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+ <title>Les pilotes de l'Iroise</title>
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+<pre>
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+The Project Gutenberg EBook of Les pilotes de l'Iroise, by Édouard Corbière
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Les pilotes de l'Iroise
+
+Author: Édouard Corbière
+
+Release Date: May 23, 2005 [EBook #15885]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES PILOTES DE L'IROISE ***
+
+
+
+
+Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online
+Distributed Proofreading Team. This file was produced from
+images generously made available by the Bibliothèque
+nationale de France (BnF/Gallica)
+
+
+
+
+
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+</pre>
+
+
+
+<h1>LES PILOTES<br>
+
+DE L'IROISE</h1>
+<br><br>
+
+
+<p class="mid">ROMAN MARITIME</p>
+
+<h3>PAR ÉDOUARD CORBIÈRE<br><br>
+Auteur du <i>Négrier</i>.</h3>
+
+<h3>1832.</h3>
+
+<br><br>
+<a name="c1" id="c1"></a>
+
+
+
+<h3>1</h3>
+
+<h3><i>Trouvaille en Mer</i>.</h3>
+
+
+<p>Un jour que la brume d'automne, chassée
+par un vent d'Ouest assez fort, commençait à
+s'étendre sur les flots qui s'agitent presque continuellement
+entre l'île d'Ouessant et le terrible
+Raz-des-Saints, une petite barque de pilote,
+surmontée d'une misaine et d'un taille-vent,
+tournoyait au milieu des lames, dans le passage
+de l'Iroise, attendant les navires qui voudraient
+entrer à Brest ou relâcher à Camaret.<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1"><sup>1</sup></a></p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote1" name="footnote1"></a><b>Note 1:</b><a href="#footnotetag1"> (retour) </a> Les navires qui entrent à Brest y arrivent par une des trois
+passes suivantes: celle du <i>Raz-des-Saints</i>, formée par la côte du
+Sud-Est et l'île des Saints; celle de l'<i>Iroise</i>, comprise entre
+l'île des Saints et Ouessant: c'est la plus large et la moins dangereuse;
+et enfin celle que forme Ouessant et la terre du Conquet:
+cette dernière se nomme le <i>Passage du Four</i>.</blockquote>
+
+<p>En courant ça et là des bordées, tantôt au
+Nord-Nord-Ouest, tantôt au Sud-Sud-Ouest, le
+vieux patron du bateau s'entretenait gravement,
+la barre en main, avec les deux marins qui composaient
+son équipage. C'étaient tous trois de
+ces hommes simples, moitié cultivateurs, moitié
+matelots, comme la plupart de ces braves
+gens qui naissent sur les îlots et les rivages de
+la Basse-Bretagne. L'île d'Ouessant, posée avec
+son phare célèbre, à sept lieues de Brest, en
+sentinelle avancée de l'Océan, était la patrie du
+pilote Tanguy et de ses deux compagnons.
+La conversation qu'ils avaient entamée en bas-breton,
+en courant leurs bordées, roulait sur
+différents objets, monotone et inconstante,
+comme les vagues qui battaient la petite barque.</p>
+
+<p>&mdash;Maître Tanguy, dit l'un, des jeunes matelots,
+vous allez souvent à Brest, vous, n'est-ce
+pas? Pour moi, je ne l'ai encore vu ce fameux
+Brest, qu'en traversant le Goulet. On dit que
+c'est une bien belle ville.</p>
+
+<p>&mdash;Superbe, répond Tanguy à son élève Jean-Marie.
+Il n'y a rien de plus beau que le spectacle;
+mais ce qu'il y a de plus joli, c'est le
+bagne, où l'on garde huit mille forçats habillés
+en rouge de la tête aux pieds.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que c'est que ça, le spectacle?</p>
+
+<p>&mdash;La comédie, fichue bête! Borde six pouces
+de ton écoute de misaine, et tiens bon dessous!</p>
+
+<p>Jean-Marie, après avoir exécuté l'ordre que
+vient de lui donner son patron, reprend ainsi
+le fil de l'entretien.</p>
+
+<p>&mdash;Vous disiez donc que le spectacle de Brest
+est une bien belle chose?</p>
+
+<p>&mdash;Comment, je te demande un peu, ça ne
+serait-il pas beau? C'est un grand magasin tout
+doré en dedans, où de belles dames et des
+messieurs ne parlent qu'en musique, et où on
+brûle trente-six mille chandelles en plein jour
+dans l'été... Pare-toi à filer ton écoute en grand;
+voilà un grain qui va nous tomber à bord....
+Tu ne vois donc plus les grains, toi, à présent?...&mdash;Le
+grain passe, le dialogue continue.</p>
+
+<p>&mdash;Mais comment vous, maître Tanguy, qui
+étiez chef de pièce à bord d'un vaisseau de
+74, avez-vous pu quitter Brest pour venir vivre
+chez nous? Je suis bien sûr que si vous étiez
+resté au service, vous seriez à présent second
+maître canonnier au moins; qu'est-ce que je
+dis? maître-canonnier, peut-être bien....</p>
+
+<p>&mdash;Si j'avais voulu, j'aurais été ce que je ne
+suis pas, je le sais bien; mais jamais je n'ai eu
+d'ambition, moi. J'aime mieux manger ma
+bouillie de blé noir avec des loups comme vous
+autres, que de vivre dans les grandeurs....
+File ton écoute de misaine en grand! Attrape
+à amener le taille-vent en double!... Chien de
+grain qui m'a surpris pendant que vous êtes là
+à me faire conter un tas de bêtises!...</p>
+
+<p>&mdash;Le grain est crevé, ne vous fâchez pas.
+V'là l'éclaircie qui se fait dans l'Ouest. Faut-il
+rehisser le taille-vent et la misaine, maître
+Tanguy?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, rehisse tout, parce que nous allons
+pousser notre bordée jusqu'en vue de l'île des
+Saints, d'autant que j'ai rêvé la nuit dernière
+qu'il y aurait un grand navire à aborder dans
+le Sud.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez rêvé, dites-vous? racontez-nous
+donc cela un peu.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, tout de suite, n'est-ce pas? comme
+si je rêvais tout exprès pour vous conter des
+histoires? Les songes sont des choses que vous
+ne pouvez pas comprendre, mes amis; et
+d'ailleurs, vous êtes trop superstitieux, dans
+votre pays, pour qu'on s'amuse à vous mettre
+un tas de balivernes en tête. Un rien vous fait
+trop de peur; mais ce n'est pas de votre faute:
+la superstition, comme on dit, sera toujours
+la superstition. Voyons, prends ton écuelle, et
+vide un peu la cale de ce bateau.</p>
+
+<p>&mdash;Pardieu, ce n'est pas comme vous, qui
+n'avez peur ni de Dieu ni du diable!</p>
+
+<p>&mdash;Quand tu en auras vu autant que moi, mon
+garçon, tu ne seras pas plus malin peut-être,
+mais tu seras au moins un peu plus déluré.
+En attendant, continue toujours à être aussi
+borné que tu l'es; c'est ce que tu peux faire
+de mieux.</p>
+
+<p>&mdash;Combien de combats avez-vous bien eus
+dans votre vie?</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, il me demande cela avec son air
+nigaud, comme si dans mon temps on comptait
+les combats!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est vrai, que je suis bête! Avez-vous
+été blessé quelquefois, maître Tanguy?</p>
+
+<p>&mdash;En voilà encore une meilleure que l'autre!
+Il voit que j'ai un sabord de crevé, et il
+me demande encore si j'ai été blessé! Pourquoi
+donc prends-tu un écubier de la figure, enfoncé
+avec la pointe d'une hache d'armes?</p>
+
+<p>&mdash;C'est encore vrai, vous avez perdu un
+oeil, et je n'y faisais pas attention dans le moment
+actuel... Ce que c'est pourtant que
+d'avoir servi! Je suis bien sûr que vous verriez
+des morts plein votre bateau, et des bras et des
+jambes coupés comme des chiques de tabac,
+que vous n'y feriez pas plus d'attention...</p>
+
+<p>&mdash;Moi! ah bien, oui! j'ai bien autre chose
+à faire! Quand ma femme Soisic, mes cinq
+enfants et tout Ouessant, seraient écrasés à mes
+pieds par le tonnerre de Dieu, je fumerais ma
+pipe, vois-tu, aussi tranquillement sur leurs
+cadavres, que quand tu danses au son du biniou.
+On est un homme ou on ne l'est pas,
+quoi! En attendant, hache-moi ce bout de tabac,
+et allume-moi ma pipe, non pas au feu du
+canon, mais au feu de ton briquet, puisque
+tu ne connais que celui-là.»</p>
+
+<p>Pendant cet entretien, qui n'avait rien de
+bien piquant pour ceux qui le prolongeaient,
+la petite barque faisait de la route vers l'île des
+Saints, avec la brise qui fraîchissait. L'île des
+Saints! nom terrible pour les pêcheurs même
+qui l'habitent; langue de terre hérissée de redoutables
+rochers, et couchée au niveau des
+flots comme pour surprendre et briser les navires
+qui viennent se perdre corps et biens sur
+les rescifs qui l'entourent! A l'approche de
+cette île imperceptible, au milieu des vagues
+qui se déroulent sur elle, nos trois pilotes firent,
+comme d'habitude, le signe de la croix. Tanguy
+commença un <i>pater</i>, son bonnet à la main;
+et Jean-Marie, agenouillé sur l'avant, dans le
+fond de l'embarcation, posa dévotement ses
+mains jointes, sur l'étrave. Mais en relevant les
+yeux, qu'il avait tenus religieusement baissés
+pendant sa prière, quel objet frappe ses regards?
+Un grand navire couvert de voiles lui
+apparaît à travers la brume, devenue moins
+épaisse, courant largue dans le Raz-des-Saints!
+Les trois pilotes, à cette vue, poussèrent un
+cri d'effroi: ils savaient que ce bâtiment allait
+s'abîmer sous les eaux, en poursuivant quelques
+minutes encore la route funeste qu'il avait
+prise. Il aurait fallu voir la promptitude que
+mirent nos trois Ouessantins à larguer, pour
+faire plus de route, un des deux riz qu'ils
+avaient pris auparavant dans leurs voiles!
+Rien n'égale leur impatience, si ce n'est la vivacité
+avec laquelle ils agissent; c'est un navire
+qu'ils ont à sauver: une minute de retard, et
+tout un équipage est perdu. Ils crient tant qu'ils
+peuvent, comme si à bord du bâtiment qu'ils
+hêlent en hurlant, on pouvait les entendre.
+Maître Tanguy frappe du pied, s'arrache les
+cheveux: Jean-Marie et son autre compagnon
+prient la sainte Vierge, en étarquant leurs
+drisses à bloc. Leur barque, chargée de voiles,
+risque à chaque instant de chavirer; mais ils
+ne font attention ni à la brise, qui les couche
+sur le flanc, ni à la lame, qui les couvre en
+déferlant par le travers. Le ciel secondera leur
+empressement, et comblera leurs voeux: ils
+touchent presque au navire, qui a dû les apercevoir.
+Un moment encore, et ils lui feront
+changer de route: une seule minute, et ils arracheront
+son équipage à la mort..... Vain
+espoir! la brume, qui pendant quelque temps
+s'est dissipée, s'épaissit de nouveau: on ne voit
+plus qu'à peine les hautes voiles du bâtiment
+que les regards des pilotes cherchent avec avidité
+dans le nuage qui les environne; il disparaît..... Et
+comment encore? Est-ce au sein de
+la brume ou dans l'abîme des flots? Quelle
+anxiété pour ces malheureux, dont le coeur palpitait
+à l'espoir d'une bonne action!..... Leur
+barque glisse impunément sur les bancs de roches
+que recouvrent à peine trois pieds d'eau:
+elle semble chercher dans l'épaisseur du brouillard,
+le bâtiment à l'endroit où ils l'ont perdu
+de vue il y a encore si peu d'instants. Rien ne
+s'offre à leurs regards, errant avec anxiété autour
+d'eux. Mais une éclaircie va se faire, et ils
+pourront bientôt peut-être arracher au naufrage
+les infortunés pour lesquels ils exposent leur vie
+avec tant de dévouement et de simplicité....</p>
+
+<p>L'éclaircie se fit en effet, mais plus de navire!
+Nul doute qu'il venait de s'engloutir... Quelques
+débris s'offrent aux regards consternés des pilotes:
+ce sont des planches, des morceaux de
+pavois et des bouts de mâture, entraînés par la
+violence du courant, qui bouillonne autour
+d'eux avec un bruit effroyable. La barque de
+Tanguy court incertaine, en tournoyant, au
+milieu de ces débris, qui n'attestent que trop
+le naufrage du bâtiment que les pilotes n'ont
+pu sauver. Pas un homme ne flotte sur les vagues,
+pas un cri ne les appelle: les remous de
+la marée ont tout enlevé en bouillonnant au-dessus
+de l'endroit où le navire a péri. Jean-Marie,
+le premier encore, croit apercevoir une
+embarcation: un cri de joie s'échappe de sa
+poitrine oppressée; c'est peut-être un des canots
+du navire, dans lequel des naufragés
+auront réussi à se soustraire à la mort. À cette
+vue, nos pilotes se dirigent sur l'objet que leur
+indique leur camarade. Mais en l'approchant,
+cet objet ne présente plus la forme d'une embarcation:
+c'est une cage à poules; ils s'en emparent
+avec vivacité: elle deviendra au moins
+pour eux un indice. Mais ô surprise! sous les
+barreaux de cette espèce de nacelle, abandonnée
+aux flots, qui la submergent à chaque
+mouvement, ils croient distinguer un paquet
+enveloppé avec soin: des cris aigus sortent de
+ce paquet qu'ils ont déjà dégagé de la cage à
+poules, hallée à leur bord. L'étonnement des
+bons pilotes redouble lorsque, tout palpitants
+d'espoir, ils retirent d'un manteau encore tout
+trempé d'eau de mer, deux petits enfants à
+moitié évanouis. Une croix en bois, garnie d'or,
+se trouve cachée dans les vêtements dont ils
+débarrassent les deux jeunes naufragés. On
+ne peut se faire une idée de l'attendrissement
+du patron Tanguy, à l'aspect d'un petit garçon
+qui lui tend ses deux bras transis de froid.
+Jean-Marie s'est déjà emparé de la petite fille,
+et Tanguy, qui, quelques minutes auparavant,
+aurait vu, disait-il, sans la moindre émotion
+toute sa famille périr à ses côtés, se prend à
+fondre en larmes, en réchauffant sous sa grosse
+capote les frêles créatures qu'il vient d'arracher
+à la mort.<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2"><sup>2</sup></a></p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote2" name="footnote2"></a><b>Note 2:</b><a href="#footnotetag2"> (retour) </a> Dans le naufrage du navire <i>le Pégase</i>, sur les côtes de
+Normandie, l'équipage, voyant qu'il n'y avait plus d'espoir de
+sauver les passagers, plaça deux jeunes enfants confiés au capitaine,
+non dans une cage à poules, comme les orphelins de
+mon histoire, mais dans l'enveloppe en bois d'un philtre de
+bord. Ces deux jeunes infortunés furent trouvés noyés au fond
+du meuble dans lequel la prévoyance des matelots avait cru
+pouvoir les soustraire à la mort.</blockquote>
+
+<p>Ce n'est pas tout encore, dit-il à ses deux
+amis: après avoir sauvé ces petits êtres que le
+bon Dieu nous a envoyés, il faut essayer avant
+la nuit de porter secours à d'autres naufragés,
+qui nous élèvent peut-être leurs bras vers nous,
+sur ces chiennes de lames tournantes que Dieu
+confonde!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, maître Tanguy, répondent les
+deux autres pilotes: courons encore quelques
+petits bords au milieu de ces épaves. Mais au
+nom du bon Dieu, ne jurez pas tant contre
+cette mer, qui est bien mauvaise, il est vrai,
+mais qui nous fait vivre, avec la protection de
+la sainte vierge Marie et du bon Jésus, son fils.</p>
+
+<p>Et puis Tanguy élève vers le ciel la petite
+croix qu'il a trouvée dans les vêtements des
+deux enfants. Chacun des pilotes, à l'exemple
+de leur chef, baise avec respect ce signe révéré,
+et la barque continue à courir entre les débris
+qui couvrent la mer.</p>
+
+<p>Toutes les recherches furent vaines: la nuit
+voilait déjà les flots; les vents d'Ouest semblaient
+en mollissant vouloir passer au Sud-Ouest. À
+onze heures du soir, ils hallèrent en effet le
+Ouest-Sud-Ouest, et puis après ils tournèrent
+au Sud: désespérés de ne rien trouver sur les
+vagues qu'ils avaient battues pendant plusieurs
+heures, nos pilotes se décidèrent à gouverner
+sur Ouessant, où leurs familles devaient s'inquiéter
+de ne pas les avoir vus rentrer à l'heure
+accoutumée. Ils orientèrent en larguant le ris
+qu'ils avaient encore conservé, de manière à
+rentrer chez eux sans perdre de tems. Ce fut
+après avoir fait leur petite manoeuvre, qu'ils
+purent examiner enfin en repos la trouvaille
+précieuse qu'ils venaient de faire.</p>
+
+<p>Le petit garçon, que Tanguy avait enveloppé
+dans sa capote, pouvait avoir dix-huit mois ou
+deux ans; la petite fille, dont Jean-Marie s'était
+emparé, paraissait plus jeune encore que son
+frère, car à la ressemblance parfaite qu'ils
+avaient entr'eux, il n'était guère permis de douter
+que ce ne fussent le frère et la soeur. Leurs
+cris perçants pendant le trajet déchiraient le
+coeur de ces pauvres gens. Je sais bien ce qu'ils
+demandent, répétait Tanguy: ils veulent téter;
+mais avec la meilleure volonté du monde, nous
+ne pouvons pas leur servir de mère. Une fois à
+la maison, ce sera différent. Ta femme nourrit, à
+toi, Jean-Marie, eh bien, elle aura un nourrisson
+de plus, et la mienne, un beau gros garçon
+en supplément.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pour ce qui est de ça, maître Tanguy,
+je vous promets bien que je ne laisserai
+pas aller à d'autres cette chère enfant. Ce que
+le bon Dieu nous envoie est toujours bien reçu
+chez nous. Et puis, voyez-vous, j'ai dans l'idée
+que ces enfants-là nous porteront bonheur.</p>
+
+<p>&mdash;Mon embarras à moi, tu ne le sais pas,
+toi, Jean-Marie, parce que tu n'as pas l'esprit
+assez ouvert pour ces sortes de choses-là: mon
+embarras donc, c'est de savoir à quelle nation
+ces deux petits particuliers appartiennent.</p>
+
+<p>&mdash;Mais à la nation des enfants trouvés.</p>
+
+<p>&mdash;Encore une bonne! Comment tu ne comprends
+pas que je veux dire, s'ils sont anglais
+ou français?</p>
+
+<p>&mdash;Mais le petit garçon dit à chaque instant
+<i>da da</i>. Est-ce anglais ou français, vous qui
+parlez toutes les langues?</p>
+
+<p>&mdash;Allons, imbécile, étarque ta misaine, et
+amarre-moi ferme ta drisse, qui a molli déjà
+de plus d'un pied. Tu ne comprends pas plus
+ce que je yeux te dire, que le <i>pater noster</i> que
+tu <i>rognones</i> à tout bout de champ, bord à bord
+avec notre curé.»</p>
+
+<p>Pendant cette conversation, qui ne jetait pas
+un grand jour sur l'origine des enfants qu'ils
+venaient de sauver, nos pilotes avaient fait de
+la route, et le feu de leur île bien-aimée brillait
+déjà vivement à leurs jeux. Quelle joie ils
+se promettaient, en déposant dans le sein de
+leurs familles leurs deux nouveaux hôtes! Avec
+quel plaisir Jeanne, la femme de Jean-Marie,
+et Soisic, la femme de Tanguy, recevront le
+cadeau que leurs époux leur destinent! Nos
+pilotes n'étaient pas riches, tant s'en faut; l'un
+avait déjà deux enfants, et l'autre cinq; mais
+un marmot de plus ou de moins ne fait pas
+grand'chose pour les pauvres gens. Il n'y a
+que les riches qui s'affligent, en comptant avec
+eux-mêmes, de voir leur famille s'augmenter.
+Où il n'y a rien le partage est bientôt fait. C'est
+là ce que disaient nos trois Ouessantins.</p>
+
+<p>L'arrivée du bateau pilote était impatiemment
+attendue dans l'île: le vent avait été fort
+et le temps brumeux pendant la journée; on
+commençait à avoir des inquiétudes sur le
+compte de nos trois chercheurs de navires.
+Tanguy passait pour ambitieux, et pour vouloir
+tenter trop souvent de faire des rencontres,
+quand ses autres confrères relâchaient prudemment.
+Déjà on l'accusait de s'être engagé
+trop témérairement dans de mauvais parages;
+mais quand on vit sa barque rentrer d'un air
+triomphant, avec quelques épaves de ce navire,
+qu'il avait inutilement cherché à sauver,
+on ne lui adressa plus que des félicitations.
+Sa femme lui sauta au cou; le syndic des
+gens de mer l'accabla de questions. Pour toute
+réponse il mit son petit garçon dans les bras
+de son épouse, en lui disant: En voilà un autre
+de ma façon; et au syndic des gens de mer il
+se contenta de dire en quelques mots, que lui,
+syndic, en savait tout autant que lui-même
+sur ce qu'il lui faisait l'honneur de lui demander.</p>
+
+<p>Pour Jean-Marie, il avait déjà fait cadeau à
+sa femme du marmot, avec lequel il n'avait fait
+qu'un saut du bateau au rivage, en accostant à
+terre.</p>
+<br><br>
+<a name="c2" id="c2"></a>
+
+
+<h3>2</h3>
+
+<h3>Le Baptême par précaution.</h3>
+
+
+<p>Le lendemain de l'arrivée du bateau de Tanguy,
+la curiosité publique se trouva très-vivement
+excitée à Ouessant, par la nouvelle de la
+trouvaille que venait de faire notre maître pilote.
+Tous les insulaires voulurent voir les deux
+jolis petits enfants sauvés si miraculeusement.
+Le commandant de place rendit visite aux nouveaux
+hôtes de la femme de Jean-Marie et de
+celle de Tanguy. Le juge de paix et le syndic
+de la marine se déplacèrent même pour féliciter
+ces deux bonnes mères de famille, sur
+l'hospitalité qu'elles avaient accordée à leurs
+infortunés nourrissons. Et puis arriva le curé
+du lieu, la pipe à la bouche, le bonnet brun
+sur la tête et les sabots aux pieds. Il examina
+attentivement la croix trouvée sur les deux naufragés;
+il fit ensuite un petit sermon sur le miracle
+opéré en faveur des deux enfants par la
+vertu de ce signe de rédemption; et, après avoir
+conclu que les petits naufragés devaient être
+nés dans la religion catholique romaine, il
+ajouta qu'il ne serait peut-être pas mauvais de
+les baptiser, au risque de leur administrer une
+seconde fois le sacrement de vie. La parole d'un
+curé est sacrée en Basse-Bretagne, surtout
+quand il s'avise d'entremêler deux ou trois
+mots à peu près latins, aux exhortations qu'il
+fait, ou aux sentences qu'il prononce en langue
+celtique. <i>Quid benè non défuit</i>, dit le pasteur, et
+il fut annoncé qu'on ferait administrer au plus
+tôt le baptême aux deux petits orphelins.</p>
+
+<p>Le juge du canton voulut verbaliser avant
+tout; l'agent maritime fit son rapport au commissaire-général
+de la marine, à Brest, et Tanguy
+se prépara à la solennité fixée au lendemain
+par son gros curé.</p>
+
+<p>La cage à poules, ce berceau flottant, dans
+lequel avaient été trouvés les enfants, donna
+lieu, ainsi que quelques débris ramassés par
+les pilotes, à plus d'une longue dissertation
+parmi les marins de l'île. Les uns soutenaient
+que la peinture verte qui la couvrait et la forme
+des barreaux, indiquaient assez que cette cage
+appartenait à un bâtiment anglais. Les autres
+prétendaient que le linge fin et le manteau qui
+enveloppaient les deux orphelins, étaient d'étoffe
+française; les femmes d'Ouessant, dont
+les connaissances en fait de toilette sont assez
+bornées, pensaient que les petites chemises
+n'avaient pu être cousues, et taillées que par
+une main étrangère. Enfin survint un pauvre
+cordonnier qui avait été marin, et qui soutint
+que les souliers des jeunes naufragés avaient
+été confectionnes aux Colonies, tant ils étaient
+mal cousus et de mauvaise qualité. Le curé à
+ce propos voulut lui appliquer le <i>ne sutor ultra
+crepidam</i>. Le cordonnier fit la grimace au curé,
+qui riait de ne pas être compris, et la discussion
+en resta là. Mais un fait sur lequel tout le
+monde tomba d'accord, c'était la ressemblance
+prodigieuse qui existait entre la mignonne petite
+fille et le joli petit garçon. Plus de doute,
+c'étaient le frère et la soeur. Malheureux enfants!
+s'écriait-on: ils n'ont ni père ni mère,
+et Tanguy alors de répondre, en montrant sa
+femme:&mdash;Pour qui donc nous prenez-vous,
+vous autres? Voyons, qu'on leur donne vite
+le baptême en double ration, et que tout cela
+finisse!</p>
+
+<p>Le baptême arriva. Deux pilotes et deux
+grosses paysannes servirent de parrains et de
+marraines aux néophytes. Tanguy et Jean-Marie
+devinrent leurs pères adoptifs. L'un, pendant la
+cérémonie, se tenait dans un coin de l'église, impatienté
+de voir le curé prodiguer le sel et l'eau
+aux deux pauvres enfants qui criaient de toute la
+force de leurs petits poumons. Le brave homme
+ne concevait pas bien que l'on fit souffrir autant
+d'aussi faibles créatures, pour leur mettre sur
+les lèvres une vilaine eau salée, quand il venait
+de les retirer à moitié noyés du milieu de la
+mer. Le meilleur baptême qu'ils aient reçu,
+disait-il en lui-même, c'est celui d'avant-hier:
+ce petit garçon-là sera marin, ou que le diable
+m'emp&mdash;!</p>
+
+<p>&mdash;Et quel nom lui donnez-vous, maître
+Tanguy? demanda le curé.</p>
+
+<p>&mdash;Mais le mien d'abord, et puis un nom de
+circonstance, puisqu'il ne peut avoir un nom
+de famille.</p>
+
+<p>&mdash;Quel nom de circonstance, encore?</p>
+
+<p>&mdash;Et ma foi, appelez-le... ma foi... appelez-le
+<i>Cavet</i>, puisqu'il a été trouvé en mer<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3"><sup>3</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote3" name="footnote3"></a><b>Note 3:</b><a href="#footnotetag3"> (retour) </a> Cavet signifie <i>trouvé</i>, en bas-breton.</blockquote>
+
+<p>On nomma la petite fille <i>Jeannette</i>, comme
+la femme de Jean-Marie, sa mère adoptive.</p>
+
+<p>Le soir de la cérémonie, tout Ouessant était
+dans la joie et dans l'ivresse, mais dans l'ivresse
+du vin, car dans ces pays on boit pour célébrer
+chaque solennité. Les peuples auxquels sourit
+sans cesse un beau ciel, peuvent bien se passer
+de ce véhicule de gaîté que les Bas-Bretons
+vont puiser au fond d'un verre, et quelquefois
+dans les flancs d'un tonneau rempli de lie.
+Mais au milieu de ces rochers sauvages, toujours
+battus par la mer, et recouverts d'une
+froide et brumeuse atmosphère, comment se
+trouver assez de gaîté naturelle dans le coeur,
+pour rire au milieu d'un festin, et pour danser
+au bruit des vagues sur un rivage aride! Ne
+faut-il pas que les Bas-Bretons oublient tout ce
+qui les entoure, quand ils veulent se réchauffer
+l'imagination et se créer d'heureuses illusions?
+Vous trouvez que leur joie est brutale et leur
+rire frénétique, au sein des orgies qui les rassemblent;
+mais plaignez plutôt la destinée qui
+les force à ne jouir que d'un délire factice, et
+à n'éprouver que des plaisirs qui s'envolent,
+hélas, si vite avec ce délire d'un jour que le
+vin allume dans leurs sens.</p>
+
+<p>Tous les instants du festin, auquel présidait
+maître Tanguy, ne furent pas cependant consacrés
+à une stupide joie: le sentiment, qui
+inspire quelquefois les buveurs, eut son tour.
+L'un des convives proposa, au sein de l'enthousiasme
+général, de se rendre en grand cortége
+autour de la barque des trois pilotes,
+pour procéder à une nouvelle inauguration du
+bateau, et clouer solennellement sur son étrave
+la petite croix qui passait pour avoir été le
+palladium des deux enfants trouvés. Cette
+proposition fut accueillie avec une faveur unanime
+par la joyeuse assemblée, qui se mit en
+marche, autant qu'il lui fut possible. De longs
+manches de gaffe, au bout desquels brûlaient
+des morceaux de toile à voile goudronnés, servirent
+de flambeaux à cette procession d'un
+nouveau genre. Le curé marchait en tête, car
+il était de la partie. Les pilotes chantaient des
+cantiques et des couplets à boire. On arriva au
+bateau, qui se trouvait à sec sur le rivage, à
+cet instant de la marée; et tous les assistants
+se mirent à danser autour de cette nouvelle
+arche sainte, pendant que le curé, muni de
+quelques longues pointes et d'un marteau,
+clouait avec respect la croix garnie d'or, sur
+l'étrave du bateau de Tanguy.&mdash;«Au nom du
+père, du fils et du saint Esprit, s'écria le
+pasteur, en s'adressant à l'embarcation, je te
+nomme <i>la Croix-du-bon-Dieu</i>!» et depuis ce
+temps-là, le bateau des trois pilotes ne fut
+connu à Ouessant, que sous le nom de <i>la
+Croix-du-bon-Dieu</i>. Le syndic des gens de mer
+prit note de la nouvelle appellation de la
+barque bénie, pour que le commissaire-général
+eu fût informé, afin de demander à son
+excellence le ministre de la marine, qu'elle
+voulût bien autoriser un changement de nom,
+qui s'était fait, et très-bien fait même, sans
+l'intervention de l'autorité maritime.</p>
+
+<p>Le curé d'Ouessant était, au reste, un excellent
+pasteur, jouant aux quilles avec ses
+paroissiens, buvant avec eux et mieux qu'eux;
+les battant quelquefois, mais les aimant tous
+comme ses propres enfants.</p>
+
+<p>Après l'orgie de la consécration du bateau
+de maître Tanguy, tous les assistants s'endormirent
+pêle-mêle, les femmes à côté des
+hommes, les enfants couchés sur les vieillards,
+et monsieur le curé entre la robuste
+moitié de son bedeau et celle d'un débitant
+d'eau-de-vie.</p>
+
+<p>Partout ailleurs, on en aurait beaucoup
+médit le lendemain. Les pilotes ne songèrent
+seulement pas à s'en égayer, quand vint l'aurore,
+et que chacun se leva pour retourner
+chez soi, ou pour s'embarquer dans les bateaux
+que la marée bruyante faisait déjà
+flotter.</p>
+<br><br>
+<a name="c3" id="c3"></a>
+
+
+<h3>3</h3>
+
+<h3>Ouessant.</h3>
+
+
+<p>Vers la fin de la paix de 1783, c'était une
+bien bonne île qu'Ouessant, pour ceux qui
+l'habitaient, et qui ne connaissaient qu'elle.
+Le tabac et le rum y parvenaient en franchise,
+avantage dont ne jouissaient pas, à coup sûr,
+les fumeurs et les buveurs du continent. Aussi
+il fallait voir avec quelle luxueuse prodigalité
+les heureux insulaires consommaient les denrées
+qu'ils se procuraient à bas prix! Lorsque
+les pêcheurs de sardines, de la côte voisine,
+abordaient les bateaux d'Ouessant, que de
+pipes se chargeaient! combien de gorgées de
+rum se <i>flûtaient</i> entre les marins de Camaret
+ou de Douamenez, et ceux de l'île privilégiée!
+C'était à Ouessant, cette autre Cythère des
+consommateurs, qu'il fallait aller vivre pour
+trouver le bonheur. Mais les paisibles habitants
+de ce lieu aimé du ciel ne croisaient pas facilement
+leur race. Pour obtenir droit de bourgeoisie
+parmi eux, il fallait s'être illustré par
+plus d'une belle action, ou avoir rendu plus
+d'un grand service à la patrie adoptive. L'espèce
+aborigène enfin restait aussi intacte que
+celle de ces chevaux-nains que produit l'île, et
+qui sont si recherchés par les petites maîtresses
+de nos riches cités.<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4"><sup>4</sup></a></p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote4" name="footnote4"></a><b>Note 4:</b><a href="#footnotetag4"> (retour) </a> L'ile d'Ouessant n'est guère connue dans l'intérieur que
+par ces jolis petits chevaux qu'elle produit, et dont la race ne
+se perpétue guère ailleurs. On raconte que c'est au naufrage
+d'un navire qui amenait des petits bidets arabes en Angleterre,
+que les naturels d'Ouessant doivent l'avantage d'avoir naturalisé
+chez eux une espèce de chevaux qui forme une des premières
+richesses de leur pays.</blockquote>
+
+<p>Les pilotes du lieu, quand ils ne trouvaient
+pas à gagner leur vie en conduisant périlleusement
+des navires dans les ports de Brest, de
+Camaret ou du Conquet, employaient encore
+très-activement leurs loisirs. Ils se livraient à
+la pêche, ou bien ils allaient sur les îles voisines
+de Béniguet et de Molène, chasser les lapins
+qui peuplent ces langues de terre, oubliées au
+sein des flots. Vivant au milieu des vagues et
+entre les rochers qui hérissent leurs côtes, ils
+portaient dans toutes leurs habitudes l'empreinte
+sauvage des moeurs des anciens Armoricains,
+leurs ancêtres; mais aussi avec ces
+moeurs ils avaient su conserver les vertus natives
+de leurs pères: le vol était ignoré chez
+eux; jamais ils ne fermaient leurs portes contre
+leurs voisins; et si parfois de malheureux
+naufragés venaient à franchir le seuil de leurs
+humbles foyers, ce seuil devenait inviolable,
+comme la loi, qu'ils connaissaient, du reste,
+assez peu. Quand l'hospitalité même avait accueilli
+un Anglais, en temps de guerre, cet
+Anglais cessait d'être un ennemi. Il devenait un
+frère, en vertu d'une autre loi, qu'ils connaissaient
+par instinct: c'était la loi naturelle et
+celle de leur conscience. Cependant avec des habitudes
+si droites et des moeurs si simples, on
+faisait la fraude à Ouessant, mais la fraude
+contre l'Angleterre en faveur de la France.</p>
+
+<p>Les pêcheurs Ouessantins achetaient des
+petits barils d'eau-de-vie, qu'ils allaient mouiller
+sur les côtes de Plymouth, après avoir indiqué,
+dans une lettre, à leur correspondant
+anglais, l'endroit où ils avaient fait couler les
+petits barils, attachés ensemble au fond de
+l'eau: une bouée flottante, comme celle que l'on
+amarre sur les casiers de pêche, révélait aux
+fraudeurs de Plymouth le point où ils devaient
+tirer des eaux leur chapelet de barillons. Les
+côtres de la douane anglaise, quelquefois plus
+alertes que les contrebandiers, leur épargnaient
+la peine de faire cette pêche. Mais quel que fût
+le sort des objets que l'on voulait frauder, rien
+n'était payé avec plus de scrupule, que les
+avances faites par les pilotes d'Ouessant à leurs
+commettants d'Angleterre.</p>
+
+<p>Quand la terreur éclata sur la France,
+comme la foudre du sein d'un orage dès longtemps
+prévu, la petite île de Bretagne resta
+calme et pure des crimes qui souillaient les
+rivages placés à quatre lieues d'elle. On aurait
+dit, à la tranquillité dont elle jouissait, qu'elle
+était éloignée de deux mille lieues de cette
+France que décimait la guillotine, et que voulaient
+vendre à l'étranger les traîtres de l'émigration.
+Mais dès que l'Angleterre déclara la
+guerre à notre patrie, on n'eut qu'à dire aux
+marins d'Ouessant: <i>Voilà vous ennemis!</i> et ils
+ne virent plus dans les Anglais que des hommes
+qu'il fallait repousser de leurs côtes, ou immoler
+à la gloire de leur pays.</p>
+
+<p>Jusque-là le sort du bon Tanguy avait été
+marqué par une suite de circonstances heureuses,
+qu'il attribuait à la belle action qu'il
+avait faite avec Jean-Marie, en adoptant les deux
+orphelins. Tout lui réussissait. C'était lui qui
+qui faisait la meilleure pêche: les plus gros
+navires, il les abordait toujours le premier,
+pour les conduire au port. Le bonheur donne
+de l'assurance aux gens simples, à peu près
+comme il donne de la fatuité aux sots. Il fallait
+voir le ton de confiance avec lequel Tanguy
+montait sur le pont des navires qu'il devait
+piloter.</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour, mon capitaine. D'où venez-vous?
+Combien calez-vous de pieds d'eau?
+Faites brasser plus pointu un peu, car les vents
+hallent l'avant. La barre un peu dessous, timonnier!</p>
+
+<p>&mdash;Et que pensez-vous du temps, pilote?</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez bien ce ciel-là, n'est-ce pas,
+mon capitaine? Eh bien, je ne vous en dis pas
+davantage.</p>
+
+<p>Et le lendemain, quelque temps qu'il fît, notre
+maître pilote s'écriait, en revoyant le capitaine:</p>
+
+<p>Eh bien, mon capitaine, je vous l'avais bien
+dit hier, hein? Voyez-vous le temps qu'il fait
+aujourd'hui!</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, pilote; vous êtes prophète.</p>
+
+<p>&mdash;Ah dam! que voulez-vous? c'est l'habitude
+que nous avons, nous autres, de deviner ces
+choses-là. La théorie, mon capitaine, est une
+belle chose; mais la pratique, c'est tout...
+Voulez-vous dire, sans vous commander, au
+maître d'équipage, de faire frapper un fort
+orin sur l'ancre de tribord, car le fond est
+grand où nous allons mouiller, et la tenue est
+<i>coriace</i>.»</p>
+
+<p>Jean-Marie, le bon Jean-Marie, jadis aspirant
+pilote sous maître Tanguy, était devenu chef
+d'une barque; mais toujours soumis à la supériorité
+qu'il avait reconnue dans son ancien
+patron, il ne lui prenait jamais envie de lutter
+de vitesse, et de forcer de voiles, pour aborder
+le premier un navire, sur lequel avait déjà
+orienté maître Tanguy. La plus parfaite cordialité
+régnait entre eux enfin, parce que l'un
+était aussi content d'avoir conservé sa vieille
+autorité, que l'autre se montrait docile à la
+subir encore.</p>
+
+<p>Revenons à nos deux jeunes orphelins, sur
+la tête desquels sept à huit années ont passé,
+depuis leur arrivée dans l'île hospitalière, qui
+les avait recueillis presque mourants.</p>
+
+<p>Jeannette croissait chaque jour en grâce et
+en beauté: elle faisait la gloire de ses parents
+adoptifs. Cavet, son frère, était le plus fort et
+le plus intelligent des enfants de son âge: on
+le citait partout comme un prodige, et Soisic,
+sa nourrice, malgré son attachement pour le
+petit infortuné qu'elle avait allaité, ne pouvait
+s'empêcher de concevoir un peu de jalousie,
+en entendant vanter l'orphelin, aux dépens de
+ses autres enfants. Tanguy même, le brave
+Tanguy, sans partager le sentiment de préférence
+trop visible que sa femme accordait à
+ses propres enfants, élevait avec un peu de
+dureté son fils de l'autre bord, comme il l'appelait.
+Pour celui-ci, courant, comme sa petite
+soeur, dans les bateaux pilotes du pays, il cherchait,
+à un âge où les autres savent à peine
+comment ils existent, à se rendre utile aux
+bonnes gens chez qui il avait trouvé une famille.
+Le matin, avant que la <i>Croix-du-bon-Dieu</i>
+appareillât, il disposait tout à bord, pour
+que son patron n'eût qu'à lui dire de larguer
+les amarres. Pendant le temps qu'on passait à
+la mer, il gouvernait l'embarcation quand le
+temps était beau, ou il s'occupait à vider le
+fond du bateau, quand la lame embarquait à
+bord. De son côté, la pauvre Jeannette rendait
+dans la barque de Jean-Marie le même service
+à celui-ci; car sur la côte de Bretagne, les femmes
+et les filles des pêcheurs partagent à la
+mer les travaux et les périls de leurs époux ou
+de leurs pères. Les charmes du sexe bas-breton
+s'accommodent assez mal de ces habitudes toutes
+masculines; mais les moeurs et la santé des
+maritimes amazones de l'Armorique s'en trouvent
+fort bien. L'air de la mer avait un peu bruni
+le teint de Jeannette, mais sans rien ôter à
+l'expression de ses beaux yeux noirs, ni à la
+grâce d'un front charmant, que couvrait une
+superbe chevelure. C'était une fleur venue
+dans l'interstice de ces rochers qui bordent la
+mer.</p>
+
+<p>L'attachement des deux orphelins l'un pour
+l'autre, faisait l'admiration de tous les habitants:
+Cavet ne revoyait jamais sa soeur sans
+lui rapporter les petits cadeaux qu'il recevait
+à bord des navires que son bateau accostait.
+Rencontrait-on l'un des deux enfants sur la
+cîme des rochers ou sur les bords arides de la
+mer, on était sûr de voir paraître bientôt
+l'autre. Jamais ils ne se promenaient sans enlacer,
+à la mode des couples bas-bretons,
+leurs petites mains déjà durcies par le travail
+qu'on exigeait d'eux.</p>
+
+<p>Un soir, à l'heure où le bateau de Jean-Marie
+rentrait, Jeannette, qui s'était embarquée
+le matin, ne revint pas dans ce bateau.
+Cavet, qui depuis long-temps attendait le retour
+de sa soeur bien aimée, la demande en vain.
+Jean-Marie entraîne Tanguy dans sa maison:
+Cavet le suit en jetant des cris. Jean-Marie, les
+larmes aux yeux, peut à peine prononcer ces
+paroles:</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez bien la division anglaise, qui
+louvoie depuis quelque temps à vue de l'île.
+Plusieurs fois déjà le vaisseau commandant,
+près duquel je pêchais sans défiance, m'avait
+fait venir à son bord, pour avoir du poisson.
+Ce matin, ce même vaisseau, courant une bordée
+à terre, m'aperçoit. Une espèce de pressentiment
+me disait de me défier ce jour-là des
+Anglais. Je veux fuir aussi, mais le vaisseau
+me gagne, et tire sur moi un coup de canon à
+boulet. La pauvre Jeannette, épouvantée, se
+met à jeter les hauts cris...</p>
+
+<p>&mdash;Ah ma soeur, ma soeur est morte! s'écrie
+Cavet.</p>
+
+<p>&mdash;Achève donc, reprend avec impatience
+Tanguy. Les Anglais l'auraient-ils tuée, la
+pauvre enfant? Les monstres!</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, pas tuée, répond Jean-Marie.
+Écoutez-moi, je vous en prie: J'aborde le
+vaisseau, qui m'ordonne d'accoster. Le commodore
+paraît sur le gaillard d'arrière; il
+avait déjà vu dans mon bateau la petite Jeannette,
+à qui il avait fait beaucoup de caresses:
+cette fois, il me propose de la lui laisser à
+son bord. Je refuse. Il me montre une bourse
+remplie de guinées; je crois qu'il veut plaisanter...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, dit vivement Tanguy, as-tu fait
+la traite des blancs? As-tu vendu ta fille enfin?
+Parle donc, animal!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! écoutez-moi de grâce, je vous en
+supplie, maître Tanguy. Je jette sur le pont la
+bourse du commodore, et je saisis dans mes
+bras la pauvre petite. Le commodore me dit
+avec colère, que cette enfant n'est pas à moi,
+et qu'il sait qu'elle appartient à une famille anglaise.
+Je veux résister de toutes mes forces:
+on me jette dans mon bateau, malgré mes
+larmes et mes cris, et le vaisseau s'éloigne.»</p>
+
+<p>Le récit de Jean-Marie porta au comble l'indignation
+de tous ceux qui l'écoutaient. On
+enleva, suffoqué par ses sanglots, le pauvre
+frère de la jeune victime. Allons porter nos
+plaintes au maire, au commandant de place
+et à notre curé! s'écrièrent ces braves gens,
+comme si les autorités de leur île avaient eu
+le pouvoir de punir le ravisseur anglais!</p>
+
+<p>&mdash;Mais à quoi cela vous servira-t-il? leur
+demanda Tanguy, consterné.</p>
+
+<p>&mdash;Cela nous servira à nous faire rendre
+justice.</p>
+
+<p>&mdash;Le pensez-vous? Est-ce que notre commandant
+de place, avec sa garnison et ses
+pièces de trente-six, a quelque droit sur ces
+chiens d'Anglais, qui viennent bloquer Brest
+à une demi-lieue de la pointe Saint-Mathieu?</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a donc plus de gouvernement en
+France?</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce qu'il y en a jamais eu pour de
+pauvres b...... comme nous? Notre gouvernement
+à nous, voyez-vous, vous autres, continua
+Tanguy, c'est ça! Il se frappait le front,
+et montrait ses bras nerveux, en prononçant
+ces derniers mots:&mdash;Demain, je m'en vais à
+bord du vaisseau anglais avec mon petit Cavet,
+et je dirai au commodore: Vous dites que l'enfant
+que vous avez prise appartient à une famille
+anglaise. Eh bien, voilà son frère: voulez-vous
+le prendre aussi? Non, n'est-ce pas?
+Vous ne voulez vous charger que des petites
+filles. Alors vous êtes des gueux, et puis je
+m'en reviendrai avec mon bateau, et gare au
+premier Anglais qui tombera sous ma coupe!</p>
+
+<p>&mdash;Et que lui ferez-vous donc, maître Tanguy,
+au premier Anglais, avec votre pauvre
+petite barque?</p>
+
+<p>&mdash;Ce que je lui ferai? Je n'en sais rien encore;
+mais c'est dans l'occasion que l'on fait
+les choses que l'on a dans la tête. Ils ont vu
+déjà ce que c'était que l'amitié d'un Bas-Breton:
+ils sauront bientôt, avec la protection de la
+bonne vierge Marie, ce que c'est que ma...
+que ma..... enfin, comment dites-vous ça?...
+que ma vengeance.</p>
+
+<p>Le lendemain de cette allocution, maître
+Tanguy, tout rempli encore de la juste indignation
+qu'il avait exprimée devant ses compatriotes,
+se jeta dans son frêle bateau <i>la Croix-du-bon-Dieu</i>,
+accompagné du pauvre petit Cavet,
+qui pleurait toujours sa soeur. La division anglaise
+louvoyait encore à trois lieues au nord
+d'Ouessant. Dès que le pilote aperçut le vaisseau
+commandant à la tête des autres bâtiments
+ennemis, il se dirigea vers lui; mais l'amiral
+ne mit pas en panne pour attendre la barque
+qui cherchait à l'accoster. Une frégate, près de
+laquelle passait Tanguy, le héla, en lui donnant
+l'ordre de venir à elle. Force fut au pilote
+d'obéir. Rendu à bord, le capitaine lui demanda
+assez impérieusement:</p>
+
+<p>&mdash;Es-tu pilote de cette côte?</p>
+
+<p>&mdash;Capitaine, je ne suis pas pilote; je suis
+depuis vingt ans maître pilote reçu.</p>
+
+<p>&mdash;Tu connais par conséquent le passage du
+Four?</p>
+
+<p>&mdash;Mieux que vous ne connaissez, peut-être,
+le fond de cale de votre frégate.</p>
+
+<p>&mdash;À quelle heure la marée sera-t-elle pleine
+dans la passe?</p>
+
+<p>&mdash;Dans deux heures. Vous devez savoir cela
+aussi bien que moi, par l'épacte et le nombre
+d'or.</p>
+
+<p>&mdash;Dans deux heures donc, tu me piloteras
+dans le Four?</p>
+
+<p>Ici Tanguy se gratta l'oreille en baissant la
+tête, et en hésitant à répondre au capitaine,
+qui continua à lui parler en ces termes:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai l'ordre de canonner la batterie qu'on
+élève à Lochrist. Si tu me pilotes bien, comme
+je l'entends, cette bourse de cent guinées te
+sera remise. Si tu jettes, par ignorance ou par
+méchanceté, la frégate sur les écueils du passage,
+la balle que tu me vois mettre dans ce
+pistolet, te fera sauter la tête au premier coup
+de talon du navire.</p>
+
+<p>&mdash;Mais mon commandant, vous ne savez donc
+pas que dans mon pays on me fusillera, quand
+on saura que je vous ai piloté?</p>
+
+<p>&mdash;Tu diras, pour te justifier, que tu n'as
+cédé qu'à la peur de la mort.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, je veux bien gagner ces cent guinées,
+puisqu'il n'y a pas moyen de faire autrement;
+mais comptez-les moi en attendant,
+cela me donnera du coeur, et vous serez toujours
+assez à temps de les reprendre, si par
+malheur il vous prenait fantaisie de me casser
+la boule.</p>
+
+<p>Les cent guinées furent remises à Tanguy,
+qui ordonna à son embarcation de se tenir
+toujours à petite distance de la frégate. La manoeuvre
+commença alors; mais le capitaine
+anglais commanda au pilote de se tenir assis
+sur le bastingage, pendant que lui, monté sur
+une caronnade et à ses côtés, lui présenterait
+le bout du pistolet destiné à le percer, dans le
+cas où le bâtiment viendrait à toucher.</p>
+
+<p>La large frégate, chargée de toile, file bientôt
+avec la belle brise à laquelle elle livre ses voiles
+élégamment bordées sur ses longues vergues;
+elle contourne avec grâce la partie du Nord-Est
+et de l'Est d'Ouessant. Les signaux de l'île annoncent
+son approche aux signaux du Conquet:
+les canonniers garde-côtes se placent à
+leur poste, disposés à faire feu dès qu'elle sera
+rendue à portée de leurs pièces. Mais de quelle
+consternation ne sont pas frappés les pilotes,
+lorsqu'à la longue vue ils reconnaissent, à la
+croix noire que porte la grande voile du bateau
+de Tanguy, que c'est lui qui pilote le bâtiment
+ennemi! Quoi! c'est ainsi, disent-ils, qu'il se
+venge de ces Anglais, contre lesquels il jetait
+hier au soir sa malédiction! Ah le traître! qui
+aurait dit ça de lui? Oh! s'il pouvait mettre
+cette chienne de frégate à la côte; avec quel
+plaisir nous irions le sauver, pour le livrer à la
+justice du pays, et jouir du bonheur de le voir
+fusiller! Ces voeux funestes ne devaient pas
+être tout-à-fait exaucés.</p>
+
+<p>La frégate gouverne déjà de manière à enfiler
+la passe du Four, et à canonner bientôt
+la terre. Les pilotes du Conquet pensent qu'il
+y a à peine assez d'eau pour elle: pendant qu'ils
+se livrent à l'espoir de la voir toucher, le pauvre
+Tanguy, toujours perché sur son bastingage,
+commande la manoeuvre, et dès qu'il
+fait un mouvement, le canon du pistolet que
+le capitaine tient obstinément appuyé sur sa
+tête, se présente à son oeil effrayé. Notre pauvre
+homme tremblait de tous ses membres,
+et se repentait déjà de la résolution hardie
+qu'il avait prise dans un moment où il était
+loin d'avoir calculé les dangers auxquels son
+projet l'exposerait. C'est tout au plus s'il lui
+restait assez de sang-froid pour dire, selon le
+besoin, <i>loffe, laisse arriver; comme ça va bien!</i>
+Ces maudites batteries de la côte, qui allaient
+faire feu, cette arme du capitaine toujours dirigée
+sur lui, sa femme, ses petits enfants, son
+île chérie, tout cela effrayait son imagination
+ou brisait son coeur, et cependant il n'y avait
+plus moyen de reculer.</p>
+
+<p>Le fort de Lochrist commença à tirer: la
+détonnation de ces pièces que Tanguy redoutait,
+il n'y avait encore que quelques minutes,
+sembla au contraire lui ôter le poids énorme qu'il
+se sentait sur la poitrine. La frégate riposta, et
+au moindre geste que faisait le pilote, perché
+comme un therme sur son bastingage, toujours
+le bout du pistolet du capitaine accompagnait
+chacun de ses mouvements. Le feu commencé
+entre la terre et la frégate devient plus vif, les
+boulets sifflent, la mitraille pleut. La fumée,
+ronde, épaisse et blanche, qui sort des flancs
+de la frégate, couvre à chaque volée et les bastingages
+et les basses voiles. Dans un de ces
+moments où le fracas de l'artillerie ébranle le
+navire, et où les nuages de la poudre en feu
+voilent tous les objets sur le pont, Tanguy,
+que le capitaine a sans cesse tenu par le collet
+au début de la canonnade, saisit le bras de son
+incommode surveillant; le coup de pistolet
+qui lui était promis part; mais la balle, détournée
+de sa direction, le manque, et au
+même instant, notre pilote s'élance à la mer,
+plonge sous l'eau, et reparait à dix brasses du
+bord: les coups de fusil sifflent sur sa tête, qui
+sort des flots; il disparaît encore; son bateau,
+resté jusque-là près de la frégate, aperçoit un
+homme à la mer: il court sur lui; la frégate
+lance quelques paquets de mitraille sur <i>la
+Croix-du-bon-Dieu</i>, qui s'éloigne d'elle; les voiles
+de la barque sont criblées, sa coque percée;
+mais la barque court toujours à terre, et elle a
+le bonheur de sauver son patron sous la grêle
+de boulets et de biscaïens, qui fait jaillir la mer
+autour d'elle. Pauvre frégate, si bien espalmée
+quelques minutes auparavant, si bien disposée
+au combat, et si fringante dans sa voilure et sa
+haute mâture! Abandonnée par le pilote qui la
+faisait passer comme une anguille entre les roches
+et les rescifs du Four, elle glisse avec la vitesse
+d'un poisson vers une basse terrible qui va la
+dévorer, comme ces monstres des mers que
+l'imagination des anciens plaçait sur les côtes
+de la Sicile; elle court cependant encore, elle
+tonne: son pavillon est hissé tout haut, au-dessus
+des nuages de fumée dont elle marche
+si majestueusement enveloppée. Pas un homme
+ne bouge à son bord...... Un bruit effroyable
+se fait entendre, ce n'est plus celui de la foudre
+qu'elle lance: c'est son fond qui laboure, en
+craquant horriblement, les rochers sur lesquels
+elle s'étend en filant encore avec vitesse,
+et en s'enfonçant dans les flots qu'elle entr'ouvre,
+et qui, mugissants, se replient sur
+elle: sa mâture chargée de voiles immenses,
+s'incline, tombe, les vagues l'entraînent: des
+centaines d'hommes se disputent, à la surface
+de la mer, la place qu'ils saisissent sur les débris
+du vaste bâtiment. Et Tanguy, triomphant
+dans son petit bateau criblé de biscaïens, lève
+les mains au ciel, en criant, comme si tout
+l'univers était là pour l'entendre: <i>C'est moi,
+c'est moi qui ai fait tout ça! vive l'Empereur!
+mort à l'Anglais!</i></p>
+
+<p>Des chaloupes canonnières, mouillées en
+rade du Conquet, sortent aussitôt pour recueillir
+les lambeaux de la frégate naufragée,
+et le reste de son malheureux équipage.</p>
+
+<p>Tanguy, l'illustre Tanguy, aurait bien pu,
+après son beau fait d'armes, aller au Conquet
+recevoir l'ovation à laquelle il devait assez justement
+prétendre: il n'avait qu'une lieue à
+courir, en continuant sa bordée, pour se
+rendre dans ce petit port. Mais, toujours fidèle
+à cet amour national qu'ont surtout les insulaires,
+il aima mieux faire quatre lieues pour
+arriver à Ouessant, qu'une seule lieue pour
+aborder au Conquet. C'est dans sa patrie qu'il
+est le plus doux de jouir d'un succès: ce sont
+les applaudissements de ceux qui nous ont vus
+naître, qui sont les plus flatteurs au coeur. Et
+qu'est-ce que l'estime ou l'admiration des hommes
+que l'on ne connaît pas?</p>
+
+<p>L'arrivée de <i>la Croix-du-bon-Dieu</i> à Ouessant,
+avec ses voiles déchirées par les boulets et
+sa coque mitraillée, fut un véritable triomphe.
+Après que Tanguy eut raconté son aventure,
+le commandant de place s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Brave homme, tu as bien mérité de la
+patrie!</p>
+
+<p>&mdash;Le syndic des gens de mer: J'en ferai
+part à son excellence monseigneur le ministre
+de la marine et des colonies.</p>
+
+<p>&mdash;Le curé: Je vous bénis, au nom du père,
+du fils et du saint Esprit!</p>
+
+<p>&mdash;La bonne Soisic, la femme de Tanguy:
+Viens-t'en te changer, car tu es encore tout
+mouillé.</p>
+
+<p>Les assistants, attendris, se contentèrent de
+répéter, avec l'accent du regret et de l'admiration:
+Et nous, qui le prenions pour un
+traître!...</p>
+
+<p>Viens ici, petit Cavet, s'écria à son tour le
+patron, un peu remis de ses émotions de gloire.
+Viens ici, à moi. Le petit Cavet s'approcha:</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez bien cet enfant, monsieur le
+curé? Eh bien, les boulets ne lui ont pas plus fait
+de peur, qu'à moi un verre d'eau-de-vie! Vous
+l'avez baptisé et rebaptisé avec de l'eau et du
+sel, n'est-ce pas? Moi, je viens de le baptiser
+avec de la mitraille, et sa pauvre soeur Jeannette
+est un peu vengée de l'Anglais, qui nous
+l'a escamotée, le gueux!</p>
+
+<p>&mdash;C'est fort bien fait, maître Tanguy;
+mais après avoir jeté cette frégate à la côte,
+pourquoi n'avez-vous pas cherché à sauver
+une partie de son équipage? La charité chrétienne
+vous l'ordonnait.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, monsieur le curé! je ne sauve jamais
+les gens que je noie.</p>
+
+<p>Et maître Tanguy alla boire et fumer toute
+la nuit avec ses compatriotes, remplis d'un
+saint respect pour lui, et d'un tendre sentiment
+de bienveillance pour son fils adoptif, le
+petit Cavet.</p>
+
+<p>Les Bas-Bretons n'ont pas besoin de boire
+pour être de très-bonnes gens; mais, néanmoins,
+c'est presque toujours en buvant
+qu'ils prennent les résolutions les plus généreuses.
+Pendant que les bouteilles d'eau-de-vie
+se vidaient en l'honneur de la belle action
+de Tanguy, les pilotes ne se lassaient pas
+d'embrasser Cavet, qui passait de main en
+main autour de la table, avec les verres dont
+on lui faisait avaler le reste malgré lui.&mdash;C'est
+bien, tout cela! s'écria son père: mais cet enfant,
+qui est malin comme un singe, ne sait
+pas encore lire, et ça me fait honte pour lui.
+Les Anglais m'ont donné cette bourse de cent
+guinées pour les noyer; je ne leur ai pas volé
+leur argent, parce que je suis un honnête
+homme avant tout. Sans le malheur arrivé à
+ce pauvre petit bonhomme, qui a perdu sa
+soeur, je n'aurais pas happé ces cent guinées,
+bien certainement; et comme c'est <i>quasiment</i>
+lui qui me les a fait gagner, il est juste qu'il
+en ait sa part. Ainsi je lui en donne la moitié
+pour qu'il aille à l'école de Brest.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui! dirent tous les pilotes. Et Jean-Marie
+ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Il faut, chaque mois, que nous donnions
+chacun un demi-écu pour que Cavet, qui est bien
+triste, le pauvre enfant, depuis qu'il n'a plus
+sa pauvre Jeannette, soit éduqué à Brest, et
+qu'il ne soit pas toute sa vie une fichue bête
+comme nous, en vous exceptant cependant,
+maître Tanguy.</p>
+
+<p>&mdash;Bravo! s'écrièrent tous les pilotes: ce
+sera maître Tanguy qui sera chargé de recevoir
+un demi-écu tous les mois, sur notre pilotage,
+pour payer la pension de Cavet.</p>
+
+<p>Le jeune orphelin pleurait de joie et de reconnaissance,
+en entendant ses bienfaiteurs
+parler ainsi: il se jetait tour à tour au cou de
+Tanguy et dans les bras de Jean-Marie, et
+ceux-ci, malgré eux, sentaient couler sur leurs
+joues, déjà enluminées, des larmes de bonheur
+et d'attendrissement. Il fut décidé, assemblée
+tenante, que maître Tanguy partirait le plus tôt
+possible pour Brest, afin de mettre en pension
+celui qu'il regardait comme son fils. Il promit
+de s'acquitter de cette tâche, et il tint parole.</p>
+<br><br>
+<a name="c4" id="c4"></a>
+
+
+<h3>4</h3>
+
+<h3>Voyage à Brest.</h3>
+
+<p>On se disposa donc, à Ouessant, au grand
+voyage de Brest. Le bateau <i>la Croix-du-bon-Dieu</i>,
+bien réparé, trop bien réparé peut-être
+de ses glorieuses avaries, conduisit à la ville
+les quatre pilotes avec lesquels Tanguy avait
+été chargé d'aller arranger l'affaire de son nourrisson.
+Cavet, tout inondé de ses larmes et de
+celles de sa nourrice Soisic, partit au milieu
+d'eux, accompagné des bénédictions de toute
+l'île. On arrive à l'entrée du port de Brest. Que
+d'étonnement et d'admiration dans les yeux
+des Ouessantins, qui, pour la première fois,
+voyaient le magnifique spectacle d'un port
+militaire et d'une ville guerrière! Ces vaisseaux
+de ligne, où le tambour battait comme dans
+une caserne; ces arsenaux immenses, où une
+multitude d'ouvriers préparaient les foudres
+qui devaient venger la France; les cris des matelots;
+les sifflets aigus des maîtres d'équipages;
+le bruit des chaînes des forçats; l'éclat des armes;
+le fracas des exercices à feu; tout éblouissait,
+fatiguait ou consternait ces hommes simples,
+dont le seul murmure des vagues et des
+vents avait agité le berceau et la vie.</p>
+
+<p>En se dirigeant dans les rues tumultueuses
+de Brest, pour arriver chez le maître de pension
+qu'on avait indiqué à Tanguy, les inconvénients
+de la célébrité, d'une célébrité pourtant
+bien nouvelle, vinrent assaillir notre pilote.
+La foule suivait avec curiosité, avec avidité, les
+six Ouessantins, dont la mise d'apparat ne
+laissait pas que d'être assez bizarre au milieu
+d'une grande ville.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que c'est que ça? s'écriait-on sur
+leur passage.</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est le pilote qui a mis la frégate
+anglaise à la côte.</p>
+
+<p>&mdash;Mais un peu! répondait Tanguy, impatienté.
+Est-ce que ça vous fait quelque chose,
+à vous?</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, il a un oeil de moins!</p>
+
+<p>&mdash;Et vous autres, eu avez-vous un de plus?
+Ils arrivèrent, toujours la foule à leurs trousses,
+chez le maître de pension:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le maître d'école, lui dit Tanguy,
+voilà un enfant que j'ai trouvé à la mer,
+il y a à peu près douze ans, et je me suis fait
+son père, comme de raison. C'est déjà marin
+comme les cordes, et pilote comme un rocher.
+Il est aussi bon <i>pratique</i> de la côte que moi;
+mais ça ne sait pas encore lire.</p>
+
+<p>Ici Cavet rougit jusqu'aux oreilles, et baissa
+sur le plancher des yeux remplis de grosses
+larmes.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! est-ce qu'il faut pleurer pour
+ça? Crois-tu être déshonoré parce que tu ne
+sais pas lire? Est-ce que nous autres, nous
+sommes plus savants que toi? Et cependant
+nous sommes d'honnêtes gens. Lève donc ta
+tête, imbécile!... Tanguy continua.</p>
+
+<p>Nous nous serions bien présentés à un maître
+calfat ou à un maître voilier; mais on nous a dit
+qu'il était trop âgé pour devenir calfat ou pour
+apprendre la couture, et qu'il n'était plus bon
+qu'à faire un capitaine ou tout au plus un
+chirurgien. Il faut donc lui donner de l'éducation,
+et nous vous paierons ce qu'il faudra
+pour qu'il ne soit pas aussi borné que nous.</p>
+
+<p>Le professeur était un excellent homme,
+qui demanda peu, et qui se chargea avec plaisir
+de l'éducation du petit pilote. Nos loups de
+mer, enchantés du succès de leur démarche,
+emmenèrent pour le soir seulement avec eux
+leur élève, qu'ils grisèrent avant de se séparer
+de lui. Le lendemain ils appareillèrent pour
+retourner à Ouessant, tout émus de l'adieu qu'il
+avait fallu dire au jeune orphelin, mais très-contents
+d'avoir fait une bonne action.</p>
+
+<p>En trois semaines le jeune élève sut lire; au
+bout de trois mois, il écrivait déjà les petites
+leçons qu'il apprenait avec une ardeur infatigable.
+Cette vive et sûre intelligence surprenait
+et enchantait ses professeurs. C'était un sourd-muet,
+qui venait de recouvrer un sens et un
+organe nouveaux; mais à mesure que la sphère
+de ses idées s'agrandissait, son caractère prenait
+une teinte plus sombre. Le travail semblait
+être plutôt pour lui un besoin qu'un devoir;
+et loin de rechercher, comme les autres enfants
+de son âge, la récompense de ses progrès dans
+ces jouissances d'amour-propre que les professeurs
+réservent à leurs élèves, Cavet paraissait
+ne supporter qu'avec une espèce de honte les
+éloges qu'on prodiguait à son application et à
+ses rares facultés. Jamais on ne le voyait partager
+avec ses jeunes condisciples le plaisir de
+leurs bruyantes récréations. Il n'y avait enfin
+en lui rien d'ingénu ni d'expansif, et pourtant
+ses traits étaient vifs et doux, son regard innocent
+et paisible.</p>
+
+<p>Une telle disposition d'humeur inquiétait
+l'homme instruit et bienveillant à qui son
+éducation avait été confiée. Il avait d'abord
+attribué à l'excès du travail la mélancolie qu'il
+remarquait dans son jeune élève; mais les lectures
+auxquelles se livrait celui-ci lui indiquèrent
+la pente de son esprit et la nature de
+son caractère. Plusieurs fois son professeur
+avait été réduit à écarter de lui ces livres où
+La Rochefoucauld, Helvétius et Jean-Jacques.
+ont calomnié trop souvent la nature humaine
+et la civilisation. Les jeunes gens élevés dans
+l'austérité de l'étude ne sont que trop disposés à
+se nourrir l'esprit, de ces productions éloquentes,
+dans lesquelles la misanthropie de plusieurs
+moralistes ardents offre de bonne heure un
+aliment à des âmes qui détestent la société avant
+de l'avoir connue. Lequel de nous n'a pas été
+à quinze ans l'ennemi des femmes, avec Juvénal
+ou Boileau, et le contempteur de la nature
+policée, avec Rousseau? Mais chez notre orphelin,
+cette disposition à haïr la société prenait
+une direction plus sérieuse que chez la
+plupart des enfants de collège, parce que cette
+direction avait chez lui un motif. Le pauvre
+Cavet était sans famille, sans nom, sans protecteur
+puissant. Cette éducation, qui tendait
+à lui faire connaître toute l'étendue de ses facultés,
+lui apprenait aussi à apprécier tout ce
+qui lui manquait du côté de la position que
+ses moyens devaient lui acquérir dans le monde.
+Lorsqu'au terme de l'année, il voyait d'heureuses
+mères venir chercher leurs enfants couronnés
+dans les concours, où il avait lui-même
+obtenu le premier prix, il gémissait de ne pouvoir
+faire l'hommage de ses succès à une famille
+qui en aurait été fière. Nourri par la
+charité de quelques pauvres pêcheurs, élevé
+par leur générosité, il sentait trop bien ce qu'il
+devait à leurs bienfaits, pour ne pas éprouver
+aussi tout ce qu'il aurait voulu devoir à une
+famille qui aurait été la sienne... Une soeur lui
+avait été laissée par ce sort cruel qui lui avait
+ravi tout hors la vie. Cette petite soeur avait
+partagé son infortune, l'innocence de ses premières
+années, la douceur de ses jeux, l'amertume
+même de leurs premières peines; mais
+un Anglais puissant, mais un monstre, avait
+arraché cette soeur bien aimée à sa tendresse...
+Un Anglais!.... Oh! qu'à ce nom, oh! qu'à
+cette idée de la violence et de la brutalité, le
+jeune orphelin sentait s'allumer de rage dans
+ce coeur, dont il cachait à tous les regards les
+mouvements impétueux!</p>
+
+<p>A chaque vacance, Cavet obtenait la permission
+d'aller voir à Ouessant ses parents
+adoptifs, qui ne le recevaient jamais sans se
+montrer orgueilleux de pouvoir dire: Celui-là
+aussi est notre fils! Oui, disait Tanguy, en
+allant visiter avec lui toutes les maisons de l'île,
+celui-là nous fera honneur dans peu. Il en sait
+déjà plus que nous tous. Quelle gloire pour l'île
+d'Ouessant, qui n'a fourni encore que des pilotes,
+s'il pouvait un jour devenir capitaine au
+long-cours!.... Un capitaine au long-cours!...
+Vous figurez-vous cela, vous autres? Je mourrai
+content si de l'oeil qui me reste je puis voir,
+dans quelques années, Tanguy-Cavet commander
+un navire de deux à trois cents tonneaux.
+C'est tout ce que je demande au bon
+Dieu pour la fin de mes jours.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, répondait l'orphelin; mais pour
+devenir capitaine, il me faudrait naviguer,
+mon père, et vous ne voulez pas encore que je
+quitte mes classes. Cependant, si vous me laissiez
+battre un peu la mer dans les bateaux
+d'Argenton, de Labervrack et de l'Ile-de-Bas,
+je parviendrais à connaître bientôt la côte; et
+alors je pourrais m'embarquer utilement sur
+un des corsaires qui relâchent dans la Manche.
+Ils gagnent de l'argent, au moins les corsaires!</p>
+
+<p>&mdash;Et tu veux donc en gagner aussi, toi?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute. Ne faut-il pas que je vous
+rende un jour tout ce que je vous ai coûté?...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! est-ce que tu as besoin de
+pleurer encore pour cela? Il pleure toujours
+ce petit diable, comme si on lui reprochait ce
+qu'on a fait pour lui!&mdash;Allons, puisque définitivement
+tu le veux, va-t'en patouiller dans
+les bateaux des <i>pratiques</i>; et apprends surtout
+à bien prendre tes marques à terre, car, vois-tu,
+c'est le <i>marquage</i> qui fait les bons pilotes;
+il n'y a que cela qui puisse former un homme.
+Mais, au surplus, je verrai bien, dans quelques
+mois, si tu en sais plus que tous ces <i>lamaneurs</i>,
+qui font le métier comme de vraies mécaniques
+à piloter les navires.</p>
+
+<p>Cavet quitta sa pension avec une éducation
+fort imparfaite encore, pour courir les mers de
+la côte pendant quelque temps. Mais chaque
+fois qu'il revenait à Ouessant, il n'oubliait pas
+de demander: Et ma pauvre soeur? Pas de
+nouvelles encore?</p>
+
+<p>Et chaque fois on lui répondait: Pas de
+nouvelles!</p>
+
+<p>Un jour cependant, son père adoptif arriva
+tout joyeux vers lui, au moment où il revenait
+le voir, après un petit voyage sur les attérages
+de Péros. Bonne nouvelle! bonne nouvelle!
+s'écria-t-il, du plus loin qu'il l'aperçut: Jean-Marie
+vient de recevoir, par une embarcation
+anglaise, une lettre et une bourse de la part
+de ta soeur. Viens vite, viens nous lire, viens
+lire cette lettre.</p>
+
+<p>Cavet accourt tout palpitant: les pilotes, ses
+amis, lui remettent la lettre, qu'il ouvre avec
+agitation. Il lit:</p>
+
+<p>«Mes bons amis, mes véritables et mes seuls
+parents,</p>
+
+<p>«Vous avez dû être bien inquiets sur mon
+sort, depuis le temps où l'on m'a séparée de
+vous; mais rassurez-vous. L'homme généreux
+qui m'a pris sous sa protection, me fait donner
+une éducation dont je crois avoir profité.
+Qu'il vous suffise de savoir que je suis heureuse,
+et qu'on m'élève pour occuper un rang
+bien supérieur, sans doute, à la condition
+dans laquelle j'étais née... Un jour, un jour,
+j'ose l'espérer, avec la grâce de Dieu, je vous
+reverrai, je reverrai mon frère, mon bon
+frère, sans lequel, je le sens bien, il me serait
+impossible de vivre long-temps. Adieu, adieu,
+mes bons amis! Recevez de votre pauvre
+Jeannette un petit présent, dont je destine la
+moitié à mon frère. Mon seul désir est de vous
+faire tout le bien que vous méritez, et que ne
+cessera de vous souhaiter toute sa vie votre
+bien aimée et reconnaissante,</p>
+
+<p>«JEANNETTE.»</p>
+
+<p>Cavet, après avoir lu ces mots d'une voix
+altérée, s'arrêta, tant son émotion était vive.</p>
+
+<p>&mdash;Mais il y a encore autre chose, lui dit
+Tanguy; monsieur le curé nous a dit avoir vu
+un baragouinage en anglais, après la lettre de
+Jeannette. Va donc de l'avant, et plus vite que ça!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, effectivement, reprit Cavet,
+dont un nuage semblait obscurcir la vue; et il
+continua, en traduisant ainsi les mots d'anglais
+ajoutés à la lettre de Jeannette:</p>
+
+<p>«Soyez sûrs que la jeune enfant, que vous
+avez si long-temps traitée comme votre fille,
+ne recevra de moi que des bienfaits et que
+l'exemple des bonnes moeurs. Je la destine à
+l'un de mes neveux, dont elle fera, j'en suis
+sûr, le bonheur et la gloire.</p>
+
+<p>«Commodore WOODBRIDGE.»</p>
+
+<p>Deux sacs remplis de guinées étaient joints
+à ce billet. L'un portait ces mots: <i>A mon père
+Jean-Marie</i>; l'autre, ceux-ci: <i>A mon bon frère
+Tanguy Cavet</i>. Cet argent fui présenté à Cavet,
+qui s'en empara avec brusquerie: étonné de
+l'expression de sa physionomie à la vue de cet
+or, Jean-Marie demande à l'orphelin ce qu'il
+veut en faire.</p>
+
+<p>&mdash;Ce que je veux en faire, répond Cavet;
+tiens.... et au même instant, il jette avec colère
+les deux sacs de guinées dans les flots,
+sur lesquels les bateaux-pilotes étaient ramarrés
+près du rivage.</p>
+
+<p>Jean-Marie. tout surpris de la vivacité de
+cette action, s'écrie, dans un moment où il ne
+calculait que la perte qu'il venait de faire:
+mais il a aussi jeté ma part à l'eau!</p>
+
+<p>&mdash;Ta part! répond Cavet, avec mépris: je
+te la rendrai, et tu pourras au moins la recevoir,
+de ma main, sans rougir.</p>
+
+<p>Cavet s'éloigne à ces mots: il sent le besoin
+d'être seul. La lettre que lui ont remise les pilotes,
+il la pose sur son coeur, qu'elle brûle.
+Cette lettre, qu'il relit cent fois et qu'il déteste,
+il la gardera par un secret instinct de vengeance.
+Il sait enfin le nom de celui qui lui a ravi sa
+soeur; si jamais il pouvait!.... Elle se dit heureuse,
+s'écrie-t-il! L'infortunée ne sait pas encore
+le sort qu'on lui prépare: son ravisseur
+lui a fait donner de l'éducation pour rendre
+ses infâmes plaisirs plus piquants, et le déshonneur
+de sa victime plus digne de lui. Et il
+voulait encore nous faire accepter le prix de
+cette malheureuse enfant!... Le lâche! Que ne
+peut-il savoir le cas que j'ai fait de ses honteux
+présents, et l'espèce de reconnaissance qu'ils
+m'inspirent! Mais l'homme à qui il en destinait
+une partie, pleure peut-être l'or dont je
+l'ai privé. Je lui ai promis de lui payer la part
+sur laquelle il comptait, ce malheureux: il
+l'aura sa part, il l'aura bientôt, dussé-je acheter
+de ma vie la somme qu'il lui faut? Il y compte,
+le malheureux; il l'aura....</p>
+
+<p>Errant toute la nuit sur les rochers de l'île,
+absorbé dans ses cruelles réflexions, il n'entend
+ni la voix des pêcheurs qui l'appellent, inquiets
+de son absence, ni les pas de ses camarades,
+qui le cherchent dans les cavernes qu'il parcourt;
+accablé de fatigues et de douleur, il s'arrête
+quelquefois enfin, et ce sommeil, qui ressemble
+aux spasmes de l'agonie, s'empare de ses
+organes vaincus. Il s'endort, sa tête exaltée se
+penche: un rêve bondissant vient agiter encore
+ses sens déjà si cruellement tourmentés. C'est un
+navire ennemi dont il s'empare avec une simple
+barque de pêcheur. Cette idée fantastique,
+que poursuit son imagination en délire, convulsionne
+tous ses membres, et ses lèvres frémissantes
+laissent échapper plusieurs fois ces
+mots: <i>Tu la veux, ta part: tu l'auras. Tiens,
+la voilà!</i></p>
+
+<p>Ses paupières fatiguées se rouvrirent bientôt.
+Le jour éclairait déjà l'horizon, et s'étendait
+sur la mer tranquille, qui gémissait mélancoliquement
+sur les plages de l'île. Tout
+préoccupé encore du songe auquel il vient de
+s'arracher, Cavet aperçoit sur les flots, que la
+nuit abandonne, un bâtiment immobile.....
+C'est mon rêve, s'écrie-t-il, en s'essuyant les
+yeux, comme s'il craignait de s'abuser encore:
+puis il court au milieu des pêcheurs, qu'il réveille,
+en répétant toujours: <i>C'est mon rêve,
+c'est mon rêve!</i></p>
+
+<p>Les pêcheurs attribuent d'abord le désordre
+de ses sens et de ses discours à la douleur qui
+l'égarait la veille; mais il leur montre le navire
+dérivant vers l'île, au sein du calme;
+mais il leur raconte le songe qu'il a fait, les
+moyens que dans son sommeil la Providence
+semble lui avoir révélés, pour s'emparer du
+bâtiment ennemi: les jeunes marins l'écoutent.
+Convaincu comme il l'est, il les persuade;
+superstitieux comme ils sont, ils se laissent
+entraîner. On va chercher quelques armes
+dans les cahuttes voisines, et quinze ou seize
+petits marins consentent à s'embarquer sur
+le bateau de Tanguy, sur cette <i>Croix-du-bon-Dieu</i>,
+si heureuse jusque-là dans tous les
+événements de mer, qu'Ouessant a été appelée
+à admirer.</p>
+
+<p>Tanguy consent aussi à prêter sa barque
+chérie à son fils adoptif; mais, devenu prudent,
+il se refuse à partager le sort de ces
+corsaires improvisés, qui partent armés seulement
+de quelques mauvais fusils de chasse.</p>
+
+<p>&mdash;Si c'est un navire de guerre encalminé,
+que feras-tu? demanda-t-il à Cavet.</p>
+
+<p>&mdash;Nous jetterons nos armes à la mer, et
+nous lui dirons que nous sommes venus pour
+lui porter secours, en voyant le danger qu'il
+court avec les courants qui le drossent.</p>
+
+<p>&mdash;Et si c'est un navire marchand?</p>
+
+<p>Oh! alors nous tapperons à bord, et Dieu
+ou le diable fera le reste. La division anglaise
+est loin; et avant qu'elle ne puisse le secourir,
+il sera à nous et à vous aussi.</p>
+
+<p>En disant ces mots, il embrasse avec une
+sorte de délire son père Tanguy, il jette un
+coup d'oeil de mépris à Jean-Marie. et saute à
+bord du bateau avec son nouvel équipage. La
+barque était lourde en calme. Les avirons sont
+bordés: ils frappent à coups réguliers la mer
+immobile; les deux voiles que l'on hisse tombent
+flasques sur les mâts qu'elles frappent à
+chaque coup de roulis. Cavet, placé à la barre,
+encourage ses nageurs à ramer ensemble et avec
+force. <i>La Croix-du-bon-Dieu</i> s'éloigne du rivage
+couvert de la foule des spectateurs impatients.
+Le bâtiment aperçu grossit déjà à la vue de
+ceux qui se proposent de l'abandonner s'il est
+armé, et de l'attaquer s'il est sans défense. Une
+mauvaise longue vue est braquée sur lui, et
+Cavet, après l'avoir observé, annonce que c'est
+un-brick marchand. Le courage redouble: les
+avirons font bouillonner la mer le long de la
+barque, qu'ils forcent à <i>sailler</i> avec une extrême
+vitesse. Le jour se fait; le navire encalminé
+met ses embarcations à la mer, et les fait
+nager sur son avant, pour se haller au large;
+mais cette masse reste immobile au sein des
+flots que nos petits pilotes fendent avec rapidité:
+ils gagnent le navire, et tellement même,
+que bientôt ils parlent de faire feu sur lui.</p>
+
+<p>Mais c'est en ce moment décisif que la scène
+la plus plaisante se passe à leur bord! Beaucoup
+plus au fait de manoeuvrer pacifiquement leur
+barque, que de faire le coup de fusil, ils ne
+savent'trop comment commencer le feu. Cavet
+passe de l'arrière à l'avant dans cet instant solennel:
+il ordonne à ses guerriers, encore bien
+novices, de l'imiter; et pendant qu'une partie
+de l'équipage continue à ramer, l'autre portion
+ajuste l'arrière de l'ennemi, et fait pétiller la
+fusillade, non sans que chacun des héros n'ait
+fait le signe de la croix, et n'ait fixé son bonnet
+brun sur ses oreilles, avant de lâcher son coup.
+Cette attaque, toute grotesque qu'elle est,
+réussit. Le navire assailli par nos nouveaux
+Jean-Bart, hisse son pavillon, un large pavillon
+espagnol. Attention, voici le moment! s'écrie
+Cavet, prenant une posture héroïque: il arbore
+sa couleur, c'est pour nous envoyer du
+tabac par l'arrière!» Tous ses intrépides compagnons
+se couchent dans le fond du bateau,
+à ce mot d'avertissement. Mais le pavillon espagnol
+n'a été hissé que pour être bientôt
+amené, et pour donner aux vainqueurs un
+signal de reddition. Des cris de victoire s'élèvent
+à cette vue, du groupe des petits corsaires, qui
+deviennent indomptables. Ils abordent, le fusil
+couché en joue, le brick vaincu. C'était un
+bâtiment de Cadix, qui venait d'être pris par
+des mousses en sabots!...</p>
+<br><br>
+<a name="c5" id="c5"></a>
+
+<h3>5</h3>
+
+<h3><i>Première Prise.</i></h3>
+
+
+<p>Grande était sans doute la joie de nos petits
+vainqueurs, et leur embarras aussi.</p>
+
+<p>Ils venaient d'amariner un navire dont ils
+ne savaient plus que faire.</p>
+
+<p>&mdash;Comment le conduirons-nous à Ouessant?
+demande un des gens de Cavet à celui-ci.</p>
+
+<p>&mdash;Comment? tu vas le voir. Il faut que nos
+prisonniers nous aident eux-mêmes à conduire
+leur bâtiment au port.</p>
+
+<p>&mdash;Parles-tu espagnol, Cavet, et pourras-tu
+te faire entendre d'eux?</p>
+
+<p>&mdash;Tu vas voir qu'avec ce bras-là on parle
+toutes les langues.</p>
+
+<p>Et au même instant, Cavet ordonne d'un
+geste impérieux, aux matelots espagnols qui
+se sont jetés dans la cale, de monter sur le
+pont et de sauter dans leurs embarcations,
+pour nager sur l'avant de la prise. Ils obéissent
+au geste du capitaine Cavet, et bientôt ils
+hallent sur l'avant la touline qu'on leur présente,
+et le navire s'achemine vers l'île, roulant
+tribord et babord au sein du calme, qui
+favorise avec le courant le projet des petits
+Ouessantins.</p>
+
+<p>Le capitaine espagnol se montrait altéré.
+Être pris par des enfants! Mais ces enfants tenaient
+toujours leurs fusils à la main, et ils
+couchaient en joue de temps à autre les canotiers,
+qui nageaient péniblement sur l'avant
+du navire. Il n'y avait pas moyen de résister,
+et il fallait bien se résigner, car les vainqueurs
+heureux ne sont pas ordinairement faciles.</p>
+
+<p>Les pilotes, qui, restés à terre, avaient suivi
+de l'oeil avec la plus grande anxiété toute la
+manoeuvre des petits pêcheurs, ne pouvaient
+encore s'expliquer comment ils étaient parvenus
+à se rendre maîtres du brick à vue.
+Mais quand ils virent la prise s'approcher avec
+le pavillon espagnol renversé, ils ne purent
+plus douter du succès que ces enfants venaient
+de remporter. La joie des habitants de l'île fut
+au comble. On détacha du rivage toutes les
+embarcations dont on put disposer. Tout le
+monde voulut aller à la rencontre de la prise:
+le curé d'Ouessant lui-même se jeta, malgré
+son obésité, dans un des canots, et en moins
+de quelques minutes le <i>Palafox</i> (c'était le nom
+du bâtiment capturé) se trouva environné
+d'une multitude de chaloupes, qui aidèrent à
+l'envi à faire cingler le navire à terre.</p>
+
+<p>Tanguy, en embrassant son fils adoptif, ne
+sut que pleurer d'ivresse: il ne put lui parler.</p>
+
+<p>Le curé, en montant à bord de la prise,
+s'empressa de bénir le premier navire capturé
+par ses ouailles. On plaça le ministre des autels
+à la barre du gouvernail, pour porter
+bonheur à la prise, et pour faire honneur au
+bâtiment.</p>
+
+<p>Jean-Marie tendit la main à Cavet; mais
+celui-ci, avant de recevoir les félicitations du
+pauvre Jean-Marie, lui dit solennellement:&mdash;Tu
+regrettais hier la part d'or qui te revenait de
+la charité du commodore anglais; tiens, voilà
+de quoi te payer ta part!</p>
+
+<p>Et en prononçant ces mots avec l'accent du
+reproche, Cavet montrait à Jean-Marie humilié
+le pont du navire, de l'avant à l'arrière.</p>
+
+<p>En peu d'instants le <i>Palafox</i> se trouva amené,
+amarré à terre dans une des bonnes criques
+de la côte escarpée d'Ouessant. On remit les
+prisonniers à l'autorité, qui, de son côté,
+s'empressa d'apposer les scellés sur les panneaux
+et les écoutilles de la prise, afin d'assurer,
+disait-on, l'intégrité du partage à chaque
+intéressé. Le vin de Bénicarlos, extrait de la
+cambuse du <i>Palafox</i>, alla abreuver à flots
+épais tous les gens qui venaient féliciter Cavet
+du succès de sa téméraire entreprise. L'enthousiasme
+était dans toute l'île. On ne parlait
+que de l'audace et du sang-froid des petits
+corsaires, et de leur intrépide petit chef.</p>
+
+<p>Qu'une prise fait bien à terre dans une île
+sauvage, lorsque ses vergues et sa haute mâture
+dominent au loin les rochers arides au milieu
+desquels s'ébat un large pavillon renversé!
+De quel orgueil se sentaient animés les naturels
+d'Ouessant, en voyant le Palafox enterré entre
+les cailloux du rivage, comme un renard dans
+un piège de fer! Et quel bon air de piraterie
+cette prise donnait à l'île, où les marins à la
+jambe velue, à la figure arénacée, n'avaient
+encore su conduire que des paquets immenses
+de goémon pour fumer leurs terres paresseuses!
+Eux qui ne se croyaient que les premiers
+<i>lamaneurs</i><a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5"><sup>5</sup></a> de la côte de Bretagne, les
+voilà devenus des espèces de <i>corsairiens</i>, d'intrépides
+forbans. Ils ne se sentaient pas d'aise,
+et tous voulaient armer leurs bateaux de pêche,
+en course, et aller au loin écumer la
+mer, à laquelle jusque-là ils n'avaient demandé
+que du poisson à pêcher et des navires à
+piloter.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote5" name="footnote5"></a><b>Note 5:</b><a href="#footnotetag5"> (retour) </a> Nom que l'on donne aux pilotes côtiers.</blockquote>
+
+<p>Il fallut songer à conduire à Brest le brick
+<i>le Palafox</i>, ce brick si précieux pour eux, ce
+gage parlant de leur gloire. On lui composa
+un équipage d'élite. Le commandement en fut
+laissé à Cavet, sons lequel maître Tanguy
+s'honora de remplir les fonctions de second
+dans le petit trajet d'Ouessant au Fer-à-Cheval.
+Avec quelle sollicitude nos bons pêcheurs pilotèrent
+leur prise, pendant les huit lieues
+qu'ils avaient à faire pour mettre leur capture
+en sûreté! Ils rangeaient tous les cailloux à
+les toucher, comme s'ils avaient été à chaque
+instant poursuivis par la division anglaise qui
+louvoyait au large. Nulle passe dangereuse ne
+leur paraissait assez sûre contre l'audace des
+croiseurs qui ne songeaient seulement pas à
+eux: ils <i>fignolaient</i> tous les écueils en fins pilotes,
+jaloux d'employer la fleur de leur science
+<i>côtière</i>, à préserver de toute tentative ennemie
+ce qu'ils avaient de plus cher au monde.</p>
+
+<p>Enfin, après quelques heures de travail et
+d'anxiété, ils mouillèrent dans le port de Brest,
+après avoir salué le stationnaire de quelques
+coups de canon, tirés par deux mauvaises
+pièces qu'ils avaient sur le pont.</p>
+
+<p>La foule curieuse assista au débarquement
+de nos pilotes. Un commissaire-général de
+marine fendit les flots de la multitude pour
+demander aux insulaires: Qu'est-ce que c'est
+que ce navire?</p>
+
+<p>&mdash;<i>Le Palafox</i>, brick espagnol, si vous savez,
+monsieur le commissaire, ce que c'est
+qu'un brick.</p>
+
+<p>&mdash;Et qui a pris ce bâtiment?</p>
+
+<p>&mdash;Moi!</p>
+
+<p>&mdash;Vous?</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi pas? Il me semble que j'ai
+tout ce qu'il faut pour prendre, aussi bien
+qu'un autre, un navire comme ça.</p>
+
+<p>&mdash;J'avais cru que c'était un bâtiment de
+l'État qui avait capturé ce brick.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! oui, c'aurait été plus régulier,
+n'est-ce pas? Mais c'est un bateau de pêche
+avec une douzaine de mousses comme moi.
+La manière de prendre, au surplus, ne fait rien
+à l'affaire. Ce qu'il est important de savoir,
+c'est la part qui nous reviendra pour avoir
+mis ce brick là dans le sac.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, mon petit ami, vous pourrez avoir
+le tiers du navire.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi pas tout, puisque c'est nous
+qui l'avons pris tout et tout seuls?</p>
+
+<p>&mdash;Parce qu'il faut que le conseil des prises
+détermine si ce bâtiment doit être considéré
+comme prise ou comme épave on débris résultant
+d'un naufrage.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, si c'est une prise! Mais il me
+semble que la chose est toute décidée par le
+fait. Comment le conseil pourrait-il décider
+qu'une prise faite, n'est pas une prise?</p>
+
+<p>&mdash;Comment pourriez-vous prouver que ce
+n'est pas une épave?</p>
+
+<p>&mdash;On vous en donnera des épaves comme
+ça, trouvées à coups de fusil!</p>
+
+<p>Ici maître Tanguy s'approche, et se mêle à
+la discussion. C'est-à-dire, monsieur le commissaire,
+que l'État veut mettre la patte sur
+notre bien....</p>
+
+<p>&mdash;Pilote, apprenez que l'État n'a pas de
+patte, et que vous devriez parler avec plus
+de respect d'un gouvernement aussi équitable
+et aussi intègre que celui sous lequel nous
+avons le bonheur de vivre.</p>
+
+<p>&mdash;Quand je dis la patte, monsieur le commissaire,
+c'est la griffe que je voulais dire,
+car je respecte toujours tous les gouvernements.
+Mais vous dites que si la prise est regardée
+<i>censément</i> comme une épave trouvée
+en mer, nous n'aurons pas grand'chose à
+gratter.</p>
+
+<p>&mdash;Vous aurez ce que le conseil des prises
+et la loi devront vous accorder. Voilà ce que
+je puis au moins vous affirmer.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, c'est bon, je vais vous prendre
+là-dessus:</p>
+
+<p>Vous voyez bien ce petit garçon-là qui a pris
+<i>le Palafox</i>? Eh bien! je l'ai trouvé en mer
+avec sa petite soeur, qu'un gueux d'Anglais
+nous a enlevée; mais ça ne fait rien à l'affaire
+que je veux vous conter.</p>
+
+<p>Je vous disais donc que j'ai pêché ce petit
+garçon-là et sa soeur. C'étaient bien des épaves
+aussi, puisque je les ai trouvés à la mer, dans
+une cage à poules. Cependant l'État n'a pas
+réclame sa part dans ces débris-là, et il m'a laissé
+à moi toute ma trouvaille, parce qu'il savait
+bien qu'il fallait nourrir ces épaves, et l'État,
+comme vous dites, n'a pas <i>exercé la loi</i>; mais
+aujourd'hui que nous avons fait une prise qui
+vaut de l'argent, et que l'État sent qu'il y a
+non pas de dépenses à faire, mais de la monnaie
+à gratter, il veut qu'un navire halle dedans,
+sans que ça lui ait coûté un sou, soit une
+épave, pour qu'il puisse mettre la patte,....
+non, non, pardon, pas la patte, mais son
+grappin dessus, enfin!.... C'est juste, si l'on
+veut; mais c'est juste d'une drôle de manière,
+et j'ai dans l'idée que si je faisais de la justice,
+j'en ferais mieux que ça, ou je ne m'en mêlerais
+pas du tout.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis chargé ni d'expliquer ni de
+commenter les lois. Mon devoir est de les faire
+exécuter. Quand le conseil des prises aura prononcé,
+on vous fera connaître sa décision.</p>
+
+<p>Cette contestation ne laissait pas que de contrarier
+nos insulaires, plus habitués à interpréter
+la loi naturelle selon leur instinct, qu'à
+se soumettre au texte de la loi civile, et à la
+lettre des décrets impériaux. Une autre difficulté
+vint les blesser dans leurs affections, à la
+suite de celle qui les avait déjà trompés dans
+leurs espérances.</p>
+
+<p>L'ancien maître de pension de Cavet conseilla
+à Tanguy, pendant son séjour à Brest,
+de faire des démarches afin d'obtenir la naturalisation
+de son fils adoptif. Tanguy s'empressa
+ensuivre l'avis du maître de pension,
+qui lui fit comprendre, non sans quelque
+peine, tous les avantages attachés à la qualité
+de Français. Il fallait en effet que Cavet fût naturalisé
+pour pouvoir prétendre un jour au
+grade éminent de capitaine au long-cours. Cette
+considération seule aurait déterminé maître
+Tanguy. Il alla présenter une déclaration au
+greffe du juge de paix.</p>
+
+<p>Mais ce fut là une nouvelle difficulté! Le
+magistrat lui prouva clair et net, le Code civil
+à la main, que, d'après les art. 543, 344 et
+346, il n'avait été que le <i>tuteur officieux</i> de
+celui qu'il avait regardé jusque-là comme son
+fils d'adoption. Cette circonstance étonna,
+affligea notre pauvre pêcheur; mais le Code
+était là, mais le texte de la loi venait d'arracher
+au bon Tanguy une illusion qui avait fait une
+partie du charme de sa vie si simple, et la consolation
+de sa confiante vieillesse.&mdash;Va, on
+aura beau me prouver que tu n'es pas mon
+enfant, dit-il à Cavet, je sais bien que tu es
+pour moi quelque chose de plus qu'un étranger.
+Allons-nous-en d'ici le plus tôt possible.
+La ville de Brest, avec ses lois, me pèse sur le
+coeur. Retournons à Ouessant, on y respire
+plus à l'aise.</p>
+
+<p>Cavet, irrité de tout ce qu'un peu d'expérience
+lui avait appris, s'efforçait de consoler
+le vieux pilote. Qu'importé, lui répétait-il, en
+s'efforçant de lui cacher son propre dépit,
+qu'importé que je ne puisse pas être reconnu
+par ces gens-là comme votre fils et comme un
+bon Français! Cela change-t-il les sentiments
+que j'ai pour vous et ceux que vous avez pour
+moi? Croyez-vous qu'avec leurs lois inhumaines,
+ces gens-là m'empêcheront de gagner
+ma vie et de secourir vos vieux jours? Nous
+serions bien bons, ma foi, de nous affliger pour
+si peu de chose! Tenez, si vous m'en croyez,
+pour oublier toutes ces sottes contrariétés,
+nous irons, ce soir même, au spectacle.</p>
+
+<p>&mdash;Au spectacle? Ah! oui, il me souvient
+qu'il y a trente ans à peu près, quand monsieur
+Hector était gouverneur, on me paya une
+fois la comédie; c'était bien beau alors! Mais
+quelle diable de mine irai-je faire au milieu de
+tout ce monde, avec mes <i>bragou-brasse</i><a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6"><sup>6</sup></a> et ma
+veste de paysan? Que verrons-nous enfin de si
+curieux à ton spectacle?</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote6" name="footnote6"></a><b>Note 6:</b><a href="#footnotetag6"> (retour) </a> Bragou-brasse, larges braies, grandes culottes, en bas-breton.</blockquote>
+
+<p>&mdash;Nous y verrons, parbleu, la pièce que
+l'on donne ce soir! C'est justement <i>le Petit
+Matelot</i> que l'on va représenter. Cet opéra vous
+plaira, j'en suis sûr, car on y parle de marine:
+c'est un corsaire et son fils; ce sera vous et
+moi enfin, que vous vous imaginerez voir..</p>
+
+<p>&mdash;Un corsaire? un pilote peut-être et son
+enfant? Quoi! ce serait comme qui dirait toi et
+moi, n'est-ce pas, Cavet? Eh bien, allons-y,
+mon enfant, si ça ne coûte pas trop cher cependant;
+car des pauvres gens comme nous ne
+doivent pas faire de folies pour s'amuser un
+instant.</p>
+
+<p>Nos deux insulaires se rendent au théâtre.
+Cavet place aux premières galeries son père
+endimanché. La toile se lève: la pièce commence.
+Tanguy, étonné, écoute d'abord avec
+attention, et puis, au bout de quelques minutes,
+se prend à rire de toutes ses forces.
+Les spectateurs le regardent avec un peu de
+surprise et d'ironie. Les acteurs chantent, et
+le pilote devient inattentif; de la distraction il
+passe à l'ennui, et pendant que le public, plus
+occupé du costume étrange du spectateur que
+de la pièce, observe ses mouvements assez
+plaisants, il s'endort à moitié sur l'épaule de
+son fils, qui veille, lui, et qui enrage, en promenant
+sur le parterre et sur les loges des regards
+remplis de mépris et de colère.</p>
+
+<p>Au moment où l'acteur chargé du rôle du
+capitaine Sabord doit dire: <i>Il fallait un vent
+de Nord-Est pour nous relever de la côte</i>, le
+marin de coulisses se trompe, et parle d'un
+vent de <i>Nord-Ouest</i>, et en prononçant
+encore ce dernier terme comme il est écrit.
+Tanguy, à cette expression, qui résonne assez
+mal à son oreille, semble se réveiller d'un
+somme, et se met à crier de sa grosse voix
+d'ancien aide-canonnier: <i>Dis donc au moins un
+vent de Nordais et non pas de Norois, espèce de
+Parisien, puisque la côte court Nord et Sud!</i> A
+cette sauvage interruption, qui n'amuse qu'une
+partie du public, le parterre hurle: <i>A la porte,
+le vieux borgne! à la porte!....</i> Tanguy, tout
+consterné, se trouble; des commissaires de
+police arrivent pour mettre à exécution l'arrêt
+porté par le parterre contre le pauvre pilote.
+A la vue du commissaire, Cavet, indigné, se
+lève:&mdash;Qui osera, s'écrie-t-il, en grinçant des
+dents, porter la main sur ce brave homme
+dont je suis le fils? Apprenez que celui que
+vous traitez ici avec tant d'inhumanité est le
+pilote qui, au péril de sa vie, a jeté une frégate
+ennemie sur vos côtes. Quel est celui d'entre
+vous tous, qui méprisez tant sa simplicité,
+qui oserait se vanter d'avoir rendu autant de
+services que lui à son pays? Qu'il se montre
+celui-là, s'il en a le coeur, et je lui ferai payer
+cher son insolence et son stupide orgueil!...» Un
+profond silence succède à cette chaleureuse
+provocation: personne ne se présente à Cavet,
+qai semble chercher des yeux le premier qui
+osera se montrer. C'est au tour des spectateurs
+d'être stupéfaits.... Mais le bonhomme Tanguy,
+profitant de cet instant de calme, se
+lève tout ému; il saisit avec énergie la main
+palpitante de son garçon: Viens-t'en, viens-t'en
+d'ici, mon pauvre Cavet, lui dit-il,
+presque en sanglotant. Ils m'ont appelé <i>vieux
+borgne</i>. Allons-nous-en, puisque c'est une
+honte pour ces gens-là, que d'avoir perdu un
+oeil dans un combat. Le pilote et son fils
+s'éloignent alors, l'un en essuyant une larme,
+l'autre en menaçant les imbéciles qui n'ont pas
+craint d'insulter aux cicatrices du vieillard dont
+il protège avec passion les cheveux blancs et
+la tête mutilée.</p>
+
+<p>Le lendemain de cette scène, nos pilotes retournèrent
+dans leur île, désabusés tristement
+des illusions qu'ils s'étaient faites en arrivant à
+Brest avec leur prise. Oh! que leur vie innocente,
+obscure et laborieuse, leur parut bonne
+à retrouver, après les tribulations qu'ils venaient
+d'éprouver, et le bruit qu'ils venaient
+d'entendre à la ville! Ici, dit Tanguy, en
+revoyant son île paternelle, je suis chef, je
+me sens aimé, et enfin on me croit quelque
+chose. À peine sait-on dans le pays si je suis
+borgne ni comment j'ai perdu mon oeil. A
+Brest je me suis vu rebuté, méprisé: ce n'est
+pas là qu'est ma place, et c'est ici qu'est le
+bonheur pour un pauvre diable démon espèce.</p>
+
+<p>La décision du conseil des prises touchant
+<i>le Palafox</i> arriva. L'autorité annonça aux capteurs
+que l'arrêt ne leur était pas favorable, et
+ils s'en étonnèrent peu, car une fois que l'on
+s'est habitué à croire à l'injustice, l'arbitraire
+n'a plus le pouvoir de nous surprendre: c'est
+à peine s'il a encore le privilège de nous
+affliger.</p>
+
+<p><i>Le Palafox</i> ayant été considéré comme épave,
+les petits marins qui s'en étaient emparés
+ne pouvaient prétendre qu'au tiers de la
+valeur de la prise, tandis que, s'ils avaient
+capturé ce bâtiment avec un bateau commissionné
+du gouvernement pour courir sur l'ennemi,
+on leur aurait accordé les deux tiers de
+leur capture.</p>
+
+<p>Comment, répétait encore Cavet, en s'indiquant
+toujours, comment, pour avoir le droit
+de faire tort à l'ennemi qui cherche tous les
+moyens de nous nuire, il faut que le gouvernement
+que nous voulons servir, nous permette,
+par brevets, de nous emparer d'un bâtiment
+ennemi! Il ne veut donc pas du bien
+qu'on veut lui faire, ni du mal que l'on veut
+causer à nos rivaux?&mdash;Si, si fait, répondit
+Tanguy, il veut bien recevoir le bien, puisque
+tu vois qu'il s'empare du navire que tu as
+enlevé.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas ainsi que je comprends le
+gouvernement qui doit nous régir, ni la société
+au milieu de laquelle je prétends vivre.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, veux-tu nous faire un autre
+gouvernement et une autre société qui t'arrangent
+mieux? Tu es bien malin, mon garçon;
+mais il n'y a pas moyen: c'est à prendre ou
+à laisser.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez raison; c'est à laisser. Aussi.
+ne pouvant changer ce qui ne me convient pas,
+je veux du moins m'ôter de dessous les yeux les
+choses qui me blessent la vue, qui me font
+mal au coeur, et qui révoltent ma fierté
+d'homme.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'as-tu donc encore qui te passe en
+travers dans la tête?</p>
+
+<p>&mdash;Ce que j'ai? J'ai, que je veux vivre ailleurs
+que dans ce monde qui me gêne, et
+dont je me sens trop près. Je veux enfin être
+corsaire, me faire tuer, ou devenir quelque
+chose en respirant l'odeur de la poudre au
+milieu des combats, et non cet air pesant et
+corrompu qui m'empoisonne.</p>
+
+<p>&mdash;Corsaire! corsaire! Mais si tu te fais
+<i>chenoper</i> en course par les Anglais, qui vous
+font de si belles rafles sur la mer?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, peut-être alors je reverrai ma
+soeur en Angleterre, et ce sera au moins une
+consolation que de pouvoir espérer d'être réuni
+à elle.</p>
+
+<p>&mdash;Et à bord de quel corsaire encore veux-tu
+courir bon bord.</p>
+
+<p>&mdash;A bord du premier venu. Il y en a une
+pacotille de mouillés à Labreuvrack. J'irai
+trouver un capitaine qui ne me demandera
+pas qui je suis, mais bien ce que je sais
+faire, et je lui dirai: J'ai du courage et de
+la force...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pour ça, c'est vrai.</p>
+
+<p>&mdash;Je connais la côte de Bretagne aussi bien
+que n'importe quel pilote.</p>
+
+<p>&mdash;Ça, c'est encore vrai.</p>
+
+<p>&mdash;Prenez-moi à l'essai, si vous croyez que
+je vous trompe.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! il te prendra, pour quelque chose
+de mieux qu'à l'essai.</p>
+
+<p>&mdash;Et puis après...</p>
+
+<p>&mdash;Et puis après?</p>
+
+<p>&mdash;Et puis après, ma foi, largue les huniers,
+hisse le grand foc, et adieu la terre... Ici,
+le père Tanguy s'essuya une larme d'une
+main, et de l'autre prit celle de son fils...
+Puisque tu le veux, et que ce que tu as
+dans la tête n'en sort jamais, je ne te dirai
+rien pour t'empêcher de faire la course. Il y
+a long-temps que je sais bien que tu as trop
+d'esprit pour rester avec de pauvres gens
+comme nous. C'est quand tu seras malheureux
+qu'il faudra revenir ici; mais si tu as du
+bonheur, ne reviens pas, et pense seulement
+quelquefois à moi; à ton vieux Tanguy, qui
+n'a d'autre peine que celle de ne pas t'avoir
+donné le jour....</p>
+
+<p>Cavet était attendri des larmes du vieillard,
+mais sa résolution était prise. Il comprit qu'il
+fallait brusquer son départ, et saisir son père
+au mot, pour ne pas lui donner le temps de
+la réflexion. Le matin, après avoir embrassé
+tout le monde, reçu les bénédictions de sa
+famille et les voeux de ses amis, il fit voile avec
+quelques pilotes dans un bateau qui devait
+le conduire, muni d'un léger paquet d'effets,
+à Labreuvrack, port de réunion de quelques
+corsaires en relâche.</p>
+
+<p>Il arrive la nuit avec sa barque dans ce
+havre immense et sauvage. Quelques masses
+noires, qui se balancent çà et là sur les flots
+plaintifs de la rade, lui indiquent le mouillage
+des corsaires. Il gouverne sur les navires ancrés
+en tête. Lequel abordera-t-il le premier? Quel
+est celui d'entre tous auquel il va confier sa
+destinée? Ici est mouillé un brick avec un
+fanal sur l'avant. Là s'élance sur la mer un
+lougre avec sa mâture de forban et ses longues
+vergues amenées en pagaie sur ses hauts bastingages.
+Plus loin, un côtre au large bau, au
+lourd beaupré, au gui immense, se présente
+silencieux et immobile sur les flots, sur la surface
+desquels il semble étendre ses flancs garnis
+de longs canons. On travaille à bord du brick,
+on chante à bord du lougre, et l'on dort à
+bord du côtre. C'est à bord du lougre qu'il se
+rendra, certain d'être mieux accueilli au milieu
+d'un équipage qui boit et qui danse, que
+par des hommes qu'il faudrait distraire de
+leur travail ou arracher au sommeil, pour se
+faire écouter.</p>
+
+<p>En approchant du lougre avec son bateau,
+le tumulte cesse un instant à bord de ce navire,
+et une grosse voix lui crie:</p>
+
+<p>&mdash;<i>Oh de la chaloupe, ho?</i></p>
+
+<p>&mdash;<i>Holà!</i> répond Cavet, selon l'usage en
+pareille circonstance.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Vient-elle à bord?</i></p>
+
+<p>&mdash;<i>Oui.</i></p>
+
+<p>&mdash;<i>Y a-t-il des officiers?</i></p>
+
+<p>&mdash;<i>Non; mais il y a du bois pour en faire</i>,
+ajoute plaisamment un des pilotes.</p>
+
+<p>On accoste le lougre, et aussitôt cinquante
+ou soixante bandits, en bonnets et en chemises
+rouges, passent tous du bord qu'élonge la
+chaloupe, pour savoir ce qu'elle vient faire à
+bord du navire, à cette heure de la nuit.</p>
+
+<p>&mdash;Qui êtes-vous, vous autres? demande un
+des maîtres du bord.</p>
+
+<p>&mdash;Des pilotes d'Ouessant.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! oui, des pilotes en cheveux mal
+peignés, en sabots crottés et le reste. Nous
+connaissons ça. Et que voulez-vous? Boire un
+coup? on vous en donnera deux. Fumer une
+pipe? vous en fumerez quatre et non pas sans
+tabac encore. Mais enfin qu'y a-t-il pour votre
+vilain service?</p>
+
+<p>&mdash;Nous voudrions parler au capitaine, dit
+Cavet.</p>
+
+<p>&mdash;Pas moyen, pour le quart d'heure, mon
+ancien, vu que notre capitaine est <i>sâ</i> comme
+un anglais (est soûl).</p>
+
+<p>&mdash;Et le second?</p>
+
+<p>&mdash;Hors de combat aussi.</p>
+
+<p>&mdash;Mais puis-je au moins parler à un des
+lieutenants?</p>
+
+<p>&mdash;Les lieutenants ne peuvent pas dans le
+moment actuel te donner audience, attendu
+qu'ils dorment comme des bûches qu'ils sont,
+pour leur propre compte et celui de l'armateur.
+C'est moi qui suis le plus à jeûn de tout
+l'équipage et de l'état-major.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, et encore vous êtes joliment <i>bituré</i>,
+vous! s'écrie l'équipage.</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est égal; j'entends bien les raisons
+des autres, quand je suis <i>paff</i>, et que je ne
+peux plus parler couramment. Parle, petit
+pilote; mais parle vite, si tu veux commencer
+à ne pas m'embêter.</p>
+
+<p>&mdash;Je désirais demander au capitaine s'il
+veut de moi à bord de son corsaire. Comment
+d'abord se nomme le navire?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pour ce qui est de ça, tu n'as pas
+besoin de le demander au capitaine. Le corsaire,
+mon garçon, s'appelle le lougre <i>l'Empereur</i>,
+et avec un nom de ce calibre on peut
+aller partout, et même en prison d'Angleterre.
+<i>L'Empereur!</i> hein, j'espère que c'est un nom
+joliment <i>estropé</i> et proprement garni en <i>queue-de-rat!</i>
+Mais à quoi te sens-tu bon à bord?</p>
+
+<p>&mdash;Je me sens bon à gouverner, à haller sur
+une manoeuvre, à piloter le lougre ou une
+prise dans tous les ports de la côte, depuis
+Bréhat jusqu'à Concarneau, et puis, ma foi,
+à faire le coup de feu comme un autre.</p>
+
+<p>&mdash;Dites donc, vous autres, là-devant: v'là
+un petit jeune homme qui est <i>pratique</i> de la
+côte, et il demande à courir bon bord avec
+nous. Faut-il rembarquer à la part?</p>
+
+<p>&mdash;Faites comme vous voudrez, répondent
+les bandits, qui chantaient sur l'avant; et
+laissez-nous tranquillement nous rafraîchir et
+nous tapper entre nous.</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas, petit pilote, je te reçois, en
+attendant la <i>réveillaison</i> du capitaine, matelot
+à la part, à bord du lougre <i>l'Empereur</i>, de
+Saint-Malo-de-l'Ile. Si tu n'as pas de papiers,
+on t'en fera. Si tu en as, tu pourras te les
+mettre, je ne te dirai pas où, car ici on navigue
+à la douce, sans feuille de route et sans
+paquet. À propos, as-tu un sac?</p>
+
+<p>&mdash;Oui; le voilà.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! en v'là une bonne, dites donc, vous
+autres, il a fait sa malle dans un bas de soie!
+C'est bon signe, mon ami; on voit que tu as
+besoin de refaire ton butin à la mer. Mais
+embarque toujours ta malle de poche, et dis
+à ces paysans qui sont avec toi, de monter à
+bord pour boire un coup de trop. Il faut ici
+que tout le monde vive. Voilà la touque au
+rogomme. Enfle!</p>
+
+<p>Les compagnons de Cavet s'empressèrent de
+se rendre à une aussi aimable invitation, et
+ils firent, en montant à bord de <i>l'Empereur</i>,
+retentir le pont du bruit de leurs lourds sabots.
+Je vous laisse à penser si la gauche tournure
+de ces pauvres pêcheurs amusa les corsaires
+déjà à moitié ivres! Viens-t'en donc voir,
+disaient les uns à leurs camarades, viens-t'en
+donc voir ces espèces de gabiers-volants en
+escarpins de bois! On voit bien que ces voltigeurs-là
+ne montent pas souvent sur leurs
+vergues pour <i>manger du ris</i><a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7"><sup>7</sup></a>. Mais si nous les
+invitions à faire une contredanse sans façon,
+avec leurs souliers fins: ils ne feraient peut-être
+pas tant les bégueules....</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote7" name="footnote7"></a><b>Note 7:</b><a href="#footnotetag7"> (retour) </a> Prendre des ris.</blockquote>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, faisons-les danser <i>an anigous</i><a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8"><sup>8</sup></a>,
+et <i>paffons-les</i>, mais du bon numéro.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote8" name="footnote8"></a><b>Note 8:</b><a href="#footnotetag8"> (retour) </a> Nom d'un chant bas-breton.</blockquote>
+
+<p>On invite les Bas-Bretons à danser: ils refusent
+d'abord en se grattant l'oreille. On leur
+propose de grandes lampées d'eau-de-vie: ils
+acceptent en s'essuyant les lèvres; puis, après
+avoir reçu d'autres invitations, ils consentent
+enfin à sauter en rond avec tous les corsaires,
+qui s'égaient beaucoup de leur pesante allure
+et des grands coups de sabots qu'ils lancent
+sur le pont pour suivre la cadence. Ils burent
+et dansèrent tant, qu'ils tombèrent enfin de
+lassitude et d'ivresse.</p>
+
+<p>&mdash;Pardieu, dit un des matelots du corsaire,
+pour finir la bamboche, il faut affaler au
+palan, ces ivrognes-là dans leur bateau. Donne-moi
+une élingue, quelqu'un, et avec la candelette
+nous allons faire le déchargement de
+ces sacs-à-vin, au coup de sifflet de maître
+Boinet.</p>
+
+<p>&mdash;Maître Boinet consent à prêter à l'opération
+du déchargement, le secours de son coup
+de sifflet académique.</p>
+
+<p>&mdash;Mais il me vient une idée, fait maître</p>
+
+
+
+<p>Boinet, en se ravisant. Pour savoir ce que le
+petit pilote sait faire en matelotage, si nous
+l'invitions, avec aisance et facilité, à élinguer
+lui-même, de sa main blanche, le casaquin de
+ses pas-propres de compagnons de voyage?</p>
+
+<p>&mdash;Volontiers, dit Cavet, en prenant l'élingue,
+et en passant le croc de la candelette
+dans la croisure. Hisse à présent!</p>
+
+<p>À ce mot prononcé avec sang-froid et avec
+une plaisante gravité, l'équipage, enchanté de
+la bonne volonté et de la science matelotière
+du nouveau venu, se range sur le garant de
+la candelette: le sifflet aigre du maître part
+comme un trait, et roucoule en vrai rossignol;
+on hisse chaque pilote ivre-mort, et Cavet les
+reçoit dans le bateau, où ils sont affalés comme
+des ballots de marchandises que l'on va mettre
+à terre. De long-temps l'équipage de <i>l'Empereur</i>
+n'avait ri de si bon aloi. C'étaient farces innocentes
+de corsaires, petits jeux enfantins de
+cette société de loups de mer, jeux bien lourds
+sans doute, mais qui suffisaient pour amuser
+la pesante oisiveté de ces gaillards-là.</p>
+
+<p>Le bateau pilote fut mouillé au large avec
+ses gens cuvant leur eau-de-vie dans la cale.
+Cavet revint à bord du lougre, où déjà les matelots,
+las de danser, de boire et de chanter,
+s'endormirent pêle-mêle, couchés sur le pont,
+sur les canons et les panneaux. Notre jeune
+homme finit lui-même par se laisser aussi aller
+au sommeil, et la nuit couvrit de l'obscurité
+qui lui restait encore, la fin de cette orgie,
+au délire de laquelle succéda le ronflement de
+tout l'équipage, livré aux douceurs d'un court
+repos.</p>
+
+<p>Image trop frappante de cette bonne vie de
+corsaires, qu'il faut avoir faite pour la connaître,
+la concevoir et pour pouvoir bien la
+décrire! Dangers, insouciance, orgies, prodigalité,
+combats, querelles et misères, voilà
+de quoi elle se compose. Et pourtant qu'elle
+finit vite, remplie comme elle l'est de tout ce
+qui peut la varier et la rendre irritante!</p>
+
+<p>Le soleil se leva pour le lougre <i>l'Empereur</i>,
+mais à travers des vapeurs brumeuses et froides,
+comme en hiver avec un bon frais de vent de
+nord. La piquante fraîcheur du matin réveilla
+le premier, le capitaine Felouc, qui, en se
+frottant les yeux, encore tout rouges de la ribote
+de la veille, aperçut tout son monde étalé
+sur le pont, dans les postures les plus nonchalantes.
+Le capitaine Felouc n'était pas tendre
+à jeûn. En voyant son lougre éviter le cap
+au Nord par l'impulsion de la brise qui lui
+glace l'oreille, il tourne sa mine refrognée du
+côté du vent, et, après avoir jeté un regard
+scrutateur sur les nuages qui filent vers le sud,
+il prend une barre d'anspect, réveille ses gens
+à grands coups, et en criant d'une voix passée
+au rum: <i>Debout tout le monde, et va à terre
+me chercher un pilote!</i></p>
+
+<p>A ces mots, et surtout à ces gestes, nos
+corsaires, endormis très-profondément une minute
+auparavant, se lèvent tous comme s'ils
+avaient été parés depuis une heure à obéir à
+l'ordre de leur capitaine.</p>
+
+<p>On vire à pic sur le câble; on largue les
+rabans des voiles paquetées: c'est le grand appareil
+qui doit être hissé, car il s'agit de louvoyer
+pour sortir. Une embarcation se dispose
+à aller chercher le pilote à terre.</p>
+
+<p>Mais à ce mot de pilote, le jeune Cavet, qui
+n'a pas encore parlé au capitaine Felouc,
+s'avance vers loi, le chapeau bas.</p>
+
+<p>&mdash;Que veux tu? lui demande Felouc, en
+fixant sur lui ses deux yeux de loup.</p>
+
+<p>&mdash;Mettre le corsaire dehors, si vous le
+voulez, capitaine, et faire la course avec vous?</p>
+
+<p>&mdash;A quoi es-tu bon?</p>
+
+<p>&mdash;A vous conduire partout où vous voudrez,
+dans les cailloux de la côte, depuis les Penmarck
+jusqu'au raz de Bréhat.</p>
+
+<p>&mdash;Sans <i>badigoincer</i>?</p>
+
+<p>&mdash;Sans badigoincer, capitaine.</p>
+
+<p>&mdash;Et qui me répondra de ton savoir-faire?</p>
+
+<p>&mdash;Qui? mais moi, donc!</p>
+
+<p>&mdash;Toi; mais qui me répondra de toi?</p>
+
+<p>&mdash;Ma vie, s'il le faut. Envoyez-moi par-dessus
+le bord, si je ne vous pilote pas à votre
+idée, et si je fais une bêtise.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, voyons un peu comment tu vas
+te patiner. Je suis aussi un peu <i>côtier</i>, et je
+verrai bien si tu connais ton affaire, en mettant
+le lougre dehors. D'ailleurs, je serai là pour
+veiller au grain, et pour corriger la route, si
+tu ne fais pas gouverner droit et à l'oeil.</p>
+
+<p>Cavet devient donc le pilote du bord. A lui
+le soin de la manoeuvre, et faites bien attention
+à ce qu'il va commander.</p>
+
+<p>&mdash;Vire à dérâper, et parez-vous à hisser le
+foc devant et le <i>tape-cul</i> derrière (pardon du
+terme, il est technique), la barre un peu
+dessous, timonnier!</p>
+
+<p>&mdash;Pas mal cela, dit tout bas Felouc.</p>
+
+<p>&mdash;L'ancre est dérâpée, pilote, s'écrie le
+second, perché devant!</p>
+
+<p>&mdash;Traverse le foc au vent, borde le tape-cul
+à plat, la barre toute dessous!.... Voyez-vous,
+capitaine, nous avons le temps de mettre
+notre ancre en haut, avant de faire de la toile.
+Il ne doit d'ailleurs y avoir que dix brasses à
+pic, où nous sommes.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai ça; mais où donc as-tu appris
+si jeune à te manier de cette façon?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous conterai tout ça plus tard, mon
+capitaine; voilà l'ancre à bloc. Parons-nous à
+hisser le grand appareil pour <i>bordailler</i> un
+peu à terre, et pour couper ensuite sur la
+boraine.</p>
+
+<p>&mdash;Le tonnerre de D... m'élingue, c'est qu'il
+est bon là, le petit lapin! Cavet continue.</p>
+
+<p>&mdash;Amure les basses voiles, et hisse la misaine
+et la grande voile, devant et derrière en
+dedans des bastaques! Vire, vire, à courir
+partout. Comme ça va bien, la barre; sans
+plus venir au vent!</p>
+
+<p>On court un petit bord: le lougre se penche
+et pince le vent à quatre quarts, avec une
+belle mer et la jolie brise qui siffle le long de
+ses ralingues bien bordées. Le petit pilote regarde
+de temps à autre sous le vent, puis
+repasse au vent, dit un mot au timonnier en
+portant l'oeil sur l'avant du navire. La terre
+approche: le corsaire l'attaque, à une portée
+de pistolet; capitaine Felouc commence à
+croire qu'il est temps d'envoyer vent-devant.
+Mais Cavet lui répète avec assurance, et en
+continuant de se promener sur le gaillard,
+qu'il n'y a rien à craindre avec plus de deux
+brasses d'eau sous la quille. Le commandement
+de <i>pare-à-virer</i> est fait cependant: celui
+d'<i>adieu-vat</i>! le suit de près; mais le corsaire
+range la côte à la toucher, en s'élançant au
+coup de barre, dans le lit du vent. Felouc,
+au moment de l'évolution, prend un plomb
+de sonde, et avant de le jeter le long du bord,
+il demande à son pilote: <i>Combien fais-tu d'eau
+ici?&mdash;Trois brasses à trois brasses et demie, tout
+au plus</i>. Le plomb est lancé, la ligne le suit:
+trois brasses et demie à pic! Felouc est dans
+l'admiration et reste stupéfait, les coques de
+sa ligne en main. Il ne reprend l'usage de la
+parole que pour demander au nouvel arrivé:</p>
+
+<p>&mdash;Comment te nommes-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Cavet. J'ai été trouvé en mer, dans une
+cage à poules. Des pilotes d'Ouessant m'ont
+élevé....<i>Loffe à la risée, timonnier! La marée
+porte au vent</i>....C'est moi qui ai amariné dans
+un bateau de pêche, le brick <i>le Palafox</i>....
+<i>Sans arriver</i>, la barre droite, laisse le navire,
+qui est ardent, venir tout seul <i>au vent!</i></p>
+
+<p>&mdash;Quoi! c'est toi, qui....<i>Le Palafox!</i> Parbleu,
+je me souviens bien, un petit brick espagnol,
+chargé de vin et de drap brun!</p>
+
+<p>&mdash;C'est justement cela. Il y a quelque temps.
+Les autorités n'ayant pas voulu me reconnaître
+comme Français, je me suis dit: Il faut aller
+en course, et peut-être qu'on te reconnaîtra
+là pour marin. Un marin, vous le savez bien,
+est de toutes les nations.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, de toutes les nations, car la mer
+appartient à tout le monde, c'est-à-dire à tous
+ceux qui savent vivre sur elle. Mais puisque
+tu as mis <i>le Palafox</i> dans le sac, il ne faut plus
+t'appeler à bord que <i>Palafox</i>: ce sera ton nom
+de course, et je te baptise, au nom de je ne
+sais pas encore qui, quatrième capitaine de
+prise, si tu veux.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas de refus, capitaine. Mais
+voulez-vous dire de nous parer à virer? Il y a
+là à terre une basse dont voilà l'accore. Là où
+vous voyez la mer clapoter.» On vira de bord
+encore une fois, d'après l'avis de <i>Palafox</i>, car
+ce fut le nom de guerre de l'orphelin, à bord
+de <i>l'Empereur</i>. En peu d'instants, le lougre,
+piloté adroitement par notre homme, se glisse
+comme une anguille entre les rochers de la
+côte, laissant tantôt arriver pour un brisant,
+et revenant tantôt au vent pour un autre. Le
+corsaire s'élève, ainsi habilement conduit, de
+la partie du rivage où les flots vont se briser
+avec un horrible fracas sur les rochers, les
+bancs de sable et les basses de ces parages
+dangereux. Honneur en soit rendu au petit
+pilote <i>Palafox</i>! Le capitaine Felouc lui assure
+qu'il l'estime, en lui faisant boire le reste d'un
+verre de rum qu'il a déjà humé à moitié. L'équipage
+le regarde d'un air qui a cessé d'être
+goguenard, et avec une sorte de surprise qui
+semble dire: Ce petit gaillard-là est plus malin
+qu'il n'en a la mine!... Le lougre <i>l'Empereur</i>
+était déjà en mer.</p>
+<br><br>
+<a name="c6" id="c6"></a>
+
+<h3>6</h3>
+
+<h3>Course, capture, baraterie du Patron, avant-goût<br>
+de piraterie.</h3>
+
+
+<p>Quel changement de physionomie s'opère
+au large dans la physionomie d'un équipage
+qui vient de quitter le mouillage! A peine ces
+corsaires, dont je vous ai dépeint la lourde
+joie et les grossiers amusements dans la rade
+de Labervrack, eurent-ils senti la lame de la
+Manche, qu'ils prirent tous un air grave et
+une contenance impassible. Plus de gaîté dans
+leurs propos, plus d'abandon dans leurs gestes.
+Leurs yeux, rôdant autour du bord et sur tous
+les points de l'horizon qui s'étend devant eux,
+semblent chercher à découvrir la proie dont
+ils veulent se saisir. Leur conversation ne
+roule que sur le partage du large butin qu'ils
+se promettent. C'est un trois-mâts chargé de
+piastres qu'ils veulent aborder, un bâtiment
+de la Compagnie qu'ils voudraient attaquer.
+Bien ne leur semblerait trop redoutable,
+parce qu'ils se sentent autant de courage que
+d'avidité.</p>
+
+<p>Un convoi se présente: le capitaine Felouc
+se jette au beau milieu des navires qu'escorte
+une corvette. La vue d'un lougre effraie tous
+les navires marchands, qui s'empressent d'abord
+de fuir. La corvette chasse le corsaire qui l'amuse
+ainsi jusqu'à la nuit. Puis quand l'obscurité
+enveloppe et le bâtiment chasseur et le
+bâtiment chassé, celui-ci revient sur sa route,
+rejoint les navires du convoi, et en élonge
+trois, en jetant mystérieusement à leur bord
+des paquets d'hommes qui menacent les Anglais
+du bout de leur poignard, au moindre cri,
+au moindre signe dont le but serait de trahir
+leur présence.</p>
+
+<p>On expédie les prises. La nuit favorise leur
+fuite; mais les équipages qu'il a fallu leur
+donner, épuisent le nombre d'hommes du
+corsaire. Le lendemain il faudra songer à là
+retraite, et aller dans quelques ports de France
+se ravitailler d'hommes nouveaux pour continuer
+la course.</p>
+
+<p>Trois ou quatre jours se passent avant qu'on
+ne puisse gagner la terre avec des vents de Sud.
+Un petit brick anglais se rencontre sur les
+attérages. Le corsaire oriente sur lui. En
+quelques heures il le tient sous son écoute.
+Un coup de canon siffle dans sa mâture, et
+le brick amène. On va à bord s'assurer si sa
+cargaison vaut la peine qu'on se démunisse de
+quelques hommes pour le conduire en France.
+Il est richement chargé. Le petit pilote <i>Palafox</i>
+a fait preuve de capacité et d'audace. Les capitaines
+de prise commencent à être rares à
+bord. Aucun de ceux qui restent ne connaît
+assez bien la côte, pour qu'on le charge de
+piloter le navire amariné, en lieu sûr. <i>Palafox</i>
+se propose: on lui donne dix hommes. Il saute
+à bord du brick, et vogue la barque! Le
+corsaire l'escorte pendant quelque temps: le
+mauvais temps vient, et sépare le lougre du
+brick. Mais celui-ci, avec les premiers vents
+d'Ouest, laisse courir au Sud-Sud-Est, et au
+bout de quelque temps Palafox découvre les
+roches des Épées de Tréguier. Tréguier, bel
+attérage pour des corsaires qui, garantis par
+les dangers que présente cette côte, peuvent
+braver les croiseurs trop prudents pour s'engager
+dans de tels parages! Un soir enfin, la
+prise laisse les Sept-Iles par tribord à elle, et
+va s'enfoncer dans les roches qui s'étendent
+sur l'avant: son capitaine connaît toute cette
+côte, dont l'aspect fait dresser les cheveux à
+nos marins du midi. Un navire, qui semble
+poursuivi par un bâtiment à la haute voilure,
+se montre sur la partie de l'horizon que la prise
+laisse derrière elle. Bientôt elle reconnaît un
+lougre dans le navire chassé. C'est peut-être le
+corsaire <i>l'Empereur</i> lui-même, et le navire qui
+le presse, une corvette ou une frégate. Le vent
+qui bat en côte pousse grand largue le navire
+carré, et doit contrarier le lougre, dont la
+marche est <i>le plus près</i>. Hélas! oui, le croiseur
+gagne, gagne le pauvre lougre: il sera bientôt
+sur lui.... Il l'a joint, et quelques longs coups
+de canon qui résonnent au loin avec un lugubre
+fracas, annoncent qu'avant la nuit le
+lougre a été amariné!</p>
+
+<p>Plus heureux, le petit brick, en refoulant
+un horrible courant, en se laissant pousser par
+un vent qui grossit les lames, passe entre tous
+les dangers qu'il effleure, qu'il contourne, et
+va mouiller avec la nuit tombante, à la Roche-Jaune.</p>
+
+<p>Douce fête que l'arrivée d'une prise! Triomphe
+pour les marins, joie pour les habitants du
+port, que les richesses conquises sur l'ennemi
+vont vivifier! Ivresse enfin pour tout le monde,
+ivresse surtout pour l'équipage du navire capturé!
+Les embarcations du stationnaire de Tréguier,
+les pataches de la Douane, environnent
+le brick. On embrasse Cavet sans le connaître.
+On lui offre un lit, un repas, des femmes même.
+sans savoir s'il a le sou en poche. La prise
+paiera toutes ses dépenses, ses profusions, ses
+folies. Arrivent du vin, des amis qu'il n'a jamais
+vus, des femmes dont il ne se soucie guère!
+Il est corsaire, corsaire heureux, et de plus,
+un des mieux bâtis des jolis garçons que l'on
+ait vus sous une chemise de molleton rouge!
+Qu'avec plaisir les jeunes filles promènent leurs
+regards animés sur ses traits hardis et son front
+expressif! Il entend et parle leur langage bas-breton.
+Il fait mieux encore, il comprend cet
+autre langage plus tendre qui ne se parle pas.
+Il finit par répandre l'or qu'on lui compte, entre
+des marins insouciants qui boivent avec lui, et
+des femmes qui l'enchaînent une heure ou deux
+au sein de ces orgies qui sont à peine des excès
+pour sa brûlante imagination et pour la force
+de son organisation. Ouessant et ses innocentes
+moeurs, le bon Tanguy et ses paternelles exhortations,
+sa soeur même, ravie par les Anglais,
+tout est oublié avec des corsaires qui
+oublient tout, hors le plaisir brutal dont ils
+sont altérés.</p>
+
+<p>Ce ne fut que lorsqu'il n'y eut plus d'argent
+à dépenser, que notre jeune pilote se rappela
+quelque chose.</p>
+
+<p>Un matin il se réveille calme, après avoir
+prolongé dans le sommeil les grossières illusions
+de l'orgie du soir. Il ne trouve près de lui ni
+les femmes qui l'avaient flatté la veille, ni les
+amis avec lesquels il s'était enivré. Il porte la
+main à sa ceinture: elle est vide. L'or qu'elle
+renfermait s'est évanoui en fumée; il ne le regrette
+pas: au contraire, même, il se félicite
+d'être délivré du souci de le dépenser. Ses réflexions
+se reportent plus librement au-delà de
+la vie qu'il a menée depuis quelques jours. Il
+entend la mer battre le rivage sur lequel, il a
+trouvé un refuge. Cette mer, qui a bercé son
+enfance, et qui s'est fait entendre si constamment
+à son oreille, semble, en mugissant au
+loin, le rappeler sur son sein maternel. Jamais
+le bruit des vagues n'avait retenti si harmonieusement
+pour lui. «Ah! dit-il, en ouvrant
+une fenêtre qui donne sur les flots, c'est là
+qu'est ma vocation, ma vie! La terre m'a
+trompé, elle m'a toujours repoussé. Les hommes,
+là, sont trop méprisables, leur existence
+trop fade. J'ai éprouvé déjà leur injustice,
+leur égoïsme. J'ai voulu goûter de leurs plaisirs.
+Les femmes, qu'ils estiment et qu'ils flattent
+avec délicatesse, auraient peut-être consenti
+à jeter un regard de bienveillance sur ma
+figure; mais sur mon sort aucune d'elles n'aurait
+gémi. J'aurais pu être l'amant caché de
+quelques-unes: aucune n'aurait songé à devenir
+ma protectrice désintéressée. Je me suis
+livré aux dernières de ces créatures qui tiennent
+une si grande place dans l'existence des hommes;
+elles ne m'ont inspiré qu'une passion sans
+fièvre, qu'a bientôt suivie le dégoût. C'est à la
+mer qu'il faut aller oublier ces impressions pénibles.
+La lame de l'Océan effacera tout cela.
+Ce n'est que loin d'ici que je puis respirer à
+l'aise. Un corsaire, un corsaire encore, pour
+celui qu'ils appellent l'orphelin! Des combats,
+du fracas et du carnage pour l'enfant qui n'a
+pas eu le courage d'être, bas, rampant et méprisé.
+À l'eau! à l'eau! toi, petit pilote, que
+l'eau a jeté expirant dans la barque d'un pêcheur.»</p>
+
+<p>Il trouva bientôt un autre corsaire. Pour
+l'aller chercher, il prend un bâton à la main,
+marche vers Saint-Malo, comme s'il allait porter
+une lettre à la poste du lieu le plus voisin.
+Lui, qui, quelques jours auparavant, nageait
+dans une certaine opulence, au milieu de ses
+femmes, des flatteurs qu'il avait trouvés, se
+traîner sur une grande route comme un vil
+piéton!... Oui, sans doute, il marche, sans
+bagage même, mais aussi sans souci, sans regret,
+sans pénible prévoyance de l'avenir. Il
+ne lui reste plus rien; mais l'avenir se déroule
+riant devant lui, comme ce chemin sinueux
+et long, dont les blancs contours semblent se
+perdre capricieusement au sein des forêts qui
+le bordent, ou des rivières qu'il divise. Il marche
+en piéton, le petit corsaire; mais ne voyez-vous
+pas, à cette allure franche, à ce pas rapide
+et décidé, qu'il porte toute une fortune
+avec lui? Dans quel endroit du monde pourrait-il
+tomber avec sa jeune et jolie figure, sa noble
+et vigoureuse taille, où il fût réduit à demander
+le pain de la pitié?</p>
+
+<p>Comme lui, j'ai été voyageur à vingt ans;
+pauvre, mais rempli d'espérance, et allant
+chercher la fortune, à pied, un bâton à la main,
+une gibecière sur le dos. Le soir, dans la modeste
+auberge que j'avais choisie tout exprès
+bien mesquine, la jeune fille qui me portait un
+léger repas, me regardait du moins avec intérêt,
+avec une tendre curiosité qui me faisait
+oublier jusqu'aux fatigues de la journée. L'hôtesse
+me questionnait avec bonté sur mon âge,
+ma vie et mes projets, et je me couchais heureux
+d'avoir rencontré de braves gens qu'avaient
+intéressés ma jeunesse, ma figure, mon
+naïf langage. Plus tard, j'ai voyagé moins modestement.
+Une voiture, louée à grands frais,
+m'a quelquefois transporté avec vivacité, avec
+éclat, d'une brillante hôtellerie à une autre
+hôtellerie aussi brillante, où mon arrivée mettait
+filles et garçons sur pied. Mais là, plus de
+doux regards de femmes sur moi; plus de bienveillantes
+et familières questions sur les rêves
+bien aimés que j'avais caressés en route. Je n'étais
+plus jeune, je n'étais plus pauvre non
+plus. Ah! ma première manière de voyager
+était la bonne!</p>
+
+<p>Saint-Malo se présente aux yeux de notre piéton,
+avec ses grands murs étroits au milieu des flots
+qu'ils défient, avec ses pieux pour briser la lame
+furieuse, qui vient blanchir sous les remparts
+de cette cité à la fois commerçante et guerrière.
+Oh! c'était bien alors une ville de corsaires. Des
+matelots, en grosses bottes et en bonnets rouges,
+inondaient ses rues, remplissaient ses cafés
+et ses cabarets. C'était un bruit, une activité,
+un mouvement! La course était l'industrie
+du pays; on ne parlait qu'armement, prises,
+capitaines capturés, hommes tués, lougres, côtres
+amarinés. Saint-Malo était enfin la ville d'Alger
+de la France, moins toutefois la barbarie et le
+pillage.</p>
+
+<p>Cavet va trouver l'armateur du lougre <i>l'Empereur</i>,
+qui se consolait de la capture de son
+corsaire en en équipant un autre, sous le nom
+du <i>Grand-Napoléon</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur l'armateur, c'est moi qui ai attéri
+le brick anglais, dont vous m'avez payé mes
+parts de prise à Tréguier. J'ai mangé tout, et
+je veux naviguer.</p>
+
+<p>&mdash;Soyez le bien venu, jeune homme. Il y a
+à bord du <i>Grand-Napoléon</i> une place de sous-lieutenant.</p>
+
+<p>&mdash;N'y aurait-il pas moyen d'être lieutenant,
+en considération de la prise que j'ai mise à
+terre?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon ami, toutes les places de lieutenant
+sont occupées; mais je crois pouvoir
+vous promettre que vous aurez une des premières
+prises que l'on amarinera.</p>
+
+<p>&mdash;Et combien me donnerez-vous de parts?</p>
+
+<p>&mdash;Trois parts, selon votre grade.</p>
+
+<p>&mdash;Mais je crois valoir mieux que le grade
+que vous me donnez, faute de place. Accordez-moi
+quatre parts, et qu'il n'en soit plus question:
+je suis pilote, je connais mon état, et quatre
+parts ne sont pas trop.</p>
+
+<p>&mdash;Je voudrais bien pouvoir vous rendre justice,
+mais je ne puis vous offrir que ce qu'il
+m'est permis de vous proposer.</p>
+
+<p>&mdash;Je chercherai ailleurs, en ce cas.</p>
+
+<p>&mdash;Essayez; mais je crois devoir vous prévenir
+que mon corsaire sera le meilleur marcheur
+de la Manche peut-être, et qu'il est un des
+mieux équipés du port.</p>
+
+<p>Cavet réfléchit un moment. Peu de temps
+lui restait pour se déterminer, et il conclut
+avec son armateur, mais en se promettant tout
+bas de rétablir, à la première occasion, l'équilibre
+entre le mérite qu'il se suppose, et les
+avantages trop mesquins qu'on lui a faits.</p>
+
+<p>&mdash;Il saute à bord du <i>Grand-Napoléon</i>. Le
+capitaine le reçoit en lui faisant la mine sans
+trop savoir pourquoi. Le corsaire appareille: il
+se bat, se sauve, revient à la charge, happe çà
+et là quelques navires sur la côte d'Angleterre.
+On jette d'un côté et d'autre quelques dizaines
+d'hommes sur les bâtiments amarinés. Cavet
+demande à commander une des prises. Le
+gaillard avait prouvé qu'il était marin. On lui
+donne à conduire en France un petit trois-mâts
+chargé d'objets d'équipement, de vivres et
+d'armes. Le capitaine du <i>Grand-Napoléon</i> lui
+compose un équipage des plus mauvais sujets
+du bord, et voilà notre homme manoeuvrant
+d'abord pour attérir sa prise, après avoir quitté
+le corsaire.</p>
+
+<p>Mais à bord de cette prise se trouvaient deux
+officiers marchands et trois passagers, que le
+corsaire n'avait pas eu le temps de prendre avec
+l'équipage du navire.</p>
+
+<p>Les matelots du <i>Grand-Napoléon</i> s'empresseront,
+toujours galants, de faire leur cour aux
+passagères, qui étaient jeunes, et qui, après les
+premiers instants accordés à la douleur, parurent
+écouter nos écumeurs de mer avec moins
+de cruauté. Le capitaine Cavet songea d'abord
+à la manoeuvre. Les vents étaient contraires
+pour attérir. On louvoya.</p>
+
+<p>Les mauvaises pensées naissent quelquefois
+des contrariétés que l'on éprouve. Il est si facile
+de rester honnête quand on est toujours
+heureux, et si difficile de rester toujours probe
+quand la fortune ne se lasse pas de vous poursuivre!
+Pardieu, se dit notre jeune capitaine,
+si, au lieu de chercher à crocher la terre avec
+ce bâtiment, qui était si richement chargé pour
+la Colombie, je lui faisais suivre sa première
+destination, et si j'allais m'enrichir moi-même
+plutôt que contribuer à augmenter assez inutilement
+pour moi, la fortune d'un armateur
+ingrat!... On m'a refusé, malgré mes services,
+le grade de lieutenant à bord du corsaire....
+Je puis maintenant faire tout seul mon bien-être,
+me venger d'une injustice aux dépens de
+qui l'a commise, et me traiter selon mon mérite...
+Voyons un peu.</p>
+
+<p>Le soir il rassemble ses gens, à qui il avait
+laissé prendre, dans la journée, une assez forte
+ration de grog.</p>
+
+<p>&mdash;Enfants! leur dit-il, vous êtes de braves
+et vaillants matelots. Chacun de nous, dans le
+cas où nous terririons la prise que nous avons
+sous les pieds, recevrait peut-être pour sa part
+douze à quinze cents francs, deux mille francs,
+tout au plus.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, capitaine, ça irait tout au plus à
+quatre ou cinq cents gourdes.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas trop, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas assez, capitaine...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! si je vous proposais de tripler,
+de quadrupler, de décupler vos parts de prises,
+que diriez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Nous dirions que vous êtes un bon... un
+bon enfant, quoi! Mais il faudrait un moyen
+honnête, car l'honnêteté avant tout, et l'argent
+après.</p>
+
+<p>&mdash;Le moyen que j'ai à vous proposer est tout
+simple, c'est de terrir la prise en Colombie,
+où nous la vendrons pour notre compte.</p>
+
+<p>&mdash;Ah çà, capitaine, c'est-il là un moyen
+honnête; parce que nous, voyez-vous, pour
+ce qui est de ça, nous ne nous y connaissons
+pas beaucoup. Nous avons de bonnes intentions,
+mais l'éducation manque.</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est un moyen tout comme un
+autre, et meilleur même que tout autre. Je
+sais conduire un navire partout. Nous avons
+des vivres, des femmes, et un bon bâtiment à
+patiner. Cela vous va-t-il, avec des piastres en
+piles, au bout de la route?</p>
+
+<p>Les gens de la prise se concertèrent un instant
+entre eux, avant de prendre une détermination
+qui pourrait blesser leurs scrupules. Au
+bout de quelques minutes de discussion sur le
+gaillard d'avant, l'un d'eux s'avance, le bonnet
+à la main, et dit, au nom de tous, au capitaine
+Cavet:</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, capitaine, ils se sont décidés devant,
+et ils ont dit que vous feriez comme vous
+voudrez.</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas-là, changeons de route, répond
+le capitaine. Nous allons mettre le cap au
+Ouest, et laisse courir la bordée qui porte au
+vent!</p>
+
+<p>La brise de Nord-Est favorisa ce scandaleux
+projet. On va si vite quand on va mal! Nos
+forbans se livrèrent dès ce moment à toute la
+joie et à tous les désordres qu'ils pouvaient se
+permettre. Les vivres de la cambuse allèrent
+grand train. Les passagères furent laissées libres
+d'accorder leurs bonnes grâces à tous ceux qui
+sauraient les mériter. Les deux Anglais furent
+contraints de faire la cuisine. On buvait, on se
+battait, on se raccommodait à bord, et la manoeuvre
+allait comme elle pouvait, après que le
+capitaine avait trouvé le sang-froid nécessaire
+pour donner chaque jour la route à suivre.
+Jamais travers n'alla mieux au gré d'un équipage.
+C'étaient des chants et des cris continuels.
+Chacun des actes d'insubordination, qui se
+multipliaient à bord, était puni comme on le
+pouvait, à coups de poing, à coups de barre
+d'anspect; et la discipline temporaire, que ce
+genre de répression rétablissait tant bien que
+mal, permettait quelquefois au capitaine de
+faire exécuter les manoeuvres nécessaires. Un
+autre bâtiment bien conduit, bien tenu et sévèrement
+mené, aurait pu vingt fois être aperçu
+et pris par les croiseurs ennemis. La prise,
+commandée par Cavet, espèce de demi-forban,
+apprenti pirate, au milieu d'une dizaine de
+renégats, faisait son chemin, sans être seulement
+inquiétée par le plus petit événement.
+À la mer comme à terre, il est rare que le
+hasard ne favorise pas les mauvaises actions, et
+ne tourne pas entièrement du côté de ceux qui
+savent tenter les mauvais coups avec audace.</p>
+
+<p>&mdash;Où nous conduis-tu à la fin? capitaine,
+demandait l'équipage, quand il était à jeun,
+au chef qui avait promis de les amener à bon
+port.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous conduis dans un lieu où il n'y
+a ni prison ni potence pour nous.</p>
+
+<p>&mdash;Mais encore, où est cela?</p>
+
+<p>&mdash;Vous le saurez dans cinq à six jours, si la
+brise dure, et si vous ne vous soûlez pas de
+manière à ne plus pouvoir brasser une vergue,
+ou gréer une bonnette.</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas-là, nous nous griserons en douceur.
+Mais nous l'avertissons que si tu nous
+joues un mauvais tour, tu la goberas le premier,
+car nous ne voulons pas être trahis.
+Nous voulons seulement nous amuser, et nous
+faire tuer un peu proprement, s'il n'y a pas
+moyen de faire mieux.</p>
+
+<p>Au terme marqué par le capitaine, on aperçut
+la terre que l'on désirait aborder, après
+avoir laissé derrière soi quelques îles françaises
+ou anglaises, qu'il aurait été malsain d'accoster,
+comme disaient nos écumeurs de mer. La côte
+sur laquelle courait la prise était haute; chacun
+la contemplait avec un peu de préoccupation:
+l'équipage ne dansa plus, ne se grisa
+plus; mais il s'assembla sur l'avant, pour
+prendre une détermination. On se rendit près
+de Cavet, qui se trouva entouré bientôt de fous
+ses matelots.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle est cette terre? lui demanda l'un
+d'eux, au nom de ses camarades. Il est plus
+que temps que tu parles, ou que tu cesses de
+pouvoir parler.</p>
+
+<p>&mdash;Cette terre, puisque vous voulez le savoir,
+est la côte de Carthagène. Le pays est insurgé.
+L'armée révoltée a besoin des objets qui se
+trouvent à bord de notre navire. La nécessité
+la forcera à nous accueillir avec bienveillance.
+D'ailleurs des forbans sont toujours bien venus
+chez des révoltés. Ce soir ou demain matin,
+notre prise sera peut-être vendue au prix que
+nous voudrons.</p>
+
+<p>&mdash;Bien sûr? Tu ne cherches pas à nous
+mettre dedans?</p>
+
+<p>&mdash;Foi d'honnête homme, c'est-à-dire foi de
+je ne sais plus trop quoi, je vous parle comme
+je pense.</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas-là, tu nous permettras de
+prendre nos précautions. Voici ce que l'équipage
+a décidé. Il a décidé qu'on t'amarrerait
+derrière, au pied du mât d'artimon, de manière
+à te laisser voir le compas de l'habitacle,
+et à veiller à la manoeuvre; que nous ferions
+faction auprès de toi, un couteau de cuisine à
+la main; qu'une fois mouillés au large, nous
+enverrions une embarcation à terre, et que si
+l'embarcation ne revenait pas, ou si elle revenait
+pour nous dire que nous sommes vendus,
+nous te larderions comme un porc que tu
+serais.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! amarrez-moi, puisque vous êtes
+tous des Jeanfesse, capables de me soupçonner
+d'une lâcheté qui me compromettrait autant
+que vous. Mettez-moi seulement une carte de
+Carthagène sous les yeux, et faites attention à
+bien exécuter les ordres que je vous donnerai.</p>
+
+<p>Cavet est amarré au poste qu'on lui a assigné.
+Pour plus de sûreté, on lui passe au cou
+un cartahu destiné à le hisser au bout de la
+grande vergue, dans le cas où on jugerait utile
+ou consolant de le tuer et de le pendre, pour
+l'exemple des traîtres à punir.&mdash;Au surplus,
+dit-il à ceux qui le garrottaient, l'homme immortel
+qui découvrit cette terre que j'aperçois
+valait mieux que moi, et il fut traité
+comme je le suis par des gens qui valaient
+mieux que vous: je n'ai pas à me plaindre.
+C'est une rude école que vous me faites faire,
+mais il faut que mon apprentissage soit dur
+pour le métier que je veux exercer. Je serai un
+jour capitaine de pirates, et j'aurai pour matelots
+des canailles de votre espèce. Amarrez-moi
+bien.»</p>
+
+<p>Le navire cingle vers la terre. On se dispose à
+mouiller au large de la côte, qui grossît aux
+yeux inquiets de l'équipage. Mais une embarcation
+aux voiles blanches et légères approche
+avec beaucoup d'hommes armés. On ne peut
+la fuir, et Cavet commence à trembler. Ses gens
+deviennent plus menaçants; le cartahu qu'on
+lui a passé au cou est raidi par deux matelots
+furieux, qui veulent le pendre avant que le canot
+qui chasse la prise ait accosté. Les deux
+passagères se jettent aux genoux des plus forcenés
+pour obtenir la grâce du malheureux capitaine.
+Quelques minutes se passent en menaces,
+en contestations, et l'embarcation aborde
+enfin le navire. C'est Cavet lui-même qui crie
+à l'officier qui la commande: <i>Où sommes-nous?
+Répondez vite, il y va de ma vie</i>.&mdash;L'officier répond:
+<i>Sur la côte de Carthagène.&mdash;Qui êtes-vous?
+Que nous voulez-vous?</i> demandent les
+hommes de la prise.&mdash;Des soldats de Bolivar,
+et nous venons vous proposer d'aborder la partie
+de <i>la côte où se trouve l'armée libératrice qui
+assiège Carthagène.</i></p>
+
+<p>À ces mots, l'équipage de Cavet passe de
+l'anxiété la plus vive à la joie la plus folle: on
+danse, on chante, on s'embrasse avec délire,
+sur ce pont où quelques minutes auparavant le
+sang allait ruisseler. Les Colombiens montent à
+bord de la prise, et ils sourient en voyant tous
+les matelots français se livrer aux transports les
+plus désordonnés. Mais Cavet, à qui personne
+ne songeait au milieu de cette ivresse commune,
+s'écrie:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, aucun de vous ne songe seulement
+à me démarrer! Voyez cependant ce que
+c'est qu'un tas de gueux de la sorte! Pour prix
+de les avoir conduits ici et de leur avoir sauvé
+la vie, ils me garrottent comme un traître, et
+quand ils voient que leur affaire est bonne, ils
+dansent comme des imbéciles, et me laissent
+avec un cartahu à la gargaïole!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est vrai, dit un des matelots. Il est
+juste de le dégager. C'était un bon b..... que
+notre petit capitaine! Portons-le en triomphe,
+et buvons trois coups à sa santé.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, en triomphe! Démarrez-moi d'abord....
+Et si par hasard ces Colombiens, qui
+sont sans doute de braves gens, avaient été des
+Espagnols, vous vous seriez laissé aborder,
+avec les paroles qu'ils vous ont dites, n'est-ce
+pas? et moi je serais pendu! Voyez à quoi cependant
+tient la vie d'un homme comme moi
+au milieu de bandits comme vous!...</p>
+
+<p>&mdash;C'est encore vrai ce qu'il <i>rognonne</i> là! Nous
+nous serions fait <i>carotter</i> du bon coin... Mais
+c'est égal: ce qui n'est pas arrivé n'est pas arrivé.
+Portons notre petit capitaine en triomphe...
+En triomphe le capitaine Cavet!</p>
+
+<p>Les bras vigoureux de deux matelots se croisent
+et enlèvent le capitaine. Tout l'équipage,
+la bouteille en main, suit le triomphateur, en
+faisant par trois fois le tour du navire. Vive notre
+petit capitaine! vive Cavet! À sa santé! On
+buvait, on braillait; chacun se disputait l'honneur
+de coller ses chaudes lèvres sur les joues
+du capitaine. C'était à qui le tirerait à soi pour
+lui tenir la main, lui toucher le pied, lui appliquer
+un lourd baiser. Pour lui, assez indifférent
+à cette ovation, il ne s'adressait à ses gens
+que pour leur répéter: Prenez bien garde au
+moins de ne pas me jeter par-dessus le bord, à
+force de tendresse. La scène se termina enfin
+par épuisement. Le héros prit le parti de sauter
+sur le pont et de se placer à la barre de son navire,
+car il était temps de manoeuvrer.</p>
+
+<p>Les Colombiens étaient d'avis que l'on gouvernât
+le bâtiment vers l'embouchure de la
+Magdeleine, rivière près de laquelle se trouvait
+le petit corps d'armée de Bolivar. On suivit
+leur conseil. Les matelots étrangers aidèrent les
+français à rentrer le navire dans une des criques
+de la côte.</p>
+
+<p>Une fois à terre, ce fut bien une autre affaire!
+La petite armée insurgée manquait de
+tout. Aussi avec quel empressement les officiers
+et les soldats accueillirent les marins qui semblaient
+leur apporter ce qui leur était le plus
+nécessaire. On se jeta sur les armes et les vêtements
+que contenait la cale du bâtiment. Mais
+qui nous paiera tout cela? demandait l'équipage.&mdash;La
+république, lui répondaient ies soldats.&mdash;Mais
+où est votre république?&mdash;Nous
+ne savons pas encore où; nous cherchons à en
+faire une.» En attendant que la république fût
+trouvée, on donna des bons sur l'État au capitaine
+Cavet, pour les objets qu'on lui prenait.
+Du reste, on permit à ses hommes et à lui de
+s'introduire et de combattre dans les rangs des
+Colombiens, et de partager avec les patriotes
+l'honneur de marcher sous Bolivar.</p>
+
+<p>Les matelots, qui avaient cru enlever la prise
+pour leur compte, se trouvèrent un peu déconcertés
+en voyant qu'ils n'avaient travaillé, en
+définitive, que pour une cause dont ils ne comprenaient
+pas bien toute la noblesse. Mais ils se
+consolaient de leur mésaventure en répétant:
+Un voleur qui vole l'autre, le diable en rit.
+Nous avions escroqué nos camarades et notre
+armateur, d'antres forbans nous escroquent:
+le sort est juste, et nous sommes les dindons de
+la farce.</p>
+
+<p>Quant à leur jeune capitaine, ce fut lui qui
+se résigna le plus facilement au sacrifice de la
+forte part sur laquelle il avait compté en s'appropriant
+le bâtiment. On le présenta à Bolivar,
+qui lui promit de le naturaliser colombien, en
+reconnaissance du service que sans le savoir il
+avait rendu à l'Indépendance. Il répondit qu'il
+était disposé à accepter le titre de citoyen de la
+Colombie, comme il avait accepté les bons de
+la république. Mais, lui demanda le héros de
+Caraccas, qui donc a pu vous conduire ici?</p>
+
+<p>&mdash;Mais moi-même, général.</p>
+
+<p>&mdash;Et par quel événement, avec une prise faite
+sur les Anglais, êtes-vous venu à Carthagène?</p>
+
+<p>&mdash;Par un événement que j'ai fait moi-même:
+j'ai enlevé la prise que je commandais.</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est là au moins une action blâmable.</p>
+
+<p>&mdash;Pas plus blâmable que celle que vous
+avez commise en me payant avec des bons-en-l'air
+les marchandises que je m'étais injustement
+appropriées.</p>
+
+<p>&mdash;Vous paraissez avoir affaire à des matelots
+qui m'ont l'air d'être d'assez mauvais bandits.</p>
+
+<p>&mdash;Pardieu, ce n'est pas avec des Aristides
+et des Catons que l'on fait des actions blâmables,
+comme celle que vous me reprochiez tout-à-l'heure.</p>
+
+<p>&mdash;Et si par hasard vous étiez tombé sur une
+terre ou chez un peuple qui eussent eu des
+lois?</p>
+
+<p>&mdash;Nous aurions été punis peut-être comme
+écumeurs de mer, ou livrés à la prétendue justice
+de notre pays. Mais j'ai eu le nez bon. J'ai
+cherché des gens parmi lesquels la nécessité est
+encore la première des lois. On s'est emparé de
+la prise que j'avais volée; et, pour empêcher
+un bandit de crier à l'iniquité, on a proposé à
+ce bandit d'en faire un citoyen de la république
+en herbe. Vous avez raison: Rome n'eut pas
+d'autres commencements. Vous voulez asseoir
+les bases de l'édifice sur de la boue, faute de
+mieux. L'édifice encore pourra s'élever et tenir
+bon.</p>
+
+<p>Étonné de ce langage brusque et fleuri, de
+cette audace et de cette raison dans un homme
+si jeune, Bolivar regarde son interlocuteur avec
+intérêt. Il lui demande d'un ton bienveillant:</p>
+
+<p>&mdash;Quel motif a donc pu vous déterminer à
+quitter l'Europe, comme vous l'avez fait?</p>
+
+<p>&mdash;Des injustices, que j'ai mieux aimé punir
+que supporter. Vous connaissez d'ailleurs cette
+Europe, et vous savez si tout y est bien.</p>
+
+<p>&mdash;Et quel grade vous sentiriez-vous la force
+d'occuper dans mon armée?</p>
+
+<p>&mdash;Aucun. Vos soldats ne me plaisent pas.
+Au surplus, je ne sais pas leur métier. Cependant
+si vous croyez devoir m'employer, mettez-moi
+à bord de ma prise avec quelques barils
+de poudre, une vingtaine d'hommes et trois ou
+quatre canons. Si les Espagnols viennent, je les
+canarderai un peu, et pour cela je ne vous
+demanderai rien.</p>
+
+<p>Bolivar consent à tout ce que lui propose
+Cavet. La prise, embossée à l'entrée de la
+Magdeleine, devient un stationnaire, et voilà
+une marine pour les indépendants. Quelques-uns
+des ivrognes qui ont fait partie de l'équipage
+du capitaine Cavet, consentent à servir encore
+sous ses ordres. Les préparatifs sont faits pour
+rendre le bâtiment redoutable à l'ennemi qui
+oserait s'approcher. Mais la nuit même de l'exécution
+de ce petit projet, les Espagnols attaquent
+à l'improviste les insurgés, qu'ils mettent en fuite.
+Cavet, surpris à bord de sa prise, est abandonné
+par les siens, qui disparaissent avec
+l'armée indépendante mise en déroute. Quelle
+destinée que celle de cette prise anglaise! Capturée
+d'abord par un corsaire, enlevée par son équipage
+ensuite; puis après, tombant dans les
+mains des indépendants, pour être livrée quelques
+jours plus tard aux Espagnols!</p>
+
+<p>Le capitaine suivit le sort de son bâtiment.
+On l'amena à Carthagène, où il se plaignit bien
+haut des prétendus mauvais traitements que lui
+avaient fait subir les insurgés. Resté seul, et
+pouvant dire tout ce qu'il voulait sans qu'un
+témoin vînt élever contre lui le souvenir de
+l'acte qu'il avait à se reprocher, notre jeune
+marin put facilement donner le change à ses
+capteurs, et il parvint à se faire indemniser par
+les Espagnols, comme une victime de l'injustice
+et de l'avidité des troupes de Bolivar.</p>
+
+<p>Il y a dans la destinée de quelques hommes
+une espèce de fatalité qui semble les porter au
+vice ou au crime, en récompensant, comme de
+bonnes actions, tout ce qu'ils font de plus coupable.
+Quand une tentative condamnable leur
+réussit, quand le mensonge leur profite, comment
+voudriez-vous qu'ils s'arrêtassent sur la
+pente d'un abîme qu'ils trouvent bordée de
+fleurs? C'est au malheur peut-être qu'il est seul
+donné d'inspirer le remords aux coupables. Le
+bonheur quelquefois réservé aux mauvaises
+actions, semble trop justifier le crime.</p>
+
+<p>Les Espagnols ne crurent qu'à moitié à la sincérité
+de Cavet. Il ne leur inspira pas assez de
+défiance pour qu'ils pensassent être en droit de
+ne pas l'indemniser, mais il ne leur inspira pas
+non plus assez de confiance pour qu'ils cherchassent
+à se l'attacher. Et lui, trop disposé à
+braver l'opinion qui pouvait s'attacher à sa personne,
+il employait l'argent qu'on lui avait
+donné, à s'enivrer froidement de folles orgies,
+non pas pour la débauche elle-même, mais
+pour la connaître, pour en épuiser la coupe
+brûlante, et pour plus tard s'en détacher sans
+regret et la mépriser avec orgueil.</p>
+
+<p>Qui n'a pas vu, dans les colonies, ces marins
+indolents oublier sous le tiède climat qui les
+endort, cette vie active qu'ils menaient sur les
+flots, et réunir autour du hamac où des femmes
+les bercent mollement, les voluptés qu'ils
+se procurent à force d'or et de profusion! Comment
+alors reconnaîtrait-on dans ces étranges
+sybarites, ces sauvages enfants de la mer, si insouciants
+d'eux-mêmes, si indomptés dans les
+périls qui semblent les avoir endurcis? Eux
+bercés comme de faibles nourrissons par la main
+d'une femme! Eux s'endormant au bruit d'une
+chansonnette chantée par la bouche d'une
+fille!... Oui, mais qu'un cri de guerre les appelle
+au combat; oui, mais que les gémissements
+d'un naufragé les implorent sur les flots au milieu
+de la tempête, vous les verrez s'élancer du
+hamac où ils s'alanguissent, pour voler au-devant
+du trépas ou pour aller s'engloutir dans
+les vagues que nul autre qu'eux ne saurait affronter
+ou même voir en face!</p>
+
+<p>L'argent s'épuise, se perd bien vite dans les
+mains d'un marin oisif: celui de Cavet se répandait
+partout où ses pieds laissaient une trace;
+c'était son luxe à lui; c'est celui de tous les
+marins, luxe dévergondé, sans dignité, mais
+qui quelquefois n'est pas sans noblesse. Non
+content encore de semer en tous lieux et en de
+stériles mains, les gourdes dont il faisait si peu
+de cas, il se dit un jour: Un philosophe jeta
+toute sa fortune à la mer pour se croire libre:
+faisons mieux, jetons l'argent qui nous reste,
+dans les mains de quelques misérables matelots,
+pour nous réduire à leur condition et ne pas
+nous abrutir dans la mollesse. Voyons qui vent
+de l'or? J'en ai encore à dissiper, et les matelots
+sans emploi abondèrent. Cavet, à sa grande
+satisfaction, se trouva ce qu'un autre aurait
+appelé ruiné; mais lui se sentit au contraire
+dégagé d'un fardeau qu'il ne pouvait plus porter.
+«C'est maintenant, pensa-t-il, que je me
+sens disposé à redevenir tout-à-fait homme en
+me livrant à la nécessité de gagner ma vie. Fait
+pour être, à le bien prendre, autre chose qu'un
+matelot, voyons si je vaux réellement ceux qui
+sont au-dessous de moi. Devenons matelot parmi
+des gens qui n'auront pour moi, ni indulgence,
+ni pitié, et qui me prendront pour ce
+que je pourrai valoir. Il y a ici des bâtiments
+anglais et américains; c'est à leur bord que je
+veux gagner rudement le pain amer de l'exil
+auquel je me suis condamné. Ils m'appelleront
+renégat, s'ils veulent, ces étrangers que je vais
+revoir; ils me traiteront en demi-forban si cela
+leur convient. Qu'importé, je m'élèverai à mes
+propres yeux, en m'abaissant jusqu'à leur être
+utile. Femmelettes de l'Europe qui n'avez pas
+voulu de moi, je vous apprendrai comme on
+grandit en force dans les rudes travaux qui effraient
+votre paresse. Vous n'avez pas daigné
+me reconnaître comme Français, j'ai déjà reçu
+le titre de citoyen de la Colombie! Vous ne m'avez
+pas rendu justice même sur un corsaire, et
+c'est en me vengeant de vous par le pillage d'un
+de vos navires, que je suis venu ailleurs me
+faire naturaliser citoyen d'un pays où l'on ne
+me connaît pas, et que j'ai enrichi du fruit de
+ce que vous appellerez un crime. Allons maintenant
+couronner l'oeuvre que j'ai entreprise en
+voulant me rendre un de ces hommes hardis
+que vous maudissez et que vous mettez au ban
+des nations policées. Devenu pour vous aussi
+exécrable que vous m'avez paru vils et petits,
+soyons un monstre à pendre, s'il est possible.
+Pour devenir un homme comme moi, je vous
+apprendrai peut-être qu'il faudrait bien des
+douzaines d'honnêtes citoyens comme vous.»</p>
+
+<p>Quelques heures après cette belle résolution,
+notre jeune marin, forcé par le besoin qu'il
+s'était créé, d'aller chercher un emploi, rôdait
+sur les quais de Carthagène, abordant chaque
+capitaine de navire, et lui demandant, le chapeau
+à la main, mais avec un air encore très-décidé:</p>
+
+<p>&mdash;Capitaine, n'auriez-vous pas par hasard
+besoin d'un matelot?</p>
+
+<p>&mdash;Non, répondait l'un. Tu m'as l'air d'un
+vaillant garçon; mais j'ai tout mon monde.
+Va chercher ailleurs.</p>
+
+<p>&mdash;Combien voudrais-tu par mois? lui demandait
+un autre. On m'a proposé trois bons
+matelots à huit gourdes, pour remplacer les
+gens que j'ai perdus de la fièvre jaune.</p>
+
+<p>&mdash;Huit gourdes! ce n'est pas mettre le prix
+pour un homme comme moi. A douze gourdes
+et un mois d'avance, vous m'aurez.</p>
+
+<p>&mdash;Dix gourdes, et demain à bord. C'est
+mon dernier mot. Décide-toi rondement, car
+dans trois jours j'appareille.</p>
+
+<p>&mdash;Onze gourdes, et taupez-là.</p>
+
+<p>&mdash;Pas un <i>noir</i> de plus que ce que je t'ai dit.</p>
+
+<p>&mdash;Ça m'est impossible.</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas, mon garçon, va chercher ailleurs.</p>
+
+<p>Et il chercha tant en effet, content d'être
+marchandé pour une gourde ou deux, qu'il
+rencontra un vieux capitaine de schooner
+américain, qui le prit à la place de deux
+hommes qui lui manquaient. Pris à la place de
+deux matelots! se dit le jeune homme, tout
+enchanté de lui; c'est là ce qu'il me faut, à
+moi. Cette condition m'impose l'obligation de
+multiplier mes efforts et de doubler mon courage:
+tant mieux. Je grandirai en force et en
+détermination, par cela seul que l'on exigera
+plus de moi que de tout autre. J'aurai de la
+misère, mais suis-je né sur un lit de plume?
+Je ne le crois pas; et d'ailleurs ai-je été élevé
+dans la mollesse? Oh! pour cela, je suis bien
+sûr que non...... Ah! si le sort m'avait fait
+naître ou m'avait placé dans un rang un peu
+élevé de la société, peut-être aurais-je fait de
+grandes choses! Avec ma tête, ma résolution
+et les facultés que je sens là!... Mais le sort en
+a décidé autrement..... Abandonnons-nous à
+lui, et cherchons un navire avant tout.»</p>
+
+<p>Il se remua tellement qu'il finit par trouver
+une place de matelot sur un pauvre caboteur des
+États-Unis. Le lendemain de son engagement, il
+était à bord, se barbouillant les mains dans
+du goudron, et cachant sa noble figure sous
+un large chapeau de paille. Il allait naviguer
+comme matelot à onze gourdes par mois, et
+un coup d'eau-de-vie à la fin du grand quart
+dans les mauvais temps: c'était une disposition
+supplémentaire, ajoutée à l'engagement qu'il
+venait de contracter avec le capitaine américain.</p>
+
+<br><br>
+<a name="c7" id="c7"></a>
+
+<h3>7</h3>
+
+<h3><i>Le Renégat.</i></h3>
+
+
+<p>La cruelle vie que celle d'un renégat à bord
+de l'étranger!</p>
+
+<p>Le renégat pour les Américains, les Anglais,
+les Danois ou les Hollandais, c'est le matelot français
+qui, fuyant la patrie qu'il s'est fermée pour
+jamais, se trouve obligé de supporter tous les
+mauvais traitements dont ses hôtes tyranniques
+peuvent l'accabler impunément.</p>
+
+<p>Y a-t-il un travail repoussant à faire à bord?
+on appelle le renégat, et la dernière des <i>mateluches</i>
+de l'équipage lui dit: <i>Chien de Français,
+va nettoyer la poulaine ou laver cette gamelle!</i>
+Prend-il envie au capitaine, au second ou au
+maître d'équipage, de donner un coup de
+poing à quelqu'un pour se refaire la main? Il
+appelle le renégat, qui arrive le chapeau bas
+pour recevoir la volée et racheter, comme le
+bouc expiatoire, tout l'équipage de la mauvaise
+humeur de son chef.</p>
+
+<p>C'est encore bien-pis quand les hommes de
+quart s'avisent de vouloir s'égayer pendant le
+beau temps! s'ils sont cruels dans leur colère, ils
+sont encore plus barbares dans leurs jeux.
+Voyez-les jouer à la drogue, par exemple, avec
+les cartes crasseuses qui pendant un mois ont
+servi à la chambre! C'est toujours le nez du
+renégat qui porte le long cabillot dans la fente
+duquel la partie proéminente et cartilagineuse
+de son visage est violemment pincée. Et quand
+on compte les points, que de coups de paquets
+de cartes pleuvent sur ce nez déjà si bien meurtri
+par le pavillon de drogue! Les plus grossières
+farces, c'est le renégat qui en fait les frais.
+Les plus durs reproches, c'est lui qui les essuie,
+les privations le plus pénibles, c'est lui qui doit
+les supporter sans murmures, sans observations,
+sans larmes même. Ah! si les marins qui
+abandonnent leur patrie commettent une faute,
+ils l'expient si terriblement en servant l'étranger,
+qu'on pourrait les amnistier à leur retour
+chez eux, sans avoir à craindre à leur égard les
+effets d'une dangereuse impunité.</p>
+
+<p>Notre renégat Cavet éprouva toutes ces tortures.
+Mais il apprit du moins en subissant
+l'inhospitalité des marins avec lesquels il naviguait,
+à détester plus qu'il ne l'avait fait encore,
+tout ce qui portait le nom d'anglais ou d'américain;
+et plus il abhorrait les étrangers, et mieux
+il se croyait vengé d'eux. C'est qu'il sentait bien,
+au fond de son coeur haineux, qu'un jour il
+pourrait leur faire payer cher toutes leurs injustices,
+et les punir de toute la rage qu'il amassait
+contre leur nation.</p>
+
+<p>En attendant qu'il pût trouver l'occasion de
+se venger en grand, il se consolait un peu une
+fois à terre, en se donnant force coups de poing
+avec les matelots dont il avait eu le plus à se
+plaindre pendant les traversées de Carthagène,
+de Vera-Cruz ou de Saint-Thomas, à Charleston
+ou à New-York, car c'était à bord des navires
+qui faisaient ce genre de navigation, qu'il
+avait été réduit à chercher un refuge contre les
+Espagnols, et une ration de biscuit contre la
+faim.</p>
+
+<p>Mais ces voyages pénibles le formèrent; mais
+ces habitudes sauvages l'endurcirent... Ah!
+vienne, disait-il, le moment de montrer qui je
+suis et de prouver ce que je peux faire, et nous
+verrons, nous verrons.... J'ai là dans ce coeur
+qui me brûle sous la main, dans cette force
+dont je ne sais que faire, tout ce qu'il faut pour
+être aussi cruel envers les autres, que ces brigands
+sont inhumains envers moi. Plongé dans
+ces réflexions, entendait-il l'officier de quart
+crier de l'arrière: <i>Allons, monte vite crocher un
+ris</i>; il fallait le voir grimper aussitôt, car il savait
+bien ce que lui aurait coûté une seule seconde
+de retard.</p>
+
+<p>L'occasion qu'il cherchait se présente. Elle
+manque rarement à ceux qui ont tout ce qu'il
+faut pour la trouver ou pour la mettre à profit.</p>
+
+<p>Il arrive à Carthagène sur un caboteur américain,
+simple matelot et matelot assez mal vêtu
+même. Bolivar, ce Bolivar dont la dépouille
+mortelle dort ignorée sur le sol qu'il arracha à l'esclavage,
+venait de s'emparer de cette place formidable.
+Il allait passer en revue ses troupes
+victorieuses. Cavet, comme les autres curieux,
+se trouve sur le chemin du Libérateur. Celui-ci,
+en promenant son oeil rapide et pénétrant
+sur la foule qu'il est obligé de fendre,
+aperçoit le marin français: il s'arrête devant
+lui. Que faites-vous ici sous ces haillons de
+matelot?</p>
+
+<p>&mdash;Général, j'y meurs de faim.</p>
+
+<p>&mdash;Sans chercher à gagner votre vie avec honneur,
+avec gloire?</p>
+
+<p>&mdash;Sans, rien, général. Dites-moi, vous qui en
+avez tant acquis de cette gloire, où il peut y
+en avoir un peu pour un pauvre diable comme
+moi?</p>
+
+<p>&mdash;Là!....</p>
+
+<p>Et en prononçant ces mots le Libérateur
+montrait du doigt un brick espagnol mouillé,
+pour narguer les indépendants, en dehors de
+l'entrée de Carthagène, à deux petites portées
+de canon des batteries.</p>
+
+<p>&mdash;Je comprends, répond Cavet, dont les yeux
+flamboient déjà d'espoir et de plaisir. Mais,
+il n'y a ici que de mauvaises chaloupes, peu
+d'équipage.... et pas le sou!....</p>
+
+<p>&mdash;Montès, approchez, dit le Libérateur à
+l'un de ses aides-de-camp: faites à ce Français
+un bon pour....(s'adressant à Cavet), pour
+combien de gourdes, capitaine?</p>
+
+<p>&mdash;Mettez mille gourdes, général, et ce soir...
+Et demain soir au plus tard je serai tué, ou ce
+brick espagnol vous sera amené dans Carthagène.</p>
+
+<p>Le billet de mille gourdes sur la caisse militaire
+est fait: Cavet le saisit; il disparaît avec la
+foule qui le suit. Le Libérateur passe sa revue, et le
+soir vient bientôt envelopper les murs imposants
+de Carthagène, de ses voiles riants et sombres.</p>
+
+<p>Le soir dans un port! Que ce moment est
+doux pour le matelot! c'est le terme de ses travaux
+journaliers, c'est le commencement des
+brutales jouissances dans lesquelles il va se
+noyer, et qui ont besoin de l'ombre de la nuit
+pour ne pas scandaliser les yeux de la pudeur
+et de la délicatesse. Entendez ces marins chanter
+leurs rauques chansons dans les cabarets
+qu'ils remplissent, pendant que le soldat, retiré
+dans sa caserne, cherche tristement à dissiper
+l'ennui qui l'assiège. Voyez l'imprévoyance et
+l'imprudent abandon avec lesquels ils se livrent
+à ces femmes à qui ils prodiguent l'or qu'ils
+ont arraché aux flots, et dites-nous quel est
+l'homme le moins malheureux, ou de celui qui
+s'étourdit si gaîment sur les dangers qu'il va
+courir, ou de celui qui marchera avec tant de
+discipline et de réserve à la voix d'un chef qui,
+en lui imposant tous les sacrifices, ne lui permet
+d'espérer aucune compensation?</p>
+
+<p>Quelle puissance attractive un billet de mille
+gourdes exerce dans les mains d'un marin, sur
+les autres matelots! Cavet, avec son bon signé
+<i>Bolivar</i>, parcourait toutes les cabanes à tafia.
+Il eut bientôt rallié autour de lui les bandits de
+Carthagène, en criant partout: <i>Il me faut des
+Français, des Anglais et des Américains! Rallie
+à la gloire et au tafia!</i></p>
+
+<p>&mdash;Que veux-tu faire de nous? lui demandaient
+tous les bandits.</p>
+
+<p>&mdash;C'est mon affaire, leur répondait-il. Il y
+a de l'argent à gagner avec moi, et un coup de
+flibuste à faire.</p>
+
+<p>&mdash;Monte sur la table, monte sur la table,
+lui disaient les matelots disponibles, et parle-nous
+du bon coin! Voyons, que veux-tu faire
+de nous? Nègre, en attendant, porte-nous à
+boire au compte de ce savant-là! À notre santé,
+tas de forbans! À présent parle, Français, nous
+pouvons t'entendre; nous avons le gosier frais
+et l'oreille tendue.</p>
+
+<p>&mdash;Mes amis, j'ai reçu carte blanche du Libérateur:
+il veut que nous nous tappions, et
+dur.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que ça nous fait à nous, le Libérateur?
+Il n'est pas plus matelot que ma petite
+soeur, celui-là, et il veut nous faire tapper!...</p>
+
+<p>&mdash;Et moi, ne suis-je pas matelot autant que
+le plus faraud d'entre tous ceux que vous
+êtes là?</p>
+
+<p>&mdash;Matelot! matelot!.... Oui, tu l'es, toi,
+c'est connu; mais encore que veux-tu nous
+conter au bout de ton câble?</p>
+
+<p>&mdash;Je veux vous conter qu'il m'est impossible
+de tout vous expliquer, mais que j'ai besoin de
+vous, et qu'il y a mille gourdes à bambocher.</p>
+
+<p>&mdash;Bambochons d'abord, et puis tu nous
+mèneras ensuite où tu voudras.</p>
+
+<p>&mdash;Non, je veux vous mener d'abord où je
+voudrai,: et nous mangerons ensuite les mille
+piastres.</p>
+
+<p>&mdash;Les manger! pas si bête. Les boire, oui,
+et sans <i>dégourder</i>; mais tout de suite. Si tu
+nous fais tuer, la belle avance, après! les décomptes
+ce sera pour toi, n'est-ce pas, payeur
+<i>d'arrérages?</i></p>
+
+<p>&mdash;Allons, je rengaine: je vois bien qu'il n'y
+a rien à faire avec vous. Je croyais m'adresser à
+des matelots, et vous n'êtes que des <i>matelas!</i></p>
+
+<p>&mdash;Des <i>matelas!</i> des <i>matelas!</i> hurlent avec
+indignation tous les ivrognes. Sors avec moi,
+s'écrie l'un; non, laisse-moi lui casser la mine
+ici, s'écrie l'autre: tuons-le plutôt entre nous,
+dit un troisième, et que cela finisse. À l'eau!
+à l'eau! le mangeur de prise!</p>
+
+<p>&mdash;J'ai dit des <i>matelas</i>, répond Cavet, avec
+calme, et je ne m'en dédis pas; car si j'avais
+eu affaire à de vrais matelots, ils m'auraient
+dit: Mets ton billet de mille gourdes dans
+les mains de l'hôtesse, et allons le gagner vaillamment,
+pour le boire quand le coup sera
+fait.</p>
+
+<p>&mdash;Tu crois donc, espèce de Parisien, que
+c'est parce que nous avons peur, que nous
+avons renardé, et que nous avons voulu casser
+d'avance les reins à ton torche c... de mille
+gourdes?</p>
+
+<p>&mdash;Je crois ce qu'il me plaît, et j'ai le droit
+de penser ce que je veux.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! que faut-il faire pour te prouver
+que nous valons à nous seuls, tout <i>matelas</i> que
+nous sommes dix mille <i>matelots</i> de ta façon?</p>
+
+<p>&mdash;Ce qu'il faut faire?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, malin, ce qu'il faut faire?</p>
+
+<p>&mdash;Me suivre, et se donner un coup de
+peigne avec des Espagnols.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! ce n'est qu'ça? Allons, garçons!
+Rallie à nous les <i>matelas</i>, et Jean f.... qui s'en
+dédit.</p>
+
+<p>&mdash;Rallie les <i>matelas!</i> répète la foule, et Jean
+f... qui s'en dédit.</p>
+
+<p>Cette écume de mer, rougie de vin et saturée
+de tafia, se jette en jurant et en menaçant, dans
+des bongas, des espèces de chaloupes que les
+plus alertes enlèvent au rivage. Cavet, connu
+par ces bandits sous le nom de Rodriguez, les
+suit, traînant avec lui quelques coffres, dans
+lesquels il a renfermé des pistolets, des coutelas
+et des grenades.</p>
+
+<p>&mdash;Où veut-il nous mener comme ça? se
+demandent les bandits.</p>
+
+<p>&mdash;Où il me plaira pour vous faire gagner
+votre argent! répond-il. Gouvernons, pour
+commencer, sur la passe.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! je vois ton plan, ajoute un des héros
+de l'expédition. Tu veux que nous enlevions à
+l'abordage le brick espagnol qui est mouillé au
+large? Excusez! il n'est pas dégoûté ce particulier-là?
+Et avec quoi soutirerons-nous, sans être
+trop curieux, ce marchand de boulets?</p>
+
+<p>&mdash;Vous le verrez, une fois à la Bocachica.</p>
+
+<p>&mdash;Ah. je sais à présent sa malice, dit un des
+expéditionnaires à l'un de ses camarades: il veut
+faire des quartiers-marrons avec les planches
+qu'il y a là-bas sur le plein, pour enlever l'espagnol;
+car avec des b.... de f.... barquasses
+comme ceci, il n'y a pas moyen d'accoster un
+navire de guerre, sans être vu à sept lieues dans
+la brume.</p>
+
+<p>Cette idée d'un malheureux ivrogne qui jetait
+au vent ses paroles avinées, fut un éclair pour
+l'imagination de Rodriguez.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mes garçons, s'écria-t-il aussitôt:
+c'est avec des quartiers-marrons que nous enlèverons
+le brick. C'était mon projet, mais à terre
+j'ai dû vous le cacher, pour ne pas ébruiter mon
+secret devant des espions espagnols peut-être.</p>
+
+<p>&mdash;Avec des quartiers-marrons? Oui, je t'en
+fricasse, disent les uns.&mdash;Oui, oui, il a raison,
+disent les autres.&mdash;Non? non?&mdash;Si! si! Je te
+dis que ça ne vaut pas un f...., répètent les uns.
+Je te dis qu'il n'y a que ça de bon, répètent
+les autres.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, les embarcations font de
+la route, et en peu de minutes elles arrivent à
+l'endroit du rivage, le plus rapproché du mouillage
+où le brick espagnol se pavanait sous son
+large pavillon blanc, écussonné du sceau royal.</p>
+
+<p>Un schooner américain, chargé de planches,
+stationnait dans cette partie du littoral. Rodriguez
+lui achète une petite portion de sa cargaison.
+Ses hommes se dégrisent avec la fraîcheur
+du matin. On cherche dans les environs, de
+gros bambous, et avec trois de ces énormes
+roseaux disposés triangulairement, on compose
+la charpente horizontale sur laquelle on
+cloue quelques planches. Trois radeaux, formés
+ainsi, se trouvent prêts, avant le soir, à recevoir
+les nouveaux Argonautes. C'est là ce
+qu'ils appellent des <i>quartiers-marrons</i>.</p>
+
+<p>La nuit, une nuit obscure et légèrement
+agitée par un petit vent d'Est, s'étend enfin
+sur les flots, sur les chantiers improvisés par la
+bande expéditionnaire, et sur le brick espagnol
+mouillé sans défiance à dix ou douze encablures
+du bord de la mer.</p>
+
+<p>Veille bien, malheureux équipage du brick!
+veille bien au bossoir, car dans cette Carthagène
+que tu braves, parce que tu la vois sans
+navires, sans chaloupes armées, il y a encore
+des renégats anglais et français, et ces gens-là
+savent, en sortant d'un cabaret, se créer des
+moyens terribles contre l'ennemi, et courir bravement
+aux périls qu'ils se sont faits eux-mêmes....
+Veille bien, bon quart partout! que tes
+officiers et tes maîtres ne quittent pas l'oeil de dessus
+ces flots qui ne paraissent t'apporter que
+la fraîcheur de la nuit, mais qui ont déjà reçu
+comme un funeste fardeau, ces radeaux
+chargés d'immondes combattants, de tigres
+d'abordage... Veille bien, malheureux!... Mais
+non, les hommes de bossoir s'endorment sur
+le pied des bittes, l'officier de quart, fatigué de
+se promener, s'est assis, la tête pleine de douces
+idées sur le banc où il trouvera peut-être
+la mort et une mort honteuse. Le maître-d'équipage
+chante en attendant l'heure désirée où
+son coup de sifflet appellera l'autre bordée au
+quart. Et pendant ces moments de tranquillité
+à bord du brick, les trois quartiers-marrons de
+Rodriguez dérivent, gouvernés sur l'arrière par
+les chaloupes qui ont conduit les renégats à
+Bocachica. Le poids des combattants fait couler
+à moitié les radeaux sur lesquels ils sont
+entassés; mais Rodriguez leur répète: Attention,
+enfants, à ne pas mouiller votre poudre; et les
+forbans élèvent pour les préserver du contact
+de l'eau, leurs pistolets au-dessus des vagues
+qui battent leur ceinture.</p>
+
+<p>&mdash;Voici la bouée de l'ancre du brick, dit à
+demi-voix Rodriguez, lorsqu'il se voit rendu à
+une encâblure du bâtiment qu'il veut aborder.
+Levons son ancre!</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, répond un des forbans, il
+n'est pas nécessaire: et un large coutelas à la
+main, cet homme plonge le long de l'orin: il
+coupe le câble du brick à l'étalingure, puis il
+revient sur l'eau au bout ce quelques minutes,
+son coutelas à la main: Les premiers mots
+qu'il profère, sont: le brick est en dérive;
+sautons à bord.</p>
+
+<p>Les radeaux aidés par les pagayes avec lesquelles
+rament les forbans, avancent plus vite que
+le brick ne dérive. Rendus à toucher presque
+le navire, ils entendent crier à bord de l'ennemi:
+Nous dérivons, nous dérivons, notre ancre
+chasse! Cette confusion de voix double répandu
+parmi l'équipage, portent la joie au
+coeur palpitant des renégats; mais pas un mot
+n'échappe à leurs bouches haletantes. A bord
+du brick on prépare, avec embarras, une autre
+ancre pour la laisser tomber. C'est lorsque cette
+ancre de veille descend dans l'onde, et que le
+câble roule sur son écubier, que les matelots
+espagnols, perchés sur l'avant, aperçoivent les
+quartiers-marrons qui les abordent. Ils crient,
+il n'est plus temps; ils s'arment avec précipitation,
+il n'est plus temps; ils tirent quelques
+coups de fusil, il n'est plus temps, il n'est plus
+temps! Rodriguez, lance sur le pont ennemi
+quelques grenades enflammées, qui répandent,
+avec leur effrayante clarté, la confusion et la
+peur sur les visages des marins espagnols. Le
+poignard à la bouche, le pistolet au poing, les
+renégats grimpant par la poulaine, par les porte-haubans
+de saine; ils glissent, rampants
+comme des crocodiles, par les sabords que remplissent
+les gueules de caronades prêtes à faire
+feu sur eux; répondent
+sourdement aux coups de poignard, les coups
+de pique au feu des pistolets; les Espagnols se
+massacrent entre eux, croyant frapper leurs assaillants;
+les assaillants, qui ont jeté leurs bonnets
+à la mer, pour mieux se reconnaître dans
+la mêlée, frappent tous ceux qui ont la tête
+couverte. Les panneaux sont ouverts: les Espagnols
+fuient, s'engouffrent partout où ils
+trouvent une issue, et le pont n'est encombré
+bientôt que de forbans à la tête nue. La voix tonnante
+de Rodriguez se fait entendre la première
+après ce moment de carnage: A nous le brick!
+s'écrie-t-il: allumez les fanaux!...</p>
+
+<p>On cherche les fanaux: on les allume à la
+lampe de l'habitacle. Un sang gluant inonde le
+pont: des renégats ont péri. Rodriguez retire
+de sa joue sa main ensanglantée: c'est un tronçon
+de pique qui lui est resté dans le visage.</p>
+
+<p>Un moment de stupeur, un paroxysme d'affaissement
+succède à l'exaltation du combat, à
+la fièvre du carnage. Les vainqueurs essouflés
+s'asseoient sur les caronades, sur les bittes,
+sur le banc de quart pour respirer un moment.
+Leurs coutelas rougis de sang, leurs pistolets
+noircis de poudre, pendent à leurs bras fatigués
+et meurtris.</p>
+
+<p>Une voix criarde, une voix d'enfant, celle
+d'un mousse qui les a suivis, sort de la cale et
+demande au milieu du moment de silence qui
+a suivi la victoire: Que ferons-nous des prisonniers?</p>
+
+<p>&mdash;Ce qu'ils auraient fait de nous, répond
+un matelot: de la viande à requin!</p>
+
+<p>Ce mot atroce réveille la fureur presque
+éteinte des forbans. Ce mot devient un arrêt,
+et quel arrêt!... Ils se précipitent dans l'entrepont,
+dans la chambre. A la lueur des fanaux,
+ils arrachent les Espagnols de toutes les parties
+du navire où ils se sont réfugiés. Chacun des bandit
+traîne sa proie sur le pont, et là on entend
+chaque bourreau dire à sa victime: Tu es bon
+chrétien, meurs dans ta religion: fais le signe
+de la croix, et bonsoir.</p>
+
+<p>Bonsoir!... et après avoir prononcé ce mot
+avec un sourire infernal, les bandits jetaient
+leurs prisonniers par-dessus le bord...</p>
+
+<p>&mdash;La besogne est faite! s'écria l'un des héros
+après l'exécution. Attrape à laver le pont, et un
+homme de chaque plat à la ration!</p>
+
+<p>Elle fut copieuse cette ration, cette sanglante
+parodie de ce qui se fait à bord des bâtiments,
+à l'heure des repas. La cambuse fut défoncée;
+l'eau-de-vie et le vin répandus à flots sur le tillac,
+et au milieu de cette brutale orgie, les compagnons
+de Rodriguez se mirent à danser une
+ronde, une de ces rondes naïves que les marins
+bas-bretons chantent dans leurs moments d'innocentes
+joies. Ce fut aussi un Bas-Breton qui
+la chanta pour les forbans, sautant gaîment sur
+le pont qu'ils venaient d'ensanglanter. On mit les
+morts au centre de là chaîne formée par les danseurs,
+et Rodriguez fit entendre cet air ingénu
+que dans son enfance il avait appris à Ouessant:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Adieu, la belle, je m'en vas,</p>
+<p>Adieu, la belle, je m'en vas;</p>
+<p>Puisque mon bâtiment s'en va. (<i>Bis.</i>)</p>
+<p>Je m'en vais faire un tour à Nantes,</p>
+<p>Puisque la loi me le commande.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Et les forbans répètent ce refrain:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Ah! puisqu'à Nantes vous allez,</p>
+<p>Ah! puisqu'à Nantes vous allez,</p>
+<p>Un corsage m'apporterez. (<i>Bis.</i>)</p>
+<p>Mais un corsage avec des manches,</p>
+<p>Qui soit doublé de roses blanches.</p>
+ </div> </div>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>A Nantes étant arrivé,</p>
+<p>A Nantes étant arrivé,</p>
+<p>Au corsage n'ai plus pensé. (<i>Bis.</i>)</p>
+<p>Je n'ai pensé qu'à la ribote,</p>
+<p>Au cabaret avec les autres.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Ah! que dira ma mie à ça?</p>
+<p>Ah! que dira ma mie à ça?</p>
+<p>&mdash;Tu mentiras, tu lui diras (<i>Bis.</i>)</p>
+<p>Qu'il n'y a pas de corsage à Nantes,</p>
+<p>De la façon qu'elle demande.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>La nuit avait caché sous ses voiles épais
+cette sanglante saturnale: le jour vint en éclairer
+les restes. Avec l'aurore les yeux appesantis des
+forbans, ivres encore, se rouvrirent. Il fallut
+appareiller: la voix impérieuse de Rodriguez
+alla réveiller les buveurs endormis. Pour avoir
+plus tôt fait, on coupe le câble: le brick dérive,
+on largue enfin les voiles, et le bâtiment capturé
+louvoie tant bien que mal dans les passes,
+pour gagner la rade. Quelle ne dut pas être la
+surprise des hommes placés sur les hautes batteries
+de terre, en voyant le pavillon colombien
+flotter sur le brick qui la veille avait arboré si
+fièrement le pavillon espagnol! Le navire amariné
+salue les forts de la rade, mais par des salves
+irrégulières, des salves à la pirate. Les forts
+lui répondent, et Rodriguez et ses écumeurs de
+mer accueillent, par des hourras délirants,
+les hourras que la foule rassemblée sur le rivage
+pousse vers eux. C'est la première émotion
+de gloire qu'éprouvaient peut-être ces bandits:
+elle n'éveilla chez eux qu'un sentiment
+d'ambitieuse cruauté.</p>
+
+<p>La prise de Rodriguez laisse enfin tomber
+l'ancre dans la rade de Carthagène. Des centaines
+de pirogues l'entourent; des amas de
+femmes, d'oisifs, de buveurs et de curieux
+tombent à bord. Le vin coule de nouveau sur
+le pont, encore fumant de carnage; et dans
+une seconde orgie, les forbans oublient leur
+gloire de la nuit, leurs blessures et jusqu'à ce
+qu'ils ont fait d'extraordinaire. Le Libérateur
+fait appeler Rodriguez. Rodriguez se rend,
+figure toute saignante encore de son coup de
+pique, au palais de Bolivar. La multitude
+suit, comme ces lames bruyantes qui viennent
+de battre l'arrière de son navire, à son entrée
+glorieuse dans le port.</p>
+
+<p>&mdash;Français, vous êtes un brave homme, lui
+dit le héros! Que puis-je faire pour vous?</p>
+
+<p>&mdash;Général! me faire donner un gilet rond,
+car le mien est percé aux coudes. Voyez!</p>
+
+<p>&mdash;Combien avez-vous fait de prisonniers?</p>
+
+<p>&mdash;Aucun, général. Je n'ai pas eu le temps
+de m'amuser à si peu de chose.</p>
+
+<p>À ces mots le Libérateur frémit. Rodriguez
+remarque ce mouvement, et il s'empresse
+d'ajouter:</p>
+
+<p>&mdash;En ont-ils fait eux, les brigands, lorsqu'à
+Basinas ils ont massacré huit cents de vos plus
+braves soldats?</p>
+
+<p>&mdash;Capitaine Rodriguez, le brick que vous
+avez enlevé avec tant d'intrépidité, appartiendra
+à vous et à vos gens. Voici un de mes
+gilets: vous ira-t-il?.</p>
+
+<p>&mdash;Un autre que moi vous dirait peut-être,
+général, qu'il ne va pas à toutes les tailles; mais
+moi, sans compliment, je le prends, et je
+tâcherai de le remplir.</p>
+
+<p>&mdash;Et ces pistolets, voulez-vous les accepter
+aussi, avec le gilet et cette ceinture? Tout cela
+m'a plus d'une fois servi.</p>
+
+<p>&mdash;Et ces armes-là vous serviront encore, mais
+dans mes mains, général.</p>
+
+<p>&mdash;Allez vous faire panser de votre blessure,
+et revenez chez moi, quand vous voudrez.
+Votre hamac sera pendu dans ma chambre. Je
+n'ai pas besoin de vous dire que ma table est
+devenue la vôtre.</p>
+
+<p>&mdash;Trop d'honneur, mon général; ce n'est
+pas de refus.</p>
+
+<p>Une poignée de main suit ce rapide entretien.
+Rodriguez sort, porté par la foule, suivi
+des aides-de-camp qui l'admirent, parce que
+le Libérateur l'a accueilli avec distinction. Il
+ne savait où porter ses pas, ni comment
+échapper à l'ovation populaire dont il se voyait
+menacé. Il n'aimait pas les triomphes.</p>
+
+<p>Une jeune fille, jolie, alerte et palpitante,
+saute vers lui, d'un des groupes qui lui barraient
+le passage par enthousiasme. Elle court
+à sa rencontre, un mouchoir blanc à la main.
+Rodriguez s'arrête machinalement, et, sans
+savoir encore ce que lui veut cette belle enfant,
+il la laisse passer sur sa joue ensanglantée le
+mouchoir qu'elle lui présente avec la grâce la
+plus naïve et la plus touchante.</p>
+
+<p>Etonné de cette prévenance si familière, il
+s'écrie, en portant ses regards distraits sur les
+grands yeux vifs de l'inconnue: La drôle
+de petite fille! Et la petite fille lui sourit avec
+une expression de tendresse qui le consterne.</p>
+
+<p>&mdash;Comment te nommes-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Mosquita, monsieur le capitaine.</p>
+
+<p>&mdash;Qui es-tu? Où est ta famille?</p>
+
+<p>&mdash;Je suis née à Popayan. Je n'ai plus de
+parents, les Espagnols les ont tués.</p>
+
+<p>&mdash;Oui: les gredins! Eh bien! moi, je t'adopte,
+et je te vengerai. Où demeures-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Là! C'est ma maison: elle est à moi.</p>
+
+<p>&mdash;Allons-y. Cette maison sera la mienne.
+Mais m'as-tu jamais vu?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, il y a trois jours: Je vous ai vu
+parler au Libérateur, et dès ce moment j'ai
+juré de vous suivre partout.</p>
+
+<p>Oh! la drôle de petite fille! répète Rodriguez.
+Et le voilà entrant dans la maison de Mosquita.
+Il se repose enfin!</p>
+
+<p>La chambre de Mosquita n'était pas richement
+ornée, mais elle était proprette. Un lit
+de courbari, un hamac en filet élégant, une
+petite table et une grande armoire composaient,
+avec quelques chaises en crin et un christ, tout
+son ameublement. Un vieux nègre servait de
+domestique à la petite orpheline, qui vivait à
+Carthagène d'une faible pension que le gouvernement
+colombien lui payait quand il pouvait.</p>
+
+<p>Rodriguez, après s'être laissé laver sa plaie
+avec une eau de Gombeau, préparée par sa
+jolie hôtesse, s'empare du hamac. Il jette à terre
+le gilet rond du Libérateur, qu'il trouve cousu
+de quadruples, mais l'attention délicate du général
+est à peine remarquée: c'est son pantalon
+qui l'occupe. Ce pantalon est percé, Mosquita
+le prend des mains du corsaire pour le raccommoder,
+et elle le répare avec autant de
+tranquillité que si depuis dix ans elle vivait avec
+l'homme que pour la première fois elle vient
+de recevoir chez elle. Accablé de fatigues, Rodriguez
+s'endort pendant que sa nouvelle conquête
+travaille auprès de lui son pantalon, et
+qu'elle veille à ne pas interrompre le silence parfait
+qui règne dans cette modeste habitation,
+qui va devenir bientôt l'asile de l'amour et du
+bonheur.</p>
+
+<p>Vers le soir notre corsaire se réveille: ses
+yeux, en se rouvrant, rencontrent ceux de
+Mosquita. En penchant sa tête reposée sur le
+rebord du hamac, il voit sur une petite table,
+tout auprès de lui, des pipes, du tabac de Varinas
+et une tasse de café tout chaud. Il fume, il
+boit, et Mosquita le sert avec une grâce et une
+attention parfaite. Une de ses mains cherche
+celle de la jeune Américaine, et Mosquita a
+l'air heureuse, mais heureuse de ce bonheur
+innocent qui ne sait rien prévoir, et qui s'abandonne
+à toutes les illusions qui l'ont produit.</p>
+
+<p>&mdash;Mais dis-moi donc comment, charmante
+petite fille, tu t'es déterminée à te donner
+à moi, plutôt qu'à tout autre?</p>
+
+<p>&mdash;Mais je ne sais pas! De riches Espagnols,
+de brillants officiers m'ont recherchée, et j'ai
+tout refusé. Mais dès que je vous ai vu, je me
+suis dit: Voilà l'homme que je veux, et je n'en
+aurai jamais d'autre.</p>
+
+<p>&mdash;Et quelle est ton intention, encore? À
+quoi prétends-tu? Qu'espères-tu enfin, en te
+donnant à moi avec tant d'abandon et de
+confiance?</p>
+
+<p>&mdash;A être votre compagne, si je suis assez
+heureuse, et à vous servir, si vous ne m'aimez
+pas.</p>
+
+<p>Elle prononçait ces derniers mots avec peine,
+et en baissant ses yeux mouillés des plus belles
+larmes que Rodriguez eût encore vues.</p>
+
+<p>&mdash;Et comment ne t'aimerait-on pas avec ta
+voix si pénétrante, tes regards si caressants et
+ton air si bon, si tendre!...</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'aimez donc un peu?</p>
+
+<p>&mdash;Mais je t'aimerai, du moins. Tiens, faisons
+tout de suite connaissance.</p>
+
+<p>La connaissance fut bientôt faite. Une fille qui
+se livre à celui qu'elle a choisi comme l'homme
+qui lui est destiné, ne met pas de coquetterie
+dans sa défaite: elle croit ne remplir que le devoir
+que lui impose son coeur; et puis, dans ces
+pays à demi civilisés, où l'amour n'est pas encore
+devenu tout-à-fait un calcul, on trouve parfois
+de la naïveté dans les faveurs que les femmes
+offrent à leur amant. Mosquita devint la maîtresse
+de Rodriguez, sans chercher à lui faire
+acheter, par des combats irritants, un bonheur
+qu'elle paraissait fière de lui accorder. Elle lui
+donna ce qu'elle avait de plus précieux, comme
+une preuve de la tendresse qu'elle voulait lui
+inspirer. Hommes de l'Europe, vous auriez
+trouvé bien étrange de voir, quelques instants
+après la perte de son innocence, cette jeune
+fille au pied de la couche de son nouvel amant,
+raccommoder les vêtements de celui à qui elle
+venait de vouer son existence, et qu'elle connaissait
+encore à peine. Oh! sans doute, en
+la voyant ainsi, vous l'eussiez prise pour une
+de ces créatures qui semblent s'abandonner,
+non à tel homme plutôt qu'à tel autre, mais
+qui étendent leur facile attachement sur tous
+ceux qui veulent bien se charger d'elles. Et
+cependant cette petite Mosquita n'avait pas
+encore aimé, et Rodriguez, à qui elle venait
+de s'offrir, devait être son premier et son dernier
+amant.</p>
+
+<p>Cet enchantement d'une vie paisible, cet
+enivrement d'un amour inattendu, et qui
+s'offrait à lui sous des formes aussi piquantes,
+lui fit oublier pendant quelques jours tout ce
+qui auparavant l'avait occupé. Mosquita le charmait
+par son ingénuité, et le touchait par
+l'abandon de sa tendresse, enfantine. Sans cesse
+attachée à ses pas, en évitant de l'importuner,
+elle paraissait épier l'instant où elle pourrait prévenir
+un de ses désirs, lui épargner un moment
+d'ennui. Il se sentait presque honteux de se laisser
+aller au charme qui l'environnait, et cependant
+il y cédait avec une complaisance qu'il
+n'avait pas encore connue.&mdash;Ah! disait-il à
+sa maîtresse, je vois maintenant le tort que j'ai
+eu. Je ne pourrai plus me séparer de toi, sans
+éprouver un regret qui humiliera trop ma fierté.</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi te séparerais-tu de moi?</p>
+
+<p>&mdash;Pour courir à des dangers que me réserve
+une destinée que je veux remplir.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! je te suivrai.</p>
+
+<p>&mdash;Me suivre sur mer, au milieu des combats,
+parmi des forbans?</p>
+
+<p>&mdash;Suis-je devenue ta compagne pour ne
+partager que ton bonheur? Tu me parles de
+dangers, de combats, comme si près de toi
+il pouvait y avoir quelque chose à craindre
+pour moi. C'est la mort, n'est-ce pas, que je
+pourrai trouver en te suivant? Mais crois-tu
+que je vivrais, si tu t'éloignais de moi? Oh!
+quand je me suis attachée à toi, c'est ma vie
+que je t'ai donnée, et la liane doit mourir avec
+l'arbre qu'elle a enlacé une fois.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, Mosquita, entends-tu bien ces matelots
+qui viennent m'arracher d'ici, en me
+reprochant le temps que j'ai passé dans tes
+bras! Vois, comme ils sont rudes et impitoyables!
+Ils ne conçoivent pas comment j'ai pu
+les oublier un instant pour toi, et ils ne me
+pardonneraient pas, une fois à bord, ce qu'ils
+appellent non pas une faiblesse, mais une lâcheté.
+Les entends-tu crier à ta porte même
+contre toi, qu'ils accusent de m'avoir retenu
+quelques jours loin d'eux? Et les hurlements
+de ces hommes effroyables ne t'intimident pas,
+et tu ne frémirais pas de me suivre au milieu
+de ces tigres!</p>
+
+<p>&mdash;Moi? non. Ne serais-je pas avec toi?</p>
+
+<p>&mdash;Mais s'ils voulaient t'arracher de mes bras,
+aux dépens même de ma vie?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! alors je mourrais contente, car tu
+m'aurais défendue contre eux.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne puis consentir à te laisser partager
+un sort qui n'est pas fait pour toi, pour ta faiblesse,
+pour ton sexe enfin.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, je te suivrai malgré toi, quand
+ce serait avec l'un de ces hommes que tu me
+dépeins si terribles.</p>
+
+<p>&mdash;Allons! allons! capitaine, à bord, à bord!
+hurlèrent au même instant une douzaine de
+matelots ivres, qui venaient chercher Cavet.
+L'ouvrage ne va pas à bord du brick, depuis
+que vous vous êtes <i>encotillonné</i>. Ce n'est pas ça,
+il nous faut un capitaine, il nous faut vous,
+enfin; et puisque vous ne pouvez pas vous en
+passer, amenez avec vous votre camarade de
+lit, que Dieu confonde!</p>
+
+<p>&mdash;Vois-tu? s'écria Mosquita, ce sont ces
+hommes-là même que tu voulais me faire redouter,
+qui te donnent le même avis que moi.
+Je te suivrai, je m'attacherai à tes pas, à toutes
+tes actions, à ta vie, et la mort seule pourra me
+séparer de toi, par qui j'existe, par qui je
+pense, par qui je respire, enfin.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, puisque tu le veux avec tant
+d'acharnement, viens, suis-moi; mais surtout,
+garde-toi bien de me reprocher, quel que puisse
+être notre sort, la faiblesse d'avoir consenti à
+t'enchaîner à une destinés de pirate.</p>
+<br><br>
+<a name="c8" id="c8"></a>
+
+<h3>8</h3>
+
+<h3>Appareillage pour courir bon-bord.</h3>
+
+<p>Un navire de cent pieds de tête en tête, fait
+comme une moule, raz sur l'eau comme une
+chaloupe, une mâture penchée sur l'arrière
+comme si à chaque coup de tangage elle allait
+tomber, quatorze caronades de 16, en batterie,
+une pièce en fonte de 24, à pivot entre le grand
+mât et le mât de misaine, un gréement en désordre,
+des voiles mal pliées, et deux bords peints
+en noir, tel était le brick espagnol que Cavet
+avait enlevé, et sur lequel il se disposait à prendre
+la mer.</p>
+
+<p>Son équipage avait été ramassé dans tous
+les lieux où il avait pu se procurer des hommes
+de bonne volonté. Quelques matelots colombiens
+fort paresseux, des Américains criards
+et entêtés, des Anglais vaillants et ivrognes, des
+Français tapageurs et insubordonnés composaient
+son personnel, et la bigarrure que l'on
+remarquait dans tous ces gens rassemblés sur
+le même bâtiment pour aller courir la même
+fortune, aurait présenté quelque chose d'assez
+piquant, sans l'effroi que devait inspirer cette
+réunion d'êtres si semblables dans leur brutalité
+et si différents dans leurs moeurs et leur
+jargon.</p>
+
+<p>Cavet arrive à bord avec Mosquita. Quelques
+matelots occupés dans les haubans à réparer
+des enfléchures, se demandent, en les voyant
+paraître: Quelle est cette femme-là?</p>
+
+<p>&mdash;La mienne! répond leur capitaine.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, excusez: il paraît que le capitaine
+veut naviguer avec de la viande fraîche. Elle n'est
+pas déjà si déchirée sa petite camarade de lit!</p>
+
+<p>&mdash;Cette camarade de lit vous la respecterez,
+ou nous aurons affaire ensemble.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais nous verrons un peu quelle
+langue elle parle. Cela ne nous empêchera pas
+de la respecter, capitaine. D'ailleurs elle nous
+portera bonheur. Il n'y a que les grandes dames
+et les calotins qui jettent un mauvais sort
+sur les navires. Mais les femmes à tout le monde,
+ça c'est comme un morceau de corde de pendu,
+ça porte bonheur.</p>
+
+<p>&mdash;Tu vois, dit avec affliction Cavet en se retournant
+vers sa compagne, tu vois à quels
+gens nous aurons affaire!</p>
+
+<p>&mdash;Ne serai-je pas toujours avec toi au milieu
+d'eux! c'était-là la seule réponse que faisait
+Mosquita aux observations de son amant.</p>
+
+<p>Le jour marqué pour l'appareillage, cinq à
+six embarcations chargées de matelots ivres, se
+rendirent à bord, et chacune d'elles semblait
+vomir cette espèce immonde sur le pont de
+<i>l'Albatros</i>. Les uns chantaient, criaient, beuglaient
+en se rendant à bord; les autres se jetaient
+à la mer tout habillés pour faire plus noblement
+le trajet. Les canots du navire recueillaient
+deux qui par fanfaronnade s'exposaient
+ainsi à se noyer. En vain le capitaine avait-il
+envoyé sur les vergues les hommes qui devaient
+larguer les voiles: en vain encourageait-il les
+autres à virer sur le câble pour mettre l'ancre
+en haut: les voiles ne se larguaient pas, l'ancre
+restait toujours au fond, et le pavillon colombien
+flottant sur l'arrière du bâtiment couvrait
+de son éclat tant de désordre et de turpitude.
+Que de jurons se croisaient, que d'injures
+grossières s'échangeaient à bord! Le capitaine
+seul, impassible au sein de cette scène dégoûtante,
+semblait attendre qu'il plût à ses gens
+d'exécuter ses commandements. C'est demain,
+se disait-il, que tout rentrera dans l'ordre, si
+l'autorité, qu'ils méconnaissent encore aujourd'hui,
+m'est laissée. Et il se promenait avec
+calme sur son pont.</p>
+
+<p>Pour la pauvre Mosquita, retirée dans un des
+coins du gaillard d'arrière, elle voyait sans oser
+dire un mot toute cette confusion au milieu de
+laquelle son amant lui paraissait admirable.
+Toutes ses pensées, toute son amoureuse attention
+se portaient sur lui, sur lui seul. C'était
+un dieu pour elle, et les autres hommes des
+misérables indignes d'un tel chef.</p>
+
+<p>Vers le soir enfin <i>l'Albatros</i> se trouva appareillé,
+ou pour mieux dire mis en dérive par
+son équipage. Le capitaine, placé à la barre, gouverna
+le navire en dehors des passes, et, après
+la manoeuvre, il voyait ses plus galants matelots
+lancer des oeillades fripponnes à sa maîtresse,
+et hasarder même de ces petites caresses lourdes
+et brutales que Mosquita repoussait avec
+plus de complaisance que de dure sévérité.</p>
+
+<p>&mdash;Comment finira tout ceci? disait-il, en
+lui-même et en soupirant.</p>
+
+<p>Quelques pavillons jetés sur le gaillard d'arrière
+et près du couronnement servirent de
+couche au capitaine pendant la nuit. Un nègre,
+qu'il avait pris depuis quelque temps en affection,
+lui porta une paire de pistolets chargés.
+Mosquita s'assit à côté de son amant, et la nuit,
+une nuit de désordre encore, se passa dans cette
+anxiété.</p>
+
+<p>Mais déjà même, au milieu de ses premières
+et de ses plus vives appréhensions sur l'avenir,
+l'amoureuse Mosquita sentait la douceur de se
+voir rapprochée plus intimement de celui qu'elle
+aimait plus que sa vie. Quel bonheur elle éprouvait
+de pouvoir se dire qu'elle contribuerait
+peut-être à charmer ou à préserver même une
+existence si chère! Que son Rodriguez lui paraissait
+beau au milieu de ces hommes terribles,
+dont il s'était rendu le chef par la supériorité du
+courage et l'empire de son mérite! Que d'avenir
+dans ce regard perçant, qui semblait contenir
+la destinée de tout le corsaire! que de noblesse
+naturelle dans sa taille élevée, dans ses
+traits simules et quelquefois si doux! Oh! sans
+doute à terre, les autres femmes lui auraient
+disputé victorieusement le bonheur de posséder
+ce coeur si bien fait pour recevoir d'impétueuses
+impressions. Mais là, à bord, seule avec lui,
+sans cesse auprès de lui, elle pouvait sans craindre
+de déchirantes rivalités, s'enivrer de la volupté
+de posséder celui qu'elle adorait. La vie
+sauvage du bord, l'aspect même de ces êtres
+odieux que son amant était réduit à commander,
+l'embellirait encore aux yeux de Rodriguez,
+et ces épanchements intimes du fond du coeur
+au milieu des dangers, la rendraient plus
+chère à l'homme dont elle voulait seule occuper
+tous les moments, toutes les pensées, toute
+l'existence enfin.</p>
+<br><br>
+<a name="c9" id="c9"></a>
+
+<h3>9</h3>
+
+<h3><i>Courses, Combats.</i></h3>
+
+
+<p>Sous le ciel bouillant et convulsif du tropique
+du Cancer, s'étendent dans l'Occident des
+mers qui vont baigner de leurs tièdes flots une
+multitude d'îles et de rochers à peine connus
+de notre froide Europe. Avec quelle pittoresque
+bizarrerie et quelle capricieuse profusion la
+Providence semble avoir semé ces terres tantôt
+hautes et étroites, tantôt longues et basses, sur
+ce golfe mexicain qui se recourbe du côté des
+Florides et du côté de la Colombie, comme
+pour resserrer dans ses bras immenses ces myriades
+d'îles si diverses par leurs formes, et
+pourtant si uniformes dans leur variété même!
+Que de majesté dans ces montagnes audacieuses
+qui semblent être tombées des nuages qu'elles
+dominent, pour éteindre leur base volcanique
+au sein des mers qui bouillonnent autour d'elles!</p>
+
+<p>Si jamais il put entrer dans les desseins de la
+Providence de réserver aux malfaiteurs errants
+sur les flots un asile où ils pussent perpétuer
+leur brigandage, sans doute que c'est dans le
+golfe du Mexique qu'elle a voulu créer un
+théâtre à leurs funestes exploits, et leur ménager
+un refuge contre les châtiments que la société
+destine à leurs crimes. Parcourez ces petites
+criques si bien cachées, ces ports naturels
+si bien défendus par eux-mêmes contre les
+croiseurs, et vous resterez convaincu que le
+golfe du Mexique est bien mieux encore la
+terre promise pour les pirates, que les Abruzzes
+ou la Sierra-Morena pour les bandits de notre
+continent.</p>
+
+<p>Ce fut dans ces parages, où la brûlante imagination
+d'un jeune marin peut trouver encore
+tant de poésie, que notre capitaine Rodriguez
+voulut commencer ses courses, courses fatales
+qui devaient bientôt remplir d'horreur ces mers
+presque toujours si belles, si transparentes et
+si paisibles! Ce fut sous l'ardeur de ce soleil si
+majestueux et si fécond, qu'il sentit s'allumer
+dans son coeur la passion des grandes choses,
+mais des choses atroces qui retentissent aussi
+dans le monde. Comment se fait-il que la chaleur
+que l'on semble dérober au ciel de ces climats
+incandescents, ne serve quelquefois qu'à
+développer dans notre coeur la soif du pillage
+et du sang humain!</p>
+
+<p><i>L'Albatros</i> était parti de Carthagène, le pont
+couvert de ces bandits, qui jusque-là avaient
+reconnu, pendant l'armement, l'autorité de
+Rodriguez. Mais une fois au large, un des plus
+hardis de l'équipage s'avance vers le capitaine,
+et lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Au nom de tous nos gens, je te dégomme,
+jusqu'à nouvel ordre, du titre de capitaine.</p>
+
+<p>Rodriguez s'attendait à cette destitution, et
+même à la forme brutale sous laquelle elle
+devait lui être annoncée.</p>
+
+<p>&mdash;Je veux bien, répond-il, rentrer dans la
+classe des autres hommes de l'équipage. Mais
+de quel droit me prives-tu ainsi de l'autorité
+que m'a confiée le Libérateur?</p>
+
+<p>&mdash;De quel droit? Tu vas le savoir.</p>
+
+<p>Le Libérateur, d'abord, n'a pas enlevé le navire
+que nous avons actuellement sous la plante
+des pieds; mais il nous en a fait cadeau après
+l'enlèvement auquel tu as aidé plus que n'importe
+qui, c'est vrai. Cependant il ne faut pas
+que ta part soit trop forte; et puisque le navire
+nous a été donné à tous, nous nous trouvons
+tous être armateurs du bâtiment. Il ne
+s'agit plus que de choisir un capitaine qui
+convienne à l'équipage.</p>
+
+<p>&mdash;Rien de mieux: le plus capable doit commander.
+Choisissons.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien là ce que nous voulons faire
+aussi, et le plus justement que nous pourrons.
+As-tu un plan d'arrêté?</p>
+
+<p>&mdash;Aucun.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, nous sommes déjà plus avancés
+que toi, car nous en avons bâclé un, et un
+fameux encore. Comme il n'y a que trois particuliers,
+entre nous tous, capables de nous
+commander, nous allons choisir aux voix qui
+des trois sera gradé capitaine.</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas, il faudra que chacun écrive
+le nom de celui à qui il voudra accorder son
+suffrage.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, et il n'y a pas une douzaine d'entre
+nous qui sachent écrire! J'ai un moyen de faire
+l'affaire sans plume et sans papier; écoute,
+voici mon plan: Chaque individu prendra un
+biscaïen, une balle et une pomme de racage.
+On mettra sur le capot d'arrière une baille de
+combat. Toi, tu feras l'appel, et à mesure que
+tu nommeras un homme de l'équipage, le
+particulier larguera dans la baille de combat,
+son biscaïen, sa balle ou sa pomme de racage,
+selon son idée. Tous les biscaïens seront pour
+toi, les balles pour Gouffier et les pommes de
+racage pour moi, Pierre Chouart. Ça te chausse-t-il
+un peu proprement?</p>
+
+<p>&mdash;Comme une paire de gants. Mais faisons
+vite, car le navire ne peut pas rester sans commandement.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, fais mettre vent-dessus-vent-dedans
+pendant l'opération, et je vais expliquer
+ma mécanique à tout notre monde.</p>
+
+<p>Rodriguez commande: Cargue la grand'voile,
+amène déborde, et cargue les perroquets; borde
+l'écoute de guy, masque le grand hunier, la
+barre dessous, et halle bas le grand foc.</p>
+
+<p>La baille de combat est placée derrière: elle
+servira d'urne pour le scrutin qui s'apprête.
+Les biscaïens, les balles et les pommes de racage
+sont distribués aux votants: ces objets tiendront
+lieu de boules. Trois notabilités se chargent de
+compter les suffrages. Au coup de sifflet de
+silence, lancé par Pierre Chouart, tout le
+monde se tait, Rodriguez fait l'appel. Chaque
+votant passe à son tour. Les biscaïens tombent
+lourdement au fond de la baille de combat:
+les pommes de racage résonnent quelquefois,
+mais il est bientôt facile de deviner que Rodriguez
+l'emportera. Ses compétiteurs pâlissent.
+Leur rire aigre et forcé dénote le dépit qu'ils
+éprouvent. Le moment d'examiner et de compter
+les suffrages arrive, quand tout l'équipage
+a voté. On soulève la toile qui recouvre l'urne;
+on fait le partage des voix: quatre-vingt-neuf
+biscaïens pour Rodriguez, trente-six balles
+pour Gouffier et vingt-cinq pommes de racage
+pour Pierre Chouart.... Vive Rodrignez! vive
+Rodriguez! Il est élu capitaine du corsaire
+<i>l'Albatros, et malheur à qui lui désobéira!</i>&mdash;Capitaine!
+lui crie-t-on de toutes parts, il faut
+vous faire reconnaître. Attention, vous autres
+tous, le capitaine va parler!</p>
+
+<p>Rodriguez prend en effet la parole:</p>
+
+<p>&mdash;Mes amis, vous m'avez reconnu pour
+votre capitaine, et, sans me flatter, je crois
+que vous avez bien fait. Je vous commanderai
+rudement, et il faudra que vous m'obéissiez
+sans murmure. Si je fais le capon, vous me
+punirez après l'affaire. Si je vous traite injustement,
+une fois à terre, vous me trouverez
+prêt à m'aligner avec celui ou ceux qui auront
+à se plaindre de moi. Mais à bord, vous m'avez
+nommé chef, et je veux l'être tant qu'il me
+restera une goutte de sang dans les veines et
+une arme dans la main.</p>
+
+<p>&mdash;Bravo! bravo! capitaine. C'est parler
+comme un livre, ça, et nous vous obéirons!</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez donné aussi vos suffrages à
+Gouffier et à Pierre Chouart: l'un doit être
+second du bord, et Pierre Chouart, lieutenant.
+Les capitaines de prise, je les nommerai à ma
+fantaisie, et d'après la manière dont les officiers
+que j'aurai choisis se seront comportés. Les
+maîtres sont déjà trouvés. Moralès sera maître
+de manoeuvre, Bugalet, contre-maître; Fillon
+commandera la batterie, et chaque matelot
+gouvernera à son tour. Cela vous va-t-il?
+J'écouterai pendant une heure toutes les observations
+qu'on voudra me faire. Passé ce
+temps, plus de réclamation, et vogue la galère:
+tout le monde à son poste, le navire
+sera droit.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, pas d'observation, vive le
+capitaine! c'est un bon b...., vive le capitaine
+Rodriguez!</p>
+
+<p>&mdash;J'ai encore cependant une autre chose à vous
+demander, et j'ai besoin de vous consulter.</p>
+
+<p>&mdash;Parlez! parlez! capitaine; nous vous écoutons.
+Maître Moralès, sans vous commander,
+disent les matelots, voudriez-vous faire faire
+silence?</p>
+
+<p>Le coup de sifflet de silence se fait entendre:
+tout le monde se tait, et Rodriguez reprend:</p>
+
+<p>&mdash;Sur quels navires courrons-nous, avec
+notre pavillon colombien?</p>
+
+<p>&mdash;Sur tous les navires, capitaine.</p>
+
+<p>&mdash;Mais la république, que nous servons,
+n'est en guerre qu'avec les Espagnols, et,
+d'après nos instructions, nous ne devrions
+courir que sur les bâtiments ennemis de la
+république.</p>
+
+<p>&mdash;Les Espagnols n'ont presque pas de navires
+en mer: il n'y aura rien à faire avec eux,
+<i>c'est</i> des raffalés. Courons sur tout le monde.</p>
+
+<p>&mdash;Mais ce sont les seuls ennemis pourtant
+que nous devions combattre!</p>
+
+<p>&mdash;Si nous attaquons pas moins les Anglais
+et les Américains, ils nous répondront, et de
+cette manière ils deviendront nos ennemis.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voulez, par conséquent, que nous
+attaquions tous les navires que nous pourrons
+rencontrer à la mer?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, certainement. C'est le plus sûr
+pour ne pas se tromper.</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est donc de la piraterie que vous
+voulez faire, et non pas de la course?</p>
+
+<p>&mdash;Course ou piraterie, ça nous est égal,
+pourvu que nous fassions notre beurre.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! nous courrons sur tous les bâtiments,
+et nous sauterons à bord de ceux
+que nous pourrons amariner. C'est bien votre
+avis et celui de tout le monde?</p>
+
+<p>&mdash;Mais un peu. N'est-ce pas, vous autres?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui. C'est notre idée.</p>
+
+<p>&mdash;C'était aussi la mienne, mais j'étais bien
+aise d'avoir là-dessus l'assentiment général. A
+présent que je suis certain de votre opinion,
+le temps des réclamations est passé.</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, excuse, dit un gros gaillard, en
+s'avançant vers Rodriguez; il n'y a pas encore
+une heure de passée depuis votre avancement
+au grade de capitaine, et j'ai une observation
+à vous faire.</p>
+
+<p>&mdash;Laquelle? Parle vite, car tu n'as pas cinq
+minutes à causer.</p>
+
+<p>&mdash;Je venais vous demander sur quel pied
+est à bord le petit camarade de lit que vous
+avez amené à la traîne avec vous ce matin?</p>
+
+<p>&mdash;Sur quel pied? Mais sur ses deux pieds,
+ce me semble.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas ça que je veux dire; je veux
+dire à quoi elle servira à bord, cette femme,
+ou cette fille, comme vous voudrez l'appeler?</p>
+
+<p>&mdash;Puisqu'il faut te l'expliquer, elle me servira
+de femme.</p>
+
+<p>&mdash;Mais ce n'est pas juste, cela. Il n'y aura
+que vous qui aurez une femme, à bord?</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi pas? pourvu qu'elle n'ait
+pas des parts de prise.</p>
+
+<p>&mdash;Mais la ration qu'elle mangera et la place
+qu'elle va occuper, comment les gagnera-t-elle?</p>
+
+<p>&mdash;Sa ration, je la paierai; sa place, elle l'aura
+dans ma cabane, que je partagerai avec elle.</p>
+
+<p>&mdash;Mais si cette petite amoureuse vient à
+aimer quelques-uns de nous, et à ne plus vous
+aimer, aurez-vous le droit de la chicaner dans
+sa manière de faire l'amour à sa fantaisie?</p>
+
+<p>&mdash;Non. Je ne prétends pas plus la gêner
+dans ses goûts, que vous autres ne devez prétendre
+à la contrarier dans son choix. Après
+l'avoir admise à bord, aucun de vous ne pourra
+pas plus la contraindre à aimer qui bon vous
+semblera, que vous ne pourriez forcer l'un
+d'entre vous, à avoir de l'amitié pour un de
+nos gens qui ne lui plairait pas.</p>
+
+<p>&mdash;Ah mais, il faut s'entendre cependant....</p>
+
+<p>&mdash;Il est inutile de prolonger cette discussion,
+dit Mosquita impatientée. Vous avez parlé
+de ma ration à bord, cette ration je veux la gagner
+en me rendant utile. A quoi suis-je bonne?
+A faire la cuisine, à servir le capitaine? Eh
+bien, je ferai l'une, et je servirai l'autre. Quant
+à mes sentiments de préférence, il sont à moi:
+j'aimerai qui je voudrai, et personne ne viendra
+contrarier mon choix. Dès ce moment, je
+suis à bord comme tout autre; je ne demande
+rien, qu'à me rendre utile et qu'à rester tranquille
+au milieu de vous tous.</p>
+
+<p>Rodriguez, à ce mouvement de Mosquita,
+la contemple, comme enchanté de son énergie
+et du parti qu'elle a su prendre. Les matelots,
+témoins de la résolution de l'amazone colombienne,
+la regardent avec une sorte de bienveillance,
+et, en s'en allant sur le gaillard d'avant,
+ils se disent: Pardieu, elle a l'air d'être taillée
+sur un bon gabarit de femme, cette petite
+brune-là! Et dès lors Mosquita put compter
+sur les brusques égards de tout le monde.</p>
+
+<p>L'intrépide Colombienne ne se borna pas à
+une stérile résolution. Le soir même on la vit,
+habillée en petit matelot, prendre son poste à
+la cuisine, et aider les hommes de chaudière à
+préparer et à faire bouillir les aliments destinés
+au souper de l'équipage. Cette détermination
+si étrange dans une jeune fille aussi gentille, ce
+zèle si absolu, étonnèrent les plus rudes, et
+produisirent l'effet que Mosquita en attendait.
+En moins de quelques jours, elle devint l'objet
+des égards les plus délicats que des forbans
+puissent avoir pour une femme, et elle se
+trouva avoir conquis la bienveillance de ceux
+des matelots qui avaient vu avec le plus de répugnance
+son arrivée à bord de <i>l'Albatros</i>. Rien
+de plus plaisant que l'empressement que mettaient
+les hommes placés à la cuisine, pour lui
+rendre moins désagréables les soins et le travail
+qu'elle s'était imposés et qu'elle continuait avec
+une résolution inébranlable. Avait-elle besoin
+d'eau, aussitôt cinq à six farouches matelots se
+disputaient le plaisir d'aller remplir son bidon
+dans la cale. Fallait-il chercher du bois pour
+alimenter le feu sur lequel bouillait la chaudière
+de l'équipage, c'était à qui le premier lui apporterait
+quelques bûches fendues. L'un épluchait
+un giraumon pour sa soupe, l'autre écumait
+le large pot-au-feu du bord. Aucun des
+gens du corsaire ne se serait permis d'allumer
+sa pipe à la cuisine sans en demander la permission
+à la jolie <i>cookeresse</i>, car c'était le nom
+qu'on lui donnait sur le gaillard d'avant, où elle
+avait établi l'empire de sa gentillesse. Quelquefois
+il lui fallait acheter, il est vrai, par quelques
+petits désagréments l'avantage de vivre en
+paix avec tout son monde. Tantôt c'était un
+matelot fringant qui, prétentieux diseur de
+bons mots, cherchait, après avoir mis sa chique
+en poche, à lui ravir familièrement un baiser.
+Tantôt c'était un audacieux gabier qui lui serrait
+la taille en laissant échapper une expression d'amour
+et de regret de ne pouvoir en faire davantage.
+Mais un revers de main appliqué au premier,
+on un <i>finissez donc</i> très-sec, signifié au
+second, délivraient bientôt Mosquita de ces
+galantes importunités.</p>
+
+<p>Pour le capitaine Rodriguez, il était émerveillé
+de l'adresse et du courage de sa petite
+compagne. C'était le soir seulement qu'il pouvait
+la posséder tout entière, mais alors qu'il
+se dédommageait avec ivresse de la contrainte
+que lui avait imposée le jour! Retiré avec elle
+dans son étroite chambre, il retrouvait, dans les
+plus intimes épanchements, ces moments de
+bonheur et de confiance que sa Mosquita lui
+avait fait goûter à Carthagène. La vie bruyante
+et sauvage du bord, l'aspect brutal d'un équipage
+d'hommes désordonnés, ne servaient
+même qu'à lui rendre plus chers et plus doux
+les instants où il pouvait entendre la voix passionnée
+de sa maîtresse, et jouir du bonheur de contempler
+ses traits, où se peignait la joie d'avoir
+fait à l'amour le plus absolu des sacrifices.</p>
+
+<p>Ce fut dans un de ces instants de calme et de
+tendre recueillement que la maîtresse de Rodriguez
+lui révéla un complot qui le menaçait,
+et sur lequel il n'avait conçu encore aucune
+défiance.</p>
+
+<p>&mdash;Tu vois bien, lui dit-elle, ces hommes qui
+te prodiguent les marques de la déférence la
+plus complète. Eh bien, ce sont ceux-là même
+qui t'en veulent le plus! Tu me disais, pour me
+détourner du projet de t'accompagner, que
+je ne connaissais pas ces gens au milieu desquels
+nous allions vivre. Sache aujourd'hui
+que je les connais mieux que toi-même tu ne
+pourrais le faire. C'est sur leurs physionomies,
+c'est par quelques mots échappés à plusieurs
+d'entre eux, que j'ai appris, en cachant l'émotion
+que leurs desseins m'inspirent, la trame
+qu'ils ont formée contre toi.</p>
+
+<p>&mdash;Et quel est donc leur projet, quelle est
+donc cette trame?</p>
+
+<p>&mdash;De t'arracher peut-être la vie, ou tout au
+moins le commandement du corsaire.</p>
+
+<p>&mdash;Lequel d'entre eux oserait se mettre à la
+tête d'un complot qui soulèverait contre ses lâches
+auteurs tout l'équipage qui m'a reconnu
+pour son chef? Serait-ce Gouffier, celui que
+j'ai choisi moi-même pour mon second?</p>
+
+<p>&mdash;Non, lui je le crois attaché à toi. Mais je suis
+presque sûre que ton lieutenant, Pierre Chouart,
+doit se mettre à la tête des révoltés, que ses
+conseils ont disposés à tenter un coup de main.</p>
+
+<p>&mdash;Et qui encore a-t-il réussi à égarer? les
+plus misérables et les plus mutiles de mes hommes,
+sans doute?</p>
+
+<p>&mdash;Une vingtaine d'entre eux, si j'en crois ce
+que j'ai entendu sans qu'on soupçonnât l'attention
+avec laquelle j'ai tout écouté, tout saisi.</p>
+
+<p>Et alors Mosquita nomma à son amant, indigné
+de tant d'audace, les complices de la révolte
+qu'elle avait soupçonnée et découverte.</p>
+
+<p>&mdash;Cela me suffit, s'écria Rodriguez. Je frapperai
+un grand coup avant qu'ils n'aient pu
+préparer celui qu'ils me destinent. Je suis libre
+de choisir les hommes qui devront équiper nos
+prises.... Oui, oui, ils apprendront quelle vengeance
+je prépare aux traîtres qui veulent si
+lâchement me perdre.... Mais il me faudrait
+trouver un navire, et par une fatalité inconcevable,
+depuis notre sortie nous n'avons encore
+rien vu, rien aperçu... Oh! les malheureux, ils
+ne savent pas ce que je puis contre eux.... Ils
+l'apprendront bientôt!</p>
+
+<p>&mdash;Et quelle est donc ton intention, mon
+ami? Comme tu es agité... Oh! je t'en supplie,
+cache-leur bien ta colère: ils soupçonneraient
+trop tôt peut-être ce qu'il faut leur taire encore
+par prudence.</p>
+
+<p>&mdash;Mais n'entends-je pas du bruit sur le
+pont?.... Oui, il me semble avoir entendu parler
+d'un bâtiment... Si par un coup du ciel c'était....
+Montons, montons! On m'appelle!...
+Oui, oui, c'est un bâtiment... Mosquita, prépare-moi
+mes armes! viens! viens! c'est un
+bâtiment!</p>
+
+<p>Gouffier était de quart, il avait appelé en
+effet le capitaine pour lui montrer un navire
+qui semblait courir à contre-bord d'eux. En un
+instant les deux bâtiments sont l'un sur l'autre,
+poussés par la brise avec une égale vitesse. On
+crie: <i>Tout le monde sur le pont!</i> à bord du corsaire.
+À ce commandement chacun vole à son
+poste de combat. Le navire aperçu, sans avoir vu
+le corsaire, continue à courir sa bordée, et il ne
+commence à manoeuvrer pour éviter <i>l'Albatros</i>,
+que lorsqu'il lui est devenu impossible de ne
+pas l'aborder. On crie à bord des deux bâtiments.
+L'équipage de Rodriguez demande à faire
+feu en accostant le navire. <i>Ce ne sera rien que
+pour essayer nos pièces, capitaine</i>, hurlent quelques
+hommes.&mdash;<i>Non, non</i>, leur répond Rodriguez,
+<i>arrêtez le feu.... Vous ne voyez donc pas
+que c'est un bâtiment marchand. Sautons à bord
+et amarinons-le en silence, puisqu'il a été assez
+bête pour venir s'empêtrer avec nous!</i></p>
+
+<p>Les forbans pleuvent à bord du bâtiment
+abordé. Le capitaine de ce malheureux navire
+ne se réveille qu'au bruit de la moitié d'un
+équipage qui tombe sur son pont; il ne trouve
+d'asile contre la chasse que lui donnent les assaillants,
+qu'en passant à bord du corsaire qui
+vient de l'attaquer.</p>
+
+<p>&mdash;Capitaine Rodriguez, le navire est amariné,
+crie Gouffier, le premier sauté à bord de
+la prise.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien, Gouffier. De quoi est-il chargé?</p>
+
+<p>&mdash;De cailloux, capitaine; c'est une mauvaise
+barque anglaise sur lest.</p>
+
+<p>&mdash;Dépêtrons-nous de lui; coupons tout ce
+qui gêne pour le faire déborder du corsaire.
+Pierre Chouart, sautez à bord, mon ami, avec
+quelques-uns de nos gens; vous prendrez le
+commandement de la prise jusqu'à ce que nous
+ayons pu nous débrouiller et reconnaître ce
+qu'elle vaut.</p>
+
+<p>&mdash;Quels hommes voulez-vous que je prenne
+avec moi, capitaine?</p>
+
+<p>&mdash;Ceux qu'il vous plaira de choisir. Je m'en
+rapporte à vous. Nommez-les et ils vous suivront.</p>
+
+<p>Rodriguez, en agissant ainsi, avait son plan.
+Il savait bien que l'officier dont il voulait se
+défaire, désignerait pour l'accompagner sur la
+prise, qu'on ne devait conserver que quelques
+heures, ceux des marins sur lesquels il comptait
+le plus pour exécuter le complot qu'il avait
+préparé.</p>
+
+<p>Pierre Chouart en effet prend une quinzaine
+de marins. À mesure qu'il les nomme, Mosquita
+fait remarquer à son amant que chacun
+d'eux fait partie de la bande dont elle-même
+lui a déjà désigné les complices. Laisse-le s'entourer
+de ses affidés, répond Rodriguez. Chacun
+des noms qu'il appelle est un arrêt de mort
+qu'il prononce.</p>
+
+<p>&mdash;Quel est donc ton projet, Rodriguez? Tu
+es tranquille et cela me rassure.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je suis tranquille, mais c'est le calme
+de ma vengeance à moi..... Eh bien, Pierre
+Chouart, êtes-vous à bord avec vos hommes?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, capitaine: à présent que les deux
+navires sont parés l'un et l'autre, je vais me
+tenir à portée de pistolet de vous.</p>
+
+<p>&mdash;C'est cela, mon ami, à portée de pistolet.
+Vous avez deviné parfaitement mon intention.</p>
+
+<p>Mais à peine les deux bâtiments sont-ils en
+train de faire route presque bord à bord, que
+la scène change. Rodriguez ordonne à ses gens
+de reprendre leur poste de combat. Tout le
+monde lui obéit sans savoir ce qu'il prétend
+faire. C'est pour faire l'appel, disent les uns.
+Non, c'est pour nous commander un tour
+d'exercice, disent les autres. L'équipage ne resta
+pas long-temps dans l'incertitude sur l'intention
+de son chef. Monté sur le dôme de la chambre,
+Rodriguez, au milieu du silence le plus profond,
+s'adresse ainsi à son équipage attentif:</p>
+
+<p>&mdash;Enfants, un complot devait éclater à bord
+contre moi, que vous avez nommé votre chef. En
+m'arrachant la vie, c'était le grade que je tenais
+de vous, que l'on voulait anéantir. Vous m'avez
+demandé à essayer vos pièces et notre poudre
+contre ce navire-là: eh bien, voici l'occasion de
+vous satisfaire. Il faut punir les traîtres qui voulaient
+enlever le corsaire sur les cadavres de
+leurs camarades. Délivrés de ces lâches, dont
+nous devons faire un exemple sanglant, il n'y
+aura plus que des braves à bord, dévoués les
+uns aux autres à la vie et à la mort. Parez-vous
+partout à faire feu à mon commandement.</p>
+
+<p>&mdash;Quels sont ces traîtres, capitaine Rodriguez?</p>
+
+<p>&mdash;Les voilà! Et il montre la prise montée par
+Pierre Chouart. Puis, prenant son porte-voix,
+et s'adressant à celui-ci:</p>
+
+<p>«Pierre Chouart, recommande ton âme à Dieu!
+Nous venons à bord du corsaire de prononcer
+ton jugement et celui de tes infâmes complices.
+Traître et lâche, apprends à mourir de la main
+de celui que tu voulais assassiner.»</p>
+
+<p>Pierre Chouart, altéré par ces paroles qu'il
+entend sortir comme un coup de foudre, du
+porte-voix de Rodriguez, prie en grâce son capitaine
+de suspendre un moment sa colère et
+d'entendre sa justification. La prise fait un
+mouvement pour approcher le corsaire, et les
+hommes qui la montent élèvent leurs mains
+suppliantes vers le ciel, en criant qu'ils ont été
+égarés par le perfide Pierre Chouart. Mais Rodriguez,
+au moment où la prise va l'accoster,
+fait donner un coup de barre pour l'éviter, et
+il commande le feu. Une bordée lancée à bout
+portant et à double charge en fut assez pour
+faire voler en éclats le malheureux bâtiment,
+dont la coque, percée, mitraillée et hachée,
+s'abîma bientôt sous les flots.</p>
+
+<p>Loin d'être troublé par ce spectacle horrible,
+Rodriguez, satisfait d'avoir essayé l'étendue de
+son empire sur les gens de son équipage, leur
+dit froidement ces mots au moment où le bruit
+de la volée venait de s'éteindre sur les vergues
+ensanglantées: Mes amis, nos pièces sont en
+bon état, et notre poudre est excellente! Vous
+pointez bien, et je serais indigne de vous commander,
+si je n'étais pas content de vous. Double
+ration à tout le monde. Mosquita, embrasse-moi:
+tu n'as pas seulement détourné la tête
+pour ta première volée.</p>
+
+<p>Ils allèrent, les forbans de <i>l'Albatros</i>, prendre
+leur double ration à la cambuse en chantant,
+en se félicitant d'avoir fait couler comme
+un plomb le navire sur lest. Il n'était bon qu'à
+cela, disaient-ils, et notre capitaine, l'as-tu vu?
+C'est un b..... qui a de la tête et qui parle bien
+au moins... Quelle carotte de longueur il vous
+a tirée à son lieutenant Pierre Chouart!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, une fameuse carotte, et Pierre
+Chouart a dû l'avaler en faisant une drôle de
+grimace!</p>
+
+<p>&mdash;Ecoute donc, il voulait toujours faire des
+cabales, et moi je n'aime pas les cabales. À bord
+d'un corsaire, il faut un peu de subordination,
+d'autant que nous pourrons envoyer notre capitaine
+par-dessus le bord s'il ne nous va pas.</p>
+
+<p>&mdash;Celui-là par-dessus le bord! oui, on t'en
+fricassera! Il nous ferait plutôt à tous battre des
+entrechats en l'air, en faisant sauter la barque,
+le brigand qu'il est!</p>
+
+<p>&mdash;On dira tout ce qu'on voudra, mais
+c'est un poulet, et un bel homme! A-t-il donc
+l'air guerrier, le chien, quand il commande le
+feu! Tiens, j'étais à la barre tout-à-l'heure
+quand nous avons envoyé des prunes qui n'étaient
+pas cuites, à la prise anglaise: eh bien, le
+fanal de l'arrière donnait sur la figure du capitaine,
+et je te fiche mon billet qu'il avait une
+mine bien bordée, va!</p>
+
+<p>&mdash;C'est un lapin, je ne dis pas le contraire,
+et il y a plaisir à en découdre avec
+un particulier de ce calibre. Avec lui, au
+moins, on peut dire: <i>Enlevez, c'est pesé!</i>... Le
+vin de la cambuse est bon tout de même! C'est
+dommage qu'il faille ménager les vivres, car
+une double ration, c'est pas assez pour des
+hommes qui ont le gosier sec. Il n'y a rien qui
+vous porte à la soif comme la <i>brûlure</i> de la
+poudre et un coup de peigne.</p>
+
+<p>Tout se réduisit, à bord du corsaire, à des
+conversations pareilles entre les matelots. Mais
+le sang-froid et la cruauté même de Rodriguez
+produisirent sur son équipage une impression
+profonde. Ses hommes, en admirant en lui une
+résolution qu'aucun d'eux n'aurait osé avoir,
+apprirent à le respecter comme le seul qui put
+les commander avec fermeté, et maintenir à
+bord la discipline qu'il leur fallait pour faire
+quelque chose de profitable à chacun. Une occasion
+nouvelle de prouver combien il était fait
+pour les diriger avec intelligence, se présenta
+bientôt.</p>
+
+<p>Une chaloupe gréée de deux voiles fut aperçue
+à cinq ou six lieues de l'île de la Marguerite,
+sur laquelle <i>l'Albatros</i> courait à toutes
+voiles. L'embarcation, en voyant un bâtiment
+tout noir cingler sur elle avec une marche qui
+devait lui paraître supérieure, revira de bord, et
+prit chasse aussitôt. Rodriguez la poursuit: il la
+gagne, il l'accoste. Seize hommes armés de sabres
+et de carabines la montaient; un pierrier
+établi sur l'avant composait toute son artillerie.</p>
+
+<p>&mdash;Qui êtes-vous? demanda Rodriguez à celui
+qui paraissait être le patron de la barque.</p>
+
+<p>&mdash;Ce que nous sommes, commandant?
+Nous ne sommes rien du tout; nous gagnons
+notre vie à pêcher, au large de la Marguerite,
+quelques perles, comme vous savez bien qu'on
+en trouve quelquefois dans ces parages.</p>
+
+<p>&mdash;Vous pêchez des perles avec des carabines
+et des sabres? Il parait que c'est une nouvelle
+manière de prendre du poisson et des bijoux.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est notre manière à nous, et nous
+ne faisons pas grand'-chose. Vous voyez aussi
+combien nous sommes pauvres.</p>
+
+<p>&mdash;Votre façon de faire la pêche ne me convient
+pas; et si vous ne me dites pas dans cinq
+minutes, montre à la main, ce que vous cherchiez
+ici, je vous ferai pendre tous les seize au
+bout de mes vergues, comme des gâte-métier,
+faisant la piraterie de manière à compromettre
+d'honnêtes forbans comme nous.</p>
+
+<p>&mdash;Ah grands dieux! commandant, est-ce
+que, par la bonté divine, vous seriez des pirates?
+Le ciel en soit loué! Vous pouvez nous assister,
+et nous partagerons.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons un peu ce que tu veux dire. Accoste
+à bord avec ton bateau, et si tu es un
+bon enfant, nous pourrons faire des affaires
+ensemble... Envoyez une amarre devant à cette
+embarcation, et ne laissez monter à bord que
+le patron.</p>
+
+<p>Une fois arrivé sur le pont du navire, le patron
+Raphael adressa ces mots au capitaine Rodriguez,
+après lui avoir fait trois humbles saluts
+et lui avoir souhaité la bénédiction de
+Dieu:</p>
+
+<p>«Il faut que vous sachiez, mon commandant,
+qu'un gros trois-mâts espagnol a relâché
+pour une voie d'eau, à la Marguerite. Il a fallu
+mettre sa cargaison à terre pour l'abattre en
+carène. Dès que la réparation a été faite, nous
+avons été employés à refaire son arrimage,
+car nous sommes tous de pauvres arrimeurs
+à une gourde par jour. A présent que ce navire
+se dispose à partir, nous nous sommes associés
+pour louer cette chaloupe, et venir l'attendre,
+armés de carabines, afin de l'enlever.
+Comme il a des barils de piastres à bord, et
+que nous savons où ils sont placés, nous ne
+serons pas embarrassés de les trouver.</p>
+
+<p>&mdash;Où allait ce navire? Combien d'hommes
+d'équipage a-t-il?</p>
+
+<p>&mdash;Il va à Campêche. Il a vingt hommes
+d'équipage, mais des mollasses, qui ne demandent
+pas mieux que de se laisser prendre.
+Tenez, à présent que nous approchons de
+terre, vous pouvez découvrir sa mâture, dans
+cette petite fente de la côte, là, dans le Nord-Est
+du compas...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, sais-tu, patron Raphael, ce
+qu'il nous faut faire pour ne donner aucune
+défiance au capitaine de ce bâtiment, qui
+craindrait d'appareiller peut-être, après avoir
+vu un brick de ma façon?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon commandant; mais je m'en
+rapporterai à vous, et j'écouterai vos conseils,
+comme si c'était la bonne vierge Sainte-Marie
+qui me parlât par votre noble et sincère bouche:
+<i>In nomine patris, filii et spiritûs sancti,
+amen!</i></p>
+
+<p>&mdash;Fais-nous grâce de tes prières, et écoute-moi.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous écoute, illustre commandant</p>
+
+<p>&mdash;Je vais carguer toutes mes voiles: tu vas
+aller, avec ta chaloupe, me haller par l'avant,
+comme si le brick avait besoin de ton secours,
+et voulait gagner, avarié, un mouillage près de
+la côte.</p>
+
+<p>&mdash;C'est cela, mon commandant; je vous
+comprends très-bien, et une fois que vous
+serez à l'ancre, je rentrerai dans le port, en
+disant au capitaine espagnol que vous êtes un
+bâtiment anglais en croisière, venu pour boucher
+une voie d'eau; que je vous ai donné aide
+et assistance avec ma chaloupe, et que...</p>
+
+<p>&mdash;Saute plus vite que ça dans ton embarcation.
+Tu diras après au capitaine du trois-mâts
+tout ce que tu jugeras convenable. Qu'il
+te suffise de savoir que si nous amarinons ce
+navire, tu recevras pour ta part une récompense
+proportionnée aux services que tu nous
+auras rendus.</p>
+
+<p>Les voiles de <i>l'Albatros</i> sont carguées et
+serrées: la chaloupe de Raphaël nage sur
+l'avant du brick contre le vent: les autres canots
+du corsaire aident la chaloupe. En quelques
+heures <i>l'Albatros</i> atteint un bon mouillage,
+d'où il peut être vu du navire espagnol.
+Un grand pavillon anglais est déployé sur l'arrière
+du pirate. Raphael revient dans le port,
+et il annonce partout que le brick qu'a remorqué
+sa chaloupe, n'a jeté l'ancre que pour visiter
+quelque couture molle un peu au-dessous
+de sa flottaison, et boucher une petite voie
+d'eau; qu'ensuite il appareillera pour continuer
+sa croisière contre les forbans. Il nomme le
+brick au capitaine de <i>la Quintanilla</i>, c'est le
+nom du trois-mâts espagnol; il cite même le
+nom du commandant anglais. Par San-Antonio,
+dit l'Espagnol, la circonstance est favorable
+pour moi. Tandis que ce croiseur anglais sera
+mouillé près de l'ile, je pourrai appareiller
+sans craindre les forbans qui rôdent toujours
+dans ces parages. Les scélérats craignent les
+bâtiments de guerre, comme les voleurs la
+corde: ils les sentent à vingt lieues à la ronde.
+J'appareille demain.»</p>
+
+<p>Raphael vient la nuit, dans une pirogue,
+rendre compte à Rodriguez des intentions du
+capitaine espagnol. Rodriguez fait des dispositions
+pour tromper ce malheureux capitaine.
+Il ordonne de dépasser les mâts de perroquets
+de <i>l'Albatros</i>, de mouiller une ancre par le travers,
+et de frapper sur le câble de cette ancre,
+et sur celui de l'autre ancre de mouillage, deux
+cayornes qui, crochées à la tête des bas-mâts,
+inclineront le brick comme s'il était à moitié
+abattu en carène. <i>L'Albatros</i>, bientôt couché
+sur le côté de tribord, présente le flanc opposé,
+à des hommes qui, dans les embarcations du
+bord et la chaloupe de Raphael, font semblant
+de visiter et de réparer les coutures avariées.</p>
+
+<p>C'est à la clarté naissante du matin que cette
+petite comédie se jouait sur les flots tranquilles,
+et des forbans étaient les acteurs de cette
+scène.</p>
+
+<p>La pauvre <i>Quintanilla</i> avait aussi mis sous
+voiles aux premiers rayons de l'aurore. Loin
+d'éprouver la défiance qu'aurait dû lui inspirer
+l'aspect d'un navire comme <i>l'Albatros</i>, le crédule
+capitaine espagnol comptait, au contraire,
+sur la présence du brick, qu'il supposait anglais.
+<i>La Quintanilla</i> quitte donc le port, ses basses
+voiles sur les cargues, ses huniers bien étarqués
+et bien bordés, les perroquets hissés à bloc. La
+brise du matin enfle les voiles et semble se jouer
+dans son gréement, en apportant aux matelots
+les douces émanations des fleurs de la côte, couvertes
+de rosée. Les cris cadencés des hommes
+qui hallent sur les cordages, vont réveiller les
+échos sonores de la terre, qui fuit battue par les
+lames que le navire forme en fendant les flots
+encore brunis par les dernières ombres de la
+nuit. Le soleil dore déjà l'horizon; tous les objets
+reprennent leur forme naturelle avec le
+jour, autour du bâtiment; on aperçoit sur l'avant,
+le brick, que l'on a pris la veille pour un
+croiseur anglais, la mâture penchée et le côté de
+tribord éventé. A mesure qu'on l'approche, on
+l'observe avec plus de curiosité. C'est un beau
+navire et qui doit bien marcher, dit le capitaine
+espagnol à son second. Voyez dans cette longue
+vue, ces façons si fines, cet élancement et
+cette quête!....</p>
+
+<p>&mdash;Effectivement, capitaine, c'est un bâtiment
+qui doit bien escarpiner, mais qui ne doit
+pas porter grand'-chose. Il me semble même
+plus fin que la plupart des bricks de guerre de
+construction anglaise. Quel bau il a! On rebat
+les coutures de son côté de tribord; entendez-vous
+les coups de maillet des calfats?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, le voilà dans la position où nous nous
+trouvions, il y a quinze jours, cherchant une
+voie d'eau. Mais à bord d'un navire de guerre il
+y a tant de ressources: c'est couvert d'hommes
+cela. Vous voyez, par exemple, ce brick: hé
+bien le voilà abattu presque en carène en haute
+mer.... Là.... il a frappé ses cayornes d'abattage
+sur deux ancres.... Allez donc faire une
+opération aussi hardie à bord d'une barque
+marchande de 400 tonneaux comme nous, avec
+vingt hommes d'équipage!</p>
+
+<p>&mdash;Voilà que nous allons passer à le ranger,
+capitaine. Voulez-vous que nous hissions notre
+pavillon?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute; montrez-lui nos couleurs et
+saluez-le en amenant et rehissant trois fois le
+pavillon national. Nous lui devrons peut-être
+l'avantage de pouvoir sortir sans avoir quelque
+forban à nos trousses, et il est bien juste que
+nous lui rendions hommage.</p>
+
+<p>Pendant ce paisible entretien entre le capitaine
+et le second de <i>la Quintanilla</i>, une scène
+toute différente se passait à bord de <i>l'Albatros</i>.
+Quelques hommes, placés à tribord dans les embarcations,
+faisaient bien mine de tapoter à coups
+de maillet sur les bordages: mais sur le pont,
+une partie de l'équipage était parée à filer les
+cayornes pour redresser le navire, et une autre
+partie disposée à hisser les voiles, guinder les
+mâts de perroquets passés sur l'arrière du tenon
+des mâts de hune. Rodriguez, assis sur son
+couronnement et caché par l'extrémité des bastingages
+de l'arrière, guette à la longue vue,
+d'un oeil avide, le trois-mâts qui va passer à
+côté de lui. C'est une proie facile, qu'il convoite
+et qu'il brûle d'étreindre dans ses serres. Le capitaine
+espagnol salue à portée fusil <i>l'Albatros</i>,
+qui, pour répondre à son salut, élève et amène
+par trois fois dans sa mâture inclinée, le pavillon
+anglais avec lequel il abuse son confiant
+ennemi. Oui, saluons-le bien, dit Rodriguez à
+voix basse: bientôt, quand il sera au large,
+nous le saluerons autrement qu'avec cette misérable
+étamine.</p>
+
+<p>L'Espagnol file toujours; il dépasse le corsaire,
+il est déjà plus éloigné de terre que
+celui-ci... C'est alors que les coyornes qui tenaient
+<i>l'Albatros</i> couché sur les flots sont filées
+peu à peu, et que le brick se redresse fièrement
+sur ses lignes d'eau; c'est alors que, par
+un mouvement qui tient presque de la magie,
+tant il est prompt et sûr, les vergues, qui se
+trouvaient apiquées, se croisent carrément sur
+les bas-mâts et sur les mâts de hune. Les huniers
+montent lentement à tête de bois, les mâts
+de perroquets s'élèvent sur leurs guinderesses,
+et les perroquets presque en même temps grimpent
+le haut des calle-haubans pour être gréés
+sur leurs mâts, déjà mis en clé.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez donc, fait remarquer le capitaine
+espagnol à son second, voyez comme ce navire
+anglais semble se redresser!</p>
+
+<p>&mdash;C'est le changement de position, capitaine.
+Il nous paraît maintenant sous un autre aspect
+que lorsque nous nous trouvions par son travers.</p>
+
+<p>&mdash;Non, je ne me trompe pardieu pas, ses
+huniers montent sur leurs drisses; il guinde ses
+mâts de perroquets! Ah Dieu tout puissant,
+si c'était un forban, à présent que nous sommes
+au large!... Revirons de bord, rentrons avant
+qu'il n'ait le temps de nous couper la terre.</p>
+
+<p>Il n'est plus temps, <i>l'Albatros</i> est sous voiles:
+il marche comme un dauphin, et, avec ses
+huniers qu'il largue et ses basses voiles qu'il
+vient d'amurer, il pourrait sans ses perroquets
+gagner <i>la Quintanilla</i>, comme l'agile dorade
+atteint le poisson volant qui cherche à fuir sous
+la lame qu'il perce de ses ailerons. Et comment,
+imprudent Espagnol, as-tu pu ne pas deviner un
+corsaire à cette coque si noire, à cette guibre si
+élancée, à cette haute mâture penchée sur cet
+arrière qui rase la mer, et enfin à cette multitude
+de matelots qui bouillonnaient sur ce large
+pont bordé de caronades! Tremble maintenant
+à l'approche de ces voiles brunes que la brise
+pousse vers toi avec tant de vitesse; tremble
+surtout à la vue de ces figures sinistres qui se
+grouppent sur l'avant du pirate! Ce pavillon
+anglais, qui t'a si grossièrement abusé, va s'amener
+pour céder sa place sur la drisse, à un
+pavillon colombien. Reconnais maintenant ta
+funeste erreur en voyant dans les eaux du corsaire
+la chaloupe de Raphael. C'est lui qui a
+conduit ton redoutable ennemi sur tes traces.
+Sauve-toi si tu le peux encore, mais songe bien
+que tu pourras payer cher les efforts inutiles
+que tu feras pour échapper au terrible <i>Albatros</i>!</p>
+
+<p><i>La Quintanilla</i> a viré de bord, <i>l'Albatros</i> a
+imité sa manoeuvre: elle veut tâcher de gagner
+la terre, fût-ce même pour faire côte, avant
+que le brick n'ait pu mettre le grapin dessus.</p>
+
+<p><i>L'Albatros</i> poursuit jusqu'en dedans des brisants,
+la proie qui veut lui échapper. Chaque
+fois que l'Espagnol croit toucher au rivage, le
+Colombien passe entre la terre et lui, et le
+force ainsi à regagner le large. Ce n'est pas à
+coups de canon que le brick veut faire amener
+le trois-mâts: il cherche au contraire à l'amariner
+à l'abordage pour ne pas donner l'éveil
+au large, et révéler peut-être aux croiseurs les
+parages où il se trouve. <i>La Quintanilla</i>, sans
+cesse chassée par <i>l'Albatros</i>, perd à chaque
+bordée l'avantage qu'elle s'était promis en
+louvoyant dans les dangers. A chaque évolution,
+elle dérive vers son infatigable ennemi, et
+comme l'oiseau qui perd ses forces en luttant
+de vitesse avec le vautour qui le menace, elle
+finit par s'abandonner à la voracité du corsaire.
+C'est alors que le terrible cri <i>à l'abordage, à l'abordage!</i>
+se fait entendre sur le pont du colombien,
+qui élonge le trois-mâts comme pour le
+dévorer. Tous les Espagnols tombent à genoux;
+et Rodriguez, en les voyant dans cette posture
+suppliante sous le poignard de ses forbans,
+se met à rire avec dédain, en ordonnant du
+geste qu'on épargne d'aussi méprisables victimes.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'on m'amène le capitaine, je veux lui
+parler.</p>
+
+<p>Le capitaine espagnol s'avance en tremblant
+et en élevant vers son vainqueur des mains
+agitées par la peur.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'as-tu de précieux à ton bord?</p>
+
+<p>&mdash;Ma cargaison et ma malle.</p>
+
+<p>&mdash;Rien de plus?</p>
+
+<p>&mdash;Rien, illustre commandant, je vous le
+jure par saint Antoine et les plus saints de
+nos martyrs.</p>
+
+<p>&mdash;Réfléchis bien à ce que tu vas me répondre.
+J'ai en main le manifeste de ta cargaison.
+Si tu m'avoues tout, je te laisse la vie: si tu
+mens, ce cartahu, frappé à ma grande vergue,
+punira ta dissimulation?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai trois barils de piastres dans ma chambre.
+Raphael a dû vous le dire, puisque c'est
+lui qui nous a trahis.</p>
+
+<p>&mdash;Passe-lui une cravate de franc-filain,
+Gouffier, puisqu'il n'a que trois barils de piastres.</p>
+
+<p>&mdash;Illustre commandant, j'oubliais de vous
+dire, tant je suis ému, qu'il y en a encore cinq
+barils, mais cinq barils tout petits, tout petits,
+dans une cachette sous le panneau de la
+chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas encore assez. Range à virer
+sur le cartahu.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! en grâce, noble et brave commandant,
+laissez-moi me remettre un peu et me rappeler
+ce que je puis encore avoir.... J'ai, j'ai...
+j'ai caché entre bord et serre, sous le lambris de
+ma cabane, deux sacs de doublons, deux petits
+sacs de rien, qui ne vous serviront pas à
+grand'-chose... Mais je veux tout dire.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est à peu près cela. On va fouiller
+ton navire d'ailleurs, et si l'on trouve, dans la
+visite, des objets que tu peux avoir oublié de
+m'indiquer, je te rafraîchirai la mémoire en te
+faisant hisser au bout de la grande vergue, pour
+l'exemple d'abord, et puis pour avoir de la
+viande fraîche pendue à mon croc.</p>
+
+<p>On visite, on fouille la prise de la carlingue
+à la pomme. Tout l'or et l'argent est trouvé,
+enlevé, transporté à bord du corsaire. On jette
+un équipage à bord de <i>la Quintanilla</i>, qui quitte
+<i>l'Albatros</i> pour aller à Carthagène, où elle attérira.
+Rodriguez, avec ses barils de piastres et
+ses sacs de doublons, fait voile pour Saint-Thomas,
+île danoise, repaire de forbans, où il
+pourra en toute sûreté plonger ses hommes
+dans la débauche et repartir ensuite, après avoir
+pris des renseignements sur les navires qu'il se
+propose de piller.</p>
+
+<p>En s'élevant au Nord, <i>l'Albatros</i> rencontre
+des bâtiments anglais ou américains: pour dérober
+aux croiseurs la direction de sa route,
+il coule tous les navires inutiles qu'il rencontre.
+Il jette sur quelques rochers déserts leurs
+malheureux équipages avec un baril d'eau et
+quelques livres de biscuit. Le pillage, l'incendie
+et la cruauté marquent partout son passage,
+et il arrive sous pavillon colombien à
+Saint-Thomas, au milieu des navires mouillés
+sur rade, qui remarquent avec terreur ce long
+brick tout noir, chargé de renégats, de mulâtres
+et de nègres. Son gréement est en désordre,
+ses voiles mal serrées, malgré le grand
+nombre d'hommes qui se pressent sur ses vergues.
+Il mouille, et la voix du capitaine est à
+peine entendue au milieu du bruit que font
+les matelots perchés sur les marche-pieds ou
+placés aux bittes pour filer du câble. Mais ce
+désordre même et cette confusion donnent un
+air funeste à tout cet ensemble de forbans, à
+toute cette harmonie de mauvaises figures, de
+manoeuvres pendantes et de voiles tannées et
+sombres.</p>
+
+<p>Les capitaines des navires marchands se demandent
+avec inquiétude ce que <i>l'Albatros</i>
+vient faire parmi eux. Tous regardent avec curiosité
+et avec effroi ce jeune capitaine aux
+traits hardis, à la chevelure noire et bouclée,
+se promenant avec un petit matelot que l'on
+dit être sa maîtresse déguisée. Quant à Rodriguez,
+il sourit, il est flatté de la défiance qu'il
+inspire. Il s'égaie d'entendre dire partout que
+ses matelots portent le désordre dans toute l'île.
+Il lit surtout avec avidité les journaux, dans
+lesquels on signale déjà son bâtiment comme la
+terreur des mers qu'il a à peine parcourues.
+Vois, dit-il, à sa Mosquita, vois comment ils
+rendent compte de moi, à leurs peureux de
+capitaines. Mosquita lit:</p>
+
+<p>«Un grand brick pirate, peint en noir, ayant sa
+mâture penchée sur l'arrière et naviguant sous
+pavillon colombien, a été vu dans les mers des
+Antilles, où il a coulé ou pillé déjà une quinzaine
+de bâtiments marchands, après avoir exercé
+les cruautés les plus inouïes sur les équipages.
+On le dit commandé par un insurgé espagnol.»</p>
+
+<p>&mdash;C'est bon, ils ne me connaissent pas.
+Continue.</p>
+
+<p>«Le brick anglais <i>la Baleine</i>, de 18 canons,
+le plus fin voilier de la division des Antilles, est
+à sa poursuite avec d'autres croiseurs américains
+et français. On ne doute pas qu'ils ne
+réussissent à s'emparer de ce bâtiment pirate,
+dont voici le signalement:</p>
+
+<p>«Mâture haute et inclinée.»</p>
+
+<p>&mdash;Je redresserai ma mâture.</p>
+
+<p>«Bordages peints en noir.»</p>
+
+<p>&mdash;Je les peindrai en blanc.</p>
+
+<p>«Guibre élancée, avec un oiseau représentant
+un albatros, pour figure.»</p>
+
+<p>&mdash;Je ferai sauter la figure. Ah! ils s'imaginent
+qu'en donnant le signalement de <i>l'Albatros</i>
+à leurs bâtiments marchands, ceux-ci seront
+à même de m'éviter quand ils auront été
+assez près de moi pour me reconnaître à ma
+mâture inclinée et à mes bords barbouillés de
+noir.... Ah! ah! les plaisants marins! Il faut
+rendre hommage à leur prudence et à leur discernement.
+Ils ont eu, il est vrai, la précaution
+d'envoyer des croiseurs sur mes traces, pour
+me donner la chasse et s'emparer de mon redoutable
+corsaire. Eh bien! je défie leurs plus
+fins voiliers, et je donnerai peut-être une leçon
+terrible à quelques-uns d'entre eux.... <i>La Baleine!</i>
+un brick anglais de 18 canons!... Je ne
+sais, mais ce nom-là m'affriande, et j'ai un pressentiment
+que si jamais je le rencontre... Mon
+<i>Albatros</i>... Oh! les Anglais, les Anglais, depuis
+qu'ils m'ont enlevé ma soeur... Tu sais, Mosquita,
+cette soeur bien aimée dont je t'ai si
+souvent parlé, et dont le souvenir est resté si
+cher au fond de ce coeur qui n'a plus pitié de
+rien. Il y a des bâtiments de guerre mouillés à
+Saint-Thomas; mais, malgré la défiance que je
+leur ai inspirée en entrant ici, ils ne peuvent
+me saisir: je suis dans un port neutre, préservé
+par le pavillon colombien qui couvre mon navire.
+Mes expéditions sont en règle; mais, pour
+plus de prudence, cependant, je sortirai demain
+avec un équipage que j'augmenterai d'un
+bon tiers.... Nous avons de l'argent en abondance,
+grâce au navire espagnol que nous avons
+amariné. Avec des piastres on a toujours des
+hommes dans cette île, rendez-vous de tous les
+écumeurs de mer. Allons à bord, Mosquita,
+j'ai des ordres à donner à Gouffier; la soirée
+ensuite sera toute à nous, toute à toi; viens,
+mon bon petit mousse, suis ton capitaine.»</p>
+
+<p>Il se rend à bord: il ordonne à son second
+de recruter des hommes. Il veut avoir deux
+cents matelots sur le pont de <i>l'Albatros</i>. A la
+mer il se peindra une batterie blanche. Il saura,
+au moyen des coins placés sur l'arrière de ses
+bas-mâts, rendre sa mâture plus perpendiculaire,
+en raidissant les étais et en mollissant
+ses calle-haubans de l'arrière. Ses projets arrêtés,
+ses ordres donnés, il redescend à terre avec
+sa Mosquita. Il ne passera qu'un moment dans
+la chambre qu'il loue pour la soirée; mais là
+du moins il sera seul près de sa maîtresse, mais
+dans cette chambre il pendra un hamac où la
+main de celle qu'il aime le bercera, l'endormira
+pour quelques heures. C'est la volupté qu'il a
+trouvée dans la petite maison de Carthagène
+qu'il cherche à ressaisir partout où il peut échapper
+à la vie tourmentante du bord. Un seul
+instant de calme, d'amour et de solitude, lui
+retrace tout ce qu'il désire se rappeler de son
+existence passée. Il est enfant dans les bras de
+sa maîtresse, sa force l'abandonne au sein des
+plaisirs qu'il veut cacher à tout le monde; il
+peut en liberté dépouiller toute sa fierté et sa
+cruauté, et puis cet enfant, bercé par la main
+d'une femme, s'élancera comme un tigre au
+milieu d'un équipage palpitant, et recouvrant
+tout-à-coup cette force qu'il a perdue un instant,
+cette cruauté qui semblait s'être éteinte dans
+les voluptés, il recommencera le carnage, il
+s'assouvira de crimes s'il le faut. C'est la mer,
+c'est l'horrible devoir qu'il s'est tracé, qui lui
+rendront sa férocité en exaltant son âme et en
+enveloppant son coeur de ce triple airain que
+le poète attribue au premier qui osa affronter
+les flots et les tempêtes.</p>
+
+<p><i>L'Albatros</i> quitte Saint-Thomas pendant la
+nuit. Il appareille avec mystère, comme ces
+voleurs qui osent à peine troubler le silence des
+ténèbres dont ils cherchent à couvrir leurs funestes
+exploits. Deux cents hommes, parmi lesquels
+il en est qui n'ont pas encore vu leurs camarades,
+manoeuvrent sans se dire un mot, sans hasarder
+une seule parole, même à voix basse. Les voiles
+brunes du corsaire sont larguées et bordées sur
+leurs vergues longues et noires. Le voilà filant
+vent-arrière et faisant clapoter sur ses larges
+flancs, la mer caressante qu'il refoule avec vitesse.
+La brise de Nord-Est le poussera pendant
+la nuit sous le vent de cet arc de cercle que forment
+les îles orientales de l'archipel des Antilles. C'est
+dans ces parages qu'il pourra faire de bonnes
+captures et vomir à bord de quelques prises
+une partie de l'avide équipage qui se grouppe
+dans sa calle, sur son pont, dans ses hunes
+même. Mais cette nuit, pendant laquelle <i>l'Albatros</i>
+coule si mollement sur les flots avec la
+légèreté d'une plume soulevée par un souffle de
+vent, doit être utilement employée. Rodriguez
+ordonne: ses hommes obéissent non plus avec
+ce silence qui a présidé à l'appareillage, mais ils
+obéissent en causant entre eux, en échangeant
+des mots facétieux, en se jetant et en repoussant
+avec gaîté, le sarcasme grossier qui ronfle
+dans leurs bouches. Les uns, pour exécuter les
+ordres du capitaine, dégréent le grand mât de
+hune pour y substituer un mât de perroquet
+à flèche. Les autres travaillent à mettre perpendiculairement,
+d'à-plomb la mâture basse. Une
+vingtaine de matelots se jettent dans les embarcations
+ou sur des échelles suspendues le long
+du bord pour peindre une batterie blanche sur
+le bordage tout noir du brick, et tout ces travaux
+différents s'exécutent à la lueur des fanaux
+dont le bâtiment est illuminé. Des matelots
+transformés en peintres nocturnes pour donner
+un déguisement à leur corsaire! Quelle bonne
+occasion pour s'égayer de la maladresse de celui
+qui trace une ligne courbe au lieu d'une ligne
+droite, sous le pinceau qu'il barbouille de peinture
+blanche! Que <i>l'Albatros</i> se trouvera artistement
+peint quand le soleil viendra éclairer
+le chef-d'oeuvre de ces barbouilleurs de nuit!
+Mais qu'importe, pourvu qu'il trompe l'oeil du
+commandant du croiseur ou celui d'un malheureux
+capitaine marchand, sa batterie sera
+toujours assez bien élégamment peinte!</p>
+
+<p>Aux premiers rayons de l'aurore, le corsaire
+se trouva tout-à-fait travesti. Son grand mât,
+devenu perpendiculaire, n'était plus surmonté
+que d'un matereau, sur l'arrière duquel on avait
+gréé une voile en pointe. Ce n'était plus qu'un
+dogre au lieu d'un brick, que <i>l'Albatros</i>; et
+puis sa grande raie blanche, étendue de l'arrière
+à l'avant, venait de lui ôter cet air pirate que
+lui donnaient auparavant ses pavois et ses presceintes
+recouvertes de noir luisant. Rodriguez
+s'embarque dans un canot, pour admirer, à
+quelque distance du bord, la transformation
+de son navire. Il est enchanté de ce changement,
+qui semble n'avoir pas altéré sensiblement la
+marche de son fin voilier.... Mais à peine est-il
+éloigné de deux cents brasses du navire, qu'on
+le rappelle à bord.... On vient de découvrir
+deux voiles!</p>
+
+<p>Sur l'horizon immense qu'enflamme l'aube
+naissante, deux voiles se dessinent en effet, séparées
+l'une de l'autre par une grande distance...
+Sur laquelle faudra-t-il courir d'abord?&mdash;Sur
+la plus grosse!&mdash;Mais laquelle est la plus
+grosse?&mdash;Tous les yeux se portent tantôt vers
+celui des navires qui se montre dans le Sud,
+tantôt sur celui qui reste au Sud-Ouest. On les
+observe avec attention, on compare leur grosseur:
+la brise est faible, mais <i>l'Albatros</i> est
+couvert de voiles; il a rentré ses embarcations,
+il a même réparé autant que possible le désordre
+qu'ont laissé sur son pont les travaux rapides
+de la nuit. Quelques pots de peinture restent
+cependant entre les caronades; le grand
+mât de hune dépassé n'est pas encore bien saisi
+dans la drôme; mais cette petite confusion intérieure
+ne nuit pas à la marche du navire.
+<i>L'Albatros</i> cingle sur le bâtiment aperçu qui
+lui a paru le plus fort, et il l'approche avec
+d'autant plus de facilité, que les deux navires
+en vue cherchent plutôt à se rallier qu'à prendre
+chasse et à continuer leur route. Un peu de
+brise se fait, de cette brise capricieuse qui le
+le matin verdit par chaudes bouffées les mers
+d'azur des tropiques. Les voiles larges de <i>l'Albatros</i>,
+gonflées et abandonnées tout-à-coup
+par le vent, qui semble se jouer avec elles,
+poussent le navire léger qu'elles dominent, sur
+le plus gros bâtiment. <i>Nous tombons dessus,
+nous tombons dessus et rudement</i>, disent les corsaires
+en se frottant les mains et en se promenant
+d'un pas cadencé de l'arrière à l'avant.
+C'est un trois-mâts! Le second bâtiment à vue
+a dirigé sa route sur le point où tend <i>l'Albatros</i>.
+Il veut peut-être porter du secours au
+trois-mâts. Mais quel est ce second navire?...
+Un brick, rien qu'un brick, et il est encore à
+une bonne lieue de l'endroit où l'affaire va se
+décider.</p>
+
+<p>Vous avez demandé à courir sur le plus gros,
+fait Rodriguez à son équipage. Eh bien, le
+voilà! Branle-bas général de combat; mais pas
+de coups de canon, ni de coups de fusil, mes
+garçons. C'est un branle-bas de combat à l'arme
+blanche que je vous commande.</p>
+
+<p>Le trois-mâts n'était plus qu'à une portée
+de pistolet du pirate. Il ne hissa son pavillon
+anglais que pour l'amener aussitôt pour <i>l'Albatros</i>,
+dès qu'il vit sur l'avant de son redoutable
+ennemi, un forban élever, du milieu d'un
+groupe d'horribles matelots, un petit pavillon
+rouge. Ce signal, si mystérieux et si expressif,
+en dit plus au capitaine anglais, que ne l'aurait
+fait une bordée à bout portant. <i>L'Albatros</i>
+élonge sa prise, et jette à bord du navire capturé
+cent hommes armés jusqu'aux dents, cent
+hommes commandés par Gouffier, à qui Rodriguez
+a confié des ordres que le docile second
+a juré d'exécuter, en donnant une poignée de
+main à son intrépide capitaine.</p>
+
+<p>Le corsaire se sépare du navire anglais. C'est
+sur le brick qui s'avance qu'il pousse sa bordée,
+non pour engager l'affaire avec lui, mais pour
+l'observer, mais pour l'attirer dans le piége, et
+pour prendre chasse devant lui, afin de le conduire
+près de la prise qui vient d'être amarinée.</p>
+
+<p>Pour qui saurait peindre ces mouvements si
+rapides, si intelligents et si subtils de ces navires
+qui, au moment décisif du combat, cherchent
+à se tromper, à s'éviter ou à se faire poursuivre
+pour tomber d'une manière plus sûre et
+plus terrible l'un sur l'autre, il y aurait un beau
+tableau à faire en voyant nos trois bâtiments dans
+la position que nous venons d'indiquer. Mais
+quel talent pourrait rendre ces choses imposantes,
+que l'on ne voit bien, que l'on ne sait
+bien que lorsque la réalité est sous les yeux,
+que lorsque votre coeur palpite à l'idée du carnage
+qui s'apprête sur ces flots que vous entendez
+clapoter, sur ces navires qui manoeuvrent
+chargés de leurs équipages, disposés à
+faire feu! Là est le trois-mâts qui vient d'être
+enlevé par cent hommes du corsaire... A quelque
+distance de lui est <i>l'Albatros</i>, qui fait semblant
+de prendre chasse devant le brick, qui
+s'avance pour secourir le trois-mâts enlevé....
+Le brick court toutes voiles dehors, pour ranger
+la prise et cingler ensuite sur le corsaire,
+qu'il veut prendre, qu'il veut punir de sa témérité...
+Il est bientôt près de la prise, à portée
+de voix d'elle. Il peut la héler, la reprendre...
+Mais quelle scène se passe à bord de ce
+dernier navire?...</p>
+
+<p>Les cent forbans qui s'en sont rendus maîtres,
+voyant approcher le brick, forcent le
+capitaine et les matelots anglais devenus leurs
+prisonniers, à faire, à dire ce qu'ils veulent que
+ceux-ci fassent et disent pour tromper le commandant
+du brick. Le capitaine et les matelots
+prisonniers ne savent qu'obéir aux ordres que
+les pirates leur intiment le pistolet ou le poignard
+sur la gorge. C'est ainsi que le malheureux
+capitaine anglais crie au brick qui l'approche:
+Commandant, sauvez-nous, les pirates
+veulent nous tuer! Abordez-nous, abordez-nous
+avant de courir sur le corsaire! Tous les marins
+prisonniers répètent en criant: <i>Sauvez-nous!
+sauvez-nous!</i> ce que les forbans ont ordonné à
+leur chef de crier. Et comment auraient-ils hésité
+à obéir à leurs vainqueurs, quand, pour
+leur arracher ce cri trompeur, les forbans, cachés
+par les bastingages et se traînant à quatre
+pattes vers eux, les menacent de leur faire sauter
+la tête pour peu qu'ils se refusent à implorer
+le secours du brick de guerre!</p>
+
+<p>Le commandant du brick ne balance plus.
+Au lieu de s'obstiner à poursuivre <i>l'Albatros</i>, il
+élonge d'abord le trois-mâts, sur le pont duquel
+il a l'intention de jeter quelques hommes pour
+contenir les forbans qui veulent égorger ses
+compatriotes. Mais à peine a-t-il abordé la
+prise, que les cent pirates se dressent, se
+hérissent sur les bastingages auprès desquels ils
+s'étaient cachés. Les Anglais, surpris par cette
+terrible apparition, se défendent. Ils étaient
+préparés au combat, mais pas à cet abordage
+subit. Les sabres se croisent, les poignards, les
+haches, les piques frappent avec fureur. Le
+canon ne peut rien dans cette mêlée de deux
+équipages qui se massacrent bord à bord. Les
+coups de fusil et de pistolet se font seuls entendre,
+et dominent les hurlements de rage des
+combattants, les cris de douleur des blessés.
+Les corsaires qui ont surpris les Anglais du brick
+obtiennent d'abord l'avantage; mais au bout de
+quelques minutes ils éprouvent une résistance
+que leurs efforts désespérés ne peuvent vaincre
+encore. Ils redoublent d'efforts, certains d'être
+secourus bientôt par <i>l'Albatros</i>; les Anglais redoublent
+de résolution, sûrs qu'ils sont que
+le corsaire les anéantira s'ils ne réussissent pas
+à s'emparer de la prise avant l'arrivée des pirates.
+Ils cherchent en vain à écarter leur brick
+du trois-mâts, pour réduire par le canon, une
+fois débordés, le navire qu'ils n'ont plus l'espoir
+de réduire par l'abordage. Mais ils ont affaire
+à des ennemis qui n'abandonnent pas ainsi
+la partie, et qui ont eu soin d'amarrer le brick
+au trois-mâts, de manière à rendre impossible
+la séparation prompte des deux bâtiments. Le
+combat se prolongera long-temps encore.</p>
+
+<p>Mais <i>l'Albatros</i> que fait-il en voyant l'abordage
+engagé entre sa prise et son ennemi! Chassé
+d'abord par le brick anglais, il a reviré de bord
+du moment où celui-ci a renoncé à le poursuivre
+pour accoster le trois-mâts. De chassé qu'il
+était, il devient chasseur. Avec la brise qui enfle
+ses voiles, il ne pourra tarder de joindre
+le brick, qui se trouve avoir tombé dans le
+piége en abordant un navire chargé d'assaillants.
+Rodriguez, monté sur son bastingage,
+encourage ses gens à frapper sans pitié sur l'équipage
+anglais qu'ils vont atteindre, harassé
+déjà de l'attaque qu'il a eu à soutenir. Ses gens
+répondent par des cris de joie à son exhortation.
+La pluie tombe avec les gros nuages qui
+leur apportent la brise, et, pour mieux se disposer
+au combat, tous les hommes de <i>l'Albatros</i>
+se dépouillent de leurs vêtements: un
+pantalon et un bonnet rouge composent leur
+sauvage accoutrement. L'ondée mouille leurs
+larges épaules et leurs corps velus. Ils rient à
+la veille de se baigner dans le sang, de prendre
+à si bon compte, disent-ils, un bain de santé.
+Quelques objets dont on s'est servi pour le travail
+de la nuit encombrent encore le pont: on
+jette les échelles à l'eau, les pinceaux qui ont
+servi à barbouiller le navire. On va envoyer
+aussi par-dessus le bord quelques pots de peinture
+oubliés entre les caronades... <i>Un instant!</i>
+s'écrie l'un des matelots, <i>il ne faut pas perdre
+ainsi le bien de l'armateur. Nous avons peinturé
+le navire cette nuit: peinturons aussi l'équipage,
+noir et blanc, comme l'Albatros</i>; et aussitôt les
+mains du facétieux matelot se trempent dans
+la peinture, et il se barbouille de noir et de
+blanc depuis la ceinture jusqu'à la tête. Tous
+ses camarades l'imitent. Rodriguez sourit en
+voyant ses gens se rendre ainsi méconnaissables.
+Il pense même qu'il est bon, à tout événement,
+que personne, à bord de l'ennemi, ne
+puisse distinguer les traits des combattants. Lui-même
+se barbouille aussi la figure; il n'est pas
+jusqu'à Mosquita qui ne voie les doigts badins
+de officiers étendre sur son joli visage l'infecte
+peinture à l'huile qu'elle repousse avec dégoût.
+L'équipage à moitié ivre de <i>l'Albatros</i> offrait
+en ce moment l'aspect le plus terrible: c'est
+ainsi qu'il va à l'ennemi, armé de sabres et de
+poignards, et bien certain de pouvoir reconnaître
+dans la mêlée ceux qu'il faut frapper
+comme ennemis, et ceux qu'on doit épargner
+comme forbans.</p>
+
+<p>Mais la brise, qui a redoublé avec le grain,
+s'affaiblit quand les nuages qui l'ont amener
+passent à l'horizon, du bord de dessous le vent.
+Un calme plat lui succède, et <i>l'Albatros</i> s'arrête
+immobile à une portée de fusil des deux
+navires, qui combattent toujours. Comment
+faire pour rejoindre le brick anglais? Mettre les
+canots à la mer, border des avirons qu'il faudra
+rentrer si le moindre souffle s'élève! Chaque gros
+nuage qui s'avance peut ramener le vent, et il
+en faudrait si peu! Rodriguez court de l'avant
+à l'arrière. Il offre sa main au souffle, qui semble
+venir tantôt à tribord, tantôt à babord. Le
+peneau de plume placé sur le bastingage de
+l'arrière paraît se soulever: la brise va venir,
+les voiles ne battent plus sur leurs mâts; elles
+s'enflent, mais un moment après elles retombent
+flasques sur leurs ralingues, là brise ne
+vient pas... Oh! qu'il donnerait quelque chose;
+de bon pour un souffle de vent qui lui permettrait
+de secourir les cent hommes qu'il entend
+combattre si près de lui! Oh! que pour
+dix années de sa vie, il voudrait pouvoir sauter
+à bord de l'ennemi!... Mais il fait en vain des
+voeux; il jure, il blasphème, et la brise, la
+brise ne s'élève pas... Il croit remarquer que le
+trois-mâts n'a plus de pavillon, et que l'on a
+cessé de se battre... Il ne se reconnaît plus; il
+accuse ses cent hommes d'être des lâches; il
+menace de les punir..... Son équipage voit
+avec consternation la fureur de son capitaine.
+<i>Bordons nos avirons de galère, bordons nos avirons!</i>
+s'écrient les matelots. On saute sur les
+avirons; tout le monde se range à nager; mais
+au moment où la pelle des rames va labourer
+la mer, le vent souffle, frémit dans les voiles:
+<i>l'Albatros</i> est emporté par la brise. L'équipage
+quitte la nage pour sauter sur l'avant; les grappins
+sont parés. On vire de bord vent-arrière,
+après avoir dépassé le brick, pour l'aborder de
+long en large et le serrer entre la prise et le
+corsaire. <i>L'Albatros</i> accoste enfin son ennemi,
+et, en passant à le ranger, Rodriguez lit sur
+l'arrière du brick le nom du navire qui a promis
+de l'amariner. <i>La Baleine!</i> A ce nom, son
+équipage ne se sent pas de joie. <i>La Baleine!</i>
+c'est <i>la Baleine</i>, capitaine, crient tous les matelots.&mdash;Oui.
+mes amis, c'est <i>la Baleine</i>, leur
+répond Rodriguez, et <i>l'Albatros</i> mange le gras
+de <i>la Baleine</i>. <i>A l'abordage, tout le monde, à
+l'abordage!</i></p>
+
+<p>Ce commandement n'est que trop bien exécuté.
+Les forbans pleurent sur le pont de l'Anglais,
+qui résiste bravement, mais en vain, à
+cette terrible et seconde attaque. Ils frappent
+avec frénésie sur tout ce qu'ils rencontrent encore
+vivant à bord du brick, et les trois navires,
+amarrés ensemble, n'en forment plus qu'un.
+Le vent souffle dans leurs voiles désorientées, et
+les pousse irrégulièrement sur les flots que le
+sang rougit autour d'eux. Rodriguez, le pistolet
+au poing, est sauté à bord de l'Anglais à la
+tête de ses gens; poursuivi, après avoir fait un
+carnage horrible, par cinq ou six matelots ennemis,
+il va recevoir un coup de sabre, lorsque
+Mosquita, qui voit le danger que court son
+amant, se précipite sur lui, et tombe sous
+le coup qui lui était destiné. Son amant, furieux,
+s'élance sur ceux qui l'ont poursuivi:
+quelques-uns de ses hommes volent à son secours.
+L'acharnement des corsaires se décuple,
+et bientôt ils restent maîtres du navire, dont
+ils ont haché les deux tiers de l'équipage....</p>
+
+<p>Un moment d'affaissement suit cette victoire
+si chèrement achetée.</p>
+
+<p>Une centaine de cadavres embarrassent les
+pieds des combattants, qui contemplent avec
+une atroce ivresse le carnage qu'ils ont fait. On
+relève les corsaires blessés, on les transporte à
+bord de <i>l'Albatros</i>. Rodriguez a déjà placé sa
+Mosquita toute sanglante dans sa cabine, et le
+chirurgien du navire assure que sa blessure,
+quoique grave, ne sera pas mortelle.</p>
+
+<p>&mdash;Elle sera mortelle cependant cette blessure,
+répond Rodriguez.</p>
+
+<p>&mdash;Et pour qui? demande le chirurgien.&mdash;Pour
+vous, capitaine?</p>
+
+<p>&mdash;Non, pour eux! Et il montrait les Anglais.</p>
+
+<p>Ce mot en dit assez, et le chirurgien devina
+qu'il était un arrêt de mort pour tous les ennemis
+qui avaient échappé à la fureur des
+corsaires.</p>
+
+<p>Le brick anglais est donc réduit. <i>L'Albatros</i>,
+comme l'avait dit le capitaine Rodriguez, avant
+l'abordage, <i>a mangé le gras de la Baleine</i>. Il
+faut prendre connaissance de la nouvelle capture.
+Elle est belle! quelques canons, un équipage
+à moitié massacré, un navire fin voilier, mais
+à peu près écrasé par le choc du trois-mâts,
+qui le serrait à babord, et par le choc du corsaire,
+qui l'a accosté violemment par tribord.
+La prise marchande, le trois-mâts que <i>l'Albatros</i>
+a amariné le premier, produira mieux. Là,
+au moins, on trouvera quelques sacs de gourdes,
+un peu d'or dans la chambre du capitaine. Il
+faut voir les forbans, tout ensanglantés encore
+du combat dont ils viennent de sortir, fouillant
+partout: ils pillent ce qu'ils trouvent de précieux;
+ils s'enivrent du vin et du rum qu'ils
+puisent dans le fond des barriques, qu'ils enfoncent
+à coup de hache... Les officiers et les
+matelots anglais que le fer des forbans a épargnés,
+contemplent avec effroi, groupés dans
+un coin de l'arrière de leur malheureux navire,
+tous les pirates barbouillés de peinture
+noire et blanche, de sueur et de sang; ils frémissent
+en les voyant jeter à l'eau les cadavres
+des infortunés qui ont péri sous leurs coups.
+Quel sera le destin des prisonniers et des blessés,
+que l'on se met à peine en devoir de secourir?
+Quelques malheureux Anglais, écharpés
+dans le combat, implorent comme une faveur,
+qu'on les lance à la mer avec ceux de leurs camarades
+qui ont reçu la mort. Mais les forbans
+n'ont pas assez de pitié pour exaucer leurs
+voeux. Ils sourient à leurs cris de douleur, ils
+chantent quand les blessés les supplient. Rodriguez
+se promène, l'air sombre, les pieds
+nus, le pantalon retroussé jusqu'à la cheville;
+il se promène dans le sang, les bras croisés,
+et l'oeil distrait. Gouffier, son fidèle et digne
+second, est venu l'embrasser après la victoire.
+C'est lui qui commandait les cent hommes jetés
+sur la prise. Il n'a seulement pas reçu une
+égratignure, et de sa terrible main il se félicite
+d'avoir tué une demi-douzaine d'ennemis.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'allons-nous faire de ce reste? demande t-il
+à son capitaine, en regardant les prisonniers
+tremblants.</p>
+
+<p>&mdash;Tu vas le savoir, répond Rodriguez, en
+abaissant le sourcil sur ses yeux irrités.... Ils
+ont frappé Mosquita, ma femme, d'un coup
+de sabre... Va me chercher le rôle d'équipage
+de ce trick...</p>
+
+<p>&mdash;Il est dans ma chambre, s'écrie le commandant
+du navire, qui a survécu au carnage.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien! Qu'on me l'apporte!</p>
+
+<p>Le rôle est remis dans les mains de Rodriguez.
+Il appelle les noms; les hommes encore vivants
+lui répondent: Présents. Mais en parcourant
+ce registre, un nom le frappe, il s'arrête... Ce
+nom est celui d'un amiral qui se rendait en
+mission, sur <i>la Baleine</i>, pour traiter avec les
+Mexicains, au nom de son gouvernement....
+<i>Woodbridge!</i> s'écrie Rodriguez, en lisant avec
+effroi ce mot dans la liste des passagers.....
+<i>Woodbridge!</i> cet amiral a-t-il été tué dans
+l'action? Existe-t-il encore? Voyons! où est-il?
+qu'on me réponde! Je donnerais tout mon
+sang pour qu'il vécût encore....</p>
+
+<p>A ces mots pressés, à cette émotion si vive,
+on ne doute pas que le capitaine de <i>l'Albatros</i>
+ne porte le plus touchant intérêt à la conservation
+de l'amiral. Un vieillard, à la figure
+calme et noble, paraît: il est devant Rodriguez.
+Rodriguez jette sur lui des regards pénétrants
+et rapides. On ne sait quel sentiment peut l'agiter....
+Il va parler, et la parole expire sur
+ses lèvres contractées... Un soupir, longtemps
+contenu dans son sein, s'en exhale avec force...
+Le vieillard attend, et Rodriguez l'examine encore
+de la tête aux pieds, sans pouvoir détacher de
+lui ses regards de feu.</p>
+
+<p>&mdash;C'est donc vous que l'on appelle l'amiral
+<i>Woodbridge</i>?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est moi, et je ne sais quel intérêt
+vous pouvez avoir à connaître mon nom.</p>
+
+<p>&mdash;Vous l'apprendrez bientôt. C'est vous qui
+avez commandé une division qui croisait, pendant
+la guerre dernière, devant Ouessant?</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi!</p>
+
+<p>&mdash;C'est donc vous, en ce cas, qui avez... qui
+avez quelquefois épargné de pauvres pêcheurs,
+que les cruelles lois de la guerre vous auraient
+permis de sacrifier impunément?...</p>
+
+<p>&mdash;J'ai pu rendre des services à quelques infortunés
+dans ma longue carrière, mais ce n'est
+pas à vous qu'il appartient de m'en récompenser.
+&mdash;Oh si! si, vous vous trompez; c'est à moi,
+c'est bien à moi.... Mes enfants, jetez par-dessus
+le bord ceux de nos camarades qui ont
+vaillamment péri: inhumez-les avec les honneurs
+de la guerre et à la manière des forbans,
+comme nous: une poignée de main dans leur
+main glacée, un coup de pistolet dans leur tête
+endormie; mais frappez-les sur le front, en
+avant, afin que si on retrouve leurs cadavres, on
+sache qu'ils ont péri sans détourner les yeux.
+Après avoir rempli ce devoir, vous nettoierez le
+pont du brick: je ne veux pas voir une seule
+tache de sang sur ces bordages... On apprêtera
+la table ensuite, la table de la chambre du navire,...
+on la couvrira de tout ce qu'on pourra
+trouver à bord pour composer un repas splendide,
+s'il est possible... Mon intention est d'offrir
+à dîner à ces braves prisonniers et de me
+réconcilier avec eux avant de les quitter.</p>
+
+<p>Les prisonniers, à ces mots, tressaillent de
+joie. Ils espèrent la vie. Chacun d'eux se rappelle
+que souvent on a vu des forbans se montrer
+aussi généreux après le carnage qu'ils avaient
+été cruels dans le combat. L'air élevé du capitaine
+pirate ne semble pas éloigner l'idée d'un
+acte de générosité et de clémence. Les infortunés!</p>
+
+<p>Rodriguez, après avoir donné ses ordres à
+bord du brick, saute à bord de <i>l'Albatros</i>. Il
+se présente tout palpitant aux yeux affaiblis de
+sa maîtresse, sur la plaie de qui on a posé le
+premier appareil. Mosquita jette sur son amant
+des regards où se peignent à la fois la douleur,
+l'espoir et la satisfaction. Sa bouche décolorée
+murmure, malgré les recommandations du chirurgien,
+des mots que l'oreille de Rodriguez
+recueille avec distraction. Je t'ai sauvé la vie,
+lui dit-elle, c'est là ce que je demandais au ciel
+avec le plus de ferveur. Oh! que je serais heureuse
+de mourir pour toi!... Mais qu'as-tu donc,
+mon ami? que cherches-tu ainsi avec tant d'agitation?&mdash;Je
+ne puis tout t'expliquer encore,
+Mosquita. J'avais une soeur... Celui qui me l'a
+ravie, l'infâme capitaine anglais, je le tiens...
+Tu sais cette lettre signée de son nom odieux,
+jamais encore elle ne m'avait quitté... Avant le
+combat j'ai ôté ma veste; la lettre était dans ma
+poche, je la cherche!.. je la... Ah! que le hasard
+soit béni! tiens la voilà, la voilà, cette lettre!...
+Ils ont répandu ton sang les lâches... Ils vont
+payer cher chacune des gouttes de ce sang précieux....
+Sois tranquille, dans une heure je serai
+près de toi, et tu auras été vengée, et le ravisseur
+de ma soeur aura expié son crime... Adieu.
+une heure de patience encore, ma Mosquita,
+ma bien-aimée...</p>
+
+<p>Rodriguez, en prononçant ces paroles, revient
+à bord du brick anglais; les prisonniers
+l'attendent; le repas de réconciliation est servi
+dans la chambre, comme il l'a ordonné; le
+mot, un mot mystérieux est donné aux forbans
+par leur capitaine: ils n'ont répondu à ses ordres
+cachés que par des signes de tête, et en
+jetant des regards brûlants sur leurs victimes. Les
+officiers prisonniers descendent: ils se placent
+à table, Rodriguez au milieu d'eux, le vieil
+amiral en face de lui. On sert le dîner: les
+bouches sont muettes; les mets sont à peine
+effleurés par les tristes convives de ce festin si
+sombre; c'est par complaisance et pour obéir
+à la fantaisie de leur funeste vainqueur, que les
+Anglais ont consenti à s'asseoir à ses côtés.
+Le dessert est servi: Rodriguez sourit; le vin est
+versé dans des verres qu'élèvent des mains
+tremblantes. <i>A la réconciliation et à la générosité!</i>
+dit en se levant le vieil amiral!... Non,
+répond Rodriguez d'une voix tonnante: <i>A la
+vengeance et à la mort!</i> Connais-tu cette écriture
+et ce nom? s'écrie-t-il, en présentant à l'amiral
+sa propre lettre au bout d'un poignard.&mdash;Ah!
+nous sommes perdus! crie le vieillard à la
+vue de ce billet qu'il reconnaît avoir écrit aux
+pêcheurs d'Ouessant. Il a à peine le temps de
+prononcer ces derniers mots: les forbans restés
+dans le vestibule et au bas de l'escalier de la
+chambre pendant le repas, entrent le poignard
+levé: chacun d'eux saisit un des Anglais, et
+d'un bras guidé par la rage, ils clouent sur
+la table même où ils s'étaient assis, les convives
+infortunés de ce repas de sang! Les meurtriers
+montent haletants sur le pont; les autres prisonniers
+ont entendu les cris de leurs chefs:
+ils veulent fuir les pirates en se jetant dans les
+flots; la fureur de leurs assassins les poursuit
+partout: ils tombent sous les coups qu'ils cherchent
+à éviter, et leurs cadavres saignants sont
+hissés au bout des vergues, suspendus sous les
+hunes ou amarrés dans les haubans....</p>
+
+<p>C'est alors que l'on sépare le trois-mâts et
+le corsaire, du brick où la mort seule règne...
+L'ordre d'incendier le trois-mâts est donné:
+son malheureux équipage va périr dans les
+flammes, et pendant cette exécrable exécution,
+Rodriguez, un morceau de craie à la
+main, trace avec rapidité sur les bordages et les
+pavois du brick anglais, ce mot, ce mot cruel
+qui s'échappe de son coeur et que sa bouche
+convulsive murmure encore: VENGEANCE! VENGEANCE!</p>
+
+<p><i>L'Albatros</i> s'éloigne du trois-mâts, qui flamboie,
+et du brick, qui se balance sur les flots
+avec ses vergues garnies de cadavres et ses dalots
+d'où le sang coule pour aller rougir la mer
+qui clapote sur les bordages couverts de chairs
+éparpillées... La nuit descend bientôt sur les
+vagues plaintives, et au loin dans l'obscurité,
+les pirates, le menton appuyé sur le bastingage
+de leur corsaire, contemplent l'incendie du trois-mâts,
+qu'ils aperçoivent encore comme un phare
+immense. <i>L'Albatros</i> cingle vers Carthagène. Il
+est temps qu'après tant d'exploits et de fatigues,
+les pirates aillent chercher dans le port
+ce repos qu'ils ont si vaillamment et si noblement
+acheté!</p>
+
+<p>Quelques jours, un mois peut-être, après ce
+massacre, des caboteurs rencontrèrent à la mer
+le brick <i>la Baleine</i>. Les premiers marins qui
+l'abordèrent dans leurs embarcations, s'en éloignèrent
+avec terreur en voyant ces cadavres
+putréfiés suspendus au bout des vergues, ou
+cloués avec des poignards rouillés sur la table
+de la chambre, encore couverte des restes du
+repas funeste.... Au haut des mâts, des têtes
+d'hommes pourrissaient, battues par les vents
+et la pluie.... Sur toutes les côtes et dans toutes
+les îles, on entendit répéter que des pirates
+massacraient les équipages qui tombaient entre
+leurs mains; et le mot VENGEANCE, VENGEANCE
+écrit sur les pavois du brick <i>la Baleine</i>, alla
+porter l'effroi bien au-delà encore des mers
+où <i>l'Albatros</i> avait laissé la trace sanglante de
+sa route!</p>
+<br><br>
+<a name="c10" id="c10"></a>
+
+<h3>10</h3>
+
+<h3><i>Crainte, dégoût, trame homicide, fuite,<br>
+rencontre.</i></h3>
+
+
+<p>«Enfants, nous nous sommes tous conduits
+avec bravoure, et de manière à nous faire pendre
+ou fusiller si jamais on vient à découvrir
+ce que nous avons fait de grand et d'audacieux.
+Je compte aussi sur votre silence, parce que
+votre tête est au bout de la moindre indiscrétion;
+mais si l'un de vous osait trahir ses camarades,
+son affaire serait bientôt prête. Je promets un
+baril de piastres à celui qui m'apportera le cadavre
+du coupable. Au moyen de cette récompense,
+je serai sûr de trouver plus de vengeurs
+que de traîtres parmi nous. Voilà ce que j'avais
+à vous dire pour votre sûreté et la mienne,
+avant de rentrer à Carthagène... Amure la
+grand'voile, hisse et borde les perroquets, et
+laisse courir la barque!»</p>
+
+<p>Cette simple allocution de leur capitaine est
+accueillie avec faveur par les forbans. Ils jurent
+d'exterminer le premier d'entre eux qui ouvrira
+la bouche sur les événements qui doivent être
+ensevelis dans l'oubli le plus profond. L'ivrognerie,
+disent-ils, n'excusera même pas l'indiscrétion,
+et celui qui, même fût-il en ribote,
+rompra un silence qui importe à tous, ne
+se réveillera pas de sa coupable ivresse.&mdash;Et,
+à ces mots, les mains des matelots ont arraché
+leurs poignards de leurs ceintures, pour sceller
+leur serment de la plus terrible menace...</p>
+
+<p><i>L'Albatros</i> rencontre sur sa route des croiseurs,
+des corvettes et des frégates. Mais, travesti
+en dogre comme il l'est, mais misérablement
+barbouillé, et ayant l'air de se traîner péniblement
+sur les flots, aucun bâtiment de
+guerre ne songe à lui donner chasse et à le visiter.
+Une frégate française va même jusqu'à lui
+demander s'il n'a pas eu connaissance d'un
+brick peint en noir, avec une guibre surmontée
+d'une figure représentant un oiseau de proie.
+C'est <i>l'Albatros</i> lui-même que veut désigner la
+frégate, et le capitaine de <i>l'Albatros</i> lui répond
+qu'il a laissé le navire dont on lui parle mouillé
+à Saint-Thomas sous pavillon colombien. La
+frégate le remercie de ce renseignement, et elle
+s'éloigne du pirate, qui, pour lui parler, a fait
+cacher tous ses matelots dans la cale, et fait
+mettre inoffensivement ses canons <i>en vache</i>, le
+long du bord.</p>
+
+<p>Bientôt on aperçoit la côte de Carthagène!
+Carthagène, d'où le terrible <i>Albatros</i> est parti
+avec de la poudre et des canons, et où il va
+rentrer chargé d'or et de gloire, car les forbans
+prennent le carnage pour de la gloire! Déjà dans
+le port un grand nombre des prises qu'il a faites
+ont attéri. Le nom de Rodriguez a été porté
+aux nues par les indépendants, et c'est Rodriguez
+qui revient avec des blessés, avec son navire
+avarié et sortant victorieux d'un long et
+terrible combat.</p>
+
+<p>&mdash;Contre qui s'est-il battu ainsi? se demande-t-on.</p>
+
+<p>&mdash;Contre deux navires espagnols, qu'il a incendiés
+et coulés.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'a-t-il fait des prisonniers?</p>
+
+<p>&mdash;Rien: il ne fait jamais de prisonniers,
+vous savez bien.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! le vaillant capitaine que ce Rodriguez!
+Gloire à Rodriguez! C'est le pourvoyeur
+de notre république. Des couronnes à lui, le
+triomphe pour Rodriguez! Vive le capitaine de
+<i>l'Albatros!</i></p>
+
+<p>Le Libérateur l'embrasse, le peuple le
+porte en triomphe. On couvre de fleurs et
+de lauriers le cadre dans lequel on débarque
+Mosquita blessée, toute rayonnante, toute
+émue de la gloire de son amant.</p>
+
+<p>&mdash;Où va loger l'illustre capitaine, l'honneur
+de la marine colombienne? Le Libérateur a dit
+de porter ses effets dans l'hôtel du gouvernement.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais moi je veux qu'on les porte
+dans l'ancienne maison que j'habitais.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! dans la case de Mosquita?</p>
+
+<p>&mdash;Justement; c'est là que j'ai été heureux
+et tranquille quelques jours; ce sera mon palais.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! le brave et digne capitaine! C'est cela
+un homme courageux et simple, comme il en
+faudrait mille à la république!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, tas de badauds, on vous en donnera
+mille comme moi. Allons, suivez les ordres que
+je vous ai donnés, et pas de compliments.</p>
+
+<p>Il croyait, notre pirate, retrouver dans la
+chambre de sa maîtresse cette lueur de plaisir
+qui l'avait un instant séduit avant son départ
+sur <i>l'Albatros</i>. Mais les vives émotions qu'il
+avait éprouvées dans ses courses, ces émotions
+plus conformes à ses goûts altiers, que les tendres
+sentiments de l'amour, avaient déjà distrait
+son âme du penchant qu'il croyait encore
+avoir pour sa maîtresse. Quand un devoir de
+reconnaissance l'attachait pendant des jours entiers
+près du lit où elle souffrait encore pour
+lui, ces jours lui semblaient éternels. La satiété
+des plaisirs avait rendu ce coeur à son indifférence
+naturelle pour tout ce qui n'était pas irritant
+ou remuant. Les sensations nouvelles
+et inconnues qu'il avait éprouvées dans ses
+premières amours avec Mosquita, il ne les retrouvait
+plus avec elle. Plus la tendresse de
+celle-ci s'était augmentée pour lui, et plus ses
+marques d'attachement paraissaient lui être devenues
+importunes. Par égard peut-être il lui
+disait encore quelquefois cependant: Tu souffres,
+Mosquita, et c'est pour moi.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, lui répondait avec passion sa maîtresse;
+mais chacune de mes douleurs m'est
+plus chère que je ne puis te l'exprimer. Je t'ai
+sauvé la vie au prix de mon sang, et je ne demandais
+rien de plus au ciel. Ah! si j'avais pu
+mourir pour toi!...</p>
+
+<p>&mdash;Quelle idée!</p>
+
+<p>&mdash;C'était là le plus vif de mes désirs secrets.
+En mourant ainsi j'aurais du moins laissé dans
+ton âme un souvenir ineffaçable.</p>
+
+<p>&mdash;Et crois-tu que jamais je puisse oublier
+les liens nouveaux qui nous unissent, et que tu
+as scellés de ton sang?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais si je m'abuse, et si la tendresse
+toujours plus vive que tu m'inspires ne me rend
+pas plus exigeante; mais il me semble que tu
+ne m'aimes plus comme autrefois.</p>
+
+<p>&mdash;Et qui m'obligerait, s'il en était ainsi, à
+feindre pour toi un amour que je n'aurais
+plus?</p>
+
+<p>&mdash;Oh, tu sais bien qu'aimée ou détestée, je
+me suis attachée à toi pour toujours, et que je
+périrais plutôt de ta main, que de séparer jamais
+mon existence de la tienne. Mais laisse-moi
+m'enivrer d'une erreur qui fait encore ma félicité.
+Dis-moi que tu n'as pas cessé de m'aimer, et je
+tâcherai de te croire.</p>
+
+<p>La convalescence de Mosquita arriva. Penchée
+sur le bras de son amant, elle aimait à se
+montrer encore affaiblie, dans les rues de Carthagène,
+où tout le monde admirait le dévoûment
+que lui avait inspiré l'amour. Sans cesse
+elle rappelait à Rodriguez le bonheur qu'elle
+ressentait de lui avoir conservé, au péril de sa
+vie, des jours qui lui rendaient l'existence si
+précieuse. Les femmes ne se doutent pas de ce
+qu'elles perdent en cherchant à nous enchaîner
+à elles par les liens de la reconnaissance qu'elles
+veulent imposer à notre amour. Les sacrifices
+qu'elles nous offrent obtiennent rarement
+le prix qu'elles attachent à leur dévoûment le
+plus absolu. Ils nous deviennent à charge dès
+l'instant où elles semblent ne pas les ignorer assez
+ou s'en faire un trop grand mérite.</p>
+
+<p>Un mois se passe pour Rodriguez dans la
+contrainte et le désoeuvrement. Il n'y tient plus.
+Il apprend qu'un bâtiment anglais est venu à
+Carthagène, pour procéder à une enquête sur
+la dernière croisière de <i>l'Albatros</i>. Le Libérateur
+a repoussé tous les faits qui paraissent s'élever
+contre son capitaine, qu'il regarde comme une
+des gloires de la république. Les matelots de
+Rodriguez se sont tus. Mais les soupçons les
+plus terribles planent sur lui. Mosquita, alarmée
+sur le sort de son amant, court à lui: Tu
+ne sais pas, lui dit-elle, ce que les Anglais
+exigent du Libérateur?</p>
+
+<p>&mdash;Que peuvent-ils exiger?</p>
+
+<p>&mdash;Qu'il te livre à leur justice. Les plus sinistres
+accusations planent sur toi.</p>
+
+<p>&mdash;Que pourront-ils me prouver?</p>
+
+<p>&mdash;Rien; mais la violence et la force peuvent
+tout.</p>
+
+<p>&mdash;Le pavillon colombien me protège; mon
+titre de citoyen de la république me préserve.</p>
+
+<p>&mdash;Tu dois tout redouter d'une vengeance
+peut-être trop méritée. Il faut partir!</p>
+
+<p>&mdash;Oui; mais sur mon corsaire même. Il va
+armer. Tous mes braves compagnons de course
+me redemandent. J'irai chercher un refuge au
+milieu d'eux, et c'est là que l'Anglais viendra
+m'arracher, s'il veut me punir des maux que
+je lui ai déjà fait souffrir.</p>
+
+<p>&mdash;Ma prévoyance t'a réservé un destin plus
+sûr et plus heureux. Cet argent que tu as conquis
+d'une manière si funeste à la mer, tu l'as
+placé, par mes conseils, sous un nom supposé,
+en Europe. En prenant ce nom, et en nous
+dérobant à toutes les poursuites, nous pourrons
+échapper à la réputation que partout ici tu
+traînerais avec toi. Comment, d'ailleurs, oserais-tu
+reparaître sur <i>l'Albatros</i> dans ces mers où
+tu as déjà porté tant d'effroi.</p>
+
+<p>&mdash;Mon projet n'est pas non plus de prendre
+ici le commandement du corsaire. J'irai l'attendre
+à Saint-Thomas. C'est là qu'il me rejoindra,
+et que je pourrai m'élancer avec lui
+sur ces flots où je veux répandre une nouvelle
+terreur. La vie me parut indifférente dès que je
+pus la connaître: aujourd'hui elle m'est à
+charge. Je partirai.</p>
+
+<p>Fuir! se dit-il en lui-même, dès qu'il put
+s'abandonner seul à ses réflexions.... Oui, je
+fuirai, mais en affranchissant ma vie des obsessions
+d'une femme que je crus aimer, et en
+courant porter ailleurs l'effroi chez des ennemis
+qui s'acharnent sur moi après le combat.
+Homme sans patrie, sans liens, sans famille,
+sans préjugés, sans crainte, et sans honte,
+qu'ai-je à faire ici plus qu'ailleurs? Qu'un autre
+jouisse de l'existence qu'il s'est créée sur le coin
+de terre où il est né; qu'il s'attache, une fois
+que la fortune l'abandonne, au gîte où sont
+ses habitudes, pour pleurer les biens qu'il n'a
+plus! Moi je vois en pitié et les jouissances et
+les larmes du vulgaire des hommes. J'ai de l'or,
+de l'or, que j'ai teint du sang de mes ennemis!
+Eh bien! ce n'est pas à lui que je demanderai
+le bonheur. J'ai étanché dans les bras d'une
+femme jolie, séduisante, cette soif de volupté
+à laquelle succède la satiété. Le bonheur n'est
+pas fait pour moi: il n'y a pas assez de plaisirs
+dans toute la vie des êtres d'ici-bas, pour occuper
+mon imagination, pour remplir ce coeur
+avide de choses fortes. Allons porter sur un
+autre théâtre les désordres que je rêve encore;
+mais que nul des hommes qui m'ont accompagné
+dans mes courses, et qui se sont faits les
+complices de mon existence aventureuse, ne
+puisse venir un jour me trahir ou m'importuner!
+Un forban doit briser les instruments
+dont il s'est servi, dès que le sort l'oblige à
+fuir. Ces misérables, qui se sont voués à moi
+pour eux-mêmes, et qui peut-être m'auraient
+égorgé si je ne leur avais pas imposé le joug
+d'une règle de fer, doivent périr. Il faut que
+seul, tout seul, je reste de tout l'équipage de
+<i>l'Albatros</i>. Mosquita elle-même....</p>
+
+<p>À ce nom il s'arrête; il ne veut prendre aucune
+résolution contre celle qui fut maîtresse
+si dévouée, si résignée... Il ne l'aime plus,
+mais son sang a coulé pour lui. La pitié ne
+l'intéresse pas en faveur d'une femme qui lui
+est devenue importune; mais il éloigne de son
+âme l'idée d'un attentat qui coûterait la vie à
+l'être qui lui a sacrifié la sienne.</p>
+
+<p>On réarmait <i>l'Albatros</i>. Il se rend à bord.
+Il appelle le contre-maître des noirs qui travaillent
+dans la cale.</p>
+
+<p>&mdash;Benito! lui dit-il, avec mystère: Tu es
+un vaillant nègre.</p>
+
+<p>&mdash;On le dit, capitaine.</p>
+
+<p>&mdash;Je te crois capable de tout?</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, capitaine.</p>
+
+<p>&mdash;Je t'ai chargé de l'arrimage du navire.
+J'attends de toi un service secret, pour lequel
+je vais te donner cinq cents gourdes. C'est cinq
+cents fois ce que tu gagnes dans un jour. Si,
+après avoir reçu ma confidence, tu hésites ou
+si tu dis un mot, tu me connais: tu n'existeras
+pas une heure après m'avoir trahi.</p>
+
+<p>&mdash;Captaine, j'écoute: que faut-il faire?</p>
+
+<p>&mdash;Il faut, sans que personne ne puisse s'en
+douter, au moyen d'une des pinces dont tu te
+sers pour l'arrimage, pousser en dehors du navire
+une ou deux des gournables au-dessous
+de la flottaison, de manière que le corsaire ne
+fasse pas d'eau en rade, mais qu'au premier
+mauvais temps au large, les gournables
+partent.</p>
+
+<p>&mdash;J'entends bien! vous voulez qu'il aille au
+fond. Mais vous, capitaine, vous ne serez donc
+pas à bord?</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas ton affaire. Voilà six onces
+d'or! c'est ce que je t'ai promis. Tu en recevras
+autant dès que ta discrétion m'aura été prouvée.</p>
+
+<p>&mdash;Dans une heure, mon capitaine, vos
+ordres auront été exécutés, et ma journée sera
+gagnée.</p>
+
+<p><i>L'Albatros</i> se trouve prêt enfin à mettre sous
+voiles. Il est convenu entre les officiers et le capitaine,
+que celui-ci ira attendre à Saint-Thomas
+le navire, qui se rendra sans lui dans cette
+dernière île, pour ne pas donner trop de crédit
+aux soupçons qui se sont élevés sur son compte.
+Oui, <i>l'Albatros</i> se séparera de Rodriguez,
+comme un coursier fidèle se sépare du maître
+qui l'a dompté, et sous lequel il est habitué à
+courir au combat! Mais il le faut: l'équipage
+approuve la prudence de son capitaine, et à
+Saint-Thomas il le retrouvera pour ne plus le
+quitter. Jusqu'à ce moment on est bien décidé
+à ne rien entreprendre, à ne rien hasarder; et
+qu'oserait-on tenter sans Rodriguez, lui le chef
+le plus renommé entre tous les corsaires, lui,
+l'idole des forbans, si les forbans peuvent avoir une
+idole! C'est lorsqu'il aura rejoint ceux qu'il appelle
+ses braves, qu'on se dédommagera de n'avoir
+rien fait dans les premiers jours de mer. Rodriguez
+part pour Maracaïbo: il a son plan arrêté.
+Son équipage connaît le motif de son départ:
+personne ne s'alarme de son absence.
+Mosquita seule accourt: elle n'a pas été prévenue
+de la fuite de son amant; elle l'accuse
+de trahison; elle veut partir sur <i>l'Albatros</i>;
+mais le nègre dont Rodriguez s'est servi dans
+l'arrimage du corsaire, la supplie de rester,
+prenant en pitié le sort qui l'attend si elle
+s'obstine à suivre le perfide qui a voulu aussi
+la sacrifier. <i>L'Albatros</i> appareille, et Mosquita,
+les yeux attachés sur ce navire, qui lui rappelle
+tant et de si cruels souvenirs, reste sur le rivage
+en proie au désespoir le plus affreux, et
+elle voit disparaître à l'horizon cette voile si
+connue, cette voile si redoutable, qui porte la
+terreur sur ces mers où elle doit bientôt s'engloutir!</p>
+
+<p>Rodriguez, sous le nom de l'espagnol Montenegro,
+a réussi à gagner Curaçao. Un passeport
+et des lettres de change, obtenus sous ce
+faux nom, lui permettent de prendre passage
+sur une mauvaise galiote hollandaise qui doit
+se rendre à Londres. C'est à bord de cet humble
+navire qu'il cachera sa funeste célébrité.
+Le plus cruel des pirates va naviguer au milieu
+d'un équipage paisible, qui, pendant le quart
+de nuit, racontera, en frémissant, les exploits
+récents de l'écumeur de mer; et lui, à côté du
+conteur troublé, écoutera en souriant les récits
+de ces bonnes gens, si éloignées de penser que
+le héros de leurs terribles histoires est là tout
+près d'eux, qu'il les regarde et qu'il les entend.</p>
+
+<p>La grosse galiote file vers les débouquements
+avec une bien pauvre cargaison et une marche
+bien médiocre. Tous les navires qu'elle aperçoit
+la dépassent en quelques heures. Peu de
+jours après sa sortie de Curaçao, vers le soir,
+elle est ralliée par un bâtiment dans la mâture
+duquel elle distingue des signaux de détresse.
+Le temps menace, la mer commence à grossir,
+et la nuit va se faire. Le bon capitaine hollandais
+attend le navire aperçu, pour lui porter
+secours, s'il lui est possible. C'est un grand
+brick armé, et Rodriguez reconnaît dans ce
+brick, son <i>Albatros!</i> À cette vue, devinant
+trop bien le motif des signaux du corsaire, le
+faux Montenegro descend dans sa cabine, où il
+se couche, malade qu'il se dit, du mal de mer.
+<i>L'Albatros</i> est déjà rendu le long de la galiote
+hollandaise. Mettre une embarcation à la mer
+avec quelques hommes et un officier dedans,
+n'est pour lui que l'affaire de peu d'instants.
+Cet officier accoste la galiote.</p>
+
+<p>&mdash;Capitaine, dit-il, au Hollandais, je viens te
+demander un peu de cuir et des clous à pompe.
+Depuis notre sortie de Carthagène nous
+avons usé toutes les garnitures de nos appareils
+de pompe; nous faisons de l'eau comme un
+panier.</p>
+
+<p>Le Hollandais s'empresse de donner à l'officier
+ce qu'il juge qu'il ne serait ni humain ni
+prudent de lui refuser. Il s'informe de la cause,
+qui a pu déterminer une aussi forte voie d'eau.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! cette cause-là, nous la connaissons à
+peu près: c'est un complot.</p>
+
+<p>&mdash;Un complot! vous avez donc des montres
+à bord.</p>
+
+<p>&mdash;Non, les monstres, ou plutôt le monstre
+n'est pas à bord. Mais nous le trouverons peut-être
+à Saint-Thomas, où nous allons. Deux
+pieds d'eau à l'heure, concevez-vous cela, vous
+autres Hollandais, qui n'en faites jamais à bord
+de vos grosses barques? Mais à propos, de quoi
+êtes-vous chargé?</p>
+
+<p>&mdash;De sucre et de café.</p>
+
+<p>&mdash;Raffale que tout cela! Ce ne serait pas la
+peine de vous chagriner pour si peu, dans
+votre voyage. Nous n'en voulons qu'à l'argent
+nous autres. Et pas de passagers, sans doute,
+à bord de votre <i>paquebot à cul-rond?</i></p>
+
+<p>&mdash;Un seul passager. Il est couché: le mal
+de mer l'a gagné.</p>
+
+<p>&mdash;Le mal de mer! Ce n'est donc pas un habitué?
+Mais voyons-lui donc un peu la mine;
+je suis docteur en mal de mer, tel que vous
+me voyez...</p>
+
+<p>Rodriguez entend cette conversation. Il tremble
+que l'officier, dont il reconnaît la voix, ne
+vienne lui arracher la couverture sous laquelle
+il s'est blotti dans sa cabine. L'officier a déjà
+fait un pas sur l'escalier de la chambre: il va
+descendre, lorsque du corsaire il entend qu'on
+lui crie au porte-voix: <i>Revenez à bord, avant le
+grain!</i> L'officier, à cet ordre, s'empresse de
+sauter dans son embarcation avec ses hommes,
+et de pousser au large de la galiote, muni du
+cuir et des clous à pompe que lui a donnés le
+capitaine hollandais.</p>
+
+<p>Rodriguez respire: il monte sur le pont; il
+jette sur <i>l'Albatros</i> un regard de curiosité et
+de colère, et bientôt il voit son ancien corsaire
+disparaître au sein du nuage qui s'abaisse sur
+les flots pour l'envelopper et peut-être pour le
+plonger sous les vagues que la tempête qui se
+prépare amoncèle entre les deux bâtiments.</p>
+
+<p>Le pirate Rodriguez enfin quitte bientôt ces
+mers, qu'il a remplies de son nom exécré. La tête
+pleine de funestes souvenirs et de projets plus
+funestes encore, il se promène pendant deux
+mois de traversée sur le pont étroit du tranquille
+bâtiment qui porte sa fortune et ses destinées
+nouvelles. C'est à Londres, qu'à la faveur du
+nom sous lequel il s'est caché, il pourra, seul
+de tout l'équipage de <i>l'Albatros</i>, réaliser les
+vues qu'il caresse, comme un lion caresse sa
+crinière.</p>
+<br><br>
+<a name="c11" id="c11"></a>
+
+
+<h3>11</h3>
+
+<h3>Londres, reconnaissance, contrariété, passagers,<br>
+préparatifs de départ, départ.</h3>
+
+
+<p>En débarquant dans la vaste capitale du
+monde marin, notre Montenegro se sentit soulagé
+du poids des réflexions auxquelles deux
+mois de traversée l'ont livré sans distraction aucune.
+Il se retrouve au milieu de ces Anglais qu'il
+déteste, mais qui ne peuvent trahir son incognito.
+Cette multitude innombrable de figures qui passent
+sous ses yeux fatigués, ne lui offre aucun visage
+qu'il puisse craindre. Il peut rester là impuni,
+tandis qu'il lit dans les journaux et dans les brochures
+qu'on crie autour de lui: <i>l'Histoire des
+crimes du pirate Rodriguez</i>. Il éprouve même
+un certain plaisir à pouvoir braver, sans danger,
+la fatale réputation qu'il s'est acquise, au
+milieu de ses ennemis les plus acharnés. On
+raconte sa mort à ses côtés; on parle en sa présence
+des pirateries qu'il n'a jamais faites; et
+pendant qu'on exagère ses affreux exploits, il
+rêve aux moyens d'ajouter de nouveaux faits
+aux faits qui déjà ont attaché une si odieuse
+célébrité au nom qu'il a laissé chez les Colombiens.</p>
+
+<p>Maître de choisir, avec les lettres de change
+qu'il a dans son portefeuille, le navire auquel
+il pourra confier sa fortune sur des mers éloignées,
+il parcourt les quais immenses des docks
+de Londres. Un trois-mâts désarmé, récemment
+capturé sur les côtes d'Afrique, fixe son attention:
+il le visite, il le marchande; il l'achète.
+Dans ces bureaux où des courtiers d'hommes
+vendent des matelots pour toutes les opérations
+que l'industrie ou l'avidité veulent tenter,
+il trouve un équipage. Son nouveau bâtiment
+portera le nom de <i>Revanche</i>: ce nom
+s'accorde bien avec les désirs qu'il nourrit et les
+projets qu'il médite. Il fait annoncer que <i>la
+Revanche</i> partira bientôt pour Calcutta, sous le
+commandement d'un capitaine anglais, qu'il
+associe à une entreprise dont il cache le but réel
+sous l'apparence d'une expédition commerciale.
+<i>La Revanche</i> devient l'objet de la curiosité des
+marins et des promeneurs, qui admirent, et la
+vélocité de ses formes, et l'élégance de son
+gréement, et le bon goût de ses emménagements.</p>
+
+<p>Un jour où il se rend à bord pour donner,
+comme à l'ordinaire, les ordres qui doivent régler
+les travaux de l'armement, son capitaine
+anglais l'informe que des passagers sont venus
+visiter les chambres: un colonel de la compagnie
+des Indes et son épouse. Une fille, une
+gouvernante qui les suivait, lui a remis, avec
+une sorte de mystère, une lettre pour M. <i>Rodriguez
+Montenegro</i>. Ce nom de <i>Rodriguez</i> inscrit
+sur l'adresse, agite le coeur de notre pirate:
+il ouvre précipitamment la lettre et il lit avec
+effroi, avec terreur, ces mots qui lui laissent à
+peine la force de cacher son émotion au capitaine
+anglais, dont l'oeil suit tous ses mouvements:</p>
+
+<p>«Celle à qui tu as voulu arracher la vie, pour
+prix d'avoir conservé tes jours, existe encore.
+Elle ne doit le malheur de te revoir qu'au
+nègre que tu avais chargé d'exécuter l'affreux
+projet qui a fait périr les complices de tes
+crimes. Enchaînée à tes pas, j'ai su découvrir
+le lieu où tu voulais échapper à tous les soupçons
+qui planaient sur toi. Un bâtiment m'a
+débarquée à Londres au moment où tu y arrivais.
+J'ai su m'attacher aux personnes que
+j'ai décidées à venir aujourd'hui chercher un
+passage à bord de ton bâtiment J'emploierai
+les jours que tu as voulu me ravir, à te poursuivre
+partout où tu voudras m'éviter. Si tu
+dis un seul mot, je te démasquerai, je t'accuserai
+et je périrai avec toi, toi sans qui il
+m'est impossible de vivre ou de mourir.</p>
+
+<p>«Je ne me nomme pas. À cette écriture, que
+j'ai tracée de mon sang, tu reconnaîtras ce
+sang qui a déjà coulé pour toi, et tu devineras
+le nom de l'infortunée qui s'attache à ta
+vie, comme un remords ou comme un reste
+d'espérance.</p>
+
+<p>«Adieu! tu me reverras bientôt
+pour ne plus te quitter.»</p>
+
+<p>Mosquita! encore Mosquita! murmure Montenegro
+en se promenant sur le pont avec fougue
+et dépit. Maudit soit le jour où je crus aimer une
+femme! La vengeance d'un homme me paraîtrait
+cent fois moins implacable que les obsessions
+de cette jalousie qui s'acharne à me poursuivre
+jusque sur les mers que je voulais mettre
+comme un abîme, entre elle et moi!... Mais
+qu'elle ne croie pas m'asservir à l'esclavage
+qu'elle prétend m'imposer. La mort, la mort la
+plus affreuse me paraîtrait préférable au supplice
+de redouter sans cesse la présence d'un
+être qui m'est devenu si odieux!.. Elle s'attacher
+à ma vie comme un fantôme accusateur!... Elle
+me menacer de faire tomber sur ma tête le
+soupçon, qu'elle tiendrait suspendu comme une
+épée!... Tous les liens qui m'attachaient à elle
+sont rompus depuis long-temps, et, une fois
+l'amour évanoui, la pitié éteinte, il reste le dégoût,
+la vengeance et le châtiment...</p>
+
+<p>Une voiture élégante roule sur le quai du
+dock où <i>la Revanche</i> est amarrée. Cette voiture,
+dont le bruit arrache Montenegro à sa préoccupation,
+s'arrête. Un jockei descend; il remet
+dans les mains agitées du pirate, un billet de la
+part du colonel Fischel. C'est une invitation au
+capitaine espagnol de vouloir bien se rendre
+chez le colonel pour traiter du passage que celui-ci
+désire prendre à bord de <i>la Revanche</i>. La
+voiture attend Montenegro. Elle le conduit à Peccadilli,
+dans un hôtel élégant. Le marin voit s'avancer
+vers lui, du fond d'une longue cour, un
+homme d'une quarantaine d'années, à la figure
+noble et froide, aux manières polies et réservées.
+C'est le colonel. Il invite le capitaine à
+monter dans un salon où une femme belle, encore
+jeune et richement parée, lit avec distraction
+un livre qu'elle quitte nonchalamment eu
+apercevant Montenegro. Après quelques questions
+sur le jour du départ, la longueur présumée
+de la traversée, l'état du navire, sa marche,
+les commodités du logement, on parle du
+prix du passage. Le colonel veut occuper toute
+la chambre, à l'exception des cabines réservées
+au capitaine et aux officiers. Montenegro, encore
+tout ému de la lettre de Mosquita, répond
+avec distraction, et en prévoyant avec inquiétude
+l'instant où Mosquita peut-être paraîtra.
+Il n'insiste pas d'ailleurs sur le prix qu'il a fixé,
+Ses manières, dont la contrainte qu'il éprouve
+laisse encore deviner l'abandon et la vivacité,
+paraissent plaire au colonel; et sa femme, la
+jolie Sophia, remarque, avec une modeste curiosité,
+les nobles traits de ce jeune marin, empreints
+d'un air d'héroïsme et de franchise. On
+parle du nombre de passagers dont se compose
+la famille du colonel: lui, sa femme et trois
+domestiques... Mosquita sans doute sera comprise
+dans ces derniers... Mais elle ne paraît
+pas encore, et Montenegro respire plus librement.
+On se quitte, on est tombé d'accord sur
+toutes les conditions. On reverra le capitaine
+chaque jour avant le départ de <i>la Revanche</i>...
+Les époux anglais sont enchantés de Montenegro,
+et lui s'abandonnerait presqu'au plaisir
+de s'être assuré de tels compagnons de voyage
+jusqu'à Calcutta, sans la crainte qu'il éprouve
+de voir arriver avec eux la femme dont l'idée
+pèse tant sur son coeur et sur son esprit.</p>
+
+<p>L'armement de <i>la Revanche</i> s'exécute avec
+promptitude, et le colonel, fidèle à sa promesse,
+vient chaque jour à bord; quelquefois
+Sophia l'accompagne, mais Mosquita ne paraît
+pas avec eux. Le moment du départ approche
+pourtant, et Montenegro se flatte de l'espoir que
+la femme qui s'est promis de le suivre, aura
+peut-être renoncé à la folie de son projet inconcevable.
+Ce n'est qu'au bas de la Tamise
+que ses passagers le rejoindront. Le navire dérive
+avec le courant du fleuve, et l'on voit arriver
+enfin à bord, le colonel, son épouse, deux
+domestiques et une femme dont les traits sont
+voilés sous un large chapeau de paille. Sa mise
+est simple, sa tournure modeste. Montenegro
+ne s'occupe que d'elle: aucun de ses mouvements
+ne lui échappe. Il ne pressent que trop
+que c'est là le fantôme qui depuis près d'un
+mois, agite toutes ses nuits, poursuit tous ses
+rêves d'avenir... Cette femme passe devant lui:
+il cherche à voir la figure qu'elle évite encore
+de lui montrer... Il parvient enfin à découvrir
+cette figure, qui l'inquiète, qui le tourmente,
+qui le fatigue: c'est Mosquita! c'est Mosquita!..</p>
+
+<p>&mdash;Malheureuse, toi ici! redoute ma vengeance!</p>
+
+<p>&mdash;Crains plutôt de te trahir!...</p>
+
+<p>On part: le bâtiment quitte les eaux de la
+Tamise; la terre fuit, et Montenegro trouve à
+peine le sang-froid qui lui est nécessaire pour
+commander l'appareillage et la manoeuvre. Un
+sentiment de malaise qu'il n'a jamais éprouvé
+encore, l'enchaîne sans force et sans volonté,
+pendant toute la nuit, sur son banc de quart;
+et à bord de ce navire qui enlève l'équipage et
+les passagers aux adieux de leurs parents et de
+leurs amis, tout avec le soir semble s'abandonner
+au repos, à la langueur et au silence. Tout
+est tranquille, excepté Montenegro et Mosquita,
+qui veillent eux, et qui souffrent!</p>
+<br><br>
+<a name="c12" id="c12"></a>
+
+<h3>12</h3>
+
+<h3>Amour, jalousie, duel, délire, remords, désespoir,<br>
+retour à Ouessant, fin.</h3>
+
+<p>Si quelque chose avait pu arracher Montenegro
+aux sombres pensées qui l'agitaient, avec
+quel plaisir il eût vu sa <i>Revanche</i> sillonner les
+flots plus mâles, plus impétueux de l'Océan,
+en quittant les eaux de la Tamise! C'est au
+large qu'elle pourra s'élancer en liberté, batailler
+avec les vents, et bondir courroucée sur
+les lames qu'elle va faire gémir, écumer et retentir
+sous sa guibre si leste et si fine! Elle
+cingle dans la Manche avec vitesse, et pour
+ainsi dire avec colère. Les bâtiments nombreux
+qu'elle rencontre et qu'elle dépasse, comme
+s'ils étaient à l'ancre, arborent leur pavillon à
+son approche. Elle ne leur répond seulement
+pas, tant elle paraît les mépriser. Son capitaine,
+nonchalamment assis sur le bastingage, contemple
+de temps à autre, mais encore avec
+distraction, la haute et flexible mâture de son
+léger navire, qui, à chaque coup de tangage,
+secoue tout son gréement, comme une lionne,
+sortant des eaux, secouerait sa crinière! Que
+de cuivre vert, si bien appliqué un peu au-dessus
+de la flottaison, contraste bien avec le
+noir de cette peinture, qui reluit comme du
+jais sur ces presceintes polies que l'on croirait
+grattées avec du verre! <i>La Revanche</i>, avec seize
+pieds de tirant d'eau, est rase au-dessus des
+flots, comme une chaloupe; ses mâts effilés et
+ses longues vergues décèlent seuls, avec l'entredeux
+de ses phares, les vastes dimensions de sa
+coque: mais à voir son plabord à trois pieds
+du niveau de la mer, on dirait qu'elle coule
+sous la charge, et pourtant elle est sur lest...
+Ce n'est que lorsqu'on l'examine de l'arrière ou
+de l'avant, que l'on peut remarquer ses larges
+flancs ras et arrondis vers sa poupe élégante,
+et que l'on croirait que c'est le fond d'une frégate
+que l'on a pris pour en faire un aussi joli
+navire.</p>
+
+<p>Oh! qu'avec <i>ma coureuse</i>, dit le capitaine,
+je ferai de ravages sur les mers de l'Inde! A
+chaque gros navire qu'il dépasse, et qui paraît
+richement chargé, l'écumeur de mer sent palpiter
+son coeur; ses dents claquent d'impatience
+de ne pouvoir sauter à bord du bâtiment qu'il
+est encore forcé de laisser derrière lui. Enchaînez
+un vautour auprès d'une faible alouette, et
+vous aurez une idée de la figure que fait Montenegro,
+réduit à ne pas happer les bâtiments
+dans chacun desquels il voit une capture qui
+lui échappe.</p>
+
+<p>Mais de quoi se compose l'état-major de <i>la
+Revanche</i>, et son équipage?</p>
+
+<p>De quatre à cinq officiers, cinq passagers,
+le colonel Fischel, son épouse, deux domestiques
+et Mosquita... Mosquita!...</p>
+
+<p>De trente hommes qui, une fois rendus
+dans l'Inde, serviront à former le noyau
+du personnel avec lequel Montenegro ira écumer
+les mers de Ceylan, de Sumatra et des
+îles de la Sonde.</p>
+
+<p>L'épouse du colonel vient, avec cette coquette
+agacerie que le mal de mer n'ôte pas toujours
+aux jolies passagères, arracher le capitaine
+Montenegro à ses rêveries. C'est la première fois
+qu'elle paraît sur le pont depuis le départ. Il
+y a deux jours que l'on est à la mer, et c'est
+en entendant dire que l'on est en vue d'Ouessant,
+que Sophia s'est efforcée de monter, pour
+voir l'île, que l'on découvre à peine encore à
+l'horizon, du côté de babord. Les regards de
+la jolie passagère restent long-temps attachés
+sur cette terre lointaine, qui bientôt va disparaître
+sous le cercle immense que le ciel et les
+flots forment autour du rapide navire. Pour
+Montenegro, il ne peut arracher ses yeux du
+point où, le premier, il a vu la petite île qui
+lui retrace tant de souvenirs, depuis si long-temps
+oubliés. Il ne peut, en se rappelant,
+presque malgré lui, les premières années de
+son enfance, se défendre d'une émotion dont
+il ne se croyait plus susceptible. Le bonhomme
+Tanguy, sa nourrice Soisic, les rochers du rivage,
+les bateaux des pêcheurs, sa soeur enlevée
+à sa tendresse, dans les parages même où il se
+trouve, s'offrent à son imagination pénétrée;
+et il s'étonne de sentir des larmes couler de ses
+yeux immobiles, attachés toujours sur l'île,
+qu'il va perdre de vue. La voix de Sophia,
+une voix douce et caressante, vient encore dans
+ce moment ajouter au trouble qu'il éprouve,
+et qu'il se reproche. Sophia lui adresse des
+questions auxquelles il répond avec intérêt,
+parce que sa passagère lui parle de cette terre,
+de cette côte dont l'aspect agite son coeur. C'est
+sur le bras de Montenegro, plus sûr que celui
+de son mari, fort peu accoutumé aux mouvements
+du navire, qu'elle s'appuie pour regagner
+sa chambre, et l'officieux capitaine se sent déjà
+tout subjugué du son de cette voix qui s'est insinuée
+dans son âme, et de la légèreté de cette main
+qui, en effleurant son bras, semble y avoir laissé
+une impression douce comme une caresse...
+Il admire les manières simples et nobles de
+cette femme dont la taille est si belle et la figure
+si élevée.... C'est une sorte d'extase qu'il
+éprouve en la voyant sourire à son époux.....
+La figure de Mosquita se montre au même
+instant à lui, comme pour lui disputer les regards
+qu'il tient attachés sur Sophia..... Il
+s'éloigne....</p>
+
+<p>Les jours de la traversée se succèdent à bord
+de <i>la Revanche</i> avec leur triste uniformité. Les
+passagers se rapprochent des officiers, et du capitaine
+surtout. L'heure du repas réunit à la
+même table cette petite colonie de voyageurs et
+de marins. On s'étudie: on cause, on se devine,
+on se choisit. Le colonel anglais, avec sa politesse
+un peu froide, témoigne beaucoup d'égards
+et de confiance au capitaine. La douce
+Sophia semble rechercher sa conversation avec
+un intérêt qu'elle explique en exagérant le désir
+qu'elle a de s'exercer à parler l'espagnol. Le
+colonel sourit toutes les fois qu'il voit sa femme
+s'efforcer, en s'appuyant sur le bras du capitaine,
+à traduire sa pensée dans un idiôme
+qu'elle n'a encore qu'imparfaitement étudié.
+Mais lorsque les matelots, assis nonchalamment
+devant, remarquent leur capitaine se promenant
+avec la belle passagère, ils tirent à leur manière
+l'horoscope de cette récente familiarité:
+Cette femme-là, se disent-ils, en veut à notre
+capitaine, et le colonel anglais en aura à garder.</p>
+
+<p>Quant à la malheureuse Mosquita, son rôle
+à bord est tout passif en apparence. Montenegro
+seul éprouve combien cette femme peut
+avoir d'influence sur sa vie. Depuis qu'il est
+condamné à vivre près d'elle, il ne lui a pas
+adressé un seul mot... Dès que les regards
+de Mosquita s'arrêtent sur lui, avec l'expression
+du désespoir ou du reproche, il y répond
+avec l'air du mépris ou de la colère, et l'infortunée
+va cacher sa douleur dans le petit appartement
+qu'on lui a préparé auprès de celui de
+sa maîtresse.</p>
+
+<p>Sophia, qui quelquefois croit avoir deviné
+la préoccupation avec laquelle sa femme de
+chambre suit les mouvements de Montenegro
+plaisante celui-ci sur l'intérêt qu'il semble avoir
+inspiré à la jeune camériste. Savez-vous bien,
+capitaine, lui dit-elle, que vous pourriez bien,
+malgré vous peut-être, et en dépit de ce dédain
+que vous paraissez témoigner à notre sexe,
+avoir fait naître une passion sérieuse?</p>
+
+<p>&mdash;Moi, madame? Et quelle passion, s'il
+vous plaît?</p>
+
+<p>&mdash;Quelle passion? Avec moins de modestie,
+vous ne me le demanderiez pas. Voyez cette
+pauvre Mosquita! Je crois qu'elle maigrit et
+qu'elle en a perdu le contentement et le sommeil.
+Le colonel l'a remarqué comme moi, et
+vous seul paraissez ignorer les tendres douleurs
+dont vous êtes l'heureux objet.</p>
+
+<p>&mdash;Au reste, je reconnaîtrais bien encore dans
+cette circonstance, si elle était vraie, la bizarrerie
+de ma destinée.</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi cela? Mosquita est une jeune
+et piquante orpheline, chez qui, je le parierais,
+une passion vive a laissé des traces fort touchantes.
+Elle est un peu brune, il est vrai, sa
+beauté a acquis, sous le climat où elle est née,
+des formes un peu prononcées; mais n'est-ce
+pas quelque chose de séduisant pour un chevalier
+espagnol, que cette langueur que laissent
+après eux les orages du coeur! Plaisanterie à
+part, je vous assure que c'est bien la meilleure
+et la plus intelligente des filles. Elle se présenta
+à moi, avant notre départ de Londres, avec
+un air si malheureux et si suppliant, que je
+crus faire une bonne action en l'attachant à
+mon service; et aujourd'hui plus que jamais
+j'ai lieu de me féliciter pour moi-même d'avoir
+cédé à ce mouvement de compassion. Mosquita,
+telle que vous la voyez, a déjà fait deux ou
+trois voyages sur mer. C'est presque un matelot
+féminin. Sa vie est tout un roman; mais elle est
+sur ce qui la concerne d'une réserve qui me fait
+penser que beaucoup d'amour a passé par là...
+Tenez, capitaine, voyez comme elle nous écoute
+et comme elle nous regarde! La pauvre fille
+sait que je parle d'elle, quoiqu'elle n'entende
+pas un mot d'anglais...</p>
+
+<p>Montenegro était au supplice pendant des
+entretiens semblables: aussi, dès que la conversation
+prenait un caractère qui le contrariait,
+on le voyait aussitôt se promener gravement
+sur le pont et s'occuper, comme pour échapper
+à une situation pénible, du soin de la manoeuvre
+de son bâtiment.</p>
+
+<p>Mais quel peut être cet homme, se demandait
+Sophia, après avoir remarqué ces mouvements
+impétueux et la réserve que gardait
+Montenegro dans tout ce qui semblait se rattacher
+à sa naissance, à ses voyages, à sa vie passée.
+Certes, ce n'est pas là un être vulgaire,
+se disait-elle. Il y a dans sa physionomie quelque
+chose de trop élevé, dans sa conversation
+des traits trop saillants, pour qu'il soit né dans
+une condition commune. Je ne sais, mais, malgré
+la défiance qu'il m'inspire quelquefois,
+j'aime dans cet homme l'empire qu'il paraît
+exercer sur tous ses marins, le mépris qu'il
+montre au milieu des dangers, et l'attitude à la
+fois noble et franche de sa personne. Quelle figure
+énergique et expressive! Et condamné, à
+un âge encore si jeune, à passer sa vie sur les
+flots, parmi quelques grossiers matelots!... Oh!
+qu'élevé pour la société et pour un haut rang,
+Montenegro aurait brillé dans nos cercles, et
+près des femmes surtout!..</p>
+
+<p>Le mari de Sophia n'avait pas conçu une
+opinion plus désavantageuse sur le compte du
+capitaine. Souvent il avait parlé à sa femme des
+brillantes qualités que lui semblait posséder
+Montenegro; mais il trouvait en lui quelque
+chose d'impénétrable: jamais, dans les fréquentes
+conversations qulls avaient eues ensemble,
+il n'était parvenu à découvrir ce qu'il
+tenait le plus à savoir à l'égard du jeune marin.
+«Cet homme, répétait-il, est un problème. Il a
+reçu beaucoup d'éducation; il a dû avoir une
+vie fort agitée; mais il se cache si adroitement
+sous son air de franchise et de brusquerie, que
+l'on ne peut rien deviner... C'est un être indéfinissable...
+Au surplus, tout cela pique la curiosité,
+il est vrai, mais ce qu'il est et ce qu'il
+fut ne doit pas nous intéresser au-delà de ce
+que nous pouvons exiger de lui. Qu'il nous conduise
+vite à Calcutta, c'est tout ce que nous
+lui demandons.»</p>
+
+<p>Les soirées délicieuses que l'on passe sous le
+ciel des Tropiques et de la Ligne, arrivèrent. Assis
+nonchalamment sur leurs nattes, à l'abri des
+tentes du gaillard d'arrière, les passagers se livraient,
+pendant de longues heures, à ces conversations
+intimes que le doux bruit des vagues
+et de la brise indolente semblait accompagner
+mélodieusement. Oh! que dans ces moments
+d'exquise oisiveté l'âme se sent disposée aux
+impressions tendres et mélancoliques! Sophia,
+placée presque toujours entre son mari et Montenegro,
+écoutait celui-ci raconter avec originalité
+les sensations diverses qu'il avait éprouvées
+dans sa carrière de marin. Ces naïfs récits
+l'amusaient beaucoup plus que tout ce qu'elle
+avait encore entendu dans le monde.</p>
+
+<p>Souvent, pendant ces narrations si expansives
+et si attachantes par leur simplicité
+même, l'épouse du colonel laissait échapper de
+ses doigts distraits l'ouvrage qu'elle avait pris
+pour se donner une contenance. Rien n'égalait
+sa gaîté à bord; il n'y avait que lorsque Montenegro
+lui parlait qu'elle se montrait pensive
+ou préoccupée. Son mari avait vu avec étonnement,
+mais avec plaisir, au moins le disait-il,
+le changement heureux que la mer avait opéré
+dans le caractère, ordinairement mélancolique,
+de son épouse... Ce changement, qu'elle
+ignorait encore elle-même, n'avait pas non
+plus échappé à Mosquita, et la malheureuse
+fille se désespérait en voyant sa maîtresse
+captiver l'attention de Montenegro, et partager
+le plaisir qu'il semblait avoir à passer des
+heures entières auprès d'elle. La jalousie est
+la plus pénétrante de toutes les passions. Ce
+que Sophia ne s'était pas encore avoué, Mosquita
+l'avait deviné. Aucun mot, aucune
+plainte n'était échappée de sa bouche; elle
+souffrait et se taisait. Ses yeux seuls exprimaient
+à son amant tout ce qu'elle voulait cacher
+aux personnes parmi lesquelles elle s'était
+condamnée à vivre, pour jouir de la cruelle
+satisfaction de suivre, de voir et de surveiller
+un homme qui ne payait tant d'amour et de
+constance, que par du mépris et de la haine.</p>
+
+<p>Montenegro ne pouvait plus s'abuser sur le
+sentiment qu'il inspirait à Sophia, ni sur celui
+qu'elle avait fait naître dans son propre coeur.
+Ce n'était pas de l'amour qu'il avait pour elle:
+c'était quelque chose de moins fougueux,
+mais de plus tendre et de plus soumis....
+Quelque chose de tendre à lui! Avec une âme
+comme celle qu'il s'était faite, soupirer aux
+pieds d'une femme! Oh! s'il n'avait éprouvé
+qu'une folle ardeur pour Sophia, il n'aurait
+eu qu'un mot à dire, qu'un ordre à
+donner, pour se débarrasser de son mari, de
+Mosquita elle-même, et pour triompher en
+pirate de sa nouvelle conquête.... Mais près
+de Sophia, il sentait le désir s'éteindre, son
+impétuosité se calmer et sa volonté s'évanouir.
+Il ne se reconnaissait plus. Sa force même
+l'abandonnait, ses habitudes les plus dures
+s'amollissaient, et c'est à peine s'il retrouve
+quelquefois assez de colère pour punir des matelots
+mutins ou paresseux. Ce n'est que lorsqu'il
+voit l'importune Mosquita épier les mots
+qu'il adresse à Sophia, qu'il sent s'allumer
+dans son coeur cette indignation, qui auparavant
+aurait coûté la vie à qui eût osé le braver
+à son bord, ou s'opposer à son impérieuse
+volonté.</p>
+
+<p>En doublant le cap de Bonne-Espérance,
+<i>la Revanche</i> est assaillie par ces tempêtes qui
+accueillent ordinairement les navires dans ces
+parages redoutés. Pendant plusieurs jours la
+peur retient les passagers prisonniers dans
+leurs chambres. Montenegro ne quitte pas le
+pont, et Mosquita seule essaie de se tenir près
+de lui. Mais il ordonne à ses gens de le délivrer
+de la présence de cette femme imprudente,
+et la malheureuse est condamnée à ne pas
+quitter sa maîtresse. Que ces jours de mauvais
+temps passés sans voir Sophia, sont pénibles!
+Mais la bourrasque s'apaise enfin; le calme
+renaît du sein de l'orage; on se revoit: les yeux
+fatigués de Sophia expriment la langueur,
+mais aussi ils peignent le plaisir qu'elle éprouve
+à retrouver Montenegro, qui de son côté oublie
+ses fatigues pour recommencer ses entretiens
+du soir. La politesse du colonel pour le capitaine
+devient moins froide: elle ressemble un
+peu même à de l'affectation. Le colonel au
+reste paraît si bon homme! Il se montre heureux
+de la bienveillance que son épouse témoigne
+au capitaine espagnol, tant il est loin
+de deviner les progrès que le marin a faits dans
+le coeur de sa femme, et du sentiment que
+celui-ci a conçu pour celle à qui, lui, mari
+confiant, il a cru avoir inspiré non pas peut-être
+de la passion, mais la plus tendre estime.</p>
+
+<p>Près de quatre mois s'écoulent ainsi sur les
+flots, temps d'ennui pour le colonel, temps de
+douleur pour Mosquita, mais de bonheur et de
+douce inquiétude pour Montenegro et Sophia...
+On va bientôt atteindre le terme du voyage:
+on va annoncer la terre, et c'est alors seulement
+que la tendre Sophia, en entrevoyant le jour
+où il faudra se séparer de Montenegro, ne peut
+plus s'abuser sur l'état de son coeur. Par quelle
+fatalité s'est-elle laissé entraîner vers cet homme,
+qu'elle ne comprend pas, vers cet être
+mystérieux, dont la vie est une énigme, et dont
+l'âme paraît recéler des passions si peu faites
+pour égarer une femme résignée jusque-là avec
+tant de vertu à ses devoirs d'épouse! Par quelle
+effrayante bizarrerie éprouve-t-elle pour un inconnu,
+élevé loin du monde, au milieu des mers,
+un entraînement que ne lui a jamais inspiré l'époux
+qui la chérit, l'homme distingué à qui elle
+s'est unie, à qui elle doit bonheur, rang et fortune!
+À un père, à un frère, elle pourrait au moins
+confier le désordre et le trouble de son âme....
+Mais son penchant coupable, à qui l'avouer?...
+À son époux, dont il ferait le désespoir et peut-être
+le déshonneur?... Non loin de lui paraître
+redoutable, le terme du voyage viendra l'arracher
+au danger, à la honte de sa position cruelle.
+Elle dévorera, loin du triste objet de son criminel
+penchant, le crime d'avoir aimé un homme
+à qui elle ne peut plus penser sans remords....
+L'immensité des mers, l'éternité du
+temps les sépareront....</p>
+
+<p>On aperçoit la terre. Les pilotes anglais du
+Gange viennent aborder <i>la Revanche</i> au large.
+L'équipage et les passagers sont dans la joie.
+Montenegro est calme et sévère: Sophia essaie
+de sourire, et des larmes roulent dans ses yeux.
+L'aspect de ce pays, si étrange pour elle, lui
+rappelle trop douloureusement encore la patrie
+qu'elle a perdue, dit le colonel en parlant de sa
+femme. Mais la patrie sera pour elle dans les
+soins que je lui prodiguerai... Époux trop confiant,
+la patrie pour Sophia était auprès de
+Montenegro, et bientôt c'est près de toi que
+ton épouse se croira exilée!</p>
+
+<p><i>La Revanche</i> remonte les eaux bourbeuses du
+vaste fleuve, qui, après avoir parcouru six cents
+lieues, vient jeter ses ondes, révérées des Indous,
+dans la vaste mer du Bengale. Les gens de l'équipage,
+dans les intervalles de temps que leur
+laisse la manoeuvre du navire, regardent avec
+étonnement les bords opulents de ce Gange,
+dont l'antique superstition de l'Inde a fait un
+Dieu. Ils voient pendant le jour rouler le long
+du bâtiment les cadavres dont les avides albatros
+se disputent les lambeaux: ils contemplent
+avec effroi et curiosité ces troupeaux de léopards
+et ces bandes d'éléphants sauvages traversant à
+la nage le courant au milieu duquel ils se jouent.
+La nuit, les matelots cherchent des yeux ces
+feux errants, qui, sur les bords du rivage, indiquent
+que les Indous transportent un ami,
+un parent malade, sur les limites du fleuve sacré,
+dont l'onde religieuse deviendra pour lui
+un tombeau ou la source de régénérescence. Ils
+écoutent les cris glapissants des chacals, qui se
+disputent les dépouilles des morts, que la fureur
+de ces chiens indomptés entraîne sur les
+vases. Les murmures de l'onde, les cris des bêtes
+féroces, dont l'air troublé retentit, les rugissements
+affreux qui se prolongent dans les bois,
+tout dans cette rapide navigation du Gange
+porte dans l'âme des Européens une émotion
+que l'habitude seule pourra affaiblir. Mais
+pendant que l'équipage et les passagers du navire
+s'abandonnent aux impressions que ces scènes
+si nouvelles produisent sur eux, Montenegro
+reste indifférent à ce qui se passe autour de
+lui: Sophia est immobile et glacée: Mosquita, la
+tête pressée dans ses deux mains, semble vouloir
+se cacher l'avenir qu'elle prévoit et qui l'épouvante.</p>
+
+<p>On arrive à Calcutta. Les malles et les effets
+de la famille anglaise ont été disposés par les
+ordres du colonel, pour être transportés à terre.
+Plusieurs personnes, informées de l'arrivée du
+colonel Fischel et de son épouse, s'empressent
+de venir à leur rencontre dans des barques élégantes,
+ornées avec un luxe tout oriental. L'instant
+de se séparer est venu. Sophia et son époux
+vont quitter <i>la Revanche</i>. Le colonel s'approche
+du capitaine: il le remercie d'un ton solennel
+de tous les égards dont il a été entouré à bord,
+et puis, en lui serrant la main avec une affectation
+qui étonne Montenegro, il prononce ces
+seuls mots: «Nous nous reverrons bientôt,
+monsieur le capitaine.»</p>
+
+<p>Sophia, surmontant l'émotion qui lui laisse
+à peine l'usage de la parole, adresse aussi ses
+adieux à Montenegro. Elle retient ses larmes,
+mais les efforts qu'elle fait pour cacher sa douleur,
+oppressent son sein, agitent ses lèvres, et
+sa main tremblante, que Montenegro ose presser,
+se retire glacée pour saisir avec force le bras
+de son époux...</p>
+
+<p>Mosquita les suit. Elle a tout vu, tout pénétré,
+tout maudit: elle adressera aussi ses adieux à
+Montenegro, et, pour parodier les mots que le
+confiant époux de Sophia vient d'adresser au capitaine,
+elle lui répète, avec une infernale ironie,
+en le quittant: Tu me reverras bientôt aussi.</p>
+
+<p>Il reste à peine assez de résolution à Montenegro,
+pour qu'il puisse s'occuper des affaires
+qui se rattachent à son arrivée dans le port
+étranger... Oui, je la reverrai, se dit-il, cette
+femme, qui exerce sur toutes mes idées un
+empire qui me confond et qui humilie ma fierté!...
+À quelle folle ardeur elle a livré tous mes
+sens! Les projets que j'avais formés avant de la
+voir se sont évanouis depuis que je l'ai connue.
+Je ne sais plus que faire, que résoudre; et misérable
+jouet du charme dont elle m'a environné,
+je ne puis penser qu'à elle, qu'à elle seule, lorsque
+j'appelais à Londres avec tant d'impatience
+le moment où je pourrais porter la terreur de
+mon nom, sur ces rivages où je languis maintenant
+en enfant!... Quels adieux son mari m'a
+faits! Aurait-il soupçonné ma ridicule et imprudente
+passion? Non si le funeste penchant,
+que je n'ai pas su peut-être cacher assez, a dû
+l'alarmer, la réserve et la sagesse de son épouse
+l'auront rassuré sur les suites d'une inclination
+dont lui-même a sans doute été le premier à
+mépriser la vanité.... Je veux les revoir cependant:
+il me serait pénible de rester dans cette
+anxiété qui me tue, dans cette incertitude qui
+me révolte....</p>
+
+<p>Le lendemain de son entrée à Calcutta, on
+remet à Montenegro un billet de la part du colonel
+Fischel: Ah! je respire, dit-il, en le recevant;
+c'est sans doute une invitation polie,
+dictée peut-être par Sophia. Oh! que je reconnais
+bien là la finesse ordinaire des femmes
+et le complaisant aveuglement des maris.
+Il ouvre avec précipitation le billet, et il lit:</p>
+
+<p>«Monsieur le capitaine,</p>
+
+<p>Je hais le scandale, et je sais la subordination
+qui doit exister à bord d'un bâtiment,
+où tout est soumis à l'autorité du chef. Pendant
+la traversée, j'ai supporté la conduite que
+vous teniez à l'égard de la femme que je n'ose
+plus appeler mon épouse. Aujourd'hui je viens
+vous demander satisfaction d'un outrage qui
+m'a été révélé, et que je n'avais que trop bien
+deviné. Je vous attends avec des armes, à cinq
+heures, derrière les magasins de la Compagnie.
+Si, contre mon attente, vous me refusez
+la réparation que j'exige de vous, je vous
+insulterai à chaque rencontre. C'est assez vous
+dire que je n'admettrai aucune excuse, ni aucune
+explication.</p>
+
+<p>Le colonel FISCHEL.»</p>
+
+<p>Cette lettre tombe des mains tremblantes de
+Montenegro. Il en croit à peine ses yeux. Il la
+relit plusieurs fois... Il n'y a plus à en douter:
+le colonel a été abusé par un soupçon jaloux,
+ou égaré par des rapports calomnieux... Mosquita
+n'échappera pas à la vengeance du pirate,
+qui, en pensant à elle, retrouve toute la fureur
+qu'il avait perdue auprès de Sophia. Mais il n'est
+plus temps de chercher à éclairer le mari de
+l'infortunée, sur son erreur. Il menace Montenegro
+de l'insulter chaque fois qu'il le rencontrera,
+dans le cas où il ne pourrait pas obtenir
+la satisfaction qu'il réclame... Ai-je donc
+un front fait pour recevoir des outrages perpétuels!
+s'écrie en pâtissant de rage, le terrible
+adversaire que vient de provoquer le colonel.
+Courons apprendre à cet insolent Anglais ce
+qu'on gagne à irriter un coeur comme celui qui
+frémit sous ma main... Le besoin de frapper un
+ennemi se réveille dans ce coeur où la haine s'était
+trop long-temps endormie... Marchons au
+lieu du rendez-vous. Il ne faut pas lui faire trop
+long-temps attendre le coup fatal qu'il est venu
+chercher avec tant d'imprudence et d'imbécile
+orgueil.</p>
+
+<p>Un palanquin transporte Montenegro et un
+de ses lieutenants, derrière les magasins de la
+Compagnie. Le colonel Fischel et deux officiers
+Anglais se trouvaient déjà rendus à l'endroit
+désigné. Ils remarquent, avec curiosité, le palanquin
+qui s'avance vers eux. Un jeune homme,
+vêtu négligemment, y saute lestement à terre,
+avant que les nègres ne se soient arrêtés. Ce
+jeune homme, avant d'adresser un mot aux trois
+Anglais, jette au loin son habit sur le sable,
+et demande une arme au colonel. Les témoins
+l'entourent pour régler les conditions du combat.
+Il les écoute long-temps avec dédain, et se
+borne ensuite, pour le choix des armes, à faire
+remarquer, d'un ton ironique, que le colonel
+porte une épée. A ce geste, le malheureux Fischel
+s'avance l'épée nue vers Montenegro, qui
+s'est armé en jetant sur son adversaire un regard
+de mépris et de pitié. Je jure, s'écrie-t-il,
+par ceux qui m'entendent, que la femme de
+ce malheureux fou est innocente, et que ce n'est
+qu'à regret que je suis réduit à venger l'affront
+qu'il m'a fait! Le colonel s'indigne de ce propos
+insultant. Les fers se croisent: la pointe de
+chaque épée voltige sur le sein de chacun des
+adversaires; le colonel avance en furieux; Montenegro
+se défend avec sang-froid et sans chercher
+à tirer parti de la supériorité de sa force.
+Les témoins, effrayés, suivent de l'oeil les mouvements
+rapides des épées, qui s'enlacent et qui
+se froissent en brillant comme des éclairs. La
+main du colonel s'élève et réussit à faire glisser
+son arme sur celle de Montenegro. Le bras de
+Montenegro, traversé par le fer de son adversaire,
+se raidit, et la poitrine du colonel vient s'enferrer
+sur la pointe de l'épée qui lui présente la mort.</p>
+
+<p>Il tombe: sa bouche expirante vomit avec le
+sang, qui rougit le sable, quelques mots que
+l'on ne comprend pas. Il expire, et Montenegro
+s'éloigne sans attendre que son palanquin
+s'approche pour le prendre. Il court vers la ville,
+exalté qu'il est par la douleur que lui cause sa
+blessure, et égaré par le spectacle douloureux
+qui, malgré son impassibilité ordinaire, a affecté
+ses regards. En parcourant une des rues
+de Calcutta, dans le désordre de ses sens et de
+ses idées, la vue de la tranquille maison de Sophia
+le frappe. Il monte: les femmes placées
+dans les appartements veulent l'arrêter, il les
+repousse, et, tout haletant, tout saignant de la
+plaie que le fer vient d'ouvrir, il se précipite
+vers Sophia, qui vole au-devant de lui.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! grand Dieu! que venez-vous m'apprendre?
+quel malheur vous est-il arrivé?</p>
+
+<p>&mdash;Je viens t'apprendre la mort de ton mari.
+Je l'ai tué!</p>
+
+<p>&mdash;Mon mari! vous! La voix expire sur les lèvres
+décolorées de la malheureuse épouse.....</p>
+
+<p>Montenegro s'est emparé d'une de ses mains; il
+s'attache à elle; il implore son pardon, il accuse
+le ciel; il se traîne sur les pas de Sophia,
+qui le repousse avec horreur... Oui, s'écrie-t-il,
+tu me fuis comme un monstre... Mais ce n'est
+pas moi qui suis le monstre que tu dois punir...
+Le monstre est ici, tu l'as caché dans ton sein:
+c'est là, s'il le faut, que j'irai le frapper!...
+Qu'elle paraisse, l'infâme Mosquita; elle est
+ici, qu'elle paraisse: je veux la dévorer et éteindre
+dans son coeur la soif de vengeance qui me
+brûle!..On entoure Montenegro et Sophia, qui
+se débat dans ses bras palpitants: l'infortunée
+parvient enfin à s'échapper des mains de celui
+qui s'attache à elle, comme un démon à sa
+proie. Montenegro la poursuit; il renverse une
+porte qu'elle oppose à sa rage, et, en franchissant
+le seuil de cette porte, le corps d'une femme
+roule à ses pieds: c'est Mosquita, qui vient de
+s'entr'ouvrir le sein avec un poignard, qu'elle
+jette tout sanglant sur Montenegro... Des mots
+entrecoupés sortent de la bouche de cette nouvelle
+victime... <i>Je suis vengée du pirate!</i> s'écrie-t-elle,
+et ce n'est plus qu'un cadavre que Montenegro
+presse de ses pieds chancelants!... Effrayé
+du spectacle de tant d'horreurs, affaibli
+par le sang qui coule de son bras, il tremble,
+il se trouble; un nuage s'étend sur sa vue, et
+une sueur froide coule de son front, sur sa
+poitrine, sur tous ses membres..... Il tombe
+sur le corps encore palpitant de Mosquita... Des
+esclaves l'enlèvent, le transportent sur un lit
+où, pendant plusieurs jours, il reste enseveli
+comme dans un tombeau...</p>
+
+<p>La raison lui revint trop tôt hélas! Entouré
+de quelques Européens que son malheur avait
+intéressés, il ne se rappelait plus ce qui lui était
+arrivé... Autour de lui il n'apercevait que des
+figures inconnues! Un des vieux matelots de
+son navire le gardait avec calme et respect.....
+Il lui demande ce qu'on fait à bord... On vous
+attend, mon capitaine, lui répond le marin...
+Il y a donc long-temps que je suis malade? reprend
+Montenegro.&mdash;Mais, mon capitaine, depuis
+quinze, jours <i>la fièvre</i> vous a ôté la connaissance?&mdash;Et
+notre passagère, où est-elle?
+je ne la vois pas.&mdash;Qui? la dame du colonel?&mdash;Oui,
+la dame du colonel!... Et à ces mots
+le malade commence à se rappeler l'événement
+funeste après lequel la vie semble s'être séparée
+de lui... Il regarde son bras; il touche sa blessure:
+l'appareil est encore sur la plaie: un médecin,
+avec de douces paroles, s'oppose à ce
+qu'il lève son bras encore engourdi... Ah! je
+me rappelle tout à présent, s'écrie-t-il douloureusement:
+la mort aurait mieux valu que vos
+soins homicides... C'est vous qui m'avez tué en
+me rendant à la vie, et c'est votre art qui est
+homicide, et non pas le désespoir auquel je devais
+succomber.</p>
+
+<p>Il ne pleurait pas: il ne pouvait pas pleurer;
+les larmes sont la ressource bienfaisante des âmes
+tendres: elles ne viennent pas aux coeurs qui
+ne sont que passionnés, car les passions extrêmes
+ont aussi leur endurcissement.</p>
+
+<p>Les officiers de <i>la Revanche</i> vinrent voir
+chaque jour leur capitaine, dès qu'ils apprirent
+qu'il pouvait leur parler, et leur donner des
+ordres.</p>
+
+<p>&mdash;Dans quelle maison suis-je ici? leur demanda-t-il
+en les apercevant. On n'a pas encore
+voulu me le dire.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, capitaine, dans la maison qu'avait
+occupée le... nos passagers, à leur arrivée....
+Votre état de faiblesse n'a pas permis qu'on vous
+transportât ailleurs, et nous avons obtenu
+qu'on vous laissât ici.</p>
+
+<p>&mdash;Et de qui avez-vous obtenu <i>cette faveur</i>?</p>
+
+<p>&mdash;De personne. Nous avons loué la maison.</p>
+
+<p>&mdash;Et les <i>passagers</i>, les personnes qui l'occupaient,
+où sont-elles allées?</p>
+
+<p>&mdash;Nous ne savons. Elles ont pris des appartements
+ailleurs, à une des extrémités de
+Calcutta.</p>
+
+<p>Un long soupir, à ces mots, s'exhale péniblement
+de la poitrine oppressée du malade.
+Puis il ajoute, après un moment de sombre
+silence: Messieurs, en partant de Londres, et
+même en arrivant ici, j'avais des projets que je
+voulais confier à votre bravoure et surtout à
+votre discrétion. Mais les événements qui sont
+survenus, et la douleur qui a affaibli jusqu'à
+ma volonté, en ont décidé autrement. Je ne
+suis plus en état d'entreprendre: je ne sais plus
+que souffrir... Ma convalescence sera longue...
+Vous retournerez en Europe sans moi: dès que
+je pourrai vous rejoindre à Londres, vous me
+verrez... Le chargement du navire est assuré:
+je me repose sur vous pour tous les soins que
+je ne puis donner à mes affaires. Votre intelligence
+suppléera à ma faiblesse.</p>
+
+<p>Après son rétablissement, la sombre mélancolie
+qu'avait éprouvée le malade sembla redoubler.
+Ce n'était plus ce jeune homme impétueux,
+nourrissant avec une apparente satisfaction
+les funestes desseins vers lesquels
+une fatalité, qu'il paraissait ignorer, conduisait
+toutes ses idées. Caché à tous les regards
+pendant le jour, il ne parcourt que la nuit les
+quartiers de Calcutta, seul, livré à ses déchirantes
+réflexions. Souvent il porte, avec un
+froid délire, ses regards altérés sur la demeure
+où Sophia a cherché un asile pour sa douleur,
+et peut-être un refuge contre la passion de son
+effroyable amant. Durant des heures entières,
+il s'arrête devant cette maison, où règne le
+calme du malheur et la solitude du veuvage.
+Lorsqu'une lumière pâle et mourante projette
+sa lueur vacillante sur les rideaux de l'appartement
+où veille Sophia, le coeur de Montenegro
+se gonfle, ses yeux s'enflamment; des
+soupirs, long-temps contenus, se pressent dans
+sa poitrine bouillonnante... Mille vagues idées
+passent dans sa tête égarée... Mille projets,
+aussitôt évanouis que conçus, se présentent à
+son esprit bouleversé... Un soir, à l'heure où
+tout est encore tranquille dans cette demeure,
+sur les portes de laquelle sont nonchalamment
+assis les esclaves et les domestiques, affaissés par
+le poids du jour brûlant qui s'éteint, Montenegro
+s'introduit dans le vaste jardin sur lequel
+donnent les croisées de Sophia. Il pénètre
+jusque dans l'appartement où la veuve va
+bientôt venir chercher le repos, qui semble
+toujours la fuir. De légères persiennes, que le
+souffle d'un vent tiède et lourd agite à
+peine près d'un lit que des voiles de deuil
+entourent, le dérobent aux yeux des jeunes Indiennes
+qui préparent la couche de leur maîtresse....</p>
+
+<p>Sophia s'avance: sa figure souffrante et
+amaigrie parait avoir pris la blancheur d'un
+linceul sous les crêpes qui l'environnent. Sa
+démarche est lente et maladive. L'infortunée
+tombe au pied de la couche qu'elle va bientôt
+occuper, et sa tête s'abaisse sur ses mains
+jointes... C'est une prière que ses lèvres murmurent,
+et que des sanglots viennent interrompre....
+Elle se relève avec effort; ses yeux
+mouillés de pleurs se tournent vers le portrait
+de l'époux à qui elle adresse du fond de l'âme
+une humble parole, à qui peut-être aussi elle
+demande un pardon.... Un homme, un fantôme
+s'offre à ses yeux... C'est Montenegro!...</p>
+
+<p>Un cri d'épouvante part de sa bouche... Ce
+cri ne sera pas entendu... Sa main, agitée par
+l'effroi, cherche une porte! Cette porte s'est
+refermée sur elle..... C'est en présence du
+meurtrier de son époux, qu'elle se trouve
+seule, sans défense dans la nuit, dans la solitude....
+Elle tombe sans force, sans idée,
+sur un fauteuil, et Montenegro s'avance vers
+elle:</p>
+
+<p>&mdash;Écoute, Sophia, ce n'est pas la mort que
+je t'apporte ici.</p>
+
+<p>&mdash;Je le sais; c'est le déshonneur.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis couvert du sang le plus précieux,
+mais ce sang j'ai été réduit à le répandre pour
+échapper à l'infamie..... Ma vie! je n'ai pu la
+perdre....</p>
+
+<p>&mdash;Tu as arraché celle de mon époux.</p>
+
+<p>&mdash;Pour te posséder, j'aurais commis plus
+qu'un crime ordinaire. J'étais innocent. Le
+sort m'a condamné à subir ta haine. Je veux
+me venger du sort qui me poursuit, et de cette
+fatalité qui m'entraîne vers toi. Ma vie t'appartient,
+mais je ne mourrai qu'après avoir mérité
+d'être maudit par la femme à qui je veux
+m'immoler.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! plutôt, je t'en supplie, si quelque
+pitié peut encore entrer dans ton coeur, frappe,
+frappe-moi, avant de me déshonorer.</p>
+
+<p>&mdash;Non; c'est ton déshonneur qu'il faut à
+ma rage. Il y a entre toi et moi un abîme que
+le crime seul peut franchir.... Je m'abandonne
+à cette destinée infernale qui m'entraîne vers
+toi...</p>
+
+<p>&mdash;Au nom du ciel, qui m'abandonne! au
+nom des mânes de mon époux, qui planent
+en ce moment sur moi! oh! je t'en supplie, par
+la mémoire de ta mère, épargne, épargne
+encore une infortunée qui te fut chère!...</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, rien! toi, toi seule et la mort!</p>
+
+<p>Un silence de mort succède à ce funeste et
+rapide entretien. Plus de mots pour exprimer
+l'horreur de la victime, plus de mots pour
+exprimer le délire de son persécuteur. Les
+souvenirs du tombeau sont oubliés; les voiles
+de deuil sont profanés, non par l'amour, non par
+la volupté des désirs, mais par la rage de la passion
+la plus infernale... Mais cet homme, qui
+n'avait pu trouver de larmes pour sa douleur,
+en trouve enfin dans ses yeux dessillés, quand
+il n'a plus à pleurer que sa frénésie...... Il
+pleure comme un enfant sur le sein de la victime
+que sa fureur vient de sacrifier à la fougue
+de son imagination égarée. Il pleure avec amertume
+sur cette destinée fatale qui l'a conduit
+au crime malgré lui, et comme pour le rendre
+le plus misérable et le plus à plaindre des
+hommes. Pour venger son honneur outragé,
+sa main a répandu un sang innocent.... Mais
+lui, n'était-il pas innocent aussi du crime que
+l'erreur lui imputait? Il a caché long-temps
+dans son coeur cette passion funeste qui pouvait
+faire le malheur de deux époux.... Mais
+cette passion ne le rendait-elle pas le plus malheureux
+de tous les êtres? La mort! une mort
+qu'il n'a pas cherché à donner, a rompu tous
+les liens qui s'opposaient à ses désirs: le préjugé
+le condamne à fuir l'objet du seul amour
+qu'il ait éprouvé dans sa vie: il se soumet à
+ce préjugé. Il fuit celle à qui il a voué sa triste
+vie; il se soumet à tout ce qu'une vaine morale
+qu'il commence à comprendre, lui impose de
+souffrances: mais le sort, plus fort encore que
+sa volonté et que sa raison, semble prendre
+plaisir à le ramener vers les occasions du crime
+qu'il redoute, qu'il emploie tous ses efforts à
+éviter.... Il se repaît du déshonneur de la
+victime que lui offre une implacable destinée,
+et, après l'avoir immolée, et, après avoir ravi
+à la femme qu'il adore, à la femme pour qui
+il donnerait sa vie, tout ce qu'elle a de plus
+cher, il se sent plus malheureux mille fois,
+que lorsqu'il se trouvait condamné au supplice
+de ne pas la posséder.... Oh! qu'il est malheureux,
+après avoir triomphé si cruellement
+de la résistance de sa déplorable amante, cet
+homme qui a répandu tant de sang! Oh! que
+le remords qui le déchire est venu tard dans
+ce coeur impétueux, et que les larmes ont été
+long-temps refusées à ces yeux qui maintenant
+s'abreuvent de pleurs inutiles...</p>
+
+<p>Le jour vient: il éclaire de ses premiers
+rayons la honte de l'infortunée Sophia, et l'opprobre
+de son amant. Réduite à le supplier
+encore, après lui avoir immolé jusqu'à ses
+remords, elle lui répète: <i>Fuis, fuis, malheureux!
+Laisse-moi seule à mon désespoir! Te faut-il
+encore plus que mon déshonneur</i>! Montenegro
+trouve à peine assez de force pour s'éloigner de
+ces lieux où son délire a porté le crime, la profanation
+et la fureur. Il fuit enfin, mais plus à
+plaindre peut-être que l'infortunée dont il n'ose
+implorer le pardon. Il fuit en promettant à sa
+victime que les adieux qu'il lui adresse sont
+éternels, et les larmes intarissables de Sophia
+ont répondu à ses derniers adieux.</p>
+
+<p>Dans ces pays de l'Inde, où les moeurs participent,
+pour ainsi dire, du relâchement du climat,
+on excuse toutes les fautes, parce qu'on
+les oublie bientôt par un effet de l'inconstance
+des esprits. La mort du colonel Fischel, loin
+d'avoir détruit la calomnie qu'elle n'avait que
+trop favorisée, tendit à donner un nouveau degré
+de probabilité aux coupables liaisons que
+l'on supposait avoir existé entre Sophia et Montenegro.&mdash;Le
+capitaine reste, dirent les Européens;
+il a laissé partir son bâtiment, c'est qu'il
+veut jouir du fruit de sa victoire. En Europe,
+on aurait condamné sans pitié la prétendue
+faiblesse de Sophia. A Calcutta on ne l'excusa
+pas, mais on se l'expliqua: un duel avec un
+mari trompé n'était qu'une partie dans laquelle
+le mari avait eu le malheur d'avoir mauvais
+jeu, et il était assez juste que le gagnant se dédommageât
+des chances qu'il avait courues.
+Sophia seule, plus innocente qu'on ne le supposait,
+s'accusait bien plus que la voix publique
+ne la blâmait, et se trouvait bien plus
+malheureuse encore que les soupçons qui planaient
+sur elle n'avaient été calomnieux. Seuls
+à souffrir, seuls à pleurer leur malheur dans
+cette ville immense où ils ne trouvaient que des
+indifférents ou des curieux, les deux amants,
+conduits l'un vers l'autre par une fatalité à laquelle
+ils sentaient ne pouvoir échapper, ou peut-être
+par le besoin d'apaiser leurs remords en confondant
+leur douleur, se virent encore. Sans rien se
+cacher de sa coupable faiblesse, Sophia croit
+qu'elle a obéi à une destinée irrésistible; car elle
+éprouvait qu'il y avait dans ce qu'elle se reprochait
+comme un crime quelque chose de plus
+fort que toutes ses résolutions et que toute
+cette vertu, qui, jusqu'à la mort de son époux,
+avait été la règle de toute sa vie.</p>
+
+<p>«Oui, répétait-elle à Montenegro, je sens
+comme toi qu'il y a dans l'affreuse destinée qui
+nous réunit, une influence fatale à laquelle je
+ne puis échapper. Je t'aime avec tout l'entraînement
+du crime, et sans aucune des illusions
+de la passion. Je te crains, et je me livre à toi,
+comme à un être infernal que je voudrais fuir,
+et qui triomphe, par un charme invincible, de
+tous mes efforts et de tous mes remords. Seul
+entre tous les hommes, tu m'as inspiré un sentiment
+que j'ai pris pour de l'amour, et qui,
+trop souvent, a ressemblé à de l'effroi... Ce
+nom de mère, que j'aurais été si fière de porter
+avec mon époux, fera bientôt mon désespoir,
+car c'est toi qui seras le père de cet enfant que
+je porte si douloureusement dans mon sein....
+Je n'ai pu échapper à mon sort; le ciel, qui connaît
+mon coeur, m'en est témoin. Mais, au moins,
+aide-moi à échapper à l'opprobre de notre
+union, ou à cacher ma honte à ce monde qui
+nous oubliera dès que le spectacle de notre
+criminel attachement ne fatiguera plus ses
+yeux. Il est, dans ces contrées, des êtres réprouvés
+qui s'ensevelissent au milieu des forêts,
+et qui vouent un culte mystérieux aux dieux
+impuissants que l'Inde proscrit. Eh bien! imitons
+ces infortunés. Que notre honte nous
+exile, comme la superstition exile loin des villes
+ces castes vouées, innocentes, au mépris de
+la société. Coupables, nous, notre exil sera plus
+difficile à supporter. Mais nos remords, nous
+les cacherons, et ils seront moins poignants
+quand personne ne viendra insulter à notre repentir.
+Dans le fond des forêts, nous ne porterons
+pas notre culte: quels dieux pourrions-nous
+invoquer! Mais là je crois que je pourrai
+t'aimer avec moins d'effroi, peut-être, et quoique
+ignorée dans tes bras, je mourrai avec
+moins de terreur, en offrant, comme une trop
+faible expiation, mes dernières souffrances à ce
+ciel qui ne m'a pas permis de vivre innocente
+et pure.</p>
+
+<p>&mdash;Cesse, oh! cesse! je t'en supplie, au nom
+de ce ciel que tu implores, de me poursuivre
+de ces craintes qui ne pèsent que trop déjà sur
+mon coeur malade, fatigué de tout ce que tu souffres,
+de tout ce qui te déchire. Enchaîné près
+de toi, lorsque la vie s'ouvrait encore pleine d'avenir
+à mes yeux abusés, je sens que j'aurais
+pu, sans cesse soumis à la vertu, parcourir avec
+bonheur une carrière peut-être glorieuse. Ta
+douceur angélique aurait exercé sur moi un
+charme si puissant, un empire si absolu! Car
+tu es la première femme pour laquelle j'aie
+éprouvé ce sentiment qui domine toute la vie,
+et qui, comme la pins impérieuse des passions,
+commande à toutes les passions coupables.....
+Mais c'est lorsqu'il ne m'était plus permis de
+revenir sur les événements qui ont marqué ma
+malheureuse existence, que je t'ai connue.
+C'est lorsqu'il ne m'était plus permis de te posséder
+qu'en violant tous les devoirs, qu'en
+étouffant tous les sentiments généreux, que la
+fatalité m'a entraîné vers toi, que je t'ai vue,
+que je t'ai aimée... Tu me parles, n'est-ce pas,
+de cette fatalité qui semble nous pousser l'un
+vers l'autre pour nous condamner à des regrets
+éternels. Eh bien, sache qu'il n'est pas un reproche
+que tu ne te fasses, que je ne me sois
+mille fois adressé! Je t'aime, que dis-je? je t'idolâtre;
+jamais le moindre préjugé n'a troublé
+mon âme, que la passion a pu soumettre, mais
+qu'une force plus qu'ordinaire a toujours placée
+au-dessus des terreurs du vulgaire; et cependant,
+lorsque je cherche dans tes bras ces
+moments de volupté, pour un seul desquels je
+donnerais toute ma vie, je frémis des caresses
+que je recois ou que je te prodigue. Une
+impression vague et pénible se mêle à cet
+abandon au sein duquel je voudrais éteindre les
+derniers instants de mon existence. Qu'y a-t-il
+donc dans notre amour? N'est-il donc pas des
+amants plus coupables que nous, avec moins
+de remords? Seraient-ce les fautes cruelles
+dont j'ai marqué quelques-unes des années de
+ma fougueuse carrière, qui me feraient payer
+si chèrement le malheur de vivre encore? Mais
+toi, toujours si pure, toujours si vertueuse,
+qu'aurais-tu fait au ciel, pour éprouver les
+mêmes tourments que moi? Et cependant tu
+souffres, comme je souffre, et cependant tu
+subis les mêmes tortures que celles auxquelles
+je suis en proie! Oh! que la destinée des êtres
+faibles et passionnés comme nous, est inconcevable,
+et que la Providence, s'il existe une
+Providence, est quelquefois cruelle pour des
+crimes qu'elle a permis, ou pour l'innocence
+même qu'elle devrait préserver et protéger!</p>
+
+<p>&mdash;Mais quels funestes pressentiments viens-tu
+m'inspirer encore! Tu me parles de fautes
+coupables dont tu as semé ton existence! Aurais-je
+encore quelque chose à redouter, en soulevant
+le voile dont tu as toujours cherché à
+couvrir le passé!... Ah! mon ami, s'il est quelque
+chose qui puisse ajouter aux terreurs qui
+m'agitent, c'est ce sombre mystère qui reste
+étendu sur toute ta vie. L'aveu de tous les crimes
+qu'un homme ait pu commettre serait
+aussi affreux pour moi, que l'effroyable réserve
+avec laquelle tu m'as caché jusqu'ici ta naissance,
+ton pays et tes parents. Peut-être moins
+impénétrable pour moi, m'aurais-tu inspiré
+moins de contrainte et de terreur. Mais en recueillant
+mes souvenirs et en me rappelant la
+mort de cette femme, à qui nous devons nos
+malheurs, je me suis senti souvent agitée d'un
+effroi involontaire... Par pitié, Montenegro, ne
+me cache plus rien... Et que pourrions-nous
+avoir à nous cacher encore! Le sort t'a peut-être
+fait naître dans un rang obscur: ce serait
+là le moindre de ses torts envers toi et envers
+nous; car moi-même, riche et élevée dans l'opulence,
+je n'ai pas reçu le jour au sein du luxe
+qui m'environnait lorsque tu m'as connue...
+Hélas! depuis bien long-temps déjà j'ai oublié
+l'orgueil que je mettais à dissimuler l'humble
+condition à laquelle j'étais appelée dès mes premières
+années. Le moment des illusions est
+passé pour Sophia... Ah! par pitié pour moi, ne
+laisse plus planer entre nous un mystère qui me
+fait peur. Parle, parle, au nom du ciel, au nom
+de notre amour, qui est la seule puissance que
+je puisse invoquer. Parle, parle! Je meurs d'impatience
+et d'effroi.</p>
+
+<p>&mdash;Tu le veux? C'est le dernier sacrifice que
+je puisse te faire. Tu vas frémir, me détester, me
+maudire....</p>
+
+<p>&mdash;Ne crains rien: nous sommes seuls dans
+ces immenses jardins. Les domestiques et les
+esclaves se sont retirés: ils sommeillent eux!
+Personne ne peut nous entendre. La nuit est
+sombre, le silence règne sous ces arbres immobiles
+qui nous recouvrent. Parle, mais donne-moi
+ta main; j'aurai moins de peur. J'écoute.</p>
+
+<p>&mdash;. Tu as entendu nommer quelquefois,
+pendant ton séjour à Londres, un pirate,
+un monstre, dont on racontait, en les exagérant
+encore, les cruautés inouïes et les
+crimes?</p>
+
+<p>&mdash;Rodriguez, peut-être?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Rodriguez.</p>
+
+<p>&mdash;Grands dieux! que dis-tu! Était-ce ton
+père, ton frère, ton capitaine? Je tremble,
+achève.</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi!</p>
+
+<p>&mdash;Toi! malheureux! Ah! que m'apprends-tu?
+C'est donc toi qui, conduit par la rage, as
+sacrifié le vieillard le plus respectable, le plus
+généreux.</p>
+
+<p>&mdash;Un vieillard? Oui, je me rappelle. Oh! son
+souvenir est trop présent encore à ma pensée,
+il a pesé trop violemment sur ma vie, pour que
+je l'oublie. Cette vengeance-là du moins fut juste,
+légitime.</p>
+
+<p>&mdash;Légitime! Et tu l'as assassiné?</p>
+
+<p>&mdash;L'infâme Woodbrige! Oui, eût-il eu mille
+vies à perdre, il n'aurait pu, en tombant coup à
+coup sous ma main, satisfaire la soif de vengeance
+qui me dévorait. N'est-ce pas lui qui
+m'avait arraché ma soeur?</p>
+
+<p>&mdash;Ta soeur!...</p>
+
+<p>&mdash;Écoute, écoute-moi! Laisse encore ta
+main dans la mienne.....Écoute, Sophia. Recueillis
+en mer par quelques pêcheurs, après le
+naufrage du bâtiment qui nous portait, sur les
+côtes de Bretagne, ma jeune soeur et moi nous fûmes
+élevés par la pitié des pauvres gens qui nous
+avaient arrachés à la mort.... Ma soeur.... Mais
+ta main se glace!... Sophia! Ciel! qu'as-tu?...</p>
+
+<p>O mon amie!... Elle s'évanouit..... Elle se
+meurt..... Quelqu'un! quelqu'un! Je suis
+seul!... A moi! à moi! au secours!... Elle se
+meurt!...</p>
+
+<p>Des domestiques accourent aux cris qu'ils
+entendent. Leur maîtresse vient de tomber sans
+connaissance dans les bras de Montenegro, qui
+lui-même chancelle. On transporte l'infortunée
+sur le lit qu'elle a tant de fois inondé de ses
+larmes. Des médecins sont appelés: ils arrivent,
+et leurs efforts parviennent, au bout de quelques
+heures, à rendre à la vie la femme qui gémit
+de revoir encore le jour et de recouvrer si
+tôt la raison. Ah! j'avais cru, dit-elle d'une voix
+qui semble sortir du cercueil, avoir obtenu la
+seule grâce que j'eusse à demander au ciel!...
+Montenegro est là, agenouillé près du chevet
+de Sophia; sa tête repose sur une de ses mains
+glacées que ses pleurs inondent. Sophia, en
+tournant ses yeux autour d'elle, aperçoit son
+amant: elle jette un cri d'épouvante, et sa
+main mourante se retire avec effort de celle de
+Montenegro. Le malheureux, désespéré, le
+coeur brisé, et l'âme en proie au plus affreux
+délire, retombe en sanglotant au pied de la
+couche qu'il craint de profaner en la touchant...
+Sophia, les regards attachés sur lui,
+paraît le plaindre encore, et ses larmes, qui la
+suffoquent, coulent en abondance de ses yeux
+presque éteints... Approche, approche, lui
+dit-elle,... le moment de te pardonner est arrivé...
+Demain il ne sera plus temps peut-être...
+Mais ne me touche pas... tes caresses me... me
+brûleraient. Il y a de l'enfer même jusque dans
+nos regards... Montenegro, je veux rester seule
+un moment avec l'homme qui reçut les dernières
+volontés de mon époux, un jour avant
+sa mort... Qu'on appelle vite cet homme qui
+consacre, comme une loi, les derniers voeux des
+mourants... Tu me reverras après... A lui mes
+dernières volontés, à toi mon dernier soupir...</p>
+
+<p>&mdash;Sophia, ma Sophia, de grâce, au nom du
+ciel, éloigne ces funestes idées... Pense à notre
+enfant, lui n'est pas coupable; il doit vivre,
+vivre avec toi!</p>
+
+<p>&mdash;Non, le ciel n'est pas si cruel, il doit mourir,
+mourir avec moi, mourir avant d'avoir reçu
+le jour qu'il souillerait... Je suis donc bien
+criminelle, puisqu'on me refuse d'écouter mes
+dernières volontés!</p>
+
+<p>Les médecins entraînent Montenegro, anéanti,
+loin de l'appartement de la mourante. Le
+notaire arrive: il s'enferme avec elle et deux
+autres personnes pour recueillir les voeux de
+l'infortunée... Montenegro, que l'on retient
+avec peine, s'élance, dès qu'il le voit sortir,
+dans l'appartement de Sophia. Ses mains suppliantes
+s'étendent vers elle, comme vers l'image
+sacrée d'une divinité que l'on implore...</p>
+
+<p>&mdash;Viens, lui dit-elle en le voyant, viens, je
+me sens plus tranquille; viens, mais de grâce,
+c'est une mourante qui t'en supplie, n'approche
+pas ta main de la mienne,... tu me ferais
+trop de mal!</p>
+
+<p>&mdash;Voilà donc, Sophia, l'effet de ces aveux
+horribles qu'hier encore tu me demandais avec
+tant d'ardeur, malgré mes justes appréhensions.
+Tu le voulais, j'ai obéi, et maintenant tu me regardes
+comme un monstre, ma présence semble
+infecter l'air que tu respires, et ton coeur,
+si tendre, si compatissant, me maudit au milieu
+même des souffrances qui absorbent toute
+la sensibilité de ton âme angélique.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-on maudire quand on va mourir?...
+Va, Montenegro, mon ami, mon... ah! je ne
+te hais pas. Le sort a été plus coupable que
+toi... Une puissance plus forte, plus criminelle
+que nous encore, a tout fait... Mais je n'ai plus
+que peu d'instants à passer près de toi...
+Ecoute:</p>
+
+<p>Mes dernières volontés viennent d'être tracées...
+Tu les respecteras, toi, toi dont le coeur
+gardera seul le souvenir que je vais laisser sur
+cette terre de deuil et de malheur... Oui, ma
+mémoire te sera chère... et tu ne l'oublieras
+jamais... Tu m'as dit hier...</p>
+
+<p>&mdash;Que viens-tu me rappeler... Non, je ne
+t'ai rien dit...</p>
+
+<p>&mdash;Tu m'as dit hier, oh! je m'en souviens
+bien, que, recueilli mourant sur les flots par
+de pauvres pêcheurs, tu fus élevé avec ta soeur
+par la pitié de ces bonnes gens... C'est parmi
+eux, c'est aux lieux où ton enfance s'écoula
+dans l'innocence et le bonheur, qu'il faut que
+tu ailles vivre... après moi..., qu'il faut que tu
+ailles oublier ou du moins expier les fautes que
+tu pourrais te reprocher... Tu m'as parlé, je
+crois, de l'île où tu as été élevé... Attends...
+je sais... j'ai su son nom... Tiens, vois-tu ces
+papiers déposés sur le pied de mon lit... Ils
+sont cachetés... Prends-les... Je le veux....</p>
+
+<p>&mdash;Oh! par pitié, cesse, Sophia... Ta voix
+affaiblie épuise ton sein que tes efforts accablent...
+Cesse, cesse, par pitié de mes larmes..</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'importe une minute de plus ou de
+moins.... Je n'ai que trop vécu.... Prends ces
+papiers.. J'ai le droit d'ordonner aujourd'hui...</p>
+
+<p>&mdash;Les voilà.</p>
+
+<p>&mdash;Ils renferment mes derniers voeux, la
+dernière espérance que je vais porter dans la
+tombe... Tu me promets, n'est-ce pas? de
+retourner, après ma mort, au milieu de tes
+parents adoptifs?...</p>
+
+<p>&mdash;Qu'exiges-tu? la douleur t'égare! Pourquoi
+me parler sans cesse de ta mort?....</p>
+
+<p>&mdash;C'est que je sens là qu'elle s'avance.....
+Me promets-tu.... me promets-tu... de n'ouvrir...
+de n'ouvrir ces papiers... ma dernière
+volonté.... qu'au milieu des pêcheurs?... Je
+meurs si tu ne parles....</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je promets, je jure à genoux...</p>
+
+<p>&mdash;Tu le jures... à genoux... O mon ami!...
+mon.... Le ciel t'a entendu!..... que le ciel
+nous pardonne!.... Ah!...</p>
+
+<p>A ce cri échappé avec le râle de la mort,
+Montenegro se lève avec effroi: ses yeux épouvantés
+se fixent sur ceux de Sophia, que le
+trépas a déjà éteints. Ses bras s'enlacent sur
+ce corps qui s'est convulsivement raidi.... Sa
+bouche cherche avec avidité la bouche décolorée
+de son amante&mdash;Cette bouche pâle,
+béante, se referme sous ses lèvres avec un
+horrible claquement de dents.... Le malheureux
+tombe inanimé auprès du corps glacé.</p>
+
+<p>Au bruit de sa chute, les domestiques,
+restés dans l'appartement voisin, accourent
+effrayés:</p>
+
+<p>Ce fut seulement quelques jours après
+qu'un peu de terre eut recouvert le corps de Sophia,
+que son amant retrouva des larmes pour
+la pleurer. Une fièvre dévorante, en lui ravissant
+l'usage de ses sens, lui avait au moins épargné
+le spectacle de ces funérailles qui renouvellent
+tant de fois la douleur que laisse la
+mort à ceux qui gémissent. Quelques-uns de
+ces hommes qui n'aiment personne, mais qui,
+par curiosité, s'intéressent aux infortunes qu'on
+leur signale comme extraordinaires, avaient
+entouré Sophia et Montenegro de ces attentions
+banales, qu'on accorde assez volontiers aux
+étrangers malheureux, dans les colonies surtout.
+Une fois le dénouement du drame connu,
+les curieux s'éloignèrent. Ils n'avaient plus rien
+de pathétique à voir, rien qu'un homme absorbé
+dans sa douleur, ou ne sortant de ses
+rêveries sombres que par la folie; triste spectacle,
+ennuyeuse monotonie, même pour les plus
+avides d'émotions. Pour s'ôter de dessous les
+yeux un objet importun, les personnes qui daignèrent
+encore, par un reste de convenance, s'occuper
+de Montenegro, l'engagèrent, pour lui-même
+et pour remplir les dernières volontés de
+la femme qu'il pleurait sans cesse, à quitter les
+lieux où sa douleur ne rencontrait que trop
+d'aliment. C'est en Europe qu'il devait aller
+chercher des consolations au sein de sa famille
+et de ses amis. En restant plus long-temps à
+Calcutta, l'action d'un climat qui tue les plus
+fortes constitutions, finirait par le conduire au
+tombeau avant qu'il ne pût remplir les devoirs
+que ses serments avaient dû lui rendre
+sacrés. Le reste d'existence qu'il traînait si péniblement
+ne pouvait être mieux employé qu'à
+satisfaire l'engagement solennel qu'il avait pris
+aux pieds de sa maîtresse expirante. Les distractions
+auxquelles on est forcé de se livrer
+pendant le cours d'un long voyage, triompheraient,
+plus que toute la force de sa raison, de
+la mélancolie profonde qui le consumait trop
+visiblement. Il fallait partir enfin par raison,
+par vertu, par honneur.... Montenegro consentit
+à quitter Calcutta.... Un navire anglais
+fut choisi.... Mais à bord de navire, il ne devait
+pas voyager seul avec sa douleur, ses regrets
+et ses remords. Le cercueil de Sophia,
+déposé dans la chambre qui lui est destiné,
+l'accompagnera dans son voyage. Cette idée si
+amère le console: c'est près de cette dépouille
+si précieuse, arrachée à une terre inhospitalière,
+qu'il reposera plus tranquille au
+bruit des flots, au mugissement de la tempête.....
+C'est près des cendres refroidies de
+sa maîtresse qu'il pourra adresser sa prière de
+tous les jours à ce ciel, à ce Dieu, qu'il commence
+à comprendre depuis qu'il souffre.....</p>
+
+<p>Seul, il appellerait peut-être le naufrage qui
+menacerait sa vie, mais avec les restes de
+Sophia, il craindra les tempêtes, il redoutera
+le naufrage, comme s'il avait encore quelque
+chose à perdre.... Et puis quand la mort viendra
+pour lui, c'est encore auprès du cercueil
+de sa maîtresse, que son corps dormira
+plus paisible dans l'éternité, protégé peut-être
+par ces cendres chéries sur lesquelles le pardon
+du ciel a déjà dû descendre!...</p>
+
+<p>Le navire s'éloigne du port: c'est un tombeau
+qu'il porte sur les flots religieux de ce
+Gange où Sophia, quelques mois auparavant,
+voyait avec tant d'indifférence les Indiens offrir
+à leur divinité un tribut de souffrance et
+de larmes... La mer, la vaste mer bat bientôt
+ses flancs rapides, et les vents conduisent le sépulcre
+à travers les flots et les orages. Les éléments
+seront en aide au navire, car un culte
+est voué à ce sépulcre. Montenegro prie toute
+la nuit au pied du cercueil: c'est l'âme de Sophia
+qui semble habiter la chambre de l'infortuné,
+et qui parait animer le bâtiment où ses
+restes ont été déposés... Quel recueillement elle
+inspire à son amant! Quelle douce mélancolie
+a succédé aux sombres accès de son désespoir,
+maintenant qu'il est seul avec ses souvenirs et
+un tombeau!... Oh! depuis la mort de celle qu'il
+a perdue, ce n'est que maintenant qu'il a vécu
+et qu'il s'est senti vivre!... Le moment le plus
+cruel pour lui, sera celui où il découvrira la
+terre. Mais sur cette terre qui vit son enfance,
+il peut faire reposer les cendres de son amie...
+Mais si le soin sacré de lui faire expier les cruautés
+de sa vie, lui rendait jamais sa soeur, sa
+soeur bien aimée, qu'avec transport il lui dirait:
+Tiens, viens, toi qui fus toujours innocente,
+viens prier pour moi et Sophia, là, sur
+ce tombeau qui cache celle qui, plus que toi,
+encore, me fut chère, trop chère!...</p>
+
+<p>Les mois d'ennui d'une longue traversée
+se succèdent pour l'équipage du navire, avec
+ces alternatives de calme, de tempêtes, d'orages
+et de fatigues, accidents trop ordinaires dans
+la vie monotone du marin. Mais le temps n'a
+plus rien de trop pénible pour le coeur de Montenegro.
+Il souffre encore, mais non plus sans
+consolation, si c'est sans espérance. Il ne demande
+plus rien à l'avenir, car il n'a plus rien
+à espérer. Un devoir seul lui reste à remplir;
+Sophia lui a confié l'exécution de ses dernières
+volontés; ces volontés suprêmes sont contenues
+dans les papiers qu'avec un soin religieux son
+amant a placés sur son cercueil. Le vieux prêtre
+d'Ouessant, s'il vit encore, sera l'interprète de
+la pensée de Sophia expirante... Mais quelle a
+pu être la dernière pensée que Sophia a confiée
+au notaire de Calcutta... <i>Tu m'as dit hier</i>, répéta-t-elle,
+une minute avant d'expirer, <i>Tu m'as
+dit hier que, recueilli mourant sur les flots, par
+de pauvres pécheurs, tu fus élevé avec ta soeur par
+la pitié de ces bonnes gens!... C'est parmi eux
+qu'il faut que tu ailles vivre, après moi</i>... Oh!
+c'est sans doute une pensée d'ange, la dernière
+volonté d'une céleste créature, qui vit comme
+un bienfait de la divinité, dans ces papiers auxquels
+j'ai consacré un culte!... Que la terre paraît
+lente à se montrer!... Qu'avec impatience
+j'attends le moment où mon pied pourra franchir
+ces bords, sur lesquels Sophia va reposer
+en m'attendant! Des lois, que j'ai bravées il y a
+déjà long-temps, m'interdisent encore la terre de
+France; mais qu'ai-je à redouter quand j'ai tout
+perdu, et que je n'ai plus rien à espérer? Le
+déshonneur! est-il donc encore de l'honneur à
+mes yeux? La mort! mais ai-je autre chose à
+désirer... Oh! la mort cependant, sans l'assurance
+de dormir près du cercueil de Sophia,
+me serait bien amère... Mais pourra-t-on me
+refuser une place à mon gré dans la tombe!
+Les haines humaines seraient-elles assez lâches
+pour ne pas s'éteindre sur un cadavre!</p>
+
+<p>Du haut des mâts du navire, on cria <i>Terre</i>,
+enfin. A ce mot, à ce signal si connu de Montenegro,
+son coeur, tranquillisé pour ainsi dire
+par la coutume du malheur, battit plus fort
+qu'il n'avait encore fait depuis long-temps. Moi
+qui croyais, dit-il, n'avoir plus d'émotion à redouter
+pour cette âme que je supposais fermée
+à tous sentiments nouveaux!... Palpiter encore
+de crainte ou d'espoir, comme aux jours où je
+vivais près de Sophia!... Quel pressentiment
+m'agite et me trouble! descendons encore une
+fois près de son cercueil, là je me sentirai plus
+tranquille, mieux protégé contre les coups du
+sort que je commence à redouter encore aujourd'hui.</p>
+
+<p>Un bateau-pilote des <i>Scylly</i> vient d'aborder
+le navire, qui déjà se trouve arrivé en Manche.</p>
+
+<p>Le capitaine annonce cette nouvelle à Montenegro,
+encore plongé dans ses méditations
+ordinaires.</p>
+
+<p>Un bateau-pilote! s'écrie-t-il comme en sortant
+d'un rêve que des fantômes auraient agité.
+Où sommes nous donc?</p>
+
+<p>&mdash;A cinq à six lieues des îles Scylly, et à
+vingt-cinq ou vingt-six lieues d'Ouessant.</p>
+
+<p>&mdash;D'Ouessant! Mais en êtes-vous bien sûr,
+capitaine?</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! si j'en suis sûr! Mon point se
+trouve parfaitement d'accord avec les renseignements
+que viennent de me donner les pilotes...
+Voyez plutôt la carte.</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas, je n'ai pas un instant à perdre.
+Demandez, je en vous prie, je vous en supplie
+en grâce, à ces pilotes, s'ils veulent me transporter
+à Ouessant. Les vents sont Nord, n'est-ce
+pas?</p>
+
+<p>&mdash;Oui; Nord tirant un peu vers le Nord-Nord-Est;
+mais à la bordée, on peut dans quelques
+heures toucher Ouessant.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! à quelque prix que ce soit, il
+faut que le bateau-pilote m'y conduise. Offrez
+aux pilotes tout ce qu'ils voudront, et dans un
+quart d'heure je pars, je vous quitte.</p>
+
+<p>&mdash;Mais il vous faudra au moins le temps de
+vous préparer, d'arranger et d'embarquer vos
+malles et vos effets.</p>
+
+<p>&mdash;Songez seulement à embarquer ce cercueil!..
+Vous le savez depuis long-temps, c'est
+là mon seul bagage; mon unique compagnon
+de voyage!...</p>
+
+<p>&mdash;Excellent et malheureux jeune homme!</p>
+
+<p>Le capitaine fait un prix avec les pilotes;
+ceux-ci disposent leur bateau à recevoir le bagage
+du passager. Les matelots du navire, le
+chapeau bas, la bouche muette, pénètrent avec
+recueillement dans la chambre de Montenegro.
+Ils montent les escaliers de la chambre avec
+lenteur, et portent sur leurs larges épaules le
+cercueil que Montenegro suit avec sollicitude,
+et en palpitant de peur qu'un faux pas de la
+part de ceux qui le transportent, ne l'expose à
+se briser sur le pont ou à tomber à la mer. Les
+pilotes, rangés silencieusement dans leur bateau,
+reçoivent avec respect le fardeau précieux...
+Montenegro, les larmes aux yeux, le
+coeur gonflé, tend la main au capitaine. Le
+brave homme, attendri, s'élance, et presse sur
+son coeur ému son pauvre passager, son malheureux
+collègue, comme il l'appelle; car il
+sait que Montenegro a été marin comme lui...
+Tout l'équipage, attristé par cette scène de
+deuil, ne prononce pas un mot; quelques
+sanglots étouffés viennent seuls interrompre le
+silence de ce moment de recueillement, et la
+barque, couverte des bénédictions de tous les
+marins, déborde du navire, s'éloigne et se perd
+bientôt à l'horizon, comme une de ces ombres
+fantastiques que l'on voit errer sous la voûte
+du ciel, dans les jours où les nuages se jouent
+avec les flots lointains.</p>
+
+<p>Il était nuit depuis quelques heures, quand
+les pilotes aperçurent le feu solitaire d'Ouessant,
+spectre imposant, sortant du sein des vagues
+pour braver les tempêtes et guider vers le port
+les infortunés marins poursuivis par la fureur
+des vents. A cette vue, Montenegro se sentit
+presque défaillir. Tous les souvenirs de son enfance
+étaient venus se grouper autour de ce
+phare immobile, témoin des jeux, des peines
+et des espérances de ses premières années. Ses
+yeux, voilés long-temps par la douleur, se raniment
+à l'aspect des lieux où il va retrouver
+l'innocence et la candeur des moeurs dans lesquelles
+il fut élevé... Il va presser dans ses bras
+le bon Tanguy, la femme simple et affectueuse
+qui fut sa nourrice, sa mère. Des larmes douces
+et pures vont inonder ses joues flétries par
+le malheur, minées par le remords,... et ce remords
+empoisonnera ce moment d'ivresse, et
+le malheur le poursuivra jusque dans les embrassements
+de la seule famille qu'il ait eue...</p>
+
+<p>La barque aborde à Ouessant. Tout est calme
+dans l'île, tout repose à cette heure de la
+nuit. Un pêcheur seul s'approche des voyageurs.
+Montenegro lui parle de Tanguy; le pêcheur
+lui propose d'aller réveiller le maître pilote.
+Mais Tanguy est devenu aveugle; il ne pourra
+venir à la rencontre de celui qui le demande.
+Jean-Marie est mort; Soisic et Jeannette vivent
+encore...</p>
+
+<p>&mdash;C'est Tanguy que je veux voir, dit Montenegro.</p>
+
+<p>&mdash;A l'heure même, monsieur? lui demanda
+le pêcheur.</p>
+
+<p>&mdash;A l'heure même. Dis-lui que c'est son
+fils, Cavet, qui arrive chez lui.</p>
+
+<p>&mdash;Cavet! Quoi ce serait!... Cela suffit,
+mon bon monsieur; suivez-moi; je vais vous
+conduire chez maître Tanguy.</p>
+
+<p>Montenegro et les pilotes suivent leur guide,
+mais lentement; car ils portent avec eux le
+cercueil. Aux cris du pêcheur qui l'appelle,
+Tanguy, sa femme et ses enfants se lèvent. Des
+lumières paraissent. Tanguy a reconnu la voix
+de son fils, et Soisic, dans ses traits altérés par
+l'âge et le malheur, cherche à reconnaître son
+nourrison. Toute la famille l'entoure, le presse;
+des larmes d'attendrissement coulent de tous
+les yeux, et, à la vue du cercueil, une scène
+de consternation succède à ce court moment
+d'ivresse. Tanguy, privé de la vue, n'éprouve
+que la joie de retrouver celui qui devait faire
+la joie de ses vieux jours. Le bon Dieu, s'écrie-t-il,
+a exaucé une partie de mes voeux: il m'a
+ôté l'usage de mes pauvres yeux, mais il me
+rend mon fils... Mais qu'avez-vous donc, vous
+autres? Je ne vous entends plus, et vous pleurez;...
+et toi aussi, tu pleures, mon pauvre Cavet...
+Va, ne me plains pas trop: avec toi, je
+serai moins malheureux que tu ne penses...
+Que de temps il y a que je ne t'ai vu, mon
+pauvre ami! Et quand tu reviens parmi nous,
+les yeux n'y sont plus. Embrasse-nous donc,
+embrasse-nous encore une fois tous... Mais
+d'où viens-tu? qu'as-tu fait? Depuis un siècle
+on n'a pas entendu parler de toi.</p>
+
+<p>Le reste de la nuit se passa dans ces alternatives
+d'épanchement d'une part et de contrainte
+de l'autre. On parla du cercueil apporté
+sur les pas de Cavet dans la maison de Tanguy.
+«C'est la cendre de ma femme, de la femme
+qui m'a été la plus chère, que je ramène de bien
+loin avec moi au milieu de vous... À ses derniers
+moments, vous l'avez occupée, mes bons amis:
+elle savait tout ce que vous avez fait pour moi,
+et ce paquet que je porte sur mon coeur contient
+les dispositions qu'elle a faites avant d'expirer,
+pour assurer votre bonheur et soulager
+votre vieillesse.</p>
+
+<p>&mdash;Est-il possible! quoi s'occuper de nous,
+misérables pêcheurs?... Mais dis donc, Cavet,
+sais-tu bien que nous n'avons besoin de rien, et
+que ta soeur, avant de faire un long voyage,
+nous a fait parvenir beaucoup d'argent?</p>
+
+<p>&mdash;Quoi, ma soeur! l'auriez-vous vue? Auriez-vous,
+depuis notre séparation, reçu quelques
+indices sur son sort?</p>
+
+<p>&mdash;Hélas, non, la pauvre enfant! Tout ce que
+nous avons su d'elle, ce sont ses bienfaits pour
+nous. Une lettre à peu près comme la première
+que tu nous lus, et de l'argent, voilà tout.</p>
+
+<p>&mdash;Mais encore, dans cette dernière lettre,
+que disait-elle?</p>
+
+<p>&mdash;Qu'elle était mariée, qu'elle était riche,
+bien riche, et qu'elle allait faire un long
+voyage. Ah! elle parlait aussi de toi, et nous
+avons gardé une grosse somme qu'elle t'envoyait....</p>
+
+<p>&mdash;Voici le jour, mon père; je suis venu
+ici pour remplir un devoir sacré. Le curé,
+m'avez-vous dit, existe encore. Il faut qu'il
+vienne. C'est lui que la femme angélique que je
+pleure, a chargé de vous faire connaître les dernières
+volontés exprimées dans ce testament...
+Ma mère, ma bonne Soisic, invitez, s'il vous plaît,
+le respectable curé à se rendre ici, au milieu
+de nous, en famille. Jeannette, la nourrice de
+ma soeur, est là avec ses enfants.... Le curé
+nous lira le testament, et j'aurai rempli le seul
+devoir dont je tienne encore à m'acquitter...</p>
+
+<p>Un moment de recueillement suivit ces paroles
+de Cavet. Tanguy, Jeannette et leurs
+enfants, agenouillés près de la bière de Sophia,
+se mirent à prier, et bientôt Soisic arrive
+avec le ministre des autels. Après avoir
+embrassé avec attendrissement Cavet, dont il
+se rappelait à peine les traits, le vieillard jeta
+un regard, de compassion sur le cercueil, qu'il
+bénit d'un air pénétré; puis, se tournant vers
+Cavet, il lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Mon fils, je connais le motif pour lequel
+vous avez réclamé mon ministère. C'est un
+devoir bien pieux que vous avez rempli. Le
+ciel vous en récompensera. Ma voix, cassée par
+l'âge, va vous faire entendre la dernière volonté
+d'un être qui n'est plus, et bientôt cette
+voix s'éteindra elle-même aussi dans la nuit de
+la mort.
+L'ecclésiastique prend des mains de Cavet,
+le testament que celui-ci lui présente avec
+respect. Après avoir fait le signe de la croix,
+il l'ouvre, il va lire; chacun écoute, prosterné,
+comme si le ministre des autels allait prier ou
+parler au nom de la Divinité. Le prêtre dit,
+avec une émotion solennelle:
+«Je meurs loin de vous, bien loin de vous
+qui fûtes mes parents et ma seule famille...
+Mes bons, mes respectables amis, priez pour
+moi, quand je ne serai plus, priez pour
+votre fille, qui meurt bien malheureuse...</p>
+
+<p>Vous avez occupé sa dernière pensée, et ma
+seule consolation, au moment de paraître
+devant Dieu, est de pouvoir vous rendre riches,
+en m'acquittant de ce que vous avez
+fait pour moi et mon frère...»</p>
+
+<p>&mdash;Grands dieux, qu'entends-je? que dites-vous,
+mon père? cette lettre!...</p>
+
+<p>&mdash;Cette lettre est donc de ta soeur Jeannette,
+de ta pauvre soeur?... C'est donc son cercueil
+que tu as ramené avec toi? La voilà, là près de
+nous, et tu ne nous le disais pas, malheureux
+enfant!</p>
+
+<p>&mdash;Mais non, non, il n'est pas possible! Cette
+lettre que je viens d'entendre n'est pas, ne peut
+pas être... de... Ma tête s'égare... Mon père,
+lisez, lisez encore, voyez la signature...</p>
+
+<p>Le curé lit: Mon fils, cette lettre, qu'une
+main mourante a sans doute signée, porte en
+caractères tremblants, le nom de...</p>
+
+<p>&mdash;Le nom de... Achevez, achevez, je n'ai
+plus de sang dans les veines, achevez...</p>
+
+<p>&mdash;Le nom de votre soeur... JEANNETTE!...</p>
+
+<p>&mdash;Quoi, il serait possible!... Ah! je comprends
+enfin maintenant ce funeste secret, cet
+affreux mystère de l'enfer... Malédiction sur
+moi! anathème sur ma vie, sur mon front, sur
+le sang qui brûle dans mon coeur, qui coule,
+avec le remords éternel, dans toutes mes artères...
+Ma soeur, elle ma soeur?.. Montrez-moi
+ce nom, ce nom qui doit être écrit en caractères
+de sang et de feu!... <i>Jeannette</i>, oui, <i>Jeannette</i>!
+Je me meurs, je brûle, je me sens glacer...Au
+secours! au secours!...</p>
+
+<p>&mdash;Sa tête se perd, sa raison s'égare! Ah!
+monsieur le curé, j'entends qu'il se déchire la
+poitrine! Cavet, mon fils, calme ce désespoir!
+Oh! que je suis malheureux de n'avoir plus mes
+yeux! Soisic, ma femme, mes enfants; empêchez-le
+de crier ainsi, d'attenter à ses jours!...</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, ne craignez plus rien, mon père,
+mes amis! laissez-moi respirer en liberté... Je
+me sens plus calme... Voilà le cercueil de ma
+soeur, de <i>Jeannette</i>! Oui, c'est bien elle qui
+dort là, qui repose du sommeil d'un ange! Et
+moi, malheureux, misérable, criminel, oh!
+oui, bien criminel, je souffre sans espoir, je
+gémis sans consolation... Une éternité de douleurs
+et de remords!... Par pitié, laissez-moi...
+Je suis tranquille... Ah! si j'avais une arme sous
+ma main, qu'avec joie, qu'avec plaisir, je déchirerais
+ces entrailles qui me brûlent, ce coeur
+qui me tourmente! Ah! grands Dieux, pas une
+larme dans mes yeux, pas une seule larme!...
+J'étouffe, je succombe!</p>
+
+<p>C'est au sein de ces tortures, c'est au milieu
+des pauvres pêcheurs qui le retiennent dans leurs
+bras, que l'infortuné Cavet achève de perdre
+sa raison, déjà altérée par son long désespoir.
+Ses parents, ses amis, attendris, pleurent autour
+de lui, sans pouvoir deviner le fatal motif de
+son égarement! Quel spectacle pour ces bonnes
+gens, qui, en accueillant leur ami après plusieurs
+années de séparation, ne le retrouvent
+que pour voir sa raison s'éteindre sur le cercueil
+de sa soeur! Quel funèbre mystère dans cet événement
+que les mots échappés au délire de
+Cavet n'expliquent à personne! Une bière, un
+testament, un homme fou! Tels sont les seuls
+indices de ce mystère épouvantable...</p>
+
+<p>Et le malheureux Cavet, que va-t-il devenir?
+Il court, il échappe à ses amis, qui s'opposent
+à la funeste résolution qu'il a paru méditer...
+On croit qu'il va attenter à ses jours, et terminer,
+par un suicide, l'existence qu'il maudit!
+Non! il ne se désespère plus; il rit au
+contraire, mais d'un rire infernal. Sa bouche
+murmure encore des mots étouffés, sans
+suite, mais il ne lance plus vers le ciel de menaces
+furieuses... Le jour, assis sur le bord du
+rivage, il porte ses yeux égarés sur la vaste mer
+qui mugit à son oreille, et qui vient expirer à
+ses pieds... Quelquefois il nomme ses amis,
+son père Tanguy, sa mère Soisic, et puis la
+nuit, quand les vents amènent la tempête, il
+erre sur les rochers, et là il crie: <i>Jeannette!
+Jeannette! ma soeur! ma soeur!</i> et sa voix plaintive,
+mêlée au bruit des flots et de l'orage, se
+prolonge répétée par l'écho sépulcral des cavernes.</p>
+
+<p>Les habitants d'Ouessant qui le rencontrent
+pâle, amaigri, déguenillé, le regardent avec
+compassion, et lui les fuit avec effroi. En
+passant à ses côtés, ils font le signe de la croix,
+et lui, répond à leurs marques de sensibilité et
+de respect, en leur montrant la mer et en courant
+se cacher, comme un des monstres du rivage,
+dans les grottes profondes où la mer et les
+vents viennent s'engouffrer.</p>
+
+<p>Le malheureux! plaignez-le bien, car il existe
+peut-être encore sur cette petite île, où les flots
+hospitaliers jetèrent son berceau dans une barque
+de pilote!</p>
+
+<p>FIN.</p>
+
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>TABLE DES CHAPITRES.</h3>
+
+<p><a href="#c1">I.</a>&mdash;Trouvaille en mer.<br>
+
+<a href="#c2">II.</a>&mdash;Le Baptême par précaution.<br>
+
+<a href="#c3">III.</a>&mdash;Ouessant.<br>
+
+<a href="#c4">IV.</a>&mdash;Voyage à Brest.<br>
+
+<a href="#c5">V.</a>&mdash;Première Prise.<br>
+
+<a href="#c6">VI.</a>&mdash;Course, Capture, Baraterie du Patron, avant-goût de Piraterie.<br>
+
+<a href="#c7">VII.</a>&mdash;Le Renégat.<br>
+
+<a href="#c8">VIII.</a>&mdash;Appareillage pour courir Bon-Bord.<br>
+
+<a href="#c9">IX.</a>&mdash;Course, Combats.<br>
+
+<a href="#c10">X.</a>&mdash;Crainte. Dégoût, Trame homicide, Fuite, Rencontre.<br>
+
+<a href="#c11">XI.</a>&mdash;Londres, Reconnaissance, Contrariété, Passagers, Préparatifs de Départ. Départ.<br>
+
+<a href="#c12">XII.</a>&mdash;Amour, Jalousie, Duel. Délire, Remords, Désespoir, Retour à Ouessant.</p>
+
+
+
+Fin.
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Les pilotes de l'Iroise, by Édouard Corbière
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES PILOTES DE L'IROISE ***
+
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+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
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+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
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+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
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+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
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+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
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+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
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+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
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+ of receipt of the work.
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+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
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+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
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+1.F.
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+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
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+opportunities to fix the problem.
+
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
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+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
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+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+*** END: FULL LICENSE ***
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