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+ <title>Contes de Noel</title>
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+Project Gutenberg's Contes de Noël, by Madame Henri de La Ville de Mirmont
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+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+Title: Contes de Noël
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+Author: Madame Henri de La Ville de Mirmont
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+Release Date: January 12, 2005 [EBook #14677]
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+Language: French
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+Character set encoding: ISO-8859-1
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES DE NOËL ***
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+Produced by Suzanne Shell, Renald Levesque and the Online Distributed
+Proofreading Team. This file was produced from images generously
+made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica).
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+<h3><i>Madame DE LA VILLE DE MIRMONT</i></h3>
+<br><br>
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+<br><br>
+
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p><i>Qu'il est doux, qu'il est doux d'écouter des histoires,</i></p>
+<p><i>Des histoires du temps passé;</i></p>
+<p><i>Quand les branches d'arbres sont noires,</i></p>
+<p><i>Quand la neige est épaisse et charge un sol glacé</i>.</p><br>
+<p>A. de Vigny.</p>
+<p>«<i>La Neige</i>».</p>
+ </div> </div>
+<br><br>
+
+
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+
+
+<p class="mid">1906</p>
+<br><br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/02.png"></p>
+
+
+
+
+<p><i>A Jean.</i></p>
+<br><br>
+
+
+<h3>I</h3>
+
+<p>L'arbre de Noël, un robuste sapin de la montagne,
+s'élève droit, imposant et un peu nu, dans la grande
+pièce lambrissée de vieux chêne. Ses bougies, en trop
+petit nombre, éclairent mal les coins délabrés; mais,
+dans la haute cheminée, une énorme bûche envoie sur
+le plancher, soigneusement lavé, sur les meubles, modestes
+et brillants, une chaude et joyeuse lueur rouge.
+Sapin et bûche viennent de la grande forêt silencieuse
+où la brise de la montagne éveille en passant la senteur
+humide des feuillées, la forêt majestueuse, aux profondeurs
+de cathédrale, où la lumière, filtrant à travers les
+rameaux sombres, fait, sur l'épais tapis d'aiguillettes
+rousses qui cède sous les pas, une ombre mauve, mystérieuse
+et douce. On a vu grandir l'arbre auprès de la
+clairière «aux myrtilles»; c'est un ami. Voilà déjà
+longtemps qu'il était destiné à faire la joie de la veillée
+de Noël. Le père Jousse, possesseur de ce coin de bois,
+l'avait promis aux enfants du pasteur.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez ce sapin, leur disait-il; il est pour vous
+quand il sera assez gros. Lorsque vous le verrez tout
+allumé dans votre maison, un soir de Noël, vous penserez:
+«C'est le père Jousse qui l'a élevé pour nous!»
+Il n'est pas un ingrat, le père Jousse, que diable! Il
+n'oublie pas les soins et les remèdes que votre maman
+a donnés à sa pauvre vieille quand elle a pensé mourir!</p>
+
+<p>La bûche aussi vient du bois du père Jousse; c'est
+encore une amie. N'est-elle pas une branche de ce grand
+mélèze frappé par la foudre et couché par terre comme
+un géant mort! Que de fois, l'été, il a servi de banc
+à toute la famille! Que de fois les petits ont couru sur
+son dos arrondi!... C'est pour cela qu'elle brûle si bien,
+la grosse bûche! De son centre embrasé sortent mille
+petites langues bleues et jaunes; de temps en temps elle
+lance une fusée d'étincelles, comme pour rire aussi,
+quand les autres rient.</p>
+
+<p>Et l'on rit tout le temps. Pensez donc! quatre vigoureux
+enfants: un garçon de dix ans, une fillette de neuf,
+et deux garçons de cinq et quatre ans, au fond d'un
+coin perdu des Cévennes, dans un vieux presbytère,
+ancien château en ruine perché sur le flanc de la
+montagne, au-dessus d'un torrent, et qui laisse passer
+le froid et le vent par toutes ses fentes. Or, il est sillonné
+de lézardes, comme un vieux visage, de rides.
+Les contrevents vermoulus tiennent à peine. Il faut
+absolument être gais, il faut savoir se suffire à soi-même,
+il faut s'aimer bien fort pour oublier les privations
+sans nombre que la mauvaise saison amène avec
+elle. Maman, la douce et jolie maman blonde, toujours
+occupée des autres, et grand'mère si vaillante, si vive
+encore, ont beau s'ingénier, faire des miracles, tirer
+des ressources de rien, accumuler pendant la saison
+chaude provisions sur provisions, penser à tout, prévoir
+tout, l'hiver est cruel; et il dure tellement qu'il n'y a
+presque pas de printemps et d'automne. L'été, par
+exemple, c'est autre chose; l'été, c'est fête tout le temps.
+A peine la dernière neige est-elle fondue que les champs
+se couvrent d'une verdure intense. La forêt devient le
+domaine des enfants; elle leur livre ses trésors: fleurs,
+mousses, lichens, lierres, myrtilles, myrtilles surtout.
+Agenouillés devant les plants moins hauts qu'eux, les
+petits, de leurs doigts agiles, portent sans s'arrêter les
+baies d'un noir bleuté de l'arbuste à leur bouche gourmande
+et barbouillée. Le torrent, qui coule maintenant
+si frileusement sous le presbytère, se réveille alors,
+subitement gonflé, et chante sa joyeuse chanson. On va
+pêcher ses truites pointillées de rouge qui se cachent si
+bien sous les pierres plates, ses petits poissons d'argent
+qu'on prend, tout frétillants, à pleines bouteilles. On se
+baigne en son eau cristalline. On accompagne papa
+dans ses tournées. Les rudes montagnards aiment les
+blonds enfants du pasteur; ils ont toujours quelque
+chose à leur montrer: un veau nouvellement né, une
+portée de lapins. D'ailleurs, s'il est formellement défendu
+de rien demander, il est bien permis d'accepter: le
+pain bis est si bon avec une épaisse couche de beurre
+frais! Puis, lorsqu'on a été très sage, on va avec maman
+et grand'mère aux marchés des environs faire les
+approvisionnements. La vieille carriole est attelée. Le
+chemin monte et descend tout le temps: quand il monte
+il faut s'avancer sur le devant de la voiture pour ne pas
+soulever le pauvre Ali qui n'est pas trop fort pour tout
+ce monde; quand il descend il faut se masser en arrière
+et faire contre-poids, la carriole n'ayant pas de frein.
+Dans les boutiques du bourg, il y a des merveilles: des
+jouets depuis cinq centimes jusqu'à deux et trois francs!
+Et les sucres d'orge dans les bocaux de verre, et les animaux
+en sucre rose, et les billes, et le chocolat enveloppé
+dans des images! Si l'on a été bien obéissant, si
+l'on ne s'est pas fourré sous les jambes des chevaux,
+dans la place encombrée de charrettes, si l'on n'a rien
+demandé, si l'on ne s'est pas perdu au milieu de la foule,
+on a droit à une petite récompense.</p>
+
+<p>Mais l'hiver, rien de tout cela. La neige, toujours la
+neige. Les visites sont impossibles: la neige comble les
+routes; et, rien que pour ouvrir la porte extérieure, il faut
+déblayer les environs. Ou bien, s'il a gelé, le chemin est
+une glissoire très amusante, mais beaucoup trop dangereuse.
+Quand le temps est beau, que la neige durcie
+resplendit sous un clair soleil, on attelle Ali et l'on va en
+traîneau. C'est très amusant; mais il fait si rarement
+beau!</p>
+
+<p>Aussi, comme les journées sont longues, à voir tomber
+les flocons blancs derrière les vitres, et comme on
+attend Noël! Maman et grand'mère ont fait leurs commandes
+à Paris, à la belle saison, quand le facteur venait
+tous les jours encore, et que l'on pouvait aller chercher
+les paquets à la station du chemin de fer, très loin, là-bas,
+dans la plaine. La caisse est arrivée depuis longtemps
+avec cette inscription en noir: «Bon Marché&mdash;Fragile.»
+On l'avait mise dans la chambre d'amis, toujours
+pleine en été, mais vide en cette saison. Les enfants
+pouvaient aller la voir et tâcher de deviner ce
+qu'il y avait dedans. Défense d'y toucher, par exemple!
+Depuis une semaine, la caisse avait été ouverte et l'entrée
+de la chambre d'amis interdite aux enfants. Ils
+s'étaient engagés sur l'honneur à n'y pas pénétrer et
+avaient tenu parole. On regardait bien par le trou de la
+serrure, mais la clé empêchait de voir. Maman et grand'mère
+étaient très affairées: elles préparaient les belles
+chaînes de papier de couleur, les paniers pour les bonbons,
+les noix dorées; elles mettaient des ficelles aux
+biscuits, aux pommes conservées tout exprès pour l'arbre.
+Enfin le grand jour est arrivé. Le sapin du père
+Jousse, déraciné et transporté par Chamay, le charron,
+est là, paré, brillant! Comme il est beau! Comme il a
+l'air majestueux et grave! Il étend ses rameaux flexibles
+d'un air de douce protection, il semble dire:</p>
+
+<p>&mdash;Me voici, mes petits amis! Je suis envoyé par des
+coeurs reconnaissants. J'ai quitté pour vous la forêt où
+j'ai grandi libre et heureux; j'ai secoué dehors ma robe
+blanche pour venir orner ce soir votre demeure toujours
+ouverte à ceux qui souffrent. Aussi mes branches portent
+avec joie, pour vous, jouets et friandises. Réjouissez-vous
+avec moi!</p>
+
+<p>Ah! il n'est pas besoin de le dire, de se réjouir! C'est
+déjà un tapage infernal. Grand'mère se bouche les oreilles,
+papa et maman demandent en vain le silence.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà mon cheval de bois, voilà mon cheval de bois!
+crie à tue-tête Odet, le plus petit, gros bonhomme joufflu,
+dont les grands yeux noirs brillent comme des diamants
+sous ses boucles dorées.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi, voilà ma trompette, ma belle trompette que
+j'ai demandée! dit Jean, joli garçonnet de cinq ans,
+blond aussi, mais plus frêle, dont les yeux bleus profonds,
+les traits délicats et volontaires forment un parfait
+contraste avec la rondeur naïve de son cadet.</p>
+
+<p>&mdash;Ma poupée, ma poupée! s'écrie en extase Marie,
+l'unique fille, la petite maman déjà sérieuse de ses frères.
+Elle est bien plus belle que la poupée de grand'mère,
+que j'aime bien, pourtant. Elle a des cheveux, de vrais
+cheveux d'enfant qu'on peut peigner, et non pas un
+chignon noir en porcelaine, comme l'autre! Elle est
+justement habillée de bleu, comme je le désirais tant!</p>
+
+<p>&mdash;Et moi, et moi, je vois le couteau de grand garçon
+dont j'avais envie! s'exclame François, le fils aîné,
+l'homme en second de la famille, l'ami et le compagnon
+de son père. Je n'espérais pas qu'on me le donnerait
+encore. Il a une serpette pour couper les bâtons et pour
+les tailler, quel bonheur! Faisons une ronde autour de
+l'arbre, tu permets, papa?</p>
+
+<p>&mdash;Certainement.</p>
+
+<p>&mdash;Venez, Mariette, dit François, à la vieille bonne
+qui contemple l'arbre, sûre, elle aussi, de n'avoir pas
+été oubliée.</p>
+
+<p>Et les voilà qui tournent comme des fous, jusqu'à ce
+que les petits tombent, exténués.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, c'est assez, dit le père. Venez vous
+asseoir un tout petit moment là, auprès de la grande
+bûche qui donne si chaud et qui brûle si bien; je vous
+expliquerai ce que c'est que Noël et pourquoi nous
+sommes si heureux quand c'est Noël.</p>
+
+<p>&mdash;Je le sais, dit Jean. Noël, c'est quand Jésus est né
+dans une crèche!</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi sommes-nous si contents, quand c'est
+Noël?</p>
+
+<p>&mdash;Je le sais, moi aussi, dit Odet, dont la figure épanouie
+s'épanouit encore. C'est parce qu'il y a un arbre
+avec des joujoux et des pommes et des gâteaux, et un
+pudding qui brûle avec du rhum, à dîner, et parce que
+nous restons levés jusqu'à dix heures, comme les grands,
+et que tu nous racontes des belles histoires.</p>
+
+<p>&mdash;Et que, le lendemain, nous trouvons des jouets
+dans nos souliers, reprend Jean.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais pourquoi, nous, les grands, fêtons-nous
+ce jour-là en vous donnant toutes ces joies?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que vous êtes un bon papa et une bonne
+maman et une bonne grand'mère, et que vous nous
+aimez, dit en rougissant la blonde Marie.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, sans doute; mais c'est aussi parce que nous
+sommes contents nous-mêmes. Et nous sommes contents
+parce que la nuit de Noël, il y a plusieurs siècles, dans
+les champs de la Judée, comme les bergers gardaient
+leurs troupeaux, tout à coup ils ont vu le ciel s'ouvrir,
+une grande multitude d'anges a paru, et qu'est-ce qu'ils
+disaient, François?</p>
+
+<p>&mdash;«Paix sur la terre, bonne volonté parmi les
+hommes!»</p>
+
+<p>&mdash;Oui, et cela veut dire: hommes de la terre, Dieu
+vous aime malgré vos péchés, puisqu'il vous envoie son
+Fils pour vous sauver. Alors, suivez son exemple, aimez-vous
+bien fort, vous aussi, les uns les autres, et, puisqu'il
+vous sacrifie ce qu'il a de plus précieux, vous, à
+votre tour, sacrifiez-lui vos haines, vos querelles, votre
+égoïsme: soyez en paix entre vous, ayez de la bonne
+volonté, de la bienveillance les uns envers les autres.</p>
+
+<p>&mdash;Vi, dit gravement Odet. Et quand on donnera les
+affaires?</p>
+
+<p>&mdash;Tout de suite, mon bonhomme. Je vois que vous
+êtes trop impatients pour m'écouter; après, vous serez
+peut-être plus attentifs.</p>
+
+<p>A ce moment un coup de marteau vigoureux retentit
+dans le silence de la nuit et fit trembler la vieille maison.</p>
+
+<p>&mdash;Qui peut bien venir à cette heure et par ce temps
+horrible, car il neige à gros flocons, dit grand'mère
+avec inquiétude, en regardant à travers les doubles
+fenêtres, à un endroit où le contrevent manquait.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais voir, dit M. Malprat.</p>
+
+<p>&mdash;Moi aussi, moi aussi, je voudrais voir, j'irai avec
+toi, disent les enfants.</p>
+
+<p>&mdash;Non, mes petits. Il fait trop froid dans la cour.
+Attendez-moi; je reviendrai avec celui qui frappe:
+quel qu'il soit, il aura une place auprès de la bûche de
+Noël.</p>
+
+<p>Tous écoutent, anxieux. Au bout d'un temps assez
+long, car il faut dégager la porte, on entend un double
+pas d'homme, puis le pasteur entre, suivi d'un grand
+montagnard. Celui-ci enlève sa cape, alourdie par la
+neige, et secoue ses bottes sur le seuil.</p>
+
+<p>&mdash;Bonsoir, Mesdames et la compagnie, dit-il d'une
+voix forte.</p>
+
+<p>&mdash;Bonsoir, Monsieur, lui répond-on.</p>
+
+<p>&mdash;Lucie, vite un grog à Monsieur, dit le pasteur à sa
+femme. Il vient de loin et le froid pince terriblement.</p>
+
+<p>La jeune femme se hâte de préparer la chaude boisson,
+mais elle ne peut s'empêcher de dire, en la lui présentant:</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne venez pas chercher mon mari, j'espère.
+Monsieur? Il fait trop mauvais pour sortir, ce soir.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous fais pardon, Madame, dit l'homme, tout
+honteux de troubler la jolie fête de famille. C'est pas
+pour moi, c'est pour ce pauvre mal en point de père
+Lecointre. Il est tombé d'une attaque en sortant du
+cabaret, ce matin, et il est quasiment mort à c't'heure.
+Et sa femme m'a dit comme cela: «Voisin Leblanc,
+allez donc prier M. le Ministre qu'il vienne voir mon
+pauvre homme qui est bien peu en état de paraître
+devant le bon Dieu; qu'il vienne pour l'amour du
+Christ: s'il mourait sans avoir entendu une bonne
+prière, je ne me consolerais jamais.» Et je suis parti,
+car la pauvre vieille me fendait le coeur tant elle
+pleurait; mais je vois que je tombe bien mal ici, dans
+cette fête.</p>
+
+<p>&mdash;A-t-on fait chercher le médecin? demande grand'-mère.</p>
+
+<p>&mdash;Non, on ira demain matin. C'est qu'ils se font
+payer gros quand on les dérange la nuit, et avec ce
+temps, les médecins.</p>
+
+<p>&mdash;Alors le danger n'est pas très pressant, dit la jeune
+femme: tu pourrais bien attendre le jour toi aussi,
+Fred, comme le médecin... Mais un regard sévère de
+son mari la fit s'arrêter, confuse.</p>
+
+<p>&mdash;J'irai, dit-il simplement.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez qu'il neige à gros flocons; les chemins
+disparaîtront bientôt, la nuit est horrible; pas une
+étoile ne se montre: vous vous perdrez, Fred. Pensez
+à mon anxiété, à celle de votre femme, de vos enfants:
+on a tant besoin de vous ici; songez-y&mdash;dit grand'-mère,
+suppliante.&mdash;Au moins vous retournerez avec
+Monsieur Malprat, ajouta-t-elle en s'adressant au visiteur.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! non, par exemple! Je vais coucher à l'auberge;
+je ne m'aventurerai pas une seconde fois sur la neige,
+surtout maintenant qu'il fait nuit. Je fais ma commission,
+moi; mais, si j'ai un conseil à donner à Monsieur
+le Pasteur, c'est de patienter jusqu'à demain lui aussi.
+Nous partirons ensemble. Alors, pour sûr, nous nous
+tirerons d'affaire.</p>
+
+<p>&mdash;Et si Lecointre meurt cette nuit?</p>
+
+<p>&mdash;Tant pis, ma foi! ce sera pas de notre faute. Il
+avait rien qu'à ne pas se griser au cabaret comme un
+pas grand chose qu'il est, pour être saisi par le froid, à
+son âge!</p>
+
+<p>&mdash;Lucie, ma chérie, aie la complaisance de préparer
+ma grosse pelisse fourrée, mes bottes pour la neige, le
+fez que tu m'as porté de Nice, l'an dernier, il tient bien
+chaud, mes gants de laine. Vous, Mariette, vite un
+morceau de n'importe quoi, là, sur le coin de la table,
+je vous prie. Puis j'irai seller Ali et nous partirons. Il
+est six heures; à cause de la neige, même en marchant
+bien, nous ne serons pas arrivés avant minuit; nous
+attendrons le jour pour repartir, et nous serons de
+retour demain, vers l'heure du déjeuner.</p>
+
+<p>&mdash;Mais au moins, ne t'en va pas avant d'avoir donné
+les joujoux. Oh! papa, nous ne voulons pas fêter Noël
+sans toi! dit François. Pense comme nous serons
+tristes, alors que nous serions si heureux, si tu restais!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais moi je ferais le contraire de ce que je
+prêche. Vous vous souvenez de ce que je vous disais, il
+y a un instant à peine, à propos de Noël? Eh bien! que
+cela me dérange ou non, je dois avoir la «bonne
+volonté» d'aller répéter à ce vieillard qui va mourir
+justement ce que les anges annonçaient à la terre il y a
+deux mille ans bientôt: que Dieu l'aime et qu'il lui
+pardonne s'il se repent. Il n'y a pas un instant à perdre;
+songez donc: si, à cause de vos joujoux, j'arrivais trop
+tard, quel remords!</p>
+
+<p>Les petits ne l'écoutaient pas. Ils pleuraient et s'accrochaient
+à ses jambes.</p>
+
+<p>&mdash;Reste, papa, reste pour la veillée, disait Jean. Tu
+as <i>promis</i> de raconter des histoires.</p>
+
+<p>&mdash;Maman le fera à ma place.</p>
+
+<p>&mdash;Elles ne sont pas aussi jolies que les tiennes, les
+histoires de maman.</p>
+
+<p>&mdash;Et le pudding, papa, ajoutait Odet, il ne sera pas
+bon sans toi!</p>
+
+<p>&mdash;Vous le garderez pour demain!</p>
+
+<p>&mdash;Tu vas t'égarer... Oh! papa, ne pars pas ce soir, je
+t'en prie, attends à demain, suppliait Marie.</p>
+
+<p>&mdash;Ne crains rien, petite folle, je connais la route.
+Demain, à dîner, si vous avez été sages, nous mangerons
+le fameux pudding, et après je vous raconterai des
+histoires: cela fera que vous en aurez eu deux fois au
+lieu d'une. Et nous serons beaucoup plus heureux
+qu'aujourd'hui, parce que j'aurai fait mon devoir,
+tandis que si je restais ce soir, nous penserions tout
+le temps au père Lecointre, ce qui ne serait pas drôle.
+Voilà, je suis prêt. Adieu mes bien-aimés, soyez sans
+inquiétude; vous, petits, amusez-vous bien avec vos
+joujoux!</p>
+
+<p>Et, emmitouflé dans sa pelisse fourrée, ses beaux
+cheveux noirs cachés à moitié sous son fez rouge, le
+pasteur quitta la chambre, les yeux rayonnant de jeune
+vaillance et de bonté.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>II</h3>
+
+<p>Dans l'écurie, Ali sommeillait, bien au chaud, sur
+une épaisse litière. On lui avait donné double ration
+d'avoine pour qu'il eût, lui aussi, sa petite fête. En
+entendant ouvrir la porte, il dressa la tête et se mit à
+hennir avec inquiétude. Bien sûr, on ne songeait pas à
+le faire sortir, à l'heure où tout, dort, dans la nuit glacée!</p>
+
+<p>C'était un petit cheval arabe, délicat et fier, une bête
+de race, achetée à vil prix dans un marché des environs.
+Comment avait-il quitté ses sables dorés pour ce climat
+rude, nul ne le savait. Vif et intelligent, il comprenait
+tout, il aimait son maître, obéissait à sa voix, et, quand
+il le portait, ne faisait qu'un avec lui.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, mon pauvre Ali, il faut partir, vois-tu, dit
+le pasteur en le sellant; je n'aime pas la neige plus que
+toi, vieux camarade! Comme toi, je suis du pays du
+soleil, et le froid me glace jusqu'au coeur... C'est dur de
+quitter ce soir litière et coin de feu; mais mon maître,
+à moi, commande; donne ta tête fine, mon ami, et
+partons.</p>
+
+<p>La lourde porte de chêne à gros clous rouillés retombe
+pesamment, et son bruit retentit dans tous les coeurs.</p>
+
+<p>Le village, à demi enseveli dans un épais duvet blanc,
+dort. Pas un rayon ne filtre à travers les contrevents
+soigneusement clos. Le petit cheval marche vaillamment;
+il relève ses jambes nerveuses qui s'enfoncent
+sans bruit dans l'épaisse couche blanche. La neige
+tombe à gros flocons lourds. Cheval et cavalier sont
+bientôt tout blancs. Ils avancent lentement, semblables
+à des ombres errantes, et leur silhouette fantastique se
+perd dans la nuit.</p>
+
+<p>Ils vont, ils vont sans s'arrêter; ils traversent des
+bois, des champs, des villages; ils montent, ils descendent,
+ils remontent. Le froid, un froid toujours plus
+intense et plus profond, les pénètre jusqu'aux moëlles.
+Il semble au ministre qu'il n'est pas sur la terre, qu'il
+marche dans un pays de rêve, sur un linceul immense,
+enveloppé dans un suaire glacé. De sa main engourdie,
+il flatte sans cesse la bête dévouée et courageuse.</p>
+
+<p>&mdash;Avance, Ali, avance encore, mon ami, nous approchons:
+tu auras bientôt une grosse ration d'avoine et
+une bonne litière.</p>
+
+<p>Tiens! où donc est le poteau qui marque le croisement
+des chemins? Enseveli, sans doute. Voici bien un
+arbre; il ressemble au hêtre qui se trouve au coin de la
+route, mais qu'est devenue la haie du champ qui la
+borde? Disparue sous la neige, peut-être aussi. Se
+serait-il trompé? Non, pourtant, ce n'est pas possible.
+Il a fait si souvent cette course qu'il irait les yeux fermés,
+lui semble-t-il. Bientôt il verra la ferme des Lambert;
+il sera tout près d'arriver, alors. Courage!</p>
+
+<p>Mais sa tête s'alourdit étrangement. Ses tempes battent
+à l'assourdir. Ah! qu'est-ce donc qu'il entend dans le
+lointain? Des cloches? Non, ce n'est pas possible, il est
+trop loin d'un village maintenant. Mais oui, ce sont des
+cloches, de merveilleuses cloches de Noël. Comme elles
+chantent gaîment! Oh! le beau carillon! Il ressemble
+à celui de la vieille église dans sa ville natale, là-bas, au
+doux pays du soleil. A son appel les gens sortent, emmitouflés,
+de leurs maisons chaudes, et se répandent dans
+les rues éclairées. Quel bruit et quel mouvement,
+comme c'est gai! Que fait-on au presbytère? Les petits
+sont couchés dans leurs lits bien douillets; Odet et Jean
+dorment; leurs têtes blondes reposent auprès de leurs
+jouets neufs. Ils ont prié pour papa, bien sûr, pour ce
+pauvre papa errant dans la neige. Comme il fait froid!
+Maintenant, le linceul blanc devient rigide et dur;
+c'est une souffrance atroce de marcher dessus. Maître
+et cheval ne sont plus qu'un bloc de glace: le gland du
+fez de M. Malprat s'est collé à sa moustache et forme
+avec elle un gros glaçon; sa pelisse raidie craque à
+chaque mouvement. Cela est si cruel que lui, l'homme
+fort et courageux, il sent couler de ses yeux des larmes
+qui se figent immédiatement.</p>
+
+<p>Lucie et grand'mère veillent au coin du feu, sans
+doute, dans la grande salle à manger sombre, auprès de
+l'arbre éteint. La bûche de Noël croule, consumée.
+Silencieuses, elles pensent à l'absent, elles l'attendent.
+Oh! ce foyer, comme il lui apparaît radieux et attrayant,
+dans la nuit glacée! La maison, la chère maison, où des
+visages aimants l'accueillent toujours! La maison, fraîche
+et sombre, lorsqu'il vient de la chaleur et du soleil
+aveuglant, chaude et éclairée, lorsqu'il vient du froid et
+de la nuit. Le nid, l'abri sûr où il se repose après les
+fatigues et les dangers, dans le bien-être et la sécurité;
+la gardienne fidèle de ses trésors, le seul coin du monde
+qui soit à lui, bien à lui. Il a toujours hâte d'y retourner,
+mais jamais elle ne l'a attiré avec tant de puissance.
+Il n'a qu'à tourner un peu la bride de son cheval et
+aussitôt c'est vers elles qu'ils voleront, retrouvant des
+forces. Elle apparaîtra, masse informe, au bout du
+chemin. Il frappera: le marteau fera bondir de joie les
+coeurs anxieux; la porte s'ouvrira: sa porte, et il
+retrouvera le bonheur, la vie... Mais il faut marcher.</p>
+
+<p>La ferme des Lambert n'apparaît toujours pas. Oh!
+encore les cloches! Qu'est-ce qu'elles disent donc si
+fort et si doucement à la fois! «Paix sur la terre, paix
+sur la terre, bonne volonté parmi les hommes.» Oui, il
+comprend; il lui faut encore de la bonne volonté, il en
+aura. Les cloches se taisent. Le froid cesse, semble-t-il;
+un sommeil exquis commence à envahir le jeune homme.
+Où est-il donc, et qui lui a mis sur le corps cette chaude
+couverture blanche? Quelque chose comme de la
+plume tombe sur son front. Il est vraiment bien fatigué,
+que cela va être bon de dormir! Brusquement la neige,
+le froid, la souffrance, tout disparaît. Il est dans un
+champ de la Judée, par une belle nuit sans nuage.
+Étendu sur l'herbe épaisse, il contemple le ciel étoilé!
+Tout à coup, une grande lumière resplendit, la voûte
+infinie s'entrouvre, une nuée d'anges en sort, affairée,
+blanche, d'un blanc plus resplendissant mille fois que
+la neige fraîchement tombée. «Gloire soit à Dieu au
+plus haut des cieux», disent-ils, et les cloches sonnent
+à toute volée, des millions de cloches, celles du monde
+entier qui célèbre Noël.</p>
+
+<p>A ce moment, dans la morne et silencieuse étendue,
+un cri lugubre s'éleva; il alla se perdre dans les ténèbres
+sans éveiller d'écho. C'était l'appel de détresse
+haletant, rauque, d'une bête à l'agonie, la plainte
+presque humaine d'un être impuissant qui voit venir
+l'ennemie redoutable, la mort, qui ne peut se défendre
+mais qui proteste, frissonne et se cabre, follement épouvanté.
+Le jeune pasteur est brusquement tiré du sommeil qui
+commençait à l'envahir.</p>
+
+<p>&mdash;Où suis-je, dit-il; qui a crié, qui m'appelle?</p>
+
+<p>Rien ne lui répond, mais un souffle chaud et oppressé
+caresse sa figure, une langue rugueuse lui râpe la joue.</p>
+
+<p>&mdash;C'est toi, Ali? Pourquoi suis-je couché par terre, où
+allions-nous?</p>
+
+<p>Il dégage avec peine ses membres engourdis, se lève
+et tâche de se ressaisir. Soudain, l'arbre de Noël, la
+visite de Leblanc, le départ, la route interminable dans
+le froid atroce, tout lui revient à la fois. Il comprend
+qu'il s'est endormi, qu'il a glissé de son cheval sur la
+neige et que, sans Ali, il ne se serait pas réveillé. Alors,
+prenant dans ses bras la jolie tête de l'animal:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon fidèle compagnon, mon bon cheval, lui
+dit-il, merci! Tu me fais honte. C'est moi, l'homme, qui
+ai manqué de courage, et toi, la bête, qui m'as rappelé à
+l'ordre! C'est bien, ce que tu as fait là, mon petit! Mais,
+comme tu trembles! Ton poil est tout hérissé encore,
+ta poitrine se soulève comme le soufflet d'un forgeron.
+Tu as vu venir la mort et tu as frémi, car elle était horrible
+ainsi, n'est-ce pas, dans ce froid, dans cette solitude!
+Comme l'âne de Balaam, tu as presque trouvé la
+parole pour avertir ton maître. A mon tour maintenant
+de te donner du courage. Là, là calme-toi, mon brave, le
+danger est passé. La neige cesse de tomber, le jour va
+poindre et dissipera les épouvantes. Voyons, où sommes-nous?
+Qu'est-ce que cette tache noire, là-bas, entre
+ces sapins?... Mais c'est la grange des Bedaux, il
+me semble! Nous nous serons trompés de chemin
+au croisement des routes, vois-tu. Nous tournions le
+dos aux Dastres où nous allons: je comprends pourquoi
+nous ne trouvions jamais la ferme des Lambert.
+Allons, repartons; encore un effort et nous serons
+arrivés.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>III</h3>
+
+<p>Cependant on veillait dans le vieux presbytère. Après
+le départ du pasteur, Mme Malprat et sa mère avaient
+distribué les jouets aux enfants, éteint l'arbre. Puis on
+avait dîné tristement; et, vite, la dernière bouchée
+avalée, les petits s'étaient groupés autour de leur mère,
+réclamant les histoires promises. Mais elle était trop
+anxieuse pour s'en tirer de façon à contenter son auditoire.</p>
+
+<p>&mdash;Paul fut fouetté parce qu'il avait été méchant...,
+disait-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'était Louis qui était méchant et Paul qui
+était gentil! s'écriait une voix indignée.</p>
+
+<p>Alors, y renonçant, elle avait pris les évangiles et
+avait lu simplement le récit de Noël.</p>
+
+<p>&mdash;Maman, dit Odet quand ce fut fini, sais-tu ce qu'il
+faut faire? Il faut demander à Dieu d'envoyer un de ses
+anges pour garder mon papa. Puisqu'il en a une multitude
+et qu'une multitude ça veut dire beaucoup, beaucoup,
+cela lui sera bien facile, et puis, Papa est parti
+pour obéir à ce qu'il a dit.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! demande-le lui toi-même.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu du ciel, dit Odet, joignant ses petites
+mains et prenant un air céleste, envoie un de tes anges
+pour garder mon papa qui est parti à cause de la bonne
+volonté... Amen!</p>
+
+<p>Les petits couchés et endormis, les mères étaient
+restées seules dans la vaste pièce. Elles avaient pris
+leurs ouvrages, de gros tricots de laine pour les orphelins
+de la paroisse: pauvres enfants des grandes villes qu'on
+envoyait en nourrice dans ce coin isolé des montagnes
+et que personne ne réclamait jamais. Elles ne parlaient
+pas, ne voulant pas se tromper mutuellement et n'osant
+pas se communiquer leurs pensées. Elle priaient à voix
+basse et attendaient. Les heures se traînaient, mornes,
+aigrement sonnées par le coucou suspendu au mur.
+Tout était silencieux au dehors et dans la maison. Elles
+n'entendaient que le tic-tac du balancier marquant les
+secondes, le cliquetis des aiguilles agiles et les battements
+de leurs coeurs rythmant leur angoisse. Le grand arbre
+assombri, dépouillé, semblait attendre aussi, inquiet et
+grave.</p>
+
+<p>De temps en temps l'une des femmes se levait et allait
+à la fenêtre.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien? disait l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;La neige tombe toujours, répondait-elle.</p>
+
+<p>Lorsque minuit sonna, elles se levèrent et s'embrassèrent.</p>
+
+<p>&mdash;C'est Noël, malgré tout, mon enfant, dit grand'-mère.
+Bon Noël à tous ceux qui souffrent, à ceux qui
+sont loin, comme à ceux qui sont près! Fred doit être
+arrivé maintenant comme il l'avait dit: si tu allais te
+coucher?</p>
+
+<p>&mdash;Vas-y, mère, pour moi je ne pourrais pas fermer
+l'oeil.</p>
+
+<p>&mdash;Non, mais tu te reposerais.</p>
+
+<p>&mdash;J'aime mieux rester levée. Si, par hasard, Fred
+rentrait, n'ayant pu trouver son chemin? Je doute qu'il
+ait pu aller jusqu'au bout avec ce temps.</p>
+
+<p>&mdash;Fred connaît trop bien le pays pour s'égarer. A cette
+heure-ci il est arrivé, et il se repose; va en faire autant.</p>
+
+<p>&mdash;Iras-tu, toi?</p>
+
+<p>&mdash;Non, moi je suis vieille, cela ne compte pas.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! moi je suis jeune, cela ne compte pas
+non plus.</p>
+
+<p>A ce moment, la porte s'ouvrit et Mariette entra portant
+un plateau.</p>
+
+<p>&mdash;Bon Noël à mes maîtres, dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Bon Noël à vous et à tous les vôtres, lui répondit-on.
+Comment, vous n'êtes pas couchée?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! non, par exemple! Monsieur n'aurait qu'à
+rentrer et à réclamer son dîner: c'est pas Madame
+qui m'avertirait, n'est-ce pas? J'ai pensé qu'un peu
+de tilleul ne ferait pas de mal à ces dames; elles le
+boiront, puis elles iront se coucher...</p>
+
+<p>&mdash;Allez-y vous-même, ma fille, dit grand'mère.
+Madame et moi sommes décidées à attendre encore.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, avec leur permission, je ferai comme
+ces dames.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, venez auprès de nous, vous aurez plus chaud
+qu'à la cuisine.</p>
+
+<p>Et la triste veillée continua, à trois maintenant.</p>
+
+<p>Vers le matin, la jeune femme tressaillit. Elle se leva,
+toute pâle.</p>
+
+<p>&mdash;Mère, dit-elle, n'as-tu pas entendu? Il m'a semblé
+qu'on appelait. N'a-t-on pas frappé à la porte?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon enfant. Je n'ai rien entendu. C'est ton
+imagination surexcitée qui t'a fait croire cela.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, je t'assure, il s'est passé quelque chose d'extraordinaire.
+Mon coeur a été serré comme par un étau.</p>
+
+<p>&mdash;Tu sommeillais, sans doute, et tu as rêvé. Viens voir,
+le jour va paraître, la neige ne tombe plus. Secoue tes
+idées noires, ma chérie, et va dormir un instant pour
+que Fred, à son retour, ne te voie pas cette mine défaite.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>IV</h3>
+
+<p>Un jour pâle blanchissait la blanche campagne, lorsque
+le pasteur arriva aux Dastres et frappa à la porte du
+père Lecointre.</p>
+
+<p>Une vieille femme, ridée et grise comme une pomme
+cuite, vint lui ouvrir.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! c'est vous, Monsieur le Ministre, s'exclama-t-elle.
+Je ne comptais pas vous voir ce matin. La nuit a
+été terrible; comment avez-vous fait pour trouver votre
+chemin?</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que j'arrive à temps? Votre mari...</p>
+
+<p>&mdash;Il est beaucoup mieux à c't'heure.</p>
+
+<p>&mdash;C'était-il véritablement une attaque?</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi... non, Monsieur le Pasteur, dit-elle avec
+confusion en le faisant entrer. Faut que je vous dise.
+Nous l'avons cru perdu, d'abord. Il avait été au cabaret
+où il avait bu un coup de trop, suivant sa mauvaise habitude.
+En sortant, le froid l'aura saisi. Il est tombé raide
+sur le chemin. Il était sans connaissance, et pâle comme
+un mort; il est resté ainsi quatre heures durant. C'est
+alors que j'ai prié le voisin Leblanc d'aller vous quérir.
+J'avais si tellement peur que mon pauvre homme
+trépassât comme cela, comme un chien vautré dans son
+vomissement! Mais, quand j'ai vu chuter la neige, j'ai
+pensé: «Pour sûr, Monsieur Malprat ne viendra pas.»
+Et vous êtes là! Comment avez-vous fait pour arriver
+jusqu'ici?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai eu assez de peine, en effet, mais j'avais mon
+fidèle cheval pour me tenir compagnie. C'est une brave
+bête. A propos, faites-le soigner, il en a bien besoin. Je
+vais auprès du malade.</p>
+
+<p>Un rude combat se livrait dans l'âme du ministre,
+une heure après, tandis que, réchauffé auprès d'un
+grand feu, réconforté par un bon déjeuner, il songeait à
+la nuit affreuse qu'il venait de passer... pour rien. Car
+le père Lecointre avait seulement ce qu'il appelait grossièrement,
+en riant, «une double cuite». De repentir,
+il n'en avait guère manifesté tout à l'heure, quand le
+jeune pasteur croyait de son devoir de lui dire quelques
+paroles sévères.</p>
+
+<p>Il était là, au fond de la pièce unique, béatement couché
+dans le lit-armoire enchâssé au mur. Son visage
+rouge et tuméfié sortait à moitié, sournois, de dessous
+les couvertures. Des mèches de cheveux, d'un blanc
+jaune, passaient sous son bonnet de coton noir. Dans ses
+petits yeux, luisants et ronds, qui prenaient un air dévot
+dès que le pasteur le regardait, une petite flamme
+malicieuse brillait.</p>
+
+<p>&mdash;Heureusement, songeait-il, on ne le paye pas
+comme le médecin, ce grand nigaud-là. Autrement, ça
+coûterait chaud! Le voilà tout capot à c'te heure. Eh!
+eh! y venait pour me voir passer, et y me trouve guilleret,
+prêt à recommencer. Y ne m'enterrera pas de
+cette fois-ci encore!</p>
+
+<p>&mdash;Le malheureux! pensait Monsieur Malprat. Il ne
+m'a pas même écouté! Et c'est pour lui que nous avons
+risqué nos vies, moi, père de famille, et Ali, qui est
+mille fois moins brute que lui! C'est pour ce misérable
+ivrogne qu'on a passé au presbytère une affreuse nuit
+de Noël, pour lui que la fête, si impatiemment attendue
+par les enfants, a été manquée!</p>
+
+<p>Et une folle envie lui venait de crier à cet homme son
+infamie.</p>
+
+<p>La femme s'empressait, honteuse, attendrie, ne sachant
+comment témoigner à M. Malprat sa reconnaissance
+et son regret d'être cause qu'il avait exposé sa
+vie pour rien. Comme il repartait sur Ali, restauré et
+allègre:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le Ministre, dit-elle, il n'y aura pas de
+culte aujourd'hui, à cause de la neige, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Non, ma brave femme, je crois que je prêcherais
+devant des bancs vides.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! m'est avis que vous avez fait cette nuit un
+sermon de Noël que vos paroissiens n'oublieront pas de
+si tôt. Tout le monde le comprendra, celui-là: les ignorants
+comme les savants, les simples comme les intelligents.
+Que le bon Dieu vous bénisse pour votre bonté!</p>
+
+<p>Le jeune homme partit, joyeux. La neige ne tombait
+plus. Un gai soleil transformait le paysage. Montagnes
+et vallées, bois et plateaux étaient encore tout blancs,
+mais ce n'était plus le funèbre linceul de la nuit, c'était
+un manteau royal, d'une pureté immaculée, étincelant.
+Des cristaux brillaient à toutes les branches des arbres,
+aux toits de toutes les maisons. Le petit cheval marchait
+d'un bon pas.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! Ali, lui dit son maître, cela va mieux que
+tout à l'heure, hein? Quel magicien que ce soleil! Qui
+croirait que nous avons tant souffert, il y a quelques
+heures à peine, dans cette merveilleuse campagne!
+Mais vois donc comme tout est gai, comme tout est
+beau, maintenant, alors que tout était si mortellement
+triste, si lugubre, cette nuit! Nous passons, sans transition,
+du cauchemar au rêve enchanteur. Le soleil,
+n'est-ce pas, la lumière, c'est la moitié de la vie. Oui, oui,
+tu me comprends, tu sens comme moi!... Quel malheur
+que tu ne puisses pas me répondre!</p>
+
+<p>La route, si longue, la veille, pour les égarés, fut vite
+franchie. Vers midi, suivant sa promesse, M. Malprat
+frappait à la porte du presbytère. Aussitôt des cris de
+joie retentirent; et, dans l'encadrement de la porte, péniblement
+ouverte, il vit le groupe charmant de sa
+jeune femme, de ses beaux enfants, et de la grand'mère
+qu'il avait cru ne jamais revoir. Jusqu'à Mariette, qui
+riait d'aise, derrière les autres.</p>
+
+<p>&mdash;Bon Noël à tous! cria-t-il du seuil.</p>
+
+<p>&mdash;Papa, s'écria Odet, j'ai dit au bon Dieu de t'envoyer
+un de ses anges pour te garder. L'a-t-il fait?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mon garçon.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! j'en étais sûr! Et tu l'as vu?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mon petit.</p>
+
+<p>&mdash;Comment était-il? Avait-il de grandes ailes et une
+longue robe blanche?</p>
+
+<p>&mdash;Je te raconterai cela plus tard, ce soir.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! Fred, tu ne sais pas! s'écria la jeune femme.
+Aubert, le facteur, a été trouvé mort, enseveli dans la
+neige! N'est-ce pas horrible? Il a dû perdre son chemin
+et a été pris par le sommeil. Le chien du garde-forestier
+l'a découvert ce matin, vers sept heures, non loin de
+la ferme des Lambert. Nous avons été mortellement
+inquiets pour toi. Quelle nuit atroce!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! comment avez-vous trouvé le père Lecointre,
+demanda grand'mère, se hâtant de débarrasser
+son gendre de sa pelisse, et lui faisant passer des habits
+secs et chauds.</p>
+
+<p>&mdash;Il était guéri. Il s'est enivré un peu plus qu'à l'ordinaire,
+voilà tout.</p>
+
+<p>&mdash;Je le pensais bien, reprit-elle gravement.</p>
+
+<p>&mdash;C'est indigne! s'écria Madame Malprat. T'avoir
+exposé à mourir gelé, nous avoir fait passer cette nuit
+d'angoisses, et tout cela pour rien! J'aurai de la peine à
+le lui pardonner, par exemple!</p>
+
+<p>&mdash;Et notre veillée de Noël, qui a été gâtée, c'est une
+honte! s'écria François, exaspéré.</p>
+
+<p>&mdash;Et le pudding que nous n'avons pas mangé! ajouta
+Odet.</p>
+
+<p>&mdash;Silence, mes chéris!&mdash;dit sévèrement le pasteur,
+tandis qu'un frisson d'horreur le parcourait tout entier.
+Comment, vous vous plaignez et je suis là, auprès de
+vous! Mais, comme lui, j'aurais pu rester en chemin!
+Si Ali pouvait parler, il vous le dirait bien. Nous avons
+dû, même, passer près de ce malheureux sans le voir,
+sans lui porter secours! Ah! c'est abominable, mourir
+ainsi, dans ce froid, dans cette nuit, tout seul... Pourtant
+lui aussi faisait son devoir! Dieu l'a recueilli!
+Mais sa pauvre femme, ses petits enfants qui l'ont
+attendu, et qui ne le reverront jamais!... C'est affreux!</p>
+
+<p>&mdash;Son petit garçon n'aura pas prié Dieu de lui envoyer
+un de ses anges, n'est-ce pas? demanda Odet.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais. Dieu seul sait pourquoi il m'a conservé,
+alors qu'il a pris ce pauvre homme. Il a, pour agir, des
+raisons, toujours supérieures, que nous ne connaissons
+pas. Allons vite déjeuner, maintenant: j'ai hâte d'aller
+voir sa veuve et ses orphelins. Ce soir, à la veillée, je
+vous raconterai mon inoubliable nuit de Noël. Sachez
+seulement que j'ai entendu des cloches, un merveilleux
+choeur de cloches; c'était une musique comme on n'en
+entend pas sur la terre. Et savez-vous ce qu'elles chantaient
+toutes ensemble, les grandes, les petites, les
+lourdes, les légères, les graves, les claires, en une harmonie
+infinie?</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>&mdash;«Paix sur la terre, bonne volonté parmi les hommes!»</p>
+
+<p><i>Décembre 1899.</i></p>
+<br><br><br>
+
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/03.png"></p>
+
+
+<p>A Suzanne.</p>
+<br><br>
+
+<p>Dans le vaste salon aux panneaux boisés, peints en
+blanc, le grand arbre de Noël se dresse, éblouissant.
+Sa flèche aiguë touche le haut plafond. Les petites
+bougies qui, chacune à part, donneraient une flamme
+pâle et tremblante, font, ensemble, une lumière très
+intense, d'une gaîté incomparable. Elle court, cette
+lumière, le long des fils d'or et d'argent jetés parmi les
+branches; elle éclate sur les objets brillants pendus à
+tous les rameaux, elle avive le vermillon des pommes
+d'api et l'or des oranges. Puis, rayonnant autour du
+sapin, elle anime, là-haut, les visages des vieux portraits;
+les uns, frivoles et parés dans leurs costumes d'autrefois,
+ont l'air de sourire à la fête; d'autres, pensifs, regardant
+de leurs cadres dédorés comme d'une fenêtre ouverte
+sur le présent, paraissent rêver mélancoliquement aux
+choses d'autrefois, aux Noëls passés. Enfin, plus bas, la
+belle lumière éclaire les jeunes têtes vivantes qui se
+pressent autour de l'arbre, blondes et brunes, têtes de
+jeunes gens rieurs, de jeunes filles vêtues de fraîches
+toilettes, dont les yeux, illuminés par le plaisir, semblent
+concentrer en eux toutes ces lumières, toutes ces joies.
+Au milieu d'eux, une mince silhouette de femme, jeune
+encore, vêtue de velours noir, se détache, élégante et
+souple. Elle va et vient de l'un à l'autre, empressée,
+vive: c'est la maîtresse de maison, la mère de ces deux
+grandes fillettes si blondes, si roses, aux candides figures
+épanouies, qui sont le centre d'un petit groupe, à droite.
+Elle est blonde aussi, mais d'un blond plus atténué,
+doucement cendré. Ses traits menus, à peine touchés
+par la vie, paraîtraient enfantins à un observateur
+superficiel, sans deux grands yeux profonds, couleur
+de fleur de lin, deux yeux qui ont déjà vu bien des
+choses, qui ont pleuré et souri, des yeux qui comprennent
+et qui parlent.</p>
+
+<p>Une odeur particulière, rappelant la forêt, le magasin
+de jouets, la fruiterie, «l'odeur de Noël», comme disent
+les petits, flotte dans l'air et met dans les coeurs cette
+allégresse très particulière, faite de souvenirs et d'espérance,
+de pardon et d'amour:«la joie de Noël».</p>
+
+<p>Sur la mousse qui cache le pied de l'arbre, de nombreux
+paquets blancs, attachés avec des faveurs, sont
+posés. La distribution des cadeaux a commencé. Pour
+donner plus de gaîté à la fête, Mme Noguel a imaginé de
+mettre les objets qu'elle offre dans plusieurs enveloppes
+portant une adresse différente chacune. Ils circulent
+ainsi, de main en main, au milieu des cris de surprise,
+des rires, des exclamations, avant de s'arrêter à ceux
+auxquels ils sont destinés. Une litière de papier jonche
+le tapis. Le choix a été fait avec tant d'intelligence et de
+tact que tout le monde est content. Les jeunes visages
+rayonnent. La mère, heureuse de la gaîté qu'elle
+voit autour d'elle, rayonne aussi, dans la splendeur de
+sa beauté faite de bonté, modelée et comme refondue à
+l'image de son âme sereine. Elle pense qu'elle est mille
+fois plus heureuse aujourd'hui qu'au temps joyeux de
+son enfance, car son bonheur est décuplé par celui
+qu'elle donne à ses chéries, à toute cette belle jeunesse
+en fleur. Ses yeux clairs cherchent les regards pour y
+cueillir la joie du plaisir qu'elle y a mis et qui est la
+récompense d'un long et fatigant travail. Partout elle
+aperçoit la gaîté la plus franche et la plus vraie. A la fin,
+pourtant, elle tressaille: un regard a tremblé sous le
+sien et s'est dérobé.</p>
+
+<p>Cachée derrière un groupe, une jeune fille, toute frêle
+et pâle dans sa sévère robe noire, regardait et s'efforçait
+de paraître gaie. D'épais cheveux châtains, partagés
+par une fine raie, encadraient de leurs bandeaux un
+peu raides son front pur. Sa jeunesse, qui aurait dû
+éclater dans ses vifs yeux noirs, semblait languir
+comme une plante privée de soleil; son teint, d'un blanc
+maladif, ses traits réguliers, lui donnaient l'air d'une
+petite statue triste. Pourquoi était-elle là, et qu'y faisait-elle?
+Sa place n'était pas au milieu de toutes ces lumières
+et de toutes ces gaîtés; sa robe sombre faisait tache,
+choquait comme une fausse note dans un air mélodieux.
+Quoi qu'elle fît pour la retenir, sa pensée s'échappait du
+salon brillant, elle courait le long d'une allée de platanes
+jusqu'à une large dalle de pierre grise où un nom très
+simple était gravé. C'était la première fois qu'elle assistait
+à une fête, depuis le jour cruel où sa jeunesse insouciante
+avait rencontré l'atroce réalité. Pour la première
+fois, ses vêtements de deuil s'éclairaient au cou et aux
+manches d'une étroite bande blanche. Ses soeurs lui
+avaient dit: «Voyons, vas-y, cela te fera du bien». Elle
+avait résisté, d'abord: non elle n'irait pas, elle resterait
+dans sa petite chambre solitaire; là, devant le portrait
+de la chère morte, elle revivrait les heureux Noëls
+d'autrefois. Elle penserait tant à sa mère, elle la chercherait
+si avidement dans cet infini où elle avait disparu
+que, peut-être, elle la trouverait, et que leurs deux
+âmes, détachées des liens de la chair, se rencontreraient
+encore dans une de ces extases de tendresse d'où elle
+sortait brisée, pourtant moins triste.</p>
+
+<p>Pourquoi donc avait-elle cédé? Quelque chose qu'elle
+ne s'expliquait pas l'avait attirée en dépit d'elle-même,
+triomphant de sa résistance. Elle s'était laissé parer par
+ses soeurs, elle était venue. Et maintenant, dans cette
+réunion si gaie, parmi cette jeunesse ignorant la douleur,
+elle se sentait dépaysée, perdue: telle une hirondelle
+sauvage au milieu de brillants oiseaux des Iles.</p>
+
+<p>Heureusement personne ne songeait à elle: ses compagnes
+et ses camarades causaient avec tant d'entrain
+qu'ils ne s'apercevraient pas de son absence. Toute tremblante,
+elle réussit à gagner, sans être vue, un coin sombre
+derrière un paravent, et, enfonçant son mouchoir sur ses
+yeux, elle força ses méchantes larmes à rentrer. Ah! quand
+donc saurait-elle porter sa peine? Allait-elle l'afficher au
+milieu de ces indifférents? Quel ennui si on la surprenait!
+On s'étonnerait. N'y avait-il pas deux ans, déjà?
+Son chagrin ne devait-il pas être allégé comme son
+deuil? C'était si loin pour les autres, deux ans! La sympathie,
+qu'on lui prodiguait bruyamment, les premiers
+temps, était usée depuis longtemps. Elle entendait celles
+qu'on appelait ses «amies» lui demander de nouveau:
+«&mdash;Pourquoi pleures-tu?»</p>
+
+<p>Rien que deux ans, pourtant! Les années lui avaient
+semblé à la fois bien longues et bien courtes: n'est-ce
+pas hier que cela avait lieu? Mais que de nombreuses
+et ternes journées ont passé depuis!</p>
+
+<p>Elle aussi se sentait jeune certes, elle aimait la vie,
+seulement elle n'avait plus tout-à-fait confiance en elle.
+Ne savait-elle pas, non par ouï-dire maintenant, mais
+par expérience, que nos joies les plus pures, les plus
+légitimes, sont instables et courtes, et qu'en face de cette
+vie mystérieuse et tentante, il y a la mort? L'appui
+naturel de son coeur, l'amie toujours bienveillante, inépuisablement
+indulgente et bonne, celle avec qui l'on
+ne compte pas et qui ne compte jamais avec vous, celle,
+enfin, qui était comme le fond même de son existence,
+comme sa raison d'être, était partie, et elle ne reviendrait
+pas...</p>
+
+<p>Pour les autres, rien n'était changé, tout avait encore
+le charme enivrant d'une belle aurore sans nuage.
+Comment auraient-elles compris! Elles iraient, en rentrant,
+tout conter à leur mère, qui se réjouirait de leur
+joie, tandis qu'elle... Ah! comme sa chambre lui apparaît
+froide, silencieuse, triste!</p>
+
+<p>Cependant Mme Noguel, qui observait la jeune fille,
+l'avait suivie des yeux dans sa retraite. Elle ne la connaissait
+pas beaucoup, mais sa jeunesse attristée avait
+attiré sa sympathie. C'était pour tâcher de l'égayer,
+pour la faire sortir de sa studieuse solitude, qu'elle
+l'avait invitée. Se serait-elle trompée? Ce coeur aimant
+n'était-il pas encore trop meurtri pour supporter la
+gaïté bruyante d'une fête?</p>
+
+<p>Eh quoi! le mal était fait; comment l'atténuer maintenant?
+Devait-elle, respectant sa douleur, la laisser
+reprendre possession d'elle-même, ou bien irait-elle la
+trouver pour essayer de lui dire sa sympathie? Une
+tendre pitié emplissait son cour: elle aussi avait perdu
+sa mère toute jeune, elle aussi avait connu l'infinie détresse
+des orphelins. Elle pensait à ce que seraient les
+futurs Noëls de ses filles, si elle s'en allait.</p>
+
+<p>Comme elle hésitait encore, Lucie retournait auprès
+de ses compagnes. Elle avait triomphé de sa violente
+envie de pleurer et revenait au milieu d'elles avec cet
+air calme qui leur faisait dire: «Elle est consolée.»
+Mme Noguel l'arrêta au passage; mais, au lieu des
+douces paroles qu'elle pensait, retenue par une étrange
+pudeur, elle lui dit: «Avez-vous été contente de votre
+cadeau, mon enfant?»... Seulement, sa voix avait des
+intonations délicates, comme pour parler à une malade;
+ses yeux traduisaient si bien sa pensée que la jeune
+fille se sentit touchée jusqu'au fond de l'être. Ah! ce
+regard maternel, comme il la remuait! C'était pour le
+retrouver, elle le comprenait, qu'elle était venue; c'était
+lui, l'aimant tout-puissant, qui avait vaincu ses résistances.
+Et, à présent, il pénétrait en elle, la réchauffant,
+la vivifiant, lui mettant au coeur une force, une espérance,
+une joie. Il était bleu ce regard, d'un bleu éteint
+comme celui qui lui manquait tant, profond et tendre;
+lui aussi savait, comprenait, devinait.</p>
+
+<p>&mdash;Merci Madame,&mdash;fit-elle, levant vers la jeune
+femme un visage où courait une flamme inaccoutumée,
+«j'ai eu ce que je désirais le plus. Grâce à vous, moi
+aussi, j'ai mon Noël».</p>
+
+<p><i>Décembre 1899.</i></p>
+<br><br>
+
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/04.png"></p>
+
+
+<p><i>A Henri.</i></p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>I</h3>
+
+<h3>VIEUX NOËLS</h3>
+
+<p><i>«Le silence retombe avec l'ombre... Ecoutez!<br>
+Qui pousse ces clameurs? Qui jette ces clartés?» </i></p>
+
+<p>V. HUGO<br>
+
+<i>La ronde du Sabbat.</i><br>
+(Odes et ballades).</p>
+<br><br><br>
+
+<p>Le vent d'hiver fait rage. Son souffle puissant pourchasse
+dans le ciel les lourds nuages, balaye la vaste
+plaine, s'engouffre en hurlant dans les vallées, entoure
+les collines d'une longue caresse sifflante. En haut du
+coteau, il empoigne les châtaigniers centenaires, dépouillés
+de leurs feuilles jaunies, secoue leurs sommets
+en tous sens, entrechoque leurs vieilles branches noires,
+les fait craquer et gémir plaintivement. Il ébranle la
+porte mal jointe de la chaumière solitaire, comme si,
+irrité de l'obstacle, il était impatient d'entrer. Mais,
+subitement lassé, il s'apaise, il se tait, il laisse la nuit
+redevenir sereine, les étoiles scintiller dans le ciel
+nettoyé, les arbres se redresser, et, graves, élever dans
+l'ombre leur immobile silhouette. Puis, reposé, il repart,
+il reprend ses courses folles et sa grande clameur.</p>
+
+<p>Tout est paix et silence en ce moment dans la petite
+maison. L'ennemi invisible, insaisissable, qui, tout à
+l'heure, semblait se ruer sur elle, s'est éloigné. Le susurrement
+d'une tige de fagot trop verte brûlant dans
+la cheminée, grande comme une alcôve, accompagne
+en sourdine le tic-tac d'une haute pendule de noyer.
+Une chandelle de résine, passée dans un anneau de fer
+fixé à l'âtre, vacille au courant d'air, et fait couler ses
+larmes d'ambre par terre. Sa lumière tremblotante,
+falote, éclaire les traits purs, émaciés par la souffrance,
+fatigués et brunis par le rude labeur des champs, d'une
+paysanne jeune encore, vêtue de noir, assise près du feu
+sur une chaise basse. Sa fine tête est alourdie par le
+fichu de mérinos des veuves, attaché en rond autour de
+son chignon serré, laissant à découvert les bandeaux
+réguliers de ses admirables cheveux bruns, rudes et
+épais. Un corsage à basques, tout uni, couvre son buste
+plat, affranchi du corset; une ample jupe très froncée,
+tombe de ses fortes hanches, aux mouvements rythmiques,
+jusqu'à ses pieds chaussés de sabots.</p>
+
+<p>Debout, devant elle, un petit garçon, un blondin aux
+yeux bleus très-doux, enlève, d'un air boudeur, le plus
+lentement qu'il peut, l'un après l'autre, sa blouse de
+futaine, ses culottes de drap épais, son gros gilet tricoté.
+La jeune femme les plie avec soin et les pose sur un
+coffre de bois, près d'elle.</p>
+
+<p>On aperçoit vaguement, dans le fond de la chambre,
+outre l'horloge de bois, un lit aux rideaux à carreaux
+bleus et blancs; à droite, une armoire à linge en chêne
+luisant et une antique huche à pain; à gauche, un vieux
+vaisselier rempli d'assiettes et de plats à fleurs, sur lesquels
+se reflète la flamme dansante du foyer.</p>
+
+<p>Maintenant l'enfant n'a plus que sa chemise de toile
+blanche trop longue, sa première chemise de grand
+garçon dont il est très fier. Le feu rougit ses vigoureuses
+jambes brunes, toujours nues, et ses petits pieds
+nerveux.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, Yanoulet, dit la mère d'une voix douce,
+dépêche-toi donc! Fais vite ta prière, et au lit!</p>
+
+<p>&mdash;J'ai pas sommeil!</p>
+
+<p>&mdash;Tu dis cela, mais dès que tu auras la tête sur le
+traversin... Je t'ai mis un caillou bien chaud.</p>
+
+<p>&mdash;Je me retournerai un grand moment avant de
+m'endormir.</p>
+
+<p>&mdash;Il est neuf heures et demie; c'est tard pour un
+enfant de ton âge.</p>
+
+<p>&mdash;Les enfants de mon âge vont à la messe de minuit:
+Peyroulin, et Yantin, et Joseph de Laborde...</p>
+
+<p>&mdash;C'est possible. Mais tu sais bien que toi, tu n'es pas
+assez fort. Ça te fait toujours du mal de veiller. De plus,
+nous devons aller voir ta grand'mère à Nay, demain.
+C'est loin. Que dirait-elle si tu avais l'air fatigué? Elle
+croirait que je ne te soigne pas bien.</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est de dormir trop, au contraire qui me
+rend malade.</p>
+
+<p>&mdash;Ne dis pas des bêtises. Et puis, ce soir, les chemins
+sont glissants pour descendre au village; le vent est si
+fort qu'il te renverserait, et si froid, qu'il te percerait
+jusqu'aux os. Sûr, tu attraperais du mal. Allons, mon
+Yanoulet, ne fais pas le méchant, va te coucher. Si c'était
+possible, tu le sais bien, je te céderais: je n'aime rien
+tant que de te faire plaisir. Tu iras à la messe de minuit
+l'année prochaine. Il te faut manger encore un peu de
+soupe, vois-tu, avant, devenir grand et gros.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, si je suis petit, prends-moi sur tes genoux
+et raconte-moi une histoire, comme autrefois.</p>
+
+<p>&mdash;Petit, petit, pas tant petit que cela, tout de même:
+tu as dix ans. A dix ans on est presqu'un homme. A dix
+ans ton pauvre père était déjà en condition et gagnait
+sa vie.</p>
+
+<p>&mdash;Il allait à la messe de minuit.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être...</p>
+
+<p>&mdash;Tu vois bien. Moi, je veux toujours rester petit,
+être toujours ton hilhot<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1"><sup>1</sup></a>, «lou pouricou de mama<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2"><sup>2</sup></a>».</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote1" name="footnote1"></a><b>Note 1:</b><a href="#footnotetag1"> (retour) </a> Petit fils.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote2" name="footnote2"></a><b>Note 2:</b><a href="#footnotetag2"> (retour) </a> Petit poussin de maman.</blockquote>
+
+<p>En disant cela Yanoulet s'était glissé sur les genoux de
+sa mère; il entourait sa tête de ses bras déjà robustes
+et la serrait avec force.</p>
+
+<p>&mdash;Lâche-moi, dit la veuve, tu m'étrangles. Ah! coquin,
+comme tu sais bien t'y prendre! Comme tu sais me
+faire faire tout ce que tu veux! Mais, si je te cède, promets-moi,
+au moins, d'être plus sage, plus attentif en
+classe: le maître m'a dit encore hier que tu n'écoutes
+pas, que tu restes les yeux en l'air, comme un innocent,
+au lieu de le regarder, lui ou ton cahier. Promets-moi
+de bien faire tes devoirs, d'apprendre tes leçons et non
+pas de t'échapper pour aller dénicher les oiseaux ou voler
+des fruits avec Peyroulin, ce qui est très laid; il t'entraîne
+toujours au mal, ce polisson-là! Il faut l'envoyer
+promener, lui dire de te laisser tranquille, que si, lui,
+veut faire le mauvais sujet, toi, tu ne veux pas.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, Maï beroye<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3"><sup>3</sup></a>, je le lui dirai, sois tranquille.</p>
+
+<p>&mdash;C'est que, vois-tu, moi micot<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4"><sup>4</sup></a> je n'ai que toi au
+monde à aimer, que toi pour m'aider et pour me donner
+du contentement. Si tu savais comme cela me peine
+quand tu fais le mal! Tu es tout pour moi! Et puis, je
+sens si bien qu'il faudrait un homme pour te montrer
+comment faire; je ne sais que t'aimer et te soigner,
+moi; je n'ai pas le courage de te battre et de te punir.
+Tu ne m'en feras pas repentir, dis, hilhot de mon coeur,
+tu marcheras droit comme ton pauvre père?</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote3" name="footnote3"></a><b>Note 3:</b><a href="#footnotetag3"> (retour) </a> Jolie mère.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote4" name="footnote4"></a><b>Note 4:</b><a href="#footnotetag4"> (retour) </a> Petit ami.</blockquote>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, Maï, tu verras!</p>
+
+<p>&mdash;Il faut, d'abord, te dépêcher d'apprendre à écrire
+et à compter, faute de quoi tu te laisserais voler, plus
+tard, par les gens de la plaine qui sont si rusés. Puis,
+quand tu sauras, tu m'aideras à bêcher le jardin, à labourer
+le champ et à soigner les bêtes: bien est besoin
+d'un homme, pour tout cela. Les ouvriers, vois-tu, ça
+travaille très peu et ça coûte très cher: c'est la ruine des
+maisons. Toi, tu seras le maître.</p>
+
+<p>&mdash;Oui... et l'histoire?</p>
+
+<p>&mdash;Sens-tu la chaleur du feu sur tes pieds, les pieds du
+petit enfant de maman qui est devenu un gros garçon
+méchant? Es-tu bien, là? Comme tu es grand et lourd,
+maintenant! J'en ai plein les bras, de toi, comme lorsque
+je porte une belle gerbe de blé!</p>
+
+<p>&mdash;Allons, raconte: Il y avait une fois...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! petit capbourrut. Il y avait une fois un vilain
+enfant gâté qui faisait faire bien du mauvais sang à sa
+pauvre mère qu'il n'aimait pas.</p>
+
+<p>&mdash;Ça, ce n'est pas vrai, je t'aime!</p>
+
+<p>&mdash;Bien sûr?</p>
+
+<p>&mdash;Sûr comme tu m'aimes, toi!</p>
+
+<p>&mdash;Comme je t'aime, moi, c'est pas possible. Mais si je
+croyais que tu m'aimes seulement un peu... Tiens, fais-moi
+encore un poutou, prends ma capuche, que je t'enveloppe:
+tu te refroidirais..... Là!..... Commençons.</p>
+
+<p>Quelle histoire veux-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Celle de la Terrucole d'abord.</p>
+
+<p>&mdash;Bien. Je n'ai pas besoin de te demander si tu la
+connais, la Terrucole; tu n'y vas que trop, malgré ma
+défense. Il ne faut pas être bien fin pour comprendre
+que ce n'est pas un endroit comme tous les autres.
+Quand, arrivé au haut du coteau, on quitte la mauvaise
+route, bordée de châtaigniers, si vieux que les anciens
+d'ici ne se souviennent pas de les avoir vus planter...</p>
+
+<p>&mdash;Le chemin d'Henri IV? Pourquoi qu'il s'appelle
+comme cela?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que le roi, dit-on, y passait, lorsqu'il s'en
+venait de Pau pour aller à son château de Coarraze embrasser
+sa mère nourrice. Quand donc, au lieu de continuer
+devant soi on tourne à main droite, on trouve un
+grand champ de tuyas<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5"><sup>5</sup></a>, joli à voir, de loin, quand il est
+en fleurs, mais méchant à qui veut s'en approcher: tu
+sais comment il pique les pieds et les jambes nues des
+petits garçons désobéissants. Des serpents sont cachés
+là-dedans; aucune fleur n'y pousse, excepté, sur les
+bords, le safran violet, la fleur des trépassés qui vient à
+la Toussaint pour les morts dont les tombes sont abandonnées,
+que l'on dit. De ce terrain, on voit toute la
+plaine, tous les villages: Angaïs, notre église et le
+cimetière où ton pauvre père est enterré; Béouste, avec
+son clocher pointu qui sort des arbres; et, de l'autre côté
+du Gave, qui a l'air tout en vif-argent, Boeilh, Bezing,
+Assat; enfin, derrière, encore des coteaux et des villages
+et les montagnes, que les étrangers trouvent si jolies:
+paraît qu'il n'y en a pas, ailleurs, d'aussi belles;
+mais, à force de les voir, nous autres, nous n'y faisons
+plus attention. De là on aperçoit la fumée de toutes
+les chaumières, on voit passer sur les routes tous les
+chars, toutes les voitures, et le chemin de fer qui semble
+un serpent. Tu comprends si, à l'idée des esprits,
+c'est là un bon endroit pour examiner le pays, pour suivre
+les mouvements des habitants de la plaine, pour les
+guetter, les pister; aussi, de tout temps à jamais, il a été
+le rendez-vous des hades<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6"><sup>6</sup></a> et des broutches<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7"><sup>7</sup></a>, il est hanté.
+Il y en a qui l'appellent le «camp de César» et qui disent
+qu'autrefois, il y a très longtemps de cela...</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote5" name="footnote5"></a><b>Note 5:</b><a href="#footnotetag5"> (retour) </a> Ajoncs nains.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote6" name="footnote6"></a><b>Note 6:</b><a href="#footnotetag6"> (retour) </a> Fées.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote7" name="footnote7"></a><b>Note 7:</b><a href="#footnotetag7"> (retour) </a> Sorcières.</blockquote>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, je sais, le maître nous l'a expliqué. César,
+c'était un capitaine romain. Il avait pris le pays et mis
+un camp à la Terrucole. Pour bien se cacher, avec ses
+soldats, il avait fait faire le talus et le fossé qui est derrière...
+tiens, juste là où est le Calvaire, maintenant.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, quand était-ce ça? Pas au moins du temps
+de ma mère, ni de ma grand'mère; personne, ici, ne
+s'en souvient.</p>
+
+<p>&mdash;C'était bien avant!</p>
+
+<p>&mdash;Du temps de la reine Jeanne, alors?</p>
+
+<p>&mdash;Non pas, plus avant encore!</p>
+
+<p>&mdash;Bah! tu crois cela, toi? Ça m'a l'air d'être des histoires
+que l'on dit pour faire venir les étrangers et pour
+leur tirer de l'argent en leur montrant le chemin. Moi,
+je m'en méfie. Le sûr, par exemple, c'est que, dans le
+vilain bois sauvage qui est après, demeurent les broutches
+et les hades; tout le monde dans le pays te le dira.
+Ma mère et ma grand'mère que j'ai perdues, trop jeunes
+hélas! en avaient vu toutes les deux. Aucun chrétien n'oserait
+y passer quand le soleil est couché. D'ailleurs, n'y
+a qu'à aller voir: même, en plein jour, il y fait si sombre
+au sortir du champ, que cela donne peur. Des bêtes
+courent partout: des crapauds, gros comme ton béret,
+des serpents, longs comme cette aguillade<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8"><sup>8</sup></a>, des araignées,
+grandes comme la main d'un enfant, qui font
+leur toile d'un arbrisseau à un autre. On entend des cris
+de chouette, des sifflets, des plaintes, des gémissements.
+Les arbres, tant il y en a, se touchent presque. Il pousse
+là des genévriers et des buis énormes, comme l'on n'en
+voit que dans le parc du roi Henri, à Pau, et sur le haut
+des montagnes sauvages. Des ronces méchantes s'accrochent
+aux branches et retombent partout, griffant
+ceux qui s'en approchent. La mousse, une mousse
+presque noire, tant elle est serrée, empêche d'entendre
+marcher; l'air, pesant et chaud comme dans les
+maisons des riches, peut à peine passer. Ce sont les
+hades qui ont tracé le petit sentier droit qui va à travers
+les fougères. Quand la lune brille, il paraît blanc et
+fin comme le fil de ma quenouille. C'est par là qu'elles
+arrivent toutes, à la suite l'une de l'autre, à minuit, les
+jolies hades, dans leurs robes qu'on dirait tissées avec
+des fils d'araignées, couleur de la brume du matin.
+Leurs pieds touchent à peine la terre. Autour d'elles, les
+broutches, ces laides, tournent en faisant des grimaces,
+à cheval sur une racine de buis. Elles font, alors, leur
+sabbat, qu'on appelle, que c'est un tapage d'enfer. Dès
+la fine pointe du jour, tout ce monde disparaît. Les
+hades s'enlèvent ensemble, se perdent dans l'air, pareilles
+à la fumée; les broutches rentrent dans ces châtaigniers
+troués, frappés par le tonnerre, où nichent les
+hiboux, dans ces chênes qui ont de grosses bosses.
+Tiens, entends-les crier toutes à la fois... c'est terrible!
+Elles s'en donnent tant qu'elles peuvent maintenant, les
+maudites, sachant que, tantôt, elles devront se taire.
+Fais bien vite le signe de la croix, mon petit, et surtout,
+surtout, ne va jamais du côté de la Terrucole
+quand le soleil est couché, tu m'entends!</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote8" name="footnote8"></a><b>Note 8:</b><a href="#footnotetag8"> (retour) </a> Aiguillon monté sur un long manche qui sert à piquer les
+boeufs pour les faire marcher.</blockquote>
+
+<p>&mdash;Attends un peu que j'y aille, j'ai bien trop peur,
+moi! Mais, es-tu sûre que c'est vrai, tout cela?
+«Monsieur» dit que ce sont des histoires, des bêtises
+inventées par les vieilles femmes pour forcer les garçons
+et les filles à rester à la maison, le soir.</p>
+
+<p>&mdash;Pas vrai! Monsieur le Régent est bien instruit,
+bien fin, je ne dis pas non; il écrit que c'est pareil à un
+dessin et il raconte des choses comme il y en a dans les
+livres et sur le journal; mais il ne peut pas nier, je
+pense, ce que ma pauvre défunte mère a vu de ses
+propres yeux, ce qu'elle m'a répété bien des fois. «Allez-y
+voir, qu'il vous dit, et si vous rencontrez une seule
+hade ou une seule broutche, je vous donne cent mille
+francs.» Le farceur! Les a-t-il, les cent mille francs,
+lui, d'abord? Oui, comme moi! Et puis, on sait trop ce
+qui arrive quand on va voir: on est pris immédiatement
+d'un mal très laid, le mal de Saint-Guy, qu'on dit.
+C'est comme si on avait un esprit dans le corps, qui
+vous force à faire ce que vous ne voulez pas faire. On
+devient pareil à un innocent: on tire la langue, on
+tourne la bouche, on remue la tête, les jambes, les
+bras.&mdash;Tu sais le fils de la Marianne, de Béouste,
+eh bien! il l'a eu, ce mal, mais il est guéri parce qu'il a
+fait le remède. Car, heureusement encore, il y a un
+remède, et facile. Faut, avant tout, pour apaiser les
+esprits, jeter dans le trou, avec de l'argent, un morceau
+de l'habit de la malheureuse ou du malheureux qui est
+possédé. Les riches y mettent des pièces blanches, s'ils
+veulent: il y en a même qui ont lancé jusqu'à de l'or,
+paraît, mais c'est très rare; ceux qui n'ont pas de quoi
+donnent des sous, le plus qu'ils peuvent. Pendant
+trente jours de rang, d'une lune à l'autre, chaque
+matin, quand le soleil se lève, faut aller dire des
+prières au pied du Calvaire qui est planté dans le
+talus.</p>
+
+<p>&mdash;C'est pour cela qu'il y a toujours des chiffons par
+terre ou pendus aux branches, à la Terrucole! Comme
+il doit y avoir de l'argent là-dedans, depuis le temps
+qu'on en apporte!</p>
+
+<p>&mdash;Oh bah! les hades et les broutches ramassent
+tout, va!</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'en font-elles?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en sais rien; mais on pense qu'elles ont un
+trésor caché quelque part sur la hauteur: tiens, dans
+le champ de Lacoste, là où la terre sonne quand on y
+tape dessus avec les sabots! Mais personne n'a osé y
+aller voir, et ce n'est pas moi qui commencerai, té!</p>
+
+<p>&mdash;Ni moi? Et puis, Maï, raconte ce que l'ont les hades
+et les broutches, la nuit de Noël.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! voilà; cette nuit-là elles sont bien badinées;
+elles ont peur, tu comprends, elles sont comme folles.
+Dès que descend le noir, elles font leur sabbat plus fort
+que jamais; vienne minuit, elles se taisent; les hades,
+fft!... disparaissent, les broutches se serrent dans leurs
+trous. A partir de ce moment, tout le monde peut passer
+sans danger par la Terrucole pour se rendre à la
+messe ou pour en revenir; et on ne s'en fait pas faute,
+cela raccourcit beaucoup. Jamais, il n'est rien arrivé
+à personne. C'est que, l'enfant Jésus, tout faible et tout
+petit qu'il est, vois-tu, micot, est le vrai roi du monde.
+Il est plus fort, à lui tout seul, que toutes les hades,
+que toutes les broutches, que tous les diables de l'enfer.</p>
+
+<p>&mdash;Oui. Eh bien! alors, maintenant, raconte-moi son
+histoire.</p>
+
+<p>&mdash;Mais je ne t'en ai promis qu'une, histoire; faut aller
+au dodo.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, tout de suite. Joseph et Marie où ils allaient,
+Maï? J'ai oublié.</p>
+
+<p>&mdash;A Bethléem, donc?</p>
+
+<p>&mdash;Où c'est, Bethléem? Près d'ici?</p>
+
+<p>&mdash;Non, très loin. C'est le village où ils étaient nés,
+mais ils n'y demeuraient pas. Ils y allaient pour des
+affaires qu'ils avaient, du blé à vendre ou des boeufs à
+acheter, peut-être. C'était comme qui dirait un jour de
+grand marché ou de foire. Dans ces temps-là, on ne
+connaissait ni les chemins de fer, ni même les courriers,
+paraît. On allait à pied.</p>
+
+<p>&mdash;Comme nous autres, quand nous descendons à la
+ville?</p>
+
+<p>&mdash;Oui. Il y avait beaucoup de compagnie sur les routes,
+se rendant aussi à Bethléem. Joseph et Marie marchaient
+depuis le matin. Marie, la pauvrine, était si
+fatiguée que ses jambes ne voulaient plus la porter.
+Enfin, vers le soir, ils arrivent. Toutes les auberges
+étaient pleines.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi qu'ils n'allaient pas chez leurs parents?</p>
+
+<p>&mdash;Ils n'en avaient plus, faut croire, ils devaient être
+morts. Que faire, alors? Ils voient la grande maison d'un
+homme riche. «Té», qu'ils se disent, «là il y a de la
+place, nous ne gênerons guère.» Ils frappent et demandent
+abri pour la nuit, tout juste un coin, n'importe ou
+pour se coucher et dormir. Mais l'homme riche leur
+fait réponse par ses domestiques:</p>
+
+<p>&mdash;Où sont vos mulets et vos chevaux qu'on les mène
+à l'écurie?</p>
+
+<p>&mdash;Nous n'en avons pas.</p>
+
+<p>&mdash;Alors que venez-vous faire ici? Passez votre chemin!
+Ma maison n'est pas faite pour des mendiants
+comme vous.</p>
+
+<p>Tout honteux, ils vont chez un hôtelier lui demander
+logis en payant.</p>
+
+<p>&mdash;Gardez vos sous, qu'il leur crie; on ne reçoit pas
+ici de mauvais paysans comme vous!</p>
+
+<p>Enfin, ils aperçoivent une auberge bien pauvre et de
+bien mauvaise mine. Ils, frappent timidement à la
+porte.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous? leur demande le patron, qui
+avait l'air d'un bandit.</p>
+
+<p>&mdash;Nous voulons nous loger pour la nuit, histoire de
+nous reposer, après avoir mangé un morceau.</p>
+
+<p>&mdash;Mon auberge est pleine, qu'il dit, je n'ai pas de
+place pour vous.</p>
+
+<p>&mdash;Même en payant?</p>
+
+<p>&mdash;Quand vous me donneriez de l'or plein mon béret,
+ça ne changerait rien; je n'ai plus de place, que je
+vous dis!</p>
+
+<p>Alors Joseph regarda Marie qui tombait de fatigue et
+avait bien envie de pleurer.</p>
+
+<p>&mdash;N'avez-vous pas un grenier avec un peu de foin,
+une écurie, une étable, n'importe quoi, que ma femme
+puisse s'asseoir et se reposer?</p>
+
+<p>L'aubergiste qui, en fin de compte, n'était pas un méchant
+homme, regarda Marie à son tour. Il la vit si
+pâle, si jeune, la pauvre&mdash;à peine quinze ou seize
+ans&mdash;et si modeste, si charmante, qu'il eut le coeur
+crevé de compassion.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-il raisonnable, aussi, de faire marcher les
+enfants comme cela, et dans cet état, encore! qu'il
+leur dit. Eh bien! allons, entrez! nous nous arrangerons
+tout de même en poussant l'âne et en attachant le
+boeuf un peu plus loin vous pourrez vous loger.</p>
+
+<p>Il les fit passer dans l'étable, leur porta une grosse
+botte de paille, et il dit doucement à la jeune femme:
+«Ma jolie enfant, asseyez-vous.» Et ce fut là que
+naquit le Sauveur du monde.</p>
+
+<p>&mdash;Et que faisaient le boeuf et l'âne, Maï?</p>
+
+<p>&mdash;L'âne regardait avec des yeux doux, et le boeuf ruminait
+tranquillement. Marie ôta sa mante, et en entoura
+le nouveau-né, son cher mignon si beau, aussi blanc
+que le lait, qui ne criait pas, comme s'il comprenait déjà
+tout. Joseph mit de la paille au fond d'une crèche avec
+un caillou rond pour coussin, et y déposa le divin enfant.</p>
+
+<p>&mdash;Et les bergers, Maï?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! les bergers dormaient chacun auprès de
+ses moutons dans les étables bien chaudes. Tout à coup,
+un ange entra auprès de l'un d'eux, et, le tirant fort
+par le bras, le réveilla en disant qu'il venait lui apprendre
+une grande nouvelle. Le pasteur, qui s'était levé
+avant le jour, était très fatigué et dormait de tout son
+coeur.</p>
+
+<p>&mdash;Laisse-moi tranquille, qu'il dit en se retournant et
+en bâillant. Il n'est pas jour encore, je veux dormir. Et
+le voilà reparti à ronfler.</p>
+
+<p>L'ange le secoue de nouveau.</p>
+
+<p>&mdash;Mâtin! crie le pasteur; attends un peu que je te
+fasse courir avec mon bâton!</p>
+
+<p>Mais, les anges, c'est patient. Celui-ci lui parle d'un
+grand bonheur qui vient d'arriver au pauvre monde
+par un enfant qui est né dans une étable.</p>
+
+<p>&mdash;Que me chantes-tu là? qu'il répond, incrédule. Le
+bonheur n'a jamais été le partage des misérables comme
+moi. Un enfant naissant pourrait-il changer quelque
+chose à notre sort malheureux? Pauvres nous avons
+toujours été, pauvres nous mourrons; il n'y a qu'à
+prendre patience.</p>
+
+<p>L'ange lui explique: cet enfant, c'est le fils de Dieu,
+qui vient, non pas pour porter la nourriture du corps,
+mais celle du coeur, pour pardonner les péchés et enseigner
+le courage à ceux qui souffrent.</p>
+
+<p>Le berger, bien réveillé cette fois, se tire du lit, s'habille,
+pousse sa porte: il voit le ciel ouvert et des
+anges qui volent dedans; une lumière, plus claire que
+celle de la lune quand elle est dans son plein, plus douce
+que celle du soleil, éclaire les prairies et les bois. Il entend
+dans les airs des chants divins; sur la route des
+voix, des bruits de sabots; certes, oui, il se passe quelque
+chose de pas ordinaire. Tout le village est réveillé;
+les pasteurs se rassemblent sur la place; la nouvelle
+s'est répandue, l'ange a parlé à plusieurs. Serait-il Dieu
+possible que cela fût vrai, que le Sauveur du monde
+vînt de naître, et dans une étable, encore? Tout tremblant
+et craintif il court rejoindre les bergers qui se
+préparent à aller faire visite à l'enfant Jésus.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, qu'il dit, je vais avec vous.</p>
+
+<p>&mdash;Mais que lui porterons-nous, nous autres, pauvres?
+se demandent-ils tous ensemble, inquiets. Ce n'est pas
+l'usage, ici, d'arriver chez les gens les mains vides.</p>
+
+<p>&mdash;Té! ce que nous aurons, tant pis! Puisqu'il connaît
+tout, il saura bien que nous ne pouvons pas faire plus.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, dit un qui était bien gêné, rapport à ce qu'il
+avait beaucoup d'enfants, je lui donnerai un pain de ma
+dernière fournée; moi, dit un autre, un jeune agneau de
+mon troupeau; moi, un fromage de mes brebis; moi,
+du lait fraîchement tiré; moi une bourracette<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9"><sup>9</sup></a> bien
+épaisse, faite avec la laine de mes moutons, pour le
+garder du froid.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote9" name="footnote9"></a><b>Note 9:</b><a href="#footnotetag9"> (retour) </a> Lange de laine.</blockquote>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Nicodème, drin<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10"><sup>10</sup></a> de crème!</p>
+<p>Arnautou, escautou<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11"><sup>11</sup></a>!</p>
+<p>Dominique, drin de mique<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12"><sup>12</sup></a></p>
+ </div> </div>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote10" name="footnote10"></a><b>Note 10:</b><a href="#footnotetag10"> (retour) </a> Un peu de crème.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote11" name="footnote11"></a><b>Note 11:</b><a href="#footnotetag11"> (retour) </a> Bouillie de maïs à la graisse.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote12" name="footnote12"></a><b>Note 12:</b><a href="#footnotetag12"> (retour) </a> Gâteau de maïs à l'anis qu'on fait pour Noël.</blockquote>
+
+<p>&mdash;Et toi, Maï, que lui aurais-tu porté?</p>
+
+<p>&mdash;Le coeur de mon hilhot et le mien.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais pour faire comme les autres?</p>
+
+<p>&mdash;Eh Bien! le sac de froment qui n'est pas encore
+commencé, ou un beau canard avec une tourte.</p>
+
+<p>&mdash;Continue l'histoire.</p>
+
+<p>&mdash;Mais qui gardera nos bêtes quand nous serons absents?
+demande le pauvre pasteur qui avait tant d'enfants.</p>
+
+<p>&mdash;Le Bon Dieu veillera sur elles!</p>
+
+<p>&mdash;Et comment trouverons-nous notre route?</p>
+
+<p>&mdash;Celui qui se fie à Dieu ne peut pas s'égarer. Mettons
+d'abord le chemin sous nos pieds, marchons toujours
+et nous verrons.</p>
+
+<p>Et les voilà partis à travers la glace, la gelée, l'obscurité,
+car le ciel s'était refermé, partis, pour aller voir le
+petit enfant Jésus tant aimable et la Vierge Marie, adorable.
+L'un secoue sa clochette, un autre joue du violon,
+un autre de la trompette, un autre du clairon, un autre
+de la guitare. C'est un tapage, un combat, comme lorsque
+c'est la fête de chez nous. Les gens les regardent
+passer, étonnés. Enfin ils arrivent à Bethléem, trouvent
+les choses ainsi que l'ange leur avait dit.</p>
+
+<p>Ils étaient tout ébahis, et ils regardaient, la bouche
+ouverte, ce petit enfant qui dormait comme tous les
+petits enfants, et qui, pourtant, un jour, devait
+sauver le monde en mourant sur la croix pour nos
+péchés.</p>
+
+<p>&mdash;Et les mages, Maï?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! les mages étaient des espèces de rois très
+riches et très savants, eux, et pas des pauvres bergers
+ignorants. Lors donc qu'ils apprirent que le Sauveur
+était né, ils voulurent aussi aller le voir et lui porter des
+présents. Et ils pensaient trouver un enfant couvert de
+broderies, dans un beau palais. Ils ne savaient pas non
+plus le chemin; alors il virent une étoile qui marchait
+devant eux; ils la suivirent, et, quand elle s'arrêta sur
+une maison très laide et très petite, sur une auberge
+où descendaient les gens les plus misérables, ils
+crurent s'être trompés; mais l'étoile ne bougeait pas.
+Au moins le nouveau-né serait couché dans la plus
+belle chambre, en un berceau bien garni de plumes
+d'oie: mais non, il était dans l'étable, à côté des pauvres
+bêtes qui travaillent, dans une crèche, sur du fourrage.
+Ils furent bien attrapés, étant orgueilleux comme tous
+les riches; mais ils l'adorèrent quand même et mirent à
+ses pieds ce qu'ils avaient apporté: des parfums, de l'or,
+des bijoux et de l'encens; tu sais, ce que l'on fait brûler
+à la messe et qui sent si bon!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais pourquoi l'enfant Jésus n'avait-il pas
+préféré être dans un grand palais, couché dans un beau
+berceau, servi par des domestiques avec des galons
+dorés comme au château du roi Henri, puisqu'il pouvait
+choisir? Moi, si j'avais été à sa place, pas si bête,
+j'aurais fait comme ça.</p>
+
+<p>&mdash;C'était exprès, Micot, pour nous enseigner la patience
+à nous autres, paysans, et pour nous montrer
+qu'il n'y a pas de honte à n'être pas riches puisque Dieu
+lui-même a choisi d'être pareil à nous. Maintenant
+dis vite «notre père» et au lit!</p>
+
+<p>&mdash;Et les Noëls? Rien qu'un... ou deux!</p>
+
+<p>&mdash;Encore? mais quand dormiras-tu alors?</p>
+
+<p>&mdash;Tout de suite après.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! enfant gâté, enfant gâté! Allons, chante avec
+moi; je suis l'ange, toi, tu seras le pasteur.</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>L'ANGE</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Un Dieu nous appelle,</p>
+<p>Levez-vous, pasteur;</p>
+<p>Courez avec zèle</p>
+<p>Vers votre Sauveur;</p>
+<p>Le Dieu du tonnerre</p>
+<p>Promet désormais</p>
+<p>La fin de la guerre,</p>
+<p>La paix pour jamais.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>LE PASTEUR ENDORMI</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Lechem droumi!</p>
+<p class="i2">Noum biengues troubla la cerbelle,</p>
+<p>Lechem droumi!</p>
+<p class="i2">Tire en daban, sec toun cami;</p>
+<p class="i2">N'ey pas besougn de sentinelle,</p>
+<p class="i2">Ni n'ey que ha de ta noubelle,</p>
+<p>Lechem droumi!<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13"><sup>13</sup></a></p>
+ </div> </div>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote13" name="footnote13"></a><b>Note 13:</b><a href="#footnotetag13"> (retour) </a>
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Laisse-moi dormir!</p>
+<p>Ne viens pas me troubler la cervelle,</p>
+<p>Laisse-moi dormir!</p>
+<p>Tire en avant, suis ton chemin!</p>
+<p>Je n'ai pas besoin de sentinelle,</p>
+<p>Ni n'ai que faire de ta nouvelle,</p>
+<p>Laisse-moi dormir!</p>
+ </div> </div>
+</blockquote>
+
+
+<p>&mdash;Et l'autre, Maï, chante-le, toi, toute seule! Je suis
+fatigué, moi!</p>
+
+<p>&mdash;Tu t'endors?</p>
+
+<p>&mdash;Non pas, je t'écoute.</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Entre le boeuf et l'âne gris,</p>
+<p class="i2">Dort, dort, dort, le petit Fils.</p>
+<p class="i2">Mille anges divins,</p>
+<p class="i2">Mille séraphins,</p>
+<p class="i2">Volent à l'entour</p>
+<p>De ce grand Dieu d'amour.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Entre la rose et le souci,</p>
+<p class="i2">Dort, dort, dort le petit Fils.</p>
+<p class="i2">Mille anges divins,</p>
+<p class="i2">Mille séraphins,</p>
+<p class="i2">Volent à l'entour</p>
+<p>De ce grand Dieu d'amour.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Entre les deux bras de Marie,</p>
+<p class="i2">Dort, dort, dort le Fruit de Vie.</p>
+<p class="i2">Mille anges divins,</p>
+<p class="i2">Mille séraphins,</p>
+<p class="i2">Volent à l'entour</p>
+<p>De ce grand Dieu d'amour.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Entre deux larrons sur la croix.</p>
+<p class="i2">Dort, dort, dort, le Roi des Rois.</p>
+<p class="i2">Mille Juifs mutins,</p>
+<p class="i2">Cruels assassins,</p>
+<p class="i2">Crachent à l'entour</p>
+<p>De ce grand Dieu d'amour.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>La voix de la mère s'est faite bien douce, comme pour
+une berceuse; instinctivement elle balance son enfant
+sur son coeur. Lui, ferme les yeux, ravi. Que de fois
+il s'est endormi au son de cette lente mélodie qu'il aime
+tant! Mais il veut tout entendre, ce soir. Il soulève ses
+paupières alourdies et contemple le cher visage penché
+sur lui avec tant d'amour. La flamme rouge éclaire les
+traits délicats et les transfigure. Tiens, c'est curieux:
+le fichu noir a disparu; un voile de mousseline, léger
+comme une nuée d'avril, enveloppe la tête chérie; la
+robe n'est plus sombre et sévère, elle est de la couleur
+du ciel. Bientôt tout disparaît, l'enfant s'anéantit dans
+un sommeil délicieux, sans rêve.</p>
+
+<p>&mdash;Yanoulet, mon Yanoulet, hilhot, et le Pater?
+«Hilhot» ne répond pas.</p>
+
+<p>Tendrement, péniblement, car il pèse beaucoup, la
+veuve le porte dans son grand lit que tiédit un gros caillou
+du Gave chauffé sous la cendre; elle le borde,
+récite pour lui le Pater oublié, le baise sur le front avec
+amour. Puis, elle couvre le feu, s'enveloppe de son capulet
+noir, éteint la chandelle, ferme solidement la porte
+après elle, et s'en va dans la nuit épaisse, aux premiers
+sons de la cloche qui, en bas, appelle les fidèles.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>II</h3>
+
+<h3>LA TERRUCOLE</h3>
+
+<blockquote>
+<p><i>«Ici l'on a des fées<br>
+Comme ailleurs des oiseaux.»</i><br>
+V. Hugo.<br>
+Fuite en Sologne.<br>
+(Chansons des rues et des bois).</p></blockquote>
+
+<p>&mdash;Pas si vite, enfants! dit une voix, bien loin, derrière.
+Les gamins ne l'écoutent pas. Emmitouflés dans
+leurs grands cache-nez tricotés aux couleurs voyantes,
+le béret enfoncé jusqu'aux oreilles, les pieds dans des
+sabots bourrés de paille, une main dans la poche du
+pantalon, l'autre tenant une petite lanterne, ils grimpent
+lestement le long du chemin des fées qui, tout
+lumineux sous la clarté de la lune, semble conduire à
+un pays enchanté. De petites lumières vacillent tout au
+long, comme des feux follets: ce sont les falots des
+fidèles qui reviennent de la messe de minuit et regagnent
+le haut du coteau en passant par la Terrucole.
+Car c'est Noël: hades et broutches sont cachées, le bois
+est à tout le monde, cette nuit.</p>
+
+<p>&mdash;Yanoulet, Peyroulin! crie encore la voix, de plus
+en plus lointaine; mais les enfants ne s'arrêtent pas.</p>
+
+<p>&mdash;Dépêche-toi, dit le plus vieux, Peyroulin, le voisin
+de Yanoulet et son mauvais conseiller.&mdash;Si nous nous
+arrêtons, nous n'aurons pas le temps. C'est cette nuit,
+seulement, que le bois n'est pas hanté. Voyons: veux-tu,
+oui ou non, avoir des sous, de belles pièces d'argent, de
+l'or, peut être, qui sait? et cela sans travailler, sans même
+prendre de peine? Oui? Eh! bien, marche, suis moi!
+C'est un peu plus loin, à gauche. Tu viens? Prends
+garde aux épines. Tiens, tu vois ces chiffons? c'est là.</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est voler que de prendre cet argent?</p>
+
+<p>&mdash;Allons donc, quelle bêtise! Voler qui? Les broutches?
+ce serait pain bénit. Ce sont de mauvaises bêtes
+qui viennent du démon. D'ailleurs, ce qui est à elles est
+à tout le monde: elles n'ont qu'à ne pas laisser traîner
+ce qu'on est assez sot pour leur jeter.</p>
+
+<p>&mdash;Mais si elles se réveillent, et nous attrapent?</p>
+
+<p>&mdash;Cette nuit? Jamais. Elles dorment comme les
+serpents quand il gèle, et, lors même qu'elles se réveilleraient,
+elles n'ont, cette nuit, de pouvoir sur personne.</p>
+
+<p>&mdash;As-tu dit à ta mère ce que tu allais faire?</p>
+
+<p>&mdash;Innocent! pour qu'elle m'en empêche? Elle est
+bien trop peureuse; toutes les femmes sont peureuses;
+elle craindrait qu'il m'arrive du mal. Mais moi, je
+suis un homme, je n'ai peur de rien. Maman ne le
+saura pas, à moins que tu ne me vendes.</p>
+
+<p>&mdash;Moi? Je ne suis pas un traître; je ne te vendrai
+pas, je te le promets.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bon, j'y compte; allons, viens!</p>
+
+<p>&mdash;Mais, tu as beau dire, je crois que ce n'est pas
+bien.</p>
+
+<p>&mdash;Je vois ce que c'est, tu as peur. Va-t-en bien vite
+rejoindre «Maman», elle te cachera sous sa mante.
+J'irai seul.</p>
+
+<p>&mdash;Peyroulin, attends, écoute! Tu est donc bien sûr
+que ce n'est pas mal, ce que tu veux faire là?</p>
+
+<p>&mdash;Mal? Puisque l'argent n'est à personne, pec<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14"><sup>14</sup></a>! Et
+puis, qui le saura? Je ne l'ai dit qu'à toi. Par exemple,
+si j'avais su que tu étais un pareil capon... Arnaud et
+Michel n'auraient pas demandé mieux que de m'accompagner.
+Seulement je t'ai préféré parce que je
+t'aime plus. Mais j'ai eu tort; eux, au moins, sont braves.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote14" name="footnote14"></a><b>Note 14:</b><a href="#footnotetag14"> (retour) </a> Sot.</blockquote>
+
+<p>&mdash;Je suis brave, aussi, moi!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, joliment! Après m'avoir promis de me
+suivre à la Terrucole, tu m'abandonnes au moment d'y
+entrer. Tiens! y aller en compagnie ou y aller seul ce
+n'est plus pareil. Mais je m'en moque, s'il m'arrive
+malheur, tant pis!</p>
+
+<p>&mdash;Je ne savais pas ce que tu voulais y faire, à la Terrucole:
+tu ne me l'avais pas dit; je ne pouvais pas le
+deviner. Pour y aller, bien, sûr j'en avais envie et cela
+me faisait plaisir de te suivre. Mais prendre l'argent!...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, fais l'honnête! Comme si tu l'étais plus
+que les autres! Alors je suis un voleur, moi? Merci
+bien! Je vois ce que c'est: tu n'es plus mon ami. Si tu
+l'étais, tu ne me soupçonnerais pas comme cela, tu ne
+m'abandonnerais pas au dernier moment.</p>
+
+<p>&mdash;Mais je ne te soupçonne pas, je ne t'abandonne
+pas... Seulement...</p>
+
+<p>&mdash;Adieu, adieu, suis ton chemin, moi le mien. Bon
+appétit pour le réveillon!</p>
+
+<p>&mdash;Peyroulin!</p>
+
+<p>&mdash;Quoi, «Peyroulin»? Que veux-tu? Laisse-moi, je
+n'ai pas le temps de bêtiser. Maman approche.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais avec toi.</p>
+
+<p>&mdash;A la bonne heure! Voilà, enfin, un garçon courageux.
+Qui dirait que tu as douze ans passés: tu es toujours
+aussi craintif. Eh! si j'habitais la ville, comme toi,
+depuis un an et demi, si j'étais apprenti dans un magasin
+où il vient tant de monde, tu verrais comme je
+serais! Mais maman n'a pas voulu m'écouter. Elle m'a
+fait rester aux champs, tandis que toi.....</p>
+
+<p>&mdash;Ah! la mienne, maman, est si bonne! Tout ce que
+je veux elle le fait. C'est ma pauvre défunte grand'mère
+de Nay, morte au printemps, qui m'avait mis cela
+en tête. Elle me disait: «Toi, tu n'es pas fabriqué
+pour être un paysan, comme ton père qui était fort et
+grand; tu es fin comme une demoiselle. Ça ferait deuil
+de te voir travailler la terre; faut que tu deviennes un
+Monsieur. Tu n'aimes pas assez les livres pour faire un
+régent ou un curé; mais dis à ta mère qu'elle te mette
+commis dans un magasin, à Villeneuve. Je voudrais te
+voir en veste et en chapeau avant de mourir». Alors,
+moi, j'ai cru que je serais plus heureux comme cela.
+J'ai tant prié Maman, tant pleuré qu'elle m'a écouté. Si
+j'avais su!...</p>
+
+<p>&mdash;Comment, tu regrettes d'être à la ville, bien nourri,
+bien vêtu, bien logé, et de ne rien faire?</p>
+
+<p>&mdash;Rien faire? Partout il faut travailler pour gagner
+son pain, va. Et puis, on s'ennuie à recommencer toujours
+les mêmes choses. Mais c'est moins pénible que la
+terre, pourtant.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, elle est plus basse pour toi que pour les autres,
+peut-être, la terre, fichu feignant! Dis donc, quand
+tu auras ton paletot et ton chapeau, tu ne sauras plus
+parler patois, tu ne me reconnaîtras plus, j'en suis sûr.
+Allons, en attendant, viens-t-en, c'est par ici. Tourne ta
+lumière en dedans, pour qu'on ne nous voie pas. Là, y
+es-tu? Gare à cette ronce et à cette branche. Té, regarde,
+en voilà des sous: deux, quatre, six, dix! Et toi, tu
+n'as rien trouvé?</p>
+
+<p>&mdash;Si, un franc.</p>
+
+<p>&mdash;Une pièce?</p>
+
+<p>&mdash;Une pièce.</p>
+
+<p>&mdash;Veinard, va!</p>
+
+<p>&mdash;Yanoulet!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Maï!</p>
+
+<p>Il se précipite, mais, horreur! il se sent retenu par la
+blouse. Il pousse un grand cri.</p>
+
+<p>&mdash;Imbécile, lui dit Peyroulin, veux-tu donc nous
+faire prendre? Qu'as-tu à brailler comme un âne? C'est
+une épine qui t'accrochait, voilà tout! Tiens, je l'ai
+ôtée! Mets ton argent dans la poche et hardi! courons
+rejoindre les autres.</p>
+
+<p>&mdash;Où étais-tu, maynat<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15"><sup>15</sup></a>, demanda la veuve, quand
+l'enfant l'eut rejointe en haut de la Terrucole, près du
+Calvaire, après que les voisines se furent séparées.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote15" name="footnote15"></a><b>Note 15:</b><a href="#footnotetag15"> (retour) </a> Enfant.</blockquote>
+
+<p>&mdash;J'étais avec Peyroulin, dans le ravin.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi as-tu crié? Tu as vu quelque chose? Une
+bête t'a piqué? Tu es tout pâle.</p>
+
+<p>&mdash;Non, une ronce avait attrapé ma blouse, j'ai cru
+que c'était une broutche.</p>
+
+<p>&mdash;Aussi quelle idée de nous quitter et de s'en aller
+comme un fou à travers des broussailles, là où aucun
+chrétien n'ose s'aventurer.</p>
+
+<p>&mdash;C'est Peyroulin qui voulait.....</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est toujours un autre qui veut, mais c'est
+tout de même toi qui fais la bêtise. Il faut savoir dire
+non quelquefois, vois-tu, mie<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16"><sup>16</sup></a>. Tu devais rester près de
+moi comme tu me l'avais promis. Mais ne nous fâchons
+pas, ce soir, je suis trop heureuse de t'avoir avec moi.
+J'étais si triste l'an passé, sans toi, si tu savais! C'est
+que tu es tout pour moi, vois-tu! Depuis que ta grand'mère
+est morte je n'ai plus personne que toi au monde
+puisque je suis orpheline, sans frère ni soeur, et que ton
+défunt père était fils unique. Je suis bien seule! Tiens,
+nous sommes arrivés, voici la clef, ouvre la porte. Ah!
+comme il fait bon chez nous, ne trouves-tu pas, mon
+petit? Regarde la belle souche, comme elle chauffe! Je
+l'ai gardée toute l'année exprès pour ce soir. Et j'allume
+deux chandelles pour y voir bien clair. Je t'ai fait une
+tourte et un pastis<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17"><sup>17</sup></a> comme je te l'avais promis. Enlève
+ton cache-nez, ton béret, et mettons-nous à table. Ah!
+ce réveillon, nous y voilà enfin! L'ai-je assez attendu,
+mon Dieu! Il n'y a pas sur la terre une femme plus
+heureuse que moi, ce soir, puisque j'ai là mon hilhot,
+tout à moi!</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote16" name="footnote16"></a><b>Note 16:</b><a href="#footnotetag16"> (retour) </a> Ami.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote17" name="footnote17"></a><b>Note 17:</b><a href="#footnotetag17"> (retour) </a> Pâté.</blockquote>
+
+<p>La mère et l'enfant s'asseyent auprès de la table de
+chêne que recouvre une grosse serviette à liteau bleu.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, mange-moi ça,&mdash;dit la veuve en servant à
+Yanoulet un grand morceau de tourte.&mdash;C'est bon. J'y
+ai mis dedans un des poulets de la dernière couvée, tu
+sais, de ceux de la poule noire. Il est tendre, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>Malgré l'aspect séduisant de la pâte dorée, l'enfant n'a
+pas faim. Pourtant, il l'aime bien, la tourte! Il s'était
+tant promis de s'en régaler! Il se faisait une si grande
+fête de ce réveillon, tout seul avec sa maman, dans la
+chambre claire et chaude, au retour de la messe de minuit,
+après le passage à travers la sombre et mystérieuse
+Terrucole! Pourquoi est-il si triste, maintenant? Pourquoi
+son coeur lui semble-t-il si lourd dans sa poitrine?</p>
+
+<p>&mdash;Mais, qu'as tu? Tu ne manges pas! Elle n'est pas
+bonne, la tourte, peut être? Pas assez cuite? Je m'en
+doutais: quel malheur! Eh bien, laisse-la; il y a autre
+chose, heureusement.</p>
+
+<p>&mdash;Si fait, qu'elle est bonne, mais tu m'en avais donné
+tant!</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, du pastis: vois comme il est léger, comme
+il sent bon la fleur d'orange! Tu ne me diras pas qu'il
+n'est pas réussi: j'y ai mis douze gros oeufs et je l'ai
+pétri une heure de temps, au moins. Le trouves-tu à ton
+goût?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Maï, il est très bon.</p>
+
+<p>L'enfant se force pour manger, mais les morceaux
+refusent de passer. Ah! cette pièce de vingt sous, là,
+dans sa poche, comme elle le gêne! Elle est bien petite,
+bien légère, pourtant! Comment s'en débarrasser? Où
+la mettre? Quand sa mère secouera son pantalon pour
+le plier, tout à l'heure, elle tombera. Il faudra dire d'où
+elle vient. Que répondra-t-il?</p>
+
+<p>&mdash;Encore une tranche, allons, et bois un peu de vin
+pour te délier la langue, car tu n'es pas bavard ce soir.
+C'est du Jurançon, tu sais! Je l'ai acheté pour toi chez
+Puyas, lundi dernier, quand j'ai été voir ton patron
+pour lui demander de te laisser venir. C'est un bien
+brave homme, ton patron. Tu es heureux chez lui,
+n'est ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Maï.</p>
+
+<p>&mdash;Tu me dis la vérité, au moins. Si tu te faisais du
+mauvais sang, faudrait me le dire. Tes camarades sont-ils
+gentils pour toi? Ils ne te tourmentent pas trop?</p>
+
+<p>&mdash;Non, Maï, ils sont bien aimables.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as peut-être trop de travail? Que fais-tu toute
+la journée?</p>
+
+<p>&mdash;Des paquets, des commissions; je range les marchandises,
+je pèse les épices et, quand il n'y a plus rien
+à faire, je noue des bouts de ficelle, assis sur un grand
+tabouret, près du comptoir.</p>
+
+<p>&mdash;Tout cela n'est pas pénible, en effet. Ainsi, tu te
+trouves bien? Pourtant, tu as quelque chose que tu me
+caches, je vois cela. Tu ne me dis pas tout, ce n'est pas
+joli. Pourquoi es-tu triste? Tu ne voudrais pas y retourner,
+à la ville? Tu veux rester à travailler avec moi
+aux champs? Si c'est cela, dis-le, n'aie pas vergogne,
+va, tout le monde peut se tromper. Je te reprendrai,
+voilà tout, et j'en serai même bien heureuse!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! non. Je me trouve bien là-bas.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, c'est que le temps te dure ici. Je ne suis pas
+gaie, c'est vrai, moi! J'aurais dû te dire d'amener un
+camarade. Les mères s'imaginent toujours que les enfants
+leur ressemblent, qu'ils sont aussi heureux avec
+elles qu'elles avec eux. Moi, rien que de te voir, ça me
+rend contente; je ne demande rien autre chose au bon
+Dieu.</p>
+
+<p>&mdash;Le temps ne me dure pas, Maï, et je préfère être
+seul avec toi ce soir.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, tu es malade. Où as-tu mal?</p>
+
+<p>&mdash;Non, je n'ai rien, mais je tombe de sommeil.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est donc ça que tu es tout chose? Eh bien,
+va te coucher! Garde tes châtaignes pour demain, si tu
+ne peux pas les manger maintenant. Ainsi, tu ne veux
+pas que je te conte les histoires et que je te chante les
+noëls, comme quand tu étais petit?</p>
+
+<p>&mdash;Je suis si fatigué!</p>
+
+<p>&mdash;Que les enfants changent vite, pauvres de nous
+autres mères! Tu les aimais tant, les histoires, autrefois!
+Jamais tu n'en avais assez, jamais tu ne veillais assez
+tard! J'étais obligée de me fâcher pour te faire coucher.
+Mais on a raison de dire que l'on ne tient qu'à ce que
+l'on ne peut pas avoir. Viens un peu par ici, là, sur cet
+escabeau, près du feu, à mon côté, car tu es trop grand
+pour te mettre sur mes genoux, maintenant. Te souviens-tu
+quand je te chantais:</p>
+
+<p>Entre le boeuf et l'âne gris
+Dort, dort, dort le petit Fils?</p>
+
+<p>Le petit fils, c'était un peu mon hilhot, à moi.</p>
+
+<p>Entre les deux bras de Marie
+Dort, dort, dort le fruit de vie.</p>
+
+<p>Sans manquer de respect à la Sainte Vierge, je me
+sentais un peu comme elle, tenant mon doux «fruit de
+vie», et quand j'arrivais à la fin:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p class="i8">Entre deux larrons sur la croix</p>
+<p class="i8">Dort, dort, dort le Roi des rois.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Tu dormais, toi aussi, et je te portais, pesant comme
+une souche, dans notre lit; je t'embrassais et tu ne te
+réveillais pas. Mais qu'as-tu? Pourquoi tes yeux sont-ils
+pleins de larmes? Que jettes-tu dans le feu?</p>
+
+<p>&mdash;Une peau de châtaigne; j'ai failli m'étrangler avec.
+Ce n'est rien. Maï, j'ai froid, je veux aller me coucher.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, tu vas y aller; mais avant, mon pouricou,
+dis avec moi «Notre Père», puis tu iras au dodo et je
+te borderai encore cette fois.</p>
+
+<p>&mdash;Maman, dit l'enfant lorsqu'il fut bien au chaud
+dans le grand lit maternel, maman, qu'est-ce qu'un
+larron?</p>
+
+<p>&mdash;C'est celui qui prend ce qui ne lui appartient pas;
+c'est un voleur.</p>
+
+<p>&mdash;Mais quand ce qu'on prend n'est à personne, est-ce
+voler?</p>
+
+<p>&mdash;Tout est toujours à quelqu'un; et puis, il n'y a pas
+à aller chercher des histoires, c'est bien simple: prendre
+ce qui n'est pas à soi, c'est voler.</p>
+
+<p>&mdash;Mais si on prenait l'argent des broutches, par
+exemple, celui qu'elles ne ramassent pas, qu'elles laissent
+traîner par terre, ce ne serait pas voler?</p>
+
+<p>&mdash;Quelle drôle de question? L'argent des broutches
+est aux broutches; c'est pour elles qu'il a été jeté; le
+prendre, c'est voler, bien sûr, et, de plus, c'est s'exposer
+à leur vengeance; c'est très imprudent. Mais, pourquoi
+me demandes-tu cela? Tu n'y as pas touché,
+j'espère, à leur argent, mon Yanoulet? Non, ce n'est
+pas Dieu possible? Que je suis sotte et peureuse!
+Pardonne-moi, hilhot! Tu es incapable de voler, toi.
+Mais j'ai si peur que tu fasses le mal! C'était bien une
+peau que tu jetais au feu, tout à l'heure, dis? Oui? je
+n'entends pas.</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu, je n'ose pas aller voir! Dis-moi que je
+suis une folle, hilhot, hilhot; que c'est très mal, de
+soupçonner son enfant. C'est que, vois-tu, je serais trop
+malheureuse. Oui, bien sûr, mon hilhot est digne de
+mon amour, mon fils est honnête comme son père.
+Mais réponds-moi donc! Lève ton visage que je voie
+tes yeux, tes yeux francs comme l'or, qui ne m'ont
+jamais menti; je te croirai. N'est-ce pas qu'ils ne voudraient
+pas me tromper? Tu n'as rien pris?</p>
+
+<p>&mdash;Non, non.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! je le savais bien! merci, mon Dieu! Oh!
+vous qui nous voyez du haut de votre ciel, vous qui êtes
+venu au monde dans une nuit pareille à celle-ci, tout
+petit et tout humble, pour nous sauver nous autres,
+petits et humbles, ayez pitié de nous! Je ne suis qu'une
+faible femme, qu'une pauvre paysanne bien ignorante;
+aidez-moi à élever mon fils comme il faut. Par dessus
+toute chose, gardez son coeur pur, préservez-le du mal
+en dedans et en dehors; en dedans, surtout. Vous qui
+pardonniez au larron sur la croix, pardonnez nos péchés,
+et, si nous ne pouvons pas vous servir en faisant
+de grandes choses, comme ceux qui sont savants et
+riches, faites-nous la grâce de nous aider à vous servir
+en étant honnêtes et en faisant le peu que nous savons
+faire. Ainsi soit il!</p>
+<br><br><br>
+
+<h3>III</h3>
+
+<h3>L'EMBUSCADE</h3>
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p class="i4"> <i>Quiconque fait le péché est esclave</i></p>
+<p class="i4"> <i>du péché</i>. Jean, VIII, 34.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Rien ne bouge dans le grand magasin de réserve où
+les ballots amoncelés s'élèvent très haut. Tout autour,
+des rayons bourrés de marchandises, sandales, paquets
+de laine, boîtes de diverses grandeurs cachent les murs;
+des fouets, des rouleaux de cordes, des licous pour les
+mules pendent au plafond. Entre deux empilements de
+caisses, au fond, une grande fenêtre aux vitres dépolies
+donnant, à hauteur d'homme, sur une cour, laisse
+filtrer un jour laiteux, blafard.</p>
+
+<p>&mdash;Voici le matin, dit une voix étouffée, quelque part,
+à gauche; dormez-vous, Georges? Il ne tardera pas s'il
+doit venir.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne dors pas, je n'ai pas fermé l'oeil de la nuit,
+répond une autre voix contenue, à droite. J'ai entendu
+sonner toutes les heures depuis minuit, écouté tous les
+bruits, et Dieu sait s'il y en a dans cette vieille baraque!
+Je suis moulu, j'ai les nerfs malades à crier, mon
+coeur bat comme un fou à chaque frémissement. C'est
+affreux cette veille, le regard fixé sur cette fenêtre qu'il
+n'y a qu'à pousser pour ouvrir.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, ce n'est pas drôle. Moi, j'ai bien dormi sur
+mon pilot de lainage; mais je suis courbaturé, par
+exemple, j'ai un cent de clous dans chaque jambe. Il
+n'y a pas à dire, rien ne vaut le portefeuille.</p>
+
+<p>&mdash;Nous n'en avons pas pour bien longtemps, heureusement.
+Je n'en puis plus. Ce n'est pas que j'aie peur,
+non, mais je suis écoeuré: le mal, le vol, c'est hideux.
+Et puis, cette incertitude... Lequel, parmi ces garçons
+que je connais depuis des années, que je coudoie du
+matin au soir, est une canaille? Je les passe en revue
+l'un après l'autre et il me semble que tous ont des visages
+faux. L'idée que, d'un moment à l'autre, il va
+falloir sauter sur l'un d'eux, m'angoisse au delà de ce
+que je puis vous dire.</p>
+
+<p>&mdash;Effet du matin. C'est toujours un moment pénible.
+Ainsi, tenez, quand on vient de s'amuser, on n'est
+jamais fier lorsque paraît le jour.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai. Est-ce le regret de ce qui finit ou la peur
+de ce qui commence, je ne sais pas; mais c'est triste,
+plus triste que le crépuscule.</p>
+
+<p>&mdash;Fichtre! vous n'êtes pas drôle, vous. Les veilles
+vous rendent sentimental. Vous devriez mettre cela en
+vers. Je suis sûr que vous avez besoin de fumer. Avez-vous
+du tabac? J'ai oublié le mien.</p>
+
+<p>&mdash;Y pensez-vous! Pour qu'on voie la lumière, du dehors?
+Et puis, nous n'aurions qu'à mettre le feu. Non,
+non, tâchons de nous remonter sans cela.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez raison, mais c'est bien assommant: rien
+ne vaut une bonne <i>sèche</i> pour vous remettre d'aplomb.</p>
+
+<p>&mdash;Dites-moi, François, qui pensez-vous que ce soit?</p>
+
+<p>&mdash;Pour cela, mon cher, je suis aussi avancé que vous,
+je n'en sais rien.</p>
+
+<p>&mdash;Mais comment avez-vous découvert la chose? De
+peur de l'ébruiter, papa ne m'en a rien dit; vous avez
+commencé à me raconter, hier soir, je ne sais quelle
+histoire de fenêtre, d'espagnolette, je n'ai rien compris
+et vous vous êtes endormi au beau milieu.</p>
+
+<p>&mdash;J'étais éreinté. Pensez donc! j'ai rangé l'envoi de
+laine à moi tout seul; j'aurais ronflé sur une barrique.
+J'avais bien l'idée de veiller, pourtant, mais ce diable de
+sommeil... Eh! bien voici: Vous savez que c'est moi
+que le patron charge d'aérer les magasins de réserve.
+Depuis un mois, environ, chaque fois que j'arrivais
+ici, le matin, je trouvais la fenêtre ouverte: pas
+toute grande, non, bien poussée, au contraire, mais la
+barre de fer hors de son trou. Comme c'est moi qui
+ferme chaque soir, cela m'étonnait. Craignant de
+me tromper, je fis l'expérience plusieurs fois et toujours
+c'était la même chose: le soir je mettais bien soigneusement
+mon espagnolette en travers et le lendemain
+matin je la retrouvais toujours toute droite, je n'avais
+qu'à tirer. Qui diable s'amusait à passer avant moi pour
+m'éviter cette peine? Quelque farceur, sans doute,
+pour se payer ma tête. Mais Bibi, se méfiant de quelque
+mauvais tour, ouvrait l'oeil. Rien ne vint. Pourtant,
+que diable, il n'était pas possible de passer par la croisée
+avec les gros barreaux qui la défendent. Afin de m'en
+assurer, hier soir, en faisant ma tournée, je les ébranlai
+l'un après l'autre. Je devins bleu quand celui du milieu
+me resta dans la main: il était descellé en haut et limé
+en bas, si finement que cela ne se voyait pas du tout une
+fois en place. L'enlever pour passer et le remettre n'était
+qu'un jeu. «Cela se corse», pensai-je. Je ne fis ni
+une ni deux et j'allai trouver le patron à qui je contai
+la chose. Il ne voulut pas me croire, d'abord. Le voler,
+lui, qui est un père pour ses commis, qui les paye si
+bien, qui ne les laisse manquer de rien, ainsi que leurs
+familles: jamais! c'était impossible. Il était sur de tous
+ses employés, des petits comme des grands; pour un peu
+ii m'aurait dit des sottises. «Venez et voyez», lui dis-je,
+comme dans les évangiles. «J'ai été fermer moi-même
+avant de monter, je ne suis ni fou ni ivre: si l'espagnolette
+a été touchée vous me croirez, j'espère». Nous y
+allâmes: elle était tournée.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as eu l'idée de le faire et tu ne l'as pas fait, ou
+bien c'est quelque farce.</p>
+
+<p>&mdash;Et cela, est-ce une farce, aussi?</p>
+
+<p>Quand il vit dans ma main le barreau scié, il devint
+blanc comme sa chemise et me regarda, malheur!
+avec des yeux qui me firent froid dans le dos. Nom
+d'une pipe, quels yeux!</p>
+
+<p>&mdash;François, me dit-il, es-tu un homme?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Monsieur Montbriand.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut battre le fer tandis qu'il est chaud: veux-tu
+veiller cette nuit avec un de mes fils pour prendre le
+voleur?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Monsieur, mais lequel?</p>
+
+<p>&mdash;Georges, qui est fort et résolu. Moi, hélas! je suis
+trop vieux, je ne servirais pas à grand chose. Et puis,
+cela me fait trop de peine. Vous arrangerez des ballots
+de lainages en guise de lit, vous prendrez de quoi vous
+couvrir, et un fort gourdin, chacun, pour vous défendre.
+Mais ne frappez qu'à la dernière extrémité. Si c'est,
+comme je le crains, un de mes commis qui me vole, il
+aura plus peur que vous, et, à vous deux, vous en aurez
+facilement raison.</p>
+
+<p>&mdash;Des gourdins! Il est bon, le patron! Nous en ferions
+de la belle besogne, avec des gourdins! S'ils sont
+plusieurs solides gaillards, comme je le suppose, nous
+serions frais, avec nos gourdins! Un revolver, oui:
+voilà qui impose le respect et ne rate pas son homme!</p>
+
+<p>Mais il n'aime pas les armes à feu, le papa! Inutile
+de les lui mettre, sous le nez, par exemple? J'ai pris le
+mien, j'en ai emprunté un pour vous, et voilà: les
+voleurs n'ont qu'à venir, ils trouveront à qui parler.
+Mais je crois bien que nous serons bredouilles, car,
+pour aujourd'hui...</p>
+
+<p>&mdash;Chut, j'entends du bruit...</p>
+
+<p>&mdash;Non, c'est un rat, en bas, dans la cave, ou une des
+nonnes ensevelies dans la maison qui se donne de l'air.
+Vous savez, ceci est bâti sur un ancien cimetière de
+couvent. En grattant la terre on trouverait des squelettes,
+paraît-il. Brr... ce n'est pas gai de penser à ces choses
+ainsi, au petit jour, en attendant un voleur... Voilà
+que, moi aussi, le trac me prend.</p>
+
+<p>&mdash;Mais taisez-vous donc, bavard. Vous allez faire
+rater le coup. Vous avez donc bien envie de passer une
+autre nuit sur ces lainages?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! fichtre, non! Je céderai volontiers mon tour à
+un autre. Pourtant, je serais curieux de pincer mon
+tourneur d'espagnolette. J'ai une crampe terrible à une
+jambe et je n'ose pas me lever pour la faire passer.</p>
+
+<p>&mdash;Patience! ce ne sera pas long. Ecoutez: mais oui, ce
+sont des pas!... Attention, ne bougeons plus!</p>
+
+<p>Une forme indécise se dessine sur les vitres, une
+main pousse la fenêtre qui cède aussitôt; un enfant de
+quinze ans, blond, pâle, et beau comme un séraphin, apparaît.
+Il s'arrête un instant, debout dans la clarté, semblable
+à un être surnaturel; puis, résolument, il saute
+dans le magasin. Il va d'un pas raide, d'un pas de somnambule,
+tout droit vers un gros paquet enveloppé dans
+du papier brun, l'emporte; il va remonter, disparaître
+lorsque deux bras vigoureux l'arrêtent.</p>
+
+<p>&mdash;Yanoulet! dit une voix étranglée par l'émotion.
+L'enfant pousse un cri de bête blessée, regarde autour
+de lui d'un air égaré, puis s'affaisse en murmurant:</p>
+
+<p>&mdash;Mai!</p>
+
+<p>&mdash;Il est mort, dit le commis, déposant la belle tête
+inanimée sur le plancher. Nous lui avons fait une trop
+grande peur.</p>
+
+<p>&mdash;Non, son coeur bat encore. Prenez du vinaigre, à
+côté, dans le magasin des liquides, le baril à droite, dépêchez-vous!
+Là... merci! Frottez ses mains, vous, bien
+fort, moi, ses tempes. Oh! je n'en reviens pas; je croyais
+me tromper; il me semblait que je faisais un rêve
+affreux; j'étais si bien cloué par la stupéfaction que j'ai
+failli le laisser partir sans l'arrêter.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi, donc! J'aurais reçu un poids de cinq kilos
+sur la tête que je n'aurais pas été plus abruti. Il m'a fallu
+votre exemple pour me rappeler à la réalité.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, c'était lui, le voleur! Lui, le mignon petit, si
+doux, si obéissant, que sa mère nous amenait il y a
+quatre ans, déjà, tout tremblant, se cachant dans sa
+jupe! Qui donc l'aurait cru? Que dira-t-elle, la pauvre
+femme, si honnête, si brave! Quel coup pour elle! Comment
+lui annoncer la nouvelle? Je ne voudrais pas m'en
+charger pour tout l'or du monde!</p>
+
+<p>&mdash;Oui. Pour une surprise, c'est une surprise, et pommée!
+Si je m'attendais à l'empoigner, celui-là! Enfin,
+cela va bien! Nous en verrons de belles maintenant que
+les agneaux deviennent des loups!</p>
+
+<p>&mdash;On aurait dit que je le sentais! C'est sans doute
+pour cela que j'étais si triste tout à l'heure. Pourtant
+pas un instant je n'ai pensé à lui. Je me suis attaché à ce
+petit, moi! Il était un peu lent, un peu étourdi, léger même,
+si vous voulez, à cet âge qui ne l'est pas, mais si complaisant,
+si plein de bonne volonté! Sa mère, en nous
+le laissant, nous l'avait tant recommandé! «Je n'ai que
+lui au monde, disait-elle. Grondez-le bien, s'il est polisson
+ou paresseux, mais veillez sur lui. C'est la mauvaise
+compagnie qui me fait peur pour lui, surtout; il est
+si faible!» Elle avait bien raison, c'est cela qui l'aura
+perdu. Mais comment surveiller tous les employés,
+quand ils sont si nombreux, éparpillés dans tant d'endroits
+divers! C'est impossible! Ils vous échappent
+continuellement. Il aura été entraîné, c'est certain. Car,
+enfin, ce ne peut être pour son propre compte qu'il
+vole, cet enfant! Il n'est pas de force à méditer un coup
+pareil. Il doit avoir un ou des complices. Le voilà qui
+reprend ses sens.</p>
+
+<p>Yanoulet revenait à lui, en effet. A mesure qu'il se
+souvenait, ses yeux, ses grands yeux bleus si doux, si
+semblables à ceux de sa mère, se remplissaient d'une
+terreur, d'une angoisse indicible. Il voulait parler pour
+demander grâce, mais il ne parvenait pas à articuler
+un son.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, te voilà remis, malheureux, dit Georges.
+Ne tremble pas comme cela, il ne te sera fait aucun
+mal. Nous allons t'enfermer dans le bureau du patron et
+nous te garderons sous clef jusqu'à son arrivée.
+Marche donc! Tu ne peux pas? Nous allons te porter,
+alors.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle misère! dit François, le prenant par les
+pieds, tandis que son compagnon le saisissait par les
+épaules. Si ça ne fait pas pitié! Un enfant de cet âge!
+Ça a du coeur pour le mal et c'est faible comme un
+poulet, ensuite. Mais, sapristi! quand on a le courage
+d'entrer dans une maison la nuit, on doit avoir celui
+d'en supporter les conséquences!</p>
+
+<p>&mdash;Mets-toi là, dit Georges avec douceur, en le faisant
+asseoir sur le fauteuil du patron, dans son bureau.
+François, donne lui donc un verre d'eau, là, sur la petite
+table. Et maintenant, ne bougeons plus! Il n'y a pas
+d'issue, mon bonhomme! Quand j'aurai fermé la porte
+à clef tu seras pris, bien pris, comme une souris dans
+la souricière. Je vais avertir M. Montbriand que la
+chasse est terminée. Jolie chasse, ma foi! Partir pour
+prendre un sanglier et ramener un lièvre! Ah! j'en ai
+assez du métier de gendarme; ça me dégoûte; si
+jamais on m'y reprend!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, il est beau, le métier! On croit pincer un
+homme, on est armé jusqu'aux dents et on voit venir
+quoi? un bébé qui s'évanouit de peur. Pourquoi pas
+une fille, aussi! Ne parlez pas des revolvers, hein! Nous
+serions grotesques. Mais, que diable cet enfant venait-il
+faire ici? Pour qui volais-tu, vaurien, car tu n'es sûrement
+pas assez fort pour avoir comploté cela tout seul?</p>
+
+<p>&mdash;Laissez-le. Il est incapable de répondre en ce moment.
+Il a besoin de se remettre de sa peur. Dès que les
+domestiques seront levées, je lui ferai préparer une
+tasse de café. Allons-nous en. Nous avons bien travaillé,
+cette nuit! J'ai le coeur soulevé de dégoût et de chagrin;
+le mal est encore plus vilain à voir de près que je ne le
+croyais. A qui se fier désormais, si des enfants pareils, à
+la figure d'ange, se mêlent d'être des coquins! Vous
+venez, François? Laissons-le à ses réflexions. C'est
+égal, j'aime mieux être dans ma peau que dans la
+sienne, pauvre petit!</p>
+
+<p>Pauvre petit! en effet. Revenu de l'horrible frayeur
+que lui avait faite la vue de ces deux hommes armés,
+Yanoulet se perdait en un chaos de pensées, plus torturantes
+les unes que les autres. Une d'elles, surtout, revenait
+sans cesse à la surface comme, dans un tourbillon,
+un morceau de bois qui surnage: «Maï!» Que penserait-elle,
+quel serait son désespoir, sa honte, en apprenant
+que son «hilhot» était un voleur? Le mal était
+entré en lui, il s'en souvenait, le soir qu'il avait été
+voler les broutches avec Peyroulin. Qu'elles s'étaient
+bien vengées, les maudites! Elles l'avaient ensorcelé,
+lié à jamais au péché, croyait-il. Ce qui l'ensorcelait, le
+liait au péché, c'était son silence, son mensonge, cette
+faute inavouée restée entre sa mère et lui comme une
+barrière. S'il lui avait tout avoué, ce soir-là, quand, au
+retour de la messe de minuit, elle le pressait, avec tant
+de douceur, de lui conter sa peine, les choses eussent été
+bien différentes! Elle aurait eu beaucoup de chagrin
+tout d'abord; mais, après avoir pleuré et demandé
+pardon à Dieu pour son enfant, elle se serait hâtée de
+pardonner à son tour, la mère tendre, et de rendre le
+repos d'esprit au pauvre petit égaré. L'horrible obsession
+se serait enfuie, le laissant, repentant, purifié,
+libre! Il aurait pu, de nouveau, regarder la bien-aimée
+en face sans se dire: Ces yeux, dans lesquels elle croit
+lire comme dans un livre ouvert, l'ont trompée, la
+trompent, la tromperont encore. Il n'eût pas acquis
+l'habitude de dissimuler, de mentir sans cesse. Maintenant...
+oh! maintenant, il est trop tard pour revenir en
+arrière. Le pli est pris. Tout cela est de la vieille, vieille
+histoire. Il se sent si découragé, si dégoûté de tout! On
+dit qu'il a quinze ans? Ah! n'y a-t-il pas le double qu'il
+vit, courbé sous l'oppression du mal, misérable esclave
+de sa faiblesse?</p>
+
+<p>Maudit soit le jour où, dans cette maison, si bonne et
+si hospitalière pourtant, il rencontra celui qui devait
+continuer l'oeuvre de perdition, achever d'éteindre sa
+volonté, de souiller son coeur. Il aurait dû fuir, c'est
+vrai; mais, comment se douter, d'abord? Il l'avait
+admiré comme un Dieu pour sa force tranquille, pour
+son courage, pour sa bonne mine, son intelligence vive
+et prompte, cet Antoine que tous redoutaient, auquel
+le patron accordait une si grande confiance? N'était-il
+pas dans la maison depuis dix ans déjà. Il portait
+Yanoulet à bras tendus sans trembler, sans qu'un
+muscle de son visage tressaillît. Les autres commis
+houspillaient le petit apprenti, se moquaient de lui
+parce qu'il était joli comme une fille et que le patron
+le traitait avec plus d'égards que les autres vu
+sa faiblesse, la douceur de ses manières, sa qualité
+d'orphelin, de fils de veuve. Ils en étaient jaloux. Lui,
+Antoine, le garçon de vingt ans, l'avait pris sous sa
+protection. «Qui touche au petit, me touche!» avait-il
+solennellement déclaré un soir devant les commis assemblés
+dans le vestiaire, au moment du départ, alors
+qu'ils ôtaient leurs blouses pour mettre les vêtements
+du dehors. Les tracasseries avaient immédiatement
+cessé: on ne résistait pas à Antoine. Il avait une façon
+de vous soulever un mioche par les deux oreilles ou de
+le pendre par un pied qu'on n'oubliait pas de si tôt.
+Avec quelle reconnaissance émue, quelle tendresse
+exaltée, quel zèle, l'avait-il servi, d'abord, trop heureux
+s'il l'honorait, en récompense, d'un de ses sourires suffisants!
+Tout avait été joie dans cette servitude, les
+premiers temps. Antoine le cajolait, le comblait de
+petits cadeaux, de sucreries, volées au patron, il est
+vrai. Il n'aurait pas dû les accepter bien sûr, mais comment
+répondre à tant de bonté par des remontrances?
+Comment faire la leçon à celui qui était tellement au-dessus
+de lui par sa position dans la maison, son intelligence,
+sa force, son courage! On ne faisait pas la leçon
+à Antoine pas plus qu'on ne lui résistait. Au moins, s'il
+avait osé confier ses tourments à sa mère et lui demander
+conseil! Il en avait bien eu l'intention et le
+désir; mais la barrière, la terrible barrière! plus il
+allait, plus il perdait le courage de la franchir, plus elle
+lui paraissait infranchissable.</p>
+
+<p>Était-il un lâche, pour cela? Non. Il n'avait peur ni
+des réprimandes, ni des coups; la nuit, le silence ne
+l'effrayaient pas. Il aurait passé des heures tout seul
+dans les ténèbres, bravé les pires dangers sur un signe
+de son compagnon; mais c'est le courage moral qui
+lui manquait, ou plutôt la force de faire de la peine, de
+dire non résolument, à ceux qu'il aimait. C'était comme
+une déviation de sa nature très tendre, très bonne. Il
+eût souffert mille morts plutôt que de chagriner sa
+mère; pourtant il faisait tout ce qu'il fallait pour la
+désespérer.</p>
+
+<p>Élevé par un être faible auquel il ressemblait trop, il
+n'avait pas appris à exercer sa volonté, à la diriger, à
+faire de sa tendresse un puissant mobile pour le bien,
+une force, un levier. Mal dirigée, elle devenait un piège.
+Pour ne pas peiner Peyroulin, autrefois, il l'avait suivi
+à la Terrucole; pour ne pas l'humilier, le fâcher, il
+avait pris sans envie la pièce blanche; pour ne pas le
+trahir, ensuite, pour ne pas chagriner sa mère, il avait
+caché ses remords, ses regrets cuisants. Et puis, toujours
+ainsi, toujours, de chute en chute.</p>
+
+<p>Comme son coeur battait le soir où son nouveau tentateur
+lui avait dit à voix basse: «Petit, tu m'aimes
+bien, tu m'es dévoué, n'est-ce pas, tu as confiance en
+moi, tu sais que je suis ton ami? Eh bien! écoute et fais
+ce que je te dis. Quand François aura fermé la fenêtre
+du magasin de réserve donnant sur la cour, faufile-toi
+sans qu'on te voie et tourne l'espagnolette après lui,
+qu'il n'y ait plus, ensuite, qu'à pousser pour ouvrir.</p>
+
+<p>&mdash;Mais pourquoi faire?</p>
+
+<p>&mdash;Cela ne te regarde pas.</p>
+
+<p>«Quelle idée!» avait-il pensé. A quoi bon ouvrir la
+fenêtre puisqu'il y a des barreaux de fer qui empêchent
+de pénétrer à l'intérieur? Et il avait obéi sans
+comprendre, certain de ne pas nuire à son patron.
+Mais, un soir, quelle avait été son horreur en s'apercevant
+que le barreau, mal remis en place, était scié!
+Brusquement il avait compris. Que faire? Trahir son
+protecteur, son ami, avertir son maître? C'était sûrement
+là le devoir. Mais son tyran avait lu ses indécisions
+sur son visage: «Qu'as-tu?» lui avait-il demandé
+en fronçant ses terribles sourcils. Sans cesse il le
+trouvait à ses trousses, lui corrompant l'âme de ses
+paroles insinuantes, le terrorisant de ses menaces.</p>
+
+<p>&mdash;Ne t'avise pas de faire le malin ou tu auras affaire
+à moi, tu m'entends?&mdash;lui disait-il de cet air qui le
+subjuguait.&mdash;Pas de bêtises: tu n'as rien vu, tu ne sais
+rien, tu es innocent comme l'enfant qui vient de naître,
+puisque c'est sans savoir que tu t'es engagé! Mais tu es
+engagé, tu dois tenir ta promesse ou tu n'es qu'un
+lâche. Et puis, si tu me trahis, tu es aussi perdu que
+moi: n'es-tu pas mon complice? De plus, tu serais un
+ingrat. N'oublie pas mes bontés pour toi.</p>
+
+<p>Ainsi, de concession en concession, il avait roulé toujours
+plus bas sur la pente, jusqu'à voler lui-même les
+marchandises que son ami lui commandait de venir
+chercher. Qu'en faisait-il? Il n'en savait rien; il ne
+voulait pas le savoir. Tous les matins, à l'aube, il se
+glissait dans les magasins de dépôt et prenait le paquet
+préparé la veille par le corrupteur qui l'attendait au
+dehors, le lui portait, puis n'en entendait plus parler.
+C'était le cauchemar de toutes ses nuits. Chaque soir,
+en partant. Antoine lui glissait à l'oreille: «La fenêtre?»
+Il répondait: «Oui». «Demain, à quatre heures».&mdash;«Oui»
+et c'était tout. Jamais il ne manquait à
+l'odieux rendez-vous. Il dormait d'un sommeil lourd,
+mais, à l'heure dite, il se réveillait, et, avec l'angoisse
+d'une obsession impossible à secouer, il se levait et marchait
+où la volonté inflexible de son camarade le
+poussait.... Et cela durait depuis trois mois.</p>
+
+<p>Une espérance lui traversa le coeur. S'il allait être
+libre, enfin! Ah! les punitions les plus cruelles, la prison
+même, lui paraîtraient douces auprès de cette tyrannie
+implacable qui tenait sa volonté prisonnière. Ce serait le
+salut, la délivrance. La délivrance! Oui, mais sa mère...
+le coup serait terrible; comment le supporterait-elle?
+Non, non, il est trop tard, maintenant, le nombre de
+ses méfaits est trop grand, la désillusion serait trop
+affreuse. De quel front aborderait-il celle qui demandait
+avant toute chose à Dieu de préserver son fils unique
+du mal en dehors et surtout «en dedans». Comme elle
+avait raison! En dedans, oui, c'est cela qui est le plus
+mauvais. Comment, avec ce coeur lourd de péché,
+oser se présenter devant la sainte, à laquelle il a tant de
+fois promis d'être un honnête homme, devant cette
+veuve qui a mis tout son bonheur, toute sa vie en lui,
+et dont il a si odieusement méconnu la tendresse,
+trompé les espérances?</p>
+
+<p>Et puis, quelle honte de paraître tout à l'heure auprès
+de ses camarades, de retourner chez lui, chassé comme
+un voleur! Une fois, il a vu un homme amené entre
+deux gendarmes. C'était un soldat, un déserteur, un
+pauvre enfant chétif et pâle qui tournait autour de lui
+des yeux effarés, qui baissait les épaules sous les injures
+des passants. Il avait un air si misérable, si abject, que
+cette image ne s'était plus effacée de l'esprit de Yanoulet.
+Jamais, non jamais, on ne le prendrait comme cela!
+Mieux vaudrait mille fois mourir, ou fuir, d'abord; oui,
+fuir... Mais comment?</p>
+
+<p>La pièce dans laquelle il est enfermé est éclairée par
+un jour de souffrance, très haut placé, simple carreau
+de vitre, fixé au mur par un châssis de bois. Monter
+là-haut n'est rien pour un dénicheur de nids comme
+le petit paysan; mais, en brisant le verre, il attirera
+du monde dans la rue! il fait jour, maintenant;
+les gens commencent à circuler; il y a toujours des
+sergents de ville sur la place. Tant pis! Il n'a pas le
+choix. Un bruit de porte dans la maison l'avertit que le
+patron est levé et qu'il va venir. Brusquement, il se décide,
+grimpe comme un chat le long des rayons chargés
+de paperasses, brise la glace d'un coup de poing vigoureux
+et disparaît.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>IV</h3>
+
+<h3>LA FUITE</h3>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p class="i2"><i>«Que ne puis-je tarir le flot de mes pensées!»</i></p>
+<p class="i2">LECONTE DE LISLE.</p>
+<p class="i2"><i>Les Spectres.</i></p>
+<p class="i2">(Poèmes barbares).</p>
+ </div> </div>
+
+<p>&mdash;Eh! bien, Jean, ce grog! Est-ce pour aujourd'hui ou
+pour demain? Tu as été chercher le rhum à la Jamaïque,
+que tu restes tant de temps en chemin? Plus vite
+que cela, animal! J'attends depuis dix minutes, montre
+en main.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà, voilà! Fallait faire chauffer l'eau, couper le
+citron.</p>
+
+<p>&mdash;Tu raisonnes, on dirait! Il est heureux pour toi
+que je vienne de bien dîner et que je n'aie pas envie de
+bouger; sans cela tu aurais reçu le plus beau coup de
+pied qui ait jamais renversé... il n'est plus là! Oh! le
+pendard! Il me paiera cela! Je ne sais ce qu'il a, mais,
+depuis quelque temps, il en prend à son aise, il est
+moins soumis. Il va falloir que je le mate de nouveau.</p>
+
+<p>Et, se levant de dessus le fauteuil à bascule où il digérait
+son copieux repas, Antoine, l'ancien employé de
+la maison Montbriand et fils, le tentateur de Yanoulet,
+se mit à arpenter la chambre d'un air furieux.</p>
+
+<p>La pièce, vaste et carrée, était éclairée par une petite
+lampe au pétrole posée sur une caisse renversée, tenant
+lieu de table. D'énormes moustiques dansaient autour
+de la lumière; dans l'air étouffant leur agaçante musique
+semblait plus agaçante encore. Les murs, simples
+cloisons de bois, étaient recouverts de peaux de bêtes,
+de panoplies d'armes: fusils, poignards, épées, revolvers,
+pistolets de tous les calibres. Un lit de sangle
+dans un coin, entouré de sa moustiquaire de tulle
+blanc, deux chaises et le fauteuil à bascule formaient
+tout le mobilier. L'appartement s'ouvrait sur une vérandah
+entourée de lianes: bignonias, aristoloches,
+dont les fleurs éclatantes répandaient dans l'air une
+odeur trop forte, presqu'insupportable. A travers leur
+rideau tremblant, qu'une brise chaude faisait bruire et
+palpiter, on apercevait la nuit bleue, une nuit étoilée,
+splendide, claire comme un crépuscule.</p>
+
+<p>Le commis infidèle, vêtu d'amples vêtements de
+toile blanche, était un homme d'environ trente-cinq
+ans, grand, vigoureux, et, malgré un embonpoint
+envahissant, fort beau encore, d'une beauté brutale,
+vulgaire.</p>
+
+<p>Son teint bourgeonné d'alcoolique, sa sombre chevelure
+crépue, ses yeux noirs, cruels et froids, qui ne
+regardaient jamais en face, son expression dure et
+inflexible, le faisaient ressembler à un marchand d'esclaves
+d'autrefois.</p>
+
+<p>&mdash;Jean, ici! cria-t-il avec un affreux juron. Ici, un
+peu vite, chien! ou je te casse la mâchoire!</p>
+
+<p>Qui aurait reconnu, en l'homme décharné et pâle,
+aux épaules voûtées, aux yeux hagards, qui entra, l'enfant
+blond et charmant que sa mère berçait sur son
+coeur en lui chantant des Noëls, dans la paisible maison
+de la Terrucole, l'adolescent au doux visage qui avait
+été surpris comme il volait son patron? Une barbe
+embroussaillée, d'un ton fauve, cachait à moitié sa bouche
+aux contours si nobles, jadis, sur laquelle les mensonges,
+les mots grossiers avaient laissé leur empreinte
+hideuse. Elle était amère, haineuse, cette bouche; les
+lèvres, qui avaient désappris le sourire, s'affaissaient
+aux coins, comme sous la hantise d'un découragement
+sans fond. Des rides profondes sillonnaient son front si
+blanc autrefois, son front de chérubin que sa mère baisait
+avec amour et qu'une chevelure mal peignée,
+débordant en boucles folles, cachait maintenant. Deux
+lignes dures creusaient ses joues et vieillissaient singulièrement
+cette figure bronzée, belle toujours grâce à la
+noblesse des lignes, à la limpidité de deux yeux splendides,
+qui reflétaient également le mal et le bien, comme
+un lac pur reflète le ciel bleu ou les nuages. En ce moment
+ils brillaient d'un éclat extraordinaire.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! quoi? dit-il en s'avançant résolument.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi? baisse un peu le ton, je te prie. Depuis
+quand t'en vas-tu lorsque je te fais l'honneur de te
+parler?</p>
+
+<p>&mdash;Depuis aujourd'hui; j'en ai assez, de tes manières
+et je suis résolu à ne plus les supporter.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es résolu à ne plus les supporter? Fort bien.
+Tu auras le fouet, mon bonhomme, tout comme un
+simple Malabar.</p>
+
+<p>&mdash;Le fouet, mon gros poussah? Faudrait m'attraper,
+d'abord. Je suis plus leste que toi, je sais courir, je
+connais la brousse et je n'ai pas trop dîné, moi! Oui,
+oui, appelle tes Canaques, tes condamnés, tes Malabars,
+crie, tempête, siffle, tu verras comme ils le répondront.
+Tu as donc oublié qu'ils sont tous à la fête funèbre pour
+le vieux sacripant, de chef nègre qui vient de mourir?
+Le feu serait à la baraque qu'ils ne se dérangeraient pas.
+Ils ne rentreront qu'au jour, une fois l'orgie terminée.</p>
+
+<p>&mdash;Je lancerai mes chiens après toi.</p>
+
+<p>&mdash;Tes chiens! Ils obéissent mieux à ma voix qu'à la
+tienne: n'est-ce pas moi qui les nourris? Cesse de caresser
+ton revolver car le mien partirait comme par hasard
+et, ce n'est pas pour me vanter, mais je rate rarement
+mon coup. Donc, pas de manières, plus de patron et
+d'employé; nous sommes seuls, personne ne peut nous
+entendre, expliquons-nous.</p>
+
+<p>Voici plus de quinze ans que je te sers, car tu m'as
+pris tout petit, quand j'arrivais, bien bête et ignorant
+de mon village. Par tes façons hypocrites, tu m'as tout
+de suite empaumé. Tu m'as montré le mal, poussé vers
+le vol et le crime; puis, quand j'ai été aussi bas que
+toi, tu m'as repoussé du pied, écrasé comme une noix
+vide; maintenant, tu me méprises, tu me hais.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle exagération! Tu m'es indifférent. Si ça
+t'est égal, je m'assiérai pour écouter tes explications
+qui menacent d'êtres longues. Et puis, parle moins fort,
+tu troubles ma digestion.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je suis moins pour toi que la boue de tes souliers.</p>
+
+<p>&mdash;Tu exagères encore, tu as trop d'imagination: tu
+m'es très utile, tandis que la boue de mes souliers est
+plutôt gênante. Nul mieux que toi, ne prépare le boeuf
+à la mode.</p>
+
+<p>&mdash;Tout ce qu'il y avait de bon en moi tu l'as détruit
+par tes exemples, par tes maudits conseils.</p>
+
+<p>&mdash;Ce qu'il y avait de bon en lui! Oh! la la, laissez-moi
+rire! Sais-tu que tu es très divertissant, ce soir? Ce
+qu'il y avait de bon en toi? Mais tout était bon, ange,
+séraphin, tu étais un saint, un petit bon Dieu. Tais-toi.
+Tu n'as pas honte, voleur, mécréant, chenapan fieffé!</p>
+
+<p>&mdash;Qui a fait de moi un voleur, un mécréant, un chenapan,
+si ce n'est toi?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mais, sérieusement, tu es malade, tu as la
+fièvre! Faudrait soigner ça. C'est moi qui t'ai forcé à
+voler? Faut croire que tu avais de fières dispositions
+car tu n'as guère résisté.</p>
+
+<p>&mdash;Pour le compte de qui ai-je volé. Est-ce pour le
+tien ou pour le mien?</p>
+
+<p>&mdash;Pour celui des deux, imbécile! Si nous n'avions
+pas amassé une pacotille, comment aurions nous pu
+partir pour la Nouvelle-Calédonie et y fonder cet établissement
+qui est en train de nous mener à la fortune?</p>
+
+<p>&mdash;<i>Nous</i> mener? <i>Toi</i>, oui. <i>Moi</i>, quand? Lorsque tu
+seras mort. En attendant je suis ton esclave pas payé,
+mal nourri, moins bien traité qu'un condamné, qu'un
+de tes Canaques, de tes nègres, ou même, de tes chiens;
+car, au moins, moi, tes chiens, je les aime, je les caresse.</p>
+
+<p>&mdash;Tu te plains? Et les autres? Il n'y en a pas, de la
+misère, pour eux aussi, peut-être? La vie est dure pour
+tous, voyons! J'aurais voulu faire de toi mon associé;
+mais est-ce ma faute si tu n'as pas plus de tête qu'une
+linotte, tandis que tu as des dispositions remarquables
+pour la chasse et pour la cuisine? Nul, mieux que toi,
+je le répète, n'accommode une pièce de venaison, ne
+dépiste une vache ou un taureau sauvage, ne le traque,
+ne le tue proprement, sans dégâts. J'ai coutume d'employer
+les gens d'après leurs capacités: j'ai fait de toi,
+tout naturellement, mon grand veneur et mon chef
+cuisinier. Quant à ce que je consens à appeler «ta part»,
+tu l'auras, sois tranquille, plus tard, quand elle sera
+constituée. Je me sers le premier, comme de juste, étant
+le plus vieux. Et puis, je suis la tête tandis que tu n'es
+que le bras: c'est moi qui pense, toi qui exécutes. Tu
+maronnes de travailler, et moi, je me tourne les pouces
+dans ma fabrique, peut-être? Je n'ai pas à surveiller ces
+coquins de noirs et les autres brutes qui me servent!
+Je voudrais t'y voir, comme moi, le revolver sans cesse
+chargé à la ceinture, faisant marcher tous ces feignants!
+Grâce à mon activité, à mon initiative, nos viandes
+conservées s'expédient et se vendent en Europe; notre
+commerce s'étend.....</p>
+
+<p>&mdash;<i>Notre</i> commerce!</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce qui te manque, nom d'un petit bonhomme!
+Tu m'as dit cent fois toi-même que tu aimes
+mieux diriger la chasse que de rester à la fabrique.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ça, oui! Le métier est dur, on y risque sa
+peau mais, au moins, il est chouette! Quand, ma bonne
+carabine au dos, je pars, suivi des chiens qui sautent
+d'impatience, des nègres et des Canaques et que j'aperçois,
+au loin, dans la brousse, un troupeau de vaches et
+de taureaux, mon coeur bat. Nous cherchons à enserrer
+les bêtes, mais, rusées, elles s'enfuient dans la montagne.
+Faut les poursuivre, être plus leste, plus rusé qu'elles.
+Ah! lorsqu'une d'elles, se sentant perdue, se retourne
+brusquement, frappe du pied le sol et, tête baissée, les
+naseaux fumants, fond sur vous, c'est alors qu'il fait
+bon vivre: pan! un coup au coeur. L'animal s'abat, foudroyé,
+où s'en va se tortiller dans la brousse. A partir
+de ce moment, par exemple, c'est fini le plaisir. Je laisse
+Joe et les noirs l'achever, trancher avec un couteau le
+nerf de la nuque, le dépecer, le mettre au sel dans les
+barils: toute la sale cuisine, quoi! C'est l'affaire d'assassins
+comme ce forçat libéré ou de bouchers. Pour moi,
+je m'en retourne dégoûté, mort de fatigue, et je reprends
+ma chaîne. Mais j'en ai assez! Jamais un mot pour me
+payer de mes peines, jamais une parole d'amitié! Pourtant
+qu'ai-je fait pour que tu aies changé ainsi? Ne t'ai-je
+pas servi fidèlement? Je ne suis pas plus mauvais qu'un
+autre, pas plus que toi, toujours!</p>
+
+<p>&mdash;La belle tirade! Sais-tu que tu es très éloquent,
+lorsque tu t'y mets! J'ai pris grand plaisir à t'écouter.
+Cette description de la chasse était épatante. Et maintenant
+le dévouement, l'amitié, c'est touchant c'est
+tout à fait prix Montyon. Quelle mouche t'a piqué, ce
+soir, voyons, que tu parles comme une fillette du Sacré-Coeur?
+Toi, le dur à cuire, que nos hommes ont surnommé
+«La Terreur de la brousse», qu'as-tu? Serait-ce
+parce que nous sommes aujourd'hui le 24 décembre,
+veille de Noël? Noël, cette vieille rengaine de la vieille
+Europe! Oui, l'enfant Jésus, la crèche, les mages,
+l'étoile, les bergers! Balançoires, tout cela! Niaiseries
+écoeurantes pour vieilles filles et pour curés. Parbleu!
+Noël a quelque chose de bon, c'est le réveillon; mais rien
+ne nous empêche de transporter cette coutume à la
+Nouvelle. Pour ma part, je n'y ai jamais manqué
+jusqu'ici et, tout à l'heure, je t'autorise à me servir le
+reste de la pièce de boeuf et les ananas au kirsch que
+tu as préparés. Je te donnerai un verre d'eau-de-vie.
+Nous trinquerons ensemble. Tu le vois, je veux bien te
+traiter en ami. Nous boirons à la santé de l'ancienne,
+là-bas?</p>
+
+<p>&mdash;Quelle ancienne? dit Jean, devenant affreusement
+pâle.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! l'ancienne de la Terrucole! Elle doit se demander
+ce que tu deviens depuis le temps. Tu ne lui as
+jamais écrit et voici douze ans que tu es parti. Pour un
+fils tendre, pour un homme sentimental qui ne peut
+vivre sans affection, c'est un peu fort de café, tout de
+même!</p>
+
+<p>&mdash;Taisez-vous! Je vous défends de parler de ces
+choses.</p>
+
+<p>&mdash;De quoi! Tu me défends! Tu te permets de défendre
+quelque chose, toi, et à qui, à moi? De mieux en
+mieux. Attends un peu, canaille, bandit, que je t'étrangle
+comme un vil misérable que tu es!</p>
+
+<p>Antoine, ivre de colère, s'élance, mais, avant qu'il ait
+pu l'atteindre, son compagnon avait sauté par la fenêtre
+et disparu. Un coup de revolver retentit... un sifflet
+strident déchira l'air, les chiens aboyèrent, puis tout se
+tut.</p>
+
+<p>Jean courait comme un cerf dans la nuit semée d'étoiles.
+Il laisse derrière lui la fabrique, immense hangar
+en planches, dans lequel se trouve le bouge infect, le
+chenil décoré du nom de «chambre», où, depuis des
+années, il couche comme un chien de garde; il passe
+devant la maison des condamnés qui, tous les soirs, retentit
+de jurons et de cris; elle est paisible en ce moment.
+Silencieuses, aussi, les cases en branchages des
+Canaques et le camp des Malabars, à droite, groupé sur
+le mamelon. Condamnés, Canaques, Malabars sont bien
+tous, comme il le pensait, à la fête orgiaque, au «Pilou-Pilou»
+qui a lieu dans le village voisin. On entend
+vaguement des cris mêlés à des chants monotones et
+au ronflement du tam-tam dans le lointain.</p>
+
+<p>Oh! quitter tous ces bandits, ces compagnons détestés
+de misère et d'infamie, fuir, fuir... Il traverse les
+plantations d'ananas, les champs de manioc, il court
+comme en un refuge sur les montagnes qui s'élèvent là,
+tout près, imposantes et sombres, avec leurs grands
+arbres séculaires. Que de fois il les a escaladées pour
+aller rejoindre dans la brousse, derrière, les troupeaux
+sauvages qui y vivent en liberté! Avec leurs roches ferrugineuses
+d'un rouge sanglant, leurs verdures presque
+noires, leurs grottes, leurs précipices, où, depuis des
+siècles, s'entassent les ossements humains, sinistres
+ossuaires de ces peuplades cannibales, elles ne ressemblent
+guère aux douces Pyrénées, à ces montagnes de
+rêve, entrevues, blanches et idéales, à travers ses jeux
+d'enfant. Pourtant elles ont leur grandeur, leur beauté,
+leur charme, même. Des fleurs délicates croissent dans
+les profondeurs mystérieuses des grands bois; des sources
+fraîches sourdent dans la mousse. Mais il ne voit que
+leur majesté implacable, que la couleur cruelle de leurs
+rochers; leur silhouette hautaine, s'élevant brusquement
+sur la plaine morne, oppresse son coeur; elles lui
+cachent durement l'horizon. Derrière leurs sombres
+remparts ne découvrira-t-il pas la patrie, la vieille
+France, le Béarn si cher et si beau? Mais non. Ces montagnes
+une fois franchies, que de plaines, que de mers
+il faudrait traverser encore! Hélas! des obstacles plus
+insurmontables que ceux-là le séparent de celle à
+laquelle il s'interdit de penser. Comment jamais obtenir
+son pardon! Comment revenir sur tant d'offenses!
+C'est fini, il ne la reverra plus!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! que cette nuit de Noël, si chaude en ce pays,
+est énervante! Elle ne ressemble guère aux nuits
+froides des Noëls de France où les coeurs qui s'aiment
+se rapprochent, se groupent autour du foyer dans une
+étroite intimité, dans la douceur de la bonne nouvelle
+envoyée jadis à la terre....</p>
+
+<p>Jean s'arrête dans une clairière, s'étend sur le sol et
+rêve. Les arbres, tout auprès, avec leurs lianes enlacées,
+le font penser à la Terrucole, aux grandes ronces qui
+attrapaient sa blouse autrefois. Non, non, pas de ces
+souvenirs! C'est défendu. Aurait-il pu vivre s'il s'était
+laissé aller à réfléchir? Où est le flacon qui lui sert à
+étouffer ces retours vers un passé trop cher encore.
+Malheur! Il l'a laissé là-bas, il l'a oublié dans sa hâte de
+fuir. Comment s'étourdir sans lui?...</p>
+
+<p>Que va-t-il faire, maintenant qu'il a secoué le joug de
+son oppresseur? Pourra-t-il se passer de cette volonté
+tyrannique qui, après tout, était un soutien? Qu'entre-prendra-t-il
+pour gagner son pain? Bah! il ne sera pas
+embarrassé; il connaît plusieurs métiers; il ne sera
+jamais plus malheureux qu'il n'a été. Tiens! une étoile
+filante! Celle qui conduisait les mages devait marcher
+plus lentement. Bon! encore ses histoires! Il se lève. La
+cloche du couvent des Pères de Saint-Louis sonne dans
+le lointain. Oh! les cloches du pays, celles d'Angaïs, le
+frais village couché dans la plaine verdoyante, quel son
+argentin elles avaient quand leurs voix pures montaient,
+ainsi qu'une prière! Un essaim de souvenirs s'éveille
+en lui. Impressions d'enfance, toutes fraîches encore,
+qui dormaient, ensevelies, au fond de son coeur. Il
+revoit les clairs matins du dimanche où, par le chemin
+d'Henri IV, bordé de vieux châtaigniers, il descendait
+à la messe, suivi de la jolie «Maï», vêtue de son
+long capulet noir. Elle a l'air si fin et si doux dans son
+vêtement de deuil! Les voisines la saluent avec respect
+comme elle passe, modeste, digne, retirée en son
+chagrin ainsi qu'en une forteresse. L'après-midi, que
+c'était amusant d'aller, avec Peyroulin, regarder voler
+les quilles dans le «quillier» ensoleillé et bruyant où
+retentissaient le choc de la boule et les cris des joueurs.
+Ah! les radieuses journées où tout chantait en lui avec
+le carillon joyeux!</p>
+
+<p>&mdash;Tais-toi, musique du diable, assez! Il faut chasser
+cela! Je m'abrutis à rester ainsi tranquille, sans pipe
+ni alcool,&mdash;dit-il à haute voix, en se levant vivement.&mdash;Pourquoi,
+ce soir, suis-je si capon? Que se passe-t-il
+donc en moi? Aurais-je peur? De qui? De quoi? Je ne
+sais. Je tremble, mon coeur bat. Marchons, marchons
+vite, l'exercice va faire passer: cela; je laisserai loin
+derrière moi, ces idées stupides. Mais ses pensées le
+suivent, s'attachent à ses pas comme les chiens après
+leur proie.</p>
+
+<p>«Noël, Noël!» répètent les cloches. Les mages, les
+bergers, l'enfant Jésus, toute la naïve et merveilleuse
+histoire se retrace à sa mémoire. Il revoit la «Maï» au
+doux visage, il entend les chants berceurs qui l'endormaient
+sur son sein!</p>
+
+<p>Il ralentit le pas. Quel abîme entre le petit garçon
+qu'il était alors et l'homme qu'il est à présent! Le mal
+est entré en lui en maître depuis qu'il a renoncé à le
+combattre; il est devenu sa proie. Son péché s'est personnifié,
+a pris corps, lui semble-t-il, dans Antoine, son
+conseiller de perdition. Mais celui-là, au moins, n'aura
+plus désormais de prise sur lui, il a secoué son joug
+à jamais. Il le hait, maintenant, autant qu'il l'a aimé,
+jadis.</p>
+
+<p>Combien n'a-t-il pas souffert depuis que, s'enfuyant
+du bureau où Georges l'avait enfermé après le vol, il
+était tombé sanglant, affolé de terreur, aux pieds de,
+son complice qui l'attendait, se doutant que les choses
+allaient mal. Ils avaient fui, laissant bien vite derrière
+eux les rares passants groupés, que le bruit de sa chute
+avait attirés, et le sergent de ville qui les regardait d'un
+air hébété. Pendant huit jours ils s'étaient cachés dans
+une petite île du Gave dont les oseraies touffues leur
+offraient une sûre retraite. Ils en sortaient, la nuit, pour
+se procurer de la nourriture et pour regagner une
+chambre qu'Antoine avait louée dans une auberge reculée
+et louche, hantée par des contrebandiers et des
+Espagnols pouilleux. C'est là qu'était le dépôt des marchandises
+volées qui emplissaient plusieurs grandes
+caisses.</p>
+
+<p>&mdash;Petit, tu es perdu, lui avait dit un jour le tentateur.
+Si l'on te pince, tu es mis en prison, condamné,
+flétri à jamais: un homme à la mer, quoi! Je pars pour
+la Nouvelle-Calédonie, où un de mes amis est déjà depuis
+quatre ans. Viens-tu avec moi? La pacotille que
+j'emporte et que tu m'as aidé à ramasser nous servira
+de fonds, pour commencer. Nous la vendrons là-bas et
+en ferons une jolie somme. Dans ce pays, pour un morceau
+de pain, on a de la terre en veux-tu en voilà. Le
+climat est si doux que les maisons, légèrement construites,
+ne coûtent presque rien. Nous aurons du bétail
+tant que nous en voudrons avec une poignée d'or; il se
+nourrit et se garde tout seul, paraît-il, sans fourrage ni
+étables. Enfin, c'est un pays de cocagne. J'ai mon idée,
+tu verras; nous réussirons; nous ferons une grosse fortune.
+Il faudra travailler dur, par exemple, mais cela
+ne te fait pas peur, je le sais. Dans dix ans tu peux revenir
+en France riche comme un Nabab! La petite
+histoire du père Montbriand sera oubliée; d'ailleurs, si
+le coeur t'en dit, tu lui restitueras l'infime capital que tu
+lui as emprunté, un peu de force, il est vrai. Tu retrouveras
+ta mère, jeune encore, et tu lui offriras une vie
+toute dorée et douce: cela t'aidera un peu à obtenir son
+pardon. Tandis que, maintenant, mauvaise affaire!
+Quand, une fois, on a goûté de la prison, on ne peut plus
+se relever, on est fichu!</p>
+
+<p>Il l'avait écouté, il l'avait suivi... Oh! qui dira jamais
+la cruauté de cet esclavage, la perfidie de cet homme
+menteur! S'il avait su, grand Dieu! tout n'aurait-il pas
+mieux valu que cet exil auprès de ce compagnon qui
+l'avait déçu, trompé, qui lui avait fait connaître la déchéance,
+le mépris, la haine?</p>
+
+<p>Enfin, il l'a quitté, et pour jamais. Où aller maintenant?
+Où? Mais il n'y a pour lui qu'un pays possible au
+monde, la France; et, dans la France, qu'un endroit,
+le Béarn; et, dans le Béarn, qu'un seul être, sa mère.</p>
+
+<p>Oui, soudain ses hésitations, ses scrupules tombent.
+Il ira la trouver, la Maï abandonnée, il implorera à genoux
+son pardon, il se traînera à ses pieds, s'il le faut,
+le front dans la poussière. Il lui dira: «Dis-moi des
+injures, bats-moi, tue-moi si tu veux, mais pardonne-moi!
+Je ne puis plus, je ne veux plus vivre ainsi, loin
+de toi; je souffre trop. Oh! Maï! Maï!»</p>
+
+<p>De nouveau il se jette sur l'herbe épaisse, des larmes
+abondantes tombent de ses yeux. Qu'il y a longtemps
+qu'il n'a pleuré! Que cela fait du bien de pleurer! Ses
+yeux arides, ses pauvres yeux aux paupières brûlées,
+habitués à voir le mal, en sont comme purifiés; son
+coeur desséché s'attendrit. Il pleure, il pleure longtemps,
+étendu sur la terre, la tête enfouie dans ses
+mains rudes.</p>
+
+<p>Le sifflet du maître retentit de nouveau. «Va, va,
+murmure Jean, se relevant avec une joie délicieuse,
+fâche-toi tant que tu voudras, cela m'est bien égal.
+Que d'autres répondent à ton appel impérieux, il ne
+me trouble plus, il est pour moi comme le cri du hibou
+dans la nuit. Adieu; j'étais un condamné volontaire,
+je suis libéré maintenant, moi aussi; j'ai rompu ma
+chaîne, je suis libre, enfin, libre!</p>
+
+<p>Sa résolution est prise, il se dirige vers Nouméa; un
+bateau part dans deux jours; il se cachera en attendant,
+et le prendra. Il a en poche quelque argent, peu
+de chose, il est vrai, mais il se souvient qu'un homme
+de la fabrique, envoyé à la ville pour une affaire,
+en est revenu en disant qu'on cherchait un cuisinier
+pour le paquebot, celui du bord ayant pris les
+fièvres.</p>
+
+<p>Il connaît le métier, les concurrents sont rares, il
+sera peut-être engagé.</p>
+
+<p>D'un pas ferme et rapide il se met en route, sans jeter
+un regard en arrière sur ce qui représente pour lui
+le passé maudit, et va devant lui, vers l'avenir, vers le
+rachat.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>V</h3>
+
+<h3>LE RETOUR</h3>
+
+<p><i>«Tais-toi, le ciel est sourd, la terre le dédaigne.»<br>
+(Le vent froid de la nuit),</i><br>
+(Poèmes Barbares).</p>
+
+<p>LECONTE DE LISLE.</p>
+
+<p>Le bois est solitaire. La lune, dans son plein, éclaire
+l'étroit sentier qui passe au milieu des hautes fougères
+brûlées. Les chênes noueux, rabougris, chauves de leurs
+feuilles, ont l'air de petits vieux transis, se chauffant
+à ce paie soleil de rêve. Rien ne bouge. Les lapins et
+les lièvres, qui, au matin, vont broutant dans la rosée,
+et, le jour, traversent furtivement le chemin, pelotonnés
+au fond des terriers, attendent l'aurore; les
+reinettes vertes dorment au fond des fossés. Sur la
+mousse, à gauche, une grande forme noire est étendue
+immobile.</p>
+
+<p>Soudain, une brise froide se lève et fait frissonner
+les fougères et les rares feuilles sèches restées aux
+arbres; un hibou quelque part, tout près, pousse son cri
+lugubre. La forme noire remue, se dresse, se lève,
+c'est un homme. La lune éclaire en plein son visage
+décharné, où deux grands yeux bleus, sauvages
+et hagards, brillent comme des vers luisants dans les
+broussailles d'une chevelure fauve. Il est misérablement
+vêtu; sa veste d'alpaga, jadis noire, tournée au vert, est
+bien légère par cette nuit de fin décembre; son pantalon
+est déchiré dans le bas. En même temps que son gros
+bâton, il ramasse un chapeau de paille défoncé qu'il met
+sur sa tête, et s'en va d'un pas chancelant, ombre errante
+et pitoyable, dans la route blanche.</p>
+
+<p>&mdash;Sacré froid! murmure-t-il en soufflant sur ses
+doigts engourdis pour les réchauffer. Quand je pense
+qu'à cette heure il y a des gens bien vêtus, bien au
+chaud dans des maisons fermées, étendus sur des fauteuils
+rembourrés, devant un feu brillant, digérant
+quelque bonne dinde truffée, tandis que je grelotte sous
+mes haillons, que j'ai pour lit le tapis des lapins, pour
+abri, le plafond des chouettes; et encore, les lapins, les,
+chouettes, ça a des terriers, des nids, ça mangé à sa
+faim! Bon sang de bon sang, cela me rend fou, je deviens
+enragé, féroce comme les loups, mes frères, les
+seuls qui soient aussi gueux que moi. Tant pis! Je ferai
+comme eux, et gare à qui me résistera! J'ai des dents
+longues, des crocs, moi aussi; je suis affamé, je veux
+manger, me repaître et jouir à mon tour... Assez, assez
+d'hésitations, Jean, mon garçon, assez de scrupules, de
+bêtises!</p>
+
+<p>Ah! les ignobles repus! Ils me repoussent parce que
+j'ai faim et que mes habits en loques cachent à peine
+mes os! Comme c'est juste, ça! Si j'avais de belles frusques
+et la panse ronde, ils me feraient des risettes. Dire
+que personne n'a voulu de moi, personne! Qu'ai-je
+donc dessus qui met les gens en défiance? Verrait-on
+sur mon visage... Bah! des blagues!</p>
+
+<p>Il n'y a pas de justice! Celui qui m'a poussé au mal
+vit heureux, riche, sans remords, le gredin, et moi je
+porte seul la peine. J'avais tout quitté; plein de bonnes
+idées, je venais demander pardon à ma mère et passer
+le restant de ma vie avec elle. J'étais décidé, oui, Dieu
+m'est témoin, bien décidé à devenir un bon sujet, à travailler
+dur pour réparer le mal que je lui ai fait. Après
+un voyage terrible, où je me suis crevé, privé de tout,
+pour ne pas arriver à elle les mains vides, je cours à
+la Terrucole. Malédiction! La maison est fermée, la
+voisine, mère de Peyroulin, morte; celui-ci parti pour
+les Amériques avec son père. Je m'informe: personne
+ne sait ce qu'est devenue ma mère. Il y a des années
+qu'elle a quitté le pays: Je descends dans la plaine, je
+fouille les environs à dix lieues à la ronde, je questionne
+tout le monde: personne ne l'a vue, personne ne se
+souvient d'elle. Désespéré, sans le sou, je reviens dans
+mon village, je demande du travail: tous me tournent
+le dos. Comment donc! le fils à la Jeannotte, qui a volé
+son patron à Villeneuve autrefois, pourquoi pas un galérien,
+alors? Ouste! à la porte, et plus vite que çà! Je
+veux parler, expliquer: on ne m'écoute même pas! Je
+vais en ville, j'essaie de me placer n'importe où, n'importe
+comment, cuisinier, domestique, garçon boucher,
+commis, manoeuvre; partout la même grimace en
+voyant ma tête, toujours la même question: vos papiers,
+vos certificats? Comme si j'en avais, moi, des
+papiers, des certificats! Ah! ils sont plus sauvages, ces
+chrétiens-là, plus féroces, plus cannibales que les cannibales,
+là-bas, à la Nouvelle. Au moins, ceux-là, ils
+vous engraissent avant de vous manger! Alors, quoi,
+faut voler encore pour vivre?</p>
+
+<p>Pourtant, je n'étais pas méchant, moi, ni exigeant.
+Avec du pain tous les jours et un peu d'amitié, j'étais
+content. Je n'aurais fait tort à personne. Mais c'était
+trop pour moi, cela encore! Rien du tout, voilà quelle
+est ma part en ce monde. Rien, est-ce assez, je vous le
+demande?</p>
+
+<p>L'homme s'était arrêté. Son regard fou semblait s'attacher
+à un interlocuteur invisible. Il avait saisi le tronc
+d'un jeune chêne et le secouait comme pour en obtenir
+une réponse. Brusquement, il le lâcha, reprit sa marche
+vacillante et sa sourde plainte.</p>
+
+<p>J'ai tendu la main, j'ai mendié de maison en maison:
+on me jette un vieux morceau de pain et on me fait
+partir bien vite: si j'allais prendre quelque chose
+hein! Marche donc, va-nu-pieds, vagabond, ne t'arrête
+pas: il n'y a pas d'asile pour toi! Mange l'air du temps,
+bois la pluie du ciel, c'est assez pour toi, misérable!</p>
+
+<p>Eh bien! puisqu'ils croient que je suis un voleur, je
+le serai; j'ai pris autrefois pour les autres, je prendrai
+pour mon propre compte, maintenant. J'en ai assez,
+de mâcher de la vache enragée, de tremper des croûtes
+dures dans l'eau des ruisseaux, de croquer des fruits
+verts ou des châtaignes crues. C'est malsain l'eau pure,
+c'est plein de petites bêtes, des microbes, qu'on appelle.
+Le monde est mal fait. Les uns ont trop de tout, jusqu'à
+en être malades, et moi j'ai pas de quoi ne pas mourir
+de faim. C'est il bien, cela? Y en a qui disent que cela
+ne durera pas et que, bientôt, il y aura un grand
+chambardement, qu'alors pauvres et riches seront tous
+pareils, qu'il y aura du bonheur pour tout le monde. Ah!
+ouatte! Quand? En attendant, faut-il claquer? Sale
+machine que cette terre, sale bon Dieu qui voit tout
+cela et reste bien tranquille dans son ciel! N'est-ce
+pas lui-même qui me pousse au mal? Eh bien! va pour
+le mal!</p>
+
+<p>Voici le petit bois, là, sur la hauteur. Mais où est la
+maison de la vieille? Elle est calée, m'a-ton dit, la sorcière!
+Paraît qu'elle a un magot caché quelque part
+dans la baraque. Sacrée égoïste! Pourvu qu'elle aille
+à la messe! Je me cacherai, puis, dès qu'elle aura
+détalé, ni vu, ni connu, j'enlève la pie au nid. Qui donc
+saura que c'est moi? Je n'ai rencontré personne en
+traversant le village; et, dans ce bois, sauf les lapins
+et les grenouilles... L'affaire faite, j'achète habits, chapeau,
+souliers, je vais chez un perruquier et me voilà
+honnête homme; je trouve un emploi, je suis sauvé!
+C'est simple et limpide! Vaut-il mieux tourner l'oeil
+dans un coin pour être ensuite ramassé comme une
+charogne par quelque paysan ivre revenant du marché?
+Si je rate le coup, j'ai ici un vieux camarade qui parle
+peu mais bien: mon revolver. Il sera temps, alors, de
+lui faire dire deux mots à mon oreille.</p>
+
+<p>Bon! la lune se cache: un témoin gênant de moins.
+Cette petite lumière, là-bas, ce doit être la maison.
+Allons, courage! Examinons les lieux et attendons. Si
+elle n'allait pas à la messe, tout de même! Bah! ces
+bicoques, ça ferme à peine, et les vieilles, c'est faible, ça
+ne se défend pas. Oui, et c'est là le chiendent, ça pleure,
+ça tremble... Elle est capable de passer comme un
+poulet. Je la bâillonnerai, d'abord, sans lui faire du
+mal, pour quelle ne braille pas, puis je la rassurerai,
+je lui expliquerai... Pour qu'elle te dénonce, après,
+et te fasse prendre... Sotte affaire! J'aimerais mieux
+attaquer des taureaux dans la brousse! Mais non,
+faut en finir. Allons-y! Voici la cahute. Observons...</p>
+
+<p>Jean était arrivé sur le sommet de la butte couverte
+de chênes dépouillés, sorte de belvédère naturel d'où
+l'on apercevait vaguement la plaine de Bilhère perdue
+dans la nuit. Quelques lumières se détachaient dans les
+ténèbres. Derrière le bois, accotée à lui, une petite
+maison s'élevait, modeste et solitaire. Posée de champ
+sur le sentier, elle offrait aux passants son étroite façade
+blanche percée de deux fenêtres, son toit d'ardoises
+noires rabattu devant, tombant bas de chaque côté
+comme un capulet de veuve. Un jardinet, aux carrés
+de légumes bien cultivés, longeait la partie principale,
+donnant sur la plaine, où était la porte d'entrée. On distinguait
+les formes irrégulières d'un bûcher et d'un poulailler
+derrière la maison. Une faible lueur éclairait la
+fenêtre donnant sur le chemin. L'homme ouvrit sans
+bruit la porte du jardinet, s'approcha et regarda.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a une gosse! murmura-t il. Quelle déveine!
+Je ne savais pas cela! Allons, un autre poulet à ficeler!</p>
+
+<p>Deux personnes, en effet, étaient assises dans l'âtre
+de la petite cuisine proprette: une fillette de dix ans à
+peu près, blonde, menue, jolie, et une femme âgée,
+vive encore d'allure, mais le front entouré de bandeaux
+entièrement blancs.</p>
+
+<p>Où donc le misérable a-t-il vu ces traits réguliers, si
+délicats, mais si ridés qu'ils en sont effacés, comme
+un dessin couvert de mille fines ratures?</p>
+
+<p>Elles sont charmantes à voir ainsi, l'aïeule, sans
+doute, et la petite-fille: la première, assise sur une
+chaise basse, l'autre, sur un escabeau de bois tout
+près, tout près. L'enfant, tournée vers la femme, les
+coudes appuyés sur ses genoux, une main sous son
+menton, lève sur elle son gentil visage confiant et
+présente ses pieds nus à la flamme. Les lèvres de la
+vieille remuent. Elle doit raconter une histoire. L'homme
+tend l'oreille. Non, elle chante! Oh! que ce chant est
+doux! Que la voix est pure et fraîche encore! Le coeur
+du malheureux est chaviré. Où a-t-il entendu cet air-là?
+Il semble monter en lui d'un passé lointain, lointain,
+traverser et écarter des brumes amoncelées. Brusquement
+le voleur tressaille des pieds à la tête, le souvenir
+lui revient: c'est un Noël et c'est sa mère qui le chantait
+jadis! Il faut qu'il l'entende de nouveau, et mieux,
+avec les paroles. La porte donnant sur le bûcher est
+ouverte. A pas muets, de son pas de traqueur de bêtes,
+il pénètre sans bruit dans le fond obscur de la cuisine
+et se glisse derrière le grand lit dont les rideaux à
+carreaux bleus et blancs le cachent, tout en laissant voir
+ce qui se passe. Les deux femmes, absorbées l'une par
+l'autre, ne s'aperçoivent de rien.</p>
+
+<p>&mdash;Encore, Maï, dit l'enfant, encore, je te prie, ne
+sais-tu pas d'autres Noëls?</p>
+
+<p>&mdash;Si fait, j'en connais un autre, un seul.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi ne me l'as-tu jamais chanté?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que cela me faisait trop de peine.</p>
+
+<p>&mdash;Il est vilain, il est triste?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mais il me rappelle quelqu'un que j'aimais
+beaucoup et que j'ai perdu.</p>
+
+<p>&mdash;Ton pauvre mari, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Non, pas mon mari.</p>
+
+<p>&mdash;Ta défunte mère?</p>
+
+<p>&mdash;Non plus.</p>
+
+<p>&mdash;Qui donc, alors?</p>
+
+<p>&mdash;Un enfant.</p>
+
+<p>&mdash;Que tu aimais beaucoup?</p>
+
+<p>&mdash;Beaucoup.</p>
+
+<p>&mdash;Gentil?</p>
+
+<p>&mdash;Très gentil.</p>
+
+<p>&mdash;Grand comme moi?</p>
+
+<p>&mdash;Plus grand.</p>
+
+<p>&mdash;Blond, lui aussi?</p>
+
+<p>&mdash;Bien plus blond que toi, les cheveux plus dorés.</p>
+
+<p>&mdash;Mais il n'était pas ton petit enfant? Tu n'as pas eu
+d'autre enfant que moi, dis, Maï?</p>
+
+<p>&mdash;Si, j'en ai eu un autre, un fils; celui-là, justement,
+auquel je chantais ce Noël.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi tu ne m'as jamais dit que tu avais eu un
+autre enfant?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que je ne pouvais pas; cela me faisait trop
+de peine.</p>
+
+<p>&mdash;Je comprends, il est mort.</p>
+
+<p>&mdash;Non, il n'est pas mort.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, où il est?</p>
+
+<p>&mdash;Il est parti.</p>
+
+<p>&mdash;Bien loin?</p>
+
+<p>&mdash;Très loin.</p>
+
+<p>&mdash;Et ce soir, cela ne t'en fait pas, de la peine, de
+parler de lui?</p>
+
+<p>&mdash;Ce soir, au contraire, c'est drôle, je ne sais pas
+pourquoi, j'ai envie de chanter, de rire. Mon coeur bat:
+tiens, mets ta main là, sens tu comme il tape fort?</p>
+
+<p>&mdash;Oui. Pourquoi ce soir et pas les autres jours?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en sais rien, c'est comme cela. Est-ce que l'on
+sait pour quelle raison l'on souffre une fois plus
+qu'une autre? Le coeur, sans doute, a besoin de se
+reposer de souffrir, comme le corps, de travailler.</p>
+
+<p>&mdash;Mais je ne l'ai jamais vu «à» ton fils?</p>
+
+<p>&mdash;Non. Il était parti avant que je ne t'aie trouvée.</p>
+
+<p>&mdash;Tu l'avais aussi trouvé à la Terrucole, dis, Maï,
+au pied de la croix, comme moi?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! non! C'était mon propre enfant.</p>
+
+<p>&mdash;Ton propre enfant? Alors, moi, je ne suis pas ton
+propre enfant?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, migue<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18"><sup>18</sup></a>, calme-toi.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas vrai que je suis l'enfant des hades,
+comme on disait là-haut, quand nous étions à la maison
+blanche et que les maynades<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19"><sup>19</sup></a> me montraient du doigt
+en m'appelant «fille des hades», «filleule des broutches»,
+«broutchine». Elles s'échappaient quand je m'approchais
+d'elles pour jouer. Elles étaient méchantes et je
+suis bien contente d'être partie.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote18" name="footnote18"></a><b>Note 18:</b><a href="#footnotetag18"> (retour) </a> Amie.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote19" name="footnote19"></a><b>Note 19:</b><a href="#footnotetag19"> (retour) </a> Petites filles.</blockquote>
+
+<p>&mdash;Non, ce n'est pas vrai. Tu es ma petite fille chérie.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu m'aimes autant que ton petit garçon?</p>
+
+<p>&mdash;Je t'aime beaucoup. Tu es ma consolation, ma joie.</p>
+
+<p>&mdash;Oui; mais tu l'aimes plus «à» lui, dis?</p>
+
+<p>&mdash;Non. Seulement toi, tu es là, je t'embrasse, je puis
+te soigner; lui est loin; il est seul, peut-être, il n'a
+personne pour l'aimer; alors, tu comprends, il faut que
+je l'aime beaucoup pour tout ce qui lui manque.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai. Alors il était bien, bien gentil, ton petit
+garçon? Aussi gentil que moi?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oui!</p>
+
+<p>&mdash;Comment s'appelait-il?</p>
+
+<p>&mdash;Jean, mais je l'appelais Yanoulet.</p>
+
+<p>&mdash;Comme cela, il n'est pas mort? Il <i>s'est en allé</i>?
+Pauvre Yanoulet, je l'aurais bien aimé s'il était resté.
+Je n'aurais pas été toujours seule; nous serions descendus
+à l'école ensemble, comme Jacques et Marie de
+Lousteau. Mais pourquoi est-il parti? Il ne t'aimait
+donc pas lui? Moi, je ne voudrais pas te laisser,
+jamais.</p>
+
+<p>&mdash;Si, il m'aimait bien, mais il a été entraîné par de
+mauvais camarades, il a fait des vilaines choses et n'a
+pas osé revenir me trouver. Il est parti et je ne sais pas
+où il est.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne sais pas où il est? Il ne t'a rien envoyé
+dire, donc? Oh! pourquoi a-t-il fait cela? Moi, quand
+j'ai été méchante, je viens vite te le raconter pour que
+tu me pardonnes tout de suite. Il y a longtemps que cela
+est arrivé?</p>
+
+<p>&mdash;Très, très longtemps; il avait quinze ans, il en
+aurait vingt-sept, maintenant.</p>
+
+<p>&mdash;Vingt-sept ans! Comme il serait vieux! Bien, bien
+plus vieux que moi! Je ne pourrais pas m'amuser avec
+lui. Alors je ne regrette pas autant qu'il soit parti. Mais
+toi, Maï, ça t'a fait de la peine?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! beaucoup, beaucoup de peine! Je crois que si
+le Bon Dieu ne t'avait pas donnée à moi, si je ne t'avais
+pas trouvée, pauvrine, toute faible et mignonne, ayant
+tant besoin d'être soignée et aimée, je serais morte de
+chagrin.</p>
+
+<p>&mdash;C'est pour cela que tu pleures souvent, la nuit, quand
+tu crois que je dors? Je t'entends bien, va, mais je ne
+fais semblant de rien puisque tu le caches de moi. C'est
+pour cela, aussi, que tes cheveux sont si blancs, si blancs
+qu'on dirait que tu es très, très vieille, et que tu as toujours
+des robes noires? Dis-moi tout de ton petit garçon,
+je t'en prie, Maï. Je n'en parlerai à personne et je te
+consolerai. Quand j'ai un chagrin, vite je cours te le
+raconter et tu me consoles toujours. Moi aussi je te
+consolerai, tu verras, veux-tu, dis?</p>
+
+<p>&mdash;Oui. Ecoute. Autrefois, tu t'en souviens, nous
+habitions près de la Terrucole, la maison blanche qui
+est en haut du coteau.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, il y avait devant de gros châtaigniers.</p>
+
+<p>&mdash;Cette maison, avec la terre qui l'entourait, était le
+bien que mon pauvre homme m'avait laissé en mourant.
+Je vivais là, avant ton arrivée, bien seule, cultivant le
+jardin, le champ, récoltant mes châtaignes, élevant
+quelques bêtes, mais tranquille et heureuse encore, car
+j'avais avec moi mon Yanoulet. C'était un si bel enfant!
+Je l'avais nourri de mon lait deux ans passés; tout le
+monde l'admirait quand je descendais au village, le
+dimanche, avec lui sur les bras. Son teint était rose
+et blanc comme celui d'un Jésus de cire, ses cheveux,
+blonds et bouclés, comme le petit St-Jean Baptiste
+de la procession. Et «connu»<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a><a href="#footnote20"><sup>20</sup></a>, «escarabillat»<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a><a href="#footnote21"><sup>21</sup></a>,
+gros! Tout le monde lui donnait plusieurs mois de
+plus que son âge; ses jambes et ses bras étaient de
+vraies curiosités tant ils étaient gras, fermes, pleins de
+trous! Je l'aimais à vendre mort âme pour lui. Il était
+tout pour moi. Je l'aimais trop: Dieu n'est pas content
+qu'on aime ainsi d'autres que lui. Tout ce qu'il voulait,
+mon «hilhot», je le voulais; j'étais faible. Je ne savais
+pas, alors, qu'on peut faire autant de mal en étant bon
+qu'en étant méchant, plus, même, parfois. Je sais cela,
+maintenant; je l'ai appris en souffrant beaucoup. Mais
+je croyais que d'aimer c'était tout, que, lorsqu'on aimait
+et qu'on ne pensait pas à soi-même, on ne pouvait
+mieux faire. Il faut aimer, certes, mais aimer bien, ne
+pas gâter ceux qu'on aime. Moi, j'ai gâté mon fils. J'étais
+si heureuse de lui donner ce qui m'a tant manqué,
+enfant, à moi, pauvre orpheline, un peu de bonheur.
+J'avais besoin de lui pour cultiver notre bien, mais il
+trouvait le travail de la terre trop pénible; il voulait
+être un monsieur à paletot; sa grand'mèro, qui vivait
+alors, lui avait mis cette idée dans la tête. Je lui ai cédé,
+pour notre malheur. Si je lui avais résisté, il serait
+encore auprès de moi, rien de ce qui est arrivé ne
+serait arrivé. Qui sait, pourtant? Faut croire que c'était
+la volonté de Dieu, car rien ne vient sans sa permission,
+comme dit monsieur le curé! Enfin, que veux-tu! J'ai
+envoyé mon Yanoulet en ville, ainsi qu'il le désirait
+tant, apprenti dans un grand magasin. Là il a fait de
+mauvaises connaissances, il a été entraîné à mal faire,
+il s'est perdu, puis il est parti.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote20" name="footnote20"></a><b>Note 20:</b><a href="#footnotetag20"> (retour) </a> Éveillé, qui a de la connaissance.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote21" name="footnote21"></a><b>Note 21:</b><a href="#footnotetag21"> (retour) </a> Dégourdi.</blockquote>
+
+<p>&mdash;C'était bien vilain de s'en aller, comme cela, sans
+seulement t'embrasser ni te demander pardon. S'il était
+venu te trouver tout de suite, tu lui aurais pardonné,
+n'est-ce pas, Maï, comme à moi quand je n'ai pas été
+sage?</p>
+
+<p>&mdash;Bien sûr; mais il n'a pas osé revenir, il avait
+honte. Je le connais, moi, il est bien mon fils; il aurait
+préféré mourir plutôt que de voir mon chagrin et que
+d'entendre mes reproches. Mon pauvre petit! Il était
+si doux, si gentil, avant cela! J'en étais si orgueilleuse!
+C'était mal, vois-tu; les mères ne devraient jamais être
+orgueilleuses de leurs enfants, ça porte malheur. Il ne
+m'écoutait pas beaucoup, c'est vrai, mais j'étais si faible,
+aussi! Il m'aurait demandé la lune, je crois que j'aurais
+essayé de la lui donner. Toutes les veillées de Noël,
+quand il était petit, je le prenais sur mes genoux et je
+lui chantais des cantiques, comme à toi.</p>
+
+<p>&mdash;Et celui que tu ne veux pas me chanter aussi?</p>
+
+<p>&mdash;Surtout celui-là. Il l'aimait beaucoup. Il s'endormait
+toujours quand nous arrivions au dernier
+couplet.</p>
+
+<p>&mdash;Je voudrais bien le connaître, ce Noël. Cela te
+ferait-il beaucoup, beaucoup de peine de me le dire?
+Oh! pas l'air, rien que les paroles.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non; ce soir, au contraire, ça me fera plaisir.
+Je vais te le chanter; une autre fois, peut-être, je ne le
+pourrais plus. Alors, écoute bien.</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Entre le boeuf et l'âne gris</p>
+<p class="i6">Dort, dort, dort le petit Fils.</p>
+<p class="i6">Mille anges divins,</p>
+<p class="i6">Mille séraphins.</p>
+<p class="i6">Volent à l'entour</p>
+<p>De ce grand Dieu d'amour.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Entre la rose et le souci</p>
+<p class="i6">Dort, dort, dort le petit Fils.</p>
+<p class="i6">Mille anges divins,</p>
+<p class="i6">Mille séraphins</p>
+<p class="i6">Volent à l'entour</p>
+<p>De ce grand Dieu d'amour.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Entre les deux bras de Marie.</p>
+<p class="i6">Dort, dort, dort le Fruit de Vie.</p>
+<p class="i6">Mille anges divins,</p>
+<p class="i6">Mille séraphins</p>
+<p class="i6">Volent à l'entour</p>
+<p>De ce grand Dieu d'amour.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Entre deux larrons sur la croix,</p>
+<p class="i6">Dort, dort, dort le Roi des Rois.</p>
+<p class="i6">Mille Juifs mutins,</p>
+<p class="i6">Cruels, assassins,</p>
+<p class="i6">Crachent à l'entour</p>
+<p>De ce grand Dieu d'amour.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Qui m'aurait dit lorsque, endormi, j'embrassais sa
+tête d'anjoulin<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a><a href="#footnote22"><sup>22</sup></a>, que, lui aussi, serait un larron!</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote22" name="footnote22"></a><b>Note 22:</b><a href="#footnotetag22"> (retour) </a> Petit ange.</blockquote>
+
+<p>&mdash;Un larron! Qu'est-ce que c'est qu'un larron, Maï?</p>
+
+<p>&mdash;C'est un voleur.</p>
+
+<p>&mdash;Un voleur! Ah! Mon Dieu! Non, ce n'est pas
+possible, ton petit enfant, Yanoulet, n'était pas un
+voleur?</p>
+
+<p>&mdash;Hélas, oui, ma fille, ce n'est que trop vrai. Je ne
+pouvais pas le croire d'abord, moi non plus, tu penses,
+mais il a bien fallu que je reconnaisse la vérité: on l'a
+pris emportant un paquet qui n'était pas à lui; il n'y a
+pas de doute possible. D'ailleurs, s'il n'était pas coupable,
+serait-il parti comme cela?</p>
+
+<p>&mdash;Un voleur, un de ceux qu'on amène en prison,
+entre deux gendarmes? Oh! Maï, j'ai peur! Prends-moi
+sur tes genoux et serre-moi bien fort. Je ne deviendrai
+pas une voleuse, dis, tu m'en empêcheras? Tu ne m'as
+pas gâtée au moins, moi? Mais... qui est là? Il m'a
+semblé entendre quelque chose, comme un soupir.</p>
+
+<p>&mdash;C'est une bête dans le fourrage, en haut, ou la Martine
+qui se remue dans l'étable. Ne crains rien, mets-toi
+bien contre moi, là!</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'as pas peur, toi? Oh! moi j'ai si peur!</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi veux-tu que j'aie peur, voyons! D'abord,
+rien n'arrive sans la volonté du Bon Dieu. Et puis, que
+craindrais-je? La mort? Si je ne devais pas te laisser
+seule au monde, elle serait la bienvenue. Qu'on me vole?
+C'est mon enfant qu'on volerait, pas moi. Le peu de
+bien que j'ai conservé, après la vente de la maison, je
+le tiens toujours prêt au cas où il reviendrait. Ce que
+je gagne en allant travailler aux champs et en filant
+nous suffit amplement, à toi et à moi, avec les légumes
+du jardin; il nous faut si peu de chose! Mais reviendra-t-il
+jamais? Je commence à ne plus l'espérer.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, ce méchant qui t'a tant fait pleurer, ce
+voleur, tu n'es donc pas fâchée «après» lui?</p>
+
+<p>&mdash;Fâchée, petite! Tu ne sais pas ce que tu dis! Une
+mère, vois-tu, ne peut pas rester longtemps fâchée après
+son enfant.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, pense donc, voler, c'est très, très laid! Moi,
+si j'étais toi, je ne l'aimerais plus du tout, il me semble!
+Pour rien au monde je ne voudrais l'embrasser, maintenant!
+Tiens! j'ai encore entendu le bruit!</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, c'est le vent! Il s'est levé et «burle<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a><a href="#footnote23"><sup>23</sup></a>»
+comme à la Terrucole.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote23" name="footnote23"></a><b>Note 23:</b><a href="#footnotetag23"> (retour) </a> Hurle.</blockquote>
+
+<p>&mdash;C'est vrai. Pourquoi en sommes-nous parties, de la
+maison de la Terrucole, eh! Maïotte? Raconte-le moi.
+Jamais tu n'as voulu me le dire.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que j'avais honte. Tout le monde savait que
+mon fils avait volé son patron et on me tournait le dos.
+Tu dis qu'on se moquait de toi en t'appelant «la fille
+des hades», moi, on m'appelait «la mère de Jean le
+voleur». Ah! j'ai bien pleuré, bien souffert! Monsieur le
+curé cherchait à me donner du coeur, le pauvre, il me
+disait que les fautes de mon fils n'étaient pas les miennes,
+ça n'y faisait rien: elles me pesaient comme si je les
+avais faites moi-même, plus encore. Tu ne te doutais
+pas de cela, toi, tu étais trop petite. Enfin, n'y tenant
+plus, j'ai vendu comme j'ai pu la maison et la terre,
+j'ai ramassé mon argent, nos affaires, nos meubles, et
+nous sommes venues nous cacher ici, dans cette maison
+écartée, sur cette colline d'où l'on voit la plaine et qui
+me rappelle la Terrucole. J'ai changé de nom, personne
+ne sait qui je suis; les gens du pays me traitent bien;
+ils voient que j'ai besoin de vivre, ils trouvent que le
+travail ne me fait pas peur et ils m'emploient.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, Maï, si ton petit garçon revenait et allait te
+chercher à ton ancienne maison, il ne te trouverait pas!
+Qu'est-ce qu'il «se» penserait? Quel chagrin il aurait,
+le pauvre!</p>
+
+<p>&mdash;J'ai prévu cela, tu peux croire. J'ai dit où j'allais à
+mon amie, la seule qui me soit restée fidèle dans mon
+malheur, tu sais, la mère du grand Peyroulin qui
+demeurait aux deux cantons<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a><a href="#footnote24"><sup>24</sup></a>, près de chez nous. Je
+lui ai tout bien expliqué au cas où l'on demanderait
+après moi; je lui ai même remis un peu d'argent, pour
+le pauvre enfant, s'il en avait besoin.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote24" name="footnote24"></a><b>Note 24:</b><a href="#footnotetag24"> (retour) </a> Carrefour.</blockquote>
+
+<p>&mdash;Cette fois, Maï, je suis sûre que ce n'est pas le vent;
+le vent est dehors et le bruit est dans la chambre. On
+dirait quelqu'un qui pleure.</p>
+
+<p>Jean, écroulé dans la ruelle, derrière les rideaux du
+lit, n'arrivait plus à maîtriser ses sanglots. Que faire?
+Se montrer? Non. Il s'en trouvait à jamais indigne.
+Devant la grandeur de l'indulgence maternelle, au récit
+de cette vie d'abnégation et d'amour, si pure, tout
+entière consacrée à son souvenir, au bien, son offense
+lui semblait décuplée, sa propre vie lui apparaissait
+criminelle, hideuse, intolérable. Ah! s'en aller, s'en
+aller! Se terrer, n'importe où, se tuer sur le pas de la
+porte en baisant le seuil vénéré. Mais comment sortir
+sans attirer l'attention éveillée, maintenant?</p>
+
+<p>&mdash;Ne t'effraie donc pas, pègue<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a><a href="#footnote25"><sup>25</sup></a>, continua la mère, je
+te garde. Je n'ai plus que toi au monde, qui donc oserait
+venir te prendre dans mes bras!</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote25" name="footnote25"></a><b>Note 25:</b><a href="#footnotetag25"> (retour) </a> Sotte.</blockquote>
+
+<p>&mdash;Alors, s'il revenait, ton petit garçon, au lieu de le
+gronder, de le punir, tu lui pardonnerais, tu serais
+contente de le revoir?</p>
+
+<p>&mdash;Il a été bien assez grondé par sa conscience, assez
+puni par ses remords: on ne peut pas être heureux,
+vois-tu, quand on quitte le droit chemin, à moins d'être
+tout à fait canaille, et il ne l'est pas, j'en suis bien sûre.
+Ah! s'il revenait, s'il me disait comme autrefois: «Me
+voici, Maï, pardonne-moi!» Je lui crierais: «Hilhot,
+hilhot, viens dans mes bras!» et je crois que je mourrais
+de contentement. Ah! hilhot, hilhot, quand reviendras-tu!
+Le temps me dure, mon enfant, je me fais
+vieille! Chaque année, sans toi, en vaut dix des autres.
+Voici bien longtemps que je t'attends! Je t'attends
+toujours, toujours, partout! Les gens prétendent que
+tu es mort, mais je sais bien que ce n'est pas vrai,
+moi! Quelque chose me l'aurait dit! Les mères sentent
+ces choses-là. Je sais que tu reviendras: je l'ai tant
+demandé au Bon Dieu! Ah! si je pouvais deviner
+où tu es, comme je courrais vite! Je reprendrais mes
+jambes de quinze ans, je ne craindrais, ni de traverser
+les mers, ni de monter sur les montagnes, ni de marcher
+nuit et jour sans me reposer, sans manger ni boire.
+Je te trouverais, je t'emmènerais, heureuse et fière,
+plus heureuse et plus fière que le jour où j'entendis ces
+mots, ragaillardissant comme une liqueur forte: «C'est
+un fils!»</p>
+
+<p>Oh! dis, où es-tu? Je te vois, tel que tu dois être,
+grand comme ton pauvre père, maigre, un peu courbé,
+le front ridé, la barbe fournie, le teint noirci, les yeux,
+tes beaux yeux si doux, enfoncés, inquiets. J'ai tant
+pensé à toi! Toujours, partout, la nuit, le jour, quand
+je travaille, quand je me repose, quand je mange, quand
+je dors, je pense à toi. Ah! reviens! Mes baisers effaceront
+tes rides, mes larmes laveront le mal qui est en
+ton coeur, viens, mon enfant, je t'attends, viens!</p>
+
+<p>«Mon Dieu qui voyez ma souffrance, Dieu de bonté
+et de pardon, rendez-moi mon fils et je vous adorerai
+toute ma vie. O Tout-Puissant, pour qui rien n'est
+caché, pour qui rien n'est impossible, allez le chercher
+là où il est, amenez-le moi! Vous que je baise matin
+et soir sur votre croix, ô Christ qui avez été un petit
+enfant dans les bras de sa mère, divin martyr, qui
+pardonniez au larron crucifié avec vous, ayez pitié
+de nous! Voyez: ne sommes-nous pas crucifiés, nous
+aussi, loin l'un de l'autre? Je me repens comme le
+brigand, me repousserez-vous? C'est vrai, vous,
+m'aviez donné ce petit afin que je l'élève pour vous
+et je n'ai pas su faire, pauvre paysanne ignorante et
+seule que j'étais; mais donnez-le moi une seconde
+fois et vous verrez, rendez-le moi, que je puisse vous:
+l'offrir de nouveau!»</p>
+
+<p>&mdash;J'ai bien entendu cette fois, c'est un sanglot! Je:
+t'assure, Maï, quelqu'un pleure dans la chambre. Oh!
+j'ai peur, j'ai peur!</p>
+
+<p>Jean s'était levé, attiré par une force irrésistible.</p>
+
+<p>&mdash;Calme-toi. Décroche tes bras de mon cou, tu
+m'étouffes. Laisse-moi me lever et tiens-toi derrière moi
+sans bouger, dit la veuve à l'enfant, folle de terreur,
+qui s'attachait convulsivement à elle. Elle était bien
+pâle la Maï, mais si calme, si belle, si grande ainsi,
+debout, dominant le danger avec le courage de l'absolu
+désespoir. Sa voix sonnait haut dans la chambre.&mdash;Moi
+aussi j'ai entendu, mais je ne crains rien. Personne
+ne peut me faire plus de mal que j'en ai, ni me voler
+ce que j'avais de plus précieux, je l'ai déjà perdu! Quant
+à te prendre toi, mon dernier bien, c'est une autre
+affaire; il faudrait passer sur mon corps, avant. Qui est
+là,&mdash;cria telle. Rien ne répondit.&mdash;C'est encore le
+vent. Voyons, rassure-toi, pauvrine. Mais non, on dirait
+une plainte. C'est peut-être un esprit. Les âmes des
+trépassés viennent parfois visiter les vivants. Ah! mon
+fils est mort! Si c'est ton âme échappée de ton corps
+qui vient me trouver, ô mon enfant, attends, attends,
+je vais te suivre. Oui, oui, tu es ici, je le sais, je le sens.
+Yanoulet, mon petit, viens! Vivant ou mort, montre-toi!</p>
+
+<p>&mdash;Aïe, aïe, aïe! Mai! là, là, vois, vois, l'homme!
+Sainte Vierge, protégez-nous! Il vient pour nous tuer.
+Maï, cache moi, prends le grand couteau... il s'avance...</p>
+
+<p>&mdash;Je le vois, je le reconnais, c'est bien lui! Seigneur!
+qu'il est changé, qu'il est maigre et pâle! Plus encore
+que je ne pouvais l'imaginer. Il est mort, c'est certain.
+Approche, âme de mon enfant, je n'ai pas peur de toi.
+Dieu! sa figure est chaude, des larmes, de vrais larmes
+coulent de ses yeux! Yanoulet, dis, est-ce que je rêve,
+suis-je folle ou suis-je morte moi aussi, sommes-nous
+tous deux dans le ciel?</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, Maï, tu ne rêves pas, tu n'es pas folle,
+c'est moi, c'est bien moi, c'est ton hilhot, ton hilhot
+vivant! Laisse-moi t'embrasser les mains et la robe,
+laisse-moi te toucher, te voir..</p>
+
+<p>&mdash;Relève-toi.</p>
+
+<p>&mdash;Laisse-moi me traîner à tes pieds et te demander
+pardon encore, et encore...</p>
+
+<p>&mdash;Il y a bien longtemps que je t'ai pardonné.</p>
+
+<p>&mdash;Mais tu ne savais pas...</p>
+
+<p>&mdash;Je ne veux rien savoir. Mon fils a souffert, il se
+repent, il vit, il est là: voilà ce que je sais. Que me fait
+tout le reste?</p>
+
+<p>&mdash;Ecoute, au moins, il faut que je te dise... j'étais
+venu...</p>
+
+<p>&mdash;Tais-toi, tais-loi, au nom du Christ...</p>
+
+<p>&mdash;Je t'avais tant cherchée, je te croyais morte, j'avais
+si faim! Dieu m'est témoin que je ne voulais pas te faire
+du mal! Quand j'ai reconnu ta voix, je ne sais plus ce
+qui s'est passé en moi. Tu as chanté... mon péché m'est
+monté à la gorge comme un vomissement. J'ai cru que
+j'allais mourir. Je voulais fuir, je ne pouvais pas. Tu as
+prié, alors, clairement, j'ai vu la chose: j'ai vu les croix,
+sur la colline, comme à la Terrucole; au milieu, celui
+qui souriait, avait ton visage, il me regardait... comme
+tu me regardes, il me disait des choses... comme tu en
+disais. Alors mon coeur s'est crevé dans ma poitrine.
+Ah! Maï, Maï, j'ai bien fauté, mais j'ai bien souffert,
+pourras tu, vraiment me pardonner jamais?</p>
+
+<p>&mdash;Ne pas te pardonner, moi, quand il t'a pardonné,
+Lui! Va, c'est fait depuis longtemps, te dis-je. Lève-toi,
+maintenant, je le veux. Tu es le fils, tu es le maître. Ouvre
+l'armoire; tu trouveras là, à gauche, sous les chemises,
+un vieux bas plein d'écus; dès demain, tu iras
+les porter à ton ancien patron: c'est ton honneur que je
+t'ai gardé et que je te rends. Pardonné de Dieu, pardonné
+de ta mère, en règle avec les hommes: qui donc
+oserait t'insulter, désormais?&mdash;Et la mère, levant bien
+droite sa tête blanche, regardait autour d'elle d'un air
+de suprême défi. Ses yeux rencontrèrent un petit
+paquet noir, écroulé dans un coin, sur une chaise.</p>
+
+<p>&mdash;Ma fille, ma Romaine! dit-elle, courant à elle, la
+relevant et découvrant un pâle visage tuméfié par les
+larmes, encore secoué de sanglots.</p>
+
+<p>L'enfant avait regardé avec épouvante, d'abord, puis
+avec stupeur la scène entre la mère et le fils. «L'homme»
+n'était donc plus un brigand venu pour les tuer, ni
+un revenant. C'était Yanoulet, ce Yanoulet dont elle
+n'avait jamais entendu parler avant ce soir, mais dont
+elle sentait la présence mystérieuse dans les pensées de
+la veuve, depuis si longtemps. Yanoulet le voleur, il est
+vrai, mais le fils toujours aimé, toujours attendu, celui
+auprès duquel elle n'était rien qu'une pauvre orpheline
+élevée par pitié, par bonté. Pour la première fois elle
+sondait sa misère: personne au monde ne l'aimerait,
+elle, comme il était aimé, lui, le coupable, envers et
+malgré tout, d'une tendresse généreuse, magnifique, sans
+borne! Et elle s'était agenouillée, elle priait, cherchant
+instinctivement ailleurs ce qui ne serait jamais pour
+elle ici-bas, ce dont elle n'avait jamais senti encore en
+elle le torturant besoin.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens,&mdash;dit la Maï&mdash;amenant la petite fille
+tremblante et résistante à Yanoulet,&mdash;voici ma consolation.
+Je l'ai trouvée au pied du Calvaire, un matin que
+j'avais été prier pour toi, deux ans après ton départ.
+Elle est l'enfant de mes larmes; sans elle je n'aurais
+peut-être pas supporté mon chagrin: aime-la pour tout
+le bien qu'elle m'a fait.</p>
+
+<p>Romaine reculait, effrayée, farouche encore. Mais
+un son vague montait de la plaine, son lointain, d'abord,
+puis plus proche, plus distinct.</p>
+
+<p>Jean courut à la fenêtre et l'ouvrit toute grande. Le
+son s'épandit dans la chambre, grave et réconfortant
+comme la voix du bien, apportant avec lui des torrents
+de souvenirs, des flots d'espérance.</p>
+
+<p>&mdash;Les cloches de Noël! s'écria l'orpheline. Et tous
+trois, gravement, en silence, ils se signèrent, adorant
+en leur âme l'enfant divin!</p>
+
+<p><i>Décembre 1901.</i></p>
+<br><br><br>
+
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/05.png"></p>
+
+
+<p><i>A. Louis</i></p>
+<br><br>
+
+
+<h3>I</h3>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p><i>«Tu l'as vu; car, lorsqu'on afflige ou</i></p>
+<p><i>qu'on maltraite quelqu'un, tu regardes pour</i></p>
+<p><i>le mettre entre tes mains; le troupeau des</i></p>
+<p><i>désolés se réfugie auprès de toi; tu as aidé</i></p>
+<p><i>l'orphelin.»</i></p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>PSAUME X, 14.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>La plaine s'étend au loin, mollement vallonnée, étalant
+ses champs hérissés de chaume ou rayés de sillons
+bruns, ses prairies à l'herbe courte et jaunie, ses
+vignes où se tordent les ceps noirs. Sur la hauteur, à
+gauche, s'étage la ville lointaine, les Roches, station
+balnéaire, recherchée l'été; ses villas les plus proches
+se dressent, éclatantes, sous la lumière crue d'un beau
+jour de décembre. Un phare, mince colonne carrée
+rayée de rouge, une vieille église badigeonnée de
+blanc, servant d'amers, et ressemblant à une gigantesque
+cocotte de papier, un moulin dont les ailes tournent,
+se détachent de la masse confuse des maisons. Au vent
+salé qui fouette le visage, on devine la mer, en face;
+on aperçoit même sa ligne bleue de lin étincelante, où
+passent des bateaux, noirs et nets comme des ombres
+chinoises. Enfin, dégringolant le long de la côte, à droite,
+le village du Val, l'église, dont la massive tour grise
+s'aperçoit à travers les ramures des arbres dépouillés.</p>
+
+<p>Assis sur le talus qui borde la route gelée et blanche,
+un garçonnet de dix ans, les pieds nus dans des
+sabots bourrés de paille, vêtu de vieux habits trop
+étroits, taille un bâton avec un couteau ébréché. Les
+boucles dorées de ses cheveux, s'amassent en auréole
+autour d'un béret bleu fané. De temps en temps, il interrompt
+sa besogne, lève un petit visage rond, fin et
+doux comme celui d'une fille, et promène autour de lui
+de grands yeux clairs, tristes et inquiets. A ses côtés,
+un chien labri, gravement étendu, deux de ses pattes
+réunies devant lui, surveille attentivement les allées et
+venues d'une couple de vaches qui broutent l'herbe rare
+du bord du fossé.</p>
+
+<p>Rien, rien sur la longue route! Les carrioles du boulanger
+et du boucher sont passées depuis longtemps.
+L'omnibus de midi, petite boîte carrée, noire et branlante,
+vient de disparaître au bas de la côte. Encore un
+grand vapeur qui s'en va, là-bas, laissant sa traînée de fumée
+loin derrière lui. Mais l'enfant détourne la tête. Il
+ne veut plus regarder de ce côté. Cela lui fait trop de
+peine de les voir fuir l'un après l'autre, tous ces
+bateaux, petits et grands: voiliers aux ailes déployées,
+palpitant sous la brise, comme ivres d'espoir, transatlantiques
+majestueux, sûrs d'eux-mêmes, maîtres de la
+mer, déchirant l'air de leur sifflet joyeux et conquérant,
+envoyant, de leur long panache gris, comme un dernier
+adieu. Jamais aucun d'eux ne ralentira-t-il donc sa
+marche, ne s'arrêtera-t-il pas pour le prendre? Hélas!
+il est si petit et si faible, point à peine perceptible sur
+la côte! Il aura beau agiter son mouchoir, pleurer,
+crier, supplier... ils ne le verront même pas. Ils passeront,
+indifférents, ils continueront leur route vers ces
+merveilleux pays dont parlent les vieux marins aux
+veillées, les pays où le soleil, splendide ne se cache jamais
+derrière les nuages noirs, où les rochers sont de
+corail rose comme les colliers des femmes riches, où
+les fleurs de l'air se balancent entre les lianes flottantes,
+où les oiseaux, pas plus grands que des mouches,
+brillants comme des pierreries, volent autour de vous.
+Ah! s'en aller ainsi, de vague en vague, sur cette mer
+si aimée et si belle! Laisser derrière soi tout ce qui est
+laid, tout ce qui est méchant, tout ce qui est lâche, tout
+ce qui attriste, dégoûte et fait souffrir, voguer vers
+l'inconnu, vers ce qui doit être le bonheur! Non, non,
+il ne faut pas regarder par là; tout, ensuite, semble
+plus sombre, plus terne, plus vilain!</p>
+
+<p>La route, à la bonne heure! Elle est si vivante, si variée!
+Elle lui réserve, parfois, de si charmantes surprises!
+Elle lui apportera peut-être, un jour, ce qu'il
+attend. Ce qu'il attend? Qu'est-ce donc? Eh! il n'en
+sait rien, ou, s'il le sait, cela lui semble trop beau pour
+y croire; il se l'avoue à peine à lui-même. Mais, enfin,
+les choses mauvaises ne peuvent durer toujours, n'est-ce
+pas? Tout change, en ce monde, avec le temps et la patience,
+il l'a observé. Les petits enfants deviennent des
+hommes, les jeunes gens, des vieillards. Après la tempête,
+le calme; après l'hiver, le printemps. Donc, fermement,
+il attend.</p>
+
+<p>C'est l'été, surtout, que la route est amusante! On ne
+voit, alors, que cavaliers vêtus de flanelle blanche, que
+belles dames en habits bien ajustés, à chapeaux d'hommes,
+toutes raides sur leurs chevaux luisants, ou à bicyclette,
+la jupe envolée au vent, précédées ou suivies de
+leurs enfants, de leurs maris; automobiles bruyantes
+aussitôt passées qu'aperçues, portant des êtres étranges,
+informes, cachés derrière des masques, laissant derrière
+elles un tourbillon de poussière blanche et une
+odeur âcre: machines à perdition, inventées par le diable,
+disent les vieilles gens du village, et dont il faut se
+garer du plus loin qu'on les voit; chars-à-bancs démodés
+et mal suspendus, omnibus paisibles, voitures aux
+rideaux de toile rayée déteints, bondées de «baigneurs»
+aux toilettes claires, d'enfants aux joues roses qui rient
+en le regardant et semblent heureux. Ils ont des manières
+polies et aimables, ils ne crient pas en parlant, ces
+gens-là, malgré leur joie. Raymond aime à les observer;
+il suit les équipages quand ils ralentissent le pas pour
+monter la côte, et surprend des fragments de conversations
+qui le plongent dans des rêveries sans fin. Des
+mots lui font battre le coeur: «Voyons, mon chéri»,
+disait une fois une voix très douce, «ne le penche donc
+pas ainsi, tu pourrais tomber!» Chose étrange! Le petit
+garçon à qui l'on témoignait cette tendre sollicitude,
+au lieu d'en être reconnaissant, en paraissait impatienté!
+Il ne se souvient pas, lui, qu'on ait jamais tremblé pour
+sa vie, que personne se soit inquiété de ce qu'il peut
+faire ou ne pas faire, qu'on lui ait jamais parlé en l'appelant
+«mon chéri»! Combien cela doit être bon! Il
+est libre et détaché, comme cette feuille sèche que le
+vent pousse devant lui, et captif, comme celle que l'ajonc
+sauvage retient dans ses piquants.</p>
+
+<p>Un jour de la fin d'août, pourtant, il a cru que son
+rêve se réalisait, que ce quelque chose qu'il attendait
+était enfin venu. Une voiture de forme étrange, traînée
+par un âne gris et une jument poussive, avait paru au
+bas du chemin. C'était comme une vieille petite maison
+de bois qui aurait eu des roues. Raymond n'en avait jamais
+vu de semblable. Intrigué, il s'était mis à courir
+pour la contempler de plus près. Dessous, bercé dans une
+espèce de hamac de planches, un vieux chien jaune
+dormait. Les bêtes allaient sans qu'on s'occupât d'elles.
+Arrivée à l'entrée du village, à l'endroit où, après le
+temple, contre la fontaine, le gros noyer fait une ombre
+si épaisse, un homme qu'on ne voyait pas avait crié
+quelque chose, de la voiture. Aussitôt, jument et âne
+s'étaient arrêtés. Le chien, quittant à regret sa couche,
+avait été à la porte de la roulotte recevoir un garçon de
+douze ans, noir et maigre comme un grillon, qui s'était
+mis à dételer aussitôt. Après lui descendait un vieillard
+sec, le visage tanné, qui donnait des ordres, dans une
+langue étrange et dure, à quelqu'un resté à l'intérieur.
+Les gamins s'étaient groupés et regardaient de tous
+leurs yeux. Qui donc, là-dedans, répondait de cette voix
+chantante? D'où venaient ces grognements et ces bruits
+de chaînes remuées? Tiens, des ours! oui, deux gros
+ours bruns, en vie! L'un après l'autre, au commandement
+impatienté du maître, ils descendaient pesamment.
+Après eux, une jeune fille de dix-huit ans sautait
+vivement à terre. Ses cheveux, de la couleur de la châtaigne
+mûre, ternes et rudes comme le chaume, étaient
+partagés au milieu du front, et s'en allaient, en deux nattes
+serrées, entourer une petite oreille, pâle comme un
+bijou d'ivoire. Une vieille blouse de coton, d'un rouge
+déteint, cachait mal son buste hardi et plein; un mouchoir
+jaune entourait son cou long et souple; une jupe
+d'une nuance brunâtre indécise, tombait, trop courte,
+de ses hanches rondes, laissant à découvert des chevilles
+fines, un pied mince et nerveux.</p>
+
+<p>En un clin d'oil, tandis que le vieux bonhomme, profitant
+de la foule curieuse amassée autour de lui, faisait
+danser les animaux, elle installait un trépied et une
+marmite, allumait le feu en chantonnant. Qu'elle était
+belle! Jamais Raymond n'avait vu, même parmi les
+grandes dames qui passent, l'été, sur la route, un visage
+aussi lumineux dans sa magnifique pâleur, aussi rayonnant
+de grâce sauvage, de jeunesse libre et heureuse!
+Quand il s'échappait avec les autres polissons, tout honteux
+de n'avoir pas le sou que le vieux réclamait pour
+le prix du spectacle, il lui semblait être suivi par les
+grands yeux sombres, et voir le rire moqueur qui retroussait
+sur ses dents, étincelantes comme l'écume
+qui borde les rochers, les jolies lèvres, rouges comme
+la graine de l'herbe à serpent.</p>
+
+<p>Il avait vite mangé sa soupe pour retourner auprès
+d'elle. Etendue à l'ombre, elle dormait, sa petite main
+hâlée cachant à moitié son fin visage bistré.</p>
+
+<p>Les ours, couchés en tas sous la voiture, sommeillaient
+aussi auprès du chien. Les hommes étaient dans
+la roulotte. Au bruit de ses pas, la jeune fille s'était réveillée.
+Elle avait souri en le reconnaissant et, d'un
+signe, l'appelait auprès d'elle.</p>
+
+<p>&mdash;D'où viens-tu? osait-il demander, rassuré par la
+rusticité de la pauvresse.</p>
+
+<p>&mdash;Très loin, <i>Roussie</i>! et elle faisait gentiment rouler
+l'r en retroussant ses lèvres pures.</p>
+
+<p>&mdash;Où vas-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Là-bas, partout! et sa main montrait l'horizon
+sans bornes.</p>
+
+<p>&mdash;Je veux aller avec toi, s'était-il écrié, transporté.
+Je ferai la cuisine pour toi, j'irai puiser l'eau, ramasser
+le bois; j'allumerai le feu...</p>
+
+<p>&mdash;«Nous, pauvres», avait-elle répondu, redevenant
+très grave et secouant la tête énergiquement. «Pain
+pour trois», et elle montrait trois de ses doigs effilés,
+«pas pour quatre», et elle en levait un autre. «Nous
+partir, toi rester ici et travailler pour manger».</p>
+
+<p>A ce moment l'homme était sorti de la maison roulante.
+Sur son ordre bref, en un rien de temps, les ours
+étaient rentrés, les bêtes, attelées, le sol, nettoyé, et la
+voiture disparaissait, emportant la vision radieuse....</p>
+
+<p>Seule, une petite place noire, fumante, sous le noyer,
+prouvait à l'enfant qu'il n'avait pas rêvé. Raymond y
+pensait sans cesse. Reviendrait-elle jamais, la belle
+étrangère? Ah! s'en aller, s'en aller comme elle!</p>
+
+<p>&mdash;Eh! bien, Nourrisson, cria une voix aigrelette, que
+fais-tu là? Tu ne vas donc pas manger la soupe?</p>
+
+<p>Le petit sauta vivement sur la route.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est toi, La Seiche! Tu m'as fait peur! Le
+patron est aux Roches et ne rentrera pas avant une
+heure. Faut l'attendre. Et toi, ou donc que tu vas?</p>
+
+<p>&mdash;Moi? Ça ne biche guère chez nous. L'argent des
+vendanges a filé à acheter des chaussures pour la vieille
+et un pantalon pour moi. Pas une fichue croûte de pain
+pour faire une frottée à l'ail, aujourd'hui. Je vais voir si
+je trouve des chancres à la conche. Ça fera pas un réveillon
+ben épatant pour c'te nuit, mais, enfin, ça
+vaudra mieux que ren. Viens-tu avec moi? J'en avais
+pris un plein «bayot<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a><a href="#footnote26"><sup>26</sup></a>», y a deux jours, de chancres,
+mais, dame, y sont finis, faut recommencer. Et cette
+mâtine de mer qui perd presque pas! Alle se fiche du
+pauv'monde! Impossib'de prend' des moules et des
+huîtres! Et les jambes<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a><a href="#footnote27"><sup>27</sup></a>! Compte là-dessus, mon bonhomme,
+y en a pas, les gens s'y jettent tous après! Avec
+ça, la vieille a pus de travail, rapport à son âge: alle
+court sur ses septante-huit ans, sans qu'il y paraisse, la
+pauv'! On ne la veut pus nulle part pour gringonner<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a><a href="#footnote28"><sup>28</sup></a>.
+Alors, quoi, moi je fais des courses, je vas en ville chercher
+des provisions pour ceux qui veulent pas se déranger;
+mais, depuis que les «baigneurs» ont déguerpi,
+y a pus ren à faire. Tout le monde a de tout. C'est un
+sale métier, tout de même! Mais, attends un peu que
+je vienne grand!</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote26" name="footnote26"></a><b>Note 26:</b><a href="#footnotetag26"> (retour) </a> Panier de bois.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote27" name="footnote27"></a><b>Note 27:</b><a href="#footnotetag27"> (retour) </a> Espèce de mollusque, à coquille conique, incrusté dans les
+rochers.</blockquote>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote28" name="footnote28"></a><b>Note 28:</b><a href="#footnotetag28"> (retour) </a> Nettoyer.</blockquote>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que tu feras?</p>
+
+<p>&mdash;Tu le sais ben, je partirai mousse.</p>
+
+<p>&mdash;Et ta grand'mère?</p>
+
+<p>&mdash;La commune s'en chargera. Tiens, faudra ben,
+alors! Pauvre vieille, je pourrai pourtant pas l'amener,
+la mett' dans ma poche comme mon mouchoir. Viens-t'en, allons!</p>
+
+<p>&mdash;Et les vaches?</p>
+
+<p>&mdash;Alles ont pas besoin de toi pour les regarder boulotter,
+j'pense, et pis, t'as Blaireau pour les garder.</p>
+
+<p>&mdash;Mais il me suivra et les bêtes s'en iront encore
+dans le champ du père Brodin et la Poupin me cognera,
+comme la dernière fois.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ouatte! tu n'as qu'à lui lancer des pierres, à
+ton chien, s'il veut faire le crampon. Et pis, moi, la
+mère Poupin, si j'étais à ta place, ce que je la balancerais!</p>
+
+<p>&mdash;Comment?</p>
+
+<p>&mdash;Ben, je l'enverrais paître avec ses bêtes! Une
+femme laide comme une chenille et méchante comme
+un âne rouge!...</p>
+
+<p>&mdash;Mais non, mais non, elle n'est pas tant vilaine que
+cela; et, des fois, elle est bonne! et puis, c'est ma nourrice,
+je l'aime bien, moi, je ne veux pas qu'on en médise;
+elle m'a gardé, tu sais!</p>
+
+<p>&mdash;J'crois ben! pour te faire faire la besogne du beau
+Nestor, le prince héritier, au nez camard, qu'a des cheveux
+comme des baguettes de tambour.</p>
+
+<p>&mdash;Elle me nourrit, m'habille...</p>
+
+<p>&mdash;Alle ne te laisse pas tout à fait mourir de faim,
+faut êt' juste, et t'empêche de crever de froid grâce aux
+frusques râpées du dit avorton.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, je ne lui suis rien, moi, pense donc, et je
+coûte, à élever!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! nom d'une peau-bleue, si ça ne fait pas suer!
+Il ne manquerait pus que cela qu'alle te flanquât à la porte,
+comme un chien! Et pis, pas si bête, ne lui sers-tu pas
+de domestique? Et un domestique qu'alle paye même
+pas, qui ne peut pas la planter là si alle l'embête. Dame,
+c'est queuqu' chose, ça, ça vaut ben le lard rance et
+les patates gelées qu'alle te donne. Sais-tu ce que tu
+devrais faire, toi? Quand je partirai mousse, faudra t'en
+veni' avec moi.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oui, je veux bien, mais quand?</p>
+
+<p>&mdash;Le grand Bidard, tu sais, qu'est noir comme un'
+taupe et qu'a deux dents cassées devant, que, même,
+c'est très commode pour tenir la pipe, y connaissait mon
+père, y ont fait quasiment le tour du monde ensemb'.
+Y me prendra sur son bateau, dans deux ans. J'en aurai
+quatorze: faut ça, pour être assez fort. J'suis trop plat,
+encore, paraît, j'filerais entre les planches. C'est vrai
+qu' c'est pas le fricot que j'mange qui m'gonfle! Toi,
+t'es plus rembourré que moi, ça fera ren qu' tu sois
+pas si vieux. Et ce qu'on rigolera, nous deux!</p>
+
+<p>&mdash;Deux ans! attendre encore deux ans! murmura
+Raymond en soupirant. Il fixait son regard sur le
+visage blême, en lame de couteau, sur les petits yeux
+perçants et verts de son ami, pour voir s'il disait vrai,
+et le suivait distraitement. Il pensait à cet avenir, si
+tentant mais si lointain, sur la mer attirante. Ah! pourquoi
+ne pouvait-il pas s'élancer tout de suite vers cet
+inconnu tant désiré?</p>
+
+<p>Ils étaient arrivés à la plage. Grimpés sur les rochers
+que la mer abandonnait peu à peu, ils fouillaient les
+«lagottes» du bout de leurs bâtons pointus. Les crabes
+peureux se cachaient hâtivement sous les pierres; mais
+les enfants, habiles à les découvrir, tout gris entre les
+fentes grises, emplissaient le «bayot».</p>
+
+<p>&mdash;Dis-moi, c'est-y bien dur les premiers temps qu'on
+est mousse? demanda Raymond.</p>
+
+<p>&mdash;Pour sûr, bonnes gens, qu'on est pas couché su
+d'la plume et qu'on n'vous sert pas vot' chocolat tout
+chaud dans vot' lit, l'matin, comme ces flemmards
+de baigneurs qu'étaient près de cheux nous, c't
+été&mdash;en v'là un beau! tiens! trape-le donc, il s'en vient
+vers toi! Ah! le singe! le voilà ensauvé! Mazette,
+va!&mdash;Par exemp'e, faut pas avoir des rhumatis, ni
+une asiatique, faut savoir grimper aux mâts comme les
+chats aux arbres. Moi, ça me va.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi aussi, je suis leste.</p>
+
+<p>&mdash;Et pis, y a la noyade.</p>
+
+<p>&mdash;La noyade?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, ou le baptême, comme tu voudras: histoire
+de vous faire faire connaissance avec la mer. Les matelots
+vous attachent par le milieu du corps avec un
+bon câble et vous jettent à l'eau comme un harpon:
+débrouille-toi, mon petit! De temps en temps, le
+patron tire la corde: «La soupe est-elle trop salée?»
+qu'y demande. Si vous avez la frousse, y vous laisse
+mijoter pus longtemps. Sinon, au bout d'un quart
+d'heure, vingt minutes environ, y vous tire. Quand on
+a ainsi bu cinq ou six fois à la grande marmite, on sait
+nager, si on n'est pas une andouille. Le chiendent, c'est
+qu'y a les requins qui vous avalent comme une pistache.
+Lorsqu'on veut vous ramener à bord, ni vu ni
+connu, mon ami, y a pus ren au bout du filin; seulement,
+sur la mer, tout juste un peu de rouge. Mais
+c'est rare pourtant: y ne disparaît guère pus de vingt
+sur cent de ceux qui vont à l'eau. Mais, quoi? On ne
+fait pas d'omelette sans casser des oeufs!&mdash;Pige-moi ce
+gros père!&mdash;Et pis, y a les quatre-vingts qui se tirent
+d'affaire: on peut être de ceux-là! Le plus fichant,
+pour moi, c'est la peau-bleue. Ah! par exemple, j'en
+aurais peur.&mdash;Oh! le sacripant! il m'a échappé!</p>
+
+<p>&mdash;La peau bleue! qu'est-ce que c'est que ça?</p>
+
+<p>&mdash;Voilà! C'est un poisson quasiment grand comme
+un requin et qu'on ne voit pas parce qu'il est couleur
+de la mer. Paraît même qu'il est très joli; l'animal!
+N'empêche que j'ai pas envie de faire sa connaissance.
+Il aime, de préférence, la viande des mousses, qui pèse
+moins sur l'estomac, et, quand y voit un bateau, y le
+suit sournoisement. Gare à celui qui tombe dans l'eau,
+alors! Y passe ras de vous, vous ne le voyez pas, y vous
+déguste une jambe ou deusse, ou un bras, vous ne
+sentez ren, ça saigne même pas, tant c'est proprement
+fait. On vous tire: adieu mes bourgeois, impossible de
+danser un bal de Saintonge, vous n'êtes pus qu'un
+mognon!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! c'est-y vrai, cela?</p>
+
+<p>&mdash;Vrai, comme j'ai mangé-du chat crevé tout cru
+avec son poil, un jour que j'avais l'estomac dans les
+talons.</p>
+
+<p>&mdash;Pas possible!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mon fi. T'as pas besoin de frissonner et de me
+regarder comme si j'allais t'avaler, toi aussi, comme le
+chat. Mais, pauv' innocent, tout cela n'est ren à côté de
+ce qui vous attend quand vous êtes matelot! C'est alors
+que ça devient chouette! Faut pas faire le délicat et
+tourner le museau quand le menu ne vous convient pas.
+Faut savoir se boucher le nez et croquer dur, ou ben
+se serrer le ventre. Faut avoir peur ni des coups de
+canon, ni des peaux-bleues, ni de la tempête, ni des
+sauvages, qui vous enlèvent le cuir du crâne comme
+moi je t'ouvre cette huître, afin de se faire des
+fourrures avec vot' perruque.&mdash;C'est pas la peine de
+prend' ces p'tits, y a ren dedans, faut les laisser deveni'
+gros. Toi, tu seras jamais un loup de mer, t'as pas de
+courage, te voilà pâle comme un Christ, déjà!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! j'ai pas peur de ça, mais... les vaches! regarde,
+voilà Blaireau, il les a lâchées... n'entends-tu pas
+qu'on m'appelle? Il me semble que c'est Nestor...</p>
+
+<p>Une voix criarde arrivait jusqu'à eux malgré le bruit
+des vagues:</p>
+
+<p>&mdash;Raymond, grand paresseux, où es-tu?</p>
+
+<p>Et un enfant de dix ans parut, tout essoufflé, sur la
+falaise, entre les yeuses couchées par le vent du
+large.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est le Dauphin, dit La Seiche. Attends un
+peu, je m'en va lui faire son affaire, pour lui apprend'
+à veni' nous moucharder jusqu'ici. Qu'il reste dans
+ses champs, le terrien! Sur la plage, je suis cheux
+moi!</p>
+
+<p>&mdash;Je viens! cria Raymond, et il montait rapidement
+la côte lorsqu'un galet, adroitement lancé, atteignit
+Nestor au front et lui fil une petite blessure; il poussa
+un juron retentissant; le sang coula.</p>
+
+<p>Le «nourrisson» était atterré. Certes, il n'aimait pas
+le méchant garnement, faux et cruel, qui le faisait punir
+sans cesse, l'humiliait, le traitait de mendiant, lui
+rappelait vingt fois par jour qu'il n'était qu'un enfant
+abandonné par une femme inconnue, et oublié sans
+doute, par elle. Ah! comme il lui faisait méchamment
+sentir sa supériorité de fils de la maison, d'enfant
+légitime, aimé, choyé, ayant du bien, une famille, un
+avenir assuré! Oui, Nestor n'avait que ce qu'il méritait,
+le lâche? Mais sa mère, mais la Poupin? Il l'aimait,
+elle, bien qu'il la redoutât. Lorsque tout allait à souhait
+et qu'ils étaient seuls, tous deux, elle lui disait, parfois,
+une bonne parole. Elle était l'unique être au monde, l'uni
+que lien auquel sa petite âme d'enfant solitaire pût se
+rattacher. Que penserait-elle de lui?</p>
+
+<p>«Je le dirai à maman», tel était l'éternel refrain de
+Nestor, dès que le pauvre petit se révoltait et cherchait
+à secouer le joug. Et, ce qu'il disait à «maman» était
+toujours si odieux, si outrageusement faux, que Raymond
+était pris pour lui d'une aversion invincible. Oh!
+ne pas pouvoir seulement le convaincre de mensonge,
+le vilain traître! Mais on le croyait toujours, lui, le fils,
+et l'étranger, jamais.</p>
+
+<p>&mdash;Ces sangsues-là, disait le père nourricier, ne se
+servent de leur langue que pour tirer le sang des
+veines et pour mentir.</p>
+
+<p>Raymond trouva son frère de lait en train d'étancher
+sa coupure avec son mouchoir malpropre. Blême, les
+lèvres serrées, il ne dit rien, d'abord, mais ses petits
+yeux noirs, luisants et comme pointus dans son plat
+visage sans couleur, avaient un air de triomphe insupportable.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas moi... murmura le pauvre garçon.</p>
+
+<p>&mdash;Non, c'est moi, p't-êt'. C'est pas toi, non pus, qu'as
+quitté les vaches pour t'en aller courailler avec ce vaurien
+de La Seiche, n'est-ce pas? Que même elles sont
+entrées dans le champ à Brodin, comme la semaine dernière.
+T'as bien gagné ta journée, ton affaire est bonne,
+ma fine! T'avais donc oublié que c'est la veillée de Noël,
+ce soir? Même que la mère a acheté queuqu' chose
+pour mett' dans ton sabot: ce sera pour moi, cette
+année encore, comme l'année dernière, mon drôle!</p>
+
+<p>C'est un beau couteau, je l'ai vu dans le tiroir du buffet,
+ça m'ira joliment ben: juste que j'ai perdu le mien
+hier.</p>
+
+<p>Raymond pâlit; ce couteau, il le désirait tant, et
+depuis si longtemps! La Poupin le lui promettait toujours
+«s'il était sage». Pour, le gagner, il avait travaillé
+avec courage tout l'été.</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est pas moi qu'ai jeté le caillou, tu le sais
+bien, puisque je m'en venais vers toi et que le coup est
+parti d'en bas.</p>
+
+<p>&mdash;J'en sais rien; j'ai vu que toi. Tu paieras pour les
+deux. Allons, avance! Et l'oie, ce soir, au réveillon,
+t'en auras pas, et moi j'en aurai jusque-là, ton morceau
+et le mien, pardine! Cela te fait bisquer, hein, ventre
+vide?</p>
+
+<p>Raymond était pâle d'indignation.</p>
+
+<p>&mdash;Garde le couteau et mange toute l'oie, si tu veux,
+dit-il, mais ne dis pas des menteries, ne dis pas que
+c'est moi qui t'ai lancé le caillou. Ta mère croira que
+je suis un mauvais coeur, ce qui n'est pas vrai.</p>
+
+<p>&mdash;Et le père te caressera l'échine à coups de trique.
+C'est cela qui te fait peur surtout, avoue-le? Bah!
+une petite bastonnade rabattra un peu ton caquet,
+défrisera ta belle perruque, te fera maigrir, car
+nos monjettes te profitent que tu sois rond et plein
+comme un barricot.</p>
+
+<p>Les enfants approchaient delà maison, longue bâtisse
+à un étage dont les quatre fenêtres et la porte s'ouvraient
+sur un jardin potager, où, entre des carreaux
+de légumes, se dressaient quelques tiges de soleils,
+brûlés par la gelée. Une plaie bande de violettes longeait
+le mur badigeonné de jaune pâle; un cep de vigne
+s'étendait en tonnelle au-dessus de la porte, servant
+d'abri, en été, à la cuve pour la lessive. L'étable s'ouvrait
+dans la cour, de l'autre côté de la maison. Les
+enfants entrèrent par là. Des poules, des canards mangeaient
+en caquetant le grain qu'on venait de leur
+lancer, tandis que Blaireau, paisible et la conscience
+tranquille, allait s'installer au chaud contre la meule
+de paille, près du fumier.</p>
+
+<p>La Poupin venait d'arriver. La petite voiture à bras
+qui lui servait à porter le lait en ville n'était pas encore
+remisée.</p>
+
+<p>&mdash;Te voilà, mauvais sujet, propre à rien, cria le
+maître, sortant de l'étable où il venait de ramener les
+vaches. C'est ainsi que tu gagnes le pain que tu manges!
+Tu vas voir ce qu'il t'en coûte d'aller te balader sur
+les conches comme un bourgeois, avec les polissons de
+ton espèce.</p>
+
+<p>Poupin, furieux, s'approchait de l'enfant qui tremblait,
+lorsque des cris perçants, partis de la maison,
+l'arrêtèrent.</p>
+
+<p>&mdash;Oh!... oh!... hurlait la nourrice, paraissant sur le
+seuil, la voix changée par l'indignation et la colère, oh!
+le sans-cour, l'ingrat! Jamais je n'aurais cru cela de
+lui! Faut que je le voie de mes quittes yeux pour le
+croire! Tant de malice, à son âge, et contre qui? Contre
+notre garçon qu'a bu le même lait, qu'a mangé le même
+pain que lui, quasiment son frère! Il lui a fendu la tête
+d'un coup de pierre; le voilà marqué pour la vie!</p>
+
+<p>&mdash;Le gueux! Attends un peu que je lui fasse passer
+l'envie de recommencer!... Et le paysan, saisissant une
+fourche qui traînait, allait en frapper Raymond, mais
+celui-ci, d'un bond, fut hors de sa portée. Il se mit à
+courir de toutes ses forces, suivi du bonhomme qui
+jurait et de Nestor qui, subitement guéri, s'élançait de
+son côté. Il eût été pris si, brusquement, il n'avait
+tourné court; en quelques enjambées il disparut derrière
+la maison, grimpa lestement le long du cep de
+vigne, entra par une fenêtre et se trouva dans le grenier
+à fourrage. Il se blottit dans le foin et, immobile, le
+coeur battant, il attendit. Par la trappe de l'étable restée
+ouverte, il entendait tout ce qui se disait en bas.</p>
+
+<p>&mdash;Où peut-il ben être passé? s'écriait la Poupin,
+soudain alarmée. Pourvu qu'il n'ait pas été se jeter
+dans le puits! Il a la tête près du bonnet, le drôle: ces
+mauvaises graines-là, qui viennent d'on ne sait où, ça a
+souvent des idées pas comme les aut...</p>
+
+<p>&mdash;Bah! y a pas de danger! il est ben trop capon pour
+se détruire. Et pis, après, tant mieux! bon débarras!
+De cette espèce-là, y a toujours assez.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! comment peux-tu dire... c'est pas chrétien
+cela! Faut jamais souhaiter la mort de personne, ça
+porte malheur. Et ensuite, pis, tu n'y penses pas, quelle
+affaire! Jaserait-on assez dans le village, en ferait-on
+des potins, bonnes gens! La gendarmerie viendrait
+mett' son nez partout par ici, on nous accuserait d'avoir
+fait disparaît' l'enfant, on nous fourrerait en prison, qui
+sait? Et tout de même, vrai, pauv' petit, faudrait pas.
+Un caillou est vite parti. Mais d'un, à son âge, en a fait
+autant. Y peut ben s'ennuyer, après tout, d'être pas
+comme les aut'.</p>
+
+<p>&mdash;Pauv' p'tit, en effet, qui mange le bien du nôt', qui
+devient gras des morceaux qu'il lui prend, qu' a, même,
+voulu le tuer! T'as ben de la compassion à perdre ma
+fine! Garde-la pour ceux qu' en sont pus méritants.
+C'est un vaurien, une canaille, un criminel que
+j't' dis. J'en ai assez de sa tête de mouton frisé, de ses
+yeux qu' ont toujours l'air de vous reprocher queuq'
+chose. Quoi, je vous l' demande? T'as voulu le garder,
+v'là ta récompense; alle est jolie!</p>
+
+<p>&mdash;Y travaille pourtant ben.</p>
+
+<p>&mdash;Manquerait pu que ça qu'y ne fichât ren! Et nous,
+nous nous tournons les pouces, p'têt'?</p>
+
+<p>&mdash;Si t'allais seulement un peu voir, Augustin, tout
+d'même...</p>
+
+<p>Augustin s'en alla en grognant et, lentement, se dirigea
+vers le puits qui se trouvait auprès des carreaux de
+légumes, du côté de la maison par lequel l'enfant avait
+disparu.</p>
+
+<p>&mdash;Tu m'as dérangé pour ren, dit-il, en revenant de
+mauvaise humeur. De c'te fois y n'est pas nayé; il a
+seulement décampé: bon voyage! S'y pouvait ne jamais
+reveni'!...</p>
+
+<p>L'enfant écoutait, palpitant. Qu'allait répondre la
+Poupin? Elle ne dit rien. Ils passèrent dans la cuisine,
+et Raymond entendit le bruit des cuillères dans les
+assiettes de soupe.</p>
+
+<p>Il avait faim, mais il ne songeait guère à manger.
+Quelque chose lui serrait la gorge à l'étouffer. Il sortit
+sa tête de dessous le foin, une tête très pâle, où des yeux
+clairs brillaient, hagards, dans l'obscurité.</p>
+
+<p>Alors c'était vrai, vrai de vrai, on en avait assez de
+lui! Son père nourricier et Nestor le détestaient, il le
+savait depuis longtemps; ne lui répétaient-ils pas toujours
+les mêmes humiliantes paroles: qu'il leur était à charge,
+qu'il mangeait plus qu'il ne travaillait? Mais sa nourrice,
+jusqu'ici, le défendait faiblement. Aujourd'hui, elle l'abandonnait.
+Ce qui l'avait émue, d'abord, ce n'était pas
+la peur qu'il fût noyé, c'était la crainte des ennuis qui
+résulteraient de sa mort, le bruit, les gendarmes, les
+fouilles dans la maison. Débarrassée de ce souci, elle
+acceptait l'idée qu'il ne reviendrait pas et, tranquillement,
+prenait sa soupe, comme si sa vie, à lui, ne venait
+pas d'être arrachée!</p>
+
+<p>Ah! comme il l'aimait pourtant, cette ingrate, cette
+cruelle qui, après l'avoir si longtemps protégé, le
+laissait s'éloigner sans un regret, sans un mot de
+rappel! Tant de liens rattachaient à elle! Il se souvenait
+de telle caresse qu'elle lui avait faite dans son
+enfance, de telle intonation plus douce de sa rude voix,
+qui lui avait délicieusement dilaté le coeur. Il se disait,
+parfois, en regardant sa figure grossière et hâlée sous
+la sévère quisnotte noire: «C'est vrai, pourtant, je n'ai
+ni père, ni mère, ni frère, ni soeur, ni oncle, ni tante,
+ni cousin, ni cousine, comme les autres, mais j'ai ma
+nounou. Ce sont ces bras qui me portaient quand j'étais
+trop petit pour marcher, c'est sur cette poitrine que
+j'étais bercé, que je m'endormais. C'est son lait qui m'a
+nourri. Elle pouvait me mettre dehors, m'abandonner:
+elle ne l'a pas fait: elle est bonne. Et il trouvait je ne
+sais quel charme à ce visage si dur, pourtant. Elle était
+pour lui, à défaut d'une autre, meilleure et plus chère,
+celle auquel l'être jeune a besoin de rattacher sa vie, le
+rameau qui porte le bouton naissant, la direction, la
+protection, l'abri. Et il fallait s'éloigner d'elle!... S'il avait
+pu la voir, se levant hâtivement pour cacher son
+assiette presque pleine, et essuyant une larme du revers
+de sa rude main...</p>
+
+<p>Oui, il fallait partir puisqu'elle avait assez de lui.
+Quelque chose de plus fort que toutes les raisons le
+décidait brusquement. Mais où irait-il? La bohémienne
+l'avait repoussé, il était trop jeune pour être mousse,
+trop faible pour se placer comme domestique. Partout,
+hélas! encore, il mangerait plus qu'il ne travaillerait;
+partout il serait un fardeau. Qui donc l'aimait dans ce
+monde si grand, lui, si petit! Blaireau, peut-être, et
+encore... Justement un froissement dans le foin lui
+apprit que le chien le cherchait. Il s'approcha, bondit
+vers lui, la queue frétillante, la langue pendante de
+plaisir. Il le regardait de ses bons yeux d'or, phosphorescents
+dans l'obscurité. Il allait japper, comme pour
+lui demander ce qu'il faisait là, à jouer, tout seul, sans
+avertir les camarades, au lieu d'aller à la soupe comme
+les autres. Mais l'enfant lui dit à voix basse: «Tais-toi,
+Blaireau, on veut me batt', tu me ferais prend'!» Le
+chien se tut, et, comprenant que son ami avait du
+chagrin, se mit à lécher sa main tendrement. Raymond
+entoura de ses bras le corps frémissant de la bonne
+bête, y appuya sa tête brûlante et éclata en sanglots.</p>
+
+<p>Ah! où aller, où aller? L'instituteur, qui l'aimait tant
+autrefois, quand il était son élève docile et appliqué, ne
+lui rendait plus son salut, depuis le jour où Nestor avait
+faussement accusé son frère de lait d'avoir mangé les
+belles pêches, gardées avec tant de soin dans l'espalier
+du jardin de l'école.</p>
+
+<p>&mdash;Qui a fait le coup? avait demandé le maître, de sa
+grosse voix qui imposait le respect à la bande indisciplinée.</p>
+
+<p>&mdash;Ce doit être le nourrisson de la Poupin, avait dit
+quelqu'un.</p>
+
+<p>&mdash;C'est lui, affirma Nestor. Je lai vu, il était avec
+«La Seiche».</p>
+
+<p>Ce nom de «La Seiche», larron fieffé, que Raymond
+avait le tort d'avoir pour ami, avait décidé l'opinion
+contre lui. Et puis, d'après la logique humaine, si
+injuste souvent, le menteur et le voleur devait être le
+petit pauvre, élevé par charité, envieux, par conséquent,
+et non pas un de ces enfants heureux et choyés.
+Raymond avait eu beau protester, on ne l'avait même
+pas écouté. Le maître avait ajouté tristement:</p>
+
+<p>&mdash;Je n'aurais jamais cru cela de toi, mon enfant&mdash;et
+n'en avait plus, reparlé. Mais le pauvre garçon gardait
+au coeur un chagrin autrement cuisant que s'il avait été
+puni.</p>
+
+<p>Une rancune lui était restée de se voir injustement
+accusé sans qu'il lui fût seulement permis de se défendre.
+Il en voulait à ses camarades, à ces heureux gaillards
+qui, tous, avaient une maison, une maman, un
+nom, qui n'étaient le «nourrisson» de personne.</p>
+
+<p>D'ailleurs, bientôt, à son grand regret, il n'allait plus
+à l'école dont il aimait la vaste classe aérée, claire,
+ornée de gravures pour les leçons de choses, et de grandes
+cartes de géographie où il cherchait les magiques
+noms des mers lointaines qu'il parcourrait un jour. Il
+n'avait plus la fierté, lorsqu'il avait bien travaillé, d'accompagner
+le maître dans la salle de la mairie, sorte de
+cuisine carrelée, dont les murs blanchis à la chaux
+étaient cachés par les casiers en planches des registres;
+où, sur la vaste cheminée, trônait un buste en plâtre de
+la République au-dessous d'un portrait de Monsieur
+Carnot.</p>
+
+<p>Alors, de plus en plus, il s'était lié avec Jules Nourrit,
+surnommé «La Seiche» à cause de sa maigreur
+extrême, un vaurien sûrement, mais un malheureux
+comme lui. Il était bon, au moins, celui-là. Il ne l'appelait
+pas de noms infamants. Resté seul d'une famille de
+pêcheurs avec sa vieille grand'mère qu'il adorait, il
+avait, lui aussi, quitté de bonne heure l'école pour gagner
+son pain. Il travaillait lorsqu'il trouvait de l'ouvrage,
+faisant tous les métiers, péchant, et même «chopant»,
+comme il disait, de ci, de là, quand il n'y avait rien au
+logis. Plusieurs fois il avait entraîné Raymond à mal
+faire. Ensemble n'avaient-ils pas volé la dinde de Monsieur
+le curé, une belle bête, ma foi, fine et bien en
+chair; que la vieille Angèle engraissait avec amour pour
+le réveillon, l'année dernière! Depuis lors, le prêtre, si
+bon jusque-là, lui gardait rancune.</p>
+
+<p>&mdash;Ce nourrisson de la Poupin, avec sa ligure de chérubin,
+m'a bien trompé, disait-il en secouant sa tête
+grisonnante. Il tournera mal. Bon chien chasse de race,
+mauvais chien vole d'instinct.</p>
+
+<p>Certes, le pauvre petit n'avait pas mangé un seul
+morceau de la bonne dinde, mais la grand'mère s'en
+était régalée huit jours durant; et, comme disait son
+ami:&mdash;«Autant valait qu'elle fût dans sa vieille carcasse
+que dans la grosse panse à Monsieur le curé.»
+Raymond trouvait ce raisonnement très juste et n'avait
+aucun remords de sa mauvaise action.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>II</h3>
+
+<p>Depuis longtemps déjà le bruit avait cessé en bas.
+Le paysan et sa femme s'en étaient allés chacun à ses
+occupations, Nestor s'était échappé pour rejoindre ses
+amis, Blaireau avait disparu. Raymond se réveilla,
+frotta ses yeux, et se demanda pourquoi il était là, dans
+le grenier, blotti dans le foin. Tout-à-coup, il se souvint.
+Il avait tant, tant pleuré, qu'il s'était endormi de fatigue,
+sans doute. Quelle heure pouvait-il être? Le soleil descendait
+à l'horizon. L'enfant se pencha sur la trappe,
+ne vit personne, n'entendit rien. S'il voulait partir sans
+être vu, c'était le moment. Bientôt la Poupin reviendrait
+pour préparer le repas du soir. Il descendit par
+l'échelle qui faisait communiquer le grenier avec l'étable.
+Les vaches sommeillaient en ruminant; La Roussotte,
+sa favorite, entr'ouvrit un oeil indifférent comme il
+passait, et reprit son rêve de bête repue. La cour était
+vide. L'enfant se glissa furtivement et gagna la porte.
+Où allait-il? Il n'en savait rien: «là-bas», ainsi que
+le disait la bohémienne, «partout», excepté où l'on ne
+voulait plus de lui. Il attachait ses yeux sur le paysage,
+confident de ses rêveries enfantines, sur les champs
+déserts, la ville lointaine, la mer aimée et ingrate qui
+le repoussait, la route décevante qui ne lui avait pas
+apporté ce qu'elle lui avait promis, sur toutes ces choses
+familières qu'il voyait pour la dernière fois et qui lui
+paraissaient, à cause de cela, changées, plus belles, plus
+attendrissantes, se sentant tout autre lui-même.</p>
+
+<p>Il disait adieu au joli village gai dont la grand'rue tortueuse
+sépare les maisons très blanches, adieu au vieux
+noyer sous lequel la vision radieuse lui était apparue,
+adieu à la fontaine et à sa grille déjetée, si commode
+pour «faire à la souplesse» avec La Seiche et les autres
+gamins, ses camarades. Adieu à Pitard, le gros boucher,
+brave homme qui rit toujours et qui, une fois,
+l'a pris un bout de chemin dans sa carriole.&mdash;Il finit de
+dételer son cheval dans la cour, près de la maison
+aux marches branlantes, autour de laquelle croissent
+de maigres balsamines et de poussiéreux ricins,
+l'été.&mdash;Adieu à la boulangère, Alida, qui a de si beaux
+cheveux noirs luisants, et qui, souvent, le lundi, lui
+donnait un petit pain non vendu la veille. Adieu à
+l'école, à la classe, fraîche l'été, chaude l'hiver, grâce
+au poêle ronflant, où il a passé les meilleurs moments
+de sa vie à écouter le maître si aimé et si injuste,
+hélas! Il voudrait bien l'apercevoir une dernière fois.
+Mais les contrevents verts, les portes, tout est fermé
+hermétiquement, comme le cour de celui qui l'habite.
+La nuit vient. La lampe à pétrole s'allume chez la mère
+Rabaudin, l'épicière. Oh! oh! les belles choses qu'elle a
+mises à sa devanture débarrassée des mouches mortes,
+des pantoufles de lisière et des vieux bonbons! L'image réclame
+de la jolie femme collée contre la vitre, semble
+en rire d'aise. Les attrayants jouets! Les alléchantes
+sucreries roses et blanches! Tiens, c'est vrai, c'est
+Noël, demain! Ce soir, bien des mamans heureuses
+rempliront les sabots de leurs heureux enfants... Vite,
+passons. Voici la cure. La porte est entrebâillée: on
+aperçoit le grenadier, si beau quand il a ses fleurs
+rouges ou ses lourds fruits couleur de soleil couchant.
+«Si la vieille Angèle me voit, elle m'arrêtera, sûrement,
+pour me dire de ne pas manquer la messe de minuit»,
+pense-t-il. «Où serai-je à minuit?... Que cette rue est
+longue! Allons, plus vite! Le «Café du Centre» est
+brillamment éclairé, ce soir comme les jours de fête:
+c'est bien, en effet, une fête pour tous, sauf pour moi!»</p>
+
+<p>Enfin, voici la place, auprès de l'église. Là, Raymond
+est un peu chez lui. Que de fois il a joué à saute mouton
+sur l'aire banale où l'on dérange les poules en quête de
+grain perdu, où, dans l'épaisse couche de balle, on ne
+se fait pas mal si l'on tombe! Plus loin, sur l'herbe jaunie
+et maigre, des ronds de diverses grandeurs marquent
+la place des chevaux tournants venus à la foire qui a lieu
+en octobre, quand les «baigneurs» sont partis et que les
+bourses sont pleines encore. En venait-il, du monde,
+de tous les côtés, bonnes gens, pour manger les saucisses
+renommées avec les huîtres fraîches, et boire le
+vin nouveau, pétillant et sucré! La route, les chemins,
+en étaient tout noirs et grouillants. Les voitures, qui
+montaient et descendaient, bourrées de citadins endimanchés,
+se hélaient au passage. C'était un bon moment
+dans l'année, celui-là. Quand la vendange avait
+été satisfaisante, la Poupin donnait quelques sous à son
+nourrisson pour acheter des sucres-d'orge ou des craquelins
+de Saujon, ou tout autre chose «pas chère» ou,
+encore, pour monter aux chevaux de bois. Il hésitait
+longtemps, dans une angoisse délicieuse, partagé entre
+son plaisir, sa gourmandise et ses autres convoitises.
+Il tournait autour de la boutique à dix centimes se
+demandant avec un battement de coeur ce qu'il choisirait
+des bagues en métal blanc, des épingles de cravate
+ornées de pierreries rouges ou vertes, des miroirs
+ronds... Il contemplait Nestor et ses autres camarades
+tirant à la carabine ou au «massacre». Comme ils
+riaient quand la mariée ou le curé étaient touchés et
+se renversaient en arrière dans une posture inconvenante!
+Lui se sentait gêné. Il aimait mieux regarder les
+manèges. Son frère de lait, affalé sur, un cochon bien
+frais, à la queue en trompette enrubannée, ses bras
+maigres enserrant nerveusement le groin rose, passait
+et repassait devant lui. Son visage apeuré, blême,
+conservait néanmoins cette expression de triomphante
+arrogance qui le rendait si haïssable. Enfin, après bien
+des hésitations, Raymond finissait par grimper sur un
+énorme lion à la gueule ouverte, qui montait et descendait
+par des bonds réguliers. Quelles délices, alors!
+Comme le pauvre petit oubliait toutes ses misères! Il
+était dans ces pays fabuleux, dans ces déserts, «immenses
+étendues aux vagues de sable doré», dévorant
+l'espace sur la croupe frémissante du «roi des animaux»,
+comme disait le «maître», libre, loin de toute
+humiliation et de toute souffrance. La musique des manèges
+mêlée à celle du bal de l'auberge voisine entrait
+dans la tête du pauvre petit et lui donnait un engourdissement
+qui aidait à l'illusion. Quand le cheval étique
+qui tournait autour de l'axe, ralentissait sa marche et
+s'arrêtait, il descendait tout étourdi, chancelant, comme
+ivre. Lorsque viendra la foire prochaine le «nourrisson
+de la Poupin» ne sera plus là....</p>
+
+<p>Mais qui donc arrive par la petite rue déserte? Raymond
+connaît cette voix cassée, au timbre de cloche
+fêlée. Tiens, c'est Denis, Denis le fou, le pauvre, pauvre
+Denis! Un mouvement instinctif de pitié et de sympathie
+le fait aller vers lui. N'est-il pas seul, abandonné
+et malheureux, lui aussi? Sa femme et sa fille l'ont
+quitté, voici bientôt quatre ans, pour s'en aller bien
+loin dans une grande ville. Depuis lors, il vit comme un
+sauvage, fuyant tout le monde; peu à peu le chagrin
+lui a fait perdre la raison. On ne l'enferme pas, il n'est
+pas méchant; la plupart du temps, même, il est très
+raisonnable. Il cultive sa vigne, son petit jardin, élève
+des volailles qu'il va vendre au marché des Roches. Ce
+n'est que lorsque quelque chose lui rappelle son malheur,
+au moment des fêtes, par exemple, qu'il est repris de
+sa folie douce. Alors il s'en va, il marche, il fait plusieurs
+fois le tour du village, interpellant les passants, parlant
+à des interlocuteurs imaginaires, chantant à tue-tête.
+Des voisins compatissants lui donnent à manger, veillent
+de loin sur lui.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, j'ai ben l'honneur de vous saluer, dit-il
+à l'enfant ahuri, en s'approchant et lui faisant une profonde
+révérence.&mdash;En même temps il découvre un crâne
+chauve, entouré d'une demi couronne de cheveux
+blancs embroussaillés qui semble être la continuation
+de sa barbe en collier d'orang-outang. Il porte un
+«bayot» vide qu'il pose par terre.</p>
+
+<p>&mdash;La vendange a été bonne, reprend-il. Le raisin est
+gros à crever, le vin sera fameux cette année. Nous en
+avons-t-y fait de la besogne, aujourd'hui, bonnes gens!
+Enfin, nous v'là rendus, juste avant la nuit. Quand on
+aura mangé un morceau, on dansera cheux nous. Si le
+cour vous en dit, jeune homme... Vous verrez ma femme
+et ma fille, deux belles personnes, donc, et qui s'entendent
+à sauter mieux qu'à travailler. Pourquoi que
+vous riez, vous aut'. C'est p't-êt' pas vrai qu'ailes sont
+mignonnes? Je vous défends de vous gausser d'elles. Et
+pis, c'est-y tant rigolo ce que je vous dis-là? Je savons
+'core un peu ce que j'disons, pourtant. Le père Denis
+n'est pas si tant vieux qu'on veut l'dire. Il sait ben
+lever la jambe, toujou'joliment. Tenez:</p>
+
+<p>
+Et lon lon-la<br>
+Et lon-lon-lère<br>
+La fille est là<br>
+Avec la mère.</p>
+
+<p>Et lon-lon-lère<br>
+Et lon-lon-la<br>
+Adieu, bon père,<br>
+Moi, je m'en va!
+</p>
+
+<p>Le vieux chantait sur un air de bourrée et faisait sonner
+ses sabots en cadence sur le sol gelé. Ses cheveux
+blancs, s'envolaient, pitoyables, autour de sa tête; ses
+yeux, de plus en plus hagards, se fixaient sur le pauvre
+petit qui tremblait.</p>
+
+<p>
+Et lon-lon-la<br>
+Et lon-lon-lère<br>
+L'enfant s'en va<br>
+Après la mère.</p>
+
+<p>Et lon-lon-lère;<br>
+Et lon-lon-la...
+</p>
+
+<p>&mdash;Quoi que vous avez tous à me regarder, tas de
+voyous! crie-t-il. Je suis donc ben plaisant, à mon âge,
+que je vous prête à rire? Attendez un peu, je vas vous
+montrer si le père Denis a quitté ses biceps...</p>
+
+<p>Raymond s'éloigne, effrayé, le coeur plus serré encore.
+Un instant il a cru trouver dans le vieillard un protecteur,
+un ami; mais non: il est trop fou. Certes, il est
+bien à plaindre, le pauvre homme, mais au moins, lui,
+sa folie lui fait oublier sa peine. Il est heureux alors, il
+chante et rit comme s'il n'était pas seul au monde, abandonné.
+Et puis, il a sa maison, un abri contre le vent,
+le froid, les mille terreurs qui peuplent les ténèbres, un
+asile où passer la sombre nuit d'hiver. Un asile! Que
+cela semble enviable au pauvre petit! Ah! coucher sur
+le sol, dans le froid, dans ce noir qui vient, non, non...
+Mais, où aller? Où aller?</p>
+
+<p>
+Et lon-Ion-lère<br>
+Et lon-lon-la<br>
+Le cimetière<br>
+Est près de là!
+</p>
+
+<p>Reprend le bonhomme en s'éloignant.
+Le cimetière! Eh! oui, il a raison Denis! C'est là le
+seul refuge possible, c'est là qu'il faut aller, c'est là qu'on
+est bien. Les hautes pierres des tombes, les noirs cyprès
+lui seront un abri contre la bise glacée. Dans cet enclos
+paisible, personne ne viendra le chercher, personne ne
+le dérangera, personne ne le chassera.</p>
+
+<p>Au fond de l'allée des grands ormeaux dépouillés de
+leurs feuilles, la petite église apparaît, antique et massive,
+avec son clocher carré comme un donjon, sa façade
+unie, dorée par les lichens, blonds. L'enfant ne s'y
+arrête pas.</p>
+
+<p>Qu'irait-il y faire? On ne lui a pas appris à prier.
+D'ailleurs, il n'oserait entrer dans cet endroit silencieux
+ou flotte toujours un vague parfum d'encens, qui ne lui
+rappelle que le souvenir de messes matinales où il s'endormait,
+de sermons qu'il ne comprenait pas, pendant
+lesquels ses yeux restaient fixés sur un joli trois-mâts,
+grand comme un joujou d'enfant, pendu en ex-voto
+dans la chapelle de la Vierge. Il n'a pas encore été au catéchisme,
+on ne lui a parlé du «bon Dieu» que comme
+d'un être invisible et sévère qui profite de ce qu'on
+ne le voit pas pour espionner le monde, qui, sûrement,
+l'enverra en enfer, lui, «le nourrisson de la Poupin»,
+pour ses crimes d'enfant. Il se le représente comme le
+maître de tous les maîtres, le patron de tous les patrons,
+le plus riche de tous les riches! Eh bien! si les petits de
+la terre sont méprisants et durs, s'ils traitent en paria
+l'orphelin, que fera-t-il, alors, lui, qui est plus qu'eux
+tous?</p>
+
+<p>Raymond se glisse derrière les tombeaux en forme de
+bancs de ceux qui furent les gens importants de la commune,
+et cherche un chemin dans le fouillis des monticules
+envahis par les ronces qui marquent la place de
+ceux qui n'y furent rien. Quelques cyprès solitaires désignent
+des tertres plus soignés. Il arrive, enfin auprès
+du mur de clôture où, dans les hautes herbes brûlées
+par le froid, se trouvent deux tombes jumelles toutes
+pareilles, deux berceaux de pierre.</p>
+
+<p>Dans l'une «repose» une petite fille, presque de son
+âge, «Alexina Gérard, morte à huit ans, douce et charmante
+enfant que le Seigneur voulait avec lui au ciel».
+Un trou rond, creusé dans la croix, et fermé par une
+vitre trouble, abrite une petite tresse de cheveux bruns,
+jadis soyeux et doux, raides et roussis par le temps. A
+côté, «Stylice Paret», sept ans, «à la mémoire de leur
+petit ange, ses parents éplorés qui espèrent le revoir au
+ciel». Malgré l'obscurité croissante, Raymond peut encore
+distinguer, au fond de la vitrine, une gravure
+coloriée, presque fanée. Elle représente une belle dame
+à crinoline, les épaules tombantes sous un châle en
+pointe, la figure menue dans un chapeau en auvent.
+Elle se tient debout, son mouchoir à la main, devant
+un monument de marbre blanc sur lequel sont peintes
+des larmes noires, grosses comme des poires. Ces deux
+tombes, avec cette tresse de cheveux et cette image
+prétentieuse sont, après sa nourrice, ce que le pauvre enfant
+aime le mieux au monde. Cette femme si pâle, qui
+pleure éternellement son enfant, l'attire invinciblement.
+N'a-t-il pas perdu sa mère, lui? Justement sa
+mère, avait, comme elle, des mains fines et blanches:
+«bon sang de bon sang, des doigts quasiment gros comme
+des pattes d'araignée et blancs comme l'hostie,» avait
+dit la Poupin, un jour qu'elle était en veine de confidences.
+Une autrefois, alors que, timidement, il lui demandait
+si sa mère était jolie, la paysanne avait répondu:</p>
+
+<p>&mdash;Jolie, j'ai pas fait attention à c'te bêtise-là. J ai vu
+que son argent, qu'était bel et bon. On aurait dit qu'alle
+en avait des cent et des mille, bonnes gens, à la manière
+qu'alle le laissait parti'. Qui jamais aurait pensé qu'alle
+n'était qu'une pauvresse, tout com' les aut'. Alle avait
+l'air si honnête, si timide, avec son parler doux de
+dame riche. J'ai cru que c'était la fortune qu'alle nous
+apportait avec toi, ou, dans le pire, qu'on serait récompensé
+de ses peines. Va te faire fiche! Jolie, avec son
+tout petit visage couleur de cire! même qu'alle m'a fait
+pitié, j'ai si bon coeur! D'ailleurs, son chapeau avançait,
+c'était presque la nuit faillie, or y voyait tout juste
+assez pour distinguer une poule d'un canard; je s'rions
+ben en peine de la reconnaît'! Et, reprenant le récit
+conté tant de fois:</p>
+
+<p>&mdash;«Je rentrions les bêtes lorsqu'une voiture s'arrête
+devant la porte de la cour. Descend une petite dame
+portant un enfant endormi qui me dit:</p>
+
+<p>&mdash;»Vous êtes ben m'ame Poupin?</p>
+
+<p>&mdash;»Oui, bonne dame, pour vous servi', que je dis.</p>
+
+<p>&mdash;»Paraît que vous cherchez un nourrisson?</p>
+
+<p>&mdash;»Oui ben, que je dis. J'ai beaucoup de lait, mon
+p'tiot profite; et je serions pas fâchée de m'met' queuque
+sous de côté pour l'élever, rapport à ce que nous
+sommes pas riches et que les temps sont durs.</p>
+
+<p>&mdash;»Voulez-vous prendre mon enfant?</p>
+
+<p>&mdash;»Volontiers, que je dis, si vous payez congrûment.</p>
+
+<p>&mdash;»Je vous donnerai ce que vous voudrez, qu'alle dit.</p>
+
+<p>&mdash;»C'est que, bonne dame, les enfants, ça fait avoir
+beaucoup de dérangement. Mettons trente francs par
+mois, le sucre et le savon en pus.</p>
+
+<p>&mdash;»Ça me va, qu'alle répond. Tenez, voici deux
+mois payés d'avance.</p>
+
+<p>»Et alle me tendait un billet de cent francs comme
+je te tends, à toi, ce morceau de pain. Je n'en croyais
+pas mes yeux. Je restais là, imbécile, sans oser toucher
+le billet qu'alle posa sur la tab'. Enfin l'estomac
+me revint. Je te pris dans mes bras; tu avais dans les
+cinq ou six mois, comme Nestor, mais t'étais plus
+menu et chéti'.»</p>
+
+<p>&mdash;«Je reviendrai bientôt, qu'alle dit alors. Vous semblez
+être une brave femme, soignez ben mon Raymond,
+voici ses habits.&mdash;En même temps, elle jeta un paquet
+par terre et s'ensauva. Je la croyais loin et je regardais
+les chemises de fine toile garnies de broderies, les
+langes aussi doux que des mouchoirs de poche, lorsqu'elle
+revint, t'attrapa, se mit à t'embrasser comme
+une folle, pis repartit en courant. La portière claqua,
+la voiture disparut avant que j'aie pu comprendre ce
+qu'était arrivé. Jamais pus alle n'est revenue...</p>
+
+<p>&mdash;»Alle est timbrée que je me pensais en mon par
+dedans. Ou ben c'est le mal au coeur de quitter son
+petiot qui lui fait batt' la berloque. Mais tout de même,
+alle semb' une bonne personne, généreuse, qui comprend
+les choses. Ah! ouiche! Ben bonne! De la crème
+tournée, quoi! Ben généreuse: cent francs pour te
+nourrir toute la vie, c'est payé en effet! Ah! la sans-coeur!
+Alle se débarrassait de toi pour pouvoir mieux
+faire la fête! La coquine! Alle se déchargeait su de pus
+pauv' qu'alle du soin de t'élever. Encore si alle avait
+laissé son adresse, si alle avait dit comment que tu
+t'appelais: mais ren pour te faire connaître, pas un
+mot d'écrit, pas un scapulaire, une médaille, une croix,
+comme y en a qui en ont, qu'on raconte. Jolie! En effet,
+alle était jolie, la misérab', la gueuse!»</p>
+
+<p>Depuis, Raymond n'avait plus jamais parlé de sa mère.
+Mais il y pensait sans cesse. Il espérait, et c'était le fond
+mystérieux de ses rêveries, il espérait qu'elle reviendrait
+un jour le chercher. Pour lui, ce «tout petit visage
+couleur de cire», caché sous un chapeau qui avançait,
+était devenu vivant. Il le connaissait comme s'il l'avait,
+toujours vu, penché sur lui. Peu à peu il le confondait
+avec l'image de la dame du cimetière. Bientôt les deux
+ne faisaient plus qu'une seule et même personne. Elle
+avait, sous son vêtement de deuil, une taille jeune et
+mince; elle lui tendait ses mains secourables, ses blanches
+mains pures; c'est sur lui qu'elle pleurait, sur son
+isolement, sa souffrance. Il lui contait toutes ses peines;
+elle y compatissait, le comprenait, le consolait. Elle
+l'accueillait toujours bien; jamais elle ne doutait de sa
+parole; Stylice était son frère et Alexina, sa soeur. Il leur
+parlait, ils lui répondaient. Chacun avait sa physionomie
+particulière, son timbre de voix distinct, si doux,
+celui de la mère; si clair, celui de la petite soeur. Il
+taquinait Alexina, jouait avec Stylice, mais surtout, surtout,
+il baisait dévotement les blanches mains. Il portait
+à ses amis des fleurs, furtivement volées de ci, de là, ou
+cueillies dans les bois: coucous et primevères pâles au
+début du printemps, douces pervenches et blanches
+«pentecôtes» un peu plus tard, roses et chrysanthèmes,
+l'été et l'automne. Il les cachait sous sa veste, le
+long du chemin.</p>
+
+<p>Mais, quand survenait une période d'accalmie, lorsque
+la Poupin, satisfaite de la récolte ou de la vente des
+légumes, se souvenait qu'elle l'avait nourri de son lait
+et se montrait meilleure, presque maternelle, il les
+oubliait. Il était si jeune et avait tant besoin d'être
+aimé! Le rêve est une nourriture creuse qui peut bien
+tromper un instant un coeur avide, mais qui ne saurait
+le satisfaire toujours. Comme alors il battait, ce coeur,
+chaque fois que la paysanne s'approchait de lui; comme
+le pauvre enfant épiait chacun de ses mouvement! Ah!
+si elle l'avait pris dans ses bras, combien goulûment il
+lui aurait rendu sa caresse! En elle il eût étreint en
+même temps, et son rêve, et la réalité proche, vivante,
+dont il avait tellement soif. Mais la Poupin ne songeait
+jamais à l'embrasser.</p>
+
+<p>Pourtant, jusqu'à maintenant, il s'était fait illusion,
+il croyait qu'elle l'aimait un peu, beaucoup moins que
+Nestor, bien entendu, mais, enfin, un peu. Il s'est
+trompé, elle ne l'aime pas ou elle ne l'aime plus, si elle
+l'a jamais aimé. Personne ne l'aime. Blaireau lui même,
+le volage Blaireau, l'a abandonné! Ce soir, est-ce le froid
+intense qui l'envahit jusqu'au coeur ou l'obscurité croissante
+qui l'enveloppe de tristesse? Mais il a beau appliquer;
+son esprit à retrouver son rêve, son rêve lui-même
+lui échappe. L'image de la tombe n'est qu'une
+gravure à moitié effacée, vue à travers une vitre malpropre;
+Stylice, Alexina n'ont jamais existé pour lui, ce
+sont des noms qui ne représentent rien. Tout à coup, la
+réalité le saisit; ce qu'ils sont, il le devine maintenant.
+N'a-t-il pas, bien des fois, vu le fossoyeur faisant sa
+sinistre besogne dans le champ commun? Il sait ce que
+recouvre chacun des sombres monticules, et les bancs
+des riches aux flatteuses inscriptions... Horreur, horreur!
+C'est la nuit de Noël; comment n'y a-t-il pas
+pensé plus tôt! Dans un moment, d'après la légende
+répétée aux veillées, les morts vont sortir de leurs tombeaux.
+Mais oui, tenez, tenez, les voici déjà qui écartent
+de leurs mains de squelettes les mottes de terre
+gazonnée; ils soulèvent péniblement les lourdes
+pierres, renversent les bancs, les croix, les colonnes.
+Les voilà tous sortis! Le cimetière, bouleversé de fond
+en comble, ressemble à un champ labouré où grouille
+une armée de spectres. Les petits, Stylice et Alexina,
+qui se sont attardés, courent et sautent par-dessus les
+obstacles pour se mettre derrière les autres. En bande
+serrée, deux à deux, ils marchent, ils approchent; Ils
+chantent... mais c'est horrible, les voilà tous qui chantent,
+maintenant, en se dandinant; ils entrechoquent
+leurs os pour scander la bourrée:</p>
+
+<p>
+Et lon-lon-la<br>
+Et lon-lon-lère,<br>
+L'enfant est là<br>
+Avec la mère!</p>
+
+<p>Et lon-lon-lère
+Et lon-lon-la,<br>
+Le cimetière,<br>
+Nous y voilà!
+</p>
+
+<p>&mdash;Non, non! crie l'enfant, saisi d'une indicible
+terreur, non, je ne veux pas!&mdash;Et, grelottant de fièvre,
+brisé par le chagrin, vaincu par la faim, le froid, la
+peur, il tombe évanoui sur l'herbe blanchie par la gelée.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>III</h3>
+
+<p>La Bolinière, 24 décembre 19...</p>
+
+<p>Mon cher mari,</p>
+
+<p>Tu as peut-être été surpris de voir ma lettre timbrée
+des Roches. En effet, je t'écris de la Bolinière où je suis
+arrivée hier au soir. Tu ne me blâmeras pas, je le sais,
+d'avoir fui le Paris des fêtes et d'être venue chercher
+ici, dans ce coin paisible, tout plein de ton souvenir, un
+peu de calme et la liberté de penser à toi, à <i>vous</i>.</p>
+
+<p>Ma mère m'a vue partir avec peine, non sans que le
+médecin lui eût affirmé que j'étais tout à fait guérie de
+ces vilaines fièvres qui m'ont empêchée de te rejoindre à
+Saïgon. J'ai dû lui promettre de revenir bien vite auprès
+d'elle, mais j'espère qu'elle me laissera un peu ici. Je
+suis assez grande fille pour rester seule; j'y étais résignée
+à l'avance, lorsque j'ai épousé le lieutenant de vaisseau
+Brunier. Ce n'est pas une raison parce qu'il m'a
+gâtée en m'emmenant avec lui à son dernier voyage,
+pour que je ne sache plus du tout vivre par moi-même.</p>
+
+<p>Comme j'aime la vieille maison où tu es né, mon ami!
+Elle m'est plus chère, même, que mon cher Blanc-Moulin
+où j'ai passé, pourtant, mes plus belles années d'enfance.
+J'en parcours toutes les chambres avec délices.
+Héloise, qui me suit comme mon ombre, en commente
+chaque coin: «Ici, sur cet escabeau, dans la grande
+cheminée de la cuisine, <i>Il</i> apprenait ses leçons, les soirs
+d'hiver, pendant que je faisais cuire des châtaignes. De
+temps en temps <i>Il</i> levait la tête pour me demander:
+«Sont-elles cuites, ma Loïse?» (<i>Il</i>, bien entendu, c'est
+toujours toi, le maître.) Là, est le fauteuil de sa mère,
+ma pauvre défunte maîtresse, que le Seigneur a reprise
+à Lui; ici, <i>sa</i> chaise; sur cette marche de l'escalier <i>Il</i>
+s'est fait une bosse en tombant, un matin. Dans le vestibule,
+voici <i>son</i> premier fusil. C'est dans ce salon, auprès
+du feu, qu'<i>Il</i> passait la veillée de Noël et attendait
+la nouvelle année avec Madame, assise en face, sur l'autre
+fauteuil.»</p>
+
+<p>C'est aussi là que je me suis installée. J'avais apporté
+quelques menus objets pour meubler la grande pièce
+froide: ma haute lampe, des coussins pour le raide
+canapé Empire, un tapis pour la table de marbre aux
+pieds ornés de sphinx en cuivre sur laquelle j'écris, vos
+portraits. J'ai mis des feuillages de houx, des lierres, des
+roses de Noël dans les vases de porcelaine, j'ai enlevé
+les housses. Héloïse a fait, dès ce matin, un feu immense,
+un feu homérique, à faire rôtir un veau entier, et me
+voilà, dans <i>ton</i> fauteuil, toute à toi, libre de t'envoyer
+mes pensées et mon amour. C'est pour toi, tu l'as bien
+compris, que j'ai paré la pièce, c'est avec loi seul, avec
+<i>vous</i> que je veux passer cette veillée de Noël.</p>
+
+<p>Ce grand Paris sans toi, avec son mouvement incessant,
+avec tous ces visages dont aucun n'est celui que
+je cherche toujours, m'est odieux. Il me semblait, en
+venant ici, y trouver quelque chose de toi-même. Je ne
+me suis pas trompée. Dès l'entrée dans la grande allée
+de chênes, je me suis sentie comme enveloppée de ton
+souvenir. Il était quatre heures, le soleil s'inclinait sur
+la mer, aperçue entre les sombres rameaux. La mer!
+Ah! comme mon coeur a battu en la revoyant! C'est
+que, vois-tu, je la hais et je l'adore tout ensemble. Elle
+me fait peur et elle m'attire. Avant de la revoir j'y pensais
+sans cesse; maintenant, il me semble que je ne
+pourrai plus la quitter. C'est elle qui t'a pris à moi, mon
+bien-aimé, c'est elle qui nous sépare, c'est elle qui te
+ramène en ce moment vers moi, c'est elle qui berce
+dans ses eaux profondes plus que nous-mêmes, tout ce
+qui reste de notre unique enfant. Cette nuit, je n'ai pu
+dormir, le vent faisait vibrer la vieille maison de la
+cave au grenier; il s'engouffrait dans les longs corridors,
+ébranlait les portes, faisait frissonner les paravents
+des cheminées, crier le coq de la girouette. J'entendais
+le choc des flots sur le rivage, régulier comme le battement
+d'un grand coeur. J'ai revu la nuit cruelle: les
+lumières du bord se reflétant sur l'eau, le long paquet
+blanc, si inexprimablement cher, trouant la nappe
+lumineuse et descendant, descendant... Depuis lors,
+n'est-ce pas étrange? Chaque fois que je m'endors, la
+nuit, moi aussi je sens la molle caresse de la vague
+autour de mes membres; sa fraîcheur fait frissonner
+ma peau, et, lentement, comme lui, je disparais dans
+les abîmes; les masses lourdes m'oppressent, et cela est
+à la fois très angoissant et très doux. Là... ne me gronde
+pas: la douleur a ses folies comme la joie. Et pardonne-moi:
+je ne veux plus te peiner par mes plaintes. Je serai
+courageuse; je te prouverai que je sais vaillamment
+porter ma souffrance, comme le soldat sa blessure, sans
+en attrister les autres. Mais toi, tu n'es pas «les autres»,
+tu es moi, la partie de moi la plus forte, la meilleure et
+la plus chère: voilà pourquoi j'ai laissé parler mon
+coeur.</p>
+
+<p>Au seuil de la longue maison sans étage, si avenante
+entre ses tourelles carrées dont les fenêtres flamboyaient
+au soleil couchant, sur le perron envahi par le
+lierre, l'oreille au guet, la main sur les yeux, Héloïse
+attendait&mdash;Héloïse, symbole d'attachement et de fidélité,
+toute blanche maintenant sous son bonnet de linge
+immaculé, mais tenant bien droite sa taille élevée, son
+corps maigre de huguenote. Sa figure austère, creusée
+de durs sillons, s'est illuminée un instant en voyant
+entrer la voiture. Elle est accourue, m'a aidée à descendre,
+mais, frappée sans doute du contraste entre
+la joyeuse et fraîche mariée qu'elle avait accueillie la
+première fois et la maigre personne vêtue de noir que
+je suis maintenant, elle a repris sa morne, indéfinissable
+expression et, silencieuse, m'a précédée dans
+notre chambre. C'est elle, sur un guéridon, auprès du
+feu, qui m'a servi le dîner qu'elle avait préparé seule,
+jalouse des soins de la femme de chambre parisienne
+que j'ai amenée et qu'elle juge être «de ces écervelées,
+habiles, seulement, à dévorer le bien des maîtres».
+Elle se tenait respectueusement debout auprès de moi
+et épiait mes impressions sur mon visage. Comme son
+gigot n'était pas tout à fait assez cuit pour mon goût de
+convalescente à qui la viande répugne, elle a été désolée;
+elle m'a si humblement demandé pardon, s'accusant
+avec une si «réelle repentance» de légèreté et de
+présomption que j'ai été prise de fou-rire. J'ai eu toutes
+les peines du monde à garder mon sérieux et surtout, à
+la réconcilier avec elle-même, en lui démontrant que le
+plus ou moins de cuisson des rôtis est affaire de goût;
+que toi, par exemple, tu aurais trouvé son gigot parfaitement
+à point. Cette dernière considération lui a rendu
+la paix.</p>
+
+<p>Quelle étrange personne que cette Héloïse! Je la
+regardais, chauffant mon lit avec une merveilleuse
+bassinoire de cuivre très ancienne, brillante comme un
+soleil. Elle était grave et avait l'air d'accomplir une
+cérémonie sacerdotale: tel le prêtre à l'autel. Jamais
+lit ne fut mieux bassiné; pas un endroit qui ne fût d'une
+chaleur égale et douce. Comme je la remerciais avec
+effusion, l'appelant ma «bonne Héloïse», toute heureuse
+d'étendre mes membres fatigués dans ces draps
+tièdes, doucement parfumés par les racines des grands
+iris du jardin, réconfortée, surtout, de me sentir entourée
+de soins si prévenants, elle a pris un air glacial,
+comme si elle craignait de, se laisser attendrir ou de
+manquer au respect qu'elle me doit. Elle m'intrigue et
+m'intéresse à un point extrême. Je ne puis m'empêcher
+de l'étudier. Je sais qu'elle a eu de très grands chagrins;
+mais elle n'est pas apaisée, résignée comme on pourrait
+s'y attendre d'une personne aussi croyante. On devine
+en elle plus que de la souffrance qui a, parfois, ses douceurs
+et ses voluptés, qui rend meilleurs ceux qui l'acceptent
+courageusement; on sent, oui, on sent en elle
+le remords, ou, tout au moins, une douleur mauvaise,
+sans trêve ni repos, hautainement cachée à tous les
+yeux. Il faudra bien que j'aille jusqu'à elle et qu'elle me
+l'ouvre, ce cour fermé, ombrageux, qui a, peut-être,
+grand besoin de sympathie!</p>
+
+<p>Ce matin, après mille ruses pour tromper la vigilance
+de ma sévère gardienne, Rosa est parvenue à m'apporter
+mon chocolat. Elle mourait d'envie de me voir
+et de me conter les choses extraordinaires qui la stupéfient
+dans cette maison du souvenir.</p>
+
+<p>Et, d'abord, Héloïse:</p>
+
+<p>&mdash;Mais elle est à peindre, Madame, cette créature!
+C'est un type comme il n'y en a plus; il faut venir dans
+ces pays perdus pour en trouver encore. Est-ce que Madame
+croit, par hasard, que c'est une femme? Pour
+moi, c'est un homme déguisé. Madame n'a qu'à voir
+ses moustaches; n'était qu'elles sont blanches, j'en sais
+plus d'un, à Paris, qui serait rien fier de les avoir! Elle
+est l'intendant de la maison, et un rude; le valet de
+ferme, qui est vieux pourtant, lui aussi&mdash;il a bien quarante
+ans sonnés&mdash;n'est qu'un gosse auprès d'elle: le
+jardinier n'en mène pas large quand elle fronce le
+front; la tille de basse-cour la craint comme le feu.
+Pourtant, elle leur parle toujours doucement, et, même,
+parfois, on ne sait pourquoi, elle rougit et devient honteuse
+et timide comme une jeune fille. Jamais, depuis
+onze ans, elle n'est sortie de la Bolinière, pas même
+les dimanches et les jours de fête, pour aller au temple.
+Cependant, il paraît qu'elle est dévote. Elle a une
+grosse Bible, toujours posée sur le dressoir de la cuisine,
+avec ses lunettes dedans pour marquer la page.
+Elle est savante comme un maître d'école et vous
+explique des tas de choses qu'elle a lues, le dimanche,
+dans les livres que Monsieur lui a permis de prendre,
+dit-elle, dans la bibliothèque. Elle sait par coeur des
+poésies qu'elle répète en faisant tourner sa broche.
+Ah! mais, bien plus fort: elle en fait, elle aussi, des
+poésies! Oui, Madame, Dieu me pardonne, elle en fait,
+elle est poète; ce vieux manche à balai est poète;
+c'est renversant, mais c'est comme ça. Je les ai vus de
+mes yeux, moi, ces vers, que, même je les ai subtilisés
+pour les montrer à Madame, pensant que ça lui ferait
+passer le temps. Les voici: ils étaient dans le tiroir de
+la cuisine, à côté du hachoir et de l'aiguille à larder.
+Hein! c'est-y tordant! Madame verra; sûr ce n'est pas
+du Victor Hugo, mais pour une domestique, c'est
+é...tonnant, tout de même!</p>
+
+<p>J'ai pris le papier, après avoir recommandé à mon
+écervelée les plus grands égards pour cette servante-poète.
+Voici ces vers que je t'envoie, non pour me moquer
+de ta vieille bonne, que j'aime et que je vénère
+autant que tu peux le faire, mon ami, mais parce qu'ils
+découvrent un peu de cette âme étroite et profonde,
+éprise de beauté, de justice, hantée de scrupules, qui
+voit en Dieu, non le Père tendre et miséricordieux,
+celui qui est amour, avant tout, le Dieu de l'Evangile,
+enfin, mais le maître dur et inflexible, le Créateur, le
+juge implacable, le Dieu de l'Ancienne Alliance.</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Est-ce de l'Eternel la dernière trompette?</p>
+<p>Sur l'esquif emporté par la mer en courroux</p>
+<p>J'entends gémir les mâts et hurler la tempête.</p>
+<p>Seigneur, Dieu Tout-Puissant, ayez pitié de nous!</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Le ciel est sombre, à peine un peu de clarté passe</p>
+<p>A travers les nuages, partout amoncelés;</p>
+<p>Nous sommes seuls, jetés dans cet immense espace.</p>
+<p>Et la mer a perdu sa grande majesté.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Description de la tempête, le péril augmente; prière,
+puis:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Mais le Seigneur est sourd, il a caché sa face.</p>
+<p>Dans une nue immense il s'est enveloppé,</p>
+<p>Il ne veut pas entendre! et voyez, sur la place</p>
+<p>Du frêle esquif, les flots se sont déjà fermés.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Mon Dieu, où s'en vont-ils? Au fond des noirs abîmes</p>
+<p>Les voilà qui descendent, à jamais disparus.</p>
+<p>Vous les voyez, Seigneur, et vous jugez leurs crimes;</p>
+<p>Sur les bords des vivants ils ne reviendront plus.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>D'affreux monstres marins s'acharnent sur leurs formes</p>
+<p>Mortelles qu'une mère adorait trop jadis.</p>
+<p>Mais qu'importe l'endroit où pour toujours ils dorment,</p>
+<p>Si leur âme est sauvée et va en paradis.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Qui le dira, Seigneur? Vous leur donniez la chance</p>
+<p>De croire et de prier alors qu'ils étaient forts.</p>
+<p>Vous ont-ils obéi? Hélas! Est-ce qu'on y pense?</p>
+<p>Quand on est jeune et gai l'on va, bravant la mort.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Mais elle vient un jour, la terrible ennemie,</p>
+<p>Alors il est trop tard pour prier et gémir,</p>
+<p>Trop tard... vous êtes sourd, vous éteignez la vie,</p>
+<p>Comme on souffle un flambeau quand la nuit va finir.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Pauvre Héloïse, quels vers! Non, ce n'est pas du
+Victor Hugo! Pourtant ils m'ont bouleversée. N'a-t-elle
+pas perdu son mari et son fils en mer, tous les deux, «non
+convertis», comme elle dirait? Quelle profondeur de
+souffrance ils dévoilent, ces vers maladroits, quels affreux
+tourments! Je commence à entrevoir ce qui
+donne à ce vieux visage cet air d'angoisse: ne serait-ce
+pas la crainte de ne revoir jamais ceux qu'elle a perdus?
+Elle met dans ses convictions la raideur, l'inflexibilité
+qu'elle apporte à tout dans sa vie. Sait-elle,
+oh! sait-elle ce qui s'est passé dans ces âmes d'hommes à
+l'heure suprême? Qui peut se vanter de connaître le
+secret des coeurs, d'y suivre le travail de Dieu, si mystérieux,
+si intime, si profond, si caché, souvent! Qui
+peut oser dire d'un de ceux pour lesquels le Christ est
+mort: «il est perdu»?'</p>
+
+<p>Comme j'écrivais ces mots, Héloïse est entrée dans le
+salon. Elle a froncé les sourcils à la vue des fleurs, du
+tapis, des coussins, de la lampe, qui changent la physionomie
+par trop froide de la pièce, mais s'est arrêtée
+devant les portraits. Elle a pris le tien; sa figure s'est
+épanouie.</p>
+
+<p>&mdash;Comme c'est lui! s'est-elle écriée. On dirait qu'il
+va parler, qu'il va me dire: «Bonjour, ma Loïse, ça va
+toujours bien?» Mais le voilà qui prend des cheveux
+blancs, déjà, si jeune!</p>
+
+<p>&mdash;Il a souffert.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, ça touche, ça. C'était un si beau drôle,
+autrefois, tracassier, vif, mais si aimable, si bien portant!
+Et voyons...</p>
+
+<p>Elle a pris l'autre portrait.</p>
+
+<p>&mdash;Il lui ressemble; pourtant il a quelque chose de
+Madame. Quel âge avait-il, là?</p>
+
+<p>&mdash;Six ans et huit mois.</p>
+
+<p>&mdash;Et quand... c'est arrivé.</p>
+
+<p>&mdash;Sept ans.</p>
+
+<p>&mdash;Sept ans! Un bébé encore, quoi! Comme j'aurais
+aimé le connaître! Elle s'est tue, a soupiré et l'a contemplé
+longtemps sans plus rien dire. J'ai vu une larme
+furtive couler lentement le long de sa joue ridée. Alors,
+tout émue, je me suis levée et, prenant sa vieille main
+dans les miennes, je lui ai dit:</p>
+
+<p>&mdash;L'enfant a eu le même sort que l'homme mûr, que
+le jeune homme; mais, sur eux tous, le Père du ciel
+veillait. Il les a «tirés des grosses eaux», cherchons-les
+auprès de lui.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, a-t-elle répliqué vivement, comprenant
+ma pensée et dégageant sa main. Le cas n'est pas le
+même. Votre chérubin est mort dans vos bras, d'une
+maladie qui l'aurait emporté sur terre aussi bien; la
+mer l'a recueilli, elle ne l'a pas tué. Et puis, quelle différence!
+Son âme d'enfant était pure et prête pour
+la vie éternelle. Mais les miens... Croyez vous que,
+dans une tempête, on ait le temps de prier, de se
+recueillir?</p>
+
+<p>&mdash;Je crois, dis-je, en l'entraînant doucement et la
+faisant asseoir à mes côtés, je crois que l'infini du repentir
+peut tenir dans un cri, dans un suprême élan
+vers Dieu.</p>
+
+<p>&mdash;Vous dites cela pour me consoler, parce que vous
+êtes bonne et que je vous fais pitié. Mais je sais bien,
+moi, que «l'Eternel est un Dieu fort et jaloux, qui punit
+l'iniquité des pères sur les enfants, jusqu'à la quatrième
+génération de ceux qui le haïssent»...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, «mais qui fait miséricorde jusqu'en mille générations
+à ceux qui l'aiment et qui gardent ses commandements».
+Ne les avez-vous pas toujours gardés?
+Ne l'aimez-vous donc pas?</p>
+
+<p>&mdash;Non, justement, dit-elle, et c'est là mon crime impardonnable.
+Je ne l'ai pas aimé «de tout mon coeur,
+de toute mon âme, de toute ma pensée». Je lui ai préféré
+la créature et la créature m'a trompée, m'a abandonnée.
+D'abord, je me suis mariée par amour, moi,
+chrétienne, avec un incroyant. Puis je me suis fait des
+idoles de mes enfants. Il y en a qui disent que j'ai été
+trop sévère avec eux: je sais bien, moi, que j'ai été faible,
+que je les ai gâtés. Mon fils est devenu un débauché,
+comme son père. J'avais une fille... Ah! combien
+elle m'était chère, pourtant! Je n'ai pas su la préserver
+de la tentation. Elle s'est engouée d'un homme sans religion
+et l'a épousé malgré ma défense. Que pouvais-je
+dire? Ne suivait-elle pas mon exemple? Je la gardais
+comme la prunelle de mes yeux; j'aurais donné pour elle
+tout le sang de mes veines; elle était mon dernier enfant,
+la seule qui restât de tous les miens. Je l'avais fait
+élever à Sainte-Foy, dans la pension protestante, comme
+une demoiselle. Elle était trop délicate, trop fine
+pour être servante ou pour travailler la terre; sa santé
+était fragile, elle toussait souvent, l'hiver. Je comptais
+la garder auprès de moi et la marier à quelque cultivateur
+des environs... Elle s'est amourachée d'un vaurien,
+d'un beau Monsieur à faux-col et à plastron, qui se disait
+agent d'assurances, venu pour la saison au Val, chez
+des amis communs. Un vaurien sans le sou, quoi! Dans
+le pays je passe pour avoir un joli&mdash;magot; on se
+trompe: j'ai seulement les économies de ma mère et
+les miennes, juste de quoi être à son aise en bien travaillant
+et voir venir les mauvais jours. Il pensait dénicher
+une héritière. Il a demandé Raymonde; j'ai
+refusé de la lui donner, bien entendu. Alors ma pauvre
+petite a commencé à dépérir. Elle s'en allait souvent
+pleurer dans le grenier à foin. J'espérais que cela lui
+passerait. En effet, elle commençait à être plus raisonnable
+et je me rassurais, croyant le misérable parti,
+lorsqu'un jour de la fin septembre&mdash;je m'en souviens
+comme si c'était hier&mdash;vers le soir, je finissais de ranger
+les draps de la lessive dans l'armoire de la lingerie,
+elle est entrée timidement. Je la vois, ainsi que je vous
+vois, là! Son chapeau (elle en avait un depuis son retour
+de pension) son chapeau cachait ses cheveux, si épais
+qu'elle ne pouvait les démêler toute seule, dorés et si
+frisés, bonnes gens, qu'on aurait dit qu'elle était coiffée
+par le coiffeur. Elle avait une petite robe fond blanc à
+ramages bleus qui s'ouvrait un peu au cou. Sa figure,
+belle à admirer, menue et ronde comme celle d'un enfant,
+était très pâle; elle tremblait. Mais ce n'est que
+plus tard que je me suis souvenue de tous ces détails et
+de son air pas comme à l'ordinaire. A ce moment-là je
+ne voyais que mon linge que je voulais finir de mettre
+en ordre avant la nuit.</p>
+
+<p>&mdash;Où t'en vas-tu de ce pas? lui dis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais porter à la dame des Tamaris son ouvrage,
+que je viens de terminer. Adieu, maman!</p>
+
+<p>Je ne me méfiais de rien. Très habile de ses doigts
+elle faisait, en effet, pour les dames du voisinage, des
+ouvrages de fine broderie. Elle en gardait l'argent dans
+une tire-lire, sur la cheminée de la cuisine, pour son
+trousseau, soi-disant.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bon, reviens vite. Je n'aime pas te voir courir
+les chemins, quand il fait noir.</p>
+
+<p>Elle ne me répondit pas et se mit à m'embrasser. Elle
+avait toujours été très amiteuse et m'ennuyait, souvent,
+moi qui n'aime pas trop cela, à se pendre à mon cou et
+à me bécoter, m'empêchant de travailler.</p>
+
+<p>&mdash;Embrasse-moi, toi, dit-elle.</p>
+
+<p>Je la baisai distraitement, un peu impatientée, même,
+et continuai ma besogne... Ce n'est que lorsque j'entendis
+la porte du jardin se refermer que je me réveillai
+comme d'un songe. Brusquement, je fus saisie d'un
+pressentiment, je revis sa figure bouleversée, je me
+souvins du drôle de son de sa voix. Je me précipitai à la
+cuisine: la tirelire n'était plus sur la cheminée; j'allai à
+la grille, Raymonde avait disparu. Folle d'angoisse, je
+me mis à courir sur la route, je l'appelai, je la cherchai
+dans le village, aux Roches, chez ses amies sur les
+falaises, dans les champs: rien ne me répondit, elle
+n'était nulle part, personne ne l'avait vue. Je la crus
+noyée. Je passai la nuit à rôder le long du rivage,
+l'appelant sans m'arrêter, la gorge enrouée, les jambes
+cassées. Le garde-côte, que les voisins, accourus à mes
+cris, avaient prévenu, envoya un canot avec des hommes,
+du port. La lune était pleine, on y voyait comme le
+jour. On chercha partout dans les rochers, sans rien
+trouver. Enfin, comme je m'en revenais à la maison,
+au matin, ayant perdu tout espoir, un homme me remit
+une lettre de sa part. Ma fille vivait, oui, et, au premier
+moment, je crus devenir folle de joie; mais après, je
+crois que j'aurais préféré la savoir morte. Elle avait
+été rejoindre le misérable sans lequel elle prétendait
+ne plus pouvoir vivre et me suppliait de lui permettre
+de l'épouser. Si je refusais, plie serait forcée de passer
+outre.</p>
+
+<p>&mdash;Y a-t-il une réponse? me demanda le messager.</p>
+
+<p>&mdash;Dites à la personne qui vous a envoyé, que je n'ai
+plus d'enfant. Voilà ma réponse.</p>
+
+<p>L'Angélus sonnait à l'église du Val comme je refermais
+la porte du jardin dont le bruit m'avait fait tant
+de mal. Raymonde n'existait plus pour moi. Elle, mon
+unique enfant, ma consolation, si soumise et si douce
+jusqu'alors, m'avait abandonnée pour un étranger, un
+aventurier rencontré par hasard. N'a-t-elle pas eu,
+même, l'impudence de m'envoyer des sommations respectueuses.
+Ceci était plus amer que tout le reste: les
+autres épreuves me venaient de Dieu, celle-ci de la
+chair de ma chair. C'était l'infâme qui la poussait bien
+sûr. Fallait-il qu'elle fût enjôlée, tout de même, pour en
+venir là, elle, ma tendre colombe, mon agneau sans
+tache, qui m'aimait tant, qui n'aurait pas fait de mal
+à une mouche!</p>
+
+<p>Ah! il n'a pas tardé à me venger, le malfaiteur!</p>
+
+<p>Quand il a su que j'étais inflexible, que la fille seule lui
+restait sans la dot, il l'a abandonnée à son tour.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'avez pas essayé de la revoir?</p>
+
+<p>Héloïse a baissé la tête, comme honteuse.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, j'ai eu cette faiblesse. Quand j'ai su qu'elle
+était toute seule, sans pain peut-être, ma rancune a
+cédé. J'ai été la chercher, mais trop tard: elle était
+morte la veille en mettant au monde un enfant mort-né.
+Le désespoir, la misère,&mdash;elle n'avait pour vivre que
+son métier de brodeuse,&mdash;avaient fait leur oeuvre.
+Voilà: j'avais mis mon coeur à ce qui n'est que poudre
+et cendre, et je n'ai trouvé que poudre et cendre.
+Maintenant, je suis seule, je n'aime personne et
+personne ne m'aime.</p>
+
+<p>&mdash;Ma pauvre Héloïse, comme vous souffrez?</p>
+
+<p>&mdash;Moi? a-t-elle dit, en se levant brusquement et
+reprenant son air fermé. Non. Je n'espère plus rien ni
+dans ce monde ni dans l'autre; mon coeur est mort.
+J'avais fauté, Dieu m'a punie: c'est juste, nous sommes
+quittes. J'ai beaucoup prié autrefois, mais le Seigneur a
+rejeté ma prière. Il a refusé de m'entendre comme
+j'avais refusé de l'écouter, et m'a endurci le coeur.
+Mais, j'ennuie Madame... Je suis toute confuse... Je ne
+sais comment j'ai eu la hardiesse de lui dire toutes ces
+choses. Je prie Madame de m'excuser.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne m'avez manqué en rien, lui dis-je, et je
+vous remercie, au contraire, de votre confiance. Ce
+soir, n'est-ce pas la veille de Noël, la veille de l'anniversaire
+du jour où Dieu est venu dire aux hommes
+qu'ils sont frères? Il n'y a, ici, en ce moment, ni
+maîtresse ni servante, mais seulement deux mères...</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, dit-elle, je sais ce que je dois à la
+femme de mon maître. Si j'ai, un instant, oublié son
+rang et le mien...</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'avez rien oublié...</p>
+
+<p>Mais elle n'écoutait plus; et, froide, impénétrable, de
+nouveau se dirigeait vers la porte.</p>
+
+<p>&mdash;A quelle heure Madame prendra-t-elle son lait de
+poule?...</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais...</p>
+
+<p>&mdash;A dix heures, sera-ce assez tôt?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui...</p>
+
+<p>Elle est partie, me laissant si déçue, si troublée de
+son mutisme soudain, que je me suis mise à pleurer.
+L'ai-je froissée? J'ai donc été bien maladroite. J'aurais
+mieux fait de me taire. Quel droit avais-je de pénétrer
+de force dans ce coeur si fier? Je voulais lui faire du
+bien? Qui m'en avait priée? Mais indiscrète, égoïste et
+orgueilleuse que j'étais, n'était-ce pas mon propre soulagement
+que je cherchais? La comparaison des souffrances
+de cette femme torturée et des miennes, ne
+me faisait-elle pas mieux sentir le bonheur qui me
+reste? N'avais-je pas besoin d'elle, plus qu'elle, de moi?
+Quel soulagement lui apportais-je? Au contraire, sa présence
+ne m'était-elle pas nécessaire? Il fallait lui dire,
+au lieu de ces belles paroles par lesquelles je croyais me
+montrer si charitable, si généreuse: «Restez, Héloïse,
+je vous en prie, je souffre, j'ai besoin de vous, je suis
+si seule et si misérable, moi aussi: car, pour les mères,
+voyez-vous, les richesses, le rang, ce sont leurs enfants.
+Nous sommes aussi dépouillées l'une que l'autre; pleurons
+ensemble.»</p>
+
+<p>La mer est haute. Je l'entends qui bat les falaises à
+coups sourds et réguliers. Le feu est tombé&mdash;et mon
+courage aussi. Les coins se remplissent d'ombre. J'ai
+peur. Que cette veillée de Noël est triste! Pourquoi
+suis-je à la Bolinière? Ici, comme partout, je sens ton
+absence. Ces murs ne me disent plus rien. Où es-tu,
+mon ami? Que fais-tu à cette heure? J'espère, demain,
+recevoir ta lettre qui me fera du bien qui me dira que
+tu approches. Pour sûr, tu penses à moi en ce moment.
+Ah! si j'avais notre enfant avec moi, comme, patiemment,
+je t'attendrais, comme je ferais passer ton âme
+dans la sienne, comme je puiserais dans ses yeux ma
+force! Mais il n'est plus. Je suis seule, si cruellement
+seule! Personne autour de moi. Par ce soir de fête où
+toutes les mères pensent à faire des surprises à leurs
+enfants et se réjouissent à l'avance de leur joie, c'est
+bien dur, vraiment. Oh! un petit soulier à remplir, moi
+aussi, un être faible à protéger, à qui donner, au nom
+de celui qui n'est plus, ce trop plein de tendresse qui
+m'étouffe! J'ai là, sur la table, devant moi, les objets
+que je lui avais donnés à son dernier anniversaire: son
+couteau de grand garçon dont il était si fier, son petit
+canon de cuivre «pareil à ceux de papa» qu'il tenait,
+dans sa main faible lorsqu'il était malade...</p>
+
+<p>Mais, pardon, je te fais de la peine. Va, je vais être
+plus forte. Vois-tu, moi, je ne sais rien te cacher. Je
+vais me secouer, me ressaisir. J'ai besoin de sortir, de
+marcher à l'air vif. La nuit n'est pas si noire que je le
+croyais. La lune s'est levée, elle trace sur les flots un
+beau chemin lumineux qui conduit vers toi; ma pensée
+va y courir pour te rejoindre...</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>IV</h3>
+
+<p>La jeune femme avait baissé la lampe, arrangé le feu,
+pris dans sa chambre un grand manteau à capuchon et
+était sortie. La marche dissipa vite l'impression nerveuse
+qui l'oppressait un instant auparavant. Sans crainte, elle
+traversa le court jardin à la française, et s'engagea dans
+l'allée de chênes qui se dirige vers la mer. Mais, comme
+elle refermait la lourde porte de fer pour prendre, en
+face, l'étroit sentier menant aux falaises, elle vit, à gauche
+de la maison, au milieu du champ de blé, le petit
+cimetière de famille qui, en ce pays de Saintonge, se
+trouve toujours dans les vieux biens de campagne
+des protestants. La lune faisait paraître les murs tout
+blancs auprès des têtes aiguës, noires et raides des
+cyprès. Elle eut envie de revoir ce lieu si paisible où, côte
+à côte, dans la terre qui les avait nourris, dormaient
+les ancêtres et les parents de son mari. La porte était
+fermée au loquet, elle entra. Elle connaissait chaque
+tombe; elle y avait porté des fleurs fraîches le matin
+même. Elle cherchait instinctivement quelque chose et
+ce quelque chose n'était pas là.</p>
+
+<p>Ce qu'il lui fallait, elle savait qu'elle ne le trouverait
+plus jamais, nulle part, que toute sa vie, elle en aurait
+au coeur le vide, la soif inassouvie. Mais ne découvrirait-elle
+donc rien qui rappelât le cher disparu, qui lui
+donnât la douce illusion de sa présence? Hélas, oui, la
+chimère, puisque la réalité était impossible. Sa tombe!
+Ah! si elle avait eu, comme les autres mères, la joie
+décevante de posséder ce petit coin de terre sacré et
+cher entre tous, de le soigner, s'imaginant faire encore
+quelque chose pour l'aimé! Mais cela, aussi; lui était
+refusé. Alors, il y avait les tombes des fils des autres;
+elle les recherchait, celles, surtout, des petits garçons
+entre six et huit ans.</p>
+
+<p>Dans le vieux cimetière du village il y avait&mdash;elle
+s'en souvenait brusquement&mdash;bien des noms d'enfants
+gravés sur les pierres. Elle y alla, hâtant le pas, soudain
+pressée comme si elle était attendue, joyeuse comme à
+l'approche d'un grand bonheur. Il lui semblait que son
+cher petit, son garçonnet si fin et si doux, trottinait
+auprès d'elle, qu'il glissait sa main frémissante et chaude
+dans la sienne, comme chaque fois qu'elle allait faire
+une bonne action, chaque fois que son coeur, travaillé
+par la souffrance, était meilleur, plus pur.</p>
+
+<p>Elle ouvrit la porte et s'avançait entre les tertres inégaux,
+lorsqu'elle poussa un cri: elle voyait, enfin, ce
+qui l'attirait, ce pourquoi elle était venue. D'un élan
+passionné de tendresse, elle se pencha sur l'enfant
+évanoui, tâta son pouls, qui battait faiblement, réchauffa
+ses mains glacées dans les siennes, frotta ses tempes.
+Un peu de couleur revint sur les joues terreuses de Raymond.
+Il ouvrit les yeux; et, croyant reconnaître la
+dame de son rêve, toute blanche dans ses vêtements
+noirs, il dit «Maman», et s'évanouit de nouveau.</p>
+
+<p>Madame Brunier prit l'enfant dans ses bras et sortit
+du cimetière. Il était grand et lourd pour sa frêle personne;
+mais ses forces étaient décuplées. Elle ne sentait
+pas la fatigue, elle marchait péniblement, bravement,
+dans le sentier blanc, un peu courbée en ayant,
+précédée de son ombre démesurément agrandie. Arrivée
+à la grille, elle sonna pour se faire ouvrir. Héloïse
+accourut, une lanterne à la main. Inquiète de l'absence
+de sa maîtresse, elle la cherchait dans le parc. Elle.
+retint une exclamation, posa sa lumière sur la borne
+et prit l'enfant des bras de la jeune femme en grommelant:</p>
+
+<p>&mdash;Si ça a du bon sens, un enfant si lourd, et madame
+qui est si délicate, qui était encore malade il y a huit
+jours à peine! Puis, emportée par la curiosité: «Où
+madame a-t-elle bien pu trouver ce petit? Qui est-il?»
+demanda-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne le connais pas. Il était évanoui dans le cimetière,
+près de l'église, au pied d'une tombe. Il serait
+mort de froid et de faim, peut-être, si on ne l'avait pas
+secouru. Il souffre, il est abandonné, malheureux, sans
+doute, il faut être bonne, Héloïse!</p>
+
+<p>&mdash;Ça, par exemple, c'est fort comme La Rochelle!
+Madame a porté ce poids depuis l'église, quasiment une
+demi-lieue! Si monsieur le savait, il serait bien fâché.
+Il me gronderait de ne pas avoir suivi madame. Mais
+pouvais-je imaginer une pareille chose? Oh! oh!</p>
+
+<p>&mdash;Taisez-vous, ne me grondez pas. Je n'en suis pas
+morte, voyons.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle imprudence de ramener ainsi chez soi de
+misérables vauriens, de la graine à péché, pour sûr!
+Gare à l'argenterie, demain! Faut pas être bien vieux
+pour faire le mal.</p>
+
+<p>&mdash;Portez l'enfant dans le salon. Là... sur le canapé...
+ranimez le feu, levez la lampe, vite un grog pour le
+réchauffer: ne voyez-vous pas qu'il se meurt!</p>
+
+<p>Héloïse obéit non sans hocher la tête d'un air de
+blâme. Arrivée dans la cuisine où il n'y avait plus personne,
+elle laissa éclater son indignation:</p>
+
+<p>&mdash;Des choses pareilles ne se faisaient pas de mon
+temps, du temps de la pauvre madame, tout aussi
+bonne, tout aussi charitable, Dieu merci, que qui que
+ce fût. Mais une jeune femme est une jeune femme. Sa
+place, quand son mari voyage, est à la maison et non
+pas dans les chemins, la nuit, à ramasser les enfants de
+vagabonds. C'est comme aussi ces idées, de se tenir
+dans le salon de compagnie, d'enlever les housses quand
+on est toute seule, lorsque personne ne doit venir rendre
+visite, de mettre des fleurs partout et des coussins
+sur tous les meubles. Et puis, surtout, c'est-il nécessaire
+lorsqu'on a de vieux serviteurs dévoués, d'amener de
+Paris des filles curieuses et moqueuses, fières de leurs
+tabliers à colifichets, des demoiselles manquées, quoi,
+des sottes, toujours en train de fourrer leur nez partout!
+Enfin, une dame, une vraie, alors, qui se respecterait,
+ne descendrait pas de son rang pour parler à sa
+domestique, pour la faire asseoir à ses côtés, dans l'appartement
+des maîtres, comme une égale. Autrefois,
+certes, ça ne se passait pas ainsi! La pauvre chère
+défunte mère de Monsieur, ne l'aurait jamais fait, et
+elle avait cent fois raison: elle n'en était que plus
+respectée, que mieux vue...</p>
+
+<p>Quand elle retourna au salon, l'enfant était revenu à
+lui. Installé sur une chaise basse, devant le feu, il souriait
+à la «Madame» à genoux devant lui. Il avait
+enlevé son béret et ses épais cheveux bouclés se doraient
+à la flamme. Ses naïfs yeux clairs regardaient partout
+autour de lui avec étonnement.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu juste! s'écria Héloïse, en l'apercevant et
+devenant mortellement pâle.</p>
+
+<p>La jeune femme, absorbée par la vue de Raymond,
+n'entendit pas cette exclamation. Sans regarder la
+domestique, elle prit de ses mains tremblantes la boisson
+chaude qu'elle donna à l'enfant. Il but avidement. La
+vieille servante s'était réfugiée dans un coin sombre,
+de la pièce; immobile et glacée, elle semblait ne plus
+rien voir, ne plus rien entendre.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bon! disait le pauvre petit en faisant claquer
+sa langue. Il était un peu grisé par la chaleur et par le
+grog. Ses idées tournaient, affolées, dans sa tête.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! c'est beau, ici!</p>
+
+<p>&mdash;As-tu faim?</p>
+
+<p>&mdash;C'te question! Je vous crois, que j'ai faim, j'ai pas
+mangé depuis ce matin, sept heures.</p>
+
+<p>&mdash;Héloïse...</p>
+
+<p>Mais Héloïse était déjà partie et revenait l'instant
+d'après, portant de l'oie confite coupée menu dans de la
+purée de pommes de terre froide.</p>
+
+<p>Madame Brunier fit manger le garçonnet, trop faible
+encore pour se servir lui-même.</p>
+
+<p>&mdash;C'est pas mauvais, ça, dit-il, et ça fait joliment du
+bien par où que ça passe, comme dit La Seiche. Qu'est-ce
+que c'est que cette bête-là?</p>
+
+<p>&mdash;De l'oie.</p>
+
+<p>&mdash;De l'oie! Ben, c'est tout de même&mdash;cocasse que j'en
+mange, ce soir, de l'oie! C'est Nestor qui serait badiné,
+s'il le savait! Voilà que, maintenant, je fais réveillon,
+moi aussi, et sans avoir été à la messe, encore!</p>
+
+<p>Quand il eut fini.</p>
+
+<p>&mdash;Comment t'appelles-tu? demanda la jeune femme.</p>
+
+<p>&mdash;Raymond.</p>
+
+<p>&mdash;Et puis?</p>
+
+<p>&mdash;Et pis? C'est tout. J'ai pas d'autre nom, moi.</p>
+
+<p>&mdash;Où sont tes parents?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ça, vous ne me connaissez donc pas, vous?
+Alors pourquoi que vous m'avez fait venir chez vous?
+Je suis le nourrisson de la Poupin.</p>
+
+<p>&mdash;Que faisais-tu au cimetière?</p>
+
+<p>&mdash;C'est-y là que vous m'avez trouvé?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;J'y faisais rien, moi. J'ai pas une maison comme
+Denis, vous savez, l'innocent! Fallait bien coucher quelque
+part. C'est que, voilà, faut que je vous dise. Ce
+matin j'ai quitté les vaches pour suivre La Seiche à la
+conche du Val, et les maudites bêtes se sont ensauvées
+dans le champ du père Brodin pour lui fricoter son
+herbe à ce vieil avare. Alors le patron voulait me
+batt' à coups de fourche. Mais je m'ai vite échappé,
+je me suis serré dans le foin; alors j'ai entendu qu'ils
+avaient tous assez de moi; que même la Poupin, ma
+nourrice, donc, n'a pas dit le contraire... Ça se comprend:
+voici pus de dix ans que je leur cause de la
+dépense sans leur donner du profit, depuis que ma mère
+m'a abandonné chez eux. Alors, moi, j'ai pas voulu rester
+et je suis parti, et le père Denis m'a fait penser au
+cimetière avec sa chanson. Une fameuse idée qu'il m'a
+donnée là, tout de même, la veille de Noël! J'avais pas
+fait attention à ça. J'y suis allé. C'est y que j'ai rêvé?
+Mais y sortaient tous de terre et y dansaient, les morts,
+je veux dire... alors j'ai pris une telle peur que je
+ne sais pus ce qu'est arrivé après. Vous le savez, vous,
+dites?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je t'ai trouvé évanoui.</p>
+
+<p>&mdash;Évanoui, comme le chat à la mère Nourrit quand
+La Seiche lui a fait faire le saut par dessus la maison?
+C'est-y drôle, c'tte affaire-là, bonnes gens!</p>
+
+<p>&mdash;Comment s'appelait ta mère?</p>
+
+<p>&mdash;Sais pas. Disez-le, vous!</p>
+
+<p>&mdash;Moi? mais comment veux-tu que je le sache, mon
+pauvre petit? Était-elle une dame, une paysanne?</p>
+
+<p>&mdash;Sais pas. Elle avait des mains comme les vôtres et
+une toute petite figure blanche comme vous. Allez, allez,
+faites donc pas la maline, si vous savez pas qui je suis,
+je sais bien, moi, qui vous êtes. Je vous ai reconnue
+aussitôt, car il y a longtemps que je vous connais et que
+je vous aime. Pourquoi que vous avez mis tant de temps
+à venir? Pas vrai que vous êtes la mère à Stylice?
+Hein, non? Eh! bien, alors, vous êtes la mienne!</p>
+
+<p>&mdash;Héloïse, dit la jeune femme, effrayée et troublée à
+son tour, cet enfant a la fièvre. Vite, mettez des
+draps au petit lit de ma chambre, chauffez-le. Il faut le
+coucher au plus tôt.</p>
+
+<p>Rapide, la servante quitta le salon, tandis que l'enfant,
+sa surexcitation tombée, succombait brusquement
+à la fatigue et s'endormait profondément.</p>
+
+<p>Madame Brunier, les yeux fixés sur la flamme, s'absorbait
+dans une douloureuse rêverie. Qui était ce petit
+et quelles étranges paroles avait-il dites? Pourquoi, par
+deux fois, l'avait-il appelée de ce nom si cher qui avait
+fait bondir son coeur, qui lui rappelait si cruellement
+son bonheur à jamais disparu?</p>
+
+<p>&mdash;Emportez-le, je n'en ai plus la force, et couchez-le;
+je suis brisée, dit-elle, quand Héloïse revint. Sans mot
+dire celle-ci l'enleva dans ses bras vigoureux.</p>
+
+<p>La pauvre mère était restée à la même place, assise
+sur le tapis, devant le foyer ardent, regardant vaguement
+les tisons. Tout à coup une bûche se brisa et un
+charbon roula près d'elle. En le ramassant, elle aperçut
+un des petits sabots de Raymond, par terre. Elle le prit
+et se mit à rire, tandis que de grosses larmes tombaient
+sur ses mains. Ceci était vraiment bien extraordinaire.
+Le soir même elle se plaignait de n'avoir pas de soulier
+à remplir et il lui arrivait un sabot! Elle désirait un
+petit être à qui se dévouer, elle sortait, et elle trouvait
+un enfant sans mère qui l'appelait «maman», qui lui
+contait naïvement ses souffrances, qui lui disait qu'il
+l'attendait depuis longtemps, qu'il l'aimait! N'était-ce
+pas un rêve dont elle allait se réveiller plus triste et
+plus seule encore?</p>
+
+<p>Non, non, ce n'était pas un rêve, ni la chimère appelée
+tantôt, c'était mieux: une tâche à accomplir, le bien
+à faire en souvenir de son enfant. Voilà le lien mystique
+et invisible enfin trouvé, réel, certes, plus réel que
+les choses qui se voient avec les yeux de la chair. Était-ce
+une consolation? Y en a-t-il pour les mères? Non,
+mais une douceur haute, sereine, pure.</p>
+
+<p>Elle se leva, prit sur la table le couteau et le petit
+canon de cuivre, hésita un instant, enfin, bravement,
+après les avoir pressés sur ses lèvres, elle les glissa dans
+le sabot, puis, avec précaution, elle entra dans sa chambre.</p>
+
+<p>Une lumière tremblotante brûlait dans une veilleuse
+de porcelaine. Mme Brunier ne vit rien, d'abord, que la
+couchette blanche, et, sur le coussin, une tête bouclée.
+Elle posa le sabot par terre, sous la chaise, où les habits
+de l'enfant avaient été soigneusement rangés, et allait se
+retirer lorsqu'elle aperçut une longue forme noire agenouillée au
+pied du lit. Elle retint un cri, recula brusquement,
+heurta la chaise. Au bruit, la forme se dressa
+et la servante, cherchant à dissimuler son pauvre
+visage bouleversé, rougi par les larmes, essaya de fuir
+en murmurant quelques mots confus; mais la jeune
+femme, résolument, lui barrait la porte. Elle souriait
+doucement et semblait dire: «Tu ne m'échapperas pas
+cette fois.»</p>
+
+<p>&mdash;C'est que, si Madame savait... fit Héloïse qui
+tremblait et la regardait d'un air timide.</p>
+
+<p>«Madame» ne répondit pas, mais ses yeux éloquents
+disaient qu'elle «savait» très bien, au contraire.</p>
+
+<p>&mdash;Il a juste l'âge qu'aurait son enfant, mon petit-fils...
+dix ans! Il est blond et blanc comme il aurait été
+si Dieu avait permis qu'il vécut, comme elle était, elle,
+autrefois.</p>
+
+<p>&mdash;...</p>
+
+<p>&mdash;Et puis, Madame a-t-elle remarqué son nom?</p>
+
+<p>&mdash;Quel nom?</p>
+
+<p>&mdash;Raymond. Le sien, justement, celui de ma pauvre
+petite. N'est-ce pas extraordinaire?</p>
+
+<p>&mdash;Il y a tant de Raymond et de Raymonde dans le
+pays.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais avec la ressemblance... C'est étonnant,
+tout de même. Si je n'avais pas vu le nouveau-né
+couché dans son cercueil, blanc comme un cierge...</p>
+
+<p>&mdash;Quel rapport y a-t-il entre «ce misérable vaurien»,
+comme vous disiez tout à l'heure, et...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mais Madame n'a donc pas entendu? Ce n'est
+pas un vaurien, c'est le nourrisson de la Poupin. Tout
+le monde le connaît dans le pays: un enfant craintif et
+poli, au contraire, un pauvre petit souffre-douleur qui
+reçoit plus de coups que de morceaux de pain. On dit
+qu'il est le fils d'une pauvre jeune dame abandonnée...</p>
+
+<p>&mdash;De la «graine à péché», sans doute...</p>
+
+<p>&mdash;La Poupin répète à tout propos: «Qui veut de lui,
+je le lui donne!» Et elle l'a chassé, la sans-cour! Dire
+que je ne l'avais jamais vu, moi! De quel appétit il
+mangeait l'oie, pauvre agneau! Riait-il de bon coeur,
+montrant ces jolies dents blanches! Et quelle petite
+voix flûtée, quel esprit: «Évanoui, comme le chat à la
+mère Nourrit?» Si ça ne fait pas pitié, tout de même,
+tant pâtir, si jeune...</p>
+
+<p>&mdash;C'est le sort de bien des orphelins.</p>
+
+<p>&mdash;Devrait-il y en avoir des orphelins, si Dieu était
+juste? Être seul au monde, à dix ans... C'est bon pour
+les vieux, cela! c'est bon pour moi, qui ai péché, mais
+ce petit, qu'a-t-il fait, je vous le demande?</p>
+
+<p>Mme Brunier ne gardait plus la porte. Elle allait et
+venait dans la chambre, comme impatiente, tournant le
+dos à la vieille femme.</p>
+
+<p>&mdash;Il se fait tard, Héloïse, dit-elle, il faut se coucher.
+Mais celle-ci ne l'entendait pas.</p>
+
+<p>&mdash;Comment sera-t-il reçu demain matin? continuait-elle.
+On le battra pour lui apprendre à décamper.</p>
+
+<p>&mdash;J'irai l'accompagner moi-même.</p>
+
+<p>&mdash;Ce ne sera que partie remise et il ne perdra rien
+pour attendre. Dès que Madame aura viré les talons...
+Ah! si Madame voulait... mais non, c'est impossible...</p>
+
+<p>&mdash;Pourtant, j'ai tout ce qu'il faut, le lit (celui de Raymonde)
+avec les draps et les couvertures... Les vêtements,
+je m'en charge. Quant à la nourriture, eh bien!
+je puis me passer de gages, j'ai bien assez gagné, comme
+cela, à presque rien faire depuis des années et des
+années...</p>
+
+<p>La jeune femme ne répondit pas mais, se retournant
+soudain, elle ouvrit ses bras à la servante qui vint s'y
+jeter, éperdue.</p>
+
+<p>&mdash;Ma maîtresse, ma maîtresse, disait-elle, Dieu vous
+le rende! C'est lui-même qui vous a envoyée vers nous.
+Car ceci est un vrai prodige, que vous soyez sortie
+juste à ce moment et allée juste à cet endroit. J'ai compris
+cela tout à l'heure, quand je suis entrée dans le
+salon et que j'ai vu l'enfant auprès du feu, si beau, si
+faible, si semblable à celui auquel je pense sans cesse
+et que j'ai tué, oui tué, moi, criminelle, en repoussant
+sa mère! J'ai senti un coup au coeur, comme si cette
+vieille machine qui a tant souffert se brisait au-dedans
+de moi. En même temps, quelque chose me disait:
+«Regarde, Héloïse, et cesse de douter, Dieu a entendu
+tes prières, il a pardonné tes fautes, il a pitié de
+ta solitude, il t'envoie cet être à aimer et à consoler.»
+Et j'étais là, comme une bête, n'osant bouger, ni souffler,
+craignant de faire disparaître la vision. Alors, vous
+m'avez dit: «emportez-le!» Quand je l'ai senti dans
+mes bras, en chair et en os, j'ai perdu la tête, je me suis
+mise à l'embrasser et à pleurer tout en le déshabillant.
+Il a soulevé ses paupières, a souri, pauvre ange, et s'est
+rendormi. Voyez comme il dort, maintenant. Il ne se
+doute pas du bien qu'il m'a fait. Vraiment, Madame
+avait raison, Dieu est bon et moi j'étais une vieille
+ingrate, une mauvaise incrédule. Ah! comme je vais
+l'élever, celui-là! J'en ferai un homme, suivant le Seigneur,
+je vous le promets. Il me fermera les yeux, je
+lui laisserai tout mon bien... Mais je cause, je cause et
+je m'oublie. Et le lait de poule de Madame, et le lit qui
+n'est pas bassiné!</p>
+
+<p>Héloïse quitta vivement la chambre. En allant éteindre
+les lampes du salon, Mme Brunier s'aperçut que les
+contrevents de la porte-fenêtre n'étaient pas fermés.
+Elle l'ouvrit pour les tirer et s'arrêta sur le perron.
+La nuit de Noël s'achevait, sereine et belle. La mer,
+au bout de la longue avenue, était calme; la lune étendait
+sur les mystérieux abîmes sa large traînée de
+lumière, montrant l'infini: la vague discrète apportait
+à la grève un long éclair, resplendissant et pur
+comme un sourire après les larmes.</p>
+
+<p>Décembre 1902.</p>
+<br><br>
+
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/06.png"></p>
+
+
+
+<p>A Yvonne,</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>I</h3>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>«Ton sourire infini m'est cher</p>
+<p>Comme le divin pli des ondes,</p>
+<p>Et je te crains quand tu me grondes</p>
+<p>Comme la mer.»</p><br>
+<p>SULLY PRUDHOMME.</p>
+<p>(<i>Chanson de mer</i>).</p>
+ </div> </div>
+
+
+<p>Au bruit assourdissant du réveil, Nadine, brusquement
+arrachée à ses rêves, poussa un léger cri. Le coeur
+battant, elle saisit l'horrible instrument et le fourra
+sous son coussin pour le faire taire; là, elle le tint bien
+fort, comme on tient un animal méchant qui voudrait
+s'échapper. L'impitoyable son strident continua un
+instant, assourdi, étouffé, puis s'éteignit. Alors la jeune
+fille alluma sa lampe, regarda l'heure: cinq heures et
+demie. Il faut se lever, se dit-elle en étirant ses bras
+lourds de sommeil et en baillant. Sans s'attarder dans
+le lit chaud et douillet où il aurait fait si bon se
+recoucher, bravement elle sauta hors des couvertures
+et commença sa toilette.</p>
+
+<p>C'est Noël,&mdash;pensait-elle en tordant ses beaux cheveux
+fauves devant la glace et plantant des épingles
+dans leur masse ondée, rebelle.&mdash;Je suis bien laide,
+aujourd'hui! J'ai mon teint de «perle malade», comme
+dit papa. S'il s'en aperçoit, il sera inquiet; mais il ne
+s'en apercevra peut-être pas. Et, lui excepté, qui donc y
+prendra garde? Je ne le verrai pas. Pourquoi aujourd'hui
+plutôt qu'un autre jour? Ne me suis-je pas mise,
+moi-même, volontairement en dehors de sa route?
+Et, si je le rencontrais, remarquerait-il ma pâleur?
+C'est à peine s'il me regarde, quand le hasard nous met
+en présence; et cela est si rare! Il prend à gauche quand
+je tourne à droite, et à droite quand je vais à gauche.
+Il me fuit, c'est certain; ma vue doit lui être odieuse...</p>
+
+<p>Mais je me suis promis à moi-même d'être courageuse,
+et je le serai. Je n'ai pas le droit d'être triste. Joyeux
+Noël, Nadine, entends-tu? Joyeux Noël pour tous autour
+de toi: leur gaîté ne dépend-elle pas en partie de la
+tienne? D'ailleurs, les petites soeurs sont ici, les petites
+soeurs! et Jacques, ton Jacques: cela, certes, est de la
+joie, de la vraie! Peut-on avoir tout ce que l'on désire
+en ce monde? Oui, parfois, mais cela ne dure guère.
+J'ai eu ce moment de plein bonheur, quand maman était
+là, que nous étions tous réunis, qu'<i>il</i> venait sans cesse,
+qu'<i>il</i> m'aimait... Eh! bien, eh! bien, et ces résolutions?
+Voilà-t-il pas que je pleure? Bah! les plus belles
+journées ont bien leur rosée, le matin? Voyons, n'ai-je
+pas de hautes, de belles compensations? Je suis une
+ingrate: Père est si tendre! De quel ton ne me disait-il
+pas, hier, comme nous revenions de notre promenade
+quotidienne: «Les autres vont arriver, Nadine, mais,
+sache-le, à toi seule tu me suffis.» Quelle cruauté, quel
+égoïsme il eût fallu...</p>
+
+<p>La jeune fille s'essuya les yeux, passa un chaud
+déshabillé de molleton blanc, et s'installa auprès de sa
+table pour coudre. Elle examinait dans tous les sens,
+l'une après l'autre, deux robes de fillettes, deux fraîches
+robes de mousseline. Il s'agissait de les allonger et de
+les élargir. Comment s'y prendre? Eh! tout simplement
+en défaisant les plis et déplaçant les crochets! Agnese,
+la femme de chambre, était trop occupée pour le faire;
+les «petites soeurs» n'avaient que leurs uniformes
+si laids, ou leurs vieux costumes bleus: or, il fallait
+qu'elles fussent belles, le soir, au dîner; leur père serait
+si content, si fier de leur bonne mine! A l'oeuvre! Et
+les doigts actifs se mirent à découdre.</p>
+
+<p>Aussi, qui aurait cru qu'elles pousseraient et grossiraient
+tant que cela en trois mois, les chéries! C'était
+stupéfiant! Étaient-elles fatiguées, la veille, en arrivant
+de leur voyage, tout d'une traite depuis Florence!
+Elles s'endormaient à table comme les gros bébés,
+comme les chers poupons d'autrefois. Et quels
+progrès elles avaient fait en Italien! Le doux accent
+toscan prenait, en volant sur leurs lèvres pures, un
+charme particulier.</p>
+
+<p>&mdash;Cette Maggie est vraiment étonnante pour ses
+treize ans, presque aussi grande que moi, et, avec cela,
+robuste, déjà ronde comme une petite caille! Mais
+Lucette est beaucoup plus frêle, hélas! On lui donnerait
+certainement moins que ses onze ans. Pourtant elle
+aussi a poussé; elle m'arrive à l'épaule, maintenant.
+Comme elle ressemble à maman avec son teint mat,
+ses cheveux noirs, et ses clairs yeux bleus si tendres!
+Pourvu que... Oh! qu'elle serait donc heureuse, si elle
+les voyait toutes les deux, la bien-aimée!</p>
+
+<p>Nadine cousait. La haute lampe, voilée de soie rose,
+éclairait son front pensif, où deux petites raies fines
+commençaient à se creuser,&mdash;avivait ses paupières
+baissées, bordées de longs cils noirs, son visage d'un
+blanc lumineux, allongé, mince,&mdash;s'arrêtait sur le
+rouge vif de belles lèvres frémissantes de vie contenue,
+closes comme une fleur encore fermée, douces et tristes.</p>
+
+<p>Six heures. Le pas lourd de la cuisinière se fait
+entendre à l'étage au-dessus; elle remue son lit; puis
+c'est le tour de la femme de chambre. Bien! Elles
+seront à l'ouvrage assez tôt ce matin, malgré leur
+rentrée tardive après la messe de minuit. Il le faut, la
+maison est pleine, et, ce soir, ce dîner... En y pensant,
+Nadine a comme une petite fièvre: si quelque chose
+allait être oublié, quelque plat manqué! «J'ai tout
+prévu, je crois, se dit-elle, mais papa invite toujours
+du monde au dernier moment et Perpétua est si
+journalière! Quelle désagréable surprise me réserve-t-elle?
+Voyons: la dinde truffée est superbe, le civet de
+lièvre sentait très bon, hier, déjà... Ces plis sont
+interminables... Pourvu que les huîtres arrivent à
+temps! Avec le légume et le pudding que je ferai ce
+sera, je crois, suffisant. Le sera-ce, vraiment? C'est
+peut-être un peu lourd, tout cela, mais papa tient à la
+dinde traditionnelle, Jacques aime beaucoup le civet et
+Perpétua le réussit bien; quant aux petites, un Noël
+sans pudding ne serait plus Noël. Et puis, nos invités
+sont tous de vieux amis indulgents. J'arrangerai bien
+la table avec les fleurs de la serre, du houx, des fruits...
+l'épicière a promis d'envoyer les bananes et les mandarines
+avant midi, par le courrier...</p>
+
+<p>Sept heures, déjà? Heureusement l'ouvrage avance.
+Les «petites soeurs» ne tarderont pas à s'éveiller pour
+regarder dans leurs souliers. Vont-elles être contentes!
+Peut-être s'attendent-elles encore à des jouets; mais
+elles sont trop vieilles, vraiment; il faut commencer
+à les traiter en grandes filles. Les cols de broderie
+anglaise, enfin terminés, leur iront bien. Ces parures
+donnent un petit air propre et soigné, fort gentil.</p>
+
+<p>La porte s'ouvre, et une belle fillette brune, les pieds
+nus, en chemise de nuit, se précipite dans la chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Merci, «Grande», dit-elle, sautant sur les genoux
+de sa soeur et l'étouffant dans ses bras. Juste, je désirais
+tant un bracelet! Et ce joli col! C'est la dernière mode,
+tu sais! J'en ai vu de tout pareils à la devanture d'un
+grand magasin, à Florence! Laisse donc ton travail!
+Est-ce que l'on coud, le jour de Noël! C'est défendu.
+Viens dans mon lit un moment, comme l'année dernière,
+nous bavarderons. Luce dort encore, naturellement!
+Pauvre mioche! elle est fatiguée du voyage, tu
+comprends!</p>
+
+<p>&mdash;Alors il ne faut pas la réveiller. Reste chez moi,
+toi, au contraire, couche-toi. Je n'ai plus que deux
+points à faire et j'ai fini.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! tiens! justement la voilà, Mademoiselle!
+Enfin! Elle est réveillée! Retournons dans ma chambre.</p>
+
+<p>Nadine prit en ses bras la frêle enfant qui arrivait,
+toute ensommeillée encore, pâle et grelottante, et se
+hâta de la rapporter dans sa couchette de cuivre. Maggie,
+déjà enfouie jusqu'au cou sous les couvertures, regardait
+sa «grande» de ses yeux brillants. Son petit nez
+en l'air, sa bouche malicieuse, tout son visage frétillait
+de santé, de vie.</p>
+
+<p>&mdash;Ouvre les contrevents, dit-elle. Oh! qu'il fait bon
+chez nous! Comme on y dort bien! Tiens! Tu as fait
+mettre des rideaux neufs! Je n'avais pas remarqué cela,
+hier soir! Ces coquelicots roses sont très jolis, et
+comme ils vont bien avec la tapisserie! Qu'elle est
+gentille notre chambre! N'est-ce pas, Luce? Autre
+chose que le dortoir de la pension, avec ses odieux murs
+peints en gris qui ont l'air d'être faits en brouillard, et
+ces durs lits de fer, hein! Fait-il froid, dehors? Y a-t-il
+de la neige?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, sur les sommets, pas ici, dit la grande soeur en
+refermant la fenêtre.</p>
+
+<p>&mdash;Quel malheur! Noël, sans neige, ce n'est plus ça.</p>
+
+<p>&mdash;Qui veut déjeuner dans son lit?</p>
+
+<p>&mdash;Moi!</p>
+
+<p>&mdash;Moi!</p>
+
+<p>&mdash;Bon! Je vous ai gardé un peu de la galette
+d'hier soir. Lucette, sonne pour qu'Agnese apporte
+le chocolat. Es-tu contente de ce que tu as trouvé dans
+ton soulier?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! si contente, Dine! Je venais exprès dans ta
+chambre pour te le dire, mais cette Maggie parle tout le
+temps! Imagine-toi, Marthe Baldès, tu sais, mon amie,
+a une gourmette presque pareille&mdash;pas si belle&mdash;et j'en
+avais tellement envie d'une, moi aussi! Comment fais-tu
+pour toujours deviner ce qui fait plaisir? Oh! je le
+sais: tu nous aimes! Nous les mettrons ce soir, les
+bracelets, dis, et aussi les cols?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Quel bonheur d'être à «Paradiso»! Il me tardait
+tant que Noël arrivât! Il me semblait que jamais, jamais,
+ce moment ne viendrait. Tu feras un pudding,
+n'est-ce pas, Dine, comme les autres années, et nous
+t'aiderons?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je vous ai attendues exprès.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, j'enlèverai les pépins des raisins secs, dit
+Maggie.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi, j'émietterai le pain anglais, reprit Luce.
+Nous le ferons ce matin?</p>
+
+<p>&mdash;Ce matin.</p>
+
+<p>&mdash;Avant le temple?</p>
+
+<p>&mdash;Dès que vous serez prêtes.</p>
+
+<p>&mdash;Nous le tournerons tous, tous, dit Maggie avec
+exaltation: Jacques, Agnese, Perpetua, papa, oui, même
+papa, je le lui porterai dans son cabinet.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu nous raconteras l'histoire «du petit raisin
+de Corinthe qui ne voulait pas être mangé?» supplia
+la toute petite.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous voulez.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, quand même, cette après-midi, nous aurons
+nos amies?</p>
+
+<p>&mdash;Je l'espère, je les ai toutes invitées.</p>
+
+<p>&mdash;Nous as-tu fait des «merveilles»?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! fi! la gourmande!</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'en as pas fait?&mdash;Et la figure de Lucé s'allongeait
+déjà.</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui, sois donc tranquille!</p>
+
+<p>&mdash;Beaucoup?</p>
+
+<p>&mdash;Une pyramide.</p>
+
+<p>&mdash;Que tu es gentille!&mdash;La fillette, les yeux étincelants
+de plaisir, une petite lueur rose sur son fin visage,
+se mit à embrasser sa soeur à petits coups pressés, tantôt
+sur une joue, tantôt sur une autre.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne sais pas, Nadine! s'écria Maggie, devenue
+grave subitement. J'ai eu un très grand chagrin. Je ne te
+l'ai pas écrit, parce que ça aurait été trop long à te raconter,
+et aussi pour ne pas te faire de la peine. Mais il faut
+que tu me promettes de ne le dire à personne, personne.</p>
+
+<p>&mdash;Je te le promets.</p>
+
+<p>&mdash;Surtout pas à Jacques.</p>
+
+<p>&mdash;Tu peux te fier à moi.</p>
+
+<p>&mdash;Jacques est trop moqueur. Eh bien! je suis brouillée
+avec Lola, ma grande amie. C'est une rapporteuse.
+Tu ne devinerais jamais ce qu'elle a fait. Elle a été dire
+à Madame que je la trouvais injuste. C'est vrai que je la
+trouve injuste, elle ne me donne jamais que des huit,
+quand même je sais mes leçons très bien, très bien,
+sans une seule faute; mais je l'avais dit à Lola en confidence,
+c'est très mal de le répéter.</p>
+
+<p>&mdash;C'est une trahison, dit Luce, avec conviction.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi qui avais tant de confiance en elle! continua
+Maggie. C'était mon amie de coeur, tu sais, ma
+vraie amie. Je croyais que nous nous aimions pour
+toute la vie, et voilà, c'est fini! Cela m'a fait beaucoup,
+beaucoup de peine. Aussi, je ne veux plus jamais
+aimer personne que toi... et papa... et Jacques... et
+Daniel.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi? demanda la petite.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! toi, bien entendu! Toi, tu es un peu moi, tu
+es presque ma soeur jumelle. Et puis, après, maintenant
+c'est fini, je m'en moque. C'est Noël! c'est Noël!
+c'est Noël! Et, faisant une boule de son édredon, elle
+le lança dans le lit de Lucette. Celle-ci riposta en lui
+envoyant le sien. Nadine, qui allumait le feu préparé
+dans la cheminée, en reçut un sur la tête. La lampe
+posée près d'elle, sur le plancher, s'éteignit. La pâle lumière
+d'un matin d'hiver se répandit dans la chambre.
+Le feu ronflait.</p>
+
+<p>&mdash;Attendez! dit la grande soeur. Je vais vous apprendre
+à me manquer de respect!&mdash;Et elle courut vers
+les lits. Mais là, plus personne! Les têtes mutines
+avaient disparu. Seulement, sous les couvertures de
+Maggie, il y avait quelque chose qui remuait, remuait...
+Nadine se mit à chatouiller dans le tas. Des cris étouffés
+s'entendaient, des coups de pied ébranlaient la
+cloison voisine. Enfin une tête apparut, rouge, ébouriffée,
+suivie d'une autre tête plus pâle, et les «petites
+soeurs» malades de rire, se pendirent au cou de la
+jeune fille qui les emporta en tournoyant.</p>
+
+<p>&mdash;Pour un joyeux Noël, c'est un joyeux Noël! dit
+une grosse voix.</p>
+
+<p>Aussitôt les fillettes glissent à terre, et comme deux
+souris peureuses qui regagnent leur trou, s'en vont
+chacune dans sa couchette.</p>
+
+<p>&mdash;On frappe avant d'entrer! dit Maggie, furieuse
+d'être surprise ainsi.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment? dit le grand frère, riant de son air de
+dignité offensée. Eh! bien, j'ai frappé, Mademoiselle,
+mais votre majesté faisait tant de tapage, qu'elle n'a
+pas entendu. Et puis, pour les quatres petits fuseaux
+maigres que j'ai entrevus, trottinant, ce n'est pas la
+peine de faire tant d'embarras! J'ai cru que le feu était
+à la maison, moi, ou que vous étiez assaillies par une
+bande de brigands! Qui donc tapait si fort à la muraille?
+Et avec quoi? Ce n'est pas possible que ce soit cette prude
+demoiselle? J'ai tout juste pris le temps de m'habiller
+à la hâte et d'accourir, pensant vous trouver massacrées.
+Mais, certes, je regrette mon bon mouvement.
+A l'avenir, on pourra bien vous égorger tout à son aise,
+sans que je m'en inquiète. J'aurais fort bien dormi encore
+une bonne heure sans votre tapage infernal. Vous
+me paierez ça, mes enfants! Toi, l'effrontée, je vais te
+mettre au haut de cette armoire; tu y resteras jusqu'à
+ce que tu demandes pardon; quant à toi, la mauviette,
+je me contenterai de te fourrer dans ma malle.</p>
+
+<p>&mdash;Non! non! criaient les fillettes. Nadine, défends-nous!</p>
+
+<p>&mdash;Voilà le déjeuner, dit la femme de chambre en
+entrant.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! merci, ma bonne Agnese! Justement je mourais
+de faim! Et Jacques, prenant une des tasses fumantes,
+fit mine de s'installer auprès du feu. Maggie
+oubliant tout, sauta hors du lit.</p>
+
+<p>&mdash;Le gourmand! cria-t-elle, indignée. Nadine empêche-le!
+Je le dirai à Papa! C'est pour moi, pas pour toi!</p>
+
+<p>La grande soeur rétablit l'ordre. Quand les enfants
+furent lavées, installées et en train de savourer leur
+chocolat, le jeune homme lui dit à voix basse:</p>
+
+<p>&mdash;Je voudrais te parler le plus tôt possible.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'y a-t-il? demanda Nadine devenant subitement
+pâle.</p>
+
+<p>&mdash;Je te le dirai. Où pourrai-je te voir seule?</p>
+
+<p>&mdash;Viens avec moi dans le bois. Il faut que j'aille
+cueillir le houx pour ce soir: Je n'ai pas une minute à
+perdre aujourd'hui.</p>
+
+<p>La jeune fille disparut et revint, l'instant d'après, vêtue
+d'une gentille robe de serge grise. Elle prit, en passant
+dans le vestibule, sa grande mante rouge dont elle
+rabattit le capuchon sur sa tête, de vieux gants, mit des
+socques, et, armée d'un sécateur, suivit son frère qui,
+impatient, nerveux, marchait devant elle.</p>
+
+<p>Il se retourna à son approche.</p>
+
+<p>«Qu'elle est belle!» se dit-il, frappé de sa grâce, comme
+chaque fois qu'il la revoyait après une absence. «Elle
+ne ressemble à personne...» Puis, tout haut:</p>
+
+<p>&mdash;Dis-moi, où as-tu péché tes yeux, Dine? Je n'en ai
+jamais vu de pareils; ils sont étonnants. D'abord, tu
+sais, leur couleur est très rare: ce gris.... indéfinissable
+ni bleu ni vert. Peut-être te viennent-ils, comme ton
+nom, de notre ancêtre Suédoise? Quand tu es rêveuse ou
+préoccupée ils se ternissent, deviennent pâles et froids
+comme un ciel du Nord: plus personne dedans. Mais
+lorsque tu y es... maintenant, tiens! c'est le soleil de
+midi sur la mer, le soleil du coeur de Nadine, qui éclaire
+tout autour de lui.</p>
+
+<p>&mdash;Quand tu auras fini... dit tranquillement la soeur.
+Te souviens-tu de la couturière qui venait à la maison
+du temps de Maman, Angela? Elle disait de toi: «Ce
+Monsieur Jacques, quelle langue bien pendue il a!»
+Elle avait raison. Tu feras, certes, un bon avocat. Par
+malheur, je connais ces attendrissements-là: en général
+ils ne présagent rien de bon. Je ne sais pas si mes
+yeux sont beaux, <i>caro</i><a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a><a href="#footnote29"><sup>29</sup></a>, mais je sais qu'ils y voient, et
+très clair. Ils ont remarqué tout de suite, avant que tu
+ne m'aies rien dit, dès hier soir, que tu es préoccupé.
+Tu as beau rire et faire le fou, va, il y a là, sous cette
+formidable moustache à la Vercingétorix, le mauvais
+pli de quand tu avais fait une sottise, autrefois. Alors
+aussi, pour m'apaiser, tu m'appelais ta «zolie Dine».
+Allons, trêve aux préambules. Si tu as à m'apprendre
+quelque chose de désagréable, dépêche-toi; j'aime mieux
+ça.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote29" name="footnote29"></a><b>Note 29:</b><a href="#footnotetag29"> (retour) </a> Cher.</blockquote>
+
+<p>&mdash;Tu as une manière de m'encourager!... Crois-moi
+si tu veux, mais il y a une chose singulière. Lorsque
+j'ai fait des folies et que je suis loin de toi, je sais bien,
+au fond, que je suis coupable, j'ai une conscience, comme
+tout le monde; seulement la morale courante est si
+indulgente, si facile! Je ne me trouve ni meilleur ni
+pire que les autres; je ne sens véritablement mes fautes
+que lorsque je te vois, que je rencontre ces yeux...
+eh bien! non, là, je n'en parlerai plus! Toutefois, j'ai
+le droit de dire qu'ils ont sur moi une étrange influence,
+une influence ridicule qui me vexe et que je ne puis
+pas secouer. Dis-moi, est-ce toi qui as mis cet écrin sur
+ma table, pour moi?</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui, dit la jeune fille, inquiète, cela ne t'a-t-il
+pas fait plaisir?</p>
+
+<p>&mdash;Certainement...</p>
+
+<p>&mdash;Tu as reconnu?...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est la bague de Maman, celle qu'elle portait
+à la main droite, cette main si longue, si blanche avec
+ses ongles un peu bombés. Le rubis lançait de petits
+éclairs rouges quand elle cousait, le soir, à la lampe, tu
+t'en souviens?</p>
+
+<p>&mdash;Certes! J'ai fait agrandir l'anneau pour toi. Il
+me semblait que tu serais content d'avoir ce souvenir.</p>
+
+<p>&mdash;Reprends-le, je n'en suis pas digne.</p>
+
+<p>&mdash;A ce compte-là, moi non plus je n'en suis pas digne,
+personne n'en est digne...</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne sais pas ce que tu dis. Entre toi et moi il y a
+un abîme. Comment va Papa? Son coeur?</p>
+
+<p>&mdash;Bien, tant qu'il se ménage et qu'on le ménage.</p>
+
+<p>&mdash;C'est-il vraiment un anévrisme?</p>
+
+<p>&mdash;Oui. Les médecins l'affirment, tout au moins. La
+mort de maman en est la cause déterminante: il l'aimait
+tant! il ne lui faut aucune espèce d'émotion ni de fatigue;
+beaucoup de distractions. Ce n'est pas toujours
+commode à la campagne, tu comprends, quand nous
+sommes seuls. Heureusement qu'il a sa chère musique!
+Mais encore, n'en faudrait il pas abuser, surtout le soir:
+cela l'énervé et l'empêche de dormir. Le matin, nous
+faisons la correspondance, les comptes, un peu d'anglais:
+nous avons lu presque tout Shakespeare, cet hiver. L'après-midi,
+quand il fait beau et que mon malade est assez
+bien, nous allons tout lentement et en nous arrêtant
+souvent, jusque dans les bois, voir où en sont les coupes,
+ou nous longeons le torrent jusqu'à Totti; si Père
+est trop las, nous nous arrêtons à la première terrasse
+du jardin et nous regardons le soleil dorer les glaciers
+et se coucher derrière les Alpes assombries. Après dîner,
+je lui lis le Dante en italien, ou les tragiques grecs
+dans la traduction française de Leconte de Lisle, ou
+encore du Vigny, du Victor Hugo. Je tâche de ne pas
+trop massacrer de si grandes choses... Pauvre père... il
+faut voir alors son visage, il est vraiment transfiguré!
+Les livres médiocres lui sont odieux; il vit dans une
+atmosphère de douleur et de beauté qu'il serait criminel
+de troubler, ou domine l'image immatérielle de son
+unique amour.</p>
+
+<p>Les jeunes gens étaient arrivés dans le petit bois de
+chênes touffus, non loin de la maison, où les houx, les
+fougères roussies, les ajoncs et les ronces s'enchevêtraient
+en un fouillis épais.</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'as pas l'intention de m'amener là? dit Jacques.
+Nous serions écorchés vifs!</p>
+
+<p>&mdash;Fi! le citadin! Voici le sentier.</p>
+
+<p>&mdash;Un sentier, cela? Allons, puisqu'il le faut! Drôle
+de confessionnal, tout de même!</p>
+
+<p>&mdash;Le plus charmant et le plus discret de tous, <i>caro!</i>
+Regarde cette clairière, tout juste grande comme un
+boudoir. Pour tapis nous avons la mousse et les feuilles
+mortes brodées de givre; pour plafond, le ciel. Ces
+murs vivants nous séparent du monde et des hommes
+bien mieux que des parois de planches ou de briques.
+Qui donc songerait à venir nous chercher ici? Parle
+maintenant et n'oublie pas que le confesseur est celle
+qui prenait toujours ta défense, autrefois.</p>
+
+<p>&mdash;Et qui se faisait punir pour les fautes que j'avais
+commises. Vois-tu, Dine, je n'aurais jamais dû te
+quitter. Loin de toi, je suis un autre homme; près de
+toi je reprends mon âme d'enfant, je redeviens celui
+que notre mère appelait son «petit tendre». Vous
+m'avez peut-être trop gâté, toutes les deux, trop aimé...</p>
+
+<p>&mdash;Peut-on aimer trop?</p>
+
+<p>&mdash;Qui sait? A certaines natures il faut la bonté; à
+d'autres, moins nobles, la férule. Je suis de celles-là. On
+devrait me fustiger comme un enfant coupable. Mais,
+voyons, fâche-toi, ne me regarde pas avec cet air
+confiant qui me désespère! Comment veux-tu que j'ose te
+dire... Ah! je suis un misérable!</p>
+
+<p>Et Jacques, s'asseyant sur le tronc d'un chêne abattu
+cacha dans ses mains son visage angoissé.</p>
+
+<p>&mdash;Un misérable, toi? Jamais je ne croirai cela.
+N'es-tu pas <i>son</i> enfant? dit la jeune fille, s'agenouillant
+auprès de son frère et prenant sa tête brûlante tout
+contre son épaule. Ne parle pas, je vais achever la
+confession: tu t'es de nouveau laissé entraîner, comme
+il y a six mois, tu as joué...</p>
+
+<p>&mdash;Oui. Qui te l'a dit?</p>
+
+<p>&mdash;Ton repentir. Tu as perdu et tu...</p>
+
+<p>&mdash;C'est que j'avais besoin d'argent... Ah! si tu
+savais!</p>
+
+<p>&mdash;Je ne veux pas savoir. Combien te faut-il?</p>
+
+<p>&mdash;Mille francs seulement. J'en dois le double; mais
+Daniel, à qui je me suis adressé d'abord, m'a envoyé
+vingt-cinq louis, avec une semonce si dure, il est vrai,
+que j'ai été sur le point de tout lui retourner. J'ai pu
+emprunter les cinq autres cents francs à des camarades.
+Restent mille francs. Il faut que je les trouve à
+tout prix, aujourd'hui. C'est une dette de jeu, une dette
+d'honneur, tu comprends. Si demain, avant minuit, je
+ne l'ai pas payée, je suis déshonoré. Mille francs, ce
+n'est pas excessif, pourtant! Papa les retiendra sur ma
+part, plus tard. Mais je lui avais donné m'a parole que
+je ne jouerais plus; j'ai manqué à ma parole. Quelle
+confiance aura-t-il en moi, désormais? Quel mal ceci
+ne va-t-il pas lui faire! Ah! je n'ai pas le courage de
+lui porter ce coup! Tu lui parleras, toi, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;J'arrangerai tout, ne crains rien. Lève-toi, maintenant
+et aide-moi à couper mon houx.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as du chagrin, Dine?</p>
+
+<p>&mdash;Oui. Moi aussi je me fiais à tes promesses. Et
+Papa... Mais tu t'es dit tout ce que je pourrais te dire.
+A quoi serviraient les reproches! Regarde plutôt: le
+soleil a percé les nuages; il est entré dans le confessionnal;
+c'est le soleil de Noël, chéri; laisse-toi pénétrer
+par lui. Il te dira ce que je ne sais pas te dire, moi,
+qui n'ai jamais su te gronder. Si je le comprends bien,
+il parle de pardon, de courage, de vie nouvelle. Il dit:
+joyeux Noël à tous, oui, joyeux, malgré tout, malgré
+les fautes, les regrets, les déceptions, les séparations,
+les deuils, les tristesses: joyeux dans l'espérance divine,
+joyeux dans la force venue d'en haut et promise à ceux
+qui se repentent, aux hommes de bonne volonté. Garde
+la bague: c'est <i>elle</i> qui te la donne, maintenant: la
+pierre, couleur de ces graines, te rappellera notre
+confessionnal. Promets-moi seulement de la porter
+toujours et de la regarder quand viendra la tentation.</p>
+
+<p>&mdash;Je te le promets.</p>
+
+<p>&mdash;A l'oeuvre, à présent, paresseux! Vite, et ce houx!
+Papa doit être levé. Ecoute: n'est-ce pas la cloche du
+déjeuner qui sonne?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Dépêchons-nous. Coupe donc les branches plus
+longues! Mets tes gants si tu crains de te piquer. Ah!
+voilà ce qui s'appelle un beau bouquet! C'est assez.
+Viens!</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>II</h3>
+
+<p><i>«Je tiens ce qui m'est le plus cher, et je<br>
+ne serai pas le plus misérable des hommes<br>
+si je meurs vous ayant près de moi.»</i></p>
+
+<p>Sophocle.<br>
+
+<i>(Oedipe à Colone.)</i></p>
+
+<p>Frileusement blottie au flanc Sud de la montagne,
+entre un bois de chênes et une forêt de sapins, recouverte
+de lierre depuis sa base jusqu'aux fines colonnettes
+de son toit plat, Paradiso, la vieille maison héréditaire
+des Meydan, avait tout l'aspect d'un nid. Les
+larges allées de ses jardins montaient et descendaient
+autour d'elle, traversant les bosquets touffus, s'arrondissant
+en terrasses aux échappées sur la belle vallée
+vaudoise de ***. Ses fenêtres dont les vitres nettes, garnies
+de rideaux frais, scintillaient parmi les mouvantes
+et vertes draperies, attiraient, accueillantes, comme
+des regards amis. Un feu, où brûlait une énorme bûche
+de Noël, se reflétait dans la porte-fenêtre de la pièce du
+centre, la salle à manger, qui s'ouvrait sur un petit
+perron de pierre.</p>
+
+<p>Auprès de la table servie, Monsieur Meydan dépouillait
+le courrier du matin en attendant ses enfants.
+C'était un homme d'une cinquantaine d'années, de
+taille moyenne, l'air bien plus jeune que son âge.
+D'épais cheveux blonds, à peine blanchissants, se
+retournaient en touffe sur un front large, où les soucis,
+la maladie et la douleur avaient creusé leurs profonds
+sillons. Des yeux très vifs encore, d'un bleu sombre, semblaient
+brûler sous des arcades sourcilières avancées.
+Son visage, d'une douceur presque féminine, avait des
+teintes de rose passée, avivées aux pommettes. Il était
+vêtu avec soin d'un coin de feu beige. De sa main
+amaigrie, il caressait une longue moustache, plus
+rousse que ses cheveux, bien plantée au-dessus d'une
+bouche fine et d'un menton ferme, fraîchement rasé.</p>
+
+<p>Issu d'une vieille famille vaudoise ayant du bien,
+réfugiée jadis en Suède pendant les persécutions religieuses,
+il tenait de ces différentes origines les contradictions
+et le charme de sa nature d'artiste, ardente,
+impressionnable et tendre. Il terminait ses études à
+Rome lorsqu'il avait rencontré celle qui devait être
+l'unique amour de sa vie, sa femme, sa «Béatrice»,
+ainsi qu'il l'appelait, belle comme un rêve de poète,
+aimante et douce, mais d'une santé délicate, et qui
+avait succombé, jeune encore, aux épreuves de ses
+trop nombreuses maternités. Avec elle, par elle et pour
+elle, il avait vécu dans sa maison natale dont elle avait
+fait un «paradis», au coeur d'un pays merveilleusement
+beau, n'ayant d'autre occupation que les soins à
+donner à son vaste domaine, l'étude de la musique,
+qu'il aimait passionnément et l'éducation de ses
+enfants dont il semblait être plutôt le frère aîné que le
+père...</p>
+
+<p>Jacques entra le premier; et, le cour battant, après
+avoir dit bonjour, attendit le regard de celui envers lequel
+il se sentait si coupable. Mais, absorbé par sa
+lecture, Monsieur Meydan répondit distraitement, sans
+lever la tête.</p>
+
+<p>Nadine avait laissé sa mante et ses socques dans le
+vestibule. Toute blanche dans sa robe de laine claire,
+elle vint par derrière son père, se pencha et l'embrassa
+au front, comme elle faisait chaque matin «pour faire
+envoler les soucis».</p>
+
+<p>&mdash;As-tu bien dormi, Père, as-tu souffert cette nuit?</p>
+
+<p>«Père» ne remarqua pas l'anxiété inaccoutumée
+de cette phrase quotidienne, ni le léger tremblement de
+la voix.</p>
+
+<p>&mdash;Bien, merci, dit-il. Tu es fraîche comme l'aube, tu
+sens l'air des bois, ma chérie. Et, repliant la lettre qu'il
+lisait, il tendit sa tassé à la jeune fille qui y versa le thé
+fumant. Le bonheur d'avoir mes enfants auprès de moi
+m'a véritablement ressuscité, au contraire. Je me sens
+léger et dispos, j'ai vingt ans ce matin. Quel bon Noël
+nous allons passer ensemble! Aussi bon que possible
+sans... Tiens, j'ai une lettre de Daniel, une lettre excellente.
+Il regrette de ne pouvoir venir, mais ses malades
+le retiennent. Il réussit merveilleusement, ce petit! Ah!
+c'est un cher garçon, un homme énergique, qui sait ce
+qu'il veut! Si tu marches aussi bien comme avocat que
+lui comme médecin, mon Jacques, je pourrai être
+fier de mes fils, je n'aurai pas tout-à-fait perdu ma vie.
+Et je ne parle pas de mes filles... Comme votre mère
+serait heureuse, mes enfants. Je veux être heureux pour
+elle et pour moi. Daniel vous envoie ses meilleurs baisers
+de Noël. Mais pourquoi les fillettes ne descendent-elles
+pas? Je ne vois pas leurs tasses...</p>
+
+<p>&mdash;Elles étaient fatiguées du voyage; songe donc:
+huit heures de chemin de fer et cette montée, depuis
+Borena, qu'elles ont voulu faire à pied! Alors on leur a
+servi leur déjeuner au lit. Elles doivent s'habiller et ne
+vont pas tarder à venir t'embrasser.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! comme tu les gâtes! Mais voyons, qu'as-tu?
+Maintenant que je te regarde, il me semble que tu es
+pâle... Et Jacques... Vous avez tous deux très mauvaise
+mine, vous me trompez, il y a quelque chose. Luce, c'est
+Luce, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Pas le moins du monde, répondit Nadine, de cette
+voix calme qui avait tant d'empire sur le malade. Luce
+se porte à merveille. Jacques et moi avons été au bois,
+cueillir du houx pour ce soir et le froid nous a saisis.
+Il fait une de ces gelées!</p>
+
+<p>&mdash;La voilà qui dissimule, elle, si droite, pensait son
+frère: c'est pour m'épargner. Mais, tout-à-l'heure, comment
+s'en tirera-t-elle? Pauvre Père, quel écroulement!
+Je suis un bandit!</p>
+
+<p>La jeune fille étendait le beurre sur les tartines chaudes.
+Elle se disait avec angoisse: Il est impossible que je
+parle à Papa aujourd'hui. Par exception, il est paisible
+et heureux; comment avoir le coeur de le troubler?
+Quel changement dans ses traits, tout à l'heure, lorsqu'il
+a remarqué notre pâleur! Comme on sent qu'un
+rien pourrait amener la crise fatale! Elle serait d'autant
+plus violente, en ce moment, qu'il est plus confiant et
+plus tranquille.</p>
+
+<p>&mdash;Qui aurons-nous à dîner? demanda Jacques, cherchant
+à rompre un silence pesant.</p>
+
+<p>&mdash;Mon ancien camarade Malprat, avec sa femme,
+cette bonne Francesca; le pasteur Le Brun est malade,
+il ne viendra pas; Monsieur et Madame Porchano, nos
+aimables voisins des Cèdres; Madame Lelong, notre
+autre voisine, mais pas sa pimbèche de fille qui, heureusement,
+est absente. Je n'aime pas beaucoup cette
+femme, mais elle est veuve et isolée, je n'ai pas le courage
+de la laisser seule, un soir de Noël. Enfin, l'indispensable
+et cher Calvetti, sans lequel je ne conçois pas
+un dîner à la maison. Tous, sauf Madame Lelong, de
+vieilles connaissances, tu vois. Si j'ai bien compté, cela
+fait six, onze avec nous cinq.</p>
+
+<p>&mdash;Onze! La table ne sera pas jolie, il manque une
+personne, répondit Jacques, pour dire quelque chose.
+Et puis, l'élément «vieille connaissance» quoique très
+appréciable, domine un peu trop. Il faudrait, il me semble,
+un peu de jeunesse. Pourquoi n'as-tu pas invité
+Georges Melville? Il y a si longtemps que je ne l'ai vu!
+Je serais bien aise de le retrouver.</p>
+
+<p>&mdash;C'est que...</p>
+
+<p>&mdash;N'est-il plus ton médecin?</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, il n'est pas venu en consultation, quand
+tu as été si malade?</p>
+
+<p>Nadine s'était levée brusquement.</p>
+
+<p>&mdash;Tu t'en vas? demanda le père.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais voir les petites, dit-elle sans se retourner.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'y a-t-il? demanda Jacques, très intrigué, lorsqu'elle
+eut disparu. Pourquoi ces réticences, ces airs
+mystérieux à propos de cet ami d'enfance, de cet ami de
+toujours? Daniel s'est-il fâché avec lui? Ils étaient
+si liés autrefois; ils ne pouvaient vivre l'un sans
+l'autre, au point que quand ils faisaient leurs études
+ensemble à Rome, on les appelait les frères Siamois.
+Il n'est pas possible qu'ils se soient brouillés. Après cela,
+Daniel... il est parfait, j'en conviens, mais, raide parfois,
+aussi. Pourtant, je ne peux le croire... Et puis, enfin,
+que diable! ce ne serait pas une raison suffisante: il n'y
+a pas que Daniel, ici. Du temps de Maman, Georges venait
+journellement à la maison, il faisait partie de la
+famille. Et maintenant, éclipse totale du Monsieur?
+C'est extraordinaire.</p>
+
+<p>&mdash;Il a été en Allemagne pendant près d'un an. Puis il
+a perdu son père.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai; mais maintenant il est de retour et son
+deuil touche à sa fin. Rien ne t'empêche plus de l'inviter.</p>
+
+<p>&mdash;..................................</p>
+
+<p>&mdash;Tu vois bien, il y a quelque chose. Quoi?</p>
+
+<p>&mdash;Rien. Ou plutôt il avait des idées... Figure-toi qu'il
+s'était épris de ta soeur et voulait l'épouser.</p>
+
+<p>&mdash;Tu appelles cela des idées? Si quelque chose est
+naturel, logique même, c'est ça. Ils semblent faits l'un
+pour l'autre. Melville est un charmant garçon, et sérieux,
+et plein d'avenir! Nadine ne pouvait trouver
+mieux, ni lui non plus. Elle n'a pas été assez folle pour
+refuser, j'espère? Je ne le lui pardonnerais pas.</p>
+
+<p>&mdash;C'est ce qui te trompe, mon cher: elle l'a refusé,
+bel et bien. Si «charmant» qu'il te semble, il ne lui
+plaisait pas, sans doute. J'ai laissé ta soeur entièrement
+libre, tu comprends. C'était il y a deux ans, un peu
+avant Noël. Ton phénix finissait son internat. J'étais
+très souffrant, je me souviens, le jour où j'ai reçu sa
+lettre. Et puis, naturellement, elle m'avait bouleversé:
+on a beau élever ses enfants pour eux, non pour soi, on
+a beau se préparer au sacrifice, se répéter que sa fille
+est grande et qu'elle pourra vous être enlevée d'un moment
+à l'autre, le coup est rude tout de même.</p>
+
+<p>&mdash;Que faut-il répondre? ai-je demandé à ta soeur.</p>
+
+<p>&mdash;Ceci, a-t-elle dit aussitôt, sans l'ombre d'une hésitation:
+«Ma fille est de beaucoup trop jeune pour se
+marier.» Et, séance tenante, sous mes yeux, elle a écrit
+la lettre, car j'étais trop faible pour le faire moi-même.
+Peut-on rien trouver de plus net, de plus précis, et, à
+la fois, de plus délicat que cette simple phrase? Cette
+enfant a un esprit, un coeur! Cependant Melville nous
+a gardé rancune. A son retour d'Allemagne, quand,
+après avoir soutenu sa thèse, il est venu prendre la
+clientèle de son père à Borena, il a négligé devenir
+nous voir. Il réussit fort bien, dit-on. Je le rencontre
+quelquefois en ville ou dans la montagne quand il fait
+ses tournées. Nous nous saluons, et c'est tout. Je ne lui
+en veux pas.</p>
+
+<p>&mdash;Trop jeune! elle avait vingt ans! C'est l'âge, au contraire,
+ou jamais!&mdash;allait dire le jeune homme, mais
+il se tut. Brusquement il se souvenait des vacances de
+Noël de cette année-là, si assombries par il ne savait
+quel malaise mystérieux: son frère qui boudait visiblement
+et donnait de mauvais prétextes pour ne pas venir;
+Georges, subitement parti pour l'Allemagne, par raison
+de santé, disait-on; Monsieur Meydan, joyeux comme
+un homme qui vient d'échapper à un grand danger;
+enfin, et surtout, Nadine, si différente d'elle-même, triste
+lorsqu'elle ne se croyait pas observée, d'une gaité exagérée
+devant le monde. Et maintenant, ce trouble, ce
+brusque départ, à ce nom...</p>
+
+<p>&mdash;Elle l'aime! pensait-il. Elle s'est sacrifiée. Papa ne
+voit rien, ou... mais ce serait d'un égoïsme monstrueux!</p>
+
+<p>Le déjeuner était fini. Monsieur Meydan, les pieds
+tournés vers le feu, lisait son journal. Jacques se leva
+et courut à la chambre de sa soeur. Il frappa, on ne
+répondit pas. Il tâcha d'ouvrir la porte: elle était fermée
+à clef.</p>
+
+<p>&mdash;C'est cela, je ne me suis pas trompé! Ah! l'héroïque
+chérie! Que faire, mais que faire? Je donnerais ma vie
+pour elle... et la savoir ainsi malheureuse...</p>
+
+<p>Nadine, à genoux devant son lit défait, cachait sa tête
+dans le coussin pour étouffer les sanglots qui ne voulaient
+pas s'arrêter. Son coeur vaillant, où tant de tristesses
+s'accumulaient en silence, éclatait enfin. Ce nom
+si cher, prononcé à ce moment-là, c'était trop. Elle
+pleurait toutes les larmes que, depuis si longtemps, sans
+cesse, elle refoulait au fond d'elle-même. Sa force faiblissait
+subitement; tout lui échappait à la fois. Sa tâche
+lui semblait manquée, son sacrifice, inutile. Pourquoi
+avait-elle fait taire son coeur et blessé à jamais cet ami
+toujours chéri en secret? Pour donner à ce père malade
+le calme, la paix qu'il lui fallait à tout prix; pour rester
+auprès de lui et continuer l'oeuvre inachevée, léguée par
+la chère morte. Or, voici cette paix, ce calme compromis,
+et avec quelle légèreté, par son frère. Son travail
+de persuasion, si délicat auprès de lui, avait donc été
+vain aussi, son influence, nulle!</p>
+
+<p>&mdash;J'ai sans doute été lâche, je ne l'ai pas assez grondé,
+pensait-elle. C'est que Père, quand il se fâche, dépasse
+toujours la mesure; alors, pour la rétablir... Je ne voudrais
+pas le rebuter, mon pauvre Jacques! Si on le décourage,
+je le connais, il ne luttera plus et se perdra
+tout à fait. Il est faible, étourdi, léger; pourtant son
+coeur est droit et bon. Il est toujours si repentant! Je
+ne sais pas, moi, diriger un garçon de cet âge, un
+homme, déjà! Tant de choses en lui m'échappent! Il
+n'a que deux ans de moins que moi, après tout! Je ne
+suis pas sa mère, mais sa soeur, sa camarade. Je ne
+puis que l'aimer!</p>
+
+<p>Encore si Daniel m'aidait, lui, l'aîné, lui, si intelligent,
+si fort! Mais il ne peut comprendre les faiblesses des
+autres; il est trop sévère, aussi; il a des mots cruels
+qui font d'inguérissables blessures. Et puis, je le sens, il
+m'en veut d'avoir refusé son ami. Il ne m'écrit pas, il
+fuit la maison. Il aime tant Georges! Il avait rêvé d'en
+faire son frère: la déception est grande, je le devine.
+&mdash;Ah! comme je l'adore, pour cette admirable fidélité!
+Impossible, pourtant, de lui expliquer les choses; il n'admettrait
+pas mes raisons. Je connais sa logique inflexible:
+«Un père n'a pas le droit de sacrifier son enfant;
+avant toute chose, une fille doit suivre la loi de la nature,
+qui est de se marier, de fonder, à son tour, une
+famille.» Tout de suite, j'en suis sûre, il avertirait
+Georges, parlerait à papa, dévoilerait le cher, le douloureux
+secret, si difficilement gardé. A quoi cela servirait
+il d'avoir tant combattu, tant souffert!</p>
+
+<p>Ai-je eu tort de refuser le bonheur? Pourquoi l'ai-je
+fait si brutalement? Ne pouvais-je laisser une porte
+ouverte à l'espérance? Mais Père, ce jour-là, était si
+malade, si mortellement inquiet! Je revois sa figure
+anxieuse: comme elle s'est subitement illuminée, quand
+je lui ai répondu! A ce moment-là, le sacrifice a été
+facile. Mais ce «de beaucoup trop jeune» qui l'a comblé
+de joie, qui lui semblait tout naturel (ne suis-je pas toujours
+une gamine à ses yeux?) a dû paraître à Georges
+le plus grossier des prétextes. Ah! je suis habile à faire
+souffrir, moi, quand je m'en mêle! Ma main est sûre
+contre moi-même. Il fallait...</p>
+
+<p>Mais que fallait-il?</p>
+
+<p>La jeune fille se leva et prit sur la cheminée une petite
+photographie jaunie, pâlie, presque effacée, dans
+un cadre de soie ancienne.</p>
+
+<p>Que fallait-il faire? Explique-le-moi, toi? Ne m'as-tu
+pas dit, en me les montrant tous: «Sois leur mère?»
+J'ai promis. Une mère n'abandonne pas ses enfants.
+J'ai tenu ma promesse; mais, maintenant, je suis lâche,
+tu vois. Quand saurai-je, à ton exemple, renoncer absolument
+à moi même? Mon Dieu, aide-moi, toi seul le
+peux!</p>
+
+<p>Ah! ce «moi» qui revient sans cesse, qui veut être
+heureux à tout prix! Lasse de toujours donner, j'ai
+soif de recevoir à mon tour. J'ai tant besoin de conseil
+et d'appui! Je suis jeune, inexpérimentée. Et puis, je
+voudrais vivre moi aussi, être heureuse! Mais c'est
+fini: pardonne-moi, Maman; va, je serai forte encore.
+Seulement, que faire en ce moment? Ne rien dire à
+Père? Et ces mille francs où les trouverai-je?... Ah!</p>
+
+<p>La brave enfant posa vivement le cadre sur la cheminée,
+courut à son secrétaire, l'ouvrit, y prit une enveloppe
+sur laquelle il y avait écrit: «Pour le portrait
+de Maman». Depuis la mort de sa mère, quatre ans bientôt,
+elle ajoutait à ses petites économies de maîtresse de
+maison tout l'argent que son père lui donnait pour ses
+menus plaisirs. Elle compta les dix billets de cent francs;
+ils y étaient, de la veille. C'était ce que demandait le
+peintre en renom, Bordinato, pour le pastel de Madame
+Meydan. Il avait fait la connaissance de la mère et de
+la fille à B***, dans les montagnes, où la pauvre femme
+prenait les eaux avant sa mort. Ils demeuraient dans le
+même hôtel. Le peintre se montrait plein d'attentions
+pour la malade. Nadine lui avait écrit et venait de recevoir
+la réponse. Oui, il se souvenait fort bien de la gracieuse
+femme aux grands yeux bleus si tristes, qu'il avait
+tant admirée, dont il avait pris, sans qu'elle s'en aperçut,
+maints croquis, dont il revoyait encore la fine carnation
+blanche, les lourds cheveux sombres, l'expression de
+lassitude et d'exquise douceur. Aidé de tous ses souvenirs
+et de la photographie passée, il essaierait de faire
+revivre les traits aimés...</p>
+
+<p>La jeune fille voyait déjà le médaillon dans le boudoir
+que sa mère affectionnait, au-dessus du vieux secrétaire
+orné de cuivre où elle écrivait, jadis. Le tendre
+regard la suivait, l'encourageait. Que son père serait
+ému et doucement joyeux en l'apercevant! Ne déplorait-il
+pas sans cesse de n'avoir pas un bon portrait de
+la chère morte?</p>
+
+<p>La «grande» ferma l'enveloppe, et, jetant un dernier
+coup d'oeil sur l'image pâlie, où les yeux devenus
+blancs, avaient perdu toute expression:</p>
+
+<p>&mdash;Tu m'approuves, je le sais, dit-elle à haute voix.
+Ton souvenir est en moi; et là, il ne s'altèrera jamais!</p>
+
+<p>Rapidement, elle descendit l'escalier, mit l'enveloppe
+dans la poche extérieure du pardessus de son frère,
+bien à portée de sa main, sous ses gants, puis, calme,
+entra dans l'office où «les petites soeurs» impatientes,
+un grand tablier de cuisine noué autour de la taille, la
+bavette piquée au corsage, les manches relevées, les
+cheveux attachés en chignon, l'attendaient pour faire
+le pudding.</p>
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>III</h3>
+
+<p><i>«De stériles succès notre journée est pleine.»</i></p>
+
+<p>SULLY PRUDHOMME.<br>
+
+<i>(Le temps perdu.)</i></p>
+
+<p>&mdash;«Vive Noël, je ne serai pas mangé!» s'écria le petit
+raisin de Corinthe. Et il se mit à brûler joyeusement
+dans le rhum enflammé, où il devint un charbon noir,
+de la grosseur d'un pois chiche».</p>
+
+<p>Nadine tourne avec peine la dure pâte dans le saladier
+de faïence. Les «petites soeurs», le nez en l'air, leurs
+cheveux bruns et leurs bras maigres poudrés de farine,
+l'écoutent attentivement. D'avoir enlevé les pépins à
+tant de raisins secs dont plus d'un a changé de destination
+en route, leurs joues et leurs doigts sont tout
+poisseux; d'avoir tant travaillé, elles sont fatiguées et
+soupirent.</p>
+
+<p>La porte s'ouvre:</p>
+
+<p>&mdash;Tu arrives à point, s'écrie Maggie; l'histoire est
+finie et le pudding aussi. Nous t'attendions pour le
+remuer, il ne manquait plus que toi.</p>
+
+<p>&mdash;Laisse moi, dit Jacques.</p>
+
+<p>&mdash;Mais non, mais non, tu n'y échapperas pas, toi non
+plus! Il serait manqué! Tu sais bien, pour qu'un
+pudding de Noël soit bon, il faut que tout le monde y
+ait travaillé, c'est «Miss» qui le disait. Sens comme
+il sent bon! Il sent le rhum! Et ces petits morceaux
+verts, c'est du cédrat!</p>
+
+<p>&mdash;J'ai la migraine; et puis il faut que je sorte.
+Nadine, viens, j'ai à te parler.</p>
+
+<p>Il était très pâle et ses lèvres avaient de petits mouvements
+convulsifs. Quand ils furent seuls:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne puis pas accepter, dit-il, en tendant l'enveloppe
+à sa soeur. Je préférerais subir la pire des réprimandes,
+recevoir des coups, être chassé de la maison, tout,
+plutôt que cela! Comment as-tu pu croire que j'aurais
+le coeur...</p>
+
+<p>&mdash;Je te comprends, mais il le faut.</p>
+
+<p>&mdash;J'aimerais mieux en finir tout de suite, me tuer
+comme un chien...</p>
+
+<p>&mdash;C'est possible. Mais avant toi il y a Père.</p>
+
+<p>&mdash;Jamais, jamais, je ne consentirai...</p>
+
+<p>&mdash;Ne dis pas de folies. Va te promener. Réfléchis.
+Accepte: <i>elle</i> te l'ordonnerait.</p>
+
+<p>Sans répondre, Jacques quitta la chambre. Sa soeur le
+vit traverser la cour et se diriger vers l'écurie. Un
+moment après il reparaissait à cheval. Elle ouvrit la
+fenêtre:</p>
+
+<p>&mdash;Reviendras-tu pour déjeuner?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas. Si je ne suis pas de retour, excuse-moi.</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>Et il partit.</p>
+
+<p>Lorsque, vers midi, Nadine et ses soeurs descendaient
+du break qui les ramenait du temple, la grosse
+Perpetua accourut, toute rouge:</p>
+
+<p>&mdash;Signora, signora, le courrier a porté les bananes
+et les mandarines, mais pas les huîtres. Comment
+allons-nous faire maintenant? Monsieur Jacques a pris
+la jument, et Monsieur défend que le cheval aille en
+ville deux fois de suite. Il faut une bonne heure pour
+aller à pied à Borena, un peu plus pour en revenir. Il
+est midi moins dix: or, après déjeûner, personne
+n'aura le temps... Povere, nous sommes bien!</p>
+
+<p>&mdash;Vous reste-t-il des truffes blanches?</p>
+
+<p>&mdash;Quelques-unes.</p>
+
+<p>&mdash;Faites un risotto aux truffes.</p>
+
+<p>&mdash;Un risotto! pour un grand dîner? Dieu du ciel,
+cela ne s'est jamais vu! C'est bon quand on est seul!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! un dîner d'intimes! Ces messieurs l'aiment
+tous, je le sais, et ces dames trouveront que vous le
+faites fort bien. Vous verrez qu'elles m'en demanderont
+la recette.</p>
+
+<p>&mdash;La signorina en parle à son aise! Que la Madone
+dessèche ma langue dans mon palais si je sais avec
+quoi je le ferai crever.</p>
+
+<p>&mdash;N'avez-vous pas du bouillon?</p>
+
+<p>&mdash;Basta! bien sûr que j'en ai, mais tout juste
+pour le potage de tout ce monde, sans compter ceux,
+que Monsieur va toujours chercher au dernier moment.</p>
+
+<p>&mdash;Ajoutez du liebig.</p>
+
+<p>&mdash;Du liebig! par santa Perpetua, ma patrone, ce
+serait du propre! Avec un peu d'eau tiède, n'est-ce
+pas, comme à l'auberge de la Serafita? Non, non, je ne
+suis pas une cuisinière à liebig, moi!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! faites comme vous pourrez, ma pauvre
+fille, débrouillez-vous!</p>
+
+<p>&mdash;Nadine! criait au même instant Lucette, qui accourait
+tout en larmes, Nadine! regarde mon bracelet,
+il est brisé! Maggie, la méchante, l'a tiré très fort et
+l'a démoli!</p>
+
+<p>&mdash;Je ne l'ai pas tiré fort du tout, Mademoiselle, dit
+celle-ci qui la suivait, rouge comme un petit coq.</p>
+
+<p>&mdash;Si, Mademoiselle, vous l'avez tiré très fort; la
+preuve, c'est que vous l'avez cassé.</p>
+
+<p>&mdash;Il était cassé avant, ce n'est pas ma faute, je l'ai à
+peine touché.</p>
+
+<p>&mdash;C'est pas vrai, et même vous l'avez fait exprès, j'en
+suis sûre. Je piétinerai le vôtre!</p>
+
+<p>&mdash;Si tu approches ta main... tu verras ce qui t'arrivera.
+D'abord, je te giflerai et puis je jetterai ton joli
+plumier neuf au feu.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es une vilaine!</p>
+
+<p>&mdash;Et toi, une rapporteuse!</p>
+
+<p>La grande soeur eut de la peine à les calmer.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, un jour de Noël, se battre! c'est bien
+mal! grondait-elle doucement. Maggie, tu me fais beaucoup
+de chagrin!</p>
+
+<p>Elle promit à Lucette de faire arranger le bijou, et,
+en attendant, lui prêta une de ses bagues. La petite
+était repentante; l'autre boudait.</p>
+
+<p>La jeune fille regarda la pendule: midi et quart!</p>
+
+<p>&mdash;Il faudrait vite déjeuner. Maggie, va dire à Agnese
+de venir mettre le couvert. Vos amies arrivent vers deux
+heures; il faut, avant, que l'on ait mangé à la cuisine
+et que la salle à manger soit débarrassée.</p>
+
+<p>L'enfant revint.</p>
+
+<p>&mdash;Agnese dit qu'elle n'est pas prête. Elle veut,
+d'abord, finir les chambres. Elle grogne et prétend
+qu'elle a plus d'ouvrage qu'elle ne peut en faire aujourd'hui.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai pourtant fait aider.</p>
+
+<p>Nadine allait sonner pour faire venir l'insolente et la
+forcer à obéir, mais elle se contint. La femme de chambre
+avait mauvais caractère, c'était vrai; pourtant, au
+fond, elle était dévouée et honnête. Comme la cuisinière,
+elle avait été choisie et dressée par Mme Meydan;
+cela seul leur donnait à toutes les deux une grande
+valeur aux yeux de la jeune maîtresse de maison. Et
+puis, dans ce coin perdu de montagne, il était si difficile
+d'avoir de bonnes servantes! Toutes voulaient s'en
+aller en ville pour gagner davantage. De plus, M. Meydan
+était accoutumé à leurs soins; ne valait-il pas
+mieux supporter quelque chose que de l'exposer à être
+moins bien servi? Les domestiques sentaient tout cela
+et en abusaient.</p>
+
+<p>&mdash;Bon! fit la grande soeur. C'est moi qui mettrai le
+couvert. Enfants, venez m'aider!</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi Jacques n'est-il pas là? demanda le père
+en se mettant à table.</p>
+
+<p>&mdash;Il avait des courses à faire en ville.</p>
+
+<p>&mdash;Ne pouvait-il s'y prendre plus tôt ou les faire cette
+après-midi? Il a flâné toute la matinée dans la maison.
+C'est singulier que, sur quatre repas qu'il peut prendre
+avec nous, il en escamote un. Ne doit-il pas repartir demain
+soir?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Ce procédé-là est inqualifiable. On avertit, au
+moins!</p>
+
+<p>M. Meydan se tut. Il était très froissé. Le repas fut
+maussade, malgré les efforts que fit Nadine pour l'animer.
+Lucette pensait à son beau bracelet cassé; elle
+avait envie de pleurer; Maggie boudait toujours.
+Agnese, qui servait, avait une figure renfrognée.</p>
+
+<p>«Pour un joyeux Noël, c'est un joyeux Noël!» pensa
+la jeune fille, se souvenant des paroles de son frère, le
+matin.</p>
+<br><br><br>
+
+
+<h3>IV</h3>
+
+<p><i>«Reste là, ô mon âme! suspendue comme<br>
+un fruit, jusqu'à ce que l'arbre meure.»</i></p>
+
+<p>SHAKESPEARE.<br>
+
+<i>(Cymbeline.)</i></p>
+
+<p>Comme on s'amuse! La maison est au pillage. Les
+«petites soeurs» et leurs amies «font» des charades.
+Nadine a mis à leur disposition, pour s'habiller, la
+grande chambre de débarras du second, où, depuis des
+années, s'entassent dans des caisses et dans des cartons,
+les vieux habits et les chapeaux démodés de la famille.
+Aussi, quelles trouvailles! quelles résurrections de
+choses oubliées! Monsieur Meydan a ouvert la porte de
+son cabinet pour voir passer les «actrices». La contrariété
+du déjeuner est oubliée; il rit de leurs inventions
+cocasses. La grande soeur les aide à se déguiser, leur
+donne des idées, puis elle descend bien vite, contenir,
+distraire les «spectatrices», impatientées d'attendre.
+Dans leurs longues robes de dame où elles s'entravent,
+avec leurs cheveux relevés en chignon, sous la voilette
+trop serrée qui se colle à leurs nez enfantins et accroche
+leurs cils, elles sont adorables, les fillettes. Elles
+ont, à la fois, les attitudes, le parler de vraies dames,
+avec des idées d'enfant d'une exquise naïveté. Maggie a
+découvert un vieux costume de Jacques, abandonné
+depuis des années au fond d'une malle. Toutes en
+même temps veulent être «l'homme». A l'aide d'un
+bouchon brûlé elles se font des moustaches et prennent
+une grosse voix, une démarche martiale. Mais,
+quoi qu'elles fassent, leur tournure, déjà féminine,
+prête une grâce étrange au vilain vêtement raide; leur
+bouche paraît plus fraîche et plus pure sous l'horrible
+trait noir qui la dépare..</p>
+
+<p>Une mignonne blonde, déguisée en mariée, vêtue
+d'une longue robe blanche, un rideau sur le visage en
+guise de voile, passe, modeste, les yeux baissés, donnant
+le bras à un turc à turban, drapé dans un tapis de
+table. Un petit mitron, en bonnet de papier, vient timidement
+embrasser Monsieur Meydan. C'est Lucette.
+Qu'elle est drôle ainsi!</p>
+
+<p>Puis, le goûter dans la salle à manger, la montagne
+de merveilles empilées sur un plat, le chocolat mousseux.
+On va chercher Papa pour qu'il prenne sa part
+des bonnes choses. Il ne mange pas, mais s'égaie des
+vives saillies qui partent comme des fusées, des yeux
+brillants, des joues roses. Nadine, debout, remplit les
+tasses, fait passer les merveilles, pense à tout. Sa bouche,
+si fraîche dans son beau visage pâle, a un petit
+sourire contraint, nerveux. Ses yeux gris n'ont pas de
+rayons. Son rire sonne faux; sa voix, parfois, se brise.
+Il y a, en elle, quelque chose d'absent et de douloureux
+que son père lui a déjà vu sans y prendre garde, et qui
+le frappe, en ce moment, pour la première fois. Il l'observe
+attentivement.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi Jacques ne rentre-t-il pas? se demande-t-elle
+avec angoisse.</p>
+
+<p>Enfin les «amies» sont parties. L'heure du dîner
+approche. La jeune maîtresse de maison jette un dernier
+coup d'oeil à la table. Oui, c'est bien. Sous le grand
+lustre ancien d'où vingt bougies envoient leur joyeuse
+lumière, une énorme touffe de gui est suspendue. Ses
+petites boules blanches, ainsi éclairées, ont l'air de
+perles fines. Dans le grand surtout d'argent du milieu,
+les cyclamens et les fougères de la serre se mêlent avec
+grâce. Les cristaux étincellent. L'argenterie de vieille
+maison bourgeoise, soignée de mère en fille, étale son
+luxe solide sur le beau linge damassé très blanc, à côté
+de la porcelaine à filets dorés. Une guirlande de houx,
+qui court tout autour de la table, relève par le ton vif
+de ses baies et le vert sombre et lustré de ses feuilles,
+toutes ces blancheurs. Des menus, peints par la jeune
+fille dans les longues journées d'automne où elle était
+seule avec son père, prouveront aux convives qu'elle a
+pensé à eux bien longtemps à l'avance. Le feu brûle
+clair dans la grande cheminée: tout a un air confortable
+et accueillant. Un tour à la cuisine, puis vite les
+«petites soeurs».</p>
+
+<p>Elles s'habillent en bavardant, encore toutes vibrantes
+de plaisir. Nadine arrive à temps pour «faire le
+noeud» du ruban qui attache leurs longs cheveux
+bruns démêlés avec peine, et pour mettre les robes
+blanches. Elles vont très bien, les cols aussi. Que
+les petites chéries sont gentilles ainsi! Les yeux de
+Maggie brillent, son teint est animé. Lucette a «très
+chaud»; elle plaque les paumes de ses mains fraîches
+sur ses joues à peine teintées de rose; ses yeux, profonds
+et doux, s'attachent à ceux de la grande soeur
+qui l'embrasse tendrement puisant un peu de force
+dans ce regard, si semblable à un autre regard aimé.
+Elle est horriblement lasse; elle a peine à se tenir
+debout. Comme il serait bon de se coucher, de mettre
+sa tête lourde et brûlante sur l'oreiller frais! Non pour
+dormir, cependant, elle est trop inquiète. Jacques n'est
+pas encore rentré, où peut-il bien être allé? Il avait
+l'air si désespéré! Pourvu, mon Dieu!... mais non,
+c'est une crainte insensée! Que, cette après-midi a été
+interminable!</p>
+
+<p>Un coup de sonnette à la grille: est-ce lui? Nadine
+court à la fenêtre. Oui, Dieu soit loué, c'est lui. Elle
+reconnaît le pas de la jument sur le gravier. Voici, près
+du bassin, la haute silhouette d'un homme à cheval.
+Mais se trompe-t-elle? on dirait qu'il n'est pas seul! Une
+autre silhouette se détache de la première, au détour de
+l'allée. Qui peut être ce second cavalier? Serait-ce, déjà,
+un convive? Il n'est que six heures vingt, le dîner est
+pour sept heures et demie. Ce buste long et mince...
+mais c'est sans doute celui de «l'ami Calvetti»! Comme
+il demeure très loin, il arrive toujours trop tôt, pour ne
+pas être en retard. Jacques l'aura rencontré en chemin.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, Dine, s'écrie celui-ci en entrant, tu n'es
+pas prête! Il y a du monde au salon, descends vite! Je
+m'habille en deux temps, trois mouvements, et je te
+rejoins.</p>
+
+<p>La jeune fille se précipite dans sa chambre. Elle n'a
+pas le temps de changer de robe. Ah! tant pis! Elle
+brosse ses cheveux, se lave les mains, met un col de
+dentelle sur son corsage qu'elle ouvre un peu, pique
+une rose, se regarde:&mdash;«J'ai déjà l'air de ce que je
+serai bientôt, une vieille fille», se dit-elle en riant, et
+rapidement, elle descend. Elle entre dans le salon, mais,
+soudain, s'arrête, les jambes cassées, tout le sang de ses
+veines refluant vers son coeur. D'un air égaré, elle le
+regarde venir: car c'est bien lui, elle ne rêve pas, c'est
+bien ce visage brun dont chaque trait semble gravé au
+fond d'elle-même, sa taille élevée, un peu inclinée en
+avant. Pourquoi est-il si pâle? Il plonge dans ses yeux
+ce regard direct, inquisiteur, qui pénétrait, jadis,
+jusqu'en ses plus intimes pensées.</p>
+
+<p>«Qu'est-ce que cette mauvaise plaisanterie», songe-t-elle.
+«Je n'avais pas besoin de cette épreuve, aujourd'hui,
+par surcroît».</p>
+
+<p>&mdash;C'est Jacques qui a voulu que je vienne, dit la
+voix aimée, assourdie, en ce moment, par une
+suprême angoisse. Il prétend&mdash;il se trompe, n'est-ce
+pas?&mdash;il dit qu'il y a un malentendu entre nous, que,
+si vous n'avez pas voulu de moi, il y a deux ans, ce
+n'était pas, c'était... par devoir, par dévouement; que
+si vous aviez été libre... On croit facilement ce que
+l'on espère; je n'ai pas pu résister au désir de venir
+savoir si c'est vrai. Pardonnez-moi!</p>
+
+<p>Nadine n'entend plus rien. Une joie surhumaine l'envahit
+toute, brisant ses dernières forces, brouillant le
+contour des choses, l'emportant dans un tourbillon de
+fidélité. Elle va tomber, mais un bras vigoureux la
+retient. Elle laisse aller sa tête sur une chère épaule.
+Aussitôt, quel repos invraisemblable, divin, succédant
+à tant de tourments! Quelle sécurité délicieuse après
+tant d'inquiétudes, quelle douceur, quelle paix!</p>
+
+<p>&mdash;Alors, c'est vrai? demande-t-il très bas, en se penchant
+sur le blanc visage adoré.</p>
+
+<p>&mdash;Oui...</p>
+
+<p>Il se baisse encore davantage: tout semble aboli sauf
+eux-mêmes et la minute présente qui contient l'éternité.
+On marche dans le corridor... Ils se séparent, tremblants
+comme des coupables, ivres, véritablement ivres
+de bonheur.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, alors, je ne comprends pas... pourquoi ce
+«de beaucoup trop jeune» qui m'a tant fait souffrir?</p>
+
+<p>&mdash;J'avais promis... vous vous souvenez...</p>
+
+<p>&mdash;De ne pas abandonner votre père? Je savais cela.
+Je vous aurais comprise et approuvée Pourquoi ne
+disiez-vous pas, tout simplement...</p>
+
+<p>&mdash;Que je vous aimais, que je me sacrifiais à Père, à
+sa santé, à son bonheur? Non! D'abord, aurait-il accepté?
+Et puis, il était si malade, ce jour-là! Je le
+voyais si mortellement inquiet! Il fallait le rassurer, à
+tout prix, entièrement, lui donner le repos d'esprit
+qui, pour lui, à ce moment-là, était la vie même.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez raison; j'aurais dû deviner, m'informer
+auprès de vous, avant. Mais j'étais affolé; on m'avait
+dit que vous aviez été demandée en mariage; j'ai craint
+qu'on ne vous prît à moi. Encore, si j'avais été sûr que
+vous m'aimiez! Je croyais bien l'avoir lu dans vos
+yeux, mais jamais vos lèvres ne me l'avaient dit. On
+doute toujours quand on aime vraiment, vous le savez.
+Je pouvais m'être trompé, avoir pris mes désirs pour
+la réalité. Si j'allais vous retrouver mariée ou fiancée!
+Sans réflexion, j'ai écrit. La réponse, de votre main,
+catégorique et nette comme un coup de couteau, a
+tranché toutes mes espérances. J'ai cru que vous ne
+vouliez pas de moi, que vous aviez pris cet invraisemblable
+prétexte pour me repousser.</p>
+
+<p>&mdash;Un coup de couteau, c'est bien cela. Mais c'était
+ma vie qu'il détachait de moi, me semblait-il. J'écrivais
+sous les yeux même de Père, penché au-dessus de
+mon épaule, plein d'angoisse. Je n'avais qu'une peur:
+me trahir; qu'un désir: éviter, à tout prix, la crise
+imminente. Je me sentais une décision, une lucidité
+invraisemblables. Depuis, j'ai compris qu'au fond, sans
+m'en rendre compte... Vous n'avez donc pas songé que
+je pourrais vieillir?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas cessé un instant de l'espérer.</p>
+
+<p>&mdash;C'est pour cela que vous m'évitiez si soigneusement?</p>
+
+<p>&mdash;Et vous, ne me fuyiez-vous pas aussi? Que de fois
+j'ai vu disparaître votre robe quand j'arrivais dans un
+endroit!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! quelle peur j'avais, et quel désir de vous rencontrer,
+tout à la fois!</p>
+
+<p>&mdash;Vous souvenez-vous, chez la vieille aveugle que je
+soignais, à Morlino? Je vous y ai surprise, un matin,
+lui faisant la lecture. Comme je gardais la porte vous
+ne pouviez pas sortir sans passer près de moi. Alors
+vous vous êtes réfugiée dans un petit coin, auprès de la
+cheminée, et vous êtes restée là, immobile et toute pâle.</p>
+
+<p>&mdash;Vous aviez l'air si indifférent, si froid!</p>
+
+<p>&mdash;Les battements de mon coeur m'empêchaient
+d'entendre quand j'auscultais la pauvre femme. Vous
+m'avez à peine salué.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous aimais tant, ce jour-là! Mon âme s'échappait
+de moi et s'en allait vers vous.</p>
+
+<p>&mdash;Bien-aimée!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est une cruelle souffrance de fuir toujours
+ce qui vous attire tant!</p>
+
+<p>&mdash;Mais je ne faisais pas que vous fuir...</p>
+
+<p>&mdash;Comment, vous m'avez donc cherchée, vous aussi,
+parfois?</p>
+
+<p>&mdash;Avidement, sur tous les chemins, par toutes les
+rues. Votre nom montait à mes lèvres, même lorsque
+je ne croyais pas penser à vous, hantant mes heures
+d'études, obsédant toutes mes pensées, se substituant
+sous ma plume aux mots techniques. Chaque robe
+claire aperçue de loin, chaque jeune silhouette entrevue
+me faisait battre le coeur.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi! Que de fois ai-je été en ville sans aucun
+motif, dans l'espoir seul de vous rencontrer! Un soir
+d'hiver, à la nuit tombante, j'étais mortellement inquiète
+de vous; il me semblait que quelque chose vous
+menaçait. Je venais de terminer mes emplettes; je
+laissai Federigo avec la voiture devant la poste et je
+passai devant votre porte. Il n'y avait personne dans
+l'étroite et sombre rue en pente. La fenêtre de votre
+cabinet de travail était grande ouverte, vous vous
+teniez debout près d'elle, regardant anxieusement
+dehors. Votre buste se dessinait sur le fond éclairé de
+la pièce: que faisiez-vous là, par ce froid? Vous aviez
+l'air de m'appeler, de m'attendre, et vous ne m'avez
+même pas reconnue! Deux jours après votre père mourait
+subitement.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai aucun souvenir de cela; j'ai tant souffert,
+depuis! Alors, c'est vrai, vous sentiez que j'allais être
+malheureux?</p>
+
+<p>&mdash;Oui. Et après, comme c'était cruel de ne pouvoir
+partager votre chagrin, de n'avoir pas le droit de
+pleurer avec vous!</p>
+
+<p>&mdash;Chérie! Si je l'avais su, quel bien cela m'aurait
+fait! Et moi, savez-vous où je passais mes soirées,
+l'été, alors qu'on me demandait partout en vain, si bien
+que le bruit a couru en ville que j'avais une intrigue?
+Derrière la charmille, à vous écouter faire de la musique,
+avec votre père. J'arrivais, comme un voleur,
+par le saut-de-loup du bois.</p>
+
+<p>&mdash;Vous étiez là? Je jouais pour vous.</p>
+
+<p>&mdash;Je le sentais... Oui, vraiment, il n'y a pas que ce
+que l'on voit et ce que l'on touche qui soit réel. Viens,
+plus près...</p>
+
+<p>&mdash;Mais ce bruit...</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est rien. Laissez-moi, au moins, votre main.
+N'avons-nous pas été assez longtemps séparés? Il faut
+réparer tout cela! Pourtant, nous devons attendre et
+souffrir encore: car, vous le sentez, n'est-ce pas? je ne
+veux pas vous prendre à votre devoir. Si vous cessiez
+de le faire avant toute chose, ma douce vie, vous cesseriez
+en même temps d'être vous-même, vous ne
+seriez plus celle qui m'est si chère. L'épreuve, qui a
+mûri et fortifié notre amour, m'a aussi enseigné la
+patience. J'attendrai: je vous aime assez pour cela.
+D'ailleurs, vous m'aimez: voilà qui va m'aider singulièrement.
+Dans trois ou quatre ans, les «petites soeurs»
+auront terminé leurs études et pourront vous remplacer
+auprès de votre père. Alors je vous réclamerai comme
+mienne: car rien au monde ne peut nous séparer
+définitivement, n'est-ce pas, mon amour? Vous n'avez
+pas promis de ne jamais vous marier?</p>
+
+<p>&mdash;Non, rassurez-vous. J'ai promis de ne pas laisser
+Père seul, d'élever les petites.</p>
+
+<p>&mdash;Nous le préparerons à cette idée doucement, sans
+secousse. Nous le soignerons si bien, tous les deux,
+nous l'aimerons tant, qu'il vivra de longues années
+encore. Borena n'est pas si loin de «Paradiso»
+après tout! Quand les fillettes seront mariées, à leur
+tour, nous le prendrons avec nous ou nous viendrons
+ici.</p>
+
+<p>Un grognement dans le corridor, bien accentué, cette
+fois, les fit brusquement s'éloigner l'un de l'autre, et
+s'asseoir, très sages, de chaque côté de la cheminée.
+C'était Jacques qui s'annonçait ainsi.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien?&mdash;demanda-t-il en entrant&mdash;me suis je
+trompé?</p>
+
+<p>Nadine était déjà suspendue à son cou et l'embrassait
+de toute son âme.</p>
+
+<p>&mdash;Que tu es bon! que je t'aime! disait-elle.&mdash;Puis,
+tout bas: Nous sommes quittes, maintenant.</p>
+
+<p>&mdash;Jamais! Ce que j'ai fait, moi, ne m'a coûté que
+quelques pas, tandis que toi... Ah! brave, brave chérie!
+et... vilaine sournoise qui cachais si bien son jeu! Il
+était introuvable, cet animal de docteur! Tu n'imagines
+pas à quel point il est entêté. Ah! il n'est pas précisément
+maniable, le cher ami, je t'en préviens! Il s'obstinait
+dans une modestie charmante, mais qui contrariait
+singulièrement mes projets.</p>
+
+<p>&mdash;«C'est elle qui te l'a dit?» répétait-il comme un
+refrain.</p>
+
+<p>&mdash;«Non, je l'ai deviné.</p>
+
+<p>&mdash;«Si tu te trompais...</p>
+
+<p>&mdash;«Tu en serais quitte pour un second refus... et
+pour un excellent dîner de Noël: le bonheur de ta vie
+et de la sienne vaut bien cela, que diable! D'ailleurs
+je suis sûr de ne pas me tromper.» Mais, voilà Papa!
+Je l'ai averti que je t'ai rencontré et amené. Il a trouvé
+cela tout naturel. Même, il est enchanté de te revoir,
+j'en suis sûr. Il t'aime bien, tu sais, et tant que tu ne lui
+prends pas sa fille...</p>
+
+<p>Le dîner, fort bien préparé&mdash;Perpetua s'était surpassée
+&mdash;impeccablement servi par Agnese et Federigo, le
+cocher-jardinier, fut charmant. Nadine, placée en face
+de son père, était si belle, que tous les regards se portaient
+involontairement sur elle. Ses cheveux ondés
+avaient, sous l'éclatante lumière, des reflets d'or. Ses
+yeux, tout à l'heure encore comme voilés de brume,
+prenaient, sous leurs cils noirs, la couleur et la transparence
+des vagues par un beau matin d'avril. Un sang
+renouvelé montait de son coeur à ses joues et les animait;
+sa bouche souriait, vivante, aimable et douce,
+vrai fleur d'âme nouvellement éclose. Elle rayonnait
+véritablement, et dégageait autour d'elle du bonheur,
+de la jeunesse, de la grâce, de la bonté. Monsieur Meydan
+l'observait de nouveau. Il comparait son air radieux
+de maintenant à l'air angoissé de tout à l'heure; il commentait
+le brusque départ du matin au nom de Georges,
+et ce retour inopiné du docteur, sa joie évidente, aussi.
+Mille indices, auxquels il n'avait pas pris garde tout
+d'abord, ou qu'il avait repoussés, comme importuns,
+lui revenaient à l'esprit. La lumière se faisait en lui.</p>
+
+<p>&mdash;A propos, et vos pintades? lui demandait Madame
+Malprat.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai réussi les grises, mais pas les blanches, répondait-il
+courtoisement, trouvant surprenant, qu'on pût
+s'intéresser à de si pauvres petites choses alors que de
+si graves événements se passaient autour de lui.</p>
+
+<p>Jacques était heureux. «Cet épanouissement, c'est
+mon oeuvre», pensait-il avec satisfaction. Sans moi...
+Je puis donc encore être bon à quelque chose! Si j'ai
+fait beaucoup de mal, je sais, aussi, faire un peu de
+bien parfois.</p>
+
+<p>&mdash;Cette petite Nadine est éblouissante, ce soir, dit
+Monsieur Malprat à sa voisine, Madame Lelong, plate
+et sèche personne, mère d'une fille insignifiante et prétentieuse.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, répondit-elle d'un air pincé. Il est vrai qu'elle
+s'habille si bien!</p>
+
+<p>Aujourd'hui, au moins, sa toilette est plutôt modeste.
+Je lui connais cette robe depuis très longtemps.
+Elle a du goût, c'est vrai, mais ce n'est pas ce qu'elle
+met qui la rend jolie; c'est elle qui donne un air particulier
+à tout ce qu'elle porte. L'avez-vous jamais surprise,
+le matin, quand elle est dans sa tenue de petite
+maîtresse de maison active, avec ses cheveux bien
+relevés au sommet de la tête, ses jupes courtes, ses
+tabliers à bavette? Elle est exquise, ainsi! Ah! si j'avais
+un fils!</p>
+
+<p>Pour ne pas trahir son secret, Georges se privait de
+regarder son amie, mais il la voyait quand même. Il
+discutait gravement littérature avec sa voisine, Madame
+Porchano, femme aimable et distinguée, qui,
+étant fort sourde, parlait à voix très basse; pourtant, il
+suivait chacun des gestes de la jeune fille, il ne perdait
+pas un mot de ce qu'elle disait. Comment cela se faisait-il?
+Ceci est un des menus miracles de l'amour, qui en
+fait bien d'autres.</p>
+
+<p>Maggie, fière d'être assise auprès de «l'Ami Calvetti»,
+comme une grande personne, causait avec lui de Florence,
+sa ville natale, heureuse de faire montre de son
+bon italien, et regardait, non sans dédain, Luce, confiée
+aux soins de Jacques, ainsi qu'une petite fille. Tout
+homme d'esprit qu'il était, le subtil célibataire ne dédaignait
+pas de se mettre en frais pour elle; il s'amusait de
+ses airs importants, sans cesser pour cela d'observer ce
+qui se passait autour de lui. «Melville de retour après
+deux années d'absence, Nadine radieuse, Meydan
+préoccupé, Jacques, gai comme un pinson, Malprat
+intrigué, Madame Lelong inquiète: <i>va bene</i><a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a><a href="#footnote30"><sup>30</sup></a>, pensait-il.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote30" name="footnote30"></a><b>Note 30:</b><a href="#footnotetag30"> (retour) </a> Ça va bien.</blockquote>
+
+<p>Le pudding brûla comme jamais pudding au monde
+n'avait brûlé.</p>
+
+<p>&mdash;C'est nous qui l'avons fait&mdash;dirent les fillettes&mdash;et
+aussi Nadine.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! le petit raisin de Corinthe qui ne voulait
+pas être mangé! Vois-le, Dine! Il brûle tout seul, là, sur
+le bord, s'écria Lucette, de sa voix claire.</p>
+
+<p>La grande soeur se mit à rire, les yeux subitement
+mouillés de larmes. «Comment, il n'y a que quelques
+heures que je racontais cette histoire, le coeur
+broyé d'angoisse? Et maintenant... Qu'il faut peu de
+temps pour changer toute une vie,» pensait-elle. «La
+véritable durée des choses se mesure en nous, non
+ailleurs.»</p>
+
+<p>On se levait de table. Arrivé dans le salon brillamment
+éclairé:</p>
+
+<p>&mdash;Eh! bien, <i>carina mia</i><a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a><a href="#footnote31"><sup>31</sup></a>, dit Monsieur Meydan à sa
+fille aînée en l'entraînant à l'écart, je crois que nous
+avons bien vieilli, depuis deux ans.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote31" name="footnote31"></a><b>Note 31:</b><a href="#footnotetag31"> (retour) </a> <i>ma chérie</i></blockquote>
+
+<p>&mdash;Non, Papa, dit-elle&mdash;mettant par un geste familier
+sa jolie tête sur l'épaule de son père et l'enveloppant
+de son regard aimant&mdash;tant que tu auras besoin
+de moi, je serai toujours de beaucoup trop jeune!</p>
+
+<p>&mdash;Mais l'âge est venu d'aimer?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;C'était inévitable, et j'étais un vieux fou... D'ailleurs,
+tu as bien placé ton coeur, mon enfant!</p>
+
+<p>Georges les regardait. M. Meydan lui fit signe d'approche;
+et, prenant la main de sa fille, sans parler, il
+la mit dans celle du jeune homme.</p>
+
+<p>&mdash;Mon père! dit celui-ci, vivement ému.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pas de phrases, s'il te plaît! Tu es un fieffé
+voleur et tu mériterais la corde. Mais si tu me laisses
+ma fille encore un peu de temps, je te pardonnerai.</p>
+
+<p>&mdash;Voleur, moi? Je ne vous enlève rien, et je vous
+donne un fils.</p>
+
+<p>&mdash;Des mots, des mots, tout cela! Celui qui nous
+prend le coeur de notre enfant est un voleur, et le plus
+effronté, le plus dangereux de tous, je n'en démords pas.
+Un voleur excusable, un voleur pardonné, aimé même
+peut-être, mais un voleur.</p>
+
+<p>Les «petites soeurs», intriguées de ce colloque, avançaient
+leurs têtes curieuses vers le groupe. Les dames
+s'éventaient d'un air discret.</p>
+
+<p>Jacques s'en aperçut.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, docteur! dit-il tout haut à Georges en
+s'approchant, comment trouves-tu papa, ce soir?</p>
+
+<p>&mdash;Mais beaucoup mieux, je suis très content. Son
+pouls est excellent, régulier, ferme; cela va parfaitement!</p>
+
+<p>La soirée passa très vite, comme tout ce qui est vraiment
+bon en ce monde. Le gros voisin, Porchano,
+congestionné par le dîner, proposa de faire un whist et
+alla s'installer à la table préparée dans le petit salon
+contigu avec sa femme, Madame Lelong et Madame
+Malprat.</p>
+
+<p>«L'Amivetti», comme l'appelaient les enfants autrefois,
+avait pris Luce sur ses genoux, et caressait tendrement
+ses cheveux noirs. Maggie s'était assise tout
+contre lui. Pour parler aux fillettes, il adoucissait sa
+voix sonore et mettait des diminutifs câlins aux mots
+de sa langue natale, si douce déjà.</p>
+
+<p>&mdash;Chéries, laissez donc ce pauvre «ami» tranquille,
+dit la soeur aînée.</p>
+
+<p>Le Toscan étendit sa longue main maigre au-devant
+de Luce, comme pour défendre un trésor menacé, et
+répondit par un simple mouvement de sa grave tête
+expressive. Puis, levant ses sombres sourcils, d'un regard
+il montra le piano à Nadine.</p>
+
+<p>Il avait raison, l'Amivetti, c'était ce qu'il fallait; les
+coeurs étaient trop émus pour qu'on pût parler. Elle
+obéit. Monsieur Meydan prit son violoncelle; Georges,
+debout auprès du piano, tournait les pages. Monsieur
+Malprat s'installa dans un coin sombre, loin de l'éclat
+des lampes, et s'apprêta à écouter.</p>
+
+<p>Bientôt, entraînées par le chant divin, l'âme du père
+et celle de l'enfant n'en firent plus qu'une. La jeune
+fille disait son amour, sa tendresse filiale, sa joie d'avoir
+vaincu son coeur et tenu ses promesses envers la grande
+amie absente, présente, toujours! Lui, Monsieur
+Meydan, pensait à sa femme, aussi, à l'aurore de leurs
+tendresses, à son bonheur si elle avait été là, à sa
+Nadine, précieuse entre tous ses enfants, qu'il perdait
+et retrouvait à la fois ce soir-là,&mdash;à tant de joies, à
+tant de douleurs si intimement mêlées dans son âme,
+comme dans toute âme qui a vécu et aimé. La voix
+profonde, presqu'humaine, du merveilleux instrument
+chantait cela, et bien d'autres choses encore; elle évoquait
+ces choses inexprimées, inexprimables que nous
+entrevoyons et que la musique évoque: ébauches de
+pensées, intuitions d'au-delà, qui se compléteront, s'expliqueront
+dans une autre vie.</p>
+
+<p>Jacques, enseveli dans un fauteuil, derrière un paravent,
+pleurait comme un enfant, sans savoir au juste
+pourquoi, en une détente de ses nerfs surmenés. Maggie
+écoutait de toute sa petite âme ardente, les yeux brillants,
+les lèvres serrées. Luce s'était endormie, sur les
+genoux de son grand ami. <i>«Carissima<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a><a href="#footnote32"><sup>32</sup></a>»</i>, pensait celui-ci,
+«pauvre petite fille douce et frêle, tu perds ta mère
+une seconde fois, ce soir. Ta «Grande» sera toujours la
+plus tendre des soeurs, mais rien qu'une soeur, désormais.
+Elle aime, elle est aimée, heureuse... l'amour comblé
+rend égoïste, même les meilleurs: il est à soi-même tout
+son univers. Elle va perdre ces divinations, ce délicat
+toucher que seule donne la souffrance profonde».</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote32" name="footnote32"></a><b>Note 32:</b><a href="#footnotetag32"> (retour) </a> Superlatif de chère.</blockquote>
+
+<p>&mdash;Hum! fit M. Malprat, en se levant, lorsque la dernière
+note s'éteignit dans le salon silencieux. Ce Beethoven,
+quel génie! Ma petite Nadine, tu as joué
+comme un ange! Quant à toi, Meydan, j'ai toujours dit
+que tu as manqué ta vocation: tu es un musicien de
+premier ordre; c'est un crime de cacher un pareil
+talent... Vous m'avez fait passer une heure divine!</p>
+
+<p>&mdash;Bonsoir, heureux homme! dit monsieur Calvetti,
+en passant, à Georges. Voilà une sonate qui comptera
+dans plusieurs vies.</p>
+
+<p>&mdash;Nous pourrions bien apprendre quelque chose de
+nouveau, avant longtemps, dit madame Malprat, à madame
+Lelong, dans le jardin, comme elles s'en allaient
+précédées de Federigo qui portait une lanterne, et
+suivies des autres invites.</p>
+
+<p>&mdash;Vous croyez? répondit la pauvre dame, qui avait
+jeté son dévolu sur Georges Melville pour sa fille, et
+qui voyait ses beaux projets matrimoniaux s'en aller à
+vau-l'eau&mdash;si ce mariage avait dû se faire, il y a longtemps
+qu'il serait fait, ce me semble!</p>
+
+<p>Les fillettes, glorieuses d'être restées au salon pour la
+première fois jusqu'à minuit, montaient, tout ensommeillées,
+l'escalier de pierre, pendues chacune au bras
+de leur soeur.</p>
+
+<p>&mdash;Dine! s'écria Lucette, comme nous avons été heureuses,
+aujourd'hui! C'était vraiment un fameux Noël!
+Jamais je ne me suis autant amusée!</p>
+
+<p>Une tasse fumait sur la table, au pied du lit de la jeune
+maîtresse de maison. «Les excuses d'Agnese», pensa-elle;
+«pauvre brave fille, j'ai mieux que son tilleul».</p>
+
+<p>En posant la lampe sur la cheminée, elle vit une
+enveloppe, placée sous la photographie fanée. Elle l'ouvrit,
+et trouva le récépissé d'une lettre chargée, puis un
+papier avec ceci:</p>
+
+<p>«C'est parti, et, en même temps, ma démission du
+«Regina Club». Je ne jouerai plus, je te le jure sur son
+souvenir, prie pour moi.»</p>
+
+<p>Nadine se jeta à genoux devant son lit; alors sur ce
+même coussin qui avait étouffé ses sanglots le matin,
+elle laissa couler de douces larmes de reconnaissance
+et de joie.</p>
+
+<p><i>Décembre 1903.</i></p>
+<br><br><br>
+
+
+<p>TABLE</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p><i>Nuit de Noël</i></p>
+ </div><div class="stanza">
+<p><i>Regard maternel</i></p>
+ </div><div class="stanza">
+<p><i>Le Larron</i></p>
+ </div><div class="stanza">
+<p><i>Le nourrisson de la Poupin</i></p>
+ </div><div class="stanza">
+<p><i>Joyeux Noël</i></p>
+ </div> </div>
+<br><br><br>
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Contes de Noël
+by Madame Henri de La Ville de Mirmont
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES DE NOËL ***
+
+***** This file should be named 14677-h.htm or 14677-h.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ https://www.gutenberg.org/1/4/6/7/14677/
+
+Produced by Suzanne Shell, Renald Levesque and the Online Distributed
+Proofreading Team. This file was produced from images generously
+made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica).
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+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
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+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
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+redistribution.
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+works. See paragraph 1.E below.
+
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+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
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+individual work is in the public domain in the United States and you are
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+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
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+
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+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
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+electronic work or group of works on different terms than are set
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+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
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+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
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+
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+
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+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
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