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+The Project Gutenberg EBook of Le roman de la rose, by Guillaume de Lorris-Jean de Meung
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+This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
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+whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
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+Title: Le roman de la rose
+ Tome II
+
+Author: Guillaume de Lorris-Jean de Meung
+
+Release Date: November 20, 2005 [EBook #17140]
+[Most recently updated: July 30, 2020]
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+Language: English
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+Character set encoding: UTF-8
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE ROMAN DE LA ROSE ***
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+
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+Produced by Marc D'Hooghe.
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+
+
+
+LE ROMAN DE LA ROSE
+
+PAR
+
+GUILLAUME DE LORRIS
+
+ET
+
+JEAN DE MEUNG
+
+
+
+…dition accompagnÈe d'une traduction en vers
+
+PrÈcÈdÈe d'une Introduction, Notices historiques et critiques;
+
+Suivie de Notes et d'un Glossaire
+
+
+PAR
+
+PIERRE MARTEAU
+
+
+
+TOME II
+
+
+
+PARIS
+
+1878
+
+
+ * * * * *
+
+[P. 1]
+
+ LE ROMAN DE LA ROSE
+
+[P. 2]
+
+
+ XXXIII
+
+
+ Cy endroit trespassa Guillaume 4283
+ De Loris, et n'en fist plus pseaulme;
+ Mais, aprËs plus de quarante ans,
+ MaÓtre Jehan de Meung ce Rommans
+ Parfist, ainsi comme je treuve[1];
+ Et ici commence son oeuvre.
+
+
+[Et si l'ai-ge perdu, espoir,
+A poi que ne m'en desespoir!]
+DÈsespoir, las! ge non ferai,
+J‡ ne m'en desespererai;
+Car s'esperance m'iert faillans,
+Ge ne seroie pas vaillans.
+En li me dois rÈconforter,
+Qu'Amors por miex mes maus porter,
+Me dist qu'il me garantiroit,
+Et qu'avec moi par-tout iroit.
+MËs de tout ce qu'en ai-ge affaire,
+S'ele est cortoise et debonnaire?
+El n'est de nulle riens certaine,
+Ains met les amans en grant paine,
+Et se fait d'aus dame et mestresse,
+Mains en dÈÁoit par sa promesse:
+
+[p. 3]
+
+
+ XXXIII
+
+
+ De Lorris Guillaume ici mÍme 4295
+ Mourut sans finir son poËme;
+ Mais, aprËs plus de quarante ans,
+ MaÓtre Jean de Meung ce Romans
+ Parfit, ainsi comme je treuve[1],
+ Et ici commence son oeuvre.
+
+
+[S'Il m'est rÈservÈ de le voir,
+Oui, j'en mourrai de dÈsespoir!]
+De dÈsespoir! Non, je le jure,
+Car ce serait me faire injure.
+Si l'espÈrance me manquait,
+Par trop l‚che mon coeur serait.
+Il faut qu'elle me rÈconforte;
+Amour, pour que mieux je supporte
+Mes maux, dit qu'il me dÈfendrait
+Et qu'avec moi partout irait.
+Mais, aprËs tout, la belle affaire;
+Elle est courtoise et dÈbonnaire,
+C'est vrai, mais certaine de rien,
+Les amants laisse en grand chagrin
+Et se fait d'eux dame et maÓtresse
+Pour les leurrer par sa promesse;
+
+[p. 4]
+
+Qu'el promet tel chose sovent 4303
+Dont el ne tenra j‡ convent.
+Si est peril, se Diex m'amant,
+Car en amer maint bon Amant
+Par li se tiennent et tendront,
+Qui j‡ nul jor n'i aviendront.
+L'en ne s'en scet ‡ quoi tenir,
+Qu'el ne scet qu'est ‡ avenir.
+Por ce est fox qui s'en aprime:
+Car, quant el fait bon silogime,
+Si doit l'en avoir grant paor
+Qu'el ne conclue du pior,
+Qu'aucune fois l'a l'en vÈu,
+S'en ont estÈ maint decÈu.
+Et non porquant si vodroit-ele
+Que le meillor de la querele
+…ust cil qui la tient o soi.
+Si fui fox quant blasmer l'osoi.
+Et que me vaut or son voloir,
+S'ele ne me fait desdoloir?
+Trop poi, qu'el n'i puet conseil metre,
+Fors solement que de prometre.
+Promesse sans don ne vaut gaires,
+Avoir me lest tant de contraires,
+Que nus n'en puet savoir le nombre.
+Dangier, Paor, Honte m'encombre,
+Et Jalousie, et Male-Bouche
+Qui envenime et qui entouche
+Tous ceus dont il fait sa matire,
+Par langue les livre ‡ martire.
+Cil ont en prison Bel-Acueil,
+Qu'en trestous mes pensers acueil,
+Et sai que s'avoir ne le puis
+En brief tens, j‡ vivre ne puis.
+
+[p. 5]
+
+Car elle nous promet souvent 4315
+Choses qui restent ‡ nÈant.
+Par Dieu, dangereuse EspÈrance!
+Combien par elle avec constance
+A bien aimer s'attacheront
+Qui jamais ne rÈussiront!
+D'avenir elle n'est maÓtresse,
+Comment donc croire ‡ sa promesse?
+Aussi, bien fol qui s'y fierait;
+Car si beaux biens elle promet,
+Bien souvent, hÈlas! on l'a vue
+Mainte ‚me aussi laisser dÈÁue.
+Toujours on doit avoir grand' peur
+De son conseil faux et trompeur.
+Et pourtant que demande-t-elle?
+Qu'au coeur qui lui reste fidËle,
+Tout vienne au grÈ de son dÈsir[2].
+Fol que je suis de la honnir!
+Mais que me vaut son assistance
+S'elle ne calme ma souffrance?
+HÈlas! rien. Car elle ne fait
+Que promettre et rien plus ne sait
+(Sans don promesse ne vaut guËre),
+Et me laisse avoir de misËre
+Plus que nul n'oserait songer.
+M'accablent Peur, Honte et Danger,
+Et Jalousie et Malebouche
+Qui tous ceux que sa langue touche
+Empoisonne de son venin
+Et met ‡ martyre sans fin.
+Bel-Accueil en prison ils laissent
+A qui tous mes pensers s'adressent,
+Et si je ne puis en jouir,
+Il me faudra bientÙt mourir.
+
+[p. 6]
+
+Ensor que tout me repartuÎ 4337
+L'orde vielle, puant, mossuÎ,
+Qui de si prËs le doit garder,
+Qu'il n'ose nuli regarder.
+ DËs or enforcera mi diex;
+Sans faille voirs est que li Diex
+D'Amors trois dons, soe merci
+Me donna, mËs ge les pers ci:
+Doulx-Penser qui point ne m'aÔde,
+Doulx-Parler qui me faut d'aÔde,
+Le tiers avoit non Doulx-Regart:
+Perdu les ai, se Diex me gart.
+Sans faille biaus dons i ot; mËs
+Il ne me vaudront riens jamËs,
+Se Bel-Acueil n'ist de prison,
+Qu'il tiennent par grant mesprison.
+Por lui morrai, au mien avis,
+Qu'il n'en istra, ce croi, j‡ vis.
+Istra! non voir. Par quel proesce
+Istroit-il de tel forteresce?
+Par moi, voir, ne sera-ce mie,
+Ge n'ai, ce croi, de sens demie,
+Ains fis grant folie et grant rage
+Quant au Diex d'Amors fis hommage.
+Dame Oiseuse le me fist faire,
+Honnie soit et son affaire,
+Qui me fist o˘ joli vergier
+Par ma proiere herbergier!
+Car, s'ele Èust nul bien sÈu,
+El ne m'Èust onques crÈu;
+L'en ne doit pas croire fol homme
+De la value d'une pomme.
+Blasmer le doit-l'en et reprendre,
+Ains qu'en li laist folie emprendre;
+
+[p. 7]
+
+Surtout c'est elle qui me tue 4349
+La vieille puante et moussue,
+Qui de si prËs le doit garder
+Que nul il n'ose regarder.
+ DËs lors augmenteront mes peines;
+Pourtant trois gr‚ces souveraines
+Daigna m'accorder Dieu d'Amours
+Vaines, las! en ces sombres jours.
+C'est Doux-Penser qui point ne m'aide,
+Doux-Parler que point ne possËde
+Et le troisiËme Doux-Regard.
+Si Dieu ne m'aide sans retard,
+Je les perdrai sans aucun doute,
+Car leur vertu s'usera toute
+Si Bel-Accueil reste en prison
+Qu'ils tiennent par grand' trahison.
+De ma mort il sera la cause,
+Car jamais vivant, je suppose,
+Il n'en sortira. Sortir, las!
+Par quelle prouesse mon bras
+L'arracher de la forteresse?
+Je n'ai plus force ni sagesse
+Depuis que ma folle fureur
+D'Amour me fit le serviteur.
+Dame Oyseuse me le fit faire
+Lorsque, cÈdant ‡ ma priËre
+(Dieu la honnisse!), du verger
+L'huis elle ouvrit pour m'hÈberger.
+On ne doit propos de fol homme
+Priser la valeur d'une pomme;
+Et si nul bien elle avait su,
+Jamais elle ne m'aurait cru
+Ni laissÈ folie entreprendre
+Sans me bl‚mer et me reprendre;
+
+[p. 8]
+
+Et je fui fox, et el me crut. 4371
+Onques par li biens ne me crut;
+El m'acomplit tout mon voloir,
+Si m'en estuet plaindre et doloir.
+Bien le m'avoit Raison notÈ,
+Tenir m'en puis por assotÈ,
+Quant dËs lors d'amer ne recrui,
+Et le conseil Raison ne crui.
+ Droit ot Raison de moi blasmer,
+Quant onques m'entremis d'amer;
+Trop griÈs maus m'en convient sentir,
+Par foi, je m'en voil repentir.
+Repentir? las! ge que feroie?
+TraÔtres, faus, honnis seroie.
+Maufez m'auroient envaÔ,
+J'auroie mon seignor traÔ.
+Bel-Acueil reseroit traÔs!
+Doit-il estre par moi haÔs,
+S'il, por moi faire cortoisie,
+Languist en la tor Jalousie?
+Cortoisie me fit-il voire
+Si grant, que nus nel' porroit croire,
+Quant il volt que ge trespassasse
+La haie et la Rose baisasse.
+Ne l'en doi pas mal grÈ savoir,
+Ne ge ne l'en saurai j‡ voir.
+J‡, se Diex plaist, du Diex d'Amors,
+Ne de li plaintes ne clamors,
+Ne d'Esperance, ne d'Oiseuse,
+Qui tant m'a estÈ gracieuse,
+Ne ferai mËs; car tort auroie
+Se de lor bien-fait me plaignoie.
+Dont n'i a mËs fors du soffrir,
+Et mon cors ‡ martire offrir,
+
+[p. 9]
+
+Or, j'Ètais fol, elle me crut, 4383
+Nul bien par elle ne m'Èchut;
+Je la trouvai trop complaisante,
+Et je pleure et je me lamente.
+Raison me l'avait bien-notÈ,
+Pourquoi sa voix n'ai-je ÈcoutÈ
+Quand elle me faisait dÈfense
+D'aimer, Ù fatale dÈmence!
+ Moult sage Ètait de me bl‚mer
+Raison quand j'entrepris d'aimer,
+D'o˘ me vint trop dure avanie;
+Je veux oublier ma folie.
+Oublier, las! Je ne saurais!
+Au dÈmon je succomberais!
+Je serais l‚che, faux et traÓtre!
+Comment! je renierais mon maÓtre
+Et Bel-Accueil serait trahi!
+De moi doit-il Ítre haÔ,
+Si pour sa tendre courtoisie
+L'enserre en sa tour Jalousie?
+Nul ne croirait pareille horreur;
+Lui qui m'octroya la faveur
+De franchir la barriËre close
+Afin d'aller baiser la Rose!
+Non! Je ne lui saurai jamais
+Nul mauvais grÈ de ses bienfaits;
+Jamais ne me plaindrai d'Oyseuse
+Qui pour moi fut si gracieuse,
+Ni d'EspÈrance, ni d'Amour,
+S'il plaÓt ‡ Dieu, qui tour ‡ tour
+M'ont secouru dans ma dÈtresse;
+Jamais n'aurai telle faiblesse.
+Non! Mon devoir est de souffrir,
+De mon corps au martyre offrir,
+
+[p. 10]
+
+Et d'atendre en bonne espÈrance 4405
+Tant qu'Amors m'envoie alejance.
+Atendre merci me convient,
+Car il me dist, bien m'en sovient:
+Ton servise prendrai en grÈ,
+Et te metrai en haut degrÈ,
+Se mauvestiÈ ne le te tost;
+MËs, espoir, ce n'iert mie tost,
+Grans biens ne vient pas en poi d'hore,
+Eins i convient metre demore.
+Ce sunt si dit tout mot ‡ mot,
+Bien pert que tendrement m'amot.
+Or n'i a fors de bien servir,
+Se ge voil son grÈ deservir;
+Qu'en moi seroient li defaut,
+O˘ Diex d'Amors pas ne defaut
+Par foi, que Diex ne failli onques.
+Certes il defaut en moi donques,
+Si ne sai-ge pas dont ce vient,
+Ne j‡ ne saurai, se DÈ vient.
+Or aut si cum aler porra,
+Or face Amor ce qu'il vorra,
+Ou d'eschaper, ou d'encorir,
+S'il vuet, si me face morir.
+N'en vendroie jamËs ‡ chief,
+Si sui-ge mors se ne l'achief,
+Ou s'autre por moi ne l'achieve;
+Mais s'Amors, qui si fort me grieve,
+Por moi le voloit achever,
+Nus maus ne me porroit grÍver
+Qui m'avenist en son servise.
+Or aut du tout ‡ sa devise,
+Mete-il conseil, s'il li viaut metre,
+Ge ne m'en sai plus entremetre;
+
+[p. 11]
+
+Et d'attendre en bonne espÈrance 4417
+Qu'Amour enfin m'offre allÈgeance.
+C'est le parti qui me convient,
+Car autant comme il m'en souvient,
+Voici mot ‡ mot sa promesse
+Qui pour moi montre sa tendresse:
+´Je prendrai ton service ‡ grÈ
+Et te veux mettre en haut degrÈ
+Si tes mÈfaits ne s'y opposent.
+Mais de bien longs dÈlais s'imposent;
+La Fortune est lente ‡ venir,
+Et moult fait attendre et souffrir.ª
+Servons-le donc sans dÈfaillance
+Pour mÈriter sa bienveillance.
+S'il est un coupable, c'est moi,
+Et non Dieu d'Amours, par ma foi,
+Car Dieu ne saurait faillir oncques;
+En moi seul est le pÈchÈ doncques.
+D'o˘ me vint-il? Je ne le sais,
+Et ne veux le savoir jamais.
+Qu'Amour me sauve ou sacrifie,
+S'il veut, qu'il m'arrache la vie;
+Or advienne ce qu'il pourra,
+Qu'Amour fasse ce qu'il voudra,
+Je reconnais mon impuissance.
+La mort finira ma souffrance
+BientÙt, ‡ moins d'un prompt secours;
+Mais si le cruel Dieu d'Amours
+Voulait terminer mon supplice,
+Je ne craindrais ‡ son service
+Nul mal, nulle calamitÈ.
+Or qu'il fasse ‡ sa volontÈ,
+Or qu'il dispose de ma vie,
+Je n'ai plus de lutter l'envie.
+
+[p. 12]
+
+MËs, comment que de moi aviengne, 4439
+Je li pri que il li soviengne
+De Bel-Acueil aprËs ma mort,
+Qui sans moi mal faire m'a mort.
+Et toutesfois, por li dÈduire,
+A vous, Amors, ains que ge muire,
+DËs que ne puis porter son fËs,
+Sans repentir me fais confËs,
+Si cum font li loial Amant,
+Et voil faire mon testament.
+Au dÈpartir mon cuer li lÈs,
+J‡ ne seront autre mi lÈs.
+
+
+ * * * * *
+
+
+ XXXIV
+
+
+ Cy est la trËs-belle Raison,
+ Qui est preste en toute saison
+ De donner bon conseil ‡ ceulx
+ Qui d'eulx saulver sont paresceux.
+
+
+Tant cum ainsinc me dÈmentoie
+Des grans dolors que ge sentoie,
+Ne ne savoie o˘ querre mire
+De ma tristece ne de m'ire,
+Lors vi droit ‡ moi revenant
+Raison la bele, l'avenant,
+Qui de sa tor jus descendi
+Quant mes complaintes entendi:
+Car, selonc ce qu'ele porroit,
+Moult volentiers me secorroit.
+
+ Raison.
+
+Biaus Amis, dist Raison la bele,
+Comment se porte ta querele?
+
+[p. 13]
+
+Mais, quoi qu'il me puisse advenir, 4451
+Qu'il daigne au moins se souvenir
+De Bel-Accueil, si je succombe,
+Dont la bontÈ creusa ma tombe.
+Toutefois recevez, Amour,
+Avant que je meure, en ce jour,
+Puisque trop lourde est ma misËre,
+Pour lui ma volontÈ derniËre;
+Oyez du plus fidËle amant
+Les derniers voeux, le testament:
+Mon coeur, mon unique richesse,
+Au dÈpartir ‡ lui je laisse.
+
+
+ * * * * *
+
+
+ XXXIV
+
+
+ Ici la trËs-belle Raison
+ Revient, qui en toute saison
+ De ses sages conseils dirige
+ Celui qui son salut nÈglige.
+
+
+ Tandis qu'ainsi me lamentais
+Des grand' douleurs que je sentais,
+Et qu'en vain cherchais allÈgeance
+A ma tristesse et ma souffrance,
+Je vis droit ‡ moi revenir,
+Lorsqu'elle m'entendit gÈmir,
+Raison, la belle, l'entendue,
+De sa tour en bas descendue,
+Car autant comme elle pouvait
+Moult volontiers me secourait.
+
+ Raison.
+
+Ami, dit Raison la jolie,
+Comment se porte ta folie?
+
+[p. 14]
+
+Seras-tu j‡ d'amer lassÈs? 4467
+N'as-tu mie Èu mal assÈs?
+Que te semble des maus d'amer?
+Sunt-il trop dous ou trop amer?
+En sÁai-tu le meillor eslire
+Qui te puist aidier et soffire?
+As-tu or bon seignor servi,
+Qui si t'a pris et asservi,
+Et te tormente sans sejor?
+Il te meschÈi bien le jor
+Que tu hommage li fÈis,
+Fox fus quant ‡ ce te mÈis;
+MËs sans faille tu ne savoies
+A quel seignor afaire avoies:
+Car se tu bien le congnÈusses,
+Onques ses homs estÈ n'Èusses;
+Ou se tu l'Èusses estÈ,
+J‡ nel' servisses ung estÈ,
+Non pas ung jor, non pas une hore,
+Ains croi que sans point de demore
+Son hommage li renoiasses,
+Ne jamËs par Amor n'amasses.
+Congnois-le tu point?
+
+ L'Amant.
+
+OÔl, Dame.
+
+ Raison.
+
+Non fais.
+
+ L'Amant.
+
+Si fais.
+
+ Raison.
+
+De quoi, par t'ame?
+
+[p. 15]
+
+Ne seras-tu d'aimer lassÈ? 4479
+N'as-tu de maux encore assÈ?
+Cet Amour est-il, que t'en semble,
+Amer ou doux, ou tout ensemble?
+De ses maux, dis-moi, le meilleur
+Suffira-t-il ‡ ton bonheur?
+C'est l‡, je crois, un moult bon maÓtre
+Qui t'asservit, t'a pris en traÓtre
+Et te tourmente sans sÈjour.
+Comme tu fus heureux le jour
+O˘ tu te mis en son servage
+Et lui rendis ton fol hommage!
+…videmment tu ne savais
+A quel seigneur affaire avais.
+Car si tu l'avais su, je pense,
+Tu n'aurais fait telle imprudence;
+Ou si son homme avais ÈtÈ,
+Servi ne l'aurais un ÈtÈ,
+Non pas un jour, non pas une heure;
+Mais, je crois, sans plus de demeure,
+Son hommage aurais reniÈ
+Et par Amour n'aurais aimÈ.
+Le connais-tu ce jour?
+
+ L'Amant.
+
+Oui, Dame.
+
+ Raison.
+
+Nenni.
+
+ L'Amant.
+
+Si.
+
+ Raison.
+
+Comment, par ton ‚me?
+
+[p. 16]
+
+
+ L'Amant.
+
+De tant qu'il me dist: Tu dois estre 4491
+Moult liÈs, dont tu as si bon mestre,
+Et seignor de si haut renon.
+
+ Raison.
+
+Congnois-le tu de plus?
+
+ L'Amant.
+
+Ge non,
+Fors tant qu'il me bailla ses regles,
+Et s'en foÔ plus tost c'uns egles,
+Et je remËs en la balance.
+
+ Raison.
+
+Certes, c'est povre congnoissance;
+Mais or voil que tu le congnoisses,
+Qui tant en as Èu d'angoisses,
+Que tout en est deffigurÈs.
+Nus las chetis mal-ÈurÈs
+Ne puet faire emprendre greignor:
+Bon fait congnoistre son seignor;
+Et se cestui bien congnoissoies,
+LÈgiÈrement issir porroies
+De la prison o˘ tant empires.
+
+ L'Amant.
+
+Dame, ne puis, il est mes Sires[3],
+Et ge ses liges homs entiers[4];
+Moult i entendist volentiers
+Mon cuer, et plus en aprÈist,
+S'il fust qui leÁon m'en prÈist.
+
+[p. 17]
+
+
+ L'Amant.
+
+Il dit: ´Tu dois Ítre flattÈ 4503
+Que t'ait pour son homme acceptÈ,
+De tel renom seigneur et maÓtre.ª
+
+ Raison.
+
+Ne s'est-il pas fait plus connaÓtre?
+
+ L'Amant.
+
+Non, fors qu'il m'a baillÈ ses lois
+Et, comme un aigle, par les bois
+S'enfuit, me laissant en balance.
+
+ Raison.
+
+Certes, c'est pauvre connaissance.
+Je veux que tu connaisses mieux
+Qui t'a rendu si malheureux
+Que tu en es mÈconnaissable.
+Il n'est Ítre si misÈrable
+Dont ne soit moindre le labeur.
+Bon fait connaÓtre son seigneur,
+Et si tu connaissais ce maÓtre,
+Sortir essaierais-tu peut-Ítre
+De la prison o˘ tu languis.
+
+ L'Amant.
+
+C'est mon sire[3], dame, ne puis;
+Je me suis fait son homme lige[4]
+Pourtant du joug mon coeur s'afflige
+Et volontiers le secouerait,
+Un bon moyen s'il apprenait.
+
+[p. 18]
+
+
+ Raison.
+
+Par mon chief, ge la te voil prendre, 4513
+Puis que tes cuers i vuet entendre.
+Or te dÈmonsterrai sans fable
+Chose qui n'est point dÈmonstrable;
+Si sauras tantost sans science,
+Et congnoistras sans congnoissance
+Ce qui ne puet estre sÈu,
+Ne dÈmonstrÈ, ne congnÈu.
+Quant ‡ ce que j‡ plus en sache
+Nus homs qui son cuer i atache,
+Ne que por ce j‡ mains s'en dueille,
+S'il n'est tex que foÔr le vueille,
+Lors t'aurai le neu desnoÈ
+Que tous jors troveras noÈ.
+Or i met bien t'entencion,
+Vez-en ci la descripcion.
+ Amors ce est paix haÔneuse,
+Amors est haÔne amoreuse;
+C'est loiautÈs la desloiaus,
+C'est la desloiautÈ loiaus;
+C'est paor toute assÈurÈe,
+Esperance desesperÈe;
+C'est raison toute forcenable,
+C'est forcenerie resnable;
+C'est dous pÈril ‡ soi noier,
+Grief fais legier ‡ paumoier;
+C'est Caribdis la pÈrilleuse[5],
+DÈsagrÈable et gracieuse;
+C'est langor toute santÈive,
+C'est santÈ toute maladive;
+C'est fain saoule en habondance,
+C'est convoiteuse soffisance;
+
+[p. 19]
+
+
+ Raison.
+
+Par mon chef, je veux te l'apprendre, 4525
+Puisque ton coeur y veut entendre.
+CÈans je te vais, sans manquer,
+Chose inexplicable expliquer;
+Alors tu sauras sans science,
+Et connaÓtras sans connaissance
+Ce qui ne peut Ítre conÁu,
+Non plus dÈmontrÈ ni connu.
+Seule une chose est que je sache:
+Si quelqu'un son coeur y attache,
+Il n'a, pour ne plus en souffrir,
+Qu'un remËde, c'est de le fuir.
+Mets-y ton attention toute
+Et la description Ècoute,
+Car le noeud t'aurai dÈnouÈ
+Que toujours trouverais nouÈ.
+ Amour, affection haineuse,
+Amour, c'est la haine amoureuse,
+C'est dÈloyale loyautÈ
+Et loyale dÈloyautÈ;
+C'est la peur toute rassurÈe,
+EspÈrance dÈsespÈrÈe,
+Une furibonde raison,
+Un raisonnable furibond;
+C'est Carybde la pÈrilleuse[5]
+DÈsagrÈable et gracieuse,
+Horrible et sÈduisant danger,
+Fardeau lourd ‡ mouvoir lÈger;
+C'est la faim so˚le d'abondance,
+C'est convoiteuse suffisance,
+Une salutaire langueur,
+SantÈ qui consume le coeur,
+
+[p. 20]
+
+C'est la soif qui tous jors est ivre, 4545
+Yvresce qui de soif s'enyvre;
+C'est faus dÈlit, c'est tristor lie,
+C'est lÈesce la corroucie;
+Dous maus, douÁor malicieuse,
+Douce savor mal savoreuse;
+EntechiÈs de pardon pÈchiÈs,
+De pÈchiÈs pardon entechiÈs;
+C'est poine qui trop est joieuse,
+C'est felonnie la piteuse[6];
+C'est le gieu qui n'est pas estable,
+Estat trop fers et trop muable;
+Force enferme, enfermetÈ fors,
+Qui tout esmuet par ses effors;
+C'est fol sens, c'est sage folie,
+ProspÈritÈ triste et jolie;
+C'est ris plains de plors et de lermes,
+Repos travaillans en tous termes;
+Ce est enfers li doucereus,
+C'est paradis li dolereux;
+C'est chartre qui prison soulage,
+Printems plains de fort yvernage;
+C'est taigne qui riens ne refuse,
+Les porpres et les buriaus[7] use;
+Car ausinc bien sunt amoretes
+Sous buriaus comme sous brunetes;
+Car nus n'est de si haut linage,
+Ne nus ne trueve-l'en si sage,
+Ne de force tant esprovÈ,
+Ne si hardi n'a-l'en trovÈ,
+Ne qui tant ait autres bontÈs
+Qui par Amors ne soit dontÈs.
+Tout li mondes vait ceste voie;
+C'est li Diex qui tous les desvoie,
+
+[p. 21]
+
+C'est la soif qui toujours est ivre, 4557
+Ivresse qui de soif s'enivre,
+Tristesse gaie, amer bonheur;
+Amour, c'est liesse en fureur,
+Doux mal, douceur malicieuse,
+Douce saveur mal savoureuse;
+Un adorable et saint pÈchÈ,
+De pÈchÈ saint acte entachÈ;
+C'est une peine dÈlectable,
+C'est fÈrocitÈ pitoyable[6],
+C'est le jeu toujours inconstant,
+…tat trop stable et trop mouvant,
+PusillanimitÈ virile;
+C'est une force trop dÈbile
+Contre qui pourtant nul effort
+N'a triomphÈ, tant f˚t-il fort;
+C'est fol sens et sage folie,
+ProspÈritÈ triste et jolie;
+C'est un enfer moult doucereux,
+C'est un paradis douloureux,
+Oeil souriant qui toujours pleure,
+Repos travaillant ‡ toute heure,
+Au prisonnier douce prison,
+Printemps glaciale saison,
+Avare qui rien ne refuse.
+Amour la pourpre et la bure use,
+Car aussi bien naissent amours
+Sous la bure et sous le velours[7];
+Car nul homme ici-bas si sage,
+Si grand, de si puissant lignage,
+Ni de force tant ÈprouvÈ,
+Ni si hardi n'a-t-on trouvÈ,
+De telle valeur ni science,
+Qu'Amour ne tienne en sa puissance.
+
+[p. 22]
+
+Se ne sunt cil de male vie 4579
+Que Genius escommenie,
+Por ce qu'il font tort ‡ Nature[8]:
+Ne por ce, se ge n'ai d'aus cure,
+Ne voil-ge pas que les gens aiment
+De cele amor dont il se claiment
+En la fin las, chÈtis, dolant,
+Tant les va Amors afolant.
+MËs se tu viaus bien eschever
+Qu'Amors ne te puisse grever,
+Et veus garir de ceste rage,
+Ne puÈs boivre si bon bevrage
+Comme penser de li foÔr,
+Tu n'en puÈs autrement joÔr.
+Se tu le sius, il te sivra,
+Se tu le fuis, il te fuira.
+
+ L'Amant.
+
+Quant j'oi Raison bien entenduÎ,
+Qui por noient s'est dÈbatuÎ,
+Dame, fis-ge, de ce me vant,
+Ge n'en sai pas plus que devant
+A ce que m'en puisse retraire.
+En ma leÁon a tant contraire,
+Que ge n'en sai noient aprendre,
+Si la sai ge bien par cuer rendre,
+C'onc mes cuers riens n'en oblia,
+Voire entendre quanqu'il i a,
+Por lire tout communÈment,
+Ne mËs ‡ moi tant solement;
+MËs puis qu'Amors m'avÈs descrite,
+Et tant blasmÈe et tant despite,
+
+[p. 23]
+
+Tous suivent le mÍme chemin, 4591
+Ce Dieu les tient tous sous sa main.
+J'excepte gens de male vie
+Que GÈnius excommunie
+Puisque tort ‡ Nature ils font[8]
+J'ai pour eux un dÈgo˚t profond;
+Aussi je veux que tous mÈprisent
+Ce vil amour dont ils se disent
+UsÈs, malheureux, un beau jour,
+Tant les dÈgrade cet amour.
+Or si tu veux bien dans la suite
+D'Amour Èviter la poursuite
+Et de cette rage guÈrir,
+N'hÈsite pas, songe ‡ le fuir.
+A ton mal pour venir en aide
+Je ne connais d'autre remËde;
+Si tu le suis, il te suivra,
+Si tu le fuis, il te fuira.
+
+ L'Amant.
+
+Quand j'ouÔs Raison l'entendue
+Qui s'est en vain bien dÈbattue:
+Dame, lui dis-je, assurÈment
+Je ne sais pas plus que devant
+A mon mal comment me soustraire.
+En la leÁon tout est contraire,
+Et rien certe elle ne m'apprit.
+Je sais par coeur ce qu'avez dit,
+Tant mon ‚me Ètait empressÈe
+De bien saisir votre pensÈe,
+Pour y puiser complËtement
+Votre sage commandement.
+Mais Amour que de tant de bl‚me,
+De mÈpris vous poursuivez, dame,
+
+[p. 24]
+
+Prier vous voil dou defenir, 4609
+Si qu'il m'en puist miex sovenir,
+Car ne l'oÔ defenir onques.
+
+ Raison.
+
+Volentiers: or i entens donques.
+Amors, se bien suis apensÈe,
+C'est maladie de pensÈe
+Entre deus personnes annexes
+Franches entr'eus, de divers sexes,
+Venans as gens par ardor nÈe
+De vision dÈsordenÈe,
+Por eus acoler et baisier,
+Et por eus charnelment aisier.
+Amors autre chose n'atant,
+Ains s'art et se dÈlite en tant.
+De fruit avoir ne fait-il force,
+En dÈliter sans plus s'efforce;
+Si sunt aucun de tel maniere,
+Qui cest amor n'ont mie chiere,
+Toutevois fin amant se faignent,
+MËs par Amors amer ne daignent,
+Et se gabent ainsinc des Dames,
+Et lor prometent cors et ames,
+Et jurent menÁonges et fables
+A ceus qu'il truevent dÈcevables,
+Tant qu'il ont lor dÈlit Èu;
+Mais cil sunt li mains dÈcÈu:
+Car ades vient-il miex, biau mestre,
+DÈcevoir, que dÈcÈus estre[9].
+ De l'autre Amor dirai la cure
+Selonc la devine Escripture;
+MÈismement en ceste guerre
+O˘ nus ne scet le moien querre;
+
+[p. 25]
+
+Veuillez au moins le dÈfinir 4623
+Pour qu'il m'en puisse souvenir,
+Car ne l'ouÔs dÈfinir oncques.
+
+ Raison.
+
+Volontiers; or Ècoute doncques.
+Entre deux Ítres s'attirant,
+Libres, de sexe diffÈrent,
+Amour, si je suis bien sensÈe,
+Est un grand mal de la pensÈe
+Qui leur vient d'une folle ardeur.
+Ils n'ont plus qu'un dÈsir au coeur,
+Baiser, caresse mutuelle,
+Jouissance, en un mot, charnelle.
+Amour n'a point d'autre dÈsir,
+Mais br˚le et cherche le plaisir;
+ProcrÈer n'est point son attente,
+Seule la voluptÈ le tente.
+Pourtant j'en connais en retour
+Qui n'aiment pas de cet amour,
+Et pourtant fins amants se feignent,
+Mais par amour aimer ne daignent,
+Et vont des dames se moquant,
+Corps et ‚me leur promettant,
+Et jurent mensonges et fables
+Aux coeurs qu'ils trouvent dÈcevables,
+Tant qu'enfin soient comblÈs leurs voeux.
+En amour ce sont les heureux;
+Oui, car toujours mieux vaut-il Ítre
+Trompeur que trompÈ, mon beau maÓtre[9].
+ L'autre amour dirai maintenant
+La sainte …criture suivant.
+MalgrÈ que nul en cette guerre
+Mon amour ne recherche guËre,
+
+[p. 26]
+
+MËs ge sai bien, pas nel' devin, 4641
+Continuer l'estre devin.
+A son pooir voloir dÈust
+Quiconques ‡ fame gÈust,
+Et soi garder en son semblable,
+Por ce que tuit sunt corrumpable,
+Si que j‡ par succession
+Ne fausist gÈnÈracion;
+Car puis que pere et mere faillent,
+Vuet Nature que les fils saillent[10]
+Por recontinuer ceste ovre,
+Si que par l'ung l'autre recovre.
+Por ce i mist Nature dÈlit,
+Por ce vuet que l'en s'i dÈlit,
+Que cil ovrier ne s'en foÔssent,
+Et que ceste ovre ne haÔssent;
+Car maint n'i trairoient j‡ trait,
+Se n'iert dÈlit qui les atrait.
+Ainsinc Nature i soutiva:
+SachiÈs que nul a droit n'i va,
+Ne n'a pas entencion droite,
+Qui sans plus dÈlit y convoite;
+Car cil qui va dÈlit querant,
+SÈs-tu qu'il se fait? il se rent
+Comme sers et chÈtis et nices,
+Au prince de tretous les vices;
+Car c'est de tous maus la racine,
+Si cum Tulles le dÈtermine
+O˘ livre qu'il fist de Viellesce,
+Qu'il loe et vant plus que Jonesce.
+Car Jonesce boute homme et fame
+En tous pÈris de cors et d'ame.
+Et trop est fort chose ‡ passer
+Sans mort, ou sans membre casser,
+
+[p. 27]
+
+Je sais bien, sans le deviner, 4655
+L'Ítre divin continuer.
+Voil‡ le but que doit poursuivre
+Tout homme ‡ qui femme se livre:
+Il faut que par succession
+S'opËre gÈnÈration;
+Chacun, car tout est corrompable,
+Doit se garder en son semblable;
+Car puisque meurent les parents,
+Nature veut que les enfants
+S'aiment et l'oeuvre continuent[10],
+L'un par l'autre se perpÈtuent.
+Aussi Nature y mit plaisir,
+Pour que sÈduits par le dÈsir
+Les amants entre eux ne se fuissent
+Et l'oeuvre d'Amour ne haÔssent,
+Car plus d'un la nÈgligerait
+Si le plaisir ne l'attirait.
+Ainsi le dÈcida Nature.
+Sachez qu'en amour la droiture
+Cherche plus noble intention
+Que charnelle sÈduction;
+N'y voir que telle jouissance,
+C'est se rendre sans rÈpugnance,
+Comme un sot, comme un l‚che, au roi
+De tretous les vices! Crois-moi,
+De tous nos maux c'est la racine,
+Comme Tulle le dÈtermine;
+La vieillesse pour lui vaut mieux
+Que la jeunesse et tous ses feux;
+Car Jeunesse pousse homme et femme
+En tous pÈrils de corps et d'‚me.
+C'est chose trop dure ‡ passer
+Sans mourir ou membre casser,
+
+[p. 28]
+
+Ou sans faire honte ou damage, 4675
+Ou ‡ soi, ou ‡ son linage.
+ Par Jonesce s'en va li hons
+En toutes dissolucions,
+Et siut les males compaignies,
+Et les dÈsordenÈes vies,
+Et muÎ son propos sovent,
+Ou se rent en aucun covent[11],
+Qu'il ne scet garder la franchise[12]
+Que Nature avoit en li mise,
+Et cuide prendre o˘ ciel la gruÎ,
+Quant il se met ilec en muÎ;
+Et remaint tant qu'il soit profËs;
+Ou s'il resent trop grief li fËs,
+Si s'en repent et puis s'en ist,
+Ou sa vie espoir i fenist,
+Qu'il ne s'en ose revenir
+Por Honte qui l'i fait tenir,
+Et contre son cuer i demore;
+L‡ vit ‡ grant mesese et plore
+La franchise qu'il a perduÎ,
+Qui ne li puet estre renduÎ,
+Se n'est que Diex grace li face,
+Qui sa mesese li efface,
+Et le tiengne en obÈdience
+Par la vertu de pacience.
+ Jonesce met homme Ës folies,
+»s boules et Ës ribaudies,
+»s luxures et Ës outrages,
+»s mutacions de corages,
+Et fait commencier tex mellÈes
+Qui puis sont envis desmellÈes:
+En tex pÈris les met Jonesce,
+Qui les cuers ‡ DÈlit adresce.
+
+[p. 29]
+
+Sans faire honte ou grand dommage 4689
+A soi-mÍme, ‡ tout son lignage.
+ Par Jeunesse et ses passions,
+En toutes dissolutions,
+En mÈprisable compagnie
+L'homme s'Ègare et male vie,
+Et ses projets change souvent,
+Ou se rend en quelque couvent[11],
+Ne sachant garder la franchise[12]
+Que Nature avait en lui mise,
+Et se figure, une fois l‡,
+Que la grue au ciel il prendra,
+Et des voeux un beau jour se lie.
+Ou bien, si sous le faix il plie,
+Il s'en repent et veut sortir,
+Ou s'il n'ose s'en revenir,
+Si la honte l'y tient encore,
+MalgrÈ son coeur qui le dÈplore,
+Il restera pour y mourir,
+Ou vivant pleurer et gÈmir
+Dessus sa franchise perdue
+Qui ne lui peut Ítre rendue,
+En pitiÈ si Dieu ne le prend
+Et pour apaiser son tourment,
+Ne le tient en obÈdience
+Par la vertu de patience.
+ Jeunesse pousse jeunes gens
+Aux danses, aux dÈportements,
+A tous excËs, ‡ la luxure,
+L‚chetÈs de toute nature,
+Et tels combats livre en vos coeurs
+Qu'‡ grand'peine ils restent vainqueurs.
+Voil‡ les pÈrils o˘ Jeunesse
+Met ceux qu'‡ Plaisir elle adresse.
+
+[p. 30]
+
+Ainsinc DÈlit enlace et maine 4709
+Les cors et la pensÈe humaine
+Par Jonesce sa chamberiere,
+Qui de mal faire est coustumiere,
+Et des gens ‡ dÈlit atraire;
+J‡ ne querroit autre ovre faire.
+ Mais Viellesce les en rechasce[13],
+Qui ce ne scet, si le resache,
+Ou le demant as anciens
+Que Jonesce ot en ses liens,
+Qu'il lor remembre encore assÈs
+Des grans pÈris qu'il ont passÈs,
+Et des folies qu'il ont faites,
+Dont les forces lor a sostraites,
+Avec les foles volentÈs
+Dont il seulent estre tentÈs.
+Viellesce qui les accompaigne,
+Qui moult lor est bonne compaigne,
+Et les ramaine ‡ droite voie,
+Et jusqu'en la fin les convoie;
+MËs mal emploie son servise,
+Que nus ne l'aime ne ne prise,
+Au mains jusqu'‡ ce tant en soi
+Qu'il la vousist avoir o soi:
+Car nus ne vuet viex devenir,
+Ne jones sa vie fenir;
+Si s'esbahissent et merveillent,
+Quant en lor remembrance veillent,
+Et des folies lor sovient,
+Si cum sovenir lor convient,
+Comment il firent tel besongne
+Sans recevoir honte et vergongne;
+Ou, se honte et damage i orent,
+Comment encor eschaper porent
+
+[p. 31]
+
+Sa servante Jeunesse aidant, 4723
+Jeunesse ‡ l'esprit malfaisant,
+Ainsi Plaisir enlace et maine
+Le corps et la pensÈe humaine;
+Mal faire, au plaisir les pousser,
+Jeunesse n'a d'autre penser.
+ Mais Vieillesse les en arrache,
+Qui l'ignore, il faut qu'il le sache,
+Ou le demande aux anciens,
+Que tint Jeunesse en ses liens,
+Si les sottises qu'ils ont faites
+Dont elle a leurs forces soustraites
+Avec les folles volontÈs
+Dont ils soulatent Ítre tentÈs,
+Si les pÈrils passÈs encore
+Leur esprit tels se remÈmore.
+C'est Vieillesse jusqu'‡ la fin
+Qui les ramËne au droit chemin,
+Les conduit et les accompagne,
+Pour eux bonne et sage compagne;
+Mais personne ne veut la voir
+A ses cÙtÈs trop tÙt s'asseoir:
+Loin de l'aimer, on la redoute,
+Aussi sa peine elle perd toute;
+Car nul ne veut vieux devenir
+Ni jeune voir ses jours finir.
+Les vieux se plaisent, s'Èmerveillent
+Quand leurs souvenirs se rÈveillent,
+A repasser souventes fois
+Leurs folles amours d'autrefois,
+Comme ils firent telle besogne
+Sans subir honte ni vergogne,
+Ou s'il leur arriva malheur,
+Comment ils eurent encor l'heur
+
+[p. 32]
+
+De tel peril sans pis avoir, 4743
+Ou d'ame, ou de cors, ou d'avoir.
+ Et scÈs-tu o˘ Jonesce maint,
+Que tant prisent maintes et maint?
+DÈlit la tient en sa maison
+Tant comme ele est en sa saison,
+Et vuet que Jonesce le serve
+Por nÈant, fust nÈis sa serve;
+Et el si fait si volentiers,
+Qu'el le trace par tous sentiers,
+Et son corps ‡ bandon li livre;
+El ne vodroit pas sans li vivre.
+ Et Viellesce, scez o˘ demore?
+Dire le te vueil sans demore:
+Car l‡ te convient-il aler,
+Se mort ne te fait desvaler
+O˘ tens de jonesce en sa cave,
+Qui moult est tÈnÈbreuse et have.
+Travail et dolor l‡ herbergent;
+MËs il la lient et enfergent,
+Et tant la batent et tormentent,
+Que mort prochaine li prÈsentent,
+Et talent de soi repentir,
+Tant li font de flÈaus sentir.
+Adonc li vient en remembrance
+En ceste tardive pesance,
+Quant el se voit foible et chenuÎ,
+Que malement l'a dÈcÈuÎ
+Jonesce qui tout a gitÈ
+Son prÈtÈrit en vanitÈ;
+Et qu'ele a sa vie perduÎ,
+Se du futur n'est secoruÎ,
+Qui la soustiegne en pÈnitence
+Des pÈchiez que fist en s'enfance,
+
+[p. 33]
+
+D'Èchapper sans pire infortune 4757
+Pour leur ‚me, corps et fortune.
+ Mais o˘ Jeunesse gÓt, sais-tu,
+Dont chacun prise la vertu?
+Plaisir la tient en esclavage
+Et veut que Jeunesse en servage
+Pour rien le serve en sa maison
+Tant comme elle est en sa saison,
+A l'abandon qu'elle se livre
+Jusque sans lui ne pouvoir vivre,
+Ce qu'elle fait si volontiers
+Qu'elle le suit par tous sentiers.
+ Maintenant je te vais sur l'heure
+Apprendre o˘ Vieillesse demeure;
+Car l‡ te faudra-t-il aller
+Si mort ne te fait dÈvaler,
+Au temps de jeunesse, en sa cave
+Qui moult est tÈnÈbreuse et have.
+L‡ Vieillesse cent maux divers
+Attendent, la chargent de fers,
+Et tant la battent, la tourmentent,
+Que mort prochaine lui prÈsentent
+Et la poussent au repentir,
+Tant lui font de flÈaux sentir.
+Alors lui vient en souvenance
+En sa tardive dolÈance,
+Lorsque son cr‚ne est tout chenu,
+Que Jeunesse a son coeur dÈÁu,
+Qu'en vains plaisirs et fol ouvrage
+Elle a gaspillÈ son bel ‚ge
+Et perdu sa vie ‡ toujours,
+Si d'avenir le prompt secours
+Ne rachËte par pÈnitence
+Tous les pÈchÈs de son enfance,
+
+[p. 34]
+
+Et par bien faire en ceste poine, 4777
+Au souverain bien la ramoine,
+Dont Jonesce la dessevroit,
+Qui des vanitÈs l'abevroit;
+Et le present si poi li dure,
+Qu'il n'i a conte ne mesure:
+MËs comment que la besoigne aille,
+Qui d'Amor veut joÔr sans faille,
+Fruit i doit querre et cil et cele,
+Quel qu'ele soit, dame ou pucele,
+J‡ soit ce que du dÈliter
+Ne doient pas lor part quiter.
+MËs ge sai bien qu'il en sunt maintes
+Qui ne vuelent pas estre enÁaintes,
+Et s'el le sunt, il lor en poise:
+Si n'en font-eles plet ne noise,
+Se n'est aucune fole et nice
+O˘ Honte n'a point de justice.
+Briefment tuit ‡ dÈlit s'accordent
+Cil qui ‡ cele ovre s'amordent,
+Se ne sunt gens qui riens ne vaillent,
+Qui por deniers vilment se baillent,
+Qu'el ne sunt pas des lois liÈes
+Par lors ordes vies soilliÈes.
+MËs j‡ certes n'iert fame bonne,
+Qui por dons prendre s'abandonne:
+Nus homs ne se devroit j‡ prendre
+A fame qui sa char vuet vendre.
+Pense-il que fame ait son cors chier,
+Qui tout vif le soffre escorchier?
+Bien est chÈtis et dÈfoulÈs
+Hons qui si vilment est boulÈs,
+Qui cuide que tel fame l'aime,
+Por ce que son ami le claime,
+
+[p. 35]
+
+Et ne la ramËne en la fin 4791
+A la vertu, bien souverain,
+Dont jadis la sevrait Jeunesse
+L'abreuvant de vaine liesse;
+Car alors elle voit et sent
+Combien prÈcaire est le prÈsent.
+L'amant donc, en toute occurrence,
+Doit chercher pure jouissance
+En amour; ne doit redouter
+Femme ni fille d'enfanter,
+Et le plaisir ne leur doit faire
+Quitter leur mission sur terre.
+Je sais bien que le plus souvent
+Femme ne veut faire d'enfant
+Et se dÈsole d'Ítre enceinte;
+Nulle n'en fait noise ni plainte
+Pourtant, ‡ moins d'Ítre sans coeur
+Et sans vergogne et sans pudeur.
+Bref, chacun en l'oeuvre charnelle
+Ne voit qu'ivresse mutuelle,
+Fors ces gens dignes de mÈpris
+Qui leur amour mettent ‡ prix,
+Les lois violant de Nature,
+Et n'en font plus qu'une oeuvre impure.
+Car femme est vile assurÈment
+Qui se livre pour de l'argent;
+Nul homme ne se devrait prendre
+A femme qui veut sa chair vendre.
+Croit-il que femme ait son corps cher
+Qui tout vif le souffre Ècorcher?
+Est-il si naÔf et si bÍte,
+Parce que femme lui fait fÍte
+Et l'a son tendre ami nommÈ,
+De croire qu'il en soit aimÈ?
+
+[p. 36]
+
+Et qu'el li rit et li fait feste. 4811
+Certainement nule tel beste
+Ne doit estre amie clamÈe,
+Ne n'est pas digne d'estre amÈe.
+L'en ne doit riens priser moillier
+Qui homme bÈe ‡ despoillier.
+Ge ne di pas que bien n'en port
+Et par solas et par dÈport,
+Ung joelet, se ses amis
+Le li a donnÈ ou tramis;
+MËs qu'ele pas ne le demant,
+Qu'el le prendroit trop laidement:
+Et des siens ausinc li redoigne,
+Se faire le puet sans vergoigne;
+Ainsinc lor cuers ensemble joignent,
+Bien s'entrament, bien s'entredoignent.
+Ne cuidiÈs pas que ges dessemble
+Ge voil bien qu'il voisent ensemble,
+Et facent quanqu'il doivent faire,
+Comme cortois et debonnaire;
+MËs de la fole Amor se gardent,
+Dont li cuers esprennent et ardent,
+Et soit l'Amor sans convoitise
+Qui les faus cuers de prendre atise.
+Bone amor doit de fin cuer nestre,
+Dons n'en doivent pas estre mestre
+Ne que font corporel solas:
+Mais l'amor qui te tient o˘ las,
+Charnex delis te represente,
+Si que tu n'as aillors t'entente:
+Por ce veus-tu la Rose avoir,
+Tu n'i songes nul autre avoir;
+MËs tu n'en es pas ‡ deus doie,
+C'est ce qui la pel t'amegroie,
+
+[p. 37]
+
+O fou qu'un sourire ensorcelÈ! 4825
+Crois-moi, ce n'est pas brute telle
+Qu'il faut pour amante chÈrir,
+Une plus digne il faut choisir.
+Laisse la femme mÈprisable
+Qui veut dÈpouiller son semblable.
+Cependant femme ‡ la rigueur
+Peut, s'il lui plaÓt, sans dÈshonneur,
+Porter joyaux en sa parure,
+PrÈsents d'amoureuse nature;
+Mais jamais ne doit demander,
+Car ce serait se marchander.
+Voire, sans qu'on le trouve Ètrange,
+Elle peut donner en Èchange;
+Constant et mutuel retour
+Les dons entretiennent l'amour.
+Les amants je ne dÈsassemble;
+Je veux bien qu'ils aillent ensemble
+Et fassent leur devoir tous deux
+En courtois et francs amoureux,
+Mais se gardent de l'amour folle
+Qui vous consume et vous affole,
+Et de l'amour intÈressÈ
+Par qui maint coeur faux est poussÈ.
+Bonne-Amour doit de fin coeur naÓtre,
+L'argent n'en doit pas Ítre maÓtre
+Non plus la seule voluptÈ.
+Or cette amour qui t'a domptÈ
+Plaisirs charnels te reprÈsente;
+Tu n'as plus ailleurs nulle entente.
+Aussi veux-tu la Rose avoir
+Et ne veux autre chose voir.
+Mais tu es loin du but encore,
+C'est ce qui ta peau dÈcolore
+
+[p. 38]
+
+Et qui de toutes vertus t'oste. 4845
+Moult recÈus dolereus hoste,
+Quant Amors onques hostelas[14];
+MauvËs hoste en ton hostel as,
+Por ce te lo que hors le boutes,
+Qu'il te tost les pensÈes toutes
+Qui te doivent ‡ preu torner:
+Ne l'i laisse plus sÈjorner.
+Trop sunt ‡ grant meschief livrÈ
+Cuers qui d'Amors sunt enivrÈ;
+En la fin encor le sauras
+Quant ton tens perdu i auras,
+Et dÈgastÈe ta jonesce
+En ceste dolente lÈesce.
+Se tu puÈs encore tant vivre
+Que d'Amors te voies dÈlivre,
+Le tens qu'auras perdu plorras,
+MËs recovrer ne le porras,
+Encor se par tant en eschapes:
+Car en l'Amor o˘ tu t'entrapes,
+Maint i perdent, bien dire l'os,
+Sens, tens, chastel, cors, ame et los.
+
+ L'Amant.
+
+Ainsinc Raison me prÈeschoit;
+MËs Amors tout empÈeschoit
+Que riens ‡ ovre n'en mÈisse,
+J‡ soit ce que bien entendisse
+Mot ‡ mot toute la matire,
+MËs Amors si formant m'atire,
+Que par tretous mes pensers chace
+Cum cil qui par tout a sa chace,
+Et tous jors tient mon cuer sous s'Íle.
+Hors de ma teste ‡ une pele,
+
+[p. 39]
+
+Et te ravit toute vertu. 4859
+Quel fatal hÙte as-tu reÁu,
+Quand Dieu d'Amours franchit ta porte[14]?
+Aussi, crois-moi quand je t'exhorte
+De ton logis ‡ le chasser,
+Il te ravit tout bon penser,
+Et c'est grand' honte et grand dommage.
+Ne l'y laisse pas davantage;
+Trop sont ‡ grand mÈchief livrÈs
+Coeurs qui d'Amour sont enivrÈs.
+En cette dolente liesse
+N'use pas toute ta jeunesse;
+Quand perdu tout ton temps auras
+Trop tard, hÈlas! tu le verras.
+Si tu peux encore assez vivre
+Pour que d'Amour Dieu te dÈlivre,
+Le temps perdu tu pleureras,
+Mais recouvrer ne le pourras.
+Heureux encor si ne trÈpasses,
+Car en l'amour o˘ tu t'enlaces
+Maint y perdit l'‚me et le coeur,
+Ses biens, l'existence et l'honneur.
+
+ L'Amant.
+
+Ainsi, longtemps Raison me prÍche;
+Mais Amour est l‡ qui m'empÍche
+D'en tirer le moindre profit.
+Pourtant tout ce qu'elle me dit
+Attentif mot ‡ mot j'Ècoute;
+Mais Amour si bien me dÈroute,
+Que tout il chasse mon penser,
+Puisqu'il a droit partout chasser,
+Et retient mon coeur sous son aile.
+Hors ma tÍte avec une pelle,
+
+[p. 40]
+
+Quant au sermon sÈant m'aguete, 4877
+Par une des oreilles giete
+Quanque Raison en l'autre boute,
+Si qu'ele i pert sa poine toute,
+Et m'emple de corrous et d'ire:
+Lors li pris cum iriÈs ‡ dire:
+Dame, bien me volÈs traÔr,
+Dois-je donques les gens haÔr?
+Donc harrÈ-ge toutes personnes,
+Puis qu'amors ne sunt mie bonnes;
+jamËs n'amerai d'amors fines
+Ains vivrai tous jors en haÔnes:
+Lors si serai mortel pechierres,
+Voire par Diex pires que lierres.
+A ce ne puis-ge pas faillir,
+Par l'ung me convient-il saillir:
+Ou amerai, ou ge herrai,
+MËs espoir que ge comperrai
+Plus la haÔne au derrenier,
+Tout ne vaille Amors ung denier.
+Bon conseil m'avÈs or donnÈ,
+Qui tous jors m'avÈs sermonnÈ
+Que ge doie d'Amors recroire;
+Or est fox qui ne vous vuet croire.
+Si m'avÈs-vous ramentÈuÎ
+Une autre amor descongnÈuÎ,
+Que ge ne vous oi pas blasmer,
+Dont gens se puÈent entr'amer:
+Se la me vouliÈs defenir,
+Pour fol me porroie tenir
+Se volentiers ne l'escoutoie,
+Savoir au mains se ge porroie
+Les natures d'Amors aprendre,
+S'il vous i plaisoit ‡ entendre.
+
+[p. 41]
+
+Quand le sermon suis Ècoutant, 4891
+Par une oreille il va jetant
+Ce que Raison en l'autre boute,
+Tant qu'elle perd sa peine toute
+Et m'emplit d'ire et de courroux.
+Lors irritÈ: Me voulez-vous,
+Dame, lui dis-je, par malice
+Trahir? Faut-il que je haÔsse
+Tout le monde, parce qu'Amour
+Me fut cruel jusqu'‡ ce jour,
+Jamais n'aime d'amour sereine
+Et ne vive que pour la haine?
+Je serais un mortel pÈcheur,
+Oui, par Dieu! pire qu'un voleur!
+Ainsi donc il faut que je sorte
+Ou par l'une ou par l'autre porte:
+Je dois haÔr ou j'aimerai.
+Mais, sachez-le, je n'essaierai
+De la haine que la derniËre,
+MalgrÈ qu'Amour ne vaille guËre.
+Un bon conseil m'avez donnÈ
+Pourtant, car m'avez sermonnÈ
+Que toujours d'Amour me mÈfie;
+Or fol en vous qui ne se fie.
+Mais ne m'avez-vous pas parlÈ
+D'une autre amour, il m'a semblÈ,
+Amour permise, pure et sainte
+Et qu'on peut partager sans crainte?
+Si vous voulez la dÈfinir.
+Pour fol il me faudra tenir,
+Si tout au long ne vous Ècoute.
+Ainsi je connaÓtrai sans doute,
+S'il vous plaÓt mon esprit former,
+Toutes les maniËres d'aimer.
+
+[p. 42]
+
+
+ Raison.
+
+Certes, biaus amis, fox es-tu, 4911
+Quant tu ne prises ung festu
+Ce que por ton preu te sermon;
+S'en voil encor faire ung sermon;
+Car de tout mon pooir sui preste
+D'acomplir ta bonne requeste;
+Mais ne sai s'il te vaudra guieres.
+ Amors sunt de plusors manieres,
+Sans cele qui si t'a muÈ,
+Et de ton droit sens remuÈ:
+De male hore fus ses acointes,
+Por Diex, gar que plus ne l'acointes.
+AmitiÈ est nommÈe l'une:
+C'est bonne volentÈ commune
+De gens entr'eus sans descordance,
+Selon la Diex benivoillance,
+Et soit entr'eus communitÈ
+De tous lors biens en charitÈ;
+Si que par nule entencion
+Ne puisse avoir excepcion.
+Ne soit l'ung d'aidier l'autre lent,
+Cum hons fers, saiges et celent,
+Et loiaus; car riens ne vaudroit
+Le sens o˘ loiautÈ faudroit.
+Que l'ung quanqu'il ose penser
+Puisse ‡ son ami rÈcenser,
+Cum ‡ soi seul sÈurement,
+Sans soupeÁon d'encusement.
+Tiex mors avoir doivent et seulent
+Qui parfetement amer veulent;
+Ne puet estre homs si amiables,
+S'il n'est si fers et si estables,
+
+[p. 43]
+
+
+ Raison.
+
+Certe, ami, comme un fol travaille 4925
+Celui qui ne prise une paille
+Pour son bien ce que dit Raison.
+…coute encor cette leÁon,
+Car de tout mon pouvoir suis prÍte
+De faire droit ‡ ta requÍte;
+T‚che d'en faire ton profit.
+ Amours sont, comme je t'ai dit,
+Nombreuses en dehors de celle
+Qui si bien troubla ta cervelle
+Et fut cause de ton malheur.
+Pour Dieu, dÈlivres-en ton coeur!
+AmitiÈ je nommerai l'une:
+C'est bonne volontÈ commune
+De deux coeurs, douce amÈnitÈ,
+Reflet de la dive bontÈ,
+CommunautÈ constante et s˚re
+Des biens, quelque soit leur nature,
+Sans que par nulle intention
+N'y puisse avoir exception.
+Chacun se doit prompte assistance,
+DiscrÈtion et confiance
+Et loyautÈ. Rien ne vaudrait
+Amour, si loyautÈ manquait.
+Dans une douce confidence
+Un ami doit tout ce qu'il pense
+A son ami pouvoir conter,
+Et sans trahison redouter.
+Telle est de l'amour vÈritable
+La loi certaine et immuable.
+Le coeur d'un vÈritable ami
+Est si constant et raffermi
+
+[p.44]
+
+Que por fortune ne se mueve, 4943
+Si qu'en ung point tous jors se trueve
+Ou riche, ou povre, ses amis
+Qui tout en li son cuer a mis:
+Et s'a povretÈ le voit tendre,
+Il ne doit mie tant atendre
+Que cil s'aide li requiere;
+Car bontÈ faite par priere
+Est trop malement chier venduÎ
+A cuers qui sunt de grant valuÎ.
+
+
+ * * * * *
+
+
+ XXXV
+
+
+ Ci est le Souffreteux devant
+ Son vray Ami, en requerant
+ Qu'il luy vueille aider au besoing,
+ Son avoir lui mettant au poing.
+
+
+Moult a vaillans homs grant vergoigne,
+Quant il requiert que l'en li doingne;
+Moult i pense, moult se soussie,
+Moult a mesaise ainÁois qu'il prie,
+Tel honte a de dire son dit,
+Et si redoute l'escondit.
+MËs quant ung tel en a trovÈ,
+Qu'il a tant ainÁois esprovÈ,
+Que bien est certain de s'amor,
+Faire li vuet joie et clamor
+De tous les cas que penser ose,
+Sans honte avoir de nule chose:
+Car comment en auroit-il honte,
+Se l'autre est tex cum ge te conte?
+Quant son segrÈ dit li aura,
+JamËs li tiers ne le saura;
+
+[p.45]
+
+Qu'il n'est fortune qui l'Èmeuve, 4957
+Et que toujours mÍme le treuve,
+Ou riche ou pauvre, son ami
+Qui tretout en lui son coeur mit.
+A pauvretÈ s'il le voit tendre,
+Il ne doit pas une heure attendre
+Qu'il soit venu le supplier,
+Car bontÈ qui se fait prier
+Serait trop chËrement vendue
+Aux coeurs qui sont de grand' value.
+
+
+ * * * * *
+
+
+ XXXV
+
+
+ Cy est le Souffreteux devant
+ Son ami vrai, le requÈrant
+ De soulager sa grand' misËre,
+ Partageant sa fortune entiËre.
+
+
+ Bien dur est ‡ l'homme vaillant
+De demander en suppliant.
+Moult il y pense et se soucie,
+Moult a mÈsaise avant qu'il prie,
+Tout honteux de dire son dit,
+Toujours tremblant d'Ítre Èconduit.
+Mais si l'amour qu'il a trouvÈe
+Lui fut de longtemps ÈprouvÈe,
+S'il est bien certain de ce coeur,
+Il lui fait part, peine et douleur,
+De tout ce que penser il ose,
+Sans honte avoir de nulle chose.
+Car de quoi serait-il honteux
+Si l'autre est tel que je le veux?
+Si son secret il lui confie,
+Son ‚me ne sera trahie,
+
+[p.46]
+
+Ne de reproiches n'a-il garde, 4973
+Car saiges homs sa langue garde:
+Ce ne sauroit mie ung fox faire:
+Nus fox ne scet sa langue taire.
+Plus fera: il le secorra
+De tretout quanques il porra,
+Plus liÈs du faire, au dire voir,
+Que ses amis du recevoir.
+Et s'il ne li fait sa requeste,
+N'en a-il pas mains de moleste
+Que cil qui la li a requise,
+Tant est d'amors grant la mestrise;
+Et de son duel la moitiÈ porte,
+Et de quanqu'il puet le conforte,
+Et de la joie a sa partie,
+Se l'amor est ‡ droit partie.
+ Par la loi de ceste amitiÈ,
+Dit Tulles dans un sien ditiÈ,
+Que bien devons faire requeste
+A nos amis, s'ele est honneste[15];
+Et lor requeste refaison,
+S'ele contient droit et raison;
+Ne doit mie estre autrement fete,
+Fors en deus cas qu'il en excepte:
+S'en les voloit ‡ mort livrer,
+Penser devons d'eus dÈlivrer;
+Se l'en assaut lor renomÈe,
+Gardons que ne soit diffamÈe.
+En ces deus cas les lois deffendre,
+Sans droit et sans raison atendre:
+Tant cum amor puet escuser,
+Ce ne doit nus homs refuser.
+Ceste amors que ge ci t'espos,
+N'est pas contraire ‡ mon propos;
+
+[p.47]
+
+Il ne craint nul reproche amer. 4987
+Sa bouche un sage sait fermer,
+C'est ce que fol ne saurait faire,
+Car fol ne sait sa langue taire.
+Bien plus, son ami l'aidera
+Toujours autant qu'il le pourra,
+Plus heureux de service rendre
+Mille fois que l'autre de prendre.
+Et s'il ne peut le soulager,
+Autant le voit-on s'affliger
+Que celui mÍme qui demande,
+Tant la vertu d'amour est grande!
+S'ils s'aiment d'une Ègale ardeur,
+Chacun a sa part de bonheur,
+Sa moitiÈ de peine supporte
+Et l'un l'autre se rÈconforte.
+ Telle est la loi de l'amitiÈ.
+Ainsi Tulle l'a publiÈ:
+A ses amis faire requÍte
+Chacun doit quand elle est honnÍte,
+Comme ‡ la leur se montrer bon
+Si l'on y voit droit et raison[15].
+Entre amis aucune requÍte
+Ne saurait Ítre autrement faite,
+Hormis en deux cas cependant
+Qu'il en excepte absolument.
+Attaque-t-on leur renommÈe?
+Gardons qu'elle soit diffamÈe.
+Les voudrait-on ‡ mort livrer?
+Nous les devons tÙt dÈlivrer.
+En ces cas il les faut dÈfendre
+Sans droit ni sans raison attendre;
+Car nul ne s'y peut refuser,
+Amour ne saurait l'excuser.
+
+[p.48]
+
+Ceste voil-ge bien que tu sives, 5007
+Et voil que l'autre amor eschives;
+Ceste ‡ toute vertu s'amort,
+Mais l'autre met les gens ‡ mort.
+
+ D'une autre amor te vuel retraire
+Qui est ‡ bonne amor contraire,
+Et forment refait ‡ blasmer;
+C'est fainte volentÈ d'amer
+En cuer malades du meshaing
+De convoitise de gaaing.
+Ceste amor est en tel balance,
+Si-tost cum el pert l'esperance
+Du proufit qu'ele vuet ataindre,
+Faillir li convient et estaindre;
+Car ne puet bien estre amoreus
+Cuer qui n'aime les gens por eus;
+Ains se faint et les vet flatant
+Por le proufit qu'il en atent.
+C'est l'amor qui vient de fortune,
+Qui s'esclipse comme la lune
+Que la terre obnuble et enumbre,
+Quant la lune chiet en son umbre;
+S'a tant de sa clartÈ perduÎ,
+Cum du soleil pert la vÈuÎ;
+Et quant ele a l'umbre passÈe,
+Si revient toute enluminÈe
+Des rais que li soleil li monstre,
+Qui d'autre part reluist encontre.
+Ceste amor est d'autel nature,
+Car or est clere, or, est oscure;
+Si-tost cum povretÈ l'afuble
+De son hideus mantel onuble,
+
+[p.49]
+
+Cet amour qu'ici je t'expose 5021
+A ma sentence rien n'oppose.
+Tel est l'amour que tu suivras
+Tandis que l'autre Èviteras;
+Car l'un ‡ la vertu nous guide,
+L'autre vers une mort rapide.
+ Voici maintenant ‡ son tour,
+Encontre ce parfait amour,
+Un amour honteux et bl‚mable.
+C'est la faussetÈ mÈprisable
+Des coeurs dont l'unique tourment
+Est d'amasser incessamment.
+Cet amour est de telle essence,
+Que sitÙt qu'il perd l'espÈrance
+Du profit qui le caressait,
+Il s'Èvanouit tout ‡ fait.
+Seul le vÈritable ami n'aime
+L'objet aimÈ que pour lui-mÍme,
+Jamais ne feint, ne va flattant
+Pour le profit qu'il en attend.
+C'est l'amour vil de la fortune
+Qui s'Èclipse comme la lune;
+Quand celle-ci l'ombre franchit
+De la terre, elle s'obscurcit,
+Car sa clartÈ toute est perdue
+Du soleil en perdant la vue;
+Et lorsque l'ombre elle a passÈ,
+Son front reparaÓt embrasÈ
+Des rais que le soleil lui montre,
+Qui d'autre part reluit encontre.
+Cet amour, comme elle, est changeant,
+TantÙt obscur, tantÙt ardent.
+SitÙt que PauvretÈ l'habille
+De sa hideuse souquenille,
+
+[p.50]
+
+Qu'el ne voit mËs richesce luire, 5039
+Oscurir la convient et fuire;
+Et quant richesces li reluisent,
+Toute clere la reconduisent;
+Qu'el faut quant les richesces faillent,
+Et saut sitost cum el resaillent.
+ De l'Amor que ge ci te nomme
+Sunt amÈ tretuit li riche homme,
+Especiaument li aver
+Qui ne vuelent lor cuer laver
+De la grant ardure et du vice
+A la covoiteuse Avarice.
+S'est plus cornars c'uns cers ramÈs
+Riches homs qui cuide estre amÈs.
+N'est-ce mie grant cosnardie?
+Il est certain qu'il n'aime mie.
+Et comment cuide-il que l'en l'aime,
+S'il en ce por fol ne se claime?
+En ce cas n'est-il mie sages
+Ne qu'els est uns biaus cers ramages[16]:
+Por Diex cil doit estre amiables
+Qui desire amis vÈritables:
+Qu'il n'aime pas, prover le puis,
+Quant il a sa richesce; puis
+Que ses amis povres esgarde,
+Et devant eus la tient et garde,
+Et tous jors garder la propose,
+Tant que la bouche li soit close,
+Et que male mort l'acravant;
+Car il se lesseroit avant
+Le cors par membres departir,
+Qu'il la soffrit de soi partir;
+Si que point ne lor en dÈpart.
+Donc n'a ci point Amors de part,
+
+[p.51]
+
+DËs que Richesse plus ne luit, 5055
+Soudain il s'Èclipse et s'enfuit;
+Mais dËs que richesses reluisent
+Tout radieux le reconduisent;
+Avec elles il disparaÓt,
+Comme avec elles il renaÓt.
+ De cet amour que je te nomme,
+Quand il est riche, est aimÈ l'homme,
+Et l'avare en particulier
+Qui ne veut se purifier
+De cet ‚pre et malheureux vice,
+De l'insatiable avarice.
+Cornard est plus qu'un cerf ramÈ
+L'avare qui se croit aimÈ.
+N'est-ce pas la sottise mÍme?
+Lui qui certes personne n'aime,
+Comment peut-il se croire aimÈ,
+A moins d'Ítre un fol consommÈ?
+Le cerf ‡ la vaste ramure[16]
+Est plus sage de sa nature.
+Pour Dieu, doit les autres chÈrir
+Qui veut amis vrais acquÈrir:
+Or l'avare, j'en ai la preuve,
+N'aime pas. Non, puisque s'il treuve
+Ses amis pauvres, malheureux,
+Son or il garde devant eux,
+Toujours le garder se propose,
+Tant que la bouche lui soit close,
+Et l'ait fauchÈ la male mort.
+Car mieux aimerait-il encor
+Se voir dÈpecer piËce ‡ piËce
+Que de voir partir sa richesse,
+Si bien que rien il n'en dÈpart.
+Amour n'y a la moindre part;
+
+[p.52]
+
+Car comment seroit amitiÈ 5073
+En cuer qui n'a point de pitiÈ?
+Certains en rest quant il ce fait,
+Car chascun scet son propre fait.
+Certes moult doit estre blasmÈ
+Homs qui n'aime, ne n'est amÈ.
+ Et puis qu'‡ Fortune venons,
+Et de s'amor sermon tenons,
+Dire t'en voil fiere merveille,
+N'onc, ce croi, n'oÔs sa pareille.
+Ne sai se tu le porras croire,
+Toutevoies est chose voire;
+Et si la trueve-l'en escripte,
+Que miex vaut assÈs et profite
+Fortune perverse et contraire,
+Que la mole et la debonnaire;
+Et se ce te semble doutable,
+C'est bien par argument provable,
+Que la debonnaire et la mole
+Lor ment, et les boule et afole,
+Et les aleite comme mere
+Qui ne semble pas estre amere.
+Semblant lor fait d'estre loiaus,
+Quant lor dÈpart de ses joiaus,
+Comme d'onors et de richesces,
+De dignetÈs et de hautesces,
+Et lor promet establetÈ
+En estat de muabletÈ,
+Et tous les pest de gloire vaine
+En la benÈurtÈ mundaine.
+Quant sus sa roÎ les fait estre,
+Lors cuident estre si grant mestre,
+Et lor estat si fers vÈoir,
+Qu'ils n'en puissent jamËs chÈoir;
+
+[p.53]
+
+Car quel amour serait durable 5089
+Dedans un coeur impitoyable?
+Notez qu'il sait bien ce qu'il fait,
+Tout le monde connaÓt son fait.
+Moult doit Ítre bl‚mÈ qui n'aime
+Ni partant n'est aimÈ lui-mÍme!
+ Et puisqu'‡ Fortune venons
+Et de son amour discourons,
+Je t'en dirai fiËre merveille
+Dont jamais n'ouÔs la pareille.
+Me croiras-tu? Je ne le sai;
+Pourtant rien ne dis que de vrai,
+Et j'ai vu cette chose Ècrite:
+Que la Fortune mieux profite
+Lorsque perverse vous poursuit
+Que lorsque douce vous sourit.
+Et si ce te semble doutable,
+C'est bien par arguments prouvable,
+Que fortune qui vous sourit
+Vous ment, vous grËve et vous sÈduit,
+Et vous allaite comme mËre
+Qui ne semble pas Ítre amËre,
+D'Ítre loyale fait semblant,
+De ses faveurs vous va comblant,
+Comme d'honneurs et de richesses,
+De dignitÈs et de hautesses,
+Et vous promet stabilitÈ
+O˘ n'est rien que fragilitÈ,
+Et tous vous paÓt de gloire vaine
+En la fÈlicitÈ mondaine.
+Pour votre Ètat vous faire voir
+Si ferme qu'on n'en puisse choir,
+Dessus sa roue elle vous lance
+…blouis de tant de puissance;
+
+[p.54]
+
+Et quant en tel point les a mis. 5107
+Croire lor fait qu'il ont d'amis
+Tant qu'il ne les sevent nombrer,
+N'il ne s'en puÈent descombrer,
+Qu'il n'aillent entor eus et viengnent,
+Et que por seignors ne les tiengnent,
+Et lor prometent lor servises
+Jusqu'au despendre lor chemises:
+Voire jusques au sanc espendre
+Por eus garentir et dÈfendre,
+Prez d'obÈir et d'eus ensivre
+A tous les jors qu'il ont ‡ vivre:
+Et cil qui tiez paroles oient
+S'en glorefient, et les croient
+Ausinc cum ce fust …vangile;
+Et tout est flaterie et guile,
+Si cum cil aprËs le sauroient,
+Se tous lor biens perdus avoient,
+Qu'il n'eussent o˘ recovrer,
+Lors verroient amis ovrer:
+Car de cent amis aparens,
+Soient compaignons, ou parens,
+S'uns lor en pooit demorer,
+Diex en devroient aorer.
+Ceste fortune que j'ai dite,
+Quant avec les hommes habite,
+Ele troble lor congnoissance,
+Et les norrist en ignorance.
+MËs la contraire et la perverse,
+Quant de lor grant estat les verse,
+Et les tumbe autor de sa roÎ,
+Du sommet envers en la boÎ,
+Et leur assiet, comme marastre,
+Au cuer un dolereux emplastre
+
+[p.55]
+
+Et quand en tel point vous a mis, 5123
+Elle vous donne tant d'amis
+Qu'on n'en pourrait savoir le nombre;
+S'attachant ‡ vous comme une ombre,
+On ne peut s'en dÈbarrasser:
+Tout autour de vous sans cesser
+Ils sont l‡ qui vont et qui viennent,
+Pour leur maÓtre et seigneur vous tiennent,
+De leurs promesses vous comblant
+Et jusqu'‡ leur chemise offrant.
+Ils voudraient tout leur sang rÈpandre
+Pour vous protÈger et dÈfendre,
+PrÍts ‡ partager votre sort,
+A vous suivre jusqu'‡ la mort.
+Ceux ‡ qui ces discours s'envoient,
+S'enorgueillissent et les croient
+Comme mots d'…vangile. HÈlas!
+Ce sont caresses de Judas,
+Comme ils le sauraient par la suite
+Si leur richesse Ètait dÈtruite
+Sans aucun espoir de retour.
+On connaÓt ses amis ce jour!
+Car d'amis toute cette foule,
+Compagnons et parents, s'Ècoule,
+Et si peut un seul demeurer
+Combien Dieu doit-on adorer!
+Cette fortune que j'ai dite,
+Quand avec les hommes habite,
+Elle Ègare tout leur esprit
+Et d'ignorance les nourrit.
+Par contre la fortune adverse,
+Quand de leur grand Ètat les verse
+Dedans la boue en un seul jour,
+Du fatal cercle en un seul tour,
+
+[p.56]
+
+DestrempÈ, non pas de vin aigre, 5141
+Mais de povretÈ lasse et maigre:
+Ceste monstre qu'ele est veroie
+Et que nus fier ne se doie
+En la benÈurtÈ fortune,
+Qu'il n'i a sÈurtÈ nesune.
+Ceste fait congnoistre et savoir,
+DËs qu'il ont perdu lor avoir,
+De quel amor cil les amoient
+Qui lor amis devant estoient:
+Car ceus que benÈurte donne,
+MalÈurtÈ si les estonne,
+Qu'il deviennent tuit anemi,
+N'il n'en remaint ung, ne demi;
+Ains les fuient et les renoient
+Si tost comme povres les voient.
+N'encor pas ‡ tant ne s'en tiennent,
+Mais par tous les leus o˘ il viennent,
+Blasmant les vont et diffamant,
+Et fox malÈureus clamant:
+Neiz cil ‡ qui plus de bien firent,
+Quant en lor grant estat se virent,
+Vont tesmoignant ‡ vois jolie
+Qu'il lor pert bien de lor folie,
+N'en truevent nus qui les secorent;
+Mais li vrai ami lor demorent,
+Qui les cuers ont de tex noblesces,
+Qu'il n'aiment pas por les richesces,
+Ne por nul preu qu'il en atendent;
+Cil les secorent et deffendent:
+Car Fortune en eus rien n'a mis:
+Tous jors aime qui est amis[17].
+Qui sus amis treroit s'espÈe,
+N'auroit-il pas l'amor copÈe?
+
+[p.57]
+
+Et leur pose comme mar‚tre 5157
+Au coeur un douloureux empl‚tre,
+Non de vin aigre dÈtrempÈ,
+Mais d'‚pre et maigre pauvretÈ.
+Elle leur montre, alors sincËre,
+Que nul ne doit sur cette terre
+Compter sur la prospÈritÈ
+En qui n'est de sÈcuritÈ.
+Quand un riche voit disparaÓtre,
+Ses biens, elle lui fait connaÓtre
+De quel amour aimaient jadis
+Cette multitude d'amis;
+Car ceux que prospÈritÈ donne,
+L'adversitÈ tant les Ètonne,
+Que chacun devient ennemi,
+Un seul ne reste, ni demi;
+Chacun s'enfuit et le renie
+DËs que le malheur l'humilie.
+Et s'ils s'en tenaient ‡ cela?
+Mais en tous lieux, de ci, de l‡,
+Ils vont semant la calomnie
+Bl‚mant son insigne folie;
+Et de sa libÈralitÈ
+Ceux qui le plus ont profitÈ
+Vont tÈmoignant ‡ voix jolie
+Que bien paraÓt lors sa folie,
+La main personne ne lui tend.
+Seuls les vrais amis cependant
+Restent, coeurs de telle noblesse,
+Qu'ils n'aiment pas pour la richesse,
+Ni pour profit en acquÈrir.
+Ceux-l‡ viennent le secourir,
+Toujours leur coeur reste le mÍme,
+Car un ami vrai toujours aime[17].
+
+[p.58]
+
+Fors en deus cas que ge voil dire, 5175
+L'en le pert par orguel, par ire,
+Par reproiche, par reveler
+Les segrÈs qui font ‡ celer;
+Et par la plaie dolereuse
+De dÈtraccion venimeuse.
+Amis en ces cas s'enfuiroit,
+Nul autre chose n'i nuiroit;
+MËs tiex amis moult bien se pruevent,
+S'il entre mil ung seul en truevent:
+Et por ce que nule richesce
+A valor d'ami ne s'adresce,
+N'el ne porroit si haut ataindre,
+Que valor d'ami ne fust graindre,
+Qu'adËs vaut miex amis en voie,
+Que ne font deniers en corroie[18];
+Et Fortune la meschÈans,
+Quant sus les hommes est chÈans,
+Si lor fait par son meschÈoir
+Tretout si clerement vÈoir,
+Que lor fait lor amis trover,
+Et par experiment prover
+Qu'il valent miex que nul avoir
+Qu'il poÔssent o˘ monde avoir;
+Dont lor profite aversitÈs
+Plus que ne fait prospÈritÈs;
+Que par ceste ont-il ignorance
+Et par aversitÈ science.
+
+ Et li povres qui par tel prueve
+Les fins amis des faus esprueve,
+
+[p.59]
+
+Contre un ami le fer tirer 5191
+N'est-ce pas l'amour dÈchirer?
+Fors en deux cas que je vais dire:
+On le peut par l'orgueil dÈtruire,
+Par la colËre, ou rÈvÈler
+Les secrets qu'on devrait celer,
+Puis par blessure douloureuse
+De dÈtraction venimeuse.
+En ces cas l'ami s'enfuirait,
+Nulle autre chose n'y nuirait.
+Mais l'ami vrai trop bien se prouve
+Si dans un mille un seul on trouve.
+Qu'il monte aussi haut qu'il voudra,
+Nul un ami vrai n'atteindra;
+Car il n'est ci-bas de richesse
+Qui d'ami vaille la tendresse.
+Il est un proverbe bien vieux
+Qui dit: Un ami s˚r vaut mieux
+Sur le chemin pour compagnie
+Qu'une ceinture bien garnie[18].
+Si la Fortune aux jours mauvais
+Vient le riche Èprouver jamais,
+Par le malheur elle l'Èclaire
+Et lui montre de faÁon claire
+Comment les vrais amis trouver,
+Et lui vient en ce jour prouver
+Combien auprËs d'eux Ètait vaine
+Toute la richesse mondaine.
+Donc lui profite adversitÈ
+Plus que ne fait prospÈritÈ;
+L'une le laisse en ignorance,
+L'autre lui donne la science.
+ Et lorsque pauvre il peut ainsi
+Trier le vrai du faux ami,
+
+[p.60]
+
+Et les congnoist et les devise, 5205
+Quant il iert riches ‡ devise,
+Que tuit ‡ tous jors li offroient
+Cuers et cors et quanqu'il avoient,
+Que vosist-il acheter lores
+Qu'il en sÈust ce qu'il set ores?
+Mains Èust estÈ dÈcÈus,
+S'il s'en fust lors apparcÈus;
+Dont li fait greignor avantage,
+Puis que d'ung fol a fait ung sage
+La meschÈance qu'il reÁoit,
+Que richesce qui le dÈÁoit.
+Si ne fait pas richesce riche
+Celi qui en tresor la fiche:
+Car sofisance solement
+Fait homme vivre richement:
+Car tex n'a pas vaillant deus miches,
+Qui est plus aÈse et plus riches
+Que tex ‡ cent muis de froment.
+Si te puis bien dire comment,
+Qu'il en est, espoir, marchÈans,
+Si est ses cuers si meschÈans,
+Qu'il s'en est souciÈs assÈs,
+Ains que cis tas fust amassÈs;
+Ne ne cesse de soucier
+D'acroistre et de monteplier,
+Ne jamËs assÈs n'en aura,
+J‡ tant acquerre ne sÁaura.
+MËs li autre qui ne se fie,
+Ne mËs qu'il ait au jor la vie,
+Et li soffit ce qu'il gaaingne,
+Quant il se vit de sa gaaingne,
+Ne ne cuide que riens li faille,
+Tout n'ait-il vaillant une maille,
+
+[p.61]
+
+Alors il connaÓt la bassesse 5225
+Des courtisans de sa richesse
+Qui tretous ‡ l'envi s'offraient
+Corps et ‚me et ce qu'ils avaient.
+Qu'e˚t-il payÈ, que vous en pense,
+Cette cruelle expÈrience?
+Il e˚t ÈtÈ bien moins dÈÁu
+S'il s'en f˚t alors aperÁu;
+Donc lui fait plus grand avantage
+Puisque d'un fol a fait un sage,
+Ce coup, si terrible qu'il soit,
+Que Richesse qui le dÈÁoit.
+Or Richesse n'enrichit guËre
+En trÈsor celui qui l'enserre,
+Car suffisance seulement
+Fait l'homme vivre richement,
+Et tels n'ont pas vaillant deux miches
+Qui sont plus ‡ l'aise et plus riches
+Que tels ‡ cent muids de froment.
+Je vais te dÈpeindre comment,
+Par exemple, les marchands vivent.
+Combien d'ennuis, hÈlas! poursuivent
+Leur coeur avide, intÈressÈ,
+Tant qu'ils n'ont cet or amassÈ:
+Les soucis incessants, la rage
+D'avoir, d'entasser davantage,
+Car jamais assez ils n'auront,
+Jamais assez n'entasseront.
+Mais celui qui n'a d'autre envie
+Qu'au jour le jour gagner sa vie,
+De ce qu'il gagne se suffit,
+Et qui de son travail seul vit
+Sans songer qu'il est dans la gÍne,
+Est heureux, n'e˚t-il qu'une graine,
+
+[p.62]
+
+MËs bien voit qu'il gaaingnera 5239
+Por mangier quant mestiers sera;
+Et por recovrer chaucÈure,
+Et convenable vestÈure;
+Ou s'il avient qu'il soit malades,
+Et truist toutes viandes fades,
+Si se porpense-il toute voie,
+Por soi getier de male voie,
+Et por issir hors de dangier,
+Qu'il n'aura mestier de mangier;
+Ou que de petit de vitaille
+Se passera, comment qu'il aille,
+Ou iert ‡ l'Ostel-Dieu portÈs,
+L‡ sera moult rÈconfortÈs,
+Ou espoir il ne pense point
+Qu'il j‡ puist venir en ce point;
+Ou s'il croit que ce li aviengne,
+Pense-il ains que li maus li tiengne,
+Que tout ‡ tens espargnera
+Por soi chevir quant l‡ sera;
+Ou se d'espargnier ne li chaut,
+Ains viengnent li froit et li chaut,
+Ou la fain qui morir le face,
+Pense-il, espoir, et s'i solace,
+Que quant plus tost definera,
+Plus tost en paradis ira;
+Qu'il croit que Diex le li prÈsent,
+Quant il lerra l'essil prÈsent.
+ Pythagoras redit nÈis[19],
+Se tu son livre onques vÈis
+Que l'en apelle Vers dorÈs,
+Por les diz du livre honorÈs:
+Quant tu du cors dÈpartiras,
+Tous frans o˘ saint ciel t'en iras,
+
+[p.63]
+
+S'il est certain qu'il gagnera 5259
+Pour manger quand besoin aura,
+Et pour se procurer chaussure
+Et vÍtement contre froidure.
+Si malade il est alitÈ
+De nourriture dÈgo˚tÈ,
+Il rÈflÈchit que le plus sage,
+Pour franchir ce mauvais passage
+Et pour sortir de tout danger,
+Mon Dieu, c'est de ne point manger,
+Ou prendre peu de nourriture,
+Suivant de son mal la nature.
+S'il est ‡ l'HÙtel-Dieu portÈ,
+L‡ sera moult reconfortÈ.
+Bien souvent, pas mÍme il n'y pense
+Et n'a pas tant de prÈvoyance,
+Ou s'il y songe, il se dira
+Qu'il a bien le temps d'ici l‡
+D'Èpargner dessus son salaire
+Pour au besoin sortir d'affaire,
+Ou si d'Èpargner ne lui chaut,
+Vienne le froid, vienne le chaud,
+Si la faim doit finir sa vie,
+Il voit la mort d'un oeil d'envie;
+Car plus tÙt il trÈpassera,
+Plus tÙt au paradis ira.
+Dieu l'attend l‡-haut, il l'espËre,
+Son exil fini sur la terre.
+ C'est ce que Pythagore dit[19].
+Dans le livre qu'il Ècrivit,
+Et que Vers DorÈs on appelle
+Pour sa parole sage et belle:
+Lorsque ton corps tu quitteras,
+Tout droit au saint ciel t'en iras,
+
+[p.64]
+
+Et lesseras humanitÈ, 5273
+Vivans en pure DÈitÈ.
+Moult est chÈtis et fox naÔs
+Qui croit que ci soit son paÔs
+N'est pas notre paÔs en terre;
+Ce puet l'en bien des clers enquerre
+Qui BoÎce de Confort lisent,
+Et les sentences qui l‡ gisent,
+Dont grans biens as gens laiz feroit
+Qui bien le lor translateroit[20].
+
+ Ou s'il est tex qu'il sache vivre
+De ce que sa rente li livre,
+Ne ne desire autre chÈtÈ,
+Ains cuide estre sans povretÈ;
+Car, si come dit nostre mestre,
+Nus n'est chetis, s'il nel cuide estre,
+Soit rois, chevaliers, ou ribaus.
+Maint ribaus ont les cuers si baus,
+Portans sas de charbon en grieve,
+Que la poine riens ne lor grieve:
+Qu'il en pacience travaillent,
+Et balent, et tripent et saillent,
+Et vont ‡ saint Marcel as tripes[21],
+Ne ne prisent tresor deus pipes[22];
+Ains despendent en la taverne
+Tout lor gaaing et lor espergne,
+Puis revont porter les fardiaus
+Par lÈesce, non pas par diaus,
+Et loiaument lor pain gaaignent,
+Quant embler ne tolir nel' daignent;
+Puis revont au tonnel, et boivent,
+Et vivent si cum vivre doivent.
+
+[p.65]
+
+Laissant la terrestre matiËre 5293
+Vivre de cÈleste lumiËre.
+Est archi-fol, ‡ mon avis,
+Qui croit ici-bas son pays;
+N'est pas notre pays sur terre.
+Qu'auprËs d'un savant on s'enquiËre
+Qui lut les Consolations
+Du grand BoÎce et les leÁons
+Qu'il sËme en cette oeuvre profonde.
+Grand service rendrait au monde
+Le savant qui la traduirait,
+Grands biens le peuple y puiserait[20].
+ Heureux celui qui se contente
+De ce que lui fournit sa rente
+Et n'a d'autre cupiditÈ
+Qu'Ítre ‡ l'abri de pauvretÈ.
+Car, ainsi que dit notre maÓtre,
+Nul n'est chÈtif s'il ne croit l'Ítre,
+Qu'il soit roi, chevalier ou gueux.
+Maints gueux ont le coeur si joyeux,
+Portant sac de charbon en GrËve,
+Que sa peine aucun d'eux ne grËve.
+Ils travaillent patiemment,
+Toujours sautant, toujours balant,
+Ne prisent un trÈsor deux pipes[22];
+Ils vont ‡ Saint-Marcel aux tripes[21],
+A la taverne dÈpensant
+Leur salaire et tout leur argent,
+Et puis retournent ‡ l'ouvrage
+Non par deuil, mais avec courage,
+Loyalement gagnent leur pain
+Sans voler celui du prochain,
+Au tonneau reviennent et boivent
+Et vivent comme vivre doivent.
+
+[p.66]
+
+Tuit cil sunt riche en habondance, 5305
+S'il cuident avoir soffisance,
+Plus, ce set Diex li droituriers,
+Que s'il estoient usuriers:
+Car usurier, bien le t'afiche,
+Ne porroient pas estre riche,
+Ains sunt tuit povre et soffreteus,
+Tant sunt aver et convoiteus.
+ Et si rest voirs, cui qu'il desplÈse,
+Nus marchÈant ne vit aÈse:
+Car son cuer a mis en tel guerre,
+Qu'il art tous jors de plus acquerre;
+Ne j‡ n'aura assÈs acquis,
+Si crient perdre l'avoir acquis,
+Et queurt aprËs le remenant
+Dont j‡ ne se verra tenant,
+Car de riens dÈsirier n'a tel
+Comme d'acquerre autrui chatel.
+Emprise a merveilleuse paine,
+Il bÈe ‡ boivre toute Saine[23],
+Dont j‡ tant boivre ne porra,
+Que tous jors plus en demorra.
+C'est la destrece, c'est l'ardure,
+C'est l'angoisse qui tous jors dure;
+C'est la dolor, c'est la bataille
+Qui li destrenche la coraille,
+Et le destraint en tel dÈfaut,
+Cum plus acquiert, et plus li faut.
+ Advocas et phisicien[24]
+Sunt tuit liÈ de cest lien;
+Cil por deniers science vendent,
+Tretuit ‡ ceste hart se pendent:
+Tant ont le gaaing dous et sade,
+Que cil vodroit por ung malade
+
+[p.67]
+
+Ils sont plus riches, Dieu le sait, 5327
+Que l'usurier sombre, inquiet;
+Car seul est riche en abondance
+Qui croit avoir sa suffisance.
+L'usurier n'a jamais ÈtÈ
+Riche, c'est une vÈritÈ,
+Mais pauvre, de piteuse mine,
+Tant il rÍve gain et rapine.
+ Il est un fait vrai, rigoureux,
+Qu'il n'est point de marchand heureux.
+La soif d'acquÈrir sans mesure
+Son coeur incessamment torture;
+Puis qu'assez jamais il n'aura,
+S'il craint de perdre ce qu'il a,
+Et tout le reste encore envie
+Qu'il n'aura jamais en sa vie;
+Car au coeur il n'a qu'un dÈsir:
+Les biens des autres acquÈrir.
+Etrange et merveilleuse peine!
+Il veut boire toute la Seine[23];
+Mais qu'il boive autant qu'il voudra
+Toujours plus il en restera.
+C'est la dÈtresse, la torture,
+C'est l'angoisse qui toujours dure,
+C'est la bataille, la douleur
+Qui toujours dÈchire son coeur;
+La peur de manquer le dÈvore;
+Plus il a, plus il veut encore.
+ L'avocat et le mÈdecin[24]
+Sont liÈs du mÍme lien;
+Tous ceux qui la science vendent
+A ce mÍme gibet se pendent.
+Le gain leur est si sÈduisant,
+Que l'un voudrait, pour un mourant
+
+[p.68]
+
+Qu'il a, qu'il en Èust quarente, 5339
+Et cil por une cause trente;
+Voire deus cens, voire deus mile,
+Tant les art convoitise et guile.
+Si sunt devins qui vont par terre,
+Quant il prÈeschent por aquerre
+Honors, ou graces, ou richeces,
+Il ont les cuers en tex destreces,
+Cil ne vivent pas loiaument,
+MËs sor tous espÈciaument
+Cil qui por vaine gloire tracent[25]:
+La mort de lor ames porchacent.
+DecÈus est tex dÈcevierres[26],
+Car sachiÈs que tex prÈeschierres,
+Combien qu'il as autres profit,
+A soi ne fait-il nul profit:
+Car bonne prÈdicacion
+Vient bien de male entencion
+Qui n'a riens ‡ celi valu,
+Tant face-ele as autres salu;
+Car cil i prennent bon exemple,
+Et cis de vaine gloire s'emple.
+MËs or laissons tex preschÈors,
+Et parlons des entassÈors.
+Certes Diex n'aiment, ne ne doutent,
+Quant tex deniers en trÈsor boutent,
+Et plus qu'il n'est mestier les gardent:
+Quant les povres dehors regardent
+De froit trembler, de fain pÈrir,
+Diex le lor saura bien merir.
+ Trois grans meschÈances aviennent
+A ceus qui tiex vies maintiennent:
+Par grant travail quierent richeces,
+Paor les tient en grans destreces,
+
+[p.69]
+
+Qui l'appelle, en avoir quarante, 5361
+Et l'autre pour un procËs trente,
+Voire cent, voire mille encor,
+Tant les br˚le la soif de l'or.
+PrÈdicateurs qui par la terre
+Vont prÍchant pour profits se faire,
+Gagner gr‚ces, richesse, honneurs,
+Sont en proie aux mÍmes fureurs.
+Ceux-l‡ mËnent mauvaise vie,
+Ceux surtout, ne l'oubliez mie,
+Qu'une vaine gloire sÈduit[25].
+Ils se trompent eux-mÍmes, oui,
+Et cherchent la mort de leur ‚me;
+Car tels prÍcheurs, je le proclame,
+N'en sauraient tirer nul profit
+Quant serait bon ce qu'ils ont dit;
+Car prÈdication louable
+Venant d'intention coupable,
+Quand mÍme elle profiterait
+Aux autres, rien ne leur vaudrait.
+Ceux-ci bonnement viennent croire,
+Ceux-l‡ s'enflent de vaine gloire.
+Mais laissons l‡ tous ces prÍcheurs
+Et revenons aux entasseurs.
+Dieu ne craignent ni ne rÈvËrent
+Tous ceux qui leurs deniers enserrent;
+Il saura ces monstres punir
+Qui les pauvres de faim pÈrir,
+De froid trembler, l'oeil sec regardent
+Et d'or plus qu'ils n'ont besoin gardent.
+ Ces insatiables gourmands
+Subissent trois affreux tourments:
+Par grand' peine ils cherchent richesse,
+La peur les tient en grand' dÈtresse
+
+[p.70]
+
+Tandis cum du garder ne cessent: 5373
+En la fin ‡ dolor les lessent.
+En tel torment muerent et vivent
+Cil qui les grans richeces sivent;
+Ne ce n'est fors par le defaut
+D'amors, qui par le monde faut;
+Car cil qui richeces amassent,
+S'en les amast, et il amassent,
+Et bonne amor par tout regnast,
+Que mauvestiÈ ne la fregnast,
+MËs plus donnast qui plus Èust,
+A ceus que soufreteus sÈust,
+Ou prestast, non pas ‡ usure,
+MËs par charitÈ nete et pure,
+Por quoi cil ‡ bien entendissent,
+Et d'Oiseuse se deffendissent,
+O˘ monde nul povre n'Èust,
+Ne nul avoir n'en i dÈust.
+MËs tant est li mondes endables,
+Qu'il ont faites amors vendables.
+Nus n'aime fors por son preu faire,
+Por dons ou por servise traire;
+NÈis fames se vuelent vendre:
+Mal chief puist tele vente prendre!
+ Ainsinc Barat a tout honni,
+Par qui li biens jadis onni
+Furent as gens apropriÈ;
+Tant sunt d'avarice liÈ,
+Qu'il ont lor naturel franchise
+A vil servitude soumise;
+Qu'il sunt tuit serf ‡ lor deniers
+Qu'il tiennent clos en lor greniers:
+Tiennent! certes ains sunt tenu,
+Quant ‡ tel meschief sunt venu;
+
+[p.71]
+
+Pour garder tant de biens volÈs, 5395
+Enfin ils meurent dÈsolÈs.
+En tels tourments meurent et vivent
+Ceux qui grand' richesses poursuivent,
+Et ce parce qu'on n'aime pas,
+Car l'amour est mort ici-bas.
+Si ceux qui richesses entassent
+…taient aimÈs et qu'ils aimassent,
+Si bon amour partout rÈgnait,
+Si le vice ne l'opprimait,
+Si plus donnait qui plus possËde
+A ceux qui rÈclament son aide,
+Si chacun le bien entendait
+Et d'Oyseuse se dÈfendait,
+Si tous, sans pratiquer l'usure,
+Se prÍtaient par charitÈ pure,
+Nul pauvre au monde on ne verrait,
+Car voir nul pauvre on ne devrait.
+Mais tant nous corrompt convoitise
+Qu'amour est une marchandise;
+On n'aime que pour son profit,
+Services, dons sont ‡ crÈdit,
+Jusqu'‡ la femme on voit se vendre,
+Mauvaise fin puisse les prendre!
+ Ainsi c'est la cupiditÈ
+Qui sur la terre a tout g‚tÈ.
+Le sol, sa richesse fÈconde,
+Les biens Ètaient ‡ tout le monde.
+Aucuns les ont accaparÈs.
+Tant sont d'avarice ÈgarÈs,
+Qu'ils ont leur native franchise
+A servage honteux soumise,
+Et sont esclaves des deniers
+Qu'ils tiennent clos en leurs greniers.
+
+[p.72]
+
+De lor avoir ont fait lor mestre 5407
+Li chÈtis boterel terrestre.
+L'avoir n'est preus fors por despendre:
+Ce ne sevent-il pas entendre,
+Ains vuelent tuit ‡ ce respondre
+Qu'avoir n'est preus fors por repondre.
+N'est pas voirs, mËs bien le reponent,
+J‡ nel' despendent ne ne donnent;
+Quanque soit iert-il despendus,
+S'en les avoit tretous pendus:
+Car en la fin quant mort seront,
+A cui que soit le lesseront,
+Qui liement le despendra,
+Ne j‡ nul preu ne lor rendra;
+N'il ne sunt pas sÈurs encores
+S'il le garderont jusqu'‡ lores.
+Car tex i porroit metre main,
+Qui tout emporteroit demain.
+
+ As richeces font grant ledure,
+Quant il lor tolent lor nature.
+Lor nature est que doivent corre
+Por la gent aidier et secorre,
+Sans estre si fort enserrÈes;
+A ce les a Diex aprestÈes:
+Or les ont en prison repostes.
+MËs les richeces de tex hostes,
+Qui miex, selonc lor destinÈes,
+DÈussent estre trainÈes,
+S'en vengent honorablement;
+Car aprËs eus honteusement
+Les traÔnent, sachent et hercent,
+De trois glaives le cuer lor percent.
+
+[p.73]
+
+Qu'ils tiennent! Non, mais au contraire 5429
+En sont tenus ‡ grand' misËre,
+HÈlas! esclaves malheureux
+De leurs biens, les crapauds hideux!
+L'argent n'est bon que pour rÈpandre;
+C'est ce qu'ils ne savent comprendre,
+Mais toujours cherchent ‡ prouver
+Qu'il n'est bon que pour conserver.
+En cette erreur ils l'emprisonnent,
+Ne le dÈpensent ni le donnent;
+Tant de biens seraient rÈpandus,
+Si tous on les avait pendus.
+Car enfin il faut bien qu'ils quittent
+Cet or et que d'autres hÈritent,
+Qui gaÓment le dÈpenseront
+Et nul profit ne leur rendront.
+Encor n'ont-ils pas l'assurance
+De tant conserver leur finance;
+Car tel y peut mettre la main
+Qui tout emporterait demain.
+ Aux richesses font grande injure
+Qui leur ravissent leur nature;
+Car leur nature est de courir
+Pour gens aider et secourir
+Sans jamais Ítre emprisonnÈes,
+Pour ce Dieu nous les a donnÈes.
+Or ils les cachent au-dedans;
+Mais richesses de tels tyrans,
+Qui mieux selon leurs destinÈes
+Veulent Ítre dissÈminÈes,
+Savent se venger noblement;
+Car aprËs eux honteusement
+S'acharnent, les brisent, les hersent
+Et de trois glaives leur coeur percent:
+
+[p.74]
+
+Li premier est travail d'aquerre[27]; 5439
+Li second qui le cuer lor serre,
+C'est paor qu'en nes tole ou emble,
+Quant il les ont mises ensemble,
+Dont il s'esmaient sans cessier;
+Li tiers est dolor du lessier,
+Si cum ge t'ai dit ci-devant,
+Malement se vont decevant.
+ Ainsinc Pecune se revanche,
+Comme dame roÔne et franche,
+Des sers qui la tiennent enclose.
+En pez se tient et se repose,
+Et fait les meschÈans veillier,
+Et soucier et traveillier.
+Sous piÈs si cort les tient et donte,
+Qu'elle a l'onor, et cil la honte,
+Et le torment et le damaige,
+Qu'il languissent en son servaige.
+Preu n'est-ce pas faire en tel garde,
+Au mains ‡ celi qui la garde;
+MËs sans faille ele demorra
+A cui que soit quant cis morra
+Qui ne l'osoit mie assaillir,
+Ne faire corre ne saillir.
+Mais li vaillant homme l'assaillent,
+Et la chevauchent et porsaillent,
+Et tant as esperons la batent,
+Qu'il s'en aÈsent et esbatent
+Por le cuer qu'il ont large et ample.
+A Dedalus prennent exemple,
+Qui fist eles ‡ Ycarus,
+Quant par art, non mie par us,
+Tindrent par mer voie commune:
+Tout autel font cil ‡ Pecune,
+
+[p.75]
+
+D'abord c'est travail d'acquÈrir[27], 5463
+Le second qui les vient fÈrir,
+C'est la crainte qu'on ne leur prenne
+Cet or acquis ‡ si grand' peine,
+Dont ils sont navrÈs sans cesser;
+Puis la douleur de le laisser.
+Ainsi, comme ai dit tout ‡ l'heure,
+L'avare malement se leurre.
+ PÈcune ainsi sait se venger
+En reine, et sans les mÈnager,
+Des serfs qui la tiennent enclose.
+Elle en paix se tient et repose
+Et fait tous ces mÈchants veiller,
+Se soucier, se travailler,
+Sous son pied les Ètreint et dompte;
+Elle a l'honneur et eux la honte,
+La peine et les chagrins cuisants,
+Sous son servage languissants.
+Nul profit elle ne veut faire
+A qui si durement l'enserre;
+Tant qu'un jour il la laissera
+N'importe ‡ qui lorsqu'il mourra,
+Lui qui n'osait assaut lui faire
+Ni la laisser courir sur terre.
+Mais eux l'attaquent, les vaillants,
+La poussent, lui pressent les flancs
+Et tant des Èperons la battent
+Qu'ils en jouissent et s'Èbattent,
+Car ils ont le coeur large et grand.
+Sur DÈdale exemple prenant,
+Qui fit par une adresse rare
+Des ailes ‡ son fils Icare
+Pour ensemble passer la mer,
+De mÍme ‡ PÈcune au coeur fier
+
+[p.76]
+
+Il li font eles por voler, 5473
+Qu'ains se lerroient afoler
+Qu'il n'en Èussent los et pris:
+Ne vuelent mie estre repris
+De la grant ardor et du vice
+A la convoiteuse Avarice;
+Ains en font les grans cortoisies,
+Dont lor proesces sunt prisies
+Et cÈlÈbrÈes par le monde,
+Et lor vertu en sorhabonde,
+Que Diex a por moult agrÈable
+Por lor cuer large et charitable:
+Car tant cum Avarice put
+A Diex qui de ses biens reput
+Le monde, quant il l'ot forgiÈ
+(Ce ne t'a nus apris fors giÈ),
+Tant li est Largesce plesant,
+La cortoise, la bienfesant.
+Diex het avers les vilains nastres,
+Et les dampne comme idolastres:
+Les chetis sers malÈurÈs,
+Paoreus, et desmesurÈs,
+Qui cuident, et por voir le dient,
+Qu'il as richeces ne se lient,
+Fors que por estre en sÈurtÈ,
+Et por vivre en benÈurtÈ.
+HÈ! douces richeces mortex,
+Dites donc, estes-vous or tex
+Que vous faciÈs benÈurÈes
+Gens qui si vous ont emmurÈes?
+Car quant plus vous assembleront,
+Et plus de paor trembleront.
+Et comment est en bon Èur
+Hons qui n'est en estat sÈur?
+
+[p.77]
+
+Ils font ailes, pour qu'elle vole, 5497
+Et se tueraient, sur ma parole,
+S'ils n'avaient d'elle los et prix.
+Ils ne veulent Ítre repris
+De cet ‚pre et malheureux vice
+De l'insatiable Avarice;
+Mais grand' largesses font les grands
+Pour leurs hauts faits rendre Èclatants
+Et cÈlÈbrÈs de par le monde,
+Et leur valeur en surabonde.
+Car moult est ‡ Dieu gracieux
+Coeur charitable et gÈnÈreux;
+Autant put l'Avarice immonde
+A Dieu, qui de ses biens le monde
+Combla, quand il l'eut faÁonnÈ,
+Comme je te l'ai sermonnÈ,
+Autant est Largesse plaisante,
+La courtoise et la bienfaisante.
+Dieu hait les avares, ces chiens,
+Et les damne comme paÔens,
+Esclaves chÈtifs, misÈrables
+Et l‚ches et insatiables,
+Qui pensent et s'en vont criant
+Que s'ils s'attachent ‡ l'argent,
+Ce n'est que prÈcaution sage
+Pour vivre heureux tretout leur ‚ge.
+Douces richesses, dites donc,
+Vraiment, avez-vous coeur si bon
+Que justement bonheur foisonne
+A qui si bien vous emprisonne?
+Non. Plus ils vous amasseront
+Et plus de peur ils trembleront,
+Car du bonheur n'est point l'asile
+Le coeur qui n'est jamais tranquille;
+
+[p.78]
+
+BenÈurtÈ donc li saudroit, 5507
+Puis que sÈurtÈ li faudroit.
+MËs aucuns qui ce m'orroit dire,
+Por mon dit dampner ou despire,
+Des Rois me porroit oposer,
+Qui por lor noblece aloser,
+Si cum li menus pueple cuide,
+Fierement metent lor estuide
+A faire entor eus armer gens,
+Cinq cens, ou cinq mile sergens,
+Et dit-l'en tout communÈment
+Qu'il lor vient de grant hardement:
+MËs Diex set bien tout le contraire,
+C'est paor qui le lor fait faire,
+Qui tous jors les tormente et grieve.
+Miex porroit uns ribaus de grieve,
+SÈur et seul par tout aler,
+Et devant les larrons baler,
+Sans douter eus et lor affaire,
+Que li Rois o sa robe vaire,
+Portant nÈis o soi grant masse
+Du trÈsor que si grant amasse
+D'or et de prÈcieuses pierres:
+Sa part en prendroit chascuns lierres;
+Quanqu'il porteroit li todroient,
+Et tuer espoir le voudraient.
+Si seroit-il, ce croi, tuÈ,
+Ains que d'ilec fust remuÈ:
+Car li larrons se douteraient,
+Se vif eschaper le lessoient,
+Qu'il nes fÈist o˘ que soit prendre,
+Et par sa force mener pendre:
+Par sa force! mËs par ses hommes,
+Car sa force ne vaut deux pommes
+
+[p.79]
+
+Quant s˚retÈ s'Èvanouit, 5531
+Le bonheur aussitÙt s'enfuit.
+Mais aucuns entendant mon dire,
+Pour le condamner et dÈtruire,
+Les Rois me pourraient lors citer
+Qui pour leur noblesse exalter,
+Comme le dit la multitude,
+FiËrement mettent leur Ètude
+A faire autour d'eux armer gens,
+Cinq cents ou cinq mille sergens,
+Et tout le menu peuple pense
+Que ce leur vient de grand' vaillance.
+Mais Dieu le contraire sait bien;
+C'est la peur seule qui les tient
+Et ne leur laisse nulle trËve.
+Car mieux pourrait un gueux de GrËve
+Tranquille et seul partout aller
+Et devant les larrons baler
+Sans crainte de mÈsaventure,
+Que Rois ‡ la riche vÍture,
+Quand ceux-ci porteraient tout l'or
+Et les joyaux qu'en leur trÈsor
+Pour eux tous les jours on entasse.
+Chaque larron ferait main basse
+Sur ce butin, dÈpouillerait
+Le monarque et puis le tuerait;
+Il le tuerait, certes, et vite
+Sans le laisser prendre la fuite;
+Car le larron redouterait
+Que si le roi vif Èchappait
+Il ne le fÓt n'importe o˘ prendre,
+Et par sa force mener pendre.
+Sa force! Non; mais par ses gens,
+Car sa force ne vaut deux glands
+
+[p.80]
+
+Contre la force d'ung ribaut 5541
+Qui s'en iroit ‡ cuer si baut:
+Par ses hommes! par foi ge ment,
+Ou ge ne dis pas proprement.
+Vraiement siens ne sunt-il mie,
+Tout ait-il sor eus seignorie;
+Seignorie, non, mËs servise,
+Qu'il les doit tenir en franchise:
+Ains est lor; car quant il vodront,
+Lor aÔdes au roi todront[28],
+Et li rois tous seus demorra
+Si tost cum li pueple vorra:
+Car lor bontÈs ne lor proesces,
+Lor cors, lor forces, lor sagesces
+Ne sunt pas sien, ne riens n'i a,
+Nature bien les li nia:
+Ne Fortune ne puet pas faire,
+Tant soit as hommes debonnaire,
+Que nules des choses lor soient,
+Comment que conquises les aient,
+Dont Nature les fait estranges.
+
+ L'Amant.
+
+Ha! Dame, por le roi des anges,
+AprenÈs-moi donc toutevoies
+Quex choses puÈent estre moies;
+Et se du mien puis riens avoir:
+Ce vorroie-ge bien savoir.
+
+ Raison.
+
+OÔl, ce respondi Raison;
+MËs n'entens pas champ ne maison,
+
+[p.81]
+
+Envers celle d'un gueux de GrËve, 5565
+Dont nul souci le coeur ne grËve.
+Ses gens! Non, ce serait mentir
+Ou mon penser mal dÈfinir;
+Car vraiment siens ne sont-ils mie,
+Quoiqu'il ait sur eux seigneurie.
+Que dis-je? Il est leur serviteur,
+De leurs franchises dÈfenseur,
+Il est leur; car ils ont puissance
+De lui refuser assistance[28],
+Et le roi tout seul restera
+SitÙt que le peuple voudra;
+Car leur valeur et leur prouesse,
+Leur corps, leur force et leur sagesse
+Ne sont pas siens, rien il n'en a,
+Nature ‡ lui ne les donna,
+Et Fortune ne saurait faire,
+Tant soit aux hommes dÈbonnaire,
+Qu'on possÈd‚t un seul fÈtu,
+L'e˚t-on par la force obtenu,
+Si nous le refusa Nature.
+
+ L'Amant.
+
+Ha! dame, je vous en conjure,
+Par le roi du ciel, dites-moi
+Ce que l'on peut avoir ‡ soi.
+Pouvez-vous faire que j'apprenne
+Chose qui soit toute la mienne?
+
+ Raison.
+
+Oui, certes, rÈpondit Raison.
+Je n'entends ni champs, ni maison,
+
+[p.82]
+
+Ne robes, ne tex garnemens, 5569
+Ne nus terriens tenemens,
+Ne mueble de quelque maniere.
+Trop as meillor chose et plus chiere,
+Tous les biens que dedens toi sens,
+Et que si bien es congnoissans,
+Qui te demorent sans cessier,
+Si que ne te puÈent lessier
+Por faire ‡ autre autel servise;
+Cil bien sunt tien ‡ droite guise:
+As autres biens qui sunt forain,
+N'as-tu vaillant uns viÈs lorain.
+Ne tu, ne nul homme qui vive,
+N'i avÈs vaillant une cive:
+Car sachiÈs que toutes vos choses
+Sunt en vous-mÈismes encloses;
+Tuit autre bien sunt de fortune,
+Qui les esparpille et a¸ne,
+Et tolt et donne ‡ son voloir
+Dont les fox fait rire et doloir;
+MËs riens que Fortune feroit
+Nus sages hons ne priseroit,
+Ne nel' feroit liÈ ne dolent
+Le tor de sa roÎ volent:
+Car tuit si fait sunt trop doutable,
+Por ce qu'il ne sunt pas estable:
+Por ce n'est preus l'amor de li,
+N'onc ‡ prodomme n'abeli
+N'il n'est drois qu'el li abelisse
+Quant por si poi chiet en esclipse;
+Et por ce voil que tu le saches,
+Que por riens ton cuer n'i ataches,
+Si n'en es-tu pas entechiÈs;
+MËs ce seroit trop grans meschiÈs,
+
+[p.83]
+
+Robes ni parures mondaines, 5593
+Ni possessions terriennes,
+Ni meubles d'aucune valeur,
+Mais quelque chose de meilleur.
+C'est cette richesse suprÍme
+Que tout homme sent en lui-mÍme,
+Qui vous demeure sans cesser
+Et qui ne saurait vous laisser
+Afin d'en enrichir un autre,
+Car elle est absolument vÙtre.
+Tout autre bien extÈrieur
+D'un vieux sanglon n'a la valeur;
+Ni toi, ni nul homme qui vive,
+Vaillant ne possËde une cive,
+Car tout ce qui vous appartient
+Sache-le, dans vous-mÍme tient.
+Toute autre chose est ‡ Fortune
+Qui les Èparpille une ‡ une
+Et les rassemble ‡ son vouloir,
+Dont les gens fait rire et douloir.
+Mais tous ces biens, qu'elle divise
+Et reprend, le sage mÈprise,
+Et sa roue elle a beau virer,
+Ne le fait rire ni pleurer;
+Car tous ses dons sont redoutables,
+Parce que tous ils sont instables,
+Et son amour ignoble et bas
+N'a pour le sage aucun appas;
+Or c'est, ‡ mon avis, justice,
+Puisque si vite elle s'Èclipse.
+Aussi, prends en grÈ mon conseil,
+DÈtache-toi d'amour pareil
+Et fuis son inf‚me souillure.
+Ce serait viletÈ trop dure
+
+[p.84]
+
+Se Áa avant t'en entechoies, 5603
+Et se tant vers les gens pechoies
+Que por lor ami te clamasses,
+Et lor avoir sans plus amasses,
+Ou le preu qui d'aus te vendroit.
+Nus prodoms ‡ bien nel' tendroit.
+Ceste amor que ge t'ai ci dite,
+Fui-la comme vile et despite,
+Et d'amer par amors recroi,
+Et soies sages et me croi.
+MËs d'autre chose te voi nice,
+Quant m'as mis sus itel malice
+Que ge haÔne te commant;
+Or di quant, en quel lieu, comment.
+
+ L'Amant.
+
+Vous ne finastes hui de dire
+Que ge doi mon seignor despire,
+Por ne sai quel amor sauvage.
+Qui cercheroit jusqu'en Cartage,
+Et d'orient en occident,
+Et bien vesquit tant que li dent
+Li fussent chÈoit par viellesce,
+Et corust tous jors sans paresce
+Tant cum porroit grant alÈure,
+Les pans laciÈs ‡ la ceinture,
+Faisant sa visitacion
+Par midi, par septentrion,
+Tant qu'il Èust tretout vÈu,
+N'auroit-il mie aconsÈu.
+Ceste amor que ci dit m'avÈs
+Bien en fu li mondes lavÈs
+DËs lors que li Diex s'enfoÔrent,
+Quant li gÈant les assaillirent;
+
+[p.85]
+
+Si dÈsormais tu t'en souillais, 5627
+Et tant envers autrui pÈchais
+Que leur ami te proclamasses
+Et leur avoir seul recherchasses,
+Ou le gain qui d'eux te viendrait;
+Tout sage te mÈpriserait.
+Cette amour que je t'ai ci-dite,
+Fuis-la comme vile et maudite.
+Cesse donc d'aimer par Amour,
+Sois sage et crois-moi sans sÈjour.
+Mais tu ignores bien des choses
+Encor, puisqu'accuser tu m'oses
+A la haine de te pousser.
+Comment as-tu pu le penser?
+
+ L'Amant.
+
+Vous n'avez cessÈ de me dire
+Que je dois mon seigneur maudire
+Pour ne sais quel sauvage amour.
+Jusqu'‡ Carthage nuit et jour
+Qui chercherait bien sans paresse,
+Et jusqu'‡ ce que de vieillesse
+Lui tomb‚t sa derniËre dent,
+Et d'Orient en Occident
+Courrait toujours ‡ grande allure,
+Les pans lacÈs ‡ la ceinture,
+Faisant sa visitation
+Au sud comme au septentrion,
+Tant qu'il e˚t vu toute la terre;
+Encor ne trouverait-il guËre
+Cet amour que m'avez rÍvÈ.
+Bien en fut le monde lavÈ
+Alors que tous les dieux s'enfuirent,
+Quand les gÈants les assaillirent
+
+[p.86]
+
+Et Drois, et ChastÈÈ, et Fois 5635
+S'enfoÔrent ‡ cele fois.
+Cele Amor fu si esperduÎ,
+Qu'el s'en foÔ, si est perduÎ;
+Justice qui plus pesans iere,
+Si s'en foÔ la derreniere:
+Si lessierent tretuit les terres,
+Qu'ils ne porent soffrir les guerres;
+As ciex firent lor habitacles,
+N'onc puis, se ne fu par miracles,
+N'oserent Á‡ jus devaler:
+Barat les en fit tous aler,
+Qui tient en terre l'eritage
+Par sa force et par son outrage.
+NÈis Tulles, qui mist grant cure
+En cerchier secrÈs d'escripture,
+Ne pot tant son engin dÈbatre,
+C'onc plus de trois pere ou de quatre
+De tous les siecles trespassÈs,
+Puis que cis mons fu compassÈs,
+De si fines amors trovast.
+Si croi que mains en esprovast
+De ceus qui ‡ son tens vivoient,
+Qui si amis de bouche estoient:
+N'encor n'ai-ge nul leu lÈu
+Que l'en en ait nul tel vÈu.
+Et sui-ge plus sages que Tulles?
+Bien seroie fox et entulles,
+Se tex amors voloie querre,
+Puis qu'il n'en a mËs nule en terre.
+Tele amor donques o˘ querroie,
+Quant Áa jus ne la troveroie?
+Puis-ge voler avec les grues,
+Voire saillir outre les nues,
+
+[p.87]
+
+Et que ChastetÈ, Droit et Fois 5659
+S'enfuirent toutes ‡ la fois;
+Cette Amour s'enfuit Èperdue
+Et pour la terre fut perdue.
+Justice qui plus lourde Ètait
+La derniËre aussi s'envolait.
+Tous abandonnËrent la terre,
+Ne pouvant plus souffrir la guerre
+Et prirent domicile aux cieux.
+Depuis, sauf quelques jours heureux,
+Nul n'osa plus ci-bas descendre.
+La Fraude fut leurs places prendre
+Qui les avait d'ici chassÈs
+Et sous son joug nous a forcÈs.
+Tulle mÍme qui mit grand' cure,
+A chercher secrets d'Ècriture,
+Ne put, malgrÈ tout son savoir,
+Dans tous les siËcles passÈs voir,
+Depuis que Dieu crÈa le monde,
+D'Amour si fine et si profonde
+Plus de quatre exemples ou trois.
+Il en e˚t moins trouvÈ, je crois,
+Parmi les hommes de son ‚ge
+Si grands amis par le langage;
+Encore n'ai-je pas bien lu
+Qu'un seul nul ait de ses yeux vu.
+Eh! suis-je plus sage que Tulle?
+Serais-je assez sot et crÈdule
+De vouloir chercher ici-bas
+Un amour qui n'existe pas?
+Puis-je voler avec les grues
+Ou passer par del‡ les nues,
+Comme le cygne qu'Èlevait
+Socrate? O˘ donc habiterait
+
+[p.88]
+
+Cum fist li cine SocratËs? 5669
+N'en quier plus parler, j‡ m'en tËs.
+Ne sui pas de si fol espoir;
+Li Diex cuideroient espoir
+Que j'assaillisse paradis,
+Cum firent les gÈans jadis:
+S'en porroie estre foldriez,
+Ne sai se vous le voldriez,
+Si n'en doi-ge pas estre en doute.
+
+ Raison.
+
+Biaus amis, dist-ele, or escoute:
+J‡ voler ne t'en covendra,
+MËs voloir, et chascun vodra;
+Par quoi sans plus croies mes euvres,
+J‡ ne covient qu'autrement euvres,
+S'a ceste amor ne puÈs ataindre,
+Car ausinc bien puet-il remaindre
+Par ton defaut cum par l'autrui,
+Je t'enseignerai bien autre hui:
+Autre, non pas, mËs ce mÈismes
+Dont chascun puet estre ‡ mÈismes,
+MËs qu'il prengne l'entendement
+D'amors ung poi plus largement;
+Qu'il aint en gÈnÈralitÈ,
+Et laist espÈcialitÈ;
+Ni face j‡ communion
+De grant participacion.
+Tu puÈs amer generaument
+Tous ceus du monde loiaument;
+Aime les tous autant cum un,
+Au mains de l'amor du commun;
+Fai tant que tex envers tous soies
+Cum tous envers toi les vodroies;
+
+[p.89]
+
+Cet amour inconnu sur terre? 5693
+Assez dit, car je veux m'en taire.
+Je ne suis pas si fol vraiment,
+Car les dieux croiraient s˚rement
+Que je veux tenter l'escalade
+Des gÈants, et leur escapade,
+Quand ils furent tous foudroyÈs.
+Pour moi vous ne le voudriez,
+Ceci ne me fait aucun doute.
+
+ Raison.
+
+Bel ami, me dit-elle, Ècoute.
+Voler point ne te conviendra,
+Mais vouloir et chacun voudra.
+Aussi, crois-moi sans plus attendre,
+Et fais ce que tu vas entendre,
+Si trop sublime est cet amour;
+Au fait peut-il faillir un jour
+Par toi ou par autrui peut-Ítre.
+Autre amour te ferai connaÓtre;
+Autre, non; le mÍme plutÙt,
+Mais plus accessible et moins haut;
+Mais pour cet amour bien comprendre,
+Il faut plus largement l'Ètendre.
+Or aime en gÈnÈralitÈ,
+Laisse la spÈcialitÈ
+Et de ton coeur jamais ne donne
+Grand' part ‡ la mÍme personne.
+Tu peux aimer d'amour loyal
+Toute personne en gÈnÈral,
+Toutes aimer autant comme une,
+Tout au moins d'amitiÈ commune.
+Sois envers toutes, c'est la loi,
+Comme les voudrais envers toi;
+
+[p.90]
+
+Ne fai vers autre, ne porchace 5701
+Fors ce que tu veus qu'en te face;
+Et s'ainsinc voloies amer,
+L'en te devroit quite clamer,
+Et ceste ies-tu tenus ensivre,
+Sans ceste ne doit nus hons vivre.
+Et porce que ceste amor lessent
+Cil qui de mal faire s'engressent,
+Sunt en terre establi li juge
+Por estre deffense et refuge
+A cel cui li monde forfet,
+Por faire amender le meffet,
+Por ceus pugnir et chastoier
+Qui por ceste amor renoier,
+Murdrissent les gens et afolent,
+Ou ravissent, emblent et tolent,
+Ou nuisent par detraccion,
+Ou par faulce accusacion,
+Ou par quiexque malaventures,
+Soient apertes, ou oscures,
+Si convient que l'en les justise.
+
+ L'Amant.
+
+Ha! Dame, por Diex de justise
+Dont jadis fu si grant renons,
+Tandis cum parole en tenons,
+Et d'enseigner moi vous penÈs,
+S'il vous plaist, un mot m'aprenÈs.
+
+ Raison.
+
+Di quel.
+
+ L'Amant.
+
+Volentiers. Ge demant
+Que me faciÈs un jugement
+
+[p.91]
+
+Ne fais aux autres ni pourchasse 5725
+Fors ce que tu veux qu'on te fasse,
+Et si tel tu voulais aimer,
+L'on te devrait quitte clamer.
+Voici l'amour qu'il te faut suivre,
+Hors lui nul homme ne doit vivre.
+Et c'est parce que le mÈchant
+Toujours va cet amour fuyant,
+Qu'en terre on Ètablit le juge,
+Pour Ítre et dÈfense et refuge
+Du faible ‡ qui l'on a forfait,
+Pour faire amender le mÈfait,
+Pour bl‚mer, punir ceux qui volent
+Leurs semblables et les violent,
+Les frappent pour les dÈpouiller,
+Qui pour cet amour renier,
+Par toutes sortes d'impostures,
+Soit apparentes, soit obscures,
+Font le mal par dÈtraction
+Ou par fausse accusation.
+Telles gens il faut qu'on punisse.
+
+ L'Amant.
+
+Ha! Par Dieu, dame, de Justice,
+Dont jadis fut si grand renom,
+Puisqu'aussi bien en parle-t-on
+Et que vous cherchez ‡ m'instruire,
+Ne pourriez-vous un mot me dire?
+
+ Raison.
+
+Dis, quel mot?
+
+ L'Amant.
+
+Dame, simplement
+Daignez me faire un jugement
+
+[p.92]
+
+D'Amors et de Justise ensemble: 5729
+Lequiex vaut miex si cum vous semble?
+
+ Raison.
+
+De quel Amor dis-tu?
+
+ L'Amant.
+
+De ceste
+O˘ vous volÈs que ge me mete:
+Car cele qui s'est en moi mise
+Ne bÈ-ge pas ‡ metre en juise.
+
+ Raison.
+
+Certes, fox, bien en fais ‡ croire,
+MËs se tu quiers sentence voire,
+La bonne amor miex vaut.
+
+ L'Amant.
+
+ProvÈs.
+
+ Raison.
+
+Voulentiers voir. Quant vous trovÈs
+Deux choses qui sont convenables,
+NÈcessaires et profitables,
+Cele qui plus est nÈcessoire,
+Vaut miex.
+
+ L'Amant.
+
+Dame, c'est chose voire.
+
+ Raison.
+
+Or te pren bien ci donques garde,
+La nature d'andeus esgarde;
+
+[p.93]
+
+D'Amour et de Justice ensemble. 5753
+Lequel vaut mieux, que vous en semble?
+
+ Raison.
+
+Mais quel Amour dis-tu?
+
+ L'Amant.
+
+Celui
+Que me conseillez aujourd'hui;
+Car l'amour qui remplit mon ‚me
+Onc ne saurais-je souffrir, dame,
+Que le missiez en jugement.
+
+ Raison.
+
+Pauvre fol, tu voudrais vraiment
+En faire accroire ‡ tout le monde.
+Puisque tu veux que je rÈponde:
+Le bon Amour vaut mieux.
+
+ L'Amant.
+
+Prouvez.
+
+ Raison.
+
+Bien volontiers. Quand vous trouvez
+Deux choses qui sont convenables,
+NÈcessaires et profitables,
+La plus nÈcessaire vaut mieux.
+
+ L'Amant.
+
+C'est, dame, fort judicieux.
+
+ Raison.
+
+Or donc, ‡ ceci prends bien garde,
+La nature des deux regarde.
+
+[p.94]
+
+Ces deux choses o˘ qu'els habitent, 5745
+Sunt nÈcessaires et profitent.
+
+ L'Amant.
+
+Voirs est.
+
+ Raison.
+
+Dont di-ge d'eus itant,
+Que miex vaut la plus profitant.
+
+ L'Amant.
+
+Dame, bien m'i puis accorder.
+
+ Raison.
+
+Nel' te voil donc plus recorder;
+MËs plus tient grant nÈcessitÈ
+Amors qui vient de charitÈ,
+Que Justice ne fait d'assez.
+
+ L'Amant.
+
+Prouvez, dame, ains qu'outre-passez.
+
+ Raison.
+
+Volentiers. Bien te di sans feindre,
+Que plus est nÈcessaire et greindre
+Li bien qui par soi puet soffire;
+Par quoi fait trop miex ‡ eslire,
+Que cil qui a mestier d'aÔe:
+Ce ne contrediras-tu mie.
+
+ L'Amant.
+
+Porquoi nel' faites-vous entendre,
+Savoir s'il i a que reprendre?
+
+[p.95]
+
+Elles sont bonnes toutes deux 5771
+Et profitables en tous lieux.
+
+ L'Amant.
+
+C'est vrai.
+
+ Raison.
+
+Mais, c'est incontestable,
+Meilleure est la plus profitable.
+
+ L'Amant.
+
+Dame, soit, je le reconnais.
+
+ Raison.
+
+Je n'y reviens plus dÈsormais.
+Amour a CharitÈ pour mËre,
+Il est beaucoup plus nÈcessaire,
+Que Justice et plus fait besoin.
+
+ L'Amant.
+
+Prouvez avant d'aller plus loin.
+
+ Raison.
+
+Volontiers, je soutiens mon dire.
+Le bien qui par soi peut suffire
+Est plus nÈcessaire et plus grand;
+On fait mieux en le choisissant
+Que celui qui a besoin d'aide,
+Ce point encore me concËde.
+
+ L'Amant.
+
+Un exemple ouÔr en voudrais,
+Pour voir si vous l'accorderais.
+
+[p.96]
+
+Ung exemple oÔr en vorroie,
+Savoir s'accorder m'i porroie.
+
+ Raison.
+
+Par foi quant d'exemple me charges,
+Et de pruÈves, ce sont grans charges;
+Toutevois exemple en auras,
+Puisque par ce miex le sauras.
+S'uns hons puet bien une nef traire
+Sans avoir d'autre aÔe afaire,
+Que j‡ par toi bien ne trairoies,
+Trait-il miex que tu ne feroies?
+
+ L'Amant.
+
+OÔl, dame, au mains au chaable.
+
+ Raison.
+
+Or pren ci donques ton semblable:
+Et si soies bien entendans,
+Se Justice dormoit gisans,
+Si seroit Amors soffisant,
+Que tu vas ci moult despisant,
+A mener bele vie et bonne,
+Sans justicier nule personne;
+MËs sans Amors Justice, non,
+Por ce Amors a meillor renon.
+
+ L'Amant.
+
+ProvÈs-moi ceste.
+
+ Raison.
+
+Volentiers:
+Or te taiz donc endementiers.
+
+[p.97]
+
+Veuillez vous faire mieux comprendre. 5789
+Qui sait s'il n'est rien ‡ reprendre?
+
+ Raison.
+
+Or soit, exemples en auras,
+Puisque mieux ainsi le sauras.
+Mais ces preuves dont tu me charges,
+Sais-tu que ce sont grandes charges?
+L'homme qui pourrait un vaisseau,
+Sans aide, seul tirer sur l'eau,
+Chose que tu ne saurais faire,
+Est-il plus fort que toi?
+
+ L'Amant.
+
+Oui, chËre,
+A tirer le c‚ble, s'entend.
+
+ Raison.
+
+Eh bien, ce mÍme exemple prend
+Et t‚che ‡ saisir ma pensÈe.
+Si Justice Ètait trÈpassÈe,
+Seul Amour serait suffisant,
+L'Amour que tu vas dÈdaignant,
+A mener belle vie et bonne
+Sans condamner nulle personne;
+Mais sans Amour Justice non.
+Donc Amour a meilleur renom.
+
+ L'Amant.
+
+Prouvez-le.
+
+ Raison.
+
+C'est chose facile;
+Mais laisse-moi parler tranquille.
+
+[p.98]
+
+ Justice qui jadis regnoit, 5785
+O˘ tens que Saturne vivoit,
+Cui Jupiter copa les coilles
+Ausinc cum se fussent andoilles,
+(Moult ot cil dur filz et amer)
+Puis les geta dedens la mer,
+Dont Venus la dÈesse issi,
+Car li Livres le dit ainsi:
+S'ele iert en terre revenuÎ,
+Et fust autresinc bien tenuÎ
+Au jor-d'ui cum elle estoit lores,
+Si seroit-il mestier encores
+As gens entr'eus qu'il s'entr'amassent,
+Combien que Justice gardassent:
+Car puis qu'Amors s'en vodroit fuire,
+Justice en feroit trop destruire;
+Mais se les gens bien s'entr'amoient,
+JamËs ne s'entreforferoient,
+Et puis que forfait s'en iroit,
+Justice de quoi serviroit?
+
+ L'Amant.
+
+Dame, ge ne sai pas de quoi.
+
+ Raison.
+
+Bien t'en croi: car pÈsible et coi
+Tretuit cil du monde vivroient,
+JamËs roi ne prince n'auroient;
+Ne seroit baillif, ne prevost,
+Tant seroit li pueple dÈvost.
+JamËs juge n'orroit clamor:
+Dont di-ge que miex vaut Amor
+Simplement que ne fait Justice,
+Tant aille-ele contre malice,
+
+[p.99]
+
+ Justice qui jadis rÈgnait 5811
+Au temps que Saturne vivait,
+Dont Jupiter coupa les couilles,
+Ainsi que de simples andouilles,
+(Un fils bien dur, ce Jupiter!)
+Et les jeta dedans la mer,
+D'o˘ naquit VÈnus la dÈesse,
+C'est l'histoire qui le professe:
+Si donc Justice revenait
+Et si chacun la respectait
+Comme en cet ‚ge mÈmorable,
+Encore, c'est indiscutable,
+Les hommes devraient-ils s'aimer
+Tout en la faisant estimer;
+Car Amour mort, il faut le dire,
+Justice en ferait trop dÈtruire.
+Mais si les gens bien s'entr'aimaient,
+Oncques ne s'entreforferaient,
+Et quand serait parti le vice,
+A quoi donc servirait Justice?
+
+ L'Amant.
+
+Dame, je ne sais pas ‡ quoi.
+
+ Raison.
+
+Je te crois; car paisible et coi
+Tout le monde vivrait sur terre;
+De rois, de princes n'auriez guËre,
+Non plus ni bailli ni prÈvÙt,
+Tant le peuple serait dÈvot;
+Jamais juge n'aurait de cause.
+Donc Amour est meilleure chose
+Que Justice tout simplement,
+Combien qu'elle aille rÈprimant
+
+[p.100]
+
+Qui fu mere des seignories 5815
+Dont les franchises sunt pÈries.
+Car se ne fust mal et pÈchiÈs
+Dont li mondes est entechiÈs,
+L'en n'Èust onques roi vÈu,
+Ne juge en terre congnÈu.
+Si se pruevent-il malement,
+Qu'il dÈussent premierement
+Trestout avant eus justicier,
+Puisqu'en se doit en eus fier;
+Et loial estre et diligent,
+Non pas lasche, ne nÈgligent,
+Ne convoiteus, faus, ne faintis
+Por faire droiture as plaintis:
+MËs or vendent les jugemens,
+Et bestornent les erremens,
+Et taillent et cuellent et saient,
+Et les povres gens trestout paient.
+Tuit s'efforcent de l'autrui prendre:
+Tex juge fait le larron pendre,
+Qui miex dÈust estre pendus,
+Se jugement li fust rendus
+Des rapines et des tors fais
+Qu'il a par son pooir forfais.
+
+
+ * * * * *
+
+
+ XXXVI
+
+
+ Comment Virginius plaida
+ Devant Apius, qui jugea
+ Que sa fille ‡ tout bien taillÈe,
+ Fust tost ‡ Claudius baillÈe.
+
+
+Ne fist bien Apius ‡ pendre,
+Qui fist ‡ son serjant emprendre
+
+[p.101]
+
+Le Mal, pËre des seigneuries, 5841
+Dont les franchises sont pÈries.
+Car sans le Mal ni le PÈchÈ,
+Dont tout le monde est entachÈ,
+On n'e˚t jamais vu roi sur terre
+Ni de justice rÈguliËre.
+Car les juges premiËrement
+Se conduisent si malement
+Qu'ils se devraient juger soi-mÍme,
+S'ils veulent que chacun les aime,
+ tre loyaux et diligents,
+Non pas l‚ches ni nÈgligents,
+Ni faux, ni rongÈs d'avarice
+Et faire aux malheureux justice.
+Mais ils vendent les jugements,
+Ils renversent les errements,
+Ils cueillent, rognent et taillent,
+Et pauvres gens leur argent baillent.
+Ils ne songent qu'‡ rapiner,
+Et tel on entend condamner
+Un larron, qu'on d˚t plutÙt pendre,
+Si jugement on voulait rendre
+Des rapines et des torts faits
+Qu'il a par son pouvoir forfaits.
+
+
+ * * * * *
+
+
+ XXXVI
+
+
+ Comment Virginius plaida
+ Devant Appius qui jugea
+ Que sa fille si bien taillÈe
+ F˚t tÙt ‡ Claudius bailiÈe.
+
+
+La corde Appius valait-il,
+Quand il poussait son agent vil
+
+[p.102]
+
+Par faus tesmoings, fauce querele 5845
+Contre Virgine la pucele[29],
+Qui fu fille Virginius,
+Si cum dist Titus Livius
+Qui bien set le cas raconter,
+Por ce qu'il ne pooit donter
+La pucele qui n'avoit cure
+Ne de li, ne de sa luxure.
+Li ribaus dist en audience:
+Sire juges, donnÈs sentence
+Por moi, car la pucele est moie;
+Por ma serve la proveroie
+Contre tous ceus qui sunt en vie:
+Car o˘ qu'ele ait estÈ norrie,
+De mon ostel me fu emblÈe
+DËs-lors, par poi, qu'ele fu nÈe,
+Et baillie ‡ Virginius.
+Si vous requier, sire Apius,
+Que vous me dÈlivrÈs ma serve,
+Car il est drois qu'ele me serve,
+Non pas celi qui l'a norrie:
+Et se Virginius le nie,
+Tout ce sui-ge prest de prover,
+Car bons tesmoings en puis trover.
+ Ainsinc parloit li faus traÔstre
+Qui du faus juge estoit menistre;
+Et cum li plais ainsinc alast,
+Ains que Virginius parlast,
+Qui tout estoit prest de respondre
+Por ses aversaires confondre,
+Juga par hastive sentence
+Apius que, sans atendence,
+Fust la pucele au serf renduÎ.
+Et quant la chose a entenduÎ
+
+[p.103]
+
+Par faux tÈmoins, par fÈlonie, 5871
+Contre la belle Virginie[29],
+La fille de Virginius,
+Si j'en crois Titus-Livius
+Qui cet ÈvÈnement rappelle,
+Ne pouvant dompter la pucelle
+Qui cet inf‚me mÈprisait
+Et sa luxure repoussait?
+Claudius dit ‡ l'audience:
+Juge, donnez pour moi sentence,
+Car je puis prouver comme quoi
+Cette jeune esclave est ‡ moi
+Contre tous ceux qui sont en vie;
+Car o˘ qu'elle ait ÈtÈ nourrie,
+Je dÈclare, sire Appius,
+Qu'elle fut ‡ Virginius,
+Quand on me l'eut prise, donnÈe,
+En mon hÙtel ‡ peine nÈe.
+Cette esclave que l'on me doit
+Faites-moi rendre, c'est mon droit,
+Par cet homme qui l'a nourrie;
+Et si Virginius le nie,
+Je suis prÍt ‡ vous le prouver,
+Car bons tÈmoins en puis trouver.
+ Ainsi dÈposait ce faux traÓtre
+Au juge son inf‚me maÓtre.
+Heureux qu'ainsi tout se pass‚t,
+Sans que Virginius parl‚t
+Qui s'apprÍtait ‡ lui rÈpondre
+Pour son adversaire confondre,
+Lors Appius h‚tivement
+Jugea qu'immÈdiatement
+F˚t la pucelle au serf rendue.
+AussitÙt la chose entendue,
+
+[p.104]
+
+Li bons prodons devant nommÈs, 5879
+Bons chevaliers, bien renommÈs,
+C'est assavoir Virginius,
+Qui bien voit que vers Apius
+Ne puet pas sa fille deffendre,
+Ains li convient par force rendre,
+Et son cors livrer ‡ hontage,
+Si change honte por damage
+Par merveilleus apensement,
+Se Titus-Livius ne ment.
+
+
+ * * * * *
+
+
+ XXXVII
+
+
+ Comment aprËs le jugement
+ Virginius hastivement
+ A sa fille le chief couppa,
+ Dont de la mort point n'Èchappa;
+ Et mieulx ainsi le voulut faire,
+ Que la livrer ‡ pute affaire;
+ Puis le chief presenta au juge
+ Qui en escheut en grant dÈluge.
+
+
+Car il par amors, sans haÔne,
+A sa belle fille Virgine
+Tantost a la teste copÈe,
+Et puis au juge prÈsentÈe
+Devant tous en plain consistoire;
+Et li juges, selonc l'estoire,
+Le commanda tantost ‡ prendre
+Por li mener ocir ou pendre.
+MËs ne l'occit ne ne pendi,
+Car li pueples le deffendi
+Qui fu tous de pitiÈ mÈus,
+Si tost cum li fais fu sÈus;
+
+[p.105]
+
+Ce vaillant ci-devant nommÈ, 5905
+Bon chevalier, bien renommÈ,
+C'est le pËre de Virginie,
+Voyant que sa fille chÈrie
+Contre Appius ne peut sauver,
+Mais que par force il doit livrer
+Ce corps si cher ‡ la luxure,
+Le deuil prÈfËre ‡ la souillure
+Dans un sublime Ègarement,
+Si Titus-Livius ne ment.
+
+
+ * * * * *
+
+
+ XXXVII
+
+
+ Comment aprËs le jugement
+ Virginius h‚tivement
+ A sa fille coupe la tÍte,
+ Aimant bien mieux la perdre honnÍte
+ Que la livrer au dÈshonneur
+ De son hideux persÈcuteur,
+ Puis cette tÍte apporte au juge
+ Qui succombe en un grand dÈluge.
+
+
+Car sans haine, mais par amour,
+A sa fille ravit le jour
+Virginius, et cette tÍte
+Sanglante aux pieds du juge jette,
+En plein forum, aux yeux de tous.
+L'histoire dit que de courroux
+Le juge ordonna de le prendre
+Pour le mener occire ou pendre.
+Il ne fut occis ni pendu,
+Mais par la foule dÈfendu,
+Qui de pitiÈ se lËve Èmue
+SitÙt que la chose est connue,
+
+[p.106]
+
+Puis fu por ceste mesprison 5909
+Apius mis en la prison,
+Et l‡ s'occist hastivement
+Ains le jor de son jugement;
+Et Claudius li chalengieres
+JugiÈs fu ‡ mort comme lieres,
+Se ne l'en Èust respitiÈ
+Virginius par sa pitiÈ,
+Qui tant volt li pueple proier,
+Qu'en essil le fist envoier,
+Et tuit cil condampnÈs morurent
+Qui tesmoingz de la cause furent.
+ Briefment juges font trop d'outrages,
+Lucan redit, qui moult fu sages[30],
+C'onques vertu et grant pooir
+Ne pot nus ensemble vÈoir;
+MËs sachent que s'il ne s'amendent,
+Et ce qu'il ont mal pris ne rendent,
+Li poissans juges pardurables
+En enfer avec les diables
+Lor en metra o˘ col les las.
+Ge n'en met hors rois ne prÈlas,
+Ne juge de quelconque guise,
+Soit sÈculier, ou soit d'Èglise;
+N'ont pas les honors por ce faire,
+Sans loier doivent ‡ chief traire
+Les quereles que l'en lor porte,
+Et as plaintis ovrir la porte,
+Et oÔr en propres personnes
+Les quereles faulses ou bonnes.
+N'ont pas les honors por noiant,
+Ne s'en voisent j‡ gorgoiant,
+Qu'il sunt tui serf au menu pueple,
+Qui le paÔs acroist et pueple,
+
+[p.107]
+
+Et pour sa noire trahison 5935
+Conduit Appius en prison,
+O˘ sans attendre sa sentence
+Il mit fin ‡ son existence;
+Et Claudius cet imposteur
+E˚t pÈri comme un vil voleur,
+Si Virginius n'e˚t sa vie
+SauvÈ de la foule en furie.
+Tant le peuple il vint supplier
+Qu'en exil le fit envoyer;
+Mais tous par supplice moururent
+Ceux qui tÈmoins au procËs furent.
+ Bref les juges sont trop pervers.
+Le grand Lucain dit en ses vers[30]
+Que Vertu jamais et Puissance
+N'ont ensemble fait alliance.
+Mais s'ils n'amendent leurs pÈchÈs,
+S'ils gardent ces biens arrachÈs
+Par le vol, le juge suprÍme
+En enfer par Satan lui-mÍme
+Leur fera meure au col ses lacs.
+Je n'excepte rois ni prÈlats,
+Ni juges de quelconque guise,
+Soit sÈculier ou soit d'…glise.
+Nous ne les comblons pas d'honneurs
+Pour exploiter comme voleurs
+Les querelles qu'on leur apporte,
+Ou fermer aux plaignants leur porte;
+Mais pour en personne juger
+ProcËs sincËre ou mensonger.
+Ils sont les serfs du menu peuple
+Qui le pays accroÓt et peuple,
+Et n'a pas voulu les charger
+D'honneurs pour voir se rengorger
+
+[p.108]
+
+Et li font seremens et jurent 5943
+De faire droit tant comme il durent.
+Par eus doivent cil en pez vivre,
+Et cil les maufaitors porsivre,
+Et de lor mains les larrons pendre,
+S'il n'estoit qui vosist emprendre
+Por lor personnes tel office,
+Puisqu'il doivent faire justice.
+L‡ doivent metre lor ententes,
+Por ce lor baille-l'en les rentes.
+Ainsinc au pueple le promistrent
+Cil qui premiers les honors pristrent.
+Or t'ai, se bien l'as entendu,
+Ce que tu m'as requis, rendu,
+Et les raisons as-tu vÈuÎs
+Qui me semblent ‡ ce mÈuÎs.
+
+ L'Amant.
+
+Dame, certes bien me paiÈs,
+Et ge m'en tiens bien apaiÈs,
+Comme cil qui vous en merci;
+MËs or vous oÔ nomer ci,
+Si cum moi semble, une parole
+Si esbalÈurÈe et fole,
+Que qui vodroit, ce croi, muser
+A vous emprendre ‡ acuser,
+L'en n'i porroit trover deffenses.
+
+ Raison.
+
+Bien voi, fet-ele, ‡ quoi tu penses;
+Une autre fois quant tu vorras,
+Excusacion en orras,
+S'il te plaist ‡ rementevoir.
+
+[p.109]
+
+Ces sots qui par serments lui jurent 5969
+D'Ècouter ceux qui les adjurent.
+Chacun par eux doit vivre en paix;
+Ils doivent punir les forfaits
+Et de leurs mains les larrons pendre,
+Si nul ne voulait l'entreprendre
+Et pour les remplacer s'offrir,
+Car Justice doit d'eux venir.
+Voil‡ ce qu'au peuple promirent
+Ceux qui premiers les honneurs prirent,
+Tel est leur devoir, s'il vous plaÓt,
+Pour ce des rentes on leur fait.
+Or te fis, si voulus l'entendre,
+Ce que tu demandais, comprendre,
+Et les raisons t'ai rassemblÈ
+Qui les meilleures m'ont semblÈ.
+
+ L'Amant.
+
+Certes oui, dame; en conscience,
+Comptez sur ma reconnaissance,
+Et je vous dis cent fois merci.
+Pourtant vous m'avez dit ici,
+Comme il me semble, une parole
+Si inconsÈquente et si folle,
+Que si je voulais m'arrÍter
+A vous confondre et rÈfuter,
+Vous n'y sauriez trouver dÈfenses.
+
+ Raison.
+
+Je sais, dit-elle, ‡ quoi tu penses.
+Une autre fois, quand tu voudras,
+Mon excuse tu entendras
+S'il te convient que j'y revienne.
+
+[p.110]
+
+
+ L'Amant.
+
+Dont le ramentevrai-ge voir, 5972
+Dis-ge cum remembrans et vistes,
+Par tel mot cum vous le dÈistes,
+Si m'a mes mestres deffendu
+(Car ge l'ai moult bien entendu),
+Que j‡ mot n'isse de ma boiche
+Qui de ribaudie s'aproiche;
+MËs dËs que je n'en suis faisierres,
+J'en puis bien estre recitierres:
+Si nommerai le mot tout outre:
+Bien fait qui sa folie moustre
+A celi qu'il voit foloier.
+De tant vous puis or chastoier;
+Si aparcevrÈs vostre outrage,
+Qui vous faigniÈs estre si sage.
+
+ Raison.
+
+Ce voil-ge bien, dist-ele, entendre;
+MËs de ce me restuet deffendre,
+Que tu de haÔne m'oposes;
+Merveille est comment dire l'oses.
+SÈs-tu pas qu'il ne s'ensieut mie,
+Se leissier veil une folie,
+Que faire dole autel ou graindre,
+Ne por ce se ge veil estaindre
+La fole amor ‡ quoi tu bÈes,
+Commans-ge por ce que tu hÈes[31]?
+Ne te sovient-il pas d'Oraces
+Qui tant ot de sens et de graces?
+Oraces dist, qui n'est pas nices,
+Quant li fol eschivent les vices[32],
+
+[p.111]
+
+
+ L'Amant.
+
+CÈans donc je vous y ramËne. 5998
+Or m'a mon maÓtre dÈfendu
+(Car je l'ai moult bien entendu)
+Qu'oncques ne sorte de ma bouche
+Mot qui chose honteuse touche,
+Comme vous fÓtes ‡ l'instant;
+Il m'en souvient parfaitement.
+Mais dËs que je n'en suis pas cause,
+Bien puis-je rÈpÈter sans glose
+Et dire franchement le mot.
+Il est plaisant de voir un sot
+Narguer d'un autre la sottise.
+Droit est qu'autant ‡ vous j'en dise
+Qui si sage vous dÈclarez,
+Vos excËs lors apercevrez.
+
+ Raison.
+
+Je crois, me dit-elle, comprendre;
+Mais je saurai bien me dÈfendre
+A la haine de te pousser.
+Comment oses-tu le penser?
+De peur d'une sottise faire,
+Crois-moi, ce n'est pas nÈcessaire
+D'en faire une autre ou pis encor.
+Si j'ai dit d'Èteindre d'abord
+Cette folle amour qui t'entraÓne,
+Est-ce te commander la haine[31]?
+Horace a dit, qui n'est pas sot:
+Le fol qui veut fuir un dÈfaut
+Retombe dans l'excËs contraire
+Et pire encore est son affaire[32].
+
+[p.112]
+
+Il se tornent ‡ lor contraire; 6001
+Si n'en vaut pas miex lor affaire.
+Amors ne voil-ge pas deffendre
+Que l'en n'i doie bien entendre,
+Fors que cele qui les gens blece;
+Por ce se ge deffens ivrece,
+Ne voil-ge pas deffendre ‡ boivre:
+Ce ne vaudroit ung grain de poivre.
+Se fole largesce devÈe,
+L'en me tendroit bien por desvÈe,
+Se ge commandoie avarice:
+Car l'une et l'autre est trop grant vice;
+Ge ne fais pas tes argumens.
+
+ L'Amant.
+
+Si faites voir.
+
+ Raison.
+
+ Par foi, tu mens.
+J‡ ne te quier de ce flater,
+Tu n'as pas bien, por moi mater,
+CerchiÈs les livres anciens,
+Tu n'es pas bons logiciens.
+Ge ne lis pas d'amors ainsi,
+Onques de ma bouche n'issi
+Que nule riens haÔr doie-en,
+L'en i puet bien trover moien;
+C'est l'amor que j'aim tant et prise,
+Que ge t'ai por amer aprise.
+ Autre amor naturel i a
+Que Nature Ës bestes crÈa,
+Par quoi de lor faons chevissent,
+Et les aleitent et norrissent.
+
+[p.113]
+
+Cet esprit sage et dÈliÈ 6027
+Est-il ‡ ce point oubliÈ?
+Avant tout, cherche ‡ bien comprendre:
+L'amour que je te veux dÈfendre,
+C'est celui qui blesse les gens,
+Et si l'ivresse je dÈfends,
+Je ne dÈfends certes de boire,
+Ce serait par trop dÈrisoire.
+Folle largesse est un dÈfaut,
+Mais il serait encor plus sot
+A moi de louer l'avarice,
+Car l'une et l'autre est trop grand vice;
+Je ne fais pas tels arguments.
+
+ L'Amant.
+
+Si fait, dame.
+
+ Raison.
+
+ Ma foi, tu mens.
+Crois-tu que tu me dÈconcertes?
+Ce n'est pas pour te flatter, certes,
+Mais tu connais peu les anciens;
+C'Ètait meilleurs logiciens.
+Tel amour je ne veux Èlire,
+Jamais ma bouche n'osa dire
+Que l'on haÔt aucunement;
+Mais on peut aimer autrement
+De l'amour que tant j'aime et prise
+Et que je t'ai naguËre apprise.
+ Autre amour naturel y a
+Que Nature aux bÍtes donna,
+Par quoi leur faons bas elles mettent,
+Les nourrissent et les allaitent.
+
+[p.114]
+
+De l'amor dont ge tiens ci conte 6029
+Se tu vuÈs que ge te raconte
+Quex est le defenissemens,
+C'est naturex enclinemens
+De voloir garder son semblable
+Par entencion convenable,
+Soit par voie d'engendrÈure,
+Ou par cure de norreture.
+A ceste amor sunt prËs et prestes
+Ausinc li home cum les bestes.
+Ceste amor, combien que profite,
+N'a los, ne blasme, ne merite;
+Ne font ‡ blasmer, n'a loer,
+Nature les i fait voer.
+Force lor fait, c'est chose voire,
+N'el n'a sor nul vice victoire;
+MËs sans faille, s'il nel' faisoient,
+Blasme recevoir en devroient.
+Ausinc cum quant uns hons menguÎ,
+Quel loenge l'en est dÈuÎ?
+MËs s'il forjuroit le mengier,
+L'en le devroit bien ledengier.
+MËs bien sai que tu n'entens pas
+A ceste amor, por ce m'en pas:
+Moult as empris plus fole emprise
+De l'amor que tu as emprise;
+Si la te venist miex lessier,
+Se de ton preu vuÈs apressier.
+ Neporquant si ne voil-ge mie
+Que tu demores sans amie;
+Met, s'il te plaist, ‡ moi t'entente.
+Sui-ge pas bele dame et gente,
+Digne de servir un prodomme,
+Et fust emperere de Romme?
+
+[p.115]
+
+De cet amour tout bestial, 6055
+Quel est le but pour l'animal?
+InspirÈ par je ne sais quelle
+Passion toute naturelle,
+Il n'a point d'autre intention
+Que, par la reproduction,
+Par les soins et par la tendresse,
+De perpÈtuer son espËce.
+A cet amour sont tous enclins
+Les animaux et les humains,
+Et cet amour, quoiqu'il profite,
+Bl‚me ou louange ne mÈrite
+Et n'est bon ni mauvais, ma foi;
+De Nature ‡ eux cette loi
+S'impose, et puis il est notoire
+Que sur nul vice il n'a victoire;
+Mais bien plus, s'ils ne le faisaient,
+Bl‚me recevoir en devraient.
+Par exemple l'homme qui mange
+MÈrite-t-il une louange?
+Mais si manger il refusait,
+A bon droit on le bl‚merait.
+Ce n'est pas l'amour que pourchasse
+Ton coeur, j'espËre; donc je passe.
+Plus folle entreprise as conÁu
+Par cet amour qui t'a dÈÁu;
+Aussi laisse-le, je t'engage;
+Pour ton honneur c'est le plus sage.
+ N'en conclus pas que ton devoir
+Soit de ne point d'amie avoir.
+De moi veux-tu pour ton amante?
+Suis-je pas belle dame et gente,
+Digne du plus noble seigneur,
+F˚t-il de Rome l'empereur?
+
+[p.116]
+
+Si veil t'amie devenir; 6063
+Et se te vuÈs ‡ moi tenir,
+SÈs-tu que m'amor te vaudra
+Tant, que jamËs ne te faudra
+Nule chose qui te conviengne
+Por meschÈance qui t'aviengne?
+Ains te verras si grant seignor,
+C'onc n'oÔs parler de greignor.
+Ge ferai quanque tu vorras,
+J‡ si haut voloir ne porras,
+MËs que sans plus faces mes euvres;
+J‡ ne convient qu'autrement euvres.
+Si auras en cest avantage
+Amie de si haut parage,
+Qu'il n'est nule qui s'i compere.
+Fille sui Diex le sovrain pere
+Qui tele me fist et forma:
+Regarde ci quele forme a,
+Et te mire en mon cler visage;
+Onques pucele de parage
+N'ot d'amer tel bandon cum giÈ,
+Car j'ai de mon pere congiÈ
+De faire ami et d'estre amÈe;
+J‡ n'en serai, ce dit, blasmÈe,
+Ne de blasme n'auras-tu garde,
+Ains t'aura mes peres en garde,
+Et norrira nous deus ensemble.
+Dis-ge bien? respon, que t'en semble?
+Li Diex qui te fait foloier
+Sieust-il ses gens si bien poier?
+Lor apareille-il si bon gages
+As fox dont il prent les hommages?
+Por Diex, gar que ne me refuses.
+Trop sunt dolentes et confuses
+
+[p.117]
+
+Eh bien, je veux Ítre ta mie; 6089
+Si tu veux me donner ta vie,
+Mon amour te profitera
+Tant, qu'onques ne te manquera
+Nulle chose qui te convienne,
+Pour infortune qui t'advienne.
+Tu te verras plus grand seigneur
+Que le plus puissant empereur,
+Et si haut que ton coeur aspire,
+Je ferai tout ce qu'il dÈsire;
+Mais il faudra ma volontÈ
+Toujours faire avec loyautÈ.
+Alors tu auras en partage
+Amante de si haut parage,
+Qu'il n'en est point ‡ comparer.
+Je suis, tu ne dois l'ignorer,
+La fille du Souverain PËre,
+De Dieu, qui se plut ‡ me faire
+Et belle et bonne comme lui.
+Regarde-le, mon tendre ami,
+Et te mire en mon clair visage;
+Oncques fille de haut parage
+N'eut d'aimer tel pouvoir que j'ai,
+Car de mon pËre j'ai congÈ
+D'ami choisir et d'Ítre aimÈe
+Et jamais n'en serai bl‚mÈe;
+Nul non plus ne te bl‚mera,
+Mais en sa garde nous tiendra
+Mon pËre tous les deux ensemble.
+Dis-je bien? RÈponds, que t'en semble?
+Le Dieu qui te fait tant crier,
+Sait-il si bien ses gens payer,
+Et donne-t-il de si bons gages
+A ceux dont il reÁoit hommages?
+
+[p.118]
+
+Puceles qui sunt refusÈes, 6097
+Quant de prier ne sunt usÈes,
+Si cum tu mÈismes le prueves
+Par Equo, sans querre autres prueves.
+
+ L'Amant.
+
+Or me dites donques ainÁois,
+Non en latin, mais en franÁois,
+De quoi volÈs que je vous serve.
+
+ Raison.
+
+Sueffre que ge soie ta serve,
+Et tu li miens loiaus amis:
+Li Diex lairas qui ci t'a mis,
+Et ne priseras une prune
+Toute la roÎ de Fortune.
+A Socrates seras semblables[33],
+Qui tant fu fers et tant estables,
+Qu'il n'ert liÈs en prospÈritÈs,
+Ne tristes en aversitÈs.
+Tout metoit en une balance,
+Bonne aventure et meschÈance,
+Et les faisoit Ègal peser,
+Sans esjoÔr et sans peser:
+Car de chose, quelqu'ele soit,
+N'ert joianz, ne ne l'en pesoit.
+Ce fu cis, bien le dit Solin[34],
+Qui par les respons Apolin
+Fu jugiÈ du mont li plus sages.
+Ce fu cis ‡ qui li visages,
+De tout quanque li avenoit,
+Tous jors en ung point se tenoit:
+
+[p.119]
+
+Pour Dieu, ne me refuse pas, 6123
+Car trop dolentes sont, hÈlas!
+Pucelles qui sont repoussÈes,
+Quant elles se sont abaissÈes
+A prier; tu connais le sort
+D'…cho; souviens-toi de sa mort.
+
+ L'Amant.
+
+Pourquoi tout ce latin, ma chËre?
+En bon franÁais soyez plus claire.
+Dites, que voulez-vous de moi?
+
+ Raison.
+
+Que je sois ta servante, et toi
+Mon loyal ami. La Fortune,
+Crois-moi, ne vaut pas une prune.
+N'hÈsite pas un seul instant,
+Laisse ce Dieu si malfaisant,
+Au bon Socrate sois semblable[33],
+Qui fut si constant et si stable,
+Ni gai dans la prospÈritÈ
+Ni triste dans l'adversitÈ.
+Il mettait tout dans la balance,
+Bonne aventure et male chance,
+Les faisait Ègales peser
+Sans se plaindre et sans s'abuser.
+Quoi qu'il arriv‚t, nulle chose
+Ne le rendait gai ni morose.
+Ce fut lui, comme dit Solin[34],
+Qui fut d'Apollon Pithyen
+JugÈ du monde le plus sage;
+Car c'Ètait lui dont le visage
+Dans l'heur et dans l'adversitÈ
+Conservait sa sÈrÈnitÈ.
+
+[p.120]
+
+N'onc cil muÈ ne le troverent 6125
+Qui par ceguÎ le tuerent,
+Por ce que plusors diex nioit,
+Et en ung sol Diex se fioit,
+Et prÈeschoit qu'il se gardassent
+Que par plusors diex ne jurassent,
+ Eraclitus[35], DiogenÈs
+Refurent de tiex cuers, que nÈs
+Por povretÈ, ne por destrece
+Ne furent onques en tristece:
+Tuit fers en ung propos sotindrent
+Tous les meschiÈs qui lor avinrent.
+Ainsinc feras tant seulement,
+Ne me sers jamËs autrement.
+Gar que Fortune ne t'abate,
+Comment qu'el te tormente et bate:
+N'est pas bons luitieres, ne fors,
+Quant Fortune fait ses efforts,
+Et le vuet desconfire ou batre,
+Qui ne se puet ‡ li combattre.
+L'en ne s'i doit pas lessier prendre,
+MËs viguereusement deffendre.
+Si set-ele si poi de luite,
+Que chascuns qui contre li luite,
+Soit en palËs, soit en femier,
+La puet abatre au tour premier.
+N'est pas hardis qui riens la doute,
+Car qui sauroit sa force toute,
+Et bien la congnoistroit sans doute,
+Nus qui de grÈ jus ne se boute,
+Ne puet ‡ son jambet chÈoir.
+Si rest moult grant honte ‡ vÈoir
+D'omme qui bien se puet deffendre,
+Quant il se lesse mener pendre.
+
+[p.121]
+
+Et point changÈ ne le trouvËrent 6153
+Ceux qui par poison le tuËrent,
+Plusieurs dieux parce qu'il niait
+Et dans un seul Dieu se fiait,
+Et leur prÍchait qu'ils se gardassent
+Que par plusieurs dieux ne jurassent.
+ Tel HÈraclite avait le coeur[35],
+Et DiogËne le penseur,
+Qui pour pauvretÈ ni dÈtresse
+Oncques ne furent en tristesse.
+Tous deux soutinrent sans faillir
+Les coups qui les venaient fÈrir.
+Que la Fortune ne t'abatte
+Combien qu'elle t'assaille et batte;
+Mais comme eux fais exactement,
+Ne me sers jamais autrement.
+Il est sans courage et sans force,
+Lorsque la Fortune s'efforce
+De le battre et jeter ‡ bas,
+Celui qui ne se dÈfend pas;
+On ne doit pas s'y laisser prendre,
+Mais avec vigueur se dÈfendre.
+Du reste, elle est pauvre lutteur;
+Celui qui brave sa fureur,
+Soit en palais, soit en chaumiËre,
+Au premier tour peut la dÈfaire.
+L'homme est l‚che qui d'elle a peur,
+Car s'il connaissait sa vigueur,
+Au lieu de tomber sans dÈfense,
+Son croc en jambe d'assurance
+Bien saurait-il braver sans choir.
+C'est en effet grand' honte ‡ voir
+L'homme qui se pourrait dÈfendre,
+Quand il se laisse mener pendre.
+
+[p.122]
+
+Tort auroit qui l'en vorroit plaindre, 6159
+Qu'il n'est nule peresce graindre.
+Garde donc que j‡ riens ne prises
+Ne ses honors, ne ses servises.
+
+
+ * * * * *
+
+
+ XXXVIII
+
+
+ Comment Raison monstre ‡ l'Amant
+ Fortune la RoÎ tournant,
+ Et lui dit que tout son pouvoir,
+ S'il veult, ne le fera douloir.
+
+
+Lesse-li sa roÎ torner,
+Qu'el torne adËs sans sÈjorner,
+Et siet o˘ milieu comme avugle:
+Les uns de richeces avugle,
+Et d'onors et de dignitÈs;
+As autres donne povretÈs,
+Et quant li plaist tout en reporte;
+S'est moult fox qui s'en desconforte,
+Et qui de riens s'en esjoÔst,
+Puis que deffendre s'en poÔst:
+Car il le puet certainement
+MËs qu'il le vueille seulement.
+D'autre part, si est chose expresse,
+Vous faites Fortune dÈesse,
+Et jusques o˘ ciel la levÈs,
+Ce que pas faire ne devÈs;
+Qu'il n'est mie drois ne raison
+Qu'ele ait en paradis maison;
+Et n'est pas si bien Èureuse,
+Ains a maison trop pÈrilleuse.
+ Une roche est en mer sÈans,
+Moult parfont o˘ milieu lÈans,
+
+[p.123]
+
+Il n'est ‡ plaindre, en vÈritÈ, 6187
+Je ne sais pire l‚chetÈ.
+Crois-moi, mÈprise ses caprices
+Et ses honneurs et ses services.
+
+
+ * * * * *
+
+
+ XXXVIII
+
+
+ Comment Raison montre ‡ l'Amant
+ Fortune et son disque tournant,
+ Et lui dit qu'est bien peu de chose
+ Son pouvoir ‡ qui braver l'ose.
+
+
+ Laisse-la son disque tourner,
+Qu'elle tourne sans sÈjourner
+Debout dessus comme un aveugle.
+Les uns de richesse elle aveugle,
+D'honneur et de prospÈritÈ,
+Aux autres donne pauvretÈ
+Et quand il lui plaÓt tout remporte.
+Bien fol est qui s'en dÈconforte,
+Et qui de rien s'en Èjouit,
+Puisqu'il peut braver son dÈpit;
+Car il le peut sans aucun doute,
+Il n'a qu'‡ le vouloir. …coute:
+Vous agissez en insensÈs,
+Quand jusqu'au ciel vous exhaussez
+Cette Fortune et par simplesse
+Vous en faites une dÈesse;
+Car il n'est ni droit ni raison
+Qu'elle ait en Paradis maison.
+Elle n'est pas si bienheureuse,
+Mais a maison trop pÈrilleuse.
+ En pleine mer Ènorme et droit
+Sur un gouffre sans fond, on voit
+
+[p.124]
+
+Qui sus la mer en haut se lance, 6189
+Contre qui la mer grouce et tance:
+Li flots la hurtent et dÈbatent,
+Et tous jors ‡ li se combatent,
+Et maintes fois tant i cotissent[36],
+Que toute en mer l'ensevelissent.
+Aucunes fois se redespoille
+De l'iaue qui toute la moille,
+Si cum li flos arrier se tire,
+Dont saut en l'air et si respire;
+MËs el ne retient nule forme,
+AinÁois se transmuÎ et reforme,
+Et se desguise et se treschange,
+Tous jors se vest de forme estrange;
+Car quant ainsinc apert par air,
+Les floretes i fait parair,
+Et cum estoiles flamboier,
+Et les herbetes verdoier
+Zephirus, quant sur mer chevauche;
+Et quant bise resoufle, il fauche
+Les floretes et la verdure
+A l'espÈe de sa froidure,
+Si que la flor i pert son estre
+Si-tost cum el commence ‡ nestre.
+ La roche porte un bois doutable[37],
+Dont li arbre sunt merveillable:
+L'un est brehaigne et riens ne porte,
+L'autre en fruit porter se dÈporte;
+L'autre de foillir ne refine,
+L'autre est de foilles orphenine;
+Et quant l'un en sa verdor dure,
+Les plusors i sunt sans verdure;
+Et quant se prent l'une ‡ florir,
+A plusors vont les flors morir;
+
+[p.125]
+
+Un rocher se dresser sur l'onde 6217
+Qui tout autour mugit et gronde.
+Les flots tumultueux, roulants,
+Incessamment battent ses flancs
+Et quelquefois si haut bondissent
+Que tout en mer l'ensevelissent.
+Quelquefois, secouant le flot
+Qui l'envahit et qui bientÙt
+Retombe et vaincu se retire,
+Fier il se redresse et respire.
+Mais toujours il change d'aspect,
+Toujours se dÈguise et revÍt
+Soudain une nouvelle forme,
+Toujours se mue et se transforme.
+SitÙt qu'il reparaÓt sur l'eau,
+Les fleurs de pointer aussitÙt
+Ainsi qu'Ètoiles scintillantes
+Emmi les herbes verdoyantes,
+ZÈphir en mer de chevaucher.
+Mais bientÙt Bise vient faucher
+Les fleurettes et la verdure
+Sous le tranchant de sa froidure,
+Et les fleurs toutes de mourir
+Au moment de s'Èpanouir.
+ Ce roc porte un bois redoutable
+Et d'une essence inexplicable.
+Tel arbre Ètend ses rameaux verts,
+L'autre ses bras maigres et clairs;
+L'un est stÈrile et rien ne porte,
+L'autre a des fruits de toute sorte.
+Quand l'un veut se prendre ‡ fleurir,
+On en voit plusieurs dÈpÈrir;
+Si l'un se couvre de verdure
+Maints autres perdent leur parure,
+
+[p.126]
+
+L'une se hauce, et ses voisines 6223
+Se tiengnent vers la terre enclines;
+Et quant borjons ‡ l'une viennent,
+Les autres flestries se tiennent.
+L‡ sunt li genestes jaiant,
+Et pin et cedre nain sÈant.
+Chascun arbre ainsinc se deforme,
+Et prent l'ung de l'autre la forme;
+L‡ tient sa foille toute flestre
+Li loriers qui vers dÈust estre;
+Et seiche redevient l'olive
+Qui doit estre empreignant et vive;
+Saulz, qui brehaignes estre doivent,
+I florissent et fruit reÁoivent;
+Contre la vigne estrive l'orme,
+Et li tolt du roisin la forme.
+Li rossignos ‡ tart i chante,
+MËs moult i brait et se dÈmente
+Li chahuan o sa grant hure,
+Prophetes de male aventure,
+Hideus messagier de dolor,
+En son cri, en forme et color.
+Par-l‡, soit estÈ, soit ivers,
+S'encorent dui flueves divers
+Sordans de diverses fontaines
+Qui moult sunt de diverses vaines;
+L'ung rent iaues si docereuses,
+Si savourÈes, si mielleuses,
+Qu'il n'est nus qui de celi boive,
+Boive en nÈis plus qu'il ne doive,
+Qui sa soif en puisse estanchier,
+Tant a le boivre dous et chier;
+Car cil qui plus en vont bevant,
+Ardent plus de soif que devant;
+
+[p.127]
+
+Si l'un grandit, ses voisins font 6251
+Vers la terre incliner leur front;
+Si les bourgeons ‡ l'un jaillissent,
+Soudain les autres se flÈtrissent.
+L‡ croissent les genÍts gÈants
+PrËs des pins et cËdres rampants;
+Chacun arbre ainsi se dÈforme
+Et prend l'un de l'autre la forme.
+L‡ se flÈtrit, sa verdeur perd
+Le laurier ailleurs toujours vert,
+Et l‡ se dessËche et se glace
+L'olivier fÈcond et vivace;
+A la vigne ravit l'ormeau
+Son fruit dÈlicieux et beau;
+Le saule, cet arbre stÈrile,
+Y fleurit et devient fertile.
+Le rossignol toujours s'y tait,
+Mais toujours s'y lamente et brait
+Le chat-huant ‡ la grand' hure,
+ProphËte de male aventure,
+Hideux messager de douleur
+Par le cri, l'aspect, la couleur.
+Par l‡, de diverses fontaines
+Qui jaillissent de mille veines,
+Hiver comme ÈtÈ, deux ruisseaux
+Ennemis dÈversent leurs eaux.
+L'un sourd des eaux si doucereuses,
+Si limpides, si savoureuses,
+Que celui qui les go˚te et boit
+En engoule plus qu'il ne doit.
+Il ne saurait sa soif ardente
+…tancher, tant boire le tente;
+Car plus il va cette eau buvant,
+Et plus la soif le va br˚lant,
+
+[p.128]
+
+Ne nus n'en boit qui ne s'enivre, 6257
+MËs nus de soif ne s'i dÈlivre:
+Car la douÁor si fort les boule,
+Qu'il n'est nus qui tant en engoule,
+Qu'il n'en vueille plus engouler,
+Tant les set la douÁor bouler;
+Car lÈcherie si les pique,
+Qu'il en sunt tretuit ydropique.
+ Cil fluns cort si joliement,
+Et mene tel grondillement,
+Qu'il rÈsonne, tabore et tymbre
+Plus soef que tabor ne tymbre:
+N'il n'est nus qui cele part voise,
+Que tous li cuers ne li renvoise.
+Maint sunt qui d'entrer ens se hestent,
+Qui tuit ‡ l'entrÈe s'arrestent,
+Ne n'ont pooir d'aler avant.
+A peine i vont lor piÈs lavant,
+Envis les douces iaues toichent,
+Combien que du flueve s'aproichent.
+Ung petitet sans plus en boivent,
+Et quant la douÁor aparÁoivent,
+Volentiers si parfont iroient,
+Que tuit dedens se plungeroient.
+Li autre passent si avant,
+Qu'il se vont en plain gort lavant,
+Et de l'aise qu'il ont se loÎnt,
+Dont ainsinc se baignent et noÎnt.
+Lors vient une ondÈe legiere,
+Qui les boute ‡ la rive arriere
+Et les remet ‡ terre seiche,
+Dont tout li cuers lor art et seiche.
+ Or te dirai de l'autre flueve,
+De quel nature l'en le trueve:
+
+[p.129]
+
+Et tous ceux qui boivent s'enivrent, 6285
+Mais de la soif ne se dÈlivrent.
+Rien n'en Ègale la saveur,
+Et plus l'infortunÈ buveur
+Pour se dÈsaltÈrer avale,
+Plus s'accroÓt sa soif infernale,
+Et l‡ tous ces goinfres so˚lÈs
+Comme hydropiques sont gonflÈs.
+ De ce gent fleuve l'onde pure
+Coule exhalant un doux murmure;
+Il n'est cymbale ou tambourin
+Plus gai que ce son argentin.
+Les coeurs sur la rive fleurie
+S'enivrent de cette harmonie;
+Tous accourent vers le ruisseau,
+Mais ne sauraient le bord de l'eau
+Franchir, pour gagner l'autre rive.
+A peine ils touchent l'onde vive
+Du bout du pied, que, malgrÈ eux,
+Loin encor des flots spacieux,
+Un petitet sans plus en boivent,
+Et quand la douceur aperÁoivent,
+Soudain on les voit avancer
+Et tout entiers s'y enfoncer.
+D'autres plus hardis, le rivage
+Quittant, s'Èlancent ‡ la nage
+Au milieu mÍme du courant,
+Leur bonheur ‡ tous exaltant.
+Soudain une vague lÈgËre
+Les jette ‡ la rive en arriËre
+Sur le sol dur et dessÈchÈ,
+Et leur coeur en est tout sÈchÈ.
+ Je vais te dire l'autre fleuve
+De quelle nature on le treuve.
+
+[p.130]
+
+Les iaues en sunt ensoufrÈes, 6291
+Tenebreuses, mal savorÈes,
+Comme cheminÈes fumans,
+Toutes de puor escumans,
+N'il ne cort mie doucement,
+Ains descent si hideusement,
+Qu'il tempeste l'air en son oire
+Plus que nul orrible tonnoire.
+Sus ce flueve, que ge ne mente,
+Zephirus nule fois ne vente,
+Ne ne li recrespit ses undes
+Qui moult sunt laides et parfondes;
+MËs li dolereus vens de bise
+A contre li bataille emprise,
+Et le contraint par estovoir
+Toutes ses undes ‡ movoir,
+Et li fait les fons et les plaingnes
+Saillir en guise de montaingnes,
+Et les fait entr'eux batailler,
+Tant vuelt li flueve travailler.
+Maint homme ‡ la rive demorent,
+Qui tant i sopirent et plorent,
+Sans metre en lor plor fins ne termes,
+Que tuit se plungent en lor lermes,
+Et ne se cessent d'esmaier,
+Qu'il nes conviengne o˘ flun naier.
+Plusor en cest flueve s'en entre,
+Non pas solement jusqu'au ventre,
+Ains i sunt tuit enseveli,
+Tant se plungent Ës flos de li.
+L‡ sunt empaint et deboutÈ
+Du hideus flueve redoutÈ;
+Maint en sorbist l'iaue et afonde,
+Maint sunt hors reflati par l'onde;
+
+[p.131]
+
+Les flots en sont tout ensoufrÈs, 6319
+TÈnÈbreux et mal savourÈs,
+…cumeux, fumant comme cuves,
+Exhalant puantes effluves.
+Il ne court pas tout doucement,
+Mais, Èpouvantable torrent,
+Il bouleverse l'atmosphËre
+Plus que nul horrible tonnerre.
+Dessus ce fleuve aux flots Èpais
+ZÈphir ne vient souffler jamais,
+Friser ni caresser ses ondes
+Qui moult sont laides et profondes;
+Mais Bise, le vent douloureux,
+Lui livre des combats affreux
+Et, par rafales furibondes,
+Le contraint ‡ mouvoir ses ondes,
+Y creuse des ravins profonds,
+Puis ÈlËve d'Ènormes monts
+Qui l'un contre l'autre bataillent,
+Tant les flots et les vents travaillent.
+Sur la rive cent malheureux
+De soupirs remplissent ces lieux;
+Oncques leurs larmes ne tarissent
+Et de leurs yeux toujours jaillissent;
+Sous le faix on les voit ployer
+Et toujours prÍts ‡ se noyer:
+Et si quelqu'un dans le fleuve entre,
+Il n'en a pas que jusqu'au ventre,
+Mais soudain est enseveli
+Et disparaÓt au fond du lit.
+Les uns, battus par l'onde amËre
+De cette terrible riviËre,
+Sont sur la rive rejetÈs;
+Mais combien d'autres sont restÈs
+
+[p.132]
+
+MËs li floz maint en asorbissent, 6325
+Qui si trËs en parfond flatissent,
+Qu'il ne sevent trace tenir
+Par o˘ s'en puissent revenir;
+Ains les i convient sejorner,
+Sans jamËs amont retorner.
+ Cis flueve va tant tornoiant,
+Par tant de destrois desvoyant
+O tout son venin dolereus,
+Qu'il chiet o˘ flueve doucereus,
+Et li tresmuÎ sa nature
+Par sa puor et par s'ordure,
+Et li dÈpart sa pestilence
+Plaine de male meschÈance,
+Et le fait estre amer et trouble,
+Tant l'envenime et tant le trouble;
+Tolt li s'atrempÈe valor
+Par sa destrempÈe chalor;
+Sa bonne odor nÈis li oste,
+Tant rent de puor ‡ son oste.
+ En haut o˘ chief de la montaingne,
+O˘ pendant, non pas en la plaingne,
+MenaÁant tous jors trebuchance,
+Preste de recevoir chÈance,
+Descent la maison de Fortune:
+Si n'est rage de vent nesune,
+Ne torment qu'il puissent offrir,
+Qu'il ne li conviengne soffrir.
+L‡ reÁoit de toutes tempestes
+Et les assaus et les molestes;
+Zephirus, li dous vens sans per,
+I vient ‡ tart por atremper
+Des durs vens les assaus orribles
+A ses souffles dous et pesibles.
+
+[p.133]
+
+Engloutis dans les vastes ondes 6353
+Et dans leurs cavernes profondes,
+A tout jamais, et sans pouvoir
+Par nul chemin le jour revoir!
+Une fois l‡, tous y sÈjournent
+Et jamais en haut ne retournent.
+ Ce fleuve bondit tournoyant,
+En mille gorges s'Ègarant,
+Tant qu'enfin ses eaux vÈnÈneuses
+Il dÈverse aux eaux doucereuses,
+Dont toute il corrompt la saveur
+De son ordure et puanteur,
+Et leur transmet sa pestilence
+Avec sa morbide influence;
+Il dÈtruit leur douce fraÓcheur
+Par son excessive chaleur,
+Et leur odeur si parfumÈe
+Par sa dÈgo˚tante fumÈe.
+Ce n'est plus qu'un torrent fangeux,
+Sombre, puant et vÈnÈneux.
+ Tout au faÓte de la montagne,
+Aux flancs et non dans la campagne,
+Croulante et toujours prÍte ‡ choir
+Ou quelque accident recevoir,
+Descend la maison de Fortune.
+Il n'est rage de vents aucune,
+Ni tourment qu'ils puissent offrir,
+Qu'il ne lui faille l‡ souffrir.
+Elle reÁoit de tous orages
+Et les assauts et les ravages,
+Et rarement le doux ZÈphir,
+Ce tendre ami, vient adoucir
+De ces trombes l'assaut horrible
+Par son souffle doux et paisible.
+
+[p.134]
+
+ L'une partie de la sale 6359
+Va contre mont, et l'autre avale;
+Si semble qu'el doie chÈoir,
+Tant la puet-l'en pendant vÈoir:
+N'onc si desguisÈe maison
+Ne vit, ce croi, onques-mËs hon.
+Moult reluit d'une part, car gent
+I sunt li mur d'or et d'argent;
+Si rest toute la coverture
+De cele mÈisme fÈture,
+Ardans de pierres prÈcieuses
+Moult cleres et moult vertueuses[38]:
+Chascuns ‡ merveilles la loÎ.
+D'autre part sunt li mur de boÎ,
+Qui n'ont pas d'espËs plaine paume,
+S'est toute coverte de chaume.
+D'une part se tient orguilleuse,
+Por sa grant biautÈ merveilleuse;
+D'autre tremble toute effraÈe
+Tant se sent foible et esbaÈe,
+Et porfenduÎ de crevaces
+En plus de cinq cens mile places.
+Et se chose qui n'est estable,
+Comme foloiant et muable,
+A certaine habitacion,
+Fortune a l‡ sa mancion.
+Et quant el vuet estre honorÈe,
+Si se trait en la part dorÈe
+De sa maison, et l‡ sÈjorne;
+Lors pare son corps et atorne,
+Et se vest cum une roÔne
+De grant robe qui li traÔne,
+De toutes diverses olors,
+De moult desguisÈes colors,
+
+[p.135]
+
+ Une moitiÈ de la maison 6387
+Est en aval, l'autre en amont.
+Ainsi pendante, elle s'incline
+Et semble menacer ruine.
+D'une part, nul ne vit jamais
+Si riche et si brillant palais;
+Les murs et la toiture entiËre
+Sont faits d'une mÍme matiËre:
+Ils sont tout d'or et tout d'argent;
+Ce palais tout resplendissant
+De mille pierres prÈcieuses,
+Moult brillantes et vertueuses[38],
+Est un monument merveilleux.
+D'autre part, sur des murs hideux,
+Faits de boue, Èpais d'une paume
+A peine, grimpe un toit de chaume.
+Un cÙtÈ se dresse orgueilleux,
+Dans tout son Èclat lumineux;
+L'autre, pourfendu de crevasses
+En plus de cinq cent mille places,
+Est sur sa base tout tremblant,
+Tant se sent faible et vacillant.
+Ce palais splendide et sauvage,
+De ce monde fidËle image
+Et de son instabilitÈ,
+Par la Fortune est habitÈ.
+Quand elle veut Ítre honorÈe,
+Elle passe en la part dorÈe,
+Et l‡, dans ce brillant sÈjour,
+Elle s'atourne tout le jour
+Et se drape, comme une reine,
+De belle robe ‡ longue traÓne
+Aux plus sÈduisantes odeurs,
+Aux plus chatoyantes couleurs,
+
+[p.136]
+
+Qui sunt Ës soies ou Ës laines, 6393
+Selonc les herbes et les graines,
+Et selonc autres choses maintes
+Dont les draperies sunt taintes,
+Dont toutes riches gens se vestent
+Qui por honor avoir s'aprestent.
+Ainsinc Fortune se desguise;
+MËs bien te di qu'ele ne prise
+Tretous ceus du monde ung festu,
+Quant voit son cors ainsinc vestu;
+Ains est tant orguilleuse et fiere,
+Qu'il n'est orguex qui s'i afiere:
+Car quant el voit ses grans richeces,
+Ses grans honors, ses grans nobleces,
+De si trËs-grant folie habonde,
+Qu'el ne croit pas qu'il soit o˘ monde
+Home ne fame qui la vaille,
+Comment que la chose aprËs aille.
+
+ Puis va tant roant par la sale,
+Qu'elle entre en la partie sale,
+Foible, dÈcrevÈe et crolant,
+O toute sa roÎ volant.
+Lors va soupant et jus se boute,
+Ausinc cum s'el ne vÈist goute;
+Et quant illec se voit chÈuÎ,
+Sa chiere et son habit remuÎ,
+Et si se desnuÎ et desrobe,
+Qu'ele est orfenine de robe,
+Et semble qu'el n'ait riens vaillant,
+Tant li sunt tuit bien defaillant.
+Et quant el voit la meschÈance,
+Si quiert honteuse chevissance,
+
+[p.137]
+
+Dont jamais la soie ou la laine, 6421
+Par essences d'herbe ou de graine,
+Ou par les secrets de son art,
+Tisserant teignit le brocart
+Dont tous les riches se revÍtent,
+Pour les honneurs quand ils s'apprÍtent.
+Ainsi rehausse ses appas
+Fortune, de tel orgueil, las!
+Qu'on n'en saurait trouver de pire.
+A ses yeux tout ce qui respire
+N'a pas la valeur d'un fÈtu,
+Quand son corps est ainsi vÍtu.
+Quand elle voit ses grand' richesses,
+Ses grands honneurs, ses grand'noblesses,
+Tel est son fol Ègarement,
+Qu'elle se figure vraiment
+Qu'il n'est personne sur la terre,
+Homme ni femme tant soit fiËre,
+Qui vaille auprËs d'elle un denier,
+Sans d'avenir se soucier.
+ Mais tant va tournant par la salle,
+Qu'elle entre dans la maison sale
+Au pignon crevassÈ, croulant,
+Toujours sur son disque volant.
+Lors trÈbuchant en bas se boute,
+Tout comme si n'y voyait goutte,
+Et sitÙt que par terre gÓt,
+Changeant de visage et d'habit,
+Soudain elle se dÈshabille,
+Et nue ainsi qu'une chenille
+Semble n'avoir plus rien vaillant,
+Tant tout lui manque en un instant.
+Alors, se voyant misÈrable,
+Elle devient tÙt mÈprisable
+
+[p.138]
+
+Et s'en vait au bordiau cropir 6425
+Plaine de duel et de sopir.
+L‡ plore ‡ lermes espanduÎs
+Les granz honors qu'ele a perduÎs,
+Et les dÈlis o˘ ele estoit
+Quant des granz robes se vestoit:
+Et por ce qu'ele est si perverse,
+Que les bons en la boÎ verse,
+Et les deshonore et les grieve,
+Et les mauvËs en haut eslieve,
+Et lor donne ‡ granz habondances
+DignitÈs, honors et poissances,
+Puis, quant li plaist, lor tolt et emble,
+N'el ne set qu'ele vuet, ce semble;
+Por ce li oil bendÈ li furent
+Des anciens qui la congnurent.
+
+
+ * * * * *
+
+
+ XXXIX
+
+
+ Comment le maulvais empereur
+ Neron, par sa grande fureur,
+ Fist devant luy ouvrir sa mere,
+ Et la livrer ‡ mort amere,
+ Pource que vËoir il vouloit
+ Le lieu o˘ concÈu l'avoit.
+
+
+Et que Fortune ainsinc le face,
+Que les bons avile et efface,
+Et les mauvËs en honor tiengne,
+Car ge voil que bien t'en soviengne,
+J‡ soit ce que devant dit t'aie
+De Socrates que tant amaie,
+Et li vaillanz hons tant m'amoit,
+Qu'en tous ses fais me reclamoit:
+
+[p.139]
+
+Et s'en vient au bordel croupir, 6455
+Pleine de deuil et de soupir.
+L‡ pleure ‡ larmes Èpandues
+Les grand' splendeurs qu'elle a perdues
+Et le plaisir qu'elle go˚tait,
+Quand des grand' robes se vÍtait.
+Ainsi Fortune la perverse
+Les bons sur le fumier renverse,
+Les dÈshonore et les flÈtrit,
+Et met les mÈchants en crÈdit,
+Et leur prodigue en abondance
+DignitÈs, honneur et puissance,
+Pour leur ravir quand il lui plaÓt,
+Car ce que veut oncques ne sait;
+Aussi les yeux bandÈs lui furent
+Par les anciens qui la connurent.
+
+
+ * * * * *
+
+
+ XXXIX
+
+
+ Comment le mauvais empereur
+ NÈron, par sa grande fureur
+ Devant lui fit ouvrir sa mËre
+ Et la livrer ‡ mort amÈre,
+ Pour que par lui f˚t le lieu vu
+ O˘ il avait ÈtÈ conÁu.
+
+
+ Eh bien, que Fortune ainsi fasse,
+Les bons qu'elle avilisse, efface
+Et qu'aux mÈchants donne l'honneur;
+Car de Socrate dans ton coeur
+Tu dois avoir gardÈ l'image,
+De ce vaillant homme, ce sage
+Que j'aimais, et qui tant m'aimait
+Qu'en tous ses faits me consultait.
+
+[p.140]
+
+Mains exemples en puis trover, 6455
+Et ce puet-l'en tantost prover,
+Et par Seneque et par Neron,
+Dont la parole tost leron,
+Por la longor de la matire.
+Car ge metroie trop ‡ dire
+Les fais Neron le cruel homme,
+Comment il mist les feus ‡ Romme,
+Et fist les Senators occiere.
+Cis ot les cuers plus durs que pierre.
+Quant il fit occire son frere,
+Et si fist dÈmembrer sa mere,
+Por ce que par li fust vÈus
+Li lieus o˘ il fu concÈus;
+Et puis qu'il la vit desmembrÈe,
+Selonc l'istoire remembrÈe,
+La biautÈ des membres jugea.
+HÈ Diex! cum si felon juge a!
+Onc des iex lerme n'en issi,
+Car li livres le dit ainsi.
+MËs si cum il jugoit des membres,
+Commanda-il que de ses chambres
+Li fÈist-l'en vin aporter,
+Et but por son cors deporter.
+MËs il l'ot ainÁois congnÈue:
+Sa seror ravoit-il ÈuÎ,
+Et bailla soi mÈisme ‡ homme
+Cis desloiaus que ge ci nomme.
+
+ Seneques mist-il ‡ martire,
+Son bon mestre, et li fist eslire
+De quel mort morir il vorroit.
+Cil vit qu'eschaper n'en porroit,
+
+[p.141]
+
+Au reste, maint exemple on treuve, 6485
+Et je vais t'en donner la preuve
+Et par SÈnËque et par NÈron.
+Or je n'ai pas l'intention
+Ici de retracer l'histoire
+Des forfaits, qu'‡ notre mÈmoire
+Les anciens ont pu rapporter.
+Trop long serait de te conter
+Comment NÈron, le cruel homme,
+Mit ‡ feu la ville de Rome
+Et fit pÈrir maint sÈnateur.
+Plus dur que pierre Ètait son coeur,
+Quand il fit occire son frËre,
+Quand il fit dÈmembrer sa mËre,
+Pour que par lui f˚t le lieu vu
+O˘ il avait ÈtÈ conÁu;
+Et lorsqu'il la vit dÈmembrÈe,
+Suivant l'histoire demeurÈe,
+La beautÈ des membres jugea.
+Ha Dieu! quel fÈlon juge l‡!
+Pas une larme sa paupiËre
+Ne vint mouiller; mais au contraire
+L'histoire dit que, contemplant
+Ce corps mutilÈ, pantelant,
+Il fit apporter de sa cave
+Du vin, et but joyeux et brave.
+Du reste, avant la connaissait,
+Sa propre soeur sÈduite avait
+Et se livrait soi-mÍme ‡ l'homme
+Ce monstre qu'ici je te nomme.
+ Il fit de SÈnËque un martyr,
+Son bon maÓtre, et lui fit choisir
+Comme il voulait quitter la vie,
+Tant cruel Ètait cet impie!
+
+[p.142]
+
+Tant par ert crueus li maufÈs[39]: 6487
+Donc soit, dist-il, uns bains chaufÈs,
+Puis que d'eschaper est nÈans,
+Si me faites seignier lÈans,
+Si que ge muire en l'iaue chaude,
+Et que m'ame joieuse et baude
+A Diex qui la forma ge rende,
+Qui d'autres tormens la defende.
+
+
+ * * * * *
+
+
+ XL
+
+
+ Comment Senecque le preud'homme,
+ Maistre de l'empereur de Romme,
+ Fut mis en ung baing pour mourir;
+ Neron le fist ainsi pÈrir.
+
+
+AprËs ce mot sans arrester,
+Fist Neron le baing aprester,
+Et fist ens le prodomme metre,
+Et puis seignier, ce dit la letre,
+Tant qu'il li convint l'ame rendre,
+Tant li fist cis du sanc espendre:
+Ne nule achoison n'i savoit,
+Fors tant que de coustume avoit
+Neron que tous jors dËs s'enfance
+Li soloit porter rÈvÈrence,
+Si cum disciples ‡ son mestre;
+MËs ce ne doit, dist-il, mie estre,
+Ne n'est pas bel en nule place
+Que rÈvÈrence ‡ homme face
+Nus hons, puis qu'il est empereres,
+Tant soit ses mestres ne ses peres.
+Et por ce que trop li grevoit,
+Quant encontre li se levoit,
+
+[p.143]
+
+Voyant qu'il lutterait en vain, 6519
+SÈnËque dit: Or soit, un bain
+Chauffez, puisqu'il faut que je meure,
+Et faites-moi saigner sur l'heure,
+Pour qu'en l'eau s'Ècoule mon sang,
+Et que joyeux, au Dieu puissant
+Son crÈateur, l'‚me je rende,
+Qui d'autres tourments la dÈfende.
+
+
+ * * * * *
+
+
+ XL
+
+
+ Comment ce NÈron fit pÈrir,
+ En un bain mis pour y mourir,
+ SÈnÈque le sage prudhomme
+ MaÓtre de l'empereur de Rome.
+
+
+ AprËs ces mots, sans arrÍter,
+NÈron fit le bain apprÍter,
+Mettre SÈnËque en la baignoire
+Et puis saigner, nous dit l'histoire,
+Tant qu'‡ la fin l'‚me rendit
+Quand tout son sang se rÈpandit:
+Sans raison nulle en apparence,
+Fors que toujours, dËs son enfance,
+NÈron cette coutume avait
+Que rÈvÈrence il lui portait
+Comme tout disciple ‡ son maÓtre:
+Ce qui, dit-il, ne doit pas Ítre,
+Car c'est une stupide erreur
+A moi, tout-puissant empereur,
+De rÈvÈrence ‡ quelqu'un faire,
+F˚t-il mon maÓtre ou bien mon pËre;
+Et parce que trop lui pesait,
+Lorsque son maÓtre ‡ lui venait,
+
+[p.144]
+
+Quant son mestre vÈoit venir, 6517
+N'il ne s'en pooit pas tenir
+Qu'il ne li portast rÈvÈrence
+Par la force d'acoustumance,
+Fist-il destruire le prodomme.
+Si tint-il l'empire de Romme
+Cis desloiaus que ge ci di;
+Et d'orient et de midi,
+D'occident, de septentrion
+Tint-il la juridicion.
+ Et se tu me scÈs bien entendre,
+Par ces paroles puÈs aprendre
+Que richeces et rÈvÈrences,
+DignitÈs, honors et poissances,
+Ne nule grace de Fortune,
+Car ge n'en excepte nesune,
+De si grant force pas ne sont,
+Qu'il facent bons ceus qui les ont,
+Ne dignes d'avoir les richeces,
+Ne les honors, ne les hauteces;
+MËs s'il ont en eus engrestiÈs,
+Orguel, ou quelques mauvestiÈs,
+Li grant estat o˘ il s'encroent,
+Plus tost le mostrent et descloent,
+Que se petit estat Èussent,
+Par quoi si nuire ne pÈussent;
+Car quant de lor poissances usent,
+Li fait les volentÈs encusent,
+Qui dÈmonstrance font et signe
+Qu'il ne sunt pas ne bon, ne digne
+Des richeces, des dignitÈs,
+Des honors et des poÎstÈs.
+Et si dist-l'en une parole
+CommunÈment qui est moult fole,
+
+[p.145]
+
+De se lever en sa prÈsence 6549
+Et de lui porter rÈvÈrence,
+Ce dont s'empÍcher ne pouvait,
+Tant l'habitude s'imposait.
+Donc il fit pÈrir ce prud'homme.
+Et tenait l'empire de Rome
+Ce monstre hideux et fÈlon;
+Du sud jusqu'au septentrion,
+De l'est ‡ l'ouest, toute la terre
+Tremblait sous sa main sanguinaire!
+ Ami, si tu m'as bien compris,
+Par ces mots dois avoir appris
+Que richesses et rÈvÈrence,
+DignitÈs, honneurs et puissance
+De si grande vertu ne sont
+Qu'ils fassent bons ceux qui les ont;
+Et nulle gr‚ce de Fortune
+Ne peut, sans en excepter une,
+Les rendre dignes des honneurs,
+Des richesses et des grandeurs.
+Mais s'ils ont en eux la malice,
+L'orgueil, le germe d'aucun vice,
+Plus haut ces mÈchants monteront,
+Plus tÙt ils le dÈvoileront;
+Car s'ils restaient de vile essence,
+De nuire ils auraient moins puissance.
+Les abus de l'autoritÈ
+DÈvoilent leur perversitÈ;
+Ce sont d'irrÈfutables signes
+Qu'ils sont pervers, qu'ils sont indignes
+Des richesses et des honneurs,
+Et du pouvoir et des grandeurs.
+Or, j'entends dire une parole
+CommunÈment, qui moult est folle,
+
+[p.146]
+
+Et la tiennent tretuit por vroie 6551
+Par lor fol sens qui les desvoie,
+Que les honors les meurs remuent.
+MËs cil mauvesement arguent:
+Car honors ne font pas muance,
+MËs il font signe et dÈmonstrance
+Quex meurs en eus avant avoient,
+Quant Ës petis estas estoient,
+Cil qui les chemins ont tenus
+Par quoi sunt as honors venus.
+Car cil sunt fel et orguilleus,
+Despiteus et mal semilleus,
+Puis qu'il vont honors recevant,
+SachiÈs tiex ierent-il devant,
+Cum tu les puÈs aprËs vÈoir,
+S'il en Èussent lors pooir.
+Si n'apelÈ-ge pas poissance
+Pooir mal, ne desordenance:
+Car l'Escripture si dit bien
+Que toute poissance est de bien,
+Ne nus ‡ bien faire ne faut,
+Fors par foiblece et par defaut;
+Et qui seroit bien cler vÈans,
+Il verroit que maus est nÈans,
+Car ainsinc le dit l'Escripture.
+Et se d'auctoritÈ n'as cure,
+Car tu ne vuez espoir pas croire
+Que toute auctoritÈ soit voire,
+Preste sui que raison i truisse,
+Car il n'est riens que Diex ne puisse.
+MËs qui le voir en vuet retraire,
+Diex n'a poissance de mal faire;
+Et se tu es bien congnoissans,
+Et vois que Diex est tous poissans,
+
+[p.147]
+
+Et que prennent pour vÈritÈ 6583
+Maints fols dans leur simplicitÈ:
+C'est que les honneurs vous corrompent.
+Mais ceux-l‡, crois-moi, bien se trompent,
+Car les honneurs ne changent rien
+A vos moeurs, mais dÈmontrent bien
+Quelle Ètait avant la nature,
+Dans leur position obscure,
+Des hommes de petit venus
+Qui sont aux honneurs parvenus.
+Ils sont de nature orgueilleuse,
+Mauvaise et basse et dÈpiteuse,
+DËs qu'ils vont honneurs recevant;
+Sache donc qu'ils Ètaient avant
+Ce que les as vus par la suite,
+Mais leur force Ètait lors petite.
+Orgueil, malice et cruautÈ
+Ne sont puissance en vÈritÈ;
+Car ainsi que dit l'…criture,
+La puissance est de source pure,
+Et nul ne viole le bien
+S'il n'est impuissant et vaurien.
+L'homme douÈ de clairvoyance
+Sait que le mal n'est qu'impuissance;
+Ainsi l'…criture le dit.
+Si ce pourtant ne te suffit,
+Si ton ‚me n'est convaincue,
+Car il n'est sentence absolue,
+Je puis le prouver en ce lieu,
+Car rien n'est impossible ‡ Dieu.
+Nul ne peut dire le contraire,
+Dieu n'a puissance de mal faire;
+Donc si tu es bien connaissant,
+Et si Dieu, quoique tout puissant,
+
+[p.148]
+
+Qui de mal faire n'a pooir, 6585
+Donc puÈs-tu clerement vÈoir
+Que qui l'estre des choses nombre,
+Mal ne met nule chose en nombre;
+MËs si cum li ombre ne pose
+En l'air oscurci nule chose,
+Fors defaillance de lumiere,
+Tretout en autele maniere,
+En crÈature o˘ bien deffaut,
+Mal n'i met riens fors pur deffaut
+De bontÈ, riens plus n'i puet metre.
+Et dit encores plus la letre,
+Qui des mauvËs comprent la somme,
+Que li mauvËs ne sunt pas homme,
+Et vives raisons i amaine;
+MËs ne voil or pas metre paine
+A tout quanque ge di prover,
+Quant en escript le puÈs trover.
+Et neporquant, s'il ne te grieve,
+Bien te puis par parole brieve
+Des raisons amener aucune:
+C'est qu'il lessent la fin commune
+A quoi tendent et tendre doivent
+Les choses qui estre reÁoivent.
+C'est de tous biens le soverain
+Que nous apelons premerain.
+Autre raison i a biau metre
+Por quoi li mauvËs n'ont pas estre,
+Qui bien entent la consÈquence
+Qu'il ne sunt pas en ordenance
+En quoi tout lor estre mis ont,
+Tretoutes les choses qui sont,
+Dont il s'ensieut ‡ cler vÈant
+Que li mauvËs sunt por nÈant.
+
+[p.149]
+
+N'a pas le pouvoir de mal faire, 6617
+Donc ‡ tes yeux c'est chose claire
+Que de tout ici-bas l'auteur
+Ne fut du mal le crÈateur.
+De mÍme que l'ombre ne pose
+En l'air obscurci nulle chose,
+Fors de lumiËre effacement,
+Ainsi le mal Ègalement,
+En crÈature o˘ le bien manque,
+Ne mit rien exceptÈ le manque
+De bontÈ; rien de plus n'y mit.
+Et de plus l'…criture dit,
+Des mÈchants comprenant la somme,
+Que le mÈchant n'est pas un homme,
+Non sans vives raisons donner.
+Pourquoi du reste m'acharner
+A faire de mes dits les preuves,
+Quand en Ècrits partout les treuves?
+Pourtant, si tu veux m'Ècouter,
+Je puis en deux mots t'apporter
+Entre mille raisons quelqu'une:
+C'est qu'ils laissent la fin commune
+O˘ toute chose tendre doit
+Ici-bas qui l'Ítre reÁoit:
+C'est la richesse souveraine
+Que nous appelons primeraine.
+D'autres raisons trouvera bien
+Par quoi les mÈchants ne sont rien
+Qui bien entend la consÈquence,
+Puisqu'ils vivent sans conscience
+Du but o˘ chacun ici-bas
+Adresse et son coeur et ses pas;
+D'o˘ dÈcoule de faÁon claire
+Que mÈchants ne sont rien, j'espËre.
+
+[p.150]
+
+ Or vois comme Fortune sert 6619
+«a jus en ce mondain desert;
+Et comment el fait ‡ despire
+Qui des mauvËs eslit le pire,
+Et sus tous hommes le fist estre
+De ce monde seignor et mestre,
+Et fist Seneque ainsinc destruire:
+Fait donques bien sa grace ‡ fuire.
+Quant nus, tant soit de bon Èur,
+Ne la puet tenir assÈur,
+Por ce voil que tu la desprises,
+Et que sa grace riens ne prises.
+Claudius nÈis s'en soloit[40]
+Merveiller, et blasmer voloit
+Les Diex de ce qu'il consentoient
+Que li mauvËs ainsinc montoient
+»s grans honors, Ës grans hauteces,
+»s grans pooirs, Ës grans richeces;
+MËs il mÈismes i respont,
+Et la cause nous en espont,
+Cum cil qui bien de raison use,
+Et les Diex assoit et escuse,
+Et dit que por ce le consentent
+Que plus aprËs les en tormentent,
+Por estre plus forment grevÈs;
+Car por ce sunt en haut levÈs
+Que l'en les puist aprËs vÈoir
+De plus haut trebuchier et choir.
+ Et se tu me fais cest servise
+Que ge ci tesmoingne et devise,
+JamËs nul jor ne troveras
+Plus riche homme que tu seras,
+Ne jamËs ne seras iriÈs,
+Tant soit tes estaz empiriÈs
+
+[p.151]
+
+ Or vois comme Fortune sert 6651
+Ci-bas en ce mondain dÈsert,
+Comme on fait bien de la maudire,
+Elle qui des mÈchants le pire
+Choisit pour Ítre le premier,
+MaÓtre et seigneur du monde entier,
+Et fit SÈnËque ainsi dÈtruire.
+Donc ses faveurs point ne dÈsire,
+Puisque nul n'est si grand, si fort
+Qu'il soit assurÈ de son sort.
+Il vaut mieux que tu la mÈprises
+Et que ses gr‚ces rien ne prises.
+Claudius mÍme s'en soulait[40]
+…tonner et bl‚mer voulait
+Les Dieux, de ce qu'ils acceptassent
+Que les mÈchants ainsi montassent
+Aux grand' richesses, aux faveurs,
+Aux grands pouvoirs, aux grands honneurs;
+Mais lui-mÍme bien nous expose,
+AprËs, la vÈritable cause,
+En homme sage et bien pensant,
+Et les Dieux excuse et dÈfend,
+Disant qu'‡ ce les Dieux consentent,
+Parce qu'aprËs plus les tourmentent,
+Et les ÈlËvent pour les voir
+De plus haut trÈbucher et choir.
+
+ Et si tu veux mes conseils suivre,
+Heureux et sage pourras vivre,
+Et jamais tu ne trouveras
+Plus que toi-mÍme ne seras,
+Nul homme riche sur la terre.
+Au dÈsespoir, ‡ la colËre
+
+[p.152]
+
+De cors, ne d'amis, ne d'avoir; 6653
+Ains vodras pacience avoir,
+Et tantost avoir la porras
+Cum mes amis estre vorras.
+Por quoi donc en tristor demores?
+Je vois maintes fois que tu plores
+Cum alambic sus alutel:
+L'en te devroit en ung putel
+Tooiller cum un viex panufle.
+Certes ge tendroie ‡ grant trufle
+Qui diroit que tu fusses hon;
+C'onques hon en nule seson,
+Por qu'il usast d'entendement,
+Ne demena tel marement.
+Li vif dÈable, li maufÈ
+T'ont si en amer eschaufÈ,
+Qui si fait tes iex lermoier,
+Qui de nule riens esmoier
+Qui t'avenist, ne te dÈusses,
+Se point d'entendement Èusses.
+Ce fait li Diex qui ci t'a mis,
+Tes bons mestres, tes bons amis:
+C'est Amor qui soufle et atise
+La brese qu'il t'a o˘ cuer mise,
+Qui fait tes iex les lermes rendre,
+Chier te vuet s'acointance vendre;
+Car ce n'aferist mie ‡ homme
+Que sens et proesce renomme.
+Certes malement t'en diffames,
+Lesse plorer enfans et fames,
+Bestes fiÈbles et variables,
+Et tu soies fers et estables.
+Quant Fortune verras venir,
+VuÈs-tu sa roÎ retenir
+
+[p.153]
+
+Ne seras plus oncques livrÈ, 6683
+Tant soit ton Ètat empirÈ
+De corps, d'amis ou de chevance;
+Mais voudras avoir patience
+Et bien facilement l'auras
+Tant qu'Ítre mon ami voudras.
+Pourquoi donc triste tu demeures?
+Je vois maintes fois que tu pleures
+Comme alambic sur son fourneau;
+On te devrait dans un ruisseau
+Laver comme une vieille loque.
+Moult serait simple et je m'en moque,
+Qui pour un homme te prendrait;
+Car jamais nul homme, en effet,
+Si peu qu'il e˚t d'intelligence,
+Ne chut en telle dÈfaillance.
+Le diable, source de tout mal,
+T'a si fort d'un amour fatal
+ChauffÈ, qu'il fait couler tes larmes
+Et d'un rien te remplit d'alarmes,
+Toi qui si bas choir ne devrais
+Si quelque intelligence avais.
+C'est Amour qui souffle et attise
+Cette braise au coeur qu'il t'a mise,
+C'est lui seul qui t'abaisse ainsi,
+Ton bon maÓtre, ton bon ami,
+Qui fait tes yeux les larmes rendre;
+Cher te veut son amitiÈ vendre.
+Ainsi n'agissent pas les preux,
+Les forts, prends modËle sur eux;
+Toi-mÍme malement t'infames.
+Laisse pleurer enfants et femmes,
+BÍtes craintives, sans vigueur,
+Mais toi reste ferme et sans peur.
+
+[p.154]
+
+Qui ne puet estre retenuÎ 6687
+Ne par grant gent, ne par menuÎ?
+Cis grans empereres mÈismes,
+Neron, dont exemple mÈismes,
+Qui fu de tout le monde sires,
+Tant s'estendoit loing ses empires,
+Ne la pot onques arrester,
+Tant pÈust honors conquester:
+Car il, se l'istoire ne ment,
+ReÁut puis mort mauvesement.
+De tout son pueple fut haÔs,
+Dont il cremoit estre envaÔs;
+Si manda ses privÈs amis,
+MËs onc li messagiers tramis
+Ne trovËrent, quequ'il dÈissent,
+Nus d'aus qui lor huis lor ovrissent.
+Adonc i vint privÈement
+Neron moult paoreusement,
+Et hurta de ses propres mains,
+N'onc ne l'en firent plus ne mains:
+Car quant plus chascun apela,
+Chascun plus s'endost et cela;
+Ne nus ne li volt mot respondre,
+Lors le convint aler repondre.
+
+
+ * * * * *
+
+[p.155]
+
+Quand vers toi Fortune se joue, 6717
+Pourrais-tu retenir sa roue,
+Ce que nul jusqu'ici n'a pu,
+Qu'il soit puissant, qu'il soit menu?
+Or ce grand empereur de Rome
+Dont te parlais, ce puissant homme,
+Ne la put lui-mÍme arrÍter,
+Tant s˚t-il d'honneurs conquÍter.
+Il Ètait du monde entier sire,
+Tant s'Ètendait loin son empire;
+Eh bien, si l'histoire ne ment,
+Il pÈrit misÈrablement.
+Contre ce monstre sanguinaire
+Du peuple Èclata la colËre.
+Lors ses privÈs amis, dit-on,
+Manda par messagers NÈron;
+Mais quoi que ceux-ci pussent faire,
+Aucun n'ouvrit ‡ leur priËre.
+Alors NÈron furtivement
+Lui-mÍme vint peureusement,
+Et ses royales mains frappËrent.
+Mais portes closes demeurËrent;
+Car plus chacun il appelait
+Et plus chacun se renfermait,
+Nul d'eux ne voulut mot rÈpondre;
+Il revint chez lui se morfondre.
+
+
+ * * * * *
+
+[p.156]
+
+
+ XLI
+
+
+ Comment l'emperere Neron 6714
+ Se tua devant deux garÁons,
+ En ung jardin o˘ se bouta,
+ Pour ce que son pueple doubta.
+
+
+Si se mist por soi herbergier
+O deux siens sers en un vergier:
+Car j‡ partout plusors coroient
+Qui por ocierre le queroient,
+Et crioient: Neron, Neron,
+Qui le vit? o˘ le trouveron?
+Si qu'il nÈis bien les ooit,
+MËs consel metre n'i pooit;
+Si s'est si forment esbahis:
+Qu'il mÈismes s'en enhaÔs:
+Et quant il se vit en ce point,
+Qu'il n'ot mËs d'esperance point,
+As sers pria qu'il le tuassent,
+Ou qu'‡ soi tuer li aidassent.
+Si s'occist; mËs ains fist requeste
+Que j‡ nus ne trovast sa teste,
+Por ce qu'il ne fust congnÈus,
+Se son cors fust aprËs vÈus.
+Et pria que le cors ardissent
+Si-tost cum ardoir le poÔssent.
+Et dist li livres anciens,
+Dit des douze Cesariens,
+O˘ sa mort trovons en escript,
+Si cum Suetonius l'escript[41],
+Qui la loi cretienne apele
+Fauce Religion novele
+
+[p.157]
+
+
+ XLI
+
+
+ Comment cet empereur NÈron, 6743
+ Craignant son peuple avec raison,
+ Devant deux esclaves se tue
+ En son jardin, l'‚me Èperdue.
+
+
+ Lors il courut pour se cacher
+Avec deux serfs en un verger,
+Car dÈj‡ la foule en dÈlire
+Partout le cherchait pour l'occire,
+Et s'Ècriait: NÈron, NÈron,
+O˘ donc, o˘ trouver ce fÈlon?
+Et lui, qui les entendait braire,
+Mais qui ne savait comment faire,
+Tant fut d'Èpouvante envahi
+Que de soi-mÍme fut haÔ.
+Lors NÈron, en sa mÈchÈance
+Ayant perdu toute espÈrance,
+Pria ses serfs de le fÈrir
+Ou bien de l'aider ‡ mourir.
+Il s'occit; mais avant, requÍte
+Leur fit de lui couper la tÍte,
+Pour ne pas Ítre reconnu
+AprËs, si son corps Ètait vu,
+Et ce corps de rÈduire en cendre
+DËs qu'ils pourraient et sans atendre.
+On lit aux livres anciens
+Dits des douze CÈsariens,
+O˘ l'on trouve sa mort Ècrite,
+Comme l'a SuÈtone dÈcrite[41],
+Qui du Christ la religion
+Traite d'absurde fiction
+
+[p.158]
+
+Et mal faisant, ainsinc la nomme, 6741
+(Vez ci mot de desloial homme);
+Que en Neron fu definie
+Des Cesariens la lignie.
+Cis par ses faits tant porchaÁa,
+Que tout son linage effaÁa.
+Neporquant fu-il coustumiers
+De biens faire Ës cinc ans premiers;
+Onc si bien ne governa terre
+Nus princes que l'en sÈust querre,
+Tant sembla vaillans et piteus
+Li desloiaus, li despiteus;
+Et dist en audience ‡ Romme,
+Quant il, por condampner un homme,
+Fu requis de la mort escrire,
+Ne n'ot pas honte de ce dire,
+Qu'il vosist miex non savoir letre,
+Que sa main por escrire i metre.
+Si tint, ce vuet li livres dire
+Entor dix et sept ans l'empire[42],
+Et trente-deux dura sa vie;
+MËs ses orguex, sa felonie,
+Si forment l'orent envaÔ,
+Que de si haut si bas chaÔ,
+Cum tu m'as oÔ raconter:
+Tant l'ot fait Fortune monter,
+Que tant le fist aprËs descendre,
+Cum tu puÈs oÔr et entendre.
+ N'onc ne la pot tenir Cresus[43],
+Qu'el n'el' tornast et jus et sus,
+Qui refu roi de toute Lyde,
+Puis li mist-l'en o˘ col la bride,
+Et fu por ardre au feu livrÈs,
+Quant par pluie fu dÈlivrÈs,
+
+[p.159]
+
+Et malfaisante, ainsi la nomme 6773
+(Voici mot de dÈloyal homme),
+Que s'Èteignit avec NÈron
+Des CÈsariens la maison.
+Ainsi tant de mal fit ce traÓtre
+Qu'il fit sa race disparaÓtre.
+Pourtant de son rËgne au dÈbut,
+Pendant cinq ans, bon prince il fut;
+De monarques on ne vit guËre
+Aussi bien gouverner leur terre,
+Tant paraissait vaillant et bon
+Ce dÈloyal et ce fÈlon.
+Il dit en audience ‡ Rome,
+Lorsque pour condamner un homme
+Fut requis de signer l'arrÍt,
+Que certes il prÈfÈrerait,
+Et n'e˚t pas honte de le dire,
+Que sa main ne s˚t pas Ècrire.
+L'histoire dit que trop longtemps
+Il tint l'empire dix-sept ans[42]
+Et trente-deux dura sa vie.
+Mais son orgueil, sa fÈlonie,
+L'avaient tellement corrompu,
+Que de si haut si bas est chu,
+Ainsi que tu viens de l'entendre;
+Et c'est pour le faire descendre
+D'un coup si bas, qu'‡ mon avis
+L'avait si haut Fortune mis.
+ CrÈsus non plus, roi de Lydie[43],
+Ne put la Fortune ennemie
+Retenir; elle le versa
+Et la corde au cou lui passa;
+Sur le b˚cher il Ètait mÍme,
+Quand soudain, ‡ l'heure suprÍme,
+
+[p.160]
+
+Qui le grant feu fist tout estaindre: 6775
+N'onques nus n'osa l‡ remaindre,
+Tuit s'enfoÔrent por la pluie;
+Cresus se mist tantost en fuie,
+Quant il se vit seul en la place
+Sans encombrement et sans chace.
+Puis refu sires de sa terre,
+Et puis revint novele guerre,
+Puis refu pris, et puis pendus,
+Quant li songes li fu rendus
+Des deus Diex qui li aparoient,
+Qui sus l'arbre en haut le servoient.
+Jupiter, ce dist, le lavoit,
+Et Phebus la toaille avoit,
+Et se penoit de l'essuier.
+Mal se volt o˘ songe appuier,
+Dont si grant fiance acueilli,
+Que comme fox s'en orgueilli;
+Bien li dist Phanie sa fille,
+Qui tant estoit saige et soutille,
+Que savoit les songes espondre,
+Et sans flater li volt respondre.
+
+
+ * * * * *
+
+
+ XLII
+
+
+ Comment Phanie dist au roy
+ Son pere, que par son desroy
+ Il seroit au gibet pendu,
+ Et l'a par son songe entendu.
+
+
+Biau pere, dit la damoisele,
+Ci a dolereuse novele:
+Vostre orguel ne vaut une coque,
+SachiÈs que Fortune vous moque.
+
+[p.161]
+
+L'eau du ciel Èteignit le feu 6807
+Et le sauva. Car de ce lieu
+EffrayÈs tous prirent la fuite
+Et CrÈsus s'Èloigna bien vite,
+Quand seul en la place il se vit,
+Sans que nul ne le poursuivÓt;
+Puis fut encor roi dans sa terre,
+Et puis subit nouvelle guerre,
+Et puis fut repris et pendu
+Quand lui fut le songe apparu.
+Deux Dieux il vit au haut d'un hÍtre
+Qui le servaient comme leur maÓtre.
+Jupiter, dit-il, le lavait,
+Et Phoebus la toile tenait
+Pour essuyer son corps auguste.
+Pour son malheur il trouva juste
+Ce songe, confiance en prit,
+Et comme un fol s'enorgueillit.
+Cependant sa fille Phanie
+Qui sage Ètait, de grand gÈnie
+Pour les songes interprÈter,
+Lui dÈvoila sans le flatter.
+
+
+ * * * * *
+
+
+ XLII
+
+
+ Cy dit ‡ son pËre Phanie
+ Que pour son orgueilleuse vie
+ Il serait au gibet pendu;
+ Tel doit le songe Ítre entendu.
+
+
+ Beau pËre, dit la damoiselle,
+J'y vois douloureuse nouvelle:
+Tout votre orgueil ne vaut deux clous;
+Fortune se moque de vous.
+
+[p.162]
+
+Par ce songe poÈs entendre 6805
+Qu'el vous vuet faire au gibet pendre;
+Et quant serÈs pendus au vent,
+Sans coverture et sans auvent,
+Sus vous plovra, biaus sires rois,
+Et li biaus solaus de ses rais
+Vous essuera cors et face.
+Fortune ‡ ceste fin vous chace,
+Qui tolt et donne les honors,
+Et fait sovent des grans menors,
+Et des menors refait greignors,
+Et seignorir sus les seignors.
+Que vous iroie-ge flatant?
+Fortune au gibet vous atent,
+Et quant au gibet vous tendra
+La hart o˘ col, el reprendra
+La bele corone dorÈe
+Dont vostre teste est coronÈe;
+S'en iert uns autres coronÈs
+De qui garde ne vous prenÈs.
+Et por ce que je vous espoigne
+Plus apertement la besoigne,
+Jupiter qui l'iaue vous donne,
+Ce est li airs qui pluet et tonne;
+Et Phebus qui tient la toaille,
+C'est le solel sans nule faille:
+L'arbre par le gibet vous glose;
+Je n'i puis entendre autre chose.
+Passer vous convient ceste planche,
+Fortune ainsinc le pueple vanche
+Des bobans que vous demenÈs,
+Cum orguilleus et forsenÈs.
+Si destruit-ele maint prodomme,
+Qu'el ne prise pas une pomme
+
+[p.163]
+
+Car par ce songe il faut entendre 6837
+Qu'elle vous veut au gibet pendre;
+Et quand serez bercÈ du vent
+Sans couverture et sans auvent,
+Lors sur vous tombera la pluie,
+Pour que le soleil vous essuie
+Corps et face de ses rayons.
+Ainsi donc Fortune craignons
+Qui donne et ravit la richesse,
+Et bien souvent les grands abaisse,
+Pour Èlever l'humble aux honneurs
+Et faire esclaves les seigneurs.
+Que servirait la flatterie?
+Fortune au gibet vous Èpie,
+Et quand au gibet vous tiendra
+La hart au col, elle prendra
+La belle couronne dorÈe
+Dont votre tÍte est couronnÈe,
+A quelqu'un pour en faire don
+De qui vous n'avez nul soupÁon.
+…coutez que je vous expose
+CÈans plus clairement la chose:
+Le premier des dieux, Jupiter
+Qui tonne et verse l'eau, c'est l'air,
+Et Phoebus qui porte la toile
+A nos yeux le soleil dÈvoile;
+Quant ‡ l'arbre, c'est le gibet.
+Rien plus je n'y vois en effet,
+La planche il faut passer, mon pËre.
+Fortune ainsi venge la terre
+De cette folle vanitÈ
+Dont vous Ítes si transportÈ.
+Ainsi Fortune maint prudhomme
+Renverse et ne prise une pomme
+
+[p.164]
+
+Tricherie, ne loiautÈ, 6839
+Ne vil estat, ne roiautÈ:
+AinÁois s'en joÎ ‡ la pelote,
+Comme pucele nice et sote,
+Et giete ‡ grant desordenance
+Richece, honor et reverance,
+DignitÈs et poissance donne,
+Ne ne prent garde ‡ quel personne:
+Car ses graces, quant les despent,
+En despendant si les espent,
+Que les giete en leu de poties,
+Par putiaus et enfangeries;
+Qu'el ne prise tout une bille
+Fors que Gentillesce sa fille,
+Cousine ‡ prochaine chÈance,
+Tant la tient Fortune en balance.
+MËs de cele est-il voirs sans faille
+Que Fortune ‡ nul ne la baille,
+Comment qu'il aut du retolir.
+S'il ne scet si son cuer polir,
+Qu'il soit cortois, preus et vaillans:
+Que nus n'est si bien bataillans,
+Se de vilonie s'apresse,
+Que Gentillesce ne le lesse.
+ Gentillesce est noble et si l'ain,
+Qu'el n'entre mie en cuer vilain:
+Por ce vous los, mon trËs-chier pere,
+Que vilonie en vous n'apere.
+Ne soyÈs orguilleus ne chiches,
+AyÈs, por enseignier les riches,
+Large cuer, et cortois et gent,
+Et piteus ‡ la povre gent:
+Ainsinc le doit chascuns rois faire.
+Large, cortois et debonnaire
+
+[p.165]
+
+Ni traÓtre coeur, ni loyautÈ, 6871
+Ni vil Ètat, ni royautÈ.
+Elle s'en joue ‡ la pelote
+Comme pucele simple et sotte,
+Et jette en dÈsarroi grandeurs,
+Richesses, rÈvÈrence, honneurs,
+Et dignitÈs, puissance donne
+Sans songer ‡ quelle personne.
+Car ses gr‚ces, quand en fait don,
+Les Èpand de telle faÁon,
+Qu'elles tombent sur les ordures,
+Bourbiers, fumiers et pourritures.
+Rien ne lui vaut un pois vaillant,
+Hormis Noblesse son enfant,
+Cousine aussi de male chance,
+Tant la tient Fortune en balance.
+Mais Fortune qui cependant
+Si bien Noblesse nous reprend,
+Oncques ne la baille ‡ personne,
+S'il n'a l'‚me moult pure et bonne,
+S'il n'est courtois, preux et vaillant;
+Et nul n'est si bien bataillant
+Qui les lois de l'honneur oublie,
+Que Noblesse aussitÙt ne fuie.
+ J'aime Noblesse et son dÈdain
+Pour tout coeur fÈlon et vilain.
+PËre, aussi je vous en convie;
+Qu'en vous ne rËgne vilenie,
+Ayez coeur courtois, large et gent,
+Et piteux ‡ la pauvre gent,
+Ainsi le doit chacun roi faire;
+Large, courtois et dÈbonnaire
+Soit son coeur et plein de pitiÈ,
+S'il veut du peuple l'amitiÈ.
+
+[p.166]
+
+Ait le cuer, et plain de pitiÈ, 6873
+S'il quiert du pueple l'amitiÈ,
+Sans qui rois en nule seson
+Ne puet plus ne c'uns simples hon.
+ Ainsinc le chastioit Phanie,
+Mais fox ne voit en sa folie,
+Fors que sens et raison ensemble,
+Si cum en son fol cuer li semble.
+Cresus qui point ne s'umilie,
+Tous plains d'orguel et de folie,
+En tous ses fais cuide estre sages,
+Combien qu'il fÈist grans outrages.
+
+ Cresus respond ‡ sa fille.
+
+ Fille, dist-il, de cortoisie
+Ne de sens ne m'aprenÈs mie;
+Plus en sai que vous ne savÈs,
+Qui ainsinc chastiÈ m'avÈs;
+Et quant par votre fol respons
+M'avÈs mon songe ainsinc espons,
+Servi m'avÈs de grans menÁonges.
+Car sachiÈs que cist nobles songes,
+O˘ fauce glose volÈs metre,
+Doit estre entendus ‡ la letre;
+Et ge mÈismes li entens,
+Si cum vous le verrez en tens.
+Qnques si noble vision
+N'ot si vile exposicion:
+Li Diex, sachiÈs, ‡ moi vendront,
+Et le servise me rendront
+Qu'il m'ont par ce songe tramis,
+Tant est chacuns d'aus mes amis,
+Car bien l'ai pieÁa deservi.
+
+[p.167]
+
+Donnez le bon exemple au riche, 6905
+Ne soyez orgueilleux ni chiche,
+Car sans le peuple un roi n'est rien
+Non plus qu'un simple citoyen.
+ Ainsi le conseillait Phanie;
+Mais fol ne voit en sa folie
+Rien que bon sens et que raison,
+Et le fol n'en vit pas plus long.
+CrÈsus qui point ne s'humilie,
+Tout plein d'orgueil et de folie,
+Se croit le plus sage des rois,
+Si fol qu'il f˚t, comme tu vois:
+
+ CrÍsus rÈpond ‡ sa fille.
+
+Vous ne m'apprenez rien, Phanie,
+Dit-il, de sens ni courtoisie;
+Plus j'en sais que vous ne savez,
+Vos avis pour vous conservez.
+Servi m'avez de grand mensonge
+En m'expliquant ce noble songe
+Qu'interprÈtez si sottement;
+Car ce songe certainement,
+O˘ fausse glose voulez mettre,
+Doit Ítre compris ‡ la lettre
+Et comme il convient je l'entends,
+Ainsi que le verrez cÈans.
+Oncques vision si subtile
+N'eut explication si vile.
+Les dieux, ma fille, ‡ moi viendront
+Et le service me rendront
+Qu'ils ont dÈpeint ‡ mes yeux mÍme,
+Tant chacun d'eux m'estime et m'aime;
+DËs longtemps je l'ai mÈritÈ.
+
+[p.168]
+
+
+ Raison.
+
+Vez cum Forturne le servi, 6904
+Qu'il ne se pot onques deffendre
+Qu'el nel' fÈist au gibet pendre.
+N'est-ce donc chose bien provable[44]
+Que sa roÎ n'est pas tenable;
+Que nus ne la puet retenir,
+Tant sache ‡ grant estat venir?
+Et se tu scÈs riens de logique,
+Qui bien rest science autentique,
+Puis que li grant seignor i faillent,
+Li petit en vain se travaillent.
+Et se ces prueves riens ne prises
+D'anciennes istoires prises,
+Tu les as de ton tens noveles
+De batailles fresches et beles,
+De tel biautÈ, ce dois savoir,
+Comme il puet en bataille avoir.
+C'est de Mainfroi roi de Sesile[45],
+Qui par force tint et par guile
+Lonc-tens en pËs toute sa terre,
+Quant li bons Karles li mut guerre,
+Conte d'Anjou et de Provance,
+Qui par devine porvÈance,
+Est ores de Sesile rois,
+Qu'ainsinc le volt Diex li verois
+Qui tous jors s'est tenus o li.
+Cist bons rois Karles l'en toli,
+Non pas sans plus la seignorie,
+Ains li toli du cors la vie.
+Quant ‡ l'espÈe qui bien taille,
+En la premeraine bataille
+
+[p.169]
+
+
+ Raison.
+
+Bien le servit en vÈritÈ 6996
+Fortune. Il ne put s'en dÈfendre,
+Elle le fit au gibet pendre;
+Car nul ne la peut retenir,
+Tant sache ‡ grand Ètat venir;
+Et si tu connais la logique
+Qui science est bien authentique,
+O˘ tombent les grands et les forts
+Les petits perdent leurs efforts.
+Et si ces preuves tu mÈprises
+Des anciennes histoires prises,
+Il en est, tu dois le savoir,
+D'aussi s˚res qu'on puisse en voir
+De notre temps et plus nouvelles,
+Par batailles grandes et belles.
+D'abord en Sicile, Mainfroy[45]
+Qui par trahison sous sa loi
+Longtemps en paix tint cette terre,
+Quand le bon Charles lui fit guerre
+Qui rËgne en Sicile aujourd'hui.
+Comme tu le sais, ce fut lui,
+Comte d'Anjou et de Provence,
+Dans sa divine providence
+Que Dieu pour Ítre roi choisit.
+Ce bon roi Charles lui ravit
+Non seulement sa seigneurie,
+Mais son armÈe avec la vie,
+Lorsque de son glaive acÈrÈ,
+DËs le premier combat livrÈ,
+L'assaillit pour le dÈconfire,
+Courant Èchec et mat lui dire,
+
+[p.170]
+
+L'assailli por li desconfire, 6935
+Eschec et mat li ala dire
+Desus son destrier auferrant,
+Du trait d'un paonnet errant
+O˘ mileu de son eschiquier.
+De Corradin parler ne quier[45],
+Son neveu, dont l'exemple est preste,
+Dont li rois Karles prist la teste
+MaugrÈ les princes d'Alemaigne:
+Henri, frere le roi d'Espaigne,
+Plain d'orguel et de traÔson,
+Fist-il morir en sa prison.
+Cil dui, comme folz garÁonnÈs,
+Roz et fierges et paonnÈs,
+Et chevaliers as gieus perdirent,
+Et hors de l'eschiquier saillirent,
+Tel paor orent d'estre pris
+Au geu qu'il orent entrepris:
+Car qui la vÈritÈ regarde,
+D'estre mat n'avoient-il garde,
+Puisque sans roi se combatoient:
+Eschec et mat riens ne doutoient,
+Ne cil haver ne les pooit,
+Oui contre eus as eschiÈs jooit,
+Fust ‡ piÈ, fust sur les arÁons;
+Car l'en ne have pas garÁons,
+Fox, chevaliers, fierges ne ros;
+Car se vÈritÈ conter os,
+Si n'en quier-ge nulli flater,
+Ainsinc cum il va du mater,
+Puisque des eschiÈs me sovient,
+Se tu riens en sÈs, il convient
+Que cil soit roi, que l'en fait haves[46],
+Quant tuit si homme sunt esclaves,
+
+[p.171]
+
+Dessus son puissant destrier, 6967
+Au milieu de son Èchiquier,
+Du trait d'une flËche mortelle.
+Faut-il qu'aussi je te rappelle
+De Conradin le triste sort[45]
+Que le roi Charles mit ‡ mort
+MalgrÈ les princes d'Allemagne,
+Henri, frËre du roi d'Espagne,
+Plein d'orgueil et de trahison
+Qu'il fit mourir en sa prison?
+Ces deux ÈcervelÈs sans peine
+Cavaliers, pions, tours et reine
+Perdirent l‡ jusqu'au dernier
+Et s'enfuirent de l'Èchiquier,
+Tant craignaient dans cette partie
+Se voir la libertÈ ravie.
+Car ils ne devaient nullement
+Craindre Ítre Èchec et mat vraiment,
+Puisqu'ils allaient sans roi combattre,
+Et tant aurait-il pu les battre,
+Que haver nul ne les pouvait
+Qui contre eux aux Èchecs jouait,
+Non, nul, soit ‡ pied, soit en selle,
+Car on ne have pas rebelle,
+Vilain ni fou, ni cavalier,
+Reine ni tour sur l'Èchiquier.
+Car sans mensonge, ‡ te vrai dire,
+Pour le mater te bien dÈcrire
+(Des Èchecs puisqu'il me souvient),
+Si tu ne le sais, il convient
+Que soit roi celui qu'on fait haves[46]
+Lorsque tous les siens sont esclaves,
+Quand, forcÈ par ses ennemis
+Qui l'ont en telle passe mis,
+
+[p.172]
+
+Si qu'il se voit seus en la place, 6969
+Ne n'i voit chose qui li place;
+Ains s'enfuit par ses anemis
+Qui l'ont en tel povretÈ mis:
+L'en ne puet autrement haver,
+Ce sevent tuit large et aver.
+Car ainsinc le dist Athalus,
+Qui des eschez controva l'us[47],
+Quant il traitoit d'arismÈtique;
+Et verras en Policratique[48]
+Qu'il s'enflechi de la matire
+Et des nombres devoit escripre,
+O˘ ce biau geu jolis trova,
+Que par demonstrance prova.
+ Por ce se mistrent-il en fuie
+Por la prise qui lor ennuie:
+Qu'ai-ge dit? por prise eschever,
+MËs por la mort qui plus grever
+Les pÈust et qui pis valoit,
+Car li geus malement aloit,
+Au mains par devers lor partie
+Qui de Diex s'iere departie;
+Et la bataille avoit emprise
+Contre la foi de sainte Eglise;
+Et qui eschec dit lor Èust,
+N'iert-il qui covrir le pÈust,
+Car la fierche avoit estÈ prise
+Au gieu de la premiere assise,
+O˘ li rois perdit comme fos,
+Ros, chevaliers, paons et fos,
+Si n'ert-ele pas l‡ prÈsente;
+MËs la chÈtive, la dolente
+Ne pot foÔr ne soi deffendre,
+Puisque l'en li ot fait entendre
+
+[p.173]
+
+Il se voit tout seul en l'arËne 7001
+Sans espoir que secours lui vienne.
+Or haver voil‡ ce que c'est,
+Riche ou pauvre chacun le sait.
+Ainsi dit Attalus le sage
+Qui des Èchecs trouva l'usage[47];
+Car ce fut lui qui dÈmontra
+Ce beau jeu joli qu'il trouva
+Quand il traitait d'ArithmÈtique.
+On voit dans sa Polycratique[48]
+Comment la matiËre inventa
+Et les calculs en combina.
+
+ De l'Èchiquier donc ils s'enfuirent,
+Car d'Ítre pris tous deux craignirent.
+Qu'ai-je dit? Pour n'Ítre tous deux
+Pris? Non, mais pour Èloigner d'eux
+Une mort effroyable, impie;
+Car en cette triste partie
+Bien malement allait leur jeu
+De qui s'Ètait ÈloignÈ Dieu,
+Puisqu'ils avaient guerre entreprise
+Contre la foi de sainte …glise.
+Et si sur eux on f˚t venu
+Leur dire Èchec, nul n'aurait pu
+Les couvrir, car on prit la reine
+DËs le premier combat sans peine
+O˘ ce fol roi sut perdre tous
+Ses cavaliers, pions et fous.
+Aussi n'Ètait-elle prÈsente,
+Mais la chÈtive, la dolente,
+Apprenant que sanglant et froid,
+Que mat et mort gisait Mainfroy,
+
+[p.174]
+
+Que mat et mort gisoit Mainfrois, 7003
+Par chief, par pies, et par mains frois.
+Et puis que cis bons rois oÔ
+Qu'il s'en erent ainsinc foÔ,
+Les prist-il fuitis ambedeus,
+Et puis fist sa volentÈ d'eus,
+Et de mains autres prisonniers,
+De lor folie parÁonniers.
+ Cis vaillans rois dont je te conte,
+Que l'en soloit tenir ‡ conte,
+Cui nuis et jors, et mains et soirs,
+L'ame, le cors et tous ses hoirs,
+Gart Diex et deffende et conseille,
+Cil donta l'orguel de Marseille[49],
+Et prist des plus grans de la vile
+Les testes, ains que de Sezile
+Li fust li roiaumes donnÈs,
+Dont il fu puis rois coronnÈs,
+Et vicaires de tout l'empire.
+Mais ne voil or de li plus dire;
+Car qui tretout vodroit retraire,
+Ung grant livre en convendroit faire.
+Vez ci gens qui grans honors tindrent:
+Or scÈs ‡ quel chief il en vindrent.
+N'est donc bien Fortune sÈure,
+Rest bien fos qui s'i assÈure,
+Quant ceus qu'el scult par devant oindre,
+Seult ausinc par derriere poindre;
+Et tu qui la Rose baisas,
+Par quoi de duel si grant fais as,
+Que tu ne t'en sez apaisier,
+Cuidoies-tu tous jors baisier,
+Tous jors avoir aise et dÈlices?
+Par mon chief, tu es fox et nices.
+
+[p.175]
+
+Pieds et mains et front dans la cendre, 7033
+Ne put ni fuir ni se dÈfendre.
+Ce bon roi, lorsqu'il eut ouÔ
+Qu'ainsi tous deux ils avaient fui
+Du combat, les fit tantÙt prendre
+Et ch‚tier sans plus attendre,
+Avec maints autres prisonniers
+De leur folie associÈs.
+ Ce vaillant roi que je te conte,
+Ce hÈros dont maint et maint conte
+CÈlËbre aujourd'hui les hauts faits
+(Que Dieu nuit et jour ‡ jamais
+Et le dÈfende et le conseille,
+Et matin et soir sur lui veille,
+Pour que sa maison rËgne en paix!),
+Dompta l'orgueil des Marseillais[49],
+Et prit des plus grands de la ville
+La tÍte, avant que de Sicile
+Lui f˚t le royaume donnÈ,
+Dont fut depuis roi couronnÈ
+Et vicaire de tout l'empire.
+De lui je ne veux plus rien dire,
+Car qui voudrait tout raconter
+Un gros livre en pourrait dicter.
+Or vois ‡ quelle fin ils vinrent
+Ces gens qui si grands honneurs tinrent.
+Par devant toujours caressant
+Et par derriËre nous blessant,
+Fortune ainsi souvent varie;
+Certes bien fol est qui s'y fie;
+Et toi qui la Rose baisas,
+Chose pourquoi si grand deuil as
+Que ta douleur jamais n'apaises,
+Pensais-tu toujours avoir aises
+
+[p.176]
+
+Por que cis duel plus ne te tiengne, 7037
+De Mainfroi voil qu'il te soviengne,
+De Henri et de Corradin,
+Qui firent pis que Sarradin,
+De commencier bataille amere,
+Contre sainte Eglise lor mere;
+Et des faits des Marsiliens,
+Et des grans hommes anciens,
+Comme Neron, comme Cresus,
+Dont je te contai ci-dessus,
+Qui Fortune tenir ne porent
+O tous les grans pooir qu'il orent.
+Par foi frans hons qui tant se prise,
+Qu'il s'orguillist por sa franchise,
+Il ne scet mie en quel aage
+Cresus li rois vint en servage,
+Ne d'Ecuba, mient escient[50],
+Qui fu fame le roi Prient
+Ne tient-il pas en sa mÈmoire,
+Ne de Sisicambis l'istoire[51],
+Mere Daire le roi de Perse,
+Cui Fortune fu si perverse,
+Que franchise et roiaumes tindrent,
+Et serves en la fin devindrent?
+
+ D'autre part ge tiens ‡ grant honte,
+Puis que tu sÈs que letre monte,
+Et que estudier te convient,
+Quant il d'Omer ne te souvient,
+Puisque tu l'as estudiÈ;
+Mais tu l'as, ce semble, obliÈ,
+Et n'est-ce poine vaine et vuide,
+Tu mËs es livres ton estuide,
+
+[p.177]
+
+Et dÈlices, toujours baiser? 7067
+Pauvre fol d'ainsi t'abuser!
+Pour que ce deuil plus ne te tienne,
+De ce Mainfroy qu'il te souvienne,
+Et d'Henri et de Conradin,
+Qui firent pis que Sarrazin,
+De commencer bataille amËre
+Contre sainte …glise leur mËre,
+Et de l'orgueil des Marseillais
+Et des anciens que tu connais,
+Qui Fortune arrÍter ne purent
+MalgrÈ le grand pouvoir qu'ils eurent,
+Comme NÈron, comme CrÈsus
+Dont je t'ai parlÈ ci-dessus.
+Par ma foi ne sait ‡ quel ‚ge
+Tomba CrÈsus en esclavage,
+L'homme libre qui de fiertÈ
+Se gonfle pour sa libertÈ.
+Il ne retient en sa mÈmoire
+Ni d'HÈcube la sombre histoire[50],
+Femme du roi Priam; non plus
+La mËre du roi Darius
+Sisygambis, reine de Perse[51],
+Qui vit Fortune si perverse;
+Toutes rÈgnaient en libertÈ
+Et churent en captivitÈ.
+ D'autre part, je tiens ‡ grand' honte,
+Puisque tu sais ce que raconte
+L'histoire, d'avoir oubliÈ
+Ce que tu as ÈtudiÈ,
+Tout ce que sur cette matiËre
+Nous rapporte le grand HomËre.
+Tu as sur les livres usÈ
+Ton temps en travail insensÈ,
+
+[p.178]
+
+Et tout par nÈgligence oblies! 7069
+Que vaut quanque tu estudies,
+Quant li sens au besoing te faut,
+Et solement par ton defaut?
+Certes tous jors en remembrance
+DÈusses avoir sa sentence;
+Si devroient tuit homme saige
+Et si fichier en lor coraige,
+Que jamËs ne lor eschapast
+Tant que la mort les atrapast:
+Car qui la sentence sauroit,
+Et tous jors en son cuer l'auroit,
+Et la scÈust bien soupeser,
+JamËs ne li devroit peser
+De chose qui li avenist,
+Que tous jors fers ne se tenist
+Encontre toutes aventures,
+Bonnes, males, moles ou dures.
+Si rest-ele voir si commune,
+Selonc les ovres de Fortune,
+Que chascuns chascun jor le voit,
+Se bon entendement avoit.
+Merveilles est que ne l'entens
+Qui ta cure as mise tant ens;
+MËs tu l'as autre part tornÈe,
+Par ceste amor desordenÈe,
+Si la te voil or ramentoivre
+Por toi faire miex aparÁoivre.
+ Jupiter en toute saison[52]
+A sor le suel de sa maison,
+Ce dit Omers, deus plains tonneaus;
+Si n'est viex hons, ne garÁonneaus,
+N'il n'est dame, ne damoisele,
+Soit vielle ou jone, laide ou bele,
+
+[p.179]
+
+Si tout par nÈgligence oublies. 7101
+Que sert ce que tu Ètudies
+Si le bons sens dÈfaut te fait
+Par ta faute quant besoin est?
+Certes toujours en souvenance
+Tout homme sage sa sentence
+Doit conserver, sans contredit,
+Et la ficher en son esprit,
+Pour que toujours elle y demeure
+EntiËre, jusqu'‡ ce qu'il meure.
+Car qui sa sentence saurait
+Et toujours en son coeur l'aurait
+Et la saurait comprendre toute,
+Sans sortir de la droite route,
+Nulle infortune ne craindrait
+Et toujours ferme se tiendrait
+Encontre toutes aventures
+Males, bonnes, molles ou dures.
+Car elle peint si nettement
+De Fortune l'agissement,
+Que chacun le voit sans doutance
+Avec un peu d'intelligence.
+Comment ne la comprends-tu pas,
+Toi qui pourtant l'Ètudias?
+Mais ton ‚me ailleurs s'est tournÈe
+Par cet amour dÈsordonnÈe.
+Je vais donc te la rappeler
+Pour le sens mieux t'en dÈvoiler.
+ Jupiter a, nous dit HomËre[52],
+Devant son palais de lumiËre,
+Deux tonneaux en toute saison.
+Il n'est vieillard, jeune garÁon,
+Il n'est dame ni damoiselle,
+Soit vieille ou jeune, laide ou belle,
+
+[p.180]
+
+Qui vie en ce monde reÁoive, 7103
+Qui de ces deus tonneaus ne boive.
+C'est une taverne planiere,
+Dont Fortune la taverniere
+Trait aluine et piment en coupes[53]
+Por faire ‡ tout le monde soupes;
+Tous les en aboivre ‡ ses mains,
+MËs les uns plus, les autres mains.
+N'est nus qui chascun jor ne pinte
+De ces tonneaus ou quarte ou pinte,
+Ou mui, ou setier, ou chopine,
+Si cum il plest ‡ la meschine,
+Ou plaine paume ou quelque goute
+Que Fortune o˘ bec li agoute:
+Car bien et mal ‡ chascun verse,
+Si cum ele est douce ou perverse.
+Ne j‡ nus si liÈs ne sera,
+Quant il bien se porpensera,
+Qu'il ne truist en sa greignor aise
+Quelque chose qui li desplaise;
+Ne j‡ tant de meschief n'aura,
+Quant bien porpenser se saura,
+Qu'il ne truisse en son desconfort
+Quelque chose qui le confort,
+Soit chose faite, ou chose ‡ faire,
+S'il pensoit bien ‡ son afaire,
+S'il ne chiet en desesperance,
+Qui les pechÈors desavance;
+Ne nus hons n'i puet consel metre,
+Tant ai lÈu parfont en letre.
+Que te vaut donc le corrocier,
+Le lermoier et le groucier?
+MËs pren bon cuer et si t'avance
+De recevoir en pacience
+
+[p.181]
+
+Qui le jour reÁoive ici-bas, 7135
+Que ces tonneaux n'abreuvent pas.
+C'est une taverne pleiniËre
+O˘ Fortune la taverniËre
+Verse l'absinthe et le piment[53]
+Et nous abreuve incessamment,
+Plus ou moins emplit notre coupe,
+A tout le monde fait la soupe.
+Chaque jour y venons bayer
+Et des tonneaux, muids ou setier,
+Suivant qu'il lui plaÓt, la coquine,
+Ou quarte, ou pinte, ou bien chopine,
+Ou quelque goutte, ou pleine main,
+Au bec nous verse avec dÈdain;
+Car bien ou mal ‡ chacun verse
+Suivant qu'elle est douce ou perverse.
+Et nul si joyeux ne sera
+Quand toujours il dÈcouvrira,
+Au milieu de sa plus grande aise,
+Quelque chose qui lui dÈplaise;
+Et tant de malheur il n'aura
+Quand toujours il dÈcouvrira,
+S'il pense bien ‡ son affaire,
+Soit chose faite ou chose ‡ faire,
+Que toujours en son dÈconfort
+Se trouve un peu de reconfort,
+S'il ne tombe en dÈsespÈrance
+Qui les pÈcheurs guËre n'avance.
+Nul n'y saurait remËde voir
+Si grand que soit tout son savoir;
+A quoi donc servent tes colËres,
+Murmures et larmes amËres?
+En patience et de bon coeur
+Accepte donc, c'est le meilleur,
+
+[p.182]
+
+Tout quanque Fortune te donne, 7137
+Soit bele ou laide, ou male ou bonne.
+ De Fortune la semilleuse,
+Et de sa roÎ perilleuse
+Tous les tors conter ne porroie.
+C'est li gieu de boute-en-corroie,
+Que Fortune set si partir,
+Que nus devant au dÈpartir
+Ne puet avoir science aperte
+S'il i prendra gaaing ou perte;
+MËs ‡ tant de li me tairai,
+Fors tant qu'encor m'i retrairai
+Ung petitet por mes requestes,
+Dont je te fai trois moult honestes:
+Car volentiers recorde bouche
+Chose qui prËs du cuer li touche;
+Et se tu les vuÈs refuser,
+N'est riens qui t'en puist escuser
+Que trop ne faces ‡ blasmer:
+C'est que tu me vueilles amer,
+Et que le diex d'Amors desprises,
+Et que Fortune riens ne prises.
+Et se tu trop fiÈbles te fais
+A soustenir ce treble fais,
+Je le sui preste d'alegier
+Por le porter plus de legier.
+Pren la premiere solement,
+Et se tu m'entens sainement,
+Tu seras des autres dÈlivres,
+Car se tu n'es ou fox ou yvres,
+Savoir dois, et bien le recorde,
+Quicunques ‡ Raison s'acorde,
+JamËs par amors n'amera,
+Ne Fortune ne prisera.
+
+[p.183]
+
+Tout ce que Fortune te donne, 7169
+Belle ou laide, mauvaise ou bonne.
+ Je ne saurais en tous mes jours,
+L'inconstante, conter ses tours,
+Quand sur sa roue elle tournoie;
+C'est le jeu de boute en courroie.
+Ses dons Fortune ainsi dÈpart
+Que nul, quand il attend sa part,
+Ne peut avoir science ouverte
+S'il y doit prendre gain ou perte.
+A prÈsent, d'elle me tairai,
+Fors pourtant que j'y reviendrai
+Un petitet pour mes requÍtes
+Dont te ferai trois moult honnÍtes;
+Car on aime dire souvent
+Ce qui nous touche fortement,
+Et si ces requÍtes refuses,
+A mes yeux tu n'auras d'excuses
+Et tu seras bien ‡ bl‚mer:
+C'est que tu me veuilles aimer,
+Et que le Dieu d'Amours mÈprises,
+Et que Fortune rien ne prises;
+Et si trop faible tu te fais
+Pour soutenir ce triple faix,
+De l'allÈger ferai-je en sorte,
+Pour que ton coeur mieux le supporte.
+Prends la premiËre seulement,
+Et si tu m'entends sainement
+Des deux autres je te dÈlivre.
+A moins d'Ítre fol ou d'Ítre ivre,
+Certes tu dois savoir tantÙt
+Et te rappeler mot ‡ mot
+Ce que te disais tout ‡ l'heure:
+Quiconque avec Raison demeure
+
+[p.184]
+
+Por ce fu Socrates itiex, 7171
+Qui fu mes amis veritiex:
+Li Diex d'Amors onc ne cremut,
+Ne por Fortune ne se mut;
+Por ce voil que tu li resembles,
+Et que ton cuer au mien assembles:
+Car se tu l'as o˘ mien plantÈ,
+Il me soffist ‡ grant plantÈ.
+Or vois cum la chose s'apreste,
+Ge ne te fais c'une requeste;
+Pren la premiere que t'ai dite,
+Et ge te claim des autres quite.
+Or ne tiens plus ta bouche close,
+Respon: Feras-tu ceste chose?
+Nule autre chose ne demant,
+Ne me sers jamËs autrement,
+Et lesse ta pensÈe fole,
+Et le fol Diex qui si t'afole;
+Amors qui te fait en li croire,
+Te tolt ton sens et ta mÈmoire,
+Et de ton cuer les iex avugle,
+Et tenir te fait por avugle.
+
+ Cy respond l'Amant ‡ Raison.
+
+Dame, fis-ge, ne puet autre estre,
+Il me convient servir mon mestre
+Qui moult plus riche me fera
+Cent mile tans quant li plaira:
+Car la Rose me doit baillier,
+Se ge m'i sai bien travaillier;
+Et se par li la puis avoir,
+Mestier n'auroie d'autre avoir.
+
+[p.185]
+
+Jamais par Amour n'aimera 7203
+Ni Fortune ne prisera.
+Tel fut Socrate ferme et stable
+Qui fut mon ami vÈritable,
+Le Dieu d'Amours jamais ne crut
+Et pour Fortune ne se mut.
+Or je veux que tu lui ressembles
+Et que ton coeur au mien assembles;
+Car si ton coeur mets avec moi,
+Je n'attends mieux ni plus de toi.
+Si tu le veux, c'est chose faite,
+Je ne te fais qu'une requÍte;
+Prends la premiËre et bien feras,
+Et des autres quitte seras.
+Or ne tiens plus ta bouche close,
+RÈponds, feras-tu cette chose?
+Rien plus ne veux pour le moment;
+Ne me sers jamais autrement,
+Et laisse la passion folle
+Et le fol Dieu qui tant t'affole.
+Amour qui te fait croire en lui,
+Sens et mÈmoire t'a ravi,
+Et de ton coeur les yeux aveugle
+Et te fait passer pour aveugle.
+
+ Cy rÈpond l'Amant ‡ Raison.
+
+Dame, lui dis-je, je ne puis
+Faire autrement que j'ai promis.
+Non; autrement il ne peut Ítre,
+Il faut que je serve mon maÓtre
+Qui moult plus riche me fera
+Cent mille fois, quand il voudra;
+Car il me doit bailler la Rose
+Si je fais bien ce qu'il m'impose,
+
+[p.186]
+
+Ge ne priseroie trois chiches 7201
+Socrates combien qu'il fust riches,
+Ne plus n'en quier oÔr parler.
+A mon mestre m'en vuel aler,
+Tenir li vuel ses convenans;
+Car il est drois et avenans,
+S'en enfer me devoit mener,
+N'en puis-ge mon cuer refrener;
+Mon cuer j‡ n'est-il mie ‡ moi.
+Onc encores ne l'entamoi,
+Ne ne bÈ pas ‡ entamer
+Mon testament por autre amer:
+A Bel-Acuel tout le lessai,
+Car tretout par cuer mon laiz sai,
+Et di par grant impacience
+Confession sans repentance:
+Si ne vodroie pas la Rose
+Changier ‡ vous por nule chose:
+L‡ convient que mes pensers voise.
+Si ne vous tieng mie ‡ cortoise,
+Quant ci m'avÈs coilles nomÈes,
+Qui ne sunt pas bien renomÈes
+En bouche ‡ cortoise pucele.
+Vous qui tant estes saige et bele,
+Ne sai comment nomer l'osastes,
+Au mains quant le mot ne glosastes
+Par quelque cortoise parole,
+Si cum prode fame parole.
+Sovent voi nÈis ces norrices,
+Dont maintes sunt baudes et nices,
+Quant lor enfant lavent et baingnent,
+Qu'el les debaisent et aplaingnent,
+Si les nomment-el autrement:
+Vous savÈs or bien se ge ment.
+
+[p.187]
+
+Et si par lui la puis avoir, 7235
+Point n'ai besoin d'un autre avoir;
+Je ne priserais un pois chiche
+Socrate, combien qu'il f˚t riche,
+Et n'en veux plus ouir parler.
+Je m'en veux ‡ mon maÓtre aller.
+Je lui veux tenir ma promesse
+Pour sa droiture et sa tendresse;
+En enfer me d˚t-il mener,
+Mon coeur se laisserait damner.
+Il est ‡ lui, point ne l'ignore,
+Ne l'entamai jamais encore,
+Ni pour un autre aimer, vraiment,
+N'entamerai mon testament.
+J'ai fait, en grande impatience,
+Confession sans repentance;
+A Bel-Accueil j'ai tout laissÈ,
+Mon legs est dans mon coeur tracÈ,
+Et ne voudrais ‡ vous la Rose
+Oncques changer pour nulle chose,
+Car tous mes pensers je lui dois.
+Mais peu courtoise je vous vois
+Vous qui tant Ítes sage et belle;
+Car bouche ‡ courtoise pucelle
+N'a jamais couille prononcÈ;
+C'est un mot l‡ fort dÈplacÈ.
+Je ne sais comment telle chose
+Vous avez pu nommer sans glose,
+Sans la voiler d'un mot courtois,
+En prude femme. Ainsi je vois,
+Par exemple, mainte nourrice,
+NaÔve gent et sans malice;
+Quand lave et baigne son enfant
+Et le va baisant, caressant,
+
+[p.188]
+
+Lors se prist Raison ‡ sorrire, 7235
+En sorriant me prist ‡ dire:
+
+ Raison.
+
+Biaus amis, ge puis bien nomer,
+Sans moi faire mal renomer,
+Apertement par propre non
+Chose qui n'est se bonne non.
+Voire du mal sÈurement
+Puis-ge bien parler proprement:
+Car de nule riens je n'ai honte,
+Se tele n'est qu'‡ pechiÈ monte[54];
+MËs chose o˘ pechiÈ se mÈist,
+N'est riens qui faire me fÈist.
+Onc en ma vie ne pechiÈ,
+N'encor ne fais-ge pas pechiÈ,
+Se ge nome sans metre gloses
+Par plain texte les nobles choses
+Que mes peres en paradis
+Fist de ses propres mains jadis;
+Et tous les autres estrumens
+Qui sunt piliers et argumens
+A soustenir nature humaine,
+Qui sans eus fust et casse et vaine.
+Car volentiers, non pas envis,
+Mist Diex en coilles et en vits
+Force de generacion,
+Par merveilleuse entencion,
+Por l'espece avoir tous jors vive
+Par renovelance naÔve.
+C'est par naissance rechÈable,
+C'est par chÈance reversable,
+
+[p.189]
+
+Autrement ne les nomme-t-elle? 7269
+Dites-moi si je mens, ma belle.
+Raison ‡ sourire se prit
+Alors, et souriant me dit:
+
+ Raison.
+
+A bon droit, bel ami, j'appelle,
+Sans mÈriter nulle querelle,
+Franchement, de son propre nom,
+Chose o˘ rien n'est qui ne soit bon.
+De nulle chose je n'ai honte
+Si telle n'est qu'‡ pÈchÈ monte.
+Voire du mal assurÈment
+Puis-je bien parler proprement;
+Mais ne voudrais pour rien au monde
+Nul pÈchÈ faire ou chose immonde.
+Jamais de mes jours ne pÈchai,
+Et cÈans ne fais point pÈchÈ
+Quand je nomme sans mettre gloses,
+Et par leur nom, les nobles choses
+Que Dieu mon pËre en paradis,
+De ses propres mains, fit jadis
+Pour soutenir nature humaine,
+Qui deviendrait et faible et vaine
+Sans ces prÈcieux instruments,
+Ses piliers et ses arguments.
+Car Dieu, qui certes rien ne souille,
+Mit volontiers en vit et couille
+Force de gÈnÈration
+Par merveilleuse intention,
+Pour l'espËce avoir toujours vive
+Par rÈnovation native.
+Ainsi par mortel manquement
+Et naturel enfantement
+
+[p.190]
+
+Par quoi Diex les fait tant durer, 7263
+Qu'el ne puet la mort endurer.
+Ainsinc fist-il as bestes muÎs
+Qui par ce resont soustenuÎs:
+Car quant les unes bestes meurent,
+Les formes as autres demeurent.
+
+ L'Amant.
+
+Or vaut pis, dis-ge, que devant,
+Car bien voi ore apertement
+Par votre parlÈure baude,
+Que vous estes fole ribaude:
+Car tout ait Diex les choses faites
+Que ci devant m'avÈs retraites,
+Les mos au mains ne fist-il mie
+Qui sunt tuit plain de vilonie.
+
+ Raison.
+
+Biaus amis, dist Raison la sage,
+Folie n'est pas vasselage,
+N'onc ne fu, ne j‡ ne sera.
+Tu diras quanqu'il te plera,
+Car bien en as tens et espace
+De moi qui t'amor et ta grace
+Voil avoir, n'estuet-il douter,
+Car ge sui preste d'escouter
+Et de souffrir, et de moi taire,
+MËs que te gardes de pis faire,
+Combien qu'‡ ledengier m'acueilles.
+Si semble-il par fois que tu vueilles
+Que je te responde folie;
+Mais ce ne te ferai-ge mie,
+
+[p.191]
+
+Dieu fait tout durer sur la terre 7301
+MalgrÈ la mort qui tout altËre.
+Ainsi fit-il aux animaux
+Que nous voyons toujours Ègaux,
+Car si les uns tour ‡ tour meurent,
+Aux autres les formes demeurent.
+
+ L'Amant.
+
+Vous valez, dis-je, pis qu'avant;
+Car je vois bien apertement,
+A votre lascive parole,
+Que vous Ètes ribaude et folle.
+Car si Dieu toutes choses fit,
+Comme l'avez ci-devant dit,
+Au moins les mots ne fit-il mie
+Qui sont tout pleins de vilenie.
+
+ Raison.
+
+Parle, ami, tant qu'il te plaira;
+Jamais ne fut ni ne sera
+Folie un acte de courage,
+Me rÈpondit Raison la sage;
+Je t'en laisserai le loisir,
+Car je veux ta gr‚ce acquÈrir
+Et ton amour, oncques n'en doute.
+Aussi je reste et je t'Ècoute,
+PrÍte ‡ me taire, ‡ tout souffrir,
+Afin de pis te garantir,
+Combien que durement m'accueilles.
+C'est ‡ croire que tu me veuilles
+Faire rÈpondre follement.
+Je ne le ferai pas vraiment,
+
+[p.192]
+
+Ge qui por ton preu te chastoi, 7293
+Ne sui mie de tant ‡ toi
+Que tel vilonie encommence,
+Que ge mesdie, ne ne tence:
+Qu'il est voirs et ne te desplese,
+Tous jors est venjance mauvese;
+Et si dois savoir que mesdire
+Est encores venjance pire.
+Moult autrement me vengeroie,
+Se venjance avoir en voloie;
+Car se tu meffais ou mesdis,
+Ou par tes fais, ou par tes dis,
+SecrÈement t'en puis reprendre,
+Por toi chastoier et aprendre,
+Sans blasme et sans diffamement,
+Ou vengier nÈis autrement,
+Se tu ne me voloie croire
+De ma parole bonne et voire,
+Par plaindre, quant tens en seroit,
+A juge qui droit m'en feroit;
+Ou par quelque fait raisonnable
+Prendre autre venjance honorable.
+Je ne voil mie as gens tencier,
+Ne par mon dit desavancier,
+Ne diffamer nule personne,
+Quelqu'ele soit, mauvese ou bonne.
+Port chascuns endroit soi son fËs,
+S'il vuet, si s'en face confËs.
+S'il ne vuet, j‡ ne s'en confesse.
+Ge ne li en ferai j‡ presse.
+N'ai talent de folie faire
+Par quoi ge m'en puisse retraire,
+Ne j‡ nÈis n'iert par moi dite:
+Si rest taire vertu petite;
+
+[p.193]
+
+Moi qui pour ton bien te ch‚tie. 7329
+Assez ne te suis ennemie
+Pour vilainement m'abaisser
+A mÈdire ou me courroucer.
+Il est certain, ne t'en dÈplaise,
+Que toujours vengeance est mauvaise,
+Et sur ce nous serons d'accord
+Que mÈdisance est pire encor.
+Pour me venger de ton offense
+Je chercherais autre vengeance;
+Car si tu mÈfais ou mÈdis,
+Ou par tes faits ou par tes dits,
+SecrËtement t'en puis reprendre
+Pour te corriger et t'apprendre,
+Sans bl‚me et sans diffamement;
+Ou me venger mÍme autrement,
+Si tu ne voulais pas entendre
+Ma leÁon si sage et si tendre,
+En me plaignant, quand temps serait,
+Au juge qui droit m'en ferait;
+Ou par quelque fait raisonnable
+Prendre autre vengeance honorable.
+Je ne veux pas les gens tancer
+Ni par ma langue rabaisser,
+Ni diffamer nulle personne,
+Qui que ce soit, mauvaise ou bonne.
+Que chacun porte son paquet,
+Ou s'en confesse, s'il lui plaÓt,
+S'il ne veut pas, ne s'en confesse;
+Ce n'est pas moi, vrai, qui l'en presse.
+Par tel chemin n'en sortirai;
+Non, folie oncques ne ferai,
+Oncques par moi ne sera dite,
+Si se taire est vertu petite,
+
+[p.194]
+
+MËs dire les choses ‡ taire, 7327
+C'est trop grant dÈablie ‡ faire.
+ Langue doit estre refrenÈe:
+Car nous lisons de TholomÈe[54]
+Une parole moult honeste
+Au commencier de s'Almageste,
+Que sages est cis qui met paine
+A ce que sa langue refraine,
+Fors sans plus quant de Diex parole;
+L‡ n'a-l'en pas trop de parole,
+Car nus ne puet Diex trop loer,
+Ne trop por seignor avoer,
+Trop criendre, ne trop obÈir,
+Trop amer, ne trop benÈir,
+Crier merci, ne graces rendre:
+A ce ne puet nus trop entendre,
+Car tous jors reclamer le doivent
+Tuit cil qui biens de li reÁoivent.
+Caton mÈisme s'i acorde,
+S'il est qui son livre recorde:
+L‡ puÈs en escript trover tu
+Que la premeraine vertu
+C'est de metre en sa langue frain[55]
+Donte donc la toie et refrain
+De folie dire et d'outrages,
+Si feras que preus et que sages:
+Qu'il fait bon croire les paiens,
+Cum de lor dit grans biens aiens.
+ MËs une chose te puis dire
+Sans point de haÔne ne d'ire,
+Et sans blasme et sans ataÔne,
+Car fox est qui gens ataÔne,
+Que, sauve ta grace et ta pez,
+Tu vers moi, qui t'aim et t'apez,
+
+[p.195]
+
+Dire chose qu'on doit cacher 7363
+Est par trop vilement pÈcher.
+ Langue doit Ítre refrÈnÈe,
+Car nous lisons dans PtolÈmÈe[54]
+Un mot honnÍte et moult dÈcent
+Son Almageste en commenÁant.
+Il dit: Sage est qui met sa peine
+A ce que sa langue refrËne,
+Fors lorsqu'il va de Dieu parlant,
+L‡ n'est jamais trop abondant.
+Car nul jamais Dieu trop ne loue,
+Pour son seigneur trop ne l'avoue,
+Ne le peut trop craindre et servir,
+Ni trop aimer, ni trop bÈnir,
+Crier merci, ni gr‚ces rendre;
+A ce nul ne peut trop entendre.
+Car toujours doivent l'invoquer
+Ceux qu'il lui plaÓt de biens combler.
+Caton pense la mÍme chose
+Et dans son livre nous l'expose.
+En cet Ècrit trouver peux-tu
+Que la souveraine vertu
+Est ‡ qui sa langue refrËne[55];
+Dompte donc, refrËne la tienne.
+Il fait bon croire les paÔens,
+En leurs prÈceptes sont grands biens;
+Or comme un fol plus ne m'outrage,
+Tu feras comme preux et sage.
+ Une chose dirai pourtant
+Sans haine et sans emportement,
+Sans amertume et sans querelle,
+Car fol est qui les gens querelle.
+Envers moi qui t'aime et te fais
+Du bien, qui ne veux que ta paix,
+
+[p.196]
+
+Trop mesprens qui si te reveles, 7361
+Qui fole ribaude m'apeles,
+Et sans deserte me ledenges,
+Quant mes peres li Rois des anges,
+Diex li cortois sans vilonie,
+De qui muet toute cortoisie,
+Et m'a norrie et enseignie,
+Ne m'en tiens ‡ mal enseignie,
+AinÁois m'aprist ceste maniere:
+Par son grÈ sui-ge coustumiere
+De parler proprement des choses
+Quant il me plest, sans metre gloses.
+Et quant me reveus oposer,
+Tu qui me requiers de gloser,
+Veus oposer, ainÁois m'oposes,
+Que tout ait Diex faites les choses,
+Au mains ne fist-il pas le non;
+Ge te respon, espoir que non;
+Au mains celi qu'eles ont ores,
+Si les pot-il bien nomer lores
+Quant il premierement cria
+Tout le monde et quanqu'il i a;
+Mais il volt que non lor trovasse
+A mon plesir, et les nomasse
+Proprement et communÈment,
+Por croistre nostre entendement:
+Et la parole me donna
+O˘ moult trËs-prÈcieux don a;
+Et ce que si t'ai rÈcitÈ
+PuÈs trover en auctoritÈ:
+Car Platon disoit en s'escole
+Que donnÈe nous fu parole
+Por faire nos voloirs entendre,
+Por enseignier et por aprendre.
+
+[p.197]
+
+Tu montres trop d'ingratitude 7397
+En m'accusant de turpitude,
+En m'insultant, ami, pourquoi?
+Car mon pËre, des anges roi,
+Dieu le courtois sans vilenie,
+De qui vient toute courtoisie,
+Qui m'enseigna, qui me nourrit,
+Et qui rien de mal ne m'apprit,
+M'instruisit de telle maniËre:
+Par son grÈ suis-je coutumiËre
+De parler de tout ‡ souhait
+Sans mettre gloses, s'il me plaÓt.
+Et quand, pour que j'y mette gloses,
+Tu dis que Dieu fit toutes choses,
+Mais pourtant ne fit point le nom,
+Je te rÈponds: c'est vrai que non,
+Au moins du nom dont on les nomme.
+Bien e˚t-il pu le faire, en somme,
+Quand premiËrement il crÈa
+Le monde et tout ce qu'il y a.
+Il voulut que nom leur trouvasse
+A mon plaisir et les nommasse
+Proprement et communÈment,
+Pour croÓtre notre entendement,
+Et, don prÈcieux, la parole
+A moi donna que tu dis folle.
+Mais tu peux en autoritÈ
+Trouver ce que t'ai rÈcitÈ;
+Car Platon dit en son Ècole
+Que Dieu nous donna la parole
+Pour nos volontÈs dÈsigner,
+Pour apprendre et pour enseigner.
+
+[p.198]
+
+ Ceste sentence ci rimÈe 7395
+Troveras escripte en ThimÈe
+De Platon qui ne fu pas nices;
+Et quant tu d'autre part obices
+Que lait et vilain sunt li mot,
+Ge te di devant Diex qui m'ot,
+Se ge, quant mis les noms as choses,
+Que ci reprendre et blasmer oses,
+Coilles reliques apelasse,
+Et reliques coilles clamasse,
+Tu qui si m'en mors et depiques,
+Me redÈisses de reliques
+Que ce fust lais mos et vilains.
+Coilles est biaus mos, et si l'ains;
+Si sunt par foi coillon et vit,
+Onc nus plus biaus gaires ne vit.
+Ge fis les mos, et sui certaine
+Qu'onques ne fis chose vilaine;
+Et quant por reliques m'oÔsses
+Coilles nomer, le mot prÈisses
+Por si bel; et tant le prisasses,
+Que par tout coilles aorasses,
+Et les baisasses en eglises,
+En or et en argent assises;
+Et Diex qui sages est et fis,
+Tient ‡ bien fait quanque je fis.
+Comment, par le cors Saint Omer,
+N'oseroi-ge mie nomer
+Proprement les ovres mon pere?
+Convient-il que ge le compere?
+Noms convenoit-il qu'il Èussent,
+Ou gens nomer ne les sÈussent,
+Et por ce tex nons lor mÈismes,
+Qu'en les nomast par ceus mÈismes.
+
+[p.199]
+
+ Cette sentence ici rimÈe 7429
+Tu trouveras dans le ThimÈe
+De Platon qui n'Ètait pas sot;
+Et quand tu m'objectais tantÙt
+Qu'il est des mots vilains sans doute,
+Je dis devant Dieu qui m'Ècoute:
+Toi qui les noms cÈans bl‚mais
+Qu'aux choses donnai, si j'avais
+Couilles reliques appelÈes
+Et reliques couilles nommÈes,
+Toi qui telle noise m'en fais,
+Alors reliques trouverais
+Un mot vilain et laid de mÍme;
+Couille est un beau mot et je l'aime,
+Comme, ma foi, couillon et vit;
+De plus beaux oncques nul ne vit.
+Je fis les mots et suis certaine
+De n'avoir fait chose vilaine,
+Et si les reliques j'avais
+Couilles nommÈ, tu trouverais
+Ce mot si beau, qu'en nos Èglises,
+Dans l'or et dans l'argent assises,
+T'en irais couilles admirer,
+Baiser et pieux adorer.
+Or Dieu, la sagesse suprÍme,
+Trouva bien ce que fis moi-mÍme.
+Par le corps du grand saint Omer,
+Comment, je n'oserais nommer,
+Ami, les oeuvres de mon pËre?
+Me convient-il noise lui faire?
+Bien fallait-il nom leur donner
+Pour que l'on p˚t les dÈsigner.
+C'est pourquoi de tels noms ces choses
+Avons nommÈ sans mettre gloses,
+
+[p.200]
+
+Se fames nes noment en France, 7429
+Ce n'est fors desacoustumance:
+Car le propre non lor plÈust,
+Qui acoustumÈ lor Èust:
+Et se proprement les nomassent,
+J‡ certes de riens n'i pechassent.
+
+ Acoustumance est trop poissans[56],
+Et se bien la sui congnoissans,
+Mainte chose desplest novele,
+Qui par acoustumance est bele:
+Chascune qui les va nomant,
+Les apele ne sai comment,
+Borces, hernois, riens, piches, pines,
+Ausinc cum se fussent espines;
+MËs quant les sentent bien joignans,
+Ne les tiennent pas ‡ poignans.
+Or les noment si cum el suelent,
+Quant proprement nomer nes vuelent.
+Ge ne lor en ferai j‡ force;
+MËs ‡ riens nule ne m'efforce,
+Quant riens voil dire apertement,
+Tant cum ‡ parler proprement.
+ Si dist-l'en bien en nos escoles
+Maintes choses par paraboles,
+Qui moult sunt beles ‡ entendre;
+Si ne doit l'en mie tout prendre
+A la letre quanque l'en ot.
+En ma parole autre sens ot,
+Dont si briÈment parler voloie,
+Au mains quant des coilles parloie,
+Que celi que tu i vuÈs metre:
+Et qui bien entendroit la letre,
+
+[p.201]
+
+Pour que de ces noms seulement 7463
+On les nomm‚t, pas autrement.
+Si point ne les nomment en France
+Les dames, c'est faute d'usance,
+Et le propre nom leur plairait
+Si telle la coutume Ètait,
+Car nommer par son nom la chose
+Ne serait lors de pÈchÈ cause.
+ Coutume est un lien puissant[56],
+Et si la suis bien connoissant,
+Mainte chose dÈplaÓt nouvelle
+Qui par accoutumance est belle.
+Chacune qui les va nommant
+Les appelle ne sais comment,
+Bourses, harnais, pieux, choses, pines,
+Comme si c'Ètait des Èpines;
+Mais quand elle les sent tout prËs
+Du piquant ne se plaint jamais.
+Suivant son habitude, en somme,
+Chacune par un nom les nomme.
+Je ne veux pas leur reprocher;
+Mais moi, quand je veux m'attacher
+A clairement dire une chose,
+Je ne saurais y mettre glose.
+ En nos Ècoles maint savant
+Dit en paraboles souvent
+VÈritÈs belles ‡ entendre;
+Mais il ne faudrait pas tout prendre
+A la lettre ce qu'on ouÔt.
+En mon discours autre sens gÓt
+Que celui que tu veux y mettre.
+C'Ètait pour mon penser Èmettre
+Plus bref, quand des couilles parlais;
+Mais si bien la lettre entendais,
+
+[p.202]
+
+Le sens verroit en l'escripture 7461
+Qui esclarcist la chose oscure.
+La vÈritÈ dedens reposte
+Seroit clere, s'ele iert esposte:
+Bien l'entendras, se bien rÈpetes
+Les argumens as grans poÎtes;
+L‡ verras une grant partie
+Des secrÈs de philosophie,
+O˘ moult te voldras dÈliter,
+Et si porras moult profiter.
+En dÈlitant profiteras,
+En profitant dÈliteras:
+Car en lor gieus et en lor fables
+Gisent profit moult delitables,
+Sous qui lor pensÈes covrirent,
+Quant le voir des fables ovrirent:
+Si te convendroit ‡ ce tendre,
+Se bien vuÈs la parole entendre.
+MËs puis t'ai tiex deus mos rendus,
+Se tu les as bien entendus,
+Qui pris doivent estre ‡ la letre
+Tout proprement, sans glose metre.
+
+ L'Amant.
+
+Dame, bien les i puis entendre,
+Qu'il i sunt si lÈgiers ‡ prendre,
+Qu'il n'est nus qui franÁois sÈust,
+Qui prendre ne les i dÈust.
+N'ont mestier d'autres dÈclarences,
+Mais des poÎtes les sentences,
+Les fables et les mÈtafores
+Ne bÈ-ge pas ‡ gloser ores;
+MËs se ge puis estre garis,
+Et li servises m'iert meris,
+
+[p.203]
+
+Le sens verrais en l'Ècriture 7497
+Qui Èclaircit la chose obscure.
+LËve le voile o˘ vÈritÈ
+Se cache et verras sa clartÈ;
+Bien l'entendras si tu rÈpËtes
+Les arguments des grands poËtes,
+Et tu pourras en profiter,
+Tout en sachant te dÈlecter.
+Car l‡ verras en grand' partie
+Les secrets de philosophie;
+En profitant t'amuseras,
+En t'amusant profiteras.
+Car en leurs jeux comme en leurs fables
+Gisent profits moult dÈlectables,
+Quand ils vont leurs pensers couvrant
+Dessous un voile transparent,
+Et c'est ce que tu peux apprendre
+Si bien veux la parole entendre.
+Mais depuis t'ai deux mots rendus
+Si tu les as bien entendus,
+Qui doivent pris Ítre ‡ la lettre,
+Tout proprement sans glose y mettre.
+
+ L'Amant.
+
+Dame, qui sait bien son franÁais
+Les doit comprendre ou bien jamais;
+Aussi je crois bien les entendre,
+Car ils sont aisÈs ‡ comprendre.
+Pas n'ai besoin d'autres raisons;
+Des poËtes les fictions,
+Fables, sentences, paraboles,
+Ne veux point gloser en Ècoles.
+Je gloserai tout ‡ loisir
+(Si Dieu mon coeur daigne guÈrir
+
+[p.204]
+
+Dont si haut guerredon atens, 7493
+Bien les gloserai tout ‡ tens,
+Au mains ce qui m'en afferra,
+Si que chascuns cler i verra.
+Si vous tieng por bien escusÈe
+De la parole ainsinc usÈe,
+Et des deus mos dessus nomÈs,
+Quant si proprement les nomÈs,
+Qu'il ne m'i convient plus muser,
+Ne mon tens en gloses user.
+MËs ge vous cri por Dieu merci,
+Ne me blasmez plus d'amer ci:
+Se ge sui fox, c'est mon damage;
+MËs au mains fis-ge lors que sage,
+De ce cuit-ge bien estre fis,
+Quant hommage ‡ mon mestre fis;
+Et se ge sui fox, ne vous chaille.
+Je voil amer, comment qu'il aille,
+La Rose o˘ ge me sui voÈs.
+J‡ n'iert mes cuers d'autre doÈs;
+Et se m'amor vous prometoie,
+J‡ voir promesse n'en tendroie.
+Lors si seroie dÈcevierre
+Vers vous, ou vers mon mestre lierre,
+Se je vous tenoie convent;
+MËs ge vous ai bien dit souvent
+Que ge ne voil aillors penser
+Qu'‡ la Rose o˘ sunt mi penser[57]:
+Et quant aillors penser me faites
+Par vos paroles ci retraites
+Que ge sui j‡ tous las d'oÔr,
+J‡ m'en verrez de ci foÔr,
+Se ne vous en taisiez atant,
+Puis que mes cuers aillors ne tent.
+
+
+ * * * * *
+
+[p.205]
+
+Et si de ma longue constance 7529
+Il me donne la rÈcompense),
+Au moins sur ce qui m'adviendra,
+Tant que chacun clair y verra.
+Je vous tiens pour bien excusÈe
+D'avoir tant votre langue usÈe
+Et des deux mots ci-haut nommÈs
+Et si proprement exprimÈs.
+Aussi dËs lors plus je ne muse,
+Ni mon temps ‡ gloser je n'use.
+Pour Dieu, je demande merci,
+Cessez de me bl‚mer ainsi.
+Si je suis fol, c'est mon affaire;
+Mais du moins je croyais bien faire,
+De ceci je suis s˚r, le jour
+O˘ fis hommage au Dieu d'Amour.
+Si je suis fol, n'en prenez peine,
+Je veux aimer, quoi qu'il advienne,
+La Rose ‡ qui me suis donnÈ,
+Mon coeur par elle est dominÈ.
+Si je vous donnais ma tendresse,
+J'enfreindrais alors ma promesse;
+Je serais envers vous trompeur,
+Ou bien vers mon maÓtre voleur,
+Si j'acceptais telles avances.
+J'ai dit en maintes circonstances
+Que ne voulais ailleurs penser,
+Qu'‡ la Rose est tout mon penser[57],
+Et si penser ailleurs me faites
+Par vos paroles indiscrËtes
+Que je suis ennuyÈ d'ouÔr,
+Vous me verrez d'ici m'enfuir
+Si ne voulez faire silence,
+Puisqu'elle est ma seule espÈrance.
+
+
+ * * * * *
+
+[p.206]
+
+
+ XLIII
+
+
+ Comment Raison laisse l'Amant 7527
+ MÈlancolieux et dolant,
+ Puis s'est tournÈ devers Amis
+ Qui en son cas confort a mis.
+
+
+Quant Raison m'ot, si s'en retorne,
+Si me relest pensant et morne.
+Adonc d'Amis me resovint,
+Esvertuer lors me convint.
+Aler y voil ‡ quelque paine,
+Es-vos Amis que Diex m'amaine;
+Et quant il me vit en ce point,
+Que tel dolor au cuer me point:
+
+ Amis.
+
+Qu'est-ce, dist-il, biaus dous Amis,
+Qui vous a en tel torment mis?
+Bien voi qu'il vous est meschÈu,
+DËs que vous voi si esmÈu;
+MËs or me dites quex noveles.
+
+ L'Amant.
+
+M'aÔt Diex, ne bonnes, ne beles.
+
+ Amis.
+
+ContÈs moi tost.
+
+ L'Amant.
+
+ Et ge li conte,
+Si cum avÈs oÔ o˘ conte:
+J‡ plus ne vous iert recordÈ.
+
+[p.207]
+
+
+ XLIII
+
+
+ Comment Raison lors sans rÈplique 7563
+ Laisse l'Amant mÈlancolique;
+ Il s'en retourne vers Ami
+ Qui son courage a raffermi.
+
+
+ A ces mots Raison interdite
+Pensif et morne l‡ me quitte,
+Soudain d'Ami me ressouvient
+Et d'aller ‡ lui me convient.
+Je m'y dÈcide non sans peine;
+Mais le voici, Dieu me l'amËne,
+Et quand il voit quelle douleur
+Tourmente et dÈchire mon coeur:
+
+ Ami.
+
+Doux Ami, dit-il, quelle peine
+Derechef ainsi vous malmËne?
+Car bien vois ‡ votre p‚leur
+Qu'il vous est arrivÈ malheur;
+Voyons, dites, quelles nouvelles?
+
+ L'Amant.
+
+Dieu m'assiste, bonnes ni belles!
+
+ Ami.
+
+Parlez donc.
+
+ L'Amant.
+
+ Lors je lui contai
+Ce que j'ai plus haut racontÈ,
+Pas n'est besoin que je le die.
+
+[p.208]
+
+
+ Ami.
+
+Avoi, dist-il, por le cors DÈ, 7548
+Dangier aviÈs apaisiÈ,
+S'aviÈs le bouton baisiÈ;
+De noiant estes entrepris,
+Se Bel-Acuel ‡ estÈ pris;
+Puis que tant s'est abandonnÈs
+Que le baisier vous fu donnÈs,
+JamËs prison ne le tendra;
+Mais sans faille il vous convendra
+Plus sagement ‡ maintenir,
+S'‡ bon chief en volÈs venir.
+ConfortÈs-vous: car bien sachiÈs
+Qu'il iert de la prison sachiÈs,
+O˘ il a por vous estÈ mis.
+
+ L'Amant.
+
+Ha! trop i a fors anemis.
+S'il n'i avoit que Male-Bouche;
+C'est cis qui plus au cuer me touche:
+Cis a les autres esmÈus;
+J‡ n'i Èusse estÈ sÈus,
+Se li glous ne chalemelast,
+Paor et Honte me celast
+Moult volentiers; nÈis Dangier
+M'avoit lessiÈ ‡ ledengier.
+Tuit trois s'estoient coi tenu,
+Quant li dÈable i sunt venu
+Que li glous i fist assembler.
+Qui vÈist Bel-Acuel trembler,
+Quant Jalousie l'escria,
+(Car la vielle trop mal cria:)
+
+[p.209]
+
+
+ Ami.
+
+Mais, dit-il, par la sainte hostie! 7584
+Danger vous aviez apaisÈ,
+Le bouton vous aviez baisÈ,
+Et de Bel-Accueil la capture
+A ce point, ami, vous torture!
+S'il s'est ‡ vous abandonnÈ
+Tant qu'un baiser vous fut donnÈ,
+Il n'est prison qui le retienne.
+Or donc, que votre coeur comprenne,
+S'il veut ‡ bonne fin venir,
+Que plus sage il se doit tenir.
+Consolez-vous, car sans nul doute
+Il sortira, co˚te que co˚te,
+Du fort o˘ pour vous on l'a mis.
+
+ L'Amant.
+
+Ah! trop forts sont ses ennemis!
+Et sans ce maudit Malebouche
+(C'est lui qui plus au coeur me touche,
+Lui qui tous les autres Èmut),
+Personne soupÁonnÈ ne m'e˚t.
+Si n'e˚t tant bavardÈ ce traÓtre,
+Honte et Peur volontiers peut-Ítre
+M'eussent cachÈ; voire Danger
+S'Ètait, ma foi, laissÈ toucher,
+Tous trois s'Ètaient tenus tranquilles,
+Lorsque surgirent ces reptiles
+Que le coquin fit assembler.
+Qui Bel-Accueil e˚t vu trembler
+Lorsque s'Ècria Jalousie
+(Car la vieille horriblement crie),
+
+[p.210]
+
+Grant pitiÈ li en pÈust prendre; 7577
+Je m'en foÔ sans plus atendre.
+Lors fu le chastel maÁonÈ
+O˘ li dous est emprisonÈ.
+Por ce, Amis, ‡ vous me conseil,
+Mort sui se n'i metÈs conseil.
+Lors dist Amis cum bien apris,
+Car d'Amors ot assÈs apris:
+
+ Amis.
+
+Compains, ne vous desconfortÈs,
+En bien amer vous desportÈs;
+Li Diex d'Amors, et nuit et jor
+ServÈs loiaument sans sÈjor:
+Vers li ne vous desloiautÈs,
+Trop seroit grant desloiautÈs
+S'il vous en trovoit recrÈu,
+Trop se tendroit ‡ dÈcÈu
+De ce qu'‡ homme vous reÁut:
+Onques cuers loiaus nel' dÈÁut.
+Faites quanqu'il vous encharja,
+Tous ses commans gardÈs; car j‡
+A son propos, combien qu'il tarde,
+Ne faudra hons qui bien les garde,
+S'il ne li meschiet d'autre part,
+Si cum Fortune se dÈpart.
+Du Diex d'Amors servir pensÈs,
+En li soit tous vostres pensÈs.
+C'est douce pensÈe et jolie,
+Por ce seroit trop grant folie
+Du lessier, puisqu'il ne vous lesse;
+Neporquant il vous tient en lesse,
+Si vous convient vers li plessier,
+Quant vous ne le poÈs lessier.
+
+[p.211]
+
+E˚t ÈtÈ d'Èpouvante pris; 7613
+Sans plus attendre je m'enfuis.
+Lors s'Èleva la tour de pierre
+O˘ Bel-Accueil se dÈsespËre.
+Aussi vers vous, Ami, j'accours,
+Je suis mort sans votre secours.
+Lors dit Ami d'une voix tendre,
+Lui qui savait l'amour comprendre:
+
+ Ami.
+
+Ami, loyalement Amour
+Servez sans cesse et nuit et jour;
+Que votre coeur mieux lutter sache,
+Et qu'‡ bien aimer il s'attache.
+Soyez vers lui franc et loyal;
+Car ce serait trop dÈloyal
+A vous d'Ítre l‚che et parjure,
+Ce serait peine ‡ lui trop dure,
+Lui qui votre hommage a reÁu;
+Oncques fin coeur ne l'a dÈÁu.
+Suivez donc ses leÁons sans crainte
+Et ses commandements sans feinte;
+Car celui qui fidËlement
+Le sert, jamais ne s'en repent,
+A moins que Fortune inconstante
+D'un autre cÙtÈ le tourmente.
+A servir Dieu d'Amours pensez,
+En lui mettez tous vos pensers;
+C'est douce pensÈe et jolie,
+Et ce serait trop grand' folie
+De le laisser injustement.
+Il vous tient en laisse pourtant;
+Mais il faut ‡ lui vous soumettre
+Et ne point en oubli le mettre.
+
+[p.212]
+
+ Or vous dirai que vous ferÈs: 7609
+Une piËce vous tarderÈs
+Du fort chastel aler vÈoir;
+N'alÈs ne joer, ne sÈoir,
+N'oÔs n'i soiÈs ne vÈus,
+Tant que cis vens soit tous chÈus,
+Au mains tant comme vous solÈs;
+J‡ soit ce que pas ne volÈs,
+PrËs des murs, ne devant la porte;
+Et, s'aventure l‡ vous porte,
+Faites semblant, comment qu'il aille,
+Que de Bel-Acuel ne vous chaille;
+MËs se de loing le vÈÈs estre
+Ou ‡ crenel, ou ‡ fenestre,
+RegardÈs-le piteusement,
+MËs trop soit fait couvertement.
+S'il vous revoit, liez en sera,
+J‡ por gardes nel' lessera;
+MËs n'en fera chiere ne cin,
+Se n'est, espoir, en larrecin;
+Ou sa fenestre espoir clorra,
+Quant as gens parler vous orra;
+S'agueitera par la fendace
+Tant cum vous serÈs en la place,
+Jusques vous en serÈs tornÈs,
+Se par autre n'est destornÈs.
+ PrenÈs-vous garde toutevoie
+Que Male-Bouche ne vous voie:
+S'il vous voit, si le saluÈs,
+MËs gardÈs que vous ne muÈs,
+Ne ne faites chiere nesune
+De haÔne ne de rancune;
+Et se vous aillors l'encontrÈs,
+Nul maltalent ne li monstrÈs:
+
+[p.213]
+
+ Or voici ce que vous ferez: 7645
+Un petitet vous attendrez
+Avant d'aller ‡ la tour sombre
+RÍver et rÙder comme une ombre,
+Et laissez le vent dÈvier.
+Pas plus que n'Ítes coutumier,
+Avant tout, faites bien en sorte
+Que prËs des murs, devant la porte,
+Ne soyez vu ni jour ni nuit.
+Si le hasard vous y conduit,
+De Bel Accueil, quoi qu'il advienne,
+Semblez ne point vous mettre en peine;
+Mais toutefois discrËtement
+Regardez-le piteusement,
+Si de loin le voyez paraÓtre
+Sur les crÈneaux, ‡ la fenÍtre;
+Lui, s'il vous voit, content sera,
+MalgrÈ les gardes restera
+Sans remuer ni main ni tÍte
+(Si ce n'est peut-Ítre en cachette),
+Ou sa fenÍtre fermera
+Quand aux gens parler vous verra,
+S'aguettera par la fendace
+Tant que resterez en la place
+Et ne serez en retournÈ,
+A moins qu'il n'en soit dÈtournÈ.
+ Surtout veillez bien qu'en la voie
+Ce Malebouche ne vous voie.
+Saluez-le s'il peut vous voir,
+Mais gardez de vous Èmouvoir;
+Qu'en vos traits n'apparaisse aucune
+Marque de haine ou de rancune.
+Ailleurs si vous le rencontrez,
+Nulle colËre ne montrez;
+
+[p.214]
+
+Sages hons son maltalent cuevre. 7643
+Si sachiÈs que cis font bone uevre,
+Qui les dÈcevÈors dÈÁoivent.
+SachiÈs qu'ainsinc faire le doivent
+Chascun amant, au mains li sage.
+Male-Bouche et tout son linage,
+S'il vous devoient acorer,
+Vous lo servir et honorer.
+OffrÈs lor tout par grant faintise,
+Cuer et cors, avoir et servise:
+L'en seult dire, et voirs est, ce cuit,
+Encontre veziÈ recuit.
+De ceus bouler n'est pas pechiÈs
+Qui de bouler sunt entechiÈs:
+Male-Bouche si est boulierres,
+OstÈs bou, si demorra lierres.
+Lierres est-il, sachiÈs de voir,
+Bien le poÈs aparcevoir;
+Nil ne doit avoir autre non,
+Qui emble as gens lor bon renon,
+N'il n'a jamËs pooir du rendre;
+L'en le dÈust miex mener pendre
+Que tuit ces autres larronciaus
+Qui deniers emblent ‡ monciaus.
+S'uns laronciaus emble deniers,
+Robe ‡ perche, blÈ en greniers,
+Por quatre tans au mains iert quites,
+Selonc les lois qui sunt escrites[58],
+Et soit pris en present forfait.
+MËs Male-Bouche trop forfait
+Par s'orde vil langue despite
+Qui ne puet, dËs que il l'a dite
+De sa goule mal renomÈe,
+Restorer bonne renomÈe,
+
+[p.215]
+
+Le sage couvre sa colËre. 7679
+Sachez que c'est bonne oeuvre faire
+Que savoir tromper un trompeur.
+C'est ainsi qu'un bon serviteur
+Se doit conduire s'il est sage.
+Malebouche et tout son lignage,
+Dussent-ils tous vous Èventrer,
+Il faut servir et honorer.
+Offrez-lui, par grand artifice,
+Coeur et corps, avoir et service.
+On dit, et c'est la vÈritÈ,
+Contre fin soyez raffinÈ.
+Bouler les gens n'est pas mal faire
+Quand eux ils ne s'en privent guËre.
+Bouler, c'est tromper, ce dit-on,
+Comme lierre est un larron;
+Or Malebouche est boulierre,
+Otez bou, restera lierre.
+Il ne doit porter autre nom
+Volant aux gens leur bon renom,
+Mais sans pouvoir jamais le rendre.
+Mieux devrait-on le mener pendre
+Que tous ces autres larronneaux
+Qui deniers volent ‡ monceaux;
+Car larron, quand deniers dÈrobe,
+Grains en greniers, sur perche robe,
+En flagrant dÈlit s'il est pris,
+La loi par quatre fois le prix
+Lui fait payer le prÈjudice[58].
+Mais Malebouche et sa malice,
+Tant sa langue sale forfait,
+Ne peut, le mal une fois fait,
+Avec sa gueule mal famÈe
+Restaurer bonne renommÈe,
+
+[p.216]
+
+N'estaindre une parole sangle, 7677
+S'el l'a mÈue par sa jangle.
+ Bon fait Male-Bouche apaisier:
+Aucunes fois seult-l'en baisier
+Tel main qu'en vodroit qu'el fust arse;
+Car fust ores li glous en Tarse[59]!
+Si janglast l‡ quanqu'il vosist,
+MËs qu'as amans riens ne tosist.
+Bon fait estoper Male-Bouche,
+Qu'il ne die blasme ou reprouche:
+Male-Bouche et tous ses parens,
+A qui j‡ Diex ne soit garans,
+Par barat estuet barater,
+Servir, chuer, blandir, flater,
+Par hours, par adulacions,
+Par fauces simulacions,
+Et endiner et saluer:
+Il fait trop bon le chien chuer
+Tant qu'en ait la voie passÈe.
+Bien seroit sa jangle quassÈe,
+S'il li pooit sans plus sembler
+Que n'ÈussiÈs talent d'embler
+Le bouton qu'il vous a mis seure,
+Par ce porrez estre au desseure.
+ La vielle qui Bel-Acuel garde,
+Serves ausinc: que Mal-Feu l'arde!
+Autel faites de Jalousie,
+Que nostre Sires la maudie,
+La dolereuse, la sauvage,
+Qui tous jors d'autrui joie enrage!
+Ele est si crueuse et si gloute,
+Que tel chose vuelt avoir toute.
+S'ele en lessoit ‡ chascuns prendre,
+Qu'el ne la troveroit j‡ mendre.
+
+[p.217]
+
+Ni d'un mot arrÍter l'effet 7713
+De son pernicieux caquet.
+ Bon fait apaiser Malebouche,
+Car souvent des lËvres on touche
+La main qu'on voudrait voir br˚ler.
+Que ne fait-on ce monstre aller
+A Tarse ‡ son aise mÈdire[59]?
+L‡ ne saurait aux amants nuire.
+Bon fait b‚illonner ce vilain
+Pour mettre ‡ ses reproches fin.
+Oui, Malebouche et sa lignÈe,
+Du ciel haÔe et dÈdaignÈe,
+Bon fait par mensonges tromper,
+Caresser, servir et duper
+Par adulations trompeuses,
+Simulations cauteleuses,
+Profonds saluts et compliments;
+Du chien calmons les grognements
+Tant que n'avons franchi la voie.
+Par dessus tout il faut qu'il croie,
+Pour sa mÈdisance endormir,
+Que n'avez pouvoir de ravir
+La Rose qu'il tient enserrÈe,
+Et l'entreprise est assurÈe.
+ La Vieille (l'enfer l'arde!) aussi
+Flattez qui garde votre ami;
+Flattez, de mÍme Jalousie
+(Du Seigneur qu'elle soit honnie!),
+Douloureux et sauvage coeur
+Qu'enrage d'autrui le bonheur.
+Elle est si gourmande et si gloute
+Que telle chose avoir veut toute,
+Qui moindre ne lui resterait
+Pourtant, si chacun en prenait.
+
+[p.218]
+
+Moult est fox qui tel chose esperne, 7711
+C'est la chandele en la lanterne;
+Qui mil en i alumeroit,
+J‡ mains de feu n'i troveroit[60].
+Chascun set la similitude,
+Se moult n'a l'entendement rude.
+Se cestes ont de vous mestier,
+ServÈs les de vostre mestier:
+Faire lor devÈs cortoisie,
+C'est une chose moult proisie,
+MËs qu'il ne puissent aparÁoivre
+Que vous les bÈes ‡ deÁoivre.
+Ainsinc vous estuet dÈmener;
+Les bras au col doit-l'en mener
+Son anemi pendre ou noier,
+Par chuer, par aplanoier,
+S'autrement n'en puet l'en chevir.
+Mais bien puis jurer et plevir
+Qu'il n'a ci autre chevissance;
+Car il sunt de tele poissance,
+Qui en apert les assaudroit,
+A son propos, ce cuit, faudroit.
+ AprËs ainsinc vous contendrÈs
+Quant as autres portiers vendrez,
+Se vous j‡ venir i poÈs,
+Tex dons cum ci dire m'oÈs,
+Chapiaus de flors en esclicetes[61],
+Aumosnieres ou crespinetes,
+Ou autres joÈlÈs petis,
+Cointes et biaus et bien fetis,
+Se vous en avÈs l'aisement,
+Sans vous metre ‡ destruiement,
+Por apesier lor presentÈs:
+Des maux aprËs vous dementÈs,
+
+[p.219]
+
+Qui telle Èpargne fait se berne; 7747
+C'est la chandelle en la lanterne;
+Mille autres y allumerez,
+Toujours mÍme feu trouverez[60].
+Chacun voit la similitude
+S'il n'a l'entendement trop rude.
+Or donc, s'ils ont de vous besoin,
+Ami, servez-les avec soin,
+Faites-leur ‡ tous courtoisie,
+Chose toujours bien accueillie;
+Mais surtout ne leur laissez voir
+Que vous voulez les dÈcevoir;
+Ainsi vous les pourrez sÈduire.
+Les bras au col qui veut conduire
+Son ennemi pendre ou noyer,
+Le doit caresser ou choyer
+S'il ne peut autrement le vaincre.
+Besoin n'est de vous en convaincre,
+Trop forts sont-ils; les attaquer
+De front serait le but manquer.
+
+ Ensuite il vous conviendra faire
+(Si vous pouvez, comme j'espËre,
+Jusqu'aux autres geÙliers venir)
+Tels dons que vous allez ouÔr:
+Chapeau de fleurs ‡ bandelettes[61],
+AumÙniËres, simples voilettes,
+Ou maints autres petits cadeaux,
+Comme gents et coquets joyaux
+Et de bon go˚t plutÙt que riches;
+Car si trop sont mal vus les chiches,
+Sottise est de se ruiner;
+Sachez donc ‡ propos donner,
+
+[p.220]
+
+Et du travail et de la paine 7745
+Qu'Amors vous fait, qui l‡ vous maine.
+Et se vous ne poÈs donner,
+Par promesse estuet sermonner:
+PrometÈs fort sans dÈlaier,
+Comment qu'il aille du paier;
+JurÈs fort et la foi bailliÈs,
+Ains que conclus vous en ailliÈs.
+Si lor priÈs qu'il vous secorent;
+Et se vos yex devant eux plorent,
+Ce vous iert moult grant avantage:
+PlorÈs, si ferÈs trop que sage[62];
+Devant eus vous agenoilliÈs
+Jointes mains et vos yex moilliÈs
+De chaudes lermes en la place,
+Qui vous coulent aval la face[63],
+Si qu'il les voient bien chÈoir,
+C'est moult grant pitiÈ ‡ vÈoir.
+Lermes ne sont pas despiteuses,
+MÈismement as gens piteuses.
+
+ Et se vous ne poÈs plorer,
+Covertement, sans demorer,
+De vostre salive prengniÈs,
+Ou jus d'oignons et les prengniÈs,
+Ou d'aus, ou d'autres liquors maintes
+Dont vos paupieres soient ointes:
+S'ainsinc le faites, vous plorrÈs
+Toutes les fois que vous vorrÈs.
+Ainsinc l'ont fait maint boulÈor,
+Qui puis furent fin amÈor,
+Qui les dames soloient prendre
+As las que lor voloient tendre,
+
+[p.221]
+
+Et vite s'Èteindra leur haine. 7779
+AprËs, plaignez-vous de la peine,
+Bien fort, et de l'affreux labeur
+Qu'impose Amour ‡ votre coeur.
+Si ne pouvez telles largesses,
+Soyez prodigue de promesses;
+Promettre il faut sans hÈsiter
+Du paiement sans s'inquiÈter;
+Allez, jurez avec audace,
+Tant que d'accord quittiez la place.
+Puis leur secours humble implorez,
+Et devant eux si vous pleurez,
+Ce vous sera grand avantage.
+Pleurez, c'est un moyen moult sage[62];
+Devant eux vous agenouillez,
+Jointes mains et les yeux mouillÈs
+De chaudes larmes en la place
+Coulant ‡ flots de votre face[63],
+Et qu'on les aperÁoive choir,
+Moult grand' pitiÈ font pleurs ‡ voir;
+Larmes jamais ne sont nuisibles,
+Il n'est point de coeurs insensibles.
+ Mais si vous ne pouvez pleurer,
+En tapinois, sans diffÈrer,
+Humectez d'un peu de salive
+Votre paupiËre trop rÈtive,
+Ou frottez-la de jus d'oignon
+Ou d'ail, ou d'autre mixtion;
+Par cette innocente feintise
+Vous pleurerez ‡ votre guise.
+Ainsi l'ont fait maints intrigants
+Qui depuis furent fins amants
+Et qui savaient les dames prendre
+Aux filets qu'ils leur voulaient tendre,
+
+[p.222]
+
+Tant que par lor misÈricorde 7777
+Lor ostassent du col la corde.
+Et maint par tel barat plorerent
+Qui onques par amors n'amerent;
+Ains decevoient les puceles
+Par tiex plors et par tiex faveles.
+Lermes les cuers de tiex gens sachent,
+MËs que sans plus barat n'i sachent;
+MËs se vostre barat savoient,
+JamËs de vous merci n'auroient.
+Crier merci seroit nÈans,
+JamËs n'entreriÈs lÈans;
+Et s'a eus ne poÈs aler,
+Faites i par aucun parler
+Qui soit messagiers convenables,
+Par vois, par letres, ou par tables,
+MËs j‡ n'i metÈs propre non;
+J‡ cil n'i soit se cele non.
+Cele resoit cil apelÈe,
+La chose en iert trop miex celÈe.
+Cil soit dame, cele soit sires,
+Ainsinc escrivÈs vos martires;
+Car mains amans ont dÈcÈu
+Mains larrons[64] par l'escrit lÈu;
+Li amant en sunt encusÈ,
+Et li deduit d'amors rusÈ.
+MËs en enfans ne vous fiÈs,
+Car vous seriÈs conchiÈs:
+Il ne sunt pas bon messagier;
+Tous jors vuelent enfant ragier,
+Gengler, ou monstrer ce qu'il portent
+As traÔtors qui les enortent;
+Ou font nicement lor message,
+Por ce qu'il ne sunt mie sage;
+
+[p.223]
+
+Tant qu'elles, de compassion, 7813
+Leur Ùtaient du col le cordon;
+Mais maints rouÈs ainsi pleurËrent
+Qui par amour oncques n'aimËrent,
+Et pucelles trompaient toujours
+Par tels pleurs et tels mauvais tours.
+Pleurs aussi geÙliers apitoient,
+Pourvu que la feinte ils ne voient;
+Car si votre fourbe voyaient,
+Jamais de vous pitiÈ n'auraient;
+En vain vous pourriez crier gr‚ce,
+Jamais n'entreriez dans la place.
+Si vers eux ne pouvez aller,
+Faites-leur par quelqu'un parler
+Qui soit messager convenable,
+Ou leur porte un poulet aimable;
+Mais alors jamais n'y doit-on
+Mettre ni l'un ni l'autre nom.
+S'Elle y Ètait Lui appelÈe,
+La chose en serait mieux celÈe;
+Lui dirait dame, Elle l'amant,
+Ainsi contez voire tourment.
+Car maint larron, livrant la lettre,
+Pourrait les amants compromettre;
+Les amants seraient accusÈs
+Et les plaisirs d'amour brisÈs.
+Aux enfants n'ayez confiance,
+Car ils trompent par ignorance;
+L'enfant est mauvais messager,
+Toujours jaseur, toujours lÈger
+Et joueur; ce qu'il porte il montre
+Au premier traÓtre qu'il rencontre.
+Ou bien il remplit sottement
+Sa mission, c'est Èvident,
+
+[p.224]
+
+Tout seroit tantost publiÈ, 7811
+Se moult n'estoient veziÈ.
+
+ Cist portiers, c'est chose sÈure,
+Sunt de si piteuse nature,
+Que se vos dons daignent reÁoivre,
+Il ne vous vodront pas deÁoivre.
+SachiÈs que recÈus serÈs
+AprËs les dons que vous ferÈs.
+Puis qu'il prennent, c'est chose faite,
+Car si cum li loirres afaite
+Por venir au soir et au main
+Le gentil espervier ‡ main,
+Ainsinc sunt afaitiÈ par dons
+A donner graces et pardons
+Li portiers as fins amoreus:
+Tuit se rendent vaincus par eus.
+Et s'il avient que les truissiÈs
+Si orguilleux, que nes puissiÈs
+Flechir par dons ne par prieres,
+Par plors, ne par autres manieres,
+Ains vous regietent tuit arriere
+Par durs fais, par parole fiere,
+Et vous ledengent durement,
+PartÈs-vous en cortoisement,
+Et les lessiÈs en ce saÔn.
+Onques fromage de gaain
+Miex ne se cuit qu'il se cuiront:
+Par vostre fuite se duiront
+Maintes fois ‡ vous enchaucier;
+Ce vous porra moult avancier.
+Vilains cuers sunt de tel fiertÈ:
+Ceus qui plus les ont en chiertÈ,
+
+[p.225]
+
+Puisqu'il est sans expÈrience. 7847
+Choisissez donc avec prudence
+Vos messagers, si ne voulez
+Voir vos amours tÙt dÈvoilÈs.
+ Ces geÙliers sont, c'est chose s˚re,
+De si charitable nature,
+Que vos prÈsents s'ils ont reÁu
+Jamais vous n'en serez dÈÁu.
+S'ils acceptent, c'est chose faite,
+Car leur complaisance s'achËte,
+Sachez-le, beaux deniers comptant.
+Comme l'Èpervier dÈfiant
+Sur la main, sÈduit par le leurre,
+Soir et matin vient ‡ toute heure,
+Ainsi sont amenÈs par dons
+A donner gr‚ces et pardons
+GeÙliers aux amoureux habiles,
+Et vaincus deviennent serviles.
+Mais s'il advient que les trouviez
+Si hautains que ne les puissiez
+FlÈchir par dons ni par priËres,
+Par pleurs ni par autres maniËres,
+S'ils vous repoussent fiËrement
+Et vous gourmandent durement,
+Vous insultent et cherchent noise,
+Parlez-leur de faÁon courtoise,
+Et laissez-les en ce filet.
+Oncques fromage ne se fait
+L'automne, croyez-moi, plus vite.
+Lors attendris par votre fuite,
+Souvent vous suivre ils essaieront,
+Et vos affaires mieux iront.
+Vilains coeurs sont fiers ‡ l'extrÍme,
+Plus on les implore et les aime,
+
+[p.226]
+
+Plus les prient et mains les prisent, 7843
+Plus les servent, plus les desprisent;
+MËs quant il sunt de gens lessiÈ,
+Tost ont lor orguel abessiÈ.
+Ceus qu'il desprisoient, lor plesent,
+Lors se dontent, lors se rapesent,
+Qu'il ne lor est pas bel, mais lait
+Moult durement, quant on les lait.
+ Li marinier qui par mer nage,
+Cerchant mainte terre sauvage,
+Tout regarde-il ‡ une estoile,
+Ne queurt-il pas tous jors d'un voile;
+Ains le treschange moult souvent
+Por eschever tempeste et vent;
+Ausinc cuer qui d'amer ne cesse,
+Ne queurt pas tous jors d'une lesse.
+Or doit chacier, or doit foÔr,
+Qui vuet de bonne amor joÔr.
+D'autre part c'est bien plaine chose,
+Ge ne vous i metrai j‡ glose;
+O˘ texte vous poÈs fier.
+Bon fait ces trois portiers prier:
+Car nule riens cil n'i puet perdre
+Qui se vuet au prier aerdre,
+Combien qu'il soient bobancier,
+Et si se puet bien avancier;
+Prier les puet sÈurement,
+Car il sera certainement
+Ou refusÈ ou recÈu,
+N'en puet gaire estre dÈcÈu.
+Riens n'i perdent li refusÈ,
+Fors tant cum il i ont musÈ;
+Ne j‡ cil maugrÈ n'en sauront
+A ceus qui priÈ les auront,
+
+[p.227]
+
+Et moins sont-ils reconnaissants, 7881
+Plus on les sert, plus sont mÈchants.
+Mais par contre, quand on les laisse,
+AussitÙt leur orgueil s'abaisse,
+On les voit domptÈs s'apaiser
+Et ceux qu'ils maltraitaient priser,
+Car il n'est rien qui tant les blesse
+Que fiËrement quand on les laisse.
+ Le marin qui va naviguant
+Maint rivage inconnu cherchant,
+Ne regarde-t-il qu'une Ètoile
+Et ne cargue-t-il qu'une voile?
+Non; mais il en change souvent,
+Pour esquiver tempÍte et vent.
+Ainsi coeur qui d'aimer ne cesse
+Ne suit mÍme chemin sans cesse;
+TantÙt chasse et tantÙt doit fuir
+Qui veut de bonne amour jouir.
+Certaine est du reste la chose
+Et n'a besoin d'aucune glose,
+A la lettre on peut se fier.
+Bon fait ces trois geÙliers prier,
+Car ne risque rien, somme toute,
+Celui qui choisit cette route,
+Fussent-ils des plus dÈdaigneux,
+Et le succËs peut Ítre heureux.
+Il peut prier sans crainte aucune,
+Car enfin, de deux choses l'une,
+Qu'il soit Èconduit ou reÁu,
+Il ne peut guËre Ítre dÈÁu.
+Rien ne perd celui qu'on refuse,
+Fors peut-Ítre le temps qu'il use;
+Et loin d'Ítre mortifiÈs,
+Les geÙliers qu'il aura priÈs
+
+[p.228]
+
+Ains lor sauront bon grÈ naÔs 7877
+Quant les auront boutez laÔs;
+Qu'il n'est nus tant fel qui les oie,
+Qui n'en ait ‡ son cuer grant joie;
+Et se pensent tretuit taisant
+Qu'or sunt-il preus, bel et plesant,
+Et qu'il ont toutes teches bonnes,
+Quant requis sunt de tex personnes,
+Comment qu'il aille du noier,
+Ou d'escuser, ou d'otroier.
+S'il sunt recÈu, bien le soient,
+Donques ont-il ce qu'il queroient;
+Et se tant lor meschiet qu'il faillent,
+Tuit franc et tuit quite s'en aillent;
+C'est li faillirs envis peisibles,
+Tant est noviaus dÈlis possibles[65].
+MËs ne soient pas coustumier
+De dire as portiers au premier
+Qu'il se vuelent d'eus acointer
+Por la flor du Rosier oster;
+MËs par amor loial et fine
+De nete pensÈe enterine;
+SachiÈs qu'il sunt trestuit doutable;
+Ce poÈs-vous croire sans fable,
+Por qu'il soit qui bien les requiere,
+J‡ n'en sera boutÈ arriere,
+Nus n'i doit estre refusÈs.
+MËs se de mon conseil usÈs,
+J‡ d'eus prier ne vous penÈs,
+Se la chose ‡ fin ne menÈs;
+Car espoir se vaincus n'estoient,
+D'estre priÈ se vanteroient;
+MËs j‡ puis ne s'en vanteront,
+Que du fait parÁonnier seront.
+
+[p.229]
+
+Bon grÈ lui sauront au contraire, 7915
+Une fois seuls, de sa priËre;
+Le plus farouche avec bonheur
+Aime entendre un solliciteur;
+Satisfait, en lui-mÍme il pense
+Qu'il est beau, preux, plein d'importance
+Et de mainte autre qualitÈ,
+Pour Ítre ainsi sollicitÈ.
+Donc, ou celui-ci le refuse,
+Ou bien l'agrÈe, ou bien s'excuse.
+Si tout va bien, s'il rÈussit,
+L'autre atteint le but qu'il poursuit,
+Et si mal son affaire tourne
+Tout simplement il s'en retourne.
+On risque peu, pour en finir,
+Et grand' chance est de rÈussir.
+Surtout n'ayez pas l'imprudence
+De dire au geÙlier par avance
+Que vous venez le cajoler
+Pour la fleur du rosier voler.
+Feignez amour fine au contraire,
+Ame loyale et coeur sincËre;
+Car ils sont traÓtres, mÈfiants
+(Vous pouvez me croire cÈans);
+Mais ceux qui bien font leur priËre
+Oncques n'en sont boutÈs arriËre,
+Jamais ne seront refusÈs.
+Donc, si de mon conseil usez,
+Ne vous perdez pas en priËres .
+Si la chose n'avance guËres;
+Car d'abord vaincus s'ils ne sont,
+D'Ítre priÈs se vanteront;
+S'ils sont complices, au contraire,
+Prudemment sauront-ils se taire.
+
+[p.230]
+
+Et si sunt tuit de tel maniere, 7911
+Combien qu'il facent fiere chiere,
+Que, se requis avant n'estoient,
+Certainement il requerroient
+Et se donneroient por noiant,
+Qui si nes iroit asproiant.
+MËs li chÈtis sermonnÈor,
+Et li fol large donnÈor
+Si forment les enorguillissent,
+Que lor Roses lor enchiÈrissent:
+Si se cuident faire avantage,
+MËs il font lor cruel domage;
+Car tretout por noient Èussent,
+Se j‡ requeste n'en mÈussent;
+Por quoi chascuns autel fÈist
+Que nus avant nes requÈist;
+Et s'il se vosissent loier,
+Il en Èussent bon loier,
+Se tretuit ‡ ce se mÈissent
+Que tiex convenances fÈissent,
+Que jamËs nus nes sermonast,
+Ne por noiant ne se donnast,
+Ains lessast, por eus miex mestir,
+As portiers lor Roses flestir.
+MËs por riens hons ne me pleroit
+Qui de son cors marchiÈ feroit,
+N'il ne me devroit mie plaire,
+Au mains por tel besoingne faire;
+MËs onques por ce n'atendÈs,
+RequerÈs-les, et lor tendÈs
+Les las por vostre proie prendre;
+Car vous porriÈs tant atendre,
+Que tost s'i porroient embatre
+Ou un, ou deus, ou trois, ou quatre;
+
+[p.231]
+
+Tous se ressemblent ces geÙliers, 7949
+Et les plus durs, les plus altiers,
+Si ne les courtisait personne,
+Viendraient s'offrir, ne vous Ètonne,
+Voire pour rien se donneraient,
+Si nuls ne les sollicitaient.
+Mais les sots, avec leurs caresses
+Souvent et leurs folles largesses,
+Font ces geÙliers enorgueillir
+Et d'autant Roses renchÈrir
+Ils pensent avoir avantage
+Et se font eux-mÍmes dommage,
+Car pour rien auraient possÈdÈ
+Ce que si fort ont marchandÈ.
+Si chacun voulait ainsi faire
+Sans s'abaisser ‡ la priËre,
+Bon marchÈ certes l'on paierait
+GeÙlier qui se vendre voudrait.
+Il faudrait que tous s'entendissent
+Et telles conventions prissent,
+Que jamais nul ne les pri‚t,
+Voire pour rien ne se donn‚t,
+Mais laiss‚t, pour mieux les contraindre,
+Aux geÙliers leurs Roses dÈteindre.
+Pourtant homme ne me plairait
+Qui de son corps marchÈ ferait,
+Et certe il ne saurait me plaire,
+Au moins pour telle chose faire.
+Mais cependant point n'attendez,
+Et flattez-les, et leur tendez
+Filets pour votre gibier prendre,
+Car vous pourriez longtemps attendre
+Et voir passer maint concurrent,
+Un, deux, trois, quatre, voire un cent,
+
+[p.232]
+
+Voire cinquante-deus douzaines, 7945
+Dedans cinquante-deus semaines:
+Tost seraient aillors tornÈ,
+Se trop aviÈs sÈjornÈ.
+Envis ‡ tens i vendriÈs,
+Por ce que trop atendriÈs;
+Ne lo que nus hons tant atende
+Que fame s'amor li demande:
+Car trop en sa biautÈ se fie
+Qui atent que fame le prie;
+Et quiconques vuet commencier,
+Por tost sa besoigne avancier,
+N'ait j‡ paor qu'ele le fiere,
+Tant soit orguilleuse ne fiere,
+Et que sa nef ‡ port ne vengne,
+Por que sagement se contengne.
+Ainsinc, compains, esploiterÈs
+Quant as portiÈs venus serÈs;
+MËs quant correciÈs les verrÈs,
+J‡ de ce ne les requerrÈs.
+EspiÈs-les en lor lÈesce,
+J‡ nes requerÈs en tristesce,
+Se la tristesce n'estoit nÈe
+De Jalousie la desvÈe,
+Qui por vous les Èust batus,
+Dont corrous s'i fust embatus.
+
+ Et se poÈs ‡ ce venir
+Qu'‡ privÈ les puissiÈs tenir,
+Que li leus soit si convenans
+Que n'i doutÈs les sorvenans,
+Et Bel-Acuel soit eschapÈs,
+Qui por vous est ore entrapÈs,
+
+[p.233]
+
+Voire cinquante-deux douzaines 7983
+Dedans cinquante-deux semaines,
+Et tout serait alors perdu
+Si vous aviez trop attendu.
+Trop tard arriveriez ensuite,
+Pour n'Ítre pas venu plus vite.
+Jamais n'attend l'homme d'honneur
+Que femme demande son coeur,
+Car trop en sa valeur se fie,
+S'il attend que femme le prie;
+Et quiconque veut commencer
+Pour tÙt sa besogne avancer,
+Tant soit-elle orgueilleuse et fiËre,
+Ne doit pas craindre sa colËre,
+Ni voir Èchouer malement
+Sa nef, s'il agit sagement.
+Ainsi vous conviendra-t-il faire
+Quand aux geÙliers aurez affaire.
+Mais quand irritÈs les verrez,
+Point ne les solliciterez.
+…piez-les en leur liesse
+Et laissez-les en leur tristesse,
+A moins que ne vienne de vous
+Et leur tristesse et leur courroux,
+Si par exemple Jalousie
+Les a pour vous en sa folie
+Trop fort gourmandes et battus,
+D'o˘ les voyez tant abattus.
+ Et si pouvez avoir la chance
+De les tenir seuls en prÈsence
+En un lieu s˚r et bien reclus
+O˘ ne craigniez point les intrus,
+Et qu'alors Bel-Accueil survienne,
+Qui subit en la tour sa peine
+
+[p.234]
+
+Quant Bel-Acuel fait vous aura 7977
+Si biau semblant cum il saura,
+Car moult set gens bel acuellir,
+Lors devÈs la Rose cuellir.
+Tout vÈÈs-vous nÈis Dangier
+Qui vous acuelle ‡ ledangier,
+Ou que Honte et Paor en groucent,
+MËs que faintement s'en corroucent,
+Et que laschement se deffendent,
+Qu'en deffendant vaincu se rendent,
+Si cum lors vous porra sembler;
+Tout vÈÈs-vous Paor trembler,
+Honte rougir, Dangier frÈmir,
+Ou tous ces trois plaindre et gemir:
+Ne prisiÈs tretout une escorce,
+CueillÈs la Rose tout ‡ force,
+Et monstrÈs que vous estes hon,
+Quant leus iert, et tens et seson;
+Car riens ne lor porroit tant plaire
+Cum tel force, qui la set faire.
+Car maintes fois sunt coustumieres
+D'avoir si diverses manieres,
+Qu'il vuelent par force donner
+Ce qu'il n'osent abandonner;
+Et faingnent que lor soit tolu
+Ce que souffert ont et voulu.
+Et sachiÈs que dolent seroient,
+Se par tel deffence eschapoient;
+Quelque lÈesce qu'en fÈissent,
+Si dout que ne vous en haÔssent,
+Tant en seroient correciÈ,
+Combien qu'en Èussent grouciÈ.
+MËs se par paroles apertes
+Les vÈÈs correcier acertes[66],
+
+[p.235]
+
+Pour vous, lorsqu'il vous aura fait 8017
+Si Beau-Semblant, comme il le sait,
+Quand aux gens plaire il se dispose,
+Lors vous devez cueillir la Rose.
+Alors si vous voyez Danger
+Vous courir sus, vous outrager,
+Si Peur et Honte se trÈmoussent,
+Et par faintise se courroucent,
+Et se dÈfendent l‚chement
+Pour se rendre en se dÈfendant,
+Ce que bien sentirez vous-mÍme:
+Si vous voyez trembler Peur blÍme,
+Honte rougir, Danger frÈmir,
+Ou tous trois se plaindre et gÈmir,
+Ne les prisez tous une Ècorce,
+Et cueillez la Rose de force,
+Et montrez ce qu'un homme vaut,
+En temps et lieu, lorsqu'il le faut.
+Car rien ne leur saurait tant plaire
+Que succomber en telle guerre.
+De force ils aiment ‡ donner
+Ce qu'ils n'osent abandonner,
+Et tellement leur caractËre
+De cent faÁons change et diffËre,
+Qu'ils feignent ‡ regret subir
+Ce qui fait leur plus grand dÈsir.
+Voire ils seraient dolents, je pense,
+S'ils Èchappaient par leur dÈfense;
+Tout en tÈmoignant leur plaisir,
+Ils ne feraient que vous haÔr,
+Tant leur serait dure l'offense,
+Quelqu'e˚t ÈtÈ leur rÈsistance.
+Mais si vous les voyez pourtant
+CourroucÈs sÈrieusement,
+
+[p.236]
+
+Et viguereusement deffendre, 8011
+Vous n'i devÈs j‡ la main tendre;
+MËs toutefois pris vous rendÈs,
+Merci criant, et atendÈs
+Jusques cil trois portiers s'en aillent,
+Qui si vous griÈvent et travaillent;
+Et Bel-Acuel tous seus remaingne,
+Qui tout abandonner vous daingne;
+Ainsinc vers eus vous contenÈs
+Cum preus et vaillans et senÈs.
+De Bel-Acuel vous prenÈs garde
+Par quel semblant il vous regarde,
+Comment que soit, ne de quel chiere;
+ConformÈs-vous ‡ sa maniere:
+S'ele est ancienne et mÈure,
+Vous metrÈs toute vostre cure
+En vous tenir mÈurement;
+Et s'il se contient nicement,
+Nicement vous recontenÈs.
+De li ensivre vous penÈs[67]:
+S'il est liÈs, faites chiere lie,
+S'il est correciÈs, corrocie;
+S'il rit, riÈs; plorÈs s'il plore,
+Ainsinc vous tenÈs chacune hore.
+Ce qu'il amera, si amÈs,
+Ce qu'il blasmera, si blasmÈs,
+Et loÈs quanqu'il loera;
+Moult plus en vous s'en fiera.
+ CuidiÈs que dame ‡ cuer vaillant
+Aint ung garÁon fol et saillant
+Qui s'en ira par nuit resver,
+Ausinc cum s'il dÈust desver,
+Et chantera dËs mienuit,
+Cui qu'il soit bel, ne cui qu'anuit?
+
+[p.237]
+
+Et avec vigueur se dÈfendre, 8051
+Soyez prudent, sachez attendre,
+Ouvertement capitulez,
+Criez merci, dissimulez,
+Tant que ces trois geÙliers s'en aillent
+Qui tant vous grËvent et travaillent,
+Et Bel-Accueil seul laissent l‡
+Qui tout ‡ vous se donnera.
+Ainsi faites-leur bon visage,
+Comme prudent, vaillant et sage.
+Observez aussi Bel-Accueil,
+Quelle est sa mine et de quel oeil
+Il vous regarde, et, pour lui plaire,
+Conformez-vous ‡ sa maniËre.
+S'il est et grave et sÈrieux,
+Il faut vous montrer ‡ ses yeux
+De sÈrieuse contenance.
+Feignez la candeur, l'innocence,
+Si le trouvez simple, innocent;
+Imitez-le fidËlement[67];
+S'il rit, riez; pleurez s'il pleure,
+Ainsi tenez-vous ‡ toute heure;
+S'il est gai, montrez-vous joyeux,
+Et s'il se f‚che, colÈreux;
+Avec soin aimez ce qu'il aime,
+Ce qu'il bl‚me bl‚mez de mÍme
+Et louez tout ce qu'il louera,
+Et plus en vous il se fiera.
+ PensÈz-vous que dame vaillante
+Aime d'un sot l'humeur galante,
+Qui comme un fou toute la nuit
+S'en va rÍver et, dËs minuit,
+Chanter les amours de sa mie,
+Et qui pour lui plaire l'ennuie?
+
+[p.238]
+
+Ele en craindroit estre blasmÈe, 8045
+Et vil tenuÍ, et diffamÈe.
+Tex amors sunt tantost sÈuÎs,
+Qu'il les flÈutent par les ruÎs;
+Ne lor chaut gaires qui le sache;
+Fox est qui son cuer i atache.
+Et s'uns sages d'amors parole
+A une damoisele fole,
+S'il li fait semblant d'estre sages,
+J‡ l‡ ne torra ses corages.
+Ne pensÈs j‡ qu'il i aviengne,
+Por quoi sagement se contiengne.
+Face ses meurs as siens onnis,
+Ou autrement il iert honnis;
+Qu'el cuide qu'il soit uns lobierres,
+Uns regnarz, uns enfantosmieres.
+Tantost la chetive le laisse,
+Et prent ung autre o˘ moult s'abaisse;
+Le vaillant homme arriere boute,
+Et prent le pire de la route:
+L‡ norrit ses amors, et couve
+Tout autresinc cum fait la louve,
+Cui sa folie tant empire,
+Qu'el prent des lous tretout le pire.
+Se Bel-Acuel poÈs trover,
+Que vous puissiÈs o li joer[68]
+As eschiÈs, as dÈs, ou as tables,
+Ou ‡ autres gieus dÈlitables,
+Du gieu adËs le pis aiÈs,
+Tous jors au dessous en soiÈs.
+Au gieu dont vous entremetrÈs
+PerdÈs quanque vous i metrÈs;
+Prengne des gieus la seignorie,
+De vos pertes se gabe et rie.
+
+[p.239]
+
+Elle craindrait se voir bl‚mer, 8085
+Vile tenir et diffamer.
+Telles amours sont bientÙt sues
+Quand ils les fl˚tent par les rues;
+Que leur chaut si quelqu'un le sait?
+Bien folle qui les aimerait.
+Si dans l'amoureuse querelle
+Avecque folle damoiselle
+Un sage parle sagement
+S'en ira son esprit au vent,
+Et prËs de sa folle maÓtresse
+Il Èchouera pour sa sagesse.
+Il doit aux siennes conformer
+Ses moeurs, s'il veut se faire aimer;
+Car le suppose alors la belle
+Renard, enjÙleur, infidËle,
+Et la chÈtive, le laissant,
+Prend un autre et va s'abaissant;
+Car, pour le vaillant Èconduire,
+De la troupe elle prend le pire.
+L‡ couve et nourrit ses amours,
+Comme on voit la louve toujours,
+Dans sa folie et son dÈlire,
+De tous les loups prendre le pire.
+Si Bel-Accueil pouvez trouver,
+Que puissiez avec lui jouer[68]
+Aux Èchecs, aux dÈs, voire aux tables,
+Ou tous autres jeux dÈlectables,
+Toujours du jeu le pis ayez,
+Toujours le plus faible soyez,
+Faites qu'il gagne la partie,
+De vos pertes se moque et rie,
+Et tout l'enjeu que vous mettez
+Avec bonne gr‚ce perdez.
+
+[p.240]
+
+LoÈs toutes ses contenances, 8079
+Et ses ators et ses semblances,
+Et servÈs de vostre pooir;
+NÈis quant se devra sÈoir,
+AportÈs-li quarrÈ ou sele,
+Miex en vaudra vostre querele.
+Se poutie poÈs vÈoir[69]
+Sor li de quelque part chÈoir,
+OstÈs-li tantost la poutie,
+NÈis s'ele n'i estoit mie;
+Ou se sa robe trop s'empoudre,
+SoulevÈs-la li de la poudre;
+BriÈment faites en toute place
+Quanque vous pensÈs qui li place.
+S'ainsinc le faites, n'en doutÈs,
+J‡ n'en serÈs arrier boutÈs,
+Ains vendrÈs ‡ vostre propos,
+Tout ausinc cum ge le propos.
+
+
+ * * * * *
+
+[p.241]
+
+Louez toutes ses contenances 8119
+Et ses atours et ses semblances;
+Toujours de tout votre pouvoir
+Servez-le; s'il se veut asseoir,
+Apportez-lui carrÈ ou selle;
+Mieux en ira votre querelle.
+Si sur elle venez ‡ voir
+Quelque grain de poussiËre choir[69],
+Otez-le dessus votre amie,
+Quand mÍme il n'y en aurait mie.
+Et si sa robe traÓne trop,
+Soulevez-la vite aussitÙt.
+Bref, autant que pourrez le faire,
+Faites tout ce qui peut lui plaire.
+Si vous suivez bien mes avis,
+Vous ne serez arriËre mis,
+Mais viendrez o˘ votre ‚me aspire,
+Comme je viens de vous le dire.
+
+
+ * * * * *
+
+[p.242]
+
+
+ XLIV
+
+
+ Comment l'Amant monstre ‡ Amis 8097
+ Devant lui ses trois ennemis,
+ Et dÓt que tost le temps viendra
+ Qu'au juge d'eulx se complaindra.
+
+
+Dous amis, qu'est-ce que vous dites?
+Nus hons, s'il n'est faus ypocrites,
+Ne feroit ceste dÈablie:
+Onc ne fu greignor establie.
+Vous volÈs que j'oneure et serve
+Ceste gent qui est fauce et serve?
+Serf sunt-il et faus voirement,
+Fors Bel-Acuel tant solement.
+Vostre consel est-il or tiex?
+TraÔstres seroie mortiex,
+Se servoie por decevoir:
+Car bien puis dire de ce voir,
+Quant ge voil les gens espier,
+Ge les suel avant deffier.
+SouffrÈs au mains que ge deffie
+Male-Bouche qui si m'espie,
+Ains qu'ainsinc l'aille dÈcevant,
+Ou li prie que de ce vent
+Qu'il m'a levÈ, que il l'abate,
+Ou il convient que ge le bate;
+Ou, s'il li plaist, qu'il le m'amende,
+Ou g'en prendrai par moi l'amende;
+Ou, s'il ne vuet, que je m'en plaingne
+Au juge qui l'amende en preingne.
+
+[p.243]
+
+
+ XLIV
+
+
+ Comment l'Amant ‡ son ami, 8137
+ Parlant de son triple ennemi,
+ Dit qu'il attend l'heure propice
+ Pour tes appeler en justice.
+
+
+ C'est vous qui me parlez ainsi?
+Hypocrite et faux, doux ami,
+J'aurais cette idÈe infernale?
+Onc n'en fut de plus immorale.
+Fors Bel-Accueil tant seulement,
+Serfs sont-ils tous et faux vraiment,
+Et vous voulez qu'honore et serve
+Cette gent vile et fausse et serve!
+C'est vous qui donnez conseil tel!
+Je serais traÓtre et criminel
+Si le servais par duperie.
+Toujours, et je m'en glorifie,
+Quand je veux les gens Èpier,
+Je vais d'abord les dÈfier.
+Souffrez au moins que je dÈfie
+Ce Malebouche qui m'Èpie,
+Avant d'aller le dÈcevant,
+Ou que lui dise que ce vent
+Par lui soulevÈ, qu'il l'abatte,
+Ou qu'il convient que je le batte;
+Ou s'amende ‡ moi, s'il lui plaÓt,
+Et l'amende pour moi serait,
+Ou s'il ne veut, que je m'en plaigne
+Au juge qui l'amende prenne.
+
+[p.244]
+
+
+ Amis.
+
+Compainz, compainz, ce doivent querre 8125
+Cil qui sont en aperte guerre,
+MËs Male-Bouche est trop couvers,
+Il n'est mie anemis ouvers,
+Car quant il het ou homme ou fame,
+Par derrier le blasme et diffame.
+TraÔstres est, Diex le honnisse!
+Si rest drois que l'en le traÔsse.
+D'omme traÔstre g'en di fi,
+Puis qu'il n'a foi, point ne m'i fi.
+Il het les gens o˘ cuer dedens,
+Et lor rit de bouche et de dens.
+Onques tex homs ne m'abeli,
+De moi se gart, et ge de li.
+Drois est qui ‡ traÔr s'amort,
+Qu'il ait par traÔson sa mort,
+Se l'en ne s'en puet autrement
+Vengier plus honorablement;
+Et se de li vous volÈs plaindre,
+Li cuidiÈs-vous sa gengle estaindre?
+Nel' porriÈs espoir prover,
+Ne soffisans garans trover,
+Et se provÈs l'aviÈs ores,
+Ne se teroit-il pas encores.
+Se plus provÈs, plus janglera,
+Plus i perdrÈs qu'il ne fera:
+S'en iert la chose plus sÈuÎ,
+Et vostre honte plus crÈuÎ;
+Car tex cuide abessier sa honte,
+Ou vengier, qui l'acroist et monte,
+De prier que soit abatus
+Cil blasmes, ou qu'il soit batus.
+
+[p.245]
+
+
+ Ami.
+
+Cela serait bon, compagnon, 8165
+Contre ennemi loyal et bon;
+Mais ce Malebouche est trop l‚che,
+C'est un ennemi qui se cache,
+Et quand un homme ou femme hait
+Par derriËre les compromet.
+C'est un traÓtre, Dieu le honnisse!
+Donc il est droit qu'on le trahisse;
+Il hait les hommes au dedans
+Et rit de la bouche et des dents.
+D'un traÓtre point ne me soucie,
+Puisqu'il n'a foi, point ne m'y fie.
+Nul traÓtre ne fut mon ami,
+De moi se garde et moi de lui.
+Ma foi, je trouve bon qu'un traÓtre
+Par trahison trouve son maÓtre,
+Si l'on ne s'en peut autrement
+Venger plus honorablement.
+Quand vous iriez de lui vous plaindre,
+Croyez-vous son caquet Èteindre?
+D'ailleurs ne le sauriez prouver
+Ni tÈmoins suffisants trouver,
+Et cent preuves pourriez-vous faire
+Qu'il ne saurait encore se taire;
+Plus prouverez, plus il dira,
+Plus y perdrez qu'il ne fera.
+Mieux serait la chose connue
+Et votre honte encore accrue;
+Car tel croit sa honte amoindrir
+Ou venger, qui la fait grandir,
+En voulant par justice abattre
+Le mensonge ou le menteur battre.
+
+[p.246]
+
+J‡ voir por ce ne l'abatroit, 8157
+Non par Diex point, qui le batroit.
+Atendre qu'il le vous ament,
+Noient seroit, se Diex m'ament.
+J‡ voir amende n'en prendroie,
+Bien l'offrist, ains li pardonroie;
+Et s'il i a deffiement,
+Sor sains vous jur que vraiement
+Bel-Acuel iert mis es aniaus,
+Ars en feu, ou noiÈs en iaus,
+Ou sera si fors enserrÈs,
+Qu'espoir jamËs ne le verrÈs.
+Lors aurÈs le cuer plus dolant
+Qu'onques Karles n'ot por Rolant[70],
+Quant en Ronceval mort reÁut
+Par Guenelon qui les dÈÁut[71].
+
+ L'Amant.
+
+Ice ne vois-ge pas querant,
+Or voise au dÈable le rant;
+Ge le vodroie avoir pendu,
+Qui si m'a mon poivre espandu.
+
+ Amis.
+
+Compains, ne vous chaille du pendre,
+Autre venjance en convient prendre:
+Ne vous affiert pas tex offices,
+Bien en conviengne ‡ ces justices;
+MËs par traÔson le boulÈs,
+Se mon consel croire voulÈs.
+
+[p.247]
+
+Voire, pour Dieu, point n'abattrait 8197
+Le mal, celui qui le battrait.
+Attendre qu'‡ vous il s'amende
+Serait sottise, Dieu m'entende!
+L'amende mÍme n'en prendrais,
+Lui l'offrant, mais pardonnerais;
+Et si dÈfi lui voulez faire,
+Grands saints! sera, c'est chose claire,
+Bel-Accueil de chaÓnes liÈ,
+Au feu br˚lÈ, dans l'eau noyÈ,
+Ou mis en prison si profonde
+Que plus ne le verrez au monde.
+Lors aurez le coeur plus dolent
+Que Charlemagne quand Roland[70]
+A Roncevaux perdit la vie
+De Gannelon par l'infamie[71].
+
+ L'Amant.
+
+Ce n'est pas l‡ ce que je veux.
+Or aille au diable le boiteux!
+Je voudrais ce fol mener pendre
+Qui fit mon poivre ainsi rÈpandre.
+
+ Ami.
+
+Pourquoi le pendre, compagnon?
+Autre vengeance cherchez donc.
+A vous ne convient tel office,
+C'est le lot des gens de justice;
+Mais trompez-le par trahison,
+Et rangez-vous ‡ ma raison.
+
+[p.248]
+
+
+ L'Amant.
+
+Compains, ‡ ce consel m'acort, 8183
+J‡ n'istrai mËs de cest acort;
+Neporquant se vous sÈussiÈs
+Aucun art dont vous pÈussiÈs
+Controver aucune maniere
+Du chastel prendre plus legiere,
+Ge la vodroie bien entendre,
+Se la me voliÈs aprendre.
+
+ Amis.
+
+OÔl, ung chemin bel et gent,
+MËs il n'est preus ‡ povres gent.
+ Compains, au chastel desconfire,
+Puet-l'en bien plus brief voie eslire
+Sans mon art et sans ma doctrine,
+Et rompre jusqu'en la racine
+La forteresse de venuÎ;
+J‡ n'i aurait porte tenuÎ,
+Tretuit se lesseroient prendre,
+N'est riens qui les pÈust deffendre;
+Nus n'i oseroit mot sonner.
+Le chemin a non Trop-Donner;
+Fole-Largesce le fonda,
+Qui mains amans i afonda.
+Ge congnois trop bien le sentier,
+Car ge m'en issi avant ier,
+Et pelerins i ai estÈ
+Plus d'ung iver et d'ung estÈ.
+ Largesce lesserÈs ‡ destre,
+Et tornerez ‡ main senestre;
+Vous n'aurÈs j‡ plus d'une archie
+La sente batuÎ et marchie,
+
+[p.249]
+
+
+ L'Amant.
+
+A vos conseils, Ami, me range, 8223
+Ne craignez plus que mon coeur change.
+Mais cependant, si vous saviez
+Aucun art par quoi vous puissiez
+Imaginer quelque autre mode
+Du castel prendre plus commode,
+Je l'ouÔrais bien volontiers
+Si me l'apprendre consentiez.
+
+ Ami.
+
+Je sais route gente et joyeuse,
+Mais ‡ pauvres gens dangereuse.
+ Ami, pour le fort conquÈrir,
+Plus brËve route on peut choisir,
+Sans mon art et sans ma doctrine,
+Et rompre jusqu'‡ la racine
+La forteresse en un moment
+Et les portes incontinent
+Forcer; tous se laisseraient prendre
+Et rien n'est qui les p˚t dÈfendre.
+Nul n'oserait un mot sonner.
+Cette route a nom Trop-Donner;
+Jadis la fit Folle-Largesse
+O˘ maint amant en grand' dÈtresse
+Sombra; je connais ce sentier,
+Car j'en sortis avant-hier,
+Et j'y fis maint pËlerinage,
+Hiver comme ÈtÈ, maint voyage.
+ Largesse ‡ droite laisserez,
+Puis ‡ main gauche tournerez.
+Environ un jet d'arbalËte
+Suivez la sente large et nette,
+
+[p.250]
+
+Sans point user vostre soler, 8213
+Que vous verrÈs les murs croler,
+Et chanceler tors et torneles,
+J‡ tant ne seront fors ne beles,
+Et tout par eus ovrir les portes,
+Por noient fussent les gens mortes.
+De cele part est li chastiaus
+Si fiÈbles, qu'uns rostis gastiaus
+Est plus fors ‡ partir en quatre,
+Que ne sunt li murs ‡ abatre:
+Par-l‡ seroit-il pris tantost.
+Il n'i conviendroit j‡ grant ost
+Comme il feroit ‡ Charlemaigne,
+S'il voloit conquerre Alemaigne.
+
+ En ce chemin, mien escientre,
+Povres hons nule fois n'i entre;
+Nus n'i puet povre homme mener,
+Nus par soi n'i puet assener;
+MËs qui dedens menÈ l'auroit,
+Maintenant le chemin sauroit
+Autresinc bien cum ge sauroie,
+J‡ si bien apris ne l'auroie:
+Et s'il vous plest, vous le saurÈs,
+Car assÈs tost appris l'aurÈs,
+Se sans plus poÈs grant avoir
+Por despens outrageus avoir.
+MËs ge ne vous i menrai pas,
+PovretÈ m'a vÈÈ le pas,
+A l'issir le me deffendi.
+Quanque j'avoie i despendi,
+Et quanque de l'autrui reÁui;
+Tous mes crÈanciers en dÈÁui,
+
+[p.251]
+
+Et, sans vos souliers Ècorcher, 8253
+Vous verrez murailles pencher
+Et chanceler tours et tourelles,
+Tant hautes et fortes soient-elles,
+Et les portes soudain s'ouvrir.
+Pour nÈant vous verriez mourir
+Tous les dÈfenseurs de la place;
+Car de ce cÙtÈ, quoi qu'on fasse,
+Est si faible ce fort ch‚teau,
+Que le moindre rÙti g‚teau
+Est plus dur ‡ couper en quatre
+Que ne sont ces murs ‡ abattre.
+Par l‡ serait-il pris tantÙt,
+Et n'y conviendrait si grand ost
+Qu'il n'en fallut ‡ Charlemagne
+Allant conquÈrir l'Allemagne.
+ En cette route, je le sais,
+Pauvre homme ne passe jamais,
+Seul ne s'y peut mÍme introduire,
+Nul pauvre ne l'y peut conduire.
+Mais si quelqu'un menÈ l'avait,
+Aussi bien la route il saurait
+Que moi, qui par expÈrience
+Jadis l'appris dans mon enfance.
+Et s'il vous plaÓt, vous la saurez,
+Car apprise assez tÙt l'aurez,
+Si possÈdez grandes richesses
+A faire excessives largesses.
+Mais je n'y puis guider vos pas
+Car PauvretÈ ne le veut pas,
+Et m'a dÈfendu le passage;
+J'ai gaspillÈ mon hÈritage,
+Ce que j'avais d'autrui reÁu,
+Tous mes crÈanciers j'ai dÈÁu,
+
+[p.252]
+
+Si que ge n'en poi nus paier, 8245
+S'en me devoit pendre ou noier.
+N'i venÈs, dist-ele, jamËs,
+Puis qu'‡ despendre n'i a mËs.
+Vous i enterrÈs ‡ grant poine,
+Se Richesce ne vous y moine;
+MËs ‡ tous ceus qu'ele i conduit
+Au retorner lor griËve et nuit.
+A l'aler o vous se tenra,
+MËs j‡ ne vous en ramenra;
+Et de tant soiÈs assÈur,
+Se ens entrÈs par nul Èur,
+J‡ n'en istrÈs ne soir ne main,
+Se PovretÈ n'i met la main,
+Par qui sunt en destresce maint.
+Dedens Fole-Largesce maint,
+Qui ne pense ‡ riens fors ‡ geus,
+Et ‡ despens faire outrageus:
+El despent ausinc ses deniers
+Cum s'el les puisast en greniers,
+Sans conter et sans mesurer,
+Combien que ce doie durer.
+
+
+ * * * * *
+
+
+ XLV
+
+
+ Comment PovretÈ fait requestes
+ A Richesce moult deshonnestes,
+ Qui riens ne prise tous ses ditz,
+ Mais de tout l'a fait esconditz.
+
+
+PovretÈ maint ‡ l'autre chief,
+Plaine de honte et de meschief,
+Qui trop sueffre au cuer grant moleste.
+Et fait si honteuse requeste,
+
+[p.253]
+
+Sans pouvoir un denier leur rendre, 8287
+Me devrait-on noyer ou pendre.
+´De revenir gardez-vous bien,
+Dit-elle, si n'avez plus rien.ª
+L‡ vous entrerez ‡ grand' peine
+Si richesse ne vous y mËne,
+Mais ‡ tous ceux qu'elle y conduit
+Au retour fait grand mal et nuit;
+En allant, prËs de vous se peine,
+Mais jamais ne vous en ramËne,
+Et si par bonheur vous entrez,
+Soir ni matin n'en sortirez,
+Ayez-en, Ami, l'assurance,
+Que PauvretÈ ne vous relance
+Qui plonge en malheur maints amants.
+Folle-Largesse l‡-dedans
+Reste et mËne joyeuse vie,
+DÈpens outrÈs et chËre lie,
+Et l‡ prodigue ses deniers
+Comme puisant ‡ pleins greniers,
+Sans calcul comme sans mesure,
+Pensant que l'argent toujours dure.
+
+
+ * * * * *
+
+
+ XLV
+
+
+ Comment PauvretÈ fait requÍte
+ A Richesse moult dÈshonnÍte
+ Qui rien ne prise tout son dit
+ Et sans pitiÈ vous reconduit.
+
+
+ PauvretÈ demeure ‡ l'arriËre
+Pleine de honte et de misËre,
+Le coeur d'affliction broyÈ
+Et morne implorant la pitiÈ;
+
+[p.254]
+
+Et tant ot de durs escondis, 8275
+Et n'a ne bons faits, ne bons dis,
+Ne delitables, ne plesans.
+J‡ ne sera si bien fesans,
+Que chascuns ses ovres ne blasme;
+Chascun la viltoie et mesame.
+MËs de PovretÈ ne vous chaille,
+Fors de penser, comment qu'il aille,
+Comment la porrÈs eschever.
+Riens ne puet tant homme grever,
+Comme chÈoir en povretÈ:
+Ce sevent bien li endetÈ
+Qui tout le lor ont despendu;
+Maint ont estÈ por li pendu.
+Bien le resevent cil et dient
+Qui contre lor voloir mendient;
+Moult lor convient soffrir dolor,
+Ains que gens lor doignent du lor.
+Ausinc le doivent cil savoir
+Qui d'amors vuelent joie avoir:
+Car povre n'a dont s'amor pesse,
+Si cum Ovide le confesse[72].
+ PovretÈ fait homme despire,
+Et haÔr et vivre ‡ martire,
+E tolt au sage neis le sen.
+Por Diex, compains, gardÈs-vous en,
+Et vous efforciez bien de croire
+Ma parole esprovÈe et voire;
+Que j'ai, ce sachiÈs, esprovÈ
+Et par experiment trovÈ,
+NÈis en ma propre personne,
+Tretout quanque je vous sermonne.
+Si sai miex que povretÈ monte,
+Par ma mesese et par ma honte,
+
+[p.255]
+
+Mais durement on la repousse. 8317
+Jamais une parole douce,
+Un mot dÈlectable et plaisant;
+Elle n'ira si bien faisant
+Que chacun ses oeuvres ne bl‚me,
+Ne la mÈprise et ne l'inf‚me.
+Or ne songez ‡ PauvretÈ
+Que pour telle calamitÈ
+…viter de toute maniËre;
+Car il n'est ici-bas misËre
+Telle que choir en pauvretÈ.
+Ce n'ignore pas l'endettÈ
+Qui ses biens gaspilla d'enfance,
+Maints elle mËne ‡ la potence;
+Bien le savent, bien le diront
+Ceux qui mendiant leur pain vont,
+Ils endurent moult grand' souffrance
+Avant d'obtenir allÈgeance.
+L'Amant le doit aussi savoir
+Qui d'amour veut plaisir avoir.
+Le pauvre, Ovide le confesse[72],
+N'a rien dont son amour repaisse.
+ PauvretÈ fait homme haÔr,
+MÈpriser, martyre souffrir,
+Lui prend jusqu'‡ l'intelligence.
+Croyez-en mon expÈrience,
+Ami, pour Dieu, gardez-vous-en;
+Je n'Èprouvai que trop souvent,
+HÈlas! sur ma propre personne
+Tout ce qu'ici je vous sermonne,
+Et je sais mieux, beau compagnon,
+Que vous, par mon abjection,
+Ce que PauvretÈ nous rÈserve.
+Que Dieu longtemps nous en prÈserve!
+
+[p.256]
+
+Biaus compains, que vous ne savÈs, 8309
+Qui tant sofferte ne l'avÈs.
+Si vous devÈs en moi fier,
+Car gel' di por vous chastier:
+Moult a benÈurÈe vie
+Cil qui par autri se chastie[73].
+Vaillans hons suel estre clamÈs[74],
+Et de tous compaignons amÈs,
+Et despendoie liement
+En tous leus plus que largement,
+Tant cum fui riches hons tenus:
+Or sui si povres devenus
+Par les despens Fole-Largesce,
+Qui m'a mis en ceste destresce,
+Que ge n'ai fors ‡ grant dangier,
+Ne que boivre, ne que mangier,
+Ne que chaucier, ne que vestir,
+Tant me set danter et mestir
+PovretÈ qui tout ami tolt.
+Et sachiÈs, compains, que sitost
+Comme Fortune m'ot Áa mis,
+Je perdi trestous mes amis,
+Fors ung, ce croi ge vraiement,
+Qui m'est remËs tant solement.
+ Fortune ainsinc les me toli
+Par PovretÈ qui vint o li:
+Toli? par foi non fist, ge ment,
+Ains prist ses choses proprement:
+Car de voir sai que se miens fussent,
+J‡ por li lessiÈ ne m'Èussent.
+De riens donc vers moi ne mesprist,
+Quant ses amis mÈismes prist:
+Siens, voire, mËs riens n'en savoie,
+Car tant achatÈs les avoie
+
+[p.257]
+
+Or, fiez-vous ‡ mes avis, 8351
+Pour vous instruire je le dis,
+Et moult a bienheureuse vie
+Qui par autrui se fortifie[73].
+J'Ètais pour vaillant renommÈ
+Et de cent compagnons aimÈ
+Tant que je fis large dÈpense,
+GaÓment coulant mon existence,
+Tant que je fus riche tenu;
+Or je suis pauvre devenu
+Des oeuvres de Folle-Largesse,
+Qui m'a mis en telle dÈtresse
+Que je n'ai, fors ‡ grand danger,
+Ni que boire, ni que manger,
+Humble vÍtement ni chaussure,
+Tellement m'accable et torture
+PauvretÈ qui prend nos amis.
+Car, sache-le, quand m'eut l‡ mis,
+Compagnon, la male Fortune,
+Tous, sans exception aucune,
+Je les perdis, sauf un vraiment
+Qui m'est demeurÈ seulement.
+
+ Ainsi tous les prit la cruelle,
+PauvretÈ traÓnant aprËs elle.
+Je mens; elle ne me prit rien;
+Ce qu'elle prit Ètait son bien.
+Car si tous ces amis miens fussent,
+Jamais ainsi laissÈ ne m'eussent;
+Donc nul dommage ne me fit
+Lorsque ses amis me reprit.
+Oui, siens; et dans mon ignorance,
+Moi qui de coeur et de finance
+
+[p.258]
+
+De cuer et de cors et d'avoir, 8343
+Que les cuidoic tous avoir.
+MËs quant ce vint au derrenier,
+Je n'oi pas vaillant ung denier,
+Et quant en ce point me sentirent,
+Tuit cil amis si s'enfoÔrent,
+Et me firent trestuit la moÎ
+Quant il me virent sous la roÎ
+De Fortune envers abatu,
+Tant m'a par PovretÈ batu.
+Si ne m'en doi-ge mie plaindre,
+Qu'el m'a fait cortoisie graindre
+Qu'onques n'oi vers li deservi:
+Car entor moi si trËs-cler vi,
+Tant m'oint les yex d'un fin colire,
+Qu'el m'ot fait bastir et confire,
+Si-tost comme PovretÈ vint,
+Qui d'amis m'osta plus de vingt;
+Voire certes, que ge ne mente,
+Plus de quatre cens et cinquente.
+Oncs linz, se ses iex i mÈist,
+Ce que ge vi pas ne vÈist:
+Car Fortune tantost en place
+La bonne amor ‡ plaine face,
+De mon bon ami me monstra,
+Par PovretÈ qui m'encontra;
+Onc ne l'Èusse congnÈu,
+Se mon besoing n'Èust vÈu.
+MËs quant le sot, il acorut,
+Et quanqu'il pot me secorut,
+Et tout m'offrit quanqu'il avoit,
+Por ce que mon besoing savoit.
+
+
+ * * * * *
+
+[p.259]
+
+Si cher achetÈs les avais, 8383
+Tous bien ‡ moi je les croyais.
+Mais, ‡ la fin, de moi s'enfuirent
+Tous ces amis, quand ils sentirent
+Que n'avais plus un seul denier;
+Tous ces ingrats, jusqu'au dernier,
+Tous me firent soudain la moue,
+Quand ils me virent sous la roue
+De Fortune ‡ l'envers jetÈ,
+Tant me battit par PauvretÈ.
+Mais j'ai tort de me plaindre d'elle,
+Qui m'octroya faveur plus belle
+Que jamais ne le mÈritai.
+Lors je vis clair, en vÈritÈ,
+Tant elle oignit d'un fin collyre
+Qu'elle avait pour moi fait confire,
+Mes yeux, dËs que PauvretÈ vint,
+Qui m'Ùta d'amis plus de vingt,
+Voire certe, ‡ moins que je mente,
+Plus de quatre cents et cinquante.
+Oncques lynx, ‡ l'oeil si perÁant,
+Ne fut plus que moi clairvoyant;
+Car Fortune dans ma disgr‚ce
+La bonne amour ‡ pleine face
+De mon bon ami me montra
+Par PauvretÈ qui me navra.
+Jamais n'aurais su sa tendresse
+S'il n'e˚t dÈcouvert ma dÈtresse;
+Mais aussitÙt il accourut,
+Tant qu'il pouvait me secourut
+Et m'offrit, pour calmer ma peine,
+Tretout son avoir ‡ main pleine.
+
+
+ * * * * *
+
+[p.260]
+
+
+ XLVI
+
+
+ Comment Amis recorde cy 8375
+ A l'Amant, qu'un seul vray Amy
+ En sa povretÈ il avoit,
+ Qui tout son avoir lui offroit.
+
+
+Amis, dist-il, fais vous savoir,
+Vez-ci mon cors, vez-ci l'avoir
+O˘ vous avÈs autant cum giÈ,
+PrenÈs-en sans prendre congiÈ;
+MËs combien? se vous nel' savÈs,
+Tout, se de tout mestier avÈs;
+Car, amis, ne prise une prune
+Contre ami les biens de Fortune,
+Et les biens naturex mÈismes,
+Puis que si nous entrevÈismes,
+Por quoi nos cuers conjoins Èumes,
+Que bien nous entrecongnÈumes;
+Car ainÁois nous entr'esprovasmes,
+Si que bons amis nous trovasmes;
+Car nus ne set, sans esprover,
+S'il puet loial ami trover.
+Vous gard-ge tous jors obligiÈs,
+Tant sunt poissans d'amor li giÈs;
+Car moi por vostre garison
+PoÈs, dist-il, metre en prison,
+Por plevines ou por ostages,
+Et mes biens vendre et metre en gages.
+Ne s'en tint mie encor ‡ tant,
+Por ce qu'il ne m'allast flatant,
+AinÁois m'en fist ‡ force prendre,
+Car n'i osoie la main tendre,
+
+[p.261]
+
+
+ XLVI
+
+
+ Comment Ami rappelle ici 8417
+ A l'Amant, que seul un ami
+ Lui fut fidËle en sa misËre,
+ Lui offrant sa fortune entiËre.
+
+
+ Ami, dit-il, je viens vous voir;
+Voici mon corps et mon avoir,
+Ils sont ‡ vous comme ‡ moi-mÍme,
+Prenez sans crainte, je vous aime.
+--Mais combien?--Si ne le savez,
+Tout, si de tout besoin avez;
+Ami, je ne prise une prune,
+Contre ami, les biens de Fortune,
+Et mÍme les biens naturels,
+Du jour o˘ nous nous vÓmes tels
+Que, sitÙt que nous nous conn˚mes,
+Nos coeurs conjoints ‡ jamais e˚mes,
+Et qu'aprËs nous Ítre ÈprouvÈs,
+Bons amis nous sommes trouvÈs;
+Car nul ne sait, s'il ne l'Èprouve,
+Quand un ami loyal il trouve.
+Eussiez-vous pris tout ce j'ai,
+Que je serais votre obligÈ,
+Tant sont puissants, lorsque l'on s'aime,
+Les liens du coeur. Car moi-mÍme,
+Dit-il, pour votre guÈrison,
+Vous pouvez me mettre en prison
+Pour caution ou pour otage,
+Et mes biens vendre et mettre en gage.
+L‡ ne s'en tint pas cet ami
+Qui m'allait consolant ainsi;
+
+[p.262]
+
+Tant iere maz et vergongneus, 8405
+A loi de povre besongneus,
+Cui honte a si la bouche close,
+Que sa mesese dire n'ose,
+Mais sueffre, et s'enclost et se cache,
+Que nus sa povretÈ ne sache,
+Et monstre le plus bel dehors:
+Ainsinc ge le fesoie alors.
+
+ Ce ne font pas, bien le recors,
+Li mendians poissans de cors,
+Qui se vont partout embatant,
+Plus qu'il puÈent chacun flatant,
+Et le plus let dehors dÈmonstrent
+A tretous ceus qui les encontrent,
+Et le plus bel dedens rÈponnent
+Por dÈcevoir ceus qui lor donnent;
+Et vont disant que povres sont,
+Et les grasses pitances ont,
+Et les grans deniers en tresor.
+MËs atant me tairai dËs or,
+Que g'en porroie bien tant dire,
+Qu'il m'en iroit de mal en pire;
+Car tous jors hÈent ypocryte
+VÈritÈ qui contre eus est dite.
+ Ainsinc es devant diz amis
+Mon fol cuer son travail a mis;
+Si sui par mon fol senz traÔs,
+Despis, diffamÈ et haÔs
+Sans ochoison d'autre deserte
+Que de la devant dite perte
+De toutes gens communÈment,
+Fors que de vous tant solement;
+
+[p.263]
+
+Mais il m'en fit de force prendre, 8447
+Car je n'osais la main y tendre,
+Tant j'Ètais triste et vergogneux,
+Ainsi qu'un pauvre besogneux
+Qui par la honte a bouche close
+Et sa dÈtresse dire n'ose,
+Et montre le plus beau dehors,
+Ainsi que je faisais alors,
+Mais souffre et s'enferme et se cache,
+Sa pauvretÈ pour qu'on ne sache.
+ Ce ne font pas les Mendiants,
+Je sais, ces moines florissants
+De corps, qui laids dehors se montrent
+A tous les passants qu'ils rencontrent,
+Et qui se vont partout glissant,
+Tant qu'ils peuvent chacun flattant,
+Pour dÈcevoir ceux qui leur donnent,
+Mais de tout par dedans foisonnent,
+Qui vous disent que pauvres sont,
+Et les grasses pitances ont
+Et grands deniers cachÈs en terre.
+Mais maintenant il faut m'en taire;
+Tant du reste en dire pourrais,
+Que de mal en pire choirais,
+Car rien ne hait tant l'hypocrite
+Que vÈritÈ contre lui dite.
+ Ainsi j'Ètais fol quand je mis
+Ma confiance en ces amis.
+Victime suis de ma folie,
+HaÔ, mÈprisÈ pour la vie,
+Et le seul prix de ma bontÈ
+Fut d'Ítre soudain rejetÈ
+De toute la foule ÈgoÔste,
+Sauf un dont l'amitiÈ subsiste.
+
+[p.264]
+
+Que vos amors pas ne perdÈs, 8437
+MËs ‡ mon cuer vous aerdÈs;
+Et tous jors, si cum ge le croi,
+Qui d'amer vous pas ne recroi,
+Se Diex plaist, vous i aerdrÈs;
+MËs por ce que vous me perdrÈs,
+Quant ‡ corporel compaignie,
+En ceste terrienne vie,
+Quant li derreniers jors vendra,
+Que Mors son drois des cors prendra,
+Car icel jor, bien le recors,
+Ne nous toldra fors que le cors,
+Et toutes les apartenances
+De par les corporex sustances;
+Car ambedui, ce sai, morron
+Plus-tost, espoir, que ne vorron,
+MËs ce n'iert pas, espoir, ensemble,
+Car Mort tous compaignons dessemble.
+Si sai-ge bien certainement
+Que, se loial amor ne ment,
+Se vous vivez et ge moroie,
+Tous jors en vostre cuer vivroie;
+Et se devant moi moriÈs,
+Tous jors o˘ mien revivriÈs
+AprËs vostre mort par mÈmoire,
+Si cum vesquist, ce dist l'istoire,
+Pyritho¸s aprËs sa mort[75],
+Que Theseus tant ama mort.
+Tant le queroit, tant le si voit,
+(Car cil dedens son cuer vivoit)
+Que vis en enfer l'ala querre,
+Tant l'ot amÈ vivant sor terre.
+Et povretÈ fait pis que Mort:
+Car ame et cors tormente et mort,
+
+[p.265]
+
+C'est vous qui point ne vous cachez, 8481
+Mais ‡ mon coeur vous attachez,
+Et toujours, comme je le pense,
+Puisqu'il vous aime avec constance,
+Plaise ‡ Dieu! vous attacherez.
+Mais, hÈlas! un jour vous perdrez
+Ma corporelle compagnie
+En cette terrienne vie,
+Lorsque le dernier jour viendra
+Et lorsque la Mort reprendra
+Ses droits sur notre corps fragile;
+Mais en ce jour la Mort agile,
+Compagnon, ne nous prendra rien
+Hormis le corps, je le sais bien,
+Et toutes les appartenances
+De nos corporelles substances;
+Car tous deux, je le sais, mourrons,
+Certes, plus tÙt que ne voudrons.
+Mais Ègal sort ne nous prÈpare
+La Mort qui les amis sÈpare,
+Et je ne doute nullement
+Que, si loyal amour ne ment,
+En votre coeur je ne demeure.
+S'il advient que premier je meure,
+Car avant moi si vous mouriez,
+Toujours au mien revivriez
+AprËs votre mort par mÈmoire;
+Comme vÈcut, nous dit l'histoire,
+Piritho¸s, aprËs sa mort[75],
+Que ThÈsÈe adorait encor.
+Tant le suivait l'image chËre
+Qu'il aima tant sur cette terre
+Et qui vivait dedans son coeur,
+Qu'il l'alla chercher de douleur
+
+[p.266]
+
+Tant cum l'ung o l'autre demore, 8471
+Non pas sans plus une sole hore;
+Et lor ajoute ‡ dampnement
+Larrecin et parjurement,
+Avec toutes autres durtÈs
+Dont chascuns est griÈment hurtÈs,
+Ce que mort ne vot mie faire,
+MËs ainÁois les en fait retraire,
+Et si lor fait en son venir
+Tous temporiex tormens fenir;
+Et sans plus, comment que soit griÈve,
+En une sole hore les griÈve.
+Por ce, biaus compains, vous semon
+Qu'il vous membre de Salemon
+Qui fut roi de Gherusalen;
+Car de li moult de bien a-l'en.
+Il dit, et bien i prenÈs garde:
+Biau fils, de povretÈ te garde
+Tous les jors que tu as ‡ vivre,
+Et la cause en rent en son livre;
+Car en ceste vie terrestre,
+Miex vaut morir que povres estre.
+Et cil qui povres apparront,
+Lor propres freres les harront.
+Et por la povretÈ douteuse,
+Il parle de la souffreteuse
+Que nous apelons indigence,
+Qui si ses hostes desavance.
+Onc si despite ne vi gens
+Cum ceus que l'en voit indigens.
+Por tesmoings nÈis les refuse[76]
+Chascuns qui de droit escript use,
+Por ce qu'il sunt en loi clamÈ
+Equipolens as diffamÈ.
+
+[p.267]
+
+Aux enfers. PauvretÈ fait pire 8515
+Qui met ‚me et corps ‡ martyre,
+Sans mÍme une heure de rÈpit,
+Tant que l'une avec l'autre vit,
+Les pousse ‡ damnable aventure,
+Au vice, au larcin, au parjure
+Et toutes les calamitÈs
+Dont les humains sont tourmentÈs;
+Ce que la mort ne saurait faire
+Puisque les en garde au contraire
+Et fait pour eux, en son venir,
+Tous temporels tourments finir,
+Et sans plus, combien que les grËve,
+En une heure vous les enlËve.
+Pour ce, vous prierai, compagnon,
+De vous rappeler Salomon,
+De JÈrusalem ce roi sage,
+Dont nous avons maint bon adage.
+Il dit: ´Beau fils, en vÈritÈ,
+Garde-toi bien de pauvretÈ
+Tous les jours qu'il te reste ‡ vivre.ª
+Et la cause en est en son livre:
+´Oui, sur cette terre il vaut mieux
+Mourir que vivre besogneux;
+Car tous ceux qui pauvres paraissent
+Leurs propres frËres les dÈlaissent.ª
+Et puis, parlant des souffreteux,
+Il nous montre les pauvres honteux
+Qui croupissent dans l'indigence,
+Source d'Èternelle souffrance.
+Oncques plus misÈrables gens
+Je ne vois que les indigents;
+Pour tÈmoins mÍme les refuse[76]
+Chacun qui de droit Ècrit use,
+
+[p.268]
+
+ Trop est povretÈ lede chose; 8505
+Mes toutevois bien dire l'ose,
+Que se vous aviÈs assÈs
+Deniers et joiaus amassÈs,
+Et tant donner en porriÈs,
+Comme prometre en vorriÈs,
+Lors coilleriÈs boutons et Roses,
+J‡ si ne seraient encloses.
+MËs vous n'estes mie si riches,
+Et si n'estes avers ne chiches:
+DonnÈs donc amiablement[77]
+Biaus petis dons resnablement,
+Si que n'en cheiez en poverte,
+Damaige i auriÈs et perte:
+Li plusors vous en moqueroient,
+Qui de riens ne vous secorroient,
+Se vous aviÈs le chatÈ
+Oultre sa valeur achatÈ.
+Il affiert bien que l'en present
+De fruit novel un bel present
+En toailles, ou en paniers;
+De ce ne soiÈs j‡ laniers.
+Pommes, poires, noiz ou cerises,
+Cormes, prunes, freses, merises,
+Chastaignes, coinz, figues, vinetes,
+Pesches, parmains, ou alietes,
+Nefles entÈes, ou framboises,
+Beloces d'Avesnes, jorroises[78],
+Roisins noviaus lor envoiÈs,
+Et des meures fresches aiÈs,
+Et se les avÈs achetÈes,
+Dites que vous sunt prÈsentÈes
+
+[p.269]
+
+Car ils sont par la loi nommÈs 8549
+L'Èquivalent des infamÈs.
+ Trop est PauvretÈ laide chose;
+Mais toutefois, bien dire l'ose,
+Ami, si vous aviez assez
+Deniers et joyaux amassÈs,
+Vous cueilleriez boutons et roses;
+Pour vous elles ne seraient closes,
+Si donner autant vous pouviez
+Comme promettre voudriez.
+Mais pourtant, sans Ítre aussi riche,
+Si n'Ítes avare ni chiche,
+Donnez-leur raisonnablement
+Beaux petits dons aimablement[77],
+Mais sans Èpuiser votre bourse;
+Car si vous Ètiez sans ressource,
+Personne ne vous soutiendrait,
+Chacun de vous se moquerait
+D'avoir payÈ la marchandise
+Outre sa valeur, c'est sottise.
+A mon avis, rien n'est plaisant
+Comme de faire un beau prÈsent,
+Tel que fruits nouveaux en corbeille,
+C'est un don que je vous conseille,
+Figues, vinettes et marrons,
+PÍches, alises, groseillons,
+Pommes, poires, noix ou cerises,
+Cormes, prunes, fraises, merises;
+Raisins nouveaux leur envoyez,
+Gents bouquets d'avoine liÈs[78],
+Amandes, framboises m˚res
+Ou bien encor nËfles et m˚res;
+Et si les avez achetÈs,
+Dites qu'ils furent apportÈs
+
+[p.270]
+
+D'ung vostre ami, de loing venues, 8537
+Tout les achatiÈs-vous es rues;
+Ou donnÈs Roses vermeilletes,
+Primeroles, ou violetes,
+Ou biaus glaons en la seson;
+En tex dons n'a pas desreson.
+ SachiÈs que dons les gens afolent,
+As mesdisans les jangles tolent:
+Se mal Ës donnÈors savoient,
+Tous les biens du monde en diroient.
+Biaus dons soustiennent maint bailli
+Qui fussent ore mal bailli[79];
+Biaus dons de vins et de viandes
+Ont fait donner maintes provendes;
+Biaus dons si font, n'en doutÈs mie,
+Porter tesmoing de bonne vie:
+Moult tiennent par tout biau leu dons,
+Qui biau don donne, il est prodons.
+Dons donnent loz as donnÈors,
+Et empirent les prenÈors[80],
+Quant il lor naturel franchise
+Obligent ‡ autrui servise.
+Que vous diroie ‡ la parsomme?
+Par don sunt pris et Diex et homme.
+ Compains, entendÈs ceste note
+Que je vous amoneste et note.
+SachiÈs, se vous volÈs ce faire
+Que ci m'avÈs oÔ retraire,
+Li Diex d'Amors j‡ n'i faudra
+Quant le fort chastel assaudra,
+Qu'il ne vous rende sa promesse;
+Car il et Venus la dÈesse
+Tant as portiers se combatront,
+Que la forterece abatront:
+
+[p.271]
+
+A vous de lointaine venue, 8583
+Les eussiez-vous pris dans la rue.
+Donnez encore avec raison
+De beaux glaÔeuls en la saison,
+Bouquets de roses vermeillettes,
+Fleurs de printemps et violettes.
+ Jolis dons changent bien les gens,
+Ferment la bouche aux mÈdisants.
+L'obligÈ, loin d'Ítre nuisible,
+De vous dit tout le bien possible.
+Beaux dons soutiennent maints baillis
+Qui sans eux seraient bien petits[79];
+De vins, de mets belles offrandes
+Ont fait donner maintes prÈbendes.
+On vante l'homme gÈnÈreux,
+Qui donne est toujours vertueux;
+Les beaux dons font, n'en doutez mie,
+Trouver tÈmoins de bonne vie;
+Beaux dons donnent los aux donneurs,
+Comme ils enchaÓnent les preneurs[80],
+Et leur naturelle franchise
+Asservissent par convoitise.
+Que vous dirai-je encor? Beaux dons
+Dieu, comme l'homme, trouve bons.
+ Ainsi, sachez me bien comprendre,
+Et si bien savez vous y prendre,
+Le Dieu d'Amour ne manquera,
+Quand le castel assaillira,
+D'accomplir toute sa promesse.
+Car, avec VÈnus la dÈesse,
+Tant ces geÙliers ils combattront
+Que la forteresse abattront,
+Et vous pourrez cueillir la Rose,
+Si durement qu'elle soit close.
+
+[p.272]
+
+Si porrez lors coillir la Rose, 8571
+J‡ si fort ne sera enclose.
+MËs quant l'en a la chose aquise,
+Si reconvient-il grant mestrise
+En bien garder et sagement,
+Qui joÔr en vuet longuement.
+Car la vertu n'est mie mendre
+De bien garder et de deffendre
+Les choses, quant el sunt aquises[81],
+Que del aquerre en quelques guises.
+S'est bien drois que chÈtis se claime
+Valez, quant il pert ce qu'il aime,
+Por quoi ce soit par sa defaute;
+Car moult est digne chose et haute
+De bien savoir garder s'amie,
+Si que l'en ne la perde mie,
+MÈismement, quant Diex la donne
+Sage, cortoise, simple et bonne,
+Qui s'amor doint et point ne vende.
+Car onques amor marchÈande
+Ne fu par fame controvÈe,
+Fors par ribaudie provÈe;
+N'il n'i a point d'amor, sans faille,
+En fame qui por don se baille.
+Tel amor fainte, Mal-Feu l'arde[82]!
+L‡ ne doit-l'en pas metre garde.
+ Si sunt-eles voir presque toutes
+Convoiteuses de prendre, et gloutes
+De ravir et de devorer,
+Si qu'il n'i puist riens demorer,
+A ceus qui plus por lor se claiment,
+Et qui plus loiaument les aiment:
+Car Juvenaus si nous raconte,
+Qui de Berine tient son conte,
+
+[p.273]
+
+Mais quand acquise vous sera, 8617
+Par grande adresse il vous faudra
+La bien garder et grand' prudence,
+Pour avoir longue jouissance;
+Car souvent acquÈrir, ami,
+Combien qu'il nous cause d'ennui,
+Est plus facile, quoi qu'on dise,
+Que de garder la chose acquise[81].
+A bon droit plaint ses tristes jours
+Qui perd l'objet de ses amours,
+Quand mÍme ce serait sa faute.
+Car c'est chose bien digne et haute
+Que savoir amante garder,
+Sans partage la possÈder,
+Surtout lorsque Dieu nous la donne
+Sage et courtoise, et simple et bonne,
+Sans rien demander en retour.
+Car oncques mercenaire amour
+Ne vint que d'‚me corrompue
+Et par la dÈbauche perdue.
+Oncques la femme qui se vend
+D'un pur amour n'aima d'amant;
+A cet amour inf‚me et l‚che
+Nul coeur honnÍte ne s'attache.
+
+ Plus on se donne aveuglÈment,
+Plus on aime loyalement,
+Plus les femmes sont rigoureuses,
+Presque toutes, et convoiteuses
+De tout ravir et dÈvorer,
+Tant qu'il y peut rien demeurer.
+Car JuvÈnal ce nous raconte,
+Qui d'IbÈrine fait son conte,
+
+[p.274]
+
+Que miex vosist ung des yex perdre[83] 8605
+Que soi ‡ ung seul homme aerdre;
+Car nus seus n'i peuist soffire,
+Tant estoit de chaude matire;
+Car j‡ fame n'iert si ardans,
+Ne ses amors si bien gardans,
+Que de son chier ami ne vuelle
+Et les deniers et la despuelle.
+Or vez que les autres feroient,
+Qui por dons as hommes s'otroient.
+Nesune ne puet-l'en trover
+Qui ne se vueille ainsinc prover;
+Tant l'ait homme en subjeccion,
+Toutes ont ceste entencion.
+Vez ci la rigle qu'il en baille;
+MËs il n'est rigle qui ne faille,
+Car des mauveses entendi,
+Quant ceste sentence rendi.
+MËs s'el n'est tiex cum ge devis,
+Loial de cuer, simple de vis,
+Ge vous dirai que l'en doit faire.
+Valez cortois et debonnaire
+Qui vuet ‡ ce metre sa cure,
+Gart que du tout ne s'asÈure
+En sa biautÈ, ne en sa forme:
+Drois est que son engin enforme
+De meurs et d'ars et de sciences;
+Car qui les fins et les provences
+De biautÈ sauroit regarder,
+BiautÈ se puet trop poi garder:
+Tantost a faite sa vesprÈe
+Com les floretes en la prÈe;
+Car biautÈ est de tel matire,
+Que el plus vit, et plus empire.
+
+[p.275]
+
+Qu'elle e˚t mieux aimÈ perdre un oeil[83] 8649
+Qu'‡ un seul homme faire accueil;
+Un seul ne lui pouvait suffire,
+Tant Ètait chaude en son dÈlire.
+Coeur de femme n'est si ardent
+Ni ses amours si bien gardant,
+Que du cher ami la dÈpouille
+Et l'or plus ou moins ne chatouille.
+Jugez par l‡ ce que femme est
+Qui son corps aux enchËres met.
+Ainsi toutes, ami, sont faites
+Les femmes, toutes sont coquettes;
+Quelque soit leur affection,
+Toutes ont mÍme intention.
+Tel est la rËgle qu'il en baille,
+Mais il n'est rËgle qui ne faille;
+Car des mauvaises il parlait
+Quand cette sentence il rendait.
+Et si votre amante n'est telle,
+Mais d'attraits simple et de coeur belle,
+Il vous faudra faire autrement.
+Courtois et dÈbonnaire amant
+A bien aimer qui met sa cure
+Ne doit pas que sur sa tournure
+Compter, ses gr‚ces, sa beautÈ;
+Il lui faut un esprit dotÈ
+Encor d'utiles connaissances;
+Car pour qui sait juger les chances
+Et avantages de beautÈ,
+Elle n'est que fragilitÈ,
+Elle est tantÙt Èvanouie
+Comme fleurettes de prairie;
+Car ainsi qu'elles beautÈ vit,
+Plus elle va, plus dÈpÈrit.
+
+[p.276]
+
+MËs le sens, qui le vuet acquerre, 8639
+Tant cum il puet vivre sor terre,
+Fait ‡ son mestre compaignie,
+Et miex vaut au chief de sa vie
+Qu'il ne fist au commencement;
+Tous jors va par avancement:
+J‡ n'iert par tens apetisiÈs,
+Bien doit estre amÈs et prisiÈs
+Valez de noble entendement,
+Quant il en use sagement.
+Moult redoit estre fame liÈe,
+Quant ele a s'amor emploiÈe
+En biau valet cortois et sage,
+Qui de sens a tel tesmoignage.
+ Neporquant s'il me requeroit
+Consel, savoir se bon seroit
+Qu'il fÈist rimes jolietes,
+Motez, fabliaux, ou chanÁonnetes
+Qu'il vueille ‡ s'amie envoier
+Por li chevir et apoier:
+Ha, las! de ce ne puet chaloir,
+Biau dit i puet trop poi valoir.
+Li diz, espoir, loÈ seront,
+D'autre preu petit i feront;
+MËs une grant borse pesans,
+Toute farsie de besans[84],
+Se la vÈoit saillir en place,
+Tost i corroit ‡ plaine brace;
+Qu'eles sunt mËs si aorsÈes,
+Que ne corent fors as borsÈes[85].
+Jadis soloit estre autrement,
+Or va tout par empirement.
+ Jadis au tens des premiers peres
+Et de noz premeraines meres,
+
+[p.277]
+
+Mais le sens, pour toute la vie, 8683
+Tient ‡ son maÓtre compagnie,
+Mieux vaut ‡ la fin qu'au dÈbut,
+Et plus il approche du but
+Moins sur lui le temps a de prise.
+Aussi femme chÈrit et prise
+Amant de noble entendement,
+Quand il en use sagement.
+Aussi doit Ítre bien heureuse
+Entre toutes femme amoureuse
+Qui sut octroyer son amour
+A beau serviteur, en retour
+Qui lui donna courtois et sage
+De sens semblable tÈmoignage.
+ Cependait s'il me demandait
+Conseil, savoir si bon serait
+De faire rimes joliettes,
+Motets, fabliaux, chansonnettes
+Qu'il veuille ‡ sa mie envoyer
+Pour lui plaire et pour l'Ègayer,
+HÈlas! ami, c'est triste ‡ dire,
+Mais beaux dits ne sauraient suffire.
+Peut-Ítre louÈs ils seront,
+Autre profit ne porteront.
+Mais si grande bourse et pesante
+De besans pleine et rÈsonnante[84]
+Elles voyaient cÈans saillir,
+Vite ‡ bras ouverts d'y courir,
+Tant femmes sont intÈressÈes
+Qu'elles ne courent qu'aux boursÈes[85].
+Jadis soulait Ítre autrement.
+Mais tout dÈgÈnËre ‡ prÈsent.
+ Jadis au temps des premiers pËres,
+Au temps de nos premiËres mËres,
+
+[p.278]
+
+Si cum la letre le tesmoigne, 8673
+Par qui nous savons la besoigne,
+Furent amors loiaus et fines,
+Sans covoitise et sans rapines;
+Li siecles ert moult prÈcieus,
+N'estoit pas si dÈlicieus
+Ne de robes, ne de viandes;
+Il coilloient Ès bois les glandes
+Por pain, por char et por poissons,
+Et cerchoient par ces boissons,
+Par vaus, par plains et par montaingnes,
+Pommes, poires, noiz et chastaingnes,
+Boutons et mores et pruneles,
+Framboises, freses et ceneles,
+Feves et poiz, et tex chosetes,
+Cum fruis, racines et herbetes;
+Et des espis des blÈs frotoient,
+Et des roisins Ès chans grapoient,
+Sans metre en pressouer, n'en esnes.
+Li miel dÈcoroient des chesnes,
+Dont habundamment se vivoient,
+Et de l'iaue simple bevoient,
+Sans querre piment ne clarÈ,
+N'onques ne burent vin parÈ;
+N'iert point la terre lors arÈe,
+MËs si cum Diex l'avoit parÈe
+Par soi-mÈismes aportoit
+Ce dont chascun se confortoit;
+Ne queroient saumons ne luz[86],
+Et vestoient les cuirs veluz,
+Et faisoient robes de laines,
+Sans taindre en herbes ne en graines[87],
+Si cum el venoient des bestes.
+Covertes ierent de genestes,
+
+[p.279]
+
+Comme l'histoire le prÈtend, 8717
+Car c'est elle qui nous l'apprend,
+…tait amour loyale et fine,
+Sans convoitise et sans rapine.
+Durant ces siËcles prÈcieux
+Tant n'Ètait le monde envieux
+De fins mets, de parures vaines;
+Au bois il cueillait glands et faÓnes
+Au lieu de chairs et de poissons,
+Et cherchait parmi les buissons
+Boutons et m˚res et prunelles,
+Framboises, fraises et cinelles,
+Pommes, poires, fËves et noix,
+Ch‚taignes, racines et pois,
+Herbes et fruits de la campagne,
+Par val, par plaine et par montagne,
+Et les Èpis de blÈ frottait,
+Et raisins aux champs grapillait,
+Des cuviers sans se mettre en peine,
+Du miel dÈcoulant d'un vieux chÍne
+Abondamment se nourrissait
+Et d'eau de source s'abreuvait,
+Sans chercher piment ni piquette
+Ni vin vieilli dans la feuillette.
+Le sol n'Ètait pas labourÈ,
+Et tel que Dieu l'avait parÈ
+Engendrait tout en abondance
+Et donnait ‡ l'homme l'aisance.
+Point de brochets ni de saumons;
+Il se revÍtait de toisons
+Ou se faisait robe de laine,
+Sans teinture d'herbe ou de graine[87],
+Comme la portaient les agneaux.
+Les chaumiËres dans les hameaux
+
+[p.280]
+
+De foillies et de ramiaus 8707
+Lor bordetes et lor hamiaus,
+Et fesoient en terre fosses,
+Es roches et es tiges grosses
+Des chesnes cruÈs se rebotoient,
+Quant les tempestes redotoient.
+
+
+ * * * * *
+
+
+ XLVII
+
+
+ Comment les gens du temps passÈ
+ N'avoient nul tresor amassÈ[88],
+ Fors tout commun par bonne foy;
+ Et n'avoient ne prince ne roy.
+
+
+Et quant par nuit dormir voloient,
+En leu de coites aportoient
+En lor casiaus monceaus de gerbes,
+De foilles, ou de mousse, ou d'erbes;
+Et quant li airs iert apaisiÈs,
+Et li tens cler et aÈsiÈs,
+Et li vens mol et delitables,
+Si cum en printens pardurables,
+Et cil oisel chascun matin
+S'estudient en lor latin
+A l'aube du jor saluer
+Qui tout lor fait les cuers muer:
+Zephirus et Flora sa fame,
+Qui des flors est dÈesse et dame,
+Cil dui font les floretes nestre,
+Flors ne congnoissent autre mestre:
+Car par tout le monde ensement,
+Les vont cil et cele sement,
+Et les forment et les colorent
+Des colors dont les flors honorent
+
+[p.281]
+
+De frais genÍt Ètaient couvertes, 8751
+De rameaux et de feuilles vertes;
+Ou fosse en terre il se faisait
+De rocs et branches qu'il coupait,
+Ou se mettait au creux d'un chÍne,
+S'il craignait tempÍte prochaine.
+
+
+ * * * * *
+
+
+ XLVII
+
+
+ Comment les gens du temps passÈ
+ N'avaient nul trÈsor amassÈ,
+ La terre ‡ tous Ètait commune
+ Et royautÈ n'Ètait aucune.
+
+
+Et quand la nuit dormir voulait,
+Au lieu de couettes apportait
+En sa case monceaux de gerbes,
+De mousses, de feuilles ou d'herbes;
+Et quand l'air Ètait apaisÈ,
+Le temps serein et reposÈ,
+Et le vent doux et dÈlectable
+En ce printemps invariable,
+Les oiseaux lors chaque matin
+S'Ètudiaient en leur latin
+A saluer du jour l'aurore
+Qui fait leur petit coeur Èclore;
+Des fleurs la reine aux yeux si doux,
+Flore et ZÈphir son tendre Èpoux
+Faisaient ci-bas fleurettes naÓtre,
+Fleurs ne connaissent d'autre maÓtre.
+Car c'est pour les fins amoureux
+Qu'en grand amour ils ont tous deux,
+Qu'ils les sËment et les colorent
+Des couleurs dont les fleurs honorent
+
+[p.282]
+
+Puceles et valez proisiÈs, 8737
+De biaus chapelez renvoisiÈs,
+Por l'amor des fins amoreus;
+Car moult ont en grant amor eus.
+De floretes lor estendoient
+Les coustepointes qui rendoient
+Tel resplendor par ces herbaiges,
+Par ces prÈs et par ces ramaiges,
+Qu'il vous fust avis que la terre
+Vosist emprendre estrif et guerre
+Au ciel d'estre miex estelÈe,
+Tant iert par ses flors revelÈe.
+Sor tex couches cum ge devise,
+Sans rapine et sans covoitise,
+S'entr'acoloient et baisoient
+Cil cui li geu d'Amors plaisoient;
+Cil arbre vert par ces gaudines,
+Lor paveillons et lor cortines,
+De lor rains sor eus estendoient
+Qui du soleil les deffendoient.
+L‡ dÈmenoient lor karoles,
+Lor geu et lor oiseuses foles
+Les simples gens assÈurÈes,
+De toutes cures escurÈes,
+Fors de mener jolivetÈs
+Par loiaus amiabletÈs.
+N'encor n'avoit fet roi ne prince
+Meffais qui l'autrui tolt et pince.
+Trestuit pareil estre soloient,
+Ne riens propre avoir ne voloient.
+Bien savoient cele parole
+Qui n'est menÁongiere ne fole:
+Qu'onques Amor et seignorie[89]
+Ne s'entrefirent compaignie,
+
+[p.283]
+
+Des puceles et des varlets 8781
+Les beaux et brillants chapelets.
+Pour eux ils tendaient des fleurettes
+Les courtepointes joliettes
+Dont partout buissons et forÍt
+Et la plaine respendissait,
+Au point de croire que la terre
+Au ciel e˚t dÈclarÈ la guerre,
+A qui serait mieux, ÈtoilÈ,
+Tant son orgueil Ètait gonflÈ.
+Sur ces couches dont je devise,
+Sans rapine et sans convoitise,
+Chacun s'accolait et baisait
+A qui le jeu d'amour plaisait.
+Les arbres par les verts bocages,
+Rideaux et pavillons sauvages,
+Leurs rameaux Ètendaient sur eux
+Du soleil pour calmer les feux;
+Et l‡ tous menaient leurs karoles,
+Leurs jeux, leurs joyeusetÈs folles,
+Les hommes heureux, sans soucis,
+De toutes peines affranchis,
+Fors de mener joyeuse vie
+Et loyale fol‚trerie.
+MÈfait qui prend le bien d'autrui
+Rois ni princes n'avait b‚ti,
+Tous Ètaient Ègaux sur la terre,
+A possÈder ne songeaient guËre;
+Car ils connaissaient bien ce mot
+Qui n'est ni mensonger ni sot:
+Oncques Amour et seigneurie[89]
+N'ont voyagÈ de compagnie,
+Oncques ne purent s'Èpouser,
+Car gouverner, c'est diviser.
+
+
+ * * * * *
+
+[p.284]
+
+Ne ne demorerent ensemble; 8771
+Cil qui mestrie, les dessemble.
+
+
+ * * * * *
+
+
+ XLVIII
+
+
+ Ici commence le Jaloux
+ A parler et dire, oyans tous,
+ A sa femme qu'elle est trop baulde,
+ Et l'appelle faulse ribaulde.
+
+
+Pour ce voit-l'en des mariages,
+Quant li mariz cuide estre sages,
+Et chastie sa femme et bat,
+Et la fait vivre en tel dÈbat,
+Qu'il li dit qu'ele est nice et fole,
+Dont tant demore ‡ la karole,
+Et dont el hante si sovent
+Des jolis valez le convent,
+Que bonne amor n'i puet durer,
+Tant s'entrefont maus endurer,
+Quant cil vuet la mestrise avoir
+Du cors sa fame et de l'avoir.
+Trop estes, fait-il, vilotiere,
+Si avÈs trop nice maniere:
+Quant sui en mon labor alÈs,
+Tantost espringuÈs et balÈs,
+Et dÈmenÈs tel esbaudie,
+Que ce semble grant ribaudie;
+Et chantÈs cum une seraine.
+Diex vous mete en male semaine[90]!
+Et quant vois ‡ Romme ou en Frise
+Porter notre marchÈandise,
+Vous devenÈs tantost si cointe,
+Car ge sai bien qui m'en acointe,
+
+[p.285]
+
+
+ XLVIII
+
+
+ Ici l'homme jaloux commence 8815
+ A crier et sa femme tance
+ Devant tous, l'appelant catin,
+ Coureuse et mauvaise putain.
+
+
+ Pour ce voit-on en mariage,
+Quand le mari pense Ítre sage,
+Qu'il gourmande sa femme et bat
+Et la fait vivre en tel dÈbat,
+Qu'il lui dit qu'elle est sotte et folle
+De tant muser ‡ la karole
+Et de rechercher si souvent
+Des gents varlets l'accointement,
+Et qu'il n'est bonne amour qui dure
+Lorsque de tels maux on endure,
+Ce parce qu'il veut seul avoir
+Le corps de sa femme et l'avoir.
+Vous Ítes trop, dit-il, fringante
+Et trop d'allures provocante.
+SitÙt qu'‡ mon travail je cours,
+TÙt vous sautez, balez toujours
+Et chantez comme une syrËne
+(Dieu vous mette en male semaine!)[90],
+Et menez tels amusements
+Qu'ils semblent vils dÈportements.
+Quand je vais ‡ Rome ou en Frise
+DÈbiter notre marchandise,
+Si coquette on vous voit tantÙt,
+Car je sais bien quel est mon lot,
+
+[p.286]
+
+Que par tout en va la parole; 8801
+Et quant aucuns vous en parole
+Porquoi si cointe vous tenÈs
+En tous les leus o˘ vous venÈs,
+Vous respondÈs: Hari, hari,
+C'est por l'amor de mon mari.
+Por moi, las! dolereus chÈtis,
+Qui set se ge forge ou ge tis,
+Ou se ge sui ou mors ou vis?
+L'en me devroit flatir o˘ vis
+Une vessie de mouton.
+Certes ge ne vail ung bouton,
+Quant autrement ne vous chasti;
+Moult m'avÈs or grant los basti
+Quant de tel chose vous vantÈs:
+Chascun set bien que vous mentÈs.
+Por moi, las! doleureus, por moi,
+Maus gans de mes mains enformoi,
+Et crueusement me dÈÁui
+Quant onques vostre foi reÁui
+Le jor de nostre mariage,
+Por me mener tel rigolage.
+Por moi menÈs-vous tel bobant,
+Qui cuidiÈs-vous aler lobant?
+J‡ n'ai-ge mie le pooir
+De tiex cointeries vÈoir,
+Que cil ribauz saffre, friant,
+Qui ces putains vont espiant,
+Entor vous remirent et voient,
+Quant par ces ruÎs vous convoient.
+A cui parÈs-vous ces chastaignes[91]?
+Qui me puet faire plus d'engaignes?
+Vous faites de moi chape ‡ pluie,
+Quant orendroit lÈs vous m'apuie.
+
+[p.287]
+
+Qu'incontinent chacun en glose, 8843
+Et s'il vous demande la cause
+Pourquoi si belle vous tenez
+En tous les lieux o˘ vous venez
+De votre Èpoux pendant l'absence,
+Alors avec grande impudence,
+Vous rÈpondez: ´Hari, hari,
+C'est pour l'amour de mon mari.ª
+Pour moi, combien que je p‚tisse,
+Qui sait si je forge ou je tisse,
+Si je suis mort ou bien vivant?
+Je ne vaux un bouton vaillant
+Quand autrement ne vous ch‚tie;
+On me devrait une vessie
+De mouton envoyer au nez.
+Le beau renom que me donnez!
+Car moi, malheureux, pris au piÈge,
+De quels gants mes deux mains gantÈ-je?
+Quand de ceci vous vous vantez,
+Chacun sait bien que vous mentez.
+Pour moi faites-vous telle chËre?
+Qui pensez-vous tromper, ma chËre?
+Je fus cruellement dÈÁu,
+Votre foi lorsque j'ai reÁu
+Le jour de notre mariage,
+Pour me mener tel rigolage!
+Vous savez bien que n'ai pouvoir
+De tant de belles choir voir,
+Mais ces ribauds qu'elles attirent,
+Ces vils goinfres qui vous admirent
+Et vous suivent par les chemins
+Comme tretoutes ces putains;
+Je suis votre capote ‡ pluie
+Lorsqu'‡ votre bras je m'appuie.
+
+[p.288]
+
+Ge voi que vous estes plus simple 8835
+En cel sorcot, en cele guimple,
+Que torterele ne coulons;
+Ne vous chaut s'il est cors ou lons,
+Quant sui tous seus lÈs vous presens.
+Qui me donroit quatre besens,
+Combien que debonnaire soie,
+Se por honte ne le laissoie,
+Ne me tendroie de vous batre,
+Por vostre grant orguel abatre:
+Et sachiÈs qu'il ne me plest mie
+Qu'il ait en vous nule cointie,
+Soit ‡ karole, soit ‡ dance,
+Fors solement en ma prÈsence.
+
+
+ * * * * *
+
+
+ XLIX
+
+
+ Comment le Jaloux si reprent
+ Sa femme, et dit que trop mesprent
+ De dÈmener ou joie ou feste,
+ Et que de ce trop le moleste.
+
+
+D'autre part nel' puis plus celer,
+Entre vous et ce bacheler
+Robichonet au vert chapel[92],
+Qui si tost vient ‡ vostre apel,
+AvÈs-vous terres ‡ partir?
+Vous ne poÈs de li partir.
+Tous jors ensemble flajolÈs,
+Ne sai que vous entrevolÈs,
+Que vous poÈs-vous entredire:
+Tout vif m'estuet enragier d'ire
+
+[p.289]
+
+Pour qui donc cuisent ces marrons[91]? 8877
+Peut-on me faire plus d'affronts!
+Plus que tourterelle ou poulette
+Je vous vois, sous votre cornette,
+L'air simple et doux; mais ce jupon,
+Que vous chaut qu'il soit court ou long,
+Quand tous deux sommes tÍte ‡ tÍte?
+N'Ètait la honte qui m'arrÍte,
+Et si bon que je sois encor,
+Qui m'offrirait cinq besans d'or
+Ne me retiendrait de vous battre,
+Pour votre grand orgueil abattre.
+Sachez enfin qu'il me dÈplaÓt
+Que tant de luxe ma femme ait
+A la karole ou ‡ la danse,
+Fors seulement en ma prÈsence.
+
+
+ * * * * *
+
+
+ XLIX
+
+
+ Ici le Jaloux ‡ sa femme
+ Fait remontrances et la bl‚me
+ De mener tels dÈportements
+ Et qu'ils lui pËsent trop longtemps.
+
+
+De plus, s'il faut que je le nomme,
+Entre vous et puis ce jeune homme,
+Robichonnet au vert chapeau[92],
+Qui sitÙt vient ‡ votre appeau,
+AvÈs-vous partages de terre?
+Vous ne pouvez vous en dÈfaire.
+Toujours ensemble flageolez;
+Ne sais quoi vous entrevoulez,
+Ce que pouvez vous entredire:
+Vous me faire enrager d'ire
+
+[p.290]
+
+Par vostre fol contenement. 8863
+Par iceli Diex qui ne ment,
+Se vous jamËs parlÈs ‡ li,
+Vous en aurÈs le vis pali,
+Voires certes plus noir que more[93]:
+Car de cops, se Diex me secore,
+Ains que ne vous ost le musage,
+Vous donrai tant par ce visage,
+Qui tant est as musars plaisans,
+Que vous tendrÈs coie et taisans.
+Ne jamËs hors sans moi n'irÈs;
+MËs ‡ l'ostel me servirÈs
+En bons aniaus de fer rivÈe.
+DÈables vous font si privÈe
+De ces ribaus plains de losenge,
+Dont vous dÈussiÈs estre estrange.
+Ne vous pris-ge por moi servir?
+CuidiÈs-vous m'amor deservir
+Par acointier ces ors ribaus,
+Por ce qu'il ont les cuers si baus,
+Et qu'il vous retruevent si baude?
+Vous estes mauvese ribaude,
+Si ne me puis en vous fier:
+MaufÈ me firent marier[94].
+
+ Ha! se Theofrates crÈusse[95],
+J‡ fame espousÈe n'Èusse;
+Il ne tient pas homme por sage
+Qui fame prent par mariage,
+Soit bele, ou lede, ou povre, ou riche:
+Car il dit, et por voir l'affiche
+En son noble livre AurÈole
+Qui bien fait ‡ lire en escole,
+
+[p.291]
+
+Par votre fol dÈrÈglement. 8907
+Par Dieu le pËre qui ne ment,
+Si je vous vois tous deux, je jure
+Que p‚lira votre figure
+Ou noircira plus qu'Africain[93];
+Car, Dieu m'aide, avant votre sein
+Purger de tel libertinage,
+Tant frapperai votre visage
+A tous ces ribauds si coquet,
+Que j'abattrai votre caquet.
+Jamais n'irez seule en la rue;
+En bons anneaux de fer tenue
+Me servirez ‡ la maison.
+AssurÈment c'est le dÈmon
+Qui vous a faite ainsi l'amie
+Des ribauds pleins de flaterie,
+Et qu'au moins vous devriez fuir.
+Ne vous pris-je pour me servir?
+Pensez-vous donc ainsi, ma femme,
+MÈriter l'amour de mon ‚me
+En accueillant ces vils manants?
+S'ils sont si fort entreprenants,
+C'est qu'ils vous trouvent provocante;
+Vous Ítes catin impudente
+Et ne puis en vous me fier,
+Le diable me fit marier[94]!
+ Quand il nous dit que nul n'est sage
+De prendre femme en mariage,
+Que ThÈophraste n'ai-je cru[95]?
+Belle ou laide n'eusse voulu,
+Pauvre ni riche prendre femme.
+Dans l'AurÈole il le proclame.
+Oyez ce que ce noble Ècrit,
+Bon ‡ lire en Ècole, dit:
+
+[p.292]
+
+Qu'il i a vie trop grevaine, 8895
+Plaine de travail et de paine,
+Et de contens et de riotes,
+Par les orguelz des fames sotes,
+Et de dangiers et de reprouches
+Que font et dient par lor bouches,
+Et de requestes et de plaintes
+Que truevent par ochoisons maintes:
+Si ra grant paine en eus garder,
+Por lor fox voloirs retarder.
+Et qui vuet povre fame prendre,
+A norrir la l'estuet entendre,
+Et ‡ vestir et ‡ chaucier;
+Et se tant se cuide essaucier
+Qu'il la prengne riche forment,
+A soffrir la a grant torment;
+Tant la trueve orguilleuse et fiere,
+Et sorcuidÈe et bobanciere,
+Que son mari ne prisera
+Riens, et par tout desprisera
+Ses parens et tout son lignage,
+Par son outrecuidÈ langage.
+ S'ele est bele, tuit i aqueurent,
+Tuit la porsivent, tuit l'eneurent,
+Tuit i hurtent, tuit i travaillent,
+Tuit i luitent, tuit i bataillent,
+Tuit ‡ li servir s'estudient,
+Tuit li vont entor, tuit la prient,
+Tuit i musent, tuit la convoitent,
+Si l'ont en la fin, tant exploitent:
+Car tor de toutes pars assise
+Envis eschape d'estre prise.
+ S'el rest lede, el vuet ‡ tous plaire;
+Et comment porroit nus ce faire
+
+[p.293]
+
+La vie est trop pesante et pleine,
+HÈlas! de travail et de peine,
+De maux, de querelles, de deuil,
+Des sottes femmes par l'orgueil,
+Qui cherchent occasions maintes,
+Par leurs requÍtes et leurs plaintes
+Et leur babil sempiternel,
+De nous causer ennui mortel.
+Combattre et vaincre leur folie,
+Les garder, c'est peine inouÔe!
+Qui veut femme pauvre choisir,
+S'il la prend, c'est pour la nourrir
+Et lui donner robe et chaussure;
+Et si, par ambition pure,
+La prend riche, il a grand tourment
+A la supporter seulement;
+Tant il la trouve dÈdaigneuse,
+FiËre, hautaine et vaniteuse,
+Que son mari ne prisera
+Rien, et partout mÈprisera
+Ses parents et tout son lignage,
+Par son outrecuidant langage.
+ Est-elle belle? tous d'accourir,
+La suivre, flatter et servir;
+Tous y heurtent, tous y travaillent,
+Tous y luttent, tous y bataillent;
+C'est ‡ qui le mieux lui plaira,
+Plus autour d'elle tournera.
+Tous y musent, tous la convoitent
+Et l'ont en la fin, tant exploitent:
+Car fort de toutes parts pressÈ
+Est bientÙt pris ou renversÈ.
+ Est-elle laide? A tous veut plaire.
+Chose ‡ qui tretous font la guerre
+
+[p.294]
+
+Qu'il gart chose que tuit guerroient, 8929
+Ou qui vuet tous ceus qui la voient?
+S'il prent ‡ tout le monde guerre,
+Il n'a pooir de vivre en terre;
+Nus nes garderait d'estre prises
+Por tant qu'el fussent bien requises.
+Penelope nÈis prendroit
+Qui bien ‡ li prendre entendroit;
+Si n'ot-il meillor fame en Grece.
+Si feroit-il par foi Lucrece,
+J‡ soit ce qu'el se soit occise,
+Por ce qu'‡ force l'avoit prise
+Le fiz au roi Tarquinius;
+N'onc, ce dit Titus Livius,
+Maris, ne peres, ne parens
+Ne li porent estre garens,
+Por poine qui nus i mÈist,
+Que devant eus ne s'ocÈist.
+Du duel lessier moult la requistrent,
+Moult de beles raisons li distrent,
+Et ses maris mÈismement
+La confortoit piteusement,
+Et de bon cuer li pardonnoit
+Tout le fait, et li sermonnoit,
+Et s'estudioit ‡ trover
+Vives raisons por li prover
+Que ses cors n'avoit pas pechiÈ,
+Quant li cuers ne volt li pechiÈ:
+Car cors ne puet estre pechierres
+Se li cuers n'en est consentierres[96].
+MËs ele qui son duel menoit,
+Ung coutel en son sein tenoit
+Repost, que nus ne le vÈist,
+Quant por soi ferir le prÈist,
+
+[p.295]
+
+Et qui s'offre au premier venant, 8975
+Qui donc garderait, et comment?
+S'il prend ‡ tout le monde guerre,
+Il n'a pouvoir de vivre en terre,
+MalgrÈ tout prise elle sera
+AussitÙt qu'on la pressera.
+La meilleure femme de GrËce,
+HÈlas! avec un peu d'adresse,
+PÈnÈlope voire on prendrait;
+LucrËce, mÍme on sÈduirait,
+MalgrÈ qu'elle se soit occise,
+Parce qu'‡ force l'avait prise
+Le fils du roi Tarquinius.
+Oncques, dit Titus Livius,
+Ni parents, ni mari, ni pËre,
+Combien qu'ils sussent dire ou faire,
+Ne purent la dissuader
+Devant eux de se poignarder.
+De se calmer moult la requirent
+Et moult belles raisons lui dirent,
+Et son mari pareillement
+La consolait piteusement,
+Et tout ‡ sa chËre LucrËce
+Pardonnait de bon coeur; sans cesse
+Il s'Ètudiait ‡ trouver
+Vives saisons pour lui prouver
+Que son corps n'Ètait pas coupable,
+Son coeur Ètant irrÈprochable,
+Car corps ne peut Ítre pÈcheur
+Si consentant n'est pas le coeur[96].
+Mais elle en sa douleur s'obstine,
+Saisit soudain sur sa poitrine
+Un couteau que cachÈ tenait
+Et que personne ne voyait,
+
+[p.296]
+
+Et lor respondi sans aloigne: 8963
+Biaus seignors, qui que me pardoigne
+L'ort pechiÈ dont si fort me poise,
+Ne comment que du pardon voise,
+Ge ne m'en pardoint pas la paine.
+
+
+ * * * * *
+
+
+ L
+
+
+ Comment Lucrece par grant ire
+ Son cuer point, derrompt et dessire,
+ Et chiet morte sur terre adens,
+ Devant son mari et parens.
+
+
+Lors fiert de grant angoisse plaine,
+Son cuer, si le fent, et se porte
+Devant eus ‡ la terre morte;
+MËs ains pria qu'il travaillassent
+Tant por li, que sa mort venjassent.
+Cest exemple volt procurer
+Por les fames assÈurer
+Que nus force ne lor mÈust,
+Qui de mort morir ne dÈust;
+Dont li rois et ses fiz en furent
+Mis en exil, et la morurent.
+N'onc puis Romains por ce desroi
+Ne voldrent faire ‡ Romme roi.
+Si n'est-il mËs nule Lucrece,
+Ni Penelope nule en Grece,
+Ne prodefame nule en terre,
+S'il iert qui les sÈust requerre.
+Ainsinc le dient li paÔen,
+N'onques nus n'i trova moien;
+Maintes nÈis par eus se baillent,
+Quant li requerÈors deffaillent:
+
+[p.297]
+
+Et leur rÈpond impatiente: 9009
+Quoique votre bontÈ consente
+A me pardonner, beaux seigneurs,
+L'outrage source de mes pleurs,
+LucrËce n'en tient aucun compte
+Et ne pardonne pas sa honte.
+
+
+ * * * * *
+
+
+ L
+
+
+ Comment LucrËce par grande ire
+ Son coeur perce, rompt et dÈchire
+ Et tombe expirante cÈans,
+ Devant ses Èpoux et parents.
+
+
+ Lors irritÈe en son coeur porte
+De cruels coups et tombe morte;
+Mais avant les voulut charger
+De son affreux trÈpas venger.
+Cet exemple elle vous procure,
+Pour que les femmes il assure
+Que quiconque les veut forcer
+On le doit faire trÈpasser;
+Aussi le roi et ses fils furent
+En exil mis et l‡ moururent,
+Et depuis ce grand dÈsarroi
+Rome ne voulut plus de roi.
+Mais, las! il n'est plus de LucrËce,
+Non plus de PÈnÈlope en GrËce
+Ni d'honnÍte femme ici-bas;
+Et croyez-moi, n'en cherchez pas,
+Car ce serait peine perdue,
+C'est chose des paÔens connue.
+Maintes mÍme on en voit s'offrir
+Quand nul ne les vient requÈrir.
+
+[p.298]
+
+Et cil qui font les mariages. 8993
+Si ont trop merveilleus usages,
+Et coustume si despareille,
+Qu'il me vient ‡ trop grant merveille.
+Ne sai dont vient ceste folie,
+Fors de rage et de desverie.
+Je voi que qui cheval achete,
+N'iert j‡ si fox que riens i mete,
+Comment que l'en l'ait bien couvert,
+Se tout nel' voit ‡ descouvert,
+Par tout le regarde et descuevre;
+MËs la fame si bien se cuevre,
+Ne j‡ n'i sera descouverte,
+Ne por gaaigne, ne por perte,
+Ne por solas, ne por mesese,
+Por ce sans plus qu'el ne desplese
+Devant qu'ele soit espousÈe;
+Et quant el voit la chose outrÈe,
+Lors primes monstre sa malice,
+Lors pert s'ele a en li nul vice;
+Lors fait au fol ses meurs sentir,
+Que riens n'i vaut le repentir.
+Si sai-ge bien certainement,
+Combien qu'el se maint sagement,
+N'est nus qui mariÈ se sente,
+S'il n'est fox, qui ne s'en repente.
+ Prodefame, par saint Denis,
+Dont il est mains que de fenis,
+Si cum Valerius tesmoigne,
+Ne puet nus amer qu'il n'en poigne
+De grans paors et de grans cures,
+Et d'autres meschÈances dures:
+Mains que de fenis, par ma teste,
+Par comparoison plus honeste,
+
+[p.299]
+
+Les partisans du mariage 9039
+Ont un trop singulier usage
+Et si bizarre, ‡ mon avis,
+Que constamment il m'a surpris.
+Ne sais d'o˘ vient cette folie
+Fors de rage ou de frÈnÈsie.
+Car qui veut cheval acquÈrir
+N'est pas si fol d'un prix offrir,
+Combien qu'avec soin on le couvre,
+Si tout entier ne le dÈcouvre,
+Partout regarde et n'omet rien;
+Mais femme se couvre si bien
+Que ne se montre dÈcouverte
+Jamais, ni pour gain ni pour perte,
+Pour mÈsaise ni pour soulas,
+Pour, sans plus, ne dÈplaire pas
+Devant que ne soit ÈpousÈe.
+Mais la chose une fois passÈe,
+Lors fait au fol ses moeurs sentir;
+Trop tard lui vient le repentir,
+Quand elle montre sa malice
+Et ne voile plus aucun vice.
+Aussi, combien que sagement
+Femme se tienne, assurÈment
+Nul n'est qui mariÈ se sente,
+S'il n'est fol, qui ne s'en repente.
+ Femme honnÍte, par saint Denis!
+Il en est moins que de PhÈnix.
+ValÈrius nous dit lui-mÍme:
+Sans souffrir grands tourments nul n'aime
+Et grands soucis et grandes peurs
+Et niaints autres affreux malheurs.
+Moins que de phÈnix, par ma tÍte!
+Par comparaison plus honnÍte,
+
+[p.300]
+
+Voire mains que de blans corbiaus, 9027
+Combien qu'el aient les cors biaus.
+Et ne porquant, quoi que g'en die,
+Por ce que ceus qui sunt en vie,
+Ne puissent dire que ge queure
+A toutes fames trop aseure:
+Qui prodefame vuet congnoistre,
+Soit seculiere, ou soit de cloistre,
+Se travail vuet metre en li querre,
+C'est oisel cler semÈ en terre,
+Si legierement congnoissable,
+Qu'il est au cine noir semblable[97].
+Juvenaus nÈis le conferme,
+Qui redit par sentence ferme:
+Se tu trueves chaste moillier,
+Va-t'en au temple agenoillier,
+Et Jupiter enclin aore[98],
+Et de sacrefier labore
+A Juno la dame honorÈe
+Une vache toute dorÈe:
+Qu'onc puis merveilleuse aventure
+N'avint ‡ nule crÈature.
+Et qui vuet les males amer,
+Dont deÁ‡ mer et del‡ mer,
+(Si cum ValÈrius raconte,
+Qui de voir dire n'a pas honte),
+Sunt essains plus grans que de mouches,
+Qui se recuillent en lor rouches,
+A quel chief en cuide-il venir?
+Mal se fait ‡ tel rain tenir,
+Et qui s'i tient, bien le recors,
+Il en perdra l'ame et le cors.
+ Valerius qui se doloit
+De ce que Rufin se voloit
+
+[p.301]
+
+Voire moins que de blancs corbeaux, 9073
+Combien que fussent leurs corps beaux.
+Et cependant, quoi que j'en die,
+Afin que ceux qui sont en vie
+Ne puissent rÈpondre, qu'‡ tort
+Toutes les loge en mÍme bord:
+C'est oiseau clair semÈ sur terre;
+Qui veut, nonnain ou sÈculiËre,
+HonnÍte femme dÈnicher,
+Peut tout son temps perdre ‡ chercher
+Cet oiseau bien reconnaissable
+Et tout au cygne noir semblable[97].
+Voici, du reste, ce qu'Ècrit
+JuvÈnal confirmant mon dit:
+´Si jamais trouves femme honnÍte,
+Cours au temple, courbe la tÍte,
+Jupiter adore ‡ genoux[98],
+Immole ainsi qu'‡ son Èpoux,
+A Junon la dame honorÈe,
+Une vache toute dorÈe,
+Car jamais n'apparut aux yeux
+…vÈnement plus merveilleux.ª
+D'autre part, ValÈrius conte,
+Et de l'affirmer n'a pas honte:
+´Si males femmes veux aimer,
+DeÁ‡ comme del‡ la mer
+En sont essaims plus drus qu'abeilles
+Se rassemblant en leurs corbeilles.ª
+A quelle fin veut-il venir?
+Mal fait telle branche tenir,
+Et qui s'y tient, je le proclame,
+Y perdra son corps et son ‚me.
+ ValÈrius qui se peinait
+De ce que Rufin se voulait
+
+[p.302]
+
+Marier, qui ses compains iere, 9061
+Si li dist par parole fiere:
+Diex tous-poissans, dist-il, amis,
+Gart que tu ne soies j‡ mis
+Es las de fames tant poissant,
+Toutes choses par art froissant.
+Juvenaus mÈismes escrie
+A Postumus qui se marie:
+Postumus, vuÈs-tu fame prendre[99]?
+Ne puÈs-tu pas trover ‡ vendre
+Ou hars, ou cordes, ou chevestres,
+Ou saillir hors par les fenestres
+Dont l'en puet hault et loing vÈoir,
+Ou lessier toi d'un pont chÈoir?
+Quel forsenerie te maine
+A cest tonnent, ‡ ceste paine?
+Li rois Phoroneus mÈismes[100]
+Qui, si comme nous aprÈismes,
+Ses lois au pueple grec donna,
+O˘ lit de sa mort sermonna,
+Et dist ‡ son frere Leonce:
+Frere, fait-il, ge te dÈnonce
+Que trËs benÈurÈ morusse,
+S'onc fame espousÈe n'Èusse;
+Et Leonce tantost la glose
+Li demanda de ceste chose:
+Tuit li maris, dist-il, l'espruevent,
+Et par experiment le truevent;
+Et quant tu auras fame prise,
+Tu le sauras bien ‡ devise.
+ Pierres Abailart reconfesse[101]
+Que suer HeloÔs, l'abbesse
+Du Paraclet, qui fu s'amie,
+A corder ne se voloit mie
+
+[p.303]
+
+Marier, son ami d'enfance, 9107
+Lui faisait telle remontrance:
+´Dieux tout-puissants, ami, dit-il,
+Es-tu dÈj‡ pour ton pÈril
+Pris dans les lacs puissants des femmes
+Toutes perfides et inf‚mes ª
+Et JuvÈnal ainsi priait
+Postumus qui se mariait:
+´Postumus, tu veux femme prendre[99]?
+Ne peux-tu donc trouver ‡ vendre
+Ou hart, ou licol, ou cordeau,
+Du haut d'un pont sauter ‡ l'eau,
+Ou par fenÍtre d'o˘ la vue
+Mesure une immense Ètendue?
+Pourquoi courir si follement
+A cette peine, ‡ ce tourment?ª
+Le roi PhoronÈus encore[100]
+Qui jadis, aucun ne l'ignore,
+Ses lois au peuple grec donna,
+A son lit de mort sermonna,
+Comme suit, son frËre LÈonce:
+´Mon frËre, dit-il, je t'annonce
+Que bien heureux j'expirerais
+Si femme onc ÈpousÈ n'avais.ª
+Et LÈonce tantÙt la glose
+Lui demandant de cette chose:
+´Tous l'ont ÈprouvÈ les maris
+Et par expÈrience appris,
+Et lorsque tu auras pris femme,
+Bien le sauras-tu, sur mon ‚me!ª
+ Et Pierre Abeilard l'avouait[101],
+Que l'abbesse du Paraclet,
+Soeur HÈloÔse, son amie,
+RÈprimandait, ne voulant mie
+
+[p.304]
+
+Por riens qu'il l'a prÈist ‡ fame: 9095
+Ains li faisoit la genne dame
+Bien entendant et bien letrÈe,
+Et bien amant, et bien amÈe,
+Argumens ‡ li chastier
+Qu'il se gardast de marier;
+Et li provoit par escritures,
+Et par raisons, que sunt trop dures
+Condicions de mariage,
+Combien que la fame soit sage.
+Car les livres avoit lÈus,
+Et estudiÈs et sÈus,
+Et les meurs feminins savoit,
+Car tous essaiÈs les avoit;
+Et requeroit que il l'amast,
+MËs que nul droit n'i reclamast
+Fors que de grace et de franchise,
+Sans seignorie et sans mestrise,
+Si qu'il pÈust estudier,
+Tous siens, tous frans, sans soi lier;
+Et li redisoit toutevoies,
+Que plus plesans Èrent lor joies,
+Et li solas plus en croissoient,
+Quant plus ‡ tart s'entrevÈoient.
+MËs il, si cum escript nous a,
+Qui tant l'amoit, puis l'espousa
+Contre son amonestement,
+Si l'en meschÈi ledement:
+Car puis qu'el fu, si cum moi semble,
+Par l'acors d'ambedeus ensemble,
+D'Argenteil nonain revestue,
+Fu la coille ‡ Pierre tolue
+A Paris, en son lit, de nuis,
+Dont moult ot travail et ennuis,
+
+[p.305]
+
+Pour rien sa femme devenir; 9141
+Mais pour combattre son dÈsir,
+Bien entendue et bien lettrÈe,
+Et bien aimante, et bien aimÈe,
+Ne cessait de le supplier
+De ne jamais se marier,
+Et lui prouvait, par Ècritures
+Et par raisons, que sont trop dures
+Les lois du mariage ‡ tous,
+Combien soient sages les Èpoux.
+Car elle avait l'histoire lue,
+…tudiÈe au long et sue,
+Et les moeurs des femmes savait,
+Par l'essai qu'elle en avait fait,
+Et le priait de l'aimer telle
+Sans rÈclamer nul droit sur elle,
+Fors droit de franchise et d'amour,
+Sans s'imposer et sans dÈtour,
+Et de se livrer ‡ l'Ètude
+Tout entier et sans servitude.
+Et puis ensuite elle ajoutait
+Que plus doux leur plaisir Ètait
+Et plus vive leur jouissance,
+Quand plus longue Ètait leur absence.
+Mais Pierre, comme Ècrit nous a,
+Si fort l'aimait, qu'il l'Èpousa
+MalgrÈ sa longue rÈsistance,
+D'o˘ lui vint dure mÈchÈance.
+Car d'un commun accord aprËs,
+Elle ayant ÈtÈ, comme sais,
+D'Argenteuil nonnain revÍtue,
+Fut la couille ‡ Pierre tondue,
+A Paris, en son lit, de nuit,
+Dont eut grand' peine et grand ennui,
+
+[p.306]
+
+Et fu puis ceste meschÈance 9129
+Moine de saint Denis en France,
+Puis abbÈ d'une autre abbaie,
+Puis fonda, ce dit en sa vie,
+Une abbaie renomÈe,
+Qui du Paraclet fut nomÈe,
+Dont HeloÔs fu abÈesse,
+Qui devant iert nonain professe,
+Ele mÈismes le raconte,
+Et escrit, et n'en a pas honte,
+A son ami que tant amoit,
+Que pËre et seignor le clamoit,
+Une merveilleuse parole
+Que moult de gens tindrent ‡ fole,
+Qui est escrite en ses epistres,
+Qui bien cercheroit les chapitres,
+Qu'el li manda par letre expresse,
+Puis qu'el fu nÈis abÈesse;
+Se li empereres de Romme
+Sous qui doivent estre tuit homme,
+Me daignoit voloir prendre ‡ fame,
+Et faire moi du monde dame,
+Si vodroie-ge miex, dist-ele,
+Et Diex ‡ tesmoing en apele,
+Estre ta putain apelÈe,
+Que empereris coronÈe.
+MËs ge ne croi mie, par m'ame,
+Conques puis fust une tel fame.
+Si croi-ge que la lectrÈure
+La mist ‡ ce que la nature
+Que des meurs feminins avoit,
+Vaincre et danter miex en savoit.
+Certes, se Pierres la crÈust,
+Onc espousÈe ne l'Èust.
+
+[p.307]
+
+Et fut depuis sa mÈchÈance 9175
+Moine de Saint-Denis en France,
+Puis d'une autre abbaye abbÈ;
+Une autre ensuite il a fondÈ,
+Comme il le dit, bien renommÈe.
+Qui fut du Paraclet nommÈe,
+Dont sa mie abbesse il nomma,
+Nonnain professe jusque-l‡.
+Elle-mÍme nous le raconte
+Et mÍme Ècrit, et n'a pas honte,
+A son ami que tant aimait
+Que pËre et seigneur le clamait,
+Une merveilleuse parole,
+Que maintes gens tiennent pour folle,
+Qu'en ses ÈpÓtres trouverait
+Qui bien chapitres chercherait.
+Elle lui dit par lettre expresse
+AussitÙt qu'elle fut abbesse:
+´Oui, si l'empereur des Romains,
+Sous qui doivent tous les humains
+FlÈchir, daignait me prendre ‡ femme
+Et faire moi du monde dame,
+J'aimerais mieux, et sur ce point
+Je prends Dieu lui-mÍme ‡ tÈmoin,
+ tre ta putain appelÈe
+Qu'impÈratrice couronnÈe.ª
+Mais, par mon ‚me, ‡ mon avis,
+Telle femme ne fut depuis.
+Je crois que gr‚ce ‡ sa science
+Et la profonde connaissance
+Que du coeur fÈminin avait,
+Mieux se vaincre et dompter savait,
+Et si Pierre l'e˚t ÈcoutÈe,
+Oncques ne l'e˚t-il ÈpousÈe.
+
+[p.308]
+
+ Mariages est maus liens, 9163
+Ainsinc m'aÔst saint Juliens[102]
+Qui pelerins errans herberge,
+Et saint Lienart qui defferge[103]
+Les prisonniers bien repentans,
+Quant les voit ‡ soi dÈmentans:
+Miex me venist estre alÈ pendre
+Au jor que ge dui fame prendre,
+Quant si cointe fame acointai;
+Mors sui quant fame si cointe ai.
+MËs, par le fiz sainte Marie,
+Que me vaut ceste cointerie,
+Ceste robe cousteuse et chiere
+Qui si vous fait haucier la chiere,
+Et tant me grieve et ataÔne[104],
+Tant est longue et tant vous traÔne?
+Por quoi tant d'orguel demenÈs,
+Que g'en deviens tous forcenÈs.
+Que me fait-ele de profit,
+Combien qu'ele as autres profit?
+A moi ne fait-ele fors nuire:
+Car quant me voil ‡ vous dÈduire,
+Ge la trueve si encombreuse,
+Si grevaine et si ennuieuse,
+Que ge n'en puis ‡ chief venir,
+Ne vous i puis adroit tenir,
+Tant me faites et tors et ganches
+De bras, de trumiaus et de hanches,
+Et tant vous alÈs dÈtortant.
+Ne sai comment ce va, fors tant
+Que bien voi que ma druerie[105]
+Ne mes solas ne vous plaist mie:
+NÈis au soir quant ge me couche,
+Ains que vous reÁoive en ma couche,
+
+[p.309]
+
+ Mariage est mauvais lien; 9209
+Aussi, m'assiste saint Julien[102],
+Asile aux pËlerins qui prÍte,
+Et saint LÈonard qui rachËte[103]
+Les prisonniers bien repentants,
+Quand vers lui les voit lamentants,
+Mieux j'eusse fait de m'aller pendre
+Le jour o˘ je dus femme prendre
+Et si coquette la choisis,
+Si coquette que mort j'en suis.
+Mais que me vaut (fils de Marie!),
+Toute cette coquetterie,
+Ces atours si chers, si co˚teux,
+Qui vous font l'air si glorieux?
+Plus votre robe est longue et traÓne,
+Plus elle m'agace et me gÍne,
+Car tant d'orgueil vous a donnÈ
+Que j'en deviens tout forcenÈ.
+En quoi m'est-elle profitable?
+Pour tous les autres agrÈable,
+Toujours elle me fait gÈmir;
+Car si je veux de vous jouir,
+Je la trouve si encombrante,
+Si ennuyeuse et si gÍnante,
+Qu'‡ mes fins je ne puis venir
+Ni dans mes bras vous retenir.
+Tant faites mouvements de manches,
+De reins, de jambes et de hanches,
+Et tant vous allez dÈmenant
+Que ne puis rien; et clairement
+Je vois que ma galanterie
+Et mes jeux ne vous plaisent mie.
+Et quand je me couche le soir,
+Au lit prÍt ‡ vous recevoir,
+
+[p.310]
+
+Si cum prodons fait sa moillier, 9197
+L‡ vous estuet-il despoillier:
+N'avÈs sor chief, sor cors, sor hanche
+C'une coiffe de toile blanche,
+Et les treÁons yndes ou vers,
+Espoir sous la coiffe couvers;
+Les robes et les pennes grises
+Sunt lores ‡ la perche mises
+Toute la nuit pendans ‡ l'air.
+Que me puet or tout ce valair,
+Fors ‡ vendre ou ‡ engagier?
+Vif me vÈÈs-vous enragier,
+Et morir de la male-rage,
+Si ge ne veut tout et engage;
+Car, puis que par jor si me nuisent,
+Et par nuit point ne me dÈduisent,
+Quel profit i puis-ge autre atendre,
+Fors que d'engagier ou de vendre?
+Ne vous, se par le voir alÈs,
+De nule riens miex n'en valÈs,
+Ne de sens, ne de loiautÈ,
+Non, par Dies, nÈis de biautÈ.
+
+ Et se nuz homs, por moi confondre,
+Voloit oposer ou respondre
+Que les bontÈs des choses bonnes
+Vont bien Ès estranges personnes,
+Et que biaus garnemens font beles
+Les dames et les damoiseles;
+Certes quiconques ce diroit,
+Ge diroie qu'il mentiroit:
+Car la biautez des beles choses,
+Soient violetes ou roses,
+
+[p.311]
+
+Comme tout bon mari doit faire, 9243
+Vous vous dÈpouillez tout entiËre,
+O˘ votre tÍte et votre sein
+Couvrez d'une coiffe de lin,
+O˘ les rubans bleus, verts et roses,
+Sont clos; toutes ces belles choses,
+Robes, tissus d'un prix si cher,
+Toute la nuit pendent en l'air.
+A quoi donc peuvent m'Ítre utiles
+Ces riens encombrants et futiles,
+Fors ‡ vendre ou bien engager?
+Vous me verrez vif enrager
+Et mourir de la male rage,
+Si tÙt ne les vends et n'engage.
+Car si tout cela tant me nuit
+Le jour et ne me sert la nuit,
+Quel profit pourrais-je en attendre
+A moins de l'engager ou vendre?
+Et vous-mÍme, pour en finir,
+Si la raison pouvez ouÔr,
+Sachez que vous n'y gagnez guËre
+Ni pour la sagesse, ma chËre,
+Par Dieu, ni pour la loyautÈ,
+Encore moins pour la beautÈ.
+ Et si quelqu'un, pour me confondre,
+Voulait opposer ou rÈpondre,
+Que rehaussent nos qualitÈs
+Des bonnes choses les bontÈs,
+Et que beaux ornements font belles
+Les dames et les damoiselles,
+Certes quiconque le dirait
+Je proclame qu'il mentirait.
+Car la beautÈ des belles choses,
+Soit violettes, fraÓches roses,
+
+[p.312]
+
+Ou dras de soie, ou flors de lis, 9229
+Si cum escrit o˘ livres lis,
+Sunt en eus et non pas Ës dames;
+Car savoir doivent toutes fames
+Que j‡ fame jor qu'ele vive,
+N'aura fors sa biautÈ naÔve;
+Et tout autant dis de bontÈ,
+Cum de biautÈ vous ai contÈ.
+Si di, por ma parole ovrir,
+Qui vodroit un femier covrir
+De dras de soie ou de floretes
+Bien colorÈes et bien netes,
+Si seroit certes li femiers,
+Qui de puir est coustumiers,
+Tex cum avant estre soloit;
+Et se nus hons dire voloit,
+Se li femiers est lait par ens
+Defors est-il plus biaus parens:
+Tout ainsinc les dames se perent
+Por ce que plus beles en perent,
+Ou por lor ledure repondre.
+Par foi ci ne sai-ge respondre,
+Fors tant que tel dÈcepcion
+Vient de la fole vision
+Des yex qui parÈes les voient,
+Par quoi li cuers si se desvoient
+Por la plesant impression
+De lor imaginacion,
+Qu'il ne sevent aparcevoir
+Ne la menÁonge, ne le voir,
+Ne le sofime devisier
+Par defaut de bien avisier.
+MËs s'il Èussent yex de lins,
+J‡ por lor mautiaus sebelins,
+
+[p.313]
+
+Ou draps de soie ou fleurs de lys, 9277
+Comme dans les livres je lis,
+Est leur bien, non celui des dames;
+Car savoir doivent toutes femmes
+Que rien ne peut Ítre ajoutÈ
+A leur naturelle beautÈ.
+Ce que pour la beautÈ j'expose
+Est pour la bontÈ mÍme glose.
+Pour mon penser mieux dÈfinir,
+Qui voudrait un fumier couvrir
+De drap de soie ou de fleurettes
+Aux couleurs brillantes et nettes,
+Certes resterait le fumier,
+Qui de puer est coutumier,
+Tel comme avant il soulait Ítre;
+Et si quelqu'un voulait Èmettre
+Que le fumier est laid dedans,
+Mais beau gr‚ce ‡ ses ornements,
+Comme se parent damoiselles,
+Afin de paraÓtre plus belles
+Ou pour dÈguiser leur laideur;
+Contre une si bizarre erreur,
+Ma foi, je ne saurais que dire,
+Sinon pourtant que tel dÈlire
+Et que telle dÈception
+Vient de la folle vision
+Des yeux, qui la parure voient,
+Sans plus, d'o˘ les coeurs se dÈvoient
+Par la plaisante impression
+De leur imagination;
+Car ils ne savent, comme en songe.
+Distinguer le vrai du mensonge
+Ni le sophisme deviser,
+Par dÈfaut de bien aviser.
+
+[p.314]
+
+Ne por sorcos, ne por coteles, 9263
+Ne por guindes, ne por toeles,
+Ne por chainses, ne por pelices,
+Ne por joiaus, ne por dÈvices,
+Ne por lor moÎs desguisÈes,
+Qui bien les auroit avisÈes,
+Ne por lor luisans superfices
+Dont eus resemblent artefices,
+Ne por chapiaus de flors noveles,
+Ne lor semblassent estre beles,
+Car le cors AlcipiadËs[106],
+Qui de biautÈ avoit adËs,
+Et de color et de feture,
+Tant l'avoit bien formÈ nature,
+Qui dedans vÈoir le porroit,
+Por trop lait tenir le vorroit.
+Ainsinc le raconte BoÎce,
+Sages hons et plains de proÎce,
+Et trait ‡ tÈmoing Aristote
+Qui la parole ainsinc li note;
+Car lins a la regardÈure
+Si fort, si perÁant et si dure,
+Qu'il voit tout quanque l'en li moustre,
+Et dehors et dedans tout outre.
+Si dit c'onques en nul aÈ
+BiautÈ n'ot pez o ChastÈÈ[107];
+Tous jors i a si grant tenÁon,
+C'onques en fable n'en chanÁon,
+Dire n'oÔ ne recorder
+Que riens les pÈust acorder:
+Qu'il ont entr'eus si mortel guerre,
+Que j‡ l'une plain pied de terre
+A l'autre ne lerra tenir,
+Tant cum puist au dessus venir.
+
+[p.315]
+
+Mais du lynx s'ils avaient la vue, 9311
+Jamais pour robe bien vÍtue,
+Corsage, guimpe, justaucorps,
+Dentelles et brillants dehors
+Toujours faux, agaÁantes mines,
+Manteaux de marthes zibelines,
+Joyaux riches et prÈcieux,
+Tant fussent Èblouis leurs yeux,
+Ni pour chapel de fleurs nouvelles,
+Femmes ne leur sembleraient belles;
+Car d'Alcibiade le corps[106]
+Si florissant, si beau dehors,
+De si noble et gente structure,
+Tant l'avait bien formÈ Nature,
+Qui par dedans le voir pourrait,
+Pour trop laid certes le tiendrait.
+Ainsi le raconte BoËce,
+Homme sage et plein de prouesse,
+Aristote ‡ tÈmoin prenant
+Et ses paroles rapportant,
+Car le lynx a si forte vue
+Et si perÁante et si aiguÎ,
+Qu'il voit tous les objets cÈans
+Aussi bien dehors que dedans.
+Au surplus, jamais de la vie
+BeautÈ de vertu n'est l'amie[107].
+Elles se livrent tels assauts,
+Que jamais en nos fabliaux,
+En nos chansons et poÈsies,
+Rien qui p˚t ces deux ennemies
+Mettre d'accord n'ouÔs conter.
+Entre elles on les voit lutter
+Toujours en si mortelle guerre,
+Que jamais l'une un pied de terre
+
+[p.316]
+
+MËs la chose est si mal partie, 9297
+Que ChastÈÈ pert sa partie
+Quant assaut, ou quant se revanche:
+Tant set poi de luite et de ganche,
+Que li convient ses armes rendre,
+Qu'el n'a pooir de soi deffendre
+Contre biautÈ qui trop est fiere.
+Leidor nÈis sa chamberiere,
+Qui li doit honor et service,
+Ne l'aime pas tant, ne ne prise,
+Que de son ostel ne la chace,
+
+
+ * * * * *
+
+
+ LI
+
+
+ BeaultÈ si ChastetÈ guerroye,
+ Et Laidure aussi la maistroye
+ De servir ‡ vertus leur dame[108],
+ Qui des chastes ‡ malle fame.
+
+
+Et li cort sus, au col la mace,
+Qui tant est grosse et tant li poise
+Que merveilleusement li poise
+Dont sa dame en vie demore
+La montance d'une sole hore.
+S'est ChastÈÈ trop mal baillie,
+Quant de deus pars est assaillie,
+Si n'a de nule part secors,
+Si l'en estuet foÔr le cors:
+Car el se voit en l'estor seule,
+S'el l'avoit jurÈ sus sa gueule,
+SÈust nÈis assÈs de luite,
+Quant aucuns encontre li luite,
+
+[p.317]
+
+Ne laissera l'autre tenir 9345
+Tant qu'au-dessus puisse venir.
+Mais la chance est mal rÈpartie,
+Et ChastetÈ perd la partie,
+Et succombe au combat toujours;
+Tant sait peu de lutte et de tours,
+Qu'il lui convient les armes rendre
+Et n'a pouvoir de se dÈfendre
+Contre BeautÈ trop fort lutteur.
+Sa servante mÍme, Laideur,
+Qui lui doit honneur, assistance,
+Si peu lui porte rÈvÈrence,
+Si peu l'aime, que, sans faÁon,
+Vous la chasse de sa maison,
+
+
+ * * * * *
+
+
+ LI
+
+
+ BeautÈ tant ChastetÈ guerroie,
+ Laideur aussi tant la rudoie,
+ Qu'ils lui font leur dame servir,
+ Qui chastes femmes fait honnir.
+
+
+ Et lui court sus parmi la place,
+Saillante au col sa grosse masse
+Si lourde qu'il semble vraiment
+Que ce lui soit moult grand tourment
+Que sa maÓtresse encor demeure
+Vivante l'espace d'une heure.
+Ainsi trop faible est ChastetÈ;
+En lutte de chaque cÙtÈ
+Et de nulle part dÈfendue,
+Elle s'enfuit toute Èperdue.
+Car seule au combat se voyant,
+L'e˚t-elle jurÈ par serment,
+
+[p.318]
+
+N'oseroit-ele contrester, 9325
+Si qu'el n'i puet riens conquester.
+
+ Laidor ait ores mal dehÈ,
+Quant si guerroie ChastÈÈ,
+Que deffendre et tenser dÈust;
+NÈis se mucier la pÈust
+Entre sa char et sa chemise,
+Si l'i dÈust-ele avoir mise.
+Moult refait certes ‡ blasmer
+BiautÈ qui la dÈust amer,
+Et procurer, s'ele pÈust,
+Que bonne pËs entre eus Èust;
+Son pooir au mains en fÈist,
+Ou qu'en sa merci se mÈist;
+Que bien li dÈust faire hommage,
+S'ele fust preus, cortoise et sage,
+Non pas faire honte et vergoigne;
+Car la letre nÈis tesmoigne
+O˘ sisiesme livre Virgile,
+Par l'auctoritÈ de Sebile,
+Que nus qui vive chastement,
+Ne puet venir ‡ dampnement.
+Dont ge jur Diex, le roi celestre,
+Que fame qui bele vuet estre,
+Ou qui du ressembler se paine,
+Et se remire et se demaine
+Por soi parer et cointoier,
+Qu'el vuet ChastÈÈ guerroier,
+Car moult a certes d'anemies.
+Par cloistres et par abbaies,
+Sunt toutes contre li jurÈes;
+J‡ si ne seront enmurÈes
+
+[p.319]
+
+Elle ne sait assez de lutte, 9375
+Quand tel lutteur contre elle lutte,
+Pour oser mÍme rÈsister,
+Sans espoir de rien conquÍter.
+ Que Laideur tombe en male voie
+Quand si fort ChastetÈ guerroie
+Que protÈger elle devrait!
+Si mÍme cacher la pouvait
+Entre sa chair et sa chemise,
+Elle devrait l'y avoir mise.
+BeautÈ certe est bien ‡ bl‚mer
+Aussi, qui la devrait aimer,
+Et, s'il se peut, faire qu'entre elles
+Bonne paix finÓt leurs querelles,
+En faire au moins tout son pouvoir
+Et ses lois mÍmes recevoir.
+Si courtoise elle Ètait et sage,
+Elle devrait lui faire faire hommage
+Et non pas honte ni dÈpit.
+Car le tÈmoigne ainsi l'Ècrit,
+Au sixte livre de Virgile,
+Par la bouche de la sibylle:
+´Que nul qui vive chastement
+Ne peut venir ‡ damnement,ª
+D'o˘ je jure par Dieu le PËre:
+´Femme qui veut belle se faire
+Et qui, pour le sembler au moins,
+A se parer met tous ses soins
+Et s'admirer, c'est que la guerre
+Elle veut ‡ ChastetÈ faire.ª
+Aussi que d'ennemis ardents!
+Par les cloÓtres et les couvents,
+Toutes contre elle conjurÈes,
+Femmes ne sont assez murÈes
+
+[p.320]
+
+Que ChastÈÈ si fort ne hÈent, 9357
+Que toutes ‡ honir ne bÈent.
+Toutes font ‡ Venus hommage,
+Sans regarder preu ne dommage,
+Et se cointoient et se fardent
+Por ceus bouler qui les regardent;
+Et vont traÁant parmi ces ruÎs,
+Por vÈoir, por estre vÈuÎs[109];
+Por faire as compaignons desir
+De voloir avec eus gesir.
+Por ce portent-eus les cointises
+As karoles et as eglises:
+Car j‡ nule ce ne fÈist,
+S'el ne cuidast qu'en la vÈist,
+Et que par ce plus tost plÈust
+A ceus que decevoir pÈust.
+
+ MËs certes qui le voir en conte,
+Moult font fames ‡ Diex grant honte,
+Comme foles et desvoiÈes,
+Quant ne se tiennent apoiÈes
+De la biautÈ que Diex lor donne.
+Chascune a sor son chief coronne
+De floretes d'or ou de soie,
+Et s'en orguillist et cointoie
+Quant se va monstrant par la vile;
+Par quoi trop malement s'avile
+La malÈurÈe, la lasse,
+Quant chose plus vile et plus basse
+De soi vuet sor son chief atraire,
+Por sa biautÈ croistre ou parfaire;
+Et vet ainsinc Diex despisant,
+Qu'el le tient por non soffisant,
+
+[p.321]
+
+Pour ChastetÈ ne point haÔr 9409
+Ni s'efforcer de la honnir.
+Toutes font ‡ VÈnus hommage
+Sans voir ni profit ni dommage,
+Se parent, se couvrent de fards
+Afin d'abuser les regards,
+Et s'en vont traÁant par les rues,
+Pour voir, surtout pour Ítre vues[109]
+Et donner aux hommes dÈsir
+De les vouloir au lit saillir.
+Aussi toutes leurs marchandises,
+Aux karoles comme aux Èglises,
+Portent-elles Ègalement,
+Et nulle, bien certainement,
+Ne sortirait ainsi vÍtue,
+Si ne dÈsirait Ítre vue,
+Adonc, en sÈduisant les yeux,
+Tromper les gens plus vite et mieux.
+ Mais pour celui qui juste compte,
+Moult ‡ Dieu font femmes grand' honte,
+Quand, dans leur fol Ègarement,
+Ne se contentent simplement
+De la beautÈ que Dieu leur donne.
+Chacune sa tÍte couronne
+De fleurettes de soie ou d'or,
+Et vaine s'enorgueillit fort
+Quand se va montrant par la ville.
+Ainsi plus mÈprisable et vile
+La malheureuse alors se fait,
+Quand d'un plus bas et vil objet
+Qu'elle-mÍme, ‡ s'orner s'ingËre,
+Pour sa beautÈ croÓtre ou parfaire.
+Elle s'en va Dieu mÈprisant
+Et le proclame insuffisant,
+
+[p.322]
+
+Et se pense en son fol corage 9389
+Que moult li fist Diex grant outrage,
+Qui, quant biautÈ li compassa,
+Trop nÈgligemment s'en passa.
+Si quiert biautÈ de crÈatures
+Que Diex fist de plusors figures,
+Ou de mÈtaus, ou de floretes,
+Ou d'autres estranges chosetes.
+ Sans faille, ainsinc est-il des hommes,
+Se nous, por plus biaus estre, fomes
+Les chapelÈs et les cointises
+Sor les biautÈs que Diex a mises
+En nous: vers li trop mesprenons,
+Quant apaiÈs ne nous tenons
+Des biautÈs qu'il nous a donnÈes
+Sor toutes crÈatures nÈes.
+MËs ge n'ai de tex trufes cure,
+Ge voil soffisant vestÈure
+Qui de froit et de chaut me gart:
+Autresinc bien, si Diex me gart,
+Me garantist et cors et teste
+Par vent, par pluie et par tempeste,
+ForrÈ d'agniaus cist miens buriaus,
+Comme pers forrÈ d'escuriaus.
+Mes deniers, ce me semble, pers
+Quant ge, por vos robes de pers,
+De camelot ou de brunete,
+De vert ou d'escarlate achete,
+Et de vair et de gris la forre;
+Ce vous fait en folie encorre,
+Et faire les tors et les moÎs
+Par les poudres et par les boÎs:
+Ne Diex, ne moi riens ne prisiÈs.
+NÈis la nuit, quant vous gisiÈs
+
+[p.323]
+
+Puisqu'en son fol coeur envisage 9443
+Que Dieu lui fit moult grand outrage,
+Qui, quand la beautÈ lui donna,
+NÈgligemment s'en acquitta;
+Puisqu'emprunte des crÈatures,
+Que Dieu fit sous mille figures,
+Leurs beautÈs, soit fleurs, animaux,
+Substances maintes ou mÈtaux.
+ Sans mentir, tous tant que nous sommes,
+Il en est de mÍme des hommes;
+Car pour paraÓtre aussi plus beaux,
+De chapelets et de joyaux
+Couvrons les beautÈs naturelles
+Qu'en nous pourtant Dieu fit plus belles.
+Envers lui nous nous mÈprenons,
+Quand satisfaits ne nous tenons
+Des beautÈs qu'il nous a donnÈes
+Sur toutes crÈatures nÈes.
+Pour moi, ces moyens mÈprisant,
+Je veux vÍtement suffisant
+Qui, si Dieu me tient en sa garde,
+Et du chaud et du froid me garde,
+De simple drap fourrÈ d'agneau
+Autant que poil d'Ècureuil chaud,
+Et corps me garantisse et tÍte
+Par vent, par pluie et par tempÍte;
+Car je perds mon argent, par Dieu,
+Quand pour vous robes de drap bleu,
+De camelot et de brunete,
+D'Ècarlate ou de vert j'achËte
+Et fourre de vert et de gris;
+Ce vous affole, ‡ mon avis,
+Et vos tours excite et vos moues
+Par la poussiËre et par les boues,
+
+[p.324]
+
+En mon lit lez moi toute nuÎ, 9423
+Ne poÈs-vous estre tenuÎ:
+Car quant ge vous voil embracier
+Por besier et por solacier,
+Et sui plus forment eschaufÈs,
+Vous rechigniÈs comme maufÈs,
+Ne vers moi, por riens que ge face,
+Ne volÈs torner vostre face;
+MËs si malade vous faigniÈs,
+Tant souspirÈs, tant vous plaigniÈs,
+Et faites si le dangereus,
+Que g'en deviens si paoreus
+Que ge ne vous ose assaillir,
+Tant ai grant paor de faillir.
+
+ Quant aprËs dormir me rÈveille,
+Si me vient ‡ trop grant merveille
+Comment ces ribaus i aviennent
+Qui par jor vestuÎ vous tiennent,
+Se vous ainsinc vous dÈtortÈs
+Quant avec eus vous dÈportÈs,
+Et se tant lor faites d'anuis
+Cum ‡ moi de jor et de nuis.
+MËs n'en avÈs, ce cuit, talent,
+Ains alÈs chantant et balent
+Par ces jardins, par ces praiaus,
+Avec ces ribaus desloiaus
+Qui traÔsnent ceste espousÈe
+Par l'erbe vert ‡ la rousÈe,
+Qui me vont ilec despisant,
+Et par despit entr'eus disant:
+
+[p.325]
+
+Ni Dieu, ni moi rien ne prisez. 9477
+Voire la nuit, quand vous gisez
+Au lit prËs de moi toute nue,
+Point n'avez-vous de retenue.
+Car si je veux vous embrasser,
+Vous baiser et vous caresser,
+Et mes soulas avec vous prendre,
+Plus me voyez pressant et tendre,
+Plus mes ardeurs vous Èteignez
+Et comme un diable rechignez,
+Ni vers moi, pour rien que je fasse,
+Ne voulez tourner votre face,
+Mais tant malade vous feignez,
+Tant soupirez, tant vous plaignez
+Et tant faites la langoureuse,
+Que l'‚me en ai toute anxieuse
+Et que n'ose vous assaillir,
+Tellement j'ai peur de faillir.
+ Et quand aprËs dormir m'Èveille,
+Lors me vient ‡ trop grand' merveille,
+Si de mÍme vous dÈbattez
+Quand avec eux vous Èbattez,
+Comment ces ribauds y parviennent
+Qui vÍtue en plein jour vous tiennent,
+Et si tant leur faites d'ennuis
+Comme ‡ moi les jours et les nuits.
+Mais avec eux, comme je pense,
+N'avez si fiËre contenance;
+Vous allez chantant et dansant,
+Par les jardins et prÈs glissant
+Sur l'herbe verte et la rosÈe,
+Vous ma lÈgitime ÈpousÈe,
+Avec ces ribauds doucereux
+Qui vous entraÓnent avec eux.
+
+[p.326]
+
+C'est maugrÈ l'ort vilain Jalous; 9453
+Sa char soit or livrÈe as lous,
+Et les os as chiens enragiÈs!
+Par qui sui si ahontagiÈs?
+C'est par vous, dame pautoniere,
+Et par vostre fole maniere;
+Ribaude orde, vil pute, lisse,
+J‡, vostre cors de cest an n'isse,
+Quant ‡ tex mastins le livrÈs,
+Par vous sui ‡ honte livrÈs;
+Par vous, par vostre lecherie,
+Sui-ge mis en la confrarie
+Saint Ernol, le seignor des cous[110],
+Dont nus ne puet estre rescous,
+Qui fame ait, au mien escient,
+Tant l'aut gardant ne espiant,
+S'Èust nÈis d'iex ung millier.
+Toutes se font hurtebillier[111]:
+Qu'il n'est garde qui riens i vaille;
+Et s'il avient que le fait faille,
+J‡ la volentÈ n'i faudra,
+Par quoi, s'el puet, au fait saudra,
+Car le voloir tous jors en porte.
+
+ MËs forment nous en rÈconforte
+Juvenaus, qui dist, du mestier
+Que l'en appelle rafetier[112],
+Que c'est li meindres des pÈchiÈs
+Dont cuer de fame est entechiÈs;
+Car lor nature lor commande
+Que chascune au pis faire entende.
+Ne voit-l'en comment les marrastres
+Cuisent venins ‡ lor fillastres,
+
+[p.327]
+
+Tous tant qu'ils sont ils vous mÈprisent 9511
+Et par dÈpit entre eux se disent:
+´C'est bien fait pour l'affreux Jaloux
+Que sa chair soit livrÈe aux loups,
+Ses os qu'enragÈ chien dÈvore!ª
+Qui donc ainsi me dÈshonore?
+C'est vous-mÍme, dame cataud,
+Par votre coeur fol et ribaud,
+Chienne en feu, ribaude, putasse,
+Que votre corps un an ne passe,
+Quand ‡ tel matin le livrez,
+Car de honte vous me couvrez.
+Par vous, par votre lÈcherie,
+Je suis mis en la confrÈrie
+De saint Arnould, saint des cocus[110],
+Dont nuls ne furent secourus
+Qui femme ont, ‡ ma connaissance,
+Combien qu'on la garde et relance,
+E˚t-on mÍme d'yeux un millier;
+Toutes se font hurtebillier[111].
+Il n'en est pas une qui tienne,
+Et s'il advient qu'au fait ne vienne,
+La volontÈ n'y manquera,
+Et s'il se peut elle y viendra,
+Car le vouloir toujours l'emporte.
+ Mais JuvÈnal nous rÈconforte
+L‡-dessus merveilleusement;
+Car il nous dit moult sagement
+Que ce besoin de la femelle,
+Et que forniquer on appelle[112],
+Est encor le moindre pÈchÈ
+Dont soit coeur de femme entachÈ.
+Car leur nature leur commande
+Que chacune au pis faire entende.
+
+[p.328]
+
+Et font charmes et sorceries, 9485
+Et tant d'autres grans dÈablies,
+Que nus nes porroit recenser,
+Tant i sÈust forment penser?
+Toutes estes, serÈs, ou futes,
+De fait ou de volentÈ putes[113];
+Et qui bien vous encercheroit,
+Toutes putes vous trouveroit:
+Car qui que puist le fait estraindre,
+VolentÈ ne puet nus contraindre.
+Tel avantage ont toutes fames
+Qu'el sunt de lor volentÈ dames;
+L'en ne lor puet le cuer changier,
+Por batre, ne por ledengier;
+MËs qui changier les lor pÈust,
+Des cors la seignorie Èust.
+
+ Or lessons ce qui ne puet estre;
+MËs, biaus dous Diex, biaus Rois celestre!
+Des ribaus que porrai-ge faire
+Qui tant me font honte et contraire?
+S'il avient que ge les menace,
+Riens ne priseront ma menace;
+Se ge me vois ‡ eus combatre,
+Tost me porront tuer ou batre.
+Il sunt felon et outrageus,
+De tous maus faire corageus,
+Jennes, jolif, felons, testu:
+Ne me priseront ung festu;
+Car jonesce si les enflame,
+Qui de feu les emple et de flame,
+Et tout lor fait par estovoir
+Les cuers ‡ folie esmovoir,
+
+[p.329]
+
+Ainsi mar‚tres de leurs mains 9545
+Pour leurs brus font cuire venins,
+Charmes font et sorcelleries,
+Et tant d'autres grand' diableries,
+Qu'on ne pourrait les recenser,
+Si longtemps qu'on y p˚t penser.
+Toutes Ítes, serez ou f˚tes
+De fait ou de volontÈ putes[113]!
+Et qui bien vous Ètudierait
+Toutes putes vous trouverait.
+Car tel avantage ont les femmes
+Qu'elles sont de leur vouloir dames,
+Et qui p˚t le fait empÍcher
+Ne saurait leur vouloir forcer.
+L'injure ni la violence
+Ne changent point la conscience,
+Car qui le coeur changer pourrait
+Du corps ainsi maÓtre serait.
+ Or, laissons ce qui ne peut Ítre;
+Mais, doux Dieu, roi du ciel et maÓtre,
+Que puis-je contre ces ribauds
+Qui de tant de honte et de maux
+M'accablent? Si je les menace,
+Ils se riront de ma menace;
+Si je vais contre eux me ruer,
+TÙt me pourront battre ou tuer.
+Outrageux, fÈlons, l'‡me fiËre
+Et courageux de tous maux faire,
+Jeunes, hardis, fÈlons, tÍtus,
+Me priseront-ils deux fÈtus?
+Car jeunesse tant les enflamme
+Qui les emplit de feu, de flamme
+Et leur fait nÈcessairement
+…mouvoir le coeur follement,
+
+[p.330]
+
+Et si legiers et si volans, 9517
+Que chascuns cuide estre ung Rolans,
+Voire Hercules, voire Sanson.
+Si rorent cil dui, ce pense-on,
+Si cum en escrit le recors,
+Resemblables forces de cors;
+Car Hercules avoit, selonc
+L'auctor Solin, sept piÈs de lonc,
+N'onc ne pot ‡ quantitÈ graindre
+Nus noms, si cum il dit, ataindre.
+Moult ot cis Hercules d'encontres,
+Il vainqui douze orribles monstres,
+Et quant ot vaincu le douziesme,
+Onc ne pot chevir du treiziesme[114].
+Ce fu de Deyanira
+S'amie, qui li descira
+Sa char de venin toute esprise
+Par la venimeuse chemise.
+Ainsinc fu par fame dontÈs
+Hercules qui tant ot bontÈs.
+Si ravoit-il par YolÈ[115]
+Son cuer j‡ d'amors afolÈ.
+Ainsinc Sanson, qui pas dix hommes
+Ne redotoit ne que dix pommes,
+S'il Èust ses cheveus Èus,
+Fu par Dalila dÈcÈus.
+
+ Si fai-ge que fox de ce dire,
+Car ge sai bien que tire ‡ tire
+Mes paroles toutes dirÈs,
+Quant vous de moi dÈpartirÈs;
+As ribaus vous irÈs clamer,
+Et me porrÈs faire entamer
+
+[p.331]
+
+Le rend si lÈger, si crÈdule, 9579
+Que chacun se croit un Hercule,
+Un Samson, au moins un Roland.
+Or les deux premiers, ci-devant,
+Avaient, si bien me le rappelle,
+Semblable force corporelle.
+Car avait Hercule, selon
+L'auteur Solin, sept pieds de long,
+Et jamais homme, il nous l'assure,
+N'atteignit si haute stature.
+Moult grands travaux il entreprit,
+Douze horribles monstres vainquit,
+Mais quand e˚t vaincu le douziËme
+Ne put surmonter le treiziËme[114].
+Ce fut cette DÈjanira,
+Son amante, qui dÈchira
+Sa chair de venin toute Èprise
+Par la venimeuse chemise.
+Ainsi, ce hÈros valeureux
+Et si fort et si courageux,
+Hercule, fut par une femme
+DomptÈ; du reste, de sa flamme
+Amour dÈj‡, pour IolÈ[115],
+Avait ce grand coeur affolÈ.
+Ainsi Samson qui pas dix hommes
+N'e˚t redoutÈ plus que dix pommes,
+Ses longs cheveux s'il avait eu,
+Fut par sa Dalila dÈÁu.
+ Mais je suis fol de ce vous dire;
+Car je sais bien que tire ‡ tire
+Mes paroles rÈpÈterez,
+Quand de moi vous dÈpartirez.
+Tous ces ribauds vous feront fÍte;
+Vous me ferez briser la tÍte,
+
+[p.332]
+
+La teste, ou les cuisses brisier, 9549
+Ou les espaules encisier,
+Se j‡ poÈs ‡ eus aler;
+MËs se g'en puis oÔr parler
+Ains que ce me soit avenu,
+Et li bras ne me sunt tenu,
+Ou le pestel ne m'est ostÈs[116],
+Je vous briserai les costÈs.
+Ami, ne voisin, ne parent,
+Ne vous en seront j‡ garent,
+Ne vostre leschÈor mÈismes.
+Las! por quoi nous entrevÈismes?
+Las! de quel hore fu-ge nÈs
+Quant en tel viltÈ me tenÈs?
+Que cil ribaut mastin puant,
+Qui vous vont flatant et chuant,
+Sunt si de vous seignor et mestre,
+Dont seus dÈusse sires estre,
+Par qui vous estes soustenuÎ,
+Vestue, chaude et pÈuÎ,
+Et vous me faites parÁonniers[117],
+Ces ors ribaus, ces pautonniers,
+Qui ne vous font se honte non,
+Tolu vous ont vostre renom,
+De quoi garde ne vous prenÈs
+Quant entre vos bras les tenÈs;
+Par devant dient qu'il vous aiment,
+Et par derriers putain vous claiment,
+Et dient ce que pis lor semble,
+Quant il resunt entr'eus ensemble,
+Comment que chascuns d'eus vous serve,
+Car bien congnois toute lor verve.
+Sans faille bien est vÈritÈs,
+Quant ‡ lor bandon vous metÈs,
+
+[p.333]
+
+A grands coups les cuisses casser, 9613
+Ou les Èpaules dÈpÈcer,
+Si je vous laisse vers eux rendre.
+Mais si je puis avant l'apprendre
+Que cela ne soit advenu,
+Et si mon bras n'est retenu,
+Et si ce b‚ton l'on ne m'Ùte[116],
+Je vous veux briser mainte cÙte.
+Ami, ni voisin, ni parent,
+Ni mÍme votre beau galant
+Ne sauraient mater ma colËre.
+Maudite soit l'heure naguËre
+O˘ pour mon malheur je vous vis
+Qui me tenez en tel mÈpris!
+Or ces ribauds, chiens dÈtestables,
+Parce qu'ils sont flatteurs, aimables,
+Sont de vous maÓtres et seigneurs.
+A moi, vous devez vos faveurs,
+Par qui vous Ítes soutenue,
+Nourrie et chaussÈe et vÍtue;
+Sans pudeur vous m'associez
+Tous ces ribauds, vils putassiers,
+Qui vous ont de honte abÓmÈe
+Et ravi votre renommÈe,
+Mais garde guËre n'y prenez,
+Quand dans vos bras vous les tenez.
+Comment que chacun d'eux vous serve,
+Je connais bien toute leur verve;
+Devant ils vous aiment tout plein,
+DerriËre ils vous nomment putain,
+Et disent ce que pis leur semble
+Une fois qu'ils sont seuls ensemble.
+Et vraiment trop le mÈritez
+Quand ‡ leur merci vous mettez;
+
+[p.334]
+
+Il vous sevent bien metre ‡ point, 9583
+Car de dangier en vous n'a point.
+Quant entrÈe estes en la foule,
+O˘ chascun vous hurte et defoule,
+Il me prent par foi grant envie
+De lor solas et de lor vie[118].
+MËs sachiÈs, et bien le recors,
+Que ce n'est pas por vostre cors,
+Ne por vostre donoiement,
+Ains est por ce tant solement
+Qu'il ont le desduit des joiaus,
+Des fremaus d'or et des aniaus,
+Et des robes et des pelices
+Que ge vous lais cum fox et nices:
+Car quant vous alÈs as karoles,
+Ou ‡ vos assemblÈes foles,
+Et ge remains cum fox et yvres,
+Vous i portÈs qui vaut cens livres
+D'or et d'argent sor vostre teste,
+Et commandÈs que l'en vous veste
+De camelot, de vair, de gris,
+Si que trestous en amegris,
+De maltalent et de souci,
+Tant m'en esmai, tant m'en souci.
+
+ Que me revalent ces gallendes,
+Ces coiffes ‡ dorÈes bendes,
+Et ces diorez trecÈors,
+Et ces yvorins mirÈors,
+Ces cercles d'or bien entailliÈs,
+PrÈcieusement esmailliÈs,
+Et ces corones de fin or
+Dont enragier ne me fine or,
+
+[p.335]
+
+Tout leur vouloir ils vous font faire, 9647
+Car vous ne vous dÈfendez guËre.
+Quand dans la foule entrez ainsi
+O˘ chacun vous foule ‡ l'envi,
+Il me prend parfois grande envie
+De leur soulas et de leur vie[118].
+Mais je ne vous le cache pas,
+Ils ne sont point pour vos appas
+SÈduits ni par votre jactance,
+Mais purement par l'Èloquence
+De vos parures et joyaux,
+Des chaÓnes d'or et des anneaux,
+Des manteaux et robes de soie
+Que, comme un sot, je vous octroie.
+Car lorsque vous vous en allez
+A vos karoles et balez
+Parmi mainte folle assemblÈe,
+Je reste seul en recelÈe
+Comme un ivrogne ou comme un fol,
+Et vous, pour cent livres au col
+D'or ou d'argent et sur la tÍte
+Portez et voulez qu'on vous vÍte
+De vair, de camelot, de gris,
+Tant que tretout j'en amaigris
+De colËre et de jalousie,
+Tant m'en Èmeus et m'en soucie!
+ Que me servent ces oripeaux,
+Ces coiffes d'or et ces bandeaux,
+Et tous ces tressoirs dorÈs, voire
+Encor ce beau miroir d'ivoire,
+Ces cercles d'or si bien taillÈs,
+PrÈcieusement ÈmaillÈs,
+Ces fermails d'or ‡ pierres fines,
+A votre col, ‡ vos poitrines,
+
+[p.336]
+
+Tant sunt beles et bien polies, 9615
+O˘ tant a beles perreries,
+Saphirs, rubis et esmeraudes,
+Qui si vous font les chieres baudes?
+Ces fremaus d'or ‡ pierres fines
+A vos cols et ‡ vos poitrines,
+Et ces tissus et ces ceintures
+Dont tant coustent les ferrÈures
+Que l'or, que les pelles menuÎs:
+Que me valent tex fanfeluÎs?
+Et tant estroit vous rechauciÈs,
+Que la robe sovent hauciÈs
+Por montrer vos piÈs as ribaus.
+Ainsinc me confort saint Tibaus!
+Que tout dedans tiers jors vendrai,
+Et vile et sous piÈs vous tendrai:
+N'aurÈs de moi, par le cors DÈ,
+Fors cote et sorcot de cordÈ,
+Et une gonele de chanvre,
+MËs el ne sera mie tanvre,
+Ains sera grosse et mal tissuÎ,
+Et descirÈe et desrompuÎ,
+Qui qu'en face ne duel ne pleinte:
+Et par mon chief, vous serÈs ceinte,
+MËs, dirÈs-vous, de quel ceinture?
+D'un cuir tout blanc sans ferrÈure;
+Et de mes housiaus anciens
+AurÈs grans solers ‡ liens[119],
+Larges ‡ metre grans panufles.
+Toutes vous osterai ces trufles,
+Qu'el vous donnent occasion
+De faire fornicacion:
+Si ne vous irÈs plus monstrer
+Por vous faire as ribaus voustrer.
+
+[p.337]
+
+Ces belles couronnes d'or fin 9681
+Qui me font enrager enfin,
+Tant sont belles et bien polies,
+O˘ sont tant belles pierreries,
+Saphirs, Èmeraudes, rubis,
+Qui vous font des airs si ravis?
+Et ces tissus et ces ceintures
+Dont me co˚tent les garnitures
+Autant que les perles et l'or,
+A quoi me servent-ils encor?
+A quoi cette Ètroite chaussure
+Qui tant vous fait outre mesure
+Montrer la jambe ‡ ces ribauds?
+Ainsi, me garde saint Thibaus!
+Avant que le tiers jour s'Ècoule,
+Il faut aux pieds que je vous foule!
+Par le corps Dieu! de moi n'aurez
+Ni robes, ni bandeaux dorÈs,
+Mais cote et robe mal tissÈe
+Toute en lambeaux et dÈpecÈe,
+Et de simple chanvre un manteau,
+Je vous jure, ÈlÈgant ni beau,
+Combien qu'en fassiez deuil et plainte,
+Et par mon chef, vous serez ceinte,
+Et de quelle ceinture encor?
+D'un cuir tout blanc sans fermail d'or,
+Et pour vous de mes vieilles guÍtres
+Je ferai souliers ‡ lacs, maÓtres[119]
+Souliers ‡ mettre grands chaussons.
+Vite ces oripeaux laissons
+Qui vous poussent ‡ l'adultËre
+Et ‡ fornication faire.
+Adonc plus n'irez vous montrer,
+Ni sous ces ribauds vous vautrer.
+
+[p.338]
+
+ MËs or me dites sans contrueve, 9649
+Cele autre riche robe nueve
+Dont l'autre jor si vous parastes,
+Quant as karoles en alastes,
+(Car bien congnois, et raison ai,
+Qu'onques cele ne vous donnai),
+Par amors, o˘ l'avÈs-vous prise?
+Vous m'avÈs jurÈ saint Denise
+Et saint Philebert et saint Pere,
+Qu'el vous vint de par vostre mere
+Qui le drap vous en envoia;
+Car si grant amor ‡ moi a,
+Si cum vous me faites entendre,
+Que bien vuet ses deniers despendre[120]
+Por moi faire les miens garder.
+Vive la face-l'en larder,
+L'orde vielle putain prestresse,
+Maquerele et charroieresse,
+Et vous avec par vos merites,
+S'il n'est ainsinc comme vous dites!
+Certes ge li demanderai:
+MËs en vain me travaillerai,
+Tout ne me vaudrait une bille,
+Tel la mere, tele la fille.
+Bien sai, parlÈ avÈs ensemble,
+Andui avÈs, si cum moi semble,
+Les cuers d'une verge touchiÈs;
+Bien voi de quel piÈ vous clochiÈs.
+L'orde vielle putain fardÈe
+S'est ‡ vostre acord acordÈe:
+Autrefois ‡ ceste hart torse
+De mains mastins a estÈ morse,
+Tant a divers chemins traciÈs;
+MËs tant est ses vis effaciÈs,
+
+[p.339]
+
+ Or dites-moi sans tricherie, 9715
+Cette robe neuve et jolie
+Dont l'autre jour vous vous pariez
+Quant aux karoles vous alliez,
+Par amour, o˘ l'avez-vous prise?
+Car celui qui vous l'a remise
+N'est pas moi, j'en suis assurÈ.
+Par saint Denis m'avez jurÈ,
+Saint Philibert et le Saint-PËre,
+Qu'elle vous vint de votre mËre
+Qui le drap vous en envoya;
+Car pour moi si grand amour a
+Qu'elle aime mieux, ‡ vous entendre,
+Pour mon bien garder et dÈfendre,
+Donner le sien sans calculer.
+Puisse-t-on vive la br˚ler,
+L'orde vieille putain prÍtresse,
+La maquerelle, la diablesse,
+Et vous avec, pour vos hauts faits,
+Si vos serments ne sont pas vrais!
+Vous deux ne valez une bille,
+Car telle mËre, telle fille.
+Au fait je lui demanderai;
+Mais en vain me travaillerai,
+Car parlÈ vous avez ensemble,
+Et vos deux coeurs sont, il me semble,
+D'une mÍme verge touchÈs.
+Bien vois de quel pied vous clochez,
+Et la vieille putain fardÈe
+S'est avec vous bien accordÈe.
+Car autrefois, je le sais bien,
+Elle usa du mÍme moyen;
+A la mÍme corde pendue,
+Elle fut de maint chien mordue
+
+[p.340]
+
+Que ne puet riens faire de soi, 9683
+Si vous vent ores, bien le soi.
+El vient cÈans, et vous emmaine
+Trois fois ou quatre la semaine,
+Et faint noviaus pelerinages
+Selonc les anciens usages,
+Car g'en sai toute la covine,
+Et de vous promener ne fine,
+Si cum l'en fait destrier ‡ vendre,
+Et prent et vous enseigne ‡ prendre.
+CuidiÈs que bien ne vous congnoisse?
+Qui me tient que ge ne vous froisse
+Les os cum ‡ poucin en paste,
+A ce pestel ou ‡ cest haste?
+
+
+ * * * * *
+
+
+ LII
+
+
+ Comment le Jaloux se dÈbat
+ A sa femme et si fort la bat,
+ Que robe et cheveulx luy descire,
+ Par sa jalousie et par ire.
+
+
+Lors la prent espoir de venuÎ
+Cil qui de maltalent tressuÎ,
+Par les tresses et sache et tire,
+Les cheveus li ront et descire
+Li jalous, et sor li s'aorse
+Por noient fust lyon sor orse;
+Et par tout l'ostel la traÔne
+Par corrous et par ataÔne,
+Et la ledenge malement;
+Ne ne vuet por nul serement
+
+[p.341]
+
+Dans les chemins qu'elle a tracÈs. 9749
+Mais ses traits sont tout effacÈs,
+Et ne pouvant plus rien prÈtendre,
+Elle va maintenant vous vendre.
+Elle vient cÈans, et par mois
+Vous emmËne onze ou douze fois,
+Et feint nouveaux pËlerinages,
+Suivant les anciens usages
+(Car je connais tout son latin),
+Vous promËne soir et matin
+Comme on fait un cheval ‡ vendre,
+Et prend et vous enseigne ‡ prendre.
+Croit-on ‡ ce point m'abuser?
+Qui me retient de vous briser
+Les os, comme ‡ poussin en p‚te,
+De ce bois, de ce fer, ingrate!
+
+
+ * * * * *
+
+
+ LII
+
+
+ Comment le Jaloux se dÈbat
+ Avec sa femme et tant la bat
+ Que robe et cheveux lui dÈchire
+ Par jalousie et par grande ire.
+
+
+ Lors de colËre tout suant,
+Il la saisit incontinent
+Par les tresses, secoue et tire,
+Les cheveux lui rompt et dÈchire,
+Et s'acharne, tirant toujours,
+Comme un lion dessus un ours,
+Par toute la maison la traÓne,
+Par courroux et vengeance et haine,
+Et la gourmande malement,
+Et ne veut, pour aucun serment,
+
+[p.342]
+
+Recevoir excusacion, 9711
+Tant est de maLe entencion;
+Ains fiert et frape et roille et maille
+Cele qui brait et crie et braille,
+Et fait sa voiz voler as vens
+Par fenestres et par auvens;
+Et tout quanque set li reprouche
+Si cum il li vient ‡ la bouche,
+Devant les voisins qui l‡ viennent,
+Qui por fox ambedeus les tiennent,
+Et la li tolent ‡ grant paine,
+Tant qu'il est ‡ la grosse alaine.
+
+ Et quant la dame sent et note
+Cest torment et ceste riote,
+Et ceste dÈduiante viele,
+Dont cil jonglierres li viele[121],
+PensÈs-vous qu'el l'en aint j‡ miaus?
+El vodroit or qu'il fust ‡ Miaus,
+Voire certes en Romanie.
+Plus dirai, que ge ne croi mie
+Qu'ele le voille amer jamËs.
+Semblant, espoir, en fera; mËs
+S'il pooit voler jusqu'as nuÎs,
+Ou si haut lever ses vÈuÎs,
+Qu'il pÈust d'ilec, sans chÈoir,
+Tous les faits des hommes vÈoir,
+Et s'apensast tout ‡ loisir,
+Si faudroit-il bien ‡ choisir
+En quel peril il est chÈus,
+S'il n'a tous ses baras vÈus
+Por soi garantir et tenser
+Dont fame se set porpenser.
+
+[p.343]
+
+OuÔr excuse ni dÈfense, 9779
+Tant est de male conscience,
+Mais cogne et frappe comme un sourd,
+Roule ses yeux tout ‡ l'entour,
+Et la pauvre femme tiraille,
+Qui brait et qui crie, et qui braille,
+Et fait sa voix voler aux vents
+Par fenÍtres et par auvents;
+Tout ce qu'il sait, d'un air farouche
+Lui dit, comme il vient ‡ sa bouche,
+Devant les voisins curieux
+Qui les tiennent pour fous tous deux,
+Et la dÈlivrent ‡ grand' peine,
+Tant il s'acharne ‡ perdre haleine.
+ Et quand la dame note et sent
+Cette riote et ce tourment,
+Et la joyeuse ritournelle
+Qu'ainsi ce jongleur lui vielle[121]
+Fera-t-elle mieux son devoir?
+Non; mais voudrait ‡ Meaux le voir,
+Voire certes en Roumanie.
+Je dirai plus; je ne crois mie
+Qu'elle le veuille aimer jamais.
+Peut-Ítre elle en aura l'air; mais
+S'il pouvait voler jusqu'aux nues,
+Ou si haut Èlever ses vues,
+Qu'il p˚t ici-bas et sans choir
+Tous les gestes des hommes voir,
+Et rÈflÈchir tout ‡ son aise,
+Il sentirait, ‡ grand mÈsaise,
+En quel embarras il est chu,
+Lui qui les ruses n'a pas vu
+Auxquelles femme sait entendre,
+Pour se garantir et dÈfendre.
+
+[p.344]
+
+S'il dort puis en sa compaignie, 9743
+Trop met en grant peril sa vie;
+Voir en veillant et en dormant
+Si doit-il douter moult formant
+Qu'el n'el face, por soi venchier,
+Empoisonner ou detrenchier,
+Ou mener vie enlangorÈe,
+Par cautele desesperÈe,
+Ou qu'el ne pense ‡ soi foÔr,
+S'el n'en puet autrement joÔr.
+Fame ne prise honor ne honte,
+Quant riens en la teste li monte:
+Qu'il est vÈritÈs sans doutance,
+Fame n'a point de conscience
+Vers quanqu'el het, vers quanqu'el ame;
+ValÈrius nÈis la clame
+Hardie et artificieuse,
+Et trop ‡ nuire estudieuse.
+
+ Amis.
+
+Compains, cil fox vilains Jalous,
+Dont la char soit livrÈe as lous,
+Qui si de Jalousie s'emple,
+Cum ci vous ai mis en exemple,
+Et se fait seignor de sa fame,
+Qui ne redoit mie estre dame,
+MËs sa pareille et sa compaigne,
+Si cum la loi les acompaigne;
+Et il redoit ses compains estre,
+Sans soi faire seignor ne mestre;
+Quant tex tormens li apareille,
+Et ne la tient cum sa pareille,
+Ains la fait vivre en tel mesaise,
+CuidiÈs-vous qu'il ne li desplaise,
+
+[p.345]
+
+Car s'il partage son chevet, 9813
+Sa vie en trop grand danger met;
+S'il veille o˘ s'il dort, en son ‚me
+Toujours il craindra que sa femme
+Ne le fasse, pour se venger,
+Empoisonner ou Ègorger,
+Ou mener langoureuse vie
+Par incessante fourberie,
+Ou qu'elle ne songe ‡ s'enfuir,
+Si n'en peut autrement jouir.
+Femme ne prise honneur ni honte
+SitÙt que sa tÍte se monte;
+Chacun reconnaÓt de concert
+Que toute conscience perd
+Femme qui hait, femme qui aime.
+ValÈrius l'appelle mÍme
+ tre hardi, fallacieux,
+Et trop ‡ nuire courageux.
+
+ Ami.
+
+Ami, ce vilain par folie
+Qui se crËve de jalousie,
+Ainsi que l'ai dÈpeint ‡ vous
+(Dont la chair soit livrÈe aux loups!),
+Et se fait de sa femme maÓtre
+Qui non plus ne doit maÓtresse Ítre
+(La loi ne le dit autrement),
+Mais sa compagne seulement,
+Comme il doit son compagnon Ítre,
+Sans s'en faire seigneur ni maÓtre,
+Quand de tels tourments il l'Èmeut,
+Pour son Ègale ne la veut,
+Mais la fait vivre en tel mÈsaise,
+Pensez-vous qu'il ne lui dÈplaise
+
+[p.346]
+
+Et que l'amor entr'eus ne faille, 9775
+Que qu'ele die? OÔl sans faille.
+J‡ de sa fame n'iert amÈs
+Qui sire en vuet estre clamÈs;
+Car il convient amor morir
+Quant amant vuelent seignorir.
+Amors ne puet durer ne vivre,
+Se n'est en cuer franc et dÈlivre.
+Por ce revoit-l'en ensement
+De tous ceus qui premierement
+Por amor amer s'entresuelent,
+Quant puis espouser s'entrevuelent,
+Envis puet entr'eus avenir
+Que bonne amor s'i puist tenir:
+Car cil, quant par amor amoit,
+Serjant ‡ cele se clamoit,
+Qui sa mestresse soloit estre;
+Or se clame seignor et mestre
+Sor cele que dame ot clamÈe,
+Quant ele iert par amor amÈe.
+
+ L'Amant.
+
+AmÈe!
+
+ Amis.
+
+Voire.
+
+ L'Amant.
+
+En quel maniere?
+
+ Amis.
+
+En tel, que se s'amie chiere
+Li commandast, Amis, sailliÈs,
+Ou ceste chose me bailliÈs,
+
+[p.347]
+
+Et que ne passent leurs amours, 9845
+Quoi qu'il dise? Si, toujours.
+De sa femme ne saurait Ítre
+AimÈ, qui veut en Ítre maÓtre,
+Car l'amour meurt en un instant
+DËs que maÓtre devient l'Amant.
+Amour ne peut vivre et se plaire
+Qu'en un coeur franc, libre et sincËre.
+Aussi voit-on pareillement,
+Chez tous ceux qui premiËrement
+Longtemps d'amour simple s'aimËrent
+Et dans la suite s'ÈpousËrent,
+Que rarement peut advenir
+Que bonne amour puisse tenir;
+Car lui de sa chËre maÓtresse,
+Quand il l'aimait d'amour, sans cesse
+Il se disait le serviteur;
+Or maÓtre il s'en clame et seigneur,
+MaÓtresse aprËs l'avoir clamÈe
+Quand elle Ètait d'amour aimÈe.
+
+ L'Amant.
+
+AimÈe!
+
+ Ami.
+
+Oui, certes.
+
+ L'Amant.
+
+Et comment?
+
+ Ami.
+
+Si bien que lorsqu'‡ son amant
+Elle commandait, je suppose:
+´Ami, sautez, ou telle chose
+
+[p.348]
+
+Tantost li baillast sans faillir, 9799
+Et saillist s'el mandast saillir.
+Voire nÈis, que qu'el dÈist,
+Saillist-il por qu'el le vÈist:
+Car tout avoit mis son plesir
+En faire li tout son desir.
+MËs quant sunt puis entr'espousÈ,
+Si cum ci racontÈ vous È,
+Lors est tornÈe la roÈle,
+Que cil qui soloit servir cele,
+Commande que cele le serve
+Ausinc cum s'ele fust sa serve,
+Et la tient corte, et li commande
+Que de ses faits conte li rende,
+Et sa dame ainÁois l'apela:
+Envis muert qui apris ne l'a.
+Lors se tient cele ‡ mal-baillie,
+Quant se voit ainsinc assaillie
+Du meillor, du plus esprovÈ
+Qu'ele ait en ce siecle trovÈ,
+Qui si la vuet contrarier.
+Ne se set mËs en qui fier,
+Quant sor son col son mestre esgarde,
+Dont onques mËs ne se prist garde.
+Malement est changiÈs li vers;
+Or li vient li gieus si divers,
+Qu'el ne puet ne n'ose joer.
+Comment s'en puet-ele loer?
+S'el n'obÈist, cil se corroce
+Et la ledenge; et s'ele groce,
+Estes le vous en ire mis,
+Et tantost par l'ire anemis.
+ Por ce, compains, li ancien,
+Sans servitude et sans lien,
+
+[p.349]
+
+Donnez-moi,ª lui soudain sautait 9869
+Et puis la chose lui donnait;
+Elle voire, sans rien lui dire,
+L'e˚t fait sauter pour un sourire,
+Car il mettait tout son plaisir
+A combler son moindre dÈsir.
+Mais une fois liÈs ensemble,
+Comme l'ai dit ci-haut, me semble,
+Lors la roue a si bien tournÈ,
+Que l'esclave humble et raffinÈ
+Change, la tient court et commande
+Que de ses faits compte lui rende
+Celle que maÓtresse il clamait,
+Et comme si sa serve Ètait
+Veut ‡ son tour qu'elle obÈisse;
+Pour un coeur franc, mortel supplice!
+Alors elle plaint son malheur,
+Quand ainsi se voit du meilleur,
+Du plus sincËre amant trahie
+Qu'elle ait rencontrÈ de sa vie,
+Qui tant la veut contrarier;
+Ne sait plus en qui se fier,
+Quand son col le maÓtre regarde
+Dont jamais il ne se prit garde.
+En sa triste position,
+Telle est sa dÈsillusion,
+Qu'elle ne peut jouer ni l'ose;
+Comment supporter telle chose?
+Il faut obÈir ou soudain
+Il menace, et s'elle se plaint,
+Le voil‡ tantÙt en colËre,
+Et tout le mÈnage est en guerre.
+ Ami, pour ce les anciens
+Sans servitude et sans liens,
+
+[p.350]
+
+Pesiblement, sans vilenie, 9833
+S'entreportoient compaignie,
+N'il ne donnassent pas franchise
+Por l'or d'Arrabe ne de Frise:
+Car qui tout l'or en vodroit prendre,
+Ne la porroit-il pas bien vendre.
+N'estoit lors nul pelerinage,
+N'issoit nus hors de son rivage
+Por cerchier estrange contrÈe;
+N'onques n'avoit la mer passÈe
+
+
+ * * * * *
+
+
+ LIII
+
+
+ Comment Jason alla grant erre
+ Oultre mer la toison d'or querre,
+ Et fut chose moult merveilleuse
+ Aux regardans, et moult paoureuse.
+
+
+Jason, qui premiers la passa,
+Quant les navires compassa
+Por la toison d'or aler querre.
+Bien cuida estre pris de guerre
+Neptunus, quant le vit nagier;
+Triton redut vif erragier.
+Et Doris, et toutes ses filles[122],
+Por les merveilleuses semilles,
+Cuiderent tuit estre traÔs,
+Tant furent forment esbaÔs
+Des nËs qui par la mer aloient
+Si cum li mariniers voloient.
+Mais li premier dont je vous conte,
+Ne savoient que nagier monte:
+Tretuit trovoient en lor terre
+Quanque lor sembloit bon ‡ querre.
+
+[p.351]
+
+Paisiblement, sans vilenie,
+Vivaient en douce compagnie.
+Ils n'eussent pas, en vÈritÈ,
+Pour rien vendu leur libertÈ;
+Car tout l'or d'Arabie et Frise
+Ne paierait telle marchandise.
+PËlerinage aucun n'Ètait,
+Nul son rivage ne quittait
+Pour chercher lointaine contrÈe;
+Oncques n'avait la mer passÈe
+
+
+ * * * * *
+
+
+ LIII
+
+
+ Comment Jason prit son essor
+ Outre-mer vers la toison d'or,
+ Et fut chose moult merveilleuse
+ Aux regardants et moult peureuse.
+
+
+Jason, qui premier la passa,
+Quand les navires compassa,
+Allant la toison d'or conquerre.
+Bien se crut entrepris de guerre
+Neptune, le voyant nager,
+Triton dut tout vif enrager,
+Et Doris et ses filles blondes[122],
+Admirant ces nefs vagabondes;
+Tretous ils se crurent trahis,
+Tant furent soudain Èbahis
+Des marins guidant leur navire
+A leur grÈ sur l'humide empire.
+Mais, Ami, ces premiers humains
+Ne connaissaient pas les marins;
+Car tous ils trouvaient sur la terre
+Ce qui leur semblait nÈcessaire,
+
+[p.352]
+
+Riche estoient tuit Ègaument, 9863
+Et s'entramoient loiaument
+Les simples gens de bonne vie:
+Lors iert amors sans seignorie.
+L'ung ne demandoit riens ‡ l'autre,
+Quand Barat vint lance sor fautre[123],
+Et PechiÈs et Male-Aventure
+Qui n'ont de soffisance cure.
+Orguel qui desdaingne pareil,
+Vint avec ‡ grant appareil,
+Et Convoitise et Avarice,
+Envie et tuit li autre vice:
+Si firent saillir PovretÈ
+D'enfer, o˘ tant avoit estÈ,
+Que nus de li riens ne savoit,
+N'onques en terre estÈ n'avoit:
+Mal fust-ele si tost venuÎ,
+Car mout i ot pesme venuÎ[124].
+ PovretÈ qui point de sens n'a,
+Larrecin son filz amena,
+Qui s'en vet au gibet le cors
+Por faire ‡ sa mere secors;
+Et s'i fait aucune fois pendre,
+Que sa mËre nel' puet deffendre:
+Non puet ses peres Cuers-faillis,
+Qui de duel en rest mal-baillis.
+NÈis damoisele Laverne[125]
+Qui les larrons guie et governe.
+C'est des larrecins la dÈesse,
+Qui les pÈchiÈs de nuit espesse,
+Et les baras de nuÎs cueuvre,
+Qu'il n'aperent dehors par euvre,
+Jusqu'‡ tant qu'il i sunt trovÈ,
+Et pris en la fin tuit provÈ.
+
+[p.353]
+
+Et tous riches Ègalement 9933
+Ils s'entr'aimaient loyalement,
+Les simples gens de bonne vie!
+Amour Ètait sans seigneurie,
+L'un de l'autre rien n'exigeait;
+Quand Dol survint, lance en arrÍt[123]
+Et PÈchÈs et Male-Aventure
+Qui n'ont de suffisance cure.
+Orgueil, dÈdaignant son pareil,
+Accourut ‡ grand appareil
+TraÓnant Convoitise, Avarice,
+Envie et tout un chacun vice.
+Ils firent sortir PauvretÈ
+D'enfer, o˘ tant avait ÈtÈ
+Que nul ne connaissait rien d'elle;
+Ci-bas c'Ètait chose nouvelle.
+Pourquoi, las! vint-elle sitÙt?
+Car c'est bien le pire flÈau.
+ PauvretÈ, la sotte femelle,
+Larcin son fils mËne avec elle
+Qui, pour sa mËre aider, mÈfait
+Et qui court tout droit au gibet;
+Car bien souvent il se fait pendre
+Sans qu'elle puisse le dÈfendre,
+Non plus son pËre Coeur-Failli
+Qui de deuil est tout assailli,
+Non plus damoiselle Laverne[125]
+Qui les larrons guide et gouverne.
+C'est la dÈesse des coquins,
+Qui d'Èpaisse nuit les larcins
+Et d'ombre tous leurs forfaits couvre,
+De crainte qu'on ne les dÈcouvre,
+Jusques ‡ temps qu'ils soient trouvÈs
+Et pris en la fin tout prouvÈs.
+
+[p.354]
+
+Pas n'a tant de misÈricorde, 9897
+Quant l'en li met o˘ col la corde,
+Que j‡ l'en voille garentir,
+Tant se sache bien repentir.
+Tantost cil dolereus maufÈ,
+De forcenerie eschaufÈ,
+De duel, de corrous et d'envie,
+Quant virent gens mener tel vie,
+S'escorserent par toutes terres,
+Semans descors, contens et guerres,
+Mesdis, rancunes, et haÔnes
+Par corrous, et par ataÔnes;
+Et por ce qu'il orent or chier,
+Firent-il la terre escorchier,
+Et li sachierent des entrailles
+Ses anciennes repostailles,
+MÈtaus et pierres prÈcieuses,
+Dont genz devindrent envieuses:
+Car Avarice et Convoitise
+Ont Ës cuers des hommes assise
+La grant ardor d'avoir acquerre.
+Li ung l'acquiert, l'autre l'enserre,
+Ne jamËs la lasse chÈtive,
+Ne despendra jor qu'ele vive,
+Ains en fera mestres tutors,
+Ses hers ou ses exÈcutors,
+S'il ne l'en meschiet autrement:
+Et s'el en vet ‡ dampnement,
+Ne cuit que j‡ nus d'aus la plaigne;
+MËs s'ele a bien fait, si le preigne.
+ Tantost cum par ceste mesnie
+Fu la gent mal-mise et fesnie,
+La premiere vie lessierent:
+De mal faire puis ne cessierent,
+
+[p.355]
+
+Point ne va sa misÈricorde, 9967
+Quand on lui met au col la corde,
+Jusqu'‡ vouloir l'en garantir,
+Tant sut-il bien se repentir.
+Soudain tous ces douloureux diables,
+Tous ces monstres Èpouvantables,
+Br˚lants d'envie et de courroux,
+Du bonheur des hommes jaloux,
+Se rÈpandirent sur la terre
+Semant la discorde et la guerre,
+Haine, rancune et faussetÈ,
+Par courroux et mÈchancetÈ.
+Et parce que l'or ils aimËrent,
+La terre mÍme ils ÈcorchËrent,
+Et bientÙt les trÈsors cachÈs
+En son sein furent arrachÈs,
+MÈtaux et pierres prÈcieuses,
+Dont gens devinrent envieuses.
+Or ce qui mit dedans nos coeurs
+D'acquÈrir les folles ardeurs,
+C'est Avarice et Convoitise;
+L'une acquiert, l'autre thÈsaurise.
+Jamais l'avare son argent
+Ne dÈpensera, lui vivant,
+Pour, ‡ sa mort, maÓtres en faire
+Ses hoirs ou quelque lÈgataire,
+Si Dieu n'en dispose autrement.
+De ceux-l‡, s'il perd son argent,
+Nulle pitiÈ ne doit attendre;
+Ils ne savent que son bien prendre.
+ BientÙt les malheureux humains,
+Corrompus par tous ces malins,
+Leur douce existence quittËrent
+Et de mal faire ne cessËrent,
+
+[p.356]
+
+Car faus et trichÈors devindrent. 9931
+As propriÈtÈs lors se tindrent,
+La terre mÈismes partirent,
+Et au partir bones i mirent;
+Et quant les bones i metoient,
+Mainte fois s'entrecombatoient,
+Et se tolurent ce qu'il porent,
+Li plus fors les greignors pars orent;
+Et quant en lor porchas coroient,
+Li pareceux qui demoroient,
+S'en entroient en lor cavernes,
+Et lor embloient lor espernes.
+Lors convint que l'en esgardast
+Aucun qui les loges gardast,
+Et qui les maufaitors prÈist,
+Et droit as plaintifz en fÈist,
+Ne nus ne l'osast contredire.
+Lors s'assemblerent por eslire.
+
+
+ * * * * *
+
+
+ LIV
+
+
+ Cy povez lire sans desroy,
+ Comment fut fait le premier roy,
+ Qui puis leur jura sans tarder
+ De loyaulment le leur garder.
+
+
+Ung grant vilain entr'eus eslurent,
+Le plus ossu de quanqu'il furent,
+Le plus corsu et le greignor,
+Si le firent prince et seignor.
+Cil jura qu'‡ droit les tendroit,
+Et que lor loges deffendroit,
+Se chascuns endroit soi li livre
+Des biens dont il se puisse vivre
+
+[p.357]
+
+Tous devinrent faux et trompeurs. 10001
+On vit domaines et seigneurs,
+Car la terre ils se partagËrent
+Et des bornes d'abord plantËrent.
+Mais quand des bornes ils plantaient,
+Maintes fois ils se combattaient,
+Et se volËrent ce qu'ils purent,
+Les plus forts les belles parts eurent;
+Mais s'ils allaient par les chemins,
+Restaient paresseux et coquins
+Qui lors entraient en leurs taniËres
+Ravir leurs Èpargnes premiËres.
+Lors il fallut, pour les garder,
+A choisir quelqu'un s'accorder,
+Qui p˚t tous ces malfaiteurs prendre
+Et la justice aux plaignants rendre,
+A qui chacun d˚t obÈir:
+Ils s'assemblËrent pour choisir.
+
+
+ * * * * *
+
+
+ LIV
+
+
+ Ci pouvez voir en toute foi
+ Comment fut fait le premier roi
+ Qui de garder jura sur l'heure
+ Et leur avoir et leur demeure.
+
+
+Un grand vilain alors entre eux
+Ils choisirent, le plus nerveux,
+Le plus large et gros qu'ils trouvËrent,
+Et prince et seigneur l'acclamËrent.
+Il jura que bien veillerait
+Et que leurs loges dÈfendrait:
+Mais que chacun, dit-il, me livre
+Biens suffisants pour pouvoir vivre.
+
+[p.358]
+
+Ainsinc l'ont entr'eus acordÈ, 9961
+Cum cil l'ot dit et recordÈ.
+Cil tint grant piece cest office;
+Li robÈors plains de malice
+S'assemblerent quant seul le virent,
+Et par maintes fois le batirent
+Quant les biens venoient embler.
+Lors restut le pueple assembler,
+Et chascun en droit soi taillier
+Por serjans au prince baillier.
+CommunÈment lors se taillierent,
+Et tous et toutes li ballierent,
+Et donnerent grans tenemens.
+De l‡ vint li commencemens
+As rois, as princes terriens,
+Selonc l'escript as anciens;
+Car par l'escript que nous avons,
+Les fais des anciens savons;
+Si les en devons mercier,
+Et loer et regracier.
+Lors amasserent les tresors
+De pierres et d'argent et d'ors;
+D'or et d'argent, por ce qu'il ierent
+Traitable et prÈcieus, forgierent
+Vessellementes et monnoies,
+Fremaus, aniaus, noiaus, corroies;
+De fer dur forgierent lor armes,
+Coutiaus, espÈes et guisarmes,
+Et glaives et cotes maillÈes
+Por faire ‡ lor voisins meslÈes.
+Lors firent tors et roillÈis
+Et murs ‡ creniaus taillÈis:
+Chastiaus fermerent et citÈs,
+Et firent grans palais listÈs[126]
+
+[p.359]
+
+CÈans entre eux ont accordÈ 10031
+Ce qu'il leur avait demandÈ.
+Longtemps il remplit cet office;
+Mais les larrons pleins de malice
+S'assemblËrent, seul le voyant,
+Et le battirent bien souvent
+Lorsqu'ils venaient ‡ la curÈe.
+Lors on tint nouvelle assemblÈe,
+Et chacun dut se cotiser
+Pour garde au prince composer.
+Les tailles lors ils s'imposËrent,
+Et tous et toutes lui baillËrent
+Sergents et biens incontinent.
+De l‡ vint le commencement
+Des principautÈs terriennes,
+Selon les histoires anciennes;
+Car par l'Ècrit que nous avons,
+Tous les faits des anciens savons
+Et leur devons en conscience
+Gr‚ce, los et reconnaissance.
+Lors tous d'amasser un trÈsor
+De pierres et d'argent et d'or.
+Des plus beaux mÈtaux qu'ils trouvËrent,
+L'argent et l'or, ils se forgËrent
+Monnaie, et vaisselle et joyaux,
+Bourses, boutons, boucles, anneaux;
+Du fer dur leurs armes forgËrent,
+Haches et glaives faÁonnËrent,
+Cottes de mailles et bassins
+Pour faire guerre ‡ leurs voisins.
+Alors tous de grand' peur tremblËrent
+Ceux qui les trÈsors amassËrent,
+Et bientÙt on vit tous les jours
+S'Èlever barriËres et tours,
+
+[p.360]
+
+Cil qui les tresors assemblerent, 9995
+Car tuit de grant paor tremblerent
+Por les richeces assemblÈes,
+Qu'eles ne lor fussent emblÈes,
+Ou par quelque forfait toluÎs.
+Bien furent lor dolors crÈuÎs
+As chetis de mauvais Èur,
+C'onc puis ne furent assÈur,
+Que ce qui commun ert devant,
+Comme le soleil et le vent,
+Par convoitise approprierent,
+Quant as richeces se lierent.
+Or en a bien ung plus que vingt:
+Onc ce de bon cuer ne lor vint.
+
+ Sans faille des vilains gloutons,
+Ne donnasse-ge deus boutons,
+Combien que bon cuer lor fausist,
+De tel faute ne me chausist:
+Bien s'entr'amassent ou haÔssent,
+Ou lor amor s'entrevendissent.
+Mais c'est grant duel et grans domages
+Que ces dames as clers visages,
+Ces jolives, ces renvoisies,
+Par qui doivent estre proisies
+Loiaus amors et deffenduÎs,
+Sunt ‡ si grant viltÈ venuÎs.
+Trop est lede chose ‡ entendre,
+Que noble cors se puisse vendre;
+MËs comment que la chose preingne,
+Gart li valÈs qu'il ne se feingne
+D'ars et de sciences aprendre,
+Por garantir et por deffendre,
+
+[p.361]
+
+Murailles ‡ crÈneaux taillÈes, 10065
+Castels, villes fortifiÈes.
+De palissades, de remblais,
+Ils entourËrent leurs palais,
+De peur que ne fussent volÈes
+Tant de richesses rassemblÈes,
+Et pour combattre les voleurs.
+Ainsi s'accrurent les douleurs
+Des humains l‚ches et serviles;
+Ils ne vÈcurent plus tranquilles,
+Car tout ce qui Ètait devant,
+Comme le soleil et le vent,
+A tous, ils se l'appropriËrent
+DËs qu'aux richesses s'attachËrent.
+Or j'en sais bien un plus que vingt
+Et ce d'un bon coeur ne leur vint.
+ Tous ces gloutons, je les mÈprise,
+Et deux boutons tous ne les prise.
+Que leur coeur ait d'amour, de foi
+Plus ou moins, que m'importe ‡ moi?
+Ils peuvent, comme bon leur semble,
+Vivre bien, vivre mal ensemble,
+Peuvent s'aimer ou se haÔr,
+Leur amour vendre et s'avilir.
+Mais c'est grand deuil et grand dommage,
+Quand ces dames au clair visage,
+Si charmantes en leurs beaux jours
+Et par qui loyales amours
+Devraient Ítre, hÈlas! dÈfendues,
+A tel degrÈ sont descendues;
+Car c'est un spectacle Ècoeurant
+Que voir noble corps qui se vend.
+Donc avant tout, quoi qu'il advienne,
+Il faut qu'un bon amant apprenne
+
+[p.362]
+
+Se mestiers est, li et s'amie, 10027
+Si qu'el ne le guerpisse mie[127].
+Ce puet moult valet eslever,
+Et si n'el-puet de riens grever.
+
+ AprËs li redoit sovenir
+De cest mien conseil retenir:
+S'il a amie ou genne ou vielle,
+Et set ou pense qu'ele vuelle
+Autre amis querre ou a j‡ quis,
+Des aquerre ne des aquis
+Ne la doit blasmer ne reprendre,
+MËs amiablement aprendre,
+Sans tencier et sans ledengier,
+Encor por li mains estrangier,
+S'il la troyoit nÈis en l'uevre,
+Gart que ses iex cele part n'uevre:
+Semblant doit faire d'estre avugles,
+Ou plus simple que n'est uns bugles,
+Si qu'ele cuide tout por voir
+Qu'il n'en puist riens aparcevoir.
+Et s'aucuns li envoie letre,
+Il ne se doit j‡ entremetre
+Du lire ne du reverchier,
+Ne de lor secrÈs encerchier.
+Ne j‡ n'ait cuer entalentÈ
+D'aler contre sa volentÈ;
+MËs que bien soit-ele venuÎ,
+Quant el vendra de quelque ruÎ,
+Et r'aille quel part qu'el vorra,
+Si cum ses voloirs li torra:
+Qu'el n'a cure d'estre tenuÎ,
+Si voil que soit chose sÈuÎ
+
+[p.363]
+
+La noble science d'Amour, 10099
+Pour prÈvenir au moins, un jour,
+S'il est possible, que sa mie
+Ne le dÈlaisse et ne l'oublie.
+Cet art ne peut que l'Èlever
+Sans jamais en rien le grever.
+ Qu'il ait ensuite souvenance
+De ce mien conseil par prudence:
+Si jeune amie ou vieille il a,
+Et s'il pense ou sait que dÈj‡
+Elle ait pris ou bien veuille prendre
+Un autre ami, ni la reprendre
+Ni la bl‚mer du changement
+Il ne devra, mais tendrement
+Lui parler sans nulle querelle,
+Pour moins Èloigner l'infidËle.
+La prend-il sur le fait? il doit
+DÈtourner les yeux de l'endroit,
+Faire l'aveugle ou le novice
+Qui n'a rien vu de la malice.
+Surprend-il un galant poulet?
+Qu'il n'aille pas, pour leur secret
+Ainsi perfidement surprendre,
+Le dÈplier, le lire ou prendre.
+Qu'il n'ait jamais le coeur tentÈ
+D'aller contre sa volontÈ;
+Mais qu'elle soit la bienvenue
+S'il la rencontre dans la rue;
+Que partout elle aille o˘ voudra
+Toujours ainsi qu'il lui plaira.
+Car nulle femme ne veut Ítre
+Mise en servage par un maÓtre,
+Ceci, ne l'oubliez jamais;
+Et ce que maintenant je vais
+
+[p.364]
+
+Ce que ci aprËs vous voil dire, 10059
+En livre le devroit-l'en lire.
+Que de fame vuet avoir grace,
+Mete-la tous jors en espace,
+J‡ cum recluse ne la tiengne,
+Ains voise ‡ son voloir et viengne;
+Car cil qui la vuet retenir
+Qu'el ne puisse aler ne venir,
+Soit sa moiller, ou soit sa druÎ,
+Tantost en a l'amor perduÎ.
+Ne j‡ riens contre li ne croie,
+Por certainetÈ qu'il en oie;
+MËs bien die ‡ ceus ou ‡ celes
+Qui li en porteront noveles,
+Que du dire folie firent,
+C'onc si prode fame ne virent;
+Tous jors a bien fait sans recroire,
+Por ce ne la doit nus mescroire.
+J‡ ses vices ne li reprouche,
+Ne ne la bate, ne ne touche:
+Car cil qui vuet sa femme batre,
+Por soi miex en s'amor embatre,
+Quant la vuet aprËs rapesier,
+C'est cil qui por aprivoisier,
+Bat son chat et puis le rapele
+Por le lier ‡ sa cordele;
+MËs se le chat s'en puet saillir,
+Bien puet cil au prendre faillir.
+MËs s'ele le bat ou ledenge,
+Gart cil que son cuer ne s'en change:
+Si batre ou ledengier se voit,
+NÈis se cele le devoit
+Tout vif as ungles dÈtrenchier,
+Ne se doit-il pas revenchier,
+
+[p.365]
+
+Vous apprendre devrait se lire 10133
+En livres, pour amants instruire.
+Qui veut faveurs de femme avoir
+La laisse en libertÈ mouvoir,
+Jamais recluse ne la tienne;
+Qu'elle aille ‡ son vouloir et vienne,
+Car tel qui la veut retenir
+A son grÈ d'aller et venir,
+Qu'elle soit Èpouse ou maÓtresse,
+Perdra bien vite sa tendresse.
+Contre elle rien croire ne doit
+Combien que certain il en soit;
+Mais il doit dire ‡ ceux ou celles
+Qui lui portËrent ces nouvelles
+Qu'il est fol celui qui l'a dit,
+Qu'oncques si chaste nul ne vit
+Et que sa conduite est sans tache,
+Que douter d'elle c'est d'un l‚che.
+Il doit ses vices respecter
+Et jamais ne la maltraiter.
+Car celui qui femme maltraite
+Pour mieux s'attacher la coquette,
+Quand la veut aprËs apaiser,
+Fait comme pour apprivoiser
+Son chat, s'il le bat et rappelle
+Pour le lier ‡ sa cordelle;
+Car si le chat peut s'Èchapper,
+Bien fin qui pourra l'attraper.
+Tout au contraire, si c'est elle
+Qui le bat et qui le querelle,
+Qu'il ne tÈmoigne aucune humeur
+Et que toujours Ègal son coeur
+Supporte les coups et l'injure.
+Lui voul˚t-elle la figure
+
+[p.366]
+
+Ains l'en doit mercier et dire 10093
+Qu'il vodroit bien en tel martire
+Vivre tous temps, mËs qu'il sÈust
+Que ses services li plÈust:
+Voire nÈis tout ‡ dÈlivre,
+Plus lors morir que sans li vivre.
+Et s'il avient que il la fiere,
+Pour ce que trop li semble fiere,
+Et qu'ele l'a trop corrouciÈ,
+Tant a forment vers li grouciÈ,
+Ou le vuet espoir menacier,
+Tantost por sa pez porchacier
+Gart que le gieu d'amors li face,
+Ains que se parte de la place,
+MÈismement li povres hons;
+Car li povre a poi d'achoisons.
+Porroit-ele tantost lessier,
+S'el n'el vÈoit vers li plessier.
+Povres doit amer sagement[128]
+Et doit soffrir moult humblement,
+Sans semblant de corrous ne d'ire,
+Quanque li voit ou faire ou dire,
+MÈismement plus que li riches
+Qui ne donroit espoir deus chiches
+En son orguel n'en son dangier:
+Si la porroit bien ledengier;
+Et s'il est tex qu'il ne vuet mie
+LoiautÈ porter ‡ s'amie,
+Si ne la vodroit-il pas perdre,
+MËs ‡ autre se vuet aerdre.
+S'il vuet ‡ s'amie novele
+Donner cuevrechief ou cotele,
+Chapel, anel, fermail, Áainture,
+Ou joel de bele faiture,
+
+[p.367]
+
+De ses ongles vive Ècorcher, 10167
+Il ne doit pas se revancher,
+Mais l'en remercier et dire
+Qu'il voudrait bien en tel martyre
+Vivre toujours, pourvu qu'il s˚t
+Que son amour toujours lui pl˚t,
+Et que mourir prËs de sa belle
+Il prÈfËre ‡ vivre sans elle.
+Mais s'il advient que, rÈvoltÈ
+De sa trop grand' malignitÈ,
+Le premier il l'ait maltraitÈe,
+Tant elle a son ire excitÈe
+Par ses menaces, ses excËs;
+Alors, pour obtenir sa paix,
+Que le jeu d'amour il lui fasse,
+Avant d'abandonner la place,
+Surtout s'il est pauvre d'argent.
+Car s'il est pauvre, incontinent
+Le pourra dÈlaisser sa mie
+Si vers elle il ne s'humilie.
+Pauvre doit aimer sagement[128]
+Et souffrir moult plus humblement,
+Sans semblant de courroux ni d'ire,
+Quoi qu'elle puisse faire ou dire,
+Que le riche, qui, c'est certain,
+De son orgueil et son dÈdain
+Ne donnerait voire un pois chiche;
+Car l'insulte est permise au riche.
+Mais mettons que, sans la laisser,
+Il en veuille une autre amorcer.
+S'il veut ‡ l'amante nouvelle
+Donner couvrechef ou cotelle,
+Chapel, fermail, ceinture, anneau,
+Ou quelque prÈcieux joyau,
+
+[p.368]
+
+Gart que l'autre ne le congnoisse, 10127
+Car trop auroit au cuer angoisse
+Quant el les li verroit porter;
+Riens ne l'en porroit conforter.
+Et gart que venir ne la face
+En icelle mÈisme place
+O˘ venoit ‡ li la premiere,
+Qui de venir iert coustumiere:
+Car s'ele i vient por qu'el la truisse,
+N'est riens qui conseil metre i puisse:
+Car nus viex sengler hericiÈs[129],
+Quant des chiens est bien aticiÈs,
+N'est si crueus, ne lionnesse,
+Si triste ne si felonnesse,
+Quant li venierres qui l'assaut,
+Li renforce en ce point l'assaut,
+Quant el alaite ses chaiaus;
+Ne nus serpens si desloiaus
+Quant l'en li marche sus la queuÎ,
+Qui du marchier pas ne se geuÎ,
+Cum est fame quant ele trueve
+Son ami o s'amie nueve:
+El giete par tout feu et flame,
+Preste de perdre et cors et ame.
+Et s'el n'a pas prise provÈe
+D'eus deus ensemble la covÈe,
+MËs bien en chiet en jalousie
+Qu'el set ou cuide estre acoupie,
+Comment qu'il aut, ou sache, ou croie,
+Gart soit cil que j‡ ne recroie
+De li nier tout plainement
+Ce qu'ele set certainement,
+Et ne soit pas lent de jurer;
+Tantost li reface endurer
+
+[p.369]
+
+Que bien le cache ‡ la premiËre; 10201
+Car tant serait sa peine amËre,
+Que rien, les lui voyant porter,
+Ne pourrait la rÈconforter.
+Puis que jamais il ne la fasse
+Venir en cette mÍme place,
+O˘ la premiËre ‡ lui venait
+Qui ses faveurs devant avait;
+Car s'elle le venait surprendre,
+N'est rien qui le puisse dÈfendre.
+Nul vieux sanglier hÈrissÈ[129],
+Quand des chiens est bien relancÈ,
+N'est si cruel, nulle lionne
+N'est si terrible, si fÈlonne,
+Lorsqu'allaitant ses lionceaux,
+Elle voit contre eux les assauts
+Du chasseur redoubler sans cesse,
+Nulle vipËre plus traÓtresse,
+Lorsque sur sa queue en passant,
+Par malheur, marche l'imprudent,
+Que femme qui son ami treuve
+Avec une maÓtresse neuve.
+Feu et flamme on la voit jeter,
+Corps et ‚me prÍte ‡ quitter.
+Mais s'elle n'a pas pris prouvÈe
+D'eux deux ensemble la couvÈe,
+Et si jalouse, en grand tourment,
+Se sait cocue ou le pressent,
+Quoiqu'elle sache ou qu'elle pense,
+Il devra payer d'impudence
+Et nier tout, absolument
+Ce qu'elle sait pertinemment;
+Serments sur serments qu'il entasse,
+Et s'il peut lui faire sur place
+
+[p.370]
+
+En la place le geu d'amors, 10161
+Lors iert quite de ses clamors.
+Et se tant l'assaut et angoisse
+Qu'il convient qu'il li recongnoisse.
+Qu'il ne s'en set, espoir, deffendre,
+A ce doit lores, s'il puet, tendre
+Qu'il li face ‡ force entendant
+Qu'il le fist sor soi deffendant;
+Car cele si fort le tenoit,
+Et si malement le menoit,
+C'onques eschaper ne li pot,
+Tant qu'il orent fait ce tripot,
+N'onc ne li avint fois fors ceste.
+Lors li jurt, fiance et promete
+Que jamËs ne li avendra,
+Si loiaument se contendra;
+Et s'ele en ot jamËs parole,
+Bien vuet que le tue et afole.
+Car miex vodroit que fust noiÈe
+La desloiaus, la renoiÈe,
+Que jamËs en place venist
+O˘ cele en tel point le tenist:
+Car s'il avient qu'ele le mant,
+N'ira mËs ‡ son mandement,
+Ne ne sofferra qu'ele viengne,
+S'il puet, en leu o˘ el le tiengne,
+Lors doit cele estroit embracier,
+Baisier, blandir et solacier,
+Et crier merci du meffait,
+Puis que jamËs ne sera fait;
+Qu'il est en vraie repentance,
+PrËs de faire tel pÈnitance
+Cum cele enjoindre li saura,
+Puis que pardonÈ li aura.
+
+[p.371]
+
+Endurer le doux jeu d'amour, 10235
+Tout sera conjurÈ ce jour.
+Mais si de trop dure maniËre
+Et de si prËs elle le serre,
+Qu'il lui faille, bon grÈ, mal grÈ,
+Avouer son crime avÈrÈ,
+Voyant qu'il ne s'en peut dÈfendre;
+Il doit alors lui faire entendre,
+S'il se peut, en homme prudent,
+Qu'il le fit son corps dÈfendant,
+Que tant le malmenait la belle
+Et que si fort le tenait-elle,
+Que s'Èchapper oncques ne put
+Sans faire ce qu'elle voulut;
+Mais qu'il ne fut oncques parjure
+Que cette fois. Lors qu'il lui jure
+Que jamais plus ne le fera,
+Loyalement se conduira,
+Et que s'il la trahit encore,
+Qu'elle l'aissaille et le dÈvore.
+A l'appel de l'autre il n'ira
+Et jamais ne la recevra;
+Mieux lui vaudrait Ítre noyÈe,
+La traÓtresse, la dÈvoyÈe,
+Que dÈrÈchef en lieu venir
+O˘ le p˚t en tel point tenir.
+Qu'Ètroitement lors il l'embrasse,
+La baise et caresse et l'enlace,
+Merci criant de son mÈfait
+Qui jamais plus ne sera fait,
+Montrant sincËre repentance
+Et prÍt ‡ faire pÈnitence
+Comme enjoindre la lui voudra,
+Lorsque pardonnÈ lui sera,
+
+[p.371]
+
+Lors face d'Amors la besoigne, 10195
+S'il vuet que cele li pardoigne.
+ Et gart que de li ne se vente,
+Qu'ele en porroit estre dolente;
+Si se sunt maint vantÈ de maintes,
+Par paroles fauces et faintes,
+Dont les cors avoir ne pooient,
+Lor non ‡ grant tort diffamoient;
+MËs ‡ tiex sunt bien cuers faillans,
+Ne sunt ne cortois, ne vaillans.
+Vanterie est trop vilain vice,
+Qui se vante, il fait trop que nice;
+Car j‡ soit ce que fait l'Èussent,
+Toutevois celer le dÈussent.
+Amors vuet celer ses joiaus,
+Se n'est ‡ compaignons loiaus
+Qui les vuelent taire et celer;
+L‡ les puet-l'en bien rÈvÈler.
+Et s'ele chiet en maladie,
+Drois est, s'il puet, qu'il s'estudie
+En estre ‡ li moult serviables,
+Por estre aprËs plus agrÈables.
+Gart que nus anuis ne lui tiengne
+De sa maladie lointiengne;
+Lez li le voie demorant,
+Et la doit baisier en plorant,
+Et se doit voer, s'il est sages,
+En mains lontains pelerinages,
+Mais que cele les veus entende.
+Viande pas ne li deffende;
+Chose amere ne li doit tendre,
+Ne riens qui ne soit dous et tendre.
+Si li doit feindre noviaus songes
+Tous farcis de plesans menÁonges:
+
+[p.373]
+
+Et cent preuves d'amour lui donne, 10269
+Pour que la belle lui pardonne.
+ D'amie on ne se doit vanter,
+Car elle peut s'en irriter.
+Tels maints se sont vantÈs de maintes,
+Par paroles fausses et feintes,
+Dont les corps avoir ne pouvaient,
+A grand tort leur nom diffamaient.
+Mais ces gens ont l'‚me avilie,
+Sans vaillance ni cortoisie.
+Vanterie est un vil dÈfaut,
+Qui se vante agit comme un sot;
+Car tel droit quand bien mÍme ils eussent,
+Raison de plus pour qu'ils se tussent.
+Amour veut cacher ses joyaux,
+Si ce n'est vers amis loyaux
+Qui les sauront celer et taire,
+Pour eux il n'a point de mystËre.
+Puis quand malade il la verra,
+S'il le peut, il s'Ètudiera
+A se montrer moult serviable
+Pour Ítre aprËs plus agrÈable.
+Qu'il cache le mortel ennui
+Qu'un long mal amËne avec lui.
+PrËs d'elle, l‡, qu'elle le voie,
+Que toujours la baise et larmoie;
+Et s'il est sage, fasse ‡ Dieu
+De maint pËlerinage voeu;
+Mais que ses voeux bien elle entende.
+Que nul mets il ne lui dÈfende,
+Ni tende amËre potion,
+Ni rien qui ne soit doux et bon.
+Il lui doit feindre nouveaux songes
+Tout farcis de plaisants mensonges,
+
+[p.374]
+
+Et quant vient au soir, qu'il se couche 10229
+Tretous seus par dedens sa couche,
+Avis li est, quant il sommeille,
+Car poi i dort et moult y veille,
+Qu'il l'ait entre ses bras tenuÎ
+Toute la nuit tretoute nuÎ,
+Par solas et par druerie,
+Toute saine et toute garie,
+Et par jor en leus dÈlitables
+Tex fables li conte, ou semblables.
+
+ Or vous ai jusques-ci chantÈ
+Par maladie et par santÈ
+Comment cil doit fame servir,
+Qui vuet sa grace deservir
+Et lor amor continuer,
+Qui de legier se puet muer,
+Qui ne vodroit par grant entente
+Faire quanque lor atalente;
+Car j‡ fame tant ne saura,
+Ne j‡ si ferme cuer n'aura,
+Ne si loial, ne si mÈur,
+Que j‡ puist estre homme asÈur
+De li tenir par nule paine,
+Ne plus que s'il tenoit en Saine
+Une anguille parmi la queuÎ,
+Qu'il n'a pooir qu'el ne s'esqueuÎ,
+Si que tantost est eschapÈe,
+J‡ si fort ne l'aura hapÈe.
+N'est donc bien privÈe tel beste
+Qui de foÔr es toute preste;
+Tant est de diverse muance,
+Que nus n'i doit avoir fiance.
+
+[p.375]
+
+Tels que, par exemple, le soir, 10303
+Lorsqu'il retourne en son dortoir,
+Et que seul, hÈlas! il se couche
+Moult tristement dessus sa couche
+O˘ toujours veille et bien peu dort,
+Qu'il croit sa belle voir encor
+Et l'avoir en ses bras tenue
+Toute la nuit tretoute nue,
+Ivre d'amour, de voluptÈ,
+GuÈrie et pleine de santÈ,
+Et le jour en lieux dÈlectables,
+Tels songes lui conte et semblables.
+ Or vous ai jusqu'ici chantÈ,
+Par maladie et par santÈ,
+Comme amant doit servir sa dame
+Qui veut voir couronner sa flamme
+Et son amour perpÈtuer;
+Car aisÈment le peut tuer
+Celui qui ne s'applique ‡ faire
+Tout ce qui peut ‡ femme plaire.
+Car femme oncques tant ne saura
+Ni coeur si fidËle n'aura,
+Ni si loyale conscience,
+Qu'un homme ait jamais l'assurance,
+Par nul effort, de la tenir,
+Non plus que s'il voulait saisir
+Par la queue anguille de Seine,
+Qui prestement, sans nulle peine,
+Saurait entre ses doigts glisser,
+Si serrÈ qu'il la p˚t pincer.
+Si peu privÈe est telle bÍte
+Que de s'enfuir est toujours prÍte,
+Et son esprit est si lÈger
+Que nul ne s'y devrait fier.
+
+[p.376]
+
+ Ce ne di-ge pas por les bonnes 10261
+Qui sor vertus fondent lor bonnes,
+Dont encor n'ai nules trovÈes,
+Tant les aie bien esprovÈes;
+Neiz Salernon n'en pot trover,
+Tant les sÈust bien esprover[130]:
+Car il mÈismes bien afferme
+C'onques fames ne trova ferme:
+Et se du querre vous penÈs,
+Se la trovÈs, si la prenÈs;
+S'aurÈs lors amie ‡ eslite
+Qui sera vostre toute quite.
+S'el n'a pooir de tant tracier,
+Qu'el se puisse aillors porchacier,
+Ou s'el ne trueve requerant,
+Tel fame ‡ ChastÈÈ se rent.
+Mais encor vueil ung brief mot dire,
+Ains que ge lesse la matire.
+BriÈment de toutes les puceles,
+Quiex qu'el soient, ledes ou beles,
+Dont cil vuet les amors garder,
+Ce mien commant doit-il garder:
+De cestui tous jors li soviengne,
+Et por moult prÈcieux le tiengne;
+Qu'il doint ‡ toutes ‡ entendre
+Qu'il ne se puet vers eus deffendre,
+Tant est esbahis et sorpris
+De lor biautÈs et de lor pris.
+Car il n'est fame, tant soit bonne,
+Vielle ou jone, mondaine ou nonne,
+Ne si religieuse dame,
+Tant soit chaste de cors et d'ame,
+Se l'en va sa biautÈ loant,
+Qui ne se dÈlite en oant:
+
+[p.377]
+
+ Je ne dis pas cela pour celles 10337
+Qui sont ‡ la vertu fidËles,
+Et dont nulle encor ne trouvai;
+En vain mille j'en Èprouvai.
+Salomon en est une preuve;
+Souvent il les mit ‡ l'Èpreuve[130],
+Et jamais, du moins l'affirma,
+Femme fidËle ne trouva.
+Or, si jamais en trouvez une,
+Prenez-la, louez la Fortune;
+Car alors une amante aurez
+Que toute ‡ vous possÈderez.
+Quand bien enclose et bien tenue
+Elle ne peut courir la rue
+Et ne trouve nul requÈrant,
+Lors femme ‡ ChastetÈ se rend.
+Un mot encor je veux vous dire
+Pour achever de vous instruire:
+Toutes les fois que d'un tendron,
+Quel qu'il soit, belle ou laideron,
+Un amant veut le coeur sÈduire,
+Qu'il se souvienne et qu'il s'inspire
+Toujours de ce commandement
+Et le garde pieusement:
+Qu'il fasse ‡ tretoutes entendre
+Qu'il ne se peut d'elles dÈfendre,
+Tant il est confus et surpris
+De tant de charmes et de prix.
+Car il n'est femme, tant soit bonne,
+Vieille ou jeune, mondaine ou nonne,
+Si l'on va sa beautÈ louant,
+Qui ne soit aise en Ècoutant,
+Tant soit religieuse dame,
+Tant soit chaste de corps et d'‚me.
+
+[p.378]
+
+Combien qu'el soit lede clamÈe, 10295
+Jurt qu'ele est plus bele que fÈe,
+Et le face sÈurement,
+Qu'el l'en croira legierement;
+Car chascune cuide de soi
+Que tant ait biautÈ, bien le soi,
+Que bien est digne d'estre amÈe,
+Combien que soit lede provÈe.
+Ainsinc ‡ garder lor amies,
+Sans reprendre de lor folies,
+Doivent tuit estre diligent
+Li biaus valez, li preu, li gent.
+ Fames n'ont cure de chasti,
+Ains ont si lor engin basti,
+Qu'il lor est vis qu'el n'ont mestier
+D'estre aprises de lor mestier;
+Ne nus, s'il ne lor vuet desplaire,
+Ne deslot riens qu'el vuelent faire.
+Si cum li chas set par nature
+La science de surgÈure,
+Ne n'en puet estre destornÈs[131],
+Qu'il est tous ‡ ce sens tornÈs,
+N'onques n'en fu mis ‡ escole;
+Ainsinc fait fame, tant est fole,
+Par son naturel jugement,
+De quanqu'el fait outrÈement,
+Soit bien, soit mal, soit tort, soit droit,
+Ou de tout quanqu'ele vodroit;
+Qu'el ne fait chose qu'ele doie,
+Si het quicunques l'en chastoie.
+N'el ne tient pas ce sens de mestre;
+Ains l'a dËs lors qu'ele puet nestre,
+Si n'en puet estre destornÈe,
+Qu'el est ‡ tel sens tous jors nÈe;
+
+[p.379]
+
+Flattez-la donc effrontÈment, 10371
+Elle croira facilement,
+Tant soit-elle laide prouvÈe,
+Qu'elle est plus belle qu'une fÈe;
+Car chacune en soi-mÍme croit,
+Combien qu'affreuse et laide soit,
+Qu'elle est de mille attraits formÈe
+Et digne en tous points d'Ítre aimÈe.
+Ainsi varlets beaux, preux et gents
+Doivent tous Ítre diligents
+A garder leurs bonnes amies,
+Sans jamais bl‚mer leurs folies.
+ Femme reproches point n'admet;
+Car elle a l'esprit ainsi fait,
+Que nul ne doit, s'il veut lui plaire,
+Critiquer ce qu'elle veut faire;
+Car pour apprendre son mÈtier
+Nul besoin n'a d'Ètudier.
+Comme le chat sait par nature
+La science d'Ègratignure
+Et n'en peut Ítre dÈtournÈ[131],
+Toujours tout ‡ ce sens tournÈ
+Sans avoir onc couru l'Ècole;
+Ainsi femme fait, tant est folle,
+Par son naturel jugement
+Et toujours sans discernement,
+Le bien, le mal, le faux, l'honnÍte,
+Comme ils lui passent par la tÍte,
+Rien ne fait de ce qu'elle doit,
+Et les conseils fort mal reÁoit.
+Elle ne tient ce sens d'un maÓtre,
+Mais l'a dËs lors qu'elle peut naÓtre;
+Il ne peut Ítre dÈtournÈ,
+Puisqu'il est avec elle nÈ;
+
+[p.380]
+
+Et qui chastier la vorroit, 10329
+JamËs de s'amor ne jorroit.
+
+ Ainsi, compains, de vostre Rose
+Qui tant est prÈcieuse chose,
+Que n'en prendriÈs nul avoir
+Se vous la poÔÈs avoir,
+Quant vous en serÈs en sesine.
+Si cum esperance devine,
+Et vostre joie aurÈs pleniere,
+Si la gardÈs en tel maniere
+Cum l'en doit garder tel florete,
+Lors si jorrÈs de l'amorete
+A qui nule autre ne comper:
+Vous ne troveriez son per,
+Espoir, en quatorze citÈs.
+
+ L'Amant respond ‡ Amis.
+
+Cestes, fis-ge, c'est vÈritÈs,
+Non, o˘ monde, g'en suis sÈurs,
+Tant est dous et frans ses Èurs.
+Ainsinc Amis m'a confortÈ:
+En son conseil grant confort È;
+Et m'est avis, au mains de fait,
+Qu'il set plus que raison ne fait.
+MËs ainÁois qu'il Èust finÈe
+Sa raison qui forment m'agrÈe,
+Dous-Pensers, Dous-Parlers revindrent
+Qui prËs de moi dËs lors se tindrent,
+N'onc puis gaires ne me lessierent,
+MËs Dous-Regars pas n'amenerent:
+Nes blasmai pas quant lessiÈ l'orent,
+Car bien sai qu'amener nel' porent.
+
+
+ * * * * *
+
+[p.381]
+
+Aussi l'amant qui voudrait femme 10405
+Corriger, par conseil ou bl‚me,
+De son amour ne jouirait.
+ Ainsi, compagnon, il en est
+De votre merveilleuse rose,
+Qui tant est prÈcieuse chose,
+Que n'en prendriez nul avoir
+Si la pouviez un jour avoir.
+Lorsque vous l'aurez tout entiËre,
+Compagnon, comme je l'espËre,
+Et que votre heur sera parfait,
+Gardez-la bien et comme fait
+Qui veut garder telle fleurette:
+Lors jouirez de l'amourette
+A qui rien n'ose comparer,
+Car vous ne sauriez rencontrer
+En quinze citÈs sa pareille.
+
+ L'Amant rÈpond ‡ Ami:
+
+Oui, c'est vrai, fis-je, il n'est merveille
+Au monde Ègale, j'en suis s˚r,
+A cet Ítre si doux, si pur!
+Ainsi, par cet ami si sage,
+J'ai vu relever mon courage,
+Et m'est avis au moins qu'il sait
+Mieux parler que Raison ne fait.
+Mais avant que fut terminÈe
+Sa raison, qui si fort m'agrÈe,
+Doux-Parler et puis Doux-Penser,
+Sans jamais depuis me laisser,
+AussitÙt prËs de moi revinrent
+Et depuis lors toujours se tinrent;
+Mais point ils n'amenËrent, las!
+Doux-Regard, et je ne peux pas
+
+[p.382]
+
+
+ LV
+
+
+ Comment l'Amant, sans nul termine, 10359
+ Prent congiÈ d'Amis, et chemine
+ Pour savoir s'il pourrait choisir
+ Chemin pour Bel-Acueil veir.
+
+
+CongiÈ pren et m'en vois atant;
+Ainsinc cum tous seus esbatant
+M'en alai contreval la prÈe
+D'erbe et de flors enluminÈe,
+Escoutant ces dous oiselÈs
+Qui chantoient sons novelÈs.
+Tous les biens au cuers me faisoient
+Lor douz chans qui tant me plesoient;
+MËs d'une chose Amis me grieve,
+Qu'il m'a commandÈ que j'eschieve
+Le chastel, et que j‡ n'i tour,
+Ne ne m'aille joer entour:
+Ne sai se tenir m'en porrai,
+Car tous jors aler i vorrai.
+ Lors aprËs cele dÈpartie,
+Eschivant la destre partie,
+Vers la senestre m'achemin
+Por querre le plus brief chemin.
+Volentiers ce chemin querroie,
+S'il iert trovÈ, je m'i ferroie
+De plain eslÈs sans contredit,
+Se plus fort nel' me contredit,
+Por Bel-Acueil de prison traire,
+Le franc, le dous, le debonnaire.
+
+[p.383]
+
+Les bl‚mer, car si laissÈ l'eurent, 10437
+C'est qu'amener ils ne le purent.
+
+
+ * * * * *
+
+
+ LV
+
+
+ Comment l'Amant sans plus tarder,
+ Prend congÈ d'Ami pour sonder
+ Les abords et choisir la voie
+ Par o˘ Bel-Accueil il revoie.
+
+
+ D'Ami je pris incontinent
+CongÈ, puis tout seul m'Èbattant
+M'en allai descendant la prÈe
+D'herbe et de fleurs enluminÈe,
+…coutant des doux oiselets
+Les chants joyeux et novelets.
+Combien j'Ètais heureux d'entendre
+Leur babil si doux et si tendre!
+Mais une chose m'assombrit:
+C'est que de fuir Ami m'a dit
+Le castel et la tour maudite
+Et que m'Èbattre autour j'Èvite.
+Ne sais si tenir m'en pourrai,
+Car toujours aller y voudrai.
+ Lors marchant ‡ ma fantaisie,
+Je quittai la droite partie
+Et vers la gauche fus soudain,
+Pour chercher le plus bref chemin.
+De grand coeur je cherche la route
+Et m'y enfoncerai sans doute,
+De plein Èlan sans contredit,
+Si plus fort ne me contredit,
+Pour Bel-Accueil de prison traire,
+Le franc, le doux, le dÈbonnaire.
+
+[p.384]
+
+DËs que ge verrai le chastel 10387
+Plus fiÈble qu'ung rosti gastel,
+Et les portes seront ouvertes,
+Ne nus nes me deffendra certes;
+J'aurai bien le dÈable o˘ ventre,
+Se nel' pren et se ge n'i entre.
+Lors sera Bel-Acueil dÈlivres;
+N'en prendroie cent mile livres;
+Ce vous puis por voir affichier,
+S'en cel chemin me puis fichier:
+Toutevois du chastel m'esloing,
+Mais ce ne fus pas de trop loing.
+
+
+ * * * * *
+
+[p.385]
+
+DËs que je verrai le ch‚teau 10467
+Plus faible qu'un rÙti g‚teau
+Et les portes grandes ouvertes,
+Nul ne me les dÈfendra, certes,
+Et le diable au ventre j'aurai
+S'il ne se rend quand je voudrai.
+Je vous en donne l'assurance,
+Si dans le bon chemin j'avance,
+Bel-Accueil sera dÈlivrÈ,
+Cent mille livres n'en prendrai!
+Du castel pourtant, par prudence,
+Je me tiens ‡ quelque distance. 10478
+
+
+ * * * * *
+
+[p.387]
+
+
+NOTES DU DEUXI»ME VOLUME.
+
+
+Note 1, pages 2-3.
+
+Vers 4287-4299.
+
+ Ainsi comme je treuve.
+
+Cette phrase prouve surabondamment ce que nous annoncions en tÍte des
+notes du premier volume, que les titres des chapitres n'Ètaient pas de
+l'auteur, mais de simples notes marginales des copistes ou Èditeurs de
+manuscrits.
+
+
+Note 2, page 5.
+
+Vers 4331.
+
+ Et pourtant que demande-t-elle?
+ Qu'au coeur qui lut reste fidËle
+ Tout vienne au grÈ de son dÈsir.
+
+Ce dernier vers est amphibologique. A quoi se rapporte _son_? ‡ _elle_
+ou ‡ _coeur_? Nous nous sommes vu plusieurs fois contraint de laisser
+subsister certaines tournures de phrases qu'une analyse rigoureuse
+condamne; mais ‡ moins de passer son existence entiËre ‡ retoucher une
+oeuvre aussi considÈrable, il est impossible que, soit lassitude, soit
+inadvertance, [p. 388] quelques nÈgligences n'Èchappent. Ainsi, au
+dÈbut du Roman, page 21, tome I, on lit:
+
+ Elle essaierait d'apetiser
+ Au moins son los et sa prouesse
+ Par sa fourbe et par son adresse.
+
+En donnant le bon ‡ tirer, nous avions changÈ le dernier vers par
+celui-ci:
+
+ En dessous les minant sans cesse,
+
+qui rendait mieux la pensÈe de l'auteur et Ètait plus correct.
+L'imprimeur tira sans faire la correction. Un seul des deux exemplaires
+sur peau de vÈlin put Ítre corrigÈ ‡ temps. Du reste, on n'Ètait pas si
+scrupuleux au XIIIe siËcle, comme on en peut juger par le _Roman de
+la Rose_, en particulier.
+
+
+Note 3, pages 16-17.
+
+Vers 4508-4520. _Sire_, s. m., selon Guillaume BudÈ, vient du latin
+_herus_. Pasquier le dÈrive du mot [grec: _chyriost_].
+
+Les anciens, en parlant de Dieu, l'appeloient Sire.
+
+Le titre de _sire_ ne se donnoit autrefois qu'‡ Dieu; mais, dans la
+suite, les peuples, qui regardent les rois comme ce qui approche le plus
+de la DivinitÈ, leur donnËrent le nom de _Sire_. Les grands seigneurs
+s'arrogËrent aussi ce surnom; nous avons des maisons qui affectent de le
+prendre: le sire de Pont, le sire de Montmorency, le sire de Coucy. On
+disoit de ce dernier:
+
+ Je ne suis roy ne prince aussi,
+ Je suis le sire de Coucy.
+
+[p. 389]
+Enfin, ce titre devint si commun, qu'on le donnoit aux marchands.
+
+ClÈment Marot, dans ses Èpigrammes, appelle ainsi deux de ses
+crÈanciers:
+
+ Sire Michel, sire Bonaventure.
+
+Le _messire_ que les gens de qualitÈ ajoutent ‡ leurs titres est composÈ
+de _mon_ et de _sire_: il faut observer que si le _messire_ mis devant
+un nom de baptÍme n'est pas suivi du nom propre, il dÈsigne presque
+toujours un roturier. Les personnes de qualitÈ se sont imaginÈ que le
+_Monsieur_ suivi du nom de famille produisoit ‡ peu prËs le mÍme effet;
+et quand ils parlent ‡ un bourgeois titrÈ (comme ils l'appellent
+trËs-improprement), ils ne manquent jamais de lui dire: _Bonjour,
+Monsieur un tel_. Cet abus n'est pas nouveau. MÈnage, fort alerte sur
+les biensÈances, s'en plaignoit dÈj‡; il dit: ´Qu'un seigneur qui
+faisoit une chËre fort dÈlicate l'invitoit souvent ‡ sa table, mais
+qu'il avoit la mauvaise habitude de l'appeler toujours par son nom,
+comme s'il e˚t craint qu'il ne l'oubli‚t.ª
+
+Les gens de fortune, qui sont les singes des grands, en usent souvent
+ainsi avec des personnes ‡ qui ils doivent du respect.
+
+J'observerai, avant que de finir cet article, que le _messire_ est
+devenu si commun, que des gens dont les pËres ont passÈ les trois-quarts
+de leur vie, et quelquefois leur vie entiËre dans la roture, croiroient
+informes les actes qu'ils passent, si le _messire_ ne prÈcÈdoit pas
+d'autres titres aussi chimÈriques que leurs marquisats ou leurs comtÈs.
+(Lantin de Damery.)
+
+Nous ne nous permettrons d'ajouter qu'un mot [p. 390] ‡ cette note dÈj‡
+bien longue: c'est que _messire_ n'est point formÈ de _mon_ et de
+_sire_, mais bien de _mes_ et de _sires_, au singulier, comme on le voit
+ici: _il est mes sires_. Enfin _sinre, sire_, vient de _senior;
+seniorem_ a formÈ: _seigneur_.
+
+
+Note 4, pages 16-17.
+
+Vers 4509-4521. _Homme-lige._ Vassal qui tient un fief qui le lie envers
+son seigneur d'une obligation plus Ètroite que les autres.
+
+_Homo ligius_, dans la basse latinitÈ. L'Amant Ètoit devenu l'Homme-lige
+de l'Amour, et lui avoit rendu hommage de la bouche et des mains,
+c'est-‡-dire qu'il ne lui Ètoit plus permis de rien dire, ni de rien
+faire contre le service de ce Dieu. Telle Ètoit la forme qui s'observoit
+dans les hommages du temps de saint Louis: ´Le Seigneur prenoit entre
+ses deux paulmes les mains de son vassal jointes, lequel ‡ genoux, nuÎ
+tÍte, sans manteau, ceinture, ÈpÈe ne Èperons, disoit: ´Sire, je deviens
+vÙtre homme de bouche et de mains, et promets foy et loyautÈ, et de
+garder vÙtre foy ‡ mon pouvoir, ‡ vÙtre semonce ou ‡ celle de vÙtre
+bailly ‡ mon sens.ª Cela dit, le seigneur baisoit le vassal sur la
+bouche.ª (Fauchet, _Des Fiefs, selon l'usage du Ch‚telet de Paris_.)
+
+On trouve dans le _Roman de Lancelot_ que lorsqu'on prenoit possession
+d'un fief, et que l'on en Ètoit revÍtu, on s'agenouilloit devant le
+seigneur-lige, et on lui baisoit le soulier, et le vassal qui Ètoit
+investi du fief recevoit le gand de son seigneur; et au vers 2003 de ce
+Roman, on lit que l'Amour refusa un pareil hommage. Il est rapportÈ dans
+une [p. 391] Cronique ´que Raoul, en faisant hommage de la Normandie ‡
+Charles-le-Simple, ne voulut mettre le geno¸il en terre pour baiser le
+pied du Roi; il fallut que Charles le lui apport‚t ‡ la bouche:ª ce qui
+est une marque des anciens hommages, tels qu'on les rendoit dËs le temps
+de Charles-Magne. (Fauchet, _AntiquitÈs franÁoises_, livre XI.) (Lantin
+de Damerey.)
+
+
+Note 5, pages 18-19.
+
+Vers 4539-4549. _Charybde_. …cueil fameux par un grand nombre de
+naufrages. Il est entre la Calabre et la Sicile. Les poËtes ont feint
+que _Charybdis_ fut en son temps la plus grande friponne du pays, et
+qu'ayant dÈrobÈ les boeufs d'Hercule, elle fut foudroyÈe par Jupiter, et
+prÈcipitÈe dans la mer, o˘ elle conserve toujours son ancienne
+inclination. (Lantin de Damerey.)
+
+
+Note 6, pages 20-21.
+
+Vers 4554-4566. M. Francisque Michel traduit _piteuse_ par _misÈrable_,
+ce qui est absurde.
+
+
+Note 7, pages 20-21.
+
+Vers 4568-4584. _Bureau_, grosse Ètoffe faite en laine: c'est la mÍme
+chose que la bure, qui, suivant la dÈfinition de Borel, est une Ètoffe
+velue de couleur rousse ou gris‚tre, en latin _burellus_, ainsi qu'il
+est nommÈ dans le testament de saint Louis: _Item, legamus DC. libras ad
+burellos emendos pro pauperibus [p. 392] vestiendis_. Le bureau est
+cependant un drap plus fort. Quoique les gens du commun soient plus
+souvent vÍtus de cette Ètoffe que les gens de qualitÈ (qui se vÍtaient
+d'un drap fin de couleur foncÈe, _brunete_), ils n'en ressentent pas
+moins le pouvoir de l'amour; c'est ce qu'a voulu dire Jehan de Meung
+dans les deux vers suivants:
+
+ Comme ausinc bien sunt amoretes
+ Sous buriaus comme sous brunetes.
+
+Cela signifie aussi que les gens de basse extraction ont souvent autant
+d'honneur et de vertu que ceux qui comptent une longue suite de nobles
+aÔeux; c'est peut-Ítre ce qui a donnÈ lieu au proverbe: ´Bureau vaut
+bien Ècarlate,ª qui est une allusion que fit, en 1518, Michel Bureau,
+natif du bas Maine et ÈvÍque de Hieropolis, parlant au cardinal de
+Luxembourg, pour lors ÈvÍque du Mans, avec qui il Ètoit en procËs; en
+quoi l'on voit l'Èquivoque de son nom, Bureau, pour blanchet ou drap qui
+n'est pas teint, avec l'habit de cardinal, estimÈ la plus riche teinture
+en draps de laine. (BibliothËque de la Croix du Maine.)
+
+La Fontaine a rendu ‡ peu prËs la pensÈe de Jehan de Meung, dans
+l'endroit o˘ Joconde veut persuader ‡ Astolphe de s'attacher une femme
+de qualitÈ:
+
+ Rien moins, reprit le Roi; laissons la qualitÈ:
+ Sous les cotillons des grisettes
+ Peut loger autant de beautÈ
+ Que sous les juppes des coquettes.
+
+(Lantin de Damerey.)
+
+[p. 393]
+
+
+Note 8, pages 22-23.
+
+Vers 4581-4595. Pour la premiËre fois paraÓt ce personnage de _GÈnius_,
+incompris jusqu'ici de tous les commentateurs, personnification de
+l'amour humain, ennemi implacable des amours honteux, cet ignoble
+Ègarement des sens, aussi bien que de l'amour mystique, ce dÈplorable
+Ègarement de l'imagination, en un mot, de tous les amours contre nature.
+Comme GÈnius arrive l‡ brutalement, sans prÈparation, acteur inconnu
+jusqu'ici, et qui doit jouer un si grand rÙle dans le dÈno˚ment du
+Roman, il est supposable qu'une partie du passage fut rajoutÈe aprËs
+coup.
+
+
+Note 9, pages 24-25.
+
+Vers 4636-4650. Molinet ne faisant aucune mention des vers suivants, et
+ne les ayant pas trouvÈs dans les plus anciens manuscrits, je suis fondÈ
+‡ soupÁonner qu'ils ont ÈtÈ rajoutÈs par quelque copiste du XVe
+siËcle, et j'ai cru devoir, par cette raison, les retirer du texte de
+l'auteur. (MÈon.)
+
+ MÈismement en cest Amour
+ Li plus sage n'i scevent tour.
+ MËs or entens ge te dirai,
+ Une autre Amour te descrirai;
+ De cele voil-ge que por t'ame
+ Tu aimes la trËs douce Dame,
+ Si cum dit la sainte Escripture.
+ Amors est fors, Amors est dure,
+ Amors sostient, Amors endure,
+ Amors revient et tous jors dure,
+[p. 394]
+ Amors met en amer sa cure;
+ Amors leal, Amors sÈure
+ Sert, et de servise n'a cure;
+ Amors fait de propre commun,
+ Amors fait de divers cuers un,
+ Amors enchausce, ce me semble;
+ Amors dÈpart, Amors assemble,
+ Amors joint divers cuers ensemble;
+ Amors rend cuers, Amors les emble;
+ Amors despiece, Amors refait;
+ Amors fait pez, Amors fait plait,
+ Amors fait bel, Amors fait lait
+ Toutes heures quant il li plait;
+ Amors atrait, Amors estrange,
+ Amors fait de privÈ estrange;
+ Amors seurprent, Amors emprent;
+ Amors reprent, Amors esprent:
+ Il n'est rien que Amors ne face,
+ Amors tost cuer, Amors tost grace;
+ Amors deslie, Amors enlace,
+ Amors occist, Amors alace;
+ Amors ne crient ne pic ne mace;
+ Amors ne crient riens c'on lui face.
+ Amors fist Diex nostre char prendre,
+ Amors le fist en la croix pendre,
+ Amors le fist ilec estendre,
+ Amors li fist le costÈ fendre;
+ Amors li fist les maus reprendre,
+ Amors li fist les bons aprendre;
+ Amors le fist ‡ nous venir,
+ Amors nous fait ‡ li tenir.
+ Si cum l'Escripture raconte,
+ Il n'est de nule vertu conte,
+ S'Amors ne joint et lie ensemble;
+ Il m'est avis, et voir me semble
+ Que pou vaut foi et espÈrance,
+ Justice, force, n'atrempance,
+ Qui n'a fine Amors avec soi.
+ L'Apostre dit, et ge le croi,
+[p. 395]
+ Qu'aumosne faite, ne martire,
+ Ne bien que nulli sache dire,
+ Ne vault riens s'Amors i deffaut;
+ Sans Amors tretout bien deffaut;
+ Sans Amors n'est homme parfait,
+ Ne par parole, ne par fait.
+ Ce est la fin, ce est la somme,
+ Amors fait tout le parfait homme.
+ Amors commence, Amors asomme,
+ Sans Amors n'est mie fait homme.
+ Amors les enserrÈs desserre,
+ Amors si n'a cure de guerre;
+ Fine Amor qui ne cesse point,
+ A Diex les met, ‡ Diex les joint:
+ Loyal Amor fait ‡ Diex force,
+ Car Amor de l'amer s'efforce.
+ Quant Amor parfondement pleure,
+ Li vient trËs-grant douceur en l'eure,
+ Et fine Amor d'amer est yvre,
+ Car grant douceur Amor enyvre;
+ Lors li convient dormir ‡ force,
+ Quant en dormant d'amer s'efforce:
+ Car Amor ne puet estre oisive,
+ Tant cum el soit saine ne vive;
+ Lors dort en mÈditacion,
+ Puis monte en contemplacion.
+ Ilec s'aboume, ilec s'esveille,
+ Ilec voit mainte grant merveille.
+ L‡ voit tout bien, l‡ voit tout voir,
+ L‡ trueve tout son estouvoir.
+ L‡ voit quanque l'en puet vÈoir,
+ L‡ scet quanque l'en puet savoir.
+ L‡ aprent quanqu'en puet aprendre,
+ L‡ prent du bien quanqu'en puet prendre;
+ MËs quant plus prent et plus aprent,
+ Et plus son desirier l'esprent,
+ Tous jors li croist son apetit,
+ Et tient son assez ‡ petit.
+ En Amor n'a poirit de clamor,
+ Chascun puet amer par Amor,
+[p. 396]
+ Quant d'Amor ne te puËs clamer,
+ Par Amor te convient amer.
+ De tout ton cueur, de toute t'ame
+ Veil que aimes la douce dame;
+ Quant Amor amer la t'esmuet,
+ Par Amor amer la t'estuet.
+ Donc aime la vierge Marie,
+ Par Amor ‡ li te marie;
+ T'ame ne veult autre mari.
+ Par Amor ‡ li te mari;
+ AprËs Jesu-Christ son espous,
+ A li te doing, ‡ li t'espous,
+ A li te doing, ‡ li t'otroi,
+ Sans desotroier t'i otroi.
+
+
+Note 10, pages 26-27.
+
+Vers 4650-4665. _Saillent_, que nous traduisons par _s'aiment._ La
+vÈritable traduction serait: saillir, s'accoupler, consommer l'acte
+vÈnÈrien.
+
+Nous avons reculÈ devant I'expression propre, combien que _s'aiment_
+affaiblisse l'idÈe de l'auteur. Six vers plus haut, le mÍme cas s'est
+prÈsentÈ pour: _Quiconques ‡ fame gÈust_, quiconque couche avec une
+femme. Ce sont des expressions intraduisibles dans notre poÈsie moderne.
+Nous en rencontrerons bien d'autres, car nous voil‡ loin du douce‚tre
+Guillaume. Peut-Ítre avons-nous eu tort, car, pour reculer devant
+l'image, le lecteur verra par la suite que nous n'avons pas reculÈ
+devant le mot.
+
+
+Note 11, pages 28-29.
+
+Vers 4682-4696.
+
+ Ou se rend dans quelque couvent.
+
+[p. 397]
+_Se rend_ signifie: se fait moine. On disait: nonnain rendue, pour:
+religieuse converse, religieuse laie. Nonnain rendue se trouve encore
+dans ClÈment Marot.
+
+
+Note 12, pages 28-29.
+
+Vers 4683-4697. _Franchise_ veut dire ici _libertÈ_. On dit encore: _les
+franchises_, dans ce sens. A propos de ce mot, nous ferons observer que
+pour le vers 4616-4628, la traduction est insuffisante. La vÈritable
+traduction serait: _Libres entre eux_, comme dans l'original,
+c'est-‡-dire n'ayant aucun lien entre eux, ni de parentÈ, ni de mariage.
+
+L'auteur dÈmontrera plus loin que l'amour aime la libertÈ et qu'il ne
+saurait vivre une heure en esclavage. C'est pourquoi on ne voit jamais
+de vÈritable amour rÈsister ‡ l'Èpreuve du mariage, et que les plus
+heureux amants font les plus mauvais Èpoux.
+
+
+Note 13, pages 30.
+
+Vers 4715.
+
+ Mais Viellesse les en rechasce,
+ Qui ce ne scet, si le resache.
+
+…videmment, ici s'est glissÈe une erreur d'inadvertance ou d'impression,
+commise par MÈon, et que M. Francisque Michel s'est empressÈ de
+reproduire. La rime l'indique assez. A notre avis, il faut _resache_ aux
+deux vers. Dans le premier cas, _resache_ sera le subjonctif de
+_resachier_, retirer, et dans le second le subjonctif de _resavoir_.
+
+
+[p. 398]
+Note 14, pages 38-39.
+
+Vers 4847-4861. _Hostelas_, du verbe _hosteler_, loger quelqu'un; de ce
+verbe sont dÈrivÈs _hostel_ et _hostelerie. Hostel_ signifioit _maison_.
+
+Dans la ballade de Villon ‡ sa mie, on lit _l'hÙtel des Carmes_; et dans
+l'Amant rendu Cordelier ‡ l'observance d'Amours, on lit pareillement
+_hÙtel_. Ce nom ne se donne qu'aux maisons des grands seigneurs: les
+juges datent quelquefois de leur _hÙtel_; mais c'est plus par honneur
+pour la justice que pour le juge. On donne aussi ‡ Paris le nom
+_d'hÙtel_ aux auberges qui ont de l'apparence; si ce titre flatte
+l'ambition de ceux qui donnent tout ‡ la vanitÈ des noms, les
+provinciaux trouvent souvent de quoi la rabattre lorsqu'il faut compter
+de la dÈpense, qui est ordinairement plus grande dans un hÙtel que dans
+une hÙtellerie, qui n'en est que le diminutif. Ce que nous appelons
+_hÙte_ Ètoit autrefois le nom que l'on donnoit ‡ celui qui venoit loger
+dans un _hÙtel: Majores nostri hostem eum dicebant, quem nunc perigrinum
+dicimus._ On l'appeloit aussi _hospes_, terme qui convenoit ‡ celui qui
+venoit loger dans un endroit, et ‡ celui qui donnoit retraite ou
+l'hospice ‡ cet Ètranger.
+
+ _Non hostes ab hospite tutus_.
+ (Ovid., _MÈtamorph_., I.)
+
+Le droit d'hospitalitÈ Ètoit en grande recommandation chez les paÔens.
+Jupiter en Ètoit le dieu tutÈlaire; il Ètoit nommÈ _Xenius, seu
+hospitalis_: lorsqu'on recevoit un hÙte, on commenÁoit par offrir un
+sacrifice ‡ ce Dieu.
+
+On voit dans la Genese de quelle maniËre Abraham [p. 399] reÁut les
+trois anges qui vinrent loger chez lui. Chacun sait comment Lot se
+comporta pour garantir ses deux hÙtes des brutalitÈs de ses concitoyens,
+et comment ManuÈ, au livre des Juges, chap. 13, reÁut l'ange qui Ètoit
+venu lui annoncer la naissance de son fils Samson.
+
+_Apud Lucanos lege cavebatur, ut si quis sole occaso divertentes
+hospites notos ignotosque domo exigeret [grec: _kakoxeniast_] teneretur,
+mulctamque eo nomine pendere cogeretur_. (Alexander ab Alexandro.)
+
+Dans les anciennes lois des Bourguignons, titulo 38: De hospilitate non
+negand‡. _Quicumque hospiti venienti tectum, aut focum negaverit, trium
+solidorum inlatione mulctetur_.
+
+Et par un dÈcret du concile de Clermont en Auvergne, tenu l'an 544, il
+fut enjoint aux prÍtres d'avertir leurs paroissiens de recevoir les
+passants, et de ne pas leur vendre les vivres plus cher qu'au marchÈ.
+
+Enfin, ce devoir de charitÈ envers les Ètrangers Ètoit si fort
+recommandÈ, que la rËgle de saint BenoÓt, chap. 53, porte: _Frangatur
+jejunium propter hospitem ‡ priore_, si ce n'est pas un jour de je˚ne
+principal ou ecclÈsiastique. _Si enim quoslibet advenientes jejunio
+intermisso reficio, non solvo jejunium, sed impleo charitatis officium_,
+dit saint Prosper, lib. 2, _de Vit‚ contemplativ‚_.
+
+Le livre des Usages de CÓteaux, chap. 20, suppose aussi que l'abbÈ doit
+rompre le je˚ne en faveur de ses hÙtes.
+
+Anciennement on n'avoit pas des auberges comme ‡ prÈsent; il falloit
+aller loger chez des particuliers; chacun savoit o˘ il trouverait un
+gÓte; on se rendoit la pareille dans l'occasion.
+
+[p. 400]
+Les anciens, comme le remarque Plaute, donnoient la moitiÈ d'une piËce
+de monnoie, ou d'une autre marque qu'on appeloit _tessera_; celui qui la
+portoit Ètoit reÁu comme un ami de la maison ou comme un ancien hÙte; on
+la conservoit prÈcieusement, et elle passoit des pËres aux enfants. Ce
+droit d'hospitalitÈ avoit donnÈ lieu ‡ l'Ètablissement des hÙpitaux, en
+faveur des passants qui n'avoient point de connoissance dans les
+endroits o˘ leurs affaires les appeloient: ces maisons publiques leur
+servoient de retraites; mais dans la suite les hÙpitaux, en Europe, sont
+devenus la retraite des seuls pauvres, comme l'observe Borel. (Lantin de
+Damerey.)
+
+
+Note 15, pages 46-47.
+
+Vers 4992-5008. _Quoi justum est petito_, etc.
+
+
+Note 16, pages 50-51.
+
+Vers 5058-5073. _Cers ramages_. M. Francisque Michel traduit par _cerf
+sauvage. Ramages_ signifie bien gÈnÈralement _sauvage_, habitant des
+bois; mais quand il s'applique au cerf, il dit: Cerf qui a son bois,
+cerf ramÈ: _Cervus ramagius, cervus ramosis cornibus ornatus, cui cornua
+enascuntur_, dit Du Cange dans son Glossaire.
+
+
+Note 17, pages 56-57.
+
+Vers 5172-5190. _Omni tempore diligit, qui amicus est_.
+
+Pour le vers prÈcÈdent: _Fortune en eus rien n'a [p. 401] mis_, la
+traduction est un peu trop libre, nous le reconnaissons; mais tenant
+absolument ‡ conserver au prÈcepte: _Toujours aime qui est amis_, sa
+forme concise et Ènergique, nous avons prÈfÈrÈ sacrifier le vers
+prÈcÈdent, d'autant plus que le sens reste rigoureusement le mÍme.
+
+
+Note 18, pages 58-59.
+
+Vers 5190-5210. _Verus amicus prastantior auro_. (C'est aller chercher
+bien loin les rÈminiscences.)
+
+
+Note 19, pages 62-63.
+
+Vers 5267-5287. _Pythagoras_ naquit ‡ Samos vers la 47eolympiade,
+environ 590 ans avant J.-C. Il Ètoit fils de Mnesarcus, et, selon
+d'autres auteurs, de Marmacus ou de Mnermacus. Ce fut lui qui le premier
+prit le nom de philosophe. Sa secte fut nommÈe _l'Italique._ Il
+parcourut l'…gypte; il fut en CrËte, ‡ LacÈdÈmone, o˘ il se fit
+instruire dans les lois de Lycurgue et de Minos. De l‡ il passa en
+Italie, o˘ il ramena ‡ une vie frugale les peuples de Crotone, qui
+vivoient dans le luxe; il mourut ‡ MÈtapont, auprËs de Tarente, o˘ on
+prÈtend qu'il fut tuÈ dans une Èmeute populaire.
+
+Pythagore eut un grand nombre de disciples; une des rËgles qu'il leur
+faisoit observer Ètoit de garder le silence pendant cinq ans; aprËs ce
+rude noviciat, ils Ètoient alors admis dans la maison de leur maÓtre, et
+alors ils avoient le plaisir de jouir de sa prÈsence et de le regarder
+fixement.
+
+Le prÈjugÈ de ses disciples sur sa science Ètoit si [p. 402] violent,
+que son autoritÈ toute seule leur tenoit lieu de raison, et lorsqu'ils
+soutenoient un sentiment, et qu'on leur en demandoit la preuve, ils se
+contentoient de rÈpondre: ´Il l'a dit,ª c'est-‡-dire Pythagore.
+(CicÈron, _De la nature des dieux_, traduction de M. l'abbÈ d'Olivet.)
+Pythagore soutenoit la mÈtempsicose, ou la transmigration d'une ‚me dans
+un autre corps; c'est un sentiment qu'il avoit puisÈ chez les
+Gymnosophistes, qui croyoient que la production du monde consistoit en
+ce que toutes choses sont sorties du sein de Dieu, et que l'univers
+pÈrira par un retour de ces mÍmes choses ‡ leur premiËre origine. Les
+Brachmanes du pays de Coromandel soutenoient que le monde pÈrit et se
+renouvelle dans certaines pÈriodes de temps. (_Diction. de Bayle_, t.
+II, Èdit. de 1715.)
+
+Pythagore, qui se regardoit comme petit monde, prÈtendoit avoir essuyÈ
+ces diffÈrentes rÈvolutions, et que son ‚me avoit passÈ du corps
+d'Aetalides dans celui d'Euphorbes, tuÈ au siËge de Troie par MÈnÈlas;
+qu'elle avoit animÈ les corps d'Hermosine et de Pyrrhus, surnommÈ le
+_PÍcheur_, et que de Pyrrhus il Ètoit devenu Pythagore. (_Diogenes
+Laerce_, livre VIII.)
+
+On prÈtend que les vers attribuÈs ‡ ce philosophe, qui sont les
+principes de sa morale, ont ÈtÈ mis sous cette forme par Lysis, un de
+ses disciples, Pythagore n'ayant point laissÈ d'Ècrits: ces vers sont au
+nombre de 71; on les appelle dorÈs, pour marquer que dans ce genre c'est
+ce qu'il y a de plus excellent et de plus divin; c'est par cette raison
+qu'on a donnÈ le titre de _l'Ane d'or_ ‡ l'histoire d'ApulÈe, ‡ cause de
+la richesse de son style. On trouve ces prÈtendus vers dorÈs dans le
+_Recueil des [p. 403] poËtes grecs_. Hierocles, qui d'athlËte devint
+philosophe, fit un commentaire sur les vers de Pythagore. (Lantin de
+Damerey.)
+
+
+Note 20, pages 64-65.
+
+Vers 5282-5304. On voit ici que Jehan de Meung songeait dÈj‡ ‡ faire la
+traduction de BoÎce, son auteur favori. (P.M.)
+
+Anicius Manlius Torquatus Severinus Boetius naquit l'an de l'Ëre
+chrÈtienne 455. Il fut trois fois consul, et il eut pendant ce temps-l‡
+part ‡ la confiance de ThÈodoric, roi des Goths. Il la perdit par la
+jalousie de Basile, d'Opilio et de Gaudence, dÈlateurs inf‚mes. BoÎce
+fut conduit dans les prisons de Ticino, aujourd'hui Pavie. Ce fut l‡ o˘
+il composa son traitÈ, intitulÈ: _Consolatio philosophiae_, divisÈ en
+cinq livres, avec d'autres traitÈs de thÈologie.
+
+BoÎce (selon Berthier, _in Praefatione Boethii) fuit logicus
+acutissimus, theologus gravissimus, mathematicus solertissimus,
+mechanicus artificiosissimus, musicus suavissimus, adhuc orator et poeta
+optimus_. En effet, il a Ècrit dans tous ces genres de science.
+
+ThÈodoric lui fit trancher la tÍte, l'an 524, aussi bien qu'‡ Symmachus,
+dont BoÎce avoit ÈpousÈ la fille. Ce prince ne survÈcut guËre ‡ un acte
+si cruel. Peu de temps aprËs cette exÈcution, on servit sur sa table la
+tÍte d'un poisson Ènorme. Il crut que c'Ètoit celle de _Symmachus_ qui
+le menaÁoit; un tremblement s'empara de tous ses membres; on le mit dans
+son lit, o˘ il mourut agitÈ par les remords de sa conscience, confessant
+qu'il avoit eu tort de faire mourir BoÎce et Symmachus sans avoir
+apportÈ, [p. 404] en les condamnant, l'attention qu'il donnoit
+ordinairement ‡ ses sujets. (Procopius, _Hist. gothica_, lib. primo.)
+(Lantin de Damerey.)
+
+
+Note 21, pages 64-65.
+
+Vers 5295-5318. On lit dans un acte de 1377, rapportÈ par Sauval, qu'‡
+cette Èpoque les boucheries de Saint-Marcel Ètoient dÈj‡ trËs-anciennes.
+(Lantin de Damerey.)
+
+
+Note 22, pages 64-65.
+
+Vers 5296-5317. _Pipe_: pipeau, chalumeau, paille, fÈtu. (Voir le
+Dictionnaire de FuretiËre.)
+
+
+Note 23, pages 66-67.
+
+Vers 5324-5346. Nous ferons remarquer ici que, pour la seconde fois, est
+nommÈe la Seine. (Voir au dÈbut de la partie de Guillaume.)
+
+Pourquoi ces deux auteurs, natifs tous deux des pays arrosÈs par la
+Loire, n'ont-ils pas choisi ce fleuve? L'exemple e˚t ÈtÈ plus frappant
+encore, la Seine n'Ètant nommÈe en ces deux cas que pour sa grandeur.
+Nous nous croyons autorisÈ ‡ conclure que nos deux auteurs vivaient ‡
+Paris, ‡ la cour sans doute, et que le roman tout entier fut Ècrit dans
+la capitale, pour charmer les loisirs des grands seigneurs et des hautes
+dames de l'aristocratie.
+
+Ainsi s'expliquerait l'absence de manuscrits OrlÈanais anciens, quand il
+en subsiste encore un si grand nombre en dialecte picard ou bourguignon.
+
+
+[p. 405]
+Note 24, pages 66-67.
+
+Vers 5333-5355. _Phisicien_. On donnoit autrefois ce nom ‡ ceux qui
+exerÁoient la mÈdecine, parce qu'on les supposoit devoir Ítre habiles
+dans la science de la nature, en grec _physis._
+
+Les seuls ecclÈsiastiques se mÍloient de mÈdecine en France, et il n'y
+eut point de mÈdecins mariÈs dans ce royaume avant l'an 1452. Par une
+ordonnance de Philippe de Valois, il ne devoit y avoir en cour qu'un
+physicien, ‡ 20 sous tournois par jour. (Pasquier, liv. VIII, chap. 26.)
+
+Ce poste, quoique fort beau, seroit moins recherchÈ, si on agissoit ‡
+l'Ègard du physicien comme Gontran, roi d'OrlÈans, qui fit mourir les
+deux mÈdecins de la reine Austregisilde, sa femme, qui le lui avoit
+recommandÈ en mourant, parce qu'elle croyoit mourir par leur faute. (Du
+Tillet, _Recueil des rois de France_.)
+
+Il paroÓt, par ce que dit Jehan de Meung de l'aviditÈ des mÈdecins et
+des avocats de son temps, qu'elle approchoit fort de celle que l'on
+remarque aujourd'hui parmi quelques-uns de ceux qui professent ces deux
+arts. Ceux qui les exercent avec honneur et dÈsintÈressement ne
+prendront point pour eux ce distique d'un ancien:
+
+ _Vulpes amat fraudem, lupus agnum, femina laudem;_
+ _Vulnus amat medicus, praesbyter interitus_.
+
+Je remarquerai en passant qu'il Ètoit dÈfendu par la loi _Cincia_, ‡
+ceux qui avoient soutenu en justice le droit des parties, de recevoir de
+l'argent ni des prÈsents; dans la suite, NÈron leur permit de dÈroger ‡
+cette loi. (Lantin de Damerey.) [p. 406]
+
+
+Note 25, pages 68-69.
+
+Vers 5349-5371.
+
+ Cil qui por vaine gloire tracent:
+ La mort de lor ames porchacent,
+
+M. Francisque Michel traduit:
+
+ Ceux qui pourchassent vaine gloire
+ La mort de leurs ‚mes procurent.
+
+Vraiment, c'est s'en tirer par trop cavaliËrement.
+
+Si tracer veut dire gÈnÈralement: suivre ‡ la trace, traquer, il
+signifie aussi: aller, marcher, courir de Á‡ de l‡, sens qu'il a
+conservÈ jusqu'‡ nous dans la langue populaire de l'OrlÈanais, et mÍme
+dans la langue classique (voir LittrÈ). Quant ‡ pourchasser, il n'a
+jamais signifiÈ: procurer.
+
+La traduction littÈrale de ces deux vers est:
+
+ Ceux qui voyagent pour une vaine gloire:
+ La mort de leurs ‚mes ils pourchassent.
+
+
+Note 26, pages 68-69.
+
+Vers 5351-5372. De plus, M. Francisque Michel a commis une erreur des
+plus graves. Il Ècrit:
+
+ La mort de lor ames porchacent
+ DecÈus et tex decevierres.
+
+MÈon met:
+
+ La mort de lor ames porchacent.
+ DecÈus est tex decevierres.
+
+Nous ferons remarquer combien le moindre changement [p. 407] dans la
+ponctuation et l'orthographe est souvent dangereux. En effet, MÈon fait
+dire ‡ Jehan de Meung: _Ils_ (ces prÍcheurs) _pourchassent la mort de
+leur ‚me; mais ces trompeurs se trompent eux-mÍmes_. M. Francisque
+Michel dit: _Trompeurs et trompÈs, chacun poursuit la mort de son ‚me_.
+Il rend ainsi responsables, vis-‡-vis de Dieu, les malheureux ÈgarÈs par
+des imposteurs. Or, dans la bouche de Jehan de Meung, cette parole
+serait une monstruositÈ, une rÈfutation inexplicable de son oeuvre tout
+entiËre.
+
+
+Note 27, pages 74-75.
+
+Vers 5439-5463.
+
+ _Dives divitias non congregat absque labore_
+ _Non tenet absque metu, non desinit absque dolore_.
+
+
+Note 28, pages 80-81.
+
+Vers 5550-5574. _Aides_, aide, secours; par extension: aides, impÙts.
+
+Nous saisissons l'occasion de montrer une fois de plus combien, pour
+juger un ouvrage, il est nÈcessaire de l'Ètudier ‡ fond, et qu'un mot
+mal compris peut entraÓner ‡ de graves erreurs.
+
+Nous avons sous les yeux la _Satire au moyen ‚ge_ de M. Lenient. Jehan
+de Meung, classÈ comme Ècrivain du XIVe siËcle, y est jugÈ en
+quatorze pages. Ce chapitre commence ainsi:
+
+´Au XIIIe siËcle, la satire n'a rien encore de menaÁant; elle se joue
+autour de la sociÈtÈ; elle secoue en riant sa marotte devant les grands
+seigneurs, les abbÈs mitrÈs, les moines bien nourris, [p. 408] les
+bÈguines aux larges robes, mais sans colËre, sans passion de dÈtruire;
+elle peut dire aussi:
+
+ En moi n'a ne venin ne fiel.
+
+´Dans l'‚ge suivant, elle devient plus provocante et plus audacieuse;
+elle ne se contente plus de railler ce monde qui l'entoure; elle lui
+dÈclare la guerre. L'oeuvre de Jehan de Meung est moins une suite qu'une
+contre-partie de celle de Guillaume de Lorris. Guillaume Ècrit pour
+plaire ‡ sa dame, Jehan pour servir la politique envahissante et
+novatrice de Philippe-le-Bel. HÈritier de Guyot et de Ruteboeuf, il
+joint ‡ la vieille malice gauloise l'humeur querelleuse et hautaine d'un
+libre-penseur moderne. Le droit d'insurrection et la cÈlËbre thÈorie du
+refus de l'impÙt, ressuscitÈ de nos jours par M. de Genoude, n'y est pas
+moins clairement enseignÈe.
+
+ ....Quant il vodront
+ Lor aides au roi toldront.
+ ...._Quand ils voudront_
+ _Les impÙts au roi refuseront_.ª
+
+Il n'est guËre possible d'accumuler plus d'erreurs en si peu d'espace.
+
+Pour faire un travail aussi considÈrable que _l'Histoire de la satire en
+France du XIe au XVIe siËcle_, pour Ètudier et connaÓtre ‡ fond
+tous les ouvrages de notre ancienne littÈrature, la vie d'un homme ne
+saurait suffire, et nous ne sommes point ÈtonnÈ que que M. LÈnient n'ait
+pu en faire qu'une Ètude superficielle. Son ouvrage ne doit donc Ítre
+consultÈ qu'‡ titre de curiositÈ littÈraire; mais admettre comme
+articles de foi toutes ses conclusions serait au moins imprudent.
+
+[p. 409]
+En effet, M. LÈnient nous montre Jehan de Meung comme l'hÈritier de
+Ruteboeuf, qui Ècrivit sous saint Louis et Philippe III, et vÈcut mÍme,
+dit-on, jus-qu'en 1310, sous Philippe-le-Bel.
+
+Ces deux auteurs seraient, selon nous, contemporains. De plus, nous ne
+saurions admettre que l'oeuvre de Jehan de Meung f˚t la contre-partie de
+celle de Guillaume de Lorris. A peine quelques contradictions de dÈtail
+pourraient-elles Ítre relevÈes.
+
+Quant ‡ ce fameux refus de l'impÙt, c'est probablement une chimËre de M.
+LÈnient. Nous avouons que l'emploi de ce mot au pluriel doit Ítre
+considÈrÈ comme un arme ‡ deux tranchants, et que plus d'un contemporain
+dut Ítre tentÈ de le traduire selon sa fantaisie. Mais nous ne croyons
+pas que Jehan de Meung, un noble, e˚t osÈ, de son temps, Èriger en
+systËme une pareille maxime. Aussi nous ne voulons y voir que le mot
+_aide, assistance_, terme plus large, qui laisse plus de marge ‡
+l'interprÈtation, et ne pouvait passer pour sÈditieux.
+
+Enfin le _Roman de la Rose_ est antÈrieur de quelques annÈes au rËgne de
+Philippe-le-Bel, puisqu'il fut Ècrit entre 1270 et 1280, et l'on
+conviendra que prÍcher le refus de l'impÙt e˚t ÈtÈ bien mal servir la
+politique de ce roi toujours ‡ court d'argent.
+
+
+Note 29, pages 102-103.
+
+Vers 5846-5872. Virginie, fille de Lucius Virginius, tribun militaire ‡
+Rome. Elle avoit ÈtÈ fiancÈe ‡ Lucius Icilius, autrefois tribun du
+peuple; mais Appius Claudius, le dÈcemvir, Ètant devenu amoureux de
+cette fille, suborna un certain M. Claudius [p. 410] pour la
+revendiquer comme une esclave qui Ètoit nÈe dans une de ses maisons, et
+qui avoit ÈtÈ vendue ‡ la femme de Virginius. Le dÈcemvir, devant qui la
+contestation fut portÈe, ne manqua pas d'adjuger Virginie ‡ celui qui la
+redemandoit, et qui devoit la lui remettre ensuite. Virginius voulant
+prÈvenir la honte de sa fille, lui plongea un couteau dans le sein. Cet
+accident souleva le peuple, et fut cause qu'on abolit la puissance des
+dÈcemvirs, l'an de la fondation de Rome 304, pour Ètablir le
+gouvernement consulaire. Appius fut mis en prison; mais il Èchappa au
+supplice qu'il mÈritoit, en avalant une dose de poison. (Lantin de
+Damerey.)
+
+
+Note 30, pages 106-107.
+
+Vers 5922-5948. Marcus Anneus Lucanus, poËte de Cordoue en Espagne,
+auteur de la _Pharsale_.
+
+
+Note 31, pages 110-111.
+
+Vers 5996-6022. M. Francisque Michel traduit _commans-ge_ par
+_commencÈ-je._ C'est une erreur; le sens est _commandÈ-je_.
+
+Nous ferons remarquer ici que tous les vers compris entre le 5986e et
+le 7216e ont ÈtÈ rajoutÈs aprËs coup. L'apostrophe de l'Amant ‡
+Raison pour lui reprocher ce fameux mot ´si mal placÈ en bouche ‡
+courtoise pucelle,ª est Èvidemment coupÈ en deux par un hors-d'oeuvre de
+1230 vers qui n'ajoute aucun intÈrÍt ‡ l'action.
+
+
+[p. 411]
+Note 32, pages 110-111.
+
+Vers 6000-6026.
+
+ _Dum vitant stulti vitia, in contraria currunt_.
+ (Horat., _Satyr_., II, lib. 22.)
+
+
+Note 33, pages 118-119.
+
+Vers 6109-6137. Socrates eut pour pËre Sophonisques, tailleur de
+pierres, et pour mËre Phenecrate, qui Ètoit sage-femme. Il naquit sur la
+fin de l'an 114 de l'Ëre philosophique; il fut disciple d'Archela¸s. La
+philosophie dont il fit profession fut souvent mise ‡ l'Èpreuve, par la
+mauvaise humeur de Xantipe et de Myrthon, ses deux femmes. Plusieurs
+traits de modÈration, qui ne peuvent Ítre placÈs ici, lui mÈritËrent ce
+glorieux tÈmoignage de la part d'Apollon, qu'il Ètoit le seul de tous
+les hommes ‡ qui l'on p˚t donner le nom de Sage.
+
+ _Mortalium unus Socrates vere sapit_.
+
+Cette justice rendue ‡ Socrates lui co˚ta la vie, comme on peut le voir
+dans Diogenes LaÎrce, livre second. (Lantin de Damerey.)
+
+
+Note 34, pages 118-119.
+
+Vers 6119-6147. Jules Solin, grammairien latin, a composÈ un ouvrage
+intitulÈ: _Polyhistor_, qui est un recueil des choses mÈmorables que
+l'on voit dans divers pays. (Lantin de Damerey.)
+
+
+[p. 412]
+Note 35, pages 120-121.
+
+Vers 6131-6159. HÈraclite fut un philosophique qui ne pouvoit sortir de
+sa maison sans que les sottises des hommes lui fissent verser des
+larmes; bien diffÈrent de DÈmocrite son contraste, pour qui ces mÍmes
+sottises Ètoient un divertissement. HÈraclite, si l'on en croit Suidas,
+fut dÈvorÈ par des chiens pendant qu'il dormoit au soleil. (Lantin de
+Damerey.)
+
+
+Note 36, pages 124.
+
+Vers 6193. _Cotissent_, brisent. On dit encore, en Beauce et dans
+l'OrlÈanais, _cotir_ pour meurtrir un fruit.
+
+
+Note 37, pages 124.
+
+Vers 6203. _Doutable_ veut dire _redoutable_. C'est sans doute pour
+qu'on ne s'y trompe pas que M. Francisque Michel a Ècrit _redoutable_,
+faisant un vers faux.
+
+
+Note 38, pages 134-135.
+
+Vers 6370-6398. A l'exemple des Orientaux, nos ancÍtres attribuaient aux
+pierres prÈcieuses des vertus plus ou moins efficaces. Marbode, ÈvÍque
+de Rennes, mort en 1123, a composÈ un poËme latin, dans lequel il dÈcrit
+soixante et une de ces pierres, et parle de leur nature, de leurs
+qualitÈs et des propriÈtÈs qu'on leur accordait alors. Il l'annonce
+comme la version d'un traitÈ d'Evax, roi d'Arabie, [p. 413] qui l'avait
+composÈ pour NÈron, empereur romain. (Francisque Michel.)
+
+
+Note 39, pages 142.
+
+Vers 6487. _MaufÈ_. C'est le nom qu'on donnoit au diable dans les vieux
+romans, soit parce que les peintres reprÈsentent les diables horribles
+et contrefaits, ou ‡ cause de la mÈchancetÈ que les diables ont en
+partage.
+
+Les PËres de l'…glise, ‡ l'exemple des premiers chrÈtiens, avoient une
+telle horreur pour le diable, qu'ils se faisoient un scrupule de le
+nommer, ne lui donnant point d'autre nom que celui de _malus_, qui veut
+dire _mauvais_ ou _malin_; de l‡ vient que plusieurs personnes
+prÈtendent que le _libera nos ‡ malo_ de l'Oraison dominicale ne
+signifie autre chose que: dÈlivrez-nous du malin ou du mauvais, qui
+vient de _mauffez_, c'est-‡-dire qui fait du mal. (_Observations sur
+l'histoire de saint Louis_, par du Cange.) Diez et LittrÈ n'acceptent
+pas cette Ètymologie de _mauvais_.
+
+
+Note 40, pages 150-151.
+
+Vers 6631-6663. Claudius, c'est Claudien (Claudianus), poËte latin qui
+vivoit dans le IVe siËcle, sous l'empire de ThÈodose, et de ses fils
+Arcadius et Honorius. Ce que Jehan de Meung lui fait dire de l'ÈlÈvation
+et de l'abaissement des mÈchants est tirÈ des vers de ce poËte,
+faussement attribuÈs ‡ Horace:
+
+ _Jam non ad culmina rerum_
+ _Injustoi crevisse queror. Tolluniur in altum,_
+ _Ut lapsu graviare ruant_.
+
+(Lantin de Damerey.)
+
+[p. 414]
+
+
+Note 41, pages 156-157.
+
+Vers 6738-6770. SuÈtone (Tranquille) a Ècrit la vie des douze CÈsars; il
+vivoit sous les empereurs Trajan et Adrien, et fut secrÈtaire d'…tat de
+ce dernier. On a encore de SuÈtone un livre des grammairiens illustres
+et un des rhÈteurs. (Lantin de Damerey.)
+
+
+Note 42, pages 158-159.
+
+Vers 6760-6792. L'auteur se trompe ici sur la durÈe du rËgne de NÈron,
+qui ne fut que de treize ans sept mois et vingt-sept jours. Cependant
+cette erreur pourrait bien venir des anciens copistes. (L.D.D.)
+
+
+Note 43 pages 158-159.
+
+Vers 6769-6801. CrÈsus, cinquiËme et dernier roi de Lydie, de la famille
+des Mermnades; son rËgne finit l'an 3510 du monde, 544 avant J.-C.
+
+On ne sait point au vrai quand il mourut: l'histoire dit qu'il Èchappa,
+par une espËce de prodige, ‡ l'arrÍt que Cyrus avoit prononcÈ contre
+lui. Il Èvita aussi la mort que Cambyse vouloit qu'on lui fÓt souffrir.
+HÈrodote, qui a Ècrit la vie de CrÈsus, ne dit pas un mot de sa mort;
+dËs lors, on a raison d'Ítre surpris que Jehan de Meung, qui vouloit
+donner de l'autoritÈ aux songes, ait si mal fait expliquer par Phanie
+celui de son pËre, puisqu'il n'est pas vrai qu'il ait ÈtÈ attachÈ ‡ une
+potence, ni qu'il y soit mort.
+
+[p. 415]
+
+Ce roi de Lydie, qui croyoit Ítre le plus puissant de tous les monarques
+et le plus heureux des hommes, vantoit son bonheur ‡ Solon; ce sage lui
+rÈpondit qu'il ne falloit pas juger de la fÈlicitÈ de l'homme par le
+cours de sa vie, mais qu'il falloit en attendre la fin.
+
+ _Ultima semper_
+ _Expectanda dies hominis, dicique beaius_
+ _Ante obitum nemo, supremaque funera debet_.
+ (Ovid., _MÈtamorph_., lib. 3.)
+
+(Lantin de Damerey.)
+
+
+Note 44, pages 168.
+
+Vers 6907 et 6908. Le lecteur remarquera que ces deux vers ne sont pas
+traduits. Ils n'Ètaient pas du reste bien nÈcessaires.
+
+Dans tout le cours de cette traduction, nous avons tenu ‡ reproduire
+l'original vers pour vers. Nous avions mÍme un instant pensÈ ‡ faire des
+rimes libres comme nos deux romanciers. Mais, aprËs un essai qui ne nous
+satisfaisait point, nous avons cru devoir nous conformer aux rËgles de
+la versification moderne. Ne pouvant conserver ‡ la vieille langue
+romane son harmonie incomparable, pour racheter ce dÈfaut, autant que
+possible, nous avons adoptÈ les rimes croisÈes, difficultÈ inouÔe, qui
+nous fit regretter plus d'une fois notre dÈtermination et faillit mÍme
+nous faire abandonner notre travail. Mais c'Ètait une compensation.
+Aussi, en maints endroits, soit pour conserver des pÈriodes entiËres,
+soit pour rÈparer des fautes d'inadvertance dans la distribution de nos
+rimes, avons-nous eu recours ‡ divers [p. 416] moyens. «‡ et l‡, mais
+bien rarement, et quand le sens le permettait, nous avons passÈ un vers
+ou deux. Le plus souvent nous avons adoptÈ les transpositions de
+distiques ou, au mÈpris de la concision, dÈlayÈ quelques phrases, de
+faÁon ‡ regagner deux vers. La clartÈ parfois y trouvait son compte, et
+nous n'en avons jamais abusÈ, car il n'y a guËre que 200 vers de
+diffÈrence entre la traduction et l'original, qui contient plus de
+22,500 vers.
+
+
+Note 45, pages 168-169 _et_ 170-171.
+
+Vers 6921-6951 et 6940-6971. Conradin Ètoit petit-fils de l'empereur
+FrÈdÈric II et fils de Conrad, qui avoit laissÈ la rÈgence du royaume de
+Sicile ‡ Mainfroy, fils naturel de FrÈdÈric. Le rÈgent usurpa le royaume
+sur son neveu Conradin. Charles, duc d'Anjou, ‡ qui Urbain IV avoit
+donnÈ l'investiture, livra bataille ‡ Mainfroi l'an 1266. Cet usurpateur
+fut vaincu, et on le trouva sur le champ de bataille au nombre des
+morts.
+
+Conradin, surpris que le pape Urbain et ClÈment IV, son successeur,
+eussent disposÈ d'un bien qui ne leur appartenoit par aucun droit, mit
+une armÈe sur pied. Charles vint au devant de lui lorsqu'il entrait dans
+la Sicile, et lui donna bataille au champ du Lis, l'an 1268. Conradin se
+sauva avec FrÈdÈric son cousin; mais ils furent arrÍtÈs quelques jours
+aprËs, et condamnÈs ‡ mort par les syndics des villes du royaume, comme
+perturbateurs du repos de l'…glise; en consÈquence, ils eurent la tÍte
+coupÈe sur l'Èchafaud, au milieu de la ville de Naples, l'an 1269.
+(Lantin de Damerey.)
+
+
+[p. 417]
+Note 46, pages 170-171.
+
+Vers 6967-6997. _Haves_, salue, donne le bonjour. On se servoit
+anciennement de ce terme en jouant aux Èchecs; et au lieu de dire, comme
+‡ prÈsent: Èchec au roi, on lui disoit: _havÈ_.
+
+´Dans la description du bal en forme de tournoi, qui fut donnÈ en
+prÈsence de _la Quinte_, lorsque le roi Ètoit en prise, il n'Ètait point
+permis de le prendre; mais on devoit, en lui faisant une profonde
+rÈvÈrence, l'avertir, en lui disant: _Dieu vous garde_; et lorsqu'il ne
+pouvoit Ítre secouru, il n'Ètoit pour cela pris de la partie adverse,
+mais saluÈ le genoux en terre, lui disant: _bon jour_. L‡ Ètoit la fin
+du tournoi.ª (_Pantagruel_, liv. V, chap. 24.) (Lantin de Damerey.)
+
+
+Note 47, pages 172-173.
+
+Vers 6976-7006. _…checs_. Jehan de Meung prÈtend que ce jeu fut inventÈ
+par Attalus, mathÈmaticien dont on ignore le siËcle; d'autres attribuent
+cette invention ‡ PalamËde, pendant le siÈge de Troie. On en fait aussi
+honneur ‡ un certain DiomËde, qui vivoit du temps d'Alexandre. FrËre
+Jean de Vignay, dans son _TraitÈ de la moralitÈ de l'Èchiquier_, dit que
+le jeu des Èchecs fut inventÈ par un roi de Babylone, et que depuis, ce
+jeu fut portÈ en GrËce, ainsi que DiomËde le Grec en fait foi dans ses
+livres anciens. JÈrÙme Vida, dans son poËme sur les Èchecs, a feint que
+l'OcÈan, qui avoit jouÈ de tout temps sous l'onde avec les Nymphes
+marines, apprit ce jeu aux Dieux cÈlestes qui assistËrent aux noces de
+la Terre, et [p. 418] que dans la suite Jupiter ayant dÈbauchÈ
+Scacchide, nymphe d'Italie, il lui enseigna ce jeu pour prix des faveurs
+qu'elle lui avoit accordÈes; et qu'enfin cette fille, qui lui donna son
+nom, l'apprit aux hommes.
+
+Sarrazin, dans sa curieuse dissertation sur ce jeu, croit que les
+Indiens l'apprirent aux Persans, ceux-ci aux MahotnÈtans, et que ce fut
+par le moyen de ces derniers que ce jeu passa en Europe.
+
+On y jouoit en France du temps de Charles-Magne: on voyoit dans le
+TrÈsor de Saint-Denis les Èchecs de ce prince. A juger par leur taille
+de la grandeur de l'Èchiquier, je ne suis point surpris si Charlot, fils
+de Charles-Magne, en cassa la tÍte ‡ Beaudoin, fils d'Ogier le Danois, ‡
+cause de l'ascendant qu'il avoit sur lui. Cette brutalitÈ de Charlot fut
+cause d'une guerre qui dura plus de sept ans. (_Roman d'Ogier le
+Danois_, chap. 16.)
+
+M. La Mare, auteur de l'excellent _TraitÈ de la police_, remarque qu'en
+1254, saint Louis dÈfendit le jeu des Èchecs; ´peut-Ítre, ajoute-t-il,
+parce que ce jeu est trop sÈrieux, et jette le corps en langueur par une
+trop grande application de l'esprit.ª C'est dans les principes de ce
+prince que Montaigne disoit, en parlant de ce jeu: ´Je l'hai haÔ et fui,
+de ce qu'il n'est pas assez jeu, et qu'il nous Èbat trop sÈrieusement,
+ayant honte d'y fournir l'attention qui suffiroit ‡ quelque bonne
+chose.ª (Lantin de Damerey.)
+
+On conservoit au garde-meuble un jeu d'Èchecs en cristal, garni en or,
+qui avoit ÈtÈ donnÈ, dit-on, au roi saint Louis par le Vieux de la
+Montagne; mais ayant ÈtÈ donnÈ en paiement ‡ un fournisseur plus curieux
+d'argent que d'antiquitÈs, il le fit vendre ‡ l'hÙtel de Bullion en
+1795. (MÈon.)
+
+
+[p. 419]
+Note 48, pages 172-173.
+
+Vers 6978-7010. _Attalus Asiaticus, si gentilium creditur historiis,
+hanc ludendi lasciviam dicitur invenisse ab exercito numerorum, paululum
+deflexa materia_. (Joan Saresburiensis, _Policraticus_, lib. I, cap. V.)
+
+
+Note 49, pages 174-175.
+
+Vers 7016-7048. Marseille se rÈvolta contre Charles d'Anjou, en 1262,
+pour la seconde fois. Boniface de Castellane, chef de la rÈvolte, eut la
+tÍte tranchÈe, quoi qu'en dise Gaufredi en son _Histoire de Provence_.
+(Lantin de Damerey.)
+
+
+Note 50, pages 176-177.
+
+Vers 7053-7086. _…cuba_, c'est HÈcube, femme de Priam, roi des TroÔens.
+AprËs la ruine de la capitale, on la trouva cachÈe dans l'endroit o˘ ses
+fils avoient ÈtÈ enterrÈs. Ulisses la fit arracher de ces lieux, et la
+fit conduire comme sa prisonniËre et son esclave. Avant son dÈpart, elle
+avala les cendres de son fils Hector, tuÈ par Achilles; et comme la
+fortune ne lui avoit laissÈ que des larmes et des cheveux blancs, elle
+en fit un sacrifice, et les rÈpandit au lieu de fleurs sur le tombeau de
+son fils.
+
+Jamais infortunes n'ÈgalËrent celles de cette princesse. Elle eut la
+douleur de survivre ‡ la perte de Priam son Èpoux, de sa fille
+Cassandre, de son fils Hector. Elle vit tomber son autre fils Polidor
+sous les coups de Polymnestor, roi de Thrace. PolixËne [p. 420] sa
+fille fut sacrifiÈe aux m‚nes d'Achilles, que P‚ris avoit tuÈ. P‚ris, ‡
+son tour, mourut des blessures qu'il avoit reÁues en se battant avec
+Ajax, qui avoit eu la tÈmÈritÈ de violer la pauvre Cassandre dans le
+temple de Pallas. (Ovide, _MÈtamorph_., liv. XII.) (Lantin de Damerey.)
+
+
+Note 51, pages 176-177.
+
+Vers 7056-7089. Sisigambis Ètoit la mËre de Darius. Cette princesse
+Ètant tombÈe entre les mains de ses ennemis, aprËs la dÈfaite de son
+fils, elle fut traitÈe par Alexandre avec tous les Ègards qui Ètoient
+dus ‡ son rang. Aussi fut-elle plus sensible ‡ la mort de ce conquÈrant
+qu'‡ celle de son propre fils; et cette princesse, qui avoit eu la force
+de survivre ‡ la perte de Darius, eut honte de voir la lumiËre aprËs
+qu'Alexandre en eut ÈtÈ privÈ. (Lantin de Damerey.)
+
+
+Note 52, pages 178-179.
+
+Vers 7097-7129. Voyez le 24e livre de _l'Iliade_, o˘ Achille dÈbite
+ce conte au bon roi Priam, pour le consoler de la mort de son fils
+Hector. (Lantin de Damerey.)
+
+
+Note 53, pages 180-181.
+
+Vers 7107-7139. _Piment_, boisson composÈe de miel et de certaines
+Èpices (c'est la cannelle); elle ressemble fort ‡ l'hypocras. Il est
+parlÈ du piment [p. 421] dans le Statut II, fait par Pierre le
+VÈnÈrable, abbÈ de Cluny.
+
+_Statutum est ut ab omni mellis ac specierum cum vino confectione, quod
+vulgari nomine pigmentum vocatur coen‚ Domini tantum except‚ qu‚ die mel
+atque speciebu vino mixtum antiquitas permisit, omnes Cluniasiensis
+ordinis fratres abstineant_.
+
+Si l'on en croit l'auteur du livre qui a pour titre: _Quadragesimal
+spirituel_, citÈ par Henri …tienne, chapitre 37 de _l' Apologie
+d'HÈrodote_, le _vinum conditum_ dont il est parlÈ au livre des
+Cantiques Ètoit l'hypocras clarÈ et piment.
+
+BoÎce a fait mention du piment ou vin mÍlÈ avec du miel, dans l'endroit
+o˘ il parle de la sobriÈtÈ des premiers hommes.
+
+ _Felix nimium prior oetas._
+ _Contenta fidelibus arvis,_
+ _Naec inerti perdita luxu_
+ _Facili quae sera solebat_
+ _Jejunia solvere glandÈ_
+ _Non bracchica numera norant_
+ _Liquido confundere melle_.
+ (Libro 2, metro 5.)
+
+On lit dans les _Dialogues_ de saint GrÈgoire, liv. III, chap. 14:
+´Aleiz, si coissiez del polment ‡ noz ovriers.ª _Ite, et operariis
+nostris pulmentum coquite_. Ce qui prouve qu'on cuisoit cette boisson.
+(Lantin de Damerey.)
+
+
+Note 54, pages 188.
+
+Vers 7244. Je n'ai trouvÈ les vers suivants que dans quatre des
+manuscrits dont j'ai fait usage:
+
+[p. 422]
+
+ Se veritÈ n'iert si luisans
+ Qu'el fust contre vertu nuisans,
+ Sans faille bien l'ai oÔ dire,
+ Touz voirs ne sunt pas bons ‡ dire.
+ MËs qui vuet mauvestiÈ confondre,
+ Voir dire n'est mie ‡ repondre:
+ Car vÈritÈ, quant vous la dites,
+ Por cognoistre les ypocrites,
+ Tel veritÈ n'est pas ‡ teire,
+ Cele doit-l'en toz jors retreire;
+ Mes peres, plus que vos, les blasme,
+ N'il ne het tant nul autre blasme.
+
+(MÈon.)
+
+
+Note 54bis*, pages 194-195.
+
+Vers 7330-7366. C'est Claude PtolÈmÈe, mathÈmaticien cÈlËbre, connu par
+plusieurs ouvrages, et surtout par son _Almageste_ en XIII livres. Alain
+Chartier l'attribue ‡ PtolÈmÈe II, roi d'…gypte. Voyez son _TraitÈ de
+l'EspÈrance_. (Lantin de Damerey.)
+(*erreur dans l'original--on a deux fois le note 54--M.D.)
+
+Note 55, pages 194-195.
+
+Vers 7349-7385.
+
+ _Virtuiem primam esse puta compescere linguam_.
+
+
+Note 56, pages 200-201.
+
+Vers 7435-7471.
+
+ _Nihil consuetudine majus_.
+ (Ovid., _Art. Am_., lib. 2.)
+
+[p. 423]
+
+Note 57, pages 204-205.
+
+Vers 7520-7556. Dans quelques manuscrits on lit les vers suivants:
+
+ Tant l'ain, se vos le saviez;
+ Que se par force en deviez
+ Ou morir, ou m'amor avoir,
+ Ne vos en flaterai j‡ voir,
+ Molt seroit corte vostre vie;
+ J‡ n'auroie de vos envie,
+ Se vos deviez acorer,
+ Braire, crier, gemir, plorer,
+ Fondre en lermes por feire duex,
+ Et fussiez fille ‡ quatre Diex,
+ Tant sËussiez bien flÈuter,
+ Ge n'en voil or plus disputer;
+ MËs vodroie morir de mort
+ Si sen-ge j‡ qu'ele me mort.
+
+(MÈon.)
+
+
+Note 58, pages 214-215.
+
+Vers 7670-7707. Ce que l'auteur dit ici de la peine portÈe contre le
+larron surpris avec son vol est tirÈ du IVe livre des _Instituts_ de
+l'empereur Justinien, titulo 1∞ _De obligationibus quae ex delicto
+nascuntur_, o˘ on lit, art. 5: _Poena manifesti furti quadrupli est, tam
+ex servi, quam ex liberi person‚, nec manifesti dupli_.
+
+Ainsi, un voleur pris en flagrant dÈlit Ètoit obligÈ de rendre la chose
+dÈrobÈe, et le quadruple de sa valeur. S'il n'Ètoit pas trouvÈ saisi du
+vol, et qu'il y e˚t tant de preuves contre lui qu'il n'en p˚t
+disconvenir, outre le larcin, il falloit encore payer le double.
+
+[p. 424]
+Cet usage est aboli en France, o˘ l'action qu'on a contre le voleur est
+criminelle; et suivant la nature de la chose dÈrobÈe et les
+circonstances, il est puni plus ou moins sÈvËrement, par la mort, par le
+bannissement, par les galËres, par le fouet ou par la marque d'un fer
+rouge. (Lantin de Damerey.)
+
+
+Note 59, pages 216-217.
+
+Vers 7682-7719. Tarse, ancienne capitale de la Cilicie, prËs de
+l'embouchure du Cydnus dans la MÈditerranÈe. C'est l‡ qu'Alexandre
+faillit pÈrir aprËs s'Ítre baignÈ dans les eaux glacÈes du Cydnus. Cette
+ville fait aujourd'hui partie du pachalik d'Adana.
+
+
+Note 60, pages 218-219.
+
+Vers 7714-7750. Cette comparaison et la pensÈe qui prÈcËde sont assez
+obscures, ou tout au moins fort mal prÈsentÈes. L'auteur veut dire:
+Jalousie prÈtend garder pour elle seule Bel-Accueil et ses charmes,
+comme l'avare son or; c'est sottise. En effet, qui obtient les faveurs
+d'une femme ne fait tort ‡ personne. Allumer sa chandelle ‡ celle d'un
+autre, est-ce lui faire tort? Pour un peu, Jehan de Meung dirait:
+SÈduire la femme, c'est faire beaucoup d'honneur au mari. Mais il se
+contente d'affirmer que ce n'est pas lui faire tort, les charmes de la
+femme n'augmentant point ‡ ne pas servir, pas plus que l'or au fond d'un
+sac. Petite Èconomie!
+
+
+[p. 425]
+Note 61, pages 218-219.
+
+Vers 7737-7771. (Voir la _note_ 17 du tome I.)
+
+Ici Jehan de Meung recommande de donner des chapeaux de fleurs, pour se
+rendre favorables les geÙliers de Bel-Accueil. C'est sans doute de ce
+bon vieux temps dont parle ClÈment Marot, _Rondeau du siËcle antique_:
+
+ O˘ un bouquet donnÈ d'amour profonde,
+ C'Ètoit donnÈ toute la terre ronde.
+
+Alors, comme le remarque Coquillart dans ses droits nouveaux:
+
+ On aimoit pour un tabouret,
+ Pour un espinglier de velours,
+ Sans plus pour un petit touret.
+
+Il en co˚toit peu en ce temps-l‡ pour donner ‡ sa maÓtresse des marques
+de galanterie,
+
+ Car seulement au coeur on se prenoit,
+
+comme le dit Marot au rondeau dÈj‡ citÈ. (Lantin de Damerey.)
+
+
+Note 62, pages 220-221.
+
+Vers 7756-7792.
+
+ _Interdum lacrymae pondera vocis habent_.
+ (Ovid., _Epist. ex P_., lib. III, I, car. 15B.)
+
+
+[p. 426]
+Note 63, pages 220-221.
+
+Vers 7760-7796. Voici encore un des conseils d'Ovide, pour tromper les
+femmes trop crÈdules:
+
+ _Et lacrymae prosunt; lacrymis adamenta movebis_
+ _Fac madidas videat, si potes, illa genas._
+ _Si lacrymae (neque enim veniunt in tempore semper)_
+ _Deficient, udd lumina tange manu_.
+ (Ovid., _De Arte amandi_, lib. I, 659.)
+
+(Lantin de Damerey.)
+
+
+Note 64, pages 222.
+
+Vers 7800. Je n'ai trouvÈ dans aucun des manuscrits que j'ai consultÈs
+le mot _baron_, qui se lit dans toutes les Èditions de cet ouvrage.
+(MÈon.)
+
+
+Note 65, pages 228.
+
+Vers 7891 et 7892.
+
+ C'est li faillir envis peisibles,
+ Tant est noviaux delis possibles.
+
+Traduction:
+
+ On peut Èchouer, malgrÈ tout, mais paisiblement,
+ Tant le plaisir qu'on poursuit est possible.
+
+Le sens de ce distique est assez obscur, et il semble que les Èditeurs
+aient pris ‡ t‚che de l'obscurcir encore davantage.
+
+En effet, MÈon termine le premier vers par _envis possibles_, et le
+second par _dÈlis peisibles_. Dans l'impossibilitÈ o˘ nous nous
+trouvions de traduire ces [p. 427] deux vers d'une faÁon satisfaisante,
+nous avons consultÈ plusieurs Èditions. La premiËre en date, Jehan
+DuprÈ, de la fin du XVe siËcle, termine le premier vers par _envis
+passibles_, le second par _delis possibles_. Le sens est plus obscur que
+jamais. Marot termine le premier vers par _envis peisibles_, et le
+second par _delis possibles_. Enfin, M. Francisque Michel copie MÈon, se
+contentant de mettre en marge la traduction de _envis_, malgrÈ eux, et
+de _delis_, jouissance. Nous avons adoptÈ la version de Marot comme la
+plus intelligible. Toutefois, ‡ ceux qui ne partageraient pas notre
+opinion, nous offrons la variante suivante:
+
+ On risque, il est vrai, de faillir,
+ Mais pour paisiblement jouir.
+
+
+Note _66, page_ 234.
+
+Vers 8010. _Acertes_. Nous ne savons pourquoi M. Francisque Michel Ècrit
+_‡ certes_.
+
+
+Note 67, pages 236-237.
+
+Vers 8030-8070.
+
+ _Arguet, arguito; quicquid probat illa, probato;_
+ _Quod dicit, dicas: quod negat illa, neges._
+ _Riserit, arride; si flebit, flere memento_.
+ (Ovid., _De Art. am_., lib. II, 199.)
+
+
+Note 68, pages 238-239.
+
+Vers 8070-8110.
+
+ _Seu ludat numerosque manu jactabit eburnos,_
+ _Tu male jactato, tu male jacta dato._
+[p. 428]
+ _Seu jacies talos, victam ne paena sequatur,_
+ _Damnosi facito sient tibi saepe ranes._
+ _Sive latrocinii sub imagine calculus ibit,_
+ _Fac pereat vitro miles ab hoste tuus_.
+ (Ovid., _De Arte am_., lib. II, 203.)
+
+
+Note 69, pages 240-241.
+
+Vers 8085-8126.
+
+ _In gremium pulvis si fortË puellae_
+ _Deciderit, digitis excuctentus erit._
+ _Et si nullus erit pulvis, tamen excute nullam_.
+ (Ovid., _Ibid_., lib. I, carm. 149.)
+
+
+Note 70, pages 246-247.
+
+Vers 8170-8210. Roland, neveu de l'empereur Charles-Magne, se rompit une
+veine en sonnant de son cor, que l'on entendoit ‡ plus de sept lieues,
+ce qui contribua autant ‡ sa mort que la soif ardente qu'il ne put
+Ètancher, ayant trouvÈ que le ruisseau dans lequel il alloit puiser de
+l'eau avec son armet Ètoit tout rouge de sang. (Suite de
+_Roland-le-Furieux_.) Il mourut dans la vallÈe de Roncevaux, entre
+Pampelune et Saint-Jean-Pied-de-Port, dans le royaume de Navarre.
+(Lantin de Damerey.)
+
+
+Note 71, pages 246-247.
+
+Vers 8172-8212. Guenelon, Ganelon, ou Ganes. C'est dans les romans le
+nom d'un traÓtre qui, pour de l'argent, livra l'armÈe des FranÁois ‡
+Marsille, [p. 429] roi des Sarrazins, et fut cause de leur dÈfaite ‡
+Roncevaux.
+
+Charles-Magne, informÈ de cette trahison, envoya Ganelon ‡
+Aix-la-Chapelle, o˘ il fut ÈcartelÈ. (Du Haillan, _Histoire des rois de
+France_.)
+
+Du Tillet, dans son _Recueil des rois de France_, page 261, Èdition de
+1618, ´raconte autrement l'avanture de Ganelon, dont il fait un
+archevÍque de Sens, qui prit, par grande ingratitude, et contre son
+serment de fidÈlitÈ, le parti de Louis, roi de Germanie, en l'invasion
+qu'il fit du royaume de France contre Charles-le-Chauve. Celui-ci
+l'accusa du crime de lËze-majestÈ au Concile de l'Eglise gallicane,
+assemblÈ de douze provinces au forsbourg de Toul en Lorraine, l'an 859,
+et de lui est tournÈe en proverbe ´la trahison de Ganelon,ª non de la
+dÈfaite de Roncevaux, qui, comme rÈcite …ghinard en la vie de
+Charles-Magne, advint par la charge que les Basques (lors appelÈs
+Gascons), Ètant en emb˚che, donnËrent ‡ l'arriËre-garde de l'armÈe de
+Charles-Magne, o˘ vÈritablement moururent: AnsÈaume, maire du Palais;
+Eghard, grand-maÓtre de France, et Rutland, amiral de Bretagne, lequel
+n'Ètait neveu dudit Charles-Magne, car il n'eut qu'une soeur, madame
+Gisle de France, dËs sa jeunesse religieuse. N'eurent les Basques que
+leur cupiditÈ pour guide, sans intelligence dans l'armÈe des FranÁois;
+la surprinse fut pour l'avantage du lieu que lesdits Basques choisirent.
+La postÈritÈ ignorant l'infidÈlitÈ dudit archevÍque, et ayant le
+proverbe ancien, a composÈ la fable de Gannez, Ècrite Ës romans.ª
+(Lantin de Damerey.)
+
+
+[p. 430]
+Note 72, pages 254-255.
+
+Vers 8296-8337.
+
+ _Non habet undÈ suum paupertas pascat amorem_.
+ (Ovid., _Remed, am_., V. 749.)
+
+
+Note 73, pages 256-257.
+
+Vers 8314-8354.
+
+ _Felix quem faciunt aliena pericula cautum_.
+
+
+Note 74, pages 256.
+
+Vers 8315.
+
+ Vaillans hons suel estre clamÈs.
+ _Vaillant homme j'ai coutume d'Ítre nommÈ_.
+
+…videmment la version de MÈon est mauvaise. _Suel_ est la premiËre
+personne de l'indicatif prÈsent. La suite de la phrase prouve qu'il
+faudrait l'imparfait. Aussi prÈfÈrons-nous la version des Èditeurs des
+XVe et XVIe siËcles, qui mettent:
+
+ Vaillans soulois estre clamÈs.
+
+
+Note 75, pages 264-265.
+
+Vers 8463-8509. Pyritho¸s, fils d'Ixion, fut roi des Lapithes; il Ètoit
+ami intime de ThÈsÈe. …tant allÈ, accompagnÈ de ce hÈros, pour enlever
+la femme du roi des Molossiens, ce prince, qui n'entendoit pas raillerie
+sur cet article, le fit dÈvorer par ses chiens.
+
+[p. 431]
+
+ J'ai vu Pyritho¸s, triste objet de mes larmes,
+ LivrÈ par ce barbare ‡ des monstres cruels
+ Qu'il nourrissoit du sang des malheureux mortels.
+ (Racine, _PhËdre_, acte III; scËne V.)
+
+(Lantin de Damerey.)
+
+
+Note 76, pages 266-267.
+
+Vers 8501-8547. Ce que Jehan de Meung remarque sur la foi qu'on doit
+ajouter aux tÈmoignages des mendians est tirÈ du Digeste:
+
+_Testium fides diligenter examinanda est, ideoque explorandum est si
+conditio_, etc. _An locuples, vel egens sit velucri caus‚ quid facile
+admittat_. (Lib. XXII, tit. 5, lege Julia.) _Cavetur ne in reum
+testimonium dicere liceret qui_, etc.; _et qui palam quoestum faciet
+fuerit ve_. (Lege e‚dem.)
+
+_Lucri causa moveri egenus facile praesumitur_. (Cicero pro Fonteio.)
+
+En effet, une personne dans l'indigence est plus facile ‡ corrompre que
+celle qui est riche. (Lantin de Damerey.)
+
+
+Note 77, pages 268-269.
+
+Vers 8515-8562. Les galans qui ne voudront pas se ruiner auprËs des
+femmes trouveront ici de quoi leur faire des prÈsents ‡ bon marchÈ.
+Ovide, qui Ètoit un vieux routier en fait d'amour, apprend la maniËre de
+donner beaucoup et ‡ peu de frais:
+
+ _Nec dominam jubeo pretioso munere dones;_
+ _Parva, sed Ë parvis callidus apta dato_
+ _ Dum benÈ dives ager, dum rasni pondere nutant,_
+ _Afferat in calatho rustica dona pucri:_
+[p. 432]
+ _Rure suburbano poteris tibi dicere missa,_
+ _Illa tibi in sacr‚ sint licet emptu vi‚._
+ _Afferat aut uvas, aut quas Amaryllis habebat;_
+ _At nunc castantas, nunc amat illa nuces_.
+ (_De Art. am_., lib. II, 261.)
+
+Voil‡ les prÈsens de l'ÈtÈ. Il y a apparence que ceux de l'hiver
+n'Ètoient pas plus considÈrables. (Lantin de Damerey.)
+
+
+Note 78, pages 268-269.
+
+Vers 8532-8578. _Jorroises_. Je crois qu'il ne faut point mettre de
+virgule aprËs _beloces_ ni aprËs _d'avesnes_; en ce cas-l‡, le sens
+seroit: bouquet d'avoine qui vient dans les terres appelÈes _jorroises_.
+Les paysans en Bourgogne donnent le nom de _boulÈe_ ‡ des raisins
+attachÈs en boule, dont ils font des prÈsens, pendant la vendange, aux
+gens de leur connoissance qui n'ont point de vignes; ainsi _beloces,
+d'avesne_, ou _boulaces_, comme je l'ai lu dans un manuscrit,
+signifieroit une poignÈe d'avoine avec sa paille, ramassÈe en une espËce
+de bouquet ou de boule. Les anciens disoient une boulÈe de clÈs, parce
+qu'alors elles Ètoient attachÈes par un cordon ‡ une boule de bois.
+Cette explication de _beloces_ n'est qu'une conjecture, mais je la crois
+soutenable, en ce que Jehan de Meung ayant parlÈ de prunes au vers 8528,
+il Ètoit fort inutile d'en parler quatre vers plus bas.
+
+A l'Ègard de _jorroises_, o˘ le manuscrit Bouhier met _jorreuses_, qui
+se rapporte ‡ avoine, Du Cange, au mot _joria_, donne ‡ entendre que
+c'est le nom d'une terre destinÈe ‡ rapporter de la graine; ainsi, [p.
+433] _avesnes, jorroises_ ou _jorreuses_ seroient des avoines crues dans
+un champ propre pour cette espËce de graine. (Lantin de Damerey.)
+
+
+Note 79, pages 270-271.
+
+Vers 8548-8594.
+
+ Biaux dons soustienneat maint bailli
+ Qui fussent ore mal bailli.
+
+Traduction littÈrale: ´Beaux dons soutiennent maints baillis qui
+seraient aujourd'hui mal gardÈs ou mal-lotis.ª Le jeu de mots est
+intraduisible. On peut interprÈter ces vers de deux maniËres: ´1∞ Beaux
+dons soutiennent maints baillis, maints juges, qui, sans eux, ne
+pourraient mener si grand train qu'ils font d'ordinaire;ª ´2∞ Beaux dons
+soutiennent les juges prÈvaricateurs qui, sans eux, seraient dËs
+longtemps punis comme ils le mÈritent.ª (P.M.)
+
+_Bailli_, c'est-‡-dire gardien. Le grand bailli et le sÈnÈchal Ètaient
+une mÍme chose, tous deux gardiens et conservateurs des biens du peuple,
+contre les vexations des juges ordinaires. On disoit aussi _bail_, et
+dans Ville-Hardouin on trouve _bals_, dans le mÍme sens. _Bailli_ vient
+de _bajulus_, par corruption de _bailus_ et _balius_. (Lantin de
+Damerey.)
+
+
+Note 80, pages 270-271.
+
+Vers 8556-8602.
+
+ _Omnia sumpta ligant_.
+
+[p. 434]
+
+Note 81, pages 272-273.
+
+Vers 8579-8624.
+
+ _Nec minor est virtus, quam quaerere, parta tueri_.
+ (Ovid., _De Art. am_., lib. II, 13.)
+
+
+Note 82, pages 272.
+
+Vers 8595. _Mal-feu, mal-fu, mah-flambe_. ´Que le mal-feu vous arde! que
+le mal-feu vous br˚le!ª ImprÈcation fort usitÈe dans les XIIe
+XIIIe et XIVe siËcles, qui a tirÈ son origine d'une maladie
+ÈpidÈmique dont les Parisiens furent attaquÈs sous Louis VI, en 1131, et
+que l'on nomma la maladie des ardents, et ensuite le charbon. Ceux qui
+en Ètoient attaquÈs mouroient sur le champ. On eut recours aux priËres,
+et on porta processionnellement la ch‚sse de sainte GeneviËve ‡ l'Èglise
+de Notre-Dame; tous les historiens sont d'accord que cette relique,
+Ètant dans la rue Neuve-Notre-Dame, cette maladie cessa. En mÈmoire de
+ce miracle, on Èdifia au mÍme endroit une Èglise sous le nom de
+Sainte-GeneviËve-des-Ardents, qui fut ÈrigÈe en paroisse. Elle fut
+dÈtruite en 1747 et rÈunie en la paroisse de la Magdelaine, en la CitÈ.
+On fait la fÍte de la commÈmoration de ce miracle le 26 novembre.
+(Lantin de Damerey.)
+
+
+[p. 435]
+Note 83, pages 274-275.
+
+Vers 8605-8649.
+
+ _Unus Iberinoe vir sufficit? Ocyus illud_
+ _Extorquebis, ut haec oculo contenta sit uno_.
+ (JuvÈnal, _Satyre_ VI, v. 53.)
+
+
+Note 84, pages 276-277.
+
+Vers 8664-8708. _Besans, besens_. C'Ètoient des piËces d'or de la valeur
+de dix sols, suivant l'Èvaluation faite par Du Cange, en parlant de la
+ranÁon de saint Louis, o˘ il dit que le marc d'argent valoit huit besans
+en or, et quatre livres, ou quatre-vingt-dix sous en argent, d'o˘ il
+rÈsulte que chaque besant valoit dix sous. Cette monnoie Ètoit appelÈe
+ainsi parce qu'elle avoit commencÈ d'avoir cours dans la ville de
+Byzance. (Lantin de Damerey.)
+
+
+Note 85, pages 276-277.
+
+Vers 8669-8712. A partir de ce vers jusqu'au vers 10011, ce passage a
+Èvidemment ÈtÈ rajoutÈ aprËs coup. Le lecteur est assez embarrassÈ, du
+reste, en retrouvant la suite des prÈceptes d'Ami, aprËs 1331 vers de
+leÁons _buissonniËres_. On ne saurait attribuer ce passage ‡ des
+copistes, puisque nous y trouvons le fameux distique qui faillit,
+suivant ThÈvet, co˚ter si cher ‡ notre poËte. Si cette anecdote n'est
+pas prouvÈe, elle fait supposer que jamais personne n'a songÈ ‡
+contester ‡ Jehan de Meung la paternitÈ de cette partie du Roman. Il en
+est de mÍme du passage signalÈ ‡ la note 31 du prÈsent [p. 436] volume.
+On verra, par ces deux exemples, combien maÓtre Jehan mettait de
+nÈgligence dans ces rajustements; nous verrons dans le volume suivant
+qu'il a poussÈ le sans-gÍne jusqu'‡ intercaler un passage, ‡ peu prËs de
+la taille des deux ci-dessus, au milieu mÍme d'une phrase!
+
+
+Note 86, pages 278.
+
+Vers 8701. _Luz_, brochet, du latin _lucius_. C'est le tyran des
+poissons; car il dÈvore, non seulement ceux d'une espËce diffÈrente de
+la sienne, mais les brochetons ses confrËres n'Èchappent point ‡ sa
+voracitÈ.
+
+ _Lucius est piscis, rex aique tyrannus aquarum_,
+
+dit l'Ècole de Salerne.
+
+Albert-le-Grand prÈtend que le brochet ne fait point de mal ‡ la perche,
+‡ cause que les Ècailles de son dos sont trop piquantes; il veut mÍme
+qu'il y ait entre ces deux poissons une espËce de sympathie, et que,
+lorsque le brochet a reÁu quelque blessure, il va auprËs de la perche
+qui le guÈrit en le touchant. (In: _Commentario scholae Salernae_.)
+(Lantin de Damerey.)
+
+
+Note 87, pages 278-279.
+
+Vers 8704-8748. _Graine_. M. Francisque Michel traduit: _cochenille_. Ce
+qu'on appelle ´graine de cochenille,ª encore aujourd'hui, est l'insecte
+employÈ pour la teinture. Quoiqu'il existe, de tout temps, un insecte de
+la mÍme famille (kermËs) dont les Orientaux [p. 437] et les ProvenÁaux
+teignent les Ètoffes, l'usage de la cochenille ne fut importÈ du Mexique
+en Europe qu'au XVIe siËcle, et nous pensons que la traduction de
+_graine_ par _cochenille_, si savante qu'elle soit, est plus
+qu'aventurÈe ici.
+
+
+Note 88, pages 280.
+
+Vers 8714-8716. Ces deux vers sont faux; ils ont un pied de trop. Du
+temps de Jehan de Meung ´avoientª comptait pour trois pieds dans le
+corps du vers.
+
+
+Note 89, pages 282-283.
+
+Vers 8769-8811.
+
+ _Non bene conveniunt, nec in un‚ sede movantur_
+ _Majestas et amor_.
+ (Ovide, _MÈtamorph_., lib. II, v. 8 et 9.)
+
+
+Note 90, pages 284-285.
+
+Vers 8796-8836. _Male-semaine._ C'est l'Èpoque des menstruations de la
+femme.
+
+
+Note 91, pages 286-289.
+
+Vers 8831-8877.
+
+ A cui parÈs-vous ces chastaignes?
+
+Il nous a ÈtÈ impossible de rien dÈcouvrir sur l'origine et le sens de
+ce proverbe. Un instant cependant nous avons eu une lueur d'espoir, en
+lisant [p. 438] la note de M. Francisque Michel, qui nous renvoyait au
+mot _Chastaigne_, dans ses _…tudes de philologie comparÈe sur l'argot_.
+Vite nous faisons l'acquisition de ce volume, et nous lisons: ´Peler
+chastaignes, avoir du bien-Ítre. Puis, ajoute l'auteur, l'expression:
+parer chastaignes, qui est peut-Ítre plus ancienne, paraÓt avoir un
+autre sens.ª Suivent, sans plus, les deux vers du _Roman de la Rose_ o˘
+figure ce proverbe!
+
+
+Note 92, pages 288-289.
+
+Vers 8855-8899. Nous avons eu un instant l'idÈe de
+conserver _chapel_ et _appel_. Nous nous sommes, en
+fin de compte, arrÍtÈ ‡ _chapeau_ et _appeau_. En effet,
+_chapel_ et _chapeau_ sont ‡ peu prËs synonymes, tandis
+qu'_appel_ et _appeau_ ont un sens trop tranchÈ
+aujourd'hui pour pouvoir se mettre indiffÈremment l'un
+pour l'autre.
+
+
+Note 93, pages 290-291.
+
+Vers 8867-8911. (Voir la note 18 du tome I.)
+
+
+Note 94, pages 290-291.
+
+Vers 8886-8932. (Voir la note 39 du prÈsent tome.)
+
+
+Note 95, pages 290-291.
+
+Vers 8887-8935. ThÈophraste, natif d'ErËse. Il Ètoit fils de MÈlanthe le
+Foulon. Il fut disciple de Leucippe, puis de Platon, et enfin
+d'Aristote. Il [p. 439] s'attacha ‡ ce dernier, et il devint son
+successeur au LycÈe. Aristote lui changea son nom de Tyrtame en celui de
+ThÈophraste, ‡ cause de son Èloquence, qui avoit quelque chose de divin.
+ThÈophraste composa prËs de deux cents volumes, dont la plupart sont
+perdus. Voil‡ ‡ peu prËs ce qu'en dit DiogËne LaÎrce.
+
+L'ouvrage le plus connu de ThÈophraste est son _TraitÈ des caractËres_,
+traduit par La BruyËre; ce sont eux qui ont servi de modËle ‡ ceux qu'il
+a donnÈs sous le titre: _CaractËres de ce siËcle_, qui sont autant de
+satires contre les FranÁois, ‡ l'imitation de ThÈophraste, qui n'avoit
+point ÈpargnÈ les AthÈniens dans les portraits qu'il en avoit faits.
+
+Dans l'Èdition de 1613, faite ‡ Leyde, des oeuvres de ThÈophraste, on ne
+trouve point le _TraitÈ des noces_, o˘ Jehan de Meung a puisÈ la
+meilleure partie de ce qu'il a dit sur cette matiËre: c'est apparemment
+un de ces ouvrages qui ont ÈtÈ perdus. Jean de Sarrisbery, ÈvÍque de
+Chartres, en a fait mention dans son _Polycraticon_, lib. VIII, cap. XI,
+o˘ il dit: _Fertur authore Hieronimo, aureolus Theophrasti liber de
+Nuptiis, in quo quaerit an vir sapiens ducat uxorem; et cum dissinisset,
+si pulchra esset, si bene morata, si honestis parentibus orta; si ipse
+sanus et dives, sic sapientem aliquando inire matrimonium, statim
+intulit: Haec autem raro in nuptiis amcordant universa. Non est igitur
+uxor amenda sapienti_. ThÈophraste en allËgue les raisons, que l'auteur
+du _Roman de la Rose_ a fort bien expliquÈes dans ce qu'il dit contre le
+mariage.
+
+Les Romains, les Spartiates, les Grecs et Lycurgue ont pensÈ sur cet
+article tout autrement que ThÈophraste, puisque parmi eux il y avoit des
+rÈcompenses pour ceux qui se marioient, et des peines [p. 440] contre
+ceux qui passoient leur vie dans le cÈlibat. (Voyez _Alexandrum in
+Alexandro_.) (Lantin de Damerey.)
+
+
+Note 96, pages 294-295.
+
+Vers 8958-9004. Il est curieux de rapprocher ici Voltaire de son
+devancier. Dans le roman de _l'IngÈnu_, la belle Saint-Yves meurt de
+douleur, ne pouvant surmonter la honte d'avoir obtenu la dÈlivrance de
+son amant au prix de sa vertu. Elle lui avoue sa faute au moment
+d'expirer, et il s'Ècrie: ´Qui? vous coupable! Non, vous ne l'Ítes pas!
+Le crime ne peut Ítre que dans le coeur; le vÙtre est ‡ la vertu et ‡
+moi.ª
+
+
+Note 97, pages 300-301.
+
+Vers 9038-9084.
+
+ _Rara avis in terris, nigroque simillima cygno_.
+ (JuvÈnal, _Satyr_. VI, carm. 164.)
+
+
+Note 98, pages 300-301.
+
+Vers 9043-9089.
+
+ ...._Tarpeium limen adora_
+ _Pronus, et auratum Junoni coede juvencam;_
+ _Si tibi contigerit capitis matrona pudici_.
+ (_Ibit_., carm. 47.)
+
+_Vache dorÈe_. Avant de la conduire au sacrifice, les anciens lui
+doroient les cornes, sans doute pour la rendre plus prÈcieuse ‡ leurs
+divinitÈs. (Lantin de Damerey.)
+
+
+[p. 441]
+Note 99, pages 302-303.
+
+Vers 9069-9115.
+
+ ...._Uxorem, Posthume, ducis?_
+ _Die qu‚ Tisiphone, quitus exagitare colubris?_
+ _Ferre potes dominam salvis tot restibus ullam,_
+ _C˘m pateant altae caligantesque fenestrae,_
+ _C˘m tibi vicinum se praebeat Aemilius pons_.
+ (_Satyra_ VI, vers. 28 et seq.)
+
+
+Note 100, pages 302-303.
+
+Vers 9077-9123. PhoronÈe, second roi d'Argos, succÈda ‡ son pËre Inachus
+l'an du monde 1228, 1807 ans avant J.-C. Ce fut lui qui rassembla dans
+la ville d'Argos les Argiens dispersÈs, et leur donna des lois.
+
+Le dÈluge d'OgygËs arriva de son temps. C'est le plus ancien roi grec
+dont l'histoire nous apprend quelque chose de certain. (MorÈri.)
+
+
+Note 101, pages 302-303.
+
+Vers 9091-9137. Pierre Abailart. Ses amours avec HÈloÔse n'ont pas moins
+contribuÈ ‡ le rendre cÈlËbre dans l'histoire que sa profonde Èrudition,
+qui l'a mis au nombre des plus grands docteurs du XIIe siËcle.
+Innocent II l'appeloit _Magistrum Petrum_, ‡ cause de sa science.
+
+Pierre le VÈnÈrable, abbÈ de Cluny, fit pour honorer la mÈmoire de ce
+savant homme une Èpitaphe dont voici les deux derniers vers:
+
+[p. 442]
+
+ _Est satis in titulo, Petrus jacet Abeilardus,_
+ _Cui soli patuit scibile quicquid erat_.
+
+Victime infortunÈe de l'amour et de ses ennemis, il mourut l'an 1142, le
+21 avril, ‚gÈ de 63 ans. Il fut enterrÈ ‡ Saint-Marcel, abbaye situÈe
+prËs de Ch‚lons-sur-SaÙne. (Lantin de Damerey.)
+
+NOTA. Son tombeau a ÈtÈ transfÈrÈ de cette abbaye au MusÈe franÁais,
+dans l'an VIII. (MÈon.)
+
+
+Note 102, pages 308-309.
+
+Vers 9164-9210. Saint Julien, surnommÈ l'Hospitalier, vivoit au IVe
+siËcle; les pËlerins s'adressoient ‡ lui pour avoir un bon gÓte. La
+Fontaine, dans le conte intitulÈ: _l'Oraison de saint Julien_, a mis
+heureusement en oeuvre la confiance qu'on avoit en ce saint. (Lantin de
+Damerey.)
+
+
+Note 103, pages 308-309.
+
+Vers 9166-9212. Saint LÈonard, vulgairement appelÈ saint LiÈnard, mort
+vers le milieu du VIe siËcle, prËs de Limoges, employoit ‡ racheter
+les captifs le produit de la terre que lui avoit donnÈe ThÈodebert, roi
+d'Austrasie, ‡ qui le Limousin obÈissoit alors.
+
+
+Note 104, pages 308.
+
+Vers 9177. _AtaÔne_, querelle, chagrin, f‚cherie, jalousie, animositÈ.
+_AtaÔneux_, querelleur. _AtaÔner_, quereller, chagriner, faire de la
+peine. Vient du grec [p. 443] _atË_, qui est le nom d'une dÈesse que
+l'on nomme en franÁois _AtË_. Elle est de l'invention d'HomËre. C'est ‡
+elle qu'Ètoit confiÈ le soin d'exciter parmi les hommes les noises et
+les querelles.
+
+Rabelais s'en est souvenu dans ses _Fanfreluches antidatÈes_:
+
+ MaugrÈ AtË ‡ la cuisse hÈronniËre.
+
+En Bourgogne, les paysans disent _Ètener_ pour fatiguer jusqu'‡ l'excËs,
+ce qui est une corruption _d'ataÔner_. (Lantin de Damerey.)
+
+
+Note 105, pages 308.
+
+Vers 9193. _Druerie. Drue_, au masculin _dru_, se prenoit autrefois pour
+_fÈale_, amie; mais du temps de saint Louis on prit ce terme en mauvaise
+part, et on l'appliqua aux amours dÈshonnÍtes. On en fit autant du
+substantif _druerie_, qui signifioit: fidÈlitÈ, amitiÈ, courtoisie,
+amour, galanterie. _DruÎ_ ou _druhe_, Ètoit aussi la mÍme chose que
+jeune femme. _Si quis puellam quae druhie dicitur, ad maritum in vi‚
+adsalierit, et cum ipsa violenter Maechatus fuerit_, viij _denar.
+culpabilis judicetur_. (Tit. 14, legis salicae, art. 10.) (Lantin de
+Damerey.)
+
+
+Note 106, pages 314-315.
+
+Vers 9273-9321. Alcibiade, un des grands capitaines de la GrËce. Il fut
+le plus bel homme de son siËcle; voil‡ pourquoi Jehan de Meung en fait
+mention. Ce qu'il en dit est pris du troisiËme livre de la _Consolation_
+de BoÎce, son auteur favori. _Quod si ut [p. 444] Aristoteles ait
+linceis oculis homines uterentur, ut eorum visus obstentia penetrarent.
+Nonne introspectis visceribus illud Alcibiadis superficie pulcherrimum
+corpus, turpissimum videretur_? (Lantin de Damerey.)
+
+
+Note 107, pages 314-315.
+
+Vers 9288-9336.
+
+ _Lis est form‚ magna pudicitiae_.
+ (Ovid., _…pist_. XVI, carm. 288.)
+
+
+Note 108, pages 316.
+
+Vers 9310. _A vertus_, traduction littÈrale, _‡ force_. M. Francisque
+Michel met ‡ _vertus_ une majuscule. On serait donc forcÈ de traduire:
+´Forcent ChastetÈ de servir ‡ Vertu leur dame, qui a en horreur les
+honnÍtes femmes.ª Ce serait un contre-sens et une absurditÈ.
+
+
+Note 109, pages 320-321.
+
+Vers 9364-9416.
+
+ _Spectatum veniunt, veniunt specientur ut ipsae_.
+ (Ovid., _De Art. am_., lib. I, carm. 99.)
+
+
+Note 110, pages 326-327.
+
+Vers 9465-9525. Saint Arnoult. Baillet, au tome II de la _Vie des
+Saints_, en admet trois qui portËrent ce nom. Le premier, contemporain
+de saint Remi, au VIe siËcle, laissa, dit-on, sa femme vierge; elle
+Ètoit [p. 445] niËce de Clovis. Saint Arnoult fit plusieurs
+pËlerinages, et fut enfin assassinÈ par des anciens valets de sa femme,
+irritÈs de ce qu'il lui avoit fait prendre le voile des vierges
+consacrÈes ‡ Dieu. D'autres traditions portent que des voleurs, f‚chÈs
+de ne lui avoir point trouvÈ d'argent, l'avoient battu cruellement, et
+qu'il Ètoit mort de ses blessures. On l'a mis au rang des martyrs, et
+l'…glise cÈlËbre sa fÍte, dans le diocËse de Reims, le 18 de juillet.
+
+L'autre saint Arnoult, qui fut mariÈ, vivoit vers l'an 580. Il avoit
+ÈpousÈ une fille nommÈ Dode, dont il eut deux enfants. Elle prit dans la
+suite le voile dans un monastËre de TrËves, et saint Arnoult mourut
+ÈvÍque de Metz, environ l'an 640.
+
+Je ne prÈtends pas dÈcider lequel de ces deux saints doit Ítre le
+Seigneur des coux ou cocus. Peut-Ítre Jehan de Meung a-t-il cru qu'il
+suffisoit d'Ítre mariÈ pour Ítre de cette confrairie, et qu'en rÈduisant
+‡ l'acte la possibilitÈ, une pareille hypothËse n'auroit rien d'absurde.
+Cet auteur Ètoit d'ailleurs assez prÈvenu contre le beau sexe, pour ne
+point aller chercher bien loin des explications ‡ son passage.
+
+Coquillart a pensÈ ainsi que Jehan de Meung sur le compte de saint
+Arnoult; voici comment il s'en explique au monologue des perruques:
+
+ Coquins, niays, sots, joquesus,
+ Trop tost mariÈz en substance,
+ Seront tous menÈs au-dessus
+ Le jour Sainct Arnoult ‡ la dance.
+
+Saint Vincent FerriËres n'adopte point le sentiment de Jehan de Meung
+sur le patron des cocus; car dans son sermon sur la luxure, il fait
+mention de deux autres en ces termes:
+
+[p. 446]
+_Fuit mercator; et c˘m ejus uxor esset mortua, venerunt amici et
+parentes ut darent sibi uxorem. Dixit eis quod nolebat, quia vel dabitis
+uxorem juvenem vel antiquam. Si juvenem habeam, spernet me c˘m sim
+antiquus, et timeo quod faceret me de confratri‚ sancti Cuculli: si
+autem antiquam accipiam, ego sum antiquus et calvus, et sic unus non
+poterit juvare aliam. Dixerunt amici: Compater, non curetis quia non
+dabimus vobis uxorem antiquam, sed juvenem; et si faciat vos de
+confratri‚ cucullorum, facietis de confratri‚ sancti Lucae_. (Lantin de
+Damerey.)
+
+
+Note 111, pages 326-327.
+
+Vers 9470-9530. _Hurtebillier_. Ce mot, dont le sens n'Èchappera ‡
+personne, ne pouvait se traduire que par un mot empruntÈ ‡ l'argot de la
+populace. Nous avons cru prudent de le reproduire simplement. Au
+surplus, la racine en est fort douteuse. Doit-on voir dans
+_hurtebillier_ un composÈ de _hurter_ et de _bille_, hurter du b‚ton, de
+la verge? Cette version nous avait sÈduit tout d'abord, et nous avions
+mis: ´Toutes se font recheviller.ª Mais au dernier moment nous nous
+sommes dÈcidÈ ‡ conserver le mot de Jehan de Meung.
+
+
+Note 112, pages 326-327.
+
+Vers 9478-9540. _Rafaitier_. Il y a de l'apparence que le mÈtier que
+JuvÈnal appelle refattier est _far l'atto venereo_. Cet acte, selon le
+mÍme auteur citÈ par Jehan de Meung, est le moindre des crimes que la
+force du tempÈrament fait commettre aux femmes.
+
+[p. 447]
+
+ _Faciunt graviora coactae_
+ _Imperio sexus, minimunque libidine peccant_.
+ (_Satyra_ VI, carm. 134 et 135.)
+
+Une autre raison en faveur de mon explication, c'est que la Vieille, qui
+raconte ‡ Bel-Accueil comment un homme qu'elle aimait Èperdument la
+battoit et la maltraitait, dit:
+
+ J‡ tant dit honte ne m'Èust,
+ Que de pez ne m'amonestast,
+ Et que lors ne me rafaistast
+ Si r'avions et pez et concorde.
+
+Ovide, qui Ètoit maÓtre en l'art d'aimer, nous apprend que c'est l‡ le
+moyen le plus s˚r pour apaiser une femme irritÈe.
+
+ _Pax omnis in uno concubitu_
+ _C˘m bene saevierit, cum certa videbitur hostis,_
+ _Tunc pete concubitus foedera, mitiserit_.
+
+(Lantin de Damerey.)
+
+Nous avons traduit _rafaitier_ par _forniquer_. Que le lecteur nous
+pardonne l'emploi de ce mot un peu trop ... comment dire? un peu trop
+sacrÈ ... non, un peu trop liturgique; mais nous avons pensÈ que le mot
+_pÈchÈ_, qui se trouve ‡ la ligne suivante, nous y autorisait dans une
+certaine mesure. (P.M.)
+
+
+Note 113, pages 328-329.
+
+Vers 9490-9552. La rÈponse que fit Jehan de Meung aux dames de la Cour,
+offensÈes avec raison d'une sentence si injuste, est tirÈe d'un livre
+italien, intitulÈ: _Cento novelle Antich. A Guilielmo di Bergdam_. C'est
+le Guilhem de Bargemon, gentilhomme [p. 448] et poËte provenÁal du
+temps de Raimond BÈranger, et par consÈquent plus ancien que Jehan de
+Meung. Jean de Notre-Dame a fait mention de Guilhem ou Guillem au
+chapitre 48 des poËtes provenÁaux.
+
+Le mot, que l'on donne ‡ l'un et ‡ l'autre, est une imitation un peu
+forcÈe de celui de J.-C. pour sauver la femme adultËre. (Voyez le
+_Menagiana_ de 1715, tome IV.)
+
+
+Note 114, pages 330-331.
+
+Vers 9530-9592.
+
+ _Quem non mille ferae, quem non Sthenelius hostis_
+ _Non potuit Juno vincere, vincit amor_.
+ (Dejanira Herculi, HeroÔdum.)
+
+
+Note 115, pages 330-331.
+
+Vers 9537-9601. YolÈ, fille d'Eurite, roi d'Oecalie. Hercule en devint
+amoureux, et emmena cette princesse prisonniËre, aprËs avoir tuÈ son
+pËre qui la lui avoit refusÈe en mariage. Il la donna dans la suite ‡
+son fils Hillus. (Lantin de Damerey.)
+
+
+Note 116, pages 332-333.
+
+Vers 9555-9619. _Pestel_, b‚ton. M. Francisque Michel s'est cru autorisÈ
+‡ remplacer ce mot par _pestax_, avant-bras, pilon. Nous trouvons cette
+version beaucoup trop savante, d'autant plus qu'‡ la fin du prÈsent
+chapitre, le mari menace sa femme d'un b‚ton (pestel) et d'une lance,
+hallebarde, ou simplement broche (haste).
+
+[p. 449]
+
+
+Note 117, pages 332.
+
+Vers 9570. _Pautonier_. Autrefois on appeloit ainsi un homme qui n'a
+point de profession fixe, qui est prÍt ‡ tout faire, qui est employÈ par
+le premier venu aux ouvrages les plus abjects, mÍme ‡ faire de mauvaises
+actions, un bandit, un scÈlÈrat, un homme qui court et frÈquente les
+femmes de mauvaise vie, qui les soutient; homme prÍt ‡ tous ÈvÈnements,
+disposÈ et prÍt ‡ maltraiter quelqu'un, mÍme ‡ l'assassiner; un homme de
+mauvaise vie, de mauvaises moeurs, dÈrangÈ dans ses habitudes, un
+crocheteur, un portefaix, mÍme un bedeau, ou bedel, qui, dans les
+siËcles reculÈs, Ètoient des gens prÈposÈs pour arrÍter les malfaiteurs,
+qui les conduisoient en prison et au supplice, ce que font aujourd'hui
+les archers. C'Ètoit un valet de bourreau.
+
+
+Note 118, pages 334-335.
+
+Vers 9588-9652. Ce vers et le prÈcÈdent, ayant ÈtÈ oubliÈs par le
+compositeur dans l'Èdition de M. Francisque Michel, celui-ci, trop
+scrupuleux, les a intercalÈs deux pages plus loin, au beau milieu d'une
+phrase, o˘ ils ne signifient absolument rien.
+
+
+Note 119, pages 336-337.
+
+Vers 9642-9708. _Solers ‡ liens, decopez ‡ las_, c'est-‡-dire lacÈs.
+BenoÓt Baudoin, d'Amiens, a fait un traitÈ sur les souliers, sous le
+titre _De Calceo antiquo et mystico_, o˘ il remarque que Dieu donnant ‡
+Adam [p. 450] des peaux de bÍtes pour se couvir, il ne le laissa point
+aller les pieds nus; que dans la suite des temps on fit des souliers de
+genÍt, de papier, c'est-‡-dire de la plante dont on tiroit le papier qui
+croissoit en …gypte. Il y avoit des souliers de lin, de soie, de bois,
+de fer, d'argent et d'or. Ils ont souvent changÈ pour la figure, pour
+les ornements et pour la couleur; il y a eu des souliers longs, des
+souliers unis, et d'autres qui Ètoient tailladÈs et dÈcoupÈs.
+
+On lit au livre VII des _AntiquitÈs franÁoises_ du prÈsident Fauchet que
+les moines de Saint-Martin de Tours, vivant dÈlicieusement, Ètoient
+vÍtus de soie, et portoient des souliers, _vitrei coloris_ (ce dit
+l'abbÈ Odon). Un autre dit des mirouers ‡ leurs souliers, pour
+contempler leurs beaux habits, mÍme dans l'Èglise. (Lantin de Damerey.)
+
+
+Note 120, pages 338.
+
+Vers 9662. _Despendre_, dÈpenser. M. le duc de Bellegarde, qui Ètoit
+Gascon, et qui entendoit la raillerie, ayant demandÈ ‡ Malherbe lequel
+Ètoit mieux dit de _depensÈ_ ou de _dependu_, il rÈpendit que _depensÈ_
+Ètoit plus franÁois, mais que _dependu, pendu_ et _rependu_ Ètoient plus
+propres pour les Gascons. (Lantin de Damerey.)
+
+
+Note 121, pages 342-343.
+
+Vers 9726-9796. _Jonglierre, janglerre, jongleur, joingleur_ et
+_jonglÈor_, du latin _jaculator_, signifient un bouffon, un bateleur, un
+trompeur. [p. 451]
+
+A la cour des comtes de Flandre, les poÎtes Ètoient appelÈs _jongleurs_;
+‡ la cour de nos rois, _fatistes_, du mot _faire. Fatiste_ Ètoit aussi
+un bateleur, suivant Borel. _Fat_ vient de _fatiste_.
+
+Chez les comtes de Provence, on appeloit les poÎtes des _troubadours_ ou
+_trouvËres_: la Provence se nommoit alors _la boutique des troubadours_.
+
+Les anciens poÎtes grecs ont chantÈ les louanges des dieux et des rois,
+comme le remarque HÈrodote dans la _Vie d'HomËre,_ dont les poÈsies
+furent chantÈes piËce ‡ piËce dans les maisons des seigneurs, ce qui a
+fait nommer _rhapsodies_ les poÈsies d'HomËre, non pas dans le sens que
+nous donnons aujourd'hui ‡ ce terme.
+
+Nos trouvËres, ‡ l'exemple de ces poÎtes, empruntant leurs sujets des
+belles actions des grands hommes, alloient par les cours des princes,
+chantant leurs gestes et leurs hauts faits pour les divertir. Les
+_jongleurs_, c'est-‡-dire les mÈnestriers, avoient aussi le mÍme emploi,
+chantant avec la viole. Les uns composoient, comme les _trouvËres_ ou
+_conteurs_; les autres chantoient les inventions d'autrui, comme les
+_chanterres_ et les _jongleurs_, et parce qu'ils avoient besoin les uns
+des autres, ils se trouvoient ensemble aux grandes assemblÈes et aux
+festins des princes. Le temps o˘ ils fleurirent le plus fut celui des
+Croisades. (Voyez Fauchet, _De la langue et poÈsies franÁaises_, liv.
+I.)
+
+´Lorsque les bons trouvËres vinrent ‡ manquer, les _jongleurs_ n'ayant
+plus rien de beau ‡ raconter, on se moqua d'eux; et leurs contes Ètant
+mÈprisÈs ‡ cause des menteries trop Èvidentes et trop lourdes, quand on
+vouloit parler de quelque chose folle et vaine, on disoit: ´Ce n'est que
+jonglerieª; Ètant [p. 452] enfin _jongler_ ou _jangler_ pris pour
+bourder et mentir.ª (Fauchet, _Ibid_.) (Lantin de Damerey.)
+
+M. Levesque de la RavaliËre propose une nouvelle Ètimologie de ce mot,
+qui a pour elle une ressemblance frappante.
+
+Les premiers instruments de musique que les hommes aient connus ont ÈtÈ
+la harpe et la lyre, dont on tire les sons avec les doigts et les
+ongles; ne se peut-il pas que du mot _ongle_ on ait dit _ongler,
+jongler, jongleur_, pour exprimer l'action de jouer de la harpe et de la
+lyre? L'usage ayant Ètabli la signification de _jongleur_, on a continuÈ
+‡ nommer ainsi tous les joueurs d'instruments, quels que fussent les
+instruments dont ils jouoient. (MÈon.)
+
+LittrÈ, d'accord avec tous les linguistes, fait dÈriver _jongleur_ du
+latin _joculator_. (P.M.)
+
+
+Note 122, pages 350-351.
+
+Vers 9853-9923. Doris, nymphe marine, fille de l'OcÈan et de ThÈtis,
+ayant ÈtÈ mariÈe ‡ son frËre NÈrÈe, mit au monde cinquante nymphes qui
+furent appelÈes NÈrÈides, du nom de leur pËre. Souvent les poËtes
+emploient le nom de Doris, pour signifier la dÈesse de la mer, et
+quelquefois pour la mer elle-mÍme. (MorÈri.)
+
+
+Note 123, pages 352-353.
+
+Vers 9868-9938. _Dol_. Le mot _Barat_, que nous traduisons ici par
+_Dol_, signifie proprement _fraude_, et jusqu'ici nous l'avions toujours
+traduit ainsi. Mais Jehan de Meung personnifiant toutes les passions et
+[p. 453] les transformant en acteurs, nous nous sommes trouvÈ fort
+embarrassÈ par ce personnage masculin de _Barat_. Aussi avons-nous ÈtÈ
+forcÈ de modifier notre traduction suivant les circonstances, tantÙt
+mettant _fraude_ et ailleurs _Dol_ ou _mensonge_. L'inconvÈnient n'est
+pas bien grave, attendu que ce personnage ne joue aucun rÙle direct dans
+l'action du _Roman de la Rose_.
+
+
+Note 124, pages 352.
+
+Vers 9880. _Pesme_, c'est-‡-dire trËs-mauvaise, la plus mauvaise, par
+sincope, du latin _pessima_, ainsi que notre _mÍme_ est sincopÈ de
+l'italien _medesimo_, et _carÍme_ de _quaresima_. Je dois cette remarque
+au R.P. Oudin, l'un des plus savants JÈsuites de son siËcle en tout
+genre de littÈrature.
+
+Cette explication est d'autant plus s˚re que je l'ai retrouvÈe depuis
+dans le Glossaire de Du Cange sur l'histoire de Villehardouin, o˘ les
+passages qu'il rapporte confirment le sentiment du P. Oudin. Guillaume
+de Nangis, parlant du roi des assassins, dit: ´Icil trËs pesme Roy, et
+malvoulant seigneur.ª Et Philippe Mouskes, en la vie de Philippe I:
+
+ Dont fut une trËs grant gelÈe
+ Trop piesme et trop dÈmesurÈe.
+
+(Lantin de Damerey.)
+
+Nous ne reproduisons cette note que pour montrer que la science
+philologique Ètait encore dans l'enfance au XVIIIe siËcle. En effet,
+_pesme_ vient de _pessima, mÍme_ de _metipsimus_, et _carÍme_ de
+_quadragesima_.
+
+[p. 454]
+
+
+Note 125, pages 352-353.
+
+Vers 9889-9959. _Laverne_. C'est la dÈesse que les voleurs avoient prise
+pour leur patrone. Horace nous a conservÈ la priËre qu'on lui adressoit:
+
+ _Pulchra Laverna,_
+ _Da mihi fallere, da justo sanctoque videri_
+ _Noctem peccatis, et fraudibus objice nubem_.
+ (_…pist_. XVI, libro primo.)
+
+(Lantin de Damerey.)
+
+
+Note 126, pages 358.
+
+Vers 9994. _ListÈ_. FermÈ avec une barriËre qu'on appeloit _lista_. Je
+ne crois pas que dans aucun cas on puisse expliquer ce terme par
+_mortifiÈs_ qui se trouve dans certain glossaire. Ce que le roman nomme
+_palais listez_, ce sont des palais fermÈs avec des barriËres. _Palais,
+‡ palando_, du verbe _palari_, aller par-ci par-l‡; ou bien de _palus_,
+qui signifie un pieu, dont Du Cange dÈrive le verbe _palissader_, garnir
+de pieux: Ètymologie qui remplit parfaitement l'idÈe attachÈe aux trois
+corps de troupes ou camps-volants de nos premiers FranÁois, qui Ètoient
+sans sÈjour fixe sous des tentes, munis seulement d'une enceinte de
+pieux dont on fait encore usage dans la guerre. Par l‡ se forme du mot
+_palais_ une idÈe toute diffÈrente de celle que l'on en a vulgairement.
+
+De la mÍme Ètymologie, _palor_, pour _errer_, se tirent certainement les
+mots _palatins_ et _paladins_, ou chevaliers errants, dont les combats
+et l'amour faisoient toute l'occupation. (Lantin de Damerey.)
+
+[p. 455]
+_Palais_ vient tout simplement de _palatum, palatium_, qui veut dire:
+maison du prince; on trouve _palatium_ dans Varron.
+
+
+Note 127, pages 362.
+
+Vers 10028. _Guerpir_, abandonner, du verbe _werpir_, qui signifioit
+autrefois: livrer et ensaisiner l'hÈritage que l'on appeloit _werp_ ou
+_guerp_, comme on le voit dans les notes de Hierome Bignon sur Marculfe.
+_DÈguerpir_, c'Ètoit Ùter, dÈlaisser; mais dans la suite, le simple et
+le composÈ ont signifiÈ la mÍme chose, c'est-‡-dire abandonner. (Lantin
+de Damerey.)
+
+
+Note 128, pages 366-367.
+
+Vers 10111-10187.
+
+ _Pauper amet cautË: timeat maledicere pauper.
+ Multaque, divitibus non patienda, ferat_.
+ (Ovid., _De Art. am_., lib. II, carm. 167.)
+
+
+Note 129, pages 368-369.
+
+Vers 10137-10211.
+
+ _Sed neque fulvus aper medi‚ tam saevus in ira est,
+ Fulmineo rabidos c˘m votat ore canes,
+ Nec lea, c˘m catulis lactentibus ubera praebet,
+ Nec brevis ignaro vipera laesa pede,
+ Fomina quam socii deprens‚ pellice lecti
+ Ardet, et in vultu pignora mentis habet_.
+ (Ovid., De _Art. am_., lib II, carm. 373.)
+
+[p. 456]
+
+Note 130, pages 376-377.
+
+Vers 10266-10342. Les quatre vers suivants se trouvent dans quelques
+manuscrits:
+
+ Salemon qui tout esprouva,
+ En mil homes un bon trova;
+ MËs des fames ne trova nule,
+ Ne plus qu'en trueve mere mule.
+
+
+Note _131, pages_ 378-379.
+
+Vers 10315-10391.
+
+ _Quod natura dedit, nemo tollere potest_.
+
+Au vers prÈcÈdent se trouve le mot _surgÈure_, saut, la _science de
+surgÈure_, la science de sauter. Ne pouvant traduire ce mot par un mot
+en _ure_ pour rimer avec _nature_, nous nous sommes permis de substituer
+‡ _surgÈure_ le mot _Ègratignure_, qui traduit exactement la pensÈe de
+l'auteur, sinon le mot.
+
+[p. 457]
+
+
+TABLE DES MATI»RES
+
+
+TITRES DES CHAPITRES.
+
+CHAPITRE XXXIII.--_Du vers_ 4283 _au vers_ 4450.
+
+ Cy endroit trespassa Guillaume
+ De Loris, et n'en fist plus pseaulme;
+ Mais, aprËs plus de quarante ans,
+ Maitre Jehan de Meung ce Rommans
+ Parfist, ainsi comme je treuve;
+ Et ici commence son oeuvre.
+
+CHAPITRE XXXIV.--_Du vers_ 4451 _au vers_ 4952.
+
+ Cy est k trËs-belle Raison,
+ Qui est preste en toute saison
+ De donner bon conseil ‡ ceulx
+ Qui d'eulx sauver sont paresceux.
+
+CHAPITRE XXXV.--_Du vers_ 4953 _au vers_ 5838.
+
+ Ci est le Souffreteux devant
+ Son vray Ami, en requerant
+ Qu'il luy vueille aider au besoing,
+ Son avoir lui mettant au poing.
+
+CHAPITRE XXXVI.--_Du vers_ 5839 _au vers_5888.
+
+ Comment Virginius plaida
+ Devant Apius, qui jugea
+ Que sa fille ‡ tout bien taillÈe,
+ Fust tost ‡ Claudius baillÈe.
+
+[p. 458]
+
+CHAPITRE XXXVII.--_Du vers_ 5889 _au vers_ 6162.
+
+ Comment aprËs le jugement
+ Virginius hastivement
+ A sa fille le chief couppa,
+ Dont de la mort point n'Èchappa;
+ Et mieulx ainsi le voulut faire,
+ Que la livrer ‡ pute affaire;
+ Puis le chief presenta au juge
+ Qui en escheut en grant dÈluge.
+
+CHAPITRE XXXVIII.--_Du vers_ 6163 _au vers_ 6440.
+
+ Comment Raison monstre ‡ l'Amant
+ Fortune la RoÎ tournant,
+ Et lui dit que tout son pouvoir,
+ S'il veult, ne le fera douloir.
+
+CHAPITRE XXXIX.--_Du vers_ 6441 _au vers_ 6494.
+
+ Comment le maulvais empereur
+ Neron, par sa grande fureur,
+ Fist devant luy ouvrir sa mere,
+ Et la livrer ‡ mort amere,
+ Pource que vÈoir il vouloit
+ Le lieu o˘ concÈu l'avoit.
+
+CHAPITRE XL.--_Du vers_ 6495 _au vers_ 6710.
+
+ Comment Senecque le preud'homme,
+ Maistre de l'empereur de Romme,
+ Fut mis en ung baing pour mourir;
+ Neron le fist ainsi pÈrir.
+
+CHAPITRE XLI.--_Du vers_ 6711 _au vers_ 6796.
+
+ Comment l'emperere Neron
+ Se tua devant deux garÁons,
+ En ung jardin o˘ se bouta,
+ Pour ce que son pueple doubta.
+
+[p. 459]
+
+CHAPITRE XLII.--_Du vers_ 6797 _au vers_ 7526.
+
+ Comment Phanie dist au roy
+ Son pere, que par son desroy
+ Il seroit au gibet pendu,
+ Et l'a par son songe entendu.
+
+CHAPITRE XLIII.--_Du vers_ 7527 _au vers_ 8096.
+
+ Comment Raison laisse l'Amant
+ MÈlancolieux et dolant,
+ Puis s'est tournÈ devers Amis
+ Qui en son cas confort a mis.
+
+CHAPITRE XLIV.--_Du vers_ 8097 _au vers_ 8266.
+
+ Comment l'Amant monstre ‡ Amis
+ Devant lui ses trois ennemis,
+ Et dit que tost le temps viendra
+ Qu'au juge d'eulx se complaindra.
+
+CHAPITRE XLV.--_Du vers_ 8267 _au vers_ 8374.
+
+ Comment PovretÈ fait requestes
+ A Richesce moult deshonnestes,
+ Qui riens ne prise tous ses ditz,
+ Mais de tout l'a fait esconditz.
+
+CHAPITRE XLVI.--_Du vers_ 8375 _au vers_ 8712.
+
+ Comment Amis recorde cy
+ A l'Amant, qu'un seul vray Amy
+ En sa povretÈ il avoit,
+ Qui tout son avoir lui offroit.
+
+CHAPITRE XLVII.--_Du vers_ 8713 _au vers_ 8772.
+
+ Comment les gens du temps passÈ
+ N'avoient nul trÈsor amassÈ,
+ Fors tout commun par bonne foy;
+ Et n'avoient ne prince ne roy.
+
+[p. 460]
+
+CHAPITRE XLVIII.--_Du vers_ 8773 _au vers_ 8848.
+
+ Ici commence le Jaloux
+ A parler et dire, oyans tous,
+ A sa femme qu'elle est trop baulde,
+ Et rappelle faulse ribaulde.
+
+CHAPITRE XLIX.--_Du vers_ 8849 _au vers_ 8967.
+
+ Comment le Jaloux si reprent
+ Sa femme, et dit que trop mesprent
+ De dÈmener ou joie ou feste,
+ Et que de ce trop le moleste.
+
+CHAPITRE L.--_Du vers_ 8968 _au vers_ 9307.
+
+ Comment Lucrece par grant ire
+ Son cuer point, derrompt et dessire,
+ Et chiet morte sur terre adens,
+ Devant son mari et parens.
+
+CHAPITRE LI.--_Du vers_ 9308 _au vers_ 9696.
+
+ BeaultÈ si ChastetÈ guerroye,
+ Et Laidure aussi la maistroye
+ De servir ‡ vertus leur dame
+ Qui des chastes ‡ malle fame.
+
+CHAPITRE LII.--_Du vers_ 9697 _au vers_ 9842.
+
+ Comment le Jaloux se dÈbat
+ A sa femme, et si fort la bat,
+ Que robe et cheveulx luy descire
+ Par sa jalousie et par ire.
+
+CHAPITRE LIII.--_Du vers_ 9843 _au vers_ 9948.
+
+ Comment Jason alla grant erre
+ Oultre mer la toison d'or querre,
+ Et fut chose moult merveilleuse
+ Aux regardons et moult paoureuse.
+
+[p. 461]
+
+CHAPITRE LIV.--_Du vers_ 9949 _au vers_ 10358.
+
+ Cy povez lire sans desroy,
+ Comment fut fait le premier roy,
+ Qui puis leur jura sans tarder
+ De loyaulment le leur garder.
+
+CHAPITRE LV.--_Du vers_ 10359 _au vers_ 10398.
+
+ Comment l'Amant, sans nul termine
+ Prent congiÈ d'Amis, et chemine
+ Pour savoir s'il pourrait choisir
+ Chemin pour Bel-Acueil vÈir.
+
+
+NOTES
+
+
+FIN DU TOME DEUXI»ME
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Le roman de la rose by Guillaume de Lorris-Jean de Meung
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE ROMAN DE LA ROSE ***
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+Produced by Marc D'Hooghe.
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+electronic works. See paragraph 1.E below.
+
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+Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
+of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual
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+exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
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+Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
+Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
+www.gutenberg.org
+
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
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+
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+volunteers and employees are scattered throughout numerous
+locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
+Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
+date contact information can be found at the Foundation's web site and
+official page at www.gutenberg.org/contact
+
+For additional contact information:
+
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+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
+DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
+state visit www.gutenberg.org/donate
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations. To
+donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
+Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
+freely shared with anyone. For forty years, he produced and
+distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
+volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
+the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
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+facility: www.gutenberg.org
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+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
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