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+The Project Gutenberg EBook of Mon amie Nane, by Paul-Jean Toulet
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Mon amie Nane
+
+Author: Paul-Jean Toulet
+
+Release Date: May 23, 2005 [EBook #15882]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MON AMIE NANE ***
+
+
+
+
+Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online
+Distributed Proofreading Team. This file was produced from
+images generously made available by the Bibliothèque
+nationale de France (BnF/Gallica)
+
+
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+
+
+
+
+ P.-J. TOULET
+
+
+ MON AMIE NANE
+
+ _Magis amica veritas._
+ N.
+ ...La vérité, ma meilleure amie.
+
+
+
+
+
+Dédicace
+
+_A Madame,
+
+Madame la Comtesse de la Suze._
+
+L'illustre M. de Balzac a fait cette remarque que «les enfants des dieux
+sont éternels pour la meilleure moitié, qui est de ne point finir». Mais
+quand je songe à la gloire de votre maison, dont l'origine se confond,
+pour ainsi dire, avec celle de l'humanité, je croirai user à peine
+d'hyperbole, en disant qu'elle a eu aussi peu de commencement qu'elle
+n'aura de fin. Car, tout ce qui est d'une extrême grandeur demeure
+confondu avec l'infini par l'indigence de notre nature, et le sang des
+comtes de Champagne pareil à ce fleuve du Nil que l'on peut remonter
+toujours sans en découvrir les sources, ni qu'il paraisse diminuer.
+
+Nul n'ignore en effet qu'il coulait déjà dans les veines de ces
+Porphyrogénètes qui avaient hérité la splendeur de Salomon, et que vous
+lui avez,
+ MADAME,
+
+en l'écartelant, si l'on peut ainsi s'exprimer, de Chatillon, communiqué
+pour votre part le lustre de ces Francs épouvantables, fidèles
+compagnons de Pharamond, et sa race même, ainsi qu'il le déclare dans
+une loi parvenue jusqu'à nous.
+
+Et de craindre que cette gloire puisse se terminer ou s'amoindrir, il
+n'est besoin, pour en être démenti, que de regarder aux fruits d'une
+union si parfaite: fils impatients de donner à leurs armes la trempe et
+la teinture d'un excellent écarlate; ou cette fille encore de qui la
+beauté prête à son rang plus qu'il ne se peut qu'elle lui emprunte, et
+lui vaudrait par elle-même de porter le nom pesant et magnifique des
+Epernon, ainsi qu'elle l'a su sans fléchir, et comme on fait d'une
+parure nouvelle. Qui, à la Cour, ne se rappelle encore ses débuts?
+Longtemps nourrie à l'ombre de la province, où vous lui aviez, préparé
+les bienfaits d'une éducation vertueuse, elle parut, parmi ces pompes,
+comme une nymphe qui, à peine au sortir des forêts, rougit de plaisir et
+de retenue. Elle parla: une prudence exquise était sur ses lèvres. Lui
+fallut-il prendre sa part des danses, et de ces agréables jeux où se rit
+la fleur du royaume, ce fut comme si la plus décente des fées, en venant
+fouler notre sol, n'avait pu tout à fait désapprendre d'avoir des ailes.
+
+Mais ne fut-il point toujours dans les privilèges de la beauté
+d'engendrer les combats, tout de même que si Vénus était la mère de Mars
+et non plus son amante? Que dire si cette beauté, celle-là même dont
+Platon avait placé l'Idée dans le ciel, choisit d'habiter deux figures?
+Nous en vîmes le danger, aussitôt que l'on vous aperçut,
+
+ MADAME,
+
+auprès de Mademoiselle de Champagne, ou bien ce soir encore, que c'était
+déjà Madame d'Epernon. Toute la Cour, étonnée d'abord que deux si
+parfaites beautés ne cheminassent pas sur des nues, en vint bientôt à
+disputer quelle des deux, à descendre parmi nous, sacrifiait le plus de
+divinité. Ainsi divisée en deux camps, je pense qu'elle en fût venue aux
+mains, non moins qu'aux jours de cette barbare galanterie où le glaive
+décidait de la préséance des charmes, si la présence auguste d'un prince
+qui commande à son gré la paix ou la guerre n'avait retenu au fourreau
+tant d'impatientes épées.
+
+Quant à moi, à devoir prendre parti, et pour tant qu'il fût légitime de
+balancer, le nom que j'inscris au fronton de cet ouvrage dit assez haut
+de quel côté j'aurais combattu. Trop heureux si de le mêler à une oeuvre
+aussi imparfaite n'est pas outrepasser mon devoir, et si, réduit à me
+couvrir de vos propres maximes, mon seul recours n'est pas de répéter
+après vous: «Tout le devoir du monde ne vaut pas une faute commise par
+tendresse.»
+
+Celui-là seul excepté, qui est de me dire
+
+ Madame,
+
+ Votre très humble admirateur
+
+ PAUL-JEAN TOULET.
+
+
+
+
+ Mon amie Nane
+
+
+
+ «Quae est ista, quae progreditur ut luna?»
+ (_Cantic. cantic._)
+
+ Quelle est cette jeune personne qui s'avance vers nous,
+ et dont les traits n'annoncent
+ pas une vive intelligence?
+
+
+Cette amie que je veux te montrer sous le linge, ô lecteur, ou bien
+parée des mille ajustements qui étaient comme une seconde figure de sa
+beauté, ne fut qu'une fille de joie--et de tristesse.
+
+En vérité, si tu ne sais entendre que les choses qui sont exprimées
+par le langage, mon amie ne t'aurait offert aucun sens; mais peut-être
+l'eusses-tu jugée stupide. Car, le plus souvent, ses paroles--que
+l'ivresse même les dictât--ne signifiaient rien, semblables à des
+grelots qu'agite un matin de carnaval; et sa cervelle était comme cette
+mousse qu'on voit se tourner en poussière sur les rocs brûlants de
+l'été.
+
+Et pourtant elle a marché devant moi telle que si ma propre pensée,
+épousant les nombres où la beauté est soumise, avait revêtu un corps
+glorieux. Énigme elle-même, elle m'a révélé parfois un peu de la Grande
+Énigme: c'est alors qu'elle m'apparaissait comme un microcosme; que
+ses gestes figuraient à mes yeux l'ordre même et la raison cachée des
+apparences où nous nous agitons.
+
+En elle j'ai compris que chaque chose contient toutes les autres choses,
+et qu'elle y est contenue. De même que l'âme aromatique de Cerné, un
+sachet la garde prisonnière; ou qu'on peut deviner dans un sourire de
+femme tout le secret de son corps; les objets les plus disparates--Nane
+me l'enseigna--sont des correspondances; et tout être, une image de cet
+infini et de ce multiple qui l'accablent de toutes parts.
+
+Car sa chair, où tant d'artistes et de voluptueux goûtèrent leur joie,
+n'est pas ce qui m'a le plus épris de Nane la bien modelée. Les courbes
+de son flanc ou de sa nuque, dont il semble qu'elles aient obéi au pouce
+d'un potier sans reproche, la délicatesse de ses mains, et son front
+orgueilleusement recourbé, comme aussi ces caresses singulières qui
+inventaient une volupté plus vive au milieu même de la volupté, se
+peuvent découvrir en d'autres personnes. Mais Nane était bien plus que
+cela, un signe écrit sur la muraille, l'hiéroglyphe même de la vie: en
+elle, j'ai cru contempler le monde.
+
+Non, les ondulations du fleuve Océan, ni les noeuds de la vipère ivre de
+chaleur qui dort au soleil, toute noire, ne sont plus perfides que ses
+étreintes. Du plus beau verger de France, et du plus bel automne, quel
+fruit te saurait rafraîchir, comme ses baisers désaltéraient mon coeur?
+Sache encore que l'architecture de ses membres présente toute l'audace
+d'une géométrie raffinée; et que, si j'ai observé avec soin le rythme de
+sa démarche ou de ses abandons, c'était pour y embrasser les lois de la
+sagesse.
+
+Et voici, sous les trois robes du mot, que je te les présente, ô
+lecteur, pareilles à des captives d'un grand prix. Découvre-les, et avec
+elles le secret de ce livre. Va, ne t'arrête pas à la trivialité des
+fables, au vide des paroles, ni à ce qu'on nomme: l'ironie des opinions.
+Lève un voile, un voile encore; il y a toujours, sous un symbole, un
+autre symbole. Mais pour toi seul qui le savais déjà, puisqu'on enseigne
+aux hommes cette vérité-là seulement que d'avance ils portaient dans
+leur âme.
+
+S'il t'ennuie toutefois de pénétrer aussi avant, tu pourras te récréer
+aux choses qui sont ici écrites touchant l'amour. Ne crois pas, au
+moins, que celui-là eût mérité le mépris, qui aurait aimé mon amie tout
+simplement. Car il y a une religion au fond de l'amour, comme du savoir.
+Et la volupté elle-même a ses mystères.
+
+En cas que tu n'y veuilles souscrire, j'évoquerai pour toi,--par un
+après-midi d'août, tandis que le soleil éclate et dévore l'ombre bleue
+au pied des murs,--l'alcôve où mon amie, lasse de rayons et lasse
+d'aimer, repose dans le silence. Parfois elle soulève les paupières; et
+tu verrais alors palpiter la lumière de ses yeux, comme un éclair de
+chaleur au fond de la nuit.
+
+
+
+
+ I
+
+ Les Sirènes
+
+
+ «At tuba, terribili sonitu, taratantara dixit.»
+
+ (ENNIUS, _Annal._)
+
+ C'était des cris dont on demeurait étonné;
+ un airain aigre, retentissant, qui, dans la nuit
+ faisait: Hoûoûoûoû....
+
+
+A cette époque mon amie Nane était presque une inconnue pour moi, bien
+loin de m'appartenir en propre. A vrai dire, et dans la suite même, je
+n'ai jamais recherché le monopole de sa tendresse. N'eût-ce pas été de
+l'égoïsme? Outre qu'il en faudrait avoir les moyens.
+
+A cette époque donc, Nane passait pour être la propriété exclusive de
+Bélesbat, le _Hautfournier_. Cet industriel, qui crevait sous lui de
+chiffres et de plans les ingénieurs les plus endurcis; dont l'âme tout
+arithmétique aurait ramené aux quatre opérations la beauté, l'héroïsme,
+la haine même, ne dédaignait pas toujours d'acquérir des choses
+gracieuses, encore qu'inutiles. En fait Nane lui était d'aussi peu de
+produit qu'un buisson de roses, un hamac, une habanera; et l'on ignorera
+toujours pourquoi il conservait une employée aussi coûteuse. Peut-être
+que cette végétative idole, languissant sous l'écorce des soies et les
+pierres de ses colliers barbares, le consolait d'être lui-même aussi
+fiévreusement mal vêtu. Peut-être qu'il aimait à voir reluire dans ses
+yeux mordorés les reflets inestimables de l'or, et peut-être encore
+qu'il l'avait louée simplement comme une enseigne à sa richesse.
+
+Au moins n'était-elle pas son principal souci, comme il le montra en
+partant brusquement un jour, sur son yacht _la Méduse_, visiter la Terre
+de Feu, dont il caressait le projet d'y aménager des colonies agricoles,
+les asiles de nuit lui en devant fournir les premiers colons. Ainsi
+Nane se trouva libre, quoique pour combien de temps elle ne savait avec
+exactitude.
+
+Elle s'était montrée d'abord un peu chagrine qu'on ne l'emmenât point;
+car elle s'imaginait la Terre de Feu comme un pays très chaud, avec
+des lianes, des ananas au jus naturel, des papillons larges comme des
+paravents; et sans doute aussi quelque casino où l'on pourrait déployer
+des toilettes excentriques, devant des gens de couleurs diverses, en
+smoking: quelque chose comme les nègres du quartier latin.
+
+Il fallut lui expliquer que ce district de l'Amérique, fertile surtout
+en glaçons, si des épaves de grande ville le pouvaient prendre de loin
+pour une Arcadie, n'était pas une villégiature favorable aux jeux de nos
+courtisanes. Elle se consola donc assez vite de rester seule maîtresse
+en son petit hôtel de la rue de Scytheris, et que Bélesbat n'y vînt plus
+gesticuler parmi ses tables fragiles ou blâmer de son âcre voix les
+lenteurs du service.
+
+En vérité, ce qu'elle aimait le plus de lui, ce n'était pas sa présence.
+
+Il n'entrait point dans les intentions de Nane de se montrer, en son
+veuvage, plus fidèle à Bélesbat qu'elle ne faisait d'ordinaire. Elle
+continua donc à le tromper, quoique avec moins de plaisir depuis qu'il
+était loin; et ce fut surtout avec Jacques d'Iscamps.
+
+D'éducation décente et d'extérieur agréable, Jacques jouait depuis près
+d'un an auprès d'elle, avec autant d'élégance qu'il se peut, le rôle
+d'amant de coeur. C'est à lui que ressortissait le département des
+fleurs, dragées, baignoires. Il était chargé aussi de remplacer,
+aussitôt mortes de langueur, les petites tortues caparaçonnées d'argent
+et de turquoises dont les dames s'ornaient alors; et de jouer à Auteuil
+les bons tuyaux, les increvables; comme encore de commander en des
+restaurants dérobés des dîners que presque toujours un petit bleu tard
+venu le laissait dans l'alternative de planter là, ou de dévorer tout
+seul, ridicule.
+
+Aujourd'hui, que Bélesbat se balançait sur les hautes vagues de la mer,
+le jeu régulier des lois sur l'avancement le haussait à une situation
+presque officielle. Déjeunant chaque matin chez Nane, il eut la joie de
+s'y entendre couramment appeler «Monsieur», comme aussi de prendre
+une part plus active à l'administration intérieure, d'être initié aux
+détails les plus émouvants de la lingerie ou du chauffage. Une fois même
+il eut mandat de discuter avec le boucher certain compte qui n'était pas
+clair, et qu'il finit du reste par payer intégralement, après avoir joui
+pour ses épingles, en un _bigorne de loucherbem_ assez diaphane, de
+quelques insinuations malveillantes.
+
+Mais, assez vite, tout cela cessa de l'amuser; et il se prenait parfois
+à regretter la vie de naguère, les rendez-vous souvent manqués, mais où
+il y avait une pointe d'imprévu. Et il commençait de rêver à la Terre
+de Feu, lui aussi, quand Nane détourna le cours de sa mélancolie en
+annonçant qu'elle partait pour Alger: Jacques fut du projet, tout de
+suite.
+
+Mais il ne put faire le voyage en même temps que son amie, pour quelque
+raison de famille:
+
+--Ne t'inquiète pas, lui dit-elle. Il y a l'ancien amant de ma soeur, tu
+sais....
+
+--Je ne sais pas du tout.
+
+--Enfin, il a envie de venir avec moi. Il est très malade, phtisique au
+dernier point, et c'est une charité de le prendre; il a été si bon pour
+ma pauvre soeur, avant qu'elle ne fût mariée. En tout cas j'aime autant
+qu'il vienne, à cause des Hauts Fourneaux. Ce n'est pas toi, hein? qui
+pourrait servir de chaperon.
+
+Jacques, flatté, eut un sourire:
+
+--Enfin, qui est-ce, ton phtisique?
+
+--C'est un ponte très chic: le vicomte d'Elche. Je crois qu'il est à
+moitié Espagnol, ou Autrichien.
+
+--Comme tout le monde.
+
+
+
+Quelques jours après, joyeux d'avoir fui les brumes de décembre
+parisien, Jacques débarqua sur les quais d'Alger par un temps de
+paradis. Au-dessus de lui il pouvait voir le boulevard de la République
+éclater de lumière, sous l'azur tendre; et plus bas, à droite, les
+pêcheries grouillantes, ou bien la Marine dont les eaux clapotaient dans
+une ombre verte et noire.
+
+Ayant envoyé, provisoirement, pensait-il, son bagage à l'hôtel, il prit
+une voiture découverte et se fit conduire à Mustapha-Supérieur, villa
+Beau-Regard, où demeurait Nane.
+
+Elle sourit tendrement à le revoir, et, une fois de plus, le jeune homme
+ressentit l'attrait de ses lèvres lentes et de ses indolentes mains.
+Mais dès qu'il voulut parler de s'installer à la villa:
+
+--Ça n'est guère possible, objecta Nane. D'abord, il y a d'Elche, déjà.
+
+--D'Elche? Et qu'est-ce qu'il fait ici, celui-là?
+
+--Tu le verras; il est si malade. Et puis, autre chose: j'ai eu des
+nouvelles de Bélesbat. Il revient en France d'un moment à l'autre; et de
+là, il peut nous tomber dessus, comme une cheminée.
+
+--Comme une cheminée, comme une cheminée...
+
+Il finit par dire oui, ne pouvant mieux faire. Quelques instants après,
+dans le jardin, parmi les bambous et les iris, on lui présenta un malade
+blond, chargé de plaids, qui prenait le soleil sur une chaise longue, en
+toussotant. Il parlait avec fatigue, d'une voix gutturale; et laissait
+voir à table cette fringale qui est particulière aux tuberculeux. Sa
+soif aussi était maladive; après le café qu'il avait renforcé de cognac,
+ses joues s'empourprèrent d'une ardeur sinistre.
+
+Du reste, point gênant; et Jacques aurait cru avoir retrouvé sa Nane
+des meilleurs jours, si la crainte vraiment exagérée d'un Bélesbat se
+laissant choir de la lune pour la surprendre n'avait paru constamment
+croître chez elle.
+
+
+
+Il était une heure après minuit. Jacques, dont la jeune femme qui
+s'assoupissait à son côté ne soutenait décidément plus la conversation,
+s'apprêtait à jouir lui aussi d'un repos bien gagné. Un instant, il
+caressa du bout de ses doigts la gorge de Nane, juste assez pour la
+faire protester au fond de son sommeil par un faible gémissement,
+recroquevilla ses jambes et s'endormit.
+
+Alors, du côté de la mer, un âcre appel déchira la nuit: c'était comme
+la plainte d'un jeune cyclope en dentition--ou le cri de guerre de
+l'oiseau appelé rock quand il se précipite sur une foule d'éléphants.
+Nane se dressa:
+
+--Tu entends?
+
+--Eh bien, c'est une sirène.
+
+--C'est la _Méduse_, j'en suis sûre, cria-t-elle; je la reconnais.
+Bélesbat va être ici à la minute. Va-t'en Jacques, je t'en prie,
+va-t'en.
+
+Le jeune homme ne se laissa pas faire tout de suite: quelle imagination,
+maintenant, de reconnaître les yachts à la voix. Comme s'il n'y avait
+que la _Méduse_ qui eût une sirène. Et d'aller croire que Bélesbat
+arrivât à cette heure-ci, sans s'annoncer, même, etc., etc.
+
+--Tu veux donc me faire perdre ma situation, gémit Nane; et Jacques,
+«bouclé», s'en fut.
+
+Le surlendemain ce fut la même alerte, mais un peu plus tôt; deux jours
+après pareillement, puis une autre fois encore, et enfin trois nuits
+de suite; on eût dit que tous les bateaux de la Méditerranée s'étaient
+donné le mot pour n'entrer au port d'Alger qu'à la faveur de l'ombre,
+et Jacques, accablé sous la main de la Providence, abruti, docile, se
+levait sans plus de plaintes, se rhabillait, rentrait à l'hôtel, sous la
+lune, par les lacets bordés de cactus.
+
+Mais un soir qu'il avait dîné en ville et ruminé de mauvaise humeur
+toutes ces nuits gâchées, il se jura de ne pas monter à la villa, pour
+cette nuit. Donc, ayant allumé un cigare, il alla faire un tour, tout
+seul, vers Lagha, revint, descendit jusqu'au port.
+
+La lune n'était pas encore levée et à travers la nuit diaphane, couleur
+de saphir, Jacques pouvait apercevoir la mer palpitante.
+
+Soudain, d'un petit caboteur qui était à quai, il entendit jaillir ce
+même rugissement qui depuis peu lui servait de diane avant l'heure.
+Sur le bateau, d'ailleurs, rien ne bougea, ni homme, ni cordage, et la
+machine semblait n'avoir de pression que ce qu'il en fallait pour faire
+hurler la mégère de fonte.
+
+Quand ce fut fini, il y eut quelque bruit encore, comme d'un fourneau
+qu'on éteint, et puis un vieil homme qui fumait la pipe vint s'accouder
+à l'arrière.
+
+--Holà hé, demanda poliment Jacques, quel fils de chienne de boucan
+faites-vous là, puisque votre raffiau est sur ses ancres?
+
+Le vieux mit la main au-dessus de sa bouche, comme pour parler bas:
+«Té, je vais vous dire, fit-il; l'autre jour il est venu un monsieur,
+espagnol, je pense, avec une jolie bagasse; qui m'ont donné de l'argent
+pour faire marcher ma sirène la nuit, tout le temps que je resterais à
+Alger, quand ils me le feraient dire. Même qu'ils riaient beaucoup.»
+
+--Ah! pensa Jacques, ah! ils riaient! Lui, non.
+
+--C'est curieux, dis-je à Jacques,--car c'est lui-même qui m'avait conté
+cette histoire--je ne croyais pas que les petits caboteurs eussent de
+sirène.
+
+--Celui-là en avait bien une, je vous assure, et qui n'était pas dans un
+étui; non, pas assez dans un étui, même.
+
+--Mais comment avez-vous eu le courage de reprendre Nane? Je sais bien
+que moi...
+
+--On reprend toujours une femme, lorsque elle vous a pris: vous êtes
+bon, vous, avec votre _courage_! Pensez-vous que ce soit la seule
+sottise que j'aie faite pour Nane?
+
+--Au moins pourraient-elles être moins affirmées. Mais vous, vous faites
+vos bassesses le front haut.
+
+--Bassesses, bassesses: vous n'en avez aucune à vous reprocher, vous?
+
+--Ni ne compte en avoir aucune.
+
+--J'aime mieux ne pas me singulariser, conclut un peu sèchement Jacques,
+que mes remarques semblèrent avoir agacé.
+
+Mais quand on est entre amis, n'est-ce pas pour se dire des vérités
+désagréables?
+
+
+
+
+ II
+
+ Comment on s'aime
+
+ I
+
+ _Première version_
+
+ «...inde proverbium ductum, deos laneos pedes habere.»
+ (MACROB. _Saturn_.)
+
+ «...incessu patuit dea.»
+ (VIRG. _Eneid_.)
+
+ Au contraire de ces dieux que les Romains
+ accusaient d'avoir les pieds en dentelle, Nane
+ marchait, et même divinement, étant elle-même
+ chose divine.
+
+
+La première fois que je lui prêtai une sérieuse attention, Nane était en
+l'air, et tombait d'un omnibus.
+
+Sa Victoria suivait à paisible allure le _Batignolles-Clichy-Odéon_, où
+elle avait eu ce jour-là l'heureuse fantaisie de «prendre une impériale,
+afin de jouir du paysage»; et un peu avant le pont des Saints-Pères,
+en un des points que la Compagnie d'Orléans venait de choisir pour y
+exécuter de mystérieux travaux, le cocher de Nane put, en même temps que
+moi, admirer un spectacle gracieux.
+
+Le _Batignolles-Clichy-Odéon_, en tournant, dérapa, oscilla un peu, et
+versa sur la gauche. Je vis quelque chose de clair, de blanc, de rose,
+qui décrivait une élégante parabole: c'était Nane. Obéissant aux lois
+présumées de la gravitation, elle quitta brusquement son banc, en même
+temps que plusieurs autres personnes, et tomba.
+
+Elle tomba assise, se fit très mal, et fondit en larmes,
+silencieusement: tel un vieux monsieur, qui retrouve sa fille après une
+absence de plusieurs années. Je reconnus seulement alors, ne l'ayant pas
+rencontrée depuis longtemps, Mlle Hannaïs Dunois, maîtresse de mon ami
+Jacques d'Iscamps, ou peut-être sa veuve, car il devait se marier
+dans peu de jours. Jugeant d'ailleurs qu'il valait mieux qu'elle ne
+s'éternisât pas dans cette position sédentaire, je la pris par les mains
+pour la remettre debout. Elle ne semblait pas meurtrie, et, comme le
+temps était beau, n'était salie que de poussière.
+
+--Tiens, c'est vous, dit-elle, me reconnaissant à son tour. Vous seriez
+bien gentil de me raccompagner jusqu'à ma voiture; elle ne doit pas être
+loin.
+
+Quand elle y fut montée: «Venez avec moi un peu plus loin,
+ajouta-t-elle, voulez-vous? J'ai peur de rester seule, à me sentir comme
+ça toute disloquée.» Je pris sa gauche, et comme nous passions par la
+rue Royale, elle accepta de s'arrêter un moment pour boire n'importe
+quoi de réconfortant. Nous descendîmes donc, elle un peu patraque
+encore; mais une demi-heure plus tard nous étions devant notre vin de
+Porto à plaisanter le plus gaîment du monde sur sa chute, dont au reste
+il ne semblait lui rester rien qu'un peu de gêne à être assise.
+
+Si la conversation tendait à languir (car on ne peut constamment à deux,
+dont une femme, frapper des pensées ingénieuses), aussitôt elle se
+battait légèrement les côtés, ce qui faisait lever de la poussière.
+Et de rire tout de nouveau, à petits éclats: car elle est d'un esprit
+simple; et si elle s'est une fois résolue à juger une chose drôle, elle
+pourrait se la représenter cent jours de suite et s'en réjouir encore
+d'aussi bon coeur.
+
+Cependant le temps avait coulé, il y avait près d'une heure déjà que
+l'odeur répandue de l'absinthe nous présageait le soir et que les
+Parisiens fussent près de se nourrir:
+
+--Si nous dînerions ici? dis-je.
+
+--Je ne vous cacherai pas, me répondit Nane, que j'aimerais bien me
+tenir un peu étendue. Mais si vous voulez venir dîner à la maison, je me
+mettrai sur une chaise longue--et nous dirons des choses.
+
+Cela ayant été ainsi convenu, je courus chez moi m'habiller, et de là
+avenue de Villiers où demeure Nane.
+
+
+C'était, au bout, bout de l'avenue, un hôtel de poupée, mais assez
+simple d'aspect, comme aussi de train. La porte cochère est condamnée
+pour absence de concierge; et il y a juste assez de jardin pour qu'on
+garde en gravat à ses semelles de quoi rayer le ciment mosaïque du
+vestibule. Une femme de chambre vint m'ouvrir. Avec la cuisinière
+(l'équipage étant d'un loueur) c'est toute la maison de Nane, qui a
+ralenti ses allures depuis la mort de Bélesbat. Quoique l'industriel,
+pratique dans sa bienfaisance même, lui ait fait legs d'une solide rente
+viagère, celle-ci n'est point telle que Nane puisse encore, et malgré
+la bonne volonté qu'a jusqu'ici mise Jacques à finir de se ruiner pour
+elle, soutenir les fêtes d'autrefois, ni la parade un peu ostentatoire
+qu'elle menait rue de Scythéris, en ce voluptueux hôtel la Billaudière,
+aujourd'hui, hélas! occupé par une aigre et dévote tante de Bélesbat, sa
+seule héritière. Mais, dans une demi-paresse, et sans trop chercher que
+les jeux de son corps lui procurent un lustre nouveau, Nane laisse
+les heures glisser sur elle sans la meurtrir, telles au printemps les
+gouttes d'une pluie ensoleillée sur la fleur nouvelle.
+
+Ce soir, elle s'est vêtue d'un peignoir assez ajusté en crêpe de Chine
+vert, mais du vert le plus faux, le plus agaçant, le plus délicieux.
+Elle a des dessous, semble-t-il, tout blancs; au moins ses bas le
+sont-ils, et la peau de ses pantoufles. Sa chevelure, qui a comme ses
+yeux la patine de ces bronzes que le baiser des pèlerins a jaunis, est
+retroussée par devant, à la Messaline. Son col long et sa nuque portent
+un triple collier d'émaux verts, dont elle a aussi une ceinture.
+
+Elle est ainsi tout à fait prenante. Et moi qui l'avait vue cent fois,
+sans y prendre autrement garde qu'à tous ces articles de Paris qui
+plaisent à notre habitude sans atteindre notre curiosité, il lui a
+fallu, pour que je la remarque, se laisser choir avec éclat d'une
+impériale sur les sordides travaux de l'Orléans. D'ailleurs elle ne l'a
+pas fait exprès.
+
+--Vous rappelez-vous, Nane, quand nous montions à la Raillière, tous les
+soirs, et que Jacques arborait le béret pyrénéen?
+
+--Vous rappelez-vous comme il soufflait pour monter aussi vite que nous,
+et ce qu'il avait été jaloux, un soir que nous avions été prendre des
+glaces sans lui?
+
+Je feins de me rappeler très vivement, quoique cette saison à Cauterets,
+qui remonte à deux ans déjà, ne m'ait laissé que des souvenirs confus,
+au moins quant à Nane. Mais ce soir je ne saurais lui refuser rien, pas
+même un mensonge.
+
+Étendue très de côté, ce qui la fait hancher, sur un de ces longs
+fauteuils de bord en rotin, où il y a un trou à l'avant-bras pour mettre
+son verre, elle est toute calée de petits coussins et de plaids. Et elle
+réveille en moi des images anciennes de voyage. Par-dessous le bruit de
+nos paroles, ressuscite un peu de passé: autour d'un pont de paquebot,
+la miroitante mer des Grandes Indes; et les filaos qui pleurent aux
+bords d'une île; ou bien la grâce dormante des créoles, si lasses de
+n'avoir jamais rien fait.
+
+Cependant le dîner s'est achevé. On sert le café là même; et Nane, sans
+plus dire mot, sourit vers moi de sa bouche puérile. Il y a quelque
+chose, ce soir, dans son sourire, que je ne démêle pas, et je vais
+m'asseoir, contre elle, sur le grand fauteuil.
+
+--Vous savez bien, me reproche-t-elle bientôt, que je ne puis pas
+bouger, que je suis sans défense, toute meurtrie... non... vous me
+faites mal!
+
+--Sérieusement, vous souffrez encore?
+
+--Au fond, pas tant que ça, reprend-elle. C'est plutôt la même chose que
+si j'avais reçu le fouet....
+
+Peu à peu le sourire de Nane m'apparaît tout près et très loin; comme
+les choses que l'on aperçoit encore en s'endormant par un après-midi
+d'été, alors qu'à travers toute la profondeur d'une muette maison, on
+n'entend plus rien que, parfois, une porte qui claque, ou le jeune pas
+de quelque servante sur la dalle des frais corridors.
+
+Il me semble que c'est ainsi, un peu dans un rêve, que nous avons changé
+de chambre, Nane et moi. On dirait même qu'il y a longtemps, si j'en
+crois un état somptuaire qui aurait éclairé, sur la nature récente de
+nos relations, les tribunaux les plus borgnes, et jusqu'au regretté
+Président Magnaud. Nane en est frappée aussi.
+
+--Quel dommage, observe-t-elle, que Jacques ne nous voie pas comme ça.
+
+--Il est un peu tard pour le faire prévenir, lui dis-je; tandis que je
+m'occupe de réparer le désordre de ma toilette.
+
+--Où allez-vous? Est-ce que vous partez? Et elle se pelotonne sous les
+couvertures.
+
+--Rendez-vous avec un parent de province, à la sortie des
+théâtres--vieillard susceptible. Et il est minuit passé. Pourvu que je
+trouve une voiture.
+
+--Au lieu de rester à me soigner, dit-elle mollement.
+
+--Je suis sûr que l'exercice ne vous vaut rien. Bonsoir. A demain, ici,
+cinq heures, voulez-vous?
+
+Nane veut; moi je m'en vais lâchement me coucher et ne tarde guère
+à tomber dans ce sommeil profond des gens qu'on doit guillotiner le
+lendemain.
+
+D'ailleurs, comme l'a dit M. de Bourdeille, «ce qu'il peut y avoir de
+commun entre l'amour et le dormir, je n'y sçaurais entendre. Et me
+semblent deux bien trop excellentes choses pour les brouiller, et ne les
+pas faire chacune à part et en son heure.»
+
+
+ II
+
+ Version seconde
+
+
+ «Socrates apud Xenophontem abstinendum
+ esse in totum ab ista osculandi consuetudine
+ censet: quia nihil, inquit ad amorem
+ incendendum acrius est osculo.»
+ (HEEREBORD, _Exercit. Ethic. XLIX, p. 173._)
+
+ Socrate, ou plutôt Xénophon qui, soit
+ niaiserie, soit malice, lui a prêté aucunes fois ses
+ propres opinions, conseille de fuir l'usage du
+ baiser, à cause de l'amour qui s'en engendre.
+ Et le roi Archelaos, à qui l'on rapporta cette
+ bourde: «Autant vaudrait, dit-il, ne boire
+ plus, parce qu'il enivre.»
+
+En cas que la première version de mes débuts auprès de Nane n'ait point
+satisfait tous les esprits, il convient d'en donner une seconde: ainsi
+les délicats pourront choisir la forme de vérité qui leur agréera
+davantage.
+
+Mais, s'il se rencontre quelque partie commune à ces deux récits,
+il faudra prendre garde que les gestes relatifs à l'amour sont peu
+nombreux, et que l'on n'en peut faire aucun sans qu'il ressemble à
+d'autres qu'on a déjà faits.
+
+J'avais invité à prendre le thé dans mon atelier ce jour-là Jacques
+d'Iscamps, à qui un mariage prochain rendait aimables les plus petites
+fêtes, et Nane, avec qui il ne s'était encore pu résoudre à rompre;
+c'était même là pour moi un sujet de constante surprise; j'admirais
+que cette poupée menât à pareilles rênes un homme qui passait pour
+énergique. Mais cela est un tort que de dénigrer les femmes avant de les
+avoir, et c'est du jour seulement qu'on les a tenues entre deux draps
+qu'il y en a des raisons sérieuses.
+
+Je comptais aussi sur cette Noctiluce (Fulvia-Noctilux, comme elle
+signait) dont les cheveux bleus et les dents en pointe m'avaient séduit
+naguère. Celle-là était d'origine inconnue, et parlait plusieurs langues
+avec une égale difficulté. Elle ne ressemblait à rien en France, et
+paraissait même d'un autre siècle: on eût dit parfois qu'elle sortait
+d'un Suétone.
+
+Il y avait en elle toutes les curiosités, avec des goûts dont la police,
+malheureusement, de notre nation lui rendait l'exercice difficile. Il
+semblait qu'elle se fût plus satisfaite ailleurs et gardât des regrets
+à ces climats où il est loisible encore de se procurer une chair à
+meurtrir, esclave et jeune.
+
+Mais, depuis quelques jours, nous nous sentions un peu las l'un de
+l'autre: la cruauté aussi devient une chose insipide à la longue, si
+elle n'est qu'imaginative. Ce matin-là même elle s'excusa de ne pouvoir
+venir, par les mots suivants:
+
+«Cher ami, un Londonien de passage qui va pour tirer des noirs (il
+paraît qu'il va y avoir guerre là-bas) m'offre dans ses chambres un
+spectacle plus pimenté que votre lunch. C'est tout à fait des primeurs,
+dit-il, comme les petits poissons de Caprée: mais les poissons ne crient
+pas. Adieu, je viendrai vous dire après. Excuses à vos amis.
+
+«F.-N.»
+
+
+Un second bleu m'annonçait que Jacques ne venait pas non plus:
+
+«Mon cher ami, j'ai écrit enfin à Nane pour rompre, et lui annoncer
+tout. Là-dessus elle m'a joué un tour pendable: vous raconterai tout ça
+plus tard. Ne comptez donc pas sur nous aujourd'hui. Excuses à votre
+amie.
+
+«JACQUES.»
+
+
+Sans plus espérer personne j'allai tout de même à mon atelier: je l'aime
+parce qu'il est sans cesse enveloppé d'un silence admirable. Et je
+pensais faire de la musique; mais je me contentai, pendant près d'une
+heure, dans un de ces fauteuils profonds qui semblent avoir été inventés
+par la paresse même, de contempler, tout en fumant, les damas fanés,
+rouges et jaunes, qui retombent de la galerie et voilent le haut de
+l'orgue. Tout à coup on sonna: c'était Nane.
+
+Elle entre de son pas glissant, allongé, silencieux, qui en fait une
+chose si belle à voir marcher, et tandis que je lui baise le creux des
+mains:
+
+--C'est gentil, dit-elle, chez vous.
+
+Puis elle s'assied, et demeure immobile. Sous des paupières pesantes,
+ses yeux de pierre dure sont vides d'expression, et sa bouche, qui est
+comme celle d'un enfant, fait sans cesse une petite moue. Elle a l'air,
+aujourd'hui, d'une chose naturelle, fraîche, qui arriverait de province
+dans un panier; il s'en dégage comme l'odeur des fougères trempées par
+l'orage; et je pense un instant respirer ces bois noirs et frais de chez
+nous, où il y a de l'eau qui court.
+
+--Vous êtes donc peintre, reprend-elle, que vous avez un atelier?
+
+--A Dieu ne plaise; mais pour avoir droit à une salle vaste, commode,
+bien éclairée, est-ce qu'il est indispensable de salir de la toile?
+
+--Vous savez, moi je disais ça pour dire quelque chose.
+
+--Je n'espérais plus votre visite: Jacques m'a écrit pour décommander.
+
+--Alors, parce que Monsieur se marie, il croit qu'on ne va plus jamais
+rien faire!
+
+--Du thé, par exemple?
+
+--Merci, j'aimerais mieux une cigarette.
+
+Elle l'allume, et retombe dans cette immobilité qui est une de ses
+grâces: on dirait, tant ses mouvements sont rares, qu'ils sont précieux
+bien plus que ceux des autres êtres.
+
+Nous nous taisons tous deux; et il semble bien que tous deux nous
+pensons la même chose; c'est qu'il va falloir que je lui fasse quelques
+doigts de cour: cette obligation de politesse n'échauffe ni son coeur,
+sans doute, ni le mien.
+
+Nous nous taisons.
+
+--Galanterie française, m'écrierais-je, si l'on s'écriait jamais en ces
+rencontres, pourquoi me faire une nécessité professionnelle de ce qui
+serait si agréable, s'il était spontané. L'inspiration de mes sens ne
+suffirait-elle pas mieux que la tradition, ou mes lectures, à me faire
+presser une main tremblante, un genou qui se dérobe (ou non) et cette
+taille, où il ne semble pas encore que le corset ait marqué ses plis.
+Outre les cas où ça n'est pas drôle, et que, si Nane était une dame
+mûre de médiocre conservation, l'ardeur que j'apporterais à l'attaque,
+constamment refroidie par l'effroi de vaincre, me mettrait en ridicule
+posture. Enfin.
+
+--Vous avez là, Nane, une bien jolie robe: elle fait valoir vos hanches.
+
+--Vous me l'avez vue plus de cent fois.
+
+--Plus de cent fois? Peut-être pas. Et puis il y avait du monde. (Ceci
+est le début de la campagne.)
+
+--Vous ne regardez les robes que dans l'intimité?
+
+--Et à l'envers, Nane, comme les feuilles.
+
+Elle rit, languissamment. Je me rapproche d'elle, et je m'efforce
+d'avoir l'air hardi comme un page. Mais son front se plisse.
+
+--Quel monte-en-bas, dit-elle tout à coup, que ce Jacques. Vous savez
+qu'il m'a lâchée. Monsieur épouse un sac.
+
+--C'est pour la rime, sans doute.
+
+A ce moment la porte s'ouvre (ne donnez jamais votre clef à une femme)
+et Noctiluce entre en tempête. Déjà je flaire une scène; mais les choses
+tournent plus heureusement.
+
+--Vous me trompez tous les deux, dit-elle de son rire blanc (et,
+retenant les poignets de Nane dans une seule de ses mains vigoureuses,
+de l'autre elle feint de la battre), voilà, voilà pour vous.
+
+--Mais d'Iscamps devait venir, dis-je, et nous l'attendions.
+
+--Les pieds sous la table.
+
+--Mais non, en causant de son mariage.
+
+--C'est vrai, donc, cette affaire-là?
+
+--Oui, ma chère, avec la fille à Blokh-Rosenbuisson.
+
+--Ah! le vieux Refiens-y.
+
+--Pourquoi Refiens-y?
+
+--Il paraît que c'est ça qu'il dit, cet homme, pendant le temps. C'est
+une amie qui m'a raconté, qui avait été à son cinématographe: vous savez
+qu'il en a un, avec des tableaux obscènes, des choses qui se passent à
+Naples. Alors il y mène des petites femmes, une à une; il se figure
+que ce sera meilleur marché, pour l'excitation. Le comble est que son
+concierge le montre pour de l'argent pendant ses absences.
+
+--Est-ce qu'ils partagent, au retour?
+
+--Je ne sais pas. Et quant à sa fille, elle est belle. Je l'ai vue à
+l'Hippique: elle avait une jupe grise légère, avec un transparent
+rose vif. Partout où ça plaquait, on aurait juré la peau: c'était
+rafraîchissant, comme, ces pastèques, vous savez, qu'on vend dans les
+rouges rues de Delhi.
+
+--Je ne sais pas. Et votre séance?
+
+--Ne m'en parlez pas; je commence à croire que dans votre pays tout est
+chiqué; et j'avais vu aussi bien à Ménilmontant. A peine s'il y a eu un
+peu d'émotion, une fois ou deux.
+
+--Quoi donc? demande Nane.
+
+Noctiluce le lui explique, à mi-voix: Nane semble intéressée; sa langue
+pointe entre ses lèvres, deux ou trois fois, et, l'histoire finie:
+
+--Ah! dit-elle tendrement, quelle horreur!
+
+--Mais je vous laisse, reprend Noctiluce. Vous attendrez bien M.
+d'Iscamps sans moi. Non, ne me retenez pas: rendez-vous pressant. Vous,
+je vous laisse votre clef, en cas que Nane saigne du nez.
+
+Sur cette détestable plaisanterie, elle se sauve, sans rien vouloir
+entendre, me laissant en proie aux mêmes devoirs que tout à l'heure.
+Le soir, rouge maintenant, entre par les fenêtres, et brouille, de ses
+reflets fantasques, l'aspect de toutes choses: c'est une heure sinistre.
+
+Et je reprends mon poste de combat, sur le divan.
+
+--Il va faire nuit tantôt, dit Nane.
+
+--C'est le demi-jour propice aux doux larcins, dont on vous a sans doute
+déjà parlé. Non, ne me repoussez pas les mains, elles reviendraient.
+
+Mais elle n'oppose plus qu'une faible résistance: elle calcule peut-être
+que d'ici l'heure du dîner il reste peu de temps à perdre.
+
+--Est-ce que vous avez mis le verrou? demande-t-elle.
+
+
+
+Ma flamme vient d'être couronnée: ces choses-là ne vont pas sans qu'elle
+en soit d'abord sinon éteinte, au moins affaiblie. Nane elle-même, parmi
+de nombreux coussins, semble appartenir tout entière à ses pensées, et
+un grand silence pèse sur nous de toute part.
+
+--Je voudrais, dit-elle tout à coup, que Jacques nous voie comme cela.
+
+Mais Jacques ne nous verrait pas (et il vaut autant), car il fait
+maintenant presque nuit noire. Et tout en allumant les lampes je songe,
+non sans quelque regret, au cercle, où l'on se nourrit si bien entre
+hommes; et qu'il va falloir dîner en cabinet avec Nane, et le garçon,
+comme compagnie, de temps en temps.
+
+
+
+
+ III
+
+ L'apéritif chez la Marquise
+
+
+ «Patribus cum plebe connubii nec esto. >
+ _(Leg. XII Tab.)_
+
+ Les mariages mixtes ne sont pas
+ tous des unions modèles.
+
+Ce ne fut pas un mariage d'inclination, que fit Jacques d'Iscamps. Il
+approchait de la trentaine, sans avoir pu décider encore, des tripots ou
+des hippodromes, où il est le plus aisé de perdre son argent. Du moins
+en avait-il avec ardeur embrassé l'occasion sur toutes les plaines
+vertes qui s'étaient offertes à ses yeux, pour ne rien dire de
+quelques-unes de ses contemporaines où il s'était plu coûteusement.
+Aujourd'hui, il songeait, la bouche amère, qu'enfin il était à la côte
+lui aussi: côte fâcheuse où tant de ses amis avaient déjà fait naufrage,
+côte inhospitalière où, parmi le roc, sous des huttes enfumées, rampent
+et se nourrissent huileusement de poisson des gérants de cercles,
+quelques notaires coriaces, et la puante tribu des fournisseurs au
+sourire mince.
+
+L'idée du mariage flottait autour de Jacques: «Je ne puis pourtant plus
+taper maman», pensait-il; de fait, la marquise d'Iscamps était bien
+capable de se ruiner toute seule et sans qu'on l'y aidât. Jusqu'ici
+le monceau de sa fortune avait résisté; mais il semblait enfin qu'il
+s'entamât secrètement, et l'on y pouvait deviner des lézardes comme dans
+ces blocs de glace, au dégel, qui frissonnent à la base longtemps avant
+de s'abymer dans les eaux.
+
+Mais des embarras où elle s'était trouvée sans doute, ayant depuis peu
+vendu des terres, elle n'avait rien marqué. Frivole, nonchalante, d'une
+naïveté un peu hautaine, il ne semblait pas qu'aucun chagrin pût altérer
+la bienveillance dont elle regardait la vie; et son plus grave caprice
+aujourd'hui était de jouer à la douairière, se coiffant de dentelle et
+réclamant des petits-enfants à tout prix.
+
+Le prix lui aurait paru peut-être un peu haut, si elle avait pu
+concevoir que l'amour n'entrait pour rien, et au contraire, dans la
+recherche que fit Jacques de la belle Mlle Blokh-Rosenbuisson, et
+qu'il n'y prétendait épouser autre chose qu'une fortune d'ailleurs mal
+acquise. Car M. Blokh en avait autrefois gagné le noyau en fournissant à
+l'armée russe des riz dont l'empire des Indes lui-même aurait refusé de
+nourrir ses administrés en temps de famine; et même cela lui avait valu,
+au front de ces troupes qu'il avait failli affamer, une promenade du
+matin, en pyjama, et dont un knout rythmait l'allure. Paris, toujours
+ouvert aux martyrs de la politique, fit le meilleur accueil à ce
+fournisseur battu, comme à ses économies. Mais parmi les Français qui
+montrèrent le plus de cette hospitalité qui est une de nos grâces
+nationales, notre homme distingua surtout M. Rosenbusch, dit
+Rosenbuisson, jadis son coreligionnaire, et récemment converti au
+protestantisme par un groupe de libres-penseurs. Il poussa la sympathie
+jusqu'à en épouser la fille, ayant, du reste, peu de temps après son
+arrivée, trouvé, lui aussi, son chemin de Genève; et, issue de tout
+cela, Georgette Blokh-Rosenbuisson faisait aujourd'hui une chrétienne
+très sortable, qui dédaignait sans doute le Talmud de Babylone ainsi
+que les crimes rituels, n'ayant gardé de ses ancêtres que l'habitude
+atténuée mais fâcheuse de se gratter hors de propos. Elle était enfin
+d'une beauté extrême, comme d'une extrême impudence.
+
+Ce mariage, dès qu'elle y songea, lui plut. Très fine et parisienne,
+sinon Française, elle égrenait autour d'elle, depuis son enfance, tout
+un chapelet de parents et d'amis qui la dégoûtaient un peu. Il lui parut
+qu'une couronne de marquise, un château poitevin, un vieil hôtel rue de
+Bellechasse devaient, avec Dieu, suffire à la garder des siens; et il
+n'était pas désagréable d'acheter le marquis avec, quand c'était comme
+celui-ci un beau gars, un peu massif, mais d'une vigueur élégante.
+
+Elle sentait bien qu'il ne l'aimait pas, qu'il en était très loin, au
+delà même de l'indifférence; et elle était assez pénétrante pour démêler
+sous sa politesse quelque chose qui ressemblait plutôt à de l'aversion.
+Mais ne pouvait-elle pas le conquérir plus tard? Son imagination, déjà
+avertie, lui faisait voir, dans un corps aussi magnifiquement ordonné
+que le sien pour l'oeuvre de la chair, les conditions secrètes d'un
+plaisir assez puissant pour faire oublier le bonheur.
+
+Il y avait un motif moins pur encore aux projets de Georgette, et qui en
+dit trop long sur certaines vierges modernes pour ne le pas dévoiler.
+C'est qu'une de ses amies, plus âgée qu'elle et mariée, ayant pris,
+pendant quelques mois, Jacques pour amant, avait eu l'indiscrétion
+inusitée de venir le conter à la jeune fille: peu à peu elle avait fini
+par lui décrire tout le particulier de cette liaison, avec des détails
+tels que Georgette ne s'y plaisait pas toujours sans rougir. Il lui en
+resta du goût pour l'homme que sa pensée avait si souvent dévêtu, et
+comme des droits sur cette chair qu'elle n'eût pas mieux connue pour
+l'avoir pressée en tous sens de ses propres mains.
+
+Quand Jacques se fut enfin décidé à sauter le pas, il ne resta plus
+qu'une difficulté, celle de religion, et qui se trouva légère. Georgette
+en effet n'hésita pas à pousser jusqu'au bout la conversion de sa
+famille, en sorte que Mme d'Iscamps n'opposa plus de résistance.
+D'ailleurs, pour le peu qu'elle l'avait vue, elle aimait presque
+Georgette et se réjouissait que cette âme de prix revint au giron de
+Rome. Jacques, d'autre part, lui avait juré que son bonheur dépendait de
+ce mariage; et peut-être firent-ils bien de ne pas chercher à s'entendre
+trop exactement sur le sens du mot bonheur.
+
+--Il me suffit, dit-elle, non sans dignité, d'être sûre que tu l'as
+choisie droite, au physique comme au moral.
+
+Jacques songea avec un peu de mélancolie à la devise qui était la
+sienne: _Droit!_ et qui fut donnée par saint Louis à Hugue Poitevin
+d'Iscamps, guéri par miracle après avoir été laissé pour mort dans les
+sables de la Mansoure. Interrogé pourquoi il s'était mis si avant
+parmi les Sarrasins sans retourner, il répondit qu'on ne lui avait pas
+enseigné à faire virer son cheval.
+
+--Moi, c'est les autos, pensa Jacques.
+
+Son mariage décidément le laissait sans enthousiasme. Pour comble, il
+prévoyait, côté beau-père, des marchandages répugnants: l'homme
+l'était déjà, avec sa mine de chien qui se rappelle le fouet. Car il
+n'appartenait pas à la variété triomphante des Blokh, ayant l'air d'un
+cambrioleur qui vient de tomber sur un coffre-fort incrochetable; et
+c'était une obsession pour Jacques, mais, aussitôt qu'il le voyait, une
+comparaison jadis entendue lui revenait en tête: _Nous avons été volés,
+comme disaient les trois Juifs, retour d'Écosse._ Et, dans ce milieu,
+qui allait être un peu le sien, où il se surprenait à compter les
+branches des chandeliers, sa fiancée lui semblait une chose sordide et
+magnifique, inventée, en haine de lui, par Rembrandt-van-Rhyn.
+
+Il y avait autre chose où Jacques se trouva plus intéressé qu'il
+n'aurait cru: c'était sa maîtresse Hannaïs Dunois, plus connue sous le
+pseudonyme de Nane, et qu'il possédait en titre depuis que la mort de
+Bélesbat, l'homme des hauts fourneaux, avait affranchi cette belle
+personne d'une servitude d'ailleurs assez légère, et adoucie encore par
+des honoraires élevés. Jacques s'était attelé courageusement à cette
+succession: il avait tant de choses à pardonner à Nane qu'il ne savait
+plus rien lui refuser, et cela contribua à le ruiner comme aussi à le
+marier plus vite.
+
+Car, juste retour, la courtisane, qui désunit certains ménages, en
+prépare d'autres, par l'obligation où tombent les célibataires qu'elle a
+mis à sac de rechercher dans un accouplement légitime les ressources qui
+commencent à leur manquer.
+
+Mais Jacques souffrit à la pensée qu'il n'embrasserait plus ces membres
+souples et minces: que dans le petit hôtel de silence, où seul le rire
+faux de Nane perçait les tentures, sa chair d'ambre rayonnerait pour
+d'autres, sous les veilleuses. Et soudain il sentit de quel poids pesait
+sur son coeur la menue idole qu'il avait polie et parée de ses propres
+mains.
+
+Car il fallait rompre: plusieurs siècles de convenance écrasaient
+Jacques de leur code héréditaire; il fallait rompre, et sans l'espoir
+qu'on pût renouer plus tard. Car il savait aussi quel maladroit
+sacrilège c'est de reprendre une femme après un long intervalle; et que
+le vin de Jurançon qu'on laisse, après en avoir bu, s'éventer dans la
+bouteille, n'est plus bientôt qu'une topaze insipide.
+
+Jacques recula pourtant jusqu'à ses fiançailles, même un peu au delà.
+Déjà le mariage, sans avoir été annoncé, était connu un peu partout; et
+il s'étonnait que Nane n'en fût pas encore avertie. Rien que sa mine à
+lui, et quelques précautions toutes nouvelles qu'il prit pour qu'on ne
+les vît pas trop publiquement ensemble, auraient dû la mettre en éveil.
+Mais il n'y parut rien, et quand Jacques enfin ne put pas reculer
+davantage, il n'osa affronter la scène prévue de désespoir: peut-être
+eut-il peur plus encore que Nane ne lui rît au nez en disant: «Je le
+savais.» Bref il prit le parti d'écrire.
+
+La lettre était joviale, trop joviale; et il y avait aussi le souvenir
+d'usage, mais assez gros pour consoler le plus solide désespoir de
+veuve. Jacques avait même éprouvé quelque joie en donnant par avance
+cette direction imprévue à l'argent Blokh.
+
+Ayant lu la lettre de Jacques, qui décidément était maladroite, Nane,
+presque frénétique, cria, pleura, et cassa de la poterie. Peu s'en
+fallut même qu'elle ne déchirât le chèque propitiatoire où son nom
+était accompagné d'un gros chiffre: elle n'en fit rien pourtant, à la
+réflexion.
+
+Ce courroux n'était pas raisonnable; et il y avait longtemps que Nane
+connaissait les desseins de son amant, sans qu'elle s'en fût mise
+beaucoup en peine. Mais elle avait préparé pour la rupture tout un
+ensemble de pleurs, de langueurs, de pathétiques colères; mais elle
+avait prévu la suprême étreinte, les caresses qu'on se donne encore une
+fois, qu'on ne se donnera jamais plus, et qui, d'être les dernières,
+semblent profondes comme la mort. Et voici que toute cette tragi-comédie
+ne serait pas jouée. Nane, après avoir écouté les pas de Jacques
+décroître à travers la porte ne retomberait pas brisée sur un sofa
+de couleurs assorties à son peignoir; elle ne dirait pas d'une voix
+touchante: «Je connais les devoirs que votre monde vous impose»; elle ne
+dirait rien, elle ne ferait rien, ou bien ce serait toute seule: Jacques
+renvoyait son rôle.
+
+De tout cela il lui fallait une vengeance, sinon à la corse, au moins à
+la parisienne:
+
+«Que pourrais-je bien faire, songea-t-elle, qui lui serait très
+désagréable?» Et l'idée la plus saugrenue germa dans cette cervelle
+mousseuse.
+
+Deux heures après, vêtue le plus sérieusement qu'elle avait su, elle
+descendait de voiture, rue de Bellechasse, devant l'hôtel d'Iscamps.
+Jusqu'au vestibule tout alla bien, et comme c'était justement le jour
+que Mme d'Iscamps recevait, elle allait être introduite tout de go,
+quand le hasard, qui avait voulu rire, fut déjoué dans ses calculs par
+le passage de Firmin, honnête domestique vieilli dans la maison, et tel
+qu'on n'en rencontrerait pas même dans les romans. Cet homme blanchi par
+l'âge, mais «à qui on ne la faisait pas», s'avança le plus vite qu'il
+put et dit poliment à Nane que «Mme la Marquise ne recevait pas».
+
+--Eh bien voulez-vous lui remettre ceci? Et elle lui tendit une carte où
+elle avait d'avance écrit ces mots qu'elle jugeait propres à émouvoir:
+«C'est pour le bonheur de Jacques!!»
+
+La carte portait d'ailleurs, sous un tortil: _Damoiselle Hannaïs
+Dunois_, et Firmin, l'ayant prise sans paraître la regarder, dit à
+Nane le plus gravement du monde: «Mademoiselle la Baronne voudra bien
+attendre un instant: je vais m'assurer si Mme la Marquise est encore à
+l'hôtel.»
+
+Entré au salon, sous prétexte d'arranger le feu, Firmin commença de
+faire à Mme d'Iscamps quelques-uns de ces signes discrets dont le
+destinataire reste en général seul à ne s'apercevoir point.
+
+Ceux de Firmin devinrent plus énergiques: il trépigna doucement.
+
+--Qu'a donc ce vieux? se disaient les visiteurs. Quelqu'un aurait-il
+chapardé la pince à sucre?
+
+Enfin Mme d'Iscamps ayant regardé du côté du feu, Firmin lui fit une si
+effroyable grimace, qu'elle en fut toute saisie, et détourna les yeux,
+sans comprendre. Lui alors, ayant empoigné les pincettes, les précipita,
+non sans vacarme, sur la pelle, et, avec de nouvelles grimaces, se mit
+à balancer la carte de Nane vers la marquise, qui, ne tardant pas à se
+douter de quelque chose, passa dans un petit salon, où il la suivit.
+
+Mise au courant, et fort épouvantée, car elle savait le nom de Nane et
+que cette fille passait pour bien tenir son fils: «Firmin, dit-elle, que
+faut-il faire? Si je ne la reçois pas, elle va faire du scandale. On
+ne peut pourtant pas la faire entrer au salon--dans mon oratoire non
+plus--mon Dieu, mon Dieu!»
+
+--Si j'étais madame la Marquise, répondit Firmin (et cette hypothèse
+paraissait devoir être écartée), je la mettrais dans ma chambre à
+coucher. Personne n'entendrait rien, comme par exemple dans la salle
+à manger; et on pourrait dire après que c'était une institutrice en
+commission.
+
+--Eh bien, Firmin, décida la marquise avec un désespoir languissant,
+faites-la monter; j'arrive tout de suite. Surtout n'en dites rien à M.
+le Marquis, s'il rentrait; elle a peut-être du vitriol.
+
+
+Dans la haute chambre Empire, qui depuis trois générations n'avait
+presque point changé sans doute, Nane se tenait debout, un peu intimidée
+tout de même, et consciente de n'être pas absolument à sa place. Autour
+d'elle des objets durs et magnifiques restaient hostiles; des portraits
+aussi, pendus aux murailles, et en particulier le père de Jacques, feu
+le général marquis d'Iscamps, par Winterhalter, qui semblait lui darder
+une indignation militaire.
+
+Mme d'Iscamps entra: elle était grande, paresseuse de gestes, avec des
+yeux étonnés et doux. Tout de suite elle parut aussi intimidée que Nane;
+et elles restaient debout toutes deux, qui se regardaient en silence.
+Enfin la marquise dit:
+
+--Qu'est-ce qui me vaut, Madame, ce... ce plaisir inattendu?
+
+Nane posa alors sur une table un ridicule assez gonflé:
+
+--Voici, dit-elle, les choses... les lettres, enfin; et puis d'autres
+bibelots qui sont à Jacques, des... des boutons de chemise...
+
+Et elle éclata en sanglots; c'était trop émouvant aussi, cette grande
+chambre, et cette mère si douce, si noble, et ce vieux militaire par
+Winterhalter. Déjà elle avait oublié les choses fines, désagréables,
+éloquentes, si bien préparées. Car elle avait décidé que cette grande
+dame «prendrait quelque chose pour son rhume»; qu'elle s'entendrait
+dire, entre autres galanteries, que son fils était «le dernier des
+manants» (_Vlan!_) et que lorsque, perdant la tête, elle offrirait une
+grosse somme d'argent à Nane pour l'apaiser, celle-ci répondrait en
+propres termes: «Non, madame la Marquise; ce qui m'a fâchée contre
+Jacques, ce n'est pas qu'il se choisisse une épouse, mais c'est le
+procédé. Et vous auriez beau m'offrir toute votre fortune, je ne suis
+pas encore assez croulante pour me faire entretenir par les familles de
+mes anciens amis.»
+
+Mais voici que la mère ne se prêtait pas plus que ne l'avait fait le
+fils aux scénarios imaginés par Nane, et Nane elle-même, depuis un
+moment, avait changé de personnage; elle se sentait «toute chose».
+Appuyée à une table, comme pour ne pas tomber, et tandis que des pleurs
+inondaient ses joues qu'elle devinait pâlissantes, elle songea avec
+satisfaction qu'elle devait paraître tout près de s'évanouir.
+
+--Calmez-vous, mon enfant, lui dit la marquise; vous paraissez souffrir.
+Voulez-vous vous asseoir (Nane s'écroula sur une chaise), quelque chose
+pour vous remettre, de l'eau de mélisse, voulez-vous? ou un peu de
+grenache, j'en ai justement ici.
+
+Elle posa un verre à côté de Nane, l'emplit; n'était-ce pas à cause de
+son fils, en somme, que cette malheureuse se désespérait. Elle s'assit
+elle-même, à un peu de distance.
+
+Nane but, sembla se calmer. Quelques larmes encore coulaient dans
+son verre. Touchante et ridicule ainsi, elle parut moins belle à Mme
+d'Iscamps, qui ne se sentait plus jalouse; et peut-être même eut-elle la
+fugitive pensée qu'elles étaient là deux que son fils allait abandonner
+et trahir, pour une étrangère.
+
+Tout à coup, Nane éclata en de nouveaux sanglots, la face dans les
+mains:
+
+--Voyons, voyons, lui dit Mme d'Iscamps, il ne faut point pleurer comme
+cela.
+
+On vit, entre les doigts écartés de Nane, ses beaux yeux brillants de
+larmes:
+
+--Ah! madame, implora-t-elle enfin, c'est que vous soyez si bonne pour
+moi qui me fait pleurer... et de penser... si vous vouliez l'être encore
+plus... oui, si je pouvais croire que vous ne me méprisez pas tout
+à fait... au lieu de me faire boire comme ça toute seule, comme un
+pauvre... mais vous auriez honte...» et Nane retomba en gémissements.
+
+Mme d'Iscamps eut d'abord comme un haut-le-corps; mais elle avait tant
+fait: un peu plus, un peu moins..... Elle prit donc un second verre, et
+se versa du grenache; mais elle n'alla pas jusqu'à trinquer.
+
+(«Paris, dit Paul Féval dans sa préface à la seconde édition des _Habits
+noirs_, ville de boue et de perles, où le sang est cimenté de larmes;
+où on ne sait plus quelquefois si les duchesses et les courtisanes ne
+sortent pas du même lit.» L'hermitte, 1855, page VIII.)
+
+On causa; et Nane, enfin calmée, avoua qu'elle était venue pour faire
+une scène, et qu'elle n'avait pas pu; qu'elle avait été «impressionnée».
+Les yeux candides de Mme d'Iscamps se voilèrent d'humidité une seconde.
+
+--Je ne vous en veux plus d'être venue, dit-elle enfin; et fouillant
+dans un coffret de bois dur: «je voudrais que vous emportiez un
+souvenir de cette visite, que vous n'aurez peut-être pas l'occasion
+de renouveler. Voici un mauvais petit dé d'argent, mais qui a été mon
+premier. Prenez-le, et si jamais il vous arrivait quelque chose de grave
+où je puisse vous servir, envoyez-le moi avec votre adresse et quelqu'un
+passera chez vous de ma part.»
+
+L'émotion de Nane était décidément tout à fait évanouie; elle songea
+même, en recevant le petit dé, à son ami S'en-Bat-l'Oeil qui cherchait
+parfois au dessert celui de la conversation sous la table, et faisait
+crier les petites femmes.
+
+On se sépara enfin, avec les regards les plus touchants, et Mme
+d'Iscamps sonna pour faire reconduire Nane.
+
+Comme celle-ci était déjà dans le vestibule, Jacques y déboucha par
+un autre côté, et de voir sa maîtresse chez sa mère, demeura quelques
+secondes stupide d'étonnement. Mais déjà Nane avait passé, sans paraître
+le voir, majestueuse.
+
+--Je ne pouvais pourtant pas lui dire, expliquait-elle plus tard:
+«Bonjour, je viens de prendre l'apéritif avec ta mère».
+
+
+
+
+IV
+
+ L'heureuse Mère
+
+
+ «De puella vestra, quid scribam? Valet,
+ viget, jam matura viro, jam plenis nubilis
+ annis. Mores et linguam quoque nostram
+ discit.»
+ (ERYCII PUTEANI _epistola ad Joh.
+ Baptistam Saccum, apud_ MARTINI
+ KEMPII, _Dissertat. XVI de Osculis_.)
+
+ «Que dirai-je de Mademoiselle votre fille?
+ Elle est comme une treille d'if, que vendange
+ la main des Amours. Et accueillante avec
+ cela, si vous saviez! Ni nos moeurs ne
+ l'épouvantent, ni notre langue ne la rebute
+ jamais.»
+
+Le proverbe nonobstant, mon amie Nane professait pour les amis de ses
+«amis» une haine opiniâtre et sournoise. N'ayant pas rencontré de me
+brouiller avec les miens, elle fut plus heureuse à les refroidir envers
+moi; non qu'elle y apportât sans doute de grands calculs, mais il faut
+prendre garde que la méchanceté de la femme s'accorde parfaitement avec
+sa frivolité.
+
+Certains de ses procédés valent d'être retenus.
+
+--Tiens, murmurait-elle assez haut pour être entendue au moment que le
+gros Sans, respirant avec force, s'asseyait à notre table, c'est tout
+à fait comme vous me disiez hier soir. Et elle clignait de ses yeux
+métalliques.
+
+Sans souffrait, soufflait, et ne revenait pas.
+
+Ou bien elle relatait devant le fils du conseiller N., sur notre
+magistrature, des opinions par moi émises en petit comité, et qui sont
+bien loin d'une basse flagornerie.
+
+Elle parvint même jusqu'à froisser le placide Eliburru à force de lui
+rappeler, comme par inadvertance, les caravanes de son amie Henriette,
+et que je l'avais connue longtemps avant lui (au sens de l'Écriture).
+
+Satisfaite enfin de m'avoir fait presque mettre en quarantaine par
+ces gens, tout au moins quand elle était de la compagnie, elle voulut
+l'autre jour m'offrir une compensation, et me demanda de l'accompagner,
+qui allait faire visite à sa mère:
+
+--Je l'aime beaucoup, me dit-elle. Et elle ajouta après un peu de
+silence:
+
+--Elle m'a bien battue...
+
+Nane était venue à pied, de clair vêtue, aussi printanière que la
+journée, qui était douce. A peine dans le Bois nous commençâmes de
+respirer les bourgeons qui pleurent, et je ne sais quelle langueur dans
+l'air. On eût dit qu'il était tiède par places; plus loin nous aperçûmes
+au-dessus des murs la gerbe pâle des lilas.
+
+Comme une fraise que le soleil macère dans un creux de muraille, le
+coeur de Nane parut s'attendrir; elle devint sentimentale, plaignant la
+brièveté des heures, et le temps irrévocable.
+
+--Si aujourd'hui, ajouta-t-elle, pouvait toujours durer, qu'il fait si
+bon vivre.
+
+--D'autant que cette voiture a des roues très bien caoutchoutées.
+
+--Vous ne savez, répond-elle, que prendre à la blague tout ce que
+j'admire, et moi-même, comme si j'étais un bibelot, une chose
+d'ameublement, et que vous ne croyiez pas que j'aie (elle hésite un
+peu)--que j'aie--une âme.
+
+--Mais si, mais si; seulement il y a les petits jeunes, pour s'occuper
+de ça; je ne puis pas faire tout le ménage. Et puis je ne vous ai jamais
+traité en bibelot, Nane. Vous êtes bien plutôt pour moi comme un fruit
+d'or et de sang et qui n'est pas encore tout à fait mûr. Vous êtes comme
+du vin grec dans un verre de Bohême tout rouge, au moment délicieux
+qu'on l'approche de ses lèvres: après qu'on y a bu le cristal en demeure
+longtemps parfumé. Et vous êtes encore comme l'idole qu'on tailla dans
+une pierre éclatante, précieuse, dure; comme l'idole, sans souvenir et
+sans espérance.
+
+Mon pathos n'a pas désarmé Nane; elle darde sur moi des yeux remplis de
+défi, et les coins de sa bouche puérile sont tirés en bas. Drôle, qu'il
+y eût une âme là-dedans.
+
+
+La mère de Nane est dans son petit jardin, qui arrose avec dévotion
+un carré de terre compacte et bombée, où il ne paraît avoir poussé
+jusqu'ici que quelques pierres.
+
+Après deux gros baisers sur les joues de Nane, et une révérence pour
+moi:
+
+--Voyez-vous, nous dit-elle, ce sont des salades.
+
+--Ah! oui, des salades.
+
+--Dès qu'elles auront poussé, les loches viendront et mangeront tout. Il
+faudrait passer la nuit à côté, avec une lanterne.
+
+--Tu ne feras pas ça.
+
+--Je suis trop vieille, vois-tu. Ah! si ton pauvre père vivait encore,
+lui qui les aimait tant.
+
+Cet amour d'un mort pour les salades me suggère des plaisanteries
+auxquelles il vaut mieux ne pas donner jour. Je préfère parler de
+l'arbre malingre où je m'appuie, et qui est le géant du jardin.
+
+--Vous avez là, Madame, un beau prunier.
+
+--Oui, il pousse; mais je crois que c'est plutôt un pommier.
+
+--Comment, tu n'es pas plus fixée que ça?
+
+--Je vais te dire: dès qu'il vient quelque chose, les moineaux aussi, et
+adieu!
+
+--Il faudrait peut-être, dis-je, se tenir à côté, toute la nuit, avec
+une lanterne.
+
+Cependant la vieille dame nous guide vers la maison. Elle a un peu l'air
+d'une bonbonne, la vieille dame, et roule en marchant. Mais l'oeil est
+vif encore, la lèvre rouge; et elle ressemble à sa fille--d'une façon
+terrible.
+
+Ainsi serez-vous un jour, Nane ma mie, grosse, gémissante, dans un très
+petit jardin, année d'un arrosoir vert; et votre fille, s'il vous en est
+une survenue, ira vous faire visite, avec des messieurs.
+
+Le salon est reluisant; des ronds d'étoffe sont devant les sièges; il
+y a deux tableaux de première communion pendus à la muraille; et la
+pendule, sous un globe, fait socle à un de ces Grecs illustres dont
+l'anonymat de bronze ou de zinc reste, avec les menhirs, une des plus
+sombres colles qui se posent encore à l'érudition contemporaine.
+
+--Maman, donne-nous donc un peu de cognac du baron, dit Nane.
+
+--Ah! tu t'en rappelles.
+
+Et un instant après elle nous verse, hors d'un petit flacon à fleurs,
+une chose couleur d'ambre, très bonne, d'avant le phylloxera,
+certainement. Et moi que la mémoire de ce baron imprévu avait presque
+importuné d'abord; moi qui l'avais situé tout de suite dans la haute
+banque et le culte mosaïque. Mosaïque? non pas; cet homme généreux dut
+être de race ancienne et catholique, digne de cantonner une croix de
+gueules de douze oiseaux couleur du temps. Et, d'un coeur échauffé par
+le noble jus de Saintonge, je lui fais d'intérieures excuses.
+
+Nane, qui a une chambre ici, y est montée chercher je ne sais quoi;
+nous restons seuls, madame mère et moi; et je regarde les tableaux de
+première communion. Celui-ci, au nom d'Anaïs Garbut (souvenir précieux
+si vous êtes fidèle), doit être celui de mon amie Nane.
+
+--L'autre, me dit-on, est celui de Clotilde, mon autre fille, l'aînée.
+Ah! l'ai-je assez gâtée, celle-là; et croyez que je le regrette bien.
+
+--Est-ce qu'elle vous donnerait de l'ennui?
+
+--Pas précisément; mais elle est restée gnole comme tout. La voilà
+depuis cinq ans mariée à un contremaître, avec quatre enfants, et deux
+mille quatre par an; la misère, quoi. Ah! si je n'avais à compter que
+sur ceux-là!
+
+--Vous avez eu plus de satisfaction avec la cadette.
+
+--Vous savez, elle est bonne pour moi. Elle est reconnaissante de ce que
+j'ai fait autrefois, avec si peu de moyens, pour l'élever. Et si vous
+saviez ce que ça coûte, les filles!
+
+--A qui le dites-vous...
+
+--Enfin, comme me disait le vicaire de Saint-Martial (c'est ma
+paroisse), tout le monde ne peut pas suivre la même voie. Mais ce qui me
+crispe, c'est les airs que se donnent les autres avec Anaïs. Sa soeur ne
+vient la voir qu'en cachette de son mari: avec ça que... Et lui, quand
+il en parle, c'est toujours un tas d'arias, et des airs de mépris bien
+ridicules. Je vous assure que ça n'est pas lui qui en boirait, du cognac
+du baron..... quoiqu'il aime le schnick.
+
+--Vraiment. Il ne sait pas ce qu'il se refuse. Moi, je m'en verse un
+autre verre. Le soir peu à peu envahit la pièce. Déjà je ne distingue
+plus, sous le globe, Xénophon, qui est peut-être Aristarque ou Thalès de
+Milet. Enfin j'entends dans le silence les pas de Nane sur l'escalier.
+
+--Au moins, madame, dis-je, elle ne fera rien qui puisse payer
+l'excellente éducation que vous lui avez donnée. Et si complète!
+Quoique, sur quelques points, elle l'a peut-être parachevée d'elle-même.
+
+La porte s'ouvre, et Nane peut entendre la réponse:
+
+--Moi, monsieur, j'ai cherché surtout à en faire une bonne chrétienne.
+Avec de la religion, on peut se tirer de peine partout.
+
+
+
+
+ V
+
+ L'après-midi esthétique
+
+
+
+ «Sua quemque natura in studia abripit, ad
+ quæ potissimum factus est.»
+ (J. BARCLAIUS in _Euphormion_.)
+
+ Il y a un je ne sais quoi, insensiblement,
+ qui nous entraîne à quelque étude où, sans
+ doute, nous étions destiné. Ne demandez point
+ ce qui a fait de M. de M*****, un océanographe,
+ de M. F*****, un politicien; ou porté
+ M. H*****, à l'Académie France: c'est un je ne
+ sais quoi, vous dis-je.
+
+
+Courtisane de qualité, que les Grâces trois fois décorent, ô Nane!
+quel démon vous a mis en tête le tourment de l'Art? Auriez-vous fait
+rencontre, dans une brasserie, d'un peintre, d'un esthète,--d'un
+critique, peut-être (disons le mot)? Car c'est dans les brasseries, vous
+le savez, Nane, que se rencontre l'aristocratie de la pensée; comme,
+dans les bars, celle de la naissance. Et ces Messieurs auraient-ils noué
+partie d'épaissir, à leur jargon, ce peu de cervelle qui est la vôtre,
+qu'on s'imagine mousseuse et candide, pareille à ce qui peut tenir de
+crème-fouettée sur la langue rose d'un chat. Ils vous ont parlé de
+Nietzsche, j'en suis sûr, de «tons de distance», de Gauguin. Et ils ont
+dit, avec mépris, à propos des choses qu'ils n'aimaient point: «Ce n'est
+pas de l'Art. C'est de la littérature.»
+
+Eh, laissez-le donc tranquille, l'Art: afin qu'il vous le rende. Si le
+caprice vous vient de contempler des belles choses, n'avez-vous pas
+assez de vous mirer dans votre miroir, votre beau miroir Louis XVI dont
+le cadre, doré au mat, figure une sensible bergère qui répand des pleurs
+auprès d'un nid renversé? Et sur mon âme, ce meuble est épris de vous.
+Pareille à la brume délicate qu'un soir d'août suspend sur les eaux,
+voyez cette buée qui le voile, tant il s'émeut, dès que vous surgissez
+devant lui parée de vos seuls colliers; aussi nue et moins rigoureuse
+qu'une Vérité mathématique. Mais vous, Nane, vous ne l'aimez point.
+C'est pourquoi sans pudeur vous souffrez qu'il vous épie jusque dans
+votre chair la plus secrète, avec vos genoux un peu rapprochés, vos
+coudes de corail pâle, une gorge sans escarpements; si irrégulière pour
+tout dire, en vos charmes, qu'ils ne sont peut-être qu'une exquise
+difformité.
+
+Déjà vous voici ensevelie sous le linge, armée d'un corset, de
+jarretelles, de bottines très hautes, comme en portèrent, sous leurs
+crinolines («Ah oui, dites-vous: Constantin Guys....»), les dames de
+Compiègne, autrefois. Et de nouveau vous êtes charmante. Restez-le un
+moment ainsi, voulez-vous? Non, vous préférez aller au Louvre, voir les
+nouveaux tableaux dont vous ont parlé ces gens. Et il est de fait que
+dans la rue, et «en plein vingtième siècle», comme parlent les gazettes,
+votre passage, ainsi troussée, soulèverait la critique aussi bien que
+celui de Vénus faisait naître sous ses pas les violettes couleur de nuit
+et le sang des anémones. Habillez-vous donc.
+
+Une heure à peine a passé que déjà vous êtes en toilette décente, je
+veux dire qu'on ne voit plus la couleur de votre peau. A part cela la
+jupe trahit et souligne chez vous une croupe de danseuse andalouse;
+outre qu'elle plaque si exactement au tablier qu'on connaît du premier
+coup d'oeil le module de vos nobles jambes, cette double colonne d'un
+marbre veiné d'azur, dressée par quelque dieu au seuil de la plus
+voluptueuse Atlantide.--Pourtant, de ventre, vous n'avez plus du tout.
+Où est-ce que vous avez bien pu le mettre? Malgré soi, on cherche sous
+les meubles: non, il n'y est pas.
+
+Maintenant, chapeautez-vous, Madame. Mon Dieu, comme il est plat votre
+galurin. On dirait une assiette à dessert;--ou un paradoxe de M.
+Biornstern Biornson. Tout autour il y a un rang de pensées, comme si on
+avait voulu marquer au peuple, par ce symbolisme ingénieux, que c'est un
+chapeau d'Intellectuelle. Mais au fond c'est si fatigant de penser. Et
+quand vous vous mettez à chercher des idées originales au fond de votre
+«mentalité»--tel un enfant qui pêche à la ligne dans un bocal à poissons
+rouges--cela vous donne un air triste, triste. Oui, telle que vous êtes
+alors, je m'imagine la fille d'un mercier protestant qui aurait engrossé
+sa bonne, jadis, un jour de pluie.
+
+D'ailleurs j'aimais mieux ce lampion vert et or qui couronnait l'an
+dernier les ondes de votre chevelure. C'est très joli les lampions; et
+toutefois, n'oubliez pas votre voilette, ni vos gants. Évitez même que
+ceux-ci ne soient de la même main; ou du moins de ne vous en apercevoir
+qu'en voiture, à seule fin de me les envoyer alors changer en
+disant:.«Surtout, ne soyez pas long.» Enfin mettez-vous autour du cou ce
+serpent floconneux qui vous donne l'air d'avoir passé la tête à travers
+un édredon. Et houp!
+
+Après tout, vous avez raison, pourquoi n'irait-on pas au Louvre, surtout
+par les jours froids, comme il en fait un aujourd'hui? Les salles y sont
+spacieuses, chauffées. Et puis il y a les gens qu'on y rencontre. De
+belles Londoniennes, d'abord, en étoffes bourrues, avec des gants
+amples, des souliers ronds--flanquées de leurs tristes époux. Et des
+Allemandes vêtues... ah vêtues comme les dames d'Hildburghausen; sans
+omettre ces singuliers maris à lunettes, coiffés de vert, qu'elles
+ont.--Quelques Parisiens, aussi, rares comme la véritable amitié. Pour
+ne rien dire de ces provinciaux ahuris, dont parla jadis M. Elémir
+Bourges, et qui cherchent en vain, à travers les salles du Louvre, les
+magasins du même nom. Mais ce qu'il n'y a jamais, à moins de l'amener
+comme je fais aujourd'hui, c'est une Parigote un peu pelucheuse,
+caressante à l'oeil, et qui glisse sans bruit sur les parquets ou les
+vastes dalles.
+
+Et voici toute la tribu des pauvres diables, ouvriers inoccupés,
+éclopés, échappés de l'hôpital ou de la prison, mendigos sans poste,
+assemblés et causant à voix lente autour des bouches de chaleur; ou
+bien assis en brochette, comme des oiseaux des îles, sur ces banquettes
+rouges dont il semble que la peluche soit teinte de sang. Ne feignez
+point d'être surprise qu'ils vous guettent avec ces avides yeux: ce
+n'est pas toujours de manger, Nane, que les hommes ont faim.
+
+Mais puisque nous sommes ici pour les nouveaux tableaux, allons les
+voir. Dans le Salon Carré, tenez, ce grand paysage de Poussin, on l'a
+acheté l'autre jour chez Dufayel. Vous vous plaignez qu'on ne distingue
+rien, qu'il fait trop sombre. Mais c'est toujours comme ça, au Salon
+Carré. Les tableaux n'y sont pas pour être vus. Ils se reposent, et,
+pour un peu, on leur mettrait des housses.--Et ça? Ça c'est les noces
+de Cana, en Galilée.--Beaucoup trop pour vous, n'est-ce pas; et
+vous préféreriez une bonbonnière comme celle qu'acheta Willy, aux
+Miniaturistes? Mon Dieu, l'un et l'autre sont à peu près incomparables.
+Ne les comparons pas.
+
+Mais déjà la Grande Galerie vous effraye; et vous faites demi-tour. A
+vrai dire ces milliers de figures, à droite pendues, et à gauche, sur
+un demi-kilomètre de long, et qui vous regardent sans vous voir, ne
+laissent pas d'intimider un peu. On a le sentiment qu'on va passer
+par les baguettes. Vous devriez pourtant aller dire un petit bonjour,
+là-bas, à cette Mistress Angerstein en mousseline blanche, que peignit
+Lawrence auprès de son rouge mari. Ce n'est pas au moins que j'aime la
+peinture anglaise; mais cette dame, par ses regards sinueux, par ses
+mains pleines de promesses, et ce sourire équivoque qui se joue de la
+tendresse à la cruauté, me rappelle, avec moins d'assiette, la charmante
+Mademoiselle Auguste de Crébillon-le-fils. «Ah! trop heureuse époque, où
+jusqu'au sein des maisons d'éducation...»
+
+Ici, je m'aperçus que Nane, excédée sans doute par mes discours, avait
+pris la fuite. Elle fendit, sans en paraître étonnée, tout cet or de
+soleil couchant qui poudroie à travers la Galerie d'Apollon, et je ne
+la rattrapai qu'au milieu des vases grecs, car elle courait aussi vite
+qu'une nuée d'orage.
+
+--Héla! lui dis-je, et moi qui voulais vous faire voir ce Printemps de
+Millet qui sent l'herbe, la pluie et le pommier. Il y a là un horizon
+gris ardoise avec trois oiseaux blancs qui fait songer à vos yeux quand
+vous êtes en colère. Ils sont si grands alors qu'on y cherche malgré soi
+des nuages, la mouette qui crie, et l'ivresse salée du large.
+
+Mais Nane ayant répondu «qu'elle en avait sa claque de mes boniments, et
+aussi de tous ces bibelots», nous tombâmes d'accord de quitter ce Musée
+National, et sortîmes par le Musée Égyptien où c'est en vain que je
+tâchai de l'intéresser à deux sarcophages de bois peint, don de S.A.S.
+le Khédive. Tandis qu'elle s'obstinait à les traiter de «vieilles
+baignoires», la salle spacieuse et grise, où méditent tant de dieux de
+granit, fut envahie soudain par plusieurs petites Anglaises, danseuses
+de music-hall ou de cirque, qui chantaient en choeur un air de
+cake-walk. Et tant de sans-gêne ne parut pas scandaliser ces beaux
+sphinx jumeaux, noirs comme une nuit sans étoiles, qui portent une fleur
+de lys en ferronnière. Aussi bien sont-ils en pierre--comme vous-même, ô
+Nane, deux fois dure à toucher.
+
+
+
+
+ VI
+
+ Une journée entre toutes
+
+
+ «Inter non paucula pocula.»
+ (M. T. CICER.)
+
+ Nous ne bûmes pas peu.
+
+
+--Qu'y a-t-il, me dit Eliburru? Encore Nane?
+
+--Ah! mon Dieu non; elle est hors de scène, je vous jure.
+
+--Est-ce que vous ne seriez plus avec?
+
+--Mais si. Ou avec, ou dessus, comme le Spartiate.
+
+--C'était un avantageux, ce Spartiate-là.
+
+--Et à quoi, dis-je, pensez-vous donc que je lui aide? Pas à faire des
+neuvaines à Saint-Jean du Doigt, bien sûr. Mais il y a des semestres
+comme ça, où la vie semble une chose niaise, et aussi une chose mal
+faite, laide et blessante, comme un soulier trop grand qui vous fait
+germer des cors.
+
+--C'est, reprit-il, que vous confondez entre eux, comme bien des gens,
+les outils de vivre. Vous prenez tour à tour un tire-bottes pour une
+lyre, ou ce trottin qui passe pour la Religieuse Portugaise. Le tout est
+de laisser les choses en leur place: elles y présentent de l'agrément.
+
+Nous étions assis tous deux à la terrasse du Schubert; le soir indulgent
+s'attardait sur la Ville, où mai à son déclin semblait prêter aux
+choses une douceur nouvelle. Le bruit des molles voitures croissait et
+décroissait comme s'il eût été le bruit même de la mer; et il y
+avait autour des guéridons une conversation multiple et joyeuse qui
+papillotait aux oreilles.
+
+Je suivis le trottin des yeux. Elle laissait paraître cette grâce
+souffreteuse en même temps que hardie qui émeut parfois chez les
+Parisiennes du peuple. Avec un demi-sourire d'espérance qui écartait ses
+lèvres pâles, elle allait de son pas net et presque dur vers son amant,
+sans doute; ou peut-être chez le vieux monsieur qui lui promet une
+situation.
+
+--Comment m'intéresserais-je à des choses que je connais trop bien, ou
+que je ne connaîtrai jamais? Qui me dira si cette enfant a le coeur
+bien placé, et comment saurai-je si le maître d'hôtel qui passe là
+doit d'être bouffi et jaune à une maladie de foie ou à des peines
+sentimentales? D'ailleurs, qu'est-ce que cela me fait?
+
+--Je vais vous dire. Il y avait une fois un sophiste athénien qui
+s'occupait de politique, et s'il était, peut-être, socialiste de
+gouvernement, je ne sais. Toujours est-il qu'un après-dîner il sortit de
+chez lui pour aller dire un grand discours qui devait maintenir entre
+les mains de son parti le contrôle des douanes, devoir patriotique
+extrêmement fructueux à accomplir. Mais comme il passait devant la porte
+du bel Agathon, il aperçut, au pied du figuier qui l'ombrageait, je ne
+sais quelle agitation minuscule. A y regarder de plus près, c'était des
+fourmis; et notre homme s'en amusa fort un moment, puis un autre; tant
+que l'heure y passa. Des gens chevelus vinrent enfin, au désespoir, lui
+annoncer que tout était perdu, la République compromise, les douanes,
+jusque-là affermées à d'honnêtes Phéniciens de leur bord, livrées aux
+prêtres de Delphes. Ils prononcèrent même les mots d'«obscurantisme» et
+de «flabellon». Cependant le sage s'occupait de transporter un fétu dont
+deux fourmis, des plus vaillantes, n'avaient jusque-là pu venir à bout.
+
+--Voilà un grec! Mais moi, les fourmilières, je n'ai jamais su qu'y
+flanquer des coups de pied. Sans compter qu'on n'en rencontre pas
+toujours dans les rues de Paris.
+
+--Je vous passe les fourmilières. Mais n'avez-vous pas sous les yeux ce
+qu'il vaut le mieux regarder vivre? Une femme gracieuse, et d'une âme si
+ténue, si insaisissable, qu'on l'a dû tisser avec ces fils de la vierge
+qui se balancent dans le soleil du matin.
+
+--Voilà, c'est que si je regarde Nane, j'ai envie de la toucher. Et cela
+me met dans une situation fausse, qui me gêne pour observer.
+
+--Essayez une journée seulement; vous serez baba. Si vous saviez ce que
+les drames de la vie font pâlir les inventions des romanciers.
+
+
+
+Huit jours après, au bar de la Brinvilliers, dans le tumulte triste de
+minuit:
+
+--Eh bien, philosophe, vous aviez raison: j'ai suivi toute une journée
+de Nane, pas à pas, ou de ma pensée. Rien de plus extraordinaire.
+
+--Dites-moi ça. On a toujours plaisir à voir ses théories vérifiées--par
+les autres.
+
+--C'était mardi; et voici comment les choses se passèrent. Je n'exagère
+en rien, et m'appuie, outre mes observations personnelles, sur le
+rapport que la maison Simpson-Schuhmacher, place des Victoires, m'a
+fourni au prix de deux livres sterling: «Monsieur, avais-je déclaré à
+cet industriel, je suis envoyé par la Banque N..., auprès de qui Mlle
+Hannaïs Dunois cherche à contracter un emprunt. Pour vérifier si son
+mode d'existence prête à cette négociation une base suffisante, il me
+faudrait l'emploi exact d'une de ses journées.» L'homme, s'étant assuré
+d'un regard coupant et noir que ce que je venais de dire n'était point
+vrai: «Ce sera cinquante francs», répondit-il avec simplicité.
+
+Nane donc, mardi vers onze heures, et comme Justine vient d'ouvrir les
+fenêtres, bâille: «Fait beau?» demande-t-elle; et rassurée: «Pourvu que
+ce soit la même chose à Auteuil demain. Dire qu'il va falloir encore
+aller essayer, pour cette retouche à la jupe. Et pourvu que ce soit
+prêt: peux pourtant pas aller toute nue à la course de haies.»--«Je
+crois que ça n'est pas permis, fait Justine, avec une voix de regret.»
+
+--Cette fille est stupide, interrompt le philosophe. Voyez-vous une
+tribune de femmes sans chemises? Ça serait horrible.
+
+--Entre tant Nane se lève, passe dans la salle de bains. Déjà elle n'a
+plus que ses babouches et son collier. Douche froide, courte; et puis,
+houp! elle saute dans le bain chaud, en éclaboussant les carreaux vert
+pâle. Conversation avec Justine:
+
+«--Monsieur viendra déjeuner» (_Monsieur_, c'est moi, ces temps-ci).
+
+«--Bon; c'est la cuisinière qui va encore en faire, du rousqui.
+
+--Je vous prie de me lâcher le coude, avec vos grossièretés. Voyez-vous
+cette créature; faudra que je prenne les messieurs sur ses certificats,
+maintenant! Et qu'est-ce qu'elle dit encore?
+
+--Elle trouve que Monsieur le fait à la pose; qu'il lui faut à chaque
+repas un plat chaud, au lieu de manger de la viande froide, comme tout
+le monde; qu'il se plaint toujours de ce qu'il n'y a pas assez de sel;
+et patine, et pataine...
+
+--Je vous ai défendu de me raconter tous ces ragots... Et dire, mon
+Dieu, qu'il va falloir aller essayer cette jupe!»
+
+Ici Nane préside à quelques savonnages d'intérieur. Je vous passe le
+reste de la toilette.
+
+--Oh! si vous en sautez.
+
+--Enfin l'heure du déjeuner arrive; monsieur aussi; un homme charmant,
+un peu incolore, mais si correct. On me connaît d'ailleurs.
+
+--Ah, c'est vous, dit Eliburru, le monsieur correct. Vous m'auriez
+plutôt fait souvenir de Musset.
+
+--...?
+
+--Vous ne vous rappelez pas, la Confession, et la gravure de Bida:
+«Ainsi parlais-je de déjeuner, d'une voix mordante, dans le silence de
+la nuit.»
+
+--Que vous êtes bête, mon pauvre ami!...
+
+Toujours est-il qu'on m'offre un peu de vin de Porto: «Nane, est-ce que
+c'est toujours cette chose fade et blanchâtre, qu'on vous envoie de
+Lunel par Bercy?»--«Non, il est rouge, avec ce goût de poussière que
+vous y aimez.» J'en bois donc un verre, et comme menu ensuite il y a des
+hors-d'oeuvre (ils sont convenables chez Nane): crevettes, anchois, du
+céleri-rave haché à la sauce de moutarde qui est très bon, du beurre
+avec du sel gris, et puis de ces poissons hindous boucanés, qu'on ne
+trouve nulle part...
+
+--Du haddock?
+
+--Hindous, je vous dis. D'Inde, comme Mme de Talleyrand. Après ça, des
+rognons aux oeufs pochés, dans un turban de nouilles. Après ça, des
+crêpes aux confitures: vous savez, de ces confitures glorieuses dont
+parle Montaigne. Après ça...
+
+--Merci, je n'ai plus faim.
+
+--Vous dirai-je les vins et le café?
+
+--Pousse-café, rincette, surrincette. Vous avez dû vous faire jolis.
+
+--Pas mal. Nane surtout me parut être au mieux de sa forme. Là-dessus,
+et moi-même joyeux d'avoir évité la fâcheuse congestion, chacun se tire
+de son côté. C'est ici que ça se corse.
+
+--Prenez votre temps.
+
+--Vous savez que Nane a une nouvelle manucure, une femme extraordinaire,
+dont l'existence est tout un roman. C'était la fille d'un photographe
+chargé d'enfants. Toute jeune elle épousa un employé d'octroi, qui lui
+fit cinq fils. Les uns moururent, les autres tournèrent mal; en sorte
+qu'elle est restée veuve en pleine maturité, et devenue, par un
+incroyable concours de circonstances indépendantes de sa volonté,
+marchande à la toilette. Mme Jargogne, tel est son nom, tire aussi les
+cartes, outre qu'elle a appris à faire les mains et à y lire.
+
+--Brrr!... Cette histoire est pleine de dessous.
+
+--Mme Jargogne, donc, entre familièrement, avec tout un murmure de jupes
+de soie: «Bonjour, la plus jolie. Et ces manettes! Il faut encore leur
+faire les griffes: ah! pauvres hommes. Vous ne savez pas ce que m'a
+dit l'un?»--«Vous savez, Jargogne, que je vous ai défendu de me parler
+bijoux.»--«Ouais, défendu. Et s'il s'agissait de dentelles? Mais, c'est
+vrai, vous n'aimez pas le point de Venise.»--«Moi, je n'aime pas le...»
+crie Nane suffoquée (elle en ramasserait sur la tête d'un teigneux).
+«Seulement, c'est la galette.»--«Bon! quand je vous dis qu'il ne vous en
+coûterait rien, au contraire. Figurez-vous...»
+
+--Ça devient beaucoup _Tableau des moeurs du Temps_, cette affaire-là,
+grogne Eliburru.
+
+--J'abrège donc, puisque vous refaites de la critique. Etc., etc., etc.
+A cinq heures, Nane va chez son couturier. Petite pose au salon, puis
+essayage. Le pli sur la hanche gauche à disparu. Tout va bien: «Pourvu
+qu'il fasse beau demain», soupire Nane une fois de plus; et, comme elle
+remonte en voiture: «Faites un tour de Bois, dit-elle au cocher; mais
+pas les Acacias. Et puis vous irez au Valence.»
+
+Nous y sommes un tas lorsqu'elle arrive, quelques-uns ornés de
+lorgnettes, quelques-unes d'ombrelles claires. Les cocktails sentent
+bon sur les tables; et Nane, enfouie en un profond fauteuil, bientôt
+s'absorbe à sucer d'une paille attentive je ne sais quelle eau couleur
+de couchant.
+
+Le grand Machin a gagné aux courses; d'autres y ont perdu: excellente
+préparation à faire de la dépense. La plupart tombent d'accord de dîner
+ensemble, et qu'il faut donner le ton de la vraie fête à tous ces
+étrangers qui encombrent Paris ces jours-ci. Moi, je dîne en ville: «Pas
+d'importance, me dit-on, si vous nous prêtez Nane.»
+
+«--Je vous la donne; mais ne la maltraitez pas. Elle a l'habitude d'être
+caressée: j'aimerais mieux la tuer que si on devait lui donner des coups
+de pied.
+
+--Merci, dit-elle. Est-ce qu'il faut remuer la queue?
+
+--Il faut être à onze heures et demie au Schubert, où je vous attendrai.
+
+--Ça va.»
+
+A minuit je les retrouve tous, un peu bruyants même. On a fêté, au
+dessert, une débutante cueillie Dieu sait où, et rebaptisée: Blanche de
+Chahut. Elle est silencieuse et servile: on regrette de n'avoir pas des
+chaussures sales, pour lui faire faire quelque chose.
+
+La petite fête continue. A quatre heures, on est dans un cabaret étroit
+de Montmartre, où le maître d'hôtel ressemble à un eunuque assyrien.
+Tout le monde a la voix enrouée d'avoir crié: «Vive l'armée!» et pâteuse
+d'avoir bu. Blanche chante une romance sentimentale, comme on en peut
+entendre dans les cours des maisons ouvrières: elle a ôté son chapeau,
+et l'agite mollement.
+
+Un moment après, elle n'est plus là; le grand Machin, non plus.
+
+«--Où est-il, le grand Machin? demande quelqu'un en bâillant... (Ah! ce
+qu'on s'amuse!)
+
+--Il aura gagné les petits salons, avec cette dame.
+
+--Eh bien, ils ne sont pas vites!
+
+--A cette heure-ci, dit un autre, on n'est jamais vite. C'est comme dans
+la chanson de Mallarmé, vous savez bien: «Le Monsieur qui montait n'est
+pas redescendu...»
+
+Et voilà!
+
+--C'est tout? demanda Eliburru.
+
+--C'est tout, mais vous aviez bien raison; les inventions de nos
+romanciers les plus populaires pâlissent à côté des drames de la vie
+réelle.
+
+--Quand je vous le disais, répondit le philosophe. Et, s'asseyant au
+piano, il se mit à «broder les plus folles variations» sur sa dernière
+oeuvre musicale, la bruyante _Nec mortale Sonate_.
+
+
+
+
+ VII
+
+ Nane~au~Miroir
+
+ I
+
+ «Abyssus abyssum fricat.»
+ (N.)
+ L'abyme appelle l'abyme.
+
+
+C'est un dessin d'Aubrey Beardsley, cet excellent élève du Primatice,
+un dessin pour la «Boucle» de Pope, qui a inspiré la table drapée de
+batiste et de dentelle où mon amie Nane, qui devait dîner en peau ce
+soir-là, se tenait assise. Les brosses, les houppes, les limes, dont
+elle avait cessé de se servir, gisaient en désordre et, sous les
+ampoules voilées de rose-saumon, elle considérait dans un miroir
+ourlé d'or, l'ambre pâle de ses épaules ou de ses bras, et cette face
+victorieuse qui lui est à elle-même comme un monstre toujours nouveau.
+Elle fit reluire les dorures de ses yeux, abaissa ses paupières jusqu'à
+ne plus apercevoir que la tache des cils, retroussa de côté sa lèvre
+supérieure pour se donner l'air sardonique, et, découvrant enfin l'ombre
+touffue d'une double aisselle en croisant ses mains derrière son cou, me
+dit:
+
+--Pensez-vous que moi aussi je deviendrai vieille?
+
+Comme je m'apprêtais à ne pas répondre, on vint annoncer Eliburru, qui
+devait dîner avec nous; et je priai Nane qu'on l'introduisit ici même.
+
+Le philosophe était magnifiquement vêtu. Son habit, tout battant neuf,
+lui allait comme un gant--comme un gant trop large; et il portait avec
+effort un chapeau à claque dont il semblait se demander tour à tour si
+c'était un tambour de basque, ou un plateau à petit verres.
+
+Mais Nane dit encore:
+
+--Moi aussi, est-ce que vous ne croyez pas que je deviendrai vieille, un
+jour?
+
+--Non, pas un jour, répondit le philosophe. C'est la nuit qu'on
+vieillit, qu'on devient flasque et ridé, qu'on se poche.
+
+--Pourquoi?
+
+--C'est qu'il y a des bêtes, Nane, des bêtes frileuses et presque
+invisibles, qui vivent de notre sommeil. Quand vous êtes si profondément
+endormie que vous ne savez plus même si vous dormez seule, elles se
+coulent frissonnantes entre vos draps, et c'est alors que vous rêvez
+d'abymes et de bien-aimé. Elles, cependant, de leurs doigts pâles, de
+leurs lèvres, tâchent de ravir votre jeunesse; elles vous sucent le
+sang, ou se repaissent des baisers que vous donnez à l'amant imaginaire.
+Et un matin, au sortir de leurs bras, vous vous réveillerez lasse, avec
+deux ou trois rides au coin de ces yeux jusqu'alors iréprochables: ce
+sera la patte d'oie.
+
+--Oh quelle horreur! on dirait que vous y avez passé.
+
+--Je n'ai pas eu, Nane, à perdre de beauté, qui d'ailleurs ne m'aurait
+pas offert un suffisant gagne-pain. Mais pensez-vous tout de même que
+j'aie dansé de joie de voir un jour à mon réveil que le ventre me
+pointait?
+
+--Vous deviez être bien durant la constatation. Est-ce que vous aviez un
+gilet de flanelle?
+
+Et Nane s'esclaffe. Mais tout à coup elle pousse un cri:
+
+--Ah! Seigneur, j'ai quelque chose au coin des yeux quand je ris, c'est
+horrible: est-ce que c'est la patte d'oie?
+
+Elle semble tout près de pleurer et je la console:
+
+--Que parlez-vous de vieillir, Nane, à vingt-deux ans! Vous avez
+l'éternité devant vous. Et n'écoutez pas ce sinistre philosophe avec ses
+histoires de gouges. Il n'y a d'autres bêtes, la nuit, que celles que
+vous voulez bien.
+
+Elle paraît rassurée et jette au miroir un glorieux sourire qui est
+comme l'aube sur les eaux dormantes d'un étang.
+
+--Pourtant, dit-elle, il y en a des choses comme ça, la nuit. Noctiluce
+m'a promis même de m'en faire voir, mais j'ai peur.
+
+--Moi j'ai peur que votre amie ne se moque de vous, Nane. On m'a
+toujours dit que les femmes, au contraire des chiens, ne voyaient pas de
+fantômes.
+
+--Elles y perdent, dit Eliburru. Les spectres sont des créatures
+délicieuses. Je me rappelle, dans une vieille rue de ma vieille ville,
+une maison toute noire, faite aux trois quarts d'escaliers et de
+corridors, où je recevais une amie que j'avais alors dans le commerce;
+une amie qui était la jeunesse même, la joie, et d'une chair
+incomparable. Or elle ne parvint jamais à distinguer une dame vêtue
+d'un reflet de lilas, qui entrait souvent en même temps qu'elle et nous
+considérait avec, je ne sais quelle ombre de sourire. Mais elle en
+avait, grâce à mes récits, une peur qui ne se pouvait vaincre.
+
+--Quand je serai une vieille dame morte, dit Nane, j'aimerai à me vêtir,
+moi aussi, de brouillard lilas, et de fumée rose; je me nourrirai avec
+le parfum des fleurs; ou avec l'odeur des prunes, qui est délicieuse et
+qui me donne des envies d'amour.
+
+Elle ferme les yeux et s'imagine peut-être, dans l'ombre et l'herbe d'un
+verger, sucer l'or des mirabelles, tandis que les abeilles bruissent
+autour des branches et qu'un papillon couleur de soufre se balance
+indolemment au milieu de la chaleur.
+
+--Mais je ne sais pas du tout, reprend-elle, ce que je ferai quand je
+serai une vieille dame vivante. Peut-être vendrai-je des journaux dans
+un kiosque, près de Saint-Lago avec un roquet qui aboiera aux clients.
+Il ne me sera pas resté d'amis, personne ne viendra causer avec moi,
+jamais, pas même le sergent de ville; et j'aurai envie de pleurer à voir
+les mômes, sur le trottoir, découvrir leurs chaussettes--comme moi,
+jadis.
+
+--Ne pleurez pas, bébé, les choses ne seront pas si noires, mais, _au
+contraire_, un de vos amis vous ayant acheté un fonds de commerce, vous
+trônerez au milieu d'une belle épicerie. Il y aura tout autour de vous
+des ananas écailleux, mille pâtés dans des boîtes brillantes, et
+ces flacons où les fruits confits ressemblent aux pierres les plus
+précieuses. Il y aura aussi les regards en coulisse des garçons qui
+loucheront sur la patronne en pensant à tant de belle chair perdue sous
+vos amples jupes. Car vous serez grasse, Nane; mais vous serez sévère
+aussi et ne souffrirez point de galanterie des subalternes.
+
+--Et pourquoi, dit le philosophe, ne seriez-vous pas la châtelaine
+d'une bicoque Louis XIII, blanche et rouge, qu'on apercevrait de loin
+à travers les trembles? Vous y porteriez le deuil honorable de feu le
+colonel de réserve votre mari; il aurait toujours sa place à la table
+où, trois fois la semaine, vous joueriez le whist avec quelque hobereau
+sondeur du voisinage et monsieur le curé.
+
+--Non, non, pas de curé, ça porte malheur!
+
+--Ah ça! Nane, seriez-vous devenue anticléricale?
+
+--Mon ami, répond-elle avec un regard majestueux, je ne suis plus une
+enfant. Je pense que les curés sont des hommes comme les autres.
+
+--Mais vous ne crachez pas chaque fois qu'un homme vous approche, il me
+semble.
+
+--Il y a des moments où je me demande si vous n'êtes pas un peu idiot.
+
+Dans le silence qui suit cette déclaration, entre Noctiluce, que
+personne n'attendait: on dirait l'heure qui précède les cyclones, et que
+les choses deviennent noires autour d'elle.
+
+--Voilà, dit le philosophe, quelqu'un qui va nous dire ce que fera Nane
+une fois vieille.
+
+Les deux femmes sont sur le sofa, et Noctiluce, en fixant sur sa
+compagne des yeux lourds de passé:
+
+--Je sais, dit-elle, moi, ce qu'elle fera avant même d'être vieille.
+Parce qu'elle aura aimé, quoique on lui ait dit, ce qu'il ne faut pas
+aimer, nous nous vengerons; elle deviendra folle. Alors elle ira de long
+en large dans sa cage, ridée et nue, en poussant des cris. Ou bien elle
+se tiendra accroupie, à manger de la terre.
+
+Nane est devenue toute blanche; alors Noctiluce se penche plus près
+d'elle encore, et lui parle bas.
+
+
+ II
+
+ «Sathan propior nobis est quam ullus credere
+ possit. Hæc non sunt vana et inania terriculamenta.»
+ (M. LUTHER. _Colloquia. t. I, page 240,
+ édition Bindseil._)
+
+ Le diable est plus notre voisin qu'on ne
+ saurait croire: ce n'est pas un vide et
+ vain épouvantail.
+
+Nane est à son miroir, de nouveau. Mais elle n'y jette, dirait-on, que
+des regards languissants et sans fierté, comme si elle était moins
+orgueilleuse aujourd'hui que lasse de cette image, et d'elle-même. Comme
+elle s'est, entre tant, brouillée de nouveau avec sa manucure, elle fait
+ses ongles toute seule; et il est manifeste qu'elle y est distraite:
+celui de l'annulaire gauche a été sur les côtés limé trop près de la
+chair, et elle oublie à plusieurs reprises de mettre du corail sur le
+chamois.
+
+Voilà trois semaines que je ne l'ai vue, ayant été appelé en province
+et en famille par un de ces partages à l'amiable qui ne laissent pas
+de rappeler à l'occasion quelque conciliabule de gentilshommes, après
+détroussement de diligence.
+
+--Qu'avez-vous fait de bon, Nane, ces temps-ci?
+
+--Je n'ai rien fait, dit-elle; rien fait de bon.
+
+--Et Noctiluce? dis-je, songeant qu'à mon départ on commençait de la
+rencontrer beaucoup ici.
+
+Nane a l'air gêné:
+
+--Je l'ai vue un peu, répond-elle; je n'ai plus envie de la voir.
+
+--Elle vous ennuie, déjà?
+
+--Non, non. Mais, voyez-vous, elle m'a enseigné des choses que
+j'aimerais mieux pas. Ah! pourquoi êtes-vous parti?
+
+--Enfin, qu'est-ce qu'il y a eu?
+
+--Je vais vous le dire. Vous savez si je suis libre penseuse.
+
+--Libre penseresse, Nane: c'est plus élégant.
+
+--Eh bien, je ne sais plus que croire. Entre autres choses, et ça,
+c'était avant votre départ, elle m'a menée chez des spirites, à Passy.
+Là, une dame anglaise qui regardait dans une carafe m'a écrit une lettre
+de la part de mon père mort, et juste son écriture--comme je vous vois.
+
+--Et qui disait?
+
+--Oh! des choses très bien, des conseils: d'aimer ma mère, d'aimer les
+pauvres...
+
+--...Pas tous, Nane, laissez-en...
+
+--...De continuer dans la vertu.
+
+--???
+
+--Etc., etc. Noctiluce m'a très bien expliqué: ça veut dire qu'on peut
+faire ce qu'on veut si on ne pense pas mal, si on voit tout sous le...
+le je ne sais plus quoi... de l'amour.
+
+--Et ensuite?
+
+--Ensuite? Elle m'a menée chez une personne--je ne puis pas tout vous
+dire, et puis je crois que j'ai un peu rêvé. Bref, il était en colère,
+et Noctiluce lui a parlé étranger, et il s'est mis à jouer d'une espèce
+d'orgue. Alors ça été peu à peu comme si je fondais, et que nous serions
+devenus plus de trois. Et les autres faisaient signe que non, excepté
+un avec les yeux baissés, qui faisait signe que oui: il me semblait que
+c'était le plus beau. Alors il est venu vers moi,... pour m'embrasser;
+il a soulevé les paupières (oh!) et je suis devenue comme un glaçon.
+
+Plus tard, je me suis retrouvée au lit, et Noctiluce dans ma chambre,
+qui riait, qui m'a dit que j'avais rêvé, que ça ne serait rien pour
+cette fois-ci, qu'il ne fallait pas en parler, ni y penser. Mais--si
+vous aviez vu les yeux. Quand je suis seule, ils sont toujours dans un
+coin de la chambre, fixés sur moi.
+
+Et Nane presse son coeur de ses deux paumes.
+
+--Ma pauvre Nane, on vous a tout bonnement trimballée chez un
+hypnotiseur. Il a pris vos mains, n'est-ce pas, et s'est mis à vous
+regarder?
+
+--Pas du tout; il regardait un côté du plafond.
+
+--Précisément, dis-je; il cachait son jeu: tout ça, ce sont des trucs.
+Mais, vous vous en êtes tenue là, je suppose, de vos expériences?
+
+--Oui, c'est-à-dire, une autre fois. Je ne sais pas ce qui démantibulait
+Noctiluce, elle était comme folle: je l'avais toujours dessus, avec des
+projets extraordinaires, pour le temps que vous ne seriez pas là. Moi
+alors, j'ai eu envie de refaire, avec le monsieur à l'harmonium; mais
+elle s'est mise en colère: j'ai cru qu'elle allait me battre. Et de me
+dire que j'avais été trop gourde, que j'attraperais quelque chose à
+parler de ça, etc. Finalement, elle m'a menée à la messe noire, mais
+pour rire, je pense; une messe noire pour femmes seules.
+
+--Ah! et c'est Vanor qui officiait?
+
+--Non: c'était un vilain bonhomme, couleur cheminée. Là, il s'est donc
+fait un tas d'horreurs. On a beau ne plus être chrétienne, tout de
+même ça me dégoûtait; et encore, je crois que c'était du battage. Mais
+ensuite, quand le négro a été parti, on a commencé de s'amuser--et c'est
+là que j'ai eu peur.
+
+--Mais de quoi, tout de bon?
+
+--Ah! dit Nane, d'un air chaste, songez: il n'y avait plus que des
+femmes...
+
+
+
+--Qu'en pensez-vous? dis-je au philosophe, après lui avoir rapporté les
+discours de Nane.
+
+--Je ne sais trop que vous dire, rumine Eliburru dans sa barbe noire.
+D'une part, cette louve de Noctiluce a mené Nane à de laides orgies,
+cela saute aux yeux.--Mais il y a autre chose, que vous découvrirez
+peut-être vous-même, en y réfléchissant: je puis toujours vous dire
+qu'on a fait, au moins une fois, jouer cette enfant avec des jouets
+au-dessus de son âge et quelle s'en est tirée à bon compte--jusqu'ici.
+Et cette Noctiluce est vraiment singulière. C'est, je pense, une
+curieuse, blasée sur les tourments physiques: variété particulièrement
+dangereuse.
+
+--Merci, lui dis-je, vous m'avez rendu tout cela clair comme eau de
+roche.
+
+
+
+
+ VIII
+
+ Venise sentimentale
+
+
+
+ Ibi civitas sunt Venetiae.
+
+ (OLIVARIUS in Pompon. Mel.)
+
+ L'inconnu, dont la lune éclairait les traits
+ repoussants, tendit son bras vers une masse
+ de brumes et de lueurs:
+
+ --Voilà Venise, dit-il; et c'est par une nuit
+ pareille que le prince lombard jeta ses éperons
+ d'or à l'eau, en jurant de ne plus chevaucher
+ jamais que Cornarine au nombril brillant,
+ et les vagues de la mer.
+
+ --Il est vrai, dit un autre, et c'est par une
+ pareille nuit que Jean-Jacques reçut d'une
+ courtisane, qu'il n'avait pas satisfaite, le
+ conseil de se vouer aux mathématiques.
+
+ --Hélas, dit mon amie, c'est par une pareille
+ nuit que l'ardente Aurore Dupin voulut
+ persuader le seigneur Pagello, dont elle ne
+ fut jamais bien comprise, qu'il était son
+ premier roman.
+
+ --Et c'est, lui dis-je, par une nuit pareille,
+ que Nane, de ses lèvres ruineuses, baisa pour
+ la première fois son ami, à travers mille
+ serments dont pas un n'était vrai.
+
+Cet automne que nous fûmes à Venise, mon amie Nane et moi, nous étions
+partis de Bordeaux. C'est ainsi, mais par mer, qu'il faudrait toujours
+quitter la France; et les regrets qu'on emporte de ce beau royaume
+seraient moins vifs, si on ne lui disait adieu qu'à travers cette cité
+de vin et de morues, couchée sur les bords noirs d'un port sans navires.
+
+Car ces matins ne sont plus où se voyaient de riches armateurs, en
+pantalon de nankin, sur le damier des quais. Cependant on débarque le
+sucre et le précieux café que les noirs du Petit Goave ont enveloppé de
+pagne; et une belle dame à la taille haute regarde languissamment sous
+son ombrelle à franges, en rêvant peut-être aux aides de camp de M. le
+duc d'Angoulême.
+
+Nous passâmes ensuite par ces villes du Sud, où il y a beaucoup,
+assure-t-on, de huguenots: Nîmes, Orthez, Montauban, Moissac. Peut-être
+ne sont-elles pas citées dans l'ordre; et d'ailleurs nous ne les
+distinguâmes point, parce que c'était un train de nuit. Mais, à l'aube,
+ce fut Arles en robe lilas, des architectures gallo-romaines, et, sur
+le quai de la gare, une fille, de chair grasse et mate, qui vendait du
+raisin très mûr. Alors, mon amie, s'étant soulevée sur sa couchette,
+demanda:
+
+--Combien de stations y a-t-il encore?
+
+--Soixante-dix-huit, répondis-je,--et elle retomba accablée.
+
+Les topos de Nane manquent un peu de précision. Elle n'a pas reçu, étant
+d'extraction obscure, cette forte éducation géographique qui nous permet
+de ne pas confondre l'île de Nossi-Mitsiou avec le détroit ou phare de
+Messine.
+
+Elle a d'ailleurs peu de prétentions aux sciences, contente de régenter
+les lettres et les arts. Elle ne croit pas non plus que l'archéologie ni
+l'érudition historique lui soient tout à fait étrangères. Mais peut-être
+s'y exagère-t-elle sa valeur.
+
+Les douanes passèrent. Nous étions en Italie, et Nane s'indigna de
+n'apercevoir autour d'elle aucun changement. Les plus lointains regards
+qu'elle ait encore jetés sur le monde, c'est jusqu'à Mustapha-Supérieur;
+et longtemps elle caressa l'illusion que les pays étrangers sont
+autre chose qu'une espèce de France plus mal tenue, habitée par des
+professeurs de langues. Peut-être espérait-elle aujourd'hui qu'elle
+allait voir des gens se promener nus, les pieds en l'air, avec des yeux
+sur le ventre, ou toute autre chose de ce goût là; en sorte que d'être
+déçue elle devient injuste, tourne le dos au paysage éblouissant et mou,
+et ne veut même pas reconnaître dans l'air cette odeur d'épices, qui est
+proprement l'haleine de l'Italie. Car chaque pays a la sienne. C'est
+ainsi que l'Angleterre sent la marmelade et les houilles éteintes,
+tandis que l'Espagne est toute odorante de sang, de fleurs corrompues,
+de sueur; et pour l'Allemagne je n'en sais rien, sinon que la chambre de
+Fräulein exhalait le parfum du café au lait refroidi.
+
+Mais Nane est insensible à ces nuances. Aussi ne lui parlerai-je point
+des petits ports hindous, où l'on respire le safran et le poisson salé;
+ni du Maroc, empire fleuri, aromatisé de jonquille; non plus que de
+cette île créole qui répandait au loin, sur la mer nocturne, l'âme des
+cassies et des gérofliers.
+
+D'ailleurs mon amie avait été plutôt âpre à me reprendre sur mon
+attitude à la douane. Elle a entrepris depuis peu de refaire mon
+éducation, bien différente de ce qu'elle était jadis sous la lune de
+miel, attentive alors à me découvrir sans cesse quelque perfection
+nouvelle. Je l'entendais, par exemple, me dire tout à coup:
+
+--Comme vous avez le pied petit.
+
+--Je l'ai plutôt mince, répondais-je avec complaisance, tout près de
+piaffer.
+
+Et Nane répétait docilement:
+
+--C'est vrai, plutôt mince.
+
+--Ou bien:
+
+--Comment faites-vous pour avoir des pantalons si droits?
+
+--Je les fais repasser, Nane.
+
+Mais aujourd'hui:
+
+--C'est extraordinaire ce que vous savez peu parler aux subalternes.
+Vous leur dites tout le temps: «Ayez la bonté de ceci, de cela.
+Voudriez-vous porter ces sacs... m'indiquer le télégraphe...» Ils sont
+payés pour ça, après tout.
+
+--Tout le monde, Nane, est payé «pour ça». Croyez-vous pourtant que si
+j'allais dire à quelques personnalités haut placées: «Ayez donc la bonté
+de reprendre ces traditions de raffinement, d'élégance dans la force,
+qui paraissent tombées en désuétude depuis M. de Morny,» ils ne
+m'enverraient pas au bain? Et Dieu sait pourtant, en fait de bains...
+
+Elle fait la moue.
+
+--Pourquoi n'êtes-vous pas républicain?
+
+--Je trouve que mon père l'a été pour deux.
+
+La moue s'accentue. Mais voilà bien Nane. Elle est, naturellement,
+incapable de raisonner. C'est un beau réflexe, qui dit quelquefois des
+choses, par simulation.
+
+Cependant le Milanais s'enfuit lentement de droite et de gauche, avec
+ses fossés pareils aux mailles d'un réseau, sa terre gonflée comme une
+mamelle, et de la vigne qui monte aux arbres, toute rouge. Ce train n'a
+pas de wagon-restaurant; et nous dînons (mal) dans un buffet enrichi de
+stucs multissimicolores, dont le Palladio se fût attristé sans doute,
+ou diverti. Il y a aussi des mouches; il y en a partout, jusque dans la
+paille des fiascos.
+
+Et Nane se débat contre les longs serpents de pâte. Elle me rappelle
+Laocoon, en petit. Mais comme elle a taché, décidément, sa veste fauve:
+
+--C'est sale, dit-elle, l'Italie.
+
+La nuit passe. Changement de train, dès l'aube; et, à Meste, je vois
+sans plaisir monter auprès de nous une ancienne connaissance d'Aix. Je
+ne me trompe point: ce cirage en moustaches, ces yeux qui semblent nager
+dans l'huile comme des cèpes de conserve, ces mains adipeuses, nul
+doute. Lui, manifeste une joie haute. Qu'est-ce qui m'amène à Venise? Et
+il coule ses yeux gras vers mon amie, jusqu'à présentation:
+
+--Le marquis Gondolphe. Mme Hannaïs Dunois.
+
+Nane est ravie. D'abord elle n'a vu que moi depuis un tas d'heures, ce
+qui est tout près de m'avoir assez vu, et puis je soupçonne cette jeune
+républicaine de nourrir pour la feuille d'ache une passion honteuse.
+
+Et enfin, voici Venise. Sous le soleil qui monte, elle est grise et
+rose, comme un flamant.
+
+
+On m'avait dit: «N'allez pas à l'hôtel. Le service est inimaginable. Et
+puis il n'y descend que des voyageurs en vins d'Asti, «d'Asti spumante».
+Ou bien des photographes d'art.»
+
+Et on m'avait dit: «Surtout, ne louez pas. Vous vivriez entre les
+cancrelas et les gouttières. Et même, depuis quelques années, il y
+revient. C'est ainsi qu'un Anglais a été trouvé mort, l'autre jour, on
+ne sait de quoi, et son chien aussi, sous son lit.»
+
+--Qu'en pensez-vous, Nane?
+
+--Ça m'est égal, dit-elle; pourvu que ce soit une maison neuve.
+
+Mais Gondolphe se range côté hôtel. (Quelle commission peut-il bien
+toucher au juste?)
+
+--Allez donc à Hispaniola. C'est très bien; et vous avez l'eau.
+
+Nous y allons. Le ciel s'est couvert. Il commence à pleuvoir, et les
+appartements ferment mal. C'est vrai, nous avons l'eau, comme dit
+Gondolphe.
+
+Ce Gondolphe a tout le charme des compagnies douteuses. Avant qu'on ne
+le rencontrât à Aix, il avait deux ans, ou trois, vécu à Paris, quelque
+chose dans les consulats. Mais il semblait plus occupé de concerts que
+de politique: et le reste du temps on le pouvait voir au Washington, où
+du reste il se ruina. Dans la suite le baccara lui fut plus favorable.
+«On ne peut pas toujours perdre», vous disent ces vieux messieurs de
+stations balnéaires, dont le bruit court qu'ils se sont décavés, étant
+jeunes. C'est ennuyeux d'être né si tard qu'on ne leur sert jamais qu'à
+se refaire.
+
+Gondolphe, qui n'est pas un vieux monsieur, m'a mené au cercle de
+la Girafe: «Tout ce qu'il y a de mieux, ici», assure-t-il. Valets à
+moustaches, en livrée d'un rouge douteux, et qui restent assis quand on
+entre,--tapisseries du second Empire «genre Gobelins», un peu moisies
+(mais cela leur vaut mieux), et des crachoirs dans tous les coins,
+comme aux salles d'attente de la Compagnie de l'Ouest,--et une cagnotte
+vraiment par trop béante, à la table de bac: celui-ci, d'ailleurs,
+paraît étiolé; et puis on n'entend pas, dans ce pays de billets, le joli
+son de For, discret «leitmotiv» de Pallas, sous les doigts du changeur.
+
+Ces Italiens sont d'une impudence gracieuse: ils vous marchent sur les
+pieds avec des révérences. Nous étions, hier, Nane et moi, à la
+terrasse de cette pâtisserie si joliment levantine qui fait face à San'
+Giminiano[1], quand débouchèrent du Broglio l'inévitable Gondolphe,
+et un jeune homme très beau, bestialement, avec de trop petits pieds
+chaussés étroitement (cuir jaune et vernis). Celui-là, dénommé Dolcini,
+ne parle pas; mais il regarde avec des yeux si humides que j'ai envie
+d'essuyer les joues ovales de mon amie, où s'est posé son regard.
+
+[Note 1: L'église de San Giminiano a été démolie au commencement du
+18e siècle.]
+
+Il nous quitta, et Gondolphe, que le zucco semblait rendre plus
+communicatif encore qu'à l'ordinaire:
+
+--Si vous aviez connu, dit-il, sa mère, la marquise. C'était une Vénus.
+Avec ça et des seins de pierre, monsieur.
+
+--Ça devait lui peser, remarque Nane, en portant la main vers sa gorge.
+
+Et notre ami ajoute rêveusement:
+
+--Ç'a été ma première maîtresse. Ah! ça ne nous rajeunit pas.
+
+«La discrétion, a dit un poète arabe, est à l'amour comme au sabre son
+fourreau: elle le garde de souillure.»
+
+On dirait, depuis quelques jours, que Venise commence à n'amuser plus
+autant mon amie. Elle m'a dit l'autre soir en bâillant:
+
+--Savez-vous ce que nous devrions faire demain? Une promenade en
+voiture.
+
+--Mais Nane, ne vous êtes-vous pas encore aperçue qu'il n'y a de chevaux
+à Venise qu'en cuivre? Et le seul animal de trait qu'on y connaisse est
+le Bucentaure. Encore n'a-t-il plus servi depuis qu'il alla chercher
+Henri de Pologne. Jean Bellin (est-ce bien Jean Bellin, ou Tiepole?) a
+représenté le roi au moment qu'il débarque, accompagné de Barbezières et
+de Villequier. (Au fait, était-ce ce bien Villequier?)
+
+--J'ai connu, dit Nane, un Villequier.
+
+--C'est bien ça: un officier, brun, mince.
+
+--Le mien était peintre sur porcelaine. Même il a fait un service de
+quatre cent quatre-vingts pièces, où je suis représentée en Diane, et
+qu'on a acheté pour l'Elysée.
+
+--Ainsi, Nane, M. Loubet se trouve jouir quatre-cent quatre-vingts
+fois de votre image, pendant que je n'ai, moi, que deux ou trois
+photographies.
+
+--Les domestiques en auront peut-être cassé.
+
+--Mon chéri, lui dis-je, chagrin de son irrespect, les domestiques de
+l'Elysée ne cassent rien. Les patrons non plus, d'ailleurs.
+
+Cependant, sous le ciel gris de perle, Venise amortit ses verts et
+éclaire ses roses.
+
+--Un Sisley, dit Nane.
+
+Car elle me comble maintenant d'opinions jusque dans les minutes les
+plus sacrées; et j'ai perdu tout espoir qu'elle se taise jamais plus,
+comme au temps où je lui avais persuadé que le silence donnait une
+expression ironique à son visage.
+
+Elle me croyait, alors.
+
+--Sisley? lui dis-je.
+
+C'est comme si elle me parlait d'un corps chimique nouveau: je prends
+un air bête, mais bête, qui la fait écumer tout de suite. C'est la
+vengeance des pauvres hommes, ces jeux de physionomie: les seuls, dit
+Eliburru, où l'on ne perde point son argent.
+
+--Vous n'allez pas, me dit cette gracieuse personne, me charrier
+longtemps, je pense.
+
+Elle s'irrite, au fond, que je ne croie plus à ses esthétiques, depuis
+ce jour où je lui voulus faire admirer sur un piédestal les plantureuses
+ciselures de Leopardi. Au lieu de ça, elle mettait ses mains, comme une
+enfant sale, dans les creux secrets du bronze, ou bien tirait la langue
+à deux ou trois dames allemandes qui la regardaient avec ce regard
+d'envie qui est encore ce qu'on a trouvé de mieux, à l'étranger, comme
+opinion sur nos femmes.
+
+--Qu'est-ce qu'elles ont à m'acheter comme ça? Je suis sûre que j'ai
+quelque chose qui ne va pas. Regardez.
+
+Elle sourit d'un air victorieux et tourne avec lenteur sur elle-même, en
+haussant les seins.--Sa robe est bleu pastel ornée de boutons en émail
+camaïeu, où sont représentés des attributs Empire--la jupe volantée
+trois fois en forme, tout en bas. Et son chapeau est fait d'un seul
+oiseau dont on dirait, tant il est plat, que pendant longtemps quelqu'un
+de très lourd s'est assis dessus. Enfin elle cesse de girer, et me dit
+d'un air grave:
+
+--Pourquoi voulez-vous que j'admire toute cette décadence? Ça ne
+vaut pas mieux que Florence; et vous savez, aussi bien que moi, que
+Michel-Ange a tué la sculpture.
+
+Sur le moment ça me donne un coup. Mais je me remets et lui demande avec
+douceur:
+
+--Nane, est-ce que vous connaissez M. Claude Anet?
+
+--Oui, de nom.
+
+--Eh bien, il a écrit une chose sublime: c'est qu'«il faut battre les
+femmes maigres avec un bâton».
+
+Nane hausse les épaules et regarde le soir qui tombe. Elle se retourne
+pourtant, au bout de quelques minutes, et me dit d'une voix mouillée:
+
+--Corot a dit quelque chose de bien plus sublime à propos du crépuscule.
+
+Je prévois.
+
+--Il a dit: «C'est l'heure où les fleurs font leur prière.»
+
+Décidément, il me vaudra mieux m'entretenir avec autre chose. Moi aussi,
+je tourne le dos et contemple le paysage: une buée lente, peu à peu,
+enveloppe Venise, qui semble descendre et s'ensevelir dans les eaux.
+
+
+Et, enfin, nous voilà de retour, paisibles, encore que les conditions
+de notre départ n'aient pas laissé d'envelopper ce que ma compagne
+appellerait, en son ramage, «un peu de chichis».
+
+De quelques jours nous n'avions été quittes des deux marquis: devant
+les Tintoret; à Saint-Marc, caverne d'ombre et d'or où des pirates
+enchâssèrent dans la mosaïque tout un butin de marbre; sur le Lido
+lépreux, ils étaient là, à droite, à gauche, le plus vieux qui tâchait
+à démarquer Casanova pour s'en composer des aventures; et l'autre,
+Dolcini, couvant Nane de l'humide silence de ses yeux: en vérité, il eût
+été assis sur un gros oeuf que je ne lui aurais pas trouvé l'air plus
+bête. Mais Nane le considérait avec bienveillance.
+
+L'autre soir, prise de migraine, elle monta se coucher au sortir de
+table, et me laissa seul au salon. Gondolphe, entré presque aussitôt, me
+mit en soupçon par tant de hâte qu'il n'y eût complot, peut-être, pour
+m'endolciner. De l'empêcher ou de le surprendre, je choisis le second,
+pensant que ce me serait une vengeance à la fois amère et douce de
+planter là cette perfide, en proie à son Italien.
+
+Plus j'y réfléchissais, plus mes doutes prenaient figure de certitude.
+Nane devait avoir accepté rendez-vous au dehors, et, pourvu que je ne
+fusse pas absent moi-même beaucoup plus d'une heure, j'étais sûr de la
+pouvoir cueillir à son retour, et avec quelques «je sais tout» extorquer
+un aveu de sa première surprise.
+
+Je me laissai donc conduire à la «Girafe», où nous devions trouver, me
+dit Gondolphe, «un baccara épouvantable». Mais ce n'était qu'un chemin
+de fer très omnibus qui évoluait avec parcimonie autour d'une mise de
+cinq lires. Un écarté avec mon compagnon me séduisit davantage.
+
+Dieux puissants! Il gagna onze parties de suite, puis trois encore, puis
+sept. Vingt et une parties sur vingt-quatre, qui a jamais vu cela
+dans notre France? (Ah! me disais-je, décavé, ce Dolcini n'a même pas
+l'esprit de dessous le linge.) Gondolphe alors me proposa de jouer sur
+parole, et je refusai: «Mais, lui dis-je, ma pelisse, voulez-vous,
+contre cent louis? Il gagna encore.
+
+--Vous me la prêteriez bien pour rentrer chez moi?
+
+--Vous ne jouez plus?
+
+--Que voulez-vous que je joue? Ma veste?
+
+--Jouez votre dame.
+
+Il était sérieux à gifler. Mais il me sembla plus drôle d'accepter cette
+proposition romantique.
+
+Il fit cartes, tourna la dame de coeur; j'avais les trois autres, par
+deux valets, jeu de règle; et, en effet, je marquai un point.
+
+La veine avait tourné enfin (que faisiez-vous, Nane, cependant?) et je
+regagnai ma pelisse (du renard tout frais-venu de Sibérie), mon argent,
+celui de Gondolphe, qui se trouva peu de chose au comptant, et une somme
+assez grosse sur parole. Je lui offris, pour celle-ci, tout le temps
+qu'il voudrait, à quoi mon homme répondit fièrement qu'il s'acquitterait
+dans les vingt-quatre heures. Voilà, mais lesquelles?
+
+Entre tant, comme fait l'eau d'une salade qu'on secoue à force, Nane
+m'était sortie de la tête. Il est vrai aussi qu'on n'éprouve pas
+deux passions à la fois et que le jeu l'emporte sur n'importe quelle
+curiosité sentimentale. Cette fois même, il l'avait tuée, et lorsque
+ma maîtresse me revint à l'esprit, ce ne fut plus parmi de ces images
+grossièrement désobligeantes dont l'Éthique nous a laissé l'analyse--ou
+la confession. On eût dit plutôt des cartes transparentes après du
+haschish, quand tout devient autour de nous à la fois comique et
+chatoyant. Je songeais aussi à des gravures de la Restauration, où des
+gens d'une surprenante impassibilité, corrects de tout le haut du corps
+comme des notaires, quelques-uns avec un léger collier de barbe, se
+livrent sans abandon à une gymnastique d'intérieur. On en pourrait
+illustrer quelque casuiste espagnol, si tout cela ne s'intitulait avec
+fraîcheur: «la bonne mère», «à la couturière», «à l'enfant»...
+
+Ma gondole, cependant, me ramenait à Hispaniola, selon ces courbes
+précises et molles qui en font la plus voluptueuse des voitures, et,
+chaudement, dans ma pelisse reconquise, je regrettais que l'hiver fît
+taire ces choeurs nocturnes dont la romance semble glisser et rebondir
+sur les eaux.
+
+Je songeai qu'au cours d'une nuit délicieuse parmi les nuits de cet
+automne étrange de Venise, où nulle feuille ne tournoie, alors que
+l'âme, suspendue entre l'espace et la durée, est comme un éther qui
+jouirait de s'accroître élastiquement, et que la musique n'a plus, pour
+ainsi dire, de contour extérieur, ma compagne, dont le beau visage
+ironique, pâle et busqué évoquait Jessica, m'avait dit avec émotion:
+
+--Vous vous souvenez? Ils ont joué ce même air chez Paillard.
+
+--Non, je ne me souviens pas.
+
+--Vous autres hommes, soupira-t-elle, vous n'avez pas de sensibilité.
+
+Que fait-elle maintenant, Nane? S'il n'y avait rien de vrai dans mes
+soupçons, et qu'elle soit à se coucher toute seule, bien sage, lasse de
+m'attendre? Sa belle liquette chauffe auprès du feu; mais la batiste en
+restera froide par places. Et cela, tout à l'heure, la fera frissonner;
+comme un étang où soudain l'on s'écrie à rencontrer, sous l'eau
+dormante, une eau plus froide, et qui court.
+
+C'était à peu près comme j'avais prévu, sauf que Nane avait choisi de
+faire chauffer sa chemise sur elle-même. Accroupie auprès du feu, elle
+transparait à travers le lin, et il semble que la flamme l'ait dorée;
+ou plutôt, sa chair a la nuance d'un quartier de mandarine. Maintenant,
+elle me guette du coin de l'oeil, et pose; moins orgueilleuse de la
+décisive géométrie de son corps que de sa chair voluptueuse, qui vous
+met l'âme au bout des doigts, de sa hanche qui se tend ou de ces
+secrètes ombres dont elle voit que ma figure malgré tout s'émeut.
+
+Et elle a un sourire parfaitement obscène.
+
+--Vous avez l'air, lui dis-je, de ces «suspensions» que les ménagères
+voilent de tulle aux approches de l'été, par crainte des mouches.
+
+Mais Nane, dédaigneuse des épigrammes, quitte la cheminée et se
+couche, occupation où beaucoup de gens s'accordent avec moi à la juger
+irrésistible.
+
+Un peu de temps se passe et ce n'est que plus tard que Dolcini retombe
+dans la conversation.
+
+--.........................?
+
+--Non, c'est lui qui est venu me voir, avoue Nane avec une candeur
+presque excessive.
+
+--Et alors?...
+
+--Mais non, je vous assure. Et d'ailleurs, s'ils sont tous aussi
+mollassons que lui à Venise! Alors, quand j'ai vu ça: «Ouste, je lui ai
+dit, mon enfant. On vous a assez eu». Le malheur, c'est que ça ne lui
+entrait pas et qu'il a fallu lui expliquer avec douceur, quoi, qu'il
+commençait à me courir, qu'on ne l'avait pas fait venir pour entretenir
+le feu--et si son père l'avait fait faire dans les prisons--comme les
+noix de coco. Du coup, il a mis son chapeau sur sa tête; et il est
+parti, avec votre parapluie, même.
+
+--Vous comprenez, Nane, que si on ne peut plus sortir sans risquer
+d'être dépouillé de tout ce qu'on aime...
+
+Etc., etc. Là-dessus, on dormit un peu. Mais sur les dix heures:
+
+--Nane, Nane, criai-je en la secouant, je viens de recevoir une dépêche.
+Nous partons pour Paris. A moins que vous ne restiez à conquérir des
+Vénitiens.
+
+--Ah! non, répondit Nane en bâillant: leur bouche!
+
+
+
+
+ IX
+
+ L'indifférent
+
+
+
+ «Zelotypus..., qui enim imaginatur mulierem,
+ quam amat, alteri sese prostituere, non
+ solum ex eo, quod ipsius appetitus coercetur,
+ contristabitur, sed etiam quia rei amatæ
+ imaginem pudendis et excrementis alterius
+ jungere cogitur, eandem aversalur.»
+
+ (BENEDICTI DE SPINOZA _Ethica: Pârs III
+ Propos. XXXV in Schol._)
+
+ Le jaloux, à imaginer sa maîtresse qui fait
+ l'amour, se chagrine non seulement que ses
+ propres désirs en soient empêchés, mais encore
+ qu'il lui faille joindre l'image de celle qu'il
+ aime aux membres nus d'un autre, à ses hontes,
+ et la détester avec lui.
+
+Certes, il faudrait être aussi dénué d'idées générales que feu Alexandre
+Bain, pour ne pas savoir que nous aimons à retenir ce qui est à nous,
+mais à partager le bien des autres. Aussi n'est-ce point une preuve
+qu'on soit amoureux, tant de soins apportés à se croire le seul amant de
+la femme même qu'on aida naguère à tromper le sien.
+
+Non que je prétende n'avoir jamais éprouvé pour Nane que les sentiments
+du cambrioleur, tour à tour, et du propriétaire. Et il y eut même un
+temps où les grâces de cette belle personne m'attachèrent plus qu'il
+n'était raisonnable, si bien qu'après l'avoir prise sans zèle, pour
+obéir en quelque sorte à la tyrannie de l'occasion, je m'aperçus que les
+mouvements harmonieux de son corps devenaient une part nécessaire de mon
+bonheur.
+
+Mais le temps amortit toute chose, et déjà, à Venise, j'avais ressenti
+que Nane commençait à n'intéresser plus que ma curiosité. Aujourd'hui
+surtout, distrait par le Paris frivole de l'hiver, par le Paris
+nocturne, tour à tour bleuâtre et froid, ou enseveli sous ces
+brouillards dorés de gaz, j'éprouvais avec joie et, pour ainsi dire, à
+pleins poumons, combien cela m'était égal qu'elle palpitât en d'autres
+lits que le mien, frémissante des flancs et des lèvres, les yeux
+mi-clos.
+
+Trop heureux si elle avait partagé cette indifférence. Mais, au risque
+d'être fat, il me fallait bien croire à quelque amour de sa part,
+rien qu'à subir sa curiosité jalouse, comme aussi l'ardeur de ses
+embrassements. En ceci du moins sa folie ne laissait pas d'être
+contagieuse, car Nane caressa toujours à la perfection.
+
+Je fus donc surpris, le peintre Lycoris nous ayant priés à son bal
+diabolique, qu'elle acceptât de bonne grâce de s'y rendre sans moi, qui
+ne l'y aurais pu conduire, ayant engagé ma soirée jusqu'à deux heures de
+la nuit. Au fond, j'étais ravi qu'elle le prît comme cela.
+
+--J'irai, me dit-elle, avec Luce de Rosmarin, et d'Elche, qui doit l'y
+mener.
+
+--D'Elche?
+
+--Vous savez bien, l'ami de ma soeur.
+
+--Mais elle est mariée.
+
+--Eh bien, et avant? Mais il me semblait que vous l'aviez rencontré chez
+moi.
+
+D'Elche? Cela me rappelle d'abord la bizarre _Salammbô_ du Louvre, aux
+lèvres carminées--et puis une histoire assez confuse que m'a contée
+Jacques, de son séjour en Alger, où ce Monsieur jouait un rôle: rien
+d'héroïque, autant qu'il m'en souvienne.
+
+Toute jalousie à part, la combinaison ne me paraît convenable qu'à
+moitié.
+
+--Voulez-vous attendre jusqu'à une heure? Je me sauverai de façon à
+pouvoir vous prendre vers cette heure-là.
+
+--Oh! c'est beaucoup trop tard: on arrive de bonne heure chez Lycoris.
+
+--Comme vous voudrez, alors.
+
+La scène est au Palais de Glace. Nane me quitte pour patiner, je la suis
+de l'oeil, qui glisse et tourne, pleine d'une languissante aisance: si
+elle se flanquait par terre, au moins; qu'elle fût ridicule, et criât.
+Mais le ciel reste sourd d'ordinaire à nos voeux les plus légitimes.
+
+Quelqu'un vient s'accouder à côté de moi: c'est Yeïte, jolie fille, qui
+est en train de passer à la mode, non sans y recruter vraiment un peu
+trop d'électeurs. Métis il n'y a pas un an encore, il faut le dire,
+qu'elle faisait de la figuration dans les tavernes du quartier Latin; et
+il lui en reste quelque chose.
+
+--Ah! ah! me dit-elle! nous z'yeutons Madame. (Beaucoup de gens ont
+cette opinion déraisonnable que je suis jaloux de Nane.)
+
+--Si vous saviez ce que cela commence à me laisser froid. Elle ne m'en
+fera jamais autant que je lui en voudrais rendre--avec vous.
+
+--Chich!
+
+--Mais êtes-vous veuve?
+
+--Vous parlez, Charly. Mon sénateur est à la chasse, et de ce temps-là
+je travaille aux pièces.
+
+--Venez jusqu'au bar: je vous raconterai une histoire.--Qu'est-ce que
+vous buvez?
+
+--Un marathon cocktail.
+
+On nous sert.
+
+--Est-ce que vous allez au bal de Lycoris?
+
+--Qu'est-ce qu'il vend, Lycoris?
+
+--Peinture. C'est à Montmartre. Voulez-vous venir? Nous avons tout le
+temps jusqu'à demain soir, pour votre travesti.
+
+--Mais en quoi me mettrai-je?
+
+--Eh bien, en diable quelconque: un maillot rose, couleur de la bête, et
+un domino noir, fermé, avec beaucoup de trous.
+
+--Et une paire de cornes d'argent, à travers le capuchon.
+
+--Oui, et une belle queue d'écureuil. Ça va-t-il?
+
+--Ça va. Mais Nane?
+
+--Eh bien, nous l'intriguerons.
+
+Yeïte est séduite: elle achève son manhattan et nous prenons rendez-vous
+pour le costumier.
+
+
+Le lendemain, vers une heure après minuit, nous faisions notre entrée
+chez Lycoris. Le bal battait, comme on dit, son plein. Dans le vaste
+atelier, tendu de cuirs chatoyants, tout un enfer de chair et de
+taffetas bruissait, tournait, caquetait, pressé d'habits noirs. Des
+tziganes, inévitables comme la mort, grinçaient sur la galerie, non loin
+du vestiaire-lavabo; et l'on y pouvait monter par une échelle, si l'on
+n'aimait pas mieux prendre l'escalier.
+
+Tout de suite j'aperçus Nane, debout, une coupe à la main, qui causait
+avec deux hommes. Elle me vit aussi, me fit un signe de tête, et, sans
+paraître remarquer à côté de moi Yeïte, qui était pourtant charmante
+assez pour éveiller en elle quelque inquiétude, reprit sa conversation.
+
+Il me faut avouer que ce parti pris d'indifférence ne m'agréa point:
+j'ai déjà dit que je n'étais plus amoureux de Nane; mais enfin, de la
+trouver familière ainsi, rieuse, abandonnée presque envers des gens
+qui n'étaient même pas de mes amis, était à mon sens une espèce
+d'inconvenance. A ce moment, son voisin de gauche, un peintre norvégien
+que je connaissais un peu, enveloppa son bras nu d'une main épaisse,
+dont je me rappelai qu'elle était couverte de poils roux; et il me
+sembla soudain que cette chair ambrée, dont je pouvais me rappeler
+le goût rien qu'en fermant les yeux, en était comme souillée. Elle
+cependant appuyait ses doigts délicats sur l'épaule de l'autre homme;
+ses yeux mordorés, qu'elle avait détournés de moi, étaient sans doute
+fixés sur lui; et il me parut ridicule, de petite taille, avec une tête
+à la Boulanger, trop grosse, branlante, dont tout son corps paraissait
+comme accablé.
+
+Je me demandai ce qu'il pouvait bien être officiellement: pour ce soir,
+gigolo sans doute, ou même pis; fait à souhait pour respirer en eau
+trouble, et rapporter à la maison les fleurs des vieux messieurs. Et,
+d'une gracilité qui semblait déjà près de s'épaissir, pareil à un cochon
+de lait bien en chair, il faisait, sous son frac très ajusté, les mines
+d'un ancien joli enfant.
+
+Je m'oubliais un peu à ces menues observations, où j'avais plaisir
+à constater qu'il n'entrait ni partialité, ni amertume, lorsque ma
+compagne à la queue d'écureuil, lasse peut-être de rester là debout sans
+rien dire, me rappela à la courtoisie en me tirant par la manche. Je
+la menai aussitôt au buffet, où elle se fondit, dans la cohue et la
+conversation, comme du beurre aux doigts d'une cuisinière.
+
+Tandis que j'essaye de renouer mes inductions psychologiques, quelqu'un
+me frappe sur l'épaule. C'est mon peintre Scandinave, et, comme il ne
+m'a jamais vu avec Nane, je le fais causer, sans effort, le ciel l'ayant
+créé d'un naturel bavard et poétique.
+
+--Ah! cette poupée, toute vernie de poisons et de littérature. Voilà des
+jours que je la regarde. Figurez-vous, sa mécanique est détraquée; alors
+elle va à droite, à gauche, elle fait du mal, et de temps en temps, elle
+perd un peu de son.
+
+--Vous êtes sévère. Moi je lui trouve quelque chose, une saveur de
+_différence_. Et ces gestes bizarres; il semble qu'ils n'ont plus pour
+nous de signification exacte, comme si c'étaient les signes d'une langue
+lointaine, oubliée déjà aux jours d'Adam.
+
+--Oui, elle est mystérieuse comme la sottise. Mais elle a des prunelles
+magnifiques, des prunelles à reflets d'or, pleines de fourberie. Chez
+nous les filles ont les yeux couleur de leur âme, clairs et pâles, etc.,
+etc.
+
+Il continue un moment à m'entretenir de regards norvégiens: «Et le jeune
+homme, dis-je, à grosse tête, qui est avec elle?
+
+--Ça, c'est un vicomte d'Elche--son vice, je pense. Car elle a l'air
+d'en tenir. Il l'avait quittée tout à l'heure un moment de trop; et
+alors elle l'a mordu à la main d'une façon vraiment gracieuse. On aurait
+dit un enfant qui retrouve son sucre d'orge.
+
+Ce Norse m'ennuie avec ses métaphores; c'est dommage qu'il ne m'ait
+pas consulté pour son déguisement. Je lui aurais dit de s'habiller en
+soulier. Eh, que m'importe, après tout, ce vicomte de camelote! Qu'il
+lui rende ses morsures, à la poupée: je la lui laisse toute, avec sa
+peau fine, où du sang viendrait si vite sous les dents; du sang--du son.
+
+Et puis, tout ça n'est peut-être pas vrai. Quelle apparence que Nane ait
+pu me dissimuler une tendresse de ce genre, depuis tant de jours que
+je la connais? Il y a bien cette histoire d'Alger que m'avait racontée
+d'Iscamps. Mais d'Iscamps était l'être le plus ridiculement jaloux qui
+se pût voir; avec ça d'une imagination grossissante, une vraie lentille.
+D'autre part, le d'Elche a tout l'air d'être ce que Yeïte appellerait un
+purotin: tranchons le mot, il marque mal; et on ne peut refuser à Nane
+le sens hiérarchique, incapable qu'elle est de tromper un gentleman avec
+autre chose qu'un gentleman.
+
+Yeïte interrompt encore ce soliloque intérieur.
+
+--Vous parlez de crampons, fait-elle avec son joli rire inexpressif: ne
+vous croyez donc pas obligé de me renier comme ça tout le temps.
+
+--Excusez-moi, lui dis-je. Au fond, je suis bien sûr que vous ne manquez
+pas d'entourage.
+
+--Encore s'y restaient autour. Mais sérieusement, j'ai tout ce qu'y faut
+de bêtes pour qu'on me couche. Alors, si ça vous chante de rentrer seul,
+ou avec Nane, vous gênez pas. Justement, je viens de la voir monter avec
+ce nabot à barbe jaune, qui vous remplace, ce soir.
+
+--Ah! ils sont sur la galerie?
+
+--Je crois qu'ils se choisissent un tzigane. A moins qu'ils ne soient
+dans le petit lavabo. Au revoir, alors, mon vieux.
+
+Et elle disparaît, incrustée entre deux habits noirs.
+
+Le bal est maintenant un peu plus calme; des gens sont partis; des
+couples causent de tout près dans les coins; et les tziganes jouent en
+sourdine une chose langoureuse, qui m'entre sous les ongles. Cela me
+rappelle une heure d'été passée à Armenonville. Il avait plu toute la
+journée sur la terre chaude; les branches s'égouttaient avec lenteur.
+Mille feuillages semblaient nous défendre du monde haïssable qui
+s'agite; on apercevait seulement en haut d'une haie le fouet des
+voitures allant et venant. Et un grand diable de Magyar qui était avec
+nous ayant conté aux musiciens des choses en leur langue, ils jouèrent
+cette valse qu'ils jouaient ce soir, voluptueuse.
+
+Je cherchai Nane, je ne l'aperçus nulle part, et je m'imaginai seulement
+saisir sur un visage quelconque le sourire dont on enveloppe les amants
+malheureux: «Elle est dans le petit lavabo, pensai-je; dans le petit
+lavabo.» Je montai.
+
+Je poussai la porte. Il y eut un petit cri: «N'entrez pas», d'une voix
+bien connue, et j'aperçus sur le sofa banal Nane et le d'Elche qui se
+dégageaient maladroitement.
+
+--Oh pardon, je me suis trompé de vitre, dis-je; et je redescendis du
+plus grand calme.
+
+Mais non pas tel, sans doute, qu'il ne m'en montât à la tête quelque
+méchante humeur, car, aussitôt rentré, je pris le lit avec un joli mal
+de gorge, orné de fièvre, qui ne dura guère que trois jours.
+
+--On dirait un coup de sang, me dit le docteur: est-ce que vous auriez
+eu quelque contrariété?
+
+
+
+
+ X
+
+ Les Asphaltites
+
+
+
+ «.....homines.....doctrinà, studio, affectu,
+ commercio, semifeminae; et qui solo fere
+ pondere praeputii (et quo interdum se gravari
+ dolent) distant a scortis.»
+
+ (ATLINGER. _oper. passim._)
+
+ Ce sont des orgiaques du commerce le plus
+ dangereux. Parfois, dans leur frénésie, ils
+ tournent les uns contre les autres ces armes
+ dont le poids les importune, et leur rappelle
+ qu'ils furent des hommes.
+
+
+Non, toutes ces étincelantes cantharides qu'on voit vibrer autour d'un
+frêne, dans l'or du couchant, personne n'en saurait extraire de philtre
+tel que la jalousie. Cela réveillerait les morts: cela les réveille
+peut-être; et c'est alors que leur veuve en voit passer l'épouvante à
+travers son lit.
+
+Rappelez-vous ces soirs trop tendres où l'on ne presse son amie encore
+qu'avec mollesse. Mais à s'imaginer seulement qu'elle a fléchi de même,
+peut-être, et roucoulé, auprès d'un autre, un peu avant, un éclair vous
+traverse; on se sent devenir un autre homme. Du reste je n'en parle
+que par ouï-dire, et nul sentiment ne m'est resté aussi étranger que
+celui-là.
+
+Mais de cette sotte soirée chez Lycoris, où j'avais surpris Nane aux
+bras (si j'ose dire) de ce d'Elche, je gardai quelques jours l'âme
+perplexe, pour ne rien dire d'un mal de gorge que m'avait valu je ne
+sais quelle agitation du sang.
+
+Du reste, Nane redevint mienne presque aussitôt. Dans sa chair, dont
+j'aimais l'élasticité et la fraîcheur; dans l'éclat de ce front convexe;
+dans son âme même (qui n'était point autre chose, sans doute, que
+l'harmonie de ses membres) habitait un charme sans lequel il ne me
+semblait plus possible d'être heureux. Et qui saurait oublier sa voix,
+cette voix qui apaise l'oreille comme un ruisseau qu'on écoute à travers
+le bois?
+
+Et je me flatte que ce fut aussi l'idée virile du pardon qui me fit
+retourner vers elle, et trouver à ses baisers un goût inconnu jusqu'ici.
+Je suis assuré qu'il n'y eut là aucun avilissement; et de n'avoir pas
+agi à l'instar de ces amants ridicules, qui semblent courir sans cesse
+au-devant d'une honte nouvelle pour la dévorer à nouveau: comme ce
+Jacques d'Iscamps, par exemple, dont on sait les lâches faiblesses
+envers elle.
+
+D'autre part, Nane me jura qu'elle n'aurait plus avec d'Elche que des
+relations de courtoisie, elle me jura aussi qu'elle ne l'aimait pas.
+
+Il m'arriva de me heurter encore à lui; et c'est encore un bal qui fut
+cause de cette malencontre.
+
+
+Il est onze heures du soir; et voici que, sur l'escalier du _Nouveau
+Mabille_, des masques équivoques apparaissent. Rares d'abord, par deux,
+par trois, ils descendent d'un pas hésitant, gênés par leurs talons trop
+hauts. La foule, ironique et sans colère, s'ouvre devant eux; mais ils
+ne s'y confondent pas.
+
+En voici d'autres plus nombreux, d'autres encore. Des clameurs amicales
+maintenant les accueillent, des serrements de mains, de petits cris. Le
+troupeau commence à se sentir maître du parc, et les danseuses peu à peu
+cèdent le champ.
+
+Nane, qui a voulu venir là, est assise à une balustrade, et regarde.
+Elle est en pleine toilette, toute noir-vêtue de dentelle, et fort
+décolletée.
+
+--Comme il y en a, dit-elle. De quoi vivent-ils?
+
+Aucun économiste n'étant parmi nous, cette question demeure sans
+réponse.
+
+--Voyez, reprend-elle, leurs escarpins. Des godillots de soirée, quoi.
+(Seigneur, que ce Champagne est mauvais!) Mais pourquoi ont-ils la
+toilette roulée sous le nez?...
+
+Et toujours de nouveaux masques arrivent, les derniers plus luxueux.
+A quelques-uns, plus illustres, on fait une entrée: «Vive la Chatte
+blanche!--Ah! le Fils-à-Papa!--Bravo, Otérotte! etc.» Cependant des
+habits noirs, à «tête» impénétrable, se glissent dans la foule,
+interrogent leur proie d'un oeil invisible, l'évaluent. D'où
+sortent-ils, ceux-là, dont le linge est souple, le frac seyant. Il
+semble qu'on les ait rencontrés déjà sur des parquets mieux cirés; on a
+peur d'en reconnaître.
+
+Mais un cri général éclate:
+
+--Valenciennes, Valenciennes!
+
+Une Maja, «signée: Gaya y Lucientes», descend les marches d'un pas
+souple et lent. Sa jupe flottante est vert pâle; elle porte un boléro du
+même gris que son feutre. Ses yeux sont faux et profonds.
+
+--Valenciennes, Valenciennes!
+
+La chose fait des gestes avec les bras, envoie des baisers, et, sur le
+milieu des degrés un instant immobile, relève sa jupe couleur d'eau pour
+laisser voir un pantalon à plusieurs volants de dentelle.
+
+La voici enfin descendue: l'ovation se resserre autour d'elle, et c'est
+une lutte pour l'approcher. Des habits noirs d'abord s'en emparent, la
+pressent: on entend de petits cris. Puis le remous s'entr'ouvre, et l'on
+voit que victoire est restée à deux cavaliers Henri III, en satin blanc,
+avec des bilboquets, des drageoirs, et si maquillés qu'on ne les saurait
+pas reconnaître demain. Ils prennent les deux côtés de la Maja: tous
+trois disparaissent, en se déhanchant, suivis de quelque trente curieux
+en banc de sardines.
+
+--Valenciennes, Valenciennes!
+
+--C'est le petit Septime, dit quelqu'un. Sa mère tenait le bar Sapor,
+vous vous rappelez. Il y a connu, tout jeune, des gens qui l'ont
+conseillé (sinon payé), des littérateurs, surtout; lui-même s'occupe de
+littérature.
+
+--La réciproque dans la concurrence me serait un peu dure, dit Eliburru;
+mais il faut tout de même que je nage deux ou trois brassées là-dedans.
+
+Et quand il revient:
+
+--Vous n'avez rien vu, nous dit-il, de ne pas voir la mime Aïssa en mal
+d'éphèbe: un joli blond, ma foi!
+
+--L'union des concurrences.
+
+--Mon cher, avec cette virilité et cet aspect marocain qui la font un
+peu déplacée en son sexe, elle a pris le gosse sur ses genoux: ce pauvre
+petit en faisait une figure toute décontenancée. Pensez donc, des
+baisers sans épines!
+
+--Comment l'appelle-t-on, celui-là, savez-vous?
+
+--J'en ignore: on pourrait demander le Tout-Sodome.
+
+--Oh! regardez-moi ce fripon-là.
+
+Un cupidon cinquantenaire, au déguisement souffreteux, passe devant
+nous; et son cotillon laisse apercevoir qu'il est très cagneux. On
+dirait un cordonnier triste, un cordonnier sans canari dans son échoppe,
+ni giroflée à sa fenêtre. Deux petites ailes cotonneuses palpitent
+tristement à son dos, comme de dégoût.
+
+La bacchanale est à son comble. Des voix singulières, aiguisées pour
+ainsi dire, crient dans la fumée; les gestes qu'on y distingue ont je ne
+sais quoi de jamais vu, et comme un sens nouveau.
+
+L'orchestre maintenant attaque une suite d'airs religieux, noëls et
+cantiques; sur quoi tout un quadrille s'organise, morne et monstrueux;
+et, tandis qu'en proie à je ne sais quelle épilepsie se désossent tous
+ces chicards de mauvais rêve, d'autres couples cherchent le mystère
+propice, se parlent de près, dans l'ombre.
+
+La chaleur, l'ennui, un peu de répugnance nous font taire; et,
+inopinément, dans le silence, Nane déclare avec simplicité:
+
+--C'est très joli.
+
+--La musique aussi, n'est-ce pas?
+
+--Tiens, c'est vrai, dit-elle, et chantonne:
+
+ C'est le mois de ...ie,
+ C'est le mois le plus beau.
+
+--Ça ne vous écoeure pas de voir ce que ces gens font avec des choses
+qui vous faisaient battre le coeur autrefois. Que vous deviez être
+aimable, Nane, à l'ombre parfumée d'une église, et toute recueillie en
+vous, comme un bouton de tubéreuse.
+
+Mais quelle flatterie saurait percer la croûte de son scepticisme?
+
+--Je trouve, répond-elle, que tout ça sert aussi bien à faire danser.
+
+--...
+
+--Et puis, vous m'ennuyez avec vos superstitions!
+
+Elle hausse les épaules, et s'incline en avant de la balustrade.
+
+Je me penche aussi pour découvrir sur son beau visage les grimaces de la
+contrariété; mais, au même instant, je la vois changer de couleur: ses
+yeux se fixent épouvantés sur un couple qui est en contre-bas de nous et
+qui, peu soucieux sans doute ou ignorant de notre présence, s'abandonne
+au plaisir de la conversation.
+
+C'est d'abord une espèce de géant qui rit d'un accent germanique sous
+sa «tête», tandis qu'il étudie, de ses mains énormes et laiteuses, un
+masque d'apparence plus aimable, une soubrette, qui, ayant quitté son
+domino, le porte roulé sur un bras et demeure là en ce galant déshabillé
+d'estampe. Elle a gardé du fil de fer sur la figure, mais ses épaules
+sont nues, blanches au demeurant et ornées d'un large collier d'or vert,
+de perles, d'opales.
+
+C'est ce collier que Nane contemple avec une attention passionnée.
+Enfin, elle s'exclame tout haut; la soubrette, ayant levé les yeux, nous
+aperçoit, quitte aussitôt son antagoniste et s'esquive parmi la cohue.
+
+--Saleté! siffle Nane., et, prenant mon bras: Venez, me dit-elle, il
+nous faut l'attraper.
+
+Dire que l'enthousiasme m'attache ses ailes aux pieds serait une
+exagération. Je suis, pourtant, sans tout à fait comprendre l'aventure,
+ni les raisons que peut avoir mon amie de haïr cette jeune personne en
+jupon à raies, dont l'aimable tortuosité trahissait tout à l'heure un
+sexe désormais presque inattendu en ces lieux. Nane cependant se tait,
+et suit sa piste.
+
+Mais des gens, sans cesse, nous coupent. Une Milanaise, dont la robe de
+velours olive, fendue sur le côté, laisse apercevoir que le personnage
+est en maillot, s'incline révérencieusement devant Nane, et d'une
+criarde voix:
+
+--Venez voir, tous, clame-t-elle, venez donc voir Madame!
+
+Puis c'est un Arlequin d'une obscénité inattendue, dont le costume
+collant et versicolore laisse, ça et là, par quelques losanges vides,
+apparaître un peu de chair. Il brandit vers nous une batte qui a l'air
+d'un symbole ithiphallique, ou d'une palette à croupiers.
+
+Nous passons. Voici Valenciennes encore et sa queue de provinciaux.
+Depuis plus d'une heure, sans savoir pourquoi, ils la suivent, comme
+ils suivraient toute autre chose, propre ou sale, pourvu qu'elle soit
+notoire.
+
+Mais Nane aperçoit derrière une colonne la soubrette en train de
+remettre son domino. Elle y court; l'autre s'échappe encore: moi
+continuant à suivre, et, mon Dieu, que je dois avoir l'air sot!
+
+Enfin un groupe retient la fugitive; et Nane bondissante atteint sa
+proie. Elle ne dit toujours rien, mais cherche à lui enlever son masque:
+l'autre lutte, se détourne, et Nane, s'en prenant soudain au collier,
+l'arrache à force. Il cède, se brise, des pierreries roulent à terre,
+et, tandis que des obligeants s'occupent à les ramasser, la soubrette de
+nouveau a disparu.
+
+Voici, retrouvés, les fragments du bijou, tous ou à peu près. Nane s'en
+empare:
+
+--Le collier est à moi, dit-elle d'un ton rageur, le monsieur
+pareillement; mais lui, on peut le garder.
+
+C'était donc un homme aussi, la soubrette! J'interroge Nane, que j'ai
+fait asseoir dans un coin, et qui pleure.
+
+--Bien sûr que c'en est un, gémit-elle: c'est d'Elche. Vous savez bien
+qu'il m'avait emprunté de l'argent?
+
+--Comment diantre voulez-vous que je sache ces choses-là?
+
+--Enfin, il l'a fait. Et puis dernièrement, comme je n'en avais plus, il
+m'a pris des bijoux; je ne voulais pas d'abord; mais il m'a forcée.
+
+--Comment forcée?
+
+--Oui, enfin. Il a--il a insisté. Ensuite, il ne m'a pas rendu les
+reconnaissances. Et ce soir, je le vois portant mon collier--et, avec un
+homme. Mais c'est bien fini--je le jure.
+
+Et Nane pleure toujours.
+
+--Enfin, vous l'aimez encore, ce poisson-là?
+
+--Moi! je ne peux pas le souffrir, vous savez bien.
+
+--Ce n'est pas, je suppose, l'estime, ni l'admiration qui vous
+retiennent dans ses bras?
+
+--Dans ses bras! Et Nane, haussant les épaules, rit avec mépris parmi
+ses larmes. Comme s'il y avait quelque chose à y faire! (Seigneur!
+Seigneur! que je suis malheureuse.)
+
+--Pourquoi ne pas le faire pincer? D'après ce que vous me dites, en
+disant un mot aux inspecteurs.
+
+--Non, non, s'écrie-t-elle d'une ardeur soudaine. Je ne veux pas qu'on
+lui fasse du mal. (Seigneur!)
+
+Un silence désobligeant tombe sur nous, et dure. Malgré le brouhaha,
+j'entends que Nane soupire, de toute son enfantine douleur.
+
+--Mais enfin, Nane, si vous ne l'aimez pas, ce d'Elche, ni ne l'estimez,
+et qu'il ne soit d'aucun usage, pourquoi le gardez-vous?
+
+Nane interrompt ses pleurs, et réfléchit derrière la grille de ses cils:
+
+--Je ne sais pas, dit-elle.
+
+Cependant un petit cercle s'est formé, qui nous entoure. La Milanaise a
+repris son aigre boniment:
+
+--C'est une femme, crie-t-elle, une vraie femme.
+
+L'Arlequin aux losanges de peau est là aussi, appuyé contre une colonne.
+On dirait qu'il est ivre; et tandis que le rouge de ses joues, en
+fondant, découvre une peau bleuâtre, de sa batte il agite l'air épais,
+avec mélancolie.
+
+
+
+
+ XI
+
+ Les charités de Nane
+
+ I
+
+ _Primavérile de Ver_
+
+
+ «Caritas habenda est ad orrmes.»
+
+ _(Im. Christ. I, 3.)_
+
+ Quant aux Oeuvres, mieux vaut ne s'en
+ mêler point du tout que d'y porter des soucis de
+ parti, ou de secte. Si entêté que vous soyez
+ de votre dieu, l'en croirez-vous mieux établi,
+ de l'avoir fait confesser pour une pièce d'or,
+ comme don Juan?
+
+
+Quelle chose fut jamais plus changeante qu'un matin d'avril, si ce n'est
+mon amie? Les pitres eux-mêmes, au visage mobile, sauraient-ils figurer
+ses caprices? Car Nane, comme une eau sinueuse, que le vent froid du
+matin éveille et fait frémir au pied des saules, ce n'était que frisson,
+imprévus détours, secrète pente.
+
+Mais c'est envers ses amies surtout qu'on la vit se piquer
+d'inconstance. Cette Noctiluce, par exemple, à qui elle parut se fixer
+un instant, ne fit, comme les autres, que traverser sa vie. Étrangère,
+d'ailleurs, et nul ne sachant rien de son passé, elle disparut soudain
+sans rien laisser derrière elle que le sillage inquiétant de son
+souvenir. C'est ainsi qu'en été, au crépuscule, un large papillon, fait
+d'ouate noire, entre par la fenêtre avec l'odeur des herbes et des
+arbres, palpite autour des lampes, un instant, et de nouveau se perd
+dans la nuit.
+
+Puis vint Primavérile de Ver, petite et charmante personne, aussi
+printanière que ses noms, et qui aime à se vêtir, comme un tabouret
+Louis XVI, de rayures et de fleurs. C'était, de les voir toutes deux
+ensemble, maints délicats tableaux: on aurait juré qu'elles s'aimaient
+vraiment. Cela n'allait pas même sans un peu de jalousie, et j'eus
+d'abord à en souffrir du côté de Primavérile. Elle laissa percer plus
+d'une fois le déplaisir que lui causait ma présence entre elles; et
+jusqu'à me traiter de «fourneau», ce qui n'avait aucun sens, comme je
+lui en fis la remarque.
+
+Il est vrai de dire qu'elle se montrait tout autre aussitôt que Nane
+avait le dos tourné. L'impertinence était alors remplacée par les plus
+séduisantes agaceries, des airs mutins, une main sur mon épaule, et le
+spectacle multiple de ses jambes au milieu de ses jupes; spectacle, en
+vérité, bien propre à émouvoir un honnête homme.
+
+Cela vint au point que je souhaitais les absences de Nane, pour étudier
+sa petite amie mieux à fond. Je ne suis pas de bois, à parler franc,
+mais enclin au contraire à embrasser les formes plaisantes: celles de
+Primavérile l'étaient. Il ne faut donc point s'étonner si je me trouvai
+un jour riche de ses promesses les plus formelles, et d'un rendez-vous
+pour le lendemain au Plutus, «où on ne connaît personne.»
+
+Mais à les voir, comme j'avais fait la veille encore dans la chambre
+de mon amie, après un essayage (me dit-on), qui en aurait cru aucune
+capable de trahir l'autre? C'était le plus délicieux abandon. Nane, en
+chemise longue et dans un grand fauteuil, faisait sauter sur ses genoux
+une Primavérile à peine mieux vêtue qu'elle, si ce n'eût été une culotte
+de satin paille et des chaussettes cachou, qui lui donnaient l'air d'un
+petit garçon. Elle avait aussi des rubans aurore à ses genoux, et,
+cependant, de sa voix en fer de lance, criait:
+
+ A Paris,
+ A Paris,
+ Sur un petit cheval gris.
+
+C'est ainsi que le lendemain je me trouvai, un peu avant dîner, au
+Plutus. Il y faisait bon, il y faisait meilleur de toute la bourrasque
+qu'on entendait meurtrir aux carreaux ses ailes humides; de tout le
+froid qu'on devinait sur le boulevard. Du reste, j'y avais tout de suite
+été reconnu par un monsieur âgé. Puis Alcide de Cintra entra, me tendit
+la molle charcuterie de ses doigts, déposa pareille offrande dans la
+main du vieux raseur, et, je ne sais pourquoi, s'assit à mon côté.
+
+--Il fait bon, ici, dit Cintra.
+
+--Et il y a du linge.
+
+--C'est vrai; c'est comme dans le distique.
+
+--Quel distique? interrogea poliment le macrobe.
+
+--Vous ne savez que ça; ce qu'on lit l'été, sur les devantures:
+
+ Vu l'élévation de la température,
+ Aujourd'hui la volaille est à l'intérieur.
+
+Il fait très bien dans le décor, Cintra, au milieu des stucs
+magnifiques. Parmi tous ces gens de théâtre, dont il est, avec ses yeux
+agiles et fins, sa barbe à huit reflets, ses oreilles si rouges qu'elles
+en ont un air fraîchement tiré, c'est encore une figure bien parisienne,
+Cintra: je l'aime beaucoup.
+
+--Mais, me dit-il, en quel honneur vous voit-on ici? Vous avez cet
+aspect qu'on prend malgré soi, lorsqu'on attend une autre dame que
+celles qui sont là. Est-ce que vous auriez fait un béguin, par hasard?
+
+Et se passant sur les lèvres une langue qui est comme un rond de
+betterave, il ajoute: C'est d'ailleurs la chose la plus agréable...
+
+Il dit cela d'un ton suprême, qui m'agace un peu. C'est vrai, après
+tout, que je suis au Plutus pour attendre une dame à qui j'ai inspiré
+(pourquoi m'en défendrais-je?) un tendre caprice. Et c'est vrai que les
+questions de Cintra, comme sa compagnie, m'agacent. Pour couper court:
+
+--Vous qui connaissez tout le monde, lui dis-je, qui est-ce donc, tout
+près de nous, cette petite femme--qui a gardé ses peaux de bête--et il y
+a deux dos de Messieurs--dont un en raglan--qui lui font vis-à-vis?
+
+--C'est Mary Merrycourt, une Arlésienne: vous ne la connaissez pas?
+
+--Si, si, mais je n'en voyais qu'un triangle de joue.
+
+J'appuie un peu à droite. Mary, qui m'aperçoit, cligne un sourire, à
+quoi je réponds par une des meilleures grimaces de mon répertoire, qui
+est vaste, et va de Léonard à Hoksaï. Tout de suite, elle baisse le
+bout rose de son nez, mais, au bout d'un moment, regarde encore: autre
+grimace, du genre tragique, cette fois. Mary est hypnotisée, a envie
+de rire, et ne peut se tenir de regarder mes jeux de visage, que
+j'accentue, en les variant. Et soudain, ça y est: elle pouffe dans son
+verre. Les deux messieurs se retournent; mais moi, j'ai déjà revêtu
+l'olympienne physionomie de feu Wolfgang; et je critique le plafond.
+
+Cintra ne m'écoute pas: il achève une petite histoire aussi personnelle
+que possible.
+
+--... Il faut vous dire que, de ce temps-là, j'étais fauché comme un
+tennis...
+
+--Ce n'est pas, insinue l'autre, le tennis que l'on fauche.
+
+--Oui, oui, je sais, c'est le lawn. Toujours est-il que j'étais enchanté
+de mon aventure: «Un petit souper tout simple» elle avait dit, et,
+là-dessus, désigné à son cocher un restaurant fort connu que je ne
+connaissais encore que de nom. Traversée brillante, chuchotements sur
+le passage, attention générale, escalier, etc.; petit salon simple mais
+très cossu; je remarquais aussi qu'elle commandait beaucoup de choses.
+Nous soupons donc, et, tout fini, on apporte la note, que j'attendais
+sereinement avec la somme que j'ai dite, cinq ou six louis. Il y en
+avait pour trois cents francs, Monsieur: un vol manifeste. Je commence
+par crier, par donner ma parole que je ne paierai pas...
+
+--Vous pouviez toujours leur donner ça, comme à compte...
+
+--Et la klebbe, pendant ce temps, qui me regardait avec ses airs de
+Diane au mépris; je l'aurais saignée. Il fallut tout de même la prendre
+dans un coin, lui expliquer. Ah! ce rire qu'elle eut; je l'entends
+encore: c'est des choses qui vous durcissent le coeur, pour le reste de
+la vie.
+
+Quand même, elle me consola: «Je n'ai pas ma bourse, me dit-elle;
+mais le gérant me connaît, tu parles. On va lui faire le boniment.»
+Là-dessus, monte le gérant, qu'elle prend à part; un gros, c'était, qui
+est mort depuis dans les tours Notre-Dame, d'une frayeur qu'il a eue, il
+paraît. Et je le voyais faire des grands bras d'assentiment. Alors on
+est venu enlever l'addition. Pendant ce temps, ma douce amie était
+à causer et rire avec la femme du vestiaire. Puis on rapporta les
+vêtements, et nous nous séparâmes, moi un peu fraîche, elle voulant
+me retenir. Mais j'allai me coucher; j'en avais ma claque, des
+tragédiennes. Et voilà qu'en ôtant mon pardessus, je déniche trois
+billets de cent francs, qu'elle y avait mis. Ah! je vous promets que je
+n'ai fait qu'un bond jusque chez elle!
+
+--Vous étiez furieux?
+
+--Pensez donc, d'avoir été si gourde avec une femme comme ça; une femme
+de coeur, monsieur. Le plus drôle, c'est qu'elle m'attendait.
+
+--C'est tout ce qu'il y a à faire, après l'amorçage.
+
+Le vieux monsieur, qui est peut-être pêcheur, n'a pas l'air de l'avoir
+dit méchamment, et le conteur clôture par ces mots:
+
+--Pas une fois, d'ailleurs, nous n'avons reparlé de ça ensemble.
+
+--Mais, la note?
+
+--Je n'ai pas besoin de vous dire que je l'ai payée, ou plutôt fait
+payer par un homme d'affaires; on a même fait une réduction. Car,
+dans les grands restaurants, c'est toujours meilleur marché de faire
+attendre.
+
+Tout cela étant plus riant, au fond, pour Cintra que pour moi, je me
+remets à faire des grimaces à Mary Merrycourt, qui prend un air furieux,
+et change de place avec un de ses cavaliers. Je ne puis pourtant
+pas continuer ma mimique avec le Monsieur. Alors je retombe à la
+conversation: ce n'est plus Cintra qui parle, maintenant; mais son
+compagnon n'est guère plus drôle, et raconte des aventures de jeunesse.
+
+A la longue, et le récit en paraissant devoir renaître sans cesse de ses
+cendres:
+
+--Pardon, lui dis-je, si je vous coupe, comme disait Samson au poète
+André de Chénier, mais il me semble que tout cela, pour si flatteur
+qu'il vous paraisse et qu'il vous soit, n'a rapport que d'assez loin à
+cette espèce de passion canaille dénommée béguin, dont vous vous êtes
+longuement entretenus et que pour ma part...
+
+--Là, là, dit Cintra, reposez-vous.
+
+--Tenez, je puis vous fournir un exemple plus authentique, de béguin;
+et ce n'est pas à l'orateur, cette fois-ci, que c'est arrivé, mais à un
+Belge du Congo, que vous avez peut-être rencontré à Léopoldville, ou au
+Bois--qu'on appelait: Romuald... Romuald A'Benissen van Thulda.
+
+Les deux hommes hochent la tête.
+
+--Ah! on l'appelait comme ça, fait Cintra. Et est-ce qu'il venait?
+
+--Parfaitement. Donc, il avait cueilli, dans je ne sais quel Moulin, une
+fille quelconque, assez jolie, qui s'obstina longtemps à le prendre pour
+un marchand de savon, et qui en était folle. A ce point qu'un beau jour,
+munie d'une de ses cartes de visite, elle alla se faire tatouer au blanc
+de la cuisse ces paroles mémorables, que timbre un coeur transpercé d'un
+couteau: «J'aime (j'aimerai toujours) Romuald A'Benissen van Thulda,
+représentant de l'État libre du Congo, 279, rue de Villersexel»...
+
+--... Ci-devant rue de Mailly, continua le vieillard: il y avait là
+jadis un parc délicieux.
+
+--... Mais mon Belge, excédé d'avoir ce témoignage sans cesse devant les
+yeux...
+
+--Oh! sans cesse...
+
+--Enfin, quelquefois. Mon Belge, donc, repartit pour son Congo; et
+maintenant la môme gagne tout ce qu'elle veut avec les étrangers. Elle
+est en passe (si j'ose dire) de devenir inscription historique; et je
+crois qu'elle a un traité avec Cook.
+
+--Mais, toujours à propos de béguin, demande Cintra ironique, et le
+vôtre? Vous allez en être réduit, tout à l'heure...
+
+A ce moment, la porte s'ouvre.
+
+--Quand on parle de la louve..., lui dis-je. Et la petite Primavérile
+s'en vient à nous, capricante, menue, les yeux luisants comme deux
+gouttes de café. Elle s'assied tout contre moi: sa robe, exacte aux
+hanches, me défend mal contre le toucher d'une chair étroite et dure.
+
+--Je ne veux pas, me dit-elle à l'oreille, dîner avec ces mufles-là...
+Vous tout seul...
+
+--Dans un fauteuil?
+
+
+ II
+
+ _Le bon chien Cocktail_.
+
+ «Vix invenires fabulam quae istam
+ insulsitate superest.»
+ (J. DE LAUNOY. _Op_.)
+
+ Il est certain que ce chapitre-ci ne présente
+ pas un grand intérêt.
+
+
+Nane n'a eu aucun soupçon de ma fugue avec Primavérile de Ver. Et moi,
+j'en ai gardé le meilleur souvenir. Outre qu'elle se montra à la suite
+d'ébats divers, d'un désintéressement difficile à vaincre. Et ces
+choses-là, dirait Cintra, vous vont au coeur.
+
+Quant à Nane, la voici abusée d'une tendresse nouvelle. C'est un toutou,
+cette fois, où son coeur s'intéresse, un mauvais toutou de gouttières,
+qu'elle a ramassé rue Dauphine, venant de se faire écraser la patte par
+un camion--et qui hurlait son âme. Il était hirsute, d'ailleurs,
+crotté, et, sauf qu'il n'avait pas de collier, on l'aurait pris pour un
+socialiste de gouvernement.
+
+Grâce aux avis de son docteur et deux vétérinaires, elle a réussi à
+retarder quinze jours la guérison de cette pauvre bête. Aujourd'hui,
+qu'il est enfin sur ses pattes, le voilà tout à coup familier, gourmand,
+cela va sans dire, mais goulu, encore, jusqu'à ronger les descentes de
+lit; et qui répond au nom de Cocktail comme si c'était celui même de ses
+pères, de ses nombreux pères.
+
+--Il est vilain, Nane, votre cabot; mais il paraît racheter cela par sa
+bêtise.
+
+--Bête, Cocktail! Vous ne comprenez rien aux bêtes, mon cher. C'est à
+croire que vous n'avez jamais eu de coeur. Et si vous saviez, quelles
+dispositions il a pour sauter! Cocktail ici!
+
+Et elle prend une canne. Cocktail, dévoré d'inquiétudes à la vue d'un
+bâton, se réfugie derrière les rideaux de la fenêtre.
+
+--Cocktail, ici, Cocktail! Stoupide bête! Cocktail ne bouge, mais, comme
+Nane finit par lui donner des coups de canne, il cherche un havre entre
+mes jambes.
+
+--Comme c'est ingrat, dit-elle, les chiens: on dirait des hommes. En
+voilà un que j'ai soigné, embrassé, pendant un mois; que j'ai fait
+tondre, laver, pomponner. Et pour quelques malheureux coups de canne, ça
+fait la tête.
+
+Nane paraît près de tomber dans une affreuse mélancolie--quand on vient
+lui annoncer sa soeur.
+
+--Ne bougez pas, me dit-elle, je vais la recevoir dans ma chambre, et
+l'expédier tout de suite.
+
+Nane ayant, à son ordinaire, laissé la porte ouverte, et la causerie des
+deux soeurs bientôt monté de ton, je distingue tout ce qui se dit, à
+travers la portière.
+
+--Je t'ai déjà écrit, fait Nane, que je ne pouvais rien faire. Je n'ai
+pas le sou et maman me coûte déjà assez cher comme ça.
+
+--Ecoute-moi, Anaïs, je ne t'ai pas tout dit dans ma lettre; j'ai deux
+des enfants malades, l'un à la maison qui me mange de médicaments; et
+l'autre, c'est le dernier, mon petit Alfred. La nourrice m'écrit que je
+suis trop en retard, et que, si je ne lui envoie pas d'argent, elle va
+me le rapporter, en pleine rougeole: il mourrait sur la route.
+
+--Tu comprends bien, que tout ça c'est du battage, une nourrice aime
+trop son nourrisson, en général, pour le faire mourir. Tout le monde
+sait ça. Et puis, tes enfants, après tout... tu n'as même pas voulu que
+je sois marraine.
+
+--Mais, Anaïs, je t'ai expliqué..., ma belle-mère... mon mari...
+
+--Ah! et qu'est-ce qu'y devient, ton mari, l'homme fort, le père de tes
+enfants? Sais-tu une chose: tu devrais me l'envoyer; nous arrangerions
+peut-être quelque chose ensemble. Je devine, au timbre de sa voix, que
+Nane sourit.
+
+--Mais, 'Anaïs, crie encore la malheureuse, tu sais bien qu'il ne voudra
+jamais. S'il savait seulement que je suis venue, il serait capable de me
+battre.
+
+--Que je le tienne seulement une heure; j'en ai maté d'autres, va!
+D'ailleurs, si vous êtes assez riches pour vous payer de la fierté! On
+reste chez soi, alors. Je ne vous emprunte pas d'argent, moi.
+
+--Et à cette époque où tu étais si en dèche? Est-ce que je ne
+t'apportais pas un louis, comme tu dis, par semaine? Et Dieu sait si ça
+m'était commode.
+
+--Je te les ai rendus, pas? Je voudrais bien que tu fasses de même.
+Sais-tu combien tu me dois? J'ai regardé hier, quand je t'ai écrit: 760
+francs. Ça me paraît assez comme ça; vous finiriez par me prendre pour
+Madame le Bon. De l'argent, de l'argent, c'est facile à dire. Tâche d'en
+gagner toi-même, que diable. Fais comme moi, travaille!
+
+--Mais, 'Anaïs! Tu ne veux pourtant pas que je me mette comme ça, tout
+de suite... je suis honnête, après tout.
+
+--Oui, une honnête femme, qui a fait Pâques avant Carême.
+
+--Puisque nous devions nous marier.
+
+--Moi, je trouverais ça plus dégoûtant encore, de marcher avec
+quelqu'un, si je devais être sa femme. Et puis, quoi, cherche autre
+chose, alors. Grouille-toi. Mais ne compte pas sur moi, j'ai assez de
+charges, Dieu merci! Tu ne te figures pas que je vais te prendre comme
+seconde femme de chambre?
+
+Ici Cocktail, en pénétrant dans la chambre à coucher, avertit ces deux
+Atrides que la porte est restée ouverte; on la ferme, et je n'entends
+plus rien.
+
+Au bout de quelques minutes, Nane me rejoint:
+
+--Elle a été dure à décramponner.
+
+--Oui--j'ai entendu d'ailleurs la moitié de votre dialogue, et il
+me semble que c'est vous qui avez été dure. Donnez-moi au moins son
+adresse, je lui enverrai quelque chose de votre part.
+
+--Ce n'est pas la peine, j'ai fini par lui donner cent sous (et Nane
+rit). Il fallait voir sa tête; mais elle les a pris tout de même. Si
+vous saviez ce que ça rend vil, d'être mère! Pour ses enfants, elle
+ramasserait de l'argent avec sa bouche--dans la boue.
+
+--Comme vous dites, Nane. Mais ne pensez-vous pas qu'il aurait autant
+valu être charitable pour votre soeur, que pour le chien Cocktail.
+
+--Parce que c'est ma soeur? Mais, justement, il me semble que la charité
+qu'on fait par devoir, ce n'est plus de la charité.
+
+Et Nane paraît comme frappée elle-même par la contondance de son
+argument.
+
+--Moi, je crois, sans tant de profondeur, que pour vous être défendue
+aussi bien, il faut que vous teniez à votre galette.
+
+--Je tiens à ma galette, moi!
+
+Le reproche parait l'émouvoir. D'un port indigné, elle marche à son
+bonheur-du-jour, l'ouvre et me tend un papier où je puis lire:
+
+ _Reçu de mademoiselle Hannaïs Danois, la somme de *** cents francs,
+ pour avoir un béguin pour l'ami de Mme Nane.
+
+ Signé_: PRIMAVÉRILE DE VER.
+
+
+Je demeure un peu chose sur le moment, et Nane, de son ongle dur et
+bombé me touchant l'épaule:
+
+--Je vous donnerai, dit-elle, l'adresse de ma soeur, décidément: vous
+pourrez lui envoyer un peu de cet argent-là. Et ne dites plus que je ne
+suis pas charitable, de vous avoir offert cette petite.
+
+Elle ajoute même, pour corroborer sa sentence de tout à l'heure:
+
+--La vraie charité est celle que l'on fait au gré de son coeur.
+
+
+ III
+
+ _L'Hospitalité écossaise ou l'Electricien_
+
+ «Voces meretricibus convenientes ingerit,
+ quas fortasse didicit a matre sua.»
+ (J. WESTPHALUS _adv. Calvinum._)
+
+ Elle se ressent de ses origines, et fait
+ parfois usage d'un langage hardi.
+
+
+Qui ne connaît la maison de couture Furstendolch, où l'on inventa (quand
+la loi permit aux ouvrières de s'asseoir) le tabouret en pin des Landes,
+où les jupes s'enrésinent? Qui n'a admiré cette façade modern-style, que
+des fleurs tachent d'azur, tour à tour, ou de sang; et c'est une
+gloire de plus, dans ces parages glorieux de la colonne, que la maison
+Furstendolch. A passer devant tant de géraniums ou d'hortensias, on
+goûte une joie saine; on respire la campagne, l'honnêteté: on se sent
+meilleur.
+
+Au temps qu'elle y occupait un emploi, la soeur de Nane, Mlle Clotilde
+Garbut, dit Clo-Clo, fit, honnête encore, la connaissance de M. Evenor
+Lemploy, contremaître ès-arts mécaniques.
+
+Pour être plus précis, Lemploy appartenait à l'espèce dangereuse des
+électriciens, vêtus de bleu. Il était de ces anonymes qui envahissent
+les maisons par équipes, pour y clouer, le jour durant, des fils de fer
+contre les murailles éventrées, et qui organisent à coups de marteau
+des catastrophes complexes. Et puis, ils s'en vont d'un coeur léger,
+laissant derrière eux l'insomnie et la migraine.
+
+Lui, Lemploy, était pareil à ses collègues. C'était un pauvre cerveau
+sans images, à qui le temps apparaissait comme une progression
+arithmétique pas très longue, l'espace comme un polygone irrégulier; car
+il ne pensait communément que sur deux dimensions. Mais les solutions
+des manuels lui tenaient lieu de raisonnement.
+
+Tel quel, il aima Clo-Clo, l'engrossa, l'épousa.
+
+Il n'y aurait pas eu grand mal s'il s'en était tenu à ce trio de
+sottises, et il pouvait à son usine gagner assez largement la vie de
+trois à quatre personnes. Clotilde, de son côté, n'était pas incapable
+d'aider au pot-au-feu, avec son aiguille. Par malheur, la manie de faire
+des enfants est une des moins guérissables qu'il y ait au monde. On a vu
+des épouses chrétiennes faire douze petits de suite; d'autres en
+mettre au monde jusqu'à trois à la fois, et tous les trois, horrible
+détail,--viables. Les ménages ouvriers surtout sont incorrigibles:
+couples naïfs, insoucieux d'une porcelaine où entendre clapoter Malthus.
+
+Les Lemploy eurent donc un second lardon, puis une môme et un mioche,
+suivis d'un moutard. Aucun d'eux ne mourait, et ils mangeaient tous
+comme des enfants de pauvres. Au cinquième, Clo-Clo tomba malade, ne put
+pas nourrir. Cela fit des frais, et d'autant moins opportuns que le père
+avait pris de mauvaises habitudes.
+
+C'était un assez beau gas, cet électricien; de ceux que les femmes du
+peuple jugent «costaux». Il avait les épaules larges, une moustache qui
+reluisait de cosmétique, la main grande, douce et velue. Brutal de son
+naturel, comme sont d'ordinaire les hommes caressants, il la levait
+souvent cette main, mais au grand dam surtout de ses amoureuses; car
+d'ailleurs il n'aimait pas beaucoup à taper sur sa propre famille.
+
+D'amoureuses il ne manquait point, ayant trompé sa femme aussitôt
+qu'elle le fut devenue. C'est ce qui, peu à peu, le dérangeait, le
+rendait irrégulier à l'usine; beaucoup plus que de boire, où il était
+enclin aussi, mais ne se hasardait qu'avec prudence. Non que ce fussent
+des liaisons coûteuses; et elles auraient pu devenir tout l'opposé, s'il
+l'avait voulu. Mais, au fond, ce contremaître était un honnête homme,
+encore qu'il manquât de culture et de philosophie. Aussi bien était-il
+libre penseur; ce qui, peut-être dispense beaucoup de penser.
+
+On ne sait pas très précisément si Mme Lemploy était avertie de son
+malheur: il y a peu d'apparence. Lemploy courait surtout les bonnes, les
+concierges, les cuisinières, dont son état le rapprochait. Un homme qui
+pose des fils de fer sur un mur, qui peut mettre le feu à la maison ou
+foudroyer les gens, c'est une espèce de Prométhée pour des âmes vierges.
+En cas que le vautour du désir ne dévorât trop profondément le porteur
+de flamme, ces Océanides le consolaient d'ordinaire sans le trop
+différer; et l'escalier de service où il passait inaperçu, le menait,
+par un degré commode, vers ces déesses subalternes: consolatrices aux
+bras forts, au lit qui craque, au large coeur.
+
+Clo-Clo ne les connaissait pas. Tout cela se passait loin de son
+quartier; et les femmes de sa classe, toujours occupées, n'ont point le
+temps de se bâtir des malheurs en Espagne, ni d'imaginer des rivales
+dans l'inconnu. Si elles sont jalouses, mal dont elles ont leur part,
+c'est d'une voisine ou d'une parente; de la personne qui les touche de
+près. La plupart le deviennent de leurs filles, et non point toujours
+sans raison. Mais la fille de Clo-Clo était bien jeune encore; et puis
+l'électricien, placé, par un métier mal défini, à mi-côte entre
+le «sublime» d'atelier et M. Joseph Prudhomme, était une façon de
+demi-bourgeois: Evenor avait des préjugés.
+
+Il en nourrissait contre Nane, sa belle-soeur, que lui avaient fournis
+les romans-feuilletons, ces moules-à-gaufre de la conscience populaire.
+La Bacchanal d'Eugène Sue et sa soeur touchante, la Mayeux, qui trime,
+tandis que l'autre mène une fête Louis-Philippe à dégoûter des vices les
+plus beaux, ont enfanté une famille nombreuse, redoutable, où le peuple
+croit reconnaître ses filles, et se réjouit de voir maudire leur
+déshonneur en mauvais français. C'est là aussi que Lemploy avait puisé
+cette opinion que le métier de courtisane est mal compatible avec la
+décence ou la vertu, alors qu'il ne l'est pas même avec l'amour.
+
+Tout cela fait qu'il portait peu de sympathie à Mlle Dunois, ne voulait
+pas la voir, ni que sa femme la vît; et souffrait dans son coeur qu'une
+aussi fâcheuse tare souillât le nom des Garbut, et des Lemploy par
+éclaboussure: deux noms irréprochables, assurait-il; et c'est vrai que
+l'Histoire ne leur reprochait rien. La Tare, de son côté, ne l'aimait
+guère, encore qu'elle le jugeât bel homme. Surtout elle ne pouvait
+souffrir Clo-Clo, que leur mère, Mme Garbut, avait chérie trop longtemps
+à son désavantage.
+
+--Pourquoi est-elle toujours enceinte? disait-elle un soir à un de ses
+amis. C'est répugnant.
+
+--Il en faut comme ça, Nane: la Tunisie manque de bras français.
+
+--Ben, s'il n'y a que moi? Remarquez que ça n'est pas _gratis pro
+Deo_, les enfants. Alors, pourquoi passe-t-elle son temps à se faire
+engrosser; et puis après pour crever de mouïse--si on la croyait...
+
+--Ne vous fâchez pas.
+
+--Et caressant à l'oeil, avec ça. J'en voyais une, l'autre soir, qui
+prenait le Métro. On aurait dit qu'elle portait un panier à bouteilles
+sous sa jupe. Non, mais très peu pour moi, je vous prie, de ventre.
+
+Et Nane, constate avec orgueil, dans la psyché, que le sien est presque
+concave, ainsi que la mode exige. Elle ressemble un peu, ainsi, aux
+léopards des Plantagenets.
+
+--Tout de même, continue cette bête héraldique, j'ai fini par leur avoir
+le meilleur, aux époux Lemploy. Clo-Clo m'annonce que mon beau-frère
+accepte de venir dîner avec moi, ce soir. Quel honneur! Et ce qu'ils en
+font des magnes pour taper les gens! Tenez, goûtez-moi ça: c'est tout
+frais.
+
+Elle me tend une lettre à l'encre pâle, où l'on peut lire:
+
+«Ma chère soeur,
+
+«Ça n'a pas été tout seul de décider Evenor; et il a commencé par faire
+du fouan. Et puis, come il est bon coeur dans le fond, il a dit: «Non!
+je suis père de famille. Mon devoir «c'est ma honte. C'est moi qui vous
+ai mis «dans la purée: j'irai rompre le pain de ta «soeur.» Il faut te
+dire que, s'il est sans place, c'est que, come un fait exprès, il était
+absent, pour une certaine raison, le jour où les patrons infâmes, sous
+le prétexte que les frais leur mangeait de l'argent, ont flanqué leur
+sac à deux des contremaîtres. Evenor a beau être aimé de tout le monde,
+come il était absent sans avertir, il a écopé. Je ne conte plus que sur
+toi dans nos malheurs, ma chère Hanaïs. Sois bonne et généreuse pour
+lui: avec le temps, il t'aimera; et renvoie le vite après le café. Je
+t'embrasse comme je t'aime.
+
+«CLOTILDE.
+
+«P.S.--Le petit Alfred va mieux. Mais la nourrisse réclame toujours son
+dû.»
+
+
+Comment trouvez-vous le chiffon? reprend-elle. On dirait une portière de
+théâtre.
+
+--Moi, je la trouve très gentille. Voyez, elle s'est reprise pour
+ajouter un H à Hanaïs.
+
+Mais Nane rit, avec cette voix sifflante et cette bouche de reptile
+qu'elle a contre les gens qu'elle hait. Joli reptile, au demeurant.
+Et l'ami songe que si le comte Julien de la légende mourut pour avoir
+couché avec des serpents, c'est qu'ils étaient trop. Un seul, il l'a
+su naguère, cela n'est pas sans douceur. Il rêve à la Nane des jours
+passés, aux noeuds de sa fougue lascive, à sa gorge blanche, à ses
+blanches jambes--aux neiges d'antan.
+
+Qu'elle est loin, aujourd'hui--et si près, dressée, comme un bel écran,
+devant le grand feu du cabinet de toilette. A travers le linon et la
+mousseuse mousseline, les courbes de sa chair sont trahies et dorées par
+la flamme:
+
+--Vous êtes jolie, comme ça, Nane: on dirait une pêche Bourdaloue.
+
+--Oui, il faut bien se mettre en frais pour sa famille. Vous permettez
+que je continue. Avec vous, je ne me gêne pas.
+
+--Hélas!
+
+--Et puis, je voudrais lui faire comprendre, à cet homme de science
+appliquée, qu'il y a d'autres femmes que son épouse--pas pareilles. Oh!
+en tout bien, tout honneur, vous savez.
+
+--Et quand même, Nane! Ça ne sortirait pas de la famille. Mais lui
+donne-t-on un bon dîner, au moins?
+
+--Il y a des machines avec du poivre frais; d'autres, au safran...
+
+--Vous croyez encore aux épices.
+
+--Et puis du champagne tout autour: ils adorent ça. Chez moi, quand
+j'étais gosse, on en parlait comme du sang de Jésus. Et la première fois
+qu'on m'en a fait boire, dans une flûte--quand j'ai fermé les yeux pour
+sucer la mousse, elle est descendue tout le long, le long de ma gorge,
+avec un picotement. Il me semblait que j'avais un cou qui n'en finissait
+pas, un cou de cygne. Et il me semblait aussi que l'amour, ça devait
+être quelque chose dans ce genre: la tête qui tourne, un plaisir léger,
+tout près de faire mal.
+
+--Et ça n'est pas ça?
+
+--Ah! vous pouvez en faire courir le bruit. Le Champagne aussi, ça n'est
+plus le même. On a beau fermer les yeux, on voit toujours l'étiquette:
+Duc d'Autrechose, Goût Américain, etc. Et la peluche de canapé. Ah!...
+
+--Moi, la première fois que j'ai donné un baiser à une femme, c'était
+sous un noyer, où nous avions été rabattus par une de ces averses de
+printemps...
+
+--Quelle idée de ne pas choisir l'automne: un beau matin d'automne à la
+campagne, quand l'eau du puits, dans le tub, sent la feuille morte, et
+que le ciel, derrière les carreaux, change toutes les dix minutes de
+couleur d'yeux.
+
+--Alors la petite me dit...
+
+--Écoutez, mon vieux, interrompt Nane, vous ne comptez pas me conter
+toutes vos amours, depuis le premier; et avec le décor encore. Même sans
+avoir été très séduisant, on a toujours des souvenirs, à votre âge.
+
+--Ah, Nane! Toujours indulgente aux amis..
+
+--Qu'est-ce que vous voulez? Il y en a de si plats qu'on y met les
+pieds.
+
+Mais me voici prête. Venez-vous me tenir compagnie, au petit salon,
+jusqu'à l'arrivée de l'homme aux plots?
+
+L'homme aux plots ne se fit pas attendre, et, annoncé par la femme
+de chambre, entra d'un pas hardi: une éclatante Lavallière rose vif
+pavoisait son estomac. Mais on vit bientôt que toute cette braverie
+n'était que surface, rien qu'à la façon dont il s'assit. Car il se
+tenait tout raide au bord de son fauteuil, le buste droit; et, avec son
+complet à petits carreaux qui le grossissait, et son melon maintenu de
+champ sur ses genoux, il faisait songer au mot du satiriste inexorable:
+«C'est vilain, un ouvrier qui se repose!»
+
+Le monsieur ami ayant pris congé tout de suite après les présentations,
+il ne restait plus en face d'Evenor Lemploy que cet objet chétif et
+redoutable, Nane, pareille encore au léopard, dans sa robe bleuâtre
+mouchetée d'or, et qui couvait son beau-frère des yeux, sans rien dire,
+toute ramassée sur son divan.
+
+La nouvelle que madame était servie, mit un terme à cet immobile
+pantomime. Mais on revint au boudoir après le dîner. Le contremaître s'y
+était déjà sensiblement dégourdi; son esprit et ses sens parcouraient
+avec agilité ces deux dimensions sous lesquelles il concevait le monde
+extérieur, et il était heureux. On aurait pu lui écrire «Joie» dessus,
+comme sur les boîtes d'allumettes suédoises. Le «pousse-café» l'acheva;
+il devint tout à fait confortable.
+
+--Elle est bonne, cette fine, disait-il, nom de D...
+
+--Oui, dit Nane, mais je ne savais pas que vous fussiez protestant,
+Evenor. C'est une belle religion.
+
+--Et comment! Mais s'il n'y avait qu'elle pour me nourrir. Voyez-vous,
+Hanaïs, pour moi, il n'y a que la science. Un trolley, par exemple, je
+comprends ça tout de suite, une automobile, un phonographe. Ainsi vous,
+vous allez au théâtre, supposons. Mais moi... moi...
+
+--Je ne vous entends pas très bien. Voulez-vous vous mettre ici, un peu
+plus près?
+
+Le contremaître adhéra, et reprit:
+
+--Je vous disais donc qu'avec un accumulateur... Nom de D...! qu'elle
+est bonne, cette fine!
+
+--Buvez à ma santé, dit-elle. On trinqua, et, se renversant sur les
+cousins:
+
+--Je ne sais pas ce que j'ai; cette lumière me fatigue, dit Nane, qui
+commençait à avoir envie de rire, et, chose horrible, à avoir envie tout
+court: cet homme ivre avait sa beauté. Et, lui ayant lancé un dernier
+trait de ses regards, dont il resta comme physiquement frappé pendant
+une minute, elle rabattit sur ses prunelles d'aventurine ses paupières
+brunies. Mais l'homme, ayant tourné deux boutons, qui laissèrent la
+salle dans le demi-jour, reprit sa place un peu plus près, en disant:
+
+--Vous voyez, ça me connaît. Tandis que le pétrole...
+
+Evenor adhérait de plus en plus. Il sentait, à portée de sa main,
+palpiter la gorge de Nane, comme un oiseau qui a peur, qui sait qu'on va
+le prendre. Il le prit (c'était sa manière) et la conversation tourna.
+
+
+
+--... Tiens, vous n'avez donc pas de jarretières.
+
+
+--Non... pas ici... dans mon lit.
+
+
+
+--Il faudra emporter la fine.
+
+Le lendemain matin, vers dix heures, et après une solitaire nuit de
+larmes, Mme Lemploy, qui était venue deux fois déjà, sans succès, quérir
+des nouvelles de son mari, fut introduite auprès de sa soeur. Nane, qui
+était dans sa chambre à coucher, habillée déjà, achevait de mettre
+son chapeau. Par terre il y avait des vêtements d'homme, des choses à
+carreaux, une loque rouge. Au fond du grand lit, son bras étendu sur la
+couverture, Evenor dormait la bouche ouverte; et, dans sa main, il y
+avait des papiers bleus.
+
+--Le v'là, dit Nane, ton époux. Même qu'il est payé de ses sueurs,
+comme tu vois. Et tu sais, tu peux prendre les fafiots sans remords:
+l'électricien ne m'a pas volée. Pas un court-circuit, ma chère!
+
+Cependant Clo-Clo, abandonnée sur un fauteuil, avait fondu en larmes, et
+Lemploy, réveillé par ces sanglots, considérait tour à tour, d'un oeil
+atone, sa femme, Nane et les billets dans sa main. Manifestement, il
+avait peine à retrouver sa seconde dimension.
+
+--Eh bien, adieu, dit Nane. Vous vous expliquerez mieux sans moi.
+
+Et, de cette marche allongée qui donne au bas de sa jupe l'air d'une
+vague, elle disparut.
+
+
+
+
+ XII
+
+ Nane pense mourir
+
+
+Qui saura jamais pourquoi Nane, au contraire de ce qu'ont accoutumé
+la plupart de ses pareilles, était républicaine? Comment s'était-elle
+défendue, parmi les cabarets les plus galants, de sucer le lait de ces
+opinions aristocratiques où excellent nos demi-mondaines? Fut-elle
+séduite par la théorie hasardeuse de l'égalité humaine, ou seulement
+par ce goût naturel de la licence qui a converti au Régime tant de
+boulevards extérieurs? Peut-être son berceau fut-il enchanté par de
+vieilles-barbes; et les vit-elle, toute petite, tremper leur absinthe de
+larmes en disant des phrases sur le joug détruit des Badingueusards, ou
+qui s'esclaffaient à la lecture de Boquillon?
+
+Toujours est-il qu'en ces jours boueux il ne fallait point plaisanter
+Panama; malgré que ce ne fût, ainsi qu'on le lui avait expliqué, qu'une
+vieille histoire de chapeau.
+
+--Vous savez, lui disait quelquefois Eliburru, que les victimes du 2
+décembre vont beaucoup mieux.
+
+Mais elle ne pouvait point rire d'objets aussi graves.
+
+
+Au moins de sa mère, et qui au reste se vantait d'y avoir tenu la main
+jadis, ou le balai même, elle avait gardé une éducation religieuse
+longtemps inébranlable. Mais voici qu'enfin, par des gradations
+insensibles, Nane avait glissé à la libre pensée: devenue libertine, et
+pour tout dire, anticléricale; mais anticléricale à faire pleurer de
+joie Mme M.L. Gagneur, anticléricale comme une loge.
+
+Il est difficile de dire quelles influences lui avaient fait adopter une
+attitude d'esprit, dont on peut tout au moins dire que l'élégance y
+a peu de part. Nane ne fréquentait guère les journalistes, et de
+pharmaciens point. Peut-être avait-elle rencontré quelque israélite
+récemment converti: cela suffirait à mettre au dégoût la religion la
+plus solide.
+
+Mais Nane ne le montra nulle part autant qu'à son lit de mort.
+
+Une maladie cruelle, rapide s'abattit soudain sur mon amie. Tout son
+corps en parut comme ébranlé, ses lèvres pâlirent et la fièvre, venant
+disputer à ses nuits les quelques restes d'un sommeil que son mal ne
+dévorait pas encore, ne lui laissa bientôt plus que ce qu'il fallait de
+raison pour se sentir mourir.
+
+Mme Garbut, cette mère qui lui était si attachée, moins encore peut-être
+par les liens du sang que par ceux de la gratitude, nous attristait tous
+par un zèle touchant et maladroit. Tantôt elle apportait des reliques
+que sa fille rejetait avec horreur; tantôt elle prêchait la vertu des
+simples; et les princes de la science étaient importunés de ses avis.
+
+La fièvre devint plus ardente; Nane commença de donner la nuit, quelques
+signes de délire. Mais, le jour, elle reprenait tout son bon sens, et
+causait avec nous, d'une humeur égale. Un peu amaigrie par le mal, et
+si pâle qu'on eût dit sa figure taillée dans le bloc d'un ivoire sans
+tache; plus gracieuse dans la douleur qu'elle ne l'avait paru jamais
+dans le plaisir même, elle me sembla devenir plus touchante, et comme
+l'occasion d'une tendresse.
+
+Mais elle nous affligea de garder en ce passage fatal, l'âme incrédule
+qui convenait si mal à son sexe, comme à sa condition. Et l'état de la
+malade semblait de plus en plus désespéré. Mme Garbut se décida enfin,
+à lui parler de ses devoirs religieux. Elle le fit sans doute avec
+peu d'adresse, et c'est ainsi que Nane apprit qu'elle était perdue.
+J'arrivais à ce moment même, pour la trouver en pleurs. Mais elle devint
+tout aussitôt calme.
+
+--Mon ami, me dit-elle alors, il paraît que c'est fini. Quelques jours
+encore, et je ne serai plus qu'une petite chose froide, à quoi vous ne
+penserez plus.
+
+--Taisez-vous, Nane. D'abord vous n'êtes pas près de mourir, et si
+jamais...
+
+--C'est vrai, vous la regretterez un peu, votre amie Nane, qui a été si
+capricieuse avec vous? Mais vous aviez tant de patience, comme on est
+avec un enfant qui n'est pas le vôtre. Vous rappelez-vous, de m'avoir
+recueillie tombant d'un omnibus?
+
+Et elle se met à rire, comme autrefois; mais d'un rire faible et pour
+ainsi dire suranné.
+
+--Je voudrais vous demander quelque chose, reprend-elle. Vous savez qu'à
+tort ou à raison je n'ai pas les idées de maman sur certaines choses, ni
+les vôtres. Mais puisque c'est comme ça, définitivement, faites au moins
+qu'on me laisse mourir en paix. Je vous en supplie; je ne veux pas de
+robes noires autour de moi.
+
+--Eh bien soit, lui dis-je, (et la promesse me pèse un peu) je ferai mon
+possible. Aussi bien, dans les dispositions où vous êtes.
+
+Mais le lendemain, Nane eut à supporter un autre assaut, et d'un côté
+imprévu. Comme je passais la plus grande partie du jour auprès d'elle,
+je me trouvai là au moment que sa mère lui apportait une carte sur
+laquelle était gravé:
+
+ M. D'ARTAXIA, prêtre,
+
+et, dessous, écrit au crayon:
+
+ _de la part de la marquise d'Iscamps._
+
+--Il faudra donc le recevoir, dit Nane avec résignation.
+
+Je croisai en effet dans le boudoir l'abbé d'Artaxia, personnage fort
+poussé par la Nonciature que je connaissais un peu. Sous la robe de
+laine blanche qu'il portait par je ne sais quel privilège, et son
+chapeau de feutre gris clair à glands rouges, avec sa figure jolie et
+rose de levantin, c'était bien l'être théâtral et souple qu'il fallait
+à mon amie, celui d'ailleurs qu'on chargeait à l'ordinaire des
+purifications délicates, et qui même en avait reçu le surnom de: Papier
+d'Arménie. Il ne parut point étonné de me voir.
+
+--Je ne sais, m'expliqua-t-il, quels rapports il peut y avoir entre
+Mlle Dunois et Mme d'Iscamps. Toujours est-il que celle-ci m'a fait
+instamment prier de passer en cette maison.
+
+Et, de son pas onduleux, il entra dans la chambre de Nane.
+
+Quand il en ressortit une demi-heure après:
+
+--Je ne pense pas, me dit-il, que ma visite ait été tout à fait inutile,
+quoique cette demoiselle semble avoir subi de bien terribles influences.
+Mais je reviendrai.
+
+Hélas, le soir même, l'état de mon amie empira tellement que toute
+visite de ce genre apparut bien désormais devoir arriver trop tard.
+
+--Elle délira toute la nuit, agitée d'épouvantes nouvelles. A plusieurs
+reprises elle regarda fixement un coin de la chambre, en criant:
+«Noctiluce! la bête, la bête.» D'Elche joua un rôle aussi dans ses
+hallucinations, et elle gémissait alors, comme un enfant.
+
+C'était bien fini de ma pauvre Nane. Le célèbre et coûteux docteur
+Z. déclara le lendemain, qu'il n'y avait plus rien à faire, qu'elle
+passerait la nuit, mais non pas le jour suivant. Nane elle-même se
+sentit tout près de sa fin; et elle s'occupa alors, avec sa bonne grâce
+accoutumée, de quelques souvenirs et legs pour des amis, sa soeur, ses
+neveux.
+
+--Vous, mon ami, me dit-elle, je vous donne tous mes miroirs. Si vous
+savez regarder, à la nuit tombante, vous croirez me voir encore. Et sans
+doute y reviendrai-je en effet, pour vous sourire.
+
+Mais je veux aussi, reprit-elle, garder quelque chose pour moi: c'est
+mon beau collier d'émaux verts et bleus; et tu me le laisseras autour du
+cou, n'est-ce pas, maman?
+
+Mme Garbut ne sut répondre que par des sanglots: peut-être est-ce là une
+bonne façon de ne pas s'engager avec les mourants.
+
+Le soir, et comme j'avais veillé deux nuits déjà, je rentrai chez moi,
+épuisé de fatigue; ayant prié, au cas improbable où l'on constaterait un
+peu de mieux que l'on m'en fît avertir, pour me permettre de prendre un
+repos plus long. Mais il ne vint rien, qu'un camarade qui monta me voir,
+vers onze heures; j'allais justement me rendre chez Nane.
+
+Nous redescendîmes et je l'accompagnai un moment. Le malheur voulut que
+l'Elysée fût sur notre route, et mon compagnon, en passant, s'abandonna
+à la plaisanterie qui égayait alors les Parisiens. C'est-à-dire, qu'il
+ôta son chapeau haut de forme, comme pour saluer, et, en ayant contemplé
+attentivement la cime: «Mais il n'a rien du tout», déclara-t-il d'une
+voix claire.
+
+Il sembla que cette mimique à laquelle tant de gens s'étaient jusque-là
+impunément amusés fût depuis la veille devenue _inconstitutionnelle_,
+car presque aussitôt des argousins en civils se jetèrent sur moi,
+et, non sans quelques sourdes bourrades, («Tiens, tiens, c'est ça,
+pensais-je, des casseroles») me conduisirent au poste prochain.
+Cependant, mon camarade, qu'on avait, je ne sais pourquoi, respecté,
+ayant pris un fiacre qui passait libre, disparaissait.
+
+Au bout de quatre heures environ, fort ennuyeusement ruminées en un
+malpropre petit cachot, on me conduisit devant le commissaire, et je
+pensais déjà qu'après une admonestation paternelle, ou tout au moins
+avunculaire, et le conseil de ne pas y revenir, il allait me faire
+relâcher. Mais il en fut bien autrement.
+
+--Monsieur, me dit ce magistrat d'une voix glaciale, (ainsi parleraient
+les carafes frappées, s'il plaisait à Dieu) des recherches faites chez
+vous, il résulte l'impression la plus défavorable, et je suis obligé de
+vous remettre aux mains de M. le Procureur de la République.
+
+--Monsieur le Commissaire, répondis-je, c'est peut-être qu'on a
+découvert quelques bijoux dans un meuble, ou bien de l'or monnayé. Et
+malgré l'étonnement où pourraient demeurer plongés vos hommes que tant
+de choses précieuses n'aient pas été amassées par un pique-poche, je
+crois pouvoir vous affirmer qu'elles me viennent de famille.
+
+--Monsieur, répliqua cet homme, je ne m'attarderai pas à relever la
+façon dont vous vous moquez déjà de la justice gouvernementale. Vous
+aurez affaire désormais à plus haut que moi.
+
+Là-dessus, m'ayant extrait du poste, on me conduisit en un bâtiment
+national beaucoup plus vaste. Je lus avec plaisir sur la porte: Liberté,
+Égalité, Fraternité. Mais on me mit au secret presque aussitôt.
+
+Et cela dura soixante-treize jours.
+
+Il était temps en vérité que cet état de choses cessât, le soir que
+la Justice, ou l'appareil qui en porte le nom, jugea opportun de me
+renvoyer à mes chères études. Elle ne me donna d'ailleurs d'explications
+aucune, et moi-même je négligeai de demander l'addition, content,
+quoique un peu hébété encore, de me faire conduire chez moi par le
+premier fiacre que je rencontrai: il portait le numéro à jamais béni de
+4529479.
+
+--Monsieur, me dit mon valet de chambre, en me présentant des cartes, il
+n'est pas venu une seule lettre, ni rien par la poste. C'est à croire...
+
+--Elles se seront égarées, voilà tout. Il arrive tous les jours qu'on
+ne reçoive pas de lettres de trois mois, et je vous prie de n'en pas
+accuser le gouvernement, n'est-ce pas, ni la police, ni la magistrature.
+Ce sont des corps où je ne veux plus compter que des amis.
+
+Là-dessus, comme il se faisait tard, j'allai dîner dans un restaurant
+très fréquenté, où je ne rencontrai pas une figure de connaissance.
+Puis je fis un tour de boulevard, et finis par entrer au bar du
+_Munster-Hôtel_: une surprise m'y attendait.
+
+Parmi cinq ou six (exactement six) Anglo-Saxons, qu'à leur épilation
+excessive je connus Américains, se tenait assise, aussi vivante qu'il
+lui était loisible, mon amie Nane. C'était bien elle, son col nu, ses
+yeux de pierre dorée, le rebroussis de ses cheveux, et c'est avec son
+éternel sourire d'enfant triste qu'elle m'appela.
+
+Suivit une de ces présentations dont je ne lui ai jamais pu faire perdre
+la fâcheuse habitude:
+
+--Monsieur Pastisson.
+
+Et elle enveloppa du même geste les six fracs.
+
+--Puisqu'il faut pâtir, pensai-je; et je m'assis.
+
+Mais, comme je ne sais pas l'anglais, la conversation fut laborieuse.
+Après une infructueuse tentative de me faire entendre leur français, où
+Nane seule sans doute sait démêler ce qui lui est utile, l'un d'eux me
+parla quelque chose qui était, je pense, de l'allemand. Par politesse
+je répondis en basque: il eut l'air d'abord de comprendre, croyant
+peut-être que ce fût du cheepaway, mais l'erreur fut courte, et ils
+retombèrent dans un sextuple silence, Nane et moi nous étant alors mis
+à causer de sa guérison imprévue, de ma prison, de mille choses, la
+demi-douzaine Pastisson se leva, salua, s'en fut.
+
+--Voyez-vous, me disait Nane, quand j'ai été guérie, et les médecins
+n'en revenaient pas (j'ai cru qu'ils allaient me faire un procès),
+je suis tombée à d'autres tracas. Votre prison, d'abord, m'a toute
+chambournée. Puis voilà tout d'un coup mes fournisseurs qui se déguisent
+en créanciers. Alors ça n'a pas été drôle du tout; ils voulaient faire
+saisir mes meubles, reprendre des bijoux, que sais-je. C'est Pastisson
+qui m'a tirée de là.
+
+--Mais Nane: Pastisson enfin? Ils sont six.
+
+--Mais non, me répond-elle avec candeur, je vous assure que c'est
+toujours le même.
+
+
+
+
+ XIII
+
+ Les noces de Nane
+
+
+ «Deus bone! quam bonus ille Belga......»
+ (JOH. BEVERWICKIUS: _Epistol. ad
+ Vossium CLXXII_.)
+
+ Bon Dieu! Le bon Belge!
+
+Sans être fataliste, ni vouloir démêler en toutes choses les mauvais
+desseins de la Providence, «cette caricature de Dieu», a dit Nicole, on
+peut croire que M. Dieudonné Le Marigo était destiné par son nom à un
+hymen inexorable.
+
+--Vous comprenez, conclut Nane après m'avoir laissé entendre qu'elle
+tramait d'épouser ce Belge riche et industriel, un mendigo, n'est-ce
+pas, c'est un monsieur qui mendie. Eh bien, Le Marigo, c'est un monsieur
+qui se marie; je veux dire: qui se marie en justes noces. Même qu'il
+s'attarde un peu... Dieudonné.
+
+--Ah Nane! de justes noces: cela va vous changer beaucoup. Prenez garde
+de les faire craquer, au moins.
+
+--Insolent, est-ce que j'engraisse?
+
+Et elle tourne sur elle-même, ainsi qu'elle a accoutumé quand elle se
+juge plus admirable. Sa toilette l'est aujourd'hui par la décence,
+la discrétion; à quoi le souci de M. Le Marigo n'est peut-être pas
+étranger, car tous les poissons ne se prennent pas à la même boëte.
+Enfant infortuné des Flandres, c'est contre vous, sans doute, que fut
+liée cette conjuration du drap et de la fourrure qui va du noir à
+l'_auburn_, en passant par l'encre-de-Chine. Et si vous en tâtiez,
+Dieudonné, comme je fis tantôt dans le vestibule, vous sauriez combien
+c'est agréable, cette peau de bête à long poil. C'est contre vous,
+encore, que fut édifié ce chapeau aussi ténébreux que les projets de
+notre amie, et qui fait une varangue sur son front. Tout le haut de
+sa face en est noyé d'une ombre cendreuse, où reluisent ses yeux
+d'aventurine--ces yeux qui ont l'air de penser quelque chose, et qui ne
+pensent même pas à rien; ces yeux dont vous aussi, Monsieur, après bien
+d'autres, hélas! vous vous obstinez sans doute à découvrir le sens, à
+peupler le vide mystérieux: tout de même qu'enfant vous vouliez voir
+l'Homme dans la lune.
+
+--Mais vous ne regardez pas la peinture, dit-elle.
+
+Car nous sommes dans une de ces petites Expositions, éternelle revanche
+des aveugles, dont, à chaque printemps, il y a mille et trois, en France
+seulement.
+
+--Merci, lui dis-je; et le diable m'emporte si je sais ce que je venais
+faire ici. Ou plutôt je le sais enfin: c'est mon coeur qui m'entraînait
+vers vous.
+
+A ces mots un rire léger voltige sur sa bouche.
+
+--Vous êtes gentil, aujourd'hui, répond-elle. Et je songe qu'il y a
+longtemps que je n'ai été vous voir. Vous demeurez toujours à la même
+place?
+
+J'ai quelques raisons de ne pas recevoir Nane chez moi dans le moment,
+et je lui réponds avec autant de franchise mais peut-être moins
+d'ingéniosité qu'Odysseus:
+
+--Certainement, ma chère amie, c'est-à-dire non. Mon valet de chambre
+faisait sa première communion, ou plutôt sa fille. Alors il est tombé
+malade; et, par économie, je me suis logé à l'hôtel pour ne pas
+être seul--du côté de Saint-Sulpice, l'hôtel A'Kempis, je veux dire
+Man'A'Kempis. Connaissez-vous ça? C'est un hôtel très chic, un hôtel
+belge!
+
+--J'ai entendu parler, dit mon amie d'un air vague. Et Saint-Sulpice,
+c'est bien où il y a des tours qui se flanquent les jambes en l'air.
+
+--...?
+
+--Enfin, où il y a un échafaudage pour les tenir. Et il faut aller vous
+voir là?
+
+--Certainement, dès que vous aurez l'âge canonique. Les dames n'y sont
+pas reçues avant celui de cinquante-deux ans.
+
+--Eh bien! s'écrie Nane saisie. Mais il n'y a donc que des curés, là
+dedans.
+
+--Oui. Quelques évêques aussi; avec leurs mères, leurs bonnes
+allemandes...
+
+--Ecoutez, mon cher, c'est pas la peine de charrier. Si vous ne voulez
+pas qu'on aille vous voir, c'est pesé, on n'ira pas. Mais vrai, il fut
+un temps...
+
+--C'est quand je vous aimais.
+
+--Vous ne m'aimez plus?
+
+--Sans doute; mais il y a la Clo', la petite Clo'...
+
+--... Ni moi non plus?
+
+--La Clo' est une personne jeune encore, qui était venue passer quelques
+heures chez moi, il y a quelques mois. Elle s'est un peu attardée; et
+comme la saison a changé, elle n'ose plus sortir à cause que sa robe est
+trop claire.
+
+--Vous êtes bête, mon pauvre ami!
+
+--Chut! Ne le répétez pas. Et puis, elle n'est pas déjà si mal, la
+petite Clo'. Si vous la voyiez, le matin, faire des cabrioles sur le
+lit, avec ses jambes blanches, il y a de quoi béer.
+
+--Bée...
+
+--Et je vais vous dire une bonne chose. Au lieu de venir chez moi, si
+vous voulez que je passe chez vous, un de ces jours, on pourrait faire
+une promenade charmante--que vous n'avez jamais faite.
+
+--Pensez-vous?
+
+--Vous n'êtes jamais montée aux tours Notre-Dame?
+
+--Mais vous ne parlez que de tours, mon pauvre ami. Du reste, c'est
+vrai: je n'y suis jamais montée. Quand j'étais gosse, maman me
+promettait toujours ça; mais c'était pour le jour que je serais sage...
+
+--Sans attendre jusque-là, mardi prochain, 2 h., vous irait-il?
+
+--Ça colle. Là-dessus, je vous laisse. Rendez-vous avec Dieudonné au thé
+de la rue Martin. A revoir.
+
+--Adieu, Madame.
+
+Et je reste tout seul, dans le désert versicolore de l'Exposition, parmi
+les vues de Venise et de Bruges-la-Morte. Faut-il que ces deux cités
+aient offensé le Ciel, pour être ainsi livrées aux peintres. Silencieux
+marais de Bruges, où se mirent, avec de pâles arbres, mainte façade bien
+retapée; et vous, canaux vénitiens, où trempent des mirlitons, à l'ombre
+des palais roses: double royaume du moustique, quand donc une compagnie
+de tramways vous comblera-t-elle--et nos voeux?
+
+Mais quelques jours après, c'était sur le dos glauque de la Seine que
+nous voguions, Nane et moi, en un de ces bateaux aux flancs clairs qui
+volent vers l'Hôtel de Ville. L'après-midi était bien parisien; l'air,
+aussi acide que si on y eût exprimé l'âme de mille citrons verts. On ne
+s'en pouvait garantir qu'en se tenant tout près de la machine--et alors,
+on se grillait d'un côté, comme Montezuma,--ou en descendant dans les
+«salons»--et alors ça sentait mauvais, et l'on n'apercevait plus goutte
+du panorama dont j'avais vanté l'agrément à mon amie.
+
+Le charme de ces petites parties, c'est que «c'est fait avec rien». Le
+beau travail, que d'amuser une dame au prix de sommes énormes. Ici,
+il faut tout tirer de soi-même, comme--pour employer une comparaison
+nouvelle--comme l'araignée, sa toile.
+
+Cependant, ma compagne contemplait, à travers son face-à-main et
+la crasse atmosphère, ces quais qu'elle n'avait jamais vus, coupés
+d'escaliers clapotants, et qui inclinaient vers l'eau le noir de leur
+ramure; plus loin, des maisons couleur de crème sale aux innombrables
+fenêtres; plus loin encore, quelque dôme indistinct qui semble flotter à
+ras des nues, comme une montgolfière. Et parfois, le dessous enfumé d'un
+pont faisait se dresser en l'air les roses narines de Nane.
+
+L'un d'eux, qui venait vers nous, l'étonna par la masse et la majesté.
+Orné de masques, il s'appuyait d'un pied sur un jardin, et supportait
+une statue équestre qui nous tournait le dos. Et Nane, soupçonnant que
+ce cavalier avait dû être quelqu'un de notoire:
+
+--Qui est-ce donc, dit-elle.
+
+--J'en ignore. Mais, mon Dieu, que vous êtes jolie aujourd'hui.
+
+--Vous croyez qu'il ne le sait pas, cet employé, avec sa casquette?
+
+--Que quoi? Que vous êtes jolie.
+
+--Mais non! Qu'il ne sait pas qui c'est la statue.
+
+--Oh! c'est bien possible.--Un marin... Et Nane l'interroge.
+
+--Té, répond cet homme, qui a une barbe bleu de Prusse et l'accent
+marseillais, té, c'est Henri IV, qu'ils disent ici.
+
+--Merci, Monsieur.
+
+--Voyez-vous, moi, à Paris...
+
+Mais il est obligé de s'interrompre pour la manoeuvre de l'accostage; et
+c'est ici que nous débarquons. En sorte que nous ne saurons jamais ce
+que lui, à Paris...
+
+--C'est vrai. Nane, que vous êtes jolie comme tout, ces jours-ci. Et
+quand je songe que c'est M. Le Marigo, avec ses quarante-cinq ans, qui
+va moissonner toutes ces roses, comme lui-même dirait, et tous ces lys.
+Quel âge avez-vous? Vingt-trois ans?
+
+--Quand vous aurez fini de m'acheter. Vous savez aussi bien que moi que
+j'ai trente ans.
+
+--Trente ans, c'est de la folie! Vous en avouiez tout juste vingt-cinq
+au dernier Réveillon.
+
+Nane rougit, et gravit d'un trait, sans paraître alourdie par son grand
+âge, l'escalier du quai.
+
+--Mon cher, reprend-elle, il y a tout un ordre de mensonges, comme me
+l'a fait comprendre Dieudonné, qui ne sont plus de mise chez une femme
+comme il faut.
+
+--Mais c'est un perfide désenchanteur, ce capitaliste, avec son goût
+pour la vérité. Si on le laissait faire, il serait capable de changer
+les bêtes en hommes. Et voyez-vous, Nane, le jour où on ne mentirait
+plus, chacun, de dégoût, se réfugierait tout seul dans une île déserte.
+Vous-même, la première fois que vous le tromperez, votre Marigo,--car
+vous le tromperez, n'est-ce pas...?
+
+--C'est possible; mais si je le fais, répond-elle non sans obscurité, ce
+ne sera pas rien que pour le plaisir qu'il le soit: ce sera aussi pour
+mon plaisir.
+
+--D'accord, mais le soir de ce jour-là, croyez-vous que vous lui direz,
+en vous mettant à table: «Mon ami, je viens de vous faire cocu avec M.
+Adolphe Désuet, de la grande maison de lingerie?» Non.
+
+--Mon cher, réplique Nane, cela prouve seulement qu'il y a aussi tout un
+ordre de vérités qui ne sont pas de mise chez une femme comme il faut.
+
+À quoi elle ajoute:
+
+--Ça, ça n'est pas M. Le Marigo qui me l'a dit.
+
+Entre tant, nous voici au pied de la tour. Je prends deux tickets à 0
+fr. 50 l'un; car ces petites fêtes, pour modeste qu'en reste le train,
+ne sont pas tellement gratuites qu'on croirait. Et là-dessus nous
+gravissons deux mille cinq cent trois marches, ou environ.
+
+--Ouf, fait Nane, qui s'est fait porter, en quelque sorte, dans les
+trois derniers quarts du parcours.
+
+Sur la terrasse, une aimable bise nous accueille, qui rachète l'aigreur
+par l'humidité. À nos pieds pleure Paris, avec des clochers et des toits
+qui percent la brume. Mais, plus près de nous, toutes les pierres, et la
+plate-forme entre les deux tours, et le peuple pétrifié des monstres qui
+en ornent les abords, sont flammés noir et blanc, comme on voit certains
+pelages. Et parmi les hyènes, les éléphants, les diables, il y a une
+image surtout qui étonne mon amie: c'est le démon qui, accoudé sur un
+coin de balustrade, contemple la capitale du péché avec une si cruelle
+goguenardise. Celui-là aussi, Nane voudrait l'«identifier»; et comme
+personne ne me démentira:
+
+--C'est, lui dis-je, Baalzébub, prince des mouches.
+
+--Il ne doit pas, observe-t-elle, être très occupé de ce temps-ci. À
+moins qu'il n'ait aussi la police sous ses ordres. Justement, elle n'est
+pas loin. Mais comme il est laid: il me fait presque peur, avec sa
+langue.
+
+Et frissonnante, elle s'insinue dans mon pardessus.
+
+--J'ai froid, dit-elle: embrassez-moi.
+
+--Attendez un peu, Nane. Il y a ici un mufle de gardien, qui est
+toujours derrière les gens pour les pincer à ça. Il faut profiter quand
+il vient juste de repartir.
+
+À peine ai-je émis ces paroles que le gardien projette, à l'angle d'un
+mur, son blair grotesque. Mais comme je suis en train d'indiquer, avec
+mon parapluie, un invisible Arc de Triomphe, il bat en retraite, déçu;
+et j'en profite pour obéir aux ordres de mon amie.
+
+--...Là! en voilà assez, dit-elle enfin. On s'en va.
+
+--Je vous mettrai chez vous, si vous voulez, à moins que...
+
+--À moins que?
+
+--...Que vous ne préfériez me mettre chez moi,--un petit moment.
+
+--Et Mlle Clo'?
+
+--J'ai réfléchi, figurez-vous, qu'en voiture fermée elle pourrait sortir
+sans scandale. Alors je l'ai renvoyée chez sa mère--changer de robe.
+
+--Voulez-vous que je vous dise, mon cher, vous êtes un fumiste. Et Mlle
+Chose n'a jamais existé.
+
+--Il y a tant de gens, Nane, qui n'ont jamais existé. Mais, voici une
+voiture... Cocher!
+
+
+
+Quelques heures après, Nane, ayant déjà remis jusqu'à sa voilette:
+
+--Adieu, dit-elle, les restes pour Mlle la Clo'.
+
+--Ah! s'ils étaient aussi bons que les morceaux que je laisse à M. Le
+Marigo. Pourvu qu'il n'y trouve rien de manque ce soir.
+
+--Marigo? ce soir! Non, mais vous pensez s'il peut se bomber d'être
+renseigné à l'avance. Pour cette fois, je tiens au maire, mon cher; et
+au curé.
+
+--Et aux filatures.
+
+--Et aux filatures, oui. Et il suffît parfois d'une imprudence pour tout
+remettre en question. Les plans les mieux ourdis sont ceux que l'on base
+sur...
+
+--Pourquoi vous mettez-vous à parler «lune», comme ça, tout d'un coup?
+
+--Enfin, «lune» ou pas, le voyez-vous me plaquant, après dégustation. Ce
+que les petites camarades seraient folles de joie!
+
+--Mais au contraire, telle que je vous connais (ne rougissez pas), que
+je vous connais encore,--et c'est ce qui me tue,--il me semble que vous
+ne pouvez que gagner à multiplier les points de contact.
+
+--Et croyez-vous donc que ces qualités qu'on aime à rencontrer chez
+sa bonne amie, je veux dire l'invention, le doigté, la... la
+gymnastique..., savoir attaquer..., prendre la pose, etc., tout cela
+convienne chez une épouse?
+
+--Je veux bien, moi. Mais pour parler d'autre chose, le patient, comment
+est-il, dans tout ça?
+
+--Il marque pas mal, merci; avec une redingote, toujours, et une belle
+barbe où il passe des petits peignes. Il arrive aidé d'une serviette, où
+il y a des montagnes de papiers, et qu'il ne retrouve jamais quand il
+s'en va. «Vous me l'avez cachée», dit-il alors d'un ton espiègle. (Non,
+mais je me vois jouant à «l'objet trouvé» avec ce quadragénaire.) A la
+fin, on la dégotte sous le canapé, où il l'avait mise, et il s'en va.
+
+--Enfin, seule!
+
+--Ne le croyez pas. Presque aussitôt, il revient, tire de sa poche--côté
+coeur--une petite chose froissée et triste, un bouquet de violettes de
+deux sous qu'il avait oublié de me donner, m'embrasse sur le front et
+res'en va.
+
+--Mais pourquoi de deux sous?
+
+--Ah! voilà. C'est que j'avais été assez poireaute, au début, pour
+lui dire que je les aimais: vous savez, comme on dit dans les romans.
+Évidemment, je les aime, de loin, sur les éventaires: ça fait des jolies
+taches, demi-deuil. A part ça, j'aime mieux deux louis de lilas... Ah!
+que je voudrais sentir les lilas, à la campagne. Ce printemps, qu'il
+faisait tiède, et que j'ai passé avec vous, en Victoria, par la rue du
+Petit-Musc: il y en avait en haut d'une muraille, vous rappelez-vous?
+
+--Comme je vous vols.
+
+--Mais Dieudonné, depuis que j'ai dit ça, tout le temps il m'en apporte,
+des bouquets de deux sous. Si nous sortons ensemble et qu'il aperçoive
+un marchand, de loin il prépare ses deux sous. Et si le marchand n'a
+pas de violettes à deux sous, mon cher, _il n'en prend pas_. «Non, non,
+dit-il: quatre sous c'est trop cher.» Et il faut voir son air mutin!
+
+--Espoirs charmants.
+
+--Ça n'est pas qu'il soit avare, au moins. Un peu regardant, tout au
+plus, et plutôt par éducation. J'ai idée que son père n'a jamais été
+duc.
+
+--C'est un mot.....?
+
+--Non, et ses billets de banque, il les met dans la doublure de son
+gilet. Même qu'il voulait me faire voir. Mais comme je n'ai pas
+l'intention de l'entauler avant les noces... Du reste, il est en train
+de m'acheter une maison, boulevard Raspail, un immeuble de rapport,
+pour que je n'entre pas en ménage les mains vides. «Il ne tient qu'à
+vous-même, comme je lui en ai fait la remarque, d'y mettre quelque
+chose.»
+
+--Et quoi qu'il a répondu, l'homme du Nord?
+
+--«Ce que j'aime, il a soupiré, c'est votre simplicité.»--«Et moi aussi,
+c'est ce que je préfère en vous», je lui ai dit.
+
+--Avec ta bouche.
+
+--D'ailleurs, je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout ça. C'est un
+excellent homme, qui a confiance en moi. Et je ne voudrais pas qu'on le
+chine: je l'aime beaucoup... Mais, de ma vie passée, je ne lui ai pas
+tout dit.
+
+--A qui avez-vous tout dit, jamais?
+
+--Mon cher, il n'y a pas un homme dans ce cas qui resterait couché une
+minute de plus.
+
+--Nane, il faut que je vous embrasse pour ce mot-là.
+
+--Laissez-moi au moins relever ma voilette.
+
+--Merci.....
+
+--Pour en finir avec M. Le Marigo, je l'ai présenté à maman, à mon
+beau-frère....
+
+--Vous êtes donc rabibochée avec votre soeur?
+
+--Il a bien fallu. Qu'est-ce que je n'ai pas fait pour ce mariage?
+jusqu'à aller à la messe.
+
+--Vous allez à la messe? Ah! que je vous baise encore.
+
+--Mais vous savez, toute votre messe, ça ne m'empêche pas de penser
+comme je veux.
+
+--Ce serait dommage que non. Là-dessus, Nane, ayant promis de m'écrire,
+s'en va de ce pas olympien qu'il serait oiseux de décrire pour la
+onzième fois. Et depuis, je ne l'ai jamais revue.
+
+Mais elle m'écrivit, et quinze jours environ après ces propos que
+nous avions échangés, non sans résultat, au sujet du mariage qu'elle
+fomentait, je reçus cette lettre, qui me fit presque regretter de
+l'avoir si souvent traitée de sotte au dedans de moi...--et aussi
+soupçonner que Nane prenait depuis quelque temps des leçons de style.
+
+«Mon cher ami,
+
+«Ça y est. Les bans se publient, et nous sommes affichés à la mairie. Le
+sieur Georges-Aristarque-Dieudonné Le Marigo, propriétaire industriel,
+épouse Mademoiselle..... parfaitement: Mademoiselle--Mademoiselle
+moi, sans profession. Ça lui a un peu couru, d'abord, de voir que je
+m'appelais Garbut, plutôt que Dunois. «Mais, lui ai-je dit, je suppose
+que vous ne m'épousez pas pour mon nom. Et du reste, qu'est-ce que ça
+fait, puisque je prends le vôtre.»
+
+«--Ce n'est pas ça, qu'il a fait; mais je me demande pourquoi vous en
+avez changé.
+
+«--Je vous l'ai dit cent fois, si ça n'est pas une (n'en croyez rien,
+vous: je n'en avais jamais seulement pipé); c'est parce que ma pauvre
+soeur avait un peu trop fait parler d'elle, avant de trouver un
+électricien responsable. Et à cette époque, je me destinais à la
+carrière théâtrale. (Eah: théâtrale, j'ai dit.)
+
+«--Je vous demande pardon, je n'y pensais plus, a répondu cet honnête
+homme.
+
+«Mais moi, j'ai gardé un air offensé, et poussé, pendant une heure,
+des soupirs de veau qui a peur. Il faut prendre garde que tout ceci
+se passait chez moi. Au fond, j'avais envie de rire, à m'imaginer
+l'hérissement des Lemploy, s'ils m'avaient entendu débiner la chaste
+jeunesse de Clotilde. Vous savez si elle y tient, à son passé; n'ayant
+guère que ça à se mettre sous la dent, qu'elle a d'ailleurs un peu rare,
+comme le cheveu. Mais ce n'est pas pour son charme que je l'aime.
+
+«Après un siècle, donc, de ces soupirs, et tout ce renfrognement qui me
+recroquevillait la moue, il n'y a plus tenu, le filateur: il a filé.
+Et moi je le croyais dissipé déjà dans l'air pour quelques heures, que
+d'avance ma pensée dépensait en menus plaisirs, menus, menus--comme la
+bouche de Primavérile--; mais écoute s'il pleut. Est-ce qu'il ne revient
+pas au bout de onze minutes, environ; avec cet air roucoule à lui vider
+un syphon dessus, et le sempiternel bouquet de violettes: «Vous croyez
+peut-être, je lui ai dit, que les orchidées, ça salit les gants?» Et,
+tout l'après-midi, j'ai été comme une herse.
+
+«Mais avouez aussi, mon ami, depuis cinq mois qu'il me courtise, à trois
+bouquets par jour, en moyenne, ça fait quatre cent cinquante bouquets à
+deux sous, soit quarante-cinq francs de fleurs. Voilà ce qu'on nomme,
+sans doute, le fleuretage; eh bien, ça n'est pas assez; et vous-même
+étiez plus magnifique, à l'époque où j'habitais votre garno de coeur.
+
+«Mais je ne vous écris pas purement pour vous conter ces ragots: c'est,
+à vrai dire, dans le but de vous demander quelque chose. Vous-même
+m'avez dit que la plupart des lettres de femmes n'en avaient point
+d'autre. Et, en passant, croyez-vous que celles des Messieurs ne soient
+toutes que pour offrir?
+
+«Enfin, voici: quand on se marie, il ne suffit pas, malgré le proverbe,
+d'être deux. Comme pour les duels, outre les combattants, il faut encore
+des témoins; et, comme pour les duels, il y a des gens que ce rôle
+enchante, d'autres, non. J'ai peur que vous ne soyez de ces derniers;
+et pourtant j'ai besoin de vous, de votre bras, de votre signature, car
+enfin, réfléchissez: qui prendrais-je? Et pensez-vous qu'il y ait tant
+de gens de votre genre, avec qui, après avoir été au mieux, je ne sois
+pas restée au pire.
+
+«C'est vrai qu'on a le droit, aujourd'hui, de prendre des femmes, pour
+ça. Mais vous savez, vous[2], que je n'en ai jamais aimé beaucoup
+l'usage, quand même la mode a pu, un temps, l'imposer à mes
+contemporaines; parmi tant d'autres choses non moins saugrenues; telles
+que la morphine, les Cinghalais, ou encore ces pièces de théâtre qu'on
+allait voir en bandeaux, et qui se passaient dans les pays froids.
+
+[Note 2: Le correspondant de Mlle Dunois déclare n'en rien savoir.]
+
+«Et puis encore, qui prendre? Ah! si la marquise d'Iscamps n'était pas
+au lit, elle aurait marché, j'en suis sûre. Ses façons à mon égard
+ont toujours été si gracieuses que j'ai cru pouvoir la prévenir de
+l'événement. D'autant plus que ça doit lui faire plaisir que je me marie
+«dans la chapelle du domaine de Saint-Thiers-le-Capiau», car c'est là
+que nous bouclons la boucle, mon cher: une vieille terre, à plus d'une
+lieue des ateliers, et venant de la mère à Marigo, qui était fille (vous
+me suivez bien) du comte des Ardennes, ou Désardènes, une bonne famille
+du pays.
+
+«Mais enfin vous voyez, d'après tout ça, que vous pouvez très bien
+venir. A la campagne, ce n'est jamais très cérémonie, je pense. Vous
+pourriez même passer deux ou trois jours d'avance à Saint-Thiers, où je
+serai (Dieudonné couchera à l'auberge, par convenance); et me donner un
+peu votre avis sur la maison, sur le vin, sur les domestiques, sur ce
+qu'il y a à faire, en général. Et quant au préjugé, au respect humain,
+etc., qui interdit d'assister aux noces d'une personne comme moi,
+j'espère que vous êtes au-dessus de ça, malgré toutes vos bigoteries.
+
+«Pour en revenir à Mme d'Iscamps, elle est malade; mais elle m'a fait un
+cadeau tout de même: c'est une cafetière Empire. Je pense même qu'elle
+est de l'époque, car elle est dédorée, et, de plus, il y a leurs armes,
+ce qui est d'une grande politesse, ou d'une grande malice. Et on m'a
+donné bien d'autres jolies choses. Mon vieil ami, M. de Malapper, vous
+savez, ce petit gris qui a trois mille francs de rentes, et pour un
+million de bibelots chez lui; il est venu me voir, l'autre jour, avec un
+air et un paquet bien enveloppés, et m'a dit:
+
+«--Ma chère enfant, c'est la première fois que je me dessaisis d'un
+objet de mon cabinet. Mais vous feriez renier Dieu quatre fois.
+«Là-dessus, il a démaillotté son poupon: c'était quelque chose de petit,
+de sale; ça ressemblait à un chandelier, à moins que ce ne fût quelque
+chose pour friser les cheveux, ou pour couper les légumes; et M. de
+Malapper a ajouté:
+
+«--C'est un ivoire du XIVe siècle; un moule de fauconnerie pour
+fabriquer des capuchons d'épervier (il le caressait avec amour); la base
+est en os et plus ancienne. Vous voyez: elle faisait sans doute partie
+d'un objet carolingien similaire, qui aura subi une réfection partielle.
+Et promettez-moi, ma chère enfant, si jamais vous veniez à mourir, et
+que vous n'en auriez pas l'emploi précis, de le léguer au Musée du
+Louvre.
+
+«Ce que je fis, en l'embrassant.
+
+«Et il y a mon coiffeur, aussi, M. Larivoste, dont les yeux sublimes
+vous amusaient tant. Lui m'a apporté, devinez quoi: une grosse éponge,
+mon cher, mais grosse comme la gidouille d'Ubu.
+
+«--Et dans quel but, lui ai-je dit, m'offrez-vous cette énorme plante
+marine?
+
+«Je pense qu'il était ivre: il m'a répondu:
+
+«--Je voudrais voir Madame en faire usage.
+
+«Alors je l'ai flanqué à la porte; mais j'ai gardé l'éponge. Elle vaut
+bien vingt-cinq francs. Et, comme dit Dieudonné, l'économie ne semble
+ridicule que chez les gens qui n'ont rien, ou peu de chose.
+
+«Et vous, mon ami, qu'allez-vous m'offrir? Quoique ce que j'aimerais le
+mieux, c'est votre présence, entendez-vous? Allons, cher clair de lune,
+laissez-vous faire. Vous êtes le seul, décidément, qui, amour à part, me
+convienne tout à fait au moral, comme au physique. Je ne veux pas dire
+que vous soyez beau comme le jour, non. Mais enfin, au contraire du
+chandelier Malapper, vous ne semblez encore avoir subi aucune réfection,
+même partielle. Et pour tout dire, vous avez (précocement: je le veux
+bien, mais enfin vous avez) quelques-uns des agréments du soir. Vous
+savez entrer dans une chambre sans plus de bruit que le crépuscule; vous
+êtes secret comme un puits sous grille; vous ne chantez jamais--que
+durant votre toilette--; et quand vous vous asseyez sur un meuble, il
+ne fait pas de poussière (ni vous non plus d'ailleurs, chez les
+gens, n'étant point crampon de nature). Quoi, avec tant de qualités,
+faudra-t-il me priver de vous? Venez, vous dis-je, venez deux ou
+trois jours d'avance; et dois-je vous répéter que Dieudonné couche à
+l'auberge. Adieu, je vous embrasse.
+
+«Votre amie
+
+«Nane.»
+
+Au reçu de cette agréable lettre, je tombai dans mille perplexités et
+une perplexité: telle la branche caduque, entraînée au fil de l'eau, et
+dont se jouent, etc...
+
+La vérité c'est que j'étais en grand deuil, et qu'il n'y avait peut-être
+pas, à la noce d'une horizontale, prétexte suffisant à le rompre.
+C'eût été déjà beaucoup, en temps ordinaire, que d'aller jouer, devant
+l'autel, à l'oncle ou au cousin d'une dame toute blanche que l'on a si
+souvent tenue dans ses bras, vêtue à peine d'un peu de lin.
+
+D'autre part, l'approche de son mariage, c'était comme lorsque elle
+avait été près de mourir, et la parait à mes yeux des grâces du
+renouveau. J'aurais eu plaisir, en vérité, dans le beau domaine de
+Saint-Thiers-le-Capiau, à me montrer familier envers une hôtesse aussi
+belle; à l'heure même où le Marigot aurait regagné son auberge à travers
+la boue des champs et l'innombrable betterave. Cependant le feu,
+favorable aux amants, eût souri dans la cheminée familiale à nos
+caresses, ou éclairé parfois l'appas, un instant découvert, de mon
+amie, du sanglant éclat de l'escarboucle. Ah! si au moins j'avais
+pu n'accepter de cette hospitalité que les deux ou trois jours qui
+précéderaient la noce.
+
+Puis c'était là un jeu dangereux, à quoi Nane, soucieuse de ne point
+perdre cette grosse partie sur une dernière carte, ne se serait prêtée
+peut-être que de mauvaise grâce--et c'est en amour surtout que la façon
+de donner vaut mieux souvent que ce qu'on donne. En conséquence, je
+choisis de me dégager, et lui écrivis la lettre suivante:
+
+«Ma chère amie,
+
+«C'est pour remercier, et refuser, hélas! La faute en est à une tante,
+une vraie, qui m'est morte il y a dix jours, le lendemain de cette
+ascension aux tours Notre-Dame, dont je n'oublierai jamais que nous en
+délassâmes chez vous la fatigue. Cette tante, je le répète, n'est point
+une fable, quoiqu'elle soit maintenant réduite à ne vivre que dans la
+mémoire des siens. Elle se nommait de son vivant Mme de la Font-Merlin,
+personne acariâtre et abandonnée au jansénisme. Nous étions aux couteaux
+depuis fort longtemps, ce qui la détermina sans doute à me léguer, au
+détriment de ses proches, tout ce qu'elle n'avait pu placer en viager.
+Cela fait encore une liasse, Nane: quel moment prenez-vous pour nouer
+des liens légitimes?
+
+«Mais vous sentez par vous-même combien il m'est défendu, un peu de
+temps encore, de me livrer à des plaisirs officiels. Celui de vous
+conduire à l'autel eût été vif pourtant, et surtout de vous en ramener
+épouse chrétienne, parée par le sacrement de quelques vertus nouvelles
+pour vous, j'ose le dire. Ce ne sera point une insulte, n'est-ce pas, de
+vous voir comme sous un jour nouveau, dès que vous aurez revêtu, parmi
+les autres caractères de l'épouse, cette retenue, cette pudicité, qui
+enseignent à cacher de sa jambe ou de son épaule tout ce qu'une volupté
+matrimoniale et savante dérobe à la vue pour le réserver au sens plus
+précieux du toucher. Et pour parler plus précisément que ce galimatias,
+Nane, cela veut dire qu'il vous vaudra mieux, une fois mariée, si
+j'ai compris quelque chose à votre Belge, porter au lit des chemises
+montantes, et qui ne lui laissent point rassasier ses yeux. Craignez
+qu'au hasard de la causerie, et d'une couche défaite qui ne vous
+voilerait plus, cette même chemise, roulée en turban et remontée jusque
+sous vos épaules, ne laisse jaillir votre soudaine nudité, telle une
+amande verte dont on presserait la gaine entre ses doigts. Il vaudra
+mieux aussi les choisir moins transparentes que celles où, dit-on, vous
+pensiez autrefois vous dérober, et qui étaient à vos membres comme ce
+peu de brume couleur de perle que le printemps suspend autour d'un
+peuplier svelte et pâle. Contentez-vous qu'elles soient diaphanes,
+quelques-unes, et vous pareille alors à l'ébauche de Galathée que
+l'albâtre emprisonne encore. Au demeurant choisissez-les collantes, ces
+chemises: sévères mais justes, voilà le point.
+
+«Encore une fois, c'est, à la province, le toucher qui est le sens le
+plus vif, comme partout où l'hypocrisie aiguise ces curiosités que nous
+avons au bout des doigts. Que celles de monsieur votre mari puissent
+reconnaître et solliciter son plaisir à travers la rigueur d'une
+hollande, où vous le braverez, attentive. Car les jeux d'une amie qui
+s'ébat sous un linge mousseux, telle que la baigneuse dans l'écume, ce
+ne sont point plaisirs d'industriels. Celui-ci, s'il heurte à
+cette blanche armure, ou vous en veut, tout de suite, dérober, que
+l'étroitesse du fourreau, aidée par un peu d'écart de vos genoux, lui
+rende difficile d'en toucher dès l'abord l'envers et le plein.
+
+«Si j'ajoute qu'ayant été épousée pour votre charme plutôt que vos
+vertus, il faut éviter de vous montrer trop ménagère; et que votre rôle
+ne va pas, chaussée de lasting et vêtue de poult de soie, à surveiller
+les sauces, j'aurai tout dit, je pense. Oui, tels sont à peu près, ma
+chère Nane, les conseils paternels que mon rôle auprès de vous, si je
+l'avais pu remplir, m'aurait appelé à vous donner. Mais quel que soit le
+prix que votre indulgence y voudra bien attacher, ne la poussez point
+jusqu'à les vouloir faire admirer de M. Le Marigo. Le sel lui en
+échapperait, je pense; et moins vous lui en direz en toutes choses,
+moins vous lui en montrerez, et lui laisserez voir même, mieux cela
+vaudra. Ne vous abandonnez guère; craignez l'automatisme, et trop de
+hardiesse dans votre langage, ou votre costume: enfin n'oubliez jamais
+qu'il est votre mari. Gardez de lui dire au petit jour, le lendemain de
+vos noces, distraite et vous croyant encore à Paris, dans ce Paris où
+tant d'inconnus passent: «Chéri, il serait peut-être temps de vous
+retirer: mon ami vient quelquefois de très bonne heure». Ou bien: «En
+partant, si la porte est encore fermée, criez au concierge: Docteur
+Durand! C'est le manucure du second.»
+
+«Et du reste, de tous ces avis, si vous préférez n'en suivre aucun, qu'à
+cela ne tienne. Les choses n'en iront sans doute pas plus mal; car, on a
+beau faire, les choses vont toujours la même chose.
+
+«Peut-être penserez-vous aussi que mon rôle, en toute cette affaire,
+n'est pas de vous donner des conseils seuls; et je vous entends bien;
+mais j'ai beau me creuser la tête, je ne sais que vous offrir. Ah! si ma
+tante était déjà «réalisée», comme dit mon ami l'arriviste. Mais il y a
+des longueurs, du notaire au bijoutier. Alors, j'ai songé à vous envoyer
+mon dictionnaire Larousse. J'en suis dégoûté; il est plein d'erreurs,
+qui telles quelles, pourtant, pourraient encore suffire à votre
+instruction. Mais peut-être que ça ne vous amuse pas beaucoup, le
+dictionnaire Larousse? Préférez-vous le Moreri? Non plus; quoi alors?
+Vous savez bien qu'il ne me reste pas un bibelot passable, depuis
+longtemps que vous avez pris le soin de n'en laisser chez moi aucun qui
+puisse tenter une autre femme; ce qui est du sentiment le plus délicat,
+mais n'a pas laissé de faire un peu de vide sur mes commodes.
+
+«Ah! si, pourtant, j'ai quelque chose depuis peu que vous ne connaissez
+pas. C'est une aquarelle de Leone Georges, de la plus équivoque
+chasteté: deux femmes qui caressent un paon blanc, et se sourient. Vous
+en seriez folle!
+
+«Car cela fait rêver à tout un petit monde de féerie et de fête galante,
+marionnettes aux réflexes ingénieux, coeurs de nèfles, corrompus et
+glacés; et tant de beaux yeux meurtris. Et puis des travestis, des
+négrillons, des macaques, des kakatoës, des carlins: Bergame ou
+Masulipatam. Là, des chambres parquetées en bois des îles répandent
+l'odeur du benjoin, de la jonquille et des longues chevelures. Ouvrez-en
+les fenêtres, un soir; vous trouverez qu'elles donnent sur de hautes
+serres, parfois striées d'une pluie artificielle et parfumée, que, du
+dehors, le soleil couchant irise d'arcsen-ciel fragiles--où des oiseaux
+en duvet, des papillons, mille fleurs, balancent leur mélancolie
+versicolore--où Colombine, à la dérobée, vient rafraîchir le bout de ses
+doigts dans la fontaine de rocaille aux larmes noires.
+
+«N'aimeriez-vous pas bien connaître l'auteur aussi? Comme on se la
+figure pareille à ses personnages, menue, fragile, et que le soir il
+faut ranger dans une vitrine.
+
+«Et, du reste, ça ne m'amuse pas beaucoup que vous deviez dormir contre
+ce Flamand. Mais quoi, c'est la vie, comme disait un philosophe qu'on
+menait pendre. Vous, au moins, ne vous laissez point affliger par ces
+confuses cérémonies. N'y apportez pas la figure d'une amie que j'avais à
+la province, et que je rencontrai un matin qu'elle se mariait. C'était
+à cette heure de l'année où, dans les jardins dont cette ville est
+enclose, l'odeur des tilleuls commence à effacer celle des glycines. Mon
+amie, elle, devait sentir la fleur d'oranger, pour peu que celle dont sa
+robe était ornée fût authentique: mais là-dessus, j'avais des doutes.
+Toujours est-il qu'elle me jeta, comme je passais, le plus mélancolique
+regard d'oiseau en cage qui se puisse rêver. Et certes, j'avais de
+bonnes raisons de croire que ce n'était pas moi qu'elle regrettait: mais
+ma vue lui rappelait peut-être quelques-uns des plaisirs de la liberté.
+
+«Puisse la vôtre vous être légère à perdre; et laissez-moi, une dernière
+fois, saluer vos lèvres, puisque désormais, ô Nane, vous ne serez plus
+que ma soeur. Hélas, et n'était-ce point assez des Suédois?...
+
+«N.»
+
+
+
+Table des Matières
+
+ DÉDICACE
+ INTRODUCTION
+ I.--LES SIRÈNES
+ II.--COMMENT ON S'AIME:
+ i.--_Première version_
+ ii.--_Version seconde_
+ III.--L'APÉRITIF CHEZ LA MARQUISE
+ IV.--L'HEUREUSE MÈRE
+ V.--L'APRÈS-MIDI ESTHÉTIQUE
+ VI.--UNE JOURNÉE ENTRE TOUTES
+ VII.--NANE-AU-MIROIR
+ VIII.--VENISE SENTIMENTALE
+ IX.--L'INDIFFÉRENT
+ X.--LES ASPHALTITES
+ XI.--LES CHARITÉS DE NANE:
+ i.--_Primavérile de Ver_
+ ii.--_Le bon chien Cocktail_
+ iii.--_L'Hospitalité écossaise, ou l'Électricien_
+ XII.--NANE PENSE MOURIR
+ XIII.--LES NOCES DE NANE
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Mon amie Nane, by Paul-Jean Toulet
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MON AMIE NANE ***
+
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+Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online
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+works. See paragraph 1.E below.
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+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
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+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
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+Literary Archive Foundation
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+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
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+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
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+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
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+any statements concerning tax treatment of donations received from
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+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
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+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
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+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
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+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
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+The Project Gutenberg EBook of Mon amie Nane, by Paul-Jean Toulet
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+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Mon amie Nane
+
+Author: Paul-Jean Toulet
+
+Release Date: May 23, 2005 [EBook #15882]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MON AMIE NANE ***
+
+
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+Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online
+Distributed Proofreading Team. This file was produced from
+images generously made available by the Bibliothèque
+nationale de France (BnF/Gallica)
+
+
+
+
+
+
+</pre>
+
+
+
+<h2>P.-J. TOULET</h2>
+<br><br>
+
+<h1>MON AMIE NANE</h1>
+
+
+<p class="right"><i>Magis amica veritas.</i><br>
+N.<br>
+...La vérité, ma meilleure amie.</p>
+<a name="cd" id="cd"></a>
+<br><br><br><br>
+
+
+<h3>Dédicace</h3>
+
+
+
+<p><i>A Madame,</i></p>
+
+<p><i>Madame la Comtesse de la Suze.</i></p>
+
+<p>L'illustre M. de Balzac a fait cette remarque
+que «les enfants des dieux sont éternels pour
+la meilleure moitié, qui est de ne point finir».
+Mais quand je songe à la gloire de votre maison,
+dont l'origine se confond, pour ainsi dire, avec
+celle de l'humanité, je croirai user à peine
+d'hyperbole, en disant qu'elle a eu aussi peu
+de commencement qu'elle n'aura de fin. Car,
+tout ce qui est d'une extrême grandeur demeure
+confondu avec l'infini par l'indigence
+de notre nature, et le sang des comtes de
+Champagne pareil à ce fleuve du Nil que l'on
+peut remonter toujours sans en découvrir les
+sources, ni qu'il paraisse diminuer.</p>
+
+<p>Nul n'ignore en effet qu'il coulait déjà dans
+les veines de ces Porphyrogénètes qui avaient
+hérité la splendeur de Salomon, et que vous
+lui avez,</p>
+<p class="mid">MADAME,</p>
+
+<p>en l'écartelant, si l'on peut ainsi s'exprimer,
+de Chatillon, communiqué pour votre part le
+lustre de ces Francs épouvantables, fidèles
+compagnons de Pharamond, et sa race même,
+ainsi qu'il le déclare dans une loi parvenue
+jusqu'à nous.</p>
+
+<p>Et de craindre que cette gloire puisse se
+terminer ou s'amoindrir, il n'est besoin, pour
+en être démenti, que de regarder aux fruits
+d'une union si parfaite: fils impatients de
+donner à leurs armes la trempe et la teinture
+d'un excellent écarlate; ou cette fille encore
+de qui la beauté prête à son rang plus qu'il ne
+se peut qu'elle lui emprunte, et lui vaudrait
+par elle-même de porter le nom pesant et
+magnifique des Epernon, ainsi qu'elle l'a su
+sans fléchir, et comme on fait d'une parure
+nouvelle. Qui, à la Cour, ne se rappelle encore
+ses débuts? Longtemps nourrie à l'ombre de
+la province, où vous lui aviez,
+préparé les bienfaits d'une éducation vertueuse,
+elle parut, parmi ces pompes, comme
+une nymphe qui, à peine au sortir des forêts,
+rougit de plaisir et de retenue. Elle parla:
+une prudence exquise était sur ses lèvres. Lui
+fallut-il prendre sa part des danses, et de ces
+agréables jeux où se rit la fleur du royaume,
+ce fut comme si la plus décente des fées, en
+venant fouler notre sol, n'avait pu tout à fait
+désapprendre d'avoir des ailes.</p>
+
+<p>Mais ne fut-il point toujours dans les privilèges
+de la beauté d'engendrer les combats,
+tout de même que si Vénus était la mère de
+Mars et non plus son amante? Que dire si cette
+beauté, celle-là même dont Platon avait placé
+l'Idée dans le ciel, choisit d'habiter deux
+figures? Nous en vîmes le danger, aussitôt que
+l'on vous aperçut,</p>
+
+<p class="mid">MADAME,</p>
+
+<p>auprès de Mademoiselle de Champagne, ou
+bien ce soir encore, que c'était déjà Madame
+d'Epernon. Toute la Cour, étonnée d'abord que
+deux si parfaites beautés ne cheminassent pas
+sur des nues, en vint bientôt à disputer quelle
+des deux, à descendre parmi nous, sacrifiait
+le plus de divinité. Ainsi divisée en deux camps,
+je pense qu'elle en fût venue aux mains, non
+moins qu'aux jours de cette barbare galanterie
+où le glaive décidait de la préséance des
+charmes, si la présence auguste d'un prince
+qui commande à son gré la paix ou la guerre
+n'avait retenu au fourreau tant d'impatientes
+épées.</p>
+
+<p>Quant à moi, à devoir prendre parti, et pour
+tant qu'il fût légitime de balancer, le nom que
+j'inscris au fronton de cet ouvrage dit assez haut
+de quel côté j'aurais combattu. Trop heureux si
+de le mêler à une oeuvre aussi imparfaite n'est
+pas outrepasser mon devoir, et si, réduit à me
+couvrir de vos propres maximes, mon seul
+recours n'est pas de répéter après vous: «Tout
+le devoir du monde ne vaut pas une faute
+commise par tendresse.»</p>
+
+<p>Celui-là seul excepté, qui est de me dire</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Madame,</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p class="i10">Votre très humble admirateur</p><br>
+<p class="i30">PAUL-JEAN TOULET.</p>
+ </div> </div>
+<br><br><br>
+
+<a name="ci" id="ci"></a>
+<h1>Mon amie Nane</h1>
+<br><br>
+
+
+<blockquote class="rig"><p>
+«Quae est ista, quae progreditur ut luna?»</p>
+
+<p>(<i>Cantic. cantic.</i>)</p>
+
+<p>Quelle est cette jeune personne qui s'avance<br>
+vers nous, et dont les traits n'annoncent pas<br>
+une vive intelligence?</p></blockquote>
+<br><br><br><br><br><br><br><br><br><br>
+
+<p>Cette amie que je veux te montrer sous le
+linge, ô lecteur, ou bien parée des mille ajustements
+qui étaient comme une seconde figure
+de sa beauté, ne fut qu'une fille de joie&mdash;et de
+tristesse.</p>
+
+<p>En vérité, si tu ne sais entendre que les choses
+qui sont exprimées par le langage, mon amie
+ne t'aurait offert aucun sens; mais peut-être
+l'eusses-tu jugée stupide. Car, le plus souvent,
+ses paroles&mdash;que l'ivresse même les dictât&mdash;ne
+signifiaient rien, semblables à des grelots
+qu'agite un matin de carnaval; et sa cervelle
+était comme cette mousse qu'on voit se tourner
+en poussière sur les rocs brûlants de l'été.</p>
+
+<p>Et pourtant elle a marché devant moi telle
+que si ma propre pensée, épousant les nombres
+où la beauté est soumise, avait revêtu un corps
+glorieux. Énigme elle-même, elle m'a révélé
+parfois un peu de la Grande Énigme: c'est
+alors qu'elle m'apparaissait comme un microcosme;
+que ses gestes figuraient à mes yeux
+l'ordre même et la raison cachée des apparences
+où nous nous agitons.</p>
+
+<p>En elle j'ai compris que chaque chose contient
+toutes les autres choses, et qu'elle y est
+contenue. De même que l'âme aromatique de
+Cerné, un sachet la garde prisonnière; ou qu'on
+peut deviner dans un sourire de femme tout le
+secret de son corps; les objets les plus disparates&mdash;Nane
+me l'enseigna&mdash;sont des
+correspondances; et tout être, une image de
+cet infini et de ce multiple qui l'accablent de
+toutes parts.</p>
+
+<p>Car sa chair, où tant d'artistes et de voluptueux
+goûtèrent leur joie, n'est pas ce qui m'a
+le plus épris de Nane la bien modelée. Les
+courbes de son flanc ou de sa nuque, dont il
+semble qu'elles aient obéi au pouce d'un potier
+sans reproche, la délicatesse de ses mains, et
+son front orgueilleusement recourbé, comme
+aussi ces caresses singulières qui inventaient
+une volupté plus vive au milieu même de la
+volupté, se peuvent découvrir en d'autres
+personnes. Mais Nane était bien plus que cela,
+un signe écrit sur la muraille, l'hiéroglyphe
+même de la vie: en elle, j'ai cru contempler
+le monde.</p>
+
+<p>Non, les ondulations du fleuve Océan, ni les
+noeuds de la vipère ivre de chaleur qui dort au
+soleil, toute noire, ne sont plus perfides que
+ses étreintes. Du plus beau verger de France,
+et du plus bel automne, quel fruit te saurait
+rafraîchir, comme ses baisers désaltéraient
+mon coeur? Sache encore que l'architecture
+de ses membres présente toute l'audace d'une
+géométrie raffinée; et que, si j'ai observé avec
+soin le rythme de sa démarche ou de ses abandons,
+c'était pour y embrasser les lois de la
+sagesse.</p>
+
+<p>Et voici, sous les trois robes du mot, que je
+te les présente, ô lecteur, pareilles à des captives
+d'un grand prix. Découvre-les, et avec
+elles le secret de ce livre. Va, ne t'arrête pas
+à la trivialité des fables, au vide des paroles,
+ni à ce qu'on nomme: l'ironie des opinions.
+Lève un voile, un voile encore; il y a toujours,
+sous un symbole, un autre symbole. Mais pour
+toi seul qui le savais déjà, puisqu'on enseigne
+aux hommes cette vérité-là seulement que
+d'avance ils portaient dans leur âme.</p>
+
+<p>S'il t'ennuie toutefois de pénétrer aussi avant,
+tu pourras te récréer aux choses qui sont ici
+écrites touchant l'amour. Ne crois pas, au
+moins, que celui-là eût mérité le mépris, qui
+aurait aimé mon amie tout simplement. Car il y
+a une religion au fond de l'amour, comme du
+savoir. Et la volupté elle-même a ses mystères.</p>
+
+<p>En cas que tu n'y veuilles souscrire, j'évoquerai
+pour toi,&mdash;par un après-midi d'août,
+tandis que le soleil éclate et dévore l'ombre
+bleue au pied des murs,&mdash;l'alcôve où mon
+amie, lasse de rayons et lasse d'aimer, repose
+dans le silence. Parfois elle soulève les paupières;
+et tu verrais alors palpiter la lumière
+de ses yeux, comme un éclair de chaleur au
+fond de la nuit.</p>
+<br><br><br>
+<a name="c1" id="c1"></a>
+
+
+<h2>I</h2>
+
+<h2>Les Sirènes</h2>
+
+
+
+<blockquote class="rig">
+<p>«At tuba, terribili sonitu, taratantara dixit.»<br>
+
+(ENNIUS, <i>Annal.</i>)</p>
+
+<p>C'était des cris dont on demeurait étonné;<br>
+un airain aigre, retentissant, qui, dans la nuit<br>
+faisait: Hoûoûoûoû....</p>
+</blockquote>
+<br><br><br><br><br><br><br><br><br>
+
+<p>A cette époque mon amie Nane était presque
+une inconnue pour moi, bien loin de m'appartenir
+en propre. A vrai dire, et dans la suite
+même, je n'ai jamais recherché le monopole
+de sa tendresse. N'eût-ce pas été de l'égoïsme?
+Outre qu'il en faudrait avoir les moyens.</p>
+
+<p>A cette époque donc, Nane passait pour
+être la propriété exclusive de Bélesbat, le
+<i>Hautfournier</i>. Cet industriel, qui crevait sous
+lui de chiffres et de plans les ingénieurs les
+plus endurcis; dont l'âme tout arithmétique
+aurait ramené aux quatre opérations la beauté,
+l'héroïsme, la haine même, ne dédaignait pas
+toujours d'acquérir des choses gracieuses,
+encore qu'inutiles. En fait Nane lui était d'aussi
+peu de produit qu'un buisson de roses, un
+hamac, une habanera; et l'on ignorera toujours
+pourquoi il conservait une employée
+aussi coûteuse. Peut-être que cette végétative
+idole, languissant sous l'écorce des soies et les
+pierres de ses colliers barbares, le consolait
+d'être lui-même aussi fiévreusement mal vêtu.
+Peut-être qu'il aimait à voir reluire dans ses
+yeux mordorés les reflets inestimables de l'or,
+et peut-être encore qu'il l'avait louée simplement
+comme une enseigne à sa richesse.</p>
+
+<p>Au moins n'était-elle pas son principal souci,
+comme il le montra en partant brusquement
+un jour, sur son yacht <i>la Méduse</i>, visiter la
+Terre de Feu, dont il caressait le projet d'y
+aménager des colonies agricoles, les asiles de
+nuit lui en devant fournir les premiers colons.
+Ainsi Nane se trouva libre, quoique pour combien
+de temps elle ne savait avec exactitude.</p>
+
+<p>Elle s'était montrée d'abord un peu chagrine
+qu'on ne l'emmenât point; car elle s'imaginait
+la Terre de Feu comme un pays très chaud,
+avec des lianes, des ananas au jus naturel,
+des papillons larges comme des paravents; et
+sans doute aussi quelque casino où l'on pourrait
+déployer des toilettes excentriques, devant
+des gens de couleurs diverses, en smoking:
+quelque chose comme les nègres du quartier
+latin.</p>
+
+<p>Il fallut lui expliquer que ce district de
+l'Amérique, fertile surtout en glaçons, si des
+épaves de grande ville le pouvaient prendre
+de loin pour une Arcadie, n'était pas une villégiature
+favorable aux jeux de nos courtisanes.
+Elle se consola donc assez vite de
+rester seule maîtresse en son petit hôtel de
+la rue de Scytheris, et que Bélesbat n'y
+vînt plus gesticuler parmi ses tables fragiles
+ou blâmer de son âcre voix les lenteurs du
+service.</p>
+
+<p>En vérité, ce qu'elle aimait le plus de lui,
+ce n'était pas sa présence.</p>
+
+<p class="mid">* * * * *</p>
+
+<p>Il n'entrait point dans les intentions de
+Nane de se montrer, en son veuvage, plus
+fidèle à Bélesbat qu'elle ne faisait d'ordinaire.
+Elle continua donc à le tromper, quoique avec
+moins de plaisir depuis qu'il était loin; et ce
+fut surtout avec Jacques d'Iscamps.</p>
+
+<p>D'éducation décente et d'extérieur agréable,
+Jacques jouait depuis près d'un an auprès
+d'elle, avec autant d'élégance qu'il se peut,
+le rôle d'amant de coeur. C'est à lui que ressortissait
+le département des fleurs, dragées,
+baignoires. Il était chargé aussi de remplacer,
+aussitôt mortes de langueur, les petites tortues
+caparaçonnées d'argent et de turquoises dont
+les dames s'ornaient alors; et de jouer à Auteuil
+les bons tuyaux, les increvables; comme
+encore de commander en des restaurants
+dérobés des dîners que presque toujours un
+petit bleu tard venu le laissait dans l'alternative
+de planter là, ou de dévorer tout seul,
+ridicule.</p>
+
+<p>Aujourd'hui, que Bélesbat se balançait sur
+les hautes vagues de la mer, le jeu régulier
+des lois sur l'avancement le haussait à une
+situation presque officielle. Déjeunant chaque
+matin chez Nane, il eut la joie de s'y entendre
+couramment appeler «Monsieur», comme
+aussi de prendre une part plus active à l'administration
+intérieure, d'être initié aux détails
+les plus émouvants de la lingerie ou du
+chauffage. Une fois même il eut mandat de
+discuter avec le boucher certain compte qui
+n'était pas clair, et qu'il finit du reste par
+payer intégralement, après avoir joui pour ses
+épingles, en un <i>bigorne de loucherbem</i> assez
+diaphane, de quelques insinuations malveillantes.</p>
+
+<p>Mais, assez vite, tout cela cessa de l'amuser;
+et il se prenait parfois à regretter la vie de
+naguère, les rendez-vous souvent manqués,
+mais où il y avait une pointe d'imprévu. Et il
+commençait de rêver à la Terre de Feu, lui
+aussi, quand Nane détourna le cours de sa
+mélancolie en annonçant qu'elle partait pour
+Alger: Jacques fut du projet, tout de suite.</p>
+
+<p>Mais il ne put faire le voyage en même
+temps que son amie, pour quelque raison
+de famille:</p>
+
+<p>&mdash;Ne t'inquiète pas, lui dit-elle. Il y a l'ancien
+amant de ma soeur, tu sais....</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas du tout.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, il a envie de venir avec moi. Il
+est très malade, phtisique au dernier point,
+et c'est une charité de le prendre; il a été si
+bon pour ma pauvre soeur, avant qu'elle ne
+fût mariée. En tout cas j'aime autant qu'il
+vienne, à cause des Hauts Fourneaux. Ce
+n'est pas toi, hein? qui pourrait servir de
+chaperon.</p>
+
+<p>Jacques, flatté, eut un sourire:</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, qui est-ce, ton phtisique?</p>
+
+<p>&mdash;C'est un ponte très chic: le vicomte
+d'Elche. Je crois qu'il est à moitié Espagnol,
+ou Autrichien.</p>
+
+<p>&mdash;Comme tout le monde.</p>
+
+<p class="mid">* * * * *</p>
+
+<p>Quelques jours après, joyeux d'avoir fui
+les brumes de décembre parisien, Jacques
+débarqua sur les quais d'Alger par un temps
+de paradis. Au-dessus de lui il pouvait voir
+le boulevard de la République éclater de lumière,
+sous l'azur tendre; et plus bas, à droite,
+les pêcheries grouillantes, ou bien la Marine
+dont les eaux clapotaient dans une ombre
+verte et noire.</p>
+
+<p>Ayant envoyé, provisoirement, pensait-il,
+son bagage à l'hôtel, il prit une voiture découverte
+et se fit conduire à Mustapha-Supérieur,
+villa Beau-Regard, où demeurait Nane.</p>
+
+<p>Elle sourit tendrement à le revoir, et, une
+fois de plus, le jeune homme ressentit l'attrait
+de ses lèvres lentes et de ses indolentes mains.
+Mais dès qu'il voulut parler de s'installer à
+la villa:</p>
+
+<p>&mdash;Ça n'est guère possible, objecta Nane.
+D'abord, il y a d'Elche, déjà.</p>
+
+<p>&mdash;D'Elche? Et qu'est-ce qu'il fait ici,
+celui-là?</p>
+
+<p>&mdash;Tu le verras; il est si malade. Et puis,
+autre chose: j'ai eu des nouvelles de Bélesbat.
+Il revient en France d'un moment à l'autre;
+et de là, il peut nous tomber dessus, comme
+une cheminée.</p>
+
+<p>&mdash;Comme une cheminée, comme une cheminée...</p>
+
+<p>Il finit par dire oui, ne pouvant mieux faire.
+Quelques instants après, dans le jardin, parmi
+les bambous et les iris, on lui présenta un
+malade blond, chargé de plaids, qui prenait
+le soleil sur une chaise longue, en toussotant.
+Il parlait avec fatigue, d'une voix gutturale;
+et laissait voir à table cette fringale qui est
+particulière aux tuberculeux. Sa soif aussi
+était maladive; après le café qu'il avait renforcé
+de cognac, ses joues s'empourprèrent
+d'une ardeur sinistre.</p>
+
+<p>Du reste, point gênant; et Jacques aurait cru
+avoir retrouvé sa Nane des meilleurs jours, si
+la crainte vraiment exagérée d'un Bélesbat
+se laissant choir de la lune pour la surprendre
+n'avait paru constamment croître chez elle.</p>
+
+<p class="mid">* * * * *</p>
+
+<p>Il était une heure après minuit. Jacques,
+dont la jeune femme qui s'assoupissait à son
+côté ne soutenait décidément plus la conversation,
+s'apprêtait à jouir lui aussi d'un
+repos bien gagné. Un instant, il caressa du
+bout de ses doigts la gorge de Nane, juste
+assez pour la faire protester au fond de son
+sommeil par un faible gémissement, recroquevilla
+ses jambes et s'endormit.</p>
+
+<p>Alors, du côté de la mer, un âcre appel
+déchira la nuit: c'était comme la plainte d'un
+jeune cyclope en dentition&mdash;ou le cri de
+guerre de l'oiseau appelé rock quand il se
+précipite sur une foule d'éléphants. Nane se
+dressa:</p>
+
+<p>&mdash;Tu entends?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, c'est une sirène.</p>
+
+<p>&mdash;C'est la <i>Méduse</i>, j'en suis sûre, cria-t-elle;
+je la reconnais. Bélesbat va être ici à la minute.
+Va-t'en Jacques, je t'en prie, va-t'en.</p>
+
+<p>Le jeune homme ne se laissa pas faire tout
+de suite: quelle imagination, maintenant, de
+reconnaître les yachts à la voix. Comme s'il
+n'y avait que la <i>Méduse</i> qui eût une sirène.
+Et d'aller croire que Bélesbat arrivât à cette
+heure-ci, sans s'annoncer, même, etc., etc.</p>
+
+<p>&mdash;Tu veux donc me faire perdre ma situation,
+gémit Nane; et Jacques, «bouclé», s'en
+fut.</p>
+
+<p>Le surlendemain ce fut la même alerte,
+mais un peu plus tôt; deux jours après pareillement,
+puis une autre fois encore, et enfin trois
+nuits de suite; on eût dit que tous les bateaux
+de la Méditerranée s'étaient donné le mot pour
+n'entrer au port d'Alger qu'à la faveur de
+l'ombre, et Jacques, accablé sous la main de
+la Providence, abruti, docile, se levait sans
+plus de plaintes, se rhabillait, rentrait à l'hôtel,
+sous la lune, par les lacets bordés de cactus.</p>
+
+<p>Mais un soir qu'il avait dîné en ville et
+ruminé de mauvaise humeur toutes ces nuits
+gâchées, il se jura de ne pas monter à la villa,
+pour cette nuit. Donc, ayant allumé un cigare,
+il alla faire un tour, tout seul, vers Lagha,
+revint, descendit jusqu'au port.</p>
+
+<p>La lune n'était pas encore levée et à travers
+la nuit diaphane, couleur de saphir, Jacques
+pouvait apercevoir la mer palpitante.</p>
+
+<p>Soudain, d'un petit caboteur qui était à
+quai, il entendit jaillir ce même rugissement
+qui depuis peu lui servait de diane avant
+l'heure. Sur le bateau, d'ailleurs, rien ne bougea,
+ni homme, ni cordage, et la machine semblait
+n'avoir de pression que ce qu'il en fallait pour
+faire hurler la mégère de fonte.</p>
+
+<p>Quand ce fut fini, il y eut quelque bruit
+encore, comme d'un fourneau qu'on éteint,
+et puis un vieil homme qui fumait la pipe vint
+s'accouder à l'arrière.</p>
+
+<p>&mdash;Holà hé, demanda poliment Jacques,
+quel fils de chienne de boucan faites-vous là,
+puisque votre raffiau est sur ses ancres?</p>
+
+<p>Le vieux mit la main au-dessus de sa bouche,
+comme pour parler bas: «Té, je vais vous
+dire, fit-il; l'autre jour il est venu un monsieur,
+espagnol, je pense, avec une jolie bagasse;
+qui m'ont donné de l'argent pour faire marcher
+ma sirène la nuit, tout le temps que je
+resterais à Alger, quand ils me le feraient dire.
+Même qu'ils riaient beaucoup.»</p>
+
+<p>&mdash;Ah! pensa Jacques, ah! ils riaient!
+Lui, non.</p>
+
+<p class="mid">* * * * *</p>
+
+<p>&mdash;C'est curieux, dis-je à Jacques,&mdash;car
+c'est lui-même qui m'avait conté cette histoire&mdash;je
+ne croyais pas que les petits caboteurs
+eussent de sirène.</p>
+
+<p>&mdash;Celui-là en avait bien une, je vous assure,
+et qui n'était pas dans un étui; non, pas assez
+dans un étui, même.</p>
+
+<p>&mdash;Mais comment avez-vous eu le courage
+de reprendre Nane? Je sais bien que moi...</p>
+
+<p>&mdash;On reprend toujours une femme, lorsque
+elle vous a pris: vous êtes bon, vous, avec
+votre <i>courage</i>! Pensez-vous que ce soit la
+seule sottise que j'aie faite pour Nane?</p>
+
+<p>&mdash;Au moins pourraient-elles être moins
+affirmées. Mais vous, vous faites vos bassesses
+le front haut.</p>
+
+<p>&mdash;Bassesses, bassesses: vous n'en avez
+aucune à vous reprocher, vous?</p>
+
+<p>&mdash;Ni ne compte en avoir aucune.</p>
+
+<p>&mdash;J'aime mieux ne pas me singulariser,
+conclut un peu sèchement Jacques, que mes
+remarques semblèrent avoir agacé.</p>
+
+<p>Mais quand on est entre amis, n'est-ce pas
+pour se dire des vérités désagréables?</p>
+<br><br><br>
+<a name="c2" id="c2"></a>
+
+
+<h2>II</h2>
+
+<h2>Comment on s'aime</h2>
+
+
+<a name="c2a" id="c2a"></a>
+<h3>I</h3>
+
+<h3><i>Première version</i></h3>
+
+<blockquote class="rig"><p>
+«...inde proverbium ductum, deos laneos<br>
+pedes habere.»<br>
+
+(MACROB. <i>Saturn</i>.)</p>
+
+<p>«...incessu patuit dea.»<br>
+
+(VIRG. <i>Eneid</i>.)</p>
+
+<p>Au contraire de ces dieux que les Romains<br>
+accusaient d'avoir les pieds en dentelle, Nane<br>
+marchait, et même divinement, étant elle-même<br>
+chose divine.
+</p></blockquote>
+<br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br>
+<br><br>
+
+<p>La première fois que je lui prêtai une sérieuse
+attention, Nane était en l'air, et tombait
+d'un omnibus.</p>
+
+<p class="mid">* * * * *</p>
+
+<p>Sa Victoria suivait à paisible allure le
+<i>Batignolles-Clichy-Odéon</i>, où elle avait eu ce
+jour-là l'heureuse fantaisie de «prendre une
+impériale, afin de jouir du paysage»; et
+un peu avant le pont des Saints-Pères, en un
+des points que la Compagnie d'Orléans venait
+de choisir pour y exécuter de mystérieux
+travaux, le cocher de Nane put, en même
+temps que moi, admirer un spectacle gracieux.</p>
+
+<p>Le <i>Batignolles-Clichy-Odéon</i>, en tournant,
+dérapa, oscilla un peu, et versa sur la gauche.
+Je vis quelque chose de clair, de blanc, de rose,
+qui décrivait une élégante parabole: c'était
+Nane. Obéissant aux lois présumées de la
+gravitation, elle quitta brusquement son banc,
+en même temps que plusieurs autres personnes,
+et tomba.</p>
+
+<p>Elle tomba assise, se fit très mal, et fondit
+en larmes, silencieusement: tel un vieux
+monsieur, qui retrouve sa fille après une
+absence de plusieurs années. Je reconnus
+seulement alors, ne l'ayant pas rencontrée
+depuis longtemps, Mlle Hannaïs Dunois,
+maîtresse de mon ami Jacques d'Iscamps,
+ou peut-être sa veuve, car il devait se marier
+dans peu de jours. Jugeant d'ailleurs qu'il
+valait mieux qu'elle ne s'éternisât pas dans
+cette position sédentaire, je la pris par les
+mains pour la remettre debout. Elle ne semblait
+pas meurtrie, et, comme le temps était
+beau, n'était salie que de poussière.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, c'est vous, dit-elle, me reconnaissant
+à son tour. Vous seriez bien gentil de me
+raccompagner jusqu'à ma voiture; elle ne
+doit pas être loin.</p>
+
+<p>Quand elle y fut montée: «Venez avec
+moi un peu plus loin, ajouta-t-elle, voulez-vous?
+J'ai peur de rester seule, à me sentir
+comme ça toute disloquée.» Je pris sa gauche,
+et comme nous passions par la rue Royale,
+elle accepta de s'arrêter un moment pour
+boire n'importe quoi de réconfortant. Nous
+descendîmes donc, elle un peu patraque encore;
+mais une demi-heure plus tard nous étions
+devant notre vin de Porto à plaisanter le plus
+gaîment du monde sur sa chute, dont au reste
+il ne semblait lui rester rien qu'un peu de gêne
+à être assise.</p>
+
+<p>Si la conversation tendait à languir (car on
+ne peut constamment à deux, dont une femme,
+frapper des pensées ingénieuses), aussitôt elle
+se battait légèrement les côtés, ce qui faisait
+lever de la poussière. Et de rire tout de nouveau,
+à petits éclats: car elle est d'un esprit simple;
+et si elle s'est une fois résolue à juger une chose
+drôle, elle pourrait se la représenter cent jours
+de suite et s'en réjouir encore d'aussi bon coeur.</p>
+
+<p>Cependant le temps avait coulé, il y avait
+près d'une heure déjà que l'odeur répandue
+de l'absinthe nous présageait le soir et que les
+Parisiens fussent près de se nourrir:</p>
+
+<p>&mdash;Si nous dînerions ici? dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous cacherai pas, me répondit
+Nane, que j'aimerais bien me tenir un peu
+étendue. Mais si vous voulez venir dîner à la
+maison, je me mettrai sur une chaise longue&mdash;et
+nous dirons des choses.</p>
+
+<p>Cela ayant été ainsi convenu, je courus chez
+moi m'habiller, et de là avenue de Villiers
+où demeure Nane.</p>
+
+<p class="mid">* * * * *</p>
+
+<p>C'était, au bout, bout de l'avenue, un hôtel
+de poupée, mais assez simple d'aspect, comme
+aussi de train. La porte cochère est condamnée
+pour absence de concierge; et il y a juste
+assez de jardin pour qu'on garde en gravat à
+ses semelles de quoi rayer le ciment mosaïque
+du vestibule. Une femme de chambre vint
+m'ouvrir. Avec la cuisinière (l'équipage étant
+d'un loueur) c'est toute la maison de Nane,
+qui a ralenti ses allures depuis la mort de
+Bélesbat. Quoique l'industriel, pratique dans
+sa bienfaisance même, lui ait fait legs d'une
+solide rente viagère, celle-ci n'est point telle
+que Nane puisse encore, et malgré la bonne
+volonté qu'a jusqu'ici mise Jacques à finir
+de se ruiner pour elle, soutenir les fêtes d'autrefois,
+ni la parade un peu ostentatoire qu'elle
+menait rue de Scythéris, en ce voluptueux
+hôtel la Billaudière, aujourd'hui, hélas! occupé
+par une aigre et dévote tante de Bélesbat, sa
+seule héritière. Mais, dans une demi-paresse,
+et sans trop chercher que les jeux de son corps
+lui procurent un lustre nouveau, Nane laisse
+les heures glisser sur elle sans la meurtrir,
+telles au printemps les gouttes d'une pluie
+ensoleillée sur la fleur nouvelle.</p>
+
+<p>Ce soir, elle s'est vêtue d'un peignoir assez
+ajusté en crêpe de Chine vert, mais du vert le
+plus faux, le plus agaçant, le plus délicieux.
+Elle a des dessous, semble-t-il, tout blancs;
+au moins ses bas le sont-ils, et la peau de ses
+pantoufles. Sa chevelure, qui a comme ses
+yeux la patine de ces bronzes que le baiser
+des pèlerins a jaunis, est retroussée par devant,
+à la Messaline. Son col long et sa nuque portent
+un triple collier d'émaux verts, dont elle a
+aussi une ceinture.</p>
+
+<p>Elle est ainsi tout à fait prenante. Et moi
+qui l'avait vue cent fois, sans y prendre autrement
+garde qu'à tous ces articles de Paris qui
+plaisent à notre habitude sans atteindre notre
+curiosité, il lui a fallu, pour que je la remarque,
+se laisser choir avec éclat d'une impériale sur
+les sordides travaux de l'Orléans. D'ailleurs
+elle ne l'a pas fait exprès.</p>
+
+<p>&mdash;Vous rappelez-vous, Nane, quand nous
+montions à la Raillière, tous les soirs, et que
+Jacques arborait le béret pyrénéen?</p>
+
+<p>&mdash;Vous rappelez-vous comme il soufflait
+pour monter aussi vite que nous, et ce qu'il
+avait été jaloux, un soir que nous avions été
+prendre des glaces sans lui?</p>
+
+<p>Je feins de me rappeler très vivement,
+quoique cette saison à Cauterets, qui remonte
+à deux ans déjà, ne m'ait laissé que des souvenirs
+confus, au moins quant à Nane. Mais
+ce soir je ne saurais lui refuser rien, pas même
+un mensonge.</p>
+
+<p>Étendue très de côté, ce qui la fait hancher,
+sur un de ces longs fauteuils de bord en rotin,
+où il y a un trou à l'avant-bras pour mettre
+son verre, elle est toute calée de petits coussins
+et de plaids. Et elle réveille en moi des images
+anciennes de voyage. Par-dessous le bruit de
+nos paroles, ressuscite un peu de passé: autour
+d'un pont de paquebot, la miroitante mer des
+Grandes Indes; et les filaos qui pleurent aux
+bords d'une île; ou bien la grâce dormante
+des créoles, si lasses de n'avoir jamais rien fait.</p>
+
+<p>Cependant le dîner s'est achevé. On sert le
+café là même; et Nane, sans plus dire mot,
+sourit vers moi de sa bouche puérile. Il y a
+quelque chose, ce soir, dans son sourire, que
+je ne démêle pas, et je vais m'asseoir, contre
+elle, sur le grand fauteuil.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez bien, me reproche-t-elle bientôt,
+que je ne puis pas bouger, que je suis
+sans défense, toute meurtrie... non... vous me
+faites mal!</p>
+
+<p>&mdash;Sérieusement, vous souffrez encore?</p>
+
+<p>&mdash;Au fond, pas tant que ça, reprend-elle.
+C'est plutôt la même chose que si j'avais reçu
+le fouet....</p>
+
+<p>Peu à peu le sourire de Nane m'apparaît
+tout près et très loin; comme les choses que
+l'on aperçoit encore en s'endormant par un
+après-midi d'été, alors qu'à travers toute la
+profondeur d'une muette maison, on n'entend
+plus rien que, parfois, une porte qui claque,
+ou le jeune pas de quelque servante sur la dalle
+des frais corridors.</p>
+
+<p class="mid">* * * * *</p>
+
+<p>Il me semble que c'est ainsi, un peu dans
+un rêve, que nous avons changé de chambre,
+Nane et moi. On dirait même qu'il y a longtemps,
+si j'en crois un état somptuaire qui
+aurait éclairé, sur la nature récente de nos
+relations, les tribunaux les plus borgnes, et
+jusqu'au regretté Président Magnaud. Nane
+en est frappée aussi.</p>
+
+<p>&mdash;Quel dommage, observe-t-elle, que
+Jacques ne nous voie pas comme ça.</p>
+
+<p>&mdash;Il est un peu tard pour le faire prévenir,
+lui dis-je; tandis que je m'occupe de réparer
+le désordre de ma toilette.</p>
+
+<p>&mdash;Où allez-vous? Est-ce que vous partez?
+Et elle se pelotonne sous les couvertures.</p>
+
+<p>&mdash;Rendez-vous avec un parent de province,
+à la sortie des théâtres&mdash;vieillard susceptible.
+Et il est minuit passé. Pourvu que je trouve
+une voiture.</p>
+
+<p>&mdash;Au lieu de rester à me soigner, dit-elle
+mollement.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis sûr que l'exercice ne vous vaut
+rien. Bonsoir. A demain, ici, cinq heures,
+voulez-vous?</p>
+
+<p>Nane veut; moi je m'en vais lâchement me
+coucher et ne tarde guère à tomber dans ce
+sommeil profond des gens qu'on doit guillotiner
+le lendemain.</p>
+
+<p>D'ailleurs, comme l'a dit M. de Bourdeille,
+«ce qu'il peut y avoir de commun entre l'amour
+et le dormir, je n'y sçaurais entendre. Et me
+semblent deux bien trop excellentes choses
+pour les brouiller, et ne les pas faire chacune
+à part et en son heure.»</p>
+<br><br><br>
+<a name="c2b" id="c2b"></a>
+
+<h3>II</h3>
+
+<h3>Version seconde</h3>
+
+
+<blockquote class="rig"><p>
+«Socrates apud Xenophontem abstinendum<br>
+esse in totum ab ista osculandi consuetudine<br>
+censet: quia nihil, inquit ad amorem incendendum<br>
+acrius est osculo.»</p>
+
+<p>(HEEREBORD, <i>Exercit. Ethic. XLIX,<br>
+p. 173.</i>)</p>
+
+<p>Socrate, ou plutôt Xénophon qui, soit niaiserie,<br>
+soit malice, lui a prêté aucunes fois ses<br>
+propres opinions, conseille de fuir l'usage du<br>
+baiser, à cause de l'amour qui s'en engendre.<br>
+Et le roi Archelaos, à qui l'on rapporta cette<br>
+bourde: «Autant vaudrait, dit-il, ne boire<br>
+plus, parce qu'il enivre.»</p></blockquote>
+<br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br>
+
+<p>En cas que la première version de mes débuts
+auprès de Nane n'ait point satisfait tous les
+esprits, il convient d'en donner une seconde:
+ainsi les délicats pourront choisir la forme de
+vérité qui leur agréera davantage.</p>
+
+<p>Mais, s'il se rencontre quelque partie commune
+à ces deux récits, il faudra prendre garde
+que les gestes relatifs à l'amour sont peu nombreux,
+et que l'on n'en peut faire aucun sans
+qu'il ressemble à d'autres qu'on a déjà faits.</p>
+
+<p>J'avais invité à prendre le thé dans mon
+atelier ce jour-là Jacques d'Iscamps, à qui
+un mariage prochain rendait aimables les plus
+petites fêtes, et Nane, avec qui il ne s'était
+encore pu résoudre à rompre; c'était même
+là pour moi un sujet de constante surprise;
+j'admirais que cette poupée menât à pareilles
+rênes un homme qui passait pour énergique.
+Mais cela est un tort que de dénigrer les femmes
+avant de les avoir, et c'est du jour seulement
+qu'on les a tenues entre deux draps qu'il y
+en a des raisons sérieuses.</p>
+
+<p>Je comptais aussi sur cette Noctiluce
+(Fulvia-Noctilux, comme elle signait) dont les
+cheveux bleus et les dents en pointe m'avaient
+séduit naguère. Celle-là était d'origine inconnue,
+et parlait plusieurs langues avec une
+égale difficulté. Elle ne ressemblait à rien en
+France, et paraissait même d'un autre siècle:
+on eût dit parfois qu'elle sortait d'un Suétone.</p>
+
+<p>Il y avait en elle toutes les curiosités, avec
+des goûts dont la police, malheureusement,
+de notre nation lui rendait l'exercice difficile.
+Il semblait qu'elle se fût plus satisfaite ailleurs
+et gardât des regrets à ces climats où il est
+loisible encore de se procurer une chair à
+meurtrir, esclave et jeune.</p>
+
+<p>Mais, depuis quelques jours, nous nous
+sentions un peu las l'un de l'autre: la cruauté
+aussi devient une chose insipide à la longue,
+si elle n'est qu'imaginative. Ce matin-là même
+elle s'excusa de ne pouvoir venir, par les mots
+suivants:</p>
+
+<p>«Cher ami, un Londonien de passage qui
+va pour tirer des noirs (il paraît qu'il va y
+avoir guerre là-bas) m'offre dans ses chambres
+un spectacle plus pimenté que votre lunch.
+C'est tout à fait des primeurs, dit-il, comme les
+petits poissons de Caprée: mais les poissons
+ne crient pas. Adieu, je viendrai vous dire
+après. Excuses à vos amis.</p>
+
+<p class="rig">«F.-N.»</p><br><br>
+
+
+<p>Un second bleu m'annonçait que Jacques
+ne venait pas non plus:</p>
+
+<p>«Mon cher ami, j'ai écrit enfin à Nane pour
+rompre, et lui annoncer tout. Là-dessus elle
+m'a joué un tour pendable: vous raconterai
+tout ça plus tard. Ne comptez donc pas sur
+nous aujourd'hui. Excuses à votre amie.</p>
+
+<p class="rig">«JACQUES.»</p><br><br>
+
+
+<p>Sans plus espérer personne j'allai tout de
+même à mon atelier: je l'aime parce qu'il est
+sans cesse enveloppé d'un silence admirable.
+Et je pensais faire de la musique; mais je me
+contentai, pendant près d'une heure, dans
+un de ces fauteuils profonds qui semblent
+avoir été inventés par la paresse même, de
+contempler, tout en fumant, les damas fanés,
+rouges et jaunes, qui retombent de la galerie
+et voilent le haut de l'orgue. Tout à coup on
+sonna: c'était Nane.</p>
+
+<p>Elle entre de son pas glissant, allongé,
+silencieux, qui en fait une chose si belle à voir
+marcher, et tandis que je lui baise le creux
+des mains:</p>
+
+<p>&mdash;C'est gentil, dit-elle, chez vous.</p>
+
+<p>Puis elle s'assied, et demeure immobile.
+Sous des paupières pesantes, ses yeux de pierre
+dure sont vides d'expression, et sa bouche,
+qui est comme celle d'un enfant, fait sans cesse
+une petite moue. Elle a l'air, aujourd'hui,
+d'une chose naturelle, fraîche, qui arriverait
+de province dans un panier; il s'en dégage
+comme l'odeur des fougères trempées par
+l'orage; et je pense un instant respirer ces
+bois noirs et frais de chez nous, où il y a de
+l'eau qui court.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes donc peintre, reprend-elle,
+que vous avez un atelier?</p>
+
+<p>&mdash;A Dieu ne plaise; mais pour avoir droit
+à une salle vaste, commode, bien éclairée,
+est-ce qu'il est indispensable de salir de la
+toile?</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez, moi je disais ça pour dire
+quelque chose.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'espérais plus votre visite: Jacques
+m'a écrit pour décommander.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, parce que Monsieur se marie,
+il croit qu'on ne va plus jamais rien faire!</p>
+
+<p>&mdash;Du thé, par exemple?</p>
+
+<p>&mdash;Merci, j'aimerais mieux une cigarette.</p>
+
+<p>Elle l'allume, et retombe dans cette immobilité
+qui est une de ses grâces: on dirait,
+tant ses mouvements sont rares, qu'ils sont
+précieux bien plus que ceux des autres êtres.</p>
+
+<p>Nous nous taisons tous deux; et il semble
+bien que tous deux nous pensons la même
+chose; c'est qu'il va falloir que je lui fasse
+quelques doigts de cour: cette obligation de
+politesse n'échauffe ni son coeur, sans doute,
+ni le mien.</p>
+
+<p>Nous nous taisons.</p>
+
+<p>&mdash;Galanterie française, m'écrierais-je, si
+l'on s'écriait jamais en ces rencontres, pourquoi
+me faire une nécessité professionnelle de ce
+qui serait si agréable, s'il était spontané.
+L'inspiration de mes sens ne suffirait-elle
+pas mieux que la tradition, ou mes lectures,
+à me faire presser une main tremblante, un
+genou qui se dérobe (ou non) et cette taille,
+où il ne semble pas encore que le corset ait
+marqué ses plis. Outre les cas où ça n'est pas
+drôle, et que, si Nane était une dame mûre de
+médiocre conservation, l'ardeur que j'apporterais
+à l'attaque, constamment refroidie par
+l'effroi de vaincre, me mettrait en ridicule
+posture. Enfin.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez là, Nane, une bien jolie robe:
+elle fait valoir vos hanches.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me l'avez vue plus de cent fois.</p>
+
+<p>&mdash;Plus de cent fois? Peut-être pas. Et
+puis il y avait du monde. (Ceci est le début
+de la campagne.)</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne regardez les robes que dans
+l'intimité?</p>
+
+<p>&mdash;Et à l'envers, Nane, comme les feuilles.</p>
+
+<p>Elle rit, languissamment. Je me rapproche
+d'elle, et je m'efforce d'avoir l'air hardi comme
+un page. Mais son front se plisse.</p>
+
+<p>&mdash;Quel monte-en-bas, dit-elle tout à coup,
+que ce Jacques. Vous savez qu'il m'a lâchée.
+Monsieur épouse un sac.</p>
+
+<p>&mdash;C'est pour la rime, sans doute.</p>
+
+<p>A ce moment la porte s'ouvre (ne donnez
+jamais votre clef à une femme) et Noctiluce
+entre en tempête. Déjà je flaire une scène;
+mais les choses tournent plus heureusement.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me trompez tous les deux, dit-elle
+de son rire blanc (et, retenant les poignets de
+Nane dans une seule de ses mains vigoureuses,
+de l'autre elle feint de la battre), voilà, voilà
+pour vous.</p>
+
+<p>&mdash;Mais d'Iscamps devait venir, dis-je, et
+nous l'attendions.</p>
+
+<p>&mdash;Les pieds sous la table.</p>
+
+<p>&mdash;Mais non, en causant de son mariage.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, donc, cette affaire-là?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, ma chère, avec la fille à Blokh-Rosenbuisson.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! le vieux Refiens-y.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi Refiens-y?</p>
+
+<p>&mdash;Il paraît que c'est ça qu'il dit, cet homme,
+pendant le temps. C'est une amie qui m'a
+raconté, qui avait été à son cinématographe:
+vous savez qu'il en a un, avec des tableaux
+obscènes, des choses qui se passent à Naples.
+Alors il y mène des petites femmes, une à
+une; il se figure que ce sera meilleur marché,
+pour l'excitation. Le comble est que son
+concierge le montre pour de l'argent pendant
+ses absences.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce qu'ils partagent, au retour?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas. Et quant à sa fille, elle
+est belle. Je l'ai vue à l'Hippique: elle avait
+une jupe grise légère, avec un transparent
+rose vif. Partout où ça plaquait, on aurait juré
+la peau: c'était rafraîchissant, comme, ces
+pastèques, vous savez, qu'on vend dans les
+rouges rues de Delhi.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas. Et votre séance?</p>
+
+<p>&mdash;Ne m'en parlez pas; je commence à
+croire que dans votre pays tout est chiqué;
+et j'avais vu aussi bien à Ménilmontant. A
+peine s'il y a eu un peu d'émotion, une fois
+ou deux.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi donc? demande Nane.</p>
+
+<p>Noctiluce le lui explique, à mi-voix: Nane
+semble intéressée; sa langue pointe entre
+ses lèvres, deux ou trois fois, et, l'histoire
+finie:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit-elle tendrement, quelle horreur!</p>
+
+<p>&mdash;Mais je vous laisse, reprend Noctiluce.
+Vous attendrez bien M. d'Iscamps sans moi.
+Non, ne me retenez pas: rendez-vous pressant.
+Vous, je vous laisse votre clef, en cas que
+Nane saigne du nez.</p>
+
+<p>Sur cette détestable plaisanterie, elle se
+sauve, sans rien vouloir entendre, me laissant
+en proie aux mêmes devoirs que tout à l'heure.
+Le soir, rouge maintenant, entre par les fenêtres,
+et brouille, de ses reflets fantasques,
+l'aspect de toutes choses: c'est une heure
+sinistre.</p>
+
+<p>Et je reprends mon poste de combat, sur
+le divan.</p>
+
+<p>&mdash;Il va faire nuit tantôt, dit Nane.</p>
+
+<p>&mdash;C'est le demi-jour propice aux doux
+larcins, dont on vous a sans doute déjà parlé.
+Non, ne me repoussez pas les mains, elles reviendraient.</p>
+
+<p>Mais elle n'oppose plus qu'une faible résistance:
+elle calcule peut-être que d'ici l'heure
+du dîner il reste peu de temps à perdre.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que vous avez mis le verrou?
+demande-t-elle.</p>
+
+<p class="mid">* * * * *</p>
+
+<p>Ma flamme vient d'être couronnée: ces
+choses-là ne vont pas sans qu'elle en soit
+d'abord sinon éteinte, au moins affaiblie.
+Nane elle-même, parmi de nombreux coussins,
+semble appartenir tout entière à ses pensées,
+et un grand silence pèse sur nous de toute part.</p>
+
+<p>&mdash;Je voudrais, dit-elle tout à coup, que
+Jacques nous voie comme cela.</p>
+
+<p>Mais Jacques ne nous verrait pas (et il
+vaut autant), car il fait maintenant presque
+nuit noire. Et tout en allumant les lampes
+je songe, non sans quelque regret, au cercle,
+où l'on se nourrit si bien entre hommes; et
+qu'il va falloir dîner en cabinet avec Nane,
+et le garçon, comme compagnie, de temps
+en temps.</p>
+<br><br><br>
+<a name="c3" id="c3"></a>
+
+
+<h2>III</h2>
+<br><br>
+
+<h2>L'apéritif chez la Marquise</h2>
+
+
+<blockquote class="rig">
+<p>«Patribus cum plebe connubii nec esto. ><br>
+<i>(Leg. XII Tab.)</i></p>
+
+
+
+<p>Les mariages mixtes ne sont pas tous des<br>
+unions modèles.</p></blockquote>
+<br><br><br><br><br><br>
+
+
+<p>Ce ne fut pas un mariage d'inclination, que
+fit Jacques d'Iscamps. Il approchait de la
+trentaine, sans avoir pu décider encore, des
+tripots ou des hippodromes, où il est le plus
+aisé de perdre son argent. Du moins en avait-il
+avec ardeur embrassé l'occasion sur toutes
+les plaines vertes qui s'étaient offertes à ses
+yeux, pour ne rien dire de quelques-unes de
+ses contemporaines où il s'était plu coûteusement.
+Aujourd'hui, il songeait, la bouche
+amère, qu'enfin il était à la côte lui aussi: côte
+fâcheuse où tant de ses amis avaient déjà fait
+naufrage, côte inhospitalière où, parmi le roc,
+sous des huttes enfumées, rampent et se
+nourrissent huileusement de poisson des gérants
+de cercles, quelques notaires coriaces, et la
+puante tribu des fournisseurs au sourire mince.</p>
+
+<p>L'idée du mariage flottait autour de Jacques:
+«Je ne puis pourtant plus taper maman»,
+pensait-il; de fait, la marquise d'Iscamps
+était bien capable de se ruiner toute seule et
+sans qu'on l'y aidât. Jusqu'ici le monceau de
+sa fortune avait résisté; mais il semblait enfin
+qu'il s'entamât secrètement, et l'on y pouvait
+deviner des lézardes comme dans ces blocs de
+glace, au dégel, qui frissonnent à la base
+longtemps avant de s'abymer dans les eaux.</p>
+
+<p>Mais des embarras où elle s'était trouvée
+sans doute, ayant depuis peu vendu des terres,
+elle n'avait rien marqué. Frivole, nonchalante,
+d'une naïveté un peu hautaine, il ne semblait
+pas qu'aucun chagrin pût altérer la bienveillance
+dont elle regardait la vie; et son
+plus grave caprice aujourd'hui était de jouer
+à la douairière, se coiffant de dentelle et réclamant
+des petits-enfants à tout prix.</p>
+
+<p>Le prix lui aurait paru peut-être un peu
+haut, si elle avait pu concevoir que l'amour
+n'entrait pour rien, et au contraire, dans la
+recherche que fit Jacques de la belle Mlle Blokh-Rosenbuisson,
+et qu'il n'y prétendait épouser
+autre chose qu'une fortune d'ailleurs mal
+acquise. Car M. Blokh en avait autrefois
+gagné le noyau en fournissant à l'armée
+russe des riz dont l'empire des Indes lui-même
+aurait refusé de nourrir ses administrés en
+temps de famine; et même cela lui avait valu,
+au front de ces troupes qu'il avait failli affamer,
+une promenade du matin, en pyjama, et dont
+un knout rythmait l'allure. Paris, toujours
+ouvert aux martyrs de la politique, fit le
+meilleur accueil à ce fournisseur battu, comme
+à ses économies. Mais parmi les Français qui
+montrèrent le plus de cette hospitalité qui est
+une de nos grâces nationales, notre homme
+distingua surtout M. Rosenbusch, dit Rosenbuisson,
+jadis son coreligionnaire, et récemment
+converti au protestantisme par un groupe de
+libres-penseurs. Il poussa la sympathie jusqu'à
+en épouser la fille, ayant, du reste, peu de
+temps après son arrivée, trouvé, lui aussi, son
+chemin de Genève; et, issue de tout cela,
+Georgette Blokh-Rosenbuisson faisait aujourd'hui
+une chrétienne très sortable, qui
+dédaignait sans doute le Talmud de Babylone
+ainsi que les crimes rituels, n'ayant gardé de
+ses ancêtres que l'habitude atténuée mais
+fâcheuse de se gratter hors de propos. Elle
+était enfin d'une beauté extrême, comme
+d'une extrême impudence.</p>
+
+<p>Ce mariage, dès qu'elle y songea, lui plut.
+Très fine et parisienne, sinon Française, elle
+égrenait autour d'elle, depuis son enfance,
+tout un chapelet de parents et d'amis qui la
+dégoûtaient un peu. Il lui parut qu'une couronne
+de marquise, un château poitevin, un
+vieil hôtel rue de Bellechasse devaient, avec
+Dieu, suffire à la garder des siens; et il n'était
+pas désagréable d'acheter le marquis avec,
+quand c'était comme celui-ci un beau gars,
+un peu massif, mais d'une vigueur élégante.</p>
+
+<p>Elle sentait bien qu'il ne l'aimait pas, qu'il
+en était très loin, au delà même de l'indifférence;
+et elle était assez pénétrante pour
+démêler sous sa politesse quelque chose qui
+ressemblait plutôt à de l'aversion. Mais ne
+pouvait-elle pas le conquérir plus tard? Son
+imagination, déjà avertie, lui faisait voir,
+dans un corps aussi magnifiquement ordonné
+que le sien pour l'oeuvre de la chair, les conditions
+secrètes d'un plaisir assez puissant
+pour faire oublier le bonheur.</p>
+
+<p>Il y avait un motif moins pur encore aux
+projets de Georgette, et qui en dit trop long
+sur certaines vierges modernes pour ne le
+pas dévoiler. C'est qu'une de ses amies, plus
+âgée qu'elle et mariée, ayant pris, pendant
+quelques mois, Jacques pour amant, avait
+eu l'indiscrétion inusitée de venir le conter
+à la jeune fille: peu à peu elle avait fini par
+lui décrire tout le particulier de cette liaison,
+avec des détails tels que Georgette ne s'y
+plaisait pas toujours sans rougir. Il lui en
+resta du goût pour l'homme que sa pensée
+avait si souvent dévêtu, et comme des droits
+sur cette chair qu'elle n'eût pas mieux connue
+pour l'avoir pressée en tous sens de ses propres
+mains.</p>
+
+<p>Quand Jacques se fut enfin décidé à sauter
+le pas, il ne resta plus qu'une difficulté, celle
+de religion, et qui se trouva légère. Georgette
+en effet n'hésita pas à pousser jusqu'au bout
+la conversion de sa famille, en sorte que
+Mme d'Iscamps n'opposa plus de résistance.
+D'ailleurs, pour le peu qu'elle l'avait vue,
+elle aimait presque Georgette et se réjouissait
+que cette âme de prix revint au giron de Rome.
+Jacques, d'autre part, lui avait juré que son
+bonheur dépendait de ce mariage; et peut-être
+firent-ils bien de ne pas chercher à s'entendre
+trop exactement sur le sens du mot bonheur.</p>
+
+<p>&mdash;Il me suffit, dit-elle, non sans dignité,
+d'être sûre que tu l'as choisie droite, au
+physique comme au moral.</p>
+
+<p>Jacques songea avec un peu de mélancolie
+à la devise qui était la sienne: <i>Droit!</i> et qui
+fut donnée par saint Louis à Hugue Poitevin d'Iscamps,
+guéri par miracle après avoir été
+laissé pour mort dans les sables de la Mansoure.
+Interrogé pourquoi il s'était mis si avant
+parmi les Sarrasins sans retourner, il répondit
+qu'on ne lui avait pas enseigné à faire virer
+son cheval.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, c'est les autos, pensa Jacques.</p>
+
+<p>Son mariage décidément le laissait sans
+enthousiasme. Pour comble, il prévoyait, côté
+beau-père, des marchandages répugnants:
+l'homme l'était déjà, avec sa mine de chien
+qui se rappelle le fouet. Car il n'appartenait
+pas à la variété triomphante des Blokh, ayant
+l'air d'un cambrioleur qui vient de tomber sur
+un coffre-fort incrochetable; et c'était une
+obsession pour Jacques, mais, aussitôt qu'il le
+voyait, une comparaison jadis entendue lui
+revenait en tête: <i>Nous avons été volés, comme
+disaient les trois Juifs, retour d'Écosse.</i> Et, dans
+ce milieu, qui allait être un peu le sien, où il
+se surprenait à compter les branches des
+chandeliers, sa fiancée lui semblait une chose
+sordide et magnifique, inventée, en haine de
+lui, par Rembrandt-van-Rhyn.</p>
+
+<p>Il y avait autre chose où Jacques se trouva
+plus intéressé qu'il n'aurait cru: c'était sa
+maîtresse Hannaïs Dunois, plus connue sous
+le pseudonyme de Nane, et qu'il possédait en
+titre depuis que la mort de Bélesbat, l'homme
+des hauts fourneaux, avait affranchi cette
+belle personne d'une servitude d'ailleurs assez
+légère, et adoucie encore par des honoraires
+élevés. Jacques s'était attelé courageusement
+à cette succession: il avait tant de choses à
+pardonner à Nane qu'il ne savait plus rien lui
+refuser, et cela contribua à le ruiner comme
+aussi à le marier plus vite.</p>
+
+<p>Car, juste retour, la courtisane, qui désunit
+certains ménages, en prépare d'autres, par
+l'obligation où tombent les célibataires qu'elle
+a mis à sac de rechercher dans un accouplement
+légitime les ressources qui commencent à leur
+manquer.</p>
+
+<p>Mais Jacques souffrit à la pensée qu'il n'embrasserait
+plus ces membres souples et minces:
+que dans le petit hôtel de silence, où seul le rire
+faux de Nane perçait les tentures, sa chair
+d'ambre rayonnerait pour d'autres, sous les
+veilleuses. Et soudain il sentit de quel poids
+pesait sur son coeur la menue idole qu'il avait
+polie et parée de ses propres mains.</p>
+
+<p>Car il fallait rompre: plusieurs siècles de
+convenance écrasaient Jacques de leur code
+héréditaire; il fallait rompre, et sans l'espoir
+qu'on pût renouer plus tard. Car il savait
+aussi quel maladroit sacrilège c'est de reprendre
+une femme après un long intervalle; et que
+le vin de Jurançon qu'on laisse, après en
+avoir bu, s'éventer dans la bouteille, n'est
+plus bientôt qu'une topaze insipide.</p>
+
+<p>Jacques recula pourtant jusqu'à ses fiançailles,
+même un peu au delà. Déjà le mariage,
+sans avoir été annoncé, était connu un peu
+partout; et il s'étonnait que Nane n'en fût
+pas encore avertie. Rien que sa mine à lui, et
+quelques précautions toutes nouvelles qu'il prit
+pour qu'on ne les vît pas trop publiquement
+ensemble, auraient dû la mettre en éveil.
+Mais il n'y parut rien, et quand Jacques enfin
+ne put pas reculer davantage, il n'osa affronter
+la scène prévue de désespoir: peut-être eut-il
+peur plus encore que Nane ne lui rît au nez en
+disant: «Je le savais.» Bref il prit le parti
+d'écrire.</p>
+
+<p>La lettre était joviale, trop joviale; et il
+y avait aussi le souvenir d'usage, mais assez
+gros pour consoler le plus solide désespoir de
+veuve. Jacques avait même éprouvé quelque
+joie en donnant par avance cette direction
+imprévue à l'argent Blokh.</p>
+
+<p>Ayant lu la lettre de Jacques, qui décidément
+était maladroite, Nane, presque frénétique,
+cria, pleura, et cassa de la poterie. Peu s'en
+fallut même qu'elle ne déchirât le chèque
+propitiatoire où son nom était accompagné
+d'un gros chiffre: elle n'en fit rien pourtant,
+à la réflexion.</p>
+
+<p>Ce courroux n'était pas raisonnable; et
+il y avait longtemps que Nane connaissait les
+desseins de son amant, sans qu'elle s'en fût
+mise beaucoup en peine. Mais elle avait préparé
+pour la rupture tout un ensemble de pleurs,
+de langueurs, de pathétiques colères; mais
+elle avait prévu la suprême étreinte, les caresses
+qu'on se donne encore une fois, qu'on ne se
+donnera jamais plus, et qui, d'être les dernières,
+semblent profondes comme la mort. Et voici
+que toute cette tragi-comédie ne serait pas
+jouée. Nane, après avoir écouté les pas de
+Jacques décroître à travers la porte ne retomberait
+pas brisée sur un sofa de couleurs assorties
+à son peignoir; elle ne dirait pas d'une
+voix touchante: «Je connais les devoirs que
+votre monde vous impose»; elle ne dirait rien,
+elle ne ferait rien, ou bien ce serait toute
+seule: Jacques renvoyait son rôle.</p>
+
+<p>De tout cela il lui fallait une vengeance,
+sinon à la corse, au moins à la parisienne:</p>
+
+<p>«Que pourrais-je bien faire, songea-t-elle,
+qui lui serait très désagréable?» Et l'idée la
+plus saugrenue germa dans cette cervelle
+mousseuse.</p>
+
+<p>Deux heures après, vêtue le plus sérieusement
+qu'elle avait su, elle descendait de voiture,
+rue de Bellechasse, devant l'hôtel d'Iscamps.
+Jusqu'au vestibule tout alla bien, et
+comme c'était justement le jour que Mme d'Iscamps
+recevait, elle allait être introduite tout
+de go, quand le hasard, qui avait voulu rire,
+fut déjoué dans ses calculs par le passage de
+Firmin, honnête domestique vieilli dans la
+maison, et tel qu'on n'en rencontrerait pas
+même dans les romans. Cet homme blanchi par
+l'âge, mais «à qui on ne la faisait pas»,
+s'avança le plus vite qu'il put et dit poliment
+à Nane que «Mme la Marquise ne recevait
+pas».</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien voulez-vous lui remettre
+ceci? Et elle lui tendit une carte où elle avait
+d'avance écrit ces mots qu'elle jugeait propres
+à émouvoir: «C'est pour le bonheur de
+Jacques!!»</p>
+
+<p>La carte portait d'ailleurs, sous un tortil:
+<i>Damoiselle Hannaïs Dunois</i>, et Firmin, l'ayant
+prise sans paraître la regarder, dit à Nane le
+plus gravement du monde: «Mademoiselle
+la Baronne voudra bien attendre un instant:
+je vais m'assurer si Mme la Marquise est encore
+à l'hôtel.»</p>
+
+<p>Entré au salon, sous prétexte d'arranger le
+feu, Firmin commença de faire à Mme d'Iscamps
+quelques-uns de ces signes discrets dont
+le destinataire reste en général seul à ne
+s'apercevoir point.</p>
+
+<p>Ceux de Firmin devinrent plus énergiques:
+il trépigna doucement.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'a donc ce vieux? se disaient les visiteurs.
+Quelqu'un aurait-il chapardé la pince à
+sucre?</p>
+
+<p>Enfin Mme d'Iscamps ayant regardé du côté
+du feu, Firmin lui fit une si effroyable grimace,
+qu'elle en fut toute saisie, et détourna les
+yeux, sans comprendre. Lui alors, ayant empoigné
+les pincettes, les précipita, non sans
+vacarme, sur la pelle, et, avec de nouvelles
+grimaces, se mit à balancer la carte de Nane
+vers la marquise, qui, ne tardant pas à se douter
+de quelque chose, passa dans un petit salon,
+où il la suivit.</p>
+
+<p>Mise au courant, et fort épouvantée, car elle
+savait le nom de Nane et que cette fille passait
+pour bien tenir son fils: «Firmin, dit-elle, que
+faut-il faire? Si je ne la reçois pas, elle va faire
+du scandale. On ne peut pourtant pas la faire
+entrer au salon&mdash;dans mon oratoire non
+plus&mdash;mon Dieu, mon Dieu!»</p>
+
+<p>&mdash;Si j'étais madame la Marquise, répondit
+Firmin (et cette hypothèse paraissait devoir
+être écartée), je la mettrais dans ma chambre
+à coucher. Personne n'entendrait rien, comme
+par exemple dans la salle à manger; et on
+pourrait dire après que c'était une institutrice
+en commission.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, Firmin, décida la marquise avec
+un désespoir languissant, faites-la monter;
+j'arrive tout de suite. Surtout n'en dites rien à
+M. le Marquis, s'il rentrait; elle a peut-être du
+vitriol.</p>
+
+
+<p>Dans la haute chambre Empire, qui depuis
+trois générations n'avait presque point changé
+sans doute, Nane se tenait debout, un peu
+intimidée tout de même, et consciente de n'être
+pas absolument à sa place. Autour d'elle des
+objets durs et magnifiques restaient hostiles;
+des portraits aussi, pendus aux murailles, et en
+particulier le père de Jacques, feu le général
+marquis d'Iscamps, par Winterhalter, qui semblait
+lui darder une indignation militaire.</p>
+
+<p>Mme d'Iscamps entra: elle était grande,
+paresseuse de gestes, avec des yeux étonnés et
+doux. Tout de suite elle parut aussi intimidée
+que Nane; et elles restaient debout toutes deux,
+qui se regardaient en silence. Enfin la marquise
+dit:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce qui me vaut, Madame, ce... ce
+plaisir inattendu?</p>
+
+<p>Nane posa alors sur une table un ridicule
+assez gonflé:</p>
+
+<p>&mdash;Voici, dit-elle, les choses... les lettres,
+enfin; et puis d'autres bibelots qui sont à
+Jacques, des... des boutons de chemise...</p>
+
+<p>Et elle éclata en sanglots; c'était trop émouvant
+aussi, cette grande chambre, et cette mère
+si douce, si noble, et ce vieux militaire par
+Winterhalter. Déjà elle avait oublié les choses
+fines, désagréables, éloquentes, si bien préparées.
+Car elle avait décidé que cette grande
+dame «prendrait quelque chose pour son
+rhume»; qu'elle s'entendrait dire, entre autres
+galanteries, que son fils était «le dernier des
+manants» (<i>Vlan!</i>) et que lorsque, perdant la
+tête, elle offrirait une grosse somme d'argent à
+Nane pour l'apaiser, celle-ci répondrait en
+propres termes: «Non, madame la Marquise;
+ce qui m'a fâchée contre Jacques, ce n'est pas
+qu'il se choisisse une épouse, mais c'est le procédé.
+Et vous auriez beau m'offrir toute votre
+fortune, je ne suis pas encore assez croulante
+pour me faire entretenir par les familles de mes
+anciens amis.»</p>
+
+<p>Mais voici que la mère ne se prêtait pas plus
+que ne l'avait fait le fils aux scénarios imaginés
+par Nane, et Nane elle-même, depuis un
+moment, avait changé de personnage; elle se
+sentait «toute chose». Appuyée à une table,
+comme pour ne pas tomber, et tandis que des
+pleurs inondaient ses joues qu'elle devinait
+pâlissantes, elle songea avec satisfaction qu'elle
+devait paraître tout près de s'évanouir.</p>
+
+<p>&mdash;Calmez-vous, mon enfant, lui dit la marquise;
+vous paraissez souffrir. Voulez-vous vous
+asseoir (Nane s'écroula sur une chaise), quelque
+chose pour vous remettre, de l'eau de mélisse,
+voulez-vous? ou un peu de grenache, j'en ai
+justement ici.</p>
+
+<p>Elle posa un verre à côté de Nane, l'emplit;
+n'était-ce pas à cause de son fils, en somme,
+que cette malheureuse se désespérait. Elle
+s'assit elle-même, à un peu de distance.</p>
+
+<p>Nane but, sembla se calmer. Quelques
+larmes encore coulaient dans son verre. Touchante
+et ridicule ainsi, elle parut moins belle
+à Mme d'Iscamps, qui ne se sentait plus jalouse;
+et peut-être même eut-elle la fugitive pensée
+qu'elles étaient là deux que son fils allait abandonner
+et trahir, pour une étrangère.</p>
+
+<p>Tout à coup, Nane éclata en de nouveaux
+sanglots, la face dans les mains:</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, voyons, lui dit Mme d'Iscamps,
+il ne faut point pleurer comme cela.</p>
+
+<p>On vit, entre les doigts écartés de Nane, ses
+beaux yeux brillants de larmes:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! madame, implora-t-elle enfin, c'est
+que vous soyez si bonne pour moi qui me fait
+pleurer... et de penser... si vous vouliez l'être
+encore plus... oui, si je pouvais croire que vous
+ne me méprisez pas tout à fait... au lieu de me
+faire boire comme ça toute seule, comme un
+pauvre... mais vous auriez honte...» et Nane
+retomba en gémissements.</p>
+
+<p>Mme d'Iscamps eut d'abord comme un haut-le-corps;
+mais elle avait tant fait: un peu plus,
+un peu moins..... Elle prit donc un second
+verre, et se versa du grenache; mais elle n'alla
+pas jusqu'à trinquer.</p>
+
+<p>(«Paris, dit Paul Féval dans sa préface à la
+seconde édition des <i>Habits noirs</i>, ville de boue
+et de perles, où le sang est cimenté de larmes;
+où on ne sait plus quelquefois si les duchesses
+et les courtisanes ne sortent pas du même
+lit.» L'hermitte, 1855, page VIII.)</p>
+
+<p>On causa; et Nane, enfin calmée, avoua
+qu'elle était venue pour faire une scène, et
+qu'elle n'avait pas pu; qu'elle avait été «impressionnée».
+Les yeux candides de Mme d'Iscamps
+se voilèrent d'humidité une seconde.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous en veux plus d'être venue,
+dit-elle enfin; et fouillant dans un coffret de
+bois dur: «je voudrais que vous emportiez un
+souvenir de cette visite, que vous n'aurez peut-être
+pas l'occasion de renouveler. Voici un
+mauvais petit dé d'argent, mais qui a été mon
+premier. Prenez-le, et si jamais il vous arrivait
+quelque chose de grave où je puisse vous servir,
+envoyez-le moi avec votre adresse et quelqu'un
+passera chez vous de ma part.»</p>
+
+<p>L'émotion de Nane était décidément tout
+à fait évanouie; elle songea même, en recevant
+le petit dé, à son ami S'en-Bat-l'Oeil qui cherchait
+parfois au dessert celui de la conversation
+sous la table, et faisait crier les petites
+femmes.</p>
+
+<p>On se sépara enfin, avec les regards les plus
+touchants, et Mme d'Iscamps sonna pour faire
+reconduire Nane.</p>
+
+<p>Comme celle-ci était déjà dans le vestibule,
+Jacques y déboucha par un autre côté, et de
+voir sa maîtresse chez sa mère, demeura
+quelques secondes stupide d'étonnement. Mais
+déjà Nane avait passé, sans paraître le voir,
+majestueuse.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne pouvais pourtant pas lui dire,
+expliquait-elle plus tard: «Bonjour, je viens de
+prendre l'apéritif avec ta mère».</p>
+<br><br><br>
+<a name="c4" id="c4"></a>
+
+<h2>IV</h2>
+
+<h2>L'heureuse Mère</h2>
+<br><br>
+
+
+<blockquote class="rig"><p>
+«De puella vestra, quid scribam? Valet,<br>
+viget, jam matura viro, jam plenis nubilis<br>
+annis. Mores et linguam quoque nostram<br>
+discit.»</p>
+
+<p>(ERYCII PUTEANI <i>epistola ad Joh. Baptistam<br>
+Saccum, apud</i> MARTINI KEMPII,<br>
+<i>Dissertat. XVI de Osculis</i>.)</p>
+
+<p>«Que dirai-je de Mademoiselle votre fille?<br>
+Elle est comme une treille d'if, que vendange<br>
+la main des Amours. Et accueillante avec<br>
+cela, si vous saviez! Ni nos moeurs ne l'épouvantent,<br>
+ni notre langue ne la rebute jamais.»</p></blockquote>
+<br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br>
+
+<p>Le proverbe nonobstant, mon amie Nane
+professait pour les amis de ses «amis» une
+haine opiniâtre et sournoise. N'ayant pas rencontré
+de me brouiller avec les miens, elle
+fut plus heureuse à les refroidir envers moi;
+non qu'elle y apportât sans doute de grands
+calculs, mais il faut prendre garde que la méchanceté
+de la femme s'accorde parfaitement
+avec sa frivolité.</p>
+
+<p>Certains de ses procédés valent d'être retenus.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, murmurait-elle assez haut pour
+être entendue au moment que le gros Sans,
+respirant avec force, s'asseyait à notre table,
+c'est tout à fait comme vous me disiez hier soir.
+Et elle clignait de ses yeux métalliques.</p>
+
+<p>Sans souffrait, soufflait, et ne revenait pas.</p>
+
+<p>Ou bien elle relatait devant le fils du conseiller
+N., sur notre magistrature, des opinions
+par moi émises en petit comité, et qui sont
+bien loin d'une basse flagornerie.</p>
+
+<p>Elle parvint même jusqu'à froisser le placide
+Eliburru à force de lui rappeler, comme par
+inadvertance, les caravanes de son amie Henriette,
+et que je l'avais connue longtemps
+avant lui (au sens de l'Écriture).</p>
+
+<p>Satisfaite enfin de m'avoir fait presque
+mettre en quarantaine par ces gens, tout au
+moins quand elle était de la compagnie, elle
+voulut l'autre jour m'offrir une compensation,
+et me demanda de l'accompagner, qui allait
+faire visite à sa mère:</p>
+
+<p>&mdash;Je l'aime beaucoup, me dit-elle. Et elle
+ajouta après un peu de silence:</p>
+
+<p>&mdash;Elle m'a bien battue...</p>
+
+<p>Nane était venue à pied, de clair vêtue,
+aussi printanière que la journée, qui était douce.
+A peine dans le Bois nous commençâmes de
+respirer les bourgeons qui pleurent, et je ne
+sais quelle langueur dans l'air. On eût dit
+qu'il était tiède par places; plus loin nous aperçûmes
+au-dessus des murs la gerbe pâle des
+lilas.</p>
+
+<p>Comme une fraise que le soleil macère dans
+un creux de muraille, le coeur de Nane parut
+s'attendrir; elle devint sentimentale, plaignant
+la brièveté des heures, et le temps irrévocable.</p>
+
+<p>&mdash;Si aujourd'hui, ajouta-t-elle, pouvait toujours
+durer, qu'il fait si bon vivre.</p>
+
+<p>&mdash;D'autant que cette voiture a des roues
+très bien caoutchoutées.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne savez, répond-elle, que prendre
+à la blague tout ce que j'admire, et moi-même,
+comme si j'étais un bibelot, une chose d'ameublement,
+et que vous ne croyiez pas que j'aie
+(elle hésite un peu)&mdash;que j'aie&mdash;une âme.</p>
+
+<p>&mdash;Mais si, mais si; seulement il y a les
+petits jeunes, pour s'occuper de ça; je ne puis
+pas faire tout le ménage. Et puis je ne vous ai
+jamais traité en bibelot, Nane. Vous êtes bien
+plutôt pour moi comme un fruit d'or et de
+sang et qui n'est pas encore tout à fait mûr.
+Vous êtes comme du vin grec dans un verre de
+Bohême tout rouge, au moment délicieux qu'on
+l'approche de ses lèvres: après qu'on y a bu le
+cristal en demeure longtemps parfumé. Et
+vous êtes encore comme l'idole qu'on tailla
+dans une pierre éclatante, précieuse, dure;
+comme l'idole, sans souvenir et sans espérance.</p>
+
+<p>Mon pathos n'a pas désarmé Nane; elle
+darde sur moi des yeux remplis de défi, et les
+coins de sa bouche puérile sont tirés en bas.
+Drôle, qu'il y eût une âme là-dedans.</p>
+
+
+<p>La mère de Nane est dans son petit jardin,
+qui arrose avec dévotion un carré de terre
+compacte et bombée, où il ne paraît avoir
+poussé jusqu'ici que quelques pierres.</p>
+
+<p>Après deux gros baisers sur les joues de Nane,
+et une révérence pour moi:</p>
+
+<p>&mdash;Voyez-vous, nous dit-elle, ce sont des
+salades.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! oui, des salades.</p>
+
+<p>&mdash;Dès qu'elles auront poussé, les loches
+viendront et mangeront tout. Il faudrait passer
+la nuit à côté, avec une lanterne.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne feras pas ça.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis trop vieille, vois-tu. Ah! si ton
+pauvre père vivait encore, lui qui les aimait
+tant.</p>
+
+<p>Cet amour d'un mort pour les salades me
+suggère des plaisanteries auxquelles il vaut
+mieux ne pas donner jour. Je préfère parler de
+l'arbre malingre où je m'appuie, et qui est le
+géant du jardin.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez là, Madame, un beau prunier.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, il pousse; mais je crois que c'est
+plutôt un pommier.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, tu n'es pas plus fixée que ça?</p>
+
+<p>&mdash;Je vais te dire: dès qu'il vient quelque
+chose, les moineaux aussi, et adieu!</p>
+
+<p>&mdash;Il faudrait peut-être, dis-je, se tenir à
+côté, toute la nuit, avec une lanterne.</p>
+
+<p>Cependant la vieille dame nous guide vers
+la maison. Elle a un peu l'air d'une bonbonne,
+la vieille dame, et roule en marchant. Mais
+l'oeil est vif encore, la lèvre rouge; et elle ressemble
+à sa fille&mdash;d'une façon terrible.</p>
+
+<p>Ainsi serez-vous un jour, Nane ma mie,
+grosse, gémissante, dans un très petit jardin,
+année d'un arrosoir vert; et votre fille, s'il
+vous en est une survenue, ira vous faire visite,
+avec des messieurs.</p>
+
+<p>Le salon est reluisant; des ronds d'étoffe
+sont devant les sièges; il y a deux tableaux de
+première communion pendus à la muraille;
+et la pendule, sous un globe, fait socle à un de
+ces Grecs illustres dont l'anonymat de bronze
+ou de zinc reste, avec les menhirs, une des plus
+sombres colles qui se posent encore à l'érudition
+contemporaine.</p>
+
+<p>&mdash;Maman, donne-nous donc un peu de
+cognac du baron, dit Nane.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! tu t'en rappelles.</p>
+
+<p>Et un instant après elle nous verse, hors
+d'un petit flacon à fleurs, une chose couleur
+d'ambre, très bonne, d'avant le phylloxera,
+certainement. Et moi que la mémoire de ce
+baron imprévu avait presque importuné
+d'abord; moi qui l'avais situé tout de suite
+dans la haute banque et le culte mosaïque.
+Mosaïque? non pas; cet homme généreux dut
+être de race ancienne et catholique, digne de
+cantonner une croix de gueules de douze
+oiseaux couleur du temps. Et, d'un coeur
+échauffé par le noble jus de Saintonge, je lui
+fais d'intérieures excuses.</p>
+
+<p>Nane, qui a une chambre ici, y est montée
+chercher je ne sais quoi; nous restons seuls,
+madame mère et moi; et je regarde les tableaux
+de première communion. Celui-ci, au nom
+d'Anaïs Garbut (souvenir précieux si vous êtes
+fidèle), doit être celui de mon amie Nane.</p>
+
+<p>&mdash;L'autre, me dit-on, est celui de Clotilde,
+mon autre fille, l'aînée. Ah! l'ai-je assez gâtée,
+celle-là; et croyez que je le regrette bien.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce qu'elle vous donnerait de l'ennui?</p>
+
+<p>&mdash;Pas précisément; mais elle est restée
+gnole comme tout. La voilà depuis cinq ans
+mariée à un contremaître, avec quatre enfants,
+et deux mille quatre par an; la misère, quoi.
+Ah! si je n'avais à compter que sur ceux-là!</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez eu plus de satisfaction avec
+la cadette.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez, elle est bonne pour moi. Elle
+est reconnaissante de ce que j'ai fait autrefois,
+avec si peu de moyens, pour l'élever. Et si
+vous saviez ce que ça coûte, les filles!</p>
+
+<p>&mdash;A qui le dites-vous...</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, comme me disait le vicaire de
+Saint-Martial (c'est ma paroisse), tout le monde
+ne peut pas suivre la même voie. Mais ce qui
+me crispe, c'est les airs que se donnent les
+autres avec Anaïs. Sa soeur ne vient la voir
+qu'en cachette de son mari: avec ça que... Et
+lui, quand il en parle, c'est toujours un tas
+d'arias, et des airs de mépris bien ridicules.
+Je vous assure que ça n'est pas lui qui en
+boirait, du cognac du baron..... quoiqu'il aime
+le schnick.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment. Il ne sait pas ce qu'il se refuse.
+Moi, je m'en verse un autre verre. Le soir peu
+à peu envahit la pièce. Déjà je ne distingue
+plus, sous le globe, Xénophon, qui est peut-être
+Aristarque ou Thalès de Milet. Enfin j'entends
+dans le silence les pas de Nane sur l'escalier.</p>
+
+<p>&mdash;Au moins, madame, dis-je, elle ne fera
+rien qui puisse payer l'excellente éducation que
+vous lui avez donnée. Et si complète! Quoique,
+sur quelques points, elle l'a peut-être parachevée
+d'elle-même.</p>
+
+<p>La porte s'ouvre, et Nane peut entendre
+la réponse:</p>
+
+<p>&mdash;Moi, monsieur, j'ai cherché surtout à en
+faire une bonne chrétienne. Avec de la religion,
+on peut se tirer de peine partout.</p>
+<br><br><br>
+<a name="c5" id="c5"></a>
+
+
+
+<h2>V</h2>
+
+<h2>L'après-midi esthétique</h2>
+
+
+
+<blockquote class="rig"><p>
+«Sua quemque natura in studia abripit, ad<br>
+quæ potissimum factus est.»</p>
+
+<p>(J. BARCLAIUS in <i>Euphormion</i>.)</p>
+
+<p>Il y a un je ne sais quoi, insensiblement,<br>
+qui nous entraîne à quelque étude où, sans<br>
+doute, nous étions destiné. Ne demandez point<br>
+ce qui a fait de M. de M*****, un océanographe,<br>
+de M. F*****, un politicien; ou porté<br>
+M. H*****, à l'Académie France: c'est un je<br>
+ne sais quoi, vous dis-je.</p></blockquote>
+<br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br>
+
+<p>Courtisane de qualité, que les Grâces trois
+fois décorent, ô Nane! quel démon vous a mis
+en tête le tourment de l'Art? Auriez-vous fait
+rencontre, dans une brasserie, d'un peintre,
+d'un esthète,&mdash;d'un critique, peut-être (disons
+le mot)? Car c'est dans les brasseries, vous le
+savez, Nane, que se rencontre l'aristocratie de
+la pensée; comme, dans les bars, celle de la
+naissance. Et ces Messieurs auraient-ils noué
+partie d'épaissir, à leur jargon, ce peu de cervelle
+qui est la vôtre, qu'on s'imagine mousseuse
+et candide, pareille à ce qui peut tenir de
+crème-fouettée sur la langue rose d'un chat.
+Ils vous ont parlé de Nietzsche, j'en suis sûr,
+de «tons de distance», de Gauguin. Et ils ont
+dit, avec mépris, à propos des choses qu'ils
+n'aimaient point: «Ce n'est pas de l'Art.
+C'est de la littérature.»</p>
+
+<p>Eh, laissez-le donc tranquille, l'Art: afin
+qu'il vous le rende. Si le caprice vous vient de
+contempler des belles choses, n'avez-vous pas
+assez de vous mirer dans votre miroir, votre
+beau miroir Louis XVI dont le cadre, doré au
+mat, figure une sensible bergère qui répand
+des pleurs auprès d'un nid renversé? Et sur
+mon âme, ce meuble est épris de vous. Pareille
+à la brume délicate qu'un soir d'août suspend
+sur les eaux, voyez cette buée qui le voile, tant
+il s'émeut, dès que vous surgissez devant lui
+parée de vos seuls colliers; aussi nue et moins
+rigoureuse qu'une Vérité mathématique. Mais
+vous, Nane, vous ne l'aimez point. C'est
+pourquoi sans pudeur vous souffrez qu'il vous
+épie jusque dans votre chair la plus secrète,
+avec vos genoux un peu rapprochés, vos coudes
+de corail pâle, une gorge sans escarpements;
+si irrégulière pour tout dire, en vos charmes,
+qu'ils ne sont peut-être qu'une exquise difformité.</p>
+
+<p>Déjà vous voici ensevelie sous le linge, armée
+d'un corset, de jarretelles, de bottines très
+hautes, comme en portèrent, sous leurs crinolines
+(«Ah oui, dites-vous: Constantin
+Guys....»), les dames de Compiègne, autrefois.
+Et de nouveau vous êtes charmante. Restez-le
+un moment ainsi, voulez-vous? Non, vous
+préférez aller au Louvre, voir les nouveaux
+tableaux dont vous ont parlé ces gens. Et il
+est de fait que dans la rue, et «en plein vingtième
+siècle», comme parlent les gazettes,
+votre passage, ainsi troussée, soulèverait la
+critique aussi bien que celui de Vénus faisait
+naître sous ses pas les violettes couleur de nuit
+et le sang des anémones. Habillez-vous donc.</p>
+
+<p>Une heure à peine a passé que déjà vous
+êtes en toilette décente, je veux dire qu'on ne
+voit plus la couleur de votre peau. A part cela
+la jupe trahit et souligne chez vous une croupe
+de danseuse andalouse; outre qu'elle plaque
+si exactement au tablier qu'on connaît du
+premier coup d'oeil le module de vos nobles
+jambes, cette double colonne d'un marbre
+veiné d'azur, dressée par quelque dieu au seuil
+de la plus voluptueuse Atlantide.&mdash;Pourtant,
+de ventre, vous n'avez plus du tout. Où est-ce
+que vous avez bien pu le mettre? Malgré soi,
+on cherche sous les meubles: non, il n'y est pas.</p>
+
+<p>Maintenant, chapeautez-vous, Madame. Mon
+Dieu, comme il est plat votre galurin. On
+dirait une assiette à dessert;&mdash;ou un paradoxe
+de M. Biornstern Biornson. Tout autour il y a
+un rang de pensées, comme si on avait voulu
+marquer au peuple, par ce symbolisme ingénieux,
+que c'est un chapeau d'Intellectuelle.
+Mais au fond c'est si fatigant de penser. Et
+quand vous vous mettez à chercher des idées
+originales au fond de votre «mentalité»&mdash;tel
+un enfant qui pêche à la ligne dans un bocal
+à poissons rouges&mdash;cela vous donne un air
+triste, triste. Oui, telle que vous êtes alors, je
+m'imagine la fille d'un mercier protestant qui
+aurait engrossé sa bonne, jadis, un jour de
+pluie.</p>
+
+<p>D'ailleurs j'aimais mieux ce lampion vert
+et or qui couronnait l'an dernier les ondes de
+votre chevelure. C'est très joli les lampions;
+et toutefois, n'oubliez pas votre voilette, ni
+vos gants. Évitez même que ceux-ci ne soient
+de la même main; ou du moins de ne vous en
+apercevoir qu'en voiture, à seule fin de me les
+envoyer alors changer en disant:.«Surtout,
+ne soyez pas long.» Enfin mettez-vous autour
+du cou ce serpent floconneux qui vous donne
+l'air d'avoir passé la tête à travers un édredon.
+Et houp!</p>
+
+<p>Après tout, vous avez raison, pourquoi
+n'irait-on pas au Louvre, surtout par les
+jours froids, comme il en fait un aujourd'hui?
+Les salles y sont spacieuses, chauffées. Et puis
+il y a les gens qu'on y rencontre. De belles
+Londoniennes, d'abord, en étoffes bourrues,
+avec des gants amples, des souliers ronds&mdash;flanquées
+de leurs tristes époux. Et des Allemandes
+vêtues... ah vêtues comme les dames
+d'Hildburghausen; sans omettre ces singuliers
+maris à lunettes, coiffés de vert, qu'elles
+ont.&mdash;Quelques Parisiens, aussi, rares comme
+la véritable amitié. Pour ne rien dire de ces
+provinciaux ahuris, dont parla jadis M. Elémir
+Bourges, et qui cherchent en vain, à travers
+les salles du Louvre, les magasins du même
+nom. Mais ce qu'il n'y a jamais, à moins de
+l'amener comme je fais aujourd'hui, c'est une
+Parigote un peu pelucheuse, caressante à
+l'oeil, et qui glisse sans bruit sur les parquets
+ou les vastes dalles.</p>
+
+<p>Et voici toute la tribu des pauvres diables,
+ouvriers inoccupés, éclopés, échappés de l'hôpital
+ou de la prison, mendigos sans poste,
+assemblés et causant à voix lente autour des
+bouches de chaleur; ou bien assis en brochette,
+comme des oiseaux des îles, sur ces banquettes
+rouges dont il semble que la peluche soit
+teinte de sang. Ne feignez point d'être surprise
+qu'ils vous guettent avec ces avides
+yeux: ce n'est pas toujours de manger, Nane,
+que les hommes ont faim.</p>
+
+<p>Mais puisque nous sommes ici pour les
+nouveaux tableaux, allons les voir. Dans le
+Salon Carré, tenez, ce grand paysage de Poussin,
+on l'a acheté l'autre jour chez Dufayel. Vous
+vous plaignez qu'on ne distingue rien, qu'il
+fait trop sombre. Mais c'est toujours comme
+ça, au Salon Carré. Les tableaux n'y sont pas
+pour être vus. Ils se reposent, et, pour un
+peu, on leur mettrait des housses.&mdash;Et
+ça? Ça c'est les noces de Cana, en Galilée.&mdash;Beaucoup
+trop pour vous, n'est-ce pas; et
+vous préféreriez une bonbonnière comme celle
+qu'acheta Willy, aux Miniaturistes? Mon
+Dieu, l'un et l'autre sont à peu près incomparables.
+Ne les comparons pas.</p>
+
+<p>Mais déjà la Grande Galerie vous effraye;
+et vous faites demi-tour. A vrai dire ces
+milliers de figures, à droite pendues, et à gauche,
+sur un demi-kilomètre de long, et qui
+vous regardent sans vous voir, ne laissent
+pas d'intimider un peu. On a le sentiment
+qu'on va passer par les baguettes. Vous devriez
+pourtant aller dire un petit bonjour, là-bas,
+à cette Mistress Angerstein en mousseline
+blanche, que peignit Lawrence auprès de
+son rouge mari. Ce n'est pas au moins que
+j'aime la peinture anglaise; mais cette dame,
+par ses regards sinueux, par ses mains pleines
+de promesses, et ce sourire équivoque qui se
+joue de la tendresse à la cruauté, me rappelle,
+avec moins d'assiette, la charmante Mademoiselle
+Auguste de Crébillon-le-fils. «Ah!
+trop heureuse époque, où jusqu'au sein des
+maisons d'éducation...»</p>
+
+<p>Ici, je m'aperçus que Nane, excédée sans
+doute par mes discours, avait pris la fuite.
+Elle fendit, sans en paraître étonnée, tout cet
+or de soleil couchant qui poudroie à travers
+la Galerie d'Apollon, et je ne la rattrapai qu'au
+milieu des vases grecs, car elle courait aussi
+vite qu'une nuée d'orage.</p>
+
+<p>&mdash;Héla! lui dis-je, et moi qui voulais vous
+faire voir ce Printemps de Millet qui sent
+l'herbe, la pluie et le pommier. Il y a là un
+horizon gris ardoise avec trois oiseaux blancs
+qui fait songer à vos yeux quand vous êtes
+en colère. Ils sont si grands alors qu'on y
+cherche malgré soi des nuages, la mouette
+qui crie, et l'ivresse salée du large.</p>
+
+<p>Mais Nane ayant répondu «qu'elle en avait
+sa claque de mes boniments, et aussi de tous
+ces bibelots», nous tombâmes d'accord de
+quitter ce Musée National, et sortîmes par le
+Musée Égyptien où c'est en vain que je tâchai
+de l'intéresser à deux sarcophages de bois
+peint, don de S.A.S. le Khédive. Tandis
+qu'elle s'obstinait à les traiter de «vieilles
+baignoires», la salle spacieuse et grise, où
+méditent tant de dieux de granit, fut envahie
+soudain par plusieurs petites Anglaises, danseuses
+de music-hall ou de cirque, qui chantaient
+en choeur un air de cake-walk. Et tant
+de sans-gêne ne parut pas scandaliser ces beaux
+sphinx jumeaux, noirs comme une nuit sans
+étoiles, qui portent une fleur de lys en ferronnière.
+Aussi bien sont-ils en pierre&mdash;comme
+vous-même, ô Nane, deux fois dure à toucher.</p>
+<br><br><br>
+<a name="c6" id="c6"></a>
+
+
+
+<h2>VI</h2>
+
+<h2>Une journée entre toutes</h2>
+<br><br>
+
+
+<blockquote class="rig">
+<p>«Inter non paucula pocula.»<br>
+(M. T. CICER.)</p>
+
+<p>Nous ne bûmes pas peu.</p></blockquote>
+<br><br><br><br><br><br>
+
+<p>&mdash;Qu'y a-t-il, me dit Eliburru? Encore
+Nane?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon Dieu non; elle est hors de
+scène, je vous jure.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que vous ne seriez plus avec?</p>
+
+<p>&mdash;Mais si. Ou avec, ou dessus, comme le
+Spartiate.</p>
+
+<p>&mdash;C'était un avantageux, ce Spartiate-là.</p>
+
+<p>&mdash;Et à quoi, dis-je, pensez-vous donc que
+je lui aide? Pas à faire des neuvaines à Saint-Jean
+du Doigt, bien sûr. Mais il y a des semestres
+comme ça, où la vie semble une chose niaise,
+et aussi une chose mal faite, laide et blessante,
+comme un soulier trop grand qui vous fait
+germer des cors.</p>
+
+<p>&mdash;C'est, reprit-il, que vous confondez entre
+eux, comme bien des gens, les outils de vivre.
+Vous prenez tour à tour un tire-bottes pour
+une lyre, ou ce trottin qui passe pour la Religieuse
+Portugaise. Le tout est de laisser les
+choses en leur place: elles y présentent de
+l'agrément.</p>
+
+<p>Nous étions assis tous deux à la terrasse du
+Schubert; le soir indulgent s'attardait sur la
+Ville, où mai à son déclin semblait prêter aux
+choses une douceur nouvelle. Le bruit des
+molles voitures croissait et décroissait comme
+s'il eût été le bruit même de la mer; et il y
+avait autour des guéridons une conversation
+multiple et joyeuse qui papillotait aux oreilles.</p>
+
+<p>Je suivis le trottin des yeux. Elle laissait
+paraître cette grâce souffreteuse en même temps
+que hardie qui émeut parfois chez les Parisiennes
+du peuple. Avec un demi-sourire d'espérance
+qui écartait ses lèvres pâles, elle allait
+de son pas net et presque dur vers son amant,
+sans doute; ou peut-être chez le vieux monsieur
+qui lui promet une situation.</p>
+
+<p>&mdash;Comment m'intéresserais-je à des choses
+que je connais trop bien, ou que je ne connaîtrai
+jamais? Qui me dira si cette enfant a le coeur
+bien placé, et comment saurai-je si le maître
+d'hôtel qui passe là doit d'être bouffi et jaune
+à une maladie de foie ou à des peines sentimentales?
+D'ailleurs, qu'est-ce que cela me
+fait?</p>
+
+<p>&mdash;Je vais vous dire. Il y avait une fois un
+sophiste athénien qui s'occupait de politique,
+et s'il était, peut-être, socialiste de gouvernement,
+je ne sais. Toujours est-il qu'un après-dîner
+il sortit de chez lui pour aller dire un
+grand discours qui devait maintenir entre les
+mains de son parti le contrôle des douanes,
+devoir patriotique extrêmement fructueux à
+accomplir. Mais comme il passait devant la
+porte du bel Agathon, il aperçut, au pied du
+figuier qui l'ombrageait, je ne sais quelle agitation
+minuscule. A y regarder de plus près,
+c'était des fourmis; et notre homme s'en
+amusa fort un moment, puis un autre; tant
+que l'heure y passa. Des gens chevelus vinrent
+enfin, au désespoir, lui annoncer que tout était
+perdu, la République compromise, les douanes,
+jusque-là affermées à d'honnêtes Phéniciens
+de leur bord, livrées aux prêtres de Delphes.
+Ils prononcèrent même les mots d'«obscurantisme»
+et de «flabellon». Cependant le
+sage s'occupait de transporter un fétu dont
+deux fourmis, des plus vaillantes, n'avaient
+jusque-là pu venir à bout.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà un grec! Mais moi, les fourmilières,
+je n'ai jamais su qu'y flanquer des coups de
+pied. Sans compter qu'on n'en rencontre pas
+toujours dans les rues de Paris.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous passe les fourmilières. Mais
+n'avez-vous pas sous les yeux ce qu'il vaut le
+mieux regarder vivre? Une femme gracieuse,
+et d'une âme si ténue, si insaisissable, qu'on l'a
+dû tisser avec ces fils de la vierge qui se
+balancent dans le soleil du matin.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà, c'est que si je regarde Nane, j'ai
+envie de la toucher. Et cela me met dans une
+situation fausse, qui me gêne pour observer.</p>
+
+<p>&mdash;Essayez une journée seulement; vous
+serez baba. Si vous saviez ce que les drames
+de la vie font pâlir les inventions des romanciers.</p>
+
+<p class="mid">* * * * *</p>
+
+<p>Huit jours après, au bar de la Brinvilliers,
+dans le tumulte triste de minuit:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, philosophe, vous aviez raison:
+j'ai suivi toute une journée de Nane, pas à pas,
+ou de ma pensée. Rien de plus extraordinaire.</p>
+
+<p>&mdash;Dites-moi ça. On a toujours plaisir à
+voir ses théories vérifiées&mdash;par les autres.</p>
+
+<p>&mdash;C'était mardi; et voici comment les
+choses se passèrent. Je n'exagère en rien, et
+m'appuie, outre mes observations personnelles,
+sur le rapport que la maison Simpson-Schuhmacher,
+place des Victoires, m'a fourni au
+prix de deux livres sterling: «Monsieur,
+avais-je déclaré à cet industriel, je suis envoyé
+par la Banque N..., auprès de qui Mlle Hannaïs
+Dunois cherche à contracter un emprunt.
+Pour vérifier si son mode d'existence prête
+à cette négociation une base suffisante, il me
+faudrait l'emploi exact d'une de ses journées.»
+L'homme, s'étant assuré d'un regard coupant
+et noir que ce que je venais de dire n'était
+point vrai: «Ce sera cinquante francs»,
+répondit-il avec simplicité.</p>
+
+<p>Nane donc, mardi vers onze heures, et comme
+Justine vient d'ouvrir les fenêtres, bâille: «Fait
+beau?» demande-t-elle; et rassurée: «Pourvu
+que ce soit la même chose à Auteuil demain.
+Dire qu'il va falloir encore aller essayer, pour
+cette retouche à la jupe. Et pourvu que ce
+soit prêt: peux pourtant pas aller toute nue
+à la course de haies.»&mdash;«Je crois que ça
+n'est pas permis, fait Justine, avec une voix
+de regret.»</p>
+
+<p>&mdash;Cette fille est stupide, interrompt le
+philosophe. Voyez-vous une tribune de femmes
+sans chemises? Ça serait horrible.</p>
+
+<p>&mdash;Entre tant Nane se lève, passe dans la
+salle de bains. Déjà elle n'a plus que ses babouches
+et son collier. Douche froide, courte;
+et puis, houp! elle saute dans le bain chaud,
+en éclaboussant les carreaux vert pâle. Conversation
+avec Justine:</p>
+
+<p>«&mdash;Monsieur viendra déjeuner» (<i>Monsieur</i>,
+c'est moi, ces temps-ci).</p>
+
+<p>«&mdash;Bon; c'est la cuisinière qui va encore
+en faire, du rousqui**.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous prie de me lâcher le coude,
+avec vos grossièretés. Voyez-vous cette créature;
+faudra que je prenne les messieurs sur
+ses certificats, maintenant! Et qu'est-ce qu'elle
+dit encore?</p>
+
+<p>&mdash;Elle trouve que Monsieur le fait à la
+pose; qu'il lui faut à chaque repas un plat
+chaud, au lieu de manger de la viande froide,
+comme tout le monde; qu'il se plaint toujours
+de ce qu'il n'y a pas assez de sel; et patine,
+et pataine...</p>
+
+<p>&mdash;Je vous ai défendu de me raconter tous
+ces ragots... Et dire, mon Dieu, qu'il va falloir
+aller essayer cette jupe!»</p>
+
+<p>Ici Nane préside à quelques savonnages
+d'intérieur. Je vous passe le reste de la toilette.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! si vous en sautez.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin l'heure du déjeuner arrive; monsieur
+aussi; un homme charmant, un peu incolore,
+mais si correct. On me connaît d'ailleurs.</p>
+
+<p>&mdash;Ah, c'est vous, dit Eliburru, le monsieur
+correct. Vous m'auriez plutôt fait souvenir
+de Musset.</p>
+
+<p>&mdash;...?</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne vous rappelez pas, la Confession,
+et la gravure de Bida: «Ainsi parlais-je de
+déjeuner, d'une voix mordante, dans le silence
+de la nuit.»</p>
+
+<p>&mdash;Que vous êtes bête, mon pauvre ami!...</p>
+
+<p>Toujours est-il qu'on m'offre un peu de vin
+de Porto: «Nane, est-ce que c'est toujours
+cette chose fade et blanchâtre, qu'on vous
+envoie de Lunel par Bercy?»&mdash;«Non, il
+est rouge, avec ce goût de poussière que vous
+y aimez.» J'en bois donc un verre, et comme
+menu ensuite il y a des hors-d'oeuvre (ils
+sont convenables chez Nane): crevettes,
+anchois, du céleri-rave haché à la sauce de moutarde
+qui est très bon, du beurre avec du sel
+gris, et puis de ces poissons hindous boucanés,
+qu'on ne trouve nulle part...</p>
+
+<p>&mdash;Du haddock?</p>
+
+<p>&mdash;Hindous, je vous dis. D'Inde, comme
+Mme de Talleyrand. Après ça, des rognons aux
+oeufs pochés, dans un turban de nouilles.
+Après ça, des crêpes aux confitures: vous
+savez, de ces confitures glorieuses dont parle
+Montaigne. Après ça...</p>
+
+<p>&mdash;Merci, je n'ai plus faim.</p>
+
+<p>&mdash;Vous dirai-je les vins et le café?</p>
+
+<p>&mdash;Pousse-café, rincette, surrincette. Vous
+avez dû vous faire jolis.</p>
+
+<p>&mdash;Pas mal. Nane surtout me parut être
+au mieux de sa forme. Là-dessus, et moi-même
+joyeux d'avoir évité la fâcheuse congestion,
+chacun se tire de son côté. C'est ici que ça se
+corse.</p>
+
+<p>&mdash;Prenez votre temps.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez que Nane a une nouvelle
+manucure, une femme extraordinaire, dont
+l'existence est tout un roman. C'était la fille
+d'un photographe chargé d'enfants. Toute
+jeune elle épousa un employé d'octroi, qui lui
+fit cinq fils. Les uns moururent, les autres
+tournèrent mal; en sorte qu'elle est restée
+veuve en pleine maturité, et devenue, par un
+incroyable concours de circonstances indépendantes
+de sa volonté, marchande à la
+toilette. Mme Jargogne, tel est son nom, tire
+aussi les cartes, outre qu'elle a appris à faire
+les mains et à y lire.</p>
+
+<p>&mdash;Brrr!... Cette histoire est pleine de
+dessous.</p>
+
+<p>&mdash;Mme Jargogne, donc, entre familièrement,
+avec tout un murmure de jupes de
+soie: «Bonjour, la plus jolie. Et ces manettes!
+Il faut encore leur faire les griffes: ah! pauvres
+hommes. Vous ne savez pas ce que m'a dit
+l'un?»&mdash;«Vous savez, Jargogne, que je
+vous ai défendu de me parler bijoux.»&mdash;«Ouais,
+défendu. Et s'il s'agissait de dentelles?
+Mais, c'est vrai, vous n'aimez pas le point de
+Venise.»&mdash;«Moi, je n'aime pas le...» crie
+Nane suffoquée (elle en ramasserait sur la
+tête d'un teigneux). «Seulement, c'est la
+galette.»&mdash;«Bon! quand je vous dis qu'il
+ne vous en coûterait rien, au contraire. Figurez-vous...»</p>
+
+<p>&mdash;Ça devient beaucoup <i>Tableau des moeurs
+du Temps</i>, cette affaire-là, grogne Eliburru.</p>
+
+<p>&mdash;J'abrège donc, puisque vous refaites de
+la critique. Etc., etc., etc. A cinq heures, Nane
+va chez son couturier. Petite pose au salon,
+puis essayage. Le pli sur la hanche gauche à
+disparu. Tout va bien: «Pourvu qu'il fasse
+beau demain», soupire Nane une fois de plus;
+et, comme elle remonte en voiture: «Faites
+un tour de Bois, dit-elle au cocher; mais pas
+les Acacias. Et puis vous irez au Valence.»</p>
+
+<p>Nous y sommes un tas lorsqu'elle arrive,
+quelques-uns ornés de lorgnettes, quelques-unes
+d'ombrelles claires. Les cocktails sentent bon
+sur les tables; et Nane, enfouie en un profond
+fauteuil, bientôt s'absorbe à sucer d'une paille
+attentive je ne sais quelle eau couleur de
+couchant.</p>
+
+<p>Le grand Machin a gagné aux courses;
+d'autres y ont perdu: excellente préparation
+à faire de la dépense. La plupart tombent
+d'accord de dîner ensemble, et qu'il faut donner
+le ton de la vraie fête à tous ces étrangers
+qui encombrent Paris ces jours-ci. Moi, je
+dîne en ville: «Pas d'importance, me dit-on,
+si vous nous prêtez Nane.»</p>
+
+<p>«&mdash;Je vous la donne; mais ne la maltraitez
+pas. Elle a l'habitude d'être caressée:
+j'aimerais mieux la tuer que si on devait lui
+donner des coups de pied.</p>
+
+<p>&mdash;Merci, dit-elle. Est-ce qu'il faut remuer
+la queue?</p>
+
+<p>&mdash;Il faut être à onze heures et demie au
+Schubert, où je vous attendrai.</p>
+
+<p>&mdash;Ça va.»</p>
+
+<p>A minuit je les retrouve tous, un peu
+bruyants même. On a fêté, au dessert, une débutante
+cueillie Dieu sait où, et rebaptisée:
+Blanche de Chahut. Elle est silencieuse et
+servile: on regrette de n'avoir pas des chaussures
+sales, pour lui faire faire quelque chose.</p>
+
+<p>La petite fête continue. A quatre heures,
+on est dans un cabaret étroit de Montmartre,
+où le maître d'hôtel ressemble à un eunuque
+assyrien. Tout le monde a la voix enrouée
+d'avoir crié: «Vive l'armée!» et pâteuse
+d'avoir bu. Blanche chante une romance
+sentimentale, comme on en peut entendre dans
+les cours des maisons ouvrières: elle a ôté
+son chapeau, et l'agite mollement.</p>
+
+<p>Un moment après, elle n'est plus là; le
+grand Machin, non plus.</p>
+
+<p>«&mdash;Où est-il, le grand Machin? demande
+quelqu'un en bâillant... (Ah! ce qu'on s'amuse!)</p>
+
+<p>&mdash;Il aura gagné les petits salons, avec
+cette dame.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, ils ne sont pas vites!</p>
+
+<p>&mdash;A cette heure-ci, dit un autre, on n'est
+jamais vite. C'est comme dans la chanson de
+Mallarmé, vous savez bien: «Le Monsieur
+qui montait n'est pas redescendu...»</p>
+
+<p>Et voilà!</p>
+
+<p>&mdash;C'est tout? demanda Eliburru.</p>
+
+<p>&mdash;C'est tout, mais vous aviez bien raison;
+les inventions de nos romanciers les plus populaires
+pâlissent à côté des drames de la vie
+réelle.</p>
+
+<p>&mdash;Quand je vous le disais, répondit le philosophe.
+Et, s'asseyant au piano, il se mit à
+«broder les plus folles variations» sur sa
+dernière oeuvre musicale, la bruyante <i>Nec
+mortale Sonate</i>.</p>
+<br><br><br>
+<a name="c7" id="c7"></a>
+
+
+<h2>VII</h2>
+
+<h2>Nane-au-Miroir</h2>
+
+<h3>I</h3>
+
+<blockquote class="rig">
+<p>«Abyssus abyssum fricat.»<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;(N.)</p>
+<p>L'abyme appelle l'abyme.</p>
+</blockquote>
+<br><br><br><br><br><br>
+
+<p>C'est un dessin d'Aubrey Beardsley, cet
+excellent élève du Primatice, un dessin pour
+la «Boucle» de Pope, qui a inspiré la table
+drapée de batiste et de dentelle où mon amie
+Nane, qui devait dîner en peau ce soir-là,
+se tenait assise. Les brosses, les houppes, les
+limes, dont elle avait cessé de se servir, gisaient
+en désordre et, sous les ampoules voilées
+de rose-saumon, elle considérait dans un miroir
+ourlé d'or, l'ambre pâle de ses épaules ou de
+ses bras, et cette face victorieuse qui lui est
+à elle-même comme un monstre toujours
+nouveau. Elle fit reluire les dorures de ses
+yeux, abaissa ses paupières jusqu'à ne plus
+apercevoir que la tache des cils, retroussa
+de côté sa lèvre supérieure pour se donner
+l'air sardonique, et, découvrant enfin l'ombre
+touffue d'une double aisselle en croisant ses
+mains derrière son cou, me dit:</p>
+
+<p>&mdash;Pensez-vous que moi aussi je deviendrai
+vieille?</p>
+
+<p>Comme je m'apprêtais à ne pas répondre,
+on vint annoncer Eliburru, qui devait dîner
+avec nous; et je priai Nane qu'on l'introduisit
+ici même.</p>
+
+<p>Le philosophe était magnifiquement vêtu.
+Son habit, tout battant neuf, lui allait comme
+un gant&mdash;comme un gant trop large; et il
+portait avec effort un chapeau à claque dont
+il semblait se demander tour à tour si c'était
+un tambour de basque, ou un plateau à
+petit verres.</p>
+
+<p>Mais Nane dit encore:</p>
+
+<p>&mdash;Moi aussi, est-ce que vous ne croyez pas
+que je deviendrai vieille, un jour?</p>
+
+<p>&mdash;Non, pas un jour, répondit le philosophe.
+C'est la nuit qu'on vieillit, qu'on devient
+flasque et ridé, qu'on se poche.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;C'est qu'il y a des bêtes, Nane, des
+bêtes frileuses et presque invisibles, qui vivent
+de notre sommeil. Quand vous êtes si profondément
+endormie que vous ne savez plus
+même si vous dormez seule, elles se coulent
+frissonnantes entre vos draps, et c'est alors
+que vous rêvez d'abymes et de bien-aimé.
+Elles, cependant, de leurs doigts pâles, de
+leurs lèvres, tâchent de ravir votre jeunesse;
+elles vous sucent le sang, ou se repaissent des
+baisers que vous donnez à l'amant imaginaire.
+Et un matin, au sortir de leurs bras, vous vous
+réveillerez lasse, avec deux ou trois rides
+au coin de ces yeux jusqu'alors iréprochables:
+ce sera la patte d'oie.</p>
+
+<p>&mdash;Oh quelle horreur! on dirait que vous y
+avez passé.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas eu, Nane, à perdre de beauté,
+qui d'ailleurs ne m'aurait pas offert un suffisant
+gagne-pain. Mais pensez-vous tout de
+même que j'aie dansé de joie de voir un jour
+à mon réveil que le ventre me pointait?</p>
+
+<p>&mdash;Vous deviez être bien durant la constatation.
+Est-ce que vous aviez un gilet de
+flanelle?</p>
+
+<p>Et Nane s'esclaffe. Mais tout à coup elle
+pousse un cri:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! Seigneur, j'ai quelque chose au coin
+des yeux quand je ris, c'est horrible: est-ce que
+c'est la patte d'oie?</p>
+
+<p>Elle semble tout près de pleurer et je la
+console:</p>
+
+<p>&mdash;Que parlez-vous de vieillir, Nane, à vingt-deux
+ans! Vous avez l'éternité devant vous.
+Et n'écoutez pas ce sinistre philosophe avec
+ses histoires de gouges. Il n'y a d'autres bêtes,
+la nuit, que celles que vous voulez bien.</p>
+
+<p>Elle paraît rassurée et jette au miroir un
+glorieux sourire qui est comme l'aube sur les
+eaux dormantes d'un étang.</p>
+
+<p>&mdash;Pourtant, dit-elle, il y en a des choses
+comme ça, la nuit. Noctiluce m'a promis
+même de m'en faire voir, mais j'ai peur.</p>
+
+<p>&mdash;Moi j'ai peur que votre amie ne se moque
+de vous, Nane. On m'a toujours dit que les
+femmes, au contraire des chiens, ne voyaient
+pas de fantômes.</p>
+
+<p>&mdash;Elles y perdent, dit Eliburru. Les spectres
+sont des créatures délicieuses. Je me rappelle,
+dans une vieille rue de ma vieille ville, une maison
+toute noire, faite aux trois quarts d'escaliers
+et de corridors, où je recevais une amie
+que j'avais alors dans le commerce; une amie
+qui était la jeunesse même, la joie, et d'une
+chair incomparable. Or elle ne parvint jamais
+à distinguer une dame vêtue d'un reflet de
+lilas, qui entrait souvent en même temps
+qu'elle et nous considérait avec, je ne sais
+quelle ombre de sourire. Mais elle en avait,
+grâce à mes récits, une peur qui ne se pouvait
+vaincre.</p>
+
+<p>&mdash;Quand je serai une vieille dame morte,
+dit Nane, j'aimerai à me vêtir, moi aussi, de
+brouillard lilas, et de fumée rose; je me nourrirai
+avec le parfum des fleurs; ou avec l'odeur des
+prunes, qui est délicieuse et qui me donne des
+envies d'amour.</p>
+
+<p>Elle ferme les yeux et s'imagine peut-être,
+dans l'ombre et l'herbe d'un verger, sucer
+l'or des mirabelles, tandis que les abeilles
+bruissent autour des branches et qu'un papillon
+couleur de soufre se balance indolemment
+au milieu de la chaleur.</p>
+
+<p>&mdash;Mais je ne sais pas du tout, reprend-elle,
+ce que je ferai quand je serai une vieille dame
+vivante. Peut-être vendrai-je des journaux
+dans un kiosque, près de Saint-Lago avec
+un roquet qui aboiera aux clients. Il ne me
+sera pas resté d'amis, personne ne viendra
+causer avec moi, jamais, pas même le sergent
+de ville; et j'aurai envie de pleurer à voir
+les mômes, sur le trottoir, découvrir leurs
+chaussettes&mdash;comme moi, jadis.</p>
+
+<p>&mdash;Ne pleurez pas, bébé, les choses ne seront
+pas si noires, mais, <i>au contraire</i>, un de vos amis
+vous ayant acheté un fonds de commerce,
+vous trônerez au milieu d'une belle épicerie.
+Il y aura tout autour de vous des ananas
+écailleux, mille pâtés dans des boîtes brillantes,
+et ces flacons où les fruits confits ressemblent
+aux pierres les plus précieuses. Il y aura aussi
+les regards en coulisse des garçons qui loucheront
+sur la patronne en pensant à tant de belle
+chair perdue sous vos amples jupes. Car vous
+serez grasse, Nane; mais vous serez sévère
+aussi et ne souffrirez point de galanterie
+des subalternes.</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi, dit le philosophe, ne seriez-vous
+pas la châtelaine d'une bicoque Louis XIII,
+blanche et rouge, qu'on apercevrait de loin
+à travers les trembles? Vous y porteriez
+le deuil honorable de feu le colonel de réserve
+votre mari; il aurait toujours sa place à la
+table où, trois fois la semaine, vous joueriez
+le whist avec quelque hobereau sondeur du
+voisinage et monsieur le curé.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, pas de curé, ça porte malheur!</p>
+
+<p>&mdash;Ah ça! Nane, seriez-vous devenue anticléricale?</p>
+
+<p>&mdash;Mon ami, répond-elle avec un regard
+majestueux, je ne suis plus une enfant. Je
+pense que les curés sont des hommes comme
+les autres.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous ne crachez pas chaque fois
+qu'un homme vous approche, il me semble.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a des moments où je me demande
+si vous n'êtes pas un peu idiot.</p>
+
+<p>Dans le silence qui suit cette déclaration,
+entre Noctiluce, que personne n'attendait:
+on dirait l'heure qui précède les cyclones,
+et que les choses deviennent noires autour
+d'elle.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà, dit le philosophe, quelqu'un qui
+va nous dire ce que fera Nane une fois vieille.</p>
+
+<p>Les deux femmes sont sur le sofa, et Noctiluce,
+en fixant sur sa compagne des yeux
+lourds de passé:</p>
+
+<p>&mdash;Je sais, dit-elle, moi, ce qu'elle fera avant
+même d'être vieille. Parce qu'elle aura aimé,
+quoique on lui ait dit, ce qu'il ne faut pas aimer,
+nous nous vengerons; elle deviendra folle. Alors
+elle ira de long en large dans sa cage, ridée
+et nue, en poussant des cris. Ou bien elle se
+tiendra accroupie, à manger de la terre.</p>
+
+<p>Nane est devenue toute blanche; alors
+Noctiluce se penche plus près d'elle encore, et
+lui parle bas.</p>
+<br><br>
+
+
+<h3>II</h3>
+<br>
+
+<blockquote class="rig">
+<p>«Sathan propior nobis est quam ullus credere<br>
+possit. Hæc non sunt vana et inania terriculamenta.»</p>
+
+<p>(M. LUTHER. <i>Colloquia. t. I, page 240,<br>
+édition Bindseil.</i>)</p>
+
+<p>Le diable est plus notre voisin qu'on ne saurait<br>
+croire: ce n'est pas un vide et vain épouvantail.</p></blockquote>
+<br><br><br><br><br><br><br><br><br>
+
+<p>Nane est à son miroir, de nouveau. Mais elle
+n'y jette, dirait-on, que des regards languissants
+et sans fierté, comme si elle était moins
+orgueilleuse aujourd'hui que lasse de cette
+image, et d'elle-même. Comme elle s'est, entre
+tant, brouillée de nouveau avec sa manucure,
+elle fait ses ongles toute seule; et il est
+manifeste qu'elle y est distraite: celui de l'annulaire
+gauche a été sur les côtés limé trop près
+de la chair, et elle oublie à plusieurs reprises
+de mettre du corail sur le chamois.</p>
+
+<p>Voilà trois semaines que je ne l'ai vue,
+ayant été appelé en province et en famille
+par un de ces partages à l'amiable qui ne
+laissent pas de rappeler à l'occasion quelque
+conciliabule de gentilshommes, après détroussement
+de diligence.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'avez-vous fait de bon, Nane, ces temps-ci?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai rien fait, dit-elle; rien fait de
+bon.</p>
+
+<p>&mdash;Et Noctiluce? dis-je, songeant qu'à mon
+départ on commençait de la rencontrer beaucoup
+ici.</p>
+
+<p>Nane a l'air gêné:</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai vue un peu, répond-elle; je n'ai
+plus envie de la voir.</p>
+
+<p>&mdash;Elle vous ennuie, déjà?</p>
+
+<p>&mdash;Non, non. Mais, voyez-vous, elle m'a
+enseigné des choses que j'aimerais mieux
+pas. Ah! pourquoi êtes-vous parti?</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, qu'est-ce qu'il y a eu?</p>
+
+<p>&mdash;Je vais vous le dire. Vous savez si je suis
+libre penseuse.</p>
+
+<p>&mdash;Libre penseresse, Nane: c'est plus élégant.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, je ne sais plus que croire. Entre
+autres choses, et ça, c'était avant votre départ,
+elle m'a menée chez des spirites, à Passy.
+Là, une dame anglaise qui regardait dans une
+carafe m'a écrit une lettre de la part de mon
+père mort, et juste son écriture&mdash;comme
+je vous vois.</p>
+
+<p>&mdash;Et qui disait?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! des choses très bien, des conseils:
+d'aimer ma mère, d'aimer les pauvres...</p>
+
+<p>&mdash;...Pas tous, Nane, laissez-en...</p>
+
+<p>&mdash;...De continuer dans la vertu.</p>
+
+<p>&mdash;???</p>
+
+<p>&mdash;Etc., etc. Noctiluce m'a très bien expliqué:
+ça veut dire qu'on peut faire ce qu'on
+veut si on ne pense pas mal, si on voit tout
+sous le... le je ne sais plus quoi... de l'amour.</p>
+
+<p>&mdash;Et ensuite?</p>
+
+<p>&mdash;Ensuite? Elle m'a menée chez une personne&mdash;je
+ne puis pas tout vous dire, et puis
+je crois que j'ai un peu rêvé. Bref, il était
+en colère, et Noctiluce lui a parlé étranger,
+et il s'est mis à jouer d'une espèce d'orgue.
+Alors ça été peu à peu comme si je fondais, et
+que nous serions devenus plus de trois. Et les
+autres faisaient signe que non, excepté un avec
+les yeux baissés, qui faisait signe que oui: il
+me semblait que c'était le plus beau. Alors il
+est venu vers moi,... pour m'embrasser; il a
+soulevé les paupières (oh!) et je suis devenue
+comme un glaçon.</p>
+
+<p>Plus tard, je me suis retrouvée au lit, et
+Noctiluce dans ma chambre, qui riait, qui
+m'a dit que j'avais rêvé, que ça ne serait
+rien pour cette fois-ci, qu'il ne fallait pas en
+parler, ni y penser. Mais&mdash;si vous aviez vu les
+yeux. Quand je suis seule, ils sont toujours
+dans un coin de la chambre, fixés sur moi.</p>
+
+<p>Et Nane presse son coeur de ses deux paumes.</p>
+
+<p>&mdash;Ma pauvre Nane, on vous a tout bonnement
+trimballée chez un hypnotiseur. Il a pris
+vos mains, n'est-ce pas, et s'est mis à vous
+regarder?</p>
+
+<p>&mdash;Pas du tout; il regardait un côté du plafond.</p>
+
+<p>&mdash;Précisément, dis-je; il cachait son jeu:
+tout ça, ce sont des trucs. Mais, vous vous en
+êtes tenue là, je suppose, de vos expériences?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est-à-dire, une autre fois. Je ne
+sais pas ce qui démantibulait Noctiluce, elle
+était comme folle: je l'avais toujours dessus,
+avec des projets extraordinaires, pour le temps
+que vous ne seriez pas là. Moi alors, j'ai eu
+envie de refaire, avec le monsieur à l'harmonium;
+mais elle s'est mise en colère: j'ai
+cru qu'elle allait me battre. Et de me dire
+que j'avais été trop gourde, que j'attraperais
+quelque chose à parler de ça, etc. Finalement,
+elle m'a menée à la messe noire, mais pour
+rire, je pense; une messe noire pour femmes
+seules.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! et c'est Vanor qui officiait?</p>
+
+<p>&mdash;Non: c'était un vilain bonhomme, couleur
+cheminée. Là, il s'est donc fait un tas
+d'horreurs. On a beau ne plus être chrétienne,
+tout de même ça me dégoûtait; et encore,
+je crois que c'était du battage. Mais ensuite,
+quand le négro a été parti, on a commencé
+de s'amuser&mdash;et c'est là que j'ai eu peur.</p>
+
+<p>&mdash;Mais de quoi, tout de bon?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit Nane, d'un air chaste, songez:
+il n'y avait plus que des femmes...</p>
+
+<p class="mid">* * * * *</p>
+
+<p>&mdash;Qu'en pensez-vous? dis-je au philosophe,
+après lui avoir rapporté les discours de Nane.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais trop que vous dire, rumine
+Eliburru dans sa barbe noire. D'une part, cette
+louve de Noctiluce a mené Nane à de laides
+orgies, cela saute aux yeux.&mdash;Mais il y a autre
+chose, que vous découvrirez peut-être vous-même,
+en y réfléchissant: je puis toujours
+vous dire qu'on a fait, au moins une fois,
+jouer cette enfant avec des jouets au-dessus
+de son âge et quelle s'en est tirée à bon compte&mdash;jusqu'ici.
+Et cette Noctiluce est vraiment
+singulière. C'est, je pense, une curieuse, blasée
+sur les tourments physiques: variété particulièrement
+dangereuse.</p>
+
+<p>&mdash;Merci, lui dis-je, vous m'avez rendu tout
+cela clair comme eau de roche.</p>
+<br><br><br>
+<a name="c8" id="c8"></a>
+
+
+<h2>VIII</h2>
+
+<h2>Venise sentimentale</h2>
+
+
+
+<blockquote class="rig">
+<p>Ibi civitas sunt Venetiae.<br>
+
+(OLIVARIUS in Pompon. Mel.)</p>
+
+<p>L'inconnu, dont la lune éclairait les traits<br>
+repoussants, tendit son bras vers une masse<br>
+de brumes et de lueurs:</p>
+
+<p>&mdash;Voilà Venise, dit-il; et c'est par une nuit<br>
+pareille que le prince lombard jeta ses éperons<br>
+d'or à l'eau, en jurant de ne plus chevaucher<br>
+jamais que Cornarine au nombril brillant,<br>
+et les vagues de la mer.</p>
+
+<p>&mdash;Il est vrai, dit un autre, et c'est par une<br>
+pareille nuit que Jean-Jacques reçut d'une<br>
+courtisane, qu'il n'avait pas satisfaite, le<br>
+conseil de se vouer aux mathématiques.</p>
+
+<p>&mdash;Hélas, dit mon amie, c'est par une pareille<br>
+nuit que l'ardente Aurore Dupin voulut<br>
+persuader le seigneur Pagello, dont elle ne<br>
+fut jamais bien comprise, qu'il était son premier<br>
+roman.</p>
+
+<p>&mdash;Et c'est, lui dis-je, par une nuit pareille,<br>
+que Nane, de ses lèvres ruineuses, baisa pour<br>
+la première fois son ami, à travers mille serments<br>
+dont pas un n'était vrai.</p></blockquote>
+<br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br>
+<br><br><br><br><br><br><br>
+
+<p>Cet automne que nous fûmes à Venise, mon
+amie Nane et moi, nous étions partis de
+Bordeaux. C'est ainsi, mais par mer, qu'il
+faudrait toujours quitter la France; et les
+regrets qu'on emporte de ce beau royaume
+seraient moins vifs, si on ne lui disait adieu
+qu'à travers cette cité de vin et de morues,
+couchée sur les bords noirs d'un port sans
+navires.</p>
+
+<p>Car ces matins ne sont plus où se voyaient
+de riches armateurs, en pantalon de nankin,
+sur le damier des quais. Cependant on
+débarque le sucre et le précieux café que les
+noirs du Petit Goave ont enveloppé de pagne;
+et une belle dame à la taille haute regarde languissamment
+sous son ombrelle à franges,
+en rêvant peut-être aux aides de camp de
+M. le duc d'Angoulême.</p>
+
+<p>Nous passâmes ensuite par ces villes du
+Sud, où il y a beaucoup, assure-t-on, de
+huguenots: Nîmes, Orthez, Montauban, Moissac.
+Peut-être ne sont-elles pas citées dans
+l'ordre; et d'ailleurs nous ne les distinguâmes
+point, parce que c'était un train de nuit.
+Mais, à l'aube, ce fut Arles en robe lilas, des
+architectures gallo-romaines, et, sur le quai de
+la gare, une fille, de chair grasse et mate, qui
+vendait du raisin très mûr. Alors, mon amie,
+s'étant soulevée sur sa couchette, demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Combien de stations y a-t-il encore?</p>
+
+<p>&mdash;Soixante-dix-huit, répondis-je,&mdash;et
+elle retomba accablée.</p>
+
+<p>Les topos de Nane manquent un peu de précision.
+Elle n'a pas reçu, étant d'extraction
+obscure, cette forte éducation géographique
+qui nous permet de ne pas confondre l'île
+de Nossi-Mitsiou avec le détroit ou phare
+de Messine.</p>
+
+<p>Elle a d'ailleurs peu de prétentions aux
+sciences, contente de régenter les lettres et
+les arts. Elle ne croit pas non plus que l'archéologie
+ni l'érudition historique lui soient
+tout à fait étrangères. Mais peut-être s'y
+exagère-t-elle sa valeur.</p>
+
+<p>Les douanes passèrent. Nous étions en Italie,
+et Nane s'indigna de n'apercevoir autour
+d'elle aucun changement. Les plus lointains
+regards qu'elle ait encore jetés sur le monde,
+c'est jusqu'à Mustapha-Supérieur; et longtemps
+elle caressa l'illusion que les pays
+étrangers sont autre chose qu'une espèce de
+France plus mal tenue, habitée par des professeurs
+de langues. Peut-être espérait-elle
+aujourd'hui qu'elle allait voir des gens se
+promener nus, les pieds en l'air, avec des
+yeux sur le ventre, ou toute autre chose de ce
+goût là; en sorte que d'être déçue elle devient
+injuste, tourne le dos au paysage éblouissant
+et mou, et ne veut même pas reconnaître
+dans l'air cette odeur d'épices, qui est proprement
+l'haleine de l'Italie. Car chaque pays a la sienne.
+C'est ainsi que l'Angleterre sent la marmelade et les houilles
+éteintes, tandis que l'Espagne est toute odorante
+de sang, de fleurs corrompues, de sueur;
+et pour l'Allemagne je n'en sais rien, sinon
+que la chambre de Fräulein exhalait le parfum
+du café au lait refroidi.</p>
+
+<p>Mais Nane est insensible à ces nuances.
+Aussi ne lui parlerai-je point des petits ports
+hindous, où l'on respire le safran et le poisson
+salé; ni du Maroc, empire fleuri, aromatisé
+de jonquille; non plus que de cette île créole
+qui répandait au loin, sur la mer nocturne,
+l'âme des cassies et des gérofliers.</p>
+
+<p>D'ailleurs mon amie avait été plutôt âpre
+à me reprendre sur mon attitude à la douane.
+Elle a entrepris depuis peu de refaire mon
+éducation, bien différente de ce qu'elle était
+jadis sous la lune de miel, attentive alors
+à me découvrir sans cesse quelque perfection
+nouvelle. Je l'entendais, par exemple, me dire
+tout à coup:</p>
+
+<p>&mdash;Comme vous avez le pied petit.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai plutôt mince, répondais-je avec
+complaisance, tout près de piaffer.</p>
+
+<p>Et Nane répétait docilement:</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, plutôt mince.</p>
+
+<p>&mdash;Ou bien:</p>
+
+<p>&mdash;Comment faites-vous pour avoir des
+pantalons si droits?</p>
+
+<p>&mdash;Je les fais repasser, Nane.</p>
+
+<p>Mais aujourd'hui:</p>
+
+<p>&mdash;C'est extraordinaire ce que vous savez
+peu parler aux subalternes. Vous leur dites
+tout le temps: «Ayez la bonté de ceci, de cela.
+Voudriez-vous porter ces sacs... m'indiquer
+le télégraphe...» Ils sont payés pour ça, après
+tout.</p>
+
+<p>&mdash;Tout le monde, Nane, est payé «pour ça».
+Croyez-vous pourtant que si j'allais dire à
+quelques personnalités haut placées: «Ayez
+donc la bonté de reprendre ces traditions
+de raffinement, d'élégance dans la force, qui
+paraissent tombées en désuétude depuis M. de
+Morny,» ils ne m'enverraient pas au bain?
+Et Dieu sait pourtant, en fait de bains...</p>
+
+<p>Elle fait la moue.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi n'êtes-vous pas républicain?</p>
+
+<p>&mdash;Je trouve que mon père l'a été pour deux.</p>
+
+<p>La moue s'accentue. Mais voilà bien Nane.
+Elle est, naturellement, incapable de raisonner.
+C'est un beau réflexe, qui dit quelquefois
+des choses, par simulation.</p>
+
+<p>Cependant le Milanais s'enfuit lentement de
+droite et de gauche, avec ses fossés pareils aux
+mailles d'un réseau, sa terre gonflée comme
+une mamelle, et de la vigne qui monte aux
+arbres, toute rouge. Ce train n'a pas de wagon-restaurant;
+et nous dînons (mal) dans un buffet
+enrichi de stucs multissimicolores, dont le
+Palladio se fût attristé sans doute, ou diverti.
+Il y a aussi des mouches; il y en a partout,
+jusque dans la paille des fiascos.</p>
+
+<p>Et Nane se débat contre les longs serpents de
+pâte. Elle me rappelle Laocoon, en petit.
+Mais comme elle a taché, décidément, sa veste
+fauve:</p>
+
+<p>&mdash;C'est sale, dit-elle, l'Italie.</p>
+
+<p>La nuit passe. Changement de train, dès
+l'aube; et, à Meste, je vois sans plaisir monter
+auprès de nous une ancienne connaissance
+d'Aix. Je ne me trompe point: ce cirage en
+moustaches, ces yeux qui semblent nager
+dans l'huile comme des cèpes de conserve,
+ces mains adipeuses, nul doute. Lui, manifeste
+une joie haute. Qu'est-ce qui m'amène
+à Venise? Et il coule ses yeux gras vers
+mon amie, jusqu'à présentation:</p>
+
+<p>&mdash;Le marquis Gondolphe. Mme Hannaïs
+Dunois.</p>
+
+<p>Nane est ravie. D'abord elle n'a vu que
+moi depuis un tas d'heures, ce qui est tout
+près de m'avoir assez vu, et puis je soupçonne
+cette jeune républicaine de nourrir pour la
+feuille d'ache une passion honteuse.</p>
+
+<p>Et enfin, voici Venise. Sous le soleil qui
+monte, elle est grise et rose, comme un flamant.</p>
+
+
+<p>On m'avait dit: «N'allez pas à l'hôtel.
+Le service est inimaginable. Et puis il n'y
+descend que des voyageurs en vins d'Asti,
+«d'Asti spumante». Ou bien des photographes
+d'art.»</p>
+
+<p>Et on m'avait dit: «Surtout, ne louez pas.
+Vous vivriez entre les cancrelas et les gouttières.
+Et même, depuis quelques années,
+il y revient. C'est ainsi qu'un Anglais a été
+trouvé mort, l'autre jour, on ne sait de quoi,
+et son chien aussi, sous son lit.»</p>
+
+<p>&mdash;Qu'en pensez-vous, Nane?</p>
+
+<p>&mdash;Ça m'est égal, dit-elle; pourvu que ce
+soit une maison neuve.</p>
+
+<p>Mais Gondolphe se range côté hôtel. (Quelle
+commission peut-il bien toucher au juste?)</p>
+
+<p>&mdash;Allez donc à Hispaniola. C'est très bien;
+et vous avez l'eau.</p>
+
+<p>Nous y allons. Le ciel s'est couvert. Il commence
+à pleuvoir, et les appartements ferment
+mal. C'est vrai, nous avons l'eau, comme
+dit Gondolphe.</p>
+
+<p>Ce Gondolphe a tout le charme des compagnies
+douteuses. Avant qu'on ne le rencontrât
+à Aix, il avait deux ans, ou trois, vécu
+à Paris, quelque chose dans les consulats.
+Mais il semblait plus occupé de concerts que
+de politique: et le reste du temps on le pouvait
+voir au Washington, où du reste il se ruina.
+Dans la suite le baccara lui fut plus favorable.
+«On ne peut pas toujours perdre», vous
+disent ces vieux messieurs de stations balnéaires,
+dont le bruit court qu'ils se sont décavés,
+étant jeunes. C'est ennuyeux d'être né si tard
+qu'on ne leur sert jamais qu'à se refaire.</p>
+
+<p>Gondolphe, qui n'est pas un vieux monsieur,
+m'a mené au cercle de la Girafe: «Tout ce
+qu'il y a de mieux, ici», assure-t-il. Valets
+à moustaches, en livrée d'un rouge douteux,
+et qui restent assis quand on entre,&mdash;tapisseries
+du second Empire «genre Gobelins»,
+un peu moisies (mais cela leur vaut mieux),
+et des crachoirs dans tous les coins, comme
+aux salles d'attente de la Compagnie de l'Ouest,&mdash;et
+une cagnotte vraiment par trop béante,
+à la table de bac: celui-ci, d'ailleurs, paraît
+étiolé; et puis on n'entend pas, dans ce pays
+de billets, le joli son de For, discret «leitmotiv»
+de Pallas, sous les doigts du changeur.</p>
+
+<p>Ces Italiens sont d'une impudence gracieuse:
+ils vous marchent sur les pieds avec des révérences.
+Nous étions, hier, Nane et moi, à la
+terrasse de cette pâtisserie si joliment levantine
+qui fait face à San' Giminiano<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1"><sup>1</sup></a>, quand
+débouchèrent du Broglio l'inévitable Gondolphe,
+et un jeune homme très beau, bestialement,
+avec de trop petits pieds chaussés
+étroitement (cuir jaune et vernis). Celui-là,
+dénommé Dolcini, ne parle pas; mais il
+regarde avec des yeux si humides que j'ai
+envie d'essuyer les joues ovales de mon amie,
+où s'est posé son regard.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote1" name="footnote1"></a><b>Footnote 1:</b><a href="#footnotetag1"> (return) </a> L'église de San Giminiano a été démolie au commencement
+du 18e siècle.</blockquote>
+
+<p>Il nous quitta, et Gondolphe, que le zucco
+semblait rendre plus communicatif encore
+qu'à l'ordinaire:</p>
+
+<p>&mdash;Si vous aviez connu, dit-il, sa mère,
+la marquise. C'était une Vénus. Avec ça et
+des seins de pierre, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Ça devait lui peser, remarque Nane, en
+portant la main vers sa gorge.</p>
+
+<p>Et notre ami ajoute rêveusement:</p>
+
+<p>&mdash;Ç'a été ma première maîtresse. Ah! ça
+ne nous rajeunit pas.</p>
+
+<p>«La discrétion, a dit un poète arabe, est à
+l'amour comme au sabre son fourreau: elle le
+garde de souillure.»</p>
+
+<p>On dirait, depuis quelques jours, que Venise
+commence à n'amuser plus autant mon amie.
+Elle m'a dit l'autre soir en bâillant:</p>
+
+<p>&mdash;Savez-vous ce que nous devrions faire
+demain? Une promenade en voiture.</p>
+
+<p>&mdash;Mais Nane, ne vous êtes-vous pas encore
+aperçue qu'il n'y a de chevaux à Venise qu'en
+cuivre? Et le seul animal de trait qu'on y
+connaisse est le Bucentaure. Encore n'a-t-il
+plus servi depuis qu'il alla chercher Henri de
+Pologne. Jean Bellin (est-ce bien Jean Bellin,
+ou Tiepole?) a représenté le roi au moment
+qu'il débarque, accompagné de Barbezières
+et de Villequier. (Au fait, était-ce ce bien
+Villequier?)</p>
+
+<p>&mdash;J'ai connu, dit Nane, un Villequier.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien ça: un officier, brun, mince.</p>
+
+<p>&mdash;Le mien était peintre sur porcelaine.
+Même il a fait un service de quatre cent
+quatre-vingts pièces, où je suis représentée
+en Diane, et qu'on a acheté pour l'Elysée.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, Nane, M. Loubet se trouve jouir
+quatre-cent quatre-vingts fois de votre image,
+pendant que je n'ai, moi, que deux ou trois
+photographies.</p>
+
+<p>&mdash;Les domestiques en auront peut-être
+cassé.</p>
+
+<p>&mdash;Mon chéri, lui dis-je, chagrin de son irrespect,
+les domestiques de l'Elysée ne cassent
+rien. Les patrons non plus, d'ailleurs.</p>
+
+<p>Cependant, sous le ciel gris de perle, Venise
+amortit ses verts et éclaire ses roses.</p>
+
+<p>&mdash;Un Sisley, dit Nane.</p>
+
+<p>Car elle me comble maintenant d'opinions
+jusque dans les minutes les plus sacrées;
+et j'ai perdu tout espoir qu'elle se taise jamais
+plus, comme au temps où je lui avais persuadé
+que le silence donnait une expression ironique
+à son visage.</p>
+
+<p>Elle me croyait, alors.</p>
+
+<p>&mdash;Sisley? lui dis-je.</p>
+
+<p>C'est comme si elle me parlait d'un corps
+chimique nouveau: je prends un air bête,
+mais bête, qui la fait écumer tout de suite.
+C'est la vengeance des pauvres hommes,
+ces jeux de physionomie: les seuls, dit Eliburru,
+où l'on ne perde point son argent.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'allez pas, me dit cette gracieuse
+personne, me charrier longtemps, je pense.</p>
+
+<p>Elle s'irrite, au fond, que je ne croie plus
+à ses esthétiques, depuis ce jour où je lui
+voulus faire admirer sur un piédestal les
+plantureuses ciselures de Leopardi. Au lieu
+de ça, elle mettait ses mains, comme une
+enfant sale, dans les creux secrets du bronze, ou
+bien tirait la langue à deux ou trois dames
+allemandes qui la regardaient avec ce regard
+d'envie qui est encore ce qu'on a trouvé
+de mieux, à l'étranger, comme opinion sur
+nos femmes.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce qu'elles ont à m'acheter comme
+ça? Je suis sûre que j'ai quelque chose qui
+ne va pas. Regardez.</p>
+
+<p>Elle sourit d'un air victorieux et tourne
+avec lenteur sur elle-même, en haussant les
+seins.&mdash;Sa robe est bleu pastel ornée de boutons
+en émail camaïeu, où sont représentés
+des attributs Empire&mdash;la jupe volantée
+trois fois en forme, tout en bas. Et son chapeau
+est fait d'un seul oiseau dont on dirait,
+tant il est plat, que pendant longtemps
+quelqu'un de très lourd s'est assis dessus.
+Enfin elle cesse de girer, et me dit d'un air
+grave:</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi voulez-vous que j'admire toute
+cette décadence? Ça ne vaut pas mieux
+que Florence; et vous savez, aussi bien que
+moi, que Michel-Ange a tué la sculpture.</p>
+
+<p>Sur le moment ça me donne un coup. Mais
+je me remets et lui demande avec douceur:</p>
+
+<p>&mdash;Nane, est-ce que vous connaissez M. Claude
+Anet?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, de nom.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, il a écrit une chose sublime:
+c'est qu'«il faut battre les femmes maigres
+avec un bâton».</p>
+
+<p>Nane hausse les épaules et regarde le soir
+qui tombe. Elle se retourne pourtant, au bout
+de quelques minutes, et me dit d'une voix
+mouillée:</p>
+
+<p>&mdash;Corot a dit quelque chose de bien plus
+sublime à propos du crépuscule.</p>
+
+<p>Je prévois.</p>
+
+<p>&mdash;Il a dit: «C'est l'heure où les fleurs
+font leur prière.»</p>
+
+<p>Décidément, il me vaudra mieux m'entretenir
+avec autre chose. Moi aussi, je tourne
+le dos et contemple le paysage: une buée
+lente, peu à peu, enveloppe Venise, qui semble
+descendre et s'ensevelir dans les eaux.</p>
+
+
+<p>Et, enfin, nous voilà de retour, paisibles,
+encore que les conditions de notre départ
+n'aient pas laissé d'envelopper ce que ma
+compagne appellerait, en son ramage, «un
+peu de chichis».</p>
+
+<p>De quelques jours nous n'avions été quittes
+des deux marquis: devant les Tintoret;
+à Saint-Marc, caverne d'ombre et d'or où
+des pirates enchâssèrent dans la mosaïque
+tout un butin de marbre; sur le Lido lépreux,
+ils étaient là, à droite, à gauche, le plus vieux
+qui tâchait à démarquer Casanova pour s'en
+composer des aventures; et l'autre, Dolcini,
+couvant Nane de l'humide silence de ses yeux:
+en vérité, il eût été assis sur un gros oeuf
+que je ne lui aurais pas trouvé l'air plus
+bête. Mais Nane le considérait avec bienveillance.</p>
+
+<p>L'autre soir, prise de migraine, elle monta
+se coucher au sortir de table, et me laissa
+seul au salon. Gondolphe, entré presque aussitôt,
+me mit en soupçon par tant de hâte
+qu'il n'y eût complot, peut-être, pour m'endolciner.
+De l'empêcher ou de le surprendre,
+je choisis le second, pensant que ce me serait
+une vengeance à la fois amère et douce de planter
+là cette perfide, en proie à son Italien.</p>
+
+<p>Plus j'y réfléchissais, plus mes doutes prenaient
+figure de certitude. Nane devait avoir
+accepté rendez-vous au dehors, et, pourvu
+que je ne fusse pas absent moi-même beaucoup
+plus d'une heure, j'étais sûr de la pouvoir
+cueillir à son retour, et avec quelques «je
+sais tout» extorquer un aveu de sa première
+surprise.</p>
+
+<p>Je me laissai donc conduire à la «Girafe»,
+où nous devions trouver, me dit Gondolphe,
+«un baccara épouvantable». Mais ce n'était
+qu'un chemin de fer très omnibus qui évoluait
+avec parcimonie autour d'une mise de cinq
+lires. Un écarté avec mon compagnon me séduisit
+davantage.</p>
+
+<p>Dieux puissants! Il gagna onze parties
+de suite, puis trois encore, puis sept. Vingt
+et une parties sur vingt-quatre, qui a jamais
+vu cela dans notre France? (Ah! me disais-je,
+décavé, ce Dolcini n'a même pas l'esprit de
+dessous le linge.) Gondolphe alors me proposa
+de jouer sur parole, et je refusai: «Mais,
+lui dis-je, ma pelisse, voulez-vous, contre
+cent louis? Il gagna encore.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me la prêteriez bien pour rentrer
+chez moi?</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne jouez plus?</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous que je joue? Ma veste?</p>
+
+<p>&mdash;Jouez votre dame.</p>
+
+<p>Il était sérieux à gifler. Mais il me sembla
+plus drôle d'accepter cette proposition romantique.</p>
+
+<p>Il fit cartes, tourna la dame de coeur;
+j'avais les trois autres, par deux valets, jeu
+de règle; et, en effet, je marquai un point.</p>
+
+<p>La veine avait tourné enfin (que faisiez-vous,
+Nane, cependant?) et je regagnai ma
+pelisse (du renard tout frais-venu de Sibérie),
+mon argent, celui de Gondolphe, qui se trouva
+peu de chose au comptant, et une somme
+assez grosse sur parole. Je lui offris, pour celle-ci,
+tout le temps qu'il voudrait, à quoi mon
+homme répondit fièrement qu'il s'acquitterait
+dans les vingt-quatre heures. Voilà, mais
+lesquelles?</p>
+
+<p>Entre tant, comme fait l'eau d'une salade
+qu'on secoue à force, Nane m'était sortie de la
+tête. Il est vrai aussi qu'on n'éprouve pas deux
+passions à la fois et que le jeu l'emporte sur
+n'importe quelle curiosité sentimentale. Cette
+fois même, il l'avait tuée, et lorsque ma maîtresse
+me revint à l'esprit, ce ne fut plus parmi
+de ces images grossièrement désobligeantes
+dont l'Éthique nous a laissé l'analyse&mdash;ou
+la confession. On eût dit plutôt des cartes
+transparentes après du haschish, quand tout
+devient autour de nous à la fois comique et
+chatoyant. Je songeais aussi à des gravures de
+la Restauration, où des gens d'une surprenante
+impassibilité, corrects de tout le haut
+du corps comme des notaires, quelques-uns
+avec un léger collier de barbe, se livrent
+sans abandon à une gymnastique d'intérieur.
+On en pourrait illustrer quelque casuiste
+espagnol, si tout cela ne s'intitulait avec
+fraîcheur: «la bonne mère», «à la couturière»,
+«à l'enfant»...</p>
+
+<p>Ma gondole, cependant, me ramenait à
+Hispaniola, selon ces courbes précises et
+molles qui en font la plus voluptueuse des
+voitures, et, chaudement, dans ma pelisse reconquise,
+je regrettais que l'hiver fît taire ces
+choeurs nocturnes dont la romance semble glisser
+et rebondir sur les eaux.</p>
+
+<p>Je songeai qu'au cours d'une nuit délicieuse
+parmi les nuits de cet automne étrange de
+Venise, où nulle feuille ne tournoie, alors
+que l'âme, suspendue entre l'espace et la durée,
+est comme un éther qui jouirait de s'accroître
+élastiquement, et que la musique n'a plus,
+pour ainsi dire, de contour extérieur, ma
+compagne, dont le beau visage ironique,
+pâle et busqué évoquait Jessica, m'avait
+dit avec émotion:</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous souvenez? Ils ont joué ce
+même air chez Paillard.</p>
+
+<p>&mdash;Non, je ne me souviens pas.</p>
+
+<p>&mdash;Vous autres hommes, soupira-t-elle, vous
+n'avez pas de sensibilité.</p>
+
+<p>Que fait-elle maintenant, Nane? S'il n'y
+avait rien de vrai dans mes soupçons, et
+qu'elle soit à se coucher toute seule, bien sage,
+lasse de m'attendre? Sa belle liquette chauffe
+auprès du feu; mais la batiste en restera
+froide par places. Et cela, tout à l'heure,
+la fera frissonner; comme un étang où soudain
+l'on s'écrie à rencontrer, sous l'eau
+dormante, une eau plus froide, et qui court.</p>
+
+<p>C'était à peu près comme j'avais prévu,
+sauf que Nane avait choisi de faire chauffer
+sa chemise sur elle-même. Accroupie auprès
+du feu, elle transparait à travers le lin, et
+il semble que la flamme l'ait dorée; ou plutôt,
+sa chair a la nuance d'un quartier de mandarine.
+Maintenant, elle me guette du coin de
+l'oeil, et pose; moins orgueilleuse de la décisive
+géométrie de son corps que de sa chair
+voluptueuse, qui vous met l'âme au bout
+des doigts, de sa hanche qui se tend ou de ces
+secrètes ombres dont elle voit que ma figure
+malgré tout s'émeut.</p>
+
+<p>Et elle a un sourire parfaitement obscène.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez l'air, lui dis-je, de ces «suspensions»
+que les ménagères voilent de tulle
+aux approches de l'été, par crainte des mouches.</p>
+
+<p>Mais Nane, dédaigneuse des épigrammes,
+quitte la cheminée et se couche, occupation
+où beaucoup de gens s'accordent avec moi
+à la juger irrésistible.</p>
+
+<p>Un peu de temps se passe et ce n'est que
+plus tard que Dolcini retombe dans la conversation.</p>
+
+<p>&mdash;.........................?</p>
+
+<p>&mdash;Non, c'est lui qui est venu me voir,
+avoue Nane avec une candeur presque excessive.</p>
+
+<p>&mdash;Et alors?...</p>
+
+<p>&mdash;Mais non, je vous assure. Et d'ailleurs,
+s'ils sont tous aussi mollassons que lui à Venise!
+Alors, quand j'ai vu ça: «Ouste, je lui ai dit,
+mon enfant. On vous a assez eu». Le malheur,
+c'est que ça ne lui entrait pas et qu'il a fallu
+lui expliquer avec douceur, quoi, qu'il commençait
+à me courir, qu'on ne l'avait pas fait
+venir pour entretenir le feu&mdash;et si son père
+l'avait fait faire dans les prisons&mdash;comme
+les noix de coco. Du coup, il a mis son chapeau
+sur sa tête; et il est parti, avec votre
+parapluie, même.</p>
+
+<p>&mdash;Vous comprenez, Nane, que si on ne peut
+plus sortir sans risquer d'être dépouillé de
+tout ce qu'on aime...</p>
+
+<p>Etc., etc. Là-dessus, on dormit un peu.
+Mais sur les dix heures:</p>
+
+<p>&mdash;Nane, Nane, criai-je en la secouant, je
+viens de recevoir une dépêche. Nous partons
+pour Paris. A moins que vous ne restiez à
+conquérir des Vénitiens.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! non, répondit Nane en bâillant:
+leur bouche!</p>
+<br><br><br>
+<a name="c9" id="c9"></a>
+
+
+
+<h2>IX</h2>
+
+<h2>L'indifférent</h2>
+<br>
+
+
+<blockquote class="rig"><p>«Zelotypus..., qui enim imaginatur mulierem,<br>
+quam amat, alteri sese prostituere,<br>
+non solum ex eo, quod ipsius appetitus coercetur,<br>
+contristabitur, sed etiam quia rei amatæ<br>
+imaginem pudendis et excrementis alterius<br>
+jungere cogitur, eandem aversalur.»</p>
+
+<p>(BENEDICTI DE SPINOZA <i>Ethica: Pârs III<br>
+Propos. XXXV in Schol.</i>)</p>
+
+<p>Le jaloux, à imaginer sa maîtresse qui fait<br>
+l'amour, se chagrine non seulement que ses<br>
+propres désirs en soient empêchés, mais encore<br>
+qu'il lui faille joindre l'image de celle qu'il<br>
+aime aux membres nus d'un autre, à ses hontes,<br>
+et la détester avec lui.</p></blockquote>
+<br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br>
+
+
+<p>Certes, il faudrait être aussi dénué d'idées
+générales que feu Alexandre Bain, pour ne
+pas savoir que nous aimons à retenir ce qui
+est à nous, mais à partager le bien des autres.
+Aussi n'est-ce point une preuve qu'on soit
+amoureux, tant de soins apportés à se croire
+le seul amant de la femme même qu'on aida
+naguère à tromper le sien.</p>
+
+<p>Non que je prétende n'avoir jamais éprouvé
+pour Nane que les sentiments du cambrioleur,
+tour à tour, et du propriétaire. Et il y eut
+même un temps où les grâces de cette belle
+personne m'attachèrent plus qu'il n'était raisonnable,
+si bien qu'après l'avoir prise sans zèle,
+pour obéir en quelque sorte à la tyrannie
+de l'occasion, je m'aperçus que les mouvements
+harmonieux de son corps devenaient une part
+nécessaire de mon bonheur.</p>
+
+<p>Mais le temps amortit toute chose, et déjà,
+à Venise, j'avais ressenti que Nane commençait
+à n'intéresser plus que ma curiosité.
+Aujourd'hui surtout, distrait par le Paris
+frivole de l'hiver, par le Paris nocturne, tour à
+tour bleuâtre et froid, ou enseveli sous ces
+brouillards dorés de gaz, j'éprouvais avec
+joie et, pour ainsi dire, à pleins poumons,
+combien cela m'était égal qu'elle palpitât
+en d'autres lits que le mien, frémissante des
+flancs et des lèvres, les yeux mi-clos.</p>
+
+<p>Trop heureux si elle avait partagé cette
+indifférence. Mais, au risque d'être fat, il
+me fallait bien croire à quelque amour de sa
+part, rien qu'à subir sa curiosité jalouse,
+comme aussi l'ardeur de ses embrassements.
+En ceci du moins sa folie ne laissait pas d'être
+contagieuse, car Nane caressa toujours à la
+perfection.</p>
+
+<p>Je fus donc surpris, le peintre Lycoris nous
+ayant priés à son bal diabolique, qu'elle
+acceptât de bonne grâce de s'y rendre sans
+moi, qui ne l'y aurais pu conduire, ayant
+engagé ma soirée jusqu'à deux heures de
+la nuit. Au fond, j'étais ravi qu'elle le prît
+comme cela.</p>
+
+<p>&mdash;J'irai, me dit-elle, avec Luce de Rosmarin,
+et d'Elche, qui doit l'y mener.</p>
+
+<p>&mdash;D'Elche?</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez bien, l'ami de ma soeur.</p>
+
+<p>&mdash;Mais elle est mariée.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, et avant? Mais il me semblait que
+vous l'aviez rencontré chez moi.</p>
+
+<p>D'Elche? Cela me rappelle d'abord la bizarre
+<i>Salammbô</i> du Louvre, aux lèvres carminées&mdash;et
+puis une histoire assez confuse que m'a
+contée Jacques, de son séjour en Alger, où
+ce Monsieur jouait un rôle: rien d'héroïque,
+autant qu'il m'en souvienne.</p>
+
+<p>Toute jalousie à part, la combinaison ne me
+paraît convenable qu'à moitié.</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous attendre jusqu'à une heure?
+Je me sauverai de façon à pouvoir vous prendre
+vers cette heure-là.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! c'est beaucoup trop tard: on arrive
+de bonne heure chez Lycoris.</p>
+
+<p>&mdash;Comme vous voudrez, alors.</p>
+
+<p>La scène est au Palais de Glace. Nane me
+quitte pour patiner, je la suis de l'oeil, qui
+glisse et tourne, pleine d'une languissante
+aisance: si elle se flanquait par terre, au moins;
+qu'elle fût ridicule, et criât. Mais le ciel reste
+sourd d'ordinaire à nos voeux les plus légitimes.</p>
+
+<p>Quelqu'un vient s'accouder à côté de moi:
+c'est Yeïte, jolie fille, qui est en train de passer
+à la mode, non sans y recruter vraiment
+un peu trop d'électeurs. Métis il n'y a pas
+un an encore, il faut le dire, qu'elle faisait de
+la figuration dans les tavernes du quartier
+Latin; et il lui en reste quelque chose.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! me dit-elle! nous z'yeutons
+Madame. (Beaucoup de gens ont cette opinion
+déraisonnable que je suis jaloux de Nane.)</p>
+
+<p>&mdash;Si vous saviez ce que cela commence à
+me laisser froid. Elle ne m'en fera jamais autant
+que je lui en voudrais rendre&mdash;avec vous.</p>
+
+<p>&mdash;Chich!</p>
+
+<p>&mdash;Mais êtes-vous veuve?</p>
+
+<p>&mdash;Vous parlez, Charly. Mon sénateur est
+à la chasse, et de ce temps-là je travaille
+aux pièces.</p>
+
+<p>&mdash;Venez jusqu'au bar: je vous raconterai
+une histoire.&mdash;Qu'est-ce que vous buvez?</p>
+
+<p>&mdash;Un marathon cocktail.</p>
+
+<p>On nous sert.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que vous allez au bal de Lycoris?</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce qu'il vend, Lycoris?</p>
+
+<p>&mdash;Peinture. C'est à Montmartre. Voulez-vous
+venir? Nous avons tout le temps jusqu'à
+demain soir, pour votre travesti.</p>
+
+<p>&mdash;Mais en quoi me mettrai-je?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, en diable quelconque: un maillot
+rose, couleur de la bête, et un domino noir,
+fermé, avec beaucoup de trous.</p>
+
+<p>&mdash;Et une paire de cornes d'argent, à travers
+le capuchon.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, et une belle queue d'écureuil. Ça
+va-t-il?</p>
+
+<p>&mdash;Ça va. Mais Nane?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, nous l'intriguerons.</p>
+
+<p>Yeïte est séduite: elle achève son manhattan
+et nous prenons rendez-vous pour le costumier.</p>
+
+
+<p>Le lendemain, vers une heure après minuit,
+nous faisions notre entrée chez Lycoris. Le
+bal battait, comme on dit, son plein. Dans le
+vaste atelier, tendu de cuirs chatoyants,
+tout un enfer de chair et de taffetas bruissait,
+tournait, caquetait, pressé d'habits noirs. Des
+tziganes, inévitables comme la mort, grinçaient
+sur la galerie, non loin du vestiaire-lavabo;
+et l'on y pouvait monter par une échelle, si
+l'on n'aimait pas mieux prendre l'escalier.</p>
+
+<p>Tout de suite j'aperçus Nane, debout, une
+coupe à la main, qui causait avec deux hommes.
+Elle me vit aussi, me fit un signe de tête, et,
+sans paraître remarquer à côté de moi Yeïte,
+qui était pourtant charmante assez pour éveiller
+en elle quelque inquiétude, reprit sa conversation.</p>
+
+<p>Il me faut avouer que ce parti pris d'indifférence
+ne m'agréa point: j'ai déjà dit que je
+n'étais plus amoureux de Nane; mais enfin,
+de la trouver familière ainsi, rieuse, abandonnée
+presque envers des gens qui n'étaient même
+pas de mes amis, était à mon sens une espèce
+d'inconvenance. A ce moment, son voisin de
+gauche, un peintre norvégien que je connaissais
+un peu, enveloppa son bras nu d'une main
+épaisse, dont je me rappelai qu'elle était couverte
+de poils roux; et il me sembla soudain
+que cette chair ambrée, dont je pouvais me rappeler
+le goût rien qu'en fermant les yeux, en
+était comme souillée. Elle cependant appuyait
+ses doigts délicats sur l'épaule de l'autre
+homme; ses yeux mordorés, qu'elle avait
+détournés de moi, étaient sans doute fixés sur
+lui; et il me parut ridicule, de petite taille,
+avec une tête à la Boulanger, trop grosse,
+branlante, dont tout son corps paraissait
+comme accablé.</p>
+
+<p>Je me demandai ce qu'il pouvait bien être
+officiellement: pour ce soir, gigolo sans doute,
+ou même pis; fait à souhait pour respirer
+en eau trouble, et rapporter à la maison
+les fleurs des vieux messieurs. Et, d'une gracilité
+qui semblait déjà près de s'épaissir,
+pareil à un cochon de lait bien en chair, il
+faisait, sous son frac très ajusté, les mines
+d'un ancien joli enfant.</p>
+
+<p>Je m'oubliais un peu à ces menues observations,
+où j'avais plaisir à constater qu'il
+n'entrait ni partialité, ni amertume, lorsque
+ma compagne à la queue d'écureuil, lasse
+peut-être de rester là debout sans rien dire,
+me rappela à la courtoisie en me tirant par la
+manche. Je la menai aussitôt au buffet, où elle
+se fondit, dans la cohue et la conversation,
+comme du beurre aux doigts d'une cuisinière.</p>
+
+<p>Tandis que j'essaye de renouer mes inductions
+psychologiques, quelqu'un me frappe sur
+l'épaule. C'est mon peintre Scandinave, et,
+comme il ne m'a jamais vu avec Nane, je le
+fais causer, sans effort, le ciel l'ayant créé
+d'un naturel bavard et poétique.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! cette poupée, toute vernie de poisons
+et de littérature. Voilà des jours que je
+la regarde. Figurez-vous, sa mécanique est
+détraquée; alors elle va à droite, à gauche,
+elle fait du mal, et de temps en temps, elle perd
+un peu de son.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes sévère. Moi je lui trouve quelque
+chose, une saveur de <i>différence</i>. Et ces gestes
+bizarres; il semble qu'ils n'ont plus pour nous
+de signification exacte, comme si c'étaient
+les signes d'une langue lointaine, oubliée
+déjà aux jours d'Adam.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, elle est mystérieuse comme la
+sottise. Mais elle a des prunelles magnifiques,
+des prunelles à reflets d'or, pleines de fourberie.
+Chez nous les filles ont les yeux couleur
+de leur âme, clairs et pâles, etc., etc.</p>
+
+<p>Il continue un moment à m'entretenir de
+regards norvégiens: «Et le jeune homme,
+dis-je, à grosse tête, qui est avec elle?</p>
+
+<p>&mdash;Ça, c'est un vicomte d'Elche&mdash;son vice,
+je pense. Car elle a l'air d'en tenir. Il l'avait
+quittée tout à l'heure un moment de trop;
+et alors elle l'a mordu à la main d'une façon
+vraiment gracieuse. On aurait dit un enfant
+qui retrouve son sucre d'orge.</p>
+
+<p>Ce Norse m'ennuie avec ses métaphores;
+c'est dommage qu'il ne m'ait pas consulté
+pour son déguisement. Je lui aurais dit de
+s'habiller en soulier. Eh, que m'importe,
+après tout, ce vicomte de camelote! Qu'il
+lui rende ses morsures, à la poupée: je la lui
+laisse toute, avec sa peau fine, où du sang viendrait
+si vite sous les dents; du sang&mdash;du son.</p>
+
+<p>Et puis, tout ça n'est peut-être pas vrai.
+Quelle apparence que Nane ait pu me dissimuler
+une tendresse de ce genre, depuis tant de jours
+que je la connais? Il y a bien cette histoire
+d'Alger que m'avait racontée d'Iscamps. Mais
+d'Iscamps était l'être le plus ridiculement
+jaloux qui se pût voir; avec ça d'une imagination
+grossissante, une vraie lentille. D'autre
+part, le d'Elche a tout l'air d'être ce que Yeïte
+appellerait un purotin: tranchons le mot,
+il marque mal; et on ne peut refuser à Nane
+le sens hiérarchique, incapable qu'elle est
+de tromper un gentleman avec autre chose
+qu'un gentleman.</p>
+
+<p>Yeïte interrompt encore ce soliloque intérieur.</p>
+
+<p>&mdash;Vous parlez de crampons, fait-elle avec
+son joli rire inexpressif: ne vous croyez
+donc pas obligé de me renier comme ça tout
+le temps.</p>
+
+<p>&mdash;Excusez-moi, lui dis-je. Au fond, je suis
+bien sûr que vous ne manquez pas d'entourage.</p>
+
+<p>&mdash;Encore s'y restaient autour. Mais sérieusement,
+j'ai tout ce qu'y faut de bêtes pour
+qu'on me couche. Alors, si ça vous chante
+de rentrer seul, ou avec Nane, vous gênez
+pas. Justement, je viens de la voir monter
+avec ce nabot à barbe jaune, qui vous remplace,
+ce soir.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ils sont sur la galerie?</p>
+
+<p>&mdash;Je crois qu'ils se choisissent un tzigane.
+A moins qu'ils ne soient dans le petit lavabo.
+Au revoir, alors, mon vieux.</p>
+
+<p>Et elle disparaît, incrustée entre deux
+habits noirs.</p>
+
+<p>Le bal est maintenant un peu plus calme;
+des gens sont partis; des couples causent de
+tout près dans les coins; et les tziganes jouent
+en sourdine une chose langoureuse, qui m'entre
+sous les ongles. Cela me rappelle une heure
+d'été passée à Armenonville. Il avait plu toute
+la journée sur la terre chaude; les branches
+s'égouttaient avec lenteur. Mille feuillages
+semblaient nous défendre du monde haïssable
+qui s'agite; on apercevait seulement en
+haut d'une haie le fouet des voitures allant et
+venant. Et un grand diable de Magyar qui
+était avec nous ayant conté aux musiciens
+des choses en leur langue, ils jouèrent cette
+valse qu'ils jouaient ce soir, voluptueuse.</p>
+
+<p>Je cherchai Nane, je ne l'aperçus nulle
+part, et je m'imaginai seulement saisir sur
+un visage quelconque le sourire dont on enveloppe
+les amants malheureux: «Elle est dans
+le petit lavabo, pensai-je; dans le petit lavabo.»
+Je montai.</p>
+
+<p>Je poussai la porte. Il y eut un petit cri:
+«N'entrez pas», d'une voix bien connue,
+et j'aperçus sur le sofa banal Nane et le d'Elche
+qui se dégageaient maladroitement.</p>
+
+<p>&mdash;Oh pardon, je me suis trompé de vitre,
+dis-je; et je redescendis du plus grand calme.</p>
+
+<p>Mais non pas tel, sans doute, qu'il ne m'en
+montât à la tête quelque méchante humeur, car,
+aussitôt rentré, je pris le lit avec un joli mal de
+gorge, orné de fièvre, qui ne dura guère que
+trois jours.</p>
+
+<p>&mdash;On dirait un coup de sang, me dit le
+docteur: est-ce que vous auriez eu quelque
+contrariété?</p>
+<br><br><br>
+<a name="c10" id="c10"></a>
+
+<h2>X</h2>
+
+<h2>Les Asphaltites</h2>
+<br><br>
+
+
+<blockquote class="rig"><p>
+«.....homines.....doctrinà, studio, affectu,<br>
+commercio, semifeminae; et qui solo fere<br>
+pondere praeputii (et quo interdum se gravari<br>
+dolent) distant a scortis.»<br>
+
+(ATLINGER. <i>oper. passim.</i>)</p>
+
+<p>Ce sont des orgiaques du commerce le plus<br>
+dangereux. Parfois, dans leur frénésie, ils<br>
+tournent les uns contre les autres ces armes<br>
+dont le poids les importune, et leur rappelle<br>
+qu'ils furent des hommes.</p></blockquote>
+<br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br><br>
+
+<p>Non, toutes ces étincelantes cantharides
+qu'on voit vibrer autour d'un frêne, dans
+l'or du couchant, personne n'en saurait extraire
+de philtre tel que la jalousie. Cela réveillerait
+les morts: cela les réveille peut-être; et c'est
+alors que leur veuve en voit passer l'épouvante
+à travers son lit.</p>
+
+<p>Rappelez-vous ces soirs trop tendres où
+l'on ne presse son amie encore qu'avec mollesse.
+Mais à s'imaginer seulement qu'elle a fléchi
+de même, peut-être, et roucoulé, auprès d'un
+autre, un peu avant, un éclair vous traverse;
+on se sent devenir un autre homme. Du reste
+je n'en parle que par ouï-dire, et nul sentiment
+ne m'est resté aussi étranger que celui-là.</p>
+
+<p>Mais de cette sotte soirée chez Lycoris, où
+j'avais surpris Nane aux bras (si j'ose dire)
+de ce d'Elche, je gardai quelques jours l'âme
+perplexe, pour ne rien dire d'un mal de gorge
+que m'avait valu je ne sais quelle agitation
+du sang.</p>
+
+<p>Du reste, Nane redevint mienne presque
+aussitôt. Dans sa chair, dont j'aimais l'élasticité
+et la fraîcheur; dans l'éclat de ce front convexe;
+dans son âme même (qui n'était point autre
+chose, sans doute, que l'harmonie de ses membres)
+habitait un charme sans lequel il ne me
+semblait plus possible d'être heureux. Et
+qui saurait oublier sa voix, cette voix qui
+apaise l'oreille comme un ruisseau qu'on écoute
+à travers le bois?</p>
+
+<p>Et je me flatte que ce fut aussi l'idée virile
+du pardon qui me fit retourner vers elle,
+et trouver à ses baisers un goût inconnu
+jusqu'ici. Je suis assuré qu'il n'y eut là aucun
+avilissement; et de n'avoir pas agi à l'instar de
+ces amants ridicules, qui semblent courir sans
+cesse au-devant d'une honte nouvelle pour la
+dévorer à nouveau: comme ce Jacques d'Iscamps,
+par exemple, dont on sait les lâches
+faiblesses envers elle.</p>
+
+<p>D'autre part, Nane me jura qu'elle n'aurait
+plus avec d'Elche que des relations de courtoisie,
+elle me jura aussi qu'elle ne l'aimait
+pas.</p>
+
+<p>Il m'arriva de me heurter encore à lui;
+et c'est encore un bal qui fut cause de cette
+malencontre.</p>
+
+
+<p>Il est onze heures du soir; et voici que,
+sur l'escalier du <i>Nouveau Mabille</i>, des masques
+équivoques apparaissent. Rares d'abord, par
+deux, par trois, ils descendent d'un pas hésitant,
+gênés par leurs talons trop hauts. La
+foule, ironique et sans colère, s'ouvre devant
+eux; mais ils ne s'y confondent pas.</p>
+
+<p>En voici d'autres plus nombreux, d'autres
+encore. Des clameurs amicales maintenant les
+accueillent, des serrements de mains, de petits
+cris. Le troupeau commence à se sentir maître
+du parc, et les danseuses peu à peu cèdent le
+champ.</p>
+
+<p>Nane, qui a voulu venir là, est assise à une
+balustrade, et regarde. Elle est en pleine
+toilette, toute noir-vêtue de dentelle, et fort
+décolletée.</p>
+
+<p>&mdash;Comme il y en a, dit-elle. De quoi vivent-ils?</p>
+
+<p>Aucun économiste n'étant parmi nous, cette
+question demeure sans réponse.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez, reprend-elle, leurs escarpins. Des
+godillots de soirée, quoi. (Seigneur, que ce
+Champagne est mauvais!) Mais pourquoi ont-ils
+la toilette roulée sous le nez?...</p>
+
+<p>Et toujours de nouveaux masques arrivent,
+les derniers plus luxueux. A quelques-uns,
+plus illustres, on fait une entrée: «Vive la
+Chatte blanche!&mdash;Ah! le Fils-à-Papa!&mdash;Bravo,
+Otérotte! etc.» Cependant des habits
+noirs, à «tête» impénétrable, se glissent dans
+la foule, interrogent leur proie d'un oeil invisible,
+l'évaluent. D'où sortent-ils, ceux-là,
+dont le linge est souple, le frac seyant. Il
+semble qu'on les ait rencontrés déjà sur des
+parquets mieux cirés; on a peur d'en reconnaître.</p>
+
+<p>Mais un cri général éclate:</p>
+
+<p>&mdash;Valenciennes, Valenciennes!</p>
+
+<p>Une Maja, «signée: Gaya y Lucientes»,
+descend les marches d'un pas souple et lent.
+Sa jupe flottante est vert pâle; elle porte
+un boléro du même gris que son feutre. Ses
+yeux sont faux et profonds.</p>
+
+<p>&mdash;Valenciennes, Valenciennes!</p>
+
+<p>La chose fait des gestes avec les bras, envoie
+des baisers, et, sur le milieu des degrés un
+instant immobile, relève sa jupe couleur d'eau
+pour laisser voir un pantalon à plusieurs volants
+de dentelle.</p>
+
+<p>La voici enfin descendue: l'ovation se resserre
+autour d'elle, et c'est une lutte pour l'approcher.
+Des habits noirs d'abord s'en emparent,
+la pressent: on entend de petits cris. Puis le
+remous s'entr'ouvre, et l'on voit que victoire
+est restée à deux cavaliers Henri III, en satin
+blanc, avec des bilboquets, des drageoirs, et
+si maquillés qu'on ne les saurait pas reconnaître
+demain. Ils prennent les deux côtés de la
+Maja: tous trois disparaissent, en se déhanchant,
+suivis de quelque trente curieux en
+banc de sardines.</p>
+
+<p>&mdash;Valenciennes, Valenciennes!</p>
+
+<p>&mdash;C'est le petit Septime, dit quelqu'un. Sa
+mère tenait le bar Sapor, vous vous rappelez.
+Il y a connu, tout jeune, des gens qui l'ont
+conseillé (sinon payé), des littérateurs, surtout;
+lui-même s'occupe de littérature.</p>
+
+<p>&mdash;La réciproque dans la concurrence me
+serait un peu dure, dit Eliburru; mais il
+faut tout de même que je nage deux ou trois
+brassées là-dedans.</p>
+
+<p>Et quand il revient:</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'avez rien vu, nous dit-il, de ne
+pas voir la mime Aïssa en mal d'éphèbe: un
+joli blond, ma foi!</p>
+
+<p>&mdash;L'union des concurrences.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher, avec cette virilité et cet aspect
+marocain qui la font un peu déplacée en son
+sexe, elle a pris le gosse sur ses genoux: ce
+pauvre petit en faisait une figure toute décontenancée.
+Pensez donc, des baisers sans épines!</p>
+
+<p>&mdash;Comment l'appelle-t-on, celui-là, savez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;J'en ignore: on pourrait demander le
+Tout-Sodome.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! regardez-moi ce fripon-là.</p>
+
+<p>Un cupidon cinquantenaire, au déguisement
+souffreteux, passe devant nous; et son cotillon
+laisse apercevoir qu'il est très cagneux. On
+dirait un cordonnier triste, un cordonnier sans
+canari dans son échoppe, ni giroflée à sa
+fenêtre. Deux petites ailes cotonneuses palpitent
+tristement à son dos, comme de dégoût.</p>
+
+<p>La bacchanale est à son comble. Des voix
+singulières, aiguisées pour ainsi dire, crient
+dans la fumée; les gestes qu'on y distingue
+ont je ne sais quoi de jamais vu, et comme un
+sens nouveau.</p>
+
+<p>L'orchestre maintenant attaque une suite
+d'airs religieux, noëls et cantiques; sur quoi
+tout un quadrille s'organise, morne et monstrueux;
+et, tandis qu'en proie à je ne sais
+quelle épilepsie se désossent tous ces chicards
+de mauvais rêve, d'autres couples cherchent
+le mystère propice, se parlent de près, dans
+l'ombre.</p>
+
+<p>La chaleur, l'ennui, un peu de répugnance
+nous font taire; et, inopinément, dans le
+silence, Nane déclare avec simplicité:</p>
+
+<p>&mdash;C'est très joli.</p>
+
+<p>&mdash;La musique aussi, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, c'est vrai, dit-elle, et chantonne:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>C'est le mois de ...ie,</p>
+<p>C'est le mois le plus beau.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>&mdash;Ça ne vous écoeure pas de voir ce que
+ces gens font avec des choses qui vous faisaient
+battre le coeur autrefois. Que vous
+deviez être aimable, Nane, à l'ombre parfumée
+d'une église, et toute recueillie en vous, comme
+un bouton de tubéreuse.</p>
+
+<p>Mais quelle flatterie saurait percer la croûte
+de son scepticisme?</p>
+
+<p>&mdash;Je trouve, répond-elle, que tout ça sert
+aussi bien à faire danser.</p>
+
+<p>&mdash;...</p>
+
+<p>&mdash;Et puis, vous m'ennuyez avec vos superstitions!</p>
+
+<p>Elle hausse les épaules, et s'incline en avant
+de la balustrade.</p>
+
+<p>Je me penche aussi pour découvrir sur son
+beau visage les grimaces de la contrariété;
+mais, au même instant, je la vois changer de
+couleur: ses yeux se fixent épouvantés sur un
+couple qui est en contre-bas de nous et qui,
+peu soucieux sans doute ou ignorant de notre
+présence, s'abandonne au plaisir de la conversation.</p>
+
+<p>C'est d'abord une espèce de géant qui rit
+d'un accent germanique sous sa «tête»,
+tandis qu'il étudie, de ses mains énormes et
+laiteuses, un masque d'apparence plus aimable,
+une soubrette, qui, ayant quitté son domino,
+le porte roulé sur un bras et demeure là en ce
+galant déshabillé d'estampe. Elle a gardé du
+fil de fer sur la figure, mais ses épaules sont
+nues, blanches au demeurant et ornées d'un
+large collier d'or vert, de perles, d'opales.</p>
+
+<p>C'est ce collier que Nane contemple avec une
+attention passionnée. Enfin, elle s'exclame tout
+haut; la soubrette, ayant levé les yeux, nous
+aperçoit, quitte aussitôt son antagoniste et
+s'esquive parmi la cohue.</p>
+
+<p>&mdash;Saleté! siffle Nane., et, prenant mon
+bras: Venez, me dit-elle, il nous faut l'attraper.</p>
+
+<p>Dire que l'enthousiasme m'attache ses ailes
+aux pieds serait une exagération. Je suis,
+pourtant, sans tout à fait comprendre l'aventure,
+ni les raisons que peut avoir mon amie
+de haïr cette jeune personne en jupon à raies,
+dont l'aimable tortuosité trahissait tout à
+l'heure un sexe désormais presque inattendu
+en ces lieux. Nane cependant se tait, et suit
+sa piste.</p>
+
+<p>Mais des gens, sans cesse, nous coupent.
+Une Milanaise, dont la robe de velours olive,
+fendue sur le côté, laisse apercevoir que le
+personnage est en maillot, s'incline révérencieusement
+devant Nane, et d'une criarde voix:</p>
+
+<p>&mdash;Venez voir, tous, clame-t-elle, venez
+donc voir Madame!</p>
+
+<p>Puis c'est un Arlequin d'une obscénité inattendue,
+dont le costume collant et versicolore
+laisse, ça et là, par quelques losanges vides,
+apparaître un peu de chair. Il brandit vers
+nous une batte qui a l'air d'un symbole ithiphallique,
+ou d'une palette à croupiers.</p>
+
+<p>Nous passons. Voici Valenciennes encore
+et sa queue de provinciaux. Depuis plus d'une
+heure, sans savoir pourquoi, ils la suivent,
+comme ils suivraient toute autre chose, propre
+ou sale, pourvu qu'elle soit notoire.</p>
+
+<p>Mais Nane aperçoit derrière une colonne la
+soubrette en train de remettre son domino.
+Elle y court; l'autre s'échappe encore: moi
+continuant à suivre, et, mon Dieu, que je
+dois avoir l'air sot!</p>
+
+<p>Enfin un groupe retient la fugitive; et Nane
+bondissante atteint sa proie. Elle ne dit toujours
+rien, mais cherche à lui enlever son masque:
+l'autre lutte, se détourne, et Nane, s'en prenant
+soudain au collier, l'arrache à force. Il cède,
+se brise, des pierreries roulent à terre, et, tandis
+que des obligeants s'occupent à les ramasser,
+la soubrette de nouveau a disparu.</p>
+
+<p>Voici, retrouvés, les fragments du bijou,
+tous ou à peu près. Nane s'en empare:</p>
+
+<p>&mdash;Le collier est à moi, dit-elle d'un ton
+rageur, le monsieur pareillement; mais lui,
+on peut le garder.</p>
+
+<p>C'était donc un homme aussi, la soubrette!
+J'interroge Nane, que j'ai fait asseoir dans un
+coin, et qui pleure.</p>
+
+<p>&mdash;Bien sûr que c'en est un, gémit-elle:
+c'est d'Elche. Vous savez bien qu'il m'avait
+emprunté de l'argent?</p>
+
+<p>&mdash;Comment diantre voulez-vous que je
+sache ces choses-là?</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, il l'a fait. Et puis dernièrement,
+comme je n'en avais plus, il m'a pris des bijoux;
+je ne voulais pas d'abord; mais il m'a
+forcée.</p>
+
+<p>&mdash;Comment forcée?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, enfin. Il a&mdash;il a insisté. Ensuite,
+il ne m'a pas rendu les reconnaissances. Et ce
+soir, je le vois portant mon collier&mdash;et, avec
+un homme. Mais c'est bien fini&mdash;je le jure.</p>
+
+<p>Et Nane pleure toujours.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, vous l'aimez encore, ce poisson-là?</p>
+
+<p>&mdash;Moi! je ne peux pas le souffrir, vous
+savez bien.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas, je suppose, l'estime, ni
+l'admiration qui vous retiennent dans ses bras?</p>
+
+<p>&mdash;Dans ses bras! Et Nane, haussant les
+épaules, rit avec mépris parmi ses larmes.
+Comme s'il y avait quelque chose à y faire!
+(Seigneur! Seigneur! que je suis malheureuse.)</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi ne pas le faire pincer? D'après
+ce que vous me dites, en disant un mot aux
+inspecteurs.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, s'écrie-t-elle d'une ardeur soudaine.
+Je ne veux pas qu'on lui fasse du mal.
+(Seigneur!)</p>
+
+<p>Un silence désobligeant tombe sur nous,
+et dure. Malgré le brouhaha, j'entends que
+Nane soupire, de toute son enfantine douleur.</p>
+
+<p>&mdash;Mais enfin, Nane, si vous ne l'aimez pas,
+ce d'Elche, ni ne l'estimez, et qu'il ne soit
+d'aucun usage, pourquoi le gardez-vous?</p>
+
+<p>Nane interrompt ses pleurs, et réfléchit
+derrière la grille de ses cils:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas, dit-elle.</p>
+
+<p>Cependant un petit cercle s'est formé, qui
+nous entoure. La Milanaise a repris son aigre
+boniment:</p>
+
+<p>&mdash;C'est une femme, crie-t-elle, une vraie
+femme.</p>
+
+<p>L'Arlequin aux losanges de peau est là aussi,
+appuyé contre une colonne. On dirait qu'il est
+ivre; et tandis que le rouge de ses joues, en
+fondant, découvre une peau bleuâtre, de sa
+batte il agite l'air épais, avec mélancolie.</p>
+<br><br><br>
+<a name="c11" id="c11"></a>
+
+<h2>XI</h2>
+
+<h2>Les charités de Nane</h2>
+
+
+<a name="c11a" id="c11a"></a>
+<h3>I</h3>
+
+<h3><i>Primavérile de Ver</i></h3>
+
+<blockquote class="rig"><p>«Caritas habenda est ad orrmes.»<br>
+<i>(Im. Christ. I, 3.)</i></p>
+
+<p>Quant aux Oeuvres, mieux vaut ne s'en<br>
+mêler point du tout que d'y porter des soucis de<br>
+parti, ou de secte. Si entêté que vous soyez<br>
+de votre dieu, l'en croirez-vous mieux établi,<br>
+de l'avoir fait confesser pour une pièce d'or,<br>
+comme don Juan?</p></blockquote>
+<br><br><br><br><br><br><br><br><br><br>
+
+<p>Quelle chose fut jamais plus changeante
+qu'un matin d'avril, si ce n'est mon amie?
+Les pitres eux-mêmes, au visage mobile,
+sauraient-ils figurer ses caprices? Car Nane,
+comme une eau sinueuse, que le vent froid
+du matin éveille et fait frémir au pied des
+saules, ce n'était que frisson, imprévus détours,
+secrète pente.</p>
+
+<p>Mais c'est envers ses amies surtout qu'on
+la vit se piquer d'inconstance. Cette Noctiluce,
+par exemple, à qui elle parut se fixer un instant,
+ne fit, comme les autres, que traverser sa vie.
+Étrangère, d'ailleurs, et nul ne sachant rien
+de son passé, elle disparut soudain sans rien
+laisser derrière elle que le sillage inquiétant
+de son souvenir. C'est ainsi qu'en été, au crépuscule,
+un large papillon, fait d'ouate noire,
+entre par la fenêtre avec l'odeur des herbes
+et des arbres, palpite autour des lampes, un
+instant, et de nouveau se perd dans la nuit.</p>
+
+<p>Puis vint Primavérile de Ver, petite et
+charmante personne, aussi printanière que
+ses noms, et qui aime à se vêtir, comme un
+tabouret Louis XVI, de rayures et de fleurs.
+C'était, de les voir toutes deux ensemble,
+maints délicats tableaux: on aurait juré
+qu'elles s'aimaient vraiment. Cela n'allait
+pas même sans un peu de jalousie, et j'eus
+d'abord à en souffrir du côté de Primavérile.
+Elle laissa percer plus d'une fois le déplaisir
+que lui causait ma présence entre elles; et
+jusqu'à me traiter de «fourneau», ce qui
+n'avait aucun sens, comme je lui en fis la
+remarque.</p>
+
+<p>Il est vrai de dire qu'elle se montrait tout
+autre aussitôt que Nane avait le dos tourné.
+L'impertinence était alors remplacée par les
+plus séduisantes agaceries, des airs mutins,
+une main sur mon épaule, et le spectacle
+multiple de ses jambes au milieu de ses jupes;
+spectacle, en vérité, bien propre à émouvoir
+un honnête homme.</p>
+
+<p>Cela vint au point que je souhaitais les absences
+de Nane, pour étudier sa petite amie
+mieux à fond. Je ne suis pas de bois, à parler
+franc, mais enclin au contraire à embrasser
+les formes plaisantes: celles de Primavérile
+l'étaient. Il ne faut donc point s'étonner si
+je me trouvai un jour riche de ses promesses
+les plus formelles, et d'un rendez-vous pour
+le lendemain au Plutus, «où on ne connaît
+personne.»</p>
+
+<p class="mid">* * * * *</p>
+
+<p>Mais à les voir, comme j'avais fait la veille
+encore dans la chambre de mon amie, après
+un essayage (me dit-on), qui en aurait cru
+aucune capable de trahir l'autre? C'était le
+plus délicieux abandon. Nane, en chemise
+longue et dans un grand fauteuil, faisait sauter
+sur ses genoux une Primavérile à peine mieux
+vêtue qu'elle, si ce n'eût été une culotte de
+satin paille et des chaussettes cachou, qui lui
+donnaient l'air d'un petit garçon. Elle avait
+aussi des rubans aurore à ses genoux, et,
+cependant, de sa voix en fer de lance, criait:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p class="i4">A Paris,</p>
+<p class="i4">A Paris,</p>
+<p>Sur un petit cheval gris.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>C'est ainsi que le lendemain je me trouvai,
+un peu avant dîner, au Plutus. Il y faisait bon,
+&mdash;il y faisait meilleur de toute la bourrasque
+qu'on entendait meurtrir aux carreaux ses
+ailes humides; de tout le froid qu'on devinait
+sur le boulevard. Du reste, j'y avais tout de
+suite été reconnu par un monsieur âgé. Puis
+Alcide de Cintra entra, me tendit la molle
+charcuterie de ses doigts, déposa pareille
+offrande dans la main du vieux raseur, et,
+je ne sais pourquoi, s'assit à mon côté.</p>
+
+<p>&mdash;Il fait bon, ici, dit Cintra.</p>
+
+<p>&mdash;Et il y a du linge.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai; c'est comme dans le distique.</p>
+
+<p>&mdash;Quel distique? interrogea poliment le
+macrobe.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne savez que ça; ce qu'on lit l'été,
+sur les devantures:
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Vu l'élévation de la température,</p>
+<p>Aujourd'hui la volaille est à l'intérieur.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Il fait très bien dans le décor, Cintra, au
+milieu des stucs magnifiques. Parmi tous ces
+gens de théâtre, dont il est, avec ses yeux
+agiles et fins, sa barbe à huit reflets, ses oreilles
+si rouges qu'elles en ont un air fraîchement
+tiré, c'est encore une figure bien parisienne,
+Cintra: je l'aime beaucoup.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, me dit-il, en quel honneur vous
+voit-on ici? Vous avez cet aspect qu'on prend
+malgré soi, lorsqu'on attend une autre dame
+que celles qui sont là. Est-ce que vous auriez
+fait un béguin, par hasard?</p>
+
+<p>Et se passant sur les lèvres une langue qui
+est comme un rond de betterave, il ajoute:
+C'est d'ailleurs la chose la plus agréable...</p>
+
+<p>Il dit cela d'un ton suprême, qui m'agace
+un peu. C'est vrai, après tout, que je suis
+au Plutus pour attendre une dame à qui j'ai
+inspiré (pourquoi m'en défendrais-je?) un
+tendre caprice. Et c'est vrai que les questions
+de Cintra, comme sa compagnie, m'agacent.
+Pour couper court:</p>
+
+<p>&mdash;Vous qui connaissez tout le monde, lui
+dis-je, qui est-ce donc, tout près de nous, cette
+petite femme&mdash;qui a gardé ses peaux de bête&mdash;et
+il y a deux dos de Messieurs&mdash;dont un en
+raglan&mdash;qui lui font vis-à-vis?</p>
+
+<p>&mdash;C'est Mary Merrycourt, une Arlésienne:
+vous ne la connaissez pas?</p>
+
+<p>&mdash;Si, si, mais je n'en voyais qu'un triangle
+de joue.</p>
+
+<p>J'appuie un peu à droite. Mary, qui m'aperçoit,
+cligne un sourire, à quoi je réponds par
+une des meilleures grimaces de mon répertoire,
+qui est vaste, et va de Léonard à Hoksaï.
+Tout de suite, elle baisse le bout rose de son nez,
+mais, au bout d'un moment, regarde encore:
+autre grimace, du genre tragique, cette fois.
+Mary est hypnotisée, a envie de rire, et ne
+peut se tenir de regarder mes jeux de visage,
+que j'accentue, en les variant. Et soudain, ça
+y est: elle pouffe dans son verre. Les deux
+messieurs se retournent; mais moi, j'ai déjà
+revêtu l'olympienne physionomie de feu Wolfgang;
+et je critique le plafond.</p>
+
+<p>Cintra ne m'écoute pas: il achève une petite
+histoire aussi personnelle que possible.</p>
+
+<p>&mdash;... Il faut vous dire que, de ce temps-là,
+j'étais fauché comme un tennis...</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas, insinue l'autre, le tennis que
+l'on fauche.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, je sais, c'est le lawn. Toujours
+est-il que j'étais enchanté de mon aventure:
+«Un petit souper tout simple» elle avait dit,
+et, là-dessus, désigné à son cocher un restaurant
+fort connu que je ne connaissais encore
+que de nom. Traversée brillante, chuchotements
+sur le passage, attention générale,
+escalier, etc.; petit salon simple mais très
+cossu; je remarquais aussi qu'elle commandait
+beaucoup de choses. Nous soupons donc, et,
+tout fini, on apporte la note, que j'attendais
+sereinement avec la somme que j'ai dite, cinq
+ou six louis. Il y en avait pour trois cents francs,
+Monsieur: un vol manifeste. Je commence
+par crier, par donner ma parole que je ne
+paierai pas...</p>
+
+<p>&mdash;Vous pouviez toujours leur donner ça,
+comme à compte...</p>
+
+<p>&mdash;Et la klebbe, pendant ce temps, qui me
+regardait avec ses airs de Diane au mépris;
+je l'aurais saignée. Il fallut tout de même la
+prendre dans un coin, lui expliquer. Ah! ce
+rire qu'elle eut; je l'entends encore: c'est des
+choses qui vous durcissent le coeur, pour le
+reste de la vie.</p>
+
+<p>Quand même, elle me consola: «Je n'ai
+pas ma bourse, me dit-elle; mais le gérant me
+connaît, tu parles. On va lui faire le boniment.»
+Là-dessus, monte le gérant, qu'elle prend à
+part; un gros, c'était, qui est mort depuis
+dans les tours Notre-Dame, d'une frayeur
+qu'il a eue, il paraît. Et je le voyais faire des
+grands bras d'assentiment. Alors on est venu
+enlever l'addition. Pendant ce temps, ma douce
+amie était à causer et rire avec la femme du
+vestiaire. Puis on rapporta les vêtements, et
+nous nous séparâmes, moi un peu fraîche, elle
+voulant me retenir. Mais j'allai me coucher;
+j'en avais ma claque, des tragédiennes. Et
+voilà qu'en ôtant mon pardessus, je déniche
+trois billets de cent francs, qu'elle y avait mis.
+Ah! je vous promets que je n'ai fait qu'un bond
+jusque chez elle!</p>
+
+<p>&mdash;Vous étiez furieux?</p>
+
+<p>&mdash;Pensez donc, d'avoir été si gourde avec
+une femme comme ça; une femme de coeur,
+monsieur. Le plus drôle, c'est qu'elle m'attendait.</p>
+
+<p>&mdash;C'est tout ce qu'il y a à faire, après
+l'amorçage.</p>
+
+<p>Le vieux monsieur, qui est peut-être pêcheur,
+n'a pas l'air de l'avoir dit méchamment, et le
+conteur clôture par ces mots:</p>
+
+<p>&mdash;Pas une fois, d'ailleurs, nous n'avons
+reparlé de ça ensemble.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, la note?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas besoin de vous dire que je
+l'ai payée, ou plutôt fait payer par un homme
+d'affaires; on a même fait une réduction. Car,
+dans les grands restaurants, c'est toujours meilleur
+marché de faire attendre.</p>
+
+<p>Tout cela étant plus riant, au fond, pour
+Cintra que pour moi, je me remets à faire des
+grimaces à Mary Merrycourt, qui prend un air
+furieux, et change de place avec un de ses
+cavaliers. Je ne puis pourtant pas continuer
+ma mimique avec le Monsieur. Alors je retombe
+à la conversation: ce n'est plus Cintra qui
+parle, maintenant; mais son compagnon n'est
+guère plus drôle, et raconte des aventures de
+jeunesse.</p>
+
+<p>A la longue, et le récit en paraissant devoir
+renaître sans cesse de ses cendres:</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, lui dis-je, si je vous coupe,
+comme disait Samson au poète André de Chénier,
+mais il me semble que tout cela, pour si
+flatteur qu'il vous paraisse et qu'il vous soit,
+n'a rapport que d'assez loin à cette espèce
+de passion canaille dénommée béguin, dont
+vous vous êtes longuement entretenus et que
+pour ma part...</p>
+
+<p>&mdash;Là, là, dit Cintra, reposez-vous.</p>
+
+<p>&mdash;Tenez, je puis vous fournir un exemple
+plus authentique, de béguin; et ce n'est pas
+à l'orateur, cette fois-ci, que c'est arrivé, mais
+à un Belge du Congo, que vous avez peut-être
+rencontré à Léopoldville, ou au Bois&mdash;qu'on
+appelait: Romuald... Romuald A'Benissen van
+Thulda.</p>
+
+<p>Les deux hommes hochent la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! on l'appelait comme ça, fait Cintra.
+Et est-ce qu'il venait?</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement. Donc, il avait cueilli, dans
+je ne sais quel Moulin, une fille quelconque,
+assez jolie, qui s'obstina longtemps à le prendre
+pour un marchand de savon, et qui en était
+folle. A ce point qu'un beau jour, munie d'une
+de ses cartes de visite, elle alla se faire tatouer
+au blanc de la cuisse ces paroles mémorables,
+que timbre un coeur transpercé d'un couteau:
+«J'aime (j'aimerai toujours) Romuald A'Benissen
+van Thulda, représentant de l'État libre
+du Congo, 279, rue de Villersexel»...</p>
+
+<p>&mdash;... Ci-devant rue de Mailly, continua le
+vieillard: il y avait là jadis un parc délicieux.</p>
+
+<p>&mdash;... Mais mon Belge, excédé d'avoir ce
+témoignage sans cesse devant les yeux...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! sans cesse...</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, quelquefois. Mon Belge, donc,
+repartit pour son Congo; et maintenant la
+môme gagne tout ce qu'elle veut avec les
+étrangers. Elle est en passe (si j'ose dire) de
+devenir inscription historique; et je crois qu'elle
+a un traité avec Cook.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, toujours à propos de béguin,
+demande Cintra ironique, et le vôtre? Vous
+allez en être réduit, tout à l'heure...</p>
+
+<p>A ce moment, la porte s'ouvre.</p>
+
+<p>&mdash;Quand on parle de la louve..., lui dis-je.
+Et la petite Primavérile s'en vient à nous,
+capricante, menue, les yeux luisants comme
+deux gouttes de café. Elle s'assied tout contre
+moi: sa robe, exacte aux hanches, me défend
+mal contre le toucher d'une chair étroite et
+dure.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne veux pas, me dit-elle à l'oreille,
+dîner avec ces mufles-là... Vous tout seul...</p>
+
+<p>&mdash;Dans un fauteuil?</p>
+<br>
+<a name="c11b" id="c11b"></a>
+
+<h3>II</h3>
+<br>
+
+<h3><i>Le bon chien Cocktail</i>.</h3>
+
+<blockquote class="rig">
+<p>«Vix invenires fabulam quae istam insulsitate<br>
+superest.»<br>
+(J. DE LAUNOY. Op.)</p>
+
+<p>Il est certain que ce chapitre-ci ne présente<br>
+pas un grand intérêt.</p></blockquote>
+<br><br><br><br><br><br><br>
+
+<p>Nane n'a eu aucun soupçon de ma fugue
+avec Primavérile de Ver. Et moi, j'en ai gardé
+le meilleur souvenir. Outre qu'elle se montra
+à la suite d'ébats divers, d'un désintéressement
+difficile à vaincre. Et ces choses-là, dirait
+Cintra, vous vont au coeur.</p>
+
+<p>Quant à Nane, la voici abusée d'une tendresse
+nouvelle. C'est un toutou, cette fois, où son
+coeur s'intéresse, un mauvais toutou de gouttières,
+qu'elle a ramassé rue Dauphine, venant
+de se faire écraser la patte par un camion&mdash;et
+qui hurlait son âme. Il était hirsute, d'ailleurs,
+crotté, et, sauf qu'il n'avait pas de collier,
+on l'aurait pris pour un socialiste de gouvernement.</p>
+
+<p>Grâce aux avis de son docteur et deux
+vétérinaires, elle a réussi à retarder quinze
+jours la guérison de cette pauvre bête. Aujourd'hui,
+qu'il est enfin sur ses pattes, le voilà
+tout à coup familier, gourmand, cela va sans
+dire, mais goulu, encore, jusqu'à ronger les
+descentes de lit; et qui répond au nom de
+Cocktail comme si c'était celui même de ses
+pères, de ses nombreux pères.</p>
+
+<p>&mdash;Il est vilain, Nane, votre cabot; mais
+il paraît racheter cela par sa bêtise.</p>
+
+<p>&mdash;Bête, Cocktail! Vous ne comprenez rien
+aux bêtes, mon cher. C'est à croire que vous
+n'avez jamais eu de coeur. Et si vous saviez,
+quelles dispositions il a pour sauter! Cocktail
+ici!</p>
+
+<p>Et elle prend une canne. Cocktail, dévoré
+d'inquiétudes à la vue d'un bâton, se réfugie
+derrière les rideaux de la fenêtre.</p>
+
+<p>&mdash;Cocktail, ici, Cocktail! Stoupide bête!
+Cocktail ne bouge, mais, comme Nane finit
+par lui donner des coups de canne, il cherche
+un havre entre mes jambes.</p>
+
+<p>&mdash;Comme c'est ingrat, dit-elle, les chiens:
+on dirait des hommes. En voilà un que j'ai
+soigné, embrassé, pendant un mois; que j'ai
+fait tondre, laver, pomponner. Et pour quelques
+malheureux coups de canne, ça fait la tête.</p>
+
+<p>Nane paraît près de tomber dans une affreuse
+mélancolie&mdash;quand on vient lui annoncer sa
+soeur.</p>
+
+<p>&mdash;Ne bougez pas, me dit-elle, je vais la
+recevoir dans ma chambre, et l'expédier tout
+de suite.</p>
+
+<p>Nane ayant, à son ordinaire, laissé la porte
+ouverte, et la causerie des deux soeurs bientôt
+monté de ton, je distingue tout ce qui se dit, à
+travers la portière.</p>
+
+<p>&mdash;Je t'ai déjà écrit, fait Nane, que je ne
+pouvais rien faire. Je n'ai pas le sou et maman
+me coûte déjà assez cher comme ça.</p>
+
+<p>&mdash;Ecoute-moi, Anaïs, je ne t'ai pas tout
+dit dans ma lettre; j'ai deux des enfants
+malades, l'un à la maison qui me mange de
+médicaments; et l'autre, c'est le dernier, mon
+petit Alfred. La nourrice m'écrit que je suis
+trop en retard, et que, si je ne lui envoie pas
+d'argent, elle va me le rapporter, en pleine
+rougeole: il mourrait sur la route.</p>
+
+<p>&mdash;Tu comprends bien, que tout ça c'est du
+battage, une nourrice aime trop son nourrisson,
+en général, pour le faire mourir. Tout le monde
+sait ça. Et puis, tes enfants, après tout... tu
+n'as même pas voulu que je sois marraine.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, Anaïs, je t'ai expliqué..., ma belle-mère...
+mon mari...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! et qu'est-ce qu'y devient, ton mari,
+l'homme fort, le père de tes enfants? Sais-tu
+une chose: tu devrais me l'envoyer; nous
+arrangerions peut-être quelque chose ensemble.
+Je devine, au timbre de sa voix, que Nane
+sourit.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, 'Anaïs, crie encore la malheureuse,
+tu sais bien qu'il ne voudra jamais. S'il savait
+seulement que je suis venue, il serait capable
+de me battre.</p>
+
+<p>&mdash;Que je le tienne seulement une heure;
+j'en ai maté d'autres, va! D'ailleurs, si vous
+êtes assez riches pour vous payer de la fierté!
+On reste chez soi, alors. Je ne vous emprunte
+pas d'argent, moi.</p>
+
+<p>&mdash;Et à cette époque où tu étais si en dèche?
+Est-ce que je ne t'apportais pas un louis, comme
+tu dis, par semaine? Et Dieu sait si ça m'était
+commode.</p>
+
+<p>&mdash;Je te les ai rendus, pas? Je voudrais
+bien que tu fasses de même. Sais-tu combien
+tu me dois? J'ai regardé hier, quand je t'ai
+écrit: 760 francs. Ça me paraît assez comme
+ça; vous finiriez par me prendre pour Madame
+le Bon. De l'argent, de l'argent, c'est facile
+à dire. Tâche d'en gagner toi-même, que diable.
+Fais comme moi, travaille!</p>
+
+<p>&mdash;Mais, 'Anaïs! Tu ne veux pourtant pas
+que je me mette comme ça, tout de suite...
+je suis honnête, après tout.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, une honnête femme, qui a fait
+Pâques avant Carême.</p>
+
+<p>&mdash;Puisque nous devions nous marier.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, je trouverais ça plus dégoûtant
+encore, de marcher avec quelqu'un, si je devais
+être sa femme. Et puis, quoi, cherche autre
+chose, alors. Grouille-toi. Mais ne compte pas
+sur moi, j'ai assez de charges, Dieu merci!
+Tu ne te figures pas que je vais te prendre
+comme seconde femme de chambre?</p>
+
+<p>Ici Cocktail, en pénétrant dans la chambre
+à coucher, avertit ces deux Atrides que la porte
+est restée ouverte; on la ferme, et je n'entends
+plus rien.</p>
+
+<p>Au bout de quelques minutes, Nane me
+rejoint:</p>
+
+<p>&mdash;Elle a été dure à décramponner.</p>
+
+<p>&mdash;Oui&mdash;j'ai entendu d'ailleurs la moitié
+de votre dialogue, et il me semble que c'est
+vous qui avez été dure. Donnez-moi au moins
+son adresse, je lui enverrai quelque chose de
+votre part.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas la peine, j'ai fini par lui donner
+cent sous (et Nane rit). Il fallait voir sa
+tête; mais elle les a pris tout de même. Si vous
+saviez ce que ça rend vil, d'être mère! Pour ses
+enfants, elle ramasserait de l'argent avec sa
+bouche&mdash;dans la boue.</p>
+
+<p>&mdash;Comme vous dites, Nane. Mais ne pensez-vous
+pas qu'il aurait autant valu être charitable
+pour votre soeur, que pour le chien
+Cocktail.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que c'est ma soeur? Mais, justement,
+il me semble que la charité qu'on fait
+par devoir, ce n'est plus de la charité.</p>
+
+<p>Et Nane paraît comme frappée elle-même
+par la contondance de son argument.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, je crois, sans tant de profondeur,
+que pour vous être défendue aussi bien, il faut
+que vous teniez à votre galette.</p>
+
+<p>&mdash;Je tiens à ma galette, moi!</p>
+
+<p>Le reproche parait l'émouvoir. D'un port
+indigné, elle marche à son bonheur-du-jour,
+l'ouvre et me tend un papier où je puis lire:</p>
+
+<blockquote><p>
+<i>Reçu de mademoiselle Hannaïs Danois, la somme de ***
+cents francs, pour avoir un béguin pour l'ami de Mme Nane.</i></p>
+
+<p><i>Signé</i>: PRIMAVÉRILE DE VER.
+</p></blockquote>
+
+
+<p>Je demeure un peu chose sur le moment,
+et Nane, de son ongle dur et bombé me touchant
+l'épaule:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous donnerai, dit-elle, l'adresse de
+ma soeur, décidément: vous pourrez lui envoyer
+un peu de cet argent-là. Et ne dites plus que je
+ne suis pas charitable, de vous avoir offert cette
+petite.</p>
+
+<p>Elle ajoute même, pour corroborer sa sentence
+de tout à l'heure:</p>
+
+<p>&mdash;La vraie charité est celle que l'on fait au
+gré de son coeur.</p>
+<br>
+<a name="c11c" id="c11c"></a>
+
+<h3>III</h3>
+
+<h3><i>L'Hospitalité écossaise ou l'Électricien</i></h3>
+<br>
+
+<blockquote class="rig"><p>
+«Voces mcretricibus conveulentes ingerit,<br>
+quas fortasse didicit a matre sua.»</p>
+
+<p>(J. WESTPHALUS <i>adv. Calvinum.</i>)</p>
+
+<p>Elle se ressent de ses origines, et fait parfois<br>
+usage d'un langage hardi.</p></blockquote>
+<br><br><br><br><br><br><br><br><br>
+
+
+<p>Qui ne connaît la maison de couture Furstendolch,
+où l'on inventa (quand la loi permit aux
+ouvrières de s'asseoir) le tabouret en pin des
+Landes, où les jupes s'enrésinent? Qui n'a
+admiré cette façade modern-style, que des
+fleurs tachent d'azur, tour à tour, ou de sang;
+et c'est une gloire de plus, dans ces parages
+glorieux de la colonne, que la maison Furstendolch.
+A passer devant tant de géraniums ou
+d'hortensias, on goûte une joie saine; on respire
+la campagne, l'honnêteté: on se sent
+meilleur.</p>
+
+<p>Au temps qu'elle y occupait un emploi, la
+soeur de Nane, Mlle Clotilde Garbut, dit Clo-Clo,
+fit, honnête encore, la connaissance de
+M. Evenor Lemploy, contremaître ès-arts
+mécaniques.</p>
+
+<p>Pour être plus précis, Lemploy appartenait
+à l'espèce dangereuse des électriciens, vêtus
+de bleu. Il était de ces anonymes qui envahissent
+les maisons par équipes, pour y clouer, le
+jour durant, des fils de fer contre les murailles
+éventrées, et qui organisent à coups de marteau
+des catastrophes complexes. Et puis, ils s'en
+vont d'un coeur léger, laissant derrière eux
+l'insomnie et la migraine.</p>
+
+<p>Lui, Lemploy, était pareil à ses collègues.
+C'était un pauvre cerveau sans images, à qui
+le temps apparaissait comme une progression
+arithmétique pas très longue, l'espace comme
+un polygone irrégulier; car il ne pensait communément
+que sur deux dimensions. Mais les
+solutions des manuels lui tenaient lieu de
+raisonnement.</p>
+
+<p>Tel quel, il aima Clo-Clo, l'engrossa, l'épousa.</p>
+
+<p>Il n'y aurait pas eu grand mal s'il s'en était
+tenu à ce trio de sottises, et il pouvait à son
+usine gagner assez largement la vie de trois
+à quatre personnes. Clotilde, de son côté,
+n'était pas incapable d'aider au pot-au-feu,
+avec son aiguille. Par malheur, la manie de faire
+des enfants est une des moins guérissables
+qu'il y ait au monde. On a vu des épouses
+chrétiennes faire douze petits de suite; d'autres
+en mettre au monde jusqu'à trois à la fois,
+et tous les trois, horrible détail,&mdash;viables.
+Les ménages ouvriers surtout sont incorrigibles:
+couples naïfs, insoucieux d'une porcelaine
+où entendre clapoter Malthus.</p>
+
+<p>Les Lemploy eurent donc un second lardon,
+puis une môme et un mioche, suivis d'un
+moutard. Aucun d'eux ne mourait, et ils mangeaient
+tous comme des enfants de pauvres.
+Au cinquième, Clo-Clo tomba malade, ne put
+pas nourrir. Cela fit des frais, et d'autant moins
+opportuns que le père avait pris de mauvaises
+habitudes.</p>
+
+<p>C'était un assez beau gas, cet électricien;
+de ceux que les femmes du peuple jugent
+«costaux». Il avait les épaules larges, une
+moustache qui reluisait de cosmétique, la main
+grande, douce et velue. Brutal de son naturel,
+comme sont d'ordinaire les hommes caressants,
+il la levait souvent cette main, mais
+au grand dam surtout de ses amoureuses; car
+d'ailleurs il n'aimait pas beaucoup à taper sur
+sa propre famille.</p>
+
+<p>D'amoureuses il ne manquait point, ayant
+trompé sa femme aussitôt qu'elle le fut devenue.
+C'est ce qui, peu à peu, le dérangeait, le rendait
+irrégulier à l'usine; beaucoup plus que de boire,
+où il était enclin aussi, mais ne se hasardait
+qu'avec prudence. Non que ce fussent des
+liaisons coûteuses; et elles auraient pu devenir
+tout l'opposé, s'il l'avait voulu. Mais, au fond,
+ce contremaître était un honnête homme,
+encore qu'il manquât de culture et de philosophie.
+Aussi bien était-il libre penseur; ce qui,
+peut-être dispense beaucoup de penser.</p>
+
+<p>On ne sait pas très précisément si Mme Lemploy
+était avertie de son malheur: il y a peu
+d'apparence. Lemploy courait surtout les bonnes,
+les concierges, les cuisinières, dont son
+état le rapprochait. Un homme qui pose des
+fils de fer sur un mur, qui peut mettre le feu à
+la maison ou foudroyer les gens, c'est une
+espèce de Prométhée pour des âmes vierges.
+En cas que le vautour du désir ne dévorât
+trop profondément le porteur de flamme, ces
+Océanides le consolaient d'ordinaire sans le
+trop différer; et l'escalier de service où il
+passait inaperçu, le menait, par un degré
+commode, vers ces déesses subalternes: consolatrices
+aux bras forts, au lit qui craque, au
+large coeur.</p>
+
+<p>Clo-Clo ne les connaissait pas. Tout cela se
+passait loin de son quartier; et les femmes de
+sa classe, toujours occupées, n'ont point le
+temps de se bâtir des malheurs en Espagne,
+ni d'imaginer des rivales dans l'inconnu. Si
+elles sont jalouses, mal dont elles ont leur part,
+c'est d'une voisine ou d'une parente; de la
+personne qui les touche de près. La plupart
+le deviennent de leurs filles, et non point toujours
+sans raison. Mais la fille de Clo-Clo était
+bien jeune encore; et puis l'électricien, placé,
+par un métier mal défini, à mi-côte entre le
+«sublime» d'atelier et M. Joseph Prudhomme,
+était une façon de demi-bourgeois: Evenor
+avait des préjugés.</p>
+
+<p>Il en nourrissait contre Nane, sa belle-soeur,
+que lui avaient fournis les romans-feuilletons,
+ces moules-à-gaufre de la conscience populaire.
+La Bacchanal d'Eugène Sue et sa soeur touchante,
+la Mayeux, qui trime, tandis que l'autre
+mène une fête Louis-Philippe à dégoûter des
+vices les plus beaux, ont enfanté une famille
+nombreuse, redoutable, où le peuple croit
+reconnaître ses filles, et se réjouit de voir
+maudire leur déshonneur en mauvais français.
+C'est là aussi que Lemploy avait puisé cette
+opinion que le métier de courtisane est mal
+compatible avec la décence ou la vertu, alors
+qu'il ne l'est pas même avec l'amour.</p>
+
+<p>Tout cela fait qu'il portait peu de sympathie
+à Mlle Dunois, ne voulait pas la voir, ni que sa
+femme la vît; et souffrait dans son coeur
+qu'une aussi fâcheuse tare souillât le nom des
+Garbut, et des Lemploy par éclaboussure:
+deux noms irréprochables, assurait-il; et c'est
+vrai que l'Histoire ne leur reprochait rien. La
+Tare, de son côté, ne l'aimait guère, encore
+qu'elle le jugeât bel homme. Surtout elle ne
+pouvait souffrir Clo-Clo, que leur mère, Mme Garbut,
+avait chérie trop longtemps à son désavantage.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi est-elle toujours enceinte?
+disait-elle un soir à un de ses amis. C'est répugnant.</p>
+
+<p>&mdash;Il en faut comme ça, Nane: la Tunisie
+manque de bras français.</p>
+
+<p>&mdash;Ben, s'il n'y a que moi? Remarquez que
+ça n'est pas <i>gratis pro Deo</i>, les enfants. Alors,
+pourquoi passe-t-elle son temps à se faire
+engrosser; et puis après pour crever de mouïse&mdash;si
+on la croyait...</p>
+
+<p>&mdash;Ne vous fâchez pas.</p>
+
+<p>&mdash;Et caressant à l'oeil, avec ça. J'en voyais
+une, l'autre soir, qui prenait le Métro. On
+aurait dit qu'elle portait un panier à bouteilles
+sous sa jupe. Non, mais très peu pour moi, je
+vous prie, de ventre.</p>
+
+<p>Et Nane, constate avec orgueil, dans la
+psyché, que le sien est presque concave, ainsi
+que la mode exige. Elle ressemble un peu,
+ainsi, aux léopards des Plantagenets.</p>
+
+<p>&mdash;Tout de même, continue cette bête
+héraldique, j'ai fini par leur avoir le meilleur,
+aux époux Lemploy. Clo-Clo m'annonce que
+mon beau-frère accepte de venir dîner avec
+moi, ce soir. Quel honneur! Et ce qu'ils en font
+des magnes pour taper les gens! Tenez, goûtez-moi
+ça: c'est tout frais.</p>
+
+<p>Elle me tend une lettre à l'encre pâle, où l'on
+peut lire:</p>
+
+<p>«Ma chère soeur,</p>
+
+<p>«Ça n'a pas été tout seul de décider Evenor;
+et il a commencé par faire du fouan. Et puis,
+come il est bon coeur dans le fond, il a dit:
+«Non! je suis père de famille. Mon devoir
+«c'est ma honte. C'est moi qui vous ai mis
+«dans la purée: j'irai rompre le pain de ta
+«soeur.» Il faut te dire que, s'il est sans
+place, c'est que, come un fait exprès, il était
+absent, pour une certaine raison, le jour où
+les patrons infâmes, sous le prétexte que les
+frais leur mangeait de l'argent, ont flanqué
+leur sac à deux des contremaîtres. Evenor a
+beau être aimé de tout le monde, come il était
+absent sans avertir, il a écopé. Je ne conte plus
+que sur toi dans nos malheurs, ma chère Hanaïs.
+Sois bonne et généreuse pour lui: avec le temps,
+il t'aimera; et renvoie le vite après le café.
+Je t'embrasse comme je t'aime.</p>
+
+<p class="right">«CLOTILDE.</p>
+
+<p>«P.S.&mdash;Le petit Alfred va mieux. Mais
+la nourrisse réclame toujours son dû.»</p>
+<br>
+
+
+<p>Comment trouvez-vous le chiffon? reprend-elle.
+On dirait une portière de théâtre.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, je la trouve très gentille. Voyez, elle
+s'est reprise pour ajouter un H à Hanaïs.</p>
+
+<p>Mais Nane rit, avec cette voix sifflante et
+cette bouche de reptile qu'elle a contre les gens
+qu'elle hait. Joli reptile, au demeurant. Et
+l'ami songe que si le comte Julien de la légende
+mourut pour avoir couché avec des serpents,
+c'est qu'ils étaient trop. Un seul, il l'a su naguère,
+cela n'est pas sans douceur. Il rêve à la Nane
+des jours passés, aux noeuds de sa fougue lascive,
+à sa gorge blanche, à ses blanches jambes&mdash;aux
+neiges d'antan.</p>
+
+<p>Qu'elle est loin, aujourd'hui&mdash;et si près,
+dressée, comme un bel écran, devant le grand
+feu du cabinet de toilette. A travers le linon et
+la mousseuse mousseline, les courbes de sa chair
+sont trahies et dorées par la flamme:</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes jolie, comme ça, Nane: on
+dirait une pêche Bourdaloue.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, il faut bien se mettre en frais pour
+sa famille. Vous permettez que je continue.
+Avec vous, je ne me gêne pas.</p>
+
+<p>&mdash;Hélas!</p>
+
+<p>&mdash;Et puis, je voudrais lui faire comprendre,
+à cet homme de science appliquée, qu'il y a
+d'autres femmes que son épouse&mdash;pas pareilles.
+Oh! en tout bien, tout honneur, vous
+savez.</p>
+
+<p>&mdash;Et quand même, Nane! Ça ne sortirait
+pas de la famille. Mais lui donne-t-on un bon
+dîner, au moins?</p>
+
+<p>&mdash;Il y a des machines avec du poivre
+frais; d'autres, au safran...</p>
+
+<p>&mdash;Vous croyez encore aux épices.</p>
+
+<p>&mdash;Et puis du champagne tout autour:
+ils adorent ça. Chez moi, quand j'étais gosse,
+on en parlait comme du sang de Jésus. Et la
+première fois qu'on m'en a fait boire, dans une
+flûte&mdash;quand j'ai fermé les yeux pour sucer
+la mousse, elle est descendue tout le long,
+le long de ma gorge, avec un picotement.
+Il me semblait que j'avais un cou qui n'en
+finissait pas, un cou de cygne. Et il me semblait
+aussi que l'amour, ça devait être quelque
+chose dans ce genre: la tête qui tourne, un
+plaisir léger, tout près de faire mal.</p>
+
+<p>&mdash;Et ça n'est pas ça?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous pouvez en faire courir le bruit.
+Le Champagne aussi, ça n'est plus le même.
+On a beau fermer les yeux, on voit toujours
+l'étiquette: Duc d'Autrechose, Goût Américain,
+etc. Et la peluche de canapé. Ah!...</p>
+
+<p>&mdash;Moi, la première fois que j'ai donné un
+baiser à une femme, c'était sous un noyer,
+où nous avions été rabattus par une de ces
+averses de printemps...</p>
+
+<p>&mdash;Quelle idée de ne pas choisir l'automne:
+un beau matin d'automne à la campagne,
+quand l'eau du puits, dans le tub, sent la
+feuille morte, et que le ciel, derrière les
+carreaux, change toutes les dix minutes de
+couleur d'yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Alors la petite me dit...</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez, mon vieux, interrompt Nane,
+vous ne comptez pas me conter toutes vos
+amours, depuis le premier; et avec le décor
+encore. Même sans avoir été très séduisant,
+on a toujours des souvenirs, à votre âge.</p>
+
+<p>&mdash;Ah, Nane! Toujours indulgente aux amis..</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que vous voulez? Il y en a de
+si plats qu'on y met les pieds.</p>
+
+<p>Mais me voici prête. Venez-vous me tenir
+compagnie, au petit salon, jusqu'à l'arrivée de
+l'homme aux plots?</p>
+
+<p>L'homme aux plots ne se fit pas attendre, et,
+annoncé par la femme de chambre, entra
+d'un pas hardi: une éclatante Lavallière rose
+vif pavoisait son estomac. Mais on vit bientôt
+que toute cette braverie n'était que surface,
+rien qu'à la façon dont il s'assit. Car il se tenait
+tout raide au bord de son fauteuil, le buste
+droit; et, avec son complet à petits carreaux
+qui le grossissait, et son melon maintenu
+de champ sur ses genoux, il faisait songer
+au mot du satiriste inexorable: «C'est vilain,
+un ouvrier qui se repose!»</p>
+
+<p>Le monsieur ami ayant pris congé tout de
+suite après les présentations, il ne restait
+plus en face d'Evenor Lemploy que cet objet
+chétif et redoutable, Nane, pareille encore
+au léopard, dans sa robe bleuâtre mouchetée
+d'or, et qui couvait son beau-frère des yeux,
+sans rien dire, toute ramassée sur son divan.</p>
+
+<p>La nouvelle que madame était servie,
+mit un terme à cet immobile pantomime.
+Mais on revint au boudoir après le dîner.
+Le contremaître s'y était déjà sensiblement
+dégourdi; son esprit et ses sens parcouraient
+avec agilité ces deux dimensions sous lesquelles
+il concevait le monde extérieur, et il était
+heureux. On aurait pu lui écrire «Joie»
+dessus, comme sur les boîtes d'allumettes
+suédoises. Le «pousse-café» l'acheva; il
+devint tout à fait confortable.</p>
+
+<p>&mdash;Elle est bonne, cette fine, disait-il, nom de
+D...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit Nane, mais je ne savais pas
+que vous fussiez protestant, Evenor. C'est une
+belle religion.</p>
+
+<p>&mdash;Et comment! Mais s'il n'y avait qu'elle
+pour me nourrir. Voyez-vous, Hanaïs, pour
+moi, il n'y a que la science. Un trolley, par
+exemple, je comprends ça tout de suite, une
+automobile, un phonographe. Ainsi vous, vous
+allez au théâtre, supposons. Mais moi... moi...</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous entends pas très bien. Voulez-vous
+vous mettre ici, un peu plus près?</p>
+
+<p>Le contremaître adhéra, et reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous disais donc qu'avec un accumulateur...
+Nom de D...! qu'elle est bonne,
+cette fine!</p>
+
+<p>&mdash;Buvez à ma santé, dit-elle.
+On trinqua, et, se renversant sur les cousins:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas ce que j'ai; cette lumière
+me fatigue, dit Nane, qui commençait à avoir
+envie de rire, et, chose horrible, à avoir envie
+tout court: cet homme ivre avait sa beauté.
+Et, lui ayant lancé un dernier trait de ses
+regards, dont il resta comme physiquement
+frappé pendant une minute, elle rabattit
+sur ses prunelles d'aventurine ses paupières
+brunies. Mais l'homme, ayant tourné deux
+boutons, qui laissèrent la salle dans le demi-jour,
+reprit sa place un peu plus près, en
+disant:</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez, ça me connaît. Tandis que
+le pétrole...</p>
+
+<p>Evenor adhérait de plus en plus. Il sentait,
+à portée de sa main, palpiter la gorge de Nane,
+comme un oiseau qui a peur, qui sait qu'on
+va le prendre. Il le prit (c'était sa manière)
+et la conversation tourna.</p>
+
+<p class="mid">* * * * *</p>
+
+<p>&mdash;... Tiens, vous n'avez donc pas de jarretières.</p>
+
+<p class="mid">* * * * *</p>
+
+<p>&mdash;Non... pas ici... dans mon lit.</p>
+
+<p class="mid">* * * * *</p>
+
+<p>&mdash;Il faudra emporter la fine.</p>
+
+<p>Le lendemain matin, vers dix heures, et
+après une solitaire nuit de larmes, Mme Lemploy,
+qui était venue deux fois déjà, sans
+succès, quérir des nouvelles de son mari,
+fut introduite auprès de sa soeur. Nane, qui
+était dans sa chambre à coucher, habillée
+déjà, achevait de mettre son chapeau. Par
+terre il y avait des vêtements d'homme,
+des choses à carreaux, une loque rouge.
+Au fond du grand lit, son bras étendu sur la
+couverture, Evenor dormait la bouche ouverte;
+et, dans sa main, il y avait des papiers bleus.</p>
+
+<p>&mdash;Le v'là, dit Nane, ton époux. Même
+qu'il est payé de ses sueurs, comme tu vois.
+Et tu sais, tu peux prendre les fafiots sans
+remords: l'électricien ne m'a pas volée. Pas
+un court-circuit, ma chère!</p>
+
+<p>Cependant Clo-Clo, abandonnée sur un fauteuil,
+avait fondu en larmes, et Lemploy,
+réveillé par ces sanglots, considérait tour à
+tour, d'un oeil atone, sa femme, Nane et les
+billets dans sa main. Manifestement, il avait
+peine à retrouver sa seconde dimension.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, adieu, dit Nane. Vous vous
+expliquerez mieux sans moi.</p>
+
+<p>Et, de cette marche allongée qui donne au
+bas de sa jupe l'air d'une vague, elle disparut.</p>
+<br><br><br>
+
+<a name="c12" id="c12"></a>
+
+<h2>XII</h2>
+
+<h2>Nane pense mourir</h2>
+<br><br>
+
+
+<p>Qui saura jamais pourquoi Nane, au contraire
+de ce qu'ont accoutumé la plupart
+de ses pareilles, était républicaine? Comment
+s'était-elle défendue, parmi les cabarets les
+plus galants, de sucer le lait de ces opinions
+aristocratiques où excellent nos demi-mondaines?
+Fut-elle séduite par la théorie hasardeuse
+de l'égalité humaine, ou seulement
+par ce goût naturel de la licence qui a converti
+au Régime tant de boulevards extérieurs?
+Peut-être son berceau fut-il enchanté par de
+vieilles-barbes; et les vit-elle, toute petite,
+tremper leur absinthe de larmes en disant
+des phrases sur le joug détruit des Badingueusards,
+ou qui s'esclaffaient à la lecture
+de Boquillon?</p>
+
+<p>Toujours est-il qu'en ces jours boueux il
+ne fallait point plaisanter Panama; malgré
+que ce ne fût, ainsi qu'on le lui avait expliqué,
+qu'une vieille histoire de chapeau.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez, lui disait quelquefois Eliburru,
+que les victimes du 2 décembre vont
+beaucoup mieux.</p>
+
+<p>Mais elle ne pouvait point rire d'objets
+aussi graves.</p>
+
+<p class="mid">* * * * *</p>
+
+<p>Au moins de sa mère, et qui au reste se vantait
+d'y avoir tenu la main jadis, ou le balai
+même, elle avait gardé une éducation religieuse
+longtemps inébranlable. Mais voici qu'enfin,
+par des gradations insensibles, Nane
+avait glissé à la libre pensée: devenue libertine,
+et pour tout dire, anticléricale; mais
+anticléricale à faire pleurer de joie Mme M.L.
+Gagneur, anticléricale comme une loge.</p>
+
+<p>Il est difficile de dire quelles influences
+lui avaient fait adopter une attitude d'esprit,
+dont on peut tout au moins dire que l'élégance
+y a peu de part. Nane ne fréquentait
+guère les journalistes, et de pharmaciens point.
+Peut-être avait-elle rencontré quelque israélite
+récemment converti: cela suffirait à mettre
+au dégoût la religion la plus solide.</p>
+
+<p>Mais Nane ne le montra nulle part autant
+qu'à son lit de mort.</p>
+
+<p>Une maladie cruelle, rapide s'abattit soudain
+sur mon amie. Tout son corps en parut
+comme ébranlé, ses lèvres pâlirent et la fièvre,
+venant disputer à ses nuits les quelques restes
+d'un sommeil que son mal ne dévorait pas
+encore, ne lui laissa bientôt plus que ce qu'il
+fallait de raison pour se sentir mourir.</p>
+
+<p>Mme Garbut, cette mère qui lui était si attachée,
+moins encore peut-être par les liens du
+sang que par ceux de la gratitude, nous attristait
+tous par un zèle touchant et maladroit.
+Tantôt elle apportait des reliques que sa fille
+rejetait avec horreur; tantôt elle prêchait
+la vertu des simples; et les princes de la science
+étaient importunés de ses avis.</p>
+
+<p>La fièvre devint plus ardente; Nane commença
+de donner la nuit, quelques signes de
+délire. Mais, le jour, elle reprenait tout son
+bon sens, et causait avec nous, d'une humeur
+égale. Un peu amaigrie par le mal, et si pâle
+qu'on eût dit sa figure taillée dans le bloc
+d'un ivoire sans tache; plus gracieuse dans
+la douleur qu'elle ne l'avait paru jamais
+dans le plaisir même, elle me sembla devenir
+plus touchante, et comme l'occasion d'une
+tendresse.</p>
+
+<p>Mais elle nous affligea de garder en ce passage
+fatal, l'âme incrédule qui convenait
+si mal à son sexe, comme à sa condition.
+Et l'état de la malade semblait de plus en plus
+désespéré. Mme Garbut se décida enfin, à lui
+parler de ses devoirs religieux. Elle le fit
+sans doute avec peu d'adresse, et c'est ainsi
+que Nane apprit qu'elle était perdue. J'arrivais
+à ce moment même, pour la trouver en
+pleurs. Mais elle devint tout aussitôt calme.</p>
+
+<p>&mdash;Mon ami, me dit-elle alors, il paraît
+que c'est fini. Quelques jours encore, et je
+ne serai plus qu'une petite chose froide, à quoi
+vous ne penserez plus.</p>
+
+<p>&mdash;Taisez-vous, Nane. D'abord vous n'êtes
+pas près de mourir, et si jamais...</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, vous la regretterez un peu,
+votre amie Nane, qui a été si capricieuse
+avec vous? Mais vous aviez tant de patience,
+comme on est avec un enfant qui n'est pas le
+vôtre. Vous rappelez-vous, de m'avoir recueillie
+tombant d'un omnibus?</p>
+
+<p>Et elle se met à rire, comme autrefois;
+mais d'un rire faible et pour ainsi dire suranné.</p>
+
+<p>&mdash;Je voudrais vous demander quelque
+chose, reprend-elle. Vous savez qu'à tort ou
+à raison je n'ai pas les idées de maman sur certaines
+choses, ni les vôtres. Mais puisque c'est
+comme ça, définitivement, faites au moins
+qu'on me laisse mourir en paix. Je vous en
+supplie; je ne veux pas de robes noires autour
+de moi.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien soit, lui dis-je, (et la promesse
+me pèse un peu) je ferai mon possible. Aussi
+bien, dans les dispositions où vous êtes.</p>
+
+<p>Mais le lendemain, Nane eut à supporter un
+autre assaut, et d'un côté imprévu. Comme
+je passais la plus grande partie du jour auprès
+d'elle, je me trouvai là au moment que sa
+mère lui apportait une carte sur laquelle
+était gravé:</p>
+
+<blockquote><p>
+M. D'ARTAXIA, prêtre,
+</p></blockquote>
+
+<p>et, dessous, écrit au crayon:</p>
+
+<blockquote><p>
+<i>de la part de la marquise d'Iscamps.</i>
+</p></blockquote>
+
+<p>&mdash;Il faudra donc le recevoir, dit Nane
+avec résignation.</p>
+
+<p>Je croisai en effet dans le boudoir l'abbé
+d'Artaxia, personnage fort poussé par la
+Nonciature que je connaissais un peu. Sous la
+robe de laine blanche qu'il portait par je ne
+sais quel privilège, et son chapeau de feutre
+gris clair à glands rouges, avec sa figure
+jolie et rose de levantin, c'était bien l'être
+théâtral et souple qu'il fallait à mon amie,
+celui d'ailleurs qu'on chargeait à l'ordinaire des
+purifications délicates, et qui même en avait
+reçu le surnom de: Papier d'Arménie. Il ne
+parut point étonné de me voir.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais, m'expliqua-t-il, quels rapports
+il peut y avoir entre Mlle Dunois et Mme d'Iscamps.
+Toujours est-il que celle-ci m'a fait
+instamment prier de passer en cette maison.</p>
+
+<p>Et, de son pas onduleux, il entra dans la
+chambre de Nane.</p>
+
+<p>Quand il en ressortit une demi-heure après:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne pense pas, me dit-il, que ma visite
+ait été tout à fait inutile, quoique cette demoiselle
+semble avoir subi de bien terribles influences.
+Mais je reviendrai.</p>
+
+<p>Hélas, le soir même, l'état de mon amie
+empira tellement que toute visite de ce genre
+apparut bien désormais devoir arriver trop
+tard.</p>
+
+<p>&mdash;Elle délira toute la nuit, agitée d'épouvantes
+nouvelles. A plusieurs reprises elle
+regarda fixement un coin de la chambre,
+en criant: «Noctiluce! la bête, la bête.»
+D'Elche joua un rôle aussi dans ses hallucinations,
+et elle gémissait alors, comme un enfant.</p>
+
+<p>C'était bien fini de ma pauvre Nane. Le
+célèbre et coûteux docteur Z. déclara le lendemain,
+qu'il n'y avait plus rien à faire,
+qu'elle passerait la nuit, mais non pas le jour
+suivant. Nane elle-même se sentit tout près
+de sa fin; et elle s'occupa alors, avec sa bonne
+grâce accoutumée, de quelques souvenirs et
+legs pour des amis, sa soeur, ses neveux.</p>
+
+<p>&mdash;Vous, mon ami, me dit-elle, je vous
+donne tous mes miroirs. Si vous savez regarder,
+à la nuit tombante, vous croirez me voir
+encore. Et sans doute y reviendrai-je en effet,
+pour vous sourire.</p>
+
+<p>Mais je veux aussi, reprit-elle, garder quelque
+chose pour moi: c'est mon beau collier d'émaux
+verts et bleus; et tu me le laisseras autour
+du cou, n'est-ce pas, maman?</p>
+
+<p>Mme Garbut ne sut répondre que par des
+sanglots: peut-être est-ce là une bonne façon
+de ne pas s'engager avec les mourants.</p>
+
+<p>Le soir, et comme j'avais veillé deux nuits
+déjà, je rentrai chez moi, épuisé de fatigue;
+ayant prié, au cas improbable où l'on constaterait
+un peu de mieux que l'on m'en fît
+avertir, pour me permettre de prendre un
+repos plus long. Mais il ne vint rien, qu'un
+camarade qui monta me voir, vers onze heures;
+j'allais justement me rendre chez Nane.</p>
+
+<p>Nous redescendîmes et je l'accompagnai
+un moment. Le malheur voulut que l'Elysée
+fût sur notre route, et mon compagnon, en
+passant, s'abandonna à la plaisanterie qui
+égayait alors les Parisiens. C'est-à-dire, qu'il
+ôta son chapeau haut de forme, comme pour
+saluer, et, en ayant contemplé attentivement
+la cime: «Mais il n'a rien du tout», déclara-t-il
+d'une voix claire.</p>
+
+<p>Il sembla que cette mimique à laquelle
+tant de gens s'étaient jusque-là impunément
+amusés fût depuis la veille devenue <i>inconstitutionnelle</i>,
+car presque aussitôt des argousins
+en civils se jetèrent sur moi, et, non sans
+quelques sourdes bourrades, («Tiens, tiens,
+c'est ça, pensais-je, des casseroles») me conduisirent
+au poste prochain. Cependant, mon
+camarade, qu'on avait, je ne sais pourquoi,
+respecté, ayant pris un fiacre qui passait
+libre, disparaissait.</p>
+
+<p>Au bout de quatre heures environ, fort
+ennuyeusement ruminées en un malpropre
+petit cachot, on me conduisit devant le commissaire,
+et je pensais déjà qu'après une
+admonestation paternelle, ou tout au moins
+avunculaire, et le conseil de ne pas y revenir,
+il allait me faire relâcher. Mais il en fut bien
+autrement.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, me dit ce magistrat d'une voix
+glaciale, (ainsi parleraient les carafes frappées,
+s'il plaisait à Dieu) des recherches faites
+chez vous, il résulte l'impression la plus
+défavorable, et je suis obligé de vous remettre
+aux mains de M. le Procureur de la République.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le Commissaire, répondis-je,
+c'est peut-être qu'on a découvert quelques
+bijoux dans un meuble, ou bien de l'or monnayé.
+Et malgré l'étonnement où pourraient demeurer
+plongés vos hommes que tant de choses
+précieuses n'aient pas été amassées par un
+pique-poche, je crois pouvoir vous affirmer
+qu'elles me viennent de famille.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, répliqua cet homme, je ne
+m'attarderai pas à relever la façon dont vous
+vous moquez déjà de la justice gouvernementale.
+Vous aurez affaire désormais à plus
+haut que moi.</p>
+
+<p>Là-dessus, m'ayant extrait du poste, on
+me conduisit en un bâtiment national beaucoup
+plus vaste. Je lus avec plaisir sur la porte:
+Liberté, Égalité, Fraternité. Mais on me mit
+au secret presque aussitôt.</p>
+
+<p>Et cela dura soixante-treize jours.</p>
+
+<p>Il était temps en vérité que cet état de choses
+cessât, le soir que la Justice, ou l'appareil
+qui en porte le nom, jugea opportun de me
+renvoyer à mes chères études. Elle ne me
+donna d'ailleurs d'explications aucune, et
+moi-même je négligeai de demander l'addition,
+content, quoique un peu hébété encore,
+de me faire conduire chez moi par le premier
+fiacre que je rencontrai: il portait le numéro
+à jamais béni de 4529479.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, me dit mon valet de chambre,
+en me présentant des cartes, il n'est pas
+venu une seule lettre, ni rien par la poste.
+C'est à croire...</p>
+
+<p>&mdash;Elles se seront égarées, voilà tout. Il
+arrive tous les jours qu'on ne reçoive pas de
+lettres de trois mois, et je vous prie de n'en
+pas accuser le gouvernement, n'est-ce pas,
+ni la police, ni la magistrature. Ce sont des
+corps où je ne veux plus compter que des amis.</p>
+
+<p>Là-dessus, comme il se faisait tard, j'allai
+dîner dans un restaurant très fréquenté,
+où je ne rencontrai pas une figure de connaissance.
+Puis je fis un tour de boulevard, et
+finis par entrer au bar du <i>Munster-Hôtel</i>:
+une surprise m'y attendait.</p>
+
+<p>Parmi cinq ou six (exactement six) Anglo-Saxons,
+qu'à leur épilation excessive je connus
+Américains, se tenait assise, aussi vivante
+qu'il lui était loisible, mon amie Nane. C'était
+bien elle, son col nu, ses yeux de pierre dorée,
+le rebroussis de ses cheveux, et c'est avec
+son éternel sourire d'enfant triste qu'elle
+m'appela.</p>
+
+<p>Suivit une de ces présentations dont je
+ne lui ai jamais pu faire perdre la fâcheuse
+habitude:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Pastisson.</p>
+
+<p>Et elle enveloppa du même geste les six
+fracs.</p>
+
+<p>&mdash;Puisqu'il faut pâtir, pensai-je; et je
+m'assis.</p>
+
+<p>Mais, comme je ne sais pas l'anglais, la
+conversation fut laborieuse. Après une infructueuse
+tentative de me faire entendre leur
+français, où Nane seule sans doute sait démêler
+ce qui lui est utile, l'un d'eux me parla quelque
+chose qui était, je pense, de l'allemand. Par
+politesse je répondis en basque: il eut l'air
+d'abord de comprendre, croyant peut-être que
+ce fût du cheepaway, mais l'erreur fut courte,
+et ils retombèrent dans un sextuple silence,
+Nane et moi nous étant alors mis à causer de
+sa guérison imprévue, de ma prison, de mille
+choses, la demi-douzaine Pastisson se leva,
+salua, s'en fut.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez-vous, me disait Nane, quand
+j'ai été guérie, et les médecins n'en revenaient
+pas (j'ai cru qu'ils allaient me faire un procès),
+je suis tombée à d'autres tracas. Votre prison,
+d'abord, m'a toute chambournée. Puis voilà
+tout d'un coup mes fournisseurs qui se déguisent
+en créanciers. Alors ça n'a pas été drôle
+du tout; ils voulaient faire saisir mes meubles,
+reprendre des bijoux, que sais-je. C'est Pastisson
+qui m'a tirée de là.</p>
+
+<p>&mdash;Mais Nane: Pastisson enfin? Ils sont six.</p>
+
+<p>&mdash;Mais non, me répond-elle avec candeur,
+je vous assure que c'est toujours le même.</p>
+<br><br><br>
+<a name="c13" id="c13"></a>
+
+<h2>XIII</h2>
+
+<h2>Les noces de Nane</h2>
+
+
+
+<blockquote class="rig"><p>«Deus bone! quam bonus ille Belga......</p>
+
+<p>(JOH. BEVERWICKIUS: <i>Epistol. ad<br>
+Vossium CLXXII</i>.)</p>
+
+<p>Bon Dieu! Le bon Belge!</p></blockquote>
+<br><br><br><br><br><br><br>
+
+<p>Sans être fataliste, ni vouloir démêler en
+toutes choses les mauvais desseins de la
+Providence, «cette caricature de Dieu», a
+dit Nicole, on peut croire que M. Dieudonné
+Le Marigo était destiné par son nom à un
+hymen inexorable.</p>
+
+<p>&mdash;Vous comprenez, conclut Nane après
+m'avoir laissé entendre qu'elle tramait d'épouser
+ce Belge riche et industriel, un mendigo,
+n'est-ce pas, c'est un monsieur qui mendie.
+Eh bien, Le Marigo, c'est un monsieur qui se
+marie; je veux dire: qui se marie en justes
+noces. Même qu'il s'attarde un peu... Dieudonné.</p>
+
+<p>&mdash;Ah Nane! de justes noces: cela va vous
+changer beaucoup. Prenez garde de les faire
+craquer, au moins.</p>
+
+<p>&mdash;Insolent, est-ce que j'engraisse?</p>
+
+<p>Et elle tourne sur elle-même, ainsi qu'elle
+a accoutumé quand elle se juge plus admirable.
+Sa toilette l'est aujourd'hui par la décence,
+la discrétion; à quoi le souci de M. Le Marigo
+n'est peut-être pas étranger, car tous les poissons
+ne se prennent pas à la même boëte.
+Enfant infortuné des Flandres, c'est contre
+vous, sans doute, que fut liée cette conjuration
+du drap et de la fourrure qui va du noir
+à l'<i>auburn</i>, en passant par l'encre-de-Chine.
+Et si vous en tâtiez, Dieudonné, comme
+je fis tantôt dans le vestibule, vous sauriez
+combien c'est agréable, cette peau de bête
+à long poil. C'est contre vous, encore, que fut
+édifié ce chapeau aussi ténébreux que les
+projets de notre amie, et qui fait une varangue
+sur son front. Tout le haut de sa face en est
+noyé d'une ombre cendreuse, où reluisent
+ses yeux d'aventurine&mdash;ces yeux qui ont
+l'air de penser quelque chose, et qui ne pensent
+même pas à rien; ces yeux dont vous aussi,
+Monsieur, après bien d'autres, hélas! vous vous
+obstinez sans doute à découvrir le sens,
+à peupler le vide mystérieux: tout de même
+qu'enfant vous vouliez voir l'Homme dans
+la lune.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous ne regardez pas la peinture,
+dit-elle.</p>
+
+<p>Car nous sommes dans une de ces petites
+Expositions, éternelle revanche des aveugles,
+dont, à chaque printemps, il y a mille et trois,
+en France seulement.</p>
+
+<p>&mdash;Merci, lui dis-je; et le diable m'emporte si
+je sais ce que je venais faire ici. Ou plutôt
+je le sais enfin: c'est mon coeur qui m'entraînait
+vers vous.</p>
+
+<p>A ces mots un rire léger voltige sur sa bouche.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes gentil, aujourd'hui, répond-elle.
+Et je songe qu'il y a longtemps que je n'ai
+été vous voir. Vous demeurez toujours à la
+même place?</p>
+
+<p>J'ai quelques raisons de ne pas recevoir
+Nane chez moi dans le moment, et je lui réponds
+avec autant de franchise mais peut-être moins
+d'ingéniosité qu'Odysseus:</p>
+
+<p>&mdash;Certainement, ma chère amie, c'est-à-dire
+non. Mon valet de chambre faisait sa
+première communion, ou plutôt sa fille. Alors
+il est tombé malade; et, par économie, je me
+suis logé à l'hôtel pour ne pas être seul&mdash;du
+côté de Saint-Sulpice, l'hôtel A'Kempis,
+je veux dire Man'A'Kempis. Connaissez-vous
+ça? C'est un hôtel très chic, un hôtel belge!</p>
+
+<p>&mdash;J'ai entendu parler, dit mon amie d'un
+air vague. Et Saint-Sulpice, c'est bien où il
+y a des tours qui se flanquent les jambes
+en l'air.</p>
+
+<p>&mdash;...?</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, où il y a un échafaudage pour
+les tenir. Et il faut aller vous voir là?</p>
+
+<p>&mdash;Certainement, dès que vous aurez l'âge
+canonique. Les dames n'y sont pas reçues
+avant celui de cinquante-deux ans.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! s'écrie Nane saisie. Mais il
+n'y a donc que des curés, là dedans.</p>
+
+<p>&mdash;Oui. Quelques évêques aussi; avec leurs
+mères, leurs bonnes allemandes...</p>
+
+<p>&mdash;Ecoutez, mon cher, c'est pas la peine de
+charrier. Si vous ne voulez pas qu'on aille vous
+voir, c'est pesé, on n'ira pas. Mais vrai, il
+fut un temps...</p>
+
+<p>&mdash;C'est quand je vous aimais.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne m'aimez plus?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute; mais il y a la Clo', la petite
+Clo'...</p>
+
+<p>&mdash;... Ni moi non plus?</p>
+
+<p>&mdash;La Clo' est une personne jeune encore,
+qui était venue passer quelques heures chez
+moi, il y a quelques mois. Elle s'est un peu
+attardée; et comme la saison a changé, elle
+n'ose plus sortir à cause que sa robe est trop
+claire.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes bête, mon pauvre ami!</p>
+
+<p>&mdash;Chut! Ne le répétez pas. Et puis, elle
+n'est pas déjà si mal, la petite Clo'. Si vous la
+voyiez, le matin, faire des cabrioles sur le
+lit, avec ses jambes blanches, il y a de quoi
+béer.</p>
+
+<p>&mdash;Bée...</p>
+
+<p>&mdash;Et je vais vous dire une bonne chose.
+Au lieu de venir chez moi, si vous voulez que
+je passe chez vous, un de ces jours, on pourrait
+faire une promenade charmante&mdash;que vous
+n'avez jamais faite.</p>
+
+<p>&mdash;Pensez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'êtes jamais montée aux tours
+Notre-Dame?</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous ne parlez que de tours, mon
+pauvre ami. Du reste, c'est vrai: je n'y suis
+jamais montée. Quand j'étais gosse, maman
+me promettait toujours ça; mais c'était
+pour le jour que je serais sage...</p>
+
+<p>&mdash;Sans attendre jusque-là, mardi prochain,
+2 h., vous irait-il?</p>
+
+<p>&mdash;Ça colle. Là-dessus, je vous laisse. Rendez-vous
+avec Dieudonné au thé de la rue
+Martin. A revoir.</p>
+
+<p>&mdash;Adieu, Madame.</p>
+
+<p>Et je reste tout seul, dans le désert versicolore
+de l'Exposition, parmi les vues de
+Venise et de Bruges-la-Morte. Faut-il que ces
+deux cités aient offensé le Ciel, pour être
+ainsi livrées aux peintres. Silencieux marais
+de Bruges, où se mirent, avec de pâles
+arbres, mainte façade bien retapée; et vous,
+canaux vénitiens, où trempent des mirlitons,
+à l'ombre des palais roses: double royaume
+du moustique, quand donc une compagnie
+de tramways vous comblera-t-elle&mdash;et nos
+voeux?</p>
+
+<p>Mais quelques jours après, c'était sur le
+dos glauque de la Seine que nous voguions,
+Nane et moi, en un de ces bateaux aux flancs
+clairs qui volent vers l'Hôtel de Ville. L'après-midi
+était bien parisien; l'air, aussi acide
+que si on y eût exprimé l'âme de mille citrons
+verts. On ne s'en pouvait garantir qu'en se
+tenant tout près de la machine&mdash;et alors,
+on se grillait d'un côté, comme Montezuma,
+&mdash;ou en descendant dans les «salons»
+&mdash;et alors ça sentait mauvais, et l'on n'apercevait
+plus goutte du panorama dont j'avais
+vanté l'agrément à mon amie.</p>
+
+<p>Le charme de ces petites parties, c'est que
+«c'est fait avec rien». Le beau travail, que
+d'amuser une dame au prix de sommes énormes.
+Ici, il faut tout tirer de soi-même, comme&mdash;pour
+employer une comparaison nouvelle&mdash;comme
+l'araignée, sa toile.</p>
+
+<p>Cependant, ma compagne contemplait, à
+travers son face-à-main et la crasse atmosphère,
+ces quais qu'elle n'avait jamais vus,
+coupés d'escaliers clapotants, et qui inclinaient
+vers l'eau le noir de leur ramure; plus loin,
+des maisons couleur de crème sale aux innombrables
+fenêtres; plus loin encore, quelque
+dôme indistinct qui semble flotter à ras des
+nues, comme une montgolfière. Et parfois,
+le dessous enfumé d'un pont faisait se dresser
+en l'air les roses narines de Nane.</p>
+
+<p>L'un d'eux, qui venait vers nous, l'étonna
+par la masse et la majesté. Orné de masques,
+il s'appuyait d'un pied sur un jardin, et supportait
+une statue équestre qui nous tournait
+le dos. Et Nane, soupçonnant que ce cavalier
+avait dû être quelqu'un de notoire:</p>
+
+<p>&mdash;Qui est-ce donc, dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;J'en ignore. Mais, mon Dieu, que vous
+êtes jolie aujourd'hui.</p>
+
+<p>&mdash;Vous croyez qu'il ne le sait pas, cet
+employé, avec sa casquette?</p>
+
+<p>&mdash;Que quoi? Que vous êtes jolie.</p>
+
+<p>&mdash;Mais non! Qu'il ne sait pas qui c'est
+la statue.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! c'est bien possible.&mdash;Un marin...
+Et Nane l'interroge.</p>
+
+<p>&mdash;Té, répond cet homme, qui a une barbe
+bleu de Prusse et l'accent marseillais, té, c'est
+Henri IV, qu'ils disent ici.</p>
+
+<p>&mdash;Merci, Monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez-vous, moi, à Paris...</p>
+
+<p>Mais il est obligé de s'interrompre pour la
+manoeuvre de l'accostage; et c'est ici que nous
+débarquons. En sorte que nous ne saurons
+jamais ce que lui, à Paris...</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai. Nane, que vous êtes jolie
+comme tout, ces jours-ci. Et quand je songe
+que c'est M. Le Marigo, avec ses quarante-cinq
+ans, qui va moissonner toutes ces roses, comme
+lui-même dirait, et tous ces lys. Quel âge avez-vous?
+Vingt-trois ans?</p>
+
+<p>&mdash;Quand vous aurez fini de m'acheter.
+Vous savez aussi bien que moi que j'ai trente
+ans.</p>
+
+<p>&mdash;Trente ans, c'est de la folie! Vous en
+avouiez tout juste vingt-cinq au dernier Réveillon.</p>
+
+<p>Nane rougit, et gravit d'un trait, sans
+paraître alourdie par son grand âge, l'escalier
+du quai.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher, reprend-elle, il y a tout un
+ordre de mensonges, comme me l'a fait comprendre
+Dieudonné, qui ne sont plus de mise
+chez une femme comme il faut.</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est un perfide désenchanteur, ce
+capitaliste, avec son goût pour la vérité. Si
+on le laissait faire, il serait capable de changer
+les bêtes en hommes. Et voyez-vous, Nane,
+le jour où on ne mentirait plus, chacun, de
+dégoût, se réfugierait tout seul dans une île
+déserte. Vous-même, la première fois que vous
+le tromperez, votre Marigo,&mdash;car vous le
+tromperez, n'est-ce pas...?</p>
+
+<p>&mdash;C'est possible; mais si je le fais, répond-elle
+non sans obscurité, ce ne sera pas rien
+que pour le plaisir qu'il le soit: ce sera aussi
+pour mon plaisir.</p>
+
+<p>&mdash;D'accord, mais le soir de ce jour-là,
+croyez-vous que vous lui direz, en vous mettant
+à table: «Mon ami, je viens de vous faire cocu
+avec M. Adolphe Désuet, de la grande maison
+de lingerie?» Non.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher, réplique Nane, cela prouve
+seulement qu'il y a aussi tout un ordre de
+vérités qui ne sont pas de mise chez une femme
+comme il faut.</p>
+
+<p>À quoi elle ajoute:</p>
+
+<p>&mdash;Ça, ça n'est pas M. Le Marigo qui me
+l'a dit.</p>
+
+<p>Entre tant, nous voici au pied de la tour.
+Je prends deux tickets à 0 fr. 50 l'un; car ces
+petites fêtes, pour modeste qu'en reste le train,
+ne sont pas tellement gratuites qu'on croirait.
+Et là-dessus nous gravissons deux mille cinq
+cent trois marches, ou environ.</p>
+
+<p>&mdash;Ouf, fait Nane, qui s'est fait porter, en
+quelque sorte, dans les trois derniers quarts du
+parcours.</p>
+
+<p>Sur la terrasse, une aimable bise nous
+accueille, qui rachète l'aigreur par l'humidité.
+À nos pieds pleure Paris, avec des clochers et
+des toits qui percent la brume. Mais, plus près
+de nous, toutes les pierres, et la plate-forme
+entre les deux tours, et le peuple pétrifié des
+monstres qui en ornent les abords, sont
+flammés noir et blanc, comme on voit certains
+pelages. Et parmi les hyènes, les éléphants,
+les diables, il y a une image surtout qui étonne
+mon amie: c'est le démon qui, accoudé sur un
+coin de balustrade, contemple la capitale du
+péché avec une si cruelle goguenardise. Celui-là
+aussi, Nane voudrait l'«identifier»; et comme
+personne ne me démentira:</p>
+
+<p>&mdash;C'est, lui dis-je, Baalzébub, prince des
+mouches.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne doit pas, observe-t-elle, être très
+occupé de ce temps-ci. À moins qu'il n'ait
+aussi la police sous ses ordres. Justement, elle
+n'est pas loin. Mais comme il est laid: il me
+fait presque peur, avec sa langue.</p>
+
+<p>Et frissonnante, elle s'insinue dans mon
+pardessus.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai froid, dit-elle: embrassez-moi.</p>
+
+<p>&mdash;Attendez un peu, Nane. Il y a ici un mufle
+de gardien, qui est toujours derrière les gens
+pour les pincer à ça. Il faut profiter quand il
+vient juste de repartir.</p>
+
+<p>À peine ai-je émis ces paroles que le gardien
+projette, à l'angle d'un mur, son blair grotesque.
+Mais comme je suis en train d'indiquer, avec
+mon parapluie, un invisible Arc de Triomphe,
+il bat en retraite, déçu; et j'en profite pour
+obéir aux ordres de mon amie.</p>
+
+<p>&mdash;...Là! en voilà assez, dit-elle enfin. On
+s'en va.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous mettrai chez vous, si vous voulez,
+à moins que...</p>
+
+<p>&mdash;À moins que?</p>
+
+<p>&mdash;...Que vous ne préfériez me mettre chez
+moi,&mdash;un petit moment.</p>
+
+<p>&mdash;Et Mlle Clo'?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai réfléchi, figurez-vous, qu'en voiture
+fermée elle pourrait sortir sans scandale. Alors
+je l'ai renvoyée chez sa mère&mdash;changer
+de robe.</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous que je vous dise, mon cher,
+vous êtes un fumiste. Et Mlle Chose n'a jamais
+existé.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a tant de gens, Nane, qui n'ont
+jamais existé. Mais, voici une voiture... Cocher!</p>
+
+<p class="mid">* * * * *</p>
+
+<p>Quelques heures après, Nane, ayant déjà
+remis jusqu'à sa voilette:</p>
+
+<p>&mdash;Adieu, dit-elle, les restes pour Mlle
+la Clo'.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! s'ils étaient aussi bons que les morceaux
+que je laisse à M. Le Marigo. Pourvu
+qu'il n'y trouve rien de manque ce soir.</p>
+
+<p>&mdash;Marigo? ce soir! Non, mais vous pensez
+s'il peut se bomber d'être renseigné à l'avance.
+Pour cette fois, je tiens au maire, mon cher;
+et au curé.</p>
+
+<p>&mdash;Et aux filatures.</p>
+
+<p>&mdash;Et aux filatures, oui. Et il suffît parfois
+d'une imprudence pour tout remettre en
+question. Les plans les mieux ourdis sont ceux
+que l'on base sur...</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi vous mettez-vous à parler
+«lune», comme ça, tout d'un coup?</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, «lune» ou pas, le voyez-vous
+me plaquant, après dégustation. Ce que les
+petites camarades seraient folles de joie!</p>
+
+<p>&mdash;Mais au contraire, telle que je vous
+connais (ne rougissez pas), que je vous connais
+encore,&mdash;et c'est ce qui me tue,&mdash;il me
+semble que vous ne pouvez que gagner à
+multiplier les points de contact.</p>
+
+<p>&mdash;Et croyez-vous donc que ces qualités
+qu'on aime à rencontrer chez sa bonne amie,
+je veux dire l'invention, le doigté, la... la
+gymnastique..., savoir attaquer..., prendre la
+pose, etc., tout cela convienne chez une
+épouse?</p>
+
+<p>&mdash;Je veux bien, moi. Mais pour parler
+d'autre chose, le patient, comment est-il, dans
+tout ça?</p>
+
+<p>&mdash;Il marque pas mal, merci; avec une
+redingote, toujours, et une belle barbe où il
+passe des petits peignes. Il arrive aidé d'une
+serviette, où il y a des montagnes de papiers,
+et qu'il ne retrouve jamais quand il s'en va.
+«Vous me l'avez cachée», dit-il alors d'un
+ton espiègle. (Non, mais je me vois jouant à
+«l'objet trouvé» avec ce quadragénaire.) A la
+fin, on la dégotte sous le canapé, où il l'avait
+mise, et il s'en va.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, seule!</p>
+
+<p>&mdash;Ne le croyez pas. Presque aussitôt, il
+revient, tire de sa poche&mdash;côté coeur&mdash;une
+petite chose froissée et triste, un bouquet de
+violettes de deux sous qu'il avait oublié de
+me donner, m'embrasse sur le front et res'en
+va.</p>
+
+<p>&mdash;Mais pourquoi de deux sous?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! voilà. C'est que j'avais été assez
+poireaute, au début, pour lui dire que je les
+aimais: vous savez, comme on dit dans les
+romans. Évidemment, je les aime, de loin, sur
+les éventaires: ça fait des jolies taches, demi-deuil.
+A part ça, j'aime mieux deux louis de
+lilas... Ah! que je voudrais sentir les lilas, à la
+campagne. Ce printemps, qu'il faisait tiède,
+et que j'ai passé avec vous, en Victoria, par la
+rue du Petit-Musc: il y en avait en haut d'une
+muraille, vous rappelez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Comme je vous vols.</p>
+
+<p>&mdash;Mais Dieudonné, depuis que j'ai dit
+ça, tout le temps il m'en apporte, des bouquets
+de deux sous. Si nous sortons ensemble et qu'il
+aperçoive un marchand, de loin il prépare ses
+deux sous. Et si le marchand n'a pas de violettes
+à deux sous, mon cher, <i>il n'en prend pas</i>.
+«Non, non, dit-il: quatre sous c'est trop
+cher.» Et il faut voir son air mutin!</p>
+
+<p>&mdash;Espoirs charmants.</p>
+
+<p>&mdash;Ça n'est pas qu'il soit avare, au moins.
+Un peu regardant, tout au plus, et plutôt par
+éducation. J'ai idée que son père n'a jamais
+été duc.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un mot.....?</p>
+
+<p>&mdash;Non, et ses billets de banque, il les met
+dans la doublure de son gilet. Même qu'il
+voulait me faire voir. Mais comme je n'ai pas
+l'intention de l'entauler avant les noces... Du
+reste, il est en train de m'acheter une maison,
+boulevard Raspail, un immeuble de rapport,
+pour que je n'entre pas en ménage les mains
+vides. «Il ne tient qu'à vous-même, comme je
+lui en ai fait la remarque, d'y mettre quelque
+chose.»</p>
+
+<p>&mdash;Et quoi qu'il a répondu, l'homme du
+Nord?</p>
+
+<p>&mdash;«Ce que j'aime, il a soupiré, c'est votre
+simplicité.»&mdash;«Et moi aussi, c'est ce que je
+préfère en vous», je lui ai dit.</p>
+
+<p>&mdash;Avec ta bouche.</p>
+
+<p>&mdash;D'ailleurs, je ne sais pas pourquoi je
+vous raconte tout ça. C'est un excellent homme,
+qui a confiance en moi. Et je ne voudrais pas
+qu'on le chine: je l'aime beaucoup... Mais, de
+ma vie passée, je ne lui ai pas tout dit.</p>
+
+<p>&mdash;A qui avez-vous tout dit, jamais?</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher, il n'y a pas un homme dans ce
+cas qui resterait couché une minute de plus.</p>
+
+<p>&mdash;Nane, il faut que je vous embrasse pour
+ce mot-là.</p>
+
+<p>&mdash;Laissez-moi au moins relever ma voilette.</p>
+
+<p>&mdash;Merci.....</p>
+
+<p>&mdash;Pour en finir avec M. Le Marigo, je l'ai
+présenté à maman, à mon beau-frère....</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes donc rabibochée avec votre
+soeur?</p>
+
+<p>&mdash;Il a bien fallu. Qu'est-ce que je n'ai pas
+fait pour ce mariage? jusqu'à aller à la messe.</p>
+
+<p>&mdash;Vous allez à la messe? Ah! que je vous
+baise encore.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous savez, toute votre messe, ça
+ne m'empêche pas de penser comme je veux.</p>
+
+<p>&mdash;Ce serait dommage que non.
+Là-dessus, Nane, ayant promis de m'écrire,
+s'en va de ce pas olympien qu'il serait oiseux
+de décrire pour la onzième fois.
+Et depuis, je ne l'ai jamais revue.</p>
+
+<p>Mais elle m'écrivit, et quinze jours environ
+après ces propos que nous avions échangés,
+non sans résultat, au sujet du mariage qu'elle
+fomentait, je reçus cette lettre, qui me fit
+presque regretter de l'avoir si souvent traitée
+de sotte au dedans de moi...&mdash;et aussi soupçonner
+que Nane prenait depuis quelque temps
+des leçons de style.</p>
+
+<p>«Mon cher ami,</p>
+
+<p>«Ça y est. Les bans se publient, et nous
+sommes affichés à la mairie. Le sieur Georges-Aristarque-Dieudonné
+Le Marigo, propriétaire industriel,
+épouse Mademoiselle..... parfaitement:
+Mademoiselle&mdash;Mademoiselle moi, sans
+profession. Ça lui a un peu couru, d'abord, de
+voir que je m'appelais Garbut, plutôt que
+Dunois. «Mais, lui ai-je dit, je suppose que
+vous ne m'épousez pas pour mon nom. Et du
+reste, qu'est-ce que ça fait, puisque je prends
+le vôtre.»</p>
+
+<p>«&mdash;Ce n'est pas ça, qu'il a fait; mais je
+me demande pourquoi vous en avez changé.</p>
+
+<p>«&mdash;Je vous l'ai dit cent fois, si ça n'est pas
+une (n'en croyez rien, vous: je n'en avais
+jamais seulement pipé); c'est parce que ma
+pauvre soeur avait un peu trop fait parler d'elle,
+avant de trouver un électricien responsable.
+Et à cette époque, je me destinais à la carrière
+théâtrale. (Eah: théâtrale, j'ai dit.)</p>
+
+<p>«&mdash;Je vous demande pardon, je n'y pensais
+plus, a répondu cet honnête homme.</p>
+
+<p>«Mais moi, j'ai gardé un air offensé, et
+poussé, pendant une heure, des soupirs de
+veau qui a peur. Il faut prendre garde que tout
+ceci se passait chez moi. Au fond, j'avais envie
+de rire, à m'imaginer l'hérissement des Lemploy,
+s'ils m'avaient entendu débiner la chaste
+jeunesse de Clotilde. Vous savez si elle y tient,
+à son passé; n'ayant guère que ça à se mettre
+sous la dent, qu'elle a d'ailleurs un peu rare,
+comme le cheveu. Mais ce n'est pas pour son
+charme que je l'aime.</p>
+
+<p>«Après un siècle, donc, de ces soupirs, et
+tout ce renfrognement qui me recroquevillait
+la moue, il n'y a plus tenu, le filateur: il a filé.
+Et moi je le croyais dissipé déjà dans l'air
+pour quelques heures, que d'avance ma pensée
+dépensait en menus plaisirs, menus, menus
+&mdash;comme la bouche de Primavérile&mdash;; mais
+écoute s'il pleut. Est-ce qu'il ne revient pas
+au bout de onze minutes, environ; avec cet
+air roucoule à lui vider un syphon dessus, et
+le sempiternel bouquet de violettes: «Vous
+croyez peut-être, je lui ai dit, que les orchidées,
+ça salit les gants?» Et, tout l'après-midi, j'ai
+été comme une herse.</p>
+
+<p>«Mais avouez aussi, mon ami, depuis cinq
+mois qu'il me courtise, à trois bouquets par
+jour, en moyenne, ça fait quatre cent cinquante
+bouquets à deux sous, soit quarante-cinq francs
+de fleurs. Voilà ce qu'on nomme, sans doute,
+le fleuretage; eh bien, ça n'est pas assez; et
+vous-même étiez plus magnifique, à l'époque où
+j'habitais votre garno de coeur.</p>
+
+<p>«Mais je ne vous écris pas purement pour
+vous conter ces ragots: c'est, à vrai dire,
+dans le but de vous demander quelque chose.
+Vous-même m'avez dit que la plupart des
+lettres de femmes n'en avaient point d'autre.
+Et, en passant, croyez-vous que celles des
+Messieurs ne soient toutes que pour offrir?</p>
+
+<p>«Enfin, voici: quand on se marie, il ne suffit
+pas, malgré le proverbe, d'être deux. Comme
+pour les duels, outre les combattants, il faut
+encore des témoins; et, comme pour les duels,
+il y a des gens que ce rôle enchante, d'autres,
+non. J'ai peur que vous ne soyez de ces derniers;
+et pourtant j'ai besoin de vous, de votre
+bras, de votre signature, car enfin, réfléchissez:
+qui prendrais-je? Et pensez-vous
+qu'il y ait tant de gens de votre genre, avec
+qui, après avoir été au mieux, je ne sois pas
+restée au pire.</p>
+
+<p>«C'est vrai qu'on a le droit, aujourd'hui,
+de prendre des femmes, pour ça. Mais vous
+savez, vous<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2"><sup>2</sup></a>, que je n'en ai jamais aimé
+beaucoup l'usage, quand même la mode a pu,
+un temps, l'imposer à mes contemporaines;
+parmi tant d'autres choses non moins saugrenues;
+telles que la morphine, les Cinghalais,
+ou encore ces pièces de théâtre qu'on allait
+voir en bandeaux, et qui se passaient dans les
+pays froids.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote2" name="footnote2"></a><b>Footnote 2:</b><a href="#footnotetag2"> (return) </a> Le correspondant de Mlle Dunois déclare n'en rien savoir.</blockquote>
+
+<p>«Et puis encore, qui prendre? Ah! si la
+marquise d'Iscamps n'était pas au lit, elle
+aurait marché, j'en suis sûre. Ses façons à
+mon égard ont toujours été si gracieuses que
+j'ai cru pouvoir la prévenir de l'événement.
+D'autant plus que ça doit lui faire plaisir
+que je me marie «dans la chapelle du domaine
+de Saint-Thiers-le-Capiau», car c'est là que
+nous bouclons la boucle, mon cher: une vieille
+terre, à plus d'une lieue des ateliers, et venant
+de la mère à Marigo, qui était fille (vous me
+suivez bien) du comte des Ardennes, ou
+Désardènes, une bonne famille du pays.</p>
+
+<p>«Mais enfin vous voyez, d'après tout ça,
+que vous pouvez très bien venir. A la campagne,
+ce n'est jamais très cérémonie, je pense.
+Vous pourriez même passer deux ou trois
+jours d'avance à Saint-Thiers, où je serai
+(Dieudonné couchera à l'auberge, par convenance);
+et me donner un peu votre avis sur
+la maison, sur le vin, sur les domestiques, sur
+ce qu'il y a à faire, en général. Et quant au
+préjugé, au respect humain, etc., qui interdit
+d'assister aux noces d'une personne comme
+moi, j'espère que vous êtes au-dessus de ça,
+malgré toutes vos bigoteries.</p>
+
+<p>«Pour en revenir à Mme d'Iscamps, elle est
+malade; mais elle m'a fait un cadeau tout de
+même: c'est une cafetière Empire. Je pense
+même qu'elle est de l'époque, car elle est
+dédorée, et, de plus, il y a leurs armes, ce qui
+est d'une grande politesse, ou d'une grande
+malice. Et on m'a donné bien d'autres jolies
+choses. Mon vieil ami, M. de Malapper, vous
+savez, ce petit gris qui a trois mille francs de
+rentes, et pour un million de bibelots chez
+lui; il est venu me voir, l'autre jour, avec un
+air et un paquet bien enveloppés, et m'a dit:</p>
+
+<p>«&mdash;Ma chère enfant, c'est la première fois
+que je me dessaisis d'un objet de mon cabinet.
+Mais vous feriez renier Dieu quatre fois.
+«Là-dessus, il a démaillotté son poupon:
+c'était quelque chose de petit, de sale; ça
+ressemblait à un chandelier, à moins que ce ne
+fût quelque chose pour friser les cheveux, ou
+pour couper les légumes; et M. de Malapper
+a ajouté:</p>
+
+<p>«&mdash;C'est un ivoire du XIVe siècle; un
+moule de fauconnerie pour fabriquer des capuchons
+d'épervier (il le caressait avec amour);
+la base est en os et plus ancienne. Vous voyez:
+elle faisait sans doute partie d'un objet carolingien
+similaire, qui aura subi une réfection
+partielle. Et promettez-moi, ma chère enfant,
+si jamais vous veniez à mourir, et que vous
+n'en auriez pas l'emploi précis, de le léguer
+au Musée du Louvre.</p>
+
+<p>«Ce que je fis, en l'embrassant.</p>
+
+<p>«Et il y a mon coiffeur, aussi, M. Larivoste,
+dont les yeux sublimes vous amusaient tant.
+Lui m'a apporté, devinez quoi: une grosse
+éponge, mon cher, mais grosse comme la
+gidouille d'Ubu.</p>
+
+<p>«&mdash;Et dans quel but, lui ai-je dit, m'offrez-vous
+cette énorme plante marine?</p>
+
+<p>«Je pense qu'il était ivre: il m'a répondu:</p>
+
+<p>«&mdash;Je voudrais voir Madame en faire
+usage.</p>
+
+<p>«Alors je l'ai flanqué à la porte; mais j'ai
+gardé l'éponge. Elle vaut bien vingt-cinq
+francs. Et, comme dit Dieudonné, l'économie
+ne semble ridicule que chez les gens qui n'ont
+rien, ou peu de chose.</p>
+
+<p>«Et vous, mon ami, qu'allez-vous m'offrir?
+Quoique ce que j'aimerais le mieux, c'est votre
+présence, entendez-vous? Allons, cher clair
+de lune, laissez-vous faire. Vous êtes le seul,
+décidément, qui, amour à part, me convienne
+tout à fait au moral, comme au physique.
+Je ne veux pas dire que vous soyez beau comme
+le jour, non. Mais enfin, au contraire du chandelier
+Malapper, vous ne semblez encore avoir
+subi aucune réfection, même partielle. Et pour
+tout dire, vous avez (précocement: je le veux
+bien, mais enfin vous avez) quelques-uns
+des agréments du soir. Vous savez entrer dans
+une chambre sans plus de bruit que le crépuscule;
+vous êtes secret comme un puits
+sous grille; vous ne chantez jamais&mdash;que
+durant votre toilette&mdash;; et quand vous vous
+asseyez sur un meuble, il ne fait pas de
+poussière (ni vous non plus d'ailleurs, chez les
+gens, n'étant point crampon de nature). Quoi,
+avec tant de qualités, faudra-t-il me priver de
+vous? Venez, vous dis-je, venez deux ou
+trois jours d'avance; et dois-je vous répéter
+que Dieudonné couche à l'auberge. Adieu,
+je vous embrasse.</p>
+
+<p>«Votre amie</p>
+
+<p>«Nane.»</p>
+
+<p>Au reçu de cette agréable lettre, je tombai
+dans mille perplexités et une perplexité: telle
+la branche caduque, entraînée au fil de l'eau,
+et dont se jouent, etc...</p>
+
+<p>La vérité c'est que j'étais en grand deuil, et
+qu'il n'y avait peut-être pas, à la noce d'une
+horizontale, prétexte suffisant à le rompre.
+C'eût été déjà beaucoup, en temps ordinaire,
+que d'aller jouer, devant l'autel, à l'oncle ou
+au cousin d'une dame toute blanche que l'on
+a si souvent tenue dans ses bras, vêtue à
+peine d'un peu de lin.</p>
+
+<p>D'autre part, l'approche de son mariage,
+c'était comme lorsque elle avait été près de
+mourir, et la parait à mes yeux des grâces du
+renouveau. J'aurais eu plaisir, en vérité, dans
+le beau domaine de Saint-Thiers-le-Capiau, à
+me montrer familier envers une hôtesse aussi
+belle; à l'heure même où le Marigot aurait
+regagné son auberge à travers la boue des
+champs et l'innombrable betterave. Cependant
+le feu, favorable aux amants, eût souri dans
+la cheminée familiale à nos caresses, ou éclairé
+parfois l'appas, un instant découvert, de mon
+amie, du sanglant éclat de l'escarboucle. Ah!
+si au moins j'avais pu n'accepter de cette
+hospitalité que les deux ou trois jours qui
+précéderaient la noce.</p>
+
+<p>Puis c'était là un jeu dangereux, à quoi
+Nane, soucieuse de ne point perdre cette grosse
+partie sur une dernière carte, ne se serait
+prêtée peut-être que de mauvaise grâce&mdash;et
+c'est en amour surtout que la façon de donner
+vaut mieux souvent que ce qu'on donne. En
+conséquence, je choisis de me dégager, et lui
+écrivis la lettre suivante:</p>
+
+<p>«Ma chère amie,</p>
+
+<p>«C'est pour remercier, et refuser, hélas! La
+faute en est à une tante, une vraie, qui m'est
+morte il y a dix jours, le lendemain de cette
+ascension aux tours Notre-Dame, dont je
+n'oublierai jamais que nous en délassâmes
+chez vous la fatigue. Cette tante, je le répète,
+n'est point une fable, quoiqu'elle soit maintenant
+réduite à ne vivre que dans la mémoire
+des siens. Elle se nommait de son vivant
+Mme de la Font-Merlin, personne acariâtre et
+abandonnée au jansénisme. Nous étions aux
+couteaux depuis fort longtemps, ce qui la
+détermina sans doute à me léguer, au détriment
+de ses proches, tout ce qu'elle n'avait pu
+placer en viager. Cela fait encore une liasse,
+Nane: quel moment prenez-vous pour nouer
+des liens légitimes?</p>
+
+<p>«Mais vous sentez par vous-même combien
+il m'est défendu, un peu de temps encore, de
+me livrer à des plaisirs officiels. Celui de vous
+conduire à l'autel eût été vif pourtant, et
+surtout de vous en ramener épouse chrétienne,
+parée par le sacrement de quelques vertus
+nouvelles pour vous, j'ose le dire. Ce ne sera
+point une insulte, n'est-ce pas, de vous voir
+comme sous un jour nouveau, dès que vous
+aurez revêtu, parmi les autres caractères de
+l'épouse, cette retenue, cette pudicité, qui
+enseignent à cacher de sa jambe ou de son
+épaule tout ce qu'une volupté matrimoniale
+et savante dérobe à la vue pour le réserver au
+sens plus précieux du toucher. Et pour parler
+plus précisément que ce galimatias, Nane,
+cela veut dire qu'il vous vaudra mieux, une
+fois mariée, si j'ai compris quelque chose à
+votre Belge, porter au lit des chemises montantes,
+et qui ne lui laissent point rassasier ses
+yeux. Craignez qu'au hasard de la causerie,
+et d'une couche défaite qui ne vous voilerait
+plus, cette même chemise, roulée en turban
+et remontée jusque sous vos épaules, ne laisse
+jaillir votre soudaine nudité, telle une amande
+verte dont on presserait la gaine entre ses
+doigts. Il vaudra mieux aussi les choisir moins
+transparentes que celles où, dit-on, vous
+pensiez autrefois vous dérober, et qui étaient
+à vos membres comme ce peu de brume couleur
+de perle que le printemps suspend autour
+d'un peuplier svelte et pâle. Contentez-vous
+qu'elles soient diaphanes, quelques-unes, et
+vous pareille alors à l'ébauche de Galathée que
+l'albâtre emprisonne encore. Au demeurant
+choisissez-les collantes, ces chemises: sévères
+mais justes, voilà le point.</p>
+
+<p>«Encore une fois, c'est, à la province, le
+toucher qui est le sens le plus vif, comme
+partout où l'hypocrisie aiguise ces curiosités
+que nous avons au bout des doigts. Que celles
+de monsieur votre mari puissent reconnaître
+et solliciter son plaisir à travers la rigueur
+d'une hollande, où vous le braverez, attentive.
+Car les jeux d'une amie qui s'ébat sous un
+linge mousseux, telle que la baigneuse dans
+l'écume, ce ne sont point plaisirs d'industriels.
+Celui-ci, s'il heurte à cette blanche
+armure, ou vous en veut, tout de suite, dérober,
+que l'étroitesse du fourreau, aidée par un peu
+d'écart de vos genoux, lui rende difficile d'en
+toucher dès l'abord l'envers et le plein.</p>
+
+<p>«Si j'ajoute qu'ayant été épousée pour
+votre charme plutôt que vos vertus, il faut
+éviter de vous montrer trop ménagère; et que
+votre rôle ne va pas, chaussée de lasting et
+vêtue de poult de soie, à surveiller les sauces,
+j'aurai tout dit, je pense. Oui, tels sont à peu
+près, ma chère Nane, les conseils paternels que
+mon rôle auprès de vous, si je l'avais pu remplir,
+m'aurait appelé à vous donner. Mais quel
+que soit le prix que votre indulgence y voudra
+bien attacher, ne la poussez point jusqu'à les
+vouloir faire admirer de M. Le Marigo. Le sel
+lui en échapperait, je pense; et moins vous lui
+en direz en toutes choses, moins vous lui en
+montrerez, et lui laisserez voir même, mieux
+cela vaudra. Ne vous abandonnez guère;
+craignez l'automatisme, et trop de hardiesse
+dans votre langage, ou votre costume: enfin
+n'oubliez jamais qu'il est votre mari. Gardez
+de lui dire au petit jour, le lendemain de vos
+noces, distraite et vous croyant encore à Paris,
+dans ce Paris où tant d'inconnus passent:
+«Chéri, il serait peut-être temps de vous
+retirer: mon ami vient quelquefois de très
+bonne heure». Ou bien: «En partant, si la
+porte est encore fermée, criez au concierge:
+Docteur Durand! C'est le manucure du second.»</p>
+
+<p>«Et du reste, de tous ces avis, si vous préférez
+n'en suivre aucun, qu'à cela ne tienne.
+Les choses n'en iront sans doute pas plus mal;
+car, on a beau faire, les choses vont toujours
+la même chose.</p>
+
+<p>«Peut-être penserez-vous aussi que mon
+rôle, en toute cette affaire, n'est pas de vous
+donner des conseils seuls; et je vous entends
+bien; mais j'ai beau me creuser la tête, je ne
+sais que vous offrir. Ah! si ma tante était
+déjà «réalisée», comme dit mon ami l'arriviste.
+Mais il y a des longueurs, du notaire
+au bijoutier. Alors, j'ai songé à vous envoyer
+mon dictionnaire Larousse. J'en suis dégoûté;
+il est plein d'erreurs, qui telles quelles, pourtant,
+pourraient encore suffire à votre instruction.
+Mais peut-être que ça ne vous amuse pas
+beaucoup, le dictionnaire Larousse? Préférez-vous
+le Moreri? Non plus; quoi alors? Vous
+savez bien qu'il ne me reste pas un bibelot
+passable, depuis longtemps que vous avez
+pris le soin de n'en laisser chez moi aucun qui
+puisse tenter une autre femme; ce qui est du
+sentiment le plus délicat, mais n'a pas laissé
+de faire un peu de vide sur mes commodes.</p>
+
+<p>«Ah! si, pourtant, j'ai quelque chose depuis
+peu que vous ne connaissez pas. C'est une
+aquarelle de Leone Georges, de la plus équivoque
+chasteté: deux femmes qui caressent
+un paon blanc, et se sourient. Vous en seriez
+folle!</p>
+
+<p>«Car cela fait rêver à tout un petit monde
+de féerie et de fête galante, marionnettes aux
+réflexes ingénieux, coeurs de nèfles, corrompus
+et glacés; et tant de beaux yeux meurtris.
+Et puis des travestis, des négrillons, des macaques,
+des kakatoës, des carlins: Bergame
+ou Masulipatam. Là, des chambres parquetées
+en bois des îles répandent l'odeur du benjoin,
+de la jonquille et des longues chevelures.
+Ouvrez-en les fenêtres, un soir; vous trouverez
+qu'elles donnent sur de hautes serres, parfois
+striées d'une pluie artificielle et parfumée,
+que, du dehors, le soleil couchant irise d'arcsen-ciel
+fragiles&mdash;où des oiseaux en duvet, des
+papillons, mille fleurs, balancent leur mélancolie
+versicolore&mdash;où Colombine, à la dérobée,
+vient rafraîchir le bout de ses doigts dans la
+fontaine de rocaille aux larmes noires.</p>
+
+<p>«N'aimeriez-vous pas bien connaître l'auteur
+aussi? Comme on se la figure pareille à
+ses personnages, menue, fragile, et que le soir
+il faut ranger dans une vitrine.</p>
+
+<p>«Et, du reste, ça ne m'amuse pas beaucoup
+que vous deviez dormir contre ce Flamand.
+Mais quoi, c'est la vie, comme disait un philosophe
+qu'on menait pendre. Vous, au moins,
+ne vous laissez point affliger par ces confuses
+cérémonies. N'y apportez pas la figure d'une
+amie que j'avais à la province, et que je rencontrai
+un matin qu'elle se mariait. C'était à
+cette heure de l'année où, dans les jardins
+dont cette ville est enclose, l'odeur des tilleuls
+commence à effacer celle des glycines. Mon
+amie, elle, devait sentir la fleur d'oranger,
+pour peu que celle dont sa robe était ornée
+fût authentique: mais là-dessus, j'avais des
+doutes. Toujours est-il qu'elle me jeta, comme
+je passais, le plus mélancolique regard d'oiseau
+en cage qui se puisse rêver. Et certes,
+j'avais de bonnes raisons de croire que ce
+n'était pas moi qu'elle regrettait: mais ma
+vue lui rappelait peut-être quelques-uns des
+plaisirs de la liberté.</p>
+
+<p>«Puisse la vôtre vous être légère à perdre;
+et laissez-moi, une dernière fois, saluer vos
+lèvres, puisque désormais, ô Nane, vous ne
+serez plus que ma soeur. Hélas, et n'était-ce
+point assez des Suédois?...</p>
+
+<p>«N.»</p>
+
+<br><br><br>
+
+<p><b>Table des Matières</b></p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p><a href="#cd">DÉDICACE</a></p>
+<p><a href="#ci">INTRODUCTION</a></p>
+<p><a href="#c1">I.</a>&mdash;LES SIRÈNES</p>
+<p><a href="#c2">II.</a>&mdash;COMMENT ON S'AIME:</p>
+<p class="i2"> <a href="#c2a">i.</a>&mdash;<i>Première version</i></p>
+<p class="i2"> <a href="#c2b">ii.</a>&mdash;<i>Version seconde</i></p>
+<p><a href="#c3">III.</a>&mdash;L'APÉRITIF CHEZ LA MARQUISE</p>
+<p><a href="#c4">IV.</a>&mdash;L'HEUREUSE MÈRE</p>
+<p><a href="#c5">V.</a>&mdash;L'APRÈS-MIDI ESTHÉTIQUE</p>
+<p><a href="#c6">VI.</a>&mdash;UNE JOURNÉE ENTRE TOUTES</p>
+<p><a href="#c7">VII.</a>&mdash;NANE-AU-MIROIR</p>
+<p><a href="#c8">VIII.</a>&mdash;VENISE SENTIMENTALE</p>
+<p><a href="#c9">IX.</a>&mdash;L'INDIFFÉRENT</p>
+<p><a href="#c10">X.</a>&mdash;LES ASPHALTITES</p>
+<p><a href="#c11">XI.</a>&mdash;LES CHARITÉS DE NANE:</p>
+<p class="i2"> <a href="#c11a">i.</a>&mdash;<i>Primavérile de Ver</i></p>
+<p class="i2"> <a href="#c11b">ii.</a>&mdash;<i>Le bon chien Cocktail</i></p>
+<p class="i2"> <a href="#c11c">iii.</a>&mdash;<i>L'Hospitalité écossaise, ou l'Électricien</i></p>
+<p><a href="#c12">XII.</a>&mdash;NANE PENSE MOURIR</p>
+<p><a href="#c13">XIII.</a>&mdash;LES NOCES DE NANE</p>
+ </div> </div>
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Mon amie Nane, by Paul-Jean Toulet
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MON AMIE NANE ***
+
+***** This file should be named 15882-h.htm or 15882-h.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ https://www.gutenberg.org/1/5/8/8/15882/
+
+Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online
+Distributed Proofreading Team. This file was produced from
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+nationale de France (BnF/Gallica)
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+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
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+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
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+*** START: FULL LICENSE ***
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+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
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+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
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+electronic work, or any part of this electronic work, without
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+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
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+
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+electronic work or group of works on different terms than are set
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+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
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+1.F.
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+is also defective, you may demand a refund in writing without further
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+
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+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
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+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+*** END: FULL LICENSE ***
+
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+
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index 0000000..6312041
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+++ b/LICENSE.txt
@@ -0,0 +1,11 @@
+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
+
+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
diff --git a/README.md b/README.md
new file mode 100644
index 0000000..487614e
--- /dev/null
+++ b/README.md
@@ -0,0 +1,2 @@
+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
+eBook #15882 (https://www.gutenberg.org/ebooks/15882)