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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 04:51:58 -0700 |
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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Excelsior + Roman parisien + +Author: Léonce de Larmandie + +Release Date: February 22, 2006 [EBook #17828] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK EXCELSIOR *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)) + + + + + + +</pre> + + + + +<p class="mid"><img alt="" src="images/01.png"></p> + +<br><br><br> + + + + + + +<h1>EXCELSIOR</h1> + +<h3>ROMAN PARISIEN</h3> + +<h4>PAR</h4> + +<h2>LÉONCE DE LARMANDIE</h2> + +<br><br><br> + + +<p class="mid">PARIS<br> +CAMILLE DALOU, ÉDITEUR<br> +17, QUAI VOLTAIRE, 17</p> + +<p class="mid">1888</p> +<br><br><br> + +<p><i>A l'auteur de la</i> Décadence Latine.</p> + +<p><i>A l'écrivain catholique, aristocratique et indépendant.</i></p> +<br><br><br> + +<p class="mid">A<br> + +JOSÉPHIN PÉLADAN<br> + + +TÉMOIGNAGE DE SYMPATHIQUE ADMIRATION</p> + +<br><br><br> + +<h2>PREMIÈRE PARTIE</h2> + + +<h3>LE DÉDAIN DE LA FEMME</h3> + + + +<p><i>Race trop haute.</i></p> +<br><br><br> +<br><br><br> + + + + + + + + +<h3>I</h3> + +<h3>QUATORZE ANS</h3> + + +<p>La scène est au petit séminaire de Saint-Yrieix +(Haute-Vienne), dirigé par les R. P. P. Jésuites. Le +révérend père Fugères, professeur de rhétorique, +pour délasser ses jeunes disciples d'une laborieuse +explication de Tacite, interroge les meilleurs élèves +de la classe sur les carrières futures qu'ils comptent +embrasser.</p> + +<p>—Voyons, Laflaquière, que voulez-vous être un +jour?</p> + +<p>Un petit bonhomme grêle et chétif, déjà voûté, +prédestiné aux pantoufles et aux lunettes, répondit +d'une voix aigrelette: Huissier près le tribunal de +paix, comme papa.</p> + +<p>—Voilà un voeu facile à contenter; et vous, Coquardot?</p> + +<p>—Militaire,—rugit un gros garçon trapu, à la +mine rébarbative,—comme mon père.</p> + +<p>—Cela vous honore. Et vous, Carcasset?</p> + +<p>Un fort en thème, assez malpropre et ne rappelant +en rien Antinoüs, anonna sentencieusement:</p> + +<p>—Géomètre arpenteur, comme l'auteur de mes +jours.</p> + +<p>—Vous êtes mesuré dans vos désirs; et vous, +Beaussillon?</p> + +<p>—Je compte entrer dans les ordres, mon Révérend +Père, soupira d'un ton mystique un grand +gaillard, maigre et pâle avec de longs cheveux.</p> + +<p>Une voix satirique ajouta de façon à être entendue +de tous: «Comme celui qui m'a engendré.»</p> + +<p>Un éclat de rire s'éleva. Le P. Fugères devint très +rouge, fixa des yeux terribles sur le malencontreux +souffleur et lui cria rageusement: M. de Mérigue, +venez tout de suite devant ma chaire, vous y resterez +debout, les bras croisés, jusqu'à la fin de la +classe.</p> + +<p>L'élève interpellé obéit nonchalamment en haussant +les épaules. Le professeur reprit avec une +expression dédaigneuse:—Et vous, monsieur qui +vous moquez d'une façon si inconvenante de vos +camarades les plus méritants, voudriez-vous nous +faire part de vos projets d'avenir!</p> + +<p>Tous les collégiens, voyant l'un d'entre eux sur +la sellette, le fixaient avidement pour jouir de +son embarras.</p> + +<p>—Je veux être empereur, répliqua Jacques de +Mérigue, en levant orgueilleusement sa grosse tête +ébouriffée.</p> + +<p>Un hurrah de surprise railleuse salua cette réponse +inattendue.</p> + +<p>—Empereur... de quoi?...</p> + +<p>—Empereur du monde.</p> + +<p>—Ah!... rien que cela?...</p> + +<p>—Pardon! j'enverrai des ballons à la conquête +des étoiles...</p> + +<p>—Pas mal... allez à votre place, je vous pardonne +en faveur de l'originalité de vos vues.</p> + +<p>—Et puis, vous pourriez aussi faire taire tous +ces huissiers et tous ces géomètres qui ricanent sottement, +dit Mérigue.</p> + +<p>—Respect à Sa Majesté, messieurs! exclama le +jésuite avec beaucoup de gravité.</p> +<br><br><br> + + + +<h3>II</h3> + +<h3>LE REPAIRE NOBLE</h3> + + +<p>Malgré de remarquables aptitudes et un amour +profond des choses littéraires et artistiques, Jacques +de Mérigue, trop rêveur et trop fantaisiste, n'avait +jamais moissonné beaucoup de lauriers en papier +vert aux distributions de prix; ses maîtres l'avaient +cependant toujours considéré comme un sujet hors +ligne tout en l'accablant de punitions et de remontrances +en raison de son caractère indomptable. Il +justifia pleinement leurs appréciations en enlevant +dès sa quinzième année son baccalauréat ès-lettres, +tandis que ses heureux émules de classe échouaient +pitoyablement.</p> + +<p>On le dirigea vers les mathématiques qu'il exécrait. +Son amour-propre le fit triompher de ses +répugnances, et, à dix-sept ans, il était bachelier +ès-sciences avec la mention <i>très bien</i>.</p> + +<p>Son père, ivre de joie, parla incontinent de l'école +polytechnique. Jacques grogna longtemps, finit par +se soumettre, et parvint à force d'énergie à posséder +la <i>triple x</i> et les dérivés comme un vieux <i>taupin</i> +des lycées de Paris. Arrivé à l'examen devant +M. Toumard, le célèbre et grincheux interrogateur, +il fut malmené avant d'avoir ouvert la bouche pour +sa façon incorrecte de prendre la craie. Comme il +s'excusait en maugréant déjà, son terrible juge lui +dit: «Parlez plus haut, monsieur, pour que l'on +entende vos sottises!» Mérigue se retourna, pâle +comme un suaire, et riposta d'un voix retentissante: +«Parlez plus bas pour que l'on n'entende pas les +vôtres!»—Il fut exclu du concours et se mit à +l'étude du droit. Mais sa famille était nombreuse et +pauvre; impossible de pourvoir convenablement à +son entretien dans la capitale. Jacques, qui adorait +les siens, commença par employer toute son énergie +à se priver de tout, à vivre de rien. Puis, un certain +jour, la protection d'un ami puissant lui valut +l'entrée au ministère des cultes en qualité d'expéditionnaire +et aux appointements de 1200 francs. +«Me voici en route pour la conquête des étoiles», +écrivait-il à son père le soir de sa nomination. Et il +se voyait déjà chef de service, sous-secrétaire +d'État, ministre. Malheureusement pour lui, il avait +la république en exécration, et arrivait tous les +jours au bureau avec une énorme fleur de lys à sa +cravate. Il battit des mains au 16 Mai, et se fit une +réputation méritée d'enragé réactionnaire. Aussi ne +tarda-t-il pas à être révoqué quelques mois après +l'échec de la tentative conservatrice, et se trouva-t-il, +à vingt-cinq ans, sans ressources et sans position sur +le pavé inhospitalier de Paris.</p> + +<p>Il se mit à faire des vers, probablement pour continuer +sa marche vers les astres.</p> + +<p>La famille de Mérigue fut atterrée à la nouvelle de +la mesure qui frappait son représentant.</p> + +<p>Le lendemain du jour fatal, nous trouvons le +père, la mère et leurs trois filles, tristement assis +dans la pièce délabrée qui servait de salon à la +pauvre maison tout en ruines.</p> + +<p>Le vieux Mérigue, vif et plein d'ardeur, prompt à +toutes les illusions, faisait diversion à son chagrin +par des interjections d'espérance: «Je n'ai aucune +inquiétude pour l'avenir. Jacques est un garçon +hors ligne, il arriva à tout, à tout, entendez-vous, +mes enfants.</p> + +<p>—Mon ami, soupira madame de Mérigue, un +ange de piété et de douceur, il faut prier le bon +Dieu et s'en rapporter à sa sainte volonté. Il n'abandonnera +certainement pas notre pauvre enfant.</p> + +<p>Marianne, la fille aînée, le type achevé du dévouement +et de l'abnégation, hochait la tête tristement. +Elle dirigeait le ménage depuis de longues années +et, avec les ressources les plus exiguës, faisait face à +toutes les nécessités à force de travail, d'esprit de +suite et de privations personnelles. Sa vie pénible +et terre à terre l'avait imprégnée de sens pratique.</p> + +<p>—Notre cher frère, dit-elle après une pause, +aurait peut-être mieux fait de se tenir tranquille, on +n'abdique pas ses opinions parce qu'on les garde +au fond de son coeur... Marianne, à ces mots, fut +brusquement interrompue par sa cadette, Mathilde, +souverainement exaltée en politique comme en religion.—Par +exemple!... C'est son plus beau titre +d'honneur... tu voudrais peut-être qu'il eût consenti +à garder le silence devant les actes de ce gouvernement +infâme... lui!... un Mérigue... un fils des +Croisés!...</p> + +<p>A ce moment, la plus jeune des soeurs de la victime, +Jacqueline, qui avait toujours été sa préférée, +ayant participé à tous les jeux et à tous les rêves +de son enfance, embrassa le vieux Mérigue sur les +deux joues en disant: «Papa a raison. Jacques +parviendra... il ramènera le roi sur le trône. Il sera +ministre d'Henri V, vous verrez!...</p> + +<p>—A la bonne heure, s'écria le père. Voilà le cri +de mon sang... bien parlé, fillette.</p> + +<p>—Sans doute, observa Marianne, mais en attendant, +comment vivra-t-il?... Nous ne pouvons rien +lui envoyer... C'est le dénûment!</p> + +<p>—S'il pouvait songer à offrir ses souffrances au +bon Dieu, hasarda la sainte mère...</p> + +<p>—Mais enfin, dit Mathilde, le parti royaliste est +riche, il ne laissera pas dans la misère un coreligionnaire +aussi méritant... On va se disputer l'honneur +de lui trouver une position.</p> + +<p>—Il la conquerra, affirma le père.</p> + +<p>—Comme les étoiles!... murmura Marianne pensive.</p> + +<p>—Et puis, continua le chef de la famille, Jacques +se mariera... brillamment... splendidement... il sera +riche.</p> + +<p>—Précisément, dit Jacqueline, il m'écrivait l'autre +jour qu'il avait vu à l'église Sainte-Radegonde, +une jeune fille admirablement jolie qui avait paru +le considérer attentivement.</p> + +<p>—Quand on est en présence de Dieu, observa +Mme de Mérigue, on ne doit penser qu'à lui.</p> + +<p>—Mais enfin, reprit l'aînée, comment voulez-vous +qu'il se marie?—Quelle dot apportera-t-il à +l'opulente héritière qu'il <i>convoite</i>? L'usufruit du +quart de nos dettes...</p> + +<p>—Que dis-tu, ma fille? exclama le vieux Mérigue, +il apportera un nom sans tache, aussi vieux que la +chevalerie française, une glorieuse suite d'aïeux +illustres, un alliance avec les Montmorency pendant +la guerre de Cent-Ans... une intelligence... un +coeur... une grande destinée...</p> + +<p>—Et pas d'argent, pas de situation...</p> + +<p>—Et l'alliance avec les Montmorency pendant la +guerre de Cent-Ans?...</p> + +<p>—Mieux eût valu une alliance avec les Rothschild +à l'époque de Waterloo...</p> + +<p>—Quelle horreur! s'écria Mathilde en levant les +bras. Avoir de l'or fluide au lieu de sang dans les +veines, plutôt mendier... plutôt mourir!</p> + +<p>—Mais, reprit Jacqueline, si cette jolie jeune +fille faisait toujours attention à lui, il pourrait faire +une visite à sa famille.</p> + +<p>—J'aimerais bien mieux, dit Mme de Mérigue, +qu'il allât voir ce bon abbé de la Gloire-Dieu qui le +confessait autrefois quand il était sage!...</p> + +<p>—Et la conclusion pratique de tout cela, dit +Marianne, positive...</p> + +<p>—D'abord, répliqua le vieux Mérigue, écrivons-lui, +ça lui fera du bien au coeur.</p> + +<p>—Mettons tous un petit mot, proposa Jacqueline, +qu'il sache que nos pensées ne le quittent pas!</p> + +<p>Si nous commencions tout de suite? A toi, papa.</p> + +<p>M. de Mérigue trempa nerveusement sa plume +dans un vieil encrier qui traînait sur la table, et +traça ces mots:</p> + +<blockquote> + + +<p>«Mon cher enfant,</p> + + +<p>«Courage! courage! pas de défaillances. Tu as +devant toi un magnifique avenir. L'accident que tu +as éprouvé est sans portée... et n'infirme pas dans +le coeur de ton père l'inébranlable foi qu'il a dans le +travail et l'énergie de son fils, du représentant de +son nom glorieux. Nous t'embrassons tous.</p> + + +<p>«<span class="sc">Joseph, comte de Mérigue.</span>»</p> + + +</blockquote> + +<p>Madame de Mérigue ajouta:</p> + +<blockquote> + + +<p>«Mon fils bien-aimé,</p> + + +<p>«Reconnais la main de Dieu dans le coup qui te +frappe et reviens franchement à lui. Confie-toi à sa +divine providence, et songe bien que rien n'arrive +dans ce monde sans son ordre ou sa permission. +Nous pouvons tout avec son secours. S'il nous abandonne, +nous sommes impuissants. Prie-le avec ferveur +et écoute les conseils de ta mère qui pense +toujours à toi.</p> + + +<p>«<span class="sc">Caroline de Mérigue, née de Barat</span>.» +</p></blockquote> + + +<p>Marianne prit la plume.</p> + +<blockquote><p> +«Mon cher frère,</p> + + +<p>«Il est temps que tu te mettes à réfléchir d'une +façon pratique et sérieuse. Si le malheur qui t'arrive +te faisait abandonner tes rêves de grandeur, je le +bénirais mille fois. Tu es intelligent et bien portant, +tu as tout ce qu'il faut pour acquérir une position +solide et honorable. Fais des efforts dans ce but et +renonce aux chimères qui ont obsédé ta jeunesse. +Tu sais bien que ce langage m'est dicté par ma raison +et ma fraternelle amitié.</p> + + +<p>«<span class="sc">Marianne</span>.» +</p></blockquote> + +<p>Mathilde griffonna impétueusement:</p> + +<blockquote> + + +<p>«Mon bien cher Jacques,</p> + + +<p>«Je suis fière de ta disgrâce. Tu es tombé en +combattant le bon combat, quand même tu ne te +relèverais pas, ce serait un éternel honneur pour +toi et pour nous. Restons ce que nous sommes, +dussions-nous mourir de misère. Vive le roi!...</p> + + +<p>«<span class="sc">Mathilde</span>.» +</p></blockquote> + +<p>Jacqueline clôtura ainsi la soirée des épîtres:</p> + +<blockquote> + + +<p>«Mon petit Jacques,</p> + + +<p>«Moi, je suis tout à fait de l'avis de papa qui n'a +aucune crainte pour ta situation future. J'ai tressailli +d'espérance quand j'ai lu dans ta dernière +lettre, qu'une jeune fille du grand monde avait +paru faire attention à toi... Comme je vais prier +le bon Dieu pour que tu puisses conquérir cette +étoile!... en attendant les autres... Je t'embrasse de +tout mon coeur.</p> + + +<p>«<span class="sc">Jacqueline</span>.» +</p></blockquote> + +<p>Maintenant, insinua Mme de Mérigue, si nous faisions +notre prière du soir?...</p> +<br><br><br> + + + +<h3>III</h3> + +<h3>AU CINQUIÈME</h3> + + +<p>93, rue des Saints-Pères. En attendant l'heure +propice pour la conquête des étoiles, Jacques de +Mérigue s'est logé au cinquième étage, au-dessus +de l'entresol, le plus près possible de son futur +empire céleste. Son appartement se compose d'une +chambrette et d'une petite entrée mesurant à peine +un mètre carré, le tout loué moyennant 400 francs +par an, à l'époque de sa prospérité relative, lorsqu'il +gagnait 100 francs par mois. Le mobilier de la +chambre se compose en premier lieu d'un lit de fer, +d'une telle étroitesse que les amis du locataire le +qualifient de certificat de bonne vie et moeurs; on +voit ensuite deux chaises de paille grossière, une +table boiteuse et une commode en bois blanc. Sur la +cheminée une photographie du comte de Chambord +non encadrée et souillée de poussière, s'appuie au +socle d'une petite lampe à pétrole. L'âtre ne possède +pas de chenets, ces ustensiles ne servant point aux +personnes qui se passent de feu. Le plafond de la +pièce est naturellement très bas et très sombre, il +semble vouloir écraser la tête du jeune homme, et +étouffer ses élans vers l'idéal. Jacques vient de recevoir +la lettre où tous les membres de sa famille +ont voulu lui rappeler leur affection inaltérée. Il +abandonne pour quelques instants son grand poème +<i>La Rédemption des damnés</i>, sur lequel il compte +pour faire un pas dans le chemin de la gloire. Il +parcourt rapidement les quatre premières parties +de l'épître et s'arrête longuement aux dernières +lignes tracées par sa chère Jacqueline, qui font +allusion «à la belle demoiselle de Sainte-Radegonde...»—Si +j'y allais ce soir, se dit-il. Il y a une +cérémonie en l'honneur du carême... Elle m'a bien +regardé l'autre jour!... Si on voit des rois épouser +des bergères, le contraire peut évidemment arriver... +enfin allons-y. Cela me fera toujours passer +quelques bons moments, et puis la vue de cette face +rayonnante m'inspirera pour mes vers.</p> + +<p>Jacques descendit quatre à quatre ses cent vingt +marches, et enjamba en dix minutes l'espace qui le +séparait de l'église. La nuit était close, il entra par +une des portes latérales et se dirigea vers la chapelle +du fond, noyée dans une douce pénombre où +flottait un brouillard d'encens.</p> + +<p>Soudain, il s'arrêta brusquement, comme hypnotisé +par une vision. Elle était là. Gracieusement +agenouillée de façon à faire ressortir le contour +élégant de son corps, la tête légèrement inclinée et +à demi cachée dans ses mains, elle paraissait poursuivre +une prière monotone, vaguement troublée +par une rêverie amoureuse... Un imperceptible sourire +plissait de temps à autre ses lèvres fines, puis +survenait un mouvement de tête destiné sans doute +à chasser une obsession doucement importune. +Mais le sourire allait toujours s'accentuant et les +mouvements de résistance, s'atténuaient de minute +en minute. Mérigue toussa maladroitement. La +belle nymphe se redressa sur le champ, aperçut son +contemplateur, et, de ses yeux profonds et noirs, +lui envoya un regard pareil à un coup de lance. Le +pauvre Jacques, anéanti, s'appuya à une colonne +pour ne pas tomber, et laissa choir sa canne, qui, +rebondissant sur le pavé sonore, produisit en plein +<i>tantum ergo</i>, un cacophonie scandaleuse.</p> + +<p>Du coup Mlle *** éclata de rire, en dépit d'efforts +héroïques, et laissa voir à l'expéditionnaire révoqué +deux rangées de dents éclatantes, belles à tenter +les lèvres des anges. Mérigue tressaillit longuement +troublé jusqu'au plus profond de ses sens et de son +âme. Se voyant en veine de commettre des bourdes, +il prit assez d'empire sur lui-même pour tourner +les talons et se retirer. Au moment où il poussait la +portière de velours, il jeta comme Orphée un regard +en arrière, et rencontra cette fois un visage où la +gaîté et le courroux avaient fait place à une vague +expression de pitié.</p> + +<p>—Oh! se dit Jacques en entendant son coeur +battre une charge frénétique, elle m'aimera! Elle +m'aime! Et une rage lui vint de savoir le nom, la famille, +la maison et la situation de celle qu'il appelait +déjà sa bien-aimée... Comment s'y prendre?... L'attendre +et la suivre à la sortie de l'église? Oh! non +jamais! Si on s'en apercevait!... S'il recevait encore +un de ces coups d'oeil formidables comme lorsqu'il +avait toussé d'une façon si inopportune.</p> + +<p>Plutôt ne jamais rien savoir que d'exciter encore +son mécontentement... A qui s'adresser?...</p> + +<p>Évidemment, c'était une personne du grand +monde, de cette société supérieure, où il brûlait +d'entrer, mais qui ferme généralement ses portes +aux employés de ministère... même destitués... +Une idée?... s'il interrogeait un prêtre? Le clergé a +toujours un libre accès auprès des plus opulentes +familles... Eh bien!... ce bon vicaire de Saint-Barthélémy +auquel il se confessait jadis.... Cet excellent +abbé de la Gloire-Dieu... si prôné par tout pour +l'austérité et la dignité de sa vie... il devait connaître +tous les grands noms celui-là... Comment n'y +avoir pas songé plus tôt?...</p> + +<p>Le bon vicaire, par affection pour son ancien pénitent, +pourrait peut-être lui donner des indications +précises... des conseils sur la façon d'agir... qui +sait?... un secours tout-puissant.</p> + +<p>Jacques se mit presque à courir plein d'émotions +de tout genre et d'espérances bizarres... A huit +heures et demie du soir, il frappait au presbytère +de Saint-Barthélémy.</p> +<br><br><br> + + + +<h3>IV</h3> + +<h3>L'ABBÉ DE LA GLOIRE-DIEU</h3> + + +<p>L'abbé Christian de la Gloire-Dieu, premier vicaire +à Saint-Barthélémy, était effectivement, et sous +tout rapport, l'ecclésiastique le plus distingué et le +plus justement apprécié des quatre paroisses aristocratiques +du noble faubourg. C'était un prêtre dans +toute la force auguste et grave de l'expression. Très +sévère pour lui-même, son austérité à l'égard des +autres était tempérée par un grand souffle de douceur +et de compassion. Toutes ses ressources passaient +aux malheureux, et il savait toujours découvrir +les plus méritants, les plus timides, les plus +dénués. Sa chambre ressemblait à la cellule d'un +chartreux, sauf qu'elle était plus grande et plus +froide. Un immense crucifix de bois noir en était le +seul ornement. Sa vie était celle d'un solitaire de +la Thébaïde. Donnant à peine cinq heures au sommeil, +une demi-heure en tout à ses deux repas, il +consacrait tout le reste de ses journées aux travaux +et aux fatigues du saint ministère. Sa piété, sa charité +et son zèle, le mettaient prodigieusement en +vue et on parlait fort peu du curé l'abbé Vaublanc, +excellent prêtre, un peu fatigué, et du deuxième +vicaire, l'abbé Marquiset trop superficiel dans ses +relations et trop recherché dans son élégance. +L'abbé de la Gloire-Dieu avait failli être nommé +curé de Sainte-Radegonde, mais comme le succès +va plus souvent à l'intrigue qu'à la vertu, on lui +avait préféré l'abbé Roubley, un bon prêtre, sans +doute, mais un de ces ecclésiastiques trop ambitieux +et trop habiles pour être entièrement sympathiques. +L'abbé de la Gloire-Dieu, universellement +connu dans le monde, y jouissait d'une autorité et +influence considérables. L'immense majorité des +dames et des jeunes filles du faubourg affluait à +son confessionnal. Non que les défauts ou les légèretés +de ces nobles pénitentes trouvassent en lui +un censeur indulgent, mais il avait le secret de subjuguer +ces âmes hautaines par la chaleur et l'entraînement +de sa foi.</p> + +<p>—Bonjour, monsieur l'abbé.</p> + +<p>—Tiens! mon cher Jacques, c'est vous! D'honneur +le plaisir de vous voir ne m'était pas échu +depuis de long mois...</p> + +<p>—Deux ans à peu près, monsieur l'abbé, mais +j'ai pensé que vous ne m'en voudriez pas pour cela.</p> + +<p>—Dieu m'en préserve, mon enfant, puis-je +quelque chose pour vous être agréable?</p> + +<p>—Oui, monsieur l'abbé. Vous savez ma révocation?</p> + +<p>—Sans doute, Jacques. Elle vous honore.</p> + +<p>—Mais elle me ruine... pour le moment, et je +voudrais vous prier de m'aider à trouver quelque +chose...</p> + +<p>—Tout mon pouvoir, qui n'est pas bien grand, +est à votre service, quel genre d'occupations désirez-vous?</p> + +<p>—Mon Dieu! monsieur l'abbé, je serais volontiers +professeur libre, mais j'ai en ce moment l'esprit +occupé d'une autre idée; je voudrais me +marier.</p> + +<p>—Cette pensée est des plus louables.</p> + +<p>—Le jour où vous avez remplacé M. le curé de +Sainte-Radegonde pour le catéchisme de persévérance, +j'étais dans cette église... une des jeunes +filles qui suivaient l'instruction vous a remis à la +sortie une aumône probablement considérable, dont +vous l'avez beaucoup remerciée... je l'ai vue deux +fois et je lui ai voué un amour immense, je crois +qu'elle y répond... mais voyez la malechance, je ne +sais pas seulement son nom... je voulais vous prier +de me l'apprendre, excusez mon indiscrétion.</p> + +<p>L'abbé de la Gloire-Dieu ouvrait la bouche pour +demander à son interlocuteur s'il était fou, quand il +sentit que cette prodigieuse naïveté était entièrement +franche et convaincue. Il ne sourit même pas, +son visage revêtit au contraire une expression de +tristesse.</p> + +<p>—Mais, mon bien cher Jacques, reprit-il, on me +remet tous les jours des aumônes, il m'est impossible +de savoir à qui vous faites allusion, de plus il +s'agit certainement d'une personne fort riche, appartenant +à une grande famille et fiancée à l'heure +qu'il est, n'en doutez pas. Dans le monde les mariages +se décident souvent fort longtemps d'avance. +Je vous engage à ne plus penser à cela et à étouffer +un sentiment qui ne peut que vous infliger des souffrances +morales. Songez d'abord à une situation... +Je m'offre à vous en faciliter la recherche. Revenons +à cette idée de professorat dont vous me parliez +tout à l'heure. Voulez-vous que je vous recommande +au père Coupessay, directeur du collège +Oratorien de la rue de Monceau?</p> + +<p>Mérigue avait compris à l'accent du prêtre que le +désir manifesté par lui était chimérique et même +un peu ridicule. Il avait trop d'opiniâtreté pour y +renoncer, mais il fut profondément humilié de l'accent +de pitié qu'il avait découvert dans les paroles +de l'abbé. Aussi se contenta-t-il de répondre à +l'offre de celui-ci par un «oui, monsieur, je veux +bien» un peu indifférent et assez dépité.</p> + +<p>—J'écrirai ce soir même, répliqua le vicaire et +vous irez voir le Révérend Père après demain. +Adieu, mon enfant, et tout à votre service pour ce +qui dépendra de mes faibles moyens.</p> + +<p>Jacques s'éloigna la rage au coeur. Comme il +remontait précipitamment la rue du Bac, il se sentit +frapper amicalement sur l'épaule. Il se retournait +plein d'humeur, quand il se trouva en face du seul +ami intime qu'il possédât à Paris, le jeune baron de +Sermèze, fort riche, fort lancé, dont il avait fait la +connaissance par hasard dans un musée, et qui s'intéressait +à ses productions littéraires.</p> + +<p>—Eh bien! mon pauvre vieux, exclama le baron +d'une voix bonne enfant, c'est comme cela que tu +passes devant les amis sans crier gare?</p> + +<p>—Tiens, dit Mérigue, je te rencontre à propos.</p> + +<p>—Qu'y a-t-il pour ton service?...</p> + +<p>—Une chose très simple; je voudrais savoir le +nom d'une jeune fille ravissante qui va tous les +soirs au salut à Sainte-Radegonde et qui se tient +près du pilier gauche de la chapelle de la Vierge.</p> + +<p>Sermèze partit d'un éclat de rire.</p> + +<p>—Toujours tes ambitions impériales, pauvre +fou!...</p> + +<p>—J'ai lieu de croire qu'elle m'a remarqué, et, +entre nous, si je pouvais un jour... arriver à en +faire...</p> + +<p>—Ta maîtresse?...</p> + +<p>—Ma femme.</p> + +<p>—Je croyais que ta folie était bénigne, elle est +furieuse, mon cher...</p> + +<p>—Tu ne veux pas me procurer ce renseignement?</p> + +<p>—Oh! que si fait... si cela suffit à ton bonheur, +donne-moi deux jours...</p> + +<p>—Je t'en donne quatre.</p> + +<p>—C'est trop de moitié.</p> + +<p>—Va, cher, je te revaudrai cela. Adieu!...</p> + +<p>—Tu me quittes ainsi?</p> + +<p>—Oui, excuse-moi, je n'ai pas la tête bien libre.</p> + +<p>—Je suis trop poli pour te contredire. Au revoir.</p> + +<p>Deux jours après Jacques de Mérigue recevait l'épitre +suivante:</p> + +<blockquote> + +<p>«Mon cher aliéné,</p> + +<p>«Tu as tout bonnement jeté ton dévolu sur +Mlle Blanche de Vanves; charmante, spirituelle, un +million de dot. Toutes mes félicitations pour ton bon +goût. Renseignements complémentaires: vingt ans +d'âge. Domicile: Hôtel Soubise, 85, rue Saint-Dominique +(ne va pas y demander une chambre, entre +parenthèse). Le jour de ton départ pour Charenton, +fais-moi l'amitié de me prévenir.</p> + + +<p>«Tout à toi,</p> + +<p>«<span class="sc">Sermèze</span>».</p> + +<p><i>P. S</i>.—Mlle de Vannes est fiancée depuis un +mois au duc de Largeay. +</p></blockquote> +<br><br><br> + + + +<h3>V</h3> + +<h3>CANDIDAT</h3> + + +<p>Mérigue, la tête dans ses mains, avait laissé +tomber son porte-plume sur une page de son grand +poème la <i>Rédemption des damnés</i>. «Blanche de +Vannes,» se disait-il en lui-même, «Hôtel Soubise... +un million de dot... et moi, dans une mansarde, +avec soixante-dix francs de fortune... Ah! si +j'étais seulement célèbre dans les lettres, dans la +politique... personne n'a voulu imprimer mon dernier +manuscrit, ces pauvres <i>Jacinthes et Pervenches</i>. +Ma <i>Rédemption</i> aura-t-elle plus de succès! si je +pouvais me présenter à la Chambre ou même au +Conseil municipal de Paris. Je percerais, bien sûr. +Ah! oui, on parlerait de moi. Il y a précisément un +siège vacant au Pavillon de Flore... Mais que faire +avec soixante-dix francs, juste ce qu'il faudrait pour +m'en retourner chez moi, en laissant ici deux cents +francs de dettes. Partirai-je? Ah! dix ans de souffrances +m'ont bien mérité quelque repos? mais mon +pauvre père, ma mère, mes soeurs, qui ont placé en +moi tout leur espoir; et le nom que je dois représenter +et relever, et le vieil orgueil qui a été ma +viande et mon vin quand je mangeais du pain sec +en buvant de l'eau claire. Non, je ne capitulerai pas. +Il y a quelque chose dans ma tête comme dans celle +d'André Chénier. Si je dois succomber, je veux que +ce soit ici, sur la brèche, glorieusement et non aux +lieux où fut mon berceau. Blanche de Vannes... +O rage!... Allons, descendons des hauteurs du rêve +dans la fange de la réalité. Il me reste soixante-dix +francs. Si je n'ai pas d'ici huit jours une position +quelconque, il ne me reste plus que le dépôt de +mendicité ou... oh! non, pas cela, j'aime trop ma +mère. Allons voir ce P. Coupessay.</p> + +<p>Et Jacques se dirigea vers le collège de la rue +de Monceau. A peine eut-il franchi le seuil de l'établissement +qu'il se rencontra nez à nez avec un religieux +de haute taille, vêtu avec une certaine élégance +et portant à ses chaussures des boucles +d'argent.</p> + +<p>—Vous désirez, monsieur?...</p> + +<p>—Voir le R. P. Coupessay, mon père.</p> + +<p>—Le connaissez-vous, monsieur?</p> + +<p>—Non, mon père.</p> + +<p>—Eh bien! c'est moi, monsieur.</p> + +<p>—Enchanté, mon père.</p> + +<p>—Je vous écoute, je n'ai qu'une seconde...</p> + +<p>—Veuillez m'excuser, mon père...</p> + +<p>—Allez, allez, monsieur, dépêchons-nous, il y a +cinq dames qui m'attendent au parloir.</p> + +<p>—Vous avez dû recevoir une lettre de recommandation, +me concernant et émanant de M. l'abbé +de la Gloire-Dieu?...</p> + +<p>—Ah! Oui... La Gloire-Dieu... La Gloire-Dieu...</p> + +<p>—Je désirerais donner des leçons dans votre établissement.</p> + +<p>Le P. Coupessay qui jusqu'alors avait affecté de +ne pas regarder le jeune homme, le toisa dédaigneusement +de la tête aux pieds. Il ne prit point +garde à l'expression énergiquement intelligente +du postulant et remarqua seulement ses habits +râpés et ses bottines éculées... Il répondit sèchement: +«Impossible... impossible. Mes cadres sont +complets... vous repasserez.» Et il tourna prestement +les talons pour entrer au parloir où plusieurs +dames se précipitèrent vers lui avec une série de +frou-frous retentissants. Mérigue en sortant put +entendre ces bouts de phrases: Mon Révérend +Père...—Bien chère madame...—Cuistre! murmura-t-il +en haussant les épaules, et il regagna la +rue des Saints-Pères. Après avoir réintégré son domicile, +il mangea un petit pain avec deux ronds de +saucisson et avala une gorgée d'eau à son broc. Il +appelait cela dîner. Comme il achevait son festin de +Balthazar, un violent coup de sonnette retentit à sa +porte! C'était son ami le baron de Sermèze.</p> + +<p>—Bonne nouvelle! cria tout d'abord le baron en +serrant vigoureusement la main de Jacques.</p> + +<p>—Blanche?... fit celui-ci avec un tressaillement.</p> + +<p>—Imbécile! reprit Sermèze, je vais m'en aller +sans te rien dire, si au moment où je viens te faire +les propositions les plus importantes et les plus +sérieuses, tu me préviens en me jetant à la tête tes +chimères stupides.</p> + +<p>Tiens, tu me parles de Blanche; c'est le docteur +du même nom qui devrait s'occuper de toi.</p> + +<p>—Après?...</p> + +<p>—Tu es un triple idiot.</p> + +<p>—Nego, après?</p> + +<p>—Veux-tu te présenter au conseil municipal?</p> + +<p>Mérigue bondit en ouvrant de grands yeux.</p> + +<p>—Réponds donc, grand nigaud.</p> + +<p>—Eh bien, oui, pardié, mais comment?...</p> + +<p>—Voici, et ne m'interromps pas, surtout; figure-toi +pour un moment que tu es Cinna et que je suis +Auguste. Tu sais qu'il y a un siège vacant au +Conseil?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Chut!... précisément dans le quartier Saint-Barthélémy.</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Chut!... tu sais qu'il y a un comité royaliste?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Chut! te dis-je. Eh bien, ce comité est composé +de très braves gens, d'une honorabilité parfaite +et qui n'a d'égale que leur incapacité. Pour t'en +donner une idée, ils ne songent point à présenter +de candidat, bien qu'ils aient toutes les chances +pour eux.</p> + +<p>—Les crétins! fit Mérigue.</p> + +<p>—Chut, reprit le baron. Tu n'es pas respectueux, +mais tu es véridique. Enfin, il se trouve parmi eux +un petit vieux moins momifié que les autres et qui +s'appelle le vicomte d'Escal. Il est affligé de cent +mille francs de rente.</p> + +<p>—Il ne doit pas invoquer de consolatrice, alors.</p> + +<p>—Tais-toi, bavard. Ses collègues ne le prennent +pas au sérieux, ce dont il rage considérablement. +Pour leur faire pièce, il veut susciter à lui seul et, +bien entendu, à ses frais, une candidature royaliste. +Il m'a demandé si je connaissais quelqu'un, je lui +ai répondu: «J'ai votre affaire.» Eh bien?</p> + +<p>—C'est entendu.</p> + +<p>—Mais tu sais, il faut se hâter, la proclamation +doit être affichée cette nuit.</p> + +<p>—Ah!</p> + +<p>—Chut... Le vicomte a une petite imprimerie à +ses ordres qu'on appelle: La Presse de Saint-Pierre. +Il met tout sur l'heure à ta disposition; pas de +maladresse au moins, si tu réussis, ta fortune est +faite.</p> + +<p>—N'aie pas peur, dit Jacques, en jetant à son +horrible plafond un regard de défi; j'ai pu être impuissant +et gauche, dans les circonstances banales +de la vie terre à terre, mais qu'une occasion digne +de moi se présente et tu verras que ton ami le +rêveur était fondé à se croire quelqu'un et quelque +chose. Quant à toi, mon cher, je t'aimais déjà bien, +désormais, c'est entre nous à la vie et à la mort.</p> + +<p>—A la vie, espérons-le, reprit Sermèze très ému.</p> + +<p>Le lendemain, l'affiche suivante, imprimée sur +papier vert, s'étalait sur tous les murs du quartier +Saint-Barthélémy:</p> + +<blockquote><p> +«Messieurs les électeurs,</p> + + +<p>«Je viens vous offrir de vous représenter au Conseil +municipal de Paris;</p> + +<p>«Je n'ai l'honneur d'être ni propriétaire, ni négociant +dans votre quartier; j'en suis le plus simple +électeur;</p> + +<p>«J'ai pris mes grades dans trois facultés et je +travaille pour gagner ma vie;</p> + +<p>«J'étais expéditionnaire à l'administration des +cultes; j'ai été révoqué pour avoir signé une pétition +en faveur de la liberté;</p> + +<p>«Si vous approuvez les basses oeuvres du Conseil +qui gouverne actuellement la Commune de Paris, +ne me donnez pas vos suffrages;</p> + +<p>«Je défendrai dans tous mes votes:</p> + +<p>«La liberté des pères de famille;</p> + +<p>«L'égalité de tous les citoyens dans la protection +qu'ils ont le droit de demander aux lois;</p> + +<p>«La fraternité qui ne traite pas en suspects les +frères des écoles et les soeurs des hôpitaux;</p> + +<p>«La franchise m'ordonne de vous déclarer mes +opinions politiques et religieuses:</p> + +<p>«J'estime qu'un peuple sans religion est un +peuple sauvage;</p> + +<p>«Je crois que la France, privée de son roi légitime, +est une nation décapitée et condamnée à +devenir la proie de ses ennemis;</p> + +<p>«Ainsi j'ai toujours cru, ainsi je croirai tant +qu'une goutte de sang coulera dans mes veines.</p> + + +<p>«<span class="sc">Jacques de Mérigue</span>,<br> + +«93, <span class="sc">rue des Saints-Pères</span>.» +</p></blockquote> + +<p>Cette ferme et fière proclamation produisit dans +tout Paris l'effet d'une bombe d'énergie honnête, +au milieu d'un camp de sceptiques et de ramollis. +Toute la presse s'occupa de ces quelques lignes de +prose claire, simple et vibrante, tracées par un +inconnu qui, du matin au soir, était devenu célèbre. +Les feuilles conservatrices exultaient de joie et +s'écriaient qu'on avait enfin un homme. Les journaux +républicains disaient aimer ce langage net et +dépourvu d'obscurités. D'Escal et Sermèze étaient +radieux. Mérigue trouvait tout cela très naturel et +recevait comme lui étant parfaitement dus les compliments +et les hommages. Une seule idée l'enthousiasmait: +la pensée que toute cette renommée qui +fondait sur lui allait le rapprocher de son idole.</p> + +<p>Le soir, lorsqu'il rentra chez lui, son concierge, +jadis rèche, maintenant souriant et obséquieux, lui +remit un monceau de cartes de visite qu'il s'amusa +à dépouiller sur sa table boiteuse.</p> + +<p>En voici quelques-unes:</p> + +<p>Le prince de La Roche-Bernard félicite M. de +Mérigue de sa courageuse attitude.</p> + +<p>Madame Salotru, blanchisseuse royaliste, envoie +à M. de Mérigue tous ses compliments et l'assurance +de sa parfaite considération.</p> + +<p>Le général, comte de la Croisaie, grand officier de +la Légion d'honneur: Bravo, jeune homme, vous +êtes un brave.</p> + +<p>L'abbé de la Gloire-Dieu, vicaire de Saint-Barthémy: +sympathies bien cordiales.</p> + +<p>Anselme Rotin, employé de commerce, a l'honneur +d'informer le candidat qu'il votera vraisemblablement +pour lui.</p> + +<p>L'avant-dernière carte était insérée dans une enveloppe +et ainsi conçue:</p> + +<p>Gustave Coupessay, directeur des Oratoriens de +la rue de Monceau, envoie à M. de Mérigue toutes +ses congratulations et lui fait connaître qu'il sera +trop heureux de l'attacher à son établissement dans +les conditions qu'il voudra bien fixer lui-même.</p> + +<p>—Tiens, dit Mérigue, il a fait une évolution, +l'animal d'hier au soir.</p> + +<p>Puis il lut la dernière carte:</p> + +<p>Théodore de Vannes, élève externe au collège de +la rue de Monceau, apprend que M. de Mérigue va +donner des leçons à l'école et le prie de lui réserver +quelques heures. Il saisit cette occasion pour serrer +la main au vaillant candidat royaliste.</p> + +<p>—Théodore de Vannes!!! Le frère de Blanche! s'écria Jacques. +Ah! mon Dieu! je tiens les étoiles... enfin!...</p> +<br><br><br> + + + +<h3>VI</h3> + +<h3>FIANCÉS</h3> + + +<p>—Vous ne savez pas, ma chère, disait à Mlle de +Vannes le jeune duc de Largeay, petit bellâtre insipide, +empesé comme un faux-col et raide comme un +échalas, vous ne savez donc pas?</p> + +<p>—Quoi? fit Blanche d'un air distrait et quelque +peu ennuyé, sans regarder son noble fiancé.</p> + +<p>—Eh bien! cet espèce de polisson qui vous regardait +l'autre jour à l'église d'une façon si impertinente...</p> + +<p>—N'en dites pas de mal, cher duc, il est très bien.</p> + +<p>—Ah! quel bon goût, ma chère, enfin, laissez-moi +vous finir mon histoire.</p> + +<p>—Faites, mais faites vite.</p> + +<p>—Je l'ai rencontré tout à l'heure.</p> + +<p>—Je regrette de ne pas avoir eu la même chance.</p> + +<p>—Vous êtes aimable... je sais son nom.</p> + +<p>—Vous êtes bien heureux.</p> + +<p>—Jacques de Mérigue.</p> + +<p>—Tiens, un joli nom.</p> + +<p>—Vous trouvez?</p> + +<p>—C'est tout ce que vous aviez à m'apprendre?</p> + +<p>—Ah! mais non... un peu de patience.</p> + +<p>—Vous voyez que je n'en manque pas.</p> + +<p>—Ce Mérigue est l'étonnant candidat qui a signé +les affiches extraordinaires dont tout le monde +parle.</p> + +<p>Blanche, à ces mots, prêta une attention plus soutenue +aux paroles de son fiancé.</p> + +<p>—Vous dites? interrogea-t-elle.</p> + +<p>—Ce Mérigue, votre insolent admirateur, n'est +autre chose que ce candidat qui fait tant de bruit.</p> + +<p>—Tiens, tiens; mais il devient tout à fait intéressant, +ce jeune homme.</p> + +<p>—Quoi! ce malotru qui a osé...</p> + +<p>—Ta, ta, ta, pas de gros mots; pourquoi lui en +voudrais-je de me trouver bien? Est-ce que vous ne +dites pas comme lui, par hasard?</p> + +<p>—Ma chère, si je ne croyais de manquer au respect +que je vous dois...</p> + +<p>—Ne craignez rien, allez, j'ai bon dos.</p> + +<p>—Je vous dirais...</p> + +<p>—Pas de conditionnel.</p> + +<p>—Que vos réflexions frisent l'impertinence.</p> + +<p>—C'est un point de vue.</p> + +<p>—Et je ne comprends guère qu'à un mois de notre +mariage...</p> + +<p>—Un mois!... qui vous a dit cela?</p> + +<p>—Mais je croyais... pardon!</p> + +<p>—Vous êtes bien pressé.</p> + +<p>—Quel changement soudain.</p> + +<p>—Vous enterrez bien vos vies de garçon, vous +autres...</p> + +<p>—Mais, chère amie, je ne suppose pas que vous +ayez à faire une opération du même genre...</p> + +<p>—Chi lo sa?</p> + +<p>—Je ne comprends pas l'hébreu, ma chère.</p> + +<p>—S'il n'y avait que l'hébreu!...</p> +<br><br><br> + + + +<h3>VII</h3> + +<h3>LE COMITÉ</h3> + + +<p><i>Monsieur le Président, Vidame du Merlerault</i>.—Messieurs, +vous devinez tous l'objet de notre réunion. +Il vient de se produire un fait bizarre, absolument +inouï, dans les annales du parti. Nous avions +décidé sagement et prudemment que nous ne décrions +pas notre drapeau à l'élection partielle +qui va avoir lieu, le temps et les fonds nous manquant +absolument. Et voici qu'à la stupéfaction +générale, un jeune inconnu s'empare de cet étendard +fleurdelysé qui a été confié à notre garde, et +va-t-en guerre sans demander notre avis, sans +prendre notre signal.</p> + +<p><i>Le vicomte d'Escal</i>.—Il eût attendu longtemps.</p> + +<p><i>Le Président</i>.—Sans doute. Nous n'avons pas +habitude de confier à des gens sortis on ne sait +d'où la représentation de nos intérêts et de nos +opinions.</p> + +<p><i>Le vicomte d'Escal</i>—Parbleu, vous ne les confiez +à personne.</p> + +<p><i>Le Président</i>.—Mieux vaut une abstention digne +qu'une action irréfléchie.</p> + +<p><i>Le vicomte d'Escal</i>.—Il y a cinquante ans que +vous vous abstenez dignement.</p> + +<p><i>Le Président</i>.—Mon cher vicomte, vous m'interrompez +avec une opiniâtreté inconcevable. Je vous +cède la parole.</p> + +<p><i>Le vicomte d'Escal</i>.—Merci, je l'accepte. Messieurs, +voici en deux mots mon sentiment. Certainement, +M. de Mérigue est blâmable d'avoir agi sans +nous consulter, mais, outre qu'il ignorait probablement +notre existence...</p> + +<p><i>Le Président</i>.—Un royaliste ne peut pas ignorer...</p> + +<p><i>Le vicomte d'Escal</i>.—Pardon! voilà que c'est +vous qui m'interrompez, maintenant... je continue: +nous nous trouvons en présence d'un fait accompli.</p> + +<p><i>Monsieur de Prunières</i>.—Hélas! oui, malheureusement.</p> + +<p><i>Le vicomte d'Escal</i>.—Comment, hélas? et d'un +fait crânement accompli.</p> + +<p><i>Le chevalier de Sainte-Gauburge</i>.—Qu'importe +la crânerie?</p> + +<p><i>Le vicomte d'Escal</i>.—Je la préfère à l'abstention +digne. Je poursuis... d'un fait crânement accompli +par un homme jeune et vaillant.</p> + +<p><i>Monsieur de Saint-Benest</i>.—C'est précisément là +qu'est le mal!</p> + +<p><i>Monsieur de Prunières</i>.—Il vaudrait mieux qu'il +fût vieux et prudent.</p> + +<p><i>Monsieur de Saint-Benest</i>.—Le candidat nous a +manqué de respect.</p> + +<p><i>Le vicomte d'Escal</i>.—Il ne vous connaît pas.</p> + +<p><i>Le chevalier de Sainte-Gauburge</i>.—C'est une +circonstance aggravante.</p> + +<p><i>Monsieur de Saint-Benest</i>.—Et puis, enfin, qui +est-il? Qu'est cela, Mérigue? Sommes-nous certains +qu'il soit né, seulement?</p> + +<p><i>Le vicomte d'Escal</i>.—Aussi vrai que vous êtes +morts, vous autres.</p> + +<p><i>Le Président</i>.—Ne faisons pas d'esprit, cher +vicomte, ce n'est pas dans les habitudes de nos +réunions.</p> + +<p><i>Le vicomte d'Escal</i>.—Veuillez m'excuser, Monsieur +le Président, une fois n'est pas coutume.</p> + +<p><i>Le Président</i>.—Je constate, Messieurs, qu'à l'exception +de l'honorable vicomte préopinant, nous +sommes tous unanimes à déplorer cette malencontreuse +candidature, mais enfin, coûte que coûte, il +faut prendre une décision.</p> + +<p><i>Monsieur de Saint-Benest</i>.—Une décision, y +pensez-vous? déjà!</p> + +<p><i>Le Président</i>.—Hélas! oui, malheureusement.</p> + +<p><i>Monsieur de Prunières</i>.—Quelle fâcheuse aventure!</p> + +<p><i>Le chevalier de Sainte-Gauburge</i>.—Oh! que +c'est grave, oh! que c'est grave!</p> + +<p><i>Le Président</i>.—Je vous propose, en premier lieu, +de voter un blâme à M. Jacques de Mérigue, pour +avoir posé sa candidature en dehors de notre assentiment. +Le vicomte d'Escal est lui-même de cet avis. +Que ceux qui sont d'un sentiment contraire veuillent +bien lever la main. Personne ne lève la main. Le +comité royaliste inflige un blâme à M. Jacques de +Mérigue.</p> + +<p><i>Le vicomte d'Escal</i>.—Soutiendrez-vous, oui ou +non, sa candidature?</p> + +<p><i>Le Président</i>.—La question est double. D'abord +nous ne pouvons pas lui donner un centime.</p> + +<p><i>Le chevalier de Sainte-Gauburge</i>.—Pour ça, +jamais! Il ne manquerait plus que ça.</p> + +<p><i>Monsieur de Prunières</i>.—D'abord, il n'y a que +35 francs dans la caisse.</p> + +<p><i>Monsieur de Saint-Benest</i>.—Pardon! c'est moi +qui suis trésorier, il y a tout juste un louis.</p> + +<p><i>Le vicomte d'Escal</i>.—Versé entre nos mains par +le tapissier royaliste de la rue Vanneau.</p> + +<p><i>Le Président</i>.—Là n'est pas la question. Je ne +crois même pas utile de mettre en discussion une +subvention pécuniaire que nous ne pouvons ni ne +voulons accorder.</p> + +<p><i>Monsieur de Saint-Benest</i>.—Ça lui apprendra à +ne pas nous consulter.</p> + +<p><i>Le Président</i>.—Maintenant, Messieurs, il faut +boire le vin qui est tiré. Je vous demande de bien +vouloir vous résigner à donner votre appui au candidat. +Je crois que vous y consentirez tous et j'ai +l'honneur de prier notre cher secrétaire, le chevalier +de Sainte-Gauburge, de vouloir bien insérer au +procès-verbal que: 1º Le comité vote un blâme à +M. Jacques de Mérigue (à l'unanimité!); 2° Le +comité ne fournit à M. Jacques de Mérigue aucune +subvention pécuniaire (à l'unanimité!); 3° Le comité +appuie la candidature de M. de Mérigue (à l'unanimité!) +Mes chers collègues, la séance est levée.</p> +<br><br><br> + + + +<h3>VIII</h3> + +<h3>A LA MODE</h3> + + +<p>Mérigue était le lion du jour. Toute la presse s'occupait +de cet audacieux Éliacin qui, rompant avec les +habitudes gâteuses de la phraséologie politique, +parlait un langage clair, net, incisif, catégorique. +<i>Le Rappel</i> le qualifia de petite vipère réactionnaire +couvée trop longtemps dans le sein d'une administration +républicaine. Il reçut dans son grenier une +visite d'un reporter du <i>Figaro</i> qui se plut à louer la +simplicité spartiate du vaillant champion de la légitimité. +D'innombrables cartes de congratulation +affluaient à son casier. On ne parlait que de lui +dans les salons bien pensants et beaucoup de jeunes +femmes témoignaient le désir de voir en chair et en +os le jeune athlète dont le nom retentissait si fort +à leurs oreilles. Deux princes, trois ou quatre ducs, +une demi-douzaine de marquis, des régiments de +comtes et des troupeaux de barons voulurent faire +l'ascension des cent vingt marches. Ils restaient tous +bouche béante devant le dénûment du candidat et +se demandaient comment il était possible que tant +de valeur et de hardiesse fussent le partage d'un +personnage aussi déshérité du sort. Jacques, qui +croyait «marcher vivant dans son rêve étoilé», recevait +toutes les félicitations et tous les compliments +d'une façon à la fois gauche et hautaine qui était +pleine d'une étrange saveur. Il s'était empressé, +naturellement, d'aller occuper son poste de répétiteur +au collège ecclésiastique de la rue de Monceau, +où le révérend Père Coupessay l'avait accueilli +comme une grande dame. Ce religieux opportuniste +eut même l'admirable toupet de lui dire qu'il lui +semblait bien l'avoir déjà vu quelque part. Tous les +jeunes gens de famille avaient réclamé, comme une +précieuse faveur, les leçons de ce conquérant si +remarquable à la fois par sa mine fière, sa désinvolture +et son caractère bon enfant. Son premier +élève avait été Théodore de Vannes, le propre frère +de la Vénus de Sainte-Radegonde, sorte de gros +garçon, jovial et brutal, élevé à la diable, notablement +intelligent et doué par-dessus tout d'une +excentricité voisine de l'aliénation. Théodore avait, +dès le premier jour, voué à son maître d'occasion +une admiration désordonnée et une sorte d'amitié +violente et sans mesure. Jacques trouvait bien +toutes les démonstrations de l'adolescent un peu +encombrantes, mais le vague espoir d'arriver à la +soeur par le frère le déterminait à supporter toutes +les effusions obsédantes du collégien. Il le fit causer +avec un certain art et apprit une foule de choses +intéressantes, au sujet de sa chimère. Il eut la confirmation +des fiançailles de Blanche avec le duc de +Largeay. Théodore ajouta que cette union était le +résultat d'une pure convenance de famille et que sa +soeur trouvait le duc fade et ennuyeux. Il était absolument +du même avis et regrettait vivement que +Blanche n'épousât pas un homme intelligent et digne +d'elle. On la surnommait partout la quatrième Grâce +et elle allait unir ses destinées à celles d'un boudin +sans savoir et sans esprit, dont tout le mérite consistait +à perpétuellement rire, aux fins d'exhiber un +râtelier perfectionné payé six mille francs chez Préterre. +Du reste, ajoutait Théodore, ce mariage n'était +certes pas fait encore et pourrait bien ne jamais se +réaliser. On juge si ces déclarations étaient approuvées +et appuyées par Mérigue, qui arrivait à se dire +intérieurement: décidément, ce gaillard-là est très +fort! il n'a pas les préjugés de ses pareils: il est +utilisable. L'affection qu'il me témoigne, jointe à +cette largeur d'idées, peut mettre bien des atouts +dans mon jeu.</p> + +<p>Un jour, le candidat royaliste reçut la lettre suivante:</p> + +<blockquote><p> +«Monsieur,</p> + + +<p>«Je fais une collecte à domicile pour les pauvres +du quartier spécialement secourus par M. l'abbé de +la Gloire-Dieu. Tout le bien qu'on dit de vous me +fait un devoir de compter sur votre générosité. +J'aurai le plaisir de me présenter moi-même chez +vous et je ne doute pas de l'accueil que vous voudrez +bien faire à mes sollicitations en faveur des +malheureux.</p> + +<p>«Recevez, Monsieur, l'assurance de mes sentiments +très distingués.</p> + + +<p>«Comtesse de Vannes,</p> + +<p>«Hôtel Soubise, 85, rue Saint-Dominique.» +</p></blockquote> + +<p>Pardieu! s'écria Jacques, je crois bien, que je t'en +donnerais, si j'en avais, mais où diable trouver assez +de <i>monacos</i> pour te faire une aumône digne... de +la fille!</p> + +<p>Il réfléchit quelques instants et s'élança tout à +coup chez le vicaire de Saint-Barthélémy. Il lui +exposa la situation et le pria de lui avancer cinq +louis.</p> + +<p>—Mais, voyons, mon cher enfant, lui dit l'abbé +dont la sagacité devinait toutes les pensées du jeune +homme, voyons, pourquoi voulez-vous jeter une +somme pareille par la fenêtre? Croyez-vous qu'on +vous en saura gré. On vous remerciera sans doute, +mais on se dira que vous avez voulu poser, lancer +de la poudre aux yeux, vous faire passer pour ce +que vous n'êtes pas, enfin... je vois que vous persistez... +qu'il soit fait selon vos désirs, pauvre enfant!... +pauvre enfant!</p> + +<p>Le prêtre prononça ces dernières paroles avec une +tristesse qui fit trembler sa voix. Jacques n'y prit +point garde, reçut les cinq louis, remercia chaleureusement +l'ecclésiastique et courut sans désemparer à +l'hôtel de Soubise pour apporter son offrande.</p> + +<p>—Mme la comtesse ne reçoit pas aujourd'hui, lui +dit assez insolemment un concierge habillé en suisse +de cathédrale.</p> + +<p>—Voulez-vous lui dire que c'est M. de Mérigue.</p> + +<p>—Ni Mérigue, ni personne, répliqua avec sécheresse +le pipelet resplendissant.</p> + +<p>Jacques se demanda s'il n'allait pas bâtonner ce +drôle. Il comprit bien vite l'inanité d'une pareille +exécution, tendit au cerbère l'enveloppe qui contenait +sa carte et son billet de cent francs, en le foudroyant +de ses yeux irrités. «Bien», répondit le +valet et il referma brusquement la porte au nez frémissant +du donateur.</p> +<br><br><br> + + + +<h3>IX</h3> + +<h3>LA FAMILLE JOYEUSE</h3> + + +<p>—Papa! maman, Marianne, Mathilde, s'écriait +Jacqueline toute haletante d'émotion et de bonheur, +écoutez! écoutez! une lettre de mon cher petit frère. +Ah! si vous saviez!... venez tout de suite. Marianne! +dis à Jeannette de faire boire un coup au facteur, +merci, mon Dieu! merci.</p> + +<p>Toute la famille de Mérigue s'était précipitée aux +appels triomphants de son plus jeune membre. +Jeannette, la vieille et fidèle cuisinière, rappelait le +facteur à grands cris et, sans savoir de quoi il pouvait +bien s'agir, lui versait généreusement un grand +verre du meilleur vin de la cave; le domestique lui-même, +le brave et digne Pierrille, quoique non interpellé, +avait abandonné ses boeufs à moitié liés au seuil +de la grange et était accouru, son bonnet à la main, +en entendant les exclamations de Mlle Jacqueline. +Bientôt un groupe s'était formé dans la cour: la +famille entière, Jeannette, Pierrille, le facteur, ces +trois derniers à une distance respectueuse, faisaient +un cercle autour de la jeune fille qui brandissait sa +lettre en l'air comme un porte-drapeau arbore son +étendard. A tout ce tumulte inusité dans l'habitation +si paisible, la chienne du logis, la douce et +gentille Éva, s'était avancée à son tour et regardait +ses maîtres d'un air étonné, en remuant la +queue. Jacqueline lut d'une voix tremblante la missive +extraordinaire qu'elle avait fiévreusement parcourue:</p> + +<blockquote><p> +«Ma chère petite Jacqueline,</p> + +<p>«Papa, maman, mes grandes soeurs ne m'en +voudront pas de t'avoir adressé l'importante correspondance +d'aujourdhui. Je te devais bien cela, compagne +aimée de mon enfance et de ma jeunesse; +comme papa, tu n'as jamais désespéré de mon +avenir. Vous aviez raison: Je suis candidat du comité +royaliste aux élections parisiennes, j'ai toutes +les chances possibles de succès. Je suis répétiteur +au collège de la rue de Monceau, et tous les jeunes +gens des plus grandes familles se disputent l'honneur +de mes leçons. Le premier que j'ai eu est +précisément le frère de ma belle demoiselle de +Sainte-Radegonde qui s'appelle Blanche de Vannes +et appartient à la première aristocratie du faubourg. +Cet élève m'a voué une affection extraordinaire. Je +vais pouvoir approcher l'idole de mes rêves! Mes +chères âmes, que de bonheurs à la fois: l'honneur, +l'argent! et peut-être l'amour. Je ne t'en écris pas +plus long aujourd'hui, ma bonne Jacqueline, tu +comprends aisément quelles doivent être mes occupations. +Je joins à ma lettre un exemplaire de ma +proclamation aux électeurs du quartier Saint-Barthélemy +et divers extraits des journaux qui me portent +aux nues. Dans tout cela, ma première pensée +a été celle-ci: je vais donc pouvoir envoyer un peu +de joie à ceux qui sont si tristes et que j'aime tant. +Je vous embrasse de toutes mes forces.</p> + +<p>«<span class="sc">Jacques</span>.» +</p></blockquote> + +<p>—Louez Dieu et tirez le canon! exclama le vieux +Mérigue en voulant saisir les extraits des journaux +qu'il jeta à terre dans sa précipitation.</p> + +<p>—Mon ami, interrompit la pieuse Caroline, d'une +voix plus calme, mais toute vibrante de bonheur, +mon ami, tu as bien dit. Il faut commencer par +remercier la Providence divine qui vient à notre +secours au moment où nous croyons tout désespéré.</p> + +<p>La sage Marianne prit alors la parole.</p> + +<p>—Je crois, dit-elle, que voilà un bon début. Il ne +faut pas attendre monts et merveilles; nous pourrions +nous ménager de pénibles déceptions, mais +enfin on peut dire, d'ores et déjà, que Jacques a le +pied à l'étrier, et la possibilité de parvenir à une +situation honorable et avantageuse...</p> + +<p>—Il marche à ses grandes destinées, affirma +Jacqueline, il glorifiera notre nom.</p> + +<p>—Il sert son Dieu et son roi, dit à son tour l'enthousiaste +Mathilde. Que pouvons-nous désirer +encore?...</p> + +<p>—Que quelques émoluments solides viennent +s'ajouter à toute cette fumée de gloire, reprit Marianne +sérieuse et grave.</p> + +<p>—Mais s'il y avait vraiment quelque chose derrière +cette jolie amourette, dit Joseph de Mérigue, +anxieux. Pourquoi pas, ma chère Marianne?</p> + +<p>—Tout est possible, mon père, mais cela n'est +pas probable, répondit la soeur aînée.</p> + +<p>—Comment? pas probable, ma fille?... Mais au +contraire, rien n'est plus vraisemblable. Quelle +jeune fille ne serait jalouse d'unir son sort à celui +d'un garçon aussi vaillant, aussi bien né, et je puis +ajouter maintenant aussi célèbre que Jacques de +Mérigue?...</p> + +<p>—Papa a raison comme toujours, dit Jacqueline +en sautant au cou du vieux comte...</p> + +<p>Jeannette et Pierrille, les deux bons serviteurs, +quoique placés à une certaine distance du groupe +familial, avaient vaguement saisi le sens général de +cette conversation. Ils comprenaient que Jacques +allait devenir un grand personnage, lui qu'ils +avaient vu au berceau, et auquel il ne cessaient +de pronostiquer un avenir sidéral. Un bon sourire, +moitié étonné, moitié joyeux, épanouissait leurs +traits minés par le travail et la fatigue; Éva s'était +approchée de Jacqueline et lui léchait doucement +les mains. Un gai soleil de printemps éclairait cette +petite scène, et mêlait au bonheur de ces pauvres +êtres l'immense allégresse de la résurrection du +ciel.</p> + +<p>—Pierrille! dit tout à coup Joseph de Mérigue, en +attendant l'artillerie qui nous manque, tu vas tirer +deux coups de fusil. Pierrille obéit avec empressement +et déchargea en l'air à deux reprises une +vieille canardière informe qui, à la seconde détonation +éclata, et fit au tireur une légère blessure.</p> + +<p>Comme on s'empressait autour de lui et que Marianne +blâmait l'ordre imprudent du comte, le +domestique affirma, dans son patois pittoresque, +qu'il était heureux d'arroser de son sang la première +couronne de son jeune maître.</p> + +<p>Tous les membres de la famille voulurent répondre +incontinent à leur cher représentant qui leur +envoyait de cent cinquante lieues un si brillant +rayon d'honneur.</p> + +<p>Le chef de la maison et Jacqueline furent dithyrambiques, +les adjectifs hyperboliques et les adverbes +sonores éclatèrent sous leur plume comme +des gerbes d'étincelles sous le galop d'un cheval. +Joseph déchira deux feuilles de papier dans son impatience +nerveuse, et entra dans une grande colère +accompagnée de gros mots, en prétendant que +sa femme n'avait que de sale encre, de sacrées +plumes, et de fichu papier! Caroline, tout en félicitant +son cher fils, lui exprima que la première +chose qu'il avait à faire, était de témoigner sa +reconnaissance au bon Dieu en allant trouver au plus +vite son confesseur qu'il négligeait depuis si longtemps.</p> + +<p>Mathilde, en quelques pattes de mouche fiévreusement +tracées, recommanda à son frère de toujours +viser à l'honneur et de dédaigner les vils métaux +si recherchés en ce siècle matérialiste.</p> + +<p>Marianne au contraire avertit Jacques de ne pas +trop songer à la vaine gloriole et à l'immortalité +décernée par les journaux. Elle lui conseilla de +profiter d'une popularité, peut-être éphémère, dans +un milieu bien capricieux, pour s'efforcer d'acquérir +honnêtement les moyens de vivre et d'aider les +siens.</p> + +<p>Au repas du soir, où fut invité le vieux curé +Desmolard, on but une bouteille de vieux Mérigue +soigneusement bouchée, cachetée et étiquetée cinq +ans auparavant par la prévoyante Marianne. Les six +convives absorbèrent à peine la moitié du précieux +flacon qui fut renvoyé à la cuisine où le digne +Pierrille se chargea de l'achever.</p> + +<p>M. de Mérigue, selon sa coutume, se coucha en +même temps que les poules, oubliant, à la grande +indignation de sa sainte épouse, de réciter sa prière +du soir.</p> + +<p>Mme de Mérigue resta agenouillée jusqu'à une +heure avancée de la nuit.</p> +<br><br><br> + + + +<h3>X</h3> + +<h3>LA DOUAIRIÈRE SCANDALISÉE</h3> + + +<p>La comtesse douairière de Vannes, assise auprès +de sa fille, dans le grand salon blanc et or de l'hôtel +Soubise, était en train de la moréginer tout doucement.</p> + +<p>Cet adverbe était essentiel à côté du verbe précédent, +car Mlle Blanche était absolument dans la catégorie +de ces jeunes filles qui, en un instant d'humeur +ou de caprice, envoient promener par-dessus les +moulins, père, mère, directeur... et bonnets...</p> + +<p>—Ma bien chère Blanche, j'ai une toute petite +observation à te faire...</p> + +<p>—Encore des reproches.</p> + +<p>—Je m'en garderais bien... une simple remarque... un +léger conseil...</p> + +<p>—Dites toujours, cela n'engage à rien...</p> + +<p>—Je trouve que tu lis beaucoup, et des livres +bien risqués.</p> + +<p>—Affaire de goût, chère maman... J'ai toujours +préféré les romans aux méditations de l'Évangile...</p> + +<p>—Sont-ce là, mon enfant, les leçons que tu as +reçues au couvent du Sacré-Coeur?</p> + +<p>—Ah! les leçons des révérendes mères, vous +savez, j'en prends et j'en laisse...</p> + +<p>—Véritablement, tu m'abasourdis. Dis-moi où tu +peux avoir trouvé toutes ces idées d'indépendance +malsaine, prématurée?</p> + +<p>—Dans ma tête.</p> + +<p>—Mes compliments. Tu es à peine gentille pour +moi... et... pas du tout pour ce pauvre duc, ton +fiancé...</p> + +<p>—Ah! le duc!...</p> + +<p>—Eh bien! le duc?...</p> + +<p>—Eh bien, là! il m'ennuie! en bon français...</p> + +<p>—Comment? déjà!</p> + +<p>—Depuis le premier jour.</p> + +<p>—Mais, malheureuse enfant, tu l'as accepté, +voyons?</p> + +<p>—Sans doute... et après?...</p> + +<p>—Mais il sera ton mari dans quelques semaines...</p> + +<p>—Oh! d'abord, rien ne presse... et puis...</p> + +<p>—Et puis...</p> + +<p>—Soit! il sera mon mari. Beau nom!... Un des +lions du club habillé à la dernière mode!... parfaitement +niais... Rien de mieux...</p> + +<p>—Tu me fais tomber des nues, ma fille, tu n'as +donc pas l'intention de l'aimer?</p> + +<p>—Oh! mon Dieu!... si fait!... comme on aime... +un mari!...</p> + +<p>—Tais-toi, Blanche, s'il t'entendait!...</p> + +<p>—Il m'a déjà comprise, allez!...</p> + +<p>—Et c'est pour cela qu'il est si triste, ma fille... +En vérité, tu me navres...</p> + +<p>—Triste?... Le duc de Largeay?... Toujours +assez gai pour faire de petits soupers aux Ambassadeurs +avec Mlle Zoé!...</p> + +<p>—Blanche!... y penses-tu?...</p> + +<p>—Pour payer un coupé de deux cents louis à +Mlle Microche des Nouveautés...</p> + +<p>—Tais-toi, de grâce! si quelque domestique +était derrière les portes...</p> + +<p>—Pour avoir un compte de cent louis chez la +bouquetière du Jockey!</p> + +<p>—Mais il t'envoie chaque jour des fleurs!...</p> + +<p>—Des rossignols!... achetés au rabais sur les +brouettes qui passent dans les rues... Eh! chère +maman, vous ne saviez pas tout cela!... Cela prouve +qu'à votre âge, vous avez encore des choses à +apprendre de votre fille.</p> + +<p>—Tu me confonds...</p> + +<p>—Ah! vous n'avez pas fini... oui, le duc sera +mon mari! C'est entendu. C'est conclu. Je l'aimerai... +par convenance... mais quand à lui donner un +atôme de mon coeur, vous entendez, un atôme...</p> + +<p>La comtesse douairière était anéantie. Elle ne +put répliquer à ce trait final et leva les mains au +ciel en murmurant à la cantonade: Eh bien! Mesdames, +mettez donc vos filles au couvent!...</p> +<br><br><br> + + + +<h3>XI</h3> + +<h3>UNE LECTURE</h3> + + +<p>Le duc de Largeay, prétentieusement accoudé à +la grande cheminée du salon blanc et or, pince du +bout des lèvres une cigarette du Levant dont il +envoie la fumée au plafond en petits cercles bleuâtres +géométriquement mesurés. La comtesse douairière +de Vannes se concentre sur une broderie d'un +dessin compliqué; sa fille, Blanche, à demi vautrée +sur un divan, regarde les bibelots et les candélabres +d'un air distrait et maussade.</p> + +<p>—Eh bien! dit-elle tout à coup, voyant que +personne ne se décidait à rompre l'auguste silence, +eh bien, duc, nous apportez-vous des nouvelles du +boulevard ou du club?</p> + +<p>—Oui, ma chère. Enfin, quand je dis des nouvelles, +elles se ressemblent toutes ces jours-ci. +Ouvrez la première feuille venue, royaliste ou +intransigeante, matinale ou vespérale, c'est Mérigue, +toujours Mérigue, encore Mérigue. J'ai précisément +dans ma poche son discours à la réunion publique.</p> + +<p>—Voudriez-vous être assez aimable pour nous +en donner lecture?</p> + +<p>—Si cela peut vous être de quelque agrément?</p> + +<p>—Certes.</p> + +<p>—Cela n'ennuiera-t-il pas la comtesse?...</p> + +<p>—Oh! moi, je brode, répondit la douairière +interpellée.</p> + +<p>—Eh bien, ma chère Blanche, reprit le duc, je +vais vous faire faire connaissance avec la prose de +votre admirateur.</p> + +<p>—J'écoute, monsieur le duc.</p> + +<p>—«Messieurs, dès l'ouverture de la période +électorale un groupe de royalistes, sans s'arrêter +aux considérations d'âge, de fortune ou de notoriété +qui devaient me dérober à l'attention publique, est +venu m'engager à poser ma candidature aux élections +de notre quartier. J'ai cédé à leurs instances, +et je suis descendu résolument dans l'arène.</p> + +<p>—Très gentil à la fois de modestie et de crânerie, +observa Blanche.</p> + +<p>Le duc poursuivit en se mordant les lèvres:</p> + +<p>«La démagogie triomphante déclare une guerre +sans merci à toutes nos forces constituées: Nous +voulons conserver tout ce qu'elle veut détruire, +protéger tout ce qu'elle attaque, sauver tout ce +qu'elle bat en brèche; nous sommes les assiégés de +la grande citadelle de l'ordre!...</p> + +<p>—Belle image! dit Blanche.</p> + +<p>—Mauvaise rhétorique, répliqua Largeay.</p> + +<p>—Oh! ne parlez pas de rhétorique, répliqua +Mlle de Vannes, vous n'avez pas encore fait la vôtre...</p> + +<p>Le duc, muselé, continua: «Examinons d'abord +comment nos édiles entendent appliquer la devise +surannée dont ils noircissent les murailles de tous +nos édifices publics. La liberté qu'ils exigent pour +eux, ils la refusent péremptoirement aux autres, et +les honnêtes gens, bon gré, mal gré, verront leurs +enfants courber la tête sous les fourches caudines +de l'athéisme gratuit et de la polissonnerie obligatoire...»</p> + +<p>—Bravo! fit Blanche en applaudissant.</p> + +<p>—Vous applaudissez des violences, ma chère.</p> + +<p>—Essayez donc d'en faire des violences, vous!</p> + +<p>—Oh! Blanche! Je reprends:</p> + +<p>«La fraternité signifie aujourd'hui la proscription +des frères et des soeurs...</p> + +<p>—Charmant! murmura Blanche.</p> + +<p>—Calembour vulgaire! entonna le duc. Je poursuis: +«Quelles sont les oeuvres de ces hommes? +A quoi emploient-ils nos millions? Ils dressent sur +nos places publiques des Mariannes aux grossiers +appas que l'on ne voudrait pas rencontrer au +coin des carrefours. Ils votent à leurs aimables +Calédoniens des fonds de déplacement et des +indemnités pour «travaux extraordinaires».</p> + +<p>On voit qu'il sort d'une administration, ce monsieur...</p> + +<p>—Où vous seriez incapable d'entrer si jamais +vous étiez ruiné.</p> + +<p>—Ne m'interrompez donc pas à toute minute.</p> + +<p>«Maintenant, j'aborde le côté politique de ma profession +de foi, je suis catholique et royaliste...»</p> + +<p>—Franc, loyal, splendide! s'écria Blanche.</p> + +<p>—Et fortement maladroit.</p> + +<p>—Je voudrais vous y voir.</p> + +<p>—Vous serez privée de ce spectacle.</p> + +<p>—Je m'en doute, cher duc... Vous à la tribune! +Ah! ah! ah! J'en pâme, rien que d'y penser, un +guignol de grandeur naturelle... Continuez...</p> + +<p>—«La République engendre la licence, le +désordre, la perversion; elle abaisse les caractères, +amollit les courages, émousse les forces vives de la +nation dans des luttes intestines sans profit et sans +grandeur, et livre, en fin de compte, le pays +désarmé à l'âpre convoitise des hordes conquérantes...»</p> + +<p>—Très bien! très bien! appuya Blanche.</p> + +<p>—Du pathos pur et simple.</p> + +<p>—Pathos? dites-vous. Prenez garde, ce mot a une +terminaison grecque, ne vous aventurez pas sur les +terrains que vous ignorez... Allez!</p> + +<p>—«Je veux lutter galamment contre les républicains +convaincus, mais une juste colère s'empare de +moi à la vue des acrobates et des jongleurs politiques. +Que je voie venir à ma rencontre un ennemi +franc et probe, je le combattrai sans cesser de +l'estimer, et quand nous interromprons le duel, à la +chute du jour, nous échangerons peut-être des présents +comme les héros d'Homère...» Aïe, aïe, des +réminiscences classiques, à présent.</p> + +<p>—Ce n'est pas vous qui en auriez de semblables, +bien cher duc... La raillerie vous est malséante... +Allez!...</p> + +<p>—«Mais pour les gens sans foi qui ne craignent +pas d'employer des engins perfides, pour les espions +et les délateurs, pour les fabricants et souteneurs +de l'article vu et autres ordures...»</p> + +<p>—Ah! quelles expressions. Quel langage!</p> + +<p>—Allez donc... Opoponax!...</p> + +<p>—«Je ne les épargnerai pas, car je le déclare +hautement, je ne redouterai jamais ni leur plume, +ni leur épée...»</p> + +<p>—Fier, crâne, charmant!...</p> + +<p>—Une simple provocation, ma chère!...</p> + +<p>—Que vous dédaigneriez, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Certes, ma bonne amie.</p> + +<p>—Comme je vous connais bien... Ensuite!</p> + +<p>—«Quelques jours à peine nous séparent de +l'ouverture du scrutin; que ma personnalité s'efface, +que l'amour de notre cause enflamme seul l'ardeur +de nos âmes. Ne nous inquiétons pas du résultat de +nos peines et de nos fatigues. Quand on s'est tracé +une route, on doit la suivre invariablement... Le +royaliste qui a gardé une plume ou une épée à la +main, et sa vieille foi dans le coeur, quand il a interrogé +sa conscience, doit affronter le sort. Va où tu +peux. Meurs où tu dois!»</p> + +<p>—Superbe! superbe! dit Blanche en battant des +mains.</p> + +<p>—Tout bonnement de l'épigramme.</p> + +<p>—Vous dites, cher duc?</p> + +<p>—Pardon, pardon, je voulais dire mélodrame.</p> + +<p>—Diable! je vous souhaiterais sincèrement des +réminiscences de langue française puisque vous +paraissez si fort mépriser les autres... Voulez-vous +continuer?</p> + +<p>—C'est fini, chère amie, le journal ne donne que +des extraits.</p> + +<p>—Déjà terminé? Quel dommage! Je veux lire ce +discours in-extenso, c'est-à-dire en entier, je traduis +pour ceux qui ne comprennent pas le latin. C'est +tout bonnement splendide. N'est-ce pas, maman, +que vous êtes de mon avis?</p> + +<p>—Ah! moi, j'ai brodé, répondit la comtesse +douairière sans lever les yeux.</p> + +<p>—Vous n'avez pas le goût bien sûr, ma chère, +dit Largeay en froissant le journal qu'il venait de +parcourir avec un dépit mal dissimulé, vous lisez +trop les auteurs modernes.</p> + +<p>—C'est une petite différence qui existe entre +nous. Bref, ce Mérigue est un homme, quelles que +soient les critiques des clubmen et autres gens bien +peignés.</p> + +<p>—Un homme... Je n'en suis donc pas un à votre +compte?</p> + +<p>—Oh!... cher duc!... Mais laissons un sujet que +vous estimez frivole et parlons un peu des choses +qui vous intéressent. Quoi de nouveau au club?</p> + +<p>—Saint-Benest a perdu deux mille louis au +Quinze.</p> + +<p>—Et puis?</p> + +<p>—Prunières plaide en séparation avec sa femme +qui, paraît-il, l'a battu.</p> + +<p>—Dame! elle a dû le secouer comme un Prunières.</p> + +<p>—Oh! que vos plaisanteries sont de mauvais +goût, ma chère amie.</p> + +<p>—Après, après, pas de paroles oiseuses!</p> + +<p>—M. du Merlerault a gagné mille louis sur M. +de Senlis, à Chantilly.</p> + +<p>—Est-ce tout?</p> + +<p>—Non! Le petit Mora s'est battu au pistolet avec +le grand du Tranchey.</p> + +<p>—Pourquoi cela?</p> + +<p>—Ces deux messieurs s'étaient rencontrés dans +l'antichambre d'une femme légère.</p> + +<p>—Dites donc d'une cocotte, allons!</p> + +<p>—Pardon! il y a une nuance.</p> + +<p>—Et cette femme légère s'appelait...?</p> + +<p>—Je n'ai pas retenu le nom.</p> + +<p>—Mlle Zoé, peut-être!</p> + +<p>—Connais pas, chère amie, connais pas.</p> + +<p>—Celle qui aime tant les soupers fins.</p> + +<p>—Ah! je ne savais pas!</p> + +<p>—Bien... assez... Vous n'avez plus d'histoires!</p> + +<p>—Ah! si fait! le petit vicomte d'Escal se vante +partout d'avoir inventé la candidature Mérigue, +d'avoir été le Christophe Colomb de cette Amérique.</p> + +<p>—Ah! encore, cher duc, vous êtes exécrable. +Non, je vous en conjure, ne faites pas d'esprit, je +vous préfère à votre état naturel.</p> + +<p>—Toujours ce Mérigue! On ne peut se retourner +sans voir ses affiches vertes ou sans entendre parler +de lui.</p> + +<p>—Soyez tranquille, il ne vous en arrivera jamais +autant.</p> + +<p>—Je ne vous cacherai pas que je commence à +être agacé d'ouïr ce nom ressassé par tous les échos.</p> + +<p>—Allez le lui dire, cher duc. Vous vous battrez, +et il vous tuera.</p> + +<p>—Comme vous allez vite en besogne, chère amie. +Croyez-vous que je me commettrais avec un aventurier?</p> + +<p>—Non, non, duc, je ne le crois pas.</p> + +<p>Comme Blanche de Vannes achevait ces mots la +porte du salon s'ouvrit brutalement et livra passage +au gros Théodore, chancelant, titubant, les yeux +pochés et les habits en lambeaux.</p> + +<p>La comtesse douairière se précipita pleine d'inquiétude.</p> + +<p>—Faites-le conduire au lit, dit Blanche sans se +déranger, il est encore dans les brindezingues. Ce +n'est que la troisième fois depuis deux jours. Il y a +du progrès.</p> + +<p>—Comment?... de quoi?... grognait Théodore en +s'appuyant aux murailles... d'abord il ne s'agit pas +de cela. Il s'agit... d'aller... éveiller l'Académie... +Vous savez, l'Académie, à l'Institut... pour donner +le prix Montyon... à mon ami Mérigue... le prix +Montyon, ce n'est pas trop... il m'a sauvé la vie. +Voilà! il ne s'agit pas d'aller au lit, il s'agit du prix +Montyon... de Mérigue... et de l'Académie... vous +savez, à l'Institut, là-bas, la maison est au coin du +quai.</p> + +<p>Pendant que Largeay et la comtesse faisaient +asseoir le jeune homme, un commissionnaire apporta +une lettre ainsi conçue:</p> + +<blockquote><p> +«Madame la Comtesse,</p> + +<p>«Mon cher élève Théodore, presque au sortir du +collège, a été attaqué par une bande d'escarpes qui +exploite le quartier de l'Europe. Fort heureusement +je me suis trouvé passer sur le terrain de la rixe; +j'ai eu la chance de mettre en fuite les agresseurs et +de vous ramener M. votre fils sain et sauf. Je ne l'ai +quitté qu'à la porte même de votre hôtel, et je +l'eusse même certainement accompagné jusqu'auprès +de vous, si je n'avais eu la crainte de commettre +une indiscrétion.</p> + +<p>«Agréez, madame la comtesse, l'hommage de mon +profond respect.</p> + +<p>«<span class="sc">Jacques de Mérigue</span>.» +</p></blockquote> + +<p>—Mais c'est un ange, cet homme! s'écria Blanche +avec un enthousiasme sincère.</p> + +<p>—Ou du moins un brave garçon, opina la comtesse +douairière.</p> + +<p>—Il n'a fait que son devoir, reprit sèchement le +duc de Largeay.</p> + +<p>Pour le coup, Blanche n'y tint plus.</p> + +<p>—Duc, dit-elle d'un ton sarcastique, vous tenez +le langage d'un nigaud.</p> + +<p>—Blanche! Blanche! fit la douairière scandalisée.</p> + +<p>Cependant Théodore s'était pesamment endormi +sur un fauteuil et ronflait avec un bruit de +crécelle, les bras pendants et les jambes écartées. +Entre le frère ivre mort, et la soeur, plus que +grincheuse, le duc sentit que sa position devenait +difficile. Il baisa assez adroitement la main de sa +fiancée, salua cavalièrement sa future belle mère et +s'éclipsa sans autre formalité. Dès qu'il eut tourné +les talons, Blanche dit à la comtesse:</p> + +<p>—Ma chère maman, il faut absolument faire une +politesse à M. de Mérigue, c'est un devoir indiscutable.</p> + +<p>—Eh bien, ma fille, reprit la douairière, quand +tu voudras.</p> +<br><br><br> + + + +<h3>XII</h3> + +<h3>DEUX RENCONTRES.</h3> + + +<p>Mérigue avait effectivement tiré Théodore de +Vannes d'un très mauvais pas. Le jeune externe de +l'institution de Monceau, au lieu de rentrer chez lui +en quittant sa classe, avait été selon une habitude +déjà enracinée, prendre quelques vermouths et plusieurs +absinthes dans un cabaret borgne des Batignolles. +Son humeur querelleuse étant exaltée par +les spiritueux horribles qu'il avait engloutis, une +rixe était survenue entre trois rôdeurs de barrière +et le noble habitant de l'hôtel Soubise. Théodore, +après avoir distribué quelques énormes coups de +poing et reçu lui-même une sérieuse raclée, s'était +retiré devant la supériorité du nombre et avait opéré +vers les quartiers du centre une retraite en mauvais +ordre. Comme il repassait à la hauteur de son +collège, poursuivi par les trois escarpes, il avait +rencontré Jacques qui jeta immédiatement dans la +balance le poids de sa vigoureuse énergie et de sa +grosse canne plombée. Les agresseurs prirent la +fuite, non sans incriminer la lâcheté des bourgeois +qui se mettaient deux pour combattre trois prolétaires. +Le professeur-candidat, ayant alors remarqué +que son élève n'était point, quant à la lucidité d'esprit, +dans une situation absolument normale, héla +un fiacre, y fit monter le jeune homme et le reconduisit +à la rue Saint-Dominique. Il avait une singulière +envie d'entrer et de remettre lui-même Théodore +ès mains de la comtesse douairière, mais il +pensa avec raison, qu'il était plus délicat et plus +politique de s'effacer immédiatement après le service +rendu et avant d'attendre sa constatation par +les intéressés.</p> + +<p>Le lendemain matin, au moment de quitter son +logis pour commencer ses courses électorales qu'il +exécutait quotidiennement avec une infatigable +activité, il rencontra sous le porche du 93 un +laquais de grande maison qui lui remit un billet +ainsi conçu:</p> + +<blockquote><p> +«La comtesse douairière de Vannes prie Monsieur +Jacques de Mérigue de vouloir bien lui faire +le plaisir de venir dîner chez elle demain soir à sept +heures et demie. Elle saisit cette occasion pour +remercier Monsieur de Mérigue d'avoir rendu à son +grand étourdi de fils un service signalé comme celui +d'hier soir.</p> + +<p>«Hôtel Soubise, 85, rue Saint-Dominique.</p> + +<p>«<span class="sc">Ce Mercredi</span>.» +</p></blockquote> + +<p>Jacques eut pendant quelques secondes la sensation +d'un aéronaute qui, par un temps calme et superbe, +monte doucement dans l'air bleu. Une félicité +profonde s'empara de tout son être et transparut +sur son visage avec un léger sourire qui adoucit +infiniment son énergie habituelle et la fondit en une +expression caressante et joyeuse. En un clin d'oeil, +et comme par enchantement, toutes les préoccupations +politiques s'évanouirent dans son esprit et il +marcha droit devant lui, à l'aventure, sans se préoccuper +des passants et des rues et comme s'il eût +suivi dans le vague des airs l'appel d'une vision +mystérieuse. Il fut bientôt tiré de sa rêverie par un +petit coup de canne sur l'épaule. Il se retourna, +furieux contre le mal appris qui le précipitait des +hauteurs de son extase, mais se rasséréna presque +aussitôt. C'était le baron de Sermèze. Pour toute +entrée en matière, Mérigue montra à son ami le +billet qu'il venait de recevoir. Sermèze lui répondit +simplement:</p> + +<p>—Eh bien, mon vieux, je m'empresse de te dire +que ceci ne signifie rien au point de vue de tes +désirs chimériques, mais il y a une question très +réelle qui est soulevée par la remise de ce poulet.</p> + +<p>—De ce poulet?</p> + +<p>—Je retire le mot s'il te blesse... Vrai on dirait +que tu es gendre... enfin, c'est pas tout ça, tu vas +donc dîner à l'hôtel Soubise?...</p> + +<p>—Pardieu! un peu!</p> + +<p>—As-tu seulement un habit?</p> + +<p>—Diable! je n'y songeais pas...</p> + +<p>—Étourneau! Un claque?</p> + +<p>—J'en ai un qui date d'avant la guerre.</p> + +<p>—Insuffisant, très cher... un plastron irréprochable?</p> + +<p>—L'adjectif serait présomptueux.</p> + +<p>—Des souliers vernis?</p> + +<p>—Diantre, mon cher, tu m'effraies, je n'ai point +réfléchi à tout cela.</p> + +<p>—Est-ce que tu réfléchis jamais à quelque chose! +As-tu au moins l'argent nécessaire pour te procurer +ces divers objets?...</p> + +<p>—J'ai soixante francs de fortune. Je ne toucherai +ma première mensualité au collège que dans trois +semaines.</p> + +<p>—Voilà dix louis, tu me les rendras quand tu +pourras.</p> + +<p>—Tu es un dieu, Sermèze.</p> + +<p>—Et toi, un animal... Allons, occupe-toi vite +de cette question d'équipement et ne fais pas de +gaffe.</p> + +<p>—De ce pas, cher baron...</p> + +<p>—Une autre chose... va-t'en chez un habile +Figaro et fais-moi opérer des coupes importantes +dans la forêt vierge qui ombrage ton acropole.</p> + +<p>—Ah! tu crois, ami?</p> + +<p>—Oui, crétin! Ces crinières-là ne sont bonnes +que pour griffonner et déclamer la <i>Rédemption des +Damnés</i>, ou autre fantaisie dantesque. Dans le +monde, on porte très court.</p> + +<p>—Je suivrai tes conseils, je reconnais ta compétence +en ces questions.</p> + +<p>—Et aussi pour dénicher des candidatures parisiennes +aux Limousins obscurs.</p> + +<p>—D'accord, le fait est brutal.</p> + +<p>—Et tu es une brute... Rudement chouette à propos +ton discours et je te renouvelle mes compliments.</p> + +<p>—C'est heureux.</p> + +<p>—Ah! pour une fois... enfin à revoir. Sois sage!... +habile et bien peigné.</p> + +<p>Le lendemain soir le candidat royaliste, à peu +près déguisé en homme du monde, se présentait à +l'hôtel Soubise et passait fièrement devant le concierge +polychrome qui l'avait naguère éconduit +d'une façon si sommaire. Le salon était vide lorsqu'il +y fut introduit. Le dîner devait avoir lieu à +sept heures et demie et la pendule ne marquait +que sept heures et quart, Jacques était arrivé un +peu trop tôt. «Sermèze appellerait cela une première +gaffe!» se dit-il. Comme il formulait en lui-même +cette pensée assez juste une porte s'ouvrit +vivement et donna passage à Blanche de Vannes qui +traversa l'immense pièce comme un petit ouragan +et vint saisir la main de Jacques avant même que +remis de son émotion il eût eu le temps de répondre +à son geste.</p> + +<p>—Il y a plusieurs jours que nous désirions vous +voir, Monsieur; vous représentez nos idées d'une +façon si entière et si franche... et en outre vous êtes +si bon pour ce grand maladroit de Théodore.</p> + +<p>—Mademoiselle... put à peine articuler Mérigue +totalement foudroyé par cette incisive entrée en +matière.</p> + +<p>—Asseyez-vous donc, monsieur. Vous devez être +harassé avec le double métier que vous remplissez +si courageusement, ma mère va venir dans quelques +minutes... Théodore ne tardera pas non plus +à moins qu'il ne soit dans quelque taverne. Ah! +monsieur!... il n'a que dix-sept ans, et déjà il veut +faire le jeune homme... hein?...</p> + +<p>—Mademoiselle...</p> + +<p>—Ça boit une absinthe, ça fume une pipe, ça +parle de femmes. Quelle pitié, n'est-ce pas?...</p> + +<p>—Oh! mademoiselle...</p> + +<p>—Enfin, ce sujet-là ne vous intéresse pas beaucoup... +Il paraît, monsieur, qu'à toutes vos autres +qualités vous joignez celle d'être poète...</p> + +<p>—Mademoiselle...</p> + +<p>—Eh bien! moi, voyez-vous... j'adore les vers... +et j'admire beaucoup ceux qui savent les faire. +Théodore m'a parlé d'un grand poème que vous étiez +en train d'écrire sur la <i>Rédemption des Damnés</i>.</p> + +<p>—Mademoiselle...</p> + +<p>—Vous nous le montrerez, n'est-ce pas?...</p> + +<p>—Assurément, mademoiselle.</p> + +<p>—Avant qu'il soit édité, je vous prie, je raffole +des primeurs... Et puis, à propos, monsieur, il me +semble vous avoir déjà vu je ne sais où?</p> + +<p>Jacques, qui était pâle comme un linge, sentit +monter à ses joues un violent afflux de sang...</p> + +<p>—Mademoiselle, je... je ne sais pas...</p> + +<p>—Parfaitement, à Sainte-Radegonde, je crois +même que vous laissâtes tomber votre canne à terre +au moment le plus solennel du salut auquel je donnerai +le même qualificatif... C'était bien vous, n'est-ce +pas?... Il y a trois semaines?...</p> + +<p>—Je crois... mademoiselle...</p> + +<p>—J'ai même ri comme une folle de cet accident; +vous me pardonnez, monsieur?</p> + +<p>—Mademoiselle! Comment donc?...</p> + +<p>A ce moment la comtesse douairière entrait majestueusement.</p> + +<p>—Bonjour, monsieur de Mérigue, dit Mme de +Vannes d'une voix somnolente. Comme vous êtes +donc aimable d'avoir bien voulu répondre à mon +invitation un peu improvisée... et j'ai hâte de vous +exprimer tout de suite mes compliments et mes +remerciements.</p> + +<p>—Madame!...</p> + +<p>Théodore, dans un état à peu près normal, fait +son entrée comme un bouledogue. Il ne daigna pas +honorer sa famille d'un regard et se jeta presque +au cou de Mérigue qui fut obligé de se reculer pour +ne pas être embrassé.</p> + +<p>—Bon coeur, quoique mauvaise tête, observa la +comtesse.</p> + +<p>—J'aime beaucoup monsieur votre fils, madame, +répondit Jacques.</p> + +<p>—En ferez-vous quelque chose? interrogea Blanche.</p> + +<p>—Je l'espère, mademoiselle.</p> + +<p>—Moi, j'en suis sûre, monsieur. Vous me paraissez +un homme à faire des miracles.</p> + +<p>—Oh! mademoiselle!...</p> + +<p>La porte de la salle à manger s'ouvrit à deux battants +et une voix de contrebasse annonça:</p> + +<p>—Madame la comtesse est servie.</p> + +<p>—Monsieur, dit la douairière au poète, excusez +le sans façon avec lequel je vous reçois. J'ai tenu +pour la première fois à vous avoir seul et en dehors +de tout apparat. Nous verrons seulement, vers la +fin de la soirée, le duc de Largeay, mon futur +gendre, auquel je serai enchantée de vous présenter.</p> + +<p>Mérigue s'inclina en marmottant avec efforts:</p> + +<p>—Très honoré, madame...</p> + +<p>Blanche haussait les épaules, n'osant pas formuler +trop haut son opinion devant un étranger.</p> + +<p>Théodore était exclusivement occupé à faire remplir +l'assiette et les verres placés devant Jacques +dont il connaissait l'appétit héroïque, mais, par un +phénomène bizarre, le candidat, que n'effrayaient +point d'ordinaire six tranches de gigot, touchait à +peine aux plats exquis et aux vins délicieux qui +s'accumulaient devant lui. Blanche prit bientôt la +direction suprême de la conversation et questionna +Mérigue sur tout ce qui le concernait comme aurait +eu faire un juge d'instruction. Elle braquait sur lui +tout en riant et en babillant le feu plongeant de +ses yeux noirs qui magnétisaient le jeune homme +et lui enlevaient toute conscience des monosyllabes +étranges qu'il plaçait ça et là au hasard, pour ne +pas demeurer bouche close. Blanche procédait par +interrogations précises qui ne laissaient guère +place qu'aux «Oui» et aux «Non». L'étincelant +et puissant orateur qui avait électrisé une réunion +de douze cents personnes parvenait avec beaucoup +de peine à glisser de temps à autre un: «Mon Dieu, +mademoiselle! Il se peut, mademoiselle. Comment +donc, mademoiselle». La comtesse douairière se +taisait et Théodore mangeait avec une gloutonnerie +muette. Au dessert, Blanche de Vannes interromps +tout à coup l'examen qu'elle faisait subir à Jacques +et lui dit à brûle pourpoint:</p> + +<p>—Monsieur de Mérigue vous n'avez rien mangé +depuis que nous sommes ici. Rattrapez-vous au +moins sur les bonbons et les petits fours. Théodore +nous a confié que vous étiez très gourmand. C'est +un péché mignon que je comprends à merveille et +dont je n'ai jamais pu me corriger malgré tout ce +qu'à pu me dire M. l'abbé de la Gloire-Dieu. On va +emporter ces friandises de l'autre côté et vous +pourrez leur faire honneur pendant le cours de la +soirée.</p> + +<p>Mérigue s'inclina sans trouver une parole. On +passa bientôt au salon, et Jacques savoura une tasse +de café incomparable versée par la jolie main de +Mlle de Vannes.</p> + +<p>—Vous fumerez certainement un cigare, observa +la jeune fille. Théodore va chercher tes Rotschilds +bien entendu vous resterez ici. Ma mère et moi +sommes parfaitement habituées à la fumée... et... +je vous avouerai même que j'aimerais assez...</p> + +<p>—Blanche... ma fille, soupira la comtesse avec +effort. N'en croyez rien, monsieur de Mérigue.</p> + +<p>—Tout au contraire, croyez-le bien, répliqua +Blanche, j'adore les cigarettes d'Orient.</p> + +<p>Mérigue hésitait à allumer un magnifique cigare +que venait de lui donner Théodore.</p> + +<p>—Je vous en prie, monsieur, dit la comtesse. Ne +vous gênez point, je vous donne toute licence.</p> + +<p>—Et moi, je... désire que vous fumiez, appuya +Blanche, qui interrompit un instant sa phrase, pour +ne pas dire: «Je vous l'ordonne». La conversation, +pimentée par la jeune fille, continua identiquement +comme elle avait commencé pendant le repas. Mérigue +laissa plus de dix fois s'éteindre son cigare... +assurément sans aucun propos délibéré et, à chaque +éclipse du bout embrasé, Blanche lui offrait une +bougie avant qu'il eût eu le temps de faire un mouvement. +Vers neuf heures et demie, un valet d'antichambre +annonça: M. le duc de Largeay. Le +jeune sporstmen fit une entrée rapide, adressa un +sourire à la comtesse douairière et vint serrer la +main de Blanche, qui le salua d'un petit signe de +tête cavalier. Le duc feignit de ne faire aucune +attention à Jacques, qui s'était pourtant levé à son +arrivée et Mme de Vannes fut obligée de lui dire: +Mon cher duc, permettez-moi de vous présenter +votre vaillant candidat, M. Jacques de Mérigue.</p> + +<p>Largeay se retourna d'un mouvement automatique, +fronça les sourcils et grogna sans s'incliner +d'un ton raide: «Charmé, Monsieur.»</p> + +<p>—Très heureux, fit Jacques.</p> + +<p>—Figurez-vous, Monsieur, dit alors Blanche, que +pas plus tard qu'hier au soir, le duc nous a lu votre +magnifique discours.</p> + +<p>—Magnifique! reprit Largeay, d'un air qui semblait +dire: cet animal va-t-il me ficher le camp!</p> + +<p>Jacques comprit la situation et se prépara à +prendre congé.</p> + +<p>—Déjà, Monsieur? fit la comtesse.</p> + +<p>—Avant dix heures? appuya Blanche.</p> + +<p>—J'ai tellement d'occupations, répondit Jacques, +mais je vous supplie de croire que je suis désolé de +vous quitter aussi vite, madame.</p> + +<p>Il insista sur le mot <i>désolé</i>, en jetant du côté du +duc un regard peu sympathique.</p> + +<p>Comme il était dans l'antichambre, Blanche lui +courut après:</p> + +<p>—Monsieur de Mérigue, lui dit-elle, prenez donc +ce sac de marrons glacés, auxquels vous n'avez pas +touché. Ne faites pas de cérémonies. Je sais que +vous aimez ces bagatelles.—Et Jacques emporta +dans ses plombs du sixième la poche de douceurs +dont venait de le gratifier son idole.</p> + +<p>—Vous recevez ce Monsieur? dit le duc à la comtesse, +quand le candidat se fut éloigné.</p> + +<p>—Mais il est très bien.</p> + +<p>—Que lui reprochez-vous? ajouta Blanche.</p> + +<p>—Ma chère, reprit Largeay très vexé, quand on +va dans le monde, on ne prend pas un complet de +cent francs à la Belle Jardinière.</p> + +<p>—Je l'ai trouvé bien mis.</p> + +<p>—De la confection à quatre sous!</p> + +<p>—Dame, s'il n'est point riche, ce garçon, pauvreté +n'est pas honte.</p> + +<p>—On ne va pas dans le monde, alors.</p> + +<p>—Allons, duc, ne l'excommuniez pas... pour n'avoir +pas comme vous un coup de hache au milieu +de la tête et ne pas devoir, comme vous, deux mille +louis à son tailleur!</p> +<br><br><br> + + + +<h3>XIII</h3> + +<h3>L'INDISCRET</h3> + + +<p>Quand Jacques de Mérigue se fut mis au lit, toutes +les pensées extraordinaires et toutes les violentes +impressions qui le bouleversaient commencèrent à +se calmer peu à peu, sous l'énergique influence de +sa volonté. Il n'avait point rêvé, c'était bien lui, un +minuscule hobereau limousin, le petit employé destitué +qui venait d'être traité avec une familiarité +de camarade par une jeune fille du plus grand +monde qu'il osait aimer depuis un mois. Maintenant, +la chimère descendait de son royaume +astral et arrivait, pour ainsi dire, à la portée de +ses étreintes. Il était félicité, admiré, accueilli +comme un ami de longue date. Un autre sentiment +n'allait-il pas naître dans une âme dépourvue de +préjugés et n'ayant rien de la retenue ordinaire +propre à son âge, à son sexe, à sa qualité de +fiancée? Le duc de Largeay pourrait-il être renversé +comme un simple ministère républicain? Jacques +en était là de ses réflexions, quand un coup de sonnette +se fit entendre. Il se leva de fort mauvaise +humeur et ouvrit à un guenilleux du pire aspect, +qui mâchonna une phrase enrhumée, où ces mots +seuls émergèrent clairement: «Ouvrier sans travail.»—A +dix heures et demie du soir! hurla Mérigue +hors de lui-même. Voulez-vous que je vous amène +chez le commissaire, espèce de gredin? Allez-vous-en +et plus vite que cela... ou je vais vous passer par +la fenêtre... et joignant le geste à la parole, il bouscula +assez vivement le malencontreux visiteur. Le +mendiant, épouvanté, se rejeta d'un bond en +arrière et se mit à descendre quatre à quatre les +cent vingt marches, en grommelant: «Fils de bourgeois, +ça ne te portera pas bonheur!»</p> + +<p>Jacques entendit la réflexion et son bon coeur eut +bientôt dominé sa vivacité assez explicable. Il rappela +le pauvre à plusieurs reprises, mais le misérable +ne répondit pas et continua à descendre +l'escalier sinistrement.</p> + +<p>—Le diable t'emporte! dit Mérigue.</p> + +<p>Le lendemain, comme six heures tintaient au +campanile de Saint-Germain-des-Prés, un nouveau +coup de sonnette réveilla en sursaut le candidat +royaliste.</p> + +<p>Cela devenait trop fort!</p> + +<p>—Ah ça! ils m'ennuient, les ouvriers sans travail! +cria Jacques en passant sa robe de chambre. +Il ne sera pas le bienvenu, celui-là. Il ouvrit brusquement, +l'injure à la bouche. C'était son élève +Théodore.</p> + +<p>—Un million d'excuses, cher Monsieur, dit le +jeune de Vannes, vous savez que je dois être au +collège à sept heures et demie et je voulais un peu +causer avec vous.</p> + +<p>—Vous êtes bien aimable, reprit Jacques, en faisant +bon visage à fortune médiocre et se disant à +part lui: «J'eusse mieux aimé un autre membre +de la famille.»</p> + +<p>—Vous me pardonnez donc de vous déranger +ainsi? insista le collégien un peu gêné.</p> + +<p>—Oui, oui. Avez-vous quelque chose de pressé à +me communiquer?... une bataille... un esclandre... +une retenue, un pensum.</p> + +<p>—Mais non, Monsieur, je venais bavarder un peu +avec mon illustre maître.</p> + +<p>—Vous êtes bien gentil... mille grâces!</p> + +<p>—Mon célèbre ami... Si vous autorisez la familiarité +de cette dernière appellation.</p> + +<p>—J'autorise... Je vous écoute, je me recouche, +vous savez; asseyez-vous au pied de mon lit ou sur +la table, je n'ai pas de divan à vous offrir.</p> + +<p>—Je vais me mettre au pied de votre lit, puisque +vous voulez bien... dites donc, monsieur de Mérigue, +vous êtes un brave homme, n'est-ce pas?</p> + +<p>—A peu près.</p> + +<p>—Pas trop rancunier?</p> + +<p>—Cela dépend.</p> + +<p>—Vous n'en voulez pas à mon futur beau-frère?</p> + +<p>—Pourquoi donc? grand Dieu.</p> + +<p>—C'est que, il me semble...</p> + +<p>—Quoi?</p> + +<p>—Qu'il n'a pas été bien aimable envers vous, +hier au soir.</p> + +<p>—Je n'ai point remarqué cela... je n'ai pas l'honneur +de le connaître... Nous nous sommes salués, je +crois. Vous ne vouliez peut-être pas qu'il m'embrassât, +comme vous le faites?</p> + +<p>—Pourquoi pas?... Vous êtes notre ami, il doit +être le vôtre. On a été très contrarié à la maison de +son attitude à votre égard.</p> + +<p>—C'est trop de bonté.</p> + +<p>—Et on m'a chargé de vous exprimer les regrets +de tout le monde.</p> + +<p>—Enfin, soit, merci; je persiste à ne pas voir +pourquoi nous serions ennemis... Il m'a paru très +bien.</p> + +<p>—Vous êtes bien mieux que lui.</p> + +<p>—Je suis incompétent pour l'affirmer.</p> + +<p>—Je ne suis pas le seul à être de cet avis.</p> + +<p>—J'en suis charmé.</p> + +<p>—Tout le monde est enchanté de vous chez moi, +sans exception.</p> + +<p>—C'est un grand honneur pour ma petite personne.</p> + +<p>—Il y a surtout quelqu'un qui vous trouve très, +très bien.</p> + +<p>—Je lui en suis fort reconnaissant... Qui donc +s'il vous plaît?</p> + +<p>—Ah! dame! je ne puis pas vous dire cela, moi... +c'est délicat.</p> + +<p>—Je ne vous comprends pas, répondit avec un +hoquet d'émotion Jacques de Mérigue, qui croyait +très bien comprendre.</p> + +<p>—Eh bien, je vais vous le dire.</p> + +<p>—Je vous écoute.</p> + +<p>—Parce que c'est vous...</p> + +<p>—Soit, allez.</p> + +<p>—C'est que je ne ferais pas de ces confidences-là +à tout le monde.</p> + +<p>—Allez donc!</p> + +<p>—Je vous disais donc que tout le monde chez +moi... vous comprenez, tout le monde?</p> + +<p>—Je comprends.</p> + +<p>—Tout le monde vous trouve très bien...</p> + +<p>—C'est entendu.</p> + +<p>—Mais là, très bien.</p> + +<p>—Ce point est acquis.</p> + +<p>—Sous tous les rapports.</p> + +<p>—Parfait!... j'en ai pris note.</p> + +<p>—Mais surtout quelqu'un.</p> + +<p>—C'est ce que vous me dites depuis une demi-heure.</p> + +<p>—Vous voudriez bien savoir qui?</p> + +<p>—Peuh! mon Dieu non... je vous assure.</p> + +<p>—Ne blaguez pas.</p> + +<p>—Serait-ce M. le duc de Largeay?</p> + +<p>—Pas celui-là.</p> + +<p>—Mme la comtesse de Vannes?</p> + +<p>—Vous n'y êtes pas.</p> + +<p>—Vous-même, Théodore?</p> + +<p>—Oh! moi, c'est entendu... mais il s'agit d'une +autre personne.</p> + +<p>—Votre concierge tricolore?</p> + +<p>—Oh! cher Monsieur, vous vous moquez de moi.</p> + +<p>—Qui donc, morbleu?</p> + +<p>—Eh bien là! ma soeur!</p> + +<p>—Cet excès d'honneur me confond.</p> + +<p>—Elle a fait une scène au duc pour vous avoir si +mal traité.</p> + +<p>—Je vous répète, mon cher Théodore, reprit +Jacques tellement radieux qu'il crut devoir prendre +une mine sévère, je vous répète, mon cher Théodore, +que je n'ai rien à reprocher au duc. Si j'avais +à me plaindre de lui en quoi que ce soit, il recevrait +mes témoins aujourd'hui même. Vous n'avez plus +rien à me dire?</p> + +<p>—Non, monsieur, je voulais simplement excuser +le duc.</p> + +<p>—L'incident est clos... Bonsoir, travaillez bien et +ne prenez pas d'absinthe avant de rentrer chez vous.</p> + +<p>Le soir même, Théodore de Vannes reprocha au +duc de Largeay son peu d'amabilité pour Mérigue +et trouva une délicieuse satisfaction à lui dire: +«Vous savez, je l'ai vu; il m'a dit que si vous l'ennuyiez, +il vous donnerait un coup d'épée.»</p> + +<p>—Et moi, je vous donnerai une paire de claques, +si vous vous mêlez de ce qui ne vous regarde pas, +répondit Largeay fortement vexé.</p> + +<p>En quittant l'hôtel de sa future belle famille, le +duc, qui avait un peu bu, se sentit pris d'humeur +querelleuse. Avec la rapidité de décision propre aux +gens un peu éméchés, il résolut de monter chez +Mérigue, de le provoquer en duel, de l'effrayer et +d'obtenir de lui quelque platitude écrite qu'il pût +montrer à sa fiancée. Il était onze heures du soir +quand il sonna à la porte du candidat.</p> + +<p>Mérigue fut absolument stupéfait à l'aspect de son +interlocuteur et visiblement gêné de le recevoir +dans un galetas aussi exigu et aussi minable.</p> + +<p>—Monsieur, dit sèchement le duc, mon jeune +ami, Théodore de Vannes, m'a dit tout à l'heure +que vous vouliez me donner un coup d'épée.</p> + +<p>—S'il vous a dit cela, monsieur, c'est qu'il était +gris. Cela n'a pas le sens commun.</p> + +<p>—Mais, monsieur, vous me semblez le prendre +de bien haut.</p> + +<p>—Du cinquième au-dessus de l'entresol... à votre +service, monsieur le duc.</p> + +<p>—Vous raillez, monsieur le professeur.</p> + +<p>—Et vous, monsieur le duc, vous cherchez une +affaire. Il en sera ce que vous voudrez. Je vous ai +vu avant-hier au soir pour la première fois, nous +n'avons rien à nous reprocher l'un à l'autre, je n'ai +point tenu le propos qui m'a été attribué par un +gamin. Maintenant, si vous tenez absolument à vous +battre, je suis votre homme. Seulement, mes principes +d'honneur me forcent à vous dire qu'étant +provoqué je choisis l'épée, que j'ai dix ans de salle, +et que vous pouvez commander votre logement au +Père-Lachaise.</p> + +<p>Le duc était abasourdi et de plus légèrement dégrisé +par cette riposte en quarte à laquelle il était +loin de s'attendre.</p> + +<p>—Si vous m'affirmez n'avoir pas tenu ce langage?</p> + +<p>—C'est fait. Je ne dis pas deux fois la messe pour +les sourds!</p> + +<p>—En ce cas, monsieur, je vous salue bien.—Et +le duc sortit.</p> + +<p>—Ah! çà, s'écria Mérigue lorsqu'il fut seul, +l'autre jour la mère; hier, le frère; aujourd'hui le +futur. A quand donc la fille?</p> +<br><br><br> + + + +<h3>XIV</h3> + +<h3>LA PEAU DE L'OURS</h3> + +<blockquote><p> +«Mon bien cher père,</p> + + +<p>«Je suis admiré, fêté, choyé, à l'hôtel Soubise; +demain à n'en pas douter, j'y serai aimé. Je ne +m'amuse pas à énumérer toutes les conséquences +des événements qui se passent ces jours-ci à mon +sujet, et auprès desquels toutes les candidatures et +tous les professorats du monde ne sont que des +fétus de paille. Au reste toutes choses concordent +pour me préparer le plus splendide avenir, une +situation telle que dans tes rêves d'amour paternel +tu n'en as jamais imaginé de semblable. Vois donc +un peu: J'épouse, cela devient vraisemblable, la +seule femme qui ait jamais fait battre mon coeur. +Cette femme m'apporte la splendeur de l'alliance, +l'opulence de la fortune et, ce qui est mieux que +tout cela, l'amour sidéral, l'amour des contes de +fées. Mes débuts politiques ont été assez retentissants +pour me permettre d'aspirer aux plus hautes +destinées dans la vie publique. Et quand je serai +riche, puissant, honoré, j'aurai la plus douce des +satisfactions, celle de faire du bien d'abord à vous +tous, à vous, mes chères âmes, qui avez vécu, +souffert et espéré avec moi, à toutes les bonnes +oeuvres où se consume votre existence, à notre +pauvre pays, à notre France bien-aimée. Le premier +résultat des événements qui approchent sera de +créer entre nous des liens plus intimes. Vous viendrez +auprès de moi, et j'irai auprès de vous. Nous +ne nous quitterons plus jamais. Comme cette chère +petite Jacqueline sera mignonne à nos grandes +réceptions! Comme tout le monde en raffolera! +Comme nous lui trouverons une perfection de mari, +qui ajoutera une perle nouvelle à ta couronne! Elle +figurera la grâce et la gaîté. Mathilde incarnera le +dévouement et la fidélité aux yeux émerveillés des +gens du monde si peu habitués au contact de ces +vertus. Marianne sera la sagesse vivante, l'oracle des +grandes résolutions et je transporterai sur un +théâtre digne d'elle cette prudence impeccable et +cette infatigable activité. Maman, la pauvre et douce +maman, aura le plus beau rôle. Ce sera la sainte +qu'on vénérera et qu'on invoquera. Et toi, tu apparaîtras +à tous les yeux, comme le grand chêne d'où +sont sortis tous ces rameaux de gloire et de bonté. +Il n'y a dans tout cela qu'une petite anicroche. Ma +chère Blanche est fiancée à un certain petit duc fort +maussade, fort ignorant, fort dépourvu de charmes. +Je me laisse peut-être entraîner à des divagations, +mais mon coeur et mon esprit débordent et où +épancherai-je ce trop plein de sentiments et de +pensées, sinon dans vos âmes qui veillent sans +cesse autour de la mienne, comme ces lampes +d'église qui ne s'éteignent jamais. Adieu, mon bien +cher père. Je compte un de ces jours vous annoncer +une grande nouvelle. Pauvre vieux repaire noble de +Mérigue, tout croulant, ruines aimées, nous vous +relèverons et vous aurez bien encore assez de vie +pour saluer de votre bon sourire la Rédemptrice qui +va venir.</p> + +<p>«<span class="sc">Jacques</span>.» +</p></blockquote> + +<p>Il est inutile d'essayer de peindre l'effet produit +sur le comte Joseph par cette missive de voyant et +de stigmatisé. Cela n'eût pu se comparer qu'au +résultat d'une étincelle électrique au milieu d'un +paquet de dynamite. Cette fois il n'y eut pas de voix +discordante dans la famille. Marianne elle-même +paraissait convaincue et tout le monde se mettait à +tirer de petits plans conformes aux désirs et aux +aspirations de chacun.</p> + +<p>Le chef de la famille parlait d'aller trouver immédiatement +un architecte pour entreprendre la restauration +de Mérigue commencée depuis vingt ans +et à peine ébauchée pendant cette longue période +pour des raisons financières faciles à découvrir. La +pieuse Caroline demandait qu'avant toutes choses, +on transformât en chapelle un vieux souterrain où +l'on conservait les pommes de terre.</p> + +<p>Mathilde préconisait la création d'un orphelinat et +de plusieurs écoles congréganistes. Renchérissant +sur cette idée, Jacqueline songeait à la fondation +d'un hôpital, d'une bibliothèque de bons livres et +d'un journal bien pensant que l'on distribuerait +gratuitement à tous les paysans de la contrée. +Marianne était beaucoup plus modeste dans les +voeux qu'elle formulait. La réparation d'un vieux +carrosse du temps de la Restauration, l'emplette +d'un cheval de cinq à six cents francs, l'aménagement +de quelques corbeilles de fleurs, l'achat de +trois porcs et d'une vache à lait, constituaient pour +le moment tout son programme ministériel. Elle +s'opposait avec énergie à toute bâtisse, et ne voulait +pas même que l'on jetât bas une étable immonde +adossée à la maison et contre laquelle Jacques ne +cessait de fulminer des bulles d'excommunication et +des brefs d'anathème.</p> + +<p>On but encore ce jour-là une bouteille de vieux +Mérigue, et Joseph passa un grand nombre d'heures +à mettre sous bandes une centaine d'exemplaires de +la conférence électorale dont il voulait inonder la +Haute-Vienne et les départements limitrophes.</p> +<br><br><br> + + + +<h3>XV</h3> + +<h3>SAINT-THOMAS</h3> + + +<p>—Eh bien, voyons, mon petit sceptique, disait +Jacques triomphant à son ami Sermèze, après lui +avoir exposé par le menu tous les détails de sa +réception à la rue Saint-Dominique, que dis-tu de +tout cela?</p> + +<p>—Je dis que tu ferais bien de songer à ton +élection.</p> + +<p>—Il ne s'agit pas de cela.</p> + +<p>—Il ne s'agit que de cela.</p> + +<p>—Tu me confonds!—d'abord l'élection va +comme sur des roulettes.</p> + +<p>—Parfaitement... tu es en train de te faire rouler.</p> + +<p>—Comprends pas.</p> + +<p>—Tu as eu un grand triomphe, c'est vrai! on t'a +porté aux nues. Tu es monté au Capitole, mais tu as +réveillé les ombrageuses gardiennes de ce monument. +L'admiration et la stupéfaction d'hier se +changent en jalousie; de la jalousie à la haine, à la +calomnie, à la cabale, il n'y a qu'un pas. Le +comité ne te soutient que de la plus mauvaise +grâce. Sans compter le duc de Belverana qui est +trop occupé à la Chambre pour intervenir à tout +instant, tu n'as pour toi en ce moment que le +vicomte d'Escal qui te patronne encore, non pour +tes beaux yeux, mais pour jouer un bon tour aux +Gauburge et autres Prunières qui avaient conseillé +l'abstention. Au fond son humeur n'est pas belliqueuse +et sa petite manifestation inoffensive une +fois exécutée, il rentrera dans son fromage comme +le bon rat de La Fontaine.</p> + +<p>—Où veux-tu en venir?</p> + +<p>—Voici: Suppose qu'il se présente demain un +autre candidat conservateur.</p> + +<p>—Allons donc!</p> + +<p>—Suppose-le un instant.</p> + +<p>—Personne ne le soutiendrait.</p> + +<p>—Tout le monde... quand je dis tout le monde, je +parle des gens influents et haut placés qui voient +avec peine un siège au Pavillon de Flore brigué par +un jeune inconnu qui ne leur a rien demandé et ne +leur doit rien, qui n'est pas de leur caste, de leur +cercle, de leurs relations, de leur coterie, de leurs +petits potins.</p> + +<p>Tu garderas les convaincus, les croyants, les +pauvres, les ouvriers sans travail... j'en excepte +celui que tu as jeté l'autre jour dans ton escalier... +Veux-tu que je te cite un exemple à l'appui de mes +paroles?</p> + +<p>—Deux, si ça peut te faire plaisir.</p> + +<p>—C'est inutile, un seul est suffisant. Sais-tu la +cause principale de l'échec du seize mai, toi vieux, +seize-mayeux invétéré?</p> + +<p>—Va toujours.</p> + +<p>—Eh bien, c'est que l'homme intelligent et habile +qui était à la tête de l'entreprise papillonnait dans +les coulisses de l'Opéra au lieu de rester à son +bureau.</p> + +<p>Le jeu des dames qu'il cultivait à outrance est +devenu pour lui un jeu d'échecs.</p> + +<p>—Tu m'annonces des raisons et tu me fais des +mots.</p> + +<p>—Oui... tu es furieux de ne pas l'avoir fait +celui-là, n'est-ce pas? Je te permets de le replacer.</p> + +<p>—Tu n'es pas sérieux.</p> + +<p>—Je te renvoie le compliment... Enfin que veux-tu +donc faire à l'Hôtel Soubise?</p> + +<p>—Être aimé.</p> + +<p>—Une farce!</p> + +<p>—Et tout ce que je me suis égosillé à te raconter.</p> + +<p>—Prouve que tu es un gobeur et que si j'ai fait +de toi un homme illustre, je n'ai pas réussi à te +donner un grain de bon sens.</p> + +<p>—Tu es dur.</p> + +<p>—Non, juste.</p> + +<p>—Pourquoi donc cet inconcevable accueil?</p> + +<p>—Caprice, coquetterie, béguin peut-être.</p> + +<p>—Non, amour.</p> + +<p>—Tu me fais rire... à me faire pleurer.</p> + +<p>—Que veux-tu parier?</p> + +<p>—Eh bien, tiens, les dix louis que je t'ai prêtés, +et dans des conditions tout à fait avantageuses. Si +tu es vraiment aimé, tu ne me devras plus rien. Si +tu ne l'es pas, si le coeur que tu prends pour un +brasier ardent n'est qu'une simple glace, tu m'en +paieras une à la vanille chez Tortoni.</p> + +<p>—Fort bien!... Mais entre moi qui tiens pour la +canicule et toi qui crois aux neiges hyperboréennes +qui te sera le juge départiteur?</p> + +<p>—Ma femme.</p> + +<p>—J'accepte.</p> + +<p>—Dans quelles conditions ferons-nous l'expérience?</p> + +<p>—Dame! je vous raconterai sans rien omettre +tout ce qui se passera.</p> + +<p>—C'est insuffisant... Nous voulons voir... comme +Saint Thomas... et puis, entre parenthèses, je +t'engage vivement à faire en sorte qu'il ne se passe +rien du tout.</p> + +<p>—J'ai une idée. On va exécuter à Saint-Roch les +vieilles mélodies de la Sainte-Chapelle. Le divertissement +sacré sera couru comme une première de +Labiche ou une réception d'Académie. Les billets +d'avant-scène... pardon, de nef centrale, sont au +prix de deux louis. On peut donc les offrir à des +personnes comme il faut. J'en aurai cinq quand je +voudrai par la duchesse de Belverana. J'inviterai ces +dames de Vannes et je les accompagnerai au spectacle... +pardon, à l'église. Vous y viendrez également +ta femme et toi. J'arriverai de bonne heure et +vous ferai garder deux bonnes chaises par l'ouvreuse... +je veux dire par le bedeau, tout juste +derrière les nôtres. Je causerai avec la jeune fille, +ô ma pauvre maman, excuse ce sacrilège!—Vous +observerez et ta femme concluera.</p> + +<p>—Voilà qui est arrangé. Quelle bonne glace tu vas +me payer.</p> + +<p>—Comme je vais purger agréablement ma dette.</p> + +<p>—A quand cette clinique à l'Erotoscope?</p> + +<p>—Après demain, de cinq à sept heures.</p> + +<p>—La présence de la comtesse douairière ne +gênera-t-elle pas vos communications?</p> + +<p>—Ah! mon cher, elle brodera... ou plutôt, vu la +sainteté du lieu, elle s'éventera et s'endormira.</p> + +<p>—Et le duc de Largeay?</p> + +<p>—Je ne lui octroie point de carte.</p> + +<p>—S'il t'envoie la sienne?</p> + +<p>—Il a déjà eu quelques velléités à ce sujet, mais +elles se sont évanouies quand il a su que j'avais dix +ans de salle.</p> + +<p>—Comment l'a-t-il appris?</p> + +<p>—De ma propre bouche.</p> + +<p>—Et qu'a-t-il répondu?</p> + +<p>—Qu'il considérait cette déclaration comme une +lettre d'excuses plates.</p> + +<p>—Ah! mon cher Mérigue, pauvre emballé, pauvre +coeur généreux! Tu seras roulé, tu seras enfoncé! +Ces gens-là sont trop pratiques. C'est égal, à la prochaine +réunion publique, je veux proclamer ce petit +duc le premier champion des idées conservatrices.</p> +<br><br><br> + + + +<h3>XVI</h3> + +<h3>UNE PREMIÈRE A SAINT-ROCH</h3> + + +<p>L'église est éclairée comme aux soirs de grande +fête. Les lampes, les torchères, les candélabres resplendissent +çà et là d'un plus large éclat parmi +l'immense forêt des cierges. Une buée de poussière +lumineuse flotte sous les voûtes et noie les piliers. +Les orgues mugissent et leur grande voix fait trembler +les murailles comme la fureur d'un ouragan.</p> + +<p>Les pompes religieuses se déploient dans toute +leur majesté et dans toute leur gloire, et pourtant il +est aisé de reconnaître que parmi la foule dont le +temple est bondé, les véritables fidèles sont en petit +nombre. Sans parler des chanteurs profanes qui sont +aux premières places du choeur, des journalistes et +des reporters qui bavardent et gesticulent, de la +masse des pauvres empilés au seuil des portes, et +qui sont venus là, poussés par une attraction +indéfinie, prendre un bain de lumière et d'encens, +les personnes de la société que l'on remarque dans +la grande nef n'ont point l'attitude recueillie des +pieux croyants qui fréquentent d'ordinaire la maison +du Seigneur.</p> + +<p>De tous les côtés on jase, on rit, on se pousse. Quelques +personnes exhibent des lorgnettes, toutes les +dames ont leur éventail; on en découvre qui ne +prennent aucune précaution pour dissimuler des +romans: On s'attend à voir ces messieurs allumer +leurs cigares. Jacques de Mérigue avait délaissé +encore ce jour-là ses préoccupations électorales. Il +était à l'église depuis deux heures pour réussir à +procurer les meilleures places à ses invités de distinction. +Le groupe qu'il a amené est à deux pas de +la grande balustrade. La comtesse douairière et sa +fille ont deux chaises en velours et sont assises +l'une à côté de l'autre.</p> + +<p>Le candidat royaliste est à la droite de Mlle de +Vannes.</p> + +<p>En arrière, immédiatement, se sont établis le baron +et la baronne de Sermèze, très adroitement, sans +broncher et sans que personne puisse soupçonner +leur complicité avec l'amoureux. Impossible au +reste de rêver un observatoire plus favorablement +disposé. Le jeune baron peut sans avancer le bras +jouer du piano s'il le veut sur le dos de Jacques, et +si la baronne en prenait la fantaisie, rien ne s'opposerait +à ce qu'elle tirât les cheveux aux très illustres +personnes qu'elle est chargée d'examiner.</p> + +<p>Mme de Vannes n'avait point sans doute apporté +l'auguste ouvrage où ses doigts placides se mouvaient +pendant les longues soirées, mais, à la façon +dont ses mains ouvertes reposaient sur ses genoux, +béatement couvées par son regard atone, il était aisé +d'affirmer que la noble douairière laissait errer son +âme autour des festons d'une broderie céleste.</p> + +<p>La maîtrise, aidée de plusieurs artistes des meilleurs +concerts parisiens, exécutait en ce moment +une grande mélopée lugubre où l'on reconnaissait +des accents de l'aède formidable qui rêva jadis le +<i>dies iræ</i>.</p> + +<p>L'âme poétique de Mérigue se laissait entraîner +déjà au courant de ces notes funèbres, quand +Mlle Blanche, qui paraissait être d'une humeur aussi +peu mortuaire que possible, donna au jeune homme +à l'aide de son coude une légère poussée qui le fit +tressaillir.</p> + +<p>—Voyez donc maman qui fait du point d'Angleterre, +dit-elle en montrant sa mère assoupie.</p> + +<p>Jacques eut un sourire de commande qui signifiait: +Mon Dieu, mademoiselle, comme vous avez de +l'esprit!</p> + +<p>—Vous savez, continua Blanche, j'ai fait toutes +mes prières ce matin, nous allons causer un tantinet +si ça vous est égal.</p> + +<p>—Comment donc, mademoiselle.</p> + +<p>—Ce sera une peccadille de plus à avouer la +prochaine fois que j'irai voir M. l'abbé de la Gloire-Dieu.</p> + +<p>—Espérons, mademoiselle, qu'il ne vous infligera +pas une trop cruelle pénitence.</p> + +<p>—Si je n'avais jamais fait de plus grand péché +que celui-là!... il est très sévère M. l'abbé de la +Gloire-Dieu...</p> + +<p>—Je le connais, mademoiselle, je le respecte +infiniment, et je vous avouerai même que je l'aime +beaucoup.</p> + +<p>—Ah! monsieur, comme vous devenez sérieux... +avec cette musique d'enterrement par-dessus le marché... +Vous allez me donner des idées noires.</p> + +<p>—A Dieu ne plaise, mademoiselle... je puis vous +assurer que les nuances sont d'une autre couleur.</p> + +<p>—Ah! tant mieux. Vous êtes gai aujourd'hui?</p> + +<p>—Tout à fait, mademoiselle.</p> + +<p>—Un peu plus que l'autre jour au dîner et à la +soirée, dites?</p> + +<p>—Mais, mademoiselle je ne sache pas...</p> + +<p>—Vous aviez absolument... Ah non, je ne peux +pas vous dire cela tout de même...</p> + +<p>—Je vous écoute, mademoiselle...</p> + +<p>—Vous ne m'en voudrez pas, bien sûr?</p> + +<p>—Comment donc, mademoiselle!</p> + +<p>—Eh bien!... vous aviez l'allégresse d'un bonnet +de nuit. Vous ne souffliez pas une parole.</p> + +<p>—Mademoiselle... j'avais vraiment... tant de +plaisir à vous écouter.</p> + +<p>—Ah! que ce madrigal est mal tourné, fi donc!</p> + +<p>—Il est si rare que les jeunes filles aient une conversation +agréable...</p> + +<p>—Prenez garde!... en vous moquant des jeunes +filles, vous aggravez votre cas, le médiocre compliment +devient une épigramme.</p> + +<p>—Je voulais dire, mademoiselle, que vous êtes +une remarquable exception.</p> + +<p>—Ah! quel adjectif d'académicien! Vous avez +passé par le pont des Arts pour venir ici?</p> + +<p>A ce moment, les orgues entonnaient une mélodie +d'hosanna et de triomphe, une sorte de magnificat +agrandi, noyé dans un <i>Veni Creator</i>.</p> + +<p>—Ils étaient sinistres... les voilà solennels, +observa Blanche avec un haussement d'épaules. Ils +ne répondent nullement à la disposition de mon +âme.</p> + +<p>—Vous désiriez peut-être, mademoiselle, quelque +chose de plus alerte, de plus... sautillant?</p> + +<p>—Pas tout à fait, quelque chose...</p> + +<p>—Comme les <i>Cloches de Corneville</i> ou le <i>Canard +à trois becs</i>.</p> + +<p>—Vous voyez bien que vous moquez de moi, dit +Blanche, en appliquant, d'un mouvement primesautier +et spontané, un petit coup d'éventail sur le +bras de son voisin qui frémit de l'extrémité des +cheveux à la pointe des pieds, comme au contact +d'une batterie électrique...</p> + +<p>—Recevez toutes mes excuses, mademoiselle, +reprit-il d'une voix tellement troublée que la jeune +fille quitta subitement sa mine rieuse et enjouée.</p> + +<p>—Je vous ai fait de la peine, monsieur de Mérigue?...</p> + +<p>—Ah! mademoiselle, que dites-vous là! de la +peine... mais c'est moi qui suis un malappris et qui +me permets des plaisanteries déplacées.</p> + +<p>—Comment déplacées? Est-ce que vous allez +pleurer maintenant?... ou vous gêner... avec moi. +Nous ne sommes pas ici pour nous assommer, je +pense?...</p> + +<p>—Je suis confus, mademoiselle... vraiment... de +la façon indulgente et charmante... avec laquelle vous +tolérez mes excès de langage.</p> + +<p>—Mais vous n'y êtes pas du tout... je ne les +tolère pas... je les approuve. Je ne veux pas mourir +d'ennui au milieu de ces vêpres. Si encore, c'était +la musique que j'aime!... car je vous l'avouerai, il +y en a une que j'adore!...</p> + +<p>—Beethoven, Mozart, Mendelssohn?...</p> + +<p>—Ah! ouitche, vous n'y êtes pas...</p> + +<p>—Meyerbeer, Hadyn, Haendel...</p> + +<p>—Vous ne brûlez pas du tout...</p> + +<p>—Alors votre musique favorite?...</p> + +<p>—Est celle de Donizetti... sans calembour.</p> + +<p>—Avec un calembour charmant, bien au contraire.</p> + +<p>—Tenez, tenez, dit tout à coup Blanche attentive, +écoutez bien. Voilà ce dont je raffole.</p> + +<p>En cet instant s'élevait lentement sous la nef une +mélodie amoureuse et plaintive. Les instruments de +sonorité puissante s'étaient tus soudain. On n'entendait +plus que les hautbois et les flûtes vaguement +accompagnés par quelques notes basses des +grandes orgues qui enveloppaient les hautes modulations +comme le vent des forêts murmure autour +du chant des oiseaux. C'était une supplication ineffablement +douce, sans cris, sans effroi, sans désespérance; +un long accent mélancolique, un tendre +appel aux illusions perdues, un hymne de tendresse +aux chimères envolées qui reviendront peut-être +en un printemps lointain avec le choeur des hirondelles; +et si, pour jamais elles se sont effacées, si +leurs formes aériennes se sont évanouies dans l'immensité +éternelle, leur souvenir enchanteur et profond +garde assez de magie à travers l'espace, pour +bercer les âmes veuves en une extase qui ne finit pas. +Une tranquille aspiration vers l'azur bleu par delà +les voûtes sombres, sur les ailes de l'encens illuminé +par les cierges. Les accords diminuant leur ampleur +en ralentissant leur mesure s'éteignaient insensiblement. +Bientôt une seule flûte exhalait sa note cristalline +qui allait s'affaiblissant d'inflexions en inflexions, +de soupirs en soupirs, de tremblements en +tremblements, et le dernier son était expiré, que +toutes les oreilles en poursuivaient encore dans un +infini très vague le prolongement idéal.</p> + +<p>Subjuguée depuis un moment déjà par la puissance +de cette harmonie, la multitude bigarrée et +tapageuse qui emplissait les trois nefs gardait un +silence ébahi. Les femmes souriaient, les gens du +peuple tendaient le cou et ouvraient la bouche, les +journalistes encensaient d'un léger mouvement de +tête; les clubmen laissaient tomber leur monocle et +chuchotaient à demi-voix en tapotant l'une contre +l'autre les extrémités de leurs gants: Braô, braô! +La comtesse douairière assoupie rêvait sans doute +aux tapisseries de Pénélope, Blanche de Vannes et +Jacques de Mérigue s'étaient inconsciemment rapprochés, +si rapprochement il peut y avoir dans une +foule où tous les assistants sont coude à coude. +Quand la musique eut cessé, leurs mains se touchaient. +Ils se regardèrent gravement et ne modifièrent +point leur attitude. Quelques secondes s'écoulèrent. +Puis Blanche eut comme un réveil subit +et dit presque à voix haute: Véritablement on +étouffe ici!</p> + +<p>—Désirez-vous vous retirer, mademoiselle, demanda +Jacques. Je vais essayer de vous ouvrir un +passage.</p> + +<p>—Vous êtes fou, mon cher, exclama Mlle de +Vannes en éclatant de rire... Mille pardons... monsieur... +je vous prenais pour le duc... enfin vous ne +songez pas de vouloir traverser l'Océan humain qui +nous sépare du grand air.</p> + +<p>—Tout me sera possible, tout me deviendra +facile, mademoiselle, dès qu'il s'agira de vous être +agréable.</p> + +<p>—Tiens! voilà que vous revenez maintenant au +madrigal.</p> + +<p>—Ah! pour ça non, reprit Mérigue un peu vexé, +j'ai autre chose en tête que des fadaises.</p> + +<p>—Pourrai-je savoir quoi?...</p> + +<p>—Je... vous le dirai peut-être quelque jour..</p> + +<p>—C'est-il bien intéressant?</p> + +<p>—Peut-être.</p> + +<p>—Bien drôle?</p> + +<p>—Oh! pas du tout... Vous ne pensez qu'aux drôleries...</p> + +<p>—Dame! avouez qu'il est permis d'y songer un +peu après un spectacle aussi désopilant que celui +qui nous est offert sous ces portiques sacrés!</p> + +<p>—Mon Dieu! mademoiselle, permettez-moi de +vous le répéter, je ne suis point en veine de plaisanteries +ce soir. Ne m'en veuillez pas.</p> + +<p>—Vous êtes dans une période d'hypocondrie?</p> + +<p>—Je ne dis pas cela... mais depuis l'exécution du +morceau... je suis sous l'empire d'une +foule de pensées.</p> + +<p>—Qui ne divertiraient pas le public du Palais-Royal.</p> + +<p>Cette réflexion fit de nouveau froncer le sourcil à +Mérigue. Quelle drôle de petite personne, se disait-il. +Elle n'a pas l'air de se rappeler qu'il y a cinq +minutes... Ah! mon Dieu... elles sont toutes comme +ça... Je conçois que le sacré Concile de Trente ne +leur ait accordé l'âme qu'à la majorité d'une voix. +Mme Krauss chantait l'<i>O Salutaris</i>, les vapeurs de +l'encens envahissaient tout l'espace.</p> + +<p>—Ce n'est pas du tout rigolo, hasarda Blanche. Je +l'aime mieux dans les <i>Huguenots</i> ou dans la <i>Juive</i>.</p> + +<p>Mérigue restait taciturne.</p> + +<p>—Monsieur, dit alors la jeune fiancée du duc de +Largeay, Maman voudrait vous avoir à dîner lundi +prochain. En cas qu'elle ne se réveille point d'ici là, +je fais la commission. Aurons-nous le plaisir de +vous voir à sept heures et demie?</p> + +<p>—Très certainement, mademoiselle, répondit +Jacques un peu rassénéré.</p> + +<p>—Si toutefois vous n'avez rien de mieux à faire.</p> + +<p>—Aucune partie de plaisir ne peut m'être aussi +agréable, croyez-moi bien.</p> + +<p>—Tiens! voilà Faure qui chante le <i>Tantum +Ergo</i>. Je l'aime mieux dans <i>Don Juan</i>.</p> + +<p>—Voulez-vous que tout à l'heure je me mette à +la recherche de votre voiture?</p> + +<p>—Ah! vous êtes vraiment la perle des chevalier +servants, mais... nous sommes venues à pied.</p> + +<p>—A pied, mademoiselle?...</p> + +<p>—Cela vous étonne? J'adore les promenades à +pied, moi... On voit, on entend. On se rend compte. +On compléte par un petit travail personnel, l'éducation +un peu étroite de ces bonnes dames du Sacré +Coeur... enfin... on ne reste pas sainte Nitouche!</p> + +<p>—Oh, mademoiselle, laissa échapper Jacques, je +ne sais pas à quel feuillet du martyrologe est situé +cette bienheureuse. Mais sa fête ne tombe assurément +pas le jour de votre anniversaire.</p> + +<p>Dès que Jacques eut pris congé de Mme et de Mlle +de Vannes, il alla retrouver les Sermèze qui l'attendaient +auprès de la grille des Tuileries...</p> + +<p>—Eh bien, cher ami, que ta femme se fasse un +instant pythonisse et nous prononce l'oracle, dit-il +d'un air triomphateur.</p> + +<p>—C'est inutile, reprit le baron. Nous sommes +tous les deux du même avis. Elle te gobe et... tu +l'aimes. Pauvre Jacques!...</p> +<br><br><br> + + + +<h3>XVII</h3> + +<h3>LE SATYRE.</h3> + + +<p>—Je ne comprends point les distinctions bizantines +de cet excellent Sermèze, pensait Mérigue en +avalant à la hâte un atroce dîner à vingt-cinq sous +chez un mastroquet de dernier ordre—elle me gobe, +dit-il; je ne suis pas une mouche que je sache.—Si +elle a un penchant pour moi, ce qu'il avoue maintenant, +ce sentiment-là, qui peut avoir des degrés, n'a +pas trente-six noms dans le dictionnaire. Mes affaires +sont diablement avancées, toute glace est rompue +entre nous, aucune vaine retenue ne préside plus à +nos entretiens—sa petite main est restée dans la +mienne—sa jolie petite main, si fine, si blanche, +si moelleuse au toucher avec ses ongles tellement +brillants qu'ils ressemblent à des yeux et voilà qu'au +lieu de penser à elle, il va falloir me rendre à cet +affreux comité... passer deux heures sans autre consolation +qu'une cigarette de la Régie offerte solennellement +par le vidame du Merlerault. Ah mais, ils +finissent par m'ennuyer avec leurs convocations! Ils +me flanquent des blâmes. Ils ne se fendent pas d'un +liard, et par-dessus le marché, ils me font venir trois +fois par semaine, pour me donner leur appui moral. +Je vais les arranger ce soir. Pourquoi me gêner? +Quand je serai le mari de Mlle de Vannes... je lui +ferai des papillottes avec leur appui moral.</p> + +<p>La séance du Comité s'ouvrit à neuf heures du +soir en présence du candidat. Le président, après +l'avoir complimenté sur le succès de sa conférence, +donna la parole au chevalier de Sainte Gauburge. Le +vénérable burgrave pataugea, barbouilla et bredouilla +pendant une grande demi-heure pour reprocher à +Jacques la trop grande vivacité de ses attaques contre +le gouvernement. Mérigue riposta avec une telle +énergie que le président lui fit observer avec un sourire +aigre doux qu'il se croyait sans doute dans une +réunion républicaine.</p> + +<p>—Bien pire que cela, dit Mérigue, je me sens au +milieu d'une assemblée d'impuissants et d'inutiles.</p> + +<p>—Vous êtes bien jeune pour nous juger, dit sentencieusement +M. de Saint-Benest.</p> + +<p>—Et vous bien âgés pour me commander, répliqua +Jacques exaspéré.</p> + +<p>La discussion se continua sur ce ton et se termina +par cette apostrophe un peu méritée, mais assez dure +de l'impétueux candidat.</p> + +<p>—Je vous ai tout à l'heure traités d'inutiles: +Messieurs, cela soit dit sans faire aucune personnalité. +On a eu l'air de s'indigner. Des personnes +dignes de foi m'ont pourtant affirmé que votre comité, +qui renferme dans son sein les premières fortunes +de la France, avait refusé de voter une cotisation +hebdomadaire d'un franc par tête proposée par le +vicomte d'Escal.</p> + +<p>A l'issue de la réunion le vicomte d'Escal prit +Mérigue à part et lui dit: «Mon cher ami, je vous +adore, mais vous me compromettez... Je suis de +votre avis sur bien des points, mais il y a des choses +que l'on se contente de penser. Je ne pourrai plus +vous soutenir avec la même liberté d'allures. Tâchez +donc de vous calmer un peu.» Mérigue ne répondit +pas et regagna son sixième étage.</p> + +<p>—Quelle misère, s'écria-t-il en se jetant sur sa +couchette, quelle misère d'être obligé de penser à +toutes ces vieilles perruques, quand une jeune chevelure +si splendidement soyeuse s'offre avec obstination +aux baisers de mes lèvres.</p> + +<p>Si j'avais osé dans cette grande église... ô sainte +maman, pardonne-moi ce sacrilège, quelle distance +pouvait-il bien y avoir de sa joue à la mienne? Dans +combien de jours l'aurai-je franchie... vais-je +lundi soir lui déclarer mon amour... pas encore... il +est vrai que si son amabilité s'accroît toujours dans +les mêmes proportions, elle m'aura sauté au cou +avant la fin de la soirée. Elle m'a appelé mon cher... +elle, Blanche de Vannes, fiancée au duc de Largeay! +Ce duc me gêne. Mais en ce moment son étoile descend +tandis que la mienne monte... Oh! quand je +me promènerai dans les bois de Mérigue avec Blanche +à ma droite et Jacqueline à ma gauche!</p> + +<p>Le lundi suivant et cette fois à sept heures et +demie très précise, Mérigue correctement équipé +faisait son entrée dans le salon de l'hôtel Soubise.</p> + +<p>—Vous êtes en retard, Monsieur, lui dit Blanche.</p> + +<p>—Je ne crois pas, mademoiselle.</p> + +<p>—Quant les bons amis n'arrivent pas une demi-heure +d'avance, nous estimons ici qu'ils se mettent +en retard; n'est-ce pas, maman?</p> + +<p>—Je suis absolument de l'avis de ma fille, Monsieur +de Mérigue, prononça rêveusement la comtesse +douairière.</p> + +<p>—Et moi aussi, dit le gros Théodore.</p> + +<p>—La façon sympathique dont vous me recevez +me rend véritablement confus, Madame, reprit Jacques.</p> + +<p>—C'est que, voyez-vous, poursuivit Théodore +avec un rire malin, comme je vous l'ai dit l'autre +jour, tout le monde vous aime ici.</p> + +<p>Mérigue rougit, Blanche resta impassible.</p> + +<p>—Surtout, continua le terrible collégien, surtout +vous savez qui?</p> + +<p>—Je sais que c'est vous, mon cher Théodore, eut +la force d'affirmer Jacques, tandis qu'il avait des +tentations formidables de pulvériser son élève.</p> + +<p>L'annonce du dîner mit fin à ce colloque désagréable.</p> + +<p>Jacques, tout à fait enhardi, mangea comme quatre, +parla beaucoup, et empêcha Théodore de placer +un mot.</p> + +<p>L'adolescent faisait de vains efforts pour recommencer +la série de ses allusions inopportunes. +Quand on fut revenu au salon, Jacques attira le +jeune homme à part et lui souffla ces simples mots +à l'oreille: «Si vous y revenez, je vous fais passer par la +fenêtre.» Théodore se pinça les lèvres, se renferma +dans un silence absolu et jeta à son professeur un +coup d'oeil haineux. Il prétexta ensuite une grande +fatigue et se retira dans sa chambre.</p> + +<p>—Quel bon débarras! avoua Jacques en se penchant +légèrement vers Mlle de Vannes.</p> + +<p>—Quoi donc! vous faites attention à ce gamin, +répliqua Blanche en haussant les épaules.</p> + +<p>La comtesse douairière était complètement absorbée +dans ses travaux manuels: «Nous allons causer +littérature et poésie ce soir, dit Blanche en versant +un petit verre de Kummel à son invité.</p> + +<p>Mérigue répondit... De tout mon coeur Mademoiselle.</p> + +<p>—Mais auparavant, Monsieur, aimez-vous les +marrons cuits sous la cendre, j'ai un talent tout particulier +pour les réussir.</p> + +<p>—Je les adore, mademoiselle, repartit Jacques qui +ne pouvait pas les sentir.</p> + +<p>—Eh bien! attendez, je vais vous préparer un petit +régal, j'en ai quatre... Nous en mangerons deux chacun...</p> + +<p>—Et madame la comtesse?</p> + +<p>—Oh! elle brode.</p> + +<p>A ces mots l'étrange petite cuisinière sortit de sa +poche deux paires de châtaignes, les fendit d'un +coup de ses ciseaux d'or et les glissa délicatement +sous la cendre chaude du foyer.</p> + +<p>Puis elle resta assise sur le tapis et dit à Jacques:</p> + +<p>—C'est l'affaire de cinq minutes.</p> + +<p>Au bout d'un quart d'heure Blanche retira ses +marrons avec la pincette, les plaça avec grand soin +sur une petite soucoupe en porcelaine de Sèvres et +les présenta à Mérigue, le plus gracieusement du +monde. Jacques prit le plus petit et le mangea. Il +était entièrement pourri, mais par un phénomène +tout psychologique, on le déclara supérieur à tous +les marrons glacés de Boissier.</p> + +<p>Au moment où Blanche en portait un à ses +lèvres:</p> + +<p>—Ma fille, soupira la comtesse, prends garde à ne +pas casser tes dents.</p> + +<p>—Oh! oui, prenez bien garde, dit Mérigue avec +sollicitude.</p> + +<p>La douairière se replongea dans ses labeurs et +Blanche fit avaler successivement trois châtaignes +également avariées à son bien heureux admirateur.</p> + +<p>Après cette petite collation, la quatrième Grâce +s'approcha de la grande table de marbre entièrement +couverte de journaux illustrés, de brochures, de +romans, de poésies célèbres.</p> + +<p>—Quel est votre poète préféré, Monsieur de Mérigue, +commença Blanche en guise d'exorde.</p> + +<p>—Vous le devinez, mademoiselle, celui que tous +les faiseurs de vers appellent: mon cher maître.</p> + +<p>—Hugo, en d'autres termes, dit mademoiselle de +Vannes.</p> + +<p>—Victor? interrogea la douairière.</p> + +<p>—Non, maman... Georges... Brodez donc. Nous +parlons très sérieusement avec Monsieur de Mérigue.</p> + +<p>—Eh bien, Monsieur, je suis entièrement de votre +avis, bien que je ne connaisse qu'une faible partie de +l'oeuvre du grand homme. Ruy Blas en particulier +m'a énormément plu... Ce ver de terre amoureux +d'une étoile...</p> + +<p>—Est mon emblème, Mademoiselle, figurez-vous +en effet, qu'à l'âge de quatorze ans, j'avais le projet +bien arrêté de conquérir les astres.</p> + +<p>—Et vous êtes en chemin, Monsieur... vous serez +conseiller municipal dans huit jours... député dans +six mois.</p> + +<p>—Ah! de tout cela, je me moque absolument. Les +météores politiques sont trop mesquins pour le ciel +de mon âme.</p> + +<p>—Quelle jolie phrase, Monsieur! Revenons à +Hugo... à ce propos, voulez-vous me rendre un service?</p> + +<p>—Je suis votre esclave, Mademoiselle.</p> + +<p>—Oh! c'est trop. Soyez tout bonnement mon interprète +pour quelques minutes. J'ai lu ce matin la +grande pièce de la <i>Légende des Siècles</i> intitulée <i>le +Satyre</i>... je n'ai pas très bien compris ce que disait +cette <i>bouche d'ombre</i>. Voulez-vous me l'expliquer... +vous qui savez tout?</p> + +<p>—Volontiers, Mademoiselle, mais permettez-moi +d'ouvrir une petite parenthèse... allons-nous être +interrompus par cet excellent M. de Largeay?</p> + +<p>—S'il n'y a que lui qui vous gêne, rassurez-vous. +Je lui ai fait dire qu'il ne me trouverait pas ce +soir.</p> + +<p>—Que de gracieuses attentions, Mademoiselle!</p> + +<p>—Ainsi nous sommes seuls avec la chère poésie... +Et maman, qui brode. Je vous écoute, monsieur +de Mérigue. Je ne demande pas mieux que +d'être charmée.</p> + +<p>—Le satyre, Mademoiselle, est un pauvre habitant +de la terre.</p> + +<p>Presque toujours couché sous l'ombrage des forêts +il ne lui est jamais arrivé de contempler l'Olympe +radieux. Le Satyre est gauche et timide, et son +corps, ployé aux voûtes des cavernes, n'a point l'éclat +et la beauté dont resplendissent les habitants des +cieux.</p> + +<p>La Terre, sa pauvre mère, l'a créé humble et +difforme, et chétif et dénué; pour tout héritage il n'a +reçu qu'un chalumeau. Mais ce chalumeau est un +don superbe, car l'humble satyre en connaît l'harmonie +profonde; il peut, au gré de ses caprices, surpasser +en terreur le grondement de la foudre et +vaincre en doux ravissement la mélodie des oiseaux. +Or les dominateurs de l'Olympe s'ennuient parfois +dans leur sereines élévations, et ils ont appris un +jour, par la bouche de la Renommée, leur plus fidèle +esclave, qu'il existe bien loin, en bas sur notre globe +obscur, caché au fond d'un antre solitaire, un petit +joueur de flûte dont la musique charmerait les +astres.</p> + +<p>Les dieux ordonnent qu'il leur soit amené, et +quand, ébloui par la lumière inconnue, le satyre +entre dans l'Olympe, il est accueilli d'abord par une +tempête d'éclats de rires, lui, indigent, maladroit, contrefait +en présence des Invincibles et des Immortels. +Et Vulcain est le seul à ne pas railler le nouveau +venu.</p> + +<p>Cependant, sur l'ordre des maîtres, le satyre à +pris son chalumeau, et le voilà qui module des sons +plaintifs et tendres qui vont éveiller la pitié dans les +coeurs inexorables qui n'ont jamais su pardonner. +Puis il chante l'Amour et l'ivresse qu'il a connus en +cueillant les raisins d'or, et en reposant sa tête sur +les seins blancs des Hamadryades. Les Olympiens +se regardent entre eux et se demandent avec étonnement +qui a pu enseigner ces divins accords à un +misérable fils de la Terre. Tout à coup l'habitant des +forêts s'est souvenu des jours d'ouragan, et son harmonie +sauvage s'enfle jusqu'à dominer le tonnerre. +De ce frêle chalumeau qu'une étincelle embraserait +échappent en ondes inépuisables les clameurs de +la tempête et les rugissements de la mer. L'Olympe +est ébranlé dans ses fondements éternels; Jupiter, le +Roi des Rois, vient s'incliner aux genoux du satyre. +Un grand aigle effrayé tombe à ses pieds, et autour +de son corps glorifié, dans la ferveur d'un amour +immense, viennent s'enrouler les bras de Vénus.</p> + +<p>Jacques ne parlait plus, et Blanche, entièrement +hypnotisée, dévorait le jeune homme de toute +la flamme de ses regards.</p> + +<p>—Vous êtes splendide, Monsieur Jacques, lui dit-elle.</p> + +<p>La porte s'entrouvrit et un laquais annonça:</p> + +<p>—Monsieur le duc de Largeay.</p> +<br><br><br> + + + +<h3>XVIII</h3> + +<h3>LE PRESBYTÈRE DE SAINTE-RADEGONDE</h3> + + +<p>—Mon cher duc, dit Blanche à son fiancé d'un +ton légèrement impertinent, vous serez puni d'avoir +forcé la consigne. Je m'étais réservé cette soirée +pour effectuer quelques travaux littéraires à l'occasion +desquels M. de Mérigue veut bien me prêter +les lumières de son talent. Vous allez être condamné +à entendre un tas de choses auxquelles vous ne +comprendrez rien.</p> + +<p>—Le plaisir d'être avec vous me suffira, dit Largeay, +qui avait sans doute pris son parti d'être +insensible aux coups d'épingles de sa fiancée.</p> + +<p>—Et je m'en voudrais, ajouta Jacques, de m'imposer +plus longtemps. Si vous voulez bien, mademoiselle, +nous continuerons une autre fois cette +intéressante étude sur la <i>Légende</i>?</p> + +<p>—Comment, vous partez? demanda Blanche, eh +bien, promettez-moi quelques instants de votre +temps précieux pour après-demain soir, le jour +même des élections. Votre triomphe sera déjà un +fait acquis et nous pourrons tous vous en féliciter.</p> + +<p>—Tiens, mais à propos, dit Largeay, il vient de +surgir une candidature <i>in extremis</i>.</p> + +<p>—Républicaine? demanda Blanche.</p> + +<p>—- Non, conservatrice, nuance impérialiste.</p> + +<p>—C'est un peu fort! laissa échapper Mérigue.</p> + +<p>—Mon cher duc, vous êtes décidément un oiseau +de mauvais augure, répliqua Mlle de Vannes. Qui +est donc ce malfaiteur public qui vient diviser à la +dernière heure les voix des honnêtes gens.</p> + +<p>—Le vieux baron Grémoli, l'administrateur +général de la Banque Universelle. Sa fortune immense +en fera pour M. de Mérigue un redoutable +concurrent. Une nuée d'afficheurs sont en train de +coller partout sa proclamation depuis la tombée de +la nuit.</p> + +<p>A ces dernières paroles du duc, Mérigue prit son +chapeau et salua ses hôtes.</p> + +<p>—N'oubliez pas que nous vous attendons après +demain soir, dit Blanche.</p> + +<p>Mérigue s'inclina et sortit. Il put entendre la +phrase suivante, adressée au duc par la jeune fille: +«Vous arrivez toujours comme mars en carême!»</p> + +<p>Les fâcheux pronostics de Sermèze venaient de +se réaliser. Le talent et la jeunesse de Jacques lui +avaient fait beaucoup de jaloux, et sa raideur, avec +ceux qu'il accusait d'une tiédeur trop grande, avait +indisposé contre lui la foule immense des timides et +des hésitants. Les impérialistes, assez nombreux +dans le quartier, ayant eu vent de l'état des esprits +avaient déterminé un de leurs chefs, le baron Grémoli, +à poser sa candidature. Le choix de ce personnage +était des plus habiles. Grémoli, homme de +cercle et de plaisir, était fort riche et possédait une +foule de relations dans le monde royaliste. Il avait +les nombreuses sympathies que savent toujours +attirer les bénisseurs affligés de grosses rentes, +d'un peu de scepticisme, et dont les lumières intellectuelles +ne sauraient porter ombrage à personne.</p> + +<p>Dès le lendemain, Mérigue, délaissant cette fois +ses préoccupations amoureuses, se mit à parcourir +le quartier pour réchauffer le zèle de ses partisans. +Comme le lui avait prédit Sermèze, il ne tarda pas à +s'apercevoir que les gens du peuple et les petits +boutiquiers lui resteraient fidèles, mais qu'il ne +fallait faire aucun fonds sur les trois quarts des personnes +de la société. Il trouva au comité une froideur +voisine de l'indifférence. Le vicomte d'Escal lui-même, +mobile comme tous les enthousiastes, ne lui +cacha point que la partie était légèrement compromise. +Mérigue se livra à des pointages laborieux et +parvint en peu de temps à cette conviction que +l'arbitre de l'événement électoral serait le clergé +des deux paroisses Saint-Barthélémy et Sainte-Radegonde. +Cette dernière considération lui rendait +un espoir notable. Le baron Grémoli était protestant +et Jacques ne pouvait guère s'imaginer que les +prêtres et ceux qui étaient sous leur influence +immédiate, donnassent leurs voix à un hérétique. +Il alla trouver immédiatement l'abbé de la +Gloire-Dieu, qui lui répondit: «Mon cher enfant, +vous pouvez compter sur moi et sur tous ceux qui +accordent quelque créance à mes conseils; mais il +ne faudrait pas vous attendre à avoir dans votre +camp l'unanimité de mes confrères. A côté des +raisons de doctrine et d'opinion qui, à mon humble +sens, devraient dominer en une question pareille, +il y a une foule d'autres considérations, plus ou +moins avouables, qui entraînent malheureusement +certains caractères opportunistes, honorables sans +doute, mais insuffisamment pénétrés de l'esprit +chrétien. Tout ce que je puis vous promettre, mon +bon Jacques, c'est de ne jamais vous abandonner.»</p> + +<p>Précisément, la veille au soir, pendant que Mérigue +commentait Hugo (Victor), devant Mlle Blanche +émerveillée, une réunion politique se tenait au presbytère +de Sainte-Radegonde, à l'effet de déterminer +l'attitude électorale du clergé. Le curé de Sainte-Radegonde, +l'abbé Roubley, avait convoqué chez lui +son confrère de Saint-Barthélémy, l'abbé Vaublanc, +qui arriva en compagnie de ses deux premiers +vicaires, MM. de la Gloire-Dieu et Marquiset. A +sept heures, les quatre ecclésiastiques s'étaient +trouvés réunis à la table de M. le curé Roubley. +Chacun de ces messieurs se comporta pendant le +dîner de façon à indiquer d'une manière très nette +son caractère, son opinion, et même l'avis qu'il +allait émettre sur l'affaire à l'ordre du jour. Inutile +de dire que l'abbé Roubley avait servi à ses hôtes +un repas solide, substantiel, plantureusement ecclésiastique, +accompagné de ces vins sérieux, bien +soignés, de provenance sûre, que le phylloxéra +épargne et que les négociants respectent en faveur +des ministres de la religion. Le curé Vaublanc +mangea de tout lentement, consciencieusement, +dogmatiquement, revenant de préférence aux viandes +nourrissantes et aux légumes opulemment beurrés. +Il but avec la même pose méthodique, avec la même +componction dévote. Le doyen de Sainte-Radegonde +se contenta d'un perdreau et de quatre verres de +vieux bourgogne des bons crus moyens. Le vicaire +Marquiset fit la très petite bouche et grignota surtout +les friandises du dessert, qu'il arrosa de +quelques gorgées de Pontet-Canet. L'abbé de la +Gloire-Dieu n'accepta, suivant son habitude, que de +la soupe, du pain et de l'eau.</p> + +<p>Les questions politiques ne furent abordées qu'au +moment du café, sur la demande expresse de l'abbé +Vaublanc qui prétendait, en bon et raisonnable +apôtre, faire chaque chose en son temps. Ce digne +homme exhiba, à l'issue du festin, une grosse pipe +en merisier, tandis que l'abbé Roubley sectionnait +l'extrémité d'un petit havane et que Marquiset allumait +à une bougie une cigarette du Levant. L'abbé +de la Gloire-Dieu toussa à trois reprises en jetant +sur ses confrères un regard qui, traduit en langage +ordinaire, eût fait une phrase peu charitable. On +crut utile de constituer un président pour diriger +la discussion. Cet honneur échut naturellement à +l'abbé Vaublanc qui s'exprima en ces termes:</p> + +<p>—Messieurs et honorés confrères, nous nous +sommes assemblés aujourd'hui à la table si hospitalière +du presbytère de Sainte-Radegonde, d'abord +pour faire un excellent dîner... ceci entre parenthèses, +mais pour nous occuper de la question électorale +avant tout.</p> + +<p>—Pardon, après tout, interrompit doucement +l'abbé de la Gloire-Dieu.</p> + +<p>—...Et pour déterminer quelle sera notre attitude +au scrutin qui va s'ouvrir, poursuivit l'abbé Vaublanc, +sans paraître avoir entendu la réflexion de +son subordonné. Nous avons en première ligne un +jeune homme, ardent, convaincu...</p> + +<p>—Un peu trop convaincu peut-être, observa l'abbé +Roubley, avec un sourire malicieux.</p> + +<p>Le président continua:</p> + +<p>—Je dis ardent, convaincu, honnête, bon catholique, +ce qui doit être pour nous de quelque importance...</p> + +<p>—Ce qui doit être tout pour nous, dit l'abbé de +la Gloire-Dieu.</p> + +<p>—Je ne vais pas jusque-là, rétorqua le curé Roubley.</p> + +<p>Le doyen de Saint-Barthélémy poursuivit:</p> + +<p>—Je ne puis reprocher à ce candidat que son +manque de surface.</p> + +<p>—C'est énorme, dit l'abbé Marquiset, notoirement +bonapartiste et mondain.</p> + +<p>—D'un autre côté, dit l'abbé Vaublanc, nous +voyons un homme considérable, universellement +connu, honoré et apprécié, très riche...</p> + +<p>—Surtout très riche, glissa l'abbé de la Gloire-Dieu.</p> + +<p>—Ce qui n'est pas à dédaigner, remarqua l'abbé +Roubley.</p> + +<p>—Ce qui est une condition <i>sine qua non</i>, pour +représenter un quartier comme le nôtre, renchérit +l'abbé Marquiset.</p> + +<p>—Le baron Grémoli est protestant, dit l'abbé de +la Gloire-Dieu. La fortune n'a rien à voir dans la +question qui nous occupe. Il nous faut un homme +actif, dévoué, intelligent. A égalité de talent et +de considération, je vote pour le candidat catholique.</p> + +<p>—C'est aller bien vite en besogne, mon cher confrère, +reprit l'abbé Roubley avec des caresses dans +la voix. En quoi, s'il vous plaît, la nomination de +M. de Mérigue augmenterait-elle notre influence +dans le monde? Je le juge à sa valeur. C'est un +brave garçon, tout à fait dans les bonnes idées, qui +lutterait avec intrépidité pour tous les principes qui +nous sont chers, qui même, je n'en doute pas, +serait prêt, s'il le fallait, à donner son sang pour +notre cause... Vous voyez, la Gloire-Dieu, que je +vous fais la partie belle, mais, en bonne politique, +voyez-vous, j'irais au baron Grémoli, qui nous sera +d'autant plus reconnaissant qu'il n'appartient pas à +notre sainte religion, et qui est en mesure, par sa +situation, de nous rendre les plus grands services. +De notre temps, hélas! l'Église a plus besoin de +banquiers que de martyrs.</p> + +<p>—La sagesse vient de parler par votre bouche, +dit l'abbé Vaublanc en déposant sa pipe et en aspirant +une prise de tabac. La religion n'est pas en +cause. Je voterai pour le baron Grémoli.</p> + +<p>—Je suis entièrement de cet avis, ajouta l'abbé +Marquiset. La chose ne me paraît pas discutable. +Mme Grémoli est très généreuse et nous donnera à +pleines mains pour le soutien de nos oeuvres et +l'entretien de nos églises.</p> + +<p>—Je suis sincèrement désolé de me trouver seul +de mon opinion, dit alors l'abbé de la Gloire-Dieu, +après avoir bu un grand verre d'eau claire. Le baron +de Grémoli est un très digne homme, je le veux +bien, mais il est âgé, fatigué, à peu près indifférent, +en pratique au moins, à toutes les questions si +graves qui nous préoccupent. Il possède un hôtel à +Genève et une villa à San-Remo. Vous ne le verrez +jamais au Conseil municipal. Il me paraît singulier, +en vérité, d'envoyer à une assemblée une personne +qui n'y siégera point. Il me semble frivole, pour +employer une expression parlementaire, lorsqu'on +a un homme à sa disposition, de se faire représenter +par une étiquette. Plus que jamais les dévoûments +se font rares, plus que jamais il faut leur ouvrir nos +bras. D'abord, soyez bien assurés que quelques +billets de cent, pas même de mille... seront tout la +bénéfice que vous retirerez de l'élection Grémoli. +Mais je vais plus loin, mes chers confrères: le baron +Grémoli devrait-il nous faire édifier des écoles, des +hôpitaux et des temples, devrait-il alimenter puissamment +toutes nos oeuvres de bienfaisance, que je +vous dirais encore: Votons pour M. Jacques de +Mérigue. Trop convaincu, a-t-on dit tout à l'heure. +Cette parole m'a profondément affligé. Est-ce qu'on +peut être trop convaincu de la vérité, de la nécessité +d'agir? Les trouviez-vous aussi trop convaincus +ceux qui, dans les temps anciens, mouraient pour +leur foi?... Rappelez vos souvenirs historiques, +messieurs; comment l'Église chrétienne est-elle +arrivée à dominer le monde? et, pour renverser le +raisonnement qu'on vous faisait tout à l'heure, +répondez-moi la main sur le coeur, sur votre coeur +de prêtres, les apôtres de Jésus-Christ étaient-ils +des banquiers ou des martyrs? Il y eut un banquier. +Il s'appelait Judas.</p> + +<p>Un silence suivit cette loyale déclaration. Les +trois ecclésiastiques auxquels elle s'adressait en +comprenaient au fond la justesse incontestable; +mais leur parti était pris, il jugeaient la question en +gens d'affaires et en hommes du monde.</p> + +<p>L'abbé Roubley serra la main de son éloquent +contradicteur en le qualifiant de «Cher exalté», et +l'abbé Vaublanc prononça les paroles suivantes avec +toute sa lenteur digne et toute sa gravité vénérable:</p> + +<p>—Messieurs et chers confrères, il est et demeure +acquis, à la majorité de trois voix contre une sur +quatre votants, que le candidat appuyé par le clergé +aux élections municipales du quartier Saint-Barthélémy, +est l'honorable baron Anastase Grémoli.</p> +<br><br><br> + + + +<h3>XIX</h3> + +<h3>RÊVE ET RÉVEIL</h3> + + +<p>Théodore de Vannes ne pouvait pardonner à +Jacques la menace que son professeur lui avait +faite de lui tirer les oreilles. Sournois autant que +rancunier, il se garda bien de laisser paraître les +sentiments hostiles qu'il nourrissait à l'égard du +candidat royaliste, mais la veille de l'élection il +prétexta une indisposition pour se dispenser d'aller +au collège, et il passa toute sa journée à courir les +maisons et les boutiques où il était connu, pour +combattre la candidature Mérigue. Il estima avoir +enlevé à Jacques une soixantaine de voix; il réussit +en réalité à détacher de lui une vingtaine de partisans +auxquels il fit accroire que Jacques était un +républicain déguisé. Ces transfuges étaient de tout +petits commerçants voisins de l'hôtel Soubise et +qui ne voulaient pas mécontenter le «jeune +monsieur de la maison».</p> + +<p>Le quartier Saint-Barthélémy se passionnait beaucoup +pour cette joûte politique. On en parlait dans +les cercles, dans les salons, dans les rues. On s'abordait +en se demandant des pronostics. Mériguistes et +Grémolistes avaient des disputes et des altercations. +On parlait des deux candidats comme on fait des +chevaux de course. On discutait leurs chances +comme s'ils se fussent appelés Frontin ou Little +Duck.</p> + +<p>Au premier instant de sa mise en avant si brusquement +improvisée, on donnait Grémoli à dix +contre un et on payait pour avoir Mérigue. Le +lendemain matin le riche baron descendait à deux; +au coup de midi, il était à égalité. On le payait trois +à six heures du soir, tandis que Mérigue s'élevait +rapidement dans la série des cotes fantastiques.</p> + +<p>Enfin, le grand jour arriva. C'était à double titre +que Mérigue donnait cet adjectif au dimanche désigné +pour la bataille des urnes. Il avait pris en effet +une grande résolution. Invité à dîner le soir même +à l'hôtel Soubise, il avait décidé qu'il n'attendrait +pas l'heure du repas pour s'y présenter et se +ferait annoncer à quatre heures à la porte du grand +salon blanc et or. Il savait que la comtesse douairière +sortait de trois à six et comptait se trouver en +tête à tête comme par hasard avec Mlle de Vannes, +qui profitait de l'absence de sa mère pour lire des +romans. Il voulait en finir une fois pour toutes avec +sa position d'amoureux inavoué, faire connaître ses +sentiments à la jeune Muse et, dans le cas d'un +accueil favorable qu'il espérait, mettre Blanche en +demeure de se prononcer entre lui et le duc de +Largeay. Toute la matinée Jacques parcourut les +sections de vote, pâle, agité, fiévreux, donnant +au hasard des encouragements vagues et des poignées +de main inconscientes.</p> + +<p>Son esprit était si peu avec son corps qu'il vota +pour son concurrent impérialiste et donna une fraternelle +accolade au candidat républicain.</p> + +<p>La véritable urne était pour lui à l'hôtel de Soubise; +il n'avait qu'un électeur, et les femmes, en ce +qui le préoccupait, n'étaient point exclues du droit +de vote.</p> + +<p>A quatre heures sonnantes, Jacques de Mérigue, +en tenue de ville, montait le grand escalier de +l'aristocratique maison, tremblant, chancelant, sentant +l'impérieuse nécessité de s'appuyer sur la +rampe.</p> + +<p>Le valet de service lui dit: «Monsieur, Mme la +comtesse est sortie, mais Mlle de Vannes m'a chargée +de la prévenir toutes les fois que monsieur se présenterait.» +Jacques eut un coup de sang qui lui congestionna +toute la tête et, en entrant dans le salon, +il crut voir tous les meubles exécuter une sarabande +fantastique. La pièce était vide.</p> + +<p>Il ne voulut point s'asseoir et s'accouda à la cheminée +pour ne pas tomber. Il n'y avait pas deux +minutes qu'il se livrait au flux et au reflux violents +de ses pensées folles et de ses impressions vertigineuses, +que la quatrième Grâce entrait leste, vive, +pimpante, et le saluait d'un petit mouvement de +tête en lui tendant la main et en lui disant: «Vous +êtes pas trop en retard aujourd'hui, monsieur +Jacques.»</p> + +<p>L'emploi de ce prénom parut de bon augure au +poète.</p> + +<p>—Vous avez probablement voulu me continuer +notre conférence sur Hugo (Victor) sans crainte +d'être dérangé par le duc. C'est bien aimable à vous, +monsieur, et recevez tous mes remerciements pour +votre gracieuse attention. J'ai deux heures à vous +donner et je suis à vos ordres.</p> + +<p>—Mademoiselle, répondit Jacques avec des +essoufflements dans la voix, vous avez bien voulu +l'autre jour à la cérémonie de Saint-Roch me +demander à quoi je pensais pendant cette mélodie +sublime qui nous a charmés tous les deux.</p> + +<p>—Et vous n'avez pas voulu me répondre.</p> + +<p>—Je ne le pouvais guère en ce moment-là, +mademoiselle, mais aujourd'hui... je suis prêt à +vous satisfaire.</p> + +<p>—Je vous écoute le plus volontiers du monde, +monsieur de Mérigue. Votre paraphrase du <i>Satyre</i> +était ravissante.</p> + +<p>—Il ne s'agit point de littérature, mademoiselle, +interrompit Mérigue fiévreusement.</p> + +<p>—Dites tout ce que vous voudrez, monsieur. Je +suis certaine que vous m'intéresserez.</p> + +<p>—Mademoiselle... vous me trouverez peut-être +bien audacieux, mais mon ambition est plus grande. +Elle va... jusqu'au... désir de vous plaire.</p> + +<p>Blanche partit d'un grand éclat de rire bon enfant.</p> + +<p>—Mais c'est déjà fait, monsieur. J'aime beaucoup +votre conversation—quand vous daignez parler.—Vos +opinions littéraires, vos sentiments politiques, +votre caractère chevaleresque... enfin, vous me +convenez tout à fait, et je veux demander aujourd'hui +même à ma mère de prendre trois leçons de +littérature par semaine avec vous. Vous me donnerez +des devoirs... que vous corrigerez. Vous serez très +sévère, vous m'apprendrez à écrire.</p> + +<p>Jacques était navré de voir l'entretien dévier sans +cesse des sujets intimes vers les questions d'art. Il +dit soudain, presque brusquement:</p> + +<p>—Mademoiselle, j'ai une confidence à vous faire. +M'en accordez-vous la permission?</p> + +<p>—Certainement, reprit Blanche sans quitter sa +mine enjouée. Vous pouvez compter sur ma discrétion.</p> + +<p>—Hélas! mademoiselle, reprit Jacques en baissant +la tête et presque à voix basse, ce n'est point de +votre discrétion que j'ai besoin, c'est de votre +indulgence.</p> + +<p>—Mon indulgence...</p> + +<p>—De votre miséricorde.</p> + +<p>—Je ne comprends plus du tout... Allez.</p> + +<p>—Mademoiselle, la première fois que je vous ai +vue à Sainte-Radegonde, j'ai reçu une de ces commotions +que l'on n'éprouve qu'une fois dans sa vie. +Mes regards vous ont traduit peut-être les sentiments +impérieux qui subjugaient mon âme, et je +ne pouvais avoir aucune espérance de vous voir, de +vous approcher.</p> + +<p>—Je me souviens, monsieur, dit Blanche devenue +sérieuse.</p> + +<p>—Et voici qu'un hasard divin ou plutôt une loi +d'attraction mystérieuse a permis que mon rêve +devînt une réalité. J'ai été reçu chez vous avec la +plus grande distinction. On m'y a traité comme +un... ami.</p> + +<p>—Vous le méritez, monsieur, interrompit Blanche +toujours grave.</p> + +<p>—Alors, mademoiselle, une idée folle, insensée, +absurde, a germé dans mon esprit, je me trompe, +hélas! dans les replis les plus intimes et les plus +profonds de mon coeur... Oh! ne m'en veuillez pas, +je vous en conjure, de vous faire cet aveu, mademoiselle. +Rappelez-vous ce poème que vous trouvez +si beau... Vous êtes la Reine, je suis Ruy-Blas. J'ai +osé... vous aimer.</p> + +<p>Blanche sourit imperceptiblement et tendit la +main à Jacques en lui disant:</p> + +<p>—Cher monsieur... J'accepte de tout coeur votre +amitié... elle me sera précieuse. Seulement, je vous +recommande bien de ne pas risquer votre vie pour +m'apporter des fleurs.</p> + +<p>—Je donnerais tout mon sang pour vous, répondit +Jacques impétueusement... mais... de grâce... +comprenez-moi. Ce n'est point de l'amitié que je +vous apporte. Quand mon âme se donne, elle se +livre tout entière. Encore une fois, pardonnez-moi... +Mais je ne pense plus retenir un mot qui me brûle. +Mademoiselle Blanche, je vous aime... d'amour?</p> + +<p>—Je vous aime beaucoup, monsieur, répondit +Blanche avec un tremblement.</p> + +<p>—Oh! je voudrais vous baiser les mains, mademoiselle, +mais, de grâce, encore un mot.</p> + +<p>—Je vous écoute, monsieur Jacques.</p> + +<p>—Vous me faites l'insigne faveur de me dire: Je +vous aime beaucoup... Je vous assure que je préférerais: +Je vous aime un tout petit peu... Dites-le-moi, +mademoiselle Blanche.</p> + +<p>—Je mentirais, monsieur Jacques. Mon amitié +pour vous...</p> + +<p>—Ah! l'amitié, maintenant.</p> + +<p>—N'est point du tout ordinaire ni banale.</p> + +<p>—L'amitié, toujours l'amitié.</p> + +<p>—Que voulez-vous de moi, monsieur Jacques?</p> + +<p>—Vous me permettez de vous le dire?</p> + +<p>—Je vous le permets.</p> + +<p>—Votre amour.</p> + +<p>—Vous l'avez, affirma Blanche nerveusement.</p> + +<p>—Oh! que dites-vous, mademoiselle?</p> + +<p>—Depuis trois jours.</p> + +<p>—Oh! donnez-moi votre main et prenez ma +vie.</p> + +<p>Blanche tendit sa main que Jacques baisa respectueusement. +Puis il souffla ces deux mots à voix +basse: Merci, mademoiselle Blanche... Merci... +Blanche.</p> + +<p>Mlle de Vannes eut un léger sourire en disant:</p> + +<p>—Pauvre monsieur Jacques... Pauvre Jacques.</p> + +<p>Les deux acteurs de cette scène étrange demeurèrent +quelques minutes sans parler, puis Jacques +dit à Blanche:</p> + +<p>—C'est aujourd'hui le plus beau jour de ma vie, +mais toutes les roses ont leurs épines.</p> + +<p>—Je n'ai pas l'honneur d'être une rose, reprit +Blanche, mais j'ai l'avantage de n'avoir point +d'épines.</p> + +<p>—Êtes-vous charmante—d'esprit et de coeur.</p> + +<p>—Bon, voilà le madrigal qui revient.</p> + +<p>—Oh! je me soucie bien de ces sottises. Je pense +à tous les obstacles qui peuvent nous séparer.</p> + +<p>—Quels obstacles? J'avoue ne point en voir.</p> + +<p>—Et le duc de Largeay?</p> + +<p>Blanche éclata de rire.</p> + +<p>—Le duc de Largeay, répéta-t-elle. Ce n'est que +mon futur mari.</p> + +<p>Jacques devint livide.</p> + +<p>—Pardon, mademoiselle, je suis un peu troublé... +C'est peut-être ce qui m'empêche de comprendre +très bien... Vous me dites que vous épouserez le +duc de Largeay?</p> + +<p>—Certainement, d'ici deux ou trois mois... Je ne +suis pas très pressée, vous savez.</p> + +<p>—Mais alors, mademoiselle, j'ai rêvé... Ne m'avez-vous +pas dit... que vous m'aimiez.</p> + +<p>—Eh bien!... sans doute.</p> + +<p>—Et le duc, alors?... Vous ne l'aimez pas?</p> + +<p>—Oh! si peu.</p> + +<p>—Et vous allez devenir sa femme?</p> + +<p>—Mais... mon cher monsieur Jacques, vous, +poète, littérateur... Vous qui savez tout... qui +comptez vingt-cinq ans d'âge, vous n'avez dont +jamais lu un roman?</p> + +<p>—J'en ai beaucoup lu, mademoiselle, mais j'y ai +toujours cherché des délassements pour mon esprit +et jamais des règles pour ma vie.</p> + +<p>—Est-ce un reproche?</p> + +<p>—A Dieu ne plaise, mademoiselle. C'est une +simple réflexion... mais je vois que je devrai taire +la seconde partie de ma confidence.</p> + +<p>—Comment? elle n'est pas finie?</p> + +<p>—Non, mademoiselle.</p> + +<p>—Eh bien! je vous l'ai dit tout à l'heure, je suis +libre jusqu'à six heures du soir, et toujours charmée +de vous entendre.</p> + +<p>—Je ne sais comment vous accueillerez ce qui +me reste à vous dire, mais si cela était de nature à +vous déplaire, je vous supplie par avance de bien +vouloir me pardonner.</p> + +<p>—C'est entendu.</p> + +<p>—J'étais venu pour deux choses, mademoiselle. +D'abord pour vous dire que je vous aimais.</p> + +<p>—C'est fait.</p> + +<p>—Ensuite...</p> + +<p>—Ensuite, monsieur?</p> + +<p>—Pour vous demander votre main.</p> + +<p>Blanche de Vannes se dressa comme soulevée par +un ressort.</p> + +<p>Son visage prit subitement une expression d'indignation +et de colère.</p> + +<p>Elle leva orgueilleusement sa jolie tête patricienne +et jeta à Mérigue cette réponse foudroyante:</p> + +<p>—Monsieur de Mérigue, je ne sais à quoi il tient +que je ne sonne et que je ne vous fasse reconduire!</p> + +<p>—Mademoiselle...</p> + +<p>—Vous m'insultez, monsieur.</p> + +<p>—Mon amour est une insulte?</p> + +<p>—Ce n'est pas cela... Vous ne comprenez rien... +c'est la demande que vous avez osé formuler tout à +l'heure que je considère comme une injure sanglante, +et je n'ai personne pour me venger.</p> + +<p>—Vous avez le duc de Largeay, mademoiselle. +Chargez-le de me tuer... Et je crois maintenant qu'il +ne me reste plus qu'à vous présenter mes plus +humbles hommages.</p> + +<p>—Vous m'évitez la peine de vous le dire, monsieur.</p> + +<p>Mérigue se leva.</p> + +<p>—Pardon, monsieur, dit Blanche au moment où +il ouvrait la porte, ma mère vous attend ce soir à +dîner. Votre absence pourrait donner lieu à des +commentaires. Je vous serai reconnaissante de vous +trouver ici à sept heures et demie.</p> + +<p>—Soyez tranquille, mademoiselle, j'ai encore +assez d'éducation pour ne point commettre de +grossièretés.</p> + +<p>—Ah! monsieur, répondit Blanche, on peut +s'attendre à tout avec des gens de vos espèces.</p> + +<p>Mérigue sortit en s'inclinant profondément. +Blanche saisit un chiffon de papier et y griffonna au +crayon cette simple ligne:</p> + +<blockquote><p> +«Je vous prie de donner un coup d'épée à M. de +Mérigue.</p> + +<p>«<span class="sc">Blanche</span>». +</p></blockquote> + +<p>Elle cacheta le pli, sonna et dit au laquais qui se +présenta:</p> + +<p>—Portez sur le champ cette lettre à M. le duc de +Largeay!</p> +<br><br><br> + + + +<h3>XX</h3> + +<h3>CORRECT</h3> + + +<p>Le duc de Largeay fut vivement contrarié à la réception +de la missive de sa fiancée. Toute velléité +belliqueuse à l'égard de Mérigue s'était évanouie +chez lui du moment où il avait appris que le candidat +royaliste fréquentait depuis dix ans les salles +d'armes. Pourtant il n'y avait pas moyen de reculer +ni de tergiverser. L'ordre était impératif et catégorique. +Impossible de laisser apparaître la moindre +hésitation avec une personne du caractère de +Blanche. Ce n'est pas que le jeune duc brûlât d'amour +pour sa fiancée, mais le million de dot exerçait +sur ce clubman légèrement décavé une fascination +qui pouvait lui donner à la rigueur l'apparence d'un +amoureux très suffisamment transi. Il se dirigea +donc vers la rue des Saints-Pères non sans une +certaine émotion d'un genre fort désagréable. Il +n'eut point la peine de monter de nouveau les cent +vingt marches du candidat. Jacques, depuis qu'il +avait quitté l'hôtel Soubise, errait dans les rues +avoisinantes, les bras ballants, les yeux vagues, +trop écrasé, trop anéanti pour ressentir déjà la douleur +de sa blessure.</p> + +<p>A l'angle du boulevard et de la rue Saint-Dominique, +le duc aperçut son rival. Il prit son courage à +deux mains, s'approcha de Jacques et lui donna un +léger coup de canne sur l'épaule comme pour le +faire retourner.</p> + +<p>—Plait-il, monsieur? dit Mérigue d'une voix altérée.</p> + +<p>—Ôtez-vous de mon chemin? dit le duc d'un ton +nerveux et saccadé qui dissimulait assez mal l'exiguïté +de sa vaillance.</p> + +<p>—Encore vous, duc. En quoi puis-je?...</p> + +<p>—Je viens de vous le dire.</p> + +<p>—Je n'ai pas bien entendu.</p> + +<p>—Vous avez pourtant des oreilles.</p> + +<p>—Désirez-vous que j'allonge les vôtres?...</p> + +<p>—Vous m'insultez, monsieur. Vous m'en rendrez +raison!</p> + +<p>—Comme il vous plaira.</p> + +<p>—Voici ma carte.</p> + +<p>—Bien honoré, voici la mienne.</p> + +<p>—Impertinent!...</p> + +<p>—Pardon, monsieur, vous êtes trop homme du +monde pour ne pas vous rappeler qu'une fois leurs +cartes échangées deux gentlemen ne doivent plus +ajouter un mot sur le différend qui les divise; la parole, +dès lors, est aux témoins et aux épées.</p> + +<p>—C'est juste, monsieur le professeur. Alors vous +y tenez absolument... à l'épée?...</p> + +<p>—Mes témoins, monsieur le duc, auront l'honneur +de vous donner ce renseignement.</p> + +<p>—Bien obligé, monsieur le professeur.</p> + +<p>—Je vous salue, monsieur le duc.</p> + +<p>Et Largeay rebroussa chemin pour rentrer à son +hôtel tandis que Jacques disait à haute voix d'un +air de contentement un peu féroce: «Eh bien! oui; +tu arrives encore comme Mars en Carême, et ta paillasse +court certains risques.»</p> + +<p>Blanche de Vannes, après avoir décrété la mort de +son trop audacieux admirateur, s'était retirée dans +sa chambre et jetée vivement sur son lit. Du premier +jour où elle avait vu Mérigue, elle avait +éprouvé pour ce passant étrange un de ces sentiments +de curiosité féminine qui arrivent promptement +aux frontières de la sympathie. La candidature +du jeune Limousin et tout le bruit que la presse +avait fait autour de lui n'étaient point pour affaiblir +cette inclination chez une jeune fille d'un caractère +impétueux et romanesque, surveillée uniquement +par une mère... qui brodait, et habituée à +n'avoir d'autres lois que ses caprices. C'était elle +qui avait en réalité ouvert à Jacques la porte de +l'hôtel Soubise, et l'attraction qu'il exerçait sur elle +s'était dès le premier jour transformée en vrai +«béguin». Le salut de Saint-Roch et la paraphrase +du <i>Satyre</i> avaient accentué ce penchant d'une façon +brusque et violente; la jeune lionne de la rue Saint-Dominique +avait trouvé son dompteur. Aussi la déclaration +de Jacques, qui eût pu sembler prématurée, +s'était-elle trouvée accueillie par un coeur +battant à l'unisson du sien. Mais Mlle de Vannes +s'imaginait, avec une certaine candeur d'enfant +gâtée et possédant un sens moral un peu vague, +qu'elle pourrait très bien avoir Mérigue pour ami et +M. de Largeay pour mari. D'autant mieux qu'en +dépit de ses lectures, elle ne se rendait pas un +compte bien exact de toutes les conséquences de ce +jeu de coeur en partie double. La découverte subite +des prétentions étranges de Jacques avait fait +bondir en elle cet orgueil de la race, souvent plus +incrusté chez certaines femmes que l'amour de la +vertu.</p> + +<p>«Il n'a pas de front, ce monsieur, ce Limousin, +ce professeur qui a de l'encre au bout des doigts... +ça lui apprendra... il ne sera pas tué certainement... +Un coup d'épée à la mode du jour... au bras, à la +main... ça lui servira de leçon... de correction. Moi, +fiancée à un duc!... et puis quelle ingratitude!... +M'adresser cet outrage au moment où je lui avoue, +où je lui accorde... Oh! il mériterait d'être tué... il +serait plus respectueux une autre fois. Il en réchappera; +deux ou trois semaines au lit... comme c'est +la coutume des gladiateurs du Jockey... puis... il +reviendra... me demander pardon... et ma foi!... +pourquoi ne pas le recevoir en grâce... Il est très +gentil au fond... beau garçon!... Quelle différence +avec le duc. Grand, bien découplé, des yeux rayonnants... +parlant comme un membre de l'Académie... +intelligent jusqu'au bout des ongles... spirituel... +drôle... énergique... mais très insolent par exemple!... +Il a besoin d'être rappelé à l'ordre...</p> + +<hr> + +<p>Comme il doit bien embrasser... que ses lèvres +doivent être chaudes et vibrantes... quand je pense +au petit morceau de glace que le duc m'applique +de temps à autre au bout des doigts... Oh! il ne +faut pas du tout qu'il me le tue... Non. Non! ce +serait dépasser le but... ni même qu'il lui fasse une +blessure trop profonde... oh!... il me semble... que +je souffrirais de sa douleur! et que j'aurais envie de +me faire... soeur de charité pour le soigner. Mon +cher duc, je vous défends bien de lui faire du mal... +Est-il fou de Largeay de vouloir blesser mon ami... +Ah! par exemple; s'il me fait ce coup-là je ne le +revois de ma vie. Espèce de jaloux, va! Est-ce que +je n'ai pas le droit d'avoir des amis?... Comment +supporterai-je la compagnie de ce dadais si j'y étais +réduite exclusivement? ah! je le déteste! Qu'il ne +s'avise pas seulement de lui faire tomber un cheveu +de la tête!»</p> + +<p>Blanche en était arrivée à cette période de ses +réflexions quand une femme de chambre frappa à +la porte, entra sans attendre de réponse et lui +remit une lettre qu'un exprès venait d'apporter. +Elle lut:</p> + +<blockquote><p> +«Bien chère amie,</p> + + +<p>«Vos ordres sont exécutés, j'ai bâtonné le drôle! +Demain à la première heure échange de témoins. +A midi, tout sera terminé suivant vos désirs.</p> + +<p>«Votre petit duc vous baise les mains.</p> + +<p>«L.» +</p></blockquote> + +<p>—Stupide assassin! s'écria Blanche. Le commissionnaire +est-il parti?... Faites courir après... Ramenez-le. +Dépêchez-vous donc, petite sotte. Et tandis +que la servante effarée obéissait, Mlle de Vannes +écrivait d'une main fébrile au dos d'une carte de la +comtesse douairière:</p> + +<blockquote><p> +«Jamais de la vie. D'abord vous ne l'avez pas +bâtonné. Vous n'existeriez plus à cette heure. En +tout cas, il dîne ce soir ici. Vous viendrez à neuf +heures lui faire des excuses devant moi... dans un +coin du salon. Sinon tout est fini entre nous. C'est +bien compris.</p> + +<p>«<span class="sc">Blanche</span>.» +</p></blockquote> + +<p>Le duc était occupé à sa toilette intime quand il +reçut cette nouvelle épître:</p> + +<p>—Des excuses publiques à présent! A ça! mais +elle est en train de me faire payer son petit million... +aussi quelle bêtise de m'être vanté! je ne l'ai +pas bâtonné du tout... oh! quelle histoire. Ce Mérigue +va me prendre pour un fantoche... et il n'aura +pas tout à fait tort!... oh! la petite vipère. Si tu +n'avais point ton million. C'est horrible!... Il faut +bien obéir.</p> + +<p>A sept heures et demie très précises, Jacques, qui +avait pour quelques heures dominé, comprimé et +mâté les angoisses de son âme, pénétrait avec aisance +et grâce dans le grand salon de l'hôtel Soubise. +Il commençait à dépouiller très bien son +écorce limousine et à saluer les grandes dames à +peu près comme il convient. Blanche lui tendit la +main comme à l'ordinaire et éprouva un certain +frémissement en rencontrant celle du jeune homme, +froide comme un gantelet de fer. Mérigue parla +beaucoup, avec une tenue impassible, et maintint +constamment la conversation sur les élections dont +le résultat allait être connu au plus tard dans une +heure. Théodore sortit au dessert pour aller +prendre des nouvelles, espérant bien au fond du +coeur apporter à son maître l'annonce d'un échec. +Il rentra au bout d'un quart d'heure et trouva les +autres convives déjà assis au salon et en train de +prendre le café. Il tenait à la main un fragment +d'affiche où il avait gribouillé les résultats du vote +au moment même de sa proclamation. Il pouvait à +peine prononcer une parole tant il avait couru. Il +lut enfin de sa grosse voix:</p> + +<p>—Électeurs inscrits 3.200.</p> + +<p>Et il s'arrêta pour souffler.</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>—Électeurs ayant pris part au vote 2.500;</p> +<p>Majorité absolue des suffrages exprimés 1.251;</p> +<p>Le général Paulus Géraudel, républicain, 958;</p> +<p>Le baron Grémoli, bonapartiste, 772.</p> +<p>M. Jacques de Mérigue, monarchiste, 730.</p> + </div> </div> + +<p>Résultat: ballottage en faveur de M. le baron +Grémoli.</p> + +<p>Quand il eut achevé Théodore jeta à son maître +un regard venimeux mal dissimulé sous une apparence +de désappointement: «quarante-deux voix de +moins, pensait-il, à cause de moi! Ça lui apprendra.» +Mérigue se leva et dit à la comtesse:</p> + +<p>—Je vais être obligé, madame, de me retirer +plus tôt que je ne l'aurais désiré, car mon devoir de +conservateur discipliné est de me désister immédiatement +en faveur de M. Grémoli. Mes affiches doivent +être apposées demain matin...</p> + +<p>—C'est un très petit malheur, dit Blanche, un +homme intelligent comme vous n'a point à regretter +cet échec. Ce sont les réactionnaires du +quartier qui sont le plus à plaindre. Je vous prie de +bien vouloir demeurer encore quelques minutes.</p> + +<p>Et elle poursuivit en baissant la voix:</p> + +<p>—Quelqu'un va venir ici vous demander pardon.</p> + +<p>La comtesse douairière soupira:</p> + +<p>—Comme je suis vraiment désolée de ce contretemps, +cher monsieur.</p> + +<p>Et ses yeux un instant soulevés de son noble ouvrage +y retombèrent automatiquement. Le duc de +Largeay entra. Il se mordit violemment les lèvres, +salua sommairement sa future belle-mère, et fit à +Blanche une sorte de grimace à laquelle il s'efforça +de donner l'aspect d'un sourire.</p> + +<p>Puis résolument, brusquement, il dit à Mérigue +en lui tendant la main:</p> + +<p>—Tantôt, monsieur, j'ai eu tous les torts, dans le +fond et dans la forme, veuillez recevoir mes excuses.</p> + +<p>Le candidat vaincu hésita une seconde, fronça +le sourcil, puis se laissa prendre la main avec un +léger mouvement d'épaules en répondant au duc:</p> + +<p>—Soit, monsieur.</p> + +<p>—C'eût été vraiment trop bête, ajouta Largeay +en minaudant.</p> + +<p>—J'aurais mauvaise grâce à vous contredire, +reprit Jacques.</p> +<br><br><br> + + + +<h3>XXI</h3> + +<h3>DÉSOLÉS ET CONSOLÉS</h3> + + +<p>Le lendemain matin l'affiche suivante était placardée +à profusion dans tout le quartier Saint-Barthélémy.</p> + +<blockquote><p> +«<span class="sc">Électeurs royalistes</span>,</p> + +<p>«Nous devons tous nous coaliser contre l'ennemi +commun, le candidat républicain qui réunit à lui +seul un millier de voix. Je vous demande et au besoin +je vous prie de vouloir bien au scrutin de dimanche +prochain reporter l'unanimité de vos suffrages +sur M. le baron Grémoli. Je serai le premier +à vous donner l'exemple.</p> + +<p>«<span class="sc">Jacques de Mérigue</span>.» +</p></blockquote> + +<p>Jacques fit une visite à son heureux concurrent +qui le reçut avec beaucoup d'urbanité et de distinction +et lui offrit même un impérial cigare. Puis il +trouva dans son casier un monceau de cartes +émaillées de réflexions diverses. Les unes exhalaient +des condoléances pures et simples. D'autres +félicitaient le jeune homme de sa <i>patriotique abnégation</i> +et lui pronostiquaient une revanche éclatante. +Quelques-unes le blâmaient d'avoir abandonné +la partie et d'avoir tendu la main «aux meurtriers +du duc d'Enghien». La plus curieuse émanait du +vicomte d'Escal; elle était ainsi conçue:</p> + +<blockquote><p> +«Mon cher ami,</p> + +<p>«Je ne saurais approuver votre détermination. +Moi qui ai lutté toute ma vie (??!!) je ne puis concevoir +un soldat capitulant. Pour vous témoigner +mon mécontentement; je refuse de solder les frais +de votre affiche de désistement. Ne voyez dans cette +résolution qu'une protestation de ma part, non +contre votre sympathique personnalité, mais contre +une politique néfaste qui nous perd depuis cinquante +ans et nous perdra jusqu'à la fin des siècles.» +</p></blockquote> + +<p>Le baron Grémoli rendit sa visite à Jacques. La +montée des cent vingt marches, sans ascenseur, et +l'aspect délabré du logement situé à la cime plongèrent +l'opulent financier dans une profonde stupeur.</p> + +<p>—Comment, se disait-il, je ne l'ai battu que +de quarante voix!</p> + +<p>Mérigue eut aussi la visite de Sermèze qui lui fut +plus agréable. Il lui raconta tous les événements +de la veille et le jeune baron lui dit encore: +«Pauvre Jacques!» Lorsque la nuit fut close il +écrivit à son vieux père:</p> + +<blockquote><p> +«Mon cher papa,</p> + +<p>«Je tombe des astres comme feu Phaéton. Ni +femme, ni siège au Pavillon de Flore. Ne te désole +pas trop. Je vous embrasse tous comme je vous +aime.</p> + +<p>«Votre pauvre <span class="sc">Jacques</span>, comme devant.» +</p></blockquote> + +<p>A la réception de ce pli tout à fait inattendu, +bien des larmes coulèrent au noble repaire de Mérigue. +La pieuse Caroline se consola en s'en rapportant +à la volonté de Dieu, et le chef de famille en +traçant au galop ces quelques lignes:</p> + +<blockquote><p> +«Cher fils,</p> + +<p>«<i>Quem si non tenuit, magnis tamen excidit ausis.</i></p> + +<p>«Les Titans aussi échouèrent dans l'assaut qu'ils +voulurent livrer à l'Olympe, ce qui ne les empêcha +pas de demeurer des Titans. Ton père toujours fier +de toi.</p> + +<p>«<span class="sc">Joseph, comte de Mérigue</span>.» +</p></blockquote> + +<p>Le Comité royaliste du quartier Saint-Barthélémy +ne mêla point ses lamentations aux tristesses de la +pauvre famille. Ces messieurs si calmes et si paisibles +allaient retrouver, après trois semaines d'agitation, +leur bonne tranquillité d'autrefois. Et puis +en définitive (considération qui avait bien son prix), +c'était un jeune presque au moment d'arriver, et +qui restait en chemin d'une façon inespérée.</p> +<br><br><br> + + + +<h3>XXII</h3> + +<h3>LA RÉCOMPENSE DU PETIT DUC</h3> + + +<p>—Ma chère Blanche, vous m'avez fait jouer hier +au soir un rôle passablement... drôle, et en tout cas +peu glorieux.</p> + +<p>—Que voulez-vous, mon cher, il faut me prendre +telle que je suis. J'ai eu un moment d'irritation +contre cet homme.</p> + +<p>—Pourrais-je en connaître le motif?</p> + +<p>—Cela ne vous intéresserait pas du tout.</p> + +<p>—Cependant, ma chère...</p> + +<p>—N'insistez pas, je continue ma phrase... et au +fond j'ai un faible pour ce Limousin-là!</p> + +<p>—C'est votre fort d'avoir des faibles.</p> + +<p>—Tiens! son contact vous a rendu spirituel!</p> + +<p>—Toujours aimable à ravir, mais... à propos, +trouvez-vous que je vous ai bien obéi?</p> + +<p>—Assez convenablement.</p> + +<p>—Me suis-je bien démenti, rétracté, aplati, devant +ce monsieur?</p> + +<p>—Pas mal.</p> + +<p>—Savez-vous qu'il me prendra pour un fou, pour +le dernier des nigauds?</p> + +<p>—Pas pour un fou.</p> + +<p>—Comment allez-vous me récompenser de ma +docilité?</p> + +<p>—Que pouvez-vous bien désirer?</p> + +<p>—Un prompt acquiescement à mes voeux.</p> + +<p>—Vous parlez comme Florian. On dirait que vous +l'avez lu, c'est invraisemblable.</p> + +<p>—Florian?... connais pas!</p> + +<p>—Je m'en doutais... Parlez donc notre langue.</p> + +<p>—Je voudrais que la fixation de notre mariage...</p> + +<p>—Ah!... la fixation. Quel charabias.</p> + +<p>—Enfin, vous saisissez très bien ma pensée.</p> + +<p>—Je veux vous forcer à l'exprimer clairement, +en bon français du <span class="sc">XIX</span>e siècle.</p> + +<p>—Eh bien! je voudrais que nous nous mariassions...</p> + +<p>—Ah! mariassions!... Vous n'avez donc jamais lu +Sainte-Beuve?</p> + +<p>—Quelle sainte dites-vous?</p> + +<p>—Oh! vous ne la trouverez pas dans le martyrologe +celle-là. Êtes-vous bachelier, cher duc?</p> + +<p>—Mais, chère amie, je laisse ce titre aux professeurs, +comme M. de Mérigue.</p> + +<p>—Vous raillez. Êtes-vous prévôt d'armes?</p> + +<p>—Vous jouez de moi, ma chère Blanche, comme +un enfant de ses toupies.</p> + +<p>—Vous avez, du moins, assez bon caractère, aussi +ne veux-je point aujourd'hui vous tenir trop longtemps +rigueur. Il faut bien aussi, pour être équitable, +que je vous donne le prix de toutes vos +soumissions récentes.</p> + +<p>—Oh! comme ces paroles viennent agréablement +sonner à mes oreilles.</p> + +<p>—Tiens! voilà que vous devenez poète pour +avoir failli vous battre avec un enfant du Parnasse.</p> + +<p>—Alors, je puis espérer...</p> + +<p>—Parfaitement... Vous pouvez faire publier nos +bans.</p> + +<p>—Et fixer la cérémonie nuptiale?</p> + +<p>—Oh! toujours votre fatras... A quinzaine, si vous +voulez.</p> + +<p>—Vous me comblez de joie. Telle est aussi la +manière de voir de la comtesse?</p> + +<p>—Oh! soyez tranquille!... Laissez-la broder.</p> + +<p>Quinze jours plus tard, l'église Sainte-Radegonde +contenait vers l'heure de midi, tout ce que les +quatre quartiers aristocratiques renfermaient de +messieurs beaux ou laids, de femmes jolies ou peu +agréables. Toutes les lumières du maître-autel resplendissaient +et éclairaient le fin visage de l'abbé +Roubley, qui allait bénir l'union de M. le duc +de Largeay et de Mlle Blanche de Vannes. Les deux +jeunes gens s'étaient agenouillés l'un auprès de +l'autre dans la partie la plus avancée du choeur, +sur des prie-Dieu en velours rouge.</p> + +<p>Largeay, sec, raide, compassé, peigné comme une +gravure de mode, avec un léger tic nerveux dans +l'oeil gauche, annonçait par toute son attitude le +contentement qu'il éprouvait d'avoir atteint son but +et la hâte qu'il ressentait d'en avoir fini avec les +pompes officielles. Blanche, profondément sérieuse +et grave, contrairement à ses allures ordinaires, +semblait presque une victime enguirlandée pour le +sacrifice. Elle avait aperçu à dix pas d'elle, dans un +bas-côté, la figure sévère et la haute stature de +Mérigue. Une comparaison inconsciente s'était établie +dans son esprit, et son fiancé paraissait se rapetisser +au niveau des bancs, tandis que son ancien +admirateur grandissait jusqu'aux clefs des voûtes. +Les grandes orgues exhalaient leurs plus douces +mélodies, auquelles la jeune fille trouvait des consonnances +funèbres, songeant peut-être aux chants +sacrés de la Sainte-Chapelle, dont elle avait savouré +l'harmonie à côté de l'homme qui envahissait de +plus en plus ses pensées et ses souvenirs. Depuis +quinze jours, elle n'avait point aperçu Mérigue, et +elle cherchait dans son imagination surexcitée mille +moyens de le revoir. Elle avait eu soin de lui faire +envoyer un billet d'invitation à la messe de mariage, +en désespoir de cause, et ne pensait point qu'il répondît +à cette avance. Puis, tout à coup, elle le +découvrait auprès d'elle, pensif et hautain parmi +la foule.</p> + +<p>Le curé célébrant s'avança vers les futurs époux, +et en sa qualité d'habile homme sachant le prix +des courtes harangues, dit simplement à voix très +basse:</p> + +<blockquote><p> +«Mademoiselle, Monsieur le duc,</p> + +<p>«Votre dévoué pasteur éprouve en ce moment +une émotion trop grande pour vous adresser un +long discours, et pour célébrer comme il faudrait +les louanges de vos illustres familles qui ont donné +tant de héros à la France et tant d'élus au ciel. Vous +marcherez tous les deux sur les nobles traces de +vos ancêtres, vous, mademoiselle, par votre piété, +votre charité, votre fidélité à tous vos devoirs +d'épouse et de mère, vous, monsieur le duc, par +votre courage, votre grandeur d'âme, votre dévouement +sans bornes aux principes de probité et d'honneur +qu'ont aimés et servis vos aïeux. Vous continuerez +une lignée glorieuse, et en tous temps +comme en tous lieux, vous servirez d'exemples et +d'impeccables modèles à l'immense foule des déshérités, +qui tiennent leurs yeux fixés sur vous, +comme toutes les misères d'en bas regardent toutes +les splendeurs d'en haut.» +</p></blockquote> + +<p>Après cette homélie un peu flatteuse, l'abbé +Roubley procéda à la bénédiction nuptiale et se +dirigea vers l'autel.</p> + +<p>—Avez-vous entendu ce qu'il a dit? demanda la +jeune duchesse à son seigneur et maître.</p> + +<p>—Ma foi, j'allais vous faire la même question, +répondit Largeay.</p> + +<p>Dès lors, Blanche tomba sous le joug d'une obsédante +pensée. Mérigue allait venir à la sacristie +s'incliner devant elle et la foudroyer de son regard +accusateur. Après bien des réflexions et bien des +transes, elle résolut de se dérober à tous les hommages +et de s'éloigner aussitôt après la cérémonie, +sous un prétexte quelconque de fatigue ou d'émotion.</p> + +<p>Cependant, au sein de l'église, la conversation +était générale, quoique chuchotée à voix très basse +et d'une façon tout à fait convenable.</p> + +<hr> + +<p><i>Côté des dames</i>: L'abbé a été fort bien, aujourd'hui.</p> + +<p>—Toujours un peu bénisseur, ma chère.</p> + +<p>—On ne vient pas ici pour se faire dire des +sottises.</p> + +<p>—Oui, mais cette évocation des grandes vertus +est ironique, à force d'être peu en situation.</p> + +<p>—Le duc n'est pas bien fort... c'est vrai!... mais +il mène un cotillon, ma chère... il patine!... il a +un tailleur!... Toutes ses culottes viennent d'Angleterre.</p> + +<p>—La petite est pas mal délurée.</p> + +<p>—Oh! simplement un peu originale... mais... si +riche, un million de dot... et puis, voyez donc cette +forêt de cheveux noirs... l'inflexion gracieuse de la +taille... Elle fait faire ses corsets chez Mmes de Vertus.</p> + +<p>—Oh! qu'elle doit mal supporter leurs étreintes... +vous me donnez absolument raison, ma chère. Le +bon curé, au lieu de faire intervenir la sainteté et +l'héroïsme dans son petit prône, aurait dû nous +parler des bals, des clubs, des <i>five o'clock</i>, des premiers +coiffeurs, des couturières à la mode.</p> + +<p>—Il y pensait, ma chère.</p> + +<p>—J'incline à le croire.</p> + +<p>—Je constate donc avec plaisir que nous sommes +du même avis.</p> + +<p><i>Côté des hommes</i>: Très joliment tourné, le discours.</p> + +<p>—Qu'a-t-il donc raconté déjà?</p> + +<p>—Je ne me rappelle plus bien, mais c'était tout +à fait délicat et puis si bien approprié.</p> + +<p>—Qu'est-ce que Largeay va faire de la petite Zoé?</p> + +<p>—Peuh! ce qu'il en a fait jusqu'ici.</p> + +<p>—Pas possible? il va lui continuer sa pension de +cent louis par mois?</p> + +<p>—Nullement. Il va l'augmenter, puisque le voilà +devenu plus riche. Il lui a même fait un cadeau de +noces ultra pschutteux.</p> + +<p>—Vous êtes sûr de cela?</p> + +<p>—Très sûr. Un poney de trois cents louis... qu'il +n'a même pas payé.</p> + +<p>—Qu'il paiera un de ces jours avec l'argent de sa +femme.</p> + +<p>Tel était le genre dominant des prières adressées +au Seigneur par l'opulente assistance.</p> + +<p>Blanche était toujours absorbée dans ses impressions. +Quant au jeune duc, il dormait.</p> + +<p>On se leva à l'Évangile, on s'assit à l'Offertoire, on +s'inclina à l'Élévation, on se prépara au départ après +la bénédiction du prêtre.</p> + +<p>—Mon ami, dit vivement Blanche à l'oreille de +son époux, je me sens un peu fatiguée. Voulez-vous +me ramener à l'hôtel de Largeay?</p> + +<p>Le duc s'empressa d'arrondir son bras et le +couple entra à la sacristie. Alors Blanche et Largeay +prièrent leurs parents respectifs de vouloir bien +recevoir en leur lieu et place les hommages du +faubourg assemblé. Puis ils sortirent par une porte +dérobée et s'élancèrent dans leur coupé.</p> + +<p>Quelques minutes après, ils se trouvaient dans +le boudoir rose aménagé pour Blanche à l'hôtel de +Largeay.</p> + +<p>La jeune duchesse dit à son époux: «Voici le +programme de la soirée: Dîner au Café de Paris, +coucher à l'Hôtel de Bade.» Le duc s'inclina. +«Maintenant, veuillez me laisser seule pendant +quelques moments.» Le duc sortit.</p> + +<p>En quittant Sainte-Radegonde, Jacques de Mérigue +avait pris le boulevard, le pont de la Concorde et +les Champs-Élysées. Il était poussé vers le grand +air par toutes les aspirations de son coeur broyé et +de son âme étouffée. Depuis son double échec, il +était retombé dans l'oubli, à peine traversé de temps +à autre par quelque lettre de condoléance banale et +quelques visites d'ouvriers sans travail. Sa blessure +double saignait jour et nuit, la plaie de l'orgueil et +la meurtrissure de l'amour.</p> + +<p>Et c'était Blanche qui les lui avait infligées toutes +les deux, en lui jetant à la face un outrage que +rien ne saurait effacer. Il comprenait vaguement +que tout sentiment pour lui n'était pas éteint au +coeur de la jeune femme, mais il jugeait inexorablement +qu'après l'affront reçu par lui, tout devait +être fini entre eux et pour jamais. Et son coeur, +embrasé d'amour, livrait un furieux combat à sa +fierté robuste qui demeurait victorieuse, à la condition +de lutter sans repos. Il s'était rendu à la +cérémonie machinalement, sans but précis, peut-être +pour bien voir de ses yeux l'irrévocable immolation +de son rêve, et maintenant il marchait droit +devant lui, à lourdes enjambées, comme parmi les +grands sables un voyageur perdu.</p> + +<p>Arrivé à l'Arc-de-Triomphe, il prit l'avenue Wagram +et les boulevards extérieurs. Il descendit jusqu'à +la Bastille et traversa le pont Henri IV. Il +s'arrêta à une petite échoppe du quai de la Tournelle +et dîna pour vingt-cinq sous, puis, appesanti +par son repas, bien léger cependant, il se traîna +péniblement vers la rue des Saint-Pères, avec la +nuit qui tombait. Comme ses cent vingt marches +lui parurent pénibles, harassantes, interminables. +Comme il se sentait tiré en bas par la torpeur, la +lassitude et le désespoir. Arrivé dans sa chambre, il +ouvrit sa fenêtre et regarda le ciel; par cette brumeuse +soirée de mars, les quelques étoiles visibles +là-haut semblaient entraînées vers un gouffre noir +parmi l'avalanche confuse des nuages.</p> + +<p>Le duc et la duchesse de Largeay dînaient au +Café de Paris. Leur conversation fut moins nourrie +que leurs appétits et il fallut que le café succédât à +deux bouteilles de vin capiteux, pour parvenir à +délier leur langue.</p> + +<p>—Pourquoi cette nuit à l'Hôtel de Bade? interrogea +le duc en allumant son cigare.</p> + +<p>—C'est drôle... c'est drôle! répondit Blanche +d'un air rêveur... On n'y connaît personne... personne +ne vous y connaît. On n'est qu'un numéro +dans la cohue bruyante et banale. On est plus à +même de passer ses fantaisies, car vous n'ignorez +pas, mon cher duc, que vous avez épousé une fantaisiste... +une capricieuse... qui aime bien sa petite +indépendance...</p> + +<p>—Je ne m'en plains aucunement, duchesse.</p> + +<p>—Puissiez-vous être toujours aussi accommodant.</p> + +<p>Il était dix heures quand le noble couple entra à +l'hôtel et prit possession d'un petit appartement de +trois pièces, retenu par dépêche pendant la journée. +La première pièce était une antichambre où l'on +déposa les manteaux. Puis venait un salon où brillait +un feu clair. En arrière, la chambre à coucher. +Largeay, qui grelottait, s'approcha du foyer embrasé +et se laissa même aller à la jouissance de s'accroupir +auprès des chenets. Blanche, pendant ce temps-là, +pénétrait dans la dernière pièce et s'y barricadait.</p> + +<p>Quand le duc jugea ses mollets rôtis à point, il +voulut aller retrouver la duchesse et se heurta à +une porte fermée: «C'est moi! fit-il, chère amie.</p> + +<p>—Cher ami, répondit la jeune mariée; n'avez-vous +pas un divan dans votre salon?</p> + +<p>—Effectivement, répondit Largeay avec un hoquet +d'angoisse.</p> + +<p>—Eh bien, mon bon duc, répliqua Blanche, +faites-moi donc l'amitié de vous y installer le mieux +que vous pourrez. J'ai un peu mal de tête et je +voudrais dormir seule. Souvenez-vous que vous +m'avez promis de ne jamais vous plaindre de mes +petites fantaisies.</p> + +<p>—C'est vrai, gémit le duc... mais celle-là... est +inattendue.</p> + +<p>Blanche coupa court à l'entretien en disant:</p> + +<p>—Bonne nuit, cher duc. Enveloppez-vous bien +pour ne pas vous enrhumer.</p> + +<p>Le lendemain matin, à huit heures, le concierge +de Jacques lui apporta une lettre cachetée qui venait +d'arriver par exprès. C'était une bande de papier +timbré pour billet à ordre.</p> + +<p>Mérigue y lut:</p> + +<blockquote><p> +«Mon coeur vous reste.</p> + +<p>«<span class="sc">Duchesse Blanche de Largeay</span>.» +</p></blockquote> + +<p class="mid">FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE</p> + +<br><br><br> + + +<h2>DEUXIÈME PARTIE</h2> + + + +<h3>LE MÉPRIS DE L'HOMME</h3> + + +<p><i>Coeur trop haut.</i></p> +<br><br><br> + + + +<h3>I</h3> + +<h3>LA SALLE DU PRÉ AUX CLERCS</h3> + + +<p>«A bas le calotin! A l'eau le Jésuite! A la lanterne +Torquemada! Enlevez-le! Sus à Basile! Mort au +corbeau! A la guillotine le ci-devant!»</p> + +<p>Tels étaient les cris, accompagnés d'autres imprécations +moins convenables, qui accueillaient, au +cours d'une réunion d'autonomistes, en l'illustre +salle du Pré aux clercs, l'apparition inattendue de +Jacques de Mérigue à la tribune. L'estrade était +occupée par plusieurs notabilités du parti radical +où l'on remarquait, entre autres intelligences lumineuses, +les citoyens Troubault et Baroudier, représentants +de Paris. Cette assemblée, annoncée depuis +plusieurs jours par les journaux cramoisis à grands +renforts de tamtams et de grosse caisse, avait pour +but la formation d'un comité de la libre-pensée au +milieu du quartier le plus religieux de la capitale. +Naturellement tout ce que la clientèle des salles +Levis, Graffard et autres, renferme d'escarpes et de +tire-laine, s'était donné rendez-vous ce jour-là au +local du Pré au Clercs. On avait défié par avance +les réactionnaires et les <i>aristos</i> de se présenter à la +séance, et Mérigue, accompagné du baron de +Sermèze et de quelques autres vaillants, avait relevé +le gant et profité d'une bourde expectorée par le +président, le citoyen Troubault, pour réclamer la +parole et se précipiter à la tribune. De grossières +protestations s'étant élevées aussitôt, l'ancien candidat +avait salué la foule, hurlante de l'exclamation +un peu risquée de «Vivent les Jésuites» qui avait +déchaîné l'ouragan dont un bien faible écho est +reproduit en tête de ces lignes. Jacques ne se laisse +point intimider; il fait d'héroïques efforts pour +permettre à sa voix de dominer le tumulte, mais +l'auditoire appelle le brouhaha des bancs et des +cannes à la rescousse des beuglements.</p> + +<p>Le président Troubault somme l'orateur d'évacuer +la place.</p> + +<p>—Vous imprimez depuis huit jours que je n'aurai +pas le courage de monter ici, reprend Mérigue. J'y +suis, j'y reste!</p> + +<p>Nouvelle tempête de clameurs: «A bas Mac-Mahon! +«A bas Fourtou! Mort au seize-mai! A l'eau, à l'eau!</p> + +<p>Sur cette dernière interjection, Jacques de Mérigue +prend avec le plus grand calme le verre d'eau +sucrée destiné au conférencier radical, et le vide +d'un trait aux yeux de six cents énergumènes +ébaubis devant tant d'audace.</p> + +<p>—Je vous ordonne de descendre, réitère le +citoyen président.</p> + +<p>—Vous ne comprenez la tolérance que comme le +secrétaire de l'Élysée, riposte Mérigue.</p> + +<p>Un flot de furieux se précipite vers l'estrade pour +exécuter l'intrépide jeune homme. Ses amis, dirigés +par le baron de Sermèze, s'élancent en avant et, par +une pression énergiquement exécutée, refoulent un +instant les envahisseurs.</p> + +<p>Mérigue alors enfle ses poumons d'une aspiration +suprême et jette cette apostrophe à la multitude +furibonde: «Est-ce que par hasard vous me trouvez +la tête d'un otage?»</p> + +<p>Cette dédaigneuse bravade est lancée d'une voix +pleine, sonore, retentissante. Toutes les oreilles +l'ont entendue. C'est alors, de la base au sommet et +de la gauche à la droite de l'énorme salle, un tonnerre +de rugissements, de grognements, de trépignements. +Les quelques royalistes égarés dans la +horde fédérée sont enveloppés et bousculés.</p> + +<p>Mérigue saute magnifiquement au milieu de la +mêlée pour apporter à ses amis le contingent de ses +poings redoutables.</p> + +<p>Le baron de Sermèze, qui allie un courage impassible +à une vigueur peu commune, distribue des +coups formidables et pratique à chaque fois de +sérieuses brèches parmi la cohue tourbillonnante +des assaillants. Les démagogues sont six cents +contre huit, mais ils sont pour la plupart maladroits, +indisciplinés, lâches, et fortement émus par d'abominables +libations. Ceux qui occupent les derniers +rangs poussent ceux du centre, ce sont toujours les +mêmes qui empoignent les horions terribles impartialement +distribués aux quatre points cardinaux +par le bataillon carré de Sermèze. Cette petite phalange +de spartiates forme un rempart autour de +Jacques qui domine de la tête ses braves compagnons, +et montre, lui aussi, qu'il n'est pas manchot, +après avoir prouvé qu'il n'était pas muet. Les représentants +du peuple, blêmes de stupeur sur leur +estrade ébranlée, lèvent leurs mains et leurs yeux +vers le ciel comme de simples cléricaux en prières. +Ils ont la vague appréhension de voir cette poignée +d'enragés réactionnaires rosser à plate couture leur +armée fidèle, et donner l'assaut à leur Olympe qui +serait insuffisamment défendu par la foudre de leur +éloquence.</p> + +<p>Le président Troubault se penche à l'oreille de +l'assesseur Baroudier.</p> + +<p>—Ces b...-là, dit-il, vont nous assommer tout +notre monde; voyez donc comme ils tapent. Hue +donc! hue donc!</p> + +<p>—Pourvu qu'ils ne montent pas jusqu'ici, reprend +le deuxième représentant. Ils en seraient bien capables.</p> + +<p>—C'est ce que j'étais en train de me dire, ma +vieille branche... Ces jeux-là ne sont plus de notre +âge. Si nous allions colporter quelques paroles de +conciliation.</p> + +<p>—Peste, comme vous raisonnez. Il faudrait descendre +pour cela... diable!</p> + +<p>—Ils n'oseront pas nous cogner si nous nous +présentons en pacificateurs. Si nous leur offrions de +rendre la parole à cet enragé de Mérigue?</p> + +<p>—Il faudrait la trouver pour la rendre.</p> + +<p>—Ah! ils sont repoussés, enfin, Dieu soit loué.</p> + +<p>—Comment Dieu? A quoi pensez-vous, dans une +réunion de comités libres-penseurs!</p> + +<p>—Diable! les voilà qui reviennent. Ils sont à +deux pas de la tribune.</p> + +<p>—Mon Dieu! mon Dieu! Nous sommes perdus.</p> + +<p>—Non... voilà qu'ils reperdent du terrain. Eh +bien, mon petit! Vous avez invoqué à votre tour +le nommé Jéhovah. Ça vous apprendra à me blaguer.</p> + +<p>—Une habitude incorrigible. C'est la force occulte +directrice des choses que j'aurais dû prendre à +témoin.</p> + +<p>—La force occulte... Vous êtes bon... C'est une +force manifeste qui nous serait nécessaire. Oh! +Seigneur Jésus!... Ils reviennent sur nous... Allons-nous-en.</p> + +<p>—Il est difficile de quitter notre poste; d'abord, +il y a la question de décorum... et puis par où diable +voulez-vous décaniller?</p> + +<p>—Le décorum doit être mis de côté dans les cas +de force majeure. Il y a une petite porte derrière la +tribune... Je crains qu'il nous faille... en passer par +là. Oh! que ça va mal!</p> + +<p>—Pardieu! Il n'y a qu'une vingtaine des nôtres +qui soient sérieux. Les autres poussent et se gardent +bien de remplacer les blessés.</p> + +<p>—Vous qui avez des cheveux blancs, Baroudier +si vous essayiez de faire entendre des paroles de +paix... Je crois que c'est le meilleur moyen... ils +n'oseront pas frapper un vieillard.</p> + +<p>—C'est très délicat ce que vous me demandez là.</p> + +<p>—Au nom de la République démocratique et +sociale.</p> + +<p>—Mais vous, au contraire, qui êtes plus jeune, +vous courriez beaucoup moins de risques.</p> + +<p>—C'est une erreur. On me prendrait pour un +combattant et on me cognerait... Allons, Baroudier, +le temps presse.</p> + +<p>Le citoyen Baroudier se laissa persuader et se mit +en demeure de descendre. Au dernier échelon, un +de ses coreligionnaires politiques, entièrement +ivre, lui envoya un va-te-laver gigantesque qui l'eût +bombardé au repos éternel si Mérigue lui-même, +presque acculé aux tréteaux en cet instant, n'eût +pris en pitié le vieux démocrate et prestement paré +le coup. Du haut de son siège, le président Troubault +frissonne. Baroudier, vivement heurté, fut +renversé sur les marches de la tribune et parvint à +grand'peine à revenir auprès de son collègue. +L'anxiété de ce dernier croissait de minute en +minute. Le groupe compacte des opposants, trop +faible pour se maintenir en un lieu déterminé, +oscillait tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre, +sous les propulsions alternantes de la foule, mais il +ne se laissait jamais entamer et offrait constamment +à ses adversaires un front de bataille éminemment +pratique, composé de seize poings aguerris et infatigables +qui s'abattaient, se relevaient et retombaient +encore, avec la régularité des marteaux-pilons +dans les forges.</p> + +<p>Les royalistes étaient tous plus ou moins violemment +contusionnés des chevilles à la ceinture. +C'était toujours aux régions basses de leurs corps +que s'adressaient les attaques des autonomistes. +Quant à ceux-ci, ils comptaient déjà une vingtaine +des leurs assez sérieusement atteints pour n'être +plus d'aucun secours actif sur le terrible champ-clos. +Soudain, Troubault dit à Baroudier: «Mon +cher collègue, nous ne pouvons pas laisser compromettre, +dans cette bagarre, notre dignité de +représentants du pays. C'est une question de tenue +et de convenance. Je vous cède pour un moment +la présidence terriblement honoraire—je l'avoue—et +je m'en vais par la petite porte de derrière +chercher la police. Surtout, que personne n'en sache +rien. Ma réélection serait compromise dans deux +mois.»</p> + +<p>A ces mots le président s'éclipsa, suivant la méthode +indiquée, et alla droit au bureau de M. Gilet, +commissaire de police du quartier, puis revint avec +une agilité non moins grande reprendre possession +de son fauteuil. Le magistrat, dont l'appui était +réclamé, ceignit son écharpe et, à la tête d'une +escouade de douze agents, fit irruption dans la salle +un quart d'heure à peine après la réquisition qui lui +avait été faite.</p> + +<p>L'aspect des sergents de ville produisit dans la +multitude un sauve-qui-peut général. La grande +porte fut en un clin d'oeil encombrée et obstruée.</p> + +<p>Un silence relatif s'étant établi, M. le commissaire +Gilet en profita pour prononcer la dissolution de +l'assemblée, et le citoyen Baroudier protesta en +termes éloquents contre cette violation de la liberté +et des droits garantis par la constitution.</p> + +<p>L'évacuation s'opéra d'une façon désordonnée et +tumultueuse, et mit près de trois quarts d'heure à +s'effectuer. Mérigue et ses amis sortirent les derniers +avec M. Gilet et les gardiens de la paix. Les +royalistes s'attendaient à ce que la lutte recommençât +dans la rue, mais ils avaient compté sans +l'inconstance des adeptes de la libre-pensée, qui, à +peine hors du lieu de réunion, se dispersèrent rapidement +dans toutes les directions et allèrent peupler +tous les zincs du voisinage. C'était bien le +moins qu'ils puissent faire après s'être couverts +pendant une heure de la glorieuse poussière des +combats.</p> + +<p>Le commissaire de police pria Jacques de vouloir +bien rester quelques instants à sa disposition pour +s'expliquer sur le grief de provocation au désordre +formulé contre lui par le citoyen Troubault. Au +moment où ces messieurs tournaient l'angle de la +rue du Bac et de la rue de Varenne, un des +membres de l'assemblée dissoute, qui semblait en +proie à un délirium alcoolique, se jeta à l'improviste +sur M. Gilet, brandissant à son poing un stylet +acéré.</p> + +<p>Le magistrat n'eut pas le temps de se jeter en +arrière, et il eût été infailliblement poignardé si +Mérigue, plus prompt que le misérable, ne lui eût +arrêté le bras.</p> + +<p>L'irascible électeur fut rapidement saisi et désarmé +par les gardiens, tandis que le commissaire +disait à Jacques: «Monsieur, vous m'avez sauvé +la vie. La personne et la reconnaissance d'un fonctionnaire +de mon ordre sont bien peu de chose aux +yeux de l'opinion, mais je puis vous jurer que si +jamais le brillant orateur Jacques de Mérigue pouvait +avoir besoin du pauvre policier Anselme Gilet, +il devrait compter sur lui comme sur le meilleur +des gentilshommes.»</p> + +<p>Jacques considéra à la lueur d'un réverbère +l'interlocuteur qui lui tenait ce langage inattendu. +Avec son coup d'oeil habile et sûr, il reconnut en +cet homme le type du fonctionnaire courageux, +loyal, souverainement honnête et possédant un +coeur sous son écharpe. Spontanément il lui tendit +la main. M. Gilet la serra avec une émotion frémissante +et lui dit: «Maintenant, monsieur, vous êtes +libre. Je crois que je n'ai rien de plus agréable à +faire pour vous que de vous priver de ma compagnie. +Au reste, pour ce qui est de la réunion, je +sais parfaitement d'avance de quel côté sont les +torts. Adieu, monsieur, et au milieu de tous les +triomphes que l'avenir réserve à votre talent, n'oubliez +pas qu'en arrachant aujourd'hui un de vos +semblables à la mort vous avez remporté votre plus +belle victoire, la seule peut-être dont l'image soit +destinée à briller dans votre souvenir sans ombre +et sans nuage.»</p> + +<p>Les amis de Mérigue entendirent les remerciements +du commissaire et voulurent plaisanter au +sujet des belles phrases de ce vilain homme. Jacques +leur imposa silence en disant: «De grâce, messieurs, +la rencontre d'un homme de coeur est chose assez +rare pour n'en point faire un thème à railleries. Qui +peut savoir, en ces temps troublés, si je ne serai pas +un jour réduit à l'amitié de M. Gilet?</p> + +<p>—Ce n'est pas flatteur pour la mienne, répondit +Sermèze.</p> + +<p>—Oh! la tienne! fit Jacques, elle est toujours +sous-entendue.</p> + +<p>Jacques de Mérigue s'était remis avec ardeur à la +conquête des étoiles. En dépit de la plaie, toujours +saignante, qui lui rongeait le coeur, il avait dirigé +vers le travail toutes les forces de sa volonté. Les +élections législatives devaient avoir lieu à bref délai +et, le scrutin d'arrondissement subsistant encore, le +jeune héros limousin comptait briguer le siège +afférent à sa circonscription. Il était en train, pour +le moment, d'augmenter sa notoriété autant que +cela était possible, en prenant la parole dans toutes +les réunions parisiennes dont il pouvait avoir connaissance. +La lecture du billet de la duchesse +l'avait violemment émotionné, mais il n'avait pas +eu un instant la pensée d'y répondre d'une façon +quelconque. Le nom de ses pères souffleté dans sa +personne criait trop haut contre l'auteur de l'outrage; +mais il s'était surpris approchant de ses +lèvres l'écriture enchanteresse, et il avait voulu se +punir d'une seconde faiblesse en déchirant la noble +lettre, et en jetant dans la rue ses débris froissés +d'une main crispée.</p> +<br><br><br> + + + +<h3>II</h3> + +<h3>LUNE DE MIEL</h3> + + +<p>—Eh bien, ma chère Blanche, disait la comtesse +douairière de Vannes d'un ton distrait, tandis qu'elle +poursuivait certainement par la pensée le vol de +son aiguille sur quelque canevas fantastique; eh +bien, ma chère Blanche, es-tu bien contente et bien +heureuse?</p> + +<p>—Tout à fait, maman.</p> + +<p>—Tu me dis cela d'un air peu convaincu.</p> + +<p>—Oh! qui vous donne ce soupçon bizarre?</p> + +<p>—Le duc est-il toujours bien gentil pour toi?</p> + +<p>—Adorable. Je le vois une demi-heure par jour.</p> + +<p>—Comme c'est peu, ma pauvre enfant. C'est +vraiment bien mal à lui.</p> + +<p>—Comment donc! comment donc, chère maman. +C'est assez. Je n'en réclame pas davantage.</p> + +<p>—Tu ne veux pas que je lui dise.....</p> + +<p>—Ah! Dieu du ciel. Gardez-vous en bien.</p> + +<p>—Tout amicalement... sans paraître lui faire de +reproches... au cours d'une conversation...</p> + +<p>—De grâce, maman, laissez-le donc tranquille; +je l'aimerais peut-être beaucoup moins s'il était perpétuellement +sur mes talons.</p> + +<p>—Tu l'aimes donc toujours bien, ma petite Blanche?</p> + +<p>—Suffisamment.</p> + +<p>—Et lui te rend-il comme tu le désires tes sentiments +d'affection et d'amour?</p> + +<p>—Oh! comme je le désire.</p> + +<p>—Voyons. Raconte-moi un peu ta journée. Tu +te lèves toujours tard...?</p> + +<p>Sur le coup de onze heures; mais je suis réveillée +au point du jour.</p> + +<p>—Et que peux-tu bien faire de six à onze?</p> + +<p>—Mon Dieu, Maman, je prends du chocolat par +toutes petites gorgées; la première me brûle, la dernière +me gèle... puis je lis les romans nouveaux.</p> + +<p>—Et ton mari, pendant ce temps-là?</p> + +<p>—Mon mari, dit Blanche en éclatant d'un rire +dédaigneux, est-ce que je puis le savoir? Depuis +cinq semaines, il est entré une seule fois dans ma +chambre.</p> + +<p>—Dieu! est-ce possible?</p> + +<p>—A quatre heures de l'après-midi.</p> + +<p>—De l'après-midi, ma petite Blanche?</p> + +<p>—Pour me demander l'adresse d'une fleuriste.</p> + +<p>—Il t'envoie encore des bouquets?</p> + +<p>—Ah! vous plaisantez, maman.</p> + +<p>—Mais vraiment, ma fille, tu me plonges dans la +stupeur. Où peuvent donc aller ces fleurs?</p> + +<p>—That is the question. Je m'en soucie peu.</p> + +<p>—Comment! il n'est entré qu'une fois dans ta +chambre...? mais je pense que tu veux parler de la +journée; j'espère que le soir... tu n'es pas seule.</p> + +<p>—Non, je fais venir ma femme de chambre.</p> + +<p>—Mais, la nuit, chère enfant?</p> + +<p>—Ah! je ne suis pas peureuse, tranquillisez-vous.</p> + +<p>—J'étais décidément promise à des étonnements +aujourd'hui, moi qui ne pouvais jamais me débarrasser +de ton pauvre père quand il vivait.</p> + +<p>—Nous sommes une famille pleine de contrastes.</p> + +<p>—Voyons, Blanchette... et quand tu es levée...?</p> + +<p>—Je déjeune à la vapeur.</p> + +<p>—Avec ton mari, j'espère?</p> + +<p>—Généralement; mais il arrive toujours en retard, +et il en est encore aux hors-d'oeuvre quand je +mange la confiture.</p> + +<p>—Est-il au moins bien mignon pendant le repas?</p> + +<p>—Toujours à moitié endormi.</p> + +<p>—- Il ne t'embrasse pas un peu, ma fille?</p> + +<p>—Oh! si, de temps en temps... dans les cheveux.</p> + +<p>—Dans les cheveux?</p> + +<p>—Parfaitement, ça le fatigue de se courber.</p> + +<p>—Il est toujours bien doux avec toi, ma chérie?</p> + +<p>—Il ne m'a pas encore gifflée.</p> + +<p>—Ah! vraiment.</p> + +<p>—Ni même maltraitée.</p> + +<p>—Quel époux modèle!</p> + +<p>—Ni même injuriée.</p> + +<p>—Il est trop bien élevé pour ça, j'espère.</p> + +<p>—Et puis il sait bien que je lui rendrais.</p> + +<p>—Après déjeuner que se passe-t-il?</p> + +<p>—Je vais faire mes visites et puis mes petites +courses particulières, mes petites études de moeurs, +puis je rentre sur les cinq ou six heures, après avoir +croqué quelques petits fours. Je reprends mes livres +ou bien je dors jusqu'à sept heures et demie... puis +je dîne.</p> + +<p>—Avec le duc?</p> + +<p>—Pas habituellement. Il trouve la cuisine du club +très supérieure à la mienne.</p> + +<p>—Oh! fi, le vilain.</p> + +<p>—Il est vrai, pour tout dire, que la conversation +de ma femme de chambre me paraît beaucoup plus +intéressante que la sienne.</p> + +<p>—Et tu ne le vois plus de la soirée?</p> + +<p>—C'est très rare.</p> + +<p>—Il ne t'amène jamais au théâtre?</p> + +<p>—Il ne me défend pas d'y aller seule.</p> + +<p>—Pauvre enfant! Quelle existence solitaire et +monotone. Je viendrai te voir tous les jours, puisque +c'est comme ça; je t'apprendrai à broder.</p> + +<p>—Grand merci, ma petite maman, vos distractions +sont trop follichonnes.</p> + +<p>—Tu ne t'imagines pas comme ce travail-là fait +passer le temps, et puis, il est si captivant, j'en rêve +la nuit.</p> + +<p>—Ma pauvre maman... eh bien, il m'arrive aussi +de broder quelquefois... de jolis petits romans, dans +mon imagination.</p> + +<p>—Il est malsain de s'abandonner à la rêverie, ma +petite Blanche.</p> + +<p>—Parlons d'autre chose, chère maman. Sait-on +ce que devient M. de Mérigue?</p> + +<p>—M. de Mérigue... ah! oui, ce petit professeur +que nous avons reçu et qui s'est présenté aux élections, +je crois.</p> + +<p>—Précisément... Le répétiteur de Théodore enfin... +vous avez l'air de tomber des nues...</p> + +<p>—Il n'est plus répétiteur de Théodore, il a dit à +ton frère qu'il ne pouvait plus s'occuper de lui, qu'il +avait d'autres chats à fouetter, je crois. J'espère bien +qu'il n'aura pas fait subir ce traitement-là à mon +fils...</p> + +<p>—Il aurait eu raison quelquefois... Je le trouve +très bien ce jeune homme... décidément.</p> + +<p>—Il n'est pas de notre monde, mon enfant.</p> + +<p>—Ah! c'est ça qui m'est égal! Si vous croyez qu'ils +sont toujours drôles les gens de notre monde? Je suis +sûre que lorsque M. de Mérigue se mariera il rendra +une femme joliment heureuse.</p> + +<p>—Que nous importe, ma fille! N'avons-nous rien +de mieux à faire qu'à nous occuper de ces petites +gens?</p> + +<p>—Ah! c'est trop fort!... D'abord, de votre part, +c'est de l'ingratitude... Ce pauvre garçon qui gagne +peut-être vingt-cinq louis par mois à la rue de Monceau, +vous en a donné cinq d'un seul coup à votre +dernière quête.</p> + +<p>—C'est bien possible, ma fille. Je ne me rappelle +pas. Le prince de Gabrielli m'a bien remis un billet +de mille. Si j'étais obligée d'avoir de la reconnaissance +pour tous les gens qui m'ont envoyé leur offrande, +je n'aurais plus le temps...</p> + +<p>—De broder, chère maman.</p> + +<p>Blanche de Vannes avait sommairement raconté sa +vie quotidienne à la comtesse douairière, mais elle +n'avait fait aux pensées qui l'agitaient qu'une bien +légère allusion, que la noble manieuse d'aiguille +n'avait aucunement pénétrée. Elle avait singulièrement +débuté dans la vie matrimoniale en consignant +son mari à la porte de sa chambre à coucher. Celui-ci +n'avait éprouvé qu'une légère vexation toute passagère +et non suivie de rancune contre la compagne +de son existence. C'était pendant cette première nuit +solitairement écoulée, que la jeune duchesse avait +rempli, à l'adresse de Mérigue, la singulière lettre +de change dont le texte était si bref et si catégorique. +Elle avait attendu une réponse pendant de longues +journées, et courait souvent elle-même à la loge aux +heures de passage des facteurs. Le «béguin» qu'elle +avait eu pour le jeune candidat se transformait décidément +et invinciblement en un sentiment profond +d'attachement qui contenait le germe d'une passion +folle et irrésistible. La solitude presque absolue où +vivait Blanche était un aliment de plus à cet étrange +amour, et compliquait les mouvements de son coeur +d'une violente excitation cérébrale. Les quelques +moments passés avec le duc irritaient et exaltaient +ses pensées; elle comparait sans cesse et avec une +mesure d'appréciation peu impartiale la platitude +de l'homme qu'elle apercevait en face d'elle, et l'auréole +du fantôme qu'elle poursuivait dans ses rêves. +Ce duc, si froid, si compassé, si correct dans sa tenue +irréprochable, si uniforme dans sa vie frivole et inutile, +et ce bel aventurier si romanesque, si ardent, +si dédaigneux de l'étiquette, si impétueux dans ses +ambitions hardies, ces deux êtres, si dissemblables, +ne pouvaient s'équilibrer dans les plateaux d'une +balance intelligente. La duchesse en était même +venue à admirer vaguement, comme un trait inouï +d'audace, cette prétention insensée de Jacques, qui +avait d'abord révolté son orgueil. Elle cherchait à cet +acte fou des circonstances atténuantes, et elle découvrait +comme telles, avec un frémissement intime, +la séduction de ses charmes et l'attraction exercée +par sa beauté, bien capables sans doute de griser le +cerveau d'un homme. Ce qu'elle ne pouvait point +encore comprendre, c'était que l'explosion de son +dédain eût fait à Mérigue une incurable blessure. +Aussi était-elle de jour en jour plus stupéfaite du +silence implacable où le poète se renfermait.</p> + +<br><br><br> + + +<h3>III</h3> + +<h3>SUITE DE LA MÊME LUNE</h3> + + +<p>—Oh! voyons, ma petite Zoé, tu n'es pas raisonnable, +je t'ai encore donné hier cinquante louis pour +payer ton terme.</p> + +<p>—Ah ça! mon petit duduc est-ce que tu t'imagines +qu'on n'a pas autre chose à faire qu'à penser à +son loyer, et que je vais jeter tout de suite tes jolis +petits monacos à la tête de cet escogriffe de concierge. +Ce sont des soufflets qu'il attrapera, s'il insiste.</p> + +<p>—Mais, ma fignolette, il te fera donner congé, tu +seras expulsée, quel déshonneur pour moi si l'on +dit au club que j'ai laissé vendre les meubles de ma +petite Louloute six semaines après avoir fait un +riche mariage.</p> + +<p>—Certainement, c'est un déshonneur.</p> + +<p>—On me traitera d'ingrat, d'oublieux, de pingre, +de vieux rapiat, de sale grigou.</p> + +<p>—Surtout de mufle et de moule, et on aura diablement +raison.</p> + +<p>—Tu es dure, ma petite Zoé.</p> + +<p>—C'est toi qui est dur. Comment tu me donnes +un billet de mille et parce que ça se trouve être le +montant du terme, et que ce terme arrive par hasard +à échoir aujourd'hui, il faut que je renonce à tous +mes petits projets et que je jette cette somme dans +ce tonneau des Danaïdes qui s'appelle la poche du +propriétaire. Va donc, mon vieux. C'est toi qui n'est +pas raisonnable, pour deux sous, vois-tu.</p> + +<p>—Pour mille francs.</p> + +<p>—Ah! voila-t-il pas une belle affaire! Quand +Mme la duchesse de Largeay aurait une perle fine de +moins.</p> + +<p>—Laisse donc la duchesse tranquille... comme je +fais moi-même.</p> + +<p>—Je te dis que tu me lâches.—C'est pas gentil.</p> + +<p>—Voyons, je te donne tout le temps que me +laissent le club et ma promenade à cheval.</p> + +<p>—Je te répète que tu me lâches pour ta petite +duchesse de rien du tout.</p> + +<p>—Tu es dure, ma petite Zoé.</p> + +<p>—... Qui t'a fermé la porte au nez, le soir de tes +noces.</p> + +<p>—Hein! tu dis?</p> + +<p>—Fais donc pas ton gros malin. Tout le monde le +sait.</p> + +<p>—Tout le monde sait... que...?</p> + +<p>—Que tu as passé la première nuit sur le divan +de l'antichambre, l'histoire a roulé dans tous les +journaux du boulevard.</p> + +<p>—Est-ce que je lis ces ordures, ma chère?</p> + +<p>—Eh bien, moi, si tu n'es pas plus aimable, je +vais faire comme la duchesse... je mettrai le verrou +à ma porte... et tu te trouveras... tu sais comme +l'infortuné cavalier le... dos par terre... entre deux +selles...</p> + +<p>—Oh! que tu es dure, Zoé.</p> + +<p>—C'est toi qui es un sans coeur.—Au moment +où ta fortune augmente de cinquante mille livres de +rente, tu veux que je paye mon terme... si tu y tiens +tant à ce terme, tu n'as qu'à le payer toi-même, je +ne m'y oppose pas, mais j'avoue que tu ferais bien +mieux de me donner l'argent...</p> + +<p>—Tu me fais des facéties.</p> + +<p>—Si c'était cette grande sauterelle de Microche +qui te le demandât, tu t'empresserais de lui obéir.</p> + +<p>—Il y a six mois que je ne l'ai vue.</p> + +<p>—Je crois bien, elle te claquait, mais elle savait te +mettre aux pas tout de même.</p> + +<p>—Qui t'a raconté ces bourdes?</p> + +<p>—Ça traîne dans tous les journaux.</p> + +<p>—Je t'ai déjà dit que je ne lisais pas ces ordures.</p> + +<p>—Si la duchesse te demandait mille francs tu les +lui donnerais.</p> + +<p>—Elle ne me demande jamais rien. Elle est bien +plus sage que toi.</p> + +<p>—Eh bien... écoute... Moi j'ai besoin d'argent... +par dévouement pour toi j'ai repoussé des offres +très brillantes... un sous-brigadier de la police des +moeurs, un baryton des Folies-Dramatiques... un +fabricant d'huile de foie de morue...</p> + +<p>—Prends garde qu'il ne te mette dans son pressoir.</p> + +<p>—Impertinent! Je vais faire comme la grande +Microche. Gare aux calottes.</p> + +<p>—Décidément, tu es trop dure, ma petite Zoé.</p> + +<p>—Non content de me refuser du pain, tu m'insultes, +tu me nargues au moment où je te donne les +preuves de mon affection et de ma fidélité.</p> + +<p>—Là! là! ne va pas pleurer maintenant... réconcilions-nous. +Tu sais bien que je suis ton petit duduc...</p> + +<p>—Donne-moi cinquante louis.</p> + +<p>—Je te les enverrai ce soir.</p> + +<p>—Tu sais, pas de blague! si je ne les ai pas avant +la nuit, je fais comme la petite dame de l'hôtel de +Bade.</p> + +<p>—Allons, allons, ne te chagrine pas, tu les auras.</p> + +<p>—Et puis, tant que j'y pense... tu feras peut-être +bien de payer le terme aussi.</p> + +<p>—Aïe, aïe, tu crois?</p> + +<p>—Dame, c'est toi qui l'as prétendu tout à l'heure.</p> + +<p>—Enfin... soit. Mais il faudra que tu sois joliment +mignonne. Adieu, Fifine, et le duc sortit.</p> + +<p>—Va donc, grand serin, murmura Zoé en se jetant +sur son canapé.</p> +<br><br><br> + + + +<h3>IV</h3> + +<h3>DOUBLE CROISEMENT</h3> + + +<p>L'allée des Acacias resplendit dans la jeune gloire +du printemps. Les grands arbres, doucement remués +par une brise vague, répandent une ombre fraîche +et un large flux de senteurs embaumées. Les rayons +obliques du soleil couchant glissent parmi les floraisons +et les verdures comme des regards souriants à +travers les cils d'une blonde amoureuse. Une légère +buée flottante noie les coteaux de Saint-Cloud dans +un lointain nébuleux. Toutes les vigueurs et toutes +les allégresses des bois ressuscités s'agitent dans le +tremblement des feuillages. Les arbustes, les herbes, +les fleurettes des massifs, éveillés de l'engourdissement +hivernal, aspirent joyeusement leur part de +vie, sous le balancement uniforme et cadencé des +hautes branches. L'azur transparaît à la cime des +arbres, purifié et avivé par le souffle du vent. +Quelques flocons de nuages s'abaissent vers l'Occident +et s'illuminent des teintes fauves d'un embrasement; +mille reflets ondoient sous l'épaisseur des +rameaux tendres, comme projetés par des miroirs +fugitifs. Ils se poursuivent, se croisent et s'entremêlent, +pour se séparer encore et recommencer +sans fin leurs danses lumineuses.</p> + +<p>A part quelques piétons bien rares, la foule bigarrée +qui encombre l'avenue est insensible au langage +de la nature radieuse. La grande chaussée est +complètement obstruée d'une quadruple rangée d'équipages +dont les courants ascendants et descendants +se côtoient sans se heurter, sous l'habile conduite +des cochers et la vigilance des gardiens du +bois. Toutes les voitures vont au pas, et les chevaux, +la tête haute, les naseaux palpitants, tous les muscles +tendus et cambrés, frissonnent d'impatience nerveuse +sous la splendeur des harnais étincelants, et +mâchent leur mors tout blanc d'écume. Au fond des +coupés, des victorias et des landaus, des personnages +de tout âge et de tout sexe, ayant de commun un +inexorable ennui, laissent errer dans le vide leurs +regards atones. Quelques sportsmen et quelques +belles petites conduisent leurs boggys et leurs phaétons +et ne paraissent pas s'amuser beaucoup plus +que les burgraves des grands carrosses. On voit ça +et là des fiacres piteux, égarés comme par hasard +parmi l'opulence des voitures de maîtres: on dirait +d'humbles mendiants tendant leurs sébilles à la +sortie d'une grand'messe. L'allée réservée aux cavaliers +possède quelques fidèles excentriques qui +tantôt se livrent à des steeples vertigineux, tantôt +lorgnent insolemment les dames, sans distinction +de rang ni d'espèce. Le chemin des piétons est +rempli d'une foule disparate. Le jeune boudiné y +coudoie l'ouvrier endimanché et le tourlourou au +bras de sa payse; le petit employé, éreinté par six +jours de rond de cuir, y salue son chef de service à +l'arrière-train gélatineux, auquel la Faculté ordonne +des promenades hygiéniques. A tout prendre, c'est +encore parmi ces pousse-cailloux que se trouve la +plus grande somme d'intelligence et de vie.</p> + +<p>Le duc et la duchesse de Largeay parcourent +l'avenue en landau découvert; la conversation des +deux jeunes époux n'a point été bien remarquable +de durée ni d'animation. La duchesse souffre, le duc +s'ennuie.</p> + +<p>—Belle journée! a dit le duc sur la lisière du bois.</p> + +<p>—Effectivement, a répondu la duchesse.</p> + +<p>—On devrait bien interdire cette promenade à +ces fiacres infects.</p> + +<p>—Comme vous êtes sévère, mon ami.</p> + +<p>—Voyons, chère amie, est-il possible à la vue +d'un homme qui aime la correction en toutes choses +d'être réduite à tomber sur ces sapins crottés et ces +haridelles osseuses. Une bonne police y devrait +mettre ordre.</p> + +<p>—Je ne suis pas de votre avis.</p> + +<p>—Voyez plutôt à Hyde-Park... à la villa Pamphili... +mon <i>desideratum</i> y est un fait accompli.</p> + +<p>—Oh! ne me parlez pas latin, mon ami, vous +risqueriez de vous tromper.</p> + +<p>—Toujours malicieuse.</p> + +<p>—Les petites gens des fiacres vous rouleraient +sur cet article-là.</p> + +<p>Le duc eut une moue dédaigneuse.</p> + +<p>—Pour moi, continua Blanche, je trouverais barbare +la mesure que vous proposez.</p> + +<p>—Vous devenez bien philanthrope, ma chère. Je +ne vous ai pas toujours connue ainsi.</p> + +<p>—C'est vrai, cher duc. Je l'avoue à mon honneur +ou à ma honte; je sens depuis quelques semaines +comme un grand courant d'humanité qui passe dans +mon âme.</p> + +<p>—Un courant d'humanité! Vous avez appris cela +au cours de M. Caro?</p> + +<p>—Non, mon ami; mais en regardant vivre autour +de moi les gens qui montent en fiacre, et même ceux +qui n'ont pas de quoi y monter.</p> + +<p>Le duc de Largeay poussa sans répondre un petit +ricanement. La duchesse haussa les épaules et laissa +tomber la causerie. A ce moment son landau était +complètement arrêté; elle promena ses yeux sur +l'allée des piétons. Elle aperçut d'abord un grand +cuirassier qui lutinait une petite bonne et elle envia +vaguement le bonnet et le fichu de la soubrette. +Elle vit ensuite un jeune ouvrier robuste et bien +découplé qui se dandinait les mains dans ses poches, +en promenant ses regards dans la foule, comme +sur un champ fertile en conquêtes. Elle le considéra +avec un intérêt qui excédait les bornes de la +curiosité pure et simple. Tout à coup, Jacques de +Mérigue, rêveur et pâle s'offrit à ses yeux. Il débouchait +d'une allée sombre et s'arrêta comme à +dessein en face du landau ducal. Blanche ayant +toussé à deux reprises, leurs yeux se rencontrèrent; +Mérigue salua gravement et détourna la tête, tandis +que la duchesse le dévorait du regard et ployait son +cou pour le suivre à travers la foule. Au même +instant, de l'autre côté de la voiture, Zoé passait conduisant +son boggy et lançait au duc un petit signe de +tête provocateur. Largeay lui répondit par un geste +de la main gauche. Blanche aperçut le mouvement +et un sourire de plaisir éclaira son visage pendant +quelques secondes. Elle venait en un laps de temps +inappréciable de combiner tout un plan de campagne +amoureuse, et elle faisait à son mari l'honneur +singulier de lui réserver un rôle dans ses opérations +stratégiques. Un des plus humbles marcheurs du +bois occupait la pensée d'une des plus riches propriétaires +de carrosses.</p> +<br><br><br> + + + +<h3>V</h3> + +<h3>L'OBSESSION</h3> + + +<p>—Théodore, as-tu besoin d'argent?</p> + +<p>—Toujours, ma chère petite soeur.</p> + +<p>—Je t'en donnerai si tu es bien sage.</p> + +<p>—Que faut-il faire et combien me donneras-tu?</p> + +<p>—Dix louis pour m'aider à gagner une gageure.</p> + +<p>—Parle toujours.</p> + +<p>—Voilà! J'ai parié à ton beau-frère que je devinerais +où il passe ses après-midi.</p> + +<p>—Oh! là, là. Donne-moi un peu ces dix louis.</p> + +<p>—Tu me promets de me dire la chose; tu pourras +examiner cela un jour de sortie.</p> + +<p>—Exhibe les monacos, tu seras bientôt satisfaite.</p> + +<p>Blanche prit deux billets de cent francs dans une +cassette et les remit au collégien rayonnant:</p> + +<p>—Eh bien, reprit alors Théodore, je ne vais pas +te faire languir. Toutes les fois que mon beau-frère +n'est pas ici, tu peux jurer qu'il est chez la petite +Zoé.</p> + +<p>Blanche murmura tout bas: vingt-trois heures +sur vingt-quatre, puis continua à haute voix:</p> + +<p>—Veux-tu bien te taire, petit polisson. Est-ce +qu'à ton âge on parle de choses pareilles? C'est +bien vilain, monsieur, de tenir un tel langage à sa +soeur.</p> + +<p>—Dame! tu veux savoir la vérité... tu me l'as +même achetée... je t'en donne pour ton argent.</p> + +<p>—Petite Zoé, petite Zoé, d'abord quelle est cette +personne, je te prie?</p> + +<p>—Une horizontale de grande marque.</p> + +<p>—Affreux gamin! qui t'a enseigné des mots pareils! +A dix-sept ans, c'est scandaleux. Je le ferai +dire par maman au père Coupessay; drôle, va!</p> + +<p>Théodore sortit en ricanant.</p> + +<p>Dès que son frère se fut éloigné, Blanche se frotta +les mains avec de petits rires nerveux. Le duc, par +extraordinaire, dînait ce soir-là chez sa femme. La +duchesse fut ironique et gouailleuse pendant tout le +repas. Il y avait longtemps qu'elle soupçonnait les +fugues de son illustre époux, mais elle était ravie +de voir ses conjectures brutalement confirmées. Au +dessert, elle renvoya les gens de service et dit à +brûle-pourpoint au clubman:</p> + +<p>—Que devient Monsieur de Mérigue, cher ami?</p> + +<p>—Je vois qu'il revient à la surface de vos préoccupations.</p> + +<p>—Je ne le nie pas. Il m'est sympathique. Quand +l'invitons-nous à dîner?</p> + +<p>—Quelle idée singulière!</p> + +<p>—Pas du tout singulière! Il m'avait promis dans +le temps de me lire son grand poème sur la Rédemption +des damnés.</p> + +<p>—Oh! vous aimez les choses lugubres!</p> + +<p>—Quand elles sont dites par une personne qui +ne l'est pas.</p> + +<p>—Mais, ma chère, je ne tiens pas du tout à dîner +avec ce poète candidat, et encore moins à entendre +son épopée. Vos divertissements ne rappellent en +rien les Bouffes.</p> + +<p>—Il faut absolument qu'on vous rappelle Mlle Zoé +pour que vous fassiez risette.</p> + +<p>—Plaît-il, ma chère?</p> + +<p>—Non, il ne plaît pas du tout, et si peu que je +suis déterminée à demander ma séparation.</p> + +<p>—Oui dà. Vous prenez les choses au tragique,—mais +je ne comprends pas très bien.</p> + +<p>—Je vais vous expliquer. Vous êtes constamment +fourré chez une fille affligée du nom de Zoé, +qui possédait déjà vos faveurs avant notre mariage.</p> + +<p>Vous continuez vos assiduités auprès de cette... +dame; un bon avocat trouvera très bien dans ce fait +matière à séparation de corps, qui entraîne séparation +de biens. Aïe, aïe. Vous faites la grimace, mon +beau duc. J'ai déniché le petit endroit sensible. Eh +bien, rassurez-vous. Je n'abuserai pas de mes avantages. +Je n'entends pas vous troubler dans vos +excursions peu édifiantes... mais, de grâce, mon +cher, faites bon visage à mes amis.</p> + +<p>Le duc de Largeay avait compris. Il grimaça son +plus aimable sourire et répondit à sa femme:</p> + +<p>—Un galant homme comme moi est toujours +aux ordres de son épouse. Parlez, duchesse, vous +serez obéie.</p> + +<p>—Vous allez inviter M. de Mérigue à dîner pour +après-demain soir.</p> + +<p>—La date est un peu rapprochée.</p> + +<p>—On ne se gêne pas avec les intimes. Prenez une +de vos cartes... bien. Vous avez un crayon dans votre +carnet? C'est parfait. Maintenant écrivez:</p> + +<p>«Le duc de Largeay prie le vaillant orateur royaliste +de vouloir bien lui faire l'honneur de venir +dîner chez lui mardi soir, sans cérémonie. M. de +Mérigue serait bien aimable d'apporter quelques +fragments manuscrits de son grand poème, <i>la Rédemption +des damnés</i>. La duchesse et moi serons +enchantés d'entendre les beaux vers de cet ouvrage.»</p> + +<p>Le duc transcrivit fidèlement le factum ci-dessus +et l'envoya à domicile par un de ses laquais.</p> + +<p>Cet homme de service rentra au bout d'une demi-heure +porteur de la réponse suivante:</p> + + +<blockquote><p> +«Monsieur le duc,</p> + +<p>«Je suis aux regrets de ne pouvoir répondre à +votre honorable invitation. Je prends la parole +mardi soir au local de la Société d'horticulture, dans +le but d'arriver à la formation d'un comité électoral.</p> + +<p>«Agréez, monsieur le duc, l'expression de mes +sentiments distingués,</p> + +<p>«<span class="sc">Jacques de Mérigue.</span>»</p> + + +<p>P.S.—Tous mes remerciements pour les choses +obligeantes que vous voulez bien penser au sujet de +mes oeuvres. +</p></blockquote> + +<p>Quand le duc eut donné lecture de cette épître, la +duchesse s'écria vivement: Tiens! une idée; si nous +allions entendre M. de Mérigue? Il admet les dames +à ses réunions. C'est une partie de plaisir comme +une autre, n'est-ce pas, mon ami?</p> + +<p>—C'est un point de vue, ma chère.</p> + +<p>—Vous m'y amènerez?</p> + +<p>—Je vous y amènerai.</p> + +<p>—Ah! vous êtes gentil ce soir.</p> + +<hr> + +<p>Le duc et la duchesse, mal renseignés sur les +heures, entrèrent dans la salle au moment de la +péroraison. Mérigue s'écriait: «Le coeur du royaliste +s'ouvre à toutes les gloires de la patrie, et le +chevalier de Bouvines peut dire: Mon frère», au +grenadier d'Austerlitz. Mais il faut revenir à la vieille +souche dont la dernière pousse jaillit il y a deux +cents ans au pied des nobles Pyrénées, à cette famille, +au front blanc et éternel comme la neige des montagnes +qui abrita son troisième berceau.» A ce mo-</p> + +<p>ment l'orateur s'arrêta tout à coup; il venait d'apercevoir +ses deux nouveaux auditeurs. Il mit son front +dans ses mains; sa voix dominatrice s'éteignit, et il +poursuivit d'un ton sourd et mélancolique: «Ne +croyez pas qu'en vous conviant à la bataille je vous +dissimule les épreuves que vous réserve le destin.</p> + +<p>«Soldats de la résurrection nationale, ouvrez l'histoire +du monde. Vous lirez sur toutes les tables +d'ostracisme le nom de tous les rédempteurs. Vous +sortirez sanglants et mutilés d'une lutte implacable +contre l'indifférence du sort et l'ingratitude des +hommes. Vous serez méconnus et honnis par ceux +que vous avez le plus aimés. Ceux pour qui vous +avez souffert mettront en doute vos blessures et se +riront de votre vertu. Nouveaux Prométhées, vous +aurez le sein rongé des vautours pour avoir touché +au feu du ciel.</p> + +<p>«Mais quand vous arriverez au seuil de la nuit dernière, +vous trouverez l'ange de l'honneur debout +sur la pierre tombale, et un divin sourire illuminera +son front d'airain. Ses lèvres austères frémiront d'un +tressaillement ineffable, et sa voix, comme un clairon +prodigieux, fera retentir ces paroles à travers les +échos du temps et de la mort: A vous, meurtris +glorieux, l'immortalité des forts, l'apothéose des +martyrs.»</p> + +<p>Une longue salve d'applaudissements couvrit les +dernières paroles de l'orateur. Tous les hauts personnages +assis sur l'estrade vinrent lui tendre la +main, un groupe d'auditeurs se précipita vers la +tribune. Mais l'attention de Jacques était concentrée +à l'extrémité de la salle du côté des nouveaux venus +dont l'entrée avait troublé ses dernières périodes. +Ses oreilles n'entendaient point les acclamations et +les bravos, et son regard voilé d'un brouillard de +tristesse cherchait à fixer une grande dame qui +avait des larmes dans les yeux.</p> +<br><br><br> + + + +<h3>VI</h3> + +<h3>LE BAL GABRIELLI</h3> + + +<p>—Mon ami, c'est dans trois jours la grande soirée +de la duchesse de Gabrielli.</p> + +<p>—Oui, ma chère Blanche. Quelle corvée!</p> + +<p>—Voulez-vous me rendre un petit service à ce +sujet, mon cher duc?</p> + +<p>—Vous savez que je n'ai rien à vous refuser.</p> + +<p>—Je sais. Vous êtes à croquer depuis quelque +temps. Tâchez de voir le duc ou la duchesse cet +après-midi.</p> + +<p>—Diable! cet après-midi... j'ai un rendez-vous +avec mon tailleur!</p> + +<p>—Bah! votre tailleuse attendra. Une minute vous +suffira pour me satisfaire.</p> + +<p>—Formulez vos désirs, duchesse.</p> + +<p>—Un des amis de M. de Mérigue m'a dit que le +poète-candidat désirait une invitation à ce bal.</p> + +<p>—Rien de plus facile, ma chère amie... Vous êtes +décidément hantée par <i>la Rédemption des damnés</i>!</p> + +<p>—Comme vous par le souvenir de votre tailleur.</p> + +<p>—C'est entendu, j'aurai une invitation pour votre +protégé.</p> + +<p>—Eh! je ne me défends pas d'être l'Égérie de ce +pauvre Numa.</p> + +<p>—Égérie? Numa? Vous dites?</p> + +<p>—Rien, ce serait trop long à vous expliquer.</p> + +<p>Et voilà comment Jacques de Mérigue reçut le +soir même une invitation officielle à la soirée +Gabrielli. Il pensa, non sans une certaine apparence +de raison, qu'un de ses admirateurs politiques était +l'auteur de cette gracieuseté. Les élections générales +s'avançaient à grands pas et il était certain de +rencontrer à cette réunion mondaine les sommités +du parti royaliste. Aussi n'hésita-t-il point à endosser +son frac et à se diriger au jour fixé, sur les minuit, +vers le splendide hôtel de la rue Vanneau.</p> + +<p>La duchesse de Largeay était arrivée à dix +heures et demie, dans tout l'éclat de son altière et +provocante beauté rehaussée par une toilette machiavéliquement +simple: une robe en damas blanc +et une énorme rose rouge parmi la forêt de ses +cheveux noirs, comme une étoile éclairant les +ténèbres. Blanche s'était constamment maintenue +dans le premier salon afin d'entendre annoncer et +de voir entrer tous les arrivants.</p> + +<p>L'heure et demie qui s'écoula jusqu'à l'apparition +de Mérigue lui parut interminable et désespérante.</p> + +<p>Elle commençait maintenant à comprendre que +le jeune homme, cruellement blessé par elle, avait +résolu, soit par fierté, soit par rancune, de lui faire +expier l'affront qu'elle lui avait infligé. Mais cette +idée ne faisait qu'exciter davantage sa passion de +jour en jour grandissante, et il ne pouvait pas +entrer un moment dans son esprit que l'homme le +plus rebelle et le plus ulcéré résistât longtemps à +son pouvoir fascinateur.</p> + +<p>Elle roulait dans sa tête cette orgueilleuse pensée +quand un huissier annonça d'une voix sonore:</p> + +<p>—Monsieur Jacques de Mérigue.</p> + +<p>Blanche s'éclipsa derrière un groupe pour n'être +point aperçue immédiatement par le jeune homme, +et ne le quitta point des yeux, tandis qu'après le +salut obligatoire aux maîtres de la maison il pénétrait +lentement à travers la noble foule. Il y avait +cette nuit-là deux mille personnes à l'hôtel Gabrielli; +Jacques, à son entrée, fut matériellement ébloui par +l'aveuglante clarté des lustres, ruisselant de tous +côtés sur les remous des chevelures parées et sur la +houle des épaules nues. On eût dit que, sous une +illumination surnaturelle, les Vénus, les Hébés et +les Fortunes d'un grand musée secouaient tout à +coup leur engourdissement sculptural, et faisaient +miroiter en de fiers mouvements leurs blancheurs +marmoréennes.</p> + +<p>Mérigue, un instant saisi, raffermit bien vite son +regard et s'enfonça d'un pas ferme dans l'enfilade +des salons resplendissants. Il serra la main à plusieurs +notabilités de la droite monarchique et +découvrit bientôt le petit vicomte d'Escal, le fauteur +de sa première candidature, qui, blotti dans la +pénombre d'un coin discret, lorgnait les jolies +femmes avec un petit rire égrillard.</p> + +<p>—Charmé de vous trouver ici, monsieur, lui dit +Mérigue. Je désirais précisément causer un peu +avec vous.</p> + +<p>—Bien enchanté, répondit d'Escal avec une amabilité +contrainte, maudissant au fond du coeur le +passant intempestif qui venait troubler la douce +paix de son petit observatoire.</p> + +<p>—Vous avez été si gracieux pour moi lors des +dernières élections municipales, continua Mérigue, +que je ne doute point rencontrer en vous aujourd'hui +le même appui et la même bienveillance.</p> + +<p>Le vicomte d'Escal fit intérieurement une formidable +grimace.</p> + +<p>—Vous voulez tenter encore le sort des urnes, +répondit-il d'une voix peu encourageante où Jacques +lut sans peine l'anxiété du porte-monnaie.</p> + +<p>—J'y compte, monsieur.</p> + +<p>—C'est très cher, pour le Corps législatif. Le +Comité n'est pas riche, vous le savez aussi bien que +moi, et, quant à votre serviteur, il est dans une +position absolument gênée et presque hors d'état +d'acquitter le solde encore impayé des frais énormes +entraînés par votre dernière candidature.</p> + +<p>Il faut noter que le vicomte d'Escal n'avait pas +d'enfant et possédait en revanche cent mille livres +de rente en bonnes terres et en bons titres.</p> + +<p>Il venait en outre de gagner un lot de cent mille +francs au tirage des obligations de la ville de Paris.</p> + +<p>Telle était la situation matérielle de l'homme qui +affirmait avoir été ruiné par une dépense de cent +louis.</p> + +<p>—Il faut avoir confiance dans l'imprévu, mon +cher vicomte, reprit Mérigue, et je suis du moins +certain que votre appui moral ne me fera pas défaut.</p> + +<p>—Oh! pour ma voix, mon cher Mérigue, vous +l'aurez sans aucun doute, à moins toutefois que je +ne sois à la campagne le jour de l'élection; je vous +demande pardon de couper court à cet intéressant +entretien, mais je guette depuis longtemps déjà le +président du Comité auquel j'ai absolument besoin +de parler... Bien enchanté de vous avoir vu.</p> + +<p>Mérigue ne put retenir un léger haussement +d'épaules et s'éloigna l'esprit soucieux. Comment +ferait-il pour trouver les deux cents louis qui +allaient lui être nécessaires? Tout à coup il sentit +une légère pression sur son bras gauche, et se +retourna vivement. Blanche de Largeay lui tendait +la main. Jacques fût tombé à la renverse s'il n'eût +été au milieu d'une foule aussi nombreuse. Il frissonna +violemment mais reprit bien vite son empire +sur lui-même. Il s'inclina devant la duchesse qui +lui donnait un shake hand vigoureux.</p> + +<p>—On ne vous voit plus, monsieur de Mérigue. +C'est vraiment bien mal à vous d'oublier ainsi vos +amis. Vous savez bien tout l'intérêt que nous vous +portons.</p> + +<p>—Soyez persuadée, madame, que je vous en suis +très reconnaissant, mais en ce moment de nombreux +travaux m'absorbent.</p> + +<p>—Le duc et moi espérions si fort l'autre jour +entendre quelques pages de la <i>Rédemption des +damnés</i>!</p> + +<p>Mérigue s'inclina sans répondre.</p> + +<p>—Vous savez combien nous aimons la littérature +en général et la poésie en particulier.</p> + +<p>—J'étais retenu par des devoirs absolus, madame.</p> + +<p>—Je le sais, je suis allée à votre conférence avec +mon mari. Nous ne sommes malheureusement +arrivés qu'à la fin, mais je déclare avoir entendu là +une péroraison délicieusement émouvante.</p> + +<p>Jacques s'inclina de nouveau.</p> + +<p>—Mais enfin, poursuivit la duchesse, vous ne +pouvez, malgré tout votre zèle et toute votre éloquence, +faire un discours chaque soir. Je vais m'entendre +avec mon mari pour vous prier de venir un +de ces jours.</p> + +<p>Mérigue fit un violent effort sur lui-même.</p> + +<p>—Madame, reprit-il, je ne crois pas pouvoir +répondre quant à présent au désir bienveillant que +vous m'exprimez. Mes travaux considérables, la préparation +d'une nouvelle candidature...</p> + +<p>—Ah! vous allez vous porter pour la Chambre... +Bravo. Toutes nos sympathies seront pour vous... +Dieu! qu'il fait chaud dans ce salon, quelle déplorable +mode que ces bals pendant l'été. Dansez-vous, +monsieur Jacques?</p> + +<p>—Jamais.</p> + +<p>—C'est dommage, nous aurions valsé! Voulez-vous +me conduire au buffet.</p> + +<p>Jacques, plus mort que vif, offrit son bras à +Blanche sans laisser tomber un mot de ses lèvres. +Le buffet était à l'extrémité opposée des salons, +et la duchesse de Largeay put marcher près d'un +quart d'heure au bras de l'homme qu'elle aimait. +Quand ils arrivèrent à la table des rafraîchissements +et des victuailles, ils trouvèrent le précieux +local encombré monstrueusement. De jeunes dandys +montrant leurs dents blanches au sein des plus +gracieux sourires, profitaient de la longueur de +leurs bras pour faire passer aux jolies femmes +des sandwichs et des verres de champagne, et de +petits cris de fouines étranglées témoignaient parfois +qu'une ou plusieurs gouttes du mousseux +liquide avaient chuté sur les bras éclatants ou dans +les nuques frissonnantes. De vénérables matrones +portaient d'une main tremblante des babas juteux +à leur bouche disgracieusement ouverte; de beaux +gourmands, décorés de plusieurs ordres, engloutissaient +rapidement des pains fourrés au foie gras +tout en dévorant des yeux les poulets froids entourés +de gelée. De petites dames maigriottes avalaient +sans s'en douter des assiettes entières de petits +fours aux ananas et de cerises glacées blanches et +roses. De vieux Burgraves buvaient des bols de +consommé nature et des petits verres de Château-Margaux, +tandis que les danseurs exotiques s'attaquaient +aux grosses brioches et aux petites tasses +de chocolat. Le vicomte d'Escal fut aperçu dévorant +à vilaines dents des truffes entières artistement +enfilées en des broches d'argent.</p> + +<p>—Comment approcher de cet Eldorado où il y a +tant d'appelés et si peu d'élus? dit la duchesse à +son cavalier muet.</p> + +<p>—Veuillez m'indiquer ce que vous désirez, +madame, je tâcherai de vous l'atteindre.</p> + +<p>—Une petite flûte de champagne.</p> + +<p>Mérigue opéra sans accident le transport du +rafraîchissement demandé. La duchesse y trempa à +peine ses lèvres, rendit le verre à Jacques et lui dit:</p> + +<p>—Il y a trop de foule ici. Pas moyen de causer +tranquillement. Voulez-vous me conduire à la serre +du premier étage?</p> + +<p>Jacques arrondit son coude et la grande promenade +recommença à travers les habits distendus et +les traînes froissées. Blanche, toute palpitante +d'émotion, ne savait plus quelles phrases adresser +à son partenaire implacable, et Mérigue, domptant +par sa volonté les frémissements de son âme, paraissait +insensible aux charmes suspendus à son bras +inerte.</p> + +<p>Il leur fallut vingt minutes pour aboutir au jardin +d'hiver. Il était presque vide, tout le monde se +pressant au salon principal où le cotillon allait +commencer.</p> + +<p>Blanche prit place sur un divan et contraignit +pour ainsi dire son acolyte à s'asseoir auprès d'elle.</p> + +<p>—Ce cotillon ne vous dit pas grand'chose, n'est-ce +pas, monsieur de Mérigue? lui demanda-t-elle en +manière d'exorde. Je serais certainement désolée de +vous enlever à un spectacle susceptible de vous +intéresser, mais je crois vous connaître assez pour +être certaine que le déroulement banal de toutes ces +ondulations vivantes vous laisse aussi froid qu'il me +laisse indifférente.</p> + +<p>—Vous me jugez bien, madame.</p> + +<p>Blanche fut ravie de cette petite réponse, pour le +moins aussi banale que les figures du divertissement +chorégraphique. Elle estima que la glace était +rompue et, dans les échos bruyants de l'orchestre +qui parvenaient jusqu'au berceau de verdure où elle +était abritée, elle crut entendre les fanfares de sa +victoire prochaine.</p> + +<p>—Êtes-vous méchant tout de même, monsieur +Jacques, soupira-t-elle tout à coup avec un de ces +sourires à faire damner tous les anges du ciel. +Voyons, avouez-moi que vous êtes méchant?</p> + +<p>—Même pour vous être agréable, madame, il +m'est impossible de mentir. J'ai beaucoup d'imperfections +et je m'empresse de les reconnaître. Mes +qualités sont excessivement rares, mais vous voyez +que l'humilité ne me fait pas défaut. Je suis donc +assez impartial pour protester avec quelque raison +contre une accusation de méchanceté. Je n'ai jamais +su ce que c'était qu'infliger au plus infime des +êtres vivants la moindre douleur, le plus petit chagrin.</p> + +<p>Ces paroles furent prononcées par le poète d'une +voix ferme et imperceptiblement mélancolique. La +duchesse, avec son flair supérieur, comprit de suite +qu'elle avait en face d'elle un adversaire sur ses +gardes. Elle jugea que le lieu où elle se trouvait +n'était pas propice au développement de toutes ses +batteries et au déploiement de ses dernières réserves. +Elle ne voulut point engager les carrés de +la vieille garde.</p> + +<p>—A propos, monsieur de Mérigue, dit-elle comme +sous l'impression d'un ressouvenir subit, avez-vous +un éditeur pour votre <i>Rédemption des damnés</i>?</p> + +<p>—Il est bien rare, madame, répliqua Jacques, +que les vers d'un poète inconnu trouvent un éditeur +avant d'être terminés.</p> + +<p>—Le duc de Largeay vous découvrira cela... d'ici +quarante-huit heures.</p> + +<p>—Tous mes remerciements, madame, mais mon +oeuvre est encore inachevée. La question dont vous +voulez bien m'entretenir est donc pour le moins +prématurée.</p> + +<p>—Peu importe, ce sera autant de fait. Je vous +indiquerai après-demain le nom d'un éditeur par +lequel vous serez bien accueilli. Trouvez-vous à +deux heures au Louvre dans le salon carré, en face +du <i>Charles Ier</i> de Van Dyck. Je vous donnerai de +bonnes nouvelles. Je compte sur vous, n'est-ce +pas?</p> + +<p>Mérigue parut réfléchir quelques instants.</p> + +<p>Blanche reprit avec volubilité:</p> + +<p>—L'acceptation de ce rendez-vous est une question +de galanterie. Ce principe une fois posé, je ne +puis croire un instant que vous vous dérobiez à +mon désir...</p> + +<p>... A après-demain deux heures.</p> +<br><br><br> + + + +<h3>VII</h3> + +<h3>LE SALON CARRÉ</h3> + + +<p>Dans l'intervalle des deux rendez-vous, Blanche, +mettant de nouveau à contribution la complaisance +de son mari devenue inépuisable depuis la menace +de séparation, lui avait éloquemment démontré +quel beau rôle était celui de protecteur des +lettres. Elle avait fait intervenir dans son exhortation +les noms de Mécène et des Médicis, en les faisant +suivre naturellement d'une légende explicative +à l'usage du duc de Largeay. En fin de compte elle +chargea l'amant de Zoé de dénicher un éditeur qui +voulût publier le poème de Jacques. Le duc obtint +l'adhésion d'un libraire à la mode, le célèbre Benjamin +Rouault qui consentit d'avance à faire paraître +la <i>Rédemption des Damnés</i> à la condition +qu'il lui fût préalablement consigné une somme de +cinq cents francs. Blanche ne fut point arrêtée par +une aussi mince considération, et elle se rendit, +alerte et légère, au rendez-vous qu'elle avait fixé en +apportant à l'auteur inconnu le moyen de franchir +la première étape de la renommée. Mérigue se dirigea +vers le Louvre avec une douleur poignante +dans l'âme, mais en conservant la ferme résolution +d'être impassible et implacable. Il prévoyait tous +les assauts qu'il allait subir, mais lorsque les élans +de sa passion toujours vivante lui faisaient craindre +une défaite, il rappelait à sa mémoire, avec la force +intense d'imagination qu'il possédait, cette minute +inoubliable, où les voeux les plus purs et les plus +sincères de son coeur avaient été dédaigneusement +rejetés, comme des loques tombées par hasard aux +mains d'une reine. Il avait bien songé un instant, +soit à s'excuser par lettre, soit à manquer purement +et simplement le rendez-vous, mais à la réflexion +il avait compris que ce serait là un éclatant +aveu de faiblesse, qui augmenterait d'autant l'impérieuse +présomption de Blanche.</p> + +<p>Il allait donc bravement à la bataille avec un +bouclier de dignité et un casque d'orgueil. L'exactitude +était une de ses vertus maîtresses, et à deux +heures, le jour indiqué, il se trouvait devant le chef-d'oeuvre +de Van Dyck, cherchant à modeler son +attitude sur la fière allure de Charles Stuart. La +duchesse était depuis quelques minutes en poste +d'observation dans l'angle opposé du salon carré, +près du grand tableau de Poussin. Par une antithèse +singulière avec sa toilette de bal, elle portait +un costume entièrement noir avec une rose rouge +à la place du coeur, manifestant ainsi à la fois le +deuil de ses pensées et la blessure de son amour. +Quand elle vit Mérigue arrêté devant la toile du +maître Flamand, elle marcha droit à lui comme un +taureau sur le picador.</p> + +<p>—Vous êtes bien aimable, aujourd'hui, monsieur, +et d'une ponctualité vraiment au-dessus de +tout éloge. L'exactitude est décidément la politesse +des poètes comme celle des rois.</p> + +<p>—Madame, j'ai l'honneur de vous saluer.</p> + +<p>—Monsieur de Mérigue, je vous apporte une +agréable nouvelle. L'éditeur bien connu, Benjamin +Rouault, de la rue Vivienne, publiera votre poème +aussitôt que vous lui aurez fait l'honneur de le lui +remettre. Le duc de Largeay, qui est fort lié avec +lui, a voulu vous donner un témoignage de notre +sympathie en arrangeant cette affaire. Vous avez +l'air étonné?</p> + +<p>—Très étonné, madame. L'éditeur sentimental +et qui publie un ouvrage pour l'unique plaisir +d'être agréable à quelqu'un est un phénomène pathologique +dont j'ignorais l'existence. Je vous prie +de bien vouloir transmettre au duc tous mes remerciements +pour une démarche que je me réserve +d'utiliser ou de ne point mettre à profit. Quoi qu'il +en soit, je suis désolé que vous vous soyez dérangée +pour une oeuvre que vous ne connaissez +point, et pour un personnage qui n'a aucun titre à +tenir une place quelconque dans vos préoccupations.</p> + +<p>—Une place quelconque, dites-vous?...</p> + +<p>—Quelconque... si petite qu'elle soit, je ne m'en +estime pas digne.</p> + +<p>—Qu'il est mal de railler ainsi, monsieur Jacques, +quand à vous seul vous remplissez mon âme, +quand vous savez... que je suis à vous.</p> + +<p>—Il m'est absolument pénible d'entendre un +pareil langage... indigne de moi comme de vous, +plus que de vous.</p> + +<p>—Et à moi, il m'est doux infiniment, de vous +répéter que je vous aime; je rouvre ainsi une plaie +cuisante, mais j'y verse un baume qui la parfume +et qui l'endort. Oui, monsieur Jacques, oui, Jacques, +je vous aime... entendez-vous, je vous aime.</p> + +<p>—C'est un grand malheur, madame, vous ne +pouvez m'aimer sans crime, je ne puis vous aimer +sans lâcheté.</p> + +<p>—Que dites-vous... de quoi parlez-vous... de +crime, je crois... ai-je bien entendu!...</p> + +<p>—De crime.</p> + +<p>—Il y a un crime à chérir le seul être qui ait +fait tressaillir mon âme depuis l'éveil de mes sens +et de ma raison! Jusqu'au jour où je vous aperçus +noyé dans l'ombre des chapelles, mes regards ne +s'étaient arrêtés que sur des mannequins bien +coiffés, bien habillés, bien gantés, affublés de toutes +les élégances et de toutes les excentricités de la +mode, et tous incapables de vibrer au plissement d'un +sourire, à l'ébauche d'un geste, au feu d'un regard. +Vous prétendez que j'aime des fantoches, que je +m'assimile à des pupazzi... Vous avez aussi prononcé, +je crois, le mot de lâcheté.</p> + +<p>—Il ne s'adressait pas à vous, madame, je me le +réservais à moi-même, pour le cas où j'aurais accepté +l'offre de votre amour.</p> + +<p>—Vous m'avez aimée, Jacques, vous m'aimez +encore, ne cherchez pas à vous tromper vous-même. +Votre coeur saigne comme le mien. Eh bien, +pourquoi, je vous le demande, trouverez-vous +lâche de changer une souffrance en joie, une amertume +en ravissement? Vous avez su revêtir votre +visage d'un masque dur et insensible, mais ce +masque a l'épaisseur d'une gaze, et derrière ce vain +simulacre, je vois briller un coeur tout plein de moi, +où chaque goutte de sang reflète mon image, dont +chaque battement répète mon nom.</p> + +<p>—Je vous ai aimée, madame, je puis le dire sans +honte, je vous l'ai prouvé, je vous l'ai répété, je +vous ai offert ce coeur dont vous voulez vous emparer +aujourd'hui, vous ne vous êtes pas contentée +de le repousser, ce qui était votre droit, vous l'avez +souffleté, pour avoir osé aspirer jusqu'à vous. Vous +vouliez bien de moi comme d'un jouet qui vous +amuse l'espace d'une heure, qu'on disloque et qu'on +brise dès qu'il a cessé de plaire. En vertu de votre +haute naissance, vous avez cru qu'il vous était +permis de mettre la main sur un pauvre passant +obscur qu'avaient ébloui vos charmes, et de l'attacher +à vous comme une breloque ou un pendant +d'oreilles. Et parce qu'un jour ce passant a eu l'audace +de montrer une âme et de l'estimer à la hauteur +de la vôtre, vous lui avez infligé avec le déshonneur +de l'outrage, des supplices intimes dont +vous ne connaîtrez jamais la cruauté et l'horreur.</p> + +<p>—Que dites-vous, Jacques!... Vous souffrez... +donc?... vous m'aimez?...</p> + +<p>—Vous raisonnez mal, madame. La maladie est +la route par où s'enfuit la vie, la torture que j'éprouve +est la voie douloureuse par où s'écoulent +pour jamais les dernières gouttes de mon amour. +Certes, si je la niais, cette torture, vous auriez le +droit de révoquer en doute ma sincérité, mais je ne +mettrai pas mon point d'honneur à vous la dissimuler. +La honte n'existe pas dans la douleur +endurée avec courage, mais dans la barbarie qui +vous livre aux griffes de cette douleur. Si vous +pouvez trouver une satisfaction à savoir que vous +m'avez donné un coup de poignard, soyez heureuse, +madame.</p> + +<p>—C'est vous, Jacques, qui me martyrisez en ce +moment. Vous me le disiez tout à l'heure: Nous +nous sommes aimés à première vue... nous étions +faits l'un pour l'autre, l'invincible attraction qui +existait entre nous était celle de deux êtres qui se +cherchaient pour se compléter. Mais j'ai toujours considéré +deux faces dans notre vie, à nous femmes du +monde, la face publique, banale, officielle, écoeurante, +pleine de liens et d'obligations, et la face +intime, secrète, seule existante et vraie, où le coeur +se montre sans fard et sans maquillage, rouge de +vrai sang, brûlant de chaleur vivante. J'ai laissé +emporter ma vie extérieure au courant de moeurs +et de coutumes que je n'avais pas créées, et j'ai +gardé la possession pleine et entière de la meilleure +partie de moi-même pour l'être futur qui saurait +la découvrir. Est-ce que je ne vous ai pas conservé +la bonne part? Est-ce que je ne vous ai pas livré le +miel de la ruche, le suc de la fleur, la sève intime +de l'arbre? Que vous importent la brèche apparente, +l'enveloppe des tiges, la grossière écorce? Vous, +poète, vibrant et palpitant à l'appel des voix mystérieuses, +qui trouvez un sens au murmure du vent +et au bruit des fontaines, pour qui la nature est un +livre ouvert, qui lisez même au fond de nos âmes, +à travers le cristal transparent des yeux, vous rechercheriez +les vains oripeaux et les chiffons de soie +qui éblouissent la multitude? Si vous saviez tout ce +que j'ai creusé depuis un mois de pensées et de +sentiments, depuis un mois où la plus haute portion +de moi-même pleure dans le silence et dans la +nuit! Vous êtes venu, Jacques, à cette fête éblouissante +où il y avait dans l'église pour un million de +pierreries, où toutes les splendeurs de l'autel s'étalaient +en mon honneur, où les prêtres trompés par +ma robe blanche ont prodigué des louanges à ma +piété et à ma pureté... Eh bien! ce jour-là fut un +jour mortuaire, c'était le <i>Dies iræ</i> que j'entendais +mugir dans les grandes orgues, dès l'instant de mon +mariage, ô Jacques! j'étais veuve.</p> + +<p>—Vous êtes éminemment habile, madame la +duchesse, à changer de place toutes les culpabilités.</p> + +<p>Je ne sais si cela tient à ma pauvre origine, à mon +existence en tout temps, humble, laborieuse, pénible, +mais je ne saurais admettre le dédoublement +de notre personne. Si j'aime, je veux pouvoir le +dire à toute la terre. La vie est trop courte pour +pouvoir en consacrer la moitié à des poses et à des +parades. Au reste, je ne saurais m'attarder à discuter +une subtilité. Vous avez trouvé mon amour +trop inférieur et trop vulgaire pour l'avouer à la +face du monde. Au lieu de voir un coeur tout embrasé +de tendresse, vous avez pensé au sixième +étage, au travail acharné qui gagne le pain, aux +habits râpés, à la nourriture sèche et frugale. Vous +n'avez pas seulement réfléchi à une chose, c'est +qu'un pauvre habillé en duc pourrait avoir bonne +mine, et qu'un duc habillé en pauvre pourrait +sembler misérable et chétif. Vous vous êtes préoccupée +de l'opinion de ces pantins et de ces automates +dont vous me parliez tout à l'heure. Ils ont +réglé vos choix et vos décisions, et, sur un signe de +leur main, vous avez renié la plus belle partie de +votre âme, pour employer votre langage. J'ai la +conscience de n'avoir rien fait pour mériter cet +outrage. Si j'ai quelque mémoire, je ne suis +point allé chez vous de moi-même, vous m'avez +attiré, choyé, caressé, vous m'avez laissé croire +que j'occupais une place dans vos pensées. Or, +mes principes d'honneur me la désignaient impérieusement, +je vous ai fait connaître mes voeux +et mes désirs, vous savez la réponse que vous +m'avez faite. Elle est telle que tout l'amour que +vous pourriez me prodiguer, tout le dévouement +que vous déploieriez en ma faveur, tout le repentir +même que vous essayeriez de me témoigner, n'effaceraient +point dans mon souvenir l'écho méprisant +de votre voix. Vous me parliez tout à l'heure de +souffrances et de tortures. Voyez si les vôtres sont +comparables aux miennes. Vous veniez de me dire: +Je vous aime, et de me transporter des profondeurs +de mon enfer aux plus hautes gloires de votre +Paradis. Et au moment où j'étendais la main vers +la couronne que vous m'aviez préparée, vous me +précipitiez au fond des abîmes, impitoyablement, +d'un coup de pied. Je puis pardonner la douleur +infligée, je n'oublierai jamais l'affront...</p> + +<p>—Je suis bien malheureuse. Je vous demande +pardon...</p> + +<p>—Je viens de vous répondre, madame, la trace +de l'injure est ineffaçable. Auriez-vous tenté de la +faire disparaître même avant de vous appeler la +duchesse de Largeay que vous n'y seriez point parvenue. +Votre fierté vous a poussée à l'insulte gratuite +et inique, souffrez que la mienne m'enchaîne +au juste ressentiment.</p> + +<p>Nous aurions pu être heureux, madame, je le +voulais passionnément, c'est vous qui avez refusé. +Que pouvais-je faire? Que puis-je faire encore? Une +seule chose: Oublier l'ivresse que vous m'avez un +jour versée, me rappeler que je suis un homme, +étouffer mon coeur et agiter mes bras.</p> + +<p>—Cela ne peut être votre dernier mot, Jacques, +je vous le dis encore: j'ai péché contre vous, je +m'en humilie en votre présence. Voyez, je vous +parle comme une pécheresse parlerait à Dieu, je +m'attache désormais à votre vie comme un ange +gardien et consolateur. Vous pouvez me repousser +aujourd'hui, je reviendrai demain, après-demain, +toujours. Je vous aime assez pour commettre ce que +vous appelez un crime. Et vous me verrez à l'oeuvre +à toute heure, à tout instant. Je bénis Dieu de vous +avoir fait pauvre et dénué...</p> + +<p>—Pardon, madame, je ne me suis jamais plaint +à personne de ma pauvreté.</p> + +<p>—Je vous dis que je bénis Dieu, parce qu'ainsi je +pourrai, autrement que par des paroles...</p> + +<p>—Assez, madame, assez. Vous aggravez les anciens +opprobres...</p> + +<p>—Je vous aimerai tellement que je vous forcerai +à m'aimer.</p> + +<p>—Ne me contraignez point à concevoir pour vous +un autre sentiment dont le nom arrive sur mes lèvres...</p> + +<p>Blanche pâlit horriblement, quant à Mérigue un +tremblement involontaire agitait tous ses membres. +L'amour et la fierté se livraient en lui un suprême +combat.</p> + +<p>—Adieu, dit la duchesse après un moment de +silence, je vous pardonne à mon tour l'humiliation +que vous m'infligez.</p> +<br><br><br> + + + +<h3>VIII</h3> + +<h3>DIVERSION</h3> + + +<p>Après son entretien avec la duchesse, Jacques +était retombé dans toutes ses perplexités et dans +toutes les amertumes de son âme. Le contentement +qu'il ressentait de sa victoire s'effaçait rapidement +sous l'impression croissante de ses regrets et de sa +douleur. Dans la crainte où il se vit de succomber +aux appels enchanteurs de la sirène qui avait juré +de l'ensorceler, le poète prit immédiatement la +résolution de se jeter sans plus tarder dans les tracas +sans nombre et les travaux multiples résultant +d'une candidature à la Chambre des députés. Il fit +insérer le soir même une note dans les journaux et +se rendit chez le président du comité royaliste. Cette +assemblée venait d'être réorganisée sur des bases +entièrement nouvelles. Les braves gens un peu +vieux et un peu mous avaient été remplacés par des +personnages plus jeunes, plus actifs et possédant +une certaine habitude des choses politiques et parlementaires. +Jacques espérait trouver auprès d'eux +un accueil plus chaleureux et surtout plus effectif +qu'auprès des vénérables bornes-fontaines qui lui +avaient récemment donné leur appui moral assaisonné +d'un petit blâme. Le président actuel du +comité était un homme d'une soixantaine d'années +qui avait rempli sous l'Empire d'importantes fonctions +diplomatiques.</p> + +<p>Fort bien de sa personne, possédant un visage +très officiel, où ceux qui ne le connaissaient point +s'imaginaient découvrir la plus auguste gravité, le +baron d'Édelweis passait auprès de ses intimes +pour un simple homme de plaisir. Il parlait avec +aisance et volubilité, possédait une dose suffisante +de bagou administratif et était surtout fort bien +doué pour pratiquer de petites intrigues de couloir, +sous un gouvernement parlementaire, paisible et +bien établi. Derrière son attitude d'apparat, on sentait +un viveur élégant et enjoué, aimable et galant, +quand il en était besoin, impertinent par occasions. +Sa physionomie, même dans les cas les plus solennels, +reflétait toujours quelque arrière-pensée se +rapportant à ses bonnes fortunes, dont la dernière +assurément serait un petit fauteuil à l'Académie, +parmi le groupe douceâtre des bénins et des inoffensifs. +Un tel homme était peu fait pour accueillir +le sincère et impétueux Mérigue, recommandé par +sa valeur seule, sans la plus petite rente à la clef.</p> + +<p>—Monsieur le président, je viens vous faire connaître +mon intention de poser ma candidature dans +notre arrondissement.</p> + +<p>—Mais, monsieur, vous ne pouvez avoir la +moindre intention sans avoir d'abord soumis vos +vues au <i>critérium</i> du comité, répondit le baron +avec un mouvement de tête légèrement dédaigneux.</p> + +<p>—Je suis venu dans ce but, monsieur le président.</p> + +<p>—Que désirez-vous, Monsieur?</p> + +<p>—Votre appui, monsieur le président.</p> + +<p>—Notre appui ne s'accorde pas ainsi à la légère. +A quel titre venez-vous?... Je ne vous connais pas.</p> + +<p>—Vous n'êtes pas sans avoir ouï parler de ma +dernière candidature au Conseil municipal, qui a +été appuyée par le comité alors en fonctions.</p> + +<p>—Le comité d'aujourd'hui, monsieur, ne saurait, +en aucune façon, être solidaire du comité d'hier.</p> + +<p>—Aussi viens-je causer quelques instants avec +vous pour faire connaissance et nous entendre.</p> + +<p>—Le comité, Monsieur, n'a pas à s'entendre avec +les candidats. Il délibère sous sa responsabilité à +huis-clos et donne des ordres qui doivent être obéis +sans contestation.</p> + +<p>—Je n'ai pas l'intention de m'insurger ni de +violer le secret de vos délibérations, je viens simplement +me présenter à vous.</p> + +<p>—Et qui vous dit, monsieur, que le comité n'a +pas déjà fait son choix?</p> + +<p>—Je vous serais reconnaissant de me l'apprendre.</p> + +<p>—Comment l'entendez-vous? Est-ce une mise en +demeure, monsieur?</p> + +<p>—Non, monsieur, une question pure et simple. +Si je dois être le candidat du comité, j'ai intérêt à le +savoir promptement.</p> + +<p>—Alors, monsieur, nous sommes obligés de +prendre votre heure?</p> + +<p>—Nullement, mais je ne suis pas tenu moi-même +à attendre la vôtre; pour mener une campagne +sérieuse, je dois connaître d'ores et déjà sur +quelles ressources je puis compter.</p> + +<p>A ces derniers mots de Mérigue, d'Édelweis eut +un plissement de lèvres empreint d'un dédain suprême.</p> + +<p>—Je vous entends, monsieur, vous venez demander +des subsides?</p> + +<p>—Certainement, je suis sans fortune.</p> + +<p>—Et vous songez à briguer une candidature?</p> + +<p>—J'ai déjà conduit une campagne électorale et +non sans un certain éclat.</p> + +<p>—J'aime à vous entendre, monsieur.</p> + +<p>—Vous devez bien le savoir, monsieur le président.</p> + +<p>—Voici que vous me questionnez, maintenant.</p> + +<p>—Rassurez-vous, je ne suis pas plus Hernani que +vous n'êtes l'empereur Charles-Quint.</p> + +<p>—Vous avez un charmant esprit, monsieur.</p> + +<p>—Non, j'ai simplement le désir de mettre mon +activité et mon énergie au service de mes convictions.</p> + +<p>—Vous n'êtes pas le seul, monsieur, et je dois +vous dire sans plus tarder qu'à égalité de capacité +et de dévouement, le comité ira au candidat +pourvu d'une situation de fortune qui lui permette +de solder tous les frais de son élection.</p> + +<p>—Pardon, monsieur, mais s'il n'y a pas égalité +de talent et d'énergie?</p> + +<p>—C'est presque de l'outrecuidance, monsieur.</p> + +<p>—Un instant, monsieur, le mot me paraît un +peu gros.</p> + +<p>—De la susceptibilité, maintenant. Elle est malséante, +monsieur.</p> + +<p>—Je vous prie, monsieur le président, de modifier +cette expression qui me paraît inacceptable.</p> + +<p>—Dois-je être à vos ordres, monsieur?... enfin, +soit. Mettons présomption, si vous le daignez vouloir.</p> + +<p>—Je daigne, monsieur.</p> + +<p>—C'est bien heureux, monsieur.</p> + +<p>—Concluons, monsieur.</p> + +<p>—Bon, me voilà sur la sellette. Vous plairait-il +de formuler vos désirs?</p> + +<p>—Avez-vous lu mes conférences publiques?</p> + +<p>—Si je devais passer mon temps à parcourir la +jeune prose de tous nos Éliacins!</p> + +<p>—C'est vrai, j'étais présomptueux... Le comité +me donnera-t-il audience?</p> + +<p>—Le comité, monsieur, n'a pas de temps à perdre.</p> + +<p>—Je désirerais entretenir quelques-uns de vos +collègues, monsieur, pour ne pas être jugé sans +avoir plaidé ma cause.</p> + +<p>—Inutile, monsieur, le comité, c'est moi.</p> + +<p>Jacques prit congé sur cette parole en disant à +part lui: «Va donc, eh Louis XIV!»</p> + +<p>Puis sa résolution fut immédiatement prise. Il +n'attendrait pas la signification des volontés toutes +puissantes de l'olympien baron et se mettrait à +l'oeuvre dès le lendemain. Les premiers frais seraient +couverts par les cinq cents francs d'économies qu'il +avait faites sur ses émoluments de la rue de Monceau. +Le coeur lui saigna bien quelque peu, en sacrifiant +ce petit trésor prédestiné dans sa pensée à +venir en aide à ses chers parents. Il en écrivit à son +père, qui répondit courrier par courrier:</p> + +<blockquote><p> +«Mon cher Fils,</p> + +<p>«D'abord le devoir et l'honneur. La restauration +de nos vieilles murailles viendra ensuite. Va de +l'avant sans hésiter; tu es la joie et l'honneur de +ma vieillesse.»</p> + +<p>«<span class="sc">Joseph, comte de Mérigue.</span>» +</p></blockquote> +<br><br><br> + + + +<h3>IX</h3> + +<h3>UN MELON</h3> + + +<p>Blanche savourait pendant ses longues solitudes +l'amertume de son dernier échec. Elle n'avait pas +d'autres pensées que de chercher de nouveaux +moyens, de combiner de nouvelles attaques; sa fantaisie +d'enfant gâtée et de jeune femme capricieuse +allait prendre, en se voyant ainsi repoussée, les +proportions d'une passion tragique. Quelques jeunes +gens, voyant une aussi jolie personne presque entièrement +délaissée par son mari, commençaient à +papillonner autour d'elle, et parmi le groupe des +soupirants se faisait remarquer entre tous un de ses +cousins éloignés, élève à l'École-Militaire et qui se +prévalait de sa vague parenté avec Blanche pour lui +faire deux doigts de cour. Une cour gauche, naïve, +timide, avec des intermèdes d'audace tenant du +manque d'usage, et que la duchesse considérait avec +une sensible indifférence.</p> + +<p>Robert de Vaucotte était un assidu des dimanches. +Tout son jour de sortie se passait aux soins divers +de son petit béguin juvénile. Débarqué à dix heures +et demie par le train spécial de la gare Montparnasse, +il sautait immédiatement dans un «ver rongeur», +nom symbolique des fiacres—et se faisait +conduire en premier lieu chez une fleuriste en +renom des boulevards. Il payait un louis une botte +de roses thé et s'empressait de venir en faire hommage +à la duchesse Blanche, qui le remerciait d'un +air distrait, ne l'embrassait jamais et l'invitait régulièrement +à déjeuner. Robert déclinait avec non +moins de persévérance l'offre de sa cousine, pour +ne pas se trouver en face du duc, qu'il regardait +comme son rival avec le plus grand sérieux du +monde. Il revenait à l'hôtel de Largeay vers quatre +heures avec un sac de marrons ou de fondants. +Blanche croquait les friandises, offrait à son cousin +une tasse de thé et ne l'invitait jamais à dîner, ce +qui plongeait le favori de Mars dans la plus noire +des mélancolies, car il savait que la duchesse dînait +presque toujours seule, et il voulait profiter, pour +faire la déclaration de sa flamme belliqueuse, d'un +de ces moments de laisser-aller et d'abandon qui se +produisent après un repas plantureux, entre le café +et le cigare. Un jour, il se lassa d'attendre l'occasion +souhaitée qui ne se présentait jamais; il dit brusquement +à Blanche, en interrompant l'absorption +d'une tasse de thé:</p> + +<p>—Savez-vous, ma chère petite cousine, que vous +êtes une femme très «bahutée».</p> + +<p>—Hein, bahutée? Connais pas.</p> + +<p>—Oui, enfin, très ruffe, vous me comprenez bien. +On dit très v'lan dans le civil!</p> + +<p>—Bien obligée du compliment.</p> + +<p>—J'avais hier les plus vives craintes au sujet +de ma sortie d'aujourd'hui; il y avait eu «grand +vent».</p> + +<p>—Que veut dire cela, en langage civil?</p> + +<p>—Fureur du cadre contre les recrues.</p> + +<p>—Oh! mon pauvre melon... je ne connais que ce +mot-là de votre dictionnaire.</p> + +<p>—Et j'avais bien peur de ne pouvoir vous +apporter ce soir mon petit sac de «cornard».</p> + +<p>—Oh! je n'y suis plus du tout.</p> + +<p>—Le «poireau» voulait me bloquer.</p> + +<p>—Vous êtes hébraïsant, Robert.</p> + +<p>—Pour avoir piqué un «laïus» aux «copains» +pendant «l'amphi» du «Pendu».</p> + +<p>—Nous arrivons au sanscrit, mon cousin.</p> + +<p>—J'avais heureusement piqué le «maxi» au +«pète-sec».</p> + +<p>—Pour le coup, votre langage devient cunéiforme.</p> + +<p>—C'est la seule matière où je sois «fana».</p> + +<p>—Voulez-vous me faire l'amitié de me traduire +ces hiéroglyphes parlés?</p> + +<p>—En langage pékin... parfaitement. Je devais +être en retenue pour avoir chahuté au cours de +physique. Mes bonnes notes d'escrime et de gymnastique +m'ont sauvé. Voilà ce que c'est que d'avoir +«un poireau fana de pète-sec».</p> + +<p>Oh! pardon! le poireau... c'est le clou... le calot... +le patron... le général...</p> + +<p>—Merci, Robert.</p> + +<p>—J'aurais été d'autant plus désespéré de ce malheur +que je voulais aujourd'hui vous dire combien +je vous trouve gentille, combien je vous aime, je ne +pense qu'à vous depuis que j'ai pris le crampton... +Excusez, le train.</p> + +<p>—Je vous suis infiniment reconnaissante, mon +cousin, et je ne puis que vous répéter moi-même: +Vous êtes très gentil et je vous aime beaucoup.</p> + +<p>—Vous dites cela d'un air?...</p> + +<p>—Tout à fait sincère, mon petit.</p> + +<p>—Je ne dis pas, ma cousine, mais ça ne paraît +pas bien profond, bien enraciné.</p> + +<p>—Comment! vous doutez de mon amitié? C'est +bien mal à vous, monsieur le militaire... je serais +vraiment d'une ingratitude dans les couleurs les plus +foncées, si l'aimable parent qui m'apporte des fleurs +si embaumées et des marrons si glacés...</p> + +<p>—Pardonnez, cousine... ce n'est pas votre amitié +que je convoite... pas plus que votre estime.</p> + +<p>—Comment l'entendez-vous, parlez-vous toujours +votre petit charabias?</p> + +<p>—Oh! non, ma cousine. Je parle pékin, bien pékin.</p> + +<p>—Eh bien, qu'est-ce qu'il vous faut, mon petit +panache bicolore?</p> + +<p>—Blanche... il me faut... votre amour.</p> + +<p>—Vous êtes fou, Robert!</p> + +<p>—Oui, tout à fait fou... de vous!</p> + +<p>—Si le duc vous entendait, mon pauvre gamin.</p> + +<p>—Le duc... le duc. Je lui donnerais bien un bon +coup d'épée.</p> + +<p>—Vous tueriez mon mari. Mais vous êtes un +ange, mon petit... ou plutôt un aimable garçon bien +drôle, et bien risible. Tenez, je m'en donne à coeur +joie, ne vous en formalisez pas.</p> + +<p>Et Blanche, en prononçant ces derniers mots, +partit d'un grand éclat de rire qui se prolongea pendant +plusieurs minutes, et qui apporta une sorte +de soulagement physique à l'oppression de son +âme.</p> + +<p>Robert de Vaucotte n'était pas content du tout +de son premier assaut.</p> + +<p>Il se voyait repoussé avec pertes et même quelque +peu berné.</p> + +<p>—Je vous promets de sortir dans «la basane»... +la cavalerie... hasarda-t-il en guise d'argument suprême.</p> + +<p>—Vous ferez bien, repartit Blanche d'un ton +positif, cela vous facilitera un beau mariage!...</p> + +<p>—Me marier, moi!... avec votre image dans le +coeur. Plutôt aller me faire casser la tête au Tonkin. +C'est par là que je finirai, si vous continuez à +me repousser... à moins que sans courir chercher +aussi loin le remède suprême à mon chagrin... je ne +me fasse ici même sauter la cervelle à vos pieds!</p> + +<p>—Impossible, faute d'objet, répliqua Blanche, +toujours gouailleuse.</p> + +<p>Ce scepticisme à l'endroit de ses résolutions +tragiques fit sur Robert l'effet d'une douche d'eau +froide. Il se retira en maugréant, honteux comme +un dragon battu par une cantinière.</p> +<br><br><br> + + + +<h3>X</h3> + +<h3>LA QUÊTE</h3> + + +<p>Jacques de Mérigue prit la résolution de poser sa +candidature d'une manière éclatante. Le nouveau +comité qui se résumait et s'absorbait dans la personne +du baron d'Édelweis lui était nettement hostile +et préparait en catimini ce que l'on appelait «une +grande candidature.» Il était dès lors convenu dans +les cercles et les salons politiques de la droite monarchique, +que l'on se compterait sur le nom d'un +homme considérable par son nom, ses antécédents +et sa position de fortune. On ne se préoccupait en +aucune façon d'avoir un candidat actif et énergique. +Le baron Grémoli déclina les offres qui lui furent +faites. Il lui répugnait de lutter encore avec Mérigue +pour lequel il ressentait une réelle sympathie. En +outre, n'allant déjà point au Conseil municipal, il +avait quelque vergogne de s'exposer à brûler également +les séances de la Chambre. Il fut décidé que le +grand candidat serait choisi à l'issue du solennel +banquet royaliste fixé aux premiers jours de juillet. +Toutes les notabilités de l'arrondissement y furent +convoquées, et plus de deux cent cinquante personnes +se trouvèrent entassées au jour dit, dans un +entresol de la rue de Lille, où le célèbre restaurateur +Paget leur servit un de ces délicats et somptueux +festins dont il a seul le secret. Un grand nombre de +discours furent prononcés: d'Édelweis parla le premier +et insista sur la nécessité de la discipline dans +les questions électorales. L'ancien président du comité, +le Vidame du Merlerault exprima le désir de +voir tous les suffrages des royalistes se porter sur +un nom universellement connu et honoré; M. Rau, +trésorier, parla de l'exiguïté des ressources de la +caisse, et annonça une souscription. Le chevalier de +Sainte-Gauburge célébra les vertus du roi, et le +vicomte d'Escal exalta la piété de la reine. Jacques +de Mérigue se leva le dernier, et démontra que le souverain +ramènerait en France la paix, la prospérité, +la liberté et l'honneur.</p> + +<p>«Le roi, s'écria-t-il d'une voix retentissante, le +roi c'est la paix. Ouvrons l'histoire contemporaine: +la République fut tantôt la guerre extérieure +à perpétuité, tantôt la discorde civile sans +trêve ni merci. Quand aux Bourbons, ils ont toujours +été avares du sang français. Ils n'ont jamais +cherché dans les aventures, une gloire de lanterne +magique. Henri IV fit le premier le noble rêve de +la paix universelle. Le plus fier de tous, Louis XIV, +offrait en 1710 aux ennemis toutes ses richesses +privées pour obtenir la paix à la France. Louis XV, +après Fontenoy et Raucoux, sacrifiait à la paix l'orgueil +de ses conquêtes. Louis XVIII, en 1815, refusait +de s'allier avec l'Autriche pour poursuivre la +lutte contre la Prusse et la Russie. Ils avaient sondé, +ces monarques, l'océan des larmes maternelles. +Chaque douleur d'un Français était une douleur de +la royauté, aussi entendrons-nous le peuple redire +le vieux cantique <i>Domine salvum fac regem</i>, Dieu +sauvez le roi, qui, pareil à la colombe de l'arche, +rentre en portant un rameau d'olivier. Le roi, c'est +la prospérité, les ministres s'appellent Sully, Colbert, +Turgot, Villèle; M. de Metternich, disait un +jour «Il est heureux que la France fasse des révolutions.» +Si elle avait gardé ses rois, elle serait assez +riche pour acheter l'Europe. Le roi, c'est la liberté. +Louis VI émancipa les communes; Saint Louis disait +à son fils: «Vous maintiendrez les franchises et les +libertés du peuple!» Philippe le Bel défend aux +baillis d'envoyer les pauvres à l'armée; Louis XI ne +veut pas qu'on élise pour maires les officiers de la +couronne. Louis XII reçoit le titre de Père du peuple. +Henri IV dit: «Je ne veux me bâtir une citadelle que +dans le coeur de mes sujets.» Le roi, c'est l'honneur. +Voyez donc les noms que la France a donné à ses monarques. +Le Fort, le Hardi, le Bon, le Sage, le Lion, +le Victorieux, le Juste, le Grand. Quelles oraisons funèbres +faites, en un mot, par le peuple tout entier!</p> + +<p>«Entendez-les retentir comme une haute fanfare à +travers les échos des générations et des siècles. +Mesurez la taille des ombres qui, à ces noms prononcés, +soulèvent la pierre de leurs tombeaux. Et +que notre dernière parole soit un cri d'espérance. +Certes fussions-nous voués aux irréparables désastres, +nous lutterions jusqu'à l'agonie, car notre +sang est de celui qui a rougi la terre avec sa pourpre +orgueilleuse aux cris héroïques de «Dieu le veut. +Montjoie et Saint-Denis!»</p> + +<p>«Mais la vague lueur qui nous environne n'est +point un crépuscule mourant. C'est une aurore qui +se lève: Royalistes, vous reverrez sourire la fortune. +Cette noble maîtresse de nos aïeux se rappellera ses +amours antiques, et son aile qui ombragea la tête des +pères reviendra caresser le front des enfants.»</p> + +<p>De hautes acclamations s'élevèrent. Les applaudissements +durèrent trois minutes et le président lui-même +se surprit à ébaucher des gestes d'approbation. +Tous les membres du comité, d'Édelweis en +tête, vinrent féliciter l'orateur. Une demi-heure +après, tous s'accordaient avec la même unanimité à +proclamer comme «grand candidat» M. Belin, +jeune chimiste d'avenir. Jacques de Mérigue n'avait +été défendu que par le duc de Largeay.</p> + +<p>Le lendemain au déjeuner, l'époux de Blanche +rendit compte à la jeune femme de l'insuccès de ses +efforts. La duchesse haussa les épaules, et parut +s'enfoncer en une méditation profonde. Quand son +mari fut parti pour Zoé, elle prit un portefeuille +enfermé dans un coffret de santal, revêtit la toilette +la plus simple et la plus sombre, et se dirigea vers +la rue des Saints-Pères. Elle ne parla point au concierge +de Jacques. Il n'y avait qu'un escalier dans +la maison, et les 120 marches du poète étaient légendaires. +Blanche les monta résolument, et donna +à la porte où s'étalait la carte du jeune homme, un +violent coup de sonnette. Jacques n'avait jamais +pensé que son ancienne idole eût l'audace d'en +venir là. Il ne la reconnut point tout d'abord, grâce +à l'obscurité complète de sa petite antichambre.</p> + +<p>La duchesse salua légèrement, et s'avança sans +relever sa voilette jusque dans la chambre de Mérigue.</p> + +<p>—C'est encore moi, Jacques, dit-elle, en montrant +son visage étincelant de hardiesse et de désir. J'ose +espérer que vous ne me jetterez point par la fenêtre. +On vous ferait une contravention... eh bien... vous +ne dites rien. Gageons que vous ne m'attendiez pas.</p> + +<p>Jacques, répondit d'une voix sourde et tremblante:</p> + +<p>—Il est certain, madame, que vous me surprenez... +il est non moins sûr que, s'il plaisait à M. le +duc de Largeay de me rendre visite à cette heure, +il serait plus surpris encore que moi-même... et +presque aussi désagréablement.</p> + +<p>Jacques prononça ces dernières paroles d'un ton +étranglé, convulsif, qui démentait leur signification +brutale.</p> + +<p>—Oui, oui, c'est entendu! vous voulez toujours +faire le méchant; mais vous n'arriverez nullement à +décourager ceux qui vous veulent du bien. Vous +faites le méchant, dis-je, mais vous ne l'êtes pas, et +tous les efforts auxquels vous vous livrez pour paraître +tel, n'ont qu'un effet: ils font ressortir la +bonté de votre coeur et la tendresse de votre âme, et +aussi, je dois bien l'ajouter, votre inénarrable orgueil.</p> + +<p>—Puis-je vous demander, madame, où vous désirez +en venir! Votre présence ici est plus qu'inconvenante, +elle pourrait donner lieu à des soupçons +graves que je n'ai jamais justifiés.</p> + +<p>—Vous tenez essentiellement à fournir une édition +nouvelle des amours de Joseph et de Mme Putiphar?</p> + +<p>—Je n'ai point l'esprit à la plaisanterie, madame. +Il est peu délicat de vous jouer d'un malheureux. +Que voulez-vous?</p> + +<p>—Ce que je veux, Jacques!... Je veux le prendre +dans mes bras, ce malheureux dont vous parlez, je +veux effacer jusqu'à la dernière trace de ses peines +et de ses chagrins, je veux lui faire oublier tous les +jours sombres de sa jeunesse, et le rendre le plus +fortuné, le plus glorieux des hommes.</p> + +<p>—De grâce, madame, ne raillez pas. Ne vous +donnez pas la volupté de vanter à un aveugle les +charmes du jour, à un mourant les délices de la vie. +Je n'ai présentement qu'un désir: arracher de mon +âme jusqu'au souvenir de votre nom.</p> + +<p>—Vous me dites des choses pareilles, Jacques, et +vous m'accusez d'être cruelle. C'est vous qui l'êtes +pour moi et pour vous-même.</p> + +<p>—Non, madame, je suis juste.</p> + +<p>—Dites: souverainement inique... ingrat à un +degré révoltant. Tenez encore, un mot bien en situation! +avec tout votre esprit, et tout votre talent, vous +êtes ridicule... non... Jacques... pardonnez-moi cette +parole, c'est mon exaspération qui l'a prononcée.</p> + +<p>—Je vous renouvelle ma première question. Où +voulez-vous en venir?</p> + +<p>—Ah! vous êtes par trop... simple.</p> + +<p>—Vous pouvez faire défiler toutes les aménités +de votre vocabulaire.</p> + +<p>—Je suis venue... m'emparer de vous, et vous +aimer.</p> + +<p>—Je ne suis pas l'arbitre de vos sentiments. Pour +ce qui me concerne, je vous jure que vous ne vous +rendrez point maîtresse de moi, et que je ne vous +aimerai... jamais!...</p> + +<p>—Vous mentez, Jacques.</p> + +<p>—Je n'ai jamais menti.</p> + +<p>—Ne jouez donc pas sur les mots. Le coeur qui +bat dans votre poitrine et qu'il me semble voir heurtant +à coups précipités la prison qui l'enserre pour +se révéler au grand jour, votre coeur dément tout +bas l'impitoyable rigueur de vos paroles. Quel dommage +qu'il soit muet. Mais patience, si vous le comprimez +trop, ses sentiments intimes jailliront malgré +vous, en frémissements, en soupirs, en cris peut-être, +qui seront la condamnation de votre orgueil et +le triomphe de mon amour.</p> + +<p>—Jamais.</p> + +<p>—Oh! j'ai le temps, monsieur de Mérigue, nous +verrons bien qui se lassera le premier.</p> + +<p>—Qu'est-ce à dire, madame?</p> + +<p>—C'est-à-dire que je suis ici, et que je n'en sortirai +que poussée par les épaules... ah! vous pouvez +compléter la gracieuseté de votre réception. Frappez-moi, +jetez-moi à terre, ce sera digne de vous... +ou bien encore, tenez... allez chercher mon mari!</p> + +<p>—Vous m'insultez, madame.</p> + +<p>—Dites-lui que je veux le tromper et priez-le de +venir me couper la gorge.</p> + +<p>—Je ne réponds pas un accès de démence, je +vous prie le plus respectueusement possible de vouloir +bien abandonner vos projets, et me laisser à ma +solitude.</p> + +<p>—Vous me mettez à la porte, monsieur?</p> + +<p>—En aucune façon, madame.</p> + +<p>—Alors, je reste.</p> + +<p>—En ce cas, il me sera peut-être permis de m'en +aller.</p> + +<p>—Jamais de la vie, c'est une grossièreté... vous +injuriez une femme sans défense.. oh! ne m'irritez +pas davantage, car je ne sais pas ce que je vous dirais.</p> + +<p>—Ni moi non plus, madame, car vous m'avez +tout dit.</p> + +<p>—Quand cela, s'il vous plaît?</p> + +<p>—Quand à la demande de votre main, que je vous +fis au printemps dernier, vous répondîtes: «Je +vais sonner mes gens pour vous faire reconduire.»</p> + +<p>—Laissez donc cela, Jacques, c'était une colère +d'enfant. Vous auriez dû en rire et ne pas vous emparer +d'un mot échappé à une jeune fille interloquée, +pour torturer sans pitié une femme qui vient se +livrer à vous.</p> + +<p>—Vous n'aviez nullement l'apparence d'une jeune +fille vexée, madame, mais bien l'attitude d'une +femme outragée. Si l'amour honnête et loyal que je +vous offrais alors était une insulte, comment pourriez-vous +donc qualifier celui que vous réclamez +aujourd'hui, si je commettais l'indignité de tomber +dans vos bras?</p> + +<p>—Voyons, Jacques, reprit la duchesse après une +pause de quelques instants, causons un peu, sans +nous fâcher, et sans employer de grands mots. Vous +savez ce qui se passe à propos de votre candidature?</p> + +<p>—Oui, madame.</p> + +<p>—Le Comité la repousse et vous préfère M. Belin.</p> + +<p>—Je sais tout cela, madame. M. Belin est un +homme de grand mérite.</p> + +<p>—Vous n'avez eu pour vous que la voix du duc de +Largeay.</p> + +<p>—Je vous prie, madame, de vouloir bien lui +transmettre l'expression de ma plus vive gratitude.</p> + +<p>—Ce n'est pas la peine... il a agi d'après mes +ordres. Vous voilà renseigné.</p> + +<p>—Alors, madame, c'est vous que je remercie.</p> + +<p>—Mais cela n'est rien, c'est une manifestation +platonique.</p> + +<p>—Je l'apprécie néanmoins.</p> + +<p>—Alors vous persistez dans vos projets?</p> + +<p>—Certes.</p> + +<p>—Où trouverez-vous les cinq ou six mille francs +qui vous sont nécessaires?</p> + +<p>—Je n'ai que des ressources restreintes. Je ferai +peu de publicité. Je suppléerai à ce qui manquera +de ce côté-là par mon activité personnelle.</p> + +<p>—C'est chimérique, vous échouerez. Que voulez-vous +faire sans Comité et sans argent?</p> + +<p>—J'ai le peuple avec moi.</p> + +<p>—C'est insuffisant. Il vous faut un groupe d'amis +haut placés et des fonds. Je suis en train de songer +au groupe en question. Je sais que le due de Belverana +consentira à le présider. Quant aux trois cents +louis qui vous sont indispensables... eh bien, Jacques, +les voilà!</p> + +<p>Et la duchesse Blanche ouvrit brusquement le +portefeuille dont elle s'était munie, et l'étala grand +ouvert sur la table du poète.</p> + +<p>Mérigue, foudroyé, recula jusqu'à la fenêtre. Puis, +à la pensée de cette femme qui venait acheter son +amour et lui en lancer d'avance le prix à la face en +billets de banque, il sentit bouillonner en son âme +la plus épouvantable des colères.</p> + +<p>Saisissant le portefeuille de la main droite et la +duchesse de la main gauche, il jeta au front de Blanche +la liasse de banknotes qui tarifait son déshonneur. +Puis, confus de cet acte de violence, il tomba sur +une chaise et prit sa tête dans ses mains. La duchesse, +d'abord terrifiée, n'eut pas un geste, pas +un cri. Elle demeura un instant immobile, puis +un sourire affreux vint illuminer sa figure pâle. +Elle reprit ses trente deniers et sortit lentement.</p> + +<p>Arrivée au seuil de la chambre, Blanche dit +d'une voix saccadée: «A revoir, monsieur», et referma +sur elle la première porte. Puis, avisant une +vieille jaquette suspendue à un porte-manteau, +elle glissa dans une des poches un billet de mille +francs:</p> + +<p>—Ah! orgueilleux exécrable, murmurait-elle en +descendant le long escalier, tu m'as deux fois vaincue, +tu me soufflettes aujourd'hui. A moi la dernière +manche!</p> + +<br><br><br> + + +<h3>XI</h3> + +<h3>LES ANGOISSES DE M. GILET</h3> + + +<p>La duchesse de Largeay, en quittant la rue des +Saints-Pères, se rendit droit au bureau du commissaire +de police. Elle demanda à parler à M. le commissaire +en personne et, sur le vu de sa carte, on +l'introduisit immédiatement dans la pièce la plus +retirée du commissariat où se tenait M. Gilet. Le +magistrat, qui à toutes ses autres qualités joignait +une éducation parfaite, se leva respectueusement, +salua avec déférence son illustre visiteuse et lui +indiqua d'un geste plein d'urbanité le fauteuil de +velours vert situé à la gauche de son bureau. Avec +son flair habituel, M. Gilet vit dans le visage crispé +et bouleversé de la duchesse qu'il devait s'agir d'une +question grave.</p> + +<p>—Madame la duchesse, fit-il avec une inclination +de tête, je désire vivement que ce ne soit pas une +triste communication qui me vaille l'honneur de +votre visite.</p> + +<p>—Hélas! monsieur le commissaire, nous ne dirigeons +pas les événements, nous les subissons; ce +que j'ai à vous confier dépasse tout ce que l'imagination +peut concevoir. C'est à croire que je rêve et +que je me trouve sous l'impression d'un hideux +cauchemar.</p> + +<p>—Veuillez vous remettre, madame la duchesse, +j'occupe une position où je reçois tous les jours de +bien terribles confidences, et je vous avouerai que, +malheureusement, rien au monde ne saurait +m'étonner.</p> + +<p>—Vous avez, sans aucun doute, entendu parler +de M. Jacques de Mérigue, candidat aux dernières +élections municipales?</p> + +<p>—Assurément, madame la duchesse.</p> + +<p>—Jeune homme d'avenir, plein de talent et +d'énergie, doué de facultés oratoires tout à fait remarquables!</p> + +<p>—Je sais tout cela, madame la duchesse.</p> + +<p>—Eh bien! monsieur le commissaire, ce que vous +ne savez pas, ce dont vous ne sauriez vous douter, +ce que vous aurez peine à croire, ce qui m'anéantit +et me confond... Oh! non! c'est impossible... infâme... +inimaginable...</p> + +<p>—Achevez, madame.</p> + +<p>—M. de Mérigue... est... un misérable... un...</p> + +<p>—De grâce, madame, achevez.</p> + +<p>—Un... un voleur!</p> + +<p>M. Gilet bondit sur son siège. Il s'attendait au récit +de quelque tentative de séduction et voilà qu'il se +trouvait en présence du plus vil, du plus ignoble de +tous les crimes.</p> + +<p>Et commis par qui? Par un jeune homme, qu'il +jugeait à tous les points de vue d'une nature supérieure, +qu'il estimait, qu'il aimait, qui lui avait +sauvé la vie. Blanche aperçut bien vite sur le visage +du commissaire les traces d'une stupéfaction douloureuse; +après quelques secondes de silence, +M. Gilet reprit la parole:</p> + +<p>—Veuillez m'exposer, madame, les circonstances +qui ont accompagné l'acte délictueux auquel vous +faites allusion.</p> + +<p>—Très volontiers. Je suis venue pour cela. Je +faisais une quête à domicile pour les pauvres de +M. l'abbé de la Gloire-Dieu. J'avais prévenu par +lettre les personnes auxquelles je comptais demander +une offrande. M. de Mérigue était du nombre. Au +moment même où j'entrais chez lui, il a avisé mon +portefeuille d'un coup d'oeil rapide et a beaucoup +insisté pour m'en débarrasser. A peine l'a-t-il eu +déposé sur sa table qu'il s'est mis à parler avec une +grande volubilité. Au moment où il a cru mon attention +détournée, il m'a subtilisé assez adroitement un +billet de mille francs. Vous savez, qu'il est candidat et +n'a pas un sou. J'ai paru ne m'être aperçue de rien +et j'arrive tout droit chez vous, monsieur le commissaire, +pour vous prier d'agir immédiatement et de +saisir le corps du délit avant que le coupable ait eu +le temps de le faire disparaître.</p> + +<p>M. Gilet avait appuyé son front sur sa main +gauche et fermé un instant les yeux. Lui aussi se +croyait en proie à un mauvais rêve.</p> + +<p>—Eh bien! monsieur, poursuivit Blanche, vous +attendiez-vous à cela? Vous que rien n'étonne, êtes-vous +un peu surpris à cette heure?</p> + +<p>—Je suis affligé, madame. Je ferai mon devoir; +veuillez me dicter votre déposition et la revêtir de +votre signature.</p> + +<p>Pendant que, dévorée d'une affreuse soif de vengeance, +la duchesse Blanche était en train de perdre +celui qu'elle aimait pour le châtier de sa résistance +inébranlable et de l'affront qu'il venait de lui infliger, +le baron de Sermèze causait avec Jacques, auquel il +apportait des renseignements électoraux. Le baron +avait trouvé son ami sous le coup d'une émotion +mal dissimulée, et attribuait cet état aux craintes +que Jacques pouvait concevoir sur l'issue de la campagne +engagée.</p> + +<p>—Tu as absolument tort de t'inquiéter, mon +cher, je t'apporte les meilleures nouvelles.</p> + +<p>—Tu es bien aimable.</p> + +<p>—J'ai fait avec plusieurs personnes fort entendues +un pointage des plus rigoureux, et je vais te +communiquer le résultat de cette opération. Évidemment, +tu ne comptes pas sur la voix de M. d'Édelweis.</p> + +<p>—Je n'y compte pas.</p> + +<p>—Écoute-moi bien. Il y a vingt mille électeurs +inscrits dans l'arrondissement. Il n'y a jamais eu +plus de quatorze mille votants. Les républicains +réuniront six mille voix environ au grand maximum. +Restent huit mille conservateurs de toutes nuances. +Tu auras contre toi la majorité des grandes familles, +leurs gens et leurs fournisseurs. Presque tout le +peuple marchera avec toi. Or, en bonne arithmétique, +la classe populaire est plus nombreuse que la +classe privilégiée. En mettant les choses au pire, +remporteras au moins de cinq cents voix sur +M. Belin, et il se produira un ballottage. M. Belin est +un honnête et galant homme, il ne peut faire autrement +que de se désister en ta faveur, et te voilà en +chemin pour l'empire des étoiles.</p> + +<p>—Tu as peut-être raison, cher ami. J'ai bien +besoin de quelques compensations de ce côté-là... Je +suis bien malheureux.</p> + +<p>—Bah, elle est mariée maintenant. Tu n'as jamais +voulu en faire ta maîtresse. Il faut donc absolument +te consoler de l'envolement d'une chimère, et mettre +toutes tes forces à conquérir la situation positive +et brillante vers laquelle tu tends. Après ta réussite, +toutes les belles héritières afflueront vers toi: tu +n'auras que l'embarras du choix.</p> + +<p>—Ah! puisses-tu dire vrai!... Comme ma pauvre +famille serait heureuse... Pauvre vieux père! Chère +bonne mère. Mignonnes et douces petites soeurs!</p> + +<p>Comme Jacques achevait ces mots, un coup de +sonnette retentissait à sa porte. C'était le commissaire +de police; M. Gilet, après avoir reçu la plainte +de Blanche, s'était immédiatement dirigé sur la rue +des Saints-Pères.</p> + +<p>Par égard pour l'homme qu'il allait interroger, il +avait tenu à paraître seul et sans le cortège habituel +de son secrétaire. Chemin faisant, il songeait à la +pénible mission qu'il avait à remplir, mais il se +consolait en se disant:</p> + +<p>—Ce n'est pas possible, la duchesse est folle, tous +s'éclaircira.</p> + +<p>Il ne put s'empêcher de tendre la main à Jacques +et pria poliment le baron de Sermèze de vouloir bien +se retirer pendant quelques minutes. Sermèze pris +congé de son ami en lui disant: «A ce soir, mon +vieux, et bon courage.»</p> + +<hr> + +<p>—Monsieur de Mérigue, excusez-moi de vous déranger. +Il y a parfois des devoirs à remplir qui vous +feraient souhaiter de vous briser bras et jambes. Du +reste, je suis certain d'avance que les explications +que vous allez me fournir réduiront ma mission au +plaisir de vous avoir vu.</p> + +<p>—Parlez, monsieur le commissaire.</p> + +<p>—Eh bien, monsieur, je vous avouerai que la +duchesse de Largeay me semble avoir perdu l'esprit.</p> + +<p>Mérigue fronça vivement le sourcil et ce mouvement +de physionomie n'échappa point au policier +qui poursuivit:</p> + +<p>—Cette dame vous accuse de lui avoir... excusez-moi +un million de fois d'employer un mot pareil... +de lui avoir... volé mille francs... ici... tout à l'heure.</p> + +<p>Jacques partit d'un grand éclat de rire sonore et +convulsif.</p> + +<p>—Que dites-vous de cette inculpation, monsieur? +ajouta le commissaire.</p> + +<p>—Je dis, répondit Mérigue, que vous avez raison, +la duchesse est montée dans le rapide de Charenton.</p> + +<p>—A la bonne heure... Vous l'avez vue tantôt, +n'est-ce pas?</p> + +<p>—Parfaitement, monsieur.</p> + +<p>—Ici... dans votre domicile?</p> + +<p>—Rien de plus exact.</p> + +<p>—Elle venait pour une quête, m'a-t-elle dit.</p> + +<p>Jacques hésita une seconde et vit qu'il n'y avait +pas moyen de répondre négativement.</p> + +<p>—Oui, monsieur le commissaire, répliqua-t-il +avec un soupir d'épuisement et d'énervement.</p> + +<p>—Je suis obligé de faire une perquisition, continua +M. Gilet. Je vous en demande pardon, mais +comme cette formalité est indispensable et tournera +du reste à la confusion de la plaignante, j'espère +que vous daignerez ne pas m'en vouloir.</p> + +<p>—Ah! vous pouvez fouiller et bouleverser; tout +l'argent que je possède est dans ce tiroir. Il y a tout +juste six cents francs en or, produit de mes économies +sur mes émoluments de répétiteur.</p> + +<p>Le commissaire constata l'assertion de l'inculpé et +obtint de lui l'assurance qu'il n'était point sorti depuis +la visite de la duchesse.</p> + +<p>—C'est bien, dit le magistrat, je crois que je puis +interrompre ma besogne, et vous demander simplement +ce qui s'est passé entre vous et Mme de Largeay!</p> + +<p>—Je ne l'entends pas ainsi, Monsieur le commissaire. +Je n'ai point à redire notre conversation. La +duchesse m'a accusé d'un fait précis. Poursuivez le +cours de vos constatations. Ce ne sera du reste pas +bien long. Mes meubles ne sont pas nombreux et je +vais vous aider dans votre travail.</p> + +<p>Je puis vous certifier que vous trouverez plus de +grains de poussière et de toiles d'araignées que de +billets de mille.</p> + +<p>Sur les instances de Jacques, M. Gilet continua +ses opérations de recherche, le lit fut tourné +et retourné, tous les tiroirs de la commode et de +la table minutieusement visités, tous les livres +scrupuleusement ouverts et feuilletés, Mérigue vida +ses poches malgré les gestes du commissaire qui se +déclarait suffisamment édifié. Puis, ouvrant la porte +de l'antichambre: Il y a encore là au porte-manteau, +dit-il, une vieille défroque qui date de l'époque de +mon baccalauréat, si vous désirez en examiner les +poches et en sonder les doublures?</p> + +<p>Machinalement, M. Gilet mit une main dans la +poche la plus apparente de la guenille abandonnée +et dit aussitôt:</p> + +<p>—Vous y avez laissé un papier.</p> + +<p>—Je ne crois pas, Monsieur le commissaire.</p> + +<p>—Tenez le voilà! Ah! mon Dieu. Ah! mon Dieu. +Ah! mon Dieu... un billet... un billet de mille.</p> + +<p>Le commissaire tremblant et abasourdi tenait le +billet dans sa main défaillante.</p> + +<p>Jacques s'approcha vivement, vérifia le fait horrible, +et en quelques secondes sonda l'immense scélératesse +de la femme humiliée qui se vengeait. Il revint +à sa table de travail, pencha sa tête sur ses +bras croisés et vit alors dans une sorte d'hallucination +funèbre le prodigieux écroulement de sa renommée +et de sa fortune. Il n'avait pas songé un instant +à exposer la réalité des faits. Ses nobles instincts +de gentilhomme, unis à l'élévation de son âme, l'avaient +averti qu'il ne pouvait, même pour sauver son +honneur, perdre une femme autrefois aimée. Si +quelque chose pouvait être plus colossal que l'infamie +de son accusatrice, c'était assurément la prodigieuse +grandeur du sacrifice qu'il allait accomplir. +Évidemment il nierait jusqu'à la mort le fait odieux +qui lui était imputé, mais rien dans ses moindres +paroles ne laisserait transpirer une parcelle quelconque +de la vérité. M. Gilet épuisé d'émotions s'était +assis et courbait la tête. Le billet de banque lui +avait échappé et étalait ses dessins bleus sur le parquet. +Jacques fut le premier à reprendre la parole.</p> + +<p>—Monsieur le commissaire, dit-il d'une voix +brisée, je n'ai pas volé cette somme d'argent. Veuillez +vous contenter de cette négation d'un honnête +homme. Je me refuse à vous faire connaître quoi +que ce soit au sujet de mon entretien avec la duchesse +de Largeay. Toutes les apparences sont contre +moi, je n'essaie pas de me le dissimuler. Faites +votre rapport sur les choses que vous avez vues, relatez-les +fidèlement et prenez les conclusions que +vous dictera votre conscience.</p> + +<p>—Mais, Monsieur, reprit le fonctionnaire avec des +larmes dans la voix, si vous ne voulez pas entrer +dans la voie des explications, en présence de ce qui +se passe, je ne puis conclure qu'à votre arrestation.</p> + +<p>—Vous me croyez un voleur, Monsieur Gilet?</p> + +<p>—Dieu m'est témoin, Monsieur, que je vous +estime et que je vous admire et que... je vous aime +comme mon sauveur... et c'est pour cela que je vous +supplie, que je vous conjure, au nom de votre famille, +de votre honneur, de votre parti dont vous +arborez le drapeau, du Dieu de justice auquel nous +croyons tous deux, de vouloir bien m'avouer toute +la vérité.</p> + +<p>—Jamais, Monsieur le commissaire, c'est dit.</p> + +<p>—Je vous le répète, Monsieur de Mérigue, je vous +crois innocent comme je crois que le soleil existe, +mais je serai le seul de mon avis... voyons... vous +avez eu peut-être avec la duchesse... des relations...</p> + +<p>—Assez, Monsieur.</p> + +<p>—Des relations, d'une nature...</p> + +<p>—Assez, vous dis-je, arrêtez-moi, et taisez-vous.</p> + +<p>M. Gilet tomba aux genoux de Mérigue. D'abondantes +larmes s'échappèrent de ses yeux si peu +accoutumés à en verser et de profonds sanglots soulevèrent +sa poitrine où personne n'avait jamais soupçonné +un coeur.</p> + +<p>—Je vous en supplie, Monsieur de Mérigue.</p> + +<p>—C'est inutile, répondit Jacques violemment +ému, mais encore plus exaspéré par l'insistance de +son interlocuteur.</p> + +<p>—Monsieur Jacques... Monsieur Jacques, au nom +de ma vie qui vous appartient puisque vous l'avez +sauvée, ayez pitié de moi; admettez-vous que vous +devant l'air que je respire et la lumière que je vois +je devienne aujourd'hui le bourreau de votre honneur?</p> + +<p>—Relevez-vous, Monsieur le commissaire, les +sentiments que vous manifestez vous élèvent et vous +glorifient; aussi, soyez en bien persuadé, quoi qu'il +puisse arriver, je ne vous en voudrai pas. Ma résolution +est irrévocable, et croyez bien que si elle devait +céder à une considération quelconque, ce serait +à la douleur de l'honnête et brave homme que vous +êtes: Donnez-moi la main, Monsieur Gilet.</p> + +<p>Le commissaire serra fièvreusement la main que +lui tendait le poète. Puis il lui dit: Promettez-moi +au moins de passer la frontière cette nuit. Je retarderai +jusqu'à demain l'envoi de mon rapport à la +préfecture de police. Fuyez, fuyez, vous en avez le +temps. Partez ce soir même pour la Belgique, +demain ce ne serait plus possible.</p> + +<p>—Jamais, Monsieur, ce serait avouer que je suis +coupable!</p> +<br><br><br> + + + +<h3>XII</h3> + +<h3>LE LECTEUR DE LA DUCHESSE.</h3> + + +<p>De retour à l'hôtel de Largeay, Blanche fut saisie +tout à coup d'un violent désir de posséder Jacques. +Son animosité contre lui n'était point calmée, mais +le souvenir de la scène qui venait de se passer, le +tableau de l'homme qu'elle admirait s'élançant sur +elle, la saisissant d'une main terrible et la frappant +au visage, ce tableau se reproduisant en son imagination +avec une puissance étrange, excita dans +l'âme et dans les sens de la duchesse, une attraction +irraisonnée et invincible vers celui qui depuis deux +mois remplissait toutes les aspirations de sa vie. Elle +répéta à son mari sèchement et brièvement le récit +qu'elle avait fait dans le cabinet du commissaire et +Largeay lui répondit:</p> + +<p>—Ma chère amie, je ne puis guère vous dire que +tant pis pour vous. Ce que vous auriez de mieux à +faire serait une bonne fois de renoncer à votre rôle +de Rédemptrice des Damnés. Ce que je vois de plus +regrettable en tout cela, est le ridicule qui va me +couvrir quand l'affaire aura transpiré dans le public. +Vous vous rappelez en effet que sur vos instances +j'ai soutenu à moi seul la candidature Mérigue contre +tous les membres du Comité. On me traitera de +serin et de gogo, toutes épithètes, qui seraient +mieux appliquées... à d'autres, mais que je serai +obligé d'accepter sous peine de paraître plus... jobard +encore. Je me consolerais parfaitement de cette +mésaventure, si elle vous décidait à ne voir que des +gens de notre monde. Dieu merci, il n'en manque +pas... quand vous en seriez réduite à la société du +petit cousin de Saint-Cyr qui se contente d'une tasse +de thé et est un garçon très convenable, cela vaudrait +mieux que de courir après les deshérités de la +fortune pour rencontrer des escarpes et des brigands.</p> + +<p>De toute l'admonestation maritale, Blanche n'avait +retenu qu'une phrase, celle où il était fait +allusion à Robert de Vaucotte, et sa pensée, faute de +mieux, se mit à errer machinalement et sans grand +enthousiasme autour des épaulettes et du panache +dont s'enorgueillissait le jeune Saint-Cyrien. Elle le +trouvait bien fade ce pauvre cousin, si prévenant, +et si attentionné, et la perspective de se consoler avec +la conversation et la compagnie si «bahutée» du +melon n'était point capable de lui faire oublier ses +soucis et ses chagrins. Tout à coup elle porta rapidement +sa main à son front comme pour saisir au vol +le passage d'une idée lumineuse: elle saisit son block +notes et traça au galop les lignes suivantes:</p> + +<blockquote><p> +«Mon cher Robert,</p> + +<p>«Je dîne seule demain soir dimanche. Vous seriez +bien aimable de venir me tenir compagnie. Vous +resterez avec moi jusqu'à l'heure de votre Crampton; +j'espère que vous n'avez pas d'autres projets. Je +serais désolée de vous priver d'une distraction pour +m'en procurer une autre à moi-même. Je vous attends +donc sans cérémonie.</p> + +<p>«Votre cousine,</p> + +<p>«<span class="sc">Blanche.</span>» +</p></blockquote> + +<p>Le nourrisson de Mars fut transporté au quatorzième +ciel à la lecture de cette missive. Il en sauta de joie, +s'en frotta les mains, jeta un coup d'oeil plein d'orgueil +légitime sur sa tunique bleue et sur son pantalon +rouge, et brandit même son sabre d'apprenti +cavalier. Il fut d'une sagesse exemplaire au cours +du «Pendu» et se surpassa lui-même comme «fana» +«du pète sec». Il embrassa à plusieurs reprises l'épître +odorante où s'étalaient les pattes de mouche de +la duchesse et ne put s'empêcher de montrer les +dites pattes à quelques amis intimes qui le traitèrent +de rude veinard. Puis il répondit à son estimable +parente:</p> + + +<blockquote><p> +«Bien chère cousine,</p> + +<p>«Le moment où j'ai reçu votre lettre comptera +certainement parmi les plus heureux de mon existence +et ne pourra se comparer qu'à l'instant prochain +j'espère où je revêtirai d'une façon définitive +l'uniforme du cavalier. Dîner avec vous... en tête à +tête dans votre hôtel... ah! cousine de combien de +sacs de cornard ne vous serais-je pas redevable? +Vous ajoutez à votre invitation que vous espérez bien +ne pas me voir occupé ailleurs. Quelles obligations, +quels rendez-vous, quelles parties fines, quelles +réunions au Café de la Paix, chez Peters ou chez +Durand, seraient capables de me retenir quand vous +avez parlé! quel coeur de pierre ne faudrait-il pas +me supposer pour croire que sur un geste de vous +je ne renverrais pas promener tous les «copains» +avec le bahut par-dessus le marché. Adieu, ma chère +cousine.</p> + +<p>«Recevez dès à présent mes remerciements sincères +pour votre amabilité et croyez que demain sera le +plus beau jour de ma vie.</p> + +<p>«<span class="sc">Robert</span>». +</p></blockquote> + +<p>—Comme son sabre! dit Blanche en achevant la +lecture de cette lettre embrasée!... Diable! il est emballé +le petit futur dragon... Va-t-il être ennuyeux! +bruyant... vulgaire! Va-t-il me couvrir de fleurs et +me combler de «cornards». Sera-t-il seulement capable +de me procurer un atome d'illusion!</p> + +<p>Le dimanche convenu, à six heures et demie, Robert +se présentait au grand salon de l'hôtel de Largeay. +Il avait revêtu un petit uniforme de fantaisie +d'un drap plus fin et mieux taillé que ses effets d'ordonnance. +La première parole de Blanche fut une +rebuffade inattendue.</p> + +<p>—Comment Robert! En soldat? Vous n'avez donc +pas d'habit civil? Est-ce qu'on se présente pour dîner +dans le monde en costume de piou-piou. Quand +vous serez officier passe encore, mais vous, un simple +melon? où donc avez-vous été élevé.</p> + +<p>—Je vous demande humblement pardon, répondit +le pauvre Saint-Cyrien tout ébaubi et avec des +larmes dans les yeux. C'est un ordre du général.</p> + +<p>—Qui vous oblige à porter des costumes de fantaisie, +n'est-ce pas.</p> + +<p>A d'autres, mon petit. Il est six heures et demie. +Votre «Crampton» de retour ne part qu'à dix heures. +Nous aurons tout le temps de dîner et même de +causer un brin de sept et demie à neuf et demie.</p> + +<p>—Vous avez raison, ma cousine.</p> + +<p>—Laissez-moi donc finir ma phrase, Monsieur le +trop pressé. Vous allez retourner chez vous tout de +suite, prendre votre habit et votre cravate blanche...</p> + +<p>—Ah! que je suis malheureux, ma cousine... mon +habit est en réparation...</p> + +<p>—Petit maladroit, vous ne pouviez pas songer à +cela hier au lieu de passer votre temps à m'écrire +des fadaises... cela ne fait rien... vous êtes à peu +près de la taille de mon mari. Le valet de chambre +va vous conduire chez lui et vous mettrez un frac, +un pantalon et une cravate. Est-ce compris!</p> + +<p>—Je vous obéis, chère cousine. Veuillez m'excuser +encore!</p> + +<p>—Paroles oiseuses... mon cousin... allez et revenez +vite.</p> + +<p>Blanche sonna; un laquais polychrome apparut:</p> + +<p>—Conduisez sur le champ M. le comte de Vaucotte +aux appartements de M. le duc, et prévenez le valet +de chambre, commanda la duchesse d'un ton sec et +impérieux.</p> + +<p>Au bout d'une demi-heure, Robert entra au salon +en costume convenable. Blanche le toisa minutieusement.</p> + +<p>—Vous avez les cheveux trop courts... et pas assez +de moustaches, lui dit-elle, et puis vous n'êtes pas +tout à fait assez grand ni assez fort... enfin vous n'y +pouvez rien.</p> + +<p>Robert, abasourdi, commençait à croire à une +mystification. Il fut confirmé dans cette opinion +douloureuse par l'attitude que garda la duchesse +tout le temps du dîner. On le plaça en face de +Blanche, et une nuée de gens de service ne cessa +de papillonner autour de la table, rendant impossible +le plus vague échange des moindres intimités. +Quant à la duchesse elle-même, elle fut d'un bout +à l'autre du repas absolument distraite et comme +absorbée dans ses pensées. Elle ne répondait que +par des oui, des non, des peut-être, des oh! vraiment, +des vous croyez? à toutes les phrases héroïquement +élaborées et timidement hasardées par le +futur cavalier. Au reste, ce supplice ne dura pas +longtemps, et au bout de vingt-cinq minutes on +apporta les bols bleus dont Robert n'osa point user. +Puis les deux cousins passèrent au salon où le café +et les liqueurs attendaient.</p> + +<p>—Ma cousine, soupira le Saint-Cyrien, voudriez-vous +me permettre de griller une sèche... pardon, +de fumer une cigarette?</p> + +<p>—Ah! non, mon ami, pas aujourd'hui je vous en +supplie. Je vous ai mandé non seulement pour le +plaisir de vous avoir à dîner, mais aussi pour que +vous me fassiez un bout de lecture... Cela vous +va-t-il?</p> + +<p>—Du moment que j'obéis à vos ordres, répondit +Robert d'une voix lamentable, mais résignée.</p> + +<p>—Savez-vous déclamer un peu?</p> + +<p>—J'ai joué la comédie au collège.</p> + +<p>—Ah! très bien. C'est la première chose sensée +que vous me dites. Avez-vous une voix un peu +vibrante?</p> + +<p>—Vibrante, ma cousine?</p> + +<p>—Ah! c'est juste, vous ne comprenez pas ces +mots-là, vous autres, malgré vos trompettes et vos +clairons.</p> + +<p>—Vous voulez dire peut-être une voix forte?</p> + +<p>—C'est à peu près cela, je vous fais grâce de la +nuance.</p> + +<p>—Mais oui, ma cousine, si vous m'entendiez +commander «par le flanc gauche!» J'ai une poitrine +un peu «bahutée».</p> + +<p>—Troubadour, va! Enfin, c'est bien, vous allez +donc me servir de lecteur!</p> + +<p>—Je suis à votre disposition.</p> + +<p>—Prenez cette brochure bleue qui est sur la +table.</p> + +<p>—Voilà, ma cousine.</p> + +<p>—Lisez-moi le titre, s'il vous plaît.</p> + +<p>—«La République ennemie du Peuple, conférence +faite à la salle de l'Agriculture, 84, rue de +Grenelle, Paris, par M. Jacques de Mérigue».</p> + +<p>—C'est bien cela. Lisez.</p> + +<p>Robert commença.</p> + +<p>—Prenez une voix moins saccadée et plus moelleuse. +Il ne s'agit pas de flanc gauche, ici.</p> + +<p>Robert s'efforça de se conformer aux indications +de sa cousine et poursuivit sa lecture. La duchesse +fit un geste qui signifiait: «C'est à peu près cela!» +Puis elle alla sur la pointe du pied vers les deux +lampes qu'elle baissa peu à peu jusqu'à produire +une très vague pénombre. Robert s'arrêta en disant: +«Ma cousine, je crois que les lampes vont charbonner.»</p> + +<p>—Allez donc, petit sot, répliqua Blanche vexée, +allez donc!</p> + +<p>Et Robert continua. Blanche poussa alors une +chaise derrière le fauteuil du jeune homme et s'y +agenouilla; puis elle posa ses deux mains sur les +épaules du Saint-Cyrien qui suspendit encore sa +lecture, pris cette fois d'un tremblement de bonheur: +«Allez, allez, s'écria la duchesse très rudement».</p> + +<p>Robert obéit. Son étrange cousine se mit alors à +approcher insensiblement la tête en murmurant à +voix très basse: «Que vous êtes beau! que je vous +aime!» Le lecteur improvisé n'osa point interrompre +sa tâche, mais sa voix devint palpitante et troublée. +Tout d'un coup, il s'arrêta brusquement: Un divin +baiser venait d'effleurer sa joue.</p> + +<p>—Allez donc, allez donc! rugit Blanche d'une +voix haletante et rauque qui contrastait étrangement +avec la douceur de ses caresses.</p> + +<p>Vaucotte se résigna en se résolvant, quoi qu'il pût +arriver, à ne plus suspendre sa lecture. Il prit sa +voix la plus théâtrale possible et, sous l'influence +des émotions qui l'agitaient, lut presque très bien +le morceau suivant:</p> + +<blockquote><p> +«Le Titan qui a nom la France a été frappé de la +foudre, il n'est pas mort, mais le Jupiter sinistre +d'un Olympe brumeux lui a mutilé les membres et +l'a couché sous d'énormes montagnes. Que peuvent +faire, hélas! pour soulever un poids incommensurable, +le courage et la musculature du géant tombé? +Soyez patients, donnez du temps au vaincu: Ses +mains peu à peu guéries et fortifiées creuseront les +flancs de Pélion et d'Ossa, un jour il émergera du +gouffre, si vigoureux et si beau que l'ennemi s'inclinera, +et le vieux captif rajeuni, plus radieux +qu'autrefois sous ses cicatrices lumineuses, reprendra, +fier et doux, sa place antique parmi les Dieux!» +</p></blockquote> + +<p>—Oh! mon bien aimé, mon amour adoré, soupira +Blanche, que tu es beau, que tu es grand, et, +entourant Robert de ses deux bras, elle le couvrit +de baisers en fermant les yeux. Cette fois le Saint-Cyrien +n'y tint plus; il laissa tomber la brochure +bleue et voulut enlacer la taille de Blanche. Mais la +duchesse, après quelques secondes d'abandon, s'arracha +aux étreintes de son cousin en lui disant +rageusement: «Ah! vous êtes décidément insupportable, +vous pouvez vous en aller!»</p> + +<p>—Plaît-il! ma cousine, hasarda Robert avec une +angoisse profonde.</p> + +<p>—Je vous répète que vous êtes intolérable, vous +ne faites rien de ce que je vous dis. Il est inutile de +continuer plus longtemps.</p> + +<p>—Ah! ma chère Blanche, répondit le futur cavalier. +Vos paroles me brisent le coeur. Disposez de +moi comme vous l'entendrez. Ordonnez-moi de +manquer le «crampton». Consigne, salle de police, +prison, cellule, conseil de guerre, je braverai tout +pour demeurer à vos genoux... Je vais prendre ma +meilleure voix, je vous ferai la lecture jusqu'à onze +heures, minuit, deux heures du matin... jusqu'au +lever du soleil, et encore toute la journée, et encore +toute la nuit. Mais de grâce ne vous fâchez pas, ne +vous irritez pas, la faveur que j'implore de vous est +bien simple: «Commandez-moi de poursuivre.»</p> + +<p>Blanche, qui avait relevé les lampes, se contenta +de dire sèchement: «C'est fini.»</p> + +<p>—Par grâce, ma cousine...</p> + +<p>—Assez, vous êtes sot, mon cher.</p> + +<p>Un silence suivit. Robert se résigna et dit à +Blanche:</p> + +<p>—Me permettez-vous au moins de rester jusqu'à +neuf heures et demie?</p> + +<p>—Comme il vous plaira.</p> + +<p>—Vous ne m'en voulez pas, ma petite cousine?</p> + +<p>—Non... vous m'ennuyez.</p> + +<p>—Je vous promets de ne pas m'interrompre une +autre fois. Je prendrai des leçons de déclamation si +vous le voulez?</p> + +<p>Blanche ne répondant point, Vaucotte voulut +mettre sur le tapis un autre sujet de conversation.</p> + +<p>—Qu'est-ce que ce M. de Mérigue, ma cousine?</p> + +<p>—Une canaille qui m'a volé mille francs.</p> + +<p>—Le misérable! Je le tuerai, je le tuerai!</p> + +<p>—Ce n'est pas nécessaire.</p> + +<p>—Comment! voler une adorable cousine comme +vous. Je vous dis que c'est un homme mort... Je +manquerai le «Crampton», cela m'est égal, mais +j'aurai sa vie.</p> + +<p>—Allez vous déshabiller, répondit Blanche.</p> + +<p>Robert s'élança vers les appartements du duc où +gisaient ses défroques militaires. Pendant cette +deuxième toilette, Blanche songeait, avec un sourire +amer mêlé de haussements d'épaules, au +Mérigue idéal qu'elle avait étreint dans la personne +de son cousin, revêtu des nippes de son mari. Quant +à Vaucotte, il faisait un vacarme épouvantable au +premier étage et rugissait en agitant son sabre +vierge: «Je le tuerai. Je le tuerai!»</p> +<br><br><br> + + + +<h3>XIII</h3> + +<h3>LE DUC DE BELVERANA</h3> + + +<p>Une heure après le départ du commissaire, le +baron de Sermèze accourait de nouveau chez son +ami.</p> + +<p>—Bonne, très bonne nouvelle, cria-t-il en entrant. +Tu seras énergiquement appuyé par le duc de +Belverana.</p> + +<p>—Eh bien! mon pauvre Sermèze, j'ai quant à +moi une nouvelle d'un tout autre genre à t'annoncer.</p> + +<p>—Ayant trait à la visite du commissaire?</p> + +<p>—Précisément.</p> + +<p>—Que te voulait donc ce corbeau sinistre?</p> + +<p>—Ne le traite pas ainsi. C'est un esprit droit et +un noble coeur... Je ne plaisante pas.</p> + +<p>—Eh bien, mon ami, je t'écoute. Je serai +charmé, je l'avoue, rien que pour la rareté du fait, +d'apprendre que les qualificatifs dont tu te sers +peuvent être justement appliqués à un fonctionnaire +d'espèce peu sympathique.</p> + +<p>—D'abord, je te demande la discrétion d'un confesseur.</p> + +<p>—D'un tombeau, si tu le désires.</p> + +<p>—Foi de gentilhomme?</p> + +<p>—D'accord.</p> + +<p>—Je considère mon honneur comme attaché à +ton silence.</p> + +<p>—Bien, va donc.</p> + +<p>—La duchesse de Largeay m'aime. Elle n'a pas +voulu de moi pour mari, je la repousse comme +maîtresse. Furieuse de ma résistance, à l'issue d'une +scène violente où j'ai eu le tort de me laisser +emporter, elle a glissé un billet de banque dans la +veste qui est à mon porte-manteau et à été m'accuser +de vol. Je ne puis me défendre sans la compromettre. +Je me laisse condamner. Est-ce clair?</p> + +<p>—Tu es absolument fou et je crois que tu veux +me mystifier.</p> + +<p>—En aucune façon.</p> + +<p>—Ah ça, Jacques, tu t'imagines que je vais te +laisser sauter à la mer avec une pierre au cou?</p> + +<p>—Que pourras-tu faire, mon bon ami?</p> + +<p>—Tout révéler à la justice.</p> + +<p>—Halte-là. J'ai ta parole d'honneur.</p> + +<p>—Ah! tu perds la boule, mon ami?</p> + +<p>—J'ai ton serment, j'exige que tu le tiennes.</p> + +<p>—Comment cela?</p> + +<p>—S'il le faut l'épée à la main... Toi... le meilleur, +le plus cher de mes amis... Je...</p> + +<p>—Jacques... tu aimes cette femme?</p> + +<p>—La question n'est pas là.</p> + +<p>—Je te dis que tu l'aimes!</p> + +<p>—Je la méprise. J'en jure sur mon âme.</p> + +<p>—Tu la méprises... mais tu l'aimes?</p> + +<p>—Que t'importe!</p> + +<p>—Tu n'es pas gentil, mon petit Jacques.</p> + +<p>—Ce qui est certain, c'est que j'aime ma dignité, +ma conscience, mon honneur au point de leur +sacrifier la considération des hommes.</p> + +<p>—Et moi je t'aime au point de te sauver malgré +toi.</p> + +<p>—N'essaie pas, tu nous perdrais tous deux. Merci +de la bonne affection, et pardonne-moi ma vivacité +de tout à l'heure, mais ma résolution ne saurait +changer.</p> + +<p>—Je ne te revois de ma vie si tu commets cet +acte insensé. Je ne puis rester l'ami d'un homme +condamné pour vol.</p> + +<p>—J'ai réfléchi à tout cela, Sermèze... j'ai calculé +toutes les conséquences de mon abnégation, mais +je l'avoue bien franchement... que je n'aurais pas +cru à ton abandon. Ce serait la dernière et la pire +des croix que l'impitoyable Destinée pût jeter sur +mes épaules... eh bien, je l'accepte.</p> + +<p>—Oh! mon ami, mon cher Jacques... as-tu pu +croire un instant que je m'éloignerais jamais de +toi?...</p> + +<p>—Non, certes... C'est pour te dire que rien ne +saurait me faire reculer. Tu entends?... Rien au +monde.</p> + +<p>—Et ton vieux père, ta pauvre mère... Voyons, +Jacques.</p> + +<p>—Ah! démon, ne me tente pas... jamais.</p> + +<p>—Tu veux les condamner à un deuil éternel.</p> + +<p>—Je veux que leur fils reste un honnête homme.</p> + +<p>—Mais enfin, tu n'as consulté personne, tu ne peux, +en une question aussi grave, t'ériger en juge unique +et infaillible... Tu ne veux pas t'en rapporter à mon +opinion?</p> + +<p>—Tu m'aimes trop.</p> + +<p>—J'ai une idée... Promets-moi de prendre l'avis +de la personne que je vais te désigner?</p> + +<p>—Cela dépend, mon ami.</p> + +<p>—Le duc de Belverana.</p> + +<p>—D'accord, Sermèze. Je connais d'avance sa +réponse.</p> + +<p>—Enfin on ne peut pas savoir... As-tu pleine +confiance en ses appréciations sur une question +d'honneur?</p> + +<p>—Pleine et entière confiance.</p> + +<p>—Et crois-tu aussi à sa discrétion?</p> + +<p>—Comme j'espère en la tienne.</p> + +<p>—Va le voir... à ce prix je ne dirai rien.</p> + +<p>—C'est conclu, j'irai demain matin, à moins que +je ne sois arrêté d'ici là.</p> + +<p>—Sauve-toi donc d'ici, grand maladroit.</p> + +<p>—Un innocent ne prend point la fuite.</p> + +<p>—Don Quichotte, va!...</p> + +<p>Le lendemain, vers dix heures, Jacques de Mérigue +se rendit à l'hôtel de Belverana et fut introduit +immédiatement dans le cabinet du chef de +l'aristocratie française.</p> + +<p>Le duc François de Belverana était la figure la +plus sympathique et la plus justement honorée de +la grande noblesse. Il joignait à l'esprit et à l'affabilité +du <span class="sc">XVIII</span>e siècle, le caractère chevaleresque de +ses ancêtres du moyen âge. Il excellait, chose rare +entre toutes, à allier ses obligations d'homme du +monde à ses travaux d'homme de devoir. Magnifique +dans ses réceptions, généreux à l'excès dans +ses charités, d'une urbanité exquise dans tous ses +rapports sociaux, époux et père de famille irréprochable, +doué avec cela des grandes manières et du +grand air presque disparus à notre époque démocratique, +portant sur son visage et dans toute son +attitude les allures de ces vieilles races faites pour +commander et pour charmer les hommes, le duc +François était bien le chef unanimement accepté +par cette pléiade de familles illustres qui furent +jadis la force et la gloire de notre patrie, et qui en +sont demeurées l'ornement et la splendeur.</p> + +<p>Il serait souverainement inique de juger le grand +monde par les quelques échantillons apparus jusqu'ici +dans ce livre. Les Largeay, les Prunière, les +Saint-Benest étaient de rares exceptions dans une +société universellement et justement respectée. On a +dit que les peuples heureux n'avaient pas d'histoire, +on pourrait ajouter que les personnes vertueuses ne +sauraient figurer qu'en petit nombre dans l'exposition, +drames de la vie contemporaine. Quel que +soit le milieu qu'on soit appelé à décrire, on est fatalement +amené à faire une place très exiguë aux +gens entièrement dignes de considération et d'estime.</p> + +<p>—Monsieur le duc, dit Jacques de Mérigue avec +lenteur et gravité, je viens prendre votre sentiment +au sujet d'une question d'honneur dont je vous +constitue juge en dernier ressort.</p> + +<p>L'aimable visage du duc revêtit aussitôt une expression +inquiète.</p> + +<p>—Je ferai ce que vous voudrez, monsieur de +Mérigue, mais je vous prie de ne vous considérer +lié en aucune façon par ma manière de voir. Je suis +loin de prétendre à l'infaillibilité, et j'estime qu'un +homme dans ma situation ne doit pas assumer à la +légère d'inutiles responsabilités.</p> + +<p>—Monsieur, je ne vous ferai pas l'injure de +vous demander le secret sur ma communication. +J'ai simplement l'honneur de vous avertir que ce +secret doit être absolu et perpétuel.</p> + +<p>—Vous n'aviez pas besoin, monsieur, de cette +précaution, c'était entendu par avance.</p> + +<p>Mérigue fit alors à son noble interlocuteur le +récit fidèle et minutieux des événements qui avaient +abouti à la catastrophe récente et lui annonça ses +intentions en lui demandant de les approuver. Profondément +ému, le duc de Belverana resta muet +pendant quelques minutes. Comment décourager +une résolution héroïque? Comment, d'un autre +côté, prononcer sans appel la perte et la ruine absolue +d'un honnête homme? Il répondit enfin:</p> + +<p>—Vous m'avez constitué juge, monsieur?...</p> + +<p>—Je ne m'en dédis point.</p> + +<p>—Cette déclaration entraîne par avance votre +complète soumission à mon arbitrage?</p> + +<p>Ces mots firent pâlir Mérigue qui sut y lire très +clairement l'immense pitié qu'il inspirait. Il ne put +cependant s'empêcher de dire:</p> + +<p>—Oui, monsieur le duc.</p> + +<p>Mais il ajouta:</p> + +<p>—J'ai confiance en vous comme en Bayard ou en +Duguesclin, comme dans le Roi chevalier dont votre +ancêtre fut le parrain.</p> + +<p>Une cruelle angoisse s'empara du duc François.</p> + +<p>—Aimez-vous encore cette femme, monsieur de +Mérigue? demanda-t-il.</p> + +<p>—Mais, monsieur le duc...</p> + +<p>—Je ne suis plus monsieur le duc, je suis votre +juge... je dois tout savoir avant de prononcer ma sentence. +Je me récuse si vous ne parlez pas. Aimez-vous +encore cette femme?</p> + +<p>—Je suis attaché par-dessus toutes choses à +l'accomplissement de mon devoir.</p> + +<p>—Il n'y aurait devoir que si vous aimiez encore.</p> + +<p>—Alors, monsieur le duc, vous êtes de mon avis.</p> + +<p>Le duc fit un violent effort sur lui-même. Des +larmes vinrent au bord de ses paupières. Puis il se +leva et ouvrit ses bras à Mérigue en lui disant:</p> + +<p>—Vous avez raison.</p> + +<p>—Merci!... cria Jacques. J'en étais bien sûr.</p> + +<p>—Mais à une condition, reprit le duc. Vous +devez, tout en gardant le silence au sujet des événements +qui ont eu lieu, vous devez, dis-je, nier +énergiquement l'action infâme qui vous est imputée...</p> + +<p>—Cela va sans dire.</p> + +<p>—Ce n'est pas tout... vous serez vraisemblablement +condamné avec un pareil système de défense.</p> + +<p>—Je m'y attends absolument.</p> + +<p>—Eh bien, monsieur, en reconnaissance du pénible +service que je viens de vous rendre, je vous +demande expressément de vous présenter à l'une +de mes réceptions qui suivra le jugement de l'affaire. +J'irai à votre rencontre devant tout le monde +et bien osé sera l'homme qui ne viendra pas vous +serrer la main.</p> + +<p>—Je vous remercie, monsieur, je n'attendais +pas moins de vous, mais je ne puis compromettre +le chef du parti royaliste. Il me suffira de savoir +que je garde votre estime.</p> + +<p>—Mon admiration, monsieur de Mérigue, mon +admiration. Nous ramènerions le roi et nous reprendrions +l'Alsace avec mille Français comme vous.</p> + +<p>Jacques courut immédiatement chez son ami +Sermèze pour lui annoncer la décision du noble +arbitre mis en avant par le baron lui-même. Sermèze +voulut le retenir à déjeuner.</p> + +<p>—Non, lui répondit Mérigue, on pourrait venir +m'arrêter pendant ce temps là, et je serais désolé +qu'on ne trouvât personne.</p> + +<p>—Don Quichotte! Don Quichotte! murmurait le +baron avec des sanglots dans la gorge. Pourquoi la +Providence t'a-t-elle fait naître au siècle des Prudhommes +et des argentiers...</p> + +<p>De retour à son domicile Mérigue écrivit à son +père:</p> + +<blockquote><p> +«Mon bien cher Père,</p> + +<p>«Je suis faussement accusé d'un délit, et de malheureuses +circonstances m'enlèvent tout autre +moyen de défense qu'une négation sans commentaires.</p> + +<p>«Supportez comme moi ce nouveau coup de la +fortune et surtout croyez invinciblement que votre +enfant est resté digne de vous.</p> + +<p>«<span class="sc">Jacques</span>.» +</p></blockquote> + +<p>Mérigue, après avoir mis cette lettre à la poste, +rentra chez lui pour liquider toutes les questions +relatives à sa candidature. Il travailla jusqu'à une +heure assez avancée de la soirée pour faire connaître +à ses principaux amis et partisans qu'il se +retirait purement et simplement. Il fit une note +exacte des dépenses engagées jusqu'à ce jour et indiqua +d'une façon minutieuse les divers créanciers +auxquels il était redevable de la moindre somme.</p> + +<p>Puis, toutes choses étant réglées, il se croisa les +bras et attendit la justice. Son imagination surexcitée +s'égara longtemps parmi les étoiles, sa perpétuelle +chimère, qu'il venait d'approcher et qui s'éloignaient +sans retour. Et d'un coup d'oeil douloureux +et morne, il put mesurer l'étroit espace qui +sépare un siège à la Chambre de l'escabeau d'une +prison. Puis, sa pensée se reporta tout à coup en +Limousin, dans son Mérigue bien-aimé, au milieu +de sa famille dont il était le soutien et l'espoir.</p> + +<p>Seulement alors il pleura.</p> + +<p>A neuf heures et demie du soir un coup formidable +retentit à sa porte: Bon! se dit-il, mon lit est +prêt à Mazas. C'est bien. Et il alla ouvrir.</p> + +<p>—Le comte Robert de Vaucotte, élève à l'école +militaire, candidat cavalier, dit une jeune voix qui +voulait s'enfler au niveau de la foudre.</p> + +<p>Mérigue salua légèrement et introduisit son visiteur.</p> + +<p>—Je parle, poursuivit Robert, à monsieur Jacques +de Mérigue?</p> + +<p>—Vous avez cet avantage, monsieur, ou cette +mauvaise chance, comme il vous plaira.</p> + +<p>—L'un et l'autre, monsieur. Je suis le cousin de +la duchesse de Largeay et vous devez comprendre +le but de ma visite.</p> + +<p>—Pas du tout, monsieur, je vous assure.</p> + +<p>—Il paraît que vous l'avez volée, monsieur.</p> + +<p>—Et ensuite, monsieur?</p> + +<p>—Je viens vous demander raison de cet acte +infâme.</p> + +<p>—Tiens, dit Mérigue en regardant le plafond, +la note grotesque manquait au drame... c'est complet +maintenant... le dernier acte doit approcher.</p> + +<p>—Vous m'insultez, monsieur, si vous savez tenir +une épée et si vous avez du sang dans les veines...</p> + +<p>—Vous, monsieur le candidat cavalier, si vous +aviez un atome de bon sens dans la tête, vous n'auriez +pas pris la peine considérable de monter mes +six étages. Si j'ai volé madame la duchesse, vous +devez savoir qu'on ne se bat pas avec un voleur. Si +je ne l'ai pas volée, que venez-vous faire ici. Dans +les deux cas vous êtes, permettez-moi le mot, un +tout petit peu ridicule.</p> + +<p>—Monsieur!!!</p> + +<p>—Oui, monsieur! De plus vous êtes en danger +de manquer votre train, ce qui vous attirerait une +punition sévère et compromettrait peut-être votre +candidature à la cavalerie. Croyez-moi: une candidature +est chose fragile. Dépêchez-vous bien vite de +redescendre mes cent vingt marches. Vous trouverez +une station de voitures au coin de la place +Saint-Germain-des-Prés. Filez. Il n'est que temps.</p> + +<p>—Monsieur, nous nous reverrons.</p> + +<p>—C'est improbable. Filez donc, vous dis-je.</p> + +<p>Passablement stupéfait, Robert se retira.</p> + +<p>—C'est curieux, murmurait-il dans l'escalier. Il +ne me prend pas plus au sérieux que ma cousine.</p> +<br><br><br> + + + +<h3>XIV</h3> + +<h3>MAZAS</h3> + + +<p>Le lendemain, Jacques reçut la lettre suivante:</p> + +<blockquote><p> +«Monsieur,</p> + +<p>«J'ai appris avec la plus vive douleur que vous +n'aviez point profité du retard que j'avais apporté à +l'expédition de mon rapport. Il est vraisemblable +que vous serez arrêté dans la journée, mais, en tout +cas, ce ne sera pas moi qui porterai la main sur +vous. Je vous jure, monsieur, que j'ai pensé un +instant à mourir, mais, en outre du déshonneur qui +s'attache généralement au suicide, j'ai songé au peu +d'utilité qu'auraient pour vous les éclats de la cervelle +du pauvre Gilet. J'ai trouvé un moyen de mieux +vous témoigner ma reconnaissance qui survivra à +tous les événements et à toutes les décisions de la +justice. Je viens d'adresser ma démission à la Préfecture +et ma résolution est irrévocable. Vous devez +savoir que le président du tribunal peut autoriser +un inculpé à faire présenter sa défense par un de +ses parents ou amis. Je brigue l'honneur de plaider +pour vous, monsieur, et j'espère bien m'inscrire le +premier sur la liste de tous les hommes de coeur +qui ne manqueront pas de vous offrir le concours +de leur talent. Je vous supplie de vouloir bien +accepter ce témoignage de dévoûment d'un homme +qui vous doit la vie et qui n'a jamais douté de votre +innocence.</p> + +<p>«<span class="sc">Anselme Gilet</span>.» +</p></blockquote> + +<p>Jacques répondit immédiatement:</p> + +<blockquote><p> +«De tout coeur, Monsieur, mais à une condition: +Les avocats ont la coutume toute naturelle d'interroger +leurs clients sur les circonstances qui ont +accompagné l'acte soumis à l'appréciation des tribunaux. +Force m'est de vous prévenir que dans le +cas particulier qui me concerne, je ne pourrai me +soumettre à cet usage et que vous devrez prendre la +parole sans aucun nouvel éclaircissement de ma +part, sur la simple donnée des faits et en vous +appuyant seulement sur l'opinion de votre conscience. +C'est une tâche bien ingrate que je vous impose. +Je vous prie de l'accepter telle quelle, puisque +vous voulez bien vous charger de mes intérêts.</p> + +<p>«<span class="sc">Jacques de Mérigue</span>.» +</p></blockquote> + +<p>A la réception de cette lettre, M. Gilet crut devoir +faire une démarche auprès de la duchesse et se +rendit à l'hôtel de Largeay. Quoique vivement contrariée +à l'annonce de ce visiteur, Blanche ne crut +pas pouvoir lui refuser sa porte.</p> + +<p>—Monsieur le commissaire? dit-elle en l'apercevant.</p> + +<p>—Non, madame, monsieur Gilet, avocat de +M. Jacques de Mérigue.</p> + +<p>Blanche tressaillit et resta muette.</p> + +<p>—Madame la duchesse, vous savez que le devoir +d'un défenseur est de s'entourer de tous les renseignements +propres à lui faciliter l'accomplissement +de sa mission. Je ne puis obtenir aucun détail de +M. de Mérigue. Il nie. Voilà tout.</p> + +<p>—Cela ne m'étonne pas, monsieur, dit Blanche +avec une expression de stupéfaction profonde que +M. Gilet ne s'expliqua point.</p> + +<p>La duchesse n'avait pas un instant conçu la possibilité +de la sublime abnégation de Jacques.</p> + +<p>Elle pensait qu'il déclarerait simplement la vérité, +mais que l'invraisemblance de ses allégations ferait +hausser les épaules aux magistrats instructeurs. +Maintenant, elle voyait la grandeur de la victime +qu'elle immolait, et la colère qui dominait son âme +fit une légère place au premier cortège des remords.</p> + +<p>M. Gilet reprit:</p> + +<blockquote><p> +«Quant à moi, madame, je suis absolument abasourdi +et désorienté. Je suis tellement convaincu de +l'innocence de M. de Mérigue que je me dérobe par +une démission envoyée aujourd'hui même à la tâche +qui m'incombait d'opérer son arrestation. J'ai rempli +mes devoirs de magistrat en faisant parvenir mon +rapport sur les faits constatés aux autorités compétentes; +je crois accomplir maintenant mes obligations +d'honnête homme en prêtant mon concours au +sympathique prévenu. Ma première pensée a été de +venir chercher ici les renseignements qu'on me refusait +là-bas.» +</p></blockquote> + +<p>—Monsieur l'avocat, j'ai tout dit l'autre jour à +M. le commissaire, répondit Blanche avec amertume; +comme vous pouvez le voir à toute heure, je +vous engage à l'interroger. Je vous trouve osé de +mettre en balance les négations de M. de Mérigue +et les affirmations de la duchesse de Largeay.</p> + +<p>M. Gilet comprit que son audience était terminée. +Il salua la duchesse en lui disant:</p> + +<p>—Je vous affirme sur l'honneur, madame, que +je n'établis aucun parallèle entre la valeur de vos +deux paroles.</p> + +<p>Blanche avait un plan de vengeance absolument +défini. Elle comptait sur la condamnation de Jacques +et se promettait ensuite de demander sa grâce, avec +la conviction intime qu'elle lui serait accordée. +L'obtention de la grâce serait, en même temps, un +acte d'humanité et une marque suprême de dédain. +La duchesse estimait aussi vaguement qu'après +avoir brisé l'homme, après en avoir fait un lépreux +et un pestiféré moral, elle pourrait peut-être triompher +de ses résistances et conquérir ses caresses, +sinon son amour, quand elle serait seule à lui +tendre la main, parmi l'universel dédain. Elle se +promettait pour lors de lui venir en aide, de le +contraindre à accepter son appui, et ces vagues +projets de bienfaisance, après son horrible faux +témoignage, calmaient à ce moment les cris de sa +conscience, encore étreinte par la fureur.</p> + +<p>Le soir même, vers cinq heures, deux agents de la +sûreté se présentaient au domicile de Jacques, porteurs +d'un mandat de comparution délivré par le +juge d'instruction.</p> + +<p>Le baron de Sermèze avait voulu assister son ami +dans cette terrible épreuve et il l'accompagna jusqu'à +la porte du Palais-de-Justice. Mérigue fut conduit +par les gardes dans le cabinet du magistrat +chargé de l'information qui s'efforça vainement, +pendant plus d'une heure, d'obtenir des détails sur +le fait du vol. Jacques demeurait identiquement ce +qu'il avait été devant le commissaire.</p> + +<p>Il nia l'imputation et se refusa à tout autre renseignement.</p> + +<p>Le juge d'instruction convertit alors le mandat de +comparution en mandat de dépôt, et le candidat +royaliste fut conduit et écroué sur le champ à la +prison de Mazas.</p> + +<p>On criait à huit heures sur le boulevard:</p> + +<p>—Demandez <i>l'Écho de Paris</i>. Les royalistes sont +des voleurs. Arrestation de Mérigue, candidat royaliste: +cinq centimes, un sou. Voir les curieux détails; +l'arrestation du coupable, un sou.</p> + +<p>Le lendemain matin, on lisait dans une grande +feuille républicaine:</p> + +<blockquote><p> +«Les réactionnaires n'ont pas de chance. Un de +leurs plus brillants candidats, sur lequel ils fondaient +de grandes espérances, vient de s'échouer +aux bancs de la police correctionnelle, sous l'inculpation +hideuse de vol. Nous regrettons vivement +que ce scandale ait éclaté quelques semaines trop +tôt. Le sieur Mérigue avait, dit-on, les plus sérieuses +chances d'être élu dans l'arrondissement le plus +aristocratique de la capitale. Pas dégoûtés, messieurs +les ci-devant! Il eût été piquant de voir arracher +des bancs de la Chambre le coryphée du +drapeau blanc. Cette satisfaction nous est refusée. +Mais nous avons le ferme espoir que cet accroc subi +par un des Éliacins du parti rétrograde éclairera la +population saine et impartiale de l'arrondissement +en question, et que le candidat républicain ralliera +autour de son nom tous les suffrages indépendants +et honnêtes.» +</p></blockquote> + +<p>Le principal organe des conservateurs se défendait +allègrement en jetant l'accusé par-dessus bord avant +toute décision de la justice: «Ce n'est pas d'aujourd'hui +que les meilleurs troupeaux sont infestés de +brebis galeuses, et cela ne prouve rien, sinon que +les règles les mieux établies sont toujours confirmées +par des exceptions. Nous nous permettons, en +outre, de faire observer à nos adversaires politiques +que le comité actuel s'est refusé à soutenir la candidature +de l'homme qui vient de s'effondrer. Il se +présentait aux suffrages des électeurs de son autorité +privée, comme le dernier des pensionnaires de +l'Assistance publique aurait le droit de se présenter +demain, s'il pouvait faire les frais nécessaires à une +apposition d'affiches. Le sieur Mérigue n'avait +aucune chance dans sa lutte contre M. Belin, qui +réunira certainement la majorité des suffrages au +premier tour. Le seul effet du krack Mérigue sera +de nous épargner un scrutin de ballottage.»</p> + +<p>Au comité, le baron d'Édelweis se fit voter des +félicitations pour avoir combattu dès l'abord la +candidature Mérigue. L'ordre du jour visait sa prévoyance +et son flair pratique et le vieux beau souriait +dans sa longue barbe et remerciait la destinée +d'avoir confirmé les appréhensions qu'il n'avait jamais +eues. De tous côtés, on chercha querelle au +vicomte d'Escal qui avait enfanté un misérable à la +vie politique. D'Escal repoussa tant bien que mal +les attaques, en rejetant toute la responsabilité sur +les membres de l'ancien comité, et en faisant remarquer +qu'il n'avait pas voulu s'associer à la nouvelle +campagne du candidat prisonnier.</p> + +<p>Le duc de Largeay était fortement battu en brèche +et répondait: «Prenez-vous en à ma femme!» Et +les bonnes âmes de s'écrier: «Oh! l'ingrat; voler +sa bienfaitrice!» On fut très fortement scandalisé +de voir le duc de Belverana prendre la défense de +l'inculpé, et on attribua cette attitude à sa répugnance +d'avouer une erreur. Les abbés Vaublanc, +Roubley et Marquiset rompirent des lances terribles +avec l'abbé de la Gloire-Dieu, qui s'obstinait à nier +la possibilité du crime. «Voyez ce saint homme, disaient +ses confrères, il jeûne au pain et à l'eau et +n'avoue pas qu'il puisse se tromper!»</p> + +<p>Des altercations se produisirent dans plusieurs +cafés, dans quelques foyers de théâtre, dans deux +ou trois clubs à la mode. Le baron de Sermèze +administra à lui seul une demi-douzaine de soufflets +qui, chose étrange, ne furent pas suivis d'effusion +de sang ni d'éclats de poudre. Il est vrai que le +baron tirait l'épée comme un spadassin et faisait +mouche neuf fois sur dix à vingt-cinq pas au pistolet +de combat. Robert de Vaucotte se vanta d'avoir +provoqué Mérigue et de l'avoir fait <i>caler doux</i>. +Théodore de Vannes se glorifia hautement d'avoir +combattu la première candidature de Jacques. Le +R.P. Coupessay, supérieur des Oratoriens de la rue +de Monceau, se hâta de signifier un congé immédiat +au jeune professeur, qu'il avait appelé «notre grand +Jacques» et qui n'était plus que «ce triste Mérigue».</p> + +<p>La comtesse douairière de Vannes se demanda +avec stupeur comment ce vilain homme avait pu +être une cause si fréquente d'interruption pour sa +broderie. Le coup de pied de l'âne fut envoyé à la +victime par sa femme de ménage, l'altière Hortense, +qui déclara par écrit donner ses huit jours à monsieur.</p> + +<p>La fatale nouvelle était parvenue au repaire noble +de Mérigue vingt-quatre heures après l'annonce de +l'arrestation sur les boulevards. Violemment ému +par la lettre de son fils, le vieux comte avait été +complètement écrasé par l'entrefilet du journal conservateur +qu'il recevait, et qui était conçu en ces +termes: «M. de Mérigue, le candidat royaliste bien +connu, vient d'être écroué à Mazas sous l'inculpation +de vol. Nous attendons, pour apprécier ce triste événement, +les décisions de la justice.»</p> + +<p>Le vieux comte Joseph ne communiqua à sa femme +ni la lettre ni le journal. Il emporta l'une et l'autre +et s'enfonça dans la profondeur des bois. Caroline +s'étant mise à sa recherche le découvrit au bout de +plusieurs heures, embrassant un gros chêne dans +ses bras, et la poitrine gonflée de sanglots. Il fallut +que le chef de la famille se décidât à tout avouer et +à montrer les quelques lignes de son fils, et le terrible +alinéa de la feuille publique. Caroline, sans +parler, entraîna son mari vers l'oratoire où elle passait +en prières la plus grande partie de ses journées. +Les deux époux y demeurèrent longtemps inclinés +et prosternés aux pieds du Dieu sévère, qui permettait +à la Destinée d'empoisonner ainsi leur vieillesse. +Au repas du soir, on fit connaître aux trois soeurs +l'effroyable accusation qui pesait sur leur frère bien-aimé. +Jacqueline éclata en pleurs, mêlés d'un rire +nerveux.</p> + +<p>—Mon petit Jacques, qui doit ramener le Roi, dit-elle, +un voleur! je ne croirai jamais cela.</p> + +<p>—Quelle infamie! s'écria l'ardente Mathilde, ce +sont tous les misérables communards de Paris qui +l'ont accusé pour s'en débarrasser; cela ne peut pas +s'expliquer autrement.</p> + +<p>—Certainement; notre frère ne peut être coupable, +reprenait la sage Marianne, mais en pareille matière +le plus simple soupçon est déjà une catastrophe. +Quelle que soit l'issue de l'accusation, Jacques +ne pourra demeurer à Paris. Sa carrière, qui s'annonçait +fort avantageuse, est définitivement brisée. +Nous n'avons donc plus à compter sur aucune ressource +de son côté. Il faut songer au contraire à le +recevoir ici, et à l'y soigner de notre mieux.</p> + +<p>—Comment, répliqua Jacqueline, tu crois qu'il +ne se relèvera pas? Il s'était bien relevé de son échec +au Conseil municipal, puisqu'il allait être nommé +député.</p> + +<p>—Jacqueline a raison, dirent à la fois Mathilde et +le vieux comte.</p> + +<p>—Rien n'est impossible avec le secours de la providence +divine, affirma Caroline. Il faut faire violence +au ciel par nos instances et nos supplications.</p> + +<p>—Il faut d'abord, reprit Marianne, interrompre +toutes les réparations que nous avons commencées, +et prendre le plus tôt possible des arrangements pour +solder les dépenses déjà faites.</p> + +<p>—Que dis-tu là, ma fille! interrompit Joseph de +Mérigue; et mes vignes, qui me donneront un jour +deux cents barriques de vin; et ma truffière, que +je suppose devoir être en plein rapport d'ici deux +ans.</p> + +<p>—Et notre frère bien-aimé qui triomphera des +méchancetés et des calomnies! dit énergiquement +Jacqueline.</p> + +<p>A ce moment Pierrille et Jeannette arrivèrent +pour la prière du soir:</p> + +<p>Il faudra bien prier pour Monsieur Jacques, dit +la pieuse Caroline d'une voix triste et lente.</p> + +<p>—Notre Monsieur est malade? demandèrent à la +fois les deux domestiques.</p> + +<p>—Non, mes amis, répondit Caroline qui ne savait +pas mentir.</p> + +<p>Alors les fidèles serviteurs eurent la claire intuition +d'un grand malheur planant dans l'air. Leurs +visages fatigués prirent une expression de lourde +tristesse, et ils pleurèrent silencieusement en s'agenouillant +sur les dalles.</p> +<br><br><br> + + + +<h3>XV</h3> + +<h3>L'INFLUENCE DU COMMISSAIRE</h3> + + +<p>A la sixième chambre on avait rarement vu un pareil +encombrement. Depuis les plus jolies comtesses +des deux faubourgs jusqu'aux reporters des moindres +feuilles, en passant par la nuée des avocats et des +simples stagiaires, le public habituel des représentations +judiciaires se trouvait au grand complet. La +partie de l'auditoire dont la curiosité se trouvait le +plus vivement surexcitée, était naturellement l'éternel +féminin. Toutes les jeunes femmes un peu à la +mode s'étaient exténuées d'amabilité envers le président +pour obtenir des cartes, et pouvoir contempler +le visage de ce prévenu dont on parlait tant, et +que les gazettes dépeignaient comme possédant +toutes les qualités d'aspect, d'allures, qui séduisent +et conquièrent le sexe faible. Deux hommes émargeaient +au sein de cette foule hétérogène: Mérigue +et son défenseur. Jacques, entièrement vêtu de noir, +l'oeil fier, la tête haute, le visage grave et légèrement +mélancolique, avait plutôt l'air d'un accusateur que +d'un inculpé. Debout à ses côtés, Monsieur Gilet, la +figure contractée, les yeux hagards, la figure pâle, +semblait en proie à une insurmontable émotion. +Ce qu'il y avait de plus à remarquer était l'absence +de la duchesse. Elle avait prévenu par lettre le président, +qu'étant très souffrante, il lui serait impossible +de paraître aux débats, qu'au surplus elle n'avait +rien à ajouter au rapport de M. le commissaire +et à sa propre déposition revêtue de sa signature.</p> + +<p>L'interrogatoire fut excessivement court. Mérigue +déclina ses noms et qualités, nia péremptoirement +le vol, et refusa de répondre à toutes les questions +subséquentes qui lui furent adressées. L'audition +des témoins ne fut pas non plus bien longue. Lecture +fut donnée de la déclaration de la duchesse, +après quoi l'on dut passer aux témoins à décharge. +Quelques amis de Mérigue, entre autres le baron de +Sermèze, apportèrent à la barre l'éloge du prévenu, +et détaillèrent ses antécédents de travail, d'économie, +de constante probité. La tâche du procureur +de la République n'était pas bien difficile en présence +d'un prévenu qui persistait à se renfermer +dans un silence inexplicable. Le réquisitoire rendit +hommage à la vie antérieure de Jacques, et réédita +cette rengaine vieille comme la Basoche: «Un criminel +est honnête homme jusqu'au moment où il accomplit +son crime.» L'organe du Parquet ne réclama +pas, du reste, une bien grande rigueur, et s'en remit +complètement aux juges sur la durée de la peine +à infliger. Mais il réclama l'emprisonnement, la notoriété +récente dont jouissait l'inculpé nécessitant +plutôt la sévérité que l'indulgence. Le représentant +du ministère public termina sa harangue par des +considérations prudhommesques sur la fragilité des +réputations amenées par un ouragan, et emportées +par une tempête. Il invita les jeunes gens ambitieux +à méditer sur cette catastrophe, et à tendre au but +de leur vie plutôt par une longue suite de travaux +modestes, que par de vains coups de canon.</p> + +<p>La parole fut donnée au défenseur: Messieurs les +juges, s'écria M. Gilet, il faudrait à la cause que je +plaide le plus éminent des membres du barreau, non +que l'innocence de mon honorable ami, M. de Mérigue, +ne soit certaine et évidente, mais pour esquisser +en termes dignes d'elle la noble et sympathique figure +d'un prévenu qui purifie et illustre, en s'y asseyant, +le banc d'ignominie. A défaut d'éloquence je vous +apporte un fait inouï dans les annales de la police +correctionnelle: un commissaire résignant ses fonctions +pour défendre l'inculpé dont il a procuré l'arrestation. +Les longues années pendant lesquelles j'ai +exercé ma pénible charge m'ont donné une expérience +et un coup d'oeil qui ne sont guère susceptibles +de s'abuser. Or, Messieurs, sur mon honneur +de fonctionnaire irréprochable, sur ma conscience +d'homme intègre et de citoyen n'ayant jamais failli, +je vous affirme avoir décelé en M. de Mérigue l'attitude +d'une victime pure et résignée, et dans l'accusatrice +qui n'a point osé soutenir elle-même ses allégations +devant vous.... que sais-je? une ennemie +qui se venge et qu'assiège déjà l'invasion des remords. +Le silence obstiné de l'inculpé, où M. le président +voit un aveu, ne serait-il point par hasard +une abnégation sublime, l'inertie d'un être miséricordieux +qui se laisse immoler pour ne pas tuer en +se défendant, l'héroïque urbanité d'un galant homme +qui, pour ne pas effleurer la chair d'une femme de +la moindre égratignure, renonce à parer ses coups +de poignards? S'il m'était donné de soulever le voile +mystérieux qui recouvre ce drame, l'accusé, j'en ai +la persuasion intime, deviendrait un formidable accusateur. +C'est l'infinie délicatesse de M. de Mérigue +qui oppose sans doute à nos investigations un formidable +rempart. Admirons ce sentiment chevaleresque, +mais refusons de nous en rendre les complices.»</p> + +<p>Ces quelques paroles émues, quoique dépourvues +du moindre argument, impressionnèrent vivement +les juges. Mais M. le procureur de la République +répondit spontanément: «M. de Mérigue a sauvé la +vie à M. Gilet. Ce que vous venez d'entendre n'est +point l'exposé de la conviction du défenseur, mais +l'explosion de sa reconnaissance. M. Gilet a accompli +une série d'actes qui l'honorent au premier chef, +mais qui ne sauraient empêcher le tribunal de faire +son devoir.»</p> + +<p>L'ancien commissaire de police comprit sur le +champ, que cette simple phrase du ministère public +détruisait tout l'effet de sa harangue. Il se leva pour +répondre, mais la claire vue du danger couru par +son sauveur lui fit perdre le fil de ses idées et une +violente angoisse l'étreignit à la gorge. Il fit quelques +gestes indignés sans parvenir à articuler une parole, +et retomba bientôt abîmé et anéanti sur son banc. +La cause était perdue. Le tribunal, après une très +courte délibération, et prenant d'ailleurs en considération +les bons antécédents de l'inculpé et le +manque de netteté des témoignages accusateurs, +condamna simplement Jacques de Mérigue à deux +mois de prison.</p> + +<p>Le greffier l'avertit ensuite qu'il ne serait point +immédiatement incarcéré, et qu'il avait quinze +jours pour se constituer prisonnier sans préjudice +de son droit d'appel. Le condamné haussa les +épaules, et sortit au bras du baron de Sermèze. Les +deux amis traversèrent la foule accablés de regards +méprisants, et se dirigèrent lentement vers la rue +des Saints-Pères. Ils ne tardèrent point à être rejoints +par M. Gilet qui engagea instamment Mérigue +à faire appel. Tout en remerciant son défenseur +avec effusion, le poète refusa catégoriquement de se +pourvoir.</p> + +<p>—Eh bien, lui dit M. Gilet, je vous ferai gracier.</p> + +<p>Jacques secoua tristement la tête.</p> + +<p>Quand il arriva à l'entrée du quartier Saint-Barthélémy, +il fut pris d'un invincible sentiment de +douleur et de honte. Il lui sembla que tous les passants +l'écrasaient sous le dédain de leurs regards. Il +vit quelques manoeuvres occupés à arracher et à +lacérer ses affiches dont les déchirures jonchaient le +sol ou roulaient au ruisseau, comme les débris de +sa fortune et de sa vie. Il entendit ce bout de conversation +entre deux afficheurs de M. Belin.</p> + +<p>—Eh bien, dis donc, Polyte?</p> + +<p>—De quoi, mon vieux briscard?</p> + +<p>—T'as pas besoin de faire attention aux pancartes +du Mérigue, tu peux les sabrer, va!</p> + +<p>—Est-ce qu'il est parti pour le champ des navets?</p> + +<p>—C'est tout comme... le bourgeois-là était tout +bonnement un voleur. On l'a jugé, il y a cinq +à six jours.</p> + +<p>—Euh! malheur... Il devait se présenter à la +Nouvelle...</p> + +<p>—De quoi, à la Nouvelle?... Les copains n'en +voudraient pas...</p> + +<p>Tout à coup Sermèze et Mérigue se rencontrèrent +nez à nez avec le vicomte d'Escal. Le bonhomme +terrifié détourna vivement la tête, et voulut se +sauver par une rue latérale. Mais son mouvement +fut si brusquement maladroit qu'il glissa, s'entrava +avec son parapluie, et la rotondité de son petit +corps aidant, s'épata lourdement sur le trottoir. +Sermèze, qui n'était pourtant pas en veine de gaîté, +partit d'un éclat de rire.</p> + +<p>—Tu n'es pas charitable, mon vieux, lui dit Jacques. +Va-t'en donc aider ce brave membre du comité +à se remettre sur ses pattes. Je t'attends là. Il +ne voudrait pas de mon secours.</p> + +<p>Le baron accéda par curiosité au désir de son +ami, et s'avança vers le vicomte d'Escal, encore tout +ébahi de sa chute, et tout honteux d'avoir balayé +l'asphalte avec sa noble redingote:</p> + +<p>—Eh! bonjour, cher ami, s'écria le vicomte. Vous +me rencontrez en mésaventure. Quel excellent hasard +me procure le plaisir de vous voir... La baronne +de Sermèze se porte toujours comme vous +voulez? La vicomtesse d'Escal meurt d'envie de la +voir. Quand vous verrons-nous donc tous deux à nos +petites soirées du mardi?... Dieu! je suis sale!... +Comme ces voies sont boueuses et mal entretenues +sous cette vilaine république... excusez-moi... je suis +toute crotté... je me sauve chez moi. Ravi, cher +baron, de vous avoir rencontré, mes hommages à la +baronne. Au revoir. A bientôt, adieu...</p> + +<p>Sermèze ne put intercaler la moindre syllabe, et +l'ancien patron de la candidature Mérigue détala au +petit galop de ses jambes trop courtes, en tenant +cette fois le milieu de la chaussée, et en brandissant, +sans la moindre intention belliqueuse, son +parapluie inoffensif.</p> + +<p>Les deux amis rencontrèrent encore quelques +personnages de leur connaissance qui affectèrent de +regarder le firmament, entre autres un ancien chef +de service de l'instruction publique, soupçonné de +malversations, et qui, à l'aspect de Mérigue, détourna +sa face honnête, rasée de frais en un majestueux +mouvement de pudeur. Soudain un prêtre +s'avança, qui tendit bravement la main à Jacques. +C'était l'abbé de la Gloire-Dieu.</p> + +<p>«Je vous tiens pour innocent, mon bon Jacques, +lui dit-il d'une voix entrecoupée, et je puis encore +quelque chose pour vous. J'espère d'ici peu de +jours vous annoncer une bonne nouvelle. Courage +et espoir, mon cher enfant.»</p> + +<p>Quand Jacques et Sermèze entrèrent dans la maison +de la rue des Saints-Pères, ils furent insolemment +toisés par le concierge dont la dignité offensée +par la vue de son locataire condamné parut subir +une violence cruelle.</p> + +<p>Sermèze répondit à l'attitude froissée du pipelet, +par un regard si peu sympathique, que le représentant +du propriétaire se retira brusquement dans sa +loge, et s'y enferma à double tour. L'ascension des +cent vingt marches fut la dernière période de la +voie douloureuse.</p> + +<p>On croisa dans l'escalier plusieurs locataires qui +prirent de grandes mines sévères. Sur le palier +même de Mérigue, un employé de commerce, son +voisin, le regarda sans le saluer. Au moment où ils +entraient dans le logement, les deux amis s'entendaient +rappeler par une voix perçante et criarde qui +montait du rez-de-chaussée.</p> + +<p>—Eh là-haut. Eh donc là-haut!</p> + +<p>—Qu'y a-t-il? demanda Sermèze.</p> + +<p>—Le propriétaire vous donne congé, répondit la +voix dépourvue d'harmonie.</p> + +<p>—Ah! dit Mérigue avec un soupir de dégoût, le +proverbe parle du coup de pied de l'âne au singulier. +Voilà le dixième que je reçois depuis une heure... +je n'ai rencontré sur ma route que des aliborons +scandalisés.</p> + +<p>—C'est pas tout ça, mon pauvre vieux, reprit +Sermèze, que vas-tu faire maintenant?</p> + +<p>—Maintenant?... je vais attendre la quinzaine +pour me constituer prisonnier.</p> + +<p>—Mais en attendant tu ne vas pas rester désoeuvré?...</p> + +<p>—Jamais de la vie.</p> + +<p>—A quoi vas-tu t'occuper?</p> + +<p>—Je vais achever ma Rédemption des Damnés, +puisque la politique et le professorat me laissent des +loisirs.</p> + +<hr> + +<p>La duchesse Blanche avait été informée par +exprès de la sentence prononcée par le tribunal +correctionnel.</p> + +<p>La vengeance était assouvie, elle pouvait maintenant +songer à jouer son rôle de souveraine clémente.</p> + +<p>Sa colère s'était peu à peu dissipée dans son âme, +et sa passion inapaisée commençait à y rentrer en +compagnie du repentir, Blanche se fit belle comme +à ses plus beaux jours de gala; elle revêtit une robe +de damas rouge, et surchargea son cou, ses bras et +ses mains des joyaux les plus splendides. Le duc de +Largeay étant survenu par aventure:</p> + +<p>—Où allez-vous donc comme cela, ma chère?...</p> + +<p>—A la direction des grâces, mon ami.</p> + +<p>—Cette direction, duchesse, se trouve depuis +longtemps entre vos mains.</p> + +<p>—Oh! vous êtes galant aujourd'hui, je crois, +Dieu me damne, que vous me confondez avec +Mlle Zoé.</p> + +<p>—Oh! méchante!... Laquelle de vos sujettes +allez-vous chercher?...</p> + +<p>—Trêve de calembours, mon ami, je vais demander +la grâce de M. de Mérigue.</p> + +<p>—Vous avez perdu le sens... je n'y comprends +plus rien.</p> + +<p>—Consolez-vous... vous n'y avez jamais rien +compris.</p> + +<p>—Vous l'avez donc fait condamner pour vous +donner la satisfaction de lui pardonner ensuite.</p> + +<p>—Eh! eh! peut-être bien!</p> + +<p>—Ce sont les jeux de reine.</p> + +<p>—Qui valent bien le jeu de l'oie, j'imagine.</p> + +<p>—Vous êtes vraiment ravissante ainsi. Je dînerai +ce soir avec vous.</p> + +<p>—Non, non, mon ami. On vous traiterait d'infidèle +de l'autre côté de l'eau.</p> + +<p>La duchesse descendit alors dans la cour, se jeta +au fond d'un coupé bleu, attelé de deux alezans +rapides, en disant au valet de pied:</p> + +<p>—Place Vendôme, au ministère de la justice.</p> + +<p>Le duc de Belverana se trouvait déjà auprès du +directeur des affaires criminelles. Il dit tout le bien +qu'il put imaginer de Mérigue sans toutefois faire la +plus petite allusion au grand secret qui lui était +confié. Le chef de service l'écouta avec déférence et +lui répondit:</p> + +<p>«Je ne demande pas mieux, monsieur le duc, que +de faire un rapport favorable à vos désirs, mais le +condamné doit au préalable épuiser les juridictions. +Qu'il aille d'abord en appel. Nous verrons ensuite.»</p> + +<p>Le duc en sortant croisa Blanche de Largeay dans +les corridors du ministère. Il la salua le plus gracieusement +du monde, lui demanda des nouvelles +de sa santé, et ne lui souffla pas un mot du motif +identique qui les avait amenés tous deux dans les +antichambres de l'administration. La duchesse demeura +près d'une heure avec le directeur des grâces. +Elle essaya de toutes les instances et de toutes les +supplications, mais se heurta constamment à la +même réponse: «Qu'il fasse d'abord appel, nous verrons +ensuite...» Comme elle sortait toute courroucée +avec des larmes de dépit dans les yeux, elle rencontra +M. Gilet qui se précipita sans la saluer dans le +cabinet du chef de service. Il en sortit au bout de +quelques minutes, et la duchesse entendit ces paroles +prononcées par le directeur:</p> + +<p>—Très bien, mon cher commissaire, je vais faire +préparer les lettres de grâce dès que le dossier de +l'affaire me sera parvenu du tribunal. D'ici trois +jours, le décret sera revêtu de la signature du président +de la République. Vous pouvez d'ores et déjà +en aviser votre protégé.</p> + +<p>La duchesse courut au devant de l'ancien commissaire.</p> + +<p>—Vous avez dû être diablement éloquent, lui +dit-elle, je n'ai pu, moi, me faire écouter de ce +monsieur.</p> + +<p>—Non, madame la duchesse, répondit M. Gilet, +l'éloquence n'est pas mon fort. Je suis simplement +un honnête homme qui se sacrifie à ceux qu'il aime, +au lieu de les immoler à sa jalousie ou à ses ressentiments.</p> +<br><br><br> + + + +<h3>XVI</h3> + +<h3>LE RENDEZ-VOUS</h3> + + +<p>Ce même soir, suivant sa promesse, le duc de +Largeay, qui était en délicatesse avec Zoé, vint +dîner chez sa femme. Blanche n'apprécia guère +cette rare amabilité, d'autant plus que son mari la +taquina tout le temps du repas au sujet de sa +démarche au ministère de la justice.</p> + +<p>—Eh bien, chère amie, avez-vous réussi dans vos +intentions miséricordieuses?</p> + +<p>—Parfaitement, cher duc.</p> + +<p>—Vous allez rendre ce jeune drôle aux douceurs +de la liberté?</p> + +<p>—Certainement. Ce sera fait sous trois jours.</p> + +<p>—Vous aurez la bonté de m'indiquer la conduite +que je dois tenir envers lui. Faut-il le provoquer, +lui trouver un éditeur, lui loger une balle dans la +tête, lui faire des excuses, le souffleter, patronner sa +candidature, le tuer, le ressusciter, le calotter, +l'adorer...</p> + +<p>—C'est vrai tout de même, mon pauvre ami, +vous avez à peu près fait tout cela.</p> + +<p>—Si vous m'en gardiez au moins un atôme de +reconnaissance.</p> + +<p>—Oh! duc, c'est vous qui me devez de la gratitude +pour les services que je vous demande.</p> + +<p>—C'est juste. Merci de me rappeler aux vrais +principes de la galanterie. Mais enfin, veuillez, de +grâce, me faire connaître quel visage il me faudra +faire à votre voleur favori, la prochaine fois que +j'aurai l'heur de le voir?</p> + +<p>Blanche était profondément vexée de voir son +mari la «blaguer». Elle essayait bien de lui riposter +par quelques-unes de ses pointes habituelles, mais +son état de préoccupation émoussait les traits les +plus acérés de son carquois.</p> + +<p>Contrairement à ce qui se passait d'ordinaire, le +duc, ce soir-là, eut un avantage marqué sur la +duchesse et parvint, en très peu de temps, à l'exaspérer. +Aussi, quand il lui fit la proposition de passer +la soirée avec elle ou de l'emmener dans le monde, +provoqua-t-il cette simple réponse, sèchement formulée:</p> + +<p>—Allez donc à votre club, ou à votre...</p> + +<p>—Ou à mon...</p> + +<p>—Ne m'agacez pas... ou je vous lâche le mot... +Bonsoir.</p> + +<p>Le duc sortit le sourire aux lèvres.</p> + +<p>Quelques minutes après on apportait à la duchesse +une lettre dont elle reconnut l'écriture et qu'elle +décacheta fiévreusement. Elle lut:</p> + +<blockquote><p> +«Ma chère cousine,</p> + +<p>«Nous avons demain une permission de minuit. +Pourrai-je obtenir l'insigne faveur d'être de nouveau +choisi par vous comme lecteur extraordinaire? J'ose +vous assurer que je mérite bien quelque amabilité +de votre part: Je suis allé l'autre jour, par amour +pour vous, tirer les oreilles à ce misérable Mérigue +qui a filé doux comme un agneau, et a péremptoirement +refusé de se mesurer avec moi sur le terrain. +A demain, chère cousine.</p> + +<p>«Veuillez d'un tout petit mot accueillir ma très +humble supplique.</p> + +<p>«Votre affectionné cousin,</p> + +<p>«<span class="sc">Robert</span>». +</p></blockquote> + +<p>La duchesse répondit à son médiateur plastique:</p> + +<blockquote><p> +«Venez à neuf heures et demie.»</p> + +<p>«<span class="sc">Vannes, Duchesse de Largeay</span>.»</p> + +<p>«<i>P.S.</i>—Soyez un peu vraisemblable dans le +récit de vos prouesses.» +</p></blockquote> + +<p>Blanche, à la lecture de l'épître élaborée par son +jeune parent, le dépit et l'agacement aidant, fut +prise tout à coup du désir très net de renouveler la +pantomime galante du dimanche précédent, en y +ajoutant même quelques fioritures encore inédites. +Quant à Robert de Vaucotte, il n'eut pas plus tôt lu +la réponse affirmative de sa cousine qu'il prit le +solennel engagement devant la poignée de son sabre +de ne pas se laisser berner comme la dernière fois +et d'obtenir de plus sérieuses faveurs...</p> + +<p>Blanche attendit l'heure qu'elle avait fixée au +candidat cavalier en dînant seule au cabaret du +Lion-d'Or, à l'effet d'émoustiller un peu son humeur +tant par la nourriture pimentée des mets de restaurant +que par l'éclat des lumières et le va et vient +des jeunes élégants autour du linge éclatant des +petites tables.</p> + +<p>Cependant l'abbé de la Gloire-Dieu avait résolu +ce soir-là d'avoir une entrevue avec la duchesse +pour éclaircir l'affaire si étrange du procès Mérigue, +et tâcher, par suite des renseignements qu'il pourrait +obtenir, d'être de quelque utilité à son pauvre +ami. Sans prévoir la vérité des faits dans son intégralité +monstrueuse, il connaissait assez les personnages +du drame qui venait de se dérouler, et en +particulier la duchesse, sa pénitente, pour avoir la +certitude morale de l'innocence de Jacques, et de +quelque trame machiavélique ourdie par Mme de +Largeay. Il ne s'arrêta point à la considération que +sa visite vespérale pourrait être critiquée. Après +avoir terminé sa journée d'apôtre et rempli toutes +les obligations de son ministère paroissial, il allait +droitement et simplement accomplir ce qu'il croyait +une bonne oeuvre, sans s'inquiéter de ce que les +malveillants seraient capables de dire ou de penser.</p> + +<p>L'abbé se présenta à neuf heures à l'hôtel de +Largeay et se fit introduire d'autorité dans le salon, +où il trouva déjà couché sur un divan le jeune +Robert de Vaucotte. Robert s'était jadis confessé au +premier vicaire de Saint-Barthélémy, il le respectait +et le craignait; son désappointement égala sa gêne +quand, au lieu des volants de soie rouge qu'il +attendait, il vit onduler à ses yeux les plis noirs de +la soutane du prêtre.</p> + +<p>—Vous ici, Robert, seul à cette heure! Que faites-vous, +mon enfant? demanda l'abbé de la Gloire-Dieu.</p> + +<p>—Ah! bonjour, monsieur l'abbé... je suis bien +charmé... je ne pensais pas à vous... J'attends ma +cousine qui va venir à neuf heures et demie.</p> + +<p>—Je vous conseille de vous retirer, mon enfant. +J'ai de graves questions à traiter avec la duchesse.</p> + +<p>—Mais elle m'a donné rendez-vous, monsieur +l'abbé.</p> + +<p>—Eh bien, dit le vicaire en fronçant le sourcil, +je me charge de lui dire que je vous ai renvoyé.</p> + +<p>—Mais, monsieur l'abbé... monsieur l'abbé...</p> + +<p>—Laissez-moi seul ici, Robert, retirez-vous, mon +enfant.</p> + +<p>Vaucotte n'osa point résister à l'injonction de +l'abbé, prononcée d'une voix ferme et douce.</p> + +<p>Il sortit lentement du salon et alla se blottir dans +la salle à manger en se disant: «Quand il aura +fichu le camp, je reviendrai. En voilà encore un qui +ne me prend guère au sérieux.»</p> + +<p>A neuf heures et demie très précises, le coupé de +la duchesse s'arrêta devant le perron de l'hôtel. Elle +en sortit leste, pimpante, éméchée, jeta précipitamment +son chapeau et sa casaque dans l'antichambre +et demanda au laquais de service:</p> + +<p>—M. le comte de Vaucotte est-il arrivé?</p> + +<p>—Oui, madame la duchesse, lui fut-il répondu.</p> + +<p>Elle s'élança dans le salon: La haute et maigre +silhouette de l'abbé de la Gloire-Dieu émergeait +seule parmi le clair obscur des lampes baissées.</p> + +<p>La duchesse poussa un petit cri de surprise +désagréable.</p> + +<p>—J'ai à vous entretenir d'une importante question, +madame, dit le premier vicaire, aussi me +suis-je permis de me présenter devant vous à une +heure un peu insolite. Je compte que vous voudrez +bien m'excuser?</p> + +<p>—Certainement, monsieur l'abbé... Excusez vous-même +mon étonnement. J'attendais... un de mes +cousins.</p> + +<p>—Je l'ai trouvé ici, madame, il n'y a pas vingt +minutes. Je connais très bien Robert... bon enfant, +un peu trop léger, peut-être... Bref, il eût empêché +ou gêné notre entretien. Je l'ai prié de se retirer. Il +a déféré au voeu que je lui exprimais.</p> + +<p>—Ce nigaud de valet de chambre qui me dit que +mon cousin est là, et ne m'avertit pas même de votre +présence, observa Blanche sur un ton peu gracieux.</p> + +<p>—Ne grondez pas vos gens, madame la duchesse. +Ils ont rempli toutes leurs instructions. J'ai même +eu quelque difficulté à pénétrer jusqu'ici, mais +j'étais décidé à forcer la porte.</p> + +<p>—Êtes-vous belliqueux ce soir, dit Blanche en +essayant de sourire.</p> + +<p>—Oh! madame, reprit l'abbé; ce que j'ai à vous +dire est très sérieux.</p> + +<p>—Ah! fit Blanche anxieuse et intimidée.</p> + +<p>—Ma chère enfant, excusez cette appellation peu +mondaine, mon âge me donne quelque droit à +l'employer... Je vous ai baptisée, je vous ai fait faire +votre première communion. Vous voulez bien vous +adresser à moi de temps en temps pour éclairer et +diriger votre conscience... Ne voyez toutefois en ce +moment ni le prêtre, ni le confesseur, ni le directeur, +mais un ami... affligé; un de vos meilleurs +amis, j'en puis jurer, l'ami de votre âme.</p> + +<p>Blanche, troublée, ne répondit rien. L'abbé poursuivit:</p> + +<p>—Vous avez accusé M. de Mérigue d'une action +infâme, je vous adjure, au nom du Dieu qui nous +entend et qui nous jugera, de m'avouer la vérité.</p> + +<p>La duchesse garda le silence.</p> + +<p>—Vous vous taisez, mon enfant. C'est là un aveu +d'une formidable éloquence, je l'interprète ainsi: +«J'ai porté contre ce jeune homme une accusation +calomnieuse.» Niez un peu, je vous prie. Niez donc... +vous vous taisez... Une troisième fois, par Jésus-Christ +notre Seigneur, opposez-moi une négation si +vous n'êtes point coupable... Rien, rien... quel +crime horrible, mon enfant!... Maintenant, pourquoi +avez-vous commis cet acte odieux?</p> + +<p>—Oh! monsieur l'abbé, je me sens bien souffrante!...</p> + +<p>—Pourquoi avez-vous commis ce forfait? M. de +Mérigue vous aimait... Vous l'aimiez peut-être... +N'est-il pas vrai?</p> + +<p>—Monsieur l'abbé, vous me torturez.</p> + +<p>—Encore un aveu, ma pauvre enfant... mais ce +jeune homme autrefois était en droit de vous aimer, +et vous-même pouviez lui rendre amour pour +amour. Vous êtes aujourd'hui la duchesse de Largeay. +Il vous est interdit de penser l'un à l'autre.</p> + +<p>—Oh! monsieur l'abbé, de grâce...</p> + +<p>—Il fallait l'épouser, si vous l'aimiez... Du jour +de votre mariage votre devoir était de l'oublier +comme il vous a oubliée lui-même.</p> + +<p>—Il m'a oubliée!... il m'a oubliée... que dites-vous?...</p> + +<p>—Calmez les cris de vos passions. Vous n'avez +plus le droit de faire entendre que les gémissements +de votre pénitence. Que s'est-il passé entre vous? Je +l'ignore. Toujours est-il que vos sentiments illicites +probablement repoussés par cet honnête homme...</p> + +<p>—Il vous a donc tout dit?</p> + +<p>—Rien, mon enfant, rien. Laissez-moi poursuivre; +je disais que votre amour déshonnête, probablement +repoussé, avait dû, sous l'influence de quelque accès +de folie, se transformer en un mouvement de colère +féroce. Quand nous laissons dominer notre âme par +ces deux passions, la luxure et la violence, il n'y a +pas de monstruosités dont nous soyons incapables. +Et vous, madame, enfant de Dieu et de l'Église, +élevée par une mère chrétienne, croyant à notre +sainte religion et la pratiquant, vous, placée au +sommet de l'échelle sociale pour donner l'exemple +aux faibles et aux petits; vous, dont les mains +servent de canal aux divines aumônes; vous, qui +faites chaque matin votre prière devant le crucifix, +et qui courbez votre front dans l'ombre des temples; +vous, qui vous indignez contre les blasphèmes proférés +et contre toutes les profanations accomplies +dans le monde; vous, qui n'avez pas assez de dégoûts +et assez de flétrissures pour stigmatiser la débauche +des malheureuses qui meurent de faim; vous, la +duchesse de Largeay, infidèle à votre foi, à votre +honneur, à votre Dieu, vous précipitez de gaieté de +coeur dans un abîme d'opprobre, un homme irréprochable, +parce qu'il vous respecte, vous ayant aimée!</p> + +<p>—Purifiez-moi, mon père, sanglota la duchesse +brisée.</p> + +<p>—Je ne le puis en cet instant et en ce lieu. Venez +me trouver demain à l'église. Je suis venu ce soir +essayer d'éveiller au fond de votre conscience les +échos de nos enseignements et de nos exhortations. +Je bénis le Seigneur, car je ne crois pas avoir parlé +en vain. Répondez-moi, êtes-vous coupable et vous +repentez-vous?</p> + +<p>—Oui, mon père, soupira Blanche à voix basse.</p> + +<p>—Bien, mon enfant, mais sachez que ceci n'est +rien. Il faut expier et réparer. Je vous épouvanterais +si je vous exposais comment les chrétiennes des +temps anciens auraient fait pénitence de pareilles +indignités. Qu'auriez-vous cependant à m'objecter +si je vous disais: «Pour recevoir l'absolution, +vous confesserez à la justice toute l'étendue de votre +crime, vous consentirez à être avilie à tous les yeux, +vous subirez dans quelque prison obscure, côte à +côte avec la lie des misérables, la peine édictée dans +les codes humains contre la calomnie et le faux +témoignage; après cette expiation préliminaire et +insignifiante, vous revêtirez une robe de bure dans +un monastère de carmélites, et, séparée à jamais du +monde par une grille de fer, vous pleurerez toute +votre vie la honte et l'horreur de votre forfait.» +Dites-le-moi, en vérité, si je vous tenais un pareil +langage, trouveriez-vous dans votre coeur ou dans +votre conscience la force de me répondre: «Mon +Père, vous dépassez la volonté de Dieu!»</p> + +<p>—Grâce, grâce! murmurait la duchesse agenouillée.</p> + +<p>—Debout, madame, vous ne pouvez rester ainsi... +Eh bien! si vous eussiez vécu au temps de la primitive +Église, une pénitence semblable vous eût été +imposée. Mais Dieu proportionne la rigueur de ses +ordres à l'abaissement de nos caractères et à la +lâcheté de nos moeurs... Voici la réparation que je +vous demande d'accorder à votre victime... Vous +m'autoriserez verbalement à écrire à sa famille +désolée, que M. de Mérigue a été condamné sur +de fausses apparences, et que le fait qui a donné +lieu aux poursuites est tout entier à son honneur. +J'ajouterai que l'auteur, repentant des infortunes de +ce jeune homme, m'a chargé expressément d'être +auprès des siens l'interprète de la vérité...</p> + +<p>—Mon père, répondit la duchesse, qu'il soit fait +ainsi que vous le décidez.</p> + +<p>—Et maintenant, ma pauvre enfant, priez le bon +Dieu qu'il vous pardonne...</p> + +<p>L'abbé de la Gloire-Dieu se leva sur ces dernières +paroles. Il salua la duchesse anéantie et sortit lentement. +Quand il se fut éloigné, Blanche entendit +un pas rapide approcher du salon. La porte s'ouvrit +bientôt. C'était Robert de Vaucotte.</p> + +<p>—Ah! chère cousine, s'écria-t-il, vous êtes enfin +libre!</p> + +<p>La duchesse considéra le Saint-Cyrien avec la stupeur +d'une personne qui passerait subitement de +l'audition du <i>Dies iræ</i> à l'exécution d'un opéra +bouffe. Elle laissa errer sur le futur cavalier un +regard empreint d'une compassion dédaigneuse.</p> + +<p>—Eh bien! cousine, poursuivit Robert, quelle +lecture désirez-vous que je fasse ce soir?</p> + +<p>Blanche lui répondit:</p> + +<p>—Lisez donc dans votre <i>Indicateur</i> l'heure prochaine +du train de Versailles!</p> +<br><br><br> + + + +<h3>XVII</h3> + +<h3>MISÉRICORDE!</h3> + + +<p>En sortant du Ministère de la justice, M. Gilet +s'était immédiatement rendu auprès de Jacques et +lui avait fait connaître qu'il allait être gracié. Une +scène émouvante eut lieu entre ces deux hommes +que des circonstances bien singulières avaient réunis +par les liens de l'amitié.</p> + +<p>L'ancien commissaire, qui avait espéré un acquittement, +n'estimait point avoir payé sa dette de reconnaissance +et accusait lui-même son impuissance +et son incapacité.</p> + +<p>Le poète, au contraire, peu habitué à voir pratiquer +autour de lui des actes d'abnégation, était profondément +touché à l'aspect de cet homme qui +venait de briser sa carrière pour venir le défendre.</p> + +<p>—Si l'un de nous reste l'obligé de l'autre, dit-il à +M. Gilet, c'est moi sans aucun doute. Le service que +je vous ai rendu m'a coûté un simple geste, un +mouvement de bras, le premier passant venu eût +agi de même, tandis que vous vous êtes sacrifié, et je +déclare hautement que je ne connais pas deux +hommes au monde capables de tenir une conduite +comme la vôtre.</p> + +<p>Dès qu'il eut la certitude d'être gracié, Jacques de +Mérigue fit ses préparatifs de départ. Tous ses plans +étaient renversés, toutes ses espérances ruinées, +tous ses rêves évanouis au vent de la réprobation +publique. Il n'avait plus qu'à reprendre le chemin +de son pauvre Limousin et à passer auprès de sa +famille le reste d'une vie obscure et inutile. Cette +pensée l'accablait. Se voir dans toute la force de l'âge +et du talent, avoir pleine conscience d'une énergie +et d'une valeur universellement admirées, s'estimer +légitimement capable d'arriver aux destinées les +plus brillantes, et, subitement, pour jamais, d'une +façon irrémissible, se briser les reins dans une chute +ignominieuse!</p> + +<p>Et ce n'étaient pas là ses plus cruelles réflexions.</p> + +<p>Ce qui infligeait à son âme une incomparable +douleur, c'était l'idée que son vieux père, sa mère, +tous les siens, pourraient le croire coupable en dépit +de ses dénégations. Joseph de Mérigue avait écrit à +son fils qu'il ajoutait foi à ses protestations d'innocence, +mais qu'il le suppliait de lui dévoiler toute la +vérité.</p> + +<p>Or, Jacques se regardait comme tenu d'honneur +à ne plus révéler à personne les tristes circonstances +de son malheur. Il avait tout avoué à son +ami le baron de Sermèze en vertu de cette disposition +d'esprit, singulière peut-être, mais bien fréquente, +qui établit entre les amis intimes des liens +plus étroits que les liens même de la famille.</p> + +<p>La confidence faite au duc avait été le corollaire +obligatoire, on s'en souvient, de la révélation faite à +l'ami. Actuellement Mérigue avait pris, au sujet de +son infortune, la résolution d'un silence éternel, +sans se dissimuler que cette ligne de conduite ferait +naître autour de lui de bien pénibles soupçons. Il +était abîmé dans ces réflexions quand il reçut la +visite de l'abbé de la Gloire-Dieu.</p> + +<p>—Comme je m'y suis engagé, lui dit le prêtre, je +vous apporte une bonne nouvelle, mon cher enfant.</p> + +<p>Mérigue regarda le premier vicaire d'un air triste +et incrédule.</p> + +<p>—Je suis en mesure, continua l'abbé, d'amener +dans l'esprit de votre famille la pleine et entière +conviction de votre innocence absolue.</p> + +<p>—Ah! si vous faisiez cela, monsieur l'abbé, vous +me rendriez la moitié de ma vie... mais vous m'étonnez +beaucoup. Je nierai jusqu'à la mort, c'est tout +ce que je puis faire.</p> + +<p>—Ayez confiance en Dieu, Jacques, vous méritez +une réhabilitation, c'est mon opinion inébranlable. +Vous allez sans doute revenir au pays?</p> + +<p>—Puis-je faire autre chose? Évidemment non. +Les personnes les plus indulgentes m'accorderont +leur pitié. Je suis fini. Je renonce à la conquête des +astres.</p> + +<p>—Non, non, cher enfant, quand on agit, comme +vous l'avez fait, on va plus loin que les étoiles, on +monte au ciel.</p> + +<p>Jacques garda le silence, mais il comprit que +l'esprit et le coeur du prêtre avaient l'intuition de la +vérité.</p> + +<p>L'abbé de la Gloire-Dieu poursuivit.</p> + +<p>—Vous me préviendrez du jour de votre départ. +Ce jour-là même j'écrirai à M. le comte votre père. +Et je vous donne ma parole de prêtre et d'honnête +homme, qu'après avoir lu la communication que je +vais avoir l'honneur de lui faire, le chef de votre +bonne et sainte famille ne reniera pas son fils, le +représentant de son nom.</p> + +<p>Jacques remercia le digne ecclésiastique, mais il +considéra ses paroles comme une simple consolation +et n'ajouta guère foi à la possibilité de ses promesses. +Il prit la résolution de partir dès le lendemain +soir. Il écrivit dans ce sens au baron de +Sermèze, à l'abbé et au vieux comte Joseph. Sermèze +vint passer une partie de la journée avec son ami et +l'aida à préparer son pauvre petit bagage. A six +heures du soir, Jacques se retrouva seul. Le départ +du train était à neuf heures. Toutes ses petites dettes +une fois acquittées, et quelques légères emplettes +effectuées, il restait au poète quarante francs: Le +prix d'une voiture pour le conduire à la gare et le +montant de son billet en troisième classe.</p> + +<p>Il se préparait à faire un repas plus que modeste, +lorsque la sonnette de son antichambre fit entendre +un léger tintement. Mérigue hésita à ouvrir croyant +à une illusion, le tintement recommença presque imperceptible +comme le dernier soupir d'un moribond, +Mérigue ouvrit sa porte. Une femme tout en noir +parut sur le seuil. Jacques recula jusqu'au milieu de +sa chambre et croisa ses bras sur sa poitrine. La +duchesse de Largeay s'arrêta à deux pas de sa victime.</p> + +<p>—C'est moi, fit-elle d'une voix si faible et si brisée, +que le poète en ressentit une étrange commisération.</p> + +<p>Il répondit doucement.</p> + +<p>—Vous souffrez, Madame? Qu'avez-vous?</p> + +<p>La duchesse releva son voile et jeta à Jacques un +regard suppliant. L'angoisse de l'amour désespéré et +du repentir douloureux contractait son visage pâle +comme une figure d'albâtre. Aucun bijou. Aucune +parure. Pas le plus petit ruban de soie. La tenue +morne du grand deuil.</p> + +<p>Et subitement, Blanche de Largeay tomba à genoux. +Jacques de Mérigue, éperdu, cachait sa figure +dans ses mains. Il entendait monter vers lui, murmurée +vaguement comme une oraison mortuaire, la +prière de celle qu'il avait aimée, et qui faisait palpiter +encore toutes les fibres de son coeur mutilé.</p> + +<p>«Jacques... devant la mort toutes les colères +s'effacent, je vous ai tué, et me suis poignardée du +même coup de couteau. Je viens vous demander pardon. +Je ne veux pas que vous partiez sans m'avoir +tendu cette main généreuse, cette main héroïque et +sublime qui à refusé de parer mes coups. Vous ne +repousserez pas mes supplications quand vous saurez +les tourments que j'endure. J'ai voulu me venger, +et je vous l'avoue dans toute l'humilité d'une +âme à jamais brisée, j'ai eu l'infamie de savourer +le fruit empoisonné de mon ressentiment.</p> + +<p>Mais au nom du Dieu que vous servez et que +j'ai outragé, par tout ce que vous avez de plus cher, +par votre mère, vos chères petites soeurs, par votre +ancien amour pour moi, de grâce, ne m'accablez +pas. Il m'a fallu du courage, allez, pour avoir osé +me présenter ici. Vous pouviez, à bon droit, me jeter +dans votre escalier comme la dernière des filles perdues. +Mais je connaissais votre coeur, votre grand +coeur, que j'ai percé d'un glaive, et je l'ai estimé si +large et si bon, si haut et si doux, que j'ai espéré en +voir couler sur ma tête, en même temps que son +noble sang, hélas, quelques gouttes de miséricorde.</p> + +<p>Il y a deux jours que j'éprouve les tourments de +l'enfer; je n'en étais encore, je le confesse à ma honte, +je n'en étais qu'aux repentirs vagues et lâches, +quand à l'heure habituelle des plaisirs et des folies, +un homme s'est présenté à moi, qui m'a dévoilé de +sa main austère toute la noirceur de mon forfait. Et +depuis ce moment j'ai revêtu une robe couleur de +la nuit, comme la sienne. En vérité, Jacques, je suis +plus malheureuse que vous.</p> + +<p>—Je vous crois, Madame, répondit Jacques toujours +immobile.</p> + +<p>—Votre vie est brisée, poursuivit la duchesse, +tout avenir vous est fermé, tous vos amis vous abandonnent +sans retour, mais vous gardez en vous-même +le souvenir éternel d'un acte magnanime. Moi, +je demeure toujours riche et fêtée, mais le remords +m'étreint, un remords qui m'arrache toute faculté +de penser, toute énergie de vivre. Je n'ai même pas, +je l'avoue humblement, le vouloir nécessaire pour +expier ma conduite envers vous, mais vous me +plaindriez tout de même, si vous connaissiez le +venin du serpent caché qui me ronge. Oh! dites-moi: +j'ai pitié de vous!.. Jacques de Mérigue, déshonoré, +ruiné, perdu, la duchesse de Largeay, puissante +et adulée, se traîne à vos pieds et vous demande +grâce.</p> + +<p>—J'ai pitié de vous, répondit Jacques.</p> + +<p>—Quelle douce parole, mon ami... Puis-je la +croire sincère?... oh! ce doute est une nouvelle +offense. Oui, vous avez pitié de moi, vous, le martyr, +de moi, le bourreau. Vous n'avez jamais menti, +vous. Quand vous dites un mot, c'est la vérité qui +descend du ciel. Merci. Merci. Je ne vous promets +pas ma reconnaissance, vous n'en auriez que faire, +et je dois même vous savoir gré de tolérer ma présence +ici, où tout vous retrace mon crime, où tout +vous proclame ma trahison. Votre inépuisable bonté +me pousse encore à vous demander quelque chose; +vous frémirez de mon audace, vous me jetterez encore +l'expression de votre mépris, mais qu'importe, +j'accepte tout d'avance... Je ne puis taire le sentiment +qui convulse mon âme... Auparavant, Jacques, +dites-moi que vous me pardonnez?</p> + +<p>—Je vous pardonne, répondit Jacques, et, s'avançant +vers la duchesse, il la releva et la fit asseoir.</p> + +<p>Blanche continua d'une voix plus animée.—Est-ce +possible? Vous croyez à ma sincérité, vous me plaignez +et vous m'absolvez après mes faux témoignages, +mes cruautés, mes infamies... Je dois prononcer +ce mot stigmatisant. Et maintenant, pour ce qu'il +me reste à vous demander, je ne me sens vraiment +la plus petite force et le moindre courage... Mon +audace me semble à moi-même dépasser toutes les +bornes, et vous aurez le droit et la justice pour vous +si vous me repoussez en me foudroyant. Si quelque +chose peut m'enhardir, c'est la douceur de votre +voix que je n'ai jamais entendue aussi mélodieuse; +non, Jacques, vous n'aviez pas d'accents pareils, +même au temps cher où vous m'aimiez, dans la +pénombre de la chapelle aux vitraux rouges, dans la +gloire de la grande église où mugissaient les orgues +et où les flûtes pleuraient, pendant les veillées illuminées +de joie où vous me traduisiez les grands +poètes nuageux et vagues, dans la langue brûlante et +radieuse de votre coeur. Aussi, mon ami, je n'hésite +pas plus longtemps. En me relevant tout à l'heure, +vous m'avez un peu réhabilitée. Vous avez rendu +des ailes à mon espérance. Je suis dans un cercle +de l'enfer plus rapproché du Paradis.</p> + +<p>Ah! le paradis, comme il est loin encore... comme +il est douteux que je le contemple jamais. Et pourtant, +Jacques, vous en avez la clef dans les mains, la +clef étincelante et douce. Que dis-je? La porte de +cet Eden pourrait s'ouvrir à un mot de votre bouche, +à une seule parole murmurée par vos lèvres... +Ange de pitié, vous m'avez plainte; ange de miséricorde, +vous m'avez pardonnée. Ange de tendresse, +m'aimez-vous encore?</p> + +<p>Jacques répondit:</p> + +<p>—Hélas, Madame... je vous aime.</p> + +<p>La duchesse poussa un cri, se leva et tendit les +bras au jeune homme. Le poète l'arrêta d'un simple +geste doux et grave. Il continua ainsi.</p> + +<p>—Blanche, le moment est solennel, nous nous +voyons pour la dernière fois de notre vie. Les impressions +ne se commandent pas, mais les actes dépendent +du libre arbitre. Je puis songer à vous, +vous pouvez penser à moi, mais ce sentiment ne peut +plus être qu'un souvenir, un souvenir lointain et +triste que nous devons ensevelir au plus profond de +notre âme dans un impénétrable linceul. Rappelez-vous +ces morts d'autrefois qu'on entourait de bandelettes +parfumées, et près desquels veillait une +faible lampe au sein des hypogées silencieux. Si +nous étions héroïques nous laisserions même le +flambeau s'éteindre. Vous avez des devoirs d'épouse, +vous aurez un jour des devoirs de mère. C'est en les +accomplissant que vous obtiendrez à vos propres +yeux la résurrection de votre honneur. Quant à moi +je vais disparaître, nul écho ne répétera plus mon +nom, et j'aurai quelque droit dans ma solitude inviolée, +à songer que je suis tombé dans la nuit pour +sauver la femme que j'aimais.</p> + +<p>—Que vous aimez encore, Jacques?</p> + +<p>—Je ne m'en dédis point, Blanche, mais les passions +du coeur, sachez-le, sont pétries d'une double +argile. Il y a deux fleurs dans l'amour: le dévouement +et la tendresse. La tendresse est une sensitive +qui se fane au moindre brouillard, le dévouement +est une immortelle dont nul hiver ne flétrit le calice.</p> + +<p>—Excusez mes prières importunes, Jacques, répondit +la duchesse, mais je vous conjure de me +donner un gage de cet amour que vous me gardez, +un gage dont le souvenir puisse éclairer toute ma +vie... Mettez ce comble à votre intarissable bonté!</p> + +<p>—Que puis-je faire, madame?</p> + +<p>—O Jacques! un baiser... un seul baiser.</p> + +<p>—Vous appartenez au duc, madame.</p> + +<p>—Appelez-moi Blanche, mon ami.</p> + +<p>—Blanche, ne me demandez pas une chose impossible.</p> + +<p>Les yeux de la duchesse se fixèrent sur Jacques +dans une attitude suppliante et désespérée.</p> + +<p>Tout à coup, le poète reprit:</p> + +<p>—Un jour, Blanche, je vous ai insultée, je vous +ai frappée au front, je vous dois réparation pour cet +outrage; permettez-moi de l'effacer avant de vous +dire un adieu éternel.</p> + +<p>A ces mots, Jacques de Mérigue se pencha lentement +vers la duchesse et lui effleura les cheveux de +ses lèvres. Blanche, toute radieuse, saisit les mains +du poète et y colla sa bouche palpitante; le jeune +homme se dégagea doucement:</p> + +<p>—Maintenant, dit-il, soyez forte et courageuse, +faites du bien aux pauvres, aux inconnus, aux malheureux; +aimez à soulager les misères qui se +cachent, les infortunes ignorées du monde. C'est +dans l'obscurité et dans l'indigence que vous avez +rencontré... un jour, celui...</p> + +<p>Jacques ne put continuer, les sanglots étreignaient +sa gorge. Il prit la duchesse par la main +et la reconduisit en pleurant jusqu'à la deuxième +porte. Arrivée là, Blanche lui souffla à voix basse:</p> + +<p>«Rappelle-toi.»</p> + +<p>Jacques répondit: «Oubliez... Adieu!...»</p> +<br><br><br> + + + +<h3>XVIII</h3> + +<h3>LA CONQUÊTE DES ÉTOILES</h3> + + +<p>A huit heures et demie, Jacques prit lui-même sa +malle, jeta un dernier coup d'oeil à la triste mansarde +qui avait vu l'éclosion et l'anéantissement de +ses rêves, puis descendit à pas lents, courbé sous +son fardeau, les cent vingt marches qu'avaient si +souvent montées, chargés d'illusoires mensonges, +les fantômes disparus de la gloire et de la fortune. +En passant devant la loge du concierge, il tendit à +cet homme une pièce de deux francs.</p> + +<p>—Plaît-il? demanda le portier dédaigneux.</p> + +<p>—C'est pour vous, dit Jacques.</p> + +<p>—Merci, je n'ai pas besoin de votre argent, répondit +le grossier cerbère.</p> + +<p>—Vous avez raison, répliqua Jacques, et il se +dirigea vers la rue au bruit d'une querelle assez +vive faite par la femme du pipelet à son trop superbe +époux.</p> + +<p>—Es-tu serin, Hippolyte, disait la compagne du +préposé au cordon; tu refuses là de quoi acheter +une belle moitié de lapin.</p> + +<p>—Cours-lui après, si tu y tiens, répliqua Hippolyte.</p> + +<p>La ménagère ne se le fit pas dire deux fois. Elle +s'élança sur les pas du voyageur en lui disant:</p> + +<p>—Monsieur, je vais vous chercher une voiture.</p> + +<p>Mérigue monta dans le véhicule amené et donna +les deux francs à Mme Hippolyte, qui retourna insolemment +la pièce sous toutes les faces, pour s'assurer +qu'elle n'était pas fausse.</p> + +<p>Le cocher partit. Aux lueurs des réverbères, +Jacques aperçut encore ça et là, sur quelques vieilles +murailles, des fragments de sa proclamation aux +électeurs, imparfaitement recouverts par les affiches +de M. Belin. Le faubourg Saint-Germain fut dépassé +bien vite et l'image importune de la récente gloire +disparut avec lui. En traversant le quartier Latin, le +poète songea aux jours laborieux et obscurs des +études scientifiques et juridiques, et cette époque lui +parut noyée dans une fabuleuse antiquité. La vue +du Jardin des Plantes et de la Halle aux Vins lui +rappela son arrivée à Paris, accompagnée du cortège +des jeunes espérances. La gare d'Orléans apparut +enfin, comme le grand écueil définitif où sa pauvre +barque venait se briser. Il eut encore à essuyer les +impertinences de l'automédon, qui critiqua la modicité +du pourboire et le ton discourtois des employés +à l'égard des voyageurs de troisième classe. +On lui demanda à quatre reprises d'avoir à exhiber +son billet. Il monta dans un compartiment bondé +de soldats et eut à subir leurs cris, leurs disputes, +leur joie bruyante avec la grossière fumée de leurs +pipes. Il succomba bientôt à l'excès du dégoût et +de la fatigue morale et s'endormit profondément sur +sa banquette.</p> + +<p>Et le vaincu de la vie eut un long rêve glorieux. +Il rentrait à Mérigue accompagné de Blanche, avec +une escorte de triomphateurs. Des fanfares jouaient, +des feux de joie s'allumaient, des jeunes filles aux +robes voyantes apportaient des corbeilles de fleurs. +Les vieux parents attendaient leur fils illustre au +seuil de leur maison rajeunie, les fidèles serviteurs +pleuraient de joie, les chiens aboyaient d'allégresse.</p> + +<p>Les floraisons et les verdures s'agitaient au vent +comme des étendards victorieux. Une chambre nuptiale +resplendissante s'ouvrait aux pas des jeunes +époux, et un grand lit mystérieux et sombre enveloppait +l'ivresse de leur amour. Puis, sur les ailes +d'une brise parfumée au souffle des roses, tout le +château s'élevait au ciel dans une apothéose de +rayons. Et du sang de Jacques et de Blanche descendait +une lignée de poètes couronnés qui gouvernait et +charmait la terre.</p> + +<p>Un violent coup de sifflet arracha Mérigue au +ravissement de ses songes. Il releva sa tête appesantie +et tourna ses yeux vers l'étroite fenêtre du +vagon. Il faisait déjà grand jour et beau soleil. Les +compagnons du triste voyageur, abrutis dans un +sommeil stupide, étaient vautrés au hasard, les +uns sur les autres, tout débraillés et la bouche +entr'ouverte.</p> + +<p>Ils rêvaient, ceux-là, aux marches pénibles, aux +châtiments barbares, à la pesanteur du joug implacable, +aux grondements des canons, aux râles étranglés +des mourants dans une plaine ensanglantée. +Aussi le cri de la vapeur se gardait bien de les réveiller.</p> + +<p>Vers neuf heures du matin, le serre-frein, d'une +voix gasconne et nasillarde annonce la station de +Bussière-Galand. Jacques de Mérigue est arrivé. Il +franchit à grand'peine la soldatesque endormie et +descend à contre-voie.</p> + +<p>—Eh! là-bas, pas de ce côté, grogna un facteur +avec des gestes furibonds, voulez-vous que je vous +f..... un procès-verbal, b..... d'animal?</p> + +<p>Le poète hausse les épaules et repart. Dans la petite +cour de la gare, Jacques aperçoit l'humble voiture +à deux roues qu'il connaît bien, et à laquelle +est attelée, morose et courbant la tête, la célèbre +Piga, la vieille jument légendaire et débonnaire que +le futur empereur du monde enfourchait aux jours +de sa première jeunesse. Le bon Pierrille tient la +bête par la bride, dans l'attitude du respect et de la +désolation.</p> + +<p>—Bonjour, Pierrille, mon père est-il souffrant?</p> + +<p>—Notre Monsieur est toujours bien fatigué ces +jours-ci, mais il n'est pas couché.</p> + +<p>—Tout le monde va bien, autrement?</p> + +<p>—Oui, notre Monsieur.</p> + +<p>—Et Jeannette aussi?</p> + +<p>—Oui, notre Monsieur.</p> + +<p>—Et Éva?</p> + +<p>—Oui, notre Monsieur. Elle sera bien contente +de vous voir... je suis sûr quelle vous reconnaîtra.</p> + +<p>—Et vous, mon bon Pierrille, vous avez l'air tout +triste.</p> + +<p>—C'est qu'on nous a dit que notre Monsieur avait +été bien malheureux à Paris.</p> + +<p>—Que voulez-vous, mon pauvre, je vais tâcher +maintenant d'être heureux par ici.</p> + +<p>Le visage du vieux serviteur s'illumina:</p> + +<p>—Notre Monsieur va rester ici?</p> + +<p>—Mais oui... Pierrille, ça vous fâche-t-il?</p> + +<p>—Oh! que non pas!... toujours?</p> + +<p>—Toujours, je ne vous quitte plus.</p> + +<p>—Alors, ce malheur qui vous est arrivé est bien +heureux.</p> + +<p>—Certainement, mon bon Pierrille, je pense comme +vous.</p> + +<p>La malle de Jacques fut chargée sur le cabriolet, +et l'équipage se mit en route à un tout petit trot languissant +et minable. Piga avait vingt-cinq ans.</p> + +<p>—Je lui ai pourtant donné trois litres d'avoine ce +matin, observait Pierrille.</p> + +<p>Jacques remarqua que son conducteur faisait un +assez long détour pour éviter la bourgade.</p> + +<p>—Notre Monsieur, dit Pierrille, m'a recommandé +de ne pas traverser la rue, parce que la jument est +devenue très peureuse.</p> + +<p>Mérigue considéra l'honnête rosse, et comprit +que son père avait redouté de montrer aux habitants +du village l'ignominie de son pauvre enfant.</p> + +<p>Il eut un sourire rempli d'amertume.</p> + +<p>Après une heure environ on déboucha dans le +vallon de Mérigue. Le temps était splendide, et le +vieux repaire noble, blotti là-bas sous la verdure, +semblait sourire au voyageur. On rencontra un métayer +qui salua gravement. La voiture quitta la route +publique pour s'engager dans l'avenue étroite et raboteuse +qui conduit à Mérigue. Là, il fallut renoncer +à tout simulacre de trot. La vieille jument gravit la +côte ardue avec l'allure d'un cheval de corbillard. +Personne au loin dans la campagne verte, personne +devant l'habitation dont on n'était plus éloigné que +de quelques centaines de pas.</p> + +<p>—Notre Monsieur ne nous attendait pas aussitôt, +observa Pierrille; Piga a marché plus vite qu'à l'ordinaire, +elle n'a mis que cinq quarts d'heure à faire +ses deux lieues.</p> + +<p>Tout à coup Jacques aperçoit le vieux comte qui +vient à son avance à pas lents, ses cheveux blancs +rayonnent au soleil comme un diadème de vertu et +d'honneur. Dès que le fils voit son père il saute à +bas du cabriolet et court à lui. Joseph ouvre ses +bras et étreint Jacques sur son coeur.</p> + +<p>—Maman va bien, mon père?</p> + +<p>—Oui, mon enfant, elle t'attend dans sa chambre; +elle craint un peu la chaleur.</p> + +<p>—Et Marianne, et Mathilde, et ma chère Jacqueline?</p> + +<p>—Tout notre petit monde est en bonne santé.</p> + +<p>Marianne prépare son déjeûner, Mathilde fait le +catéchisme aux petits métayers, Jacqueline est occupée +à arranger ta chambre. Nous sommes tous bien +heureux de te revoir, mon fils.</p> + +<p>Quelques minutes après Jacques embrassait sa +mère qui pleurait en silence.</p> + +<p>—Allons, Caroline, dit le comte, soyons un peu +plus gais, suivons l'exemple du soleil.</p> + +<p>Les trois soeurs accouraient dans l'appartement. +Toutes avaient les paupières bien rouges, mais chacune +s'efforça de dire une parole alerte, faisant diversion +aux tristes pensées qui étreignaient tous les +coeurs.</p> + +<p>—Viens vite voir ta chambre, mon petit frère, +disait Jacqueline, je l'ai nettoyée à fond et je l'ai +remplie de fleurs.</p> + +<p>—Moi, j'y ai mis une belle gravure représentant +ton patron saint Jacques, ajouta Mathilde.</p> + +<p>—Pour moi, dit Marianne, j'ai pensé que tu aurais +faim en arrivant, et suivant mon habitude, j'ai soigné +la cuisine. Tu auras deux plats que tu aimes bien.</p> + +<p>La gentille Éva, de son côté, n'était pas en reste +de prévenances avec son maître, elle lui léchait les +mains en poussant des cris et des aboiements joyeux. +Jeannette avait quitté sa cuisine, et se tenait au +seuil extérieur de la chambre, tout inquiète et n'osant +pas entrer.</p> + +<p>—Bonjour, ma bonne Jeannette! lui cria Jacques, +il paraît que vous m'avez préparé un bon déjeuner. +Merci.</p> + +<p>Après les premières effusions passées et en attendant +que le repas fût servi, Jacques prit le vieux +comte à part:</p> + +<p>—Avez-vous une lettre de M. l'abbé de la Gloire-Dieu?</p> + +<p>—Non, mon fils.</p> + +<p>—Il doit vous écrire ce qu'il pense de moi.</p> + +<p>—Je n'ai rien reçu, mon pauvre enfant.</p> + +<p>—Ce sera peut-être pour aujourd'hui, dit Jacques +sans y croire.</p> + +<p>Le poète ouvrit ensuite sa malle, où il avait un +petit souvenir à l'adresse de chaque personne: une +épingle de cravate pour son père, un chapelet pour +sa mère, un couteau à papier, une gravure du +Sacré-Coeur et une boîte d'enveloppes chiffrées pour +Marianne, Mathilde et Jacqueline. Jeannette reçut +un mouchoir de tête et Pierrille une petite lanterne +sourde.</p> + +<p>Le repas fut morne et silencieux, malgré les +efforts de chacun, les paroles expiraient sur toutes +les lèvres.</p> + +<p>Au dessert on annonça le facteur.</p> + +<p>—C'est le meilleur moment de notre journée +rurale, observa le vieux Mérigue. Le facteur est le +Messie quotidien des campagnards.</p> + +<p>—Une lettre de Paris! s'écria Jacqueline, elle +est pour papa.</p> + +<p>—Donne vite, ma fille, dit le comte impatient.</p> + +<p>Joseph de Mérigue parcourut lentement la missive, +et quand il l'eut terminée, leva les bras au +ciel dans un mouvement d'enthousiasme.</p> + +<blockquote><p> +—<span class="sc">Paroisse Saint-Barthélemy, Paris.</span></p> + +<p>«Monsieur le Comte,</p> + +<p>«J'accomplis ici un devoir sacré en prenant la +plume pour disculper entièrement M. votre fils de +l'accusation qui pèse sur lui. M. votre fils a été victime +d'une machination abominable.</p> + +<p>«Pour repousser victorieusement les imputations +dirigées contre lui, il eût fallu qu'il consentît +à compromettre de hautes personnalités qui lui +étaient sympathiques. Ce coeur généreux et magnanime +a préféré succomber sous le poids de la calomnie. +Je suis autorisé à vous faire cette confidence, +Monsieur le Comte, par le principal auteur des malheurs +de Jacques, qui a eu, trop tard, hélas! l'âme +touchée de repentir et de remords. Donc, et vous +me permettrez d'insister très énergiquement sur ce +point, non seulement ce jeune homme est innocent, +mais encore est-il un des rares survivants de ces +anciens chevaliers de l'honneur qui poussaient le +culte de leur foi jusqu'au sacrifice de leur personne.</p> + +<p>«Si vous désirez, Monsieur le Comte, l'expression +entière et catégorique de mon opinion appuyée +sur les faits, je vous dirai: Jacques de Mérigue +est plus qu'un héros, c'est presque un saint.</p> + +<p>«Agréez, Monsieur le Comte, l'expression de +mon respectueux dévouement en N.S.J.-G.</p> + + +<p>«<span class="sc">Christian de la Gloire-Dieu</span>,</p> + +<p>«<span class="sc">vicaire à Saint-Barthélemy.</span>» +</p></blockquote> + + +<p>Toute la famille de Mérigue se précipita les bras +ouverts sur son représentant.</p> + +<p>Les larmes longtemps comprimées s'échappèrent +par torrents de tous les yeux, mais c'étaient maintenant +des larmes de joie. Sans songer davantage à +la ruine matérielle et à l'avenir perdu, tous étaient +glorieux de ce fier rejeton de leur race, qui avait +immolé sans hésiter sa renommée et sa fortune, +pour conserver sa propre estime et demeurer un +gentilhomme.</p> + +<hr> + +<p>Après le coucher du soleil, Jacques prit le bras de +sa jeune soeur, voulant rêver un peu sous la fraîcheur +du crépuscule.</p> + +<p>—Où allez-vous, mes enfants? demanda doucement +Mme de Mérigue.</p> + +<p>Son fils lui montra le ciel tout brillant d'astres +vers lequel il semblait monter par le sentier du coteau. +Puis il répondit avec un sourire mélancolique:</p> + +<p>—A la conquête des étoiles!...</p> + +<h3>FIN</h3> +<br><br><br> + + + +<p>TABLE DES MATIÈRES</p> + +<p>PREMIÈRE PARTIE</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Quatorze ans..</p> +<p>Le Repaire noble.</p> +<p>Au cinquième.</p> +<p>L'abbé de la Gloire-Dieu.</p> +<p>Candidat.</p> +<p>Fiancés.</p> +<p>Le Comité.</p> +<p>A la Mode.</p> +<p>La Famille joyeuse.</p> +<p>La Douairière scandalisée.</p> +<p>Une Lecture.</p> +<p>Deux Rencontres.</p> +<p>L'Indiscret.</p> +<p>La Peau de l'ours.</p> +<p>Saint-Thomas.</p> +<p>Une première à Saint-Roch.</p> +<p><i>Le Satyre</i>.</p> +<p>Le Presbytère de Sainte-Radegonde.</p> +<p>Rêve et Réveil.</p> +<p>Correct.</p> +<p>Désolés et Consolés.</p> +<p>La Récompense du petit Duc.</p> + </div><div class="stanza"> + </div><div class="stanza"> +<p>DEUXIÈME PARTIE</p> + </div><div class="stanza"> +<p>La Salle du Pré-aux-Clercs.</p> +<p>Lune de Miel.</p> +<p>Suite de la même Lune.</p> +<p>Double Croisement.</p> +<p>L'Obsession.</p> +<p>Le bal Gabrielli.</p> +<p>Le Salon carré.</p> +<p>Diversion.</p> +<p>Un Melon.</p> +<p>La Quête.</p> +<p>Les Angoisses de M. Gilet.</p> +<p>Le Lecteur de la Duchesse.</p> +<p>Le Duc de Belverana.</p> +<p>Mazas.</p> +<p>L'Influence du commissaire.</p> +<p>Le Rendez-vous.</p> +<p>Miséricorde!.</p> +<p>La Conquête des Étoiles.</p> + </div> </div> + + +<p>FIN DE LA TABLE</p> + +<p>__________________________________________<br> +Paris.—Typ. Ch. Unsinger, 83, rue du Bac.</p> + + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Excelsior, by Léonce de Larmandie + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK EXCELSIOR *** + +***** This file should be named 17828-h.htm or 17828-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/7/8/2/17828/ + +Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the +trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone +providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance +with this agreement, and any volunteers associated with the production, +promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, +harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, +that arise directly or indirectly from any of the following which you do +or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm +work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any +Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. + + +Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm + +Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of +electronic works in formats readable by the widest variety of computers +including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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