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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 04:47:43 -0700 |
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This file was produced from +images generously made available by the Bibliothèque +nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + + + + P.-J. TOULET + + + MON AMIE NANE + + _Magis amica veritas._ + N. + ...La vérité, ma meilleure amie. + + + + + +Dédicace + +_A Madame, + +Madame la Comtesse de la Suze._ + +L'illustre M. de Balzac a fait cette remarque que «les enfants des dieux +sont éternels pour la meilleure moitié, qui est de ne point finir». Mais +quand je songe à la gloire de votre maison, dont l'origine se confond, +pour ainsi dire, avec celle de l'humanité, je croirai user à peine +d'hyperbole, en disant qu'elle a eu aussi peu de commencement qu'elle +n'aura de fin. Car, tout ce qui est d'une extrême grandeur demeure +confondu avec l'infini par l'indigence de notre nature, et le sang des +comtes de Champagne pareil à ce fleuve du Nil que l'on peut remonter +toujours sans en découvrir les sources, ni qu'il paraisse diminuer. + +Nul n'ignore en effet qu'il coulait déjà dans les veines de ces +Porphyrogénètes qui avaient hérité la splendeur de Salomon, et que vous +lui avez, + MADAME, + +en l'écartelant, si l'on peut ainsi s'exprimer, de Chatillon, communiqué +pour votre part le lustre de ces Francs épouvantables, fidèles +compagnons de Pharamond, et sa race même, ainsi qu'il le déclare dans +une loi parvenue jusqu'à nous. + +Et de craindre que cette gloire puisse se terminer ou s'amoindrir, il +n'est besoin, pour en être démenti, que de regarder aux fruits d'une +union si parfaite: fils impatients de donner à leurs armes la trempe et +la teinture d'un excellent écarlate; ou cette fille encore de qui la +beauté prête à son rang plus qu'il ne se peut qu'elle lui emprunte, et +lui vaudrait par elle-même de porter le nom pesant et magnifique des +Epernon, ainsi qu'elle l'a su sans fléchir, et comme on fait d'une +parure nouvelle. Qui, à la Cour, ne se rappelle encore ses débuts? +Longtemps nourrie à l'ombre de la province, où vous lui aviez, préparé +les bienfaits d'une éducation vertueuse, elle parut, parmi ces pompes, +comme une nymphe qui, à peine au sortir des forêts, rougit de plaisir et +de retenue. Elle parla: une prudence exquise était sur ses lèvres. Lui +fallut-il prendre sa part des danses, et de ces agréables jeux où se rit +la fleur du royaume, ce fut comme si la plus décente des fées, en venant +fouler notre sol, n'avait pu tout à fait désapprendre d'avoir des ailes. + +Mais ne fut-il point toujours dans les privilèges de la beauté +d'engendrer les combats, tout de même que si Vénus était la mère de Mars +et non plus son amante? Que dire si cette beauté, celle-là même dont +Platon avait placé l'Idée dans le ciel, choisit d'habiter deux figures? +Nous en vîmes le danger, aussitôt que l'on vous aperçut, + + MADAME, + +auprès de Mademoiselle de Champagne, ou bien ce soir encore, que c'était +déjà Madame d'Epernon. Toute la Cour, étonnée d'abord que deux si +parfaites beautés ne cheminassent pas sur des nues, en vint bientôt à +disputer quelle des deux, à descendre parmi nous, sacrifiait le plus de +divinité. Ainsi divisée en deux camps, je pense qu'elle en fût venue aux +mains, non moins qu'aux jours de cette barbare galanterie où le glaive +décidait de la préséance des charmes, si la présence auguste d'un prince +qui commande à son gré la paix ou la guerre n'avait retenu au fourreau +tant d'impatientes épées. + +Quant à moi, à devoir prendre parti, et pour tant qu'il fût légitime de +balancer, le nom que j'inscris au fronton de cet ouvrage dit assez haut +de quel côté j'aurais combattu. Trop heureux si de le mêler à une oeuvre +aussi imparfaite n'est pas outrepasser mon devoir, et si, réduit à me +couvrir de vos propres maximes, mon seul recours n'est pas de répéter +après vous: «Tout le devoir du monde ne vaut pas une faute commise par +tendresse.» + +Celui-là seul excepté, qui est de me dire + + Madame, + + Votre très humble admirateur + + PAUL-JEAN TOULET. + + + + + Mon amie Nane + + + + «Quae est ista, quae progreditur ut luna?» + (_Cantic. cantic._) + + Quelle est cette jeune personne qui s'avance vers nous, + et dont les traits n'annoncent + pas une vive intelligence? + + +Cette amie que je veux te montrer sous le linge, ô lecteur, ou bien +parée des mille ajustements qui étaient comme une seconde figure de sa +beauté, ne fut qu'une fille de joie--et de tristesse. + +En vérité, si tu ne sais entendre que les choses qui sont exprimées +par le langage, mon amie ne t'aurait offert aucun sens; mais peut-être +l'eusses-tu jugée stupide. Car, le plus souvent, ses paroles--que +l'ivresse même les dictât--ne signifiaient rien, semblables à des +grelots qu'agite un matin de carnaval; et sa cervelle était comme cette +mousse qu'on voit se tourner en poussière sur les rocs brûlants de +l'été. + +Et pourtant elle a marché devant moi telle que si ma propre pensée, +épousant les nombres où la beauté est soumise, avait revêtu un corps +glorieux. Énigme elle-même, elle m'a révélé parfois un peu de la Grande +Énigme: c'est alors qu'elle m'apparaissait comme un microcosme; que +ses gestes figuraient à mes yeux l'ordre même et la raison cachée des +apparences où nous nous agitons. + +En elle j'ai compris que chaque chose contient toutes les autres choses, +et qu'elle y est contenue. De même que l'âme aromatique de Cerné, un +sachet la garde prisonnière; ou qu'on peut deviner dans un sourire de +femme tout le secret de son corps; les objets les plus disparates--Nane +me l'enseigna--sont des correspondances; et tout être, une image de cet +infini et de ce multiple qui l'accablent de toutes parts. + +Car sa chair, où tant d'artistes et de voluptueux goûtèrent leur joie, +n'est pas ce qui m'a le plus épris de Nane la bien modelée. Les courbes +de son flanc ou de sa nuque, dont il semble qu'elles aient obéi au pouce +d'un potier sans reproche, la délicatesse de ses mains, et son front +orgueilleusement recourbé, comme aussi ces caresses singulières qui +inventaient une volupté plus vive au milieu même de la volupté, se +peuvent découvrir en d'autres personnes. Mais Nane était bien plus que +cela, un signe écrit sur la muraille, l'hiéroglyphe même de la vie: en +elle, j'ai cru contempler le monde. + +Non, les ondulations du fleuve Océan, ni les noeuds de la vipère ivre de +chaleur qui dort au soleil, toute noire, ne sont plus perfides que ses +étreintes. Du plus beau verger de France, et du plus bel automne, quel +fruit te saurait rafraîchir, comme ses baisers désaltéraient mon coeur? +Sache encore que l'architecture de ses membres présente toute l'audace +d'une géométrie raffinée; et que, si j'ai observé avec soin le rythme de +sa démarche ou de ses abandons, c'était pour y embrasser les lois de la +sagesse. + +Et voici, sous les trois robes du mot, que je te les présente, ô +lecteur, pareilles à des captives d'un grand prix. Découvre-les, et avec +elles le secret de ce livre. Va, ne t'arrête pas à la trivialité des +fables, au vide des paroles, ni à ce qu'on nomme: l'ironie des opinions. +Lève un voile, un voile encore; il y a toujours, sous un symbole, un +autre symbole. Mais pour toi seul qui le savais déjà, puisqu'on enseigne +aux hommes cette vérité-là seulement que d'avance ils portaient dans +leur âme. + +S'il t'ennuie toutefois de pénétrer aussi avant, tu pourras te récréer +aux choses qui sont ici écrites touchant l'amour. Ne crois pas, au +moins, que celui-là eût mérité le mépris, qui aurait aimé mon amie tout +simplement. Car il y a une religion au fond de l'amour, comme du savoir. +Et la volupté elle-même a ses mystères. + +En cas que tu n'y veuilles souscrire, j'évoquerai pour toi,--par un +après-midi d'août, tandis que le soleil éclate et dévore l'ombre bleue +au pied des murs,--l'alcôve où mon amie, lasse de rayons et lasse +d'aimer, repose dans le silence. Parfois elle soulève les paupières; et +tu verrais alors palpiter la lumière de ses yeux, comme un éclair de +chaleur au fond de la nuit. + + + + + I + + Les Sirènes + + + «At tuba, terribili sonitu, taratantara dixit.» + + (ENNIUS, _Annal._) + + C'était des cris dont on demeurait étonné; + un airain aigre, retentissant, qui, dans la nuit + faisait: Hoûoûoûoû.... + + +A cette époque mon amie Nane était presque une inconnue pour moi, bien +loin de m'appartenir en propre. A vrai dire, et dans la suite même, je +n'ai jamais recherché le monopole de sa tendresse. N'eût-ce pas été de +l'égoïsme? Outre qu'il en faudrait avoir les moyens. + +A cette époque donc, Nane passait pour être la propriété exclusive de +Bélesbat, le _Hautfournier_. Cet industriel, qui crevait sous lui de +chiffres et de plans les ingénieurs les plus endurcis; dont l'âme tout +arithmétique aurait ramené aux quatre opérations la beauté, l'héroïsme, +la haine même, ne dédaignait pas toujours d'acquérir des choses +gracieuses, encore qu'inutiles. En fait Nane lui était d'aussi peu de +produit qu'un buisson de roses, un hamac, une habanera; et l'on ignorera +toujours pourquoi il conservait une employée aussi coûteuse. Peut-être +que cette végétative idole, languissant sous l'écorce des soies et les +pierres de ses colliers barbares, le consolait d'être lui-même aussi +fiévreusement mal vêtu. Peut-être qu'il aimait à voir reluire dans ses +yeux mordorés les reflets inestimables de l'or, et peut-être encore +qu'il l'avait louée simplement comme une enseigne à sa richesse. + +Au moins n'était-elle pas son principal souci, comme il le montra en +partant brusquement un jour, sur son yacht _la Méduse_, visiter la Terre +de Feu, dont il caressait le projet d'y aménager des colonies agricoles, +les asiles de nuit lui en devant fournir les premiers colons. Ainsi +Nane se trouva libre, quoique pour combien de temps elle ne savait avec +exactitude. + +Elle s'était montrée d'abord un peu chagrine qu'on ne l'emmenât point; +car elle s'imaginait la Terre de Feu comme un pays très chaud, avec +des lianes, des ananas au jus naturel, des papillons larges comme des +paravents; et sans doute aussi quelque casino où l'on pourrait déployer +des toilettes excentriques, devant des gens de couleurs diverses, en +smoking: quelque chose comme les nègres du quartier latin. + +Il fallut lui expliquer que ce district de l'Amérique, fertile surtout +en glaçons, si des épaves de grande ville le pouvaient prendre de loin +pour une Arcadie, n'était pas une villégiature favorable aux jeux de nos +courtisanes. Elle se consola donc assez vite de rester seule maîtresse +en son petit hôtel de la rue de Scytheris, et que Bélesbat n'y vînt plus +gesticuler parmi ses tables fragiles ou blâmer de son âcre voix les +lenteurs du service. + +En vérité, ce qu'elle aimait le plus de lui, ce n'était pas sa présence. + +Il n'entrait point dans les intentions de Nane de se montrer, en son +veuvage, plus fidèle à Bélesbat qu'elle ne faisait d'ordinaire. Elle +continua donc à le tromper, quoique avec moins de plaisir depuis qu'il +était loin; et ce fut surtout avec Jacques d'Iscamps. + +D'éducation décente et d'extérieur agréable, Jacques jouait depuis près +d'un an auprès d'elle, avec autant d'élégance qu'il se peut, le rôle +d'amant de coeur. C'est à lui que ressortissait le département des +fleurs, dragées, baignoires. Il était chargé aussi de remplacer, +aussitôt mortes de langueur, les petites tortues caparaçonnées d'argent +et de turquoises dont les dames s'ornaient alors; et de jouer à Auteuil +les bons tuyaux, les increvables; comme encore de commander en des +restaurants dérobés des dîners que presque toujours un petit bleu tard +venu le laissait dans l'alternative de planter là, ou de dévorer tout +seul, ridicule. + +Aujourd'hui, que Bélesbat se balançait sur les hautes vagues de la mer, +le jeu régulier des lois sur l'avancement le haussait à une situation +presque officielle. Déjeunant chaque matin chez Nane, il eut la joie de +s'y entendre couramment appeler «Monsieur», comme aussi de prendre +une part plus active à l'administration intérieure, d'être initié aux +détails les plus émouvants de la lingerie ou du chauffage. Une fois même +il eut mandat de discuter avec le boucher certain compte qui n'était pas +clair, et qu'il finit du reste par payer intégralement, après avoir joui +pour ses épingles, en un _bigorne de loucherbem_ assez diaphane, de +quelques insinuations malveillantes. + +Mais, assez vite, tout cela cessa de l'amuser; et il se prenait parfois +à regretter la vie de naguère, les rendez-vous souvent manqués, mais où +il y avait une pointe d'imprévu. Et il commençait de rêver à la Terre +de Feu, lui aussi, quand Nane détourna le cours de sa mélancolie en +annonçant qu'elle partait pour Alger: Jacques fut du projet, tout de +suite. + +Mais il ne put faire le voyage en même temps que son amie, pour quelque +raison de famille: + +--Ne t'inquiète pas, lui dit-elle. Il y a l'ancien amant de ma soeur, tu +sais.... + +--Je ne sais pas du tout. + +--Enfin, il a envie de venir avec moi. Il est très malade, phtisique au +dernier point, et c'est une charité de le prendre; il a été si bon pour +ma pauvre soeur, avant qu'elle ne fût mariée. En tout cas j'aime autant +qu'il vienne, à cause des Hauts Fourneaux. Ce n'est pas toi, hein? qui +pourrait servir de chaperon. + +Jacques, flatté, eut un sourire: + +--Enfin, qui est-ce, ton phtisique? + +--C'est un ponte très chic: le vicomte d'Elche. Je crois qu'il est à +moitié Espagnol, ou Autrichien. + +--Comme tout le monde. + + + +Quelques jours après, joyeux d'avoir fui les brumes de décembre +parisien, Jacques débarqua sur les quais d'Alger par un temps de +paradis. Au-dessus de lui il pouvait voir le boulevard de la République +éclater de lumière, sous l'azur tendre; et plus bas, à droite, les +pêcheries grouillantes, ou bien la Marine dont les eaux clapotaient dans +une ombre verte et noire. + +Ayant envoyé, provisoirement, pensait-il, son bagage à l'hôtel, il prit +une voiture découverte et se fit conduire à Mustapha-Supérieur, villa +Beau-Regard, où demeurait Nane. + +Elle sourit tendrement à le revoir, et, une fois de plus, le jeune homme +ressentit l'attrait de ses lèvres lentes et de ses indolentes mains. +Mais dès qu'il voulut parler de s'installer à la villa: + +--Ça n'est guère possible, objecta Nane. D'abord, il y a d'Elche, déjà. + +--D'Elche? Et qu'est-ce qu'il fait ici, celui-là? + +--Tu le verras; il est si malade. Et puis, autre chose: j'ai eu des +nouvelles de Bélesbat. Il revient en France d'un moment à l'autre; et de +là, il peut nous tomber dessus, comme une cheminée. + +--Comme une cheminée, comme une cheminée... + +Il finit par dire oui, ne pouvant mieux faire. Quelques instants après, +dans le jardin, parmi les bambous et les iris, on lui présenta un malade +blond, chargé de plaids, qui prenait le soleil sur une chaise longue, en +toussotant. Il parlait avec fatigue, d'une voix gutturale; et laissait +voir à table cette fringale qui est particulière aux tuberculeux. Sa +soif aussi était maladive; après le café qu'il avait renforcé de cognac, +ses joues s'empourprèrent d'une ardeur sinistre. + +Du reste, point gênant; et Jacques aurait cru avoir retrouvé sa Nane +des meilleurs jours, si la crainte vraiment exagérée d'un Bélesbat se +laissant choir de la lune pour la surprendre n'avait paru constamment +croître chez elle. + + + +Il était une heure après minuit. Jacques, dont la jeune femme qui +s'assoupissait à son côté ne soutenait décidément plus la conversation, +s'apprêtait à jouir lui aussi d'un repos bien gagné. Un instant, il +caressa du bout de ses doigts la gorge de Nane, juste assez pour la +faire protester au fond de son sommeil par un faible gémissement, +recroquevilla ses jambes et s'endormit. + +Alors, du côté de la mer, un âcre appel déchira la nuit: c'était comme +la plainte d'un jeune cyclope en dentition--ou le cri de guerre de +l'oiseau appelé rock quand il se précipite sur une foule d'éléphants. +Nane se dressa: + +--Tu entends? + +--Eh bien, c'est une sirène. + +--C'est la _Méduse_, j'en suis sûre, cria-t-elle; je la reconnais. +Bélesbat va être ici à la minute. Va-t'en Jacques, je t'en prie, +va-t'en. + +Le jeune homme ne se laissa pas faire tout de suite: quelle imagination, +maintenant, de reconnaître les yachts à la voix. Comme s'il n'y avait +que la _Méduse_ qui eût une sirène. Et d'aller croire que Bélesbat +arrivât à cette heure-ci, sans s'annoncer, même, etc., etc. + +--Tu veux donc me faire perdre ma situation, gémit Nane; et Jacques, +«bouclé», s'en fut. + +Le surlendemain ce fut la même alerte, mais un peu plus tôt; deux jours +après pareillement, puis une autre fois encore, et enfin trois nuits +de suite; on eût dit que tous les bateaux de la Méditerranée s'étaient +donné le mot pour n'entrer au port d'Alger qu'à la faveur de l'ombre, +et Jacques, accablé sous la main de la Providence, abruti, docile, se +levait sans plus de plaintes, se rhabillait, rentrait à l'hôtel, sous la +lune, par les lacets bordés de cactus. + +Mais un soir qu'il avait dîné en ville et ruminé de mauvaise humeur +toutes ces nuits gâchées, il se jura de ne pas monter à la villa, pour +cette nuit. Donc, ayant allumé un cigare, il alla faire un tour, tout +seul, vers Lagha, revint, descendit jusqu'au port. + +La lune n'était pas encore levée et à travers la nuit diaphane, couleur +de saphir, Jacques pouvait apercevoir la mer palpitante. + +Soudain, d'un petit caboteur qui était à quai, il entendit jaillir ce +même rugissement qui depuis peu lui servait de diane avant l'heure. +Sur le bateau, d'ailleurs, rien ne bougea, ni homme, ni cordage, et la +machine semblait n'avoir de pression que ce qu'il en fallait pour faire +hurler la mégère de fonte. + +Quand ce fut fini, il y eut quelque bruit encore, comme d'un fourneau +qu'on éteint, et puis un vieil homme qui fumait la pipe vint s'accouder +à l'arrière. + +--Holà hé, demanda poliment Jacques, quel fils de chienne de boucan +faites-vous là, puisque votre raffiau est sur ses ancres? + +Le vieux mit la main au-dessus de sa bouche, comme pour parler bas: +«Té, je vais vous dire, fit-il; l'autre jour il est venu un monsieur, +espagnol, je pense, avec une jolie bagasse; qui m'ont donné de l'argent +pour faire marcher ma sirène la nuit, tout le temps que je resterais à +Alger, quand ils me le feraient dire. Même qu'ils riaient beaucoup.» + +--Ah! pensa Jacques, ah! ils riaient! Lui, non. + +--C'est curieux, dis-je à Jacques,--car c'est lui-même qui m'avait conté +cette histoire--je ne croyais pas que les petits caboteurs eussent de +sirène. + +--Celui-là en avait bien une, je vous assure, et qui n'était pas dans un +étui; non, pas assez dans un étui, même. + +--Mais comment avez-vous eu le courage de reprendre Nane? Je sais bien +que moi... + +--On reprend toujours une femme, lorsque elle vous a pris: vous êtes +bon, vous, avec votre _courage_! Pensez-vous que ce soit la seule +sottise que j'aie faite pour Nane? + +--Au moins pourraient-elles être moins affirmées. Mais vous, vous faites +vos bassesses le front haut. + +--Bassesses, bassesses: vous n'en avez aucune à vous reprocher, vous? + +--Ni ne compte en avoir aucune. + +--J'aime mieux ne pas me singulariser, conclut un peu sèchement Jacques, +que mes remarques semblèrent avoir agacé. + +Mais quand on est entre amis, n'est-ce pas pour se dire des vérités +désagréables? + + + + + II + + Comment on s'aime + + I + + _Première version_ + + «...inde proverbium ductum, deos laneos pedes habere.» + (MACROB. _Saturn_.) + + «...incessu patuit dea.» + (VIRG. _Eneid_.) + + Au contraire de ces dieux que les Romains + accusaient d'avoir les pieds en dentelle, Nane + marchait, et même divinement, étant elle-même + chose divine. + + +La première fois que je lui prêtai une sérieuse attention, Nane était en +l'air, et tombait d'un omnibus. + +Sa Victoria suivait à paisible allure le _Batignolles-Clichy-Odéon_, où +elle avait eu ce jour-là l'heureuse fantaisie de «prendre une impériale, +afin de jouir du paysage»; et un peu avant le pont des Saints-Pères, +en un des points que la Compagnie d'Orléans venait de choisir pour y +exécuter de mystérieux travaux, le cocher de Nane put, en même temps que +moi, admirer un spectacle gracieux. + +Le _Batignolles-Clichy-Odéon_, en tournant, dérapa, oscilla un peu, et +versa sur la gauche. Je vis quelque chose de clair, de blanc, de rose, +qui décrivait une élégante parabole: c'était Nane. Obéissant aux lois +présumées de la gravitation, elle quitta brusquement son banc, en même +temps que plusieurs autres personnes, et tomba. + +Elle tomba assise, se fit très mal, et fondit en larmes, +silencieusement: tel un vieux monsieur, qui retrouve sa fille après une +absence de plusieurs années. Je reconnus seulement alors, ne l'ayant pas +rencontrée depuis longtemps, Mlle Hannaïs Dunois, maîtresse de mon ami +Jacques d'Iscamps, ou peut-être sa veuve, car il devait se marier +dans peu de jours. Jugeant d'ailleurs qu'il valait mieux qu'elle ne +s'éternisât pas dans cette position sédentaire, je la pris par les mains +pour la remettre debout. Elle ne semblait pas meurtrie, et, comme le +temps était beau, n'était salie que de poussière. + +--Tiens, c'est vous, dit-elle, me reconnaissant à son tour. Vous seriez +bien gentil de me raccompagner jusqu'à ma voiture; elle ne doit pas être +loin. + +Quand elle y fut montée: «Venez avec moi un peu plus loin, +ajouta-t-elle, voulez-vous? J'ai peur de rester seule, à me sentir comme +ça toute disloquée.» Je pris sa gauche, et comme nous passions par la +rue Royale, elle accepta de s'arrêter un moment pour boire n'importe +quoi de réconfortant. Nous descendîmes donc, elle un peu patraque +encore; mais une demi-heure plus tard nous étions devant notre vin de +Porto à plaisanter le plus gaîment du monde sur sa chute, dont au reste +il ne semblait lui rester rien qu'un peu de gêne à être assise. + +Si la conversation tendait à languir (car on ne peut constamment à deux, +dont une femme, frapper des pensées ingénieuses), aussitôt elle se +battait légèrement les côtés, ce qui faisait lever de la poussière. +Et de rire tout de nouveau, à petits éclats: car elle est d'un esprit +simple; et si elle s'est une fois résolue à juger une chose drôle, elle +pourrait se la représenter cent jours de suite et s'en réjouir encore +d'aussi bon coeur. + +Cependant le temps avait coulé, il y avait près d'une heure déjà que +l'odeur répandue de l'absinthe nous présageait le soir et que les +Parisiens fussent près de se nourrir: + +--Si nous dînerions ici? dis-je. + +--Je ne vous cacherai pas, me répondit Nane, que j'aimerais bien me +tenir un peu étendue. Mais si vous voulez venir dîner à la maison, je me +mettrai sur une chaise longue--et nous dirons des choses. + +Cela ayant été ainsi convenu, je courus chez moi m'habiller, et de là +avenue de Villiers où demeure Nane. + + +C'était, au bout, bout de l'avenue, un hôtel de poupée, mais assez +simple d'aspect, comme aussi de train. La porte cochère est condamnée +pour absence de concierge; et il y a juste assez de jardin pour qu'on +garde en gravat à ses semelles de quoi rayer le ciment mosaïque du +vestibule. Une femme de chambre vint m'ouvrir. Avec la cuisinière +(l'équipage étant d'un loueur) c'est toute la maison de Nane, qui a +ralenti ses allures depuis la mort de Bélesbat. Quoique l'industriel, +pratique dans sa bienfaisance même, lui ait fait legs d'une solide rente +viagère, celle-ci n'est point telle que Nane puisse encore, et malgré +la bonne volonté qu'a jusqu'ici mise Jacques à finir de se ruiner pour +elle, soutenir les fêtes d'autrefois, ni la parade un peu ostentatoire +qu'elle menait rue de Scythéris, en ce voluptueux hôtel la Billaudière, +aujourd'hui, hélas! occupé par une aigre et dévote tante de Bélesbat, sa +seule héritière. Mais, dans une demi-paresse, et sans trop chercher que +les jeux de son corps lui procurent un lustre nouveau, Nane laisse +les heures glisser sur elle sans la meurtrir, telles au printemps les +gouttes d'une pluie ensoleillée sur la fleur nouvelle. + +Ce soir, elle s'est vêtue d'un peignoir assez ajusté en crêpe de Chine +vert, mais du vert le plus faux, le plus agaçant, le plus délicieux. +Elle a des dessous, semble-t-il, tout blancs; au moins ses bas le +sont-ils, et la peau de ses pantoufles. Sa chevelure, qui a comme ses +yeux la patine de ces bronzes que le baiser des pèlerins a jaunis, est +retroussée par devant, à la Messaline. Son col long et sa nuque portent +un triple collier d'émaux verts, dont elle a aussi une ceinture. + +Elle est ainsi tout à fait prenante. Et moi qui l'avait vue cent fois, +sans y prendre autrement garde qu'à tous ces articles de Paris qui +plaisent à notre habitude sans atteindre notre curiosité, il lui a +fallu, pour que je la remarque, se laisser choir avec éclat d'une +impériale sur les sordides travaux de l'Orléans. D'ailleurs elle ne l'a +pas fait exprès. + +--Vous rappelez-vous, Nane, quand nous montions à la Raillière, tous les +soirs, et que Jacques arborait le béret pyrénéen? + +--Vous rappelez-vous comme il soufflait pour monter aussi vite que nous, +et ce qu'il avait été jaloux, un soir que nous avions été prendre des +glaces sans lui? + +Je feins de me rappeler très vivement, quoique cette saison à Cauterets, +qui remonte à deux ans déjà, ne m'ait laissé que des souvenirs confus, +au moins quant à Nane. Mais ce soir je ne saurais lui refuser rien, pas +même un mensonge. + +Étendue très de côté, ce qui la fait hancher, sur un de ces longs +fauteuils de bord en rotin, où il y a un trou à l'avant-bras pour mettre +son verre, elle est toute calée de petits coussins et de plaids. Et elle +réveille en moi des images anciennes de voyage. Par-dessous le bruit de +nos paroles, ressuscite un peu de passé: autour d'un pont de paquebot, +la miroitante mer des Grandes Indes; et les filaos qui pleurent aux +bords d'une île; ou bien la grâce dormante des créoles, si lasses de +n'avoir jamais rien fait. + +Cependant le dîner s'est achevé. On sert le café là même; et Nane, sans +plus dire mot, sourit vers moi de sa bouche puérile. Il y a quelque +chose, ce soir, dans son sourire, que je ne démêle pas, et je vais +m'asseoir, contre elle, sur le grand fauteuil. + +--Vous savez bien, me reproche-t-elle bientôt, que je ne puis pas +bouger, que je suis sans défense, toute meurtrie... non... vous me +faites mal! + +--Sérieusement, vous souffrez encore? + +--Au fond, pas tant que ça, reprend-elle. C'est plutôt la même chose que +si j'avais reçu le fouet.... + +Peu à peu le sourire de Nane m'apparaît tout près et très loin; comme +les choses que l'on aperçoit encore en s'endormant par un après-midi +d'été, alors qu'à travers toute la profondeur d'une muette maison, on +n'entend plus rien que, parfois, une porte qui claque, ou le jeune pas +de quelque servante sur la dalle des frais corridors. + +Il me semble que c'est ainsi, un peu dans un rêve, que nous avons changé +de chambre, Nane et moi. On dirait même qu'il y a longtemps, si j'en +crois un état somptuaire qui aurait éclairé, sur la nature récente de +nos relations, les tribunaux les plus borgnes, et jusqu'au regretté +Président Magnaud. Nane en est frappée aussi. + +--Quel dommage, observe-t-elle, que Jacques ne nous voie pas comme ça. + +--Il est un peu tard pour le faire prévenir, lui dis-je; tandis que je +m'occupe de réparer le désordre de ma toilette. + +--Où allez-vous? Est-ce que vous partez? Et elle se pelotonne sous les +couvertures. + +--Rendez-vous avec un parent de province, à la sortie des +théâtres--vieillard susceptible. Et il est minuit passé. Pourvu que je +trouve une voiture. + +--Au lieu de rester à me soigner, dit-elle mollement. + +--Je suis sûr que l'exercice ne vous vaut rien. Bonsoir. A demain, ici, +cinq heures, voulez-vous? + +Nane veut; moi je m'en vais lâchement me coucher et ne tarde guère +à tomber dans ce sommeil profond des gens qu'on doit guillotiner le +lendemain. + +D'ailleurs, comme l'a dit M. de Bourdeille, «ce qu'il peut y avoir de +commun entre l'amour et le dormir, je n'y sçaurais entendre. Et me +semblent deux bien trop excellentes choses pour les brouiller, et ne les +pas faire chacune à part et en son heure.» + + + II + + Version seconde + + + «Socrates apud Xenophontem abstinendum + esse in totum ab ista osculandi consuetudine + censet: quia nihil, inquit ad amorem + incendendum acrius est osculo.» + (HEEREBORD, _Exercit. Ethic. XLIX, p. 173._) + + Socrate, ou plutôt Xénophon qui, soit + niaiserie, soit malice, lui a prêté aucunes fois ses + propres opinions, conseille de fuir l'usage du + baiser, à cause de l'amour qui s'en engendre. + Et le roi Archelaos, à qui l'on rapporta cette + bourde: «Autant vaudrait, dit-il, ne boire + plus, parce qu'il enivre.» + +En cas que la première version de mes débuts auprès de Nane n'ait point +satisfait tous les esprits, il convient d'en donner une seconde: ainsi +les délicats pourront choisir la forme de vérité qui leur agréera +davantage. + +Mais, s'il se rencontre quelque partie commune à ces deux récits, +il faudra prendre garde que les gestes relatifs à l'amour sont peu +nombreux, et que l'on n'en peut faire aucun sans qu'il ressemble à +d'autres qu'on a déjà faits. + +J'avais invité à prendre le thé dans mon atelier ce jour-là Jacques +d'Iscamps, à qui un mariage prochain rendait aimables les plus petites +fêtes, et Nane, avec qui il ne s'était encore pu résoudre à rompre; +c'était même là pour moi un sujet de constante surprise; j'admirais +que cette poupée menât à pareilles rênes un homme qui passait pour +énergique. Mais cela est un tort que de dénigrer les femmes avant de les +avoir, et c'est du jour seulement qu'on les a tenues entre deux draps +qu'il y en a des raisons sérieuses. + +Je comptais aussi sur cette Noctiluce (Fulvia-Noctilux, comme elle +signait) dont les cheveux bleus et les dents en pointe m'avaient séduit +naguère. Celle-là était d'origine inconnue, et parlait plusieurs langues +avec une égale difficulté. Elle ne ressemblait à rien en France, et +paraissait même d'un autre siècle: on eût dit parfois qu'elle sortait +d'un Suétone. + +Il y avait en elle toutes les curiosités, avec des goûts dont la police, +malheureusement, de notre nation lui rendait l'exercice difficile. Il +semblait qu'elle se fût plus satisfaite ailleurs et gardât des regrets +à ces climats où il est loisible encore de se procurer une chair à +meurtrir, esclave et jeune. + +Mais, depuis quelques jours, nous nous sentions un peu las l'un de +l'autre: la cruauté aussi devient une chose insipide à la longue, si +elle n'est qu'imaginative. Ce matin-là même elle s'excusa de ne pouvoir +venir, par les mots suivants: + +«Cher ami, un Londonien de passage qui va pour tirer des noirs (il +paraît qu'il va y avoir guerre là-bas) m'offre dans ses chambres un +spectacle plus pimenté que votre lunch. C'est tout à fait des primeurs, +dit-il, comme les petits poissons de Caprée: mais les poissons ne crient +pas. Adieu, je viendrai vous dire après. Excuses à vos amis. + +«F.-N.» + + +Un second bleu m'annonçait que Jacques ne venait pas non plus: + +«Mon cher ami, j'ai écrit enfin à Nane pour rompre, et lui annoncer +tout. Là-dessus elle m'a joué un tour pendable: vous raconterai tout ça +plus tard. Ne comptez donc pas sur nous aujourd'hui. Excuses à votre +amie. + +«JACQUES.» + + +Sans plus espérer personne j'allai tout de même à mon atelier: je l'aime +parce qu'il est sans cesse enveloppé d'un silence admirable. Et je +pensais faire de la musique; mais je me contentai, pendant près d'une +heure, dans un de ces fauteuils profonds qui semblent avoir été inventés +par la paresse même, de contempler, tout en fumant, les damas fanés, +rouges et jaunes, qui retombent de la galerie et voilent le haut de +l'orgue. Tout à coup on sonna: c'était Nane. + +Elle entre de son pas glissant, allongé, silencieux, qui en fait une +chose si belle à voir marcher, et tandis que je lui baise le creux des +mains: + +--C'est gentil, dit-elle, chez vous. + +Puis elle s'assied, et demeure immobile. Sous des paupières pesantes, +ses yeux de pierre dure sont vides d'expression, et sa bouche, qui est +comme celle d'un enfant, fait sans cesse une petite moue. Elle a l'air, +aujourd'hui, d'une chose naturelle, fraîche, qui arriverait de province +dans un panier; il s'en dégage comme l'odeur des fougères trempées par +l'orage; et je pense un instant respirer ces bois noirs et frais de chez +nous, où il y a de l'eau qui court. + +--Vous êtes donc peintre, reprend-elle, que vous avez un atelier? + +--A Dieu ne plaise; mais pour avoir droit à une salle vaste, commode, +bien éclairée, est-ce qu'il est indispensable de salir de la toile? + +--Vous savez, moi je disais ça pour dire quelque chose. + +--Je n'espérais plus votre visite: Jacques m'a écrit pour décommander. + +--Alors, parce que Monsieur se marie, il croit qu'on ne va plus jamais +rien faire! + +--Du thé, par exemple? + +--Merci, j'aimerais mieux une cigarette. + +Elle l'allume, et retombe dans cette immobilité qui est une de ses +grâces: on dirait, tant ses mouvements sont rares, qu'ils sont précieux +bien plus que ceux des autres êtres. + +Nous nous taisons tous deux; et il semble bien que tous deux nous +pensons la même chose; c'est qu'il va falloir que je lui fasse quelques +doigts de cour: cette obligation de politesse n'échauffe ni son coeur, +sans doute, ni le mien. + +Nous nous taisons. + +--Galanterie française, m'écrierais-je, si l'on s'écriait jamais en ces +rencontres, pourquoi me faire une nécessité professionnelle de ce qui +serait si agréable, s'il était spontané. L'inspiration de mes sens ne +suffirait-elle pas mieux que la tradition, ou mes lectures, à me faire +presser une main tremblante, un genou qui se dérobe (ou non) et cette +taille, où il ne semble pas encore que le corset ait marqué ses plis. +Outre les cas où ça n'est pas drôle, et que, si Nane était une dame +mûre de médiocre conservation, l'ardeur que j'apporterais à l'attaque, +constamment refroidie par l'effroi de vaincre, me mettrait en ridicule +posture. Enfin. + +--Vous avez là, Nane, une bien jolie robe: elle fait valoir vos hanches. + +--Vous me l'avez vue plus de cent fois. + +--Plus de cent fois? Peut-être pas. Et puis il y avait du monde. (Ceci +est le début de la campagne.) + +--Vous ne regardez les robes que dans l'intimité? + +--Et à l'envers, Nane, comme les feuilles. + +Elle rit, languissamment. Je me rapproche d'elle, et je m'efforce +d'avoir l'air hardi comme un page. Mais son front se plisse. + +--Quel monte-en-bas, dit-elle tout à coup, que ce Jacques. Vous savez +qu'il m'a lâchée. Monsieur épouse un sac. + +--C'est pour la rime, sans doute. + +A ce moment la porte s'ouvre (ne donnez jamais votre clef à une femme) +et Noctiluce entre en tempête. Déjà je flaire une scène; mais les choses +tournent plus heureusement. + +--Vous me trompez tous les deux, dit-elle de son rire blanc (et, +retenant les poignets de Nane dans une seule de ses mains vigoureuses, +de l'autre elle feint de la battre), voilà, voilà pour vous. + +--Mais d'Iscamps devait venir, dis-je, et nous l'attendions. + +--Les pieds sous la table. + +--Mais non, en causant de son mariage. + +--C'est vrai, donc, cette affaire-là? + +--Oui, ma chère, avec la fille à Blokh-Rosenbuisson. + +--Ah! le vieux Refiens-y. + +--Pourquoi Refiens-y? + +--Il paraît que c'est ça qu'il dit, cet homme, pendant le temps. C'est +une amie qui m'a raconté, qui avait été à son cinématographe: vous savez +qu'il en a un, avec des tableaux obscènes, des choses qui se passent à +Naples. Alors il y mène des petites femmes, une à une; il se figure +que ce sera meilleur marché, pour l'excitation. Le comble est que son +concierge le montre pour de l'argent pendant ses absences. + +--Est-ce qu'ils partagent, au retour? + +--Je ne sais pas. Et quant à sa fille, elle est belle. Je l'ai vue à +l'Hippique: elle avait une jupe grise légère, avec un transparent +rose vif. Partout où ça plaquait, on aurait juré la peau: c'était +rafraîchissant, comme, ces pastèques, vous savez, qu'on vend dans les +rouges rues de Delhi. + +--Je ne sais pas. Et votre séance? + +--Ne m'en parlez pas; je commence à croire que dans votre pays tout est +chiqué; et j'avais vu aussi bien à Ménilmontant. A peine s'il y a eu un +peu d'émotion, une fois ou deux. + +--Quoi donc? demande Nane. + +Noctiluce le lui explique, à mi-voix: Nane semble intéressée; sa langue +pointe entre ses lèvres, deux ou trois fois, et, l'histoire finie: + +--Ah! dit-elle tendrement, quelle horreur! + +--Mais je vous laisse, reprend Noctiluce. Vous attendrez bien M. +d'Iscamps sans moi. Non, ne me retenez pas: rendez-vous pressant. Vous, +je vous laisse votre clef, en cas que Nane saigne du nez. + +Sur cette détestable plaisanterie, elle se sauve, sans rien vouloir +entendre, me laissant en proie aux mêmes devoirs que tout à l'heure. +Le soir, rouge maintenant, entre par les fenêtres, et brouille, de ses +reflets fantasques, l'aspect de toutes choses: c'est une heure sinistre. + +Et je reprends mon poste de combat, sur le divan. + +--Il va faire nuit tantôt, dit Nane. + +--C'est le demi-jour propice aux doux larcins, dont on vous a sans doute +déjà parlé. Non, ne me repoussez pas les mains, elles reviendraient. + +Mais elle n'oppose plus qu'une faible résistance: elle calcule peut-être +que d'ici l'heure du dîner il reste peu de temps à perdre. + +--Est-ce que vous avez mis le verrou? demande-t-elle. + + + +Ma flamme vient d'être couronnée: ces choses-là ne vont pas sans qu'elle +en soit d'abord sinon éteinte, au moins affaiblie. Nane elle-même, parmi +de nombreux coussins, semble appartenir tout entière à ses pensées, et +un grand silence pèse sur nous de toute part. + +--Je voudrais, dit-elle tout à coup, que Jacques nous voie comme cela. + +Mais Jacques ne nous verrait pas (et il vaut autant), car il fait +maintenant presque nuit noire. Et tout en allumant les lampes je songe, +non sans quelque regret, au cercle, où l'on se nourrit si bien entre +hommes; et qu'il va falloir dîner en cabinet avec Nane, et le garçon, +comme compagnie, de temps en temps. + + + + + III + + L'apéritif chez la Marquise + + + «Patribus cum plebe connubii nec esto. > + _(Leg. XII Tab.)_ + + Les mariages mixtes ne sont pas + tous des unions modèles. + +Ce ne fut pas un mariage d'inclination, que fit Jacques d'Iscamps. Il +approchait de la trentaine, sans avoir pu décider encore, des tripots ou +des hippodromes, où il est le plus aisé de perdre son argent. Du moins +en avait-il avec ardeur embrassé l'occasion sur toutes les plaines +vertes qui s'étaient offertes à ses yeux, pour ne rien dire de +quelques-unes de ses contemporaines où il s'était plu coûteusement. +Aujourd'hui, il songeait, la bouche amère, qu'enfin il était à la côte +lui aussi: côte fâcheuse où tant de ses amis avaient déjà fait naufrage, +côte inhospitalière où, parmi le roc, sous des huttes enfumées, rampent +et se nourrissent huileusement de poisson des gérants de cercles, +quelques notaires coriaces, et la puante tribu des fournisseurs au +sourire mince. + +L'idée du mariage flottait autour de Jacques: «Je ne puis pourtant plus +taper maman», pensait-il; de fait, la marquise d'Iscamps était bien +capable de se ruiner toute seule et sans qu'on l'y aidât. Jusqu'ici +le monceau de sa fortune avait résisté; mais il semblait enfin qu'il +s'entamât secrètement, et l'on y pouvait deviner des lézardes comme dans +ces blocs de glace, au dégel, qui frissonnent à la base longtemps avant +de s'abymer dans les eaux. + +Mais des embarras où elle s'était trouvée sans doute, ayant depuis peu +vendu des terres, elle n'avait rien marqué. Frivole, nonchalante, d'une +naïveté un peu hautaine, il ne semblait pas qu'aucun chagrin pût altérer +la bienveillance dont elle regardait la vie; et son plus grave caprice +aujourd'hui était de jouer à la douairière, se coiffant de dentelle et +réclamant des petits-enfants à tout prix. + +Le prix lui aurait paru peut-être un peu haut, si elle avait pu +concevoir que l'amour n'entrait pour rien, et au contraire, dans la +recherche que fit Jacques de la belle Mlle Blokh-Rosenbuisson, et +qu'il n'y prétendait épouser autre chose qu'une fortune d'ailleurs mal +acquise. Car M. Blokh en avait autrefois gagné le noyau en fournissant à +l'armée russe des riz dont l'empire des Indes lui-même aurait refusé de +nourrir ses administrés en temps de famine; et même cela lui avait valu, +au front de ces troupes qu'il avait failli affamer, une promenade du +matin, en pyjama, et dont un knout rythmait l'allure. Paris, toujours +ouvert aux martyrs de la politique, fit le meilleur accueil à ce +fournisseur battu, comme à ses économies. Mais parmi les Français qui +montrèrent le plus de cette hospitalité qui est une de nos grâces +nationales, notre homme distingua surtout M. Rosenbusch, dit +Rosenbuisson, jadis son coreligionnaire, et récemment converti au +protestantisme par un groupe de libres-penseurs. Il poussa la sympathie +jusqu'à en épouser la fille, ayant, du reste, peu de temps après son +arrivée, trouvé, lui aussi, son chemin de Genève; et, issue de tout +cela, Georgette Blokh-Rosenbuisson faisait aujourd'hui une chrétienne +très sortable, qui dédaignait sans doute le Talmud de Babylone ainsi +que les crimes rituels, n'ayant gardé de ses ancêtres que l'habitude +atténuée mais fâcheuse de se gratter hors de propos. Elle était enfin +d'une beauté extrême, comme d'une extrême impudence. + +Ce mariage, dès qu'elle y songea, lui plut. Très fine et parisienne, +sinon Française, elle égrenait autour d'elle, depuis son enfance, tout +un chapelet de parents et d'amis qui la dégoûtaient un peu. Il lui parut +qu'une couronne de marquise, un château poitevin, un vieil hôtel rue de +Bellechasse devaient, avec Dieu, suffire à la garder des siens; et il +n'était pas désagréable d'acheter le marquis avec, quand c'était comme +celui-ci un beau gars, un peu massif, mais d'une vigueur élégante. + +Elle sentait bien qu'il ne l'aimait pas, qu'il en était très loin, au +delà même de l'indifférence; et elle était assez pénétrante pour démêler +sous sa politesse quelque chose qui ressemblait plutôt à de l'aversion. +Mais ne pouvait-elle pas le conquérir plus tard? Son imagination, déjà +avertie, lui faisait voir, dans un corps aussi magnifiquement ordonné +que le sien pour l'oeuvre de la chair, les conditions secrètes d'un +plaisir assez puissant pour faire oublier le bonheur. + +Il y avait un motif moins pur encore aux projets de Georgette, et qui en +dit trop long sur certaines vierges modernes pour ne le pas dévoiler. +C'est qu'une de ses amies, plus âgée qu'elle et mariée, ayant pris, +pendant quelques mois, Jacques pour amant, avait eu l'indiscrétion +inusitée de venir le conter à la jeune fille: peu à peu elle avait fini +par lui décrire tout le particulier de cette liaison, avec des détails +tels que Georgette ne s'y plaisait pas toujours sans rougir. Il lui en +resta du goût pour l'homme que sa pensée avait si souvent dévêtu, et +comme des droits sur cette chair qu'elle n'eût pas mieux connue pour +l'avoir pressée en tous sens de ses propres mains. + +Quand Jacques se fut enfin décidé à sauter le pas, il ne resta plus +qu'une difficulté, celle de religion, et qui se trouva légère. Georgette +en effet n'hésita pas à pousser jusqu'au bout la conversion de sa +famille, en sorte que Mme d'Iscamps n'opposa plus de résistance. +D'ailleurs, pour le peu qu'elle l'avait vue, elle aimait presque +Georgette et se réjouissait que cette âme de prix revint au giron de +Rome. Jacques, d'autre part, lui avait juré que son bonheur dépendait de +ce mariage; et peut-être firent-ils bien de ne pas chercher à s'entendre +trop exactement sur le sens du mot bonheur. + +--Il me suffit, dit-elle, non sans dignité, d'être sûre que tu l'as +choisie droite, au physique comme au moral. + +Jacques songea avec un peu de mélancolie à la devise qui était la +sienne: _Droit!_ et qui fut donnée par saint Louis à Hugue Poitevin +d'Iscamps, guéri par miracle après avoir été laissé pour mort dans les +sables de la Mansoure. Interrogé pourquoi il s'était mis si avant +parmi les Sarrasins sans retourner, il répondit qu'on ne lui avait pas +enseigné à faire virer son cheval. + +--Moi, c'est les autos, pensa Jacques. + +Son mariage décidément le laissait sans enthousiasme. Pour comble, il +prévoyait, côté beau-père, des marchandages répugnants: l'homme +l'était déjà, avec sa mine de chien qui se rappelle le fouet. Car il +n'appartenait pas à la variété triomphante des Blokh, ayant l'air d'un +cambrioleur qui vient de tomber sur un coffre-fort incrochetable; et +c'était une obsession pour Jacques, mais, aussitôt qu'il le voyait, une +comparaison jadis entendue lui revenait en tête: _Nous avons été volés, +comme disaient les trois Juifs, retour d'Écosse._ Et, dans ce milieu, +qui allait être un peu le sien, où il se surprenait à compter les +branches des chandeliers, sa fiancée lui semblait une chose sordide et +magnifique, inventée, en haine de lui, par Rembrandt-van-Rhyn. + +Il y avait autre chose où Jacques se trouva plus intéressé qu'il +n'aurait cru: c'était sa maîtresse Hannaïs Dunois, plus connue sous le +pseudonyme de Nane, et qu'il possédait en titre depuis que la mort de +Bélesbat, l'homme des hauts fourneaux, avait affranchi cette belle +personne d'une servitude d'ailleurs assez légère, et adoucie encore par +des honoraires élevés. Jacques s'était attelé courageusement à cette +succession: il avait tant de choses à pardonner à Nane qu'il ne savait +plus rien lui refuser, et cela contribua à le ruiner comme aussi à le +marier plus vite. + +Car, juste retour, la courtisane, qui désunit certains ménages, en +prépare d'autres, par l'obligation où tombent les célibataires qu'elle a +mis à sac de rechercher dans un accouplement légitime les ressources qui +commencent à leur manquer. + +Mais Jacques souffrit à la pensée qu'il n'embrasserait plus ces membres +souples et minces: que dans le petit hôtel de silence, où seul le rire +faux de Nane perçait les tentures, sa chair d'ambre rayonnerait pour +d'autres, sous les veilleuses. Et soudain il sentit de quel poids pesait +sur son coeur la menue idole qu'il avait polie et parée de ses propres +mains. + +Car il fallait rompre: plusieurs siècles de convenance écrasaient +Jacques de leur code héréditaire; il fallait rompre, et sans l'espoir +qu'on pût renouer plus tard. Car il savait aussi quel maladroit +sacrilège c'est de reprendre une femme après un long intervalle; et que +le vin de Jurançon qu'on laisse, après en avoir bu, s'éventer dans la +bouteille, n'est plus bientôt qu'une topaze insipide. + +Jacques recula pourtant jusqu'à ses fiançailles, même un peu au delà. +Déjà le mariage, sans avoir été annoncé, était connu un peu partout; et +il s'étonnait que Nane n'en fût pas encore avertie. Rien que sa mine à +lui, et quelques précautions toutes nouvelles qu'il prit pour qu'on ne +les vît pas trop publiquement ensemble, auraient dû la mettre en éveil. +Mais il n'y parut rien, et quand Jacques enfin ne put pas reculer +davantage, il n'osa affronter la scène prévue de désespoir: peut-être +eut-il peur plus encore que Nane ne lui rît au nez en disant: «Je le +savais.» Bref il prit le parti d'écrire. + +La lettre était joviale, trop joviale; et il y avait aussi le souvenir +d'usage, mais assez gros pour consoler le plus solide désespoir de +veuve. Jacques avait même éprouvé quelque joie en donnant par avance +cette direction imprévue à l'argent Blokh. + +Ayant lu la lettre de Jacques, qui décidément était maladroite, Nane, +presque frénétique, cria, pleura, et cassa de la poterie. Peu s'en +fallut même qu'elle ne déchirât le chèque propitiatoire où son nom +était accompagné d'un gros chiffre: elle n'en fit rien pourtant, à la +réflexion. + +Ce courroux n'était pas raisonnable; et il y avait longtemps que Nane +connaissait les desseins de son amant, sans qu'elle s'en fût mise +beaucoup en peine. Mais elle avait préparé pour la rupture tout un +ensemble de pleurs, de langueurs, de pathétiques colères; mais elle +avait prévu la suprême étreinte, les caresses qu'on se donne encore une +fois, qu'on ne se donnera jamais plus, et qui, d'être les dernières, +semblent profondes comme la mort. Et voici que toute cette tragi-comédie +ne serait pas jouée. Nane, après avoir écouté les pas de Jacques +décroître à travers la porte ne retomberait pas brisée sur un sofa +de couleurs assorties à son peignoir; elle ne dirait pas d'une voix +touchante: «Je connais les devoirs que votre monde vous impose»; elle ne +dirait rien, elle ne ferait rien, ou bien ce serait toute seule: Jacques +renvoyait son rôle. + +De tout cela il lui fallait une vengeance, sinon à la corse, au moins à +la parisienne: + +«Que pourrais-je bien faire, songea-t-elle, qui lui serait très +désagréable?» Et l'idée la plus saugrenue germa dans cette cervelle +mousseuse. + +Deux heures après, vêtue le plus sérieusement qu'elle avait su, elle +descendait de voiture, rue de Bellechasse, devant l'hôtel d'Iscamps. +Jusqu'au vestibule tout alla bien, et comme c'était justement le jour +que Mme d'Iscamps recevait, elle allait être introduite tout de go, +quand le hasard, qui avait voulu rire, fut déjoué dans ses calculs par +le passage de Firmin, honnête domestique vieilli dans la maison, et tel +qu'on n'en rencontrerait pas même dans les romans. Cet homme blanchi par +l'âge, mais «à qui on ne la faisait pas», s'avança le plus vite qu'il +put et dit poliment à Nane que «Mme la Marquise ne recevait pas». + +--Eh bien voulez-vous lui remettre ceci? Et elle lui tendit une carte où +elle avait d'avance écrit ces mots qu'elle jugeait propres à émouvoir: +«C'est pour le bonheur de Jacques!!» + +La carte portait d'ailleurs, sous un tortil: _Damoiselle Hannaïs +Dunois_, et Firmin, l'ayant prise sans paraître la regarder, dit à +Nane le plus gravement du monde: «Mademoiselle la Baronne voudra bien +attendre un instant: je vais m'assurer si Mme la Marquise est encore à +l'hôtel.» + +Entré au salon, sous prétexte d'arranger le feu, Firmin commença de +faire à Mme d'Iscamps quelques-uns de ces signes discrets dont le +destinataire reste en général seul à ne s'apercevoir point. + +Ceux de Firmin devinrent plus énergiques: il trépigna doucement. + +--Qu'a donc ce vieux? se disaient les visiteurs. Quelqu'un aurait-il +chapardé la pince à sucre? + +Enfin Mme d'Iscamps ayant regardé du côté du feu, Firmin lui fit une si +effroyable grimace, qu'elle en fut toute saisie, et détourna les yeux, +sans comprendre. Lui alors, ayant empoigné les pincettes, les précipita, +non sans vacarme, sur la pelle, et, avec de nouvelles grimaces, se mit +à balancer la carte de Nane vers la marquise, qui, ne tardant pas à se +douter de quelque chose, passa dans un petit salon, où il la suivit. + +Mise au courant, et fort épouvantée, car elle savait le nom de Nane et +que cette fille passait pour bien tenir son fils: «Firmin, dit-elle, que +faut-il faire? Si je ne la reçois pas, elle va faire du scandale. On +ne peut pourtant pas la faire entrer au salon--dans mon oratoire non +plus--mon Dieu, mon Dieu!» + +--Si j'étais madame la Marquise, répondit Firmin (et cette hypothèse +paraissait devoir être écartée), je la mettrais dans ma chambre à +coucher. Personne n'entendrait rien, comme par exemple dans la salle +à manger; et on pourrait dire après que c'était une institutrice en +commission. + +--Eh bien, Firmin, décida la marquise avec un désespoir languissant, +faites-la monter; j'arrive tout de suite. Surtout n'en dites rien à M. +le Marquis, s'il rentrait; elle a peut-être du vitriol. + + +Dans la haute chambre Empire, qui depuis trois générations n'avait +presque point changé sans doute, Nane se tenait debout, un peu intimidée +tout de même, et consciente de n'être pas absolument à sa place. Autour +d'elle des objets durs et magnifiques restaient hostiles; des portraits +aussi, pendus aux murailles, et en particulier le père de Jacques, feu +le général marquis d'Iscamps, par Winterhalter, qui semblait lui darder +une indignation militaire. + +Mme d'Iscamps entra: elle était grande, paresseuse de gestes, avec des +yeux étonnés et doux. Tout de suite elle parut aussi intimidée que Nane; +et elles restaient debout toutes deux, qui se regardaient en silence. +Enfin la marquise dit: + +--Qu'est-ce qui me vaut, Madame, ce... ce plaisir inattendu? + +Nane posa alors sur une table un ridicule assez gonflé: + +--Voici, dit-elle, les choses... les lettres, enfin; et puis d'autres +bibelots qui sont à Jacques, des... des boutons de chemise... + +Et elle éclata en sanglots; c'était trop émouvant aussi, cette grande +chambre, et cette mère si douce, si noble, et ce vieux militaire par +Winterhalter. Déjà elle avait oublié les choses fines, désagréables, +éloquentes, si bien préparées. Car elle avait décidé que cette grande +dame «prendrait quelque chose pour son rhume»; qu'elle s'entendrait +dire, entre autres galanteries, que son fils était «le dernier des +manants» (_Vlan!_) et que lorsque, perdant la tête, elle offrirait une +grosse somme d'argent à Nane pour l'apaiser, celle-ci répondrait en +propres termes: «Non, madame la Marquise; ce qui m'a fâchée contre +Jacques, ce n'est pas qu'il se choisisse une épouse, mais c'est le +procédé. Et vous auriez beau m'offrir toute votre fortune, je ne suis +pas encore assez croulante pour me faire entretenir par les familles de +mes anciens amis.» + +Mais voici que la mère ne se prêtait pas plus que ne l'avait fait le +fils aux scénarios imaginés par Nane, et Nane elle-même, depuis un +moment, avait changé de personnage; elle se sentait «toute chose». +Appuyée à une table, comme pour ne pas tomber, et tandis que des pleurs +inondaient ses joues qu'elle devinait pâlissantes, elle songea avec +satisfaction qu'elle devait paraître tout près de s'évanouir. + +--Calmez-vous, mon enfant, lui dit la marquise; vous paraissez souffrir. +Voulez-vous vous asseoir (Nane s'écroula sur une chaise), quelque chose +pour vous remettre, de l'eau de mélisse, voulez-vous? ou un peu de +grenache, j'en ai justement ici. + +Elle posa un verre à côté de Nane, l'emplit; n'était-ce pas à cause de +son fils, en somme, que cette malheureuse se désespérait. Elle s'assit +elle-même, à un peu de distance. + +Nane but, sembla se calmer. Quelques larmes encore coulaient dans +son verre. Touchante et ridicule ainsi, elle parut moins belle à Mme +d'Iscamps, qui ne se sentait plus jalouse; et peut-être même eut-elle la +fugitive pensée qu'elles étaient là deux que son fils allait abandonner +et trahir, pour une étrangère. + +Tout à coup, Nane éclata en de nouveaux sanglots, la face dans les +mains: + +--Voyons, voyons, lui dit Mme d'Iscamps, il ne faut point pleurer comme +cela. + +On vit, entre les doigts écartés de Nane, ses beaux yeux brillants de +larmes: + +--Ah! madame, implora-t-elle enfin, c'est que vous soyez si bonne pour +moi qui me fait pleurer... et de penser... si vous vouliez l'être encore +plus... oui, si je pouvais croire que vous ne me méprisez pas tout +à fait... au lieu de me faire boire comme ça toute seule, comme un +pauvre... mais vous auriez honte...» et Nane retomba en gémissements. + +Mme d'Iscamps eut d'abord comme un haut-le-corps; mais elle avait tant +fait: un peu plus, un peu moins..... Elle prit donc un second verre, et +se versa du grenache; mais elle n'alla pas jusqu'à trinquer. + +(«Paris, dit Paul Féval dans sa préface à la seconde édition des _Habits +noirs_, ville de boue et de perles, où le sang est cimenté de larmes; +où on ne sait plus quelquefois si les duchesses et les courtisanes ne +sortent pas du même lit.» L'hermitte, 1855, page VIII.) + +On causa; et Nane, enfin calmée, avoua qu'elle était venue pour faire +une scène, et qu'elle n'avait pas pu; qu'elle avait été «impressionnée». +Les yeux candides de Mme d'Iscamps se voilèrent d'humidité une seconde. + +--Je ne vous en veux plus d'être venue, dit-elle enfin; et fouillant +dans un coffret de bois dur: «je voudrais que vous emportiez un +souvenir de cette visite, que vous n'aurez peut-être pas l'occasion +de renouveler. Voici un mauvais petit dé d'argent, mais qui a été mon +premier. Prenez-le, et si jamais il vous arrivait quelque chose de grave +où je puisse vous servir, envoyez-le moi avec votre adresse et quelqu'un +passera chez vous de ma part.» + +L'émotion de Nane était décidément tout à fait évanouie; elle songea +même, en recevant le petit dé, à son ami S'en-Bat-l'Oeil qui cherchait +parfois au dessert celui de la conversation sous la table, et faisait +crier les petites femmes. + +On se sépara enfin, avec les regards les plus touchants, et Mme +d'Iscamps sonna pour faire reconduire Nane. + +Comme celle-ci était déjà dans le vestibule, Jacques y déboucha par +un autre côté, et de voir sa maîtresse chez sa mère, demeura quelques +secondes stupide d'étonnement. Mais déjà Nane avait passé, sans paraître +le voir, majestueuse. + +--Je ne pouvais pourtant pas lui dire, expliquait-elle plus tard: +«Bonjour, je viens de prendre l'apéritif avec ta mère». + + + + +IV + + L'heureuse Mère + + + «De puella vestra, quid scribam? Valet, + viget, jam matura viro, jam plenis nubilis + annis. Mores et linguam quoque nostram + discit.» + (ERYCII PUTEANI _epistola ad Joh. + Baptistam Saccum, apud_ MARTINI + KEMPII, _Dissertat. XVI de Osculis_.) + + «Que dirai-je de Mademoiselle votre fille? + Elle est comme une treille d'if, que vendange + la main des Amours. Et accueillante avec + cela, si vous saviez! Ni nos moeurs ne + l'épouvantent, ni notre langue ne la rebute + jamais.» + +Le proverbe nonobstant, mon amie Nane professait pour les amis de ses +«amis» une haine opiniâtre et sournoise. N'ayant pas rencontré de me +brouiller avec les miens, elle fut plus heureuse à les refroidir envers +moi; non qu'elle y apportât sans doute de grands calculs, mais il faut +prendre garde que la méchanceté de la femme s'accorde parfaitement avec +sa frivolité. + +Certains de ses procédés valent d'être retenus. + +--Tiens, murmurait-elle assez haut pour être entendue au moment que le +gros Sans, respirant avec force, s'asseyait à notre table, c'est tout +à fait comme vous me disiez hier soir. Et elle clignait de ses yeux +métalliques. + +Sans souffrait, soufflait, et ne revenait pas. + +Ou bien elle relatait devant le fils du conseiller N., sur notre +magistrature, des opinions par moi émises en petit comité, et qui sont +bien loin d'une basse flagornerie. + +Elle parvint même jusqu'à froisser le placide Eliburru à force de lui +rappeler, comme par inadvertance, les caravanes de son amie Henriette, +et que je l'avais connue longtemps avant lui (au sens de l'Écriture). + +Satisfaite enfin de m'avoir fait presque mettre en quarantaine par +ces gens, tout au moins quand elle était de la compagnie, elle voulut +l'autre jour m'offrir une compensation, et me demanda de l'accompagner, +qui allait faire visite à sa mère: + +--Je l'aime beaucoup, me dit-elle. Et elle ajouta après un peu de +silence: + +--Elle m'a bien battue... + +Nane était venue à pied, de clair vêtue, aussi printanière que la +journée, qui était douce. A peine dans le Bois nous commençâmes de +respirer les bourgeons qui pleurent, et je ne sais quelle langueur dans +l'air. On eût dit qu'il était tiède par places; plus loin nous aperçûmes +au-dessus des murs la gerbe pâle des lilas. + +Comme une fraise que le soleil macère dans un creux de muraille, le +coeur de Nane parut s'attendrir; elle devint sentimentale, plaignant la +brièveté des heures, et le temps irrévocable. + +--Si aujourd'hui, ajouta-t-elle, pouvait toujours durer, qu'il fait si +bon vivre. + +--D'autant que cette voiture a des roues très bien caoutchoutées. + +--Vous ne savez, répond-elle, que prendre à la blague tout ce que +j'admire, et moi-même, comme si j'étais un bibelot, une chose +d'ameublement, et que vous ne croyiez pas que j'aie (elle hésite un +peu)--que j'aie--une âme. + +--Mais si, mais si; seulement il y a les petits jeunes, pour s'occuper +de ça; je ne puis pas faire tout le ménage. Et puis je ne vous ai jamais +traité en bibelot, Nane. Vous êtes bien plutôt pour moi comme un fruit +d'or et de sang et qui n'est pas encore tout à fait mûr. Vous êtes comme +du vin grec dans un verre de Bohême tout rouge, au moment délicieux +qu'on l'approche de ses lèvres: après qu'on y a bu le cristal en demeure +longtemps parfumé. Et vous êtes encore comme l'idole qu'on tailla dans +une pierre éclatante, précieuse, dure; comme l'idole, sans souvenir et +sans espérance. + +Mon pathos n'a pas désarmé Nane; elle darde sur moi des yeux remplis de +défi, et les coins de sa bouche puérile sont tirés en bas. Drôle, qu'il +y eût une âme là-dedans. + + +La mère de Nane est dans son petit jardin, qui arrose avec dévotion +un carré de terre compacte et bombée, où il ne paraît avoir poussé +jusqu'ici que quelques pierres. + +Après deux gros baisers sur les joues de Nane, et une révérence pour +moi: + +--Voyez-vous, nous dit-elle, ce sont des salades. + +--Ah! oui, des salades. + +--Dès qu'elles auront poussé, les loches viendront et mangeront tout. Il +faudrait passer la nuit à côté, avec une lanterne. + +--Tu ne feras pas ça. + +--Je suis trop vieille, vois-tu. Ah! si ton pauvre père vivait encore, +lui qui les aimait tant. + +Cet amour d'un mort pour les salades me suggère des plaisanteries +auxquelles il vaut mieux ne pas donner jour. Je préfère parler de +l'arbre malingre où je m'appuie, et qui est le géant du jardin. + +--Vous avez là, Madame, un beau prunier. + +--Oui, il pousse; mais je crois que c'est plutôt un pommier. + +--Comment, tu n'es pas plus fixée que ça? + +--Je vais te dire: dès qu'il vient quelque chose, les moineaux aussi, et +adieu! + +--Il faudrait peut-être, dis-je, se tenir à côté, toute la nuit, avec +une lanterne. + +Cependant la vieille dame nous guide vers la maison. Elle a un peu l'air +d'une bonbonne, la vieille dame, et roule en marchant. Mais l'oeil est +vif encore, la lèvre rouge; et elle ressemble à sa fille--d'une façon +terrible. + +Ainsi serez-vous un jour, Nane ma mie, grosse, gémissante, dans un très +petit jardin, année d'un arrosoir vert; et votre fille, s'il vous en est +une survenue, ira vous faire visite, avec des messieurs. + +Le salon est reluisant; des ronds d'étoffe sont devant les sièges; il +y a deux tableaux de première communion pendus à la muraille; et la +pendule, sous un globe, fait socle à un de ces Grecs illustres dont +l'anonymat de bronze ou de zinc reste, avec les menhirs, une des plus +sombres colles qui se posent encore à l'érudition contemporaine. + +--Maman, donne-nous donc un peu de cognac du baron, dit Nane. + +--Ah! tu t'en rappelles. + +Et un instant après elle nous verse, hors d'un petit flacon à fleurs, +une chose couleur d'ambre, très bonne, d'avant le phylloxera, +certainement. Et moi que la mémoire de ce baron imprévu avait presque +importuné d'abord; moi qui l'avais situé tout de suite dans la haute +banque et le culte mosaïque. Mosaïque? non pas; cet homme généreux dut +être de race ancienne et catholique, digne de cantonner une croix de +gueules de douze oiseaux couleur du temps. Et, d'un coeur échauffé par +le noble jus de Saintonge, je lui fais d'intérieures excuses. + +Nane, qui a une chambre ici, y est montée chercher je ne sais quoi; +nous restons seuls, madame mère et moi; et je regarde les tableaux de +première communion. Celui-ci, au nom d'Anaïs Garbut (souvenir précieux +si vous êtes fidèle), doit être celui de mon amie Nane. + +--L'autre, me dit-on, est celui de Clotilde, mon autre fille, l'aînée. +Ah! l'ai-je assez gâtée, celle-là; et croyez que je le regrette bien. + +--Est-ce qu'elle vous donnerait de l'ennui? + +--Pas précisément; mais elle est restée gnole comme tout. La voilà +depuis cinq ans mariée à un contremaître, avec quatre enfants, et deux +mille quatre par an; la misère, quoi. Ah! si je n'avais à compter que +sur ceux-là! + +--Vous avez eu plus de satisfaction avec la cadette. + +--Vous savez, elle est bonne pour moi. Elle est reconnaissante de ce que +j'ai fait autrefois, avec si peu de moyens, pour l'élever. Et si vous +saviez ce que ça coûte, les filles! + +--A qui le dites-vous... + +--Enfin, comme me disait le vicaire de Saint-Martial (c'est ma +paroisse), tout le monde ne peut pas suivre la même voie. Mais ce qui me +crispe, c'est les airs que se donnent les autres avec Anaïs. Sa soeur ne +vient la voir qu'en cachette de son mari: avec ça que... Et lui, quand +il en parle, c'est toujours un tas d'arias, et des airs de mépris bien +ridicules. Je vous assure que ça n'est pas lui qui en boirait, du cognac +du baron..... quoiqu'il aime le schnick. + +--Vraiment. Il ne sait pas ce qu'il se refuse. Moi, je m'en verse un +autre verre. Le soir peu à peu envahit la pièce. Déjà je ne distingue +plus, sous le globe, Xénophon, qui est peut-être Aristarque ou Thalès de +Milet. Enfin j'entends dans le silence les pas de Nane sur l'escalier. + +--Au moins, madame, dis-je, elle ne fera rien qui puisse payer +l'excellente éducation que vous lui avez donnée. Et si complète! +Quoique, sur quelques points, elle l'a peut-être parachevée d'elle-même. + +La porte s'ouvre, et Nane peut entendre la réponse: + +--Moi, monsieur, j'ai cherché surtout à en faire une bonne chrétienne. +Avec de la religion, on peut se tirer de peine partout. + + + + + V + + L'après-midi esthétique + + + + «Sua quemque natura in studia abripit, ad + quæ potissimum factus est.» + (J. BARCLAIUS in _Euphormion_.) + + Il y a un je ne sais quoi, insensiblement, + qui nous entraîne à quelque étude où, sans + doute, nous étions destiné. Ne demandez point + ce qui a fait de M. de M*****, un océanographe, + de M. F*****, un politicien; ou porté + M. H*****, à l'Académie France: c'est un je ne + sais quoi, vous dis-je. + + +Courtisane de qualité, que les Grâces trois fois décorent, ô Nane! +quel démon vous a mis en tête le tourment de l'Art? Auriez-vous fait +rencontre, dans une brasserie, d'un peintre, d'un esthète,--d'un +critique, peut-être (disons le mot)? Car c'est dans les brasseries, vous +le savez, Nane, que se rencontre l'aristocratie de la pensée; comme, +dans les bars, celle de la naissance. Et ces Messieurs auraient-ils noué +partie d'épaissir, à leur jargon, ce peu de cervelle qui est la vôtre, +qu'on s'imagine mousseuse et candide, pareille à ce qui peut tenir de +crème-fouettée sur la langue rose d'un chat. Ils vous ont parlé de +Nietzsche, j'en suis sûr, de «tons de distance», de Gauguin. Et ils ont +dit, avec mépris, à propos des choses qu'ils n'aimaient point: «Ce n'est +pas de l'Art. C'est de la littérature.» + +Eh, laissez-le donc tranquille, l'Art: afin qu'il vous le rende. Si le +caprice vous vient de contempler des belles choses, n'avez-vous pas +assez de vous mirer dans votre miroir, votre beau miroir Louis XVI dont +le cadre, doré au mat, figure une sensible bergère qui répand des pleurs +auprès d'un nid renversé? Et sur mon âme, ce meuble est épris de vous. +Pareille à la brume délicate qu'un soir d'août suspend sur les eaux, +voyez cette buée qui le voile, tant il s'émeut, dès que vous surgissez +devant lui parée de vos seuls colliers; aussi nue et moins rigoureuse +qu'une Vérité mathématique. Mais vous, Nane, vous ne l'aimez point. +C'est pourquoi sans pudeur vous souffrez qu'il vous épie jusque dans +votre chair la plus secrète, avec vos genoux un peu rapprochés, vos +coudes de corail pâle, une gorge sans escarpements; si irrégulière pour +tout dire, en vos charmes, qu'ils ne sont peut-être qu'une exquise +difformité. + +Déjà vous voici ensevelie sous le linge, armée d'un corset, de +jarretelles, de bottines très hautes, comme en portèrent, sous leurs +crinolines («Ah oui, dites-vous: Constantin Guys....»), les dames de +Compiègne, autrefois. Et de nouveau vous êtes charmante. Restez-le un +moment ainsi, voulez-vous? Non, vous préférez aller au Louvre, voir les +nouveaux tableaux dont vous ont parlé ces gens. Et il est de fait que +dans la rue, et «en plein vingtième siècle», comme parlent les gazettes, +votre passage, ainsi troussée, soulèverait la critique aussi bien que +celui de Vénus faisait naître sous ses pas les violettes couleur de nuit +et le sang des anémones. Habillez-vous donc. + +Une heure à peine a passé que déjà vous êtes en toilette décente, je +veux dire qu'on ne voit plus la couleur de votre peau. A part cela la +jupe trahit et souligne chez vous une croupe de danseuse andalouse; +outre qu'elle plaque si exactement au tablier qu'on connaît du premier +coup d'oeil le module de vos nobles jambes, cette double colonne d'un +marbre veiné d'azur, dressée par quelque dieu au seuil de la plus +voluptueuse Atlantide.--Pourtant, de ventre, vous n'avez plus du tout. +Où est-ce que vous avez bien pu le mettre? Malgré soi, on cherche sous +les meubles: non, il n'y est pas. + +Maintenant, chapeautez-vous, Madame. Mon Dieu, comme il est plat votre +galurin. On dirait une assiette à dessert;--ou un paradoxe de M. +Biornstern Biornson. Tout autour il y a un rang de pensées, comme si on +avait voulu marquer au peuple, par ce symbolisme ingénieux, que c'est un +chapeau d'Intellectuelle. Mais au fond c'est si fatigant de penser. Et +quand vous vous mettez à chercher des idées originales au fond de votre +«mentalité»--tel un enfant qui pêche à la ligne dans un bocal à poissons +rouges--cela vous donne un air triste, triste. Oui, telle que vous êtes +alors, je m'imagine la fille d'un mercier protestant qui aurait engrossé +sa bonne, jadis, un jour de pluie. + +D'ailleurs j'aimais mieux ce lampion vert et or qui couronnait l'an +dernier les ondes de votre chevelure. C'est très joli les lampions; et +toutefois, n'oubliez pas votre voilette, ni vos gants. Évitez même que +ceux-ci ne soient de la même main; ou du moins de ne vous en apercevoir +qu'en voiture, à seule fin de me les envoyer alors changer en +disant:.«Surtout, ne soyez pas long.» Enfin mettez-vous autour du cou ce +serpent floconneux qui vous donne l'air d'avoir passé la tête à travers +un édredon. Et houp! + +Après tout, vous avez raison, pourquoi n'irait-on pas au Louvre, surtout +par les jours froids, comme il en fait un aujourd'hui? Les salles y sont +spacieuses, chauffées. Et puis il y a les gens qu'on y rencontre. De +belles Londoniennes, d'abord, en étoffes bourrues, avec des gants +amples, des souliers ronds--flanquées de leurs tristes époux. Et des +Allemandes vêtues... ah vêtues comme les dames d'Hildburghausen; sans +omettre ces singuliers maris à lunettes, coiffés de vert, qu'elles +ont.--Quelques Parisiens, aussi, rares comme la véritable amitié. Pour +ne rien dire de ces provinciaux ahuris, dont parla jadis M. Elémir +Bourges, et qui cherchent en vain, à travers les salles du Louvre, les +magasins du même nom. Mais ce qu'il n'y a jamais, à moins de l'amener +comme je fais aujourd'hui, c'est une Parigote un peu pelucheuse, +caressante à l'oeil, et qui glisse sans bruit sur les parquets ou les +vastes dalles. + +Et voici toute la tribu des pauvres diables, ouvriers inoccupés, +éclopés, échappés de l'hôpital ou de la prison, mendigos sans poste, +assemblés et causant à voix lente autour des bouches de chaleur; ou +bien assis en brochette, comme des oiseaux des îles, sur ces banquettes +rouges dont il semble que la peluche soit teinte de sang. Ne feignez +point d'être surprise qu'ils vous guettent avec ces avides yeux: ce +n'est pas toujours de manger, Nane, que les hommes ont faim. + +Mais puisque nous sommes ici pour les nouveaux tableaux, allons les +voir. Dans le Salon Carré, tenez, ce grand paysage de Poussin, on l'a +acheté l'autre jour chez Dufayel. Vous vous plaignez qu'on ne distingue +rien, qu'il fait trop sombre. Mais c'est toujours comme ça, au Salon +Carré. Les tableaux n'y sont pas pour être vus. Ils se reposent, et, +pour un peu, on leur mettrait des housses.--Et ça? Ça c'est les noces +de Cana, en Galilée.--Beaucoup trop pour vous, n'est-ce pas; et +vous préféreriez une bonbonnière comme celle qu'acheta Willy, aux +Miniaturistes? Mon Dieu, l'un et l'autre sont à peu près incomparables. +Ne les comparons pas. + +Mais déjà la Grande Galerie vous effraye; et vous faites demi-tour. A +vrai dire ces milliers de figures, à droite pendues, et à gauche, sur +un demi-kilomètre de long, et qui vous regardent sans vous voir, ne +laissent pas d'intimider un peu. On a le sentiment qu'on va passer +par les baguettes. Vous devriez pourtant aller dire un petit bonjour, +là-bas, à cette Mistress Angerstein en mousseline blanche, que peignit +Lawrence auprès de son rouge mari. Ce n'est pas au moins que j'aime la +peinture anglaise; mais cette dame, par ses regards sinueux, par ses +mains pleines de promesses, et ce sourire équivoque qui se joue de la +tendresse à la cruauté, me rappelle, avec moins d'assiette, la charmante +Mademoiselle Auguste de Crébillon-le-fils. «Ah! trop heureuse époque, où +jusqu'au sein des maisons d'éducation...» + +Ici, je m'aperçus que Nane, excédée sans doute par mes discours, avait +pris la fuite. Elle fendit, sans en paraître étonnée, tout cet or de +soleil couchant qui poudroie à travers la Galerie d'Apollon, et je ne +la rattrapai qu'au milieu des vases grecs, car elle courait aussi vite +qu'une nuée d'orage. + +--Héla! lui dis-je, et moi qui voulais vous faire voir ce Printemps de +Millet qui sent l'herbe, la pluie et le pommier. Il y a là un horizon +gris ardoise avec trois oiseaux blancs qui fait songer à vos yeux quand +vous êtes en colère. Ils sont si grands alors qu'on y cherche malgré soi +des nuages, la mouette qui crie, et l'ivresse salée du large. + +Mais Nane ayant répondu «qu'elle en avait sa claque de mes boniments, et +aussi de tous ces bibelots», nous tombâmes d'accord de quitter ce Musée +National, et sortîmes par le Musée Égyptien où c'est en vain que je +tâchai de l'intéresser à deux sarcophages de bois peint, don de S.A.S. +le Khédive. Tandis qu'elle s'obstinait à les traiter de «vieilles +baignoires», la salle spacieuse et grise, où méditent tant de dieux de +granit, fut envahie soudain par plusieurs petites Anglaises, danseuses +de music-hall ou de cirque, qui chantaient en choeur un air de +cake-walk. Et tant de sans-gêne ne parut pas scandaliser ces beaux +sphinx jumeaux, noirs comme une nuit sans étoiles, qui portent une fleur +de lys en ferronnière. Aussi bien sont-ils en pierre--comme vous-même, ô +Nane, deux fois dure à toucher. + + + + + VI + + Une journée entre toutes + + + «Inter non paucula pocula.» + (M. T. CICER.) + + Nous ne bûmes pas peu. + + +--Qu'y a-t-il, me dit Eliburru? Encore Nane? + +--Ah! mon Dieu non; elle est hors de scène, je vous jure. + +--Est-ce que vous ne seriez plus avec? + +--Mais si. Ou avec, ou dessus, comme le Spartiate. + +--C'était un avantageux, ce Spartiate-là. + +--Et à quoi, dis-je, pensez-vous donc que je lui aide? Pas à faire des +neuvaines à Saint-Jean du Doigt, bien sûr. Mais il y a des semestres +comme ça, où la vie semble une chose niaise, et aussi une chose mal +faite, laide et blessante, comme un soulier trop grand qui vous fait +germer des cors. + +--C'est, reprit-il, que vous confondez entre eux, comme bien des gens, +les outils de vivre. Vous prenez tour à tour un tire-bottes pour une +lyre, ou ce trottin qui passe pour la Religieuse Portugaise. Le tout est +de laisser les choses en leur place: elles y présentent de l'agrément. + +Nous étions assis tous deux à la terrasse du Schubert; le soir indulgent +s'attardait sur la Ville, où mai à son déclin semblait prêter aux +choses une douceur nouvelle. Le bruit des molles voitures croissait et +décroissait comme s'il eût été le bruit même de la mer; et il y +avait autour des guéridons une conversation multiple et joyeuse qui +papillotait aux oreilles. + +Je suivis le trottin des yeux. Elle laissait paraître cette grâce +souffreteuse en même temps que hardie qui émeut parfois chez les +Parisiennes du peuple. Avec un demi-sourire d'espérance qui écartait ses +lèvres pâles, elle allait de son pas net et presque dur vers son amant, +sans doute; ou peut-être chez le vieux monsieur qui lui promet une +situation. + +--Comment m'intéresserais-je à des choses que je connais trop bien, ou +que je ne connaîtrai jamais? Qui me dira si cette enfant a le coeur +bien placé, et comment saurai-je si le maître d'hôtel qui passe là +doit d'être bouffi et jaune à une maladie de foie ou à des peines +sentimentales? D'ailleurs, qu'est-ce que cela me fait? + +--Je vais vous dire. Il y avait une fois un sophiste athénien qui +s'occupait de politique, et s'il était, peut-être, socialiste de +gouvernement, je ne sais. Toujours est-il qu'un après-dîner il sortit de +chez lui pour aller dire un grand discours qui devait maintenir entre +les mains de son parti le contrôle des douanes, devoir patriotique +extrêmement fructueux à accomplir. Mais comme il passait devant la porte +du bel Agathon, il aperçut, au pied du figuier qui l'ombrageait, je ne +sais quelle agitation minuscule. A y regarder de plus près, c'était des +fourmis; et notre homme s'en amusa fort un moment, puis un autre; tant +que l'heure y passa. Des gens chevelus vinrent enfin, au désespoir, lui +annoncer que tout était perdu, la République compromise, les douanes, +jusque-là affermées à d'honnêtes Phéniciens de leur bord, livrées aux +prêtres de Delphes. Ils prononcèrent même les mots d'«obscurantisme» et +de «flabellon». Cependant le sage s'occupait de transporter un fétu dont +deux fourmis, des plus vaillantes, n'avaient jusque-là pu venir à bout. + +--Voilà un grec! Mais moi, les fourmilières, je n'ai jamais su qu'y +flanquer des coups de pied. Sans compter qu'on n'en rencontre pas +toujours dans les rues de Paris. + +--Je vous passe les fourmilières. Mais n'avez-vous pas sous les yeux ce +qu'il vaut le mieux regarder vivre? Une femme gracieuse, et d'une âme si +ténue, si insaisissable, qu'on l'a dû tisser avec ces fils de la vierge +qui se balancent dans le soleil du matin. + +--Voilà, c'est que si je regarde Nane, j'ai envie de la toucher. Et cela +me met dans une situation fausse, qui me gêne pour observer. + +--Essayez une journée seulement; vous serez baba. Si vous saviez ce que +les drames de la vie font pâlir les inventions des romanciers. + + + +Huit jours après, au bar de la Brinvilliers, dans le tumulte triste de +minuit: + +--Eh bien, philosophe, vous aviez raison: j'ai suivi toute une journée +de Nane, pas à pas, ou de ma pensée. Rien de plus extraordinaire. + +--Dites-moi ça. On a toujours plaisir à voir ses théories vérifiées--par +les autres. + +--C'était mardi; et voici comment les choses se passèrent. Je n'exagère +en rien, et m'appuie, outre mes observations personnelles, sur le +rapport que la maison Simpson-Schuhmacher, place des Victoires, m'a +fourni au prix de deux livres sterling: «Monsieur, avais-je déclaré à +cet industriel, je suis envoyé par la Banque N..., auprès de qui Mlle +Hannaïs Dunois cherche à contracter un emprunt. Pour vérifier si son +mode d'existence prête à cette négociation une base suffisante, il me +faudrait l'emploi exact d'une de ses journées.» L'homme, s'étant assuré +d'un regard coupant et noir que ce que je venais de dire n'était point +vrai: «Ce sera cinquante francs», répondit-il avec simplicité. + +Nane donc, mardi vers onze heures, et comme Justine vient d'ouvrir les +fenêtres, bâille: «Fait beau?» demande-t-elle; et rassurée: «Pourvu que +ce soit la même chose à Auteuil demain. Dire qu'il va falloir encore +aller essayer, pour cette retouche à la jupe. Et pourvu que ce soit +prêt: peux pourtant pas aller toute nue à la course de haies.»--«Je +crois que ça n'est pas permis, fait Justine, avec une voix de regret.» + +--Cette fille est stupide, interrompt le philosophe. Voyez-vous une +tribune de femmes sans chemises? Ça serait horrible. + +--Entre tant Nane se lève, passe dans la salle de bains. Déjà elle n'a +plus que ses babouches et son collier. Douche froide, courte; et puis, +houp! elle saute dans le bain chaud, en éclaboussant les carreaux vert +pâle. Conversation avec Justine: + +«--Monsieur viendra déjeuner» (_Monsieur_, c'est moi, ces temps-ci). + +«--Bon; c'est la cuisinière qui va encore en faire, du rousqui. + +--Je vous prie de me lâcher le coude, avec vos grossièretés. Voyez-vous +cette créature; faudra que je prenne les messieurs sur ses certificats, +maintenant! Et qu'est-ce qu'elle dit encore? + +--Elle trouve que Monsieur le fait à la pose; qu'il lui faut à chaque +repas un plat chaud, au lieu de manger de la viande froide, comme tout +le monde; qu'il se plaint toujours de ce qu'il n'y a pas assez de sel; +et patine, et pataine... + +--Je vous ai défendu de me raconter tous ces ragots... Et dire, mon +Dieu, qu'il va falloir aller essayer cette jupe!» + +Ici Nane préside à quelques savonnages d'intérieur. Je vous passe le +reste de la toilette. + +--Oh! si vous en sautez. + +--Enfin l'heure du déjeuner arrive; monsieur aussi; un homme charmant, +un peu incolore, mais si correct. On me connaît d'ailleurs. + +--Ah, c'est vous, dit Eliburru, le monsieur correct. Vous m'auriez +plutôt fait souvenir de Musset. + +--...? + +--Vous ne vous rappelez pas, la Confession, et la gravure de Bida: +«Ainsi parlais-je de déjeuner, d'une voix mordante, dans le silence de +la nuit.» + +--Que vous êtes bête, mon pauvre ami!... + +Toujours est-il qu'on m'offre un peu de vin de Porto: «Nane, est-ce que +c'est toujours cette chose fade et blanchâtre, qu'on vous envoie de +Lunel par Bercy?»--«Non, il est rouge, avec ce goût de poussière que +vous y aimez.» J'en bois donc un verre, et comme menu ensuite il y a des +hors-d'oeuvre (ils sont convenables chez Nane): crevettes, anchois, du +céleri-rave haché à la sauce de moutarde qui est très bon, du beurre +avec du sel gris, et puis de ces poissons hindous boucanés, qu'on ne +trouve nulle part... + +--Du haddock? + +--Hindous, je vous dis. D'Inde, comme Mme de Talleyrand. Après ça, des +rognons aux oeufs pochés, dans un turban de nouilles. Après ça, des +crêpes aux confitures: vous savez, de ces confitures glorieuses dont +parle Montaigne. Après ça... + +--Merci, je n'ai plus faim. + +--Vous dirai-je les vins et le café? + +--Pousse-café, rincette, surrincette. Vous avez dû vous faire jolis. + +--Pas mal. Nane surtout me parut être au mieux de sa forme. Là-dessus, +et moi-même joyeux d'avoir évité la fâcheuse congestion, chacun se tire +de son côté. C'est ici que ça se corse. + +--Prenez votre temps. + +--Vous savez que Nane a une nouvelle manucure, une femme extraordinaire, +dont l'existence est tout un roman. C'était la fille d'un photographe +chargé d'enfants. Toute jeune elle épousa un employé d'octroi, qui lui +fit cinq fils. Les uns moururent, les autres tournèrent mal; en sorte +qu'elle est restée veuve en pleine maturité, et devenue, par un +incroyable concours de circonstances indépendantes de sa volonté, +marchande à la toilette. Mme Jargogne, tel est son nom, tire aussi les +cartes, outre qu'elle a appris à faire les mains et à y lire. + +--Brrr!... Cette histoire est pleine de dessous. + +--Mme Jargogne, donc, entre familièrement, avec tout un murmure de jupes +de soie: «Bonjour, la plus jolie. Et ces manettes! Il faut encore leur +faire les griffes: ah! pauvres hommes. Vous ne savez pas ce que m'a +dit l'un?»--«Vous savez, Jargogne, que je vous ai défendu de me parler +bijoux.»--«Ouais, défendu. Et s'il s'agissait de dentelles? Mais, c'est +vrai, vous n'aimez pas le point de Venise.»--«Moi, je n'aime pas le...» +crie Nane suffoquée (elle en ramasserait sur la tête d'un teigneux). +«Seulement, c'est la galette.»--«Bon! quand je vous dis qu'il ne vous en +coûterait rien, au contraire. Figurez-vous...» + +--Ça devient beaucoup _Tableau des moeurs du Temps_, cette affaire-là, +grogne Eliburru. + +--J'abrège donc, puisque vous refaites de la critique. Etc., etc., etc. +A cinq heures, Nane va chez son couturier. Petite pose au salon, puis +essayage. Le pli sur la hanche gauche à disparu. Tout va bien: «Pourvu +qu'il fasse beau demain», soupire Nane une fois de plus; et, comme elle +remonte en voiture: «Faites un tour de Bois, dit-elle au cocher; mais +pas les Acacias. Et puis vous irez au Valence.» + +Nous y sommes un tas lorsqu'elle arrive, quelques-uns ornés de +lorgnettes, quelques-unes d'ombrelles claires. Les cocktails sentent +bon sur les tables; et Nane, enfouie en un profond fauteuil, bientôt +s'absorbe à sucer d'une paille attentive je ne sais quelle eau couleur +de couchant. + +Le grand Machin a gagné aux courses; d'autres y ont perdu: excellente +préparation à faire de la dépense. La plupart tombent d'accord de dîner +ensemble, et qu'il faut donner le ton de la vraie fête à tous ces +étrangers qui encombrent Paris ces jours-ci. Moi, je dîne en ville: «Pas +d'importance, me dit-on, si vous nous prêtez Nane.» + +«--Je vous la donne; mais ne la maltraitez pas. Elle a l'habitude d'être +caressée: j'aimerais mieux la tuer que si on devait lui donner des coups +de pied. + +--Merci, dit-elle. Est-ce qu'il faut remuer la queue? + +--Il faut être à onze heures et demie au Schubert, où je vous attendrai. + +--Ça va.» + +A minuit je les retrouve tous, un peu bruyants même. On a fêté, au +dessert, une débutante cueillie Dieu sait où, et rebaptisée: Blanche de +Chahut. Elle est silencieuse et servile: on regrette de n'avoir pas des +chaussures sales, pour lui faire faire quelque chose. + +La petite fête continue. A quatre heures, on est dans un cabaret étroit +de Montmartre, où le maître d'hôtel ressemble à un eunuque assyrien. +Tout le monde a la voix enrouée d'avoir crié: «Vive l'armée!» et pâteuse +d'avoir bu. Blanche chante une romance sentimentale, comme on en peut +entendre dans les cours des maisons ouvrières: elle a ôté son chapeau, +et l'agite mollement. + +Un moment après, elle n'est plus là; le grand Machin, non plus. + +«--Où est-il, le grand Machin? demande quelqu'un en bâillant... (Ah! ce +qu'on s'amuse!) + +--Il aura gagné les petits salons, avec cette dame. + +--Eh bien, ils ne sont pas vites! + +--A cette heure-ci, dit un autre, on n'est jamais vite. C'est comme dans +la chanson de Mallarmé, vous savez bien: «Le Monsieur qui montait n'est +pas redescendu...» + +Et voilà! + +--C'est tout? demanda Eliburru. + +--C'est tout, mais vous aviez bien raison; les inventions de nos +romanciers les plus populaires pâlissent à côté des drames de la vie +réelle. + +--Quand je vous le disais, répondit le philosophe. Et, s'asseyant au +piano, il se mit à «broder les plus folles variations» sur sa dernière +oeuvre musicale, la bruyante _Nec mortale Sonate_. + + + + + VII + + Nane~au~Miroir + + I + + «Abyssus abyssum fricat.» + (N.) + L'abyme appelle l'abyme. + + +C'est un dessin d'Aubrey Beardsley, cet excellent élève du Primatice, +un dessin pour la «Boucle» de Pope, qui a inspiré la table drapée de +batiste et de dentelle où mon amie Nane, qui devait dîner en peau ce +soir-là, se tenait assise. Les brosses, les houppes, les limes, dont +elle avait cessé de se servir, gisaient en désordre et, sous les +ampoules voilées de rose-saumon, elle considérait dans un miroir +ourlé d'or, l'ambre pâle de ses épaules ou de ses bras, et cette face +victorieuse qui lui est à elle-même comme un monstre toujours nouveau. +Elle fit reluire les dorures de ses yeux, abaissa ses paupières jusqu'à +ne plus apercevoir que la tache des cils, retroussa de côté sa lèvre +supérieure pour se donner l'air sardonique, et, découvrant enfin l'ombre +touffue d'une double aisselle en croisant ses mains derrière son cou, me +dit: + +--Pensez-vous que moi aussi je deviendrai vieille? + +Comme je m'apprêtais à ne pas répondre, on vint annoncer Eliburru, qui +devait dîner avec nous; et je priai Nane qu'on l'introduisit ici même. + +Le philosophe était magnifiquement vêtu. Son habit, tout battant neuf, +lui allait comme un gant--comme un gant trop large; et il portait avec +effort un chapeau à claque dont il semblait se demander tour à tour si +c'était un tambour de basque, ou un plateau à petit verres. + +Mais Nane dit encore: + +--Moi aussi, est-ce que vous ne croyez pas que je deviendrai vieille, un +jour? + +--Non, pas un jour, répondit le philosophe. C'est la nuit qu'on +vieillit, qu'on devient flasque et ridé, qu'on se poche. + +--Pourquoi? + +--C'est qu'il y a des bêtes, Nane, des bêtes frileuses et presque +invisibles, qui vivent de notre sommeil. Quand vous êtes si profondément +endormie que vous ne savez plus même si vous dormez seule, elles se +coulent frissonnantes entre vos draps, et c'est alors que vous rêvez +d'abymes et de bien-aimé. Elles, cependant, de leurs doigts pâles, de +leurs lèvres, tâchent de ravir votre jeunesse; elles vous sucent le +sang, ou se repaissent des baisers que vous donnez à l'amant imaginaire. +Et un matin, au sortir de leurs bras, vous vous réveillerez lasse, avec +deux ou trois rides au coin de ces yeux jusqu'alors iréprochables: ce +sera la patte d'oie. + +--Oh quelle horreur! on dirait que vous y avez passé. + +--Je n'ai pas eu, Nane, à perdre de beauté, qui d'ailleurs ne m'aurait +pas offert un suffisant gagne-pain. Mais pensez-vous tout de même que +j'aie dansé de joie de voir un jour à mon réveil que le ventre me +pointait? + +--Vous deviez être bien durant la constatation. Est-ce que vous aviez un +gilet de flanelle? + +Et Nane s'esclaffe. Mais tout à coup elle pousse un cri: + +--Ah! Seigneur, j'ai quelque chose au coin des yeux quand je ris, c'est +horrible: est-ce que c'est la patte d'oie? + +Elle semble tout près de pleurer et je la console: + +--Que parlez-vous de vieillir, Nane, à vingt-deux ans! Vous avez +l'éternité devant vous. Et n'écoutez pas ce sinistre philosophe avec ses +histoires de gouges. Il n'y a d'autres bêtes, la nuit, que celles que +vous voulez bien. + +Elle paraît rassurée et jette au miroir un glorieux sourire qui est +comme l'aube sur les eaux dormantes d'un étang. + +--Pourtant, dit-elle, il y en a des choses comme ça, la nuit. Noctiluce +m'a promis même de m'en faire voir, mais j'ai peur. + +--Moi j'ai peur que votre amie ne se moque de vous, Nane. On m'a +toujours dit que les femmes, au contraire des chiens, ne voyaient pas de +fantômes. + +--Elles y perdent, dit Eliburru. Les spectres sont des créatures +délicieuses. Je me rappelle, dans une vieille rue de ma vieille ville, +une maison toute noire, faite aux trois quarts d'escaliers et de +corridors, où je recevais une amie que j'avais alors dans le commerce; +une amie qui était la jeunesse même, la joie, et d'une chair +incomparable. Or elle ne parvint jamais à distinguer une dame vêtue +d'un reflet de lilas, qui entrait souvent en même temps qu'elle et nous +considérait avec, je ne sais quelle ombre de sourire. Mais elle en +avait, grâce à mes récits, une peur qui ne se pouvait vaincre. + +--Quand je serai une vieille dame morte, dit Nane, j'aimerai à me vêtir, +moi aussi, de brouillard lilas, et de fumée rose; je me nourrirai avec +le parfum des fleurs; ou avec l'odeur des prunes, qui est délicieuse et +qui me donne des envies d'amour. + +Elle ferme les yeux et s'imagine peut-être, dans l'ombre et l'herbe d'un +verger, sucer l'or des mirabelles, tandis que les abeilles bruissent +autour des branches et qu'un papillon couleur de soufre se balance +indolemment au milieu de la chaleur. + +--Mais je ne sais pas du tout, reprend-elle, ce que je ferai quand je +serai une vieille dame vivante. Peut-être vendrai-je des journaux dans +un kiosque, près de Saint-Lago avec un roquet qui aboiera aux clients. +Il ne me sera pas resté d'amis, personne ne viendra causer avec moi, +jamais, pas même le sergent de ville; et j'aurai envie de pleurer à voir +les mômes, sur le trottoir, découvrir leurs chaussettes--comme moi, +jadis. + +--Ne pleurez pas, bébé, les choses ne seront pas si noires, mais, _au +contraire_, un de vos amis vous ayant acheté un fonds de commerce, vous +trônerez au milieu d'une belle épicerie. Il y aura tout autour de vous +des ananas écailleux, mille pâtés dans des boîtes brillantes, et +ces flacons où les fruits confits ressemblent aux pierres les plus +précieuses. Il y aura aussi les regards en coulisse des garçons qui +loucheront sur la patronne en pensant à tant de belle chair perdue sous +vos amples jupes. Car vous serez grasse, Nane; mais vous serez sévère +aussi et ne souffrirez point de galanterie des subalternes. + +--Et pourquoi, dit le philosophe, ne seriez-vous pas la châtelaine +d'une bicoque Louis XIII, blanche et rouge, qu'on apercevrait de loin +à travers les trembles? Vous y porteriez le deuil honorable de feu le +colonel de réserve votre mari; il aurait toujours sa place à la table +où, trois fois la semaine, vous joueriez le whist avec quelque hobereau +sondeur du voisinage et monsieur le curé. + +--Non, non, pas de curé, ça porte malheur! + +--Ah ça! Nane, seriez-vous devenue anticléricale? + +--Mon ami, répond-elle avec un regard majestueux, je ne suis plus une +enfant. Je pense que les curés sont des hommes comme les autres. + +--Mais vous ne crachez pas chaque fois qu'un homme vous approche, il me +semble. + +--Il y a des moments où je me demande si vous n'êtes pas un peu idiot. + +Dans le silence qui suit cette déclaration, entre Noctiluce, que +personne n'attendait: on dirait l'heure qui précède les cyclones, et que +les choses deviennent noires autour d'elle. + +--Voilà, dit le philosophe, quelqu'un qui va nous dire ce que fera Nane +une fois vieille. + +Les deux femmes sont sur le sofa, et Noctiluce, en fixant sur sa +compagne des yeux lourds de passé: + +--Je sais, dit-elle, moi, ce qu'elle fera avant même d'être vieille. +Parce qu'elle aura aimé, quoique on lui ait dit, ce qu'il ne faut pas +aimer, nous nous vengerons; elle deviendra folle. Alors elle ira de long +en large dans sa cage, ridée et nue, en poussant des cris. Ou bien elle +se tiendra accroupie, à manger de la terre. + +Nane est devenue toute blanche; alors Noctiluce se penche plus près +d'elle encore, et lui parle bas. + + + II + + «Sathan propior nobis est quam ullus credere + possit. Hæc non sunt vana et inania terriculamenta.» + (M. LUTHER. _Colloquia. t. I, page 240, + édition Bindseil._) + + Le diable est plus notre voisin qu'on ne + saurait croire: ce n'est pas un vide et + vain épouvantail. + +Nane est à son miroir, de nouveau. Mais elle n'y jette, dirait-on, que +des regards languissants et sans fierté, comme si elle était moins +orgueilleuse aujourd'hui que lasse de cette image, et d'elle-même. Comme +elle s'est, entre tant, brouillée de nouveau avec sa manucure, elle fait +ses ongles toute seule; et il est manifeste qu'elle y est distraite: +celui de l'annulaire gauche a été sur les côtés limé trop près de la +chair, et elle oublie à plusieurs reprises de mettre du corail sur le +chamois. + +Voilà trois semaines que je ne l'ai vue, ayant été appelé en province +et en famille par un de ces partages à l'amiable qui ne laissent pas +de rappeler à l'occasion quelque conciliabule de gentilshommes, après +détroussement de diligence. + +--Qu'avez-vous fait de bon, Nane, ces temps-ci? + +--Je n'ai rien fait, dit-elle; rien fait de bon. + +--Et Noctiluce? dis-je, songeant qu'à mon départ on commençait de la +rencontrer beaucoup ici. + +Nane a l'air gêné: + +--Je l'ai vue un peu, répond-elle; je n'ai plus envie de la voir. + +--Elle vous ennuie, déjà? + +--Non, non. Mais, voyez-vous, elle m'a enseigné des choses que +j'aimerais mieux pas. Ah! pourquoi êtes-vous parti? + +--Enfin, qu'est-ce qu'il y a eu? + +--Je vais vous le dire. Vous savez si je suis libre penseuse. + +--Libre penseresse, Nane: c'est plus élégant. + +--Eh bien, je ne sais plus que croire. Entre autres choses, et ça, +c'était avant votre départ, elle m'a menée chez des spirites, à Passy. +Là, une dame anglaise qui regardait dans une carafe m'a écrit une lettre +de la part de mon père mort, et juste son écriture--comme je vous vois. + +--Et qui disait? + +--Oh! des choses très bien, des conseils: d'aimer ma mère, d'aimer les +pauvres... + +--...Pas tous, Nane, laissez-en... + +--...De continuer dans la vertu. + +--??? + +--Etc., etc. Noctiluce m'a très bien expliqué: ça veut dire qu'on peut +faire ce qu'on veut si on ne pense pas mal, si on voit tout sous le... +le je ne sais plus quoi... de l'amour. + +--Et ensuite? + +--Ensuite? Elle m'a menée chez une personne--je ne puis pas tout vous +dire, et puis je crois que j'ai un peu rêvé. Bref, il était en colère, +et Noctiluce lui a parlé étranger, et il s'est mis à jouer d'une espèce +d'orgue. Alors ça été peu à peu comme si je fondais, et que nous serions +devenus plus de trois. Et les autres faisaient signe que non, excepté +un avec les yeux baissés, qui faisait signe que oui: il me semblait que +c'était le plus beau. Alors il est venu vers moi,... pour m'embrasser; +il a soulevé les paupières (oh!) et je suis devenue comme un glaçon. + +Plus tard, je me suis retrouvée au lit, et Noctiluce dans ma chambre, +qui riait, qui m'a dit que j'avais rêvé, que ça ne serait rien pour +cette fois-ci, qu'il ne fallait pas en parler, ni y penser. Mais--si +vous aviez vu les yeux. Quand je suis seule, ils sont toujours dans un +coin de la chambre, fixés sur moi. + +Et Nane presse son coeur de ses deux paumes. + +--Ma pauvre Nane, on vous a tout bonnement trimballée chez un +hypnotiseur. Il a pris vos mains, n'est-ce pas, et s'est mis à vous +regarder? + +--Pas du tout; il regardait un côté du plafond. + +--Précisément, dis-je; il cachait son jeu: tout ça, ce sont des trucs. +Mais, vous vous en êtes tenue là, je suppose, de vos expériences? + +--Oui, c'est-à-dire, une autre fois. Je ne sais pas ce qui démantibulait +Noctiluce, elle était comme folle: je l'avais toujours dessus, avec des +projets extraordinaires, pour le temps que vous ne seriez pas là. Moi +alors, j'ai eu envie de refaire, avec le monsieur à l'harmonium; mais +elle s'est mise en colère: j'ai cru qu'elle allait me battre. Et de me +dire que j'avais été trop gourde, que j'attraperais quelque chose à +parler de ça, etc. Finalement, elle m'a menée à la messe noire, mais +pour rire, je pense; une messe noire pour femmes seules. + +--Ah! et c'est Vanor qui officiait? + +--Non: c'était un vilain bonhomme, couleur cheminée. Là, il s'est donc +fait un tas d'horreurs. On a beau ne plus être chrétienne, tout de +même ça me dégoûtait; et encore, je crois que c'était du battage. Mais +ensuite, quand le négro a été parti, on a commencé de s'amuser--et c'est +là que j'ai eu peur. + +--Mais de quoi, tout de bon? + +--Ah! dit Nane, d'un air chaste, songez: il n'y avait plus que des +femmes... + + + +--Qu'en pensez-vous? dis-je au philosophe, après lui avoir rapporté les +discours de Nane. + +--Je ne sais trop que vous dire, rumine Eliburru dans sa barbe noire. +D'une part, cette louve de Noctiluce a mené Nane à de laides orgies, +cela saute aux yeux.--Mais il y a autre chose, que vous découvrirez +peut-être vous-même, en y réfléchissant: je puis toujours vous dire +qu'on a fait, au moins une fois, jouer cette enfant avec des jouets +au-dessus de son âge et quelle s'en est tirée à bon compte--jusqu'ici. +Et cette Noctiluce est vraiment singulière. C'est, je pense, une +curieuse, blasée sur les tourments physiques: variété particulièrement +dangereuse. + +--Merci, lui dis-je, vous m'avez rendu tout cela clair comme eau de +roche. + + + + + VIII + + Venise sentimentale + + + + Ibi civitas sunt Venetiae. + + (OLIVARIUS in Pompon. Mel.) + + L'inconnu, dont la lune éclairait les traits + repoussants, tendit son bras vers une masse + de brumes et de lueurs: + + --Voilà Venise, dit-il; et c'est par une nuit + pareille que le prince lombard jeta ses éperons + d'or à l'eau, en jurant de ne plus chevaucher + jamais que Cornarine au nombril brillant, + et les vagues de la mer. + + --Il est vrai, dit un autre, et c'est par une + pareille nuit que Jean-Jacques reçut d'une + courtisane, qu'il n'avait pas satisfaite, le + conseil de se vouer aux mathématiques. + + --Hélas, dit mon amie, c'est par une pareille + nuit que l'ardente Aurore Dupin voulut + persuader le seigneur Pagello, dont elle ne + fut jamais bien comprise, qu'il était son + premier roman. + + --Et c'est, lui dis-je, par une nuit pareille, + que Nane, de ses lèvres ruineuses, baisa pour + la première fois son ami, à travers mille + serments dont pas un n'était vrai. + +Cet automne que nous fûmes à Venise, mon amie Nane et moi, nous étions +partis de Bordeaux. C'est ainsi, mais par mer, qu'il faudrait toujours +quitter la France; et les regrets qu'on emporte de ce beau royaume +seraient moins vifs, si on ne lui disait adieu qu'à travers cette cité +de vin et de morues, couchée sur les bords noirs d'un port sans navires. + +Car ces matins ne sont plus où se voyaient de riches armateurs, en +pantalon de nankin, sur le damier des quais. Cependant on débarque le +sucre et le précieux café que les noirs du Petit Goave ont enveloppé de +pagne; et une belle dame à la taille haute regarde languissamment sous +son ombrelle à franges, en rêvant peut-être aux aides de camp de M. le +duc d'Angoulême. + +Nous passâmes ensuite par ces villes du Sud, où il y a beaucoup, +assure-t-on, de huguenots: Nîmes, Orthez, Montauban, Moissac. Peut-être +ne sont-elles pas citées dans l'ordre; et d'ailleurs nous ne les +distinguâmes point, parce que c'était un train de nuit. Mais, à l'aube, +ce fut Arles en robe lilas, des architectures gallo-romaines, et, sur +le quai de la gare, une fille, de chair grasse et mate, qui vendait du +raisin très mûr. Alors, mon amie, s'étant soulevée sur sa couchette, +demanda: + +--Combien de stations y a-t-il encore? + +--Soixante-dix-huit, répondis-je,--et elle retomba accablée. + +Les topos de Nane manquent un peu de précision. Elle n'a pas reçu, étant +d'extraction obscure, cette forte éducation géographique qui nous permet +de ne pas confondre l'île de Nossi-Mitsiou avec le détroit ou phare de +Messine. + +Elle a d'ailleurs peu de prétentions aux sciences, contente de régenter +les lettres et les arts. Elle ne croit pas non plus que l'archéologie ni +l'érudition historique lui soient tout à fait étrangères. Mais peut-être +s'y exagère-t-elle sa valeur. + +Les douanes passèrent. Nous étions en Italie, et Nane s'indigna de +n'apercevoir autour d'elle aucun changement. Les plus lointains regards +qu'elle ait encore jetés sur le monde, c'est jusqu'à Mustapha-Supérieur; +et longtemps elle caressa l'illusion que les pays étrangers sont +autre chose qu'une espèce de France plus mal tenue, habitée par des +professeurs de langues. Peut-être espérait-elle aujourd'hui qu'elle +allait voir des gens se promener nus, les pieds en l'air, avec des yeux +sur le ventre, ou toute autre chose de ce goût là; en sorte que d'être +déçue elle devient injuste, tourne le dos au paysage éblouissant et mou, +et ne veut même pas reconnaître dans l'air cette odeur d'épices, qui est +proprement l'haleine de l'Italie. Car chaque pays a la sienne. C'est +ainsi que l'Angleterre sent la marmelade et les houilles éteintes, +tandis que l'Espagne est toute odorante de sang, de fleurs corrompues, +de sueur; et pour l'Allemagne je n'en sais rien, sinon que la chambre de +Fräulein exhalait le parfum du café au lait refroidi. + +Mais Nane est insensible à ces nuances. Aussi ne lui parlerai-je point +des petits ports hindous, où l'on respire le safran et le poisson salé; +ni du Maroc, empire fleuri, aromatisé de jonquille; non plus que de +cette île créole qui répandait au loin, sur la mer nocturne, l'âme des +cassies et des gérofliers. + +D'ailleurs mon amie avait été plutôt âpre à me reprendre sur mon +attitude à la douane. Elle a entrepris depuis peu de refaire mon +éducation, bien différente de ce qu'elle était jadis sous la lune de +miel, attentive alors à me découvrir sans cesse quelque perfection +nouvelle. Je l'entendais, par exemple, me dire tout à coup: + +--Comme vous avez le pied petit. + +--Je l'ai plutôt mince, répondais-je avec complaisance, tout près de +piaffer. + +Et Nane répétait docilement: + +--C'est vrai, plutôt mince. + +--Ou bien: + +--Comment faites-vous pour avoir des pantalons si droits? + +--Je les fais repasser, Nane. + +Mais aujourd'hui: + +--C'est extraordinaire ce que vous savez peu parler aux subalternes. +Vous leur dites tout le temps: «Ayez la bonté de ceci, de cela. +Voudriez-vous porter ces sacs... m'indiquer le télégraphe...» Ils sont +payés pour ça, après tout. + +--Tout le monde, Nane, est payé «pour ça». Croyez-vous pourtant que si +j'allais dire à quelques personnalités haut placées: «Ayez donc la bonté +de reprendre ces traditions de raffinement, d'élégance dans la force, +qui paraissent tombées en désuétude depuis M. de Morny,» ils ne +m'enverraient pas au bain? Et Dieu sait pourtant, en fait de bains... + +Elle fait la moue. + +--Pourquoi n'êtes-vous pas républicain? + +--Je trouve que mon père l'a été pour deux. + +La moue s'accentue. Mais voilà bien Nane. Elle est, naturellement, +incapable de raisonner. C'est un beau réflexe, qui dit quelquefois des +choses, par simulation. + +Cependant le Milanais s'enfuit lentement de droite et de gauche, avec +ses fossés pareils aux mailles d'un réseau, sa terre gonflée comme une +mamelle, et de la vigne qui monte aux arbres, toute rouge. Ce train n'a +pas de wagon-restaurant; et nous dînons (mal) dans un buffet enrichi de +stucs multissimicolores, dont le Palladio se fût attristé sans doute, +ou diverti. Il y a aussi des mouches; il y en a partout, jusque dans la +paille des fiascos. + +Et Nane se débat contre les longs serpents de pâte. Elle me rappelle +Laocoon, en petit. Mais comme elle a taché, décidément, sa veste fauve: + +--C'est sale, dit-elle, l'Italie. + +La nuit passe. Changement de train, dès l'aube; et, à Meste, je vois +sans plaisir monter auprès de nous une ancienne connaissance d'Aix. Je +ne me trompe point: ce cirage en moustaches, ces yeux qui semblent nager +dans l'huile comme des cèpes de conserve, ces mains adipeuses, nul +doute. Lui, manifeste une joie haute. Qu'est-ce qui m'amène à Venise? Et +il coule ses yeux gras vers mon amie, jusqu'à présentation: + +--Le marquis Gondolphe. Mme Hannaïs Dunois. + +Nane est ravie. D'abord elle n'a vu que moi depuis un tas d'heures, ce +qui est tout près de m'avoir assez vu, et puis je soupçonne cette jeune +républicaine de nourrir pour la feuille d'ache une passion honteuse. + +Et enfin, voici Venise. Sous le soleil qui monte, elle est grise et +rose, comme un flamant. + + +On m'avait dit: «N'allez pas à l'hôtel. Le service est inimaginable. Et +puis il n'y descend que des voyageurs en vins d'Asti, «d'Asti spumante». +Ou bien des photographes d'art.» + +Et on m'avait dit: «Surtout, ne louez pas. Vous vivriez entre les +cancrelas et les gouttières. Et même, depuis quelques années, il y +revient. C'est ainsi qu'un Anglais a été trouvé mort, l'autre jour, on +ne sait de quoi, et son chien aussi, sous son lit.» + +--Qu'en pensez-vous, Nane? + +--Ça m'est égal, dit-elle; pourvu que ce soit une maison neuve. + +Mais Gondolphe se range côté hôtel. (Quelle commission peut-il bien +toucher au juste?) + +--Allez donc à Hispaniola. C'est très bien; et vous avez l'eau. + +Nous y allons. Le ciel s'est couvert. Il commence à pleuvoir, et les +appartements ferment mal. C'est vrai, nous avons l'eau, comme dit +Gondolphe. + +Ce Gondolphe a tout le charme des compagnies douteuses. Avant qu'on ne +le rencontrât à Aix, il avait deux ans, ou trois, vécu à Paris, quelque +chose dans les consulats. Mais il semblait plus occupé de concerts que +de politique: et le reste du temps on le pouvait voir au Washington, où +du reste il se ruina. Dans la suite le baccara lui fut plus favorable. +«On ne peut pas toujours perdre», vous disent ces vieux messieurs de +stations balnéaires, dont le bruit court qu'ils se sont décavés, étant +jeunes. C'est ennuyeux d'être né si tard qu'on ne leur sert jamais qu'à +se refaire. + +Gondolphe, qui n'est pas un vieux monsieur, m'a mené au cercle de +la Girafe: «Tout ce qu'il y a de mieux, ici», assure-t-il. Valets à +moustaches, en livrée d'un rouge douteux, et qui restent assis quand on +entre,--tapisseries du second Empire «genre Gobelins», un peu moisies +(mais cela leur vaut mieux), et des crachoirs dans tous les coins, +comme aux salles d'attente de la Compagnie de l'Ouest,--et une cagnotte +vraiment par trop béante, à la table de bac: celui-ci, d'ailleurs, +paraît étiolé; et puis on n'entend pas, dans ce pays de billets, le joli +son de For, discret «leitmotiv» de Pallas, sous les doigts du changeur. + +Ces Italiens sont d'une impudence gracieuse: ils vous marchent sur les +pieds avec des révérences. Nous étions, hier, Nane et moi, à la +terrasse de cette pâtisserie si joliment levantine qui fait face à San' +Giminiano[1], quand débouchèrent du Broglio l'inévitable Gondolphe, +et un jeune homme très beau, bestialement, avec de trop petits pieds +chaussés étroitement (cuir jaune et vernis). Celui-là, dénommé Dolcini, +ne parle pas; mais il regarde avec des yeux si humides que j'ai envie +d'essuyer les joues ovales de mon amie, où s'est posé son regard. + +[Note 1: L'église de San Giminiano a été démolie au commencement du +18e siècle.] + +Il nous quitta, et Gondolphe, que le zucco semblait rendre plus +communicatif encore qu'à l'ordinaire: + +--Si vous aviez connu, dit-il, sa mère, la marquise. C'était une Vénus. +Avec ça et des seins de pierre, monsieur. + +--Ça devait lui peser, remarque Nane, en portant la main vers sa gorge. + +Et notre ami ajoute rêveusement: + +--Ç'a été ma première maîtresse. Ah! ça ne nous rajeunit pas. + +«La discrétion, a dit un poète arabe, est à l'amour comme au sabre son +fourreau: elle le garde de souillure.» + +On dirait, depuis quelques jours, que Venise commence à n'amuser plus +autant mon amie. Elle m'a dit l'autre soir en bâillant: + +--Savez-vous ce que nous devrions faire demain? Une promenade en +voiture. + +--Mais Nane, ne vous êtes-vous pas encore aperçue qu'il n'y a de chevaux +à Venise qu'en cuivre? Et le seul animal de trait qu'on y connaisse est +le Bucentaure. Encore n'a-t-il plus servi depuis qu'il alla chercher +Henri de Pologne. Jean Bellin (est-ce bien Jean Bellin, ou Tiepole?) a +représenté le roi au moment qu'il débarque, accompagné de Barbezières et +de Villequier. (Au fait, était-ce ce bien Villequier?) + +--J'ai connu, dit Nane, un Villequier. + +--C'est bien ça: un officier, brun, mince. + +--Le mien était peintre sur porcelaine. Même il a fait un service de +quatre cent quatre-vingts pièces, où je suis représentée en Diane, et +qu'on a acheté pour l'Elysée. + +--Ainsi, Nane, M. Loubet se trouve jouir quatre-cent quatre-vingts +fois de votre image, pendant que je n'ai, moi, que deux ou trois +photographies. + +--Les domestiques en auront peut-être cassé. + +--Mon chéri, lui dis-je, chagrin de son irrespect, les domestiques de +l'Elysée ne cassent rien. Les patrons non plus, d'ailleurs. + +Cependant, sous le ciel gris de perle, Venise amortit ses verts et +éclaire ses roses. + +--Un Sisley, dit Nane. + +Car elle me comble maintenant d'opinions jusque dans les minutes les +plus sacrées; et j'ai perdu tout espoir qu'elle se taise jamais plus, +comme au temps où je lui avais persuadé que le silence donnait une +expression ironique à son visage. + +Elle me croyait, alors. + +--Sisley? lui dis-je. + +C'est comme si elle me parlait d'un corps chimique nouveau: je prends +un air bête, mais bête, qui la fait écumer tout de suite. C'est la +vengeance des pauvres hommes, ces jeux de physionomie: les seuls, dit +Eliburru, où l'on ne perde point son argent. + +--Vous n'allez pas, me dit cette gracieuse personne, me charrier +longtemps, je pense. + +Elle s'irrite, au fond, que je ne croie plus à ses esthétiques, depuis +ce jour où je lui voulus faire admirer sur un piédestal les plantureuses +ciselures de Leopardi. Au lieu de ça, elle mettait ses mains, comme une +enfant sale, dans les creux secrets du bronze, ou bien tirait la langue +à deux ou trois dames allemandes qui la regardaient avec ce regard +d'envie qui est encore ce qu'on a trouvé de mieux, à l'étranger, comme +opinion sur nos femmes. + +--Qu'est-ce qu'elles ont à m'acheter comme ça? Je suis sûre que j'ai +quelque chose qui ne va pas. Regardez. + +Elle sourit d'un air victorieux et tourne avec lenteur sur elle-même, en +haussant les seins.--Sa robe est bleu pastel ornée de boutons en émail +camaïeu, où sont représentés des attributs Empire--la jupe volantée +trois fois en forme, tout en bas. Et son chapeau est fait d'un seul +oiseau dont on dirait, tant il est plat, que pendant longtemps quelqu'un +de très lourd s'est assis dessus. Enfin elle cesse de girer, et me dit +d'un air grave: + +--Pourquoi voulez-vous que j'admire toute cette décadence? Ça ne +vaut pas mieux que Florence; et vous savez, aussi bien que moi, que +Michel-Ange a tué la sculpture. + +Sur le moment ça me donne un coup. Mais je me remets et lui demande avec +douceur: + +--Nane, est-ce que vous connaissez M. Claude Anet? + +--Oui, de nom. + +--Eh bien, il a écrit une chose sublime: c'est qu'«il faut battre les +femmes maigres avec un bâton». + +Nane hausse les épaules et regarde le soir qui tombe. Elle se retourne +pourtant, au bout de quelques minutes, et me dit d'une voix mouillée: + +--Corot a dit quelque chose de bien plus sublime à propos du crépuscule. + +Je prévois. + +--Il a dit: «C'est l'heure où les fleurs font leur prière.» + +Décidément, il me vaudra mieux m'entretenir avec autre chose. Moi aussi, +je tourne le dos et contemple le paysage: une buée lente, peu à peu, +enveloppe Venise, qui semble descendre et s'ensevelir dans les eaux. + + +Et, enfin, nous voilà de retour, paisibles, encore que les conditions +de notre départ n'aient pas laissé d'envelopper ce que ma compagne +appellerait, en son ramage, «un peu de chichis». + +De quelques jours nous n'avions été quittes des deux marquis: devant +les Tintoret; à Saint-Marc, caverne d'ombre et d'or où des pirates +enchâssèrent dans la mosaïque tout un butin de marbre; sur le Lido +lépreux, ils étaient là, à droite, à gauche, le plus vieux qui tâchait +à démarquer Casanova pour s'en composer des aventures; et l'autre, +Dolcini, couvant Nane de l'humide silence de ses yeux: en vérité, il eût +été assis sur un gros oeuf que je ne lui aurais pas trouvé l'air plus +bête. Mais Nane le considérait avec bienveillance. + +L'autre soir, prise de migraine, elle monta se coucher au sortir de +table, et me laissa seul au salon. Gondolphe, entré presque aussitôt, me +mit en soupçon par tant de hâte qu'il n'y eût complot, peut-être, pour +m'endolciner. De l'empêcher ou de le surprendre, je choisis le second, +pensant que ce me serait une vengeance à la fois amère et douce de +planter là cette perfide, en proie à son Italien. + +Plus j'y réfléchissais, plus mes doutes prenaient figure de certitude. +Nane devait avoir accepté rendez-vous au dehors, et, pourvu que je ne +fusse pas absent moi-même beaucoup plus d'une heure, j'étais sûr de la +pouvoir cueillir à son retour, et avec quelques «je sais tout» extorquer +un aveu de sa première surprise. + +Je me laissai donc conduire à la «Girafe», où nous devions trouver, me +dit Gondolphe, «un baccara épouvantable». Mais ce n'était qu'un chemin +de fer très omnibus qui évoluait avec parcimonie autour d'une mise de +cinq lires. Un écarté avec mon compagnon me séduisit davantage. + +Dieux puissants! Il gagna onze parties de suite, puis trois encore, puis +sept. Vingt et une parties sur vingt-quatre, qui a jamais vu cela +dans notre France? (Ah! me disais-je, décavé, ce Dolcini n'a même pas +l'esprit de dessous le linge.) Gondolphe alors me proposa de jouer sur +parole, et je refusai: «Mais, lui dis-je, ma pelisse, voulez-vous, +contre cent louis? Il gagna encore. + +--Vous me la prêteriez bien pour rentrer chez moi? + +--Vous ne jouez plus? + +--Que voulez-vous que je joue? Ma veste? + +--Jouez votre dame. + +Il était sérieux à gifler. Mais il me sembla plus drôle d'accepter cette +proposition romantique. + +Il fit cartes, tourna la dame de coeur; j'avais les trois autres, par +deux valets, jeu de règle; et, en effet, je marquai un point. + +La veine avait tourné enfin (que faisiez-vous, Nane, cependant?) et je +regagnai ma pelisse (du renard tout frais-venu de Sibérie), mon argent, +celui de Gondolphe, qui se trouva peu de chose au comptant, et une somme +assez grosse sur parole. Je lui offris, pour celle-ci, tout le temps +qu'il voudrait, à quoi mon homme répondit fièrement qu'il s'acquitterait +dans les vingt-quatre heures. Voilà, mais lesquelles? + +Entre tant, comme fait l'eau d'une salade qu'on secoue à force, Nane +m'était sortie de la tête. Il est vrai aussi qu'on n'éprouve pas +deux passions à la fois et que le jeu l'emporte sur n'importe quelle +curiosité sentimentale. Cette fois même, il l'avait tuée, et lorsque +ma maîtresse me revint à l'esprit, ce ne fut plus parmi de ces images +grossièrement désobligeantes dont l'Éthique nous a laissé l'analyse--ou +la confession. On eût dit plutôt des cartes transparentes après du +haschish, quand tout devient autour de nous à la fois comique et +chatoyant. Je songeais aussi à des gravures de la Restauration, où des +gens d'une surprenante impassibilité, corrects de tout le haut du corps +comme des notaires, quelques-uns avec un léger collier de barbe, se +livrent sans abandon à une gymnastique d'intérieur. On en pourrait +illustrer quelque casuiste espagnol, si tout cela ne s'intitulait avec +fraîcheur: «la bonne mère», «à la couturière», «à l'enfant»... + +Ma gondole, cependant, me ramenait à Hispaniola, selon ces courbes +précises et molles qui en font la plus voluptueuse des voitures, et, +chaudement, dans ma pelisse reconquise, je regrettais que l'hiver fît +taire ces choeurs nocturnes dont la romance semble glisser et rebondir +sur les eaux. + +Je songeai qu'au cours d'une nuit délicieuse parmi les nuits de cet +automne étrange de Venise, où nulle feuille ne tournoie, alors que +l'âme, suspendue entre l'espace et la durée, est comme un éther qui +jouirait de s'accroître élastiquement, et que la musique n'a plus, pour +ainsi dire, de contour extérieur, ma compagne, dont le beau visage +ironique, pâle et busqué évoquait Jessica, m'avait dit avec émotion: + +--Vous vous souvenez? Ils ont joué ce même air chez Paillard. + +--Non, je ne me souviens pas. + +--Vous autres hommes, soupira-t-elle, vous n'avez pas de sensibilité. + +Que fait-elle maintenant, Nane? S'il n'y avait rien de vrai dans mes +soupçons, et qu'elle soit à se coucher toute seule, bien sage, lasse de +m'attendre? Sa belle liquette chauffe auprès du feu; mais la batiste en +restera froide par places. Et cela, tout à l'heure, la fera frissonner; +comme un étang où soudain l'on s'écrie à rencontrer, sous l'eau +dormante, une eau plus froide, et qui court. + +C'était à peu près comme j'avais prévu, sauf que Nane avait choisi de +faire chauffer sa chemise sur elle-même. Accroupie auprès du feu, elle +transparait à travers le lin, et il semble que la flamme l'ait dorée; +ou plutôt, sa chair a la nuance d'un quartier de mandarine. Maintenant, +elle me guette du coin de l'oeil, et pose; moins orgueilleuse de la +décisive géométrie de son corps que de sa chair voluptueuse, qui vous +met l'âme au bout des doigts, de sa hanche qui se tend ou de ces +secrètes ombres dont elle voit que ma figure malgré tout s'émeut. + +Et elle a un sourire parfaitement obscène. + +--Vous avez l'air, lui dis-je, de ces «suspensions» que les ménagères +voilent de tulle aux approches de l'été, par crainte des mouches. + +Mais Nane, dédaigneuse des épigrammes, quitte la cheminée et se +couche, occupation où beaucoup de gens s'accordent avec moi à la juger +irrésistible. + +Un peu de temps se passe et ce n'est que plus tard que Dolcini retombe +dans la conversation. + +--.........................? + +--Non, c'est lui qui est venu me voir, avoue Nane avec une candeur +presque excessive. + +--Et alors?... + +--Mais non, je vous assure. Et d'ailleurs, s'ils sont tous aussi +mollassons que lui à Venise! Alors, quand j'ai vu ça: «Ouste, je lui ai +dit, mon enfant. On vous a assez eu». Le malheur, c'est que ça ne lui +entrait pas et qu'il a fallu lui expliquer avec douceur, quoi, qu'il +commençait à me courir, qu'on ne l'avait pas fait venir pour entretenir +le feu--et si son père l'avait fait faire dans les prisons--comme les +noix de coco. Du coup, il a mis son chapeau sur sa tête; et il est +parti, avec votre parapluie, même. + +--Vous comprenez, Nane, que si on ne peut plus sortir sans risquer +d'être dépouillé de tout ce qu'on aime... + +Etc., etc. Là-dessus, on dormit un peu. Mais sur les dix heures: + +--Nane, Nane, criai-je en la secouant, je viens de recevoir une dépêche. +Nous partons pour Paris. A moins que vous ne restiez à conquérir des +Vénitiens. + +--Ah! non, répondit Nane en bâillant: leur bouche! + + + + + IX + + L'indifférent + + + + «Zelotypus..., qui enim imaginatur mulierem, + quam amat, alteri sese prostituere, non + solum ex eo, quod ipsius appetitus coercetur, + contristabitur, sed etiam quia rei amatæ + imaginem pudendis et excrementis alterius + jungere cogitur, eandem aversalur.» + + (BENEDICTI DE SPINOZA _Ethica: Pârs III + Propos. XXXV in Schol._) + + Le jaloux, à imaginer sa maîtresse qui fait + l'amour, se chagrine non seulement que ses + propres désirs en soient empêchés, mais encore + qu'il lui faille joindre l'image de celle qu'il + aime aux membres nus d'un autre, à ses hontes, + et la détester avec lui. + +Certes, il faudrait être aussi dénué d'idées générales que feu Alexandre +Bain, pour ne pas savoir que nous aimons à retenir ce qui est à nous, +mais à partager le bien des autres. Aussi n'est-ce point une preuve +qu'on soit amoureux, tant de soins apportés à se croire le seul amant de +la femme même qu'on aida naguère à tromper le sien. + +Non que je prétende n'avoir jamais éprouvé pour Nane que les sentiments +du cambrioleur, tour à tour, et du propriétaire. Et il y eut même un +temps où les grâces de cette belle personne m'attachèrent plus qu'il +n'était raisonnable, si bien qu'après l'avoir prise sans zèle, pour +obéir en quelque sorte à la tyrannie de l'occasion, je m'aperçus que les +mouvements harmonieux de son corps devenaient une part nécessaire de mon +bonheur. + +Mais le temps amortit toute chose, et déjà, à Venise, j'avais ressenti +que Nane commençait à n'intéresser plus que ma curiosité. Aujourd'hui +surtout, distrait par le Paris frivole de l'hiver, par le Paris +nocturne, tour à tour bleuâtre et froid, ou enseveli sous ces +brouillards dorés de gaz, j'éprouvais avec joie et, pour ainsi dire, à +pleins poumons, combien cela m'était égal qu'elle palpitât en d'autres +lits que le mien, frémissante des flancs et des lèvres, les yeux +mi-clos. + +Trop heureux si elle avait partagé cette indifférence. Mais, au risque +d'être fat, il me fallait bien croire à quelque amour de sa part, +rien qu'à subir sa curiosité jalouse, comme aussi l'ardeur de ses +embrassements. En ceci du moins sa folie ne laissait pas d'être +contagieuse, car Nane caressa toujours à la perfection. + +Je fus donc surpris, le peintre Lycoris nous ayant priés à son bal +diabolique, qu'elle acceptât de bonne grâce de s'y rendre sans moi, qui +ne l'y aurais pu conduire, ayant engagé ma soirée jusqu'à deux heures de +la nuit. Au fond, j'étais ravi qu'elle le prît comme cela. + +--J'irai, me dit-elle, avec Luce de Rosmarin, et d'Elche, qui doit l'y +mener. + +--D'Elche? + +--Vous savez bien, l'ami de ma soeur. + +--Mais elle est mariée. + +--Eh bien, et avant? Mais il me semblait que vous l'aviez rencontré chez +moi. + +D'Elche? Cela me rappelle d'abord la bizarre _Salammbô_ du Louvre, aux +lèvres carminées--et puis une histoire assez confuse que m'a contée +Jacques, de son séjour en Alger, où ce Monsieur jouait un rôle: rien +d'héroïque, autant qu'il m'en souvienne. + +Toute jalousie à part, la combinaison ne me paraît convenable qu'à +moitié. + +--Voulez-vous attendre jusqu'à une heure? Je me sauverai de façon à +pouvoir vous prendre vers cette heure-là. + +--Oh! c'est beaucoup trop tard: on arrive de bonne heure chez Lycoris. + +--Comme vous voudrez, alors. + +La scène est au Palais de Glace. Nane me quitte pour patiner, je la suis +de l'oeil, qui glisse et tourne, pleine d'une languissante aisance: si +elle se flanquait par terre, au moins; qu'elle fût ridicule, et criât. +Mais le ciel reste sourd d'ordinaire à nos voeux les plus légitimes. + +Quelqu'un vient s'accouder à côté de moi: c'est Yeïte, jolie fille, qui +est en train de passer à la mode, non sans y recruter vraiment un peu +trop d'électeurs. Métis il n'y a pas un an encore, il faut le dire, +qu'elle faisait de la figuration dans les tavernes du quartier Latin; et +il lui en reste quelque chose. + +--Ah! ah! me dit-elle! nous z'yeutons Madame. (Beaucoup de gens ont +cette opinion déraisonnable que je suis jaloux de Nane.) + +--Si vous saviez ce que cela commence à me laisser froid. Elle ne m'en +fera jamais autant que je lui en voudrais rendre--avec vous. + +--Chich! + +--Mais êtes-vous veuve? + +--Vous parlez, Charly. Mon sénateur est à la chasse, et de ce temps-là +je travaille aux pièces. + +--Venez jusqu'au bar: je vous raconterai une histoire.--Qu'est-ce que +vous buvez? + +--Un marathon cocktail. + +On nous sert. + +--Est-ce que vous allez au bal de Lycoris? + +--Qu'est-ce qu'il vend, Lycoris? + +--Peinture. C'est à Montmartre. Voulez-vous venir? Nous avons tout le +temps jusqu'à demain soir, pour votre travesti. + +--Mais en quoi me mettrai-je? + +--Eh bien, en diable quelconque: un maillot rose, couleur de la bête, et +un domino noir, fermé, avec beaucoup de trous. + +--Et une paire de cornes d'argent, à travers le capuchon. + +--Oui, et une belle queue d'écureuil. Ça va-t-il? + +--Ça va. Mais Nane? + +--Eh bien, nous l'intriguerons. + +Yeïte est séduite: elle achève son manhattan et nous prenons rendez-vous +pour le costumier. + + +Le lendemain, vers une heure après minuit, nous faisions notre entrée +chez Lycoris. Le bal battait, comme on dit, son plein. Dans le vaste +atelier, tendu de cuirs chatoyants, tout un enfer de chair et de +taffetas bruissait, tournait, caquetait, pressé d'habits noirs. Des +tziganes, inévitables comme la mort, grinçaient sur la galerie, non loin +du vestiaire-lavabo; et l'on y pouvait monter par une échelle, si l'on +n'aimait pas mieux prendre l'escalier. + +Tout de suite j'aperçus Nane, debout, une coupe à la main, qui causait +avec deux hommes. Elle me vit aussi, me fit un signe de tête, et, sans +paraître remarquer à côté de moi Yeïte, qui était pourtant charmante +assez pour éveiller en elle quelque inquiétude, reprit sa conversation. + +Il me faut avouer que ce parti pris d'indifférence ne m'agréa point: +j'ai déjà dit que je n'étais plus amoureux de Nane; mais enfin, de la +trouver familière ainsi, rieuse, abandonnée presque envers des gens +qui n'étaient même pas de mes amis, était à mon sens une espèce +d'inconvenance. A ce moment, son voisin de gauche, un peintre norvégien +que je connaissais un peu, enveloppa son bras nu d'une main épaisse, +dont je me rappelai qu'elle était couverte de poils roux; et il me +sembla soudain que cette chair ambrée, dont je pouvais me rappeler +le goût rien qu'en fermant les yeux, en était comme souillée. Elle +cependant appuyait ses doigts délicats sur l'épaule de l'autre homme; +ses yeux mordorés, qu'elle avait détournés de moi, étaient sans doute +fixés sur lui; et il me parut ridicule, de petite taille, avec une tête +à la Boulanger, trop grosse, branlante, dont tout son corps paraissait +comme accablé. + +Je me demandai ce qu'il pouvait bien être officiellement: pour ce soir, +gigolo sans doute, ou même pis; fait à souhait pour respirer en eau +trouble, et rapporter à la maison les fleurs des vieux messieurs. Et, +d'une gracilité qui semblait déjà près de s'épaissir, pareil à un cochon +de lait bien en chair, il faisait, sous son frac très ajusté, les mines +d'un ancien joli enfant. + +Je m'oubliais un peu à ces menues observations, où j'avais plaisir +à constater qu'il n'entrait ni partialité, ni amertume, lorsque ma +compagne à la queue d'écureuil, lasse peut-être de rester là debout sans +rien dire, me rappela à la courtoisie en me tirant par la manche. Je +la menai aussitôt au buffet, où elle se fondit, dans la cohue et la +conversation, comme du beurre aux doigts d'une cuisinière. + +Tandis que j'essaye de renouer mes inductions psychologiques, quelqu'un +me frappe sur l'épaule. C'est mon peintre Scandinave, et, comme il ne +m'a jamais vu avec Nane, je le fais causer, sans effort, le ciel l'ayant +créé d'un naturel bavard et poétique. + +--Ah! cette poupée, toute vernie de poisons et de littérature. Voilà des +jours que je la regarde. Figurez-vous, sa mécanique est détraquée; alors +elle va à droite, à gauche, elle fait du mal, et de temps en temps, elle +perd un peu de son. + +--Vous êtes sévère. Moi je lui trouve quelque chose, une saveur de +_différence_. Et ces gestes bizarres; il semble qu'ils n'ont plus pour +nous de signification exacte, comme si c'étaient les signes d'une langue +lointaine, oubliée déjà aux jours d'Adam. + +--Oui, elle est mystérieuse comme la sottise. Mais elle a des prunelles +magnifiques, des prunelles à reflets d'or, pleines de fourberie. Chez +nous les filles ont les yeux couleur de leur âme, clairs et pâles, etc., +etc. + +Il continue un moment à m'entretenir de regards norvégiens: «Et le jeune +homme, dis-je, à grosse tête, qui est avec elle? + +--Ça, c'est un vicomte d'Elche--son vice, je pense. Car elle a l'air +d'en tenir. Il l'avait quittée tout à l'heure un moment de trop; et +alors elle l'a mordu à la main d'une façon vraiment gracieuse. On aurait +dit un enfant qui retrouve son sucre d'orge. + +Ce Norse m'ennuie avec ses métaphores; c'est dommage qu'il ne m'ait +pas consulté pour son déguisement. Je lui aurais dit de s'habiller en +soulier. Eh, que m'importe, après tout, ce vicomte de camelote! Qu'il +lui rende ses morsures, à la poupée: je la lui laisse toute, avec sa +peau fine, où du sang viendrait si vite sous les dents; du sang--du son. + +Et puis, tout ça n'est peut-être pas vrai. Quelle apparence que Nane ait +pu me dissimuler une tendresse de ce genre, depuis tant de jours que +je la connais? Il y a bien cette histoire d'Alger que m'avait racontée +d'Iscamps. Mais d'Iscamps était l'être le plus ridiculement jaloux qui +se pût voir; avec ça d'une imagination grossissante, une vraie lentille. +D'autre part, le d'Elche a tout l'air d'être ce que Yeïte appellerait un +purotin: tranchons le mot, il marque mal; et on ne peut refuser à Nane +le sens hiérarchique, incapable qu'elle est de tromper un gentleman avec +autre chose qu'un gentleman. + +Yeïte interrompt encore ce soliloque intérieur. + +--Vous parlez de crampons, fait-elle avec son joli rire inexpressif: ne +vous croyez donc pas obligé de me renier comme ça tout le temps. + +--Excusez-moi, lui dis-je. Au fond, je suis bien sûr que vous ne manquez +pas d'entourage. + +--Encore s'y restaient autour. Mais sérieusement, j'ai tout ce qu'y faut +de bêtes pour qu'on me couche. Alors, si ça vous chante de rentrer seul, +ou avec Nane, vous gênez pas. Justement, je viens de la voir monter avec +ce nabot à barbe jaune, qui vous remplace, ce soir. + +--Ah! ils sont sur la galerie? + +--Je crois qu'ils se choisissent un tzigane. A moins qu'ils ne soient +dans le petit lavabo. Au revoir, alors, mon vieux. + +Et elle disparaît, incrustée entre deux habits noirs. + +Le bal est maintenant un peu plus calme; des gens sont partis; des +couples causent de tout près dans les coins; et les tziganes jouent en +sourdine une chose langoureuse, qui m'entre sous les ongles. Cela me +rappelle une heure d'été passée à Armenonville. Il avait plu toute la +journée sur la terre chaude; les branches s'égouttaient avec lenteur. +Mille feuillages semblaient nous défendre du monde haïssable qui +s'agite; on apercevait seulement en haut d'une haie le fouet des +voitures allant et venant. Et un grand diable de Magyar qui était avec +nous ayant conté aux musiciens des choses en leur langue, ils jouèrent +cette valse qu'ils jouaient ce soir, voluptueuse. + +Je cherchai Nane, je ne l'aperçus nulle part, et je m'imaginai seulement +saisir sur un visage quelconque le sourire dont on enveloppe les amants +malheureux: «Elle est dans le petit lavabo, pensai-je; dans le petit +lavabo.» Je montai. + +Je poussai la porte. Il y eut un petit cri: «N'entrez pas», d'une voix +bien connue, et j'aperçus sur le sofa banal Nane et le d'Elche qui se +dégageaient maladroitement. + +--Oh pardon, je me suis trompé de vitre, dis-je; et je redescendis du +plus grand calme. + +Mais non pas tel, sans doute, qu'il ne m'en montât à la tête quelque +méchante humeur, car, aussitôt rentré, je pris le lit avec un joli mal +de gorge, orné de fièvre, qui ne dura guère que trois jours. + +--On dirait un coup de sang, me dit le docteur: est-ce que vous auriez +eu quelque contrariété? + + + + + X + + Les Asphaltites + + + + «.....homines.....doctrinà, studio, affectu, + commercio, semifeminae; et qui solo fere + pondere praeputii (et quo interdum se gravari + dolent) distant a scortis.» + + (ATLINGER. _oper. passim._) + + Ce sont des orgiaques du commerce le plus + dangereux. Parfois, dans leur frénésie, ils + tournent les uns contre les autres ces armes + dont le poids les importune, et leur rappelle + qu'ils furent des hommes. + + +Non, toutes ces étincelantes cantharides qu'on voit vibrer autour d'un +frêne, dans l'or du couchant, personne n'en saurait extraire de philtre +tel que la jalousie. Cela réveillerait les morts: cela les réveille +peut-être; et c'est alors que leur veuve en voit passer l'épouvante à +travers son lit. + +Rappelez-vous ces soirs trop tendres où l'on ne presse son amie encore +qu'avec mollesse. Mais à s'imaginer seulement qu'elle a fléchi de même, +peut-être, et roucoulé, auprès d'un autre, un peu avant, un éclair vous +traverse; on se sent devenir un autre homme. Du reste je n'en parle +que par ouï-dire, et nul sentiment ne m'est resté aussi étranger que +celui-là. + +Mais de cette sotte soirée chez Lycoris, où j'avais surpris Nane aux +bras (si j'ose dire) de ce d'Elche, je gardai quelques jours l'âme +perplexe, pour ne rien dire d'un mal de gorge que m'avait valu je ne +sais quelle agitation du sang. + +Du reste, Nane redevint mienne presque aussitôt. Dans sa chair, dont +j'aimais l'élasticité et la fraîcheur; dans l'éclat de ce front convexe; +dans son âme même (qui n'était point autre chose, sans doute, que +l'harmonie de ses membres) habitait un charme sans lequel il ne me +semblait plus possible d'être heureux. Et qui saurait oublier sa voix, +cette voix qui apaise l'oreille comme un ruisseau qu'on écoute à travers +le bois? + +Et je me flatte que ce fut aussi l'idée virile du pardon qui me fit +retourner vers elle, et trouver à ses baisers un goût inconnu jusqu'ici. +Je suis assuré qu'il n'y eut là aucun avilissement; et de n'avoir pas +agi à l'instar de ces amants ridicules, qui semblent courir sans cesse +au-devant d'une honte nouvelle pour la dévorer à nouveau: comme ce +Jacques d'Iscamps, par exemple, dont on sait les lâches faiblesses +envers elle. + +D'autre part, Nane me jura qu'elle n'aurait plus avec d'Elche que des +relations de courtoisie, elle me jura aussi qu'elle ne l'aimait pas. + +Il m'arriva de me heurter encore à lui; et c'est encore un bal qui fut +cause de cette malencontre. + + +Il est onze heures du soir; et voici que, sur l'escalier du _Nouveau +Mabille_, des masques équivoques apparaissent. Rares d'abord, par deux, +par trois, ils descendent d'un pas hésitant, gênés par leurs talons trop +hauts. La foule, ironique et sans colère, s'ouvre devant eux; mais ils +ne s'y confondent pas. + +En voici d'autres plus nombreux, d'autres encore. Des clameurs amicales +maintenant les accueillent, des serrements de mains, de petits cris. Le +troupeau commence à se sentir maître du parc, et les danseuses peu à peu +cèdent le champ. + +Nane, qui a voulu venir là, est assise à une balustrade, et regarde. +Elle est en pleine toilette, toute noir-vêtue de dentelle, et fort +décolletée. + +--Comme il y en a, dit-elle. De quoi vivent-ils? + +Aucun économiste n'étant parmi nous, cette question demeure sans +réponse. + +--Voyez, reprend-elle, leurs escarpins. Des godillots de soirée, quoi. +(Seigneur, que ce Champagne est mauvais!) Mais pourquoi ont-ils la +toilette roulée sous le nez?... + +Et toujours de nouveaux masques arrivent, les derniers plus luxueux. +A quelques-uns, plus illustres, on fait une entrée: «Vive la Chatte +blanche!--Ah! le Fils-à-Papa!--Bravo, Otérotte! etc.» Cependant des +habits noirs, à «tête» impénétrable, se glissent dans la foule, +interrogent leur proie d'un oeil invisible, l'évaluent. D'où +sortent-ils, ceux-là, dont le linge est souple, le frac seyant. Il +semble qu'on les ait rencontrés déjà sur des parquets mieux cirés; on a +peur d'en reconnaître. + +Mais un cri général éclate: + +--Valenciennes, Valenciennes! + +Une Maja, «signée: Gaya y Lucientes», descend les marches d'un pas +souple et lent. Sa jupe flottante est vert pâle; elle porte un boléro du +même gris que son feutre. Ses yeux sont faux et profonds. + +--Valenciennes, Valenciennes! + +La chose fait des gestes avec les bras, envoie des baisers, et, sur le +milieu des degrés un instant immobile, relève sa jupe couleur d'eau pour +laisser voir un pantalon à plusieurs volants de dentelle. + +La voici enfin descendue: l'ovation se resserre autour d'elle, et c'est +une lutte pour l'approcher. Des habits noirs d'abord s'en emparent, la +pressent: on entend de petits cris. Puis le remous s'entr'ouvre, et l'on +voit que victoire est restée à deux cavaliers Henri III, en satin blanc, +avec des bilboquets, des drageoirs, et si maquillés qu'on ne les saurait +pas reconnaître demain. Ils prennent les deux côtés de la Maja: tous +trois disparaissent, en se déhanchant, suivis de quelque trente curieux +en banc de sardines. + +--Valenciennes, Valenciennes! + +--C'est le petit Septime, dit quelqu'un. Sa mère tenait le bar Sapor, +vous vous rappelez. Il y a connu, tout jeune, des gens qui l'ont +conseillé (sinon payé), des littérateurs, surtout; lui-même s'occupe de +littérature. + +--La réciproque dans la concurrence me serait un peu dure, dit Eliburru; +mais il faut tout de même que je nage deux ou trois brassées là-dedans. + +Et quand il revient: + +--Vous n'avez rien vu, nous dit-il, de ne pas voir la mime Aïssa en mal +d'éphèbe: un joli blond, ma foi! + +--L'union des concurrences. + +--Mon cher, avec cette virilité et cet aspect marocain qui la font un +peu déplacée en son sexe, elle a pris le gosse sur ses genoux: ce pauvre +petit en faisait une figure toute décontenancée. Pensez donc, des +baisers sans épines! + +--Comment l'appelle-t-on, celui-là, savez-vous? + +--J'en ignore: on pourrait demander le Tout-Sodome. + +--Oh! regardez-moi ce fripon-là. + +Un cupidon cinquantenaire, au déguisement souffreteux, passe devant +nous; et son cotillon laisse apercevoir qu'il est très cagneux. On +dirait un cordonnier triste, un cordonnier sans canari dans son échoppe, +ni giroflée à sa fenêtre. Deux petites ailes cotonneuses palpitent +tristement à son dos, comme de dégoût. + +La bacchanale est à son comble. Des voix singulières, aiguisées pour +ainsi dire, crient dans la fumée; les gestes qu'on y distingue ont je ne +sais quoi de jamais vu, et comme un sens nouveau. + +L'orchestre maintenant attaque une suite d'airs religieux, noëls et +cantiques; sur quoi tout un quadrille s'organise, morne et monstrueux; +et, tandis qu'en proie à je ne sais quelle épilepsie se désossent tous +ces chicards de mauvais rêve, d'autres couples cherchent le mystère +propice, se parlent de près, dans l'ombre. + +La chaleur, l'ennui, un peu de répugnance nous font taire; et, +inopinément, dans le silence, Nane déclare avec simplicité: + +--C'est très joli. + +--La musique aussi, n'est-ce pas? + +--Tiens, c'est vrai, dit-elle, et chantonne: + + C'est le mois de ...ie, + C'est le mois le plus beau. + +--Ça ne vous écoeure pas de voir ce que ces gens font avec des choses +qui vous faisaient battre le coeur autrefois. Que vous deviez être +aimable, Nane, à l'ombre parfumée d'une église, et toute recueillie en +vous, comme un bouton de tubéreuse. + +Mais quelle flatterie saurait percer la croûte de son scepticisme? + +--Je trouve, répond-elle, que tout ça sert aussi bien à faire danser. + +--... + +--Et puis, vous m'ennuyez avec vos superstitions! + +Elle hausse les épaules, et s'incline en avant de la balustrade. + +Je me penche aussi pour découvrir sur son beau visage les grimaces de la +contrariété; mais, au même instant, je la vois changer de couleur: ses +yeux se fixent épouvantés sur un couple qui est en contre-bas de nous et +qui, peu soucieux sans doute ou ignorant de notre présence, s'abandonne +au plaisir de la conversation. + +C'est d'abord une espèce de géant qui rit d'un accent germanique sous +sa «tête», tandis qu'il étudie, de ses mains énormes et laiteuses, un +masque d'apparence plus aimable, une soubrette, qui, ayant quitté son +domino, le porte roulé sur un bras et demeure là en ce galant déshabillé +d'estampe. Elle a gardé du fil de fer sur la figure, mais ses épaules +sont nues, blanches au demeurant et ornées d'un large collier d'or vert, +de perles, d'opales. + +C'est ce collier que Nane contemple avec une attention passionnée. +Enfin, elle s'exclame tout haut; la soubrette, ayant levé les yeux, nous +aperçoit, quitte aussitôt son antagoniste et s'esquive parmi la cohue. + +--Saleté! siffle Nane., et, prenant mon bras: Venez, me dit-elle, il +nous faut l'attraper. + +Dire que l'enthousiasme m'attache ses ailes aux pieds serait une +exagération. Je suis, pourtant, sans tout à fait comprendre l'aventure, +ni les raisons que peut avoir mon amie de haïr cette jeune personne en +jupon à raies, dont l'aimable tortuosité trahissait tout à l'heure un +sexe désormais presque inattendu en ces lieux. Nane cependant se tait, +et suit sa piste. + +Mais des gens, sans cesse, nous coupent. Une Milanaise, dont la robe de +velours olive, fendue sur le côté, laisse apercevoir que le personnage +est en maillot, s'incline révérencieusement devant Nane, et d'une +criarde voix: + +--Venez voir, tous, clame-t-elle, venez donc voir Madame! + +Puis c'est un Arlequin d'une obscénité inattendue, dont le costume +collant et versicolore laisse, ça et là, par quelques losanges vides, +apparaître un peu de chair. Il brandit vers nous une batte qui a l'air +d'un symbole ithiphallique, ou d'une palette à croupiers. + +Nous passons. Voici Valenciennes encore et sa queue de provinciaux. +Depuis plus d'une heure, sans savoir pourquoi, ils la suivent, comme +ils suivraient toute autre chose, propre ou sale, pourvu qu'elle soit +notoire. + +Mais Nane aperçoit derrière une colonne la soubrette en train de +remettre son domino. Elle y court; l'autre s'échappe encore: moi +continuant à suivre, et, mon Dieu, que je dois avoir l'air sot! + +Enfin un groupe retient la fugitive; et Nane bondissante atteint sa +proie. Elle ne dit toujours rien, mais cherche à lui enlever son masque: +l'autre lutte, se détourne, et Nane, s'en prenant soudain au collier, +l'arrache à force. Il cède, se brise, des pierreries roulent à terre, +et, tandis que des obligeants s'occupent à les ramasser, la soubrette de +nouveau a disparu. + +Voici, retrouvés, les fragments du bijou, tous ou à peu près. Nane s'en +empare: + +--Le collier est à moi, dit-elle d'un ton rageur, le monsieur +pareillement; mais lui, on peut le garder. + +C'était donc un homme aussi, la soubrette! J'interroge Nane, que j'ai +fait asseoir dans un coin, et qui pleure. + +--Bien sûr que c'en est un, gémit-elle: c'est d'Elche. Vous savez bien +qu'il m'avait emprunté de l'argent? + +--Comment diantre voulez-vous que je sache ces choses-là? + +--Enfin, il l'a fait. Et puis dernièrement, comme je n'en avais plus, il +m'a pris des bijoux; je ne voulais pas d'abord; mais il m'a forcée. + +--Comment forcée? + +--Oui, enfin. Il a--il a insisté. Ensuite, il ne m'a pas rendu les +reconnaissances. Et ce soir, je le vois portant mon collier--et, avec un +homme. Mais c'est bien fini--je le jure. + +Et Nane pleure toujours. + +--Enfin, vous l'aimez encore, ce poisson-là? + +--Moi! je ne peux pas le souffrir, vous savez bien. + +--Ce n'est pas, je suppose, l'estime, ni l'admiration qui vous +retiennent dans ses bras? + +--Dans ses bras! Et Nane, haussant les épaules, rit avec mépris parmi +ses larmes. Comme s'il y avait quelque chose à y faire! (Seigneur! +Seigneur! que je suis malheureuse.) + +--Pourquoi ne pas le faire pincer? D'après ce que vous me dites, en +disant un mot aux inspecteurs. + +--Non, non, s'écrie-t-elle d'une ardeur soudaine. Je ne veux pas qu'on +lui fasse du mal. (Seigneur!) + +Un silence désobligeant tombe sur nous, et dure. Malgré le brouhaha, +j'entends que Nane soupire, de toute son enfantine douleur. + +--Mais enfin, Nane, si vous ne l'aimez pas, ce d'Elche, ni ne l'estimez, +et qu'il ne soit d'aucun usage, pourquoi le gardez-vous? + +Nane interrompt ses pleurs, et réfléchit derrière la grille de ses cils: + +--Je ne sais pas, dit-elle. + +Cependant un petit cercle s'est formé, qui nous entoure. La Milanaise a +repris son aigre boniment: + +--C'est une femme, crie-t-elle, une vraie femme. + +L'Arlequin aux losanges de peau est là aussi, appuyé contre une colonne. +On dirait qu'il est ivre; et tandis que le rouge de ses joues, en +fondant, découvre une peau bleuâtre, de sa batte il agite l'air épais, +avec mélancolie. + + + + + XI + + Les charités de Nane + + I + + _Primavérile de Ver_ + + + «Caritas habenda est ad orrmes.» + + _(Im. Christ. I, 3.)_ + + Quant aux Oeuvres, mieux vaut ne s'en + mêler point du tout que d'y porter des soucis de + parti, ou de secte. Si entêté que vous soyez + de votre dieu, l'en croirez-vous mieux établi, + de l'avoir fait confesser pour une pièce d'or, + comme don Juan? + + +Quelle chose fut jamais plus changeante qu'un matin d'avril, si ce n'est +mon amie? Les pitres eux-mêmes, au visage mobile, sauraient-ils figurer +ses caprices? Car Nane, comme une eau sinueuse, que le vent froid du +matin éveille et fait frémir au pied des saules, ce n'était que frisson, +imprévus détours, secrète pente. + +Mais c'est envers ses amies surtout qu'on la vit se piquer +d'inconstance. Cette Noctiluce, par exemple, à qui elle parut se fixer +un instant, ne fit, comme les autres, que traverser sa vie. Étrangère, +d'ailleurs, et nul ne sachant rien de son passé, elle disparut soudain +sans rien laisser derrière elle que le sillage inquiétant de son +souvenir. C'est ainsi qu'en été, au crépuscule, un large papillon, fait +d'ouate noire, entre par la fenêtre avec l'odeur des herbes et des +arbres, palpite autour des lampes, un instant, et de nouveau se perd +dans la nuit. + +Puis vint Primavérile de Ver, petite et charmante personne, aussi +printanière que ses noms, et qui aime à se vêtir, comme un tabouret +Louis XVI, de rayures et de fleurs. C'était, de les voir toutes deux +ensemble, maints délicats tableaux: on aurait juré qu'elles s'aimaient +vraiment. Cela n'allait pas même sans un peu de jalousie, et j'eus +d'abord à en souffrir du côté de Primavérile. Elle laissa percer plus +d'une fois le déplaisir que lui causait ma présence entre elles; et +jusqu'à me traiter de «fourneau», ce qui n'avait aucun sens, comme je +lui en fis la remarque. + +Il est vrai de dire qu'elle se montrait tout autre aussitôt que Nane +avait le dos tourné. L'impertinence était alors remplacée par les plus +séduisantes agaceries, des airs mutins, une main sur mon épaule, et le +spectacle multiple de ses jambes au milieu de ses jupes; spectacle, en +vérité, bien propre à émouvoir un honnête homme. + +Cela vint au point que je souhaitais les absences de Nane, pour étudier +sa petite amie mieux à fond. Je ne suis pas de bois, à parler franc, +mais enclin au contraire à embrasser les formes plaisantes: celles de +Primavérile l'étaient. Il ne faut donc point s'étonner si je me trouvai +un jour riche de ses promesses les plus formelles, et d'un rendez-vous +pour le lendemain au Plutus, «où on ne connaît personne.» + +Mais à les voir, comme j'avais fait la veille encore dans la chambre +de mon amie, après un essayage (me dit-on), qui en aurait cru aucune +capable de trahir l'autre? C'était le plus délicieux abandon. Nane, en +chemise longue et dans un grand fauteuil, faisait sauter sur ses genoux +une Primavérile à peine mieux vêtue qu'elle, si ce n'eût été une culotte +de satin paille et des chaussettes cachou, qui lui donnaient l'air d'un +petit garçon. Elle avait aussi des rubans aurore à ses genoux, et, +cependant, de sa voix en fer de lance, criait: + + A Paris, + A Paris, + Sur un petit cheval gris. + +C'est ainsi que le lendemain je me trouvai, un peu avant dîner, au +Plutus. Il y faisait bon, il y faisait meilleur de toute la bourrasque +qu'on entendait meurtrir aux carreaux ses ailes humides; de tout le +froid qu'on devinait sur le boulevard. Du reste, j'y avais tout de suite +été reconnu par un monsieur âgé. Puis Alcide de Cintra entra, me tendit +la molle charcuterie de ses doigts, déposa pareille offrande dans la +main du vieux raseur, et, je ne sais pourquoi, s'assit à mon côté. + +--Il fait bon, ici, dit Cintra. + +--Et il y a du linge. + +--C'est vrai; c'est comme dans le distique. + +--Quel distique? interrogea poliment le macrobe. + +--Vous ne savez que ça; ce qu'on lit l'été, sur les devantures: + + Vu l'élévation de la température, + Aujourd'hui la volaille est à l'intérieur. + +Il fait très bien dans le décor, Cintra, au milieu des stucs +magnifiques. Parmi tous ces gens de théâtre, dont il est, avec ses yeux +agiles et fins, sa barbe à huit reflets, ses oreilles si rouges qu'elles +en ont un air fraîchement tiré, c'est encore une figure bien parisienne, +Cintra: je l'aime beaucoup. + +--Mais, me dit-il, en quel honneur vous voit-on ici? Vous avez cet +aspect qu'on prend malgré soi, lorsqu'on attend une autre dame que +celles qui sont là. Est-ce que vous auriez fait un béguin, par hasard? + +Et se passant sur les lèvres une langue qui est comme un rond de +betterave, il ajoute: C'est d'ailleurs la chose la plus agréable... + +Il dit cela d'un ton suprême, qui m'agace un peu. C'est vrai, après +tout, que je suis au Plutus pour attendre une dame à qui j'ai inspiré +(pourquoi m'en défendrais-je?) un tendre caprice. Et c'est vrai que les +questions de Cintra, comme sa compagnie, m'agacent. Pour couper court: + +--Vous qui connaissez tout le monde, lui dis-je, qui est-ce donc, tout +près de nous, cette petite femme--qui a gardé ses peaux de bête--et il y +a deux dos de Messieurs--dont un en raglan--qui lui font vis-à-vis? + +--C'est Mary Merrycourt, une Arlésienne: vous ne la connaissez pas? + +--Si, si, mais je n'en voyais qu'un triangle de joue. + +J'appuie un peu à droite. Mary, qui m'aperçoit, cligne un sourire, à +quoi je réponds par une des meilleures grimaces de mon répertoire, qui +est vaste, et va de Léonard à Hoksaï. Tout de suite, elle baisse le +bout rose de son nez, mais, au bout d'un moment, regarde encore: autre +grimace, du genre tragique, cette fois. Mary est hypnotisée, a envie +de rire, et ne peut se tenir de regarder mes jeux de visage, que +j'accentue, en les variant. Et soudain, ça y est: elle pouffe dans son +verre. Les deux messieurs se retournent; mais moi, j'ai déjà revêtu +l'olympienne physionomie de feu Wolfgang; et je critique le plafond. + +Cintra ne m'écoute pas: il achève une petite histoire aussi personnelle +que possible. + +--... Il faut vous dire que, de ce temps-là, j'étais fauché comme un +tennis... + +--Ce n'est pas, insinue l'autre, le tennis que l'on fauche. + +--Oui, oui, je sais, c'est le lawn. Toujours est-il que j'étais enchanté +de mon aventure: «Un petit souper tout simple» elle avait dit, et, +là-dessus, désigné à son cocher un restaurant fort connu que je ne +connaissais encore que de nom. Traversée brillante, chuchotements sur +le passage, attention générale, escalier, etc.; petit salon simple mais +très cossu; je remarquais aussi qu'elle commandait beaucoup de choses. +Nous soupons donc, et, tout fini, on apporte la note, que j'attendais +sereinement avec la somme que j'ai dite, cinq ou six louis. Il y en +avait pour trois cents francs, Monsieur: un vol manifeste. Je commence +par crier, par donner ma parole que je ne paierai pas... + +--Vous pouviez toujours leur donner ça, comme à compte... + +--Et la klebbe, pendant ce temps, qui me regardait avec ses airs de +Diane au mépris; je l'aurais saignée. Il fallut tout de même la prendre +dans un coin, lui expliquer. Ah! ce rire qu'elle eut; je l'entends +encore: c'est des choses qui vous durcissent le coeur, pour le reste de +la vie. + +Quand même, elle me consola: «Je n'ai pas ma bourse, me dit-elle; +mais le gérant me connaît, tu parles. On va lui faire le boniment.» +Là-dessus, monte le gérant, qu'elle prend à part; un gros, c'était, qui +est mort depuis dans les tours Notre-Dame, d'une frayeur qu'il a eue, il +paraît. Et je le voyais faire des grands bras d'assentiment. Alors on +est venu enlever l'addition. Pendant ce temps, ma douce amie était +à causer et rire avec la femme du vestiaire. Puis on rapporta les +vêtements, et nous nous séparâmes, moi un peu fraîche, elle voulant +me retenir. Mais j'allai me coucher; j'en avais ma claque, des +tragédiennes. Et voilà qu'en ôtant mon pardessus, je déniche trois +billets de cent francs, qu'elle y avait mis. Ah! je vous promets que je +n'ai fait qu'un bond jusque chez elle! + +--Vous étiez furieux? + +--Pensez donc, d'avoir été si gourde avec une femme comme ça; une femme +de coeur, monsieur. Le plus drôle, c'est qu'elle m'attendait. + +--C'est tout ce qu'il y a à faire, après l'amorçage. + +Le vieux monsieur, qui est peut-être pêcheur, n'a pas l'air de l'avoir +dit méchamment, et le conteur clôture par ces mots: + +--Pas une fois, d'ailleurs, nous n'avons reparlé de ça ensemble. + +--Mais, la note? + +--Je n'ai pas besoin de vous dire que je l'ai payée, ou plutôt fait +payer par un homme d'affaires; on a même fait une réduction. Car, +dans les grands restaurants, c'est toujours meilleur marché de faire +attendre. + +Tout cela étant plus riant, au fond, pour Cintra que pour moi, je me +remets à faire des grimaces à Mary Merrycourt, qui prend un air furieux, +et change de place avec un de ses cavaliers. Je ne puis pourtant +pas continuer ma mimique avec le Monsieur. Alors je retombe à la +conversation: ce n'est plus Cintra qui parle, maintenant; mais son +compagnon n'est guère plus drôle, et raconte des aventures de jeunesse. + +A la longue, et le récit en paraissant devoir renaître sans cesse de ses +cendres: + +--Pardon, lui dis-je, si je vous coupe, comme disait Samson au poète +André de Chénier, mais il me semble que tout cela, pour si flatteur +qu'il vous paraisse et qu'il vous soit, n'a rapport que d'assez loin à +cette espèce de passion canaille dénommée béguin, dont vous vous êtes +longuement entretenus et que pour ma part... + +--Là, là, dit Cintra, reposez-vous. + +--Tenez, je puis vous fournir un exemple plus authentique, de béguin; +et ce n'est pas à l'orateur, cette fois-ci, que c'est arrivé, mais à un +Belge du Congo, que vous avez peut-être rencontré à Léopoldville, ou au +Bois--qu'on appelait: Romuald... Romuald A'Benissen van Thulda. + +Les deux hommes hochent la tête. + +--Ah! on l'appelait comme ça, fait Cintra. Et est-ce qu'il venait? + +--Parfaitement. Donc, il avait cueilli, dans je ne sais quel Moulin, une +fille quelconque, assez jolie, qui s'obstina longtemps à le prendre pour +un marchand de savon, et qui en était folle. A ce point qu'un beau jour, +munie d'une de ses cartes de visite, elle alla se faire tatouer au blanc +de la cuisse ces paroles mémorables, que timbre un coeur transpercé d'un +couteau: «J'aime (j'aimerai toujours) Romuald A'Benissen van Thulda, +représentant de l'État libre du Congo, 279, rue de Villersexel»... + +--... Ci-devant rue de Mailly, continua le vieillard: il y avait là +jadis un parc délicieux. + +--... Mais mon Belge, excédé d'avoir ce témoignage sans cesse devant les +yeux... + +--Oh! sans cesse... + +--Enfin, quelquefois. Mon Belge, donc, repartit pour son Congo; et +maintenant la môme gagne tout ce qu'elle veut avec les étrangers. Elle +est en passe (si j'ose dire) de devenir inscription historique; et je +crois qu'elle a un traité avec Cook. + +--Mais, toujours à propos de béguin, demande Cintra ironique, et le +vôtre? Vous allez en être réduit, tout à l'heure... + +A ce moment, la porte s'ouvre. + +--Quand on parle de la louve..., lui dis-je. Et la petite Primavérile +s'en vient à nous, capricante, menue, les yeux luisants comme deux +gouttes de café. Elle s'assied tout contre moi: sa robe, exacte aux +hanches, me défend mal contre le toucher d'une chair étroite et dure. + +--Je ne veux pas, me dit-elle à l'oreille, dîner avec ces mufles-là... +Vous tout seul... + +--Dans un fauteuil? + + + II + + _Le bon chien Cocktail_. + + «Vix invenires fabulam quae istam + insulsitate superest.» + (J. DE LAUNOY. _Op_.) + + Il est certain que ce chapitre-ci ne présente + pas un grand intérêt. + + +Nane n'a eu aucun soupçon de ma fugue avec Primavérile de Ver. Et moi, +j'en ai gardé le meilleur souvenir. Outre qu'elle se montra à la suite +d'ébats divers, d'un désintéressement difficile à vaincre. Et ces +choses-là, dirait Cintra, vous vont au coeur. + +Quant à Nane, la voici abusée d'une tendresse nouvelle. C'est un toutou, +cette fois, où son coeur s'intéresse, un mauvais toutou de gouttières, +qu'elle a ramassé rue Dauphine, venant de se faire écraser la patte par +un camion--et qui hurlait son âme. Il était hirsute, d'ailleurs, +crotté, et, sauf qu'il n'avait pas de collier, on l'aurait pris pour un +socialiste de gouvernement. + +Grâce aux avis de son docteur et deux vétérinaires, elle a réussi à +retarder quinze jours la guérison de cette pauvre bête. Aujourd'hui, +qu'il est enfin sur ses pattes, le voilà tout à coup familier, gourmand, +cela va sans dire, mais goulu, encore, jusqu'à ronger les descentes de +lit; et qui répond au nom de Cocktail comme si c'était celui même de ses +pères, de ses nombreux pères. + +--Il est vilain, Nane, votre cabot; mais il paraît racheter cela par sa +bêtise. + +--Bête, Cocktail! Vous ne comprenez rien aux bêtes, mon cher. C'est à +croire que vous n'avez jamais eu de coeur. Et si vous saviez, quelles +dispositions il a pour sauter! Cocktail ici! + +Et elle prend une canne. Cocktail, dévoré d'inquiétudes à la vue d'un +bâton, se réfugie derrière les rideaux de la fenêtre. + +--Cocktail, ici, Cocktail! Stoupide bête! Cocktail ne bouge, mais, comme +Nane finit par lui donner des coups de canne, il cherche un havre entre +mes jambes. + +--Comme c'est ingrat, dit-elle, les chiens: on dirait des hommes. En +voilà un que j'ai soigné, embrassé, pendant un mois; que j'ai fait +tondre, laver, pomponner. Et pour quelques malheureux coups de canne, ça +fait la tête. + +Nane paraît près de tomber dans une affreuse mélancolie--quand on vient +lui annoncer sa soeur. + +--Ne bougez pas, me dit-elle, je vais la recevoir dans ma chambre, et +l'expédier tout de suite. + +Nane ayant, à son ordinaire, laissé la porte ouverte, et la causerie des +deux soeurs bientôt monté de ton, je distingue tout ce qui se dit, à +travers la portière. + +--Je t'ai déjà écrit, fait Nane, que je ne pouvais rien faire. Je n'ai +pas le sou et maman me coûte déjà assez cher comme ça. + +--Ecoute-moi, Anaïs, je ne t'ai pas tout dit dans ma lettre; j'ai deux +des enfants malades, l'un à la maison qui me mange de médicaments; et +l'autre, c'est le dernier, mon petit Alfred. La nourrice m'écrit que je +suis trop en retard, et que, si je ne lui envoie pas d'argent, elle va +me le rapporter, en pleine rougeole: il mourrait sur la route. + +--Tu comprends bien, que tout ça c'est du battage, une nourrice aime +trop son nourrisson, en général, pour le faire mourir. Tout le monde +sait ça. Et puis, tes enfants, après tout... tu n'as même pas voulu que +je sois marraine. + +--Mais, Anaïs, je t'ai expliqué..., ma belle-mère... mon mari... + +--Ah! et qu'est-ce qu'y devient, ton mari, l'homme fort, le père de tes +enfants? Sais-tu une chose: tu devrais me l'envoyer; nous arrangerions +peut-être quelque chose ensemble. Je devine, au timbre de sa voix, que +Nane sourit. + +--Mais, 'Anaïs, crie encore la malheureuse, tu sais bien qu'il ne voudra +jamais. S'il savait seulement que je suis venue, il serait capable de me +battre. + +--Que je le tienne seulement une heure; j'en ai maté d'autres, va! +D'ailleurs, si vous êtes assez riches pour vous payer de la fierté! On +reste chez soi, alors. Je ne vous emprunte pas d'argent, moi. + +--Et à cette époque où tu étais si en dèche? Est-ce que je ne +t'apportais pas un louis, comme tu dis, par semaine? Et Dieu sait si ça +m'était commode. + +--Je te les ai rendus, pas? Je voudrais bien que tu fasses de même. +Sais-tu combien tu me dois? J'ai regardé hier, quand je t'ai écrit: 760 +francs. Ça me paraît assez comme ça; vous finiriez par me prendre pour +Madame le Bon. De l'argent, de l'argent, c'est facile à dire. Tâche d'en +gagner toi-même, que diable. Fais comme moi, travaille! + +--Mais, 'Anaïs! Tu ne veux pourtant pas que je me mette comme ça, tout +de suite... je suis honnête, après tout. + +--Oui, une honnête femme, qui a fait Pâques avant Carême. + +--Puisque nous devions nous marier. + +--Moi, je trouverais ça plus dégoûtant encore, de marcher avec +quelqu'un, si je devais être sa femme. Et puis, quoi, cherche autre +chose, alors. Grouille-toi. Mais ne compte pas sur moi, j'ai assez de +charges, Dieu merci! Tu ne te figures pas que je vais te prendre comme +seconde femme de chambre? + +Ici Cocktail, en pénétrant dans la chambre à coucher, avertit ces deux +Atrides que la porte est restée ouverte; on la ferme, et je n'entends +plus rien. + +Au bout de quelques minutes, Nane me rejoint: + +--Elle a été dure à décramponner. + +--Oui--j'ai entendu d'ailleurs la moitié de votre dialogue, et il +me semble que c'est vous qui avez été dure. Donnez-moi au moins son +adresse, je lui enverrai quelque chose de votre part. + +--Ce n'est pas la peine, j'ai fini par lui donner cent sous (et Nane +rit). Il fallait voir sa tête; mais elle les a pris tout de même. Si +vous saviez ce que ça rend vil, d'être mère! Pour ses enfants, elle +ramasserait de l'argent avec sa bouche--dans la boue. + +--Comme vous dites, Nane. Mais ne pensez-vous pas qu'il aurait autant +valu être charitable pour votre soeur, que pour le chien Cocktail. + +--Parce que c'est ma soeur? Mais, justement, il me semble que la charité +qu'on fait par devoir, ce n'est plus de la charité. + +Et Nane paraît comme frappée elle-même par la contondance de son +argument. + +--Moi, je crois, sans tant de profondeur, que pour vous être défendue +aussi bien, il faut que vous teniez à votre galette. + +--Je tiens à ma galette, moi! + +Le reproche parait l'émouvoir. D'un port indigné, elle marche à son +bonheur-du-jour, l'ouvre et me tend un papier où je puis lire: + + _Reçu de mademoiselle Hannaïs Danois, la somme de *** cents francs, + pour avoir un béguin pour l'ami de Mme Nane. + + Signé_: PRIMAVÉRILE DE VER. + + +Je demeure un peu chose sur le moment, et Nane, de son ongle dur et +bombé me touchant l'épaule: + +--Je vous donnerai, dit-elle, l'adresse de ma soeur, décidément: vous +pourrez lui envoyer un peu de cet argent-là. Et ne dites plus que je ne +suis pas charitable, de vous avoir offert cette petite. + +Elle ajoute même, pour corroborer sa sentence de tout à l'heure: + +--La vraie charité est celle que l'on fait au gré de son coeur. + + + III + + _L'Hospitalité écossaise ou l'Electricien_ + + «Voces meretricibus convenientes ingerit, + quas fortasse didicit a matre sua.» + (J. WESTPHALUS _adv. Calvinum._) + + Elle se ressent de ses origines, et fait + parfois usage d'un langage hardi. + + +Qui ne connaît la maison de couture Furstendolch, où l'on inventa (quand +la loi permit aux ouvrières de s'asseoir) le tabouret en pin des Landes, +où les jupes s'enrésinent? Qui n'a admiré cette façade modern-style, que +des fleurs tachent d'azur, tour à tour, ou de sang; et c'est une +gloire de plus, dans ces parages glorieux de la colonne, que la maison +Furstendolch. A passer devant tant de géraniums ou d'hortensias, on +goûte une joie saine; on respire la campagne, l'honnêteté: on se sent +meilleur. + +Au temps qu'elle y occupait un emploi, la soeur de Nane, Mlle Clotilde +Garbut, dit Clo-Clo, fit, honnête encore, la connaissance de M. Evenor +Lemploy, contremaître ès-arts mécaniques. + +Pour être plus précis, Lemploy appartenait à l'espèce dangereuse des +électriciens, vêtus de bleu. Il était de ces anonymes qui envahissent +les maisons par équipes, pour y clouer, le jour durant, des fils de fer +contre les murailles éventrées, et qui organisent à coups de marteau +des catastrophes complexes. Et puis, ils s'en vont d'un coeur léger, +laissant derrière eux l'insomnie et la migraine. + +Lui, Lemploy, était pareil à ses collègues. C'était un pauvre cerveau +sans images, à qui le temps apparaissait comme une progression +arithmétique pas très longue, l'espace comme un polygone irrégulier; car +il ne pensait communément que sur deux dimensions. Mais les solutions +des manuels lui tenaient lieu de raisonnement. + +Tel quel, il aima Clo-Clo, l'engrossa, l'épousa. + +Il n'y aurait pas eu grand mal s'il s'en était tenu à ce trio de +sottises, et il pouvait à son usine gagner assez largement la vie de +trois à quatre personnes. Clotilde, de son côté, n'était pas incapable +d'aider au pot-au-feu, avec son aiguille. Par malheur, la manie de faire +des enfants est une des moins guérissables qu'il y ait au monde. On a vu +des épouses chrétiennes faire douze petits de suite; d'autres en +mettre au monde jusqu'à trois à la fois, et tous les trois, horrible +détail,--viables. Les ménages ouvriers surtout sont incorrigibles: +couples naïfs, insoucieux d'une porcelaine où entendre clapoter Malthus. + +Les Lemploy eurent donc un second lardon, puis une môme et un mioche, +suivis d'un moutard. Aucun d'eux ne mourait, et ils mangeaient tous +comme des enfants de pauvres. Au cinquième, Clo-Clo tomba malade, ne put +pas nourrir. Cela fit des frais, et d'autant moins opportuns que le père +avait pris de mauvaises habitudes. + +C'était un assez beau gas, cet électricien; de ceux que les femmes du +peuple jugent «costaux». Il avait les épaules larges, une moustache qui +reluisait de cosmétique, la main grande, douce et velue. Brutal de son +naturel, comme sont d'ordinaire les hommes caressants, il la levait +souvent cette main, mais au grand dam surtout de ses amoureuses; car +d'ailleurs il n'aimait pas beaucoup à taper sur sa propre famille. + +D'amoureuses il ne manquait point, ayant trompé sa femme aussitôt +qu'elle le fut devenue. C'est ce qui, peu à peu, le dérangeait, le +rendait irrégulier à l'usine; beaucoup plus que de boire, où il était +enclin aussi, mais ne se hasardait qu'avec prudence. Non que ce fussent +des liaisons coûteuses; et elles auraient pu devenir tout l'opposé, s'il +l'avait voulu. Mais, au fond, ce contremaître était un honnête homme, +encore qu'il manquât de culture et de philosophie. Aussi bien était-il +libre penseur; ce qui, peut-être dispense beaucoup de penser. + +On ne sait pas très précisément si Mme Lemploy était avertie de son +malheur: il y a peu d'apparence. Lemploy courait surtout les bonnes, les +concierges, les cuisinières, dont son état le rapprochait. Un homme qui +pose des fils de fer sur un mur, qui peut mettre le feu à la maison ou +foudroyer les gens, c'est une espèce de Prométhée pour des âmes vierges. +En cas que le vautour du désir ne dévorât trop profondément le porteur +de flamme, ces Océanides le consolaient d'ordinaire sans le trop +différer; et l'escalier de service où il passait inaperçu, le menait, +par un degré commode, vers ces déesses subalternes: consolatrices aux +bras forts, au lit qui craque, au large coeur. + +Clo-Clo ne les connaissait pas. Tout cela se passait loin de son +quartier; et les femmes de sa classe, toujours occupées, n'ont point le +temps de se bâtir des malheurs en Espagne, ni d'imaginer des rivales +dans l'inconnu. Si elles sont jalouses, mal dont elles ont leur part, +c'est d'une voisine ou d'une parente; de la personne qui les touche de +près. La plupart le deviennent de leurs filles, et non point toujours +sans raison. Mais la fille de Clo-Clo était bien jeune encore; et puis +l'électricien, placé, par un métier mal défini, à mi-côte entre +le «sublime» d'atelier et M. Joseph Prudhomme, était une façon de +demi-bourgeois: Evenor avait des préjugés. + +Il en nourrissait contre Nane, sa belle-soeur, que lui avaient fournis +les romans-feuilletons, ces moules-à-gaufre de la conscience populaire. +La Bacchanal d'Eugène Sue et sa soeur touchante, la Mayeux, qui trime, +tandis que l'autre mène une fête Louis-Philippe à dégoûter des vices les +plus beaux, ont enfanté une famille nombreuse, redoutable, où le peuple +croit reconnaître ses filles, et se réjouit de voir maudire leur +déshonneur en mauvais français. C'est là aussi que Lemploy avait puisé +cette opinion que le métier de courtisane est mal compatible avec la +décence ou la vertu, alors qu'il ne l'est pas même avec l'amour. + +Tout cela fait qu'il portait peu de sympathie à Mlle Dunois, ne voulait +pas la voir, ni que sa femme la vît; et souffrait dans son coeur qu'une +aussi fâcheuse tare souillât le nom des Garbut, et des Lemploy par +éclaboussure: deux noms irréprochables, assurait-il; et c'est vrai que +l'Histoire ne leur reprochait rien. La Tare, de son côté, ne l'aimait +guère, encore qu'elle le jugeât bel homme. Surtout elle ne pouvait +souffrir Clo-Clo, que leur mère, Mme Garbut, avait chérie trop longtemps +à son désavantage. + +--Pourquoi est-elle toujours enceinte? disait-elle un soir à un de ses +amis. C'est répugnant. + +--Il en faut comme ça, Nane: la Tunisie manque de bras français. + +--Ben, s'il n'y a que moi? Remarquez que ça n'est pas _gratis pro +Deo_, les enfants. Alors, pourquoi passe-t-elle son temps à se faire +engrosser; et puis après pour crever de mouïse--si on la croyait... + +--Ne vous fâchez pas. + +--Et caressant à l'oeil, avec ça. J'en voyais une, l'autre soir, qui +prenait le Métro. On aurait dit qu'elle portait un panier à bouteilles +sous sa jupe. Non, mais très peu pour moi, je vous prie, de ventre. + +Et Nane, constate avec orgueil, dans la psyché, que le sien est presque +concave, ainsi que la mode exige. Elle ressemble un peu, ainsi, aux +léopards des Plantagenets. + +--Tout de même, continue cette bête héraldique, j'ai fini par leur avoir +le meilleur, aux époux Lemploy. Clo-Clo m'annonce que mon beau-frère +accepte de venir dîner avec moi, ce soir. Quel honneur! Et ce qu'ils en +font des magnes pour taper les gens! Tenez, goûtez-moi ça: c'est tout +frais. + +Elle me tend une lettre à l'encre pâle, où l'on peut lire: + +«Ma chère soeur, + +«Ça n'a pas été tout seul de décider Evenor; et il a commencé par faire +du fouan. Et puis, come il est bon coeur dans le fond, il a dit: «Non! +je suis père de famille. Mon devoir «c'est ma honte. C'est moi qui vous +ai mis «dans la purée: j'irai rompre le pain de ta «soeur.» Il faut te +dire que, s'il est sans place, c'est que, come un fait exprès, il était +absent, pour une certaine raison, le jour où les patrons infâmes, sous +le prétexte que les frais leur mangeait de l'argent, ont flanqué leur +sac à deux des contremaîtres. Evenor a beau être aimé de tout le monde, +come il était absent sans avertir, il a écopé. Je ne conte plus que sur +toi dans nos malheurs, ma chère Hanaïs. Sois bonne et généreuse pour +lui: avec le temps, il t'aimera; et renvoie le vite après le café. Je +t'embrasse comme je t'aime. + +«CLOTILDE. + +«P.S.--Le petit Alfred va mieux. Mais la nourrisse réclame toujours son +dû.» + + +Comment trouvez-vous le chiffon? reprend-elle. On dirait une portière de +théâtre. + +--Moi, je la trouve très gentille. Voyez, elle s'est reprise pour +ajouter un H à Hanaïs. + +Mais Nane rit, avec cette voix sifflante et cette bouche de reptile +qu'elle a contre les gens qu'elle hait. Joli reptile, au demeurant. +Et l'ami songe que si le comte Julien de la légende mourut pour avoir +couché avec des serpents, c'est qu'ils étaient trop. Un seul, il l'a +su naguère, cela n'est pas sans douceur. Il rêve à la Nane des jours +passés, aux noeuds de sa fougue lascive, à sa gorge blanche, à ses +blanches jambes--aux neiges d'antan. + +Qu'elle est loin, aujourd'hui--et si près, dressée, comme un bel écran, +devant le grand feu du cabinet de toilette. A travers le linon et la +mousseuse mousseline, les courbes de sa chair sont trahies et dorées par +la flamme: + +--Vous êtes jolie, comme ça, Nane: on dirait une pêche Bourdaloue. + +--Oui, il faut bien se mettre en frais pour sa famille. Vous permettez +que je continue. Avec vous, je ne me gêne pas. + +--Hélas! + +--Et puis, je voudrais lui faire comprendre, à cet homme de science +appliquée, qu'il y a d'autres femmes que son épouse--pas pareilles. Oh! +en tout bien, tout honneur, vous savez. + +--Et quand même, Nane! Ça ne sortirait pas de la famille. Mais lui +donne-t-on un bon dîner, au moins? + +--Il y a des machines avec du poivre frais; d'autres, au safran... + +--Vous croyez encore aux épices. + +--Et puis du champagne tout autour: ils adorent ça. Chez moi, quand +j'étais gosse, on en parlait comme du sang de Jésus. Et la première fois +qu'on m'en a fait boire, dans une flûte--quand j'ai fermé les yeux pour +sucer la mousse, elle est descendue tout le long, le long de ma gorge, +avec un picotement. Il me semblait que j'avais un cou qui n'en finissait +pas, un cou de cygne. Et il me semblait aussi que l'amour, ça devait +être quelque chose dans ce genre: la tête qui tourne, un plaisir léger, +tout près de faire mal. + +--Et ça n'est pas ça? + +--Ah! vous pouvez en faire courir le bruit. Le Champagne aussi, ça n'est +plus le même. On a beau fermer les yeux, on voit toujours l'étiquette: +Duc d'Autrechose, Goût Américain, etc. Et la peluche de canapé. Ah!... + +--Moi, la première fois que j'ai donné un baiser à une femme, c'était +sous un noyer, où nous avions été rabattus par une de ces averses de +printemps... + +--Quelle idée de ne pas choisir l'automne: un beau matin d'automne à la +campagne, quand l'eau du puits, dans le tub, sent la feuille morte, et +que le ciel, derrière les carreaux, change toutes les dix minutes de +couleur d'yeux. + +--Alors la petite me dit... + +--Écoutez, mon vieux, interrompt Nane, vous ne comptez pas me conter +toutes vos amours, depuis le premier; et avec le décor encore. Même sans +avoir été très séduisant, on a toujours des souvenirs, à votre âge. + +--Ah, Nane! Toujours indulgente aux amis.. + +--Qu'est-ce que vous voulez? Il y en a de si plats qu'on y met les +pieds. + +Mais me voici prête. Venez-vous me tenir compagnie, au petit salon, +jusqu'à l'arrivée de l'homme aux plots? + +L'homme aux plots ne se fit pas attendre, et, annoncé par la femme +de chambre, entra d'un pas hardi: une éclatante Lavallière rose vif +pavoisait son estomac. Mais on vit bientôt que toute cette braverie +n'était que surface, rien qu'à la façon dont il s'assit. Car il se +tenait tout raide au bord de son fauteuil, le buste droit; et, avec son +complet à petits carreaux qui le grossissait, et son melon maintenu de +champ sur ses genoux, il faisait songer au mot du satiriste inexorable: +«C'est vilain, un ouvrier qui se repose!» + +Le monsieur ami ayant pris congé tout de suite après les présentations, +il ne restait plus en face d'Evenor Lemploy que cet objet chétif et +redoutable, Nane, pareille encore au léopard, dans sa robe bleuâtre +mouchetée d'or, et qui couvait son beau-frère des yeux, sans rien dire, +toute ramassée sur son divan. + +La nouvelle que madame était servie, mit un terme à cet immobile +pantomime. Mais on revint au boudoir après le dîner. Le contremaître s'y +était déjà sensiblement dégourdi; son esprit et ses sens parcouraient +avec agilité ces deux dimensions sous lesquelles il concevait le monde +extérieur, et il était heureux. On aurait pu lui écrire «Joie» dessus, +comme sur les boîtes d'allumettes suédoises. Le «pousse-café» l'acheva; +il devint tout à fait confortable. + +--Elle est bonne, cette fine, disait-il, nom de D... + +--Oui, dit Nane, mais je ne savais pas que vous fussiez protestant, +Evenor. C'est une belle religion. + +--Et comment! Mais s'il n'y avait qu'elle pour me nourrir. Voyez-vous, +Hanaïs, pour moi, il n'y a que la science. Un trolley, par exemple, je +comprends ça tout de suite, une automobile, un phonographe. Ainsi vous, +vous allez au théâtre, supposons. Mais moi... moi... + +--Je ne vous entends pas très bien. Voulez-vous vous mettre ici, un peu +plus près? + +Le contremaître adhéra, et reprit: + +--Je vous disais donc qu'avec un accumulateur... Nom de D...! qu'elle +est bonne, cette fine! + +--Buvez à ma santé, dit-elle. On trinqua, et, se renversant sur les +cousins: + +--Je ne sais pas ce que j'ai; cette lumière me fatigue, dit Nane, qui +commençait à avoir envie de rire, et, chose horrible, à avoir envie tout +court: cet homme ivre avait sa beauté. Et, lui ayant lancé un dernier +trait de ses regards, dont il resta comme physiquement frappé pendant +une minute, elle rabattit sur ses prunelles d'aventurine ses paupières +brunies. Mais l'homme, ayant tourné deux boutons, qui laissèrent la +salle dans le demi-jour, reprit sa place un peu plus près, en disant: + +--Vous voyez, ça me connaît. Tandis que le pétrole... + +Evenor adhérait de plus en plus. Il sentait, à portée de sa main, +palpiter la gorge de Nane, comme un oiseau qui a peur, qui sait qu'on va +le prendre. Il le prit (c'était sa manière) et la conversation tourna. + + + +--... Tiens, vous n'avez donc pas de jarretières. + + +--Non... pas ici... dans mon lit. + + + +--Il faudra emporter la fine. + +Le lendemain matin, vers dix heures, et après une solitaire nuit de +larmes, Mme Lemploy, qui était venue deux fois déjà, sans succès, quérir +des nouvelles de son mari, fut introduite auprès de sa soeur. Nane, qui +était dans sa chambre à coucher, habillée déjà, achevait de mettre +son chapeau. Par terre il y avait des vêtements d'homme, des choses à +carreaux, une loque rouge. Au fond du grand lit, son bras étendu sur la +couverture, Evenor dormait la bouche ouverte; et, dans sa main, il y +avait des papiers bleus. + +--Le v'là, dit Nane, ton époux. Même qu'il est payé de ses sueurs, +comme tu vois. Et tu sais, tu peux prendre les fafiots sans remords: +l'électricien ne m'a pas volée. Pas un court-circuit, ma chère! + +Cependant Clo-Clo, abandonnée sur un fauteuil, avait fondu en larmes, et +Lemploy, réveillé par ces sanglots, considérait tour à tour, d'un oeil +atone, sa femme, Nane et les billets dans sa main. Manifestement, il +avait peine à retrouver sa seconde dimension. + +--Eh bien, adieu, dit Nane. Vous vous expliquerez mieux sans moi. + +Et, de cette marche allongée qui donne au bas de sa jupe l'air d'une +vague, elle disparut. + + + + + XII + + Nane pense mourir + + +Qui saura jamais pourquoi Nane, au contraire de ce qu'ont accoutumé +la plupart de ses pareilles, était républicaine? Comment s'était-elle +défendue, parmi les cabarets les plus galants, de sucer le lait de ces +opinions aristocratiques où excellent nos demi-mondaines? Fut-elle +séduite par la théorie hasardeuse de l'égalité humaine, ou seulement +par ce goût naturel de la licence qui a converti au Régime tant de +boulevards extérieurs? Peut-être son berceau fut-il enchanté par de +vieilles-barbes; et les vit-elle, toute petite, tremper leur absinthe de +larmes en disant des phrases sur le joug détruit des Badingueusards, ou +qui s'esclaffaient à la lecture de Boquillon? + +Toujours est-il qu'en ces jours boueux il ne fallait point plaisanter +Panama; malgré que ce ne fût, ainsi qu'on le lui avait expliqué, qu'une +vieille histoire de chapeau. + +--Vous savez, lui disait quelquefois Eliburru, que les victimes du 2 +décembre vont beaucoup mieux. + +Mais elle ne pouvait point rire d'objets aussi graves. + + +Au moins de sa mère, et qui au reste se vantait d'y avoir tenu la main +jadis, ou le balai même, elle avait gardé une éducation religieuse +longtemps inébranlable. Mais voici qu'enfin, par des gradations +insensibles, Nane avait glissé à la libre pensée: devenue libertine, et +pour tout dire, anticléricale; mais anticléricale à faire pleurer de +joie Mme M.L. Gagneur, anticléricale comme une loge. + +Il est difficile de dire quelles influences lui avaient fait adopter une +attitude d'esprit, dont on peut tout au moins dire que l'élégance y +a peu de part. Nane ne fréquentait guère les journalistes, et de +pharmaciens point. Peut-être avait-elle rencontré quelque israélite +récemment converti: cela suffirait à mettre au dégoût la religion la +plus solide. + +Mais Nane ne le montra nulle part autant qu'à son lit de mort. + +Une maladie cruelle, rapide s'abattit soudain sur mon amie. Tout son +corps en parut comme ébranlé, ses lèvres pâlirent et la fièvre, venant +disputer à ses nuits les quelques restes d'un sommeil que son mal ne +dévorait pas encore, ne lui laissa bientôt plus que ce qu'il fallait de +raison pour se sentir mourir. + +Mme Garbut, cette mère qui lui était si attachée, moins encore peut-être +par les liens du sang que par ceux de la gratitude, nous attristait tous +par un zèle touchant et maladroit. Tantôt elle apportait des reliques +que sa fille rejetait avec horreur; tantôt elle prêchait la vertu des +simples; et les princes de la science étaient importunés de ses avis. + +La fièvre devint plus ardente; Nane commença de donner la nuit, quelques +signes de délire. Mais, le jour, elle reprenait tout son bon sens, et +causait avec nous, d'une humeur égale. Un peu amaigrie par le mal, et +si pâle qu'on eût dit sa figure taillée dans le bloc d'un ivoire sans +tache; plus gracieuse dans la douleur qu'elle ne l'avait paru jamais +dans le plaisir même, elle me sembla devenir plus touchante, et comme +l'occasion d'une tendresse. + +Mais elle nous affligea de garder en ce passage fatal, l'âme incrédule +qui convenait si mal à son sexe, comme à sa condition. Et l'état de la +malade semblait de plus en plus désespéré. Mme Garbut se décida enfin, +à lui parler de ses devoirs religieux. Elle le fit sans doute avec +peu d'adresse, et c'est ainsi que Nane apprit qu'elle était perdue. +J'arrivais à ce moment même, pour la trouver en pleurs. Mais elle devint +tout aussitôt calme. + +--Mon ami, me dit-elle alors, il paraît que c'est fini. Quelques jours +encore, et je ne serai plus qu'une petite chose froide, à quoi vous ne +penserez plus. + +--Taisez-vous, Nane. D'abord vous n'êtes pas près de mourir, et si +jamais... + +--C'est vrai, vous la regretterez un peu, votre amie Nane, qui a été si +capricieuse avec vous? Mais vous aviez tant de patience, comme on est +avec un enfant qui n'est pas le vôtre. Vous rappelez-vous, de m'avoir +recueillie tombant d'un omnibus? + +Et elle se met à rire, comme autrefois; mais d'un rire faible et pour +ainsi dire suranné. + +--Je voudrais vous demander quelque chose, reprend-elle. Vous savez qu'à +tort ou à raison je n'ai pas les idées de maman sur certaines choses, ni +les vôtres. Mais puisque c'est comme ça, définitivement, faites au moins +qu'on me laisse mourir en paix. Je vous en supplie; je ne veux pas de +robes noires autour de moi. + +--Eh bien soit, lui dis-je, (et la promesse me pèse un peu) je ferai mon +possible. Aussi bien, dans les dispositions où vous êtes. + +Mais le lendemain, Nane eut à supporter un autre assaut, et d'un côté +imprévu. Comme je passais la plus grande partie du jour auprès d'elle, +je me trouvai là au moment que sa mère lui apportait une carte sur +laquelle était gravé: + + M. D'ARTAXIA, prêtre, + +et, dessous, écrit au crayon: + + _de la part de la marquise d'Iscamps._ + +--Il faudra donc le recevoir, dit Nane avec résignation. + +Je croisai en effet dans le boudoir l'abbé d'Artaxia, personnage fort +poussé par la Nonciature que je connaissais un peu. Sous la robe de +laine blanche qu'il portait par je ne sais quel privilège, et son +chapeau de feutre gris clair à glands rouges, avec sa figure jolie et +rose de levantin, c'était bien l'être théâtral et souple qu'il fallait +à mon amie, celui d'ailleurs qu'on chargeait à l'ordinaire des +purifications délicates, et qui même en avait reçu le surnom de: Papier +d'Arménie. Il ne parut point étonné de me voir. + +--Je ne sais, m'expliqua-t-il, quels rapports il peut y avoir entre +Mlle Dunois et Mme d'Iscamps. Toujours est-il que celle-ci m'a fait +instamment prier de passer en cette maison. + +Et, de son pas onduleux, il entra dans la chambre de Nane. + +Quand il en ressortit une demi-heure après: + +--Je ne pense pas, me dit-il, que ma visite ait été tout à fait inutile, +quoique cette demoiselle semble avoir subi de bien terribles influences. +Mais je reviendrai. + +Hélas, le soir même, l'état de mon amie empira tellement que toute +visite de ce genre apparut bien désormais devoir arriver trop tard. + +--Elle délira toute la nuit, agitée d'épouvantes nouvelles. A plusieurs +reprises elle regarda fixement un coin de la chambre, en criant: +«Noctiluce! la bête, la bête.» D'Elche joua un rôle aussi dans ses +hallucinations, et elle gémissait alors, comme un enfant. + +C'était bien fini de ma pauvre Nane. Le célèbre et coûteux docteur +Z. déclara le lendemain, qu'il n'y avait plus rien à faire, qu'elle +passerait la nuit, mais non pas le jour suivant. Nane elle-même se +sentit tout près de sa fin; et elle s'occupa alors, avec sa bonne grâce +accoutumée, de quelques souvenirs et legs pour des amis, sa soeur, ses +neveux. + +--Vous, mon ami, me dit-elle, je vous donne tous mes miroirs. Si vous +savez regarder, à la nuit tombante, vous croirez me voir encore. Et sans +doute y reviendrai-je en effet, pour vous sourire. + +Mais je veux aussi, reprit-elle, garder quelque chose pour moi: c'est +mon beau collier d'émaux verts et bleus; et tu me le laisseras autour du +cou, n'est-ce pas, maman? + +Mme Garbut ne sut répondre que par des sanglots: peut-être est-ce là une +bonne façon de ne pas s'engager avec les mourants. + +Le soir, et comme j'avais veillé deux nuits déjà, je rentrai chez moi, +épuisé de fatigue; ayant prié, au cas improbable où l'on constaterait un +peu de mieux que l'on m'en fît avertir, pour me permettre de prendre un +repos plus long. Mais il ne vint rien, qu'un camarade qui monta me voir, +vers onze heures; j'allais justement me rendre chez Nane. + +Nous redescendîmes et je l'accompagnai un moment. Le malheur voulut que +l'Elysée fût sur notre route, et mon compagnon, en passant, s'abandonna +à la plaisanterie qui égayait alors les Parisiens. C'est-à-dire, qu'il +ôta son chapeau haut de forme, comme pour saluer, et, en ayant contemplé +attentivement la cime: «Mais il n'a rien du tout», déclara-t-il d'une +voix claire. + +Il sembla que cette mimique à laquelle tant de gens s'étaient jusque-là +impunément amusés fût depuis la veille devenue _inconstitutionnelle_, +car presque aussitôt des argousins en civils se jetèrent sur moi, +et, non sans quelques sourdes bourrades, («Tiens, tiens, c'est ça, +pensais-je, des casseroles») me conduisirent au poste prochain. +Cependant, mon camarade, qu'on avait, je ne sais pourquoi, respecté, +ayant pris un fiacre qui passait libre, disparaissait. + +Au bout de quatre heures environ, fort ennuyeusement ruminées en un +malpropre petit cachot, on me conduisit devant le commissaire, et je +pensais déjà qu'après une admonestation paternelle, ou tout au moins +avunculaire, et le conseil de ne pas y revenir, il allait me faire +relâcher. Mais il en fut bien autrement. + +--Monsieur, me dit ce magistrat d'une voix glaciale, (ainsi parleraient +les carafes frappées, s'il plaisait à Dieu) des recherches faites chez +vous, il résulte l'impression la plus défavorable, et je suis obligé de +vous remettre aux mains de M. le Procureur de la République. + +--Monsieur le Commissaire, répondis-je, c'est peut-être qu'on a +découvert quelques bijoux dans un meuble, ou bien de l'or monnayé. Et +malgré l'étonnement où pourraient demeurer plongés vos hommes que tant +de choses précieuses n'aient pas été amassées par un pique-poche, je +crois pouvoir vous affirmer qu'elles me viennent de famille. + +--Monsieur, répliqua cet homme, je ne m'attarderai pas à relever la +façon dont vous vous moquez déjà de la justice gouvernementale. Vous +aurez affaire désormais à plus haut que moi. + +Là-dessus, m'ayant extrait du poste, on me conduisit en un bâtiment +national beaucoup plus vaste. Je lus avec plaisir sur la porte: Liberté, +Égalité, Fraternité. Mais on me mit au secret presque aussitôt. + +Et cela dura soixante-treize jours. + +Il était temps en vérité que cet état de choses cessât, le soir que +la Justice, ou l'appareil qui en porte le nom, jugea opportun de me +renvoyer à mes chères études. Elle ne me donna d'ailleurs d'explications +aucune, et moi-même je négligeai de demander l'addition, content, +quoique un peu hébété encore, de me faire conduire chez moi par le +premier fiacre que je rencontrai: il portait le numéro à jamais béni de +4529479. + +--Monsieur, me dit mon valet de chambre, en me présentant des cartes, il +n'est pas venu une seule lettre, ni rien par la poste. C'est à croire... + +--Elles se seront égarées, voilà tout. Il arrive tous les jours qu'on +ne reçoive pas de lettres de trois mois, et je vous prie de n'en pas +accuser le gouvernement, n'est-ce pas, ni la police, ni la magistrature. +Ce sont des corps où je ne veux plus compter que des amis. + +Là-dessus, comme il se faisait tard, j'allai dîner dans un restaurant +très fréquenté, où je ne rencontrai pas une figure de connaissance. +Puis je fis un tour de boulevard, et finis par entrer au bar du +_Munster-Hôtel_: une surprise m'y attendait. + +Parmi cinq ou six (exactement six) Anglo-Saxons, qu'à leur épilation +excessive je connus Américains, se tenait assise, aussi vivante qu'il +lui était loisible, mon amie Nane. C'était bien elle, son col nu, ses +yeux de pierre dorée, le rebroussis de ses cheveux, et c'est avec son +éternel sourire d'enfant triste qu'elle m'appela. + +Suivit une de ces présentations dont je ne lui ai jamais pu faire perdre +la fâcheuse habitude: + +--Monsieur Pastisson. + +Et elle enveloppa du même geste les six fracs. + +--Puisqu'il faut pâtir, pensai-je; et je m'assis. + +Mais, comme je ne sais pas l'anglais, la conversation fut laborieuse. +Après une infructueuse tentative de me faire entendre leur français, où +Nane seule sans doute sait démêler ce qui lui est utile, l'un d'eux me +parla quelque chose qui était, je pense, de l'allemand. Par politesse +je répondis en basque: il eut l'air d'abord de comprendre, croyant +peut-être que ce fût du cheepaway, mais l'erreur fut courte, et ils +retombèrent dans un sextuple silence, Nane et moi nous étant alors mis +à causer de sa guérison imprévue, de ma prison, de mille choses, la +demi-douzaine Pastisson se leva, salua, s'en fut. + +--Voyez-vous, me disait Nane, quand j'ai été guérie, et les médecins +n'en revenaient pas (j'ai cru qu'ils allaient me faire un procès), +je suis tombée à d'autres tracas. Votre prison, d'abord, m'a toute +chambournée. Puis voilà tout d'un coup mes fournisseurs qui se déguisent +en créanciers. Alors ça n'a pas été drôle du tout; ils voulaient faire +saisir mes meubles, reprendre des bijoux, que sais-je. C'est Pastisson +qui m'a tirée de là. + +--Mais Nane: Pastisson enfin? Ils sont six. + +--Mais non, me répond-elle avec candeur, je vous assure que c'est +toujours le même. + + + + + XIII + + Les noces de Nane + + + «Deus bone! quam bonus ille Belga......» + (JOH. BEVERWICKIUS: _Epistol. ad + Vossium CLXXII_.) + + Bon Dieu! Le bon Belge! + +Sans être fataliste, ni vouloir démêler en toutes choses les mauvais +desseins de la Providence, «cette caricature de Dieu», a dit Nicole, on +peut croire que M. Dieudonné Le Marigo était destiné par son nom à un +hymen inexorable. + +--Vous comprenez, conclut Nane après m'avoir laissé entendre qu'elle +tramait d'épouser ce Belge riche et industriel, un mendigo, n'est-ce +pas, c'est un monsieur qui mendie. Eh bien, Le Marigo, c'est un monsieur +qui se marie; je veux dire: qui se marie en justes noces. Même qu'il +s'attarde un peu... Dieudonné. + +--Ah Nane! de justes noces: cela va vous changer beaucoup. Prenez garde +de les faire craquer, au moins. + +--Insolent, est-ce que j'engraisse? + +Et elle tourne sur elle-même, ainsi qu'elle a accoutumé quand elle se +juge plus admirable. Sa toilette l'est aujourd'hui par la décence, +la discrétion; à quoi le souci de M. Le Marigo n'est peut-être pas +étranger, car tous les poissons ne se prennent pas à la même boëte. +Enfant infortuné des Flandres, c'est contre vous, sans doute, que fut +liée cette conjuration du drap et de la fourrure qui va du noir à +l'_auburn_, en passant par l'encre-de-Chine. Et si vous en tâtiez, +Dieudonné, comme je fis tantôt dans le vestibule, vous sauriez combien +c'est agréable, cette peau de bête à long poil. C'est contre vous, +encore, que fut édifié ce chapeau aussi ténébreux que les projets de +notre amie, et qui fait une varangue sur son front. Tout le haut de +sa face en est noyé d'une ombre cendreuse, où reluisent ses yeux +d'aventurine--ces yeux qui ont l'air de penser quelque chose, et qui ne +pensent même pas à rien; ces yeux dont vous aussi, Monsieur, après bien +d'autres, hélas! vous vous obstinez sans doute à découvrir le sens, à +peupler le vide mystérieux: tout de même qu'enfant vous vouliez voir +l'Homme dans la lune. + +--Mais vous ne regardez pas la peinture, dit-elle. + +Car nous sommes dans une de ces petites Expositions, éternelle revanche +des aveugles, dont, à chaque printemps, il y a mille et trois, en France +seulement. + +--Merci, lui dis-je; et le diable m'emporte si je sais ce que je venais +faire ici. Ou plutôt je le sais enfin: c'est mon coeur qui m'entraînait +vers vous. + +A ces mots un rire léger voltige sur sa bouche. + +--Vous êtes gentil, aujourd'hui, répond-elle. Et je songe qu'il y a +longtemps que je n'ai été vous voir. Vous demeurez toujours à la même +place? + +J'ai quelques raisons de ne pas recevoir Nane chez moi dans le moment, +et je lui réponds avec autant de franchise mais peut-être moins +d'ingéniosité qu'Odysseus: + +--Certainement, ma chère amie, c'est-à-dire non. Mon valet de chambre +faisait sa première communion, ou plutôt sa fille. Alors il est tombé +malade; et, par économie, je me suis logé à l'hôtel pour ne pas +être seul--du côté de Saint-Sulpice, l'hôtel A'Kempis, je veux dire +Man'A'Kempis. Connaissez-vous ça? C'est un hôtel très chic, un hôtel +belge! + +--J'ai entendu parler, dit mon amie d'un air vague. Et Saint-Sulpice, +c'est bien où il y a des tours qui se flanquent les jambes en l'air. + +--...? + +--Enfin, où il y a un échafaudage pour les tenir. Et il faut aller vous +voir là? + +--Certainement, dès que vous aurez l'âge canonique. Les dames n'y sont +pas reçues avant celui de cinquante-deux ans. + +--Eh bien! s'écrie Nane saisie. Mais il n'y a donc que des curés, là +dedans. + +--Oui. Quelques évêques aussi; avec leurs mères, leurs bonnes +allemandes... + +--Ecoutez, mon cher, c'est pas la peine de charrier. Si vous ne voulez +pas qu'on aille vous voir, c'est pesé, on n'ira pas. Mais vrai, il fut +un temps... + +--C'est quand je vous aimais. + +--Vous ne m'aimez plus? + +--Sans doute; mais il y a la Clo', la petite Clo'... + +--... Ni moi non plus? + +--La Clo' est une personne jeune encore, qui était venue passer quelques +heures chez moi, il y a quelques mois. Elle s'est un peu attardée; et +comme la saison a changé, elle n'ose plus sortir à cause que sa robe est +trop claire. + +--Vous êtes bête, mon pauvre ami! + +--Chut! Ne le répétez pas. Et puis, elle n'est pas déjà si mal, la +petite Clo'. Si vous la voyiez, le matin, faire des cabrioles sur le +lit, avec ses jambes blanches, il y a de quoi béer. + +--Bée... + +--Et je vais vous dire une bonne chose. Au lieu de venir chez moi, si +vous voulez que je passe chez vous, un de ces jours, on pourrait faire +une promenade charmante--que vous n'avez jamais faite. + +--Pensez-vous? + +--Vous n'êtes jamais montée aux tours Notre-Dame? + +--Mais vous ne parlez que de tours, mon pauvre ami. Du reste, c'est +vrai: je n'y suis jamais montée. Quand j'étais gosse, maman me +promettait toujours ça; mais c'était pour le jour que je serais sage... + +--Sans attendre jusque-là, mardi prochain, 2 h., vous irait-il? + +--Ça colle. Là-dessus, je vous laisse. Rendez-vous avec Dieudonné au thé +de la rue Martin. A revoir. + +--Adieu, Madame. + +Et je reste tout seul, dans le désert versicolore de l'Exposition, parmi +les vues de Venise et de Bruges-la-Morte. Faut-il que ces deux cités +aient offensé le Ciel, pour être ainsi livrées aux peintres. Silencieux +marais de Bruges, où se mirent, avec de pâles arbres, mainte façade bien +retapée; et vous, canaux vénitiens, où trempent des mirlitons, à l'ombre +des palais roses: double royaume du moustique, quand donc une compagnie +de tramways vous comblera-t-elle--et nos voeux? + +Mais quelques jours après, c'était sur le dos glauque de la Seine que +nous voguions, Nane et moi, en un de ces bateaux aux flancs clairs qui +volent vers l'Hôtel de Ville. L'après-midi était bien parisien; l'air, +aussi acide que si on y eût exprimé l'âme de mille citrons verts. On ne +s'en pouvait garantir qu'en se tenant tout près de la machine--et alors, +on se grillait d'un côté, comme Montezuma,--ou en descendant dans les +«salons»--et alors ça sentait mauvais, et l'on n'apercevait plus goutte +du panorama dont j'avais vanté l'agrément à mon amie. + +Le charme de ces petites parties, c'est que «c'est fait avec rien». Le +beau travail, que d'amuser une dame au prix de sommes énormes. Ici, +il faut tout tirer de soi-même, comme--pour employer une comparaison +nouvelle--comme l'araignée, sa toile. + +Cependant, ma compagne contemplait, à travers son face-à-main et +la crasse atmosphère, ces quais qu'elle n'avait jamais vus, coupés +d'escaliers clapotants, et qui inclinaient vers l'eau le noir de leur +ramure; plus loin, des maisons couleur de crème sale aux innombrables +fenêtres; plus loin encore, quelque dôme indistinct qui semble flotter à +ras des nues, comme une montgolfière. Et parfois, le dessous enfumé d'un +pont faisait se dresser en l'air les roses narines de Nane. + +L'un d'eux, qui venait vers nous, l'étonna par la masse et la majesté. +Orné de masques, il s'appuyait d'un pied sur un jardin, et supportait +une statue équestre qui nous tournait le dos. Et Nane, soupçonnant que +ce cavalier avait dû être quelqu'un de notoire: + +--Qui est-ce donc, dit-elle. + +--J'en ignore. Mais, mon Dieu, que vous êtes jolie aujourd'hui. + +--Vous croyez qu'il ne le sait pas, cet employé, avec sa casquette? + +--Que quoi? Que vous êtes jolie. + +--Mais non! Qu'il ne sait pas qui c'est la statue. + +--Oh! c'est bien possible.--Un marin... Et Nane l'interroge. + +--Té, répond cet homme, qui a une barbe bleu de Prusse et l'accent +marseillais, té, c'est Henri IV, qu'ils disent ici. + +--Merci, Monsieur. + +--Voyez-vous, moi, à Paris... + +Mais il est obligé de s'interrompre pour la manoeuvre de l'accostage; et +c'est ici que nous débarquons. En sorte que nous ne saurons jamais ce +que lui, à Paris... + +--C'est vrai. Nane, que vous êtes jolie comme tout, ces jours-ci. Et +quand je songe que c'est M. Le Marigo, avec ses quarante-cinq ans, qui +va moissonner toutes ces roses, comme lui-même dirait, et tous ces lys. +Quel âge avez-vous? Vingt-trois ans? + +--Quand vous aurez fini de m'acheter. Vous savez aussi bien que moi que +j'ai trente ans. + +--Trente ans, c'est de la folie! Vous en avouiez tout juste vingt-cinq +au dernier Réveillon. + +Nane rougit, et gravit d'un trait, sans paraître alourdie par son grand +âge, l'escalier du quai. + +--Mon cher, reprend-elle, il y a tout un ordre de mensonges, comme me +l'a fait comprendre Dieudonné, qui ne sont plus de mise chez une femme +comme il faut. + +--Mais c'est un perfide désenchanteur, ce capitaliste, avec son goût +pour la vérité. Si on le laissait faire, il serait capable de changer +les bêtes en hommes. Et voyez-vous, Nane, le jour où on ne mentirait +plus, chacun, de dégoût, se réfugierait tout seul dans une île déserte. +Vous-même, la première fois que vous le tromperez, votre Marigo,--car +vous le tromperez, n'est-ce pas...? + +--C'est possible; mais si je le fais, répond-elle non sans obscurité, ce +ne sera pas rien que pour le plaisir qu'il le soit: ce sera aussi pour +mon plaisir. + +--D'accord, mais le soir de ce jour-là, croyez-vous que vous lui direz, +en vous mettant à table: «Mon ami, je viens de vous faire cocu avec M. +Adolphe Désuet, de la grande maison de lingerie?» Non. + +--Mon cher, réplique Nane, cela prouve seulement qu'il y a aussi tout un +ordre de vérités qui ne sont pas de mise chez une femme comme il faut. + +À quoi elle ajoute: + +--Ça, ça n'est pas M. Le Marigo qui me l'a dit. + +Entre tant, nous voici au pied de la tour. Je prends deux tickets à 0 +fr. 50 l'un; car ces petites fêtes, pour modeste qu'en reste le train, +ne sont pas tellement gratuites qu'on croirait. Et là-dessus nous +gravissons deux mille cinq cent trois marches, ou environ. + +--Ouf, fait Nane, qui s'est fait porter, en quelque sorte, dans les +trois derniers quarts du parcours. + +Sur la terrasse, une aimable bise nous accueille, qui rachète l'aigreur +par l'humidité. À nos pieds pleure Paris, avec des clochers et des toits +qui percent la brume. Mais, plus près de nous, toutes les pierres, et la +plate-forme entre les deux tours, et le peuple pétrifié des monstres qui +en ornent les abords, sont flammés noir et blanc, comme on voit certains +pelages. Et parmi les hyènes, les éléphants, les diables, il y a une +image surtout qui étonne mon amie: c'est le démon qui, accoudé sur un +coin de balustrade, contemple la capitale du péché avec une si cruelle +goguenardise. Celui-là aussi, Nane voudrait l'«identifier»; et comme +personne ne me démentira: + +--C'est, lui dis-je, Baalzébub, prince des mouches. + +--Il ne doit pas, observe-t-elle, être très occupé de ce temps-ci. À +moins qu'il n'ait aussi la police sous ses ordres. Justement, elle n'est +pas loin. Mais comme il est laid: il me fait presque peur, avec sa +langue. + +Et frissonnante, elle s'insinue dans mon pardessus. + +--J'ai froid, dit-elle: embrassez-moi. + +--Attendez un peu, Nane. Il y a ici un mufle de gardien, qui est +toujours derrière les gens pour les pincer à ça. Il faut profiter quand +il vient juste de repartir. + +À peine ai-je émis ces paroles que le gardien projette, à l'angle d'un +mur, son blair grotesque. Mais comme je suis en train d'indiquer, avec +mon parapluie, un invisible Arc de Triomphe, il bat en retraite, déçu; +et j'en profite pour obéir aux ordres de mon amie. + +--...Là! en voilà assez, dit-elle enfin. On s'en va. + +--Je vous mettrai chez vous, si vous voulez, à moins que... + +--À moins que? + +--...Que vous ne préfériez me mettre chez moi,--un petit moment. + +--Et Mlle Clo'? + +--J'ai réfléchi, figurez-vous, qu'en voiture fermée elle pourrait sortir +sans scandale. Alors je l'ai renvoyée chez sa mère--changer de robe. + +--Voulez-vous que je vous dise, mon cher, vous êtes un fumiste. Et Mlle +Chose n'a jamais existé. + +--Il y a tant de gens, Nane, qui n'ont jamais existé. Mais, voici une +voiture... Cocher! + + + +Quelques heures après, Nane, ayant déjà remis jusqu'à sa voilette: + +--Adieu, dit-elle, les restes pour Mlle la Clo'. + +--Ah! s'ils étaient aussi bons que les morceaux que je laisse à M. Le +Marigo. Pourvu qu'il n'y trouve rien de manque ce soir. + +--Marigo? ce soir! Non, mais vous pensez s'il peut se bomber d'être +renseigné à l'avance. Pour cette fois, je tiens au maire, mon cher; et +au curé. + +--Et aux filatures. + +--Et aux filatures, oui. Et il suffît parfois d'une imprudence pour tout +remettre en question. Les plans les mieux ourdis sont ceux que l'on base +sur... + +--Pourquoi vous mettez-vous à parler «lune», comme ça, tout d'un coup? + +--Enfin, «lune» ou pas, le voyez-vous me plaquant, après dégustation. Ce +que les petites camarades seraient folles de joie! + +--Mais au contraire, telle que je vous connais (ne rougissez pas), que +je vous connais encore,--et c'est ce qui me tue,--il me semble que vous +ne pouvez que gagner à multiplier les points de contact. + +--Et croyez-vous donc que ces qualités qu'on aime à rencontrer chez +sa bonne amie, je veux dire l'invention, le doigté, la... la +gymnastique..., savoir attaquer..., prendre la pose, etc., tout cela +convienne chez une épouse? + +--Je veux bien, moi. Mais pour parler d'autre chose, le patient, comment +est-il, dans tout ça? + +--Il marque pas mal, merci; avec une redingote, toujours, et une belle +barbe où il passe des petits peignes. Il arrive aidé d'une serviette, où +il y a des montagnes de papiers, et qu'il ne retrouve jamais quand il +s'en va. «Vous me l'avez cachée», dit-il alors d'un ton espiègle. (Non, +mais je me vois jouant à «l'objet trouvé» avec ce quadragénaire.) A la +fin, on la dégotte sous le canapé, où il l'avait mise, et il s'en va. + +--Enfin, seule! + +--Ne le croyez pas. Presque aussitôt, il revient, tire de sa poche--côté +coeur--une petite chose froissée et triste, un bouquet de violettes de +deux sous qu'il avait oublié de me donner, m'embrasse sur le front et +res'en va. + +--Mais pourquoi de deux sous? + +--Ah! voilà. C'est que j'avais été assez poireaute, au début, pour +lui dire que je les aimais: vous savez, comme on dit dans les romans. +Évidemment, je les aime, de loin, sur les éventaires: ça fait des jolies +taches, demi-deuil. A part ça, j'aime mieux deux louis de lilas... Ah! +que je voudrais sentir les lilas, à la campagne. Ce printemps, qu'il +faisait tiède, et que j'ai passé avec vous, en Victoria, par la rue du +Petit-Musc: il y en avait en haut d'une muraille, vous rappelez-vous? + +--Comme je vous vols. + +--Mais Dieudonné, depuis que j'ai dit ça, tout le temps il m'en apporte, +des bouquets de deux sous. Si nous sortons ensemble et qu'il aperçoive +un marchand, de loin il prépare ses deux sous. Et si le marchand n'a +pas de violettes à deux sous, mon cher, _il n'en prend pas_. «Non, non, +dit-il: quatre sous c'est trop cher.» Et il faut voir son air mutin! + +--Espoirs charmants. + +--Ça n'est pas qu'il soit avare, au moins. Un peu regardant, tout au +plus, et plutôt par éducation. J'ai idée que son père n'a jamais été +duc. + +--C'est un mot.....? + +--Non, et ses billets de banque, il les met dans la doublure de son +gilet. Même qu'il voulait me faire voir. Mais comme je n'ai pas +l'intention de l'entauler avant les noces... Du reste, il est en train +de m'acheter une maison, boulevard Raspail, un immeuble de rapport, +pour que je n'entre pas en ménage les mains vides. «Il ne tient qu'à +vous-même, comme je lui en ai fait la remarque, d'y mettre quelque +chose.» + +--Et quoi qu'il a répondu, l'homme du Nord? + +--«Ce que j'aime, il a soupiré, c'est votre simplicité.»--«Et moi aussi, +c'est ce que je préfère en vous», je lui ai dit. + +--Avec ta bouche. + +--D'ailleurs, je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout ça. C'est un +excellent homme, qui a confiance en moi. Et je ne voudrais pas qu'on le +chine: je l'aime beaucoup... Mais, de ma vie passée, je ne lui ai pas +tout dit. + +--A qui avez-vous tout dit, jamais? + +--Mon cher, il n'y a pas un homme dans ce cas qui resterait couché une +minute de plus. + +--Nane, il faut que je vous embrasse pour ce mot-là. + +--Laissez-moi au moins relever ma voilette. + +--Merci..... + +--Pour en finir avec M. Le Marigo, je l'ai présenté à maman, à mon +beau-frère.... + +--Vous êtes donc rabibochée avec votre soeur? + +--Il a bien fallu. Qu'est-ce que je n'ai pas fait pour ce mariage? +jusqu'à aller à la messe. + +--Vous allez à la messe? Ah! que je vous baise encore. + +--Mais vous savez, toute votre messe, ça ne m'empêche pas de penser +comme je veux. + +--Ce serait dommage que non. Là-dessus, Nane, ayant promis de m'écrire, +s'en va de ce pas olympien qu'il serait oiseux de décrire pour la +onzième fois. Et depuis, je ne l'ai jamais revue. + +Mais elle m'écrivit, et quinze jours environ après ces propos que +nous avions échangés, non sans résultat, au sujet du mariage qu'elle +fomentait, je reçus cette lettre, qui me fit presque regretter de +l'avoir si souvent traitée de sotte au dedans de moi...--et aussi +soupçonner que Nane prenait depuis quelque temps des leçons de style. + +«Mon cher ami, + +«Ça y est. Les bans se publient, et nous sommes affichés à la mairie. Le +sieur Georges-Aristarque-Dieudonné Le Marigo, propriétaire industriel, +épouse Mademoiselle..... parfaitement: Mademoiselle--Mademoiselle +moi, sans profession. Ça lui a un peu couru, d'abord, de voir que je +m'appelais Garbut, plutôt que Dunois. «Mais, lui ai-je dit, je suppose +que vous ne m'épousez pas pour mon nom. Et du reste, qu'est-ce que ça +fait, puisque je prends le vôtre.» + +«--Ce n'est pas ça, qu'il a fait; mais je me demande pourquoi vous en +avez changé. + +«--Je vous l'ai dit cent fois, si ça n'est pas une (n'en croyez rien, +vous: je n'en avais jamais seulement pipé); c'est parce que ma pauvre +soeur avait un peu trop fait parler d'elle, avant de trouver un +électricien responsable. Et à cette époque, je me destinais à la +carrière théâtrale. (Eah: théâtrale, j'ai dit.) + +«--Je vous demande pardon, je n'y pensais plus, a répondu cet honnête +homme. + +«Mais moi, j'ai gardé un air offensé, et poussé, pendant une heure, +des soupirs de veau qui a peur. Il faut prendre garde que tout ceci +se passait chez moi. Au fond, j'avais envie de rire, à m'imaginer +l'hérissement des Lemploy, s'ils m'avaient entendu débiner la chaste +jeunesse de Clotilde. Vous savez si elle y tient, à son passé; n'ayant +guère que ça à se mettre sous la dent, qu'elle a d'ailleurs un peu rare, +comme le cheveu. Mais ce n'est pas pour son charme que je l'aime. + +«Après un siècle, donc, de ces soupirs, et tout ce renfrognement qui me +recroquevillait la moue, il n'y a plus tenu, le filateur: il a filé. +Et moi je le croyais dissipé déjà dans l'air pour quelques heures, que +d'avance ma pensée dépensait en menus plaisirs, menus, menus--comme la +bouche de Primavérile--; mais écoute s'il pleut. Est-ce qu'il ne revient +pas au bout de onze minutes, environ; avec cet air roucoule à lui vider +un syphon dessus, et le sempiternel bouquet de violettes: «Vous croyez +peut-être, je lui ai dit, que les orchidées, ça salit les gants?» Et, +tout l'après-midi, j'ai été comme une herse. + +«Mais avouez aussi, mon ami, depuis cinq mois qu'il me courtise, à trois +bouquets par jour, en moyenne, ça fait quatre cent cinquante bouquets à +deux sous, soit quarante-cinq francs de fleurs. Voilà ce qu'on nomme, +sans doute, le fleuretage; eh bien, ça n'est pas assez; et vous-même +étiez plus magnifique, à l'époque où j'habitais votre garno de coeur. + +«Mais je ne vous écris pas purement pour vous conter ces ragots: c'est, +à vrai dire, dans le but de vous demander quelque chose. Vous-même +m'avez dit que la plupart des lettres de femmes n'en avaient point +d'autre. Et, en passant, croyez-vous que celles des Messieurs ne soient +toutes que pour offrir? + +«Enfin, voici: quand on se marie, il ne suffit pas, malgré le proverbe, +d'être deux. Comme pour les duels, outre les combattants, il faut encore +des témoins; et, comme pour les duels, il y a des gens que ce rôle +enchante, d'autres, non. J'ai peur que vous ne soyez de ces derniers; +et pourtant j'ai besoin de vous, de votre bras, de votre signature, car +enfin, réfléchissez: qui prendrais-je? Et pensez-vous qu'il y ait tant +de gens de votre genre, avec qui, après avoir été au mieux, je ne sois +pas restée au pire. + +«C'est vrai qu'on a le droit, aujourd'hui, de prendre des femmes, pour +ça. Mais vous savez, vous[2], que je n'en ai jamais aimé beaucoup +l'usage, quand même la mode a pu, un temps, l'imposer à mes +contemporaines; parmi tant d'autres choses non moins saugrenues; telles +que la morphine, les Cinghalais, ou encore ces pièces de théâtre qu'on +allait voir en bandeaux, et qui se passaient dans les pays froids. + +[Note 2: Le correspondant de Mlle Dunois déclare n'en rien savoir.] + +«Et puis encore, qui prendre? Ah! si la marquise d'Iscamps n'était pas +au lit, elle aurait marché, j'en suis sûre. Ses façons à mon égard +ont toujours été si gracieuses que j'ai cru pouvoir la prévenir de +l'événement. D'autant plus que ça doit lui faire plaisir que je me marie +«dans la chapelle du domaine de Saint-Thiers-le-Capiau», car c'est là +que nous bouclons la boucle, mon cher: une vieille terre, à plus d'une +lieue des ateliers, et venant de la mère à Marigo, qui était fille (vous +me suivez bien) du comte des Ardennes, ou Désardènes, une bonne famille +du pays. + +«Mais enfin vous voyez, d'après tout ça, que vous pouvez très bien +venir. A la campagne, ce n'est jamais très cérémonie, je pense. Vous +pourriez même passer deux ou trois jours d'avance à Saint-Thiers, où je +serai (Dieudonné couchera à l'auberge, par convenance); et me donner un +peu votre avis sur la maison, sur le vin, sur les domestiques, sur ce +qu'il y a à faire, en général. Et quant au préjugé, au respect humain, +etc., qui interdit d'assister aux noces d'une personne comme moi, +j'espère que vous êtes au-dessus de ça, malgré toutes vos bigoteries. + +«Pour en revenir à Mme d'Iscamps, elle est malade; mais elle m'a fait un +cadeau tout de même: c'est une cafetière Empire. Je pense même qu'elle +est de l'époque, car elle est dédorée, et, de plus, il y a leurs armes, +ce qui est d'une grande politesse, ou d'une grande malice. Et on m'a +donné bien d'autres jolies choses. Mon vieil ami, M. de Malapper, vous +savez, ce petit gris qui a trois mille francs de rentes, et pour un +million de bibelots chez lui; il est venu me voir, l'autre jour, avec un +air et un paquet bien enveloppés, et m'a dit: + +«--Ma chère enfant, c'est la première fois que je me dessaisis d'un +objet de mon cabinet. Mais vous feriez renier Dieu quatre fois. +«Là-dessus, il a démaillotté son poupon: c'était quelque chose de petit, +de sale; ça ressemblait à un chandelier, à moins que ce ne fût quelque +chose pour friser les cheveux, ou pour couper les légumes; et M. de +Malapper a ajouté: + +«--C'est un ivoire du XIVe siècle; un moule de fauconnerie pour +fabriquer des capuchons d'épervier (il le caressait avec amour); la base +est en os et plus ancienne. Vous voyez: elle faisait sans doute partie +d'un objet carolingien similaire, qui aura subi une réfection partielle. +Et promettez-moi, ma chère enfant, si jamais vous veniez à mourir, et +que vous n'en auriez pas l'emploi précis, de le léguer au Musée du +Louvre. + +«Ce que je fis, en l'embrassant. + +«Et il y a mon coiffeur, aussi, M. Larivoste, dont les yeux sublimes +vous amusaient tant. Lui m'a apporté, devinez quoi: une grosse éponge, +mon cher, mais grosse comme la gidouille d'Ubu. + +«--Et dans quel but, lui ai-je dit, m'offrez-vous cette énorme plante +marine? + +«Je pense qu'il était ivre: il m'a répondu: + +«--Je voudrais voir Madame en faire usage. + +«Alors je l'ai flanqué à la porte; mais j'ai gardé l'éponge. Elle vaut +bien vingt-cinq francs. Et, comme dit Dieudonné, l'économie ne semble +ridicule que chez les gens qui n'ont rien, ou peu de chose. + +«Et vous, mon ami, qu'allez-vous m'offrir? Quoique ce que j'aimerais le +mieux, c'est votre présence, entendez-vous? Allons, cher clair de lune, +laissez-vous faire. Vous êtes le seul, décidément, qui, amour à part, me +convienne tout à fait au moral, comme au physique. Je ne veux pas dire +que vous soyez beau comme le jour, non. Mais enfin, au contraire du +chandelier Malapper, vous ne semblez encore avoir subi aucune réfection, +même partielle. Et pour tout dire, vous avez (précocement: je le veux +bien, mais enfin vous avez) quelques-uns des agréments du soir. Vous +savez entrer dans une chambre sans plus de bruit que le crépuscule; vous +êtes secret comme un puits sous grille; vous ne chantez jamais--que +durant votre toilette--; et quand vous vous asseyez sur un meuble, il +ne fait pas de poussière (ni vous non plus d'ailleurs, chez les +gens, n'étant point crampon de nature). Quoi, avec tant de qualités, +faudra-t-il me priver de vous? Venez, vous dis-je, venez deux ou +trois jours d'avance; et dois-je vous répéter que Dieudonné couche à +l'auberge. Adieu, je vous embrasse. + +«Votre amie + +«Nane.» + +Au reçu de cette agréable lettre, je tombai dans mille perplexités et +une perplexité: telle la branche caduque, entraînée au fil de l'eau, et +dont se jouent, etc... + +La vérité c'est que j'étais en grand deuil, et qu'il n'y avait peut-être +pas, à la noce d'une horizontale, prétexte suffisant à le rompre. +C'eût été déjà beaucoup, en temps ordinaire, que d'aller jouer, devant +l'autel, à l'oncle ou au cousin d'une dame toute blanche que l'on a si +souvent tenue dans ses bras, vêtue à peine d'un peu de lin. + +D'autre part, l'approche de son mariage, c'était comme lorsque elle +avait été près de mourir, et la parait à mes yeux des grâces du +renouveau. J'aurais eu plaisir, en vérité, dans le beau domaine de +Saint-Thiers-le-Capiau, à me montrer familier envers une hôtesse aussi +belle; à l'heure même où le Marigot aurait regagné son auberge à travers +la boue des champs et l'innombrable betterave. Cependant le feu, +favorable aux amants, eût souri dans la cheminée familiale à nos +caresses, ou éclairé parfois l'appas, un instant découvert, de mon +amie, du sanglant éclat de l'escarboucle. Ah! si au moins j'avais +pu n'accepter de cette hospitalité que les deux ou trois jours qui +précéderaient la noce. + +Puis c'était là un jeu dangereux, à quoi Nane, soucieuse de ne point +perdre cette grosse partie sur une dernière carte, ne se serait prêtée +peut-être que de mauvaise grâce--et c'est en amour surtout que la façon +de donner vaut mieux souvent que ce qu'on donne. En conséquence, je +choisis de me dégager, et lui écrivis la lettre suivante: + +«Ma chère amie, + +«C'est pour remercier, et refuser, hélas! La faute en est à une tante, +une vraie, qui m'est morte il y a dix jours, le lendemain de cette +ascension aux tours Notre-Dame, dont je n'oublierai jamais que nous en +délassâmes chez vous la fatigue. Cette tante, je le répète, n'est point +une fable, quoiqu'elle soit maintenant réduite à ne vivre que dans la +mémoire des siens. Elle se nommait de son vivant Mme de la Font-Merlin, +personne acariâtre et abandonnée au jansénisme. Nous étions aux couteaux +depuis fort longtemps, ce qui la détermina sans doute à me léguer, au +détriment de ses proches, tout ce qu'elle n'avait pu placer en viager. +Cela fait encore une liasse, Nane: quel moment prenez-vous pour nouer +des liens légitimes? + +«Mais vous sentez par vous-même combien il m'est défendu, un peu de +temps encore, de me livrer à des plaisirs officiels. Celui de vous +conduire à l'autel eût été vif pourtant, et surtout de vous en ramener +épouse chrétienne, parée par le sacrement de quelques vertus nouvelles +pour vous, j'ose le dire. Ce ne sera point une insulte, n'est-ce pas, de +vous voir comme sous un jour nouveau, dès que vous aurez revêtu, parmi +les autres caractères de l'épouse, cette retenue, cette pudicité, qui +enseignent à cacher de sa jambe ou de son épaule tout ce qu'une volupté +matrimoniale et savante dérobe à la vue pour le réserver au sens plus +précieux du toucher. Et pour parler plus précisément que ce galimatias, +Nane, cela veut dire qu'il vous vaudra mieux, une fois mariée, si +j'ai compris quelque chose à votre Belge, porter au lit des chemises +montantes, et qui ne lui laissent point rassasier ses yeux. Craignez +qu'au hasard de la causerie, et d'une couche défaite qui ne vous +voilerait plus, cette même chemise, roulée en turban et remontée jusque +sous vos épaules, ne laisse jaillir votre soudaine nudité, telle une +amande verte dont on presserait la gaine entre ses doigts. Il vaudra +mieux aussi les choisir moins transparentes que celles où, dit-on, vous +pensiez autrefois vous dérober, et qui étaient à vos membres comme ce +peu de brume couleur de perle que le printemps suspend autour d'un +peuplier svelte et pâle. Contentez-vous qu'elles soient diaphanes, +quelques-unes, et vous pareille alors à l'ébauche de Galathée que +l'albâtre emprisonne encore. Au demeurant choisissez-les collantes, ces +chemises: sévères mais justes, voilà le point. + +«Encore une fois, c'est, à la province, le toucher qui est le sens le +plus vif, comme partout où l'hypocrisie aiguise ces curiosités que nous +avons au bout des doigts. Que celles de monsieur votre mari puissent +reconnaître et solliciter son plaisir à travers la rigueur d'une +hollande, où vous le braverez, attentive. Car les jeux d'une amie qui +s'ébat sous un linge mousseux, telle que la baigneuse dans l'écume, ce +ne sont point plaisirs d'industriels. Celui-ci, s'il heurte à +cette blanche armure, ou vous en veut, tout de suite, dérober, que +l'étroitesse du fourreau, aidée par un peu d'écart de vos genoux, lui +rende difficile d'en toucher dès l'abord l'envers et le plein. + +«Si j'ajoute qu'ayant été épousée pour votre charme plutôt que vos +vertus, il faut éviter de vous montrer trop ménagère; et que votre rôle +ne va pas, chaussée de lasting et vêtue de poult de soie, à surveiller +les sauces, j'aurai tout dit, je pense. Oui, tels sont à peu près, ma +chère Nane, les conseils paternels que mon rôle auprès de vous, si je +l'avais pu remplir, m'aurait appelé à vous donner. Mais quel que soit le +prix que votre indulgence y voudra bien attacher, ne la poussez point +jusqu'à les vouloir faire admirer de M. Le Marigo. Le sel lui en +échapperait, je pense; et moins vous lui en direz en toutes choses, +moins vous lui en montrerez, et lui laisserez voir même, mieux cela +vaudra. Ne vous abandonnez guère; craignez l'automatisme, et trop de +hardiesse dans votre langage, ou votre costume: enfin n'oubliez jamais +qu'il est votre mari. Gardez de lui dire au petit jour, le lendemain de +vos noces, distraite et vous croyant encore à Paris, dans ce Paris où +tant d'inconnus passent: «Chéri, il serait peut-être temps de vous +retirer: mon ami vient quelquefois de très bonne heure». Ou bien: «En +partant, si la porte est encore fermée, criez au concierge: Docteur +Durand! C'est le manucure du second.» + +«Et du reste, de tous ces avis, si vous préférez n'en suivre aucun, qu'à +cela ne tienne. Les choses n'en iront sans doute pas plus mal; car, on a +beau faire, les choses vont toujours la même chose. + +«Peut-être penserez-vous aussi que mon rôle, en toute cette affaire, +n'est pas de vous donner des conseils seuls; et je vous entends bien; +mais j'ai beau me creuser la tête, je ne sais que vous offrir. Ah! si ma +tante était déjà «réalisée», comme dit mon ami l'arriviste. Mais il y a +des longueurs, du notaire au bijoutier. Alors, j'ai songé à vous envoyer +mon dictionnaire Larousse. J'en suis dégoûté; il est plein d'erreurs, +qui telles quelles, pourtant, pourraient encore suffire à votre +instruction. Mais peut-être que ça ne vous amuse pas beaucoup, le +dictionnaire Larousse? Préférez-vous le Moreri? Non plus; quoi alors? +Vous savez bien qu'il ne me reste pas un bibelot passable, depuis +longtemps que vous avez pris le soin de n'en laisser chez moi aucun qui +puisse tenter une autre femme; ce qui est du sentiment le plus délicat, +mais n'a pas laissé de faire un peu de vide sur mes commodes. + +«Ah! si, pourtant, j'ai quelque chose depuis peu que vous ne connaissez +pas. C'est une aquarelle de Leone Georges, de la plus équivoque +chasteté: deux femmes qui caressent un paon blanc, et se sourient. Vous +en seriez folle! + +«Car cela fait rêver à tout un petit monde de féerie et de fête galante, +marionnettes aux réflexes ingénieux, coeurs de nèfles, corrompus et +glacés; et tant de beaux yeux meurtris. Et puis des travestis, des +négrillons, des macaques, des kakatoës, des carlins: Bergame ou +Masulipatam. Là, des chambres parquetées en bois des îles répandent +l'odeur du benjoin, de la jonquille et des longues chevelures. Ouvrez-en +les fenêtres, un soir; vous trouverez qu'elles donnent sur de hautes +serres, parfois striées d'une pluie artificielle et parfumée, que, du +dehors, le soleil couchant irise d'arcsen-ciel fragiles--où des oiseaux +en duvet, des papillons, mille fleurs, balancent leur mélancolie +versicolore--où Colombine, à la dérobée, vient rafraîchir le bout de ses +doigts dans la fontaine de rocaille aux larmes noires. + +«N'aimeriez-vous pas bien connaître l'auteur aussi? Comme on se la +figure pareille à ses personnages, menue, fragile, et que le soir il +faut ranger dans une vitrine. + +«Et, du reste, ça ne m'amuse pas beaucoup que vous deviez dormir contre +ce Flamand. Mais quoi, c'est la vie, comme disait un philosophe qu'on +menait pendre. Vous, au moins, ne vous laissez point affliger par ces +confuses cérémonies. N'y apportez pas la figure d'une amie que j'avais à +la province, et que je rencontrai un matin qu'elle se mariait. C'était +à cette heure de l'année où, dans les jardins dont cette ville est +enclose, l'odeur des tilleuls commence à effacer celle des glycines. Mon +amie, elle, devait sentir la fleur d'oranger, pour peu que celle dont sa +robe était ornée fût authentique: mais là-dessus, j'avais des doutes. +Toujours est-il qu'elle me jeta, comme je passais, le plus mélancolique +regard d'oiseau en cage qui se puisse rêver. Et certes, j'avais de +bonnes raisons de croire que ce n'était pas moi qu'elle regrettait: mais +ma vue lui rappelait peut-être quelques-uns des plaisirs de la liberté. + +«Puisse la vôtre vous être légère à perdre; et laissez-moi, une dernière +fois, saluer vos lèvres, puisque désormais, ô Nane, vous ne serez plus +que ma soeur. Hélas, et n'était-ce point assez des Suédois?... + +«N.» + + + +Table des Matières + + DÉDICACE + INTRODUCTION + I.--LES SIRÈNES + II.--COMMENT ON S'AIME: + i.--_Première version_ + ii.--_Version seconde_ + III.--L'APÉRITIF CHEZ LA MARQUISE + IV.--L'HEUREUSE MÈRE + V.--L'APRÈS-MIDI ESTHÉTIQUE + VI.--UNE JOURNÉE ENTRE TOUTES + VII.--NANE-AU-MIROIR + VIII.--VENISE SENTIMENTALE + IX.--L'INDIFFÉRENT + X.--LES ASPHALTITES + XI.--LES CHARITÉS DE NANE: + i.--_Primavérile de Ver_ + ii.--_Le bon chien Cocktail_ + iii.--_L'Hospitalité écossaise, ou l'Électricien_ + XII.--NANE PENSE MOURIR + XIII.--LES NOCES DE NANE + + + + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Mon amie Nane, by Paul-Jean Toulet + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MON AMIE NANE *** + +***** This file should be named 15882-8.txt or 15882-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/5/8/8/15882/ + +Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online +Distributed Proofreading Team. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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Donations are accepted in a number of other +ways including including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + +*** END: FULL LICENSE *** + diff --git a/15882-8.zip b/15882-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..2a7d574 --- /dev/null +++ b/15882-8.zip diff --git a/15882-h.zip b/15882-h.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..f30f763 --- /dev/null +++ b/15882-h.zip diff --git a/15882-h/15882-h.htm b/15882-h/15882-h.htm new file mode 100644 index 0000000..84deeaa --- /dev/null +++ b/15882-h/15882-h.htm @@ -0,0 +1,7240 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN"> +<html> +<head> + <meta http-equiv="content-type" content="text/html; charset=ISO-8859-1"> + <title>Mon amie Nane</title> + <meta name="author" content="P.-J. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Mon amie Nane + +Author: Paul-Jean Toulet + +Release Date: May 23, 2005 [EBook #15882] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MON AMIE NANE *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online +Distributed Proofreading Team. This file was produced from +images generously made available by the Bibliothèque +nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + + +</pre> + + + +<h2>P.-J. TOULET</h2> +<br><br> + +<h1>MON AMIE NANE</h1> + + +<p class="right"><i>Magis amica veritas.</i><br> +N.<br> +...La vérité, ma meilleure amie.</p> +<a name="cd" id="cd"></a> +<br><br><br><br> + + +<h3>Dédicace</h3> + + + +<p><i>A Madame,</i></p> + +<p><i>Madame la Comtesse de la Suze.</i></p> + +<p>L'illustre M. de Balzac a fait cette remarque +que «les enfants des dieux sont éternels pour +la meilleure moitié, qui est de ne point finir». +Mais quand je songe à la gloire de votre maison, +dont l'origine se confond, pour ainsi dire, avec +celle de l'humanité, je croirai user à peine +d'hyperbole, en disant qu'elle a eu aussi peu +de commencement qu'elle n'aura de fin. Car, +tout ce qui est d'une extrême grandeur demeure +confondu avec l'infini par l'indigence +de notre nature, et le sang des comtes de +Champagne pareil à ce fleuve du Nil que l'on +peut remonter toujours sans en découvrir les +sources, ni qu'il paraisse diminuer.</p> + +<p>Nul n'ignore en effet qu'il coulait déjà dans +les veines de ces Porphyrogénètes qui avaient +hérité la splendeur de Salomon, et que vous +lui avez,</p> +<p class="mid">MADAME,</p> + +<p>en l'écartelant, si l'on peut ainsi s'exprimer, +de Chatillon, communiqué pour votre part le +lustre de ces Francs épouvantables, fidèles +compagnons de Pharamond, et sa race même, +ainsi qu'il le déclare dans une loi parvenue +jusqu'à nous.</p> + +<p>Et de craindre que cette gloire puisse se +terminer ou s'amoindrir, il n'est besoin, pour +en être démenti, que de regarder aux fruits +d'une union si parfaite: fils impatients de +donner à leurs armes la trempe et la teinture +d'un excellent écarlate; ou cette fille encore +de qui la beauté prête à son rang plus qu'il ne +se peut qu'elle lui emprunte, et lui vaudrait +par elle-même de porter le nom pesant et +magnifique des Epernon, ainsi qu'elle l'a su +sans fléchir, et comme on fait d'une parure +nouvelle. Qui, à la Cour, ne se rappelle encore +ses débuts? Longtemps nourrie à l'ombre de +la province, où vous lui aviez, +préparé les bienfaits d'une éducation vertueuse, +elle parut, parmi ces pompes, comme +une nymphe qui, à peine au sortir des forêts, +rougit de plaisir et de retenue. Elle parla: +une prudence exquise était sur ses lèvres. Lui +fallut-il prendre sa part des danses, et de ces +agréables jeux où se rit la fleur du royaume, +ce fut comme si la plus décente des fées, en +venant fouler notre sol, n'avait pu tout à fait +désapprendre d'avoir des ailes.</p> + +<p>Mais ne fut-il point toujours dans les privilèges +de la beauté d'engendrer les combats, +tout de même que si Vénus était la mère de +Mars et non plus son amante? Que dire si cette +beauté, celle-là même dont Platon avait placé +l'Idée dans le ciel, choisit d'habiter deux +figures? Nous en vîmes le danger, aussitôt que +l'on vous aperçut,</p> + +<p class="mid">MADAME,</p> + +<p>auprès de Mademoiselle de Champagne, ou +bien ce soir encore, que c'était déjà Madame +d'Epernon. Toute la Cour, étonnée d'abord que +deux si parfaites beautés ne cheminassent pas +sur des nues, en vint bientôt à disputer quelle +des deux, à descendre parmi nous, sacrifiait +le plus de divinité. Ainsi divisée en deux camps, +je pense qu'elle en fût venue aux mains, non +moins qu'aux jours de cette barbare galanterie +où le glaive décidait de la préséance des +charmes, si la présence auguste d'un prince +qui commande à son gré la paix ou la guerre +n'avait retenu au fourreau tant d'impatientes +épées.</p> + +<p>Quant à moi, à devoir prendre parti, et pour +tant qu'il fût légitime de balancer, le nom que +j'inscris au fronton de cet ouvrage dit assez haut +de quel côté j'aurais combattu. Trop heureux si +de le mêler à une oeuvre aussi imparfaite n'est +pas outrepasser mon devoir, et si, réduit à me +couvrir de vos propres maximes, mon seul +recours n'est pas de répéter après vous: «Tout +le devoir du monde ne vaut pas une faute +commise par tendresse.»</p> + +<p>Celui-là seul excepté, qui est de me dire</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Madame,</p> + </div><div class="stanza"> +<p class="i10">Votre très humble admirateur</p><br> +<p class="i30">PAUL-JEAN TOULET.</p> + </div> </div> +<br><br><br> + +<a name="ci" id="ci"></a> +<h1>Mon amie Nane</h1> +<br><br> + + +<blockquote class="rig"><p> +«Quae est ista, quae progreditur ut luna?»</p> + +<p>(<i>Cantic. cantic.</i>)</p> + +<p>Quelle est cette jeune personne qui s'avance<br> +vers nous, et dont les traits n'annoncent pas<br> +une vive intelligence?</p></blockquote> +<br><br><br><br><br><br><br><br><br><br> + +<p>Cette amie que je veux te montrer sous le +linge, ô lecteur, ou bien parée des mille ajustements +qui étaient comme une seconde figure +de sa beauté, ne fut qu'une fille de joie—et de +tristesse.</p> + +<p>En vérité, si tu ne sais entendre que les choses +qui sont exprimées par le langage, mon amie +ne t'aurait offert aucun sens; mais peut-être +l'eusses-tu jugée stupide. Car, le plus souvent, +ses paroles—que l'ivresse même les dictât—ne +signifiaient rien, semblables à des grelots +qu'agite un matin de carnaval; et sa cervelle +était comme cette mousse qu'on voit se tourner +en poussière sur les rocs brûlants de l'été.</p> + +<p>Et pourtant elle a marché devant moi telle +que si ma propre pensée, épousant les nombres +où la beauté est soumise, avait revêtu un corps +glorieux. Énigme elle-même, elle m'a révélé +parfois un peu de la Grande Énigme: c'est +alors qu'elle m'apparaissait comme un microcosme; +que ses gestes figuraient à mes yeux +l'ordre même et la raison cachée des apparences +où nous nous agitons.</p> + +<p>En elle j'ai compris que chaque chose contient +toutes les autres choses, et qu'elle y est +contenue. De même que l'âme aromatique de +Cerné, un sachet la garde prisonnière; ou qu'on +peut deviner dans un sourire de femme tout le +secret de son corps; les objets les plus disparates—Nane +me l'enseigna—sont des +correspondances; et tout être, une image de +cet infini et de ce multiple qui l'accablent de +toutes parts.</p> + +<p>Car sa chair, où tant d'artistes et de voluptueux +goûtèrent leur joie, n'est pas ce qui m'a +le plus épris de Nane la bien modelée. Les +courbes de son flanc ou de sa nuque, dont il +semble qu'elles aient obéi au pouce d'un potier +sans reproche, la délicatesse de ses mains, et +son front orgueilleusement recourbé, comme +aussi ces caresses singulières qui inventaient +une volupté plus vive au milieu même de la +volupté, se peuvent découvrir en d'autres +personnes. Mais Nane était bien plus que cela, +un signe écrit sur la muraille, l'hiéroglyphe +même de la vie: en elle, j'ai cru contempler +le monde.</p> + +<p>Non, les ondulations du fleuve Océan, ni les +noeuds de la vipère ivre de chaleur qui dort au +soleil, toute noire, ne sont plus perfides que +ses étreintes. Du plus beau verger de France, +et du plus bel automne, quel fruit te saurait +rafraîchir, comme ses baisers désaltéraient +mon coeur? Sache encore que l'architecture +de ses membres présente toute l'audace d'une +géométrie raffinée; et que, si j'ai observé avec +soin le rythme de sa démarche ou de ses abandons, +c'était pour y embrasser les lois de la +sagesse.</p> + +<p>Et voici, sous les trois robes du mot, que je +te les présente, ô lecteur, pareilles à des captives +d'un grand prix. Découvre-les, et avec +elles le secret de ce livre. Va, ne t'arrête pas +à la trivialité des fables, au vide des paroles, +ni à ce qu'on nomme: l'ironie des opinions. +Lève un voile, un voile encore; il y a toujours, +sous un symbole, un autre symbole. Mais pour +toi seul qui le savais déjà, puisqu'on enseigne +aux hommes cette vérité-là seulement que +d'avance ils portaient dans leur âme.</p> + +<p>S'il t'ennuie toutefois de pénétrer aussi avant, +tu pourras te récréer aux choses qui sont ici +écrites touchant l'amour. Ne crois pas, au +moins, que celui-là eût mérité le mépris, qui +aurait aimé mon amie tout simplement. Car il y +a une religion au fond de l'amour, comme du +savoir. Et la volupté elle-même a ses mystères.</p> + +<p>En cas que tu n'y veuilles souscrire, j'évoquerai +pour toi,—par un après-midi d'août, +tandis que le soleil éclate et dévore l'ombre +bleue au pied des murs,—l'alcôve où mon +amie, lasse de rayons et lasse d'aimer, repose +dans le silence. Parfois elle soulève les paupières; +et tu verrais alors palpiter la lumière +de ses yeux, comme un éclair de chaleur au +fond de la nuit.</p> +<br><br><br> +<a name="c1" id="c1"></a> + + +<h2>I</h2> + +<h2>Les Sirènes</h2> + + + +<blockquote class="rig"> +<p>«At tuba, terribili sonitu, taratantara dixit.»<br> + +(ENNIUS, <i>Annal.</i>)</p> + +<p>C'était des cris dont on demeurait étonné;<br> +un airain aigre, retentissant, qui, dans la nuit<br> +faisait: Hoûoûoûoû....</p> +</blockquote> +<br><br><br><br><br><br><br><br><br> + +<p>A cette époque mon amie Nane était presque +une inconnue pour moi, bien loin de m'appartenir +en propre. A vrai dire, et dans la suite +même, je n'ai jamais recherché le monopole +de sa tendresse. N'eût-ce pas été de l'égoïsme? +Outre qu'il en faudrait avoir les moyens.</p> + +<p>A cette époque donc, Nane passait pour +être la propriété exclusive de Bélesbat, le +<i>Hautfournier</i>. Cet industriel, qui crevait sous +lui de chiffres et de plans les ingénieurs les +plus endurcis; dont l'âme tout arithmétique +aurait ramené aux quatre opérations la beauté, +l'héroïsme, la haine même, ne dédaignait pas +toujours d'acquérir des choses gracieuses, +encore qu'inutiles. En fait Nane lui était d'aussi +peu de produit qu'un buisson de roses, un +hamac, une habanera; et l'on ignorera toujours +pourquoi il conservait une employée +aussi coûteuse. Peut-être que cette végétative +idole, languissant sous l'écorce des soies et les +pierres de ses colliers barbares, le consolait +d'être lui-même aussi fiévreusement mal vêtu. +Peut-être qu'il aimait à voir reluire dans ses +yeux mordorés les reflets inestimables de l'or, +et peut-être encore qu'il l'avait louée simplement +comme une enseigne à sa richesse.</p> + +<p>Au moins n'était-elle pas son principal souci, +comme il le montra en partant brusquement +un jour, sur son yacht <i>la Méduse</i>, visiter la +Terre de Feu, dont il caressait le projet d'y +aménager des colonies agricoles, les asiles de +nuit lui en devant fournir les premiers colons. +Ainsi Nane se trouva libre, quoique pour combien +de temps elle ne savait avec exactitude.</p> + +<p>Elle s'était montrée d'abord un peu chagrine +qu'on ne l'emmenât point; car elle s'imaginait +la Terre de Feu comme un pays très chaud, +avec des lianes, des ananas au jus naturel, +des papillons larges comme des paravents; et +sans doute aussi quelque casino où l'on pourrait +déployer des toilettes excentriques, devant +des gens de couleurs diverses, en smoking: +quelque chose comme les nègres du quartier +latin.</p> + +<p>Il fallut lui expliquer que ce district de +l'Amérique, fertile surtout en glaçons, si des +épaves de grande ville le pouvaient prendre +de loin pour une Arcadie, n'était pas une villégiature +favorable aux jeux de nos courtisanes. +Elle se consola donc assez vite de +rester seule maîtresse en son petit hôtel de +la rue de Scytheris, et que Bélesbat n'y +vînt plus gesticuler parmi ses tables fragiles +ou blâmer de son âcre voix les lenteurs du +service.</p> + +<p>En vérité, ce qu'elle aimait le plus de lui, +ce n'était pas sa présence.</p> + +<p class="mid">* * * * *</p> + +<p>Il n'entrait point dans les intentions de +Nane de se montrer, en son veuvage, plus +fidèle à Bélesbat qu'elle ne faisait d'ordinaire. +Elle continua donc à le tromper, quoique avec +moins de plaisir depuis qu'il était loin; et ce +fut surtout avec Jacques d'Iscamps.</p> + +<p>D'éducation décente et d'extérieur agréable, +Jacques jouait depuis près d'un an auprès +d'elle, avec autant d'élégance qu'il se peut, +le rôle d'amant de coeur. C'est à lui que ressortissait +le département des fleurs, dragées, +baignoires. Il était chargé aussi de remplacer, +aussitôt mortes de langueur, les petites tortues +caparaçonnées d'argent et de turquoises dont +les dames s'ornaient alors; et de jouer à Auteuil +les bons tuyaux, les increvables; comme +encore de commander en des restaurants +dérobés des dîners que presque toujours un +petit bleu tard venu le laissait dans l'alternative +de planter là, ou de dévorer tout seul, +ridicule.</p> + +<p>Aujourd'hui, que Bélesbat se balançait sur +les hautes vagues de la mer, le jeu régulier +des lois sur l'avancement le haussait à une +situation presque officielle. Déjeunant chaque +matin chez Nane, il eut la joie de s'y entendre +couramment appeler «Monsieur», comme +aussi de prendre une part plus active à l'administration +intérieure, d'être initié aux détails +les plus émouvants de la lingerie ou du +chauffage. Une fois même il eut mandat de +discuter avec le boucher certain compte qui +n'était pas clair, et qu'il finit du reste par +payer intégralement, après avoir joui pour ses +épingles, en un <i>bigorne de loucherbem</i> assez +diaphane, de quelques insinuations malveillantes.</p> + +<p>Mais, assez vite, tout cela cessa de l'amuser; +et il se prenait parfois à regretter la vie de +naguère, les rendez-vous souvent manqués, +mais où il y avait une pointe d'imprévu. Et il +commençait de rêver à la Terre de Feu, lui +aussi, quand Nane détourna le cours de sa +mélancolie en annonçant qu'elle partait pour +Alger: Jacques fut du projet, tout de suite.</p> + +<p>Mais il ne put faire le voyage en même +temps que son amie, pour quelque raison +de famille:</p> + +<p>—Ne t'inquiète pas, lui dit-elle. Il y a l'ancien +amant de ma soeur, tu sais....</p> + +<p>—Je ne sais pas du tout.</p> + +<p>—Enfin, il a envie de venir avec moi. Il +est très malade, phtisique au dernier point, +et c'est une charité de le prendre; il a été si +bon pour ma pauvre soeur, avant qu'elle ne +fût mariée. En tout cas j'aime autant qu'il +vienne, à cause des Hauts Fourneaux. Ce +n'est pas toi, hein? qui pourrait servir de +chaperon.</p> + +<p>Jacques, flatté, eut un sourire:</p> + +<p>—Enfin, qui est-ce, ton phtisique?</p> + +<p>—C'est un ponte très chic: le vicomte +d'Elche. Je crois qu'il est à moitié Espagnol, +ou Autrichien.</p> + +<p>—Comme tout le monde.</p> + +<p class="mid">* * * * *</p> + +<p>Quelques jours après, joyeux d'avoir fui +les brumes de décembre parisien, Jacques +débarqua sur les quais d'Alger par un temps +de paradis. Au-dessus de lui il pouvait voir +le boulevard de la République éclater de lumière, +sous l'azur tendre; et plus bas, à droite, +les pêcheries grouillantes, ou bien la Marine +dont les eaux clapotaient dans une ombre +verte et noire.</p> + +<p>Ayant envoyé, provisoirement, pensait-il, +son bagage à l'hôtel, il prit une voiture découverte +et se fit conduire à Mustapha-Supérieur, +villa Beau-Regard, où demeurait Nane.</p> + +<p>Elle sourit tendrement à le revoir, et, une +fois de plus, le jeune homme ressentit l'attrait +de ses lèvres lentes et de ses indolentes mains. +Mais dès qu'il voulut parler de s'installer à +la villa:</p> + +<p>—Ça n'est guère possible, objecta Nane. +D'abord, il y a d'Elche, déjà.</p> + +<p>—D'Elche? Et qu'est-ce qu'il fait ici, +celui-là?</p> + +<p>—Tu le verras; il est si malade. Et puis, +autre chose: j'ai eu des nouvelles de Bélesbat. +Il revient en France d'un moment à l'autre; +et de là, il peut nous tomber dessus, comme +une cheminée.</p> + +<p>—Comme une cheminée, comme une cheminée...</p> + +<p>Il finit par dire oui, ne pouvant mieux faire. +Quelques instants après, dans le jardin, parmi +les bambous et les iris, on lui présenta un +malade blond, chargé de plaids, qui prenait +le soleil sur une chaise longue, en toussotant. +Il parlait avec fatigue, d'une voix gutturale; +et laissait voir à table cette fringale qui est +particulière aux tuberculeux. Sa soif aussi +était maladive; après le café qu'il avait renforcé +de cognac, ses joues s'empourprèrent +d'une ardeur sinistre.</p> + +<p>Du reste, point gênant; et Jacques aurait cru +avoir retrouvé sa Nane des meilleurs jours, si +la crainte vraiment exagérée d'un Bélesbat +se laissant choir de la lune pour la surprendre +n'avait paru constamment croître chez elle.</p> + +<p class="mid">* * * * *</p> + +<p>Il était une heure après minuit. Jacques, +dont la jeune femme qui s'assoupissait à son +côté ne soutenait décidément plus la conversation, +s'apprêtait à jouir lui aussi d'un +repos bien gagné. Un instant, il caressa du +bout de ses doigts la gorge de Nane, juste +assez pour la faire protester au fond de son +sommeil par un faible gémissement, recroquevilla +ses jambes et s'endormit.</p> + +<p>Alors, du côté de la mer, un âcre appel +déchira la nuit: c'était comme la plainte d'un +jeune cyclope en dentition—ou le cri de +guerre de l'oiseau appelé rock quand il se +précipite sur une foule d'éléphants. Nane se +dressa:</p> + +<p>—Tu entends?</p> + +<p>—Eh bien, c'est une sirène.</p> + +<p>—C'est la <i>Méduse</i>, j'en suis sûre, cria-t-elle; +je la reconnais. Bélesbat va être ici à la minute. +Va-t'en Jacques, je t'en prie, va-t'en.</p> + +<p>Le jeune homme ne se laissa pas faire tout +de suite: quelle imagination, maintenant, de +reconnaître les yachts à la voix. Comme s'il +n'y avait que la <i>Méduse</i> qui eût une sirène. +Et d'aller croire que Bélesbat arrivât à cette +heure-ci, sans s'annoncer, même, etc., etc.</p> + +<p>—Tu veux donc me faire perdre ma situation, +gémit Nane; et Jacques, «bouclé», s'en +fut.</p> + +<p>Le surlendemain ce fut la même alerte, +mais un peu plus tôt; deux jours après pareillement, +puis une autre fois encore, et enfin trois +nuits de suite; on eût dit que tous les bateaux +de la Méditerranée s'étaient donné le mot pour +n'entrer au port d'Alger qu'à la faveur de +l'ombre, et Jacques, accablé sous la main de +la Providence, abruti, docile, se levait sans +plus de plaintes, se rhabillait, rentrait à l'hôtel, +sous la lune, par les lacets bordés de cactus.</p> + +<p>Mais un soir qu'il avait dîné en ville et +ruminé de mauvaise humeur toutes ces nuits +gâchées, il se jura de ne pas monter à la villa, +pour cette nuit. Donc, ayant allumé un cigare, +il alla faire un tour, tout seul, vers Lagha, +revint, descendit jusqu'au port.</p> + +<p>La lune n'était pas encore levée et à travers +la nuit diaphane, couleur de saphir, Jacques +pouvait apercevoir la mer palpitante.</p> + +<p>Soudain, d'un petit caboteur qui était à +quai, il entendit jaillir ce même rugissement +qui depuis peu lui servait de diane avant +l'heure. Sur le bateau, d'ailleurs, rien ne bougea, +ni homme, ni cordage, et la machine semblait +n'avoir de pression que ce qu'il en fallait pour +faire hurler la mégère de fonte.</p> + +<p>Quand ce fut fini, il y eut quelque bruit +encore, comme d'un fourneau qu'on éteint, +et puis un vieil homme qui fumait la pipe vint +s'accouder à l'arrière.</p> + +<p>—Holà hé, demanda poliment Jacques, +quel fils de chienne de boucan faites-vous là, +puisque votre raffiau est sur ses ancres?</p> + +<p>Le vieux mit la main au-dessus de sa bouche, +comme pour parler bas: «Té, je vais vous +dire, fit-il; l'autre jour il est venu un monsieur, +espagnol, je pense, avec une jolie bagasse; +qui m'ont donné de l'argent pour faire marcher +ma sirène la nuit, tout le temps que je +resterais à Alger, quand ils me le feraient dire. +Même qu'ils riaient beaucoup.»</p> + +<p>—Ah! pensa Jacques, ah! ils riaient! +Lui, non.</p> + +<p class="mid">* * * * *</p> + +<p>—C'est curieux, dis-je à Jacques,—car +c'est lui-même qui m'avait conté cette histoire—je +ne croyais pas que les petits caboteurs +eussent de sirène.</p> + +<p>—Celui-là en avait bien une, je vous assure, +et qui n'était pas dans un étui; non, pas assez +dans un étui, même.</p> + +<p>—Mais comment avez-vous eu le courage +de reprendre Nane? Je sais bien que moi...</p> + +<p>—On reprend toujours une femme, lorsque +elle vous a pris: vous êtes bon, vous, avec +votre <i>courage</i>! Pensez-vous que ce soit la +seule sottise que j'aie faite pour Nane?</p> + +<p>—Au moins pourraient-elles être moins +affirmées. Mais vous, vous faites vos bassesses +le front haut.</p> + +<p>—Bassesses, bassesses: vous n'en avez +aucune à vous reprocher, vous?</p> + +<p>—Ni ne compte en avoir aucune.</p> + +<p>—J'aime mieux ne pas me singulariser, +conclut un peu sèchement Jacques, que mes +remarques semblèrent avoir agacé.</p> + +<p>Mais quand on est entre amis, n'est-ce pas +pour se dire des vérités désagréables?</p> +<br><br><br> +<a name="c2" id="c2"></a> + + +<h2>II</h2> + +<h2>Comment on s'aime</h2> + + +<a name="c2a" id="c2a"></a> +<h3>I</h3> + +<h3><i>Première version</i></h3> + +<blockquote class="rig"><p> +«...inde proverbium ductum, deos laneos<br> +pedes habere.»<br> + +(MACROB. <i>Saturn</i>.)</p> + +<p>«...incessu patuit dea.»<br> + +(VIRG. <i>Eneid</i>.)</p> + +<p>Au contraire de ces dieux que les Romains<br> +accusaient d'avoir les pieds en dentelle, Nane<br> +marchait, et même divinement, étant elle-même<br> +chose divine. +</p></blockquote> +<br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br> +<br><br> + +<p>La première fois que je lui prêtai une sérieuse +attention, Nane était en l'air, et tombait +d'un omnibus.</p> + +<p class="mid">* * * * *</p> + +<p>Sa Victoria suivait à paisible allure le +<i>Batignolles-Clichy-Odéon</i>, où elle avait eu ce +jour-là l'heureuse fantaisie de «prendre une +impériale, afin de jouir du paysage»; et +un peu avant le pont des Saints-Pères, en un +des points que la Compagnie d'Orléans venait +de choisir pour y exécuter de mystérieux +travaux, le cocher de Nane put, en même +temps que moi, admirer un spectacle gracieux.</p> + +<p>Le <i>Batignolles-Clichy-Odéon</i>, en tournant, +dérapa, oscilla un peu, et versa sur la gauche. +Je vis quelque chose de clair, de blanc, de rose, +qui décrivait une élégante parabole: c'était +Nane. Obéissant aux lois présumées de la +gravitation, elle quitta brusquement son banc, +en même temps que plusieurs autres personnes, +et tomba.</p> + +<p>Elle tomba assise, se fit très mal, et fondit +en larmes, silencieusement: tel un vieux +monsieur, qui retrouve sa fille après une +absence de plusieurs années. Je reconnus +seulement alors, ne l'ayant pas rencontrée +depuis longtemps, Mlle Hannaïs Dunois, +maîtresse de mon ami Jacques d'Iscamps, +ou peut-être sa veuve, car il devait se marier +dans peu de jours. Jugeant d'ailleurs qu'il +valait mieux qu'elle ne s'éternisât pas dans +cette position sédentaire, je la pris par les +mains pour la remettre debout. Elle ne semblait +pas meurtrie, et, comme le temps était +beau, n'était salie que de poussière.</p> + +<p>—Tiens, c'est vous, dit-elle, me reconnaissant +à son tour. Vous seriez bien gentil de me +raccompagner jusqu'à ma voiture; elle ne +doit pas être loin.</p> + +<p>Quand elle y fut montée: «Venez avec +moi un peu plus loin, ajouta-t-elle, voulez-vous? +J'ai peur de rester seule, à me sentir +comme ça toute disloquée.» Je pris sa gauche, +et comme nous passions par la rue Royale, +elle accepta de s'arrêter un moment pour +boire n'importe quoi de réconfortant. Nous +descendîmes donc, elle un peu patraque encore; +mais une demi-heure plus tard nous étions +devant notre vin de Porto à plaisanter le plus +gaîment du monde sur sa chute, dont au reste +il ne semblait lui rester rien qu'un peu de gêne +à être assise.</p> + +<p>Si la conversation tendait à languir (car on +ne peut constamment à deux, dont une femme, +frapper des pensées ingénieuses), aussitôt elle +se battait légèrement les côtés, ce qui faisait +lever de la poussière. Et de rire tout de nouveau, +à petits éclats: car elle est d'un esprit simple; +et si elle s'est une fois résolue à juger une chose +drôle, elle pourrait se la représenter cent jours +de suite et s'en réjouir encore d'aussi bon coeur.</p> + +<p>Cependant le temps avait coulé, il y avait +près d'une heure déjà que l'odeur répandue +de l'absinthe nous présageait le soir et que les +Parisiens fussent près de se nourrir:</p> + +<p>—Si nous dînerions ici? dis-je.</p> + +<p>—Je ne vous cacherai pas, me répondit +Nane, que j'aimerais bien me tenir un peu +étendue. Mais si vous voulez venir dîner à la +maison, je me mettrai sur une chaise longue—et +nous dirons des choses.</p> + +<p>Cela ayant été ainsi convenu, je courus chez +moi m'habiller, et de là avenue de Villiers +où demeure Nane.</p> + +<p class="mid">* * * * *</p> + +<p>C'était, au bout, bout de l'avenue, un hôtel +de poupée, mais assez simple d'aspect, comme +aussi de train. La porte cochère est condamnée +pour absence de concierge; et il y a juste +assez de jardin pour qu'on garde en gravat à +ses semelles de quoi rayer le ciment mosaïque +du vestibule. Une femme de chambre vint +m'ouvrir. Avec la cuisinière (l'équipage étant +d'un loueur) c'est toute la maison de Nane, +qui a ralenti ses allures depuis la mort de +Bélesbat. Quoique l'industriel, pratique dans +sa bienfaisance même, lui ait fait legs d'une +solide rente viagère, celle-ci n'est point telle +que Nane puisse encore, et malgré la bonne +volonté qu'a jusqu'ici mise Jacques à finir +de se ruiner pour elle, soutenir les fêtes d'autrefois, +ni la parade un peu ostentatoire qu'elle +menait rue de Scythéris, en ce voluptueux +hôtel la Billaudière, aujourd'hui, hélas! occupé +par une aigre et dévote tante de Bélesbat, sa +seule héritière. Mais, dans une demi-paresse, +et sans trop chercher que les jeux de son corps +lui procurent un lustre nouveau, Nane laisse +les heures glisser sur elle sans la meurtrir, +telles au printemps les gouttes d'une pluie +ensoleillée sur la fleur nouvelle.</p> + +<p>Ce soir, elle s'est vêtue d'un peignoir assez +ajusté en crêpe de Chine vert, mais du vert le +plus faux, le plus agaçant, le plus délicieux. +Elle a des dessous, semble-t-il, tout blancs; +au moins ses bas le sont-ils, et la peau de ses +pantoufles. Sa chevelure, qui a comme ses +yeux la patine de ces bronzes que le baiser +des pèlerins a jaunis, est retroussée par devant, +à la Messaline. Son col long et sa nuque portent +un triple collier d'émaux verts, dont elle a +aussi une ceinture.</p> + +<p>Elle est ainsi tout à fait prenante. Et moi +qui l'avait vue cent fois, sans y prendre autrement +garde qu'à tous ces articles de Paris qui +plaisent à notre habitude sans atteindre notre +curiosité, il lui a fallu, pour que je la remarque, +se laisser choir avec éclat d'une impériale sur +les sordides travaux de l'Orléans. D'ailleurs +elle ne l'a pas fait exprès.</p> + +<p>—Vous rappelez-vous, Nane, quand nous +montions à la Raillière, tous les soirs, et que +Jacques arborait le béret pyrénéen?</p> + +<p>—Vous rappelez-vous comme il soufflait +pour monter aussi vite que nous, et ce qu'il +avait été jaloux, un soir que nous avions été +prendre des glaces sans lui?</p> + +<p>Je feins de me rappeler très vivement, +quoique cette saison à Cauterets, qui remonte +à deux ans déjà, ne m'ait laissé que des souvenirs +confus, au moins quant à Nane. Mais +ce soir je ne saurais lui refuser rien, pas même +un mensonge.</p> + +<p>Étendue très de côté, ce qui la fait hancher, +sur un de ces longs fauteuils de bord en rotin, +où il y a un trou à l'avant-bras pour mettre +son verre, elle est toute calée de petits coussins +et de plaids. Et elle réveille en moi des images +anciennes de voyage. Par-dessous le bruit de +nos paroles, ressuscite un peu de passé: autour +d'un pont de paquebot, la miroitante mer des +Grandes Indes; et les filaos qui pleurent aux +bords d'une île; ou bien la grâce dormante +des créoles, si lasses de n'avoir jamais rien fait.</p> + +<p>Cependant le dîner s'est achevé. On sert le +café là même; et Nane, sans plus dire mot, +sourit vers moi de sa bouche puérile. Il y a +quelque chose, ce soir, dans son sourire, que +je ne démêle pas, et je vais m'asseoir, contre +elle, sur le grand fauteuil.</p> + +<p>—Vous savez bien, me reproche-t-elle bientôt, +que je ne puis pas bouger, que je suis +sans défense, toute meurtrie... non... vous me +faites mal!</p> + +<p>—Sérieusement, vous souffrez encore?</p> + +<p>—Au fond, pas tant que ça, reprend-elle. +C'est plutôt la même chose que si j'avais reçu +le fouet....</p> + +<p>Peu à peu le sourire de Nane m'apparaît +tout près et très loin; comme les choses que +l'on aperçoit encore en s'endormant par un +après-midi d'été, alors qu'à travers toute la +profondeur d'une muette maison, on n'entend +plus rien que, parfois, une porte qui claque, +ou le jeune pas de quelque servante sur la dalle +des frais corridors.</p> + +<p class="mid">* * * * *</p> + +<p>Il me semble que c'est ainsi, un peu dans +un rêve, que nous avons changé de chambre, +Nane et moi. On dirait même qu'il y a longtemps, +si j'en crois un état somptuaire qui +aurait éclairé, sur la nature récente de nos +relations, les tribunaux les plus borgnes, et +jusqu'au regretté Président Magnaud. Nane +en est frappée aussi.</p> + +<p>—Quel dommage, observe-t-elle, que +Jacques ne nous voie pas comme ça.</p> + +<p>—Il est un peu tard pour le faire prévenir, +lui dis-je; tandis que je m'occupe de réparer +le désordre de ma toilette.</p> + +<p>—Où allez-vous? Est-ce que vous partez? +Et elle se pelotonne sous les couvertures.</p> + +<p>—Rendez-vous avec un parent de province, +à la sortie des théâtres—vieillard susceptible. +Et il est minuit passé. Pourvu que je trouve +une voiture.</p> + +<p>—Au lieu de rester à me soigner, dit-elle +mollement.</p> + +<p>—Je suis sûr que l'exercice ne vous vaut +rien. Bonsoir. A demain, ici, cinq heures, +voulez-vous?</p> + +<p>Nane veut; moi je m'en vais lâchement me +coucher et ne tarde guère à tomber dans ce +sommeil profond des gens qu'on doit guillotiner +le lendemain.</p> + +<p>D'ailleurs, comme l'a dit M. de Bourdeille, +«ce qu'il peut y avoir de commun entre l'amour +et le dormir, je n'y sçaurais entendre. Et me +semblent deux bien trop excellentes choses +pour les brouiller, et ne les pas faire chacune +à part et en son heure.»</p> +<br><br><br> +<a name="c2b" id="c2b"></a> + +<h3>II</h3> + +<h3>Version seconde</h3> + + +<blockquote class="rig"><p> +«Socrates apud Xenophontem abstinendum<br> +esse in totum ab ista osculandi consuetudine<br> +censet: quia nihil, inquit ad amorem incendendum<br> +acrius est osculo.»</p> + +<p>(HEEREBORD, <i>Exercit. Ethic. XLIX,<br> +p. 173.</i>)</p> + +<p>Socrate, ou plutôt Xénophon qui, soit niaiserie,<br> +soit malice, lui a prêté aucunes fois ses<br> +propres opinions, conseille de fuir l'usage du<br> +baiser, à cause de l'amour qui s'en engendre.<br> +Et le roi Archelaos, à qui l'on rapporta cette<br> +bourde: «Autant vaudrait, dit-il, ne boire<br> +plus, parce qu'il enivre.»</p></blockquote> +<br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br> + +<p>En cas que la première version de mes débuts +auprès de Nane n'ait point satisfait tous les +esprits, il convient d'en donner une seconde: +ainsi les délicats pourront choisir la forme de +vérité qui leur agréera davantage.</p> + +<p>Mais, s'il se rencontre quelque partie commune +à ces deux récits, il faudra prendre garde +que les gestes relatifs à l'amour sont peu nombreux, +et que l'on n'en peut faire aucun sans +qu'il ressemble à d'autres qu'on a déjà faits.</p> + +<p>J'avais invité à prendre le thé dans mon +atelier ce jour-là Jacques d'Iscamps, à qui +un mariage prochain rendait aimables les plus +petites fêtes, et Nane, avec qui il ne s'était +encore pu résoudre à rompre; c'était même +là pour moi un sujet de constante surprise; +j'admirais que cette poupée menât à pareilles +rênes un homme qui passait pour énergique. +Mais cela est un tort que de dénigrer les femmes +avant de les avoir, et c'est du jour seulement +qu'on les a tenues entre deux draps qu'il y +en a des raisons sérieuses.</p> + +<p>Je comptais aussi sur cette Noctiluce +(Fulvia-Noctilux, comme elle signait) dont les +cheveux bleus et les dents en pointe m'avaient +séduit naguère. Celle-là était d'origine inconnue, +et parlait plusieurs langues avec une +égale difficulté. Elle ne ressemblait à rien en +France, et paraissait même d'un autre siècle: +on eût dit parfois qu'elle sortait d'un Suétone.</p> + +<p>Il y avait en elle toutes les curiosités, avec +des goûts dont la police, malheureusement, +de notre nation lui rendait l'exercice difficile. +Il semblait qu'elle se fût plus satisfaite ailleurs +et gardât des regrets à ces climats où il est +loisible encore de se procurer une chair à +meurtrir, esclave et jeune.</p> + +<p>Mais, depuis quelques jours, nous nous +sentions un peu las l'un de l'autre: la cruauté +aussi devient une chose insipide à la longue, +si elle n'est qu'imaginative. Ce matin-là même +elle s'excusa de ne pouvoir venir, par les mots +suivants:</p> + +<p>«Cher ami, un Londonien de passage qui +va pour tirer des noirs (il paraît qu'il va y +avoir guerre là-bas) m'offre dans ses chambres +un spectacle plus pimenté que votre lunch. +C'est tout à fait des primeurs, dit-il, comme les +petits poissons de Caprée: mais les poissons +ne crient pas. Adieu, je viendrai vous dire +après. Excuses à vos amis.</p> + +<p class="rig">«F.-N.»</p><br><br> + + +<p>Un second bleu m'annonçait que Jacques +ne venait pas non plus:</p> + +<p>«Mon cher ami, j'ai écrit enfin à Nane pour +rompre, et lui annoncer tout. Là-dessus elle +m'a joué un tour pendable: vous raconterai +tout ça plus tard. Ne comptez donc pas sur +nous aujourd'hui. Excuses à votre amie.</p> + +<p class="rig">«JACQUES.»</p><br><br> + + +<p>Sans plus espérer personne j'allai tout de +même à mon atelier: je l'aime parce qu'il est +sans cesse enveloppé d'un silence admirable. +Et je pensais faire de la musique; mais je me +contentai, pendant près d'une heure, dans +un de ces fauteuils profonds qui semblent +avoir été inventés par la paresse même, de +contempler, tout en fumant, les damas fanés, +rouges et jaunes, qui retombent de la galerie +et voilent le haut de l'orgue. Tout à coup on +sonna: c'était Nane.</p> + +<p>Elle entre de son pas glissant, allongé, +silencieux, qui en fait une chose si belle à voir +marcher, et tandis que je lui baise le creux +des mains:</p> + +<p>—C'est gentil, dit-elle, chez vous.</p> + +<p>Puis elle s'assied, et demeure immobile. +Sous des paupières pesantes, ses yeux de pierre +dure sont vides d'expression, et sa bouche, +qui est comme celle d'un enfant, fait sans cesse +une petite moue. Elle a l'air, aujourd'hui, +d'une chose naturelle, fraîche, qui arriverait +de province dans un panier; il s'en dégage +comme l'odeur des fougères trempées par +l'orage; et je pense un instant respirer ces +bois noirs et frais de chez nous, où il y a de +l'eau qui court.</p> + +<p>—Vous êtes donc peintre, reprend-elle, +que vous avez un atelier?</p> + +<p>—A Dieu ne plaise; mais pour avoir droit +à une salle vaste, commode, bien éclairée, +est-ce qu'il est indispensable de salir de la +toile?</p> + +<p>—Vous savez, moi je disais ça pour dire +quelque chose.</p> + +<p>—Je n'espérais plus votre visite: Jacques +m'a écrit pour décommander.</p> + +<p>—Alors, parce que Monsieur se marie, +il croit qu'on ne va plus jamais rien faire!</p> + +<p>—Du thé, par exemple?</p> + +<p>—Merci, j'aimerais mieux une cigarette.</p> + +<p>Elle l'allume, et retombe dans cette immobilité +qui est une de ses grâces: on dirait, +tant ses mouvements sont rares, qu'ils sont +précieux bien plus que ceux des autres êtres.</p> + +<p>Nous nous taisons tous deux; et il semble +bien que tous deux nous pensons la même +chose; c'est qu'il va falloir que je lui fasse +quelques doigts de cour: cette obligation de +politesse n'échauffe ni son coeur, sans doute, +ni le mien.</p> + +<p>Nous nous taisons.</p> + +<p>—Galanterie française, m'écrierais-je, si +l'on s'écriait jamais en ces rencontres, pourquoi +me faire une nécessité professionnelle de ce +qui serait si agréable, s'il était spontané. +L'inspiration de mes sens ne suffirait-elle +pas mieux que la tradition, ou mes lectures, +à me faire presser une main tremblante, un +genou qui se dérobe (ou non) et cette taille, +où il ne semble pas encore que le corset ait +marqué ses plis. Outre les cas où ça n'est pas +drôle, et que, si Nane était une dame mûre de +médiocre conservation, l'ardeur que j'apporterais +à l'attaque, constamment refroidie par +l'effroi de vaincre, me mettrait en ridicule +posture. Enfin.</p> + +<p>—Vous avez là, Nane, une bien jolie robe: +elle fait valoir vos hanches.</p> + +<p>—Vous me l'avez vue plus de cent fois.</p> + +<p>—Plus de cent fois? Peut-être pas. Et +puis il y avait du monde. (Ceci est le début +de la campagne.)</p> + +<p>—Vous ne regardez les robes que dans +l'intimité?</p> + +<p>—Et à l'envers, Nane, comme les feuilles.</p> + +<p>Elle rit, languissamment. Je me rapproche +d'elle, et je m'efforce d'avoir l'air hardi comme +un page. Mais son front se plisse.</p> + +<p>—Quel monte-en-bas, dit-elle tout à coup, +que ce Jacques. Vous savez qu'il m'a lâchée. +Monsieur épouse un sac.</p> + +<p>—C'est pour la rime, sans doute.</p> + +<p>A ce moment la porte s'ouvre (ne donnez +jamais votre clef à une femme) et Noctiluce +entre en tempête. Déjà je flaire une scène; +mais les choses tournent plus heureusement.</p> + +<p>—Vous me trompez tous les deux, dit-elle +de son rire blanc (et, retenant les poignets de +Nane dans une seule de ses mains vigoureuses, +de l'autre elle feint de la battre), voilà, voilà +pour vous.</p> + +<p>—Mais d'Iscamps devait venir, dis-je, et +nous l'attendions.</p> + +<p>—Les pieds sous la table.</p> + +<p>—Mais non, en causant de son mariage.</p> + +<p>—C'est vrai, donc, cette affaire-là?</p> + +<p>—Oui, ma chère, avec la fille à Blokh-Rosenbuisson.</p> + +<p>—Ah! le vieux Refiens-y.</p> + +<p>—Pourquoi Refiens-y?</p> + +<p>—Il paraît que c'est ça qu'il dit, cet homme, +pendant le temps. C'est une amie qui m'a +raconté, qui avait été à son cinématographe: +vous savez qu'il en a un, avec des tableaux +obscènes, des choses qui se passent à Naples. +Alors il y mène des petites femmes, une à +une; il se figure que ce sera meilleur marché, +pour l'excitation. Le comble est que son +concierge le montre pour de l'argent pendant +ses absences.</p> + +<p>—Est-ce qu'ils partagent, au retour?</p> + +<p>—Je ne sais pas. Et quant à sa fille, elle +est belle. Je l'ai vue à l'Hippique: elle avait +une jupe grise légère, avec un transparent +rose vif. Partout où ça plaquait, on aurait juré +la peau: c'était rafraîchissant, comme, ces +pastèques, vous savez, qu'on vend dans les +rouges rues de Delhi.</p> + +<p>—Je ne sais pas. Et votre séance?</p> + +<p>—Ne m'en parlez pas; je commence à +croire que dans votre pays tout est chiqué; +et j'avais vu aussi bien à Ménilmontant. A +peine s'il y a eu un peu d'émotion, une fois +ou deux.</p> + +<p>—Quoi donc? demande Nane.</p> + +<p>Noctiluce le lui explique, à mi-voix: Nane +semble intéressée; sa langue pointe entre +ses lèvres, deux ou trois fois, et, l'histoire +finie:</p> + +<p>—Ah! dit-elle tendrement, quelle horreur!</p> + +<p>—Mais je vous laisse, reprend Noctiluce. +Vous attendrez bien M. d'Iscamps sans moi. +Non, ne me retenez pas: rendez-vous pressant. +Vous, je vous laisse votre clef, en cas que +Nane saigne du nez.</p> + +<p>Sur cette détestable plaisanterie, elle se +sauve, sans rien vouloir entendre, me laissant +en proie aux mêmes devoirs que tout à l'heure. +Le soir, rouge maintenant, entre par les fenêtres, +et brouille, de ses reflets fantasques, +l'aspect de toutes choses: c'est une heure +sinistre.</p> + +<p>Et je reprends mon poste de combat, sur +le divan.</p> + +<p>—Il va faire nuit tantôt, dit Nane.</p> + +<p>—C'est le demi-jour propice aux doux +larcins, dont on vous a sans doute déjà parlé. +Non, ne me repoussez pas les mains, elles reviendraient.</p> + +<p>Mais elle n'oppose plus qu'une faible résistance: +elle calcule peut-être que d'ici l'heure +du dîner il reste peu de temps à perdre.</p> + +<p>—Est-ce que vous avez mis le verrou? +demande-t-elle.</p> + +<p class="mid">* * * * *</p> + +<p>Ma flamme vient d'être couronnée: ces +choses-là ne vont pas sans qu'elle en soit +d'abord sinon éteinte, au moins affaiblie. +Nane elle-même, parmi de nombreux coussins, +semble appartenir tout entière à ses pensées, +et un grand silence pèse sur nous de toute part.</p> + +<p>—Je voudrais, dit-elle tout à coup, que +Jacques nous voie comme cela.</p> + +<p>Mais Jacques ne nous verrait pas (et il +vaut autant), car il fait maintenant presque +nuit noire. Et tout en allumant les lampes +je songe, non sans quelque regret, au cercle, +où l'on se nourrit si bien entre hommes; et +qu'il va falloir dîner en cabinet avec Nane, +et le garçon, comme compagnie, de temps +en temps.</p> +<br><br><br> +<a name="c3" id="c3"></a> + + +<h2>III</h2> +<br><br> + +<h2>L'apéritif chez la Marquise</h2> + + +<blockquote class="rig"> +<p>«Patribus cum plebe connubii nec esto. ><br> +<i>(Leg. XII Tab.)</i></p> + + + +<p>Les mariages mixtes ne sont pas tous des<br> +unions modèles.</p></blockquote> +<br><br><br><br><br><br> + + +<p>Ce ne fut pas un mariage d'inclination, que +fit Jacques d'Iscamps. Il approchait de la +trentaine, sans avoir pu décider encore, des +tripots ou des hippodromes, où il est le plus +aisé de perdre son argent. Du moins en avait-il +avec ardeur embrassé l'occasion sur toutes +les plaines vertes qui s'étaient offertes à ses +yeux, pour ne rien dire de quelques-unes de +ses contemporaines où il s'était plu coûteusement. +Aujourd'hui, il songeait, la bouche +amère, qu'enfin il était à la côte lui aussi: côte +fâcheuse où tant de ses amis avaient déjà fait +naufrage, côte inhospitalière où, parmi le roc, +sous des huttes enfumées, rampent et se +nourrissent huileusement de poisson des gérants +de cercles, quelques notaires coriaces, et la +puante tribu des fournisseurs au sourire mince.</p> + +<p>L'idée du mariage flottait autour de Jacques: +«Je ne puis pourtant plus taper maman», +pensait-il; de fait, la marquise d'Iscamps +était bien capable de se ruiner toute seule et +sans qu'on l'y aidât. Jusqu'ici le monceau de +sa fortune avait résisté; mais il semblait enfin +qu'il s'entamât secrètement, et l'on y pouvait +deviner des lézardes comme dans ces blocs de +glace, au dégel, qui frissonnent à la base +longtemps avant de s'abymer dans les eaux.</p> + +<p>Mais des embarras où elle s'était trouvée +sans doute, ayant depuis peu vendu des terres, +elle n'avait rien marqué. Frivole, nonchalante, +d'une naïveté un peu hautaine, il ne semblait +pas qu'aucun chagrin pût altérer la bienveillance +dont elle regardait la vie; et son +plus grave caprice aujourd'hui était de jouer +à la douairière, se coiffant de dentelle et réclamant +des petits-enfants à tout prix.</p> + +<p>Le prix lui aurait paru peut-être un peu +haut, si elle avait pu concevoir que l'amour +n'entrait pour rien, et au contraire, dans la +recherche que fit Jacques de la belle Mlle Blokh-Rosenbuisson, +et qu'il n'y prétendait épouser +autre chose qu'une fortune d'ailleurs mal +acquise. Car M. Blokh en avait autrefois +gagné le noyau en fournissant à l'armée +russe des riz dont l'empire des Indes lui-même +aurait refusé de nourrir ses administrés en +temps de famine; et même cela lui avait valu, +au front de ces troupes qu'il avait failli affamer, +une promenade du matin, en pyjama, et dont +un knout rythmait l'allure. Paris, toujours +ouvert aux martyrs de la politique, fit le +meilleur accueil à ce fournisseur battu, comme +à ses économies. Mais parmi les Français qui +montrèrent le plus de cette hospitalité qui est +une de nos grâces nationales, notre homme +distingua surtout M. Rosenbusch, dit Rosenbuisson, +jadis son coreligionnaire, et récemment +converti au protestantisme par un groupe de +libres-penseurs. Il poussa la sympathie jusqu'à +en épouser la fille, ayant, du reste, peu de +temps après son arrivée, trouvé, lui aussi, son +chemin de Genève; et, issue de tout cela, +Georgette Blokh-Rosenbuisson faisait aujourd'hui +une chrétienne très sortable, qui +dédaignait sans doute le Talmud de Babylone +ainsi que les crimes rituels, n'ayant gardé de +ses ancêtres que l'habitude atténuée mais +fâcheuse de se gratter hors de propos. Elle +était enfin d'une beauté extrême, comme +d'une extrême impudence.</p> + +<p>Ce mariage, dès qu'elle y songea, lui plut. +Très fine et parisienne, sinon Française, elle +égrenait autour d'elle, depuis son enfance, +tout un chapelet de parents et d'amis qui la +dégoûtaient un peu. Il lui parut qu'une couronne +de marquise, un château poitevin, un +vieil hôtel rue de Bellechasse devaient, avec +Dieu, suffire à la garder des siens; et il n'était +pas désagréable d'acheter le marquis avec, +quand c'était comme celui-ci un beau gars, +un peu massif, mais d'une vigueur élégante.</p> + +<p>Elle sentait bien qu'il ne l'aimait pas, qu'il +en était très loin, au delà même de l'indifférence; +et elle était assez pénétrante pour +démêler sous sa politesse quelque chose qui +ressemblait plutôt à de l'aversion. Mais ne +pouvait-elle pas le conquérir plus tard? Son +imagination, déjà avertie, lui faisait voir, +dans un corps aussi magnifiquement ordonné +que le sien pour l'oeuvre de la chair, les conditions +secrètes d'un plaisir assez puissant +pour faire oublier le bonheur.</p> + +<p>Il y avait un motif moins pur encore aux +projets de Georgette, et qui en dit trop long +sur certaines vierges modernes pour ne le +pas dévoiler. C'est qu'une de ses amies, plus +âgée qu'elle et mariée, ayant pris, pendant +quelques mois, Jacques pour amant, avait +eu l'indiscrétion inusitée de venir le conter +à la jeune fille: peu à peu elle avait fini par +lui décrire tout le particulier de cette liaison, +avec des détails tels que Georgette ne s'y +plaisait pas toujours sans rougir. Il lui en +resta du goût pour l'homme que sa pensée +avait si souvent dévêtu, et comme des droits +sur cette chair qu'elle n'eût pas mieux connue +pour l'avoir pressée en tous sens de ses propres +mains.</p> + +<p>Quand Jacques se fut enfin décidé à sauter +le pas, il ne resta plus qu'une difficulté, celle +de religion, et qui se trouva légère. Georgette +en effet n'hésita pas à pousser jusqu'au bout +la conversion de sa famille, en sorte que +Mme d'Iscamps n'opposa plus de résistance. +D'ailleurs, pour le peu qu'elle l'avait vue, +elle aimait presque Georgette et se réjouissait +que cette âme de prix revint au giron de Rome. +Jacques, d'autre part, lui avait juré que son +bonheur dépendait de ce mariage; et peut-être +firent-ils bien de ne pas chercher à s'entendre +trop exactement sur le sens du mot bonheur.</p> + +<p>—Il me suffit, dit-elle, non sans dignité, +d'être sûre que tu l'as choisie droite, au +physique comme au moral.</p> + +<p>Jacques songea avec un peu de mélancolie +à la devise qui était la sienne: <i>Droit!</i> et qui +fut donnée par saint Louis à Hugue Poitevin d'Iscamps, +guéri par miracle après avoir été +laissé pour mort dans les sables de la Mansoure. +Interrogé pourquoi il s'était mis si avant +parmi les Sarrasins sans retourner, il répondit +qu'on ne lui avait pas enseigné à faire virer +son cheval.</p> + +<p>—Moi, c'est les autos, pensa Jacques.</p> + +<p>Son mariage décidément le laissait sans +enthousiasme. Pour comble, il prévoyait, côté +beau-père, des marchandages répugnants: +l'homme l'était déjà, avec sa mine de chien +qui se rappelle le fouet. Car il n'appartenait +pas à la variété triomphante des Blokh, ayant +l'air d'un cambrioleur qui vient de tomber sur +un coffre-fort incrochetable; et c'était une +obsession pour Jacques, mais, aussitôt qu'il le +voyait, une comparaison jadis entendue lui +revenait en tête: <i>Nous avons été volés, comme +disaient les trois Juifs, retour d'Écosse.</i> Et, dans +ce milieu, qui allait être un peu le sien, où il +se surprenait à compter les branches des +chandeliers, sa fiancée lui semblait une chose +sordide et magnifique, inventée, en haine de +lui, par Rembrandt-van-Rhyn.</p> + +<p>Il y avait autre chose où Jacques se trouva +plus intéressé qu'il n'aurait cru: c'était sa +maîtresse Hannaïs Dunois, plus connue sous +le pseudonyme de Nane, et qu'il possédait en +titre depuis que la mort de Bélesbat, l'homme +des hauts fourneaux, avait affranchi cette +belle personne d'une servitude d'ailleurs assez +légère, et adoucie encore par des honoraires +élevés. Jacques s'était attelé courageusement +à cette succession: il avait tant de choses à +pardonner à Nane qu'il ne savait plus rien lui +refuser, et cela contribua à le ruiner comme +aussi à le marier plus vite.</p> + +<p>Car, juste retour, la courtisane, qui désunit +certains ménages, en prépare d'autres, par +l'obligation où tombent les célibataires qu'elle +a mis à sac de rechercher dans un accouplement +légitime les ressources qui commencent à leur +manquer.</p> + +<p>Mais Jacques souffrit à la pensée qu'il n'embrasserait +plus ces membres souples et minces: +que dans le petit hôtel de silence, où seul le rire +faux de Nane perçait les tentures, sa chair +d'ambre rayonnerait pour d'autres, sous les +veilleuses. Et soudain il sentit de quel poids +pesait sur son coeur la menue idole qu'il avait +polie et parée de ses propres mains.</p> + +<p>Car il fallait rompre: plusieurs siècles de +convenance écrasaient Jacques de leur code +héréditaire; il fallait rompre, et sans l'espoir +qu'on pût renouer plus tard. Car il savait +aussi quel maladroit sacrilège c'est de reprendre +une femme après un long intervalle; et que +le vin de Jurançon qu'on laisse, après en +avoir bu, s'éventer dans la bouteille, n'est +plus bientôt qu'une topaze insipide.</p> + +<p>Jacques recula pourtant jusqu'à ses fiançailles, +même un peu au delà. Déjà le mariage, +sans avoir été annoncé, était connu un peu +partout; et il s'étonnait que Nane n'en fût +pas encore avertie. Rien que sa mine à lui, et +quelques précautions toutes nouvelles qu'il prit +pour qu'on ne les vît pas trop publiquement +ensemble, auraient dû la mettre en éveil. +Mais il n'y parut rien, et quand Jacques enfin +ne put pas reculer davantage, il n'osa affronter +la scène prévue de désespoir: peut-être eut-il +peur plus encore que Nane ne lui rît au nez en +disant: «Je le savais.» Bref il prit le parti +d'écrire.</p> + +<p>La lettre était joviale, trop joviale; et il +y avait aussi le souvenir d'usage, mais assez +gros pour consoler le plus solide désespoir de +veuve. Jacques avait même éprouvé quelque +joie en donnant par avance cette direction +imprévue à l'argent Blokh.</p> + +<p>Ayant lu la lettre de Jacques, qui décidément +était maladroite, Nane, presque frénétique, +cria, pleura, et cassa de la poterie. Peu s'en +fallut même qu'elle ne déchirât le chèque +propitiatoire où son nom était accompagné +d'un gros chiffre: elle n'en fit rien pourtant, +à la réflexion.</p> + +<p>Ce courroux n'était pas raisonnable; et +il y avait longtemps que Nane connaissait les +desseins de son amant, sans qu'elle s'en fût +mise beaucoup en peine. Mais elle avait préparé +pour la rupture tout un ensemble de pleurs, +de langueurs, de pathétiques colères; mais +elle avait prévu la suprême étreinte, les caresses +qu'on se donne encore une fois, qu'on ne se +donnera jamais plus, et qui, d'être les dernières, +semblent profondes comme la mort. Et voici +que toute cette tragi-comédie ne serait pas +jouée. Nane, après avoir écouté les pas de +Jacques décroître à travers la porte ne retomberait +pas brisée sur un sofa de couleurs assorties +à son peignoir; elle ne dirait pas d'une +voix touchante: «Je connais les devoirs que +votre monde vous impose»; elle ne dirait rien, +elle ne ferait rien, ou bien ce serait toute +seule: Jacques renvoyait son rôle.</p> + +<p>De tout cela il lui fallait une vengeance, +sinon à la corse, au moins à la parisienne:</p> + +<p>«Que pourrais-je bien faire, songea-t-elle, +qui lui serait très désagréable?» Et l'idée la +plus saugrenue germa dans cette cervelle +mousseuse.</p> + +<p>Deux heures après, vêtue le plus sérieusement +qu'elle avait su, elle descendait de voiture, +rue de Bellechasse, devant l'hôtel d'Iscamps. +Jusqu'au vestibule tout alla bien, et +comme c'était justement le jour que Mme d'Iscamps +recevait, elle allait être introduite tout +de go, quand le hasard, qui avait voulu rire, +fut déjoué dans ses calculs par le passage de +Firmin, honnête domestique vieilli dans la +maison, et tel qu'on n'en rencontrerait pas +même dans les romans. Cet homme blanchi par +l'âge, mais «à qui on ne la faisait pas», +s'avança le plus vite qu'il put et dit poliment +à Nane que «Mme la Marquise ne recevait +pas».</p> + +<p>—Eh bien voulez-vous lui remettre +ceci? Et elle lui tendit une carte où elle avait +d'avance écrit ces mots qu'elle jugeait propres +à émouvoir: «C'est pour le bonheur de +Jacques!!»</p> + +<p>La carte portait d'ailleurs, sous un tortil: +<i>Damoiselle Hannaïs Dunois</i>, et Firmin, l'ayant +prise sans paraître la regarder, dit à Nane le +plus gravement du monde: «Mademoiselle +la Baronne voudra bien attendre un instant: +je vais m'assurer si Mme la Marquise est encore +à l'hôtel.»</p> + +<p>Entré au salon, sous prétexte d'arranger le +feu, Firmin commença de faire à Mme d'Iscamps +quelques-uns de ces signes discrets dont +le destinataire reste en général seul à ne +s'apercevoir point.</p> + +<p>Ceux de Firmin devinrent plus énergiques: +il trépigna doucement.</p> + +<p>—Qu'a donc ce vieux? se disaient les visiteurs. +Quelqu'un aurait-il chapardé la pince à +sucre?</p> + +<p>Enfin Mme d'Iscamps ayant regardé du côté +du feu, Firmin lui fit une si effroyable grimace, +qu'elle en fut toute saisie, et détourna les +yeux, sans comprendre. Lui alors, ayant empoigné +les pincettes, les précipita, non sans +vacarme, sur la pelle, et, avec de nouvelles +grimaces, se mit à balancer la carte de Nane +vers la marquise, qui, ne tardant pas à se douter +de quelque chose, passa dans un petit salon, +où il la suivit.</p> + +<p>Mise au courant, et fort épouvantée, car elle +savait le nom de Nane et que cette fille passait +pour bien tenir son fils: «Firmin, dit-elle, que +faut-il faire? Si je ne la reçois pas, elle va faire +du scandale. On ne peut pourtant pas la faire +entrer au salon—dans mon oratoire non +plus—mon Dieu, mon Dieu!»</p> + +<p>—Si j'étais madame la Marquise, répondit +Firmin (et cette hypothèse paraissait devoir +être écartée), je la mettrais dans ma chambre +à coucher. Personne n'entendrait rien, comme +par exemple dans la salle à manger; et on +pourrait dire après que c'était une institutrice +en commission.</p> + +<p>—Eh bien, Firmin, décida la marquise avec +un désespoir languissant, faites-la monter; +j'arrive tout de suite. Surtout n'en dites rien à +M. le Marquis, s'il rentrait; elle a peut-être du +vitriol.</p> + + +<p>Dans la haute chambre Empire, qui depuis +trois générations n'avait presque point changé +sans doute, Nane se tenait debout, un peu +intimidée tout de même, et consciente de n'être +pas absolument à sa place. Autour d'elle des +objets durs et magnifiques restaient hostiles; +des portraits aussi, pendus aux murailles, et en +particulier le père de Jacques, feu le général +marquis d'Iscamps, par Winterhalter, qui semblait +lui darder une indignation militaire.</p> + +<p>Mme d'Iscamps entra: elle était grande, +paresseuse de gestes, avec des yeux étonnés et +doux. Tout de suite elle parut aussi intimidée +que Nane; et elles restaient debout toutes deux, +qui se regardaient en silence. Enfin la marquise +dit:</p> + +<p>—Qu'est-ce qui me vaut, Madame, ce... ce +plaisir inattendu?</p> + +<p>Nane posa alors sur une table un ridicule +assez gonflé:</p> + +<p>—Voici, dit-elle, les choses... les lettres, +enfin; et puis d'autres bibelots qui sont à +Jacques, des... des boutons de chemise...</p> + +<p>Et elle éclata en sanglots; c'était trop émouvant +aussi, cette grande chambre, et cette mère +si douce, si noble, et ce vieux militaire par +Winterhalter. Déjà elle avait oublié les choses +fines, désagréables, éloquentes, si bien préparées. +Car elle avait décidé que cette grande +dame «prendrait quelque chose pour son +rhume»; qu'elle s'entendrait dire, entre autres +galanteries, que son fils était «le dernier des +manants» (<i>Vlan!</i>) et que lorsque, perdant la +tête, elle offrirait une grosse somme d'argent à +Nane pour l'apaiser, celle-ci répondrait en +propres termes: «Non, madame la Marquise; +ce qui m'a fâchée contre Jacques, ce n'est pas +qu'il se choisisse une épouse, mais c'est le procédé. +Et vous auriez beau m'offrir toute votre +fortune, je ne suis pas encore assez croulante +pour me faire entretenir par les familles de mes +anciens amis.»</p> + +<p>Mais voici que la mère ne se prêtait pas plus +que ne l'avait fait le fils aux scénarios imaginés +par Nane, et Nane elle-même, depuis un +moment, avait changé de personnage; elle se +sentait «toute chose». Appuyée à une table, +comme pour ne pas tomber, et tandis que des +pleurs inondaient ses joues qu'elle devinait +pâlissantes, elle songea avec satisfaction qu'elle +devait paraître tout près de s'évanouir.</p> + +<p>—Calmez-vous, mon enfant, lui dit la marquise; +vous paraissez souffrir. Voulez-vous vous +asseoir (Nane s'écroula sur une chaise), quelque +chose pour vous remettre, de l'eau de mélisse, +voulez-vous? ou un peu de grenache, j'en ai +justement ici.</p> + +<p>Elle posa un verre à côté de Nane, l'emplit; +n'était-ce pas à cause de son fils, en somme, +que cette malheureuse se désespérait. Elle +s'assit elle-même, à un peu de distance.</p> + +<p>Nane but, sembla se calmer. Quelques +larmes encore coulaient dans son verre. Touchante +et ridicule ainsi, elle parut moins belle +à Mme d'Iscamps, qui ne se sentait plus jalouse; +et peut-être même eut-elle la fugitive pensée +qu'elles étaient là deux que son fils allait abandonner +et trahir, pour une étrangère.</p> + +<p>Tout à coup, Nane éclata en de nouveaux +sanglots, la face dans les mains:</p> + +<p>—Voyons, voyons, lui dit Mme d'Iscamps, +il ne faut point pleurer comme cela.</p> + +<p>On vit, entre les doigts écartés de Nane, ses +beaux yeux brillants de larmes:</p> + +<p>—Ah! madame, implora-t-elle enfin, c'est +que vous soyez si bonne pour moi qui me fait +pleurer... et de penser... si vous vouliez l'être +encore plus... oui, si je pouvais croire que vous +ne me méprisez pas tout à fait... au lieu de me +faire boire comme ça toute seule, comme un +pauvre... mais vous auriez honte...» et Nane +retomba en gémissements.</p> + +<p>Mme d'Iscamps eut d'abord comme un haut-le-corps; +mais elle avait tant fait: un peu plus, +un peu moins..... Elle prit donc un second +verre, et se versa du grenache; mais elle n'alla +pas jusqu'à trinquer.</p> + +<p>(«Paris, dit Paul Féval dans sa préface à la +seconde édition des <i>Habits noirs</i>, ville de boue +et de perles, où le sang est cimenté de larmes; +où on ne sait plus quelquefois si les duchesses +et les courtisanes ne sortent pas du même +lit.» L'hermitte, 1855, page VIII.)</p> + +<p>On causa; et Nane, enfin calmée, avoua +qu'elle était venue pour faire une scène, et +qu'elle n'avait pas pu; qu'elle avait été «impressionnée». +Les yeux candides de Mme d'Iscamps +se voilèrent d'humidité une seconde.</p> + +<p>—Je ne vous en veux plus d'être venue, +dit-elle enfin; et fouillant dans un coffret de +bois dur: «je voudrais que vous emportiez un +souvenir de cette visite, que vous n'aurez peut-être +pas l'occasion de renouveler. Voici un +mauvais petit dé d'argent, mais qui a été mon +premier. Prenez-le, et si jamais il vous arrivait +quelque chose de grave où je puisse vous servir, +envoyez-le moi avec votre adresse et quelqu'un +passera chez vous de ma part.»</p> + +<p>L'émotion de Nane était décidément tout +à fait évanouie; elle songea même, en recevant +le petit dé, à son ami S'en-Bat-l'Oeil qui cherchait +parfois au dessert celui de la conversation +sous la table, et faisait crier les petites +femmes.</p> + +<p>On se sépara enfin, avec les regards les plus +touchants, et Mme d'Iscamps sonna pour faire +reconduire Nane.</p> + +<p>Comme celle-ci était déjà dans le vestibule, +Jacques y déboucha par un autre côté, et de +voir sa maîtresse chez sa mère, demeura +quelques secondes stupide d'étonnement. Mais +déjà Nane avait passé, sans paraître le voir, +majestueuse.</p> + +<p>—Je ne pouvais pourtant pas lui dire, +expliquait-elle plus tard: «Bonjour, je viens de +prendre l'apéritif avec ta mère».</p> +<br><br><br> +<a name="c4" id="c4"></a> + +<h2>IV</h2> + +<h2>L'heureuse Mère</h2> +<br><br> + + +<blockquote class="rig"><p> +«De puella vestra, quid scribam? Valet,<br> +viget, jam matura viro, jam plenis nubilis<br> +annis. Mores et linguam quoque nostram<br> +discit.»</p> + +<p>(ERYCII PUTEANI <i>epistola ad Joh. Baptistam<br> +Saccum, apud</i> MARTINI KEMPII,<br> +<i>Dissertat. XVI de Osculis</i>.)</p> + +<p>«Que dirai-je de Mademoiselle votre fille?<br> +Elle est comme une treille d'if, que vendange<br> +la main des Amours. Et accueillante avec<br> +cela, si vous saviez! Ni nos moeurs ne l'épouvantent,<br> +ni notre langue ne la rebute jamais.»</p></blockquote> +<br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br> + +<p>Le proverbe nonobstant, mon amie Nane +professait pour les amis de ses «amis» une +haine opiniâtre et sournoise. N'ayant pas rencontré +de me brouiller avec les miens, elle +fut plus heureuse à les refroidir envers moi; +non qu'elle y apportât sans doute de grands +calculs, mais il faut prendre garde que la méchanceté +de la femme s'accorde parfaitement +avec sa frivolité.</p> + +<p>Certains de ses procédés valent d'être retenus.</p> + +<p>—Tiens, murmurait-elle assez haut pour +être entendue au moment que le gros Sans, +respirant avec force, s'asseyait à notre table, +c'est tout à fait comme vous me disiez hier soir. +Et elle clignait de ses yeux métalliques.</p> + +<p>Sans souffrait, soufflait, et ne revenait pas.</p> + +<p>Ou bien elle relatait devant le fils du conseiller +N., sur notre magistrature, des opinions +par moi émises en petit comité, et qui sont +bien loin d'une basse flagornerie.</p> + +<p>Elle parvint même jusqu'à froisser le placide +Eliburru à force de lui rappeler, comme par +inadvertance, les caravanes de son amie Henriette, +et que je l'avais connue longtemps +avant lui (au sens de l'Écriture).</p> + +<p>Satisfaite enfin de m'avoir fait presque +mettre en quarantaine par ces gens, tout au +moins quand elle était de la compagnie, elle +voulut l'autre jour m'offrir une compensation, +et me demanda de l'accompagner, qui allait +faire visite à sa mère:</p> + +<p>—Je l'aime beaucoup, me dit-elle. Et elle +ajouta après un peu de silence:</p> + +<p>—Elle m'a bien battue...</p> + +<p>Nane était venue à pied, de clair vêtue, +aussi printanière que la journée, qui était douce. +A peine dans le Bois nous commençâmes de +respirer les bourgeons qui pleurent, et je ne +sais quelle langueur dans l'air. On eût dit +qu'il était tiède par places; plus loin nous aperçûmes +au-dessus des murs la gerbe pâle des +lilas.</p> + +<p>Comme une fraise que le soleil macère dans +un creux de muraille, le coeur de Nane parut +s'attendrir; elle devint sentimentale, plaignant +la brièveté des heures, et le temps irrévocable.</p> + +<p>—Si aujourd'hui, ajouta-t-elle, pouvait toujours +durer, qu'il fait si bon vivre.</p> + +<p>—D'autant que cette voiture a des roues +très bien caoutchoutées.</p> + +<p>—Vous ne savez, répond-elle, que prendre +à la blague tout ce que j'admire, et moi-même, +comme si j'étais un bibelot, une chose d'ameublement, +et que vous ne croyiez pas que j'aie +(elle hésite un peu)—que j'aie—une âme.</p> + +<p>—Mais si, mais si; seulement il y a les +petits jeunes, pour s'occuper de ça; je ne puis +pas faire tout le ménage. Et puis je ne vous ai +jamais traité en bibelot, Nane. Vous êtes bien +plutôt pour moi comme un fruit d'or et de +sang et qui n'est pas encore tout à fait mûr. +Vous êtes comme du vin grec dans un verre de +Bohême tout rouge, au moment délicieux qu'on +l'approche de ses lèvres: après qu'on y a bu le +cristal en demeure longtemps parfumé. Et +vous êtes encore comme l'idole qu'on tailla +dans une pierre éclatante, précieuse, dure; +comme l'idole, sans souvenir et sans espérance.</p> + +<p>Mon pathos n'a pas désarmé Nane; elle +darde sur moi des yeux remplis de défi, et les +coins de sa bouche puérile sont tirés en bas. +Drôle, qu'il y eût une âme là-dedans.</p> + + +<p>La mère de Nane est dans son petit jardin, +qui arrose avec dévotion un carré de terre +compacte et bombée, où il ne paraît avoir +poussé jusqu'ici que quelques pierres.</p> + +<p>Après deux gros baisers sur les joues de Nane, +et une révérence pour moi:</p> + +<p>—Voyez-vous, nous dit-elle, ce sont des +salades.</p> + +<p>—Ah! oui, des salades.</p> + +<p>—Dès qu'elles auront poussé, les loches +viendront et mangeront tout. Il faudrait passer +la nuit à côté, avec une lanterne.</p> + +<p>—Tu ne feras pas ça.</p> + +<p>—Je suis trop vieille, vois-tu. Ah! si ton +pauvre père vivait encore, lui qui les aimait +tant.</p> + +<p>Cet amour d'un mort pour les salades me +suggère des plaisanteries auxquelles il vaut +mieux ne pas donner jour. Je préfère parler de +l'arbre malingre où je m'appuie, et qui est le +géant du jardin.</p> + +<p>—Vous avez là, Madame, un beau prunier.</p> + +<p>—Oui, il pousse; mais je crois que c'est +plutôt un pommier.</p> + +<p>—Comment, tu n'es pas plus fixée que ça?</p> + +<p>—Je vais te dire: dès qu'il vient quelque +chose, les moineaux aussi, et adieu!</p> + +<p>—Il faudrait peut-être, dis-je, se tenir à +côté, toute la nuit, avec une lanterne.</p> + +<p>Cependant la vieille dame nous guide vers +la maison. Elle a un peu l'air d'une bonbonne, +la vieille dame, et roule en marchant. Mais +l'oeil est vif encore, la lèvre rouge; et elle ressemble +à sa fille—d'une façon terrible.</p> + +<p>Ainsi serez-vous un jour, Nane ma mie, +grosse, gémissante, dans un très petit jardin, +année d'un arrosoir vert; et votre fille, s'il +vous en est une survenue, ira vous faire visite, +avec des messieurs.</p> + +<p>Le salon est reluisant; des ronds d'étoffe +sont devant les sièges; il y a deux tableaux de +première communion pendus à la muraille; +et la pendule, sous un globe, fait socle à un de +ces Grecs illustres dont l'anonymat de bronze +ou de zinc reste, avec les menhirs, une des plus +sombres colles qui se posent encore à l'érudition +contemporaine.</p> + +<p>—Maman, donne-nous donc un peu de +cognac du baron, dit Nane.</p> + +<p>—Ah! tu t'en rappelles.</p> + +<p>Et un instant après elle nous verse, hors +d'un petit flacon à fleurs, une chose couleur +d'ambre, très bonne, d'avant le phylloxera, +certainement. Et moi que la mémoire de ce +baron imprévu avait presque importuné +d'abord; moi qui l'avais situé tout de suite +dans la haute banque et le culte mosaïque. +Mosaïque? non pas; cet homme généreux dut +être de race ancienne et catholique, digne de +cantonner une croix de gueules de douze +oiseaux couleur du temps. Et, d'un coeur +échauffé par le noble jus de Saintonge, je lui +fais d'intérieures excuses.</p> + +<p>Nane, qui a une chambre ici, y est montée +chercher je ne sais quoi; nous restons seuls, +madame mère et moi; et je regarde les tableaux +de première communion. Celui-ci, au nom +d'Anaïs Garbut (souvenir précieux si vous êtes +fidèle), doit être celui de mon amie Nane.</p> + +<p>—L'autre, me dit-on, est celui de Clotilde, +mon autre fille, l'aînée. Ah! l'ai-je assez gâtée, +celle-là; et croyez que je le regrette bien.</p> + +<p>—Est-ce qu'elle vous donnerait de l'ennui?</p> + +<p>—Pas précisément; mais elle est restée +gnole comme tout. La voilà depuis cinq ans +mariée à un contremaître, avec quatre enfants, +et deux mille quatre par an; la misère, quoi. +Ah! si je n'avais à compter que sur ceux-là!</p> + +<p>—Vous avez eu plus de satisfaction avec +la cadette.</p> + +<p>—Vous savez, elle est bonne pour moi. Elle +est reconnaissante de ce que j'ai fait autrefois, +avec si peu de moyens, pour l'élever. Et si +vous saviez ce que ça coûte, les filles!</p> + +<p>—A qui le dites-vous...</p> + +<p>—Enfin, comme me disait le vicaire de +Saint-Martial (c'est ma paroisse), tout le monde +ne peut pas suivre la même voie. Mais ce qui +me crispe, c'est les airs que se donnent les +autres avec Anaïs. Sa soeur ne vient la voir +qu'en cachette de son mari: avec ça que... Et +lui, quand il en parle, c'est toujours un tas +d'arias, et des airs de mépris bien ridicules. +Je vous assure que ça n'est pas lui qui en +boirait, du cognac du baron..... quoiqu'il aime +le schnick.</p> + +<p>—Vraiment. Il ne sait pas ce qu'il se refuse. +Moi, je m'en verse un autre verre. Le soir peu +à peu envahit la pièce. Déjà je ne distingue +plus, sous le globe, Xénophon, qui est peut-être +Aristarque ou Thalès de Milet. Enfin j'entends +dans le silence les pas de Nane sur l'escalier.</p> + +<p>—Au moins, madame, dis-je, elle ne fera +rien qui puisse payer l'excellente éducation que +vous lui avez donnée. Et si complète! Quoique, +sur quelques points, elle l'a peut-être parachevée +d'elle-même.</p> + +<p>La porte s'ouvre, et Nane peut entendre +la réponse:</p> + +<p>—Moi, monsieur, j'ai cherché surtout à en +faire une bonne chrétienne. Avec de la religion, +on peut se tirer de peine partout.</p> +<br><br><br> +<a name="c5" id="c5"></a> + + + +<h2>V</h2> + +<h2>L'après-midi esthétique</h2> + + + +<blockquote class="rig"><p> +«Sua quemque natura in studia abripit, ad<br> +quæ potissimum factus est.»</p> + +<p>(J. BARCLAIUS in <i>Euphormion</i>.)</p> + +<p>Il y a un je ne sais quoi, insensiblement,<br> +qui nous entraîne à quelque étude où, sans<br> +doute, nous étions destiné. Ne demandez point<br> +ce qui a fait de M. de M*****, un océanographe,<br> +de M. F*****, un politicien; ou porté<br> +M. H*****, à l'Académie France: c'est un je<br> +ne sais quoi, vous dis-je.</p></blockquote> +<br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br> + +<p>Courtisane de qualité, que les Grâces trois +fois décorent, ô Nane! quel démon vous a mis +en tête le tourment de l'Art? Auriez-vous fait +rencontre, dans une brasserie, d'un peintre, +d'un esthète,—d'un critique, peut-être (disons +le mot)? Car c'est dans les brasseries, vous le +savez, Nane, que se rencontre l'aristocratie de +la pensée; comme, dans les bars, celle de la +naissance. Et ces Messieurs auraient-ils noué +partie d'épaissir, à leur jargon, ce peu de cervelle +qui est la vôtre, qu'on s'imagine mousseuse +et candide, pareille à ce qui peut tenir de +crème-fouettée sur la langue rose d'un chat. +Ils vous ont parlé de Nietzsche, j'en suis sûr, +de «tons de distance», de Gauguin. Et ils ont +dit, avec mépris, à propos des choses qu'ils +n'aimaient point: «Ce n'est pas de l'Art. +C'est de la littérature.»</p> + +<p>Eh, laissez-le donc tranquille, l'Art: afin +qu'il vous le rende. Si le caprice vous vient de +contempler des belles choses, n'avez-vous pas +assez de vous mirer dans votre miroir, votre +beau miroir Louis XVI dont le cadre, doré au +mat, figure une sensible bergère qui répand +des pleurs auprès d'un nid renversé? Et sur +mon âme, ce meuble est épris de vous. Pareille +à la brume délicate qu'un soir d'août suspend +sur les eaux, voyez cette buée qui le voile, tant +il s'émeut, dès que vous surgissez devant lui +parée de vos seuls colliers; aussi nue et moins +rigoureuse qu'une Vérité mathématique. Mais +vous, Nane, vous ne l'aimez point. C'est +pourquoi sans pudeur vous souffrez qu'il vous +épie jusque dans votre chair la plus secrète, +avec vos genoux un peu rapprochés, vos coudes +de corail pâle, une gorge sans escarpements; +si irrégulière pour tout dire, en vos charmes, +qu'ils ne sont peut-être qu'une exquise difformité.</p> + +<p>Déjà vous voici ensevelie sous le linge, armée +d'un corset, de jarretelles, de bottines très +hautes, comme en portèrent, sous leurs crinolines +(«Ah oui, dites-vous: Constantin +Guys....»), les dames de Compiègne, autrefois. +Et de nouveau vous êtes charmante. Restez-le +un moment ainsi, voulez-vous? Non, vous +préférez aller au Louvre, voir les nouveaux +tableaux dont vous ont parlé ces gens. Et il +est de fait que dans la rue, et «en plein vingtième +siècle», comme parlent les gazettes, +votre passage, ainsi troussée, soulèverait la +critique aussi bien que celui de Vénus faisait +naître sous ses pas les violettes couleur de nuit +et le sang des anémones. Habillez-vous donc.</p> + +<p>Une heure à peine a passé que déjà vous +êtes en toilette décente, je veux dire qu'on ne +voit plus la couleur de votre peau. A part cela +la jupe trahit et souligne chez vous une croupe +de danseuse andalouse; outre qu'elle plaque +si exactement au tablier qu'on connaît du +premier coup d'oeil le module de vos nobles +jambes, cette double colonne d'un marbre +veiné d'azur, dressée par quelque dieu au seuil +de la plus voluptueuse Atlantide.—Pourtant, +de ventre, vous n'avez plus du tout. Où est-ce +que vous avez bien pu le mettre? Malgré soi, +on cherche sous les meubles: non, il n'y est pas.</p> + +<p>Maintenant, chapeautez-vous, Madame. Mon +Dieu, comme il est plat votre galurin. On +dirait une assiette à dessert;—ou un paradoxe +de M. Biornstern Biornson. Tout autour il y a +un rang de pensées, comme si on avait voulu +marquer au peuple, par ce symbolisme ingénieux, +que c'est un chapeau d'Intellectuelle. +Mais au fond c'est si fatigant de penser. Et +quand vous vous mettez à chercher des idées +originales au fond de votre «mentalité»—tel +un enfant qui pêche à la ligne dans un bocal +à poissons rouges—cela vous donne un air +triste, triste. Oui, telle que vous êtes alors, je +m'imagine la fille d'un mercier protestant qui +aurait engrossé sa bonne, jadis, un jour de +pluie.</p> + +<p>D'ailleurs j'aimais mieux ce lampion vert +et or qui couronnait l'an dernier les ondes de +votre chevelure. C'est très joli les lampions; +et toutefois, n'oubliez pas votre voilette, ni +vos gants. Évitez même que ceux-ci ne soient +de la même main; ou du moins de ne vous en +apercevoir qu'en voiture, à seule fin de me les +envoyer alors changer en disant:.«Surtout, +ne soyez pas long.» Enfin mettez-vous autour +du cou ce serpent floconneux qui vous donne +l'air d'avoir passé la tête à travers un édredon. +Et houp!</p> + +<p>Après tout, vous avez raison, pourquoi +n'irait-on pas au Louvre, surtout par les +jours froids, comme il en fait un aujourd'hui? +Les salles y sont spacieuses, chauffées. Et puis +il y a les gens qu'on y rencontre. De belles +Londoniennes, d'abord, en étoffes bourrues, +avec des gants amples, des souliers ronds—flanquées +de leurs tristes époux. Et des Allemandes +vêtues... ah vêtues comme les dames +d'Hildburghausen; sans omettre ces singuliers +maris à lunettes, coiffés de vert, qu'elles +ont.—Quelques Parisiens, aussi, rares comme +la véritable amitié. Pour ne rien dire de ces +provinciaux ahuris, dont parla jadis M. Elémir +Bourges, et qui cherchent en vain, à travers +les salles du Louvre, les magasins du même +nom. Mais ce qu'il n'y a jamais, à moins de +l'amener comme je fais aujourd'hui, c'est une +Parigote un peu pelucheuse, caressante à +l'oeil, et qui glisse sans bruit sur les parquets +ou les vastes dalles.</p> + +<p>Et voici toute la tribu des pauvres diables, +ouvriers inoccupés, éclopés, échappés de l'hôpital +ou de la prison, mendigos sans poste, +assemblés et causant à voix lente autour des +bouches de chaleur; ou bien assis en brochette, +comme des oiseaux des îles, sur ces banquettes +rouges dont il semble que la peluche soit +teinte de sang. Ne feignez point d'être surprise +qu'ils vous guettent avec ces avides +yeux: ce n'est pas toujours de manger, Nane, +que les hommes ont faim.</p> + +<p>Mais puisque nous sommes ici pour les +nouveaux tableaux, allons les voir. Dans le +Salon Carré, tenez, ce grand paysage de Poussin, +on l'a acheté l'autre jour chez Dufayel. Vous +vous plaignez qu'on ne distingue rien, qu'il +fait trop sombre. Mais c'est toujours comme +ça, au Salon Carré. Les tableaux n'y sont pas +pour être vus. Ils se reposent, et, pour un +peu, on leur mettrait des housses.—Et +ça? Ça c'est les noces de Cana, en Galilée.—Beaucoup +trop pour vous, n'est-ce pas; et +vous préféreriez une bonbonnière comme celle +qu'acheta Willy, aux Miniaturistes? Mon +Dieu, l'un et l'autre sont à peu près incomparables. +Ne les comparons pas.</p> + +<p>Mais déjà la Grande Galerie vous effraye; +et vous faites demi-tour. A vrai dire ces +milliers de figures, à droite pendues, et à gauche, +sur un demi-kilomètre de long, et qui +vous regardent sans vous voir, ne laissent +pas d'intimider un peu. On a le sentiment +qu'on va passer par les baguettes. Vous devriez +pourtant aller dire un petit bonjour, là-bas, +à cette Mistress Angerstein en mousseline +blanche, que peignit Lawrence auprès de +son rouge mari. Ce n'est pas au moins que +j'aime la peinture anglaise; mais cette dame, +par ses regards sinueux, par ses mains pleines +de promesses, et ce sourire équivoque qui se +joue de la tendresse à la cruauté, me rappelle, +avec moins d'assiette, la charmante Mademoiselle +Auguste de Crébillon-le-fils. «Ah! +trop heureuse époque, où jusqu'au sein des +maisons d'éducation...»</p> + +<p>Ici, je m'aperçus que Nane, excédée sans +doute par mes discours, avait pris la fuite. +Elle fendit, sans en paraître étonnée, tout cet +or de soleil couchant qui poudroie à travers +la Galerie d'Apollon, et je ne la rattrapai qu'au +milieu des vases grecs, car elle courait aussi +vite qu'une nuée d'orage.</p> + +<p>—Héla! lui dis-je, et moi qui voulais vous +faire voir ce Printemps de Millet qui sent +l'herbe, la pluie et le pommier. Il y a là un +horizon gris ardoise avec trois oiseaux blancs +qui fait songer à vos yeux quand vous êtes +en colère. Ils sont si grands alors qu'on y +cherche malgré soi des nuages, la mouette +qui crie, et l'ivresse salée du large.</p> + +<p>Mais Nane ayant répondu «qu'elle en avait +sa claque de mes boniments, et aussi de tous +ces bibelots», nous tombâmes d'accord de +quitter ce Musée National, et sortîmes par le +Musée Égyptien où c'est en vain que je tâchai +de l'intéresser à deux sarcophages de bois +peint, don de S.A.S. le Khédive. Tandis +qu'elle s'obstinait à les traiter de «vieilles +baignoires», la salle spacieuse et grise, où +méditent tant de dieux de granit, fut envahie +soudain par plusieurs petites Anglaises, danseuses +de music-hall ou de cirque, qui chantaient +en choeur un air de cake-walk. Et tant +de sans-gêne ne parut pas scandaliser ces beaux +sphinx jumeaux, noirs comme une nuit sans +étoiles, qui portent une fleur de lys en ferronnière. +Aussi bien sont-ils en pierre—comme +vous-même, ô Nane, deux fois dure à toucher.</p> +<br><br><br> +<a name="c6" id="c6"></a> + + + +<h2>VI</h2> + +<h2>Une journée entre toutes</h2> +<br><br> + + +<blockquote class="rig"> +<p>«Inter non paucula pocula.»<br> +(M. T. CICER.)</p> + +<p>Nous ne bûmes pas peu.</p></blockquote> +<br><br><br><br><br><br> + +<p>—Qu'y a-t-il, me dit Eliburru? Encore +Nane?</p> + +<p>—Ah! mon Dieu non; elle est hors de +scène, je vous jure.</p> + +<p>—Est-ce que vous ne seriez plus avec?</p> + +<p>—Mais si. Ou avec, ou dessus, comme le +Spartiate.</p> + +<p>—C'était un avantageux, ce Spartiate-là.</p> + +<p>—Et à quoi, dis-je, pensez-vous donc que +je lui aide? Pas à faire des neuvaines à Saint-Jean +du Doigt, bien sûr. Mais il y a des semestres +comme ça, où la vie semble une chose niaise, +et aussi une chose mal faite, laide et blessante, +comme un soulier trop grand qui vous fait +germer des cors.</p> + +<p>—C'est, reprit-il, que vous confondez entre +eux, comme bien des gens, les outils de vivre. +Vous prenez tour à tour un tire-bottes pour +une lyre, ou ce trottin qui passe pour la Religieuse +Portugaise. Le tout est de laisser les +choses en leur place: elles y présentent de +l'agrément.</p> + +<p>Nous étions assis tous deux à la terrasse du +Schubert; le soir indulgent s'attardait sur la +Ville, où mai à son déclin semblait prêter aux +choses une douceur nouvelle. Le bruit des +molles voitures croissait et décroissait comme +s'il eût été le bruit même de la mer; et il y +avait autour des guéridons une conversation +multiple et joyeuse qui papillotait aux oreilles.</p> + +<p>Je suivis le trottin des yeux. Elle laissait +paraître cette grâce souffreteuse en même temps +que hardie qui émeut parfois chez les Parisiennes +du peuple. Avec un demi-sourire d'espérance +qui écartait ses lèvres pâles, elle allait +de son pas net et presque dur vers son amant, +sans doute; ou peut-être chez le vieux monsieur +qui lui promet une situation.</p> + +<p>—Comment m'intéresserais-je à des choses +que je connais trop bien, ou que je ne connaîtrai +jamais? Qui me dira si cette enfant a le coeur +bien placé, et comment saurai-je si le maître +d'hôtel qui passe là doit d'être bouffi et jaune +à une maladie de foie ou à des peines sentimentales? +D'ailleurs, qu'est-ce que cela me +fait?</p> + +<p>—Je vais vous dire. Il y avait une fois un +sophiste athénien qui s'occupait de politique, +et s'il était, peut-être, socialiste de gouvernement, +je ne sais. Toujours est-il qu'un après-dîner +il sortit de chez lui pour aller dire un +grand discours qui devait maintenir entre les +mains de son parti le contrôle des douanes, +devoir patriotique extrêmement fructueux à +accomplir. Mais comme il passait devant la +porte du bel Agathon, il aperçut, au pied du +figuier qui l'ombrageait, je ne sais quelle agitation +minuscule. A y regarder de plus près, +c'était des fourmis; et notre homme s'en +amusa fort un moment, puis un autre; tant +que l'heure y passa. Des gens chevelus vinrent +enfin, au désespoir, lui annoncer que tout était +perdu, la République compromise, les douanes, +jusque-là affermées à d'honnêtes Phéniciens +de leur bord, livrées aux prêtres de Delphes. +Ils prononcèrent même les mots d'«obscurantisme» +et de «flabellon». Cependant le +sage s'occupait de transporter un fétu dont +deux fourmis, des plus vaillantes, n'avaient +jusque-là pu venir à bout.</p> + +<p>—Voilà un grec! Mais moi, les fourmilières, +je n'ai jamais su qu'y flanquer des coups de +pied. Sans compter qu'on n'en rencontre pas +toujours dans les rues de Paris.</p> + +<p>—Je vous passe les fourmilières. Mais +n'avez-vous pas sous les yeux ce qu'il vaut le +mieux regarder vivre? Une femme gracieuse, +et d'une âme si ténue, si insaisissable, qu'on l'a +dû tisser avec ces fils de la vierge qui se +balancent dans le soleil du matin.</p> + +<p>—Voilà, c'est que si je regarde Nane, j'ai +envie de la toucher. Et cela me met dans une +situation fausse, qui me gêne pour observer.</p> + +<p>—Essayez une journée seulement; vous +serez baba. Si vous saviez ce que les drames +de la vie font pâlir les inventions des romanciers.</p> + +<p class="mid">* * * * *</p> + +<p>Huit jours après, au bar de la Brinvilliers, +dans le tumulte triste de minuit:</p> + +<p>—Eh bien, philosophe, vous aviez raison: +j'ai suivi toute une journée de Nane, pas à pas, +ou de ma pensée. Rien de plus extraordinaire.</p> + +<p>—Dites-moi ça. On a toujours plaisir à +voir ses théories vérifiées—par les autres.</p> + +<p>—C'était mardi; et voici comment les +choses se passèrent. Je n'exagère en rien, et +m'appuie, outre mes observations personnelles, +sur le rapport que la maison Simpson-Schuhmacher, +place des Victoires, m'a fourni au +prix de deux livres sterling: «Monsieur, +avais-je déclaré à cet industriel, je suis envoyé +par la Banque N..., auprès de qui Mlle Hannaïs +Dunois cherche à contracter un emprunt. +Pour vérifier si son mode d'existence prête +à cette négociation une base suffisante, il me +faudrait l'emploi exact d'une de ses journées.» +L'homme, s'étant assuré d'un regard coupant +et noir que ce que je venais de dire n'était +point vrai: «Ce sera cinquante francs», +répondit-il avec simplicité.</p> + +<p>Nane donc, mardi vers onze heures, et comme +Justine vient d'ouvrir les fenêtres, bâille: «Fait +beau?» demande-t-elle; et rassurée: «Pourvu +que ce soit la même chose à Auteuil demain. +Dire qu'il va falloir encore aller essayer, pour +cette retouche à la jupe. Et pourvu que ce +soit prêt: peux pourtant pas aller toute nue +à la course de haies.»—«Je crois que ça +n'est pas permis, fait Justine, avec une voix +de regret.»</p> + +<p>—Cette fille est stupide, interrompt le +philosophe. Voyez-vous une tribune de femmes +sans chemises? Ça serait horrible.</p> + +<p>—Entre tant Nane se lève, passe dans la +salle de bains. Déjà elle n'a plus que ses babouches +et son collier. Douche froide, courte; +et puis, houp! elle saute dans le bain chaud, +en éclaboussant les carreaux vert pâle. Conversation +avec Justine:</p> + +<p>«—Monsieur viendra déjeuner» (<i>Monsieur</i>, +c'est moi, ces temps-ci).</p> + +<p>«—Bon; c'est la cuisinière qui va encore +en faire, du rousqui**.</p> + +<p>—Je vous prie de me lâcher le coude, +avec vos grossièretés. Voyez-vous cette créature; +faudra que je prenne les messieurs sur +ses certificats, maintenant! Et qu'est-ce qu'elle +dit encore?</p> + +<p>—Elle trouve que Monsieur le fait à la +pose; qu'il lui faut à chaque repas un plat +chaud, au lieu de manger de la viande froide, +comme tout le monde; qu'il se plaint toujours +de ce qu'il n'y a pas assez de sel; et patine, +et pataine...</p> + +<p>—Je vous ai défendu de me raconter tous +ces ragots... Et dire, mon Dieu, qu'il va falloir +aller essayer cette jupe!»</p> + +<p>Ici Nane préside à quelques savonnages +d'intérieur. Je vous passe le reste de la toilette.</p> + +<p>—Oh! si vous en sautez.</p> + +<p>—Enfin l'heure du déjeuner arrive; monsieur +aussi; un homme charmant, un peu incolore, +mais si correct. On me connaît d'ailleurs.</p> + +<p>—Ah, c'est vous, dit Eliburru, le monsieur +correct. Vous m'auriez plutôt fait souvenir +de Musset.</p> + +<p>—...?</p> + +<p>—Vous ne vous rappelez pas, la Confession, +et la gravure de Bida: «Ainsi parlais-je de +déjeuner, d'une voix mordante, dans le silence +de la nuit.»</p> + +<p>—Que vous êtes bête, mon pauvre ami!...</p> + +<p>Toujours est-il qu'on m'offre un peu de vin +de Porto: «Nane, est-ce que c'est toujours +cette chose fade et blanchâtre, qu'on vous +envoie de Lunel par Bercy?»—«Non, il +est rouge, avec ce goût de poussière que vous +y aimez.» J'en bois donc un verre, et comme +menu ensuite il y a des hors-d'oeuvre (ils +sont convenables chez Nane): crevettes, +anchois, du céleri-rave haché à la sauce de moutarde +qui est très bon, du beurre avec du sel +gris, et puis de ces poissons hindous boucanés, +qu'on ne trouve nulle part...</p> + +<p>—Du haddock?</p> + +<p>—Hindous, je vous dis. D'Inde, comme +Mme de Talleyrand. Après ça, des rognons aux +oeufs pochés, dans un turban de nouilles. +Après ça, des crêpes aux confitures: vous +savez, de ces confitures glorieuses dont parle +Montaigne. Après ça...</p> + +<p>—Merci, je n'ai plus faim.</p> + +<p>—Vous dirai-je les vins et le café?</p> + +<p>—Pousse-café, rincette, surrincette. Vous +avez dû vous faire jolis.</p> + +<p>—Pas mal. Nane surtout me parut être +au mieux de sa forme. Là-dessus, et moi-même +joyeux d'avoir évité la fâcheuse congestion, +chacun se tire de son côté. C'est ici que ça se +corse.</p> + +<p>—Prenez votre temps.</p> + +<p>—Vous savez que Nane a une nouvelle +manucure, une femme extraordinaire, dont +l'existence est tout un roman. C'était la fille +d'un photographe chargé d'enfants. Toute +jeune elle épousa un employé d'octroi, qui lui +fit cinq fils. Les uns moururent, les autres +tournèrent mal; en sorte qu'elle est restée +veuve en pleine maturité, et devenue, par un +incroyable concours de circonstances indépendantes +de sa volonté, marchande à la +toilette. Mme Jargogne, tel est son nom, tire +aussi les cartes, outre qu'elle a appris à faire +les mains et à y lire.</p> + +<p>—Brrr!... Cette histoire est pleine de +dessous.</p> + +<p>—Mme Jargogne, donc, entre familièrement, +avec tout un murmure de jupes de +soie: «Bonjour, la plus jolie. Et ces manettes! +Il faut encore leur faire les griffes: ah! pauvres +hommes. Vous ne savez pas ce que m'a dit +l'un?»—«Vous savez, Jargogne, que je +vous ai défendu de me parler bijoux.»—«Ouais, +défendu. Et s'il s'agissait de dentelles? +Mais, c'est vrai, vous n'aimez pas le point de +Venise.»—«Moi, je n'aime pas le...» crie +Nane suffoquée (elle en ramasserait sur la +tête d'un teigneux). «Seulement, c'est la +galette.»—«Bon! quand je vous dis qu'il +ne vous en coûterait rien, au contraire. Figurez-vous...»</p> + +<p>—Ça devient beaucoup <i>Tableau des moeurs +du Temps</i>, cette affaire-là, grogne Eliburru.</p> + +<p>—J'abrège donc, puisque vous refaites de +la critique. Etc., etc., etc. A cinq heures, Nane +va chez son couturier. Petite pose au salon, +puis essayage. Le pli sur la hanche gauche à +disparu. Tout va bien: «Pourvu qu'il fasse +beau demain», soupire Nane une fois de plus; +et, comme elle remonte en voiture: «Faites +un tour de Bois, dit-elle au cocher; mais pas +les Acacias. Et puis vous irez au Valence.»</p> + +<p>Nous y sommes un tas lorsqu'elle arrive, +quelques-uns ornés de lorgnettes, quelques-unes +d'ombrelles claires. Les cocktails sentent bon +sur les tables; et Nane, enfouie en un profond +fauteuil, bientôt s'absorbe à sucer d'une paille +attentive je ne sais quelle eau couleur de +couchant.</p> + +<p>Le grand Machin a gagné aux courses; +d'autres y ont perdu: excellente préparation +à faire de la dépense. La plupart tombent +d'accord de dîner ensemble, et qu'il faut donner +le ton de la vraie fête à tous ces étrangers +qui encombrent Paris ces jours-ci. Moi, je +dîne en ville: «Pas d'importance, me dit-on, +si vous nous prêtez Nane.»</p> + +<p>«—Je vous la donne; mais ne la maltraitez +pas. Elle a l'habitude d'être caressée: +j'aimerais mieux la tuer que si on devait lui +donner des coups de pied.</p> + +<p>—Merci, dit-elle. Est-ce qu'il faut remuer +la queue?</p> + +<p>—Il faut être à onze heures et demie au +Schubert, où je vous attendrai.</p> + +<p>—Ça va.»</p> + +<p>A minuit je les retrouve tous, un peu +bruyants même. On a fêté, au dessert, une débutante +cueillie Dieu sait où, et rebaptisée: +Blanche de Chahut. Elle est silencieuse et +servile: on regrette de n'avoir pas des chaussures +sales, pour lui faire faire quelque chose.</p> + +<p>La petite fête continue. A quatre heures, +on est dans un cabaret étroit de Montmartre, +où le maître d'hôtel ressemble à un eunuque +assyrien. Tout le monde a la voix enrouée +d'avoir crié: «Vive l'armée!» et pâteuse +d'avoir bu. Blanche chante une romance +sentimentale, comme on en peut entendre dans +les cours des maisons ouvrières: elle a ôté +son chapeau, et l'agite mollement.</p> + +<p>Un moment après, elle n'est plus là; le +grand Machin, non plus.</p> + +<p>«—Où est-il, le grand Machin? demande +quelqu'un en bâillant... (Ah! ce qu'on s'amuse!)</p> + +<p>—Il aura gagné les petits salons, avec +cette dame.</p> + +<p>—Eh bien, ils ne sont pas vites!</p> + +<p>—A cette heure-ci, dit un autre, on n'est +jamais vite. C'est comme dans la chanson de +Mallarmé, vous savez bien: «Le Monsieur +qui montait n'est pas redescendu...»</p> + +<p>Et voilà!</p> + +<p>—C'est tout? demanda Eliburru.</p> + +<p>—C'est tout, mais vous aviez bien raison; +les inventions de nos romanciers les plus populaires +pâlissent à côté des drames de la vie +réelle.</p> + +<p>—Quand je vous le disais, répondit le philosophe. +Et, s'asseyant au piano, il se mit à +«broder les plus folles variations» sur sa +dernière oeuvre musicale, la bruyante <i>Nec +mortale Sonate</i>.</p> +<br><br><br> +<a name="c7" id="c7"></a> + + +<h2>VII</h2> + +<h2>Nane-au-Miroir</h2> + +<h3>I</h3> + +<blockquote class="rig"> +<p>«Abyssus abyssum fricat.»<br> + (N.)</p> +<p>L'abyme appelle l'abyme.</p> +</blockquote> +<br><br><br><br><br><br> + +<p>C'est un dessin d'Aubrey Beardsley, cet +excellent élève du Primatice, un dessin pour +la «Boucle» de Pope, qui a inspiré la table +drapée de batiste et de dentelle où mon amie +Nane, qui devait dîner en peau ce soir-là, +se tenait assise. Les brosses, les houppes, les +limes, dont elle avait cessé de se servir, gisaient +en désordre et, sous les ampoules voilées +de rose-saumon, elle considérait dans un miroir +ourlé d'or, l'ambre pâle de ses épaules ou de +ses bras, et cette face victorieuse qui lui est +à elle-même comme un monstre toujours +nouveau. Elle fit reluire les dorures de ses +yeux, abaissa ses paupières jusqu'à ne plus +apercevoir que la tache des cils, retroussa +de côté sa lèvre supérieure pour se donner +l'air sardonique, et, découvrant enfin l'ombre +touffue d'une double aisselle en croisant ses +mains derrière son cou, me dit:</p> + +<p>—Pensez-vous que moi aussi je deviendrai +vieille?</p> + +<p>Comme je m'apprêtais à ne pas répondre, +on vint annoncer Eliburru, qui devait dîner +avec nous; et je priai Nane qu'on l'introduisit +ici même.</p> + +<p>Le philosophe était magnifiquement vêtu. +Son habit, tout battant neuf, lui allait comme +un gant—comme un gant trop large; et il +portait avec effort un chapeau à claque dont +il semblait se demander tour à tour si c'était +un tambour de basque, ou un plateau à +petit verres.</p> + +<p>Mais Nane dit encore:</p> + +<p>—Moi aussi, est-ce que vous ne croyez pas +que je deviendrai vieille, un jour?</p> + +<p>—Non, pas un jour, répondit le philosophe. +C'est la nuit qu'on vieillit, qu'on devient +flasque et ridé, qu'on se poche.</p> + +<p>—Pourquoi?</p> + +<p>—C'est qu'il y a des bêtes, Nane, des +bêtes frileuses et presque invisibles, qui vivent +de notre sommeil. Quand vous êtes si profondément +endormie que vous ne savez plus +même si vous dormez seule, elles se coulent +frissonnantes entre vos draps, et c'est alors +que vous rêvez d'abymes et de bien-aimé. +Elles, cependant, de leurs doigts pâles, de +leurs lèvres, tâchent de ravir votre jeunesse; +elles vous sucent le sang, ou se repaissent des +baisers que vous donnez à l'amant imaginaire. +Et un matin, au sortir de leurs bras, vous vous +réveillerez lasse, avec deux ou trois rides +au coin de ces yeux jusqu'alors iréprochables: +ce sera la patte d'oie.</p> + +<p>—Oh quelle horreur! on dirait que vous y +avez passé.</p> + +<p>—Je n'ai pas eu, Nane, à perdre de beauté, +qui d'ailleurs ne m'aurait pas offert un suffisant +gagne-pain. Mais pensez-vous tout de +même que j'aie dansé de joie de voir un jour +à mon réveil que le ventre me pointait?</p> + +<p>—Vous deviez être bien durant la constatation. +Est-ce que vous aviez un gilet de +flanelle?</p> + +<p>Et Nane s'esclaffe. Mais tout à coup elle +pousse un cri:</p> + +<p>—Ah! Seigneur, j'ai quelque chose au coin +des yeux quand je ris, c'est horrible: est-ce que +c'est la patte d'oie?</p> + +<p>Elle semble tout près de pleurer et je la +console:</p> + +<p>—Que parlez-vous de vieillir, Nane, à vingt-deux +ans! Vous avez l'éternité devant vous. +Et n'écoutez pas ce sinistre philosophe avec +ses histoires de gouges. Il n'y a d'autres bêtes, +la nuit, que celles que vous voulez bien.</p> + +<p>Elle paraît rassurée et jette au miroir un +glorieux sourire qui est comme l'aube sur les +eaux dormantes d'un étang.</p> + +<p>—Pourtant, dit-elle, il y en a des choses +comme ça, la nuit. Noctiluce m'a promis +même de m'en faire voir, mais j'ai peur.</p> + +<p>—Moi j'ai peur que votre amie ne se moque +de vous, Nane. On m'a toujours dit que les +femmes, au contraire des chiens, ne voyaient +pas de fantômes.</p> + +<p>—Elles y perdent, dit Eliburru. Les spectres +sont des créatures délicieuses. Je me rappelle, +dans une vieille rue de ma vieille ville, une maison +toute noire, faite aux trois quarts d'escaliers +et de corridors, où je recevais une amie +que j'avais alors dans le commerce; une amie +qui était la jeunesse même, la joie, et d'une +chair incomparable. Or elle ne parvint jamais +à distinguer une dame vêtue d'un reflet de +lilas, qui entrait souvent en même temps +qu'elle et nous considérait avec, je ne sais +quelle ombre de sourire. Mais elle en avait, +grâce à mes récits, une peur qui ne se pouvait +vaincre.</p> + +<p>—Quand je serai une vieille dame morte, +dit Nane, j'aimerai à me vêtir, moi aussi, de +brouillard lilas, et de fumée rose; je me nourrirai +avec le parfum des fleurs; ou avec l'odeur des +prunes, qui est délicieuse et qui me donne des +envies d'amour.</p> + +<p>Elle ferme les yeux et s'imagine peut-être, +dans l'ombre et l'herbe d'un verger, sucer +l'or des mirabelles, tandis que les abeilles +bruissent autour des branches et qu'un papillon +couleur de soufre se balance indolemment +au milieu de la chaleur.</p> + +<p>—Mais je ne sais pas du tout, reprend-elle, +ce que je ferai quand je serai une vieille dame +vivante. Peut-être vendrai-je des journaux +dans un kiosque, près de Saint-Lago avec +un roquet qui aboiera aux clients. Il ne me +sera pas resté d'amis, personne ne viendra +causer avec moi, jamais, pas même le sergent +de ville; et j'aurai envie de pleurer à voir +les mômes, sur le trottoir, découvrir leurs +chaussettes—comme moi, jadis.</p> + +<p>—Ne pleurez pas, bébé, les choses ne seront +pas si noires, mais, <i>au contraire</i>, un de vos amis +vous ayant acheté un fonds de commerce, +vous trônerez au milieu d'une belle épicerie. +Il y aura tout autour de vous des ananas +écailleux, mille pâtés dans des boîtes brillantes, +et ces flacons où les fruits confits ressemblent +aux pierres les plus précieuses. Il y aura aussi +les regards en coulisse des garçons qui loucheront +sur la patronne en pensant à tant de belle +chair perdue sous vos amples jupes. Car vous +serez grasse, Nane; mais vous serez sévère +aussi et ne souffrirez point de galanterie +des subalternes.</p> + +<p>—Et pourquoi, dit le philosophe, ne seriez-vous +pas la châtelaine d'une bicoque Louis XIII, +blanche et rouge, qu'on apercevrait de loin +à travers les trembles? Vous y porteriez +le deuil honorable de feu le colonel de réserve +votre mari; il aurait toujours sa place à la +table où, trois fois la semaine, vous joueriez +le whist avec quelque hobereau sondeur du +voisinage et monsieur le curé.</p> + +<p>—Non, non, pas de curé, ça porte malheur!</p> + +<p>—Ah ça! Nane, seriez-vous devenue anticléricale?</p> + +<p>—Mon ami, répond-elle avec un regard +majestueux, je ne suis plus une enfant. Je +pense que les curés sont des hommes comme +les autres.</p> + +<p>—Mais vous ne crachez pas chaque fois +qu'un homme vous approche, il me semble.</p> + +<p>—Il y a des moments où je me demande +si vous n'êtes pas un peu idiot.</p> + +<p>Dans le silence qui suit cette déclaration, +entre Noctiluce, que personne n'attendait: +on dirait l'heure qui précède les cyclones, +et que les choses deviennent noires autour +d'elle.</p> + +<p>—Voilà, dit le philosophe, quelqu'un qui +va nous dire ce que fera Nane une fois vieille.</p> + +<p>Les deux femmes sont sur le sofa, et Noctiluce, +en fixant sur sa compagne des yeux +lourds de passé:</p> + +<p>—Je sais, dit-elle, moi, ce qu'elle fera avant +même d'être vieille. Parce qu'elle aura aimé, +quoique on lui ait dit, ce qu'il ne faut pas aimer, +nous nous vengerons; elle deviendra folle. Alors +elle ira de long en large dans sa cage, ridée +et nue, en poussant des cris. Ou bien elle se +tiendra accroupie, à manger de la terre.</p> + +<p>Nane est devenue toute blanche; alors +Noctiluce se penche plus près d'elle encore, et +lui parle bas.</p> +<br><br> + + +<h3>II</h3> +<br> + +<blockquote class="rig"> +<p>«Sathan propior nobis est quam ullus credere<br> +possit. Hæc non sunt vana et inania terriculamenta.»</p> + +<p>(M. LUTHER. <i>Colloquia. t. I, page 240,<br> +édition Bindseil.</i>)</p> + +<p>Le diable est plus notre voisin qu'on ne saurait<br> +croire: ce n'est pas un vide et vain épouvantail.</p></blockquote> +<br><br><br><br><br><br><br><br><br> + +<p>Nane est à son miroir, de nouveau. Mais elle +n'y jette, dirait-on, que des regards languissants +et sans fierté, comme si elle était moins +orgueilleuse aujourd'hui que lasse de cette +image, et d'elle-même. Comme elle s'est, entre +tant, brouillée de nouveau avec sa manucure, +elle fait ses ongles toute seule; et il est +manifeste qu'elle y est distraite: celui de l'annulaire +gauche a été sur les côtés limé trop près +de la chair, et elle oublie à plusieurs reprises +de mettre du corail sur le chamois.</p> + +<p>Voilà trois semaines que je ne l'ai vue, +ayant été appelé en province et en famille +par un de ces partages à l'amiable qui ne +laissent pas de rappeler à l'occasion quelque +conciliabule de gentilshommes, après détroussement +de diligence.</p> + +<p>—Qu'avez-vous fait de bon, Nane, ces temps-ci?</p> + +<p>—Je n'ai rien fait, dit-elle; rien fait de +bon.</p> + +<p>—Et Noctiluce? dis-je, songeant qu'à mon +départ on commençait de la rencontrer beaucoup +ici.</p> + +<p>Nane a l'air gêné:</p> + +<p>—Je l'ai vue un peu, répond-elle; je n'ai +plus envie de la voir.</p> + +<p>—Elle vous ennuie, déjà?</p> + +<p>—Non, non. Mais, voyez-vous, elle m'a +enseigné des choses que j'aimerais mieux +pas. Ah! pourquoi êtes-vous parti?</p> + +<p>—Enfin, qu'est-ce qu'il y a eu?</p> + +<p>—Je vais vous le dire. Vous savez si je suis +libre penseuse.</p> + +<p>—Libre penseresse, Nane: c'est plus élégant.</p> + +<p>—Eh bien, je ne sais plus que croire. Entre +autres choses, et ça, c'était avant votre départ, +elle m'a menée chez des spirites, à Passy. +Là, une dame anglaise qui regardait dans une +carafe m'a écrit une lettre de la part de mon +père mort, et juste son écriture—comme +je vous vois.</p> + +<p>—Et qui disait?</p> + +<p>—Oh! des choses très bien, des conseils: +d'aimer ma mère, d'aimer les pauvres...</p> + +<p>—...Pas tous, Nane, laissez-en...</p> + +<p>—...De continuer dans la vertu.</p> + +<p>—???</p> + +<p>—Etc., etc. Noctiluce m'a très bien expliqué: +ça veut dire qu'on peut faire ce qu'on +veut si on ne pense pas mal, si on voit tout +sous le... le je ne sais plus quoi... de l'amour.</p> + +<p>—Et ensuite?</p> + +<p>—Ensuite? Elle m'a menée chez une personne—je +ne puis pas tout vous dire, et puis +je crois que j'ai un peu rêvé. Bref, il était +en colère, et Noctiluce lui a parlé étranger, +et il s'est mis à jouer d'une espèce d'orgue. +Alors ça été peu à peu comme si je fondais, et +que nous serions devenus plus de trois. Et les +autres faisaient signe que non, excepté un avec +les yeux baissés, qui faisait signe que oui: il +me semblait que c'était le plus beau. Alors il +est venu vers moi,... pour m'embrasser; il a +soulevé les paupières (oh!) et je suis devenue +comme un glaçon.</p> + +<p>Plus tard, je me suis retrouvée au lit, et +Noctiluce dans ma chambre, qui riait, qui +m'a dit que j'avais rêvé, que ça ne serait +rien pour cette fois-ci, qu'il ne fallait pas en +parler, ni y penser. Mais—si vous aviez vu les +yeux. Quand je suis seule, ils sont toujours +dans un coin de la chambre, fixés sur moi.</p> + +<p>Et Nane presse son coeur de ses deux paumes.</p> + +<p>—Ma pauvre Nane, on vous a tout bonnement +trimballée chez un hypnotiseur. Il a pris +vos mains, n'est-ce pas, et s'est mis à vous +regarder?</p> + +<p>—Pas du tout; il regardait un côté du plafond.</p> + +<p>—Précisément, dis-je; il cachait son jeu: +tout ça, ce sont des trucs. Mais, vous vous en +êtes tenue là, je suppose, de vos expériences?</p> + +<p>—Oui, c'est-à-dire, une autre fois. Je ne +sais pas ce qui démantibulait Noctiluce, elle +était comme folle: je l'avais toujours dessus, +avec des projets extraordinaires, pour le temps +que vous ne seriez pas là. Moi alors, j'ai eu +envie de refaire, avec le monsieur à l'harmonium; +mais elle s'est mise en colère: j'ai +cru qu'elle allait me battre. Et de me dire +que j'avais été trop gourde, que j'attraperais +quelque chose à parler de ça, etc. Finalement, +elle m'a menée à la messe noire, mais pour +rire, je pense; une messe noire pour femmes +seules.</p> + +<p>—Ah! et c'est Vanor qui officiait?</p> + +<p>—Non: c'était un vilain bonhomme, couleur +cheminée. Là, il s'est donc fait un tas +d'horreurs. On a beau ne plus être chrétienne, +tout de même ça me dégoûtait; et encore, +je crois que c'était du battage. Mais ensuite, +quand le négro a été parti, on a commencé +de s'amuser—et c'est là que j'ai eu peur.</p> + +<p>—Mais de quoi, tout de bon?</p> + +<p>—Ah! dit Nane, d'un air chaste, songez: +il n'y avait plus que des femmes...</p> + +<p class="mid">* * * * *</p> + +<p>—Qu'en pensez-vous? dis-je au philosophe, +après lui avoir rapporté les discours de Nane.</p> + +<p>—Je ne sais trop que vous dire, rumine +Eliburru dans sa barbe noire. D'une part, cette +louve de Noctiluce a mené Nane à de laides +orgies, cela saute aux yeux.—Mais il y a autre +chose, que vous découvrirez peut-être vous-même, +en y réfléchissant: je puis toujours +vous dire qu'on a fait, au moins une fois, +jouer cette enfant avec des jouets au-dessus +de son âge et quelle s'en est tirée à bon compte—jusqu'ici. +Et cette Noctiluce est vraiment +singulière. C'est, je pense, une curieuse, blasée +sur les tourments physiques: variété particulièrement +dangereuse.</p> + +<p>—Merci, lui dis-je, vous m'avez rendu tout +cela clair comme eau de roche.</p> +<br><br><br> +<a name="c8" id="c8"></a> + + +<h2>VIII</h2> + +<h2>Venise sentimentale</h2> + + + +<blockquote class="rig"> +<p>Ibi civitas sunt Venetiae.<br> + +(OLIVARIUS in Pompon. Mel.)</p> + +<p>L'inconnu, dont la lune éclairait les traits<br> +repoussants, tendit son bras vers une masse<br> +de brumes et de lueurs:</p> + +<p>—Voilà Venise, dit-il; et c'est par une nuit<br> +pareille que le prince lombard jeta ses éperons<br> +d'or à l'eau, en jurant de ne plus chevaucher<br> +jamais que Cornarine au nombril brillant,<br> +et les vagues de la mer.</p> + +<p>—Il est vrai, dit un autre, et c'est par une<br> +pareille nuit que Jean-Jacques reçut d'une<br> +courtisane, qu'il n'avait pas satisfaite, le<br> +conseil de se vouer aux mathématiques.</p> + +<p>—Hélas, dit mon amie, c'est par une pareille<br> +nuit que l'ardente Aurore Dupin voulut<br> +persuader le seigneur Pagello, dont elle ne<br> +fut jamais bien comprise, qu'il était son premier<br> +roman.</p> + +<p>—Et c'est, lui dis-je, par une nuit pareille,<br> +que Nane, de ses lèvres ruineuses, baisa pour<br> +la première fois son ami, à travers mille serments<br> +dont pas un n'était vrai.</p></blockquote> +<br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br> +<br><br><br><br><br><br><br> + +<p>Cet automne que nous fûmes à Venise, mon +amie Nane et moi, nous étions partis de +Bordeaux. C'est ainsi, mais par mer, qu'il +faudrait toujours quitter la France; et les +regrets qu'on emporte de ce beau royaume +seraient moins vifs, si on ne lui disait adieu +qu'à travers cette cité de vin et de morues, +couchée sur les bords noirs d'un port sans +navires.</p> + +<p>Car ces matins ne sont plus où se voyaient +de riches armateurs, en pantalon de nankin, +sur le damier des quais. Cependant on +débarque le sucre et le précieux café que les +noirs du Petit Goave ont enveloppé de pagne; +et une belle dame à la taille haute regarde languissamment +sous son ombrelle à franges, +en rêvant peut-être aux aides de camp de +M. le duc d'Angoulême.</p> + +<p>Nous passâmes ensuite par ces villes du +Sud, où il y a beaucoup, assure-t-on, de +huguenots: Nîmes, Orthez, Montauban, Moissac. +Peut-être ne sont-elles pas citées dans +l'ordre; et d'ailleurs nous ne les distinguâmes +point, parce que c'était un train de nuit. +Mais, à l'aube, ce fut Arles en robe lilas, des +architectures gallo-romaines, et, sur le quai de +la gare, une fille, de chair grasse et mate, qui +vendait du raisin très mûr. Alors, mon amie, +s'étant soulevée sur sa couchette, demanda:</p> + +<p>—Combien de stations y a-t-il encore?</p> + +<p>—Soixante-dix-huit, répondis-je,—et +elle retomba accablée.</p> + +<p>Les topos de Nane manquent un peu de précision. +Elle n'a pas reçu, étant d'extraction +obscure, cette forte éducation géographique +qui nous permet de ne pas confondre l'île +de Nossi-Mitsiou avec le détroit ou phare +de Messine.</p> + +<p>Elle a d'ailleurs peu de prétentions aux +sciences, contente de régenter les lettres et +les arts. Elle ne croit pas non plus que l'archéologie +ni l'érudition historique lui soient +tout à fait étrangères. Mais peut-être s'y +exagère-t-elle sa valeur.</p> + +<p>Les douanes passèrent. Nous étions en Italie, +et Nane s'indigna de n'apercevoir autour +d'elle aucun changement. Les plus lointains +regards qu'elle ait encore jetés sur le monde, +c'est jusqu'à Mustapha-Supérieur; et longtemps +elle caressa l'illusion que les pays +étrangers sont autre chose qu'une espèce de +France plus mal tenue, habitée par des professeurs +de langues. Peut-être espérait-elle +aujourd'hui qu'elle allait voir des gens se +promener nus, les pieds en l'air, avec des +yeux sur le ventre, ou toute autre chose de ce +goût là; en sorte que d'être déçue elle devient +injuste, tourne le dos au paysage éblouissant +et mou, et ne veut même pas reconnaître +dans l'air cette odeur d'épices, qui est proprement +l'haleine de l'Italie. Car chaque pays a la sienne. +C'est ainsi que l'Angleterre sent la marmelade et les houilles +éteintes, tandis que l'Espagne est toute odorante +de sang, de fleurs corrompues, de sueur; +et pour l'Allemagne je n'en sais rien, sinon +que la chambre de Fräulein exhalait le parfum +du café au lait refroidi.</p> + +<p>Mais Nane est insensible à ces nuances. +Aussi ne lui parlerai-je point des petits ports +hindous, où l'on respire le safran et le poisson +salé; ni du Maroc, empire fleuri, aromatisé +de jonquille; non plus que de cette île créole +qui répandait au loin, sur la mer nocturne, +l'âme des cassies et des gérofliers.</p> + +<p>D'ailleurs mon amie avait été plutôt âpre +à me reprendre sur mon attitude à la douane. +Elle a entrepris depuis peu de refaire mon +éducation, bien différente de ce qu'elle était +jadis sous la lune de miel, attentive alors +à me découvrir sans cesse quelque perfection +nouvelle. Je l'entendais, par exemple, me dire +tout à coup:</p> + +<p>—Comme vous avez le pied petit.</p> + +<p>—Je l'ai plutôt mince, répondais-je avec +complaisance, tout près de piaffer.</p> + +<p>Et Nane répétait docilement:</p> + +<p>—C'est vrai, plutôt mince.</p> + +<p>—Ou bien:</p> + +<p>—Comment faites-vous pour avoir des +pantalons si droits?</p> + +<p>—Je les fais repasser, Nane.</p> + +<p>Mais aujourd'hui:</p> + +<p>—C'est extraordinaire ce que vous savez +peu parler aux subalternes. Vous leur dites +tout le temps: «Ayez la bonté de ceci, de cela. +Voudriez-vous porter ces sacs... m'indiquer +le télégraphe...» Ils sont payés pour ça, après +tout.</p> + +<p>—Tout le monde, Nane, est payé «pour ça». +Croyez-vous pourtant que si j'allais dire à +quelques personnalités haut placées: «Ayez +donc la bonté de reprendre ces traditions +de raffinement, d'élégance dans la force, qui +paraissent tombées en désuétude depuis M. de +Morny,» ils ne m'enverraient pas au bain? +Et Dieu sait pourtant, en fait de bains...</p> + +<p>Elle fait la moue.</p> + +<p>—Pourquoi n'êtes-vous pas républicain?</p> + +<p>—Je trouve que mon père l'a été pour deux.</p> + +<p>La moue s'accentue. Mais voilà bien Nane. +Elle est, naturellement, incapable de raisonner. +C'est un beau réflexe, qui dit quelquefois +des choses, par simulation.</p> + +<p>Cependant le Milanais s'enfuit lentement de +droite et de gauche, avec ses fossés pareils aux +mailles d'un réseau, sa terre gonflée comme +une mamelle, et de la vigne qui monte aux +arbres, toute rouge. Ce train n'a pas de wagon-restaurant; +et nous dînons (mal) dans un buffet +enrichi de stucs multissimicolores, dont le +Palladio se fût attristé sans doute, ou diverti. +Il y a aussi des mouches; il y en a partout, +jusque dans la paille des fiascos.</p> + +<p>Et Nane se débat contre les longs serpents de +pâte. Elle me rappelle Laocoon, en petit. +Mais comme elle a taché, décidément, sa veste +fauve:</p> + +<p>—C'est sale, dit-elle, l'Italie.</p> + +<p>La nuit passe. Changement de train, dès +l'aube; et, à Meste, je vois sans plaisir monter +auprès de nous une ancienne connaissance +d'Aix. Je ne me trompe point: ce cirage en +moustaches, ces yeux qui semblent nager +dans l'huile comme des cèpes de conserve, +ces mains adipeuses, nul doute. Lui, manifeste +une joie haute. Qu'est-ce qui m'amène +à Venise? Et il coule ses yeux gras vers +mon amie, jusqu'à présentation:</p> + +<p>—Le marquis Gondolphe. Mme Hannaïs +Dunois.</p> + +<p>Nane est ravie. D'abord elle n'a vu que +moi depuis un tas d'heures, ce qui est tout +près de m'avoir assez vu, et puis je soupçonne +cette jeune républicaine de nourrir pour la +feuille d'ache une passion honteuse.</p> + +<p>Et enfin, voici Venise. Sous le soleil qui +monte, elle est grise et rose, comme un flamant.</p> + + +<p>On m'avait dit: «N'allez pas à l'hôtel. +Le service est inimaginable. Et puis il n'y +descend que des voyageurs en vins d'Asti, +«d'Asti spumante». Ou bien des photographes +d'art.»</p> + +<p>Et on m'avait dit: «Surtout, ne louez pas. +Vous vivriez entre les cancrelas et les gouttières. +Et même, depuis quelques années, +il y revient. C'est ainsi qu'un Anglais a été +trouvé mort, l'autre jour, on ne sait de quoi, +et son chien aussi, sous son lit.»</p> + +<p>—Qu'en pensez-vous, Nane?</p> + +<p>—Ça m'est égal, dit-elle; pourvu que ce +soit une maison neuve.</p> + +<p>Mais Gondolphe se range côté hôtel. (Quelle +commission peut-il bien toucher au juste?)</p> + +<p>—Allez donc à Hispaniola. C'est très bien; +et vous avez l'eau.</p> + +<p>Nous y allons. Le ciel s'est couvert. Il commence +à pleuvoir, et les appartements ferment +mal. C'est vrai, nous avons l'eau, comme +dit Gondolphe.</p> + +<p>Ce Gondolphe a tout le charme des compagnies +douteuses. Avant qu'on ne le rencontrât +à Aix, il avait deux ans, ou trois, vécu +à Paris, quelque chose dans les consulats. +Mais il semblait plus occupé de concerts que +de politique: et le reste du temps on le pouvait +voir au Washington, où du reste il se ruina. +Dans la suite le baccara lui fut plus favorable. +«On ne peut pas toujours perdre», vous +disent ces vieux messieurs de stations balnéaires, +dont le bruit court qu'ils se sont décavés, +étant jeunes. C'est ennuyeux d'être né si tard +qu'on ne leur sert jamais qu'à se refaire.</p> + +<p>Gondolphe, qui n'est pas un vieux monsieur, +m'a mené au cercle de la Girafe: «Tout ce +qu'il y a de mieux, ici», assure-t-il. Valets +à moustaches, en livrée d'un rouge douteux, +et qui restent assis quand on entre,—tapisseries +du second Empire «genre Gobelins», +un peu moisies (mais cela leur vaut mieux), +et des crachoirs dans tous les coins, comme +aux salles d'attente de la Compagnie de l'Ouest,—et +une cagnotte vraiment par trop béante, +à la table de bac: celui-ci, d'ailleurs, paraît +étiolé; et puis on n'entend pas, dans ce pays +de billets, le joli son de For, discret «leitmotiv» +de Pallas, sous les doigts du changeur.</p> + +<p>Ces Italiens sont d'une impudence gracieuse: +ils vous marchent sur les pieds avec des révérences. +Nous étions, hier, Nane et moi, à la +terrasse de cette pâtisserie si joliment levantine +qui fait face à San' Giminiano<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1"><sup>1</sup></a>, quand +débouchèrent du Broglio l'inévitable Gondolphe, +et un jeune homme très beau, bestialement, +avec de trop petits pieds chaussés +étroitement (cuir jaune et vernis). Celui-là, +dénommé Dolcini, ne parle pas; mais il +regarde avec des yeux si humides que j'ai +envie d'essuyer les joues ovales de mon amie, +où s'est posé son regard.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote1" name="footnote1"></a><b>Footnote 1:</b><a href="#footnotetag1"> (return) </a> L'église de San Giminiano a été démolie au commencement +du 18e siècle.</blockquote> + +<p>Il nous quitta, et Gondolphe, que le zucco +semblait rendre plus communicatif encore +qu'à l'ordinaire:</p> + +<p>—Si vous aviez connu, dit-il, sa mère, +la marquise. C'était une Vénus. Avec ça et +des seins de pierre, monsieur.</p> + +<p>—Ça devait lui peser, remarque Nane, en +portant la main vers sa gorge.</p> + +<p>Et notre ami ajoute rêveusement:</p> + +<p>—Ç'a été ma première maîtresse. Ah! ça +ne nous rajeunit pas.</p> + +<p>«La discrétion, a dit un poète arabe, est à +l'amour comme au sabre son fourreau: elle le +garde de souillure.»</p> + +<p>On dirait, depuis quelques jours, que Venise +commence à n'amuser plus autant mon amie. +Elle m'a dit l'autre soir en bâillant:</p> + +<p>—Savez-vous ce que nous devrions faire +demain? Une promenade en voiture.</p> + +<p>—Mais Nane, ne vous êtes-vous pas encore +aperçue qu'il n'y a de chevaux à Venise qu'en +cuivre? Et le seul animal de trait qu'on y +connaisse est le Bucentaure. Encore n'a-t-il +plus servi depuis qu'il alla chercher Henri de +Pologne. Jean Bellin (est-ce bien Jean Bellin, +ou Tiepole?) a représenté le roi au moment +qu'il débarque, accompagné de Barbezières +et de Villequier. (Au fait, était-ce ce bien +Villequier?)</p> + +<p>—J'ai connu, dit Nane, un Villequier.</p> + +<p>—C'est bien ça: un officier, brun, mince.</p> + +<p>—Le mien était peintre sur porcelaine. +Même il a fait un service de quatre cent +quatre-vingts pièces, où je suis représentée +en Diane, et qu'on a acheté pour l'Elysée.</p> + +<p>—Ainsi, Nane, M. Loubet se trouve jouir +quatre-cent quatre-vingts fois de votre image, +pendant que je n'ai, moi, que deux ou trois +photographies.</p> + +<p>—Les domestiques en auront peut-être +cassé.</p> + +<p>—Mon chéri, lui dis-je, chagrin de son irrespect, +les domestiques de l'Elysée ne cassent +rien. Les patrons non plus, d'ailleurs.</p> + +<p>Cependant, sous le ciel gris de perle, Venise +amortit ses verts et éclaire ses roses.</p> + +<p>—Un Sisley, dit Nane.</p> + +<p>Car elle me comble maintenant d'opinions +jusque dans les minutes les plus sacrées; +et j'ai perdu tout espoir qu'elle se taise jamais +plus, comme au temps où je lui avais persuadé +que le silence donnait une expression ironique +à son visage.</p> + +<p>Elle me croyait, alors.</p> + +<p>—Sisley? lui dis-je.</p> + +<p>C'est comme si elle me parlait d'un corps +chimique nouveau: je prends un air bête, +mais bête, qui la fait écumer tout de suite. +C'est la vengeance des pauvres hommes, +ces jeux de physionomie: les seuls, dit Eliburru, +où l'on ne perde point son argent.</p> + +<p>—Vous n'allez pas, me dit cette gracieuse +personne, me charrier longtemps, je pense.</p> + +<p>Elle s'irrite, au fond, que je ne croie plus +à ses esthétiques, depuis ce jour où je lui +voulus faire admirer sur un piédestal les +plantureuses ciselures de Leopardi. Au lieu +de ça, elle mettait ses mains, comme une +enfant sale, dans les creux secrets du bronze, ou +bien tirait la langue à deux ou trois dames +allemandes qui la regardaient avec ce regard +d'envie qui est encore ce qu'on a trouvé +de mieux, à l'étranger, comme opinion sur +nos femmes.</p> + +<p>—Qu'est-ce qu'elles ont à m'acheter comme +ça? Je suis sûre que j'ai quelque chose qui +ne va pas. Regardez.</p> + +<p>Elle sourit d'un air victorieux et tourne +avec lenteur sur elle-même, en haussant les +seins.—Sa robe est bleu pastel ornée de boutons +en émail camaïeu, où sont représentés +des attributs Empire—la jupe volantée +trois fois en forme, tout en bas. Et son chapeau +est fait d'un seul oiseau dont on dirait, +tant il est plat, que pendant longtemps +quelqu'un de très lourd s'est assis dessus. +Enfin elle cesse de girer, et me dit d'un air +grave:</p> + +<p>—Pourquoi voulez-vous que j'admire toute +cette décadence? Ça ne vaut pas mieux +que Florence; et vous savez, aussi bien que +moi, que Michel-Ange a tué la sculpture.</p> + +<p>Sur le moment ça me donne un coup. Mais +je me remets et lui demande avec douceur:</p> + +<p>—Nane, est-ce que vous connaissez M. Claude +Anet?</p> + +<p>—Oui, de nom.</p> + +<p>—Eh bien, il a écrit une chose sublime: +c'est qu'«il faut battre les femmes maigres +avec un bâton».</p> + +<p>Nane hausse les épaules et regarde le soir +qui tombe. Elle se retourne pourtant, au bout +de quelques minutes, et me dit d'une voix +mouillée:</p> + +<p>—Corot a dit quelque chose de bien plus +sublime à propos du crépuscule.</p> + +<p>Je prévois.</p> + +<p>—Il a dit: «C'est l'heure où les fleurs +font leur prière.»</p> + +<p>Décidément, il me vaudra mieux m'entretenir +avec autre chose. Moi aussi, je tourne +le dos et contemple le paysage: une buée +lente, peu à peu, enveloppe Venise, qui semble +descendre et s'ensevelir dans les eaux.</p> + + +<p>Et, enfin, nous voilà de retour, paisibles, +encore que les conditions de notre départ +n'aient pas laissé d'envelopper ce que ma +compagne appellerait, en son ramage, «un +peu de chichis».</p> + +<p>De quelques jours nous n'avions été quittes +des deux marquis: devant les Tintoret; +à Saint-Marc, caverne d'ombre et d'or où +des pirates enchâssèrent dans la mosaïque +tout un butin de marbre; sur le Lido lépreux, +ils étaient là, à droite, à gauche, le plus vieux +qui tâchait à démarquer Casanova pour s'en +composer des aventures; et l'autre, Dolcini, +couvant Nane de l'humide silence de ses yeux: +en vérité, il eût été assis sur un gros oeuf +que je ne lui aurais pas trouvé l'air plus +bête. Mais Nane le considérait avec bienveillance.</p> + +<p>L'autre soir, prise de migraine, elle monta +se coucher au sortir de table, et me laissa +seul au salon. Gondolphe, entré presque aussitôt, +me mit en soupçon par tant de hâte +qu'il n'y eût complot, peut-être, pour m'endolciner. +De l'empêcher ou de le surprendre, +je choisis le second, pensant que ce me serait +une vengeance à la fois amère et douce de planter +là cette perfide, en proie à son Italien.</p> + +<p>Plus j'y réfléchissais, plus mes doutes prenaient +figure de certitude. Nane devait avoir +accepté rendez-vous au dehors, et, pourvu +que je ne fusse pas absent moi-même beaucoup +plus d'une heure, j'étais sûr de la pouvoir +cueillir à son retour, et avec quelques «je +sais tout» extorquer un aveu de sa première +surprise.</p> + +<p>Je me laissai donc conduire à la «Girafe», +où nous devions trouver, me dit Gondolphe, +«un baccara épouvantable». Mais ce n'était +qu'un chemin de fer très omnibus qui évoluait +avec parcimonie autour d'une mise de cinq +lires. Un écarté avec mon compagnon me séduisit +davantage.</p> + +<p>Dieux puissants! Il gagna onze parties +de suite, puis trois encore, puis sept. Vingt +et une parties sur vingt-quatre, qui a jamais +vu cela dans notre France? (Ah! me disais-je, +décavé, ce Dolcini n'a même pas l'esprit de +dessous le linge.) Gondolphe alors me proposa +de jouer sur parole, et je refusai: «Mais, +lui dis-je, ma pelisse, voulez-vous, contre +cent louis? Il gagna encore.</p> + +<p>—Vous me la prêteriez bien pour rentrer +chez moi?</p> + +<p>—Vous ne jouez plus?</p> + +<p>—Que voulez-vous que je joue? Ma veste?</p> + +<p>—Jouez votre dame.</p> + +<p>Il était sérieux à gifler. Mais il me sembla +plus drôle d'accepter cette proposition romantique.</p> + +<p>Il fit cartes, tourna la dame de coeur; +j'avais les trois autres, par deux valets, jeu +de règle; et, en effet, je marquai un point.</p> + +<p>La veine avait tourné enfin (que faisiez-vous, +Nane, cependant?) et je regagnai ma +pelisse (du renard tout frais-venu de Sibérie), +mon argent, celui de Gondolphe, qui se trouva +peu de chose au comptant, et une somme +assez grosse sur parole. Je lui offris, pour celle-ci, +tout le temps qu'il voudrait, à quoi mon +homme répondit fièrement qu'il s'acquitterait +dans les vingt-quatre heures. Voilà, mais +lesquelles?</p> + +<p>Entre tant, comme fait l'eau d'une salade +qu'on secoue à force, Nane m'était sortie de la +tête. Il est vrai aussi qu'on n'éprouve pas deux +passions à la fois et que le jeu l'emporte sur +n'importe quelle curiosité sentimentale. Cette +fois même, il l'avait tuée, et lorsque ma maîtresse +me revint à l'esprit, ce ne fut plus parmi +de ces images grossièrement désobligeantes +dont l'Éthique nous a laissé l'analyse—ou +la confession. On eût dit plutôt des cartes +transparentes après du haschish, quand tout +devient autour de nous à la fois comique et +chatoyant. Je songeais aussi à des gravures de +la Restauration, où des gens d'une surprenante +impassibilité, corrects de tout le haut +du corps comme des notaires, quelques-uns +avec un léger collier de barbe, se livrent +sans abandon à une gymnastique d'intérieur. +On en pourrait illustrer quelque casuiste +espagnol, si tout cela ne s'intitulait avec +fraîcheur: «la bonne mère», «à la couturière», +«à l'enfant»...</p> + +<p>Ma gondole, cependant, me ramenait à +Hispaniola, selon ces courbes précises et +molles qui en font la plus voluptueuse des +voitures, et, chaudement, dans ma pelisse reconquise, +je regrettais que l'hiver fît taire ces +choeurs nocturnes dont la romance semble glisser +et rebondir sur les eaux.</p> + +<p>Je songeai qu'au cours d'une nuit délicieuse +parmi les nuits de cet automne étrange de +Venise, où nulle feuille ne tournoie, alors +que l'âme, suspendue entre l'espace et la durée, +est comme un éther qui jouirait de s'accroître +élastiquement, et que la musique n'a plus, +pour ainsi dire, de contour extérieur, ma +compagne, dont le beau visage ironique, +pâle et busqué évoquait Jessica, m'avait +dit avec émotion:</p> + +<p>—Vous vous souvenez? Ils ont joué ce +même air chez Paillard.</p> + +<p>—Non, je ne me souviens pas.</p> + +<p>—Vous autres hommes, soupira-t-elle, vous +n'avez pas de sensibilité.</p> + +<p>Que fait-elle maintenant, Nane? S'il n'y +avait rien de vrai dans mes soupçons, et +qu'elle soit à se coucher toute seule, bien sage, +lasse de m'attendre? Sa belle liquette chauffe +auprès du feu; mais la batiste en restera +froide par places. Et cela, tout à l'heure, +la fera frissonner; comme un étang où soudain +l'on s'écrie à rencontrer, sous l'eau +dormante, une eau plus froide, et qui court.</p> + +<p>C'était à peu près comme j'avais prévu, +sauf que Nane avait choisi de faire chauffer +sa chemise sur elle-même. Accroupie auprès +du feu, elle transparait à travers le lin, et +il semble que la flamme l'ait dorée; ou plutôt, +sa chair a la nuance d'un quartier de mandarine. +Maintenant, elle me guette du coin de +l'oeil, et pose; moins orgueilleuse de la décisive +géométrie de son corps que de sa chair +voluptueuse, qui vous met l'âme au bout +des doigts, de sa hanche qui se tend ou de ces +secrètes ombres dont elle voit que ma figure +malgré tout s'émeut.</p> + +<p>Et elle a un sourire parfaitement obscène.</p> + +<p>—Vous avez l'air, lui dis-je, de ces «suspensions» +que les ménagères voilent de tulle +aux approches de l'été, par crainte des mouches.</p> + +<p>Mais Nane, dédaigneuse des épigrammes, +quitte la cheminée et se couche, occupation +où beaucoup de gens s'accordent avec moi +à la juger irrésistible.</p> + +<p>Un peu de temps se passe et ce n'est que +plus tard que Dolcini retombe dans la conversation.</p> + +<p>—.........................?</p> + +<p>—Non, c'est lui qui est venu me voir, +avoue Nane avec une candeur presque excessive.</p> + +<p>—Et alors?...</p> + +<p>—Mais non, je vous assure. Et d'ailleurs, +s'ils sont tous aussi mollassons que lui à Venise! +Alors, quand j'ai vu ça: «Ouste, je lui ai dit, +mon enfant. On vous a assez eu». Le malheur, +c'est que ça ne lui entrait pas et qu'il a fallu +lui expliquer avec douceur, quoi, qu'il commençait +à me courir, qu'on ne l'avait pas fait +venir pour entretenir le feu—et si son père +l'avait fait faire dans les prisons—comme +les noix de coco. Du coup, il a mis son chapeau +sur sa tête; et il est parti, avec votre +parapluie, même.</p> + +<p>—Vous comprenez, Nane, que si on ne peut +plus sortir sans risquer d'être dépouillé de +tout ce qu'on aime...</p> + +<p>Etc., etc. Là-dessus, on dormit un peu. +Mais sur les dix heures:</p> + +<p>—Nane, Nane, criai-je en la secouant, je +viens de recevoir une dépêche. Nous partons +pour Paris. A moins que vous ne restiez à +conquérir des Vénitiens.</p> + +<p>—Ah! non, répondit Nane en bâillant: +leur bouche!</p> +<br><br><br> +<a name="c9" id="c9"></a> + + + +<h2>IX</h2> + +<h2>L'indifférent</h2> +<br> + + +<blockquote class="rig"><p>«Zelotypus..., qui enim imaginatur mulierem,<br> +quam amat, alteri sese prostituere,<br> +non solum ex eo, quod ipsius appetitus coercetur,<br> +contristabitur, sed etiam quia rei amatæ<br> +imaginem pudendis et excrementis alterius<br> +jungere cogitur, eandem aversalur.»</p> + +<p>(BENEDICTI DE SPINOZA <i>Ethica: Pârs III<br> +Propos. XXXV in Schol.</i>)</p> + +<p>Le jaloux, à imaginer sa maîtresse qui fait<br> +l'amour, se chagrine non seulement que ses<br> +propres désirs en soient empêchés, mais encore<br> +qu'il lui faille joindre l'image de celle qu'il<br> +aime aux membres nus d'un autre, à ses hontes,<br> +et la détester avec lui.</p></blockquote> +<br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br> + + +<p>Certes, il faudrait être aussi dénué d'idées +générales que feu Alexandre Bain, pour ne +pas savoir que nous aimons à retenir ce qui +est à nous, mais à partager le bien des autres. +Aussi n'est-ce point une preuve qu'on soit +amoureux, tant de soins apportés à se croire +le seul amant de la femme même qu'on aida +naguère à tromper le sien.</p> + +<p>Non que je prétende n'avoir jamais éprouvé +pour Nane que les sentiments du cambrioleur, +tour à tour, et du propriétaire. Et il y eut +même un temps où les grâces de cette belle +personne m'attachèrent plus qu'il n'était raisonnable, +si bien qu'après l'avoir prise sans zèle, +pour obéir en quelque sorte à la tyrannie +de l'occasion, je m'aperçus que les mouvements +harmonieux de son corps devenaient une part +nécessaire de mon bonheur.</p> + +<p>Mais le temps amortit toute chose, et déjà, +à Venise, j'avais ressenti que Nane commençait +à n'intéresser plus que ma curiosité. +Aujourd'hui surtout, distrait par le Paris +frivole de l'hiver, par le Paris nocturne, tour à +tour bleuâtre et froid, ou enseveli sous ces +brouillards dorés de gaz, j'éprouvais avec +joie et, pour ainsi dire, à pleins poumons, +combien cela m'était égal qu'elle palpitât +en d'autres lits que le mien, frémissante des +flancs et des lèvres, les yeux mi-clos.</p> + +<p>Trop heureux si elle avait partagé cette +indifférence. Mais, au risque d'être fat, il +me fallait bien croire à quelque amour de sa +part, rien qu'à subir sa curiosité jalouse, +comme aussi l'ardeur de ses embrassements. +En ceci du moins sa folie ne laissait pas d'être +contagieuse, car Nane caressa toujours à la +perfection.</p> + +<p>Je fus donc surpris, le peintre Lycoris nous +ayant priés à son bal diabolique, qu'elle +acceptât de bonne grâce de s'y rendre sans +moi, qui ne l'y aurais pu conduire, ayant +engagé ma soirée jusqu'à deux heures de +la nuit. Au fond, j'étais ravi qu'elle le prît +comme cela.</p> + +<p>—J'irai, me dit-elle, avec Luce de Rosmarin, +et d'Elche, qui doit l'y mener.</p> + +<p>—D'Elche?</p> + +<p>—Vous savez bien, l'ami de ma soeur.</p> + +<p>—Mais elle est mariée.</p> + +<p>—Eh bien, et avant? Mais il me semblait que +vous l'aviez rencontré chez moi.</p> + +<p>D'Elche? Cela me rappelle d'abord la bizarre +<i>Salammbô</i> du Louvre, aux lèvres carminées—et +puis une histoire assez confuse que m'a +contée Jacques, de son séjour en Alger, où +ce Monsieur jouait un rôle: rien d'héroïque, +autant qu'il m'en souvienne.</p> + +<p>Toute jalousie à part, la combinaison ne me +paraît convenable qu'à moitié.</p> + +<p>—Voulez-vous attendre jusqu'à une heure? +Je me sauverai de façon à pouvoir vous prendre +vers cette heure-là.</p> + +<p>—Oh! c'est beaucoup trop tard: on arrive +de bonne heure chez Lycoris.</p> + +<p>—Comme vous voudrez, alors.</p> + +<p>La scène est au Palais de Glace. Nane me +quitte pour patiner, je la suis de l'oeil, qui +glisse et tourne, pleine d'une languissante +aisance: si elle se flanquait par terre, au moins; +qu'elle fût ridicule, et criât. Mais le ciel reste +sourd d'ordinaire à nos voeux les plus légitimes.</p> + +<p>Quelqu'un vient s'accouder à côté de moi: +c'est Yeïte, jolie fille, qui est en train de passer +à la mode, non sans y recruter vraiment +un peu trop d'électeurs. Métis il n'y a pas +un an encore, il faut le dire, qu'elle faisait de +la figuration dans les tavernes du quartier +Latin; et il lui en reste quelque chose.</p> + +<p>—Ah! ah! me dit-elle! nous z'yeutons +Madame. (Beaucoup de gens ont cette opinion +déraisonnable que je suis jaloux de Nane.)</p> + +<p>—Si vous saviez ce que cela commence à +me laisser froid. Elle ne m'en fera jamais autant +que je lui en voudrais rendre—avec vous.</p> + +<p>—Chich!</p> + +<p>—Mais êtes-vous veuve?</p> + +<p>—Vous parlez, Charly. Mon sénateur est +à la chasse, et de ce temps-là je travaille +aux pièces.</p> + +<p>—Venez jusqu'au bar: je vous raconterai +une histoire.—Qu'est-ce que vous buvez?</p> + +<p>—Un marathon cocktail.</p> + +<p>On nous sert.</p> + +<p>—Est-ce que vous allez au bal de Lycoris?</p> + +<p>—Qu'est-ce qu'il vend, Lycoris?</p> + +<p>—Peinture. C'est à Montmartre. Voulez-vous +venir? Nous avons tout le temps jusqu'à +demain soir, pour votre travesti.</p> + +<p>—Mais en quoi me mettrai-je?</p> + +<p>—Eh bien, en diable quelconque: un maillot +rose, couleur de la bête, et un domino noir, +fermé, avec beaucoup de trous.</p> + +<p>—Et une paire de cornes d'argent, à travers +le capuchon.</p> + +<p>—Oui, et une belle queue d'écureuil. Ça +va-t-il?</p> + +<p>—Ça va. Mais Nane?</p> + +<p>—Eh bien, nous l'intriguerons.</p> + +<p>Yeïte est séduite: elle achève son manhattan +et nous prenons rendez-vous pour le costumier.</p> + + +<p>Le lendemain, vers une heure après minuit, +nous faisions notre entrée chez Lycoris. Le +bal battait, comme on dit, son plein. Dans le +vaste atelier, tendu de cuirs chatoyants, +tout un enfer de chair et de taffetas bruissait, +tournait, caquetait, pressé d'habits noirs. Des +tziganes, inévitables comme la mort, grinçaient +sur la galerie, non loin du vestiaire-lavabo; +et l'on y pouvait monter par une échelle, si +l'on n'aimait pas mieux prendre l'escalier.</p> + +<p>Tout de suite j'aperçus Nane, debout, une +coupe à la main, qui causait avec deux hommes. +Elle me vit aussi, me fit un signe de tête, et, +sans paraître remarquer à côté de moi Yeïte, +qui était pourtant charmante assez pour éveiller +en elle quelque inquiétude, reprit sa conversation.</p> + +<p>Il me faut avouer que ce parti pris d'indifférence +ne m'agréa point: j'ai déjà dit que je +n'étais plus amoureux de Nane; mais enfin, +de la trouver familière ainsi, rieuse, abandonnée +presque envers des gens qui n'étaient même +pas de mes amis, était à mon sens une espèce +d'inconvenance. A ce moment, son voisin de +gauche, un peintre norvégien que je connaissais +un peu, enveloppa son bras nu d'une main +épaisse, dont je me rappelai qu'elle était couverte +de poils roux; et il me sembla soudain +que cette chair ambrée, dont je pouvais me rappeler +le goût rien qu'en fermant les yeux, en +était comme souillée. Elle cependant appuyait +ses doigts délicats sur l'épaule de l'autre +homme; ses yeux mordorés, qu'elle avait +détournés de moi, étaient sans doute fixés sur +lui; et il me parut ridicule, de petite taille, +avec une tête à la Boulanger, trop grosse, +branlante, dont tout son corps paraissait +comme accablé.</p> + +<p>Je me demandai ce qu'il pouvait bien être +officiellement: pour ce soir, gigolo sans doute, +ou même pis; fait à souhait pour respirer +en eau trouble, et rapporter à la maison +les fleurs des vieux messieurs. Et, d'une gracilité +qui semblait déjà près de s'épaissir, +pareil à un cochon de lait bien en chair, il +faisait, sous son frac très ajusté, les mines +d'un ancien joli enfant.</p> + +<p>Je m'oubliais un peu à ces menues observations, +où j'avais plaisir à constater qu'il +n'entrait ni partialité, ni amertume, lorsque +ma compagne à la queue d'écureuil, lasse +peut-être de rester là debout sans rien dire, +me rappela à la courtoisie en me tirant par la +manche. Je la menai aussitôt au buffet, où elle +se fondit, dans la cohue et la conversation, +comme du beurre aux doigts d'une cuisinière.</p> + +<p>Tandis que j'essaye de renouer mes inductions +psychologiques, quelqu'un me frappe sur +l'épaule. C'est mon peintre Scandinave, et, +comme il ne m'a jamais vu avec Nane, je le +fais causer, sans effort, le ciel l'ayant créé +d'un naturel bavard et poétique.</p> + +<p>—Ah! cette poupée, toute vernie de poisons +et de littérature. Voilà des jours que je +la regarde. Figurez-vous, sa mécanique est +détraquée; alors elle va à droite, à gauche, +elle fait du mal, et de temps en temps, elle perd +un peu de son.</p> + +<p>—Vous êtes sévère. Moi je lui trouve quelque +chose, une saveur de <i>différence</i>. Et ces gestes +bizarres; il semble qu'ils n'ont plus pour nous +de signification exacte, comme si c'étaient +les signes d'une langue lointaine, oubliée +déjà aux jours d'Adam.</p> + +<p>—Oui, elle est mystérieuse comme la +sottise. Mais elle a des prunelles magnifiques, +des prunelles à reflets d'or, pleines de fourberie. +Chez nous les filles ont les yeux couleur +de leur âme, clairs et pâles, etc., etc.</p> + +<p>Il continue un moment à m'entretenir de +regards norvégiens: «Et le jeune homme, +dis-je, à grosse tête, qui est avec elle?</p> + +<p>—Ça, c'est un vicomte d'Elche—son vice, +je pense. Car elle a l'air d'en tenir. Il l'avait +quittée tout à l'heure un moment de trop; +et alors elle l'a mordu à la main d'une façon +vraiment gracieuse. On aurait dit un enfant +qui retrouve son sucre d'orge.</p> + +<p>Ce Norse m'ennuie avec ses métaphores; +c'est dommage qu'il ne m'ait pas consulté +pour son déguisement. Je lui aurais dit de +s'habiller en soulier. Eh, que m'importe, +après tout, ce vicomte de camelote! Qu'il +lui rende ses morsures, à la poupée: je la lui +laisse toute, avec sa peau fine, où du sang viendrait +si vite sous les dents; du sang—du son.</p> + +<p>Et puis, tout ça n'est peut-être pas vrai. +Quelle apparence que Nane ait pu me dissimuler +une tendresse de ce genre, depuis tant de jours +que je la connais? Il y a bien cette histoire +d'Alger que m'avait racontée d'Iscamps. Mais +d'Iscamps était l'être le plus ridiculement +jaloux qui se pût voir; avec ça d'une imagination +grossissante, une vraie lentille. D'autre +part, le d'Elche a tout l'air d'être ce que Yeïte +appellerait un purotin: tranchons le mot, +il marque mal; et on ne peut refuser à Nane +le sens hiérarchique, incapable qu'elle est +de tromper un gentleman avec autre chose +qu'un gentleman.</p> + +<p>Yeïte interrompt encore ce soliloque intérieur.</p> + +<p>—Vous parlez de crampons, fait-elle avec +son joli rire inexpressif: ne vous croyez +donc pas obligé de me renier comme ça tout +le temps.</p> + +<p>—Excusez-moi, lui dis-je. Au fond, je suis +bien sûr que vous ne manquez pas d'entourage.</p> + +<p>—Encore s'y restaient autour. Mais sérieusement, +j'ai tout ce qu'y faut de bêtes pour +qu'on me couche. Alors, si ça vous chante +de rentrer seul, ou avec Nane, vous gênez +pas. Justement, je viens de la voir monter +avec ce nabot à barbe jaune, qui vous remplace, +ce soir.</p> + +<p>—Ah! ils sont sur la galerie?</p> + +<p>—Je crois qu'ils se choisissent un tzigane. +A moins qu'ils ne soient dans le petit lavabo. +Au revoir, alors, mon vieux.</p> + +<p>Et elle disparaît, incrustée entre deux +habits noirs.</p> + +<p>Le bal est maintenant un peu plus calme; +des gens sont partis; des couples causent de +tout près dans les coins; et les tziganes jouent +en sourdine une chose langoureuse, qui m'entre +sous les ongles. Cela me rappelle une heure +d'été passée à Armenonville. Il avait plu toute +la journée sur la terre chaude; les branches +s'égouttaient avec lenteur. Mille feuillages +semblaient nous défendre du monde haïssable +qui s'agite; on apercevait seulement en +haut d'une haie le fouet des voitures allant et +venant. Et un grand diable de Magyar qui +était avec nous ayant conté aux musiciens +des choses en leur langue, ils jouèrent cette +valse qu'ils jouaient ce soir, voluptueuse.</p> + +<p>Je cherchai Nane, je ne l'aperçus nulle +part, et je m'imaginai seulement saisir sur +un visage quelconque le sourire dont on enveloppe +les amants malheureux: «Elle est dans +le petit lavabo, pensai-je; dans le petit lavabo.» +Je montai.</p> + +<p>Je poussai la porte. Il y eut un petit cri: +«N'entrez pas», d'une voix bien connue, +et j'aperçus sur le sofa banal Nane et le d'Elche +qui se dégageaient maladroitement.</p> + +<p>—Oh pardon, je me suis trompé de vitre, +dis-je; et je redescendis du plus grand calme.</p> + +<p>Mais non pas tel, sans doute, qu'il ne m'en +montât à la tête quelque méchante humeur, car, +aussitôt rentré, je pris le lit avec un joli mal de +gorge, orné de fièvre, qui ne dura guère que +trois jours.</p> + +<p>—On dirait un coup de sang, me dit le +docteur: est-ce que vous auriez eu quelque +contrariété?</p> +<br><br><br> +<a name="c10" id="c10"></a> + +<h2>X</h2> + +<h2>Les Asphaltites</h2> +<br><br> + + +<blockquote class="rig"><p> +«.....homines.....doctrinà, studio, affectu,<br> +commercio, semifeminae; et qui solo fere<br> +pondere praeputii (et quo interdum se gravari<br> +dolent) distant a scortis.»<br> + +(ATLINGER. <i>oper. passim.</i>)</p> + +<p>Ce sont des orgiaques du commerce le plus<br> +dangereux. Parfois, dans leur frénésie, ils<br> +tournent les uns contre les autres ces armes<br> +dont le poids les importune, et leur rappelle<br> +qu'ils furent des hommes.</p></blockquote> +<br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br> + +<p>Non, toutes ces étincelantes cantharides +qu'on voit vibrer autour d'un frêne, dans +l'or du couchant, personne n'en saurait extraire +de philtre tel que la jalousie. Cela réveillerait +les morts: cela les réveille peut-être; et c'est +alors que leur veuve en voit passer l'épouvante +à travers son lit.</p> + +<p>Rappelez-vous ces soirs trop tendres où +l'on ne presse son amie encore qu'avec mollesse. +Mais à s'imaginer seulement qu'elle a fléchi +de même, peut-être, et roucoulé, auprès d'un +autre, un peu avant, un éclair vous traverse; +on se sent devenir un autre homme. Du reste +je n'en parle que par ouï-dire, et nul sentiment +ne m'est resté aussi étranger que celui-là.</p> + +<p>Mais de cette sotte soirée chez Lycoris, où +j'avais surpris Nane aux bras (si j'ose dire) +de ce d'Elche, je gardai quelques jours l'âme +perplexe, pour ne rien dire d'un mal de gorge +que m'avait valu je ne sais quelle agitation +du sang.</p> + +<p>Du reste, Nane redevint mienne presque +aussitôt. Dans sa chair, dont j'aimais l'élasticité +et la fraîcheur; dans l'éclat de ce front convexe; +dans son âme même (qui n'était point autre +chose, sans doute, que l'harmonie de ses membres) +habitait un charme sans lequel il ne me +semblait plus possible d'être heureux. Et +qui saurait oublier sa voix, cette voix qui +apaise l'oreille comme un ruisseau qu'on écoute +à travers le bois?</p> + +<p>Et je me flatte que ce fut aussi l'idée virile +du pardon qui me fit retourner vers elle, +et trouver à ses baisers un goût inconnu +jusqu'ici. Je suis assuré qu'il n'y eut là aucun +avilissement; et de n'avoir pas agi à l'instar de +ces amants ridicules, qui semblent courir sans +cesse au-devant d'une honte nouvelle pour la +dévorer à nouveau: comme ce Jacques d'Iscamps, +par exemple, dont on sait les lâches +faiblesses envers elle.</p> + +<p>D'autre part, Nane me jura qu'elle n'aurait +plus avec d'Elche que des relations de courtoisie, +elle me jura aussi qu'elle ne l'aimait +pas.</p> + +<p>Il m'arriva de me heurter encore à lui; +et c'est encore un bal qui fut cause de cette +malencontre.</p> + + +<p>Il est onze heures du soir; et voici que, +sur l'escalier du <i>Nouveau Mabille</i>, des masques +équivoques apparaissent. Rares d'abord, par +deux, par trois, ils descendent d'un pas hésitant, +gênés par leurs talons trop hauts. La +foule, ironique et sans colère, s'ouvre devant +eux; mais ils ne s'y confondent pas.</p> + +<p>En voici d'autres plus nombreux, d'autres +encore. Des clameurs amicales maintenant les +accueillent, des serrements de mains, de petits +cris. Le troupeau commence à se sentir maître +du parc, et les danseuses peu à peu cèdent le +champ.</p> + +<p>Nane, qui a voulu venir là, est assise à une +balustrade, et regarde. Elle est en pleine +toilette, toute noir-vêtue de dentelle, et fort +décolletée.</p> + +<p>—Comme il y en a, dit-elle. De quoi vivent-ils?</p> + +<p>Aucun économiste n'étant parmi nous, cette +question demeure sans réponse.</p> + +<p>—Voyez, reprend-elle, leurs escarpins. Des +godillots de soirée, quoi. (Seigneur, que ce +Champagne est mauvais!) Mais pourquoi ont-ils +la toilette roulée sous le nez?...</p> + +<p>Et toujours de nouveaux masques arrivent, +les derniers plus luxueux. A quelques-uns, +plus illustres, on fait une entrée: «Vive la +Chatte blanche!—Ah! le Fils-à-Papa!—Bravo, +Otérotte! etc.» Cependant des habits +noirs, à «tête» impénétrable, se glissent dans +la foule, interrogent leur proie d'un oeil invisible, +l'évaluent. D'où sortent-ils, ceux-là, +dont le linge est souple, le frac seyant. Il +semble qu'on les ait rencontrés déjà sur des +parquets mieux cirés; on a peur d'en reconnaître.</p> + +<p>Mais un cri général éclate:</p> + +<p>—Valenciennes, Valenciennes!</p> + +<p>Une Maja, «signée: Gaya y Lucientes», +descend les marches d'un pas souple et lent. +Sa jupe flottante est vert pâle; elle porte +un boléro du même gris que son feutre. Ses +yeux sont faux et profonds.</p> + +<p>—Valenciennes, Valenciennes!</p> + +<p>La chose fait des gestes avec les bras, envoie +des baisers, et, sur le milieu des degrés un +instant immobile, relève sa jupe couleur d'eau +pour laisser voir un pantalon à plusieurs volants +de dentelle.</p> + +<p>La voici enfin descendue: l'ovation se resserre +autour d'elle, et c'est une lutte pour l'approcher. +Des habits noirs d'abord s'en emparent, +la pressent: on entend de petits cris. Puis le +remous s'entr'ouvre, et l'on voit que victoire +est restée à deux cavaliers Henri III, en satin +blanc, avec des bilboquets, des drageoirs, et +si maquillés qu'on ne les saurait pas reconnaître +demain. Ils prennent les deux côtés de la +Maja: tous trois disparaissent, en se déhanchant, +suivis de quelque trente curieux en +banc de sardines.</p> + +<p>—Valenciennes, Valenciennes!</p> + +<p>—C'est le petit Septime, dit quelqu'un. Sa +mère tenait le bar Sapor, vous vous rappelez. +Il y a connu, tout jeune, des gens qui l'ont +conseillé (sinon payé), des littérateurs, surtout; +lui-même s'occupe de littérature.</p> + +<p>—La réciproque dans la concurrence me +serait un peu dure, dit Eliburru; mais il +faut tout de même que je nage deux ou trois +brassées là-dedans.</p> + +<p>Et quand il revient:</p> + +<p>—Vous n'avez rien vu, nous dit-il, de ne +pas voir la mime Aïssa en mal d'éphèbe: un +joli blond, ma foi!</p> + +<p>—L'union des concurrences.</p> + +<p>—Mon cher, avec cette virilité et cet aspect +marocain qui la font un peu déplacée en son +sexe, elle a pris le gosse sur ses genoux: ce +pauvre petit en faisait une figure toute décontenancée. +Pensez donc, des baisers sans épines!</p> + +<p>—Comment l'appelle-t-on, celui-là, savez-vous?</p> + +<p>—J'en ignore: on pourrait demander le +Tout-Sodome.</p> + +<p>—Oh! regardez-moi ce fripon-là.</p> + +<p>Un cupidon cinquantenaire, au déguisement +souffreteux, passe devant nous; et son cotillon +laisse apercevoir qu'il est très cagneux. On +dirait un cordonnier triste, un cordonnier sans +canari dans son échoppe, ni giroflée à sa +fenêtre. Deux petites ailes cotonneuses palpitent +tristement à son dos, comme de dégoût.</p> + +<p>La bacchanale est à son comble. Des voix +singulières, aiguisées pour ainsi dire, crient +dans la fumée; les gestes qu'on y distingue +ont je ne sais quoi de jamais vu, et comme un +sens nouveau.</p> + +<p>L'orchestre maintenant attaque une suite +d'airs religieux, noëls et cantiques; sur quoi +tout un quadrille s'organise, morne et monstrueux; +et, tandis qu'en proie à je ne sais +quelle épilepsie se désossent tous ces chicards +de mauvais rêve, d'autres couples cherchent +le mystère propice, se parlent de près, dans +l'ombre.</p> + +<p>La chaleur, l'ennui, un peu de répugnance +nous font taire; et, inopinément, dans le +silence, Nane déclare avec simplicité:</p> + +<p>—C'est très joli.</p> + +<p>—La musique aussi, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Tiens, c'est vrai, dit-elle, et chantonne:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>C'est le mois de ...ie,</p> +<p>C'est le mois le plus beau.</p> + </div> </div> + +<p>—Ça ne vous écoeure pas de voir ce que +ces gens font avec des choses qui vous faisaient +battre le coeur autrefois. Que vous +deviez être aimable, Nane, à l'ombre parfumée +d'une église, et toute recueillie en vous, comme +un bouton de tubéreuse.</p> + +<p>Mais quelle flatterie saurait percer la croûte +de son scepticisme?</p> + +<p>—Je trouve, répond-elle, que tout ça sert +aussi bien à faire danser.</p> + +<p>—...</p> + +<p>—Et puis, vous m'ennuyez avec vos superstitions!</p> + +<p>Elle hausse les épaules, et s'incline en avant +de la balustrade.</p> + +<p>Je me penche aussi pour découvrir sur son +beau visage les grimaces de la contrariété; +mais, au même instant, je la vois changer de +couleur: ses yeux se fixent épouvantés sur un +couple qui est en contre-bas de nous et qui, +peu soucieux sans doute ou ignorant de notre +présence, s'abandonne au plaisir de la conversation.</p> + +<p>C'est d'abord une espèce de géant qui rit +d'un accent germanique sous sa «tête», +tandis qu'il étudie, de ses mains énormes et +laiteuses, un masque d'apparence plus aimable, +une soubrette, qui, ayant quitté son domino, +le porte roulé sur un bras et demeure là en ce +galant déshabillé d'estampe. Elle a gardé du +fil de fer sur la figure, mais ses épaules sont +nues, blanches au demeurant et ornées d'un +large collier d'or vert, de perles, d'opales.</p> + +<p>C'est ce collier que Nane contemple avec une +attention passionnée. Enfin, elle s'exclame tout +haut; la soubrette, ayant levé les yeux, nous +aperçoit, quitte aussitôt son antagoniste et +s'esquive parmi la cohue.</p> + +<p>—Saleté! siffle Nane., et, prenant mon +bras: Venez, me dit-elle, il nous faut l'attraper.</p> + +<p>Dire que l'enthousiasme m'attache ses ailes +aux pieds serait une exagération. Je suis, +pourtant, sans tout à fait comprendre l'aventure, +ni les raisons que peut avoir mon amie +de haïr cette jeune personne en jupon à raies, +dont l'aimable tortuosité trahissait tout à +l'heure un sexe désormais presque inattendu +en ces lieux. Nane cependant se tait, et suit +sa piste.</p> + +<p>Mais des gens, sans cesse, nous coupent. +Une Milanaise, dont la robe de velours olive, +fendue sur le côté, laisse apercevoir que le +personnage est en maillot, s'incline révérencieusement +devant Nane, et d'une criarde voix:</p> + +<p>—Venez voir, tous, clame-t-elle, venez +donc voir Madame!</p> + +<p>Puis c'est un Arlequin d'une obscénité inattendue, +dont le costume collant et versicolore +laisse, ça et là, par quelques losanges vides, +apparaître un peu de chair. Il brandit vers +nous une batte qui a l'air d'un symbole ithiphallique, +ou d'une palette à croupiers.</p> + +<p>Nous passons. Voici Valenciennes encore +et sa queue de provinciaux. Depuis plus d'une +heure, sans savoir pourquoi, ils la suivent, +comme ils suivraient toute autre chose, propre +ou sale, pourvu qu'elle soit notoire.</p> + +<p>Mais Nane aperçoit derrière une colonne la +soubrette en train de remettre son domino. +Elle y court; l'autre s'échappe encore: moi +continuant à suivre, et, mon Dieu, que je +dois avoir l'air sot!</p> + +<p>Enfin un groupe retient la fugitive; et Nane +bondissante atteint sa proie. Elle ne dit toujours +rien, mais cherche à lui enlever son masque: +l'autre lutte, se détourne, et Nane, s'en prenant +soudain au collier, l'arrache à force. Il cède, +se brise, des pierreries roulent à terre, et, tandis +que des obligeants s'occupent à les ramasser, +la soubrette de nouveau a disparu.</p> + +<p>Voici, retrouvés, les fragments du bijou, +tous ou à peu près. Nane s'en empare:</p> + +<p>—Le collier est à moi, dit-elle d'un ton +rageur, le monsieur pareillement; mais lui, +on peut le garder.</p> + +<p>C'était donc un homme aussi, la soubrette! +J'interroge Nane, que j'ai fait asseoir dans un +coin, et qui pleure.</p> + +<p>—Bien sûr que c'en est un, gémit-elle: +c'est d'Elche. Vous savez bien qu'il m'avait +emprunté de l'argent?</p> + +<p>—Comment diantre voulez-vous que je +sache ces choses-là?</p> + +<p>—Enfin, il l'a fait. Et puis dernièrement, +comme je n'en avais plus, il m'a pris des bijoux; +je ne voulais pas d'abord; mais il m'a +forcée.</p> + +<p>—Comment forcée?</p> + +<p>—Oui, enfin. Il a—il a insisté. Ensuite, +il ne m'a pas rendu les reconnaissances. Et ce +soir, je le vois portant mon collier—et, avec +un homme. Mais c'est bien fini—je le jure.</p> + +<p>Et Nane pleure toujours.</p> + +<p>—Enfin, vous l'aimez encore, ce poisson-là?</p> + +<p>—Moi! je ne peux pas le souffrir, vous +savez bien.</p> + +<p>—Ce n'est pas, je suppose, l'estime, ni +l'admiration qui vous retiennent dans ses bras?</p> + +<p>—Dans ses bras! Et Nane, haussant les +épaules, rit avec mépris parmi ses larmes. +Comme s'il y avait quelque chose à y faire! +(Seigneur! Seigneur! que je suis malheureuse.)</p> + +<p>—Pourquoi ne pas le faire pincer? D'après +ce que vous me dites, en disant un mot aux +inspecteurs.</p> + +<p>—Non, non, s'écrie-t-elle d'une ardeur soudaine. +Je ne veux pas qu'on lui fasse du mal. +(Seigneur!)</p> + +<p>Un silence désobligeant tombe sur nous, +et dure. Malgré le brouhaha, j'entends que +Nane soupire, de toute son enfantine douleur.</p> + +<p>—Mais enfin, Nane, si vous ne l'aimez pas, +ce d'Elche, ni ne l'estimez, et qu'il ne soit +d'aucun usage, pourquoi le gardez-vous?</p> + +<p>Nane interrompt ses pleurs, et réfléchit +derrière la grille de ses cils:</p> + +<p>—Je ne sais pas, dit-elle.</p> + +<p>Cependant un petit cercle s'est formé, qui +nous entoure. La Milanaise a repris son aigre +boniment:</p> + +<p>—C'est une femme, crie-t-elle, une vraie +femme.</p> + +<p>L'Arlequin aux losanges de peau est là aussi, +appuyé contre une colonne. On dirait qu'il est +ivre; et tandis que le rouge de ses joues, en +fondant, découvre une peau bleuâtre, de sa +batte il agite l'air épais, avec mélancolie.</p> +<br><br><br> +<a name="c11" id="c11"></a> + +<h2>XI</h2> + +<h2>Les charités de Nane</h2> + + +<a name="c11a" id="c11a"></a> +<h3>I</h3> + +<h3><i>Primavérile de Ver</i></h3> + +<blockquote class="rig"><p>«Caritas habenda est ad orrmes.»<br> +<i>(Im. Christ. I, 3.)</i></p> + +<p>Quant aux Oeuvres, mieux vaut ne s'en<br> +mêler point du tout que d'y porter des soucis de<br> +parti, ou de secte. Si entêté que vous soyez<br> +de votre dieu, l'en croirez-vous mieux établi,<br> +de l'avoir fait confesser pour une pièce d'or,<br> +comme don Juan?</p></blockquote> +<br><br><br><br><br><br><br><br><br><br> + +<p>Quelle chose fut jamais plus changeante +qu'un matin d'avril, si ce n'est mon amie? +Les pitres eux-mêmes, au visage mobile, +sauraient-ils figurer ses caprices? Car Nane, +comme une eau sinueuse, que le vent froid +du matin éveille et fait frémir au pied des +saules, ce n'était que frisson, imprévus détours, +secrète pente.</p> + +<p>Mais c'est envers ses amies surtout qu'on +la vit se piquer d'inconstance. Cette Noctiluce, +par exemple, à qui elle parut se fixer un instant, +ne fit, comme les autres, que traverser sa vie. +Étrangère, d'ailleurs, et nul ne sachant rien +de son passé, elle disparut soudain sans rien +laisser derrière elle que le sillage inquiétant +de son souvenir. C'est ainsi qu'en été, au crépuscule, +un large papillon, fait d'ouate noire, +entre par la fenêtre avec l'odeur des herbes +et des arbres, palpite autour des lampes, un +instant, et de nouveau se perd dans la nuit.</p> + +<p>Puis vint Primavérile de Ver, petite et +charmante personne, aussi printanière que +ses noms, et qui aime à se vêtir, comme un +tabouret Louis XVI, de rayures et de fleurs. +C'était, de les voir toutes deux ensemble, +maints délicats tableaux: on aurait juré +qu'elles s'aimaient vraiment. Cela n'allait +pas même sans un peu de jalousie, et j'eus +d'abord à en souffrir du côté de Primavérile. +Elle laissa percer plus d'une fois le déplaisir +que lui causait ma présence entre elles; et +jusqu'à me traiter de «fourneau», ce qui +n'avait aucun sens, comme je lui en fis la +remarque.</p> + +<p>Il est vrai de dire qu'elle se montrait tout +autre aussitôt que Nane avait le dos tourné. +L'impertinence était alors remplacée par les +plus séduisantes agaceries, des airs mutins, +une main sur mon épaule, et le spectacle +multiple de ses jambes au milieu de ses jupes; +spectacle, en vérité, bien propre à émouvoir +un honnête homme.</p> + +<p>Cela vint au point que je souhaitais les absences +de Nane, pour étudier sa petite amie +mieux à fond. Je ne suis pas de bois, à parler +franc, mais enclin au contraire à embrasser +les formes plaisantes: celles de Primavérile +l'étaient. Il ne faut donc point s'étonner si +je me trouvai un jour riche de ses promesses +les plus formelles, et d'un rendez-vous pour +le lendemain au Plutus, «où on ne connaît +personne.»</p> + +<p class="mid">* * * * *</p> + +<p>Mais à les voir, comme j'avais fait la veille +encore dans la chambre de mon amie, après +un essayage (me dit-on), qui en aurait cru +aucune capable de trahir l'autre? C'était le +plus délicieux abandon. Nane, en chemise +longue et dans un grand fauteuil, faisait sauter +sur ses genoux une Primavérile à peine mieux +vêtue qu'elle, si ce n'eût été une culotte de +satin paille et des chaussettes cachou, qui lui +donnaient l'air d'un petit garçon. Elle avait +aussi des rubans aurore à ses genoux, et, +cependant, de sa voix en fer de lance, criait:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p class="i4">A Paris,</p> +<p class="i4">A Paris,</p> +<p>Sur un petit cheval gris.</p> + </div> </div> + +<p>C'est ainsi que le lendemain je me trouvai, +un peu avant dîner, au Plutus. Il y faisait bon, +—il y faisait meilleur de toute la bourrasque +qu'on entendait meurtrir aux carreaux ses +ailes humides; de tout le froid qu'on devinait +sur le boulevard. Du reste, j'y avais tout de +suite été reconnu par un monsieur âgé. Puis +Alcide de Cintra entra, me tendit la molle +charcuterie de ses doigts, déposa pareille +offrande dans la main du vieux raseur, et, +je ne sais pourquoi, s'assit à mon côté.</p> + +<p>—Il fait bon, ici, dit Cintra.</p> + +<p>—Et il y a du linge.</p> + +<p>—C'est vrai; c'est comme dans le distique.</p> + +<p>—Quel distique? interrogea poliment le +macrobe.</p> + +<p>—Vous ne savez que ça; ce qu'on lit l'été, +sur les devantures: +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Vu l'élévation de la température,</p> +<p>Aujourd'hui la volaille est à l'intérieur.</p> + </div> </div> + +<p>Il fait très bien dans le décor, Cintra, au +milieu des stucs magnifiques. Parmi tous ces +gens de théâtre, dont il est, avec ses yeux +agiles et fins, sa barbe à huit reflets, ses oreilles +si rouges qu'elles en ont un air fraîchement +tiré, c'est encore une figure bien parisienne, +Cintra: je l'aime beaucoup.</p> + +<p>—Mais, me dit-il, en quel honneur vous +voit-on ici? Vous avez cet aspect qu'on prend +malgré soi, lorsqu'on attend une autre dame +que celles qui sont là. Est-ce que vous auriez +fait un béguin, par hasard?</p> + +<p>Et se passant sur les lèvres une langue qui +est comme un rond de betterave, il ajoute: +C'est d'ailleurs la chose la plus agréable...</p> + +<p>Il dit cela d'un ton suprême, qui m'agace +un peu. C'est vrai, après tout, que je suis +au Plutus pour attendre une dame à qui j'ai +inspiré (pourquoi m'en défendrais-je?) un +tendre caprice. Et c'est vrai que les questions +de Cintra, comme sa compagnie, m'agacent. +Pour couper court:</p> + +<p>—Vous qui connaissez tout le monde, lui +dis-je, qui est-ce donc, tout près de nous, cette +petite femme—qui a gardé ses peaux de bête—et +il y a deux dos de Messieurs—dont un en +raglan—qui lui font vis-à-vis?</p> + +<p>—C'est Mary Merrycourt, une Arlésienne: +vous ne la connaissez pas?</p> + +<p>—Si, si, mais je n'en voyais qu'un triangle +de joue.</p> + +<p>J'appuie un peu à droite. Mary, qui m'aperçoit, +cligne un sourire, à quoi je réponds par +une des meilleures grimaces de mon répertoire, +qui est vaste, et va de Léonard à Hoksaï. +Tout de suite, elle baisse le bout rose de son nez, +mais, au bout d'un moment, regarde encore: +autre grimace, du genre tragique, cette fois. +Mary est hypnotisée, a envie de rire, et ne +peut se tenir de regarder mes jeux de visage, +que j'accentue, en les variant. Et soudain, ça +y est: elle pouffe dans son verre. Les deux +messieurs se retournent; mais moi, j'ai déjà +revêtu l'olympienne physionomie de feu Wolfgang; +et je critique le plafond.</p> + +<p>Cintra ne m'écoute pas: il achève une petite +histoire aussi personnelle que possible.</p> + +<p>—... Il faut vous dire que, de ce temps-là, +j'étais fauché comme un tennis...</p> + +<p>—Ce n'est pas, insinue l'autre, le tennis que +l'on fauche.</p> + +<p>—Oui, oui, je sais, c'est le lawn. Toujours +est-il que j'étais enchanté de mon aventure: +«Un petit souper tout simple» elle avait dit, +et, là-dessus, désigné à son cocher un restaurant +fort connu que je ne connaissais encore +que de nom. Traversée brillante, chuchotements +sur le passage, attention générale, +escalier, etc.; petit salon simple mais très +cossu; je remarquais aussi qu'elle commandait +beaucoup de choses. Nous soupons donc, et, +tout fini, on apporte la note, que j'attendais +sereinement avec la somme que j'ai dite, cinq +ou six louis. Il y en avait pour trois cents francs, +Monsieur: un vol manifeste. Je commence +par crier, par donner ma parole que je ne +paierai pas...</p> + +<p>—Vous pouviez toujours leur donner ça, +comme à compte...</p> + +<p>—Et la klebbe, pendant ce temps, qui me +regardait avec ses airs de Diane au mépris; +je l'aurais saignée. Il fallut tout de même la +prendre dans un coin, lui expliquer. Ah! ce +rire qu'elle eut; je l'entends encore: c'est des +choses qui vous durcissent le coeur, pour le +reste de la vie.</p> + +<p>Quand même, elle me consola: «Je n'ai +pas ma bourse, me dit-elle; mais le gérant me +connaît, tu parles. On va lui faire le boniment.» +Là-dessus, monte le gérant, qu'elle prend à +part; un gros, c'était, qui est mort depuis +dans les tours Notre-Dame, d'une frayeur +qu'il a eue, il paraît. Et je le voyais faire des +grands bras d'assentiment. Alors on est venu +enlever l'addition. Pendant ce temps, ma douce +amie était à causer et rire avec la femme du +vestiaire. Puis on rapporta les vêtements, et +nous nous séparâmes, moi un peu fraîche, elle +voulant me retenir. Mais j'allai me coucher; +j'en avais ma claque, des tragédiennes. Et +voilà qu'en ôtant mon pardessus, je déniche +trois billets de cent francs, qu'elle y avait mis. +Ah! je vous promets que je n'ai fait qu'un bond +jusque chez elle!</p> + +<p>—Vous étiez furieux?</p> + +<p>—Pensez donc, d'avoir été si gourde avec +une femme comme ça; une femme de coeur, +monsieur. Le plus drôle, c'est qu'elle m'attendait.</p> + +<p>—C'est tout ce qu'il y a à faire, après +l'amorçage.</p> + +<p>Le vieux monsieur, qui est peut-être pêcheur, +n'a pas l'air de l'avoir dit méchamment, et le +conteur clôture par ces mots:</p> + +<p>—Pas une fois, d'ailleurs, nous n'avons +reparlé de ça ensemble.</p> + +<p>—Mais, la note?</p> + +<p>—Je n'ai pas besoin de vous dire que je +l'ai payée, ou plutôt fait payer par un homme +d'affaires; on a même fait une réduction. Car, +dans les grands restaurants, c'est toujours meilleur +marché de faire attendre.</p> + +<p>Tout cela étant plus riant, au fond, pour +Cintra que pour moi, je me remets à faire des +grimaces à Mary Merrycourt, qui prend un air +furieux, et change de place avec un de ses +cavaliers. Je ne puis pourtant pas continuer +ma mimique avec le Monsieur. Alors je retombe +à la conversation: ce n'est plus Cintra qui +parle, maintenant; mais son compagnon n'est +guère plus drôle, et raconte des aventures de +jeunesse.</p> + +<p>A la longue, et le récit en paraissant devoir +renaître sans cesse de ses cendres:</p> + +<p>—Pardon, lui dis-je, si je vous coupe, +comme disait Samson au poète André de Chénier, +mais il me semble que tout cela, pour si +flatteur qu'il vous paraisse et qu'il vous soit, +n'a rapport que d'assez loin à cette espèce +de passion canaille dénommée béguin, dont +vous vous êtes longuement entretenus et que +pour ma part...</p> + +<p>—Là, là, dit Cintra, reposez-vous.</p> + +<p>—Tenez, je puis vous fournir un exemple +plus authentique, de béguin; et ce n'est pas +à l'orateur, cette fois-ci, que c'est arrivé, mais +à un Belge du Congo, que vous avez peut-être +rencontré à Léopoldville, ou au Bois—qu'on +appelait: Romuald... Romuald A'Benissen van +Thulda.</p> + +<p>Les deux hommes hochent la tête.</p> + +<p>—Ah! on l'appelait comme ça, fait Cintra. +Et est-ce qu'il venait?</p> + +<p>—Parfaitement. Donc, il avait cueilli, dans +je ne sais quel Moulin, une fille quelconque, +assez jolie, qui s'obstina longtemps à le prendre +pour un marchand de savon, et qui en était +folle. A ce point qu'un beau jour, munie d'une +de ses cartes de visite, elle alla se faire tatouer +au blanc de la cuisse ces paroles mémorables, +que timbre un coeur transpercé d'un couteau: +«J'aime (j'aimerai toujours) Romuald A'Benissen +van Thulda, représentant de l'État libre +du Congo, 279, rue de Villersexel»...</p> + +<p>—... Ci-devant rue de Mailly, continua le +vieillard: il y avait là jadis un parc délicieux.</p> + +<p>—... Mais mon Belge, excédé d'avoir ce +témoignage sans cesse devant les yeux...</p> + +<p>—Oh! sans cesse...</p> + +<p>—Enfin, quelquefois. Mon Belge, donc, +repartit pour son Congo; et maintenant la +môme gagne tout ce qu'elle veut avec les +étrangers. Elle est en passe (si j'ose dire) de +devenir inscription historique; et je crois qu'elle +a un traité avec Cook.</p> + +<p>—Mais, toujours à propos de béguin, +demande Cintra ironique, et le vôtre? Vous +allez en être réduit, tout à l'heure...</p> + +<p>A ce moment, la porte s'ouvre.</p> + +<p>—Quand on parle de la louve..., lui dis-je. +Et la petite Primavérile s'en vient à nous, +capricante, menue, les yeux luisants comme +deux gouttes de café. Elle s'assied tout contre +moi: sa robe, exacte aux hanches, me défend +mal contre le toucher d'une chair étroite et +dure.</p> + +<p>—Je ne veux pas, me dit-elle à l'oreille, +dîner avec ces mufles-là... Vous tout seul...</p> + +<p>—Dans un fauteuil?</p> +<br> +<a name="c11b" id="c11b"></a> + +<h3>II</h3> +<br> + +<h3><i>Le bon chien Cocktail</i>.</h3> + +<blockquote class="rig"> +<p>«Vix invenires fabulam quae istam insulsitate<br> +superest.»<br> +(J. DE LAUNOY. Op.)</p> + +<p>Il est certain que ce chapitre-ci ne présente<br> +pas un grand intérêt.</p></blockquote> +<br><br><br><br><br><br><br> + +<p>Nane n'a eu aucun soupçon de ma fugue +avec Primavérile de Ver. Et moi, j'en ai gardé +le meilleur souvenir. Outre qu'elle se montra +à la suite d'ébats divers, d'un désintéressement +difficile à vaincre. Et ces choses-là, dirait +Cintra, vous vont au coeur.</p> + +<p>Quant à Nane, la voici abusée d'une tendresse +nouvelle. C'est un toutou, cette fois, où son +coeur s'intéresse, un mauvais toutou de gouttières, +qu'elle a ramassé rue Dauphine, venant +de se faire écraser la patte par un camion—et +qui hurlait son âme. Il était hirsute, d'ailleurs, +crotté, et, sauf qu'il n'avait pas de collier, +on l'aurait pris pour un socialiste de gouvernement.</p> + +<p>Grâce aux avis de son docteur et deux +vétérinaires, elle a réussi à retarder quinze +jours la guérison de cette pauvre bête. Aujourd'hui, +qu'il est enfin sur ses pattes, le voilà +tout à coup familier, gourmand, cela va sans +dire, mais goulu, encore, jusqu'à ronger les +descentes de lit; et qui répond au nom de +Cocktail comme si c'était celui même de ses +pères, de ses nombreux pères.</p> + +<p>—Il est vilain, Nane, votre cabot; mais +il paraît racheter cela par sa bêtise.</p> + +<p>—Bête, Cocktail! Vous ne comprenez rien +aux bêtes, mon cher. C'est à croire que vous +n'avez jamais eu de coeur. Et si vous saviez, +quelles dispositions il a pour sauter! Cocktail +ici!</p> + +<p>Et elle prend une canne. Cocktail, dévoré +d'inquiétudes à la vue d'un bâton, se réfugie +derrière les rideaux de la fenêtre.</p> + +<p>—Cocktail, ici, Cocktail! Stoupide bête! +Cocktail ne bouge, mais, comme Nane finit +par lui donner des coups de canne, il cherche +un havre entre mes jambes.</p> + +<p>—Comme c'est ingrat, dit-elle, les chiens: +on dirait des hommes. En voilà un que j'ai +soigné, embrassé, pendant un mois; que j'ai +fait tondre, laver, pomponner. Et pour quelques +malheureux coups de canne, ça fait la tête.</p> + +<p>Nane paraît près de tomber dans une affreuse +mélancolie—quand on vient lui annoncer sa +soeur.</p> + +<p>—Ne bougez pas, me dit-elle, je vais la +recevoir dans ma chambre, et l'expédier tout +de suite.</p> + +<p>Nane ayant, à son ordinaire, laissé la porte +ouverte, et la causerie des deux soeurs bientôt +monté de ton, je distingue tout ce qui se dit, à +travers la portière.</p> + +<p>—Je t'ai déjà écrit, fait Nane, que je ne +pouvais rien faire. Je n'ai pas le sou et maman +me coûte déjà assez cher comme ça.</p> + +<p>—Ecoute-moi, Anaïs, je ne t'ai pas tout +dit dans ma lettre; j'ai deux des enfants +malades, l'un à la maison qui me mange de +médicaments; et l'autre, c'est le dernier, mon +petit Alfred. La nourrice m'écrit que je suis +trop en retard, et que, si je ne lui envoie pas +d'argent, elle va me le rapporter, en pleine +rougeole: il mourrait sur la route.</p> + +<p>—Tu comprends bien, que tout ça c'est du +battage, une nourrice aime trop son nourrisson, +en général, pour le faire mourir. Tout le monde +sait ça. Et puis, tes enfants, après tout... tu +n'as même pas voulu que je sois marraine.</p> + +<p>—Mais, Anaïs, je t'ai expliqué..., ma belle-mère... +mon mari...</p> + +<p>—Ah! et qu'est-ce qu'y devient, ton mari, +l'homme fort, le père de tes enfants? Sais-tu +une chose: tu devrais me l'envoyer; nous +arrangerions peut-être quelque chose ensemble. +Je devine, au timbre de sa voix, que Nane +sourit.</p> + +<p>—Mais, 'Anaïs, crie encore la malheureuse, +tu sais bien qu'il ne voudra jamais. S'il savait +seulement que je suis venue, il serait capable +de me battre.</p> + +<p>—Que je le tienne seulement une heure; +j'en ai maté d'autres, va! D'ailleurs, si vous +êtes assez riches pour vous payer de la fierté! +On reste chez soi, alors. Je ne vous emprunte +pas d'argent, moi.</p> + +<p>—Et à cette époque où tu étais si en dèche? +Est-ce que je ne t'apportais pas un louis, comme +tu dis, par semaine? Et Dieu sait si ça m'était +commode.</p> + +<p>—Je te les ai rendus, pas? Je voudrais +bien que tu fasses de même. Sais-tu combien +tu me dois? J'ai regardé hier, quand je t'ai +écrit: 760 francs. Ça me paraît assez comme +ça; vous finiriez par me prendre pour Madame +le Bon. De l'argent, de l'argent, c'est facile +à dire. Tâche d'en gagner toi-même, que diable. +Fais comme moi, travaille!</p> + +<p>—Mais, 'Anaïs! Tu ne veux pourtant pas +que je me mette comme ça, tout de suite... +je suis honnête, après tout.</p> + +<p>—Oui, une honnête femme, qui a fait +Pâques avant Carême.</p> + +<p>—Puisque nous devions nous marier.</p> + +<p>—Moi, je trouverais ça plus dégoûtant +encore, de marcher avec quelqu'un, si je devais +être sa femme. Et puis, quoi, cherche autre +chose, alors. Grouille-toi. Mais ne compte pas +sur moi, j'ai assez de charges, Dieu merci! +Tu ne te figures pas que je vais te prendre +comme seconde femme de chambre?</p> + +<p>Ici Cocktail, en pénétrant dans la chambre +à coucher, avertit ces deux Atrides que la porte +est restée ouverte; on la ferme, et je n'entends +plus rien.</p> + +<p>Au bout de quelques minutes, Nane me +rejoint:</p> + +<p>—Elle a été dure à décramponner.</p> + +<p>—Oui—j'ai entendu d'ailleurs la moitié +de votre dialogue, et il me semble que c'est +vous qui avez été dure. Donnez-moi au moins +son adresse, je lui enverrai quelque chose de +votre part.</p> + +<p>—Ce n'est pas la peine, j'ai fini par lui donner +cent sous (et Nane rit). Il fallait voir sa +tête; mais elle les a pris tout de même. Si vous +saviez ce que ça rend vil, d'être mère! Pour ses +enfants, elle ramasserait de l'argent avec sa +bouche—dans la boue.</p> + +<p>—Comme vous dites, Nane. Mais ne pensez-vous +pas qu'il aurait autant valu être charitable +pour votre soeur, que pour le chien +Cocktail.</p> + +<p>—Parce que c'est ma soeur? Mais, justement, +il me semble que la charité qu'on fait +par devoir, ce n'est plus de la charité.</p> + +<p>Et Nane paraît comme frappée elle-même +par la contondance de son argument.</p> + +<p>—Moi, je crois, sans tant de profondeur, +que pour vous être défendue aussi bien, il faut +que vous teniez à votre galette.</p> + +<p>—Je tiens à ma galette, moi!</p> + +<p>Le reproche parait l'émouvoir. D'un port +indigné, elle marche à son bonheur-du-jour, +l'ouvre et me tend un papier où je puis lire:</p> + +<blockquote><p> +<i>Reçu de mademoiselle Hannaïs Danois, la somme de *** +cents francs, pour avoir un béguin pour l'ami de Mme Nane.</i></p> + +<p><i>Signé</i>: PRIMAVÉRILE DE VER. +</p></blockquote> + + +<p>Je demeure un peu chose sur le moment, +et Nane, de son ongle dur et bombé me touchant +l'épaule:</p> + +<p>—Je vous donnerai, dit-elle, l'adresse de +ma soeur, décidément: vous pourrez lui envoyer +un peu de cet argent-là. Et ne dites plus que je +ne suis pas charitable, de vous avoir offert cette +petite.</p> + +<p>Elle ajoute même, pour corroborer sa sentence +de tout à l'heure:</p> + +<p>—La vraie charité est celle que l'on fait au +gré de son coeur.</p> +<br> +<a name="c11c" id="c11c"></a> + +<h3>III</h3> + +<h3><i>L'Hospitalité écossaise ou l'Électricien</i></h3> +<br> + +<blockquote class="rig"><p> +«Voces mcretricibus conveulentes ingerit,<br> +quas fortasse didicit a matre sua.»</p> + +<p>(J. WESTPHALUS <i>adv. Calvinum.</i>)</p> + +<p>Elle se ressent de ses origines, et fait parfois<br> +usage d'un langage hardi.</p></blockquote> +<br><br><br><br><br><br><br><br><br> + + +<p>Qui ne connaît la maison de couture Furstendolch, +où l'on inventa (quand la loi permit aux +ouvrières de s'asseoir) le tabouret en pin des +Landes, où les jupes s'enrésinent? Qui n'a +admiré cette façade modern-style, que des +fleurs tachent d'azur, tour à tour, ou de sang; +et c'est une gloire de plus, dans ces parages +glorieux de la colonne, que la maison Furstendolch. +A passer devant tant de géraniums ou +d'hortensias, on goûte une joie saine; on respire +la campagne, l'honnêteté: on se sent +meilleur.</p> + +<p>Au temps qu'elle y occupait un emploi, la +soeur de Nane, Mlle Clotilde Garbut, dit Clo-Clo, +fit, honnête encore, la connaissance de +M. Evenor Lemploy, contremaître ès-arts +mécaniques.</p> + +<p>Pour être plus précis, Lemploy appartenait +à l'espèce dangereuse des électriciens, vêtus +de bleu. Il était de ces anonymes qui envahissent +les maisons par équipes, pour y clouer, le +jour durant, des fils de fer contre les murailles +éventrées, et qui organisent à coups de marteau +des catastrophes complexes. Et puis, ils s'en +vont d'un coeur léger, laissant derrière eux +l'insomnie et la migraine.</p> + +<p>Lui, Lemploy, était pareil à ses collègues. +C'était un pauvre cerveau sans images, à qui +le temps apparaissait comme une progression +arithmétique pas très longue, l'espace comme +un polygone irrégulier; car il ne pensait communément +que sur deux dimensions. Mais les +solutions des manuels lui tenaient lieu de +raisonnement.</p> + +<p>Tel quel, il aima Clo-Clo, l'engrossa, l'épousa.</p> + +<p>Il n'y aurait pas eu grand mal s'il s'en était +tenu à ce trio de sottises, et il pouvait à son +usine gagner assez largement la vie de trois +à quatre personnes. Clotilde, de son côté, +n'était pas incapable d'aider au pot-au-feu, +avec son aiguille. Par malheur, la manie de faire +des enfants est une des moins guérissables +qu'il y ait au monde. On a vu des épouses +chrétiennes faire douze petits de suite; d'autres +en mettre au monde jusqu'à trois à la fois, +et tous les trois, horrible détail,—viables. +Les ménages ouvriers surtout sont incorrigibles: +couples naïfs, insoucieux d'une porcelaine +où entendre clapoter Malthus.</p> + +<p>Les Lemploy eurent donc un second lardon, +puis une môme et un mioche, suivis d'un +moutard. Aucun d'eux ne mourait, et ils mangeaient +tous comme des enfants de pauvres. +Au cinquième, Clo-Clo tomba malade, ne put +pas nourrir. Cela fit des frais, et d'autant moins +opportuns que le père avait pris de mauvaises +habitudes.</p> + +<p>C'était un assez beau gas, cet électricien; +de ceux que les femmes du peuple jugent +«costaux». Il avait les épaules larges, une +moustache qui reluisait de cosmétique, la main +grande, douce et velue. Brutal de son naturel, +comme sont d'ordinaire les hommes caressants, +il la levait souvent cette main, mais +au grand dam surtout de ses amoureuses; car +d'ailleurs il n'aimait pas beaucoup à taper sur +sa propre famille.</p> + +<p>D'amoureuses il ne manquait point, ayant +trompé sa femme aussitôt qu'elle le fut devenue. +C'est ce qui, peu à peu, le dérangeait, le rendait +irrégulier à l'usine; beaucoup plus que de boire, +où il était enclin aussi, mais ne se hasardait +qu'avec prudence. Non que ce fussent des +liaisons coûteuses; et elles auraient pu devenir +tout l'opposé, s'il l'avait voulu. Mais, au fond, +ce contremaître était un honnête homme, +encore qu'il manquât de culture et de philosophie. +Aussi bien était-il libre penseur; ce qui, +peut-être dispense beaucoup de penser.</p> + +<p>On ne sait pas très précisément si Mme Lemploy +était avertie de son malheur: il y a peu +d'apparence. Lemploy courait surtout les bonnes, +les concierges, les cuisinières, dont son +état le rapprochait. Un homme qui pose des +fils de fer sur un mur, qui peut mettre le feu à +la maison ou foudroyer les gens, c'est une +espèce de Prométhée pour des âmes vierges. +En cas que le vautour du désir ne dévorât +trop profondément le porteur de flamme, ces +Océanides le consolaient d'ordinaire sans le +trop différer; et l'escalier de service où il +passait inaperçu, le menait, par un degré +commode, vers ces déesses subalternes: consolatrices +aux bras forts, au lit qui craque, au +large coeur.</p> + +<p>Clo-Clo ne les connaissait pas. Tout cela se +passait loin de son quartier; et les femmes de +sa classe, toujours occupées, n'ont point le +temps de se bâtir des malheurs en Espagne, +ni d'imaginer des rivales dans l'inconnu. Si +elles sont jalouses, mal dont elles ont leur part, +c'est d'une voisine ou d'une parente; de la +personne qui les touche de près. La plupart +le deviennent de leurs filles, et non point toujours +sans raison. Mais la fille de Clo-Clo était +bien jeune encore; et puis l'électricien, placé, +par un métier mal défini, à mi-côte entre le +«sublime» d'atelier et M. Joseph Prudhomme, +était une façon de demi-bourgeois: Evenor +avait des préjugés.</p> + +<p>Il en nourrissait contre Nane, sa belle-soeur, +que lui avaient fournis les romans-feuilletons, +ces moules-à-gaufre de la conscience populaire. +La Bacchanal d'Eugène Sue et sa soeur touchante, +la Mayeux, qui trime, tandis que l'autre +mène une fête Louis-Philippe à dégoûter des +vices les plus beaux, ont enfanté une famille +nombreuse, redoutable, où le peuple croit +reconnaître ses filles, et se réjouit de voir +maudire leur déshonneur en mauvais français. +C'est là aussi que Lemploy avait puisé cette +opinion que le métier de courtisane est mal +compatible avec la décence ou la vertu, alors +qu'il ne l'est pas même avec l'amour.</p> + +<p>Tout cela fait qu'il portait peu de sympathie +à Mlle Dunois, ne voulait pas la voir, ni que sa +femme la vît; et souffrait dans son coeur +qu'une aussi fâcheuse tare souillât le nom des +Garbut, et des Lemploy par éclaboussure: +deux noms irréprochables, assurait-il; et c'est +vrai que l'Histoire ne leur reprochait rien. La +Tare, de son côté, ne l'aimait guère, encore +qu'elle le jugeât bel homme. Surtout elle ne +pouvait souffrir Clo-Clo, que leur mère, Mme Garbut, +avait chérie trop longtemps à son désavantage.</p> + +<p>—Pourquoi est-elle toujours enceinte? +disait-elle un soir à un de ses amis. C'est répugnant.</p> + +<p>—Il en faut comme ça, Nane: la Tunisie +manque de bras français.</p> + +<p>—Ben, s'il n'y a que moi? Remarquez que +ça n'est pas <i>gratis pro Deo</i>, les enfants. Alors, +pourquoi passe-t-elle son temps à se faire +engrosser; et puis après pour crever de mouïse—si +on la croyait...</p> + +<p>—Ne vous fâchez pas.</p> + +<p>—Et caressant à l'oeil, avec ça. J'en voyais +une, l'autre soir, qui prenait le Métro. On +aurait dit qu'elle portait un panier à bouteilles +sous sa jupe. Non, mais très peu pour moi, je +vous prie, de ventre.</p> + +<p>Et Nane, constate avec orgueil, dans la +psyché, que le sien est presque concave, ainsi +que la mode exige. Elle ressemble un peu, +ainsi, aux léopards des Plantagenets.</p> + +<p>—Tout de même, continue cette bête +héraldique, j'ai fini par leur avoir le meilleur, +aux époux Lemploy. Clo-Clo m'annonce que +mon beau-frère accepte de venir dîner avec +moi, ce soir. Quel honneur! Et ce qu'ils en font +des magnes pour taper les gens! Tenez, goûtez-moi +ça: c'est tout frais.</p> + +<p>Elle me tend une lettre à l'encre pâle, où l'on +peut lire:</p> + +<p>«Ma chère soeur,</p> + +<p>«Ça n'a pas été tout seul de décider Evenor; +et il a commencé par faire du fouan. Et puis, +come il est bon coeur dans le fond, il a dit: +«Non! je suis père de famille. Mon devoir +«c'est ma honte. C'est moi qui vous ai mis +«dans la purée: j'irai rompre le pain de ta +«soeur.» Il faut te dire que, s'il est sans +place, c'est que, come un fait exprès, il était +absent, pour une certaine raison, le jour où +les patrons infâmes, sous le prétexte que les +frais leur mangeait de l'argent, ont flanqué +leur sac à deux des contremaîtres. Evenor a +beau être aimé de tout le monde, come il était +absent sans avertir, il a écopé. Je ne conte plus +que sur toi dans nos malheurs, ma chère Hanaïs. +Sois bonne et généreuse pour lui: avec le temps, +il t'aimera; et renvoie le vite après le café. +Je t'embrasse comme je t'aime.</p> + +<p class="right">«CLOTILDE.</p> + +<p>«P.S.—Le petit Alfred va mieux. Mais +la nourrisse réclame toujours son dû.»</p> +<br> + + +<p>Comment trouvez-vous le chiffon? reprend-elle. +On dirait une portière de théâtre.</p> + +<p>—Moi, je la trouve très gentille. Voyez, elle +s'est reprise pour ajouter un H à Hanaïs.</p> + +<p>Mais Nane rit, avec cette voix sifflante et +cette bouche de reptile qu'elle a contre les gens +qu'elle hait. Joli reptile, au demeurant. Et +l'ami songe que si le comte Julien de la légende +mourut pour avoir couché avec des serpents, +c'est qu'ils étaient trop. Un seul, il l'a su naguère, +cela n'est pas sans douceur. Il rêve à la Nane +des jours passés, aux noeuds de sa fougue lascive, +à sa gorge blanche, à ses blanches jambes—aux +neiges d'antan.</p> + +<p>Qu'elle est loin, aujourd'hui—et si près, +dressée, comme un bel écran, devant le grand +feu du cabinet de toilette. A travers le linon et +la mousseuse mousseline, les courbes de sa chair +sont trahies et dorées par la flamme:</p> + +<p>—Vous êtes jolie, comme ça, Nane: on +dirait une pêche Bourdaloue.</p> + +<p>—Oui, il faut bien se mettre en frais pour +sa famille. Vous permettez que je continue. +Avec vous, je ne me gêne pas.</p> + +<p>—Hélas!</p> + +<p>—Et puis, je voudrais lui faire comprendre, +à cet homme de science appliquée, qu'il y a +d'autres femmes que son épouse—pas pareilles. +Oh! en tout bien, tout honneur, vous +savez.</p> + +<p>—Et quand même, Nane! Ça ne sortirait +pas de la famille. Mais lui donne-t-on un bon +dîner, au moins?</p> + +<p>—Il y a des machines avec du poivre +frais; d'autres, au safran...</p> + +<p>—Vous croyez encore aux épices.</p> + +<p>—Et puis du champagne tout autour: +ils adorent ça. Chez moi, quand j'étais gosse, +on en parlait comme du sang de Jésus. Et la +première fois qu'on m'en a fait boire, dans une +flûte—quand j'ai fermé les yeux pour sucer +la mousse, elle est descendue tout le long, +le long de ma gorge, avec un picotement. +Il me semblait que j'avais un cou qui n'en +finissait pas, un cou de cygne. Et il me semblait +aussi que l'amour, ça devait être quelque +chose dans ce genre: la tête qui tourne, un +plaisir léger, tout près de faire mal.</p> + +<p>—Et ça n'est pas ça?</p> + +<p>—Ah! vous pouvez en faire courir le bruit. +Le Champagne aussi, ça n'est plus le même. +On a beau fermer les yeux, on voit toujours +l'étiquette: Duc d'Autrechose, Goût Américain, +etc. Et la peluche de canapé. Ah!...</p> + +<p>—Moi, la première fois que j'ai donné un +baiser à une femme, c'était sous un noyer, +où nous avions été rabattus par une de ces +averses de printemps...</p> + +<p>—Quelle idée de ne pas choisir l'automne: +un beau matin d'automne à la campagne, +quand l'eau du puits, dans le tub, sent la +feuille morte, et que le ciel, derrière les +carreaux, change toutes les dix minutes de +couleur d'yeux.</p> + +<p>—Alors la petite me dit...</p> + +<p>—Écoutez, mon vieux, interrompt Nane, +vous ne comptez pas me conter toutes vos +amours, depuis le premier; et avec le décor +encore. Même sans avoir été très séduisant, +on a toujours des souvenirs, à votre âge.</p> + +<p>—Ah, Nane! Toujours indulgente aux amis..</p> + +<p>—Qu'est-ce que vous voulez? Il y en a de +si plats qu'on y met les pieds.</p> + +<p>Mais me voici prête. Venez-vous me tenir +compagnie, au petit salon, jusqu'à l'arrivée de +l'homme aux plots?</p> + +<p>L'homme aux plots ne se fit pas attendre, et, +annoncé par la femme de chambre, entra +d'un pas hardi: une éclatante Lavallière rose +vif pavoisait son estomac. Mais on vit bientôt +que toute cette braverie n'était que surface, +rien qu'à la façon dont il s'assit. Car il se tenait +tout raide au bord de son fauteuil, le buste +droit; et, avec son complet à petits carreaux +qui le grossissait, et son melon maintenu +de champ sur ses genoux, il faisait songer +au mot du satiriste inexorable: «C'est vilain, +un ouvrier qui se repose!»</p> + +<p>Le monsieur ami ayant pris congé tout de +suite après les présentations, il ne restait +plus en face d'Evenor Lemploy que cet objet +chétif et redoutable, Nane, pareille encore +au léopard, dans sa robe bleuâtre mouchetée +d'or, et qui couvait son beau-frère des yeux, +sans rien dire, toute ramassée sur son divan.</p> + +<p>La nouvelle que madame était servie, +mit un terme à cet immobile pantomime. +Mais on revint au boudoir après le dîner. +Le contremaître s'y était déjà sensiblement +dégourdi; son esprit et ses sens parcouraient +avec agilité ces deux dimensions sous lesquelles +il concevait le monde extérieur, et il était +heureux. On aurait pu lui écrire «Joie» +dessus, comme sur les boîtes d'allumettes +suédoises. Le «pousse-café» l'acheva; il +devint tout à fait confortable.</p> + +<p>—Elle est bonne, cette fine, disait-il, nom de +D...</p> + +<p>—Oui, dit Nane, mais je ne savais pas +que vous fussiez protestant, Evenor. C'est une +belle religion.</p> + +<p>—Et comment! Mais s'il n'y avait qu'elle +pour me nourrir. Voyez-vous, Hanaïs, pour +moi, il n'y a que la science. Un trolley, par +exemple, je comprends ça tout de suite, une +automobile, un phonographe. Ainsi vous, vous +allez au théâtre, supposons. Mais moi... moi...</p> + +<p>—Je ne vous entends pas très bien. Voulez-vous +vous mettre ici, un peu plus près?</p> + +<p>Le contremaître adhéra, et reprit:</p> + +<p>—Je vous disais donc qu'avec un accumulateur... +Nom de D...! qu'elle est bonne, +cette fine!</p> + +<p>—Buvez à ma santé, dit-elle. +On trinqua, et, se renversant sur les cousins:</p> + +<p>—Je ne sais pas ce que j'ai; cette lumière +me fatigue, dit Nane, qui commençait à avoir +envie de rire, et, chose horrible, à avoir envie +tout court: cet homme ivre avait sa beauté. +Et, lui ayant lancé un dernier trait de ses +regards, dont il resta comme physiquement +frappé pendant une minute, elle rabattit +sur ses prunelles d'aventurine ses paupières +brunies. Mais l'homme, ayant tourné deux +boutons, qui laissèrent la salle dans le demi-jour, +reprit sa place un peu plus près, en +disant:</p> + +<p>—Vous voyez, ça me connaît. Tandis que +le pétrole...</p> + +<p>Evenor adhérait de plus en plus. Il sentait, +à portée de sa main, palpiter la gorge de Nane, +comme un oiseau qui a peur, qui sait qu'on +va le prendre. Il le prit (c'était sa manière) +et la conversation tourna.</p> + +<p class="mid">* * * * *</p> + +<p>—... Tiens, vous n'avez donc pas de jarretières.</p> + +<p class="mid">* * * * *</p> + +<p>—Non... pas ici... dans mon lit.</p> + +<p class="mid">* * * * *</p> + +<p>—Il faudra emporter la fine.</p> + +<p>Le lendemain matin, vers dix heures, et +après une solitaire nuit de larmes, Mme Lemploy, +qui était venue deux fois déjà, sans +succès, quérir des nouvelles de son mari, +fut introduite auprès de sa soeur. Nane, qui +était dans sa chambre à coucher, habillée +déjà, achevait de mettre son chapeau. Par +terre il y avait des vêtements d'homme, +des choses à carreaux, une loque rouge. +Au fond du grand lit, son bras étendu sur la +couverture, Evenor dormait la bouche ouverte; +et, dans sa main, il y avait des papiers bleus.</p> + +<p>—Le v'là, dit Nane, ton époux. Même +qu'il est payé de ses sueurs, comme tu vois. +Et tu sais, tu peux prendre les fafiots sans +remords: l'électricien ne m'a pas volée. Pas +un court-circuit, ma chère!</p> + +<p>Cependant Clo-Clo, abandonnée sur un fauteuil, +avait fondu en larmes, et Lemploy, +réveillé par ces sanglots, considérait tour à +tour, d'un oeil atone, sa femme, Nane et les +billets dans sa main. Manifestement, il avait +peine à retrouver sa seconde dimension.</p> + +<p>—Eh bien, adieu, dit Nane. Vous vous +expliquerez mieux sans moi.</p> + +<p>Et, de cette marche allongée qui donne au +bas de sa jupe l'air d'une vague, elle disparut.</p> +<br><br><br> + +<a name="c12" id="c12"></a> + +<h2>XII</h2> + +<h2>Nane pense mourir</h2> +<br><br> + + +<p>Qui saura jamais pourquoi Nane, au contraire +de ce qu'ont accoutumé la plupart +de ses pareilles, était républicaine? Comment +s'était-elle défendue, parmi les cabarets les +plus galants, de sucer le lait de ces opinions +aristocratiques où excellent nos demi-mondaines? +Fut-elle séduite par la théorie hasardeuse +de l'égalité humaine, ou seulement +par ce goût naturel de la licence qui a converti +au Régime tant de boulevards extérieurs? +Peut-être son berceau fut-il enchanté par de +vieilles-barbes; et les vit-elle, toute petite, +tremper leur absinthe de larmes en disant +des phrases sur le joug détruit des Badingueusards, +ou qui s'esclaffaient à la lecture +de Boquillon?</p> + +<p>Toujours est-il qu'en ces jours boueux il +ne fallait point plaisanter Panama; malgré +que ce ne fût, ainsi qu'on le lui avait expliqué, +qu'une vieille histoire de chapeau.</p> + +<p>—Vous savez, lui disait quelquefois Eliburru, +que les victimes du 2 décembre vont +beaucoup mieux.</p> + +<p>Mais elle ne pouvait point rire d'objets +aussi graves.</p> + +<p class="mid">* * * * *</p> + +<p>Au moins de sa mère, et qui au reste se vantait +d'y avoir tenu la main jadis, ou le balai +même, elle avait gardé une éducation religieuse +longtemps inébranlable. Mais voici qu'enfin, +par des gradations insensibles, Nane +avait glissé à la libre pensée: devenue libertine, +et pour tout dire, anticléricale; mais +anticléricale à faire pleurer de joie Mme M.L. +Gagneur, anticléricale comme une loge.</p> + +<p>Il est difficile de dire quelles influences +lui avaient fait adopter une attitude d'esprit, +dont on peut tout au moins dire que l'élégance +y a peu de part. Nane ne fréquentait +guère les journalistes, et de pharmaciens point. +Peut-être avait-elle rencontré quelque israélite +récemment converti: cela suffirait à mettre +au dégoût la religion la plus solide.</p> + +<p>Mais Nane ne le montra nulle part autant +qu'à son lit de mort.</p> + +<p>Une maladie cruelle, rapide s'abattit soudain +sur mon amie. Tout son corps en parut +comme ébranlé, ses lèvres pâlirent et la fièvre, +venant disputer à ses nuits les quelques restes +d'un sommeil que son mal ne dévorait pas +encore, ne lui laissa bientôt plus que ce qu'il +fallait de raison pour se sentir mourir.</p> + +<p>Mme Garbut, cette mère qui lui était si attachée, +moins encore peut-être par les liens du +sang que par ceux de la gratitude, nous attristait +tous par un zèle touchant et maladroit. +Tantôt elle apportait des reliques que sa fille +rejetait avec horreur; tantôt elle prêchait +la vertu des simples; et les princes de la science +étaient importunés de ses avis.</p> + +<p>La fièvre devint plus ardente; Nane commença +de donner la nuit, quelques signes de +délire. Mais, le jour, elle reprenait tout son +bon sens, et causait avec nous, d'une humeur +égale. Un peu amaigrie par le mal, et si pâle +qu'on eût dit sa figure taillée dans le bloc +d'un ivoire sans tache; plus gracieuse dans +la douleur qu'elle ne l'avait paru jamais +dans le plaisir même, elle me sembla devenir +plus touchante, et comme l'occasion d'une +tendresse.</p> + +<p>Mais elle nous affligea de garder en ce passage +fatal, l'âme incrédule qui convenait +si mal à son sexe, comme à sa condition. +Et l'état de la malade semblait de plus en plus +désespéré. Mme Garbut se décida enfin, à lui +parler de ses devoirs religieux. Elle le fit +sans doute avec peu d'adresse, et c'est ainsi +que Nane apprit qu'elle était perdue. J'arrivais +à ce moment même, pour la trouver en +pleurs. Mais elle devint tout aussitôt calme.</p> + +<p>—Mon ami, me dit-elle alors, il paraît +que c'est fini. Quelques jours encore, et je +ne serai plus qu'une petite chose froide, à quoi +vous ne penserez plus.</p> + +<p>—Taisez-vous, Nane. D'abord vous n'êtes +pas près de mourir, et si jamais...</p> + +<p>—C'est vrai, vous la regretterez un peu, +votre amie Nane, qui a été si capricieuse +avec vous? Mais vous aviez tant de patience, +comme on est avec un enfant qui n'est pas le +vôtre. Vous rappelez-vous, de m'avoir recueillie +tombant d'un omnibus?</p> + +<p>Et elle se met à rire, comme autrefois; +mais d'un rire faible et pour ainsi dire suranné.</p> + +<p>—Je voudrais vous demander quelque +chose, reprend-elle. Vous savez qu'à tort ou +à raison je n'ai pas les idées de maman sur certaines +choses, ni les vôtres. Mais puisque c'est +comme ça, définitivement, faites au moins +qu'on me laisse mourir en paix. Je vous en +supplie; je ne veux pas de robes noires autour +de moi.</p> + +<p>—Eh bien soit, lui dis-je, (et la promesse +me pèse un peu) je ferai mon possible. Aussi +bien, dans les dispositions où vous êtes.</p> + +<p>Mais le lendemain, Nane eut à supporter un +autre assaut, et d'un côté imprévu. Comme +je passais la plus grande partie du jour auprès +d'elle, je me trouvai là au moment que sa +mère lui apportait une carte sur laquelle +était gravé:</p> + +<blockquote><p> +M. D'ARTAXIA, prêtre, +</p></blockquote> + +<p>et, dessous, écrit au crayon:</p> + +<blockquote><p> +<i>de la part de la marquise d'Iscamps.</i> +</p></blockquote> + +<p>—Il faudra donc le recevoir, dit Nane +avec résignation.</p> + +<p>Je croisai en effet dans le boudoir l'abbé +d'Artaxia, personnage fort poussé par la +Nonciature que je connaissais un peu. Sous la +robe de laine blanche qu'il portait par je ne +sais quel privilège, et son chapeau de feutre +gris clair à glands rouges, avec sa figure +jolie et rose de levantin, c'était bien l'être +théâtral et souple qu'il fallait à mon amie, +celui d'ailleurs qu'on chargeait à l'ordinaire des +purifications délicates, et qui même en avait +reçu le surnom de: Papier d'Arménie. Il ne +parut point étonné de me voir.</p> + +<p>—Je ne sais, m'expliqua-t-il, quels rapports +il peut y avoir entre Mlle Dunois et Mme d'Iscamps. +Toujours est-il que celle-ci m'a fait +instamment prier de passer en cette maison.</p> + +<p>Et, de son pas onduleux, il entra dans la +chambre de Nane.</p> + +<p>Quand il en ressortit une demi-heure après:</p> + +<p>—Je ne pense pas, me dit-il, que ma visite +ait été tout à fait inutile, quoique cette demoiselle +semble avoir subi de bien terribles influences. +Mais je reviendrai.</p> + +<p>Hélas, le soir même, l'état de mon amie +empira tellement que toute visite de ce genre +apparut bien désormais devoir arriver trop +tard.</p> + +<p>—Elle délira toute la nuit, agitée d'épouvantes +nouvelles. A plusieurs reprises elle +regarda fixement un coin de la chambre, +en criant: «Noctiluce! la bête, la bête.» +D'Elche joua un rôle aussi dans ses hallucinations, +et elle gémissait alors, comme un enfant.</p> + +<p>C'était bien fini de ma pauvre Nane. Le +célèbre et coûteux docteur Z. déclara le lendemain, +qu'il n'y avait plus rien à faire, +qu'elle passerait la nuit, mais non pas le jour +suivant. Nane elle-même se sentit tout près +de sa fin; et elle s'occupa alors, avec sa bonne +grâce accoutumée, de quelques souvenirs et +legs pour des amis, sa soeur, ses neveux.</p> + +<p>—Vous, mon ami, me dit-elle, je vous +donne tous mes miroirs. Si vous savez regarder, +à la nuit tombante, vous croirez me voir +encore. Et sans doute y reviendrai-je en effet, +pour vous sourire.</p> + +<p>Mais je veux aussi, reprit-elle, garder quelque +chose pour moi: c'est mon beau collier d'émaux +verts et bleus; et tu me le laisseras autour +du cou, n'est-ce pas, maman?</p> + +<p>Mme Garbut ne sut répondre que par des +sanglots: peut-être est-ce là une bonne façon +de ne pas s'engager avec les mourants.</p> + +<p>Le soir, et comme j'avais veillé deux nuits +déjà, je rentrai chez moi, épuisé de fatigue; +ayant prié, au cas improbable où l'on constaterait +un peu de mieux que l'on m'en fît +avertir, pour me permettre de prendre un +repos plus long. Mais il ne vint rien, qu'un +camarade qui monta me voir, vers onze heures; +j'allais justement me rendre chez Nane.</p> + +<p>Nous redescendîmes et je l'accompagnai +un moment. Le malheur voulut que l'Elysée +fût sur notre route, et mon compagnon, en +passant, s'abandonna à la plaisanterie qui +égayait alors les Parisiens. C'est-à-dire, qu'il +ôta son chapeau haut de forme, comme pour +saluer, et, en ayant contemplé attentivement +la cime: «Mais il n'a rien du tout», déclara-t-il +d'une voix claire.</p> + +<p>Il sembla que cette mimique à laquelle +tant de gens s'étaient jusque-là impunément +amusés fût depuis la veille devenue <i>inconstitutionnelle</i>, +car presque aussitôt des argousins +en civils se jetèrent sur moi, et, non sans +quelques sourdes bourrades, («Tiens, tiens, +c'est ça, pensais-je, des casseroles») me conduisirent +au poste prochain. Cependant, mon +camarade, qu'on avait, je ne sais pourquoi, +respecté, ayant pris un fiacre qui passait +libre, disparaissait.</p> + +<p>Au bout de quatre heures environ, fort +ennuyeusement ruminées en un malpropre +petit cachot, on me conduisit devant le commissaire, +et je pensais déjà qu'après une +admonestation paternelle, ou tout au moins +avunculaire, et le conseil de ne pas y revenir, +il allait me faire relâcher. Mais il en fut bien +autrement.</p> + +<p>—Monsieur, me dit ce magistrat d'une voix +glaciale, (ainsi parleraient les carafes frappées, +s'il plaisait à Dieu) des recherches faites +chez vous, il résulte l'impression la plus +défavorable, et je suis obligé de vous remettre +aux mains de M. le Procureur de la République.</p> + +<p>—Monsieur le Commissaire, répondis-je, +c'est peut-être qu'on a découvert quelques +bijoux dans un meuble, ou bien de l'or monnayé. +Et malgré l'étonnement où pourraient demeurer +plongés vos hommes que tant de choses +précieuses n'aient pas été amassées par un +pique-poche, je crois pouvoir vous affirmer +qu'elles me viennent de famille.</p> + +<p>—Monsieur, répliqua cet homme, je ne +m'attarderai pas à relever la façon dont vous +vous moquez déjà de la justice gouvernementale. +Vous aurez affaire désormais à plus +haut que moi.</p> + +<p>Là-dessus, m'ayant extrait du poste, on +me conduisit en un bâtiment national beaucoup +plus vaste. Je lus avec plaisir sur la porte: +Liberté, Égalité, Fraternité. Mais on me mit +au secret presque aussitôt.</p> + +<p>Et cela dura soixante-treize jours.</p> + +<p>Il était temps en vérité que cet état de choses +cessât, le soir que la Justice, ou l'appareil +qui en porte le nom, jugea opportun de me +renvoyer à mes chères études. Elle ne me +donna d'ailleurs d'explications aucune, et +moi-même je négligeai de demander l'addition, +content, quoique un peu hébété encore, +de me faire conduire chez moi par le premier +fiacre que je rencontrai: il portait le numéro +à jamais béni de 4529479.</p> + +<p>—Monsieur, me dit mon valet de chambre, +en me présentant des cartes, il n'est pas +venu une seule lettre, ni rien par la poste. +C'est à croire...</p> + +<p>—Elles se seront égarées, voilà tout. Il +arrive tous les jours qu'on ne reçoive pas de +lettres de trois mois, et je vous prie de n'en +pas accuser le gouvernement, n'est-ce pas, +ni la police, ni la magistrature. Ce sont des +corps où je ne veux plus compter que des amis.</p> + +<p>Là-dessus, comme il se faisait tard, j'allai +dîner dans un restaurant très fréquenté, +où je ne rencontrai pas une figure de connaissance. +Puis je fis un tour de boulevard, et +finis par entrer au bar du <i>Munster-Hôtel</i>: +une surprise m'y attendait.</p> + +<p>Parmi cinq ou six (exactement six) Anglo-Saxons, +qu'à leur épilation excessive je connus +Américains, se tenait assise, aussi vivante +qu'il lui était loisible, mon amie Nane. C'était +bien elle, son col nu, ses yeux de pierre dorée, +le rebroussis de ses cheveux, et c'est avec +son éternel sourire d'enfant triste qu'elle +m'appela.</p> + +<p>Suivit une de ces présentations dont je +ne lui ai jamais pu faire perdre la fâcheuse +habitude:</p> + +<p>—Monsieur Pastisson.</p> + +<p>Et elle enveloppa du même geste les six +fracs.</p> + +<p>—Puisqu'il faut pâtir, pensai-je; et je +m'assis.</p> + +<p>Mais, comme je ne sais pas l'anglais, la +conversation fut laborieuse. Après une infructueuse +tentative de me faire entendre leur +français, où Nane seule sans doute sait démêler +ce qui lui est utile, l'un d'eux me parla quelque +chose qui était, je pense, de l'allemand. Par +politesse je répondis en basque: il eut l'air +d'abord de comprendre, croyant peut-être que +ce fût du cheepaway, mais l'erreur fut courte, +et ils retombèrent dans un sextuple silence, +Nane et moi nous étant alors mis à causer de +sa guérison imprévue, de ma prison, de mille +choses, la demi-douzaine Pastisson se leva, +salua, s'en fut.</p> + +<p>—Voyez-vous, me disait Nane, quand +j'ai été guérie, et les médecins n'en revenaient +pas (j'ai cru qu'ils allaient me faire un procès), +je suis tombée à d'autres tracas. Votre prison, +d'abord, m'a toute chambournée. Puis voilà +tout d'un coup mes fournisseurs qui se déguisent +en créanciers. Alors ça n'a pas été drôle +du tout; ils voulaient faire saisir mes meubles, +reprendre des bijoux, que sais-je. C'est Pastisson +qui m'a tirée de là.</p> + +<p>—Mais Nane: Pastisson enfin? Ils sont six.</p> + +<p>—Mais non, me répond-elle avec candeur, +je vous assure que c'est toujours le même.</p> +<br><br><br> +<a name="c13" id="c13"></a> + +<h2>XIII</h2> + +<h2>Les noces de Nane</h2> + + + +<blockquote class="rig"><p>«Deus bone! quam bonus ille Belga......</p> + +<p>(JOH. BEVERWICKIUS: <i>Epistol. ad<br> +Vossium CLXXII</i>.)</p> + +<p>Bon Dieu! Le bon Belge!</p></blockquote> +<br><br><br><br><br><br><br> + +<p>Sans être fataliste, ni vouloir démêler en +toutes choses les mauvais desseins de la +Providence, «cette caricature de Dieu», a +dit Nicole, on peut croire que M. Dieudonné +Le Marigo était destiné par son nom à un +hymen inexorable.</p> + +<p>—Vous comprenez, conclut Nane après +m'avoir laissé entendre qu'elle tramait d'épouser +ce Belge riche et industriel, un mendigo, +n'est-ce pas, c'est un monsieur qui mendie. +Eh bien, Le Marigo, c'est un monsieur qui se +marie; je veux dire: qui se marie en justes +noces. Même qu'il s'attarde un peu... Dieudonné.</p> + +<p>—Ah Nane! de justes noces: cela va vous +changer beaucoup. Prenez garde de les faire +craquer, au moins.</p> + +<p>—Insolent, est-ce que j'engraisse?</p> + +<p>Et elle tourne sur elle-même, ainsi qu'elle +a accoutumé quand elle se juge plus admirable. +Sa toilette l'est aujourd'hui par la décence, +la discrétion; à quoi le souci de M. Le Marigo +n'est peut-être pas étranger, car tous les poissons +ne se prennent pas à la même boëte. +Enfant infortuné des Flandres, c'est contre +vous, sans doute, que fut liée cette conjuration +du drap et de la fourrure qui va du noir +à l'<i>auburn</i>, en passant par l'encre-de-Chine. +Et si vous en tâtiez, Dieudonné, comme +je fis tantôt dans le vestibule, vous sauriez +combien c'est agréable, cette peau de bête +à long poil. C'est contre vous, encore, que fut +édifié ce chapeau aussi ténébreux que les +projets de notre amie, et qui fait une varangue +sur son front. Tout le haut de sa face en est +noyé d'une ombre cendreuse, où reluisent +ses yeux d'aventurine—ces yeux qui ont +l'air de penser quelque chose, et qui ne pensent +même pas à rien; ces yeux dont vous aussi, +Monsieur, après bien d'autres, hélas! vous vous +obstinez sans doute à découvrir le sens, +à peupler le vide mystérieux: tout de même +qu'enfant vous vouliez voir l'Homme dans +la lune.</p> + +<p>—Mais vous ne regardez pas la peinture, +dit-elle.</p> + +<p>Car nous sommes dans une de ces petites +Expositions, éternelle revanche des aveugles, +dont, à chaque printemps, il y a mille et trois, +en France seulement.</p> + +<p>—Merci, lui dis-je; et le diable m'emporte si +je sais ce que je venais faire ici. Ou plutôt +je le sais enfin: c'est mon coeur qui m'entraînait +vers vous.</p> + +<p>A ces mots un rire léger voltige sur sa bouche.</p> + +<p>—Vous êtes gentil, aujourd'hui, répond-elle. +Et je songe qu'il y a longtemps que je n'ai +été vous voir. Vous demeurez toujours à la +même place?</p> + +<p>J'ai quelques raisons de ne pas recevoir +Nane chez moi dans le moment, et je lui réponds +avec autant de franchise mais peut-être moins +d'ingéniosité qu'Odysseus:</p> + +<p>—Certainement, ma chère amie, c'est-à-dire +non. Mon valet de chambre faisait sa +première communion, ou plutôt sa fille. Alors +il est tombé malade; et, par économie, je me +suis logé à l'hôtel pour ne pas être seul—du +côté de Saint-Sulpice, l'hôtel A'Kempis, +je veux dire Man'A'Kempis. Connaissez-vous +ça? C'est un hôtel très chic, un hôtel belge!</p> + +<p>—J'ai entendu parler, dit mon amie d'un +air vague. Et Saint-Sulpice, c'est bien où il +y a des tours qui se flanquent les jambes +en l'air.</p> + +<p>—...?</p> + +<p>—Enfin, où il y a un échafaudage pour +les tenir. Et il faut aller vous voir là?</p> + +<p>—Certainement, dès que vous aurez l'âge +canonique. Les dames n'y sont pas reçues +avant celui de cinquante-deux ans.</p> + +<p>—Eh bien! s'écrie Nane saisie. Mais il +n'y a donc que des curés, là dedans.</p> + +<p>—Oui. Quelques évêques aussi; avec leurs +mères, leurs bonnes allemandes...</p> + +<p>—Ecoutez, mon cher, c'est pas la peine de +charrier. Si vous ne voulez pas qu'on aille vous +voir, c'est pesé, on n'ira pas. Mais vrai, il +fut un temps...</p> + +<p>—C'est quand je vous aimais.</p> + +<p>—Vous ne m'aimez plus?</p> + +<p>—Sans doute; mais il y a la Clo', la petite +Clo'...</p> + +<p>—... Ni moi non plus?</p> + +<p>—La Clo' est une personne jeune encore, +qui était venue passer quelques heures chez +moi, il y a quelques mois. Elle s'est un peu +attardée; et comme la saison a changé, elle +n'ose plus sortir à cause que sa robe est trop +claire.</p> + +<p>—Vous êtes bête, mon pauvre ami!</p> + +<p>—Chut! Ne le répétez pas. Et puis, elle +n'est pas déjà si mal, la petite Clo'. Si vous la +voyiez, le matin, faire des cabrioles sur le +lit, avec ses jambes blanches, il y a de quoi +béer.</p> + +<p>—Bée...</p> + +<p>—Et je vais vous dire une bonne chose. +Au lieu de venir chez moi, si vous voulez que +je passe chez vous, un de ces jours, on pourrait +faire une promenade charmante—que vous +n'avez jamais faite.</p> + +<p>—Pensez-vous?</p> + +<p>—Vous n'êtes jamais montée aux tours +Notre-Dame?</p> + +<p>—Mais vous ne parlez que de tours, mon +pauvre ami. Du reste, c'est vrai: je n'y suis +jamais montée. Quand j'étais gosse, maman +me promettait toujours ça; mais c'était +pour le jour que je serais sage...</p> + +<p>—Sans attendre jusque-là, mardi prochain, +2 h., vous irait-il?</p> + +<p>—Ça colle. Là-dessus, je vous laisse. Rendez-vous +avec Dieudonné au thé de la rue +Martin. A revoir.</p> + +<p>—Adieu, Madame.</p> + +<p>Et je reste tout seul, dans le désert versicolore +de l'Exposition, parmi les vues de +Venise et de Bruges-la-Morte. Faut-il que ces +deux cités aient offensé le Ciel, pour être +ainsi livrées aux peintres. Silencieux marais +de Bruges, où se mirent, avec de pâles +arbres, mainte façade bien retapée; et vous, +canaux vénitiens, où trempent des mirlitons, +à l'ombre des palais roses: double royaume +du moustique, quand donc une compagnie +de tramways vous comblera-t-elle—et nos +voeux?</p> + +<p>Mais quelques jours après, c'était sur le +dos glauque de la Seine que nous voguions, +Nane et moi, en un de ces bateaux aux flancs +clairs qui volent vers l'Hôtel de Ville. L'après-midi +était bien parisien; l'air, aussi acide +que si on y eût exprimé l'âme de mille citrons +verts. On ne s'en pouvait garantir qu'en se +tenant tout près de la machine—et alors, +on se grillait d'un côté, comme Montezuma, +—ou en descendant dans les «salons» +—et alors ça sentait mauvais, et l'on n'apercevait +plus goutte du panorama dont j'avais +vanté l'agrément à mon amie.</p> + +<p>Le charme de ces petites parties, c'est que +«c'est fait avec rien». Le beau travail, que +d'amuser une dame au prix de sommes énormes. +Ici, il faut tout tirer de soi-même, comme—pour +employer une comparaison nouvelle—comme +l'araignée, sa toile.</p> + +<p>Cependant, ma compagne contemplait, à +travers son face-à-main et la crasse atmosphère, +ces quais qu'elle n'avait jamais vus, +coupés d'escaliers clapotants, et qui inclinaient +vers l'eau le noir de leur ramure; plus loin, +des maisons couleur de crème sale aux innombrables +fenêtres; plus loin encore, quelque +dôme indistinct qui semble flotter à ras des +nues, comme une montgolfière. Et parfois, +le dessous enfumé d'un pont faisait se dresser +en l'air les roses narines de Nane.</p> + +<p>L'un d'eux, qui venait vers nous, l'étonna +par la masse et la majesté. Orné de masques, +il s'appuyait d'un pied sur un jardin, et supportait +une statue équestre qui nous tournait +le dos. Et Nane, soupçonnant que ce cavalier +avait dû être quelqu'un de notoire:</p> + +<p>—Qui est-ce donc, dit-elle.</p> + +<p>—J'en ignore. Mais, mon Dieu, que vous +êtes jolie aujourd'hui.</p> + +<p>—Vous croyez qu'il ne le sait pas, cet +employé, avec sa casquette?</p> + +<p>—Que quoi? Que vous êtes jolie.</p> + +<p>—Mais non! Qu'il ne sait pas qui c'est +la statue.</p> + +<p>—Oh! c'est bien possible.—Un marin... +Et Nane l'interroge.</p> + +<p>—Té, répond cet homme, qui a une barbe +bleu de Prusse et l'accent marseillais, té, c'est +Henri IV, qu'ils disent ici.</p> + +<p>—Merci, Monsieur.</p> + +<p>—Voyez-vous, moi, à Paris...</p> + +<p>Mais il est obligé de s'interrompre pour la +manoeuvre de l'accostage; et c'est ici que nous +débarquons. En sorte que nous ne saurons +jamais ce que lui, à Paris...</p> + +<p>—C'est vrai. Nane, que vous êtes jolie +comme tout, ces jours-ci. Et quand je songe +que c'est M. Le Marigo, avec ses quarante-cinq +ans, qui va moissonner toutes ces roses, comme +lui-même dirait, et tous ces lys. Quel âge avez-vous? +Vingt-trois ans?</p> + +<p>—Quand vous aurez fini de m'acheter. +Vous savez aussi bien que moi que j'ai trente +ans.</p> + +<p>—Trente ans, c'est de la folie! Vous en +avouiez tout juste vingt-cinq au dernier Réveillon.</p> + +<p>Nane rougit, et gravit d'un trait, sans +paraître alourdie par son grand âge, l'escalier +du quai.</p> + +<p>—Mon cher, reprend-elle, il y a tout un +ordre de mensonges, comme me l'a fait comprendre +Dieudonné, qui ne sont plus de mise +chez une femme comme il faut.</p> + +<p>—Mais c'est un perfide désenchanteur, ce +capitaliste, avec son goût pour la vérité. Si +on le laissait faire, il serait capable de changer +les bêtes en hommes. Et voyez-vous, Nane, +le jour où on ne mentirait plus, chacun, de +dégoût, se réfugierait tout seul dans une île +déserte. Vous-même, la première fois que vous +le tromperez, votre Marigo,—car vous le +tromperez, n'est-ce pas...?</p> + +<p>—C'est possible; mais si je le fais, répond-elle +non sans obscurité, ce ne sera pas rien +que pour le plaisir qu'il le soit: ce sera aussi +pour mon plaisir.</p> + +<p>—D'accord, mais le soir de ce jour-là, +croyez-vous que vous lui direz, en vous mettant +à table: «Mon ami, je viens de vous faire cocu +avec M. Adolphe Désuet, de la grande maison +de lingerie?» Non.</p> + +<p>—Mon cher, réplique Nane, cela prouve +seulement qu'il y a aussi tout un ordre de +vérités qui ne sont pas de mise chez une femme +comme il faut.</p> + +<p>À quoi elle ajoute:</p> + +<p>—Ça, ça n'est pas M. Le Marigo qui me +l'a dit.</p> + +<p>Entre tant, nous voici au pied de la tour. +Je prends deux tickets à 0 fr. 50 l'un; car ces +petites fêtes, pour modeste qu'en reste le train, +ne sont pas tellement gratuites qu'on croirait. +Et là-dessus nous gravissons deux mille cinq +cent trois marches, ou environ.</p> + +<p>—Ouf, fait Nane, qui s'est fait porter, en +quelque sorte, dans les trois derniers quarts du +parcours.</p> + +<p>Sur la terrasse, une aimable bise nous +accueille, qui rachète l'aigreur par l'humidité. +À nos pieds pleure Paris, avec des clochers et +des toits qui percent la brume. Mais, plus près +de nous, toutes les pierres, et la plate-forme +entre les deux tours, et le peuple pétrifié des +monstres qui en ornent les abords, sont +flammés noir et blanc, comme on voit certains +pelages. Et parmi les hyènes, les éléphants, +les diables, il y a une image surtout qui étonne +mon amie: c'est le démon qui, accoudé sur un +coin de balustrade, contemple la capitale du +péché avec une si cruelle goguenardise. Celui-là +aussi, Nane voudrait l'«identifier»; et comme +personne ne me démentira:</p> + +<p>—C'est, lui dis-je, Baalzébub, prince des +mouches.</p> + +<p>—Il ne doit pas, observe-t-elle, être très +occupé de ce temps-ci. À moins qu'il n'ait +aussi la police sous ses ordres. Justement, elle +n'est pas loin. Mais comme il est laid: il me +fait presque peur, avec sa langue.</p> + +<p>Et frissonnante, elle s'insinue dans mon +pardessus.</p> + +<p>—J'ai froid, dit-elle: embrassez-moi.</p> + +<p>—Attendez un peu, Nane. Il y a ici un mufle +de gardien, qui est toujours derrière les gens +pour les pincer à ça. Il faut profiter quand il +vient juste de repartir.</p> + +<p>À peine ai-je émis ces paroles que le gardien +projette, à l'angle d'un mur, son blair grotesque. +Mais comme je suis en train d'indiquer, avec +mon parapluie, un invisible Arc de Triomphe, +il bat en retraite, déçu; et j'en profite pour +obéir aux ordres de mon amie.</p> + +<p>—...Là! en voilà assez, dit-elle enfin. On +s'en va.</p> + +<p>—Je vous mettrai chez vous, si vous voulez, +à moins que...</p> + +<p>—À moins que?</p> + +<p>—...Que vous ne préfériez me mettre chez +moi,—un petit moment.</p> + +<p>—Et Mlle Clo'?</p> + +<p>—J'ai réfléchi, figurez-vous, qu'en voiture +fermée elle pourrait sortir sans scandale. Alors +je l'ai renvoyée chez sa mère—changer +de robe.</p> + +<p>—Voulez-vous que je vous dise, mon cher, +vous êtes un fumiste. Et Mlle Chose n'a jamais +existé.</p> + +<p>—Il y a tant de gens, Nane, qui n'ont +jamais existé. Mais, voici une voiture... Cocher!</p> + +<p class="mid">* * * * *</p> + +<p>Quelques heures après, Nane, ayant déjà +remis jusqu'à sa voilette:</p> + +<p>—Adieu, dit-elle, les restes pour Mlle +la Clo'.</p> + +<p>—Ah! s'ils étaient aussi bons que les morceaux +que je laisse à M. Le Marigo. Pourvu +qu'il n'y trouve rien de manque ce soir.</p> + +<p>—Marigo? ce soir! Non, mais vous pensez +s'il peut se bomber d'être renseigné à l'avance. +Pour cette fois, je tiens au maire, mon cher; +et au curé.</p> + +<p>—Et aux filatures.</p> + +<p>—Et aux filatures, oui. Et il suffît parfois +d'une imprudence pour tout remettre en +question. Les plans les mieux ourdis sont ceux +que l'on base sur...</p> + +<p>—Pourquoi vous mettez-vous à parler +«lune», comme ça, tout d'un coup?</p> + +<p>—Enfin, «lune» ou pas, le voyez-vous +me plaquant, après dégustation. Ce que les +petites camarades seraient folles de joie!</p> + +<p>—Mais au contraire, telle que je vous +connais (ne rougissez pas), que je vous connais +encore,—et c'est ce qui me tue,—il me +semble que vous ne pouvez que gagner à +multiplier les points de contact.</p> + +<p>—Et croyez-vous donc que ces qualités +qu'on aime à rencontrer chez sa bonne amie, +je veux dire l'invention, le doigté, la... la +gymnastique..., savoir attaquer..., prendre la +pose, etc., tout cela convienne chez une +épouse?</p> + +<p>—Je veux bien, moi. Mais pour parler +d'autre chose, le patient, comment est-il, dans +tout ça?</p> + +<p>—Il marque pas mal, merci; avec une +redingote, toujours, et une belle barbe où il +passe des petits peignes. Il arrive aidé d'une +serviette, où il y a des montagnes de papiers, +et qu'il ne retrouve jamais quand il s'en va. +«Vous me l'avez cachée», dit-il alors d'un +ton espiègle. (Non, mais je me vois jouant à +«l'objet trouvé» avec ce quadragénaire.) A la +fin, on la dégotte sous le canapé, où il l'avait +mise, et il s'en va.</p> + +<p>—Enfin, seule!</p> + +<p>—Ne le croyez pas. Presque aussitôt, il +revient, tire de sa poche—côté coeur—une +petite chose froissée et triste, un bouquet de +violettes de deux sous qu'il avait oublié de +me donner, m'embrasse sur le front et res'en +va.</p> + +<p>—Mais pourquoi de deux sous?</p> + +<p>—Ah! voilà. C'est que j'avais été assez +poireaute, au début, pour lui dire que je les +aimais: vous savez, comme on dit dans les +romans. Évidemment, je les aime, de loin, sur +les éventaires: ça fait des jolies taches, demi-deuil. +A part ça, j'aime mieux deux louis de +lilas... Ah! que je voudrais sentir les lilas, à la +campagne. Ce printemps, qu'il faisait tiède, +et que j'ai passé avec vous, en Victoria, par la +rue du Petit-Musc: il y en avait en haut d'une +muraille, vous rappelez-vous?</p> + +<p>—Comme je vous vols.</p> + +<p>—Mais Dieudonné, depuis que j'ai dit +ça, tout le temps il m'en apporte, des bouquets +de deux sous. Si nous sortons ensemble et qu'il +aperçoive un marchand, de loin il prépare ses +deux sous. Et si le marchand n'a pas de violettes +à deux sous, mon cher, <i>il n'en prend pas</i>. +«Non, non, dit-il: quatre sous c'est trop +cher.» Et il faut voir son air mutin!</p> + +<p>—Espoirs charmants.</p> + +<p>—Ça n'est pas qu'il soit avare, au moins. +Un peu regardant, tout au plus, et plutôt par +éducation. J'ai idée que son père n'a jamais +été duc.</p> + +<p>—C'est un mot.....?</p> + +<p>—Non, et ses billets de banque, il les met +dans la doublure de son gilet. Même qu'il +voulait me faire voir. Mais comme je n'ai pas +l'intention de l'entauler avant les noces... Du +reste, il est en train de m'acheter une maison, +boulevard Raspail, un immeuble de rapport, +pour que je n'entre pas en ménage les mains +vides. «Il ne tient qu'à vous-même, comme je +lui en ai fait la remarque, d'y mettre quelque +chose.»</p> + +<p>—Et quoi qu'il a répondu, l'homme du +Nord?</p> + +<p>—«Ce que j'aime, il a soupiré, c'est votre +simplicité.»—«Et moi aussi, c'est ce que je +préfère en vous», je lui ai dit.</p> + +<p>—Avec ta bouche.</p> + +<p>—D'ailleurs, je ne sais pas pourquoi je +vous raconte tout ça. C'est un excellent homme, +qui a confiance en moi. Et je ne voudrais pas +qu'on le chine: je l'aime beaucoup... Mais, de +ma vie passée, je ne lui ai pas tout dit.</p> + +<p>—A qui avez-vous tout dit, jamais?</p> + +<p>—Mon cher, il n'y a pas un homme dans ce +cas qui resterait couché une minute de plus.</p> + +<p>—Nane, il faut que je vous embrasse pour +ce mot-là.</p> + +<p>—Laissez-moi au moins relever ma voilette.</p> + +<p>—Merci.....</p> + +<p>—Pour en finir avec M. Le Marigo, je l'ai +présenté à maman, à mon beau-frère....</p> + +<p>—Vous êtes donc rabibochée avec votre +soeur?</p> + +<p>—Il a bien fallu. Qu'est-ce que je n'ai pas +fait pour ce mariage? jusqu'à aller à la messe.</p> + +<p>—Vous allez à la messe? Ah! que je vous +baise encore.</p> + +<p>—Mais vous savez, toute votre messe, ça +ne m'empêche pas de penser comme je veux.</p> + +<p>—Ce serait dommage que non. +Là-dessus, Nane, ayant promis de m'écrire, +s'en va de ce pas olympien qu'il serait oiseux +de décrire pour la onzième fois. +Et depuis, je ne l'ai jamais revue.</p> + +<p>Mais elle m'écrivit, et quinze jours environ +après ces propos que nous avions échangés, +non sans résultat, au sujet du mariage qu'elle +fomentait, je reçus cette lettre, qui me fit +presque regretter de l'avoir si souvent traitée +de sotte au dedans de moi...—et aussi soupçonner +que Nane prenait depuis quelque temps +des leçons de style.</p> + +<p>«Mon cher ami,</p> + +<p>«Ça y est. Les bans se publient, et nous +sommes affichés à la mairie. Le sieur Georges-Aristarque-Dieudonné +Le Marigo, propriétaire industriel, +épouse Mademoiselle..... parfaitement: +Mademoiselle—Mademoiselle moi, sans +profession. Ça lui a un peu couru, d'abord, de +voir que je m'appelais Garbut, plutôt que +Dunois. «Mais, lui ai-je dit, je suppose que +vous ne m'épousez pas pour mon nom. Et du +reste, qu'est-ce que ça fait, puisque je prends +le vôtre.»</p> + +<p>«—Ce n'est pas ça, qu'il a fait; mais je +me demande pourquoi vous en avez changé.</p> + +<p>«—Je vous l'ai dit cent fois, si ça n'est pas +une (n'en croyez rien, vous: je n'en avais +jamais seulement pipé); c'est parce que ma +pauvre soeur avait un peu trop fait parler d'elle, +avant de trouver un électricien responsable. +Et à cette époque, je me destinais à la carrière +théâtrale. (Eah: théâtrale, j'ai dit.)</p> + +<p>«—Je vous demande pardon, je n'y pensais +plus, a répondu cet honnête homme.</p> + +<p>«Mais moi, j'ai gardé un air offensé, et +poussé, pendant une heure, des soupirs de +veau qui a peur. Il faut prendre garde que tout +ceci se passait chez moi. Au fond, j'avais envie +de rire, à m'imaginer l'hérissement des Lemploy, +s'ils m'avaient entendu débiner la chaste +jeunesse de Clotilde. Vous savez si elle y tient, +à son passé; n'ayant guère que ça à se mettre +sous la dent, qu'elle a d'ailleurs un peu rare, +comme le cheveu. Mais ce n'est pas pour son +charme que je l'aime.</p> + +<p>«Après un siècle, donc, de ces soupirs, et +tout ce renfrognement qui me recroquevillait +la moue, il n'y a plus tenu, le filateur: il a filé. +Et moi je le croyais dissipé déjà dans l'air +pour quelques heures, que d'avance ma pensée +dépensait en menus plaisirs, menus, menus +—comme la bouche de Primavérile—; mais +écoute s'il pleut. Est-ce qu'il ne revient pas +au bout de onze minutes, environ; avec cet +air roucoule à lui vider un syphon dessus, et +le sempiternel bouquet de violettes: «Vous +croyez peut-être, je lui ai dit, que les orchidées, +ça salit les gants?» Et, tout l'après-midi, j'ai +été comme une herse.</p> + +<p>«Mais avouez aussi, mon ami, depuis cinq +mois qu'il me courtise, à trois bouquets par +jour, en moyenne, ça fait quatre cent cinquante +bouquets à deux sous, soit quarante-cinq francs +de fleurs. Voilà ce qu'on nomme, sans doute, +le fleuretage; eh bien, ça n'est pas assez; et +vous-même étiez plus magnifique, à l'époque où +j'habitais votre garno de coeur.</p> + +<p>«Mais je ne vous écris pas purement pour +vous conter ces ragots: c'est, à vrai dire, +dans le but de vous demander quelque chose. +Vous-même m'avez dit que la plupart des +lettres de femmes n'en avaient point d'autre. +Et, en passant, croyez-vous que celles des +Messieurs ne soient toutes que pour offrir?</p> + +<p>«Enfin, voici: quand on se marie, il ne suffit +pas, malgré le proverbe, d'être deux. Comme +pour les duels, outre les combattants, il faut +encore des témoins; et, comme pour les duels, +il y a des gens que ce rôle enchante, d'autres, +non. J'ai peur que vous ne soyez de ces derniers; +et pourtant j'ai besoin de vous, de votre +bras, de votre signature, car enfin, réfléchissez: +qui prendrais-je? Et pensez-vous +qu'il y ait tant de gens de votre genre, avec +qui, après avoir été au mieux, je ne sois pas +restée au pire.</p> + +<p>«C'est vrai qu'on a le droit, aujourd'hui, +de prendre des femmes, pour ça. Mais vous +savez, vous<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2"><sup>2</sup></a>, que je n'en ai jamais aimé +beaucoup l'usage, quand même la mode a pu, +un temps, l'imposer à mes contemporaines; +parmi tant d'autres choses non moins saugrenues; +telles que la morphine, les Cinghalais, +ou encore ces pièces de théâtre qu'on allait +voir en bandeaux, et qui se passaient dans les +pays froids.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote2" name="footnote2"></a><b>Footnote 2:</b><a href="#footnotetag2"> (return) </a> Le correspondant de Mlle Dunois déclare n'en rien savoir.</blockquote> + +<p>«Et puis encore, qui prendre? Ah! si la +marquise d'Iscamps n'était pas au lit, elle +aurait marché, j'en suis sûre. Ses façons à +mon égard ont toujours été si gracieuses que +j'ai cru pouvoir la prévenir de l'événement. +D'autant plus que ça doit lui faire plaisir +que je me marie «dans la chapelle du domaine +de Saint-Thiers-le-Capiau», car c'est là que +nous bouclons la boucle, mon cher: une vieille +terre, à plus d'une lieue des ateliers, et venant +de la mère à Marigo, qui était fille (vous me +suivez bien) du comte des Ardennes, ou +Désardènes, une bonne famille du pays.</p> + +<p>«Mais enfin vous voyez, d'après tout ça, +que vous pouvez très bien venir. A la campagne, +ce n'est jamais très cérémonie, je pense. +Vous pourriez même passer deux ou trois +jours d'avance à Saint-Thiers, où je serai +(Dieudonné couchera à l'auberge, par convenance); +et me donner un peu votre avis sur +la maison, sur le vin, sur les domestiques, sur +ce qu'il y a à faire, en général. Et quant au +préjugé, au respect humain, etc., qui interdit +d'assister aux noces d'une personne comme +moi, j'espère que vous êtes au-dessus de ça, +malgré toutes vos bigoteries.</p> + +<p>«Pour en revenir à Mme d'Iscamps, elle est +malade; mais elle m'a fait un cadeau tout de +même: c'est une cafetière Empire. Je pense +même qu'elle est de l'époque, car elle est +dédorée, et, de plus, il y a leurs armes, ce qui +est d'une grande politesse, ou d'une grande +malice. Et on m'a donné bien d'autres jolies +choses. Mon vieil ami, M. de Malapper, vous +savez, ce petit gris qui a trois mille francs de +rentes, et pour un million de bibelots chez +lui; il est venu me voir, l'autre jour, avec un +air et un paquet bien enveloppés, et m'a dit:</p> + +<p>«—Ma chère enfant, c'est la première fois +que je me dessaisis d'un objet de mon cabinet. +Mais vous feriez renier Dieu quatre fois. +«Là-dessus, il a démaillotté son poupon: +c'était quelque chose de petit, de sale; ça +ressemblait à un chandelier, à moins que ce ne +fût quelque chose pour friser les cheveux, ou +pour couper les légumes; et M. de Malapper +a ajouté:</p> + +<p>«—C'est un ivoire du XIVe siècle; un +moule de fauconnerie pour fabriquer des capuchons +d'épervier (il le caressait avec amour); +la base est en os et plus ancienne. Vous voyez: +elle faisait sans doute partie d'un objet carolingien +similaire, qui aura subi une réfection +partielle. Et promettez-moi, ma chère enfant, +si jamais vous veniez à mourir, et que vous +n'en auriez pas l'emploi précis, de le léguer +au Musée du Louvre.</p> + +<p>«Ce que je fis, en l'embrassant.</p> + +<p>«Et il y a mon coiffeur, aussi, M. Larivoste, +dont les yeux sublimes vous amusaient tant. +Lui m'a apporté, devinez quoi: une grosse +éponge, mon cher, mais grosse comme la +gidouille d'Ubu.</p> + +<p>«—Et dans quel but, lui ai-je dit, m'offrez-vous +cette énorme plante marine?</p> + +<p>«Je pense qu'il était ivre: il m'a répondu:</p> + +<p>«—Je voudrais voir Madame en faire +usage.</p> + +<p>«Alors je l'ai flanqué à la porte; mais j'ai +gardé l'éponge. Elle vaut bien vingt-cinq +francs. Et, comme dit Dieudonné, l'économie +ne semble ridicule que chez les gens qui n'ont +rien, ou peu de chose.</p> + +<p>«Et vous, mon ami, qu'allez-vous m'offrir? +Quoique ce que j'aimerais le mieux, c'est votre +présence, entendez-vous? Allons, cher clair +de lune, laissez-vous faire. Vous êtes le seul, +décidément, qui, amour à part, me convienne +tout à fait au moral, comme au physique. +Je ne veux pas dire que vous soyez beau comme +le jour, non. Mais enfin, au contraire du chandelier +Malapper, vous ne semblez encore avoir +subi aucune réfection, même partielle. Et pour +tout dire, vous avez (précocement: je le veux +bien, mais enfin vous avez) quelques-uns +des agréments du soir. Vous savez entrer dans +une chambre sans plus de bruit que le crépuscule; +vous êtes secret comme un puits +sous grille; vous ne chantez jamais—que +durant votre toilette—; et quand vous vous +asseyez sur un meuble, il ne fait pas de +poussière (ni vous non plus d'ailleurs, chez les +gens, n'étant point crampon de nature). Quoi, +avec tant de qualités, faudra-t-il me priver de +vous? Venez, vous dis-je, venez deux ou +trois jours d'avance; et dois-je vous répéter +que Dieudonné couche à l'auberge. Adieu, +je vous embrasse.</p> + +<p>«Votre amie</p> + +<p>«Nane.»</p> + +<p>Au reçu de cette agréable lettre, je tombai +dans mille perplexités et une perplexité: telle +la branche caduque, entraînée au fil de l'eau, +et dont se jouent, etc...</p> + +<p>La vérité c'est que j'étais en grand deuil, et +qu'il n'y avait peut-être pas, à la noce d'une +horizontale, prétexte suffisant à le rompre. +C'eût été déjà beaucoup, en temps ordinaire, +que d'aller jouer, devant l'autel, à l'oncle ou +au cousin d'une dame toute blanche que l'on +a si souvent tenue dans ses bras, vêtue à +peine d'un peu de lin.</p> + +<p>D'autre part, l'approche de son mariage, +c'était comme lorsque elle avait été près de +mourir, et la parait à mes yeux des grâces du +renouveau. J'aurais eu plaisir, en vérité, dans +le beau domaine de Saint-Thiers-le-Capiau, à +me montrer familier envers une hôtesse aussi +belle; à l'heure même où le Marigot aurait +regagné son auberge à travers la boue des +champs et l'innombrable betterave. Cependant +le feu, favorable aux amants, eût souri dans +la cheminée familiale à nos caresses, ou éclairé +parfois l'appas, un instant découvert, de mon +amie, du sanglant éclat de l'escarboucle. Ah! +si au moins j'avais pu n'accepter de cette +hospitalité que les deux ou trois jours qui +précéderaient la noce.</p> + +<p>Puis c'était là un jeu dangereux, à quoi +Nane, soucieuse de ne point perdre cette grosse +partie sur une dernière carte, ne se serait +prêtée peut-être que de mauvaise grâce—et +c'est en amour surtout que la façon de donner +vaut mieux souvent que ce qu'on donne. En +conséquence, je choisis de me dégager, et lui +écrivis la lettre suivante:</p> + +<p>«Ma chère amie,</p> + +<p>«C'est pour remercier, et refuser, hélas! La +faute en est à une tante, une vraie, qui m'est +morte il y a dix jours, le lendemain de cette +ascension aux tours Notre-Dame, dont je +n'oublierai jamais que nous en délassâmes +chez vous la fatigue. Cette tante, je le répète, +n'est point une fable, quoiqu'elle soit maintenant +réduite à ne vivre que dans la mémoire +des siens. Elle se nommait de son vivant +Mme de la Font-Merlin, personne acariâtre et +abandonnée au jansénisme. Nous étions aux +couteaux depuis fort longtemps, ce qui la +détermina sans doute à me léguer, au détriment +de ses proches, tout ce qu'elle n'avait pu +placer en viager. Cela fait encore une liasse, +Nane: quel moment prenez-vous pour nouer +des liens légitimes?</p> + +<p>«Mais vous sentez par vous-même combien +il m'est défendu, un peu de temps encore, de +me livrer à des plaisirs officiels. Celui de vous +conduire à l'autel eût été vif pourtant, et +surtout de vous en ramener épouse chrétienne, +parée par le sacrement de quelques vertus +nouvelles pour vous, j'ose le dire. Ce ne sera +point une insulte, n'est-ce pas, de vous voir +comme sous un jour nouveau, dès que vous +aurez revêtu, parmi les autres caractères de +l'épouse, cette retenue, cette pudicité, qui +enseignent à cacher de sa jambe ou de son +épaule tout ce qu'une volupté matrimoniale +et savante dérobe à la vue pour le réserver au +sens plus précieux du toucher. Et pour parler +plus précisément que ce galimatias, Nane, +cela veut dire qu'il vous vaudra mieux, une +fois mariée, si j'ai compris quelque chose à +votre Belge, porter au lit des chemises montantes, +et qui ne lui laissent point rassasier ses +yeux. Craignez qu'au hasard de la causerie, +et d'une couche défaite qui ne vous voilerait +plus, cette même chemise, roulée en turban +et remontée jusque sous vos épaules, ne laisse +jaillir votre soudaine nudité, telle une amande +verte dont on presserait la gaine entre ses +doigts. Il vaudra mieux aussi les choisir moins +transparentes que celles où, dit-on, vous +pensiez autrefois vous dérober, et qui étaient +à vos membres comme ce peu de brume couleur +de perle que le printemps suspend autour +d'un peuplier svelte et pâle. Contentez-vous +qu'elles soient diaphanes, quelques-unes, et +vous pareille alors à l'ébauche de Galathée que +l'albâtre emprisonne encore. Au demeurant +choisissez-les collantes, ces chemises: sévères +mais justes, voilà le point.</p> + +<p>«Encore une fois, c'est, à la province, le +toucher qui est le sens le plus vif, comme +partout où l'hypocrisie aiguise ces curiosités +que nous avons au bout des doigts. Que celles +de monsieur votre mari puissent reconnaître +et solliciter son plaisir à travers la rigueur +d'une hollande, où vous le braverez, attentive. +Car les jeux d'une amie qui s'ébat sous un +linge mousseux, telle que la baigneuse dans +l'écume, ce ne sont point plaisirs d'industriels. +Celui-ci, s'il heurte à cette blanche +armure, ou vous en veut, tout de suite, dérober, +que l'étroitesse du fourreau, aidée par un peu +d'écart de vos genoux, lui rende difficile d'en +toucher dès l'abord l'envers et le plein.</p> + +<p>«Si j'ajoute qu'ayant été épousée pour +votre charme plutôt que vos vertus, il faut +éviter de vous montrer trop ménagère; et que +votre rôle ne va pas, chaussée de lasting et +vêtue de poult de soie, à surveiller les sauces, +j'aurai tout dit, je pense. Oui, tels sont à peu +près, ma chère Nane, les conseils paternels que +mon rôle auprès de vous, si je l'avais pu remplir, +m'aurait appelé à vous donner. Mais quel +que soit le prix que votre indulgence y voudra +bien attacher, ne la poussez point jusqu'à les +vouloir faire admirer de M. Le Marigo. Le sel +lui en échapperait, je pense; et moins vous lui +en direz en toutes choses, moins vous lui en +montrerez, et lui laisserez voir même, mieux +cela vaudra. Ne vous abandonnez guère; +craignez l'automatisme, et trop de hardiesse +dans votre langage, ou votre costume: enfin +n'oubliez jamais qu'il est votre mari. Gardez +de lui dire au petit jour, le lendemain de vos +noces, distraite et vous croyant encore à Paris, +dans ce Paris où tant d'inconnus passent: +«Chéri, il serait peut-être temps de vous +retirer: mon ami vient quelquefois de très +bonne heure». Ou bien: «En partant, si la +porte est encore fermée, criez au concierge: +Docteur Durand! C'est le manucure du second.»</p> + +<p>«Et du reste, de tous ces avis, si vous préférez +n'en suivre aucun, qu'à cela ne tienne. +Les choses n'en iront sans doute pas plus mal; +car, on a beau faire, les choses vont toujours +la même chose.</p> + +<p>«Peut-être penserez-vous aussi que mon +rôle, en toute cette affaire, n'est pas de vous +donner des conseils seuls; et je vous entends +bien; mais j'ai beau me creuser la tête, je ne +sais que vous offrir. Ah! si ma tante était +déjà «réalisée», comme dit mon ami l'arriviste. +Mais il y a des longueurs, du notaire +au bijoutier. Alors, j'ai songé à vous envoyer +mon dictionnaire Larousse. J'en suis dégoûté; +il est plein d'erreurs, qui telles quelles, pourtant, +pourraient encore suffire à votre instruction. +Mais peut-être que ça ne vous amuse pas +beaucoup, le dictionnaire Larousse? Préférez-vous +le Moreri? Non plus; quoi alors? Vous +savez bien qu'il ne me reste pas un bibelot +passable, depuis longtemps que vous avez +pris le soin de n'en laisser chez moi aucun qui +puisse tenter une autre femme; ce qui est du +sentiment le plus délicat, mais n'a pas laissé +de faire un peu de vide sur mes commodes.</p> + +<p>«Ah! si, pourtant, j'ai quelque chose depuis +peu que vous ne connaissez pas. C'est une +aquarelle de Leone Georges, de la plus équivoque +chasteté: deux femmes qui caressent +un paon blanc, et se sourient. Vous en seriez +folle!</p> + +<p>«Car cela fait rêver à tout un petit monde +de féerie et de fête galante, marionnettes aux +réflexes ingénieux, coeurs de nèfles, corrompus +et glacés; et tant de beaux yeux meurtris. +Et puis des travestis, des négrillons, des macaques, +des kakatoës, des carlins: Bergame +ou Masulipatam. Là, des chambres parquetées +en bois des îles répandent l'odeur du benjoin, +de la jonquille et des longues chevelures. +Ouvrez-en les fenêtres, un soir; vous trouverez +qu'elles donnent sur de hautes serres, parfois +striées d'une pluie artificielle et parfumée, +que, du dehors, le soleil couchant irise d'arcsen-ciel +fragiles—où des oiseaux en duvet, des +papillons, mille fleurs, balancent leur mélancolie +versicolore—où Colombine, à la dérobée, +vient rafraîchir le bout de ses doigts dans la +fontaine de rocaille aux larmes noires.</p> + +<p>«N'aimeriez-vous pas bien connaître l'auteur +aussi? Comme on se la figure pareille à +ses personnages, menue, fragile, et que le soir +il faut ranger dans une vitrine.</p> + +<p>«Et, du reste, ça ne m'amuse pas beaucoup +que vous deviez dormir contre ce Flamand. +Mais quoi, c'est la vie, comme disait un philosophe +qu'on menait pendre. Vous, au moins, +ne vous laissez point affliger par ces confuses +cérémonies. N'y apportez pas la figure d'une +amie que j'avais à la province, et que je rencontrai +un matin qu'elle se mariait. C'était à +cette heure de l'année où, dans les jardins +dont cette ville est enclose, l'odeur des tilleuls +commence à effacer celle des glycines. Mon +amie, elle, devait sentir la fleur d'oranger, +pour peu que celle dont sa robe était ornée +fût authentique: mais là-dessus, j'avais des +doutes. Toujours est-il qu'elle me jeta, comme +je passais, le plus mélancolique regard d'oiseau +en cage qui se puisse rêver. Et certes, +j'avais de bonnes raisons de croire que ce +n'était pas moi qu'elle regrettait: mais ma +vue lui rappelait peut-être quelques-uns des +plaisirs de la liberté.</p> + +<p>«Puisse la vôtre vous être légère à perdre; +et laissez-moi, une dernière fois, saluer vos +lèvres, puisque désormais, ô Nane, vous ne +serez plus que ma soeur. Hélas, et n'était-ce +point assez des Suédois?...</p> + +<p>«N.»</p> + +<br><br><br> + +<p><b>Table des Matières</b></p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p><a href="#cd">DÉDICACE</a></p> +<p><a href="#ci">INTRODUCTION</a></p> +<p><a href="#c1">I.</a>—LES SIRÈNES</p> +<p><a href="#c2">II.</a>—COMMENT ON S'AIME:</p> +<p class="i2"> <a href="#c2a">i.</a>—<i>Première version</i></p> +<p class="i2"> <a href="#c2b">ii.</a>—<i>Version seconde</i></p> +<p><a href="#c3">III.</a>—L'APÉRITIF CHEZ LA MARQUISE</p> +<p><a href="#c4">IV.</a>—L'HEUREUSE MÈRE</p> +<p><a href="#c5">V.</a>—L'APRÈS-MIDI ESTHÉTIQUE</p> +<p><a href="#c6">VI.</a>—UNE JOURNÉE ENTRE TOUTES</p> +<p><a href="#c7">VII.</a>—NANE-AU-MIROIR</p> +<p><a href="#c8">VIII.</a>—VENISE SENTIMENTALE</p> +<p><a href="#c9">IX.</a>—L'INDIFFÉRENT</p> +<p><a href="#c10">X.</a>—LES ASPHALTITES</p> +<p><a href="#c11">XI.</a>—LES CHARITÉS DE NANE:</p> +<p class="i2"> <a href="#c11a">i.</a>—<i>Primavérile de Ver</i></p> +<p class="i2"> <a href="#c11b">ii.</a>—<i>Le bon chien Cocktail</i></p> +<p class="i2"> <a href="#c11c">iii.</a>—<i>L'Hospitalité écossaise, ou l'Électricien</i></p> +<p><a href="#c12">XII.</a>—NANE PENSE MOURIR</p> +<p><a href="#c13">XIII.</a>—LES NOCES DE NANE</p> + </div> </div> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Mon amie Nane, by Paul-Jean Toulet + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MON AMIE NANE *** + +***** This file should be named 15882-h.htm or 15882-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/5/8/8/15882/ + +Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online +Distributed Proofreading Team. 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