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diff --git a/17140-0.txt b/17140-0.txt new file mode 100644 index 0000000..0da2ea3 --- /dev/null +++ b/17140-0.txt @@ -0,0 +1,17349 @@ +The Project Gutenberg EBook of Le roman de la rose, by Guillaume de Lorris-Jean de Meung + +This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most +other parts of the world at no cost and with almost no restrictions +whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of +the Project Gutenberg License included with this eBook or online at +www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have +to check the laws of the country where you are located before using this ebook. + +Title: Le roman de la rose + Tome II + +Author: Guillaume de Lorris-Jean de Meung + +Release Date: November 20, 2005 [EBook #17140] +[Most recently updated: July 30, 2020] + +Language: English + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE ROMAN DE LA ROSE *** + + + + +Produced by Marc D'Hooghe. + + + + + +LE ROMAN DE LA ROSE + +PAR + +GUILLAUME DE LORRIS + +ET + +JEAN DE MEUNG + + + +…dition accompagnÈe d'une traduction en vers + +PrÈcÈdÈe d'une Introduction, Notices historiques et critiques; + +Suivie de Notes et d'un Glossaire + + +PAR + +PIERRE MARTEAU + + + +TOME II + + + +PARIS + +1878 + + + * * * * * + +[P. 1] + + LE ROMAN DE LA ROSE + +[P. 2] + + + XXXIII + + + Cy endroit trespassa Guillaume 4283 + De Loris, et n'en fist plus pseaulme; + Mais, aprËs plus de quarante ans, + MaÓtre Jehan de Meung ce Rommans + Parfist, ainsi comme je treuve[1]; + Et ici commence son oeuvre. + + +[Et si l'ai-ge perdu, espoir, +A poi que ne m'en desespoir!] +DÈsespoir, las! ge non ferai, +J‡ ne m'en desespererai; +Car s'esperance m'iert faillans, +Ge ne seroie pas vaillans. +En li me dois rÈconforter, +Qu'Amors por miex mes maus porter, +Me dist qu'il me garantiroit, +Et qu'avec moi par-tout iroit. +MËs de tout ce qu'en ai-ge affaire, +S'ele est cortoise et debonnaire? +El n'est de nulle riens certaine, +Ains met les amans en grant paine, +Et se fait d'aus dame et mestresse, +Mains en dÈÁoit par sa promesse: + +[p. 3] + + + XXXIII + + + De Lorris Guillaume ici mÍme 4295 + Mourut sans finir son poËme; + Mais, aprËs plus de quarante ans, + MaÓtre Jean de Meung ce Romans + Parfit, ainsi comme je treuve[1], + Et ici commence son oeuvre. + + +[S'Il m'est rÈservÈ de le voir, +Oui, j'en mourrai de dÈsespoir!] +De dÈsespoir! Non, je le jure, +Car ce serait me faire injure. +Si l'espÈrance me manquait, +Par trop l‚che mon coeur serait. +Il faut qu'elle me rÈconforte; +Amour, pour que mieux je supporte +Mes maux, dit qu'il me dÈfendrait +Et qu'avec moi partout irait. +Mais, aprËs tout, la belle affaire; +Elle est courtoise et dÈbonnaire, +C'est vrai, mais certaine de rien, +Les amants laisse en grand chagrin +Et se fait d'eux dame et maÓtresse +Pour les leurrer par sa promesse; + +[p. 4] + +Qu'el promet tel chose sovent 4303 +Dont el ne tenra j‡ convent. +Si est peril, se Diex m'amant, +Car en amer maint bon Amant +Par li se tiennent et tendront, +Qui j‡ nul jor n'i aviendront. +L'en ne s'en scet ‡ quoi tenir, +Qu'el ne scet qu'est ‡ avenir. +Por ce est fox qui s'en aprime: +Car, quant el fait bon silogime, +Si doit l'en avoir grant paor +Qu'el ne conclue du pior, +Qu'aucune fois l'a l'en vÈu, +S'en ont estÈ maint decÈu. +Et non porquant si vodroit-ele +Que le meillor de la querele +…ust cil qui la tient o soi. +Si fui fox quant blasmer l'osoi. +Et que me vaut or son voloir, +S'ele ne me fait desdoloir? +Trop poi, qu'el n'i puet conseil metre, +Fors solement que de prometre. +Promesse sans don ne vaut gaires, +Avoir me lest tant de contraires, +Que nus n'en puet savoir le nombre. +Dangier, Paor, Honte m'encombre, +Et Jalousie, et Male-Bouche +Qui envenime et qui entouche +Tous ceus dont il fait sa matire, +Par langue les livre ‡ martire. +Cil ont en prison Bel-Acueil, +Qu'en trestous mes pensers acueil, +Et sai que s'avoir ne le puis +En brief tens, j‡ vivre ne puis. + +[p. 5] + +Car elle nous promet souvent 4315 +Choses qui restent ‡ nÈant. +Par Dieu, dangereuse EspÈrance! +Combien par elle avec constance +A bien aimer s'attacheront +Qui jamais ne rÈussiront! +D'avenir elle n'est maÓtresse, +Comment donc croire ‡ sa promesse? +Aussi, bien fol qui s'y fierait; +Car si beaux biens elle promet, +Bien souvent, hÈlas! on l'a vue +Mainte ‚me aussi laisser dÈÁue. +Toujours on doit avoir grand' peur +De son conseil faux et trompeur. +Et pourtant que demande-t-elle? +Qu'au coeur qui lui reste fidËle, +Tout vienne au grÈ de son dÈsir[2]. +Fol que je suis de la honnir! +Mais que me vaut son assistance +S'elle ne calme ma souffrance? +HÈlas! rien. Car elle ne fait +Que promettre et rien plus ne sait +(Sans don promesse ne vaut guËre), +Et me laisse avoir de misËre +Plus que nul n'oserait songer. +M'accablent Peur, Honte et Danger, +Et Jalousie et Malebouche +Qui tous ceux que sa langue touche +Empoisonne de son venin +Et met ‡ martyre sans fin. +Bel-Accueil en prison ils laissent +A qui tous mes pensers s'adressent, +Et si je ne puis en jouir, +Il me faudra bientÙt mourir. + +[p. 6] + +Ensor que tout me repartuÎ 4337 +L'orde vielle, puant, mossuÎ, +Qui de si prËs le doit garder, +Qu'il n'ose nuli regarder. + DËs or enforcera mi diex; +Sans faille voirs est que li Diex +D'Amors trois dons, soe merci +Me donna, mËs ge les pers ci: +Doulx-Penser qui point ne m'aÔde, +Doulx-Parler qui me faut d'aÔde, +Le tiers avoit non Doulx-Regart: +Perdu les ai, se Diex me gart. +Sans faille biaus dons i ot; mËs +Il ne me vaudront riens jamËs, +Se Bel-Acueil n'ist de prison, +Qu'il tiennent par grant mesprison. +Por lui morrai, au mien avis, +Qu'il n'en istra, ce croi, j‡ vis. +Istra! non voir. Par quel proesce +Istroit-il de tel forteresce? +Par moi, voir, ne sera-ce mie, +Ge n'ai, ce croi, de sens demie, +Ains fis grant folie et grant rage +Quant au Diex d'Amors fis hommage. +Dame Oiseuse le me fist faire, +Honnie soit et son affaire, +Qui me fist o˘ joli vergier +Par ma proiere herbergier! +Car, s'ele Èust nul bien sÈu, +El ne m'Èust onques crÈu; +L'en ne doit pas croire fol homme +De la value d'une pomme. +Blasmer le doit-l'en et reprendre, +Ains qu'en li laist folie emprendre; + +[p. 7] + +Surtout c'est elle qui me tue 4349 +La vieille puante et moussue, +Qui de si prËs le doit garder +Que nul il n'ose regarder. + DËs lors augmenteront mes peines; +Pourtant trois gr‚ces souveraines +Daigna m'accorder Dieu d'Amours +Vaines, las! en ces sombres jours. +C'est Doux-Penser qui point ne m'aide, +Doux-Parler que point ne possËde +Et le troisiËme Doux-Regard. +Si Dieu ne m'aide sans retard, +Je les perdrai sans aucun doute, +Car leur vertu s'usera toute +Si Bel-Accueil reste en prison +Qu'ils tiennent par grand' trahison. +De ma mort il sera la cause, +Car jamais vivant, je suppose, +Il n'en sortira. Sortir, las! +Par quelle prouesse mon bras +L'arracher de la forteresse? +Je n'ai plus force ni sagesse +Depuis que ma folle fureur +D'Amour me fit le serviteur. +Dame Oyseuse me le fit faire +Lorsque, cÈdant ‡ ma priËre +(Dieu la honnisse!), du verger +L'huis elle ouvrit pour m'hÈberger. +On ne doit propos de fol homme +Priser la valeur d'une pomme; +Et si nul bien elle avait su, +Jamais elle ne m'aurait cru +Ni laissÈ folie entreprendre +Sans me bl‚mer et me reprendre; + +[p. 8] + +Et je fui fox, et el me crut. 4371 +Onques par li biens ne me crut; +El m'acomplit tout mon voloir, +Si m'en estuet plaindre et doloir. +Bien le m'avoit Raison notÈ, +Tenir m'en puis por assotÈ, +Quant dËs lors d'amer ne recrui, +Et le conseil Raison ne crui. + Droit ot Raison de moi blasmer, +Quant onques m'entremis d'amer; +Trop griÈs maus m'en convient sentir, +Par foi, je m'en voil repentir. +Repentir? las! ge que feroie? +TraÔtres, faus, honnis seroie. +Maufez m'auroient envaÔ, +J'auroie mon seignor traÔ. +Bel-Acueil reseroit traÔs! +Doit-il estre par moi haÔs, +S'il, por moi faire cortoisie, +Languist en la tor Jalousie? +Cortoisie me fit-il voire +Si grant, que nus nel' porroit croire, +Quant il volt que ge trespassasse +La haie et la Rose baisasse. +Ne l'en doi pas mal grÈ savoir, +Ne ge ne l'en saurai j‡ voir. +J‡, se Diex plaist, du Diex d'Amors, +Ne de li plaintes ne clamors, +Ne d'Esperance, ne d'Oiseuse, +Qui tant m'a estÈ gracieuse, +Ne ferai mËs; car tort auroie +Se de lor bien-fait me plaignoie. +Dont n'i a mËs fors du soffrir, +Et mon cors ‡ martire offrir, + +[p. 9] + +Or, j'Ètais fol, elle me crut, 4383 +Nul bien par elle ne m'Èchut; +Je la trouvai trop complaisante, +Et je pleure et je me lamente. +Raison me l'avait bien-notÈ, +Pourquoi sa voix n'ai-je ÈcoutÈ +Quand elle me faisait dÈfense +D'aimer, Ù fatale dÈmence! + Moult sage Ètait de me bl‚mer +Raison quand j'entrepris d'aimer, +D'o˘ me vint trop dure avanie; +Je veux oublier ma folie. +Oublier, las! Je ne saurais! +Au dÈmon je succomberais! +Je serais l‚che, faux et traÓtre! +Comment! je renierais mon maÓtre +Et Bel-Accueil serait trahi! +De moi doit-il Ítre haÔ, +Si pour sa tendre courtoisie +L'enserre en sa tour Jalousie? +Nul ne croirait pareille horreur; +Lui qui m'octroya la faveur +De franchir la barriËre close +Afin d'aller baiser la Rose! +Non! Je ne lui saurai jamais +Nul mauvais grÈ de ses bienfaits; +Jamais ne me plaindrai d'Oyseuse +Qui pour moi fut si gracieuse, +Ni d'EspÈrance, ni d'Amour, +S'il plaÓt ‡ Dieu, qui tour ‡ tour +M'ont secouru dans ma dÈtresse; +Jamais n'aurai telle faiblesse. +Non! Mon devoir est de souffrir, +De mon corps au martyre offrir, + +[p. 10] + +Et d'atendre en bonne espÈrance 4405 +Tant qu'Amors m'envoie alejance. +Atendre merci me convient, +Car il me dist, bien m'en sovient: +Ton servise prendrai en grÈ, +Et te metrai en haut degrÈ, +Se mauvestiÈ ne le te tost; +MËs, espoir, ce n'iert mie tost, +Grans biens ne vient pas en poi d'hore, +Eins i convient metre demore. +Ce sunt si dit tout mot ‡ mot, +Bien pert que tendrement m'amot. +Or n'i a fors de bien servir, +Se ge voil son grÈ deservir; +Qu'en moi seroient li defaut, +O˘ Diex d'Amors pas ne defaut +Par foi, que Diex ne failli onques. +Certes il defaut en moi donques, +Si ne sai-ge pas dont ce vient, +Ne j‡ ne saurai, se DÈ vient. +Or aut si cum aler porra, +Or face Amor ce qu'il vorra, +Ou d'eschaper, ou d'encorir, +S'il vuet, si me face morir. +N'en vendroie jamËs ‡ chief, +Si sui-ge mors se ne l'achief, +Ou s'autre por moi ne l'achieve; +Mais s'Amors, qui si fort me grieve, +Por moi le voloit achever, +Nus maus ne me porroit grÍver +Qui m'avenist en son servise. +Or aut du tout ‡ sa devise, +Mete-il conseil, s'il li viaut metre, +Ge ne m'en sai plus entremetre; + +[p. 11] + +Et d'attendre en bonne espÈrance 4417 +Qu'Amour enfin m'offre allÈgeance. +C'est le parti qui me convient, +Car autant comme il m'en souvient, +Voici mot ‡ mot sa promesse +Qui pour moi montre sa tendresse: +´Je prendrai ton service ‡ grÈ +Et te veux mettre en haut degrÈ +Si tes mÈfaits ne s'y opposent. +Mais de bien longs dÈlais s'imposent; +La Fortune est lente ‡ venir, +Et moult fait attendre et souffrir.ª +Servons-le donc sans dÈfaillance +Pour mÈriter sa bienveillance. +S'il est un coupable, c'est moi, +Et non Dieu d'Amours, par ma foi, +Car Dieu ne saurait faillir oncques; +En moi seul est le pÈchÈ doncques. +D'o˘ me vint-il? Je ne le sais, +Et ne veux le savoir jamais. +Qu'Amour me sauve ou sacrifie, +S'il veut, qu'il m'arrache la vie; +Or advienne ce qu'il pourra, +Qu'Amour fasse ce qu'il voudra, +Je reconnais mon impuissance. +La mort finira ma souffrance +BientÙt, ‡ moins d'un prompt secours; +Mais si le cruel Dieu d'Amours +Voulait terminer mon supplice, +Je ne craindrais ‡ son service +Nul mal, nulle calamitÈ. +Or qu'il fasse ‡ sa volontÈ, +Or qu'il dispose de ma vie, +Je n'ai plus de lutter l'envie. + +[p. 12] + +MËs, comment que de moi aviengne, 4439 +Je li pri que il li soviengne +De Bel-Acueil aprËs ma mort, +Qui sans moi mal faire m'a mort. +Et toutesfois, por li dÈduire, +A vous, Amors, ains que ge muire, +DËs que ne puis porter son fËs, +Sans repentir me fais confËs, +Si cum font li loial Amant, +Et voil faire mon testament. +Au dÈpartir mon cuer li lÈs, +J‡ ne seront autre mi lÈs. + + + * * * * * + + + XXXIV + + + Cy est la trËs-belle Raison, + Qui est preste en toute saison + De donner bon conseil ‡ ceulx + Qui d'eulx saulver sont paresceux. + + +Tant cum ainsinc me dÈmentoie +Des grans dolors que ge sentoie, +Ne ne savoie o˘ querre mire +De ma tristece ne de m'ire, +Lors vi droit ‡ moi revenant +Raison la bele, l'avenant, +Qui de sa tor jus descendi +Quant mes complaintes entendi: +Car, selonc ce qu'ele porroit, +Moult volentiers me secorroit. + + Raison. + +Biaus Amis, dist Raison la bele, +Comment se porte ta querele? + +[p. 13] + +Mais, quoi qu'il me puisse advenir, 4451 +Qu'il daigne au moins se souvenir +De Bel-Accueil, si je succombe, +Dont la bontÈ creusa ma tombe. +Toutefois recevez, Amour, +Avant que je meure, en ce jour, +Puisque trop lourde est ma misËre, +Pour lui ma volontÈ derniËre; +Oyez du plus fidËle amant +Les derniers voeux, le testament: +Mon coeur, mon unique richesse, +Au dÈpartir ‡ lui je laisse. + + + * * * * * + + + XXXIV + + + Ici la trËs-belle Raison + Revient, qui en toute saison + De ses sages conseils dirige + Celui qui son salut nÈglige. + + + Tandis qu'ainsi me lamentais +Des grand' douleurs que je sentais, +Et qu'en vain cherchais allÈgeance +A ma tristesse et ma souffrance, +Je vis droit ‡ moi revenir, +Lorsqu'elle m'entendit gÈmir, +Raison, la belle, l'entendue, +De sa tour en bas descendue, +Car autant comme elle pouvait +Moult volontiers me secourait. + + Raison. + +Ami, dit Raison la jolie, +Comment se porte ta folie? + +[p. 14] + +Seras-tu j‡ d'amer lassÈs? 4467 +N'as-tu mie Èu mal assÈs? +Que te semble des maus d'amer? +Sunt-il trop dous ou trop amer? +En sÁai-tu le meillor eslire +Qui te puist aidier et soffire? +As-tu or bon seignor servi, +Qui si t'a pris et asservi, +Et te tormente sans sejor? +Il te meschÈi bien le jor +Que tu hommage li fÈis, +Fox fus quant ‡ ce te mÈis; +MËs sans faille tu ne savoies +A quel seignor afaire avoies: +Car se tu bien le congnÈusses, +Onques ses homs estÈ n'Èusses; +Ou se tu l'Èusses estÈ, +J‡ nel' servisses ung estÈ, +Non pas ung jor, non pas une hore, +Ains croi que sans point de demore +Son hommage li renoiasses, +Ne jamËs par Amor n'amasses. +Congnois-le tu point? + + L'Amant. + +OÔl, Dame. + + Raison. + +Non fais. + + L'Amant. + +Si fais. + + Raison. + +De quoi, par t'ame? + +[p. 15] + +Ne seras-tu d'aimer lassÈ? 4479 +N'as-tu de maux encore assÈ? +Cet Amour est-il, que t'en semble, +Amer ou doux, ou tout ensemble? +De ses maux, dis-moi, le meilleur +Suffira-t-il ‡ ton bonheur? +C'est l‡, je crois, un moult bon maÓtre +Qui t'asservit, t'a pris en traÓtre +Et te tourmente sans sÈjour. +Comme tu fus heureux le jour +O˘ tu te mis en son servage +Et lui rendis ton fol hommage! +…videmment tu ne savais +A quel seigneur affaire avais. +Car si tu l'avais su, je pense, +Tu n'aurais fait telle imprudence; +Ou si son homme avais ÈtÈ, +Servi ne l'aurais un ÈtÈ, +Non pas un jour, non pas une heure; +Mais, je crois, sans plus de demeure, +Son hommage aurais reniÈ +Et par Amour n'aurais aimÈ. +Le connais-tu ce jour? + + L'Amant. + +Oui, Dame. + + Raison. + +Nenni. + + L'Amant. + +Si. + + Raison. + +Comment, par ton ‚me? + +[p. 16] + + + L'Amant. + +De tant qu'il me dist: Tu dois estre 4491 +Moult liÈs, dont tu as si bon mestre, +Et seignor de si haut renon. + + Raison. + +Congnois-le tu de plus? + + L'Amant. + +Ge non, +Fors tant qu'il me bailla ses regles, +Et s'en foÔ plus tost c'uns egles, +Et je remËs en la balance. + + Raison. + +Certes, c'est povre congnoissance; +Mais or voil que tu le congnoisses, +Qui tant en as Èu d'angoisses, +Que tout en est deffigurÈs. +Nus las chetis mal-ÈurÈs +Ne puet faire emprendre greignor: +Bon fait congnoistre son seignor; +Et se cestui bien congnoissoies, +LÈgiÈrement issir porroies +De la prison o˘ tant empires. + + L'Amant. + +Dame, ne puis, il est mes Sires[3], +Et ge ses liges homs entiers[4]; +Moult i entendist volentiers +Mon cuer, et plus en aprÈist, +S'il fust qui leÁon m'en prÈist. + +[p. 17] + + + L'Amant. + +Il dit: ´Tu dois Ítre flattÈ 4503 +Que t'ait pour son homme acceptÈ, +De tel renom seigneur et maÓtre.ª + + Raison. + +Ne s'est-il pas fait plus connaÓtre? + + L'Amant. + +Non, fors qu'il m'a baillÈ ses lois +Et, comme un aigle, par les bois +S'enfuit, me laissant en balance. + + Raison. + +Certes, c'est pauvre connaissance. +Je veux que tu connaisses mieux +Qui t'a rendu si malheureux +Que tu en es mÈconnaissable. +Il n'est Ítre si misÈrable +Dont ne soit moindre le labeur. +Bon fait connaÓtre son seigneur, +Et si tu connaissais ce maÓtre, +Sortir essaierais-tu peut-Ítre +De la prison o˘ tu languis. + + L'Amant. + +C'est mon sire[3], dame, ne puis; +Je me suis fait son homme lige[4] +Pourtant du joug mon coeur s'afflige +Et volontiers le secouerait, +Un bon moyen s'il apprenait. + +[p. 18] + + + Raison. + +Par mon chief, ge la te voil prendre, 4513 +Puis que tes cuers i vuet entendre. +Or te dÈmonsterrai sans fable +Chose qui n'est point dÈmonstrable; +Si sauras tantost sans science, +Et congnoistras sans congnoissance +Ce qui ne puet estre sÈu, +Ne dÈmonstrÈ, ne congnÈu. +Quant ‡ ce que j‡ plus en sache +Nus homs qui son cuer i atache, +Ne que por ce j‡ mains s'en dueille, +S'il n'est tex que foÔr le vueille, +Lors t'aurai le neu desnoÈ +Que tous jors troveras noÈ. +Or i met bien t'entencion, +Vez-en ci la descripcion. + Amors ce est paix haÔneuse, +Amors est haÔne amoreuse; +C'est loiautÈs la desloiaus, +C'est la desloiautÈ loiaus; +C'est paor toute assÈurÈe, +Esperance desesperÈe; +C'est raison toute forcenable, +C'est forcenerie resnable; +C'est dous pÈril ‡ soi noier, +Grief fais legier ‡ paumoier; +C'est Caribdis la pÈrilleuse[5], +DÈsagrÈable et gracieuse; +C'est langor toute santÈive, +C'est santÈ toute maladive; +C'est fain saoule en habondance, +C'est convoiteuse soffisance; + +[p. 19] + + + Raison. + +Par mon chef, je veux te l'apprendre, 4525 +Puisque ton coeur y veut entendre. +CÈans je te vais, sans manquer, +Chose inexplicable expliquer; +Alors tu sauras sans science, +Et connaÓtras sans connaissance +Ce qui ne peut Ítre conÁu, +Non plus dÈmontrÈ ni connu. +Seule une chose est que je sache: +Si quelqu'un son coeur y attache, +Il n'a, pour ne plus en souffrir, +Qu'un remËde, c'est de le fuir. +Mets-y ton attention toute +Et la description Ècoute, +Car le noeud t'aurai dÈnouÈ +Que toujours trouverais nouÈ. + Amour, affection haineuse, +Amour, c'est la haine amoureuse, +C'est dÈloyale loyautÈ +Et loyale dÈloyautÈ; +C'est la peur toute rassurÈe, +EspÈrance dÈsespÈrÈe, +Une furibonde raison, +Un raisonnable furibond; +C'est Carybde la pÈrilleuse[5] +DÈsagrÈable et gracieuse, +Horrible et sÈduisant danger, +Fardeau lourd ‡ mouvoir lÈger; +C'est la faim so˚le d'abondance, +C'est convoiteuse suffisance, +Une salutaire langueur, +SantÈ qui consume le coeur, + +[p. 20] + +C'est la soif qui tous jors est ivre, 4545 +Yvresce qui de soif s'enyvre; +C'est faus dÈlit, c'est tristor lie, +C'est lÈesce la corroucie; +Dous maus, douÁor malicieuse, +Douce savor mal savoreuse; +EntechiÈs de pardon pÈchiÈs, +De pÈchiÈs pardon entechiÈs; +C'est poine qui trop est joieuse, +C'est felonnie la piteuse[6]; +C'est le gieu qui n'est pas estable, +Estat trop fers et trop muable; +Force enferme, enfermetÈ fors, +Qui tout esmuet par ses effors; +C'est fol sens, c'est sage folie, +ProspÈritÈ triste et jolie; +C'est ris plains de plors et de lermes, +Repos travaillans en tous termes; +Ce est enfers li doucereus, +C'est paradis li dolereux; +C'est chartre qui prison soulage, +Printems plains de fort yvernage; +C'est taigne qui riens ne refuse, +Les porpres et les buriaus[7] use; +Car ausinc bien sunt amoretes +Sous buriaus comme sous brunetes; +Car nus n'est de si haut linage, +Ne nus ne trueve-l'en si sage, +Ne de force tant esprovÈ, +Ne si hardi n'a-l'en trovÈ, +Ne qui tant ait autres bontÈs +Qui par Amors ne soit dontÈs. +Tout li mondes vait ceste voie; +C'est li Diex qui tous les desvoie, + +[p. 21] + +C'est la soif qui toujours est ivre, 4557 +Ivresse qui de soif s'enivre, +Tristesse gaie, amer bonheur; +Amour, c'est liesse en fureur, +Doux mal, douceur malicieuse, +Douce saveur mal savoureuse; +Un adorable et saint pÈchÈ, +De pÈchÈ saint acte entachÈ; +C'est une peine dÈlectable, +C'est fÈrocitÈ pitoyable[6], +C'est le jeu toujours inconstant, +…tat trop stable et trop mouvant, +PusillanimitÈ virile; +C'est une force trop dÈbile +Contre qui pourtant nul effort +N'a triomphÈ, tant f˚t-il fort; +C'est fol sens et sage folie, +ProspÈritÈ triste et jolie; +C'est un enfer moult doucereux, +C'est un paradis douloureux, +Oeil souriant qui toujours pleure, +Repos travaillant ‡ toute heure, +Au prisonnier douce prison, +Printemps glaciale saison, +Avare qui rien ne refuse. +Amour la pourpre et la bure use, +Car aussi bien naissent amours +Sous la bure et sous le velours[7]; +Car nul homme ici-bas si sage, +Si grand, de si puissant lignage, +Ni de force tant ÈprouvÈ, +Ni si hardi n'a-t-on trouvÈ, +De telle valeur ni science, +Qu'Amour ne tienne en sa puissance. + +[p. 22] + +Se ne sunt cil de male vie 4579 +Que Genius escommenie, +Por ce qu'il font tort ‡ Nature[8]: +Ne por ce, se ge n'ai d'aus cure, +Ne voil-ge pas que les gens aiment +De cele amor dont il se claiment +En la fin las, chÈtis, dolant, +Tant les va Amors afolant. +MËs se tu viaus bien eschever +Qu'Amors ne te puisse grever, +Et veus garir de ceste rage, +Ne puÈs boivre si bon bevrage +Comme penser de li foÔr, +Tu n'en puÈs autrement joÔr. +Se tu le sius, il te sivra, +Se tu le fuis, il te fuira. + + L'Amant. + +Quant j'oi Raison bien entenduÎ, +Qui por noient s'est dÈbatuÎ, +Dame, fis-ge, de ce me vant, +Ge n'en sai pas plus que devant +A ce que m'en puisse retraire. +En ma leÁon a tant contraire, +Que ge n'en sai noient aprendre, +Si la sai ge bien par cuer rendre, +C'onc mes cuers riens n'en oblia, +Voire entendre quanqu'il i a, +Por lire tout communÈment, +Ne mËs ‡ moi tant solement; +MËs puis qu'Amors m'avÈs descrite, +Et tant blasmÈe et tant despite, + +[p. 23] + +Tous suivent le mÍme chemin, 4591 +Ce Dieu les tient tous sous sa main. +J'excepte gens de male vie +Que GÈnius excommunie +Puisque tort ‡ Nature ils font[8] +J'ai pour eux un dÈgo˚t profond; +Aussi je veux que tous mÈprisent +Ce vil amour dont ils se disent +UsÈs, malheureux, un beau jour, +Tant les dÈgrade cet amour. +Or si tu veux bien dans la suite +D'Amour Èviter la poursuite +Et de cette rage guÈrir, +N'hÈsite pas, songe ‡ le fuir. +A ton mal pour venir en aide +Je ne connais d'autre remËde; +Si tu le suis, il te suivra, +Si tu le fuis, il te fuira. + + L'Amant. + +Quand j'ouÔs Raison l'entendue +Qui s'est en vain bien dÈbattue: +Dame, lui dis-je, assurÈment +Je ne sais pas plus que devant +A mon mal comment me soustraire. +En la leÁon tout est contraire, +Et rien certe elle ne m'apprit. +Je sais par coeur ce qu'avez dit, +Tant mon ‚me Ètait empressÈe +De bien saisir votre pensÈe, +Pour y puiser complËtement +Votre sage commandement. +Mais Amour que de tant de bl‚me, +De mÈpris vous poursuivez, dame, + +[p. 24] + +Prier vous voil dou defenir, 4609 +Si qu'il m'en puist miex sovenir, +Car ne l'oÔ defenir onques. + + Raison. + +Volentiers: or i entens donques. +Amors, se bien suis apensÈe, +C'est maladie de pensÈe +Entre deus personnes annexes +Franches entr'eus, de divers sexes, +Venans as gens par ardor nÈe +De vision dÈsordenÈe, +Por eus acoler et baisier, +Et por eus charnelment aisier. +Amors autre chose n'atant, +Ains s'art et se dÈlite en tant. +De fruit avoir ne fait-il force, +En dÈliter sans plus s'efforce; +Si sunt aucun de tel maniere, +Qui cest amor n'ont mie chiere, +Toutevois fin amant se faignent, +MËs par Amors amer ne daignent, +Et se gabent ainsinc des Dames, +Et lor prometent cors et ames, +Et jurent menÁonges et fables +A ceus qu'il truevent dÈcevables, +Tant qu'il ont lor dÈlit Èu; +Mais cil sunt li mains dÈcÈu: +Car ades vient-il miex, biau mestre, +DÈcevoir, que dÈcÈus estre[9]. + De l'autre Amor dirai la cure +Selonc la devine Escripture; +MÈismement en ceste guerre +O˘ nus ne scet le moien querre; + +[p. 25] + +Veuillez au moins le dÈfinir 4623 +Pour qu'il m'en puisse souvenir, +Car ne l'ouÔs dÈfinir oncques. + + Raison. + +Volontiers; or Ècoute doncques. +Entre deux Ítres s'attirant, +Libres, de sexe diffÈrent, +Amour, si je suis bien sensÈe, +Est un grand mal de la pensÈe +Qui leur vient d'une folle ardeur. +Ils n'ont plus qu'un dÈsir au coeur, +Baiser, caresse mutuelle, +Jouissance, en un mot, charnelle. +Amour n'a point d'autre dÈsir, +Mais br˚le et cherche le plaisir; +ProcrÈer n'est point son attente, +Seule la voluptÈ le tente. +Pourtant j'en connais en retour +Qui n'aiment pas de cet amour, +Et pourtant fins amants se feignent, +Mais par amour aimer ne daignent, +Et vont des dames se moquant, +Corps et ‚me leur promettant, +Et jurent mensonges et fables +Aux coeurs qu'ils trouvent dÈcevables, +Tant qu'enfin soient comblÈs leurs voeux. +En amour ce sont les heureux; +Oui, car toujours mieux vaut-il Ítre +Trompeur que trompÈ, mon beau maÓtre[9]. + L'autre amour dirai maintenant +La sainte …criture suivant. +MalgrÈ que nul en cette guerre +Mon amour ne recherche guËre, + +[p. 26] + +MËs ge sai bien, pas nel' devin, 4641 +Continuer l'estre devin. +A son pooir voloir dÈust +Quiconques ‡ fame gÈust, +Et soi garder en son semblable, +Por ce que tuit sunt corrumpable, +Si que j‡ par succession +Ne fausist gÈnÈracion; +Car puis que pere et mere faillent, +Vuet Nature que les fils saillent[10] +Por recontinuer ceste ovre, +Si que par l'ung l'autre recovre. +Por ce i mist Nature dÈlit, +Por ce vuet que l'en s'i dÈlit, +Que cil ovrier ne s'en foÔssent, +Et que ceste ovre ne haÔssent; +Car maint n'i trairoient j‡ trait, +Se n'iert dÈlit qui les atrait. +Ainsinc Nature i soutiva: +SachiÈs que nul a droit n'i va, +Ne n'a pas entencion droite, +Qui sans plus dÈlit y convoite; +Car cil qui va dÈlit querant, +SÈs-tu qu'il se fait? il se rent +Comme sers et chÈtis et nices, +Au prince de tretous les vices; +Car c'est de tous maus la racine, +Si cum Tulles le dÈtermine +O˘ livre qu'il fist de Viellesce, +Qu'il loe et vant plus que Jonesce. +Car Jonesce boute homme et fame +En tous pÈris de cors et d'ame. +Et trop est fort chose ‡ passer +Sans mort, ou sans membre casser, + +[p. 27] + +Je sais bien, sans le deviner, 4655 +L'Ítre divin continuer. +Voil‡ le but que doit poursuivre +Tout homme ‡ qui femme se livre: +Il faut que par succession +S'opËre gÈnÈration; +Chacun, car tout est corrompable, +Doit se garder en son semblable; +Car puisque meurent les parents, +Nature veut que les enfants +S'aiment et l'oeuvre continuent[10], +L'un par l'autre se perpÈtuent. +Aussi Nature y mit plaisir, +Pour que sÈduits par le dÈsir +Les amants entre eux ne se fuissent +Et l'oeuvre d'Amour ne haÔssent, +Car plus d'un la nÈgligerait +Si le plaisir ne l'attirait. +Ainsi le dÈcida Nature. +Sachez qu'en amour la droiture +Cherche plus noble intention +Que charnelle sÈduction; +N'y voir que telle jouissance, +C'est se rendre sans rÈpugnance, +Comme un sot, comme un l‚che, au roi +De tretous les vices! Crois-moi, +De tous nos maux c'est la racine, +Comme Tulle le dÈtermine; +La vieillesse pour lui vaut mieux +Que la jeunesse et tous ses feux; +Car Jeunesse pousse homme et femme +En tous pÈrils de corps et d'‚me. +C'est chose trop dure ‡ passer +Sans mourir ou membre casser, + +[p. 28] + +Ou sans faire honte ou damage, 4675 +Ou ‡ soi, ou ‡ son linage. + Par Jonesce s'en va li hons +En toutes dissolucions, +Et siut les males compaignies, +Et les dÈsordenÈes vies, +Et muÎ son propos sovent, +Ou se rent en aucun covent[11], +Qu'il ne scet garder la franchise[12] +Que Nature avoit en li mise, +Et cuide prendre o˘ ciel la gruÎ, +Quant il se met ilec en muÎ; +Et remaint tant qu'il soit profËs; +Ou s'il resent trop grief li fËs, +Si s'en repent et puis s'en ist, +Ou sa vie espoir i fenist, +Qu'il ne s'en ose revenir +Por Honte qui l'i fait tenir, +Et contre son cuer i demore; +L‡ vit ‡ grant mesese et plore +La franchise qu'il a perduÎ, +Qui ne li puet estre renduÎ, +Se n'est que Diex grace li face, +Qui sa mesese li efface, +Et le tiengne en obÈdience +Par la vertu de pacience. + Jonesce met homme Ës folies, +»s boules et Ës ribaudies, +»s luxures et Ës outrages, +»s mutacions de corages, +Et fait commencier tex mellÈes +Qui puis sont envis desmellÈes: +En tex pÈris les met Jonesce, +Qui les cuers ‡ DÈlit adresce. + +[p. 29] + +Sans faire honte ou grand dommage 4689 +A soi-mÍme, ‡ tout son lignage. + Par Jeunesse et ses passions, +En toutes dissolutions, +En mÈprisable compagnie +L'homme s'Ègare et male vie, +Et ses projets change souvent, +Ou se rend en quelque couvent[11], +Ne sachant garder la franchise[12] +Que Nature avait en lui mise, +Et se figure, une fois l‡, +Que la grue au ciel il prendra, +Et des voeux un beau jour se lie. +Ou bien, si sous le faix il plie, +Il s'en repent et veut sortir, +Ou s'il n'ose s'en revenir, +Si la honte l'y tient encore, +MalgrÈ son coeur qui le dÈplore, +Il restera pour y mourir, +Ou vivant pleurer et gÈmir +Dessus sa franchise perdue +Qui ne lui peut Ítre rendue, +En pitiÈ si Dieu ne le prend +Et pour apaiser son tourment, +Ne le tient en obÈdience +Par la vertu de patience. + Jeunesse pousse jeunes gens +Aux danses, aux dÈportements, +A tous excËs, ‡ la luxure, +L‚chetÈs de toute nature, +Et tels combats livre en vos coeurs +Qu'‡ grand'peine ils restent vainqueurs. +Voil‡ les pÈrils o˘ Jeunesse +Met ceux qu'‡ Plaisir elle adresse. + +[p. 30] + +Ainsinc DÈlit enlace et maine 4709 +Les cors et la pensÈe humaine +Par Jonesce sa chamberiere, +Qui de mal faire est coustumiere, +Et des gens ‡ dÈlit atraire; +J‡ ne querroit autre ovre faire. + Mais Viellesce les en rechasce[13], +Qui ce ne scet, si le resache, +Ou le demant as anciens +Que Jonesce ot en ses liens, +Qu'il lor remembre encore assÈs +Des grans pÈris qu'il ont passÈs, +Et des folies qu'il ont faites, +Dont les forces lor a sostraites, +Avec les foles volentÈs +Dont il seulent estre tentÈs. +Viellesce qui les accompaigne, +Qui moult lor est bonne compaigne, +Et les ramaine ‡ droite voie, +Et jusqu'en la fin les convoie; +MËs mal emploie son servise, +Que nus ne l'aime ne ne prise, +Au mains jusqu'‡ ce tant en soi +Qu'il la vousist avoir o soi: +Car nus ne vuet viex devenir, +Ne jones sa vie fenir; +Si s'esbahissent et merveillent, +Quant en lor remembrance veillent, +Et des folies lor sovient, +Si cum sovenir lor convient, +Comment il firent tel besongne +Sans recevoir honte et vergongne; +Ou, se honte et damage i orent, +Comment encor eschaper porent + +[p. 31] + +Sa servante Jeunesse aidant, 4723 +Jeunesse ‡ l'esprit malfaisant, +Ainsi Plaisir enlace et maine +Le corps et la pensÈe humaine; +Mal faire, au plaisir les pousser, +Jeunesse n'a d'autre penser. + Mais Vieillesse les en arrache, +Qui l'ignore, il faut qu'il le sache, +Ou le demande aux anciens, +Que tint Jeunesse en ses liens, +Si les sottises qu'ils ont faites +Dont elle a leurs forces soustraites +Avec les folles volontÈs +Dont ils soulatent Ítre tentÈs, +Si les pÈrils passÈs encore +Leur esprit tels se remÈmore. +C'est Vieillesse jusqu'‡ la fin +Qui les ramËne au droit chemin, +Les conduit et les accompagne, +Pour eux bonne et sage compagne; +Mais personne ne veut la voir +A ses cÙtÈs trop tÙt s'asseoir: +Loin de l'aimer, on la redoute, +Aussi sa peine elle perd toute; +Car nul ne veut vieux devenir +Ni jeune voir ses jours finir. +Les vieux se plaisent, s'Èmerveillent +Quand leurs souvenirs se rÈveillent, +A repasser souventes fois +Leurs folles amours d'autrefois, +Comme ils firent telle besogne +Sans subir honte ni vergogne, +Ou s'il leur arriva malheur, +Comment ils eurent encor l'heur + +[p. 32] + +De tel peril sans pis avoir, 4743 +Ou d'ame, ou de cors, ou d'avoir. + Et scÈs-tu o˘ Jonesce maint, +Que tant prisent maintes et maint? +DÈlit la tient en sa maison +Tant comme ele est en sa saison, +Et vuet que Jonesce le serve +Por nÈant, fust nÈis sa serve; +Et el si fait si volentiers, +Qu'el le trace par tous sentiers, +Et son corps ‡ bandon li livre; +El ne vodroit pas sans li vivre. + Et Viellesce, scez o˘ demore? +Dire le te vueil sans demore: +Car l‡ te convient-il aler, +Se mort ne te fait desvaler +O˘ tens de jonesce en sa cave, +Qui moult est tÈnÈbreuse et have. +Travail et dolor l‡ herbergent; +MËs il la lient et enfergent, +Et tant la batent et tormentent, +Que mort prochaine li prÈsentent, +Et talent de soi repentir, +Tant li font de flÈaus sentir. +Adonc li vient en remembrance +En ceste tardive pesance, +Quant el se voit foible et chenuÎ, +Que malement l'a dÈcÈuÎ +Jonesce qui tout a gitÈ +Son prÈtÈrit en vanitÈ; +Et qu'ele a sa vie perduÎ, +Se du futur n'est secoruÎ, +Qui la soustiegne en pÈnitence +Des pÈchiez que fist en s'enfance, + +[p. 33] + +D'Èchapper sans pire infortune 4757 +Pour leur ‚me, corps et fortune. + Mais o˘ Jeunesse gÓt, sais-tu, +Dont chacun prise la vertu? +Plaisir la tient en esclavage +Et veut que Jeunesse en servage +Pour rien le serve en sa maison +Tant comme elle est en sa saison, +A l'abandon qu'elle se livre +Jusque sans lui ne pouvoir vivre, +Ce qu'elle fait si volontiers +Qu'elle le suit par tous sentiers. + Maintenant je te vais sur l'heure +Apprendre o˘ Vieillesse demeure; +Car l‡ te faudra-t-il aller +Si mort ne te fait dÈvaler, +Au temps de jeunesse, en sa cave +Qui moult est tÈnÈbreuse et have. +L‡ Vieillesse cent maux divers +Attendent, la chargent de fers, +Et tant la battent, la tourmentent, +Que mort prochaine lui prÈsentent +Et la poussent au repentir, +Tant lui font de flÈaux sentir. +Alors lui vient en souvenance +En sa tardive dolÈance, +Lorsque son cr‚ne est tout chenu, +Que Jeunesse a son coeur dÈÁu, +Qu'en vains plaisirs et fol ouvrage +Elle a gaspillÈ son bel ‚ge +Et perdu sa vie ‡ toujours, +Si d'avenir le prompt secours +Ne rachËte par pÈnitence +Tous les pÈchÈs de son enfance, + +[p. 34] + +Et par bien faire en ceste poine, 4777 +Au souverain bien la ramoine, +Dont Jonesce la dessevroit, +Qui des vanitÈs l'abevroit; +Et le present si poi li dure, +Qu'il n'i a conte ne mesure: +MËs comment que la besoigne aille, +Qui d'Amor veut joÔr sans faille, +Fruit i doit querre et cil et cele, +Quel qu'ele soit, dame ou pucele, +J‡ soit ce que du dÈliter +Ne doient pas lor part quiter. +MËs ge sai bien qu'il en sunt maintes +Qui ne vuelent pas estre enÁaintes, +Et s'el le sunt, il lor en poise: +Si n'en font-eles plet ne noise, +Se n'est aucune fole et nice +O˘ Honte n'a point de justice. +Briefment tuit ‡ dÈlit s'accordent +Cil qui ‡ cele ovre s'amordent, +Se ne sunt gens qui riens ne vaillent, +Qui por deniers vilment se baillent, +Qu'el ne sunt pas des lois liÈes +Par lors ordes vies soilliÈes. +MËs j‡ certes n'iert fame bonne, +Qui por dons prendre s'abandonne: +Nus homs ne se devroit j‡ prendre +A fame qui sa char vuet vendre. +Pense-il que fame ait son cors chier, +Qui tout vif le soffre escorchier? +Bien est chÈtis et dÈfoulÈs +Hons qui si vilment est boulÈs, +Qui cuide que tel fame l'aime, +Por ce que son ami le claime, + +[p. 35] + +Et ne la ramËne en la fin 4791 +A la vertu, bien souverain, +Dont jadis la sevrait Jeunesse +L'abreuvant de vaine liesse; +Car alors elle voit et sent +Combien prÈcaire est le prÈsent. +L'amant donc, en toute occurrence, +Doit chercher pure jouissance +En amour; ne doit redouter +Femme ni fille d'enfanter, +Et le plaisir ne leur doit faire +Quitter leur mission sur terre. +Je sais bien que le plus souvent +Femme ne veut faire d'enfant +Et se dÈsole d'Ítre enceinte; +Nulle n'en fait noise ni plainte +Pourtant, ‡ moins d'Ítre sans coeur +Et sans vergogne et sans pudeur. +Bref, chacun en l'oeuvre charnelle +Ne voit qu'ivresse mutuelle, +Fors ces gens dignes de mÈpris +Qui leur amour mettent ‡ prix, +Les lois violant de Nature, +Et n'en font plus qu'une oeuvre impure. +Car femme est vile assurÈment +Qui se livre pour de l'argent; +Nul homme ne se devrait prendre +A femme qui veut sa chair vendre. +Croit-il que femme ait son corps cher +Qui tout vif le souffre Ècorcher? +Est-il si naÔf et si bÍte, +Parce que femme lui fait fÍte +Et l'a son tendre ami nommÈ, +De croire qu'il en soit aimÈ? + +[p. 36] + +Et qu'el li rit et li fait feste. 4811 +Certainement nule tel beste +Ne doit estre amie clamÈe, +Ne n'est pas digne d'estre amÈe. +L'en ne doit riens priser moillier +Qui homme bÈe ‡ despoillier. +Ge ne di pas que bien n'en port +Et par solas et par dÈport, +Ung joelet, se ses amis +Le li a donnÈ ou tramis; +MËs qu'ele pas ne le demant, +Qu'el le prendroit trop laidement: +Et des siens ausinc li redoigne, +Se faire le puet sans vergoigne; +Ainsinc lor cuers ensemble joignent, +Bien s'entrament, bien s'entredoignent. +Ne cuidiÈs pas que ges dessemble +Ge voil bien qu'il voisent ensemble, +Et facent quanqu'il doivent faire, +Comme cortois et debonnaire; +MËs de la fole Amor se gardent, +Dont li cuers esprennent et ardent, +Et soit l'Amor sans convoitise +Qui les faus cuers de prendre atise. +Bone amor doit de fin cuer nestre, +Dons n'en doivent pas estre mestre +Ne que font corporel solas: +Mais l'amor qui te tient o˘ las, +Charnex delis te represente, +Si que tu n'as aillors t'entente: +Por ce veus-tu la Rose avoir, +Tu n'i songes nul autre avoir; +MËs tu n'en es pas ‡ deus doie, +C'est ce qui la pel t'amegroie, + +[p. 37] + +O fou qu'un sourire ensorcelÈ! 4825 +Crois-moi, ce n'est pas brute telle +Qu'il faut pour amante chÈrir, +Une plus digne il faut choisir. +Laisse la femme mÈprisable +Qui veut dÈpouiller son semblable. +Cependant femme ‡ la rigueur +Peut, s'il lui plaÓt, sans dÈshonneur, +Porter joyaux en sa parure, +PrÈsents d'amoureuse nature; +Mais jamais ne doit demander, +Car ce serait se marchander. +Voire, sans qu'on le trouve Ètrange, +Elle peut donner en Èchange; +Constant et mutuel retour +Les dons entretiennent l'amour. +Les amants je ne dÈsassemble; +Je veux bien qu'ils aillent ensemble +Et fassent leur devoir tous deux +En courtois et francs amoureux, +Mais se gardent de l'amour folle +Qui vous consume et vous affole, +Et de l'amour intÈressÈ +Par qui maint coeur faux est poussÈ. +Bonne-Amour doit de fin coeur naÓtre, +L'argent n'en doit pas Ítre maÓtre +Non plus la seule voluptÈ. +Or cette amour qui t'a domptÈ +Plaisirs charnels te reprÈsente; +Tu n'as plus ailleurs nulle entente. +Aussi veux-tu la Rose avoir +Et ne veux autre chose voir. +Mais tu es loin du but encore, +C'est ce qui ta peau dÈcolore + +[p. 38] + +Et qui de toutes vertus t'oste. 4845 +Moult recÈus dolereus hoste, +Quant Amors onques hostelas[14]; +MauvËs hoste en ton hostel as, +Por ce te lo que hors le boutes, +Qu'il te tost les pensÈes toutes +Qui te doivent ‡ preu torner: +Ne l'i laisse plus sÈjorner. +Trop sunt ‡ grant meschief livrÈ +Cuers qui d'Amors sunt enivrÈ; +En la fin encor le sauras +Quant ton tens perdu i auras, +Et dÈgastÈe ta jonesce +En ceste dolente lÈesce. +Se tu puÈs encore tant vivre +Que d'Amors te voies dÈlivre, +Le tens qu'auras perdu plorras, +MËs recovrer ne le porras, +Encor se par tant en eschapes: +Car en l'Amor o˘ tu t'entrapes, +Maint i perdent, bien dire l'os, +Sens, tens, chastel, cors, ame et los. + + L'Amant. + +Ainsinc Raison me prÈeschoit; +MËs Amors tout empÈeschoit +Que riens ‡ ovre n'en mÈisse, +J‡ soit ce que bien entendisse +Mot ‡ mot toute la matire, +MËs Amors si formant m'atire, +Que par tretous mes pensers chace +Cum cil qui par tout a sa chace, +Et tous jors tient mon cuer sous s'Íle. +Hors de ma teste ‡ une pele, + +[p. 39] + +Et te ravit toute vertu. 4859 +Quel fatal hÙte as-tu reÁu, +Quand Dieu d'Amours franchit ta porte[14]? +Aussi, crois-moi quand je t'exhorte +De ton logis ‡ le chasser, +Il te ravit tout bon penser, +Et c'est grand' honte et grand dommage. +Ne l'y laisse pas davantage; +Trop sont ‡ grand mÈchief livrÈs +Coeurs qui d'Amour sont enivrÈs. +En cette dolente liesse +N'use pas toute ta jeunesse; +Quand perdu tout ton temps auras +Trop tard, hÈlas! tu le verras. +Si tu peux encore assez vivre +Pour que d'Amour Dieu te dÈlivre, +Le temps perdu tu pleureras, +Mais recouvrer ne le pourras. +Heureux encor si ne trÈpasses, +Car en l'amour o˘ tu t'enlaces +Maint y perdit l'‚me et le coeur, +Ses biens, l'existence et l'honneur. + + L'Amant. + +Ainsi, longtemps Raison me prÍche; +Mais Amour est l‡ qui m'empÍche +D'en tirer le moindre profit. +Pourtant tout ce qu'elle me dit +Attentif mot ‡ mot j'Ècoute; +Mais Amour si bien me dÈroute, +Que tout il chasse mon penser, +Puisqu'il a droit partout chasser, +Et retient mon coeur sous son aile. +Hors ma tÍte avec une pelle, + +[p. 40] + +Quant au sermon sÈant m'aguete, 4877 +Par une des oreilles giete +Quanque Raison en l'autre boute, +Si qu'ele i pert sa poine toute, +Et m'emple de corrous et d'ire: +Lors li pris cum iriÈs ‡ dire: +Dame, bien me volÈs traÔr, +Dois-je donques les gens haÔr? +Donc harrÈ-ge toutes personnes, +Puis qu'amors ne sunt mie bonnes; +jamËs n'amerai d'amors fines +Ains vivrai tous jors en haÔnes: +Lors si serai mortel pechierres, +Voire par Diex pires que lierres. +A ce ne puis-ge pas faillir, +Par l'ung me convient-il saillir: +Ou amerai, ou ge herrai, +MËs espoir que ge comperrai +Plus la haÔne au derrenier, +Tout ne vaille Amors ung denier. +Bon conseil m'avÈs or donnÈ, +Qui tous jors m'avÈs sermonnÈ +Que ge doie d'Amors recroire; +Or est fox qui ne vous vuet croire. +Si m'avÈs-vous ramentÈuÎ +Une autre amor descongnÈuÎ, +Que ge ne vous oi pas blasmer, +Dont gens se puÈent entr'amer: +Se la me vouliÈs defenir, +Pour fol me porroie tenir +Se volentiers ne l'escoutoie, +Savoir au mains se ge porroie +Les natures d'Amors aprendre, +S'il vous i plaisoit ‡ entendre. + +[p. 41] + +Quand le sermon suis Ècoutant, 4891 +Par une oreille il va jetant +Ce que Raison en l'autre boute, +Tant qu'elle perd sa peine toute +Et m'emplit d'ire et de courroux. +Lors irritÈ: Me voulez-vous, +Dame, lui dis-je, par malice +Trahir? Faut-il que je haÔsse +Tout le monde, parce qu'Amour +Me fut cruel jusqu'‡ ce jour, +Jamais n'aime d'amour sereine +Et ne vive que pour la haine? +Je serais un mortel pÈcheur, +Oui, par Dieu! pire qu'un voleur! +Ainsi donc il faut que je sorte +Ou par l'une ou par l'autre porte: +Je dois haÔr ou j'aimerai. +Mais, sachez-le, je n'essaierai +De la haine que la derniËre, +MalgrÈ qu'Amour ne vaille guËre. +Un bon conseil m'avez donnÈ +Pourtant, car m'avez sermonnÈ +Que toujours d'Amour me mÈfie; +Or fol en vous qui ne se fie. +Mais ne m'avez-vous pas parlÈ +D'une autre amour, il m'a semblÈ, +Amour permise, pure et sainte +Et qu'on peut partager sans crainte? +Si vous voulez la dÈfinir. +Pour fol il me faudra tenir, +Si tout au long ne vous Ècoute. +Ainsi je connaÓtrai sans doute, +S'il vous plaÓt mon esprit former, +Toutes les maniËres d'aimer. + +[p. 42] + + + Raison. + +Certes, biaus amis, fox es-tu, 4911 +Quant tu ne prises ung festu +Ce que por ton preu te sermon; +S'en voil encor faire ung sermon; +Car de tout mon pooir sui preste +D'acomplir ta bonne requeste; +Mais ne sai s'il te vaudra guieres. + Amors sunt de plusors manieres, +Sans cele qui si t'a muÈ, +Et de ton droit sens remuÈ: +De male hore fus ses acointes, +Por Diex, gar que plus ne l'acointes. +AmitiÈ est nommÈe l'une: +C'est bonne volentÈ commune +De gens entr'eus sans descordance, +Selon la Diex benivoillance, +Et soit entr'eus communitÈ +De tous lors biens en charitÈ; +Si que par nule entencion +Ne puisse avoir excepcion. +Ne soit l'ung d'aidier l'autre lent, +Cum hons fers, saiges et celent, +Et loiaus; car riens ne vaudroit +Le sens o˘ loiautÈ faudroit. +Que l'ung quanqu'il ose penser +Puisse ‡ son ami rÈcenser, +Cum ‡ soi seul sÈurement, +Sans soupeÁon d'encusement. +Tiex mors avoir doivent et seulent +Qui parfetement amer veulent; +Ne puet estre homs si amiables, +S'il n'est si fers et si estables, + +[p. 43] + + + Raison. + +Certe, ami, comme un fol travaille 4925 +Celui qui ne prise une paille +Pour son bien ce que dit Raison. +…coute encor cette leÁon, +Car de tout mon pouvoir suis prÍte +De faire droit ‡ ta requÍte; +T‚che d'en faire ton profit. + Amours sont, comme je t'ai dit, +Nombreuses en dehors de celle +Qui si bien troubla ta cervelle +Et fut cause de ton malheur. +Pour Dieu, dÈlivres-en ton coeur! +AmitiÈ je nommerai l'une: +C'est bonne volontÈ commune +De deux coeurs, douce amÈnitÈ, +Reflet de la dive bontÈ, +CommunautÈ constante et s˚re +Des biens, quelque soit leur nature, +Sans que par nulle intention +N'y puisse avoir exception. +Chacun se doit prompte assistance, +DiscrÈtion et confiance +Et loyautÈ. Rien ne vaudrait +Amour, si loyautÈ manquait. +Dans une douce confidence +Un ami doit tout ce qu'il pense +A son ami pouvoir conter, +Et sans trahison redouter. +Telle est de l'amour vÈritable +La loi certaine et immuable. +Le coeur d'un vÈritable ami +Est si constant et raffermi + +[p.44] + +Que por fortune ne se mueve, 4943 +Si qu'en ung point tous jors se trueve +Ou riche, ou povre, ses amis +Qui tout en li son cuer a mis: +Et s'a povretÈ le voit tendre, +Il ne doit mie tant atendre +Que cil s'aide li requiere; +Car bontÈ faite par priere +Est trop malement chier venduÎ +A cuers qui sunt de grant valuÎ. + + + * * * * * + + + XXXV + + + Ci est le Souffreteux devant + Son vray Ami, en requerant + Qu'il luy vueille aider au besoing, + Son avoir lui mettant au poing. + + +Moult a vaillans homs grant vergoigne, +Quant il requiert que l'en li doingne; +Moult i pense, moult se soussie, +Moult a mesaise ainÁois qu'il prie, +Tel honte a de dire son dit, +Et si redoute l'escondit. +MËs quant ung tel en a trovÈ, +Qu'il a tant ainÁois esprovÈ, +Que bien est certain de s'amor, +Faire li vuet joie et clamor +De tous les cas que penser ose, +Sans honte avoir de nule chose: +Car comment en auroit-il honte, +Se l'autre est tex cum ge te conte? +Quant son segrÈ dit li aura, +JamËs li tiers ne le saura; + +[p.45] + +Qu'il n'est fortune qui l'Èmeuve, 4957 +Et que toujours mÍme le treuve, +Ou riche ou pauvre, son ami +Qui tretout en lui son coeur mit. +A pauvretÈ s'il le voit tendre, +Il ne doit pas une heure attendre +Qu'il soit venu le supplier, +Car bontÈ qui se fait prier +Serait trop chËrement vendue +Aux coeurs qui sont de grand' value. + + + * * * * * + + + XXXV + + + Cy est le Souffreteux devant + Son ami vrai, le requÈrant + De soulager sa grand' misËre, + Partageant sa fortune entiËre. + + + Bien dur est ‡ l'homme vaillant +De demander en suppliant. +Moult il y pense et se soucie, +Moult a mÈsaise avant qu'il prie, +Tout honteux de dire son dit, +Toujours tremblant d'Ítre Èconduit. +Mais si l'amour qu'il a trouvÈe +Lui fut de longtemps ÈprouvÈe, +S'il est bien certain de ce coeur, +Il lui fait part, peine et douleur, +De tout ce que penser il ose, +Sans honte avoir de nulle chose. +Car de quoi serait-il honteux +Si l'autre est tel que je le veux? +Si son secret il lui confie, +Son ‚me ne sera trahie, + +[p.46] + +Ne de reproiches n'a-il garde, 4973 +Car saiges homs sa langue garde: +Ce ne sauroit mie ung fox faire: +Nus fox ne scet sa langue taire. +Plus fera: il le secorra +De tretout quanques il porra, +Plus liÈs du faire, au dire voir, +Que ses amis du recevoir. +Et s'il ne li fait sa requeste, +N'en a-il pas mains de moleste +Que cil qui la li a requise, +Tant est d'amors grant la mestrise; +Et de son duel la moitiÈ porte, +Et de quanqu'il puet le conforte, +Et de la joie a sa partie, +Se l'amor est ‡ droit partie. + Par la loi de ceste amitiÈ, +Dit Tulles dans un sien ditiÈ, +Que bien devons faire requeste +A nos amis, s'ele est honneste[15]; +Et lor requeste refaison, +S'ele contient droit et raison; +Ne doit mie estre autrement fete, +Fors en deus cas qu'il en excepte: +S'en les voloit ‡ mort livrer, +Penser devons d'eus dÈlivrer; +Se l'en assaut lor renomÈe, +Gardons que ne soit diffamÈe. +En ces deus cas les lois deffendre, +Sans droit et sans raison atendre: +Tant cum amor puet escuser, +Ce ne doit nus homs refuser. +Ceste amors que ge ci t'espos, +N'est pas contraire ‡ mon propos; + +[p.47] + +Il ne craint nul reproche amer. 4987 +Sa bouche un sage sait fermer, +C'est ce que fol ne saurait faire, +Car fol ne sait sa langue taire. +Bien plus, son ami l'aidera +Toujours autant qu'il le pourra, +Plus heureux de service rendre +Mille fois que l'autre de prendre. +Et s'il ne peut le soulager, +Autant le voit-on s'affliger +Que celui mÍme qui demande, +Tant la vertu d'amour est grande! +S'ils s'aiment d'une Ègale ardeur, +Chacun a sa part de bonheur, +Sa moitiÈ de peine supporte +Et l'un l'autre se rÈconforte. + Telle est la loi de l'amitiÈ. +Ainsi Tulle l'a publiÈ: +A ses amis faire requÍte +Chacun doit quand elle est honnÍte, +Comme ‡ la leur se montrer bon +Si l'on y voit droit et raison[15]. +Entre amis aucune requÍte +Ne saurait Ítre autrement faite, +Hormis en deux cas cependant +Qu'il en excepte absolument. +Attaque-t-on leur renommÈe? +Gardons qu'elle soit diffamÈe. +Les voudrait-on ‡ mort livrer? +Nous les devons tÙt dÈlivrer. +En ces cas il les faut dÈfendre +Sans droit ni sans raison attendre; +Car nul ne s'y peut refuser, +Amour ne saurait l'excuser. + +[p.48] + +Ceste voil-ge bien que tu sives, 5007 +Et voil que l'autre amor eschives; +Ceste ‡ toute vertu s'amort, +Mais l'autre met les gens ‡ mort. + + D'une autre amor te vuel retraire +Qui est ‡ bonne amor contraire, +Et forment refait ‡ blasmer; +C'est fainte volentÈ d'amer +En cuer malades du meshaing +De convoitise de gaaing. +Ceste amor est en tel balance, +Si-tost cum el pert l'esperance +Du proufit qu'ele vuet ataindre, +Faillir li convient et estaindre; +Car ne puet bien estre amoreus +Cuer qui n'aime les gens por eus; +Ains se faint et les vet flatant +Por le proufit qu'il en atent. +C'est l'amor qui vient de fortune, +Qui s'esclipse comme la lune +Que la terre obnuble et enumbre, +Quant la lune chiet en son umbre; +S'a tant de sa clartÈ perduÎ, +Cum du soleil pert la vÈuÎ; +Et quant ele a l'umbre passÈe, +Si revient toute enluminÈe +Des rais que li soleil li monstre, +Qui d'autre part reluist encontre. +Ceste amor est d'autel nature, +Car or est clere, or, est oscure; +Si-tost cum povretÈ l'afuble +De son hideus mantel onuble, + +[p.49] + +Cet amour qu'ici je t'expose 5021 +A ma sentence rien n'oppose. +Tel est l'amour que tu suivras +Tandis que l'autre Èviteras; +Car l'un ‡ la vertu nous guide, +L'autre vers une mort rapide. + Voici maintenant ‡ son tour, +Encontre ce parfait amour, +Un amour honteux et bl‚mable. +C'est la faussetÈ mÈprisable +Des coeurs dont l'unique tourment +Est d'amasser incessamment. +Cet amour est de telle essence, +Que sitÙt qu'il perd l'espÈrance +Du profit qui le caressait, +Il s'Èvanouit tout ‡ fait. +Seul le vÈritable ami n'aime +L'objet aimÈ que pour lui-mÍme, +Jamais ne feint, ne va flattant +Pour le profit qu'il en attend. +C'est l'amour vil de la fortune +Qui s'Èclipse comme la lune; +Quand celle-ci l'ombre franchit +De la terre, elle s'obscurcit, +Car sa clartÈ toute est perdue +Du soleil en perdant la vue; +Et lorsque l'ombre elle a passÈ, +Son front reparaÓt embrasÈ +Des rais que le soleil lui montre, +Qui d'autre part reluit encontre. +Cet amour, comme elle, est changeant, +TantÙt obscur, tantÙt ardent. +SitÙt que PauvretÈ l'habille +De sa hideuse souquenille, + +[p.50] + +Qu'el ne voit mËs richesce luire, 5039 +Oscurir la convient et fuire; +Et quant richesces li reluisent, +Toute clere la reconduisent; +Qu'el faut quant les richesces faillent, +Et saut sitost cum el resaillent. + De l'Amor que ge ci te nomme +Sunt amÈ tretuit li riche homme, +Especiaument li aver +Qui ne vuelent lor cuer laver +De la grant ardure et du vice +A la covoiteuse Avarice. +S'est plus cornars c'uns cers ramÈs +Riches homs qui cuide estre amÈs. +N'est-ce mie grant cosnardie? +Il est certain qu'il n'aime mie. +Et comment cuide-il que l'en l'aime, +S'il en ce por fol ne se claime? +En ce cas n'est-il mie sages +Ne qu'els est uns biaus cers ramages[16]: +Por Diex cil doit estre amiables +Qui desire amis vÈritables: +Qu'il n'aime pas, prover le puis, +Quant il a sa richesce; puis +Que ses amis povres esgarde, +Et devant eus la tient et garde, +Et tous jors garder la propose, +Tant que la bouche li soit close, +Et que male mort l'acravant; +Car il se lesseroit avant +Le cors par membres departir, +Qu'il la soffrit de soi partir; +Si que point ne lor en dÈpart. +Donc n'a ci point Amors de part, + +[p.51] + +DËs que Richesse plus ne luit, 5055 +Soudain il s'Èclipse et s'enfuit; +Mais dËs que richesses reluisent +Tout radieux le reconduisent; +Avec elles il disparaÓt, +Comme avec elles il renaÓt. + De cet amour que je te nomme, +Quand il est riche, est aimÈ l'homme, +Et l'avare en particulier +Qui ne veut se purifier +De cet ‚pre et malheureux vice, +De l'insatiable avarice. +Cornard est plus qu'un cerf ramÈ +L'avare qui se croit aimÈ. +N'est-ce pas la sottise mÍme? +Lui qui certes personne n'aime, +Comment peut-il se croire aimÈ, +A moins d'Ítre un fol consommÈ? +Le cerf ‡ la vaste ramure[16] +Est plus sage de sa nature. +Pour Dieu, doit les autres chÈrir +Qui veut amis vrais acquÈrir: +Or l'avare, j'en ai la preuve, +N'aime pas. Non, puisque s'il treuve +Ses amis pauvres, malheureux, +Son or il garde devant eux, +Toujours le garder se propose, +Tant que la bouche lui soit close, +Et l'ait fauchÈ la male mort. +Car mieux aimerait-il encor +Se voir dÈpecer piËce ‡ piËce +Que de voir partir sa richesse, +Si bien que rien il n'en dÈpart. +Amour n'y a la moindre part; + +[p.52] + +Car comment seroit amitiÈ 5073 +En cuer qui n'a point de pitiÈ? +Certains en rest quant il ce fait, +Car chascun scet son propre fait. +Certes moult doit estre blasmÈ +Homs qui n'aime, ne n'est amÈ. + Et puis qu'‡ Fortune venons, +Et de s'amor sermon tenons, +Dire t'en voil fiere merveille, +N'onc, ce croi, n'oÔs sa pareille. +Ne sai se tu le porras croire, +Toutevoies est chose voire; +Et si la trueve-l'en escripte, +Que miex vaut assÈs et profite +Fortune perverse et contraire, +Que la mole et la debonnaire; +Et se ce te semble doutable, +C'est bien par argument provable, +Que la debonnaire et la mole +Lor ment, et les boule et afole, +Et les aleite comme mere +Qui ne semble pas estre amere. +Semblant lor fait d'estre loiaus, +Quant lor dÈpart de ses joiaus, +Comme d'onors et de richesces, +De dignetÈs et de hautesces, +Et lor promet establetÈ +En estat de muabletÈ, +Et tous les pest de gloire vaine +En la benÈurtÈ mundaine. +Quant sus sa roÎ les fait estre, +Lors cuident estre si grant mestre, +Et lor estat si fers vÈoir, +Qu'ils n'en puissent jamËs chÈoir; + +[p.53] + +Car quel amour serait durable 5089 +Dedans un coeur impitoyable? +Notez qu'il sait bien ce qu'il fait, +Tout le monde connaÓt son fait. +Moult doit Ítre bl‚mÈ qui n'aime +Ni partant n'est aimÈ lui-mÍme! + Et puisqu'‡ Fortune venons +Et de son amour discourons, +Je t'en dirai fiËre merveille +Dont jamais n'ouÔs la pareille. +Me croiras-tu? Je ne le sai; +Pourtant rien ne dis que de vrai, +Et j'ai vu cette chose Ècrite: +Que la Fortune mieux profite +Lorsque perverse vous poursuit +Que lorsque douce vous sourit. +Et si ce te semble doutable, +C'est bien par arguments prouvable, +Que fortune qui vous sourit +Vous ment, vous grËve et vous sÈduit, +Et vous allaite comme mËre +Qui ne semble pas Ítre amËre, +D'Ítre loyale fait semblant, +De ses faveurs vous va comblant, +Comme d'honneurs et de richesses, +De dignitÈs et de hautesses, +Et vous promet stabilitÈ +O˘ n'est rien que fragilitÈ, +Et tous vous paÓt de gloire vaine +En la fÈlicitÈ mondaine. +Pour votre Ètat vous faire voir +Si ferme qu'on n'en puisse choir, +Dessus sa roue elle vous lance +…blouis de tant de puissance; + +[p.54] + +Et quant en tel point les a mis. 5107 +Croire lor fait qu'il ont d'amis +Tant qu'il ne les sevent nombrer, +N'il ne s'en puÈent descombrer, +Qu'il n'aillent entor eus et viengnent, +Et que por seignors ne les tiengnent, +Et lor prometent lor servises +Jusqu'au despendre lor chemises: +Voire jusques au sanc espendre +Por eus garentir et dÈfendre, +Prez d'obÈir et d'eus ensivre +A tous les jors qu'il ont ‡ vivre: +Et cil qui tiez paroles oient +S'en glorefient, et les croient +Ausinc cum ce fust …vangile; +Et tout est flaterie et guile, +Si cum cil aprËs le sauroient, +Se tous lor biens perdus avoient, +Qu'il n'eussent o˘ recovrer, +Lors verroient amis ovrer: +Car de cent amis aparens, +Soient compaignons, ou parens, +S'uns lor en pooit demorer, +Diex en devroient aorer. +Ceste fortune que j'ai dite, +Quant avec les hommes habite, +Ele troble lor congnoissance, +Et les norrist en ignorance. +MËs la contraire et la perverse, +Quant de lor grant estat les verse, +Et les tumbe autor de sa roÎ, +Du sommet envers en la boÎ, +Et leur assiet, comme marastre, +Au cuer un dolereux emplastre + +[p.55] + +Et quand en tel point vous a mis, 5123 +Elle vous donne tant d'amis +Qu'on n'en pourrait savoir le nombre; +S'attachant ‡ vous comme une ombre, +On ne peut s'en dÈbarrasser: +Tout autour de vous sans cesser +Ils sont l‡ qui vont et qui viennent, +Pour leur maÓtre et seigneur vous tiennent, +De leurs promesses vous comblant +Et jusqu'‡ leur chemise offrant. +Ils voudraient tout leur sang rÈpandre +Pour vous protÈger et dÈfendre, +PrÍts ‡ partager votre sort, +A vous suivre jusqu'‡ la mort. +Ceux ‡ qui ces discours s'envoient, +S'enorgueillissent et les croient +Comme mots d'…vangile. HÈlas! +Ce sont caresses de Judas, +Comme ils le sauraient par la suite +Si leur richesse Ètait dÈtruite +Sans aucun espoir de retour. +On connaÓt ses amis ce jour! +Car d'amis toute cette foule, +Compagnons et parents, s'Ècoule, +Et si peut un seul demeurer +Combien Dieu doit-on adorer! +Cette fortune que j'ai dite, +Quand avec les hommes habite, +Elle Ègare tout leur esprit +Et d'ignorance les nourrit. +Par contre la fortune adverse, +Quand de leur grand Ètat les verse +Dedans la boue en un seul jour, +Du fatal cercle en un seul tour, + +[p.56] + +DestrempÈ, non pas de vin aigre, 5141 +Mais de povretÈ lasse et maigre: +Ceste monstre qu'ele est veroie +Et que nus fier ne se doie +En la benÈurtÈ fortune, +Qu'il n'i a sÈurtÈ nesune. +Ceste fait congnoistre et savoir, +DËs qu'il ont perdu lor avoir, +De quel amor cil les amoient +Qui lor amis devant estoient: +Car ceus que benÈurte donne, +MalÈurtÈ si les estonne, +Qu'il deviennent tuit anemi, +N'il n'en remaint ung, ne demi; +Ains les fuient et les renoient +Si tost comme povres les voient. +N'encor pas ‡ tant ne s'en tiennent, +Mais par tous les leus o˘ il viennent, +Blasmant les vont et diffamant, +Et fox malÈureus clamant: +Neiz cil ‡ qui plus de bien firent, +Quant en lor grant estat se virent, +Vont tesmoignant ‡ vois jolie +Qu'il lor pert bien de lor folie, +N'en truevent nus qui les secorent; +Mais li vrai ami lor demorent, +Qui les cuers ont de tex noblesces, +Qu'il n'aiment pas por les richesces, +Ne por nul preu qu'il en atendent; +Cil les secorent et deffendent: +Car Fortune en eus rien n'a mis: +Tous jors aime qui est amis[17]. +Qui sus amis treroit s'espÈe, +N'auroit-il pas l'amor copÈe? + +[p.57] + +Et leur pose comme mar‚tre 5157 +Au coeur un douloureux empl‚tre, +Non de vin aigre dÈtrempÈ, +Mais d'‚pre et maigre pauvretÈ. +Elle leur montre, alors sincËre, +Que nul ne doit sur cette terre +Compter sur la prospÈritÈ +En qui n'est de sÈcuritÈ. +Quand un riche voit disparaÓtre, +Ses biens, elle lui fait connaÓtre +De quel amour aimaient jadis +Cette multitude d'amis; +Car ceux que prospÈritÈ donne, +L'adversitÈ tant les Ètonne, +Que chacun devient ennemi, +Un seul ne reste, ni demi; +Chacun s'enfuit et le renie +DËs que le malheur l'humilie. +Et s'ils s'en tenaient ‡ cela? +Mais en tous lieux, de ci, de l‡, +Ils vont semant la calomnie +Bl‚mant son insigne folie; +Et de sa libÈralitÈ +Ceux qui le plus ont profitÈ +Vont tÈmoignant ‡ voix jolie +Que bien paraÓt lors sa folie, +La main personne ne lui tend. +Seuls les vrais amis cependant +Restent, coeurs de telle noblesse, +Qu'ils n'aiment pas pour la richesse, +Ni pour profit en acquÈrir. +Ceux-l‡ viennent le secourir, +Toujours leur coeur reste le mÍme, +Car un ami vrai toujours aime[17]. + +[p.58] + +Fors en deus cas que ge voil dire, 5175 +L'en le pert par orguel, par ire, +Par reproiche, par reveler +Les segrÈs qui font ‡ celer; +Et par la plaie dolereuse +De dÈtraccion venimeuse. +Amis en ces cas s'enfuiroit, +Nul autre chose n'i nuiroit; +MËs tiex amis moult bien se pruevent, +S'il entre mil ung seul en truevent: +Et por ce que nule richesce +A valor d'ami ne s'adresce, +N'el ne porroit si haut ataindre, +Que valor d'ami ne fust graindre, +Qu'adËs vaut miex amis en voie, +Que ne font deniers en corroie[18]; +Et Fortune la meschÈans, +Quant sus les hommes est chÈans, +Si lor fait par son meschÈoir +Tretout si clerement vÈoir, +Que lor fait lor amis trover, +Et par experiment prover +Qu'il valent miex que nul avoir +Qu'il poÔssent o˘ monde avoir; +Dont lor profite aversitÈs +Plus que ne fait prospÈritÈs; +Que par ceste ont-il ignorance +Et par aversitÈ science. + + Et li povres qui par tel prueve +Les fins amis des faus esprueve, + +[p.59] + +Contre un ami le fer tirer 5191 +N'est-ce pas l'amour dÈchirer? +Fors en deux cas que je vais dire: +On le peut par l'orgueil dÈtruire, +Par la colËre, ou rÈvÈler +Les secrets qu'on devrait celer, +Puis par blessure douloureuse +De dÈtraction venimeuse. +En ces cas l'ami s'enfuirait, +Nulle autre chose n'y nuirait. +Mais l'ami vrai trop bien se prouve +Si dans un mille un seul on trouve. +Qu'il monte aussi haut qu'il voudra, +Nul un ami vrai n'atteindra; +Car il n'est ci-bas de richesse +Qui d'ami vaille la tendresse. +Il est un proverbe bien vieux +Qui dit: Un ami s˚r vaut mieux +Sur le chemin pour compagnie +Qu'une ceinture bien garnie[18]. +Si la Fortune aux jours mauvais +Vient le riche Èprouver jamais, +Par le malheur elle l'Èclaire +Et lui montre de faÁon claire +Comment les vrais amis trouver, +Et lui vient en ce jour prouver +Combien auprËs d'eux Ètait vaine +Toute la richesse mondaine. +Donc lui profite adversitÈ +Plus que ne fait prospÈritÈ; +L'une le laisse en ignorance, +L'autre lui donne la science. + Et lorsque pauvre il peut ainsi +Trier le vrai du faux ami, + +[p.60] + +Et les congnoist et les devise, 5205 +Quant il iert riches ‡ devise, +Que tuit ‡ tous jors li offroient +Cuers et cors et quanqu'il avoient, +Que vosist-il acheter lores +Qu'il en sÈust ce qu'il set ores? +Mains Èust estÈ dÈcÈus, +S'il s'en fust lors apparcÈus; +Dont li fait greignor avantage, +Puis que d'ung fol a fait ung sage +La meschÈance qu'il reÁoit, +Que richesce qui le dÈÁoit. +Si ne fait pas richesce riche +Celi qui en tresor la fiche: +Car sofisance solement +Fait homme vivre richement: +Car tex n'a pas vaillant deus miches, +Qui est plus aÈse et plus riches +Que tex ‡ cent muis de froment. +Si te puis bien dire comment, +Qu'il en est, espoir, marchÈans, +Si est ses cuers si meschÈans, +Qu'il s'en est souciÈs assÈs, +Ains que cis tas fust amassÈs; +Ne ne cesse de soucier +D'acroistre et de monteplier, +Ne jamËs assÈs n'en aura, +J‡ tant acquerre ne sÁaura. +MËs li autre qui ne se fie, +Ne mËs qu'il ait au jor la vie, +Et li soffit ce qu'il gaaingne, +Quant il se vit de sa gaaingne, +Ne ne cuide que riens li faille, +Tout n'ait-il vaillant une maille, + +[p.61] + +Alors il connaÓt la bassesse 5225 +Des courtisans de sa richesse +Qui tretous ‡ l'envi s'offraient +Corps et ‚me et ce qu'ils avaient. +Qu'e˚t-il payÈ, que vous en pense, +Cette cruelle expÈrience? +Il e˚t ÈtÈ bien moins dÈÁu +S'il s'en f˚t alors aperÁu; +Donc lui fait plus grand avantage +Puisque d'un fol a fait un sage, +Ce coup, si terrible qu'il soit, +Que Richesse qui le dÈÁoit. +Or Richesse n'enrichit guËre +En trÈsor celui qui l'enserre, +Car suffisance seulement +Fait l'homme vivre richement, +Et tels n'ont pas vaillant deux miches +Qui sont plus ‡ l'aise et plus riches +Que tels ‡ cent muids de froment. +Je vais te dÈpeindre comment, +Par exemple, les marchands vivent. +Combien d'ennuis, hÈlas! poursuivent +Leur coeur avide, intÈressÈ, +Tant qu'ils n'ont cet or amassÈ: +Les soucis incessants, la rage +D'avoir, d'entasser davantage, +Car jamais assez ils n'auront, +Jamais assez n'entasseront. +Mais celui qui n'a d'autre envie +Qu'au jour le jour gagner sa vie, +De ce qu'il gagne se suffit, +Et qui de son travail seul vit +Sans songer qu'il est dans la gÍne, +Est heureux, n'e˚t-il qu'une graine, + +[p.62] + +MËs bien voit qu'il gaaingnera 5239 +Por mangier quant mestiers sera; +Et por recovrer chaucÈure, +Et convenable vestÈure; +Ou s'il avient qu'il soit malades, +Et truist toutes viandes fades, +Si se porpense-il toute voie, +Por soi getier de male voie, +Et por issir hors de dangier, +Qu'il n'aura mestier de mangier; +Ou que de petit de vitaille +Se passera, comment qu'il aille, +Ou iert ‡ l'Ostel-Dieu portÈs, +L‡ sera moult rÈconfortÈs, +Ou espoir il ne pense point +Qu'il j‡ puist venir en ce point; +Ou s'il croit que ce li aviengne, +Pense-il ains que li maus li tiengne, +Que tout ‡ tens espargnera +Por soi chevir quant l‡ sera; +Ou se d'espargnier ne li chaut, +Ains viengnent li froit et li chaut, +Ou la fain qui morir le face, +Pense-il, espoir, et s'i solace, +Que quant plus tost definera, +Plus tost en paradis ira; +Qu'il croit que Diex le li prÈsent, +Quant il lerra l'essil prÈsent. + Pythagoras redit nÈis[19], +Se tu son livre onques vÈis +Que l'en apelle Vers dorÈs, +Por les diz du livre honorÈs: +Quant tu du cors dÈpartiras, +Tous frans o˘ saint ciel t'en iras, + +[p.63] + +S'il est certain qu'il gagnera 5259 +Pour manger quand besoin aura, +Et pour se procurer chaussure +Et vÍtement contre froidure. +Si malade il est alitÈ +De nourriture dÈgo˚tÈ, +Il rÈflÈchit que le plus sage, +Pour franchir ce mauvais passage +Et pour sortir de tout danger, +Mon Dieu, c'est de ne point manger, +Ou prendre peu de nourriture, +Suivant de son mal la nature. +S'il est ‡ l'HÙtel-Dieu portÈ, +L‡ sera moult reconfortÈ. +Bien souvent, pas mÍme il n'y pense +Et n'a pas tant de prÈvoyance, +Ou s'il y songe, il se dira +Qu'il a bien le temps d'ici l‡ +D'Èpargner dessus son salaire +Pour au besoin sortir d'affaire, +Ou si d'Èpargner ne lui chaut, +Vienne le froid, vienne le chaud, +Si la faim doit finir sa vie, +Il voit la mort d'un oeil d'envie; +Car plus tÙt il trÈpassera, +Plus tÙt au paradis ira. +Dieu l'attend l‡-haut, il l'espËre, +Son exil fini sur la terre. + C'est ce que Pythagore dit[19]. +Dans le livre qu'il Ècrivit, +Et que Vers DorÈs on appelle +Pour sa parole sage et belle: +Lorsque ton corps tu quitteras, +Tout droit au saint ciel t'en iras, + +[p.64] + +Et lesseras humanitÈ, 5273 +Vivans en pure DÈitÈ. +Moult est chÈtis et fox naÔs +Qui croit que ci soit son paÔs +N'est pas notre paÔs en terre; +Ce puet l'en bien des clers enquerre +Qui BoÎce de Confort lisent, +Et les sentences qui l‡ gisent, +Dont grans biens as gens laiz feroit +Qui bien le lor translateroit[20]. + + Ou s'il est tex qu'il sache vivre +De ce que sa rente li livre, +Ne ne desire autre chÈtÈ, +Ains cuide estre sans povretÈ; +Car, si come dit nostre mestre, +Nus n'est chetis, s'il nel cuide estre, +Soit rois, chevaliers, ou ribaus. +Maint ribaus ont les cuers si baus, +Portans sas de charbon en grieve, +Que la poine riens ne lor grieve: +Qu'il en pacience travaillent, +Et balent, et tripent et saillent, +Et vont ‡ saint Marcel as tripes[21], +Ne ne prisent tresor deus pipes[22]; +Ains despendent en la taverne +Tout lor gaaing et lor espergne, +Puis revont porter les fardiaus +Par lÈesce, non pas par diaus, +Et loiaument lor pain gaaignent, +Quant embler ne tolir nel' daignent; +Puis revont au tonnel, et boivent, +Et vivent si cum vivre doivent. + +[p.65] + +Laissant la terrestre matiËre 5293 +Vivre de cÈleste lumiËre. +Est archi-fol, ‡ mon avis, +Qui croit ici-bas son pays; +N'est pas notre pays sur terre. +Qu'auprËs d'un savant on s'enquiËre +Qui lut les Consolations +Du grand BoÎce et les leÁons +Qu'il sËme en cette oeuvre profonde. +Grand service rendrait au monde +Le savant qui la traduirait, +Grands biens le peuple y puiserait[20]. + Heureux celui qui se contente +De ce que lui fournit sa rente +Et n'a d'autre cupiditÈ +Qu'Ítre ‡ l'abri de pauvretÈ. +Car, ainsi que dit notre maÓtre, +Nul n'est chÈtif s'il ne croit l'Ítre, +Qu'il soit roi, chevalier ou gueux. +Maints gueux ont le coeur si joyeux, +Portant sac de charbon en GrËve, +Que sa peine aucun d'eux ne grËve. +Ils travaillent patiemment, +Toujours sautant, toujours balant, +Ne prisent un trÈsor deux pipes[22]; +Ils vont ‡ Saint-Marcel aux tripes[21], +A la taverne dÈpensant +Leur salaire et tout leur argent, +Et puis retournent ‡ l'ouvrage +Non par deuil, mais avec courage, +Loyalement gagnent leur pain +Sans voler celui du prochain, +Au tonneau reviennent et boivent +Et vivent comme vivre doivent. + +[p.66] + +Tuit cil sunt riche en habondance, 5305 +S'il cuident avoir soffisance, +Plus, ce set Diex li droituriers, +Que s'il estoient usuriers: +Car usurier, bien le t'afiche, +Ne porroient pas estre riche, +Ains sunt tuit povre et soffreteus, +Tant sunt aver et convoiteus. + Et si rest voirs, cui qu'il desplÈse, +Nus marchÈant ne vit aÈse: +Car son cuer a mis en tel guerre, +Qu'il art tous jors de plus acquerre; +Ne j‡ n'aura assÈs acquis, +Si crient perdre l'avoir acquis, +Et queurt aprËs le remenant +Dont j‡ ne se verra tenant, +Car de riens dÈsirier n'a tel +Comme d'acquerre autrui chatel. +Emprise a merveilleuse paine, +Il bÈe ‡ boivre toute Saine[23], +Dont j‡ tant boivre ne porra, +Que tous jors plus en demorra. +C'est la destrece, c'est l'ardure, +C'est l'angoisse qui tous jors dure; +C'est la dolor, c'est la bataille +Qui li destrenche la coraille, +Et le destraint en tel dÈfaut, +Cum plus acquiert, et plus li faut. + Advocas et phisicien[24] +Sunt tuit liÈ de cest lien; +Cil por deniers science vendent, +Tretuit ‡ ceste hart se pendent: +Tant ont le gaaing dous et sade, +Que cil vodroit por ung malade + +[p.67] + +Ils sont plus riches, Dieu le sait, 5327 +Que l'usurier sombre, inquiet; +Car seul est riche en abondance +Qui croit avoir sa suffisance. +L'usurier n'a jamais ÈtÈ +Riche, c'est une vÈritÈ, +Mais pauvre, de piteuse mine, +Tant il rÍve gain et rapine. + Il est un fait vrai, rigoureux, +Qu'il n'est point de marchand heureux. +La soif d'acquÈrir sans mesure +Son coeur incessamment torture; +Puis qu'assez jamais il n'aura, +S'il craint de perdre ce qu'il a, +Et tout le reste encore envie +Qu'il n'aura jamais en sa vie; +Car au coeur il n'a qu'un dÈsir: +Les biens des autres acquÈrir. +Etrange et merveilleuse peine! +Il veut boire toute la Seine[23]; +Mais qu'il boive autant qu'il voudra +Toujours plus il en restera. +C'est la dÈtresse, la torture, +C'est l'angoisse qui toujours dure, +C'est la bataille, la douleur +Qui toujours dÈchire son coeur; +La peur de manquer le dÈvore; +Plus il a, plus il veut encore. + L'avocat et le mÈdecin[24] +Sont liÈs du mÍme lien; +Tous ceux qui la science vendent +A ce mÍme gibet se pendent. +Le gain leur est si sÈduisant, +Que l'un voudrait, pour un mourant + +[p.68] + +Qu'il a, qu'il en Èust quarente, 5339 +Et cil por une cause trente; +Voire deus cens, voire deus mile, +Tant les art convoitise et guile. +Si sunt devins qui vont par terre, +Quant il prÈeschent por aquerre +Honors, ou graces, ou richeces, +Il ont les cuers en tex destreces, +Cil ne vivent pas loiaument, +MËs sor tous espÈciaument +Cil qui por vaine gloire tracent[25]: +La mort de lor ames porchacent. +DecÈus est tex dÈcevierres[26], +Car sachiÈs que tex prÈeschierres, +Combien qu'il as autres profit, +A soi ne fait-il nul profit: +Car bonne prÈdicacion +Vient bien de male entencion +Qui n'a riens ‡ celi valu, +Tant face-ele as autres salu; +Car cil i prennent bon exemple, +Et cis de vaine gloire s'emple. +MËs or laissons tex preschÈors, +Et parlons des entassÈors. +Certes Diex n'aiment, ne ne doutent, +Quant tex deniers en trÈsor boutent, +Et plus qu'il n'est mestier les gardent: +Quant les povres dehors regardent +De froit trembler, de fain pÈrir, +Diex le lor saura bien merir. + Trois grans meschÈances aviennent +A ceus qui tiex vies maintiennent: +Par grant travail quierent richeces, +Paor les tient en grans destreces, + +[p.69] + +Qui l'appelle, en avoir quarante, 5361 +Et l'autre pour un procËs trente, +Voire cent, voire mille encor, +Tant les br˚le la soif de l'or. +PrÈdicateurs qui par la terre +Vont prÍchant pour profits se faire, +Gagner gr‚ces, richesse, honneurs, +Sont en proie aux mÍmes fureurs. +Ceux-l‡ mËnent mauvaise vie, +Ceux surtout, ne l'oubliez mie, +Qu'une vaine gloire sÈduit[25]. +Ils se trompent eux-mÍmes, oui, +Et cherchent la mort de leur ‚me; +Car tels prÍcheurs, je le proclame, +N'en sauraient tirer nul profit +Quant serait bon ce qu'ils ont dit; +Car prÈdication louable +Venant d'intention coupable, +Quand mÍme elle profiterait +Aux autres, rien ne leur vaudrait. +Ceux-ci bonnement viennent croire, +Ceux-l‡ s'enflent de vaine gloire. +Mais laissons l‡ tous ces prÍcheurs +Et revenons aux entasseurs. +Dieu ne craignent ni ne rÈvËrent +Tous ceux qui leurs deniers enserrent; +Il saura ces monstres punir +Qui les pauvres de faim pÈrir, +De froid trembler, l'oeil sec regardent +Et d'or plus qu'ils n'ont besoin gardent. + Ces insatiables gourmands +Subissent trois affreux tourments: +Par grand' peine ils cherchent richesse, +La peur les tient en grand' dÈtresse + +[p.70] + +Tandis cum du garder ne cessent: 5373 +En la fin ‡ dolor les lessent. +En tel torment muerent et vivent +Cil qui les grans richeces sivent; +Ne ce n'est fors par le defaut +D'amors, qui par le monde faut; +Car cil qui richeces amassent, +S'en les amast, et il amassent, +Et bonne amor par tout regnast, +Que mauvestiÈ ne la fregnast, +MËs plus donnast qui plus Èust, +A ceus que soufreteus sÈust, +Ou prestast, non pas ‡ usure, +MËs par charitÈ nete et pure, +Por quoi cil ‡ bien entendissent, +Et d'Oiseuse se deffendissent, +O˘ monde nul povre n'Èust, +Ne nul avoir n'en i dÈust. +MËs tant est li mondes endables, +Qu'il ont faites amors vendables. +Nus n'aime fors por son preu faire, +Por dons ou por servise traire; +NÈis fames se vuelent vendre: +Mal chief puist tele vente prendre! + Ainsinc Barat a tout honni, +Par qui li biens jadis onni +Furent as gens apropriÈ; +Tant sunt d'avarice liÈ, +Qu'il ont lor naturel franchise +A vil servitude soumise; +Qu'il sunt tuit serf ‡ lor deniers +Qu'il tiennent clos en lor greniers: +Tiennent! certes ains sunt tenu, +Quant ‡ tel meschief sunt venu; + +[p.71] + +Pour garder tant de biens volÈs, 5395 +Enfin ils meurent dÈsolÈs. +En tels tourments meurent et vivent +Ceux qui grand' richesses poursuivent, +Et ce parce qu'on n'aime pas, +Car l'amour est mort ici-bas. +Si ceux qui richesses entassent +…taient aimÈs et qu'ils aimassent, +Si bon amour partout rÈgnait, +Si le vice ne l'opprimait, +Si plus donnait qui plus possËde +A ceux qui rÈclament son aide, +Si chacun le bien entendait +Et d'Oyseuse se dÈfendait, +Si tous, sans pratiquer l'usure, +Se prÍtaient par charitÈ pure, +Nul pauvre au monde on ne verrait, +Car voir nul pauvre on ne devrait. +Mais tant nous corrompt convoitise +Qu'amour est une marchandise; +On n'aime que pour son profit, +Services, dons sont ‡ crÈdit, +Jusqu'‡ la femme on voit se vendre, +Mauvaise fin puisse les prendre! + Ainsi c'est la cupiditÈ +Qui sur la terre a tout g‚tÈ. +Le sol, sa richesse fÈconde, +Les biens Ètaient ‡ tout le monde. +Aucuns les ont accaparÈs. +Tant sont d'avarice ÈgarÈs, +Qu'ils ont leur native franchise +A servage honteux soumise, +Et sont esclaves des deniers +Qu'ils tiennent clos en leurs greniers. + +[p.72] + +De lor avoir ont fait lor mestre 5407 +Li chÈtis boterel terrestre. +L'avoir n'est preus fors por despendre: +Ce ne sevent-il pas entendre, +Ains vuelent tuit ‡ ce respondre +Qu'avoir n'est preus fors por repondre. +N'est pas voirs, mËs bien le reponent, +J‡ nel' despendent ne ne donnent; +Quanque soit iert-il despendus, +S'en les avoit tretous pendus: +Car en la fin quant mort seront, +A cui que soit le lesseront, +Qui liement le despendra, +Ne j‡ nul preu ne lor rendra; +N'il ne sunt pas sÈurs encores +S'il le garderont jusqu'‡ lores. +Car tex i porroit metre main, +Qui tout emporteroit demain. + + As richeces font grant ledure, +Quant il lor tolent lor nature. +Lor nature est que doivent corre +Por la gent aidier et secorre, +Sans estre si fort enserrÈes; +A ce les a Diex aprestÈes: +Or les ont en prison repostes. +MËs les richeces de tex hostes, +Qui miex, selonc lor destinÈes, +DÈussent estre trainÈes, +S'en vengent honorablement; +Car aprËs eus honteusement +Les traÔnent, sachent et hercent, +De trois glaives le cuer lor percent. + +[p.73] + +Qu'ils tiennent! Non, mais au contraire 5429 +En sont tenus ‡ grand' misËre, +HÈlas! esclaves malheureux +De leurs biens, les crapauds hideux! +L'argent n'est bon que pour rÈpandre; +C'est ce qu'ils ne savent comprendre, +Mais toujours cherchent ‡ prouver +Qu'il n'est bon que pour conserver. +En cette erreur ils l'emprisonnent, +Ne le dÈpensent ni le donnent; +Tant de biens seraient rÈpandus, +Si tous on les avait pendus. +Car enfin il faut bien qu'ils quittent +Cet or et que d'autres hÈritent, +Qui gaÓment le dÈpenseront +Et nul profit ne leur rendront. +Encor n'ont-ils pas l'assurance +De tant conserver leur finance; +Car tel y peut mettre la main +Qui tout emporterait demain. + Aux richesses font grande injure +Qui leur ravissent leur nature; +Car leur nature est de courir +Pour gens aider et secourir +Sans jamais Ítre emprisonnÈes, +Pour ce Dieu nous les a donnÈes. +Or ils les cachent au-dedans; +Mais richesses de tels tyrans, +Qui mieux selon leurs destinÈes +Veulent Ítre dissÈminÈes, +Savent se venger noblement; +Car aprËs eux honteusement +S'acharnent, les brisent, les hersent +Et de trois glaives leur coeur percent: + +[p.74] + +Li premier est travail d'aquerre[27]; 5439 +Li second qui le cuer lor serre, +C'est paor qu'en nes tole ou emble, +Quant il les ont mises ensemble, +Dont il s'esmaient sans cessier; +Li tiers est dolor du lessier, +Si cum ge t'ai dit ci-devant, +Malement se vont decevant. + Ainsinc Pecune se revanche, +Comme dame roÔne et franche, +Des sers qui la tiennent enclose. +En pez se tient et se repose, +Et fait les meschÈans veillier, +Et soucier et traveillier. +Sous piÈs si cort les tient et donte, +Qu'elle a l'onor, et cil la honte, +Et le torment et le damaige, +Qu'il languissent en son servaige. +Preu n'est-ce pas faire en tel garde, +Au mains ‡ celi qui la garde; +MËs sans faille ele demorra +A cui que soit quant cis morra +Qui ne l'osoit mie assaillir, +Ne faire corre ne saillir. +Mais li vaillant homme l'assaillent, +Et la chevauchent et porsaillent, +Et tant as esperons la batent, +Qu'il s'en aÈsent et esbatent +Por le cuer qu'il ont large et ample. +A Dedalus prennent exemple, +Qui fist eles ‡ Ycarus, +Quant par art, non mie par us, +Tindrent par mer voie commune: +Tout autel font cil ‡ Pecune, + +[p.75] + +D'abord c'est travail d'acquÈrir[27], 5463 +Le second qui les vient fÈrir, +C'est la crainte qu'on ne leur prenne +Cet or acquis ‡ si grand' peine, +Dont ils sont navrÈs sans cesser; +Puis la douleur de le laisser. +Ainsi, comme ai dit tout ‡ l'heure, +L'avare malement se leurre. + PÈcune ainsi sait se venger +En reine, et sans les mÈnager, +Des serfs qui la tiennent enclose. +Elle en paix se tient et repose +Et fait tous ces mÈchants veiller, +Se soucier, se travailler, +Sous son pied les Ètreint et dompte; +Elle a l'honneur et eux la honte, +La peine et les chagrins cuisants, +Sous son servage languissants. +Nul profit elle ne veut faire +A qui si durement l'enserre; +Tant qu'un jour il la laissera +N'importe ‡ qui lorsqu'il mourra, +Lui qui n'osait assaut lui faire +Ni la laisser courir sur terre. +Mais eux l'attaquent, les vaillants, +La poussent, lui pressent les flancs +Et tant des Èperons la battent +Qu'ils en jouissent et s'Èbattent, +Car ils ont le coeur large et grand. +Sur DÈdale exemple prenant, +Qui fit par une adresse rare +Des ailes ‡ son fils Icare +Pour ensemble passer la mer, +De mÍme ‡ PÈcune au coeur fier + +[p.76] + +Il li font eles por voler, 5473 +Qu'ains se lerroient afoler +Qu'il n'en Èussent los et pris: +Ne vuelent mie estre repris +De la grant ardor et du vice +A la convoiteuse Avarice; +Ains en font les grans cortoisies, +Dont lor proesces sunt prisies +Et cÈlÈbrÈes par le monde, +Et lor vertu en sorhabonde, +Que Diex a por moult agrÈable +Por lor cuer large et charitable: +Car tant cum Avarice put +A Diex qui de ses biens reput +Le monde, quant il l'ot forgiÈ +(Ce ne t'a nus apris fors giÈ), +Tant li est Largesce plesant, +La cortoise, la bienfesant. +Diex het avers les vilains nastres, +Et les dampne comme idolastres: +Les chetis sers malÈurÈs, +Paoreus, et desmesurÈs, +Qui cuident, et por voir le dient, +Qu'il as richeces ne se lient, +Fors que por estre en sÈurtÈ, +Et por vivre en benÈurtÈ. +HÈ! douces richeces mortex, +Dites donc, estes-vous or tex +Que vous faciÈs benÈurÈes +Gens qui si vous ont emmurÈes? +Car quant plus vous assembleront, +Et plus de paor trembleront. +Et comment est en bon Èur +Hons qui n'est en estat sÈur? + +[p.77] + +Ils font ailes, pour qu'elle vole, 5497 +Et se tueraient, sur ma parole, +S'ils n'avaient d'elle los et prix. +Ils ne veulent Ítre repris +De cet ‚pre et malheureux vice +De l'insatiable Avarice; +Mais grand' largesses font les grands +Pour leurs hauts faits rendre Èclatants +Et cÈlÈbrÈs de par le monde, +Et leur valeur en surabonde. +Car moult est ‡ Dieu gracieux +Coeur charitable et gÈnÈreux; +Autant put l'Avarice immonde +A Dieu, qui de ses biens le monde +Combla, quand il l'eut faÁonnÈ, +Comme je te l'ai sermonnÈ, +Autant est Largesse plaisante, +La courtoise et la bienfaisante. +Dieu hait les avares, ces chiens, +Et les damne comme paÔens, +Esclaves chÈtifs, misÈrables +Et l‚ches et insatiables, +Qui pensent et s'en vont criant +Que s'ils s'attachent ‡ l'argent, +Ce n'est que prÈcaution sage +Pour vivre heureux tretout leur ‚ge. +Douces richesses, dites donc, +Vraiment, avez-vous coeur si bon +Que justement bonheur foisonne +A qui si bien vous emprisonne? +Non. Plus ils vous amasseront +Et plus de peur ils trembleront, +Car du bonheur n'est point l'asile +Le coeur qui n'est jamais tranquille; + +[p.78] + +BenÈurtÈ donc li saudroit, 5507 +Puis que sÈurtÈ li faudroit. +MËs aucuns qui ce m'orroit dire, +Por mon dit dampner ou despire, +Des Rois me porroit oposer, +Qui por lor noblece aloser, +Si cum li menus pueple cuide, +Fierement metent lor estuide +A faire entor eus armer gens, +Cinq cens, ou cinq mile sergens, +Et dit-l'en tout communÈment +Qu'il lor vient de grant hardement: +MËs Diex set bien tout le contraire, +C'est paor qui le lor fait faire, +Qui tous jors les tormente et grieve. +Miex porroit uns ribaus de grieve, +SÈur et seul par tout aler, +Et devant les larrons baler, +Sans douter eus et lor affaire, +Que li Rois o sa robe vaire, +Portant nÈis o soi grant masse +Du trÈsor que si grant amasse +D'or et de prÈcieuses pierres: +Sa part en prendroit chascuns lierres; +Quanqu'il porteroit li todroient, +Et tuer espoir le voudraient. +Si seroit-il, ce croi, tuÈ, +Ains que d'ilec fust remuÈ: +Car li larrons se douteraient, +Se vif eschaper le lessoient, +Qu'il nes fÈist o˘ que soit prendre, +Et par sa force mener pendre: +Par sa force! mËs par ses hommes, +Car sa force ne vaut deux pommes + +[p.79] + +Quant s˚retÈ s'Èvanouit, 5531 +Le bonheur aussitÙt s'enfuit. +Mais aucuns entendant mon dire, +Pour le condamner et dÈtruire, +Les Rois me pourraient lors citer +Qui pour leur noblesse exalter, +Comme le dit la multitude, +FiËrement mettent leur Ètude +A faire autour d'eux armer gens, +Cinq cents ou cinq mille sergens, +Et tout le menu peuple pense +Que ce leur vient de grand' vaillance. +Mais Dieu le contraire sait bien; +C'est la peur seule qui les tient +Et ne leur laisse nulle trËve. +Car mieux pourrait un gueux de GrËve +Tranquille et seul partout aller +Et devant les larrons baler +Sans crainte de mÈsaventure, +Que Rois ‡ la riche vÍture, +Quand ceux-ci porteraient tout l'or +Et les joyaux qu'en leur trÈsor +Pour eux tous les jours on entasse. +Chaque larron ferait main basse +Sur ce butin, dÈpouillerait +Le monarque et puis le tuerait; +Il le tuerait, certes, et vite +Sans le laisser prendre la fuite; +Car le larron redouterait +Que si le roi vif Èchappait +Il ne le fÓt n'importe o˘ prendre, +Et par sa force mener pendre. +Sa force! Non; mais par ses gens, +Car sa force ne vaut deux glands + +[p.80] + +Contre la force d'ung ribaut 5541 +Qui s'en iroit ‡ cuer si baut: +Par ses hommes! par foi ge ment, +Ou ge ne dis pas proprement. +Vraiement siens ne sunt-il mie, +Tout ait-il sor eus seignorie; +Seignorie, non, mËs servise, +Qu'il les doit tenir en franchise: +Ains est lor; car quant il vodront, +Lor aÔdes au roi todront[28], +Et li rois tous seus demorra +Si tost cum li pueple vorra: +Car lor bontÈs ne lor proesces, +Lor cors, lor forces, lor sagesces +Ne sunt pas sien, ne riens n'i a, +Nature bien les li nia: +Ne Fortune ne puet pas faire, +Tant soit as hommes debonnaire, +Que nules des choses lor soient, +Comment que conquises les aient, +Dont Nature les fait estranges. + + L'Amant. + +Ha! Dame, por le roi des anges, +AprenÈs-moi donc toutevoies +Quex choses puÈent estre moies; +Et se du mien puis riens avoir: +Ce vorroie-ge bien savoir. + + Raison. + +OÔl, ce respondi Raison; +MËs n'entens pas champ ne maison, + +[p.81] + +Envers celle d'un gueux de GrËve, 5565 +Dont nul souci le coeur ne grËve. +Ses gens! Non, ce serait mentir +Ou mon penser mal dÈfinir; +Car vraiment siens ne sont-ils mie, +Quoiqu'il ait sur eux seigneurie. +Que dis-je? Il est leur serviteur, +De leurs franchises dÈfenseur, +Il est leur; car ils ont puissance +De lui refuser assistance[28], +Et le roi tout seul restera +SitÙt que le peuple voudra; +Car leur valeur et leur prouesse, +Leur corps, leur force et leur sagesse +Ne sont pas siens, rien il n'en a, +Nature ‡ lui ne les donna, +Et Fortune ne saurait faire, +Tant soit aux hommes dÈbonnaire, +Qu'on possÈd‚t un seul fÈtu, +L'e˚t-on par la force obtenu, +Si nous le refusa Nature. + + L'Amant. + +Ha! dame, je vous en conjure, +Par le roi du ciel, dites-moi +Ce que l'on peut avoir ‡ soi. +Pouvez-vous faire que j'apprenne +Chose qui soit toute la mienne? + + Raison. + +Oui, certes, rÈpondit Raison. +Je n'entends ni champs, ni maison, + +[p.82] + +Ne robes, ne tex garnemens, 5569 +Ne nus terriens tenemens, +Ne mueble de quelque maniere. +Trop as meillor chose et plus chiere, +Tous les biens que dedens toi sens, +Et que si bien es congnoissans, +Qui te demorent sans cessier, +Si que ne te puÈent lessier +Por faire ‡ autre autel servise; +Cil bien sunt tien ‡ droite guise: +As autres biens qui sunt forain, +N'as-tu vaillant uns viÈs lorain. +Ne tu, ne nul homme qui vive, +N'i avÈs vaillant une cive: +Car sachiÈs que toutes vos choses +Sunt en vous-mÈismes encloses; +Tuit autre bien sunt de fortune, +Qui les esparpille et a¸ne, +Et tolt et donne ‡ son voloir +Dont les fox fait rire et doloir; +MËs riens que Fortune feroit +Nus sages hons ne priseroit, +Ne nel' feroit liÈ ne dolent +Le tor de sa roÎ volent: +Car tuit si fait sunt trop doutable, +Por ce qu'il ne sunt pas estable: +Por ce n'est preus l'amor de li, +N'onc ‡ prodomme n'abeli +N'il n'est drois qu'el li abelisse +Quant por si poi chiet en esclipse; +Et por ce voil que tu le saches, +Que por riens ton cuer n'i ataches, +Si n'en es-tu pas entechiÈs; +MËs ce seroit trop grans meschiÈs, + +[p.83] + +Robes ni parures mondaines, 5593 +Ni possessions terriennes, +Ni meubles d'aucune valeur, +Mais quelque chose de meilleur. +C'est cette richesse suprÍme +Que tout homme sent en lui-mÍme, +Qui vous demeure sans cesser +Et qui ne saurait vous laisser +Afin d'en enrichir un autre, +Car elle est absolument vÙtre. +Tout autre bien extÈrieur +D'un vieux sanglon n'a la valeur; +Ni toi, ni nul homme qui vive, +Vaillant ne possËde une cive, +Car tout ce qui vous appartient +Sache-le, dans vous-mÍme tient. +Toute autre chose est ‡ Fortune +Qui les Èparpille une ‡ une +Et les rassemble ‡ son vouloir, +Dont les gens fait rire et douloir. +Mais tous ces biens, qu'elle divise +Et reprend, le sage mÈprise, +Et sa roue elle a beau virer, +Ne le fait rire ni pleurer; +Car tous ses dons sont redoutables, +Parce que tous ils sont instables, +Et son amour ignoble et bas +N'a pour le sage aucun appas; +Or c'est, ‡ mon avis, justice, +Puisque si vite elle s'Èclipse. +Aussi, prends en grÈ mon conseil, +DÈtache-toi d'amour pareil +Et fuis son inf‚me souillure. +Ce serait viletÈ trop dure + +[p.84] + +Se Áa avant t'en entechoies, 5603 +Et se tant vers les gens pechoies +Que por lor ami te clamasses, +Et lor avoir sans plus amasses, +Ou le preu qui d'aus te vendroit. +Nus prodoms ‡ bien nel' tendroit. +Ceste amor que ge t'ai ci dite, +Fui-la comme vile et despite, +Et d'amer par amors recroi, +Et soies sages et me croi. +MËs d'autre chose te voi nice, +Quant m'as mis sus itel malice +Que ge haÔne te commant; +Or di quant, en quel lieu, comment. + + L'Amant. + +Vous ne finastes hui de dire +Que ge doi mon seignor despire, +Por ne sai quel amor sauvage. +Qui cercheroit jusqu'en Cartage, +Et d'orient en occident, +Et bien vesquit tant que li dent +Li fussent chÈoit par viellesce, +Et corust tous jors sans paresce +Tant cum porroit grant alÈure, +Les pans laciÈs ‡ la ceinture, +Faisant sa visitacion +Par midi, par septentrion, +Tant qu'il Èust tretout vÈu, +N'auroit-il mie aconsÈu. +Ceste amor que ci dit m'avÈs +Bien en fu li mondes lavÈs +DËs lors que li Diex s'enfoÔrent, +Quant li gÈant les assaillirent; + +[p.85] + +Si dÈsormais tu t'en souillais, 5627 +Et tant envers autrui pÈchais +Que leur ami te proclamasses +Et leur avoir seul recherchasses, +Ou le gain qui d'eux te viendrait; +Tout sage te mÈpriserait. +Cette amour que je t'ai ci-dite, +Fuis-la comme vile et maudite. +Cesse donc d'aimer par Amour, +Sois sage et crois-moi sans sÈjour. +Mais tu ignores bien des choses +Encor, puisqu'accuser tu m'oses +A la haine de te pousser. +Comment as-tu pu le penser? + + L'Amant. + +Vous n'avez cessÈ de me dire +Que je dois mon seigneur maudire +Pour ne sais quel sauvage amour. +Jusqu'‡ Carthage nuit et jour +Qui chercherait bien sans paresse, +Et jusqu'‡ ce que de vieillesse +Lui tomb‚t sa derniËre dent, +Et d'Orient en Occident +Courrait toujours ‡ grande allure, +Les pans lacÈs ‡ la ceinture, +Faisant sa visitation +Au sud comme au septentrion, +Tant qu'il e˚t vu toute la terre; +Encor ne trouverait-il guËre +Cet amour que m'avez rÍvÈ. +Bien en fut le monde lavÈ +Alors que tous les dieux s'enfuirent, +Quand les gÈants les assaillirent + +[p.86] + +Et Drois, et ChastÈÈ, et Fois 5635 +S'enfoÔrent ‡ cele fois. +Cele Amor fu si esperduÎ, +Qu'el s'en foÔ, si est perduÎ; +Justice qui plus pesans iere, +Si s'en foÔ la derreniere: +Si lessierent tretuit les terres, +Qu'ils ne porent soffrir les guerres; +As ciex firent lor habitacles, +N'onc puis, se ne fu par miracles, +N'oserent Á‡ jus devaler: +Barat les en fit tous aler, +Qui tient en terre l'eritage +Par sa force et par son outrage. +NÈis Tulles, qui mist grant cure +En cerchier secrÈs d'escripture, +Ne pot tant son engin dÈbatre, +C'onc plus de trois pere ou de quatre +De tous les siecles trespassÈs, +Puis que cis mons fu compassÈs, +De si fines amors trovast. +Si croi que mains en esprovast +De ceus qui ‡ son tens vivoient, +Qui si amis de bouche estoient: +N'encor n'ai-ge nul leu lÈu +Que l'en en ait nul tel vÈu. +Et sui-ge plus sages que Tulles? +Bien seroie fox et entulles, +Se tex amors voloie querre, +Puis qu'il n'en a mËs nule en terre. +Tele amor donques o˘ querroie, +Quant Áa jus ne la troveroie? +Puis-ge voler avec les grues, +Voire saillir outre les nues, + +[p.87] + +Et que ChastetÈ, Droit et Fois 5659 +S'enfuirent toutes ‡ la fois; +Cette Amour s'enfuit Èperdue +Et pour la terre fut perdue. +Justice qui plus lourde Ètait +La derniËre aussi s'envolait. +Tous abandonnËrent la terre, +Ne pouvant plus souffrir la guerre +Et prirent domicile aux cieux. +Depuis, sauf quelques jours heureux, +Nul n'osa plus ci-bas descendre. +La Fraude fut leurs places prendre +Qui les avait d'ici chassÈs +Et sous son joug nous a forcÈs. +Tulle mÍme qui mit grand' cure, +A chercher secrets d'Ècriture, +Ne put, malgrÈ tout son savoir, +Dans tous les siËcles passÈs voir, +Depuis que Dieu crÈa le monde, +D'Amour si fine et si profonde +Plus de quatre exemples ou trois. +Il en e˚t moins trouvÈ, je crois, +Parmi les hommes de son ‚ge +Si grands amis par le langage; +Encore n'ai-je pas bien lu +Qu'un seul nul ait de ses yeux vu. +Eh! suis-je plus sage que Tulle? +Serais-je assez sot et crÈdule +De vouloir chercher ici-bas +Un amour qui n'existe pas? +Puis-je voler avec les grues +Ou passer par del‡ les nues, +Comme le cygne qu'Èlevait +Socrate? O˘ donc habiterait + +[p.88] + +Cum fist li cine SocratËs? 5669 +N'en quier plus parler, j‡ m'en tËs. +Ne sui pas de si fol espoir; +Li Diex cuideroient espoir +Que j'assaillisse paradis, +Cum firent les gÈans jadis: +S'en porroie estre foldriez, +Ne sai se vous le voldriez, +Si n'en doi-ge pas estre en doute. + + Raison. + +Biaus amis, dist-ele, or escoute: +J‡ voler ne t'en covendra, +MËs voloir, et chascun vodra; +Par quoi sans plus croies mes euvres, +J‡ ne covient qu'autrement euvres, +S'a ceste amor ne puÈs ataindre, +Car ausinc bien puet-il remaindre +Par ton defaut cum par l'autrui, +Je t'enseignerai bien autre hui: +Autre, non pas, mËs ce mÈismes +Dont chascun puet estre ‡ mÈismes, +MËs qu'il prengne l'entendement +D'amors ung poi plus largement; +Qu'il aint en gÈnÈralitÈ, +Et laist espÈcialitÈ; +Ni face j‡ communion +De grant participacion. +Tu puÈs amer generaument +Tous ceus du monde loiaument; +Aime les tous autant cum un, +Au mains de l'amor du commun; +Fai tant que tex envers tous soies +Cum tous envers toi les vodroies; + +[p.89] + +Cet amour inconnu sur terre? 5693 +Assez dit, car je veux m'en taire. +Je ne suis pas si fol vraiment, +Car les dieux croiraient s˚rement +Que je veux tenter l'escalade +Des gÈants, et leur escapade, +Quand ils furent tous foudroyÈs. +Pour moi vous ne le voudriez, +Ceci ne me fait aucun doute. + + Raison. + +Bel ami, me dit-elle, Ècoute. +Voler point ne te conviendra, +Mais vouloir et chacun voudra. +Aussi, crois-moi sans plus attendre, +Et fais ce que tu vas entendre, +Si trop sublime est cet amour; +Au fait peut-il faillir un jour +Par toi ou par autrui peut-Ítre. +Autre amour te ferai connaÓtre; +Autre, non; le mÍme plutÙt, +Mais plus accessible et moins haut; +Mais pour cet amour bien comprendre, +Il faut plus largement l'Ètendre. +Or aime en gÈnÈralitÈ, +Laisse la spÈcialitÈ +Et de ton coeur jamais ne donne +Grand' part ‡ la mÍme personne. +Tu peux aimer d'amour loyal +Toute personne en gÈnÈral, +Toutes aimer autant comme une, +Tout au moins d'amitiÈ commune. +Sois envers toutes, c'est la loi, +Comme les voudrais envers toi; + +[p.90] + +Ne fai vers autre, ne porchace 5701 +Fors ce que tu veus qu'en te face; +Et s'ainsinc voloies amer, +L'en te devroit quite clamer, +Et ceste ies-tu tenus ensivre, +Sans ceste ne doit nus hons vivre. +Et porce que ceste amor lessent +Cil qui de mal faire s'engressent, +Sunt en terre establi li juge +Por estre deffense et refuge +A cel cui li monde forfet, +Por faire amender le meffet, +Por ceus pugnir et chastoier +Qui por ceste amor renoier, +Murdrissent les gens et afolent, +Ou ravissent, emblent et tolent, +Ou nuisent par detraccion, +Ou par faulce accusacion, +Ou par quiexque malaventures, +Soient apertes, ou oscures, +Si convient que l'en les justise. + + L'Amant. + +Ha! Dame, por Diex de justise +Dont jadis fu si grant renons, +Tandis cum parole en tenons, +Et d'enseigner moi vous penÈs, +S'il vous plaist, un mot m'aprenÈs. + + Raison. + +Di quel. + + L'Amant. + +Volentiers. Ge demant +Que me faciÈs un jugement + +[p.91] + +Ne fais aux autres ni pourchasse 5725 +Fors ce que tu veux qu'on te fasse, +Et si tel tu voulais aimer, +L'on te devrait quitte clamer. +Voici l'amour qu'il te faut suivre, +Hors lui nul homme ne doit vivre. +Et c'est parce que le mÈchant +Toujours va cet amour fuyant, +Qu'en terre on Ètablit le juge, +Pour Ítre et dÈfense et refuge +Du faible ‡ qui l'on a forfait, +Pour faire amender le mÈfait, +Pour bl‚mer, punir ceux qui volent +Leurs semblables et les violent, +Les frappent pour les dÈpouiller, +Qui pour cet amour renier, +Par toutes sortes d'impostures, +Soit apparentes, soit obscures, +Font le mal par dÈtraction +Ou par fausse accusation. +Telles gens il faut qu'on punisse. + + L'Amant. + +Ha! Par Dieu, dame, de Justice, +Dont jadis fut si grand renom, +Puisqu'aussi bien en parle-t-on +Et que vous cherchez ‡ m'instruire, +Ne pourriez-vous un mot me dire? + + Raison. + +Dis, quel mot? + + L'Amant. + +Dame, simplement +Daignez me faire un jugement + +[p.92] + +D'Amors et de Justise ensemble: 5729 +Lequiex vaut miex si cum vous semble? + + Raison. + +De quel Amor dis-tu? + + L'Amant. + +De ceste +O˘ vous volÈs que ge me mete: +Car cele qui s'est en moi mise +Ne bÈ-ge pas ‡ metre en juise. + + Raison. + +Certes, fox, bien en fais ‡ croire, +MËs se tu quiers sentence voire, +La bonne amor miex vaut. + + L'Amant. + +ProvÈs. + + Raison. + +Voulentiers voir. Quant vous trovÈs +Deux choses qui sont convenables, +NÈcessaires et profitables, +Cele qui plus est nÈcessoire, +Vaut miex. + + L'Amant. + +Dame, c'est chose voire. + + Raison. + +Or te pren bien ci donques garde, +La nature d'andeus esgarde; + +[p.93] + +D'Amour et de Justice ensemble. 5753 +Lequel vaut mieux, que vous en semble? + + Raison. + +Mais quel Amour dis-tu? + + L'Amant. + +Celui +Que me conseillez aujourd'hui; +Car l'amour qui remplit mon ‚me +Onc ne saurais-je souffrir, dame, +Que le missiez en jugement. + + Raison. + +Pauvre fol, tu voudrais vraiment +En faire accroire ‡ tout le monde. +Puisque tu veux que je rÈponde: +Le bon Amour vaut mieux. + + L'Amant. + +Prouvez. + + Raison. + +Bien volontiers. Quand vous trouvez +Deux choses qui sont convenables, +NÈcessaires et profitables, +La plus nÈcessaire vaut mieux. + + L'Amant. + +C'est, dame, fort judicieux. + + Raison. + +Or donc, ‡ ceci prends bien garde, +La nature des deux regarde. + +[p.94] + +Ces deux choses o˘ qu'els habitent, 5745 +Sunt nÈcessaires et profitent. + + L'Amant. + +Voirs est. + + Raison. + +Dont di-ge d'eus itant, +Que miex vaut la plus profitant. + + L'Amant. + +Dame, bien m'i puis accorder. + + Raison. + +Nel' te voil donc plus recorder; +MËs plus tient grant nÈcessitÈ +Amors qui vient de charitÈ, +Que Justice ne fait d'assez. + + L'Amant. + +Prouvez, dame, ains qu'outre-passez. + + Raison. + +Volentiers. Bien te di sans feindre, +Que plus est nÈcessaire et greindre +Li bien qui par soi puet soffire; +Par quoi fait trop miex ‡ eslire, +Que cil qui a mestier d'aÔe: +Ce ne contrediras-tu mie. + + L'Amant. + +Porquoi nel' faites-vous entendre, +Savoir s'il i a que reprendre? + +[p.95] + +Elles sont bonnes toutes deux 5771 +Et profitables en tous lieux. + + L'Amant. + +C'est vrai. + + Raison. + +Mais, c'est incontestable, +Meilleure est la plus profitable. + + L'Amant. + +Dame, soit, je le reconnais. + + Raison. + +Je n'y reviens plus dÈsormais. +Amour a CharitÈ pour mËre, +Il est beaucoup plus nÈcessaire, +Que Justice et plus fait besoin. + + L'Amant. + +Prouvez avant d'aller plus loin. + + Raison. + +Volontiers, je soutiens mon dire. +Le bien qui par soi peut suffire +Est plus nÈcessaire et plus grand; +On fait mieux en le choisissant +Que celui qui a besoin d'aide, +Ce point encore me concËde. + + L'Amant. + +Un exemple ouÔr en voudrais, +Pour voir si vous l'accorderais. + +[p.96] + +Ung exemple oÔr en vorroie, +Savoir s'accorder m'i porroie. + + Raison. + +Par foi quant d'exemple me charges, +Et de pruÈves, ce sont grans charges; +Toutevois exemple en auras, +Puisque par ce miex le sauras. +S'uns hons puet bien une nef traire +Sans avoir d'autre aÔe afaire, +Que j‡ par toi bien ne trairoies, +Trait-il miex que tu ne feroies? + + L'Amant. + +OÔl, dame, au mains au chaable. + + Raison. + +Or pren ci donques ton semblable: +Et si soies bien entendans, +Se Justice dormoit gisans, +Si seroit Amors soffisant, +Que tu vas ci moult despisant, +A mener bele vie et bonne, +Sans justicier nule personne; +MËs sans Amors Justice, non, +Por ce Amors a meillor renon. + + L'Amant. + +ProvÈs-moi ceste. + + Raison. + +Volentiers: +Or te taiz donc endementiers. + +[p.97] + +Veuillez vous faire mieux comprendre. 5789 +Qui sait s'il n'est rien ‡ reprendre? + + Raison. + +Or soit, exemples en auras, +Puisque mieux ainsi le sauras. +Mais ces preuves dont tu me charges, +Sais-tu que ce sont grandes charges? +L'homme qui pourrait un vaisseau, +Sans aide, seul tirer sur l'eau, +Chose que tu ne saurais faire, +Est-il plus fort que toi? + + L'Amant. + +Oui, chËre, +A tirer le c‚ble, s'entend. + + Raison. + +Eh bien, ce mÍme exemple prend +Et t‚che ‡ saisir ma pensÈe. +Si Justice Ètait trÈpassÈe, +Seul Amour serait suffisant, +L'Amour que tu vas dÈdaignant, +A mener belle vie et bonne +Sans condamner nulle personne; +Mais sans Amour Justice non. +Donc Amour a meilleur renom. + + L'Amant. + +Prouvez-le. + + Raison. + +C'est chose facile; +Mais laisse-moi parler tranquille. + +[p.98] + + Justice qui jadis regnoit, 5785 +O˘ tens que Saturne vivoit, +Cui Jupiter copa les coilles +Ausinc cum se fussent andoilles, +(Moult ot cil dur filz et amer) +Puis les geta dedens la mer, +Dont Venus la dÈesse issi, +Car li Livres le dit ainsi: +S'ele iert en terre revenuÎ, +Et fust autresinc bien tenuÎ +Au jor-d'ui cum elle estoit lores, +Si seroit-il mestier encores +As gens entr'eus qu'il s'entr'amassent, +Combien que Justice gardassent: +Car puis qu'Amors s'en vodroit fuire, +Justice en feroit trop destruire; +Mais se les gens bien s'entr'amoient, +JamËs ne s'entreforferoient, +Et puis que forfait s'en iroit, +Justice de quoi serviroit? + + L'Amant. + +Dame, ge ne sai pas de quoi. + + Raison. + +Bien t'en croi: car pÈsible et coi +Tretuit cil du monde vivroient, +JamËs roi ne prince n'auroient; +Ne seroit baillif, ne prevost, +Tant seroit li pueple dÈvost. +JamËs juge n'orroit clamor: +Dont di-ge que miex vaut Amor +Simplement que ne fait Justice, +Tant aille-ele contre malice, + +[p.99] + + Justice qui jadis rÈgnait 5811 +Au temps que Saturne vivait, +Dont Jupiter coupa les couilles, +Ainsi que de simples andouilles, +(Un fils bien dur, ce Jupiter!) +Et les jeta dedans la mer, +D'o˘ naquit VÈnus la dÈesse, +C'est l'histoire qui le professe: +Si donc Justice revenait +Et si chacun la respectait +Comme en cet ‚ge mÈmorable, +Encore, c'est indiscutable, +Les hommes devraient-ils s'aimer +Tout en la faisant estimer; +Car Amour mort, il faut le dire, +Justice en ferait trop dÈtruire. +Mais si les gens bien s'entr'aimaient, +Oncques ne s'entreforferaient, +Et quand serait parti le vice, +A quoi donc servirait Justice? + + L'Amant. + +Dame, je ne sais pas ‡ quoi. + + Raison. + +Je te crois; car paisible et coi +Tout le monde vivrait sur terre; +De rois, de princes n'auriez guËre, +Non plus ni bailli ni prÈvÙt, +Tant le peuple serait dÈvot; +Jamais juge n'aurait de cause. +Donc Amour est meilleure chose +Que Justice tout simplement, +Combien qu'elle aille rÈprimant + +[p.100] + +Qui fu mere des seignories 5815 +Dont les franchises sunt pÈries. +Car se ne fust mal et pÈchiÈs +Dont li mondes est entechiÈs, +L'en n'Èust onques roi vÈu, +Ne juge en terre congnÈu. +Si se pruevent-il malement, +Qu'il dÈussent premierement +Trestout avant eus justicier, +Puisqu'en se doit en eus fier; +Et loial estre et diligent, +Non pas lasche, ne nÈgligent, +Ne convoiteus, faus, ne faintis +Por faire droiture as plaintis: +MËs or vendent les jugemens, +Et bestornent les erremens, +Et taillent et cuellent et saient, +Et les povres gens trestout paient. +Tuit s'efforcent de l'autrui prendre: +Tex juge fait le larron pendre, +Qui miex dÈust estre pendus, +Se jugement li fust rendus +Des rapines et des tors fais +Qu'il a par son pooir forfais. + + + * * * * * + + + XXXVI + + + Comment Virginius plaida + Devant Apius, qui jugea + Que sa fille ‡ tout bien taillÈe, + Fust tost ‡ Claudius baillÈe. + + +Ne fist bien Apius ‡ pendre, +Qui fist ‡ son serjant emprendre + +[p.101] + +Le Mal, pËre des seigneuries, 5841 +Dont les franchises sont pÈries. +Car sans le Mal ni le PÈchÈ, +Dont tout le monde est entachÈ, +On n'e˚t jamais vu roi sur terre +Ni de justice rÈguliËre. +Car les juges premiËrement +Se conduisent si malement +Qu'ils se devraient juger soi-mÍme, +S'ils veulent que chacun les aime, + tre loyaux et diligents, +Non pas l‚ches ni nÈgligents, +Ni faux, ni rongÈs d'avarice +Et faire aux malheureux justice. +Mais ils vendent les jugements, +Ils renversent les errements, +Ils cueillent, rognent et taillent, +Et pauvres gens leur argent baillent. +Ils ne songent qu'‡ rapiner, +Et tel on entend condamner +Un larron, qu'on d˚t plutÙt pendre, +Si jugement on voulait rendre +Des rapines et des torts faits +Qu'il a par son pouvoir forfaits. + + + * * * * * + + + XXXVI + + + Comment Virginius plaida + Devant Appius qui jugea + Que sa fille si bien taillÈe + F˚t tÙt ‡ Claudius bailiÈe. + + +La corde Appius valait-il, +Quand il poussait son agent vil + +[p.102] + +Par faus tesmoings, fauce querele 5845 +Contre Virgine la pucele[29], +Qui fu fille Virginius, +Si cum dist Titus Livius +Qui bien set le cas raconter, +Por ce qu'il ne pooit donter +La pucele qui n'avoit cure +Ne de li, ne de sa luxure. +Li ribaus dist en audience: +Sire juges, donnÈs sentence +Por moi, car la pucele est moie; +Por ma serve la proveroie +Contre tous ceus qui sunt en vie: +Car o˘ qu'ele ait estÈ norrie, +De mon ostel me fu emblÈe +DËs-lors, par poi, qu'ele fu nÈe, +Et baillie ‡ Virginius. +Si vous requier, sire Apius, +Que vous me dÈlivrÈs ma serve, +Car il est drois qu'ele me serve, +Non pas celi qui l'a norrie: +Et se Virginius le nie, +Tout ce sui-ge prest de prover, +Car bons tesmoings en puis trover. + Ainsinc parloit li faus traÔstre +Qui du faus juge estoit menistre; +Et cum li plais ainsinc alast, +Ains que Virginius parlast, +Qui tout estoit prest de respondre +Por ses aversaires confondre, +Juga par hastive sentence +Apius que, sans atendence, +Fust la pucele au serf renduÎ. +Et quant la chose a entenduÎ + +[p.103] + +Par faux tÈmoins, par fÈlonie, 5871 +Contre la belle Virginie[29], +La fille de Virginius, +Si j'en crois Titus-Livius +Qui cet ÈvÈnement rappelle, +Ne pouvant dompter la pucelle +Qui cet inf‚me mÈprisait +Et sa luxure repoussait? +Claudius dit ‡ l'audience: +Juge, donnez pour moi sentence, +Car je puis prouver comme quoi +Cette jeune esclave est ‡ moi +Contre tous ceux qui sont en vie; +Car o˘ qu'elle ait ÈtÈ nourrie, +Je dÈclare, sire Appius, +Qu'elle fut ‡ Virginius, +Quand on me l'eut prise, donnÈe, +En mon hÙtel ‡ peine nÈe. +Cette esclave que l'on me doit +Faites-moi rendre, c'est mon droit, +Par cet homme qui l'a nourrie; +Et si Virginius le nie, +Je suis prÍt ‡ vous le prouver, +Car bons tÈmoins en puis trouver. + Ainsi dÈposait ce faux traÓtre +Au juge son inf‚me maÓtre. +Heureux qu'ainsi tout se pass‚t, +Sans que Virginius parl‚t +Qui s'apprÍtait ‡ lui rÈpondre +Pour son adversaire confondre, +Lors Appius h‚tivement +Jugea qu'immÈdiatement +F˚t la pucelle au serf rendue. +AussitÙt la chose entendue, + +[p.104] + +Li bons prodons devant nommÈs, 5879 +Bons chevaliers, bien renommÈs, +C'est assavoir Virginius, +Qui bien voit que vers Apius +Ne puet pas sa fille deffendre, +Ains li convient par force rendre, +Et son cors livrer ‡ hontage, +Si change honte por damage +Par merveilleus apensement, +Se Titus-Livius ne ment. + + + * * * * * + + + XXXVII + + + Comment aprËs le jugement + Virginius hastivement + A sa fille le chief couppa, + Dont de la mort point n'Èchappa; + Et mieulx ainsi le voulut faire, + Que la livrer ‡ pute affaire; + Puis le chief presenta au juge + Qui en escheut en grant dÈluge. + + +Car il par amors, sans haÔne, +A sa belle fille Virgine +Tantost a la teste copÈe, +Et puis au juge prÈsentÈe +Devant tous en plain consistoire; +Et li juges, selonc l'estoire, +Le commanda tantost ‡ prendre +Por li mener ocir ou pendre. +MËs ne l'occit ne ne pendi, +Car li pueples le deffendi +Qui fu tous de pitiÈ mÈus, +Si tost cum li fais fu sÈus; + +[p.105] + +Ce vaillant ci-devant nommÈ, 5905 +Bon chevalier, bien renommÈ, +C'est le pËre de Virginie, +Voyant que sa fille chÈrie +Contre Appius ne peut sauver, +Mais que par force il doit livrer +Ce corps si cher ‡ la luxure, +Le deuil prÈfËre ‡ la souillure +Dans un sublime Ègarement, +Si Titus-Livius ne ment. + + + * * * * * + + + XXXVII + + + Comment aprËs le jugement + Virginius h‚tivement + A sa fille coupe la tÍte, + Aimant bien mieux la perdre honnÍte + Que la livrer au dÈshonneur + De son hideux persÈcuteur, + Puis cette tÍte apporte au juge + Qui succombe en un grand dÈluge. + + +Car sans haine, mais par amour, +A sa fille ravit le jour +Virginius, et cette tÍte +Sanglante aux pieds du juge jette, +En plein forum, aux yeux de tous. +L'histoire dit que de courroux +Le juge ordonna de le prendre +Pour le mener occire ou pendre. +Il ne fut occis ni pendu, +Mais par la foule dÈfendu, +Qui de pitiÈ se lËve Èmue +SitÙt que la chose est connue, + +[p.106] + +Puis fu por ceste mesprison 5909 +Apius mis en la prison, +Et l‡ s'occist hastivement +Ains le jor de son jugement; +Et Claudius li chalengieres +JugiÈs fu ‡ mort comme lieres, +Se ne l'en Èust respitiÈ +Virginius par sa pitiÈ, +Qui tant volt li pueple proier, +Qu'en essil le fist envoier, +Et tuit cil condampnÈs morurent +Qui tesmoingz de la cause furent. + Briefment juges font trop d'outrages, +Lucan redit, qui moult fu sages[30], +C'onques vertu et grant pooir +Ne pot nus ensemble vÈoir; +MËs sachent que s'il ne s'amendent, +Et ce qu'il ont mal pris ne rendent, +Li poissans juges pardurables +En enfer avec les diables +Lor en metra o˘ col les las. +Ge n'en met hors rois ne prÈlas, +Ne juge de quelconque guise, +Soit sÈculier, ou soit d'Èglise; +N'ont pas les honors por ce faire, +Sans loier doivent ‡ chief traire +Les quereles que l'en lor porte, +Et as plaintis ovrir la porte, +Et oÔr en propres personnes +Les quereles faulses ou bonnes. +N'ont pas les honors por noiant, +Ne s'en voisent j‡ gorgoiant, +Qu'il sunt tui serf au menu pueple, +Qui le paÔs acroist et pueple, + +[p.107] + +Et pour sa noire trahison 5935 +Conduit Appius en prison, +O˘ sans attendre sa sentence +Il mit fin ‡ son existence; +Et Claudius cet imposteur +E˚t pÈri comme un vil voleur, +Si Virginius n'e˚t sa vie +SauvÈ de la foule en furie. +Tant le peuple il vint supplier +Qu'en exil le fit envoyer; +Mais tous par supplice moururent +Ceux qui tÈmoins au procËs furent. + Bref les juges sont trop pervers. +Le grand Lucain dit en ses vers[30] +Que Vertu jamais et Puissance +N'ont ensemble fait alliance. +Mais s'ils n'amendent leurs pÈchÈs, +S'ils gardent ces biens arrachÈs +Par le vol, le juge suprÍme +En enfer par Satan lui-mÍme +Leur fera meure au col ses lacs. +Je n'excepte rois ni prÈlats, +Ni juges de quelconque guise, +Soit sÈculier ou soit d'…glise. +Nous ne les comblons pas d'honneurs +Pour exploiter comme voleurs +Les querelles qu'on leur apporte, +Ou fermer aux plaignants leur porte; +Mais pour en personne juger +ProcËs sincËre ou mensonger. +Ils sont les serfs du menu peuple +Qui le pays accroÓt et peuple, +Et n'a pas voulu les charger +D'honneurs pour voir se rengorger + +[p.108] + +Et li font seremens et jurent 5943 +De faire droit tant comme il durent. +Par eus doivent cil en pez vivre, +Et cil les maufaitors porsivre, +Et de lor mains les larrons pendre, +S'il n'estoit qui vosist emprendre +Por lor personnes tel office, +Puisqu'il doivent faire justice. +L‡ doivent metre lor ententes, +Por ce lor baille-l'en les rentes. +Ainsinc au pueple le promistrent +Cil qui premiers les honors pristrent. +Or t'ai, se bien l'as entendu, +Ce que tu m'as requis, rendu, +Et les raisons as-tu vÈuÎs +Qui me semblent ‡ ce mÈuÎs. + + L'Amant. + +Dame, certes bien me paiÈs, +Et ge m'en tiens bien apaiÈs, +Comme cil qui vous en merci; +MËs or vous oÔ nomer ci, +Si cum moi semble, une parole +Si esbalÈurÈe et fole, +Que qui vodroit, ce croi, muser +A vous emprendre ‡ acuser, +L'en n'i porroit trover deffenses. + + Raison. + +Bien voi, fet-ele, ‡ quoi tu penses; +Une autre fois quant tu vorras, +Excusacion en orras, +S'il te plaist ‡ rementevoir. + +[p.109] + +Ces sots qui par serments lui jurent 5969 +D'Ècouter ceux qui les adjurent. +Chacun par eux doit vivre en paix; +Ils doivent punir les forfaits +Et de leurs mains les larrons pendre, +Si nul ne voulait l'entreprendre +Et pour les remplacer s'offrir, +Car Justice doit d'eux venir. +Voil‡ ce qu'au peuple promirent +Ceux qui premiers les honneurs prirent, +Tel est leur devoir, s'il vous plaÓt, +Pour ce des rentes on leur fait. +Or te fis, si voulus l'entendre, +Ce que tu demandais, comprendre, +Et les raisons t'ai rassemblÈ +Qui les meilleures m'ont semblÈ. + + L'Amant. + +Certes oui, dame; en conscience, +Comptez sur ma reconnaissance, +Et je vous dis cent fois merci. +Pourtant vous m'avez dit ici, +Comme il me semble, une parole +Si inconsÈquente et si folle, +Que si je voulais m'arrÍter +A vous confondre et rÈfuter, +Vous n'y sauriez trouver dÈfenses. + + Raison. + +Je sais, dit-elle, ‡ quoi tu penses. +Une autre fois, quand tu voudras, +Mon excuse tu entendras +S'il te convient que j'y revienne. + +[p.110] + + + L'Amant. + +Dont le ramentevrai-ge voir, 5972 +Dis-ge cum remembrans et vistes, +Par tel mot cum vous le dÈistes, +Si m'a mes mestres deffendu +(Car ge l'ai moult bien entendu), +Que j‡ mot n'isse de ma boiche +Qui de ribaudie s'aproiche; +MËs dËs que je n'en suis faisierres, +J'en puis bien estre recitierres: +Si nommerai le mot tout outre: +Bien fait qui sa folie moustre +A celi qu'il voit foloier. +De tant vous puis or chastoier; +Si aparcevrÈs vostre outrage, +Qui vous faigniÈs estre si sage. + + Raison. + +Ce voil-ge bien, dist-ele, entendre; +MËs de ce me restuet deffendre, +Que tu de haÔne m'oposes; +Merveille est comment dire l'oses. +SÈs-tu pas qu'il ne s'ensieut mie, +Se leissier veil une folie, +Que faire dole autel ou graindre, +Ne por ce se ge veil estaindre +La fole amor ‡ quoi tu bÈes, +Commans-ge por ce que tu hÈes[31]? +Ne te sovient-il pas d'Oraces +Qui tant ot de sens et de graces? +Oraces dist, qui n'est pas nices, +Quant li fol eschivent les vices[32], + +[p.111] + + + L'Amant. + +CÈans donc je vous y ramËne. 5998 +Or m'a mon maÓtre dÈfendu +(Car je l'ai moult bien entendu) +Qu'oncques ne sorte de ma bouche +Mot qui chose honteuse touche, +Comme vous fÓtes ‡ l'instant; +Il m'en souvient parfaitement. +Mais dËs que je n'en suis pas cause, +Bien puis-je rÈpÈter sans glose +Et dire franchement le mot. +Il est plaisant de voir un sot +Narguer d'un autre la sottise. +Droit est qu'autant ‡ vous j'en dise +Qui si sage vous dÈclarez, +Vos excËs lors apercevrez. + + Raison. + +Je crois, me dit-elle, comprendre; +Mais je saurai bien me dÈfendre +A la haine de te pousser. +Comment oses-tu le penser? +De peur d'une sottise faire, +Crois-moi, ce n'est pas nÈcessaire +D'en faire une autre ou pis encor. +Si j'ai dit d'Èteindre d'abord +Cette folle amour qui t'entraÓne, +Est-ce te commander la haine[31]? +Horace a dit, qui n'est pas sot: +Le fol qui veut fuir un dÈfaut +Retombe dans l'excËs contraire +Et pire encore est son affaire[32]. + +[p.112] + +Il se tornent ‡ lor contraire; 6001 +Si n'en vaut pas miex lor affaire. +Amors ne voil-ge pas deffendre +Que l'en n'i doie bien entendre, +Fors que cele qui les gens blece; +Por ce se ge deffens ivrece, +Ne voil-ge pas deffendre ‡ boivre: +Ce ne vaudroit ung grain de poivre. +Se fole largesce devÈe, +L'en me tendroit bien por desvÈe, +Se ge commandoie avarice: +Car l'une et l'autre est trop grant vice; +Ge ne fais pas tes argumens. + + L'Amant. + +Si faites voir. + + Raison. + + Par foi, tu mens. +J‡ ne te quier de ce flater, +Tu n'as pas bien, por moi mater, +CerchiÈs les livres anciens, +Tu n'es pas bons logiciens. +Ge ne lis pas d'amors ainsi, +Onques de ma bouche n'issi +Que nule riens haÔr doie-en, +L'en i puet bien trover moien; +C'est l'amor que j'aim tant et prise, +Que ge t'ai por amer aprise. + Autre amor naturel i a +Que Nature Ës bestes crÈa, +Par quoi de lor faons chevissent, +Et les aleitent et norrissent. + +[p.113] + +Cet esprit sage et dÈliÈ 6027 +Est-il ‡ ce point oubliÈ? +Avant tout, cherche ‡ bien comprendre: +L'amour que je te veux dÈfendre, +C'est celui qui blesse les gens, +Et si l'ivresse je dÈfends, +Je ne dÈfends certes de boire, +Ce serait par trop dÈrisoire. +Folle largesse est un dÈfaut, +Mais il serait encor plus sot +A moi de louer l'avarice, +Car l'une et l'autre est trop grand vice; +Je ne fais pas tels arguments. + + L'Amant. + +Si fait, dame. + + Raison. + + Ma foi, tu mens. +Crois-tu que tu me dÈconcertes? +Ce n'est pas pour te flatter, certes, +Mais tu connais peu les anciens; +C'Ètait meilleurs logiciens. +Tel amour je ne veux Èlire, +Jamais ma bouche n'osa dire +Que l'on haÔt aucunement; +Mais on peut aimer autrement +De l'amour que tant j'aime et prise +Et que je t'ai naguËre apprise. + Autre amour naturel y a +Que Nature aux bÍtes donna, +Par quoi leur faons bas elles mettent, +Les nourrissent et les allaitent. + +[p.114] + +De l'amor dont ge tiens ci conte 6029 +Se tu vuÈs que ge te raconte +Quex est le defenissemens, +C'est naturex enclinemens +De voloir garder son semblable +Par entencion convenable, +Soit par voie d'engendrÈure, +Ou par cure de norreture. +A ceste amor sunt prËs et prestes +Ausinc li home cum les bestes. +Ceste amor, combien que profite, +N'a los, ne blasme, ne merite; +Ne font ‡ blasmer, n'a loer, +Nature les i fait voer. +Force lor fait, c'est chose voire, +N'el n'a sor nul vice victoire; +MËs sans faille, s'il nel' faisoient, +Blasme recevoir en devroient. +Ausinc cum quant uns hons menguÎ, +Quel loenge l'en est dÈuÎ? +MËs s'il forjuroit le mengier, +L'en le devroit bien ledengier. +MËs bien sai que tu n'entens pas +A ceste amor, por ce m'en pas: +Moult as empris plus fole emprise +De l'amor que tu as emprise; +Si la te venist miex lessier, +Se de ton preu vuÈs apressier. + Neporquant si ne voil-ge mie +Que tu demores sans amie; +Met, s'il te plaist, ‡ moi t'entente. +Sui-ge pas bele dame et gente, +Digne de servir un prodomme, +Et fust emperere de Romme? + +[p.115] + +De cet amour tout bestial, 6055 +Quel est le but pour l'animal? +InspirÈ par je ne sais quelle +Passion toute naturelle, +Il n'a point d'autre intention +Que, par la reproduction, +Par les soins et par la tendresse, +De perpÈtuer son espËce. +A cet amour sont tous enclins +Les animaux et les humains, +Et cet amour, quoiqu'il profite, +Bl‚me ou louange ne mÈrite +Et n'est bon ni mauvais, ma foi; +De Nature ‡ eux cette loi +S'impose, et puis il est notoire +Que sur nul vice il n'a victoire; +Mais bien plus, s'ils ne le faisaient, +Bl‚me recevoir en devraient. +Par exemple l'homme qui mange +MÈrite-t-il une louange? +Mais si manger il refusait, +A bon droit on le bl‚merait. +Ce n'est pas l'amour que pourchasse +Ton coeur, j'espËre; donc je passe. +Plus folle entreprise as conÁu +Par cet amour qui t'a dÈÁu; +Aussi laisse-le, je t'engage; +Pour ton honneur c'est le plus sage. + N'en conclus pas que ton devoir +Soit de ne point d'amie avoir. +De moi veux-tu pour ton amante? +Suis-je pas belle dame et gente, +Digne du plus noble seigneur, +F˚t-il de Rome l'empereur? + +[p.116] + +Si veil t'amie devenir; 6063 +Et se te vuÈs ‡ moi tenir, +SÈs-tu que m'amor te vaudra +Tant, que jamËs ne te faudra +Nule chose qui te conviengne +Por meschÈance qui t'aviengne? +Ains te verras si grant seignor, +C'onc n'oÔs parler de greignor. +Ge ferai quanque tu vorras, +J‡ si haut voloir ne porras, +MËs que sans plus faces mes euvres; +J‡ ne convient qu'autrement euvres. +Si auras en cest avantage +Amie de si haut parage, +Qu'il n'est nule qui s'i compere. +Fille sui Diex le sovrain pere +Qui tele me fist et forma: +Regarde ci quele forme a, +Et te mire en mon cler visage; +Onques pucele de parage +N'ot d'amer tel bandon cum giÈ, +Car j'ai de mon pere congiÈ +De faire ami et d'estre amÈe; +J‡ n'en serai, ce dit, blasmÈe, +Ne de blasme n'auras-tu garde, +Ains t'aura mes peres en garde, +Et norrira nous deus ensemble. +Dis-ge bien? respon, que t'en semble? +Li Diex qui te fait foloier +Sieust-il ses gens si bien poier? +Lor apareille-il si bon gages +As fox dont il prent les hommages? +Por Diex, gar que ne me refuses. +Trop sunt dolentes et confuses + +[p.117] + +Eh bien, je veux Ítre ta mie; 6089 +Si tu veux me donner ta vie, +Mon amour te profitera +Tant, qu'onques ne te manquera +Nulle chose qui te convienne, +Pour infortune qui t'advienne. +Tu te verras plus grand seigneur +Que le plus puissant empereur, +Et si haut que ton coeur aspire, +Je ferai tout ce qu'il dÈsire; +Mais il faudra ma volontÈ +Toujours faire avec loyautÈ. +Alors tu auras en partage +Amante de si haut parage, +Qu'il n'en est point ‡ comparer. +Je suis, tu ne dois l'ignorer, +La fille du Souverain PËre, +De Dieu, qui se plut ‡ me faire +Et belle et bonne comme lui. +Regarde-le, mon tendre ami, +Et te mire en mon clair visage; +Oncques fille de haut parage +N'eut d'aimer tel pouvoir que j'ai, +Car de mon pËre j'ai congÈ +D'ami choisir et d'Ítre aimÈe +Et jamais n'en serai bl‚mÈe; +Nul non plus ne te bl‚mera, +Mais en sa garde nous tiendra +Mon pËre tous les deux ensemble. +Dis-je bien? RÈponds, que t'en semble? +Le Dieu qui te fait tant crier, +Sait-il si bien ses gens payer, +Et donne-t-il de si bons gages +A ceux dont il reÁoit hommages? + +[p.118] + +Puceles qui sunt refusÈes, 6097 +Quant de prier ne sunt usÈes, +Si cum tu mÈismes le prueves +Par Equo, sans querre autres prueves. + + L'Amant. + +Or me dites donques ainÁois, +Non en latin, mais en franÁois, +De quoi volÈs que je vous serve. + + Raison. + +Sueffre que ge soie ta serve, +Et tu li miens loiaus amis: +Li Diex lairas qui ci t'a mis, +Et ne priseras une prune +Toute la roÎ de Fortune. +A Socrates seras semblables[33], +Qui tant fu fers et tant estables, +Qu'il n'ert liÈs en prospÈritÈs, +Ne tristes en aversitÈs. +Tout metoit en une balance, +Bonne aventure et meschÈance, +Et les faisoit Ègal peser, +Sans esjoÔr et sans peser: +Car de chose, quelqu'ele soit, +N'ert joianz, ne ne l'en pesoit. +Ce fu cis, bien le dit Solin[34], +Qui par les respons Apolin +Fu jugiÈ du mont li plus sages. +Ce fu cis ‡ qui li visages, +De tout quanque li avenoit, +Tous jors en ung point se tenoit: + +[p.119] + +Pour Dieu, ne me refuse pas, 6123 +Car trop dolentes sont, hÈlas! +Pucelles qui sont repoussÈes, +Quant elles se sont abaissÈes +A prier; tu connais le sort +D'…cho; souviens-toi de sa mort. + + L'Amant. + +Pourquoi tout ce latin, ma chËre? +En bon franÁais soyez plus claire. +Dites, que voulez-vous de moi? + + Raison. + +Que je sois ta servante, et toi +Mon loyal ami. La Fortune, +Crois-moi, ne vaut pas une prune. +N'hÈsite pas un seul instant, +Laisse ce Dieu si malfaisant, +Au bon Socrate sois semblable[33], +Qui fut si constant et si stable, +Ni gai dans la prospÈritÈ +Ni triste dans l'adversitÈ. +Il mettait tout dans la balance, +Bonne aventure et male chance, +Les faisait Ègales peser +Sans se plaindre et sans s'abuser. +Quoi qu'il arriv‚t, nulle chose +Ne le rendait gai ni morose. +Ce fut lui, comme dit Solin[34], +Qui fut d'Apollon Pithyen +JugÈ du monde le plus sage; +Car c'Ètait lui dont le visage +Dans l'heur et dans l'adversitÈ +Conservait sa sÈrÈnitÈ. + +[p.120] + +N'onc cil muÈ ne le troverent 6125 +Qui par ceguÎ le tuerent, +Por ce que plusors diex nioit, +Et en ung sol Diex se fioit, +Et prÈeschoit qu'il se gardassent +Que par plusors diex ne jurassent, + Eraclitus[35], DiogenÈs +Refurent de tiex cuers, que nÈs +Por povretÈ, ne por destrece +Ne furent onques en tristece: +Tuit fers en ung propos sotindrent +Tous les meschiÈs qui lor avinrent. +Ainsinc feras tant seulement, +Ne me sers jamËs autrement. +Gar que Fortune ne t'abate, +Comment qu'el te tormente et bate: +N'est pas bons luitieres, ne fors, +Quant Fortune fait ses efforts, +Et le vuet desconfire ou batre, +Qui ne se puet ‡ li combattre. +L'en ne s'i doit pas lessier prendre, +MËs viguereusement deffendre. +Si set-ele si poi de luite, +Que chascuns qui contre li luite, +Soit en palËs, soit en femier, +La puet abatre au tour premier. +N'est pas hardis qui riens la doute, +Car qui sauroit sa force toute, +Et bien la congnoistroit sans doute, +Nus qui de grÈ jus ne se boute, +Ne puet ‡ son jambet chÈoir. +Si rest moult grant honte ‡ vÈoir +D'omme qui bien se puet deffendre, +Quant il se lesse mener pendre. + +[p.121] + +Et point changÈ ne le trouvËrent 6153 +Ceux qui par poison le tuËrent, +Plusieurs dieux parce qu'il niait +Et dans un seul Dieu se fiait, +Et leur prÍchait qu'ils se gardassent +Que par plusieurs dieux ne jurassent. + Tel HÈraclite avait le coeur[35], +Et DiogËne le penseur, +Qui pour pauvretÈ ni dÈtresse +Oncques ne furent en tristesse. +Tous deux soutinrent sans faillir +Les coups qui les venaient fÈrir. +Que la Fortune ne t'abatte +Combien qu'elle t'assaille et batte; +Mais comme eux fais exactement, +Ne me sers jamais autrement. +Il est sans courage et sans force, +Lorsque la Fortune s'efforce +De le battre et jeter ‡ bas, +Celui qui ne se dÈfend pas; +On ne doit pas s'y laisser prendre, +Mais avec vigueur se dÈfendre. +Du reste, elle est pauvre lutteur; +Celui qui brave sa fureur, +Soit en palais, soit en chaumiËre, +Au premier tour peut la dÈfaire. +L'homme est l‚che qui d'elle a peur, +Car s'il connaissait sa vigueur, +Au lieu de tomber sans dÈfense, +Son croc en jambe d'assurance +Bien saurait-il braver sans choir. +C'est en effet grand' honte ‡ voir +L'homme qui se pourrait dÈfendre, +Quand il se laisse mener pendre. + +[p.122] + +Tort auroit qui l'en vorroit plaindre, 6159 +Qu'il n'est nule peresce graindre. +Garde donc que j‡ riens ne prises +Ne ses honors, ne ses servises. + + + * * * * * + + + XXXVIII + + + Comment Raison monstre ‡ l'Amant + Fortune la RoÎ tournant, + Et lui dit que tout son pouvoir, + S'il veult, ne le fera douloir. + + +Lesse-li sa roÎ torner, +Qu'el torne adËs sans sÈjorner, +Et siet o˘ milieu comme avugle: +Les uns de richeces avugle, +Et d'onors et de dignitÈs; +As autres donne povretÈs, +Et quant li plaist tout en reporte; +S'est moult fox qui s'en desconforte, +Et qui de riens s'en esjoÔst, +Puis que deffendre s'en poÔst: +Car il le puet certainement +MËs qu'il le vueille seulement. +D'autre part, si est chose expresse, +Vous faites Fortune dÈesse, +Et jusques o˘ ciel la levÈs, +Ce que pas faire ne devÈs; +Qu'il n'est mie drois ne raison +Qu'ele ait en paradis maison; +Et n'est pas si bien Èureuse, +Ains a maison trop pÈrilleuse. + Une roche est en mer sÈans, +Moult parfont o˘ milieu lÈans, + +[p.123] + +Il n'est ‡ plaindre, en vÈritÈ, 6187 +Je ne sais pire l‚chetÈ. +Crois-moi, mÈprise ses caprices +Et ses honneurs et ses services. + + + * * * * * + + + XXXVIII + + + Comment Raison montre ‡ l'Amant + Fortune et son disque tournant, + Et lui dit qu'est bien peu de chose + Son pouvoir ‡ qui braver l'ose. + + + Laisse-la son disque tourner, +Qu'elle tourne sans sÈjourner +Debout dessus comme un aveugle. +Les uns de richesse elle aveugle, +D'honneur et de prospÈritÈ, +Aux autres donne pauvretÈ +Et quand il lui plaÓt tout remporte. +Bien fol est qui s'en dÈconforte, +Et qui de rien s'en Èjouit, +Puisqu'il peut braver son dÈpit; +Car il le peut sans aucun doute, +Il n'a qu'‡ le vouloir. …coute: +Vous agissez en insensÈs, +Quand jusqu'au ciel vous exhaussez +Cette Fortune et par simplesse +Vous en faites une dÈesse; +Car il n'est ni droit ni raison +Qu'elle ait en Paradis maison. +Elle n'est pas si bienheureuse, +Mais a maison trop pÈrilleuse. + En pleine mer Ènorme et droit +Sur un gouffre sans fond, on voit + +[p.124] + +Qui sus la mer en haut se lance, 6189 +Contre qui la mer grouce et tance: +Li flots la hurtent et dÈbatent, +Et tous jors ‡ li se combatent, +Et maintes fois tant i cotissent[36], +Que toute en mer l'ensevelissent. +Aucunes fois se redespoille +De l'iaue qui toute la moille, +Si cum li flos arrier se tire, +Dont saut en l'air et si respire; +MËs el ne retient nule forme, +AinÁois se transmuÎ et reforme, +Et se desguise et se treschange, +Tous jors se vest de forme estrange; +Car quant ainsinc apert par air, +Les floretes i fait parair, +Et cum estoiles flamboier, +Et les herbetes verdoier +Zephirus, quant sur mer chevauche; +Et quant bise resoufle, il fauche +Les floretes et la verdure +A l'espÈe de sa froidure, +Si que la flor i pert son estre +Si-tost cum el commence ‡ nestre. + La roche porte un bois doutable[37], +Dont li arbre sunt merveillable: +L'un est brehaigne et riens ne porte, +L'autre en fruit porter se dÈporte; +L'autre de foillir ne refine, +L'autre est de foilles orphenine; +Et quant l'un en sa verdor dure, +Les plusors i sunt sans verdure; +Et quant se prent l'une ‡ florir, +A plusors vont les flors morir; + +[p.125] + +Un rocher se dresser sur l'onde 6217 +Qui tout autour mugit et gronde. +Les flots tumultueux, roulants, +Incessamment battent ses flancs +Et quelquefois si haut bondissent +Que tout en mer l'ensevelissent. +Quelquefois, secouant le flot +Qui l'envahit et qui bientÙt +Retombe et vaincu se retire, +Fier il se redresse et respire. +Mais toujours il change d'aspect, +Toujours se dÈguise et revÍt +Soudain une nouvelle forme, +Toujours se mue et se transforme. +SitÙt qu'il reparaÓt sur l'eau, +Les fleurs de pointer aussitÙt +Ainsi qu'Ètoiles scintillantes +Emmi les herbes verdoyantes, +ZÈphir en mer de chevaucher. +Mais bientÙt Bise vient faucher +Les fleurettes et la verdure +Sous le tranchant de sa froidure, +Et les fleurs toutes de mourir +Au moment de s'Èpanouir. + Ce roc porte un bois redoutable +Et d'une essence inexplicable. +Tel arbre Ètend ses rameaux verts, +L'autre ses bras maigres et clairs; +L'un est stÈrile et rien ne porte, +L'autre a des fruits de toute sorte. +Quand l'un veut se prendre ‡ fleurir, +On en voit plusieurs dÈpÈrir; +Si l'un se couvre de verdure +Maints autres perdent leur parure, + +[p.126] + +L'une se hauce, et ses voisines 6223 +Se tiengnent vers la terre enclines; +Et quant borjons ‡ l'une viennent, +Les autres flestries se tiennent. +L‡ sunt li genestes jaiant, +Et pin et cedre nain sÈant. +Chascun arbre ainsinc se deforme, +Et prent l'ung de l'autre la forme; +L‡ tient sa foille toute flestre +Li loriers qui vers dÈust estre; +Et seiche redevient l'olive +Qui doit estre empreignant et vive; +Saulz, qui brehaignes estre doivent, +I florissent et fruit reÁoivent; +Contre la vigne estrive l'orme, +Et li tolt du roisin la forme. +Li rossignos ‡ tart i chante, +MËs moult i brait et se dÈmente +Li chahuan o sa grant hure, +Prophetes de male aventure, +Hideus messagier de dolor, +En son cri, en forme et color. +Par-l‡, soit estÈ, soit ivers, +S'encorent dui flueves divers +Sordans de diverses fontaines +Qui moult sunt de diverses vaines; +L'ung rent iaues si docereuses, +Si savourÈes, si mielleuses, +Qu'il n'est nus qui de celi boive, +Boive en nÈis plus qu'il ne doive, +Qui sa soif en puisse estanchier, +Tant a le boivre dous et chier; +Car cil qui plus en vont bevant, +Ardent plus de soif que devant; + +[p.127] + +Si l'un grandit, ses voisins font 6251 +Vers la terre incliner leur front; +Si les bourgeons ‡ l'un jaillissent, +Soudain les autres se flÈtrissent. +L‡ croissent les genÍts gÈants +PrËs des pins et cËdres rampants; +Chacun arbre ainsi se dÈforme +Et prend l'un de l'autre la forme. +L‡ se flÈtrit, sa verdeur perd +Le laurier ailleurs toujours vert, +Et l‡ se dessËche et se glace +L'olivier fÈcond et vivace; +A la vigne ravit l'ormeau +Son fruit dÈlicieux et beau; +Le saule, cet arbre stÈrile, +Y fleurit et devient fertile. +Le rossignol toujours s'y tait, +Mais toujours s'y lamente et brait +Le chat-huant ‡ la grand' hure, +ProphËte de male aventure, +Hideux messager de douleur +Par le cri, l'aspect, la couleur. +Par l‡, de diverses fontaines +Qui jaillissent de mille veines, +Hiver comme ÈtÈ, deux ruisseaux +Ennemis dÈversent leurs eaux. +L'un sourd des eaux si doucereuses, +Si limpides, si savoureuses, +Que celui qui les go˚te et boit +En engoule plus qu'il ne doit. +Il ne saurait sa soif ardente +…tancher, tant boire le tente; +Car plus il va cette eau buvant, +Et plus la soif le va br˚lant, + +[p.128] + +Ne nus n'en boit qui ne s'enivre, 6257 +MËs nus de soif ne s'i dÈlivre: +Car la douÁor si fort les boule, +Qu'il n'est nus qui tant en engoule, +Qu'il n'en vueille plus engouler, +Tant les set la douÁor bouler; +Car lÈcherie si les pique, +Qu'il en sunt tretuit ydropique. + Cil fluns cort si joliement, +Et mene tel grondillement, +Qu'il rÈsonne, tabore et tymbre +Plus soef que tabor ne tymbre: +N'il n'est nus qui cele part voise, +Que tous li cuers ne li renvoise. +Maint sunt qui d'entrer ens se hestent, +Qui tuit ‡ l'entrÈe s'arrestent, +Ne n'ont pooir d'aler avant. +A peine i vont lor piÈs lavant, +Envis les douces iaues toichent, +Combien que du flueve s'aproichent. +Ung petitet sans plus en boivent, +Et quant la douÁor aparÁoivent, +Volentiers si parfont iroient, +Que tuit dedens se plungeroient. +Li autre passent si avant, +Qu'il se vont en plain gort lavant, +Et de l'aise qu'il ont se loÎnt, +Dont ainsinc se baignent et noÎnt. +Lors vient une ondÈe legiere, +Qui les boute ‡ la rive arriere +Et les remet ‡ terre seiche, +Dont tout li cuers lor art et seiche. + Or te dirai de l'autre flueve, +De quel nature l'en le trueve: + +[p.129] + +Et tous ceux qui boivent s'enivrent, 6285 +Mais de la soif ne se dÈlivrent. +Rien n'en Ègale la saveur, +Et plus l'infortunÈ buveur +Pour se dÈsaltÈrer avale, +Plus s'accroÓt sa soif infernale, +Et l‡ tous ces goinfres so˚lÈs +Comme hydropiques sont gonflÈs. + De ce gent fleuve l'onde pure +Coule exhalant un doux murmure; +Il n'est cymbale ou tambourin +Plus gai que ce son argentin. +Les coeurs sur la rive fleurie +S'enivrent de cette harmonie; +Tous accourent vers le ruisseau, +Mais ne sauraient le bord de l'eau +Franchir, pour gagner l'autre rive. +A peine ils touchent l'onde vive +Du bout du pied, que, malgrÈ eux, +Loin encor des flots spacieux, +Un petitet sans plus en boivent, +Et quand la douceur aperÁoivent, +Soudain on les voit avancer +Et tout entiers s'y enfoncer. +D'autres plus hardis, le rivage +Quittant, s'Èlancent ‡ la nage +Au milieu mÍme du courant, +Leur bonheur ‡ tous exaltant. +Soudain une vague lÈgËre +Les jette ‡ la rive en arriËre +Sur le sol dur et dessÈchÈ, +Et leur coeur en est tout sÈchÈ. + Je vais te dire l'autre fleuve +De quelle nature on le treuve. + +[p.130] + +Les iaues en sunt ensoufrÈes, 6291 +Tenebreuses, mal savorÈes, +Comme cheminÈes fumans, +Toutes de puor escumans, +N'il ne cort mie doucement, +Ains descent si hideusement, +Qu'il tempeste l'air en son oire +Plus que nul orrible tonnoire. +Sus ce flueve, que ge ne mente, +Zephirus nule fois ne vente, +Ne ne li recrespit ses undes +Qui moult sunt laides et parfondes; +MËs li dolereus vens de bise +A contre li bataille emprise, +Et le contraint par estovoir +Toutes ses undes ‡ movoir, +Et li fait les fons et les plaingnes +Saillir en guise de montaingnes, +Et les fait entr'eux batailler, +Tant vuelt li flueve travailler. +Maint homme ‡ la rive demorent, +Qui tant i sopirent et plorent, +Sans metre en lor plor fins ne termes, +Que tuit se plungent en lor lermes, +Et ne se cessent d'esmaier, +Qu'il nes conviengne o˘ flun naier. +Plusor en cest flueve s'en entre, +Non pas solement jusqu'au ventre, +Ains i sunt tuit enseveli, +Tant se plungent Ës flos de li. +L‡ sunt empaint et deboutÈ +Du hideus flueve redoutÈ; +Maint en sorbist l'iaue et afonde, +Maint sunt hors reflati par l'onde; + +[p.131] + +Les flots en sont tout ensoufrÈs, 6319 +TÈnÈbreux et mal savourÈs, +…cumeux, fumant comme cuves, +Exhalant puantes effluves. +Il ne court pas tout doucement, +Mais, Èpouvantable torrent, +Il bouleverse l'atmosphËre +Plus que nul horrible tonnerre. +Dessus ce fleuve aux flots Èpais +ZÈphir ne vient souffler jamais, +Friser ni caresser ses ondes +Qui moult sont laides et profondes; +Mais Bise, le vent douloureux, +Lui livre des combats affreux +Et, par rafales furibondes, +Le contraint ‡ mouvoir ses ondes, +Y creuse des ravins profonds, +Puis ÈlËve d'Ènormes monts +Qui l'un contre l'autre bataillent, +Tant les flots et les vents travaillent. +Sur la rive cent malheureux +De soupirs remplissent ces lieux; +Oncques leurs larmes ne tarissent +Et de leurs yeux toujours jaillissent; +Sous le faix on les voit ployer +Et toujours prÍts ‡ se noyer: +Et si quelqu'un dans le fleuve entre, +Il n'en a pas que jusqu'au ventre, +Mais soudain est enseveli +Et disparaÓt au fond du lit. +Les uns, battus par l'onde amËre +De cette terrible riviËre, +Sont sur la rive rejetÈs; +Mais combien d'autres sont restÈs + +[p.132] + +MËs li floz maint en asorbissent, 6325 +Qui si trËs en parfond flatissent, +Qu'il ne sevent trace tenir +Par o˘ s'en puissent revenir; +Ains les i convient sejorner, +Sans jamËs amont retorner. + Cis flueve va tant tornoiant, +Par tant de destrois desvoyant +O tout son venin dolereus, +Qu'il chiet o˘ flueve doucereus, +Et li tresmuÎ sa nature +Par sa puor et par s'ordure, +Et li dÈpart sa pestilence +Plaine de male meschÈance, +Et le fait estre amer et trouble, +Tant l'envenime et tant le trouble; +Tolt li s'atrempÈe valor +Par sa destrempÈe chalor; +Sa bonne odor nÈis li oste, +Tant rent de puor ‡ son oste. + En haut o˘ chief de la montaingne, +O˘ pendant, non pas en la plaingne, +MenaÁant tous jors trebuchance, +Preste de recevoir chÈance, +Descent la maison de Fortune: +Si n'est rage de vent nesune, +Ne torment qu'il puissent offrir, +Qu'il ne li conviengne soffrir. +L‡ reÁoit de toutes tempestes +Et les assaus et les molestes; +Zephirus, li dous vens sans per, +I vient ‡ tart por atremper +Des durs vens les assaus orribles +A ses souffles dous et pesibles. + +[p.133] + +Engloutis dans les vastes ondes 6353 +Et dans leurs cavernes profondes, +A tout jamais, et sans pouvoir +Par nul chemin le jour revoir! +Une fois l‡, tous y sÈjournent +Et jamais en haut ne retournent. + Ce fleuve bondit tournoyant, +En mille gorges s'Ègarant, +Tant qu'enfin ses eaux vÈnÈneuses +Il dÈverse aux eaux doucereuses, +Dont toute il corrompt la saveur +De son ordure et puanteur, +Et leur transmet sa pestilence +Avec sa morbide influence; +Il dÈtruit leur douce fraÓcheur +Par son excessive chaleur, +Et leur odeur si parfumÈe +Par sa dÈgo˚tante fumÈe. +Ce n'est plus qu'un torrent fangeux, +Sombre, puant et vÈnÈneux. + Tout au faÓte de la montagne, +Aux flancs et non dans la campagne, +Croulante et toujours prÍte ‡ choir +Ou quelque accident recevoir, +Descend la maison de Fortune. +Il n'est rage de vents aucune, +Ni tourment qu'ils puissent offrir, +Qu'il ne lui faille l‡ souffrir. +Elle reÁoit de tous orages +Et les assauts et les ravages, +Et rarement le doux ZÈphir, +Ce tendre ami, vient adoucir +De ces trombes l'assaut horrible +Par son souffle doux et paisible. + +[p.134] + + L'une partie de la sale 6359 +Va contre mont, et l'autre avale; +Si semble qu'el doie chÈoir, +Tant la puet-l'en pendant vÈoir: +N'onc si desguisÈe maison +Ne vit, ce croi, onques-mËs hon. +Moult reluit d'une part, car gent +I sunt li mur d'or et d'argent; +Si rest toute la coverture +De cele mÈisme fÈture, +Ardans de pierres prÈcieuses +Moult cleres et moult vertueuses[38]: +Chascuns ‡ merveilles la loÎ. +D'autre part sunt li mur de boÎ, +Qui n'ont pas d'espËs plaine paume, +S'est toute coverte de chaume. +D'une part se tient orguilleuse, +Por sa grant biautÈ merveilleuse; +D'autre tremble toute effraÈe +Tant se sent foible et esbaÈe, +Et porfenduÎ de crevaces +En plus de cinq cens mile places. +Et se chose qui n'est estable, +Comme foloiant et muable, +A certaine habitacion, +Fortune a l‡ sa mancion. +Et quant el vuet estre honorÈe, +Si se trait en la part dorÈe +De sa maison, et l‡ sÈjorne; +Lors pare son corps et atorne, +Et se vest cum une roÔne +De grant robe qui li traÔne, +De toutes diverses olors, +De moult desguisÈes colors, + +[p.135] + + Une moitiÈ de la maison 6387 +Est en aval, l'autre en amont. +Ainsi pendante, elle s'incline +Et semble menacer ruine. +D'une part, nul ne vit jamais +Si riche et si brillant palais; +Les murs et la toiture entiËre +Sont faits d'une mÍme matiËre: +Ils sont tout d'or et tout d'argent; +Ce palais tout resplendissant +De mille pierres prÈcieuses, +Moult brillantes et vertueuses[38], +Est un monument merveilleux. +D'autre part, sur des murs hideux, +Faits de boue, Èpais d'une paume +A peine, grimpe un toit de chaume. +Un cÙtÈ se dresse orgueilleux, +Dans tout son Èclat lumineux; +L'autre, pourfendu de crevasses +En plus de cinq cent mille places, +Est sur sa base tout tremblant, +Tant se sent faible et vacillant. +Ce palais splendide et sauvage, +De ce monde fidËle image +Et de son instabilitÈ, +Par la Fortune est habitÈ. +Quand elle veut Ítre honorÈe, +Elle passe en la part dorÈe, +Et l‡, dans ce brillant sÈjour, +Elle s'atourne tout le jour +Et se drape, comme une reine, +De belle robe ‡ longue traÓne +Aux plus sÈduisantes odeurs, +Aux plus chatoyantes couleurs, + +[p.136] + +Qui sunt Ës soies ou Ës laines, 6393 +Selonc les herbes et les graines, +Et selonc autres choses maintes +Dont les draperies sunt taintes, +Dont toutes riches gens se vestent +Qui por honor avoir s'aprestent. +Ainsinc Fortune se desguise; +MËs bien te di qu'ele ne prise +Tretous ceus du monde ung festu, +Quant voit son cors ainsinc vestu; +Ains est tant orguilleuse et fiere, +Qu'il n'est orguex qui s'i afiere: +Car quant el voit ses grans richeces, +Ses grans honors, ses grans nobleces, +De si trËs-grant folie habonde, +Qu'el ne croit pas qu'il soit o˘ monde +Home ne fame qui la vaille, +Comment que la chose aprËs aille. + + Puis va tant roant par la sale, +Qu'elle entre en la partie sale, +Foible, dÈcrevÈe et crolant, +O toute sa roÎ volant. +Lors va soupant et jus se boute, +Ausinc cum s'el ne vÈist goute; +Et quant illec se voit chÈuÎ, +Sa chiere et son habit remuÎ, +Et si se desnuÎ et desrobe, +Qu'ele est orfenine de robe, +Et semble qu'el n'ait riens vaillant, +Tant li sunt tuit bien defaillant. +Et quant el voit la meschÈance, +Si quiert honteuse chevissance, + +[p.137] + +Dont jamais la soie ou la laine, 6421 +Par essences d'herbe ou de graine, +Ou par les secrets de son art, +Tisserant teignit le brocart +Dont tous les riches se revÍtent, +Pour les honneurs quand ils s'apprÍtent. +Ainsi rehausse ses appas +Fortune, de tel orgueil, las! +Qu'on n'en saurait trouver de pire. +A ses yeux tout ce qui respire +N'a pas la valeur d'un fÈtu, +Quand son corps est ainsi vÍtu. +Quand elle voit ses grand' richesses, +Ses grands honneurs, ses grand'noblesses, +Tel est son fol Ègarement, +Qu'elle se figure vraiment +Qu'il n'est personne sur la terre, +Homme ni femme tant soit fiËre, +Qui vaille auprËs d'elle un denier, +Sans d'avenir se soucier. + Mais tant va tournant par la salle, +Qu'elle entre dans la maison sale +Au pignon crevassÈ, croulant, +Toujours sur son disque volant. +Lors trÈbuchant en bas se boute, +Tout comme si n'y voyait goutte, +Et sitÙt que par terre gÓt, +Changeant de visage et d'habit, +Soudain elle se dÈshabille, +Et nue ainsi qu'une chenille +Semble n'avoir plus rien vaillant, +Tant tout lui manque en un instant. +Alors, se voyant misÈrable, +Elle devient tÙt mÈprisable + +[p.138] + +Et s'en vait au bordiau cropir 6425 +Plaine de duel et de sopir. +L‡ plore ‡ lermes espanduÎs +Les granz honors qu'ele a perduÎs, +Et les dÈlis o˘ ele estoit +Quant des granz robes se vestoit: +Et por ce qu'ele est si perverse, +Que les bons en la boÎ verse, +Et les deshonore et les grieve, +Et les mauvËs en haut eslieve, +Et lor donne ‡ granz habondances +DignitÈs, honors et poissances, +Puis, quant li plaist, lor tolt et emble, +N'el ne set qu'ele vuet, ce semble; +Por ce li oil bendÈ li furent +Des anciens qui la congnurent. + + + * * * * * + + + XXXIX + + + Comment le maulvais empereur + Neron, par sa grande fureur, + Fist devant luy ouvrir sa mere, + Et la livrer ‡ mort amere, + Pource que vËoir il vouloit + Le lieu o˘ concÈu l'avoit. + + +Et que Fortune ainsinc le face, +Que les bons avile et efface, +Et les mauvËs en honor tiengne, +Car ge voil que bien t'en soviengne, +J‡ soit ce que devant dit t'aie +De Socrates que tant amaie, +Et li vaillanz hons tant m'amoit, +Qu'en tous ses fais me reclamoit: + +[p.139] + +Et s'en vient au bordel croupir, 6455 +Pleine de deuil et de soupir. +L‡ pleure ‡ larmes Èpandues +Les grand' splendeurs qu'elle a perdues +Et le plaisir qu'elle go˚tait, +Quand des grand' robes se vÍtait. +Ainsi Fortune la perverse +Les bons sur le fumier renverse, +Les dÈshonore et les flÈtrit, +Et met les mÈchants en crÈdit, +Et leur prodigue en abondance +DignitÈs, honneur et puissance, +Pour leur ravir quand il lui plaÓt, +Car ce que veut oncques ne sait; +Aussi les yeux bandÈs lui furent +Par les anciens qui la connurent. + + + * * * * * + + + XXXIX + + + Comment le mauvais empereur + NÈron, par sa grande fureur + Devant lui fit ouvrir sa mËre + Et la livrer ‡ mort amÈre, + Pour que par lui f˚t le lieu vu + O˘ il avait ÈtÈ conÁu. + + + Eh bien, que Fortune ainsi fasse, +Les bons qu'elle avilisse, efface +Et qu'aux mÈchants donne l'honneur; +Car de Socrate dans ton coeur +Tu dois avoir gardÈ l'image, +De ce vaillant homme, ce sage +Que j'aimais, et qui tant m'aimait +Qu'en tous ses faits me consultait. + +[p.140] + +Mains exemples en puis trover, 6455 +Et ce puet-l'en tantost prover, +Et par Seneque et par Neron, +Dont la parole tost leron, +Por la longor de la matire. +Car ge metroie trop ‡ dire +Les fais Neron le cruel homme, +Comment il mist les feus ‡ Romme, +Et fist les Senators occiere. +Cis ot les cuers plus durs que pierre. +Quant il fit occire son frere, +Et si fist dÈmembrer sa mere, +Por ce que par li fust vÈus +Li lieus o˘ il fu concÈus; +Et puis qu'il la vit desmembrÈe, +Selonc l'istoire remembrÈe, +La biautÈ des membres jugea. +HÈ Diex! cum si felon juge a! +Onc des iex lerme n'en issi, +Car li livres le dit ainsi. +MËs si cum il jugoit des membres, +Commanda-il que de ses chambres +Li fÈist-l'en vin aporter, +Et but por son cors deporter. +MËs il l'ot ainÁois congnÈue: +Sa seror ravoit-il ÈuÎ, +Et bailla soi mÈisme ‡ homme +Cis desloiaus que ge ci nomme. + + Seneques mist-il ‡ martire, +Son bon mestre, et li fist eslire +De quel mort morir il vorroit. +Cil vit qu'eschaper n'en porroit, + +[p.141] + +Au reste, maint exemple on treuve, 6485 +Et je vais t'en donner la preuve +Et par SÈnËque et par NÈron. +Or je n'ai pas l'intention +Ici de retracer l'histoire +Des forfaits, qu'‡ notre mÈmoire +Les anciens ont pu rapporter. +Trop long serait de te conter +Comment NÈron, le cruel homme, +Mit ‡ feu la ville de Rome +Et fit pÈrir maint sÈnateur. +Plus dur que pierre Ètait son coeur, +Quand il fit occire son frËre, +Quand il fit dÈmembrer sa mËre, +Pour que par lui f˚t le lieu vu +O˘ il avait ÈtÈ conÁu; +Et lorsqu'il la vit dÈmembrÈe, +Suivant l'histoire demeurÈe, +La beautÈ des membres jugea. +Ha Dieu! quel fÈlon juge l‡! +Pas une larme sa paupiËre +Ne vint mouiller; mais au contraire +L'histoire dit que, contemplant +Ce corps mutilÈ, pantelant, +Il fit apporter de sa cave +Du vin, et but joyeux et brave. +Du reste, avant la connaissait, +Sa propre soeur sÈduite avait +Et se livrait soi-mÍme ‡ l'homme +Ce monstre qu'ici je te nomme. + Il fit de SÈnËque un martyr, +Son bon maÓtre, et lui fit choisir +Comme il voulait quitter la vie, +Tant cruel Ètait cet impie! + +[p.142] + +Tant par ert crueus li maufÈs[39]: 6487 +Donc soit, dist-il, uns bains chaufÈs, +Puis que d'eschaper est nÈans, +Si me faites seignier lÈans, +Si que ge muire en l'iaue chaude, +Et que m'ame joieuse et baude +A Diex qui la forma ge rende, +Qui d'autres tormens la defende. + + + * * * * * + + + XL + + + Comment Senecque le preud'homme, + Maistre de l'empereur de Romme, + Fut mis en ung baing pour mourir; + Neron le fist ainsi pÈrir. + + +AprËs ce mot sans arrester, +Fist Neron le baing aprester, +Et fist ens le prodomme metre, +Et puis seignier, ce dit la letre, +Tant qu'il li convint l'ame rendre, +Tant li fist cis du sanc espendre: +Ne nule achoison n'i savoit, +Fors tant que de coustume avoit +Neron que tous jors dËs s'enfance +Li soloit porter rÈvÈrence, +Si cum disciples ‡ son mestre; +MËs ce ne doit, dist-il, mie estre, +Ne n'est pas bel en nule place +Que rÈvÈrence ‡ homme face +Nus hons, puis qu'il est empereres, +Tant soit ses mestres ne ses peres. +Et por ce que trop li grevoit, +Quant encontre li se levoit, + +[p.143] + +Voyant qu'il lutterait en vain, 6519 +SÈnËque dit: Or soit, un bain +Chauffez, puisqu'il faut que je meure, +Et faites-moi saigner sur l'heure, +Pour qu'en l'eau s'Ècoule mon sang, +Et que joyeux, au Dieu puissant +Son crÈateur, l'‚me je rende, +Qui d'autres tourments la dÈfende. + + + * * * * * + + + XL + + + Comment ce NÈron fit pÈrir, + En un bain mis pour y mourir, + SÈnÈque le sage prudhomme + MaÓtre de l'empereur de Rome. + + + AprËs ces mots, sans arrÍter, +NÈron fit le bain apprÍter, +Mettre SÈnËque en la baignoire +Et puis saigner, nous dit l'histoire, +Tant qu'‡ la fin l'‚me rendit +Quand tout son sang se rÈpandit: +Sans raison nulle en apparence, +Fors que toujours, dËs son enfance, +NÈron cette coutume avait +Que rÈvÈrence il lui portait +Comme tout disciple ‡ son maÓtre: +Ce qui, dit-il, ne doit pas Ítre, +Car c'est une stupide erreur +A moi, tout-puissant empereur, +De rÈvÈrence ‡ quelqu'un faire, +F˚t-il mon maÓtre ou bien mon pËre; +Et parce que trop lui pesait, +Lorsque son maÓtre ‡ lui venait, + +[p.144] + +Quant son mestre vÈoit venir, 6517 +N'il ne s'en pooit pas tenir +Qu'il ne li portast rÈvÈrence +Par la force d'acoustumance, +Fist-il destruire le prodomme. +Si tint-il l'empire de Romme +Cis desloiaus que ge ci di; +Et d'orient et de midi, +D'occident, de septentrion +Tint-il la juridicion. + Et se tu me scÈs bien entendre, +Par ces paroles puÈs aprendre +Que richeces et rÈvÈrences, +DignitÈs, honors et poissances, +Ne nule grace de Fortune, +Car ge n'en excepte nesune, +De si grant force pas ne sont, +Qu'il facent bons ceus qui les ont, +Ne dignes d'avoir les richeces, +Ne les honors, ne les hauteces; +MËs s'il ont en eus engrestiÈs, +Orguel, ou quelques mauvestiÈs, +Li grant estat o˘ il s'encroent, +Plus tost le mostrent et descloent, +Que se petit estat Èussent, +Par quoi si nuire ne pÈussent; +Car quant de lor poissances usent, +Li fait les volentÈs encusent, +Qui dÈmonstrance font et signe +Qu'il ne sunt pas ne bon, ne digne +Des richeces, des dignitÈs, +Des honors et des poÎstÈs. +Et si dist-l'en une parole +CommunÈment qui est moult fole, + +[p.145] + +De se lever en sa prÈsence 6549 +Et de lui porter rÈvÈrence, +Ce dont s'empÍcher ne pouvait, +Tant l'habitude s'imposait. +Donc il fit pÈrir ce prud'homme. +Et tenait l'empire de Rome +Ce monstre hideux et fÈlon; +Du sud jusqu'au septentrion, +De l'est ‡ l'ouest, toute la terre +Tremblait sous sa main sanguinaire! + Ami, si tu m'as bien compris, +Par ces mots dois avoir appris +Que richesses et rÈvÈrence, +DignitÈs, honneurs et puissance +De si grande vertu ne sont +Qu'ils fassent bons ceux qui les ont; +Et nulle gr‚ce de Fortune +Ne peut, sans en excepter une, +Les rendre dignes des honneurs, +Des richesses et des grandeurs. +Mais s'ils ont en eux la malice, +L'orgueil, le germe d'aucun vice, +Plus haut ces mÈchants monteront, +Plus tÙt ils le dÈvoileront; +Car s'ils restaient de vile essence, +De nuire ils auraient moins puissance. +Les abus de l'autoritÈ +DÈvoilent leur perversitÈ; +Ce sont d'irrÈfutables signes +Qu'ils sont pervers, qu'ils sont indignes +Des richesses et des honneurs, +Et du pouvoir et des grandeurs. +Or, j'entends dire une parole +CommunÈment, qui moult est folle, + +[p.146] + +Et la tiennent tretuit por vroie 6551 +Par lor fol sens qui les desvoie, +Que les honors les meurs remuent. +MËs cil mauvesement arguent: +Car honors ne font pas muance, +MËs il font signe et dÈmonstrance +Quex meurs en eus avant avoient, +Quant Ës petis estas estoient, +Cil qui les chemins ont tenus +Par quoi sunt as honors venus. +Car cil sunt fel et orguilleus, +Despiteus et mal semilleus, +Puis qu'il vont honors recevant, +SachiÈs tiex ierent-il devant, +Cum tu les puÈs aprËs vÈoir, +S'il en Èussent lors pooir. +Si n'apelÈ-ge pas poissance +Pooir mal, ne desordenance: +Car l'Escripture si dit bien +Que toute poissance est de bien, +Ne nus ‡ bien faire ne faut, +Fors par foiblece et par defaut; +Et qui seroit bien cler vÈans, +Il verroit que maus est nÈans, +Car ainsinc le dit l'Escripture. +Et se d'auctoritÈ n'as cure, +Car tu ne vuez espoir pas croire +Que toute auctoritÈ soit voire, +Preste sui que raison i truisse, +Car il n'est riens que Diex ne puisse. +MËs qui le voir en vuet retraire, +Diex n'a poissance de mal faire; +Et se tu es bien congnoissans, +Et vois que Diex est tous poissans, + +[p.147] + +Et que prennent pour vÈritÈ 6583 +Maints fols dans leur simplicitÈ: +C'est que les honneurs vous corrompent. +Mais ceux-l‡, crois-moi, bien se trompent, +Car les honneurs ne changent rien +A vos moeurs, mais dÈmontrent bien +Quelle Ètait avant la nature, +Dans leur position obscure, +Des hommes de petit venus +Qui sont aux honneurs parvenus. +Ils sont de nature orgueilleuse, +Mauvaise et basse et dÈpiteuse, +DËs qu'ils vont honneurs recevant; +Sache donc qu'ils Ètaient avant +Ce que les as vus par la suite, +Mais leur force Ètait lors petite. +Orgueil, malice et cruautÈ +Ne sont puissance en vÈritÈ; +Car ainsi que dit l'…criture, +La puissance est de source pure, +Et nul ne viole le bien +S'il n'est impuissant et vaurien. +L'homme douÈ de clairvoyance +Sait que le mal n'est qu'impuissance; +Ainsi l'…criture le dit. +Si ce pourtant ne te suffit, +Si ton ‚me n'est convaincue, +Car il n'est sentence absolue, +Je puis le prouver en ce lieu, +Car rien n'est impossible ‡ Dieu. +Nul ne peut dire le contraire, +Dieu n'a puissance de mal faire; +Donc si tu es bien connaissant, +Et si Dieu, quoique tout puissant, + +[p.148] + +Qui de mal faire n'a pooir, 6585 +Donc puÈs-tu clerement vÈoir +Que qui l'estre des choses nombre, +Mal ne met nule chose en nombre; +MËs si cum li ombre ne pose +En l'air oscurci nule chose, +Fors defaillance de lumiere, +Tretout en autele maniere, +En crÈature o˘ bien deffaut, +Mal n'i met riens fors pur deffaut +De bontÈ, riens plus n'i puet metre. +Et dit encores plus la letre, +Qui des mauvËs comprent la somme, +Que li mauvËs ne sunt pas homme, +Et vives raisons i amaine; +MËs ne voil or pas metre paine +A tout quanque ge di prover, +Quant en escript le puÈs trover. +Et neporquant, s'il ne te grieve, +Bien te puis par parole brieve +Des raisons amener aucune: +C'est qu'il lessent la fin commune +A quoi tendent et tendre doivent +Les choses qui estre reÁoivent. +C'est de tous biens le soverain +Que nous apelons premerain. +Autre raison i a biau metre +Por quoi li mauvËs n'ont pas estre, +Qui bien entent la consÈquence +Qu'il ne sunt pas en ordenance +En quoi tout lor estre mis ont, +Tretoutes les choses qui sont, +Dont il s'ensieut ‡ cler vÈant +Que li mauvËs sunt por nÈant. + +[p.149] + +N'a pas le pouvoir de mal faire, 6617 +Donc ‡ tes yeux c'est chose claire +Que de tout ici-bas l'auteur +Ne fut du mal le crÈateur. +De mÍme que l'ombre ne pose +En l'air obscurci nulle chose, +Fors de lumiËre effacement, +Ainsi le mal Ègalement, +En crÈature o˘ le bien manque, +Ne mit rien exceptÈ le manque +De bontÈ; rien de plus n'y mit. +Et de plus l'…criture dit, +Des mÈchants comprenant la somme, +Que le mÈchant n'est pas un homme, +Non sans vives raisons donner. +Pourquoi du reste m'acharner +A faire de mes dits les preuves, +Quand en Ècrits partout les treuves? +Pourtant, si tu veux m'Ècouter, +Je puis en deux mots t'apporter +Entre mille raisons quelqu'une: +C'est qu'ils laissent la fin commune +O˘ toute chose tendre doit +Ici-bas qui l'Ítre reÁoit: +C'est la richesse souveraine +Que nous appelons primeraine. +D'autres raisons trouvera bien +Par quoi les mÈchants ne sont rien +Qui bien entend la consÈquence, +Puisqu'ils vivent sans conscience +Du but o˘ chacun ici-bas +Adresse et son coeur et ses pas; +D'o˘ dÈcoule de faÁon claire +Que mÈchants ne sont rien, j'espËre. + +[p.150] + + Or vois comme Fortune sert 6619 +«a jus en ce mondain desert; +Et comment el fait ‡ despire +Qui des mauvËs eslit le pire, +Et sus tous hommes le fist estre +De ce monde seignor et mestre, +Et fist Seneque ainsinc destruire: +Fait donques bien sa grace ‡ fuire. +Quant nus, tant soit de bon Èur, +Ne la puet tenir assÈur, +Por ce voil que tu la desprises, +Et que sa grace riens ne prises. +Claudius nÈis s'en soloit[40] +Merveiller, et blasmer voloit +Les Diex de ce qu'il consentoient +Que li mauvËs ainsinc montoient +»s grans honors, Ës grans hauteces, +»s grans pooirs, Ës grans richeces; +MËs il mÈismes i respont, +Et la cause nous en espont, +Cum cil qui bien de raison use, +Et les Diex assoit et escuse, +Et dit que por ce le consentent +Que plus aprËs les en tormentent, +Por estre plus forment grevÈs; +Car por ce sunt en haut levÈs +Que l'en les puist aprËs vÈoir +De plus haut trebuchier et choir. + Et se tu me fais cest servise +Que ge ci tesmoingne et devise, +JamËs nul jor ne troveras +Plus riche homme que tu seras, +Ne jamËs ne seras iriÈs, +Tant soit tes estaz empiriÈs + +[p.151] + + Or vois comme Fortune sert 6651 +Ci-bas en ce mondain dÈsert, +Comme on fait bien de la maudire, +Elle qui des mÈchants le pire +Choisit pour Ítre le premier, +MaÓtre et seigneur du monde entier, +Et fit SÈnËque ainsi dÈtruire. +Donc ses faveurs point ne dÈsire, +Puisque nul n'est si grand, si fort +Qu'il soit assurÈ de son sort. +Il vaut mieux que tu la mÈprises +Et que ses gr‚ces rien ne prises. +Claudius mÍme s'en soulait[40] +…tonner et bl‚mer voulait +Les Dieux, de ce qu'ils acceptassent +Que les mÈchants ainsi montassent +Aux grand' richesses, aux faveurs, +Aux grands pouvoirs, aux grands honneurs; +Mais lui-mÍme bien nous expose, +AprËs, la vÈritable cause, +En homme sage et bien pensant, +Et les Dieux excuse et dÈfend, +Disant qu'‡ ce les Dieux consentent, +Parce qu'aprËs plus les tourmentent, +Et les ÈlËvent pour les voir +De plus haut trÈbucher et choir. + + Et si tu veux mes conseils suivre, +Heureux et sage pourras vivre, +Et jamais tu ne trouveras +Plus que toi-mÍme ne seras, +Nul homme riche sur la terre. +Au dÈsespoir, ‡ la colËre + +[p.152] + +De cors, ne d'amis, ne d'avoir; 6653 +Ains vodras pacience avoir, +Et tantost avoir la porras +Cum mes amis estre vorras. +Por quoi donc en tristor demores? +Je vois maintes fois que tu plores +Cum alambic sus alutel: +L'en te devroit en ung putel +Tooiller cum un viex panufle. +Certes ge tendroie ‡ grant trufle +Qui diroit que tu fusses hon; +C'onques hon en nule seson, +Por qu'il usast d'entendement, +Ne demena tel marement. +Li vif dÈable, li maufÈ +T'ont si en amer eschaufÈ, +Qui si fait tes iex lermoier, +Qui de nule riens esmoier +Qui t'avenist, ne te dÈusses, +Se point d'entendement Èusses. +Ce fait li Diex qui ci t'a mis, +Tes bons mestres, tes bons amis: +C'est Amor qui soufle et atise +La brese qu'il t'a o˘ cuer mise, +Qui fait tes iex les lermes rendre, +Chier te vuet s'acointance vendre; +Car ce n'aferist mie ‡ homme +Que sens et proesce renomme. +Certes malement t'en diffames, +Lesse plorer enfans et fames, +Bestes fiÈbles et variables, +Et tu soies fers et estables. +Quant Fortune verras venir, +VuÈs-tu sa roÎ retenir + +[p.153] + +Ne seras plus oncques livrÈ, 6683 +Tant soit ton Ètat empirÈ +De corps, d'amis ou de chevance; +Mais voudras avoir patience +Et bien facilement l'auras +Tant qu'Ítre mon ami voudras. +Pourquoi donc triste tu demeures? +Je vois maintes fois que tu pleures +Comme alambic sur son fourneau; +On te devrait dans un ruisseau +Laver comme une vieille loque. +Moult serait simple et je m'en moque, +Qui pour un homme te prendrait; +Car jamais nul homme, en effet, +Si peu qu'il e˚t d'intelligence, +Ne chut en telle dÈfaillance. +Le diable, source de tout mal, +T'a si fort d'un amour fatal +ChauffÈ, qu'il fait couler tes larmes +Et d'un rien te remplit d'alarmes, +Toi qui si bas choir ne devrais +Si quelque intelligence avais. +C'est Amour qui souffle et attise +Cette braise au coeur qu'il t'a mise, +C'est lui seul qui t'abaisse ainsi, +Ton bon maÓtre, ton bon ami, +Qui fait tes yeux les larmes rendre; +Cher te veut son amitiÈ vendre. +Ainsi n'agissent pas les preux, +Les forts, prends modËle sur eux; +Toi-mÍme malement t'infames. +Laisse pleurer enfants et femmes, +BÍtes craintives, sans vigueur, +Mais toi reste ferme et sans peur. + +[p.154] + +Qui ne puet estre retenuÎ 6687 +Ne par grant gent, ne par menuÎ? +Cis grans empereres mÈismes, +Neron, dont exemple mÈismes, +Qui fu de tout le monde sires, +Tant s'estendoit loing ses empires, +Ne la pot onques arrester, +Tant pÈust honors conquester: +Car il, se l'istoire ne ment, +ReÁut puis mort mauvesement. +De tout son pueple fut haÔs, +Dont il cremoit estre envaÔs; +Si manda ses privÈs amis, +MËs onc li messagiers tramis +Ne trovËrent, quequ'il dÈissent, +Nus d'aus qui lor huis lor ovrissent. +Adonc i vint privÈement +Neron moult paoreusement, +Et hurta de ses propres mains, +N'onc ne l'en firent plus ne mains: +Car quant plus chascun apela, +Chascun plus s'endost et cela; +Ne nus ne li volt mot respondre, +Lors le convint aler repondre. + + + * * * * * + +[p.155] + +Quand vers toi Fortune se joue, 6717 +Pourrais-tu retenir sa roue, +Ce que nul jusqu'ici n'a pu, +Qu'il soit puissant, qu'il soit menu? +Or ce grand empereur de Rome +Dont te parlais, ce puissant homme, +Ne la put lui-mÍme arrÍter, +Tant s˚t-il d'honneurs conquÍter. +Il Ètait du monde entier sire, +Tant s'Ètendait loin son empire; +Eh bien, si l'histoire ne ment, +Il pÈrit misÈrablement. +Contre ce monstre sanguinaire +Du peuple Èclata la colËre. +Lors ses privÈs amis, dit-on, +Manda par messagers NÈron; +Mais quoi que ceux-ci pussent faire, +Aucun n'ouvrit ‡ leur priËre. +Alors NÈron furtivement +Lui-mÍme vint peureusement, +Et ses royales mains frappËrent. +Mais portes closes demeurËrent; +Car plus chacun il appelait +Et plus chacun se renfermait, +Nul d'eux ne voulut mot rÈpondre; +Il revint chez lui se morfondre. + + + * * * * * + +[p.156] + + + XLI + + + Comment l'emperere Neron 6714 + Se tua devant deux garÁons, + En ung jardin o˘ se bouta, + Pour ce que son pueple doubta. + + +Si se mist por soi herbergier +O deux siens sers en un vergier: +Car j‡ partout plusors coroient +Qui por ocierre le queroient, +Et crioient: Neron, Neron, +Qui le vit? o˘ le trouveron? +Si qu'il nÈis bien les ooit, +MËs consel metre n'i pooit; +Si s'est si forment esbahis: +Qu'il mÈismes s'en enhaÔs: +Et quant il se vit en ce point, +Qu'il n'ot mËs d'esperance point, +As sers pria qu'il le tuassent, +Ou qu'‡ soi tuer li aidassent. +Si s'occist; mËs ains fist requeste +Que j‡ nus ne trovast sa teste, +Por ce qu'il ne fust congnÈus, +Se son cors fust aprËs vÈus. +Et pria que le cors ardissent +Si-tost cum ardoir le poÔssent. +Et dist li livres anciens, +Dit des douze Cesariens, +O˘ sa mort trovons en escript, +Si cum Suetonius l'escript[41], +Qui la loi cretienne apele +Fauce Religion novele + +[p.157] + + + XLI + + + Comment cet empereur NÈron, 6743 + Craignant son peuple avec raison, + Devant deux esclaves se tue + En son jardin, l'‚me Èperdue. + + + Lors il courut pour se cacher +Avec deux serfs en un verger, +Car dÈj‡ la foule en dÈlire +Partout le cherchait pour l'occire, +Et s'Ècriait: NÈron, NÈron, +O˘ donc, o˘ trouver ce fÈlon? +Et lui, qui les entendait braire, +Mais qui ne savait comment faire, +Tant fut d'Èpouvante envahi +Que de soi-mÍme fut haÔ. +Lors NÈron, en sa mÈchÈance +Ayant perdu toute espÈrance, +Pria ses serfs de le fÈrir +Ou bien de l'aider ‡ mourir. +Il s'occit; mais avant, requÍte +Leur fit de lui couper la tÍte, +Pour ne pas Ítre reconnu +AprËs, si son corps Ètait vu, +Et ce corps de rÈduire en cendre +DËs qu'ils pourraient et sans atendre. +On lit aux livres anciens +Dits des douze CÈsariens, +O˘ l'on trouve sa mort Ècrite, +Comme l'a SuÈtone dÈcrite[41], +Qui du Christ la religion +Traite d'absurde fiction + +[p.158] + +Et mal faisant, ainsinc la nomme, 6741 +(Vez ci mot de desloial homme); +Que en Neron fu definie +Des Cesariens la lignie. +Cis par ses faits tant porchaÁa, +Que tout son linage effaÁa. +Neporquant fu-il coustumiers +De biens faire Ës cinc ans premiers; +Onc si bien ne governa terre +Nus princes que l'en sÈust querre, +Tant sembla vaillans et piteus +Li desloiaus, li despiteus; +Et dist en audience ‡ Romme, +Quant il, por condampner un homme, +Fu requis de la mort escrire, +Ne n'ot pas honte de ce dire, +Qu'il vosist miex non savoir letre, +Que sa main por escrire i metre. +Si tint, ce vuet li livres dire +Entor dix et sept ans l'empire[42], +Et trente-deux dura sa vie; +MËs ses orguex, sa felonie, +Si forment l'orent envaÔ, +Que de si haut si bas chaÔ, +Cum tu m'as oÔ raconter: +Tant l'ot fait Fortune monter, +Que tant le fist aprËs descendre, +Cum tu puÈs oÔr et entendre. + N'onc ne la pot tenir Cresus[43], +Qu'el n'el' tornast et jus et sus, +Qui refu roi de toute Lyde, +Puis li mist-l'en o˘ col la bride, +Et fu por ardre au feu livrÈs, +Quant par pluie fu dÈlivrÈs, + +[p.159] + +Et malfaisante, ainsi la nomme 6773 +(Voici mot de dÈloyal homme), +Que s'Èteignit avec NÈron +Des CÈsariens la maison. +Ainsi tant de mal fit ce traÓtre +Qu'il fit sa race disparaÓtre. +Pourtant de son rËgne au dÈbut, +Pendant cinq ans, bon prince il fut; +De monarques on ne vit guËre +Aussi bien gouverner leur terre, +Tant paraissait vaillant et bon +Ce dÈloyal et ce fÈlon. +Il dit en audience ‡ Rome, +Lorsque pour condamner un homme +Fut requis de signer l'arrÍt, +Que certes il prÈfÈrerait, +Et n'e˚t pas honte de le dire, +Que sa main ne s˚t pas Ècrire. +L'histoire dit que trop longtemps +Il tint l'empire dix-sept ans[42] +Et trente-deux dura sa vie. +Mais son orgueil, sa fÈlonie, +L'avaient tellement corrompu, +Que de si haut si bas est chu, +Ainsi que tu viens de l'entendre; +Et c'est pour le faire descendre +D'un coup si bas, qu'‡ mon avis +L'avait si haut Fortune mis. + CrÈsus non plus, roi de Lydie[43], +Ne put la Fortune ennemie +Retenir; elle le versa +Et la corde au cou lui passa; +Sur le b˚cher il Ètait mÍme, +Quand soudain, ‡ l'heure suprÍme, + +[p.160] + +Qui le grant feu fist tout estaindre: 6775 +N'onques nus n'osa l‡ remaindre, +Tuit s'enfoÔrent por la pluie; +Cresus se mist tantost en fuie, +Quant il se vit seul en la place +Sans encombrement et sans chace. +Puis refu sires de sa terre, +Et puis revint novele guerre, +Puis refu pris, et puis pendus, +Quant li songes li fu rendus +Des deus Diex qui li aparoient, +Qui sus l'arbre en haut le servoient. +Jupiter, ce dist, le lavoit, +Et Phebus la toaille avoit, +Et se penoit de l'essuier. +Mal se volt o˘ songe appuier, +Dont si grant fiance acueilli, +Que comme fox s'en orgueilli; +Bien li dist Phanie sa fille, +Qui tant estoit saige et soutille, +Que savoit les songes espondre, +Et sans flater li volt respondre. + + + * * * * * + + + XLII + + + Comment Phanie dist au roy + Son pere, que par son desroy + Il seroit au gibet pendu, + Et l'a par son songe entendu. + + +Biau pere, dit la damoisele, +Ci a dolereuse novele: +Vostre orguel ne vaut une coque, +SachiÈs que Fortune vous moque. + +[p.161] + +L'eau du ciel Èteignit le feu 6807 +Et le sauva. Car de ce lieu +EffrayÈs tous prirent la fuite +Et CrÈsus s'Èloigna bien vite, +Quand seul en la place il se vit, +Sans que nul ne le poursuivÓt; +Puis fut encor roi dans sa terre, +Et puis subit nouvelle guerre, +Et puis fut repris et pendu +Quand lui fut le songe apparu. +Deux Dieux il vit au haut d'un hÍtre +Qui le servaient comme leur maÓtre. +Jupiter, dit-il, le lavait, +Et Phoebus la toile tenait +Pour essuyer son corps auguste. +Pour son malheur il trouva juste +Ce songe, confiance en prit, +Et comme un fol s'enorgueillit. +Cependant sa fille Phanie +Qui sage Ètait, de grand gÈnie +Pour les songes interprÈter, +Lui dÈvoila sans le flatter. + + + * * * * * + + + XLII + + + Cy dit ‡ son pËre Phanie + Que pour son orgueilleuse vie + Il serait au gibet pendu; + Tel doit le songe Ítre entendu. + + + Beau pËre, dit la damoiselle, +J'y vois douloureuse nouvelle: +Tout votre orgueil ne vaut deux clous; +Fortune se moque de vous. + +[p.162] + +Par ce songe poÈs entendre 6805 +Qu'el vous vuet faire au gibet pendre; +Et quant serÈs pendus au vent, +Sans coverture et sans auvent, +Sus vous plovra, biaus sires rois, +Et li biaus solaus de ses rais +Vous essuera cors et face. +Fortune ‡ ceste fin vous chace, +Qui tolt et donne les honors, +Et fait sovent des grans menors, +Et des menors refait greignors, +Et seignorir sus les seignors. +Que vous iroie-ge flatant? +Fortune au gibet vous atent, +Et quant au gibet vous tendra +La hart o˘ col, el reprendra +La bele corone dorÈe +Dont vostre teste est coronÈe; +S'en iert uns autres coronÈs +De qui garde ne vous prenÈs. +Et por ce que je vous espoigne +Plus apertement la besoigne, +Jupiter qui l'iaue vous donne, +Ce est li airs qui pluet et tonne; +Et Phebus qui tient la toaille, +C'est le solel sans nule faille: +L'arbre par le gibet vous glose; +Je n'i puis entendre autre chose. +Passer vous convient ceste planche, +Fortune ainsinc le pueple vanche +Des bobans que vous demenÈs, +Cum orguilleus et forsenÈs. +Si destruit-ele maint prodomme, +Qu'el ne prise pas une pomme + +[p.163] + +Car par ce songe il faut entendre 6837 +Qu'elle vous veut au gibet pendre; +Et quand serez bercÈ du vent +Sans couverture et sans auvent, +Lors sur vous tombera la pluie, +Pour que le soleil vous essuie +Corps et face de ses rayons. +Ainsi donc Fortune craignons +Qui donne et ravit la richesse, +Et bien souvent les grands abaisse, +Pour Èlever l'humble aux honneurs +Et faire esclaves les seigneurs. +Que servirait la flatterie? +Fortune au gibet vous Èpie, +Et quand au gibet vous tiendra +La hart au col, elle prendra +La belle couronne dorÈe +Dont votre tÍte est couronnÈe, +A quelqu'un pour en faire don +De qui vous n'avez nul soupÁon. +…coutez que je vous expose +CÈans plus clairement la chose: +Le premier des dieux, Jupiter +Qui tonne et verse l'eau, c'est l'air, +Et Phoebus qui porte la toile +A nos yeux le soleil dÈvoile; +Quant ‡ l'arbre, c'est le gibet. +Rien plus je n'y vois en effet, +La planche il faut passer, mon pËre. +Fortune ainsi venge la terre +De cette folle vanitÈ +Dont vous Ítes si transportÈ. +Ainsi Fortune maint prudhomme +Renverse et ne prise une pomme + +[p.164] + +Tricherie, ne loiautÈ, 6839 +Ne vil estat, ne roiautÈ: +AinÁois s'en joÎ ‡ la pelote, +Comme pucele nice et sote, +Et giete ‡ grant desordenance +Richece, honor et reverance, +DignitÈs et poissance donne, +Ne ne prent garde ‡ quel personne: +Car ses graces, quant les despent, +En despendant si les espent, +Que les giete en leu de poties, +Par putiaus et enfangeries; +Qu'el ne prise tout une bille +Fors que Gentillesce sa fille, +Cousine ‡ prochaine chÈance, +Tant la tient Fortune en balance. +MËs de cele est-il voirs sans faille +Que Fortune ‡ nul ne la baille, +Comment qu'il aut du retolir. +S'il ne scet si son cuer polir, +Qu'il soit cortois, preus et vaillans: +Que nus n'est si bien bataillans, +Se de vilonie s'apresse, +Que Gentillesce ne le lesse. + Gentillesce est noble et si l'ain, +Qu'el n'entre mie en cuer vilain: +Por ce vous los, mon trËs-chier pere, +Que vilonie en vous n'apere. +Ne soyÈs orguilleus ne chiches, +AyÈs, por enseignier les riches, +Large cuer, et cortois et gent, +Et piteus ‡ la povre gent: +Ainsinc le doit chascuns rois faire. +Large, cortois et debonnaire + +[p.165] + +Ni traÓtre coeur, ni loyautÈ, 6871 +Ni vil Ètat, ni royautÈ. +Elle s'en joue ‡ la pelote +Comme pucele simple et sotte, +Et jette en dÈsarroi grandeurs, +Richesses, rÈvÈrence, honneurs, +Et dignitÈs, puissance donne +Sans songer ‡ quelle personne. +Car ses gr‚ces, quand en fait don, +Les Èpand de telle faÁon, +Qu'elles tombent sur les ordures, +Bourbiers, fumiers et pourritures. +Rien ne lui vaut un pois vaillant, +Hormis Noblesse son enfant, +Cousine aussi de male chance, +Tant la tient Fortune en balance. +Mais Fortune qui cependant +Si bien Noblesse nous reprend, +Oncques ne la baille ‡ personne, +S'il n'a l'‚me moult pure et bonne, +S'il n'est courtois, preux et vaillant; +Et nul n'est si bien bataillant +Qui les lois de l'honneur oublie, +Que Noblesse aussitÙt ne fuie. + J'aime Noblesse et son dÈdain +Pour tout coeur fÈlon et vilain. +PËre, aussi je vous en convie; +Qu'en vous ne rËgne vilenie, +Ayez coeur courtois, large et gent, +Et piteux ‡ la pauvre gent, +Ainsi le doit chacun roi faire; +Large, courtois et dÈbonnaire +Soit son coeur et plein de pitiÈ, +S'il veut du peuple l'amitiÈ. + +[p.166] + +Ait le cuer, et plain de pitiÈ, 6873 +S'il quiert du pueple l'amitiÈ, +Sans qui rois en nule seson +Ne puet plus ne c'uns simples hon. + Ainsinc le chastioit Phanie, +Mais fox ne voit en sa folie, +Fors que sens et raison ensemble, +Si cum en son fol cuer li semble. +Cresus qui point ne s'umilie, +Tous plains d'orguel et de folie, +En tous ses fais cuide estre sages, +Combien qu'il fÈist grans outrages. + + Cresus respond ‡ sa fille. + + Fille, dist-il, de cortoisie +Ne de sens ne m'aprenÈs mie; +Plus en sai que vous ne savÈs, +Qui ainsinc chastiÈ m'avÈs; +Et quant par votre fol respons +M'avÈs mon songe ainsinc espons, +Servi m'avÈs de grans menÁonges. +Car sachiÈs que cist nobles songes, +O˘ fauce glose volÈs metre, +Doit estre entendus ‡ la letre; +Et ge mÈismes li entens, +Si cum vous le verrez en tens. +Qnques si noble vision +N'ot si vile exposicion: +Li Diex, sachiÈs, ‡ moi vendront, +Et le servise me rendront +Qu'il m'ont par ce songe tramis, +Tant est chacuns d'aus mes amis, +Car bien l'ai pieÁa deservi. + +[p.167] + +Donnez le bon exemple au riche, 6905 +Ne soyez orgueilleux ni chiche, +Car sans le peuple un roi n'est rien +Non plus qu'un simple citoyen. + Ainsi le conseillait Phanie; +Mais fol ne voit en sa folie +Rien que bon sens et que raison, +Et le fol n'en vit pas plus long. +CrÈsus qui point ne s'humilie, +Tout plein d'orgueil et de folie, +Se croit le plus sage des rois, +Si fol qu'il f˚t, comme tu vois: + + CrÍsus rÈpond ‡ sa fille. + +Vous ne m'apprenez rien, Phanie, +Dit-il, de sens ni courtoisie; +Plus j'en sais que vous ne savez, +Vos avis pour vous conservez. +Servi m'avez de grand mensonge +En m'expliquant ce noble songe +Qu'interprÈtez si sottement; +Car ce songe certainement, +O˘ fausse glose voulez mettre, +Doit Ítre compris ‡ la lettre +Et comme il convient je l'entends, +Ainsi que le verrez cÈans. +Oncques vision si subtile +N'eut explication si vile. +Les dieux, ma fille, ‡ moi viendront +Et le service me rendront +Qu'ils ont dÈpeint ‡ mes yeux mÍme, +Tant chacun d'eux m'estime et m'aime; +DËs longtemps je l'ai mÈritÈ. + +[p.168] + + + Raison. + +Vez cum Forturne le servi, 6904 +Qu'il ne se pot onques deffendre +Qu'el nel' fÈist au gibet pendre. +N'est-ce donc chose bien provable[44] +Que sa roÎ n'est pas tenable; +Que nus ne la puet retenir, +Tant sache ‡ grant estat venir? +Et se tu scÈs riens de logique, +Qui bien rest science autentique, +Puis que li grant seignor i faillent, +Li petit en vain se travaillent. +Et se ces prueves riens ne prises +D'anciennes istoires prises, +Tu les as de ton tens noveles +De batailles fresches et beles, +De tel biautÈ, ce dois savoir, +Comme il puet en bataille avoir. +C'est de Mainfroi roi de Sesile[45], +Qui par force tint et par guile +Lonc-tens en pËs toute sa terre, +Quant li bons Karles li mut guerre, +Conte d'Anjou et de Provance, +Qui par devine porvÈance, +Est ores de Sesile rois, +Qu'ainsinc le volt Diex li verois +Qui tous jors s'est tenus o li. +Cist bons rois Karles l'en toli, +Non pas sans plus la seignorie, +Ains li toli du cors la vie. +Quant ‡ l'espÈe qui bien taille, +En la premeraine bataille + +[p.169] + + + Raison. + +Bien le servit en vÈritÈ 6996 +Fortune. Il ne put s'en dÈfendre, +Elle le fit au gibet pendre; +Car nul ne la peut retenir, +Tant sache ‡ grand Ètat venir; +Et si tu connais la logique +Qui science est bien authentique, +O˘ tombent les grands et les forts +Les petits perdent leurs efforts. +Et si ces preuves tu mÈprises +Des anciennes histoires prises, +Il en est, tu dois le savoir, +D'aussi s˚res qu'on puisse en voir +De notre temps et plus nouvelles, +Par batailles grandes et belles. +D'abord en Sicile, Mainfroy[45] +Qui par trahison sous sa loi +Longtemps en paix tint cette terre, +Quand le bon Charles lui fit guerre +Qui rËgne en Sicile aujourd'hui. +Comme tu le sais, ce fut lui, +Comte d'Anjou et de Provence, +Dans sa divine providence +Que Dieu pour Ítre roi choisit. +Ce bon roi Charles lui ravit +Non seulement sa seigneurie, +Mais son armÈe avec la vie, +Lorsque de son glaive acÈrÈ, +DËs le premier combat livrÈ, +L'assaillit pour le dÈconfire, +Courant Èchec et mat lui dire, + +[p.170] + +L'assailli por li desconfire, 6935 +Eschec et mat li ala dire +Desus son destrier auferrant, +Du trait d'un paonnet errant +O˘ mileu de son eschiquier. +De Corradin parler ne quier[45], +Son neveu, dont l'exemple est preste, +Dont li rois Karles prist la teste +MaugrÈ les princes d'Alemaigne: +Henri, frere le roi d'Espaigne, +Plain d'orguel et de traÔson, +Fist-il morir en sa prison. +Cil dui, comme folz garÁonnÈs, +Roz et fierges et paonnÈs, +Et chevaliers as gieus perdirent, +Et hors de l'eschiquier saillirent, +Tel paor orent d'estre pris +Au geu qu'il orent entrepris: +Car qui la vÈritÈ regarde, +D'estre mat n'avoient-il garde, +Puisque sans roi se combatoient: +Eschec et mat riens ne doutoient, +Ne cil haver ne les pooit, +Oui contre eus as eschiÈs jooit, +Fust ‡ piÈ, fust sur les arÁons; +Car l'en ne have pas garÁons, +Fox, chevaliers, fierges ne ros; +Car se vÈritÈ conter os, +Si n'en quier-ge nulli flater, +Ainsinc cum il va du mater, +Puisque des eschiÈs me sovient, +Se tu riens en sÈs, il convient +Que cil soit roi, que l'en fait haves[46], +Quant tuit si homme sunt esclaves, + +[p.171] + +Dessus son puissant destrier, 6967 +Au milieu de son Èchiquier, +Du trait d'une flËche mortelle. +Faut-il qu'aussi je te rappelle +De Conradin le triste sort[45] +Que le roi Charles mit ‡ mort +MalgrÈ les princes d'Allemagne, +Henri, frËre du roi d'Espagne, +Plein d'orgueil et de trahison +Qu'il fit mourir en sa prison? +Ces deux ÈcervelÈs sans peine +Cavaliers, pions, tours et reine +Perdirent l‡ jusqu'au dernier +Et s'enfuirent de l'Èchiquier, +Tant craignaient dans cette partie +Se voir la libertÈ ravie. +Car ils ne devaient nullement +Craindre Ítre Èchec et mat vraiment, +Puisqu'ils allaient sans roi combattre, +Et tant aurait-il pu les battre, +Que haver nul ne les pouvait +Qui contre eux aux Èchecs jouait, +Non, nul, soit ‡ pied, soit en selle, +Car on ne have pas rebelle, +Vilain ni fou, ni cavalier, +Reine ni tour sur l'Èchiquier. +Car sans mensonge, ‡ te vrai dire, +Pour le mater te bien dÈcrire +(Des Èchecs puisqu'il me souvient), +Si tu ne le sais, il convient +Que soit roi celui qu'on fait haves[46] +Lorsque tous les siens sont esclaves, +Quand, forcÈ par ses ennemis +Qui l'ont en telle passe mis, + +[p.172] + +Si qu'il se voit seus en la place, 6969 +Ne n'i voit chose qui li place; +Ains s'enfuit par ses anemis +Qui l'ont en tel povretÈ mis: +L'en ne puet autrement haver, +Ce sevent tuit large et aver. +Car ainsinc le dist Athalus, +Qui des eschez controva l'us[47], +Quant il traitoit d'arismÈtique; +Et verras en Policratique[48] +Qu'il s'enflechi de la matire +Et des nombres devoit escripre, +O˘ ce biau geu jolis trova, +Que par demonstrance prova. + Por ce se mistrent-il en fuie +Por la prise qui lor ennuie: +Qu'ai-ge dit? por prise eschever, +MËs por la mort qui plus grever +Les pÈust et qui pis valoit, +Car li geus malement aloit, +Au mains par devers lor partie +Qui de Diex s'iere departie; +Et la bataille avoit emprise +Contre la foi de sainte Eglise; +Et qui eschec dit lor Èust, +N'iert-il qui covrir le pÈust, +Car la fierche avoit estÈ prise +Au gieu de la premiere assise, +O˘ li rois perdit comme fos, +Ros, chevaliers, paons et fos, +Si n'ert-ele pas l‡ prÈsente; +MËs la chÈtive, la dolente +Ne pot foÔr ne soi deffendre, +Puisque l'en li ot fait entendre + +[p.173] + +Il se voit tout seul en l'arËne 7001 +Sans espoir que secours lui vienne. +Or haver voil‡ ce que c'est, +Riche ou pauvre chacun le sait. +Ainsi dit Attalus le sage +Qui des Èchecs trouva l'usage[47]; +Car ce fut lui qui dÈmontra +Ce beau jeu joli qu'il trouva +Quand il traitait d'ArithmÈtique. +On voit dans sa Polycratique[48] +Comment la matiËre inventa +Et les calculs en combina. + + De l'Èchiquier donc ils s'enfuirent, +Car d'Ítre pris tous deux craignirent. +Qu'ai-je dit? Pour n'Ítre tous deux +Pris? Non, mais pour Èloigner d'eux +Une mort effroyable, impie; +Car en cette triste partie +Bien malement allait leur jeu +De qui s'Ètait ÈloignÈ Dieu, +Puisqu'ils avaient guerre entreprise +Contre la foi de sainte …glise. +Et si sur eux on f˚t venu +Leur dire Èchec, nul n'aurait pu +Les couvrir, car on prit la reine +DËs le premier combat sans peine +O˘ ce fol roi sut perdre tous +Ses cavaliers, pions et fous. +Aussi n'Ètait-elle prÈsente, +Mais la chÈtive, la dolente, +Apprenant que sanglant et froid, +Que mat et mort gisait Mainfroy, + +[p.174] + +Que mat et mort gisoit Mainfrois, 7003 +Par chief, par pies, et par mains frois. +Et puis que cis bons rois oÔ +Qu'il s'en erent ainsinc foÔ, +Les prist-il fuitis ambedeus, +Et puis fist sa volentÈ d'eus, +Et de mains autres prisonniers, +De lor folie parÁonniers. + Cis vaillans rois dont je te conte, +Que l'en soloit tenir ‡ conte, +Cui nuis et jors, et mains et soirs, +L'ame, le cors et tous ses hoirs, +Gart Diex et deffende et conseille, +Cil donta l'orguel de Marseille[49], +Et prist des plus grans de la vile +Les testes, ains que de Sezile +Li fust li roiaumes donnÈs, +Dont il fu puis rois coronnÈs, +Et vicaires de tout l'empire. +Mais ne voil or de li plus dire; +Car qui tretout vodroit retraire, +Ung grant livre en convendroit faire. +Vez ci gens qui grans honors tindrent: +Or scÈs ‡ quel chief il en vindrent. +N'est donc bien Fortune sÈure, +Rest bien fos qui s'i assÈure, +Quant ceus qu'el scult par devant oindre, +Seult ausinc par derriere poindre; +Et tu qui la Rose baisas, +Par quoi de duel si grant fais as, +Que tu ne t'en sez apaisier, +Cuidoies-tu tous jors baisier, +Tous jors avoir aise et dÈlices? +Par mon chief, tu es fox et nices. + +[p.175] + +Pieds et mains et front dans la cendre, 7033 +Ne put ni fuir ni se dÈfendre. +Ce bon roi, lorsqu'il eut ouÔ +Qu'ainsi tous deux ils avaient fui +Du combat, les fit tantÙt prendre +Et ch‚tier sans plus attendre, +Avec maints autres prisonniers +De leur folie associÈs. + Ce vaillant roi que je te conte, +Ce hÈros dont maint et maint conte +CÈlËbre aujourd'hui les hauts faits +(Que Dieu nuit et jour ‡ jamais +Et le dÈfende et le conseille, +Et matin et soir sur lui veille, +Pour que sa maison rËgne en paix!), +Dompta l'orgueil des Marseillais[49], +Et prit des plus grands de la ville +La tÍte, avant que de Sicile +Lui f˚t le royaume donnÈ, +Dont fut depuis roi couronnÈ +Et vicaire de tout l'empire. +De lui je ne veux plus rien dire, +Car qui voudrait tout raconter +Un gros livre en pourrait dicter. +Or vois ‡ quelle fin ils vinrent +Ces gens qui si grands honneurs tinrent. +Par devant toujours caressant +Et par derriËre nous blessant, +Fortune ainsi souvent varie; +Certes bien fol est qui s'y fie; +Et toi qui la Rose baisas, +Chose pourquoi si grand deuil as +Que ta douleur jamais n'apaises, +Pensais-tu toujours avoir aises + +[p.176] + +Por que cis duel plus ne te tiengne, 7037 +De Mainfroi voil qu'il te soviengne, +De Henri et de Corradin, +Qui firent pis que Sarradin, +De commencier bataille amere, +Contre sainte Eglise lor mere; +Et des faits des Marsiliens, +Et des grans hommes anciens, +Comme Neron, comme Cresus, +Dont je te contai ci-dessus, +Qui Fortune tenir ne porent +O tous les grans pooir qu'il orent. +Par foi frans hons qui tant se prise, +Qu'il s'orguillist por sa franchise, +Il ne scet mie en quel aage +Cresus li rois vint en servage, +Ne d'Ecuba, mient escient[50], +Qui fu fame le roi Prient +Ne tient-il pas en sa mÈmoire, +Ne de Sisicambis l'istoire[51], +Mere Daire le roi de Perse, +Cui Fortune fu si perverse, +Que franchise et roiaumes tindrent, +Et serves en la fin devindrent? + + D'autre part ge tiens ‡ grant honte, +Puis que tu sÈs que letre monte, +Et que estudier te convient, +Quant il d'Omer ne te souvient, +Puisque tu l'as estudiÈ; +Mais tu l'as, ce semble, obliÈ, +Et n'est-ce poine vaine et vuide, +Tu mËs es livres ton estuide, + +[p.177] + +Et dÈlices, toujours baiser? 7067 +Pauvre fol d'ainsi t'abuser! +Pour que ce deuil plus ne te tienne, +De ce Mainfroy qu'il te souvienne, +Et d'Henri et de Conradin, +Qui firent pis que Sarrazin, +De commencer bataille amËre +Contre sainte …glise leur mËre, +Et de l'orgueil des Marseillais +Et des anciens que tu connais, +Qui Fortune arrÍter ne purent +MalgrÈ le grand pouvoir qu'ils eurent, +Comme NÈron, comme CrÈsus +Dont je t'ai parlÈ ci-dessus. +Par ma foi ne sait ‡ quel ‚ge +Tomba CrÈsus en esclavage, +L'homme libre qui de fiertÈ +Se gonfle pour sa libertÈ. +Il ne retient en sa mÈmoire +Ni d'HÈcube la sombre histoire[50], +Femme du roi Priam; non plus +La mËre du roi Darius +Sisygambis, reine de Perse[51], +Qui vit Fortune si perverse; +Toutes rÈgnaient en libertÈ +Et churent en captivitÈ. + D'autre part, je tiens ‡ grand' honte, +Puisque tu sais ce que raconte +L'histoire, d'avoir oubliÈ +Ce que tu as ÈtudiÈ, +Tout ce que sur cette matiËre +Nous rapporte le grand HomËre. +Tu as sur les livres usÈ +Ton temps en travail insensÈ, + +[p.178] + +Et tout par nÈgligence oblies! 7069 +Que vaut quanque tu estudies, +Quant li sens au besoing te faut, +Et solement par ton defaut? +Certes tous jors en remembrance +DÈusses avoir sa sentence; +Si devroient tuit homme saige +Et si fichier en lor coraige, +Que jamËs ne lor eschapast +Tant que la mort les atrapast: +Car qui la sentence sauroit, +Et tous jors en son cuer l'auroit, +Et la scÈust bien soupeser, +JamËs ne li devroit peser +De chose qui li avenist, +Que tous jors fers ne se tenist +Encontre toutes aventures, +Bonnes, males, moles ou dures. +Si rest-ele voir si commune, +Selonc les ovres de Fortune, +Que chascuns chascun jor le voit, +Se bon entendement avoit. +Merveilles est que ne l'entens +Qui ta cure as mise tant ens; +MËs tu l'as autre part tornÈe, +Par ceste amor desordenÈe, +Si la te voil or ramentoivre +Por toi faire miex aparÁoivre. + Jupiter en toute saison[52] +A sor le suel de sa maison, +Ce dit Omers, deus plains tonneaus; +Si n'est viex hons, ne garÁonneaus, +N'il n'est dame, ne damoisele, +Soit vielle ou jone, laide ou bele, + +[p.179] + +Si tout par nÈgligence oublies. 7101 +Que sert ce que tu Ètudies +Si le bons sens dÈfaut te fait +Par ta faute quant besoin est? +Certes toujours en souvenance +Tout homme sage sa sentence +Doit conserver, sans contredit, +Et la ficher en son esprit, +Pour que toujours elle y demeure +EntiËre, jusqu'‡ ce qu'il meure. +Car qui sa sentence saurait +Et toujours en son coeur l'aurait +Et la saurait comprendre toute, +Sans sortir de la droite route, +Nulle infortune ne craindrait +Et toujours ferme se tiendrait +Encontre toutes aventures +Males, bonnes, molles ou dures. +Car elle peint si nettement +De Fortune l'agissement, +Que chacun le voit sans doutance +Avec un peu d'intelligence. +Comment ne la comprends-tu pas, +Toi qui pourtant l'Ètudias? +Mais ton ‚me ailleurs s'est tournÈe +Par cet amour dÈsordonnÈe. +Je vais donc te la rappeler +Pour le sens mieux t'en dÈvoiler. + Jupiter a, nous dit HomËre[52], +Devant son palais de lumiËre, +Deux tonneaux en toute saison. +Il n'est vieillard, jeune garÁon, +Il n'est dame ni damoiselle, +Soit vieille ou jeune, laide ou belle, + +[p.180] + +Qui vie en ce monde reÁoive, 7103 +Qui de ces deus tonneaus ne boive. +C'est une taverne planiere, +Dont Fortune la taverniere +Trait aluine et piment en coupes[53] +Por faire ‡ tout le monde soupes; +Tous les en aboivre ‡ ses mains, +MËs les uns plus, les autres mains. +N'est nus qui chascun jor ne pinte +De ces tonneaus ou quarte ou pinte, +Ou mui, ou setier, ou chopine, +Si cum il plest ‡ la meschine, +Ou plaine paume ou quelque goute +Que Fortune o˘ bec li agoute: +Car bien et mal ‡ chascun verse, +Si cum ele est douce ou perverse. +Ne j‡ nus si liÈs ne sera, +Quant il bien se porpensera, +Qu'il ne truist en sa greignor aise +Quelque chose qui li desplaise; +Ne j‡ tant de meschief n'aura, +Quant bien porpenser se saura, +Qu'il ne truisse en son desconfort +Quelque chose qui le confort, +Soit chose faite, ou chose ‡ faire, +S'il pensoit bien ‡ son afaire, +S'il ne chiet en desesperance, +Qui les pechÈors desavance; +Ne nus hons n'i puet consel metre, +Tant ai lÈu parfont en letre. +Que te vaut donc le corrocier, +Le lermoier et le groucier? +MËs pren bon cuer et si t'avance +De recevoir en pacience + +[p.181] + +Qui le jour reÁoive ici-bas, 7135 +Que ces tonneaux n'abreuvent pas. +C'est une taverne pleiniËre +O˘ Fortune la taverniËre +Verse l'absinthe et le piment[53] +Et nous abreuve incessamment, +Plus ou moins emplit notre coupe, +A tout le monde fait la soupe. +Chaque jour y venons bayer +Et des tonneaux, muids ou setier, +Suivant qu'il lui plaÓt, la coquine, +Ou quarte, ou pinte, ou bien chopine, +Ou quelque goutte, ou pleine main, +Au bec nous verse avec dÈdain; +Car bien ou mal ‡ chacun verse +Suivant qu'elle est douce ou perverse. +Et nul si joyeux ne sera +Quand toujours il dÈcouvrira, +Au milieu de sa plus grande aise, +Quelque chose qui lui dÈplaise; +Et tant de malheur il n'aura +Quand toujours il dÈcouvrira, +S'il pense bien ‡ son affaire, +Soit chose faite ou chose ‡ faire, +Que toujours en son dÈconfort +Se trouve un peu de reconfort, +S'il ne tombe en dÈsespÈrance +Qui les pÈcheurs guËre n'avance. +Nul n'y saurait remËde voir +Si grand que soit tout son savoir; +A quoi donc servent tes colËres, +Murmures et larmes amËres? +En patience et de bon coeur +Accepte donc, c'est le meilleur, + +[p.182] + +Tout quanque Fortune te donne, 7137 +Soit bele ou laide, ou male ou bonne. + De Fortune la semilleuse, +Et de sa roÎ perilleuse +Tous les tors conter ne porroie. +C'est li gieu de boute-en-corroie, +Que Fortune set si partir, +Que nus devant au dÈpartir +Ne puet avoir science aperte +S'il i prendra gaaing ou perte; +MËs ‡ tant de li me tairai, +Fors tant qu'encor m'i retrairai +Ung petitet por mes requestes, +Dont je te fai trois moult honestes: +Car volentiers recorde bouche +Chose qui prËs du cuer li touche; +Et se tu les vuÈs refuser, +N'est riens qui t'en puist escuser +Que trop ne faces ‡ blasmer: +C'est que tu me vueilles amer, +Et que le diex d'Amors desprises, +Et que Fortune riens ne prises. +Et se tu trop fiÈbles te fais +A soustenir ce treble fais, +Je le sui preste d'alegier +Por le porter plus de legier. +Pren la premiere solement, +Et se tu m'entens sainement, +Tu seras des autres dÈlivres, +Car se tu n'es ou fox ou yvres, +Savoir dois, et bien le recorde, +Quicunques ‡ Raison s'acorde, +JamËs par amors n'amera, +Ne Fortune ne prisera. + +[p.183] + +Tout ce que Fortune te donne, 7169 +Belle ou laide, mauvaise ou bonne. + Je ne saurais en tous mes jours, +L'inconstante, conter ses tours, +Quand sur sa roue elle tournoie; +C'est le jeu de boute en courroie. +Ses dons Fortune ainsi dÈpart +Que nul, quand il attend sa part, +Ne peut avoir science ouverte +S'il y doit prendre gain ou perte. +A prÈsent, d'elle me tairai, +Fors pourtant que j'y reviendrai +Un petitet pour mes requÍtes +Dont te ferai trois moult honnÍtes; +Car on aime dire souvent +Ce qui nous touche fortement, +Et si ces requÍtes refuses, +A mes yeux tu n'auras d'excuses +Et tu seras bien ‡ bl‚mer: +C'est que tu me veuilles aimer, +Et que le Dieu d'Amours mÈprises, +Et que Fortune rien ne prises; +Et si trop faible tu te fais +Pour soutenir ce triple faix, +De l'allÈger ferai-je en sorte, +Pour que ton coeur mieux le supporte. +Prends la premiËre seulement, +Et si tu m'entends sainement +Des deux autres je te dÈlivre. +A moins d'Ítre fol ou d'Ítre ivre, +Certes tu dois savoir tantÙt +Et te rappeler mot ‡ mot +Ce que te disais tout ‡ l'heure: +Quiconque avec Raison demeure + +[p.184] + +Por ce fu Socrates itiex, 7171 +Qui fu mes amis veritiex: +Li Diex d'Amors onc ne cremut, +Ne por Fortune ne se mut; +Por ce voil que tu li resembles, +Et que ton cuer au mien assembles: +Car se tu l'as o˘ mien plantÈ, +Il me soffist ‡ grant plantÈ. +Or vois cum la chose s'apreste, +Ge ne te fais c'une requeste; +Pren la premiere que t'ai dite, +Et ge te claim des autres quite. +Or ne tiens plus ta bouche close, +Respon: Feras-tu ceste chose? +Nule autre chose ne demant, +Ne me sers jamËs autrement, +Et lesse ta pensÈe fole, +Et le fol Diex qui si t'afole; +Amors qui te fait en li croire, +Te tolt ton sens et ta mÈmoire, +Et de ton cuer les iex avugle, +Et tenir te fait por avugle. + + Cy respond l'Amant ‡ Raison. + +Dame, fis-ge, ne puet autre estre, +Il me convient servir mon mestre +Qui moult plus riche me fera +Cent mile tans quant li plaira: +Car la Rose me doit baillier, +Se ge m'i sai bien travaillier; +Et se par li la puis avoir, +Mestier n'auroie d'autre avoir. + +[p.185] + +Jamais par Amour n'aimera 7203 +Ni Fortune ne prisera. +Tel fut Socrate ferme et stable +Qui fut mon ami vÈritable, +Le Dieu d'Amours jamais ne crut +Et pour Fortune ne se mut. +Or je veux que tu lui ressembles +Et que ton coeur au mien assembles; +Car si ton coeur mets avec moi, +Je n'attends mieux ni plus de toi. +Si tu le veux, c'est chose faite, +Je ne te fais qu'une requÍte; +Prends la premiËre et bien feras, +Et des autres quitte seras. +Or ne tiens plus ta bouche close, +RÈponds, feras-tu cette chose? +Rien plus ne veux pour le moment; +Ne me sers jamais autrement, +Et laisse la passion folle +Et le fol Dieu qui tant t'affole. +Amour qui te fait croire en lui, +Sens et mÈmoire t'a ravi, +Et de ton coeur les yeux aveugle +Et te fait passer pour aveugle. + + Cy rÈpond l'Amant ‡ Raison. + +Dame, lui dis-je, je ne puis +Faire autrement que j'ai promis. +Non; autrement il ne peut Ítre, +Il faut que je serve mon maÓtre +Qui moult plus riche me fera +Cent mille fois, quand il voudra; +Car il me doit bailler la Rose +Si je fais bien ce qu'il m'impose, + +[p.186] + +Ge ne priseroie trois chiches 7201 +Socrates combien qu'il fust riches, +Ne plus n'en quier oÔr parler. +A mon mestre m'en vuel aler, +Tenir li vuel ses convenans; +Car il est drois et avenans, +S'en enfer me devoit mener, +N'en puis-ge mon cuer refrener; +Mon cuer j‡ n'est-il mie ‡ moi. +Onc encores ne l'entamoi, +Ne ne bÈ pas ‡ entamer +Mon testament por autre amer: +A Bel-Acuel tout le lessai, +Car tretout par cuer mon laiz sai, +Et di par grant impacience +Confession sans repentance: +Si ne vodroie pas la Rose +Changier ‡ vous por nule chose: +L‡ convient que mes pensers voise. +Si ne vous tieng mie ‡ cortoise, +Quant ci m'avÈs coilles nomÈes, +Qui ne sunt pas bien renomÈes +En bouche ‡ cortoise pucele. +Vous qui tant estes saige et bele, +Ne sai comment nomer l'osastes, +Au mains quant le mot ne glosastes +Par quelque cortoise parole, +Si cum prode fame parole. +Sovent voi nÈis ces norrices, +Dont maintes sunt baudes et nices, +Quant lor enfant lavent et baingnent, +Qu'el les debaisent et aplaingnent, +Si les nomment-el autrement: +Vous savÈs or bien se ge ment. + +[p.187] + +Et si par lui la puis avoir, 7235 +Point n'ai besoin d'un autre avoir; +Je ne priserais un pois chiche +Socrate, combien qu'il f˚t riche, +Et n'en veux plus ouir parler. +Je m'en veux ‡ mon maÓtre aller. +Je lui veux tenir ma promesse +Pour sa droiture et sa tendresse; +En enfer me d˚t-il mener, +Mon coeur se laisserait damner. +Il est ‡ lui, point ne l'ignore, +Ne l'entamai jamais encore, +Ni pour un autre aimer, vraiment, +N'entamerai mon testament. +J'ai fait, en grande impatience, +Confession sans repentance; +A Bel-Accueil j'ai tout laissÈ, +Mon legs est dans mon coeur tracÈ, +Et ne voudrais ‡ vous la Rose +Oncques changer pour nulle chose, +Car tous mes pensers je lui dois. +Mais peu courtoise je vous vois +Vous qui tant Ítes sage et belle; +Car bouche ‡ courtoise pucelle +N'a jamais couille prononcÈ; +C'est un mot l‡ fort dÈplacÈ. +Je ne sais comment telle chose +Vous avez pu nommer sans glose, +Sans la voiler d'un mot courtois, +En prude femme. Ainsi je vois, +Par exemple, mainte nourrice, +NaÔve gent et sans malice; +Quand lave et baigne son enfant +Et le va baisant, caressant, + +[p.188] + +Lors se prist Raison ‡ sorrire, 7235 +En sorriant me prist ‡ dire: + + Raison. + +Biaus amis, ge puis bien nomer, +Sans moi faire mal renomer, +Apertement par propre non +Chose qui n'est se bonne non. +Voire du mal sÈurement +Puis-ge bien parler proprement: +Car de nule riens je n'ai honte, +Se tele n'est qu'‡ pechiÈ monte[54]; +MËs chose o˘ pechiÈ se mÈist, +N'est riens qui faire me fÈist. +Onc en ma vie ne pechiÈ, +N'encor ne fais-ge pas pechiÈ, +Se ge nome sans metre gloses +Par plain texte les nobles choses +Que mes peres en paradis +Fist de ses propres mains jadis; +Et tous les autres estrumens +Qui sunt piliers et argumens +A soustenir nature humaine, +Qui sans eus fust et casse et vaine. +Car volentiers, non pas envis, +Mist Diex en coilles et en vits +Force de generacion, +Par merveilleuse entencion, +Por l'espece avoir tous jors vive +Par renovelance naÔve. +C'est par naissance rechÈable, +C'est par chÈance reversable, + +[p.189] + +Autrement ne les nomme-t-elle? 7269 +Dites-moi si je mens, ma belle. +Raison ‡ sourire se prit +Alors, et souriant me dit: + + Raison. + +A bon droit, bel ami, j'appelle, +Sans mÈriter nulle querelle, +Franchement, de son propre nom, +Chose o˘ rien n'est qui ne soit bon. +De nulle chose je n'ai honte +Si telle n'est qu'‡ pÈchÈ monte. +Voire du mal assurÈment +Puis-je bien parler proprement; +Mais ne voudrais pour rien au monde +Nul pÈchÈ faire ou chose immonde. +Jamais de mes jours ne pÈchai, +Et cÈans ne fais point pÈchÈ +Quand je nomme sans mettre gloses, +Et par leur nom, les nobles choses +Que Dieu mon pËre en paradis, +De ses propres mains, fit jadis +Pour soutenir nature humaine, +Qui deviendrait et faible et vaine +Sans ces prÈcieux instruments, +Ses piliers et ses arguments. +Car Dieu, qui certes rien ne souille, +Mit volontiers en vit et couille +Force de gÈnÈration +Par merveilleuse intention, +Pour l'espËce avoir toujours vive +Par rÈnovation native. +Ainsi par mortel manquement +Et naturel enfantement + +[p.190] + +Par quoi Diex les fait tant durer, 7263 +Qu'el ne puet la mort endurer. +Ainsinc fist-il as bestes muÎs +Qui par ce resont soustenuÎs: +Car quant les unes bestes meurent, +Les formes as autres demeurent. + + L'Amant. + +Or vaut pis, dis-ge, que devant, +Car bien voi ore apertement +Par votre parlÈure baude, +Que vous estes fole ribaude: +Car tout ait Diex les choses faites +Que ci devant m'avÈs retraites, +Les mos au mains ne fist-il mie +Qui sunt tuit plain de vilonie. + + Raison. + +Biaus amis, dist Raison la sage, +Folie n'est pas vasselage, +N'onc ne fu, ne j‡ ne sera. +Tu diras quanqu'il te plera, +Car bien en as tens et espace +De moi qui t'amor et ta grace +Voil avoir, n'estuet-il douter, +Car ge sui preste d'escouter +Et de souffrir, et de moi taire, +MËs que te gardes de pis faire, +Combien qu'‡ ledengier m'acueilles. +Si semble-il par fois que tu vueilles +Que je te responde folie; +Mais ce ne te ferai-ge mie, + +[p.191] + +Dieu fait tout durer sur la terre 7301 +MalgrÈ la mort qui tout altËre. +Ainsi fit-il aux animaux +Que nous voyons toujours Ègaux, +Car si les uns tour ‡ tour meurent, +Aux autres les formes demeurent. + + L'Amant. + +Vous valez, dis-je, pis qu'avant; +Car je vois bien apertement, +A votre lascive parole, +Que vous Ètes ribaude et folle. +Car si Dieu toutes choses fit, +Comme l'avez ci-devant dit, +Au moins les mots ne fit-il mie +Qui sont tout pleins de vilenie. + + Raison. + +Parle, ami, tant qu'il te plaira; +Jamais ne fut ni ne sera +Folie un acte de courage, +Me rÈpondit Raison la sage; +Je t'en laisserai le loisir, +Car je veux ta gr‚ce acquÈrir +Et ton amour, oncques n'en doute. +Aussi je reste et je t'Ècoute, +PrÍte ‡ me taire, ‡ tout souffrir, +Afin de pis te garantir, +Combien que durement m'accueilles. +C'est ‡ croire que tu me veuilles +Faire rÈpondre follement. +Je ne le ferai pas vraiment, + +[p.192] + +Ge qui por ton preu te chastoi, 7293 +Ne sui mie de tant ‡ toi +Que tel vilonie encommence, +Que ge mesdie, ne ne tence: +Qu'il est voirs et ne te desplese, +Tous jors est venjance mauvese; +Et si dois savoir que mesdire +Est encores venjance pire. +Moult autrement me vengeroie, +Se venjance avoir en voloie; +Car se tu meffais ou mesdis, +Ou par tes fais, ou par tes dis, +SecrÈement t'en puis reprendre, +Por toi chastoier et aprendre, +Sans blasme et sans diffamement, +Ou vengier nÈis autrement, +Se tu ne me voloie croire +De ma parole bonne et voire, +Par plaindre, quant tens en seroit, +A juge qui droit m'en feroit; +Ou par quelque fait raisonnable +Prendre autre venjance honorable. +Je ne voil mie as gens tencier, +Ne par mon dit desavancier, +Ne diffamer nule personne, +Quelqu'ele soit, mauvese ou bonne. +Port chascuns endroit soi son fËs, +S'il vuet, si s'en face confËs. +S'il ne vuet, j‡ ne s'en confesse. +Ge ne li en ferai j‡ presse. +N'ai talent de folie faire +Par quoi ge m'en puisse retraire, +Ne j‡ nÈis n'iert par moi dite: +Si rest taire vertu petite; + +[p.193] + +Moi qui pour ton bien te ch‚tie. 7329 +Assez ne te suis ennemie +Pour vilainement m'abaisser +A mÈdire ou me courroucer. +Il est certain, ne t'en dÈplaise, +Que toujours vengeance est mauvaise, +Et sur ce nous serons d'accord +Que mÈdisance est pire encor. +Pour me venger de ton offense +Je chercherais autre vengeance; +Car si tu mÈfais ou mÈdis, +Ou par tes faits ou par tes dits, +SecrËtement t'en puis reprendre +Pour te corriger et t'apprendre, +Sans bl‚me et sans diffamement; +Ou me venger mÍme autrement, +Si tu ne voulais pas entendre +Ma leÁon si sage et si tendre, +En me plaignant, quand temps serait, +Au juge qui droit m'en ferait; +Ou par quelque fait raisonnable +Prendre autre vengeance honorable. +Je ne veux pas les gens tancer +Ni par ma langue rabaisser, +Ni diffamer nulle personne, +Qui que ce soit, mauvaise ou bonne. +Que chacun porte son paquet, +Ou s'en confesse, s'il lui plaÓt, +S'il ne veut pas, ne s'en confesse; +Ce n'est pas moi, vrai, qui l'en presse. +Par tel chemin n'en sortirai; +Non, folie oncques ne ferai, +Oncques par moi ne sera dite, +Si se taire est vertu petite, + +[p.194] + +MËs dire les choses ‡ taire, 7327 +C'est trop grant dÈablie ‡ faire. + Langue doit estre refrenÈe: +Car nous lisons de TholomÈe[54] +Une parole moult honeste +Au commencier de s'Almageste, +Que sages est cis qui met paine +A ce que sa langue refraine, +Fors sans plus quant de Diex parole; +L‡ n'a-l'en pas trop de parole, +Car nus ne puet Diex trop loer, +Ne trop por seignor avoer, +Trop criendre, ne trop obÈir, +Trop amer, ne trop benÈir, +Crier merci, ne graces rendre: +A ce ne puet nus trop entendre, +Car tous jors reclamer le doivent +Tuit cil qui biens de li reÁoivent. +Caton mÈisme s'i acorde, +S'il est qui son livre recorde: +L‡ puÈs en escript trover tu +Que la premeraine vertu +C'est de metre en sa langue frain[55] +Donte donc la toie et refrain +De folie dire et d'outrages, +Si feras que preus et que sages: +Qu'il fait bon croire les paiens, +Cum de lor dit grans biens aiens. + MËs une chose te puis dire +Sans point de haÔne ne d'ire, +Et sans blasme et sans ataÔne, +Car fox est qui gens ataÔne, +Que, sauve ta grace et ta pez, +Tu vers moi, qui t'aim et t'apez, + +[p.195] + +Dire chose qu'on doit cacher 7363 +Est par trop vilement pÈcher. + Langue doit Ítre refrÈnÈe, +Car nous lisons dans PtolÈmÈe[54] +Un mot honnÍte et moult dÈcent +Son Almageste en commenÁant. +Il dit: Sage est qui met sa peine +A ce que sa langue refrËne, +Fors lorsqu'il va de Dieu parlant, +L‡ n'est jamais trop abondant. +Car nul jamais Dieu trop ne loue, +Pour son seigneur trop ne l'avoue, +Ne le peut trop craindre et servir, +Ni trop aimer, ni trop bÈnir, +Crier merci, ni gr‚ces rendre; +A ce nul ne peut trop entendre. +Car toujours doivent l'invoquer +Ceux qu'il lui plaÓt de biens combler. +Caton pense la mÍme chose +Et dans son livre nous l'expose. +En cet Ècrit trouver peux-tu +Que la souveraine vertu +Est ‡ qui sa langue refrËne[55]; +Dompte donc, refrËne la tienne. +Il fait bon croire les paÔens, +En leurs prÈceptes sont grands biens; +Or comme un fol plus ne m'outrage, +Tu feras comme preux et sage. + Une chose dirai pourtant +Sans haine et sans emportement, +Sans amertume et sans querelle, +Car fol est qui les gens querelle. +Envers moi qui t'aime et te fais +Du bien, qui ne veux que ta paix, + +[p.196] + +Trop mesprens qui si te reveles, 7361 +Qui fole ribaude m'apeles, +Et sans deserte me ledenges, +Quant mes peres li Rois des anges, +Diex li cortois sans vilonie, +De qui muet toute cortoisie, +Et m'a norrie et enseignie, +Ne m'en tiens ‡ mal enseignie, +AinÁois m'aprist ceste maniere: +Par son grÈ sui-ge coustumiere +De parler proprement des choses +Quant il me plest, sans metre gloses. +Et quant me reveus oposer, +Tu qui me requiers de gloser, +Veus oposer, ainÁois m'oposes, +Que tout ait Diex faites les choses, +Au mains ne fist-il pas le non; +Ge te respon, espoir que non; +Au mains celi qu'eles ont ores, +Si les pot-il bien nomer lores +Quant il premierement cria +Tout le monde et quanqu'il i a; +Mais il volt que non lor trovasse +A mon plesir, et les nomasse +Proprement et communÈment, +Por croistre nostre entendement: +Et la parole me donna +O˘ moult trËs-prÈcieux don a; +Et ce que si t'ai rÈcitÈ +PuÈs trover en auctoritÈ: +Car Platon disoit en s'escole +Que donnÈe nous fu parole +Por faire nos voloirs entendre, +Por enseignier et por aprendre. + +[p.197] + +Tu montres trop d'ingratitude 7397 +En m'accusant de turpitude, +En m'insultant, ami, pourquoi? +Car mon pËre, des anges roi, +Dieu le courtois sans vilenie, +De qui vient toute courtoisie, +Qui m'enseigna, qui me nourrit, +Et qui rien de mal ne m'apprit, +M'instruisit de telle maniËre: +Par son grÈ suis-je coutumiËre +De parler de tout ‡ souhait +Sans mettre gloses, s'il me plaÓt. +Et quand, pour que j'y mette gloses, +Tu dis que Dieu fit toutes choses, +Mais pourtant ne fit point le nom, +Je te rÈponds: c'est vrai que non, +Au moins du nom dont on les nomme. +Bien e˚t-il pu le faire, en somme, +Quand premiËrement il crÈa +Le monde et tout ce qu'il y a. +Il voulut que nom leur trouvasse +A mon plaisir et les nommasse +Proprement et communÈment, +Pour croÓtre notre entendement, +Et, don prÈcieux, la parole +A moi donna que tu dis folle. +Mais tu peux en autoritÈ +Trouver ce que t'ai rÈcitÈ; +Car Platon dit en son Ècole +Que Dieu nous donna la parole +Pour nos volontÈs dÈsigner, +Pour apprendre et pour enseigner. + +[p.198] + + Ceste sentence ci rimÈe 7395 +Troveras escripte en ThimÈe +De Platon qui ne fu pas nices; +Et quant tu d'autre part obices +Que lait et vilain sunt li mot, +Ge te di devant Diex qui m'ot, +Se ge, quant mis les noms as choses, +Que ci reprendre et blasmer oses, +Coilles reliques apelasse, +Et reliques coilles clamasse, +Tu qui si m'en mors et depiques, +Me redÈisses de reliques +Que ce fust lais mos et vilains. +Coilles est biaus mos, et si l'ains; +Si sunt par foi coillon et vit, +Onc nus plus biaus gaires ne vit. +Ge fis les mos, et sui certaine +Qu'onques ne fis chose vilaine; +Et quant por reliques m'oÔsses +Coilles nomer, le mot prÈisses +Por si bel; et tant le prisasses, +Que par tout coilles aorasses, +Et les baisasses en eglises, +En or et en argent assises; +Et Diex qui sages est et fis, +Tient ‡ bien fait quanque je fis. +Comment, par le cors Saint Omer, +N'oseroi-ge mie nomer +Proprement les ovres mon pere? +Convient-il que ge le compere? +Noms convenoit-il qu'il Èussent, +Ou gens nomer ne les sÈussent, +Et por ce tex nons lor mÈismes, +Qu'en les nomast par ceus mÈismes. + +[p.199] + + Cette sentence ici rimÈe 7429 +Tu trouveras dans le ThimÈe +De Platon qui n'Ètait pas sot; +Et quand tu m'objectais tantÙt +Qu'il est des mots vilains sans doute, +Je dis devant Dieu qui m'Ècoute: +Toi qui les noms cÈans bl‚mais +Qu'aux choses donnai, si j'avais +Couilles reliques appelÈes +Et reliques couilles nommÈes, +Toi qui telle noise m'en fais, +Alors reliques trouverais +Un mot vilain et laid de mÍme; +Couille est un beau mot et je l'aime, +Comme, ma foi, couillon et vit; +De plus beaux oncques nul ne vit. +Je fis les mots et suis certaine +De n'avoir fait chose vilaine, +Et si les reliques j'avais +Couilles nommÈ, tu trouverais +Ce mot si beau, qu'en nos Èglises, +Dans l'or et dans l'argent assises, +T'en irais couilles admirer, +Baiser et pieux adorer. +Or Dieu, la sagesse suprÍme, +Trouva bien ce que fis moi-mÍme. +Par le corps du grand saint Omer, +Comment, je n'oserais nommer, +Ami, les oeuvres de mon pËre? +Me convient-il noise lui faire? +Bien fallait-il nom leur donner +Pour que l'on p˚t les dÈsigner. +C'est pourquoi de tels noms ces choses +Avons nommÈ sans mettre gloses, + +[p.200] + +Se fames nes noment en France, 7429 +Ce n'est fors desacoustumance: +Car le propre non lor plÈust, +Qui acoustumÈ lor Èust: +Et se proprement les nomassent, +J‡ certes de riens n'i pechassent. + + Acoustumance est trop poissans[56], +Et se bien la sui congnoissans, +Mainte chose desplest novele, +Qui par acoustumance est bele: +Chascune qui les va nomant, +Les apele ne sai comment, +Borces, hernois, riens, piches, pines, +Ausinc cum se fussent espines; +MËs quant les sentent bien joignans, +Ne les tiennent pas ‡ poignans. +Or les noment si cum el suelent, +Quant proprement nomer nes vuelent. +Ge ne lor en ferai j‡ force; +MËs ‡ riens nule ne m'efforce, +Quant riens voil dire apertement, +Tant cum ‡ parler proprement. + Si dist-l'en bien en nos escoles +Maintes choses par paraboles, +Qui moult sunt beles ‡ entendre; +Si ne doit l'en mie tout prendre +A la letre quanque l'en ot. +En ma parole autre sens ot, +Dont si briÈment parler voloie, +Au mains quant des coilles parloie, +Que celi que tu i vuÈs metre: +Et qui bien entendroit la letre, + +[p.201] + +Pour que de ces noms seulement 7463 +On les nomm‚t, pas autrement. +Si point ne les nomment en France +Les dames, c'est faute d'usance, +Et le propre nom leur plairait +Si telle la coutume Ètait, +Car nommer par son nom la chose +Ne serait lors de pÈchÈ cause. + Coutume est un lien puissant[56], +Et si la suis bien connoissant, +Mainte chose dÈplaÓt nouvelle +Qui par accoutumance est belle. +Chacune qui les va nommant +Les appelle ne sais comment, +Bourses, harnais, pieux, choses, pines, +Comme si c'Ètait des Èpines; +Mais quand elle les sent tout prËs +Du piquant ne se plaint jamais. +Suivant son habitude, en somme, +Chacune par un nom les nomme. +Je ne veux pas leur reprocher; +Mais moi, quand je veux m'attacher +A clairement dire une chose, +Je ne saurais y mettre glose. + En nos Ècoles maint savant +Dit en paraboles souvent +VÈritÈs belles ‡ entendre; +Mais il ne faudrait pas tout prendre +A la lettre ce qu'on ouÔt. +En mon discours autre sens gÓt +Que celui que tu veux y mettre. +C'Ètait pour mon penser Èmettre +Plus bref, quand des couilles parlais; +Mais si bien la lettre entendais, + +[p.202] + +Le sens verroit en l'escripture 7461 +Qui esclarcist la chose oscure. +La vÈritÈ dedens reposte +Seroit clere, s'ele iert esposte: +Bien l'entendras, se bien rÈpetes +Les argumens as grans poÎtes; +L‡ verras une grant partie +Des secrÈs de philosophie, +O˘ moult te voldras dÈliter, +Et si porras moult profiter. +En dÈlitant profiteras, +En profitant dÈliteras: +Car en lor gieus et en lor fables +Gisent profit moult delitables, +Sous qui lor pensÈes covrirent, +Quant le voir des fables ovrirent: +Si te convendroit ‡ ce tendre, +Se bien vuÈs la parole entendre. +MËs puis t'ai tiex deus mos rendus, +Se tu les as bien entendus, +Qui pris doivent estre ‡ la letre +Tout proprement, sans glose metre. + + L'Amant. + +Dame, bien les i puis entendre, +Qu'il i sunt si lÈgiers ‡ prendre, +Qu'il n'est nus qui franÁois sÈust, +Qui prendre ne les i dÈust. +N'ont mestier d'autres dÈclarences, +Mais des poÎtes les sentences, +Les fables et les mÈtafores +Ne bÈ-ge pas ‡ gloser ores; +MËs se ge puis estre garis, +Et li servises m'iert meris, + +[p.203] + +Le sens verrais en l'Ècriture 7497 +Qui Èclaircit la chose obscure. +LËve le voile o˘ vÈritÈ +Se cache et verras sa clartÈ; +Bien l'entendras si tu rÈpËtes +Les arguments des grands poËtes, +Et tu pourras en profiter, +Tout en sachant te dÈlecter. +Car l‡ verras en grand' partie +Les secrets de philosophie; +En profitant t'amuseras, +En t'amusant profiteras. +Car en leurs jeux comme en leurs fables +Gisent profits moult dÈlectables, +Quand ils vont leurs pensers couvrant +Dessous un voile transparent, +Et c'est ce que tu peux apprendre +Si bien veux la parole entendre. +Mais depuis t'ai deux mots rendus +Si tu les as bien entendus, +Qui doivent pris Ítre ‡ la lettre, +Tout proprement sans glose y mettre. + + L'Amant. + +Dame, qui sait bien son franÁais +Les doit comprendre ou bien jamais; +Aussi je crois bien les entendre, +Car ils sont aisÈs ‡ comprendre. +Pas n'ai besoin d'autres raisons; +Des poËtes les fictions, +Fables, sentences, paraboles, +Ne veux point gloser en Ècoles. +Je gloserai tout ‡ loisir +(Si Dieu mon coeur daigne guÈrir + +[p.204] + +Dont si haut guerredon atens, 7493 +Bien les gloserai tout ‡ tens, +Au mains ce qui m'en afferra, +Si que chascuns cler i verra. +Si vous tieng por bien escusÈe +De la parole ainsinc usÈe, +Et des deus mos dessus nomÈs, +Quant si proprement les nomÈs, +Qu'il ne m'i convient plus muser, +Ne mon tens en gloses user. +MËs ge vous cri por Dieu merci, +Ne me blasmez plus d'amer ci: +Se ge sui fox, c'est mon damage; +MËs au mains fis-ge lors que sage, +De ce cuit-ge bien estre fis, +Quant hommage ‡ mon mestre fis; +Et se ge sui fox, ne vous chaille. +Je voil amer, comment qu'il aille, +La Rose o˘ ge me sui voÈs. +J‡ n'iert mes cuers d'autre doÈs; +Et se m'amor vous prometoie, +J‡ voir promesse n'en tendroie. +Lors si seroie dÈcevierre +Vers vous, ou vers mon mestre lierre, +Se je vous tenoie convent; +MËs ge vous ai bien dit souvent +Que ge ne voil aillors penser +Qu'‡ la Rose o˘ sunt mi penser[57]: +Et quant aillors penser me faites +Par vos paroles ci retraites +Que ge sui j‡ tous las d'oÔr, +J‡ m'en verrez de ci foÔr, +Se ne vous en taisiez atant, +Puis que mes cuers aillors ne tent. + + + * * * * * + +[p.205] + +Et si de ma longue constance 7529 +Il me donne la rÈcompense), +Au moins sur ce qui m'adviendra, +Tant que chacun clair y verra. +Je vous tiens pour bien excusÈe +D'avoir tant votre langue usÈe +Et des deux mots ci-haut nommÈs +Et si proprement exprimÈs. +Aussi dËs lors plus je ne muse, +Ni mon temps ‡ gloser je n'use. +Pour Dieu, je demande merci, +Cessez de me bl‚mer ainsi. +Si je suis fol, c'est mon affaire; +Mais du moins je croyais bien faire, +De ceci je suis s˚r, le jour +O˘ fis hommage au Dieu d'Amour. +Si je suis fol, n'en prenez peine, +Je veux aimer, quoi qu'il advienne, +La Rose ‡ qui me suis donnÈ, +Mon coeur par elle est dominÈ. +Si je vous donnais ma tendresse, +J'enfreindrais alors ma promesse; +Je serais envers vous trompeur, +Ou bien vers mon maÓtre voleur, +Si j'acceptais telles avances. +J'ai dit en maintes circonstances +Que ne voulais ailleurs penser, +Qu'‡ la Rose est tout mon penser[57], +Et si penser ailleurs me faites +Par vos paroles indiscrËtes +Que je suis ennuyÈ d'ouÔr, +Vous me verrez d'ici m'enfuir +Si ne voulez faire silence, +Puisqu'elle est ma seule espÈrance. + + + * * * * * + +[p.206] + + + XLIII + + + Comment Raison laisse l'Amant 7527 + MÈlancolieux et dolant, + Puis s'est tournÈ devers Amis + Qui en son cas confort a mis. + + +Quant Raison m'ot, si s'en retorne, +Si me relest pensant et morne. +Adonc d'Amis me resovint, +Esvertuer lors me convint. +Aler y voil ‡ quelque paine, +Es-vos Amis que Diex m'amaine; +Et quant il me vit en ce point, +Que tel dolor au cuer me point: + + Amis. + +Qu'est-ce, dist-il, biaus dous Amis, +Qui vous a en tel torment mis? +Bien voi qu'il vous est meschÈu, +DËs que vous voi si esmÈu; +MËs or me dites quex noveles. + + L'Amant. + +M'aÔt Diex, ne bonnes, ne beles. + + Amis. + +ContÈs moi tost. + + L'Amant. + + Et ge li conte, +Si cum avÈs oÔ o˘ conte: +J‡ plus ne vous iert recordÈ. + +[p.207] + + + XLIII + + + Comment Raison lors sans rÈplique 7563 + Laisse l'Amant mÈlancolique; + Il s'en retourne vers Ami + Qui son courage a raffermi. + + + A ces mots Raison interdite +Pensif et morne l‡ me quitte, +Soudain d'Ami me ressouvient +Et d'aller ‡ lui me convient. +Je m'y dÈcide non sans peine; +Mais le voici, Dieu me l'amËne, +Et quand il voit quelle douleur +Tourmente et dÈchire mon coeur: + + Ami. + +Doux Ami, dit-il, quelle peine +Derechef ainsi vous malmËne? +Car bien vois ‡ votre p‚leur +Qu'il vous est arrivÈ malheur; +Voyons, dites, quelles nouvelles? + + L'Amant. + +Dieu m'assiste, bonnes ni belles! + + Ami. + +Parlez donc. + + L'Amant. + + Lors je lui contai +Ce que j'ai plus haut racontÈ, +Pas n'est besoin que je le die. + +[p.208] + + + Ami. + +Avoi, dist-il, por le cors DÈ, 7548 +Dangier aviÈs apaisiÈ, +S'aviÈs le bouton baisiÈ; +De noiant estes entrepris, +Se Bel-Acuel ‡ estÈ pris; +Puis que tant s'est abandonnÈs +Que le baisier vous fu donnÈs, +JamËs prison ne le tendra; +Mais sans faille il vous convendra +Plus sagement ‡ maintenir, +S'‡ bon chief en volÈs venir. +ConfortÈs-vous: car bien sachiÈs +Qu'il iert de la prison sachiÈs, +O˘ il a por vous estÈ mis. + + L'Amant. + +Ha! trop i a fors anemis. +S'il n'i avoit que Male-Bouche; +C'est cis qui plus au cuer me touche: +Cis a les autres esmÈus; +J‡ n'i Èusse estÈ sÈus, +Se li glous ne chalemelast, +Paor et Honte me celast +Moult volentiers; nÈis Dangier +M'avoit lessiÈ ‡ ledengier. +Tuit trois s'estoient coi tenu, +Quant li dÈable i sunt venu +Que li glous i fist assembler. +Qui vÈist Bel-Acuel trembler, +Quant Jalousie l'escria, +(Car la vielle trop mal cria:) + +[p.209] + + + Ami. + +Mais, dit-il, par la sainte hostie! 7584 +Danger vous aviez apaisÈ, +Le bouton vous aviez baisÈ, +Et de Bel-Accueil la capture +A ce point, ami, vous torture! +S'il s'est ‡ vous abandonnÈ +Tant qu'un baiser vous fut donnÈ, +Il n'est prison qui le retienne. +Or donc, que votre coeur comprenne, +S'il veut ‡ bonne fin venir, +Que plus sage il se doit tenir. +Consolez-vous, car sans nul doute +Il sortira, co˚te que co˚te, +Du fort o˘ pour vous on l'a mis. + + L'Amant. + +Ah! trop forts sont ses ennemis! +Et sans ce maudit Malebouche +(C'est lui qui plus au coeur me touche, +Lui qui tous les autres Èmut), +Personne soupÁonnÈ ne m'e˚t. +Si n'e˚t tant bavardÈ ce traÓtre, +Honte et Peur volontiers peut-Ítre +M'eussent cachÈ; voire Danger +S'Ètait, ma foi, laissÈ toucher, +Tous trois s'Ètaient tenus tranquilles, +Lorsque surgirent ces reptiles +Que le coquin fit assembler. +Qui Bel-Accueil e˚t vu trembler +Lorsque s'Ècria Jalousie +(Car la vieille horriblement crie), + +[p.210] + +Grant pitiÈ li en pÈust prendre; 7577 +Je m'en foÔ sans plus atendre. +Lors fu le chastel maÁonÈ +O˘ li dous est emprisonÈ. +Por ce, Amis, ‡ vous me conseil, +Mort sui se n'i metÈs conseil. +Lors dist Amis cum bien apris, +Car d'Amors ot assÈs apris: + + Amis. + +Compains, ne vous desconfortÈs, +En bien amer vous desportÈs; +Li Diex d'Amors, et nuit et jor +ServÈs loiaument sans sÈjor: +Vers li ne vous desloiautÈs, +Trop seroit grant desloiautÈs +S'il vous en trovoit recrÈu, +Trop se tendroit ‡ dÈcÈu +De ce qu'‡ homme vous reÁut: +Onques cuers loiaus nel' dÈÁut. +Faites quanqu'il vous encharja, +Tous ses commans gardÈs; car j‡ +A son propos, combien qu'il tarde, +Ne faudra hons qui bien les garde, +S'il ne li meschiet d'autre part, +Si cum Fortune se dÈpart. +Du Diex d'Amors servir pensÈs, +En li soit tous vostres pensÈs. +C'est douce pensÈe et jolie, +Por ce seroit trop grant folie +Du lessier, puisqu'il ne vous lesse; +Neporquant il vous tient en lesse, +Si vous convient vers li plessier, +Quant vous ne le poÈs lessier. + +[p.211] + +E˚t ÈtÈ d'Èpouvante pris; 7613 +Sans plus attendre je m'enfuis. +Lors s'Èleva la tour de pierre +O˘ Bel-Accueil se dÈsespËre. +Aussi vers vous, Ami, j'accours, +Je suis mort sans votre secours. +Lors dit Ami d'une voix tendre, +Lui qui savait l'amour comprendre: + + Ami. + +Ami, loyalement Amour +Servez sans cesse et nuit et jour; +Que votre coeur mieux lutter sache, +Et qu'‡ bien aimer il s'attache. +Soyez vers lui franc et loyal; +Car ce serait trop dÈloyal +A vous d'Ítre l‚che et parjure, +Ce serait peine ‡ lui trop dure, +Lui qui votre hommage a reÁu; +Oncques fin coeur ne l'a dÈÁu. +Suivez donc ses leÁons sans crainte +Et ses commandements sans feinte; +Car celui qui fidËlement +Le sert, jamais ne s'en repent, +A moins que Fortune inconstante +D'un autre cÙtÈ le tourmente. +A servir Dieu d'Amours pensez, +En lui mettez tous vos pensers; +C'est douce pensÈe et jolie, +Et ce serait trop grand' folie +De le laisser injustement. +Il vous tient en laisse pourtant; +Mais il faut ‡ lui vous soumettre +Et ne point en oubli le mettre. + +[p.212] + + Or vous dirai que vous ferÈs: 7609 +Une piËce vous tarderÈs +Du fort chastel aler vÈoir; +N'alÈs ne joer, ne sÈoir, +N'oÔs n'i soiÈs ne vÈus, +Tant que cis vens soit tous chÈus, +Au mains tant comme vous solÈs; +J‡ soit ce que pas ne volÈs, +PrËs des murs, ne devant la porte; +Et, s'aventure l‡ vous porte, +Faites semblant, comment qu'il aille, +Que de Bel-Acuel ne vous chaille; +MËs se de loing le vÈÈs estre +Ou ‡ crenel, ou ‡ fenestre, +RegardÈs-le piteusement, +MËs trop soit fait couvertement. +S'il vous revoit, liez en sera, +J‡ por gardes nel' lessera; +MËs n'en fera chiere ne cin, +Se n'est, espoir, en larrecin; +Ou sa fenestre espoir clorra, +Quant as gens parler vous orra; +S'agueitera par la fendace +Tant cum vous serÈs en la place, +Jusques vous en serÈs tornÈs, +Se par autre n'est destornÈs. + PrenÈs-vous garde toutevoie +Que Male-Bouche ne vous voie: +S'il vous voit, si le saluÈs, +MËs gardÈs que vous ne muÈs, +Ne ne faites chiere nesune +De haÔne ne de rancune; +Et se vous aillors l'encontrÈs, +Nul maltalent ne li monstrÈs: + +[p.213] + + Or voici ce que vous ferez: 7645 +Un petitet vous attendrez +Avant d'aller ‡ la tour sombre +RÍver et rÙder comme une ombre, +Et laissez le vent dÈvier. +Pas plus que n'Ítes coutumier, +Avant tout, faites bien en sorte +Que prËs des murs, devant la porte, +Ne soyez vu ni jour ni nuit. +Si le hasard vous y conduit, +De Bel Accueil, quoi qu'il advienne, +Semblez ne point vous mettre en peine; +Mais toutefois discrËtement +Regardez-le piteusement, +Si de loin le voyez paraÓtre +Sur les crÈneaux, ‡ la fenÍtre; +Lui, s'il vous voit, content sera, +MalgrÈ les gardes restera +Sans remuer ni main ni tÍte +(Si ce n'est peut-Ítre en cachette), +Ou sa fenÍtre fermera +Quand aux gens parler vous verra, +S'aguettera par la fendace +Tant que resterez en la place +Et ne serez en retournÈ, +A moins qu'il n'en soit dÈtournÈ. + Surtout veillez bien qu'en la voie +Ce Malebouche ne vous voie. +Saluez-le s'il peut vous voir, +Mais gardez de vous Èmouvoir; +Qu'en vos traits n'apparaisse aucune +Marque de haine ou de rancune. +Ailleurs si vous le rencontrez, +Nulle colËre ne montrez; + +[p.214] + +Sages hons son maltalent cuevre. 7643 +Si sachiÈs que cis font bone uevre, +Qui les dÈcevÈors dÈÁoivent. +SachiÈs qu'ainsinc faire le doivent +Chascun amant, au mains li sage. +Male-Bouche et tout son linage, +S'il vous devoient acorer, +Vous lo servir et honorer. +OffrÈs lor tout par grant faintise, +Cuer et cors, avoir et servise: +L'en seult dire, et voirs est, ce cuit, +Encontre veziÈ recuit. +De ceus bouler n'est pas pechiÈs +Qui de bouler sunt entechiÈs: +Male-Bouche si est boulierres, +OstÈs bou, si demorra lierres. +Lierres est-il, sachiÈs de voir, +Bien le poÈs aparcevoir; +Nil ne doit avoir autre non, +Qui emble as gens lor bon renon, +N'il n'a jamËs pooir du rendre; +L'en le dÈust miex mener pendre +Que tuit ces autres larronciaus +Qui deniers emblent ‡ monciaus. +S'uns laronciaus emble deniers, +Robe ‡ perche, blÈ en greniers, +Por quatre tans au mains iert quites, +Selonc les lois qui sunt escrites[58], +Et soit pris en present forfait. +MËs Male-Bouche trop forfait +Par s'orde vil langue despite +Qui ne puet, dËs que il l'a dite +De sa goule mal renomÈe, +Restorer bonne renomÈe, + +[p.215] + +Le sage couvre sa colËre. 7679 +Sachez que c'est bonne oeuvre faire +Que savoir tromper un trompeur. +C'est ainsi qu'un bon serviteur +Se doit conduire s'il est sage. +Malebouche et tout son lignage, +Dussent-ils tous vous Èventrer, +Il faut servir et honorer. +Offrez-lui, par grand artifice, +Coeur et corps, avoir et service. +On dit, et c'est la vÈritÈ, +Contre fin soyez raffinÈ. +Bouler les gens n'est pas mal faire +Quand eux ils ne s'en privent guËre. +Bouler, c'est tromper, ce dit-on, +Comme lierre est un larron; +Or Malebouche est boulierre, +Otez bou, restera lierre. +Il ne doit porter autre nom +Volant aux gens leur bon renom, +Mais sans pouvoir jamais le rendre. +Mieux devrait-on le mener pendre +Que tous ces autres larronneaux +Qui deniers volent ‡ monceaux; +Car larron, quand deniers dÈrobe, +Grains en greniers, sur perche robe, +En flagrant dÈlit s'il est pris, +La loi par quatre fois le prix +Lui fait payer le prÈjudice[58]. +Mais Malebouche et sa malice, +Tant sa langue sale forfait, +Ne peut, le mal une fois fait, +Avec sa gueule mal famÈe +Restaurer bonne renommÈe, + +[p.216] + +N'estaindre une parole sangle, 7677 +S'el l'a mÈue par sa jangle. + Bon fait Male-Bouche apaisier: +Aucunes fois seult-l'en baisier +Tel main qu'en vodroit qu'el fust arse; +Car fust ores li glous en Tarse[59]! +Si janglast l‡ quanqu'il vosist, +MËs qu'as amans riens ne tosist. +Bon fait estoper Male-Bouche, +Qu'il ne die blasme ou reprouche: +Male-Bouche et tous ses parens, +A qui j‡ Diex ne soit garans, +Par barat estuet barater, +Servir, chuer, blandir, flater, +Par hours, par adulacions, +Par fauces simulacions, +Et endiner et saluer: +Il fait trop bon le chien chuer +Tant qu'en ait la voie passÈe. +Bien seroit sa jangle quassÈe, +S'il li pooit sans plus sembler +Que n'ÈussiÈs talent d'embler +Le bouton qu'il vous a mis seure, +Par ce porrez estre au desseure. + La vielle qui Bel-Acuel garde, +Serves ausinc: que Mal-Feu l'arde! +Autel faites de Jalousie, +Que nostre Sires la maudie, +La dolereuse, la sauvage, +Qui tous jors d'autrui joie enrage! +Ele est si crueuse et si gloute, +Que tel chose vuelt avoir toute. +S'ele en lessoit ‡ chascuns prendre, +Qu'el ne la troveroit j‡ mendre. + +[p.217] + +Ni d'un mot arrÍter l'effet 7713 +De son pernicieux caquet. + Bon fait apaiser Malebouche, +Car souvent des lËvres on touche +La main qu'on voudrait voir br˚ler. +Que ne fait-on ce monstre aller +A Tarse ‡ son aise mÈdire[59]? +L‡ ne saurait aux amants nuire. +Bon fait b‚illonner ce vilain +Pour mettre ‡ ses reproches fin. +Oui, Malebouche et sa lignÈe, +Du ciel haÔe et dÈdaignÈe, +Bon fait par mensonges tromper, +Caresser, servir et duper +Par adulations trompeuses, +Simulations cauteleuses, +Profonds saluts et compliments; +Du chien calmons les grognements +Tant que n'avons franchi la voie. +Par dessus tout il faut qu'il croie, +Pour sa mÈdisance endormir, +Que n'avez pouvoir de ravir +La Rose qu'il tient enserrÈe, +Et l'entreprise est assurÈe. + La Vieille (l'enfer l'arde!) aussi +Flattez qui garde votre ami; +Flattez, de mÍme Jalousie +(Du Seigneur qu'elle soit honnie!), +Douloureux et sauvage coeur +Qu'enrage d'autrui le bonheur. +Elle est si gourmande et si gloute +Que telle chose avoir veut toute, +Qui moindre ne lui resterait +Pourtant, si chacun en prenait. + +[p.218] + +Moult est fox qui tel chose esperne, 7711 +C'est la chandele en la lanterne; +Qui mil en i alumeroit, +J‡ mains de feu n'i troveroit[60]. +Chascun set la similitude, +Se moult n'a l'entendement rude. +Se cestes ont de vous mestier, +ServÈs les de vostre mestier: +Faire lor devÈs cortoisie, +C'est une chose moult proisie, +MËs qu'il ne puissent aparÁoivre +Que vous les bÈes ‡ deÁoivre. +Ainsinc vous estuet dÈmener; +Les bras au col doit-l'en mener +Son anemi pendre ou noier, +Par chuer, par aplanoier, +S'autrement n'en puet l'en chevir. +Mais bien puis jurer et plevir +Qu'il n'a ci autre chevissance; +Car il sunt de tele poissance, +Qui en apert les assaudroit, +A son propos, ce cuit, faudroit. + AprËs ainsinc vous contendrÈs +Quant as autres portiers vendrez, +Se vous j‡ venir i poÈs, +Tex dons cum ci dire m'oÈs, +Chapiaus de flors en esclicetes[61], +Aumosnieres ou crespinetes, +Ou autres joÈlÈs petis, +Cointes et biaus et bien fetis, +Se vous en avÈs l'aisement, +Sans vous metre ‡ destruiement, +Por apesier lor presentÈs: +Des maux aprËs vous dementÈs, + +[p.219] + +Qui telle Èpargne fait se berne; 7747 +C'est la chandelle en la lanterne; +Mille autres y allumerez, +Toujours mÍme feu trouverez[60]. +Chacun voit la similitude +S'il n'a l'entendement trop rude. +Or donc, s'ils ont de vous besoin, +Ami, servez-les avec soin, +Faites-leur ‡ tous courtoisie, +Chose toujours bien accueillie; +Mais surtout ne leur laissez voir +Que vous voulez les dÈcevoir; +Ainsi vous les pourrez sÈduire. +Les bras au col qui veut conduire +Son ennemi pendre ou noyer, +Le doit caresser ou choyer +S'il ne peut autrement le vaincre. +Besoin n'est de vous en convaincre, +Trop forts sont-ils; les attaquer +De front serait le but manquer. + + Ensuite il vous conviendra faire +(Si vous pouvez, comme j'espËre, +Jusqu'aux autres geÙliers venir) +Tels dons que vous allez ouÔr: +Chapeau de fleurs ‡ bandelettes[61], +AumÙniËres, simples voilettes, +Ou maints autres petits cadeaux, +Comme gents et coquets joyaux +Et de bon go˚t plutÙt que riches; +Car si trop sont mal vus les chiches, +Sottise est de se ruiner; +Sachez donc ‡ propos donner, + +[p.220] + +Et du travail et de la paine 7745 +Qu'Amors vous fait, qui l‡ vous maine. +Et se vous ne poÈs donner, +Par promesse estuet sermonner: +PrometÈs fort sans dÈlaier, +Comment qu'il aille du paier; +JurÈs fort et la foi bailliÈs, +Ains que conclus vous en ailliÈs. +Si lor priÈs qu'il vous secorent; +Et se vos yex devant eux plorent, +Ce vous iert moult grant avantage: +PlorÈs, si ferÈs trop que sage[62]; +Devant eus vous agenoilliÈs +Jointes mains et vos yex moilliÈs +De chaudes lermes en la place, +Qui vous coulent aval la face[63], +Si qu'il les voient bien chÈoir, +C'est moult grant pitiÈ ‡ vÈoir. +Lermes ne sont pas despiteuses, +MÈismement as gens piteuses. + + Et se vous ne poÈs plorer, +Covertement, sans demorer, +De vostre salive prengniÈs, +Ou jus d'oignons et les prengniÈs, +Ou d'aus, ou d'autres liquors maintes +Dont vos paupieres soient ointes: +S'ainsinc le faites, vous plorrÈs +Toutes les fois que vous vorrÈs. +Ainsinc l'ont fait maint boulÈor, +Qui puis furent fin amÈor, +Qui les dames soloient prendre +As las que lor voloient tendre, + +[p.221] + +Et vite s'Èteindra leur haine. 7779 +AprËs, plaignez-vous de la peine, +Bien fort, et de l'affreux labeur +Qu'impose Amour ‡ votre coeur. +Si ne pouvez telles largesses, +Soyez prodigue de promesses; +Promettre il faut sans hÈsiter +Du paiement sans s'inquiÈter; +Allez, jurez avec audace, +Tant que d'accord quittiez la place. +Puis leur secours humble implorez, +Et devant eux si vous pleurez, +Ce vous sera grand avantage. +Pleurez, c'est un moyen moult sage[62]; +Devant eux vous agenouillez, +Jointes mains et les yeux mouillÈs +De chaudes larmes en la place +Coulant ‡ flots de votre face[63], +Et qu'on les aperÁoive choir, +Moult grand' pitiÈ font pleurs ‡ voir; +Larmes jamais ne sont nuisibles, +Il n'est point de coeurs insensibles. + Mais si vous ne pouvez pleurer, +En tapinois, sans diffÈrer, +Humectez d'un peu de salive +Votre paupiËre trop rÈtive, +Ou frottez-la de jus d'oignon +Ou d'ail, ou d'autre mixtion; +Par cette innocente feintise +Vous pleurerez ‡ votre guise. +Ainsi l'ont fait maints intrigants +Qui depuis furent fins amants +Et qui savaient les dames prendre +Aux filets qu'ils leur voulaient tendre, + +[p.222] + +Tant que par lor misÈricorde 7777 +Lor ostassent du col la corde. +Et maint par tel barat plorerent +Qui onques par amors n'amerent; +Ains decevoient les puceles +Par tiex plors et par tiex faveles. +Lermes les cuers de tiex gens sachent, +MËs que sans plus barat n'i sachent; +MËs se vostre barat savoient, +JamËs de vous merci n'auroient. +Crier merci seroit nÈans, +JamËs n'entreriÈs lÈans; +Et s'a eus ne poÈs aler, +Faites i par aucun parler +Qui soit messagiers convenables, +Par vois, par letres, ou par tables, +MËs j‡ n'i metÈs propre non; +J‡ cil n'i soit se cele non. +Cele resoit cil apelÈe, +La chose en iert trop miex celÈe. +Cil soit dame, cele soit sires, +Ainsinc escrivÈs vos martires; +Car mains amans ont dÈcÈu +Mains larrons[64] par l'escrit lÈu; +Li amant en sunt encusÈ, +Et li deduit d'amors rusÈ. +MËs en enfans ne vous fiÈs, +Car vous seriÈs conchiÈs: +Il ne sunt pas bon messagier; +Tous jors vuelent enfant ragier, +Gengler, ou monstrer ce qu'il portent +As traÔtors qui les enortent; +Ou font nicement lor message, +Por ce qu'il ne sunt mie sage; + +[p.223] + +Tant qu'elles, de compassion, 7813 +Leur Ùtaient du col le cordon; +Mais maints rouÈs ainsi pleurËrent +Qui par amour oncques n'aimËrent, +Et pucelles trompaient toujours +Par tels pleurs et tels mauvais tours. +Pleurs aussi geÙliers apitoient, +Pourvu que la feinte ils ne voient; +Car si votre fourbe voyaient, +Jamais de vous pitiÈ n'auraient; +En vain vous pourriez crier gr‚ce, +Jamais n'entreriez dans la place. +Si vers eux ne pouvez aller, +Faites-leur par quelqu'un parler +Qui soit messager convenable, +Ou leur porte un poulet aimable; +Mais alors jamais n'y doit-on +Mettre ni l'un ni l'autre nom. +S'Elle y Ètait Lui appelÈe, +La chose en serait mieux celÈe; +Lui dirait dame, Elle l'amant, +Ainsi contez voire tourment. +Car maint larron, livrant la lettre, +Pourrait les amants compromettre; +Les amants seraient accusÈs +Et les plaisirs d'amour brisÈs. +Aux enfants n'ayez confiance, +Car ils trompent par ignorance; +L'enfant est mauvais messager, +Toujours jaseur, toujours lÈger +Et joueur; ce qu'il porte il montre +Au premier traÓtre qu'il rencontre. +Ou bien il remplit sottement +Sa mission, c'est Èvident, + +[p.224] + +Tout seroit tantost publiÈ, 7811 +Se moult n'estoient veziÈ. + + Cist portiers, c'est chose sÈure, +Sunt de si piteuse nature, +Que se vos dons daignent reÁoivre, +Il ne vous vodront pas deÁoivre. +SachiÈs que recÈus serÈs +AprËs les dons que vous ferÈs. +Puis qu'il prennent, c'est chose faite, +Car si cum li loirres afaite +Por venir au soir et au main +Le gentil espervier ‡ main, +Ainsinc sunt afaitiÈ par dons +A donner graces et pardons +Li portiers as fins amoreus: +Tuit se rendent vaincus par eus. +Et s'il avient que les truissiÈs +Si orguilleux, que nes puissiÈs +Flechir par dons ne par prieres, +Par plors, ne par autres manieres, +Ains vous regietent tuit arriere +Par durs fais, par parole fiere, +Et vous ledengent durement, +PartÈs-vous en cortoisement, +Et les lessiÈs en ce saÔn. +Onques fromage de gaain +Miex ne se cuit qu'il se cuiront: +Par vostre fuite se duiront +Maintes fois ‡ vous enchaucier; +Ce vous porra moult avancier. +Vilains cuers sunt de tel fiertÈ: +Ceus qui plus les ont en chiertÈ, + +[p.225] + +Puisqu'il est sans expÈrience. 7847 +Choisissez donc avec prudence +Vos messagers, si ne voulez +Voir vos amours tÙt dÈvoilÈs. + Ces geÙliers sont, c'est chose s˚re, +De si charitable nature, +Que vos prÈsents s'ils ont reÁu +Jamais vous n'en serez dÈÁu. +S'ils acceptent, c'est chose faite, +Car leur complaisance s'achËte, +Sachez-le, beaux deniers comptant. +Comme l'Èpervier dÈfiant +Sur la main, sÈduit par le leurre, +Soir et matin vient ‡ toute heure, +Ainsi sont amenÈs par dons +A donner gr‚ces et pardons +GeÙliers aux amoureux habiles, +Et vaincus deviennent serviles. +Mais s'il advient que les trouviez +Si hautains que ne les puissiez +FlÈchir par dons ni par priËres, +Par pleurs ni par autres maniËres, +S'ils vous repoussent fiËrement +Et vous gourmandent durement, +Vous insultent et cherchent noise, +Parlez-leur de faÁon courtoise, +Et laissez-les en ce filet. +Oncques fromage ne se fait +L'automne, croyez-moi, plus vite. +Lors attendris par votre fuite, +Souvent vous suivre ils essaieront, +Et vos affaires mieux iront. +Vilains coeurs sont fiers ‡ l'extrÍme, +Plus on les implore et les aime, + +[p.226] + +Plus les prient et mains les prisent, 7843 +Plus les servent, plus les desprisent; +MËs quant il sunt de gens lessiÈ, +Tost ont lor orguel abessiÈ. +Ceus qu'il desprisoient, lor plesent, +Lors se dontent, lors se rapesent, +Qu'il ne lor est pas bel, mais lait +Moult durement, quant on les lait. + Li marinier qui par mer nage, +Cerchant mainte terre sauvage, +Tout regarde-il ‡ une estoile, +Ne queurt-il pas tous jors d'un voile; +Ains le treschange moult souvent +Por eschever tempeste et vent; +Ausinc cuer qui d'amer ne cesse, +Ne queurt pas tous jors d'une lesse. +Or doit chacier, or doit foÔr, +Qui vuet de bonne amor joÔr. +D'autre part c'est bien plaine chose, +Ge ne vous i metrai j‡ glose; +O˘ texte vous poÈs fier. +Bon fait ces trois portiers prier: +Car nule riens cil n'i puet perdre +Qui se vuet au prier aerdre, +Combien qu'il soient bobancier, +Et si se puet bien avancier; +Prier les puet sÈurement, +Car il sera certainement +Ou refusÈ ou recÈu, +N'en puet gaire estre dÈcÈu. +Riens n'i perdent li refusÈ, +Fors tant cum il i ont musÈ; +Ne j‡ cil maugrÈ n'en sauront +A ceus qui priÈ les auront, + +[p.227] + +Et moins sont-ils reconnaissants, 7881 +Plus on les sert, plus sont mÈchants. +Mais par contre, quand on les laisse, +AussitÙt leur orgueil s'abaisse, +On les voit domptÈs s'apaiser +Et ceux qu'ils maltraitaient priser, +Car il n'est rien qui tant les blesse +Que fiËrement quand on les laisse. + Le marin qui va naviguant +Maint rivage inconnu cherchant, +Ne regarde-t-il qu'une Ètoile +Et ne cargue-t-il qu'une voile? +Non; mais il en change souvent, +Pour esquiver tempÍte et vent. +Ainsi coeur qui d'aimer ne cesse +Ne suit mÍme chemin sans cesse; +TantÙt chasse et tantÙt doit fuir +Qui veut de bonne amour jouir. +Certaine est du reste la chose +Et n'a besoin d'aucune glose, +A la lettre on peut se fier. +Bon fait ces trois geÙliers prier, +Car ne risque rien, somme toute, +Celui qui choisit cette route, +Fussent-ils des plus dÈdaigneux, +Et le succËs peut Ítre heureux. +Il peut prier sans crainte aucune, +Car enfin, de deux choses l'une, +Qu'il soit Èconduit ou reÁu, +Il ne peut guËre Ítre dÈÁu. +Rien ne perd celui qu'on refuse, +Fors peut-Ítre le temps qu'il use; +Et loin d'Ítre mortifiÈs, +Les geÙliers qu'il aura priÈs + +[p.228] + +Ains lor sauront bon grÈ naÔs 7877 +Quant les auront boutez laÔs; +Qu'il n'est nus tant fel qui les oie, +Qui n'en ait ‡ son cuer grant joie; +Et se pensent tretuit taisant +Qu'or sunt-il preus, bel et plesant, +Et qu'il ont toutes teches bonnes, +Quant requis sunt de tex personnes, +Comment qu'il aille du noier, +Ou d'escuser, ou d'otroier. +S'il sunt recÈu, bien le soient, +Donques ont-il ce qu'il queroient; +Et se tant lor meschiet qu'il faillent, +Tuit franc et tuit quite s'en aillent; +C'est li faillirs envis peisibles, +Tant est noviaus dÈlis possibles[65]. +MËs ne soient pas coustumier +De dire as portiers au premier +Qu'il se vuelent d'eus acointer +Por la flor du Rosier oster; +MËs par amor loial et fine +De nete pensÈe enterine; +SachiÈs qu'il sunt trestuit doutable; +Ce poÈs-vous croire sans fable, +Por qu'il soit qui bien les requiere, +J‡ n'en sera boutÈ arriere, +Nus n'i doit estre refusÈs. +MËs se de mon conseil usÈs, +J‡ d'eus prier ne vous penÈs, +Se la chose ‡ fin ne menÈs; +Car espoir se vaincus n'estoient, +D'estre priÈ se vanteroient; +MËs j‡ puis ne s'en vanteront, +Que du fait parÁonnier seront. + +[p.229] + +Bon grÈ lui sauront au contraire, 7915 +Une fois seuls, de sa priËre; +Le plus farouche avec bonheur +Aime entendre un solliciteur; +Satisfait, en lui-mÍme il pense +Qu'il est beau, preux, plein d'importance +Et de mainte autre qualitÈ, +Pour Ítre ainsi sollicitÈ. +Donc, ou celui-ci le refuse, +Ou bien l'agrÈe, ou bien s'excuse. +Si tout va bien, s'il rÈussit, +L'autre atteint le but qu'il poursuit, +Et si mal son affaire tourne +Tout simplement il s'en retourne. +On risque peu, pour en finir, +Et grand' chance est de rÈussir. +Surtout n'ayez pas l'imprudence +De dire au geÙlier par avance +Que vous venez le cajoler +Pour la fleur du rosier voler. +Feignez amour fine au contraire, +Ame loyale et coeur sincËre; +Car ils sont traÓtres, mÈfiants +(Vous pouvez me croire cÈans); +Mais ceux qui bien font leur priËre +Oncques n'en sont boutÈs arriËre, +Jamais ne seront refusÈs. +Donc, si de mon conseil usez, +Ne vous perdez pas en priËres . +Si la chose n'avance guËres; +Car d'abord vaincus s'ils ne sont, +D'Ítre priÈs se vanteront; +S'ils sont complices, au contraire, +Prudemment sauront-ils se taire. + +[p.230] + +Et si sunt tuit de tel maniere, 7911 +Combien qu'il facent fiere chiere, +Que, se requis avant n'estoient, +Certainement il requerroient +Et se donneroient por noiant, +Qui si nes iroit asproiant. +MËs li chÈtis sermonnÈor, +Et li fol large donnÈor +Si forment les enorguillissent, +Que lor Roses lor enchiÈrissent: +Si se cuident faire avantage, +MËs il font lor cruel domage; +Car tretout por noient Èussent, +Se j‡ requeste n'en mÈussent; +Por quoi chascuns autel fÈist +Que nus avant nes requÈist; +Et s'il se vosissent loier, +Il en Èussent bon loier, +Se tretuit ‡ ce se mÈissent +Que tiex convenances fÈissent, +Que jamËs nus nes sermonast, +Ne por noiant ne se donnast, +Ains lessast, por eus miex mestir, +As portiers lor Roses flestir. +MËs por riens hons ne me pleroit +Qui de son cors marchiÈ feroit, +N'il ne me devroit mie plaire, +Au mains por tel besoingne faire; +MËs onques por ce n'atendÈs, +RequerÈs-les, et lor tendÈs +Les las por vostre proie prendre; +Car vous porriÈs tant atendre, +Que tost s'i porroient embatre +Ou un, ou deus, ou trois, ou quatre; + +[p.231] + +Tous se ressemblent ces geÙliers, 7949 +Et les plus durs, les plus altiers, +Si ne les courtisait personne, +Viendraient s'offrir, ne vous Ètonne, +Voire pour rien se donneraient, +Si nuls ne les sollicitaient. +Mais les sots, avec leurs caresses +Souvent et leurs folles largesses, +Font ces geÙliers enorgueillir +Et d'autant Roses renchÈrir +Ils pensent avoir avantage +Et se font eux-mÍmes dommage, +Car pour rien auraient possÈdÈ +Ce que si fort ont marchandÈ. +Si chacun voulait ainsi faire +Sans s'abaisser ‡ la priËre, +Bon marchÈ certes l'on paierait +GeÙlier qui se vendre voudrait. +Il faudrait que tous s'entendissent +Et telles conventions prissent, +Que jamais nul ne les pri‚t, +Voire pour rien ne se donn‚t, +Mais laiss‚t, pour mieux les contraindre, +Aux geÙliers leurs Roses dÈteindre. +Pourtant homme ne me plairait +Qui de son corps marchÈ ferait, +Et certe il ne saurait me plaire, +Au moins pour telle chose faire. +Mais cependant point n'attendez, +Et flattez-les, et leur tendez +Filets pour votre gibier prendre, +Car vous pourriez longtemps attendre +Et voir passer maint concurrent, +Un, deux, trois, quatre, voire un cent, + +[p.232] + +Voire cinquante-deus douzaines, 7945 +Dedans cinquante-deus semaines: +Tost seraient aillors tornÈ, +Se trop aviÈs sÈjornÈ. +Envis ‡ tens i vendriÈs, +Por ce que trop atendriÈs; +Ne lo que nus hons tant atende +Que fame s'amor li demande: +Car trop en sa biautÈ se fie +Qui atent que fame le prie; +Et quiconques vuet commencier, +Por tost sa besoigne avancier, +N'ait j‡ paor qu'ele le fiere, +Tant soit orguilleuse ne fiere, +Et que sa nef ‡ port ne vengne, +Por que sagement se contengne. +Ainsinc, compains, esploiterÈs +Quant as portiÈs venus serÈs; +MËs quant correciÈs les verrÈs, +J‡ de ce ne les requerrÈs. +EspiÈs-les en lor lÈesce, +J‡ nes requerÈs en tristesce, +Se la tristesce n'estoit nÈe +De Jalousie la desvÈe, +Qui por vous les Èust batus, +Dont corrous s'i fust embatus. + + Et se poÈs ‡ ce venir +Qu'‡ privÈ les puissiÈs tenir, +Que li leus soit si convenans +Que n'i doutÈs les sorvenans, +Et Bel-Acuel soit eschapÈs, +Qui por vous est ore entrapÈs, + +[p.233] + +Voire cinquante-deux douzaines 7983 +Dedans cinquante-deux semaines, +Et tout serait alors perdu +Si vous aviez trop attendu. +Trop tard arriveriez ensuite, +Pour n'Ítre pas venu plus vite. +Jamais n'attend l'homme d'honneur +Que femme demande son coeur, +Car trop en sa valeur se fie, +S'il attend que femme le prie; +Et quiconque veut commencer +Pour tÙt sa besogne avancer, +Tant soit-elle orgueilleuse et fiËre, +Ne doit pas craindre sa colËre, +Ni voir Èchouer malement +Sa nef, s'il agit sagement. +Ainsi vous conviendra-t-il faire +Quand aux geÙliers aurez affaire. +Mais quand irritÈs les verrez, +Point ne les solliciterez. +…piez-les en leur liesse +Et laissez-les en leur tristesse, +A moins que ne vienne de vous +Et leur tristesse et leur courroux, +Si par exemple Jalousie +Les a pour vous en sa folie +Trop fort gourmandes et battus, +D'o˘ les voyez tant abattus. + Et si pouvez avoir la chance +De les tenir seuls en prÈsence +En un lieu s˚r et bien reclus +O˘ ne craigniez point les intrus, +Et qu'alors Bel-Accueil survienne, +Qui subit en la tour sa peine + +[p.234] + +Quant Bel-Acuel fait vous aura 7977 +Si biau semblant cum il saura, +Car moult set gens bel acuellir, +Lors devÈs la Rose cuellir. +Tout vÈÈs-vous nÈis Dangier +Qui vous acuelle ‡ ledangier, +Ou que Honte et Paor en groucent, +MËs que faintement s'en corroucent, +Et que laschement se deffendent, +Qu'en deffendant vaincu se rendent, +Si cum lors vous porra sembler; +Tout vÈÈs-vous Paor trembler, +Honte rougir, Dangier frÈmir, +Ou tous ces trois plaindre et gemir: +Ne prisiÈs tretout une escorce, +CueillÈs la Rose tout ‡ force, +Et monstrÈs que vous estes hon, +Quant leus iert, et tens et seson; +Car riens ne lor porroit tant plaire +Cum tel force, qui la set faire. +Car maintes fois sunt coustumieres +D'avoir si diverses manieres, +Qu'il vuelent par force donner +Ce qu'il n'osent abandonner; +Et faingnent que lor soit tolu +Ce que souffert ont et voulu. +Et sachiÈs que dolent seroient, +Se par tel deffence eschapoient; +Quelque lÈesce qu'en fÈissent, +Si dout que ne vous en haÔssent, +Tant en seroient correciÈ, +Combien qu'en Èussent grouciÈ. +MËs se par paroles apertes +Les vÈÈs correcier acertes[66], + +[p.235] + +Pour vous, lorsqu'il vous aura fait 8017 +Si Beau-Semblant, comme il le sait, +Quand aux gens plaire il se dispose, +Lors vous devez cueillir la Rose. +Alors si vous voyez Danger +Vous courir sus, vous outrager, +Si Peur et Honte se trÈmoussent, +Et par faintise se courroucent, +Et se dÈfendent l‚chement +Pour se rendre en se dÈfendant, +Ce que bien sentirez vous-mÍme: +Si vous voyez trembler Peur blÍme, +Honte rougir, Danger frÈmir, +Ou tous trois se plaindre et gÈmir, +Ne les prisez tous une Ècorce, +Et cueillez la Rose de force, +Et montrez ce qu'un homme vaut, +En temps et lieu, lorsqu'il le faut. +Car rien ne leur saurait tant plaire +Que succomber en telle guerre. +De force ils aiment ‡ donner +Ce qu'ils n'osent abandonner, +Et tellement leur caractËre +De cent faÁons change et diffËre, +Qu'ils feignent ‡ regret subir +Ce qui fait leur plus grand dÈsir. +Voire ils seraient dolents, je pense, +S'ils Èchappaient par leur dÈfense; +Tout en tÈmoignant leur plaisir, +Ils ne feraient que vous haÔr, +Tant leur serait dure l'offense, +Quelqu'e˚t ÈtÈ leur rÈsistance. +Mais si vous les voyez pourtant +CourroucÈs sÈrieusement, + +[p.236] + +Et viguereusement deffendre, 8011 +Vous n'i devÈs j‡ la main tendre; +MËs toutefois pris vous rendÈs, +Merci criant, et atendÈs +Jusques cil trois portiers s'en aillent, +Qui si vous griÈvent et travaillent; +Et Bel-Acuel tous seus remaingne, +Qui tout abandonner vous daingne; +Ainsinc vers eus vous contenÈs +Cum preus et vaillans et senÈs. +De Bel-Acuel vous prenÈs garde +Par quel semblant il vous regarde, +Comment que soit, ne de quel chiere; +ConformÈs-vous ‡ sa maniere: +S'ele est ancienne et mÈure, +Vous metrÈs toute vostre cure +En vous tenir mÈurement; +Et s'il se contient nicement, +Nicement vous recontenÈs. +De li ensivre vous penÈs[67]: +S'il est liÈs, faites chiere lie, +S'il est correciÈs, corrocie; +S'il rit, riÈs; plorÈs s'il plore, +Ainsinc vous tenÈs chacune hore. +Ce qu'il amera, si amÈs, +Ce qu'il blasmera, si blasmÈs, +Et loÈs quanqu'il loera; +Moult plus en vous s'en fiera. + CuidiÈs que dame ‡ cuer vaillant +Aint ung garÁon fol et saillant +Qui s'en ira par nuit resver, +Ausinc cum s'il dÈust desver, +Et chantera dËs mienuit, +Cui qu'il soit bel, ne cui qu'anuit? + +[p.237] + +Et avec vigueur se dÈfendre, 8051 +Soyez prudent, sachez attendre, +Ouvertement capitulez, +Criez merci, dissimulez, +Tant que ces trois geÙliers s'en aillent +Qui tant vous grËvent et travaillent, +Et Bel-Accueil seul laissent l‡ +Qui tout ‡ vous se donnera. +Ainsi faites-leur bon visage, +Comme prudent, vaillant et sage. +Observez aussi Bel-Accueil, +Quelle est sa mine et de quel oeil +Il vous regarde, et, pour lui plaire, +Conformez-vous ‡ sa maniËre. +S'il est et grave et sÈrieux, +Il faut vous montrer ‡ ses yeux +De sÈrieuse contenance. +Feignez la candeur, l'innocence, +Si le trouvez simple, innocent; +Imitez-le fidËlement[67]; +S'il rit, riez; pleurez s'il pleure, +Ainsi tenez-vous ‡ toute heure; +S'il est gai, montrez-vous joyeux, +Et s'il se f‚che, colÈreux; +Avec soin aimez ce qu'il aime, +Ce qu'il bl‚me bl‚mez de mÍme +Et louez tout ce qu'il louera, +Et plus en vous il se fiera. + PensÈz-vous que dame vaillante +Aime d'un sot l'humeur galante, +Qui comme un fou toute la nuit +S'en va rÍver et, dËs minuit, +Chanter les amours de sa mie, +Et qui pour lui plaire l'ennuie? + +[p.238] + +Ele en craindroit estre blasmÈe, 8045 +Et vil tenuÍ, et diffamÈe. +Tex amors sunt tantost sÈuÎs, +Qu'il les flÈutent par les ruÎs; +Ne lor chaut gaires qui le sache; +Fox est qui son cuer i atache. +Et s'uns sages d'amors parole +A une damoisele fole, +S'il li fait semblant d'estre sages, +J‡ l‡ ne torra ses corages. +Ne pensÈs j‡ qu'il i aviengne, +Por quoi sagement se contiengne. +Face ses meurs as siens onnis, +Ou autrement il iert honnis; +Qu'el cuide qu'il soit uns lobierres, +Uns regnarz, uns enfantosmieres. +Tantost la chetive le laisse, +Et prent ung autre o˘ moult s'abaisse; +Le vaillant homme arriere boute, +Et prent le pire de la route: +L‡ norrit ses amors, et couve +Tout autresinc cum fait la louve, +Cui sa folie tant empire, +Qu'el prent des lous tretout le pire. +Se Bel-Acuel poÈs trover, +Que vous puissiÈs o li joer[68] +As eschiÈs, as dÈs, ou as tables, +Ou ‡ autres gieus dÈlitables, +Du gieu adËs le pis aiÈs, +Tous jors au dessous en soiÈs. +Au gieu dont vous entremetrÈs +PerdÈs quanque vous i metrÈs; +Prengne des gieus la seignorie, +De vos pertes se gabe et rie. + +[p.239] + +Elle craindrait se voir bl‚mer, 8085 +Vile tenir et diffamer. +Telles amours sont bientÙt sues +Quand ils les fl˚tent par les rues; +Que leur chaut si quelqu'un le sait? +Bien folle qui les aimerait. +Si dans l'amoureuse querelle +Avecque folle damoiselle +Un sage parle sagement +S'en ira son esprit au vent, +Et prËs de sa folle maÓtresse +Il Èchouera pour sa sagesse. +Il doit aux siennes conformer +Ses moeurs, s'il veut se faire aimer; +Car le suppose alors la belle +Renard, enjÙleur, infidËle, +Et la chÈtive, le laissant, +Prend un autre et va s'abaissant; +Car, pour le vaillant Èconduire, +De la troupe elle prend le pire. +L‡ couve et nourrit ses amours, +Comme on voit la louve toujours, +Dans sa folie et son dÈlire, +De tous les loups prendre le pire. +Si Bel-Accueil pouvez trouver, +Que puissiez avec lui jouer[68] +Aux Èchecs, aux dÈs, voire aux tables, +Ou tous autres jeux dÈlectables, +Toujours du jeu le pis ayez, +Toujours le plus faible soyez, +Faites qu'il gagne la partie, +De vos pertes se moque et rie, +Et tout l'enjeu que vous mettez +Avec bonne gr‚ce perdez. + +[p.240] + +LoÈs toutes ses contenances, 8079 +Et ses ators et ses semblances, +Et servÈs de vostre pooir; +NÈis quant se devra sÈoir, +AportÈs-li quarrÈ ou sele, +Miex en vaudra vostre querele. +Se poutie poÈs vÈoir[69] +Sor li de quelque part chÈoir, +OstÈs-li tantost la poutie, +NÈis s'ele n'i estoit mie; +Ou se sa robe trop s'empoudre, +SoulevÈs-la li de la poudre; +BriÈment faites en toute place +Quanque vous pensÈs qui li place. +S'ainsinc le faites, n'en doutÈs, +J‡ n'en serÈs arrier boutÈs, +Ains vendrÈs ‡ vostre propos, +Tout ausinc cum ge le propos. + + + * * * * * + +[p.241] + +Louez toutes ses contenances 8119 +Et ses atours et ses semblances; +Toujours de tout votre pouvoir +Servez-le; s'il se veut asseoir, +Apportez-lui carrÈ ou selle; +Mieux en ira votre querelle. +Si sur elle venez ‡ voir +Quelque grain de poussiËre choir[69], +Otez-le dessus votre amie, +Quand mÍme il n'y en aurait mie. +Et si sa robe traÓne trop, +Soulevez-la vite aussitÙt. +Bref, autant que pourrez le faire, +Faites tout ce qui peut lui plaire. +Si vous suivez bien mes avis, +Vous ne serez arriËre mis, +Mais viendrez o˘ votre ‚me aspire, +Comme je viens de vous le dire. + + + * * * * * + +[p.242] + + + XLIV + + + Comment l'Amant monstre ‡ Amis 8097 + Devant lui ses trois ennemis, + Et dÓt que tost le temps viendra + Qu'au juge d'eulx se complaindra. + + +Dous amis, qu'est-ce que vous dites? +Nus hons, s'il n'est faus ypocrites, +Ne feroit ceste dÈablie: +Onc ne fu greignor establie. +Vous volÈs que j'oneure et serve +Ceste gent qui est fauce et serve? +Serf sunt-il et faus voirement, +Fors Bel-Acuel tant solement. +Vostre consel est-il or tiex? +TraÔstres seroie mortiex, +Se servoie por decevoir: +Car bien puis dire de ce voir, +Quant ge voil les gens espier, +Ge les suel avant deffier. +SouffrÈs au mains que ge deffie +Male-Bouche qui si m'espie, +Ains qu'ainsinc l'aille dÈcevant, +Ou li prie que de ce vent +Qu'il m'a levÈ, que il l'abate, +Ou il convient que ge le bate; +Ou, s'il li plaist, qu'il le m'amende, +Ou g'en prendrai par moi l'amende; +Ou, s'il ne vuet, que je m'en plaingne +Au juge qui l'amende en preingne. + +[p.243] + + + XLIV + + + Comment l'Amant ‡ son ami, 8137 + Parlant de son triple ennemi, + Dit qu'il attend l'heure propice + Pour tes appeler en justice. + + + C'est vous qui me parlez ainsi? +Hypocrite et faux, doux ami, +J'aurais cette idÈe infernale? +Onc n'en fut de plus immorale. +Fors Bel-Accueil tant seulement, +Serfs sont-ils tous et faux vraiment, +Et vous voulez qu'honore et serve +Cette gent vile et fausse et serve! +C'est vous qui donnez conseil tel! +Je serais traÓtre et criminel +Si le servais par duperie. +Toujours, et je m'en glorifie, +Quand je veux les gens Èpier, +Je vais d'abord les dÈfier. +Souffrez au moins que je dÈfie +Ce Malebouche qui m'Èpie, +Avant d'aller le dÈcevant, +Ou que lui dise que ce vent +Par lui soulevÈ, qu'il l'abatte, +Ou qu'il convient que je le batte; +Ou s'amende ‡ moi, s'il lui plaÓt, +Et l'amende pour moi serait, +Ou s'il ne veut, que je m'en plaigne +Au juge qui l'amende prenne. + +[p.244] + + + Amis. + +Compainz, compainz, ce doivent querre 8125 +Cil qui sont en aperte guerre, +MËs Male-Bouche est trop couvers, +Il n'est mie anemis ouvers, +Car quant il het ou homme ou fame, +Par derrier le blasme et diffame. +TraÔstres est, Diex le honnisse! +Si rest drois que l'en le traÔsse. +D'omme traÔstre g'en di fi, +Puis qu'il n'a foi, point ne m'i fi. +Il het les gens o˘ cuer dedens, +Et lor rit de bouche et de dens. +Onques tex homs ne m'abeli, +De moi se gart, et ge de li. +Drois est qui ‡ traÔr s'amort, +Qu'il ait par traÔson sa mort, +Se l'en ne s'en puet autrement +Vengier plus honorablement; +Et se de li vous volÈs plaindre, +Li cuidiÈs-vous sa gengle estaindre? +Nel' porriÈs espoir prover, +Ne soffisans garans trover, +Et se provÈs l'aviÈs ores, +Ne se teroit-il pas encores. +Se plus provÈs, plus janglera, +Plus i perdrÈs qu'il ne fera: +S'en iert la chose plus sÈuÎ, +Et vostre honte plus crÈuÎ; +Car tex cuide abessier sa honte, +Ou vengier, qui l'acroist et monte, +De prier que soit abatus +Cil blasmes, ou qu'il soit batus. + +[p.245] + + + Ami. + +Cela serait bon, compagnon, 8165 +Contre ennemi loyal et bon; +Mais ce Malebouche est trop l‚che, +C'est un ennemi qui se cache, +Et quand un homme ou femme hait +Par derriËre les compromet. +C'est un traÓtre, Dieu le honnisse! +Donc il est droit qu'on le trahisse; +Il hait les hommes au dedans +Et rit de la bouche et des dents. +D'un traÓtre point ne me soucie, +Puisqu'il n'a foi, point ne m'y fie. +Nul traÓtre ne fut mon ami, +De moi se garde et moi de lui. +Ma foi, je trouve bon qu'un traÓtre +Par trahison trouve son maÓtre, +Si l'on ne s'en peut autrement +Venger plus honorablement. +Quand vous iriez de lui vous plaindre, +Croyez-vous son caquet Èteindre? +D'ailleurs ne le sauriez prouver +Ni tÈmoins suffisants trouver, +Et cent preuves pourriez-vous faire +Qu'il ne saurait encore se taire; +Plus prouverez, plus il dira, +Plus y perdrez qu'il ne fera. +Mieux serait la chose connue +Et votre honte encore accrue; +Car tel croit sa honte amoindrir +Ou venger, qui la fait grandir, +En voulant par justice abattre +Le mensonge ou le menteur battre. + +[p.246] + +J‡ voir por ce ne l'abatroit, 8157 +Non par Diex point, qui le batroit. +Atendre qu'il le vous ament, +Noient seroit, se Diex m'ament. +J‡ voir amende n'en prendroie, +Bien l'offrist, ains li pardonroie; +Et s'il i a deffiement, +Sor sains vous jur que vraiement +Bel-Acuel iert mis es aniaus, +Ars en feu, ou noiÈs en iaus, +Ou sera si fors enserrÈs, +Qu'espoir jamËs ne le verrÈs. +Lors aurÈs le cuer plus dolant +Qu'onques Karles n'ot por Rolant[70], +Quant en Ronceval mort reÁut +Par Guenelon qui les dÈÁut[71]. + + L'Amant. + +Ice ne vois-ge pas querant, +Or voise au dÈable le rant; +Ge le vodroie avoir pendu, +Qui si m'a mon poivre espandu. + + Amis. + +Compains, ne vous chaille du pendre, +Autre venjance en convient prendre: +Ne vous affiert pas tex offices, +Bien en conviengne ‡ ces justices; +MËs par traÔson le boulÈs, +Se mon consel croire voulÈs. + +[p.247] + +Voire, pour Dieu, point n'abattrait 8197 +Le mal, celui qui le battrait. +Attendre qu'‡ vous il s'amende +Serait sottise, Dieu m'entende! +L'amende mÍme n'en prendrais, +Lui l'offrant, mais pardonnerais; +Et si dÈfi lui voulez faire, +Grands saints! sera, c'est chose claire, +Bel-Accueil de chaÓnes liÈ, +Au feu br˚lÈ, dans l'eau noyÈ, +Ou mis en prison si profonde +Que plus ne le verrez au monde. +Lors aurez le coeur plus dolent +Que Charlemagne quand Roland[70] +A Roncevaux perdit la vie +De Gannelon par l'infamie[71]. + + L'Amant. + +Ce n'est pas l‡ ce que je veux. +Or aille au diable le boiteux! +Je voudrais ce fol mener pendre +Qui fit mon poivre ainsi rÈpandre. + + Ami. + +Pourquoi le pendre, compagnon? +Autre vengeance cherchez donc. +A vous ne convient tel office, +C'est le lot des gens de justice; +Mais trompez-le par trahison, +Et rangez-vous ‡ ma raison. + +[p.248] + + + L'Amant. + +Compains, ‡ ce consel m'acort, 8183 +J‡ n'istrai mËs de cest acort; +Neporquant se vous sÈussiÈs +Aucun art dont vous pÈussiÈs +Controver aucune maniere +Du chastel prendre plus legiere, +Ge la vodroie bien entendre, +Se la me voliÈs aprendre. + + Amis. + +OÔl, ung chemin bel et gent, +MËs il n'est preus ‡ povres gent. + Compains, au chastel desconfire, +Puet-l'en bien plus brief voie eslire +Sans mon art et sans ma doctrine, +Et rompre jusqu'en la racine +La forteresse de venuÎ; +J‡ n'i aurait porte tenuÎ, +Tretuit se lesseroient prendre, +N'est riens qui les pÈust deffendre; +Nus n'i oseroit mot sonner. +Le chemin a non Trop-Donner; +Fole-Largesce le fonda, +Qui mains amans i afonda. +Ge congnois trop bien le sentier, +Car ge m'en issi avant ier, +Et pelerins i ai estÈ +Plus d'ung iver et d'ung estÈ. + Largesce lesserÈs ‡ destre, +Et tornerez ‡ main senestre; +Vous n'aurÈs j‡ plus d'une archie +La sente batuÎ et marchie, + +[p.249] + + + L'Amant. + +A vos conseils, Ami, me range, 8223 +Ne craignez plus que mon coeur change. +Mais cependant, si vous saviez +Aucun art par quoi vous puissiez +Imaginer quelque autre mode +Du castel prendre plus commode, +Je l'ouÔrais bien volontiers +Si me l'apprendre consentiez. + + Ami. + +Je sais route gente et joyeuse, +Mais ‡ pauvres gens dangereuse. + Ami, pour le fort conquÈrir, +Plus brËve route on peut choisir, +Sans mon art et sans ma doctrine, +Et rompre jusqu'‡ la racine +La forteresse en un moment +Et les portes incontinent +Forcer; tous se laisseraient prendre +Et rien n'est qui les p˚t dÈfendre. +Nul n'oserait un mot sonner. +Cette route a nom Trop-Donner; +Jadis la fit Folle-Largesse +O˘ maint amant en grand' dÈtresse +Sombra; je connais ce sentier, +Car j'en sortis avant-hier, +Et j'y fis maint pËlerinage, +Hiver comme ÈtÈ, maint voyage. + Largesse ‡ droite laisserez, +Puis ‡ main gauche tournerez. +Environ un jet d'arbalËte +Suivez la sente large et nette, + +[p.250] + +Sans point user vostre soler, 8213 +Que vous verrÈs les murs croler, +Et chanceler tors et torneles, +J‡ tant ne seront fors ne beles, +Et tout par eus ovrir les portes, +Por noient fussent les gens mortes. +De cele part est li chastiaus +Si fiÈbles, qu'uns rostis gastiaus +Est plus fors ‡ partir en quatre, +Que ne sunt li murs ‡ abatre: +Par-l‡ seroit-il pris tantost. +Il n'i conviendroit j‡ grant ost +Comme il feroit ‡ Charlemaigne, +S'il voloit conquerre Alemaigne. + + En ce chemin, mien escientre, +Povres hons nule fois n'i entre; +Nus n'i puet povre homme mener, +Nus par soi n'i puet assener; +MËs qui dedens menÈ l'auroit, +Maintenant le chemin sauroit +Autresinc bien cum ge sauroie, +J‡ si bien apris ne l'auroie: +Et s'il vous plest, vous le saurÈs, +Car assÈs tost appris l'aurÈs, +Se sans plus poÈs grant avoir +Por despens outrageus avoir. +MËs ge ne vous i menrai pas, +PovretÈ m'a vÈÈ le pas, +A l'issir le me deffendi. +Quanque j'avoie i despendi, +Et quanque de l'autrui reÁui; +Tous mes crÈanciers en dÈÁui, + +[p.251] + +Et, sans vos souliers Ècorcher, 8253 +Vous verrez murailles pencher +Et chanceler tours et tourelles, +Tant hautes et fortes soient-elles, +Et les portes soudain s'ouvrir. +Pour nÈant vous verriez mourir +Tous les dÈfenseurs de la place; +Car de ce cÙtÈ, quoi qu'on fasse, +Est si faible ce fort ch‚teau, +Que le moindre rÙti g‚teau +Est plus dur ‡ couper en quatre +Que ne sont ces murs ‡ abattre. +Par l‡ serait-il pris tantÙt, +Et n'y conviendrait si grand ost +Qu'il n'en fallut ‡ Charlemagne +Allant conquÈrir l'Allemagne. + En cette route, je le sais, +Pauvre homme ne passe jamais, +Seul ne s'y peut mÍme introduire, +Nul pauvre ne l'y peut conduire. +Mais si quelqu'un menÈ l'avait, +Aussi bien la route il saurait +Que moi, qui par expÈrience +Jadis l'appris dans mon enfance. +Et s'il vous plaÓt, vous la saurez, +Car apprise assez tÙt l'aurez, +Si possÈdez grandes richesses +A faire excessives largesses. +Mais je n'y puis guider vos pas +Car PauvretÈ ne le veut pas, +Et m'a dÈfendu le passage; +J'ai gaspillÈ mon hÈritage, +Ce que j'avais d'autrui reÁu, +Tous mes crÈanciers j'ai dÈÁu, + +[p.252] + +Si que ge n'en poi nus paier, 8245 +S'en me devoit pendre ou noier. +N'i venÈs, dist-ele, jamËs, +Puis qu'‡ despendre n'i a mËs. +Vous i enterrÈs ‡ grant poine, +Se Richesce ne vous y moine; +MËs ‡ tous ceus qu'ele i conduit +Au retorner lor griËve et nuit. +A l'aler o vous se tenra, +MËs j‡ ne vous en ramenra; +Et de tant soiÈs assÈur, +Se ens entrÈs par nul Èur, +J‡ n'en istrÈs ne soir ne main, +Se PovretÈ n'i met la main, +Par qui sunt en destresce maint. +Dedens Fole-Largesce maint, +Qui ne pense ‡ riens fors ‡ geus, +Et ‡ despens faire outrageus: +El despent ausinc ses deniers +Cum s'el les puisast en greniers, +Sans conter et sans mesurer, +Combien que ce doie durer. + + + * * * * * + + + XLV + + + Comment PovretÈ fait requestes + A Richesce moult deshonnestes, + Qui riens ne prise tous ses ditz, + Mais de tout l'a fait esconditz. + + +PovretÈ maint ‡ l'autre chief, +Plaine de honte et de meschief, +Qui trop sueffre au cuer grant moleste. +Et fait si honteuse requeste, + +[p.253] + +Sans pouvoir un denier leur rendre, 8287 +Me devrait-on noyer ou pendre. +´De revenir gardez-vous bien, +Dit-elle, si n'avez plus rien.ª +L‡ vous entrerez ‡ grand' peine +Si richesse ne vous y mËne, +Mais ‡ tous ceux qu'elle y conduit +Au retour fait grand mal et nuit; +En allant, prËs de vous se peine, +Mais jamais ne vous en ramËne, +Et si par bonheur vous entrez, +Soir ni matin n'en sortirez, +Ayez-en, Ami, l'assurance, +Que PauvretÈ ne vous relance +Qui plonge en malheur maints amants. +Folle-Largesse l‡-dedans +Reste et mËne joyeuse vie, +DÈpens outrÈs et chËre lie, +Et l‡ prodigue ses deniers +Comme puisant ‡ pleins greniers, +Sans calcul comme sans mesure, +Pensant que l'argent toujours dure. + + + * * * * * + + + XLV + + + Comment PauvretÈ fait requÍte + A Richesse moult dÈshonnÍte + Qui rien ne prise tout son dit + Et sans pitiÈ vous reconduit. + + + PauvretÈ demeure ‡ l'arriËre +Pleine de honte et de misËre, +Le coeur d'affliction broyÈ +Et morne implorant la pitiÈ; + +[p.254] + +Et tant ot de durs escondis, 8275 +Et n'a ne bons faits, ne bons dis, +Ne delitables, ne plesans. +J‡ ne sera si bien fesans, +Que chascuns ses ovres ne blasme; +Chascun la viltoie et mesame. +MËs de PovretÈ ne vous chaille, +Fors de penser, comment qu'il aille, +Comment la porrÈs eschever. +Riens ne puet tant homme grever, +Comme chÈoir en povretÈ: +Ce sevent bien li endetÈ +Qui tout le lor ont despendu; +Maint ont estÈ por li pendu. +Bien le resevent cil et dient +Qui contre lor voloir mendient; +Moult lor convient soffrir dolor, +Ains que gens lor doignent du lor. +Ausinc le doivent cil savoir +Qui d'amors vuelent joie avoir: +Car povre n'a dont s'amor pesse, +Si cum Ovide le confesse[72]. + PovretÈ fait homme despire, +Et haÔr et vivre ‡ martire, +E tolt au sage neis le sen. +Por Diex, compains, gardÈs-vous en, +Et vous efforciez bien de croire +Ma parole esprovÈe et voire; +Que j'ai, ce sachiÈs, esprovÈ +Et par experiment trovÈ, +NÈis en ma propre personne, +Tretout quanque je vous sermonne. +Si sai miex que povretÈ monte, +Par ma mesese et par ma honte, + +[p.255] + +Mais durement on la repousse. 8317 +Jamais une parole douce, +Un mot dÈlectable et plaisant; +Elle n'ira si bien faisant +Que chacun ses oeuvres ne bl‚me, +Ne la mÈprise et ne l'inf‚me. +Or ne songez ‡ PauvretÈ +Que pour telle calamitÈ +…viter de toute maniËre; +Car il n'est ici-bas misËre +Telle que choir en pauvretÈ. +Ce n'ignore pas l'endettÈ +Qui ses biens gaspilla d'enfance, +Maints elle mËne ‡ la potence; +Bien le savent, bien le diront +Ceux qui mendiant leur pain vont, +Ils endurent moult grand' souffrance +Avant d'obtenir allÈgeance. +L'Amant le doit aussi savoir +Qui d'amour veut plaisir avoir. +Le pauvre, Ovide le confesse[72], +N'a rien dont son amour repaisse. + PauvretÈ fait homme haÔr, +MÈpriser, martyre souffrir, +Lui prend jusqu'‡ l'intelligence. +Croyez-en mon expÈrience, +Ami, pour Dieu, gardez-vous-en; +Je n'Èprouvai que trop souvent, +HÈlas! sur ma propre personne +Tout ce qu'ici je vous sermonne, +Et je sais mieux, beau compagnon, +Que vous, par mon abjection, +Ce que PauvretÈ nous rÈserve. +Que Dieu longtemps nous en prÈserve! + +[p.256] + +Biaus compains, que vous ne savÈs, 8309 +Qui tant sofferte ne l'avÈs. +Si vous devÈs en moi fier, +Car gel' di por vous chastier: +Moult a benÈurÈe vie +Cil qui par autri se chastie[73]. +Vaillans hons suel estre clamÈs[74], +Et de tous compaignons amÈs, +Et despendoie liement +En tous leus plus que largement, +Tant cum fui riches hons tenus: +Or sui si povres devenus +Par les despens Fole-Largesce, +Qui m'a mis en ceste destresce, +Que ge n'ai fors ‡ grant dangier, +Ne que boivre, ne que mangier, +Ne que chaucier, ne que vestir, +Tant me set danter et mestir +PovretÈ qui tout ami tolt. +Et sachiÈs, compains, que sitost +Comme Fortune m'ot Áa mis, +Je perdi trestous mes amis, +Fors ung, ce croi ge vraiement, +Qui m'est remËs tant solement. + Fortune ainsinc les me toli +Par PovretÈ qui vint o li: +Toli? par foi non fist, ge ment, +Ains prist ses choses proprement: +Car de voir sai que se miens fussent, +J‡ por li lessiÈ ne m'Èussent. +De riens donc vers moi ne mesprist, +Quant ses amis mÈismes prist: +Siens, voire, mËs riens n'en savoie, +Car tant achatÈs les avoie + +[p.257] + +Or, fiez-vous ‡ mes avis, 8351 +Pour vous instruire je le dis, +Et moult a bienheureuse vie +Qui par autrui se fortifie[73]. +J'Ètais pour vaillant renommÈ +Et de cent compagnons aimÈ +Tant que je fis large dÈpense, +GaÓment coulant mon existence, +Tant que je fus riche tenu; +Or je suis pauvre devenu +Des oeuvres de Folle-Largesse, +Qui m'a mis en telle dÈtresse +Que je n'ai, fors ‡ grand danger, +Ni que boire, ni que manger, +Humble vÍtement ni chaussure, +Tellement m'accable et torture +PauvretÈ qui prend nos amis. +Car, sache-le, quand m'eut l‡ mis, +Compagnon, la male Fortune, +Tous, sans exception aucune, +Je les perdis, sauf un vraiment +Qui m'est demeurÈ seulement. + + Ainsi tous les prit la cruelle, +PauvretÈ traÓnant aprËs elle. +Je mens; elle ne me prit rien; +Ce qu'elle prit Ètait son bien. +Car si tous ces amis miens fussent, +Jamais ainsi laissÈ ne m'eussent; +Donc nul dommage ne me fit +Lorsque ses amis me reprit. +Oui, siens; et dans mon ignorance, +Moi qui de coeur et de finance + +[p.258] + +De cuer et de cors et d'avoir, 8343 +Que les cuidoic tous avoir. +MËs quant ce vint au derrenier, +Je n'oi pas vaillant ung denier, +Et quant en ce point me sentirent, +Tuit cil amis si s'enfoÔrent, +Et me firent trestuit la moÎ +Quant il me virent sous la roÎ +De Fortune envers abatu, +Tant m'a par PovretÈ batu. +Si ne m'en doi-ge mie plaindre, +Qu'el m'a fait cortoisie graindre +Qu'onques n'oi vers li deservi: +Car entor moi si trËs-cler vi, +Tant m'oint les yex d'un fin colire, +Qu'el m'ot fait bastir et confire, +Si-tost comme PovretÈ vint, +Qui d'amis m'osta plus de vingt; +Voire certes, que ge ne mente, +Plus de quatre cens et cinquente. +Oncs linz, se ses iex i mÈist, +Ce que ge vi pas ne vÈist: +Car Fortune tantost en place +La bonne amor ‡ plaine face, +De mon bon ami me monstra, +Par PovretÈ qui m'encontra; +Onc ne l'Èusse congnÈu, +Se mon besoing n'Èust vÈu. +MËs quant le sot, il acorut, +Et quanqu'il pot me secorut, +Et tout m'offrit quanqu'il avoit, +Por ce que mon besoing savoit. + + + * * * * * + +[p.259] + +Si cher achetÈs les avais, 8383 +Tous bien ‡ moi je les croyais. +Mais, ‡ la fin, de moi s'enfuirent +Tous ces amis, quand ils sentirent +Que n'avais plus un seul denier; +Tous ces ingrats, jusqu'au dernier, +Tous me firent soudain la moue, +Quand ils me virent sous la roue +De Fortune ‡ l'envers jetÈ, +Tant me battit par PauvretÈ. +Mais j'ai tort de me plaindre d'elle, +Qui m'octroya faveur plus belle +Que jamais ne le mÈritai. +Lors je vis clair, en vÈritÈ, +Tant elle oignit d'un fin collyre +Qu'elle avait pour moi fait confire, +Mes yeux, dËs que PauvretÈ vint, +Qui m'Ùta d'amis plus de vingt, +Voire certe, ‡ moins que je mente, +Plus de quatre cents et cinquante. +Oncques lynx, ‡ l'oeil si perÁant, +Ne fut plus que moi clairvoyant; +Car Fortune dans ma disgr‚ce +La bonne amour ‡ pleine face +De mon bon ami me montra +Par PauvretÈ qui me navra. +Jamais n'aurais su sa tendresse +S'il n'e˚t dÈcouvert ma dÈtresse; +Mais aussitÙt il accourut, +Tant qu'il pouvait me secourut +Et m'offrit, pour calmer ma peine, +Tretout son avoir ‡ main pleine. + + + * * * * * + +[p.260] + + + XLVI + + + Comment Amis recorde cy 8375 + A l'Amant, qu'un seul vray Amy + En sa povretÈ il avoit, + Qui tout son avoir lui offroit. + + +Amis, dist-il, fais vous savoir, +Vez-ci mon cors, vez-ci l'avoir +O˘ vous avÈs autant cum giÈ, +PrenÈs-en sans prendre congiÈ; +MËs combien? se vous nel' savÈs, +Tout, se de tout mestier avÈs; +Car, amis, ne prise une prune +Contre ami les biens de Fortune, +Et les biens naturex mÈismes, +Puis que si nous entrevÈismes, +Por quoi nos cuers conjoins Èumes, +Que bien nous entrecongnÈumes; +Car ainÁois nous entr'esprovasmes, +Si que bons amis nous trovasmes; +Car nus ne set, sans esprover, +S'il puet loial ami trover. +Vous gard-ge tous jors obligiÈs, +Tant sunt poissans d'amor li giÈs; +Car moi por vostre garison +PoÈs, dist-il, metre en prison, +Por plevines ou por ostages, +Et mes biens vendre et metre en gages. +Ne s'en tint mie encor ‡ tant, +Por ce qu'il ne m'allast flatant, +AinÁois m'en fist ‡ force prendre, +Car n'i osoie la main tendre, + +[p.261] + + + XLVI + + + Comment Ami rappelle ici 8417 + A l'Amant, que seul un ami + Lui fut fidËle en sa misËre, + Lui offrant sa fortune entiËre. + + + Ami, dit-il, je viens vous voir; +Voici mon corps et mon avoir, +Ils sont ‡ vous comme ‡ moi-mÍme, +Prenez sans crainte, je vous aime. +--Mais combien?--Si ne le savez, +Tout, si de tout besoin avez; +Ami, je ne prise une prune, +Contre ami, les biens de Fortune, +Et mÍme les biens naturels, +Du jour o˘ nous nous vÓmes tels +Que, sitÙt que nous nous conn˚mes, +Nos coeurs conjoints ‡ jamais e˚mes, +Et qu'aprËs nous Ítre ÈprouvÈs, +Bons amis nous sommes trouvÈs; +Car nul ne sait, s'il ne l'Èprouve, +Quand un ami loyal il trouve. +Eussiez-vous pris tout ce j'ai, +Que je serais votre obligÈ, +Tant sont puissants, lorsque l'on s'aime, +Les liens du coeur. Car moi-mÍme, +Dit-il, pour votre guÈrison, +Vous pouvez me mettre en prison +Pour caution ou pour otage, +Et mes biens vendre et mettre en gage. +L‡ ne s'en tint pas cet ami +Qui m'allait consolant ainsi; + +[p.262] + +Tant iere maz et vergongneus, 8405 +A loi de povre besongneus, +Cui honte a si la bouche close, +Que sa mesese dire n'ose, +Mais sueffre, et s'enclost et se cache, +Que nus sa povretÈ ne sache, +Et monstre le plus bel dehors: +Ainsinc ge le fesoie alors. + + Ce ne font pas, bien le recors, +Li mendians poissans de cors, +Qui se vont partout embatant, +Plus qu'il puÈent chacun flatant, +Et le plus let dehors dÈmonstrent +A tretous ceus qui les encontrent, +Et le plus bel dedens rÈponnent +Por dÈcevoir ceus qui lor donnent; +Et vont disant que povres sont, +Et les grasses pitances ont, +Et les grans deniers en tresor. +MËs atant me tairai dËs or, +Que g'en porroie bien tant dire, +Qu'il m'en iroit de mal en pire; +Car tous jors hÈent ypocryte +VÈritÈ qui contre eus est dite. + Ainsinc es devant diz amis +Mon fol cuer son travail a mis; +Si sui par mon fol senz traÔs, +Despis, diffamÈ et haÔs +Sans ochoison d'autre deserte +Que de la devant dite perte +De toutes gens communÈment, +Fors que de vous tant solement; + +[p.263] + +Mais il m'en fit de force prendre, 8447 +Car je n'osais la main y tendre, +Tant j'Ètais triste et vergogneux, +Ainsi qu'un pauvre besogneux +Qui par la honte a bouche close +Et sa dÈtresse dire n'ose, +Et montre le plus beau dehors, +Ainsi que je faisais alors, +Mais souffre et s'enferme et se cache, +Sa pauvretÈ pour qu'on ne sache. + Ce ne font pas les Mendiants, +Je sais, ces moines florissants +De corps, qui laids dehors se montrent +A tous les passants qu'ils rencontrent, +Et qui se vont partout glissant, +Tant qu'ils peuvent chacun flattant, +Pour dÈcevoir ceux qui leur donnent, +Mais de tout par dedans foisonnent, +Qui vous disent que pauvres sont, +Et les grasses pitances ont +Et grands deniers cachÈs en terre. +Mais maintenant il faut m'en taire; +Tant du reste en dire pourrais, +Que de mal en pire choirais, +Car rien ne hait tant l'hypocrite +Que vÈritÈ contre lui dite. + Ainsi j'Ètais fol quand je mis +Ma confiance en ces amis. +Victime suis de ma folie, +HaÔ, mÈprisÈ pour la vie, +Et le seul prix de ma bontÈ +Fut d'Ítre soudain rejetÈ +De toute la foule ÈgoÔste, +Sauf un dont l'amitiÈ subsiste. + +[p.264] + +Que vos amors pas ne perdÈs, 8437 +MËs ‡ mon cuer vous aerdÈs; +Et tous jors, si cum ge le croi, +Qui d'amer vous pas ne recroi, +Se Diex plaist, vous i aerdrÈs; +MËs por ce que vous me perdrÈs, +Quant ‡ corporel compaignie, +En ceste terrienne vie, +Quant li derreniers jors vendra, +Que Mors son drois des cors prendra, +Car icel jor, bien le recors, +Ne nous toldra fors que le cors, +Et toutes les apartenances +De par les corporex sustances; +Car ambedui, ce sai, morron +Plus-tost, espoir, que ne vorron, +MËs ce n'iert pas, espoir, ensemble, +Car Mort tous compaignons dessemble. +Si sai-ge bien certainement +Que, se loial amor ne ment, +Se vous vivez et ge moroie, +Tous jors en vostre cuer vivroie; +Et se devant moi moriÈs, +Tous jors o˘ mien revivriÈs +AprËs vostre mort par mÈmoire, +Si cum vesquist, ce dist l'istoire, +Pyritho¸s aprËs sa mort[75], +Que Theseus tant ama mort. +Tant le queroit, tant le si voit, +(Car cil dedens son cuer vivoit) +Que vis en enfer l'ala querre, +Tant l'ot amÈ vivant sor terre. +Et povretÈ fait pis que Mort: +Car ame et cors tormente et mort, + +[p.265] + +C'est vous qui point ne vous cachez, 8481 +Mais ‡ mon coeur vous attachez, +Et toujours, comme je le pense, +Puisqu'il vous aime avec constance, +Plaise ‡ Dieu! vous attacherez. +Mais, hÈlas! un jour vous perdrez +Ma corporelle compagnie +En cette terrienne vie, +Lorsque le dernier jour viendra +Et lorsque la Mort reprendra +Ses droits sur notre corps fragile; +Mais en ce jour la Mort agile, +Compagnon, ne nous prendra rien +Hormis le corps, je le sais bien, +Et toutes les appartenances +De nos corporelles substances; +Car tous deux, je le sais, mourrons, +Certes, plus tÙt que ne voudrons. +Mais Ègal sort ne nous prÈpare +La Mort qui les amis sÈpare, +Et je ne doute nullement +Que, si loyal amour ne ment, +En votre coeur je ne demeure. +S'il advient que premier je meure, +Car avant moi si vous mouriez, +Toujours au mien revivriez +AprËs votre mort par mÈmoire; +Comme vÈcut, nous dit l'histoire, +Piritho¸s, aprËs sa mort[75], +Que ThÈsÈe adorait encor. +Tant le suivait l'image chËre +Qu'il aima tant sur cette terre +Et qui vivait dedans son coeur, +Qu'il l'alla chercher de douleur + +[p.266] + +Tant cum l'ung o l'autre demore, 8471 +Non pas sans plus une sole hore; +Et lor ajoute ‡ dampnement +Larrecin et parjurement, +Avec toutes autres durtÈs +Dont chascuns est griÈment hurtÈs, +Ce que mort ne vot mie faire, +MËs ainÁois les en fait retraire, +Et si lor fait en son venir +Tous temporiex tormens fenir; +Et sans plus, comment que soit griÈve, +En une sole hore les griÈve. +Por ce, biaus compains, vous semon +Qu'il vous membre de Salemon +Qui fut roi de Gherusalen; +Car de li moult de bien a-l'en. +Il dit, et bien i prenÈs garde: +Biau fils, de povretÈ te garde +Tous les jors que tu as ‡ vivre, +Et la cause en rent en son livre; +Car en ceste vie terrestre, +Miex vaut morir que povres estre. +Et cil qui povres apparront, +Lor propres freres les harront. +Et por la povretÈ douteuse, +Il parle de la souffreteuse +Que nous apelons indigence, +Qui si ses hostes desavance. +Onc si despite ne vi gens +Cum ceus que l'en voit indigens. +Por tesmoings nÈis les refuse[76] +Chascuns qui de droit escript use, +Por ce qu'il sunt en loi clamÈ +Equipolens as diffamÈ. + +[p.267] + +Aux enfers. PauvretÈ fait pire 8515 +Qui met ‚me et corps ‡ martyre, +Sans mÍme une heure de rÈpit, +Tant que l'une avec l'autre vit, +Les pousse ‡ damnable aventure, +Au vice, au larcin, au parjure +Et toutes les calamitÈs +Dont les humains sont tourmentÈs; +Ce que la mort ne saurait faire +Puisque les en garde au contraire +Et fait pour eux, en son venir, +Tous temporels tourments finir, +Et sans plus, combien que les grËve, +En une heure vous les enlËve. +Pour ce, vous prierai, compagnon, +De vous rappeler Salomon, +De JÈrusalem ce roi sage, +Dont nous avons maint bon adage. +Il dit: ´Beau fils, en vÈritÈ, +Garde-toi bien de pauvretÈ +Tous les jours qu'il te reste ‡ vivre.ª +Et la cause en est en son livre: +´Oui, sur cette terre il vaut mieux +Mourir que vivre besogneux; +Car tous ceux qui pauvres paraissent +Leurs propres frËres les dÈlaissent.ª +Et puis, parlant des souffreteux, +Il nous montre les pauvres honteux +Qui croupissent dans l'indigence, +Source d'Èternelle souffrance. +Oncques plus misÈrables gens +Je ne vois que les indigents; +Pour tÈmoins mÍme les refuse[76] +Chacun qui de droit Ècrit use, + +[p.268] + + Trop est povretÈ lede chose; 8505 +Mes toutevois bien dire l'ose, +Que se vous aviÈs assÈs +Deniers et joiaus amassÈs, +Et tant donner en porriÈs, +Comme prometre en vorriÈs, +Lors coilleriÈs boutons et Roses, +J‡ si ne seraient encloses. +MËs vous n'estes mie si riches, +Et si n'estes avers ne chiches: +DonnÈs donc amiablement[77] +Biaus petis dons resnablement, +Si que n'en cheiez en poverte, +Damaige i auriÈs et perte: +Li plusors vous en moqueroient, +Qui de riens ne vous secorroient, +Se vous aviÈs le chatÈ +Oultre sa valeur achatÈ. +Il affiert bien que l'en present +De fruit novel un bel present +En toailles, ou en paniers; +De ce ne soiÈs j‡ laniers. +Pommes, poires, noiz ou cerises, +Cormes, prunes, freses, merises, +Chastaignes, coinz, figues, vinetes, +Pesches, parmains, ou alietes, +Nefles entÈes, ou framboises, +Beloces d'Avesnes, jorroises[78], +Roisins noviaus lor envoiÈs, +Et des meures fresches aiÈs, +Et se les avÈs achetÈes, +Dites que vous sunt prÈsentÈes + +[p.269] + +Car ils sont par la loi nommÈs 8549 +L'Èquivalent des infamÈs. + Trop est PauvretÈ laide chose; +Mais toutefois, bien dire l'ose, +Ami, si vous aviez assez +Deniers et joyaux amassÈs, +Vous cueilleriez boutons et roses; +Pour vous elles ne seraient closes, +Si donner autant vous pouviez +Comme promettre voudriez. +Mais pourtant, sans Ítre aussi riche, +Si n'Ítes avare ni chiche, +Donnez-leur raisonnablement +Beaux petits dons aimablement[77], +Mais sans Èpuiser votre bourse; +Car si vous Ètiez sans ressource, +Personne ne vous soutiendrait, +Chacun de vous se moquerait +D'avoir payÈ la marchandise +Outre sa valeur, c'est sottise. +A mon avis, rien n'est plaisant +Comme de faire un beau prÈsent, +Tel que fruits nouveaux en corbeille, +C'est un don que je vous conseille, +Figues, vinettes et marrons, +PÍches, alises, groseillons, +Pommes, poires, noix ou cerises, +Cormes, prunes, fraises, merises; +Raisins nouveaux leur envoyez, +Gents bouquets d'avoine liÈs[78], +Amandes, framboises m˚res +Ou bien encor nËfles et m˚res; +Et si les avez achetÈs, +Dites qu'ils furent apportÈs + +[p.270] + +D'ung vostre ami, de loing venues, 8537 +Tout les achatiÈs-vous es rues; +Ou donnÈs Roses vermeilletes, +Primeroles, ou violetes, +Ou biaus glaons en la seson; +En tex dons n'a pas desreson. + SachiÈs que dons les gens afolent, +As mesdisans les jangles tolent: +Se mal Ës donnÈors savoient, +Tous les biens du monde en diroient. +Biaus dons soustiennent maint bailli +Qui fussent ore mal bailli[79]; +Biaus dons de vins et de viandes +Ont fait donner maintes provendes; +Biaus dons si font, n'en doutÈs mie, +Porter tesmoing de bonne vie: +Moult tiennent par tout biau leu dons, +Qui biau don donne, il est prodons. +Dons donnent loz as donnÈors, +Et empirent les prenÈors[80], +Quant il lor naturel franchise +Obligent ‡ autrui servise. +Que vous diroie ‡ la parsomme? +Par don sunt pris et Diex et homme. + Compains, entendÈs ceste note +Que je vous amoneste et note. +SachiÈs, se vous volÈs ce faire +Que ci m'avÈs oÔ retraire, +Li Diex d'Amors j‡ n'i faudra +Quant le fort chastel assaudra, +Qu'il ne vous rende sa promesse; +Car il et Venus la dÈesse +Tant as portiers se combatront, +Que la forterece abatront: + +[p.271] + +A vous de lointaine venue, 8583 +Les eussiez-vous pris dans la rue. +Donnez encore avec raison +De beaux glaÔeuls en la saison, +Bouquets de roses vermeillettes, +Fleurs de printemps et violettes. + Jolis dons changent bien les gens, +Ferment la bouche aux mÈdisants. +L'obligÈ, loin d'Ítre nuisible, +De vous dit tout le bien possible. +Beaux dons soutiennent maints baillis +Qui sans eux seraient bien petits[79]; +De vins, de mets belles offrandes +Ont fait donner maintes prÈbendes. +On vante l'homme gÈnÈreux, +Qui donne est toujours vertueux; +Les beaux dons font, n'en doutez mie, +Trouver tÈmoins de bonne vie; +Beaux dons donnent los aux donneurs, +Comme ils enchaÓnent les preneurs[80], +Et leur naturelle franchise +Asservissent par convoitise. +Que vous dirai-je encor? Beaux dons +Dieu, comme l'homme, trouve bons. + Ainsi, sachez me bien comprendre, +Et si bien savez vous y prendre, +Le Dieu d'Amour ne manquera, +Quand le castel assaillira, +D'accomplir toute sa promesse. +Car, avec VÈnus la dÈesse, +Tant ces geÙliers ils combattront +Que la forteresse abattront, +Et vous pourrez cueillir la Rose, +Si durement qu'elle soit close. + +[p.272] + +Si porrez lors coillir la Rose, 8571 +J‡ si fort ne sera enclose. +MËs quant l'en a la chose aquise, +Si reconvient-il grant mestrise +En bien garder et sagement, +Qui joÔr en vuet longuement. +Car la vertu n'est mie mendre +De bien garder et de deffendre +Les choses, quant el sunt aquises[81], +Que del aquerre en quelques guises. +S'est bien drois que chÈtis se claime +Valez, quant il pert ce qu'il aime, +Por quoi ce soit par sa defaute; +Car moult est digne chose et haute +De bien savoir garder s'amie, +Si que l'en ne la perde mie, +MÈismement, quant Diex la donne +Sage, cortoise, simple et bonne, +Qui s'amor doint et point ne vende. +Car onques amor marchÈande +Ne fu par fame controvÈe, +Fors par ribaudie provÈe; +N'il n'i a point d'amor, sans faille, +En fame qui por don se baille. +Tel amor fainte, Mal-Feu l'arde[82]! +L‡ ne doit-l'en pas metre garde. + Si sunt-eles voir presque toutes +Convoiteuses de prendre, et gloutes +De ravir et de devorer, +Si qu'il n'i puist riens demorer, +A ceus qui plus por lor se claiment, +Et qui plus loiaument les aiment: +Car Juvenaus si nous raconte, +Qui de Berine tient son conte, + +[p.273] + +Mais quand acquise vous sera, 8617 +Par grande adresse il vous faudra +La bien garder et grand' prudence, +Pour avoir longue jouissance; +Car souvent acquÈrir, ami, +Combien qu'il nous cause d'ennui, +Est plus facile, quoi qu'on dise, +Que de garder la chose acquise[81]. +A bon droit plaint ses tristes jours +Qui perd l'objet de ses amours, +Quand mÍme ce serait sa faute. +Car c'est chose bien digne et haute +Que savoir amante garder, +Sans partage la possÈder, +Surtout lorsque Dieu nous la donne +Sage et courtoise, et simple et bonne, +Sans rien demander en retour. +Car oncques mercenaire amour +Ne vint que d'‚me corrompue +Et par la dÈbauche perdue. +Oncques la femme qui se vend +D'un pur amour n'aima d'amant; +A cet amour inf‚me et l‚che +Nul coeur honnÍte ne s'attache. + + Plus on se donne aveuglÈment, +Plus on aime loyalement, +Plus les femmes sont rigoureuses, +Presque toutes, et convoiteuses +De tout ravir et dÈvorer, +Tant qu'il y peut rien demeurer. +Car JuvÈnal ce nous raconte, +Qui d'IbÈrine fait son conte, + +[p.274] + +Que miex vosist ung des yex perdre[83] 8605 +Que soi ‡ ung seul homme aerdre; +Car nus seus n'i peuist soffire, +Tant estoit de chaude matire; +Car j‡ fame n'iert si ardans, +Ne ses amors si bien gardans, +Que de son chier ami ne vuelle +Et les deniers et la despuelle. +Or vez que les autres feroient, +Qui por dons as hommes s'otroient. +Nesune ne puet-l'en trover +Qui ne se vueille ainsinc prover; +Tant l'ait homme en subjeccion, +Toutes ont ceste entencion. +Vez ci la rigle qu'il en baille; +MËs il n'est rigle qui ne faille, +Car des mauveses entendi, +Quant ceste sentence rendi. +MËs s'el n'est tiex cum ge devis, +Loial de cuer, simple de vis, +Ge vous dirai que l'en doit faire. +Valez cortois et debonnaire +Qui vuet ‡ ce metre sa cure, +Gart que du tout ne s'asÈure +En sa biautÈ, ne en sa forme: +Drois est que son engin enforme +De meurs et d'ars et de sciences; +Car qui les fins et les provences +De biautÈ sauroit regarder, +BiautÈ se puet trop poi garder: +Tantost a faite sa vesprÈe +Com les floretes en la prÈe; +Car biautÈ est de tel matire, +Que el plus vit, et plus empire. + +[p.275] + +Qu'elle e˚t mieux aimÈ perdre un oeil[83] 8649 +Qu'‡ un seul homme faire accueil; +Un seul ne lui pouvait suffire, +Tant Ètait chaude en son dÈlire. +Coeur de femme n'est si ardent +Ni ses amours si bien gardant, +Que du cher ami la dÈpouille +Et l'or plus ou moins ne chatouille. +Jugez par l‡ ce que femme est +Qui son corps aux enchËres met. +Ainsi toutes, ami, sont faites +Les femmes, toutes sont coquettes; +Quelque soit leur affection, +Toutes ont mÍme intention. +Tel est la rËgle qu'il en baille, +Mais il n'est rËgle qui ne faille; +Car des mauvaises il parlait +Quand cette sentence il rendait. +Et si votre amante n'est telle, +Mais d'attraits simple et de coeur belle, +Il vous faudra faire autrement. +Courtois et dÈbonnaire amant +A bien aimer qui met sa cure +Ne doit pas que sur sa tournure +Compter, ses gr‚ces, sa beautÈ; +Il lui faut un esprit dotÈ +Encor d'utiles connaissances; +Car pour qui sait juger les chances +Et avantages de beautÈ, +Elle n'est que fragilitÈ, +Elle est tantÙt Èvanouie +Comme fleurettes de prairie; +Car ainsi qu'elles beautÈ vit, +Plus elle va, plus dÈpÈrit. + +[p.276] + +MËs le sens, qui le vuet acquerre, 8639 +Tant cum il puet vivre sor terre, +Fait ‡ son mestre compaignie, +Et miex vaut au chief de sa vie +Qu'il ne fist au commencement; +Tous jors va par avancement: +J‡ n'iert par tens apetisiÈs, +Bien doit estre amÈs et prisiÈs +Valez de noble entendement, +Quant il en use sagement. +Moult redoit estre fame liÈe, +Quant ele a s'amor emploiÈe +En biau valet cortois et sage, +Qui de sens a tel tesmoignage. + Neporquant s'il me requeroit +Consel, savoir se bon seroit +Qu'il fÈist rimes jolietes, +Motez, fabliaux, ou chanÁonnetes +Qu'il vueille ‡ s'amie envoier +Por li chevir et apoier: +Ha, las! de ce ne puet chaloir, +Biau dit i puet trop poi valoir. +Li diz, espoir, loÈ seront, +D'autre preu petit i feront; +MËs une grant borse pesans, +Toute farsie de besans[84], +Se la vÈoit saillir en place, +Tost i corroit ‡ plaine brace; +Qu'eles sunt mËs si aorsÈes, +Que ne corent fors as borsÈes[85]. +Jadis soloit estre autrement, +Or va tout par empirement. + Jadis au tens des premiers peres +Et de noz premeraines meres, + +[p.277] + +Mais le sens, pour toute la vie, 8683 +Tient ‡ son maÓtre compagnie, +Mieux vaut ‡ la fin qu'au dÈbut, +Et plus il approche du but +Moins sur lui le temps a de prise. +Aussi femme chÈrit et prise +Amant de noble entendement, +Quand il en use sagement. +Aussi doit Ítre bien heureuse +Entre toutes femme amoureuse +Qui sut octroyer son amour +A beau serviteur, en retour +Qui lui donna courtois et sage +De sens semblable tÈmoignage. + Cependait s'il me demandait +Conseil, savoir si bon serait +De faire rimes joliettes, +Motets, fabliaux, chansonnettes +Qu'il veuille ‡ sa mie envoyer +Pour lui plaire et pour l'Ègayer, +HÈlas! ami, c'est triste ‡ dire, +Mais beaux dits ne sauraient suffire. +Peut-Ítre louÈs ils seront, +Autre profit ne porteront. +Mais si grande bourse et pesante +De besans pleine et rÈsonnante[84] +Elles voyaient cÈans saillir, +Vite ‡ bras ouverts d'y courir, +Tant femmes sont intÈressÈes +Qu'elles ne courent qu'aux boursÈes[85]. +Jadis soulait Ítre autrement. +Mais tout dÈgÈnËre ‡ prÈsent. + Jadis au temps des premiers pËres, +Au temps de nos premiËres mËres, + +[p.278] + +Si cum la letre le tesmoigne, 8673 +Par qui nous savons la besoigne, +Furent amors loiaus et fines, +Sans covoitise et sans rapines; +Li siecles ert moult prÈcieus, +N'estoit pas si dÈlicieus +Ne de robes, ne de viandes; +Il coilloient Ès bois les glandes +Por pain, por char et por poissons, +Et cerchoient par ces boissons, +Par vaus, par plains et par montaingnes, +Pommes, poires, noiz et chastaingnes, +Boutons et mores et pruneles, +Framboises, freses et ceneles, +Feves et poiz, et tex chosetes, +Cum fruis, racines et herbetes; +Et des espis des blÈs frotoient, +Et des roisins Ès chans grapoient, +Sans metre en pressouer, n'en esnes. +Li miel dÈcoroient des chesnes, +Dont habundamment se vivoient, +Et de l'iaue simple bevoient, +Sans querre piment ne clarÈ, +N'onques ne burent vin parÈ; +N'iert point la terre lors arÈe, +MËs si cum Diex l'avoit parÈe +Par soi-mÈismes aportoit +Ce dont chascun se confortoit; +Ne queroient saumons ne luz[86], +Et vestoient les cuirs veluz, +Et faisoient robes de laines, +Sans taindre en herbes ne en graines[87], +Si cum el venoient des bestes. +Covertes ierent de genestes, + +[p.279] + +Comme l'histoire le prÈtend, 8717 +Car c'est elle qui nous l'apprend, +…tait amour loyale et fine, +Sans convoitise et sans rapine. +Durant ces siËcles prÈcieux +Tant n'Ètait le monde envieux +De fins mets, de parures vaines; +Au bois il cueillait glands et faÓnes +Au lieu de chairs et de poissons, +Et cherchait parmi les buissons +Boutons et m˚res et prunelles, +Framboises, fraises et cinelles, +Pommes, poires, fËves et noix, +Ch‚taignes, racines et pois, +Herbes et fruits de la campagne, +Par val, par plaine et par montagne, +Et les Èpis de blÈ frottait, +Et raisins aux champs grapillait, +Des cuviers sans se mettre en peine, +Du miel dÈcoulant d'un vieux chÍne +Abondamment se nourrissait +Et d'eau de source s'abreuvait, +Sans chercher piment ni piquette +Ni vin vieilli dans la feuillette. +Le sol n'Ètait pas labourÈ, +Et tel que Dieu l'avait parÈ +Engendrait tout en abondance +Et donnait ‡ l'homme l'aisance. +Point de brochets ni de saumons; +Il se revÍtait de toisons +Ou se faisait robe de laine, +Sans teinture d'herbe ou de graine[87], +Comme la portaient les agneaux. +Les chaumiËres dans les hameaux + +[p.280] + +De foillies et de ramiaus 8707 +Lor bordetes et lor hamiaus, +Et fesoient en terre fosses, +Es roches et es tiges grosses +Des chesnes cruÈs se rebotoient, +Quant les tempestes redotoient. + + + * * * * * + + + XLVII + + + Comment les gens du temps passÈ + N'avoient nul tresor amassÈ[88], + Fors tout commun par bonne foy; + Et n'avoient ne prince ne roy. + + +Et quant par nuit dormir voloient, +En leu de coites aportoient +En lor casiaus monceaus de gerbes, +De foilles, ou de mousse, ou d'erbes; +Et quant li airs iert apaisiÈs, +Et li tens cler et aÈsiÈs, +Et li vens mol et delitables, +Si cum en printens pardurables, +Et cil oisel chascun matin +S'estudient en lor latin +A l'aube du jor saluer +Qui tout lor fait les cuers muer: +Zephirus et Flora sa fame, +Qui des flors est dÈesse et dame, +Cil dui font les floretes nestre, +Flors ne congnoissent autre mestre: +Car par tout le monde ensement, +Les vont cil et cele sement, +Et les forment et les colorent +Des colors dont les flors honorent + +[p.281] + +De frais genÍt Ètaient couvertes, 8751 +De rameaux et de feuilles vertes; +Ou fosse en terre il se faisait +De rocs et branches qu'il coupait, +Ou se mettait au creux d'un chÍne, +S'il craignait tempÍte prochaine. + + + * * * * * + + + XLVII + + + Comment les gens du temps passÈ + N'avaient nul trÈsor amassÈ, + La terre ‡ tous Ètait commune + Et royautÈ n'Ètait aucune. + + +Et quand la nuit dormir voulait, +Au lieu de couettes apportait +En sa case monceaux de gerbes, +De mousses, de feuilles ou d'herbes; +Et quand l'air Ètait apaisÈ, +Le temps serein et reposÈ, +Et le vent doux et dÈlectable +En ce printemps invariable, +Les oiseaux lors chaque matin +S'Ètudiaient en leur latin +A saluer du jour l'aurore +Qui fait leur petit coeur Èclore; +Des fleurs la reine aux yeux si doux, +Flore et ZÈphir son tendre Èpoux +Faisaient ci-bas fleurettes naÓtre, +Fleurs ne connaissent d'autre maÓtre. +Car c'est pour les fins amoureux +Qu'en grand amour ils ont tous deux, +Qu'ils les sËment et les colorent +Des couleurs dont les fleurs honorent + +[p.282] + +Puceles et valez proisiÈs, 8737 +De biaus chapelez renvoisiÈs, +Por l'amor des fins amoreus; +Car moult ont en grant amor eus. +De floretes lor estendoient +Les coustepointes qui rendoient +Tel resplendor par ces herbaiges, +Par ces prÈs et par ces ramaiges, +Qu'il vous fust avis que la terre +Vosist emprendre estrif et guerre +Au ciel d'estre miex estelÈe, +Tant iert par ses flors revelÈe. +Sor tex couches cum ge devise, +Sans rapine et sans covoitise, +S'entr'acoloient et baisoient +Cil cui li geu d'Amors plaisoient; +Cil arbre vert par ces gaudines, +Lor paveillons et lor cortines, +De lor rains sor eus estendoient +Qui du soleil les deffendoient. +L‡ dÈmenoient lor karoles, +Lor geu et lor oiseuses foles +Les simples gens assÈurÈes, +De toutes cures escurÈes, +Fors de mener jolivetÈs +Par loiaus amiabletÈs. +N'encor n'avoit fet roi ne prince +Meffais qui l'autrui tolt et pince. +Trestuit pareil estre soloient, +Ne riens propre avoir ne voloient. +Bien savoient cele parole +Qui n'est menÁongiere ne fole: +Qu'onques Amor et seignorie[89] +Ne s'entrefirent compaignie, + +[p.283] + +Des puceles et des varlets 8781 +Les beaux et brillants chapelets. +Pour eux ils tendaient des fleurettes +Les courtepointes joliettes +Dont partout buissons et forÍt +Et la plaine respendissait, +Au point de croire que la terre +Au ciel e˚t dÈclarÈ la guerre, +A qui serait mieux, ÈtoilÈ, +Tant son orgueil Ètait gonflÈ. +Sur ces couches dont je devise, +Sans rapine et sans convoitise, +Chacun s'accolait et baisait +A qui le jeu d'amour plaisait. +Les arbres par les verts bocages, +Rideaux et pavillons sauvages, +Leurs rameaux Ètendaient sur eux +Du soleil pour calmer les feux; +Et l‡ tous menaient leurs karoles, +Leurs jeux, leurs joyeusetÈs folles, +Les hommes heureux, sans soucis, +De toutes peines affranchis, +Fors de mener joyeuse vie +Et loyale fol‚trerie. +MÈfait qui prend le bien d'autrui +Rois ni princes n'avait b‚ti, +Tous Ètaient Ègaux sur la terre, +A possÈder ne songeaient guËre; +Car ils connaissaient bien ce mot +Qui n'est ni mensonger ni sot: +Oncques Amour et seigneurie[89] +N'ont voyagÈ de compagnie, +Oncques ne purent s'Èpouser, +Car gouverner, c'est diviser. + + + * * * * * + +[p.284] + +Ne ne demorerent ensemble; 8771 +Cil qui mestrie, les dessemble. + + + * * * * * + + + XLVIII + + + Ici commence le Jaloux + A parler et dire, oyans tous, + A sa femme qu'elle est trop baulde, + Et l'appelle faulse ribaulde. + + +Pour ce voit-l'en des mariages, +Quant li mariz cuide estre sages, +Et chastie sa femme et bat, +Et la fait vivre en tel dÈbat, +Qu'il li dit qu'ele est nice et fole, +Dont tant demore ‡ la karole, +Et dont el hante si sovent +Des jolis valez le convent, +Que bonne amor n'i puet durer, +Tant s'entrefont maus endurer, +Quant cil vuet la mestrise avoir +Du cors sa fame et de l'avoir. +Trop estes, fait-il, vilotiere, +Si avÈs trop nice maniere: +Quant sui en mon labor alÈs, +Tantost espringuÈs et balÈs, +Et dÈmenÈs tel esbaudie, +Que ce semble grant ribaudie; +Et chantÈs cum une seraine. +Diex vous mete en male semaine[90]! +Et quant vois ‡ Romme ou en Frise +Porter notre marchÈandise, +Vous devenÈs tantost si cointe, +Car ge sai bien qui m'en acointe, + +[p.285] + + + XLVIII + + + Ici l'homme jaloux commence 8815 + A crier et sa femme tance + Devant tous, l'appelant catin, + Coureuse et mauvaise putain. + + + Pour ce voit-on en mariage, +Quand le mari pense Ítre sage, +Qu'il gourmande sa femme et bat +Et la fait vivre en tel dÈbat, +Qu'il lui dit qu'elle est sotte et folle +De tant muser ‡ la karole +Et de rechercher si souvent +Des gents varlets l'accointement, +Et qu'il n'est bonne amour qui dure +Lorsque de tels maux on endure, +Ce parce qu'il veut seul avoir +Le corps de sa femme et l'avoir. +Vous Ítes trop, dit-il, fringante +Et trop d'allures provocante. +SitÙt qu'‡ mon travail je cours, +TÙt vous sautez, balez toujours +Et chantez comme une syrËne +(Dieu vous mette en male semaine!)[90], +Et menez tels amusements +Qu'ils semblent vils dÈportements. +Quand je vais ‡ Rome ou en Frise +DÈbiter notre marchandise, +Si coquette on vous voit tantÙt, +Car je sais bien quel est mon lot, + +[p.286] + +Que par tout en va la parole; 8801 +Et quant aucuns vous en parole +Porquoi si cointe vous tenÈs +En tous les leus o˘ vous venÈs, +Vous respondÈs: Hari, hari, +C'est por l'amor de mon mari. +Por moi, las! dolereus chÈtis, +Qui set se ge forge ou ge tis, +Ou se ge sui ou mors ou vis? +L'en me devroit flatir o˘ vis +Une vessie de mouton. +Certes ge ne vail ung bouton, +Quant autrement ne vous chasti; +Moult m'avÈs or grant los basti +Quant de tel chose vous vantÈs: +Chascun set bien que vous mentÈs. +Por moi, las! doleureus, por moi, +Maus gans de mes mains enformoi, +Et crueusement me dÈÁui +Quant onques vostre foi reÁui +Le jor de nostre mariage, +Por me mener tel rigolage. +Por moi menÈs-vous tel bobant, +Qui cuidiÈs-vous aler lobant? +J‡ n'ai-ge mie le pooir +De tiex cointeries vÈoir, +Que cil ribauz saffre, friant, +Qui ces putains vont espiant, +Entor vous remirent et voient, +Quant par ces ruÎs vous convoient. +A cui parÈs-vous ces chastaignes[91]? +Qui me puet faire plus d'engaignes? +Vous faites de moi chape ‡ pluie, +Quant orendroit lÈs vous m'apuie. + +[p.287] + +Qu'incontinent chacun en glose, 8843 +Et s'il vous demande la cause +Pourquoi si belle vous tenez +En tous les lieux o˘ vous venez +De votre Èpoux pendant l'absence, +Alors avec grande impudence, +Vous rÈpondez: ´Hari, hari, +C'est pour l'amour de mon mari.ª +Pour moi, combien que je p‚tisse, +Qui sait si je forge ou je tisse, +Si je suis mort ou bien vivant? +Je ne vaux un bouton vaillant +Quand autrement ne vous ch‚tie; +On me devrait une vessie +De mouton envoyer au nez. +Le beau renom que me donnez! +Car moi, malheureux, pris au piÈge, +De quels gants mes deux mains gantÈ-je? +Quand de ceci vous vous vantez, +Chacun sait bien que vous mentez. +Pour moi faites-vous telle chËre? +Qui pensez-vous tromper, ma chËre? +Je fus cruellement dÈÁu, +Votre foi lorsque j'ai reÁu +Le jour de notre mariage, +Pour me mener tel rigolage! +Vous savez bien que n'ai pouvoir +De tant de belles choir voir, +Mais ces ribauds qu'elles attirent, +Ces vils goinfres qui vous admirent +Et vous suivent par les chemins +Comme tretoutes ces putains; +Je suis votre capote ‡ pluie +Lorsqu'‡ votre bras je m'appuie. + +[p.288] + +Ge voi que vous estes plus simple 8835 +En cel sorcot, en cele guimple, +Que torterele ne coulons; +Ne vous chaut s'il est cors ou lons, +Quant sui tous seus lÈs vous presens. +Qui me donroit quatre besens, +Combien que debonnaire soie, +Se por honte ne le laissoie, +Ne me tendroie de vous batre, +Por vostre grant orguel abatre: +Et sachiÈs qu'il ne me plest mie +Qu'il ait en vous nule cointie, +Soit ‡ karole, soit ‡ dance, +Fors solement en ma prÈsence. + + + * * * * * + + + XLIX + + + Comment le Jaloux si reprent + Sa femme, et dit que trop mesprent + De dÈmener ou joie ou feste, + Et que de ce trop le moleste. + + +D'autre part nel' puis plus celer, +Entre vous et ce bacheler +Robichonet au vert chapel[92], +Qui si tost vient ‡ vostre apel, +AvÈs-vous terres ‡ partir? +Vous ne poÈs de li partir. +Tous jors ensemble flajolÈs, +Ne sai que vous entrevolÈs, +Que vous poÈs-vous entredire: +Tout vif m'estuet enragier d'ire + +[p.289] + +Pour qui donc cuisent ces marrons[91]? 8877 +Peut-on me faire plus d'affronts! +Plus que tourterelle ou poulette +Je vous vois, sous votre cornette, +L'air simple et doux; mais ce jupon, +Que vous chaut qu'il soit court ou long, +Quand tous deux sommes tÍte ‡ tÍte? +N'Ètait la honte qui m'arrÍte, +Et si bon que je sois encor, +Qui m'offrirait cinq besans d'or +Ne me retiendrait de vous battre, +Pour votre grand orgueil abattre. +Sachez enfin qu'il me dÈplaÓt +Que tant de luxe ma femme ait +A la karole ou ‡ la danse, +Fors seulement en ma prÈsence. + + + * * * * * + + + XLIX + + + Ici le Jaloux ‡ sa femme + Fait remontrances et la bl‚me + De mener tels dÈportements + Et qu'ils lui pËsent trop longtemps. + + +De plus, s'il faut que je le nomme, +Entre vous et puis ce jeune homme, +Robichonnet au vert chapeau[92], +Qui sitÙt vient ‡ votre appeau, +AvÈs-vous partages de terre? +Vous ne pouvez vous en dÈfaire. +Toujours ensemble flageolez; +Ne sais quoi vous entrevoulez, +Ce que pouvez vous entredire: +Vous me faire enrager d'ire + +[p.290] + +Par vostre fol contenement. 8863 +Par iceli Diex qui ne ment, +Se vous jamËs parlÈs ‡ li, +Vous en aurÈs le vis pali, +Voires certes plus noir que more[93]: +Car de cops, se Diex me secore, +Ains que ne vous ost le musage, +Vous donrai tant par ce visage, +Qui tant est as musars plaisans, +Que vous tendrÈs coie et taisans. +Ne jamËs hors sans moi n'irÈs; +MËs ‡ l'ostel me servirÈs +En bons aniaus de fer rivÈe. +DÈables vous font si privÈe +De ces ribaus plains de losenge, +Dont vous dÈussiÈs estre estrange. +Ne vous pris-ge por moi servir? +CuidiÈs-vous m'amor deservir +Par acointier ces ors ribaus, +Por ce qu'il ont les cuers si baus, +Et qu'il vous retruevent si baude? +Vous estes mauvese ribaude, +Si ne me puis en vous fier: +MaufÈ me firent marier[94]. + + Ha! se Theofrates crÈusse[95], +J‡ fame espousÈe n'Èusse; +Il ne tient pas homme por sage +Qui fame prent par mariage, +Soit bele, ou lede, ou povre, ou riche: +Car il dit, et por voir l'affiche +En son noble livre AurÈole +Qui bien fait ‡ lire en escole, + +[p.291] + +Par votre fol dÈrÈglement. 8907 +Par Dieu le pËre qui ne ment, +Si je vous vois tous deux, je jure +Que p‚lira votre figure +Ou noircira plus qu'Africain[93]; +Car, Dieu m'aide, avant votre sein +Purger de tel libertinage, +Tant frapperai votre visage +A tous ces ribauds si coquet, +Que j'abattrai votre caquet. +Jamais n'irez seule en la rue; +En bons anneaux de fer tenue +Me servirez ‡ la maison. +AssurÈment c'est le dÈmon +Qui vous a faite ainsi l'amie +Des ribauds pleins de flaterie, +Et qu'au moins vous devriez fuir. +Ne vous pris-je pour me servir? +Pensez-vous donc ainsi, ma femme, +MÈriter l'amour de mon ‚me +En accueillant ces vils manants? +S'ils sont si fort entreprenants, +C'est qu'ils vous trouvent provocante; +Vous Ítes catin impudente +Et ne puis en vous me fier, +Le diable me fit marier[94]! + Quand il nous dit que nul n'est sage +De prendre femme en mariage, +Que ThÈophraste n'ai-je cru[95]? +Belle ou laide n'eusse voulu, +Pauvre ni riche prendre femme. +Dans l'AurÈole il le proclame. +Oyez ce que ce noble Ècrit, +Bon ‡ lire en Ècole, dit: + +[p.292] + +Qu'il i a vie trop grevaine, 8895 +Plaine de travail et de paine, +Et de contens et de riotes, +Par les orguelz des fames sotes, +Et de dangiers et de reprouches +Que font et dient par lor bouches, +Et de requestes et de plaintes +Que truevent par ochoisons maintes: +Si ra grant paine en eus garder, +Por lor fox voloirs retarder. +Et qui vuet povre fame prendre, +A norrir la l'estuet entendre, +Et ‡ vestir et ‡ chaucier; +Et se tant se cuide essaucier +Qu'il la prengne riche forment, +A soffrir la a grant torment; +Tant la trueve orguilleuse et fiere, +Et sorcuidÈe et bobanciere, +Que son mari ne prisera +Riens, et par tout desprisera +Ses parens et tout son lignage, +Par son outrecuidÈ langage. + S'ele est bele, tuit i aqueurent, +Tuit la porsivent, tuit l'eneurent, +Tuit i hurtent, tuit i travaillent, +Tuit i luitent, tuit i bataillent, +Tuit ‡ li servir s'estudient, +Tuit li vont entor, tuit la prient, +Tuit i musent, tuit la convoitent, +Si l'ont en la fin, tant exploitent: +Car tor de toutes pars assise +Envis eschape d'estre prise. + S'el rest lede, el vuet ‡ tous plaire; +Et comment porroit nus ce faire + +[p.293] + +La vie est trop pesante et pleine, +HÈlas! de travail et de peine, +De maux, de querelles, de deuil, +Des sottes femmes par l'orgueil, +Qui cherchent occasions maintes, +Par leurs requÍtes et leurs plaintes +Et leur babil sempiternel, +De nous causer ennui mortel. +Combattre et vaincre leur folie, +Les garder, c'est peine inouÔe! +Qui veut femme pauvre choisir, +S'il la prend, c'est pour la nourrir +Et lui donner robe et chaussure; +Et si, par ambition pure, +La prend riche, il a grand tourment +A la supporter seulement; +Tant il la trouve dÈdaigneuse, +FiËre, hautaine et vaniteuse, +Que son mari ne prisera +Rien, et partout mÈprisera +Ses parents et tout son lignage, +Par son outrecuidant langage. + Est-elle belle? tous d'accourir, +La suivre, flatter et servir; +Tous y heurtent, tous y travaillent, +Tous y luttent, tous y bataillent; +C'est ‡ qui le mieux lui plaira, +Plus autour d'elle tournera. +Tous y musent, tous la convoitent +Et l'ont en la fin, tant exploitent: +Car fort de toutes parts pressÈ +Est bientÙt pris ou renversÈ. + Est-elle laide? A tous veut plaire. +Chose ‡ qui tretous font la guerre + +[p.294] + +Qu'il gart chose que tuit guerroient, 8929 +Ou qui vuet tous ceus qui la voient? +S'il prent ‡ tout le monde guerre, +Il n'a pooir de vivre en terre; +Nus nes garderait d'estre prises +Por tant qu'el fussent bien requises. +Penelope nÈis prendroit +Qui bien ‡ li prendre entendroit; +Si n'ot-il meillor fame en Grece. +Si feroit-il par foi Lucrece, +J‡ soit ce qu'el se soit occise, +Por ce qu'‡ force l'avoit prise +Le fiz au roi Tarquinius; +N'onc, ce dit Titus Livius, +Maris, ne peres, ne parens +Ne li porent estre garens, +Por poine qui nus i mÈist, +Que devant eus ne s'ocÈist. +Du duel lessier moult la requistrent, +Moult de beles raisons li distrent, +Et ses maris mÈismement +La confortoit piteusement, +Et de bon cuer li pardonnoit +Tout le fait, et li sermonnoit, +Et s'estudioit ‡ trover +Vives raisons por li prover +Que ses cors n'avoit pas pechiÈ, +Quant li cuers ne volt li pechiÈ: +Car cors ne puet estre pechierres +Se li cuers n'en est consentierres[96]. +MËs ele qui son duel menoit, +Ung coutel en son sein tenoit +Repost, que nus ne le vÈist, +Quant por soi ferir le prÈist, + +[p.295] + +Et qui s'offre au premier venant, 8975 +Qui donc garderait, et comment? +S'il prend ‡ tout le monde guerre, +Il n'a pouvoir de vivre en terre, +MalgrÈ tout prise elle sera +AussitÙt qu'on la pressera. +La meilleure femme de GrËce, +HÈlas! avec un peu d'adresse, +PÈnÈlope voire on prendrait; +LucrËce, mÍme on sÈduirait, +MalgrÈ qu'elle se soit occise, +Parce qu'‡ force l'avait prise +Le fils du roi Tarquinius. +Oncques, dit Titus Livius, +Ni parents, ni mari, ni pËre, +Combien qu'ils sussent dire ou faire, +Ne purent la dissuader +Devant eux de se poignarder. +De se calmer moult la requirent +Et moult belles raisons lui dirent, +Et son mari pareillement +La consolait piteusement, +Et tout ‡ sa chËre LucrËce +Pardonnait de bon coeur; sans cesse +Il s'Ètudiait ‡ trouver +Vives saisons pour lui prouver +Que son corps n'Ètait pas coupable, +Son coeur Ètant irrÈprochable, +Car corps ne peut Ítre pÈcheur +Si consentant n'est pas le coeur[96]. +Mais elle en sa douleur s'obstine, +Saisit soudain sur sa poitrine +Un couteau que cachÈ tenait +Et que personne ne voyait, + +[p.296] + +Et lor respondi sans aloigne: 8963 +Biaus seignors, qui que me pardoigne +L'ort pechiÈ dont si fort me poise, +Ne comment que du pardon voise, +Ge ne m'en pardoint pas la paine. + + + * * * * * + + + L + + + Comment Lucrece par grant ire + Son cuer point, derrompt et dessire, + Et chiet morte sur terre adens, + Devant son mari et parens. + + +Lors fiert de grant angoisse plaine, +Son cuer, si le fent, et se porte +Devant eus ‡ la terre morte; +MËs ains pria qu'il travaillassent +Tant por li, que sa mort venjassent. +Cest exemple volt procurer +Por les fames assÈurer +Que nus force ne lor mÈust, +Qui de mort morir ne dÈust; +Dont li rois et ses fiz en furent +Mis en exil, et la morurent. +N'onc puis Romains por ce desroi +Ne voldrent faire ‡ Romme roi. +Si n'est-il mËs nule Lucrece, +Ni Penelope nule en Grece, +Ne prodefame nule en terre, +S'il iert qui les sÈust requerre. +Ainsinc le dient li paÔen, +N'onques nus n'i trova moien; +Maintes nÈis par eus se baillent, +Quant li requerÈors deffaillent: + +[p.297] + +Et leur rÈpond impatiente: 9009 +Quoique votre bontÈ consente +A me pardonner, beaux seigneurs, +L'outrage source de mes pleurs, +LucrËce n'en tient aucun compte +Et ne pardonne pas sa honte. + + + * * * * * + + + L + + + Comment LucrËce par grande ire + Son coeur perce, rompt et dÈchire + Et tombe expirante cÈans, + Devant ses Èpoux et parents. + + + Lors irritÈe en son coeur porte +De cruels coups et tombe morte; +Mais avant les voulut charger +De son affreux trÈpas venger. +Cet exemple elle vous procure, +Pour que les femmes il assure +Que quiconque les veut forcer +On le doit faire trÈpasser; +Aussi le roi et ses fils furent +En exil mis et l‡ moururent, +Et depuis ce grand dÈsarroi +Rome ne voulut plus de roi. +Mais, las! il n'est plus de LucrËce, +Non plus de PÈnÈlope en GrËce +Ni d'honnÍte femme ici-bas; +Et croyez-moi, n'en cherchez pas, +Car ce serait peine perdue, +C'est chose des paÔens connue. +Maintes mÍme on en voit s'offrir +Quand nul ne les vient requÈrir. + +[p.298] + +Et cil qui font les mariages. 8993 +Si ont trop merveilleus usages, +Et coustume si despareille, +Qu'il me vient ‡ trop grant merveille. +Ne sai dont vient ceste folie, +Fors de rage et de desverie. +Je voi que qui cheval achete, +N'iert j‡ si fox que riens i mete, +Comment que l'en l'ait bien couvert, +Se tout nel' voit ‡ descouvert, +Par tout le regarde et descuevre; +MËs la fame si bien se cuevre, +Ne j‡ n'i sera descouverte, +Ne por gaaigne, ne por perte, +Ne por solas, ne por mesese, +Por ce sans plus qu'el ne desplese +Devant qu'ele soit espousÈe; +Et quant el voit la chose outrÈe, +Lors primes monstre sa malice, +Lors pert s'ele a en li nul vice; +Lors fait au fol ses meurs sentir, +Que riens n'i vaut le repentir. +Si sai-ge bien certainement, +Combien qu'el se maint sagement, +N'est nus qui mariÈ se sente, +S'il n'est fox, qui ne s'en repente. + Prodefame, par saint Denis, +Dont il est mains que de fenis, +Si cum Valerius tesmoigne, +Ne puet nus amer qu'il n'en poigne +De grans paors et de grans cures, +Et d'autres meschÈances dures: +Mains que de fenis, par ma teste, +Par comparoison plus honeste, + +[p.299] + +Les partisans du mariage 9039 +Ont un trop singulier usage +Et si bizarre, ‡ mon avis, +Que constamment il m'a surpris. +Ne sais d'o˘ vient cette folie +Fors de rage ou de frÈnÈsie. +Car qui veut cheval acquÈrir +N'est pas si fol d'un prix offrir, +Combien qu'avec soin on le couvre, +Si tout entier ne le dÈcouvre, +Partout regarde et n'omet rien; +Mais femme se couvre si bien +Que ne se montre dÈcouverte +Jamais, ni pour gain ni pour perte, +Pour mÈsaise ni pour soulas, +Pour, sans plus, ne dÈplaire pas +Devant que ne soit ÈpousÈe. +Mais la chose une fois passÈe, +Lors fait au fol ses moeurs sentir; +Trop tard lui vient le repentir, +Quand elle montre sa malice +Et ne voile plus aucun vice. +Aussi, combien que sagement +Femme se tienne, assurÈment +Nul n'est qui mariÈ se sente, +S'il n'est fol, qui ne s'en repente. + Femme honnÍte, par saint Denis! +Il en est moins que de PhÈnix. +ValÈrius nous dit lui-mÍme: +Sans souffrir grands tourments nul n'aime +Et grands soucis et grandes peurs +Et niaints autres affreux malheurs. +Moins que de phÈnix, par ma tÍte! +Par comparaison plus honnÍte, + +[p.300] + +Voire mains que de blans corbiaus, 9027 +Combien qu'el aient les cors biaus. +Et ne porquant, quoi que g'en die, +Por ce que ceus qui sunt en vie, +Ne puissent dire que ge queure +A toutes fames trop aseure: +Qui prodefame vuet congnoistre, +Soit seculiere, ou soit de cloistre, +Se travail vuet metre en li querre, +C'est oisel cler semÈ en terre, +Si legierement congnoissable, +Qu'il est au cine noir semblable[97]. +Juvenaus nÈis le conferme, +Qui redit par sentence ferme: +Se tu trueves chaste moillier, +Va-t'en au temple agenoillier, +Et Jupiter enclin aore[98], +Et de sacrefier labore +A Juno la dame honorÈe +Une vache toute dorÈe: +Qu'onc puis merveilleuse aventure +N'avint ‡ nule crÈature. +Et qui vuet les males amer, +Dont deÁ‡ mer et del‡ mer, +(Si cum ValÈrius raconte, +Qui de voir dire n'a pas honte), +Sunt essains plus grans que de mouches, +Qui se recuillent en lor rouches, +A quel chief en cuide-il venir? +Mal se fait ‡ tel rain tenir, +Et qui s'i tient, bien le recors, +Il en perdra l'ame et le cors. + Valerius qui se doloit +De ce que Rufin se voloit + +[p.301] + +Voire moins que de blancs corbeaux, 9073 +Combien que fussent leurs corps beaux. +Et cependant, quoi que j'en die, +Afin que ceux qui sont en vie +Ne puissent rÈpondre, qu'‡ tort +Toutes les loge en mÍme bord: +C'est oiseau clair semÈ sur terre; +Qui veut, nonnain ou sÈculiËre, +HonnÍte femme dÈnicher, +Peut tout son temps perdre ‡ chercher +Cet oiseau bien reconnaissable +Et tout au cygne noir semblable[97]. +Voici, du reste, ce qu'Ècrit +JuvÈnal confirmant mon dit: +´Si jamais trouves femme honnÍte, +Cours au temple, courbe la tÍte, +Jupiter adore ‡ genoux[98], +Immole ainsi qu'‡ son Èpoux, +A Junon la dame honorÈe, +Une vache toute dorÈe, +Car jamais n'apparut aux yeux +…vÈnement plus merveilleux.ª +D'autre part, ValÈrius conte, +Et de l'affirmer n'a pas honte: +´Si males femmes veux aimer, +DeÁ‡ comme del‡ la mer +En sont essaims plus drus qu'abeilles +Se rassemblant en leurs corbeilles.ª +A quelle fin veut-il venir? +Mal fait telle branche tenir, +Et qui s'y tient, je le proclame, +Y perdra son corps et son ‚me. + ValÈrius qui se peinait +De ce que Rufin se voulait + +[p.302] + +Marier, qui ses compains iere, 9061 +Si li dist par parole fiere: +Diex tous-poissans, dist-il, amis, +Gart que tu ne soies j‡ mis +Es las de fames tant poissant, +Toutes choses par art froissant. +Juvenaus mÈismes escrie +A Postumus qui se marie: +Postumus, vuÈs-tu fame prendre[99]? +Ne puÈs-tu pas trover ‡ vendre +Ou hars, ou cordes, ou chevestres, +Ou saillir hors par les fenestres +Dont l'en puet hault et loing vÈoir, +Ou lessier toi d'un pont chÈoir? +Quel forsenerie te maine +A cest tonnent, ‡ ceste paine? +Li rois Phoroneus mÈismes[100] +Qui, si comme nous aprÈismes, +Ses lois au pueple grec donna, +O˘ lit de sa mort sermonna, +Et dist ‡ son frere Leonce: +Frere, fait-il, ge te dÈnonce +Que trËs benÈurÈ morusse, +S'onc fame espousÈe n'Èusse; +Et Leonce tantost la glose +Li demanda de ceste chose: +Tuit li maris, dist-il, l'espruevent, +Et par experiment le truevent; +Et quant tu auras fame prise, +Tu le sauras bien ‡ devise. + Pierres Abailart reconfesse[101] +Que suer HeloÔs, l'abbesse +Du Paraclet, qui fu s'amie, +A corder ne se voloit mie + +[p.303] + +Marier, son ami d'enfance, 9107 +Lui faisait telle remontrance: +´Dieux tout-puissants, ami, dit-il, +Es-tu dÈj‡ pour ton pÈril +Pris dans les lacs puissants des femmes +Toutes perfides et inf‚mes ª +Et JuvÈnal ainsi priait +Postumus qui se mariait: +´Postumus, tu veux femme prendre[99]? +Ne peux-tu donc trouver ‡ vendre +Ou hart, ou licol, ou cordeau, +Du haut d'un pont sauter ‡ l'eau, +Ou par fenÍtre d'o˘ la vue +Mesure une immense Ètendue? +Pourquoi courir si follement +A cette peine, ‡ ce tourment?ª +Le roi PhoronÈus encore[100] +Qui jadis, aucun ne l'ignore, +Ses lois au peuple grec donna, +A son lit de mort sermonna, +Comme suit, son frËre LÈonce: +´Mon frËre, dit-il, je t'annonce +Que bien heureux j'expirerais +Si femme onc ÈpousÈ n'avais.ª +Et LÈonce tantÙt la glose +Lui demandant de cette chose: +´Tous l'ont ÈprouvÈ les maris +Et par expÈrience appris, +Et lorsque tu auras pris femme, +Bien le sauras-tu, sur mon ‚me!ª + Et Pierre Abeilard l'avouait[101], +Que l'abbesse du Paraclet, +Soeur HÈloÔse, son amie, +RÈprimandait, ne voulant mie + +[p.304] + +Por riens qu'il l'a prÈist ‡ fame: 9095 +Ains li faisoit la genne dame +Bien entendant et bien letrÈe, +Et bien amant, et bien amÈe, +Argumens ‡ li chastier +Qu'il se gardast de marier; +Et li provoit par escritures, +Et par raisons, que sunt trop dures +Condicions de mariage, +Combien que la fame soit sage. +Car les livres avoit lÈus, +Et estudiÈs et sÈus, +Et les meurs feminins savoit, +Car tous essaiÈs les avoit; +Et requeroit que il l'amast, +MËs que nul droit n'i reclamast +Fors que de grace et de franchise, +Sans seignorie et sans mestrise, +Si qu'il pÈust estudier, +Tous siens, tous frans, sans soi lier; +Et li redisoit toutevoies, +Que plus plesans Èrent lor joies, +Et li solas plus en croissoient, +Quant plus ‡ tart s'entrevÈoient. +MËs il, si cum escript nous a, +Qui tant l'amoit, puis l'espousa +Contre son amonestement, +Si l'en meschÈi ledement: +Car puis qu'el fu, si cum moi semble, +Par l'acors d'ambedeus ensemble, +D'Argenteil nonain revestue, +Fu la coille ‡ Pierre tolue +A Paris, en son lit, de nuis, +Dont moult ot travail et ennuis, + +[p.305] + +Pour rien sa femme devenir; 9141 +Mais pour combattre son dÈsir, +Bien entendue et bien lettrÈe, +Et bien aimante, et bien aimÈe, +Ne cessait de le supplier +De ne jamais se marier, +Et lui prouvait, par Ècritures +Et par raisons, que sont trop dures +Les lois du mariage ‡ tous, +Combien soient sages les Èpoux. +Car elle avait l'histoire lue, +…tudiÈe au long et sue, +Et les moeurs des femmes savait, +Par l'essai qu'elle en avait fait, +Et le priait de l'aimer telle +Sans rÈclamer nul droit sur elle, +Fors droit de franchise et d'amour, +Sans s'imposer et sans dÈtour, +Et de se livrer ‡ l'Ètude +Tout entier et sans servitude. +Et puis ensuite elle ajoutait +Que plus doux leur plaisir Ètait +Et plus vive leur jouissance, +Quand plus longue Ètait leur absence. +Mais Pierre, comme Ècrit nous a, +Si fort l'aimait, qu'il l'Èpousa +MalgrÈ sa longue rÈsistance, +D'o˘ lui vint dure mÈchÈance. +Car d'un commun accord aprËs, +Elle ayant ÈtÈ, comme sais, +D'Argenteuil nonnain revÍtue, +Fut la couille ‡ Pierre tondue, +A Paris, en son lit, de nuit, +Dont eut grand' peine et grand ennui, + +[p.306] + +Et fu puis ceste meschÈance 9129 +Moine de saint Denis en France, +Puis abbÈ d'une autre abbaie, +Puis fonda, ce dit en sa vie, +Une abbaie renomÈe, +Qui du Paraclet fut nomÈe, +Dont HeloÔs fu abÈesse, +Qui devant iert nonain professe, +Ele mÈismes le raconte, +Et escrit, et n'en a pas honte, +A son ami que tant amoit, +Que pËre et seignor le clamoit, +Une merveilleuse parole +Que moult de gens tindrent ‡ fole, +Qui est escrite en ses epistres, +Qui bien cercheroit les chapitres, +Qu'el li manda par letre expresse, +Puis qu'el fu nÈis abÈesse; +Se li empereres de Romme +Sous qui doivent estre tuit homme, +Me daignoit voloir prendre ‡ fame, +Et faire moi du monde dame, +Si vodroie-ge miex, dist-ele, +Et Diex ‡ tesmoing en apele, +Estre ta putain apelÈe, +Que empereris coronÈe. +MËs ge ne croi mie, par m'ame, +Conques puis fust une tel fame. +Si croi-ge que la lectrÈure +La mist ‡ ce que la nature +Que des meurs feminins avoit, +Vaincre et danter miex en savoit. +Certes, se Pierres la crÈust, +Onc espousÈe ne l'Èust. + +[p.307] + +Et fut depuis sa mÈchÈance 9175 +Moine de Saint-Denis en France, +Puis d'une autre abbaye abbÈ; +Une autre ensuite il a fondÈ, +Comme il le dit, bien renommÈe. +Qui fut du Paraclet nommÈe, +Dont sa mie abbesse il nomma, +Nonnain professe jusque-l‡. +Elle-mÍme nous le raconte +Et mÍme Ècrit, et n'a pas honte, +A son ami que tant aimait +Que pËre et seigneur le clamait, +Une merveilleuse parole, +Que maintes gens tiennent pour folle, +Qu'en ses ÈpÓtres trouverait +Qui bien chapitres chercherait. +Elle lui dit par lettre expresse +AussitÙt qu'elle fut abbesse: +´Oui, si l'empereur des Romains, +Sous qui doivent tous les humains +FlÈchir, daignait me prendre ‡ femme +Et faire moi du monde dame, +J'aimerais mieux, et sur ce point +Je prends Dieu lui-mÍme ‡ tÈmoin, + tre ta putain appelÈe +Qu'impÈratrice couronnÈe.ª +Mais, par mon ‚me, ‡ mon avis, +Telle femme ne fut depuis. +Je crois que gr‚ce ‡ sa science +Et la profonde connaissance +Que du coeur fÈminin avait, +Mieux se vaincre et dompter savait, +Et si Pierre l'e˚t ÈcoutÈe, +Oncques ne l'e˚t-il ÈpousÈe. + +[p.308] + + Mariages est maus liens, 9163 +Ainsinc m'aÔst saint Juliens[102] +Qui pelerins errans herberge, +Et saint Lienart qui defferge[103] +Les prisonniers bien repentans, +Quant les voit ‡ soi dÈmentans: +Miex me venist estre alÈ pendre +Au jor que ge dui fame prendre, +Quant si cointe fame acointai; +Mors sui quant fame si cointe ai. +MËs, par le fiz sainte Marie, +Que me vaut ceste cointerie, +Ceste robe cousteuse et chiere +Qui si vous fait haucier la chiere, +Et tant me grieve et ataÔne[104], +Tant est longue et tant vous traÔne? +Por quoi tant d'orguel demenÈs, +Que g'en deviens tous forcenÈs. +Que me fait-ele de profit, +Combien qu'ele as autres profit? +A moi ne fait-ele fors nuire: +Car quant me voil ‡ vous dÈduire, +Ge la trueve si encombreuse, +Si grevaine et si ennuieuse, +Que ge n'en puis ‡ chief venir, +Ne vous i puis adroit tenir, +Tant me faites et tors et ganches +De bras, de trumiaus et de hanches, +Et tant vous alÈs dÈtortant. +Ne sai comment ce va, fors tant +Que bien voi que ma druerie[105] +Ne mes solas ne vous plaist mie: +NÈis au soir quant ge me couche, +Ains que vous reÁoive en ma couche, + +[p.309] + + Mariage est mauvais lien; 9209 +Aussi, m'assiste saint Julien[102], +Asile aux pËlerins qui prÍte, +Et saint LÈonard qui rachËte[103] +Les prisonniers bien repentants, +Quand vers lui les voit lamentants, +Mieux j'eusse fait de m'aller pendre +Le jour o˘ je dus femme prendre +Et si coquette la choisis, +Si coquette que mort j'en suis. +Mais que me vaut (fils de Marie!), +Toute cette coquetterie, +Ces atours si chers, si co˚teux, +Qui vous font l'air si glorieux? +Plus votre robe est longue et traÓne, +Plus elle m'agace et me gÍne, +Car tant d'orgueil vous a donnÈ +Que j'en deviens tout forcenÈ. +En quoi m'est-elle profitable? +Pour tous les autres agrÈable, +Toujours elle me fait gÈmir; +Car si je veux de vous jouir, +Je la trouve si encombrante, +Si ennuyeuse et si gÍnante, +Qu'‡ mes fins je ne puis venir +Ni dans mes bras vous retenir. +Tant faites mouvements de manches, +De reins, de jambes et de hanches, +Et tant vous allez dÈmenant +Que ne puis rien; et clairement +Je vois que ma galanterie +Et mes jeux ne vous plaisent mie. +Et quand je me couche le soir, +Au lit prÍt ‡ vous recevoir, + +[p.310] + +Si cum prodons fait sa moillier, 9197 +L‡ vous estuet-il despoillier: +N'avÈs sor chief, sor cors, sor hanche +C'une coiffe de toile blanche, +Et les treÁons yndes ou vers, +Espoir sous la coiffe couvers; +Les robes et les pennes grises +Sunt lores ‡ la perche mises +Toute la nuit pendans ‡ l'air. +Que me puet or tout ce valair, +Fors ‡ vendre ou ‡ engagier? +Vif me vÈÈs-vous enragier, +Et morir de la male-rage, +Si ge ne veut tout et engage; +Car, puis que par jor si me nuisent, +Et par nuit point ne me dÈduisent, +Quel profit i puis-ge autre atendre, +Fors que d'engagier ou de vendre? +Ne vous, se par le voir alÈs, +De nule riens miex n'en valÈs, +Ne de sens, ne de loiautÈ, +Non, par Dies, nÈis de biautÈ. + + Et se nuz homs, por moi confondre, +Voloit oposer ou respondre +Que les bontÈs des choses bonnes +Vont bien Ès estranges personnes, +Et que biaus garnemens font beles +Les dames et les damoiseles; +Certes quiconques ce diroit, +Ge diroie qu'il mentiroit: +Car la biautez des beles choses, +Soient violetes ou roses, + +[p.311] + +Comme tout bon mari doit faire, 9243 +Vous vous dÈpouillez tout entiËre, +O˘ votre tÍte et votre sein +Couvrez d'une coiffe de lin, +O˘ les rubans bleus, verts et roses, +Sont clos; toutes ces belles choses, +Robes, tissus d'un prix si cher, +Toute la nuit pendent en l'air. +A quoi donc peuvent m'Ítre utiles +Ces riens encombrants et futiles, +Fors ‡ vendre ou bien engager? +Vous me verrez vif enrager +Et mourir de la male rage, +Si tÙt ne les vends et n'engage. +Car si tout cela tant me nuit +Le jour et ne me sert la nuit, +Quel profit pourrais-je en attendre +A moins de l'engager ou vendre? +Et vous-mÍme, pour en finir, +Si la raison pouvez ouÔr, +Sachez que vous n'y gagnez guËre +Ni pour la sagesse, ma chËre, +Par Dieu, ni pour la loyautÈ, +Encore moins pour la beautÈ. + Et si quelqu'un, pour me confondre, +Voulait opposer ou rÈpondre, +Que rehaussent nos qualitÈs +Des bonnes choses les bontÈs, +Et que beaux ornements font belles +Les dames et les damoiselles, +Certes quiconque le dirait +Je proclame qu'il mentirait. +Car la beautÈ des belles choses, +Soit violettes, fraÓches roses, + +[p.312] + +Ou dras de soie, ou flors de lis, 9229 +Si cum escrit o˘ livres lis, +Sunt en eus et non pas Ës dames; +Car savoir doivent toutes fames +Que j‡ fame jor qu'ele vive, +N'aura fors sa biautÈ naÔve; +Et tout autant dis de bontÈ, +Cum de biautÈ vous ai contÈ. +Si di, por ma parole ovrir, +Qui vodroit un femier covrir +De dras de soie ou de floretes +Bien colorÈes et bien netes, +Si seroit certes li femiers, +Qui de puir est coustumiers, +Tex cum avant estre soloit; +Et se nus hons dire voloit, +Se li femiers est lait par ens +Defors est-il plus biaus parens: +Tout ainsinc les dames se perent +Por ce que plus beles en perent, +Ou por lor ledure repondre. +Par foi ci ne sai-ge respondre, +Fors tant que tel dÈcepcion +Vient de la fole vision +Des yex qui parÈes les voient, +Par quoi li cuers si se desvoient +Por la plesant impression +De lor imaginacion, +Qu'il ne sevent aparcevoir +Ne la menÁonge, ne le voir, +Ne le sofime devisier +Par defaut de bien avisier. +MËs s'il Èussent yex de lins, +J‡ por lor mautiaus sebelins, + +[p.313] + +Ou draps de soie ou fleurs de lys, 9277 +Comme dans les livres je lis, +Est leur bien, non celui des dames; +Car savoir doivent toutes femmes +Que rien ne peut Ítre ajoutÈ +A leur naturelle beautÈ. +Ce que pour la beautÈ j'expose +Est pour la bontÈ mÍme glose. +Pour mon penser mieux dÈfinir, +Qui voudrait un fumier couvrir +De drap de soie ou de fleurettes +Aux couleurs brillantes et nettes, +Certes resterait le fumier, +Qui de puer est coutumier, +Tel comme avant il soulait Ítre; +Et si quelqu'un voulait Èmettre +Que le fumier est laid dedans, +Mais beau gr‚ce ‡ ses ornements, +Comme se parent damoiselles, +Afin de paraÓtre plus belles +Ou pour dÈguiser leur laideur; +Contre une si bizarre erreur, +Ma foi, je ne saurais que dire, +Sinon pourtant que tel dÈlire +Et que telle dÈception +Vient de la folle vision +Des yeux, qui la parure voient, +Sans plus, d'o˘ les coeurs se dÈvoient +Par la plaisante impression +De leur imagination; +Car ils ne savent, comme en songe. +Distinguer le vrai du mensonge +Ni le sophisme deviser, +Par dÈfaut de bien aviser. + +[p.314] + +Ne por sorcos, ne por coteles, 9263 +Ne por guindes, ne por toeles, +Ne por chainses, ne por pelices, +Ne por joiaus, ne por dÈvices, +Ne por lor moÎs desguisÈes, +Qui bien les auroit avisÈes, +Ne por lor luisans superfices +Dont eus resemblent artefices, +Ne por chapiaus de flors noveles, +Ne lor semblassent estre beles, +Car le cors AlcipiadËs[106], +Qui de biautÈ avoit adËs, +Et de color et de feture, +Tant l'avoit bien formÈ nature, +Qui dedans vÈoir le porroit, +Por trop lait tenir le vorroit. +Ainsinc le raconte BoÎce, +Sages hons et plains de proÎce, +Et trait ‡ tÈmoing Aristote +Qui la parole ainsinc li note; +Car lins a la regardÈure +Si fort, si perÁant et si dure, +Qu'il voit tout quanque l'en li moustre, +Et dehors et dedans tout outre. +Si dit c'onques en nul aÈ +BiautÈ n'ot pez o ChastÈÈ[107]; +Tous jors i a si grant tenÁon, +C'onques en fable n'en chanÁon, +Dire n'oÔ ne recorder +Que riens les pÈust acorder: +Qu'il ont entr'eus si mortel guerre, +Que j‡ l'une plain pied de terre +A l'autre ne lerra tenir, +Tant cum puist au dessus venir. + +[p.315] + +Mais du lynx s'ils avaient la vue, 9311 +Jamais pour robe bien vÍtue, +Corsage, guimpe, justaucorps, +Dentelles et brillants dehors +Toujours faux, agaÁantes mines, +Manteaux de marthes zibelines, +Joyaux riches et prÈcieux, +Tant fussent Èblouis leurs yeux, +Ni pour chapel de fleurs nouvelles, +Femmes ne leur sembleraient belles; +Car d'Alcibiade le corps[106] +Si florissant, si beau dehors, +De si noble et gente structure, +Tant l'avait bien formÈ Nature, +Qui par dedans le voir pourrait, +Pour trop laid certes le tiendrait. +Ainsi le raconte BoËce, +Homme sage et plein de prouesse, +Aristote ‡ tÈmoin prenant +Et ses paroles rapportant, +Car le lynx a si forte vue +Et si perÁante et si aiguÎ, +Qu'il voit tous les objets cÈans +Aussi bien dehors que dedans. +Au surplus, jamais de la vie +BeautÈ de vertu n'est l'amie[107]. +Elles se livrent tels assauts, +Que jamais en nos fabliaux, +En nos chansons et poÈsies, +Rien qui p˚t ces deux ennemies +Mettre d'accord n'ouÔs conter. +Entre elles on les voit lutter +Toujours en si mortelle guerre, +Que jamais l'une un pied de terre + +[p.316] + +MËs la chose est si mal partie, 9297 +Que ChastÈÈ pert sa partie +Quant assaut, ou quant se revanche: +Tant set poi de luite et de ganche, +Que li convient ses armes rendre, +Qu'el n'a pooir de soi deffendre +Contre biautÈ qui trop est fiere. +Leidor nÈis sa chamberiere, +Qui li doit honor et service, +Ne l'aime pas tant, ne ne prise, +Que de son ostel ne la chace, + + + * * * * * + + + LI + + + BeaultÈ si ChastetÈ guerroye, + Et Laidure aussi la maistroye + De servir ‡ vertus leur dame[108], + Qui des chastes ‡ malle fame. + + +Et li cort sus, au col la mace, +Qui tant est grosse et tant li poise +Que merveilleusement li poise +Dont sa dame en vie demore +La montance d'une sole hore. +S'est ChastÈÈ trop mal baillie, +Quant de deus pars est assaillie, +Si n'a de nule part secors, +Si l'en estuet foÔr le cors: +Car el se voit en l'estor seule, +S'el l'avoit jurÈ sus sa gueule, +SÈust nÈis assÈs de luite, +Quant aucuns encontre li luite, + +[p.317] + +Ne laissera l'autre tenir 9345 +Tant qu'au-dessus puisse venir. +Mais la chance est mal rÈpartie, +Et ChastetÈ perd la partie, +Et succombe au combat toujours; +Tant sait peu de lutte et de tours, +Qu'il lui convient les armes rendre +Et n'a pouvoir de se dÈfendre +Contre BeautÈ trop fort lutteur. +Sa servante mÍme, Laideur, +Qui lui doit honneur, assistance, +Si peu lui porte rÈvÈrence, +Si peu l'aime, que, sans faÁon, +Vous la chasse de sa maison, + + + * * * * * + + + LI + + + BeautÈ tant ChastetÈ guerroie, + Laideur aussi tant la rudoie, + Qu'ils lui font leur dame servir, + Qui chastes femmes fait honnir. + + + Et lui court sus parmi la place, +Saillante au col sa grosse masse +Si lourde qu'il semble vraiment +Que ce lui soit moult grand tourment +Que sa maÓtresse encor demeure +Vivante l'espace d'une heure. +Ainsi trop faible est ChastetÈ; +En lutte de chaque cÙtÈ +Et de nulle part dÈfendue, +Elle s'enfuit toute Èperdue. +Car seule au combat se voyant, +L'e˚t-elle jurÈ par serment, + +[p.318] + +N'oseroit-ele contrester, 9325 +Si qu'el n'i puet riens conquester. + + Laidor ait ores mal dehÈ, +Quant si guerroie ChastÈÈ, +Que deffendre et tenser dÈust; +NÈis se mucier la pÈust +Entre sa char et sa chemise, +Si l'i dÈust-ele avoir mise. +Moult refait certes ‡ blasmer +BiautÈ qui la dÈust amer, +Et procurer, s'ele pÈust, +Que bonne pËs entre eus Èust; +Son pooir au mains en fÈist, +Ou qu'en sa merci se mÈist; +Que bien li dÈust faire hommage, +S'ele fust preus, cortoise et sage, +Non pas faire honte et vergoigne; +Car la letre nÈis tesmoigne +O˘ sisiesme livre Virgile, +Par l'auctoritÈ de Sebile, +Que nus qui vive chastement, +Ne puet venir ‡ dampnement. +Dont ge jur Diex, le roi celestre, +Que fame qui bele vuet estre, +Ou qui du ressembler se paine, +Et se remire et se demaine +Por soi parer et cointoier, +Qu'el vuet ChastÈÈ guerroier, +Car moult a certes d'anemies. +Par cloistres et par abbaies, +Sunt toutes contre li jurÈes; +J‡ si ne seront enmurÈes + +[p.319] + +Elle ne sait assez de lutte, 9375 +Quand tel lutteur contre elle lutte, +Pour oser mÍme rÈsister, +Sans espoir de rien conquÍter. + Que Laideur tombe en male voie +Quand si fort ChastetÈ guerroie +Que protÈger elle devrait! +Si mÍme cacher la pouvait +Entre sa chair et sa chemise, +Elle devrait l'y avoir mise. +BeautÈ certe est bien ‡ bl‚mer +Aussi, qui la devrait aimer, +Et, s'il se peut, faire qu'entre elles +Bonne paix finÓt leurs querelles, +En faire au moins tout son pouvoir +Et ses lois mÍmes recevoir. +Si courtoise elle Ètait et sage, +Elle devrait lui faire faire hommage +Et non pas honte ni dÈpit. +Car le tÈmoigne ainsi l'Ècrit, +Au sixte livre de Virgile, +Par la bouche de la sibylle: +´Que nul qui vive chastement +Ne peut venir ‡ damnement,ª +D'o˘ je jure par Dieu le PËre: +´Femme qui veut belle se faire +Et qui, pour le sembler au moins, +A se parer met tous ses soins +Et s'admirer, c'est que la guerre +Elle veut ‡ ChastetÈ faire.ª +Aussi que d'ennemis ardents! +Par les cloÓtres et les couvents, +Toutes contre elle conjurÈes, +Femmes ne sont assez murÈes + +[p.320] + +Que ChastÈÈ si fort ne hÈent, 9357 +Que toutes ‡ honir ne bÈent. +Toutes font ‡ Venus hommage, +Sans regarder preu ne dommage, +Et se cointoient et se fardent +Por ceus bouler qui les regardent; +Et vont traÁant parmi ces ruÎs, +Por vÈoir, por estre vÈuÎs[109]; +Por faire as compaignons desir +De voloir avec eus gesir. +Por ce portent-eus les cointises +As karoles et as eglises: +Car j‡ nule ce ne fÈist, +S'el ne cuidast qu'en la vÈist, +Et que par ce plus tost plÈust +A ceus que decevoir pÈust. + + MËs certes qui le voir en conte, +Moult font fames ‡ Diex grant honte, +Comme foles et desvoiÈes, +Quant ne se tiennent apoiÈes +De la biautÈ que Diex lor donne. +Chascune a sor son chief coronne +De floretes d'or ou de soie, +Et s'en orguillist et cointoie +Quant se va monstrant par la vile; +Par quoi trop malement s'avile +La malÈurÈe, la lasse, +Quant chose plus vile et plus basse +De soi vuet sor son chief atraire, +Por sa biautÈ croistre ou parfaire; +Et vet ainsinc Diex despisant, +Qu'el le tient por non soffisant, + +[p.321] + +Pour ChastetÈ ne point haÔr 9409 +Ni s'efforcer de la honnir. +Toutes font ‡ VÈnus hommage +Sans voir ni profit ni dommage, +Se parent, se couvrent de fards +Afin d'abuser les regards, +Et s'en vont traÁant par les rues, +Pour voir, surtout pour Ítre vues[109] +Et donner aux hommes dÈsir +De les vouloir au lit saillir. +Aussi toutes leurs marchandises, +Aux karoles comme aux Èglises, +Portent-elles Ègalement, +Et nulle, bien certainement, +Ne sortirait ainsi vÍtue, +Si ne dÈsirait Ítre vue, +Adonc, en sÈduisant les yeux, +Tromper les gens plus vite et mieux. + Mais pour celui qui juste compte, +Moult ‡ Dieu font femmes grand' honte, +Quand, dans leur fol Ègarement, +Ne se contentent simplement +De la beautÈ que Dieu leur donne. +Chacune sa tÍte couronne +De fleurettes de soie ou d'or, +Et vaine s'enorgueillit fort +Quand se va montrant par la ville. +Ainsi plus mÈprisable et vile +La malheureuse alors se fait, +Quand d'un plus bas et vil objet +Qu'elle-mÍme, ‡ s'orner s'ingËre, +Pour sa beautÈ croÓtre ou parfaire. +Elle s'en va Dieu mÈprisant +Et le proclame insuffisant, + +[p.322] + +Et se pense en son fol corage 9389 +Que moult li fist Diex grant outrage, +Qui, quant biautÈ li compassa, +Trop nÈgligemment s'en passa. +Si quiert biautÈ de crÈatures +Que Diex fist de plusors figures, +Ou de mÈtaus, ou de floretes, +Ou d'autres estranges chosetes. + Sans faille, ainsinc est-il des hommes, +Se nous, por plus biaus estre, fomes +Les chapelÈs et les cointises +Sor les biautÈs que Diex a mises +En nous: vers li trop mesprenons, +Quant apaiÈs ne nous tenons +Des biautÈs qu'il nous a donnÈes +Sor toutes crÈatures nÈes. +MËs ge n'ai de tex trufes cure, +Ge voil soffisant vestÈure +Qui de froit et de chaut me gart: +Autresinc bien, si Diex me gart, +Me garantist et cors et teste +Par vent, par pluie et par tempeste, +ForrÈ d'agniaus cist miens buriaus, +Comme pers forrÈ d'escuriaus. +Mes deniers, ce me semble, pers +Quant ge, por vos robes de pers, +De camelot ou de brunete, +De vert ou d'escarlate achete, +Et de vair et de gris la forre; +Ce vous fait en folie encorre, +Et faire les tors et les moÎs +Par les poudres et par les boÎs: +Ne Diex, ne moi riens ne prisiÈs. +NÈis la nuit, quant vous gisiÈs + +[p.323] + +Puisqu'en son fol coeur envisage 9443 +Que Dieu lui fit moult grand outrage, +Qui, quand la beautÈ lui donna, +NÈgligemment s'en acquitta; +Puisqu'emprunte des crÈatures, +Que Dieu fit sous mille figures, +Leurs beautÈs, soit fleurs, animaux, +Substances maintes ou mÈtaux. + Sans mentir, tous tant que nous sommes, +Il en est de mÍme des hommes; +Car pour paraÓtre aussi plus beaux, +De chapelets et de joyaux +Couvrons les beautÈs naturelles +Qu'en nous pourtant Dieu fit plus belles. +Envers lui nous nous mÈprenons, +Quand satisfaits ne nous tenons +Des beautÈs qu'il nous a donnÈes +Sur toutes crÈatures nÈes. +Pour moi, ces moyens mÈprisant, +Je veux vÍtement suffisant +Qui, si Dieu me tient en sa garde, +Et du chaud et du froid me garde, +De simple drap fourrÈ d'agneau +Autant que poil d'Ècureuil chaud, +Et corps me garantisse et tÍte +Par vent, par pluie et par tempÍte; +Car je perds mon argent, par Dieu, +Quand pour vous robes de drap bleu, +De camelot et de brunete, +D'Ècarlate ou de vert j'achËte +Et fourre de vert et de gris; +Ce vous affole, ‡ mon avis, +Et vos tours excite et vos moues +Par la poussiËre et par les boues, + +[p.324] + +En mon lit lez moi toute nuÎ, 9423 +Ne poÈs-vous estre tenuÎ: +Car quant ge vous voil embracier +Por besier et por solacier, +Et sui plus forment eschaufÈs, +Vous rechigniÈs comme maufÈs, +Ne vers moi, por riens que ge face, +Ne volÈs torner vostre face; +MËs si malade vous faigniÈs, +Tant souspirÈs, tant vous plaigniÈs, +Et faites si le dangereus, +Que g'en deviens si paoreus +Que ge ne vous ose assaillir, +Tant ai grant paor de faillir. + + Quant aprËs dormir me rÈveille, +Si me vient ‡ trop grant merveille +Comment ces ribaus i aviennent +Qui par jor vestuÎ vous tiennent, +Se vous ainsinc vous dÈtortÈs +Quant avec eus vous dÈportÈs, +Et se tant lor faites d'anuis +Cum ‡ moi de jor et de nuis. +MËs n'en avÈs, ce cuit, talent, +Ains alÈs chantant et balent +Par ces jardins, par ces praiaus, +Avec ces ribaus desloiaus +Qui traÔsnent ceste espousÈe +Par l'erbe vert ‡ la rousÈe, +Qui me vont ilec despisant, +Et par despit entr'eus disant: + +[p.325] + +Ni Dieu, ni moi rien ne prisez. 9477 +Voire la nuit, quand vous gisez +Au lit prËs de moi toute nue, +Point n'avez-vous de retenue. +Car si je veux vous embrasser, +Vous baiser et vous caresser, +Et mes soulas avec vous prendre, +Plus me voyez pressant et tendre, +Plus mes ardeurs vous Èteignez +Et comme un diable rechignez, +Ni vers moi, pour rien que je fasse, +Ne voulez tourner votre face, +Mais tant malade vous feignez, +Tant soupirez, tant vous plaignez +Et tant faites la langoureuse, +Que l'‚me en ai toute anxieuse +Et que n'ose vous assaillir, +Tellement j'ai peur de faillir. + Et quand aprËs dormir m'Èveille, +Lors me vient ‡ trop grand' merveille, +Si de mÍme vous dÈbattez +Quand avec eux vous Èbattez, +Comment ces ribauds y parviennent +Qui vÍtue en plein jour vous tiennent, +Et si tant leur faites d'ennuis +Comme ‡ moi les jours et les nuits. +Mais avec eux, comme je pense, +N'avez si fiËre contenance; +Vous allez chantant et dansant, +Par les jardins et prÈs glissant +Sur l'herbe verte et la rosÈe, +Vous ma lÈgitime ÈpousÈe, +Avec ces ribauds doucereux +Qui vous entraÓnent avec eux. + +[p.326] + +C'est maugrÈ l'ort vilain Jalous; 9453 +Sa char soit or livrÈe as lous, +Et les os as chiens enragiÈs! +Par qui sui si ahontagiÈs? +C'est par vous, dame pautoniere, +Et par vostre fole maniere; +Ribaude orde, vil pute, lisse, +J‡, vostre cors de cest an n'isse, +Quant ‡ tex mastins le livrÈs, +Par vous sui ‡ honte livrÈs; +Par vous, par vostre lecherie, +Sui-ge mis en la confrarie +Saint Ernol, le seignor des cous[110], +Dont nus ne puet estre rescous, +Qui fame ait, au mien escient, +Tant l'aut gardant ne espiant, +S'Èust nÈis d'iex ung millier. +Toutes se font hurtebillier[111]: +Qu'il n'est garde qui riens i vaille; +Et s'il avient que le fait faille, +J‡ la volentÈ n'i faudra, +Par quoi, s'el puet, au fait saudra, +Car le voloir tous jors en porte. + + MËs forment nous en rÈconforte +Juvenaus, qui dist, du mestier +Que l'en appelle rafetier[112], +Que c'est li meindres des pÈchiÈs +Dont cuer de fame est entechiÈs; +Car lor nature lor commande +Que chascune au pis faire entende. +Ne voit-l'en comment les marrastres +Cuisent venins ‡ lor fillastres, + +[p.327] + +Tous tant qu'ils sont ils vous mÈprisent 9511 +Et par dÈpit entre eux se disent: +´C'est bien fait pour l'affreux Jaloux +Que sa chair soit livrÈe aux loups, +Ses os qu'enragÈ chien dÈvore!ª +Qui donc ainsi me dÈshonore? +C'est vous-mÍme, dame cataud, +Par votre coeur fol et ribaud, +Chienne en feu, ribaude, putasse, +Que votre corps un an ne passe, +Quand ‡ tel matin le livrez, +Car de honte vous me couvrez. +Par vous, par votre lÈcherie, +Je suis mis en la confrÈrie +De saint Arnould, saint des cocus[110], +Dont nuls ne furent secourus +Qui femme ont, ‡ ma connaissance, +Combien qu'on la garde et relance, +E˚t-on mÍme d'yeux un millier; +Toutes se font hurtebillier[111]. +Il n'en est pas une qui tienne, +Et s'il advient qu'au fait ne vienne, +La volontÈ n'y manquera, +Et s'il se peut elle y viendra, +Car le vouloir toujours l'emporte. + Mais JuvÈnal nous rÈconforte +L‡-dessus merveilleusement; +Car il nous dit moult sagement +Que ce besoin de la femelle, +Et que forniquer on appelle[112], +Est encor le moindre pÈchÈ +Dont soit coeur de femme entachÈ. +Car leur nature leur commande +Que chacune au pis faire entende. + +[p.328] + +Et font charmes et sorceries, 9485 +Et tant d'autres grans dÈablies, +Que nus nes porroit recenser, +Tant i sÈust forment penser? +Toutes estes, serÈs, ou futes, +De fait ou de volentÈ putes[113]; +Et qui bien vous encercheroit, +Toutes putes vous trouveroit: +Car qui que puist le fait estraindre, +VolentÈ ne puet nus contraindre. +Tel avantage ont toutes fames +Qu'el sunt de lor volentÈ dames; +L'en ne lor puet le cuer changier, +Por batre, ne por ledengier; +MËs qui changier les lor pÈust, +Des cors la seignorie Èust. + + Or lessons ce qui ne puet estre; +MËs, biaus dous Diex, biaus Rois celestre! +Des ribaus que porrai-ge faire +Qui tant me font honte et contraire? +S'il avient que ge les menace, +Riens ne priseront ma menace; +Se ge me vois ‡ eus combatre, +Tost me porront tuer ou batre. +Il sunt felon et outrageus, +De tous maus faire corageus, +Jennes, jolif, felons, testu: +Ne me priseront ung festu; +Car jonesce si les enflame, +Qui de feu les emple et de flame, +Et tout lor fait par estovoir +Les cuers ‡ folie esmovoir, + +[p.329] + +Ainsi mar‚tres de leurs mains 9545 +Pour leurs brus font cuire venins, +Charmes font et sorcelleries, +Et tant d'autres grand' diableries, +Qu'on ne pourrait les recenser, +Si longtemps qu'on y p˚t penser. +Toutes Ítes, serez ou f˚tes +De fait ou de volontÈ putes[113]! +Et qui bien vous Ètudierait +Toutes putes vous trouverait. +Car tel avantage ont les femmes +Qu'elles sont de leur vouloir dames, +Et qui p˚t le fait empÍcher +Ne saurait leur vouloir forcer. +L'injure ni la violence +Ne changent point la conscience, +Car qui le coeur changer pourrait +Du corps ainsi maÓtre serait. + Or, laissons ce qui ne peut Ítre; +Mais, doux Dieu, roi du ciel et maÓtre, +Que puis-je contre ces ribauds +Qui de tant de honte et de maux +M'accablent? Si je les menace, +Ils se riront de ma menace; +Si je vais contre eux me ruer, +TÙt me pourront battre ou tuer. +Outrageux, fÈlons, l'‡me fiËre +Et courageux de tous maux faire, +Jeunes, hardis, fÈlons, tÍtus, +Me priseront-ils deux fÈtus? +Car jeunesse tant les enflamme +Qui les emplit de feu, de flamme +Et leur fait nÈcessairement +…mouvoir le coeur follement, + +[p.330] + +Et si legiers et si volans, 9517 +Que chascuns cuide estre ung Rolans, +Voire Hercules, voire Sanson. +Si rorent cil dui, ce pense-on, +Si cum en escrit le recors, +Resemblables forces de cors; +Car Hercules avoit, selonc +L'auctor Solin, sept piÈs de lonc, +N'onc ne pot ‡ quantitÈ graindre +Nus noms, si cum il dit, ataindre. +Moult ot cis Hercules d'encontres, +Il vainqui douze orribles monstres, +Et quant ot vaincu le douziesme, +Onc ne pot chevir du treiziesme[114]. +Ce fu de Deyanira +S'amie, qui li descira +Sa char de venin toute esprise +Par la venimeuse chemise. +Ainsinc fu par fame dontÈs +Hercules qui tant ot bontÈs. +Si ravoit-il par YolÈ[115] +Son cuer j‡ d'amors afolÈ. +Ainsinc Sanson, qui pas dix hommes +Ne redotoit ne que dix pommes, +S'il Èust ses cheveus Èus, +Fu par Dalila dÈcÈus. + + Si fai-ge que fox de ce dire, +Car ge sai bien que tire ‡ tire +Mes paroles toutes dirÈs, +Quant vous de moi dÈpartirÈs; +As ribaus vous irÈs clamer, +Et me porrÈs faire entamer + +[p.331] + +Le rend si lÈger, si crÈdule, 9579 +Que chacun se croit un Hercule, +Un Samson, au moins un Roland. +Or les deux premiers, ci-devant, +Avaient, si bien me le rappelle, +Semblable force corporelle. +Car avait Hercule, selon +L'auteur Solin, sept pieds de long, +Et jamais homme, il nous l'assure, +N'atteignit si haute stature. +Moult grands travaux il entreprit, +Douze horribles monstres vainquit, +Mais quand e˚t vaincu le douziËme +Ne put surmonter le treiziËme[114]. +Ce fut cette DÈjanira, +Son amante, qui dÈchira +Sa chair de venin toute Èprise +Par la venimeuse chemise. +Ainsi, ce hÈros valeureux +Et si fort et si courageux, +Hercule, fut par une femme +DomptÈ; du reste, de sa flamme +Amour dÈj‡, pour IolÈ[115], +Avait ce grand coeur affolÈ. +Ainsi Samson qui pas dix hommes +N'e˚t redoutÈ plus que dix pommes, +Ses longs cheveux s'il avait eu, +Fut par sa Dalila dÈÁu. + Mais je suis fol de ce vous dire; +Car je sais bien que tire ‡ tire +Mes paroles rÈpÈterez, +Quand de moi vous dÈpartirez. +Tous ces ribauds vous feront fÍte; +Vous me ferez briser la tÍte, + +[p.332] + +La teste, ou les cuisses brisier, 9549 +Ou les espaules encisier, +Se j‡ poÈs ‡ eus aler; +MËs se g'en puis oÔr parler +Ains que ce me soit avenu, +Et li bras ne me sunt tenu, +Ou le pestel ne m'est ostÈs[116], +Je vous briserai les costÈs. +Ami, ne voisin, ne parent, +Ne vous en seront j‡ garent, +Ne vostre leschÈor mÈismes. +Las! por quoi nous entrevÈismes? +Las! de quel hore fu-ge nÈs +Quant en tel viltÈ me tenÈs? +Que cil ribaut mastin puant, +Qui vous vont flatant et chuant, +Sunt si de vous seignor et mestre, +Dont seus dÈusse sires estre, +Par qui vous estes soustenuÎ, +Vestue, chaude et pÈuÎ, +Et vous me faites parÁonniers[117], +Ces ors ribaus, ces pautonniers, +Qui ne vous font se honte non, +Tolu vous ont vostre renom, +De quoi garde ne vous prenÈs +Quant entre vos bras les tenÈs; +Par devant dient qu'il vous aiment, +Et par derriers putain vous claiment, +Et dient ce que pis lor semble, +Quant il resunt entr'eus ensemble, +Comment que chascuns d'eus vous serve, +Car bien congnois toute lor verve. +Sans faille bien est vÈritÈs, +Quant ‡ lor bandon vous metÈs, + +[p.333] + +A grands coups les cuisses casser, 9613 +Ou les Èpaules dÈpÈcer, +Si je vous laisse vers eux rendre. +Mais si je puis avant l'apprendre +Que cela ne soit advenu, +Et si mon bras n'est retenu, +Et si ce b‚ton l'on ne m'Ùte[116], +Je vous veux briser mainte cÙte. +Ami, ni voisin, ni parent, +Ni mÍme votre beau galant +Ne sauraient mater ma colËre. +Maudite soit l'heure naguËre +O˘ pour mon malheur je vous vis +Qui me tenez en tel mÈpris! +Or ces ribauds, chiens dÈtestables, +Parce qu'ils sont flatteurs, aimables, +Sont de vous maÓtres et seigneurs. +A moi, vous devez vos faveurs, +Par qui vous Ítes soutenue, +Nourrie et chaussÈe et vÍtue; +Sans pudeur vous m'associez +Tous ces ribauds, vils putassiers, +Qui vous ont de honte abÓmÈe +Et ravi votre renommÈe, +Mais garde guËre n'y prenez, +Quand dans vos bras vous les tenez. +Comment que chacun d'eux vous serve, +Je connais bien toute leur verve; +Devant ils vous aiment tout plein, +DerriËre ils vous nomment putain, +Et disent ce que pis leur semble +Une fois qu'ils sont seuls ensemble. +Et vraiment trop le mÈritez +Quand ‡ leur merci vous mettez; + +[p.334] + +Il vous sevent bien metre ‡ point, 9583 +Car de dangier en vous n'a point. +Quant entrÈe estes en la foule, +O˘ chascun vous hurte et defoule, +Il me prent par foi grant envie +De lor solas et de lor vie[118]. +MËs sachiÈs, et bien le recors, +Que ce n'est pas por vostre cors, +Ne por vostre donoiement, +Ains est por ce tant solement +Qu'il ont le desduit des joiaus, +Des fremaus d'or et des aniaus, +Et des robes et des pelices +Que ge vous lais cum fox et nices: +Car quant vous alÈs as karoles, +Ou ‡ vos assemblÈes foles, +Et ge remains cum fox et yvres, +Vous i portÈs qui vaut cens livres +D'or et d'argent sor vostre teste, +Et commandÈs que l'en vous veste +De camelot, de vair, de gris, +Si que trestous en amegris, +De maltalent et de souci, +Tant m'en esmai, tant m'en souci. + + Que me revalent ces gallendes, +Ces coiffes ‡ dorÈes bendes, +Et ces diorez trecÈors, +Et ces yvorins mirÈors, +Ces cercles d'or bien entailliÈs, +PrÈcieusement esmailliÈs, +Et ces corones de fin or +Dont enragier ne me fine or, + +[p.335] + +Tout leur vouloir ils vous font faire, 9647 +Car vous ne vous dÈfendez guËre. +Quand dans la foule entrez ainsi +O˘ chacun vous foule ‡ l'envi, +Il me prend parfois grande envie +De leur soulas et de leur vie[118]. +Mais je ne vous le cache pas, +Ils ne sont point pour vos appas +SÈduits ni par votre jactance, +Mais purement par l'Èloquence +De vos parures et joyaux, +Des chaÓnes d'or et des anneaux, +Des manteaux et robes de soie +Que, comme un sot, je vous octroie. +Car lorsque vous vous en allez +A vos karoles et balez +Parmi mainte folle assemblÈe, +Je reste seul en recelÈe +Comme un ivrogne ou comme un fol, +Et vous, pour cent livres au col +D'or ou d'argent et sur la tÍte +Portez et voulez qu'on vous vÍte +De vair, de camelot, de gris, +Tant que tretout j'en amaigris +De colËre et de jalousie, +Tant m'en Èmeus et m'en soucie! + Que me servent ces oripeaux, +Ces coiffes d'or et ces bandeaux, +Et tous ces tressoirs dorÈs, voire +Encor ce beau miroir d'ivoire, +Ces cercles d'or si bien taillÈs, +PrÈcieusement ÈmaillÈs, +Ces fermails d'or ‡ pierres fines, +A votre col, ‡ vos poitrines, + +[p.336] + +Tant sunt beles et bien polies, 9615 +O˘ tant a beles perreries, +Saphirs, rubis et esmeraudes, +Qui si vous font les chieres baudes? +Ces fremaus d'or ‡ pierres fines +A vos cols et ‡ vos poitrines, +Et ces tissus et ces ceintures +Dont tant coustent les ferrÈures +Que l'or, que les pelles menuÎs: +Que me valent tex fanfeluÎs? +Et tant estroit vous rechauciÈs, +Que la robe sovent hauciÈs +Por montrer vos piÈs as ribaus. +Ainsinc me confort saint Tibaus! +Que tout dedans tiers jors vendrai, +Et vile et sous piÈs vous tendrai: +N'aurÈs de moi, par le cors DÈ, +Fors cote et sorcot de cordÈ, +Et une gonele de chanvre, +MËs el ne sera mie tanvre, +Ains sera grosse et mal tissuÎ, +Et descirÈe et desrompuÎ, +Qui qu'en face ne duel ne pleinte: +Et par mon chief, vous serÈs ceinte, +MËs, dirÈs-vous, de quel ceinture? +D'un cuir tout blanc sans ferrÈure; +Et de mes housiaus anciens +AurÈs grans solers ‡ liens[119], +Larges ‡ metre grans panufles. +Toutes vous osterai ces trufles, +Qu'el vous donnent occasion +De faire fornicacion: +Si ne vous irÈs plus monstrer +Por vous faire as ribaus voustrer. + +[p.337] + +Ces belles couronnes d'or fin 9681 +Qui me font enrager enfin, +Tant sont belles et bien polies, +O˘ sont tant belles pierreries, +Saphirs, Èmeraudes, rubis, +Qui vous font des airs si ravis? +Et ces tissus et ces ceintures +Dont me co˚tent les garnitures +Autant que les perles et l'or, +A quoi me servent-ils encor? +A quoi cette Ètroite chaussure +Qui tant vous fait outre mesure +Montrer la jambe ‡ ces ribauds? +Ainsi, me garde saint Thibaus! +Avant que le tiers jour s'Ècoule, +Il faut aux pieds que je vous foule! +Par le corps Dieu! de moi n'aurez +Ni robes, ni bandeaux dorÈs, +Mais cote et robe mal tissÈe +Toute en lambeaux et dÈpecÈe, +Et de simple chanvre un manteau, +Je vous jure, ÈlÈgant ni beau, +Combien qu'en fassiez deuil et plainte, +Et par mon chef, vous serez ceinte, +Et de quelle ceinture encor? +D'un cuir tout blanc sans fermail d'or, +Et pour vous de mes vieilles guÍtres +Je ferai souliers ‡ lacs, maÓtres[119] +Souliers ‡ mettre grands chaussons. +Vite ces oripeaux laissons +Qui vous poussent ‡ l'adultËre +Et ‡ fornication faire. +Adonc plus n'irez vous montrer, +Ni sous ces ribauds vous vautrer. + +[p.338] + + MËs or me dites sans contrueve, 9649 +Cele autre riche robe nueve +Dont l'autre jor si vous parastes, +Quant as karoles en alastes, +(Car bien congnois, et raison ai, +Qu'onques cele ne vous donnai), +Par amors, o˘ l'avÈs-vous prise? +Vous m'avÈs jurÈ saint Denise +Et saint Philebert et saint Pere, +Qu'el vous vint de par vostre mere +Qui le drap vous en envoia; +Car si grant amor ‡ moi a, +Si cum vous me faites entendre, +Que bien vuet ses deniers despendre[120] +Por moi faire les miens garder. +Vive la face-l'en larder, +L'orde vielle putain prestresse, +Maquerele et charroieresse, +Et vous avec par vos merites, +S'il n'est ainsinc comme vous dites! +Certes ge li demanderai: +MËs en vain me travaillerai, +Tout ne me vaudrait une bille, +Tel la mere, tele la fille. +Bien sai, parlÈ avÈs ensemble, +Andui avÈs, si cum moi semble, +Les cuers d'une verge touchiÈs; +Bien voi de quel piÈ vous clochiÈs. +L'orde vielle putain fardÈe +S'est ‡ vostre acord acordÈe: +Autrefois ‡ ceste hart torse +De mains mastins a estÈ morse, +Tant a divers chemins traciÈs; +MËs tant est ses vis effaciÈs, + +[p.339] + + Or dites-moi sans tricherie, 9715 +Cette robe neuve et jolie +Dont l'autre jour vous vous pariez +Quant aux karoles vous alliez, +Par amour, o˘ l'avez-vous prise? +Car celui qui vous l'a remise +N'est pas moi, j'en suis assurÈ. +Par saint Denis m'avez jurÈ, +Saint Philibert et le Saint-PËre, +Qu'elle vous vint de votre mËre +Qui le drap vous en envoya; +Car pour moi si grand amour a +Qu'elle aime mieux, ‡ vous entendre, +Pour mon bien garder et dÈfendre, +Donner le sien sans calculer. +Puisse-t-on vive la br˚ler, +L'orde vieille putain prÍtresse, +La maquerelle, la diablesse, +Et vous avec, pour vos hauts faits, +Si vos serments ne sont pas vrais! +Vous deux ne valez une bille, +Car telle mËre, telle fille. +Au fait je lui demanderai; +Mais en vain me travaillerai, +Car parlÈ vous avez ensemble, +Et vos deux coeurs sont, il me semble, +D'une mÍme verge touchÈs. +Bien vois de quel pied vous clochez, +Et la vieille putain fardÈe +S'est avec vous bien accordÈe. +Car autrefois, je le sais bien, +Elle usa du mÍme moyen; +A la mÍme corde pendue, +Elle fut de maint chien mordue + +[p.340] + +Que ne puet riens faire de soi, 9683 +Si vous vent ores, bien le soi. +El vient cÈans, et vous emmaine +Trois fois ou quatre la semaine, +Et faint noviaus pelerinages +Selonc les anciens usages, +Car g'en sai toute la covine, +Et de vous promener ne fine, +Si cum l'en fait destrier ‡ vendre, +Et prent et vous enseigne ‡ prendre. +CuidiÈs que bien ne vous congnoisse? +Qui me tient que ge ne vous froisse +Les os cum ‡ poucin en paste, +A ce pestel ou ‡ cest haste? + + + * * * * * + + + LII + + + Comment le Jaloux se dÈbat + A sa femme et si fort la bat, + Que robe et cheveulx luy descire, + Par sa jalousie et par ire. + + +Lors la prent espoir de venuÎ +Cil qui de maltalent tressuÎ, +Par les tresses et sache et tire, +Les cheveus li ront et descire +Li jalous, et sor li s'aorse +Por noient fust lyon sor orse; +Et par tout l'ostel la traÔne +Par corrous et par ataÔne, +Et la ledenge malement; +Ne ne vuet por nul serement + +[p.341] + +Dans les chemins qu'elle a tracÈs. 9749 +Mais ses traits sont tout effacÈs, +Et ne pouvant plus rien prÈtendre, +Elle va maintenant vous vendre. +Elle vient cÈans, et par mois +Vous emmËne onze ou douze fois, +Et feint nouveaux pËlerinages, +Suivant les anciens usages +(Car je connais tout son latin), +Vous promËne soir et matin +Comme on fait un cheval ‡ vendre, +Et prend et vous enseigne ‡ prendre. +Croit-on ‡ ce point m'abuser? +Qui me retient de vous briser +Les os, comme ‡ poussin en p‚te, +De ce bois, de ce fer, ingrate! + + + * * * * * + + + LII + + + Comment le Jaloux se dÈbat + Avec sa femme et tant la bat + Que robe et cheveux lui dÈchire + Par jalousie et par grande ire. + + + Lors de colËre tout suant, +Il la saisit incontinent +Par les tresses, secoue et tire, +Les cheveux lui rompt et dÈchire, +Et s'acharne, tirant toujours, +Comme un lion dessus un ours, +Par toute la maison la traÓne, +Par courroux et vengeance et haine, +Et la gourmande malement, +Et ne veut, pour aucun serment, + +[p.342] + +Recevoir excusacion, 9711 +Tant est de maLe entencion; +Ains fiert et frape et roille et maille +Cele qui brait et crie et braille, +Et fait sa voiz voler as vens +Par fenestres et par auvens; +Et tout quanque set li reprouche +Si cum il li vient ‡ la bouche, +Devant les voisins qui l‡ viennent, +Qui por fox ambedeus les tiennent, +Et la li tolent ‡ grant paine, +Tant qu'il est ‡ la grosse alaine. + + Et quant la dame sent et note +Cest torment et ceste riote, +Et ceste dÈduiante viele, +Dont cil jonglierres li viele[121], +PensÈs-vous qu'el l'en aint j‡ miaus? +El vodroit or qu'il fust ‡ Miaus, +Voire certes en Romanie. +Plus dirai, que ge ne croi mie +Qu'ele le voille amer jamËs. +Semblant, espoir, en fera; mËs +S'il pooit voler jusqu'as nuÎs, +Ou si haut lever ses vÈuÎs, +Qu'il pÈust d'ilec, sans chÈoir, +Tous les faits des hommes vÈoir, +Et s'apensast tout ‡ loisir, +Si faudroit-il bien ‡ choisir +En quel peril il est chÈus, +S'il n'a tous ses baras vÈus +Por soi garantir et tenser +Dont fame se set porpenser. + +[p.343] + +OuÔr excuse ni dÈfense, 9779 +Tant est de male conscience, +Mais cogne et frappe comme un sourd, +Roule ses yeux tout ‡ l'entour, +Et la pauvre femme tiraille, +Qui brait et qui crie, et qui braille, +Et fait sa voix voler aux vents +Par fenÍtres et par auvents; +Tout ce qu'il sait, d'un air farouche +Lui dit, comme il vient ‡ sa bouche, +Devant les voisins curieux +Qui les tiennent pour fous tous deux, +Et la dÈlivrent ‡ grand' peine, +Tant il s'acharne ‡ perdre haleine. + Et quand la dame note et sent +Cette riote et ce tourment, +Et la joyeuse ritournelle +Qu'ainsi ce jongleur lui vielle[121] +Fera-t-elle mieux son devoir? +Non; mais voudrait ‡ Meaux le voir, +Voire certes en Roumanie. +Je dirai plus; je ne crois mie +Qu'elle le veuille aimer jamais. +Peut-Ítre elle en aura l'air; mais +S'il pouvait voler jusqu'aux nues, +Ou si haut Èlever ses vues, +Qu'il p˚t ici-bas et sans choir +Tous les gestes des hommes voir, +Et rÈflÈchir tout ‡ son aise, +Il sentirait, ‡ grand mÈsaise, +En quel embarras il est chu, +Lui qui les ruses n'a pas vu +Auxquelles femme sait entendre, +Pour se garantir et dÈfendre. + +[p.344] + +S'il dort puis en sa compaignie, 9743 +Trop met en grant peril sa vie; +Voir en veillant et en dormant +Si doit-il douter moult formant +Qu'el n'el face, por soi venchier, +Empoisonner ou detrenchier, +Ou mener vie enlangorÈe, +Par cautele desesperÈe, +Ou qu'el ne pense ‡ soi foÔr, +S'el n'en puet autrement joÔr. +Fame ne prise honor ne honte, +Quant riens en la teste li monte: +Qu'il est vÈritÈs sans doutance, +Fame n'a point de conscience +Vers quanqu'el het, vers quanqu'el ame; +ValÈrius nÈis la clame +Hardie et artificieuse, +Et trop ‡ nuire estudieuse. + + Amis. + +Compains, cil fox vilains Jalous, +Dont la char soit livrÈe as lous, +Qui si de Jalousie s'emple, +Cum ci vous ai mis en exemple, +Et se fait seignor de sa fame, +Qui ne redoit mie estre dame, +MËs sa pareille et sa compaigne, +Si cum la loi les acompaigne; +Et il redoit ses compains estre, +Sans soi faire seignor ne mestre; +Quant tex tormens li apareille, +Et ne la tient cum sa pareille, +Ains la fait vivre en tel mesaise, +CuidiÈs-vous qu'il ne li desplaise, + +[p.345] + +Car s'il partage son chevet, 9813 +Sa vie en trop grand danger met; +S'il veille o˘ s'il dort, en son ‚me +Toujours il craindra que sa femme +Ne le fasse, pour se venger, +Empoisonner ou Ègorger, +Ou mener langoureuse vie +Par incessante fourberie, +Ou qu'elle ne songe ‡ s'enfuir, +Si n'en peut autrement jouir. +Femme ne prise honneur ni honte +SitÙt que sa tÍte se monte; +Chacun reconnaÓt de concert +Que toute conscience perd +Femme qui hait, femme qui aime. +ValÈrius l'appelle mÍme + tre hardi, fallacieux, +Et trop ‡ nuire courageux. + + Ami. + +Ami, ce vilain par folie +Qui se crËve de jalousie, +Ainsi que l'ai dÈpeint ‡ vous +(Dont la chair soit livrÈe aux loups!), +Et se fait de sa femme maÓtre +Qui non plus ne doit maÓtresse Ítre +(La loi ne le dit autrement), +Mais sa compagne seulement, +Comme il doit son compagnon Ítre, +Sans s'en faire seigneur ni maÓtre, +Quand de tels tourments il l'Èmeut, +Pour son Ègale ne la veut, +Mais la fait vivre en tel mÈsaise, +Pensez-vous qu'il ne lui dÈplaise + +[p.346] + +Et que l'amor entr'eus ne faille, 9775 +Que qu'ele die? OÔl sans faille. +J‡ de sa fame n'iert amÈs +Qui sire en vuet estre clamÈs; +Car il convient amor morir +Quant amant vuelent seignorir. +Amors ne puet durer ne vivre, +Se n'est en cuer franc et dÈlivre. +Por ce revoit-l'en ensement +De tous ceus qui premierement +Por amor amer s'entresuelent, +Quant puis espouser s'entrevuelent, +Envis puet entr'eus avenir +Que bonne amor s'i puist tenir: +Car cil, quant par amor amoit, +Serjant ‡ cele se clamoit, +Qui sa mestresse soloit estre; +Or se clame seignor et mestre +Sor cele que dame ot clamÈe, +Quant ele iert par amor amÈe. + + L'Amant. + +AmÈe! + + Amis. + +Voire. + + L'Amant. + +En quel maniere? + + Amis. + +En tel, que se s'amie chiere +Li commandast, Amis, sailliÈs, +Ou ceste chose me bailliÈs, + +[p.347] + +Et que ne passent leurs amours, 9845 +Quoi qu'il dise? Si, toujours. +De sa femme ne saurait Ítre +AimÈ, qui veut en Ítre maÓtre, +Car l'amour meurt en un instant +DËs que maÓtre devient l'Amant. +Amour ne peut vivre et se plaire +Qu'en un coeur franc, libre et sincËre. +Aussi voit-on pareillement, +Chez tous ceux qui premiËrement +Longtemps d'amour simple s'aimËrent +Et dans la suite s'ÈpousËrent, +Que rarement peut advenir +Que bonne amour puisse tenir; +Car lui de sa chËre maÓtresse, +Quand il l'aimait d'amour, sans cesse +Il se disait le serviteur; +Or maÓtre il s'en clame et seigneur, +MaÓtresse aprËs l'avoir clamÈe +Quand elle Ètait d'amour aimÈe. + + L'Amant. + +AimÈe! + + Ami. + +Oui, certes. + + L'Amant. + +Et comment? + + Ami. + +Si bien que lorsqu'‡ son amant +Elle commandait, je suppose: +´Ami, sautez, ou telle chose + +[p.348] + +Tantost li baillast sans faillir, 9799 +Et saillist s'el mandast saillir. +Voire nÈis, que qu'el dÈist, +Saillist-il por qu'el le vÈist: +Car tout avoit mis son plesir +En faire li tout son desir. +MËs quant sunt puis entr'espousÈ, +Si cum ci racontÈ vous È, +Lors est tornÈe la roÈle, +Que cil qui soloit servir cele, +Commande que cele le serve +Ausinc cum s'ele fust sa serve, +Et la tient corte, et li commande +Que de ses faits conte li rende, +Et sa dame ainÁois l'apela: +Envis muert qui apris ne l'a. +Lors se tient cele ‡ mal-baillie, +Quant se voit ainsinc assaillie +Du meillor, du plus esprovÈ +Qu'ele ait en ce siecle trovÈ, +Qui si la vuet contrarier. +Ne se set mËs en qui fier, +Quant sor son col son mestre esgarde, +Dont onques mËs ne se prist garde. +Malement est changiÈs li vers; +Or li vient li gieus si divers, +Qu'el ne puet ne n'ose joer. +Comment s'en puet-ele loer? +S'el n'obÈist, cil se corroce +Et la ledenge; et s'ele groce, +Estes le vous en ire mis, +Et tantost par l'ire anemis. + Por ce, compains, li ancien, +Sans servitude et sans lien, + +[p.349] + +Donnez-moi,ª lui soudain sautait 9869 +Et puis la chose lui donnait; +Elle voire, sans rien lui dire, +L'e˚t fait sauter pour un sourire, +Car il mettait tout son plaisir +A combler son moindre dÈsir. +Mais une fois liÈs ensemble, +Comme l'ai dit ci-haut, me semble, +Lors la roue a si bien tournÈ, +Que l'esclave humble et raffinÈ +Change, la tient court et commande +Que de ses faits compte lui rende +Celle que maÓtresse il clamait, +Et comme si sa serve Ètait +Veut ‡ son tour qu'elle obÈisse; +Pour un coeur franc, mortel supplice! +Alors elle plaint son malheur, +Quand ainsi se voit du meilleur, +Du plus sincËre amant trahie +Qu'elle ait rencontrÈ de sa vie, +Qui tant la veut contrarier; +Ne sait plus en qui se fier, +Quand son col le maÓtre regarde +Dont jamais il ne se prit garde. +En sa triste position, +Telle est sa dÈsillusion, +Qu'elle ne peut jouer ni l'ose; +Comment supporter telle chose? +Il faut obÈir ou soudain +Il menace, et s'elle se plaint, +Le voil‡ tantÙt en colËre, +Et tout le mÈnage est en guerre. + Ami, pour ce les anciens +Sans servitude et sans liens, + +[p.350] + +Pesiblement, sans vilenie, 9833 +S'entreportoient compaignie, +N'il ne donnassent pas franchise +Por l'or d'Arrabe ne de Frise: +Car qui tout l'or en vodroit prendre, +Ne la porroit-il pas bien vendre. +N'estoit lors nul pelerinage, +N'issoit nus hors de son rivage +Por cerchier estrange contrÈe; +N'onques n'avoit la mer passÈe + + + * * * * * + + + LIII + + + Comment Jason alla grant erre + Oultre mer la toison d'or querre, + Et fut chose moult merveilleuse + Aux regardans, et moult paoureuse. + + +Jason, qui premiers la passa, +Quant les navires compassa +Por la toison d'or aler querre. +Bien cuida estre pris de guerre +Neptunus, quant le vit nagier; +Triton redut vif erragier. +Et Doris, et toutes ses filles[122], +Por les merveilleuses semilles, +Cuiderent tuit estre traÔs, +Tant furent forment esbaÔs +Des nËs qui par la mer aloient +Si cum li mariniers voloient. +Mais li premier dont je vous conte, +Ne savoient que nagier monte: +Tretuit trovoient en lor terre +Quanque lor sembloit bon ‡ querre. + +[p.351] + +Paisiblement, sans vilenie, +Vivaient en douce compagnie. +Ils n'eussent pas, en vÈritÈ, +Pour rien vendu leur libertÈ; +Car tout l'or d'Arabie et Frise +Ne paierait telle marchandise. +PËlerinage aucun n'Ètait, +Nul son rivage ne quittait +Pour chercher lointaine contrÈe; +Oncques n'avait la mer passÈe + + + * * * * * + + + LIII + + + Comment Jason prit son essor + Outre-mer vers la toison d'or, + Et fut chose moult merveilleuse + Aux regardants et moult peureuse. + + +Jason, qui premier la passa, +Quand les navires compassa, +Allant la toison d'or conquerre. +Bien se crut entrepris de guerre +Neptune, le voyant nager, +Triton dut tout vif enrager, +Et Doris et ses filles blondes[122], +Admirant ces nefs vagabondes; +Tretous ils se crurent trahis, +Tant furent soudain Èbahis +Des marins guidant leur navire +A leur grÈ sur l'humide empire. +Mais, Ami, ces premiers humains +Ne connaissaient pas les marins; +Car tous ils trouvaient sur la terre +Ce qui leur semblait nÈcessaire, + +[p.352] + +Riche estoient tuit Ègaument, 9863 +Et s'entramoient loiaument +Les simples gens de bonne vie: +Lors iert amors sans seignorie. +L'ung ne demandoit riens ‡ l'autre, +Quand Barat vint lance sor fautre[123], +Et PechiÈs et Male-Aventure +Qui n'ont de soffisance cure. +Orguel qui desdaingne pareil, +Vint avec ‡ grant appareil, +Et Convoitise et Avarice, +Envie et tuit li autre vice: +Si firent saillir PovretÈ +D'enfer, o˘ tant avoit estÈ, +Que nus de li riens ne savoit, +N'onques en terre estÈ n'avoit: +Mal fust-ele si tost venuÎ, +Car mout i ot pesme venuÎ[124]. + PovretÈ qui point de sens n'a, +Larrecin son filz amena, +Qui s'en vet au gibet le cors +Por faire ‡ sa mere secors; +Et s'i fait aucune fois pendre, +Que sa mËre nel' puet deffendre: +Non puet ses peres Cuers-faillis, +Qui de duel en rest mal-baillis. +NÈis damoisele Laverne[125] +Qui les larrons guie et governe. +C'est des larrecins la dÈesse, +Qui les pÈchiÈs de nuit espesse, +Et les baras de nuÎs cueuvre, +Qu'il n'aperent dehors par euvre, +Jusqu'‡ tant qu'il i sunt trovÈ, +Et pris en la fin tuit provÈ. + +[p.353] + +Et tous riches Ègalement 9933 +Ils s'entr'aimaient loyalement, +Les simples gens de bonne vie! +Amour Ètait sans seigneurie, +L'un de l'autre rien n'exigeait; +Quand Dol survint, lance en arrÍt[123] +Et PÈchÈs et Male-Aventure +Qui n'ont de suffisance cure. +Orgueil, dÈdaignant son pareil, +Accourut ‡ grand appareil +TraÓnant Convoitise, Avarice, +Envie et tout un chacun vice. +Ils firent sortir PauvretÈ +D'enfer, o˘ tant avait ÈtÈ +Que nul ne connaissait rien d'elle; +Ci-bas c'Ètait chose nouvelle. +Pourquoi, las! vint-elle sitÙt? +Car c'est bien le pire flÈau. + PauvretÈ, la sotte femelle, +Larcin son fils mËne avec elle +Qui, pour sa mËre aider, mÈfait +Et qui court tout droit au gibet; +Car bien souvent il se fait pendre +Sans qu'elle puisse le dÈfendre, +Non plus son pËre Coeur-Failli +Qui de deuil est tout assailli, +Non plus damoiselle Laverne[125] +Qui les larrons guide et gouverne. +C'est la dÈesse des coquins, +Qui d'Èpaisse nuit les larcins +Et d'ombre tous leurs forfaits couvre, +De crainte qu'on ne les dÈcouvre, +Jusques ‡ temps qu'ils soient trouvÈs +Et pris en la fin tout prouvÈs. + +[p.354] + +Pas n'a tant de misÈricorde, 9897 +Quant l'en li met o˘ col la corde, +Que j‡ l'en voille garentir, +Tant se sache bien repentir. +Tantost cil dolereus maufÈ, +De forcenerie eschaufÈ, +De duel, de corrous et d'envie, +Quant virent gens mener tel vie, +S'escorserent par toutes terres, +Semans descors, contens et guerres, +Mesdis, rancunes, et haÔnes +Par corrous, et par ataÔnes; +Et por ce qu'il orent or chier, +Firent-il la terre escorchier, +Et li sachierent des entrailles +Ses anciennes repostailles, +MÈtaus et pierres prÈcieuses, +Dont genz devindrent envieuses: +Car Avarice et Convoitise +Ont Ës cuers des hommes assise +La grant ardor d'avoir acquerre. +Li ung l'acquiert, l'autre l'enserre, +Ne jamËs la lasse chÈtive, +Ne despendra jor qu'ele vive, +Ains en fera mestres tutors, +Ses hers ou ses exÈcutors, +S'il ne l'en meschiet autrement: +Et s'el en vet ‡ dampnement, +Ne cuit que j‡ nus d'aus la plaigne; +MËs s'ele a bien fait, si le preigne. + Tantost cum par ceste mesnie +Fu la gent mal-mise et fesnie, +La premiere vie lessierent: +De mal faire puis ne cessierent, + +[p.355] + +Point ne va sa misÈricorde, 9967 +Quand on lui met au col la corde, +Jusqu'‡ vouloir l'en garantir, +Tant sut-il bien se repentir. +Soudain tous ces douloureux diables, +Tous ces monstres Èpouvantables, +Br˚lants d'envie et de courroux, +Du bonheur des hommes jaloux, +Se rÈpandirent sur la terre +Semant la discorde et la guerre, +Haine, rancune et faussetÈ, +Par courroux et mÈchancetÈ. +Et parce que l'or ils aimËrent, +La terre mÍme ils ÈcorchËrent, +Et bientÙt les trÈsors cachÈs +En son sein furent arrachÈs, +MÈtaux et pierres prÈcieuses, +Dont gens devinrent envieuses. +Or ce qui mit dedans nos coeurs +D'acquÈrir les folles ardeurs, +C'est Avarice et Convoitise; +L'une acquiert, l'autre thÈsaurise. +Jamais l'avare son argent +Ne dÈpensera, lui vivant, +Pour, ‡ sa mort, maÓtres en faire +Ses hoirs ou quelque lÈgataire, +Si Dieu n'en dispose autrement. +De ceux-l‡, s'il perd son argent, +Nulle pitiÈ ne doit attendre; +Ils ne savent que son bien prendre. + BientÙt les malheureux humains, +Corrompus par tous ces malins, +Leur douce existence quittËrent +Et de mal faire ne cessËrent, + +[p.356] + +Car faus et trichÈors devindrent. 9931 +As propriÈtÈs lors se tindrent, +La terre mÈismes partirent, +Et au partir bones i mirent; +Et quant les bones i metoient, +Mainte fois s'entrecombatoient, +Et se tolurent ce qu'il porent, +Li plus fors les greignors pars orent; +Et quant en lor porchas coroient, +Li pareceux qui demoroient, +S'en entroient en lor cavernes, +Et lor embloient lor espernes. +Lors convint que l'en esgardast +Aucun qui les loges gardast, +Et qui les maufaitors prÈist, +Et droit as plaintifz en fÈist, +Ne nus ne l'osast contredire. +Lors s'assemblerent por eslire. + + + * * * * * + + + LIV + + + Cy povez lire sans desroy, + Comment fut fait le premier roy, + Qui puis leur jura sans tarder + De loyaulment le leur garder. + + +Ung grant vilain entr'eus eslurent, +Le plus ossu de quanqu'il furent, +Le plus corsu et le greignor, +Si le firent prince et seignor. +Cil jura qu'‡ droit les tendroit, +Et que lor loges deffendroit, +Se chascuns endroit soi li livre +Des biens dont il se puisse vivre + +[p.357] + +Tous devinrent faux et trompeurs. 10001 +On vit domaines et seigneurs, +Car la terre ils se partagËrent +Et des bornes d'abord plantËrent. +Mais quand des bornes ils plantaient, +Maintes fois ils se combattaient, +Et se volËrent ce qu'ils purent, +Les plus forts les belles parts eurent; +Mais s'ils allaient par les chemins, +Restaient paresseux et coquins +Qui lors entraient en leurs taniËres +Ravir leurs Èpargnes premiËres. +Lors il fallut, pour les garder, +A choisir quelqu'un s'accorder, +Qui p˚t tous ces malfaiteurs prendre +Et la justice aux plaignants rendre, +A qui chacun d˚t obÈir: +Ils s'assemblËrent pour choisir. + + + * * * * * + + + LIV + + + Ci pouvez voir en toute foi + Comment fut fait le premier roi + Qui de garder jura sur l'heure + Et leur avoir et leur demeure. + + +Un grand vilain alors entre eux +Ils choisirent, le plus nerveux, +Le plus large et gros qu'ils trouvËrent, +Et prince et seigneur l'acclamËrent. +Il jura que bien veillerait +Et que leurs loges dÈfendrait: +Mais que chacun, dit-il, me livre +Biens suffisants pour pouvoir vivre. + +[p.358] + +Ainsinc l'ont entr'eus acordÈ, 9961 +Cum cil l'ot dit et recordÈ. +Cil tint grant piece cest office; +Li robÈors plains de malice +S'assemblerent quant seul le virent, +Et par maintes fois le batirent +Quant les biens venoient embler. +Lors restut le pueple assembler, +Et chascun en droit soi taillier +Por serjans au prince baillier. +CommunÈment lors se taillierent, +Et tous et toutes li ballierent, +Et donnerent grans tenemens. +De l‡ vint li commencemens +As rois, as princes terriens, +Selonc l'escript as anciens; +Car par l'escript que nous avons, +Les fais des anciens savons; +Si les en devons mercier, +Et loer et regracier. +Lors amasserent les tresors +De pierres et d'argent et d'ors; +D'or et d'argent, por ce qu'il ierent +Traitable et prÈcieus, forgierent +Vessellementes et monnoies, +Fremaus, aniaus, noiaus, corroies; +De fer dur forgierent lor armes, +Coutiaus, espÈes et guisarmes, +Et glaives et cotes maillÈes +Por faire ‡ lor voisins meslÈes. +Lors firent tors et roillÈis +Et murs ‡ creniaus taillÈis: +Chastiaus fermerent et citÈs, +Et firent grans palais listÈs[126] + +[p.359] + +CÈans entre eux ont accordÈ 10031 +Ce qu'il leur avait demandÈ. +Longtemps il remplit cet office; +Mais les larrons pleins de malice +S'assemblËrent, seul le voyant, +Et le battirent bien souvent +Lorsqu'ils venaient ‡ la curÈe. +Lors on tint nouvelle assemblÈe, +Et chacun dut se cotiser +Pour garde au prince composer. +Les tailles lors ils s'imposËrent, +Et tous et toutes lui baillËrent +Sergents et biens incontinent. +De l‡ vint le commencement +Des principautÈs terriennes, +Selon les histoires anciennes; +Car par l'Ècrit que nous avons, +Tous les faits des anciens savons +Et leur devons en conscience +Gr‚ce, los et reconnaissance. +Lors tous d'amasser un trÈsor +De pierres et d'argent et d'or. +Des plus beaux mÈtaux qu'ils trouvËrent, +L'argent et l'or, ils se forgËrent +Monnaie, et vaisselle et joyaux, +Bourses, boutons, boucles, anneaux; +Du fer dur leurs armes forgËrent, +Haches et glaives faÁonnËrent, +Cottes de mailles et bassins +Pour faire guerre ‡ leurs voisins. +Alors tous de grand' peur tremblËrent +Ceux qui les trÈsors amassËrent, +Et bientÙt on vit tous les jours +S'Èlever barriËres et tours, + +[p.360] + +Cil qui les tresors assemblerent, 9995 +Car tuit de grant paor tremblerent +Por les richeces assemblÈes, +Qu'eles ne lor fussent emblÈes, +Ou par quelque forfait toluÎs. +Bien furent lor dolors crÈuÎs +As chetis de mauvais Èur, +C'onc puis ne furent assÈur, +Que ce qui commun ert devant, +Comme le soleil et le vent, +Par convoitise approprierent, +Quant as richeces se lierent. +Or en a bien ung plus que vingt: +Onc ce de bon cuer ne lor vint. + + Sans faille des vilains gloutons, +Ne donnasse-ge deus boutons, +Combien que bon cuer lor fausist, +De tel faute ne me chausist: +Bien s'entr'amassent ou haÔssent, +Ou lor amor s'entrevendissent. +Mais c'est grant duel et grans domages +Que ces dames as clers visages, +Ces jolives, ces renvoisies, +Par qui doivent estre proisies +Loiaus amors et deffenduÎs, +Sunt ‡ si grant viltÈ venuÎs. +Trop est lede chose ‡ entendre, +Que noble cors se puisse vendre; +MËs comment que la chose preingne, +Gart li valÈs qu'il ne se feingne +D'ars et de sciences aprendre, +Por garantir et por deffendre, + +[p.361] + +Murailles ‡ crÈneaux taillÈes, 10065 +Castels, villes fortifiÈes. +De palissades, de remblais, +Ils entourËrent leurs palais, +De peur que ne fussent volÈes +Tant de richesses rassemblÈes, +Et pour combattre les voleurs. +Ainsi s'accrurent les douleurs +Des humains l‚ches et serviles; +Ils ne vÈcurent plus tranquilles, +Car tout ce qui Ètait devant, +Comme le soleil et le vent, +A tous, ils se l'appropriËrent +DËs qu'aux richesses s'attachËrent. +Or j'en sais bien un plus que vingt +Et ce d'un bon coeur ne leur vint. + Tous ces gloutons, je les mÈprise, +Et deux boutons tous ne les prise. +Que leur coeur ait d'amour, de foi +Plus ou moins, que m'importe ‡ moi? +Ils peuvent, comme bon leur semble, +Vivre bien, vivre mal ensemble, +Peuvent s'aimer ou se haÔr, +Leur amour vendre et s'avilir. +Mais c'est grand deuil et grand dommage, +Quand ces dames au clair visage, +Si charmantes en leurs beaux jours +Et par qui loyales amours +Devraient Ítre, hÈlas! dÈfendues, +A tel degrÈ sont descendues; +Car c'est un spectacle Ècoeurant +Que voir noble corps qui se vend. +Donc avant tout, quoi qu'il advienne, +Il faut qu'un bon amant apprenne + +[p.362] + +Se mestiers est, li et s'amie, 10027 +Si qu'el ne le guerpisse mie[127]. +Ce puet moult valet eslever, +Et si n'el-puet de riens grever. + + AprËs li redoit sovenir +De cest mien conseil retenir: +S'il a amie ou genne ou vielle, +Et set ou pense qu'ele vuelle +Autre amis querre ou a j‡ quis, +Des aquerre ne des aquis +Ne la doit blasmer ne reprendre, +MËs amiablement aprendre, +Sans tencier et sans ledengier, +Encor por li mains estrangier, +S'il la troyoit nÈis en l'uevre, +Gart que ses iex cele part n'uevre: +Semblant doit faire d'estre avugles, +Ou plus simple que n'est uns bugles, +Si qu'ele cuide tout por voir +Qu'il n'en puist riens aparcevoir. +Et s'aucuns li envoie letre, +Il ne se doit j‡ entremetre +Du lire ne du reverchier, +Ne de lor secrÈs encerchier. +Ne j‡ n'ait cuer entalentÈ +D'aler contre sa volentÈ; +MËs que bien soit-ele venuÎ, +Quant el vendra de quelque ruÎ, +Et r'aille quel part qu'el vorra, +Si cum ses voloirs li torra: +Qu'el n'a cure d'estre tenuÎ, +Si voil que soit chose sÈuÎ + +[p.363] + +La noble science d'Amour, 10099 +Pour prÈvenir au moins, un jour, +S'il est possible, que sa mie +Ne le dÈlaisse et ne l'oublie. +Cet art ne peut que l'Èlever +Sans jamais en rien le grever. + Qu'il ait ensuite souvenance +De ce mien conseil par prudence: +Si jeune amie ou vieille il a, +Et s'il pense ou sait que dÈj‡ +Elle ait pris ou bien veuille prendre +Un autre ami, ni la reprendre +Ni la bl‚mer du changement +Il ne devra, mais tendrement +Lui parler sans nulle querelle, +Pour moins Èloigner l'infidËle. +La prend-il sur le fait? il doit +DÈtourner les yeux de l'endroit, +Faire l'aveugle ou le novice +Qui n'a rien vu de la malice. +Surprend-il un galant poulet? +Qu'il n'aille pas, pour leur secret +Ainsi perfidement surprendre, +Le dÈplier, le lire ou prendre. +Qu'il n'ait jamais le coeur tentÈ +D'aller contre sa volontÈ; +Mais qu'elle soit la bienvenue +S'il la rencontre dans la rue; +Que partout elle aille o˘ voudra +Toujours ainsi qu'il lui plaira. +Car nulle femme ne veut Ítre +Mise en servage par un maÓtre, +Ceci, ne l'oubliez jamais; +Et ce que maintenant je vais + +[p.364] + +Ce que ci aprËs vous voil dire, 10059 +En livre le devroit-l'en lire. +Que de fame vuet avoir grace, +Mete-la tous jors en espace, +J‡ cum recluse ne la tiengne, +Ains voise ‡ son voloir et viengne; +Car cil qui la vuet retenir +Qu'el ne puisse aler ne venir, +Soit sa moiller, ou soit sa druÎ, +Tantost en a l'amor perduÎ. +Ne j‡ riens contre li ne croie, +Por certainetÈ qu'il en oie; +MËs bien die ‡ ceus ou ‡ celes +Qui li en porteront noveles, +Que du dire folie firent, +C'onc si prode fame ne virent; +Tous jors a bien fait sans recroire, +Por ce ne la doit nus mescroire. +J‡ ses vices ne li reprouche, +Ne ne la bate, ne ne touche: +Car cil qui vuet sa femme batre, +Por soi miex en s'amor embatre, +Quant la vuet aprËs rapesier, +C'est cil qui por aprivoisier, +Bat son chat et puis le rapele +Por le lier ‡ sa cordele; +MËs se le chat s'en puet saillir, +Bien puet cil au prendre faillir. +MËs s'ele le bat ou ledenge, +Gart cil que son cuer ne s'en change: +Si batre ou ledengier se voit, +NÈis se cele le devoit +Tout vif as ungles dÈtrenchier, +Ne se doit-il pas revenchier, + +[p.365] + +Vous apprendre devrait se lire 10133 +En livres, pour amants instruire. +Qui veut faveurs de femme avoir +La laisse en libertÈ mouvoir, +Jamais recluse ne la tienne; +Qu'elle aille ‡ son vouloir et vienne, +Car tel qui la veut retenir +A son grÈ d'aller et venir, +Qu'elle soit Èpouse ou maÓtresse, +Perdra bien vite sa tendresse. +Contre elle rien croire ne doit +Combien que certain il en soit; +Mais il doit dire ‡ ceux ou celles +Qui lui portËrent ces nouvelles +Qu'il est fol celui qui l'a dit, +Qu'oncques si chaste nul ne vit +Et que sa conduite est sans tache, +Que douter d'elle c'est d'un l‚che. +Il doit ses vices respecter +Et jamais ne la maltraiter. +Car celui qui femme maltraite +Pour mieux s'attacher la coquette, +Quand la veut aprËs apaiser, +Fait comme pour apprivoiser +Son chat, s'il le bat et rappelle +Pour le lier ‡ sa cordelle; +Car si le chat peut s'Èchapper, +Bien fin qui pourra l'attraper. +Tout au contraire, si c'est elle +Qui le bat et qui le querelle, +Qu'il ne tÈmoigne aucune humeur +Et que toujours Ègal son coeur +Supporte les coups et l'injure. +Lui voul˚t-elle la figure + +[p.366] + +Ains l'en doit mercier et dire 10093 +Qu'il vodroit bien en tel martire +Vivre tous temps, mËs qu'il sÈust +Que ses services li plÈust: +Voire nÈis tout ‡ dÈlivre, +Plus lors morir que sans li vivre. +Et s'il avient que il la fiere, +Pour ce que trop li semble fiere, +Et qu'ele l'a trop corrouciÈ, +Tant a forment vers li grouciÈ, +Ou le vuet espoir menacier, +Tantost por sa pez porchacier +Gart que le gieu d'amors li face, +Ains que se parte de la place, +MÈismement li povres hons; +Car li povre a poi d'achoisons. +Porroit-ele tantost lessier, +S'el n'el vÈoit vers li plessier. +Povres doit amer sagement[128] +Et doit soffrir moult humblement, +Sans semblant de corrous ne d'ire, +Quanque li voit ou faire ou dire, +MÈismement plus que li riches +Qui ne donroit espoir deus chiches +En son orguel n'en son dangier: +Si la porroit bien ledengier; +Et s'il est tex qu'il ne vuet mie +LoiautÈ porter ‡ s'amie, +Si ne la vodroit-il pas perdre, +MËs ‡ autre se vuet aerdre. +S'il vuet ‡ s'amie novele +Donner cuevrechief ou cotele, +Chapel, anel, fermail, Áainture, +Ou joel de bele faiture, + +[p.367] + +De ses ongles vive Ècorcher, 10167 +Il ne doit pas se revancher, +Mais l'en remercier et dire +Qu'il voudrait bien en tel martyre +Vivre toujours, pourvu qu'il s˚t +Que son amour toujours lui pl˚t, +Et que mourir prËs de sa belle +Il prÈfËre ‡ vivre sans elle. +Mais s'il advient que, rÈvoltÈ +De sa trop grand' malignitÈ, +Le premier il l'ait maltraitÈe, +Tant elle a son ire excitÈe +Par ses menaces, ses excËs; +Alors, pour obtenir sa paix, +Que le jeu d'amour il lui fasse, +Avant d'abandonner la place, +Surtout s'il est pauvre d'argent. +Car s'il est pauvre, incontinent +Le pourra dÈlaisser sa mie +Si vers elle il ne s'humilie. +Pauvre doit aimer sagement[128] +Et souffrir moult plus humblement, +Sans semblant de courroux ni d'ire, +Quoi qu'elle puisse faire ou dire, +Que le riche, qui, c'est certain, +De son orgueil et son dÈdain +Ne donnerait voire un pois chiche; +Car l'insulte est permise au riche. +Mais mettons que, sans la laisser, +Il en veuille une autre amorcer. +S'il veut ‡ l'amante nouvelle +Donner couvrechef ou cotelle, +Chapel, fermail, ceinture, anneau, +Ou quelque prÈcieux joyau, + +[p.368] + +Gart que l'autre ne le congnoisse, 10127 +Car trop auroit au cuer angoisse +Quant el les li verroit porter; +Riens ne l'en porroit conforter. +Et gart que venir ne la face +En icelle mÈisme place +O˘ venoit ‡ li la premiere, +Qui de venir iert coustumiere: +Car s'ele i vient por qu'el la truisse, +N'est riens qui conseil metre i puisse: +Car nus viex sengler hericiÈs[129], +Quant des chiens est bien aticiÈs, +N'est si crueus, ne lionnesse, +Si triste ne si felonnesse, +Quant li venierres qui l'assaut, +Li renforce en ce point l'assaut, +Quant el alaite ses chaiaus; +Ne nus serpens si desloiaus +Quant l'en li marche sus la queuÎ, +Qui du marchier pas ne se geuÎ, +Cum est fame quant ele trueve +Son ami o s'amie nueve: +El giete par tout feu et flame, +Preste de perdre et cors et ame. +Et s'el n'a pas prise provÈe +D'eus deus ensemble la covÈe, +MËs bien en chiet en jalousie +Qu'el set ou cuide estre acoupie, +Comment qu'il aut, ou sache, ou croie, +Gart soit cil que j‡ ne recroie +De li nier tout plainement +Ce qu'ele set certainement, +Et ne soit pas lent de jurer; +Tantost li reface endurer + +[p.369] + +Que bien le cache ‡ la premiËre; 10201 +Car tant serait sa peine amËre, +Que rien, les lui voyant porter, +Ne pourrait la rÈconforter. +Puis que jamais il ne la fasse +Venir en cette mÍme place, +O˘ la premiËre ‡ lui venait +Qui ses faveurs devant avait; +Car s'elle le venait surprendre, +N'est rien qui le puisse dÈfendre. +Nul vieux sanglier hÈrissÈ[129], +Quand des chiens est bien relancÈ, +N'est si cruel, nulle lionne +N'est si terrible, si fÈlonne, +Lorsqu'allaitant ses lionceaux, +Elle voit contre eux les assauts +Du chasseur redoubler sans cesse, +Nulle vipËre plus traÓtresse, +Lorsque sur sa queue en passant, +Par malheur, marche l'imprudent, +Que femme qui son ami treuve +Avec une maÓtresse neuve. +Feu et flamme on la voit jeter, +Corps et ‚me prÍte ‡ quitter. +Mais s'elle n'a pas pris prouvÈe +D'eux deux ensemble la couvÈe, +Et si jalouse, en grand tourment, +Se sait cocue ou le pressent, +Quoiqu'elle sache ou qu'elle pense, +Il devra payer d'impudence +Et nier tout, absolument +Ce qu'elle sait pertinemment; +Serments sur serments qu'il entasse, +Et s'il peut lui faire sur place + +[p.370] + +En la place le geu d'amors, 10161 +Lors iert quite de ses clamors. +Et se tant l'assaut et angoisse +Qu'il convient qu'il li recongnoisse. +Qu'il ne s'en set, espoir, deffendre, +A ce doit lores, s'il puet, tendre +Qu'il li face ‡ force entendant +Qu'il le fist sor soi deffendant; +Car cele si fort le tenoit, +Et si malement le menoit, +C'onques eschaper ne li pot, +Tant qu'il orent fait ce tripot, +N'onc ne li avint fois fors ceste. +Lors li jurt, fiance et promete +Que jamËs ne li avendra, +Si loiaument se contendra; +Et s'ele en ot jamËs parole, +Bien vuet que le tue et afole. +Car miex vodroit que fust noiÈe +La desloiaus, la renoiÈe, +Que jamËs en place venist +O˘ cele en tel point le tenist: +Car s'il avient qu'ele le mant, +N'ira mËs ‡ son mandement, +Ne ne sofferra qu'ele viengne, +S'il puet, en leu o˘ el le tiengne, +Lors doit cele estroit embracier, +Baisier, blandir et solacier, +Et crier merci du meffait, +Puis que jamËs ne sera fait; +Qu'il est en vraie repentance, +PrËs de faire tel pÈnitance +Cum cele enjoindre li saura, +Puis que pardonÈ li aura. + +[p.371] + +Endurer le doux jeu d'amour, 10235 +Tout sera conjurÈ ce jour. +Mais si de trop dure maniËre +Et de si prËs elle le serre, +Qu'il lui faille, bon grÈ, mal grÈ, +Avouer son crime avÈrÈ, +Voyant qu'il ne s'en peut dÈfendre; +Il doit alors lui faire entendre, +S'il se peut, en homme prudent, +Qu'il le fit son corps dÈfendant, +Que tant le malmenait la belle +Et que si fort le tenait-elle, +Que s'Èchapper oncques ne put +Sans faire ce qu'elle voulut; +Mais qu'il ne fut oncques parjure +Que cette fois. Lors qu'il lui jure +Que jamais plus ne le fera, +Loyalement se conduira, +Et que s'il la trahit encore, +Qu'elle l'aissaille et le dÈvore. +A l'appel de l'autre il n'ira +Et jamais ne la recevra; +Mieux lui vaudrait Ítre noyÈe, +La traÓtresse, la dÈvoyÈe, +Que dÈrÈchef en lieu venir +O˘ le p˚t en tel point tenir. +Qu'Ètroitement lors il l'embrasse, +La baise et caresse et l'enlace, +Merci criant de son mÈfait +Qui jamais plus ne sera fait, +Montrant sincËre repentance +Et prÍt ‡ faire pÈnitence +Comme enjoindre la lui voudra, +Lorsque pardonnÈ lui sera, + +[p.371] + +Lors face d'Amors la besoigne, 10195 +S'il vuet que cele li pardoigne. + Et gart que de li ne se vente, +Qu'ele en porroit estre dolente; +Si se sunt maint vantÈ de maintes, +Par paroles fauces et faintes, +Dont les cors avoir ne pooient, +Lor non ‡ grant tort diffamoient; +MËs ‡ tiex sunt bien cuers faillans, +Ne sunt ne cortois, ne vaillans. +Vanterie est trop vilain vice, +Qui se vante, il fait trop que nice; +Car j‡ soit ce que fait l'Èussent, +Toutevois celer le dÈussent. +Amors vuet celer ses joiaus, +Se n'est ‡ compaignons loiaus +Qui les vuelent taire et celer; +L‡ les puet-l'en bien rÈvÈler. +Et s'ele chiet en maladie, +Drois est, s'il puet, qu'il s'estudie +En estre ‡ li moult serviables, +Por estre aprËs plus agrÈables. +Gart que nus anuis ne lui tiengne +De sa maladie lointiengne; +Lez li le voie demorant, +Et la doit baisier en plorant, +Et se doit voer, s'il est sages, +En mains lontains pelerinages, +Mais que cele les veus entende. +Viande pas ne li deffende; +Chose amere ne li doit tendre, +Ne riens qui ne soit dous et tendre. +Si li doit feindre noviaus songes +Tous farcis de plesans menÁonges: + +[p.373] + +Et cent preuves d'amour lui donne, 10269 +Pour que la belle lui pardonne. + D'amie on ne se doit vanter, +Car elle peut s'en irriter. +Tels maints se sont vantÈs de maintes, +Par paroles fausses et feintes, +Dont les corps avoir ne pouvaient, +A grand tort leur nom diffamaient. +Mais ces gens ont l'‚me avilie, +Sans vaillance ni cortoisie. +Vanterie est un vil dÈfaut, +Qui se vante agit comme un sot; +Car tel droit quand bien mÍme ils eussent, +Raison de plus pour qu'ils se tussent. +Amour veut cacher ses joyaux, +Si ce n'est vers amis loyaux +Qui les sauront celer et taire, +Pour eux il n'a point de mystËre. +Puis quand malade il la verra, +S'il le peut, il s'Ètudiera +A se montrer moult serviable +Pour Ítre aprËs plus agrÈable. +Qu'il cache le mortel ennui +Qu'un long mal amËne avec lui. +PrËs d'elle, l‡, qu'elle le voie, +Que toujours la baise et larmoie; +Et s'il est sage, fasse ‡ Dieu +De maint pËlerinage voeu; +Mais que ses voeux bien elle entende. +Que nul mets il ne lui dÈfende, +Ni tende amËre potion, +Ni rien qui ne soit doux et bon. +Il lui doit feindre nouveaux songes +Tout farcis de plaisants mensonges, + +[p.374] + +Et quant vient au soir, qu'il se couche 10229 +Tretous seus par dedens sa couche, +Avis li est, quant il sommeille, +Car poi i dort et moult y veille, +Qu'il l'ait entre ses bras tenuÎ +Toute la nuit tretoute nuÎ, +Par solas et par druerie, +Toute saine et toute garie, +Et par jor en leus dÈlitables +Tex fables li conte, ou semblables. + + Or vous ai jusques-ci chantÈ +Par maladie et par santÈ +Comment cil doit fame servir, +Qui vuet sa grace deservir +Et lor amor continuer, +Qui de legier se puet muer, +Qui ne vodroit par grant entente +Faire quanque lor atalente; +Car j‡ fame tant ne saura, +Ne j‡ si ferme cuer n'aura, +Ne si loial, ne si mÈur, +Que j‡ puist estre homme asÈur +De li tenir par nule paine, +Ne plus que s'il tenoit en Saine +Une anguille parmi la queuÎ, +Qu'il n'a pooir qu'el ne s'esqueuÎ, +Si que tantost est eschapÈe, +J‡ si fort ne l'aura hapÈe. +N'est donc bien privÈe tel beste +Qui de foÔr es toute preste; +Tant est de diverse muance, +Que nus n'i doit avoir fiance. + +[p.375] + +Tels que, par exemple, le soir, 10303 +Lorsqu'il retourne en son dortoir, +Et que seul, hÈlas! il se couche +Moult tristement dessus sa couche +O˘ toujours veille et bien peu dort, +Qu'il croit sa belle voir encor +Et l'avoir en ses bras tenue +Toute la nuit tretoute nue, +Ivre d'amour, de voluptÈ, +GuÈrie et pleine de santÈ, +Et le jour en lieux dÈlectables, +Tels songes lui conte et semblables. + Or vous ai jusqu'ici chantÈ, +Par maladie et par santÈ, +Comme amant doit servir sa dame +Qui veut voir couronner sa flamme +Et son amour perpÈtuer; +Car aisÈment le peut tuer +Celui qui ne s'applique ‡ faire +Tout ce qui peut ‡ femme plaire. +Car femme oncques tant ne saura +Ni coeur si fidËle n'aura, +Ni si loyale conscience, +Qu'un homme ait jamais l'assurance, +Par nul effort, de la tenir, +Non plus que s'il voulait saisir +Par la queue anguille de Seine, +Qui prestement, sans nulle peine, +Saurait entre ses doigts glisser, +Si serrÈ qu'il la p˚t pincer. +Si peu privÈe est telle bÍte +Que de s'enfuir est toujours prÍte, +Et son esprit est si lÈger +Que nul ne s'y devrait fier. + +[p.376] + + Ce ne di-ge pas por les bonnes 10261 +Qui sor vertus fondent lor bonnes, +Dont encor n'ai nules trovÈes, +Tant les aie bien esprovÈes; +Neiz Salernon n'en pot trover, +Tant les sÈust bien esprover[130]: +Car il mÈismes bien afferme +C'onques fames ne trova ferme: +Et se du querre vous penÈs, +Se la trovÈs, si la prenÈs; +S'aurÈs lors amie ‡ eslite +Qui sera vostre toute quite. +S'el n'a pooir de tant tracier, +Qu'el se puisse aillors porchacier, +Ou s'el ne trueve requerant, +Tel fame ‡ ChastÈÈ se rent. +Mais encor vueil ung brief mot dire, +Ains que ge lesse la matire. +BriÈment de toutes les puceles, +Quiex qu'el soient, ledes ou beles, +Dont cil vuet les amors garder, +Ce mien commant doit-il garder: +De cestui tous jors li soviengne, +Et por moult prÈcieux le tiengne; +Qu'il doint ‡ toutes ‡ entendre +Qu'il ne se puet vers eus deffendre, +Tant est esbahis et sorpris +De lor biautÈs et de lor pris. +Car il n'est fame, tant soit bonne, +Vielle ou jone, mondaine ou nonne, +Ne si religieuse dame, +Tant soit chaste de cors et d'ame, +Se l'en va sa biautÈ loant, +Qui ne se dÈlite en oant: + +[p.377] + + Je ne dis pas cela pour celles 10337 +Qui sont ‡ la vertu fidËles, +Et dont nulle encor ne trouvai; +En vain mille j'en Èprouvai. +Salomon en est une preuve; +Souvent il les mit ‡ l'Èpreuve[130], +Et jamais, du moins l'affirma, +Femme fidËle ne trouva. +Or, si jamais en trouvez une, +Prenez-la, louez la Fortune; +Car alors une amante aurez +Que toute ‡ vous possÈderez. +Quand bien enclose et bien tenue +Elle ne peut courir la rue +Et ne trouve nul requÈrant, +Lors femme ‡ ChastetÈ se rend. +Un mot encor je veux vous dire +Pour achever de vous instruire: +Toutes les fois que d'un tendron, +Quel qu'il soit, belle ou laideron, +Un amant veut le coeur sÈduire, +Qu'il se souvienne et qu'il s'inspire +Toujours de ce commandement +Et le garde pieusement: +Qu'il fasse ‡ tretoutes entendre +Qu'il ne se peut d'elles dÈfendre, +Tant il est confus et surpris +De tant de charmes et de prix. +Car il n'est femme, tant soit bonne, +Vieille ou jeune, mondaine ou nonne, +Si l'on va sa beautÈ louant, +Qui ne soit aise en Ècoutant, +Tant soit religieuse dame, +Tant soit chaste de corps et d'‚me. + +[p.378] + +Combien qu'el soit lede clamÈe, 10295 +Jurt qu'ele est plus bele que fÈe, +Et le face sÈurement, +Qu'el l'en croira legierement; +Car chascune cuide de soi +Que tant ait biautÈ, bien le soi, +Que bien est digne d'estre amÈe, +Combien que soit lede provÈe. +Ainsinc ‡ garder lor amies, +Sans reprendre de lor folies, +Doivent tuit estre diligent +Li biaus valez, li preu, li gent. + Fames n'ont cure de chasti, +Ains ont si lor engin basti, +Qu'il lor est vis qu'el n'ont mestier +D'estre aprises de lor mestier; +Ne nus, s'il ne lor vuet desplaire, +Ne deslot riens qu'el vuelent faire. +Si cum li chas set par nature +La science de surgÈure, +Ne n'en puet estre destornÈs[131], +Qu'il est tous ‡ ce sens tornÈs, +N'onques n'en fu mis ‡ escole; +Ainsinc fait fame, tant est fole, +Par son naturel jugement, +De quanqu'el fait outrÈement, +Soit bien, soit mal, soit tort, soit droit, +Ou de tout quanqu'ele vodroit; +Qu'el ne fait chose qu'ele doie, +Si het quicunques l'en chastoie. +N'el ne tient pas ce sens de mestre; +Ains l'a dËs lors qu'ele puet nestre, +Si n'en puet estre destornÈe, +Qu'el est ‡ tel sens tous jors nÈe; + +[p.379] + +Flattez-la donc effrontÈment, 10371 +Elle croira facilement, +Tant soit-elle laide prouvÈe, +Qu'elle est plus belle qu'une fÈe; +Car chacune en soi-mÍme croit, +Combien qu'affreuse et laide soit, +Qu'elle est de mille attraits formÈe +Et digne en tous points d'Ítre aimÈe. +Ainsi varlets beaux, preux et gents +Doivent tous Ítre diligents +A garder leurs bonnes amies, +Sans jamais bl‚mer leurs folies. + Femme reproches point n'admet; +Car elle a l'esprit ainsi fait, +Que nul ne doit, s'il veut lui plaire, +Critiquer ce qu'elle veut faire; +Car pour apprendre son mÈtier +Nul besoin n'a d'Ètudier. +Comme le chat sait par nature +La science d'Ègratignure +Et n'en peut Ítre dÈtournÈ[131], +Toujours tout ‡ ce sens tournÈ +Sans avoir onc couru l'Ècole; +Ainsi femme fait, tant est folle, +Par son naturel jugement +Et toujours sans discernement, +Le bien, le mal, le faux, l'honnÍte, +Comme ils lui passent par la tÍte, +Rien ne fait de ce qu'elle doit, +Et les conseils fort mal reÁoit. +Elle ne tient ce sens d'un maÓtre, +Mais l'a dËs lors qu'elle peut naÓtre; +Il ne peut Ítre dÈtournÈ, +Puisqu'il est avec elle nÈ; + +[p.380] + +Et qui chastier la vorroit, 10329 +JamËs de s'amor ne jorroit. + + Ainsi, compains, de vostre Rose +Qui tant est prÈcieuse chose, +Que n'en prendriÈs nul avoir +Se vous la poÔÈs avoir, +Quant vous en serÈs en sesine. +Si cum esperance devine, +Et vostre joie aurÈs pleniere, +Si la gardÈs en tel maniere +Cum l'en doit garder tel florete, +Lors si jorrÈs de l'amorete +A qui nule autre ne comper: +Vous ne troveriez son per, +Espoir, en quatorze citÈs. + + L'Amant respond ‡ Amis. + +Cestes, fis-ge, c'est vÈritÈs, +Non, o˘ monde, g'en suis sÈurs, +Tant est dous et frans ses Èurs. +Ainsinc Amis m'a confortÈ: +En son conseil grant confort È; +Et m'est avis, au mains de fait, +Qu'il set plus que raison ne fait. +MËs ainÁois qu'il Èust finÈe +Sa raison qui forment m'agrÈe, +Dous-Pensers, Dous-Parlers revindrent +Qui prËs de moi dËs lors se tindrent, +N'onc puis gaires ne me lessierent, +MËs Dous-Regars pas n'amenerent: +Nes blasmai pas quant lessiÈ l'orent, +Car bien sai qu'amener nel' porent. + + + * * * * * + +[p.381] + +Aussi l'amant qui voudrait femme 10405 +Corriger, par conseil ou bl‚me, +De son amour ne jouirait. + Ainsi, compagnon, il en est +De votre merveilleuse rose, +Qui tant est prÈcieuse chose, +Que n'en prendriez nul avoir +Si la pouviez un jour avoir. +Lorsque vous l'aurez tout entiËre, +Compagnon, comme je l'espËre, +Et que votre heur sera parfait, +Gardez-la bien et comme fait +Qui veut garder telle fleurette: +Lors jouirez de l'amourette +A qui rien n'ose comparer, +Car vous ne sauriez rencontrer +En quinze citÈs sa pareille. + + L'Amant rÈpond ‡ Ami: + +Oui, c'est vrai, fis-je, il n'est merveille +Au monde Ègale, j'en suis s˚r, +A cet Ítre si doux, si pur! +Ainsi, par cet ami si sage, +J'ai vu relever mon courage, +Et m'est avis au moins qu'il sait +Mieux parler que Raison ne fait. +Mais avant que fut terminÈe +Sa raison, qui si fort m'agrÈe, +Doux-Parler et puis Doux-Penser, +Sans jamais depuis me laisser, +AussitÙt prËs de moi revinrent +Et depuis lors toujours se tinrent; +Mais point ils n'amenËrent, las! +Doux-Regard, et je ne peux pas + +[p.382] + + + LV + + + Comment l'Amant, sans nul termine, 10359 + Prent congiÈ d'Amis, et chemine + Pour savoir s'il pourrait choisir + Chemin pour Bel-Acueil veir. + + +CongiÈ pren et m'en vois atant; +Ainsinc cum tous seus esbatant +M'en alai contreval la prÈe +D'erbe et de flors enluminÈe, +Escoutant ces dous oiselÈs +Qui chantoient sons novelÈs. +Tous les biens au cuers me faisoient +Lor douz chans qui tant me plesoient; +MËs d'une chose Amis me grieve, +Qu'il m'a commandÈ que j'eschieve +Le chastel, et que j‡ n'i tour, +Ne ne m'aille joer entour: +Ne sai se tenir m'en porrai, +Car tous jors aler i vorrai. + Lors aprËs cele dÈpartie, +Eschivant la destre partie, +Vers la senestre m'achemin +Por querre le plus brief chemin. +Volentiers ce chemin querroie, +S'il iert trovÈ, je m'i ferroie +De plain eslÈs sans contredit, +Se plus fort nel' me contredit, +Por Bel-Acueil de prison traire, +Le franc, le dous, le debonnaire. + +[p.383] + +Les bl‚mer, car si laissÈ l'eurent, 10437 +C'est qu'amener ils ne le purent. + + + * * * * * + + + LV + + + Comment l'Amant sans plus tarder, + Prend congÈ d'Ami pour sonder + Les abords et choisir la voie + Par o˘ Bel-Accueil il revoie. + + + D'Ami je pris incontinent +CongÈ, puis tout seul m'Èbattant +M'en allai descendant la prÈe +D'herbe et de fleurs enluminÈe, +…coutant des doux oiselets +Les chants joyeux et novelets. +Combien j'Ètais heureux d'entendre +Leur babil si doux et si tendre! +Mais une chose m'assombrit: +C'est que de fuir Ami m'a dit +Le castel et la tour maudite +Et que m'Èbattre autour j'Èvite. +Ne sais si tenir m'en pourrai, +Car toujours aller y voudrai. + Lors marchant ‡ ma fantaisie, +Je quittai la droite partie +Et vers la gauche fus soudain, +Pour chercher le plus bref chemin. +De grand coeur je cherche la route +Et m'y enfoncerai sans doute, +De plein Èlan sans contredit, +Si plus fort ne me contredit, +Pour Bel-Accueil de prison traire, +Le franc, le doux, le dÈbonnaire. + +[p.384] + +DËs que ge verrai le chastel 10387 +Plus fiÈble qu'ung rosti gastel, +Et les portes seront ouvertes, +Ne nus nes me deffendra certes; +J'aurai bien le dÈable o˘ ventre, +Se nel' pren et se ge n'i entre. +Lors sera Bel-Acueil dÈlivres; +N'en prendroie cent mile livres; +Ce vous puis por voir affichier, +S'en cel chemin me puis fichier: +Toutevois du chastel m'esloing, +Mais ce ne fus pas de trop loing. + + + * * * * * + +[p.385] + +DËs que je verrai le ch‚teau 10467 +Plus faible qu'un rÙti g‚teau +Et les portes grandes ouvertes, +Nul ne me les dÈfendra, certes, +Et le diable au ventre j'aurai +S'il ne se rend quand je voudrai. +Je vous en donne l'assurance, +Si dans le bon chemin j'avance, +Bel-Accueil sera dÈlivrÈ, +Cent mille livres n'en prendrai! +Du castel pourtant, par prudence, +Je me tiens ‡ quelque distance. 10478 + + + * * * * * + +[p.387] + + +NOTES DU DEUXI»ME VOLUME. + + +Note 1, pages 2-3. + +Vers 4287-4299. + + Ainsi comme je treuve. + +Cette phrase prouve surabondamment ce que nous annoncions en tÍte des +notes du premier volume, que les titres des chapitres n'Ètaient pas de +l'auteur, mais de simples notes marginales des copistes ou Èditeurs de +manuscrits. + + +Note 2, page 5. + +Vers 4331. + + Et pourtant que demande-t-elle? + Qu'au coeur qui lut reste fidËle + Tout vienne au grÈ de son dÈsir. + +Ce dernier vers est amphibologique. A quoi se rapporte _son_? ‡ _elle_ +ou ‡ _coeur_? Nous nous sommes vu plusieurs fois contraint de laisser +subsister certaines tournures de phrases qu'une analyse rigoureuse +condamne; mais ‡ moins de passer son existence entiËre ‡ retoucher une +oeuvre aussi considÈrable, il est impossible que, soit lassitude, soit +inadvertance, [p. 388] quelques nÈgligences n'Èchappent. Ainsi, au +dÈbut du Roman, page 21, tome I, on lit: + + Elle essaierait d'apetiser + Au moins son los et sa prouesse + Par sa fourbe et par son adresse. + +En donnant le bon ‡ tirer, nous avions changÈ le dernier vers par +celui-ci: + + En dessous les minant sans cesse, + +qui rendait mieux la pensÈe de l'auteur et Ètait plus correct. +L'imprimeur tira sans faire la correction. Un seul des deux exemplaires +sur peau de vÈlin put Ítre corrigÈ ‡ temps. Du reste, on n'Ètait pas si +scrupuleux au XIIIe siËcle, comme on en peut juger par le _Roman de +la Rose_, en particulier. + + +Note 3, pages 16-17. + +Vers 4508-4520. _Sire_, s. m., selon Guillaume BudÈ, vient du latin +_herus_. Pasquier le dÈrive du mot [grec: _chyriost_]. + +Les anciens, en parlant de Dieu, l'appeloient Sire. + +Le titre de _sire_ ne se donnoit autrefois qu'‡ Dieu; mais, dans la +suite, les peuples, qui regardent les rois comme ce qui approche le plus +de la DivinitÈ, leur donnËrent le nom de _Sire_. Les grands seigneurs +s'arrogËrent aussi ce surnom; nous avons des maisons qui affectent de le +prendre: le sire de Pont, le sire de Montmorency, le sire de Coucy. On +disoit de ce dernier: + + Je ne suis roy ne prince aussi, + Je suis le sire de Coucy. + +[p. 389] +Enfin, ce titre devint si commun, qu'on le donnoit aux marchands. + +ClÈment Marot, dans ses Èpigrammes, appelle ainsi deux de ses +crÈanciers: + + Sire Michel, sire Bonaventure. + +Le _messire_ que les gens de qualitÈ ajoutent ‡ leurs titres est composÈ +de _mon_ et de _sire_: il faut observer que si le _messire_ mis devant +un nom de baptÍme n'est pas suivi du nom propre, il dÈsigne presque +toujours un roturier. Les personnes de qualitÈ se sont imaginÈ que le +_Monsieur_ suivi du nom de famille produisoit ‡ peu prËs le mÍme effet; +et quand ils parlent ‡ un bourgeois titrÈ (comme ils l'appellent +trËs-improprement), ils ne manquent jamais de lui dire: _Bonjour, +Monsieur un tel_. Cet abus n'est pas nouveau. MÈnage, fort alerte sur +les biensÈances, s'en plaignoit dÈj‡; il dit: ´Qu'un seigneur qui +faisoit une chËre fort dÈlicate l'invitoit souvent ‡ sa table, mais +qu'il avoit la mauvaise habitude de l'appeler toujours par son nom, +comme s'il e˚t craint qu'il ne l'oubli‚t.ª + +Les gens de fortune, qui sont les singes des grands, en usent souvent +ainsi avec des personnes ‡ qui ils doivent du respect. + +J'observerai, avant que de finir cet article, que le _messire_ est +devenu si commun, que des gens dont les pËres ont passÈ les trois-quarts +de leur vie, et quelquefois leur vie entiËre dans la roture, croiroient +informes les actes qu'ils passent, si le _messire_ ne prÈcÈdoit pas +d'autres titres aussi chimÈriques que leurs marquisats ou leurs comtÈs. +(Lantin de Damery.) + +Nous ne nous permettrons d'ajouter qu'un mot [p. 390] ‡ cette note dÈj‡ +bien longue: c'est que _messire_ n'est point formÈ de _mon_ et de +_sire_, mais bien de _mes_ et de _sires_, au singulier, comme on le voit +ici: _il est mes sires_. Enfin _sinre, sire_, vient de _senior; +seniorem_ a formÈ: _seigneur_. + + +Note 4, pages 16-17. + +Vers 4509-4521. _Homme-lige._ Vassal qui tient un fief qui le lie envers +son seigneur d'une obligation plus Ètroite que les autres. + +_Homo ligius_, dans la basse latinitÈ. L'Amant Ètoit devenu l'Homme-lige +de l'Amour, et lui avoit rendu hommage de la bouche et des mains, +c'est-‡-dire qu'il ne lui Ètoit plus permis de rien dire, ni de rien +faire contre le service de ce Dieu. Telle Ètoit la forme qui s'observoit +dans les hommages du temps de saint Louis: ´Le Seigneur prenoit entre +ses deux paulmes les mains de son vassal jointes, lequel ‡ genoux, nuÎ +tÍte, sans manteau, ceinture, ÈpÈe ne Èperons, disoit: ´Sire, je deviens +vÙtre homme de bouche et de mains, et promets foy et loyautÈ, et de +garder vÙtre foy ‡ mon pouvoir, ‡ vÙtre semonce ou ‡ celle de vÙtre +bailly ‡ mon sens.ª Cela dit, le seigneur baisoit le vassal sur la +bouche.ª (Fauchet, _Des Fiefs, selon l'usage du Ch‚telet de Paris_.) + +On trouve dans le _Roman de Lancelot_ que lorsqu'on prenoit possession +d'un fief, et que l'on en Ètoit revÍtu, on s'agenouilloit devant le +seigneur-lige, et on lui baisoit le soulier, et le vassal qui Ètoit +investi du fief recevoit le gand de son seigneur; et au vers 2003 de ce +Roman, on lit que l'Amour refusa un pareil hommage. Il est rapportÈ dans +une [p. 391] Cronique ´que Raoul, en faisant hommage de la Normandie ‡ +Charles-le-Simple, ne voulut mettre le geno¸il en terre pour baiser le +pied du Roi; il fallut que Charles le lui apport‚t ‡ la bouche:ª ce qui +est une marque des anciens hommages, tels qu'on les rendoit dËs le temps +de Charles-Magne. (Fauchet, _AntiquitÈs franÁoises_, livre XI.) (Lantin +de Damerey.) + + +Note 5, pages 18-19. + +Vers 4539-4549. _Charybde_. …cueil fameux par un grand nombre de +naufrages. Il est entre la Calabre et la Sicile. Les poËtes ont feint +que _Charybdis_ fut en son temps la plus grande friponne du pays, et +qu'ayant dÈrobÈ les boeufs d'Hercule, elle fut foudroyÈe par Jupiter, et +prÈcipitÈe dans la mer, o˘ elle conserve toujours son ancienne +inclination. (Lantin de Damerey.) + + +Note 6, pages 20-21. + +Vers 4554-4566. M. Francisque Michel traduit _piteuse_ par _misÈrable_, +ce qui est absurde. + + +Note 7, pages 20-21. + +Vers 4568-4584. _Bureau_, grosse Ètoffe faite en laine: c'est la mÍme +chose que la bure, qui, suivant la dÈfinition de Borel, est une Ètoffe +velue de couleur rousse ou gris‚tre, en latin _burellus_, ainsi qu'il +est nommÈ dans le testament de saint Louis: _Item, legamus DC. libras ad +burellos emendos pro pauperibus [p. 392] vestiendis_. Le bureau est +cependant un drap plus fort. Quoique les gens du commun soient plus +souvent vÍtus de cette Ètoffe que les gens de qualitÈ (qui se vÍtaient +d'un drap fin de couleur foncÈe, _brunete_), ils n'en ressentent pas +moins le pouvoir de l'amour; c'est ce qu'a voulu dire Jehan de Meung +dans les deux vers suivants: + + Comme ausinc bien sunt amoretes + Sous buriaus comme sous brunetes. + +Cela signifie aussi que les gens de basse extraction ont souvent autant +d'honneur et de vertu que ceux qui comptent une longue suite de nobles +aÔeux; c'est peut-Ítre ce qui a donnÈ lieu au proverbe: ´Bureau vaut +bien Ècarlate,ª qui est une allusion que fit, en 1518, Michel Bureau, +natif du bas Maine et ÈvÍque de Hieropolis, parlant au cardinal de +Luxembourg, pour lors ÈvÍque du Mans, avec qui il Ètoit en procËs; en +quoi l'on voit l'Èquivoque de son nom, Bureau, pour blanchet ou drap qui +n'est pas teint, avec l'habit de cardinal, estimÈ la plus riche teinture +en draps de laine. (BibliothËque de la Croix du Maine.) + +La Fontaine a rendu ‡ peu prËs la pensÈe de Jehan de Meung, dans +l'endroit o˘ Joconde veut persuader ‡ Astolphe de s'attacher une femme +de qualitÈ: + + Rien moins, reprit le Roi; laissons la qualitÈ: + Sous les cotillons des grisettes + Peut loger autant de beautÈ + Que sous les juppes des coquettes. + +(Lantin de Damerey.) + +[p. 393] + + +Note 8, pages 22-23. + +Vers 4581-4595. Pour la premiËre fois paraÓt ce personnage de _GÈnius_, +incompris jusqu'ici de tous les commentateurs, personnification de +l'amour humain, ennemi implacable des amours honteux, cet ignoble +Ègarement des sens, aussi bien que de l'amour mystique, ce dÈplorable +Ègarement de l'imagination, en un mot, de tous les amours contre nature. +Comme GÈnius arrive l‡ brutalement, sans prÈparation, acteur inconnu +jusqu'ici, et qui doit jouer un si grand rÙle dans le dÈno˚ment du +Roman, il est supposable qu'une partie du passage fut rajoutÈe aprËs +coup. + + +Note 9, pages 24-25. + +Vers 4636-4650. Molinet ne faisant aucune mention des vers suivants, et +ne les ayant pas trouvÈs dans les plus anciens manuscrits, je suis fondÈ +‡ soupÁonner qu'ils ont ÈtÈ rajoutÈs par quelque copiste du XVe +siËcle, et j'ai cru devoir, par cette raison, les retirer du texte de +l'auteur. (MÈon.) + + MÈismement en cest Amour + Li plus sage n'i scevent tour. + MËs or entens ge te dirai, + Une autre Amour te descrirai; + De cele voil-ge que por t'ame + Tu aimes la trËs douce Dame, + Si cum dit la sainte Escripture. + Amors est fors, Amors est dure, + Amors sostient, Amors endure, + Amors revient et tous jors dure, +[p. 394] + Amors met en amer sa cure; + Amors leal, Amors sÈure + Sert, et de servise n'a cure; + Amors fait de propre commun, + Amors fait de divers cuers un, + Amors enchausce, ce me semble; + Amors dÈpart, Amors assemble, + Amors joint divers cuers ensemble; + Amors rend cuers, Amors les emble; + Amors despiece, Amors refait; + Amors fait pez, Amors fait plait, + Amors fait bel, Amors fait lait + Toutes heures quant il li plait; + Amors atrait, Amors estrange, + Amors fait de privÈ estrange; + Amors seurprent, Amors emprent; + Amors reprent, Amors esprent: + Il n'est rien que Amors ne face, + Amors tost cuer, Amors tost grace; + Amors deslie, Amors enlace, + Amors occist, Amors alace; + Amors ne crient ne pic ne mace; + Amors ne crient riens c'on lui face. + Amors fist Diex nostre char prendre, + Amors le fist en la croix pendre, + Amors le fist ilec estendre, + Amors li fist le costÈ fendre; + Amors li fist les maus reprendre, + Amors li fist les bons aprendre; + Amors le fist ‡ nous venir, + Amors nous fait ‡ li tenir. + Si cum l'Escripture raconte, + Il n'est de nule vertu conte, + S'Amors ne joint et lie ensemble; + Il m'est avis, et voir me semble + Que pou vaut foi et espÈrance, + Justice, force, n'atrempance, + Qui n'a fine Amors avec soi. + L'Apostre dit, et ge le croi, +[p. 395] + Qu'aumosne faite, ne martire, + Ne bien que nulli sache dire, + Ne vault riens s'Amors i deffaut; + Sans Amors tretout bien deffaut; + Sans Amors n'est homme parfait, + Ne par parole, ne par fait. + Ce est la fin, ce est la somme, + Amors fait tout le parfait homme. + Amors commence, Amors asomme, + Sans Amors n'est mie fait homme. + Amors les enserrÈs desserre, + Amors si n'a cure de guerre; + Fine Amor qui ne cesse point, + A Diex les met, ‡ Diex les joint: + Loyal Amor fait ‡ Diex force, + Car Amor de l'amer s'efforce. + Quant Amor parfondement pleure, + Li vient trËs-grant douceur en l'eure, + Et fine Amor d'amer est yvre, + Car grant douceur Amor enyvre; + Lors li convient dormir ‡ force, + Quant en dormant d'amer s'efforce: + Car Amor ne puet estre oisive, + Tant cum el soit saine ne vive; + Lors dort en mÈditacion, + Puis monte en contemplacion. + Ilec s'aboume, ilec s'esveille, + Ilec voit mainte grant merveille. + L‡ voit tout bien, l‡ voit tout voir, + L‡ trueve tout son estouvoir. + L‡ voit quanque l'en puet vÈoir, + L‡ scet quanque l'en puet savoir. + L‡ aprent quanqu'en puet aprendre, + L‡ prent du bien quanqu'en puet prendre; + MËs quant plus prent et plus aprent, + Et plus son desirier l'esprent, + Tous jors li croist son apetit, + Et tient son assez ‡ petit. + En Amor n'a poirit de clamor, + Chascun puet amer par Amor, +[p. 396] + Quant d'Amor ne te puËs clamer, + Par Amor te convient amer. + De tout ton cueur, de toute t'ame + Veil que aimes la douce dame; + Quant Amor amer la t'esmuet, + Par Amor amer la t'estuet. + Donc aime la vierge Marie, + Par Amor ‡ li te marie; + T'ame ne veult autre mari. + Par Amor ‡ li te mari; + AprËs Jesu-Christ son espous, + A li te doing, ‡ li t'espous, + A li te doing, ‡ li t'otroi, + Sans desotroier t'i otroi. + + +Note 10, pages 26-27. + +Vers 4650-4665. _Saillent_, que nous traduisons par _s'aiment._ La +vÈritable traduction serait: saillir, s'accoupler, consommer l'acte +vÈnÈrien. + +Nous avons reculÈ devant I'expression propre, combien que _s'aiment_ +affaiblisse l'idÈe de l'auteur. Six vers plus haut, le mÍme cas s'est +prÈsentÈ pour: _Quiconques ‡ fame gÈust_, quiconque couche avec une +femme. Ce sont des expressions intraduisibles dans notre poÈsie moderne. +Nous en rencontrerons bien d'autres, car nous voil‡ loin du douce‚tre +Guillaume. Peut-Ítre avons-nous eu tort, car, pour reculer devant +l'image, le lecteur verra par la suite que nous n'avons pas reculÈ +devant le mot. + + +Note 11, pages 28-29. + +Vers 4682-4696. + + Ou se rend dans quelque couvent. + +[p. 397] +_Se rend_ signifie: se fait moine. On disait: nonnain rendue, pour: +religieuse converse, religieuse laie. Nonnain rendue se trouve encore +dans ClÈment Marot. + + +Note 12, pages 28-29. + +Vers 4683-4697. _Franchise_ veut dire ici _libertÈ_. On dit encore: _les +franchises_, dans ce sens. A propos de ce mot, nous ferons observer que +pour le vers 4616-4628, la traduction est insuffisante. La vÈritable +traduction serait: _Libres entre eux_, comme dans l'original, +c'est-‡-dire n'ayant aucun lien entre eux, ni de parentÈ, ni de mariage. + +L'auteur dÈmontrera plus loin que l'amour aime la libertÈ et qu'il ne +saurait vivre une heure en esclavage. C'est pourquoi on ne voit jamais +de vÈritable amour rÈsister ‡ l'Èpreuve du mariage, et que les plus +heureux amants font les plus mauvais Èpoux. + + +Note 13, pages 30. + +Vers 4715. + + Mais Viellesse les en rechasce, + Qui ce ne scet, si le resache. + +…videmment, ici s'est glissÈe une erreur d'inadvertance ou d'impression, +commise par MÈon, et que M. Francisque Michel s'est empressÈ de +reproduire. La rime l'indique assez. A notre avis, il faut _resache_ aux +deux vers. Dans le premier cas, _resache_ sera le subjonctif de +_resachier_, retirer, et dans le second le subjonctif de _resavoir_. + + +[p. 398] +Note 14, pages 38-39. + +Vers 4847-4861. _Hostelas_, du verbe _hosteler_, loger quelqu'un; de ce +verbe sont dÈrivÈs _hostel_ et _hostelerie. Hostel_ signifioit _maison_. + +Dans la ballade de Villon ‡ sa mie, on lit _l'hÙtel des Carmes_; et dans +l'Amant rendu Cordelier ‡ l'observance d'Amours, on lit pareillement +_hÙtel_. Ce nom ne se donne qu'aux maisons des grands seigneurs: les +juges datent quelquefois de leur _hÙtel_; mais c'est plus par honneur +pour la justice que pour le juge. On donne aussi ‡ Paris le nom +_d'hÙtel_ aux auberges qui ont de l'apparence; si ce titre flatte +l'ambition de ceux qui donnent tout ‡ la vanitÈ des noms, les +provinciaux trouvent souvent de quoi la rabattre lorsqu'il faut compter +de la dÈpense, qui est ordinairement plus grande dans un hÙtel que dans +une hÙtellerie, qui n'en est que le diminutif. Ce que nous appelons +_hÙte_ Ètoit autrefois le nom que l'on donnoit ‡ celui qui venoit loger +dans un _hÙtel: Majores nostri hostem eum dicebant, quem nunc perigrinum +dicimus._ On l'appeloit aussi _hospes_, terme qui convenoit ‡ celui qui +venoit loger dans un endroit, et ‡ celui qui donnoit retraite ou +l'hospice ‡ cet Ètranger. + + _Non hostes ab hospite tutus_. + (Ovid., _MÈtamorph_., I.) + +Le droit d'hospitalitÈ Ètoit en grande recommandation chez les paÔens. +Jupiter en Ètoit le dieu tutÈlaire; il Ètoit nommÈ _Xenius, seu +hospitalis_: lorsqu'on recevoit un hÙte, on commenÁoit par offrir un +sacrifice ‡ ce Dieu. + +On voit dans la Genese de quelle maniËre Abraham [p. 399] reÁut les +trois anges qui vinrent loger chez lui. Chacun sait comment Lot se +comporta pour garantir ses deux hÙtes des brutalitÈs de ses concitoyens, +et comment ManuÈ, au livre des Juges, chap. 13, reÁut l'ange qui Ètoit +venu lui annoncer la naissance de son fils Samson. + +_Apud Lucanos lege cavebatur, ut si quis sole occaso divertentes +hospites notos ignotosque domo exigeret [grec: _kakoxeniast_] teneretur, +mulctamque eo nomine pendere cogeretur_. (Alexander ab Alexandro.) + +Dans les anciennes lois des Bourguignons, titulo 38: De hospilitate non +negand‡. _Quicumque hospiti venienti tectum, aut focum negaverit, trium +solidorum inlatione mulctetur_. + +Et par un dÈcret du concile de Clermont en Auvergne, tenu l'an 544, il +fut enjoint aux prÍtres d'avertir leurs paroissiens de recevoir les +passants, et de ne pas leur vendre les vivres plus cher qu'au marchÈ. + +Enfin, ce devoir de charitÈ envers les Ètrangers Ètoit si fort +recommandÈ, que la rËgle de saint BenoÓt, chap. 53, porte: _Frangatur +jejunium propter hospitem ‡ priore_, si ce n'est pas un jour de je˚ne +principal ou ecclÈsiastique. _Si enim quoslibet advenientes jejunio +intermisso reficio, non solvo jejunium, sed impleo charitatis officium_, +dit saint Prosper, lib. 2, _de Vit‚ contemplativ‚_. + +Le livre des Usages de CÓteaux, chap. 20, suppose aussi que l'abbÈ doit +rompre le je˚ne en faveur de ses hÙtes. + +Anciennement on n'avoit pas des auberges comme ‡ prÈsent; il falloit +aller loger chez des particuliers; chacun savoit o˘ il trouverait un +gÓte; on se rendoit la pareille dans l'occasion. + +[p. 400] +Les anciens, comme le remarque Plaute, donnoient la moitiÈ d'une piËce +de monnoie, ou d'une autre marque qu'on appeloit _tessera_; celui qui la +portoit Ètoit reÁu comme un ami de la maison ou comme un ancien hÙte; on +la conservoit prÈcieusement, et elle passoit des pËres aux enfants. Ce +droit d'hospitalitÈ avoit donnÈ lieu ‡ l'Ètablissement des hÙpitaux, en +faveur des passants qui n'avoient point de connoissance dans les +endroits o˘ leurs affaires les appeloient: ces maisons publiques leur +servoient de retraites; mais dans la suite les hÙpitaux, en Europe, sont +devenus la retraite des seuls pauvres, comme l'observe Borel. (Lantin de +Damerey.) + + +Note 15, pages 46-47. + +Vers 4992-5008. _Quoi justum est petito_, etc. + + +Note 16, pages 50-51. + +Vers 5058-5073. _Cers ramages_. M. Francisque Michel traduit par _cerf +sauvage. Ramages_ signifie bien gÈnÈralement _sauvage_, habitant des +bois; mais quand il s'applique au cerf, il dit: Cerf qui a son bois, +cerf ramÈ: _Cervus ramagius, cervus ramosis cornibus ornatus, cui cornua +enascuntur_, dit Du Cange dans son Glossaire. + + +Note 17, pages 56-57. + +Vers 5172-5190. _Omni tempore diligit, qui amicus est_. + +Pour le vers prÈcÈdent: _Fortune en eus rien n'a [p. 401] mis_, la +traduction est un peu trop libre, nous le reconnaissons; mais tenant +absolument ‡ conserver au prÈcepte: _Toujours aime qui est amis_, sa +forme concise et Ènergique, nous avons prÈfÈrÈ sacrifier le vers +prÈcÈdent, d'autant plus que le sens reste rigoureusement le mÍme. + + +Note 18, pages 58-59. + +Vers 5190-5210. _Verus amicus prastantior auro_. (C'est aller chercher +bien loin les rÈminiscences.) + + +Note 19, pages 62-63. + +Vers 5267-5287. _Pythagoras_ naquit ‡ Samos vers la 47eolympiade, +environ 590 ans avant J.-C. Il Ètoit fils de Mnesarcus, et, selon +d'autres auteurs, de Marmacus ou de Mnermacus. Ce fut lui qui le premier +prit le nom de philosophe. Sa secte fut nommÈe _l'Italique._ Il +parcourut l'…gypte; il fut en CrËte, ‡ LacÈdÈmone, o˘ il se fit +instruire dans les lois de Lycurgue et de Minos. De l‡ il passa en +Italie, o˘ il ramena ‡ une vie frugale les peuples de Crotone, qui +vivoient dans le luxe; il mourut ‡ MÈtapont, auprËs de Tarente, o˘ on +prÈtend qu'il fut tuÈ dans une Èmeute populaire. + +Pythagore eut un grand nombre de disciples; une des rËgles qu'il leur +faisoit observer Ètoit de garder le silence pendant cinq ans; aprËs ce +rude noviciat, ils Ètoient alors admis dans la maison de leur maÓtre, et +alors ils avoient le plaisir de jouir de sa prÈsence et de le regarder +fixement. + +Le prÈjugÈ de ses disciples sur sa science Ètoit si [p. 402] violent, +que son autoritÈ toute seule leur tenoit lieu de raison, et lorsqu'ils +soutenoient un sentiment, et qu'on leur en demandoit la preuve, ils se +contentoient de rÈpondre: ´Il l'a dit,ª c'est-‡-dire Pythagore. +(CicÈron, _De la nature des dieux_, traduction de M. l'abbÈ d'Olivet.) +Pythagore soutenoit la mÈtempsicose, ou la transmigration d'une ‚me dans +un autre corps; c'est un sentiment qu'il avoit puisÈ chez les +Gymnosophistes, qui croyoient que la production du monde consistoit en +ce que toutes choses sont sorties du sein de Dieu, et que l'univers +pÈrira par un retour de ces mÍmes choses ‡ leur premiËre origine. Les +Brachmanes du pays de Coromandel soutenoient que le monde pÈrit et se +renouvelle dans certaines pÈriodes de temps. (_Diction. de Bayle_, t. +II, Èdit. de 1715.) + +Pythagore, qui se regardoit comme petit monde, prÈtendoit avoir essuyÈ +ces diffÈrentes rÈvolutions, et que son ‚me avoit passÈ du corps +d'Aetalides dans celui d'Euphorbes, tuÈ au siËge de Troie par MÈnÈlas; +qu'elle avoit animÈ les corps d'Hermosine et de Pyrrhus, surnommÈ le +_PÍcheur_, et que de Pyrrhus il Ètoit devenu Pythagore. (_Diogenes +Laerce_, livre VIII.) + +On prÈtend que les vers attribuÈs ‡ ce philosophe, qui sont les +principes de sa morale, ont ÈtÈ mis sous cette forme par Lysis, un de +ses disciples, Pythagore n'ayant point laissÈ d'Ècrits: ces vers sont au +nombre de 71; on les appelle dorÈs, pour marquer que dans ce genre c'est +ce qu'il y a de plus excellent et de plus divin; c'est par cette raison +qu'on a donnÈ le titre de _l'Ane d'or_ ‡ l'histoire d'ApulÈe, ‡ cause de +la richesse de son style. On trouve ces prÈtendus vers dorÈs dans le +_Recueil des [p. 403] poËtes grecs_. Hierocles, qui d'athlËte devint +philosophe, fit un commentaire sur les vers de Pythagore. (Lantin de +Damerey.) + + +Note 20, pages 64-65. + +Vers 5282-5304. On voit ici que Jehan de Meung songeait dÈj‡ ‡ faire la +traduction de BoÎce, son auteur favori. (P.M.) + +Anicius Manlius Torquatus Severinus Boetius naquit l'an de l'Ëre +chrÈtienne 455. Il fut trois fois consul, et il eut pendant ce temps-l‡ +part ‡ la confiance de ThÈodoric, roi des Goths. Il la perdit par la +jalousie de Basile, d'Opilio et de Gaudence, dÈlateurs inf‚mes. BoÎce +fut conduit dans les prisons de Ticino, aujourd'hui Pavie. Ce fut l‡ o˘ +il composa son traitÈ, intitulÈ: _Consolatio philosophiae_, divisÈ en +cinq livres, avec d'autres traitÈs de thÈologie. + +BoÎce (selon Berthier, _in Praefatione Boethii) fuit logicus +acutissimus, theologus gravissimus, mathematicus solertissimus, +mechanicus artificiosissimus, musicus suavissimus, adhuc orator et poeta +optimus_. En effet, il a Ècrit dans tous ces genres de science. + +ThÈodoric lui fit trancher la tÍte, l'an 524, aussi bien qu'‡ Symmachus, +dont BoÎce avoit ÈpousÈ la fille. Ce prince ne survÈcut guËre ‡ un acte +si cruel. Peu de temps aprËs cette exÈcution, on servit sur sa table la +tÍte d'un poisson Ènorme. Il crut que c'Ètoit celle de _Symmachus_ qui +le menaÁoit; un tremblement s'empara de tous ses membres; on le mit dans +son lit, o˘ il mourut agitÈ par les remords de sa conscience, confessant +qu'il avoit eu tort de faire mourir BoÎce et Symmachus sans avoir +apportÈ, [p. 404] en les condamnant, l'attention qu'il donnoit +ordinairement ‡ ses sujets. (Procopius, _Hist. gothica_, lib. primo.) +(Lantin de Damerey.) + + +Note 21, pages 64-65. + +Vers 5295-5318. On lit dans un acte de 1377, rapportÈ par Sauval, qu'‡ +cette Èpoque les boucheries de Saint-Marcel Ètoient dÈj‡ trËs-anciennes. +(Lantin de Damerey.) + + +Note 22, pages 64-65. + +Vers 5296-5317. _Pipe_: pipeau, chalumeau, paille, fÈtu. (Voir le +Dictionnaire de FuretiËre.) + + +Note 23, pages 66-67. + +Vers 5324-5346. Nous ferons remarquer ici que, pour la seconde fois, est +nommÈe la Seine. (Voir au dÈbut de la partie de Guillaume.) + +Pourquoi ces deux auteurs, natifs tous deux des pays arrosÈs par la +Loire, n'ont-ils pas choisi ce fleuve? L'exemple e˚t ÈtÈ plus frappant +encore, la Seine n'Ètant nommÈe en ces deux cas que pour sa grandeur. +Nous nous croyons autorisÈ ‡ conclure que nos deux auteurs vivaient ‡ +Paris, ‡ la cour sans doute, et que le roman tout entier fut Ècrit dans +la capitale, pour charmer les loisirs des grands seigneurs et des hautes +dames de l'aristocratie. + +Ainsi s'expliquerait l'absence de manuscrits OrlÈanais anciens, quand il +en subsiste encore un si grand nombre en dialecte picard ou bourguignon. + + +[p. 405] +Note 24, pages 66-67. + +Vers 5333-5355. _Phisicien_. On donnoit autrefois ce nom ‡ ceux qui +exerÁoient la mÈdecine, parce qu'on les supposoit devoir Ítre habiles +dans la science de la nature, en grec _physis._ + +Les seuls ecclÈsiastiques se mÍloient de mÈdecine en France, et il n'y +eut point de mÈdecins mariÈs dans ce royaume avant l'an 1452. Par une +ordonnance de Philippe de Valois, il ne devoit y avoir en cour qu'un +physicien, ‡ 20 sous tournois par jour. (Pasquier, liv. VIII, chap. 26.) + +Ce poste, quoique fort beau, seroit moins recherchÈ, si on agissoit ‡ +l'Ègard du physicien comme Gontran, roi d'OrlÈans, qui fit mourir les +deux mÈdecins de la reine Austregisilde, sa femme, qui le lui avoit +recommandÈ en mourant, parce qu'elle croyoit mourir par leur faute. (Du +Tillet, _Recueil des rois de France_.) + +Il paroÓt, par ce que dit Jehan de Meung de l'aviditÈ des mÈdecins et +des avocats de son temps, qu'elle approchoit fort de celle que l'on +remarque aujourd'hui parmi quelques-uns de ceux qui professent ces deux +arts. Ceux qui les exercent avec honneur et dÈsintÈressement ne +prendront point pour eux ce distique d'un ancien: + + _Vulpes amat fraudem, lupus agnum, femina laudem;_ + _Vulnus amat medicus, praesbyter interitus_. + +Je remarquerai en passant qu'il Ètoit dÈfendu par la loi _Cincia_, ‡ +ceux qui avoient soutenu en justice le droit des parties, de recevoir de +l'argent ni des prÈsents; dans la suite, NÈron leur permit de dÈroger ‡ +cette loi. (Lantin de Damerey.) [p. 406] + + +Note 25, pages 68-69. + +Vers 5349-5371. + + Cil qui por vaine gloire tracent: + La mort de lor ames porchacent, + +M. Francisque Michel traduit: + + Ceux qui pourchassent vaine gloire + La mort de leurs ‚mes procurent. + +Vraiment, c'est s'en tirer par trop cavaliËrement. + +Si tracer veut dire gÈnÈralement: suivre ‡ la trace, traquer, il +signifie aussi: aller, marcher, courir de Á‡ de l‡, sens qu'il a +conservÈ jusqu'‡ nous dans la langue populaire de l'OrlÈanais, et mÍme +dans la langue classique (voir LittrÈ). Quant ‡ pourchasser, il n'a +jamais signifiÈ: procurer. + +La traduction littÈrale de ces deux vers est: + + Ceux qui voyagent pour une vaine gloire: + La mort de leurs ‚mes ils pourchassent. + + +Note 26, pages 68-69. + +Vers 5351-5372. De plus, M. Francisque Michel a commis une erreur des +plus graves. Il Ècrit: + + La mort de lor ames porchacent + DecÈus et tex decevierres. + +MÈon met: + + La mort de lor ames porchacent. + DecÈus est tex decevierres. + +Nous ferons remarquer combien le moindre changement [p. 407] dans la +ponctuation et l'orthographe est souvent dangereux. En effet, MÈon fait +dire ‡ Jehan de Meung: _Ils_ (ces prÍcheurs) _pourchassent la mort de +leur ‚me; mais ces trompeurs se trompent eux-mÍmes_. M. Francisque +Michel dit: _Trompeurs et trompÈs, chacun poursuit la mort de son ‚me_. +Il rend ainsi responsables, vis-‡-vis de Dieu, les malheureux ÈgarÈs par +des imposteurs. Or, dans la bouche de Jehan de Meung, cette parole +serait une monstruositÈ, une rÈfutation inexplicable de son oeuvre tout +entiËre. + + +Note 27, pages 74-75. + +Vers 5439-5463. + + _Dives divitias non congregat absque labore_ + _Non tenet absque metu, non desinit absque dolore_. + + +Note 28, pages 80-81. + +Vers 5550-5574. _Aides_, aide, secours; par extension: aides, impÙts. + +Nous saisissons l'occasion de montrer une fois de plus combien, pour +juger un ouvrage, il est nÈcessaire de l'Ètudier ‡ fond, et qu'un mot +mal compris peut entraÓner ‡ de graves erreurs. + +Nous avons sous les yeux la _Satire au moyen ‚ge_ de M. Lenient. Jehan +de Meung, classÈ comme Ècrivain du XIVe siËcle, y est jugÈ en +quatorze pages. Ce chapitre commence ainsi: + +´Au XIIIe siËcle, la satire n'a rien encore de menaÁant; elle se joue +autour de la sociÈtÈ; elle secoue en riant sa marotte devant les grands +seigneurs, les abbÈs mitrÈs, les moines bien nourris, [p. 408] les +bÈguines aux larges robes, mais sans colËre, sans passion de dÈtruire; +elle peut dire aussi: + + En moi n'a ne venin ne fiel. + +´Dans l'‚ge suivant, elle devient plus provocante et plus audacieuse; +elle ne se contente plus de railler ce monde qui l'entoure; elle lui +dÈclare la guerre. L'oeuvre de Jehan de Meung est moins une suite qu'une +contre-partie de celle de Guillaume de Lorris. Guillaume Ècrit pour +plaire ‡ sa dame, Jehan pour servir la politique envahissante et +novatrice de Philippe-le-Bel. HÈritier de Guyot et de Ruteboeuf, il +joint ‡ la vieille malice gauloise l'humeur querelleuse et hautaine d'un +libre-penseur moderne. Le droit d'insurrection et la cÈlËbre thÈorie du +refus de l'impÙt, ressuscitÈ de nos jours par M. de Genoude, n'y est pas +moins clairement enseignÈe. + + ....Quant il vodront + Lor aides au roi toldront. + ...._Quand ils voudront_ + _Les impÙts au roi refuseront_.ª + +Il n'est guËre possible d'accumuler plus d'erreurs en si peu d'espace. + +Pour faire un travail aussi considÈrable que _l'Histoire de la satire en +France du XIe au XVIe siËcle_, pour Ètudier et connaÓtre ‡ fond +tous les ouvrages de notre ancienne littÈrature, la vie d'un homme ne +saurait suffire, et nous ne sommes point ÈtonnÈ que que M. LÈnient n'ait +pu en faire qu'une Ètude superficielle. Son ouvrage ne doit donc Ítre +consultÈ qu'‡ titre de curiositÈ littÈraire; mais admettre comme +articles de foi toutes ses conclusions serait au moins imprudent. + +[p. 409] +En effet, M. LÈnient nous montre Jehan de Meung comme l'hÈritier de +Ruteboeuf, qui Ècrivit sous saint Louis et Philippe III, et vÈcut mÍme, +dit-on, jus-qu'en 1310, sous Philippe-le-Bel. + +Ces deux auteurs seraient, selon nous, contemporains. De plus, nous ne +saurions admettre que l'oeuvre de Jehan de Meung f˚t la contre-partie de +celle de Guillaume de Lorris. A peine quelques contradictions de dÈtail +pourraient-elles Ítre relevÈes. + +Quant ‡ ce fameux refus de l'impÙt, c'est probablement une chimËre de M. +LÈnient. Nous avouons que l'emploi de ce mot au pluriel doit Ítre +considÈrÈ comme un arme ‡ deux tranchants, et que plus d'un contemporain +dut Ítre tentÈ de le traduire selon sa fantaisie. Mais nous ne croyons +pas que Jehan de Meung, un noble, e˚t osÈ, de son temps, Èriger en +systËme une pareille maxime. Aussi nous ne voulons y voir que le mot +_aide, assistance_, terme plus large, qui laisse plus de marge ‡ +l'interprÈtation, et ne pouvait passer pour sÈditieux. + +Enfin le _Roman de la Rose_ est antÈrieur de quelques annÈes au rËgne de +Philippe-le-Bel, puisqu'il fut Ècrit entre 1270 et 1280, et l'on +conviendra que prÍcher le refus de l'impÙt e˚t ÈtÈ bien mal servir la +politique de ce roi toujours ‡ court d'argent. + + +Note 29, pages 102-103. + +Vers 5846-5872. Virginie, fille de Lucius Virginius, tribun militaire ‡ +Rome. Elle avoit ÈtÈ fiancÈe ‡ Lucius Icilius, autrefois tribun du +peuple; mais Appius Claudius, le dÈcemvir, Ètant devenu amoureux de +cette fille, suborna un certain M. Claudius [p. 410] pour la +revendiquer comme une esclave qui Ètoit nÈe dans une de ses maisons, et +qui avoit ÈtÈ vendue ‡ la femme de Virginius. Le dÈcemvir, devant qui la +contestation fut portÈe, ne manqua pas d'adjuger Virginie ‡ celui qui la +redemandoit, et qui devoit la lui remettre ensuite. Virginius voulant +prÈvenir la honte de sa fille, lui plongea un couteau dans le sein. Cet +accident souleva le peuple, et fut cause qu'on abolit la puissance des +dÈcemvirs, l'an de la fondation de Rome 304, pour Ètablir le +gouvernement consulaire. Appius fut mis en prison; mais il Èchappa au +supplice qu'il mÈritoit, en avalant une dose de poison. (Lantin de +Damerey.) + + +Note 30, pages 106-107. + +Vers 5922-5948. Marcus Anneus Lucanus, poËte de Cordoue en Espagne, +auteur de la _Pharsale_. + + +Note 31, pages 110-111. + +Vers 5996-6022. M. Francisque Michel traduit _commans-ge_ par +_commencÈ-je._ C'est une erreur; le sens est _commandÈ-je_. + +Nous ferons remarquer ici que tous les vers compris entre le 5986e et +le 7216e ont ÈtÈ rajoutÈs aprËs coup. L'apostrophe de l'Amant ‡ +Raison pour lui reprocher ce fameux mot ´si mal placÈ en bouche ‡ +courtoise pucelle,ª est Èvidemment coupÈ en deux par un hors-d'oeuvre de +1230 vers qui n'ajoute aucun intÈrÍt ‡ l'action. + + +[p. 411] +Note 32, pages 110-111. + +Vers 6000-6026. + + _Dum vitant stulti vitia, in contraria currunt_. + (Horat., _Satyr_., II, lib. 22.) + + +Note 33, pages 118-119. + +Vers 6109-6137. Socrates eut pour pËre Sophonisques, tailleur de +pierres, et pour mËre Phenecrate, qui Ètoit sage-femme. Il naquit sur la +fin de l'an 114 de l'Ëre philosophique; il fut disciple d'Archela¸s. La +philosophie dont il fit profession fut souvent mise ‡ l'Èpreuve, par la +mauvaise humeur de Xantipe et de Myrthon, ses deux femmes. Plusieurs +traits de modÈration, qui ne peuvent Ítre placÈs ici, lui mÈritËrent ce +glorieux tÈmoignage de la part d'Apollon, qu'il Ètoit le seul de tous +les hommes ‡ qui l'on p˚t donner le nom de Sage. + + _Mortalium unus Socrates vere sapit_. + +Cette justice rendue ‡ Socrates lui co˚ta la vie, comme on peut le voir +dans Diogenes LaÎrce, livre second. (Lantin de Damerey.) + + +Note 34, pages 118-119. + +Vers 6119-6147. Jules Solin, grammairien latin, a composÈ un ouvrage +intitulÈ: _Polyhistor_, qui est un recueil des choses mÈmorables que +l'on voit dans divers pays. (Lantin de Damerey.) + + +[p. 412] +Note 35, pages 120-121. + +Vers 6131-6159. HÈraclite fut un philosophique qui ne pouvoit sortir de +sa maison sans que les sottises des hommes lui fissent verser des +larmes; bien diffÈrent de DÈmocrite son contraste, pour qui ces mÍmes +sottises Ètoient un divertissement. HÈraclite, si l'on en croit Suidas, +fut dÈvorÈ par des chiens pendant qu'il dormoit au soleil. (Lantin de +Damerey.) + + +Note 36, pages 124. + +Vers 6193. _Cotissent_, brisent. On dit encore, en Beauce et dans +l'OrlÈanais, _cotir_ pour meurtrir un fruit. + + +Note 37, pages 124. + +Vers 6203. _Doutable_ veut dire _redoutable_. C'est sans doute pour +qu'on ne s'y trompe pas que M. Francisque Michel a Ècrit _redoutable_, +faisant un vers faux. + + +Note 38, pages 134-135. + +Vers 6370-6398. A l'exemple des Orientaux, nos ancÍtres attribuaient aux +pierres prÈcieuses des vertus plus ou moins efficaces. Marbode, ÈvÍque +de Rennes, mort en 1123, a composÈ un poËme latin, dans lequel il dÈcrit +soixante et une de ces pierres, et parle de leur nature, de leurs +qualitÈs et des propriÈtÈs qu'on leur accordait alors. Il l'annonce +comme la version d'un traitÈ d'Evax, roi d'Arabie, [p. 413] qui l'avait +composÈ pour NÈron, empereur romain. (Francisque Michel.) + + +Note 39, pages 142. + +Vers 6487. _MaufÈ_. C'est le nom qu'on donnoit au diable dans les vieux +romans, soit parce que les peintres reprÈsentent les diables horribles +et contrefaits, ou ‡ cause de la mÈchancetÈ que les diables ont en +partage. + +Les PËres de l'…glise, ‡ l'exemple des premiers chrÈtiens, avoient une +telle horreur pour le diable, qu'ils se faisoient un scrupule de le +nommer, ne lui donnant point d'autre nom que celui de _malus_, qui veut +dire _mauvais_ ou _malin_; de l‡ vient que plusieurs personnes +prÈtendent que le _libera nos ‡ malo_ de l'Oraison dominicale ne +signifie autre chose que: dÈlivrez-nous du malin ou du mauvais, qui +vient de _mauffez_, c'est-‡-dire qui fait du mal. (_Observations sur +l'histoire de saint Louis_, par du Cange.) Diez et LittrÈ n'acceptent +pas cette Ètymologie de _mauvais_. + + +Note 40, pages 150-151. + +Vers 6631-6663. Claudius, c'est Claudien (Claudianus), poËte latin qui +vivoit dans le IVe siËcle, sous l'empire de ThÈodose, et de ses fils +Arcadius et Honorius. Ce que Jehan de Meung lui fait dire de l'ÈlÈvation +et de l'abaissement des mÈchants est tirÈ des vers de ce poËte, +faussement attribuÈs ‡ Horace: + + _Jam non ad culmina rerum_ + _Injustoi crevisse queror. Tolluniur in altum,_ + _Ut lapsu graviare ruant_. + +(Lantin de Damerey.) + +[p. 414] + + +Note 41, pages 156-157. + +Vers 6738-6770. SuÈtone (Tranquille) a Ècrit la vie des douze CÈsars; il +vivoit sous les empereurs Trajan et Adrien, et fut secrÈtaire d'…tat de +ce dernier. On a encore de SuÈtone un livre des grammairiens illustres +et un des rhÈteurs. (Lantin de Damerey.) + + +Note 42, pages 158-159. + +Vers 6760-6792. L'auteur se trompe ici sur la durÈe du rËgne de NÈron, +qui ne fut que de treize ans sept mois et vingt-sept jours. Cependant +cette erreur pourrait bien venir des anciens copistes. (L.D.D.) + + +Note 43 pages 158-159. + +Vers 6769-6801. CrÈsus, cinquiËme et dernier roi de Lydie, de la famille +des Mermnades; son rËgne finit l'an 3510 du monde, 544 avant J.-C. + +On ne sait point au vrai quand il mourut: l'histoire dit qu'il Èchappa, +par une espËce de prodige, ‡ l'arrÍt que Cyrus avoit prononcÈ contre +lui. Il Èvita aussi la mort que Cambyse vouloit qu'on lui fÓt souffrir. +HÈrodote, qui a Ècrit la vie de CrÈsus, ne dit pas un mot de sa mort; +dËs lors, on a raison d'Ítre surpris que Jehan de Meung, qui vouloit +donner de l'autoritÈ aux songes, ait si mal fait expliquer par Phanie +celui de son pËre, puisqu'il n'est pas vrai qu'il ait ÈtÈ attachÈ ‡ une +potence, ni qu'il y soit mort. + +[p. 415] + +Ce roi de Lydie, qui croyoit Ítre le plus puissant de tous les monarques +et le plus heureux des hommes, vantoit son bonheur ‡ Solon; ce sage lui +rÈpondit qu'il ne falloit pas juger de la fÈlicitÈ de l'homme par le +cours de sa vie, mais qu'il falloit en attendre la fin. + + _Ultima semper_ + _Expectanda dies hominis, dicique beaius_ + _Ante obitum nemo, supremaque funera debet_. + (Ovid., _MÈtamorph_., lib. 3.) + +(Lantin de Damerey.) + + +Note 44, pages 168. + +Vers 6907 et 6908. Le lecteur remarquera que ces deux vers ne sont pas +traduits. Ils n'Ètaient pas du reste bien nÈcessaires. + +Dans tout le cours de cette traduction, nous avons tenu ‡ reproduire +l'original vers pour vers. Nous avions mÍme un instant pensÈ ‡ faire des +rimes libres comme nos deux romanciers. Mais, aprËs un essai qui ne nous +satisfaisait point, nous avons cru devoir nous conformer aux rËgles de +la versification moderne. Ne pouvant conserver ‡ la vieille langue +romane son harmonie incomparable, pour racheter ce dÈfaut, autant que +possible, nous avons adoptÈ les rimes croisÈes, difficultÈ inouÔe, qui +nous fit regretter plus d'une fois notre dÈtermination et faillit mÍme +nous faire abandonner notre travail. Mais c'Ètait une compensation. +Aussi, en maints endroits, soit pour conserver des pÈriodes entiËres, +soit pour rÈparer des fautes d'inadvertance dans la distribution de nos +rimes, avons-nous eu recours ‡ divers [p. 416] moyens. «‡ et l‡, mais +bien rarement, et quand le sens le permettait, nous avons passÈ un vers +ou deux. Le plus souvent nous avons adoptÈ les transpositions de +distiques ou, au mÈpris de la concision, dÈlayÈ quelques phrases, de +faÁon ‡ regagner deux vers. La clartÈ parfois y trouvait son compte, et +nous n'en avons jamais abusÈ, car il n'y a guËre que 200 vers de +diffÈrence entre la traduction et l'original, qui contient plus de +22,500 vers. + + +Note 45, pages 168-169 _et_ 170-171. + +Vers 6921-6951 et 6940-6971. Conradin Ètoit petit-fils de l'empereur +FrÈdÈric II et fils de Conrad, qui avoit laissÈ la rÈgence du royaume de +Sicile ‡ Mainfroy, fils naturel de FrÈdÈric. Le rÈgent usurpa le royaume +sur son neveu Conradin. Charles, duc d'Anjou, ‡ qui Urbain IV avoit +donnÈ l'investiture, livra bataille ‡ Mainfroi l'an 1266. Cet usurpateur +fut vaincu, et on le trouva sur le champ de bataille au nombre des +morts. + +Conradin, surpris que le pape Urbain et ClÈment IV, son successeur, +eussent disposÈ d'un bien qui ne leur appartenoit par aucun droit, mit +une armÈe sur pied. Charles vint au devant de lui lorsqu'il entrait dans +la Sicile, et lui donna bataille au champ du Lis, l'an 1268. Conradin se +sauva avec FrÈdÈric son cousin; mais ils furent arrÍtÈs quelques jours +aprËs, et condamnÈs ‡ mort par les syndics des villes du royaume, comme +perturbateurs du repos de l'…glise; en consÈquence, ils eurent la tÍte +coupÈe sur l'Èchafaud, au milieu de la ville de Naples, l'an 1269. +(Lantin de Damerey.) + + +[p. 417] +Note 46, pages 170-171. + +Vers 6967-6997. _Haves_, salue, donne le bonjour. On se servoit +anciennement de ce terme en jouant aux Èchecs; et au lieu de dire, comme +‡ prÈsent: Èchec au roi, on lui disoit: _havÈ_. + +´Dans la description du bal en forme de tournoi, qui fut donnÈ en +prÈsence de _la Quinte_, lorsque le roi Ètoit en prise, il n'Ètait point +permis de le prendre; mais on devoit, en lui faisant une profonde +rÈvÈrence, l'avertir, en lui disant: _Dieu vous garde_; et lorsqu'il ne +pouvoit Ítre secouru, il n'Ètoit pour cela pris de la partie adverse, +mais saluÈ le genoux en terre, lui disant: _bon jour_. L‡ Ètoit la fin +du tournoi.ª (_Pantagruel_, liv. V, chap. 24.) (Lantin de Damerey.) + + +Note 47, pages 172-173. + +Vers 6976-7006. _…checs_. Jehan de Meung prÈtend que ce jeu fut inventÈ +par Attalus, mathÈmaticien dont on ignore le siËcle; d'autres attribuent +cette invention ‡ PalamËde, pendant le siÈge de Troie. On en fait aussi +honneur ‡ un certain DiomËde, qui vivoit du temps d'Alexandre. FrËre +Jean de Vignay, dans son _TraitÈ de la moralitÈ de l'Èchiquier_, dit que +le jeu des Èchecs fut inventÈ par un roi de Babylone, et que depuis, ce +jeu fut portÈ en GrËce, ainsi que DiomËde le Grec en fait foi dans ses +livres anciens. JÈrÙme Vida, dans son poËme sur les Èchecs, a feint que +l'OcÈan, qui avoit jouÈ de tout temps sous l'onde avec les Nymphes +marines, apprit ce jeu aux Dieux cÈlestes qui assistËrent aux noces de +la Terre, et [p. 418] que dans la suite Jupiter ayant dÈbauchÈ +Scacchide, nymphe d'Italie, il lui enseigna ce jeu pour prix des faveurs +qu'elle lui avoit accordÈes; et qu'enfin cette fille, qui lui donna son +nom, l'apprit aux hommes. + +Sarrazin, dans sa curieuse dissertation sur ce jeu, croit que les +Indiens l'apprirent aux Persans, ceux-ci aux MahotnÈtans, et que ce fut +par le moyen de ces derniers que ce jeu passa en Europe. + +On y jouoit en France du temps de Charles-Magne: on voyoit dans le +TrÈsor de Saint-Denis les Èchecs de ce prince. A juger par leur taille +de la grandeur de l'Èchiquier, je ne suis point surpris si Charlot, fils +de Charles-Magne, en cassa la tÍte ‡ Beaudoin, fils d'Ogier le Danois, ‡ +cause de l'ascendant qu'il avoit sur lui. Cette brutalitÈ de Charlot fut +cause d'une guerre qui dura plus de sept ans. (_Roman d'Ogier le +Danois_, chap. 16.) + +M. La Mare, auteur de l'excellent _TraitÈ de la police_, remarque qu'en +1254, saint Louis dÈfendit le jeu des Èchecs; ´peut-Ítre, ajoute-t-il, +parce que ce jeu est trop sÈrieux, et jette le corps en langueur par une +trop grande application de l'esprit.ª C'est dans les principes de ce +prince que Montaigne disoit, en parlant de ce jeu: ´Je l'hai haÔ et fui, +de ce qu'il n'est pas assez jeu, et qu'il nous Èbat trop sÈrieusement, +ayant honte d'y fournir l'attention qui suffiroit ‡ quelque bonne +chose.ª (Lantin de Damerey.) + +On conservoit au garde-meuble un jeu d'Èchecs en cristal, garni en or, +qui avoit ÈtÈ donnÈ, dit-on, au roi saint Louis par le Vieux de la +Montagne; mais ayant ÈtÈ donnÈ en paiement ‡ un fournisseur plus curieux +d'argent que d'antiquitÈs, il le fit vendre ‡ l'hÙtel de Bullion en +1795. (MÈon.) + + +[p. 419] +Note 48, pages 172-173. + +Vers 6978-7010. _Attalus Asiaticus, si gentilium creditur historiis, +hanc ludendi lasciviam dicitur invenisse ab exercito numerorum, paululum +deflexa materia_. (Joan Saresburiensis, _Policraticus_, lib. I, cap. V.) + + +Note 49, pages 174-175. + +Vers 7016-7048. Marseille se rÈvolta contre Charles d'Anjou, en 1262, +pour la seconde fois. Boniface de Castellane, chef de la rÈvolte, eut la +tÍte tranchÈe, quoi qu'en dise Gaufredi en son _Histoire de Provence_. +(Lantin de Damerey.) + + +Note 50, pages 176-177. + +Vers 7053-7086. _…cuba_, c'est HÈcube, femme de Priam, roi des TroÔens. +AprËs la ruine de la capitale, on la trouva cachÈe dans l'endroit o˘ ses +fils avoient ÈtÈ enterrÈs. Ulisses la fit arracher de ces lieux, et la +fit conduire comme sa prisonniËre et son esclave. Avant son dÈpart, elle +avala les cendres de son fils Hector, tuÈ par Achilles; et comme la +fortune ne lui avoit laissÈ que des larmes et des cheveux blancs, elle +en fit un sacrifice, et les rÈpandit au lieu de fleurs sur le tombeau de +son fils. + +Jamais infortunes n'ÈgalËrent celles de cette princesse. Elle eut la +douleur de survivre ‡ la perte de Priam son Èpoux, de sa fille +Cassandre, de son fils Hector. Elle vit tomber son autre fils Polidor +sous les coups de Polymnestor, roi de Thrace. PolixËne [p. 420] sa +fille fut sacrifiÈe aux m‚nes d'Achilles, que P‚ris avoit tuÈ. P‚ris, ‡ +son tour, mourut des blessures qu'il avoit reÁues en se battant avec +Ajax, qui avoit eu la tÈmÈritÈ de violer la pauvre Cassandre dans le +temple de Pallas. (Ovide, _MÈtamorph_., liv. XII.) (Lantin de Damerey.) + + +Note 51, pages 176-177. + +Vers 7056-7089. Sisigambis Ètoit la mËre de Darius. Cette princesse +Ètant tombÈe entre les mains de ses ennemis, aprËs la dÈfaite de son +fils, elle fut traitÈe par Alexandre avec tous les Ègards qui Ètoient +dus ‡ son rang. Aussi fut-elle plus sensible ‡ la mort de ce conquÈrant +qu'‡ celle de son propre fils; et cette princesse, qui avoit eu la force +de survivre ‡ la perte de Darius, eut honte de voir la lumiËre aprËs +qu'Alexandre en eut ÈtÈ privÈ. (Lantin de Damerey.) + + +Note 52, pages 178-179. + +Vers 7097-7129. Voyez le 24e livre de _l'Iliade_, o˘ Achille dÈbite +ce conte au bon roi Priam, pour le consoler de la mort de son fils +Hector. (Lantin de Damerey.) + + +Note 53, pages 180-181. + +Vers 7107-7139. _Piment_, boisson composÈe de miel et de certaines +Èpices (c'est la cannelle); elle ressemble fort ‡ l'hypocras. Il est +parlÈ du piment [p. 421] dans le Statut II, fait par Pierre le +VÈnÈrable, abbÈ de Cluny. + +_Statutum est ut ab omni mellis ac specierum cum vino confectione, quod +vulgari nomine pigmentum vocatur coen‚ Domini tantum except‚ qu‚ die mel +atque speciebu vino mixtum antiquitas permisit, omnes Cluniasiensis +ordinis fratres abstineant_. + +Si l'on en croit l'auteur du livre qui a pour titre: _Quadragesimal +spirituel_, citÈ par Henri …tienne, chapitre 37 de _l' Apologie +d'HÈrodote_, le _vinum conditum_ dont il est parlÈ au livre des +Cantiques Ètoit l'hypocras clarÈ et piment. + +BoÎce a fait mention du piment ou vin mÍlÈ avec du miel, dans l'endroit +o˘ il parle de la sobriÈtÈ des premiers hommes. + + _Felix nimium prior oetas._ + _Contenta fidelibus arvis,_ + _Naec inerti perdita luxu_ + _Facili quae sera solebat_ + _Jejunia solvere glandÈ_ + _Non bracchica numera norant_ + _Liquido confundere melle_. + (Libro 2, metro 5.) + +On lit dans les _Dialogues_ de saint GrÈgoire, liv. III, chap. 14: +´Aleiz, si coissiez del polment ‡ noz ovriers.ª _Ite, et operariis +nostris pulmentum coquite_. Ce qui prouve qu'on cuisoit cette boisson. +(Lantin de Damerey.) + + +Note 54, pages 188. + +Vers 7244. Je n'ai trouvÈ les vers suivants que dans quatre des +manuscrits dont j'ai fait usage: + +[p. 422] + + Se veritÈ n'iert si luisans + Qu'el fust contre vertu nuisans, + Sans faille bien l'ai oÔ dire, + Touz voirs ne sunt pas bons ‡ dire. + MËs qui vuet mauvestiÈ confondre, + Voir dire n'est mie ‡ repondre: + Car vÈritÈ, quant vous la dites, + Por cognoistre les ypocrites, + Tel veritÈ n'est pas ‡ teire, + Cele doit-l'en toz jors retreire; + Mes peres, plus que vos, les blasme, + N'il ne het tant nul autre blasme. + +(MÈon.) + + +Note 54bis*, pages 194-195. + +Vers 7330-7366. C'est Claude PtolÈmÈe, mathÈmaticien cÈlËbre, connu par +plusieurs ouvrages, et surtout par son _Almageste_ en XIII livres. Alain +Chartier l'attribue ‡ PtolÈmÈe II, roi d'…gypte. Voyez son _TraitÈ de +l'EspÈrance_. (Lantin de Damerey.) +(*erreur dans l'original--on a deux fois le note 54--M.D.) + +Note 55, pages 194-195. + +Vers 7349-7385. + + _Virtuiem primam esse puta compescere linguam_. + + +Note 56, pages 200-201. + +Vers 7435-7471. + + _Nihil consuetudine majus_. + (Ovid., _Art. Am_., lib. 2.) + +[p. 423] + +Note 57, pages 204-205. + +Vers 7520-7556. Dans quelques manuscrits on lit les vers suivants: + + Tant l'ain, se vos le saviez; + Que se par force en deviez + Ou morir, ou m'amor avoir, + Ne vos en flaterai j‡ voir, + Molt seroit corte vostre vie; + J‡ n'auroie de vos envie, + Se vos deviez acorer, + Braire, crier, gemir, plorer, + Fondre en lermes por feire duex, + Et fussiez fille ‡ quatre Diex, + Tant sËussiez bien flÈuter, + Ge n'en voil or plus disputer; + MËs vodroie morir de mort + Si sen-ge j‡ qu'ele me mort. + +(MÈon.) + + +Note 58, pages 214-215. + +Vers 7670-7707. Ce que l'auteur dit ici de la peine portÈe contre le +larron surpris avec son vol est tirÈ du IVe livre des _Instituts_ de +l'empereur Justinien, titulo 1∞ _De obligationibus quae ex delicto +nascuntur_, o˘ on lit, art. 5: _Poena manifesti furti quadrupli est, tam +ex servi, quam ex liberi person‚, nec manifesti dupli_. + +Ainsi, un voleur pris en flagrant dÈlit Ètoit obligÈ de rendre la chose +dÈrobÈe, et le quadruple de sa valeur. S'il n'Ètoit pas trouvÈ saisi du +vol, et qu'il y e˚t tant de preuves contre lui qu'il n'en p˚t +disconvenir, outre le larcin, il falloit encore payer le double. + +[p. 424] +Cet usage est aboli en France, o˘ l'action qu'on a contre le voleur est +criminelle; et suivant la nature de la chose dÈrobÈe et les +circonstances, il est puni plus ou moins sÈvËrement, par la mort, par le +bannissement, par les galËres, par le fouet ou par la marque d'un fer +rouge. (Lantin de Damerey.) + + +Note 59, pages 216-217. + +Vers 7682-7719. Tarse, ancienne capitale de la Cilicie, prËs de +l'embouchure du Cydnus dans la MÈditerranÈe. C'est l‡ qu'Alexandre +faillit pÈrir aprËs s'Ítre baignÈ dans les eaux glacÈes du Cydnus. Cette +ville fait aujourd'hui partie du pachalik d'Adana. + + +Note 60, pages 218-219. + +Vers 7714-7750. Cette comparaison et la pensÈe qui prÈcËde sont assez +obscures, ou tout au moins fort mal prÈsentÈes. L'auteur veut dire: +Jalousie prÈtend garder pour elle seule Bel-Accueil et ses charmes, +comme l'avare son or; c'est sottise. En effet, qui obtient les faveurs +d'une femme ne fait tort ‡ personne. Allumer sa chandelle ‡ celle d'un +autre, est-ce lui faire tort? Pour un peu, Jehan de Meung dirait: +SÈduire la femme, c'est faire beaucoup d'honneur au mari. Mais il se +contente d'affirmer que ce n'est pas lui faire tort, les charmes de la +femme n'augmentant point ‡ ne pas servir, pas plus que l'or au fond d'un +sac. Petite Èconomie! + + +[p. 425] +Note 61, pages 218-219. + +Vers 7737-7771. (Voir la _note_ 17 du tome I.) + +Ici Jehan de Meung recommande de donner des chapeaux de fleurs, pour se +rendre favorables les geÙliers de Bel-Accueil. C'est sans doute de ce +bon vieux temps dont parle ClÈment Marot, _Rondeau du siËcle antique_: + + O˘ un bouquet donnÈ d'amour profonde, + C'Ètoit donnÈ toute la terre ronde. + +Alors, comme le remarque Coquillart dans ses droits nouveaux: + + On aimoit pour un tabouret, + Pour un espinglier de velours, + Sans plus pour un petit touret. + +Il en co˚toit peu en ce temps-l‡ pour donner ‡ sa maÓtresse des marques +de galanterie, + + Car seulement au coeur on se prenoit, + +comme le dit Marot au rondeau dÈj‡ citÈ. (Lantin de Damerey.) + + +Note 62, pages 220-221. + +Vers 7756-7792. + + _Interdum lacrymae pondera vocis habent_. + (Ovid., _Epist. ex P_., lib. III, I, car. 15B.) + + +[p. 426] +Note 63, pages 220-221. + +Vers 7760-7796. Voici encore un des conseils d'Ovide, pour tromper les +femmes trop crÈdules: + + _Et lacrymae prosunt; lacrymis adamenta movebis_ + _Fac madidas videat, si potes, illa genas._ + _Si lacrymae (neque enim veniunt in tempore semper)_ + _Deficient, udd lumina tange manu_. + (Ovid., _De Arte amandi_, lib. I, 659.) + +(Lantin de Damerey.) + + +Note 64, pages 222. + +Vers 7800. Je n'ai trouvÈ dans aucun des manuscrits que j'ai consultÈs +le mot _baron_, qui se lit dans toutes les Èditions de cet ouvrage. +(MÈon.) + + +Note 65, pages 228. + +Vers 7891 et 7892. + + C'est li faillir envis peisibles, + Tant est noviaux delis possibles. + +Traduction: + + On peut Èchouer, malgrÈ tout, mais paisiblement, + Tant le plaisir qu'on poursuit est possible. + +Le sens de ce distique est assez obscur, et il semble que les Èditeurs +aient pris ‡ t‚che de l'obscurcir encore davantage. + +En effet, MÈon termine le premier vers par _envis possibles_, et le +second par _dÈlis peisibles_. Dans l'impossibilitÈ o˘ nous nous +trouvions de traduire ces [p. 427] deux vers d'une faÁon satisfaisante, +nous avons consultÈ plusieurs Èditions. La premiËre en date, Jehan +DuprÈ, de la fin du XVe siËcle, termine le premier vers par _envis +passibles_, le second par _delis possibles_. Le sens est plus obscur que +jamais. Marot termine le premier vers par _envis peisibles_, et le +second par _delis possibles_. Enfin, M. Francisque Michel copie MÈon, se +contentant de mettre en marge la traduction de _envis_, malgrÈ eux, et +de _delis_, jouissance. Nous avons adoptÈ la version de Marot comme la +plus intelligible. Toutefois, ‡ ceux qui ne partageraient pas notre +opinion, nous offrons la variante suivante: + + On risque, il est vrai, de faillir, + Mais pour paisiblement jouir. + + +Note _66, page_ 234. + +Vers 8010. _Acertes_. Nous ne savons pourquoi M. Francisque Michel Ècrit +_‡ certes_. + + +Note 67, pages 236-237. + +Vers 8030-8070. + + _Arguet, arguito; quicquid probat illa, probato;_ + _Quod dicit, dicas: quod negat illa, neges._ + _Riserit, arride; si flebit, flere memento_. + (Ovid., _De Art. am_., lib. II, 199.) + + +Note 68, pages 238-239. + +Vers 8070-8110. + + _Seu ludat numerosque manu jactabit eburnos,_ + _Tu male jactato, tu male jacta dato._ +[p. 428] + _Seu jacies talos, victam ne paena sequatur,_ + _Damnosi facito sient tibi saepe ranes._ + _Sive latrocinii sub imagine calculus ibit,_ + _Fac pereat vitro miles ab hoste tuus_. + (Ovid., _De Arte am_., lib. II, 203.) + + +Note 69, pages 240-241. + +Vers 8085-8126. + + _In gremium pulvis si fortË puellae_ + _Deciderit, digitis excuctentus erit._ + _Et si nullus erit pulvis, tamen excute nullam_. + (Ovid., _Ibid_., lib. I, carm. 149.) + + +Note 70, pages 246-247. + +Vers 8170-8210. Roland, neveu de l'empereur Charles-Magne, se rompit une +veine en sonnant de son cor, que l'on entendoit ‡ plus de sept lieues, +ce qui contribua autant ‡ sa mort que la soif ardente qu'il ne put +Ètancher, ayant trouvÈ que le ruisseau dans lequel il alloit puiser de +l'eau avec son armet Ètoit tout rouge de sang. (Suite de +_Roland-le-Furieux_.) Il mourut dans la vallÈe de Roncevaux, entre +Pampelune et Saint-Jean-Pied-de-Port, dans le royaume de Navarre. +(Lantin de Damerey.) + + +Note 71, pages 246-247. + +Vers 8172-8212. Guenelon, Ganelon, ou Ganes. C'est dans les romans le +nom d'un traÓtre qui, pour de l'argent, livra l'armÈe des FranÁois ‡ +Marsille, [p. 429] roi des Sarrazins, et fut cause de leur dÈfaite ‡ +Roncevaux. + +Charles-Magne, informÈ de cette trahison, envoya Ganelon ‡ +Aix-la-Chapelle, o˘ il fut ÈcartelÈ. (Du Haillan, _Histoire des rois de +France_.) + +Du Tillet, dans son _Recueil des rois de France_, page 261, Èdition de +1618, ´raconte autrement l'avanture de Ganelon, dont il fait un +archevÍque de Sens, qui prit, par grande ingratitude, et contre son +serment de fidÈlitÈ, le parti de Louis, roi de Germanie, en l'invasion +qu'il fit du royaume de France contre Charles-le-Chauve. Celui-ci +l'accusa du crime de lËze-majestÈ au Concile de l'Eglise gallicane, +assemblÈ de douze provinces au forsbourg de Toul en Lorraine, l'an 859, +et de lui est tournÈe en proverbe ´la trahison de Ganelon,ª non de la +dÈfaite de Roncevaux, qui, comme rÈcite …ghinard en la vie de +Charles-Magne, advint par la charge que les Basques (lors appelÈs +Gascons), Ètant en emb˚che, donnËrent ‡ l'arriËre-garde de l'armÈe de +Charles-Magne, o˘ vÈritablement moururent: AnsÈaume, maire du Palais; +Eghard, grand-maÓtre de France, et Rutland, amiral de Bretagne, lequel +n'Ètait neveu dudit Charles-Magne, car il n'eut qu'une soeur, madame +Gisle de France, dËs sa jeunesse religieuse. N'eurent les Basques que +leur cupiditÈ pour guide, sans intelligence dans l'armÈe des FranÁois; +la surprinse fut pour l'avantage du lieu que lesdits Basques choisirent. +La postÈritÈ ignorant l'infidÈlitÈ dudit archevÍque, et ayant le +proverbe ancien, a composÈ la fable de Gannez, Ècrite Ës romans.ª +(Lantin de Damerey.) + + +[p. 430] +Note 72, pages 254-255. + +Vers 8296-8337. + + _Non habet undÈ suum paupertas pascat amorem_. + (Ovid., _Remed, am_., V. 749.) + + +Note 73, pages 256-257. + +Vers 8314-8354. + + _Felix quem faciunt aliena pericula cautum_. + + +Note 74, pages 256. + +Vers 8315. + + Vaillans hons suel estre clamÈs. + _Vaillant homme j'ai coutume d'Ítre nommÈ_. + +…videmment la version de MÈon est mauvaise. _Suel_ est la premiËre +personne de l'indicatif prÈsent. La suite de la phrase prouve qu'il +faudrait l'imparfait. Aussi prÈfÈrons-nous la version des Èditeurs des +XVe et XVIe siËcles, qui mettent: + + Vaillans soulois estre clamÈs. + + +Note 75, pages 264-265. + +Vers 8463-8509. Pyritho¸s, fils d'Ixion, fut roi des Lapithes; il Ètoit +ami intime de ThÈsÈe. …tant allÈ, accompagnÈ de ce hÈros, pour enlever +la femme du roi des Molossiens, ce prince, qui n'entendoit pas raillerie +sur cet article, le fit dÈvorer par ses chiens. + +[p. 431] + + J'ai vu Pyritho¸s, triste objet de mes larmes, + LivrÈ par ce barbare ‡ des monstres cruels + Qu'il nourrissoit du sang des malheureux mortels. + (Racine, _PhËdre_, acte III; scËne V.) + +(Lantin de Damerey.) + + +Note 76, pages 266-267. + +Vers 8501-8547. Ce que Jehan de Meung remarque sur la foi qu'on doit +ajouter aux tÈmoignages des mendians est tirÈ du Digeste: + +_Testium fides diligenter examinanda est, ideoque explorandum est si +conditio_, etc. _An locuples, vel egens sit velucri caus‚ quid facile +admittat_. (Lib. XXII, tit. 5, lege Julia.) _Cavetur ne in reum +testimonium dicere liceret qui_, etc.; _et qui palam quoestum faciet +fuerit ve_. (Lege e‚dem.) + +_Lucri causa moveri egenus facile praesumitur_. (Cicero pro Fonteio.) + +En effet, une personne dans l'indigence est plus facile ‡ corrompre que +celle qui est riche. (Lantin de Damerey.) + + +Note 77, pages 268-269. + +Vers 8515-8562. Les galans qui ne voudront pas se ruiner auprËs des +femmes trouveront ici de quoi leur faire des prÈsents ‡ bon marchÈ. +Ovide, qui Ètoit un vieux routier en fait d'amour, apprend la maniËre de +donner beaucoup et ‡ peu de frais: + + _Nec dominam jubeo pretioso munere dones;_ + _Parva, sed Ë parvis callidus apta dato_ + _ Dum benÈ dives ager, dum rasni pondere nutant,_ + _Afferat in calatho rustica dona pucri:_ +[p. 432] + _Rure suburbano poteris tibi dicere missa,_ + _Illa tibi in sacr‚ sint licet emptu vi‚._ + _Afferat aut uvas, aut quas Amaryllis habebat;_ + _At nunc castantas, nunc amat illa nuces_. + (_De Art. am_., lib. II, 261.) + +Voil‡ les prÈsens de l'ÈtÈ. Il y a apparence que ceux de l'hiver +n'Ètoient pas plus considÈrables. (Lantin de Damerey.) + + +Note 78, pages 268-269. + +Vers 8532-8578. _Jorroises_. Je crois qu'il ne faut point mettre de +virgule aprËs _beloces_ ni aprËs _d'avesnes_; en ce cas-l‡, le sens +seroit: bouquet d'avoine qui vient dans les terres appelÈes _jorroises_. +Les paysans en Bourgogne donnent le nom de _boulÈe_ ‡ des raisins +attachÈs en boule, dont ils font des prÈsens, pendant la vendange, aux +gens de leur connoissance qui n'ont point de vignes; ainsi _beloces, +d'avesne_, ou _boulaces_, comme je l'ai lu dans un manuscrit, +signifieroit une poignÈe d'avoine avec sa paille, ramassÈe en une espËce +de bouquet ou de boule. Les anciens disoient une boulÈe de clÈs, parce +qu'alors elles Ètoient attachÈes par un cordon ‡ une boule de bois. +Cette explication de _beloces_ n'est qu'une conjecture, mais je la crois +soutenable, en ce que Jehan de Meung ayant parlÈ de prunes au vers 8528, +il Ètoit fort inutile d'en parler quatre vers plus bas. + +A l'Ègard de _jorroises_, o˘ le manuscrit Bouhier met _jorreuses_, qui +se rapporte ‡ avoine, Du Cange, au mot _joria_, donne ‡ entendre que +c'est le nom d'une terre destinÈe ‡ rapporter de la graine; ainsi, [p. +433] _avesnes, jorroises_ ou _jorreuses_ seroient des avoines crues dans +un champ propre pour cette espËce de graine. (Lantin de Damerey.) + + +Note 79, pages 270-271. + +Vers 8548-8594. + + Biaux dons soustienneat maint bailli + Qui fussent ore mal bailli. + +Traduction littÈrale: ´Beaux dons soutiennent maints baillis qui +seraient aujourd'hui mal gardÈs ou mal-lotis.ª Le jeu de mots est +intraduisible. On peut interprÈter ces vers de deux maniËres: ´1∞ Beaux +dons soutiennent maints baillis, maints juges, qui, sans eux, ne +pourraient mener si grand train qu'ils font d'ordinaire;ª ´2∞ Beaux dons +soutiennent les juges prÈvaricateurs qui, sans eux, seraient dËs +longtemps punis comme ils le mÈritent.ª (P.M.) + +_Bailli_, c'est-‡-dire gardien. Le grand bailli et le sÈnÈchal Ètaient +une mÍme chose, tous deux gardiens et conservateurs des biens du peuple, +contre les vexations des juges ordinaires. On disoit aussi _bail_, et +dans Ville-Hardouin on trouve _bals_, dans le mÍme sens. _Bailli_ vient +de _bajulus_, par corruption de _bailus_ et _balius_. (Lantin de +Damerey.) + + +Note 80, pages 270-271. + +Vers 8556-8602. + + _Omnia sumpta ligant_. + +[p. 434] + +Note 81, pages 272-273. + +Vers 8579-8624. + + _Nec minor est virtus, quam quaerere, parta tueri_. + (Ovid., _De Art. am_., lib. II, 13.) + + +Note 82, pages 272. + +Vers 8595. _Mal-feu, mal-fu, mah-flambe_. ´Que le mal-feu vous arde! que +le mal-feu vous br˚le!ª ImprÈcation fort usitÈe dans les XIIe +XIIIe et XIVe siËcles, qui a tirÈ son origine d'une maladie +ÈpidÈmique dont les Parisiens furent attaquÈs sous Louis VI, en 1131, et +que l'on nomma la maladie des ardents, et ensuite le charbon. Ceux qui +en Ètoient attaquÈs mouroient sur le champ. On eut recours aux priËres, +et on porta processionnellement la ch‚sse de sainte GeneviËve ‡ l'Èglise +de Notre-Dame; tous les historiens sont d'accord que cette relique, +Ètant dans la rue Neuve-Notre-Dame, cette maladie cessa. En mÈmoire de +ce miracle, on Èdifia au mÍme endroit une Èglise sous le nom de +Sainte-GeneviËve-des-Ardents, qui fut ÈrigÈe en paroisse. Elle fut +dÈtruite en 1747 et rÈunie en la paroisse de la Magdelaine, en la CitÈ. +On fait la fÍte de la commÈmoration de ce miracle le 26 novembre. +(Lantin de Damerey.) + + +[p. 435] +Note 83, pages 274-275. + +Vers 8605-8649. + + _Unus Iberinoe vir sufficit? Ocyus illud_ + _Extorquebis, ut haec oculo contenta sit uno_. + (JuvÈnal, _Satyre_ VI, v. 53.) + + +Note 84, pages 276-277. + +Vers 8664-8708. _Besans, besens_. C'Ètoient des piËces d'or de la valeur +de dix sols, suivant l'Èvaluation faite par Du Cange, en parlant de la +ranÁon de saint Louis, o˘ il dit que le marc d'argent valoit huit besans +en or, et quatre livres, ou quatre-vingt-dix sous en argent, d'o˘ il +rÈsulte que chaque besant valoit dix sous. Cette monnoie Ètoit appelÈe +ainsi parce qu'elle avoit commencÈ d'avoir cours dans la ville de +Byzance. (Lantin de Damerey.) + + +Note 85, pages 276-277. + +Vers 8669-8712. A partir de ce vers jusqu'au vers 10011, ce passage a +Èvidemment ÈtÈ rajoutÈ aprËs coup. Le lecteur est assez embarrassÈ, du +reste, en retrouvant la suite des prÈceptes d'Ami, aprËs 1331 vers de +leÁons _buissonniËres_. On ne saurait attribuer ce passage ‡ des +copistes, puisque nous y trouvons le fameux distique qui faillit, +suivant ThÈvet, co˚ter si cher ‡ notre poËte. Si cette anecdote n'est +pas prouvÈe, elle fait supposer que jamais personne n'a songÈ ‡ +contester ‡ Jehan de Meung la paternitÈ de cette partie du Roman. Il en +est de mÍme du passage signalÈ ‡ la note 31 du prÈsent [p. 436] volume. +On verra, par ces deux exemples, combien maÓtre Jehan mettait de +nÈgligence dans ces rajustements; nous verrons dans le volume suivant +qu'il a poussÈ le sans-gÍne jusqu'‡ intercaler un passage, ‡ peu prËs de +la taille des deux ci-dessus, au milieu mÍme d'une phrase! + + +Note 86, pages 278. + +Vers 8701. _Luz_, brochet, du latin _lucius_. C'est le tyran des +poissons; car il dÈvore, non seulement ceux d'une espËce diffÈrente de +la sienne, mais les brochetons ses confrËres n'Èchappent point ‡ sa +voracitÈ. + + _Lucius est piscis, rex aique tyrannus aquarum_, + +dit l'Ècole de Salerne. + +Albert-le-Grand prÈtend que le brochet ne fait point de mal ‡ la perche, +‡ cause que les Ècailles de son dos sont trop piquantes; il veut mÍme +qu'il y ait entre ces deux poissons une espËce de sympathie, et que, +lorsque le brochet a reÁu quelque blessure, il va auprËs de la perche +qui le guÈrit en le touchant. (In: _Commentario scholae Salernae_.) +(Lantin de Damerey.) + + +Note 87, pages 278-279. + +Vers 8704-8748. _Graine_. M. Francisque Michel traduit: _cochenille_. Ce +qu'on appelle ´graine de cochenille,ª encore aujourd'hui, est l'insecte +employÈ pour la teinture. Quoiqu'il existe, de tout temps, un insecte de +la mÍme famille (kermËs) dont les Orientaux [p. 437] et les ProvenÁaux +teignent les Ètoffes, l'usage de la cochenille ne fut importÈ du Mexique +en Europe qu'au XVIe siËcle, et nous pensons que la traduction de +_graine_ par _cochenille_, si savante qu'elle soit, est plus +qu'aventurÈe ici. + + +Note 88, pages 280. + +Vers 8714-8716. Ces deux vers sont faux; ils ont un pied de trop. Du +temps de Jehan de Meung ´avoientª comptait pour trois pieds dans le +corps du vers. + + +Note 89, pages 282-283. + +Vers 8769-8811. + + _Non bene conveniunt, nec in un‚ sede movantur_ + _Majestas et amor_. + (Ovide, _MÈtamorph_., lib. II, v. 8 et 9.) + + +Note 90, pages 284-285. + +Vers 8796-8836. _Male-semaine._ C'est l'Èpoque des menstruations de la +femme. + + +Note 91, pages 286-289. + +Vers 8831-8877. + + A cui parÈs-vous ces chastaignes? + +Il nous a ÈtÈ impossible de rien dÈcouvrir sur l'origine et le sens de +ce proverbe. Un instant cependant nous avons eu une lueur d'espoir, en +lisant [p. 438] la note de M. Francisque Michel, qui nous renvoyait au +mot _Chastaigne_, dans ses _…tudes de philologie comparÈe sur l'argot_. +Vite nous faisons l'acquisition de ce volume, et nous lisons: ´Peler +chastaignes, avoir du bien-Ítre. Puis, ajoute l'auteur, l'expression: +parer chastaignes, qui est peut-Ítre plus ancienne, paraÓt avoir un +autre sens.ª Suivent, sans plus, les deux vers du _Roman de la Rose_ o˘ +figure ce proverbe! + + +Note 92, pages 288-289. + +Vers 8855-8899. Nous avons eu un instant l'idÈe de +conserver _chapel_ et _appel_. Nous nous sommes, en +fin de compte, arrÍtÈ ‡ _chapeau_ et _appeau_. En effet, +_chapel_ et _chapeau_ sont ‡ peu prËs synonymes, tandis +qu'_appel_ et _appeau_ ont un sens trop tranchÈ +aujourd'hui pour pouvoir se mettre indiffÈremment l'un +pour l'autre. + + +Note 93, pages 290-291. + +Vers 8867-8911. (Voir la note 18 du tome I.) + + +Note 94, pages 290-291. + +Vers 8886-8932. (Voir la note 39 du prÈsent tome.) + + +Note 95, pages 290-291. + +Vers 8887-8935. ThÈophraste, natif d'ErËse. Il Ètoit fils de MÈlanthe le +Foulon. Il fut disciple de Leucippe, puis de Platon, et enfin +d'Aristote. Il [p. 439] s'attacha ‡ ce dernier, et il devint son +successeur au LycÈe. Aristote lui changea son nom de Tyrtame en celui de +ThÈophraste, ‡ cause de son Èloquence, qui avoit quelque chose de divin. +ThÈophraste composa prËs de deux cents volumes, dont la plupart sont +perdus. Voil‡ ‡ peu prËs ce qu'en dit DiogËne LaÎrce. + +L'ouvrage le plus connu de ThÈophraste est son _TraitÈ des caractËres_, +traduit par La BruyËre; ce sont eux qui ont servi de modËle ‡ ceux qu'il +a donnÈs sous le titre: _CaractËres de ce siËcle_, qui sont autant de +satires contre les FranÁois, ‡ l'imitation de ThÈophraste, qui n'avoit +point ÈpargnÈ les AthÈniens dans les portraits qu'il en avoit faits. + +Dans l'Èdition de 1613, faite ‡ Leyde, des oeuvres de ThÈophraste, on ne +trouve point le _TraitÈ des noces_, o˘ Jehan de Meung a puisÈ la +meilleure partie de ce qu'il a dit sur cette matiËre: c'est apparemment +un de ces ouvrages qui ont ÈtÈ perdus. Jean de Sarrisbery, ÈvÍque de +Chartres, en a fait mention dans son _Polycraticon_, lib. VIII, cap. XI, +o˘ il dit: _Fertur authore Hieronimo, aureolus Theophrasti liber de +Nuptiis, in quo quaerit an vir sapiens ducat uxorem; et cum dissinisset, +si pulchra esset, si bene morata, si honestis parentibus orta; si ipse +sanus et dives, sic sapientem aliquando inire matrimonium, statim +intulit: Haec autem raro in nuptiis amcordant universa. Non est igitur +uxor amenda sapienti_. ThÈophraste en allËgue les raisons, que l'auteur +du _Roman de la Rose_ a fort bien expliquÈes dans ce qu'il dit contre le +mariage. + +Les Romains, les Spartiates, les Grecs et Lycurgue ont pensÈ sur cet +article tout autrement que ThÈophraste, puisque parmi eux il y avoit des +rÈcompenses pour ceux qui se marioient, et des peines [p. 440] contre +ceux qui passoient leur vie dans le cÈlibat. (Voyez _Alexandrum in +Alexandro_.) (Lantin de Damerey.) + + +Note 96, pages 294-295. + +Vers 8958-9004. Il est curieux de rapprocher ici Voltaire de son +devancier. Dans le roman de _l'IngÈnu_, la belle Saint-Yves meurt de +douleur, ne pouvant surmonter la honte d'avoir obtenu la dÈlivrance de +son amant au prix de sa vertu. Elle lui avoue sa faute au moment +d'expirer, et il s'Ècrie: ´Qui? vous coupable! Non, vous ne l'Ítes pas! +Le crime ne peut Ítre que dans le coeur; le vÙtre est ‡ la vertu et ‡ +moi.ª + + +Note 97, pages 300-301. + +Vers 9038-9084. + + _Rara avis in terris, nigroque simillima cygno_. + (JuvÈnal, _Satyr_. VI, carm. 164.) + + +Note 98, pages 300-301. + +Vers 9043-9089. + + ...._Tarpeium limen adora_ + _Pronus, et auratum Junoni coede juvencam;_ + _Si tibi contigerit capitis matrona pudici_. + (_Ibit_., carm. 47.) + +_Vache dorÈe_. Avant de la conduire au sacrifice, les anciens lui +doroient les cornes, sans doute pour la rendre plus prÈcieuse ‡ leurs +divinitÈs. (Lantin de Damerey.) + + +[p. 441] +Note 99, pages 302-303. + +Vers 9069-9115. + + ...._Uxorem, Posthume, ducis?_ + _Die qu‚ Tisiphone, quitus exagitare colubris?_ + _Ferre potes dominam salvis tot restibus ullam,_ + _C˘m pateant altae caligantesque fenestrae,_ + _C˘m tibi vicinum se praebeat Aemilius pons_. + (_Satyra_ VI, vers. 28 et seq.) + + +Note 100, pages 302-303. + +Vers 9077-9123. PhoronÈe, second roi d'Argos, succÈda ‡ son pËre Inachus +l'an du monde 1228, 1807 ans avant J.-C. Ce fut lui qui rassembla dans +la ville d'Argos les Argiens dispersÈs, et leur donna des lois. + +Le dÈluge d'OgygËs arriva de son temps. C'est le plus ancien roi grec +dont l'histoire nous apprend quelque chose de certain. (MorÈri.) + + +Note 101, pages 302-303. + +Vers 9091-9137. Pierre Abailart. Ses amours avec HÈloÔse n'ont pas moins +contribuÈ ‡ le rendre cÈlËbre dans l'histoire que sa profonde Èrudition, +qui l'a mis au nombre des plus grands docteurs du XIIe siËcle. +Innocent II l'appeloit _Magistrum Petrum_, ‡ cause de sa science. + +Pierre le VÈnÈrable, abbÈ de Cluny, fit pour honorer la mÈmoire de ce +savant homme une Èpitaphe dont voici les deux derniers vers: + +[p. 442] + + _Est satis in titulo, Petrus jacet Abeilardus,_ + _Cui soli patuit scibile quicquid erat_. + +Victime infortunÈe de l'amour et de ses ennemis, il mourut l'an 1142, le +21 avril, ‚gÈ de 63 ans. Il fut enterrÈ ‡ Saint-Marcel, abbaye situÈe +prËs de Ch‚lons-sur-SaÙne. (Lantin de Damerey.) + +NOTA. Son tombeau a ÈtÈ transfÈrÈ de cette abbaye au MusÈe franÁais, +dans l'an VIII. (MÈon.) + + +Note 102, pages 308-309. + +Vers 9164-9210. Saint Julien, surnommÈ l'Hospitalier, vivoit au IVe +siËcle; les pËlerins s'adressoient ‡ lui pour avoir un bon gÓte. La +Fontaine, dans le conte intitulÈ: _l'Oraison de saint Julien_, a mis +heureusement en oeuvre la confiance qu'on avoit en ce saint. (Lantin de +Damerey.) + + +Note 103, pages 308-309. + +Vers 9166-9212. Saint LÈonard, vulgairement appelÈ saint LiÈnard, mort +vers le milieu du VIe siËcle, prËs de Limoges, employoit ‡ racheter +les captifs le produit de la terre que lui avoit donnÈe ThÈodebert, roi +d'Austrasie, ‡ qui le Limousin obÈissoit alors. + + +Note 104, pages 308. + +Vers 9177. _AtaÔne_, querelle, chagrin, f‚cherie, jalousie, animositÈ. +_AtaÔneux_, querelleur. _AtaÔner_, quereller, chagriner, faire de la +peine. Vient du grec [p. 443] _atË_, qui est le nom d'une dÈesse que +l'on nomme en franÁois _AtË_. Elle est de l'invention d'HomËre. C'est ‡ +elle qu'Ètoit confiÈ le soin d'exciter parmi les hommes les noises et +les querelles. + +Rabelais s'en est souvenu dans ses _Fanfreluches antidatÈes_: + + MaugrÈ AtË ‡ la cuisse hÈronniËre. + +En Bourgogne, les paysans disent _Ètener_ pour fatiguer jusqu'‡ l'excËs, +ce qui est une corruption _d'ataÔner_. (Lantin de Damerey.) + + +Note 105, pages 308. + +Vers 9193. _Druerie. Drue_, au masculin _dru_, se prenoit autrefois pour +_fÈale_, amie; mais du temps de saint Louis on prit ce terme en mauvaise +part, et on l'appliqua aux amours dÈshonnÍtes. On en fit autant du +substantif _druerie_, qui signifioit: fidÈlitÈ, amitiÈ, courtoisie, +amour, galanterie. _DruÎ_ ou _druhe_, Ètoit aussi la mÍme chose que +jeune femme. _Si quis puellam quae druhie dicitur, ad maritum in vi‚ +adsalierit, et cum ipsa violenter Maechatus fuerit_, viij _denar. +culpabilis judicetur_. (Tit. 14, legis salicae, art. 10.) (Lantin de +Damerey.) + + +Note 106, pages 314-315. + +Vers 9273-9321. Alcibiade, un des grands capitaines de la GrËce. Il fut +le plus bel homme de son siËcle; voil‡ pourquoi Jehan de Meung en fait +mention. Ce qu'il en dit est pris du troisiËme livre de la _Consolation_ +de BoÎce, son auteur favori. _Quod si ut [p. 444] Aristoteles ait +linceis oculis homines uterentur, ut eorum visus obstentia penetrarent. +Nonne introspectis visceribus illud Alcibiadis superficie pulcherrimum +corpus, turpissimum videretur_? (Lantin de Damerey.) + + +Note 107, pages 314-315. + +Vers 9288-9336. + + _Lis est form‚ magna pudicitiae_. + (Ovid., _…pist_. XVI, carm. 288.) + + +Note 108, pages 316. + +Vers 9310. _A vertus_, traduction littÈrale, _‡ force_. M. Francisque +Michel met ‡ _vertus_ une majuscule. On serait donc forcÈ de traduire: +´Forcent ChastetÈ de servir ‡ Vertu leur dame, qui a en horreur les +honnÍtes femmes.ª Ce serait un contre-sens et une absurditÈ. + + +Note 109, pages 320-321. + +Vers 9364-9416. + + _Spectatum veniunt, veniunt specientur ut ipsae_. + (Ovid., _De Art. am_., lib. I, carm. 99.) + + +Note 110, pages 326-327. + +Vers 9465-9525. Saint Arnoult. Baillet, au tome II de la _Vie des +Saints_, en admet trois qui portËrent ce nom. Le premier, contemporain +de saint Remi, au VIe siËcle, laissa, dit-on, sa femme vierge; elle +Ètoit [p. 445] niËce de Clovis. Saint Arnoult fit plusieurs +pËlerinages, et fut enfin assassinÈ par des anciens valets de sa femme, +irritÈs de ce qu'il lui avoit fait prendre le voile des vierges +consacrÈes ‡ Dieu. D'autres traditions portent que des voleurs, f‚chÈs +de ne lui avoir point trouvÈ d'argent, l'avoient battu cruellement, et +qu'il Ètoit mort de ses blessures. On l'a mis au rang des martyrs, et +l'…glise cÈlËbre sa fÍte, dans le diocËse de Reims, le 18 de juillet. + +L'autre saint Arnoult, qui fut mariÈ, vivoit vers l'an 580. Il avoit +ÈpousÈ une fille nommÈ Dode, dont il eut deux enfants. Elle prit dans la +suite le voile dans un monastËre de TrËves, et saint Arnoult mourut +ÈvÍque de Metz, environ l'an 640. + +Je ne prÈtends pas dÈcider lequel de ces deux saints doit Ítre le +Seigneur des coux ou cocus. Peut-Ítre Jehan de Meung a-t-il cru qu'il +suffisoit d'Ítre mariÈ pour Ítre de cette confrairie, et qu'en rÈduisant +‡ l'acte la possibilitÈ, une pareille hypothËse n'auroit rien d'absurde. +Cet auteur Ètoit d'ailleurs assez prÈvenu contre le beau sexe, pour ne +point aller chercher bien loin des explications ‡ son passage. + +Coquillart a pensÈ ainsi que Jehan de Meung sur le compte de saint +Arnoult; voici comment il s'en explique au monologue des perruques: + + Coquins, niays, sots, joquesus, + Trop tost mariÈz en substance, + Seront tous menÈs au-dessus + Le jour Sainct Arnoult ‡ la dance. + +Saint Vincent FerriËres n'adopte point le sentiment de Jehan de Meung +sur le patron des cocus; car dans son sermon sur la luxure, il fait +mention de deux autres en ces termes: + +[p. 446] +_Fuit mercator; et c˘m ejus uxor esset mortua, venerunt amici et +parentes ut darent sibi uxorem. Dixit eis quod nolebat, quia vel dabitis +uxorem juvenem vel antiquam. Si juvenem habeam, spernet me c˘m sim +antiquus, et timeo quod faceret me de confratri‚ sancti Cuculli: si +autem antiquam accipiam, ego sum antiquus et calvus, et sic unus non +poterit juvare aliam. Dixerunt amici: Compater, non curetis quia non +dabimus vobis uxorem antiquam, sed juvenem; et si faciat vos de +confratri‚ cucullorum, facietis de confratri‚ sancti Lucae_. (Lantin de +Damerey.) + + +Note 111, pages 326-327. + +Vers 9470-9530. _Hurtebillier_. Ce mot, dont le sens n'Èchappera ‡ +personne, ne pouvait se traduire que par un mot empruntÈ ‡ l'argot de la +populace. Nous avons cru prudent de le reproduire simplement. Au +surplus, la racine en est fort douteuse. Doit-on voir dans +_hurtebillier_ un composÈ de _hurter_ et de _bille_, hurter du b‚ton, de +la verge? Cette version nous avait sÈduit tout d'abord, et nous avions +mis: ´Toutes se font recheviller.ª Mais au dernier moment nous nous +sommes dÈcidÈ ‡ conserver le mot de Jehan de Meung. + + +Note 112, pages 326-327. + +Vers 9478-9540. _Rafaitier_. Il y a de l'apparence que le mÈtier que +JuvÈnal appelle refattier est _far l'atto venereo_. Cet acte, selon le +mÍme auteur citÈ par Jehan de Meung, est le moindre des crimes que la +force du tempÈrament fait commettre aux femmes. + +[p. 447] + + _Faciunt graviora coactae_ + _Imperio sexus, minimunque libidine peccant_. + (_Satyra_ VI, carm. 134 et 135.) + +Une autre raison en faveur de mon explication, c'est que la Vieille, qui +raconte ‡ Bel-Accueil comment un homme qu'elle aimait Èperdument la +battoit et la maltraitait, dit: + + J‡ tant dit honte ne m'Èust, + Que de pez ne m'amonestast, + Et que lors ne me rafaistast + Si r'avions et pez et concorde. + +Ovide, qui Ètoit maÓtre en l'art d'aimer, nous apprend que c'est l‡ le +moyen le plus s˚r pour apaiser une femme irritÈe. + + _Pax omnis in uno concubitu_ + _C˘m bene saevierit, cum certa videbitur hostis,_ + _Tunc pete concubitus foedera, mitiserit_. + +(Lantin de Damerey.) + +Nous avons traduit _rafaitier_ par _forniquer_. Que le lecteur nous +pardonne l'emploi de ce mot un peu trop ... comment dire? un peu trop +sacrÈ ... non, un peu trop liturgique; mais nous avons pensÈ que le mot +_pÈchÈ_, qui se trouve ‡ la ligne suivante, nous y autorisait dans une +certaine mesure. (P.M.) + + +Note 113, pages 328-329. + +Vers 9490-9552. La rÈponse que fit Jehan de Meung aux dames de la Cour, +offensÈes avec raison d'une sentence si injuste, est tirÈe d'un livre +italien, intitulÈ: _Cento novelle Antich. A Guilielmo di Bergdam_. C'est +le Guilhem de Bargemon, gentilhomme [p. 448] et poËte provenÁal du +temps de Raimond BÈranger, et par consÈquent plus ancien que Jehan de +Meung. Jean de Notre-Dame a fait mention de Guilhem ou Guillem au +chapitre 48 des poËtes provenÁaux. + +Le mot, que l'on donne ‡ l'un et ‡ l'autre, est une imitation un peu +forcÈe de celui de J.-C. pour sauver la femme adultËre. (Voyez le +_Menagiana_ de 1715, tome IV.) + + +Note 114, pages 330-331. + +Vers 9530-9592. + + _Quem non mille ferae, quem non Sthenelius hostis_ + _Non potuit Juno vincere, vincit amor_. + (Dejanira Herculi, HeroÔdum.) + + +Note 115, pages 330-331. + +Vers 9537-9601. YolÈ, fille d'Eurite, roi d'Oecalie. Hercule en devint +amoureux, et emmena cette princesse prisonniËre, aprËs avoir tuÈ son +pËre qui la lui avoit refusÈe en mariage. Il la donna dans la suite ‡ +son fils Hillus. (Lantin de Damerey.) + + +Note 116, pages 332-333. + +Vers 9555-9619. _Pestel_, b‚ton. M. Francisque Michel s'est cru autorisÈ +‡ remplacer ce mot par _pestax_, avant-bras, pilon. Nous trouvons cette +version beaucoup trop savante, d'autant plus qu'‡ la fin du prÈsent +chapitre, le mari menace sa femme d'un b‚ton (pestel) et d'une lance, +hallebarde, ou simplement broche (haste). + +[p. 449] + + +Note 117, pages 332. + +Vers 9570. _Pautonier_. Autrefois on appeloit ainsi un homme qui n'a +point de profession fixe, qui est prÍt ‡ tout faire, qui est employÈ par +le premier venu aux ouvrages les plus abjects, mÍme ‡ faire de mauvaises +actions, un bandit, un scÈlÈrat, un homme qui court et frÈquente les +femmes de mauvaise vie, qui les soutient; homme prÍt ‡ tous ÈvÈnements, +disposÈ et prÍt ‡ maltraiter quelqu'un, mÍme ‡ l'assassiner; un homme de +mauvaise vie, de mauvaises moeurs, dÈrangÈ dans ses habitudes, un +crocheteur, un portefaix, mÍme un bedeau, ou bedel, qui, dans les +siËcles reculÈs, Ètoient des gens prÈposÈs pour arrÍter les malfaiteurs, +qui les conduisoient en prison et au supplice, ce que font aujourd'hui +les archers. C'Ètoit un valet de bourreau. + + +Note 118, pages 334-335. + +Vers 9588-9652. Ce vers et le prÈcÈdent, ayant ÈtÈ oubliÈs par le +compositeur dans l'Èdition de M. Francisque Michel, celui-ci, trop +scrupuleux, les a intercalÈs deux pages plus loin, au beau milieu d'une +phrase, o˘ ils ne signifient absolument rien. + + +Note 119, pages 336-337. + +Vers 9642-9708. _Solers ‡ liens, decopez ‡ las_, c'est-‡-dire lacÈs. +BenoÓt Baudoin, d'Amiens, a fait un traitÈ sur les souliers, sous le +titre _De Calceo antiquo et mystico_, o˘ il remarque que Dieu donnant ‡ +Adam [p. 450] des peaux de bÍtes pour se couvir, il ne le laissa point +aller les pieds nus; que dans la suite des temps on fit des souliers de +genÍt, de papier, c'est-‡-dire de la plante dont on tiroit le papier qui +croissoit en …gypte. Il y avoit des souliers de lin, de soie, de bois, +de fer, d'argent et d'or. Ils ont souvent changÈ pour la figure, pour +les ornements et pour la couleur; il y a eu des souliers longs, des +souliers unis, et d'autres qui Ètoient tailladÈs et dÈcoupÈs. + +On lit au livre VII des _AntiquitÈs franÁoises_ du prÈsident Fauchet que +les moines de Saint-Martin de Tours, vivant dÈlicieusement, Ètoient +vÍtus de soie, et portoient des souliers, _vitrei coloris_ (ce dit +l'abbÈ Odon). Un autre dit des mirouers ‡ leurs souliers, pour +contempler leurs beaux habits, mÍme dans l'Èglise. (Lantin de Damerey.) + + +Note 120, pages 338. + +Vers 9662. _Despendre_, dÈpenser. M. le duc de Bellegarde, qui Ètoit +Gascon, et qui entendoit la raillerie, ayant demandÈ ‡ Malherbe lequel +Ètoit mieux dit de _depensÈ_ ou de _dependu_, il rÈpendit que _depensÈ_ +Ètoit plus franÁois, mais que _dependu, pendu_ et _rependu_ Ètoient plus +propres pour les Gascons. (Lantin de Damerey.) + + +Note 121, pages 342-343. + +Vers 9726-9796. _Jonglierre, janglerre, jongleur, joingleur_ et +_jonglÈor_, du latin _jaculator_, signifient un bouffon, un bateleur, un +trompeur. [p. 451] + +A la cour des comtes de Flandre, les poÎtes Ètoient appelÈs _jongleurs_; +‡ la cour de nos rois, _fatistes_, du mot _faire. Fatiste_ Ètoit aussi +un bateleur, suivant Borel. _Fat_ vient de _fatiste_. + +Chez les comtes de Provence, on appeloit les poÎtes des _troubadours_ ou +_trouvËres_: la Provence se nommoit alors _la boutique des troubadours_. + +Les anciens poÎtes grecs ont chantÈ les louanges des dieux et des rois, +comme le remarque HÈrodote dans la _Vie d'HomËre,_ dont les poÈsies +furent chantÈes piËce ‡ piËce dans les maisons des seigneurs, ce qui a +fait nommer _rhapsodies_ les poÈsies d'HomËre, non pas dans le sens que +nous donnons aujourd'hui ‡ ce terme. + +Nos trouvËres, ‡ l'exemple de ces poÎtes, empruntant leurs sujets des +belles actions des grands hommes, alloient par les cours des princes, +chantant leurs gestes et leurs hauts faits pour les divertir. Les +_jongleurs_, c'est-‡-dire les mÈnestriers, avoient aussi le mÍme emploi, +chantant avec la viole. Les uns composoient, comme les _trouvËres_ ou +_conteurs_; les autres chantoient les inventions d'autrui, comme les +_chanterres_ et les _jongleurs_, et parce qu'ils avoient besoin les uns +des autres, ils se trouvoient ensemble aux grandes assemblÈes et aux +festins des princes. Le temps o˘ ils fleurirent le plus fut celui des +Croisades. (Voyez Fauchet, _De la langue et poÈsies franÁaises_, liv. +I.) + +´Lorsque les bons trouvËres vinrent ‡ manquer, les _jongleurs_ n'ayant +plus rien de beau ‡ raconter, on se moqua d'eux; et leurs contes Ètant +mÈprisÈs ‡ cause des menteries trop Èvidentes et trop lourdes, quand on +vouloit parler de quelque chose folle et vaine, on disoit: ´Ce n'est que +jonglerieª; Ètant [p. 452] enfin _jongler_ ou _jangler_ pris pour +bourder et mentir.ª (Fauchet, _Ibid_.) (Lantin de Damerey.) + +M. Levesque de la RavaliËre propose une nouvelle Ètimologie de ce mot, +qui a pour elle une ressemblance frappante. + +Les premiers instruments de musique que les hommes aient connus ont ÈtÈ +la harpe et la lyre, dont on tire les sons avec les doigts et les +ongles; ne se peut-il pas que du mot _ongle_ on ait dit _ongler, +jongler, jongleur_, pour exprimer l'action de jouer de la harpe et de la +lyre? L'usage ayant Ètabli la signification de _jongleur_, on a continuÈ +‡ nommer ainsi tous les joueurs d'instruments, quels que fussent les +instruments dont ils jouoient. (MÈon.) + +LittrÈ, d'accord avec tous les linguistes, fait dÈriver _jongleur_ du +latin _joculator_. (P.M.) + + +Note 122, pages 350-351. + +Vers 9853-9923. Doris, nymphe marine, fille de l'OcÈan et de ThÈtis, +ayant ÈtÈ mariÈe ‡ son frËre NÈrÈe, mit au monde cinquante nymphes qui +furent appelÈes NÈrÈides, du nom de leur pËre. Souvent les poËtes +emploient le nom de Doris, pour signifier la dÈesse de la mer, et +quelquefois pour la mer elle-mÍme. (MorÈri.) + + +Note 123, pages 352-353. + +Vers 9868-9938. _Dol_. Le mot _Barat_, que nous traduisons ici par +_Dol_, signifie proprement _fraude_, et jusqu'ici nous l'avions toujours +traduit ainsi. Mais Jehan de Meung personnifiant toutes les passions et +[p. 453] les transformant en acteurs, nous nous sommes trouvÈ fort +embarrassÈ par ce personnage masculin de _Barat_. Aussi avons-nous ÈtÈ +forcÈ de modifier notre traduction suivant les circonstances, tantÙt +mettant _fraude_ et ailleurs _Dol_ ou _mensonge_. L'inconvÈnient n'est +pas bien grave, attendu que ce personnage ne joue aucun rÙle direct dans +l'action du _Roman de la Rose_. + + +Note 124, pages 352. + +Vers 9880. _Pesme_, c'est-‡-dire trËs-mauvaise, la plus mauvaise, par +sincope, du latin _pessima_, ainsi que notre _mÍme_ est sincopÈ de +l'italien _medesimo_, et _carÍme_ de _quaresima_. Je dois cette remarque +au R.P. Oudin, l'un des plus savants JÈsuites de son siËcle en tout +genre de littÈrature. + +Cette explication est d'autant plus s˚re que je l'ai retrouvÈe depuis +dans le Glossaire de Du Cange sur l'histoire de Villehardouin, o˘ les +passages qu'il rapporte confirment le sentiment du P. Oudin. Guillaume +de Nangis, parlant du roi des assassins, dit: ´Icil trËs pesme Roy, et +malvoulant seigneur.ª Et Philippe Mouskes, en la vie de Philippe I: + + Dont fut une trËs grant gelÈe + Trop piesme et trop dÈmesurÈe. + +(Lantin de Damerey.) + +Nous ne reproduisons cette note que pour montrer que la science +philologique Ètait encore dans l'enfance au XVIIIe siËcle. En effet, +_pesme_ vient de _pessima, mÍme_ de _metipsimus_, et _carÍme_ de +_quadragesima_. + +[p. 454] + + +Note 125, pages 352-353. + +Vers 9889-9959. _Laverne_. C'est la dÈesse que les voleurs avoient prise +pour leur patrone. Horace nous a conservÈ la priËre qu'on lui adressoit: + + _Pulchra Laverna,_ + _Da mihi fallere, da justo sanctoque videri_ + _Noctem peccatis, et fraudibus objice nubem_. + (_…pist_. XVI, libro primo.) + +(Lantin de Damerey.) + + +Note 126, pages 358. + +Vers 9994. _ListÈ_. FermÈ avec une barriËre qu'on appeloit _lista_. Je +ne crois pas que dans aucun cas on puisse expliquer ce terme par +_mortifiÈs_ qui se trouve dans certain glossaire. Ce que le roman nomme +_palais listez_, ce sont des palais fermÈs avec des barriËres. _Palais, +‡ palando_, du verbe _palari_, aller par-ci par-l‡; ou bien de _palus_, +qui signifie un pieu, dont Du Cange dÈrive le verbe _palissader_, garnir +de pieux: Ètymologie qui remplit parfaitement l'idÈe attachÈe aux trois +corps de troupes ou camps-volants de nos premiers FranÁois, qui Ètoient +sans sÈjour fixe sous des tentes, munis seulement d'une enceinte de +pieux dont on fait encore usage dans la guerre. Par l‡ se forme du mot +_palais_ une idÈe toute diffÈrente de celle que l'on en a vulgairement. + +De la mÍme Ètymologie, _palor_, pour _errer_, se tirent certainement les +mots _palatins_ et _paladins_, ou chevaliers errants, dont les combats +et l'amour faisoient toute l'occupation. (Lantin de Damerey.) + +[p. 455] +_Palais_ vient tout simplement de _palatum, palatium_, qui veut dire: +maison du prince; on trouve _palatium_ dans Varron. + + +Note 127, pages 362. + +Vers 10028. _Guerpir_, abandonner, du verbe _werpir_, qui signifioit +autrefois: livrer et ensaisiner l'hÈritage que l'on appeloit _werp_ ou +_guerp_, comme on le voit dans les notes de Hierome Bignon sur Marculfe. +_DÈguerpir_, c'Ètoit Ùter, dÈlaisser; mais dans la suite, le simple et +le composÈ ont signifiÈ la mÍme chose, c'est-‡-dire abandonner. (Lantin +de Damerey.) + + +Note 128, pages 366-367. + +Vers 10111-10187. + + _Pauper amet cautË: timeat maledicere pauper. + Multaque, divitibus non patienda, ferat_. + (Ovid., _De Art. am_., lib. II, carm. 167.) + + +Note 129, pages 368-369. + +Vers 10137-10211. + + _Sed neque fulvus aper medi‚ tam saevus in ira est, + Fulmineo rabidos c˘m votat ore canes, + Nec lea, c˘m catulis lactentibus ubera praebet, + Nec brevis ignaro vipera laesa pede, + Fomina quam socii deprens‚ pellice lecti + Ardet, et in vultu pignora mentis habet_. + (Ovid., De _Art. am_., lib II, carm. 373.) + +[p. 456] + +Note 130, pages 376-377. + +Vers 10266-10342. Les quatre vers suivants se trouvent dans quelques +manuscrits: + + Salemon qui tout esprouva, + En mil homes un bon trova; + MËs des fames ne trova nule, + Ne plus qu'en trueve mere mule. + + +Note _131, pages_ 378-379. + +Vers 10315-10391. + + _Quod natura dedit, nemo tollere potest_. + +Au vers prÈcÈdent se trouve le mot _surgÈure_, saut, la _science de +surgÈure_, la science de sauter. Ne pouvant traduire ce mot par un mot +en _ure_ pour rimer avec _nature_, nous nous sommes permis de substituer +‡ _surgÈure_ le mot _Ègratignure_, qui traduit exactement la pensÈe de +l'auteur, sinon le mot. + +[p. 457] + + +TABLE DES MATI»RES + + +TITRES DES CHAPITRES. + +CHAPITRE XXXIII.--_Du vers_ 4283 _au vers_ 4450. + + Cy endroit trespassa Guillaume + De Loris, et n'en fist plus pseaulme; + Mais, aprËs plus de quarante ans, + Maitre Jehan de Meung ce Rommans + Parfist, ainsi comme je treuve; + Et ici commence son oeuvre. + +CHAPITRE XXXIV.--_Du vers_ 4451 _au vers_ 4952. + + Cy est k trËs-belle Raison, + Qui est preste en toute saison + De donner bon conseil ‡ ceulx + Qui d'eulx sauver sont paresceux. + +CHAPITRE XXXV.--_Du vers_ 4953 _au vers_ 5838. + + Ci est le Souffreteux devant + Son vray Ami, en requerant + Qu'il luy vueille aider au besoing, + Son avoir lui mettant au poing. + +CHAPITRE XXXVI.--_Du vers_ 5839 _au vers_5888. + + Comment Virginius plaida + Devant Apius, qui jugea + Que sa fille ‡ tout bien taillÈe, + Fust tost ‡ Claudius baillÈe. + +[p. 458] + +CHAPITRE XXXVII.--_Du vers_ 5889 _au vers_ 6162. + + Comment aprËs le jugement + Virginius hastivement + A sa fille le chief couppa, + Dont de la mort point n'Èchappa; + Et mieulx ainsi le voulut faire, + Que la livrer ‡ pute affaire; + Puis le chief presenta au juge + Qui en escheut en grant dÈluge. + +CHAPITRE XXXVIII.--_Du vers_ 6163 _au vers_ 6440. + + Comment Raison monstre ‡ l'Amant + Fortune la RoÎ tournant, + Et lui dit que tout son pouvoir, + S'il veult, ne le fera douloir. + +CHAPITRE XXXIX.--_Du vers_ 6441 _au vers_ 6494. + + Comment le maulvais empereur + Neron, par sa grande fureur, + Fist devant luy ouvrir sa mere, + Et la livrer ‡ mort amere, + Pource que vÈoir il vouloit + Le lieu o˘ concÈu l'avoit. + +CHAPITRE XL.--_Du vers_ 6495 _au vers_ 6710. + + Comment Senecque le preud'homme, + Maistre de l'empereur de Romme, + Fut mis en ung baing pour mourir; + Neron le fist ainsi pÈrir. + +CHAPITRE XLI.--_Du vers_ 6711 _au vers_ 6796. + + Comment l'emperere Neron + Se tua devant deux garÁons, + En ung jardin o˘ se bouta, + Pour ce que son pueple doubta. + +[p. 459] + +CHAPITRE XLII.--_Du vers_ 6797 _au vers_ 7526. + + Comment Phanie dist au roy + Son pere, que par son desroy + Il seroit au gibet pendu, + Et l'a par son songe entendu. + +CHAPITRE XLIII.--_Du vers_ 7527 _au vers_ 8096. + + Comment Raison laisse l'Amant + MÈlancolieux et dolant, + Puis s'est tournÈ devers Amis + Qui en son cas confort a mis. + +CHAPITRE XLIV.--_Du vers_ 8097 _au vers_ 8266. + + Comment l'Amant monstre ‡ Amis + Devant lui ses trois ennemis, + Et dit que tost le temps viendra + Qu'au juge d'eulx se complaindra. + +CHAPITRE XLV.--_Du vers_ 8267 _au vers_ 8374. + + Comment PovretÈ fait requestes + A Richesce moult deshonnestes, + Qui riens ne prise tous ses ditz, + Mais de tout l'a fait esconditz. + +CHAPITRE XLVI.--_Du vers_ 8375 _au vers_ 8712. + + Comment Amis recorde cy + A l'Amant, qu'un seul vray Amy + En sa povretÈ il avoit, + Qui tout son avoir lui offroit. + +CHAPITRE XLVII.--_Du vers_ 8713 _au vers_ 8772. + + Comment les gens du temps passÈ + N'avoient nul trÈsor amassÈ, + Fors tout commun par bonne foy; + Et n'avoient ne prince ne roy. + +[p. 460] + +CHAPITRE XLVIII.--_Du vers_ 8773 _au vers_ 8848. + + Ici commence le Jaloux + A parler et dire, oyans tous, + A sa femme qu'elle est trop baulde, + Et rappelle faulse ribaulde. + +CHAPITRE XLIX.--_Du vers_ 8849 _au vers_ 8967. + + Comment le Jaloux si reprent + Sa femme, et dit que trop mesprent + De dÈmener ou joie ou feste, + Et que de ce trop le moleste. + +CHAPITRE L.--_Du vers_ 8968 _au vers_ 9307. + + Comment Lucrece par grant ire + Son cuer point, derrompt et dessire, + Et chiet morte sur terre adens, + Devant son mari et parens. + +CHAPITRE LI.--_Du vers_ 9308 _au vers_ 9696. + + BeaultÈ si ChastetÈ guerroye, + Et Laidure aussi la maistroye + De servir ‡ vertus leur dame + Qui des chastes ‡ malle fame. + +CHAPITRE LII.--_Du vers_ 9697 _au vers_ 9842. + + Comment le Jaloux se dÈbat + A sa femme, et si fort la bat, + Que robe et cheveulx luy descire + Par sa jalousie et par ire. + +CHAPITRE LIII.--_Du vers_ 9843 _au vers_ 9948. + + Comment Jason alla grant erre + Oultre mer la toison d'or querre, + Et fut chose moult merveilleuse + Aux regardons et moult paoureuse. + +[p. 461] + +CHAPITRE LIV.--_Du vers_ 9949 _au vers_ 10358. + + Cy povez lire sans desroy, + Comment fut fait le premier roy, + Qui puis leur jura sans tarder + De loyaulment le leur garder. + +CHAPITRE LV.--_Du vers_ 10359 _au vers_ 10398. + + Comment l'Amant, sans nul termine + Prent congiÈ d'Amis, et chemine + Pour savoir s'il pourrait choisir + Chemin pour Bel-Acueil vÈir. + + +NOTES + + +FIN DU TOME DEUXI»ME + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Le roman de la rose by Guillaume de Lorris-Jean de Meung + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE ROMAN DE LA ROSE *** + +***** This file should be named 17140-0.txt or 17140-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/7/1/4/17140/ + +Produced by Marc D'Hooghe. + +Updated editions will replace the previous one--the old editions will +be renamed. + +Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright +law means that no one owns a United States copyright in these works, +so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United +States without permission and without paying copyright +royalties. 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It +exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations +from people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future +generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see +Sections 3 and 4 and the Foundation information page at +www.gutenberg.org + + + +Section 3. 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Email contact links and up to +date contact information can be found at the Foundation's web site and +official page at www.gutenberg.org/contact + +For additional contact information: + + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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