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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 04:47:44 -0700 |
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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les pilotes de l'Iroise + +Author: Édouard Corbière + +Release Date: May 23, 2005 [EBook #15885] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES PILOTES DE L'IROISE *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online +Distributed Proofreading Team. This file was produced from +images generously made available by the Bibliothèque +nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + + +</pre> + + + +<h1>LES PILOTES<br> + +DE L'IROISE</h1> +<br><br> + + +<p class="mid">ROMAN MARITIME</p> + +<h3>PAR ÉDOUARD CORBIÈRE<br><br> +Auteur du <i>Négrier</i>.</h3> + +<h3>1832.</h3> + +<br><br> +<a name="c1" id="c1"></a> + + + +<h3>1</h3> + +<h3><i>Trouvaille en Mer</i>.</h3> + + +<p>Un jour que la brume d'automne, chassée +par un vent d'Ouest assez fort, commençait à +s'étendre sur les flots qui s'agitent presque continuellement +entre l'île d'Ouessant et le terrible +Raz-des-Saints, une petite barque de pilote, +surmontée d'une misaine et d'un taille-vent, +tournoyait au milieu des lames, dans le passage +de l'Iroise, attendant les navires qui voudraient +entrer à Brest ou relâcher à Camaret.<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1"><sup>1</sup></a></p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote1" name="footnote1"></a><b>Note 1:</b><a href="#footnotetag1"> (retour) </a> Les navires qui entrent à Brest y arrivent par une des trois +passes suivantes: celle du <i>Raz-des-Saints</i>, formée par la côte du +Sud-Est et l'île des Saints; celle de l'<i>Iroise</i>, comprise entre +l'île des Saints et Ouessant: c'est la plus large et la moins dangereuse; +et enfin celle que forme Ouessant et la terre du Conquet: +cette dernière se nomme le <i>Passage du Four</i>.</blockquote> + +<p>En courant ça et là des bordées, tantôt au +Nord-Nord-Ouest, tantôt au Sud-Sud-Ouest, le +vieux patron du bateau s'entretenait gravement, +la barre en main, avec les deux marins qui composaient +son équipage. C'étaient tous trois de +ces hommes simples, moitié cultivateurs, moitié +matelots, comme la plupart de ces braves +gens qui naissent sur les îlots et les rivages de +la Basse-Bretagne. L'île d'Ouessant, posée avec +son phare célèbre, à sept lieues de Brest, en +sentinelle avancée de l'Océan, était la patrie du +pilote Tanguy et de ses deux compagnons. +La conversation qu'ils avaient entamée en bas-breton, +en courant leurs bordées, roulait sur +différents objets, monotone et inconstante, +comme les vagues qui battaient la petite barque.</p> + +<p>—Maître Tanguy, dit l'un, des jeunes matelots, +vous allez souvent à Brest, vous, n'est-ce +pas? Pour moi, je ne l'ai encore vu ce fameux +Brest, qu'en traversant le Goulet. On dit que +c'est une bien belle ville.</p> + +<p>—Superbe, répond Tanguy à son élève Jean-Marie. +Il n'y a rien de plus beau que le spectacle; +mais ce qu'il y a de plus joli, c'est le +bagne, où l'on garde huit mille forçats habillés +en rouge de la tête aux pieds.</p> + +<p>—Qu'est-ce que c'est que ça, le spectacle?</p> + +<p>—La comédie, fichue bête! Borde six pouces +de ton écoute de misaine, et tiens bon dessous!</p> + +<p>Jean-Marie, après avoir exécuté l'ordre que +vient de lui donner son patron, reprend ainsi +le fil de l'entretien.</p> + +<p>—Vous disiez donc que le spectacle de Brest +est une bien belle chose?</p> + +<p>—Comment, je te demande un peu, ça ne +serait-il pas beau? C'est un grand magasin tout +doré en dedans, où de belles dames et des +messieurs ne parlent qu'en musique, et où on +brûle trente-six mille chandelles en plein jour +dans l'été... Pare-toi à filer ton écoute en grand; +voilà un grain qui va nous tomber à bord.... +Tu ne vois donc plus les grains, toi, à présent?...—Le +grain passe, le dialogue continue.</p> + +<p>—Mais comment vous, maître Tanguy, qui +étiez chef de pièce à bord d'un vaisseau de +74, avez-vous pu quitter Brest pour venir vivre +chez nous? Je suis bien sûr que si vous étiez +resté au service, vous seriez à présent second +maître canonnier au moins; qu'est-ce que je +dis? maître-canonnier, peut-être bien....</p> + +<p>—Si j'avais voulu, j'aurais été ce que je ne +suis pas, je le sais bien; mais jamais je n'ai eu +d'ambition, moi. J'aime mieux manger ma +bouillie de blé noir avec des loups comme vous +autres, que de vivre dans les grandeurs.... +File ton écoute de misaine en grand! Attrape +à amener le taille-vent en double!... Chien de +grain qui m'a surpris pendant que vous êtes là +à me faire conter un tas de bêtises!...</p> + +<p>—Le grain est crevé, ne vous fâchez pas. +V'là l'éclaircie qui se fait dans l'Ouest. Faut-il +rehisser le taille-vent et la misaine, maître +Tanguy?</p> + +<p>—Oui, rehisse tout, parce que nous allons +pousser notre bordée jusqu'en vue de l'île des +Saints, d'autant que j'ai rêvé la nuit dernière +qu'il y aurait un grand navire à aborder dans +le Sud.</p> + +<p>—Vous avez rêvé, dites-vous? racontez-nous +donc cela un peu.</p> + +<p>—Oui, tout de suite, n'est-ce pas? comme +si je rêvais tout exprès pour vous conter des +histoires? Les songes sont des choses que vous +ne pouvez pas comprendre, mes amis; et +d'ailleurs, vous êtes trop superstitieux, dans +votre pays, pour qu'on s'amuse à vous mettre +un tas de balivernes en tête. Un rien vous fait +trop de peur; mais ce n'est pas de votre faute: +la superstition, comme on dit, sera toujours +la superstition. Voyons, prends ton écuelle, et +vide un peu la cale de ce bateau.</p> + +<p>—Pardieu, ce n'est pas comme vous, qui +n'avez peur ni de Dieu ni du diable!</p> + +<p>—Quand tu en auras vu autant que moi, mon +garçon, tu ne seras pas plus malin peut-être, +mais tu seras au moins un peu plus déluré. +En attendant, continue toujours à être aussi +borné que tu l'es; c'est ce que tu peux faire +de mieux.</p> + +<p>—Combien de combats avez-vous bien eus +dans votre vie?</p> + +<p>—Tiens, il me demande cela avec son air +nigaud, comme si dans mon temps on comptait +les combats!</p> + +<p>—Ah! c'est vrai, que je suis bête! Avez-vous +été blessé quelquefois, maître Tanguy?</p> + +<p>—En voilà encore une meilleure que l'autre! +Il voit que j'ai un sabord de crevé, et il +me demande encore si j'ai été blessé! Pourquoi +donc prends-tu un écubier de la figure, enfoncé +avec la pointe d'une hache d'armes?</p> + +<p>—C'est encore vrai, vous avez perdu un +oeil, et je n'y faisais pas attention dans le moment +actuel... Ce que c'est pourtant que +d'avoir servi! Je suis bien sûr que vous verriez +des morts plein votre bateau, et des bras et des +jambes coupés comme des chiques de tabac, +que vous n'y feriez pas plus d'attention...</p> + +<p>—Moi! ah bien, oui! j'ai bien autre chose +à faire! Quand ma femme Soisic, mes cinq +enfants et tout Ouessant, seraient écrasés à mes +pieds par le tonnerre de Dieu, je fumerais ma +pipe, vois-tu, aussi tranquillement sur leurs +cadavres, que quand tu danses au son du biniou. +On est un homme ou on ne l'est pas, +quoi! En attendant, hache-moi ce bout de tabac, +et allume-moi ma pipe, non pas au feu du +canon, mais au feu de ton briquet, puisque +tu ne connais que celui-là.»</p> + +<p>Pendant cet entretien, qui n'avait rien de +bien piquant pour ceux qui le prolongeaient, +la petite barque faisait de la route vers l'île des +Saints, avec la brise qui fraîchissait. L'île des +Saints! nom terrible pour les pêcheurs même +qui l'habitent; langue de terre hérissée de redoutables +rochers, et couchée au niveau des +flots comme pour surprendre et briser les navires +qui viennent se perdre corps et biens sur +les rescifs qui l'entourent! A l'approche de +cette île imperceptible, au milieu des vagues +qui se déroulent sur elle, nos trois pilotes firent, +comme d'habitude, le signe de la croix. Tanguy +commença un <i>pater</i>, son bonnet à la main; +et Jean-Marie, agenouillé sur l'avant, dans le +fond de l'embarcation, posa dévotement ses +mains jointes, sur l'étrave. Mais en relevant les +yeux, qu'il avait tenus religieusement baissés +pendant sa prière, quel objet frappe ses regards? +Un grand navire couvert de voiles lui +apparaît à travers la brume, devenue moins +épaisse, courant largue dans le Raz-des-Saints! +Les trois pilotes, à cette vue, poussèrent un +cri d'effroi: ils savaient que ce bâtiment allait +s'abîmer sous les eaux, en poursuivant quelques +minutes encore la route funeste qu'il avait +prise. Il aurait fallu voir la promptitude que +mirent nos trois Ouessantins à larguer, pour +faire plus de route, un des deux riz qu'ils +avaient pris auparavant dans leurs voiles! +Rien n'égale leur impatience, si ce n'est la vivacité +avec laquelle ils agissent; c'est un navire +qu'ils ont à sauver: une minute de retard, et +tout un équipage est perdu. Ils crient tant qu'ils +peuvent, comme si à bord du bâtiment qu'ils +hêlent en hurlant, on pouvait les entendre. +Maître Tanguy frappe du pied, s'arrache les +cheveux: Jean-Marie et son autre compagnon +prient la sainte Vierge, en étarquant leurs +drisses à bloc. Leur barque, chargée de voiles, +risque à chaque instant de chavirer; mais ils +ne font attention ni à la brise, qui les couche +sur le flanc, ni à la lame, qui les couvre en +déferlant par le travers. Le ciel secondera leur +empressement, et comblera leurs voeux: ils +touchent presque au navire, qui a dû les apercevoir. +Un moment encore, et ils lui feront +changer de route: une seule minute, et ils arracheront +son équipage à la mort..... Vain +espoir! la brume, qui pendant quelque temps +s'est dissipée, s'épaissit de nouveau: on ne voit +plus qu'à peine les hautes voiles du bâtiment +que les regards des pilotes cherchent avec avidité +dans le nuage qui les environne; il disparaît..... Et +comment encore? Est-ce au sein de +la brume ou dans l'abîme des flots? Quelle +anxiété pour ces malheureux, dont le coeur palpitait +à l'espoir d'une bonne action!..... Leur +barque glisse impunément sur les bancs de roches +que recouvrent à peine trois pieds d'eau: +elle semble chercher dans l'épaisseur du brouillard, +le bâtiment à l'endroit où ils l'ont perdu +de vue il y a encore si peu d'instants. Rien ne +s'offre à leurs regards, errant avec anxiété autour +d'eux. Mais une éclaircie va se faire, et ils +pourront bientôt peut-être arracher au naufrage +les infortunés pour lesquels ils exposent leur vie +avec tant de dévouement et de simplicité....</p> + +<p>L'éclaircie se fit en effet, mais plus de navire! +Nul doute qu'il venait de s'engloutir... Quelques +débris s'offrent aux regards consternés des pilotes: +ce sont des planches, des morceaux de +pavois et des bouts de mâture, entraînés par la +violence du courant, qui bouillonne autour +d'eux avec un bruit effroyable. La barque de +Tanguy court incertaine, en tournoyant, au +milieu de ces débris, qui n'attestent que trop +le naufrage du bâtiment que les pilotes n'ont +pu sauver. Pas un homme ne flotte sur les vagues, +pas un cri ne les appelle: les remous de +la marée ont tout enlevé en bouillonnant au-dessus +de l'endroit où le navire a péri. Jean-Marie, +le premier encore, croit apercevoir une +embarcation: un cri de joie s'échappe de sa +poitrine oppressée; c'est peut-être un des canots +du navire, dans lequel des naufragés +auront réussi à se soustraire à la mort. À cette +vue, nos pilotes se dirigent sur l'objet que leur +indique leur camarade. Mais en l'approchant, +cet objet ne présente plus la forme d'une embarcation: +c'est une cage à poules; ils s'en emparent +avec vivacité: elle deviendra au moins +pour eux un indice. Mais ô surprise! sous les +barreaux de cette espèce de nacelle, abandonnée +aux flots, qui la submergent à chaque +mouvement, ils croient distinguer un paquet +enveloppé avec soin: des cris aigus sortent de +ce paquet qu'ils ont déjà dégagé de la cage à +poules, hallée à leur bord. L'étonnement des +bons pilotes redouble lorsque, tout palpitants +d'espoir, ils retirent d'un manteau encore tout +trempé d'eau de mer, deux petits enfants à +moitié évanouis. Une croix en bois, garnie d'or, +se trouve cachée dans les vêtements dont ils +débarrassent les deux jeunes naufragés. On +ne peut se faire une idée de l'attendrissement +du patron Tanguy, à l'aspect d'un petit garçon +qui lui tend ses deux bras transis de froid. +Jean-Marie s'est déjà emparé de la petite fille, +et Tanguy, qui, quelques minutes auparavant, +aurait vu, disait-il, sans la moindre émotion +toute sa famille périr à ses côtés, se prend à +fondre en larmes, en réchauffant sous sa grosse +capote les frêles créatures qu'il vient d'arracher +à la mort.<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2"><sup>2</sup></a></p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote2" name="footnote2"></a><b>Note 2:</b><a href="#footnotetag2"> (retour) </a> Dans le naufrage du navire <i>le Pégase</i>, sur les côtes de +Normandie, l'équipage, voyant qu'il n'y avait plus d'espoir de +sauver les passagers, plaça deux jeunes enfants confiés au capitaine, +non dans une cage à poules, comme les orphelins de +mon histoire, mais dans l'enveloppe en bois d'un philtre de +bord. Ces deux jeunes infortunés furent trouvés noyés au fond +du meuble dans lequel la prévoyance des matelots avait cru +pouvoir les soustraire à la mort.</blockquote> + +<p>Ce n'est pas tout encore, dit-il à ses deux +amis: après avoir sauvé ces petits êtres que le +bon Dieu nous a envoyés, il faut essayer avant +la nuit de porter secours à d'autres naufragés, +qui nous élèvent peut-être leurs bras vers nous, +sur ces chiennes de lames tournantes que Dieu +confonde!</p> + +<p>—Oui, oui, maître Tanguy, répondent les +deux autres pilotes: courons encore quelques +petits bords au milieu de ces épaves. Mais au +nom du bon Dieu, ne jurez pas tant contre +cette mer, qui est bien mauvaise, il est vrai, +mais qui nous fait vivre, avec la protection de +la sainte vierge Marie et du bon Jésus, son fils.</p> + +<p>Et puis Tanguy élève vers le ciel la petite +croix qu'il a trouvée dans les vêtements des +deux enfants. Chacun des pilotes, à l'exemple +de leur chef, baise avec respect ce signe révéré, +et la barque continue à courir entre les débris +qui couvrent la mer.</p> + +<p>Toutes les recherches furent vaines: la nuit +voilait déjà les flots; les vents d'Ouest semblaient +en mollissant vouloir passer au Sud-Ouest. À +onze heures du soir, ils hallèrent en effet le +Ouest-Sud-Ouest, et puis après ils tournèrent +au Sud: désespérés de ne rien trouver sur les +vagues qu'ils avaient battues pendant plusieurs +heures, nos pilotes se décidèrent à gouverner +sur Ouessant, où leurs familles devaient s'inquiéter +de ne pas les avoir vus rentrer à l'heure +accoutumée. Ils orientèrent en larguant le ris +qu'ils avaient encore conservé, de manière à +rentrer chez eux sans perdre de tems. Ce fut +après avoir fait leur petite manoeuvre, qu'ils +purent examiner enfin en repos la trouvaille +précieuse qu'ils venaient de faire.</p> + +<p>Le petit garçon, que Tanguy avait enveloppé +dans sa capote, pouvait avoir dix-huit mois ou +deux ans; la petite fille, dont Jean-Marie s'était +emparé, paraissait plus jeune encore que son +frère, car à la ressemblance parfaite qu'ils +avaient entr'eux, il n'était guère permis de douter +que ce ne fussent le frère et la soeur. Leurs +cris perçants pendant le trajet déchiraient le +coeur de ces pauvres gens. Je sais bien ce qu'ils +demandent, répétait Tanguy: ils veulent téter; +mais avec la meilleure volonté du monde, nous +ne pouvons pas leur servir de mère. Une fois à +la maison, ce sera différent. Ta femme nourrit, à +toi, Jean-Marie, eh bien, elle aura un nourrisson +de plus, et la mienne, un beau gros garçon +en supplément.</p> + +<p>—Oh! pour ce qui est de ça, maître Tanguy, +je vous promets bien que je ne laisserai +pas aller à d'autres cette chère enfant. Ce que +le bon Dieu nous envoie est toujours bien reçu +chez nous. Et puis, voyez-vous, j'ai dans l'idée +que ces enfants-là nous porteront bonheur.</p> + +<p>—Mon embarras à moi, tu ne le sais pas, +toi, Jean-Marie, parce que tu n'as pas l'esprit +assez ouvert pour ces sortes de choses-là: mon +embarras donc, c'est de savoir à quelle nation +ces deux petits particuliers appartiennent.</p> + +<p>—Mais à la nation des enfants trouvés.</p> + +<p>—Encore une bonne! Comment tu ne comprends +pas que je veux dire, s'ils sont anglais +ou français?</p> + +<p>—Mais le petit garçon dit à chaque instant +<i>da da</i>. Est-ce anglais ou français, vous qui +parlez toutes les langues?</p> + +<p>—Allons, imbécile, étarque ta misaine, et +amarre-moi ferme ta drisse, qui a molli déjà +de plus d'un pied. Tu ne comprends pas plus +ce que je yeux te dire, que le <i>pater noster</i> que +tu <i>rognones</i> à tout bout de champ, bord à bord +avec notre curé.»</p> + +<p>Pendant cette conversation, qui ne jetait pas +un grand jour sur l'origine des enfants qu'ils +venaient de sauver, nos pilotes avaient fait de +la route, et le feu de leur île bien-aimée brillait +déjà vivement à leurs jeux. Quelle joie ils +se promettaient, en déposant dans le sein de +leurs familles leurs deux nouveaux hôtes! Avec +quel plaisir Jeanne, la femme de Jean-Marie, +et Soisic, la femme de Tanguy, recevront le +cadeau que leurs époux leur destinent! Nos +pilotes n'étaient pas riches, tant s'en faut; l'un +avait déjà deux enfants, et l'autre cinq; mais +un marmot de plus ou de moins ne fait pas +grand'chose pour les pauvres gens. Il n'y a +que les riches qui s'affligent, en comptant avec +eux-mêmes, de voir leur famille s'augmenter. +Où il n'y a rien le partage est bientôt fait. C'est +là ce que disaient nos trois Ouessantins.</p> + +<p>L'arrivée du bateau pilote était impatiemment +attendue dans l'île: le vent avait été fort +et le temps brumeux pendant la journée; on +commençait à avoir des inquiétudes sur le +compte de nos trois chercheurs de navires. +Tanguy passait pour ambitieux, et pour vouloir +tenter trop souvent de faire des rencontres, +quand ses autres confrères relâchaient prudemment. +Déjà on l'accusait de s'être engagé +trop témérairement dans de mauvais parages; +mais quand on vit sa barque rentrer d'un air +triomphant, avec quelques épaves de ce navire, +qu'il avait inutilement cherché à sauver, +on ne lui adressa plus que des félicitations. +Sa femme lui sauta au cou; le syndic des +gens de mer l'accabla de questions. Pour toute +réponse il mit son petit garçon dans les bras +de son épouse, en lui disant: En voilà un autre +de ma façon; et au syndic des gens de mer il +se contenta de dire en quelques mots, que lui, +syndic, en savait tout autant que lui-même +sur ce qu'il lui faisait l'honneur de lui demander.</p> + +<p>Pour Jean-Marie, il avait déjà fait cadeau à +sa femme du marmot, avec lequel il n'avait fait +qu'un saut du bateau au rivage, en accostant à +terre.</p> +<br><br> +<a name="c2" id="c2"></a> + + +<h3>2</h3> + +<h3>Le Baptême par précaution.</h3> + + +<p>Le lendemain de l'arrivée du bateau de Tanguy, +la curiosité publique se trouva très-vivement +excitée à Ouessant, par la nouvelle de la +trouvaille que venait de faire notre maître pilote. +Tous les insulaires voulurent voir les deux +jolis petits enfants sauvés si miraculeusement. +Le commandant de place rendit visite aux nouveaux +hôtes de la femme de Jean-Marie et de +celle de Tanguy. Le juge de paix et le syndic +de la marine se déplacèrent même pour féliciter +ces deux bonnes mères de famille, sur +l'hospitalité qu'elles avaient accordée à leurs +infortunés nourrissons. Et puis arriva le curé +du lieu, la pipe à la bouche, le bonnet brun +sur la tête et les sabots aux pieds. Il examina +attentivement la croix trouvée sur les deux naufragés; +il fit ensuite un petit sermon sur le miracle +opéré en faveur des deux enfants par la +vertu de ce signe de rédemption; et, après avoir +conclu que les petits naufragés devaient être +nés dans la religion catholique romaine, il +ajouta qu'il ne serait peut-être pas mauvais de +les baptiser, au risque de leur administrer une +seconde fois le sacrement de vie. La parole d'un +curé est sacrée en Basse-Bretagne, surtout +quand il s'avise d'entremêler deux ou trois +mots à peu près latins, aux exhortations qu'il +fait, ou aux sentences qu'il prononce en langue +celtique. <i>Quid benè non défuit</i>, dit le pasteur, et +il fut annoncé qu'on ferait administrer au plus +tôt le baptême aux deux petits orphelins.</p> + +<p>Le juge du canton voulut verbaliser avant +tout; l'agent maritime fit son rapport au commissaire-général +de la marine, à Brest, et Tanguy +se prépara à la solennité fixée au lendemain +par son gros curé.</p> + +<p>La cage à poules, ce berceau flottant, dans +lequel avaient été trouvés les enfants, donna +lieu, ainsi que quelques débris ramassés par +les pilotes, à plus d'une longue dissertation +parmi les marins de l'île. Les uns soutenaient +que la peinture verte qui la couvrait et la forme +des barreaux, indiquaient assez que cette cage +appartenait à un bâtiment anglais. Les autres +prétendaient que le linge fin et le manteau qui +enveloppaient les deux orphelins, étaient d'étoffe +française; les femmes d'Ouessant, dont +les connaissances en fait de toilette sont assez +bornées, pensaient que les petites chemises +n'avaient pu être cousues, et taillées que par +une main étrangère. Enfin survint un pauvre +cordonnier qui avait été marin, et qui soutint +que les souliers des jeunes naufragés avaient +été confectionnes aux Colonies, tant ils étaient +mal cousus et de mauvaise qualité. Le curé à +ce propos voulut lui appliquer le <i>ne sutor ultra +crepidam</i>. Le cordonnier fit la grimace au curé, +qui riait de ne pas être compris, et la discussion +en resta là. Mais un fait sur lequel tout le +monde tomba d'accord, c'était la ressemblance +prodigieuse qui existait entre la mignonne petite +fille et le joli petit garçon. Plus de doute, +c'étaient le frère et la soeur. Malheureux enfants! +s'écriait-on: ils n'ont ni père ni mère, +et Tanguy alors de répondre, en montrant sa +femme:—Pour qui donc nous prenez-vous, +vous autres? Voyons, qu'on leur donne vite +le baptême en double ration, et que tout cela +finisse!</p> + +<p>Le baptême arriva. Deux pilotes et deux +grosses paysannes servirent de parrains et de +marraines aux néophytes. Tanguy et Jean-Marie +devinrent leurs pères adoptifs. L'un, pendant la +cérémonie, se tenait dans un coin de l'église, impatienté +de voir le curé prodiguer le sel et l'eau +aux deux pauvres enfants qui criaient de toute la +force de leurs petits poumons. Le brave homme +ne concevait pas bien que l'on fit souffrir autant +d'aussi faibles créatures, pour leur mettre sur +les lèvres une vilaine eau salée, quand il venait +de les retirer à moitié noyés du milieu de la +mer. Le meilleur baptême qu'ils aient reçu, +disait-il en lui-même, c'est celui d'avant-hier: +ce petit garçon-là sera marin, ou que le diable +m'emp—!</p> + +<p>—Et quel nom lui donnez-vous, maître +Tanguy? demanda le curé.</p> + +<p>—Mais le mien d'abord, et puis un nom de +circonstance, puisqu'il ne peut avoir un nom +de famille.</p> + +<p>—Quel nom de circonstance, encore?</p> + +<p>—Et ma foi, appelez-le... ma foi... appelez-le +<i>Cavet</i>, puisqu'il a été trouvé en mer<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3"><sup>3</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote3" name="footnote3"></a><b>Note 3:</b><a href="#footnotetag3"> (retour) </a> Cavet signifie <i>trouvé</i>, en bas-breton.</blockquote> + +<p>On nomma la petite fille <i>Jeannette</i>, comme +la femme de Jean-Marie, sa mère adoptive.</p> + +<p>Le soir de la cérémonie, tout Ouessant était +dans la joie et dans l'ivresse, mais dans l'ivresse +du vin, car dans ces pays on boit pour célébrer +chaque solennité. Les peuples auxquels sourit +sans cesse un beau ciel, peuvent bien se passer +de ce véhicule de gaîté que les Bas-Bretons +vont puiser au fond d'un verre, et quelquefois +dans les flancs d'un tonneau rempli de lie. +Mais au milieu de ces rochers sauvages, toujours +battus par la mer, et recouverts d'une +froide et brumeuse atmosphère, comment se +trouver assez de gaîté naturelle dans le coeur, +pour rire au milieu d'un festin, et pour danser +au bruit des vagues sur un rivage aride! Ne +faut-il pas que les Bas-Bretons oublient tout ce +qui les entoure, quand ils veulent se réchauffer +l'imagination et se créer d'heureuses illusions? +Vous trouvez que leur joie est brutale et leur +rire frénétique, au sein des orgies qui les rassemblent; +mais plaignez plutôt la destinée qui +les force à ne jouir que d'un délire factice, et +à n'éprouver que des plaisirs qui s'envolent, +hélas, si vite avec ce délire d'un jour que le +vin allume dans leurs sens.</p> + +<p>Tous les instants du festin, auquel présidait +maître Tanguy, ne furent pas cependant consacrés +à une stupide joie: le sentiment, qui +inspire quelquefois les buveurs, eut son tour. +L'un des convives proposa, au sein de l'enthousiasme +général, de se rendre en grand cortége +autour de la barque des trois pilotes, +pour procéder à une nouvelle inauguration du +bateau, et clouer solennellement sur son étrave +la petite croix qui passait pour avoir été le +palladium des deux enfants trouvés. Cette +proposition fut accueillie avec une faveur unanime +par la joyeuse assemblée, qui se mit en +marche, autant qu'il lui fut possible. De longs +manches de gaffe, au bout desquels brûlaient +des morceaux de toile à voile goudronnés, servirent +de flambeaux à cette procession d'un +nouveau genre. Le curé marchait en tête, car +il était de la partie. Les pilotes chantaient des +cantiques et des couplets à boire. On arriva au +bateau, qui se trouvait à sec sur le rivage, à +cet instant de la marée; et tous les assistants +se mirent à danser autour de cette nouvelle +arche sainte, pendant que le curé, muni de +quelques longues pointes et d'un marteau, +clouait avec respect la croix garnie d'or, sur +l'étrave du bateau de Tanguy.—«Au nom du +père, du fils et du saint Esprit, s'écria le +pasteur, en s'adressant à l'embarcation, je te +nomme <i>la Croix-du-bon-Dieu</i>!» et depuis ce +temps-là, le bateau des trois pilotes ne fut +connu à Ouessant, que sous le nom de <i>la +Croix-du-bon-Dieu</i>. Le syndic des gens de mer +prit note de la nouvelle appellation de la +barque bénie, pour que le commissaire-général +eu fût informé, afin de demander à son +excellence le ministre de la marine, qu'elle +voulût bien autoriser un changement de nom, +qui s'était fait, et très-bien fait même, sans +l'intervention de l'autorité maritime.</p> + +<p>Le curé d'Ouessant était, au reste, un excellent +pasteur, jouant aux quilles avec ses +paroissiens, buvant avec eux et mieux qu'eux; +les battant quelquefois, mais les aimant tous +comme ses propres enfants.</p> + +<p>Après l'orgie de la consécration du bateau +de maître Tanguy, tous les assistants s'endormirent +pêle-mêle, les femmes à côté des +hommes, les enfants couchés sur les vieillards, +et monsieur le curé entre la robuste +moitié de son bedeau et celle d'un débitant +d'eau-de-vie.</p> + +<p>Partout ailleurs, on en aurait beaucoup +médit le lendemain. Les pilotes ne songèrent +seulement pas à s'en égayer, quand vint l'aurore, +et que chacun se leva pour retourner +chez soi, ou pour s'embarquer dans les bateaux +que la marée bruyante faisait déjà +flotter.</p> +<br><br> +<a name="c3" id="c3"></a> + + +<h3>3</h3> + +<h3>Ouessant.</h3> + + +<p>Vers la fin de la paix de 1783, c'était une +bien bonne île qu'Ouessant, pour ceux qui +l'habitaient, et qui ne connaissaient qu'elle. +Le tabac et le rum y parvenaient en franchise, +avantage dont ne jouissaient pas, à coup sûr, +les fumeurs et les buveurs du continent. Aussi +il fallait voir avec quelle luxueuse prodigalité +les heureux insulaires consommaient les denrées +qu'ils se procuraient à bas prix! Lorsque +les pêcheurs de sardines, de la côte voisine, +abordaient les bateaux d'Ouessant, que de +pipes se chargeaient! combien de gorgées de +rum se <i>flûtaient</i> entre les marins de Camaret +ou de Douamenez, et ceux de l'île privilégiée! +C'était à Ouessant, cette autre Cythère des +consommateurs, qu'il fallait aller vivre pour +trouver le bonheur. Mais les paisibles habitants +de ce lieu aimé du ciel ne croisaient pas facilement +leur race. Pour obtenir droit de bourgeoisie +parmi eux, il fallait s'être illustré par +plus d'une belle action, ou avoir rendu plus +d'un grand service à la patrie adoptive. L'espèce +aborigène enfin restait aussi intacte que +celle de ces chevaux-nains que produit l'île, et +qui sont si recherchés par les petites maîtresses +de nos riches cités.<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4"><sup>4</sup></a></p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote4" name="footnote4"></a><b>Note 4:</b><a href="#footnotetag4"> (retour) </a> L'ile d'Ouessant n'est guère connue dans l'intérieur que +par ces jolis petits chevaux qu'elle produit, et dont la race ne +se perpétue guère ailleurs. On raconte que c'est au naufrage +d'un navire qui amenait des petits bidets arabes en Angleterre, +que les naturels d'Ouessant doivent l'avantage d'avoir naturalisé +chez eux une espèce de chevaux qui forme une des premières +richesses de leur pays.</blockquote> + +<p>Les pilotes du lieu, quand ils ne trouvaient +pas à gagner leur vie en conduisant périlleusement +des navires dans les ports de Brest, de +Camaret ou du Conquet, employaient encore +très-activement leurs loisirs. Ils se livraient à +la pêche, ou bien ils allaient sur les îles voisines +de Béniguet et de Molène, chasser les lapins +qui peuplent ces langues de terre, oubliées au +sein des flots. Vivant au milieu des vagues et +entre les rochers qui hérissent leurs côtes, ils +portaient dans toutes leurs habitudes l'empreinte +sauvage des moeurs des anciens Armoricains, +leurs ancêtres; mais aussi avec ces +moeurs ils avaient su conserver les vertus natives +de leurs pères: le vol était ignoré chez +eux; jamais ils ne fermaient leurs portes contre +leurs voisins; et si parfois de malheureux +naufragés venaient à franchir le seuil de leurs +humbles foyers, ce seuil devenait inviolable, +comme la loi, qu'ils connaissaient, du reste, +assez peu. Quand l'hospitalité même avait accueilli +un Anglais, en temps de guerre, cet +Anglais cessait d'être un ennemi. Il devenait un +frère, en vertu d'une autre loi, qu'ils connaissaient +par instinct: c'était la loi naturelle et +celle de leur conscience. Cependant avec des habitudes +si droites et des moeurs si simples, on +faisait la fraude à Ouessant, mais la fraude +contre l'Angleterre en faveur de la France.</p> + +<p>Les pêcheurs Ouessantins achetaient des +petits barils d'eau-de-vie, qu'ils allaient mouiller +sur les côtes de Plymouth, après avoir indiqué, +dans une lettre, à leur correspondant +anglais, l'endroit où ils avaient fait couler les +petits barils, attachés ensemble au fond de +l'eau: une bouée flottante, comme celle que l'on +amarre sur les casiers de pêche, révélait aux +fraudeurs de Plymouth le point où ils devaient +tirer des eaux leur chapelet de barillons. Les +côtres de la douane anglaise, quelquefois plus +alertes que les contrebandiers, leur épargnaient +la peine de faire cette pêche. Mais quel que fût +le sort des objets que l'on voulait frauder, rien +n'était payé avec plus de scrupule, que les +avances faites par les pilotes d'Ouessant à leurs +commettants d'Angleterre.</p> + +<p>Quand la terreur éclata sur la France, +comme la foudre du sein d'un orage dès longtemps +prévu, la petite île de Bretagne resta +calme et pure des crimes qui souillaient les +rivages placés à quatre lieues d'elle. On aurait +dit, à la tranquillité dont elle jouissait, qu'elle +était éloignée de deux mille lieues de cette +France que décimait la guillotine, et que voulaient +vendre à l'étranger les traîtres de l'émigration. +Mais dès que l'Angleterre déclara la +guerre à notre patrie, on n'eut qu'à dire aux +marins d'Ouessant: <i>Voilà vous ennemis!</i> et ils +ne virent plus dans les Anglais que des hommes +qu'il fallait repousser de leurs côtes, ou immoler +à la gloire de leur pays.</p> + +<p>Jusque-là le sort du bon Tanguy avait été +marqué par une suite de circonstances heureuses, +qu'il attribuait à la belle action qu'il +avait faite avec Jean-Marie, en adoptant les deux +orphelins. Tout lui réussissait. C'était lui qui +qui faisait la meilleure pêche: les plus gros +navires, il les abordait toujours le premier, +pour les conduire au port. Le bonheur donne +de l'assurance aux gens simples, à peu près +comme il donne de la fatuité aux sots. Il fallait +voir le ton de confiance avec lequel Tanguy +montait sur le pont des navires qu'il devait +piloter.</p> + +<p>—Bonjour, mon capitaine. D'où venez-vous? +Combien calez-vous de pieds d'eau? +Faites brasser plus pointu un peu, car les vents +hallent l'avant. La barre un peu dessous, timonnier!</p> + +<p>—Et que pensez-vous du temps, pilote?</p> + +<p>—Vous voyez bien ce ciel-là, n'est-ce pas, +mon capitaine? Eh bien, je ne vous en dis pas +davantage.</p> + +<p>Et le lendemain, quelque temps qu'il fît, notre +maître pilote s'écriait, en revoyant le capitaine:</p> + +<p>Eh bien, mon capitaine, je vous l'avais bien +dit hier, hein? Voyez-vous le temps qu'il fait +aujourd'hui!</p> + +<p>—C'est vrai, pilote; vous êtes prophète.</p> + +<p>—Ah dam! que voulez-vous? c'est l'habitude +que nous avons, nous autres, de deviner ces +choses-là. La théorie, mon capitaine, est une +belle chose; mais la pratique, c'est tout... +Voulez-vous dire, sans vous commander, au +maître d'équipage, de faire frapper un fort +orin sur l'ancre de tribord, car le fond est +grand où nous allons mouiller, et la tenue est +<i>coriace</i>.»</p> + +<p>Jean-Marie, le bon Jean-Marie, jadis aspirant +pilote sous maître Tanguy, était devenu chef +d'une barque; mais toujours soumis à la supériorité +qu'il avait reconnue dans son ancien +patron, il ne lui prenait jamais envie de lutter +de vitesse, et de forcer de voiles, pour aborder +le premier un navire, sur lequel avait déjà +orienté maître Tanguy. La plus parfaite cordialité +régnait entre eux enfin, parce que l'un +était aussi content d'avoir conservé sa vieille +autorité, que l'autre se montrait docile à la +subir encore.</p> + +<p>Revenons à nos deux jeunes orphelins, sur +la tête desquels sept à huit années ont passé, +depuis leur arrivée dans l'île hospitalière, qui +les avait recueillis presque mourants.</p> + +<p>Jeannette croissait chaque jour en grâce et +en beauté: elle faisait la gloire de ses parents +adoptifs. Cavet, son frère, était le plus fort et +le plus intelligent des enfants de son âge: on +le citait partout comme un prodige, et Soisic, +sa nourrice, malgré son attachement pour le +petit infortuné qu'elle avait allaité, ne pouvait +s'empêcher de concevoir un peu de jalousie, +en entendant vanter l'orphelin, aux dépens de +ses autres enfants. Tanguy même, le brave +Tanguy, sans partager le sentiment de préférence +trop visible que sa femme accordait à +ses propres enfants, élevait avec un peu de +dureté son fils de l'autre bord, comme il l'appelait. +Pour celui-ci, courant, comme sa petite +soeur, dans les bateaux pilotes du pays, il cherchait, +à un âge où les autres savent à peine +comment ils existent, à se rendre utile aux +bonnes gens chez qui il avait trouvé une famille. +Le matin, avant que la <i>Croix-du-bon-Dieu</i> +appareillât, il disposait tout à bord, pour +que son patron n'eût qu'à lui dire de larguer +les amarres. Pendant le temps qu'on passait à +la mer, il gouvernait l'embarcation quand le +temps était beau, ou il s'occupait à vider le +fond du bateau, quand la lame embarquait à +bord. De son côté, la pauvre Jeannette rendait +dans la barque de Jean-Marie le même service +à celui-ci; car sur la côte de Bretagne, les femmes +et les filles des pêcheurs partagent à la +mer les travaux et les périls de leurs époux ou +de leurs pères. Les charmes du sexe bas-breton +s'accommodent assez mal de ces habitudes toutes +masculines; mais les moeurs et la santé des +maritimes amazones de l'Armorique s'en trouvent +fort bien. L'air de la mer avait un peu bruni +le teint de Jeannette, mais sans rien ôter à +l'expression de ses beaux yeux noirs, ni à la +grâce d'un front charmant, que couvrait une +superbe chevelure. C'était une fleur venue +dans l'interstice de ces rochers qui bordent la +mer.</p> + +<p>L'attachement des deux orphelins l'un pour +l'autre, faisait l'admiration de tous les habitants: +Cavet ne revoyait jamais sa soeur sans +lui rapporter les petits cadeaux qu'il recevait +à bord des navires que son bateau accostait. +Rencontrait-on l'un des deux enfants sur la +cîme des rochers ou sur les bords arides de la +mer, on était sûr de voir paraître bientôt +l'autre. Jamais ils ne se promenaient sans enlacer, +à la mode des couples bas-bretons, +leurs petites mains déjà durcies par le travail +qu'on exigeait d'eux.</p> + +<p>Un soir, à l'heure où le bateau de Jean-Marie +rentrait, Jeannette, qui s'était embarquée +le matin, ne revint pas dans ce bateau. +Cavet, qui depuis long-temps attendait le retour +de sa soeur bien aimée, la demande en vain. +Jean-Marie entraîne Tanguy dans sa maison: +Cavet le suit en jetant des cris. Jean-Marie, les +larmes aux yeux, peut à peine prononcer ces +paroles:</p> + +<p>—Vous savez bien la division anglaise, qui +louvoie depuis quelque temps à vue de l'île. +Plusieurs fois déjà le vaisseau commandant, +près duquel je pêchais sans défiance, m'avait +fait venir à son bord, pour avoir du poisson. +Ce matin, ce même vaisseau, courant une bordée +à terre, m'aperçoit. Une espèce de pressentiment +me disait de me défier ce jour-là des +Anglais. Je veux fuir aussi, mais le vaisseau +me gagne, et tire sur moi un coup de canon à +boulet. La pauvre Jeannette, épouvantée, se +met à jeter les hauts cris...</p> + +<p>—Ah ma soeur, ma soeur est morte! s'écrie +Cavet.</p> + +<p>—Achève donc, reprend avec impatience +Tanguy. Les Anglais l'auraient-ils tuée, la +pauvre enfant? Les monstres!</p> + +<p>—Non, non, pas tuée, répond Jean-Marie. +Écoutez-moi, je vous en prie: J'aborde le +vaisseau, qui m'ordonne d'accoster. Le commodore +paraît sur le gaillard d'arrière; il +avait déjà vu dans mon bateau la petite Jeannette, +à qui il avait fait beaucoup de caresses: +cette fois, il me propose de la lui laisser à +son bord. Je refuse. Il me montre une bourse +remplie de guinées; je crois qu'il veut plaisanter...</p> + +<p>—Eh bien, dit vivement Tanguy, as-tu fait +la traite des blancs? As-tu vendu ta fille enfin? +Parle donc, animal!</p> + +<p>—Oh! écoutez-moi de grâce, je vous en +supplie, maître Tanguy. Je jette sur le pont la +bourse du commodore, et je saisis dans mes +bras la pauvre petite. Le commodore me dit +avec colère, que cette enfant n'est pas à moi, +et qu'il sait qu'elle appartient à une famille anglaise. +Je veux résister de toutes mes forces: +on me jette dans mon bateau, malgré mes +larmes et mes cris, et le vaisseau s'éloigne.»</p> + +<p>Le récit de Jean-Marie porta au comble l'indignation +de tous ceux qui l'écoutaient. On +enleva, suffoqué par ses sanglots, le pauvre +frère de la jeune victime. Allons porter nos +plaintes au maire, au commandant de place +et à notre curé! s'écrièrent ces braves gens, +comme si les autorités de leur île avaient eu +le pouvoir de punir le ravisseur anglais!</p> + +<p>—Mais à quoi cela vous servira-t-il? leur +demanda Tanguy, consterné.</p> + +<p>—Cela nous servira à nous faire rendre +justice.</p> + +<p>—Le pensez-vous? Est-ce que notre commandant +de place, avec sa garnison et ses +pièces de trente-six, a quelque droit sur ces +chiens d'Anglais, qui viennent bloquer Brest +à une demi-lieue de la pointe Saint-Mathieu?</p> + +<p>—Il n'y a donc plus de gouvernement en +France?</p> + +<p>—Est-ce qu'il y en a jamais eu pour de +pauvres b...... comme nous? Notre gouvernement +à nous, voyez-vous, vous autres, continua +Tanguy, c'est ça! Il se frappait le front, +et montrait ses bras nerveux, en prononçant +ces derniers mots:—Demain, je m'en vais à +bord du vaisseau anglais avec mon petit Cavet, +et je dirai au commodore: Vous dites que l'enfant +que vous avez prise appartient à une famille +anglaise. Eh bien, voilà son frère: voulez-vous +le prendre aussi? Non, n'est-ce pas? +Vous ne voulez vous charger que des petites +filles. Alors vous êtes des gueux, et puis je +m'en reviendrai avec mon bateau, et gare au +premier Anglais qui tombera sous ma coupe!</p> + +<p>—Et que lui ferez-vous donc, maître Tanguy, +au premier Anglais, avec votre pauvre +petite barque?</p> + +<p>—Ce que je lui ferai? Je n'en sais rien encore; +mais c'est dans l'occasion que l'on fait +les choses que l'on a dans la tête. Ils ont vu +déjà ce que c'était que l'amitié d'un Bas-Breton: +ils sauront bientôt, avec la protection de la +bonne vierge Marie, ce que c'est que ma... +que ma..... enfin, comment dites-vous ça?... +que ma vengeance.</p> + +<p>Le lendemain de cette allocution, maître +Tanguy, tout rempli encore de la juste indignation +qu'il avait exprimée devant ses compatriotes, +se jeta dans son frêle bateau <i>la Croix-du-bon-Dieu</i>, +accompagné du pauvre petit Cavet, +qui pleurait toujours sa soeur. La division anglaise +louvoyait encore à trois lieues au nord +d'Ouessant. Dès que le pilote aperçut le vaisseau +commandant à la tête des autres bâtiments +ennemis, il se dirigea vers lui; mais l'amiral +ne mit pas en panne pour attendre la barque +qui cherchait à l'accoster. Une frégate, près de +laquelle passait Tanguy, le héla, en lui donnant +l'ordre de venir à elle. Force fut au pilote +d'obéir. Rendu à bord, le capitaine lui demanda +assez impérieusement:</p> + +<p>—Es-tu pilote de cette côte?</p> + +<p>—Capitaine, je ne suis pas pilote; je suis +depuis vingt ans maître pilote reçu.</p> + +<p>—Tu connais par conséquent le passage du +Four?</p> + +<p>—Mieux que vous ne connaissez, peut-être, +le fond de cale de votre frégate.</p> + +<p>—À quelle heure la marée sera-t-elle pleine +dans la passe?</p> + +<p>—Dans deux heures. Vous devez savoir cela +aussi bien que moi, par l'épacte et le nombre +d'or.</p> + +<p>—Dans deux heures donc, tu me piloteras +dans le Four?</p> + +<p>Ici Tanguy se gratta l'oreille en baissant la +tête, et en hésitant à répondre au capitaine, +qui continua à lui parler en ces termes:</p> + +<p>—J'ai l'ordre de canonner la batterie qu'on +élève à Lochrist. Si tu me pilotes bien, comme +je l'entends, cette bourse de cent guinées te +sera remise. Si tu jettes, par ignorance ou par +méchanceté, la frégate sur les écueils du passage, +la balle que tu me vois mettre dans ce +pistolet, te fera sauter la tête au premier coup +de talon du navire.</p> + +<p>—Mais mon commandant, vous ne savez donc +pas que dans mon pays on me fusillera, quand +on saura que je vous ai piloté?</p> + +<p>—Tu diras, pour te justifier, que tu n'as +cédé qu'à la peur de la mort.</p> + +<p>—Allons, je veux bien gagner ces cent guinées, +puisqu'il n'y a pas moyen de faire autrement; +mais comptez-les moi en attendant, +cela me donnera du coeur, et vous serez toujours +assez à temps de les reprendre, si par +malheur il vous prenait fantaisie de me casser +la boule.</p> + +<p>Les cent guinées furent remises à Tanguy, +qui ordonna à son embarcation de se tenir +toujours à petite distance de la frégate. La manoeuvre +commença alors; mais le capitaine +anglais commanda au pilote de se tenir assis +sur le bastingage, pendant que lui, monté sur +une caronnade et à ses côtés, lui présenterait +le bout du pistolet destiné à le percer, dans le +cas où le bâtiment viendrait à toucher.</p> + +<p>La large frégate, chargée de toile, file bientôt +avec la belle brise à laquelle elle livre ses voiles +élégamment bordées sur ses longues vergues; +elle contourne avec grâce la partie du Nord-Est +et de l'Est d'Ouessant. Les signaux de l'île annoncent +son approche aux signaux du Conquet: +les canonniers garde-côtes se placent à +leur poste, disposés à faire feu dès qu'elle sera +rendue à portée de leurs pièces. Mais de quelle +consternation ne sont pas frappés les pilotes, +lorsqu'à la longue vue ils reconnaissent, à la +croix noire que porte la grande voile du bateau +de Tanguy, que c'est lui qui pilote le bâtiment +ennemi! Quoi! c'est ainsi, disent-ils, qu'il se +venge de ces Anglais, contre lesquels il jetait +hier au soir sa malédiction! Ah le traître! qui +aurait dit ça de lui? Oh! s'il pouvait mettre +cette chienne de frégate à la côte; avec quel +plaisir nous irions le sauver, pour le livrer à la +justice du pays, et jouir du bonheur de le voir +fusiller! Ces voeux funestes ne devaient pas +être tout-à-fait exaucés.</p> + +<p>La frégate gouverne déjà de manière à enfiler +la passe du Four, et à canonner bientôt +la terre. Les pilotes du Conquet pensent qu'il +y a à peine assez d'eau pour elle: pendant qu'ils +se livrent à l'espoir de la voir toucher, le pauvre +Tanguy, toujours perché sur son bastingage, +commande la manoeuvre, et dès qu'il +fait un mouvement, le canon du pistolet que +le capitaine tient obstinément appuyé sur sa +tête, se présente à son oeil effrayé. Notre pauvre +homme tremblait de tous ses membres, +et se repentait déjà de la résolution hardie +qu'il avait prise dans un moment où il était +loin d'avoir calculé les dangers auxquels son +projet l'exposerait. C'est tout au plus s'il lui +restait assez de sang-froid pour dire, selon le +besoin, <i>loffe, laisse arriver; comme ça va bien!</i> +Ces maudites batteries de la côte, qui allaient +faire feu, cette arme du capitaine toujours dirigée +sur lui, sa femme, ses petits enfants, son +île chérie, tout cela effrayait son imagination +ou brisait son coeur, et cependant il n'y avait +plus moyen de reculer.</p> + +<p>Le fort de Lochrist commença à tirer: la +détonnation de ces pièces que Tanguy redoutait, +il n'y avait encore que quelques minutes, +sembla au contraire lui ôter le poids énorme qu'il +se sentait sur la poitrine. La frégate riposta, et +au moindre geste que faisait le pilote, perché +comme un therme sur son bastingage, toujours +le bout du pistolet du capitaine accompagnait +chacun de ses mouvements. Le feu commencé +entre la terre et la frégate devient plus vif, les +boulets sifflent, la mitraille pleut. La fumée, +ronde, épaisse et blanche, qui sort des flancs +de la frégate, couvre à chaque volée et les bastingages +et les basses voiles. Dans un de ces +moments où le fracas de l'artillerie ébranle le +navire, et où les nuages de la poudre en feu +voilent tous les objets sur le pont, Tanguy, +que le capitaine a sans cesse tenu par le collet +au début de la canonnade, saisit le bras de son +incommode surveillant; le coup de pistolet +qui lui était promis part; mais la balle, détournée +de sa direction, le manque, et au +même instant, notre pilote s'élance à la mer, +plonge sous l'eau, et reparait à dix brasses du +bord: les coups de fusil sifflent sur sa tête, qui +sort des flots; il disparaît encore; son bateau, +resté jusque-là près de la frégate, aperçoit un +homme à la mer: il court sur lui; la frégate +lance quelques paquets de mitraille sur <i>la +Croix-du-bon-Dieu</i>, qui s'éloigne d'elle; les voiles +de la barque sont criblées, sa coque percée; +mais la barque court toujours à terre, et elle a +le bonheur de sauver son patron sous la grêle +de boulets et de biscaïens, qui fait jaillir la mer +autour d'elle. Pauvre frégate, si bien espalmée +quelques minutes auparavant, si bien disposée +au combat, et si fringante dans sa voilure et sa +haute mâture! Abandonnée par le pilote qui la +faisait passer comme une anguille entre les roches +et les rescifs du Four, elle glisse avec la vitesse +d'un poisson vers une basse terrible qui va la +dévorer, comme ces monstres des mers que +l'imagination des anciens plaçait sur les côtes +de la Sicile; elle court cependant encore, elle +tonne: son pavillon est hissé tout haut, au-dessus +des nuages de fumée dont elle marche +si majestueusement enveloppée. Pas un homme +ne bouge à son bord...... Un bruit effroyable +se fait entendre, ce n'est plus celui de la foudre +qu'elle lance: c'est son fond qui laboure, en +craquant horriblement, les rochers sur lesquels +elle s'étend en filant encore avec vitesse, +et en s'enfonçant dans les flots qu'elle entr'ouvre, +et qui, mugissants, se replient sur +elle: sa mâture chargée de voiles immenses, +s'incline, tombe, les vagues l'entraînent: des +centaines d'hommes se disputent, à la surface +de la mer, la place qu'ils saisissent sur les débris +du vaste bâtiment. Et Tanguy, triomphant +dans son petit bateau criblé de biscaïens, lève +les mains au ciel, en criant, comme si tout +l'univers était là pour l'entendre: <i>C'est moi, +c'est moi qui ai fait tout ça! vive l'Empereur! +mort à l'Anglais!</i></p> + +<p>Des chaloupes canonnières, mouillées en +rade du Conquet, sortent aussitôt pour recueillir +les lambeaux de la frégate naufragée, +et le reste de son malheureux équipage.</p> + +<p>Tanguy, l'illustre Tanguy, aurait bien pu, +après son beau fait d'armes, aller au Conquet +recevoir l'ovation à laquelle il devait assez justement +prétendre: il n'avait qu'une lieue à +courir, en continuant sa bordée, pour se +rendre dans ce petit port. Mais, toujours fidèle +à cet amour national qu'ont surtout les insulaires, +il aima mieux faire quatre lieues pour +arriver à Ouessant, qu'une seule lieue pour +aborder au Conquet. C'est dans sa patrie qu'il +est le plus doux de jouir d'un succès: ce sont +les applaudissements de ceux qui nous ont vus +naître, qui sont les plus flatteurs au coeur. Et +qu'est-ce que l'estime ou l'admiration des hommes +que l'on ne connaît pas?</p> + +<p>L'arrivée de <i>la Croix-du-bon-Dieu</i> à Ouessant, +avec ses voiles déchirées par les boulets et +sa coque mitraillée, fut un véritable triomphe. +Après que Tanguy eut raconté son aventure, +le commandant de place s'écria:</p> + +<p>—Brave homme, tu as bien mérité de la +patrie!</p> + +<p>—Le syndic des gens de mer: J'en ferai +part à son excellence monseigneur le ministre +de la marine et des colonies.</p> + +<p>—Le curé: Je vous bénis, au nom du père, +du fils et du saint Esprit!</p> + +<p>—La bonne Soisic, la femme de Tanguy: +Viens-t'en te changer, car tu es encore tout +mouillé.</p> + +<p>Les assistants, attendris, se contentèrent de +répéter, avec l'accent du regret et de l'admiration: +Et nous, qui le prenions pour un +traître!...</p> + +<p>Viens ici, petit Cavet, s'écria à son tour le +patron, un peu remis de ses émotions de gloire. +Viens ici, à moi. Le petit Cavet s'approcha:</p> + +<p>—Vous voyez bien cet enfant, monsieur le +curé? Eh bien, les boulets ne lui ont pas plus fait +de peur, qu'à moi un verre d'eau-de-vie! Vous +l'avez baptisé et rebaptisé avec de l'eau et du +sel, n'est-ce pas? Moi, je viens de le baptiser +avec de la mitraille, et sa pauvre soeur Jeannette +est un peu vengée de l'Anglais, qui nous +l'a escamotée, le gueux!</p> + +<p>—C'est fort bien fait, maître Tanguy; +mais après avoir jeté cette frégate à la côte, +pourquoi n'avez-vous pas cherché à sauver +une partie de son équipage? La charité chrétienne +vous l'ordonnait.</p> + +<p>—Moi, monsieur le curé! je ne sauve jamais +les gens que je noie.</p> + +<p>Et maître Tanguy alla boire et fumer toute +la nuit avec ses compatriotes, remplis d'un +saint respect pour lui, et d'un tendre sentiment +de bienveillance pour son fils adoptif, le +petit Cavet.</p> + +<p>Les Bas-Bretons n'ont pas besoin de boire +pour être de très-bonnes gens; mais, néanmoins, +c'est presque toujours en buvant +qu'ils prennent les résolutions les plus généreuses. +Pendant que les bouteilles d'eau-de-vie +se vidaient en l'honneur de la belle action +de Tanguy, les pilotes ne se lassaient pas +d'embrasser Cavet, qui passait de main en +main autour de la table, avec les verres dont +on lui faisait avaler le reste malgré lui.—C'est +bien, tout cela! s'écria son père: mais cet enfant, +qui est malin comme un singe, ne sait +pas encore lire, et ça me fait honte pour lui. +Les Anglais m'ont donné cette bourse de cent +guinées pour les noyer; je ne leur ai pas volé +leur argent, parce que je suis un honnête +homme avant tout. Sans le malheur arrivé à +ce pauvre petit bonhomme, qui a perdu sa +soeur, je n'aurais pas happé ces cent guinées, +bien certainement; et comme c'est <i>quasiment</i> +lui qui me les a fait gagner, il est juste qu'il +en ait sa part. Ainsi je lui en donne la moitié +pour qu'il aille à l'école de Brest.</p> + +<p>—Oui, oui! dirent tous les pilotes. Et Jean-Marie +ajouta:</p> + +<p>—Il faut, chaque mois, que nous donnions +chacun un demi-écu pour que Cavet, qui est bien +triste, le pauvre enfant, depuis qu'il n'a plus +sa pauvre Jeannette, soit éduqué à Brest, et +qu'il ne soit pas toute sa vie une fichue bête +comme nous, en vous exceptant cependant, +maître Tanguy.</p> + +<p>—Bravo! s'écrièrent tous les pilotes: ce +sera maître Tanguy qui sera chargé de recevoir +un demi-écu tous les mois, sur notre pilotage, +pour payer la pension de Cavet.</p> + +<p>Le jeune orphelin pleurait de joie et de reconnaissance, +en entendant ses bienfaiteurs +parler ainsi: il se jetait tour à tour au cou de +Tanguy et dans les bras de Jean-Marie, et +ceux-ci, malgré eux, sentaient couler sur leurs +joues, déjà enluminées, des larmes de bonheur +et d'attendrissement. Il fut décidé, assemblée +tenante, que maître Tanguy partirait le plus tôt +possible pour Brest, afin de mettre en pension +celui qu'il regardait comme son fils. Il promit +de s'acquitter de cette tâche, et il tint parole.</p> +<br><br> +<a name="c4" id="c4"></a> + + +<h3>4</h3> + +<h3>Voyage à Brest.</h3> + +<p>On se disposa donc, à Ouessant, au grand +voyage de Brest. Le bateau <i>la Croix-du-bon-Dieu</i>, +bien réparé, trop bien réparé peut-être +de ses glorieuses avaries, conduisit à la ville +les quatre pilotes avec lesquels Tanguy avait +été chargé d'aller arranger l'affaire de son nourrisson. +Cavet, tout inondé de ses larmes et de +celles de sa nourrice Soisic, partit au milieu +d'eux, accompagné des bénédictions de toute +l'île. On arrive à l'entrée du port de Brest. Que +d'étonnement et d'admiration dans les yeux +des Ouessantins, qui, pour la première fois, +voyaient le magnifique spectacle d'un port +militaire et d'une ville guerrière! Ces vaisseaux +de ligne, où le tambour battait comme dans +une caserne; ces arsenaux immenses, où une +multitude d'ouvriers préparaient les foudres +qui devaient venger la France; les cris des matelots; +les sifflets aigus des maîtres d'équipages; +le bruit des chaînes des forçats; l'éclat des armes; +le fracas des exercices à feu; tout éblouissait, +fatiguait ou consternait ces hommes simples, +dont le seul murmure des vagues et des +vents avait agité le berceau et la vie.</p> + +<p>En se dirigeant dans les rues tumultueuses +de Brest, pour arriver chez le maître de pension +qu'on avait indiqué à Tanguy, les inconvénients +de la célébrité, d'une célébrité pourtant +bien nouvelle, vinrent assaillir notre pilote. +La foule suivait avec curiosité, avec avidité, les +six Ouessantins, dont la mise d'apparat ne +laissait pas que d'être assez bizarre au milieu +d'une grande ville.</p> + +<p>—Qu'est-ce que c'est que ça? s'écriait-on sur +leur passage.</p> + +<p>—Mais c'est le pilote qui a mis la frégate +anglaise à la côte.</p> + +<p>—Mais un peu! répondait Tanguy, impatienté. +Est-ce que ça vous fait quelque chose, +à vous?</p> + +<p>—Tiens, il a un oeil de moins!</p> + +<p>—Et vous autres, eu avez-vous un de plus? +Ils arrivèrent, toujours la foule à leurs trousses, +chez le maître de pension:</p> + +<p>—Monsieur le maître d'école, lui dit Tanguy, +voilà un enfant que j'ai trouvé à la mer, +il y a à peu près douze ans, et je me suis fait +son père, comme de raison. C'est déjà marin +comme les cordes, et pilote comme un rocher. +Il est aussi bon <i>pratique</i> de la côte que moi; +mais ça ne sait pas encore lire.</p> + +<p>Ici Cavet rougit jusqu'aux oreilles, et baissa +sur le plancher des yeux remplis de grosses +larmes.</p> + +<p>—Eh bien! est-ce qu'il faut pleurer pour +ça? Crois-tu être déshonoré parce que tu ne +sais pas lire? Est-ce que nous autres, nous +sommes plus savants que toi? Et cependant +nous sommes d'honnêtes gens. Lève donc ta +tête, imbécile!... Tanguy continua.</p> + +<p>Nous nous serions bien présentés à un maître +calfat ou à un maître voilier; mais on nous a dit +qu'il était trop âgé pour devenir calfat ou pour +apprendre la couture, et qu'il n'était plus bon +qu'à faire un capitaine ou tout au plus un +chirurgien. Il faut donc lui donner de l'éducation, +et nous vous paierons ce qu'il faudra +pour qu'il ne soit pas aussi borné que nous.</p> + +<p>Le professeur était un excellent homme, +qui demanda peu, et qui se chargea avec plaisir +de l'éducation du petit pilote. Nos loups de +mer, enchantés du succès de leur démarche, +emmenèrent pour le soir seulement avec eux +leur élève, qu'ils grisèrent avant de se séparer +de lui. Le lendemain ils appareillèrent pour +retourner à Ouessant, tout émus de l'adieu qu'il +avait fallu dire au jeune orphelin, mais très-contents +d'avoir fait une bonne action.</p> + +<p>En trois semaines le jeune élève sut lire; au +bout de trois mois, il écrivait déjà les petites +leçons qu'il apprenait avec une ardeur infatigable. +Cette vive et sûre intelligence surprenait +et enchantait ses professeurs. C'était un sourd-muet, +qui venait de recouvrer un sens et un +organe nouveaux; mais à mesure que la sphère +de ses idées s'agrandissait, son caractère prenait +une teinte plus sombre. Le travail semblait +être plutôt pour lui un besoin qu'un devoir; +et loin de rechercher, comme les autres enfants +de son âge, la récompense de ses progrès dans +ces jouissances d'amour-propre que les professeurs +réservent à leurs élèves, Cavet paraissait +ne supporter qu'avec une espèce de honte les +éloges qu'on prodiguait à son application et à +ses rares facultés. Jamais on ne le voyait partager +avec ses jeunes condisciples le plaisir de +leurs bruyantes récréations. Il n'y avait enfin +en lui rien d'ingénu ni d'expansif, et pourtant +ses traits étaient vifs et doux, son regard innocent +et paisible.</p> + +<p>Une telle disposition d'humeur inquiétait +l'homme instruit et bienveillant à qui son +éducation avait été confiée. Il avait d'abord +attribué à l'excès du travail la mélancolie qu'il +remarquait dans son jeune élève; mais les lectures +auxquelles se livrait celui-ci lui indiquèrent +la pente de son esprit et la nature de +son caractère. Plusieurs fois son professeur +avait été réduit à écarter de lui ces livres où +La Rochefoucauld, Helvétius et Jean-Jacques. +ont calomnié trop souvent la nature humaine +et la civilisation. Les jeunes gens élevés dans +l'austérité de l'étude ne sont que trop disposés à +se nourrir l'esprit, de ces productions éloquentes, +dans lesquelles la misanthropie de plusieurs +moralistes ardents offre de bonne heure un +aliment à des âmes qui détestent la société avant +de l'avoir connue. Lequel de nous n'a pas été +à quinze ans l'ennemi des femmes, avec Juvénal +ou Boileau, et le contempteur de la nature +policée, avec Rousseau? Mais chez notre orphelin, +cette disposition à haïr la société prenait +une direction plus sérieuse que chez la +plupart des enfants de collège, parce que cette +direction avait chez lui un motif. Le pauvre +Cavet était sans famille, sans nom, sans protecteur +puissant. Cette éducation, qui tendait +à lui faire connaître toute l'étendue de ses facultés, +lui apprenait aussi à apprécier tout ce +qui lui manquait du côté de la position que +ses moyens devaient lui acquérir dans le monde. +Lorsqu'au terme de l'année, il voyait d'heureuses +mères venir chercher leurs enfants couronnés +dans les concours, où il avait lui-même +obtenu le premier prix, il gémissait de ne pouvoir +faire l'hommage de ses succès à une famille +qui en aurait été fière. Nourri par la +charité de quelques pauvres pêcheurs, élevé +par leur générosité, il sentait trop bien ce qu'il +devait à leurs bienfaits, pour ne pas éprouver +aussi tout ce qu'il aurait voulu devoir à une +famille qui aurait été la sienne... Une soeur lui +avait été laissée par ce sort cruel qui lui avait +ravi tout hors la vie. Cette petite soeur avait +partagé son infortune, l'innocence de ses premières +années, la douceur de ses jeux, l'amertume +même de leurs premières peines; mais +un Anglais puissant, mais un monstre, avait +arraché cette soeur bien aimée à sa tendresse... +Un Anglais!.... Oh! qu'à ce nom, oh! qu'à +cette idée de la violence et de la brutalité, le +jeune orphelin sentait s'allumer de rage dans +ce coeur, dont il cachait à tous les regards les +mouvements impétueux!</p> + +<p>A chaque vacance, Cavet obtenait la permission +d'aller voir à Ouessant ses parents +adoptifs, qui ne le recevaient jamais sans se +montrer orgueilleux de pouvoir dire: Celui-là +aussi est notre fils! Oui, disait Tanguy, en +allant visiter avec lui toutes les maisons de l'île, +celui-là nous fera honneur dans peu. Il en sait +déjà plus que nous tous. Quelle gloire pour l'île +d'Ouessant, qui n'a fourni encore que des pilotes, +s'il pouvait un jour devenir capitaine au +long-cours!.... Un capitaine au long-cours!... +Vous figurez-vous cela, vous autres? Je mourrai +content si de l'oeil qui me reste je puis voir, +dans quelques années, Tanguy-Cavet commander +un navire de deux à trois cents tonneaux. +C'est tout ce que je demande au bon +Dieu pour la fin de mes jours.</p> + +<p>—Oui, répondait l'orphelin; mais pour +devenir capitaine, il me faudrait naviguer, +mon père, et vous ne voulez pas encore que je +quitte mes classes. Cependant, si vous me laissiez +battre un peu la mer dans les bateaux +d'Argenton, de Labervrack et de l'Ile-de-Bas, +je parviendrais à connaître bientôt la côte; et +alors je pourrais m'embarquer utilement sur +un des corsaires qui relâchent dans la Manche. +Ils gagnent de l'argent, au moins les corsaires!</p> + +<p>—Et tu veux donc en gagner aussi, toi?</p> + +<p>—Sans doute. Ne faut-il pas que je vous +rende un jour tout ce que je vous ai coûté?...</p> + +<p>—Eh bien! est-ce que tu as besoin de +pleurer encore pour cela? Il pleure toujours +ce petit diable, comme si on lui reprochait ce +qu'on a fait pour lui!—Allons, puisque définitivement +tu le veux, va-t'en patouiller dans +les bateaux des <i>pratiques</i>; et apprends surtout +à bien prendre tes marques à terre, car, vois-tu, +c'est le <i>marquage</i> qui fait les bons pilotes; +il n'y a que cela qui puisse former un homme. +Mais, au surplus, je verrai bien, dans quelques +mois, si tu en sais plus que tous ces <i>lamaneurs</i>, +qui font le métier comme de vraies mécaniques +à piloter les navires.</p> + +<p>Cavet quitta sa pension avec une éducation +fort imparfaite encore, pour courir les mers de +la côte pendant quelque temps. Mais chaque +fois qu'il revenait à Ouessant, il n'oubliait pas +de demander: Et ma pauvre soeur? Pas de +nouvelles encore?</p> + +<p>Et chaque fois on lui répondait: Pas de +nouvelles!</p> + +<p>Un jour cependant, son père adoptif arriva +tout joyeux vers lui, au moment où il revenait +le voir, après un petit voyage sur les attérages +de Péros. Bonne nouvelle! bonne nouvelle! +s'écria-t-il, du plus loin qu'il l'aperçut: Jean-Marie +vient de recevoir, par une embarcation +anglaise, une lettre et une bourse de la part +de ta soeur. Viens vite, viens nous lire, viens +lire cette lettre.</p> + +<p>Cavet accourt tout palpitant: les pilotes, ses +amis, lui remettent la lettre, qu'il ouvre avec +agitation. Il lit:</p> + +<p>«Mes bons amis, mes véritables et mes seuls +parents,</p> + +<p>«Vous avez dû être bien inquiets sur mon +sort, depuis le temps où l'on m'a séparée de +vous; mais rassurez-vous. L'homme généreux +qui m'a pris sous sa protection, me fait donner +une éducation dont je crois avoir profité. +Qu'il vous suffise de savoir que je suis heureuse, +et qu'on m'élève pour occuper un rang +bien supérieur, sans doute, à la condition +dans laquelle j'étais née... Un jour, un jour, +j'ose l'espérer, avec la grâce de Dieu, je vous +reverrai, je reverrai mon frère, mon bon +frère, sans lequel, je le sens bien, il me serait +impossible de vivre long-temps. Adieu, adieu, +mes bons amis! Recevez de votre pauvre +Jeannette un petit présent, dont je destine la +moitié à mon frère. Mon seul désir est de vous +faire tout le bien que vous méritez, et que ne +cessera de vous souhaiter toute sa vie votre +bien aimée et reconnaissante,</p> + +<p>«JEANNETTE.»</p> + +<p>Cavet, après avoir lu ces mots d'une voix +altérée, s'arrêta, tant son émotion était vive.</p> + +<p>—Mais il y a encore autre chose, lui dit +Tanguy; monsieur le curé nous a dit avoir vu +un baragouinage en anglais, après la lettre de +Jeannette. Va donc de l'avant, et plus vite que ça!</p> + +<p>—Oui, oui, effectivement, reprit Cavet, +dont un nuage semblait obscurcir la vue; et il +continua, en traduisant ainsi les mots d'anglais +ajoutés à la lettre de Jeannette:</p> + +<p>«Soyez sûrs que la jeune enfant, que vous +avez si long-temps traitée comme votre fille, +ne recevra de moi que des bienfaits et que +l'exemple des bonnes moeurs. Je la destine à +l'un de mes neveux, dont elle fera, j'en suis +sûr, le bonheur et la gloire.</p> + +<p>«Commodore WOODBRIDGE.»</p> + +<p>Deux sacs remplis de guinées étaient joints +à ce billet. L'un portait ces mots: <i>A mon père +Jean-Marie</i>; l'autre, ceux-ci: <i>A mon bon frère +Tanguy Cavet</i>. Cet argent fui présenté à Cavet, +qui s'en empara avec brusquerie: étonné de +l'expression de sa physionomie à la vue de cet +or, Jean-Marie demande à l'orphelin ce qu'il +veut en faire.</p> + +<p>—Ce que je veux en faire, répond Cavet; +tiens.... et au même instant, il jette avec colère +les deux sacs de guinées dans les flots, +sur lesquels les bateaux-pilotes étaient ramarrés +près du rivage.</p> + +<p>Jean-Marie. tout surpris de la vivacité de +cette action, s'écrie, dans un moment où il ne +calculait que la perte qu'il venait de faire: +mais il a aussi jeté ma part à l'eau!</p> + +<p>—Ta part! répond Cavet, avec mépris: je +te la rendrai, et tu pourras au moins la recevoir, +de ma main, sans rougir.</p> + +<p>Cavet s'éloigne à ces mots: il sent le besoin +d'être seul. La lettre que lui ont remise les pilotes, +il la pose sur son coeur, qu'elle brûle. +Cette lettre, qu'il relit cent fois et qu'il déteste, +il la gardera par un secret instinct de vengeance. +Il sait enfin le nom de celui qui lui a ravi sa +soeur; si jamais il pouvait!.... Elle se dit heureuse, +s'écrie-t-il! L'infortunée ne sait pas encore +le sort qu'on lui prépare: son ravisseur +lui a fait donner de l'éducation pour rendre +ses infâmes plaisirs plus piquants, et le déshonneur +de sa victime plus digne de lui. Et il +voulait encore nous faire accepter le prix de +cette malheureuse enfant!... Le lâche! Que ne +peut-il savoir le cas que j'ai fait de ses honteux +présents, et l'espèce de reconnaissance qu'ils +m'inspirent! Mais l'homme à qui il en destinait +une partie, pleure peut-être l'or dont je +l'ai privé. Je lui ai promis de lui payer la part +sur laquelle il comptait, ce malheureux: il +l'aura sa part, il l'aura bientôt, dussé-je acheter +de ma vie la somme qu'il lui faut? Il y compte, +le malheureux; il l'aura....</p> + +<p>Errant toute la nuit sur les rochers de l'île, +absorbé dans ses cruelles réflexions, il n'entend +ni la voix des pêcheurs qui l'appellent, inquiets +de son absence, ni les pas de ses camarades, +qui le cherchent dans les cavernes qu'il parcourt; +accablé de fatigues et de douleur, il s'arrête +quelquefois enfin, et ce sommeil, qui ressemble +aux spasmes de l'agonie, s'empare de ses +organes vaincus. Il s'endort, sa tête exaltée se +penche: un rêve bondissant vient agiter encore +ses sens déjà si cruellement tourmentés. C'est un +navire ennemi dont il s'empare avec une simple +barque de pêcheur. Cette idée fantastique, +que poursuit son imagination en délire, convulsionne +tous ses membres, et ses lèvres frémissantes +laissent échapper plusieurs fois ces +mots: <i>Tu la veux, ta part: tu l'auras. Tiens, +la voilà!</i></p> + +<p>Ses paupières fatiguées se rouvrirent bientôt. +Le jour éclairait déjà l'horizon, et s'étendait +sur la mer tranquille, qui gémissait mélancoliquement +sur les plages de l'île. Tout +préoccupé encore du songe auquel il vient de +s'arracher, Cavet aperçoit sur les flots, que la +nuit abandonne, un bâtiment immobile..... +C'est mon rêve, s'écrie-t-il, en s'essuyant les +yeux, comme s'il craignait de s'abuser encore: +puis il court au milieu des pêcheurs, qu'il réveille, +en répétant toujours: <i>C'est mon rêve, +c'est mon rêve!</i></p> + +<p>Les pêcheurs attribuent d'abord le désordre +de ses sens et de ses discours à la douleur qui +l'égarait la veille; mais il leur montre le navire +dérivant vers l'île, au sein du calme; +mais il leur raconte le songe qu'il a fait, les +moyens que dans son sommeil la Providence +semble lui avoir révélés, pour s'emparer du +bâtiment ennemi: les jeunes marins l'écoutent. +Convaincu comme il l'est, il les persuade; +superstitieux comme ils sont, ils se laissent +entraîner. On va chercher quelques armes +dans les cahuttes voisines, et quinze ou seize +petits marins consentent à s'embarquer sur +le bateau de Tanguy, sur cette <i>Croix-du-bon-Dieu</i>, +si heureuse jusque-là dans tous les +événements de mer, qu'Ouessant a été appelée +à admirer.</p> + +<p>Tanguy consent aussi à prêter sa barque +chérie à son fils adoptif; mais, devenu prudent, +il se refuse à partager le sort de ces +corsaires improvisés, qui partent armés seulement +de quelques mauvais fusils de chasse.</p> + +<p>—Si c'est un navire de guerre encalminé, +que feras-tu? demanda-t-il à Cavet.</p> + +<p>—Nous jetterons nos armes à la mer, et +nous lui dirons que nous sommes venus pour +lui porter secours, en voyant le danger qu'il +court avec les courants qui le drossent.</p> + +<p>—Et si c'est un navire marchand?</p> + +<p>Oh! alors nous tapperons à bord, et Dieu +ou le diable fera le reste. La division anglaise +est loin; et avant qu'elle ne puisse le secourir, +il sera à nous et à vous aussi.</p> + +<p>En disant ces mots, il embrasse avec une +sorte de délire son père Tanguy, il jette un +coup d'oeil de mépris à Jean-Marie. et saute à +bord du bateau avec son nouvel équipage. La +barque était lourde en calme. Les avirons sont +bordés: ils frappent à coups réguliers la mer +immobile; les deux voiles que l'on hisse tombent +flasques sur les mâts qu'elles frappent à +chaque coup de roulis. Cavet, placé à la barre, +encourage ses nageurs à ramer ensemble et avec +force. <i>La Croix-du-bon-Dieu</i> s'éloigne du rivage +couvert de la foule des spectateurs impatients. +Le bâtiment aperçu grossit déjà à la vue de +ceux qui se proposent de l'abandonner s'il est +armé, et de l'attaquer s'il est sans défense. Une +mauvaise longue vue est braquée sur lui, et +Cavet, après l'avoir observé, annonce que c'est +un-brick marchand. Le courage redouble: les +avirons font bouillonner la mer le long de la +barque, qu'ils forcent à <i>sailler</i> avec une extrême +vitesse. Le jour se fait; le navire encalminé +met ses embarcations à la mer, et les fait +nager sur son avant, pour se haller au large; +mais cette masse reste immobile au sein des +flots que nos petits pilotes fendent avec rapidité: +ils gagnent le navire, et tellement même, +que bientôt ils parlent de faire feu sur lui.</p> + +<p>Mais c'est en ce moment décisif que la scène +la plus plaisante se passe à leur bord! Beaucoup +plus au fait de manoeuvrer pacifiquement leur +barque, que de faire le coup de fusil, ils ne +savent'trop comment commencer le feu. Cavet +passe de l'arrière à l'avant dans cet instant solennel: +il ordonne à ses guerriers, encore bien +novices, de l'imiter; et pendant qu'une partie +de l'équipage continue à ramer, l'autre portion +ajuste l'arrière de l'ennemi, et fait pétiller la +fusillade, non sans que chacun des héros n'ait +fait le signe de la croix, et n'ait fixé son bonnet +brun sur ses oreilles, avant de lâcher son coup. +Cette attaque, toute grotesque qu'elle est, +réussit. Le navire assailli par nos nouveaux +Jean-Bart, hisse son pavillon, un large pavillon +espagnol. Attention, voici le moment! s'écrie +Cavet, prenant une posture héroïque: il arbore +sa couleur, c'est pour nous envoyer du +tabac par l'arrière!» Tous ses intrépides compagnons +se couchent dans le fond du bateau, +à ce mot d'avertissement. Mais le pavillon espagnol +n'a été hissé que pour être bientôt +amené, et pour donner aux vainqueurs un +signal de reddition. Des cris de victoire s'élèvent +à cette vue, du groupe des petits corsaires, qui +deviennent indomptables. Ils abordent, le fusil +couché en joue, le brick vaincu. C'était un +bâtiment de Cadix, qui venait d'être pris par +des mousses en sabots!...</p> +<br><br> +<a name="c5" id="c5"></a> + +<h3>5</h3> + +<h3><i>Première Prise.</i></h3> + + +<p>Grande était sans doute la joie de nos petits +vainqueurs, et leur embarras aussi.</p> + +<p>Ils venaient d'amariner un navire dont ils +ne savaient plus que faire.</p> + +<p>—Comment le conduirons-nous à Ouessant? +demande un des gens de Cavet à celui-ci.</p> + +<p>—Comment? tu vas le voir. Il faut que nos +prisonniers nous aident eux-mêmes à conduire +leur bâtiment au port.</p> + +<p>—Parles-tu espagnol, Cavet, et pourras-tu +te faire entendre d'eux?</p> + +<p>—Tu vas voir qu'avec ce bras-là on parle +toutes les langues.</p> + +<p>Et au même instant, Cavet ordonne d'un +geste impérieux, aux matelots espagnols qui +se sont jetés dans la cale, de monter sur le +pont et de sauter dans leurs embarcations, +pour nager sur l'avant de la prise. Ils obéissent +au geste du capitaine Cavet, et bientôt ils +hallent sur l'avant la touline qu'on leur présente, +et le navire s'achemine vers l'île, roulant +tribord et babord au sein du calme, qui +favorise avec le courant le projet des petits +Ouessantins.</p> + +<p>Le capitaine espagnol se montrait altéré. +Être pris par des enfants! Mais ces enfants tenaient +toujours leurs fusils à la main, et ils +couchaient en joue de temps à autre les canotiers, +qui nageaient péniblement sur l'avant +du navire. Il n'y avait pas moyen de résister, +et il fallait bien se résigner, car les vainqueurs +heureux ne sont pas ordinairement faciles.</p> + +<p>Les pilotes, qui, restés à terre, avaient suivi +de l'oeil avec la plus grande anxiété toute la +manoeuvre des petits pêcheurs, ne pouvaient +encore s'expliquer comment ils étaient parvenus +à se rendre maîtres du brick à vue. +Mais quand ils virent la prise s'approcher avec +le pavillon espagnol renversé, ils ne purent +plus douter du succès que ces enfants venaient +de remporter. La joie des habitants de l'île fut +au comble. On détacha du rivage toutes les +embarcations dont on put disposer. Tout le +monde voulut aller à la rencontre de la prise: +le curé d'Ouessant lui-même se jeta, malgré +son obésité, dans un des canots, et en moins +de quelques minutes le <i>Palafox</i> (c'était le nom +du bâtiment capturé) se trouva environné +d'une multitude de chaloupes, qui aidèrent à +l'envi à faire cingler le navire à terre.</p> + +<p>Tanguy, en embrassant son fils adoptif, ne +sut que pleurer d'ivresse: il ne put lui parler.</p> + +<p>Le curé, en montant à bord de la prise, +s'empressa de bénir le premier navire capturé +par ses ouailles. On plaça le ministre des autels +à la barre du gouvernail, pour porter +bonheur à la prise, et pour faire honneur au +bâtiment.</p> + +<p>Jean-Marie tendit la main à Cavet; mais +celui-ci, avant de recevoir les félicitations du +pauvre Jean-Marie, lui dit solennellement:—Tu +regrettais hier la part d'or qui te revenait de +la charité du commodore anglais; tiens, voilà +de quoi te payer ta part!</p> + +<p>Et en prononçant ces mots avec l'accent du +reproche, Cavet montrait à Jean-Marie humilié +le pont du navire, de l'avant à l'arrière.</p> + +<p>En peu d'instants le <i>Palafox</i> se trouva amené, +amarré à terre dans une des bonnes criques +de la côte escarpée d'Ouessant. On remit les +prisonniers à l'autorité, qui, de son côté, +s'empressa d'apposer les scellés sur les panneaux +et les écoutilles de la prise, afin d'assurer, +disait-on, l'intégrité du partage à chaque +intéressé. Le vin de Bénicarlos, extrait de la +cambuse du <i>Palafox</i>, alla abreuver à flots +épais tous les gens qui venaient féliciter Cavet +du succès de sa téméraire entreprise. L'enthousiasme +était dans toute l'île. On ne parlait +que de l'audace et du sang-froid des petits +corsaires, et de leur intrépide petit chef.</p> + +<p>Qu'une prise fait bien à terre dans une île +sauvage, lorsque ses vergues et sa haute mâture +dominent au loin les rochers arides au milieu +desquels s'ébat un large pavillon renversé! +De quel orgueil se sentaient animés les naturels +d'Ouessant, en voyant le Palafox enterré entre +les cailloux du rivage, comme un renard dans +un piège de fer! Et quel bon air de piraterie +cette prise donnait à l'île, où les marins à la +jambe velue, à la figure arénacée, n'avaient +encore su conduire que des paquets immenses +de goémon pour fumer leurs terres paresseuses! +Eux qui ne se croyaient que les premiers +<i>lamaneurs</i><a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5"><sup>5</sup></a> de la côte de Bretagne, les +voilà devenus des espèces de <i>corsairiens</i>, d'intrépides +forbans. Ils ne se sentaient pas d'aise, +et tous voulaient armer leurs bateaux de pêche, +en course, et aller au loin écumer la +mer, à laquelle jusque-là ils n'avaient demandé +que du poisson à pêcher et des navires à +piloter.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote5" name="footnote5"></a><b>Note 5:</b><a href="#footnotetag5"> (retour) </a> Nom que l'on donne aux pilotes côtiers.</blockquote> + +<p>Il fallut songer à conduire à Brest le brick +<i>le Palafox</i>, ce brick si précieux pour eux, ce +gage parlant de leur gloire. On lui composa +un équipage d'élite. Le commandement en fut +laissé à Cavet, sons lequel maître Tanguy +s'honora de remplir les fonctions de second +dans le petit trajet d'Ouessant au Fer-à-Cheval. +Avec quelle sollicitude nos bons pêcheurs pilotèrent +leur prise, pendant les huit lieues +qu'ils avaient à faire pour mettre leur capture +en sûreté! Ils rangeaient tous les cailloux à +les toucher, comme s'ils avaient été à chaque +instant poursuivis par la division anglaise qui +louvoyait au large. Nulle passe dangereuse ne +leur paraissait assez sûre contre l'audace des +croiseurs qui ne songeaient seulement pas à +eux: ils <i>fignolaient</i> tous les écueils en fins pilotes, +jaloux d'employer la fleur de leur science +<i>côtière</i>, à préserver de toute tentative ennemie +ce qu'ils avaient de plus cher au monde.</p> + +<p>Enfin, après quelques heures de travail et +d'anxiété, ils mouillèrent dans le port de Brest, +après avoir salué le stationnaire de quelques +coups de canon, tirés par deux mauvaises +pièces qu'ils avaient sur le pont.</p> + +<p>La foule curieuse assista au débarquement +de nos pilotes. Un commissaire-général de +marine fendit les flots de la multitude pour +demander aux insulaires: Qu'est-ce que c'est +que ce navire?</p> + +<p>—<i>Le Palafox</i>, brick espagnol, si vous savez, +monsieur le commissaire, ce que c'est +qu'un brick.</p> + +<p>—Et qui a pris ce bâtiment?</p> + +<p>—Moi!</p> + +<p>—Vous?</p> + +<p>—Et pourquoi pas? Il me semble que j'ai +tout ce qu'il faut pour prendre, aussi bien +qu'un autre, un navire comme ça.</p> + +<p>—J'avais cru que c'était un bâtiment de +l'État qui avait capturé ce brick.</p> + +<p>—Ah! oui, c'aurait été plus régulier, +n'est-ce pas? Mais c'est un bateau de pêche +avec une douzaine de mousses comme moi. +La manière de prendre, au surplus, ne fait rien +à l'affaire. Ce qu'il est important de savoir, +c'est la part qui nous reviendra pour avoir +mis ce brick là dans le sac.</p> + +<p>—Mais, mon petit ami, vous pourrez avoir +le tiers du navire.</p> + +<p>—Pourquoi pas tout, puisque c'est nous +qui l'avons pris tout et tout seuls?</p> + +<p>—Parce qu'il faut que le conseil des prises +détermine si ce bâtiment doit être considéré +comme prise ou comme épave on débris résultant +d'un naufrage.</p> + +<p>—Comment, si c'est une prise! Mais il me +semble que la chose est toute décidée par le +fait. Comment le conseil pourrait-il décider +qu'une prise faite, n'est pas une prise?</p> + +<p>—Comment pourriez-vous prouver que ce +n'est pas une épave?</p> + +<p>—On vous en donnera des épaves comme +ça, trouvées à coups de fusil!</p> + +<p>Ici maître Tanguy s'approche, et se mêle à +la discussion. C'est-à-dire, monsieur le commissaire, +que l'État veut mettre la patte sur +notre bien....</p> + +<p>—Pilote, apprenez que l'État n'a pas de +patte, et que vous devriez parler avec plus +de respect d'un gouvernement aussi équitable +et aussi intègre que celui sous lequel nous +avons le bonheur de vivre.</p> + +<p>—Quand je dis la patte, monsieur le commissaire, +c'est la griffe que je voulais dire, +car je respecte toujours tous les gouvernements. +Mais vous dites que si la prise est regardée +<i>censément</i> comme une épave trouvée +en mer, nous n'aurons pas grand'chose à +gratter.</p> + +<p>—Vous aurez ce que le conseil des prises +et la loi devront vous accorder. Voilà ce que +je puis au moins vous affirmer.</p> + +<p>—Eh bien, c'est bon, je vais vous prendre +là-dessus:</p> + +<p>Vous voyez bien ce petit garçon-là qui a pris +<i>le Palafox</i>? Eh bien! je l'ai trouvé en mer +avec sa petite soeur, qu'un gueux d'Anglais +nous a enlevée; mais ça ne fait rien à l'affaire +que je veux vous conter.</p> + +<p>Je vous disais donc que j'ai pêché ce petit +garçon-là et sa soeur. C'étaient bien des épaves +aussi, puisque je les ai trouvés à la mer, dans +une cage à poules. Cependant l'État n'a pas +réclame sa part dans ces débris-là, et il m'a laissé +à moi toute ma trouvaille, parce qu'il savait +bien qu'il fallait nourrir ces épaves, et l'État, +comme vous dites, n'a pas <i>exercé la loi</i>; mais +aujourd'hui que nous avons fait une prise qui +vaut de l'argent, et que l'État sent qu'il y a +non pas de dépenses à faire, mais de la monnaie +à gratter, il veut qu'un navire halle dedans, +sans que ça lui ait coûté un sou, soit une +épave, pour qu'il puisse mettre la patte,.... +non, non, pardon, pas la patte, mais son +grappin dessus, enfin!.... C'est juste, si l'on +veut; mais c'est juste d'une drôle de manière, +et j'ai dans l'idée que si je faisais de la justice, +j'en ferais mieux que ça, ou je ne m'en mêlerais +pas du tout.</p> + +<p>—Je ne suis chargé ni d'expliquer ni de +commenter les lois. Mon devoir est de les faire +exécuter. Quand le conseil des prises aura prononcé, +on vous fera connaître sa décision.</p> + +<p>Cette contestation ne laissait pas que de contrarier +nos insulaires, plus habitués à interpréter +la loi naturelle selon leur instinct, qu'à +se soumettre au texte de la loi civile, et à la +lettre des décrets impériaux. Une autre difficulté +vint les blesser dans leurs affections, à la +suite de celle qui les avait déjà trompés dans +leurs espérances.</p> + +<p>L'ancien maître de pension de Cavet conseilla +à Tanguy, pendant son séjour à Brest, +de faire des démarches afin d'obtenir la naturalisation +de son fils adoptif. Tanguy s'empressa +ensuivre l'avis du maître de pension, +qui lui fit comprendre, non sans quelque +peine, tous les avantages attachés à la qualité +de Français. Il fallait en effet que Cavet fût naturalisé +pour pouvoir prétendre un jour au +grade éminent de capitaine au long-cours. Cette +considération seule aurait déterminé maître +Tanguy. Il alla présenter une déclaration au +greffe du juge de paix.</p> + +<p>Mais ce fut là une nouvelle difficulté! Le +magistrat lui prouva clair et net, le Code civil +à la main, que, d'après les art. 543, 344 et +346, il n'avait été que le <i>tuteur officieux</i> de +celui qu'il avait regardé jusque-là comme son +fils d'adoption. Cette circonstance étonna, +affligea notre pauvre pêcheur; mais le Code +était là, mais le texte de la loi venait d'arracher +au bon Tanguy une illusion qui avait fait une +partie du charme de sa vie si simple, et la consolation +de sa confiante vieillesse.—Va, on +aura beau me prouver que tu n'es pas mon +enfant, dit-il à Cavet, je sais bien que tu es +pour moi quelque chose de plus qu'un étranger. +Allons-nous-en d'ici le plus tôt possible. +La ville de Brest, avec ses lois, me pèse sur le +coeur. Retournons à Ouessant, on y respire +plus à l'aise.</p> + +<p>Cavet, irrité de tout ce qu'un peu d'expérience +lui avait appris, s'efforçait de consoler +le vieux pilote. Qu'importé, lui répétait-il, en +s'efforçant de lui cacher son propre dépit, +qu'importé que je ne puisse pas être reconnu +par ces gens-là comme votre fils et comme un +bon Français! Cela change-t-il les sentiments +que j'ai pour vous et ceux que vous avez pour +moi? Croyez-vous qu'avec leurs lois inhumaines, +ces gens-là m'empêcheront de gagner +ma vie et de secourir vos vieux jours? Nous +serions bien bons, ma foi, de nous affliger pour +si peu de chose! Tenez, si vous m'en croyez, +pour oublier toutes ces sottes contrariétés, +nous irons, ce soir même, au spectacle.</p> + +<p>—Au spectacle? Ah! oui, il me souvient +qu'il y a trente ans à peu près, quand monsieur +Hector était gouverneur, on me paya une +fois la comédie; c'était bien beau alors! Mais +quelle diable de mine irai-je faire au milieu de +tout ce monde, avec mes <i>bragou-brasse</i><a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6"><sup>6</sup></a> et ma +veste de paysan? Que verrons-nous enfin de si +curieux à ton spectacle?</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote6" name="footnote6"></a><b>Note 6:</b><a href="#footnotetag6"> (retour) </a> Bragou-brasse, larges braies, grandes culottes, en bas-breton.</blockquote> + +<p>—Nous y verrons, parbleu, la pièce que +l'on donne ce soir! C'est justement <i>le Petit +Matelot</i> que l'on va représenter. Cet opéra vous +plaira, j'en suis sûr, car on y parle de marine: +c'est un corsaire et son fils; ce sera vous et +moi enfin, que vous vous imaginerez voir..</p> + +<p>—Un corsaire? un pilote peut-être et son +enfant? Quoi! ce serait comme qui dirait toi et +moi, n'est-ce pas, Cavet? Eh bien, allons-y, +mon enfant, si ça ne coûte pas trop cher cependant; +car des pauvres gens comme nous ne +doivent pas faire de folies pour s'amuser un +instant.</p> + +<p>Nos deux insulaires se rendent au théâtre. +Cavet place aux premières galeries son père +endimanché. La toile se lève: la pièce commence. +Tanguy, étonné, écoute d'abord avec +attention, et puis, au bout de quelques minutes, +se prend à rire de toutes ses forces. +Les spectateurs le regardent avec un peu de +surprise et d'ironie. Les acteurs chantent, et +le pilote devient inattentif; de la distraction il +passe à l'ennui, et pendant que le public, plus +occupé du costume étrange du spectateur que +de la pièce, observe ses mouvements assez +plaisants, il s'endort à moitié sur l'épaule de +son fils, qui veille, lui, et qui enrage, en promenant +sur le parterre et sur les loges des regards +remplis de mépris et de colère.</p> + +<p>Au moment où l'acteur chargé du rôle du +capitaine Sabord doit dire: <i>Il fallait un vent +de Nord-Est pour nous relever de la côte</i>, le +marin de coulisses se trompe, et parle d'un +vent de <i>Nord-Ouest</i>, et en prononçant +encore ce dernier terme comme il est écrit. +Tanguy, à cette expression, qui résonne assez +mal à son oreille, semble se réveiller d'un +somme, et se met à crier de sa grosse voix +d'ancien aide-canonnier: <i>Dis donc au moins un +vent de Nordais et non pas de Norois, espèce de +Parisien, puisque la côte court Nord et Sud!</i> A +cette sauvage interruption, qui n'amuse qu'une +partie du public, le parterre hurle: <i>A la porte, +le vieux borgne! à la porte!....</i> Tanguy, tout +consterné, se trouble; des commissaires de +police arrivent pour mettre à exécution l'arrêt +porté par le parterre contre le pauvre pilote. +A la vue du commissaire, Cavet, indigné, se +lève:—Qui osera, s'écrie-t-il, en grinçant des +dents, porter la main sur ce brave homme +dont je suis le fils? Apprenez que celui que +vous traitez ici avec tant d'inhumanité est le +pilote qui, au péril de sa vie, a jeté une frégate +ennemie sur vos côtes. Quel est celui d'entre +vous tous, qui méprisez tant sa simplicité, +qui oserait se vanter d'avoir rendu autant de +services que lui à son pays? Qu'il se montre +celui-là, s'il en a le coeur, et je lui ferai payer +cher son insolence et son stupide orgueil!...» Un +profond silence succède à cette chaleureuse +provocation: personne ne se présente à Cavet, +qai semble chercher des yeux le premier qui +osera se montrer. C'est au tour des spectateurs +d'être stupéfaits.... Mais le bonhomme Tanguy, +profitant de cet instant de calme, se +lève tout ému; il saisit avec énergie la main +palpitante de son garçon: Viens-t'en, viens-t'en +d'ici, mon pauvre Cavet, lui dit-il, +presque en sanglotant. Ils m'ont appelé <i>vieux +borgne</i>. Allons-nous-en, puisque c'est une +honte pour ces gens-là, que d'avoir perdu un +oeil dans un combat. Le pilote et son fils +s'éloignent alors, l'un en essuyant une larme, +l'autre en menaçant les imbéciles qui n'ont pas +craint d'insulter aux cicatrices du vieillard dont +il protège avec passion les cheveux blancs et +la tête mutilée.</p> + +<p>Le lendemain de cette scène, nos pilotes retournèrent +dans leur île, désabusés tristement +des illusions qu'ils s'étaient faites en arrivant à +Brest avec leur prise. Oh! que leur vie innocente, +obscure et laborieuse, leur parut bonne +à retrouver, après les tribulations qu'ils venaient +d'éprouver, et le bruit qu'ils venaient +d'entendre à la ville! Ici, dit Tanguy, en +revoyant son île paternelle, je suis chef, je +me sens aimé, et enfin on me croit quelque +chose. À peine sait-on dans le pays si je suis +borgne ni comment j'ai perdu mon oeil. A +Brest je me suis vu rebuté, méprisé: ce n'est +pas là qu'est ma place, et c'est ici qu'est le +bonheur pour un pauvre diable démon espèce.</p> + +<p>La décision du conseil des prises touchant +<i>le Palafox</i> arriva. L'autorité annonça aux capteurs +que l'arrêt ne leur était pas favorable, et +ils s'en étonnèrent peu, car une fois que l'on +s'est habitué à croire à l'injustice, l'arbitraire +n'a plus le pouvoir de nous surprendre: c'est +à peine s'il a encore le privilège de nous +affliger.</p> + +<p><i>Le Palafox</i> ayant été considéré comme épave, +les petits marins qui s'en étaient emparés +ne pouvaient prétendre qu'au tiers de la +valeur de la prise, tandis que, s'ils avaient +capturé ce bâtiment avec un bateau commissionné +du gouvernement pour courir sur l'ennemi, +on leur aurait accordé les deux tiers de +leur capture.</p> + +<p>Comment, répétait encore Cavet, en s'indiquant +toujours, comment, pour avoir le droit +de faire tort à l'ennemi qui cherche tous les +moyens de nous nuire, il faut que le gouvernement +que nous voulons servir, nous permette, +par brevets, de nous emparer d'un bâtiment +ennemi! Il ne veut donc pas du bien +qu'on veut lui faire, ni du mal que l'on veut +causer à nos rivaux?—Si, si fait, répondit +Tanguy, il veut bien recevoir le bien, puisque +tu vois qu'il s'empare du navire que tu as +enlevé.</p> + +<p>—Ce n'est pas ainsi que je comprends le +gouvernement qui doit nous régir, ni la société +au milieu de laquelle je prétends vivre.</p> + +<p>—Eh bien, veux-tu nous faire un autre +gouvernement et une autre société qui t'arrangent +mieux? Tu es bien malin, mon garçon; +mais il n'y a pas moyen: c'est à prendre ou +à laisser.</p> + +<p>—Vous avez raison; c'est à laisser. Aussi. +ne pouvant changer ce qui ne me convient pas, +je veux du moins m'ôter de dessous les yeux les +choses qui me blessent la vue, qui me font +mal au coeur, et qui révoltent ma fierté +d'homme.</p> + +<p>—Qu'as-tu donc encore qui te passe en +travers dans la tête?</p> + +<p>—Ce que j'ai? J'ai, que je veux vivre ailleurs +que dans ce monde qui me gêne, et +dont je me sens trop près. Je veux enfin être +corsaire, me faire tuer, ou devenir quelque +chose en respirant l'odeur de la poudre au +milieu des combats, et non cet air pesant et +corrompu qui m'empoisonne.</p> + +<p>—Corsaire! corsaire! Mais si tu te fais +<i>chenoper</i> en course par les Anglais, qui vous +font de si belles rafles sur la mer?</p> + +<p>—Eh bien, peut-être alors je reverrai ma +soeur en Angleterre, et ce sera au moins une +consolation que de pouvoir espérer d'être réuni +à elle.</p> + +<p>—Et à bord de quel corsaire encore veux-tu +courir bon bord.</p> + +<p>—A bord du premier venu. Il y en a une +pacotille de mouillés à Labreuvrack. J'irai +trouver un capitaine qui ne me demandera +pas qui je suis, mais bien ce que je sais +faire, et je lui dirai: J'ai du courage et de +la force...</p> + +<p>—Oh! pour ça, c'est vrai.</p> + +<p>—Je connais la côte de Bretagne aussi bien +que n'importe quel pilote.</p> + +<p>—Ça, c'est encore vrai.</p> + +<p>—Prenez-moi à l'essai, si vous croyez que +je vous trompe.</p> + +<p>—Oh! il te prendra, pour quelque chose +de mieux qu'à l'essai.</p> + +<p>—Et puis après...</p> + +<p>—Et puis après?</p> + +<p>—Et puis après, ma foi, largue les huniers, +hisse le grand foc, et adieu la terre... Ici, +le père Tanguy s'essuya une larme d'une +main, et de l'autre prit celle de son fils... +Puisque tu le veux, et que ce que tu as +dans la tête n'en sort jamais, je ne te dirai +rien pour t'empêcher de faire la course. Il y +a long-temps que je sais bien que tu as trop +d'esprit pour rester avec de pauvres gens +comme nous. C'est quand tu seras malheureux +qu'il faudra revenir ici; mais si tu as du +bonheur, ne reviens pas, et pense seulement +quelquefois à moi; à ton vieux Tanguy, qui +n'a d'autre peine que celle de ne pas t'avoir +donné le jour....</p> + +<p>Cavet était attendri des larmes du vieillard, +mais sa résolution était prise. Il comprit qu'il +fallait brusquer son départ, et saisir son père +au mot, pour ne pas lui donner le temps de +la réflexion. Le matin, après avoir embrassé +tout le monde, reçu les bénédictions de sa +famille et les voeux de ses amis, il fit voile avec +quelques pilotes dans un bateau qui devait +le conduire, muni d'un léger paquet d'effets, +à Labreuvrack, port de réunion de quelques +corsaires en relâche.</p> + +<p>Il arrive la nuit avec sa barque dans ce +havre immense et sauvage. Quelques masses +noires, qui se balancent çà et là sur les flots +plaintifs de la rade, lui indiquent le mouillage +des corsaires. Il gouverne sur les navires ancrés +en tête. Lequel abordera-t-il le premier? Quel +est celui d'entre tous auquel il va confier sa +destinée? Ici est mouillé un brick avec un +fanal sur l'avant. Là s'élance sur la mer un +lougre avec sa mâture de forban et ses longues +vergues amenées en pagaie sur ses hauts bastingages. +Plus loin, un côtre au large bau, au +lourd beaupré, au gui immense, se présente +silencieux et immobile sur les flots, sur la surface +desquels il semble étendre ses flancs garnis +de longs canons. On travaille à bord du brick, +on chante à bord du lougre, et l'on dort à +bord du côtre. C'est à bord du lougre qu'il se +rendra, certain d'être mieux accueilli au milieu +d'un équipage qui boit et qui danse, que +par des hommes qu'il faudrait distraire de +leur travail ou arracher au sommeil, pour se +faire écouter.</p> + +<p>En approchant du lougre avec son bateau, +le tumulte cesse un instant à bord de ce navire, +et une grosse voix lui crie:</p> + +<p>—<i>Oh de la chaloupe, ho?</i></p> + +<p>—<i>Holà!</i> répond Cavet, selon l'usage en +pareille circonstance.</p> + +<p>—<i>Vient-elle à bord?</i></p> + +<p>—<i>Oui.</i></p> + +<p>—<i>Y a-t-il des officiers?</i></p> + +<p>—<i>Non; mais il y a du bois pour en faire</i>, +ajoute plaisamment un des pilotes.</p> + +<p>On accoste le lougre, et aussitôt cinquante +ou soixante bandits, en bonnets et en chemises +rouges, passent tous du bord qu'élonge la +chaloupe, pour savoir ce qu'elle vient faire à +bord du navire, à cette heure de la nuit.</p> + +<p>—Qui êtes-vous, vous autres? demande un +des maîtres du bord.</p> + +<p>—Des pilotes d'Ouessant.</p> + +<p>—Ah! oui, des pilotes en cheveux mal +peignés, en sabots crottés et le reste. Nous +connaissons ça. Et que voulez-vous? Boire un +coup? on vous en donnera deux. Fumer une +pipe? vous en fumerez quatre et non pas sans +tabac encore. Mais enfin qu'y a-t-il pour votre +vilain service?</p> + +<p>—Nous voudrions parler au capitaine, dit +Cavet.</p> + +<p>—Pas moyen, pour le quart d'heure, mon +ancien, vu que notre capitaine est <i>sâ</i> comme +un anglais (est soûl).</p> + +<p>—Et le second?</p> + +<p>—Hors de combat aussi.</p> + +<p>—Mais puis-je au moins parler à un des +lieutenants?</p> + +<p>—Les lieutenants ne peuvent pas dans le +moment actuel te donner audience, attendu +qu'ils dorment comme des bûches qu'ils sont, +pour leur propre compte et celui de l'armateur. +C'est moi qui suis le plus à jeûn de tout +l'équipage et de l'état-major.</p> + +<p>—Oui, et encore vous êtes joliment <i>bituré</i>, +vous! s'écrie l'équipage.</p> + +<p>—Mais c'est égal; j'entends bien les raisons +des autres, quand je suis <i>paff</i>, et que je ne +peux plus parler couramment. Parle, petit +pilote; mais parle vite, si tu veux commencer +à ne pas m'embêter.</p> + +<p>—Je désirais demander au capitaine s'il +veut de moi à bord de son corsaire. Comment +d'abord se nomme le navire?</p> + +<p>—Oh! pour ce qui est de ça, tu n'as pas +besoin de le demander au capitaine. Le corsaire, +mon garçon, s'appelle le lougre <i>l'Empereur</i>, +et avec un nom de ce calibre on peut +aller partout, et même en prison d'Angleterre. +<i>L'Empereur!</i> hein, j'espère que c'est un nom +joliment <i>estropé</i> et proprement garni en <i>queue-de-rat!</i> +Mais à quoi te sens-tu bon à bord?</p> + +<p>—Je me sens bon à gouverner, à haller sur +une manoeuvre, à piloter le lougre ou une +prise dans tous les ports de la côte, depuis +Bréhat jusqu'à Concarneau, et puis, ma foi, +à faire le coup de feu comme un autre.</p> + +<p>—Dites donc, vous autres, là-devant: v'là +un petit jeune homme qui est <i>pratique</i> de la +côte, et il demande à courir bon bord avec +nous. Faut-il rembarquer à la part?</p> + +<p>—Faites comme vous voudrez, répondent +les bandits, qui chantaient sur l'avant; et +laissez-nous tranquillement nous rafraîchir et +nous tapper entre nous.</p> + +<p>—En ce cas, petit pilote, je te reçois, en +attendant la <i>réveillaison</i> du capitaine, matelot +à la part, à bord du lougre <i>l'Empereur</i>, de +Saint-Malo-de-l'Ile. Si tu n'as pas de papiers, +on t'en fera. Si tu en as, tu pourras te les +mettre, je ne te dirai pas où, car ici on navigue +à la douce, sans feuille de route et sans +paquet. À propos, as-tu un sac?</p> + +<p>—Oui; le voilà.</p> + +<p>—Ah! en v'là une bonne, dites donc, vous +autres, il a fait sa malle dans un bas de soie! +C'est bon signe, mon ami; on voit que tu as +besoin de refaire ton butin à la mer. Mais +embarque toujours ta malle de poche, et dis +à ces paysans qui sont avec toi, de monter à +bord pour boire un coup de trop. Il faut ici +que tout le monde vive. Voilà la touque au +rogomme. Enfle!</p> + +<p>Les compagnons de Cavet s'empressèrent de +se rendre à une aussi aimable invitation, et +ils firent, en montant à bord de <i>l'Empereur</i>, +retentir le pont du bruit de leurs lourds sabots. +Je vous laisse à penser si la gauche tournure +de ces pauvres pêcheurs amusa les corsaires +déjà à moitié ivres! Viens-t'en donc voir, +disaient les uns à leurs camarades, viens-t'en +donc voir ces espèces de gabiers-volants en +escarpins de bois! On voit bien que ces voltigeurs-là +ne montent pas souvent sur leurs +vergues pour <i>manger du ris</i><a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7"><sup>7</sup></a>. Mais si nous les +invitions à faire une contredanse sans façon, +avec leurs souliers fins: ils ne feraient peut-être +pas tant les bégueules....</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote7" name="footnote7"></a><b>Note 7:</b><a href="#footnotetag7"> (retour) </a> Prendre des ris.</blockquote> + +<p>—Oui, oui, faisons-les danser <i>an anigous</i><a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8"><sup>8</sup></a>, +et <i>paffons-les</i>, mais du bon numéro.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote8" name="footnote8"></a><b>Note 8:</b><a href="#footnotetag8"> (retour) </a> Nom d'un chant bas-breton.</blockquote> + +<p>On invite les Bas-Bretons à danser: ils refusent +d'abord en se grattant l'oreille. On leur +propose de grandes lampées d'eau-de-vie: ils +acceptent en s'essuyant les lèvres; puis, après +avoir reçu d'autres invitations, ils consentent +enfin à sauter en rond avec tous les corsaires, +qui s'égaient beaucoup de leur pesante allure +et des grands coups de sabots qu'ils lancent +sur le pont pour suivre la cadence. Ils burent +et dansèrent tant, qu'ils tombèrent enfin de +lassitude et d'ivresse.</p> + +<p>—Pardieu, dit un des matelots du corsaire, +pour finir la bamboche, il faut affaler au +palan, ces ivrognes-là dans leur bateau. Donne-moi +une élingue, quelqu'un, et avec la candelette +nous allons faire le déchargement de +ces sacs-à-vin, au coup de sifflet de maître +Boinet.</p> + +<p>—Maître Boinet consent à prêter à l'opération +du déchargement, le secours de son coup +de sifflet académique.</p> + +<p>—Mais il me vient une idée, fait maître</p> + + + +<p>Boinet, en se ravisant. Pour savoir ce que le +petit pilote sait faire en matelotage, si nous +l'invitions, avec aisance et facilité, à élinguer +lui-même, de sa main blanche, le casaquin de +ses pas-propres de compagnons de voyage?</p> + +<p>—Volontiers, dit Cavet, en prenant l'élingue, +et en passant le croc de la candelette +dans la croisure. Hisse à présent!</p> + +<p>À ce mot prononcé avec sang-froid et avec +une plaisante gravité, l'équipage, enchanté de +la bonne volonté et de la science matelotière +du nouveau venu, se range sur le garant de +la candelette: le sifflet aigre du maître part +comme un trait, et roucoule en vrai rossignol; +on hisse chaque pilote ivre-mort, et Cavet les +reçoit dans le bateau, où ils sont affalés comme +des ballots de marchandises que l'on va mettre +à terre. De long-temps l'équipage de <i>l'Empereur</i> +n'avait ri de si bon aloi. C'étaient farces innocentes +de corsaires, petits jeux enfantins de +cette société de loups de mer, jeux bien lourds +sans doute, mais qui suffisaient pour amuser +la pesante oisiveté de ces gaillards-là.</p> + +<p>Le bateau pilote fut mouillé au large avec +ses gens cuvant leur eau-de-vie dans la cale. +Cavet revint à bord du lougre, où déjà les matelots, +las de danser, de boire et de chanter, +s'endormirent pêle-mêle, couchés sur le pont, +sur les canons et les panneaux. Notre jeune +homme finit lui-même par se laisser aussi aller +au sommeil, et la nuit couvrit de l'obscurité +qui lui restait encore, la fin de cette orgie, +au délire de laquelle succéda le ronflement de +tout l'équipage, livré aux douceurs d'un court +repos.</p> + +<p>Image trop frappante de cette bonne vie de +corsaires, qu'il faut avoir faite pour la connaître, +la concevoir et pour pouvoir bien la +décrire! Dangers, insouciance, orgies, prodigalité, +combats, querelles et misères, voilà +de quoi elle se compose. Et pourtant qu'elle +finit vite, remplie comme elle l'est de tout ce +qui peut la varier et la rendre irritante!</p> + +<p>Le soleil se leva pour le lougre <i>l'Empereur</i>, +mais à travers des vapeurs brumeuses et froides, +comme en hiver avec un bon frais de vent de +nord. La piquante fraîcheur du matin réveilla +le premier, le capitaine Felouc, qui, en se +frottant les yeux, encore tout rouges de la ribote +de la veille, aperçut tout son monde étalé +sur le pont, dans les postures les plus nonchalantes. +Le capitaine Felouc n'était pas tendre +à jeûn. En voyant son lougre éviter le cap +au Nord par l'impulsion de la brise qui lui +glace l'oreille, il tourne sa mine refrognée du +côté du vent, et, après avoir jeté un regard +scrutateur sur les nuages qui filent vers le sud, +il prend une barre d'anspect, réveille ses gens +à grands coups, et en criant d'une voix passée +au rum: <i>Debout tout le monde, et va à terre +me chercher un pilote!</i></p> + +<p>A ces mots, et surtout à ces gestes, nos +corsaires, endormis très-profondément une minute +auparavant, se lèvent tous comme s'ils +avaient été parés depuis une heure à obéir à +l'ordre de leur capitaine.</p> + +<p>On vire à pic sur le câble; on largue les +rabans des voiles paquetées: c'est le grand appareil +qui doit être hissé, car il s'agit de louvoyer +pour sortir. Une embarcation se dispose +à aller chercher le pilote à terre.</p> + +<p>Mais à ce mot de pilote, le jeune Cavet, qui +n'a pas encore parlé au capitaine Felouc, +s'avance vers loi, le chapeau bas.</p> + +<p>—Que veux tu? lui demande Felouc, en +fixant sur lui ses deux yeux de loup.</p> + +<p>—Mettre le corsaire dehors, si vous le +voulez, capitaine, et faire la course avec vous?</p> + +<p>—A quoi es-tu bon?</p> + +<p>—A vous conduire partout où vous voudrez, +dans les cailloux de la côte, depuis les Penmarck +jusqu'au raz de Bréhat.</p> + +<p>—Sans <i>badigoincer</i>?</p> + +<p>—Sans badigoincer, capitaine.</p> + +<p>—Et qui me répondra de ton savoir-faire?</p> + +<p>—Qui? mais moi, donc!</p> + +<p>—Toi; mais qui me répondra de toi?</p> + +<p>—Ma vie, s'il le faut. Envoyez-moi par-dessus +le bord, si je ne vous pilote pas à votre +idée, et si je fais une bêtise.</p> + +<p>—Allons, voyons un peu comment tu vas +te patiner. Je suis aussi un peu <i>côtier</i>, et je +verrai bien si tu connais ton affaire, en mettant +le lougre dehors. D'ailleurs, je serai là pour +veiller au grain, et pour corriger la route, si +tu ne fais pas gouverner droit et à l'oeil.</p> + +<p>Cavet devient donc le pilote du bord. A lui +le soin de la manoeuvre, et faites bien attention +à ce qu'il va commander.</p> + +<p>—Vire à dérâper, et parez-vous à hisser le +foc devant et le <i>tape-cul</i> derrière (pardon du +terme, il est technique), la barre un peu +dessous, timonnier!</p> + +<p>—Pas mal cela, dit tout bas Felouc.</p> + +<p>—L'ancre est dérâpée, pilote, s'écrie le +second, perché devant!</p> + +<p>—Traverse le foc au vent, borde le tape-cul +à plat, la barre toute dessous!.... Voyez-vous, +capitaine, nous avons le temps de mettre +notre ancre en haut, avant de faire de la toile. +Il ne doit d'ailleurs y avoir que dix brasses à +pic, où nous sommes.</p> + +<p>—C'est vrai ça; mais où donc as-tu appris +si jeune à te manier de cette façon?</p> + +<p>—Je vous conterai tout ça plus tard, mon +capitaine; voilà l'ancre à bloc. Parons-nous à +hisser le grand appareil pour <i>bordailler</i> un +peu à terre, et pour couper ensuite sur la +boraine.</p> + +<p>—Le tonnerre de D... m'élingue, c'est qu'il +est bon là, le petit lapin! Cavet continue.</p> + +<p>—Amure les basses voiles, et hisse la misaine +et la grande voile, devant et derrière en +dedans des bastaques! Vire, vire, à courir +partout. Comme ça va bien, la barre; sans +plus venir au vent!</p> + +<p>On court un petit bord: le lougre se penche +et pince le vent à quatre quarts, avec une +belle mer et la jolie brise qui siffle le long de +ses ralingues bien bordées. Le petit pilote regarde +de temps à autre sous le vent, puis +repasse au vent, dit un mot au timonnier en +portant l'oeil sur l'avant du navire. La terre +approche: le corsaire l'attaque, à une portée +de pistolet; capitaine Felouc commence à +croire qu'il est temps d'envoyer vent-devant. +Mais Cavet lui répète avec assurance, et en +continuant de se promener sur le gaillard, +qu'il n'y a rien à craindre avec plus de deux +brasses d'eau sous la quille. Le commandement +de <i>pare-à-virer</i> est fait cependant: celui +d'<i>adieu-vat</i>! le suit de près; mais le corsaire +range la côte à la toucher, en s'élançant au +coup de barre, dans le lit du vent. Felouc, +au moment de l'évolution, prend un plomb +de sonde, et avant de le jeter le long du bord, +il demande à son pilote: <i>Combien fais-tu d'eau +ici?—Trois brasses à trois brasses et demie, tout +au plus</i>. Le plomb est lancé, la ligne le suit: +trois brasses et demie à pic! Felouc est dans +l'admiration et reste stupéfait, les coques de +sa ligne en main. Il ne reprend l'usage de la +parole que pour demander au nouvel arrivé:</p> + +<p>—Comment te nommes-tu?</p> + +<p>—Cavet. J'ai été trouvé en mer, dans une +cage à poules. Des pilotes d'Ouessant m'ont +élevé....<i>Loffe à la risée, timonnier! La marée +porte au vent</i>....C'est moi qui ai amariné dans +un bateau de pêche, le brick <i>le Palafox</i>.... +<i>Sans arriver</i>, la barre droite, laisse le navire, +qui est ardent, venir tout seul <i>au vent!</i></p> + +<p>—Quoi! c'est toi, qui....<i>Le Palafox!</i> Parbleu, +je me souviens bien, un petit brick espagnol, +chargé de vin et de drap brun!</p> + +<p>—C'est justement cela. Il y a quelque temps. +Les autorités n'ayant pas voulu me reconnaître +comme Français, je me suis dit: Il faut aller +en course, et peut-être qu'on te reconnaîtra +là pour marin. Un marin, vous le savez bien, +est de toutes les nations.</p> + +<p>—Oui, de toutes les nations, car la mer +appartient à tout le monde, c'est-à-dire à tous +ceux qui savent vivre sur elle. Mais puisque +tu as mis <i>le Palafox</i> dans le sac, il ne faut plus +t'appeler à bord que <i>Palafox</i>: ce sera ton nom +de course, et je te baptise, au nom de je ne +sais pas encore qui, quatrième capitaine de +prise, si tu veux.</p> + +<p>—Ce n'est pas de refus, capitaine. Mais +voulez-vous dire de nous parer à virer? Il y a +là à terre une basse dont voilà l'accore. Là où +vous voyez la mer clapoter.» On vira de bord +encore une fois, d'après l'avis de <i>Palafox</i>, car +ce fut le nom de guerre de l'orphelin, à bord +de <i>l'Empereur</i>. En peu d'instants, le lougre, +piloté adroitement par notre homme, se glisse +comme une anguille entre les rochers de la +côte, laissant tantôt arriver pour un brisant, +et revenant tantôt au vent pour un autre. Le +corsaire s'élève, ainsi habilement conduit, de +la partie du rivage où les flots vont se briser +avec un horrible fracas sur les rochers, les +bancs de sable et les basses de ces parages +dangereux. Honneur en soit rendu au petit +pilote <i>Palafox</i>! Le capitaine Felouc lui assure +qu'il l'estime, en lui faisant boire le reste d'un +verre de rum qu'il a déjà humé à moitié. L'équipage +le regarde d'un air qui a cessé d'être +goguenard, et avec une sorte de surprise qui +semble dire: Ce petit gaillard-là est plus malin +qu'il n'en a la mine!... Le lougre <i>l'Empereur</i> +était déjà en mer.</p> +<br><br> +<a name="c6" id="c6"></a> + +<h3>6</h3> + +<h3>Course, capture, baraterie du Patron, avant-goût<br> +de piraterie.</h3> + + +<p>Quel changement de physionomie s'opère +au large dans la physionomie d'un équipage +qui vient de quitter le mouillage! A peine ces +corsaires, dont je vous ai dépeint la lourde +joie et les grossiers amusements dans la rade +de Labervrack, eurent-ils senti la lame de la +Manche, qu'ils prirent tous un air grave et +une contenance impassible. Plus de gaîté dans +leurs propos, plus d'abandon dans leurs gestes. +Leurs yeux, rôdant autour du bord et sur tous +les points de l'horizon qui s'étend devant eux, +semblent chercher à découvrir la proie dont +ils veulent se saisir. Leur conversation ne +roule que sur le partage du large butin qu'ils +se promettent. C'est un trois-mâts chargé de +piastres qu'ils veulent aborder, un bâtiment +de la Compagnie qu'ils voudraient attaquer. +Bien ne leur semblerait trop redoutable, +parce qu'ils se sentent autant de courage que +d'avidité.</p> + +<p>Un convoi se présente: le capitaine Felouc +se jette au beau milieu des navires qu'escorte +une corvette. La vue d'un lougre effraie tous +les navires marchands, qui s'empressent d'abord +de fuir. La corvette chasse le corsaire qui l'amuse +ainsi jusqu'à la nuit. Puis quand l'obscurité +enveloppe et le bâtiment chasseur et le +bâtiment chassé, celui-ci revient sur sa route, +rejoint les navires du convoi, et en élonge +trois, en jetant mystérieusement à leur bord +des paquets d'hommes qui menacent les Anglais +du bout de leur poignard, au moindre cri, +au moindre signe dont le but serait de trahir +leur présence.</p> + +<p>On expédie les prises. La nuit favorise leur +fuite; mais les équipages qu'il a fallu leur +donner, épuisent le nombre d'hommes du +corsaire. Le lendemain il faudra songer à là +retraite, et aller dans quelques ports de France +se ravitailler d'hommes nouveaux pour continuer +la course.</p> + +<p>Trois ou quatre jours se passent avant qu'on +ne puisse gagner la terre avec des vents de Sud. +Un petit brick anglais se rencontre sur les +attérages. Le corsaire oriente sur lui. En +quelques heures il le tient sous son écoute. +Un coup de canon siffle dans sa mâture, et +le brick amène. On va à bord s'assurer si sa +cargaison vaut la peine qu'on se démunisse de +quelques hommes pour le conduire en France. +Il est richement chargé. Le petit pilote <i>Palafox</i> +a fait preuve de capacité et d'audace. Les capitaines +de prise commencent à être rares à +bord. Aucun de ceux qui restent ne connaît +assez bien la côte, pour qu'on le charge de +piloter le navire amariné, en lieu sûr. <i>Palafox</i> +se propose: on lui donne dix hommes. Il saute +à bord du brick, et vogue la barque! Le +corsaire l'escorte pendant quelque temps: le +mauvais temps vient, et sépare le lougre du +brick. Mais celui-ci, avec les premiers vents +d'Ouest, laisse courir au Sud-Sud-Est, et au +bout de quelque temps Palafox découvre les +roches des Épées de Tréguier. Tréguier, bel +attérage pour des corsaires qui, garantis par +les dangers que présente cette côte, peuvent +braver les croiseurs trop prudents pour s'engager +dans de tels parages! Un soir enfin, la +prise laisse les Sept-Iles par tribord à elle, et +va s'enfoncer dans les roches qui s'étendent +sur l'avant: son capitaine connaît toute cette +côte, dont l'aspect fait dresser les cheveux à +nos marins du midi. Un navire, qui semble +poursuivi par un bâtiment à la haute voilure, +se montre sur la partie de l'horizon que la prise +laisse derrière elle. Bientôt elle reconnaît un +lougre dans le navire chassé. C'est peut-être le +corsaire <i>l'Empereur</i> lui-même, et le navire qui +le presse, une corvette ou une frégate. Le vent +qui bat en côte pousse grand largue le navire +carré, et doit contrarier le lougre, dont la +marche est <i>le plus près</i>. Hélas! oui, le croiseur +gagne, gagne le pauvre lougre: il sera bientôt +sur lui.... Il l'a joint, et quelques longs coups +de canon qui résonnent au loin avec un lugubre +fracas, annoncent qu'avant la nuit le +lougre a été amariné!</p> + +<p>Plus heureux, le petit brick, en refoulant +un horrible courant, en se laissant pousser par +un vent qui grossit les lames, passe entre tous +les dangers qu'il effleure, qu'il contourne, et +va mouiller avec la nuit tombante, à la Roche-Jaune.</p> + +<p>Douce fête que l'arrivée d'une prise! Triomphe +pour les marins, joie pour les habitants du +port, que les richesses conquises sur l'ennemi +vont vivifier! Ivresse enfin pour tout le monde, +ivresse surtout pour l'équipage du navire capturé! +Les embarcations du stationnaire de Tréguier, +les pataches de la Douane, environnent +le brick. On embrasse Cavet sans le connaître. +On lui offre un lit, un repas, des femmes même. +sans savoir s'il a le sou en poche. La prise +paiera toutes ses dépenses, ses profusions, ses +folies. Arrivent du vin, des amis qu'il n'a jamais +vus, des femmes dont il ne se soucie guère! +Il est corsaire, corsaire heureux, et de plus, +un des mieux bâtis des jolis garçons que l'on +ait vus sous une chemise de molleton rouge! +Qu'avec plaisir les jeunes filles promènent leurs +regards animés sur ses traits hardis et son front +expressif! Il entend et parle leur langage bas-breton. +Il fait mieux encore, il comprend cet +autre langage plus tendre qui ne se parle pas. +Il finit par répandre l'or qu'on lui compte, entre +des marins insouciants qui boivent avec lui, et +des femmes qui l'enchaînent une heure ou deux +au sein de ces orgies qui sont à peine des excès +pour sa brûlante imagination et pour la force +de son organisation. Ouessant et ses innocentes +moeurs, le bon Tanguy et ses paternelles exhortations, +sa soeur même, ravie par les Anglais, +tout est oublié avec des corsaires qui +oublient tout, hors le plaisir brutal dont ils +sont altérés.</p> + +<p>Ce ne fut que lorsqu'il n'y eut plus d'argent +à dépenser, que notre jeune pilote se rappela +quelque chose.</p> + +<p>Un matin il se réveille calme, après avoir +prolongé dans le sommeil les grossières illusions +de l'orgie du soir. Il ne trouve près de lui ni +les femmes qui l'avaient flatté la veille, ni les +amis avec lesquels il s'était enivré. Il porte la +main à sa ceinture: elle est vide. L'or qu'elle +renfermait s'est évanoui en fumée; il ne le regrette +pas: au contraire, même, il se félicite +d'être délivré du souci de le dépenser. Ses réflexions +se reportent plus librement au-delà de +la vie qu'il a menée depuis quelques jours. Il +entend la mer battre le rivage sur lequel, il a +trouvé un refuge. Cette mer, qui a bercé son +enfance, et qui s'est fait entendre si constamment +à son oreille, semble, en mugissant au +loin, le rappeler sur son sein maternel. Jamais +le bruit des vagues n'avait retenti si harmonieusement +pour lui. «Ah! dit-il, en ouvrant +une fenêtre qui donne sur les flots, c'est là +qu'est ma vocation, ma vie! La terre m'a +trompé, elle m'a toujours repoussé. Les hommes, +là, sont trop méprisables, leur existence +trop fade. J'ai éprouvé déjà leur injustice, +leur égoïsme. J'ai voulu goûter de leurs plaisirs. +Les femmes, qu'ils estiment et qu'ils flattent +avec délicatesse, auraient peut-être consenti +à jeter un regard de bienveillance sur ma +figure; mais sur mon sort aucune d'elles n'aurait +gémi. J'aurais pu être l'amant caché de +quelques-unes: aucune n'aurait songé à devenir +ma protectrice désintéressée. Je me suis +livré aux dernières de ces créatures qui tiennent +une si grande place dans l'existence des hommes; +elles ne m'ont inspiré qu'une passion sans +fièvre, qu'a bientôt suivie le dégoût. C'est à la +mer qu'il faut aller oublier ces impressions pénibles. +La lame de l'Océan effacera tout cela. +Ce n'est que loin d'ici que je puis respirer à +l'aise. Un corsaire, un corsaire encore, pour +celui qu'ils appellent l'orphelin! Des combats, +du fracas et du carnage pour l'enfant qui n'a +pas eu le courage d'être, bas, rampant et méprisé. +À l'eau! à l'eau! toi, petit pilote, que +l'eau a jeté expirant dans la barque d'un pêcheur.»</p> + +<p>Il trouva bientôt un autre corsaire. Pour +l'aller chercher, il prend un bâton à la main, +marche vers Saint-Malo, comme s'il allait porter +une lettre à la poste du lieu le plus voisin. +Lui, qui, quelques jours auparavant, nageait +dans une certaine opulence, au milieu de ses +femmes, des flatteurs qu'il avait trouvés, se +traîner sur une grande route comme un vil +piéton!... Oui, sans doute, il marche, sans +bagage même, mais aussi sans souci, sans regret, +sans pénible prévoyance de l'avenir. Il +ne lui reste plus rien; mais l'avenir se déroule +riant devant lui, comme ce chemin sinueux +et long, dont les blancs contours semblent se +perdre capricieusement au sein des forêts qui +le bordent, ou des rivières qu'il divise. Il marche +en piéton, le petit corsaire; mais ne voyez-vous +pas, à cette allure franche, à ce pas rapide +et décidé, qu'il porte toute une fortune +avec lui? Dans quel endroit du monde pourrait-il +tomber avec sa jeune et jolie figure, sa noble +et vigoureuse taille, où il fût réduit à demander +le pain de la pitié?</p> + +<p>Comme lui, j'ai été voyageur à vingt ans; +pauvre, mais rempli d'espérance, et allant +chercher la fortune, à pied, un bâton à la main, +une gibecière sur le dos. Le soir, dans la modeste +auberge que j'avais choisie tout exprès +bien mesquine, la jeune fille qui me portait un +léger repas, me regardait du moins avec intérêt, +avec une tendre curiosité qui me faisait +oublier jusqu'aux fatigues de la journée. L'hôtesse +me questionnait avec bonté sur mon âge, +ma vie et mes projets, et je me couchais heureux +d'avoir rencontré de braves gens qu'avaient +intéressés ma jeunesse, ma figure, mon +naïf langage. Plus tard, j'ai voyagé moins modestement. +Une voiture, louée à grands frais, +m'a quelquefois transporté avec vivacité, avec +éclat, d'une brillante hôtellerie à une autre +hôtellerie aussi brillante, où mon arrivée mettait +filles et garçons sur pied. Mais là, plus de +doux regards de femmes sur moi; plus de bienveillantes +et familières questions sur les rêves +bien aimés que j'avais caressés en route. Je n'étais +plus jeune, je n'étais plus pauvre non +plus. Ah! ma première manière de voyager +était la bonne!</p> + +<p>Saint-Malo se présente aux yeux de notre piéton, +avec ses grands murs étroits au milieu des flots +qu'ils défient, avec ses pieux pour briser la lame +furieuse, qui vient blanchir sous les remparts +de cette cité à la fois commerçante et guerrière. +Oh! c'était bien alors une ville de corsaires. Des +matelots, en grosses bottes et en bonnets rouges, +inondaient ses rues, remplissaient ses cafés +et ses cabarets. C'était un bruit, une activité, +un mouvement! La course était l'industrie +du pays; on ne parlait qu'armement, prises, +capitaines capturés, hommes tués, lougres, côtres +amarinés. Saint-Malo était enfin la ville d'Alger +de la France, moins toutefois la barbarie et le +pillage.</p> + +<p>Cavet va trouver l'armateur du lougre <i>l'Empereur</i>, +qui se consolait de la capture de son +corsaire en en équipant un autre, sous le nom +du <i>Grand-Napoléon</i>.</p> + +<p>—Monsieur l'armateur, c'est moi qui ai attéri +le brick anglais, dont vous m'avez payé mes +parts de prise à Tréguier. J'ai mangé tout, et +je veux naviguer.</p> + +<p>—Soyez le bien venu, jeune homme. Il y a +à bord du <i>Grand-Napoléon</i> une place de sous-lieutenant.</p> + +<p>—N'y aurait-il pas moyen d'être lieutenant, +en considération de la prise que j'ai mise à +terre?</p> + +<p>—Non, mon ami, toutes les places de lieutenant +sont occupées; mais je crois pouvoir +vous promettre que vous aurez une des premières +prises que l'on amarinera.</p> + +<p>—Et combien me donnerez-vous de parts?</p> + +<p>—Trois parts, selon votre grade.</p> + +<p>—Mais je crois valoir mieux que le grade +que vous me donnez, faute de place. Accordez-moi +quatre parts, et qu'il n'en soit plus question: +je suis pilote, je connais mon état, et quatre +parts ne sont pas trop.</p> + +<p>—Je voudrais bien pouvoir vous rendre justice, +mais je ne puis vous offrir que ce qu'il +m'est permis de vous proposer.</p> + +<p>—Je chercherai ailleurs, en ce cas.</p> + +<p>—Essayez; mais je crois devoir vous prévenir +que mon corsaire sera le meilleur marcheur +de la Manche peut-être, et qu'il est un des +mieux équipés du port.</p> + +<p>Cavet réfléchit un moment. Peu de temps +lui restait pour se déterminer, et il conclut +avec son armateur, mais en se promettant tout +bas de rétablir, à la première occasion, l'équilibre +entre le mérite qu'il se suppose, et les +avantages trop mesquins qu'on lui a faits.</p> + +<p>—Il saute à bord du <i>Grand-Napoléon</i>. Le +capitaine le reçoit en lui faisant la mine sans +trop savoir pourquoi. Le corsaire appareille: il +se bat, se sauve, revient à la charge, happe çà +et là quelques navires sur la côte d'Angleterre. +On jette d'un côté et d'autre quelques dizaines +d'hommes sur les bâtiments amarinés. Cavet +demande à commander une des prises. Le +gaillard avait prouvé qu'il était marin. On lui +donne à conduire en France un petit trois-mâts +chargé d'objets d'équipement, de vivres et +d'armes. Le capitaine du <i>Grand-Napoléon</i> lui +compose un équipage des plus mauvais sujets +du bord, et voilà notre homme manoeuvrant +d'abord pour attérir sa prise, après avoir quitté +le corsaire.</p> + +<p>Mais à bord de cette prise se trouvaient deux +officiers marchands et trois passagers, que le +corsaire n'avait pas eu le temps de prendre avec +l'équipage du navire.</p> + +<p>Les matelots du <i>Grand-Napoléon</i> s'empresseront, +toujours galants, de faire leur cour aux +passagères, qui étaient jeunes, et qui, après les +premiers instants accordés à la douleur, parurent +écouter nos écumeurs de mer avec moins +de cruauté. Le capitaine Cavet songea d'abord +à la manoeuvre. Les vents étaient contraires +pour attérir. On louvoya.</p> + +<p>Les mauvaises pensées naissent quelquefois +des contrariétés que l'on éprouve. Il est si facile +de rester honnête quand on est toujours +heureux, et si difficile de rester toujours probe +quand la fortune ne se lasse pas de vous poursuivre! +Pardieu, se dit notre jeune capitaine, +si, au lieu de chercher à crocher la terre avec +ce bâtiment, qui était si richement chargé pour +la Colombie, je lui faisais suivre sa première +destination, et si j'allais m'enrichir moi-même +plutôt que contribuer à augmenter assez inutilement +pour moi, la fortune d'un armateur +ingrat!... On m'a refusé, malgré mes services, +le grade de lieutenant à bord du corsaire.... +Je puis maintenant faire tout seul mon bien-être, +me venger d'une injustice aux dépens de +qui l'a commise, et me traiter selon mon mérite... +Voyons un peu.</p> + +<p>Le soir il rassemble ses gens, à qui il avait +laissé prendre, dans la journée, une assez forte +ration de grog.</p> + +<p>—Enfants! leur dit-il, vous êtes de braves +et vaillants matelots. Chacun de nous, dans le +cas où nous terririons la prise que nous avons +sous les pieds, recevrait peut-être pour sa part +douze à quinze cents francs, deux mille francs, +tout au plus.</p> + +<p>—Oui, capitaine, ça irait tout au plus à +quatre ou cinq cents gourdes.</p> + +<p>—Ce n'est pas trop, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Ce n'est pas assez, capitaine...</p> + +<p>—Eh bien! si je vous proposais de tripler, +de quadrupler, de décupler vos parts de prises, +que diriez-vous?</p> + +<p>—Nous dirions que vous êtes un bon... un +bon enfant, quoi! Mais il faudrait un moyen +honnête, car l'honnêteté avant tout, et l'argent +après.</p> + +<p>—Le moyen que j'ai à vous proposer est tout +simple, c'est de terrir la prise en Colombie, +où nous la vendrons pour notre compte.</p> + +<p>—Ah çà, capitaine, c'est-il là un moyen +honnête; parce que nous, voyez-vous, pour +ce qui est de ça, nous ne nous y connaissons +pas beaucoup. Nous avons de bonnes intentions, +mais l'éducation manque.</p> + +<p>—Mais c'est un moyen tout comme un +autre, et meilleur même que tout autre. Je +sais conduire un navire partout. Nous avons +des vivres, des femmes, et un bon bâtiment à +patiner. Cela vous va-t-il, avec des piastres en +piles, au bout de la route?</p> + +<p>Les gens de la prise se concertèrent un instant +entre eux, avant de prendre une détermination +qui pourrait blesser leurs scrupules. Au +bout de quelques minutes de discussion sur le +gaillard d'avant, l'un d'eux s'avance, le bonnet +à la main, et dit, au nom de tous, au capitaine +Cavet:</p> + +<p>—Ma foi, capitaine, ils se sont décidés devant, +et ils ont dit que vous feriez comme vous +voudrez.</p> + +<p>—En ce cas-là, changeons de route, répond +le capitaine. Nous allons mettre le cap au +Ouest, et laisse courir la bordée qui porte au +vent!</p> + +<p>La brise de Nord-Est favorisa ce scandaleux +projet. On va si vite quand on va mal! Nos +forbans se livrèrent dès ce moment à toute la +joie et à tous les désordres qu'ils pouvaient se +permettre. Les vivres de la cambuse allèrent +grand train. Les passagères furent laissées libres +d'accorder leurs bonnes grâces à tous ceux qui +sauraient les mériter. Les deux Anglais furent +contraints de faire la cuisine. On buvait, on se +battait, on se raccommodait à bord, et la manoeuvre +allait comme elle pouvait, après que le +capitaine avait trouvé le sang-froid nécessaire +pour donner chaque jour la route à suivre. +Jamais travers n'alla mieux au gré d'un équipage. +C'étaient des chants et des cris continuels. +Chacun des actes d'insubordination, qui se +multipliaient à bord, était puni comme on le +pouvait, à coups de poing, à coups de barre +d'anspect; et la discipline temporaire, que ce +genre de répression rétablissait tant bien que +mal, permettait quelquefois au capitaine de +faire exécuter les manoeuvres nécessaires. Un +autre bâtiment bien conduit, bien tenu et sévèrement +mené, aurait pu vingt fois être aperçu +et pris par les croiseurs ennemis. La prise, +commandée par Cavet, espèce de demi-forban, +apprenti pirate, au milieu d'une dizaine de +renégats, faisait son chemin, sans être seulement +inquiétée par le plus petit événement. +À la mer comme à terre, il est rare que le +hasard ne favorise pas les mauvaises actions, et +ne tourne pas entièrement du côté de ceux qui +savent tenter les mauvais coups avec audace.</p> + +<p>—Où nous conduis-tu à la fin? capitaine, +demandait l'équipage, quand il était à jeun, +au chef qui avait promis de les amener à bon +port.</p> + +<p>—Je vous conduis dans un lieu où il n'y +a ni prison ni potence pour nous.</p> + +<p>—Mais encore, où est cela?</p> + +<p>—Vous le saurez dans cinq à six jours, si la +brise dure, et si vous ne vous soûlez pas de +manière à ne plus pouvoir brasser une vergue, +ou gréer une bonnette.</p> + +<p>—En ce cas-là, nous nous griserons en douceur. +Mais nous l'avertissons que si tu nous +joues un mauvais tour, tu la goberas le premier, +car nous ne voulons pas être trahis. +Nous voulons seulement nous amuser, et nous +faire tuer un peu proprement, s'il n'y a pas +moyen de faire mieux.</p> + +<p>Au terme marqué par le capitaine, on aperçut +la terre que l'on désirait aborder, après +avoir laissé derrière soi quelques îles françaises +ou anglaises, qu'il aurait été malsain d'accoster, +comme disaient nos écumeurs de mer. La côte +sur laquelle courait la prise était haute; chacun +la contemplait avec un peu de préoccupation: +l'équipage ne dansa plus, ne se grisa +plus; mais il s'assembla sur l'avant, pour +prendre une détermination. On se rendit près +de Cavet, qui se trouva entouré bientôt de fous +ses matelots.</p> + +<p>—Quelle est cette terre? lui demanda l'un +d'eux, au nom de ses camarades. Il est plus +que temps que tu parles, ou que tu cesses de +pouvoir parler.</p> + +<p>—Cette terre, puisque vous voulez le savoir, +est la côte de Carthagène. Le pays est insurgé. +L'armée révoltée a besoin des objets qui se +trouvent à bord de notre navire. La nécessité +la forcera à nous accueillir avec bienveillance. +D'ailleurs des forbans sont toujours bien venus +chez des révoltés. Ce soir ou demain matin, +notre prise sera peut-être vendue au prix que +nous voudrons.</p> + +<p>—Bien sûr? Tu ne cherches pas à nous +mettre dedans?</p> + +<p>—Foi d'honnête homme, c'est-à-dire foi de +je ne sais plus trop quoi, je vous parle comme +je pense.</p> + +<p>—En ce cas-là, tu nous permettras de +prendre nos précautions. Voici ce que l'équipage +a décidé. Il a décidé qu'on t'amarrerait +derrière, au pied du mât d'artimon, de manière +à te laisser voir le compas de l'habitacle, +et à veiller à la manoeuvre; que nous ferions +faction auprès de toi, un couteau de cuisine à +la main; qu'une fois mouillés au large, nous +enverrions une embarcation à terre, et que si +l'embarcation ne revenait pas, ou si elle revenait +pour nous dire que nous sommes vendus, +nous te larderions comme un porc que tu +serais.</p> + +<p>—Eh bien! amarrez-moi, puisque vous êtes +tous des Jeanfesse, capables de me soupçonner +d'une lâcheté qui me compromettrait autant +que vous. Mettez-moi seulement une carte de +Carthagène sous les yeux, et faites attention à +bien exécuter les ordres que je vous donnerai.</p> + +<p>Cavet est amarré au poste qu'on lui a assigné. +Pour plus de sûreté, on lui passe au cou +un cartahu destiné à le hisser au bout de la +grande vergue, dans le cas où on jugerait utile +ou consolant de le tuer et de le pendre, pour +l'exemple des traîtres à punir.—Au surplus, +dit-il à ceux qui le garrottaient, l'homme immortel +qui découvrit cette terre que j'aperçois +valait mieux que moi, et il fut traité +comme je le suis par des gens qui valaient +mieux que vous: je n'ai pas à me plaindre. +C'est une rude école que vous me faites faire, +mais il faut que mon apprentissage soit dur +pour le métier que je veux exercer. Je serai un +jour capitaine de pirates, et j'aurai pour matelots +des canailles de votre espèce. Amarrez-moi +bien.»</p> + +<p>Le navire cingle vers la terre. On se dispose à +mouiller au large de la côte, qui grossît aux +yeux inquiets de l'équipage. Mais une embarcation +aux voiles blanches et légères approche +avec beaucoup d'hommes armés. On ne peut +la fuir, et Cavet commence à trembler. Ses gens +deviennent plus menaçants; le cartahu qu'on +lui a passé au cou est raidi par deux matelots +furieux, qui veulent le pendre avant que le canot +qui chasse la prise ait accosté. Les deux +passagères se jettent aux genoux des plus forcenés +pour obtenir la grâce du malheureux capitaine. +Quelques minutes se passent en menaces, +en contestations, et l'embarcation aborde +enfin le navire. C'est Cavet lui-même qui crie +à l'officier qui la commande: <i>Où sommes-nous? +Répondez vite, il y va de ma vie</i>.—L'officier répond: +<i>Sur la côte de Carthagène.—Qui êtes-vous? +Que nous voulez-vous?</i> demandent les +hommes de la prise.—Des soldats de Bolivar, +et nous venons vous proposer d'aborder la partie +de <i>la côte où se trouve l'armée libératrice qui +assiège Carthagène.</i></p> + +<p>À ces mots, l'équipage de Cavet passe de +l'anxiété la plus vive à la joie la plus folle: on +danse, on chante, on s'embrasse avec délire, +sur ce pont où quelques minutes auparavant le +sang allait ruisseler. Les Colombiens montent à +bord de la prise, et ils sourient en voyant tous +les matelots français se livrer aux transports les +plus désordonnés. Mais Cavet, à qui personne +ne songeait au milieu de cette ivresse commune, +s'écrie:</p> + +<p>—Eh bien, aucun de vous ne songe seulement +à me démarrer! Voyez cependant ce que +c'est qu'un tas de gueux de la sorte! Pour prix +de les avoir conduits ici et de leur avoir sauvé +la vie, ils me garrottent comme un traître, et +quand ils voient que leur affaire est bonne, ils +dansent comme des imbéciles, et me laissent +avec un cartahu à la gargaïole!</p> + +<p>—Ah! c'est vrai, dit un des matelots. Il est +juste de le dégager. C'était un bon b..... que +notre petit capitaine! Portons-le en triomphe, +et buvons trois coups à sa santé.</p> + +<p>—Oui, en triomphe! Démarrez-moi d'abord.... +Et si par hasard ces Colombiens, qui +sont sans doute de braves gens, avaient été des +Espagnols, vous vous seriez laissé aborder, +avec les paroles qu'ils vous ont dites, n'est-ce +pas? et moi je serais pendu! Voyez à quoi cependant +tient la vie d'un homme comme moi +au milieu de bandits comme vous!...</p> + +<p>—C'est encore vrai ce qu'il <i>rognonne</i> là! Nous +nous serions fait <i>carotter</i> du bon coin... Mais +c'est égal: ce qui n'est pas arrivé n'est pas arrivé. +Portons notre petit capitaine en triomphe... +En triomphe le capitaine Cavet!</p> + +<p>Les bras vigoureux de deux matelots se croisent +et enlèvent le capitaine. Tout l'équipage, +la bouteille en main, suit le triomphateur, en +faisant par trois fois le tour du navire. Vive notre +petit capitaine! vive Cavet! À sa santé! On +buvait, on braillait; chacun se disputait l'honneur +de coller ses chaudes lèvres sur les joues +du capitaine. C'était à qui le tirerait à soi pour +lui tenir la main, lui toucher le pied, lui appliquer +un lourd baiser. Pour lui, assez indifférent +à cette ovation, il ne s'adressait à ses gens +que pour leur répéter: Prenez bien garde au +moins de ne pas me jeter par-dessus le bord, à +force de tendresse. La scène se termina enfin +par épuisement. Le héros prit le parti de sauter +sur le pont et de se placer à la barre de son navire, +car il était temps de manoeuvrer.</p> + +<p>Les Colombiens étaient d'avis que l'on gouvernât +le bâtiment vers l'embouchure de la +Magdeleine, rivière près de laquelle se trouvait +le petit corps d'armée de Bolivar. On suivit +leur conseil. Les matelots étrangers aidèrent les +français à rentrer le navire dans une des criques +de la côte.</p> + +<p>Une fois à terre, ce fut bien une autre affaire! +La petite armée insurgée manquait de +tout. Aussi avec quel empressement les officiers +et les soldats accueillirent les marins qui semblaient +leur apporter ce qui leur était le plus +nécessaire. On se jeta sur les armes et les vêtements +que contenait la cale du bâtiment. Mais +qui nous paiera tout cela? demandait l'équipage.—La +république, lui répondaient ies soldats.—Mais +où est votre république?—Nous +ne savons pas encore où; nous cherchons à en +faire une.» En attendant que la république fût +trouvée, on donna des bons sur l'État au capitaine +Cavet, pour les objets qu'on lui prenait. +Du reste, on permit à ses hommes et à lui de +s'introduire et de combattre dans les rangs des +Colombiens, et de partager avec les patriotes +l'honneur de marcher sous Bolivar.</p> + +<p>Les matelots, qui avaient cru enlever la prise +pour leur compte, se trouvèrent un peu déconcertés +en voyant qu'ils n'avaient travaillé, en +définitive, que pour une cause dont ils ne comprenaient +pas bien toute la noblesse. Mais ils se +consolaient de leur mésaventure en répétant: +Un voleur qui vole l'autre, le diable en rit. +Nous avions escroqué nos camarades et notre +armateur, d'antres forbans nous escroquent: +le sort est juste, et nous sommes les dindons de +la farce.</p> + +<p>Quant à leur jeune capitaine, ce fut lui qui +se résigna le plus facilement au sacrifice de la +forte part sur laquelle il avait compté en s'appropriant +le bâtiment. On le présenta à Bolivar, +qui lui promit de le naturaliser colombien, en +reconnaissance du service que sans le savoir il +avait rendu à l'Indépendance. Il répondit qu'il +était disposé à accepter le titre de citoyen de la +Colombie, comme il avait accepté les bons de +la république. Mais, lui demanda le héros de +Caraccas, qui donc a pu vous conduire ici?</p> + +<p>—Mais moi-même, général.</p> + +<p>—Et par quel événement, avec une prise faite +sur les Anglais, êtes-vous venu à Carthagène?</p> + +<p>—Par un événement que j'ai fait moi-même: +j'ai enlevé la prise que je commandais.</p> + +<p>—Mais c'est là au moins une action blâmable.</p> + +<p>—Pas plus blâmable que celle que vous +avez commise en me payant avec des bons-en-l'air +les marchandises que je m'étais injustement +appropriées.</p> + +<p>—Vous paraissez avoir affaire à des matelots +qui m'ont l'air d'être d'assez mauvais bandits.</p> + +<p>—Pardieu, ce n'est pas avec des Aristides +et des Catons que l'on fait des actions blâmables, +comme celle que vous me reprochiez tout-à-l'heure.</p> + +<p>—Et si par hasard vous étiez tombé sur une +terre ou chez un peuple qui eussent eu des +lois?</p> + +<p>—Nous aurions été punis peut-être comme +écumeurs de mer, ou livrés à la prétendue justice +de notre pays. Mais j'ai eu le nez bon. J'ai +cherché des gens parmi lesquels la nécessité est +encore la première des lois. On s'est emparé de +la prise que j'avais volée; et, pour empêcher +un bandit de crier à l'iniquité, on a proposé à +ce bandit d'en faire un citoyen de la république +en herbe. Vous avez raison: Rome n'eut pas +d'autres commencements. Vous voulez asseoir +les bases de l'édifice sur de la boue, faute de +mieux. L'édifice encore pourra s'élever et tenir +bon.</p> + +<p>Étonné de ce langage brusque et fleuri, de +cette audace et de cette raison dans un homme +si jeune, Bolivar regarde son interlocuteur avec +intérêt. Il lui demande d'un ton bienveillant:</p> + +<p>—Quel motif a donc pu vous déterminer à +quitter l'Europe, comme vous l'avez fait?</p> + +<p>—Des injustices, que j'ai mieux aimé punir +que supporter. Vous connaissez d'ailleurs cette +Europe, et vous savez si tout y est bien.</p> + +<p>—Et quel grade vous sentiriez-vous la force +d'occuper dans mon armée?</p> + +<p>—Aucun. Vos soldats ne me plaisent pas. +Au surplus, je ne sais pas leur métier. Cependant +si vous croyez devoir m'employer, mettez-moi +à bord de ma prise avec quelques barils +de poudre, une vingtaine d'hommes et trois ou +quatre canons. Si les Espagnols viennent, je les +canarderai un peu, et pour cela je ne vous +demanderai rien.</p> + +<p>Bolivar consent à tout ce que lui propose +Cavet. La prise, embossée à l'entrée de la +Magdeleine, devient un stationnaire, et voilà +une marine pour les indépendants. Quelques-uns +des ivrognes qui ont fait partie de l'équipage +du capitaine Cavet, consentent à servir encore +sous ses ordres. Les préparatifs sont faits pour +rendre le bâtiment redoutable à l'ennemi qui +oserait s'approcher. Mais la nuit même de l'exécution +de ce petit projet, les Espagnols attaquent +à l'improviste les insurgés, qu'ils mettent en fuite. +Cavet, surpris à bord de sa prise, est abandonné +par les siens, qui disparaissent avec +l'armée indépendante mise en déroute. Quelle +destinée que celle de cette prise anglaise! Capturée +d'abord par un corsaire, enlevée par son équipage +ensuite; puis après, tombant dans les +mains des indépendants, pour être livrée quelques +jours plus tard aux Espagnols!</p> + +<p>Le capitaine suivit le sort de son bâtiment. +On l'amena à Carthagène, où il se plaignit bien +haut des prétendus mauvais traitements que lui +avaient fait subir les insurgés. Resté seul, et +pouvant dire tout ce qu'il voulait sans qu'un +témoin vînt élever contre lui le souvenir de +l'acte qu'il avait à se reprocher, notre jeune +marin put facilement donner le change à ses +capteurs, et il parvint à se faire indemniser par +les Espagnols, comme une victime de l'injustice +et de l'avidité des troupes de Bolivar.</p> + +<p>Il y a dans la destinée de quelques hommes +une espèce de fatalité qui semble les porter au +vice ou au crime, en récompensant, comme de +bonnes actions, tout ce qu'ils font de plus coupable. +Quand une tentative condamnable leur +réussit, quand le mensonge leur profite, comment +voudriez-vous qu'ils s'arrêtassent sur la +pente d'un abîme qu'ils trouvent bordée de +fleurs? C'est au malheur peut-être qu'il est seul +donné d'inspirer le remords aux coupables. Le +bonheur quelquefois réservé aux mauvaises +actions, semble trop justifier le crime.</p> + +<p>Les Espagnols ne crurent qu'à moitié à la sincérité +de Cavet. Il ne leur inspira pas assez de +défiance pour qu'ils pensassent être en droit de +ne pas l'indemniser, mais il ne leur inspira pas +non plus assez de confiance pour qu'ils cherchassent +à se l'attacher. Et lui, trop disposé à +braver l'opinion qui pouvait s'attacher à sa personne, +il employait l'argent qu'on lui avait +donné, à s'enivrer froidement de folles orgies, +non pas pour la débauche elle-même, mais +pour la connaître, pour en épuiser la coupe +brûlante, et pour plus tard s'en détacher sans +regret et la mépriser avec orgueil.</p> + +<p>Qui n'a pas vu, dans les colonies, ces marins +indolents oublier sous le tiède climat qui les +endort, cette vie active qu'ils menaient sur les +flots, et réunir autour du hamac où des femmes +les bercent mollement, les voluptés qu'ils +se procurent à force d'or et de profusion! Comment +alors reconnaîtrait-on dans ces étranges +sybarites, ces sauvages enfants de la mer, si insouciants +d'eux-mêmes, si indomptés dans les +périls qui semblent les avoir endurcis? Eux +bercés comme de faibles nourrissons par la main +d'une femme! Eux s'endormant au bruit d'une +chansonnette chantée par la bouche d'une +fille!... Oui, mais qu'un cri de guerre les appelle +au combat; oui, mais que les gémissements +d'un naufragé les implorent sur les flots au milieu +de la tempête, vous les verrez s'élancer du +hamac où ils s'alanguissent, pour voler au-devant +du trépas ou pour aller s'engloutir dans +les vagues que nul autre qu'eux ne saurait affronter +ou même voir en face!</p> + +<p>L'argent s'épuise, se perd bien vite dans les +mains d'un marin oisif: celui de Cavet se répandait +partout où ses pieds laissaient une trace; +c'était son luxe à lui; c'est celui de tous les +marins, luxe dévergondé, sans dignité, mais +qui quelquefois n'est pas sans noblesse. Non +content encore de semer en tous lieux et en de +stériles mains, les gourdes dont il faisait si peu +de cas, il se dit un jour: Un philosophe jeta +toute sa fortune à la mer pour se croire libre: +faisons mieux, jetons l'argent qui nous reste, +dans les mains de quelques misérables matelots, +pour nous réduire à leur condition et ne pas +nous abrutir dans la mollesse. Voyons qui vent +de l'or? J'en ai encore à dissiper, et les matelots +sans emploi abondèrent. Cavet, à sa grande +satisfaction, se trouva ce qu'un autre aurait +appelé ruiné; mais lui se sentit au contraire +dégagé d'un fardeau qu'il ne pouvait plus porter. +«C'est maintenant, pensa-t-il, que je me +sens disposé à redevenir tout-à-fait homme en +me livrant à la nécessité de gagner ma vie. Fait +pour être, à le bien prendre, autre chose qu'un +matelot, voyons si je vaux réellement ceux qui +sont au-dessous de moi. Devenons matelot parmi +des gens qui n'auront pour moi, ni indulgence, +ni pitié, et qui me prendront pour ce +que je pourrai valoir. Il y a ici des bâtiments +anglais et américains; c'est à leur bord que je +veux gagner rudement le pain amer de l'exil +auquel je me suis condamné. Ils m'appelleront +renégat, s'ils veulent, ces étrangers que je vais +revoir; ils me traiteront en demi-forban si cela +leur convient. Qu'importé, je m'élèverai à mes +propres yeux, en m'abaissant jusqu'à leur être +utile. Femmelettes de l'Europe qui n'avez pas +voulu de moi, je vous apprendrai comme on +grandit en force dans les rudes travaux qui effraient +votre paresse. Vous n'avez pas daigné +me reconnaître comme Français, j'ai déjà reçu +le titre de citoyen de la Colombie! Vous ne m'avez +pas rendu justice même sur un corsaire, et +c'est en me vengeant de vous par le pillage d'un +de vos navires, que je suis venu ailleurs me +faire naturaliser citoyen d'un pays où l'on ne +me connaît pas, et que j'ai enrichi du fruit de +ce que vous appellerez un crime. Allons maintenant +couronner l'oeuvre que j'ai entreprise en +voulant me rendre un de ces hommes hardis +que vous maudissez et que vous mettez au ban +des nations policées. Devenu pour vous aussi +exécrable que vous m'avez paru vils et petits, +soyons un monstre à pendre, s'il est possible. +Pour devenir un homme comme moi, je vous +apprendrai peut-être qu'il faudrait bien des +douzaines d'honnêtes citoyens comme vous.»</p> + +<p>Quelques heures après cette belle résolution, +notre jeune marin, forcé par le besoin qu'il +s'était créé, d'aller chercher un emploi, rôdait +sur les quais de Carthagène, abordant chaque +capitaine de navire, et lui demandant, le chapeau +à la main, mais avec un air encore très-décidé:</p> + +<p>—Capitaine, n'auriez-vous pas par hasard +besoin d'un matelot?</p> + +<p>—Non, répondait l'un. Tu m'as l'air d'un +vaillant garçon; mais j'ai tout mon monde. +Va chercher ailleurs.</p> + +<p>—Combien voudrais-tu par mois? lui demandait +un autre. On m'a proposé trois bons +matelots à huit gourdes, pour remplacer les +gens que j'ai perdus de la fièvre jaune.</p> + +<p>—Huit gourdes! ce n'est pas mettre le prix +pour un homme comme moi. A douze gourdes +et un mois d'avance, vous m'aurez.</p> + +<p>—Dix gourdes, et demain à bord. C'est +mon dernier mot. Décide-toi rondement, car +dans trois jours j'appareille.</p> + +<p>—Onze gourdes, et taupez-là.</p> + +<p>—Pas un <i>noir</i> de plus que ce que je t'ai dit.</p> + +<p>—Ça m'est impossible.</p> + +<p>—En ce cas, mon garçon, va chercher ailleurs.</p> + +<p>Et il chercha tant en effet, content d'être +marchandé pour une gourde ou deux, qu'il +rencontra un vieux capitaine de schooner +américain, qui le prit à la place de deux +hommes qui lui manquaient. Pris à la place de +deux matelots! se dit le jeune homme, tout +enchanté de lui; c'est là ce qu'il me faut, à +moi. Cette condition m'impose l'obligation de +multiplier mes efforts et de doubler mon courage: +tant mieux. Je grandirai en force et en +détermination, par cela seul que l'on exigera +plus de moi que de tout autre. J'aurai de la +misère, mais suis-je né sur un lit de plume? +Je ne le crois pas; et d'ailleurs ai-je été élevé +dans la mollesse? Oh! pour cela, je suis bien +sûr que non...... Ah! si le sort m'avait fait +naître ou m'avait placé dans un rang un peu +élevé de la société, peut-être aurais-je fait de +grandes choses! Avec ma tête, ma résolution +et les facultés que je sens là!... Mais le sort en +a décidé autrement..... Abandonnons-nous à +lui, et cherchons un navire avant tout.»</p> + +<p>Il se remua tellement qu'il finit par trouver +une place de matelot sur un pauvre caboteur des +États-Unis. Le lendemain de son engagement, il +était à bord, se barbouillant les mains dans +du goudron, et cachant sa noble figure sous +un large chapeau de paille. Il allait naviguer +comme matelot à onze gourdes par mois, et +un coup d'eau-de-vie à la fin du grand quart +dans les mauvais temps: c'était une disposition +supplémentaire, ajoutée à l'engagement qu'il +venait de contracter avec le capitaine américain.</p> + +<br><br> +<a name="c7" id="c7"></a> + +<h3>7</h3> + +<h3><i>Le Renégat.</i></h3> + + +<p>La cruelle vie que celle d'un renégat à bord +de l'étranger!</p> + +<p>Le renégat pour les Américains, les Anglais, +les Danois ou les Hollandais, c'est le matelot français +qui, fuyant la patrie qu'il s'est fermée pour +jamais, se trouve obligé de supporter tous les +mauvais traitements dont ses hôtes tyranniques +peuvent l'accabler impunément.</p> + +<p>Y a-t-il un travail repoussant à faire à bord? +on appelle le renégat, et la dernière des <i>mateluches</i> +de l'équipage lui dit: <i>Chien de Français, +va nettoyer la poulaine ou laver cette gamelle!</i> +Prend-il envie au capitaine, au second ou au +maître d'équipage, de donner un coup de +poing à quelqu'un pour se refaire la main? Il +appelle le renégat, qui arrive le chapeau bas +pour recevoir la volée et racheter, comme le +bouc expiatoire, tout l'équipage de la mauvaise +humeur de son chef.</p> + +<p>C'est encore bien-pis quand les hommes de +quart s'avisent de vouloir s'égayer pendant le +beau temps! s'ils sont cruels dans leur colère, ils +sont encore plus barbares dans leurs jeux. +Voyez-les jouer à la drogue, par exemple, avec +les cartes crasseuses qui pendant un mois ont +servi à la chambre! C'est toujours le nez du +renégat qui porte le long cabillot dans la fente +duquel la partie proéminente et cartilagineuse +de son visage est violemment pincée. Et quand +on compte les points, que de coups de paquets +de cartes pleuvent sur ce nez déjà si bien meurtri +par le pavillon de drogue! Les plus grossières +farces, c'est le renégat qui en fait les frais. +Les plus durs reproches, c'est lui qui les essuie, +les privations le plus pénibles, c'est lui qui doit +les supporter sans murmures, sans observations, +sans larmes même. Ah! si les marins qui +abandonnent leur patrie commettent une faute, +ils l'expient si terriblement en servant l'étranger, +qu'on pourrait les amnistier à leur retour +chez eux, sans avoir à craindre à leur égard les +effets d'une dangereuse impunité.</p> + +<p>Notre renégat Cavet éprouva toutes ces tortures. +Mais il apprit du moins en subissant +l'inhospitalité des marins avec lesquels il naviguait, +à détester plus qu'il ne l'avait fait encore, +tout ce qui portait le nom d'anglais ou d'américain; +et plus il abhorrait les étrangers, et mieux +il se croyait vengé d'eux. C'est qu'il sentait bien, +au fond de son coeur haineux, qu'un jour il +pourrait leur faire payer cher toutes leurs injustices, +et les punir de toute la rage qu'il amassait +contre leur nation.</p> + +<p>En attendant qu'il pût trouver l'occasion de +se venger en grand, il se consolait un peu une +fois à terre, en se donnant force coups de poing +avec les matelots dont il avait eu le plus à se +plaindre pendant les traversées de Carthagène, +de Vera-Cruz ou de Saint-Thomas, à Charleston +ou à New-York, car c'était à bord des navires +qui faisaient ce genre de navigation, qu'il +avait été réduit à chercher un refuge contre les +Espagnols, et une ration de biscuit contre la +faim.</p> + +<p>Mais ces voyages pénibles le formèrent; mais +ces habitudes sauvages l'endurcirent... Ah! +vienne, disait-il, le moment de montrer qui je +suis et de prouver ce que je peux faire, et nous +verrons, nous verrons.... J'ai là dans ce coeur +qui me brûle sous la main, dans cette force +dont je ne sais que faire, tout ce qu'il faut pour +être aussi cruel envers les autres, que ces brigands +sont inhumains envers moi. Plongé dans +ces réflexions, entendait-il l'officier de quart +crier de l'arrière: <i>Allons, monte vite crocher un +ris</i>; il fallait le voir grimper aussitôt, car il savait +bien ce que lui aurait coûté une seule seconde +de retard.</p> + +<p>L'occasion qu'il cherchait se présente. Elle +manque rarement à ceux qui ont tout ce qu'il +faut pour la trouver ou pour la mettre à profit.</p> + +<p>Il arrive à Carthagène sur un caboteur américain, +simple matelot et matelot assez mal vêtu +même. Bolivar, ce Bolivar dont la dépouille +mortelle dort ignorée sur le sol qu'il arracha à l'esclavage, +venait de s'emparer de cette place formidable. +Il allait passer en revue ses troupes +victorieuses. Cavet, comme les autres curieux, +se trouve sur le chemin du Libérateur. Celui-ci, +en promenant son oeil rapide et pénétrant +sur la foule qu'il est obligé de fendre, +aperçoit le marin français: il s'arrête devant +lui. Que faites-vous ici sous ces haillons de +matelot?</p> + +<p>—Général, j'y meurs de faim.</p> + +<p>—Sans chercher à gagner votre vie avec honneur, +avec gloire?</p> + +<p>—Sans, rien, général. Dites-moi, vous qui en +avez tant acquis de cette gloire, où il peut y +en avoir un peu pour un pauvre diable comme +moi?</p> + +<p>—Là!....</p> + +<p>Et en prononçant ces mots le Libérateur +montrait du doigt un brick espagnol mouillé, +pour narguer les indépendants, en dehors de +l'entrée de Carthagène, à deux petites portées +de canon des batteries.</p> + +<p>—Je comprends, répond Cavet, dont les yeux +flamboient déjà d'espoir et de plaisir. Mais, +il n'y a ici que de mauvaises chaloupes, peu +d'équipage.... et pas le sou!....</p> + +<p>—Montès, approchez, dit le Libérateur à +l'un de ses aides-de-camp: faites à ce Français +un bon pour....(s'adressant à Cavet), pour +combien de gourdes, capitaine?</p> + +<p>—Mettez mille gourdes, général, et ce soir... +Et demain soir au plus tard je serai tué, ou ce +brick espagnol vous sera amené dans Carthagène.</p> + +<p>Le billet de mille gourdes sur la caisse militaire +est fait: Cavet le saisit; il disparaît avec la +foule qui le suit. Le Libérateur passe sa revue, et le +soir vient bientôt envelopper les murs imposants +de Carthagène, de ses voiles riants et sombres.</p> + +<p>Le soir dans un port! Que ce moment est +doux pour le matelot! c'est le terme de ses travaux +journaliers, c'est le commencement des +brutales jouissances dans lesquelles il va se +noyer, et qui ont besoin de l'ombre de la nuit +pour ne pas scandaliser les yeux de la pudeur +et de la délicatesse. Entendez ces marins chanter +leurs rauques chansons dans les cabarets +qu'ils remplissent, pendant que le soldat, retiré +dans sa caserne, cherche tristement à dissiper +l'ennui qui l'assiège. Voyez l'imprévoyance et +l'imprudent abandon avec lesquels ils se livrent +à ces femmes à qui ils prodiguent l'or qu'ils +ont arraché aux flots, et dites-nous quel est +l'homme le moins malheureux, ou de celui qui +s'étourdit si gaîment sur les dangers qu'il va +courir, ou de celui qui marchera avec tant de +discipline et de réserve à la voix d'un chef qui, +en lui imposant tous les sacrifices, ne lui permet +d'espérer aucune compensation?</p> + +<p>Quelle puissance attractive un billet de mille +gourdes exerce dans les mains d'un marin, sur +les autres matelots! Cavet, avec son bon signé +<i>Bolivar</i>, parcourait toutes les cabanes à tafia. +Il eut bientôt rallié autour de lui les bandits de +Carthagène, en criant partout: <i>Il me faut des +Français, des Anglais et des Américains! Rallie +à la gloire et au tafia!</i></p> + +<p>—Que veux-tu faire de nous? lui demandaient +tous les bandits.</p> + +<p>—C'est mon affaire, leur répondait-il. Il y +a de l'argent à gagner avec moi, et un coup de +flibuste à faire.</p> + +<p>—Monte sur la table, monte sur la table, +lui disaient les matelots disponibles, et parle-nous +du bon coin! Voyons, que veux-tu faire +de nous? Nègre, en attendant, porte-nous à +boire au compte de ce savant-là! À notre santé, +tas de forbans! À présent parle, Français, nous +pouvons t'entendre; nous avons le gosier frais +et l'oreille tendue.</p> + +<p>—Mes amis, j'ai reçu carte blanche du Libérateur: +il veut que nous nous tappions, et +dur.</p> + +<p>—Qu'est-ce que ça nous fait à nous, le Libérateur? +Il n'est pas plus matelot que ma petite +soeur, celui-là, et il veut nous faire tapper!...</p> + +<p>—Et moi, ne suis-je pas matelot autant que +le plus faraud d'entre tous ceux que vous +êtes là?</p> + +<p>—Matelot! matelot!.... Oui, tu l'es, toi, +c'est connu; mais encore que veux-tu nous +conter au bout de ton câble?</p> + +<p>—Je veux vous conter qu'il m'est impossible +de tout vous expliquer, mais que j'ai besoin de +vous, et qu'il y a mille gourdes à bambocher.</p> + +<p>—Bambochons d'abord, et puis tu nous +mèneras ensuite où tu voudras.</p> + +<p>—Non, je veux vous mener d'abord où je +voudrai,: et nous mangerons ensuite les mille +piastres.</p> + +<p>—Les manger! pas si bête. Les boire, oui, +et sans <i>dégourder</i>; mais tout de suite. Si tu +nous fais tuer, la belle avance, après! les décomptes +ce sera pour toi, n'est-ce pas, payeur +<i>d'arrérages?</i></p> + +<p>—Allons, je rengaine: je vois bien qu'il n'y +a rien à faire avec vous. Je croyais m'adresser à +des matelots, et vous n'êtes que des <i>matelas!</i></p> + +<p>—Des <i>matelas!</i> des <i>matelas!</i> hurlent avec +indignation tous les ivrognes. Sors avec moi, +s'écrie l'un; non, laisse-moi lui casser la mine +ici, s'écrie l'autre: tuons-le plutôt entre nous, +dit un troisième, et que cela finisse. À l'eau! +à l'eau! le mangeur de prise!</p> + +<p>—J'ai dit des <i>matelas</i>, répond Cavet, avec +calme, et je ne m'en dédis pas; car si j'avais +eu affaire à de vrais matelots, ils m'auraient +dit: Mets ton billet de mille gourdes dans +les mains de l'hôtesse, et allons le gagner vaillamment, +pour le boire quand le coup sera +fait.</p> + +<p>—Tu crois donc, espèce de Parisien, que +c'est parce que nous avons peur, que nous +avons renardé, et que nous avons voulu casser +d'avance les reins à ton torche c... de mille +gourdes?</p> + +<p>—Je crois ce qu'il me plaît, et j'ai le droit +de penser ce que je veux.</p> + +<p>—Eh bien! que faut-il faire pour te prouver +que nous valons à nous seuls, tout <i>matelas</i> que +nous sommes dix mille <i>matelots</i> de ta façon?</p> + +<p>—Ce qu'il faut faire?</p> + +<p>—Oui, malin, ce qu'il faut faire?</p> + +<p>—Me suivre, et se donner un coup de +peigne avec des Espagnols.</p> + +<p>—Quoi! ce n'est qu'ça? Allons, garçons! +Rallie à nous les <i>matelas</i>, et Jean f.... qui s'en +dédit.</p> + +<p>—Rallie les <i>matelas!</i> répète la foule, et Jean +f... qui s'en dédit.</p> + +<p>Cette écume de mer, rougie de vin et saturée +de tafia, se jette en jurant et en menaçant, dans +des bongas, des espèces de chaloupes que les +plus alertes enlèvent au rivage. Cavet, connu +par ces bandits sous le nom de Rodriguez, les +suit, traînant avec lui quelques coffres, dans +lesquels il a renfermé des pistolets, des coutelas +et des grenades.</p> + +<p>—Où veut-il nous mener comme ça? se +demandent les bandits.</p> + +<p>—Où il me plaira pour vous faire gagner +votre argent! répond-il. Gouvernons, pour +commencer, sur la passe.</p> + +<p>—Ah! je vois ton plan, ajoute un des héros +de l'expédition. Tu veux que nous enlevions à +l'abordage le brick espagnol qui est mouillé au +large? Excusez! il n'est pas dégoûté ce particulier-là? +Et avec quoi soutirerons-nous, sans être +trop curieux, ce marchand de boulets?</p> + +<p>—Vous le verrez, une fois à la Bocachica.</p> + +<p>—Ah. je sais à présent sa malice, dit un des +expéditionnaires à l'un de ses camarades: il veut +faire des quartiers-marrons avec les planches +qu'il y a là-bas sur le plein, pour enlever l'espagnol; +car avec des b.... de f.... barquasses +comme ceci, il n'y a pas moyen d'accoster un +navire de guerre, sans être vu à sept lieues dans +la brume.</p> + +<p>Cette idée d'un malheureux ivrogne qui jetait +au vent ses paroles avinées, fut un éclair pour +l'imagination de Rodriguez.</p> + +<p>—Oui, mes garçons, s'écria-t-il aussitôt: +c'est avec des quartiers-marrons que nous enlèverons +le brick. C'était mon projet, mais à terre +j'ai dû vous le cacher, pour ne pas ébruiter mon +secret devant des espions espagnols peut-être.</p> + +<p>—Avec des quartiers-marrons? Oui, je t'en +fricasse, disent les uns.—Oui, oui, il a raison, +disent les autres.—Non? non?—Si! si! Je te +dis que ça ne vaut pas un f...., répètent les uns. +Je te dis qu'il n'y a que ça de bon, répètent +les autres.</p> + +<p>Pendant ce temps, les embarcations font de +la route, et en peu de minutes elles arrivent à +l'endroit du rivage, le plus rapproché du mouillage +où le brick espagnol se pavanait sous son +large pavillon blanc, écussonné du sceau royal.</p> + +<p>Un schooner américain, chargé de planches, +stationnait dans cette partie du littoral. Rodriguez +lui achète une petite portion de sa cargaison. +Ses hommes se dégrisent avec la fraîcheur +du matin. On cherche dans les environs, de +gros bambous, et avec trois de ces énormes +roseaux disposés triangulairement, on compose +la charpente horizontale sur laquelle on +cloue quelques planches. Trois radeaux, formés +ainsi, se trouvent prêts, avant le soir, à recevoir +les nouveaux Argonautes. C'est là ce +qu'ils appellent des <i>quartiers-marrons</i>.</p> + +<p>La nuit, une nuit obscure et légèrement +agitée par un petit vent d'Est, s'étend enfin +sur les flots, sur les chantiers improvisés par la +bande expéditionnaire, et sur le brick espagnol +mouillé sans défiance à dix ou douze encablures +du bord de la mer.</p> + +<p>Veille bien, malheureux équipage du brick! +veille bien au bossoir, car dans cette Carthagène +que tu braves, parce que tu la vois sans +navires, sans chaloupes armées, il y a encore +des renégats anglais et français, et ces gens-là +savent, en sortant d'un cabaret, se créer des +moyens terribles contre l'ennemi, et courir bravement +aux périls qu'ils se sont faits eux-mêmes.... +Veille bien, bon quart partout! que tes +officiers et tes maîtres ne quittent pas l'oeil de dessus +ces flots qui ne paraissent t'apporter que +la fraîcheur de la nuit, mais qui ont déjà reçu +comme un funeste fardeau, ces radeaux +chargés d'immondes combattants, de tigres +d'abordage... Veille bien, malheureux!... Mais +non, les hommes de bossoir s'endorment sur +le pied des bittes, l'officier de quart, fatigué de +se promener, s'est assis, la tête pleine de douces +idées sur le banc où il trouvera peut-être +la mort et une mort honteuse. Le maître-d'équipage +chante en attendant l'heure désirée où +son coup de sifflet appellera l'autre bordée au +quart. Et pendant ces moments de tranquillité +à bord du brick, les trois quartiers-marrons de +Rodriguez dérivent, gouvernés sur l'arrière par +les chaloupes qui ont conduit les renégats à +Bocachica. Le poids des combattants fait couler +à moitié les radeaux sur lesquels ils sont +entassés; mais Rodriguez leur répète: Attention, +enfants, à ne pas mouiller votre poudre; et les +forbans élèvent pour les préserver du contact +de l'eau, leurs pistolets au-dessus des vagues +qui battent leur ceinture.</p> + +<p>—Voici la bouée de l'ancre du brick, dit à +demi-voix Rodriguez, lorsqu'il se voit rendu à +une encâblure du bâtiment qu'il veut aborder. +Levons son ancre!</p> + +<p>—Non, non, répond un des forbans, il +n'est pas nécessaire: et un large coutelas à la +main, cet homme plonge le long de l'orin: il +coupe le câble du brick à l'étalingure, puis il +revient sur l'eau au bout ce quelques minutes, +son coutelas à la main: Les premiers mots +qu'il profère, sont: le brick est en dérive; +sautons à bord.</p> + +<p>Les radeaux aidés par les pagayes avec lesquelles +rament les forbans, avancent plus vite que +le brick ne dérive. Rendus à toucher presque +le navire, ils entendent crier à bord de l'ennemi: +Nous dérivons, nous dérivons, notre ancre +chasse! Cette confusion de voix double répandu +parmi l'équipage, portent la joie au +coeur palpitant des renégats; mais pas un mot +n'échappe à leurs bouches haletantes. A bord +du brick on prépare, avec embarras, une autre +ancre pour la laisser tomber. C'est lorsque cette +ancre de veille descend dans l'onde, et que le +câble roule sur son écubier, que les matelots +espagnols, perchés sur l'avant, aperçoivent les +quartiers-marrons qui les abordent. Ils crient, +il n'est plus temps; ils s'arment avec précipitation, +il n'est plus temps; ils tirent quelques +coups de fusil, il n'est plus temps, il n'est plus +temps! Rodriguez, lance sur le pont ennemi +quelques grenades enflammées, qui répandent, +avec leur effrayante clarté, la confusion et la +peur sur les visages des marins espagnols. Le +poignard à la bouche, le pistolet au poing, les +renégats grimpant par la poulaine, par les porte-haubans +de saine; ils glissent, rampants +comme des crocodiles, par les sabords que remplissent +les gueules de caronades prêtes à faire +feu sur eux; répondent +sourdement aux coups de poignard, les coups +de pique au feu des pistolets; les Espagnols se +massacrent entre eux, croyant frapper leurs assaillants; +les assaillants, qui ont jeté leurs bonnets +à la mer, pour mieux se reconnaître dans +la mêlée, frappent tous ceux qui ont la tête +couverte. Les panneaux sont ouverts: les Espagnols +fuient, s'engouffrent partout où ils +trouvent une issue, et le pont n'est encombré +bientôt que de forbans à la tête nue. La voix tonnante +de Rodriguez se fait entendre la première +après ce moment de carnage: A nous le brick! +s'écrie-t-il: allumez les fanaux!...</p> + +<p>On cherche les fanaux: on les allume à la +lampe de l'habitacle. Un sang gluant inonde le +pont: des renégats ont péri. Rodriguez retire +de sa joue sa main ensanglantée: c'est un tronçon +de pique qui lui est resté dans le visage.</p> + +<p>Un moment de stupeur, un paroxysme d'affaissement +succède à l'exaltation du combat, à +la fièvre du carnage. Les vainqueurs essouflés +s'asseoient sur les caronades, sur les bittes, +sur le banc de quart pour respirer un moment. +Leurs coutelas rougis de sang, leurs pistolets +noircis de poudre, pendent à leurs bras fatigués +et meurtris.</p> + +<p>Une voix criarde, une voix d'enfant, celle +d'un mousse qui les a suivis, sort de la cale et +demande au milieu du moment de silence qui +a suivi la victoire: Que ferons-nous des prisonniers?</p> + +<p>—Ce qu'ils auraient fait de nous, répond +un matelot: de la viande à requin!</p> + +<p>Ce mot atroce réveille la fureur presque +éteinte des forbans. Ce mot devient un arrêt, +et quel arrêt!... Ils se précipitent dans l'entrepont, +dans la chambre. A la lueur des fanaux, +ils arrachent les Espagnols de toutes les parties +du navire où ils se sont réfugiés. Chacun des bandit +traîne sa proie sur le pont, et là on entend +chaque bourreau dire à sa victime: Tu es bon +chrétien, meurs dans ta religion: fais le signe +de la croix, et bonsoir.</p> + +<p>Bonsoir!... et après avoir prononcé ce mot +avec un sourire infernal, les bandits jetaient +leurs prisonniers par-dessus le bord...</p> + +<p>—La besogne est faite! s'écria l'un des héros +après l'exécution. Attrape à laver le pont, et un +homme de chaque plat à la ration!</p> + +<p>Elle fut copieuse cette ration, cette sanglante +parodie de ce qui se fait à bord des bâtiments, +à l'heure des repas. La cambuse fut défoncée; +l'eau-de-vie et le vin répandus à flots sur le tillac, +et au milieu de cette brutale orgie, les compagnons +de Rodriguez se mirent à danser une +ronde, une de ces rondes naïves que les marins +bas-bretons chantent dans leurs moments d'innocentes +joies. Ce fut aussi un Bas-Breton qui +la chanta pour les forbans, sautant gaîment sur +le pont qu'ils venaient d'ensanglanter. On mit les +morts au centre de là chaîne formée par les danseurs, +et Rodriguez fit entendre cet air ingénu +que dans son enfance il avait appris à Ouessant:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Adieu, la belle, je m'en vas,</p> +<p>Adieu, la belle, je m'en vas;</p> +<p>Puisque mon bâtiment s'en va. (<i>Bis.</i>)</p> +<p>Je m'en vais faire un tour à Nantes,</p> +<p>Puisque la loi me le commande.</p> + </div> </div> + +<p>Et les forbans répètent ce refrain:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Ah! puisqu'à Nantes vous allez,</p> +<p>Ah! puisqu'à Nantes vous allez,</p> +<p>Un corsage m'apporterez. (<i>Bis.</i>)</p> +<p>Mais un corsage avec des manches,</p> +<p>Qui soit doublé de roses blanches.</p> + </div> </div> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>A Nantes étant arrivé,</p> +<p>A Nantes étant arrivé,</p> +<p>Au corsage n'ai plus pensé. (<i>Bis.</i>)</p> +<p>Je n'ai pensé qu'à la ribote,</p> +<p>Au cabaret avec les autres.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Ah! que dira ma mie à ça?</p> +<p>Ah! que dira ma mie à ça?</p> +<p>—Tu mentiras, tu lui diras (<i>Bis.</i>)</p> +<p>Qu'il n'y a pas de corsage à Nantes,</p> +<p>De la façon qu'elle demande.</p> + </div> </div> + +<p>La nuit avait caché sous ses voiles épais +cette sanglante saturnale: le jour vint en éclairer +les restes. Avec l'aurore les yeux appesantis des +forbans, ivres encore, se rouvrirent. Il fallut +appareiller: la voix impérieuse de Rodriguez +alla réveiller les buveurs endormis. Pour avoir +plus tôt fait, on coupe le câble: le brick dérive, +on largue enfin les voiles, et le bâtiment capturé +louvoie tant bien que mal dans les passes, +pour gagner la rade. Quelle ne dut pas être la +surprise des hommes placés sur les hautes batteries +de terre, en voyant le pavillon colombien +flotter sur le brick qui la veille avait arboré si +fièrement le pavillon espagnol! Le navire amariné +salue les forts de la rade, mais par des salves +irrégulières, des salves à la pirate. Les forts +lui répondent, et Rodriguez et ses écumeurs de +mer accueillent, par des hourras délirants, +les hourras que la foule rassemblée sur le rivage +pousse vers eux. C'est la première émotion +de gloire qu'éprouvaient peut-être ces bandits: +elle n'éveilla chez eux qu'un sentiment +d'ambitieuse cruauté.</p> + +<p>La prise de Rodriguez laisse enfin tomber +l'ancre dans la rade de Carthagène. Des centaines +de pirogues l'entourent; des amas de +femmes, d'oisifs, de buveurs et de curieux +tombent à bord. Le vin coule de nouveau sur +le pont, encore fumant de carnage; et dans +une seconde orgie, les forbans oublient leur +gloire de la nuit, leurs blessures et jusqu'à ce +qu'ils ont fait d'extraordinaire. Le Libérateur +fait appeler Rodriguez. Rodriguez se rend, +figure toute saignante encore de son coup de +pique, au palais de Bolivar. La multitude +suit, comme ces lames bruyantes qui viennent +de battre l'arrière de son navire, à son entrée +glorieuse dans le port.</p> + +<p>—Français, vous êtes un brave homme, lui +dit le héros! Que puis-je faire pour vous?</p> + +<p>—Général! me faire donner un gilet rond, +car le mien est percé aux coudes. Voyez!</p> + +<p>—Combien avez-vous fait de prisonniers?</p> + +<p>—Aucun, général. Je n'ai pas eu le temps +de m'amuser à si peu de chose.</p> + +<p>À ces mots le Libérateur frémit. Rodriguez +remarque ce mouvement, et il s'empresse +d'ajouter:</p> + +<p>—En ont-ils fait eux, les brigands, lorsqu'à +Basinas ils ont massacré huit cents de vos plus +braves soldats?</p> + +<p>—Capitaine Rodriguez, le brick que vous +avez enlevé avec tant d'intrépidité, appartiendra +à vous et à vos gens. Voici un de mes +gilets: vous ira-t-il?.</p> + +<p>—Un autre que moi vous dirait peut-être, +général, qu'il ne va pas à toutes les tailles; mais +moi, sans compliment, je le prends, et je +tâcherai de le remplir.</p> + +<p>—Et ces pistolets, voulez-vous les accepter +aussi, avec le gilet et cette ceinture? Tout cela +m'a plus d'une fois servi.</p> + +<p>—Et ces armes-là vous serviront encore, mais +dans mes mains, général.</p> + +<p>—Allez vous faire panser de votre blessure, +et revenez chez moi, quand vous voudrez. +Votre hamac sera pendu dans ma chambre. Je +n'ai pas besoin de vous dire que ma table est +devenue la vôtre.</p> + +<p>—Trop d'honneur, mon général; ce n'est +pas de refus.</p> + +<p>Une poignée de main suit ce rapide entretien. +Rodriguez sort, porté par la foule, suivi +des aides-de-camp qui l'admirent, parce que +le Libérateur l'a accueilli avec distinction. Il +ne savait où porter ses pas, ni comment +échapper à l'ovation populaire dont il se voyait +menacé. Il n'aimait pas les triomphes.</p> + +<p>Une jeune fille, jolie, alerte et palpitante, +saute vers lui, d'un des groupes qui lui barraient +le passage par enthousiasme. Elle court +à sa rencontre, un mouchoir blanc à la main. +Rodriguez s'arrête machinalement, et, sans +savoir encore ce que lui veut cette belle enfant, +il la laisse passer sur sa joue ensanglantée le +mouchoir qu'elle lui présente avec la grâce la +plus naïve et la plus touchante.</p> + +<p>Etonné de cette prévenance si familière, il +s'écrie, en portant ses regards distraits sur les +grands yeux vifs de l'inconnue: La drôle +de petite fille! Et la petite fille lui sourit avec +une expression de tendresse qui le consterne.</p> + +<p>—Comment te nommes-tu?</p> + +<p>—Mosquita, monsieur le capitaine.</p> + +<p>—Qui es-tu? Où est ta famille?</p> + +<p>—Je suis née à Popayan. Je n'ai plus de +parents, les Espagnols les ont tués.</p> + +<p>—Oui: les gredins! Eh bien! moi, je t'adopte, +et je te vengerai. Où demeures-tu?</p> + +<p>—Là! C'est ma maison: elle est à moi.</p> + +<p>—Allons-y. Cette maison sera la mienne. +Mais m'as-tu jamais vu?</p> + +<p>—Sans doute, il y a trois jours: Je vous ai vu +parler au Libérateur, et dès ce moment j'ai +juré de vous suivre partout.</p> + +<p>Oh! la drôle de petite fille! répète Rodriguez. +Et le voilà entrant dans la maison de Mosquita. +Il se repose enfin!</p> + +<p>La chambre de Mosquita n'était pas richement +ornée, mais elle était proprette. Un lit +de courbari, un hamac en filet élégant, une +petite table et une grande armoire composaient, +avec quelques chaises en crin et un christ, tout +son ameublement. Un vieux nègre servait de +domestique à la petite orpheline, qui vivait à +Carthagène d'une faible pension que le gouvernement +colombien lui payait quand il pouvait.</p> + +<p>Rodriguez, après s'être laissé laver sa plaie +avec une eau de Gombeau, préparée par sa +jolie hôtesse, s'empare du hamac. Il jette à terre +le gilet rond du Libérateur, qu'il trouve cousu +de quadruples, mais l'attention délicate du général +est à peine remarquée: c'est son pantalon +qui l'occupe. Ce pantalon est percé, Mosquita +le prend des mains du corsaire pour le raccommoder, +et elle le répare avec autant de +tranquillité que si depuis dix ans elle vivait avec +l'homme que pour la première fois elle vient +de recevoir chez elle. Accablé de fatigues, Rodriguez +s'endort pendant que sa nouvelle conquête +travaille auprès de lui son pantalon, et +qu'elle veille à ne pas interrompre le silence parfait +qui règne dans cette modeste habitation, +qui va devenir bientôt l'asile de l'amour et du +bonheur.</p> + +<p>Vers le soir notre corsaire se réveille: ses +yeux, en se rouvrant, rencontrent ceux de +Mosquita. En penchant sa tête reposée sur le +rebord du hamac, il voit sur une petite table, +tout auprès de lui, des pipes, du tabac de Varinas +et une tasse de café tout chaud. Il fume, il +boit, et Mosquita le sert avec une grâce et une +attention parfaite. Une de ses mains cherche +celle de la jeune Américaine, et Mosquita a +l'air heureuse, mais heureuse de ce bonheur +innocent qui ne sait rien prévoir, et qui s'abandonne +à toutes les illusions qui l'ont produit.</p> + +<p>—Mais dis-moi donc comment, charmante +petite fille, tu t'es déterminée à te donner +à moi, plutôt qu'à tout autre?</p> + +<p>—Mais je ne sais pas! De riches Espagnols, +de brillants officiers m'ont recherchée, et j'ai +tout refusé. Mais dès que je vous ai vu, je me +suis dit: Voilà l'homme que je veux, et je n'en +aurai jamais d'autre.</p> + +<p>—Et quelle est ton intention, encore? À +quoi prétends-tu? Qu'espères-tu enfin, en te +donnant à moi avec tant d'abandon et de +confiance?</p> + +<p>—A être votre compagne, si je suis assez +heureuse, et à vous servir, si vous ne m'aimez +pas.</p> + +<p>Elle prononçait ces derniers mots avec peine, +et en baissant ses yeux mouillés des plus belles +larmes que Rodriguez eût encore vues.</p> + +<p>—Et comment ne t'aimerait-on pas avec ta +voix si pénétrante, tes regards si caressants et +ton air si bon, si tendre!...</p> + +<p>—Vous m'aimez donc un peu?</p> + +<p>—Mais je t'aimerai, du moins. Tiens, faisons +tout de suite connaissance.</p> + +<p>La connaissance fut bientôt faite. Une fille qui +se livre à celui qu'elle a choisi comme l'homme +qui lui est destiné, ne met pas de coquetterie +dans sa défaite: elle croit ne remplir que le devoir +que lui impose son coeur; et puis, dans ces +pays à demi civilisés, où l'amour n'est pas encore +devenu tout-à-fait un calcul, on trouve parfois +de la naïveté dans les faveurs que les femmes +offrent à leur amant. Mosquita devint la maîtresse +de Rodriguez, sans chercher à lui faire +acheter, par des combats irritants, un bonheur +qu'elle paraissait fière de lui accorder. Elle lui +donna ce qu'elle avait de plus précieux, comme +une preuve de la tendresse qu'elle voulait lui +inspirer. Hommes de l'Europe, vous auriez +trouvé bien étrange de voir, quelques instants +après la perte de son innocence, cette jeune +fille au pied de la couche de son nouvel amant, +raccommoder les vêtements de celui à qui elle +venait de vouer son existence, et qu'elle connaissait +encore à peine. Oh! sans doute, en +la voyant ainsi, vous l'eussiez prise pour une +de ces créatures qui semblent s'abandonner, +non à tel homme plutôt qu'à tel autre, mais +qui étendent leur facile attachement sur tous +ceux qui veulent bien se charger d'elles. Et +cependant cette petite Mosquita n'avait pas +encore aimé, et Rodriguez, à qui elle venait +de s'offrir, devait être son premier et son dernier +amant.</p> + +<p>Cet enchantement d'une vie paisible, cet +enivrement d'un amour inattendu, et qui +s'offrait à lui sous des formes aussi piquantes, +lui fit oublier pendant quelques jours tout ce +qui auparavant l'avait occupé. Mosquita le charmait +par son ingénuité, et le touchait par +l'abandon de sa tendresse, enfantine. Sans cesse +attachée à ses pas, en évitant de l'importuner, +elle paraissait épier l'instant où elle pourrait prévenir +un de ses désirs, lui épargner un moment +d'ennui. Il se sentait presque honteux de se laisser +aller au charme qui l'environnait, et cependant +il y cédait avec une complaisance qu'il +n'avait pas encore connue.—Ah! disait-il à +sa maîtresse, je vois maintenant le tort que j'ai +eu. Je ne pourrai plus me séparer de toi, sans +éprouver un regret qui humiliera trop ma fierté.</p> + +<p>—Et pourquoi te séparerais-tu de moi?</p> + +<p>—Pour courir à des dangers que me réserve +une destinée que je veux remplir.</p> + +<p>—Eh bien! je te suivrai.</p> + +<p>—Me suivre sur mer, au milieu des combats, +parmi des forbans?</p> + +<p>—Suis-je devenue ta compagne pour ne +partager que ton bonheur? Tu me parles de +dangers, de combats, comme si près de toi +il pouvait y avoir quelque chose à craindre +pour moi. C'est la mort, n'est-ce pas, que je +pourrai trouver en te suivant? Mais crois-tu +que je vivrais, si tu t'éloignais de moi? Oh! +quand je me suis attachée à toi, c'est ma vie +que je t'ai donnée, et la liane doit mourir avec +l'arbre qu'elle a enlacé une fois.</p> + +<p>—Mais, Mosquita, entends-tu bien ces matelots +qui viennent m'arracher d'ici, en me +reprochant le temps que j'ai passé dans tes +bras! Vois, comme ils sont rudes et impitoyables! +Ils ne conçoivent pas comment j'ai pu +les oublier un instant pour toi, et ils ne me +pardonneraient pas, une fois à bord, ce qu'ils +appellent non pas une faiblesse, mais une lâcheté. +Les entends-tu crier à ta porte même +contre toi, qu'ils accusent de m'avoir retenu +quelques jours loin d'eux? Et les hurlements +de ces hommes effroyables ne t'intimident pas, +et tu ne frémirais pas de me suivre au milieu +de ces tigres!</p> + +<p>—Moi? non. Ne serais-je pas avec toi?</p> + +<p>—Mais s'ils voulaient t'arracher de mes bras, +aux dépens même de ma vie?</p> + +<p>—Oh! alors je mourrais contente, car tu +m'aurais défendue contre eux.</p> + +<p>—Je ne puis consentir à te laisser partager +un sort qui n'est pas fait pour toi, pour ta faiblesse, +pour ton sexe enfin.</p> + +<p>—Eh bien, je te suivrai malgré toi, quand +ce serait avec l'un de ces hommes que tu me +dépeins si terribles.</p> + +<p>—Allons! allons! capitaine, à bord, à bord! +hurlèrent au même instant une douzaine de +matelots ivres, qui venaient chercher Cavet. +L'ouvrage ne va pas à bord du brick, depuis +que vous vous êtes <i>encotillonné</i>. Ce n'est pas ça, +il nous faut un capitaine, il nous faut vous, +enfin; et puisque vous ne pouvez pas vous en +passer, amenez avec vous votre camarade de +lit, que Dieu confonde!</p> + +<p>—Vois-tu? s'écria Mosquita, ce sont ces +hommes-là même que tu voulais me faire redouter, +qui te donnent le même avis que moi. +Je te suivrai, je m'attacherai à tes pas, à toutes +tes actions, à ta vie, et la mort seule pourra me +séparer de toi, par qui j'existe, par qui je +pense, par qui je respire, enfin.</p> + +<p>—Eh bien, puisque tu le veux avec tant +d'acharnement, viens, suis-moi; mais surtout, +garde-toi bien de me reprocher, quel que puisse +être notre sort, la faiblesse d'avoir consenti à +t'enchaîner à une destinés de pirate.</p> +<br><br> +<a name="c8" id="c8"></a> + +<h3>8</h3> + +<h3>Appareillage pour courir bon-bord.</h3> + +<p>Un navire de cent pieds de tête en tête, fait +comme une moule, raz sur l'eau comme une +chaloupe, une mâture penchée sur l'arrière +comme si à chaque coup de tangage elle allait +tomber, quatorze caronades de 16, en batterie, +une pièce en fonte de 24, à pivot entre le grand +mât et le mât de misaine, un gréement en désordre, +des voiles mal pliées, et deux bords peints +en noir, tel était le brick espagnol que Cavet +avait enlevé, et sur lequel il se disposait à prendre +la mer.</p> + +<p>Son équipage avait été ramassé dans tous +les lieux où il avait pu se procurer des hommes +de bonne volonté. Quelques matelots colombiens +fort paresseux, des Américains criards +et entêtés, des Anglais vaillants et ivrognes, des +Français tapageurs et insubordonnés composaient +son personnel, et la bigarrure que l'on +remarquait dans tous ces gens rassemblés sur +le même bâtiment pour aller courir la même +fortune, aurait présenté quelque chose d'assez +piquant, sans l'effroi que devait inspirer cette +réunion d'êtres si semblables dans leur brutalité +et si différents dans leurs moeurs et leur +jargon.</p> + +<p>Cavet arrive à bord avec Mosquita. Quelques +matelots occupés dans les haubans à réparer +des enfléchures, se demandent, en les voyant +paraître: Quelle est cette femme-là?</p> + +<p>—La mienne! répond leur capitaine.</p> + +<p>—Eh bien, excusez: il paraît que le capitaine +veut naviguer avec de la viande fraîche. Elle n'est +pas déjà si déchirée sa petite camarade de lit!</p> + +<p>—Cette camarade de lit vous la respecterez, +ou nous aurons affaire ensemble.</p> + +<p>—Oui, mais nous verrons un peu quelle +langue elle parle. Cela ne nous empêchera pas +de la respecter, capitaine. D'ailleurs elle nous +portera bonheur. Il n'y a que les grandes dames +et les calotins qui jettent un mauvais sort +sur les navires. Mais les femmes à tout le monde, +ça c'est comme un morceau de corde de pendu, +ça porte bonheur.</p> + +<p>—Tu vois, dit avec affliction Cavet en se retournant +vers sa compagne, tu vois à quels +gens nous aurons affaire!</p> + +<p>—Ne serai-je pas toujours avec toi au milieu +d'eux! c'était-là la seule réponse que faisait +Mosquita aux observations de son amant.</p> + +<p>Le jour marqué pour l'appareillage, cinq à +six embarcations chargées de matelots ivres, se +rendirent à bord, et chacune d'elles semblait +vomir cette espèce immonde sur le pont de +<i>l'Albatros</i>. Les uns chantaient, criaient, beuglaient +en se rendant à bord; les autres se jetaient +à la mer tout habillés pour faire plus noblement +le trajet. Les canots du navire recueillaient +deux qui par fanfaronnade s'exposaient +ainsi à se noyer. En vain le capitaine avait-il +envoyé sur les vergues les hommes qui devaient +larguer les voiles: en vain encourageait-il les +autres à virer sur le câble pour mettre l'ancre +en haut: les voiles ne se larguaient pas, l'ancre +restait toujours au fond, et le pavillon colombien +flottant sur l'arrière du bâtiment couvrait +de son éclat tant de désordre et de turpitude. +Que de jurons se croisaient, que d'injures +grossières s'échangeaient à bord! Le capitaine +seul, impassible au sein de cette scène dégoûtante, +semblait attendre qu'il plût à ses gens +d'exécuter ses commandements. C'est demain, +se disait-il, que tout rentrera dans l'ordre, si +l'autorité, qu'ils méconnaissent encore aujourd'hui, +m'est laissée. Et il se promenait avec +calme sur son pont.</p> + +<p>Pour la pauvre Mosquita, retirée dans un des +coins du gaillard d'arrière, elle voyait sans oser +dire un mot toute cette confusion au milieu de +laquelle son amant lui paraissait admirable. +Toutes ses pensées, toute son amoureuse attention +se portaient sur lui, sur lui seul. C'était +un dieu pour elle, et les autres hommes des +misérables indignes d'un tel chef.</p> + +<p>Vers le soir enfin <i>l'Albatros</i> se trouva appareillé, +ou pour mieux dire mis en dérive par +son équipage. Le capitaine, placé à la barre, gouverna +le navire en dehors des passes, et, après +la manoeuvre, il voyait ses plus galants matelots +lancer des oeillades fripponnes à sa maîtresse, +et hasarder même de ces petites caresses lourdes +et brutales que Mosquita repoussait avec +plus de complaisance que de dure sévérité.</p> + +<p>—Comment finira tout ceci? disait-il, en +lui-même et en soupirant.</p> + +<p>Quelques pavillons jetés sur le gaillard d'arrière +et près du couronnement servirent de +couche au capitaine pendant la nuit. Un nègre, +qu'il avait pris depuis quelque temps en affection, +lui porta une paire de pistolets chargés. +Mosquita s'assit à côté de son amant, et la nuit, +une nuit de désordre encore, se passa dans cette +anxiété.</p> + +<p>Mais déjà même, au milieu de ses premières +et de ses plus vives appréhensions sur l'avenir, +l'amoureuse Mosquita sentait la douceur de se +voir rapprochée plus intimement de celui qu'elle +aimait plus que sa vie. Quel bonheur elle éprouvait +de pouvoir se dire qu'elle contribuerait +peut-être à charmer ou à préserver même une +existence si chère! Que son Rodriguez lui paraissait +beau au milieu de ces hommes terribles, +dont il s'était rendu le chef par la supériorité du +courage et l'empire de son mérite! Que d'avenir +dans ce regard perçant, qui semblait contenir +la destinée de tout le corsaire! que de noblesse +naturelle dans sa taille élevée, dans ses +traits simules et quelquefois si doux! Oh! sans +doute à terre, les autres femmes lui auraient +disputé victorieusement le bonheur de posséder +ce coeur si bien fait pour recevoir d'impétueuses +impressions. Mais là, à bord, seule avec lui, +sans cesse auprès de lui, elle pouvait sans craindre +de déchirantes rivalités, s'enivrer de la volupté +de posséder celui qu'elle adorait. La vie +sauvage du bord, l'aspect même de ces êtres +odieux que son amant était réduit à commander, +l'embellirait encore aux yeux de Rodriguez, +et ces épanchements intimes du fond du coeur +au milieu des dangers, la rendraient plus +chère à l'homme dont elle voulait seule occuper +tous les moments, toutes les pensées, toute +l'existence enfin.</p> +<br><br> +<a name="c9" id="c9"></a> + +<h3>9</h3> + +<h3><i>Courses, Combats.</i></h3> + + +<p>Sous le ciel bouillant et convulsif du tropique +du Cancer, s'étendent dans l'Occident des +mers qui vont baigner de leurs tièdes flots une +multitude d'îles et de rochers à peine connus +de notre froide Europe. Avec quelle pittoresque +bizarrerie et quelle capricieuse profusion la +Providence semble avoir semé ces terres tantôt +hautes et étroites, tantôt longues et basses, sur +ce golfe mexicain qui se recourbe du côté des +Florides et du côté de la Colombie, comme +pour resserrer dans ses bras immenses ces myriades +d'îles si diverses par leurs formes, et +pourtant si uniformes dans leur variété même! +Que de majesté dans ces montagnes audacieuses +qui semblent être tombées des nuages qu'elles +dominent, pour éteindre leur base volcanique +au sein des mers qui bouillonnent autour d'elles!</p> + +<p>Si jamais il put entrer dans les desseins de la +Providence de réserver aux malfaiteurs errants +sur les flots un asile où ils pussent perpétuer +leur brigandage, sans doute que c'est dans le +golfe du Mexique qu'elle a voulu créer un +théâtre à leurs funestes exploits, et leur ménager +un refuge contre les châtiments que la société +destine à leurs crimes. Parcourez ces petites +criques si bien cachées, ces ports naturels +si bien défendus par eux-mêmes contre les +croiseurs, et vous resterez convaincu que le +golfe du Mexique est bien mieux encore la +terre promise pour les pirates, que les Abruzzes +ou la Sierra-Morena pour les bandits de notre +continent.</p> + +<p>Ce fut dans ces parages, où la brûlante imagination +d'un jeune marin peut trouver encore +tant de poésie, que notre capitaine Rodriguez +voulut commencer ses courses, courses fatales +qui devaient bientôt remplir d'horreur ces mers +presque toujours si belles, si transparentes et +si paisibles! Ce fut sous l'ardeur de ce soleil si +majestueux et si fécond, qu'il sentit s'allumer +dans son coeur la passion des grandes choses, +mais des choses atroces qui retentissent aussi +dans le monde. Comment se fait-il que la chaleur +que l'on semble dérober au ciel de ces climats +incandescents, ne serve quelquefois qu'à +développer dans notre coeur la soif du pillage +et du sang humain!</p> + +<p><i>L'Albatros</i> était parti de Carthagène, le pont +couvert de ces bandits, qui jusque-là avaient +reconnu, pendant l'armement, l'autorité de +Rodriguez. Mais une fois au large, un des plus +hardis de l'équipage s'avance vers le capitaine, +et lui dit:</p> + +<p>—Au nom de tous nos gens, je te dégomme, +jusqu'à nouvel ordre, du titre de capitaine.</p> + +<p>Rodriguez s'attendait à cette destitution, et +même à la forme brutale sous laquelle elle +devait lui être annoncée.</p> + +<p>—Je veux bien, répond-il, rentrer dans la +classe des autres hommes de l'équipage. Mais +de quel droit me prives-tu ainsi de l'autorité +que m'a confiée le Libérateur?</p> + +<p>—De quel droit? Tu vas le savoir.</p> + +<p>Le Libérateur, d'abord, n'a pas enlevé le navire +que nous avons actuellement sous la plante +des pieds; mais il nous en a fait cadeau après +l'enlèvement auquel tu as aidé plus que n'importe +qui, c'est vrai. Cependant il ne faut pas +que ta part soit trop forte; et puisque le navire +nous a été donné à tous, nous nous trouvons +tous être armateurs du bâtiment. Il ne +s'agit plus que de choisir un capitaine qui +convienne à l'équipage.</p> + +<p>—Rien de mieux: le plus capable doit commander. +Choisissons.</p> + +<p>—C'est bien là ce que nous voulons faire +aussi, et le plus justement que nous pourrons. +As-tu un plan d'arrêté?</p> + +<p>—Aucun.</p> + +<p>—Eh bien, nous sommes déjà plus avancés +que toi, car nous en avons bâclé un, et un +fameux encore. Comme il n'y a que trois particuliers, +entre nous tous, capables de nous +commander, nous allons choisir aux voix qui +des trois sera gradé capitaine.</p> + +<p>—En ce cas, il faudra que chacun écrive +le nom de celui à qui il voudra accorder son +suffrage.</p> + +<p>—Oui, et il n'y a pas une douzaine d'entre +nous qui sachent écrire! J'ai un moyen de faire +l'affaire sans plume et sans papier; écoute, +voici mon plan: Chaque individu prendra un +biscaïen, une balle et une pomme de racage. +On mettra sur le capot d'arrière une baille de +combat. Toi, tu feras l'appel, et à mesure que +tu nommeras un homme de l'équipage, le +particulier larguera dans la baille de combat, +son biscaïen, sa balle ou sa pomme de racage, +selon son idée. Tous les biscaïens seront pour +toi, les balles pour Gouffier et les pommes de +racage pour moi, Pierre Chouart. Ça te chausse-t-il +un peu proprement?</p> + +<p>—Comme une paire de gants. Mais faisons +vite, car le navire ne peut pas rester sans commandement.</p> + +<p>—Eh bien, fais mettre vent-dessus-vent-dedans +pendant l'opération, et je vais expliquer +ma mécanique à tout notre monde.</p> + +<p>Rodriguez commande: Cargue la grand'voile, +amène déborde, et cargue les perroquets; borde +l'écoute de guy, masque le grand hunier, la +barre dessous, et halle bas le grand foc.</p> + +<p>La baille de combat est placée derrière: elle +servira d'urne pour le scrutin qui s'apprête. +Les biscaïens, les balles et les pommes de racage +sont distribués aux votants: ces objets tiendront +lieu de boules. Trois notabilités se chargent de +compter les suffrages. Au coup de sifflet de +silence, lancé par Pierre Chouart, tout le +monde se tait, Rodriguez fait l'appel. Chaque +votant passe à son tour. Les biscaïens tombent +lourdement au fond de la baille de combat: +les pommes de racage résonnent quelquefois, +mais il est bientôt facile de deviner que Rodriguez +l'emportera. Ses compétiteurs pâlissent. +Leur rire aigre et forcé dénote le dépit qu'ils +éprouvent. Le moment d'examiner et de compter +les suffrages arrive, quand tout l'équipage +a voté. On soulève la toile qui recouvre l'urne; +on fait le partage des voix: quatre-vingt-neuf +biscaïens pour Rodriguez, trente-six balles +pour Gouffier et vingt-cinq pommes de racage +pour Pierre Chouart.... Vive Rodrignez! vive +Rodriguez! Il est élu capitaine du corsaire +<i>l'Albatros, et malheur à qui lui désobéira!</i>—Capitaine! +lui crie-t-on de toutes parts, il faut +vous faire reconnaître. Attention, vous autres +tous, le capitaine va parler!</p> + +<p>Rodriguez prend en effet la parole:</p> + +<p>—Mes amis, vous m'avez reconnu pour +votre capitaine, et, sans me flatter, je crois +que vous avez bien fait. Je vous commanderai +rudement, et il faudra que vous m'obéissiez +sans murmure. Si je fais le capon, vous me +punirez après l'affaire. Si je vous traite injustement, +une fois à terre, vous me trouverez +prêt à m'aligner avec celui ou ceux qui auront +à se plaindre de moi. Mais à bord, vous m'avez +nommé chef, et je veux l'être tant qu'il me +restera une goutte de sang dans les veines et +une arme dans la main.</p> + +<p>—Bravo! bravo! capitaine. C'est parler +comme un livre, ça, et nous vous obéirons!</p> + +<p>—Vous avez donné aussi vos suffrages à +Gouffier et à Pierre Chouart: l'un doit être +second du bord, et Pierre Chouart, lieutenant. +Les capitaines de prise, je les nommerai à ma +fantaisie, et d'après la manière dont les officiers +que j'aurai choisis se seront comportés. Les +maîtres sont déjà trouvés. Moralès sera maître +de manoeuvre, Bugalet, contre-maître; Fillon +commandera la batterie, et chaque matelot +gouvernera à son tour. Cela vous va-t-il? +J'écouterai pendant une heure toutes les observations +qu'on voudra me faire. Passé ce +temps, plus de réclamation, et vogue la galère: +tout le monde à son poste, le navire +sera droit.</p> + +<p>—Non, non, pas d'observation, vive le +capitaine! c'est un bon b...., vive le capitaine +Rodriguez!</p> + +<p>—J'ai encore cependant une autre chose à vous +demander, et j'ai besoin de vous consulter.</p> + +<p>—Parlez! parlez! capitaine; nous vous écoutons. +Maître Moralès, sans vous commander, +disent les matelots, voudriez-vous faire faire +silence?</p> + +<p>Le coup de sifflet de silence se fait entendre: +tout le monde se tait, et Rodriguez reprend:</p> + +<p>—Sur quels navires courrons-nous, avec +notre pavillon colombien?</p> + +<p>—Sur tous les navires, capitaine.</p> + +<p>—Mais la république, que nous servons, +n'est en guerre qu'avec les Espagnols, et, +d'après nos instructions, nous ne devrions +courir que sur les bâtiments ennemis de la +république.</p> + +<p>—Les Espagnols n'ont presque pas de navires +en mer: il n'y aura rien à faire avec eux, +<i>c'est</i> des raffalés. Courons sur tout le monde.</p> + +<p>—Mais ce sont les seuls ennemis pourtant +que nous devions combattre!</p> + +<p>—Si nous attaquons pas moins les Anglais +et les Américains, ils nous répondront, et de +cette manière ils deviendront nos ennemis.</p> + +<p>—Vous voulez, par conséquent, que nous +attaquions tous les navires que nous pourrons +rencontrer à la mer?</p> + +<p>—Oui, oui, certainement. C'est le plus sûr +pour ne pas se tromper.</p> + +<p>—Mais c'est donc de la piraterie que vous +voulez faire, et non pas de la course?</p> + +<p>—Course ou piraterie, ça nous est égal, +pourvu que nous fassions notre beurre.</p> + +<p>—Eh bien! nous courrons sur tous les bâtiments, +et nous sauterons à bord de ceux +que nous pourrons amariner. C'est bien votre +avis et celui de tout le monde?</p> + +<p>—Mais un peu. N'est-ce pas, vous autres?</p> + +<p>—Oui, oui. C'est notre idée.</p> + +<p>—C'était aussi la mienne, mais j'étais bien +aise d'avoir là-dessus l'assentiment général. A +présent que je suis certain de votre opinion, +le temps des réclamations est passé.</p> + +<p>—Pardon, excuse, dit un gros gaillard, en +s'avançant vers Rodriguez; il n'y a pas encore +une heure de passée depuis votre avancement +au grade de capitaine, et j'ai une observation +à vous faire.</p> + +<p>—Laquelle? Parle vite, car tu n'as pas cinq +minutes à causer.</p> + +<p>—Je venais vous demander sur quel pied +est à bord le petit camarade de lit que vous +avez amené à la traîne avec vous ce matin?</p> + +<p>—Sur quel pied? Mais sur ses deux pieds, +ce me semble.</p> + +<p>—Ce n'est pas ça que je veux dire; je veux +dire à quoi elle servira à bord, cette femme, +ou cette fille, comme vous voudrez l'appeler?</p> + +<p>—Puisqu'il faut te l'expliquer, elle me servira +de femme.</p> + +<p>—Mais ce n'est pas juste, cela. Il n'y aura +que vous qui aurez une femme, à bord?</p> + +<p>—Et pourquoi pas? pourvu qu'elle n'ait +pas des parts de prise.</p> + +<p>—Mais la ration qu'elle mangera et la place +qu'elle va occuper, comment les gagnera-t-elle?</p> + +<p>—Sa ration, je la paierai; sa place, elle l'aura +dans ma cabane, que je partagerai avec elle.</p> + +<p>—Mais si cette petite amoureuse vient à +aimer quelques-uns de nous, et à ne plus vous +aimer, aurez-vous le droit de la chicaner dans +sa manière de faire l'amour à sa fantaisie?</p> + +<p>—Non. Je ne prétends pas plus la gêner +dans ses goûts, que vous autres ne devez prétendre +à la contrarier dans son choix. Après +l'avoir admise à bord, aucun de vous ne pourra +pas plus la contraindre à aimer qui bon vous +semblera, que vous ne pourriez forcer l'un +d'entre vous, à avoir de l'amitié pour un de +nos gens qui ne lui plairait pas.</p> + +<p>—Ah mais, il faut s'entendre cependant....</p> + +<p>—Il est inutile de prolonger cette discussion, +dit Mosquita impatientée. Vous avez parlé +de ma ration à bord, cette ration je veux la gagner +en me rendant utile. A quoi suis-je bonne? +A faire la cuisine, à servir le capitaine? Eh +bien, je ferai l'une, et je servirai l'autre. Quant +à mes sentiments de préférence, il sont à moi: +j'aimerai qui je voudrai, et personne ne viendra +contrarier mon choix. Dès ce moment, je +suis à bord comme tout autre; je ne demande +rien, qu'à me rendre utile et qu'à rester tranquille +au milieu de vous tous.</p> + +<p>Rodriguez, à ce mouvement de Mosquita, +la contemple, comme enchanté de son énergie +et du parti qu'elle a su prendre. Les matelots, +témoins de la résolution de l'amazone colombienne, +la regardent avec une sorte de bienveillance, +et, en s'en allant sur le gaillard d'avant, +ils se disent: Pardieu, elle a l'air d'être taillée +sur un bon gabarit de femme, cette petite +brune-là! Et dès lors Mosquita put compter +sur les brusques égards de tout le monde.</p> + +<p>L'intrépide Colombienne ne se borna pas à +une stérile résolution. Le soir même on la vit, +habillée en petit matelot, prendre son poste à +la cuisine, et aider les hommes de chaudière à +préparer et à faire bouillir les aliments destinés +au souper de l'équipage. Cette détermination +si étrange dans une jeune fille aussi gentille, ce +zèle si absolu, étonnèrent les plus rudes, et +produisirent l'effet que Mosquita en attendait. +En moins de quelques jours, elle devint l'objet +des égards les plus délicats que des forbans +puissent avoir pour une femme, et elle se +trouva avoir conquis la bienveillance de ceux +des matelots qui avaient vu avec le plus de répugnance +son arrivée à bord de <i>l'Albatros</i>. Rien +de plus plaisant que l'empressement que mettaient +les hommes placés à la cuisine, pour lui +rendre moins désagréables les soins et le travail +qu'elle s'était imposés et qu'elle continuait avec +une résolution inébranlable. Avait-elle besoin +d'eau, aussitôt cinq à six farouches matelots se +disputaient le plaisir d'aller remplir son bidon +dans la cale. Fallait-il chercher du bois pour +alimenter le feu sur lequel bouillait la chaudière +de l'équipage, c'était à qui le premier lui apporterait +quelques bûches fendues. L'un épluchait +un giraumon pour sa soupe, l'autre écumait +le large pot-au-feu du bord. Aucun des +gens du corsaire ne se serait permis d'allumer +sa pipe à la cuisine sans en demander la permission +à la jolie <i>cookeresse</i>, car c'était le nom +qu'on lui donnait sur le gaillard d'avant, où elle +avait établi l'empire de sa gentillesse. Quelquefois +il lui fallait acheter, il est vrai, par quelques +petits désagréments l'avantage de vivre en +paix avec tout son monde. Tantôt c'était un +matelot fringant qui, prétentieux diseur de +bons mots, cherchait, après avoir mis sa chique +en poche, à lui ravir familièrement un baiser. +Tantôt c'était un audacieux gabier qui lui serrait +la taille en laissant échapper une expression d'amour +et de regret de ne pouvoir en faire davantage. +Mais un revers de main appliqué au premier, +on un <i>finissez donc</i> très-sec, signifié au +second, délivraient bientôt Mosquita de ces +galantes importunités.</p> + +<p>Pour le capitaine Rodriguez, il était émerveillé +de l'adresse et du courage de sa petite +compagne. C'était le soir seulement qu'il pouvait +la posséder tout entière, mais alors qu'il +se dédommageait avec ivresse de la contrainte +que lui avait imposée le jour! Retiré avec elle +dans son étroite chambre, il retrouvait, dans les +plus intimes épanchements, ces moments de +bonheur et de confiance que sa Mosquita lui +avait fait goûter à Carthagène. La vie bruyante +et sauvage du bord, l'aspect brutal d'un équipage +d'hommes désordonnés, ne servaient +même qu'à lui rendre plus chers et plus doux +les instants où il pouvait entendre la voix passionnée +de sa maîtresse, et jouir du bonheur de contempler +ses traits, où se peignait la joie d'avoir +fait à l'amour le plus absolu des sacrifices.</p> + +<p>Ce fut dans un de ces instants de calme et de +tendre recueillement que la maîtresse de Rodriguez +lui révéla un complot qui le menaçait, +et sur lequel il n'avait conçu encore aucune +défiance.</p> + +<p>—Tu vois bien, lui dit-elle, ces hommes qui +te prodiguent les marques de la déférence la +plus complète. Eh bien, ce sont ceux-là même +qui t'en veulent le plus! Tu me disais, pour me +détourner du projet de t'accompagner, que +je ne connaissais pas ces gens au milieu desquels +nous allions vivre. Sache aujourd'hui +que je les connais mieux que toi-même tu ne +pourrais le faire. C'est sur leurs physionomies, +c'est par quelques mots échappés à plusieurs +d'entre eux, que j'ai appris, en cachant l'émotion +que leurs desseins m'inspirent, la trame +qu'ils ont formée contre toi.</p> + +<p>—Et quel est donc leur projet, quelle est +donc cette trame?</p> + +<p>—De t'arracher peut-être la vie, ou tout au +moins le commandement du corsaire.</p> + +<p>—Lequel d'entre eux oserait se mettre à la +tête d'un complot qui soulèverait contre ses lâches +auteurs tout l'équipage qui m'a reconnu +pour son chef? Serait-ce Gouffier, celui que +j'ai choisi moi-même pour mon second?</p> + +<p>—Non, lui je le crois attaché à toi. Mais je suis +presque sûre que ton lieutenant, Pierre Chouart, +doit se mettre à la tête des révoltés, que ses +conseils ont disposés à tenter un coup de main.</p> + +<p>—Et qui encore a-t-il réussi à égarer? les +plus misérables et les plus mutiles de mes hommes, +sans doute?</p> + +<p>—Une vingtaine d'entre eux, si j'en crois ce +que j'ai entendu sans qu'on soupçonnât l'attention +avec laquelle j'ai tout écouté, tout saisi.</p> + +<p>Et alors Mosquita nomma à son amant, indigné +de tant d'audace, les complices de la révolte +qu'elle avait soupçonnée et découverte.</p> + +<p>—Cela me suffit, s'écria Rodriguez. Je frapperai +un grand coup avant qu'ils n'aient pu +préparer celui qu'ils me destinent. Je suis libre +de choisir les hommes qui devront équiper nos +prises.... Oui, oui, ils apprendront quelle vengeance +je prépare aux traîtres qui veulent si +lâchement me perdre.... Mais il me faudrait +trouver un navire, et par une fatalité inconcevable, +depuis notre sortie nous n'avons encore +rien vu, rien aperçu... Oh! les malheureux, ils +ne savent pas ce que je puis contre eux.... Ils +l'apprendront bientôt!</p> + +<p>—Et quelle est donc ton intention, mon +ami? Comme tu es agité... Oh! je t'en supplie, +cache-leur bien ta colère: ils soupçonneraient +trop tôt peut-être ce qu'il faut leur taire encore +par prudence.</p> + +<p>—Mais n'entends-je pas du bruit sur le +pont?.... Oui, il me semble avoir entendu parler +d'un bâtiment... Si par un coup du ciel c'était.... +Montons, montons! On m'appelle!... +Oui, oui, c'est un bâtiment... Mosquita, prépare-moi +mes armes! viens! viens! c'est un +bâtiment!</p> + +<p>Gouffier était de quart, il avait appelé en +effet le capitaine pour lui montrer un navire +qui semblait courir à contre-bord d'eux. En un +instant les deux bâtiments sont l'un sur l'autre, +poussés par la brise avec une égale vitesse. On +crie: <i>Tout le monde sur le pont!</i> à bord du corsaire. +À ce commandement chacun vole à son +poste de combat. Le navire aperçu, sans avoir vu +le corsaire, continue à courir sa bordée, et il ne +commence à manoeuvrer pour éviter <i>l'Albatros</i>, +que lorsqu'il lui est devenu impossible de ne +pas l'aborder. On crie à bord des deux bâtiments. +L'équipage de Rodriguez demande à faire +feu en accostant le navire. <i>Ce ne sera rien que +pour essayer nos pièces, capitaine</i>, hurlent quelques +hommes.—<i>Non, non</i>, leur répond Rodriguez, +<i>arrêtez le feu.... Vous ne voyez donc pas +que c'est un bâtiment marchand. Sautons à bord +et amarinons-le en silence, puisqu'il a été assez +bête pour venir s'empêtrer avec nous!</i></p> + +<p>Les forbans pleuvent à bord du bâtiment +abordé. Le capitaine de ce malheureux navire +ne se réveille qu'au bruit de la moitié d'un +équipage qui tombe sur son pont; il ne trouve +d'asile contre la chasse que lui donnent les assaillants, +qu'en passant à bord du corsaire qui +vient de l'attaquer.</p> + +<p>—Capitaine Rodriguez, le navire est amariné, +crie Gouffier, le premier sauté à bord de +la prise.</p> + +<p>—C'est bien, Gouffier. De quoi est-il chargé?</p> + +<p>—De cailloux, capitaine; c'est une mauvaise +barque anglaise sur lest.</p> + +<p>—Dépêtrons-nous de lui; coupons tout ce +qui gêne pour le faire déborder du corsaire. +Pierre Chouart, sautez à bord, mon ami, avec +quelques-uns de nos gens; vous prendrez le +commandement de la prise jusqu'à ce que nous +ayons pu nous débrouiller et reconnaître ce +qu'elle vaut.</p> + +<p>—Quels hommes voulez-vous que je prenne +avec moi, capitaine?</p> + +<p>—Ceux qu'il vous plaira de choisir. Je m'en +rapporte à vous. Nommez-les et ils vous suivront.</p> + +<p>Rodriguez, en agissant ainsi, avait son plan. +Il savait bien que l'officier dont il voulait se +défaire, désignerait pour l'accompagner sur la +prise, qu'on ne devait conserver que quelques +heures, ceux des marins sur lesquels il comptait +le plus pour exécuter le complot qu'il avait +préparé.</p> + +<p>Pierre Chouart en effet prend une quinzaine +de marins. À mesure qu'il les nomme, Mosquita +fait remarquer à son amant que chacun +d'eux fait partie de la bande dont elle-même +lui a déjà désigné les complices. Laisse-le s'entourer +de ses affidés, répond Rodriguez. Chacun +des noms qu'il appelle est un arrêt de mort +qu'il prononce.</p> + +<p>—Quel est donc ton projet, Rodriguez? Tu +es tranquille et cela me rassure.</p> + +<p>—Oui, je suis tranquille, mais c'est le calme +de ma vengeance à moi..... Eh bien, Pierre +Chouart, êtes-vous à bord avec vos hommes?</p> + +<p>—Oui, capitaine: à présent que les deux +navires sont parés l'un et l'autre, je vais me +tenir à portée de pistolet de vous.</p> + +<p>—C'est cela, mon ami, à portée de pistolet. +Vous avez deviné parfaitement mon intention.</p> + +<p>Mais à peine les deux bâtiments sont-ils en +train de faire route presque bord à bord, que +la scène change. Rodriguez ordonne à ses gens +de reprendre leur poste de combat. Tout le +monde lui obéit sans savoir ce qu'il prétend +faire. C'est pour faire l'appel, disent les uns. +Non, c'est pour nous commander un tour +d'exercice, disent les autres. L'équipage ne resta +pas long-temps dans l'incertitude sur l'intention +de son chef. Monté sur le dôme de la chambre, +Rodriguez, au milieu du silence le plus profond, +s'adresse ainsi à son équipage attentif:</p> + +<p>—Enfants, un complot devait éclater à bord +contre moi, que vous avez nommé votre chef. En +m'arrachant la vie, c'était le grade que je tenais +de vous, que l'on voulait anéantir. Vous m'avez +demandé à essayer vos pièces et notre poudre +contre ce navire-là: eh bien, voici l'occasion de +vous satisfaire. Il faut punir les traîtres qui voulaient +enlever le corsaire sur les cadavres de +leurs camarades. Délivrés de ces lâches, dont +nous devons faire un exemple sanglant, il n'y +aura plus que des braves à bord, dévoués les +uns aux autres à la vie et à la mort. Parez-vous +partout à faire feu à mon commandement.</p> + +<p>—Quels sont ces traîtres, capitaine Rodriguez?</p> + +<p>—Les voilà! Et il montre la prise montée par +Pierre Chouart. Puis, prenant son porte-voix, +et s'adressant à celui-ci:</p> + +<p>«Pierre Chouart, recommande ton âme à Dieu! +Nous venons à bord du corsaire de prononcer +ton jugement et celui de tes infâmes complices. +Traître et lâche, apprends à mourir de la main +de celui que tu voulais assassiner.»</p> + +<p>Pierre Chouart, altéré par ces paroles qu'il +entend sortir comme un coup de foudre, du +porte-voix de Rodriguez, prie en grâce son capitaine +de suspendre un moment sa colère et +d'entendre sa justification. La prise fait un +mouvement pour approcher le corsaire, et les +hommes qui la montent élèvent leurs mains +suppliantes vers le ciel, en criant qu'ils ont été +égarés par le perfide Pierre Chouart. Mais Rodriguez, +au moment où la prise va l'accoster, +fait donner un coup de barre pour l'éviter, et +il commande le feu. Une bordée lancée à bout +portant et à double charge en fut assez pour +faire voler en éclats le malheureux bâtiment, +dont la coque, percée, mitraillée et hachée, +s'abîma bientôt sous les flots.</p> + +<p>Loin d'être troublé par ce spectacle horrible, +Rodriguez, satisfait d'avoir essayé l'étendue de +son empire sur les gens de son équipage, leur +dit froidement ces mots au moment où le bruit +de la volée venait de s'éteindre sur les vergues +ensanglantées: Mes amis, nos pièces sont en +bon état, et notre poudre est excellente! Vous +pointez bien, et je serais indigne de vous commander, +si je n'étais pas content de vous. Double +ration à tout le monde. Mosquita, embrasse-moi: +tu n'as pas seulement détourné la tête +pour ta première volée.</p> + +<p>Ils allèrent, les forbans de <i>l'Albatros</i>, prendre +leur double ration à la cambuse en chantant, +en se félicitant d'avoir fait couler comme +un plomb le navire sur lest. Il n'était bon qu'à +cela, disaient-ils, et notre capitaine, l'as-tu vu? +C'est un b..... qui a de la tête et qui parle bien +au moins... Quelle carotte de longueur il vous +a tirée à son lieutenant Pierre Chouart!</p> + +<p>—Oui, une fameuse carotte, et Pierre +Chouart a dû l'avaler en faisant une drôle de +grimace!</p> + +<p>—Ecoute donc, il voulait toujours faire des +cabales, et moi je n'aime pas les cabales. À bord +d'un corsaire, il faut un peu de subordination, +d'autant que nous pourrons envoyer notre capitaine +par-dessus le bord s'il ne nous va pas.</p> + +<p>—Celui-là par-dessus le bord! oui, on t'en +fricassera! Il nous ferait plutôt à tous battre des +entrechats en l'air, en faisant sauter la barque, +le brigand qu'il est!</p> + +<p>—On dira tout ce qu'on voudra, mais +c'est un poulet, et un bel homme! A-t-il donc +l'air guerrier, le chien, quand il commande le +feu! Tiens, j'étais à la barre tout-à-l'heure +quand nous avons envoyé des prunes qui n'étaient +pas cuites, à la prise anglaise: eh bien, le +fanal de l'arrière donnait sur la figure du capitaine, +et je te fiche mon billet qu'il avait une +mine bien bordée, va!</p> + +<p>—C'est un lapin, je ne dis pas le contraire, +et il y a plaisir à en découdre avec +un particulier de ce calibre. Avec lui, au +moins, on peut dire: <i>Enlevez, c'est pesé!</i>... Le +vin de la cambuse est bon tout de même! C'est +dommage qu'il faille ménager les vivres, car +une double ration, c'est pas assez pour des +hommes qui ont le gosier sec. Il n'y a rien qui +vous porte à la soif comme la <i>brûlure</i> de la +poudre et un coup de peigne.</p> + +<p>Tout se réduisit, à bord du corsaire, à des +conversations pareilles entre les matelots. Mais +le sang-froid et la cruauté même de Rodriguez +produisirent sur son équipage une impression +profonde. Ses hommes, en admirant en lui une +résolution qu'aucun d'eux n'aurait osé avoir, +apprirent à le respecter comme le seul qui put +les commander avec fermeté, et maintenir à +bord la discipline qu'il leur fallait pour faire +quelque chose de profitable à chacun. Une occasion +nouvelle de prouver combien il était fait +pour les diriger avec intelligence, se présenta +bientôt.</p> + +<p>Une chaloupe gréée de deux voiles fut aperçue +à cinq ou six lieues de l'île de la Marguerite, +sur laquelle <i>l'Albatros</i> courait à toutes +voiles. L'embarcation, en voyant un bâtiment +tout noir cingler sur elle avec une marche qui +devait lui paraître supérieure, revira de bord, et +prit chasse aussitôt. Rodriguez la poursuit: il la +gagne, il l'accoste. Seize hommes armés de sabres +et de carabines la montaient; un pierrier +établi sur l'avant composait toute son artillerie.</p> + +<p>—Qui êtes-vous? demanda Rodriguez à celui +qui paraissait être le patron de la barque.</p> + +<p>—Ce que nous sommes, commandant? +Nous ne sommes rien du tout; nous gagnons +notre vie à pêcher, au large de la Marguerite, +quelques perles, comme vous savez bien qu'on +en trouve quelquefois dans ces parages.</p> + +<p>—Vous pêchez des perles avec des carabines +et des sabres? Il parait que c'est une nouvelle +manière de prendre du poisson et des bijoux.</p> + +<p>—Oui, c'est notre manière à nous, et nous +ne faisons pas grand'-chose. Vous voyez aussi +combien nous sommes pauvres.</p> + +<p>—Votre façon de faire la pêche ne me convient +pas; et si vous ne me dites pas dans cinq +minutes, montre à la main, ce que vous cherchiez +ici, je vous ferai pendre tous les seize au +bout de mes vergues, comme des gâte-métier, +faisant la piraterie de manière à compromettre +d'honnêtes forbans comme nous.</p> + +<p>—Ah grands dieux! commandant, est-ce +que, par la bonté divine, vous seriez des pirates? +Le ciel en soit loué! Vous pouvez nous assister, +et nous partagerons.</p> + +<p>—Voyons un peu ce que tu veux dire. Accoste +à bord avec ton bateau, et si tu es un +bon enfant, nous pourrons faire des affaires +ensemble... Envoyez une amarre devant à cette +embarcation, et ne laissez monter à bord que +le patron.</p> + +<p>Une fois arrivé sur le pont du navire, le patron +Raphael adressa ces mots au capitaine Rodriguez, +après lui avoir fait trois humbles saluts +et lui avoir souhaité la bénédiction de +Dieu:</p> + +<p>«Il faut que vous sachiez, mon commandant, +qu'un gros trois-mâts espagnol a relâché +pour une voie d'eau, à la Marguerite. Il a fallu +mettre sa cargaison à terre pour l'abattre en +carène. Dès que la réparation a été faite, nous +avons été employés à refaire son arrimage, +car nous sommes tous de pauvres arrimeurs +à une gourde par jour. A présent que ce navire +se dispose à partir, nous nous sommes associés +pour louer cette chaloupe, et venir l'attendre, +armés de carabines, afin de l'enlever. +Comme il a des barils de piastres à bord, et +que nous savons où ils sont placés, nous ne +serons pas embarrassés de les trouver.</p> + +<p>—Où allait ce navire? Combien d'hommes +d'équipage a-t-il?</p> + +<p>—Il va à Campêche. Il a vingt hommes +d'équipage, mais des mollasses, qui ne demandent +pas mieux que de se laisser prendre. +Tenez, à présent que nous approchons de +terre, vous pouvez découvrir sa mâture, dans +cette petite fente de la côte, là, dans le Nord-Est +du compas...</p> + +<p>—Eh bien, sais-tu, patron Raphael, ce +qu'il nous faut faire pour ne donner aucune +défiance au capitaine de ce bâtiment, qui +craindrait d'appareiller peut-être, après avoir +vu un brick de ma façon?</p> + +<p>—Non, mon commandant; mais je m'en +rapporterai à vous, et j'écouterai vos conseils, +comme si c'était la bonne vierge Sainte-Marie +qui me parlât par votre noble et sincère bouche: +<i>In nomine patris, filii et spiritûs sancti, +amen!</i></p> + +<p>—Fais-nous grâce de tes prières, et écoute-moi.</p> + +<p>—Je vous écoute, illustre commandant</p> + +<p>—Je vais carguer toutes mes voiles: tu vas +aller, avec ta chaloupe, me haller par l'avant, +comme si le brick avait besoin de ton secours, +et voulait gagner, avarié, un mouillage près de +la côte.</p> + +<p>—C'est cela, mon commandant; je vous +comprends très-bien, et une fois que vous +serez à l'ancre, je rentrerai dans le port, en +disant au capitaine espagnol que vous êtes un +bâtiment anglais en croisière, venu pour boucher +une voie d'eau; que je vous ai donné aide +et assistance avec ma chaloupe, et que...</p> + +<p>—Saute plus vite que ça dans ton embarcation. +Tu diras après au capitaine du trois-mâts +tout ce que tu jugeras convenable. Qu'il +te suffise de savoir que si nous amarinons ce +navire, tu recevras pour ta part une récompense +proportionnée aux services que tu nous +auras rendus.</p> + +<p>Les voiles de <i>l'Albatros</i> sont carguées et +serrées: la chaloupe de Raphaël nage sur +l'avant du brick contre le vent: les autres canots +du corsaire aident la chaloupe. En quelques +heures <i>l'Albatros</i> atteint un bon mouillage, +d'où il peut être vu du navire espagnol. +Un grand pavillon anglais est déployé sur l'arrière +du pirate. Raphael revient dans le port, +et il annonce partout que le brick qu'a remorqué +sa chaloupe, n'a jeté l'ancre que pour visiter +quelque couture molle un peu au-dessous +de sa flottaison, et boucher une petite voie +d'eau; qu'ensuite il appareillera pour continuer +sa croisière contre les forbans. Il nomme le +brick au capitaine de <i>la Quintanilla</i>, c'est le +nom du trois-mâts espagnol; il cite même le +nom du commandant anglais. Par San-Antonio, +dit l'Espagnol, la circonstance est favorable +pour moi. Tandis que ce croiseur anglais sera +mouillé près de l'ile, je pourrai appareiller +sans craindre les forbans qui rôdent toujours +dans ces parages. Les scélérats craignent les +bâtiments de guerre, comme les voleurs la +corde: ils les sentent à vingt lieues à la ronde. +J'appareille demain.»</p> + +<p>Raphael vient la nuit, dans une pirogue, +rendre compte à Rodriguez des intentions du +capitaine espagnol. Rodriguez fait des dispositions +pour tromper ce malheureux capitaine. +Il ordonne de dépasser les mâts de perroquets +de <i>l'Albatros</i>, de mouiller une ancre par le travers, +et de frapper sur le câble de cette ancre, +et sur celui de l'autre ancre de mouillage, deux +cayornes qui, crochées à la tête des bas-mâts, +inclineront le brick comme s'il était à moitié +abattu en carène. <i>L'Albatros</i>, bientôt couché +sur le côté de tribord, présente le flanc opposé, +à des hommes qui, dans les embarcations du +bord et la chaloupe de Raphael, font semblant +de visiter et de réparer les coutures avariées.</p> + +<p>C'est à la clarté naissante du matin que cette +petite comédie se jouait sur les flots tranquilles, +et des forbans étaient les acteurs de cette +scène.</p> + +<p>La pauvre <i>Quintanilla</i> avait aussi mis sous +voiles aux premiers rayons de l'aurore. Loin +d'éprouver la défiance qu'aurait dû lui inspirer +l'aspect d'un navire comme <i>l'Albatros</i>, le crédule +capitaine espagnol comptait, au contraire, +sur la présence du brick, qu'il supposait anglais. +<i>La Quintanilla</i> quitte donc le port, ses basses +voiles sur les cargues, ses huniers bien étarqués +et bien bordés, les perroquets hissés à bloc. La +brise du matin enfle les voiles et semble se jouer +dans son gréement, en apportant aux matelots +les douces émanations des fleurs de la côte, couvertes +de rosée. Les cris cadencés des hommes +qui hallent sur les cordages, vont réveiller les +échos sonores de la terre, qui fuit battue par les +lames que le navire forme en fendant les flots +encore brunis par les dernières ombres de la +nuit. Le soleil dore déjà l'horizon; tous les objets +reprennent leur forme naturelle avec le +jour, autour du bâtiment; on aperçoit sur l'avant, +le brick, que l'on a pris la veille pour un +croiseur anglais, la mâture penchée et le côté de +tribord éventé. A mesure qu'on l'approche, on +l'observe avec plus de curiosité. C'est un beau +navire et qui doit bien marcher, dit le capitaine +espagnol à son second. Voyez dans cette longue +vue, ces façons si fines, cet élancement et +cette quête!....</p> + +<p>—Effectivement, capitaine, c'est un bâtiment +qui doit bien escarpiner, mais qui ne doit +pas porter grand'-chose. Il me semble même +plus fin que la plupart des bricks de guerre de +construction anglaise. Quel bau il a! On rebat +les coutures de son côté de tribord; entendez-vous +les coups de maillet des calfats?</p> + +<p>—Oui, le voilà dans la position où nous nous +trouvions, il y a quinze jours, cherchant une +voie d'eau. Mais à bord d'un navire de guerre il +y a tant de ressources: c'est couvert d'hommes +cela. Vous voyez, par exemple, ce brick: hé +bien le voilà abattu presque en carène en haute +mer.... Là.... il a frappé ses cayornes d'abattage +sur deux ancres.... Allez donc faire une +opération aussi hardie à bord d'une barque +marchande de 400 tonneaux comme nous, avec +vingt hommes d'équipage!</p> + +<p>—Voilà que nous allons passer à le ranger, +capitaine. Voulez-vous que nous hissions notre +pavillon?</p> + +<p>—Sans doute; montrez-lui nos couleurs et +saluez-le en amenant et rehissant trois fois le +pavillon national. Nous lui devrons peut-être +l'avantage de pouvoir sortir sans avoir quelque +forban à nos trousses, et il est bien juste que +nous lui rendions hommage.</p> + +<p>Pendant ce paisible entretien entre le capitaine +et le second de <i>la Quintanilla</i>, une scène +toute différente se passait à bord de <i>l'Albatros</i>. +Quelques hommes, placés à tribord dans les embarcations, +faisaient bien mine de tapoter à coups +de maillet sur les bordages: mais sur le pont, +une partie de l'équipage était parée à filer les +cayornes pour redresser le navire, et une autre +partie disposée à hisser les voiles, guinder les +mâts de perroquets passés sur l'arrière du tenon +des mâts de hune. Rodriguez, assis sur son +couronnement et caché par l'extrémité des bastingages +de l'arrière, guette à la longue vue, +d'un oeil avide, le trois-mâts qui va passer à +côté de lui. C'est une proie facile, qu'il convoite +et qu'il brûle d'étreindre dans ses serres. Le capitaine +espagnol salue à portée fusil <i>l'Albatros</i>, +qui, pour répondre à son salut, élève et amène +par trois fois dans sa mâture inclinée, le pavillon +anglais avec lequel il abuse son confiant +ennemi. Oui, saluons-le bien, dit Rodriguez à +voix basse: bientôt, quand il sera au large, +nous le saluerons autrement qu'avec cette misérable +étamine.</p> + +<p>L'Espagnol file toujours; il dépasse le corsaire, +il est déjà plus éloigné de terre que +celui-ci... C'est alors que les coyornes qui tenaient +<i>l'Albatros</i> couché sur les flots sont filées +peu à peu, et que le brick se redresse fièrement +sur ses lignes d'eau; c'est alors que, par +un mouvement qui tient presque de la magie, +tant il est prompt et sûr, les vergues, qui se +trouvaient apiquées, se croisent carrément sur +les bas-mâts et sur les mâts de hune. Les huniers +montent lentement à tête de bois, les mâts +de perroquets s'élèvent sur leurs guinderesses, +et les perroquets presque en même temps grimpent +le haut des calle-haubans pour être gréés +sur leurs mâts, déjà mis en clé.</p> + +<p>—Voyez donc, fait remarquer le capitaine +espagnol à son second, voyez comme ce navire +anglais semble se redresser!</p> + +<p>—C'est le changement de position, capitaine. +Il nous paraît maintenant sous un autre aspect +que lorsque nous nous trouvions par son travers.</p> + +<p>—Non, je ne me trompe pardieu pas, ses +huniers montent sur leurs drisses; il guinde ses +mâts de perroquets! Ah Dieu tout puissant, +si c'était un forban, à présent que nous sommes +au large!... Revirons de bord, rentrons avant +qu'il n'ait le temps de nous couper la terre.</p> + +<p>Il n'est plus temps, <i>l'Albatros</i> est sous voiles: +il marche comme un dauphin, et, avec ses +huniers qu'il largue et ses basses voiles qu'il +vient d'amurer, il pourrait sans ses perroquets +gagner <i>la Quintanilla</i>, comme l'agile dorade +atteint le poisson volant qui cherche à fuir sous +la lame qu'il perce de ses ailerons. Et comment, +imprudent Espagnol, as-tu pu ne pas deviner un +corsaire à cette coque si noire, à cette guibre si +élancée, à cette haute mâture penchée sur cet +arrière qui rase la mer, et enfin à cette multitude +de matelots qui bouillonnaient sur ce large +pont bordé de caronades! Tremble maintenant +à l'approche de ces voiles brunes que la brise +pousse vers toi avec tant de vitesse; tremble +surtout à la vue de ces figures sinistres qui se +grouppent sur l'avant du pirate! Ce pavillon +anglais, qui t'a si grossièrement abusé, va s'amener +pour céder sa place sur la drisse, à un +pavillon colombien. Reconnais maintenant ta +funeste erreur en voyant dans les eaux du corsaire +la chaloupe de Raphael. C'est lui qui a +conduit ton redoutable ennemi sur tes traces. +Sauve-toi si tu le peux encore, mais songe bien +que tu pourras payer cher les efforts inutiles +que tu feras pour échapper au terrible <i>Albatros</i>!</p> + +<p><i>La Quintanilla</i> a viré de bord, <i>l'Albatros</i> a +imité sa manoeuvre: elle veut tâcher de gagner +la terre, fût-ce même pour faire côte, avant +que le brick n'ait pu mettre le grapin dessus.</p> + +<p><i>L'Albatros</i> poursuit jusqu'en dedans des brisants, +la proie qui veut lui échapper. Chaque +fois que l'Espagnol croit toucher au rivage, le +Colombien passe entre la terre et lui, et le +force ainsi à regagner le large. Ce n'est pas à +coups de canon que le brick veut faire amener +le trois-mâts: il cherche au contraire à l'amariner +à l'abordage pour ne pas donner l'éveil +au large, et révéler peut-être aux croiseurs les +parages où il se trouve. <i>La Quintanilla</i>, sans +cesse chassée par <i>l'Albatros</i>, perd à chaque +bordée l'avantage qu'elle s'était promis en +louvoyant dans les dangers. A chaque évolution, +elle dérive vers son infatigable ennemi, et +comme l'oiseau qui perd ses forces en luttant +de vitesse avec le vautour qui le menace, elle +finit par s'abandonner à la voracité du corsaire. +C'est alors que le terrible cri <i>à l'abordage, à l'abordage!</i> +se fait entendre sur le pont du colombien, +qui élonge le trois-mâts comme pour le +dévorer. Tous les Espagnols tombent à genoux; +et Rodriguez, en les voyant dans cette posture +suppliante sous le poignard de ses forbans, +se met à rire avec dédain, en ordonnant du +geste qu'on épargne d'aussi méprisables victimes.</p> + +<p>—Qu'on m'amène le capitaine, je veux lui +parler.</p> + +<p>Le capitaine espagnol s'avance en tremblant +et en élevant vers son vainqueur des mains +agitées par la peur.</p> + +<p>—Qu'as-tu de précieux à ton bord?</p> + +<p>—Ma cargaison et ma malle.</p> + +<p>—Rien de plus?</p> + +<p>—Rien, illustre commandant, je vous le +jure par saint Antoine et les plus saints de +nos martyrs.</p> + +<p>—Réfléchis bien à ce que tu vas me répondre. +J'ai en main le manifeste de ta cargaison. +Si tu m'avoues tout, je te laisse la vie: si tu +mens, ce cartahu, frappé à ma grande vergue, +punira ta dissimulation?</p> + +<p>—J'ai trois barils de piastres dans ma chambre. +Raphael a dû vous le dire, puisque c'est +lui qui nous a trahis.</p> + +<p>—Passe-lui une cravate de franc-filain, +Gouffier, puisqu'il n'a que trois barils de piastres.</p> + +<p>—Illustre commandant, j'oubliais de vous +dire, tant je suis ému, qu'il y en a encore cinq +barils, mais cinq barils tout petits, tout petits, +dans une cachette sous le panneau de la +chambre.</p> + +<p>—Ce n'est pas encore assez. Range à virer +sur le cartahu.</p> + +<p>—Oh! en grâce, noble et brave commandant, +laissez-moi me remettre un peu et me rappeler +ce que je puis encore avoir.... J'ai, j'ai... +j'ai caché entre bord et serre, sous le lambris de +ma cabane, deux sacs de doublons, deux petits +sacs de rien, qui ne vous serviront pas à +grand'-chose... Mais je veux tout dire.</p> + +<p>—Oui, c'est à peu près cela. On va fouiller +ton navire d'ailleurs, et si l'on trouve, dans la +visite, des objets que tu peux avoir oublié de +m'indiquer, je te rafraîchirai la mémoire en te +faisant hisser au bout de la grande vergue, pour +l'exemple d'abord, et puis pour avoir de la +viande fraîche pendue à mon croc.</p> + +<p>On visite, on fouille la prise de la carlingue +à la pomme. Tout l'or et l'argent est trouvé, +enlevé, transporté à bord du corsaire. On jette +un équipage à bord de <i>la Quintanilla</i>, qui quitte +<i>l'Albatros</i> pour aller à Carthagène, où elle attérira. +Rodriguez, avec ses barils de piastres et +ses sacs de doublons, fait voile pour Saint-Thomas, +île danoise, repaire de forbans, où il +pourra en toute sûreté plonger ses hommes +dans la débauche et repartir ensuite, après avoir +pris des renseignements sur les navires qu'il se +propose de piller.</p> + +<p>En s'élevant au Nord, <i>l'Albatros</i> rencontre +des bâtiments anglais ou américains: pour dérober +aux croiseurs la direction de sa route, +il coule tous les navires inutiles qu'il rencontre. +Il jette sur quelques rochers déserts leurs +malheureux équipages avec un baril d'eau et +quelques livres de biscuit. Le pillage, l'incendie +et la cruauté marquent partout son passage, +et il arrive sous pavillon colombien à +Saint-Thomas, au milieu des navires mouillés +sur rade, qui remarquent avec terreur ce long +brick tout noir, chargé de renégats, de mulâtres +et de nègres. Son gréement est en désordre, +ses voiles mal serrées, malgré le grand +nombre d'hommes qui se pressent sur ses vergues. +Il mouille, et la voix du capitaine est à +peine entendue au milieu du bruit que font +les matelots perchés sur les marche-pieds ou +placés aux bittes pour filer du câble. Mais ce +désordre même et cette confusion donnent un +air funeste à tout cet ensemble de forbans, à +toute cette harmonie de mauvaises figures, de +manoeuvres pendantes et de voiles tannées et +sombres.</p> + +<p>Les capitaines des navires marchands se demandent +avec inquiétude ce que <i>l'Albatros</i> +vient faire parmi eux. Tous regardent avec curiosité +et avec effroi ce jeune capitaine aux +traits hardis, à la chevelure noire et bouclée, +se promenant avec un petit matelot que l'on +dit être sa maîtresse déguisée. Quant à Rodriguez, +il sourit, il est flatté de la défiance qu'il +inspire. Il s'égaie d'entendre dire partout que +ses matelots portent le désordre dans toute l'île. +Il lit surtout avec avidité les journaux, dans +lesquels on signale déjà son bâtiment comme la +terreur des mers qu'il a à peine parcourues. +Vois, dit-il, à sa Mosquita, vois comment ils +rendent compte de moi, à leurs peureux de +capitaines. Mosquita lit:</p> + +<p>«Un grand brick pirate, peint en noir, ayant sa +mâture penchée sur l'arrière et naviguant sous +pavillon colombien, a été vu dans les mers des +Antilles, où il a coulé ou pillé déjà une quinzaine +de bâtiments marchands, après avoir exercé +les cruautés les plus inouïes sur les équipages. +On le dit commandé par un insurgé espagnol.»</p> + +<p>—C'est bon, ils ne me connaissent pas. +Continue.</p> + +<p>«Le brick anglais <i>la Baleine</i>, de 18 canons, +le plus fin voilier de la division des Antilles, est +à sa poursuite avec d'autres croiseurs américains +et français. On ne doute pas qu'ils ne +réussissent à s'emparer de ce bâtiment pirate, +dont voici le signalement:</p> + +<p>«Mâture haute et inclinée.»</p> + +<p>—Je redresserai ma mâture.</p> + +<p>«Bordages peints en noir.»</p> + +<p>—Je les peindrai en blanc.</p> + +<p>«Guibre élancée, avec un oiseau représentant +un albatros, pour figure.»</p> + +<p>—Je ferai sauter la figure. Ah! ils s'imaginent +qu'en donnant le signalement de <i>l'Albatros</i> +à leurs bâtiments marchands, ceux-ci seront +à même de m'éviter quand ils auront été +assez près de moi pour me reconnaître à ma +mâture inclinée et à mes bords barbouillés de +noir.... Ah! ah! les plaisants marins! Il faut +rendre hommage à leur prudence et à leur discernement. +Ils ont eu, il est vrai, la précaution +d'envoyer des croiseurs sur mes traces, pour +me donner la chasse et s'emparer de mon redoutable +corsaire. Eh bien! je défie leurs plus +fins voiliers, et je donnerai peut-être une leçon +terrible à quelques-uns d'entre eux.... <i>La Baleine!</i> +un brick anglais de 18 canons!... Je ne +sais, mais ce nom-là m'affriande, et j'ai un pressentiment +que si jamais je le rencontre... Mon +<i>Albatros</i>... Oh! les Anglais, les Anglais, depuis +qu'ils m'ont enlevé ma soeur... Tu sais, Mosquita, +cette soeur bien aimée dont je t'ai si +souvent parlé, et dont le souvenir est resté si +cher au fond de ce coeur qui n'a plus pitié de +rien. Il y a des bâtiments de guerre mouillés à +Saint-Thomas; mais, malgré la défiance que je +leur ai inspirée en entrant ici, ils ne peuvent +me saisir: je suis dans un port neutre, préservé +par le pavillon colombien qui couvre mon navire. +Mes expéditions sont en règle; mais, pour +plus de prudence, cependant, je sortirai demain +avec un équipage que j'augmenterai d'un +bon tiers.... Nous avons de l'argent en abondance, +grâce au navire espagnol que nous avons +amariné. Avec des piastres on a toujours des +hommes dans cette île, rendez-vous de tous les +écumeurs de mer. Allons à bord, Mosquita, +j'ai des ordres à donner à Gouffier; la soirée +ensuite sera toute à nous, toute à toi; viens, +mon bon petit mousse, suis ton capitaine.»</p> + +<p>Il se rend à bord: il ordonne à son second +de recruter des hommes. Il veut avoir deux +cents matelots sur le pont de <i>l'Albatros</i>. A la +mer il se peindra une batterie blanche. Il saura, +au moyen des coins placés sur l'arrière de ses +bas-mâts, rendre sa mâture plus perpendiculaire, +en raidissant les étais et en mollissant +ses calle-haubans de l'arrière. Ses projets arrêtés, +ses ordres donnés, il redescend à terre avec +sa Mosquita. Il ne passera qu'un moment dans +la chambre qu'il loue pour la soirée; mais là +du moins il sera seul près de sa maîtresse, mais +dans cette chambre il pendra un hamac où la +main de celle qu'il aime le bercera, l'endormira +pour quelques heures. C'est la volupté qu'il a +trouvée dans la petite maison de Carthagène +qu'il cherche à ressaisir partout où il peut échapper +à la vie tourmentante du bord. Un seul +instant de calme, d'amour et de solitude, lui +retrace tout ce qu'il désire se rappeler de son +existence passée. Il est enfant dans les bras de +sa maîtresse, sa force l'abandonne au sein des +plaisirs qu'il veut cacher à tout le monde; il +peut en liberté dépouiller toute sa fierté et sa +cruauté, et puis cet enfant, bercé par la main +d'une femme, s'élancera comme un tigre au +milieu d'un équipage palpitant, et recouvrant +tout-à-coup cette force qu'il a perdue un instant, +cette cruauté qui semblait s'être éteinte dans +les voluptés, il recommencera le carnage, il +s'assouvira de crimes s'il le faut. C'est la mer, +c'est l'horrible devoir qu'il s'est tracé, qui lui +rendront sa férocité en exaltant son âme et en +enveloppant son coeur de ce triple airain que +le poète attribue au premier qui osa affronter +les flots et les tempêtes.</p> + +<p><i>L'Albatros</i> quitte Saint-Thomas pendant la +nuit. Il appareille avec mystère, comme ces +voleurs qui osent à peine troubler le silence des +ténèbres dont ils cherchent à couvrir leurs funestes +exploits. Deux cents hommes, parmi lesquels +il en est qui n'ont pas encore vu leurs camarades, +manoeuvrent sans se dire un mot, sans hasarder +une seule parole, même à voix basse. Les voiles +brunes du corsaire sont larguées et bordées sur +leurs vergues longues et noires. Le voilà filant +vent-arrière et faisant clapoter sur ses larges +flancs, la mer caressante qu'il refoule avec vitesse. +La brise de Nord-Est le poussera pendant +la nuit sous le vent de cet arc de cercle que forment +les îles orientales de l'archipel des Antilles. C'est +dans ces parages qu'il pourra faire de bonnes +captures et vomir à bord de quelques prises +une partie de l'avide équipage qui se grouppe +dans sa calle, sur son pont, dans ses hunes +même. Mais cette nuit, pendant laquelle <i>l'Albatros</i> +coule si mollement sur les flots avec la +légèreté d'une plume soulevée par un souffle de +vent, doit être utilement employée. Rodriguez +ordonne: ses hommes obéissent non plus avec +ce silence qui a présidé à l'appareillage, mais ils +obéissent en causant entre eux, en échangeant +des mots facétieux, en se jetant et en repoussant +avec gaîté, le sarcasme grossier qui ronfle +dans leurs bouches. Les uns, pour exécuter les +ordres du capitaine, dégréent le grand mât de +hune pour y substituer un mât de perroquet +à flèche. Les autres travaillent à mettre perpendiculairement, +d'à-plomb la mâture basse. Une +vingtaine de matelots se jettent dans les embarcations +ou sur des échelles suspendues le long +du bord pour peindre une batterie blanche sur +le bordage tout noir du brick, et tout ces travaux +différents s'exécutent à la lueur des fanaux +dont le bâtiment est illuminé. Des matelots +transformés en peintres nocturnes pour donner +un déguisement à leur corsaire! Quelle bonne +occasion pour s'égayer de la maladresse de celui +qui trace une ligne courbe au lieu d'une ligne +droite, sous le pinceau qu'il barbouille de peinture +blanche! Que <i>l'Albatros</i> se trouvera artistement +peint quand le soleil viendra éclairer +le chef-d'oeuvre de ces barbouilleurs de nuit! +Mais qu'importe, pourvu qu'il trompe l'oeil du +commandant du croiseur ou celui d'un malheureux +capitaine marchand, sa batterie sera +toujours assez bien élégamment peinte!</p> + +<p>Aux premiers rayons de l'aurore, le corsaire +se trouva tout-à-fait travesti. Son grand mât, +devenu perpendiculaire, n'était plus surmonté +que d'un matereau, sur l'arrière duquel on avait +gréé une voile en pointe. Ce n'était plus qu'un +dogre au lieu d'un brick, que <i>l'Albatros</i>; et +puis sa grande raie blanche, étendue de l'arrière +à l'avant, venait de lui ôter cet air pirate que +lui donnaient auparavant ses pavois et ses presceintes +recouvertes de noir luisant. Rodriguez +s'embarque dans un canot, pour admirer, à +quelque distance du bord, la transformation +de son navire. Il est enchanté de ce changement, +qui semble n'avoir pas altéré sensiblement la +marche de son fin voilier.... Mais à peine est-il +éloigné de deux cents brasses du navire, qu'on +le rappelle à bord.... On vient de découvrir +deux voiles!</p> + +<p>Sur l'horizon immense qu'enflamme l'aube +naissante, deux voiles se dessinent en effet, séparées +l'une de l'autre par une grande distance... +Sur laquelle faudra-t-il courir d'abord?—Sur +la plus grosse!—Mais laquelle est la plus +grosse?—Tous les yeux se portent tantôt vers +celui des navires qui se montre dans le Sud, +tantôt sur celui qui reste au Sud-Ouest. On les +observe avec attention, on compare leur grosseur: +la brise est faible, mais <i>l'Albatros</i> est +couvert de voiles; il a rentré ses embarcations, +il a même réparé autant que possible le désordre +qu'ont laissé sur son pont les travaux rapides +de la nuit. Quelques pots de peinture restent +cependant entre les caronades; le grand +mât de hune dépassé n'est pas encore bien saisi +dans la drôme; mais cette petite confusion intérieure +ne nuit pas à la marche du navire. +<i>L'Albatros</i> cingle sur le bâtiment aperçu qui +lui a paru le plus fort, et il l'approche avec +d'autant plus de facilité, que les deux navires +en vue cherchent plutôt à se rallier qu'à prendre +chasse et à continuer leur route. Un peu de +brise se fait, de cette brise capricieuse qui le +le matin verdit par chaudes bouffées les mers +d'azur des tropiques. Les voiles larges de <i>l'Albatros</i>, +gonflées et abandonnées tout-à-coup +par le vent, qui semble se jouer avec elles, +poussent le navire léger qu'elles dominent, sur +le plus gros bâtiment. <i>Nous tombons dessus, +nous tombons dessus et rudement</i>, disent les corsaires +en se frottant les mains et en se promenant +d'un pas cadencé de l'arrière à l'avant. +C'est un trois-mâts! Le second bâtiment à vue +a dirigé sa route sur le point où tend <i>l'Albatros</i>. +Il veut peut-être porter du secours au +trois-mâts. Mais quel est ce second navire?... +Un brick, rien qu'un brick, et il est encore à +une bonne lieue de l'endroit où l'affaire va se +décider.</p> + +<p>Vous avez demandé à courir sur le plus gros, +fait Rodriguez à son équipage. Eh bien, le +voilà! Branle-bas général de combat; mais pas +de coups de canon, ni de coups de fusil, mes +garçons. C'est un branle-bas de combat à l'arme +blanche que je vous commande.</p> + +<p>Le trois-mâts n'était plus qu'à une portée +de pistolet du pirate. Il ne hissa son pavillon +anglais que pour l'amener aussitôt pour <i>l'Albatros</i>, +dès qu'il vit sur l'avant de son redoutable +ennemi, un forban élever, du milieu d'un +groupe d'horribles matelots, un petit pavillon +rouge. Ce signal, si mystérieux et si expressif, +en dit plus au capitaine anglais, que ne l'aurait +fait une bordée à bout portant. <i>L'Albatros</i> +élonge sa prise, et jette à bord du navire capturé +cent hommes armés jusqu'aux dents, cent +hommes commandés par Gouffier, à qui Rodriguez +a confié des ordres que le docile second +a juré d'exécuter, en donnant une poignée de +main à son intrépide capitaine.</p> + +<p>Le corsaire se sépare du navire anglais. C'est +sur le brick qui s'avance qu'il pousse sa bordée, +non pour engager l'affaire avec lui, mais pour +l'observer, mais pour l'attirer dans le piége, et +pour prendre chasse devant lui, afin de le conduire +près de la prise qui vient d'être amarinée.</p> + +<p>Pour qui saurait peindre ces mouvements si +rapides, si intelligents et si subtils de ces navires +qui, au moment décisif du combat, cherchent +à se tromper, à s'éviter ou à se faire poursuivre +pour tomber d'une manière plus sûre et +plus terrible l'un sur l'autre, il y aurait un beau +tableau à faire en voyant nos trois bâtiments dans +la position que nous venons d'indiquer. Mais +quel talent pourrait rendre ces choses imposantes, +que l'on ne voit bien, que l'on ne sait +bien que lorsque la réalité est sous les yeux, +que lorsque votre coeur palpite à l'idée du carnage +qui s'apprête sur ces flots que vous entendez +clapoter, sur ces navires qui manoeuvrent +chargés de leurs équipages, disposés à +faire feu! Là est le trois-mâts qui vient d'être +enlevé par cent hommes du corsaire... A quelque +distance de lui est <i>l'Albatros</i>, qui fait semblant +de prendre chasse devant le brick, qui +s'avance pour secourir le trois-mâts enlevé.... +Le brick court toutes voiles dehors, pour ranger +la prise et cingler ensuite sur le corsaire, +qu'il veut prendre, qu'il veut punir de sa témérité... +Il est bientôt près de la prise, à portée +de voix d'elle. Il peut la héler, la reprendre... +Mais quelle scène se passe à bord de ce +dernier navire?...</p> + +<p>Les cent forbans qui s'en sont rendus maîtres, +voyant approcher le brick, forcent le +capitaine et les matelots anglais devenus leurs +prisonniers, à faire, à dire ce qu'ils veulent que +ceux-ci fassent et disent pour tromper le commandant +du brick. Le capitaine et les matelots +prisonniers ne savent qu'obéir aux ordres que +les pirates leur intiment le pistolet ou le poignard +sur la gorge. C'est ainsi que le malheureux +capitaine anglais crie au brick qui l'approche: +Commandant, sauvez-nous, les pirates +veulent nous tuer! Abordez-nous, abordez-nous +avant de courir sur le corsaire! Tous les marins +prisonniers répètent en criant: <i>Sauvez-nous! +sauvez-nous!</i> ce que les forbans ont ordonné à +leur chef de crier. Et comment auraient-ils hésité +à obéir à leurs vainqueurs, quand, pour +leur arracher ce cri trompeur, les forbans, cachés +par les bastingages et se traînant à quatre +pattes vers eux, les menacent de leur faire sauter +la tête pour peu qu'ils se refusent à implorer +le secours du brick de guerre!</p> + +<p>Le commandant du brick ne balance plus. +Au lieu de s'obstiner à poursuivre <i>l'Albatros</i>, il +élonge d'abord le trois-mâts, sur le pont duquel +il a l'intention de jeter quelques hommes pour +contenir les forbans qui veulent égorger ses +compatriotes. Mais à peine a-t-il abordé la +prise, que les cent pirates se dressent, se +hérissent sur les bastingages auprès desquels ils +s'étaient cachés. Les Anglais, surpris par cette +terrible apparition, se défendent. Ils étaient +préparés au combat, mais pas à cet abordage +subit. Les sabres se croisent, les poignards, les +haches, les piques frappent avec fureur. Le +canon ne peut rien dans cette mêlée de deux +équipages qui se massacrent bord à bord. Les +coups de fusil et de pistolet se font seuls entendre, +et dominent les hurlements de rage des +combattants, les cris de douleur des blessés. +Les corsaires qui ont surpris les Anglais du brick +obtiennent d'abord l'avantage; mais au bout de +quelques minutes ils éprouvent une résistance +que leurs efforts désespérés ne peuvent vaincre +encore. Ils redoublent d'efforts, certains d'être +secourus bientôt par <i>l'Albatros</i>; les Anglais redoublent +de résolution, sûrs qu'ils sont que +le corsaire les anéantira s'ils ne réussissent pas +à s'emparer de la prise avant l'arrivée des pirates. +Ils cherchent en vain à écarter leur brick +du trois-mâts, pour réduire par le canon, une +fois débordés, le navire qu'ils n'ont plus l'espoir +de réduire par l'abordage. Mais ils ont affaire +à des ennemis qui n'abandonnent pas ainsi +la partie, et qui ont eu soin d'amarrer le brick +au trois-mâts, de manière à rendre impossible +la séparation prompte des deux bâtiments. Le +combat se prolongera long-temps encore.</p> + +<p>Mais <i>l'Albatros</i> que fait-il en voyant l'abordage +engagé entre sa prise et son ennemi! Chassé +d'abord par le brick anglais, il a reviré de bord +du moment où celui-ci a renoncé à le poursuivre +pour accoster le trois-mâts. De chassé qu'il +était, il devient chasseur. Avec la brise qui enfle +ses voiles, il ne pourra tarder de joindre +le brick, qui se trouve avoir tombé dans le +piége en abordant un navire chargé d'assaillants. +Rodriguez, monté sur son bastingage, +encourage ses gens à frapper sans pitié sur l'équipage +anglais qu'ils vont atteindre, harassé +déjà de l'attaque qu'il a eu à soutenir. Ses gens +répondent par des cris de joie à son exhortation. +La pluie tombe avec les gros nuages qui +leur apportent la brise, et, pour mieux se disposer +au combat, tous les hommes de <i>l'Albatros</i> +se dépouillent de leurs vêtements: un +pantalon et un bonnet rouge composent leur +sauvage accoutrement. L'ondée mouille leurs +larges épaules et leurs corps velus. Ils rient à +la veille de se baigner dans le sang, de prendre +à si bon compte, disent-ils, un bain de santé. +Quelques objets dont on s'est servi pour le travail +de la nuit encombrent encore le pont: on +jette les échelles à l'eau, les pinceaux qui ont +servi à barbouiller le navire. On va envoyer +aussi par-dessus le bord quelques pots de peinture +oubliés entre les caronades... <i>Un instant!</i> +s'écrie l'un des matelots, <i>il ne faut pas perdre +ainsi le bien de l'armateur. Nous avons peinturé +le navire cette nuit: peinturons aussi l'équipage, +noir et blanc, comme l'Albatros</i>; et aussitôt les +mains du facétieux matelot se trempent dans +la peinture, et il se barbouille de noir et de +blanc depuis la ceinture jusqu'à la tête. Tous +ses camarades l'imitent. Rodriguez sourit en +voyant ses gens se rendre ainsi méconnaissables. +Il pense même qu'il est bon, à tout événement, +que personne, à bord de l'ennemi, ne +puisse distinguer les traits des combattants. Lui-même +se barbouille aussi la figure; il n'est pas +jusqu'à Mosquita qui ne voie les doigts badins +de officiers étendre sur son joli visage l'infecte +peinture à l'huile qu'elle repousse avec dégoût. +L'équipage à moitié ivre de <i>l'Albatros</i> offrait +en ce moment l'aspect le plus terrible: c'est +ainsi qu'il va à l'ennemi, armé de sabres et de +poignards, et bien certain de pouvoir reconnaître +dans la mêlée ceux qu'il faut frapper +comme ennemis, et ceux qu'on doit épargner +comme forbans.</p> + +<p>Mais la brise, qui a redoublé avec le grain, +s'affaiblit quand les nuages qui l'ont amener +passent à l'horizon, du bord de dessous le vent. +Un calme plat lui succède, et <i>l'Albatros</i> s'arrête +immobile à une portée de fusil des deux +navires, qui combattent toujours. Comment +faire pour rejoindre le brick anglais? Mettre les +canots à la mer, border des avirons qu'il faudra +rentrer si le moindre souffle s'élève! Chaque gros +nuage qui s'avance peut ramener le vent, et il +en faudrait si peu! Rodriguez court de l'avant +à l'arrière. Il offre sa main au souffle, qui semble +venir tantôt à tribord, tantôt à babord. Le +peneau de plume placé sur le bastingage de +l'arrière paraît se soulever: la brise va venir, +les voiles ne battent plus sur leurs mâts; elles +s'enflent, mais un moment après elles retombent +flasques sur leurs ralingues, là brise ne +vient pas... Oh! qu'il donnerait quelque chose; +de bon pour un souffle de vent qui lui permettrait +de secourir les cent hommes qu'il entend +combattre si près de lui! Oh! que pour +dix années de sa vie, il voudrait pouvoir sauter +à bord de l'ennemi!... Mais il fait en vain des +voeux; il jure, il blasphème, et la brise, la +brise ne s'élève pas... Il croit remarquer que le +trois-mâts n'a plus de pavillon, et que l'on a +cessé de se battre... Il ne se reconnaît plus; il +accuse ses cent hommes d'être des lâches; il +menace de les punir..... Son équipage voit +avec consternation la fureur de son capitaine. +<i>Bordons nos avirons de galère, bordons nos avirons!</i> +s'écrient les matelots. On saute sur les +avirons; tout le monde se range à nager; mais +au moment où la pelle des rames va labourer +la mer, le vent souffle, frémit dans les voiles: +<i>l'Albatros</i> est emporté par la brise. L'équipage +quitte la nage pour sauter sur l'avant; les grappins +sont parés. On vire de bord vent-arrière, +après avoir dépassé le brick, pour l'aborder de +long en large et le serrer entre la prise et le +corsaire. <i>L'Albatros</i> accoste enfin son ennemi, +et, en passant à le ranger, Rodriguez lit sur +l'arrière du brick le nom du navire qui a promis +de l'amariner. <i>La Baleine!</i> A ce nom, son +équipage ne se sent pas de joie. <i>La Baleine!</i> +c'est <i>la Baleine</i>, capitaine, crient tous les matelots.—Oui. +mes amis, c'est <i>la Baleine</i>, leur +répond Rodriguez, et <i>l'Albatros</i> mange le gras +de <i>la Baleine</i>. <i>A l'abordage, tout le monde, à +l'abordage!</i></p> + +<p>Ce commandement n'est que trop bien exécuté. +Les forbans pleurent sur le pont de l'Anglais, +qui résiste bravement, mais en vain, à +cette terrible et seconde attaque. Ils frappent +avec frénésie sur tout ce qu'ils rencontrent encore +vivant à bord du brick, et les trois navires, +amarrés ensemble, n'en forment plus qu'un. +Le vent souffle dans leurs voiles désorientées, et +les pousse irrégulièrement sur les flots que le +sang rougit autour d'eux. Rodriguez, le pistolet +au poing, est sauté à bord de l'Anglais à la +tête de ses gens; poursuivi, après avoir fait un +carnage horrible, par cinq ou six matelots ennemis, +il va recevoir un coup de sabre, lorsque +Mosquita, qui voit le danger que court son +amant, se précipite sur lui, et tombe sous +le coup qui lui était destiné. Son amant, furieux, +s'élance sur ceux qui l'ont poursuivi: +quelques-uns de ses hommes volent à son secours. +L'acharnement des corsaires se décuple, +et bientôt ils restent maîtres du navire, dont +ils ont haché les deux tiers de l'équipage....</p> + +<p>Un moment d'affaissement suit cette victoire +si chèrement achetée.</p> + +<p>Une centaine de cadavres embarrassent les +pieds des combattants, qui contemplent avec +une atroce ivresse le carnage qu'ils ont fait. On +relève les corsaires blessés, on les transporte à +bord de <i>l'Albatros</i>. Rodriguez a déjà placé sa +Mosquita toute sanglante dans sa cabine, et le +chirurgien du navire assure que sa blessure, +quoique grave, ne sera pas mortelle.</p> + +<p>—Elle sera mortelle cependant cette blessure, +répond Rodriguez.</p> + +<p>—Et pour qui? demande le chirurgien.—Pour +vous, capitaine?</p> + +<p>—Non, pour eux! Et il montrait les Anglais.</p> + +<p>Ce mot en dit assez, et le chirurgien devina +qu'il était un arrêt de mort pour tous les ennemis +qui avaient échappé à la fureur des +corsaires.</p> + +<p>Le brick anglais est donc réduit. <i>L'Albatros</i>, +comme l'avait dit le capitaine Rodriguez, avant +l'abordage, <i>a mangé le gras de la Baleine</i>. Il +faut prendre connaissance de la nouvelle capture. +Elle est belle! quelques canons, un équipage +à moitié massacré, un navire fin voilier, mais +à peu près écrasé par le choc du trois-mâts, +qui le serrait à babord, et par le choc du corsaire, +qui l'a accosté violemment par tribord. +La prise marchande, le trois-mâts que <i>l'Albatros</i> +a amariné le premier, produira mieux. Là, +au moins, on trouvera quelques sacs de gourdes, +un peu d'or dans la chambre du capitaine. Il +faut voir les forbans, tout ensanglantés encore +du combat dont ils viennent de sortir, fouillant +partout: ils pillent ce qu'ils trouvent de précieux; +ils s'enivrent du vin et du rum qu'ils +puisent dans le fond des barriques, qu'ils enfoncent +à coup de hache... Les officiers et les +matelots anglais que le fer des forbans a épargnés, +contemplent avec effroi, groupés dans +un coin de l'arrière de leur malheureux navire, +tous les pirates barbouillés de peinture +noire et blanche, de sueur et de sang; ils frémissent +en les voyant jeter à l'eau les cadavres +des infortunés qui ont péri sous leurs coups. +Quel sera le destin des prisonniers et des blessés, +que l'on se met à peine en devoir de secourir? +Quelques malheureux Anglais, écharpés +dans le combat, implorent comme une faveur, +qu'on les lance à la mer avec ceux de leurs camarades +qui ont reçu la mort. Mais les forbans +n'ont pas assez de pitié pour exaucer leurs +voeux. Ils sourient à leurs cris de douleur, ils +chantent quand les blessés les supplient. Rodriguez +se promène, l'air sombre, les pieds +nus, le pantalon retroussé jusqu'à la cheville; +il se promène dans le sang, les bras croisés, +et l'oeil distrait. Gouffier, son fidèle et digne +second, est venu l'embrasser après la victoire. +C'est lui qui commandait les cent hommes jetés +sur la prise. Il n'a seulement pas reçu une +égratignure, et de sa terrible main il se félicite +d'avoir tué une demi-douzaine d'ennemis.</p> + +<p>—Qu'allons-nous faire de ce reste? demande t-il +à son capitaine, en regardant les prisonniers +tremblants.</p> + +<p>—Tu vas le savoir, répond Rodriguez, en +abaissant le sourcil sur ses yeux irrités.... Ils +ont frappé Mosquita, ma femme, d'un coup +de sabre... Va me chercher le rôle d'équipage +de ce trick...</p> + +<p>—Il est dans ma chambre, s'écrie le commandant +du navire, qui a survécu au carnage.</p> + +<p>—C'est bien! Qu'on me l'apporte!</p> + +<p>Le rôle est remis dans les mains de Rodriguez. +Il appelle les noms; les hommes encore vivants +lui répondent: Présents. Mais en parcourant +ce registre, un nom le frappe, il s'arrête... Ce +nom est celui d'un amiral qui se rendait en +mission, sur <i>la Baleine</i>, pour traiter avec les +Mexicains, au nom de son gouvernement.... +<i>Woodbridge!</i> s'écrie Rodriguez, en lisant avec +effroi ce mot dans la liste des passagers..... +<i>Woodbridge!</i> cet amiral a-t-il été tué dans +l'action? Existe-t-il encore? Voyons! où est-il? +qu'on me réponde! Je donnerais tout mon +sang pour qu'il vécût encore....</p> + +<p>A ces mots pressés, à cette émotion si vive, +on ne doute pas que le capitaine de <i>l'Albatros</i> +ne porte le plus touchant intérêt à la conservation +de l'amiral. Un vieillard, à la figure +calme et noble, paraît: il est devant Rodriguez. +Rodriguez jette sur lui des regards pénétrants +et rapides. On ne sait quel sentiment peut l'agiter.... +Il va parler, et la parole expire sur +ses lèvres contractées... Un soupir, longtemps +contenu dans son sein, s'en exhale avec force... +Le vieillard attend, et Rodriguez l'examine encore +de la tête aux pieds, sans pouvoir détacher de +lui ses regards de feu.</p> + +<p>—C'est donc vous que l'on appelle l'amiral +<i>Woodbridge</i>?</p> + +<p>—Oui, c'est moi, et je ne sais quel intérêt +vous pouvez avoir à connaître mon nom.</p> + +<p>—Vous l'apprendrez bientôt. C'est vous qui +avez commandé une division qui croisait, pendant +la guerre dernière, devant Ouessant?</p> + +<p>—C'est moi!</p> + +<p>—C'est donc vous, en ce cas, qui avez... qui +avez quelquefois épargné de pauvres pêcheurs, +que les cruelles lois de la guerre vous auraient +permis de sacrifier impunément?...</p> + +<p>—J'ai pu rendre des services à quelques infortunés +dans ma longue carrière, mais ce n'est +pas à vous qu'il appartient de m'en récompenser. +—Oh si! si, vous vous trompez; c'est à moi, +c'est bien à moi.... Mes enfants, jetez par-dessus +le bord ceux de nos camarades qui ont +vaillamment péri: inhumez-les avec les honneurs +de la guerre et à la manière des forbans, +comme nous: une poignée de main dans leur +main glacée, un coup de pistolet dans leur tête +endormie; mais frappez-les sur le front, en +avant, afin que si on retrouve leurs cadavres, on +sache qu'ils ont péri sans détourner les yeux. +Après avoir rempli ce devoir, vous nettoierez le +pont du brick: je ne veux pas voir une seule +tache de sang sur ces bordages... On apprêtera +la table ensuite, la table de la chambre du navire,... +on la couvrira de tout ce qu'on pourra +trouver à bord pour composer un repas splendide, +s'il est possible... Mon intention est d'offrir +à dîner à ces braves prisonniers et de me +réconcilier avec eux avant de les quitter.</p> + +<p>Les prisonniers, à ces mots, tressaillent de +joie. Ils espèrent la vie. Chacun d'eux se rappelle +que souvent on a vu des forbans se montrer +aussi généreux après le carnage qu'ils avaient +été cruels dans le combat. L'air élevé du capitaine +pirate ne semble pas éloigner l'idée d'un +acte de générosité et de clémence. Les infortunés!</p> + +<p>Rodriguez, après avoir donné ses ordres à +bord du brick, saute à bord de <i>l'Albatros</i>. Il +se présente tout palpitant aux yeux affaiblis de +sa maîtresse, sur la plaie de qui on a posé le +premier appareil. Mosquita jette sur son amant +des regards où se peignent à la fois la douleur, +l'espoir et la satisfaction. Sa bouche décolorée +murmure, malgré les recommandations du chirurgien, +des mots que l'oreille de Rodriguez +recueille avec distraction. Je t'ai sauvé la vie, +lui dit-elle, c'est là ce que je demandais au ciel +avec le plus de ferveur. Oh! que je serais heureuse +de mourir pour toi!... Mais qu'as-tu donc, +mon ami? que cherches-tu ainsi avec tant d'agitation?—Je +ne puis tout t'expliquer encore, +Mosquita. J'avais une soeur... Celui qui me l'a +ravie, l'infâme capitaine anglais, je le tiens... +Tu sais cette lettre signée de son nom odieux, +jamais encore elle ne m'avait quitté... Avant le +combat j'ai ôté ma veste; la lettre était dans ma +poche, je la cherche!.. je la... Ah! que le hasard +soit béni! tiens la voilà, la voilà, cette lettre!... +Ils ont répandu ton sang les lâches... Ils vont +payer cher chacune des gouttes de ce sang précieux.... +Sois tranquille, dans une heure je serai +près de toi, et tu auras été vengée, et le ravisseur +de ma soeur aura expié son crime... Adieu. +une heure de patience encore, ma Mosquita, +ma bien-aimée...</p> + +<p>Rodriguez, en prononçant ces paroles, revient +à bord du brick anglais; les prisonniers +l'attendent; le repas de réconciliation est servi +dans la chambre, comme il l'a ordonné; le +mot, un mot mystérieux est donné aux forbans +par leur capitaine: ils n'ont répondu à ses ordres +cachés que par des signes de tête, et en +jetant des regards brûlants sur leurs victimes. Les +officiers prisonniers descendent: ils se placent +à table, Rodriguez au milieu d'eux, le vieil +amiral en face de lui. On sert le dîner: les +bouches sont muettes; les mets sont à peine +effleurés par les tristes convives de ce festin si +sombre; c'est par complaisance et pour obéir +à la fantaisie de leur funeste vainqueur, que les +Anglais ont consenti à s'asseoir à ses côtés. +Le dessert est servi: Rodriguez sourit; le vin est +versé dans des verres qu'élèvent des mains +tremblantes. <i>A la réconciliation et à la générosité!</i> +dit en se levant le vieil amiral!... Non, +répond Rodriguez d'une voix tonnante: <i>A la +vengeance et à la mort!</i> Connais-tu cette écriture +et ce nom? s'écrie-t-il, en présentant à l'amiral +sa propre lettre au bout d'un poignard.—Ah! +nous sommes perdus! crie le vieillard à la +vue de ce billet qu'il reconnaît avoir écrit aux +pêcheurs d'Ouessant. Il a à peine le temps de +prononcer ces derniers mots: les forbans restés +dans le vestibule et au bas de l'escalier de la +chambre pendant le repas, entrent le poignard +levé: chacun d'eux saisit un des Anglais, et +d'un bras guidé par la rage, ils clouent sur +la table même où ils s'étaient assis, les convives +infortunés de ce repas de sang! Les meurtriers +montent haletants sur le pont; les autres prisonniers +ont entendu les cris de leurs chefs: +ils veulent fuir les pirates en se jetant dans les +flots; la fureur de leurs assassins les poursuit +partout: ils tombent sous les coups qu'ils cherchent +à éviter, et leurs cadavres saignants sont +hissés au bout des vergues, suspendus sous les +hunes ou amarrés dans les haubans....</p> + +<p>C'est alors que l'on sépare le trois-mâts et +le corsaire, du brick où la mort seule règne... +L'ordre d'incendier le trois-mâts est donné: +son malheureux équipage va périr dans les +flammes, et pendant cette exécrable exécution, +Rodriguez, un morceau de craie à la +main, trace avec rapidité sur les bordages et les +pavois du brick anglais, ce mot, ce mot cruel +qui s'échappe de son coeur et que sa bouche +convulsive murmure encore: VENGEANCE! VENGEANCE!</p> + +<p><i>L'Albatros</i> s'éloigne du trois-mâts, qui flamboie, +et du brick, qui se balance sur les flots +avec ses vergues garnies de cadavres et ses dalots +d'où le sang coule pour aller rougir la mer +qui clapote sur les bordages couverts de chairs +éparpillées... La nuit descend bientôt sur les +vagues plaintives, et au loin dans l'obscurité, +les pirates, le menton appuyé sur le bastingage +de leur corsaire, contemplent l'incendie du trois-mâts, +qu'ils aperçoivent encore comme un phare +immense. <i>L'Albatros</i> cingle vers Carthagène. Il +est temps qu'après tant d'exploits et de fatigues, +les pirates aillent chercher dans le port +ce repos qu'ils ont si vaillamment et si noblement +acheté!</p> + +<p>Quelques jours, un mois peut-être, après ce +massacre, des caboteurs rencontrèrent à la mer +le brick <i>la Baleine</i>. Les premiers marins qui +l'abordèrent dans leurs embarcations, s'en éloignèrent +avec terreur en voyant ces cadavres +putréfiés suspendus au bout des vergues, ou +cloués avec des poignards rouillés sur la table +de la chambre, encore couverte des restes du +repas funeste.... Au haut des mâts, des têtes +d'hommes pourrissaient, battues par les vents +et la pluie.... Sur toutes les côtes et dans toutes +les îles, on entendit répéter que des pirates +massacraient les équipages qui tombaient entre +leurs mains; et le mot VENGEANCE, VENGEANCE +écrit sur les pavois du brick <i>la Baleine</i>, alla +porter l'effroi bien au-delà encore des mers +où <i>l'Albatros</i> avait laissé la trace sanglante de +sa route!</p> +<br><br> +<a name="c10" id="c10"></a> + +<h3>10</h3> + +<h3><i>Crainte, dégoût, trame homicide, fuite,<br> +rencontre.</i></h3> + + +<p>«Enfants, nous nous sommes tous conduits +avec bravoure, et de manière à nous faire pendre +ou fusiller si jamais on vient à découvrir +ce que nous avons fait de grand et d'audacieux. +Je compte aussi sur votre silence, parce que +votre tête est au bout de la moindre indiscrétion; +mais si l'un de vous osait trahir ses camarades, +son affaire serait bientôt prête. Je promets un +baril de piastres à celui qui m'apportera le cadavre +du coupable. Au moyen de cette récompense, +je serai sûr de trouver plus de vengeurs +que de traîtres parmi nous. Voilà ce que j'avais +à vous dire pour votre sûreté et la mienne, +avant de rentrer à Carthagène... Amure la +grand'voile, hisse et borde les perroquets, et +laisse courir la barque!»</p> + +<p>Cette simple allocution de leur capitaine est +accueillie avec faveur par les forbans. Ils jurent +d'exterminer le premier d'entre eux qui ouvrira +la bouche sur les événements qui doivent être +ensevelis dans l'oubli le plus profond. L'ivrognerie, +disent-ils, n'excusera même pas l'indiscrétion, +et celui qui, même fût-il en ribote, +rompra un silence qui importe à tous, ne +se réveillera pas de sa coupable ivresse.—Et, +à ces mots, les mains des matelots ont arraché +leurs poignards de leurs ceintures, pour sceller +leur serment de la plus terrible menace...</p> + +<p><i>L'Albatros</i> rencontre sur sa route des croiseurs, +des corvettes et des frégates. Mais, travesti +en dogre comme il l'est, mais misérablement +barbouillé, et ayant l'air de se traîner péniblement +sur les flots, aucun bâtiment de +guerre ne songe à lui donner chasse et à le visiter. +Une frégate française va même jusqu'à lui +demander s'il n'a pas eu connaissance d'un +brick peint en noir, avec une guibre surmontée +d'une figure représentant un oiseau de proie. +C'est <i>l'Albatros</i> lui-même que veut désigner la +frégate, et le capitaine de <i>l'Albatros</i> lui répond +qu'il a laissé le navire dont on lui parle mouillé +à Saint-Thomas sous pavillon colombien. La +frégate le remercie de ce renseignement, et elle +s'éloigne du pirate, qui, pour lui parler, a fait +cacher tous ses matelots dans la cale, et fait +mettre inoffensivement ses canons <i>en vache</i>, le +long du bord.</p> + +<p>Bientôt on aperçoit la côte de Carthagène! +Carthagène, d'où le terrible <i>Albatros</i> est parti +avec de la poudre et des canons, et où il va +rentrer chargé d'or et de gloire, car les forbans +prennent le carnage pour de la gloire! Déjà dans +le port un grand nombre des prises qu'il a faites +ont attéri. Le nom de Rodriguez a été porté +aux nues par les indépendants, et c'est Rodriguez +qui revient avec des blessés, avec son navire +avarié et sortant victorieux d'un long et +terrible combat.</p> + +<p>—Contre qui s'est-il battu ainsi? se demande-t-on.</p> + +<p>—Contre deux navires espagnols, qu'il a incendiés +et coulés.</p> + +<p>—Qu'a-t-il fait des prisonniers?</p> + +<p>—Rien: il ne fait jamais de prisonniers, +vous savez bien.</p> + +<p>—Oh! le vaillant capitaine que ce Rodriguez! +Gloire à Rodriguez! C'est le pourvoyeur +de notre république. Des couronnes à lui, le +triomphe pour Rodriguez! Vive le capitaine de +<i>l'Albatros!</i></p> + +<p>Le Libérateur l'embrasse, le peuple le +porte en triomphe. On couvre de fleurs et +de lauriers le cadre dans lequel on débarque +Mosquita blessée, toute rayonnante, toute +émue de la gloire de son amant.</p> + +<p>—Où va loger l'illustre capitaine, l'honneur +de la marine colombienne? Le Libérateur a dit +de porter ses effets dans l'hôtel du gouvernement.</p> + +<p>—Oui, mais moi je veux qu'on les porte +dans l'ancienne maison que j'habitais.</p> + +<p>—Quoi! dans la case de Mosquita?</p> + +<p>—Justement; c'est là que j'ai été heureux +et tranquille quelques jours; ce sera mon palais.</p> + +<p>—Oh! le brave et digne capitaine! C'est cela +un homme courageux et simple, comme il en +faudrait mille à la république!</p> + +<p>—Oui, tas de badauds, on vous en donnera +mille comme moi. Allons, suivez les ordres que +je vous ai donnés, et pas de compliments.</p> + +<p>Il croyait, notre pirate, retrouver dans la +chambre de sa maîtresse cette lueur de plaisir +qui l'avait un instant séduit avant son départ +sur <i>l'Albatros</i>. Mais les vives émotions qu'il +avait éprouvées dans ses courses, ces émotions +plus conformes à ses goûts altiers, que les tendres +sentiments de l'amour, avaient déjà distrait +son âme du penchant qu'il croyait encore +avoir pour sa maîtresse. Quand un devoir de +reconnaissance l'attachait pendant des jours entiers +près du lit où elle souffrait encore pour +lui, ces jours lui semblaient éternels. La satiété +des plaisirs avait rendu ce coeur à son indifférence +naturelle pour tout ce qui n'était pas irritant +ou remuant. Les sensations nouvelles +et inconnues qu'il avait éprouvées dans ses +premières amours avec Mosquita, il ne les retrouvait +plus avec elle. Plus la tendresse de +celle-ci s'était augmentée pour lui, et plus ses +marques d'attachement paraissaient lui être devenues +importunes. Par égard peut-être il lui +disait encore quelquefois cependant: Tu souffres, +Mosquita, et c'est pour moi.</p> + +<p>—Oui, lui répondait avec passion sa maîtresse; +mais chacune de mes douleurs m'est +plus chère que je ne puis te l'exprimer. Je t'ai +sauvé la vie au prix de mon sang, et je ne demandais +rien de plus au ciel. Ah! si j'avais pu +mourir pour toi!...</p> + +<p>—Quelle idée!</p> + +<p>—C'était là le plus vif de mes désirs secrets. +En mourant ainsi j'aurais du moins laissé dans +ton âme un souvenir ineffaçable.</p> + +<p>—Et crois-tu que jamais je puisse oublier +les liens nouveaux qui nous unissent, et que tu +as scellés de ton sang?</p> + +<p>—Je ne sais si je m'abuse, et si la tendresse +toujours plus vive que tu m'inspires ne me rend +pas plus exigeante; mais il me semble que tu +ne m'aimes plus comme autrefois.</p> + +<p>—Et qui m'obligerait, s'il en était ainsi, à +feindre pour toi un amour que je n'aurais +plus?</p> + +<p>—Oh, tu sais bien qu'aimée ou détestée, je +me suis attachée à toi pour toujours, et que je +périrais plutôt de ta main, que de séparer jamais +mon existence de la tienne. Mais laisse-moi +m'enivrer d'une erreur qui fait encore ma félicité. +Dis-moi que tu n'as pas cessé de m'aimer, et je +tâcherai de te croire.</p> + +<p>La convalescence de Mosquita arriva. Penchée +sur le bras de son amant, elle aimait à se +montrer encore affaiblie, dans les rues de Carthagène, +où tout le monde admirait le dévoûment +que lui avait inspiré l'amour. Sans cesse +elle rappelait à Rodriguez le bonheur qu'elle +ressentait de lui avoir conservé, au péril de sa +vie, des jours qui lui rendaient l'existence si +précieuse. Les femmes ne se doutent pas de ce +qu'elles perdent en cherchant à nous enchaîner +à elles par les liens de la reconnaissance qu'elles +veulent imposer à notre amour. Les sacrifices +qu'elles nous offrent obtiennent rarement +le prix qu'elles attachent à leur dévoûment le +plus absolu. Ils nous deviennent à charge dès +l'instant où elles semblent ne pas les ignorer assez +ou s'en faire un trop grand mérite.</p> + +<p>Un mois se passe pour Rodriguez dans la +contrainte et le désoeuvrement. Il n'y tient plus. +Il apprend qu'un bâtiment anglais est venu à +Carthagène, pour procéder à une enquête sur +la dernière croisière de <i>l'Albatros</i>. Le Libérateur +a repoussé tous les faits qui paraissent s'élever +contre son capitaine, qu'il regarde comme une +des gloires de la république. Les matelots de +Rodriguez se sont tus. Mais les soupçons les +plus terribles planent sur lui. Mosquita, alarmée +sur le sort de son amant, court à lui: Tu +ne sais pas, lui dit-elle, ce que les Anglais +exigent du Libérateur?</p> + +<p>—Que peuvent-ils exiger?</p> + +<p>—Qu'il te livre à leur justice. Les plus sinistres +accusations planent sur toi.</p> + +<p>—Que pourront-ils me prouver?</p> + +<p>—Rien; mais la violence et la force peuvent +tout.</p> + +<p>—Le pavillon colombien me protège; mon +titre de citoyen de la république me préserve.</p> + +<p>—Tu dois tout redouter d'une vengeance +peut-être trop méritée. Il faut partir!</p> + +<p>—Oui; mais sur mon corsaire même. Il va +armer. Tous mes braves compagnons de course +me redemandent. J'irai chercher un refuge au +milieu d'eux, et c'est là que l'Anglais viendra +m'arracher, s'il veut me punir des maux que +je lui ai déjà fait souffrir.</p> + +<p>—Ma prévoyance t'a réservé un destin plus +sûr et plus heureux. Cet argent que tu as conquis +d'une manière si funeste à la mer, tu l'as +placé, par mes conseils, sous un nom supposé, +en Europe. En prenant ce nom, et en nous +dérobant à toutes les poursuites, nous pourrons +échapper à la réputation que partout ici tu +traînerais avec toi. Comment, d'ailleurs, oserais-tu +reparaître sur <i>l'Albatros</i> dans ces mers où +tu as déjà porté tant d'effroi.</p> + +<p>—Mon projet n'est pas non plus de prendre +ici le commandement du corsaire. J'irai l'attendre +à Saint-Thomas. C'est là qu'il me rejoindra, +et que je pourrai m'élancer avec lui +sur ces flots où je veux répandre une nouvelle +terreur. La vie me parut indifférente dès que je +pus la connaître: aujourd'hui elle m'est à +charge. Je partirai.</p> + +<p>Fuir! se dit-il en lui-même, dès qu'il put +s'abandonner seul à ses réflexions.... Oui, je +fuirai, mais en affranchissant ma vie des obsessions +d'une femme que je crus aimer, et en +courant porter ailleurs l'effroi chez des ennemis +qui s'acharnent sur moi après le combat. +Homme sans patrie, sans liens, sans famille, +sans préjugés, sans crainte, et sans honte, +qu'ai-je à faire ici plus qu'ailleurs? Qu'un autre +jouisse de l'existence qu'il s'est créée sur le coin +de terre où il est né; qu'il s'attache, une fois +que la fortune l'abandonne, au gîte où sont +ses habitudes, pour pleurer les biens qu'il n'a +plus! Moi je vois en pitié et les jouissances et +les larmes du vulgaire des hommes. J'ai de l'or, +de l'or, que j'ai teint du sang de mes ennemis! +Eh bien! ce n'est pas à lui que je demanderai +le bonheur. J'ai étanché dans les bras d'une +femme jolie, séduisante, cette soif de volupté +à laquelle succède la satiété. Le bonheur n'est +pas fait pour moi: il n'y a pas assez de plaisirs +dans toute la vie des êtres d'ici-bas, pour occuper +mon imagination, pour remplir ce coeur +avide de choses fortes. Allons porter sur un +autre théâtre les désordres que je rêve encore; +mais que nul des hommes qui m'ont accompagné +dans mes courses, et qui se sont faits les +complices de mon existence aventureuse, ne +puisse venir un jour me trahir ou m'importuner! +Un forban doit briser les instruments +dont il s'est servi, dès que le sort l'oblige à +fuir. Ces misérables, qui se sont voués à moi +pour eux-mêmes, et qui peut-être m'auraient +égorgé si je ne leur avais pas imposé le joug +d'une règle de fer, doivent périr. Il faut que +seul, tout seul, je reste de tout l'équipage de +<i>l'Albatros</i>. Mosquita elle-même....</p> + +<p>À ce nom il s'arrête; il ne veut prendre aucune +résolution contre celle qui fut maîtresse +si dévouée, si résignée... Il ne l'aime plus, +mais son sang a coulé pour lui. La pitié ne +l'intéresse pas en faveur d'une femme qui lui +est devenue importune; mais il éloigne de son +âme l'idée d'un attentat qui coûterait la vie à +l'être qui lui a sacrifié la sienne.</p> + +<p>On réarmait <i>l'Albatros</i>. Il se rend à bord. +Il appelle le contre-maître des noirs qui travaillent +dans la cale.</p> + +<p>—Benito! lui dit-il, avec mystère: Tu es +un vaillant nègre.</p> + +<p>—On le dit, capitaine.</p> + +<p>—Je te crois capable de tout?</p> + +<p>—C'est vrai, capitaine.</p> + +<p>—Je t'ai chargé de l'arrimage du navire. +J'attends de toi un service secret, pour lequel +je vais te donner cinq cents gourdes. C'est cinq +cents fois ce que tu gagnes dans un jour. Si, +après avoir reçu ma confidence, tu hésites ou +si tu dis un mot, tu me connais: tu n'existeras +pas une heure après m'avoir trahi.</p> + +<p>—Captaine, j'écoute: que faut-il faire?</p> + +<p>—Il faut, sans que personne ne puisse s'en +douter, au moyen d'une des pinces dont tu te +sers pour l'arrimage, pousser en dehors du navire +une ou deux des gournables au-dessous +de la flottaison, de manière que le corsaire ne +fasse pas d'eau en rade, mais qu'au premier +mauvais temps au large, les gournables +partent.</p> + +<p>—J'entends bien! vous voulez qu'il aille au +fond. Mais vous, capitaine, vous ne serez donc +pas à bord?</p> + +<p>—Ce n'est pas ton affaire. Voilà six onces +d'or! c'est ce que je t'ai promis. Tu en recevras +autant dès que ta discrétion m'aura été prouvée.</p> + +<p>—Dans une heure, mon capitaine, vos +ordres auront été exécutés, et ma journée sera +gagnée.</p> + +<p><i>L'Albatros</i> se trouve prêt enfin à mettre sous +voiles. Il est convenu entre les officiers et le capitaine, +que celui-ci ira attendre à Saint-Thomas +le navire, qui se rendra sans lui dans cette +dernière île, pour ne pas donner trop de crédit +aux soupçons qui se sont élevés sur son compte. +Oui, <i>l'Albatros</i> se séparera de Rodriguez, +comme un coursier fidèle se sépare du maître +qui l'a dompté, et sous lequel il est habitué à +courir au combat! Mais il le faut: l'équipage +approuve la prudence de son capitaine, et à +Saint-Thomas il le retrouvera pour ne plus le +quitter. Jusqu'à ce moment on est bien décidé +à ne rien entreprendre, à ne rien hasarder; et +qu'oserait-on tenter sans Rodriguez, lui le chef +le plus renommé entre tous les corsaires, lui, +l'idole des forbans, si les forbans peuvent avoir une +idole! C'est lorsqu'il aura rejoint ceux qu'il appelle +ses braves, qu'on se dédommagera de n'avoir +rien fait dans les premiers jours de mer. Rodriguez +part pour Maracaïbo: il a son plan arrêté. +Son équipage connaît le motif de son départ: +personne ne s'alarme de son absence. +Mosquita seule accourt: elle n'a pas été prévenue +de la fuite de son amant; elle l'accuse +de trahison; elle veut partir sur <i>l'Albatros</i>; +mais le nègre dont Rodriguez s'est servi dans +l'arrimage du corsaire, la supplie de rester, +prenant en pitié le sort qui l'attend si elle +s'obstine à suivre le perfide qui a voulu aussi +la sacrifier. <i>L'Albatros</i> appareille, et Mosquita, +les yeux attachés sur ce navire, qui lui rappelle +tant et de si cruels souvenirs, reste sur le rivage +en proie au désespoir le plus affreux, et +elle voit disparaître à l'horizon cette voile si +connue, cette voile si redoutable, qui porte la +terreur sur ces mers où elle doit bientôt s'engloutir!</p> + +<p>Rodriguez, sous le nom de l'espagnol Montenegro, +a réussi à gagner Curaçao. Un passeport +et des lettres de change, obtenus sous ce +faux nom, lui permettent de prendre passage +sur une mauvaise galiote hollandaise qui doit +se rendre à Londres. C'est à bord de cet humble +navire qu'il cachera sa funeste célébrité. +Le plus cruel des pirates va naviguer au milieu +d'un équipage paisible, qui, pendant le quart +de nuit, racontera, en frémissant, les exploits +récents de l'écumeur de mer; et lui, à côté du +conteur troublé, écoutera en souriant les récits +de ces bonnes gens, si éloignées de penser que +le héros de leurs terribles histoires est là tout +près d'eux, qu'il les regarde et qu'il les entend.</p> + +<p>La grosse galiote file vers les débouquements +avec une bien pauvre cargaison et une marche +bien médiocre. Tous les navires qu'elle aperçoit +la dépassent en quelques heures. Peu de +jours après sa sortie de Curaçao, vers le soir, +elle est ralliée par un bâtiment dans la mâture +duquel elle distingue des signaux de détresse. +Le temps menace, la mer commence à grossir, +et la nuit va se faire. Le bon capitaine hollandais +attend le navire aperçu, pour lui porter +secours, s'il lui est possible. C'est un grand +brick armé, et Rodriguez reconnaît dans ce +brick, son <i>Albatros!</i> À cette vue, devinant +trop bien le motif des signaux du corsaire, le +faux Montenegro descend dans sa cabine, où il +se couche, malade qu'il se dit, du mal de mer. +<i>L'Albatros</i> est déjà rendu le long de la galiote +hollandaise. Mettre une embarcation à la mer +avec quelques hommes et un officier dedans, +n'est pour lui que l'affaire de peu d'instants. +Cet officier accoste la galiote.</p> + +<p>—Capitaine, dit-il, au Hollandais, je viens te +demander un peu de cuir et des clous à pompe. +Depuis notre sortie de Carthagène nous +avons usé toutes les garnitures de nos appareils +de pompe; nous faisons de l'eau comme un +panier.</p> + +<p>Le Hollandais s'empresse de donner à l'officier +ce qu'il juge qu'il ne serait ni humain ni +prudent de lui refuser. Il s'informe de la cause, +qui a pu déterminer une aussi forte voie d'eau.</p> + +<p>—Oh! cette cause-là, nous la connaissons à +peu près: c'est un complot.</p> + +<p>—Un complot! vous avez donc des montres +à bord.</p> + +<p>—Non, les monstres, ou plutôt le monstre +n'est pas à bord. Mais nous le trouverons peut-être +à Saint-Thomas, où nous allons. Deux +pieds d'eau à l'heure, concevez-vous cela, vous +autres Hollandais, qui n'en faites jamais à bord +de vos grosses barques? Mais à propos, de quoi +êtes-vous chargé?</p> + +<p>—De sucre et de café.</p> + +<p>—Raffale que tout cela! Ce ne serait pas la +peine de vous chagriner pour si peu, dans +votre voyage. Nous n'en voulons qu'à l'argent +nous autres. Et pas de passagers, sans doute, +à bord de votre <i>paquebot à cul-rond?</i></p> + +<p>—Un seul passager. Il est couché: le mal +de mer l'a gagné.</p> + +<p>—Le mal de mer! Ce n'est donc pas un habitué? +Mais voyons-lui donc un peu la mine; +je suis docteur en mal de mer, tel que vous +me voyez...</p> + +<p>Rodriguez entend cette conversation. Il tremble +que l'officier, dont il reconnaît la voix, ne +vienne lui arracher la couverture sous laquelle +il s'est blotti dans sa cabine. L'officier a déjà +fait un pas sur l'escalier de la chambre: il va +descendre, lorsque du corsaire il entend qu'on +lui crie au porte-voix: <i>Revenez à bord, avant le +grain!</i> L'officier, à cet ordre, s'empresse de +sauter dans son embarcation avec ses hommes, +et de pousser au large de la galiote, muni du +cuir et des clous à pompe que lui a donnés le +capitaine hollandais.</p> + +<p>Rodriguez respire: il monte sur le pont; il +jette sur <i>l'Albatros</i> un regard de curiosité et +de colère, et bientôt il voit son ancien corsaire +disparaître au sein du nuage qui s'abaisse sur +les flots pour l'envelopper et peut-être pour le +plonger sous les vagues que la tempête qui se +prépare amoncèle entre les deux bâtiments.</p> + +<p>Le pirate Rodriguez enfin quitte bientôt ces +mers, qu'il a remplies de son nom exécré. La tête +pleine de funestes souvenirs et de projets plus +funestes encore, il se promène pendant deux +mois de traversée sur le pont étroit du tranquille +bâtiment qui porte sa fortune et ses destinées +nouvelles. C'est à Londres, qu'à la faveur du +nom sous lequel il s'est caché, il pourra, seul +de tout l'équipage de <i>l'Albatros</i>, réaliser les +vues qu'il caresse, comme un lion caresse sa +crinière.</p> +<br><br> +<a name="c11" id="c11"></a> + + +<h3>11</h3> + +<h3>Londres, reconnaissance, contrariété, passagers,<br> +préparatifs de départ, départ.</h3> + + +<p>En débarquant dans la vaste capitale du +monde marin, notre Montenegro se sentit soulagé +du poids des réflexions auxquelles deux +mois de traversée l'ont livré sans distraction aucune. +Il se retrouve au milieu de ces Anglais qu'il +déteste, mais qui ne peuvent trahir son incognito. +Cette multitude innombrable de figures qui passent +sous ses yeux fatigués, ne lui offre aucun visage +qu'il puisse craindre. Il peut rester là impuni, +tandis qu'il lit dans les journaux et dans les brochures +qu'on crie autour de lui: <i>l'Histoire des +crimes du pirate Rodriguez</i>. Il éprouve même +un certain plaisir à pouvoir braver, sans danger, +la fatale réputation qu'il s'est acquise, au +milieu de ses ennemis les plus acharnés. On +raconte sa mort à ses côtés; on parle en sa présence +des pirateries qu'il n'a jamais faites; et +pendant qu'on exagère ses affreux exploits, il +rêve aux moyens d'ajouter de nouveaux faits +aux faits qui déjà ont attaché une si odieuse +célébrité au nom qu'il a laissé chez les Colombiens.</p> + +<p>Maître de choisir, avec les lettres de change +qu'il a dans son portefeuille, le navire auquel +il pourra confier sa fortune sur des mers éloignées, +il parcourt les quais immenses des docks +de Londres. Un trois-mâts désarmé, récemment +capturé sur les côtes d'Afrique, fixe son attention: +il le visite, il le marchande; il l'achète. +Dans ces bureaux où des courtiers d'hommes +vendent des matelots pour toutes les opérations +que l'industrie ou l'avidité veulent tenter, +il trouve un équipage. Son nouveau bâtiment +portera le nom de <i>Revanche</i>: ce nom +s'accorde bien avec les désirs qu'il nourrit et les +projets qu'il médite. Il fait annoncer que <i>la +Revanche</i> partira bientôt pour Calcutta, sous le +commandement d'un capitaine anglais, qu'il +associe à une entreprise dont il cache le but réel +sous l'apparence d'une expédition commerciale. +<i>La Revanche</i> devient l'objet de la curiosité des +marins et des promeneurs, qui admirent, et la +vélocité de ses formes, et l'élégance de son +gréement, et le bon goût de ses emménagements.</p> + +<p>Un jour où il se rend à bord pour donner, +comme à l'ordinaire, les ordres qui doivent régler +les travaux de l'armement, son capitaine +anglais l'informe que des passagers sont venus +visiter les chambres: un colonel de la compagnie +des Indes et son épouse. Une fille, une +gouvernante qui les suivait, lui a remis, avec +une sorte de mystère, une lettre pour M. <i>Rodriguez +Montenegro</i>. Ce nom de <i>Rodriguez</i> inscrit +sur l'adresse, agite le coeur de notre pirate: +il ouvre précipitamment la lettre et il lit avec +effroi, avec terreur, ces mots qui lui laissent à +peine la force de cacher son émotion au capitaine +anglais, dont l'oeil suit tous ses mouvements:</p> + +<p>«Celle à qui tu as voulu arracher la vie, pour +prix d'avoir conservé tes jours, existe encore. +Elle ne doit le malheur de te revoir qu'au +nègre que tu avais chargé d'exécuter l'affreux +projet qui a fait périr les complices de tes +crimes. Enchaînée à tes pas, j'ai su découvrir +le lieu où tu voulais échapper à tous les soupçons +qui planaient sur toi. Un bâtiment m'a +débarquée à Londres au moment où tu y arrivais. +J'ai su m'attacher aux personnes que +j'ai décidées à venir aujourd'hui chercher un +passage à bord de ton bâtiment J'emploierai +les jours que tu as voulu me ravir, à te poursuivre +partout où tu voudras m'éviter. Si tu +dis un seul mot, je te démasquerai, je t'accuserai +et je périrai avec toi, toi sans qui il +m'est impossible de vivre ou de mourir.</p> + +<p>«Je ne me nomme pas. À cette écriture, que +j'ai tracée de mon sang, tu reconnaîtras ce +sang qui a déjà coulé pour toi, et tu devineras +le nom de l'infortunée qui s'attache à ta +vie, comme un remords ou comme un reste +d'espérance.</p> + +<p>«Adieu! tu me reverras bientôt +pour ne plus te quitter.»</p> + +<p>Mosquita! encore Mosquita! murmure Montenegro +en se promenant sur le pont avec fougue +et dépit. Maudit soit le jour où je crus aimer une +femme! La vengeance d'un homme me paraîtrait +cent fois moins implacable que les obsessions +de cette jalousie qui s'acharne à me poursuivre +jusque sur les mers que je voulais mettre +comme un abîme, entre elle et moi!... Mais +qu'elle ne croie pas m'asservir à l'esclavage +qu'elle prétend m'imposer. La mort, la mort la +plus affreuse me paraîtrait préférable au supplice +de redouter sans cesse la présence d'un +être qui m'est devenu si odieux!.. Elle s'attacher +à ma vie comme un fantôme accusateur!... Elle +me menacer de faire tomber sur ma tête le +soupçon, qu'elle tiendrait suspendu comme une +épée!... Tous les liens qui m'attachaient à elle +sont rompus depuis long-temps, et, une fois +l'amour évanoui, la pitié éteinte, il reste le dégoût, +la vengeance et le châtiment...</p> + +<p>Une voiture élégante roule sur le quai du +dock où <i>la Revanche</i> est amarrée. Cette voiture, +dont le bruit arrache Montenegro à sa préoccupation, +s'arrête. Un jockei descend; il remet +dans les mains agitées du pirate, un billet de la +part du colonel Fischel. C'est une invitation au +capitaine espagnol de vouloir bien se rendre +chez le colonel pour traiter du passage que celui-ci +désire prendre à bord de <i>la Revanche</i>. La +voiture attend Montenegro. Elle le conduit à Peccadilli, +dans un hôtel élégant. Le marin voit s'avancer +vers lui, du fond d'une longue cour, un +homme d'une quarantaine d'années, à la figure +noble et froide, aux manières polies et réservées. +C'est le colonel. Il invite le capitaine à +monter dans un salon où une femme belle, encore +jeune et richement parée, lit avec distraction +un livre qu'elle quitte nonchalamment eu +apercevant Montenegro. Après quelques questions +sur le jour du départ, la longueur présumée +de la traversée, l'état du navire, sa marche, +les commodités du logement, on parle du +prix du passage. Le colonel veut occuper toute +la chambre, à l'exception des cabines réservées +au capitaine et aux officiers. Montenegro, encore +tout ému de la lettre de Mosquita, répond +avec distraction, et en prévoyant avec inquiétude +l'instant où Mosquita peut-être paraîtra. +Il n'insiste pas d'ailleurs sur le prix qu'il a fixé, +Ses manières, dont la contrainte qu'il éprouve +laisse encore deviner l'abandon et la vivacité, +paraissent plaire au colonel; et sa femme, la +jolie Sophia, remarque, avec une modeste curiosité, +les nobles traits de ce jeune marin, empreints +d'un air d'héroïsme et de franchise. On +parle du nombre de passagers dont se compose +la famille du colonel: lui, sa femme et trois +domestiques... Mosquita sans doute sera comprise +dans ces derniers... Mais elle ne paraît +pas encore, et Montenegro respire plus librement. +On se quitte, on est tombé d'accord sur +toutes les conditions. On reverra le capitaine +chaque jour avant le départ de <i>la Revanche</i>... +Les époux anglais sont enchantés de Montenegro, +et lui s'abandonnerait presqu'au plaisir +de s'être assuré de tels compagnons de voyage +jusqu'à Calcutta, sans la crainte qu'il éprouve +de voir arriver avec eux la femme dont l'idée +pèse tant sur son coeur et sur son esprit.</p> + +<p>L'armement de <i>la Revanche</i> s'exécute avec +promptitude, et le colonel, fidèle à sa promesse, +vient chaque jour à bord; quelquefois +Sophia l'accompagne, mais Mosquita ne paraît +pas avec eux. Le moment du départ approche +pourtant, et Montenegro se flatte de l'espoir que +la femme qui s'est promis de le suivre, aura +peut-être renoncé à la folie de son projet inconcevable. +Ce n'est qu'au bas de la Tamise +que ses passagers le rejoindront. Le navire dérive +avec le courant du fleuve, et l'on voit arriver +enfin à bord, le colonel, son épouse, deux +domestiques et une femme dont les traits sont +voilés sous un large chapeau de paille. Sa mise +est simple, sa tournure modeste. Montenegro +ne s'occupe que d'elle: aucun de ses mouvements +ne lui échappe. Il ne pressent que trop +que c'est là le fantôme qui depuis près d'un +mois, agite toutes ses nuits, poursuit tous ses +rêves d'avenir... Cette femme passe devant lui: +il cherche à voir la figure qu'elle évite encore +de lui montrer... Il parvient enfin à découvrir +cette figure, qui l'inquiète, qui le tourmente, +qui le fatigue: c'est Mosquita! c'est Mosquita!..</p> + +<p>—Malheureuse, toi ici! redoute ma vengeance!</p> + +<p>—Crains plutôt de te trahir!...</p> + +<p>On part: le bâtiment quitte les eaux de la +Tamise; la terre fuit, et Montenegro trouve à +peine le sang-froid qui lui est nécessaire pour +commander l'appareillage et la manoeuvre. Un +sentiment de malaise qu'il n'a jamais éprouvé +encore, l'enchaîne sans force et sans volonté, +pendant toute la nuit, sur son banc de quart; +et à bord de ce navire qui enlève l'équipage et +les passagers aux adieux de leurs parents et de +leurs amis, tout avec le soir semble s'abandonner +au repos, à la langueur et au silence. Tout +est tranquille, excepté Montenegro et Mosquita, +qui veillent eux, et qui souffrent!</p> +<br><br> +<a name="c12" id="c12"></a> + +<h3>12</h3> + +<h3>Amour, jalousie, duel, délire, remords, désespoir,<br> +retour à Ouessant, fin.</h3> + +<p>Si quelque chose avait pu arracher Montenegro +aux sombres pensées qui l'agitaient, avec +quel plaisir il eût vu sa <i>Revanche</i> sillonner les +flots plus mâles, plus impétueux de l'Océan, +en quittant les eaux de la Tamise! C'est au +large qu'elle pourra s'élancer en liberté, batailler +avec les vents, et bondir courroucée sur +les lames qu'elle va faire gémir, écumer et retentir +sous sa guibre si leste et si fine! Elle +cingle dans la Manche avec vitesse, et pour +ainsi dire avec colère. Les bâtiments nombreux +qu'elle rencontre et qu'elle dépasse, comme +s'ils étaient à l'ancre, arborent leur pavillon à +son approche. Elle ne leur répond seulement +pas, tant elle paraît les mépriser. Son capitaine, +nonchalamment assis sur le bastingage, contemple +de temps à autre, mais encore avec +distraction, la haute et flexible mâture de son +léger navire, qui, à chaque coup de tangage, +secoue tout son gréement, comme une lionne, +sortant des eaux, secouerait sa crinière! Que +de cuivre vert, si bien appliqué un peu au-dessus +de la flottaison, contraste bien avec le +noir de cette peinture, qui reluit comme du +jais sur ces presceintes polies que l'on croirait +grattées avec du verre! <i>La Revanche</i>, avec seize +pieds de tirant d'eau, est rase au-dessus des +flots, comme une chaloupe; ses mâts effilés et +ses longues vergues décèlent seuls, avec l'entredeux +de ses phares, les vastes dimensions de sa +coque: mais à voir son plabord à trois pieds +du niveau de la mer, on dirait qu'elle coule +sous la charge, et pourtant elle est sur lest... +Ce n'est que lorsqu'on l'examine de l'arrière ou +de l'avant, que l'on peut remarquer ses larges +flancs ras et arrondis vers sa poupe élégante, +et que l'on croirait que c'est le fond d'une frégate +que l'on a pris pour en faire un aussi joli +navire.</p> + +<p>Oh! qu'avec <i>ma coureuse</i>, dit le capitaine, +je ferai de ravages sur les mers de l'Inde! A +chaque gros navire qu'il dépasse, et qui paraît +richement chargé, l'écumeur de mer sent palpiter +son coeur; ses dents claquent d'impatience +de ne pouvoir sauter à bord du bâtiment qu'il +est encore forcé de laisser derrière lui. Enchaînez +un vautour auprès d'une faible alouette, et +vous aurez une idée de la figure que fait Montenegro, +réduit à ne pas happer les bâtiments +dans chacun desquels il voit une capture qui +lui échappe.</p> + +<p>Mais de quoi se compose l'état-major de <i>la +Revanche</i>, et son équipage?</p> + +<p>De quatre à cinq officiers, cinq passagers, +le colonel Fischel, son épouse, deux domestiques +et Mosquita... Mosquita!...</p> + +<p>De trente hommes qui, une fois rendus +dans l'Inde, serviront à former le noyau +du personnel avec lequel Montenegro ira écumer +les mers de Ceylan, de Sumatra et des +îles de la Sonde.</p> + +<p>L'épouse du colonel vient, avec cette coquette +agacerie que le mal de mer n'ôte pas toujours +aux jolies passagères, arracher le capitaine +Montenegro à ses rêveries. C'est la première fois +qu'elle paraît sur le pont depuis le départ. Il +y a deux jours que l'on est à la mer, et c'est +en entendant dire que l'on est en vue d'Ouessant, +que Sophia s'est efforcée de monter, pour +voir l'île, que l'on découvre à peine encore à +l'horizon, du côté de babord. Les regards de +la jolie passagère restent long-temps attachés +sur cette terre lointaine, qui bientôt va disparaître +sous le cercle immense que le ciel et les +flots forment autour du rapide navire. Pour +Montenegro, il ne peut arracher ses yeux du +point où, le premier, il a vu la petite île qui +lui retrace tant de souvenirs, depuis si long-temps +oubliés. Il ne peut, en se rappelant, +presque malgré lui, les premières années de +son enfance, se défendre d'une émotion dont +il ne se croyait plus susceptible. Le bonhomme +Tanguy, sa nourrice Soisic, les rochers du rivage, +les bateaux des pêcheurs, sa soeur enlevée +à sa tendresse, dans les parages même où il se +trouve, s'offrent à son imagination pénétrée; +et il s'étonne de sentir des larmes couler de ses +yeux immobiles, attachés toujours sur l'île, +qu'il va perdre de vue. La voix de Sophia, +une voix douce et caressante, vient encore dans +ce moment ajouter au trouble qu'il éprouve, +et qu'il se reproche. Sophia lui adresse des +questions auxquelles il répond avec intérêt, +parce que sa passagère lui parle de cette terre, +de cette côte dont l'aspect agite son coeur. C'est +sur le bras de Montenegro, plus sûr que celui +de son mari, fort peu accoutumé aux mouvements +du navire, qu'elle s'appuie pour regagner +sa chambre, et l'officieux capitaine se sent déjà +tout subjugué du son de cette voix qui s'est insinuée +dans son âme, et de la légèreté de cette main +qui, en effleurant son bras, semble y avoir laissé +une impression douce comme une caresse... +Il admire les manières simples et nobles de +cette femme dont la taille est si belle et la figure +si élevée.... C'est une sorte d'extase qu'il +éprouve en la voyant sourire à son époux..... +La figure de Mosquita se montre au même +instant à lui, comme pour lui disputer les regards +qu'il tient attachés sur Sophia..... Il +s'éloigne....</p> + +<p>Les jours de la traversée se succèdent à bord +de <i>la Revanche</i> avec leur triste uniformité. Les +passagers se rapprochent des officiers, et du capitaine +surtout. L'heure du repas réunit à la +même table cette petite colonie de voyageurs et +de marins. On s'étudie: on cause, on se devine, +on se choisit. Le colonel anglais, avec sa politesse +un peu froide, témoigne beaucoup d'égards +et de confiance au capitaine. La douce +Sophia semble rechercher sa conversation avec +un intérêt qu'elle explique en exagérant le désir +qu'elle a de s'exercer à parler l'espagnol. Le +colonel sourit toutes les fois qu'il voit sa femme +s'efforcer, en s'appuyant sur le bras du capitaine, +à traduire sa pensée dans un idiôme +qu'elle n'a encore qu'imparfaitement étudié. +Mais lorsque les matelots, assis nonchalamment +devant, remarquent leur capitaine se promenant +avec la belle passagère, ils tirent à leur manière +l'horoscope de cette récente familiarité: +Cette femme-là, se disent-ils, en veut à notre +capitaine, et le colonel anglais en aura à garder.</p> + +<p>Quant à la malheureuse Mosquita, son rôle +à bord est tout passif en apparence. Montenegro +seul éprouve combien cette femme peut +avoir d'influence sur sa vie. Depuis qu'il est +condamné à vivre près d'elle, il ne lui a pas +adressé un seul mot... Dès que les regards +de Mosquita s'arrêtent sur lui, avec l'expression +du désespoir ou du reproche, il y répond +avec l'air du mépris ou de la colère, et l'infortunée +va cacher sa douleur dans le petit appartement +qu'on lui a préparé auprès de celui de +sa maîtresse.</p> + +<p>Sophia, qui quelquefois croit avoir deviné +la préoccupation avec laquelle sa femme de +chambre suit les mouvements de Montenegro +plaisante celui-ci sur l'intérêt qu'il semble avoir +inspiré à la jeune camériste. Savez-vous bien, +capitaine, lui dit-elle, que vous pourriez bien, +malgré vous peut-être, et en dépit de ce dédain +que vous paraissez témoigner à notre sexe, +avoir fait naître une passion sérieuse?</p> + +<p>—Moi, madame? Et quelle passion, s'il +vous plaît?</p> + +<p>—Quelle passion? Avec moins de modestie, +vous ne me le demanderiez pas. Voyez cette +pauvre Mosquita! Je crois qu'elle maigrit et +qu'elle en a perdu le contentement et le sommeil. +Le colonel l'a remarqué comme moi, et +vous seul paraissez ignorer les tendres douleurs +dont vous êtes l'heureux objet.</p> + +<p>—Au reste, je reconnaîtrais bien encore dans +cette circonstance, si elle était vraie, la bizarrerie +de ma destinée.</p> + +<p>—Et pourquoi cela? Mosquita est une jeune +et piquante orpheline, chez qui, je le parierais, +une passion vive a laissé des traces fort touchantes. +Elle est un peu brune, il est vrai, sa +beauté a acquis, sous le climat où elle est née, +des formes un peu prononcées; mais n'est-ce +pas quelque chose de séduisant pour un chevalier +espagnol, que cette langueur que laissent +après eux les orages du coeur! Plaisanterie à +part, je vous assure que c'est bien la meilleure +et la plus intelligente des filles. Elle se présenta +à moi, avant notre départ de Londres, avec +un air si malheureux et si suppliant, que je +crus faire une bonne action en l'attachant à +mon service; et aujourd'hui plus que jamais +j'ai lieu de me féliciter pour moi-même d'avoir +cédé à ce mouvement de compassion. Mosquita, +telle que vous la voyez, a déjà fait deux ou +trois voyages sur mer. C'est presque un matelot +féminin. Sa vie est tout un roman; mais elle est +sur ce qui la concerne d'une réserve qui me fait +penser que beaucoup d'amour a passé par là... +Tenez, capitaine, voyez comme elle nous écoute +et comme elle nous regarde! La pauvre fille +sait que je parle d'elle, quoiqu'elle n'entende +pas un mot d'anglais...</p> + +<p>Montenegro était au supplice pendant des +entretiens semblables: aussi, dès que la conversation +prenait un caractère qui le contrariait, +on le voyait aussitôt se promener gravement +sur le pont et s'occuper, comme pour échapper +à une situation pénible, du soin de la manoeuvre +de son bâtiment.</p> + +<p>Mais quel peut être cet homme, se demandait +Sophia, après avoir remarqué ces mouvements +impétueux et la réserve que gardait +Montenegro dans tout ce qui semblait se rattacher +à sa naissance, à ses voyages, à sa vie passée. +Certes, ce n'est pas là un être vulgaire, +se disait-elle. Il y a dans sa physionomie quelque +chose de trop élevé, dans sa conversation +des traits trop saillants, pour qu'il soit né dans +une condition commune. Je ne sais, mais, malgré +la défiance qu'il m'inspire quelquefois, +j'aime dans cet homme l'empire qu'il paraît +exercer sur tous ses marins, le mépris qu'il +montre au milieu des dangers, et l'attitude à la +fois noble et franche de sa personne. Quelle figure +énergique et expressive! Et condamné, à +un âge encore si jeune, à passer sa vie sur les +flots, parmi quelques grossiers matelots!... Oh! +qu'élevé pour la société et pour un haut rang, +Montenegro aurait brillé dans nos cercles, et +près des femmes surtout!..</p> + +<p>Le mari de Sophia n'avait pas conçu une +opinion plus désavantageuse sur le compte du +capitaine. Souvent il avait parlé à sa femme des +brillantes qualités que lui semblait posséder +Montenegro; mais il trouvait en lui quelque +chose d'impénétrable: jamais, dans les fréquentes +conversations qulls avaient eues ensemble, +il n'était parvenu à découvrir ce qu'il +tenait le plus à savoir à l'égard du jeune marin. +«Cet homme, répétait-il, est un problème. Il a +reçu beaucoup d'éducation; il a dû avoir une +vie fort agitée; mais il se cache si adroitement +sous son air de franchise et de brusquerie, que +l'on ne peut rien deviner... C'est un être indéfinissable... +Au surplus, tout cela pique la curiosité, +il est vrai, mais ce qu'il est et ce qu'il +fut ne doit pas nous intéresser au-delà de ce +que nous pouvons exiger de lui. Qu'il nous conduise +vite à Calcutta, c'est tout ce que nous +lui demandons.»</p> + +<p>Les soirées délicieuses que l'on passe sous le +ciel des Tropiques et de la Ligne, arrivèrent. Assis +nonchalamment sur leurs nattes, à l'abri des +tentes du gaillard d'arrière, les passagers se livraient, +pendant de longues heures, à ces conversations +intimes que le doux bruit des vagues +et de la brise indolente semblait accompagner +mélodieusement. Oh! que dans ces moments +d'exquise oisiveté l'âme se sent disposée aux +impressions tendres et mélancoliques! Sophia, +placée presque toujours entre son mari et Montenegro, +écoutait celui-ci raconter avec originalité +les sensations diverses qu'il avait éprouvées +dans sa carrière de marin. Ces naïfs récits +l'amusaient beaucoup plus que tout ce qu'elle +avait encore entendu dans le monde.</p> + +<p>Souvent, pendant ces narrations si expansives +et si attachantes par leur simplicité +même, l'épouse du colonel laissait échapper de +ses doigts distraits l'ouvrage qu'elle avait pris +pour se donner une contenance. Rien n'égalait +sa gaîté à bord; il n'y avait que lorsque Montenegro +lui parlait qu'elle se montrait pensive +ou préoccupée. Son mari avait vu avec étonnement, +mais avec plaisir, au moins le disait-il, +le changement heureux que la mer avait opéré +dans le caractère, ordinairement mélancolique, +de son épouse... Ce changement, qu'elle +ignorait encore elle-même, n'avait pas non +plus échappé à Mosquita, et la malheureuse +fille se désespérait en voyant sa maîtresse +captiver l'attention de Montenegro, et partager +le plaisir qu'il semblait avoir à passer des +heures entières auprès d'elle. La jalousie est +la plus pénétrante de toutes les passions. Ce +que Sophia ne s'était pas encore avoué, Mosquita +l'avait deviné. Aucun mot, aucune +plainte n'était échappée de sa bouche; elle +souffrait et se taisait. Ses yeux seuls exprimaient +à son amant tout ce qu'elle voulait cacher +aux personnes parmi lesquelles elle s'était +condamnée à vivre, pour jouir de la cruelle +satisfaction de suivre, de voir et de surveiller +un homme qui ne payait tant d'amour et de +constance, que par du mépris et de la haine.</p> + +<p>Montenegro ne pouvait plus s'abuser sur le +sentiment qu'il inspirait à Sophia, ni sur celui +qu'elle avait fait naître dans son propre coeur. +Ce n'était pas de l'amour qu'il avait pour elle: +c'était quelque chose de moins fougueux, +mais de plus tendre et de plus soumis.... +Quelque chose de tendre à lui! Avec une âme +comme celle qu'il s'était faite, soupirer aux +pieds d'une femme! Oh! s'il n'avait éprouvé +qu'une folle ardeur pour Sophia, il n'aurait +eu qu'un mot à dire, qu'un ordre à +donner, pour se débarrasser de son mari, de +Mosquita elle-même, et pour triompher en +pirate de sa nouvelle conquête.... Mais près +de Sophia, il sentait le désir s'éteindre, son +impétuosité se calmer et sa volonté s'évanouir. +Il ne se reconnaissait plus. Sa force même +l'abandonnait, ses habitudes les plus dures +s'amollissaient, et c'est à peine s'il retrouve +quelquefois assez de colère pour punir des matelots +mutins ou paresseux. Ce n'est que lorsqu'il +voit l'importune Mosquita épier les mots +qu'il adresse à Sophia, qu'il sent s'allumer +dans son coeur cette indignation, qui auparavant +aurait coûté la vie à qui eût osé le braver +à son bord, ou s'opposer à son impérieuse +volonté.</p> + +<p>En doublant le cap de Bonne-Espérance, +<i>la Revanche</i> est assaillie par ces tempêtes qui +accueillent ordinairement les navires dans ces +parages redoutés. Pendant plusieurs jours la +peur retient les passagers prisonniers dans +leurs chambres. Montenegro ne quitte pas le +pont, et Mosquita seule essaie de se tenir près +de lui. Mais il ordonne à ses gens de le délivrer +de la présence de cette femme imprudente, +et la malheureuse est condamnée à ne pas +quitter sa maîtresse. Que ces jours de mauvais +temps passés sans voir Sophia, sont pénibles! +Mais la bourrasque s'apaise enfin; le calme +renaît du sein de l'orage; on se revoit: les yeux +fatigués de Sophia expriment la langueur, +mais aussi ils peignent le plaisir qu'elle éprouve +à retrouver Montenegro, qui de son côté oublie +ses fatigues pour recommencer ses entretiens +du soir. La politesse du colonel pour le capitaine +devient moins froide: elle ressemble un +peu même à de l'affectation. Le colonel au +reste paraît si bon homme! Il se montre heureux +de la bienveillance que son épouse témoigne +au capitaine espagnol, tant il est loin +de deviner les progrès que le marin a faits dans +le coeur de sa femme, et du sentiment que +celui-ci a conçu pour celle à qui, lui, mari +confiant, il a cru avoir inspiré non pas peut-être +de la passion, mais la plus tendre estime.</p> + +<p>Près de quatre mois s'écoulent ainsi sur les +flots, temps d'ennui pour le colonel, temps de +douleur pour Mosquita, mais de bonheur et de +douce inquiétude pour Montenegro et Sophia... +On va bientôt atteindre le terme du voyage: +on va annoncer la terre, et c'est alors seulement +que la tendre Sophia, en entrevoyant le jour +où il faudra se séparer de Montenegro, ne peut +plus s'abuser sur l'état de son coeur. Par quelle +fatalité s'est-elle laissé entraîner vers cet homme, +qu'elle ne comprend pas, vers cet être +mystérieux, dont la vie est une énigme, et dont +l'âme paraît recéler des passions si peu faites +pour égarer une femme résignée jusque-là avec +tant de vertu à ses devoirs d'épouse! Par quelle +effrayante bizarrerie éprouve-t-elle pour un inconnu, +élevé loin du monde, au milieu des mers, +un entraînement que ne lui a jamais inspiré l'époux +qui la chérit, l'homme distingué à qui elle +s'est unie, à qui elle doit bonheur, rang et fortune! +À un père, à un frère, elle pourrait au moins +confier le désordre et le trouble de son âme.... +Mais son penchant coupable, à qui l'avouer?... +À son époux, dont il ferait le désespoir et peut-être +le déshonneur?... Non loin de lui paraître +redoutable, le terme du voyage viendra l'arracher +au danger, à la honte de sa position cruelle. +Elle dévorera, loin du triste objet de son criminel +penchant, le crime d'avoir aimé un homme +à qui elle ne peut plus penser sans remords.... +L'immensité des mers, l'éternité du +temps les sépareront....</p> + +<p>On aperçoit la terre. Les pilotes anglais du +Gange viennent aborder <i>la Revanche</i> au large. +L'équipage et les passagers sont dans la joie. +Montenegro est calme et sévère: Sophia essaie +de sourire, et des larmes roulent dans ses yeux. +L'aspect de ce pays, si étrange pour elle, lui +rappelle trop douloureusement encore la patrie +qu'elle a perdue, dit le colonel en parlant de sa +femme. Mais la patrie sera pour elle dans les +soins que je lui prodiguerai... Époux trop confiant, +la patrie pour Sophia était auprès de +Montenegro, et bientôt c'est près de toi que +ton épouse se croira exilée!</p> + +<p><i>La Revanche</i> remonte les eaux bourbeuses du +vaste fleuve, qui, après avoir parcouru six cents +lieues, vient jeter ses ondes, révérées des Indous, +dans la vaste mer du Bengale. Les gens de l'équipage, +dans les intervalles de temps que leur +laisse la manoeuvre du navire, regardent avec +étonnement les bords opulents de ce Gange, +dont l'antique superstition de l'Inde a fait un +Dieu. Ils voient pendant le jour rouler le long +du bâtiment les cadavres dont les avides albatros +se disputent les lambeaux: ils contemplent +avec effroi et curiosité ces troupeaux de léopards +et ces bandes d'éléphants sauvages traversant à +la nage le courant au milieu duquel ils se jouent. +La nuit, les matelots cherchent des yeux ces +feux errants, qui, sur les bords du rivage, indiquent +que les Indous transportent un ami, +un parent malade, sur les limites du fleuve sacré, +dont l'onde religieuse deviendra pour lui +un tombeau ou la source de régénérescence. Ils +écoutent les cris glapissants des chacals, qui se +disputent les dépouilles des morts, que la fureur +de ces chiens indomptés entraîne sur les +vases. Les murmures de l'onde, les cris des bêtes +féroces, dont l'air troublé retentit, les rugissements +affreux qui se prolongent dans les bois, +tout dans cette rapide navigation du Gange +porte dans l'âme des Européens une émotion +que l'habitude seule pourra affaiblir. Mais +pendant que l'équipage et les passagers du navire +s'abandonnent aux impressions que ces scènes +si nouvelles produisent sur eux, Montenegro +reste indifférent à ce qui se passe autour de +lui: Sophia est immobile et glacée: Mosquita, la +tête pressée dans ses deux mains, semble vouloir +se cacher l'avenir qu'elle prévoit et qui l'épouvante.</p> + +<p>On arrive à Calcutta. Les malles et les effets +de la famille anglaise ont été disposés par les +ordres du colonel, pour être transportés à terre. +Plusieurs personnes, informées de l'arrivée du +colonel Fischel et de son épouse, s'empressent +de venir à leur rencontre dans des barques élégantes, +ornées avec un luxe tout oriental. L'instant +de se séparer est venu. Sophia et son époux +vont quitter <i>la Revanche</i>. Le colonel s'approche +du capitaine: il le remercie d'un ton solennel +de tous les égards dont il a été entouré à bord, +et puis, en lui serrant la main avec une affectation +qui étonne Montenegro, il prononce ces +seuls mots: «Nous nous reverrons bientôt, +monsieur le capitaine.»</p> + +<p>Sophia, surmontant l'émotion qui lui laisse +à peine l'usage de la parole, adresse aussi ses +adieux à Montenegro. Elle retient ses larmes, +mais les efforts qu'elle fait pour cacher sa douleur, +oppressent son sein, agitent ses lèvres, et +sa main tremblante, que Montenegro ose presser, +se retire glacée pour saisir avec force le bras +de son époux...</p> + +<p>Mosquita les suit. Elle a tout vu, tout pénétré, +tout maudit: elle adressera aussi ses adieux à +Montenegro, et, pour parodier les mots que le +confiant époux de Sophia vient d'adresser au capitaine, +elle lui répète, avec une infernale ironie, +en le quittant: Tu me reverras bientôt aussi.</p> + +<p>Il reste à peine assez de résolution à Montenegro, +pour qu'il puisse s'occuper des affaires +qui se rattachent à son arrivée dans le port +étranger... Oui, je la reverrai, se dit-il, cette +femme, qui exerce sur toutes mes idées un +empire qui me confond et qui humilie ma fierté!... +À quelle folle ardeur elle a livré tous mes +sens! Les projets que j'avais formés avant de la +voir se sont évanouis depuis que je l'ai connue. +Je ne sais plus que faire, que résoudre; et misérable +jouet du charme dont elle m'a environné, +je ne puis penser qu'à elle, qu'à elle seule, lorsque +j'appelais à Londres avec tant d'impatience +le moment où je pourrais porter la terreur de +mon nom, sur ces rivages où je languis maintenant +en enfant!... Quels adieux son mari m'a +faits! Aurait-il soupçonné ma ridicule et imprudente +passion? Non si le funeste penchant, +que je n'ai pas su peut-être cacher assez, a dû +l'alarmer, la réserve et la sagesse de son épouse +l'auront rassuré sur les suites d'une inclination +dont lui-même a sans doute été le premier à +mépriser la vanité.... Je veux les revoir cependant: +il me serait pénible de rester dans cette +anxiété qui me tue, dans cette incertitude qui +me révolte....</p> + +<p>Le lendemain de son entrée à Calcutta, on +remet à Montenegro un billet de la part du colonel +Fischel: Ah! je respire, dit-il, en le recevant; +c'est sans doute une invitation polie, +dictée peut-être par Sophia. Oh! que je reconnais +bien là la finesse ordinaire des femmes +et le complaisant aveuglement des maris. +Il ouvre avec précipitation le billet, et il lit:</p> + +<p>«Monsieur le capitaine,</p> + +<p>Je hais le scandale, et je sais la subordination +qui doit exister à bord d'un bâtiment, +où tout est soumis à l'autorité du chef. Pendant +la traversée, j'ai supporté la conduite que +vous teniez à l'égard de la femme que je n'ose +plus appeler mon épouse. Aujourd'hui je viens +vous demander satisfaction d'un outrage qui +m'a été révélé, et que je n'avais que trop bien +deviné. Je vous attends avec des armes, à cinq +heures, derrière les magasins de la Compagnie. +Si, contre mon attente, vous me refusez +la réparation que j'exige de vous, je vous +insulterai à chaque rencontre. C'est assez vous +dire que je n'admettrai aucune excuse, ni aucune +explication.</p> + +<p>Le colonel FISCHEL.»</p> + +<p>Cette lettre tombe des mains tremblantes de +Montenegro. Il en croit à peine ses yeux. Il la +relit plusieurs fois... Il n'y a plus à en douter: +le colonel a été abusé par un soupçon jaloux, +ou égaré par des rapports calomnieux... Mosquita +n'échappera pas à la vengeance du pirate, +qui, en pensant à elle, retrouve toute la fureur +qu'il avait perdue auprès de Sophia. Mais il n'est +plus temps de chercher à éclairer le mari de +l'infortunée, sur son erreur. Il menace Montenegro +de l'insulter chaque fois qu'il le rencontrera, +dans le cas où il ne pourrait pas obtenir +la satisfaction qu'il réclame... Ai-je donc +un front fait pour recevoir des outrages perpétuels! +s'écrie en pâtissant de rage, le terrible +adversaire que vient de provoquer le colonel. +Courons apprendre à cet insolent Anglais ce +qu'on gagne à irriter un coeur comme celui qui +frémit sous ma main... Le besoin de frapper un +ennemi se réveille dans ce coeur où la haine s'était +trop long-temps endormie... Marchons au +lieu du rendez-vous. Il ne faut pas lui faire trop +long-temps attendre le coup fatal qu'il est venu +chercher avec tant d'imprudence et d'imbécile +orgueil.</p> + +<p>Un palanquin transporte Montenegro et un +de ses lieutenants, derrière les magasins de la +Compagnie. Le colonel Fischel et deux officiers +Anglais se trouvaient déjà rendus à l'endroit +désigné. Ils remarquent, avec curiosité, le palanquin +qui s'avance vers eux. Un jeune homme, +vêtu négligemment, y saute lestement à terre, +avant que les nègres ne se soient arrêtés. Ce +jeune homme, avant d'adresser un mot aux trois +Anglais, jette au loin son habit sur le sable, +et demande une arme au colonel. Les témoins +l'entourent pour régler les conditions du combat. +Il les écoute long-temps avec dédain, et se +borne ensuite, pour le choix des armes, à faire +remarquer, d'un ton ironique, que le colonel +porte une épée. A ce geste, le malheureux Fischel +s'avance l'épée nue vers Montenegro, qui +s'est armé en jetant sur son adversaire un regard +de mépris et de pitié. Je jure, s'écrie-t-il, +par ceux qui m'entendent, que la femme de +ce malheureux fou est innocente, et que ce n'est +qu'à regret que je suis réduit à venger l'affront +qu'il m'a fait! Le colonel s'indigne de ce propos +insultant. Les fers se croisent: la pointe de +chaque épée voltige sur le sein de chacun des +adversaires; le colonel avance en furieux; Montenegro +se défend avec sang-froid et sans chercher +à tirer parti de la supériorité de sa force. +Les témoins, effrayés, suivent de l'oeil les mouvements +rapides des épées, qui s'enlacent et qui +se froissent en brillant comme des éclairs. La +main du colonel s'élève et réussit à faire glisser +son arme sur celle de Montenegro. Le bras de +Montenegro, traversé par le fer de son adversaire, +se raidit, et la poitrine du colonel vient s'enferrer +sur la pointe de l'épée qui lui présente la mort.</p> + +<p>Il tombe: sa bouche expirante vomit avec le +sang, qui rougit le sable, quelques mots que +l'on ne comprend pas. Il expire, et Montenegro +s'éloigne sans attendre que son palanquin +s'approche pour le prendre. Il court vers la ville, +exalté qu'il est par la douleur que lui cause sa +blessure, et égaré par le spectacle douloureux +qui, malgré son impassibilité ordinaire, a affecté +ses regards. En parcourant une des rues +de Calcutta, dans le désordre de ses sens et de +ses idées, la vue de la tranquille maison de Sophia +le frappe. Il monte: les femmes placées +dans les appartements veulent l'arrêter, il les +repousse, et, tout haletant, tout saignant de la +plaie que le fer vient d'ouvrir, il se précipite +vers Sophia, qui vole au-devant de lui.</p> + +<p>—Ah! grand Dieu! que venez-vous m'apprendre? +quel malheur vous est-il arrivé?</p> + +<p>—Je viens t'apprendre la mort de ton mari. +Je l'ai tué!</p> + +<p>—Mon mari! vous! La voix expire sur les lèvres +décolorées de la malheureuse épouse.....</p> + +<p>Montenegro s'est emparé d'une de ses mains; il +s'attache à elle; il implore son pardon, il accuse +le ciel; il se traîne sur les pas de Sophia, +qui le repousse avec horreur... Oui, s'écrie-t-il, +tu me fuis comme un monstre... Mais ce n'est +pas moi qui suis le monstre que tu dois punir... +Le monstre est ici, tu l'as caché dans ton sein: +c'est là, s'il le faut, que j'irai le frapper!... +Qu'elle paraisse, l'infâme Mosquita; elle est +ici, qu'elle paraisse: je veux la dévorer et éteindre +dans son coeur la soif de vengeance qui me +brûle!..On entoure Montenegro et Sophia, qui +se débat dans ses bras palpitants: l'infortunée +parvient enfin à s'échapper des mains de celui +qui s'attache à elle, comme un démon à sa +proie. Montenegro la poursuit; il renverse une +porte qu'elle oppose à sa rage, et, en franchissant +le seuil de cette porte, le corps d'une femme +roule à ses pieds: c'est Mosquita, qui vient de +s'entr'ouvrir le sein avec un poignard, qu'elle +jette tout sanglant sur Montenegro... Des mots +entrecoupés sortent de la bouche de cette nouvelle +victime... <i>Je suis vengée du pirate!</i> s'écrie-t-elle, +et ce n'est plus qu'un cadavre que Montenegro +presse de ses pieds chancelants!... Effrayé +du spectacle de tant d'horreurs, affaibli +par le sang qui coule de son bras, il tremble, +il se trouble; un nuage s'étend sur sa vue, et +une sueur froide coule de son front, sur sa +poitrine, sur tous ses membres..... Il tombe +sur le corps encore palpitant de Mosquita... Des +esclaves l'enlèvent, le transportent sur un lit +où, pendant plusieurs jours, il reste enseveli +comme dans un tombeau...</p> + +<p>La raison lui revint trop tôt hélas! Entouré +de quelques Européens que son malheur avait +intéressés, il ne se rappelait plus ce qui lui était +arrivé... Autour de lui il n'apercevait que des +figures inconnues! Un des vieux matelots de +son navire le gardait avec calme et respect..... +Il lui demande ce qu'on fait à bord... On vous +attend, mon capitaine, lui répond le marin... +Il y a donc long-temps que je suis malade? reprend +Montenegro.—Mais, mon capitaine, depuis +quinze, jours <i>la fièvre</i> vous a ôté la connaissance?—Et +notre passagère, où est-elle? +je ne la vois pas.—Qui? la dame du colonel?—Oui, +la dame du colonel!... Et à ces mots +le malade commence à se rappeler l'événement +funeste après lequel la vie semble s'être séparée +de lui... Il regarde son bras; il touche sa blessure: +l'appareil est encore sur la plaie: un médecin, +avec de douces paroles, s'oppose à ce +qu'il lève son bras encore engourdi... Ah! je +me rappelle tout à présent, s'écrie-t-il douloureusement: +la mort aurait mieux valu que vos +soins homicides... C'est vous qui m'avez tué en +me rendant à la vie, et c'est votre art qui est +homicide, et non pas le désespoir auquel je devais +succomber.</p> + +<p>Il ne pleurait pas: il ne pouvait pas pleurer; +les larmes sont la ressource bienfaisante des âmes +tendres: elles ne viennent pas aux coeurs qui +ne sont que passionnés, car les passions extrêmes +ont aussi leur endurcissement.</p> + +<p>Les officiers de <i>la Revanche</i> vinrent voir +chaque jour leur capitaine, dès qu'ils apprirent +qu'il pouvait leur parler, et leur donner des +ordres.</p> + +<p>—Dans quelle maison suis-je ici? leur demanda-t-il +en les apercevant. On n'a pas encore +voulu me le dire.</p> + +<p>—Mais, capitaine, dans la maison qu'avait +occupée le... nos passagers, à leur arrivée.... +Votre état de faiblesse n'a pas permis qu'on vous +transportât ailleurs, et nous avons obtenu +qu'on vous laissât ici.</p> + +<p>—Et de qui avez-vous obtenu <i>cette faveur</i>?</p> + +<p>—De personne. Nous avons loué la maison.</p> + +<p>—Et les <i>passagers</i>, les personnes qui l'occupaient, +où sont-elles allées?</p> + +<p>—Nous ne savons. Elles ont pris des appartements +ailleurs, à une des extrémités de +Calcutta.</p> + +<p>Un long soupir, à ces mots, s'exhale péniblement +de la poitrine oppressée du malade. +Puis il ajoute, après un moment de sombre +silence: Messieurs, en partant de Londres, et +même en arrivant ici, j'avais des projets que je +voulais confier à votre bravoure et surtout à +votre discrétion. Mais les événements qui sont +survenus, et la douleur qui a affaibli jusqu'à +ma volonté, en ont décidé autrement. Je ne +suis plus en état d'entreprendre: je ne sais plus +que souffrir... Ma convalescence sera longue... +Vous retournerez en Europe sans moi: dès que +je pourrai vous rejoindre à Londres, vous me +verrez... Le chargement du navire est assuré: +je me repose sur vous pour tous les soins que +je ne puis donner à mes affaires. Votre intelligence +suppléera à ma faiblesse.</p> + +<p>Après son rétablissement, la sombre mélancolie +qu'avait éprouvée le malade sembla redoubler. +Ce n'était plus ce jeune homme impétueux, +nourrissant avec une apparente satisfaction +les funestes desseins vers lesquels +une fatalité, qu'il paraissait ignorer, conduisait +toutes ses idées. Caché à tous les regards +pendant le jour, il ne parcourt que la nuit les +quartiers de Calcutta, seul, livré à ses déchirantes +réflexions. Souvent il porte, avec un +froid délire, ses regards altérés sur la demeure +où Sophia a cherché un asile pour sa douleur, +et peut-être un refuge contre la passion de son +effroyable amant. Durant des heures entières, +il s'arrête devant cette maison, où règne le +calme du malheur et la solitude du veuvage. +Lorsqu'une lumière pâle et mourante projette +sa lueur vacillante sur les rideaux de l'appartement +où veille Sophia, le coeur de Montenegro +se gonfle, ses yeux s'enflamment; des +soupirs, long-temps contenus, se pressent dans +sa poitrine bouillonnante... Mille vagues idées +passent dans sa tête égarée... Mille projets, +aussitôt évanouis que conçus, se présentent à +son esprit bouleversé... Un soir, à l'heure où +tout est encore tranquille dans cette demeure, +sur les portes de laquelle sont nonchalamment +assis les esclaves et les domestiques, affaissés par +le poids du jour brûlant qui s'éteint, Montenegro +s'introduit dans le vaste jardin sur lequel +donnent les croisées de Sophia. Il pénètre +jusque dans l'appartement où la veuve va +bientôt venir chercher le repos, qui semble +toujours la fuir. De légères persiennes, que le +souffle d'un vent tiède et lourd agite à +peine près d'un lit que des voiles de deuil +entourent, le dérobent aux yeux des jeunes Indiennes +qui préparent la couche de leur maîtresse....</p> + +<p>Sophia s'avance: sa figure souffrante et +amaigrie parait avoir pris la blancheur d'un +linceul sous les crêpes qui l'environnent. Sa +démarche est lente et maladive. L'infortunée +tombe au pied de la couche qu'elle va bientôt +occuper, et sa tête s'abaisse sur ses mains +jointes... C'est une prière que ses lèvres murmurent, +et que des sanglots viennent interrompre.... +Elle se relève avec effort; ses yeux +mouillés de pleurs se tournent vers le portrait +de l'époux à qui elle adresse du fond de l'âme +une humble parole, à qui peut-être aussi elle +demande un pardon.... Un homme, un fantôme +s'offre à ses yeux... C'est Montenegro!...</p> + +<p>Un cri d'épouvante part de sa bouche... Ce +cri ne sera pas entendu... Sa main, agitée par +l'effroi, cherche une porte! Cette porte s'est +refermée sur elle..... C'est en présence du +meurtrier de son époux, qu'elle se trouve +seule, sans défense dans la nuit, dans la solitude.... +Elle tombe sans force, sans idée, +sur un fauteuil, et Montenegro s'avance vers +elle:</p> + +<p>—Écoute, Sophia, ce n'est pas la mort que +je t'apporte ici.</p> + +<p>—Je le sais; c'est le déshonneur.</p> + +<p>—Je suis couvert du sang le plus précieux, +mais ce sang j'ai été réduit à le répandre pour +échapper à l'infamie..... Ma vie! je n'ai pu la +perdre....</p> + +<p>—Tu as arraché celle de mon époux.</p> + +<p>—Pour te posséder, j'aurais commis plus +qu'un crime ordinaire. J'étais innocent. Le +sort m'a condamné à subir ta haine. Je veux +me venger du sort qui me poursuit, et de cette +fatalité qui m'entraîne vers toi. Ma vie t'appartient, +mais je ne mourrai qu'après avoir mérité +d'être maudit par la femme à qui je veux +m'immoler.</p> + +<p>—Ah! plutôt, je t'en supplie, si quelque +pitié peut encore entrer dans ton coeur, frappe, +frappe-moi, avant de me déshonorer.</p> + +<p>—Non; c'est ton déshonneur qu'il faut à +ma rage. Il y a entre toi et moi un abîme que +le crime seul peut franchir.... Je m'abandonne +à cette destinée infernale qui m'entraîne vers +toi...</p> + +<p>—Au nom du ciel, qui m'abandonne! au +nom des mânes de mon époux, qui planent +en ce moment sur moi! oh! je t'en supplie, par +la mémoire de ta mère, épargne, épargne +encore une infortunée qui te fut chère!...</p> + +<p>—Non, non, rien! toi, toi seule et la mort!</p> + +<p>Un silence de mort succède à ce funeste et +rapide entretien. Plus de mots pour exprimer +l'horreur de la victime, plus de mots pour +exprimer le délire de son persécuteur. Les +souvenirs du tombeau sont oubliés; les voiles +de deuil sont profanés, non par l'amour, non par +la volupté des désirs, mais par la rage de la passion +la plus infernale... Mais cet homme, qui +n'avait pu trouver de larmes pour sa douleur, +en trouve enfin dans ses yeux dessillés, quand +il n'a plus à pleurer que sa frénésie...... Il +pleure comme un enfant sur le sein de la victime +que sa fureur vient de sacrifier à la fougue +de son imagination égarée. Il pleure avec amertume +sur cette destinée fatale qui l'a conduit +au crime malgré lui, et comme pour le rendre +le plus misérable et le plus à plaindre des +hommes. Pour venger son honneur outragé, +sa main a répandu un sang innocent.... Mais +lui, n'était-il pas innocent aussi du crime que +l'erreur lui imputait? Il a caché long-temps +dans son coeur cette passion funeste qui pouvait +faire le malheur de deux époux.... Mais +cette passion ne le rendait-elle pas le plus malheureux +de tous les êtres? La mort! une mort +qu'il n'a pas cherché à donner, a rompu tous +les liens qui s'opposaient à ses désirs: le préjugé +le condamne à fuir l'objet du seul amour +qu'il ait éprouvé dans sa vie: il se soumet à +ce préjugé. Il fuit celle à qui il a voué sa triste +vie; il se soumet à tout ce qu'une vaine morale +qu'il commence à comprendre, lui impose de +souffrances: mais le sort, plus fort encore que +sa volonté et que sa raison, semble prendre +plaisir à le ramener vers les occasions du crime +qu'il redoute, qu'il emploie tous ses efforts à +éviter.... Il se repaît du déshonneur de la +victime que lui offre une implacable destinée, +et, après l'avoir immolée, et, après avoir ravi +à la femme qu'il adore, à la femme pour qui +il donnerait sa vie, tout ce qu'elle a de plus +cher, il se sent plus malheureux mille fois, +que lorsqu'il se trouvait condamné au supplice +de ne pas la posséder.... Oh! qu'il est malheureux, +après avoir triomphé si cruellement +de la résistance de sa déplorable amante, cet +homme qui a répandu tant de sang! Oh! que +le remords qui le déchire est venu tard dans +ce coeur impétueux, et que les larmes ont été +long-temps refusées à ces yeux qui maintenant +s'abreuvent de pleurs inutiles...</p> + +<p>Le jour vient: il éclaire de ses premiers +rayons la honte de l'infortunée Sophia, et l'opprobre +de son amant. Réduite à le supplier +encore, après lui avoir immolé jusqu'à ses +remords, elle lui répète: <i>Fuis, fuis, malheureux! +Laisse-moi seule à mon désespoir! Te faut-il +encore plus que mon déshonneur</i>! Montenegro +trouve à peine assez de force pour s'éloigner de +ces lieux où son délire a porté le crime, la profanation +et la fureur. Il fuit enfin, mais plus à +plaindre peut-être que l'infortunée dont il n'ose +implorer le pardon. Il fuit en promettant à sa +victime que les adieux qu'il lui adresse sont +éternels, et les larmes intarissables de Sophia +ont répondu à ses derniers adieux.</p> + +<p>Dans ces pays de l'Inde, où les moeurs participent, +pour ainsi dire, du relâchement du climat, +on excuse toutes les fautes, parce qu'on +les oublie bientôt par un effet de l'inconstance +des esprits. La mort du colonel Fischel, loin +d'avoir détruit la calomnie qu'elle n'avait que +trop favorisée, tendit à donner un nouveau degré +de probabilité aux coupables liaisons que +l'on supposait avoir existé entre Sophia et Montenegro.—Le +capitaine reste, dirent les Européens; +il a laissé partir son bâtiment, c'est qu'il +veut jouir du fruit de sa victoire. En Europe, +on aurait condamné sans pitié la prétendue +faiblesse de Sophia. A Calcutta on ne l'excusa +pas, mais on se l'expliqua: un duel avec un +mari trompé n'était qu'une partie dans laquelle +le mari avait eu le malheur d'avoir mauvais +jeu, et il était assez juste que le gagnant se dédommageât +des chances qu'il avait courues. +Sophia seule, plus innocente qu'on ne le supposait, +s'accusait bien plus que la voix publique +ne la blâmait, et se trouvait bien plus +malheureuse encore que les soupçons qui planaient +sur elle n'avaient été calomnieux. Seuls +à souffrir, seuls à pleurer leur malheur dans +cette ville immense où ils ne trouvaient que des +indifférents ou des curieux, les deux amants, +conduits l'un vers l'autre par une fatalité à laquelle +ils sentaient ne pouvoir échapper, ou peut-être +par le besoin d'apaiser leurs remords en confondant +leur douleur, se virent encore. Sans rien se +cacher de sa coupable faiblesse, Sophia croit +qu'elle a obéi à une destinée irrésistible; car elle +éprouvait qu'il y avait dans ce qu'elle se reprochait +comme un crime quelque chose de plus +fort que toutes ses résolutions et que toute +cette vertu, qui, jusqu'à la mort de son époux, +avait été la règle de toute sa vie.</p> + +<p>«Oui, répétait-elle à Montenegro, je sens +comme toi qu'il y a dans l'affreuse destinée qui +nous réunit, une influence fatale à laquelle je +ne puis échapper. Je t'aime avec tout l'entraînement +du crime, et sans aucune des illusions +de la passion. Je te crains, et je me livre à toi, +comme à un être infernal que je voudrais fuir, +et qui triomphe, par un charme invincible, de +tous mes efforts et de tous mes remords. Seul +entre tous les hommes, tu m'as inspiré un sentiment +que j'ai pris pour de l'amour, et qui, +trop souvent, a ressemblé à de l'effroi... Ce +nom de mère, que j'aurais été si fière de porter +avec mon époux, fera bientôt mon désespoir, +car c'est toi qui seras le père de cet enfant que +je porte si douloureusement dans mon sein.... +Je n'ai pu échapper à mon sort; le ciel, qui connaît +mon coeur, m'en est témoin. Mais, au moins, +aide-moi à échapper à l'opprobre de notre +union, ou à cacher ma honte à ce monde qui +nous oubliera dès que le spectacle de notre +criminel attachement ne fatiguera plus ses +yeux. Il est, dans ces contrées, des êtres réprouvés +qui s'ensevelissent au milieu des forêts, +et qui vouent un culte mystérieux aux dieux +impuissants que l'Inde proscrit. Eh bien! imitons +ces infortunés. Que notre honte nous +exile, comme la superstition exile loin des villes +ces castes vouées, innocentes, au mépris de +la société. Coupables, nous, notre exil sera plus +difficile à supporter. Mais nos remords, nous +les cacherons, et ils seront moins poignants +quand personne ne viendra insulter à notre repentir. +Dans le fond des forêts, nous ne porterons +pas notre culte: quels dieux pourrions-nous +invoquer! Mais là je crois que je pourrai +t'aimer avec moins d'effroi, peut-être, et quoique +ignorée dans tes bras, je mourrai avec +moins de terreur, en offrant, comme une trop +faible expiation, mes dernières souffrances à ce +ciel qui ne m'a pas permis de vivre innocente +et pure.</p> + +<p>—Cesse, oh! cesse! je t'en supplie, au nom +de ce ciel que tu implores, de me poursuivre +de ces craintes qui ne pèsent que trop déjà sur +mon coeur malade, fatigué de tout ce que tu souffres, +de tout ce qui te déchire. Enchaîné près +de toi, lorsque la vie s'ouvrait encore pleine d'avenir +à mes yeux abusés, je sens que j'aurais +pu, sans cesse soumis à la vertu, parcourir avec +bonheur une carrière peut-être glorieuse. Ta +douceur angélique aurait exercé sur moi un +charme si puissant, un empire si absolu! Car +tu es la première femme pour laquelle j'aie +éprouvé ce sentiment qui domine toute la vie, +et qui, comme la pins impérieuse des passions, +commande à toutes les passions coupables..... +Mais c'est lorsqu'il ne m'était plus permis de +revenir sur les événements qui ont marqué ma +malheureuse existence, que je t'ai connue. +C'est lorsqu'il ne m'était plus permis de te posséder +qu'en violant tous les devoirs, qu'en +étouffant tous les sentiments généreux, que la +fatalité m'a entraîné vers toi, que je t'ai vue, +que je t'ai aimée... Tu me parles, n'est-ce pas, +de cette fatalité qui semble nous pousser l'un +vers l'autre pour nous condamner à des regrets +éternels. Eh bien, sache qu'il n'est pas un reproche +que tu ne te fasses, que je ne me sois +mille fois adressé! Je t'aime, que dis-je? je t'idolâtre; +jamais le moindre préjugé n'a troublé +mon âme, que la passion a pu soumettre, mais +qu'une force plus qu'ordinaire a toujours placée +au-dessus des terreurs du vulgaire; et cependant, +lorsque je cherche dans tes bras ces +moments de volupté, pour un seul desquels je +donnerais toute ma vie, je frémis des caresses +que je recois ou que je te prodigue. Une +impression vague et pénible se mêle à cet +abandon au sein duquel je voudrais éteindre les +derniers instants de mon existence. Qu'y a-t-il +donc dans notre amour? N'est-il donc pas des +amants plus coupables que nous, avec moins +de remords? Seraient-ce les fautes cruelles +dont j'ai marqué quelques-unes des années de +ma fougueuse carrière, qui me feraient payer +si chèrement le malheur de vivre encore? Mais +toi, toujours si pure, toujours si vertueuse, +qu'aurais-tu fait au ciel, pour éprouver les +mêmes tourments que moi? Et cependant tu +souffres, comme je souffre, et cependant tu +subis les mêmes tortures que celles auxquelles +je suis en proie! Oh! que la destinée des êtres +faibles et passionnés comme nous, est inconcevable, +et que la Providence, s'il existe une +Providence, est quelquefois cruelle pour des +crimes qu'elle a permis, ou pour l'innocence +même qu'elle devrait préserver et protéger!</p> + +<p>—Mais quels funestes pressentiments viens-tu +m'inspirer encore! Tu me parles de fautes +coupables dont tu as semé ton existence! Aurais-je +encore quelque chose à redouter, en soulevant +le voile dont tu as toujours cherché à +couvrir le passé!... Ah! mon ami, s'il est quelque +chose qui puisse ajouter aux terreurs qui +m'agitent, c'est ce sombre mystère qui reste +étendu sur toute ta vie. L'aveu de tous les crimes +qu'un homme ait pu commettre serait +aussi affreux pour moi, que l'effroyable réserve +avec laquelle tu m'as caché jusqu'ici ta naissance, +ton pays et tes parents. Peut-être moins +impénétrable pour moi, m'aurais-tu inspiré +moins de contrainte et de terreur. Mais en recueillant +mes souvenirs et en me rappelant la +mort de cette femme, à qui nous devons nos +malheurs, je me suis senti souvent agitée d'un +effroi involontaire... Par pitié, Montenegro, ne +me cache plus rien... Et que pourrions-nous +avoir à nous cacher encore! Le sort t'a peut-être +fait naître dans un rang obscur: ce serait +là le moindre de ses torts envers toi et envers +nous; car moi-même, riche et élevée dans l'opulence, +je n'ai pas reçu le jour au sein du luxe +qui m'environnait lorsque tu m'as connue... +Hélas! depuis bien long-temps déjà j'ai oublié +l'orgueil que je mettais à dissimuler l'humble +condition à laquelle j'étais appelée dès mes premières +années. Le moment des illusions est +passé pour Sophia... Ah! par pitié pour moi, ne +laisse plus planer entre nous un mystère qui me +fait peur. Parle, parle, au nom du ciel, au nom +de notre amour, qui est la seule puissance que +je puisse invoquer. Parle, parle! Je meurs d'impatience +et d'effroi.</p> + +<p>—Tu le veux? C'est le dernier sacrifice que +je puisse te faire. Tu vas frémir, me détester, me +maudire....</p> + +<p>—Ne crains rien: nous sommes seuls dans +ces immenses jardins. Les domestiques et les +esclaves se sont retirés: ils sommeillent eux! +Personne ne peut nous entendre. La nuit est +sombre, le silence règne sous ces arbres immobiles +qui nous recouvrent. Parle, mais donne-moi +ta main; j'aurai moins de peur. J'écoute.</p> + +<p>—. Tu as entendu nommer quelquefois, +pendant ton séjour à Londres, un pirate, +un monstre, dont on racontait, en les exagérant +encore, les cruautés inouïes et les +crimes?</p> + +<p>—Rodriguez, peut-être?</p> + +<p>—Oui, Rodriguez.</p> + +<p>—Grands dieux! que dis-tu! Était-ce ton +père, ton frère, ton capitaine? Je tremble, +achève.</p> + +<p>—C'est moi!</p> + +<p>—Toi! malheureux! Ah! que m'apprends-tu? +C'est donc toi qui, conduit par la rage, as +sacrifié le vieillard le plus respectable, le plus +généreux.</p> + +<p>—Un vieillard? Oui, je me rappelle. Oh! son +souvenir est trop présent encore à ma pensée, +il a pesé trop violemment sur ma vie, pour que +je l'oublie. Cette vengeance-là du moins fut juste, +légitime.</p> + +<p>—Légitime! Et tu l'as assassiné?</p> + +<p>—L'infâme Woodbrige! Oui, eût-il eu mille +vies à perdre, il n'aurait pu, en tombant coup à +coup sous ma main, satisfaire la soif de vengeance +qui me dévorait. N'est-ce pas lui qui +m'avait arraché ma soeur?</p> + +<p>—Ta soeur!...</p> + +<p>—Écoute, écoute-moi! Laisse encore ta +main dans la mienne.....Écoute, Sophia. Recueillis +en mer par quelques pêcheurs, après le +naufrage du bâtiment qui nous portait, sur les +côtes de Bretagne, ma jeune soeur et moi nous fûmes +élevés par la pitié des pauvres gens qui nous +avaient arrachés à la mort.... Ma soeur.... Mais +ta main se glace!... Sophia! Ciel! qu'as-tu?...</p> + +<p>O mon amie!... Elle s'évanouit..... Elle se +meurt..... Quelqu'un! quelqu'un! Je suis +seul!... A moi! à moi! au secours!... Elle se +meurt!...</p> + +<p>Des domestiques accourent aux cris qu'ils +entendent. Leur maîtresse vient de tomber sans +connaissance dans les bras de Montenegro, qui +lui-même chancelle. On transporte l'infortunée +sur le lit qu'elle a tant de fois inondé de ses +larmes. Des médecins sont appelés: ils arrivent, +et leurs efforts parviennent, au bout de quelques +heures, à rendre à la vie la femme qui gémit +de revoir encore le jour et de recouvrer si +tôt la raison. Ah! j'avais cru, dit-elle d'une voix +qui semble sortir du cercueil, avoir obtenu la +seule grâce que j'eusse à demander au ciel!... +Montenegro est là, agenouillé près du chevet +de Sophia; sa tête repose sur une de ses mains +glacées que ses pleurs inondent. Sophia, en +tournant ses yeux autour d'elle, aperçoit son +amant: elle jette un cri d'épouvante, et sa +main mourante se retire avec effort de celle de +Montenegro. Le malheureux, désespéré, le +coeur brisé, et l'âme en proie au plus affreux +délire, retombe en sanglotant au pied de la +couche qu'il craint de profaner en la touchant... +Sophia, les regards attachés sur lui, +paraît le plaindre encore, et ses larmes, qui la +suffoquent, coulent en abondance de ses yeux +presque éteints... Approche, approche, lui +dit-elle,... le moment de te pardonner est arrivé... +Demain il ne sera plus temps peut-être... +Mais ne me touche pas... tes caresses me... me +brûleraient. Il y a de l'enfer même jusque dans +nos regards... Montenegro, je veux rester seule +un moment avec l'homme qui reçut les dernières +volontés de mon époux, un jour avant +sa mort... Qu'on appelle vite cet homme qui +consacre, comme une loi, les derniers voeux des +mourants... Tu me reverras après... A lui mes +dernières volontés, à toi mon dernier soupir...</p> + +<p>—Sophia, ma Sophia, de grâce, au nom du +ciel, éloigne ces funestes idées... Pense à notre +enfant, lui n'est pas coupable; il doit vivre, +vivre avec toi!</p> + +<p>—Non, le ciel n'est pas si cruel, il doit mourir, +mourir avec moi, mourir avant d'avoir reçu +le jour qu'il souillerait... Je suis donc bien +criminelle, puisqu'on me refuse d'écouter mes +dernières volontés!</p> + +<p>Les médecins entraînent Montenegro, anéanti, +loin de l'appartement de la mourante. Le +notaire arrive: il s'enferme avec elle et deux +autres personnes pour recueillir les voeux de +l'infortunée... Montenegro, que l'on retient +avec peine, s'élance, dès qu'il le voit sortir, +dans l'appartement de Sophia. Ses mains suppliantes +s'étendent vers elle, comme vers l'image +sacrée d'une divinité que l'on implore...</p> + +<p>—Viens, lui dit-elle en le voyant, viens, je +me sens plus tranquille; viens, mais de grâce, +c'est une mourante qui t'en supplie, n'approche +pas ta main de la mienne,... tu me ferais +trop de mal!</p> + +<p>—Voilà donc, Sophia, l'effet de ces aveux +horribles qu'hier encore tu me demandais avec +tant d'ardeur, malgré mes justes appréhensions. +Tu le voulais, j'ai obéi, et maintenant tu me regardes +comme un monstre, ma présence semble +infecter l'air que tu respires, et ton coeur, +si tendre, si compatissant, me maudit au milieu +même des souffrances qui absorbent toute +la sensibilité de ton âme angélique.</p> + +<p>—Peut-on maudire quand on va mourir?... +Va, Montenegro, mon ami, mon... ah! je ne +te hais pas. Le sort a été plus coupable que +toi... Une puissance plus forte, plus criminelle +que nous encore, a tout fait... Mais je n'ai plus +que peu d'instants à passer près de toi... +Ecoute:</p> + +<p>Mes dernières volontés viennent d'être tracées... +Tu les respecteras, toi, toi dont le coeur +gardera seul le souvenir que je vais laisser sur +cette terre de deuil et de malheur... Oui, ma +mémoire te sera chère... et tu ne l'oublieras +jamais... Tu m'as dit hier...</p> + +<p>—Que viens-tu me rappeler... Non, je ne +t'ai rien dit...</p> + +<p>—Tu m'as dit hier, oh! je m'en souviens +bien, que, recueilli mourant sur les flots par +de pauvres pêcheurs, tu fus élevé avec ta soeur +par la pitié de ces bonnes gens... C'est parmi +eux, c'est aux lieux où ton enfance s'écoula +dans l'innocence et le bonheur, qu'il faut que +tu ailles vivre... après moi..., qu'il faut que tu +ailles oublier ou du moins expier les fautes que +tu pourrais te reprocher... Tu m'as parlé, je +crois, de l'île où tu as été élevé... Attends... +je sais... j'ai su son nom... Tiens, vois-tu ces +papiers déposés sur le pied de mon lit... Ils +sont cachetés... Prends-les... Je le veux....</p> + +<p>—Oh! par pitié, cesse, Sophia... Ta voix +affaiblie épuise ton sein que tes efforts accablent... +Cesse, cesse, par pitié de mes larmes..</p> + +<p>—Et qu'importe une minute de plus ou de +moins.... Je n'ai que trop vécu.... Prends ces +papiers.. J'ai le droit d'ordonner aujourd'hui...</p> + +<p>—Les voilà.</p> + +<p>—Ils renferment mes derniers voeux, la +dernière espérance que je vais porter dans la +tombe... Tu me promets, n'est-ce pas? de +retourner, après ma mort, au milieu de tes +parents adoptifs?...</p> + +<p>—Qu'exiges-tu? la douleur t'égare! Pourquoi +me parler sans cesse de ta mort?....</p> + +<p>—C'est que je sens là qu'elle s'avance..... +Me promets-tu.... me promets-tu... de n'ouvrir... +de n'ouvrir ces papiers... ma dernière +volonté.... qu'au milieu des pêcheurs?... Je +meurs si tu ne parles....</p> + +<p>—Oui, je promets, je jure à genoux...</p> + +<p>—Tu le jures... à genoux... O mon ami!... +mon.... Le ciel t'a entendu!..... que le ciel +nous pardonne!.... Ah!...</p> + +<p>A ce cri échappé avec le râle de la mort, +Montenegro se lève avec effroi: ses yeux épouvantés +se fixent sur ceux de Sophia, que le +trépas a déjà éteints. Ses bras s'enlacent sur +ce corps qui s'est convulsivement raidi.... Sa +bouche cherche avec avidité la bouche décolorée +de son amante—Cette bouche pâle, +béante, se referme sous ses lèvres avec un +horrible claquement de dents.... Le malheureux +tombe inanimé auprès du corps glacé.</p> + +<p>Au bruit de sa chute, les domestiques, +restés dans l'appartement voisin, accourent +effrayés:</p> + +<p>Ce fut seulement quelques jours après +qu'un peu de terre eut recouvert le corps de Sophia, +que son amant retrouva des larmes pour +la pleurer. Une fièvre dévorante, en lui ravissant +l'usage de ses sens, lui avait au moins épargné +le spectacle de ces funérailles qui renouvellent +tant de fois la douleur que laisse la +mort à ceux qui gémissent. Quelques-uns de +ces hommes qui n'aiment personne, mais qui, +par curiosité, s'intéressent aux infortunes qu'on +leur signale comme extraordinaires, avaient +entouré Sophia et Montenegro de ces attentions +banales, qu'on accorde assez volontiers aux +étrangers malheureux, dans les colonies surtout. +Une fois le dénouement du drame connu, +les curieux s'éloignèrent. Ils n'avaient plus rien +de pathétique à voir, rien qu'un homme absorbé +dans sa douleur, ou ne sortant de ses +rêveries sombres que par la folie; triste spectacle, +ennuyeuse monotonie, même pour les plus +avides d'émotions. Pour s'ôter de dessous les +yeux un objet importun, les personnes qui daignèrent +encore, par un reste de convenance, s'occuper +de Montenegro, l'engagèrent, pour lui-même +et pour remplir les dernières volontés de +la femme qu'il pleurait sans cesse, à quitter les +lieux où sa douleur ne rencontrait que trop +d'aliment. C'est en Europe qu'il devait aller +chercher des consolations au sein de sa famille +et de ses amis. En restant plus long-temps à +Calcutta, l'action d'un climat qui tue les plus +fortes constitutions, finirait par le conduire au +tombeau avant qu'il ne pût remplir les devoirs +que ses serments avaient dû lui rendre +sacrés. Le reste d'existence qu'il traînait si péniblement +ne pouvait être mieux employé qu'à +satisfaire l'engagement solennel qu'il avait pris +aux pieds de sa maîtresse expirante. Les distractions +auxquelles on est forcé de se livrer +pendant le cours d'un long voyage, triompheraient, +plus que toute la force de sa raison, de +la mélancolie profonde qui le consumait trop +visiblement. Il fallait partir enfin par raison, +par vertu, par honneur.... Montenegro consentit +à quitter Calcutta.... Un navire anglais +fut choisi.... Mais à bord de navire, il ne devait +pas voyager seul avec sa douleur, ses regrets +et ses remords. Le cercueil de Sophia, +déposé dans la chambre qui lui est destiné, +l'accompagnera dans son voyage. Cette idée si +amère le console: c'est près de cette dépouille +si précieuse, arrachée à une terre inhospitalière, +qu'il reposera plus tranquille au +bruit des flots, au mugissement de la tempête..... +C'est près des cendres refroidies de +sa maîtresse qu'il pourra adresser sa prière de +tous les jours à ce ciel, à ce Dieu, qu'il commence +à comprendre depuis qu'il souffre.....</p> + +<p>Seul, il appellerait peut-être le naufrage qui +menacerait sa vie, mais avec les restes de +Sophia, il craindra les tempêtes, il redoutera +le naufrage, comme s'il avait encore quelque +chose à perdre.... Et puis quand la mort viendra +pour lui, c'est encore auprès du cercueil +de sa maîtresse, que son corps dormira +plus paisible dans l'éternité, protégé peut-être +par ces cendres chéries sur lesquelles le pardon +du ciel a déjà dû descendre!...</p> + +<p>Le navire s'éloigne du port: c'est un tombeau +qu'il porte sur les flots religieux de ce +Gange où Sophia, quelques mois auparavant, +voyait avec tant d'indifférence les Indiens offrir +à leur divinité un tribut de souffrance et +de larmes... La mer, la vaste mer bat bientôt +ses flancs rapides, et les vents conduisent le sépulcre +à travers les flots et les orages. Les éléments +seront en aide au navire, car un culte +est voué à ce sépulcre. Montenegro prie toute +la nuit au pied du cercueil: c'est l'âme de Sophia +qui semble habiter la chambre de l'infortuné, +et qui parait animer le bâtiment où ses +restes ont été déposés... Quel recueillement elle +inspire à son amant! Quelle douce mélancolie +a succédé aux sombres accès de son désespoir, +maintenant qu'il est seul avec ses souvenirs et +un tombeau!... Oh! depuis la mort de celle qu'il +a perdue, ce n'est que maintenant qu'il a vécu +et qu'il s'est senti vivre!... Le moment le plus +cruel pour lui, sera celui où il découvrira la +terre. Mais sur cette terre qui vit son enfance, +il peut faire reposer les cendres de son amie... +Mais si le soin sacré de lui faire expier les cruautés +de sa vie, lui rendait jamais sa soeur, sa +soeur bien aimée, qu'avec transport il lui dirait: +Tiens, viens, toi qui fus toujours innocente, +viens prier pour moi et Sophia, là, sur +ce tombeau qui cache celle qui, plus que toi, +encore, me fut chère, trop chère!...</p> + +<p>Les mois d'ennui d'une longue traversée +se succèdent pour l'équipage du navire, avec +ces alternatives de calme, de tempêtes, d'orages +et de fatigues, accidents trop ordinaires dans +la vie monotone du marin. Mais le temps n'a +plus rien de trop pénible pour le coeur de Montenegro. +Il souffre encore, mais non plus sans +consolation, si c'est sans espérance. Il ne demande +plus rien à l'avenir, car il n'a plus rien +à espérer. Un devoir seul lui reste à remplir; +Sophia lui a confié l'exécution de ses dernières +volontés; ces volontés suprêmes sont contenues +dans les papiers qu'avec un soin religieux son +amant a placés sur son cercueil. Le vieux prêtre +d'Ouessant, s'il vit encore, sera l'interprète de +la pensée de Sophia expirante... Mais quelle a +pu être la dernière pensée que Sophia a confiée +au notaire de Calcutta... <i>Tu m'as dit hier</i>, répéta-t-elle, +une minute avant d'expirer, <i>Tu m'as +dit hier que, recueilli mourant sur les flots, par +de pauvres pécheurs, tu fus élevé avec ta soeur par +la pitié de ces bonnes gens!... C'est parmi eux +qu'il faut que tu ailles vivre, après moi</i>... Oh! +c'est sans doute une pensée d'ange, la dernière +volonté d'une céleste créature, qui vit comme +un bienfait de la divinité, dans ces papiers auxquels +j'ai consacré un culte!... Que la terre paraît +lente à se montrer!... Qu'avec impatience +j'attends le moment où mon pied pourra franchir +ces bords, sur lesquels Sophia va reposer +en m'attendant! Des lois, que j'ai bravées il y a +déjà long-temps, m'interdisent encore la terre de +France; mais qu'ai-je à redouter quand j'ai tout +perdu, et que je n'ai plus rien à espérer? Le +déshonneur! est-il donc encore de l'honneur à +mes yeux? La mort! mais ai-je autre chose à +désirer... Oh! la mort cependant, sans l'assurance +de dormir près du cercueil de Sophia, +me serait bien amère... Mais pourra-t-on me +refuser une place à mon gré dans la tombe! +Les haines humaines seraient-elles assez lâches +pour ne pas s'éteindre sur un cadavre!</p> + +<p>Du haut des mâts du navire, on cria <i>Terre</i>, +enfin. A ce mot, à ce signal si connu de Montenegro, +son coeur, tranquillisé pour ainsi dire +par la coutume du malheur, battit plus fort +qu'il n'avait encore fait depuis long-temps. Moi +qui croyais, dit-il, n'avoir plus d'émotion à redouter +pour cette âme que je supposais fermée +à tous sentiments nouveaux!... Palpiter encore +de crainte ou d'espoir, comme aux jours où je +vivais près de Sophia!... Quel pressentiment +m'agite et me trouble! descendons encore une +fois près de son cercueil, là je me sentirai plus +tranquille, mieux protégé contre les coups du +sort que je commence à redouter encore aujourd'hui.</p> + +<p>Un bateau-pilote des <i>Scylly</i> vient d'aborder +le navire, qui déjà se trouve arrivé en Manche.</p> + +<p>Le capitaine annonce cette nouvelle à Montenegro, +encore plongé dans ses méditations +ordinaires.</p> + +<p>Un bateau-pilote! s'écrie-t-il comme en sortant +d'un rêve que des fantômes auraient agité. +Où sommes nous donc?</p> + +<p>—A cinq à six lieues des îles Scylly, et à +vingt-cinq ou vingt-six lieues d'Ouessant.</p> + +<p>—D'Ouessant! Mais en êtes-vous bien sûr, +capitaine?</p> + +<p>—Parbleu! si j'en suis sûr! Mon point se +trouve parfaitement d'accord avec les renseignements +que viennent de me donner les pilotes... +Voyez plutôt la carte.</p> + +<p>—En ce cas, je n'ai pas un instant à perdre. +Demandez, je en vous prie, je vous en supplie +en grâce, à ces pilotes, s'ils veulent me transporter +à Ouessant. Les vents sont Nord, n'est-ce +pas?</p> + +<p>—Oui; Nord tirant un peu vers le Nord-Nord-Est; +mais à la bordée, on peut dans quelques +heures toucher Ouessant.</p> + +<p>—Eh bien! à quelque prix que ce soit, il +faut que le bateau-pilote m'y conduise. Offrez +aux pilotes tout ce qu'ils voudront, et dans un +quart d'heure je pars, je vous quitte.</p> + +<p>—Mais il vous faudra au moins le temps de +vous préparer, d'arranger et d'embarquer vos +malles et vos effets.</p> + +<p>—Songez seulement à embarquer ce cercueil!.. +Vous le savez depuis long-temps, c'est +là mon seul bagage; mon unique compagnon +de voyage!...</p> + +<p>—Excellent et malheureux jeune homme!</p> + +<p>Le capitaine fait un prix avec les pilotes; +ceux-ci disposent leur bateau à recevoir le bagage +du passager. Les matelots du navire, le +chapeau bas, la bouche muette, pénètrent avec +recueillement dans la chambre de Montenegro. +Ils montent les escaliers de la chambre avec +lenteur, et portent sur leurs larges épaules le +cercueil que Montenegro suit avec sollicitude, +et en palpitant de peur qu'un faux pas de la +part de ceux qui le transportent, ne l'expose à +se briser sur le pont ou à tomber à la mer. Les +pilotes, rangés silencieusement dans leur bateau, +reçoivent avec respect le fardeau précieux... +Montenegro, les larmes aux yeux, le +coeur gonflé, tend la main au capitaine. Le +brave homme, attendri, s'élance, et presse sur +son coeur ému son pauvre passager, son malheureux +collègue, comme il l'appelle; car il +sait que Montenegro a été marin comme lui... +Tout l'équipage, attristé par cette scène de +deuil, ne prononce pas un mot; quelques +sanglots étouffés viennent seuls interrompre le +silence de ce moment de recueillement, et la +barque, couverte des bénédictions de tous les +marins, déborde du navire, s'éloigne et se perd +bientôt à l'horizon, comme une de ces ombres +fantastiques que l'on voit errer sous la voûte +du ciel, dans les jours où les nuages se jouent +avec les flots lointains.</p> + +<p>Il était nuit depuis quelques heures, quand +les pilotes aperçurent le feu solitaire d'Ouessant, +spectre imposant, sortant du sein des vagues +pour braver les tempêtes et guider vers le port +les infortunés marins poursuivis par la fureur +des vents. A cette vue, Montenegro se sentit +presque défaillir. Tous les souvenirs de son enfance +étaient venus se grouper autour de ce +phare immobile, témoin des jeux, des peines +et des espérances de ses premières années. Ses +yeux, voilés long-temps par la douleur, se raniment +à l'aspect des lieux où il va retrouver +l'innocence et la candeur des moeurs dans lesquelles +il fut élevé... Il va presser dans ses bras +le bon Tanguy, la femme simple et affectueuse +qui fut sa nourrice, sa mère. Des larmes douces +et pures vont inonder ses joues flétries par +le malheur, minées par le remords,... et ce remords +empoisonnera ce moment d'ivresse, et +le malheur le poursuivra jusque dans les embrassements +de la seule famille qu'il ait eue...</p> + +<p>La barque aborde à Ouessant. Tout est calme +dans l'île, tout repose à cette heure de la +nuit. Un pêcheur seul s'approche des voyageurs. +Montenegro lui parle de Tanguy; le pêcheur +lui propose d'aller réveiller le maître pilote. +Mais Tanguy est devenu aveugle; il ne pourra +venir à la rencontre de celui qui le demande. +Jean-Marie est mort; Soisic et Jeannette vivent +encore...</p> + +<p>—C'est Tanguy que je veux voir, dit Montenegro.</p> + +<p>—A l'heure même, monsieur? lui demanda +le pêcheur.</p> + +<p>—A l'heure même. Dis-lui que c'est son +fils, Cavet, qui arrive chez lui.</p> + +<p>—Cavet! Quoi ce serait!... Cela suffit, +mon bon monsieur; suivez-moi; je vais vous +conduire chez maître Tanguy.</p> + +<p>Montenegro et les pilotes suivent leur guide, +mais lentement; car ils portent avec eux le +cercueil. Aux cris du pêcheur qui l'appelle, +Tanguy, sa femme et ses enfants se lèvent. Des +lumières paraissent. Tanguy a reconnu la voix +de son fils, et Soisic, dans ses traits altérés par +l'âge et le malheur, cherche à reconnaître son +nourrison. Toute la famille l'entoure, le presse; +des larmes d'attendrissement coulent de tous +les yeux, et, à la vue du cercueil, une scène +de consternation succède à ce court moment +d'ivresse. Tanguy, privé de la vue, n'éprouve +que la joie de retrouver celui qui devait faire +la joie de ses vieux jours. Le bon Dieu, s'écrie-t-il, +a exaucé une partie de mes voeux: il m'a +ôté l'usage de mes pauvres yeux, mais il me +rend mon fils... Mais qu'avez-vous donc, vous +autres? Je ne vous entends plus, et vous pleurez;... +et toi aussi, tu pleures, mon pauvre Cavet... +Va, ne me plains pas trop: avec toi, je +serai moins malheureux que tu ne penses... +Que de temps il y a que je ne t'ai vu, mon +pauvre ami! Et quand tu reviens parmi nous, +les yeux n'y sont plus. Embrasse-nous donc, +embrasse-nous encore une fois tous... Mais +d'où viens-tu? qu'as-tu fait? Depuis un siècle +on n'a pas entendu parler de toi.</p> + +<p>Le reste de la nuit se passa dans ces alternatives +d'épanchement d'une part et de contrainte +de l'autre. On parla du cercueil apporté +sur les pas de Cavet dans la maison de Tanguy. +«C'est la cendre de ma femme, de la femme +qui m'a été la plus chère, que je ramène de bien +loin avec moi au milieu de vous... À ses derniers +moments, vous l'avez occupée, mes bons amis: +elle savait tout ce que vous avez fait pour moi, +et ce paquet que je porte sur mon coeur contient +les dispositions qu'elle a faites avant d'expirer, +pour assurer votre bonheur et soulager +votre vieillesse.</p> + +<p>—Est-il possible! quoi s'occuper de nous, +misérables pêcheurs?... Mais dis donc, Cavet, +sais-tu bien que nous n'avons besoin de rien, et +que ta soeur, avant de faire un long voyage, +nous a fait parvenir beaucoup d'argent?</p> + +<p>—Quoi, ma soeur! l'auriez-vous vue? Auriez-vous, +depuis notre séparation, reçu quelques +indices sur son sort?</p> + +<p>—Hélas, non, la pauvre enfant! Tout ce que +nous avons su d'elle, ce sont ses bienfaits pour +nous. Une lettre à peu près comme la première +que tu nous lus, et de l'argent, voilà tout.</p> + +<p>—Mais encore, dans cette dernière lettre, +que disait-elle?</p> + +<p>—Qu'elle était mariée, qu'elle était riche, +bien riche, et qu'elle allait faire un long +voyage. Ah! elle parlait aussi de toi, et nous +avons gardé une grosse somme qu'elle t'envoyait....</p> + +<p>—Voici le jour, mon père; je suis venu +ici pour remplir un devoir sacré. Le curé, +m'avez-vous dit, existe encore. Il faut qu'il +vienne. C'est lui que la femme angélique que je +pleure, a chargé de vous faire connaître les dernières +volontés exprimées dans ce testament... +Ma mère, ma bonne Soisic, invitez, s'il vous plaît, +le respectable curé à se rendre ici, au milieu +de nous, en famille. Jeannette, la nourrice de +ma soeur, est là avec ses enfants.... Le curé +nous lira le testament, et j'aurai rempli le seul +devoir dont je tienne encore à m'acquitter...</p> + +<p>Un moment de recueillement suivit ces paroles +de Cavet. Tanguy, Jeannette et leurs +enfants, agenouillés près de la bière de Sophia, +se mirent à prier, et bientôt Soisic arrive +avec le ministre des autels. Après avoir +embrassé avec attendrissement Cavet, dont il +se rappelait à peine les traits, le vieillard jeta +un regard, de compassion sur le cercueil, qu'il +bénit d'un air pénétré; puis, se tournant vers +Cavet, il lui dit:</p> + +<p>—Mon fils, je connais le motif pour lequel +vous avez réclamé mon ministère. C'est un +devoir bien pieux que vous avez rempli. Le +ciel vous en récompensera. Ma voix, cassée par +l'âge, va vous faire entendre la dernière volonté +d'un être qui n'est plus, et bientôt cette +voix s'éteindra elle-même aussi dans la nuit de +la mort. +L'ecclésiastique prend des mains de Cavet, +le testament que celui-ci lui présente avec +respect. Après avoir fait le signe de la croix, +il l'ouvre, il va lire; chacun écoute, prosterné, +comme si le ministre des autels allait prier ou +parler au nom de la Divinité. Le prêtre dit, +avec une émotion solennelle: +«Je meurs loin de vous, bien loin de vous +qui fûtes mes parents et ma seule famille... +Mes bons, mes respectables amis, priez pour +moi, quand je ne serai plus, priez pour +votre fille, qui meurt bien malheureuse...</p> + +<p>Vous avez occupé sa dernière pensée, et ma +seule consolation, au moment de paraître +devant Dieu, est de pouvoir vous rendre riches, +en m'acquittant de ce que vous avez +fait pour moi et mon frère...»</p> + +<p>—Grands dieux, qu'entends-je? que dites-vous, +mon père? cette lettre!...</p> + +<p>—Cette lettre est donc de ta soeur Jeannette, +de ta pauvre soeur?... C'est donc son cercueil +que tu as ramené avec toi? La voilà, là près de +nous, et tu ne nous le disais pas, malheureux +enfant!</p> + +<p>—Mais non, non, il n'est pas possible! Cette +lettre que je viens d'entendre n'est pas, ne peut +pas être... de... Ma tête s'égare... Mon père, +lisez, lisez encore, voyez la signature...</p> + +<p>Le curé lit: Mon fils, cette lettre, qu'une +main mourante a sans doute signée, porte en +caractères tremblants, le nom de...</p> + +<p>—Le nom de... Achevez, achevez, je n'ai +plus de sang dans les veines, achevez...</p> + +<p>—Le nom de votre soeur... JEANNETTE!...</p> + +<p>—Quoi, il serait possible!... Ah! je comprends +enfin maintenant ce funeste secret, cet +affreux mystère de l'enfer... Malédiction sur +moi! anathème sur ma vie, sur mon front, sur +le sang qui brûle dans mon coeur, qui coule, +avec le remords éternel, dans toutes mes artères... +Ma soeur, elle ma soeur?.. Montrez-moi +ce nom, ce nom qui doit être écrit en caractères +de sang et de feu!... <i>Jeannette</i>, oui, <i>Jeannette</i>! +Je me meurs, je brûle, je me sens glacer...Au +secours! au secours!...</p> + +<p>—Sa tête se perd, sa raison s'égare! Ah! +monsieur le curé, j'entends qu'il se déchire la +poitrine! Cavet, mon fils, calme ce désespoir! +Oh! que je suis malheureux de n'avoir plus mes +yeux! Soisic, ma femme, mes enfants; empêchez-le +de crier ainsi, d'attenter à ses jours!...</p> + +<p>—Non, non, ne craignez plus rien, mon père, +mes amis! laissez-moi respirer en liberté... Je +me sens plus calme... Voilà le cercueil de ma +soeur, de <i>Jeannette</i>! Oui, c'est bien elle qui +dort là, qui repose du sommeil d'un ange! Et +moi, malheureux, misérable, criminel, oh! +oui, bien criminel, je souffre sans espoir, je +gémis sans consolation... Une éternité de douleurs +et de remords!... Par pitié, laissez-moi... +Je suis tranquille... Ah! si j'avais une arme sous +ma main, qu'avec joie, qu'avec plaisir, je déchirerais +ces entrailles qui me brûlent, ce coeur +qui me tourmente! Ah! grands Dieux, pas une +larme dans mes yeux, pas une seule larme!... +J'étouffe, je succombe!</p> + +<p>C'est au sein de ces tortures, c'est au milieu +des pauvres pêcheurs qui le retiennent dans leurs +bras, que l'infortuné Cavet achève de perdre +sa raison, déjà altérée par son long désespoir. +Ses parents, ses amis, attendris, pleurent autour +de lui, sans pouvoir deviner le fatal motif de +son égarement! Quel spectacle pour ces bonnes +gens, qui, en accueillant leur ami après plusieurs +années de séparation, ne le retrouvent +que pour voir sa raison s'éteindre sur le cercueil +de sa soeur! Quel funèbre mystère dans cet événement +que les mots échappés au délire de +Cavet n'expliquent à personne! Une bière, un +testament, un homme fou! Tels sont les seuls +indices de ce mystère épouvantable...</p> + +<p>Et le malheureux Cavet, que va-t-il devenir? +Il court, il échappe à ses amis, qui s'opposent +à la funeste résolution qu'il a paru méditer... +On croit qu'il va attenter à ses jours, et terminer, +par un suicide, l'existence qu'il maudit! +Non! il ne se désespère plus; il rit au +contraire, mais d'un rire infernal. Sa bouche +murmure encore des mots étouffés, sans +suite, mais il ne lance plus vers le ciel de menaces +furieuses... Le jour, assis sur le bord du +rivage, il porte ses yeux égarés sur la vaste mer +qui mugit à son oreille, et qui vient expirer à +ses pieds... Quelquefois il nomme ses amis, +son père Tanguy, sa mère Soisic, et puis la +nuit, quand les vents amènent la tempête, il +erre sur les rochers, et là il crie: <i>Jeannette! +Jeannette! ma soeur! ma soeur!</i> et sa voix plaintive, +mêlée au bruit des flots et de l'orage, se +prolonge répétée par l'écho sépulcral des cavernes.</p> + +<p>Les habitants d'Ouessant qui le rencontrent +pâle, amaigri, déguenillé, le regardent avec +compassion, et lui les fuit avec effroi. En +passant à ses côtés, ils font le signe de la croix, +et lui, répond à leurs marques de sensibilité et +de respect, en leur montrant la mer et en courant +se cacher, comme un des monstres du rivage, +dans les grottes profondes où la mer et les +vents viennent s'engouffrer.</p> + +<p>Le malheureux! plaignez-le bien, car il existe +peut-être encore sur cette petite île, où les flots +hospitaliers jetèrent son berceau dans une barque +de pilote!</p> + +<p>FIN.</p> + +<br><br><br> + + + +<h3>TABLE DES CHAPITRES.</h3> + +<p><a href="#c1">I.</a>—Trouvaille en mer.<br> + +<a href="#c2">II.</a>—Le Baptême par précaution.<br> + +<a href="#c3">III.</a>—Ouessant.<br> + +<a href="#c4">IV.</a>—Voyage à Brest.<br> + +<a href="#c5">V.</a>—Première Prise.<br> + +<a href="#c6">VI.</a>—Course, Capture, Baraterie du Patron, avant-goût de Piraterie.<br> + +<a href="#c7">VII.</a>—Le Renégat.<br> + +<a href="#c8">VIII.</a>—Appareillage pour courir Bon-Bord.<br> + +<a href="#c9">IX.</a>—Course, Combats.<br> + +<a href="#c10">X.</a>—Crainte. Dégoût, Trame homicide, Fuite, Rencontre.<br> + +<a href="#c11">XI.</a>—Londres, Reconnaissance, Contrariété, Passagers, Préparatifs de Départ. Départ.<br> + +<a href="#c12">XII.</a>—Amour, Jalousie, Duel. Délire, Remords, Désespoir, Retour à Ouessant.</p> + + + +Fin. + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of Project Gutenberg's Les pilotes de l'Iroise, by Édouard Corbière + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES PILOTES DE L'IROISE *** + +***** This file should be named 15885-h.htm or 15885-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/5/8/8/15885/ + +Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online +Distributed Proofreading Team. This file was produced from +images generously made available by the Bibliothèque +nationale de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. 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