bénéfice que vous retirerez de l'élection Grémoli.
+Mais je vais plus loin, mes chers confrères: le baron
+Grémoli devrait-il nous faire édifier des écoles, des
+hôpitaux et des temples, devrait-il alimenter puissamment
+toutes nos oeuvres de bienfaisance, que je
+vous dirais encore: Votons pour M. Jacques de
+Mérigue. Trop convaincu, a-t-on dit tout à l'heure.
+Cette parole m'a profondément affligé. Est-ce qu'on
+peut être trop convaincu de la vérité, de la nécessité
+d'agir? Les trouviez-vous aussi trop convaincus
+ceux qui, dans les temps anciens, mouraient pour
+leur foi?... Rappelez vos souvenirs historiques,
+messieurs; comment l'Église chrétienne est-elle
+arrivée à dominer le monde? et, pour renverser le
+raisonnement qu'on vous faisait tout à l'heure,
+répondez-moi la main sur le coeur, sur votre coeur
+de prêtres, les apôtres de Jésus-Christ étaient-ils
+des banquiers ou des martyrs? Il y eut un banquier.
+Il s'appelait Judas.</p>
+
+<p>Un silence suivit cette loyale déclaration. Les
+trois ecclésiastiques auxquels elle s'adressait en
+comprenaient au fond la justesse incontestable;
+mais leur parti était pris, il jugeaient la question en
+gens d'affaires et en hommes du monde.</p>
+
+<p>L'abbé Roubley serra la main de son éloquent
+contradicteur en le qualifiant de «Cher exalté», et
+l'abbé Vaublanc prononça les paroles suivantes avec
+toute sa lenteur digne et toute sa gravité vénérable:</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs et chers confrères, il est et demeure
+acquis, à la majorité de trois voix contre une sur
+quatre votants, que le candidat appuyé par le clergé
+aux élections municipales du quartier Saint-Barthélémy,
+est l'honorable baron Anastase Grémoli.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>XIX</h3>
+
+<h3>RÊVE ET RÉVEIL</h3>
+
+
+<p>Théodore de Vannes ne pouvait pardonner à
+Jacques la menace que son professeur lui avait
+faite de lui tirer les oreilles. Sournois autant que
+rancunier, il se garda bien de laisser paraître les
+sentiments hostiles qu'il nourrissait à l'égard du
+candidat royaliste, mais la veille de l'élection il
+prétexta une indisposition pour se dispenser d'aller
+au collège, et il passa toute sa journée à courir les
+maisons et les boutiques où il était connu, pour
+combattre la candidature Mérigue. Il estima avoir
+enlevé à Jacques une soixantaine de voix; il réussit
+en réalité à détacher de lui une vingtaine de partisans
+auxquels il fit accroire que Jacques était un
+républicain déguisé. Ces transfuges étaient de tout
+petits commerçants voisins de l'hôtel Soubise et
+qui ne voulaient pas mécontenter le «jeune
+monsieur de la maison».</p>
+
+<p>Le quartier Saint-Barthélémy se passionnait beaucoup
+pour cette joûte politique. On en parlait dans
+les cercles, dans les salons, dans les rues. On s'abordait
+en se demandant des pronostics. Mériguistes et
+Grémolistes avaient des disputes et des altercations.
+On parlait des deux candidats comme on fait des
+chevaux de course. On discutait leurs chances
+comme s'ils se fussent appelés Frontin ou Little
+Duck.</p>
+
+<p>Au premier instant de sa mise en avant si brusquement
+improvisée, on donnait Grémoli à dix
+contre un et on payait pour avoir Mérigue. Le
+lendemain matin le riche baron descendait à deux;
+au coup de midi, il était à égalité. On le payait trois
+à six heures du soir, tandis que Mérigue s'élevait
+rapidement dans la série des cotes fantastiques.</p>
+
+<p>Enfin, le grand jour arriva. C'était à double titre
+que Mérigue donnait cet adjectif au dimanche désigné
+pour la bataille des urnes. Il avait pris en effet
+une grande résolution. Invité à dîner le soir même
+à l'hôtel Soubise, il avait décidé qu'il n'attendrait
+pas l'heure du repas pour s'y présenter et se
+ferait annoncer à quatre heures à la porte du grand
+salon blanc et or. Il savait que la comtesse douairière
+sortait de trois à six et comptait se trouver en
+tête à tête comme par hasard avec Mlle de Vannes,
+qui profitait de l'absence de sa mère pour lire des
+romans. Il voulait en finir une fois pour toutes avec
+sa position d'amoureux inavoué, faire connaître ses
+sentiments à la jeune Muse et, dans le cas d'un
+accueil favorable qu'il espérait, mettre Blanche en
+demeure de se prononcer entre lui et le duc de
+Largeay. Toute la matinée Jacques parcourut les
+sections de vote, pâle, agité, fiévreux, donnant
+au hasard des encouragements vagues et des poignées
+de main inconscientes.</p>
+
+<p>Son esprit était si peu avec son corps qu'il vota
+pour son concurrent impérialiste et donna une fraternelle
+accolade au candidat républicain.</p>
+
+<p>La véritable urne était pour lui à l'hôtel de Soubise;
+il n'avait qu'un électeur, et les femmes, en ce
+qui le préoccupait, n'étaient point exclues du droit
+de vote.</p>
+
+<p>A quatre heures sonnantes, Jacques de Mérigue,
+en tenue de ville, montait le grand escalier de
+l'aristocratique maison, tremblant, chancelant, sentant
+l'impérieuse nécessité de s'appuyer sur la
+rampe.</p>
+
+<p>Le valet de service lui dit: «Monsieur, Mme la
+comtesse est sortie, mais Mlle de Vannes m'a chargée
+de la prévenir toutes les fois que monsieur se présenterait.»
+Jacques eut un coup de sang qui lui congestionna
+toute la tête et, en entrant dans le salon,
+il crut voir tous les meubles exécuter une sarabande
+fantastique. La pièce était vide.</p>
+
+<p>Il ne voulut point s'asseoir et s'accouda à la cheminée
+pour ne pas tomber. Il n'y avait pas deux
+minutes qu'il se livrait au flux et au reflux violents
+de ses pensées folles et de ses impressions vertigineuses,
+que la quatrième Grâce entrait leste, vive,
+pimpante, et le saluait d'un petit mouvement de
+tête en lui tendant la main et en lui disant: «Vous
+êtes pas trop en retard aujourd'hui, monsieur
+Jacques.»</p>
+
+<p>L'emploi de ce prénom parut de bon augure au
+poète.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez probablement voulu me continuer
+notre conférence sur Hugo (Victor) sans crainte
+d'être dérangé par le duc. C'est bien aimable à vous,
+monsieur, et recevez tous mes remerciements pour
+votre gracieuse attention. J'ai deux heures à vous
+donner et je suis à vos ordres.</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle, répondit Jacques avec des
+essoufflements dans la voix, vous avez bien voulu
+l'autre jour à la cérémonie de Saint-Roch me
+demander à quoi je pensais pendant cette mélodie
+sublime qui nous a charmés tous les deux.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous n'avez pas voulu me répondre.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne le pouvais guère en ce moment-là,
+mademoiselle, mais aujourd'hui... je suis prêt à
+vous satisfaire.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous écoute le plus volontiers du monde,
+monsieur de Mérigue. Votre paraphrase du <i>Satyre</i>
+était ravissante.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne s'agit point de littérature, mademoiselle,
+interrompit Mérigue fiévreusement.</p>
+
+<p>&mdash;Dites tout ce que vous voudrez, monsieur. Je
+suis certaine que vous m'intéresserez.</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle... vous me trouverez peut-être
+bien audacieux, mais mon ambition est plus grande.
+Elle va... jusqu'au... désir de vous plaire.</p>
+
+<p>Blanche partit d'un grand éclat de rire bon enfant.</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est déjà fait, monsieur. J'aime beaucoup
+votre conversation&mdash;quand vous daignez parler.&mdash;Vos
+opinions littéraires, vos sentiments politiques,
+votre caractère chevaleresque... enfin, vous me
+convenez tout à fait, et je veux demander aujourd'hui
+même à ma mère de prendre trois leçons de
+littérature par semaine avec vous. Vous me donnerez
+des devoirs... que vous corrigerez. Vous serez très
+sévère, vous m'apprendrez à écrire.</p>
+
+<p>Jacques était navré de voir l'entretien dévier sans
+cesse des sujets intimes vers les questions d'art. Il
+dit soudain, presque brusquement:</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle, j'ai une confidence à vous faire.
+M'en accordez-vous la permission?</p>
+
+<p>&mdash;Certainement, reprit Blanche sans quitter sa
+mine enjouée. Vous pouvez compter sur ma discrétion.</p>
+
+<p>&mdash;Hélas! mademoiselle, reprit Jacques en baissant
+la tête et presque à voix basse, ce n'est point de
+votre discrétion que j'ai besoin, c'est de votre
+indulgence.</p>
+
+<p>&mdash;Mon indulgence...</p>
+
+<p>&mdash;De votre miséricorde.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne comprends plus du tout... Allez.</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle, la première fois que je vous ai
+vue à Sainte-Radegonde, j'ai reçu une de ces commotions
+que l'on n'éprouve qu'une fois dans sa vie.
+Mes regards vous ont traduit peut-être les sentiments
+impérieux qui subjugaient mon âme, et je
+ne pouvais avoir aucune espérance de vous voir, de
+vous approcher.</p>
+
+<p>&mdash;Je me souviens, monsieur, dit Blanche devenue
+sérieuse.</p>
+
+<p>&mdash;Et voici qu'un hasard divin ou plutôt une loi
+d'attraction mystérieuse a permis que mon rêve
+devînt une réalité. J'ai été reçu chez vous avec la
+plus grande distinction. On m'y a traité comme
+un... ami.</p>
+
+<p>&mdash;Vous le méritez, monsieur, interrompit Blanche
+toujours grave.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, mademoiselle, une idée folle, insensée,
+absurde, a germé dans mon esprit, je me trompe,
+hélas! dans les replis les plus intimes et les plus
+profonds de mon coeur... Oh! ne m'en veuillez pas,
+je vous en conjure, de vous faire cet aveu, mademoiselle.
+Rappelez-vous ce poème que vous trouvez
+si beau... Vous êtes la Reine, je suis Ruy-Blas. J'ai
+osé... vous aimer.</p>
+
+<p>Blanche sourit imperceptiblement et tendit la
+main à Jacques en lui disant:</p>
+
+<p>&mdash;Cher monsieur... J'accepte de tout coeur votre
+amitié... elle me sera précieuse. Seulement, je vous
+recommande bien de ne pas risquer votre vie pour
+m'apporter des fleurs.</p>
+
+<p>&mdash;Je donnerais tout mon sang pour vous, répondit
+Jacques impétueusement... mais... de grâce...
+comprenez-moi. Ce n'est point de l'amitié que je
+vous apporte. Quand mon âme se donne, elle se
+livre tout entière. Encore une fois, pardonnez-moi...
+Mais je ne pense plus retenir un mot qui me brûle.
+Mademoiselle Blanche, je vous aime... d'amour?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous aime beaucoup, monsieur, répondit
+Blanche avec un tremblement.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je voudrais vous baiser les mains, mademoiselle,
+mais, de grâce, encore un mot.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous écoute, monsieur Jacques.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me faites l'insigne faveur de me dire: Je
+vous aime beaucoup... Je vous assure que je préférerais:
+Je vous aime un tout petit peu... Dites-le-moi,
+mademoiselle Blanche.</p>
+
+<p>&mdash;Je mentirais, monsieur Jacques. Mon amitié
+pour vous...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! l'amitié, maintenant.</p>
+
+<p>&mdash;N'est point du tout ordinaire ni banale.</p>
+
+<p>&mdash;L'amitié, toujours l'amitié.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous de moi, monsieur Jacques?</p>
+
+<p>&mdash;Vous me permettez de vous le dire?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous le permets.</p>
+
+<p>&mdash;Votre amour.</p>
+
+<p>&mdash;Vous l'avez, affirma Blanche nerveusement.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! que dites-vous, mademoiselle?</p>
+
+<p>&mdash;Depuis trois jours.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! donnez-moi votre main et prenez ma
+vie.</p>
+
+<p>Blanche tendit sa main que Jacques baisa respectueusement.
+Puis il souffla ces deux mots à voix
+basse: Merci, mademoiselle Blanche... Merci...
+Blanche.</p>
+
+<p>Mlle de Vannes eut un léger sourire en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre monsieur Jacques... Pauvre Jacques.</p>
+
+<p>Les deux acteurs de cette scène étrange demeurèrent
+quelques minutes sans parler, puis Jacques
+dit à Blanche:</p>
+
+<p>&mdash;C'est aujourd'hui le plus beau jour de ma vie,
+mais toutes les roses ont leurs épines.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas l'honneur d'être une rose, reprit
+Blanche, mais j'ai l'avantage de n'avoir point
+d'épines.</p>
+
+<p>&mdash;Êtes-vous charmante&mdash;d'esprit et de coeur.</p>
+
+<p>&mdash;Bon, voilà le madrigal qui revient.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je me soucie bien de ces sottises. Je pense
+à tous les obstacles qui peuvent nous séparer.</p>
+
+<p>&mdash;Quels obstacles? J'avoue ne point en voir.</p>
+
+<p>&mdash;Et le duc de Largeay?</p>
+
+<p>Blanche éclata de rire.</p>
+
+<p>&mdash;Le duc de Largeay, répéta-t-elle. Ce n'est que
+mon futur mari.</p>
+
+<p>Jacques devint livide.</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, mademoiselle, je suis un peu troublé...
+C'est peut-être ce qui m'empêche de comprendre
+très bien... Vous me dites que vous épouserez le
+duc de Largeay?</p>
+
+<p>&mdash;Certainement, d'ici deux ou trois mois... Je ne
+suis pas très pressée, vous savez.</p>
+
+<p>&mdash;Mais alors, mademoiselle, j'ai rêvé... Ne m'avez-vous
+pas dit... que vous m'aimiez.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien!... sans doute.</p>
+
+<p>&mdash;Et le duc, alors?... Vous ne l'aimez pas?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! si peu.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous allez devenir sa femme?</p>
+
+<p>&mdash;Mais... mon cher monsieur Jacques, vous,
+poète, littérateur... Vous qui savez tout... qui
+comptez vingt-cinq ans d'âge, vous n'avez dont
+jamais lu un roman?</p>
+
+<p>&mdash;J'en ai beaucoup lu, mademoiselle, mais j'y ai
+toujours cherché des délassements pour mon esprit
+et jamais des règles pour ma vie.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce un reproche?</p>
+
+<p>&mdash;A Dieu ne plaise, mademoiselle. C'est une
+simple réflexion... mais je vois que je devrai taire
+la seconde partie de ma confidence.</p>
+
+<p>&mdash;Comment? elle n'est pas finie?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mademoiselle.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! je vous l'ai dit tout à l'heure, je suis
+libre jusqu'à six heures du soir, et toujours charmée
+de vous entendre.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais comment vous accueillerez ce qui
+me reste à vous dire, mais si cela était de nature à
+vous déplaire, je vous supplie par avance de bien
+vouloir me pardonner.</p>
+
+<p>&mdash;C'est entendu.</p>
+
+<p>&mdash;J'étais venu pour deux choses, mademoiselle.
+D'abord pour vous dire que je vous aimais.</p>
+
+<p>&mdash;C'est fait.</p>
+
+<p>&mdash;Ensuite...</p>
+
+<p>&mdash;Ensuite, monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Pour vous demander votre main.</p>
+
+<p>Blanche de Vannes se dressa comme soulevée par
+un ressort.</p>
+
+<p>Son visage prit subitement une expression d'indignation
+et de colère.</p>
+
+<p>Elle leva orgueilleusement sa jolie tête patricienne
+et jeta à Mérigue cette réponse foudroyante:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur de Mérigue, je ne sais à quoi il tient
+que je ne sonne et que je ne vous fasse reconduire!</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle...</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'insultez, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Mon amour est une insulte?</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas cela... Vous ne comprenez rien...
+c'est la demande que vous avez osé formuler tout à
+l'heure que je considère comme une injure sanglante,
+et je n'ai personne pour me venger.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez le duc de Largeay, mademoiselle.
+Chargez-le de me tuer... Et je crois maintenant qu'il
+ne me reste plus qu'à vous présenter mes plus
+humbles hommages.</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'évitez la peine de vous le dire, monsieur.</p>
+
+<p>Mérigue se leva.</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, monsieur, dit Blanche au moment où
+il ouvrait la porte, ma mère vous attend ce soir à
+dîner. Votre absence pourrait donner lieu à des
+commentaires. Je vous serai reconnaissante de vous
+trouver ici à sept heures et demie.</p>
+
+<p>&mdash;Soyez tranquille, mademoiselle, j'ai encore
+assez d'éducation pour ne point commettre de
+grossièretés.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! monsieur, répondit Blanche, on peut
+s'attendre à tout avec des gens de vos espèces.</p>
+
+<p>Mérigue sortit en s'inclinant profondément.
+Blanche saisit un chiffon de papier et y griffonna au
+crayon cette simple ligne:</p>
+
+<blockquote><p>
+«Je vous prie de donner un coup d'épée à M. de
+Mérigue.</p>
+
+<p>«<span class="sc">Blanche</span>».
+</p></blockquote>
+
+<p>Elle cacheta le pli, sonna et dit au laquais qui se
+présenta:</p>
+
+<p>&mdash;Portez sur le champ cette lettre à M. le duc de
+Largeay!</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>XX</h3>
+
+<h3>CORRECT</h3>
+
+
+<p>Le duc de Largeay fut vivement contrarié à la réception
+de la missive de sa fiancée. Toute velléité
+belliqueuse à l'égard de Mérigue s'était évanouie
+chez lui du moment où il avait appris que le candidat
+royaliste fréquentait depuis dix ans les salles
+d'armes. Pourtant il n'y avait pas moyen de reculer
+ni de tergiverser. L'ordre était impératif et catégorique.
+Impossible de laisser apparaître la moindre
+hésitation avec une personne du caractère de
+Blanche. Ce n'est pas que le jeune duc brûlât d'amour
+pour sa fiancée, mais le million de dot exerçait
+sur ce clubman légèrement décavé une fascination
+qui pouvait lui donner à la rigueur l'apparence d'un
+amoureux très suffisamment transi. Il se dirigea
+donc vers la rue des Saints-Pères non sans une
+certaine émotion d'un genre fort désagréable. Il
+n'eut point la peine de monter de nouveau les cent
+vingt marches du candidat. Jacques, depuis qu'il
+avait quitté l'hôtel Soubise, errait dans les rues
+avoisinantes, les bras ballants, les yeux vagues,
+trop écrasé, trop anéanti pour ressentir déjà la douleur
+de sa blessure.</p>
+
+<p>A l'angle du boulevard et de la rue Saint-Dominique,
+le duc aperçut son rival. Il prit son courage à
+deux mains, s'approcha de Jacques et lui donna un
+léger coup de canne sur l'épaule comme pour le
+faire retourner.</p>
+
+<p>&mdash;Plait-il, monsieur? dit Mérigue d'une voix altérée.</p>
+
+<p>&mdash;Ôtez-vous de mon chemin? dit le duc d'un ton
+nerveux et saccadé qui dissimulait assez mal l'exiguïté
+de sa vaillance.</p>
+
+<p>&mdash;Encore vous, duc. En quoi puis-je?...</p>
+
+<p>&mdash;Je viens de vous le dire.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas bien entendu.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez pourtant des oreilles.</p>
+
+<p>&mdash;Désirez-vous que j'allonge les vôtres?...</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'insultez, monsieur. Vous m'en rendrez
+raison!</p>
+
+<p>&mdash;Comme il vous plaira.</p>
+
+<p>&mdash;Voici ma carte.</p>
+
+<p>&mdash;Bien honoré, voici la mienne.</p>
+
+<p>&mdash;Impertinent!...</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, monsieur, vous êtes trop homme du
+monde pour ne pas vous rappeler qu'une fois leurs
+cartes échangées deux gentlemen ne doivent plus
+ajouter un mot sur le différend qui les divise; la parole,
+dès lors, est aux témoins et aux épées.</p>
+
+<p>&mdash;C'est juste, monsieur le professeur. Alors vous
+y tenez absolument... à l'épée?...</p>
+
+<p>&mdash;Mes témoins, monsieur le duc, auront l'honneur
+de vous donner ce renseignement.</p>
+
+<p>&mdash;Bien obligé, monsieur le professeur.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous salue, monsieur le duc.</p>
+
+<p>Et Largeay rebroussa chemin pour rentrer à son
+hôtel tandis que Jacques disait à haute voix d'un
+air de contentement un peu féroce: «Eh bien! oui;
+tu arrives encore comme Mars en Carême, et ta paillasse
+court certains risques.»</p>
+
+<p>Blanche de Vannes, après avoir décrété la mort de
+son trop audacieux admirateur, s'était retirée dans
+sa chambre et jetée vivement sur son lit. Du premier
+jour où elle avait vu Mérigue, elle avait
+éprouvé pour ce passant étrange un de ces sentiments
+de curiosité féminine qui arrivent promptement
+aux frontières de la sympathie. La candidature
+du jeune Limousin et tout le bruit que la presse
+avait fait autour de lui n'étaient point pour affaiblir
+cette inclination chez une jeune fille d'un caractère
+impétueux et romanesque, surveillée uniquement
+par une mère... qui brodait, et habituée à
+n'avoir d'autres lois que ses caprices. C'était elle
+qui avait en réalité ouvert à Jacques la porte de
+l'hôtel Soubise, et l'attraction qu'il exerçait sur elle
+s'était dès le premier jour transformée en vrai
+«béguin». Le salut de Saint-Roch et la paraphrase
+du <i>Satyre</i> avaient accentué ce penchant d'une façon
+brusque et violente; la jeune lionne de la rue Saint-Dominique
+avait trouvé son dompteur. Aussi la déclaration
+de Jacques, qui eût pu sembler prématurée,
+s'était-elle trouvée accueillie par un coeur
+battant à l'unisson du sien. Mais Mlle de Vannes
+s'imaginait, avec une certaine candeur d'enfant
+gâtée et possédant un sens moral un peu vague,
+qu'elle pourrait très bien avoir Mérigue pour ami et
+M. de Largeay pour mari. D'autant mieux qu'en
+dépit de ses lectures, elle ne se rendait pas un
+compte bien exact de toutes les conséquences de ce
+jeu de coeur en partie double. La découverte subite
+des prétentions étranges de Jacques avait fait
+bondir en elle cet orgueil de la race, souvent plus
+incrusté chez certaines femmes que l'amour de la
+vertu.</p>
+
+<p>«Il n'a pas de front, ce monsieur, ce Limousin,
+ce professeur qui a de l'encre au bout des doigts...
+ça lui apprendra... il ne sera pas tué certainement...
+Un coup d'épée à la mode du jour... au bras, à la
+main... ça lui servira de leçon... de correction. Moi,
+fiancée à un duc!... et puis quelle ingratitude!...
+M'adresser cet outrage au moment où je lui avoue,
+où je lui accorde... Oh! il mériterait d'être tué... il
+serait plus respectueux une autre fois. Il en réchappera;
+deux ou trois semaines au lit... comme c'est
+la coutume des gladiateurs du Jockey... puis... il
+reviendra... me demander pardon... et ma foi!...
+pourquoi ne pas le recevoir en grâce... Il est très
+gentil au fond... beau garçon!... Quelle différence
+avec le duc. Grand, bien découplé, des yeux rayonnants...
+parlant comme un membre de l'Académie...
+intelligent jusqu'au bout des ongles... spirituel...
+drôle... énergique... mais très insolent par exemple!...
+Il a besoin d'être rappelé à l'ordre...</p>
+
+<hr>
+
+<p>Comme il doit bien embrasser... que ses lèvres
+doivent être chaudes et vibrantes... quand je pense
+au petit morceau de glace que le duc m'applique
+de temps à autre au bout des doigts... Oh! il ne
+faut pas du tout qu'il me le tue... Non. Non! ce
+serait dépasser le but... ni même qu'il lui fasse une
+blessure trop profonde... oh!... il me semble... que
+je souffrirais de sa douleur! et que j'aurais envie de
+me faire... soeur de charité pour le soigner. Mon
+cher duc, je vous défends bien de lui faire du mal...
+Est-il fou de Largeay de vouloir blesser mon ami...
+Ah! par exemple; s'il me fait ce coup-là je ne le
+revois de ma vie. Espèce de jaloux, va! Est-ce que
+je n'ai pas le droit d'avoir des amis?... Comment
+supporterai-je la compagnie de ce dadais si j'y étais
+réduite exclusivement? ah! je le déteste! Qu'il ne
+s'avise pas seulement de lui faire tomber un cheveu
+de la tête!»</p>
+
+<p>Blanche en était arrivée à cette période de ses
+réflexions quand une femme de chambre frappa à
+la porte, entra sans attendre de réponse et lui
+remit une lettre qu'un exprès venait d'apporter.
+Elle lut:</p>
+
+<blockquote><p>
+«Bien chère amie,</p>
+
+
+<p>«Vos ordres sont exécutés, j'ai bâtonné le drôle!
+Demain à la première heure échange de témoins.
+A midi, tout sera terminé suivant vos désirs.</p>
+
+<p>«Votre petit duc vous baise les mains.</p>
+
+<p>«L.»
+</p></blockquote>
+
+<p>&mdash;Stupide assassin! s'écria Blanche. Le commissionnaire
+est-il parti?... Faites courir après... Ramenez-le.
+Dépêchez-vous donc, petite sotte. Et tandis
+que la servante effarée obéissait, Mlle de Vannes
+écrivait d'une main fébrile au dos d'une carte de la
+comtesse douairière:</p>
+
+<blockquote><p>
+«Jamais de la vie. D'abord vous ne l'avez pas
+bâtonné. Vous n'existeriez plus à cette heure. En
+tout cas, il dîne ce soir ici. Vous viendrez à neuf
+heures lui faire des excuses devant moi... dans un
+coin du salon. Sinon tout est fini entre nous. C'est
+bien compris.</p>
+
+<p>«<span class="sc">Blanche</span>.»
+</p></blockquote>
+
+<p>Le duc était occupé à sa toilette intime quand il
+reçut cette nouvelle épître:</p>
+
+<p>&mdash;Des excuses publiques à présent! A ça! mais
+elle est en train de me faire payer son petit million...
+aussi quelle bêtise de m'être vanté! je ne l'ai
+pas bâtonné du tout... oh! quelle histoire. Ce Mérigue
+va me prendre pour un fantoche... et il n'aura
+pas tout à fait tort!... oh! la petite vipère. Si tu
+n'avais point ton million. C'est horrible!... Il faut
+bien obéir.</p>
+
+<p>A sept heures et demie très précises, Jacques, qui
+avait pour quelques heures dominé, comprimé et
+mâté les angoisses de son âme, pénétrait avec aisance
+et grâce dans le grand salon de l'hôtel Soubise.
+Il commençait à dépouiller très bien son
+écorce limousine et à saluer les grandes dames à
+peu près comme il convient. Blanche lui tendit la
+main comme à l'ordinaire et éprouva un certain
+frémissement en rencontrant celle du jeune homme,
+froide comme un gantelet de fer. Mérigue parla
+beaucoup, avec une tenue impassible, et maintint
+constamment la conversation sur les élections dont
+le résultat allait être connu au plus tard dans une
+heure. Théodore sortit au dessert pour aller
+prendre des nouvelles, espérant bien au fond du
+coeur apporter à son maître l'annonce d'un échec.
+Il rentra au bout d'un quart d'heure et trouva les
+autres convives déjà assis au salon et en train de
+prendre le café. Il tenait à la main un fragment
+d'affiche où il avait gribouillé les résultats du vote
+au moment même de sa proclamation. Il pouvait à
+peine prononcer une parole tant il avait couru. Il
+lut enfin de sa grosse voix:</p>
+
+<p>&mdash;Électeurs inscrits 3.200.</p>
+
+<p>Et il s'arrêta pour souffler.</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>&mdash;Électeurs ayant pris part au vote 2.500;</p>
+<p>Majorité absolue des suffrages exprimés 1.251;</p>
+<p>Le général Paulus Géraudel, républicain, 958;</p>
+<p>Le baron Grémoli, bonapartiste, 772.</p>
+<p>M. Jacques de Mérigue, monarchiste, 730.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Résultat: ballottage en faveur de M. le baron
+Grémoli.</p>
+
+<p>Quand il eut achevé Théodore jeta à son maître
+un regard venimeux mal dissimulé sous une apparence
+de désappointement: «quarante-deux voix de
+moins, pensait-il, à cause de moi! Ça lui apprendra.»
+Mérigue se leva et dit à la comtesse:</p>
+
+<p>&mdash;Je vais être obligé, madame, de me retirer
+plus tôt que je ne l'aurais désiré, car mon devoir de
+conservateur discipliné est de me désister immédiatement
+en faveur de M. Grémoli. Mes affiches doivent
+être apposées demain matin...</p>
+
+<p>&mdash;C'est un très petit malheur, dit Blanche, un
+homme intelligent comme vous n'a point à regretter
+cet échec. Ce sont les réactionnaires du
+quartier qui sont le plus à plaindre. Je vous prie de
+bien vouloir demeurer encore quelques minutes.</p>
+
+<p>Et elle poursuivit en baissant la voix:</p>
+
+<p>&mdash;Quelqu'un va venir ici vous demander pardon.</p>
+
+<p>La comtesse douairière soupira:</p>
+
+<p>&mdash;Comme je suis vraiment désolée de ce contretemps,
+cher monsieur.</p>
+
+<p>Et ses yeux un instant soulevés de son noble ouvrage
+y retombèrent automatiquement. Le duc de
+Largeay entra. Il se mordit violemment les lèvres,
+salua sommairement sa future belle-mère, et fit à
+Blanche une sorte de grimace à laquelle il s'efforça
+de donner l'aspect d'un sourire.</p>
+
+<p>Puis résolument, brusquement, il dit à Mérigue
+en lui tendant la main:</p>
+
+<p>&mdash;Tantôt, monsieur, j'ai eu tous les torts, dans le
+fond et dans la forme, veuillez recevoir mes excuses.</p>
+
+<p>Le candidat vaincu hésita une seconde, fronça
+le sourcil, puis se laissa prendre la main avec un
+léger mouvement d'épaules en répondant au duc:</p>
+
+<p>&mdash;Soit, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;C'eût été vraiment trop bête, ajouta Largeay
+en minaudant.</p>
+
+<p>&mdash;J'aurais mauvaise grâce à vous contredire,
+reprit Jacques.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>XXI</h3>
+
+<h3>DÉSOLÉS ET CONSOLÉS</h3>
+
+
+<p>Le lendemain matin l'affiche suivante était placardée
+à profusion dans tout le quartier Saint-Barthélémy.</p>
+
+<blockquote><p>
+«<span class="sc">Électeurs royalistes</span>,</p>
+
+<p>«Nous devons tous nous coaliser contre l'ennemi
+commun, le candidat républicain qui réunit à lui
+seul un millier de voix. Je vous demande et au besoin
+je vous prie de vouloir bien au scrutin de dimanche
+prochain reporter l'unanimité de vos suffrages
+sur M. le baron Grémoli. Je serai le premier
+à vous donner l'exemple.</p>
+
+<p>«<span class="sc">Jacques de Mérigue</span>.»
+</p></blockquote>
+
+<p>Jacques fit une visite à son heureux concurrent
+qui le reçut avec beaucoup d'urbanité et de distinction
+et lui offrit même un impérial cigare. Puis il
+trouva dans son casier un monceau de cartes
+émaillées de réflexions diverses. Les unes exhalaient
+des condoléances pures et simples. D'autres
+félicitaient le jeune homme de sa <i>patriotique abnégation</i>
+et lui pronostiquaient une revanche éclatante.
+Quelques-unes le blâmaient d'avoir abandonné
+la partie et d'avoir tendu la main «aux meurtriers
+du duc d'Enghien». La plus curieuse émanait du
+vicomte d'Escal; elle était ainsi conçue:</p>
+
+<blockquote><p>
+«Mon cher ami,</p>
+
+<p>«Je ne saurais approuver votre détermination.
+Moi qui ai lutté toute ma vie (??!!) je ne puis concevoir
+un soldat capitulant. Pour vous témoigner
+mon mécontentement; je refuse de solder les frais
+de votre affiche de désistement. Ne voyez dans cette
+résolution qu'une protestation de ma part, non
+contre votre sympathique personnalité, mais contre
+une politique néfaste qui nous perd depuis cinquante
+ans et nous perdra jusqu'à la fin des siècles.»
+</p></blockquote>
+
+<p>Le baron Grémoli rendit sa visite à Jacques. La
+montée des cent vingt marches, sans ascenseur, et
+l'aspect délabré du logement situé à la cime plongèrent
+l'opulent financier dans une profonde stupeur.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, se disait-il, je ne l'ai battu que
+de quarante voix!</p>
+
+<p>Mérigue eut aussi la visite de Sermèze qui lui fut
+plus agréable. Il lui raconta tous les événements
+de la veille et le jeune baron lui dit encore:
+«Pauvre Jacques!» Lorsque la nuit fut close il
+écrivit à son vieux père:</p>
+
+<blockquote><p>
+«Mon cher papa,</p>
+
+<p>«Je tombe des astres comme feu Phaéton. Ni
+femme, ni siège au Pavillon de Flore. Ne te désole
+pas trop. Je vous embrasse tous comme je vous
+aime.</p>
+
+<p>«Votre pauvre <span class="sc">Jacques</span>, comme devant.»
+</p></blockquote>
+
+<p>A la réception de ce pli tout à fait inattendu,
+bien des larmes coulèrent au noble repaire de Mérigue.
+La pieuse Caroline se consola en s'en rapportant
+à la volonté de Dieu, et le chef de famille en
+traçant au galop ces quelques lignes:</p>
+
+<blockquote><p>
+«Cher fils,</p>
+
+<p>«<i>Quem si non tenuit, magnis tamen excidit ausis.</i></p>
+
+<p>«Les Titans aussi échouèrent dans l'assaut qu'ils
+voulurent livrer à l'Olympe, ce qui ne les empêcha
+pas de demeurer des Titans. Ton père toujours fier
+de toi.</p>
+
+<p>«<span class="sc">Joseph, comte de Mérigue</span>.»
+</p></blockquote>
+
+<p>Le Comité royaliste du quartier Saint-Barthélémy
+ne mêla point ses lamentations aux tristesses de la
+pauvre famille. Ces messieurs si calmes et si paisibles
+allaient retrouver, après trois semaines d'agitation,
+leur bonne tranquillité d'autrefois. Et puis
+en définitive (considération qui avait bien son prix),
+c'était un jeune presque au moment d'arriver, et
+qui restait en chemin d'une façon inespérée.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>XXII</h3>
+
+<h3>LA RÉCOMPENSE DU PETIT DUC</h3>
+
+
+<p>&mdash;Ma chère Blanche, vous m'avez fait jouer hier
+au soir un rôle passablement... drôle, et en tout cas
+peu glorieux.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous, mon cher, il faut me prendre
+telle que je suis. J'ai eu un moment d'irritation
+contre cet homme.</p>
+
+<p>&mdash;Pourrais-je en connaître le motif?</p>
+
+<p>&mdash;Cela ne vous intéresserait pas du tout.</p>
+
+<p>&mdash;Cependant, ma chère...</p>
+
+<p>&mdash;N'insistez pas, je continue ma phrase... et au
+fond j'ai un faible pour ce Limousin-là!</p>
+
+<p>&mdash;C'est votre fort d'avoir des faibles.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! son contact vous a rendu spirituel!</p>
+
+<p>&mdash;Toujours aimable à ravir, mais... à propos,
+trouvez-vous que je vous ai bien obéi?</p>
+
+<p>&mdash;Assez convenablement.</p>
+
+<p>&mdash;Me suis-je bien démenti, rétracté, aplati, devant
+ce monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Pas mal.</p>
+
+<p>&mdash;Savez-vous qu'il me prendra pour un fou, pour
+le dernier des nigauds?</p>
+
+<p>&mdash;Pas pour un fou.</p>
+
+<p>&mdash;Comment allez-vous me récompenser de ma
+docilité?</p>
+
+<p>&mdash;Que pouvez-vous bien désirer?</p>
+
+<p>&mdash;Un prompt acquiescement à mes voeux.</p>
+
+<p>&mdash;Vous parlez comme Florian. On dirait que vous
+l'avez lu, c'est invraisemblable.</p>
+
+<p>&mdash;Florian?... connais pas!</p>
+
+<p>&mdash;Je m'en doutais... Parlez donc notre langue.</p>
+
+<p>&mdash;Je voudrais que la fixation de notre mariage...</p>
+
+<p>&mdash;Ah!... la fixation. Quel charabias.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, vous saisissez très bien ma pensée.</p>
+
+<p>&mdash;Je veux vous forcer à l'exprimer clairement,
+en bon français du <span class="sc">XIX</span>e siècle.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! je voudrais que nous nous mariassions...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mariassions!... Vous n'avez donc jamais lu
+Sainte-Beuve?</p>
+
+<p>&mdash;Quelle sainte dites-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! vous ne la trouverez pas dans le martyrologe
+celle-là. Êtes-vous bachelier, cher duc?</p>
+
+<p>&mdash;Mais, chère amie, je laisse ce titre aux professeurs,
+comme M. de Mérigue.</p>
+
+<p>&mdash;Vous raillez. Êtes-vous prévôt d'armes?</p>
+
+<p>&mdash;Vous jouez de moi, ma chère Blanche, comme
+un enfant de ses toupies.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez, du moins, assez bon caractère, aussi
+ne veux-je point aujourd'hui vous tenir trop longtemps
+rigueur. Il faut bien aussi, pour être équitable,
+que je vous donne le prix de toutes vos
+soumissions récentes.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! comme ces paroles viennent agréablement
+sonner à mes oreilles.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! voilà que vous devenez poète pour
+avoir failli vous battre avec un enfant du Parnasse.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, je puis espérer...</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement... Vous pouvez faire publier nos
+bans.</p>
+
+<p>&mdash;Et fixer la cérémonie nuptiale?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! toujours votre fatras... A quinzaine, si vous
+voulez.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me comblez de joie. Telle est aussi la
+manière de voir de la comtesse?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! soyez tranquille!... Laissez-la broder.</p>
+
+<p>Quinze jours plus tard, l'église Sainte-Radegonde
+contenait vers l'heure de midi, tout ce que les
+quatre quartiers aristocratiques renfermaient de
+messieurs beaux ou laids, de femmes jolies ou peu
+agréables. Toutes les lumières du maître-autel resplendissaient
+et éclairaient le fin visage de l'abbé
+Roubley, qui allait bénir l'union de M. le duc
+de Largeay et de Mlle Blanche de Vannes. Les deux
+jeunes gens s'étaient agenouillés l'un auprès de
+l'autre dans la partie la plus avancée du choeur,
+sur des prie-Dieu en velours rouge.</p>
+
+<p>Largeay, sec, raide, compassé, peigné comme une
+gravure de mode, avec un léger tic nerveux dans
+l'oeil gauche, annonçait par toute son attitude le
+contentement qu'il éprouvait d'avoir atteint son but
+et la hâte qu'il ressentait d'en avoir fini avec les
+pompes officielles. Blanche, profondément sérieuse
+et grave, contrairement à ses allures ordinaires,
+semblait presque une victime enguirlandée pour le
+sacrifice. Elle avait aperçu à dix pas d'elle, dans un
+bas-côté, la figure sévère et la haute stature de
+Mérigue. Une comparaison inconsciente s'était établie
+dans son esprit, et son fiancé paraissait se rapetisser
+au niveau des bancs, tandis que son ancien
+admirateur grandissait jusqu'aux clefs des voûtes.
+Les grandes orgues exhalaient leurs plus douces
+mélodies, auquelles la jeune fille trouvait des consonnances
+funèbres, songeant peut-être aux chants
+sacrés de la Sainte-Chapelle, dont elle avait savouré
+l'harmonie à côté de l'homme qui envahissait de
+plus en plus ses pensées et ses souvenirs. Depuis
+quinze jours, elle n'avait point aperçu Mérigue, et
+elle cherchait dans son imagination surexcitée mille
+moyens de le revoir. Elle avait eu soin de lui faire
+envoyer un billet d'invitation à la messe de mariage,
+en désespoir de cause, et ne pensait point qu'il répondît
+à cette avance. Puis, tout à coup, elle le
+découvrait auprès d'elle, pensif et hautain parmi
+la foule.</p>
+
+<p>Le curé célébrant s'avança vers les futurs époux,
+et en sa qualité d'habile homme sachant le prix
+des courtes harangues, dit simplement à voix très
+basse:</p>
+
+<blockquote><p>
+«Mademoiselle, Monsieur le duc,</p>
+
+<p>«Votre dévoué pasteur éprouve en ce moment
+une émotion trop grande pour vous adresser un
+long discours, et pour célébrer comme il faudrait
+les louanges de vos illustres familles qui ont donné
+tant de héros à la France et tant d'élus au ciel. Vous
+marcherez tous les deux sur les nobles traces de
+vos ancêtres, vous, mademoiselle, par votre piété,
+votre charité, votre fidélité à tous vos devoirs
+d'épouse et de mère, vous, monsieur le duc, par
+votre courage, votre grandeur d'âme, votre dévouement
+sans bornes aux principes de probité et d'honneur
+qu'ont aimés et servis vos aïeux. Vous continuerez
+une lignée glorieuse, et en tous temps
+comme en tous lieux, vous servirez d'exemples et
+d'impeccables modèles à l'immense foule des déshérités,
+qui tiennent leurs yeux fixés sur vous,
+comme toutes les misères d'en bas regardent toutes
+les splendeurs d'en haut.»
+</p></blockquote>
+
+<p>Après cette homélie un peu flatteuse, l'abbé
+Roubley procéda à la bénédiction nuptiale et se
+dirigea vers l'autel.</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous entendu ce qu'il a dit? demanda la
+jeune duchesse à son seigneur et maître.</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, j'allais vous faire la même question,
+répondit Largeay.</p>
+
+<p>Dès lors, Blanche tomba sous le joug d'une obsédante
+pensée. Mérigue allait venir à la sacristie
+s'incliner devant elle et la foudroyer de son regard
+accusateur. Après bien des réflexions et bien des
+transes, elle résolut de se dérober à tous les hommages
+et de s'éloigner aussitôt après la cérémonie,
+sous un prétexte quelconque de fatigue ou d'émotion.</p>
+
+<p>Cependant, au sein de l'église, la conversation
+était générale, quoique chuchotée à voix très basse
+et d'une façon tout à fait convenable.</p>
+
+<hr>
+
+<p><i>Côté des dames</i>: L'abbé a été fort bien, aujourd'hui.</p>
+
+<p>&mdash;Toujours un peu bénisseur, ma chère.</p>
+
+<p>&mdash;On ne vient pas ici pour se faire dire des
+sottises.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais cette évocation des grandes vertus
+est ironique, à force d'être peu en situation.</p>
+
+<p>&mdash;Le duc n'est pas bien fort... c'est vrai!... mais
+il mène un cotillon, ma chère... il patine!... il a
+un tailleur!... Toutes ses culottes viennent d'Angleterre.</p>
+
+<p>&mdash;La petite est pas mal délurée.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! simplement un peu originale... mais... si
+riche, un million de dot... et puis, voyez donc cette
+forêt de cheveux noirs... l'inflexion gracieuse de la
+taille... Elle fait faire ses corsets chez Mmes de Vertus.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! qu'elle doit mal supporter leurs étreintes...
+vous me donnez absolument raison, ma chère. Le
+bon curé, au lieu de faire intervenir la sainteté et
+l'héroïsme dans son petit prône, aurait dû nous
+parler des bals, des clubs, des <i>five o'clock</i>, des premiers
+coiffeurs, des couturières à la mode.</p>
+
+<p>&mdash;Il y pensait, ma chère.</p>
+
+<p>&mdash;J'incline à le croire.</p>
+
+<p>&mdash;Je constate donc avec plaisir que nous sommes
+du même avis.</p>
+
+<p><i>Côté des hommes</i>: Très joliment tourné, le discours.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'a-t-il donc raconté déjà?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne me rappelle plus bien, mais c'était tout
+à fait délicat et puis si bien approprié.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que Largeay va faire de la petite Zoé?</p>
+
+<p>&mdash;Peuh! ce qu'il en a fait jusqu'ici.</p>
+
+<p>&mdash;Pas possible? il va lui continuer sa pension de
+cent louis par mois?</p>
+
+<p>&mdash;Nullement. Il va l'augmenter, puisque le voilà
+devenu plus riche. Il lui a même fait un cadeau de
+noces ultra pschutteux.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes sûr de cela?</p>
+
+<p>&mdash;Très sûr. Un poney de trois cents louis... qu'il
+n'a même pas payé.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'il paiera un de ces jours avec l'argent de sa
+femme.</p>
+
+<p>Tel était le genre dominant des prières adressées
+au Seigneur par l'opulente assistance.</p>
+
+<p>Blanche était toujours absorbée dans ses impressions.
+Quant au jeune duc, il dormait.</p>
+
+<p>On se leva à l'Évangile, on s'assit à l'Offertoire, on
+s'inclina à l'Élévation, on se prépara au départ après
+la bénédiction du prêtre.</p>
+
+<p>&mdash;Mon ami, dit vivement Blanche à l'oreille de
+son époux, je me sens un peu fatiguée. Voulez-vous
+me ramener à l'hôtel de Largeay?</p>
+
+<p>Le duc s'empressa d'arrondir son bras et le
+couple entra à la sacristie. Alors Blanche et Largeay
+prièrent leurs parents respectifs de vouloir bien
+recevoir en leur lieu et place les hommages du
+faubourg assemblé. Puis ils sortirent par une porte
+dérobée et s'élancèrent dans leur coupé.</p>
+
+<p>Quelques minutes après, ils se trouvaient dans
+le boudoir rose aménagé pour Blanche à l'hôtel de
+Largeay.</p>
+
+<p>La jeune duchesse dit à son époux: «Voici le
+programme de la soirée: Dîner au Café de Paris,
+coucher à l'Hôtel de Bade.» Le duc s'inclina.
+«Maintenant, veuillez me laisser seule pendant
+quelques moments.» Le duc sortit.</p>
+
+<p>En quittant Sainte-Radegonde, Jacques de Mérigue
+avait pris le boulevard, le pont de la Concorde et
+les Champs-Élysées. Il était poussé vers le grand
+air par toutes les aspirations de son coeur broyé et
+de son âme étouffée. Depuis son double échec, il
+était retombé dans l'oubli, à peine traversé de temps
+à autre par quelque lettre de condoléance banale et
+quelques visites d'ouvriers sans travail. Sa blessure
+double saignait jour et nuit, la plaie de l'orgueil et
+la meurtrissure de l'amour.</p>
+
+<p>Et c'était Blanche qui les lui avait infligées toutes
+les deux, en lui jetant à la face un outrage que
+rien ne saurait effacer. Il comprenait vaguement
+que tout sentiment pour lui n'était pas éteint au
+coeur de la jeune femme, mais il jugeait inexorablement
+qu'après l'affront reçu par lui, tout devait
+être fini entre eux et pour jamais. Et son coeur,
+embrasé d'amour, livrait un furieux combat à sa
+fierté robuste qui demeurait victorieuse, à la condition
+de lutter sans repos. Il s'était rendu à la
+cérémonie machinalement, sans but précis, peut-être
+pour bien voir de ses yeux l'irrévocable immolation
+de son rêve, et maintenant il marchait droit
+devant lui, à lourdes enjambées, comme parmi les
+grands sables un voyageur perdu.</p>
+
+<p>Arrivé à l'Arc-de-Triomphe, il prit l'avenue Wagram
+et les boulevards extérieurs. Il descendit jusqu'à
+la Bastille et traversa le pont Henri IV. Il
+s'arrêta à une petite échoppe du quai de la Tournelle
+et dîna pour vingt-cinq sous, puis, appesanti
+par son repas, bien léger cependant, il se traîna
+péniblement vers la rue des Saint-Pères, avec la
+nuit qui tombait. Comme ses cent vingt marches
+lui parurent pénibles, harassantes, interminables.
+Comme il se sentait tiré en bas par la torpeur, la
+lassitude et le désespoir. Arrivé dans sa chambre, il
+ouvrit sa fenêtre et regarda le ciel; par cette brumeuse
+soirée de mars, les quelques étoiles visibles
+là-haut semblaient entraînées vers un gouffre noir
+parmi l'avalanche confuse des nuages.</p>
+
+<p>Le duc et la duchesse de Largeay dînaient au
+Café de Paris. Leur conversation fut moins nourrie
+que leurs appétits et il fallut que le café succédât à
+deux bouteilles de vin capiteux, pour parvenir à
+délier leur langue.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi cette nuit à l'Hôtel de Bade? interrogea
+le duc en allumant son cigare.</p>
+
+<p>&mdash;C'est drôle... c'est drôle! répondit Blanche
+d'un air rêveur... On n'y connaît personne... personne
+ne vous y connaît. On n'est qu'un numéro
+dans la cohue bruyante et banale. On est plus à
+même de passer ses fantaisies, car vous n'ignorez
+pas, mon cher duc, que vous avez épousé une fantaisiste...
+une capricieuse... qui aime bien sa petite
+indépendance...</p>
+
+<p>&mdash;Je ne m'en plains aucunement, duchesse.</p>
+
+<p>&mdash;Puissiez-vous être toujours aussi accommodant.</p>
+
+<p>Il était dix heures quand le noble couple entra à
+l'hôtel et prit possession d'un petit appartement de
+trois pièces, retenu par dépêche pendant la journée.
+La première pièce était une antichambre où l'on
+déposa les manteaux. Puis venait un salon où brillait
+un feu clair. En arrière, la chambre à coucher.
+Largeay, qui grelottait, s'approcha du foyer embrasé
+et se laissa même aller à la jouissance de s'accroupir
+auprès des chenets. Blanche, pendant ce temps-là,
+pénétrait dans la dernière pièce et s'y barricadait.</p>
+
+<p>Quand le duc jugea ses mollets rôtis à point, il
+voulut aller retrouver la duchesse et se heurta à
+une porte fermée: «C'est moi! fit-il, chère amie.</p>
+
+<p>&mdash;Cher ami, répondit la jeune mariée; n'avez-vous
+pas un divan dans votre salon?</p>
+
+<p>&mdash;Effectivement, répondit Largeay avec un hoquet
+d'angoisse.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, mon bon duc, répliqua Blanche,
+faites-moi donc l'amitié de vous y installer le mieux
+que vous pourrez. J'ai un peu mal de tête et je
+voudrais dormir seule. Souvenez-vous que vous
+m'avez promis de ne jamais vous plaindre de mes
+petites fantaisies.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, gémit le duc... mais celle-là... est
+inattendue.</p>
+
+<p>Blanche coupa court à l'entretien en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Bonne nuit, cher duc. Enveloppez-vous bien
+pour ne pas vous enrhumer.</p>
+
+<p>Le lendemain matin, à huit heures, le concierge
+de Jacques lui apporta une lettre cachetée qui venait
+d'arriver par exprès. C'était une bande de papier
+timbré pour billet à ordre.</p>
+
+<p>Mérigue y lut:</p>
+
+<blockquote><p>
+«Mon coeur vous reste.</p>
+
+<p>«<span class="sc">Duchesse Blanche de Largeay</span>.»
+</p></blockquote>
+
+<p class="mid">FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE</p>
+
+<br><br><br>
+
+
+<h2>DEUXIÈME PARTIE</h2>
+
+
+
+<h3>LE MÉPRIS DE L'HOMME</h3>
+
+
+<p><i>Coeur trop haut.</i></p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>I</h3>
+
+<h3>LA SALLE DU PRÉ AUX CLERCS</h3>
+
+
+<p>«A bas le calotin! A l'eau le Jésuite! A la lanterne
+Torquemada! Enlevez-le! Sus à Basile! Mort au
+corbeau! A la guillotine le ci-devant!»</p>
+
+<p>Tels étaient les cris, accompagnés d'autres imprécations
+moins convenables, qui accueillaient, au
+cours d'une réunion d'autonomistes, en l'illustre
+salle du Pré aux clercs, l'apparition inattendue de
+Jacques de Mérigue à la tribune. L'estrade était
+occupée par plusieurs notabilités du parti radical
+où l'on remarquait, entre autres intelligences lumineuses,
+les citoyens Troubault et Baroudier, représentants
+de Paris. Cette assemblée, annoncée depuis
+plusieurs jours par les journaux cramoisis à grands
+renforts de tamtams et de grosse caisse, avait pour
+but la formation d'un comité de la libre-pensée au
+milieu du quartier le plus religieux de la capitale.
+Naturellement tout ce que la clientèle des salles
+Levis, Graffard et autres, renferme d'escarpes et de
+tire-laine, s'était donné rendez-vous ce jour-là au
+local du Pré au Clercs. On avait défié par avance
+les réactionnaires et les <i>aristos</i> de se présenter à la
+séance, et Mérigue, accompagné du baron de
+Sermèze et de quelques autres vaillants, avait relevé
+le gant et profité d'une bourde expectorée par le
+président, le citoyen Troubault, pour réclamer la
+parole et se précipiter à la tribune. De grossières
+protestations s'étant élevées aussitôt, l'ancien candidat
+avait salué la foule, hurlante de l'exclamation
+un peu risquée de «Vivent les Jésuites» qui avait
+déchaîné l'ouragan dont un bien faible écho est
+reproduit en tête de ces lignes. Jacques ne se laisse
+point intimider; il fait d'héroïques efforts pour
+permettre à sa voix de dominer le tumulte, mais
+l'auditoire appelle le brouhaha des bancs et des
+cannes à la rescousse des beuglements.</p>
+
+<p>Le président Troubault somme l'orateur d'évacuer
+la place.</p>
+
+<p>&mdash;Vous imprimez depuis huit jours que je n'aurai
+pas le courage de monter ici, reprend Mérigue. J'y
+suis, j'y reste!</p>
+
+<p>Nouvelle tempête de clameurs: «A bas Mac-Mahon!
+«A bas Fourtou! Mort au seize-mai! A l'eau, à l'eau!</p>
+
+<p>Sur cette dernière interjection, Jacques de Mérigue
+prend avec le plus grand calme le verre d'eau
+sucrée destiné au conférencier radical, et le vide
+d'un trait aux yeux de six cents énergumènes
+ébaubis devant tant d'audace.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous ordonne de descendre, réitère le
+citoyen président.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne comprenez la tolérance que comme le
+secrétaire de l'Élysée, riposte Mérigue.</p>
+
+<p>Un flot de furieux se précipite vers l'estrade pour
+exécuter l'intrépide jeune homme. Ses amis, dirigés
+par le baron de Sermèze, s'élancent en avant et, par
+une pression énergiquement exécutée, refoulent un
+instant les envahisseurs.</p>
+
+<p>Mérigue alors enfle ses poumons d'une aspiration
+suprême et jette cette apostrophe à la multitude
+furibonde: «Est-ce que par hasard vous me trouvez
+la tête d'un otage?»</p>
+
+<p>Cette dédaigneuse bravade est lancée d'une voix
+pleine, sonore, retentissante. Toutes les oreilles
+l'ont entendue. C'est alors, de la base au sommet et
+de la gauche à la droite de l'énorme salle, un tonnerre
+de rugissements, de grognements, de trépignements.
+Les quelques royalistes égarés dans la
+horde fédérée sont enveloppés et bousculés.</p>
+
+<p>Mérigue saute magnifiquement au milieu de la
+mêlée pour apporter à ses amis le contingent de ses
+poings redoutables.</p>
+
+<p>Le baron de Sermèze, qui allie un courage impassible
+à une vigueur peu commune, distribue des
+coups formidables et pratique à chaque fois de
+sérieuses brèches parmi la cohue tourbillonnante
+des assaillants. Les démagogues sont six cents
+contre huit, mais ils sont pour la plupart maladroits,
+indisciplinés, lâches, et fortement émus par d'abominables
+libations. Ceux qui occupent les derniers
+rangs poussent ceux du centre, ce sont toujours les
+mêmes qui empoignent les horions terribles impartialement
+distribués aux quatre points cardinaux
+par le bataillon carré de Sermèze. Cette petite phalange
+de spartiates forme un rempart autour de
+Jacques qui domine de la tête ses braves compagnons,
+et montre, lui aussi, qu'il n'est pas manchot,
+après avoir prouvé qu'il n'était pas muet. Les représentants
+du peuple, blêmes de stupeur sur leur
+estrade ébranlée, lèvent leurs mains et leurs yeux
+vers le ciel comme de simples cléricaux en prières.
+Ils ont la vague appréhension de voir cette poignée
+d'enragés réactionnaires rosser à plate couture leur
+armée fidèle, et donner l'assaut à leur Olympe qui
+serait insuffisamment défendu par la foudre de leur
+éloquence.</p>
+
+<p>Le président Troubault se penche à l'oreille de
+l'assesseur Baroudier.</p>
+
+<p>&mdash;Ces b...-là, dit-il, vont nous assommer tout
+notre monde; voyez donc comme ils tapent. Hue
+donc! hue donc!</p>
+
+<p>&mdash;Pourvu qu'ils ne montent pas jusqu'ici, reprend
+le deuxième représentant. Ils en seraient bien capables.</p>
+
+<p>&mdash;C'est ce que j'étais en train de me dire, ma
+vieille branche... Ces jeux-là ne sont plus de notre
+âge. Si nous allions colporter quelques paroles de
+conciliation.</p>
+
+<p>&mdash;Peste, comme vous raisonnez. Il faudrait descendre
+pour cela... diable!</p>
+
+<p>&mdash;Ils n'oseront pas nous cogner si nous nous
+présentons en pacificateurs. Si nous leur offrions de
+rendre la parole à cet enragé de Mérigue?</p>
+
+<p>&mdash;Il faudrait la trouver pour la rendre.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ils sont repoussés, enfin, Dieu soit loué.</p>
+
+<p>&mdash;Comment Dieu? A quoi pensez-vous, dans une
+réunion de comités libres-penseurs!</p>
+
+<p>&mdash;Diable! les voilà qui reviennent. Ils sont à
+deux pas de la tribune.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! mon Dieu! Nous sommes perdus.</p>
+
+<p>&mdash;Non... voilà qu'ils reperdent du terrain. Eh
+bien, mon petit! Vous avez invoqué à votre tour
+le nommé Jéhovah. Ça vous apprendra à me blaguer.</p>
+
+<p>&mdash;Une habitude incorrigible. C'est la force occulte
+directrice des choses que j'aurais dû prendre à
+témoin.</p>
+
+<p>&mdash;La force occulte... Vous êtes bon... C'est une
+force manifeste qui nous serait nécessaire. Oh!
+Seigneur Jésus!... Ils reviennent sur nous... Allons-nous-en.</p>
+
+<p>&mdash;Il est difficile de quitter notre poste; d'abord,
+il y a la question de décorum... et puis par où diable
+voulez-vous décaniller?</p>
+
+<p>&mdash;Le décorum doit être mis de côté dans les cas
+de force majeure. Il y a une petite porte derrière la
+tribune... Je crains qu'il nous faille... en passer par
+là. Oh! que ça va mal!</p>
+
+<p>&mdash;Pardieu! Il n'y a qu'une vingtaine des nôtres
+qui soient sérieux. Les autres poussent et se gardent
+bien de remplacer les blessés.</p>
+
+<p>&mdash;Vous qui avez des cheveux blancs, Baroudier
+si vous essayiez de faire entendre des paroles de
+paix... Je crois que c'est le meilleur moyen... ils
+n'oseront pas frapper un vieillard.</p>
+
+<p>&mdash;C'est très délicat ce que vous me demandez là.</p>
+
+<p>&mdash;Au nom de la République démocratique et
+sociale.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous, au contraire, qui êtes plus jeune,
+vous courriez beaucoup moins de risques.</p>
+
+<p>&mdash;C'est une erreur. On me prendrait pour un
+combattant et on me cognerait... Allons, Baroudier,
+le temps presse.</p>
+
+<p>Le citoyen Baroudier se laissa persuader et se mit
+en demeure de descendre. Au dernier échelon, un
+de ses coreligionnaires politiques, entièrement
+ivre, lui envoya un va-te-laver gigantesque qui l'eût
+bombardé au repos éternel si Mérigue lui-même,
+presque acculé aux tréteaux en cet instant, n'eût
+pris en pitié le vieux démocrate et prestement paré
+le coup. Du haut de son siège, le président Troubault
+frissonne. Baroudier, vivement heurté, fut
+renversé sur les marches de la tribune et parvint à
+grand'peine à revenir auprès de son collègue.
+L'anxiété de ce dernier croissait de minute en
+minute. Le groupe compacte des opposants, trop
+faible pour se maintenir en un lieu déterminé,
+oscillait tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre,
+sous les propulsions alternantes de la foule, mais il
+ne se laissait jamais entamer et offrait constamment
+à ses adversaires un front de bataille éminemment
+pratique, composé de seize poings aguerris et infatigables
+qui s'abattaient, se relevaient et retombaient
+encore, avec la régularité des marteaux-pilons
+dans les forges.</p>
+
+<p>Les royalistes étaient tous plus ou moins violemment
+contusionnés des chevilles à la ceinture.
+C'était toujours aux régions basses de leurs corps
+que s'adressaient les attaques des autonomistes.
+Quant à ceux-ci, ils comptaient déjà une vingtaine
+des leurs assez sérieusement atteints pour n'être
+plus d'aucun secours actif sur le terrible champ-clos.
+Soudain, Troubault dit à Baroudier: «Mon
+cher collègue, nous ne pouvons pas laisser compromettre,
+dans cette bagarre, notre dignité de
+représentants du pays. C'est une question de tenue
+et de convenance. Je vous cède pour un moment
+la présidence terriblement honoraire&mdash;je l'avoue&mdash;et
+je m'en vais par la petite porte de derrière
+chercher la police. Surtout, que personne n'en sache
+rien. Ma réélection serait compromise dans deux
+mois.»</p>
+
+<p>A ces mots le président s'éclipsa, suivant la méthode
+indiquée, et alla droit au bureau de M. Gilet,
+commissaire de police du quartier, puis revint avec
+une agilité non moins grande reprendre possession
+de son fauteuil. Le magistrat, dont l'appui était
+réclamé, ceignit son écharpe et, à la tête d'une
+escouade de douze agents, fit irruption dans la salle
+un quart d'heure à peine après la réquisition qui lui
+avait été faite.</p>
+
+<p>L'aspect des sergents de ville produisit dans la
+multitude un sauve-qui-peut général. La grande
+porte fut en un clin d'oeil encombrée et obstruée.</p>
+
+<p>Un silence relatif s'étant établi, M. le commissaire
+Gilet en profita pour prononcer la dissolution de
+l'assemblée, et le citoyen Baroudier protesta en
+termes éloquents contre cette violation de la liberté
+et des droits garantis par la constitution.</p>
+
+<p>L'évacuation s'opéra d'une façon désordonnée et
+tumultueuse, et mit près de trois quarts d'heure à
+s'effectuer. Mérigue et ses amis sortirent les derniers
+avec M. Gilet et les gardiens de la paix. Les
+royalistes s'attendaient à ce que la lutte recommençât
+dans la rue, mais ils avaient compté sans
+l'inconstance des adeptes de la libre-pensée, qui, à
+peine hors du lieu de réunion, se dispersèrent rapidement
+dans toutes les directions et allèrent peupler
+tous les zincs du voisinage. C'était bien le
+moins qu'ils puissent faire après s'être couverts
+pendant une heure de la glorieuse poussière des
+combats.</p>
+
+<p>Le commissaire de police pria Jacques de vouloir
+bien rester quelques instants à sa disposition pour
+s'expliquer sur le grief de provocation au désordre
+formulé contre lui par le citoyen Troubault. Au
+moment où ces messieurs tournaient l'angle de la
+rue du Bac et de la rue de Varenne, un des
+membres de l'assemblée dissoute, qui semblait en
+proie à un délirium alcoolique, se jeta à l'improviste
+sur M. Gilet, brandissant à son poing un stylet
+acéré.</p>
+
+<p>Le magistrat n'eut pas le temps de se jeter en
+arrière, et il eût été infailliblement poignardé si
+Mérigue, plus prompt que le misérable, ne lui eût
+arrêté le bras.</p>
+
+<p>L'irascible électeur fut rapidement saisi et désarmé
+par les gardiens, tandis que le commissaire
+disait à Jacques: «Monsieur, vous m'avez sauvé
+la vie. La personne et la reconnaissance d'un fonctionnaire
+de mon ordre sont bien peu de chose aux
+yeux de l'opinion, mais je puis vous jurer que si
+jamais le brillant orateur Jacques de Mérigue pouvait
+avoir besoin du pauvre policier Anselme Gilet,
+il devrait compter sur lui comme sur le meilleur
+des gentilshommes.»</p>
+
+<p>Jacques considéra à la lueur d'un réverbère
+l'interlocuteur qui lui tenait ce langage inattendu.
+Avec son coup d'oeil habile et sûr, il reconnut en
+cet homme le type du fonctionnaire courageux,
+loyal, souverainement honnête et possédant un
+coeur sous son écharpe. Spontanément il lui tendit
+la main. M. Gilet la serra avec une émotion frémissante
+et lui dit: «Maintenant, monsieur, vous êtes
+libre. Je crois que je n'ai rien de plus agréable à
+faire pour vous que de vous priver de ma compagnie.
+Au reste, pour ce qui est de la réunion, je
+sais parfaitement d'avance de quel côté sont les
+torts. Adieu, monsieur, et au milieu de tous les
+triomphes que l'avenir réserve à votre talent, n'oubliez
+pas qu'en arrachant aujourd'hui un de vos
+semblables à la mort vous avez remporté votre plus
+belle victoire, la seule peut-être dont l'image soit
+destinée à briller dans votre souvenir sans ombre
+et sans nuage.»</p>
+
+<p>Les amis de Mérigue entendirent les remerciements
+du commissaire et voulurent plaisanter au
+sujet des belles phrases de ce vilain homme. Jacques
+leur imposa silence en disant: «De grâce, messieurs,
+la rencontre d'un homme de coeur est chose assez
+rare pour n'en point faire un thème à railleries. Qui
+peut savoir, en ces temps troublés, si je ne serai pas
+un jour réduit à l'amitié de M. Gilet?</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas flatteur pour la mienne, répondit
+Sermèze.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! la tienne! fit Jacques, elle est toujours
+sous-entendue.</p>
+
+<p>Jacques de Mérigue s'était remis avec ardeur à la
+conquête des étoiles. En dépit de la plaie, toujours
+saignante, qui lui rongeait le coeur, il avait dirigé
+vers le travail toutes les forces de sa volonté. Les
+élections législatives devaient avoir lieu à bref délai
+et, le scrutin d'arrondissement subsistant encore, le
+jeune héros limousin comptait briguer le siège
+afférent à sa circonscription. Il était en train, pour
+le moment, d'augmenter sa notoriété autant que
+cela était possible, en prenant la parole dans toutes
+les réunions parisiennes dont il pouvait avoir connaissance.
+La lecture du billet de la duchesse
+l'avait violemment émotionné, mais il n'avait pas
+eu un instant la pensée d'y répondre d'une façon
+quelconque. Le nom de ses pères souffleté dans sa
+personne criait trop haut contre l'auteur de l'outrage;
+mais il s'était surpris approchant de ses
+lèvres l'écriture enchanteresse, et il avait voulu se
+punir d'une seconde faiblesse en déchirant la noble
+lettre, et en jetant dans la rue ses débris froissés
+d'une main crispée.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>II</h3>
+
+<h3>LUNE DE MIEL</h3>
+
+
+<p>&mdash;Eh bien, ma chère Blanche, disait la comtesse
+douairière de Vannes d'un ton distrait, tandis qu'elle
+poursuivait certainement par la pensée le vol de
+son aiguille sur quelque canevas fantastique; eh
+bien, ma chère Blanche, es-tu bien contente et bien
+heureuse?</p>
+
+<p>&mdash;Tout à fait, maman.</p>
+
+<p>&mdash;Tu me dis cela d'un air peu convaincu.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! qui vous donne ce soupçon bizarre?</p>
+
+<p>&mdash;Le duc est-il toujours bien gentil pour toi?</p>
+
+<p>&mdash;Adorable. Je le vois une demi-heure par jour.</p>
+
+<p>&mdash;Comme c'est peu, ma pauvre enfant. C'est
+vraiment bien mal à lui.</p>
+
+<p>&mdash;Comment donc! comment donc, chère maman.
+C'est assez. Je n'en réclame pas davantage.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne veux pas que je lui dise.....</p>
+
+<p>&mdash;Ah! Dieu du ciel. Gardez-vous en bien.</p>
+
+<p>&mdash;Tout amicalement... sans paraître lui faire de
+reproches... au cours d'une conversation...</p>
+
+<p>&mdash;De grâce, maman, laissez-le donc tranquille;
+je l'aimerais peut-être beaucoup moins s'il était perpétuellement
+sur mes talons.</p>
+
+<p>&mdash;Tu l'aimes donc toujours bien, ma petite Blanche?</p>
+
+<p>&mdash;Suffisamment.</p>
+
+<p>&mdash;Et lui te rend-il comme tu le désires tes sentiments
+d'affection et d'amour?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! comme je le désire.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons. Raconte-moi un peu ta journée. Tu
+te lèves toujours tard...?</p>
+
+<p>Sur le coup de onze heures; mais je suis réveillée
+au point du jour.</p>
+
+<p>&mdash;Et que peux-tu bien faire de six à onze?</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu, Maman, je prends du chocolat par
+toutes petites gorgées; la première me brûle, la dernière
+me gèle... puis je lis les romans nouveaux.</p>
+
+<p>&mdash;Et ton mari, pendant ce temps-là?</p>
+
+<p>&mdash;Mon mari, dit Blanche en éclatant d'un rire
+dédaigneux, est-ce que je puis le savoir? Depuis
+cinq semaines, il est entré une seule fois dans ma
+chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu! est-ce possible?</p>
+
+<p>&mdash;A quatre heures de l'après-midi.</p>
+
+<p>&mdash;De l'après-midi, ma petite Blanche?</p>
+
+<p>&mdash;Pour me demander l'adresse d'une fleuriste.</p>
+
+<p>&mdash;Il t'envoie encore des bouquets?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous plaisantez, maman.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vraiment, ma fille, tu me plonges dans la
+stupeur. Où peuvent donc aller ces fleurs?</p>
+
+<p>&mdash;That is the question. Je m'en soucie peu.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! il n'est entré qu'une fois dans ta
+chambre...? mais je pense que tu veux parler de la
+journée; j'espère que le soir... tu n'es pas seule.</p>
+
+<p>&mdash;Non, je fais venir ma femme de chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, la nuit, chère enfant?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! je ne suis pas peureuse, tranquillisez-vous.</p>
+
+<p>&mdash;J'étais décidément promise à des étonnements
+aujourd'hui, moi qui ne pouvais jamais me débarrasser
+de ton pauvre père quand il vivait.</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes une famille pleine de contrastes.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, Blanchette... et quand tu es levée...?</p>
+
+<p>&mdash;Je déjeune à la vapeur.</p>
+
+<p>&mdash;Avec ton mari, j'espère?</p>
+
+<p>&mdash;Généralement; mais il arrive toujours en retard,
+et il en est encore aux hors-d'oeuvre quand je
+mange la confiture.</p>
+
+<p>&mdash;Est-il au moins bien mignon pendant le repas?</p>
+
+<p>&mdash;Toujours à moitié endormi.</p>
+
+<p>&mdash;- Il ne t'embrasse pas un peu, ma fille?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! si, de temps en temps... dans les cheveux.</p>
+
+<p>&mdash;Dans les cheveux?</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement, ça le fatigue de se courber.</p>
+
+<p>&mdash;Il est toujours bien doux avec toi, ma chérie?</p>
+
+<p>&mdash;Il ne m'a pas encore gifflée.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vraiment.</p>
+
+<p>&mdash;Ni même maltraitée.</p>
+
+<p>&mdash;Quel époux modèle!</p>
+
+<p>&mdash;Ni même injuriée.</p>
+
+<p>&mdash;Il est trop bien élevé pour ça, j'espère.</p>
+
+<p>&mdash;Et puis il sait bien que je lui rendrais.</p>
+
+<p>&mdash;Après déjeuner que se passe-t-il?</p>
+
+<p>&mdash;Je vais faire mes visites et puis mes petites
+courses particulières, mes petites études de moeurs,
+puis je rentre sur les cinq ou six heures, après avoir
+croqué quelques petits fours. Je reprends mes livres
+ou bien je dors jusqu'à sept heures et demie... puis
+je dîne.</p>
+
+<p>&mdash;Avec le duc?</p>
+
+<p>&mdash;Pas habituellement. Il trouve la cuisine du club
+très supérieure à la mienne.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! fi, le vilain.</p>
+
+<p>&mdash;Il est vrai, pour tout dire, que la conversation
+de ma femme de chambre me paraît beaucoup plus
+intéressante que la sienne.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu ne le vois plus de la soirée?</p>
+
+<p>&mdash;C'est très rare.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne t'amène jamais au théâtre?</p>
+
+<p>&mdash;Il ne me défend pas d'y aller seule.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre enfant! Quelle existence solitaire et
+monotone. Je viendrai te voir tous les jours, puisque
+c'est comme ça; je t'apprendrai à broder.</p>
+
+<p>&mdash;Grand merci, ma petite maman, vos distractions
+sont trop follichonnes.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne t'imagines pas comme ce travail-là fait
+passer le temps, et puis, il est si captivant, j'en rêve
+la nuit.</p>
+
+<p>&mdash;Ma pauvre maman... eh bien, il m'arrive aussi
+de broder quelquefois... de jolis petits romans, dans
+mon imagination.</p>
+
+<p>&mdash;Il est malsain de s'abandonner à la rêverie, ma
+petite Blanche.</p>
+
+<p>&mdash;Parlons d'autre chose, chère maman. Sait-on
+ce que devient M. de Mérigue?</p>
+
+<p>&mdash;M. de Mérigue... ah! oui, ce petit professeur
+que nous avons reçu et qui s'est présenté aux élections,
+je crois.</p>
+
+<p>&mdash;Précisément... Le répétiteur de Théodore enfin...
+vous avez l'air de tomber des nues...</p>
+
+<p>&mdash;Il n'est plus répétiteur de Théodore, il a dit à
+ton frère qu'il ne pouvait plus s'occuper de lui, qu'il
+avait d'autres chats à fouetter, je crois. J'espère bien
+qu'il n'aura pas fait subir ce traitement-là à mon
+fils...</p>
+
+<p>&mdash;Il aurait eu raison quelquefois... Je le trouve
+très bien ce jeune homme... décidément.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'est pas de notre monde, mon enfant.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est ça qui m'est égal! Si vous croyez qu'ils
+sont toujours drôles les gens de notre monde? Je suis
+sûre que lorsque M. de Mérigue se mariera il rendra
+une femme joliment heureuse.</p>
+
+<p>&mdash;Que nous importe, ma fille! N'avons-nous rien
+de mieux à faire qu'à nous occuper de ces petites
+gens?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est trop fort!... D'abord, de votre part,
+c'est de l'ingratitude... Ce pauvre garçon qui gagne
+peut-être vingt-cinq louis par mois à la rue de Monceau,
+vous en a donné cinq d'un seul coup à votre
+dernière quête.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien possible, ma fille. Je ne me rappelle
+pas. Le prince de Gabrielli m'a bien remis un billet
+de mille. Si j'étais obligée d'avoir de la reconnaissance
+pour tous les gens qui m'ont envoyé leur offrande,
+je n'aurais plus le temps...</p>
+
+<p>&mdash;De broder, chère maman.</p>
+
+<p>Blanche de Vannes avait sommairement raconté sa
+vie quotidienne à la comtesse douairière, mais elle
+n'avait fait aux pensées qui l'agitaient qu'une bien
+légère allusion, que la noble manieuse d'aiguille
+n'avait aucunement pénétrée. Elle avait singulièrement
+débuté dans la vie matrimoniale en consignant
+son mari à la porte de sa chambre à coucher. Celui-ci
+n'avait éprouvé qu'une légère vexation toute passagère
+et non suivie de rancune contre la compagne
+de son existence. C'était pendant cette première nuit
+solitairement écoulée, que la jeune duchesse avait
+rempli, à l'adresse de Mérigue, la singulière lettre
+de change dont le texte était si bref et si catégorique.
+Elle avait attendu une réponse pendant de longues
+journées, et courait souvent elle-même à la loge aux
+heures de passage des facteurs. Le «béguin» qu'elle
+avait eu pour le jeune candidat se transformait décidément
+et invinciblement en un sentiment profond
+d'attachement qui contenait le germe d'une passion
+folle et irrésistible. La solitude presque absolue où
+vivait Blanche était un aliment de plus à cet étrange
+amour, et compliquait les mouvements de son coeur
+d'une violente excitation cérébrale. Les quelques
+moments passés avec le duc irritaient et exaltaient
+ses pensées; elle comparait sans cesse et avec une
+mesure d'appréciation peu impartiale la platitude
+de l'homme qu'elle apercevait en face d'elle, et l'auréole
+du fantôme qu'elle poursuivait dans ses rêves.
+Ce duc, si froid, si compassé, si correct dans sa tenue
+irréprochable, si uniforme dans sa vie frivole et inutile,
+et ce bel aventurier si romanesque, si ardent,
+si dédaigneux de l'étiquette, si impétueux dans ses
+ambitions hardies, ces deux êtres, si dissemblables,
+ne pouvaient s'équilibrer dans les plateaux d'une
+balance intelligente. La duchesse en était même
+venue à admirer vaguement, comme un trait inouï
+d'audace, cette prétention insensée de Jacques, qui
+avait d'abord révolté son orgueil. Elle cherchait à cet
+acte fou des circonstances atténuantes, et elle découvrait
+comme telles, avec un frémissement intime,
+la séduction de ses charmes et l'attraction exercée
+par sa beauté, bien capables sans doute de griser le
+cerveau d'un homme. Ce qu'elle ne pouvait point
+encore comprendre, c'était que l'explosion de son
+dédain eût fait à Mérigue une incurable blessure.
+Aussi était-elle de jour en jour plus stupéfaite du
+silence implacable où le poète se renfermait.</p>
+
+<br><br><br>
+
+
+<h3>III</h3>
+
+<h3>SUITE DE LA MÊME LUNE</h3>
+
+
+<p>&mdash;Oh! voyons, ma petite Zoé, tu n'es pas raisonnable,
+je t'ai encore donné hier cinquante louis pour
+payer ton terme.</p>
+
+<p>&mdash;Ah ça! mon petit duduc est-ce que tu t'imagines
+qu'on n'a pas autre chose à faire qu'à penser à
+son loyer, et que je vais jeter tout de suite tes jolis
+petits monacos à la tête de cet escogriffe de concierge.
+Ce sont des soufflets qu'il attrapera, s'il insiste.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, ma fignolette, il te fera donner congé, tu
+seras expulsée, quel déshonneur pour moi si l'on
+dit au club que j'ai laissé vendre les meubles de ma
+petite Louloute six semaines après avoir fait un
+riche mariage.</p>
+
+<p>&mdash;Certainement, c'est un déshonneur.</p>
+
+<p>&mdash;On me traitera d'ingrat, d'oublieux, de pingre,
+de vieux rapiat, de sale grigou.</p>
+
+<p>&mdash;Surtout de mufle et de moule, et on aura diablement
+raison.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es dure, ma petite Zoé.</p>
+
+<p>&mdash;C'est toi qui est dur. Comment tu me donnes
+un billet de mille et parce que ça se trouve être le
+montant du terme, et que ce terme arrive par hasard
+à échoir aujourd'hui, il faut que je renonce à tous
+mes petits projets et que je jette cette somme dans
+ce tonneau des Danaïdes qui s'appelle la poche du
+propriétaire. Va donc, mon vieux. C'est toi qui n'est
+pas raisonnable, pour deux sous, vois-tu.</p>
+
+<p>&mdash;Pour mille francs.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! voila-t-il pas une belle affaire! Quand
+Mme la duchesse de Largeay aurait une perle fine de
+moins.</p>
+
+<p>&mdash;Laisse donc la duchesse tranquille... comme je
+fais moi-même.</p>
+
+<p>&mdash;Je te dis que tu me lâches.&mdash;C'est pas gentil.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, je te donne tout le temps que me
+laissent le club et ma promenade à cheval.</p>
+
+<p>&mdash;Je te répète que tu me lâches pour ta petite
+duchesse de rien du tout.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es dure, ma petite Zoé.</p>
+
+<p>&mdash;... Qui t'a fermé la porte au nez, le soir de tes
+noces.</p>
+
+<p>&mdash;Hein! tu dis?</p>
+
+<p>&mdash;Fais donc pas ton gros malin. Tout le monde le
+sait.</p>
+
+<p>&mdash;Tout le monde sait... que...?</p>
+
+<p>&mdash;Que tu as passé la première nuit sur le divan
+de l'antichambre, l'histoire a roulé dans tous les
+journaux du boulevard.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que je lis ces ordures, ma chère?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, moi, si tu n'es pas plus aimable, je
+vais faire comme la duchesse... je mettrai le verrou
+à ma porte... et tu te trouveras... tu sais comme
+l'infortuné cavalier le... dos par terre... entre deux
+selles...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! que tu es dure, Zoé.</p>
+
+<p>&mdash;C'est toi qui es un sans coeur.&mdash;Au moment
+où ta fortune augmente de cinquante mille livres de
+rente, tu veux que je paye mon terme... si tu y tiens
+tant à ce terme, tu n'as qu'à le payer toi-même, je
+ne m'y oppose pas, mais j'avoue que tu ferais bien
+mieux de me donner l'argent...</p>
+
+<p>&mdash;Tu me fais des facéties.</p>
+
+<p>&mdash;Si c'était cette grande sauterelle de Microche
+qui te le demandât, tu t'empresserais de lui obéir.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a six mois que je ne l'ai vue.</p>
+
+<p>&mdash;Je crois bien, elle te claquait, mais elle savait te
+mettre aux pas tout de même.</p>
+
+<p>&mdash;Qui t'a raconté ces bourdes?</p>
+
+<p>&mdash;Ça traîne dans tous les journaux.</p>
+
+<p>&mdash;Je t'ai déjà dit que je ne lisais pas ces ordures.</p>
+
+<p>&mdash;Si la duchesse te demandait mille francs tu les
+lui donnerais.</p>
+
+<p>&mdash;Elle ne me demande jamais rien. Elle est bien
+plus sage que toi.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien... écoute... Moi j'ai besoin d'argent...
+par dévouement pour toi j'ai repoussé des offres
+très brillantes... un sous-brigadier de la police des
+moeurs, un baryton des Folies-Dramatiques... un
+fabricant d'huile de foie de morue...</p>
+
+<p>&mdash;Prends garde qu'il ne te mette dans son pressoir.</p>
+
+<p>&mdash;Impertinent! Je vais faire comme la grande
+Microche. Gare aux calottes.</p>
+
+<p>&mdash;Décidément, tu es trop dure, ma petite Zoé.</p>
+
+<p>&mdash;Non content de me refuser du pain, tu m'insultes,
+tu me nargues au moment où je te donne les
+preuves de mon affection et de ma fidélité.</p>
+
+<p>&mdash;Là! là! ne va pas pleurer maintenant... réconcilions-nous.
+Tu sais bien que je suis ton petit duduc...</p>
+
+<p>&mdash;Donne-moi cinquante louis.</p>
+
+<p>&mdash;Je te les enverrai ce soir.</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais, pas de blague! si je ne les ai pas avant
+la nuit, je fais comme la petite dame de l'hôtel de
+Bade.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, allons, ne te chagrine pas, tu les auras.</p>
+
+<p>&mdash;Et puis, tant que j'y pense... tu feras peut-être
+bien de payer le terme aussi.</p>
+
+<p>&mdash;Aïe, aïe, tu crois?</p>
+
+<p>&mdash;Dame, c'est toi qui l'as prétendu tout à l'heure.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin... soit. Mais il faudra que tu sois joliment
+mignonne. Adieu, Fifine, et le duc sortit.</p>
+
+<p>&mdash;Va donc, grand serin, murmura Zoé en se jetant
+sur son canapé.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>IV</h3>
+
+<h3>DOUBLE CROISEMENT</h3>
+
+
+<p>L'allée des Acacias resplendit dans la jeune gloire
+du printemps. Les grands arbres, doucement remués
+par une brise vague, répandent une ombre fraîche
+et un large flux de senteurs embaumées. Les rayons
+obliques du soleil couchant glissent parmi les floraisons
+et les verdures comme des regards souriants à
+travers les cils d'une blonde amoureuse. Une légère
+buée flottante noie les coteaux de Saint-Cloud dans
+un lointain nébuleux. Toutes les vigueurs et toutes
+les allégresses des bois ressuscités s'agitent dans le
+tremblement des feuillages. Les arbustes, les herbes,
+les fleurettes des massifs, éveillés de l'engourdissement
+hivernal, aspirent joyeusement leur part de
+vie, sous le balancement uniforme et cadencé des
+hautes branches. L'azur transparaît à la cime des
+arbres, purifié et avivé par le souffle du vent.
+Quelques flocons de nuages s'abaissent vers l'Occident
+et s'illuminent des teintes fauves d'un embrasement;
+mille reflets ondoient sous l'épaisseur des
+rameaux tendres, comme projetés par des miroirs
+fugitifs. Ils se poursuivent, se croisent et s'entremêlent,
+pour se séparer encore et recommencer
+sans fin leurs danses lumineuses.</p>
+
+<p>A part quelques piétons bien rares, la foule bigarrée
+qui encombre l'avenue est insensible au langage
+de la nature radieuse. La grande chaussée est
+complètement obstruée d'une quadruple rangée d'équipages
+dont les courants ascendants et descendants
+se côtoient sans se heurter, sous l'habile conduite
+des cochers et la vigilance des gardiens du
+bois. Toutes les voitures vont au pas, et les chevaux,
+la tête haute, les naseaux palpitants, tous les muscles
+tendus et cambrés, frissonnent d'impatience nerveuse
+sous la splendeur des harnais étincelants, et
+mâchent leur mors tout blanc d'écume. Au fond des
+coupés, des victorias et des landaus, des personnages
+de tout âge et de tout sexe, ayant de commun un
+inexorable ennui, laissent errer dans le vide leurs
+regards atones. Quelques sportsmen et quelques
+belles petites conduisent leurs boggys et leurs phaétons
+et ne paraissent pas s'amuser beaucoup plus
+que les burgraves des grands carrosses. On voit ça
+et là des fiacres piteux, égarés comme par hasard
+parmi l'opulence des voitures de maîtres: on dirait
+d'humbles mendiants tendant leurs sébilles à la
+sortie d'une grand'messe. L'allée réservée aux cavaliers
+possède quelques fidèles excentriques qui
+tantôt se livrent à des steeples vertigineux, tantôt
+lorgnent insolemment les dames, sans distinction
+de rang ni d'espèce. Le chemin des piétons est
+rempli d'une foule disparate. Le jeune boudiné y
+coudoie l'ouvrier endimanché et le tourlourou au
+bras de sa payse; le petit employé, éreinté par six
+jours de rond de cuir, y salue son chef de service à
+l'arrière-train gélatineux, auquel la Faculté ordonne
+des promenades hygiéniques. A tout prendre, c'est
+encore parmi ces pousse-cailloux que se trouve la
+plus grande somme d'intelligence et de vie.</p>
+
+<p>Le duc et la duchesse de Largeay parcourent
+l'avenue en landau découvert; la conversation des
+deux jeunes époux n'a point été bien remarquable
+de durée ni d'animation. La duchesse souffre, le duc
+s'ennuie.</p>
+
+<p>&mdash;Belle journée! a dit le duc sur la lisière du bois.</p>
+
+<p>&mdash;Effectivement, a répondu la duchesse.</p>
+
+<p>&mdash;On devrait bien interdire cette promenade à
+ces fiacres infects.</p>
+
+<p>&mdash;Comme vous êtes sévère, mon ami.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, chère amie, est-il possible à la vue
+d'un homme qui aime la correction en toutes choses
+d'être réduite à tomber sur ces sapins crottés et ces
+haridelles osseuses. Une bonne police y devrait
+mettre ordre.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis pas de votre avis.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez plutôt à Hyde-Park... à la villa Pamphili...
+mon <i>desideratum</i> y est un fait accompli.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ne me parlez pas latin, mon ami, vous
+risqueriez de vous tromper.</p>
+
+<p>&mdash;Toujours malicieuse.</p>
+
+<p>&mdash;Les petites gens des fiacres vous rouleraient
+sur cet article-là.</p>
+
+<p>Le duc eut une moue dédaigneuse.</p>
+
+<p>&mdash;Pour moi, continua Blanche, je trouverais barbare
+la mesure que vous proposez.</p>
+
+<p>&mdash;Vous devenez bien philanthrope, ma chère. Je
+ne vous ai pas toujours connue ainsi.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, cher duc. Je l'avoue à mon honneur
+ou à ma honte; je sens depuis quelques semaines
+comme un grand courant d'humanité qui passe dans
+mon âme.</p>
+
+<p>&mdash;Un courant d'humanité! Vous avez appris cela
+au cours de M. Caro?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon ami; mais en regardant vivre autour
+de moi les gens qui montent en fiacre, et même ceux
+qui n'ont pas de quoi y monter.</p>
+
+<p>Le duc de Largeay poussa sans répondre un petit
+ricanement. La duchesse haussa les épaules et laissa
+tomber la causerie. A ce moment son landau était
+complètement arrêté; elle promena ses yeux sur
+l'allée des piétons. Elle aperçut d'abord un grand
+cuirassier qui lutinait une petite bonne et elle envia
+vaguement le bonnet et le fichu de la soubrette.
+Elle vit ensuite un jeune ouvrier robuste et bien
+découplé qui se dandinait les mains dans ses poches,
+en promenant ses regards dans la foule, comme
+sur un champ fertile en conquêtes. Elle le considéra
+avec un intérêt qui excédait les bornes de la
+curiosité pure et simple. Tout à coup, Jacques de
+Mérigue, rêveur et pâle s'offrit à ses yeux. Il débouchait
+d'une allée sombre et s'arrêta comme à
+dessein en face du landau ducal. Blanche ayant
+toussé à deux reprises, leurs yeux se rencontrèrent;
+Mérigue salua gravement et détourna la tête, tandis
+que la duchesse le dévorait du regard et ployait son
+cou pour le suivre à travers la foule. Au même
+instant, de l'autre côté de la voiture, Zoé passait conduisant
+son boggy et lançait au duc un petit signe de
+tête provocateur. Largeay lui répondit par un geste
+de la main gauche. Blanche aperçut le mouvement
+et un sourire de plaisir éclaira son visage pendant
+quelques secondes. Elle venait en un laps de temps
+inappréciable de combiner tout un plan de campagne
+amoureuse, et elle faisait à son mari l'honneur
+singulier de lui réserver un rôle dans ses opérations
+stratégiques. Un des plus humbles marcheurs du
+bois occupait la pensée d'une des plus riches propriétaires
+de carrosses.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>V</h3>
+
+<h3>L'OBSESSION</h3>
+
+
+<p>&mdash;Théodore, as-tu besoin d'argent?</p>
+
+<p>&mdash;Toujours, ma chère petite soeur.</p>
+
+<p>&mdash;Je t'en donnerai si tu es bien sage.</p>
+
+<p>&mdash;Que faut-il faire et combien me donneras-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Dix louis pour m'aider à gagner une gageure.</p>
+
+<p>&mdash;Parle toujours.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà! J'ai parié à ton beau-frère que je devinerais
+où il passe ses après-midi.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! là, là. Donne-moi un peu ces dix louis.</p>
+
+<p>&mdash;Tu me promets de me dire la chose; tu pourras
+examiner cela un jour de sortie.</p>
+
+<p>&mdash;Exhibe les monacos, tu seras bientôt satisfaite.</p>
+
+<p>Blanche prit deux billets de cent francs dans une
+cassette et les remit au collégien rayonnant:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, reprit alors Théodore, je ne vais pas
+te faire languir. Toutes les fois que mon beau-frère
+n'est pas ici, tu peux jurer qu'il est chez la petite
+Zoé.</p>
+
+<p>Blanche murmura tout bas: vingt-trois heures
+sur vingt-quatre, puis continua à haute voix:</p>
+
+<p>&mdash;Veux-tu bien te taire, petit polisson. Est-ce
+qu'à ton âge on parle de choses pareilles? C'est
+bien vilain, monsieur, de tenir un tel langage à sa
+soeur.</p>
+
+<p>&mdash;Dame! tu veux savoir la vérité... tu me l'as
+même achetée... je t'en donne pour ton argent.</p>
+
+<p>&mdash;Petite Zoé, petite Zoé, d'abord quelle est cette
+personne, je te prie?</p>
+
+<p>&mdash;Une horizontale de grande marque.</p>
+
+<p>&mdash;Affreux gamin! qui t'a enseigné des mots pareils!
+A dix-sept ans, c'est scandaleux. Je le ferai
+dire par maman au père Coupessay; drôle, va!</p>
+
+<p>Théodore sortit en ricanant.</p>
+
+<p>Dès que son frère se fut éloigné, Blanche se frotta
+les mains avec de petits rires nerveux. Le duc, par
+extraordinaire, dînait ce soir-là chez sa femme. La
+duchesse fut ironique et gouailleuse pendant tout le
+repas. Il y avait longtemps qu'elle soupçonnait les
+fugues de son illustre époux, mais elle était ravie
+de voir ses conjectures brutalement confirmées. Au
+dessert, elle renvoya les gens de service et dit à
+brûle-pourpoint au clubman:</p>
+
+<p>&mdash;Que devient Monsieur de Mérigue, cher ami?</p>
+
+<p>&mdash;Je vois qu'il revient à la surface de vos préoccupations.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne le nie pas. Il m'est sympathique. Quand
+l'invitons-nous à dîner?</p>
+
+<p>&mdash;Quelle idée singulière!</p>
+
+<p>&mdash;Pas du tout singulière! Il m'avait promis dans
+le temps de me lire son grand poème sur la Rédemption
+des damnés.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! vous aimez les choses lugubres!</p>
+
+<p>&mdash;Quand elles sont dites par une personne qui
+ne l'est pas.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, ma chère, je ne tiens pas du tout à dîner
+avec ce poète candidat, et encore moins à entendre
+son épopée. Vos divertissements ne rappellent en
+rien les Bouffes.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut absolument qu'on vous rappelle Mlle Zoé
+pour que vous fassiez risette.</p>
+
+<p>&mdash;Plaît-il, ma chère?</p>
+
+<p>&mdash;Non, il ne plaît pas du tout, et si peu que je
+suis déterminée à demander ma séparation.</p>
+
+<p>&mdash;Oui dà. Vous prenez les choses au tragique,&mdash;mais
+je ne comprends pas très bien.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais vous expliquer. Vous êtes constamment
+fourré chez une fille affligée du nom de Zoé,
+qui possédait déjà vos faveurs avant notre mariage.</p>
+
+<p>Vous continuez vos assiduités auprès de cette...
+dame; un bon avocat trouvera très bien dans ce fait
+matière à séparation de corps, qui entraîne séparation
+de biens. Aïe, aïe. Vous faites la grimace, mon
+beau duc. J'ai déniché le petit endroit sensible. Eh
+bien, rassurez-vous. Je n'abuserai pas de mes avantages.
+Je n'entends pas vous troubler dans vos
+excursions peu édifiantes... mais, de grâce, mon
+cher, faites bon visage à mes amis.</p>
+
+<p>Le duc de Largeay avait compris. Il grimaça son
+plus aimable sourire et répondit à sa femme:</p>
+
+<p>&mdash;Un galant homme comme moi est toujours
+aux ordres de son épouse. Parlez, duchesse, vous
+serez obéie.</p>
+
+<p>&mdash;Vous allez inviter M. de Mérigue à dîner pour
+après-demain soir.</p>
+
+<p>&mdash;La date est un peu rapprochée.</p>
+
+<p>&mdash;On ne se gêne pas avec les intimes. Prenez une
+de vos cartes... bien. Vous avez un crayon dans votre
+carnet? C'est parfait. Maintenant écrivez:</p>
+
+<p>«Le duc de Largeay prie le vaillant orateur royaliste
+de vouloir bien lui faire l'honneur de venir
+dîner chez lui mardi soir, sans cérémonie. M. de
+Mérigue serait bien aimable d'apporter quelques
+fragments manuscrits de son grand poème, <i>la Rédemption
+des damnés</i>. La duchesse et moi serons
+enchantés d'entendre les beaux vers de cet ouvrage.»</p>
+
+<p>Le duc transcrivit fidèlement le factum ci-dessus
+et l'envoya à domicile par un de ses laquais.</p>
+
+<p>Cet homme de service rentra au bout d'une demi-heure
+porteur de la réponse suivante:</p>
+
+
+<blockquote><p>
+«Monsieur le duc,</p>
+
+<p>«Je suis aux regrets de ne pouvoir répondre à
+votre honorable invitation. Je prends la parole
+mardi soir au local de la Société d'horticulture, dans
+le but d'arriver à la formation d'un comité électoral.</p>
+
+<p>«Agréez, monsieur le duc, l'expression de mes
+sentiments distingués,</p>
+
+<p>«<span class="sc">Jacques de Mérigue.</span>»</p>
+
+
+<p>P.S.&mdash;Tous mes remerciements pour les choses
+obligeantes que vous voulez bien penser au sujet de
+mes oeuvres.
+</p></blockquote>
+
+<p>Quand le duc eut donné lecture de cette épître, la
+duchesse s'écria vivement: Tiens! une idée; si nous
+allions entendre M. de Mérigue? Il admet les dames
+à ses réunions. C'est une partie de plaisir comme
+une autre, n'est-ce pas, mon ami?</p>
+
+<p>&mdash;C'est un point de vue, ma chère.</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'y amènerez?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous y amènerai.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous êtes gentil ce soir.</p>
+
+<hr>
+
+<p>Le duc et la duchesse, mal renseignés sur les
+heures, entrèrent dans la salle au moment de la
+péroraison. Mérigue s'écriait: «Le coeur du royaliste
+s'ouvre à toutes les gloires de la patrie, et le
+chevalier de Bouvines peut dire: Mon frère», au
+grenadier d'Austerlitz. Mais il faut revenir à la vieille
+souche dont la dernière pousse jaillit il y a deux
+cents ans au pied des nobles Pyrénées, à cette famille,
+au front blanc et éternel comme la neige des montagnes
+qui abrita son troisième berceau.» A ce mo-</p>
+
+<p>ment l'orateur s'arrêta tout à coup; il venait d'apercevoir
+ses deux nouveaux auditeurs. Il mit son front
+dans ses mains; sa voix dominatrice s'éteignit, et il
+poursuivit d'un ton sourd et mélancolique: «Ne
+croyez pas qu'en vous conviant à la bataille je vous
+dissimule les épreuves que vous réserve le destin.</p>
+
+<p>«Soldats de la résurrection nationale, ouvrez l'histoire
+du monde. Vous lirez sur toutes les tables
+d'ostracisme le nom de tous les rédempteurs. Vous
+sortirez sanglants et mutilés d'une lutte implacable
+contre l'indifférence du sort et l'ingratitude des
+hommes. Vous serez méconnus et honnis par ceux
+que vous avez le plus aimés. Ceux pour qui vous
+avez souffert mettront en doute vos blessures et se
+riront de votre vertu. Nouveaux Prométhées, vous
+aurez le sein rongé des vautours pour avoir touché
+au feu du ciel.</p>
+
+<p>«Mais quand vous arriverez au seuil de la nuit dernière,
+vous trouverez l'ange de l'honneur debout
+sur la pierre tombale, et un divin sourire illuminera
+son front d'airain. Ses lèvres austères frémiront d'un
+tressaillement ineffable, et sa voix, comme un clairon
+prodigieux, fera retentir ces paroles à travers les
+échos du temps et de la mort: A vous, meurtris
+glorieux, l'immortalité des forts, l'apothéose des
+martyrs.»</p>
+
+<p>Une longue salve d'applaudissements couvrit les
+dernières paroles de l'orateur. Tous les hauts personnages
+assis sur l'estrade vinrent lui tendre la
+main, un groupe d'auditeurs se précipita vers la
+tribune. Mais l'attention de Jacques était concentrée
+à l'extrémité de la salle du côté des nouveaux venus
+dont l'entrée avait troublé ses dernières périodes.
+Ses oreilles n'entendaient point les acclamations et
+les bravos, et son regard voilé d'un brouillard de
+tristesse cherchait à fixer une grande dame qui
+avait des larmes dans les yeux.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>VI</h3>
+
+<h3>LE BAL GABRIELLI</h3>
+
+
+<p>&mdash;Mon ami, c'est dans trois jours la grande soirée
+de la duchesse de Gabrielli.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, ma chère Blanche. Quelle corvée!</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous me rendre un petit service à ce
+sujet, mon cher duc?</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez que je n'ai rien à vous refuser.</p>
+
+<p>&mdash;Je sais. Vous êtes à croquer depuis quelque
+temps. Tâchez de voir le duc ou la duchesse cet
+après-midi.</p>
+
+<p>&mdash;Diable! cet après-midi... j'ai un rendez-vous
+avec mon tailleur!</p>
+
+<p>&mdash;Bah! votre tailleuse attendra. Une minute vous
+suffira pour me satisfaire.</p>
+
+<p>&mdash;Formulez vos désirs, duchesse.</p>
+
+<p>&mdash;Un des amis de M. de Mérigue m'a dit que le
+poète-candidat désirait une invitation à ce bal.</p>
+
+<p>&mdash;Rien de plus facile, ma chère amie... Vous êtes
+décidément hantée par <i>la Rédemption des damnés</i>!</p>
+
+<p>&mdash;Comme vous par le souvenir de votre tailleur.</p>
+
+<p>&mdash;C'est entendu, j'aurai une invitation pour votre
+protégé.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! je ne me défends pas d'être l'Égérie de ce
+pauvre Numa.</p>
+
+<p>&mdash;Égérie? Numa? Vous dites?</p>
+
+<p>&mdash;Rien, ce serait trop long à vous expliquer.</p>
+
+<p>Et voilà comment Jacques de Mérigue reçut le
+soir même une invitation officielle à la soirée
+Gabrielli. Il pensa, non sans une certaine apparence
+de raison, qu'un de ses admirateurs politiques était
+l'auteur de cette gracieuseté. Les élections générales
+s'avançaient à grands pas et il était certain de
+rencontrer à cette réunion mondaine les sommités
+du parti royaliste. Aussi n'hésita-t-il point à endosser
+son frac et à se diriger au jour fixé, sur les minuit,
+vers le splendide hôtel de la rue Vanneau.</p>
+
+<p>La duchesse de Largeay était arrivée à dix
+heures et demie, dans tout l'éclat de son altière et
+provocante beauté rehaussée par une toilette machiavéliquement
+simple: une robe en damas blanc
+et une énorme rose rouge parmi la forêt de ses
+cheveux noirs, comme une étoile éclairant les
+ténèbres. Blanche s'était constamment maintenue
+dans le premier salon afin d'entendre annoncer et
+de voir entrer tous les arrivants.</p>
+
+<p>L'heure et demie qui s'écoula jusqu'à l'apparition
+de Mérigue lui parut interminable et désespérante.</p>
+
+<p>Elle commençait maintenant à comprendre que
+le jeune homme, cruellement blessé par elle, avait
+résolu, soit par fierté, soit par rancune, de lui faire
+expier l'affront qu'elle lui avait infligé. Mais cette
+idée ne faisait qu'exciter davantage sa passion de
+jour en jour grandissante, et il ne pouvait pas
+entrer un moment dans son esprit que l'homme le
+plus rebelle et le plus ulcéré résistât longtemps à
+son pouvoir fascinateur.</p>
+
+<p>Elle roulait dans sa tête cette orgueilleuse pensée
+quand un huissier annonça d'une voix sonore:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Jacques de Mérigue.</p>
+
+<p>Blanche s'éclipsa derrière un groupe pour n'être
+point aperçue immédiatement par le jeune homme,
+et ne le quitta point des yeux, tandis qu'après le
+salut obligatoire aux maîtres de la maison il pénétrait
+lentement à travers la noble foule. Il y avait
+cette nuit-là deux mille personnes à l'hôtel Gabrielli;
+Jacques, à son entrée, fut matériellement ébloui par
+l'aveuglante clarté des lustres, ruisselant de tous
+côtés sur les remous des chevelures parées et sur la
+houle des épaules nues. On eût dit que, sous une
+illumination surnaturelle, les Vénus, les Hébés et
+les Fortunes d'un grand musée secouaient tout à
+coup leur engourdissement sculptural, et faisaient
+miroiter en de fiers mouvements leurs blancheurs
+marmoréennes.</p>
+
+<p>Mérigue, un instant saisi, raffermit bien vite son
+regard et s'enfonça d'un pas ferme dans l'enfilade
+des salons resplendissants. Il serra la main à plusieurs
+notabilités de la droite monarchique et
+découvrit bientôt le petit vicomte d'Escal, le fauteur
+de sa première candidature, qui, blotti dans la
+pénombre d'un coin discret, lorgnait les jolies
+femmes avec un petit rire égrillard.</p>
+
+<p>&mdash;Charmé de vous trouver ici, monsieur, lui dit
+Mérigue. Je désirais précisément causer un peu
+avec vous.</p>
+
+<p>&mdash;Bien enchanté, répondit d'Escal avec une amabilité
+contrainte, maudissant au fond du coeur le
+passant intempestif qui venait troubler la douce
+paix de son petit observatoire.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez été si gracieux pour moi lors des
+dernières élections municipales, continua Mérigue,
+que je ne doute point rencontrer en vous aujourd'hui
+le même appui et la même bienveillance.</p>
+
+<p>Le vicomte d'Escal fit intérieurement une formidable
+grimace.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voulez tenter encore le sort des urnes,
+répondit-il d'une voix peu encourageante où Jacques
+lut sans peine l'anxiété du porte-monnaie.</p>
+
+<p>&mdash;J'y compte, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;C'est très cher, pour le Corps législatif. Le
+Comité n'est pas riche, vous le savez aussi bien que
+moi, et, quant à votre serviteur, il est dans une
+position absolument gênée et presque hors d'état
+d'acquitter le solde encore impayé des frais énormes
+entraînés par votre dernière candidature.</p>
+
+<p>Il faut noter que le vicomte d'Escal n'avait pas
+d'enfant et possédait en revanche cent mille livres
+de rente en bonnes terres et en bons titres.</p>
+
+<p>Il venait en outre de gagner un lot de cent mille
+francs au tirage des obligations de la ville de Paris.</p>
+
+<p>Telle était la situation matérielle de l'homme qui
+affirmait avoir été ruiné par une dépense de cent
+louis.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut avoir confiance dans l'imprévu, mon
+cher vicomte, reprit Mérigue, et je suis du moins
+certain que votre appui moral ne me fera pas défaut.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pour ma voix, mon cher Mérigue, vous
+l'aurez sans aucun doute, à moins toutefois que je
+ne sois à la campagne le jour de l'élection; je vous
+demande pardon de couper court à cet intéressant
+entretien, mais je guette depuis longtemps déjà le
+président du Comité auquel j'ai absolument besoin
+de parler... Bien enchanté de vous avoir vu.</p>
+
+<p>Mérigue ne put retenir un léger haussement
+d'épaules et s'éloigna l'esprit soucieux. Comment
+ferait-il pour trouver les deux cents louis qui
+allaient lui être nécessaires? Tout à coup il sentit
+une légère pression sur son bras gauche, et se
+retourna vivement. Blanche de Largeay lui tendait
+la main. Jacques fût tombé à la renverse s'il n'eût
+été au milieu d'une foule aussi nombreuse. Il frissonna
+violemment mais reprit bien vite son empire
+sur lui-même. Il s'inclina devant la duchesse qui
+lui donnait un shake hand vigoureux.</p>
+
+<p>&mdash;On ne vous voit plus, monsieur de Mérigue.
+C'est vraiment bien mal à vous d'oublier ainsi vos
+amis. Vous savez bien tout l'intérêt que nous vous
+portons.</p>
+
+<p>&mdash;Soyez persuadée, madame, que je vous en suis
+très reconnaissant, mais en ce moment de nombreux
+travaux m'absorbent.</p>
+
+<p>&mdash;Le duc et moi espérions si fort l'autre jour
+entendre quelques pages de la <i>Rédemption des
+damnés</i>!</p>
+
+<p>Mérigue s'inclina sans répondre.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez combien nous aimons la littérature
+en général et la poésie en particulier.</p>
+
+<p>&mdash;J'étais retenu par des devoirs absolus, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Je le sais, je suis allée à votre conférence avec
+mon mari. Nous ne sommes malheureusement
+arrivés qu'à la fin, mais je déclare avoir entendu là
+une péroraison délicieusement émouvante.</p>
+
+<p>Jacques s'inclina de nouveau.</p>
+
+<p>&mdash;Mais enfin, poursuivit la duchesse, vous ne
+pouvez, malgré tout votre zèle et toute votre éloquence,
+faire un discours chaque soir. Je vais m'entendre
+avec mon mari pour vous prier de venir un
+de ces jours.</p>
+
+<p>Mérigue fit un violent effort sur lui-même.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, reprit-il, je ne crois pas pouvoir
+répondre quant à présent au désir bienveillant que
+vous m'exprimez. Mes travaux considérables, la préparation
+d'une nouvelle candidature...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous allez vous porter pour la Chambre...
+Bravo. Toutes nos sympathies seront pour vous...
+Dieu! qu'il fait chaud dans ce salon, quelle déplorable
+mode que ces bals pendant l'été. Dansez-vous,
+monsieur Jacques?</p>
+
+<p>&mdash;Jamais.</p>
+
+<p>&mdash;C'est dommage, nous aurions valsé! Voulez-vous
+me conduire au buffet.</p>
+
+<p>Jacques, plus mort que vif, offrit son bras à
+Blanche sans laisser tomber un mot de ses lèvres.
+Le buffet était à l'extrémité opposée des salons,
+et la duchesse de Largeay put marcher près d'un
+quart d'heure au bras de l'homme qu'elle aimait.
+Quand ils arrivèrent à la table des rafraîchissements
+et des victuailles, ils trouvèrent le précieux
+local encombré monstrueusement. De jeunes dandys
+montrant leurs dents blanches au sein des plus
+gracieux sourires, profitaient de la longueur de
+leurs bras pour faire passer aux jolies femmes
+des sandwichs et des verres de champagne, et de
+petits cris de fouines étranglées témoignaient parfois
+qu'une ou plusieurs gouttes du mousseux
+liquide avaient chuté sur les bras éclatants ou dans
+les nuques frissonnantes. De vénérables matrones
+portaient d'une main tremblante des babas juteux
+à leur bouche disgracieusement ouverte; de beaux
+gourmands, décorés de plusieurs ordres, engloutissaient
+rapidement des pains fourrés au foie gras
+tout en dévorant des yeux les poulets froids entourés
+de gelée. De petites dames maigriottes avalaient
+sans s'en douter des assiettes entières de petits
+fours aux ananas et de cerises glacées blanches et
+roses. De vieux Burgraves buvaient des bols de
+consommé nature et des petits verres de Château-Margaux,
+tandis que les danseurs exotiques s'attaquaient
+aux grosses brioches et aux petites tasses
+de chocolat. Le vicomte d'Escal fut aperçu dévorant
+à vilaines dents des truffes entières artistement
+enfilées en des broches d'argent.</p>
+
+<p>&mdash;Comment approcher de cet Eldorado où il y a
+tant d'appelés et si peu d'élus? dit la duchesse à
+son cavalier muet.</p>
+
+<p>&mdash;Veuillez m'indiquer ce que vous désirez,
+madame, je tâcherai de vous l'atteindre.</p>
+
+<p>&mdash;Une petite flûte de champagne.</p>
+
+<p>Mérigue opéra sans accident le transport du
+rafraîchissement demandé. La duchesse y trempa à
+peine ses lèvres, rendit le verre à Jacques et lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Il y a trop de foule ici. Pas moyen de causer
+tranquillement. Voulez-vous me conduire à la serre
+du premier étage?</p>
+
+<p>Jacques arrondit son coude et la grande promenade
+recommença à travers les habits distendus et
+les traînes froissées. Blanche, toute palpitante
+d'émotion, ne savait plus quelles phrases adresser
+à son partenaire implacable, et Mérigue, domptant
+par sa volonté les frémissements de son âme, paraissait
+insensible aux charmes suspendus à son bras
+inerte.</p>
+
+<p>Il leur fallut vingt minutes pour aboutir au jardin
+d'hiver. Il était presque vide, tout le monde se
+pressant au salon principal où le cotillon allait
+commencer.</p>
+
+<p>Blanche prit place sur un divan et contraignit
+pour ainsi dire son acolyte à s'asseoir auprès d'elle.</p>
+
+<p>&mdash;Ce cotillon ne vous dit pas grand'chose, n'est-ce
+pas, monsieur de Mérigue? lui demanda-t-elle en
+manière d'exorde. Je serais certainement désolée de
+vous enlever à un spectacle susceptible de vous
+intéresser, mais je crois vous connaître assez pour
+être certaine que le déroulement banal de toutes ces
+ondulations vivantes vous laisse aussi froid qu'il me
+laisse indifférente.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me jugez bien, madame.</p>
+
+<p>Blanche fut ravie de cette petite réponse, pour le
+moins aussi banale que les figures du divertissement
+chorégraphique. Elle estima que la glace était
+rompue et, dans les échos bruyants de l'orchestre
+qui parvenaient jusqu'au berceau de verdure où elle
+était abritée, elle crut entendre les fanfares de sa
+victoire prochaine.</p>
+
+<p>&mdash;Êtes-vous méchant tout de même, monsieur
+Jacques, soupira-t-elle tout à coup avec un de ces
+sourires à faire damner tous les anges du ciel.
+Voyons, avouez-moi que vous êtes méchant?</p>
+
+<p>&mdash;Même pour vous être agréable, madame, il
+m'est impossible de mentir. J'ai beaucoup d'imperfections
+et je m'empresse de les reconnaître. Mes
+qualités sont excessivement rares, mais vous voyez
+que l'humilité ne me fait pas défaut. Je suis donc
+assez impartial pour protester avec quelque raison
+contre une accusation de méchanceté. Je n'ai jamais
+su ce que c'était qu'infliger au plus infime des
+êtres vivants la moindre douleur, le plus petit chagrin.</p>
+
+<p>Ces paroles furent prononcées par le poète d'une
+voix ferme et imperceptiblement mélancolique. La
+duchesse, avec son flair supérieur, comprit de suite
+qu'elle avait en face d'elle un adversaire sur ses
+gardes. Elle jugea que le lieu où elle se trouvait
+n'était pas propice au développement de toutes ses
+batteries et au déploiement de ses dernières réserves.
+Elle ne voulut point engager les carrés de
+la vieille garde.</p>
+
+<p>&mdash;A propos, monsieur de Mérigue, dit-elle comme
+sous l'impression d'un ressouvenir subit, avez-vous
+un éditeur pour votre <i>Rédemption des damnés</i>?</p>
+
+<p>&mdash;Il est bien rare, madame, répliqua Jacques,
+que les vers d'un poète inconnu trouvent un éditeur
+avant d'être terminés.</p>
+
+<p>&mdash;Le duc de Largeay vous découvrira cela... d'ici
+quarante-huit heures.</p>
+
+<p>&mdash;Tous mes remerciements, madame, mais mon
+oeuvre est encore inachevée. La question dont vous
+voulez bien m'entretenir est donc pour le moins
+prématurée.</p>
+
+<p>&mdash;Peu importe, ce sera autant de fait. Je vous
+indiquerai après-demain le nom d'un éditeur par
+lequel vous serez bien accueilli. Trouvez-vous à
+deux heures au Louvre dans le salon carré, en face
+du <i>Charles Ier</i> de Van Dyck. Je vous donnerai de
+bonnes nouvelles. Je compte sur vous, n'est-ce
+pas?</p>
+
+<p>Mérigue parut réfléchir quelques instants.</p>
+
+<p>Blanche reprit avec volubilité:</p>
+
+<p>&mdash;L'acceptation de ce rendez-vous est une question
+de galanterie. Ce principe une fois posé, je ne
+puis croire un instant que vous vous dérobiez à
+mon désir...</p>
+
+<p>... A après-demain deux heures.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>VII</h3>
+
+<h3>LE SALON CARRÉ</h3>
+
+
+<p>Dans l'intervalle des deux rendez-vous, Blanche,
+mettant de nouveau à contribution la complaisance
+de son mari devenue inépuisable depuis la menace
+de séparation, lui avait éloquemment démontré
+quel beau rôle était celui de protecteur des
+lettres. Elle avait fait intervenir dans son exhortation
+les noms de Mécène et des Médicis, en les faisant
+suivre naturellement d'une légende explicative
+à l'usage du duc de Largeay. En fin de compte elle
+chargea l'amant de Zoé de dénicher un éditeur qui
+voulût publier le poème de Jacques. Le duc obtint
+l'adhésion d'un libraire à la mode, le célèbre Benjamin
+Rouault qui consentit d'avance à faire paraître
+la <i>Rédemption des Damnés</i> à la condition
+qu'il lui fût préalablement consigné une somme de
+cinq cents francs. Blanche ne fut point arrêtée par
+une aussi mince considération, et elle se rendit,
+alerte et légère, au rendez-vous qu'elle avait fixé en
+apportant à l'auteur inconnu le moyen de franchir
+la première étape de la renommée. Mérigue se dirigea
+vers le Louvre avec une douleur poignante
+dans l'âme, mais en conservant la ferme résolution
+d'être impassible et implacable. Il prévoyait tous
+les assauts qu'il allait subir, mais lorsque les élans
+de sa passion toujours vivante lui faisaient craindre
+une défaite, il rappelait à sa mémoire, avec la force
+intense d'imagination qu'il possédait, cette minute
+inoubliable, où les voeux les plus purs et les plus
+sincères de son coeur avaient été dédaigneusement
+rejetés, comme des loques tombées par hasard aux
+mains d'une reine. Il avait bien songé un instant,
+soit à s'excuser par lettre, soit à manquer purement
+et simplement le rendez-vous, mais à la réflexion
+il avait compris que ce serait là un éclatant
+aveu de faiblesse, qui augmenterait d'autant l'impérieuse
+présomption de Blanche.</p>
+
+<p>Il allait donc bravement à la bataille avec un
+bouclier de dignité et un casque d'orgueil. L'exactitude
+était une de ses vertus maîtresses, et à deux
+heures, le jour indiqué, il se trouvait devant le chef-d'oeuvre
+de Van Dyck, cherchant à modeler son
+attitude sur la fière allure de Charles Stuart. La
+duchesse était depuis quelques minutes en poste
+d'observation dans l'angle opposé du salon carré,
+près du grand tableau de Poussin. Par une antithèse
+singulière avec sa toilette de bal, elle portait
+un costume entièrement noir avec une rose rouge
+à la place du coeur, manifestant ainsi à la fois le
+deuil de ses pensées et la blessure de son amour.
+Quand elle vit Mérigue arrêté devant la toile du
+maître Flamand, elle marcha droit à lui comme un
+taureau sur le picador.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes bien aimable, aujourd'hui, monsieur,
+et d'une ponctualité vraiment au-dessus de
+tout éloge. L'exactitude est décidément la politesse
+des poètes comme celle des rois.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, j'ai l'honneur de vous saluer.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur de Mérigue, je vous apporte une
+agréable nouvelle. L'éditeur bien connu, Benjamin
+Rouault, de la rue Vivienne, publiera votre poème
+aussitôt que vous lui aurez fait l'honneur de le lui
+remettre. Le duc de Largeay, qui est fort lié avec
+lui, a voulu vous donner un témoignage de notre
+sympathie en arrangeant cette affaire. Vous avez
+l'air étonné?</p>
+
+<p>&mdash;Très étonné, madame. L'éditeur sentimental
+et qui publie un ouvrage pour l'unique plaisir
+d'être agréable à quelqu'un est un phénomène pathologique
+dont j'ignorais l'existence. Je vous prie
+de bien vouloir transmettre au duc tous mes remerciements
+pour une démarche que je me réserve
+d'utiliser ou de ne point mettre à profit. Quoi qu'il
+en soit, je suis désolé que vous vous soyez dérangée
+pour une oeuvre que vous ne connaissez
+point, et pour un personnage qui n'a aucun titre à
+tenir une place quelconque dans vos préoccupations.</p>
+
+<p>&mdash;Une place quelconque, dites-vous?...</p>
+
+<p>&mdash;Quelconque... si petite qu'elle soit, je ne m'en
+estime pas digne.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'il est mal de railler ainsi, monsieur Jacques,
+quand à vous seul vous remplissez mon âme,
+quand vous savez... que je suis à vous.</p>
+
+<p>&mdash;Il m'est absolument pénible d'entendre un
+pareil langage... indigne de moi comme de vous,
+plus que de vous.</p>
+
+<p>&mdash;Et à moi, il m'est doux infiniment, de vous
+répéter que je vous aime; je rouvre ainsi une plaie
+cuisante, mais j'y verse un baume qui la parfume
+et qui l'endort. Oui, monsieur Jacques, oui, Jacques,
+je vous aime... entendez-vous, je vous aime.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un grand malheur, madame, vous ne
+pouvez m'aimer sans crime, je ne puis vous aimer
+sans lâcheté.</p>
+
+<p>&mdash;Que dites-vous... de quoi parlez-vous... de
+crime, je crois... ai-je bien entendu!...</p>
+
+<p>&mdash;De crime.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a un crime à chérir le seul être qui ait
+fait tressaillir mon âme depuis l'éveil de mes sens
+et de ma raison! Jusqu'au jour où je vous aperçus
+noyé dans l'ombre des chapelles, mes regards ne
+s'étaient arrêtés que sur des mannequins bien
+coiffés, bien habillés, bien gantés, affublés de toutes
+les élégances et de toutes les excentricités de la
+mode, et tous incapables de vibrer au plissement d'un
+sourire, à l'ébauche d'un geste, au feu d'un regard.
+Vous prétendez que j'aime des fantoches, que je
+m'assimile à des pupazzi... Vous avez aussi prononcé,
+je crois, le mot de lâcheté.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne s'adressait pas à vous, madame, je me le
+réservais à moi-même, pour le cas où j'aurais accepté
+l'offre de votre amour.</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'avez aimée, Jacques, vous m'aimez
+encore, ne cherchez pas à vous tromper vous-même.
+Votre coeur saigne comme le mien. Eh bien,
+pourquoi, je vous le demande, trouverez-vous
+lâche de changer une souffrance en joie, une amertume
+en ravissement? Vous avez su revêtir votre
+visage d'un masque dur et insensible, mais ce
+masque a l'épaisseur d'une gaze, et derrière ce vain
+simulacre, je vois briller un coeur tout plein de moi,
+où chaque goutte de sang reflète mon image, dont
+chaque battement répète mon nom.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous ai aimée, madame, je puis le dire sans
+honte, je vous l'ai prouvé, je vous l'ai répété, je
+vous ai offert ce coeur dont vous voulez vous emparer
+aujourd'hui, vous ne vous êtes pas contentée
+de le repousser, ce qui était votre droit, vous l'avez
+souffleté, pour avoir osé aspirer jusqu'à vous. Vous
+vouliez bien de moi comme d'un jouet qui vous
+amuse l'espace d'une heure, qu'on disloque et qu'on
+brise dès qu'il a cessé de plaire. En vertu de votre
+haute naissance, vous avez cru qu'il vous était
+permis de mettre la main sur un pauvre passant
+obscur qu'avaient ébloui vos charmes, et de l'attacher
+à vous comme une breloque ou un pendant
+d'oreilles. Et parce qu'un jour ce passant a eu l'audace
+de montrer une âme et de l'estimer à la hauteur
+de la vôtre, vous lui avez infligé avec le déshonneur
+de l'outrage, des supplices intimes dont
+vous ne connaîtrez jamais la cruauté et l'horreur.</p>
+
+<p>&mdash;Que dites-vous, Jacques!... Vous souffrez...
+donc?... vous m'aimez?...</p>
+
+<p>&mdash;Vous raisonnez mal, madame. La maladie est
+la route par où s'enfuit la vie, la torture que j'éprouve
+est la voie douloureuse par où s'écoulent
+pour jamais les dernières gouttes de mon amour.
+Certes, si je la niais, cette torture, vous auriez le
+droit de révoquer en doute ma sincérité, mais je ne
+mettrai pas mon point d'honneur à vous la dissimuler.
+La honte n'existe pas dans la douleur
+endurée avec courage, mais dans la barbarie qui
+vous livre aux griffes de cette douleur. Si vous
+pouvez trouver une satisfaction à savoir que vous
+m'avez donné un coup de poignard, soyez heureuse,
+madame.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vous, Jacques, qui me martyrisez en ce
+moment. Vous me le disiez tout à l'heure: Nous
+nous sommes aimés à première vue... nous étions
+faits l'un pour l'autre, l'invincible attraction qui
+existait entre nous était celle de deux êtres qui se
+cherchaient pour se compléter. Mais j'ai toujours considéré
+deux faces dans notre vie, à nous femmes du
+monde, la face publique, banale, officielle, écoeurante,
+pleine de liens et d'obligations, et la face
+intime, secrète, seule existante et vraie, où le coeur
+se montre sans fard et sans maquillage, rouge de
+vrai sang, brûlant de chaleur vivante. J'ai laissé
+emporter ma vie extérieure au courant de moeurs
+et de coutumes que je n'avais pas créées, et j'ai
+gardé la possession pleine et entière de la meilleure
+partie de moi-même pour l'être futur qui saurait
+la découvrir. Est-ce que je ne vous ai pas conservé
+la bonne part? Est-ce que je ne vous ai pas livré le
+miel de la ruche, le suc de la fleur, la sève intime
+de l'arbre? Que vous importent la brèche apparente,
+l'enveloppe des tiges, la grossière écorce? Vous,
+poète, vibrant et palpitant à l'appel des voix mystérieuses,
+qui trouvez un sens au murmure du vent
+et au bruit des fontaines, pour qui la nature est un
+livre ouvert, qui lisez même au fond de nos âmes,
+à travers le cristal transparent des yeux, vous rechercheriez
+les vains oripeaux et les chiffons de soie
+qui éblouissent la multitude? Si vous saviez tout ce
+que j'ai creusé depuis un mois de pensées et de
+sentiments, depuis un mois où la plus haute portion
+de moi-même pleure dans le silence et dans la
+nuit! Vous êtes venu, Jacques, à cette fête éblouissante
+où il y avait dans l'église pour un million de
+pierreries, où toutes les splendeurs de l'autel s'étalaient
+en mon honneur, où les prêtres trompés par
+ma robe blanche ont prodigué des louanges à ma
+piété et à ma pureté... Eh bien! ce jour-là fut un
+jour mortuaire, c'était le <i>Dies iræ</i> que j'entendais
+mugir dans les grandes orgues, dès l'instant de mon
+mariage, ô Jacques! j'étais veuve.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes éminemment habile, madame la
+duchesse, à changer de place toutes les culpabilités.</p>
+
+<p>Je ne sais si cela tient à ma pauvre origine, à mon
+existence en tout temps, humble, laborieuse, pénible,
+mais je ne saurais admettre le dédoublement
+de notre personne. Si j'aime, je veux pouvoir le
+dire à toute la terre. La vie est trop courte pour
+pouvoir en consacrer la moitié à des poses et à des
+parades. Au reste, je ne saurais m'attarder à discuter
+une subtilité. Vous avez trouvé mon amour
+trop inférieur et trop vulgaire pour l'avouer à la
+face du monde. Au lieu de voir un coeur tout embrasé
+de tendresse, vous avez pensé au sixième
+étage, au travail acharné qui gagne le pain, aux
+habits râpés, à la nourriture sèche et frugale. Vous
+n'avez pas seulement réfléchi à une chose, c'est
+qu'un pauvre habillé en duc pourrait avoir bonne
+mine, et qu'un duc habillé en pauvre pourrait
+sembler misérable et chétif. Vous vous êtes préoccupée
+de l'opinion de ces pantins et de ces automates
+dont vous me parliez tout à l'heure. Ils ont
+réglé vos choix et vos décisions, et, sur un signe de
+leur main, vous avez renié la plus belle partie de
+votre âme, pour employer votre langage. J'ai la
+conscience de n'avoir rien fait pour mériter cet
+outrage. Si j'ai quelque mémoire, je ne suis
+point allé chez vous de moi-même, vous m'avez
+attiré, choyé, caressé, vous m'avez laissé croire
+que j'occupais une place dans vos pensées. Or,
+mes principes d'honneur me la désignaient impérieusement,
+je vous ai fait connaître mes voeux
+et mes désirs, vous savez la réponse que vous
+m'avez faite. Elle est telle que tout l'amour que
+vous pourriez me prodiguer, tout le dévouement
+que vous déploieriez en ma faveur, tout le repentir
+même que vous essayeriez de me témoigner, n'effaceraient
+point dans mon souvenir l'écho méprisant
+de votre voix. Vous me parliez tout à l'heure de
+souffrances et de tortures. Voyez si les vôtres sont
+comparables aux miennes. Vous veniez de me dire:
+Je vous aime, et de me transporter des profondeurs
+de mon enfer aux plus hautes gloires de votre
+Paradis. Et au moment où j'étendais la main vers
+la couronne que vous m'aviez préparée, vous me
+précipitiez au fond des abîmes, impitoyablement,
+d'un coup de pied. Je puis pardonner la douleur
+infligée, je n'oublierai jamais l'affront...</p>
+
+<p>&mdash;Je suis bien malheureuse. Je vous demande
+pardon...</p>
+
+<p>&mdash;Je viens de vous répondre, madame, la trace
+de l'injure est ineffaçable. Auriez-vous tenté de la
+faire disparaître même avant de vous appeler la
+duchesse de Largeay que vous n'y seriez point parvenue.
+Votre fierté vous a poussée à l'insulte gratuite
+et inique, souffrez que la mienne m'enchaîne
+au juste ressentiment.</p>
+
+<p>Nous aurions pu être heureux, madame, je le
+voulais passionnément, c'est vous qui avez refusé.
+Que pouvais-je faire? Que puis-je faire encore? Une
+seule chose: Oublier l'ivresse que vous m'avez un
+jour versée, me rappeler que je suis un homme,
+étouffer mon coeur et agiter mes bras.</p>
+
+<p>&mdash;Cela ne peut être votre dernier mot, Jacques,
+je vous le dis encore: j'ai péché contre vous, je
+m'en humilie en votre présence. Voyez, je vous
+parle comme une pécheresse parlerait à Dieu, je
+m'attache désormais à votre vie comme un ange
+gardien et consolateur. Vous pouvez me repousser
+aujourd'hui, je reviendrai demain, après-demain,
+toujours. Je vous aime assez pour commettre ce que
+vous appelez un crime. Et vous me verrez à l'oeuvre
+à toute heure, à tout instant. Je bénis Dieu de vous
+avoir fait pauvre et dénué...</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, madame, je ne me suis jamais plaint
+à personne de ma pauvreté.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous dis que je bénis Dieu, parce qu'ainsi je
+pourrai, autrement que par des paroles...</p>
+
+<p>&mdash;Assez, madame, assez. Vous aggravez les anciens
+opprobres...</p>
+
+<p>&mdash;Je vous aimerai tellement que je vous forcerai
+à m'aimer.</p>
+
+<p>&mdash;Ne me contraignez point à concevoir pour vous
+un autre sentiment dont le nom arrive sur mes lèvres...</p>
+
+<p>Blanche pâlit horriblement, quant à Mérigue un
+tremblement involontaire agitait tous ses membres.
+L'amour et la fierté se livraient en lui un suprême
+combat.</p>
+
+<p>&mdash;Adieu, dit la duchesse après un moment de
+silence, je vous pardonne à mon tour l'humiliation
+que vous m'infligez.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>VIII</h3>
+
+<h3>DIVERSION</h3>
+
+
+<p>Après son entretien avec la duchesse, Jacques
+était retombé dans toutes ses perplexités et dans
+toutes les amertumes de son âme. Le contentement
+qu'il ressentait de sa victoire s'effaçait rapidement
+sous l'impression croissante de ses regrets et de sa
+douleur. Dans la crainte où il se vit de succomber
+aux appels enchanteurs de la sirène qui avait juré
+de l'ensorceler, le poète prit immédiatement la
+résolution de se jeter sans plus tarder dans les tracas
+sans nombre et les travaux multiples résultant
+d'une candidature à la Chambre des députés. Il fit
+insérer le soir même une note dans les journaux et
+se rendit chez le président du comité royaliste. Cette
+assemblée venait d'être réorganisée sur des bases
+entièrement nouvelles. Les braves gens un peu
+vieux et un peu mous avaient été remplacés par des
+personnages plus jeunes, plus actifs et possédant
+une certaine habitude des choses politiques et parlementaires.
+Jacques espérait trouver auprès d'eux
+un accueil plus chaleureux et surtout plus effectif
+qu'auprès des vénérables bornes-fontaines qui lui
+avaient récemment donné leur appui moral assaisonné
+d'un petit blâme. Le président actuel du
+comité était un homme d'une soixantaine d'années
+qui avait rempli sous l'Empire d'importantes fonctions
+diplomatiques.</p>
+
+<p>Fort bien de sa personne, possédant un visage
+très officiel, où ceux qui ne le connaissaient point
+s'imaginaient découvrir la plus auguste gravité, le
+baron d'Édelweis passait auprès de ses intimes
+pour un simple homme de plaisir. Il parlait avec
+aisance et volubilité, possédait une dose suffisante
+de bagou administratif et était surtout fort bien
+doué pour pratiquer de petites intrigues de couloir,
+sous un gouvernement parlementaire, paisible et
+bien établi. Derrière son attitude d'apparat, on sentait
+un viveur élégant et enjoué, aimable et galant,
+quand il en était besoin, impertinent par occasions.
+Sa physionomie, même dans les cas les plus solennels,
+reflétait toujours quelque arrière-pensée se
+rapportant à ses bonnes fortunes, dont la dernière
+assurément serait un petit fauteuil à l'Académie,
+parmi le groupe douceâtre des bénins et des inoffensifs.
+Un tel homme était peu fait pour accueillir
+le sincère et impétueux Mérigue, recommandé par
+sa valeur seule, sans la plus petite rente à la clef.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le président, je viens vous faire connaître
+mon intention de poser ma candidature dans
+notre arrondissement.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, monsieur, vous ne pouvez avoir la
+moindre intention sans avoir d'abord soumis vos
+vues au <i>critérium</i> du comité, répondit le baron
+avec un mouvement de tête légèrement dédaigneux.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis venu dans ce but, monsieur le président.</p>
+
+<p>&mdash;Que désirez-vous, Monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Votre appui, monsieur le président.</p>
+
+<p>&mdash;Notre appui ne s'accorde pas ainsi à la légère.
+A quel titre venez-vous?... Je ne vous connais pas.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'êtes pas sans avoir ouï parler de ma
+dernière candidature au Conseil municipal, qui a
+été appuyée par le comité alors en fonctions.</p>
+
+<p>&mdash;Le comité d'aujourd'hui, monsieur, ne saurait,
+en aucune façon, être solidaire du comité d'hier.</p>
+
+<p>&mdash;Aussi viens-je causer quelques instants avec
+vous pour faire connaissance et nous entendre.</p>
+
+<p>&mdash;Le comité, Monsieur, n'a pas à s'entendre avec
+les candidats. Il délibère sous sa responsabilité à
+huis-clos et donne des ordres qui doivent être obéis
+sans contestation.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas l'intention de m'insurger ni de
+violer le secret de vos délibérations, je viens simplement
+me présenter à vous.</p>
+
+<p>&mdash;Et qui vous dit, monsieur, que le comité n'a
+pas déjà fait son choix?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous serais reconnaissant de me l'apprendre.</p>
+
+<p>&mdash;Comment l'entendez-vous? Est-ce une mise en
+demeure, monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Non, monsieur, une question pure et simple.
+Si je dois être le candidat du comité, j'ai intérêt à le
+savoir promptement.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, monsieur, nous sommes obligés de
+prendre votre heure?</p>
+
+<p>&mdash;Nullement, mais je ne suis pas tenu moi-même
+à attendre la vôtre; pour mener une campagne
+sérieuse, je dois connaître d'ores et déjà sur
+quelles ressources je puis compter.</p>
+
+<p>A ces derniers mots de Mérigue, d'Édelweis eut
+un plissement de lèvres empreint d'un dédain suprême.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous entends, monsieur, vous venez demander
+des subsides?</p>
+
+<p>&mdash;Certainement, je suis sans fortune.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous songez à briguer une candidature?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai déjà conduit une campagne électorale et
+non sans un certain éclat.</p>
+
+<p>&mdash;J'aime à vous entendre, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Vous devez bien le savoir, monsieur le président.</p>
+
+<p>&mdash;Voici que vous me questionnez, maintenant.</p>
+
+<p>&mdash;Rassurez-vous, je ne suis pas plus Hernani que
+vous n'êtes l'empereur Charles-Quint.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez un charmant esprit, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Non, j'ai simplement le désir de mettre mon
+activité et mon énergie au service de mes convictions.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'êtes pas le seul, monsieur, et je dois
+vous dire sans plus tarder qu'à égalité de capacité
+et de dévouement, le comité ira au candidat
+pourvu d'une situation de fortune qui lui permette
+de solder tous les frais de son élection.</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, monsieur, mais s'il n'y a pas égalité
+de talent et d'énergie?</p>
+
+<p>&mdash;C'est presque de l'outrecuidance, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Un instant, monsieur, le mot me paraît un
+peu gros.</p>
+
+<p>&mdash;De la susceptibilité, maintenant. Elle est malséante,
+monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous prie, monsieur le président, de modifier
+cette expression qui me paraît inacceptable.</p>
+
+<p>&mdash;Dois-je être à vos ordres, monsieur?... enfin,
+soit. Mettons présomption, si vous le daignez vouloir.</p>
+
+<p>&mdash;Je daigne, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien heureux, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Concluons, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Bon, me voilà sur la sellette. Vous plairait-il
+de formuler vos désirs?</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous lu mes conférences publiques?</p>
+
+<p>&mdash;Si je devais passer mon temps à parcourir la
+jeune prose de tous nos Éliacins!</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, j'étais présomptueux... Le comité
+me donnera-t-il audience?</p>
+
+<p>&mdash;Le comité, monsieur, n'a pas de temps à perdre.</p>
+
+<p>&mdash;Je désirerais entretenir quelques-uns de vos
+collègues, monsieur, pour ne pas être jugé sans
+avoir plaidé ma cause.</p>
+
+<p>&mdash;Inutile, monsieur, le comité, c'est moi.</p>
+
+<p>Jacques prit congé sur cette parole en disant à
+part lui: «Va donc, eh Louis XIV!»</p>
+
+<p>Puis sa résolution fut immédiatement prise. Il
+n'attendrait pas la signification des volontés toutes
+puissantes de l'olympien baron et se mettrait à
+l'oeuvre dès le lendemain. Les premiers frais seraient
+couverts par les cinq cents francs d'économies qu'il
+avait faites sur ses émoluments de la rue de Monceau.
+Le coeur lui saigna bien quelque peu, en sacrifiant
+ce petit trésor prédestiné dans sa pensée à
+venir en aide à ses chers parents. Il en écrivit à son
+père, qui répondit courrier par courrier:</p>
+
+<blockquote><p>
+«Mon cher Fils,</p>
+
+<p>«D'abord le devoir et l'honneur. La restauration
+de nos vieilles murailles viendra ensuite. Va de
+l'avant sans hésiter; tu es la joie et l'honneur de
+ma vieillesse.»</p>
+
+<p>«<span class="sc">Joseph, comte de Mérigue.</span>»
+</p></blockquote>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>IX</h3>
+
+<h3>UN MELON</h3>
+
+
+<p>Blanche savourait pendant ses longues solitudes
+l'amertume de son dernier échec. Elle n'avait pas
+d'autres pensées que de chercher de nouveaux
+moyens, de combiner de nouvelles attaques; sa fantaisie
+d'enfant gâtée et de jeune femme capricieuse
+allait prendre, en se voyant ainsi repoussée, les
+proportions d'une passion tragique. Quelques jeunes
+gens, voyant une aussi jolie personne presque entièrement
+délaissée par son mari, commençaient à
+papillonner autour d'elle, et parmi le groupe des
+soupirants se faisait remarquer entre tous un de ses
+cousins éloignés, élève à l'École-Militaire et qui se
+prévalait de sa vague parenté avec Blanche pour lui
+faire deux doigts de cour. Une cour gauche, naïve,
+timide, avec des intermèdes d'audace tenant du
+manque d'usage, et que la duchesse considérait avec
+une sensible indifférence.</p>
+
+<p>Robert de Vaucotte était un assidu des dimanches.
+Tout son jour de sortie se passait aux soins divers
+de son petit béguin juvénile. Débarqué à dix heures
+et demie par le train spécial de la gare Montparnasse,
+il sautait immédiatement dans un «ver rongeur»,
+nom symbolique des fiacres&mdash;et se faisait
+conduire en premier lieu chez une fleuriste en
+renom des boulevards. Il payait un louis une botte
+de roses thé et s'empressait de venir en faire hommage
+à la duchesse Blanche, qui le remerciait d'un
+air distrait, ne l'embrassait jamais et l'invitait régulièrement
+à déjeuner. Robert déclinait avec non
+moins de persévérance l'offre de sa cousine, pour
+ne pas se trouver en face du duc, qu'il regardait
+comme son rival avec le plus grand sérieux du
+monde. Il revenait à l'hôtel de Largeay vers quatre
+heures avec un sac de marrons ou de fondants.
+Blanche croquait les friandises, offrait à son cousin
+une tasse de thé et ne l'invitait jamais à dîner, ce
+qui plongeait le favori de Mars dans la plus noire
+des mélancolies, car il savait que la duchesse dînait
+presque toujours seule, et il voulait profiter, pour
+faire la déclaration de sa flamme belliqueuse, d'un
+de ces moments de laisser-aller et d'abandon qui se
+produisent après un repas plantureux, entre le café
+et le cigare. Un jour, il se lassa d'attendre l'occasion
+souhaitée qui ne se présentait jamais; il dit brusquement
+à Blanche, en interrompant l'absorption
+d'une tasse de thé:</p>
+
+<p>&mdash;Savez-vous, ma chère petite cousine, que vous
+êtes une femme très «bahutée».</p>
+
+<p>&mdash;Hein, bahutée? Connais pas.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, enfin, très ruffe, vous me comprenez bien.
+On dit très v'lan dans le civil!</p>
+
+<p>&mdash;Bien obligée du compliment.</p>
+
+<p>&mdash;J'avais hier les plus vives craintes au sujet
+de ma sortie d'aujourd'hui; il y avait eu «grand
+vent».</p>
+
+<p>&mdash;Que veut dire cela, en langage civil?</p>
+
+<p>&mdash;Fureur du cadre contre les recrues.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mon pauvre melon... je ne connais que ce
+mot-là de votre dictionnaire.</p>
+
+<p>&mdash;Et j'avais bien peur de ne pouvoir vous
+apporter ce soir mon petit sac de «cornard».</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je n'y suis plus du tout.</p>
+
+<p>&mdash;Le «poireau» voulait me bloquer.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes hébraïsant, Robert.</p>
+
+<p>&mdash;Pour avoir piqué un «laïus» aux «copains»
+pendant «l'amphi» du «Pendu».</p>
+
+<p>&mdash;Nous arrivons au sanscrit, mon cousin.</p>
+
+<p>&mdash;J'avais heureusement piqué le «maxi» au
+«pète-sec».</p>
+
+<p>&mdash;Pour le coup, votre langage devient cunéiforme.</p>
+
+<p>&mdash;C'est la seule matière où je sois «fana».</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous me faire l'amitié de me traduire
+ces hiéroglyphes parlés?</p>
+
+<p>&mdash;En langage pékin... parfaitement. Je devais
+être en retenue pour avoir chahuté au cours de
+physique. Mes bonnes notes d'escrime et de gymnastique
+m'ont sauvé. Voilà ce que c'est que d'avoir
+«un poireau fana de pète-sec».</p>
+
+<p>Oh! pardon! le poireau... c'est le clou... le calot...
+le patron... le général...</p>
+
+<p>&mdash;Merci, Robert.</p>
+
+<p>&mdash;J'aurais été d'autant plus désespéré de ce malheur
+que je voulais aujourd'hui vous dire combien
+je vous trouve gentille, combien je vous aime, je ne
+pense qu'à vous depuis que j'ai pris le crampton...
+Excusez, le train.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous suis infiniment reconnaissante, mon
+cousin, et je ne puis que vous répéter moi-même:
+Vous êtes très gentil et je vous aime beaucoup.</p>
+
+<p>&mdash;Vous dites cela d'un air?...</p>
+
+<p>&mdash;Tout à fait sincère, mon petit.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne dis pas, ma cousine, mais ça ne paraît
+pas bien profond, bien enraciné.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! vous doutez de mon amitié? C'est
+bien mal à vous, monsieur le militaire... je serais
+vraiment d'une ingratitude dans les couleurs les plus
+foncées, si l'aimable parent qui m'apporte des fleurs
+si embaumées et des marrons si glacés...</p>
+
+<p>&mdash;Pardonnez, cousine... ce n'est pas votre amitié
+que je convoite... pas plus que votre estime.</p>
+
+<p>&mdash;Comment l'entendez-vous, parlez-vous toujours
+votre petit charabias?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! non, ma cousine. Je parle pékin, bien pékin.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, qu'est-ce qu'il vous faut, mon petit
+panache bicolore?</p>
+
+<p>&mdash;Blanche... il me faut... votre amour.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes fou, Robert!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, tout à fait fou... de vous!</p>
+
+<p>&mdash;Si le duc vous entendait, mon pauvre gamin.</p>
+
+<p>&mdash;Le duc... le duc. Je lui donnerais bien un bon
+coup d'épée.</p>
+
+<p>&mdash;Vous tueriez mon mari. Mais vous êtes un
+ange, mon petit... ou plutôt un aimable garçon bien
+drôle, et bien risible. Tenez, je m'en donne à coeur
+joie, ne vous en formalisez pas.</p>
+
+<p>Et Blanche, en prononçant ces derniers mots,
+partit d'un grand éclat de rire qui se prolongea pendant
+plusieurs minutes, et qui apporta une sorte
+de soulagement physique à l'oppression de son
+âme.</p>
+
+<p>Robert de Vaucotte n'était pas content du tout
+de son premier assaut.</p>
+
+<p>Il se voyait repoussé avec pertes et même quelque
+peu berné.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous promets de sortir dans «la basane»...
+la cavalerie... hasarda-t-il en guise d'argument suprême.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ferez bien, repartit Blanche d'un ton
+positif, cela vous facilitera un beau mariage!...</p>
+
+<p>&mdash;Me marier, moi!... avec votre image dans le
+coeur. Plutôt aller me faire casser la tête au Tonkin.
+C'est par là que je finirai, si vous continuez à
+me repousser... à moins que sans courir chercher
+aussi loin le remède suprême à mon chagrin... je ne
+me fasse ici même sauter la cervelle à vos pieds!</p>
+
+<p>&mdash;Impossible, faute d'objet, répliqua Blanche,
+toujours gouailleuse.</p>
+
+<p>Ce scepticisme à l'endroit de ses résolutions
+tragiques fit sur Robert l'effet d'une douche d'eau
+froide. Il se retira en maugréant, honteux comme
+un dragon battu par une cantinière.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>X</h3>
+
+<h3>LA QUÊTE</h3>
+
+
+<p>Jacques de Mérigue prit la résolution de poser sa
+candidature d'une manière éclatante. Le nouveau
+comité qui se résumait et s'absorbait dans la personne
+du baron d'Édelweis lui était nettement hostile
+et préparait en catimini ce que l'on appelait «une
+grande candidature.» Il était dès lors convenu dans
+les cercles et les salons politiques de la droite monarchique,
+que l'on se compterait sur le nom d'un
+homme considérable par son nom, ses antécédents
+et sa position de fortune. On ne se préoccupait en
+aucune façon d'avoir un candidat actif et énergique.
+Le baron Grémoli déclina les offres qui lui furent
+faites. Il lui répugnait de lutter encore avec Mérigue
+pour lequel il ressentait une réelle sympathie. En
+outre, n'allant déjà point au Conseil municipal, il
+avait quelque vergogne de s'exposer à brûler également
+les séances de la Chambre. Il fut décidé que le
+grand candidat serait choisi à l'issue du solennel
+banquet royaliste fixé aux premiers jours de juillet.
+Toutes les notabilités de l'arrondissement y furent
+convoquées, et plus de deux cent cinquante personnes
+se trouvèrent entassées au jour dit, dans un
+entresol de la rue de Lille, où le célèbre restaurateur
+Paget leur servit un de ces délicats et somptueux
+festins dont il a seul le secret. Un grand nombre de
+discours furent prononcés: d'Édelweis parla le premier
+et insista sur la nécessité de la discipline dans
+les questions électorales. L'ancien président du comité,
+le Vidame du Merlerault exprima le désir de
+voir tous les suffrages des royalistes se porter sur
+un nom universellement connu et honoré; M. Rau,
+trésorier, parla de l'exiguïté des ressources de la
+caisse, et annonça une souscription. Le chevalier de
+Sainte-Gauburge célébra les vertus du roi, et le
+vicomte d'Escal exalta la piété de la reine. Jacques
+de Mérigue se leva le dernier, et démontra que le souverain
+ramènerait en France la paix, la prospérité,
+la liberté et l'honneur.</p>
+
+<p>«Le roi, s'écria-t-il d'une voix retentissante, le
+roi c'est la paix. Ouvrons l'histoire contemporaine:
+la République fut tantôt la guerre extérieure
+à perpétuité, tantôt la discorde civile sans
+trêve ni merci. Quand aux Bourbons, ils ont toujours
+été avares du sang français. Ils n'ont jamais
+cherché dans les aventures, une gloire de lanterne
+magique. Henri IV fit le premier le noble rêve de
+la paix universelle. Le plus fier de tous, Louis XIV,
+offrait en 1710 aux ennemis toutes ses richesses
+privées pour obtenir la paix à la France. Louis XV,
+après Fontenoy et Raucoux, sacrifiait à la paix l'orgueil
+de ses conquêtes. Louis XVIII, en 1815, refusait
+de s'allier avec l'Autriche pour poursuivre la
+lutte contre la Prusse et la Russie. Ils avaient sondé,
+ces monarques, l'océan des larmes maternelles.
+Chaque douleur d'un Français était une douleur de
+la royauté, aussi entendrons-nous le peuple redire
+le vieux cantique <i>Domine salvum fac regem</i>, Dieu
+sauvez le roi, qui, pareil à la colombe de l'arche,
+rentre en portant un rameau d'olivier. Le roi, c'est
+la prospérité, les ministres s'appellent Sully, Colbert,
+Turgot, Villèle; M. de Metternich, disait un
+jour «Il est heureux que la France fasse des révolutions.»
+Si elle avait gardé ses rois, elle serait assez
+riche pour acheter l'Europe. Le roi, c'est la liberté.
+Louis VI émancipa les communes; Saint Louis disait
+à son fils: «Vous maintiendrez les franchises et les
+libertés du peuple!» Philippe le Bel défend aux
+baillis d'envoyer les pauvres à l'armée; Louis XI ne
+veut pas qu'on élise pour maires les officiers de la
+couronne. Louis XII reçoit le titre de Père du peuple.
+Henri IV dit: «Je ne veux me bâtir une citadelle que
+dans le coeur de mes sujets.» Le roi, c'est l'honneur.
+Voyez donc les noms que la France a donné à ses monarques.
+Le Fort, le Hardi, le Bon, le Sage, le Lion,
+le Victorieux, le Juste, le Grand. Quelles oraisons funèbres
+faites, en un mot, par le peuple tout entier!</p>
+
+<p>«Entendez-les retentir comme une haute fanfare à
+travers les échos des générations et des siècles.
+Mesurez la taille des ombres qui, à ces noms prononcés,
+soulèvent la pierre de leurs tombeaux. Et
+que notre dernière parole soit un cri d'espérance.
+Certes fussions-nous voués aux irréparables désastres,
+nous lutterions jusqu'à l'agonie, car notre
+sang est de celui qui a rougi la terre avec sa pourpre
+orgueilleuse aux cris héroïques de «Dieu le veut.
+Montjoie et Saint-Denis!»</p>
+
+<p>«Mais la vague lueur qui nous environne n'est
+point un crépuscule mourant. C'est une aurore qui
+se lève: Royalistes, vous reverrez sourire la fortune.
+Cette noble maîtresse de nos aïeux se rappellera ses
+amours antiques, et son aile qui ombragea la tête des
+pères reviendra caresser le front des enfants.»</p>
+
+<p>De hautes acclamations s'élevèrent. Les applaudissements
+durèrent trois minutes et le président lui-même
+se surprit à ébaucher des gestes d'approbation.
+Tous les membres du comité, d'Édelweis en
+tête, vinrent féliciter l'orateur. Une demi-heure
+après, tous s'accordaient avec la même unanimité à
+proclamer comme «grand candidat» M. Belin,
+jeune chimiste d'avenir. Jacques de Mérigue n'avait
+été défendu que par le duc de Largeay.</p>
+
+<p>Le lendemain au déjeuner, l'époux de Blanche
+rendit compte à la jeune femme de l'insuccès de ses
+efforts. La duchesse haussa les épaules, et parut
+s'enfoncer en une méditation profonde. Quand son
+mari fut parti pour Zoé, elle prit un portefeuille
+enfermé dans un coffret de santal, revêtit la toilette
+la plus simple et la plus sombre, et se dirigea vers
+la rue des Saints-Pères. Elle ne parla point au concierge
+de Jacques. Il n'y avait qu'un escalier dans
+la maison, et les 120 marches du poète étaient légendaires.
+Blanche les monta résolument, et donna
+à la porte où s'étalait la carte du jeune homme, un
+violent coup de sonnette. Jacques n'avait jamais
+pensé que son ancienne idole eût l'audace d'en
+venir là. Il ne la reconnut point tout d'abord, grâce
+à l'obscurité complète de sa petite antichambre.</p>
+
+<p>La duchesse salua légèrement, et s'avança sans
+relever sa voilette jusque dans la chambre de Mérigue.</p>
+
+<p>&mdash;C'est encore moi, Jacques, dit-elle, en montrant
+son visage étincelant de hardiesse et de désir. J'ose
+espérer que vous ne me jetterez point par la fenêtre.
+On vous ferait une contravention... eh bien... vous
+ne dites rien. Gageons que vous ne m'attendiez pas.</p>
+
+<p>Jacques, répondit d'une voix sourde et tremblante:</p>
+
+<p>&mdash;Il est certain, madame, que vous me surprenez...
+il est non moins sûr que, s'il plaisait à M. le
+duc de Largeay de me rendre visite à cette heure,
+il serait plus surpris encore que moi-même... et
+presque aussi désagréablement.</p>
+
+<p>Jacques prononça ces dernières paroles d'un ton
+étranglé, convulsif, qui démentait leur signification
+brutale.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, c'est entendu! vous voulez toujours
+faire le méchant; mais vous n'arriverez nullement à
+décourager ceux qui vous veulent du bien. Vous
+faites le méchant, dis-je, mais vous ne l'êtes pas, et
+tous les efforts auxquels vous vous livrez pour paraître
+tel, n'ont qu'un effet: ils font ressortir la
+bonté de votre coeur et la tendresse de votre âme, et
+aussi, je dois bien l'ajouter, votre inénarrable orgueil.</p>
+
+<p>&mdash;Puis-je vous demander, madame, où vous désirez
+en venir! Votre présence ici est plus qu'inconvenante,
+elle pourrait donner lieu à des soupçons
+graves que je n'ai jamais justifiés.</p>
+
+<p>&mdash;Vous tenez essentiellement à fournir une édition
+nouvelle des amours de Joseph et de Mme Putiphar?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai point l'esprit à la plaisanterie, madame.
+Il est peu délicat de vous jouer d'un malheureux.
+Que voulez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Ce que je veux, Jacques!... Je veux le prendre
+dans mes bras, ce malheureux dont vous parlez, je
+veux effacer jusqu'à la dernière trace de ses peines
+et de ses chagrins, je veux lui faire oublier tous les
+jours sombres de sa jeunesse, et le rendre le plus
+fortuné, le plus glorieux des hommes.</p>
+
+<p>&mdash;De grâce, madame, ne raillez pas. Ne vous
+donnez pas la volupté de vanter à un aveugle les
+charmes du jour, à un mourant les délices de la vie.
+Je n'ai présentement qu'un désir: arracher de mon
+âme jusqu'au souvenir de votre nom.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me dites des choses pareilles, Jacques, et
+vous m'accusez d'être cruelle. C'est vous qui l'êtes
+pour moi et pour vous-même.</p>
+
+<p>&mdash;Non, madame, je suis juste.</p>
+
+<p>&mdash;Dites: souverainement inique... ingrat à un
+degré révoltant. Tenez encore, un mot bien en situation!
+avec tout votre esprit, et tout votre talent, vous
+êtes ridicule... non... Jacques... pardonnez-moi cette
+parole, c'est mon exaspération qui l'a prononcée.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous renouvelle ma première question. Où
+voulez-vous en venir?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous êtes par trop... simple.</p>
+
+<p>&mdash;Vous pouvez faire défiler toutes les aménités
+de votre vocabulaire.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis venue... m'emparer de vous, et vous
+aimer.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis pas l'arbitre de vos sentiments. Pour
+ce qui me concerne, je vous jure que vous ne vous
+rendrez point maîtresse de moi, et que je ne vous
+aimerai... jamais!...</p>
+
+<p>&mdash;Vous mentez, Jacques.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai jamais menti.</p>
+
+<p>&mdash;Ne jouez donc pas sur les mots. Le coeur qui
+bat dans votre poitrine et qu'il me semble voir heurtant
+à coups précipités la prison qui l'enserre pour
+se révéler au grand jour, votre coeur dément tout
+bas l'impitoyable rigueur de vos paroles. Quel dommage
+qu'il soit muet. Mais patience, si vous le comprimez
+trop, ses sentiments intimes jailliront malgré
+vous, en frémissements, en soupirs, en cris peut-être,
+qui seront la condamnation de votre orgueil et
+le triomphe de mon amour.</p>
+
+<p>&mdash;Jamais.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! j'ai le temps, monsieur de Mérigue, nous
+verrons bien qui se lassera le premier.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce à dire, madame?</p>
+
+<p>&mdash;C'est-à-dire que je suis ici, et que je n'en sortirai
+que poussée par les épaules... ah! vous pouvez
+compléter la gracieuseté de votre réception. Frappez-moi,
+jetez-moi à terre, ce sera digne de vous...
+ou bien encore, tenez... allez chercher mon mari!</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'insultez, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Dites-lui que je veux le tromper et priez-le de
+venir me couper la gorge.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne réponds pas un accès de démence, je
+vous prie le plus respectueusement possible de vouloir
+bien abandonner vos projets, et me laisser à ma
+solitude.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me mettez à la porte, monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;En aucune façon, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, je reste.</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas, il me sera peut-être permis de m'en
+aller.</p>
+
+<p>&mdash;Jamais de la vie, c'est une grossièreté... vous
+injuriez une femme sans défense.. oh! ne m'irritez
+pas davantage, car je ne sais pas ce que je vous dirais.</p>
+
+<p>&mdash;Ni moi non plus, madame, car vous m'avez
+tout dit.</p>
+
+<p>&mdash;Quand cela, s'il vous plaît?</p>
+
+<p>&mdash;Quand à la demande de votre main, que je vous
+fis au printemps dernier, vous répondîtes: «Je
+vais sonner mes gens pour vous faire reconduire.»</p>
+
+<p>&mdash;Laissez donc cela, Jacques, c'était une colère
+d'enfant. Vous auriez dû en rire et ne pas vous emparer
+d'un mot échappé à une jeune fille interloquée,
+pour torturer sans pitié une femme qui vient se
+livrer à vous.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'aviez nullement l'apparence d'une jeune
+fille vexée, madame, mais bien l'attitude d'une
+femme outragée. Si l'amour honnête et loyal que je
+vous offrais alors était une insulte, comment pourriez-vous
+donc qualifier celui que vous réclamez
+aujourd'hui, si je commettais l'indignité de tomber
+dans vos bras?</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, Jacques, reprit la duchesse après une
+pause de quelques instants, causons un peu, sans
+nous fâcher, et sans employer de grands mots. Vous
+savez ce qui se passe à propos de votre candidature?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Le Comité la repousse et vous préfère M. Belin.</p>
+
+<p>&mdash;Je sais tout cela, madame. M. Belin est un
+homme de grand mérite.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'avez eu pour vous que la voix du duc de
+Largeay.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous prie, madame, de vouloir bien lui
+transmettre l'expression de ma plus vive gratitude.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas la peine... il a agi d'après mes
+ordres. Vous voilà renseigné.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, madame, c'est vous que je remercie.</p>
+
+<p>&mdash;Mais cela n'est rien, c'est une manifestation
+platonique.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'apprécie néanmoins.</p>
+
+<p>&mdash;Alors vous persistez dans vos projets?</p>
+
+<p>&mdash;Certes.</p>
+
+<p>&mdash;Où trouverez-vous les cinq ou six mille francs
+qui vous sont nécessaires?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai que des ressources restreintes. Je ferai
+peu de publicité. Je suppléerai à ce qui manquera
+de ce côté-là par mon activité personnelle.</p>
+
+<p>&mdash;C'est chimérique, vous échouerez. Que voulez-vous
+faire sans Comité et sans argent?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai le peuple avec moi.</p>
+
+<p>&mdash;C'est insuffisant. Il vous faut un groupe d'amis
+haut placés et des fonds. Je suis en train de songer
+au groupe en question. Je sais que le due de Belverana
+consentira à le présider. Quant aux trois cents
+louis qui vous sont indispensables... eh bien, Jacques,
+les voilà!</p>
+
+<p>Et la duchesse Blanche ouvrit brusquement le
+portefeuille dont elle s'était munie, et l'étala grand
+ouvert sur la table du poète.</p>
+
+<p>Mérigue, foudroyé, recula jusqu'à la fenêtre. Puis,
+à la pensée de cette femme qui venait acheter son
+amour et lui en lancer d'avance le prix à la face en
+billets de banque, il sentit bouillonner en son âme
+la plus épouvantable des colères.</p>
+
+<p>Saisissant le portefeuille de la main droite et la
+duchesse de la main gauche, il jeta au front de Blanche
+la liasse de banknotes qui tarifait son déshonneur.
+Puis, confus de cet acte de violence, il tomba sur
+une chaise et prit sa tête dans ses mains. La duchesse,
+d'abord terrifiée, n'eut pas un geste, pas
+un cri. Elle demeura un instant immobile, puis
+un sourire affreux vint illuminer sa figure pâle.
+Elle reprit ses trente deniers et sortit lentement.</p>
+
+<p>Arrivée au seuil de la chambre, Blanche dit
+d'une voix saccadée: «A revoir, monsieur», et referma
+sur elle la première porte. Puis, avisant une
+vieille jaquette suspendue à un porte-manteau,
+elle glissa dans une des poches un billet de mille
+francs:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! orgueilleux exécrable, murmurait-elle en
+descendant le long escalier, tu m'as deux fois vaincue,
+tu me soufflettes aujourd'hui. A moi la dernière
+manche!</p>
+
+<br><br><br>
+
+
+<h3>XI</h3>
+
+<h3>LES ANGOISSES DE M. GILET</h3>
+
+
+<p>La duchesse de Largeay, en quittant la rue des
+Saints-Pères, se rendit droit au bureau du commissaire
+de police. Elle demanda à parler à M. le commissaire
+en personne et, sur le vu de sa carte, on
+l'introduisit immédiatement dans la pièce la plus
+retirée du commissariat où se tenait M. Gilet. Le
+magistrat, qui à toutes ses autres qualités joignait
+une éducation parfaite, se leva respectueusement,
+salua avec déférence son illustre visiteuse et lui
+indiqua d'un geste plein d'urbanité le fauteuil de
+velours vert situé à la gauche de son bureau. Avec
+son flair habituel, M. Gilet vit dans le visage crispé
+et bouleversé de la duchesse qu'il devait s'agir d'une
+question grave.</p>
+
+<p>&mdash;Madame la duchesse, fit-il avec une inclination
+de tête, je désire vivement que ce ne soit pas une
+triste communication qui me vaille l'honneur de
+votre visite.</p>
+
+<p>&mdash;Hélas! monsieur le commissaire, nous ne dirigeons
+pas les événements, nous les subissons; ce
+que j'ai à vous confier dépasse tout ce que l'imagination
+peut concevoir. C'est à croire que je rêve et
+que je me trouve sous l'impression d'un hideux
+cauchemar.</p>
+
+<p>&mdash;Veuillez vous remettre, madame la duchesse,
+j'occupe une position où je reçois tous les jours de
+bien terribles confidences, et je vous avouerai que,
+malheureusement, rien au monde ne saurait
+m'étonner.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez, sans aucun doute, entendu parler
+de M. Jacques de Mérigue, candidat aux dernières
+élections municipales?</p>
+
+<p>&mdash;Assurément, madame la duchesse.</p>
+
+<p>&mdash;Jeune homme d'avenir, plein de talent et
+d'énergie, doué de facultés oratoires tout à fait remarquables!</p>
+
+<p>&mdash;Je sais tout cela, madame la duchesse.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! monsieur le commissaire, ce que vous
+ne savez pas, ce dont vous ne sauriez vous douter,
+ce que vous aurez peine à croire, ce qui m'anéantit
+et me confond... Oh! non! c'est impossible... infâme...
+inimaginable...</p>
+
+<p>&mdash;Achevez, madame.</p>
+
+<p>&mdash;M. de Mérigue... est... un misérable... un...</p>
+
+<p>&mdash;De grâce, madame, achevez.</p>
+
+<p>&mdash;Un... un voleur!</p>
+
+<p>M. Gilet bondit sur son siège. Il s'attendait au récit
+de quelque tentative de séduction et voilà qu'il se
+trouvait en présence du plus vil, du plus ignoble de
+tous les crimes.</p>
+
+<p>Et commis par qui? Par un jeune homme, qu'il
+jugeait à tous les points de vue d'une nature supérieure,
+qu'il estimait, qu'il aimait, qui lui avait
+sauvé la vie. Blanche aperçut bien vite sur le visage
+du commissaire les traces d'une stupéfaction douloureuse;
+après quelques secondes de silence,
+M. Gilet reprit la parole:</p>
+
+<p>&mdash;Veuillez m'exposer, madame, les circonstances
+qui ont accompagné l'acte délictueux auquel vous
+faites allusion.</p>
+
+<p>&mdash;Très volontiers. Je suis venue pour cela. Je
+faisais une quête à domicile pour les pauvres de
+M. l'abbé de la Gloire-Dieu. J'avais prévenu par
+lettre les personnes auxquelles je comptais demander
+une offrande. M. de Mérigue était du nombre. Au
+moment même où j'entrais chez lui, il a avisé mon
+portefeuille d'un coup d'oeil rapide et a beaucoup
+insisté pour m'en débarrasser. A peine l'a-t-il eu
+déposé sur sa table qu'il s'est mis à parler avec une
+grande volubilité. Au moment où il a cru mon attention
+détournée, il m'a subtilisé assez adroitement un
+billet de mille francs. Vous savez, qu'il est candidat et
+n'a pas un sou. J'ai paru ne m'être aperçue de rien
+et j'arrive tout droit chez vous, monsieur le commissaire,
+pour vous prier d'agir immédiatement et de
+saisir le corps du délit avant que le coupable ait eu
+le temps de le faire disparaître.</p>
+
+<p>M. Gilet avait appuyé son front sur sa main
+gauche et fermé un instant les yeux. Lui aussi se
+croyait en proie à un mauvais rêve.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! monsieur, poursuivit Blanche, vous
+attendiez-vous à cela? Vous que rien n'étonne, êtes-vous
+un peu surpris à cette heure?</p>
+
+<p>&mdash;Je suis affligé, madame. Je ferai mon devoir;
+veuillez me dicter votre déposition et la revêtir de
+votre signature.</p>
+
+<p>Pendant que, dévorée d'une affreuse soif de vengeance,
+la duchesse Blanche était en train de perdre
+celui qu'elle aimait pour le châtier de sa résistance
+inébranlable et de l'affront qu'il venait de lui infliger,
+le baron de Sermèze causait avec Jacques, auquel il
+apportait des renseignements électoraux. Le baron
+avait trouvé son ami sous le coup d'une émotion
+mal dissimulée, et attribuait cet état aux craintes
+que Jacques pouvait concevoir sur l'issue de la campagne
+engagée.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as absolument tort de t'inquiéter, mon
+cher, je t'apporte les meilleures nouvelles.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es bien aimable.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai fait avec plusieurs personnes fort entendues
+un pointage des plus rigoureux, et je vais te
+communiquer le résultat de cette opération. Évidemment,
+tu ne comptes pas sur la voix de M. d'Édelweis.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'y compte pas.</p>
+
+<p>&mdash;Écoute-moi bien. Il y a vingt mille électeurs
+inscrits dans l'arrondissement. Il n'y a jamais eu
+plus de quatorze mille votants. Les républicains
+réuniront six mille voix environ au grand maximum.
+Restent huit mille conservateurs de toutes nuances.
+Tu auras contre toi la majorité des grandes familles,
+leurs gens et leurs fournisseurs. Presque tout le
+peuple marchera avec toi. Or, en bonne arithmétique,
+la classe populaire est plus nombreuse que la
+classe privilégiée. En mettant les choses au pire,
+remporteras au moins de cinq cents voix sur
+M. Belin, et il se produira un ballottage. M. Belin est
+un honnête et galant homme, il ne peut faire autrement
+que de se désister en ta faveur, et te voilà en
+chemin pour l'empire des étoiles.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as peut-être raison, cher ami. J'ai bien
+besoin de quelques compensations de ce côté-là... Je
+suis bien malheureux.</p>
+
+<p>&mdash;Bah, elle est mariée maintenant. Tu n'as jamais
+voulu en faire ta maîtresse. Il faut donc absolument
+te consoler de l'envolement d'une chimère, et mettre
+toutes tes forces à conquérir la situation positive
+et brillante vers laquelle tu tends. Après ta réussite,
+toutes les belles héritières afflueront vers toi: tu
+n'auras que l'embarras du choix.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! puisses-tu dire vrai!... Comme ma pauvre
+famille serait heureuse... Pauvre vieux père! Chère
+bonne mère. Mignonnes et douces petites soeurs!</p>
+
+<p>Comme Jacques achevait ces mots, un coup de
+sonnette retentissait à sa porte. C'était le commissaire
+de police; M. Gilet, après avoir reçu la plainte
+de Blanche, s'était immédiatement dirigé sur la rue
+des Saints-Pères.</p>
+
+<p>Par égard pour l'homme qu'il allait interroger, il
+avait tenu à paraître seul et sans le cortège habituel
+de son secrétaire. Chemin faisant, il songeait à la
+pénible mission qu'il avait à remplir, mais il se
+consolait en se disant:</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas possible, la duchesse est folle, tous
+s'éclaircira.</p>
+
+<p>Il ne put s'empêcher de tendre la main à Jacques
+et pria poliment le baron de Sermèze de vouloir bien
+se retirer pendant quelques minutes. Sermèze pris
+congé de son ami en lui disant: «A ce soir, mon
+vieux, et bon courage.»</p>
+
+<hr>
+
+<p>&mdash;Monsieur de Mérigue, excusez-moi de vous déranger.
+Il y a parfois des devoirs à remplir qui vous
+feraient souhaiter de vous briser bras et jambes. Du
+reste, je suis certain d'avance que les explications
+que vous allez me fournir réduiront ma mission au
+plaisir de vous avoir vu.</p>
+
+<p>&mdash;Parlez, monsieur le commissaire.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, monsieur, je vous avouerai que la
+duchesse de Largeay me semble avoir perdu l'esprit.</p>
+
+<p>Mérigue fronça vivement le sourcil et ce mouvement
+de physionomie n'échappa point au policier
+qui poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;Cette dame vous accuse de lui avoir... excusez-moi
+un million de fois d'employer un mot pareil...
+de lui avoir... volé mille francs... ici... tout à l'heure.</p>
+
+<p>Jacques partit d'un grand éclat de rire sonore et
+convulsif.</p>
+
+<p>&mdash;Que dites-vous de cette inculpation, monsieur?
+ajouta le commissaire.</p>
+
+<p>&mdash;Je dis, répondit Mérigue, que vous avez raison,
+la duchesse est montée dans le rapide de Charenton.</p>
+
+<p>&mdash;A la bonne heure... Vous l'avez vue tantôt,
+n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Ici... dans votre domicile?</p>
+
+<p>&mdash;Rien de plus exact.</p>
+
+<p>&mdash;Elle venait pour une quête, m'a-t-elle dit.</p>
+
+<p>Jacques hésita une seconde et vit qu'il n'y avait
+pas moyen de répondre négativement.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur le commissaire, répliqua-t-il
+avec un soupir d'épuisement et d'énervement.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis obligé de faire une perquisition, continua
+M. Gilet. Je vous en demande pardon, mais
+comme cette formalité est indispensable et tournera
+du reste à la confusion de la plaignante, j'espère
+que vous daignerez ne pas m'en vouloir.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous pouvez fouiller et bouleverser; tout
+l'argent que je possède est dans ce tiroir. Il y a tout
+juste six cents francs en or, produit de mes économies
+sur mes émoluments de répétiteur.</p>
+
+<p>Le commissaire constata l'assertion de l'inculpé et
+obtint de lui l'assurance qu'il n'était point sorti depuis
+la visite de la duchesse.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien, dit le magistrat, je crois que je puis
+interrompre ma besogne, et vous demander simplement
+ce qui s'est passé entre vous et Mme de Largeay!</p>
+
+<p>&mdash;Je ne l'entends pas ainsi, Monsieur le commissaire.
+Je n'ai point à redire notre conversation. La
+duchesse m'a accusé d'un fait précis. Poursuivez le
+cours de vos constatations. Ce ne sera du reste pas
+bien long. Mes meubles ne sont pas nombreux et je
+vais vous aider dans votre travail.</p>
+
+<p>Je puis vous certifier que vous trouverez plus de
+grains de poussière et de toiles d'araignées que de
+billets de mille.</p>
+
+<p>Sur les instances de Jacques, M. Gilet continua
+ses opérations de recherche, le lit fut tourné
+et retourné, tous les tiroirs de la commode et de
+la table minutieusement visités, tous les livres
+scrupuleusement ouverts et feuilletés, Mérigue vida
+ses poches malgré les gestes du commissaire qui se
+déclarait suffisamment édifié. Puis, ouvrant la porte
+de l'antichambre: Il y a encore là au porte-manteau,
+dit-il, une vieille défroque qui date de l'époque de
+mon baccalauréat, si vous désirez en examiner les
+poches et en sonder les doublures?</p>
+
+<p>Machinalement, M. Gilet mit une main dans la
+poche la plus apparente de la guenille abandonnée
+et dit aussitôt:</p>
+
+<p>&mdash;Vous y avez laissé un papier.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne crois pas, Monsieur le commissaire.</p>
+
+<p>&mdash;Tenez le voilà! Ah! mon Dieu. Ah! mon Dieu.
+Ah! mon Dieu... un billet... un billet de mille.</p>
+
+<p>Le commissaire tremblant et abasourdi tenait le
+billet dans sa main défaillante.</p>
+
+<p>Jacques s'approcha vivement, vérifia le fait horrible,
+et en quelques secondes sonda l'immense scélératesse
+de la femme humiliée qui se vengeait. Il revint
+à sa table de travail, pencha sa tête sur ses
+bras croisés et vit alors dans une sorte d'hallucination
+funèbre le prodigieux écroulement de sa renommée
+et de sa fortune. Il n'avait pas songé un instant
+à exposer la réalité des faits. Ses nobles instincts
+de gentilhomme, unis à l'élévation de son âme, l'avaient
+averti qu'il ne pouvait, même pour sauver son
+honneur, perdre une femme autrefois aimée. Si
+quelque chose pouvait être plus colossal que l'infamie
+de son accusatrice, c'était assurément la prodigieuse
+grandeur du sacrifice qu'il allait accomplir.
+Évidemment il nierait jusqu'à la mort le fait odieux
+qui lui était imputé, mais rien dans ses moindres
+paroles ne laisserait transpirer une parcelle quelconque
+de la vérité. M. Gilet épuisé d'émotions s'était
+assis et courbait la tête. Le billet de banque lui
+avait échappé et étalait ses dessins bleus sur le parquet.
+Jacques fut le premier à reprendre la parole.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le commissaire, dit-il d'une voix
+brisée, je n'ai pas volé cette somme d'argent. Veuillez
+vous contenter de cette négation d'un honnête
+homme. Je me refuse à vous faire connaître quoi
+que ce soit au sujet de mon entretien avec la duchesse
+de Largeay. Toutes les apparences sont contre
+moi, je n'essaie pas de me le dissimuler. Faites
+votre rapport sur les choses que vous avez vues, relatez-les
+fidèlement et prenez les conclusions que
+vous dictera votre conscience.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, Monsieur, reprit le fonctionnaire avec des
+larmes dans la voix, si vous ne voulez pas entrer
+dans la voie des explications, en présence de ce qui
+se passe, je ne puis conclure qu'à votre arrestation.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me croyez un voleur, Monsieur Gilet?</p>
+
+<p>&mdash;Dieu m'est témoin, Monsieur, que je vous
+estime et que je vous admire et que... je vous aime
+comme mon sauveur... et c'est pour cela que je vous
+supplie, que je vous conjure, au nom de votre famille,
+de votre honneur, de votre parti dont vous
+arborez le drapeau, du Dieu de justice auquel nous
+croyons tous deux, de vouloir bien m'avouer toute
+la vérité.</p>
+
+<p>&mdash;Jamais, Monsieur le commissaire, c'est dit.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous le répète, Monsieur de Mérigue, je vous
+crois innocent comme je crois que le soleil existe,
+mais je serai le seul de mon avis... voyons... vous
+avez eu peut-être avec la duchesse... des relations...</p>
+
+<p>&mdash;Assez, Monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Des relations, d'une nature...</p>
+
+<p>&mdash;Assez, vous dis-je, arrêtez-moi, et taisez-vous.</p>
+
+<p>M. Gilet tomba aux genoux de Mérigue. D'abondantes
+larmes s'échappèrent de ses yeux si peu
+accoutumés à en verser et de profonds sanglots soulevèrent
+sa poitrine où personne n'avait jamais soupçonné
+un coeur.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous en supplie, Monsieur de Mérigue.</p>
+
+<p>&mdash;C'est inutile, répondit Jacques violemment
+ému, mais encore plus exaspéré par l'insistance de
+son interlocuteur.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Jacques... Monsieur Jacques, au nom
+de ma vie qui vous appartient puisque vous l'avez
+sauvée, ayez pitié de moi; admettez-vous que vous
+devant l'air que je respire et la lumière que je vois
+je devienne aujourd'hui le bourreau de votre honneur?</p>
+
+<p>&mdash;Relevez-vous, Monsieur le commissaire, les
+sentiments que vous manifestez vous élèvent et vous
+glorifient; aussi, soyez en bien persuadé, quoi qu'il
+puisse arriver, je ne vous en voudrai pas. Ma résolution
+est irrévocable, et croyez bien que si elle devait
+céder à une considération quelconque, ce serait
+à la douleur de l'honnête et brave homme que vous
+êtes: Donnez-moi la main, Monsieur Gilet.</p>
+
+<p>Le commissaire serra fièvreusement la main que
+lui tendait le poète. Puis il lui dit: Promettez-moi
+au moins de passer la frontière cette nuit. Je retarderai
+jusqu'à demain l'envoi de mon rapport à la
+préfecture de police. Fuyez, fuyez, vous en avez le
+temps. Partez ce soir même pour la Belgique,
+demain ce ne serait plus possible.</p>
+
+<p>&mdash;Jamais, Monsieur, ce serait avouer que je suis
+coupable!</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>XII</h3>
+
+<h3>LE LECTEUR DE LA DUCHESSE.</h3>
+
+
+<p>De retour à l'hôtel de Largeay, Blanche fut saisie
+tout à coup d'un violent désir de posséder Jacques.
+Son animosité contre lui n'était point calmée, mais
+le souvenir de la scène qui venait de se passer, le
+tableau de l'homme qu'elle admirait s'élançant sur
+elle, la saisissant d'une main terrible et la frappant
+au visage, ce tableau se reproduisant en son imagination
+avec une puissance étrange, excita dans
+l'âme et dans les sens de la duchesse, une attraction
+irraisonnée et invincible vers celui qui depuis deux
+mois remplissait toutes les aspirations de sa vie. Elle
+répéta à son mari sèchement et brièvement le récit
+qu'elle avait fait dans le cabinet du commissaire et
+Largeay lui répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Ma chère amie, je ne puis guère vous dire que
+tant pis pour vous. Ce que vous auriez de mieux à
+faire serait une bonne fois de renoncer à votre rôle
+de Rédemptrice des Damnés. Ce que je vois de plus
+regrettable en tout cela, est le ridicule qui va me
+couvrir quand l'affaire aura transpiré dans le public.
+Vous vous rappelez en effet que sur vos instances
+j'ai soutenu à moi seul la candidature Mérigue contre
+tous les membres du Comité. On me traitera de
+serin et de gogo, toutes épithètes, qui seraient
+mieux appliquées... à d'autres, mais que je serai
+obligé d'accepter sous peine de paraître plus... jobard
+encore. Je me consolerais parfaitement de cette
+mésaventure, si elle vous décidait à ne voir que des
+gens de notre monde. Dieu merci, il n'en manque
+pas... quand vous en seriez réduite à la société du
+petit cousin de Saint-Cyr qui se contente d'une tasse
+de thé et est un garçon très convenable, cela vaudrait
+mieux que de courir après les deshérités de la
+fortune pour rencontrer des escarpes et des brigands.</p>
+
+<p>De toute l'admonestation maritale, Blanche n'avait
+retenu qu'une phrase, celle où il était fait
+allusion à Robert de Vaucotte, et sa pensée, faute de
+mieux, se mit à errer machinalement et sans grand
+enthousiasme autour des épaulettes et du panache
+dont s'enorgueillissait le jeune Saint-Cyrien. Elle le
+trouvait bien fade ce pauvre cousin, si prévenant,
+et si attentionné, et la perspective de se consoler avec
+la conversation et la compagnie si «bahutée» du
+melon n'était point capable de lui faire oublier ses
+soucis et ses chagrins. Tout à coup elle porta rapidement
+sa main à son front comme pour saisir au vol
+le passage d'une idée lumineuse: elle saisit son block
+notes et traça au galop les lignes suivantes:</p>
+
+<blockquote><p>
+«Mon cher Robert,</p>
+
+<p>«Je dîne seule demain soir dimanche. Vous seriez
+bien aimable de venir me tenir compagnie. Vous
+resterez avec moi jusqu'à l'heure de votre Crampton;
+j'espère que vous n'avez pas d'autres projets. Je
+serais désolée de vous priver d'une distraction pour
+m'en procurer une autre à moi-même. Je vous attends
+donc sans cérémonie.</p>
+
+<p>«Votre cousine,</p>
+
+<p>«<span class="sc">Blanche.</span>»
+</p></blockquote>
+
+<p>Le nourrisson de Mars fut transporté au quatorzième
+ciel à la lecture de cette missive. Il en sauta de joie,
+s'en frotta les mains, jeta un coup d'oeil plein d'orgueil
+légitime sur sa tunique bleue et sur son pantalon
+rouge, et brandit même son sabre d'apprenti
+cavalier. Il fut d'une sagesse exemplaire au cours
+du «Pendu» et se surpassa lui-même comme «fana»
+«du pète sec». Il embrassa à plusieurs reprises l'épître
+odorante où s'étalaient les pattes de mouche de
+la duchesse et ne put s'empêcher de montrer les
+dites pattes à quelques amis intimes qui le traitèrent
+de rude veinard. Puis il répondit à son estimable
+parente:</p>
+
+
+<blockquote><p>
+«Bien chère cousine,</p>
+
+<p>«Le moment où j'ai reçu votre lettre comptera
+certainement parmi les plus heureux de mon existence
+et ne pourra se comparer qu'à l'instant prochain
+j'espère où je revêtirai d'une façon définitive
+l'uniforme du cavalier. Dîner avec vous... en tête à
+tête dans votre hôtel... ah! cousine de combien de
+sacs de cornard ne vous serais-je pas redevable?
+Vous ajoutez à votre invitation que vous espérez bien
+ne pas me voir occupé ailleurs. Quelles obligations,
+quels rendez-vous, quelles parties fines, quelles
+réunions au Café de la Paix, chez Peters ou chez
+Durand, seraient capables de me retenir quand vous
+avez parlé! quel coeur de pierre ne faudrait-il pas
+me supposer pour croire que sur un geste de vous
+je ne renverrais pas promener tous les «copains»
+avec le bahut par-dessus le marché. Adieu, ma chère
+cousine.</p>
+
+<p>«Recevez dès à présent mes remerciements sincères
+pour votre amabilité et croyez que demain sera le
+plus beau jour de ma vie.</p>
+
+<p>«<span class="sc">Robert</span>».
+</p></blockquote>
+
+<p>&mdash;Comme son sabre! dit Blanche en achevant la
+lecture de cette lettre embrasée!... Diable! il est emballé
+le petit futur dragon... Va-t-il être ennuyeux!
+bruyant... vulgaire! Va-t-il me couvrir de fleurs et
+me combler de «cornards». Sera-t-il seulement capable
+de me procurer un atome d'illusion!</p>
+
+<p>Le dimanche convenu, à six heures et demie, Robert
+se présentait au grand salon de l'hôtel de Largeay.
+Il avait revêtu un petit uniforme de fantaisie
+d'un drap plus fin et mieux taillé que ses effets d'ordonnance.
+La première parole de Blanche fut une
+rebuffade inattendue.</p>
+
+<p>&mdash;Comment Robert! En soldat? Vous n'avez donc
+pas d'habit civil? Est-ce qu'on se présente pour dîner
+dans le monde en costume de piou-piou. Quand
+vous serez officier passe encore, mais vous, un simple
+melon? où donc avez-vous été élevé.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous demande humblement pardon, répondit
+le pauvre Saint-Cyrien tout ébaubi et avec des
+larmes dans les yeux. C'est un ordre du général.</p>
+
+<p>&mdash;Qui vous oblige à porter des costumes de fantaisie,
+n'est-ce pas.</p>
+
+<p>A d'autres, mon petit. Il est six heures et demie.
+Votre «Crampton» de retour ne part qu'à dix heures.
+Nous aurons tout le temps de dîner et même de
+causer un brin de sept et demie à neuf et demie.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez raison, ma cousine.</p>
+
+<p>&mdash;Laissez-moi donc finir ma phrase, Monsieur le
+trop pressé. Vous allez retourner chez vous tout de
+suite, prendre votre habit et votre cravate blanche...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! que je suis malheureux, ma cousine... mon
+habit est en réparation...</p>
+
+<p>&mdash;Petit maladroit, vous ne pouviez pas songer à
+cela hier au lieu de passer votre temps à m'écrire
+des fadaises... cela ne fait rien... vous êtes à peu
+près de la taille de mon mari. Le valet de chambre
+va vous conduire chez lui et vous mettrez un frac,
+un pantalon et une cravate. Est-ce compris!</p>
+
+<p>&mdash;Je vous obéis, chère cousine. Veuillez m'excuser
+encore!</p>
+
+<p>&mdash;Paroles oiseuses... mon cousin... allez et revenez
+vite.</p>
+
+<p>Blanche sonna; un laquais polychrome apparut:</p>
+
+<p>&mdash;Conduisez sur le champ M. le comte de Vaucotte
+aux appartements de M. le duc, et prévenez le valet
+de chambre, commanda la duchesse d'un ton sec et
+impérieux.</p>
+
+<p>Au bout d'une demi-heure, Robert entra au salon
+en costume convenable. Blanche le toisa minutieusement.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez les cheveux trop courts... et pas assez
+de moustaches, lui dit-elle, et puis vous n'êtes pas
+tout à fait assez grand ni assez fort... enfin vous n'y
+pouvez rien.</p>
+
+<p>Robert, abasourdi, commençait à croire à une
+mystification. Il fut confirmé dans cette opinion
+douloureuse par l'attitude que garda la duchesse
+tout le temps du dîner. On le plaça en face de
+Blanche, et une nuée de gens de service ne cessa
+de papillonner autour de la table, rendant impossible
+le plus vague échange des moindres intimités.
+Quant à la duchesse elle-même, elle fut d'un bout
+à l'autre du repas absolument distraite et comme
+absorbée dans ses pensées. Elle ne répondait que
+par des oui, des non, des peut-être, des oh! vraiment,
+des vous croyez? à toutes les phrases héroïquement
+élaborées et timidement hasardées par le
+futur cavalier. Au reste, ce supplice ne dura pas
+longtemps, et au bout de vingt-cinq minutes on
+apporta les bols bleus dont Robert n'osa point user.
+Puis les deux cousins passèrent au salon où le café
+et les liqueurs attendaient.</p>
+
+<p>&mdash;Ma cousine, soupira le Saint-Cyrien, voudriez-vous
+me permettre de griller une sèche... pardon,
+de fumer une cigarette?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! non, mon ami, pas aujourd'hui je vous en
+supplie. Je vous ai mandé non seulement pour le
+plaisir de vous avoir à dîner, mais aussi pour que
+vous me fassiez un bout de lecture... Cela vous
+va-t-il?</p>
+
+<p>&mdash;Du moment que j'obéis à vos ordres, répondit
+Robert d'une voix lamentable, mais résignée.</p>
+
+<p>&mdash;Savez-vous déclamer un peu?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai joué la comédie au collège.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! très bien. C'est la première chose sensée
+que vous me dites. Avez-vous une voix un peu
+vibrante?</p>
+
+<p>&mdash;Vibrante, ma cousine?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est juste, vous ne comprenez pas ces
+mots-là, vous autres, malgré vos trompettes et vos
+clairons.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voulez dire peut-être une voix forte?</p>
+
+<p>&mdash;C'est à peu près cela, je vous fais grâce de la
+nuance.</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui, ma cousine, si vous m'entendiez
+commander «par le flanc gauche!» J'ai une poitrine
+un peu «bahutée».</p>
+
+<p>&mdash;Troubadour, va! Enfin, c'est bien, vous allez
+donc me servir de lecteur!</p>
+
+<p>&mdash;Je suis à votre disposition.</p>
+
+<p>&mdash;Prenez cette brochure bleue qui est sur la
+table.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà, ma cousine.</p>
+
+<p>&mdash;Lisez-moi le titre, s'il vous plaît.</p>
+
+<p>&mdash;«La République ennemie du Peuple, conférence
+faite à la salle de l'Agriculture, 84, rue de
+Grenelle, Paris, par M. Jacques de Mérigue».</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien cela. Lisez.</p>
+
+<p>Robert commença.</p>
+
+<p>&mdash;Prenez une voix moins saccadée et plus moelleuse.
+Il ne s'agit pas de flanc gauche, ici.</p>
+
+<p>Robert s'efforça de se conformer aux indications
+de sa cousine et poursuivit sa lecture. La duchesse
+fit un geste qui signifiait: «C'est à peu près cela!»
+Puis elle alla sur la pointe du pied vers les deux
+lampes qu'elle baissa peu à peu jusqu'à produire
+une très vague pénombre. Robert s'arrêta en disant:
+«Ma cousine, je crois que les lampes vont charbonner.»</p>
+
+<p>&mdash;Allez donc, petit sot, répliqua Blanche vexée,
+allez donc!</p>
+
+<p>Et Robert continua. Blanche poussa alors une
+chaise derrière le fauteuil du jeune homme et s'y
+agenouilla; puis elle posa ses deux mains sur les
+épaules du Saint-Cyrien qui suspendit encore sa
+lecture, pris cette fois d'un tremblement de bonheur:
+«Allez, allez, s'écria la duchesse très rudement».</p>
+
+<p>Robert obéit. Son étrange cousine se mit alors à
+approcher insensiblement la tête en murmurant à
+voix très basse: «Que vous êtes beau! que je vous
+aime!» Le lecteur improvisé n'osa point interrompre
+sa tâche, mais sa voix devint palpitante et troublée.
+Tout d'un coup, il s'arrêta brusquement: Un divin
+baiser venait d'effleurer sa joue.</p>
+
+<p>&mdash;Allez donc, allez donc! rugit Blanche d'une
+voix haletante et rauque qui contrastait étrangement
+avec la douceur de ses caresses.</p>
+
+<p>Vaucotte se résigna en se résolvant, quoi qu'il pût
+arriver, à ne plus suspendre sa lecture. Il prit sa
+voix la plus théâtrale possible et, sous l'influence
+des émotions qui l'agitaient, lut presque très bien
+le morceau suivant:</p>
+
+<blockquote><p>
+«Le Titan qui a nom la France a été frappé de la
+foudre, il n'est pas mort, mais le Jupiter sinistre
+d'un Olympe brumeux lui a mutilé les membres et
+l'a couché sous d'énormes montagnes. Que peuvent
+faire, hélas! pour soulever un poids incommensurable,
+le courage et la musculature du géant tombé?
+Soyez patients, donnez du temps au vaincu: Ses
+mains peu à peu guéries et fortifiées creuseront les
+flancs de Pélion et d'Ossa, un jour il émergera du
+gouffre, si vigoureux et si beau que l'ennemi s'inclinera,
+et le vieux captif rajeuni, plus radieux
+qu'autrefois sous ses cicatrices lumineuses, reprendra,
+fier et doux, sa place antique parmi les Dieux!»
+</p></blockquote>
+
+<p>&mdash;Oh! mon bien aimé, mon amour adoré, soupira
+Blanche, que tu es beau, que tu es grand, et,
+entourant Robert de ses deux bras, elle le couvrit
+de baisers en fermant les yeux. Cette fois le Saint-Cyrien
+n'y tint plus; il laissa tomber la brochure
+bleue et voulut enlacer la taille de Blanche. Mais la
+duchesse, après quelques secondes d'abandon, s'arracha
+aux étreintes de son cousin en lui disant
+rageusement: «Ah! vous êtes décidément insupportable,
+vous pouvez vous en aller!»</p>
+
+<p>&mdash;Plaît-il! ma cousine, hasarda Robert avec une
+angoisse profonde.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous répète que vous êtes intolérable, vous
+ne faites rien de ce que je vous dis. Il est inutile de
+continuer plus longtemps.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ma chère Blanche, répondit le futur cavalier.
+Vos paroles me brisent le coeur. Disposez de
+moi comme vous l'entendrez. Ordonnez-moi de
+manquer le «crampton». Consigne, salle de police,
+prison, cellule, conseil de guerre, je braverai tout
+pour demeurer à vos genoux... Je vais prendre ma
+meilleure voix, je vous ferai la lecture jusqu'à onze
+heures, minuit, deux heures du matin... jusqu'au
+lever du soleil, et encore toute la journée, et encore
+toute la nuit. Mais de grâce ne vous fâchez pas, ne
+vous irritez pas, la faveur que j'implore de vous est
+bien simple: «Commandez-moi de poursuivre.»</p>
+
+<p>Blanche, qui avait relevé les lampes, se contenta
+de dire sèchement: «C'est fini.»</p>
+
+<p>&mdash;Par grâce, ma cousine...</p>
+
+<p>&mdash;Assez, vous êtes sot, mon cher.</p>
+
+<p>Un silence suivit. Robert se résigna et dit à
+Blanche:</p>
+
+<p>&mdash;Me permettez-vous au moins de rester jusqu'à
+neuf heures et demie?</p>
+
+<p>&mdash;Comme il vous plaira.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne m'en voulez pas, ma petite cousine?</p>
+
+<p>&mdash;Non... vous m'ennuyez.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous promets de ne pas m'interrompre une
+autre fois. Je prendrai des leçons de déclamation si
+vous le voulez?</p>
+
+<p>Blanche ne répondant point, Vaucotte voulut
+mettre sur le tapis un autre sujet de conversation.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que ce M. de Mérigue, ma cousine?</p>
+
+<p>&mdash;Une canaille qui m'a volé mille francs.</p>
+
+<p>&mdash;Le misérable! Je le tuerai, je le tuerai!</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas nécessaire.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! voler une adorable cousine comme
+vous. Je vous dis que c'est un homme mort... Je
+manquerai le «Crampton», cela m'est égal, mais
+j'aurai sa vie.</p>
+
+<p>&mdash;Allez vous déshabiller, répondit Blanche.</p>
+
+<p>Robert s'élança vers les appartements du duc où
+gisaient ses défroques militaires. Pendant cette
+deuxième toilette, Blanche songeait, avec un sourire
+amer mêlé de haussements d'épaules, au
+Mérigue idéal qu'elle avait étreint dans la personne
+de son cousin, revêtu des nippes de son mari. Quant
+à Vaucotte, il faisait un vacarme épouvantable au
+premier étage et rugissait en agitant son sabre
+vierge: «Je le tuerai. Je le tuerai!»</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>XIII</h3>
+
+<h3>LE DUC DE BELVERANA</h3>
+
+
+<p>Une heure après le départ du commissaire, le
+baron de Sermèze accourait de nouveau chez son
+ami.</p>
+
+<p>&mdash;Bonne, très bonne nouvelle, cria-t-il en entrant.
+Tu seras énergiquement appuyé par le duc de
+Belverana.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! mon pauvre Sermèze, j'ai quant à
+moi une nouvelle d'un tout autre genre à t'annoncer.</p>
+
+<p>&mdash;Ayant trait à la visite du commissaire?</p>
+
+<p>&mdash;Précisément.</p>
+
+<p>&mdash;Que te voulait donc ce corbeau sinistre?</p>
+
+<p>&mdash;Ne le traite pas ainsi. C'est un esprit droit et
+un noble coeur... Je ne plaisante pas.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, mon ami, je t'écoute. Je serai
+charmé, je l'avoue, rien que pour la rareté du fait,
+d'apprendre que les qualificatifs dont tu te sers
+peuvent être justement appliqués à un fonctionnaire
+d'espèce peu sympathique.</p>
+
+<p>&mdash;D'abord, je te demande la discrétion d'un confesseur.</p>
+
+<p>&mdash;D'un tombeau, si tu le désires.</p>
+
+<p>&mdash;Foi de gentilhomme?</p>
+
+<p>&mdash;D'accord.</p>
+
+<p>&mdash;Je considère mon honneur comme attaché à
+ton silence.</p>
+
+<p>&mdash;Bien, va donc.</p>
+
+<p>&mdash;La duchesse de Largeay m'aime. Elle n'a pas
+voulu de moi pour mari, je la repousse comme
+maîtresse. Furieuse de ma résistance, à l'issue d'une
+scène violente où j'ai eu le tort de me laisser
+emporter, elle a glissé un billet de banque dans la
+veste qui est à mon porte-manteau et à été m'accuser
+de vol. Je ne puis me défendre sans la compromettre.
+Je me laisse condamner. Est-ce clair?</p>
+
+<p>&mdash;Tu es absolument fou et je crois que tu veux
+me mystifier.</p>
+
+<p>&mdash;En aucune façon.</p>
+
+<p>&mdash;Ah ça, Jacques, tu t'imagines que je vais te
+laisser sauter à la mer avec une pierre au cou?</p>
+
+<p>&mdash;Que pourras-tu faire, mon bon ami?</p>
+
+<p>&mdash;Tout révéler à la justice.</p>
+
+<p>&mdash;Halte-là. J'ai ta parole d'honneur.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! tu perds la boule, mon ami?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai ton serment, j'exige que tu le tiennes.</p>
+
+<p>&mdash;Comment cela?</p>
+
+<p>&mdash;S'il le faut l'épée à la main... Toi... le meilleur,
+le plus cher de mes amis... Je...</p>
+
+<p>&mdash;Jacques... tu aimes cette femme?</p>
+
+<p>&mdash;La question n'est pas là.</p>
+
+<p>&mdash;Je te dis que tu l'aimes!</p>
+
+<p>&mdash;Je la méprise. J'en jure sur mon âme.</p>
+
+<p>&mdash;Tu la méprises... mais tu l'aimes?</p>
+
+<p>&mdash;Que t'importe!</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'es pas gentil, mon petit Jacques.</p>
+
+<p>&mdash;Ce qui est certain, c'est que j'aime ma dignité,
+ma conscience, mon honneur au point de leur
+sacrifier la considération des hommes.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi je t'aime au point de te sauver malgré
+toi.</p>
+
+<p>&mdash;N'essaie pas, tu nous perdrais tous deux. Merci
+de la bonne affection, et pardonne-moi ma vivacité
+de tout à l'heure, mais ma résolution ne saurait
+changer.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne te revois de ma vie si tu commets cet
+acte insensé. Je ne puis rester l'ami d'un homme
+condamné pour vol.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai réfléchi à tout cela, Sermèze... j'ai calculé
+toutes les conséquences de mon abnégation, mais
+je l'avoue bien franchement... que je n'aurais pas
+cru à ton abandon. Ce serait la dernière et la pire
+des croix que l'impitoyable Destinée pût jeter sur
+mes épaules... eh bien, je l'accepte.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mon ami, mon cher Jacques... as-tu pu
+croire un instant que je m'éloignerais jamais de
+toi?...</p>
+
+<p>&mdash;Non, certes... C'est pour te dire que rien ne
+saurait me faire reculer. Tu entends?... Rien au
+monde.</p>
+
+<p>&mdash;Et ton vieux père, ta pauvre mère... Voyons,
+Jacques.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! démon, ne me tente pas... jamais.</p>
+
+<p>&mdash;Tu veux les condamner à un deuil éternel.</p>
+
+<p>&mdash;Je veux que leur fils reste un honnête homme.</p>
+
+<p>&mdash;Mais enfin, tu n'as consulté personne, tu ne peux,
+en une question aussi grave, t'ériger en juge unique
+et infaillible... Tu ne veux pas t'en rapporter à mon
+opinion?</p>
+
+<p>&mdash;Tu m'aimes trop.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai une idée... Promets-moi de prendre l'avis
+de la personne que je vais te désigner?</p>
+
+<p>&mdash;Cela dépend, mon ami.</p>
+
+<p>&mdash;Le duc de Belverana.</p>
+
+<p>&mdash;D'accord, Sermèze. Je connais d'avance sa
+réponse.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin on ne peut pas savoir... As-tu pleine
+confiance en ses appréciations sur une question
+d'honneur?</p>
+
+<p>&mdash;Pleine et entière confiance.</p>
+
+<p>&mdash;Et crois-tu aussi à sa discrétion?</p>
+
+<p>&mdash;Comme j'espère en la tienne.</p>
+
+<p>&mdash;Va le voir... à ce prix je ne dirai rien.</p>
+
+<p>&mdash;C'est conclu, j'irai demain matin, à moins que
+je ne sois arrêté d'ici là.</p>
+
+<p>&mdash;Sauve-toi donc d'ici, grand maladroit.</p>
+
+<p>&mdash;Un innocent ne prend point la fuite.</p>
+
+<p>&mdash;Don Quichotte, va!...</p>
+
+<p>Le lendemain, vers dix heures, Jacques de Mérigue
+se rendit à l'hôtel de Belverana et fut introduit
+immédiatement dans le cabinet du chef de
+l'aristocratie française.</p>
+
+<p>Le duc François de Belverana était la figure la
+plus sympathique et la plus justement honorée de
+la grande noblesse. Il joignait à l'esprit et à l'affabilité
+du <span class="sc">XVIII</span>e siècle, le caractère chevaleresque de
+ses ancêtres du moyen âge. Il excellait, chose rare
+entre toutes, à allier ses obligations d'homme du
+monde à ses travaux d'homme de devoir. Magnifique
+dans ses réceptions, généreux à l'excès dans
+ses charités, d'une urbanité exquise dans tous ses
+rapports sociaux, époux et père de famille irréprochable,
+doué avec cela des grandes manières et du
+grand air presque disparus à notre époque démocratique,
+portant sur son visage et dans toute son
+attitude les allures de ces vieilles races faites pour
+commander et pour charmer les hommes, le duc
+François était bien le chef unanimement accepté
+par cette pléiade de familles illustres qui furent
+jadis la force et la gloire de notre patrie, et qui en
+sont demeurées l'ornement et la splendeur.</p>
+
+<p>Il serait souverainement inique de juger le grand
+monde par les quelques échantillons apparus jusqu'ici
+dans ce livre. Les Largeay, les Prunière, les
+Saint-Benest étaient de rares exceptions dans une
+société universellement et justement respectée. On a
+dit que les peuples heureux n'avaient pas d'histoire,
+on pourrait ajouter que les personnes vertueuses ne
+sauraient figurer qu'en petit nombre dans l'exposition,
+drames de la vie contemporaine. Quel que
+soit le milieu qu'on soit appelé à décrire, on est fatalement
+amené à faire une place très exiguë aux
+gens entièrement dignes de considération et d'estime.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le duc, dit Jacques de Mérigue avec
+lenteur et gravité, je viens prendre votre sentiment
+au sujet d'une question d'honneur dont je vous
+constitue juge en dernier ressort.</p>
+
+<p>L'aimable visage du duc revêtit aussitôt une expression
+inquiète.</p>
+
+<p>&mdash;Je ferai ce que vous voudrez, monsieur de
+Mérigue, mais je vous prie de ne vous considérer
+lié en aucune façon par ma manière de voir. Je suis
+loin de prétendre à l'infaillibilité, et j'estime qu'un
+homme dans ma situation ne doit pas assumer à la
+légère d'inutiles responsabilités.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, je ne vous ferai pas l'injure de
+vous demander le secret sur ma communication.
+J'ai simplement l'honneur de vous avertir que ce
+secret doit être absolu et perpétuel.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'aviez pas besoin, monsieur, de cette
+précaution, c'était entendu par avance.</p>
+
+<p>Mérigue fit alors à son noble interlocuteur le
+récit fidèle et minutieux des événements qui avaient
+abouti à la catastrophe récente et lui annonça ses
+intentions en lui demandant de les approuver. Profondément
+ému, le duc de Belverana resta muet
+pendant quelques minutes. Comment décourager
+une résolution héroïque? Comment, d'un autre
+côté, prononcer sans appel la perte et la ruine absolue
+d'un honnête homme? Il répondit enfin:</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'avez constitué juge, monsieur?...</p>
+
+<p>&mdash;Je ne m'en dédis point.</p>
+
+<p>&mdash;Cette déclaration entraîne par avance votre
+complète soumission à mon arbitrage?</p>
+
+<p>Ces mots firent pâlir Mérigue qui sut y lire très
+clairement l'immense pitié qu'il inspirait. Il ne put
+cependant s'empêcher de dire:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur le duc.</p>
+
+<p>Mais il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai confiance en vous comme en Bayard ou en
+Duguesclin, comme dans le Roi chevalier dont votre
+ancêtre fut le parrain.</p>
+
+<p>Une cruelle angoisse s'empara du duc François.</p>
+
+<p>&mdash;Aimez-vous encore cette femme, monsieur de
+Mérigue? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, monsieur le duc...</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis plus monsieur le duc, je suis votre
+juge... je dois tout savoir avant de prononcer ma sentence.
+Je me récuse si vous ne parlez pas. Aimez-vous
+encore cette femme?</p>
+
+<p>&mdash;Je suis attaché par-dessus toutes choses à
+l'accomplissement de mon devoir.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y aurait devoir que si vous aimiez encore.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, monsieur le duc, vous êtes de mon avis.</p>
+
+<p>Le duc fit un violent effort sur lui-même. Des
+larmes vinrent au bord de ses paupières. Puis il se
+leva et ouvrit ses bras à Mérigue en lui disant:</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez raison.</p>
+
+<p>&mdash;Merci!... cria Jacques. J'en étais bien sûr.</p>
+
+<p>&mdash;Mais à une condition, reprit le duc. Vous
+devez, tout en gardant le silence au sujet des événements
+qui ont eu lieu, vous devez, dis-je, nier
+énergiquement l'action infâme qui vous est imputée...</p>
+
+<p>&mdash;Cela va sans dire.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas tout... vous serez vraisemblablement
+condamné avec un pareil système de défense.</p>
+
+<p>&mdash;Je m'y attends absolument.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, monsieur, en reconnaissance du pénible
+service que je viens de vous rendre, je vous
+demande expressément de vous présenter à l'une
+de mes réceptions qui suivra le jugement de l'affaire.
+J'irai à votre rencontre devant tout le monde
+et bien osé sera l'homme qui ne viendra pas vous
+serrer la main.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous remercie, monsieur, je n'attendais
+pas moins de vous, mais je ne puis compromettre
+le chef du parti royaliste. Il me suffira de savoir
+que je garde votre estime.</p>
+
+<p>&mdash;Mon admiration, monsieur de Mérigue, mon
+admiration. Nous ramènerions le roi et nous reprendrions
+l'Alsace avec mille Français comme vous.</p>
+
+<p>Jacques courut immédiatement chez son ami
+Sermèze pour lui annoncer la décision du noble
+arbitre mis en avant par le baron lui-même. Sermèze
+voulut le retenir à déjeuner.</p>
+
+<p>&mdash;Non, lui répondit Mérigue, on pourrait venir
+m'arrêter pendant ce temps là, et je serais désolé
+qu'on ne trouvât personne.</p>
+
+<p>&mdash;Don Quichotte! Don Quichotte! murmurait le
+baron avec des sanglots dans la gorge. Pourquoi la
+Providence t'a-t-elle fait naître au siècle des Prudhommes
+et des argentiers...</p>
+
+<p>De retour à son domicile Mérigue écrivit à son
+père:</p>
+
+<blockquote><p>
+«Mon bien cher Père,</p>
+
+<p>«Je suis faussement accusé d'un délit, et de malheureuses
+circonstances m'enlèvent tout autre
+moyen de défense qu'une négation sans commentaires.</p>
+
+<p>«Supportez comme moi ce nouveau coup de la
+fortune et surtout croyez invinciblement que votre
+enfant est resté digne de vous.</p>
+
+<p>«<span class="sc">Jacques</span>.»
+</p></blockquote>
+
+<p>Mérigue, après avoir mis cette lettre à la poste,
+rentra chez lui pour liquider toutes les questions
+relatives à sa candidature. Il travailla jusqu'à une
+heure assez avancée de la soirée pour faire connaître
+à ses principaux amis et partisans qu'il se
+retirait purement et simplement. Il fit une note
+exacte des dépenses engagées jusqu'à ce jour et indiqua
+d'une façon minutieuse les divers créanciers
+auxquels il était redevable de la moindre somme.</p>
+
+<p>Puis, toutes choses étant réglées, il se croisa les
+bras et attendit la justice. Son imagination surexcitée
+s'égara longtemps parmi les étoiles, sa perpétuelle
+chimère, qu'il venait d'approcher et qui s'éloignaient
+sans retour. Et d'un coup d'oeil douloureux
+et morne, il put mesurer l'étroit espace qui
+sépare un siège à la Chambre de l'escabeau d'une
+prison. Puis, sa pensée se reporta tout à coup en
+Limousin, dans son Mérigue bien-aimé, au milieu
+de sa famille dont il était le soutien et l'espoir.</p>
+
+<p>Seulement alors il pleura.</p>
+
+<p>A neuf heures et demie du soir un coup formidable
+retentit à sa porte: Bon! se dit-il, mon lit est
+prêt à Mazas. C'est bien. Et il alla ouvrir.</p>
+
+<p>&mdash;Le comte Robert de Vaucotte, élève à l'école
+militaire, candidat cavalier, dit une jeune voix qui
+voulait s'enfler au niveau de la foudre.</p>
+
+<p>Mérigue salua légèrement et introduisit son visiteur.</p>
+
+<p>&mdash;Je parle, poursuivit Robert, à monsieur Jacques
+de Mérigue?</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez cet avantage, monsieur, ou cette
+mauvaise chance, comme il vous plaira.</p>
+
+<p>&mdash;L'un et l'autre, monsieur. Je suis le cousin de
+la duchesse de Largeay et vous devez comprendre
+le but de ma visite.</p>
+
+<p>&mdash;Pas du tout, monsieur, je vous assure.</p>
+
+<p>&mdash;Il paraît que vous l'avez volée, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Et ensuite, monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Je viens vous demander raison de cet acte
+infâme.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, dit Mérigue en regardant le plafond,
+la note grotesque manquait au drame... c'est complet
+maintenant... le dernier acte doit approcher.</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'insultez, monsieur, si vous savez tenir
+une épée et si vous avez du sang dans les veines...</p>
+
+<p>&mdash;Vous, monsieur le candidat cavalier, si vous
+aviez un atome de bon sens dans la tête, vous n'auriez
+pas pris la peine considérable de monter mes
+six étages. Si j'ai volé madame la duchesse, vous
+devez savoir qu'on ne se bat pas avec un voleur. Si
+je ne l'ai pas volée, que venez-vous faire ici. Dans
+les deux cas vous êtes, permettez-moi le mot, un
+tout petit peu ridicule.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur!!!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur! De plus vous êtes en danger
+de manquer votre train, ce qui vous attirerait une
+punition sévère et compromettrait peut-être votre
+candidature à la cavalerie. Croyez-moi: une candidature
+est chose fragile. Dépêchez-vous bien vite de
+redescendre mes cent vingt marches. Vous trouverez
+une station de voitures au coin de la place
+Saint-Germain-des-Prés. Filez. Il n'est que temps.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, nous nous reverrons.</p>
+
+<p>&mdash;C'est improbable. Filez donc, vous dis-je.</p>
+
+<p>Passablement stupéfait, Robert se retira.</p>
+
+<p>&mdash;C'est curieux, murmurait-il dans l'escalier. Il
+ne me prend pas plus au sérieux que ma cousine.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>XIV</h3>
+
+<h3>MAZAS</h3>
+
+
+<p>Le lendemain, Jacques reçut la lettre suivante:</p>
+
+<blockquote><p>
+«Monsieur,</p>
+
+<p>«J'ai appris avec la plus vive douleur que vous
+n'aviez point profité du retard que j'avais apporté à
+l'expédition de mon rapport. Il est vraisemblable
+que vous serez arrêté dans la journée, mais, en tout
+cas, ce ne sera pas moi qui porterai la main sur
+vous. Je vous jure, monsieur, que j'ai pensé un
+instant à mourir, mais, en outre du déshonneur qui
+s'attache généralement au suicide, j'ai songé au peu
+d'utilité qu'auraient pour vous les éclats de la cervelle
+du pauvre Gilet. J'ai trouvé un moyen de mieux
+vous témoigner ma reconnaissance qui survivra à
+tous les événements et à toutes les décisions de la
+justice. Je viens d'adresser ma démission à la Préfecture
+et ma résolution est irrévocable. Vous devez
+savoir que le président du tribunal peut autoriser
+un inculpé à faire présenter sa défense par un de
+ses parents ou amis. Je brigue l'honneur de plaider
+pour vous, monsieur, et j'espère bien m'inscrire le
+premier sur la liste de tous les hommes de coeur
+qui ne manqueront pas de vous offrir le concours
+de leur talent. Je vous supplie de vouloir bien
+accepter ce témoignage de dévoûment d'un homme
+qui vous doit la vie et qui n'a jamais douté de votre
+innocence.</p>
+
+<p>«<span class="sc">Anselme Gilet</span>.»
+</p></blockquote>
+
+<p>Jacques répondit immédiatement:</p>
+
+<blockquote><p>
+«De tout coeur, Monsieur, mais à une condition:
+Les avocats ont la coutume toute naturelle d'interroger
+leurs clients sur les circonstances qui ont
+accompagné l'acte soumis à l'appréciation des tribunaux.
+Force m'est de vous prévenir que dans le
+cas particulier qui me concerne, je ne pourrai me
+soumettre à cet usage et que vous devrez prendre la
+parole sans aucun nouvel éclaircissement de ma
+part, sur la simple donnée des faits et en vous
+appuyant seulement sur l'opinion de votre conscience.
+C'est une tâche bien ingrate que je vous impose.
+Je vous prie de l'accepter telle quelle, puisque
+vous voulez bien vous charger de mes intérêts.</p>
+
+<p>«<span class="sc">Jacques de Mérigue</span>.»
+</p></blockquote>
+
+<p>A la réception de cette lettre, M. Gilet crut devoir
+faire une démarche auprès de la duchesse et se
+rendit à l'hôtel de Largeay. Quoique vivement contrariée
+à l'annonce de ce visiteur, Blanche ne crut
+pas pouvoir lui refuser sa porte.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le commissaire? dit-elle en l'apercevant.</p>
+
+<p>&mdash;Non, madame, monsieur Gilet, avocat de
+M. Jacques de Mérigue.</p>
+
+<p>Blanche tressaillit et resta muette.</p>
+
+<p>&mdash;Madame la duchesse, vous savez que le devoir
+d'un défenseur est de s'entourer de tous les renseignements
+propres à lui faciliter l'accomplissement
+de sa mission. Je ne puis obtenir aucun détail de
+M. de Mérigue. Il nie. Voilà tout.</p>
+
+<p>&mdash;Cela ne m'étonne pas, monsieur, dit Blanche
+avec une expression de stupéfaction profonde que
+M. Gilet ne s'expliqua point.</p>
+
+<p>La duchesse n'avait pas un instant conçu la possibilité
+de la sublime abnégation de Jacques.</p>
+
+<p>Elle pensait qu'il déclarerait simplement la vérité,
+mais que l'invraisemblance de ses allégations ferait
+hausser les épaules aux magistrats instructeurs.
+Maintenant, elle voyait la grandeur de la victime
+qu'elle immolait, et la colère qui dominait son âme
+fit une légère place au premier cortège des remords.</p>
+
+<p>M. Gilet reprit:</p>
+
+<blockquote><p>
+«Quant à moi, madame, je suis absolument abasourdi
+et désorienté. Je suis tellement convaincu de
+l'innocence de M. de Mérigue que je me dérobe par
+une démission envoyée aujourd'hui même à la tâche
+qui m'incombait d'opérer son arrestation. J'ai rempli
+mes devoirs de magistrat en faisant parvenir mon
+rapport sur les faits constatés aux autorités compétentes;
+je crois accomplir maintenant mes obligations
+d'honnête homme en prêtant mon concours au
+sympathique prévenu. Ma première pensée a été de
+venir chercher ici les renseignements qu'on me refusait
+là-bas.»
+</p></blockquote>
+
+<p>&mdash;Monsieur l'avocat, j'ai tout dit l'autre jour à
+M. le commissaire, répondit Blanche avec amertume;
+comme vous pouvez le voir à toute heure, je
+vous engage à l'interroger. Je vous trouve osé de
+mettre en balance les négations de M. de Mérigue
+et les affirmations de la duchesse de Largeay.</p>
+
+<p>M. Gilet comprit que son audience était terminée.
+Il salua la duchesse en lui disant:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous affirme sur l'honneur, madame, que
+je n'établis aucun parallèle entre la valeur de vos
+deux paroles.</p>
+
+<p>Blanche avait un plan de vengeance absolument
+défini. Elle comptait sur la condamnation de Jacques
+et se promettait ensuite de demander sa grâce, avec
+la conviction intime qu'elle lui serait accordée.
+L'obtention de la grâce serait, en même temps, un
+acte d'humanité et une marque suprême de dédain.
+La duchesse estimait aussi vaguement qu'après
+avoir brisé l'homme, après en avoir fait un lépreux
+et un pestiféré moral, elle pourrait peut-être triompher
+de ses résistances et conquérir ses caresses,
+sinon son amour, quand elle serait seule à lui
+tendre la main, parmi l'universel dédain. Elle se
+promettait pour lors de lui venir en aide, de le
+contraindre à accepter son appui, et ces vagues
+projets de bienfaisance, après son horrible faux
+témoignage, calmaient à ce moment les cris de sa
+conscience, encore étreinte par la fureur.</p>
+
+<p>Le soir même, vers cinq heures, deux agents de la
+sûreté se présentaient au domicile de Jacques, porteurs
+d'un mandat de comparution délivré par le
+juge d'instruction.</p>
+
+<p>Le baron de Sermèze avait voulu assister son ami
+dans cette terrible épreuve et il l'accompagna jusqu'à
+la porte du Palais-de-Justice. Mérigue fut conduit
+par les gardes dans le cabinet du magistrat
+chargé de l'information qui s'efforça vainement,
+pendant plus d'une heure, d'obtenir des détails sur
+le fait du vol. Jacques demeurait identiquement ce
+qu'il avait été devant le commissaire.</p>
+
+<p>Il nia l'imputation et se refusa à tout autre renseignement.</p>
+
+<p>Le juge d'instruction convertit alors le mandat de
+comparution en mandat de dépôt, et le candidat
+royaliste fut conduit et écroué sur le champ à la
+prison de Mazas.</p>
+
+<p>On criait à huit heures sur le boulevard:</p>
+
+<p>&mdash;Demandez <i>l'Écho de Paris</i>. Les royalistes sont
+des voleurs. Arrestation de Mérigue, candidat royaliste:
+cinq centimes, un sou. Voir les curieux détails;
+l'arrestation du coupable, un sou.</p>
+
+<p>Le lendemain matin, on lisait dans une grande
+feuille républicaine:</p>
+
+<blockquote><p>
+«Les réactionnaires n'ont pas de chance. Un de
+leurs plus brillants candidats, sur lequel ils fondaient
+de grandes espérances, vient de s'échouer
+aux bancs de la police correctionnelle, sous l'inculpation
+hideuse de vol. Nous regrettons vivement
+que ce scandale ait éclaté quelques semaines trop
+tôt. Le sieur Mérigue avait, dit-on, les plus sérieuses
+chances d'être élu dans l'arrondissement le plus
+aristocratique de la capitale. Pas dégoûtés, messieurs
+les ci-devant! Il eût été piquant de voir arracher
+des bancs de la Chambre le coryphée du
+drapeau blanc. Cette satisfaction nous est refusée.
+Mais nous avons le ferme espoir que cet accroc subi
+par un des Éliacins du parti rétrograde éclairera la
+population saine et impartiale de l'arrondissement
+en question, et que le candidat républicain ralliera
+autour de son nom tous les suffrages indépendants
+et honnêtes.»
+</p></blockquote>
+
+<p>Le principal organe des conservateurs se défendait
+allègrement en jetant l'accusé par-dessus bord avant
+toute décision de la justice: «Ce n'est pas d'aujourd'hui
+que les meilleurs troupeaux sont infestés de
+brebis galeuses, et cela ne prouve rien, sinon que
+les règles les mieux établies sont toujours confirmées
+par des exceptions. Nous nous permettons, en
+outre, de faire observer à nos adversaires politiques
+que le comité actuel s'est refusé à soutenir la candidature
+de l'homme qui vient de s'effondrer. Il se
+présentait aux suffrages des électeurs de son autorité
+privée, comme le dernier des pensionnaires de
+l'Assistance publique aurait le droit de se présenter
+demain, s'il pouvait faire les frais nécessaires à une
+apposition d'affiches. Le sieur Mérigue n'avait
+aucune chance dans sa lutte contre M. Belin, qui
+réunira certainement la majorité des suffrages au
+premier tour. Le seul effet du krack Mérigue sera
+de nous épargner un scrutin de ballottage.»</p>
+
+<p>Au comité, le baron d'Édelweis se fit voter des
+félicitations pour avoir combattu dès l'abord la
+candidature Mérigue. L'ordre du jour visait sa prévoyance
+et son flair pratique et le vieux beau souriait
+dans sa longue barbe et remerciait la destinée
+d'avoir confirmé les appréhensions qu'il n'avait jamais
+eues. De tous côtés, on chercha querelle au
+vicomte d'Escal qui avait enfanté un misérable à la
+vie politique. D'Escal repoussa tant bien que mal
+les attaques, en rejetant toute la responsabilité sur
+les membres de l'ancien comité, et en faisant remarquer
+qu'il n'avait pas voulu s'associer à la nouvelle
+campagne du candidat prisonnier.</p>
+
+<p>Le duc de Largeay était fortement battu en brèche
+et répondait: «Prenez-vous en à ma femme!» Et
+les bonnes âmes de s'écrier: «Oh! l'ingrat; voler
+sa bienfaitrice!» On fut très fortement scandalisé
+de voir le duc de Belverana prendre la défense de
+l'inculpé, et on attribua cette attitude à sa répugnance
+d'avouer une erreur. Les abbés Vaublanc,
+Roubley et Marquiset rompirent des lances terribles
+avec l'abbé de la Gloire-Dieu, qui s'obstinait à nier
+la possibilité du crime. «Voyez ce saint homme, disaient
+ses confrères, il jeûne au pain et à l'eau et
+n'avoue pas qu'il puisse se tromper!»</p>
+
+<p>Des altercations se produisirent dans plusieurs
+cafés, dans quelques foyers de théâtre, dans deux
+ou trois clubs à la mode. Le baron de Sermèze
+administra à lui seul une demi-douzaine de soufflets
+qui, chose étrange, ne furent pas suivis d'effusion
+de sang ni d'éclats de poudre. Il est vrai que le
+baron tirait l'épée comme un spadassin et faisait
+mouche neuf fois sur dix à vingt-cinq pas au pistolet
+de combat. Robert de Vaucotte se vanta d'avoir
+provoqué Mérigue et de l'avoir fait <i>caler doux</i>.
+Théodore de Vannes se glorifia hautement d'avoir
+combattu la première candidature de Jacques. Le
+R.P. Coupessay, supérieur des Oratoriens de la rue
+de Monceau, se hâta de signifier un congé immédiat
+au jeune professeur, qu'il avait appelé «notre grand
+Jacques» et qui n'était plus que «ce triste Mérigue».</p>
+
+<p>La comtesse douairière de Vannes se demanda
+avec stupeur comment ce vilain homme avait pu
+être une cause si fréquente d'interruption pour sa
+broderie. Le coup de pied de l'âne fut envoyé à la
+victime par sa femme de ménage, l'altière Hortense,
+qui déclara par écrit donner ses huit jours à monsieur.</p>
+
+<p>La fatale nouvelle était parvenue au repaire noble
+de Mérigue vingt-quatre heures après l'annonce de
+l'arrestation sur les boulevards. Violemment ému
+par la lettre de son fils, le vieux comte avait été
+complètement écrasé par l'entrefilet du journal conservateur
+qu'il recevait, et qui était conçu en ces
+termes: «M. de Mérigue, le candidat royaliste bien
+connu, vient d'être écroué à Mazas sous l'inculpation
+de vol. Nous attendons, pour apprécier ce triste événement,
+les décisions de la justice.»</p>
+
+<p>Le vieux comte Joseph ne communiqua à sa femme
+ni la lettre ni le journal. Il emporta l'une et l'autre
+et s'enfonça dans la profondeur des bois. Caroline
+s'étant mise à sa recherche le découvrit au bout de
+plusieurs heures, embrassant un gros chêne dans
+ses bras, et la poitrine gonflée de sanglots. Il fallut
+que le chef de la famille se décidât à tout avouer et
+à montrer les quelques lignes de son fils, et le terrible
+alinéa de la feuille publique. Caroline, sans
+parler, entraîna son mari vers l'oratoire où elle passait
+en prières la plus grande partie de ses journées.
+Les deux époux y demeurèrent longtemps inclinés
+et prosternés aux pieds du Dieu sévère, qui permettait
+à la Destinée d'empoisonner ainsi leur vieillesse.
+Au repas du soir, on fit connaître aux trois soeurs
+l'effroyable accusation qui pesait sur leur frère bien-aimé.
+Jacqueline éclata en pleurs, mêlés d'un rire
+nerveux.</p>
+
+<p>&mdash;Mon petit Jacques, qui doit ramener le Roi, dit-elle,
+un voleur! je ne croirai jamais cela.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle infamie! s'écria l'ardente Mathilde, ce
+sont tous les misérables communards de Paris qui
+l'ont accusé pour s'en débarrasser; cela ne peut pas
+s'expliquer autrement.</p>
+
+<p>&mdash;Certainement; notre frère ne peut être coupable,
+reprenait la sage Marianne, mais en pareille matière
+le plus simple soupçon est déjà une catastrophe.
+Quelle que soit l'issue de l'accusation, Jacques
+ne pourra demeurer à Paris. Sa carrière, qui s'annonçait
+fort avantageuse, est définitivement brisée.
+Nous n'avons donc plus à compter sur aucune ressource
+de son côté. Il faut songer au contraire à le
+recevoir ici, et à l'y soigner de notre mieux.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, répliqua Jacqueline, tu crois qu'il
+ne se relèvera pas? Il s'était bien relevé de son échec
+au Conseil municipal, puisqu'il allait être nommé
+député.</p>
+
+<p>&mdash;Jacqueline a raison, dirent à la fois Mathilde et
+le vieux comte.</p>
+
+<p>&mdash;Rien n'est impossible avec le secours de la providence
+divine, affirma Caroline. Il faut faire violence
+au ciel par nos instances et nos supplications.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut d'abord, reprit Marianne, interrompre
+toutes les réparations que nous avons commencées,
+et prendre le plus tôt possible des arrangements pour
+solder les dépenses déjà faites.</p>
+
+<p>&mdash;Que dis-tu là, ma fille! interrompit Joseph de
+Mérigue; et mes vignes, qui me donneront un jour
+deux cents barriques de vin; et ma truffière, que
+je suppose devoir être en plein rapport d'ici deux
+ans.</p>
+
+<p>&mdash;Et notre frère bien-aimé qui triomphera des
+méchancetés et des calomnies! dit énergiquement
+Jacqueline.</p>
+
+<p>A ce moment Pierrille et Jeannette arrivèrent
+pour la prière du soir:</p>
+
+<p>Il faudra bien prier pour Monsieur Jacques, dit
+la pieuse Caroline d'une voix triste et lente.</p>
+
+<p>&mdash;Notre Monsieur est malade? demandèrent à la
+fois les deux domestiques.</p>
+
+<p>&mdash;Non, mes amis, répondit Caroline qui ne savait
+pas mentir.</p>
+
+<p>Alors les fidèles serviteurs eurent la claire intuition
+d'un grand malheur planant dans l'air. Leurs
+visages fatigués prirent une expression de lourde
+tristesse, et ils pleurèrent silencieusement en s'agenouillant
+sur les dalles.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>XV</h3>
+
+<h3>L'INFLUENCE DU COMMISSAIRE</h3>
+
+
+<p>A la sixième chambre on avait rarement vu un pareil
+encombrement. Depuis les plus jolies comtesses
+des deux faubourgs jusqu'aux reporters des moindres
+feuilles, en passant par la nuée des avocats et des
+simples stagiaires, le public habituel des représentations
+judiciaires se trouvait au grand complet. La
+partie de l'auditoire dont la curiosité se trouvait le
+plus vivement surexcitée, était naturellement l'éternel
+féminin. Toutes les jeunes femmes un peu à la
+mode s'étaient exténuées d'amabilité envers le président
+pour obtenir des cartes, et pouvoir contempler
+le visage de ce prévenu dont on parlait tant, et
+que les gazettes dépeignaient comme possédant
+toutes les qualités d'aspect, d'allures, qui séduisent
+et conquièrent le sexe faible. Deux hommes émargeaient
+au sein de cette foule hétérogène: Mérigue
+et son défenseur. Jacques, entièrement vêtu de noir,
+l'oeil fier, la tête haute, le visage grave et légèrement
+mélancolique, avait plutôt l'air d'un accusateur que
+d'un inculpé. Debout à ses côtés, Monsieur Gilet, la
+figure contractée, les yeux hagards, la figure pâle,
+semblait en proie à une insurmontable émotion.
+Ce qu'il y avait de plus à remarquer était l'absence
+de la duchesse. Elle avait prévenu par lettre le président,
+qu'étant très souffrante, il lui serait impossible
+de paraître aux débats, qu'au surplus elle n'avait
+rien à ajouter au rapport de M. le commissaire
+et à sa propre déposition revêtue de sa signature.</p>
+
+<p>L'interrogatoire fut excessivement court. Mérigue
+déclina ses noms et qualités, nia péremptoirement
+le vol, et refusa de répondre à toutes les questions
+subséquentes qui lui furent adressées. L'audition
+des témoins ne fut pas non plus bien longue. Lecture
+fut donnée de la déclaration de la duchesse,
+après quoi l'on dut passer aux témoins à décharge.
+Quelques amis de Mérigue, entre autres le baron de
+Sermèze, apportèrent à la barre l'éloge du prévenu,
+et détaillèrent ses antécédents de travail, d'économie,
+de constante probité. La tâche du procureur
+de la République n'était pas bien difficile en présence
+d'un prévenu qui persistait à se renfermer
+dans un silence inexplicable. Le réquisitoire rendit
+hommage à la vie antérieure de Jacques, et réédita
+cette rengaine vieille comme la Basoche: «Un criminel
+est honnête homme jusqu'au moment où il accomplit
+son crime.» L'organe du Parquet ne réclama
+pas, du reste, une bien grande rigueur, et s'en remit
+complètement aux juges sur la durée de la peine
+à infliger. Mais il réclama l'emprisonnement, la notoriété
+récente dont jouissait l'inculpé nécessitant
+plutôt la sévérité que l'indulgence. Le représentant
+du ministère public termina sa harangue par des
+considérations prudhommesques sur la fragilité des
+réputations amenées par un ouragan, et emportées
+par une tempête. Il invita les jeunes gens ambitieux
+à méditer sur cette catastrophe, et à tendre au but
+de leur vie plutôt par une longue suite de travaux
+modestes, que par de vains coups de canon.</p>
+
+<p>La parole fut donnée au défenseur: Messieurs les
+juges, s'écria M. Gilet, il faudrait à la cause que je
+plaide le plus éminent des membres du barreau, non
+que l'innocence de mon honorable ami, M. de Mérigue,
+ne soit certaine et évidente, mais pour esquisser
+en termes dignes d'elle la noble et sympathique figure
+d'un prévenu qui purifie et illustre, en s'y asseyant,
+le banc d'ignominie. A défaut d'éloquence je vous
+apporte un fait inouï dans les annales de la police
+correctionnelle: un commissaire résignant ses fonctions
+pour défendre l'inculpé dont il a procuré l'arrestation.
+Les longues années pendant lesquelles j'ai
+exercé ma pénible charge m'ont donné une expérience
+et un coup d'oeil qui ne sont guère susceptibles
+de s'abuser. Or, Messieurs, sur mon honneur
+de fonctionnaire irréprochable, sur ma conscience
+d'homme intègre et de citoyen n'ayant jamais failli,
+je vous affirme avoir décelé en M. de Mérigue l'attitude
+d'une victime pure et résignée, et dans l'accusatrice
+qui n'a point osé soutenir elle-même ses allégations
+devant vous.... que sais-je? une ennemie
+qui se venge et qu'assiège déjà l'invasion des remords.
+Le silence obstiné de l'inculpé, où M. le président
+voit un aveu, ne serait-il point par hasard
+une abnégation sublime, l'inertie d'un être miséricordieux
+qui se laisse immoler pour ne pas tuer en
+se défendant, l'héroïque urbanité d'un galant homme
+qui, pour ne pas effleurer la chair d'une femme de
+la moindre égratignure, renonce à parer ses coups
+de poignards? S'il m'était donné de soulever le voile
+mystérieux qui recouvre ce drame, l'accusé, j'en ai
+la persuasion intime, deviendrait un formidable accusateur.
+C'est l'infinie délicatesse de M. de Mérigue
+qui oppose sans doute à nos investigations un formidable
+rempart. Admirons ce sentiment chevaleresque,
+mais refusons de nous en rendre les complices.»</p>
+
+<p>Ces quelques paroles émues, quoique dépourvues
+du moindre argument, impressionnèrent vivement
+les juges. Mais M. le procureur de la République
+répondit spontanément: «M. de Mérigue a sauvé la
+vie à M. Gilet. Ce que vous venez d'entendre n'est
+point l'exposé de la conviction du défenseur, mais
+l'explosion de sa reconnaissance. M. Gilet a accompli
+une série d'actes qui l'honorent au premier chef,
+mais qui ne sauraient empêcher le tribunal de faire
+son devoir.»</p>
+
+<p>L'ancien commissaire de police comprit sur le
+champ, que cette simple phrase du ministère public
+détruisait tout l'effet de sa harangue. Il se leva pour
+répondre, mais la claire vue du danger couru par
+son sauveur lui fit perdre le fil de ses idées et une
+violente angoisse l'étreignit à la gorge. Il fit quelques
+gestes indignés sans parvenir à articuler une parole,
+et retomba bientôt abîmé et anéanti sur son banc.
+La cause était perdue. Le tribunal, après une très
+courte délibération, et prenant d'ailleurs en considération
+les bons antécédents de l'inculpé et le
+manque de netteté des témoignages accusateurs,
+condamna simplement Jacques de Mérigue à deux
+mois de prison.</p>
+
+<p>Le greffier l'avertit ensuite qu'il ne serait point
+immédiatement incarcéré, et qu'il avait quinze
+jours pour se constituer prisonnier sans préjudice
+de son droit d'appel. Le condamné haussa les
+épaules, et sortit au bras du baron de Sermèze. Les
+deux amis traversèrent la foule accablés de regards
+méprisants, et se dirigèrent lentement vers la rue
+des Saints-Pères. Ils ne tardèrent point à être rejoints
+par M. Gilet qui engagea instamment Mérigue
+à faire appel. Tout en remerciant son défenseur
+avec effusion, le poète refusa catégoriquement de se
+pourvoir.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, lui dit M. Gilet, je vous ferai gracier.</p>
+
+<p>Jacques secoua tristement la tête.</p>
+
+<p>Quand il arriva à l'entrée du quartier Saint-Barthélémy,
+il fut pris d'un invincible sentiment de
+douleur et de honte. Il lui sembla que tous les passants
+l'écrasaient sous le dédain de leurs regards. Il
+vit quelques manoeuvres occupés à arracher et à
+lacérer ses affiches dont les déchirures jonchaient le
+sol ou roulaient au ruisseau, comme les débris de
+sa fortune et de sa vie. Il entendit ce bout de conversation
+entre deux afficheurs de M. Belin.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, dis donc, Polyte?</p>
+
+<p>&mdash;De quoi, mon vieux briscard?</p>
+
+<p>&mdash;T'as pas besoin de faire attention aux pancartes
+du Mérigue, tu peux les sabrer, va!</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce qu'il est parti pour le champ des navets?</p>
+
+<p>&mdash;C'est tout comme... le bourgeois-là était tout
+bonnement un voleur. On l'a jugé, il y a cinq
+à six jours.</p>
+
+<p>&mdash;Euh! malheur... Il devait se présenter à la
+Nouvelle...</p>
+
+<p>&mdash;De quoi, à la Nouvelle?... Les copains n'en
+voudraient pas...</p>
+
+<p>Tout à coup Sermèze et Mérigue se rencontrèrent
+nez à nez avec le vicomte d'Escal. Le bonhomme
+terrifié détourna vivement la tête, et voulut se
+sauver par une rue latérale. Mais son mouvement
+fut si brusquement maladroit qu'il glissa, s'entrava
+avec son parapluie, et la rotondité de son petit
+corps aidant, s'épata lourdement sur le trottoir.
+Sermèze, qui n'était pourtant pas en veine de gaîté,
+partit d'un éclat de rire.</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'es pas charitable, mon vieux, lui dit Jacques.
+Va-t'en donc aider ce brave membre du comité
+à se remettre sur ses pattes. Je t'attends là. Il
+ne voudrait pas de mon secours.</p>
+
+<p>Le baron accéda par curiosité au désir de son
+ami, et s'avança vers le vicomte d'Escal, encore tout
+ébahi de sa chute, et tout honteux d'avoir balayé
+l'asphalte avec sa noble redingote:</p>
+
+<p>&mdash;Eh! bonjour, cher ami, s'écria le vicomte. Vous
+me rencontrez en mésaventure. Quel excellent hasard
+me procure le plaisir de vous voir... La baronne
+de Sermèze se porte toujours comme vous
+voulez? La vicomtesse d'Escal meurt d'envie de la
+voir. Quand vous verrons-nous donc tous deux à nos
+petites soirées du mardi?... Dieu! je suis sale!...
+Comme ces voies sont boueuses et mal entretenues
+sous cette vilaine république... excusez-moi... je suis
+toute crotté... je me sauve chez moi. Ravi, cher
+baron, de vous avoir rencontré, mes hommages à la
+baronne. Au revoir. A bientôt, adieu...</p>
+
+<p>Sermèze ne put intercaler la moindre syllabe, et
+l'ancien patron de la candidature Mérigue détala au
+petit galop de ses jambes trop courtes, en tenant
+cette fois le milieu de la chaussée, et en brandissant,
+sans la moindre intention belliqueuse, son
+parapluie inoffensif.</p>
+
+<p>Les deux amis rencontrèrent encore quelques
+personnages de leur connaissance qui affectèrent de
+regarder le firmament, entre autres un ancien chef
+de service de l'instruction publique, soupçonné de
+malversations, et qui, à l'aspect de Mérigue, détourna
+sa face honnête, rasée de frais en un majestueux
+mouvement de pudeur. Soudain un prêtre
+s'avança, qui tendit bravement la main à Jacques.
+C'était l'abbé de la Gloire-Dieu.</p>
+
+<p>«Je vous tiens pour innocent, mon bon Jacques,
+lui dit-il d'une voix entrecoupée, et je puis encore
+quelque chose pour vous. J'espère d'ici peu de
+jours vous annoncer une bonne nouvelle. Courage
+et espoir, mon cher enfant.»</p>
+
+<p>Quand Jacques et Sermèze entrèrent dans la maison
+de la rue des Saints-Pères, ils furent insolemment
+toisés par le concierge dont la dignité offensée
+par la vue de son locataire condamné parut subir
+une violence cruelle.</p>
+
+<p>Sermèze répondit à l'attitude froissée du pipelet,
+par un regard si peu sympathique, que le représentant
+du propriétaire se retira brusquement dans sa
+loge, et s'y enferma à double tour. L'ascension des
+cent vingt marches fut la dernière période de la
+voie douloureuse.</p>
+
+<p>On croisa dans l'escalier plusieurs locataires qui
+prirent de grandes mines sévères. Sur le palier
+même de Mérigue, un employé de commerce, son
+voisin, le regarda sans le saluer. Au moment où ils
+entraient dans le logement, les deux amis s'entendaient
+rappeler par une voix perçante et criarde qui
+montait du rez-de-chaussée.</p>
+
+<p>&mdash;Eh là-haut. Eh donc là-haut!</p>
+
+<p>&mdash;Qu'y a-t-il? demanda Sermèze.</p>
+
+<p>&mdash;Le propriétaire vous donne congé, répondit la
+voix dépourvue d'harmonie.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit Mérigue avec un soupir de dégoût, le
+proverbe parle du coup de pied de l'âne au singulier.
+Voilà le dixième que je reçois depuis une heure...
+je n'ai rencontré sur ma route que des aliborons
+scandalisés.</p>
+
+<p>&mdash;C'est pas tout ça, mon pauvre vieux, reprit
+Sermèze, que vas-tu faire maintenant?</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant?... je vais attendre la quinzaine
+pour me constituer prisonnier.</p>
+
+<p>&mdash;Mais en attendant tu ne vas pas rester désoeuvré?...</p>
+
+<p>&mdash;Jamais de la vie.</p>
+
+<p>&mdash;A quoi vas-tu t'occuper?</p>
+
+<p>&mdash;Je vais achever ma Rédemption des Damnés,
+puisque la politique et le professorat me laissent des
+loisirs.</p>
+
+<hr>
+
+<p>La duchesse Blanche avait été informée par
+exprès de la sentence prononcée par le tribunal
+correctionnel.</p>
+
+<p>La vengeance était assouvie, elle pouvait maintenant
+songer à jouer son rôle de souveraine clémente.</p>
+
+<p>Sa colère s'était peu à peu dissipée dans son âme,
+et sa passion inapaisée commençait à y rentrer en
+compagnie du repentir, Blanche se fit belle comme
+à ses plus beaux jours de gala; elle revêtit une robe
+de damas rouge, et surchargea son cou, ses bras et
+ses mains des joyaux les plus splendides. Le duc de
+Largeay étant survenu par aventure:</p>
+
+<p>&mdash;Où allez-vous donc comme cela, ma chère?...</p>
+
+<p>&mdash;A la direction des grâces, mon ami.</p>
+
+<p>&mdash;Cette direction, duchesse, se trouve depuis
+longtemps entre vos mains.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! vous êtes galant aujourd'hui, je crois,
+Dieu me damne, que vous me confondez avec
+Mlle Zoé.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! méchante!... Laquelle de vos sujettes
+allez-vous chercher?...</p>
+
+<p>&mdash;Trêve de calembours, mon ami, je vais demander
+la grâce de M. de Mérigue.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez perdu le sens... je n'y comprends
+plus rien.</p>
+
+<p>&mdash;Consolez-vous... vous n'y avez jamais rien
+compris.</p>
+
+<p>&mdash;Vous l'avez donc fait condamner pour vous
+donner la satisfaction de lui pardonner ensuite.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! eh! peut-être bien!</p>
+
+<p>&mdash;Ce sont les jeux de reine.</p>
+
+<p>&mdash;Qui valent bien le jeu de l'oie, j'imagine.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes vraiment ravissante ainsi. Je dînerai
+ce soir avec vous.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, mon ami. On vous traiterait d'infidèle
+de l'autre côté de l'eau.</p>
+
+<p>La duchesse descendit alors dans la cour, se jeta
+au fond d'un coupé bleu, attelé de deux alezans
+rapides, en disant au valet de pied:</p>
+
+<p>&mdash;Place Vendôme, au ministère de la justice.</p>
+
+<p>Le duc de Belverana se trouvait déjà auprès du
+directeur des affaires criminelles. Il dit tout le bien
+qu'il put imaginer de Mérigue sans toutefois faire la
+plus petite allusion au grand secret qui lui était
+confié. Le chef de service l'écouta avec déférence et
+lui répondit:</p>
+
+<p>«Je ne demande pas mieux, monsieur le duc, que
+de faire un rapport favorable à vos désirs, mais le
+condamné doit au préalable épuiser les juridictions.
+Qu'il aille d'abord en appel. Nous verrons ensuite.»</p>
+
+<p>Le duc en sortant croisa Blanche de Largeay dans
+les corridors du ministère. Il la salua le plus gracieusement
+du monde, lui demanda des nouvelles
+de sa santé, et ne lui souffla pas un mot du motif
+identique qui les avait amenés tous deux dans les
+antichambres de l'administration. La duchesse demeura
+près d'une heure avec le directeur des grâces.
+Elle essaya de toutes les instances et de toutes les
+supplications, mais se heurta constamment à la
+même réponse: «Qu'il fasse d'abord appel, nous verrons
+ensuite...» Comme elle sortait toute courroucée
+avec des larmes de dépit dans les yeux, elle rencontra
+M. Gilet qui se précipita sans la saluer dans le
+cabinet du chef de service. Il en sortit au bout de
+quelques minutes, et la duchesse entendit ces paroles
+prononcées par le directeur:</p>
+
+<p>&mdash;Très bien, mon cher commissaire, je vais faire
+préparer les lettres de grâce dès que le dossier de
+l'affaire me sera parvenu du tribunal. D'ici trois
+jours, le décret sera revêtu de la signature du président
+de la République. Vous pouvez d'ores et déjà
+en aviser votre protégé.</p>
+
+<p>La duchesse courut au devant de l'ancien commissaire.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez dû être diablement éloquent, lui
+dit-elle, je n'ai pu, moi, me faire écouter de ce
+monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Non, madame la duchesse, répondit M. Gilet,
+l'éloquence n'est pas mon fort. Je suis simplement
+un honnête homme qui se sacrifie à ceux qu'il aime,
+au lieu de les immoler à sa jalousie ou à ses ressentiments.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>XVI</h3>
+
+<h3>LE RENDEZ-VOUS</h3>
+
+
+<p>Ce même soir, suivant sa promesse, le duc de
+Largeay, qui était en délicatesse avec Zoé, vint
+dîner chez sa femme. Blanche n'apprécia guère
+cette rare amabilité, d'autant plus que son mari la
+taquina tout le temps du repas au sujet de sa
+démarche au ministère de la justice.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, chère amie, avez-vous réussi dans vos
+intentions miséricordieuses?</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement, cher duc.</p>
+
+<p>&mdash;Vous allez rendre ce jeune drôle aux douceurs
+de la liberté?</p>
+
+<p>&mdash;Certainement. Ce sera fait sous trois jours.</p>
+
+<p>&mdash;Vous aurez la bonté de m'indiquer la conduite
+que je dois tenir envers lui. Faut-il le provoquer,
+lui trouver un éditeur, lui loger une balle dans la
+tête, lui faire des excuses, le souffleter, patronner sa
+candidature, le tuer, le ressusciter, le calotter,
+l'adorer...</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai tout de même, mon pauvre ami,
+vous avez à peu près fait tout cela.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous m'en gardiez au moins un atôme de
+reconnaissance.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! duc, c'est vous qui me devez de la gratitude
+pour les services que je vous demande.</p>
+
+<p>&mdash;C'est juste. Merci de me rappeler aux vrais
+principes de la galanterie. Mais enfin, veuillez, de
+grâce, me faire connaître quel visage il me faudra
+faire à votre voleur favori, la prochaine fois que
+j'aurai l'heur de le voir?</p>
+
+<p>Blanche était profondément vexée de voir son
+mari la «blaguer». Elle essayait bien de lui riposter
+par quelques-unes de ses pointes habituelles, mais
+son état de préoccupation émoussait les traits les
+plus acérés de son carquois.</p>
+
+<p>Contrairement à ce qui se passait d'ordinaire, le
+duc, ce soir-là, eut un avantage marqué sur la
+duchesse et parvint, en très peu de temps, à l'exaspérer.
+Aussi, quand il lui fit la proposition de passer
+la soirée avec elle ou de l'emmener dans le monde,
+provoqua-t-il cette simple réponse, sèchement formulée:</p>
+
+<p>&mdash;Allez donc à votre club, ou à votre...</p>
+
+<p>&mdash;Ou à mon...</p>
+
+<p>&mdash;Ne m'agacez pas... ou je vous lâche le mot...
+Bonsoir.</p>
+
+<p>Le duc sortit le sourire aux lèvres.</p>
+
+<p>Quelques minutes après on apportait à la duchesse
+une lettre dont elle reconnut l'écriture et qu'elle
+décacheta fiévreusement. Elle lut:</p>
+
+<blockquote><p>
+«Ma chère cousine,</p>
+
+<p>«Nous avons demain une permission de minuit.
+Pourrai-je obtenir l'insigne faveur d'être de nouveau
+choisi par vous comme lecteur extraordinaire? J'ose
+vous assurer que je mérite bien quelque amabilité
+de votre part: Je suis allé l'autre jour, par amour
+pour vous, tirer les oreilles à ce misérable Mérigue
+qui a filé doux comme un agneau, et a péremptoirement
+refusé de se mesurer avec moi sur le terrain.
+A demain, chère cousine.</p>
+
+<p>«Veuillez d'un tout petit mot accueillir ma très
+humble supplique.</p>
+
+<p>«Votre affectionné cousin,</p>
+
+<p>«<span class="sc">Robert</span>».
+</p></blockquote>
+
+<p>La duchesse répondit à son médiateur plastique:</p>
+
+<blockquote><p>
+«Venez à neuf heures et demie.»</p>
+
+<p>«<span class="sc">Vannes, Duchesse de Largeay</span>.»</p>
+
+<p>«<i>P.S.</i>&mdash;Soyez un peu vraisemblable dans le
+récit de vos prouesses.»
+</p></blockquote>
+
+<p>Blanche, à la lecture de l'épître élaborée par son
+jeune parent, le dépit et l'agacement aidant, fut
+prise tout à coup du désir très net de renouveler la
+pantomime galante du dimanche précédent, en y
+ajoutant même quelques fioritures encore inédites.
+Quant à Robert de Vaucotte, il n'eut pas plus tôt lu
+la réponse affirmative de sa cousine qu'il prit le
+solennel engagement devant la poignée de son sabre
+de ne pas se laisser berner comme la dernière fois
+et d'obtenir de plus sérieuses faveurs...</p>
+
+<p>Blanche attendit l'heure qu'elle avait fixée au
+candidat cavalier en dînant seule au cabaret du
+Lion-d'Or, à l'effet d'émoustiller un peu son humeur
+tant par la nourriture pimentée des mets de restaurant
+que par l'éclat des lumières et le va et vient
+des jeunes élégants autour du linge éclatant des
+petites tables.</p>
+
+<p>Cependant l'abbé de la Gloire-Dieu avait résolu
+ce soir-là d'avoir une entrevue avec la duchesse
+pour éclaircir l'affaire si étrange du procès Mérigue,
+et tâcher, par suite des renseignements qu'il pourrait
+obtenir, d'être de quelque utilité à son pauvre
+ami. Sans prévoir la vérité des faits dans son intégralité
+monstrueuse, il connaissait assez les personnages
+du drame qui venait de se dérouler, et en
+particulier la duchesse, sa pénitente, pour avoir la
+certitude morale de l'innocence de Jacques, et de
+quelque trame machiavélique ourdie par Mme de
+Largeay. Il ne s'arrêta point à la considération que
+sa visite vespérale pourrait être critiquée. Après
+avoir terminé sa journée d'apôtre et rempli toutes
+les obligations de son ministère paroissial, il allait
+droitement et simplement accomplir ce qu'il croyait
+une bonne oeuvre, sans s'inquiéter de ce que les
+malveillants seraient capables de dire ou de penser.</p>
+
+<p>L'abbé se présenta à neuf heures à l'hôtel de
+Largeay et se fit introduire d'autorité dans le salon,
+où il trouva déjà couché sur un divan le jeune
+Robert de Vaucotte. Robert s'était jadis confessé au
+premier vicaire de Saint-Barthélémy, il le respectait
+et le craignait; son désappointement égala sa gêne
+quand, au lieu des volants de soie rouge qu'il
+attendait, il vit onduler à ses yeux les plis noirs de
+la soutane du prêtre.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ici, Robert, seul à cette heure! Que faites-vous,
+mon enfant? demanda l'abbé de la Gloire-Dieu.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! bonjour, monsieur l'abbé... je suis bien
+charmé... je ne pensais pas à vous... J'attends ma
+cousine qui va venir à neuf heures et demie.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous conseille de vous retirer, mon enfant.
+J'ai de graves questions à traiter avec la duchesse.</p>
+
+<p>&mdash;Mais elle m'a donné rendez-vous, monsieur
+l'abbé.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, dit le vicaire en fronçant le sourcil,
+je me charge de lui dire que je vous ai renvoyé.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, monsieur l'abbé... monsieur l'abbé...</p>
+
+<p>&mdash;Laissez-moi seul ici, Robert, retirez-vous, mon
+enfant.</p>
+
+<p>Vaucotte n'osa point résister à l'injonction de
+l'abbé, prononcée d'une voix ferme et douce.</p>
+
+<p>Il sortit lentement du salon et alla se blottir dans
+la salle à manger en se disant: «Quand il aura
+fichu le camp, je reviendrai. En voilà encore un qui
+ne me prend guère au sérieux.»</p>
+
+<p>A neuf heures et demie très précises, le coupé de
+la duchesse s'arrêta devant le perron de l'hôtel. Elle
+en sortit leste, pimpante, éméchée, jeta précipitamment
+son chapeau et sa casaque dans l'antichambre
+et demanda au laquais de service:</p>
+
+<p>&mdash;M. le comte de Vaucotte est-il arrivé?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, madame la duchesse, lui fut-il répondu.</p>
+
+<p>Elle s'élança dans le salon: La haute et maigre
+silhouette de l'abbé de la Gloire-Dieu émergeait
+seule parmi le clair obscur des lampes baissées.</p>
+
+<p>La duchesse poussa un petit cri de surprise
+désagréable.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai à vous entretenir d'une importante question,
+madame, dit le premier vicaire, aussi me
+suis-je permis de me présenter devant vous à une
+heure un peu insolite. Je compte que vous voudrez
+bien m'excuser?</p>
+
+<p>&mdash;Certainement, monsieur l'abbé... Excusez vous-même
+mon étonnement. J'attendais... un de mes
+cousins.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai trouvé ici, madame, il n'y a pas vingt
+minutes. Je connais très bien Robert... bon enfant,
+un peu trop léger, peut-être... Bref, il eût empêché
+ou gêné notre entretien. Je l'ai prié de se retirer. Il
+a déféré au voeu que je lui exprimais.</p>
+
+<p>&mdash;Ce nigaud de valet de chambre qui me dit que
+mon cousin est là, et ne m'avertit pas même de votre
+présence, observa Blanche sur un ton peu gracieux.</p>
+
+<p>&mdash;Ne grondez pas vos gens, madame la duchesse.
+Ils ont rempli toutes leurs instructions. J'ai même
+eu quelque difficulté à pénétrer jusqu'ici, mais
+j'étais décidé à forcer la porte.</p>
+
+<p>&mdash;Êtes-vous belliqueux ce soir, dit Blanche en
+essayant de sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! madame, reprit l'abbé; ce que j'ai à vous
+dire est très sérieux.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! fit Blanche anxieuse et intimidée.</p>
+
+<p>&mdash;Ma chère enfant, excusez cette appellation peu
+mondaine, mon âge me donne quelque droit à
+l'employer... Je vous ai baptisée, je vous ai fait faire
+votre première communion. Vous voulez bien vous
+adresser à moi de temps en temps pour éclairer et
+diriger votre conscience... Ne voyez toutefois en ce
+moment ni le prêtre, ni le confesseur, ni le directeur,
+mais un ami... affligé; un de vos meilleurs
+amis, j'en puis jurer, l'ami de votre âme.</p>
+
+<p>Blanche, troublée, ne répondit rien. L'abbé poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez accusé M. de Mérigue d'une action
+infâme, je vous adjure, au nom du Dieu qui nous
+entend et qui nous jugera, de m'avouer la vérité.</p>
+
+<p>La duchesse garda le silence.</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous taisez, mon enfant. C'est là un aveu
+d'une formidable éloquence, je l'interprète ainsi:
+«J'ai porté contre ce jeune homme une accusation
+calomnieuse.» Niez un peu, je vous prie. Niez donc...
+vous vous taisez... Une troisième fois, par Jésus-Christ
+notre Seigneur, opposez-moi une négation si
+vous n'êtes point coupable... Rien, rien... quel
+crime horrible, mon enfant!... Maintenant, pourquoi
+avez-vous commis cet acte odieux?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! monsieur l'abbé, je me sens bien souffrante!...</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi avez-vous commis ce forfait? M. de
+Mérigue vous aimait... Vous l'aimiez peut-être...
+N'est-il pas vrai?</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur l'abbé, vous me torturez.</p>
+
+<p>&mdash;Encore un aveu, ma pauvre enfant... mais ce
+jeune homme autrefois était en droit de vous aimer,
+et vous-même pouviez lui rendre amour pour
+amour. Vous êtes aujourd'hui la duchesse de Largeay.
+Il vous est interdit de penser l'un à l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! monsieur l'abbé, de grâce...</p>
+
+<p>&mdash;Il fallait l'épouser, si vous l'aimiez... Du jour
+de votre mariage votre devoir était de l'oublier
+comme il vous a oubliée lui-même.</p>
+
+<p>&mdash;Il m'a oubliée!... il m'a oubliée... que dites-vous?...</p>
+
+<p>&mdash;Calmez les cris de vos passions. Vous n'avez
+plus le droit de faire entendre que les gémissements
+de votre pénitence. Que s'est-il passé entre vous? Je
+l'ignore. Toujours est-il que vos sentiments illicites
+probablement repoussés par cet honnête homme...</p>
+
+<p>&mdash;Il vous a donc tout dit?</p>
+
+<p>&mdash;Rien, mon enfant, rien. Laissez-moi poursuivre;
+je disais que votre amour déshonnête, probablement
+repoussé, avait dû, sous l'influence de quelque accès
+de folie, se transformer en un mouvement de colère
+féroce. Quand nous laissons dominer notre âme par
+ces deux passions, la luxure et la violence, il n'y a
+pas de monstruosités dont nous soyons incapables.
+Et vous, madame, enfant de Dieu et de l'Église,
+élevée par une mère chrétienne, croyant à notre
+sainte religion et la pratiquant, vous, placée au
+sommet de l'échelle sociale pour donner l'exemple
+aux faibles et aux petits; vous, dont les mains
+servent de canal aux divines aumônes; vous, qui
+faites chaque matin votre prière devant le crucifix,
+et qui courbez votre front dans l'ombre des temples;
+vous, qui vous indignez contre les blasphèmes proférés
+et contre toutes les profanations accomplies
+dans le monde; vous, qui n'avez pas assez de dégoûts
+et assez de flétrissures pour stigmatiser la débauche
+des malheureuses qui meurent de faim; vous, la
+duchesse de Largeay, infidèle à votre foi, à votre
+honneur, à votre Dieu, vous précipitez de gaieté de
+coeur dans un abîme d'opprobre, un homme irréprochable,
+parce qu'il vous respecte, vous ayant aimée!</p>
+
+<p>&mdash;Purifiez-moi, mon père, sanglota la duchesse
+brisée.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne le puis en cet instant et en ce lieu. Venez
+me trouver demain à l'église. Je suis venu ce soir
+essayer d'éveiller au fond de votre conscience les
+échos de nos enseignements et de nos exhortations.
+Je bénis le Seigneur, car je ne crois pas avoir parlé
+en vain. Répondez-moi, êtes-vous coupable et vous
+repentez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mon père, soupira Blanche à voix basse.</p>
+
+<p>&mdash;Bien, mon enfant, mais sachez que ceci n'est
+rien. Il faut expier et réparer. Je vous épouvanterais
+si je vous exposais comment les chrétiennes des
+temps anciens auraient fait pénitence de pareilles
+indignités. Qu'auriez-vous cependant à m'objecter
+si je vous disais: «Pour recevoir l'absolution,
+vous confesserez à la justice toute l'étendue de votre
+crime, vous consentirez à être avilie à tous les yeux,
+vous subirez dans quelque prison obscure, côte à
+côte avec la lie des misérables, la peine édictée dans
+les codes humains contre la calomnie et le faux
+témoignage; après cette expiation préliminaire et
+insignifiante, vous revêtirez une robe de bure dans
+un monastère de carmélites, et, séparée à jamais du
+monde par une grille de fer, vous pleurerez toute
+votre vie la honte et l'horreur de votre forfait.»
+Dites-le-moi, en vérité, si je vous tenais un pareil
+langage, trouveriez-vous dans votre coeur ou dans
+votre conscience la force de me répondre: «Mon
+Père, vous dépassez la volonté de Dieu!»</p>
+
+<p>&mdash;Grâce, grâce! murmurait la duchesse agenouillée.</p>
+
+<p>&mdash;Debout, madame, vous ne pouvez rester ainsi...
+Eh bien! si vous eussiez vécu au temps de la primitive
+Église, une pénitence semblable vous eût été
+imposée. Mais Dieu proportionne la rigueur de ses
+ordres à l'abaissement de nos caractères et à la
+lâcheté de nos moeurs... Voici la réparation que je
+vous demande d'accorder à votre victime... Vous
+m'autoriserez verbalement à écrire à sa famille
+désolée, que M. de Mérigue a été condamné sur
+de fausses apparences, et que le fait qui a donné
+lieu aux poursuites est tout entier à son honneur.
+J'ajouterai que l'auteur, repentant des infortunes de
+ce jeune homme, m'a chargé expressément d'être
+auprès des siens l'interprète de la vérité...</p>
+
+<p>&mdash;Mon père, répondit la duchesse, qu'il soit fait
+ainsi que vous le décidez.</p>
+
+<p>&mdash;Et maintenant, ma pauvre enfant, priez le bon
+Dieu qu'il vous pardonne...</p>
+
+<p>L'abbé de la Gloire-Dieu se leva sur ces dernières
+paroles. Il salua la duchesse anéantie et sortit lentement.
+Quand il se fut éloigné, Blanche entendit
+un pas rapide approcher du salon. La porte s'ouvrit
+bientôt. C'était Robert de Vaucotte.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! chère cousine, s'écria-t-il, vous êtes enfin
+libre!</p>
+
+<p>La duchesse considéra le Saint-Cyrien avec la stupeur
+d'une personne qui passerait subitement de
+l'audition du <i>Dies iræ</i> à l'exécution d'un opéra
+bouffe. Elle laissa errer sur le futur cavalier un
+regard empreint d'une compassion dédaigneuse.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! cousine, poursuivit Robert, quelle
+lecture désirez-vous que je fasse ce soir?</p>
+
+<p>Blanche lui répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Lisez donc dans votre <i>Indicateur</i> l'heure prochaine
+du train de Versailles!</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>XVII</h3>
+
+<h3>MISÉRICORDE!</h3>
+
+
+<p>En sortant du Ministère de la justice, M. Gilet
+s'était immédiatement rendu auprès de Jacques et
+lui avait fait connaître qu'il allait être gracié. Une
+scène émouvante eut lieu entre ces deux hommes
+que des circonstances bien singulières avaient réunis
+par les liens de l'amitié.</p>
+
+<p>L'ancien commissaire, qui avait espéré un acquittement,
+n'estimait point avoir payé sa dette de reconnaissance
+et accusait lui-même son impuissance
+et son incapacité.</p>
+
+<p>Le poète, au contraire, peu habitué à voir pratiquer
+autour de lui des actes d'abnégation, était profondément
+touché à l'aspect de cet homme qui
+venait de briser sa carrière pour venir le défendre.</p>
+
+<p>&mdash;Si l'un de nous reste l'obligé de l'autre, dit-il à
+M. Gilet, c'est moi sans aucun doute. Le service que
+je vous ai rendu m'a coûté un simple geste, un
+mouvement de bras, le premier passant venu eût
+agi de même, tandis que vous vous êtes sacrifié, et je
+déclare hautement que je ne connais pas deux
+hommes au monde capables de tenir une conduite
+comme la vôtre.</p>
+
+<p>Dès qu'il eut la certitude d'être gracié, Jacques de
+Mérigue fit ses préparatifs de départ. Tous ses plans
+étaient renversés, toutes ses espérances ruinées,
+tous ses rêves évanouis au vent de la réprobation
+publique. Il n'avait plus qu'à reprendre le chemin
+de son pauvre Limousin et à passer auprès de sa
+famille le reste d'une vie obscure et inutile. Cette
+pensée l'accablait. Se voir dans toute la force de l'âge
+et du talent, avoir pleine conscience d'une énergie
+et d'une valeur universellement admirées, s'estimer
+légitimement capable d'arriver aux destinées les
+plus brillantes, et, subitement, pour jamais, d'une
+façon irrémissible, se briser les reins dans une chute
+ignominieuse!</p>
+
+<p>Et ce n'étaient pas là ses plus cruelles réflexions.</p>
+
+<p>Ce qui infligeait à son âme une incomparable
+douleur, c'était l'idée que son vieux père, sa mère,
+tous les siens, pourraient le croire coupable en dépit
+de ses dénégations. Joseph de Mérigue avait écrit à
+son fils qu'il ajoutait foi à ses protestations d'innocence,
+mais qu'il le suppliait de lui dévoiler toute la
+vérité.</p>
+
+<p>Or, Jacques se regardait comme tenu d'honneur
+à ne plus révéler à personne les tristes circonstances
+de son malheur. Il avait tout avoué à son
+ami le baron de Sermèze en vertu de cette disposition
+d'esprit, singulière peut-être, mais bien fréquente,
+qui établit entre les amis intimes des liens
+plus étroits que les liens même de la famille.</p>
+
+<p>La confidence faite au duc avait été le corollaire
+obligatoire, on s'en souvient, de la révélation faite à
+l'ami. Actuellement Mérigue avait pris, au sujet de
+son infortune, la résolution d'un silence éternel,
+sans se dissimuler que cette ligne de conduite ferait
+naître autour de lui de bien pénibles soupçons. Il
+était abîmé dans ces réflexions quand il reçut la
+visite de l'abbé de la Gloire-Dieu.</p>
+
+<p>&mdash;Comme je m'y suis engagé, lui dit le prêtre, je
+vous apporte une bonne nouvelle, mon cher enfant.</p>
+
+<p>Mérigue regarda le premier vicaire d'un air triste
+et incrédule.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis en mesure, continua l'abbé, d'amener
+dans l'esprit de votre famille la pleine et entière
+conviction de votre innocence absolue.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! si vous faisiez cela, monsieur l'abbé, vous
+me rendriez la moitié de ma vie... mais vous m'étonnez
+beaucoup. Je nierai jusqu'à la mort, c'est tout
+ce que je puis faire.</p>
+
+<p>&mdash;Ayez confiance en Dieu, Jacques, vous méritez
+une réhabilitation, c'est mon opinion inébranlable.
+Vous allez sans doute revenir au pays?</p>
+
+<p>&mdash;Puis-je faire autre chose? Évidemment non.
+Les personnes les plus indulgentes m'accorderont
+leur pitié. Je suis fini. Je renonce à la conquête des
+astres.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, cher enfant, quand on agit, comme
+vous l'avez fait, on va plus loin que les étoiles, on
+monte au ciel.</p>
+
+<p>Jacques garda le silence, mais il comprit que
+l'esprit et le coeur du prêtre avaient l'intuition de la
+vérité.</p>
+
+<p>L'abbé de la Gloire-Dieu poursuivit.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me préviendrez du jour de votre départ.
+Ce jour-là même j'écrirai à M. le comte votre père.
+Et je vous donne ma parole de prêtre et d'honnête
+homme, qu'après avoir lu la communication que je
+vais avoir l'honneur de lui faire, le chef de votre
+bonne et sainte famille ne reniera pas son fils, le
+représentant de son nom.</p>
+
+<p>Jacques remercia le digne ecclésiastique, mais il
+considéra ses paroles comme une simple consolation
+et n'ajouta guère foi à la possibilité de ses promesses.
+Il prit la résolution de partir dès le lendemain
+soir. Il écrivit dans ce sens au baron de
+Sermèze, à l'abbé et au vieux comte Joseph. Sermèze
+vint passer une partie de la journée avec son ami et
+l'aida à préparer son pauvre petit bagage. A six
+heures du soir, Jacques se retrouva seul. Le départ
+du train était à neuf heures. Toutes ses petites dettes
+une fois acquittées, et quelques légères emplettes
+effectuées, il restait au poète quarante francs: Le
+prix d'une voiture pour le conduire à la gare et le
+montant de son billet en troisième classe.</p>
+
+<p>Il se préparait à faire un repas plus que modeste,
+lorsque la sonnette de son antichambre fit entendre
+un léger tintement. Mérigue hésita à ouvrir croyant
+à une illusion, le tintement recommença presque imperceptible
+comme le dernier soupir d'un moribond,
+Mérigue ouvrit sa porte. Une femme tout en noir
+parut sur le seuil. Jacques recula jusqu'au milieu de
+sa chambre et croisa ses bras sur sa poitrine. La
+duchesse de Largeay s'arrêta à deux pas de sa victime.</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi, fit-elle d'une voix si faible et si brisée,
+que le poète en ressentit une étrange commisération.</p>
+
+<p>Il répondit doucement.</p>
+
+<p>&mdash;Vous souffrez, Madame? Qu'avez-vous?</p>
+
+<p>La duchesse releva son voile et jeta à Jacques un
+regard suppliant. L'angoisse de l'amour désespéré et
+du repentir douloureux contractait son visage pâle
+comme une figure d'albâtre. Aucun bijou. Aucune
+parure. Pas le plus petit ruban de soie. La tenue
+morne du grand deuil.</p>
+
+<p>Et subitement, Blanche de Largeay tomba à genoux.
+Jacques de Mérigue, éperdu, cachait sa figure
+dans ses mains. Il entendait monter vers lui, murmurée
+vaguement comme une oraison mortuaire, la
+prière de celle qu'il avait aimée, et qui faisait palpiter
+encore toutes les fibres de son coeur mutilé.</p>
+
+<p>«Jacques... devant la mort toutes les colères
+s'effacent, je vous ai tué, et me suis poignardée du
+même coup de couteau. Je viens vous demander pardon.
+Je ne veux pas que vous partiez sans m'avoir
+tendu cette main généreuse, cette main héroïque et
+sublime qui à refusé de parer mes coups. Vous ne
+repousserez pas mes supplications quand vous saurez
+les tourments que j'endure. J'ai voulu me venger,
+et je vous l'avoue dans toute l'humilité d'une
+âme à jamais brisée, j'ai eu l'infamie de savourer
+le fruit empoisonné de mon ressentiment.</p>
+
+<p>Mais au nom du Dieu que vous servez et que
+j'ai outragé, par tout ce que vous avez de plus cher,
+par votre mère, vos chères petites soeurs, par votre
+ancien amour pour moi, de grâce, ne m'accablez
+pas. Il m'a fallu du courage, allez, pour avoir osé
+me présenter ici. Vous pouviez, à bon droit, me jeter
+dans votre escalier comme la dernière des filles perdues.
+Mais je connaissais votre coeur, votre grand
+coeur, que j'ai percé d'un glaive, et je l'ai estimé si
+large et si bon, si haut et si doux, que j'ai espéré en
+voir couler sur ma tête, en même temps que son
+noble sang, hélas, quelques gouttes de miséricorde.</p>
+
+<p>Il y a deux jours que j'éprouve les tourments de
+l'enfer; je n'en étais encore, je le confesse à ma honte,
+je n'en étais qu'aux repentirs vagues et lâches,
+quand à l'heure habituelle des plaisirs et des folies,
+un homme s'est présenté à moi, qui m'a dévoilé de
+sa main austère toute la noirceur de mon forfait. Et
+depuis ce moment j'ai revêtu une robe couleur de
+la nuit, comme la sienne. En vérité, Jacques, je suis
+plus malheureuse que vous.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous crois, Madame, répondit Jacques toujours
+immobile.</p>
+
+<p>&mdash;Votre vie est brisée, poursuivit la duchesse,
+tout avenir vous est fermé, tous vos amis vous abandonnent
+sans retour, mais vous gardez en vous-même
+le souvenir éternel d'un acte magnanime. Moi,
+je demeure toujours riche et fêtée, mais le remords
+m'étreint, un remords qui m'arrache toute faculté
+de penser, toute énergie de vivre. Je n'ai même pas,
+je l'avoue humblement, le vouloir nécessaire pour
+expier ma conduite envers vous, mais vous me
+plaindriez tout de même, si vous connaissiez le
+venin du serpent caché qui me ronge. Oh! dites-moi:
+j'ai pitié de vous!.. Jacques de Mérigue, déshonoré,
+ruiné, perdu, la duchesse de Largeay, puissante
+et adulée, se traîne à vos pieds et vous demande
+grâce.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai pitié de vous, répondit Jacques.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle douce parole, mon ami... Puis-je la
+croire sincère?... oh! ce doute est une nouvelle
+offense. Oui, vous avez pitié de moi, vous, le martyr,
+de moi, le bourreau. Vous n'avez jamais menti,
+vous. Quand vous dites un mot, c'est la vérité qui
+descend du ciel. Merci. Merci. Je ne vous promets
+pas ma reconnaissance, vous n'en auriez que faire,
+et je dois même vous savoir gré de tolérer ma présence
+ici, où tout vous retrace mon crime, où tout
+vous proclame ma trahison. Votre inépuisable bonté
+me pousse encore à vous demander quelque chose;
+vous frémirez de mon audace, vous me jetterez encore
+l'expression de votre mépris, mais qu'importe,
+j'accepte tout d'avance... Je ne puis taire le sentiment
+qui convulse mon âme... Auparavant, Jacques,
+dites-moi que vous me pardonnez?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous pardonne, répondit Jacques, et, s'avançant
+vers la duchesse, il la releva et la fit asseoir.</p>
+
+<p>Blanche continua d'une voix plus animée.&mdash;Est-ce
+possible? Vous croyez à ma sincérité, vous me plaignez
+et vous m'absolvez après mes faux témoignages,
+mes cruautés, mes infamies... Je dois prononcer
+ce mot stigmatisant. Et maintenant, pour ce qu'il
+me reste à vous demander, je ne me sens vraiment
+la plus petite force et le moindre courage... Mon
+audace me semble à moi-même dépasser toutes les
+bornes, et vous aurez le droit et la justice pour vous
+si vous me repoussez en me foudroyant. Si quelque
+chose peut m'enhardir, c'est la douceur de votre
+voix que je n'ai jamais entendue aussi mélodieuse;
+non, Jacques, vous n'aviez pas d'accents pareils,
+même au temps cher où vous m'aimiez, dans la
+pénombre de la chapelle aux vitraux rouges, dans la
+gloire de la grande église où mugissaient les orgues
+et où les flûtes pleuraient, pendant les veillées illuminées
+de joie où vous me traduisiez les grands
+poètes nuageux et vagues, dans la langue brûlante et
+radieuse de votre coeur. Aussi, mon ami, je n'hésite
+pas plus longtemps. En me relevant tout à l'heure,
+vous m'avez un peu réhabilitée. Vous avez rendu
+des ailes à mon espérance. Je suis dans un cercle
+de l'enfer plus rapproché du Paradis.</p>
+
+<p>Ah! le paradis, comme il est loin encore... comme
+il est douteux que je le contemple jamais. Et pourtant,
+Jacques, vous en avez la clef dans les mains, la
+clef étincelante et douce. Que dis-je? La porte de
+cet Eden pourrait s'ouvrir à un mot de votre bouche,
+à une seule parole murmurée par vos lèvres...
+Ange de pitié, vous m'avez plainte; ange de miséricorde,
+vous m'avez pardonnée. Ange de tendresse,
+m'aimez-vous encore?</p>
+
+<p>Jacques répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Hélas, Madame... je vous aime.</p>
+
+<p>La duchesse poussa un cri, se leva et tendit les
+bras au jeune homme. Le poète l'arrêta d'un simple
+geste doux et grave. Il continua ainsi.</p>
+
+<p>&mdash;Blanche, le moment est solennel, nous nous
+voyons pour la dernière fois de notre vie. Les impressions
+ne se commandent pas, mais les actes dépendent
+du libre arbitre. Je puis songer à vous,
+vous pouvez penser à moi, mais ce sentiment ne peut
+plus être qu'un souvenir, un souvenir lointain et
+triste que nous devons ensevelir au plus profond de
+notre âme dans un impénétrable linceul. Rappelez-vous
+ces morts d'autrefois qu'on entourait de bandelettes
+parfumées, et près desquels veillait une
+faible lampe au sein des hypogées silencieux. Si
+nous étions héroïques nous laisserions même le
+flambeau s'éteindre. Vous avez des devoirs d'épouse,
+vous aurez un jour des devoirs de mère. C'est en les
+accomplissant que vous obtiendrez à vos propres
+yeux la résurrection de votre honneur. Quant à moi
+je vais disparaître, nul écho ne répétera plus mon
+nom, et j'aurai quelque droit dans ma solitude inviolée,
+à songer que je suis tombé dans la nuit pour
+sauver la femme que j'aimais.</p>
+
+<p>&mdash;Que vous aimez encore, Jacques?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne m'en dédis point, Blanche, mais les passions
+du coeur, sachez-le, sont pétries d'une double
+argile. Il y a deux fleurs dans l'amour: le dévouement
+et la tendresse. La tendresse est une sensitive
+qui se fane au moindre brouillard, le dévouement
+est une immortelle dont nul hiver ne flétrit le calice.</p>
+
+<p>&mdash;Excusez mes prières importunes, Jacques, répondit
+la duchesse, mais je vous conjure de me
+donner un gage de cet amour que vous me gardez,
+un gage dont le souvenir puisse éclairer toute ma
+vie... Mettez ce comble à votre intarissable bonté!</p>
+
+<p>&mdash;Que puis-je faire, madame?</p>
+
+<p>&mdash;O Jacques! un baiser... un seul baiser.</p>
+
+<p>&mdash;Vous appartenez au duc, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Appelez-moi Blanche, mon ami.</p>
+
+<p>&mdash;Blanche, ne me demandez pas une chose impossible.</p>
+
+<p>Les yeux de la duchesse se fixèrent sur Jacques
+dans une attitude suppliante et désespérée.</p>
+
+<p>Tout à coup, le poète reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Un jour, Blanche, je vous ai insultée, je vous
+ai frappée au front, je vous dois réparation pour cet
+outrage; permettez-moi de l'effacer avant de vous
+dire un adieu éternel.</p>
+
+<p>A ces mots, Jacques de Mérigue se pencha lentement
+vers la duchesse et lui effleura les cheveux de
+ses lèvres. Blanche, toute radieuse, saisit les mains
+du poète et y colla sa bouche palpitante; le jeune
+homme se dégagea doucement:</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, dit-il, soyez forte et courageuse,
+faites du bien aux pauvres, aux inconnus, aux malheureux;
+aimez à soulager les misères qui se
+cachent, les infortunes ignorées du monde. C'est
+dans l'obscurité et dans l'indigence que vous avez
+rencontré... un jour, celui...</p>
+
+<p>Jacques ne put continuer, les sanglots étreignaient
+sa gorge. Il prit la duchesse par la main
+et la reconduisit en pleurant jusqu'à la deuxième
+porte. Arrivée là, Blanche lui souffla à voix basse:</p>
+
+<p>«Rappelle-toi.»</p>
+
+<p>Jacques répondit: «Oubliez... Adieu!...»</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>XVIII</h3>
+
+<h3>LA CONQUÊTE DES ÉTOILES</h3>
+
+
+<p>A huit heures et demie, Jacques prit lui-même sa
+malle, jeta un dernier coup d'oeil à la triste mansarde
+qui avait vu l'éclosion et l'anéantissement de
+ses rêves, puis descendit à pas lents, courbé sous
+son fardeau, les cent vingt marches qu'avaient si
+souvent montées, chargés d'illusoires mensonges,
+les fantômes disparus de la gloire et de la fortune.
+En passant devant la loge du concierge, il tendit à
+cet homme une pièce de deux francs.</p>
+
+<p>&mdash;Plaît-il? demanda le portier dédaigneux.</p>
+
+<p>&mdash;C'est pour vous, dit Jacques.</p>
+
+<p>&mdash;Merci, je n'ai pas besoin de votre argent, répondit
+le grossier cerbère.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez raison, répliqua Jacques, et il se
+dirigea vers la rue au bruit d'une querelle assez
+vive faite par la femme du pipelet à son trop superbe
+époux.</p>
+
+<p>&mdash;Es-tu serin, Hippolyte, disait la compagne du
+préposé au cordon; tu refuses là de quoi acheter
+une belle moitié de lapin.</p>
+
+<p>&mdash;Cours-lui après, si tu y tiens, répliqua Hippolyte.</p>
+
+<p>La ménagère ne se le fit pas dire deux fois. Elle
+s'élança sur les pas du voyageur en lui disant:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, je vais vous chercher une voiture.</p>
+
+<p>Mérigue monta dans le véhicule amené et donna
+les deux francs à Mme Hippolyte, qui retourna insolemment
+la pièce sous toutes les faces, pour s'assurer
+qu'elle n'était pas fausse.</p>
+
+<p>Le cocher partit. Aux lueurs des réverbères,
+Jacques aperçut encore ça et là, sur quelques vieilles
+murailles, des fragments de sa proclamation aux
+électeurs, imparfaitement recouverts par les affiches
+de M. Belin. Le faubourg Saint-Germain fut dépassé
+bien vite et l'image importune de la récente gloire
+disparut avec lui. En traversant le quartier Latin, le
+poète songea aux jours laborieux et obscurs des
+études scientifiques et juridiques, et cette époque lui
+parut noyée dans une fabuleuse antiquité. La vue
+du Jardin des Plantes et de la Halle aux Vins lui
+rappela son arrivée à Paris, accompagnée du cortège
+des jeunes espérances. La gare d'Orléans apparut
+enfin, comme le grand écueil définitif où sa pauvre
+barque venait se briser. Il eut encore à essuyer les
+impertinences de l'automédon, qui critiqua la modicité
+du pourboire et le ton discourtois des employés
+à l'égard des voyageurs de troisième classe.
+On lui demanda à quatre reprises d'avoir à exhiber
+son billet. Il monta dans un compartiment bondé
+de soldats et eut à subir leurs cris, leurs disputes,
+leur joie bruyante avec la grossière fumée de leurs
+pipes. Il succomba bientôt à l'excès du dégoût et
+de la fatigue morale et s'endormit profondément sur
+sa banquette.</p>
+
+<p>Et le vaincu de la vie eut un long rêve glorieux.
+Il rentrait à Mérigue accompagné de Blanche, avec
+une escorte de triomphateurs. Des fanfares jouaient,
+des feux de joie s'allumaient, des jeunes filles aux
+robes voyantes apportaient des corbeilles de fleurs.
+Les vieux parents attendaient leur fils illustre au
+seuil de leur maison rajeunie, les fidèles serviteurs
+pleuraient de joie, les chiens aboyaient d'allégresse.</p>
+
+<p>Les floraisons et les verdures s'agitaient au vent
+comme des étendards victorieux. Une chambre nuptiale
+resplendissante s'ouvrait aux pas des jeunes
+époux, et un grand lit mystérieux et sombre enveloppait
+l'ivresse de leur amour. Puis, sur les ailes
+d'une brise parfumée au souffle des roses, tout le
+château s'élevait au ciel dans une apothéose de
+rayons. Et du sang de Jacques et de Blanche descendait
+une lignée de poètes couronnés qui gouvernait et
+charmait la terre.</p>
+
+<p>Un violent coup de sifflet arracha Mérigue au
+ravissement de ses songes. Il releva sa tête appesantie
+et tourna ses yeux vers l'étroite fenêtre du
+vagon. Il faisait déjà grand jour et beau soleil. Les
+compagnons du triste voyageur, abrutis dans un
+sommeil stupide, étaient vautrés au hasard, les
+uns sur les autres, tout débraillés et la bouche
+entr'ouverte.</p>
+
+<p>Ils rêvaient, ceux-là, aux marches pénibles, aux
+châtiments barbares, à la pesanteur du joug implacable,
+aux grondements des canons, aux râles étranglés
+des mourants dans une plaine ensanglantée.
+Aussi le cri de la vapeur se gardait bien de les réveiller.</p>
+
+<p>Vers neuf heures du matin, le serre-frein, d'une
+voix gasconne et nasillarde annonce la station de
+Bussière-Galand. Jacques de Mérigue est arrivé. Il
+franchit à grand'peine la soldatesque endormie et
+descend à contre-voie.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! là-bas, pas de ce côté, grogna un facteur
+avec des gestes furibonds, voulez-vous que je vous
+f..... un procès-verbal, b..... d'animal?</p>
+
+<p>Le poète hausse les épaules et repart. Dans la petite
+cour de la gare, Jacques aperçoit l'humble voiture
+à deux roues qu'il connaît bien, et à laquelle
+est attelée, morose et courbant la tête, la célèbre
+Piga, la vieille jument légendaire et débonnaire que
+le futur empereur du monde enfourchait aux jours
+de sa première jeunesse. Le bon Pierrille tient la
+bête par la bride, dans l'attitude du respect et de la
+désolation.</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour, Pierrille, mon père est-il souffrant?</p>
+
+<p>&mdash;Notre Monsieur est toujours bien fatigué ces
+jours-ci, mais il n'est pas couché.</p>
+
+<p>&mdash;Tout le monde va bien, autrement?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, notre Monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Et Jeannette aussi?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, notre Monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Et Éva?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, notre Monsieur. Elle sera bien contente
+de vous voir... je suis sûr quelle vous reconnaîtra.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous, mon bon Pierrille, vous avez l'air tout
+triste.</p>
+
+<p>&mdash;C'est qu'on nous a dit que notre Monsieur avait
+été bien malheureux à Paris.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous, mon pauvre, je vais tâcher
+maintenant d'être heureux par ici.</p>
+
+<p>Le visage du vieux serviteur s'illumina:</p>
+
+<p>&mdash;Notre Monsieur va rester ici?</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui... Pierrille, ça vous fâche-t-il?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! que non pas!... toujours?</p>
+
+<p>&mdash;Toujours, je ne vous quitte plus.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, ce malheur qui vous est arrivé est bien
+heureux.</p>
+
+<p>&mdash;Certainement, mon bon Pierrille, je pense comme
+vous.</p>
+
+<p>La malle de Jacques fut chargée sur le cabriolet,
+et l'équipage se mit en route à un tout petit trot languissant
+et minable. Piga avait vingt-cinq ans.</p>
+
+<p>&mdash;Je lui ai pourtant donné trois litres d'avoine ce
+matin, observait Pierrille.</p>
+
+<p>Jacques remarqua que son conducteur faisait un
+assez long détour pour éviter la bourgade.</p>
+
+<p>&mdash;Notre Monsieur, dit Pierrille, m'a recommandé
+de ne pas traverser la rue, parce que la jument est
+devenue très peureuse.</p>
+
+<p>Mérigue considéra l'honnête rosse, et comprit
+que son père avait redouté de montrer aux habitants
+du village l'ignominie de son pauvre enfant.</p>
+
+<p>Il eut un sourire rempli d'amertume.</p>
+
+<p>Après une heure environ on déboucha dans le
+vallon de Mérigue. Le temps était splendide, et le
+vieux repaire noble, blotti là-bas sous la verdure,
+semblait sourire au voyageur. On rencontra un métayer
+qui salua gravement. La voiture quitta la route
+publique pour s'engager dans l'avenue étroite et raboteuse
+qui conduit à Mérigue. Là, il fallut renoncer
+à tout simulacre de trot. La vieille jument gravit la
+côte ardue avec l'allure d'un cheval de corbillard.
+Personne au loin dans la campagne verte, personne
+devant l'habitation dont on n'était plus éloigné que
+de quelques centaines de pas.</p>
+
+<p>&mdash;Notre Monsieur ne nous attendait pas aussitôt,
+observa Pierrille; Piga a marché plus vite qu'à l'ordinaire,
+elle n'a mis que cinq quarts d'heure à faire
+ses deux lieues.</p>
+
+<p>Tout à coup Jacques aperçoit le vieux comte qui
+vient à son avance à pas lents, ses cheveux blancs
+rayonnent au soleil comme un diadème de vertu et
+d'honneur. Dès que le fils voit son père il saute à
+bas du cabriolet et court à lui. Joseph ouvre ses
+bras et étreint Jacques sur son coeur.</p>
+
+<p>&mdash;Maman va bien, mon père?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mon enfant, elle t'attend dans sa chambre;
+elle craint un peu la chaleur.</p>
+
+<p>&mdash;Et Marianne, et Mathilde, et ma chère Jacqueline?</p>
+
+<p>&mdash;Tout notre petit monde est en bonne santé.</p>
+
+<p>Marianne prépare son déjeûner, Mathilde fait le
+catéchisme aux petits métayers, Jacqueline est occupée
+à arranger ta chambre. Nous sommes tous bien
+heureux de te revoir, mon fils.</p>
+
+<p>Quelques minutes après Jacques embrassait sa
+mère qui pleurait en silence.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, Caroline, dit le comte, soyons un peu
+plus gais, suivons l'exemple du soleil.</p>
+
+<p>Les trois soeurs accouraient dans l'appartement.
+Toutes avaient les paupières bien rouges, mais chacune
+s'efforça de dire une parole alerte, faisant diversion
+aux tristes pensées qui étreignaient tous les
+coeurs.</p>
+
+<p>&mdash;Viens vite voir ta chambre, mon petit frère,
+disait Jacqueline, je l'ai nettoyée à fond et je l'ai
+remplie de fleurs.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, j'y ai mis une belle gravure représentant
+ton patron saint Jacques, ajouta Mathilde.</p>
+
+<p>&mdash;Pour moi, dit Marianne, j'ai pensé que tu aurais
+faim en arrivant, et suivant mon habitude, j'ai soigné
+la cuisine. Tu auras deux plats que tu aimes bien.</p>
+
+<p>La gentille Éva, de son côté, n'était pas en reste
+de prévenances avec son maître, elle lui léchait les
+mains en poussant des cris et des aboiements joyeux.
+Jeannette avait quitté sa cuisine, et se tenait au
+seuil extérieur de la chambre, tout inquiète et n'osant
+pas entrer.</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour, ma bonne Jeannette! lui cria Jacques,
+il paraît que vous m'avez préparé un bon déjeuner.
+Merci.</p>
+
+<p>Après les premières effusions passées et en attendant
+que le repas fût servi, Jacques prit le vieux
+comte à part:</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous une lettre de M. l'abbé de la Gloire-Dieu?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon fils.</p>
+
+<p>&mdash;Il doit vous écrire ce qu'il pense de moi.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai rien reçu, mon pauvre enfant.</p>
+
+<p>&mdash;Ce sera peut-être pour aujourd'hui, dit Jacques
+sans y croire.</p>
+
+<p>Le poète ouvrit ensuite sa malle, où il avait un
+petit souvenir à l'adresse de chaque personne: une
+épingle de cravate pour son père, un chapelet pour
+sa mère, un couteau à papier, une gravure du
+Sacré-Coeur et une boîte d'enveloppes chiffrées pour
+Marianne, Mathilde et Jacqueline. Jeannette reçut
+un mouchoir de tête et Pierrille une petite lanterne
+sourde.</p>
+
+<p>Le repas fut morne et silencieux, malgré les
+efforts de chacun, les paroles expiraient sur toutes
+les lèvres.</p>
+
+<p>Au dessert on annonça le facteur.</p>
+
+<p>&mdash;C'est le meilleur moment de notre journée
+rurale, observa le vieux Mérigue. Le facteur est le
+Messie quotidien des campagnards.</p>
+
+<p>&mdash;Une lettre de Paris! s'écria Jacqueline, elle
+est pour papa.</p>
+
+<p>&mdash;Donne vite, ma fille, dit le comte impatient.</p>
+
+<p>Joseph de Mérigue parcourut lentement la missive,
+et quand il l'eut terminée, leva les bras au
+ciel dans un mouvement d'enthousiasme.</p>
+
+<blockquote><p>
+&mdash;<span class="sc">Paroisse Saint-Barthélemy, Paris.</span></p>
+
+<p>«Monsieur le Comte,</p>
+
+<p>«J'accomplis ici un devoir sacré en prenant la
+plume pour disculper entièrement M. votre fils de
+l'accusation qui pèse sur lui. M. votre fils a été victime
+d'une machination abominable.</p>
+
+<p>«Pour repousser victorieusement les imputations
+dirigées contre lui, il eût fallu qu'il consentît
+à compromettre de hautes personnalités qui lui
+étaient sympathiques. Ce coeur généreux et magnanime
+a préféré succomber sous le poids de la calomnie.
+Je suis autorisé à vous faire cette confidence,
+Monsieur le Comte, par le principal auteur des malheurs
+de Jacques, qui a eu, trop tard, hélas! l'âme
+touchée de repentir et de remords. Donc, et vous
+me permettrez d'insister très énergiquement sur ce
+point, non seulement ce jeune homme est innocent,
+mais encore est-il un des rares survivants de ces
+anciens chevaliers de l'honneur qui poussaient le
+culte de leur foi jusqu'au sacrifice de leur personne.</p>
+
+<p>«Si vous désirez, Monsieur le Comte, l'expression
+entière et catégorique de mon opinion appuyée
+sur les faits, je vous dirai: Jacques de Mérigue
+est plus qu'un héros, c'est presque un saint.</p>
+
+<p>«Agréez, Monsieur le Comte, l'expression de
+mon respectueux dévouement en N.S.J.-G.</p>
+
+
+<p>«<span class="sc">Christian de la Gloire-Dieu</span>,</p>
+
+<p>«<span class="sc">vicaire à Saint-Barthélemy.</span>»
+</p></blockquote>
+
+
+<p>Toute la famille de Mérigue se précipita les bras
+ouverts sur son représentant.</p>
+
+<p>Les larmes longtemps comprimées s'échappèrent
+par torrents de tous les yeux, mais c'étaient maintenant
+des larmes de joie. Sans songer davantage à
+la ruine matérielle et à l'avenir perdu, tous étaient
+glorieux de ce fier rejeton de leur race, qui avait
+immolé sans hésiter sa renommée et sa fortune,
+pour conserver sa propre estime et demeurer un
+gentilhomme.</p>
+
+<hr>
+
+<p>Après le coucher du soleil, Jacques prit le bras de
+sa jeune soeur, voulant rêver un peu sous la fraîcheur
+du crépuscule.</p>
+
+<p>&mdash;Où allez-vous, mes enfants? demanda doucement
+Mme de Mérigue.</p>
+
+<p>Son fils lui montra le ciel tout brillant d'astres
+vers lequel il semblait monter par le sentier du coteau.
+Puis il répondit avec un sourire mélancolique:</p>
+
+<p>&mdash;A la conquête des étoiles!...</p>
+
+<h3>FIN</h3>
+<br><br><br>
+
+
+
+<p>TABLE DES MATIÈRES</p>
+
+<p>PREMIÈRE PARTIE</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Quatorze ans..</p>
+<p>Le Repaire noble.</p>
+<p>Au cinquième.</p>
+<p>L'abbé de la Gloire-Dieu.</p>
+<p>Candidat.</p>
+<p>Fiancés.</p>
+<p>Le Comité.</p>
+<p>A la Mode.</p>
+<p>La Famille joyeuse.</p>
+<p>La Douairière scandalisée.</p>
+<p>Une Lecture.</p>
+<p>Deux Rencontres.</p>
+<p>L'Indiscret.</p>
+<p>La Peau de l'ours.</p>
+<p>Saint-Thomas.</p>
+<p>Une première à Saint-Roch.</p>
+<p><i>Le Satyre</i>.</p>
+<p>Le Presbytère de Sainte-Radegonde.</p>
+<p>Rêve et Réveil.</p>
+<p>Correct.</p>
+<p>Désolés et Consolés.</p>
+<p>La Récompense du petit Duc.</p>
+ </div><div class="stanza">
+ </div><div class="stanza">
+<p>DEUXIÈME PARTIE</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>La Salle du Pré-aux-Clercs.</p>
+<p>Lune de Miel.</p>
+<p>Suite de la même Lune.</p>
+<p>Double Croisement.</p>
+<p>L'Obsession.</p>
+<p>Le bal Gabrielli.</p>
+<p>Le Salon carré.</p>
+<p>Diversion.</p>
+<p>Un Melon.</p>
+<p>La Quête.</p>
+<p>Les Angoisses de M. Gilet.</p>
+<p>Le Lecteur de la Duchesse.</p>
+<p>Le Duc de Belverana.</p>
+<p>Mazas.</p>
+<p>L'Influence du commissaire.</p>
+<p>Le Rendez-vous.</p>
+<p>Miséricorde!.</p>
+<p>La Conquête des Étoiles.</p>
+ </div> </div>
+
+
+<p>FIN DE LA TABLE</p>
+
+<p>__________________________________________<br>
+Paris.&mdash;Typ. Ch. Unsinger, 83, rue du Bac.</p>
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Excelsior, by Léonce de Larmandie
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK EXCELSIOR ***
+
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+Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online
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+file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
+
+
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+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
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+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
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+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
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+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
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+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
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+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
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+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+*** END: FULL LICENSE ***
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+
+</pre>
+
+</body>
+</html>
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