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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Contes de Noël + +Author: Madame Henri de La Ville de Mirmont + +Release Date: January 12, 2005 [EBook #14677] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES DE NOËL *** + + + + +Produced by Suzanne Shell, Renald Levesque and the Online Distributed +Proofreading Team. This file was produced from images generously +made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica). + + + + + + +</pre> + + + + + + +<h3><i>Madame DE LA VILLE DE MIRMONT</i></h3> +<br><br> +<p class="mid"><img alt="" src="images/01.png"></p> +<br><br> + + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p><i>Qu'il est doux, qu'il est doux d'écouter des histoires,</i></p> +<p><i>Des histoires du temps passé;</i></p> +<p><i>Quand les branches d'arbres sont noires,</i></p> +<p><i>Quand la neige est épaisse et charge un sol glacé</i>.</p><br> +<p>A. de Vigny.</p> +<p>«<i>La Neige</i>».</p> + </div> </div> +<br><br> + + + + + + +<p class="mid">1906</p> +<br><br> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/02.png"></p> + + + + +<p><i>A Jean.</i></p> +<br><br> + + +<h3>I</h3> + +<p>L'arbre de Noël, un robuste sapin de la montagne, +s'élève droit, imposant et un peu nu, dans la grande +pièce lambrissée de vieux chêne. Ses bougies, en trop +petit nombre, éclairent mal les coins délabrés; mais, +dans la haute cheminée, une énorme bûche envoie sur +le plancher, soigneusement lavé, sur les meubles, modestes +et brillants, une chaude et joyeuse lueur rouge. +Sapin et bûche viennent de la grande forêt silencieuse +où la brise de la montagne éveille en passant la senteur +humide des feuillées, la forêt majestueuse, aux profondeurs +de cathédrale, où la lumière, filtrant à travers les +rameaux sombres, fait, sur l'épais tapis d'aiguillettes +rousses qui cède sous les pas, une ombre mauve, mystérieuse +et douce. On a vu grandir l'arbre auprès de la +clairière «aux myrtilles»; c'est un ami. Voilà déjà +longtemps qu'il était destiné à faire la joie de la veillée +de Noël. Le père Jousse, possesseur de ce coin de bois, +l'avait promis aux enfants du pasteur.</p> + +<p>—Vous voyez ce sapin, leur disait-il; il est pour vous +quand il sera assez gros. Lorsque vous le verrez tout +allumé dans votre maison, un soir de Noël, vous penserez: +«C'est le père Jousse qui l'a élevé pour nous!» +Il n'est pas un ingrat, le père Jousse, que diable! Il +n'oublie pas les soins et les remèdes que votre maman +a donnés à sa pauvre vieille quand elle a pensé mourir!</p> + +<p>La bûche aussi vient du bois du père Jousse; c'est +encore une amie. N'est-elle pas une branche de ce grand +mélèze frappé par la foudre et couché par terre comme +un géant mort! Que de fois, l'été, il a servi de banc +à toute la famille! Que de fois les petits ont couru sur +son dos arrondi!... C'est pour cela qu'elle brûle si bien, +la grosse bûche! De son centre embrasé sortent mille +petites langues bleues et jaunes; de temps en temps elle +lance une fusée d'étincelles, comme pour rire aussi, +quand les autres rient.</p> + +<p>Et l'on rit tout le temps. Pensez donc! quatre vigoureux +enfants: un garçon de dix ans, une fillette de neuf, +et deux garçons de cinq et quatre ans, au fond d'un +coin perdu des Cévennes, dans un vieux presbytère, +ancien château en ruine perché sur le flanc de la +montagne, au-dessus d'un torrent, et qui laisse passer +le froid et le vent par toutes ses fentes. Or, il est sillonné +de lézardes, comme un vieux visage, de rides. +Les contrevents vermoulus tiennent à peine. Il faut +absolument être gais, il faut savoir se suffire à soi-même, +il faut s'aimer bien fort pour oublier les privations +sans nombre que la mauvaise saison amène avec +elle. Maman, la douce et jolie maman blonde, toujours +occupée des autres, et grand'mère si vaillante, si vive +encore, ont beau s'ingénier, faire des miracles, tirer +des ressources de rien, accumuler pendant la saison +chaude provisions sur provisions, penser à tout, prévoir +tout, l'hiver est cruel; et il dure tellement qu'il n'y a +presque pas de printemps et d'automne. L'été, par +exemple, c'est autre chose; l'été, c'est fête tout le temps. +A peine la dernière neige est-elle fondue que les champs +se couvrent d'une verdure intense. La forêt devient le +domaine des enfants; elle leur livre ses trésors: fleurs, +mousses, lichens, lierres, myrtilles, myrtilles surtout. +Agenouillés devant les plants moins hauts qu'eux, les +petits, de leurs doigts agiles, portent sans s'arrêter les +baies d'un noir bleuté de l'arbuste à leur bouche gourmande +et barbouillée. Le torrent, qui coule maintenant +si frileusement sous le presbytère, se réveille alors, +subitement gonflé, et chante sa joyeuse chanson. On va +pêcher ses truites pointillées de rouge qui se cachent si +bien sous les pierres plates, ses petits poissons d'argent +qu'on prend, tout frétillants, à pleines bouteilles. On se +baigne en son eau cristalline. On accompagne papa +dans ses tournées. Les rudes montagnards aiment les +blonds enfants du pasteur; ils ont toujours quelque +chose à leur montrer: un veau nouvellement né, une +portée de lapins. D'ailleurs, s'il est formellement défendu +de rien demander, il est bien permis d'accepter: le +pain bis est si bon avec une épaisse couche de beurre +frais! Puis, lorsqu'on a été très sage, on va avec maman +et grand'mère aux marchés des environs faire les +approvisionnements. La vieille carriole est attelée. Le +chemin monte et descend tout le temps: quand il monte +il faut s'avancer sur le devant de la voiture pour ne pas +soulever le pauvre Ali qui n'est pas trop fort pour tout +ce monde; quand il descend il faut se masser en arrière +et faire contre-poids, la carriole n'ayant pas de frein. +Dans les boutiques du bourg, il y a des merveilles: des +jouets depuis cinq centimes jusqu'à deux et trois francs! +Et les sucres d'orge dans les bocaux de verre, et les animaux +en sucre rose, et les billes, et le chocolat enveloppé +dans des images! Si l'on a été bien obéissant, si +l'on ne s'est pas fourré sous les jambes des chevaux, +dans la place encombrée de charrettes, si l'on n'a rien +demandé, si l'on ne s'est pas perdu au milieu de la foule, +on a droit à une petite récompense.</p> + +<p>Mais l'hiver, rien de tout cela. La neige, toujours la +neige. Les visites sont impossibles: la neige comble les +routes; et, rien que pour ouvrir la porte extérieure, il faut +déblayer les environs. Ou bien, s'il a gelé, le chemin est +une glissoire très amusante, mais beaucoup trop dangereuse. +Quand le temps est beau, que la neige durcie +resplendit sous un clair soleil, on attelle Ali et l'on va en +traîneau. C'est très amusant; mais il fait si rarement +beau!</p> + +<p>Aussi, comme les journées sont longues, à voir tomber +les flocons blancs derrière les vitres, et comme on +attend Noël! Maman et grand'mère ont fait leurs commandes +à Paris, à la belle saison, quand le facteur venait +tous les jours encore, et que l'on pouvait aller chercher +les paquets à la station du chemin de fer, très loin, là-bas, +dans la plaine. La caisse est arrivée depuis longtemps +avec cette inscription en noir: «Bon Marché—Fragile.» +On l'avait mise dans la chambre d'amis, toujours +pleine en été, mais vide en cette saison. Les enfants +pouvaient aller la voir et tâcher de deviner ce +qu'il y avait dedans. Défense d'y toucher, par exemple! +Depuis une semaine, la caisse avait été ouverte et l'entrée +de la chambre d'amis interdite aux enfants. Ils +s'étaient engagés sur l'honneur à n'y pas pénétrer et +avaient tenu parole. On regardait bien par le trou de la +serrure, mais la clé empêchait de voir. Maman et grand'mère +étaient très affairées: elles préparaient les belles +chaînes de papier de couleur, les paniers pour les bonbons, +les noix dorées; elles mettaient des ficelles aux +biscuits, aux pommes conservées tout exprès pour l'arbre. +Enfin le grand jour est arrivé. Le sapin du père +Jousse, déraciné et transporté par Chamay, le charron, +est là, paré, brillant! Comme il est beau! Comme il a +l'air majestueux et grave! Il étend ses rameaux flexibles +d'un air de douce protection, il semble dire:</p> + +<p>—Me voici, mes petits amis! Je suis envoyé par des +coeurs reconnaissants. J'ai quitté pour vous la forêt où +j'ai grandi libre et heureux; j'ai secoué dehors ma robe +blanche pour venir orner ce soir votre demeure toujours +ouverte à ceux qui souffrent. Aussi mes branches portent +avec joie, pour vous, jouets et friandises. Réjouissez-vous +avec moi!</p> + +<p>Ah! il n'est pas besoin de le dire, de se réjouir! C'est +déjà un tapage infernal. Grand'mère se bouche les oreilles, +papa et maman demandent en vain le silence.</p> + +<p>—Voilà mon cheval de bois, voilà mon cheval de bois! +crie à tue-tête Odet, le plus petit, gros bonhomme joufflu, +dont les grands yeux noirs brillent comme des diamants +sous ses boucles dorées.</p> + +<p>—Et moi, voilà ma trompette, ma belle trompette que +j'ai demandée! dit Jean, joli garçonnet de cinq ans, +blond aussi, mais plus frêle, dont les yeux bleus profonds, +les traits délicats et volontaires forment un parfait +contraste avec la rondeur naïve de son cadet.</p> + +<p>—Ma poupée, ma poupée! s'écrie en extase Marie, +l'unique fille, la petite maman déjà sérieuse de ses frères. +Elle est bien plus belle que la poupée de grand'mère, +que j'aime bien, pourtant. Elle a des cheveux, de vrais +cheveux d'enfant qu'on peut peigner, et non pas un +chignon noir en porcelaine, comme l'autre! Elle est +justement habillée de bleu, comme je le désirais tant!</p> + +<p>—Et moi, et moi, je vois le couteau de grand garçon +dont j'avais envie! s'exclame François, le fils aîné, +l'homme en second de la famille, l'ami et le compagnon +de son père. Je n'espérais pas qu'on me le donnerait +encore. Il a une serpette pour couper les bâtons et pour +les tailler, quel bonheur! Faisons une ronde autour de +l'arbre, tu permets, papa?</p> + +<p>—Certainement.</p> + +<p>—Venez, Mariette, dit François, à la vieille bonne +qui contemple l'arbre, sûre, elle aussi, de n'avoir pas +été oubliée.</p> + +<p>Et les voilà qui tournent comme des fous, jusqu'à ce +que les petits tombent, exténués.</p> + +<p>—Maintenant, c'est assez, dit le père. Venez vous +asseoir un tout petit moment là, auprès de la grande +bûche qui donne si chaud et qui brûle si bien; je vous +expliquerai ce que c'est que Noël et pourquoi nous +sommes si heureux quand c'est Noël.</p> + +<p>—Je le sais, dit Jean. Noël, c'est quand Jésus est né +dans une crèche!</p> + +<p>—Et pourquoi sommes-nous si contents, quand c'est +Noël?</p> + +<p>—Je le sais, moi aussi, dit Odet, dont la figure épanouie +s'épanouit encore. C'est parce qu'il y a un arbre +avec des joujoux et des pommes et des gâteaux, et un +pudding qui brûle avec du rhum, à dîner, et parce que +nous restons levés jusqu'à dix heures, comme les grands, +et que tu nous racontes des belles histoires.</p> + +<p>—Et que, le lendemain, nous trouvons des jouets +dans nos souliers, reprend Jean.</p> + +<p>—Oui, mais pourquoi, nous, les grands, fêtons-nous +ce jour-là en vous donnant toutes ces joies?</p> + +<p>—Parce que vous êtes un bon papa et une bonne +maman et une bonne grand'mère, et que vous nous +aimez, dit en rougissant la blonde Marie.</p> + +<p>—Oui, sans doute; mais c'est aussi parce que nous +sommes contents nous-mêmes. Et nous sommes contents +parce que la nuit de Noël, il y a plusieurs siècles, dans +les champs de la Judée, comme les bergers gardaient +leurs troupeaux, tout à coup ils ont vu le ciel s'ouvrir, +une grande multitude d'anges a paru, et qu'est-ce qu'ils +disaient, François?</p> + +<p>—«Paix sur la terre, bonne volonté parmi les +hommes!»</p> + +<p>—Oui, et cela veut dire: hommes de la terre, Dieu +vous aime malgré vos péchés, puisqu'il vous envoie son +Fils pour vous sauver. Alors, suivez son exemple, aimez-vous +bien fort, vous aussi, les uns les autres, et, puisqu'il +vous sacrifie ce qu'il a de plus précieux, vous, à +votre tour, sacrifiez-lui vos haines, vos querelles, votre +égoïsme: soyez en paix entre vous, ayez de la bonne +volonté, de la bienveillance les uns envers les autres.</p> + +<p>—Vi, dit gravement Odet. Et quand on donnera les +affaires?</p> + +<p>—Tout de suite, mon bonhomme. Je vois que vous +êtes trop impatients pour m'écouter; après, vous serez +peut-être plus attentifs.</p> + +<p>A ce moment un coup de marteau vigoureux retentit +dans le silence de la nuit et fit trembler la vieille maison.</p> + +<p>—Qui peut bien venir à cette heure et par ce temps +horrible, car il neige à gros flocons, dit grand'mère +avec inquiétude, en regardant à travers les doubles +fenêtres, à un endroit où le contrevent manquait.</p> + +<p>—Je vais voir, dit M. Malprat.</p> + +<p>—Moi aussi, moi aussi, je voudrais voir, j'irai avec +toi, disent les enfants.</p> + +<p>—Non, mes petits. Il fait trop froid dans la cour. +Attendez-moi; je reviendrai avec celui qui frappe: +quel qu'il soit, il aura une place auprès de la bûche de +Noël.</p> + +<p>Tous écoutent, anxieux. Au bout d'un temps assez +long, car il faut dégager la porte, on entend un double +pas d'homme, puis le pasteur entre, suivi d'un grand +montagnard. Celui-ci enlève sa cape, alourdie par la +neige, et secoue ses bottes sur le seuil.</p> + +<p>—Bonsoir, Mesdames et la compagnie, dit-il d'une +voix forte.</p> + +<p>—Bonsoir, Monsieur, lui répond-on.</p> + +<p>—Lucie, vite un grog à Monsieur, dit le pasteur à sa +femme. Il vient de loin et le froid pince terriblement.</p> + +<p>La jeune femme se hâte de préparer la chaude boisson, +mais elle ne peut s'empêcher de dire, en la lui présentant:</p> + +<p>—Vous ne venez pas chercher mon mari, j'espère. +Monsieur? Il fait trop mauvais pour sortir, ce soir.</p> + +<p>—Je vous fais pardon, Madame, dit l'homme, tout +honteux de troubler la jolie fête de famille. C'est pas +pour moi, c'est pour ce pauvre mal en point de père +Lecointre. Il est tombé d'une attaque en sortant du +cabaret, ce matin, et il est quasiment mort à c't'heure. +Et sa femme m'a dit comme cela: «Voisin Leblanc, +allez donc prier M. le Ministre qu'il vienne voir mon +pauvre homme qui est bien peu en état de paraître +devant le bon Dieu; qu'il vienne pour l'amour du +Christ: s'il mourait sans avoir entendu une bonne +prière, je ne me consolerais jamais.» Et je suis parti, +car la pauvre vieille me fendait le coeur tant elle +pleurait; mais je vois que je tombe bien mal ici, dans +cette fête.</p> + +<p>—A-t-on fait chercher le médecin? demande grand'-mère.</p> + +<p>—Non, on ira demain matin. C'est qu'ils se font +payer gros quand on les dérange la nuit, et avec ce +temps, les médecins.</p> + +<p>—Alors le danger n'est pas très pressant, dit la jeune +femme: tu pourrais bien attendre le jour toi aussi, +Fred, comme le médecin... Mais un regard sévère de +son mari la fit s'arrêter, confuse.</p> + +<p>—J'irai, dit-il simplement.</p> + +<p>—Vous savez qu'il neige à gros flocons; les chemins +disparaîtront bientôt, la nuit est horrible; pas une +étoile ne se montre: vous vous perdrez, Fred. Pensez +à mon anxiété, à celle de votre femme, de vos enfants: +on a tant besoin de vous ici; songez-y—dit grand'-mère, +suppliante.—Au moins vous retournerez avec +Monsieur Malprat, ajouta-t-elle en s'adressant au visiteur.</p> + +<p>—Ah! non, par exemple! Je vais coucher à l'auberge; +je ne m'aventurerai pas une seconde fois sur la neige, +surtout maintenant qu'il fait nuit. Je fais ma commission, +moi; mais, si j'ai un conseil à donner à Monsieur +le Pasteur, c'est de patienter jusqu'à demain lui aussi. +Nous partirons ensemble. Alors, pour sûr, nous nous +tirerons d'affaire.</p> + +<p>—Et si Lecointre meurt cette nuit?</p> + +<p>—Tant pis, ma foi! ce sera pas de notre faute. Il +avait rien qu'à ne pas se griser au cabaret comme un +pas grand chose qu'il est, pour être saisi par le froid, à +son âge!</p> + +<p>—Lucie, ma chérie, aie la complaisance de préparer +ma grosse pelisse fourrée, mes bottes pour la neige, le +fez que tu m'as porté de Nice, l'an dernier, il tient bien +chaud, mes gants de laine. Vous, Mariette, vite un +morceau de n'importe quoi, là, sur le coin de la table, +je vous prie. Puis j'irai seller Ali et nous partirons. Il +est six heures; à cause de la neige, même en marchant +bien, nous ne serons pas arrivés avant minuit; nous +attendrons le jour pour repartir, et nous serons de +retour demain, vers l'heure du déjeuner.</p> + +<p>—Mais au moins, ne t'en va pas avant d'avoir donné +les joujoux. Oh! papa, nous ne voulons pas fêter Noël +sans toi! dit François. Pense comme nous serons +tristes, alors que nous serions si heureux, si tu restais!</p> + +<p>—Oui, mais moi je ferais le contraire de ce que je +prêche. Vous vous souvenez de ce que je vous disais, il +y a un instant à peine, à propos de Noël? Eh bien! que +cela me dérange ou non, je dois avoir la «bonne +volonté» d'aller répéter à ce vieillard qui va mourir +justement ce que les anges annonçaient à la terre il y a +deux mille ans bientôt: que Dieu l'aime et qu'il lui +pardonne s'il se repent. Il n'y a pas un instant à perdre; +songez donc: si, à cause de vos joujoux, j'arrivais trop +tard, quel remords!</p> + +<p>Les petits ne l'écoutaient pas. Ils pleuraient et s'accrochaient +à ses jambes.</p> + +<p>—Reste, papa, reste pour la veillée, disait Jean. Tu +as <i>promis</i> de raconter des histoires.</p> + +<p>—Maman le fera à ma place.</p> + +<p>—Elles ne sont pas aussi jolies que les tiennes, les +histoires de maman.</p> + +<p>—Et le pudding, papa, ajoutait Odet, il ne sera pas +bon sans toi!</p> + +<p>—Vous le garderez pour demain!</p> + +<p>—Tu vas t'égarer... Oh! papa, ne pars pas ce soir, je +t'en prie, attends à demain, suppliait Marie.</p> + +<p>—Ne crains rien, petite folle, je connais la route. +Demain, à dîner, si vous avez été sages, nous mangerons +le fameux pudding, et après je vous raconterai des +histoires: cela fera que vous en aurez eu deux fois au +lieu d'une. Et nous serons beaucoup plus heureux +qu'aujourd'hui, parce que j'aurai fait mon devoir, +tandis que si je restais ce soir, nous penserions tout +le temps au père Lecointre, ce qui ne serait pas drôle. +Voilà, je suis prêt. Adieu mes bien-aimés, soyez sans +inquiétude; vous, petits, amusez-vous bien avec vos +joujoux!</p> + +<p>Et, emmitouflé dans sa pelisse fourrée, ses beaux +cheveux noirs cachés à moitié sous son fez rouge, le +pasteur quitta la chambre, les yeux rayonnant de jeune +vaillance et de bonté.</p> +<br><br><br> + + +<h3>II</h3> + +<p>Dans l'écurie, Ali sommeillait, bien au chaud, sur +une épaisse litière. On lui avait donné double ration +d'avoine pour qu'il eût, lui aussi, sa petite fête. En +entendant ouvrir la porte, il dressa la tête et se mit à +hennir avec inquiétude. Bien sûr, on ne songeait pas à +le faire sortir, à l'heure où tout, dort, dans la nuit glacée!</p> + +<p>C'était un petit cheval arabe, délicat et fier, une bête +de race, achetée à vil prix dans un marché des environs. +Comment avait-il quitté ses sables dorés pour ce climat +rude, nul ne le savait. Vif et intelligent, il comprenait +tout, il aimait son maître, obéissait à sa voix, et, quand +il le portait, ne faisait qu'un avec lui.</p> + +<p>—Allons, mon pauvre Ali, il faut partir, vois-tu, dit +le pasteur en le sellant; je n'aime pas la neige plus que +toi, vieux camarade! Comme toi, je suis du pays du +soleil, et le froid me glace jusqu'au coeur... C'est dur de +quitter ce soir litière et coin de feu; mais mon maître, +à moi, commande; donne ta tête fine, mon ami, et +partons.</p> + +<p>La lourde porte de chêne à gros clous rouillés retombe +pesamment, et son bruit retentit dans tous les coeurs.</p> + +<p>Le village, à demi enseveli dans un épais duvet blanc, +dort. Pas un rayon ne filtre à travers les contrevents +soigneusement clos. Le petit cheval marche vaillamment; +il relève ses jambes nerveuses qui s'enfoncent +sans bruit dans l'épaisse couche blanche. La neige +tombe à gros flocons lourds. Cheval et cavalier sont +bientôt tout blancs. Ils avancent lentement, semblables +à des ombres errantes, et leur silhouette fantastique se +perd dans la nuit.</p> + +<p>Ils vont, ils vont sans s'arrêter; ils traversent des +bois, des champs, des villages; ils montent, ils descendent, +ils remontent. Le froid, un froid toujours plus +intense et plus profond, les pénètre jusqu'aux moëlles. +Il semble au ministre qu'il n'est pas sur la terre, qu'il +marche dans un pays de rêve, sur un linceul immense, +enveloppé dans un suaire glacé. De sa main engourdie, +il flatte sans cesse la bête dévouée et courageuse.</p> + +<p>—Avance, Ali, avance encore, mon ami, nous approchons: +tu auras bientôt une grosse ration d'avoine et +une bonne litière.</p> + +<p>Tiens! où donc est le poteau qui marque le croisement +des chemins? Enseveli, sans doute. Voici bien un +arbre; il ressemble au hêtre qui se trouve au coin de la +route, mais qu'est devenue la haie du champ qui la +borde? Disparue sous la neige, peut-être aussi. Se +serait-il trompé? Non, pourtant, ce n'est pas possible. +Il a fait si souvent cette course qu'il irait les yeux fermés, +lui semble-t-il. Bientôt il verra la ferme des Lambert; +il sera tout près d'arriver, alors. Courage!</p> + +<p>Mais sa tête s'alourdit étrangement. Ses tempes battent +à l'assourdir. Ah! qu'est-ce donc qu'il entend dans le +lointain? Des cloches? Non, ce n'est pas possible, il est +trop loin d'un village maintenant. Mais oui, ce sont des +cloches, de merveilleuses cloches de Noël. Comme elles +chantent gaîment! Oh! le beau carillon! Il ressemble +à celui de la vieille église dans sa ville natale, là-bas, au +doux pays du soleil. A son appel les gens sortent, emmitouflés, +de leurs maisons chaudes, et se répandent dans +les rues éclairées. Quel bruit et quel mouvement, +comme c'est gai! Que fait-on au presbytère? Les petits +sont couchés dans leurs lits bien douillets; Odet et Jean +dorment; leurs têtes blondes reposent auprès de leurs +jouets neufs. Ils ont prié pour papa, bien sûr, pour ce +pauvre papa errant dans la neige. Comme il fait froid! +Maintenant, le linceul blanc devient rigide et dur; +c'est une souffrance atroce de marcher dessus. Maître +et cheval ne sont plus qu'un bloc de glace: le gland du +fez de M. Malprat s'est collé à sa moustache et forme +avec elle un gros glaçon; sa pelisse raidie craque à +chaque mouvement. Cela est si cruel que lui, l'homme +fort et courageux, il sent couler de ses yeux des larmes +qui se figent immédiatement.</p> + +<p>Lucie et grand'mère veillent au coin du feu, sans +doute, dans la grande salle à manger sombre, auprès de +l'arbre éteint. La bûche de Noël croule, consumée. +Silencieuses, elles pensent à l'absent, elles l'attendent. +Oh! ce foyer, comme il lui apparaît radieux et attrayant, +dans la nuit glacée! La maison, la chère maison, où des +visages aimants l'accueillent toujours! La maison, fraîche +et sombre, lorsqu'il vient de la chaleur et du soleil +aveuglant, chaude et éclairée, lorsqu'il vient du froid et +de la nuit. Le nid, l'abri sûr où il se repose après les +fatigues et les dangers, dans le bien-être et la sécurité; +la gardienne fidèle de ses trésors, le seul coin du monde +qui soit à lui, bien à lui. Il a toujours hâte d'y retourner, +mais jamais elle ne l'a attiré avec tant de puissance. +Il n'a qu'à tourner un peu la bride de son cheval et +aussitôt c'est vers elles qu'ils voleront, retrouvant des +forces. Elle apparaîtra, masse informe, au bout du +chemin. Il frappera: le marteau fera bondir de joie les +coeurs anxieux; la porte s'ouvrira: sa porte, et il +retrouvera le bonheur, la vie... Mais il faut marcher.</p> + +<p>La ferme des Lambert n'apparaît toujours pas. Oh! +encore les cloches! Qu'est-ce qu'elles disent donc si +fort et si doucement à la fois! «Paix sur la terre, paix +sur la terre, bonne volonté parmi les hommes.» Oui, il +comprend; il lui faut encore de la bonne volonté, il en +aura. Les cloches se taisent. Le froid cesse, semble-t-il; +un sommeil exquis commence à envahir le jeune homme. +Où est-il donc, et qui lui a mis sur le corps cette chaude +couverture blanche? Quelque chose comme de la +plume tombe sur son front. Il est vraiment bien fatigué, +que cela va être bon de dormir! Brusquement la neige, +le froid, la souffrance, tout disparaît. Il est dans un +champ de la Judée, par une belle nuit sans nuage. +Étendu sur l'herbe épaisse, il contemple le ciel étoilé! +Tout à coup, une grande lumière resplendit, la voûte +infinie s'entrouvre, une nuée d'anges en sort, affairée, +blanche, d'un blanc plus resplendissant mille fois que +la neige fraîchement tombée. «Gloire soit à Dieu au +plus haut des cieux», disent-ils, et les cloches sonnent +à toute volée, des millions de cloches, celles du monde +entier qui célèbre Noël.</p> + +<p>A ce moment, dans la morne et silencieuse étendue, +un cri lugubre s'éleva; il alla se perdre dans les ténèbres +sans éveiller d'écho. C'était l'appel de détresse +haletant, rauque, d'une bête à l'agonie, la plainte +presque humaine d'un être impuissant qui voit venir +l'ennemie redoutable, la mort, qui ne peut se défendre +mais qui proteste, frissonne et se cabre, follement épouvanté. +Le jeune pasteur est brusquement tiré du sommeil qui +commençait à l'envahir.</p> + +<p>—Où suis-je, dit-il; qui a crié, qui m'appelle?</p> + +<p>Rien ne lui répond, mais un souffle chaud et oppressé +caresse sa figure, une langue rugueuse lui râpe la joue.</p> + +<p>—C'est toi, Ali? Pourquoi suis-je couché par terre, où +allions-nous?</p> + +<p>Il dégage avec peine ses membres engourdis, se lève +et tâche de se ressaisir. Soudain, l'arbre de Noël, la +visite de Leblanc, le départ, la route interminable dans +le froid atroce, tout lui revient à la fois. Il comprend +qu'il s'est endormi, qu'il a glissé de son cheval sur la +neige et que, sans Ali, il ne se serait pas réveillé. Alors, +prenant dans ses bras la jolie tête de l'animal:</p> + +<p>—Ah! mon fidèle compagnon, mon bon cheval, lui +dit-il, merci! Tu me fais honte. C'est moi, l'homme, qui +ai manqué de courage, et toi, la bête, qui m'as rappelé à +l'ordre! C'est bien, ce que tu as fait là, mon petit! Mais, +comme tu trembles! Ton poil est tout hérissé encore, +ta poitrine se soulève comme le soufflet d'un forgeron. +Tu as vu venir la mort et tu as frémi, car elle était horrible +ainsi, n'est-ce pas, dans ce froid, dans cette solitude! +Comme l'âne de Balaam, tu as presque trouvé la +parole pour avertir ton maître. A mon tour maintenant +de te donner du courage. Là, là calme-toi, mon brave, le +danger est passé. La neige cesse de tomber, le jour va +poindre et dissipera les épouvantes. Voyons, où sommes-nous? +Qu'est-ce que cette tache noire, là-bas, entre +ces sapins?... Mais c'est la grange des Bedaux, il +me semble! Nous nous serons trompés de chemin +au croisement des routes, vois-tu. Nous tournions le +dos aux Dastres où nous allons: je comprends pourquoi +nous ne trouvions jamais la ferme des Lambert. +Allons, repartons; encore un effort et nous serons +arrivés.</p> +<br><br><br> + + +<h3>III</h3> + +<p>Cependant on veillait dans le vieux presbytère. Après +le départ du pasteur, Mme Malprat et sa mère avaient +distribué les jouets aux enfants, éteint l'arbre. Puis on +avait dîné tristement; et, vite, la dernière bouchée +avalée, les petits s'étaient groupés autour de leur mère, +réclamant les histoires promises. Mais elle était trop +anxieuse pour s'en tirer de façon à contenter son auditoire.</p> + +<p>—Paul fut fouetté parce qu'il avait été méchant..., +disait-elle.</p> + +<p>—Mais c'était Louis qui était méchant et Paul qui +était gentil! s'écriait une voix indignée.</p> + +<p>Alors, y renonçant, elle avait pris les évangiles et +avait lu simplement le récit de Noël.</p> + +<p>—Maman, dit Odet quand ce fut fini, sais-tu ce qu'il +faut faire? Il faut demander à Dieu d'envoyer un de ses +anges pour garder mon papa. Puisqu'il en a une multitude +et qu'une multitude ça veut dire beaucoup, beaucoup, +cela lui sera bien facile, et puis, Papa est parti +pour obéir à ce qu'il a dit.</p> + +<p>—Eh bien! demande-le lui toi-même.</p> + +<p>—Mon Dieu du ciel, dit Odet, joignant ses petites +mains et prenant un air céleste, envoie un de tes anges +pour garder mon papa qui est parti à cause de la bonne +volonté... Amen!</p> + +<p>Les petits couchés et endormis, les mères étaient +restées seules dans la vaste pièce. Elles avaient pris +leurs ouvrages, de gros tricots de laine pour les orphelins +de la paroisse: pauvres enfants des grandes villes qu'on +envoyait en nourrice dans ce coin isolé des montagnes +et que personne ne réclamait jamais. Elles ne parlaient +pas, ne voulant pas se tromper mutuellement et n'osant +pas se communiquer leurs pensées. Elle priaient à voix +basse et attendaient. Les heures se traînaient, mornes, +aigrement sonnées par le coucou suspendu au mur. +Tout était silencieux au dehors et dans la maison. Elles +n'entendaient que le tic-tac du balancier marquant les +secondes, le cliquetis des aiguilles agiles et les battements +de leurs coeurs rythmant leur angoisse. Le grand arbre +assombri, dépouillé, semblait attendre aussi, inquiet et +grave.</p> + +<p>De temps en temps l'une des femmes se levait et allait +à la fenêtre.</p> + +<p>—Eh bien? disait l'autre.</p> + +<p>—La neige tombe toujours, répondait-elle.</p> + +<p>Lorsque minuit sonna, elles se levèrent et s'embrassèrent.</p> + +<p>—C'est Noël, malgré tout, mon enfant, dit grand'-mère. +Bon Noël à tous ceux qui souffrent, à ceux qui +sont loin, comme à ceux qui sont près! Fred doit être +arrivé maintenant comme il l'avait dit: si tu allais te +coucher?</p> + +<p>—Vas-y, mère, pour moi je ne pourrais pas fermer +l'oeil.</p> + +<p>—Non, mais tu te reposerais.</p> + +<p>—J'aime mieux rester levée. Si, par hasard, Fred +rentrait, n'ayant pu trouver son chemin? Je doute qu'il +ait pu aller jusqu'au bout avec ce temps.</p> + +<p>—Fred connaît trop bien le pays pour s'égarer. A cette +heure-ci il est arrivé, et il se repose; va en faire autant.</p> + +<p>—Iras-tu, toi?</p> + +<p>—Non, moi je suis vieille, cela ne compte pas.</p> + +<p>—Eh bien! moi je suis jeune, cela ne compte pas +non plus.</p> + +<p>A ce moment, la porte s'ouvrit et Mariette entra portant +un plateau.</p> + +<p>—Bon Noël à mes maîtres, dit-elle.</p> + +<p>—Bon Noël à vous et à tous les vôtres, lui répondit-on. +Comment, vous n'êtes pas couchée?</p> + +<p>—Ah! non, par exemple! Monsieur n'aurait qu'à +rentrer et à réclamer son dîner: c'est pas Madame +qui m'avertirait, n'est-ce pas? J'ai pensé qu'un peu +de tilleul ne ferait pas de mal à ces dames; elles le +boiront, puis elles iront se coucher...</p> + +<p>—Allez-y vous-même, ma fille, dit grand'mère. +Madame et moi sommes décidées à attendre encore.</p> + +<p>—Eh bien, avec leur permission, je ferai comme +ces dames.</p> + +<p>—Alors, venez auprès de nous, vous aurez plus chaud +qu'à la cuisine.</p> + +<p>Et la triste veillée continua, à trois maintenant.</p> + +<p>Vers le matin, la jeune femme tressaillit. Elle se leva, +toute pâle.</p> + +<p>—Mère, dit-elle, n'as-tu pas entendu? Il m'a semblé +qu'on appelait. N'a-t-on pas frappé à la porte?</p> + +<p>—Non, mon enfant. Je n'ai rien entendu. C'est ton +imagination surexcitée qui t'a fait croire cela.</p> + +<p>—Non, non, je t'assure, il s'est passé quelque chose d'extraordinaire. +Mon coeur a été serré comme par un étau.</p> + +<p>—Tu sommeillais, sans doute, et tu as rêvé. Viens voir, +le jour va paraître, la neige ne tombe plus. Secoue tes +idées noires, ma chérie, et va dormir un instant pour +que Fred, à son retour, ne te voie pas cette mine défaite.</p> +<br><br><br> + + +<h3>IV</h3> + +<p>Un jour pâle blanchissait la blanche campagne, lorsque +le pasteur arriva aux Dastres et frappa à la porte du +père Lecointre.</p> + +<p>Une vieille femme, ridée et grise comme une pomme +cuite, vint lui ouvrir.</p> + +<p>—Oh! c'est vous, Monsieur le Ministre, s'exclama-t-elle. +Je ne comptais pas vous voir ce matin. La nuit a +été terrible; comment avez-vous fait pour trouver votre +chemin?</p> + +<p>—Est-ce que j'arrive à temps? Votre mari...</p> + +<p>—Il est beaucoup mieux à c't'heure.</p> + +<p>—C'était-il véritablement une attaque?</p> + +<p>—Ma foi... non, Monsieur le Pasteur, dit-elle avec +confusion en le faisant entrer. Faut que je vous dise. +Nous l'avons cru perdu, d'abord. Il avait été au cabaret +où il avait bu un coup de trop, suivant sa mauvaise habitude. +En sortant, le froid l'aura saisi. Il est tombé raide +sur le chemin. Il était sans connaissance, et pâle comme +un mort; il est resté ainsi quatre heures durant. C'est +alors que j'ai prié le voisin Leblanc d'aller vous quérir. +J'avais si tellement peur que mon pauvre homme +trépassât comme cela, comme un chien vautré dans son +vomissement! Mais, quand j'ai vu chuter la neige, j'ai +pensé: «Pour sûr, Monsieur Malprat ne viendra pas.» +Et vous êtes là! Comment avez-vous fait pour arriver +jusqu'ici?</p> + +<p>—J'ai eu assez de peine, en effet, mais j'avais mon +fidèle cheval pour me tenir compagnie. C'est une brave +bête. A propos, faites-le soigner, il en a bien besoin. Je +vais auprès du malade.</p> + +<p>Un rude combat se livrait dans l'âme du ministre, +une heure après, tandis que, réchauffé auprès d'un +grand feu, réconforté par un bon déjeuner, il songeait à +la nuit affreuse qu'il venait de passer... pour rien. Car +le père Lecointre avait seulement ce qu'il appelait grossièrement, +en riant, «une double cuite». De repentir, +il n'en avait guère manifesté tout à l'heure, quand le +jeune pasteur croyait de son devoir de lui dire quelques +paroles sévères.</p> + +<p>Il était là, au fond de la pièce unique, béatement couché +dans le lit-armoire enchâssé au mur. Son visage +rouge et tuméfié sortait à moitié, sournois, de dessous +les couvertures. Des mèches de cheveux, d'un blanc +jaune, passaient sous son bonnet de coton noir. Dans ses +petits yeux, luisants et ronds, qui prenaient un air dévot +dès que le pasteur le regardait, une petite flamme +malicieuse brillait.</p> + +<p>—Heureusement, songeait-il, on ne le paye pas +comme le médecin, ce grand nigaud-là. Autrement, ça +coûterait chaud! Le voilà tout capot à c'te heure. Eh! +eh! y venait pour me voir passer, et y me trouve guilleret, +prêt à recommencer. Y ne m'enterrera pas de +cette fois-ci encore!</p> + +<p>—Le malheureux! pensait Monsieur Malprat. Il ne +m'a pas même écouté! Et c'est pour lui que nous avons +risqué nos vies, moi, père de famille, et Ali, qui est +mille fois moins brute que lui! C'est pour ce misérable +ivrogne qu'on a passé au presbytère une affreuse nuit +de Noël, pour lui que la fête, si impatiemment attendue +par les enfants, a été manquée!</p> + +<p>Et une folle envie lui venait de crier à cet homme son +infamie.</p> + +<p>La femme s'empressait, honteuse, attendrie, ne sachant +comment témoigner à M. Malprat sa reconnaissance +et son regret d'être cause qu'il avait exposé sa +vie pour rien. Comme il repartait sur Ali, restauré et +allègre:</p> + +<p>—Monsieur le Ministre, dit-elle, il n'y aura pas de +culte aujourd'hui, à cause de la neige, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Non, ma brave femme, je crois que je prêcherais +devant des bancs vides.</p> + +<p>—Eh bien! m'est avis que vous avez fait cette nuit un +sermon de Noël que vos paroissiens n'oublieront pas de +si tôt. Tout le monde le comprendra, celui-là: les ignorants +comme les savants, les simples comme les intelligents. +Que le bon Dieu vous bénisse pour votre bonté!</p> + +<p>Le jeune homme partit, joyeux. La neige ne tombait +plus. Un gai soleil transformait le paysage. Montagnes +et vallées, bois et plateaux étaient encore tout blancs, +mais ce n'était plus le funèbre linceul de la nuit, c'était +un manteau royal, d'une pureté immaculée, étincelant. +Des cristaux brillaient à toutes les branches des arbres, +aux toits de toutes les maisons. Le petit cheval marchait +d'un bon pas.</p> + +<p>—Eh bien! Ali, lui dit son maître, cela va mieux que +tout à l'heure, hein? Quel magicien que ce soleil! Qui +croirait que nous avons tant souffert, il y a quelques +heures à peine, dans cette merveilleuse campagne! +Mais vois donc comme tout est gai, comme tout est +beau, maintenant, alors que tout était si mortellement +triste, si lugubre, cette nuit! Nous passons, sans transition, +du cauchemar au rêve enchanteur. Le soleil, +n'est-ce pas, la lumière, c'est la moitié de la vie. Oui, oui, +tu me comprends, tu sens comme moi!... Quel malheur +que tu ne puisses pas me répondre!</p> + +<p>La route, si longue, la veille, pour les égarés, fut vite +franchie. Vers midi, suivant sa promesse, M. Malprat +frappait à la porte du presbytère. Aussitôt des cris de +joie retentirent; et, dans l'encadrement de la porte, péniblement +ouverte, il vit le groupe charmant de sa +jeune femme, de ses beaux enfants, et de la grand'mère +qu'il avait cru ne jamais revoir. Jusqu'à Mariette, qui +riait d'aise, derrière les autres.</p> + +<p>—Bon Noël à tous! cria-t-il du seuil.</p> + +<p>—Papa, s'écria Odet, j'ai dit au bon Dieu de t'envoyer +un de ses anges pour te garder. L'a-t-il fait?</p> + +<p>—Oui, mon garçon.</p> + +<p>—Ah! j'en étais sûr! Et tu l'as vu?</p> + +<p>—Oui, mon petit.</p> + +<p>—Comment était-il? Avait-il de grandes ailes et une +longue robe blanche?</p> + +<p>—Je te raconterai cela plus tard, ce soir.</p> + +<p>—Oh! Fred, tu ne sais pas! s'écria la jeune femme. +Aubert, le facteur, a été trouvé mort, enseveli dans la +neige! N'est-ce pas horrible? Il a dû perdre son chemin +et a été pris par le sommeil. Le chien du garde-forestier +l'a découvert ce matin, vers sept heures, non loin de +la ferme des Lambert. Nous avons été mortellement +inquiets pour toi. Quelle nuit atroce!</p> + +<p>—Eh bien! comment avez-vous trouvé le père Lecointre, +demanda grand'mère, se hâtant de débarrasser +son gendre de sa pelisse, et lui faisant passer des habits +secs et chauds.</p> + +<p>—Il était guéri. Il s'est enivré un peu plus qu'à l'ordinaire, +voilà tout.</p> + +<p>—Je le pensais bien, reprit-elle gravement.</p> + +<p>—C'est indigne! s'écria Madame Malprat. T'avoir +exposé à mourir gelé, nous avoir fait passer cette nuit +d'angoisses, et tout cela pour rien! J'aurai de la peine à +le lui pardonner, par exemple!</p> + +<p>—Et notre veillée de Noël, qui a été gâtée, c'est une +honte! s'écria François, exaspéré.</p> + +<p>—Et le pudding que nous n'avons pas mangé! ajouta +Odet.</p> + +<p>—Silence, mes chéris!—dit sévèrement le pasteur, +tandis qu'un frisson d'horreur le parcourait tout entier. +Comment, vous vous plaignez et je suis là, auprès de +vous! Mais, comme lui, j'aurais pu rester en chemin! +Si Ali pouvait parler, il vous le dirait bien. Nous avons +dû, même, passer près de ce malheureux sans le voir, +sans lui porter secours! Ah! c'est abominable, mourir +ainsi, dans ce froid, dans cette nuit, tout seul... Pourtant +lui aussi faisait son devoir! Dieu l'a recueilli! +Mais sa pauvre femme, ses petits enfants qui l'ont +attendu, et qui ne le reverront jamais!... C'est affreux!</p> + +<p>—Son petit garçon n'aura pas prié Dieu de lui envoyer +un de ses anges, n'est-ce pas? demanda Odet.</p> + +<p>—Je ne sais. Dieu seul sait pourquoi il m'a conservé, +alors qu'il a pris ce pauvre homme. Il a, pour agir, des +raisons, toujours supérieures, que nous ne connaissons +pas. Allons vite déjeuner, maintenant: j'ai hâte d'aller +voir sa veuve et ses orphelins. Ce soir, à la veillée, je +vous raconterai mon inoubliable nuit de Noël. Sachez +seulement que j'ai entendu des cloches, un merveilleux +choeur de cloches; c'était une musique comme on n'en +entend pas sur la terre. Et savez-vous ce qu'elles chantaient +toutes ensemble, les grandes, les petites, les +lourdes, les légères, les graves, les claires, en une harmonie +infinie?</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—«Paix sur la terre, bonne volonté parmi les hommes!»</p> + +<p><i>Décembre 1899.</i></p> +<br><br><br> + + +<p class="mid"><img alt="" src="images/03.png"></p> + + +<p>A Suzanne.</p> +<br><br> + +<p>Dans le vaste salon aux panneaux boisés, peints en +blanc, le grand arbre de Noël se dresse, éblouissant. +Sa flèche aiguë touche le haut plafond. Les petites +bougies qui, chacune à part, donneraient une flamme +pâle et tremblante, font, ensemble, une lumière très +intense, d'une gaîté incomparable. Elle court, cette +lumière, le long des fils d'or et d'argent jetés parmi les +branches; elle éclate sur les objets brillants pendus à +tous les rameaux, elle avive le vermillon des pommes +d'api et l'or des oranges. Puis, rayonnant autour du +sapin, elle anime, là-haut, les visages des vieux portraits; +les uns, frivoles et parés dans leurs costumes d'autrefois, +ont l'air de sourire à la fête; d'autres, pensifs, regardant +de leurs cadres dédorés comme d'une fenêtre ouverte +sur le présent, paraissent rêver mélancoliquement aux +choses d'autrefois, aux Noëls passés. Enfin, plus bas, la +belle lumière éclaire les jeunes têtes vivantes qui se +pressent autour de l'arbre, blondes et brunes, têtes de +jeunes gens rieurs, de jeunes filles vêtues de fraîches +toilettes, dont les yeux, illuminés par le plaisir, semblent +concentrer en eux toutes ces lumières, toutes ces joies. +Au milieu d'eux, une mince silhouette de femme, jeune +encore, vêtue de velours noir, se détache, élégante et +souple. Elle va et vient de l'un à l'autre, empressée, +vive: c'est la maîtresse de maison, la mère de ces deux +grandes fillettes si blondes, si roses, aux candides figures +épanouies, qui sont le centre d'un petit groupe, à droite. +Elle est blonde aussi, mais d'un blond plus atténué, +doucement cendré. Ses traits menus, à peine touchés +par la vie, paraîtraient enfantins à un observateur +superficiel, sans deux grands yeux profonds, couleur +de fleur de lin, deux yeux qui ont déjà vu bien des +choses, qui ont pleuré et souri, des yeux qui comprennent +et qui parlent.</p> + +<p>Une odeur particulière, rappelant la forêt, le magasin +de jouets, la fruiterie, «l'odeur de Noël», comme disent +les petits, flotte dans l'air et met dans les coeurs cette +allégresse très particulière, faite de souvenirs et d'espérance, +de pardon et d'amour:«la joie de Noël».</p> + +<p>Sur la mousse qui cache le pied de l'arbre, de nombreux +paquets blancs, attachés avec des faveurs, sont +posés. La distribution des cadeaux a commencé. Pour +donner plus de gaîté à la fête, Mme Noguel a imaginé de +mettre les objets qu'elle offre dans plusieurs enveloppes +portant une adresse différente chacune. Ils circulent +ainsi, de main en main, au milieu des cris de surprise, +des rires, des exclamations, avant de s'arrêter à ceux +auxquels ils sont destinés. Une litière de papier jonche +le tapis. Le choix a été fait avec tant d'intelligence et de +tact que tout le monde est content. Les jeunes visages +rayonnent. La mère, heureuse de la gaîté qu'elle +voit autour d'elle, rayonne aussi, dans la splendeur de +sa beauté faite de bonté, modelée et comme refondue à +l'image de son âme sereine. Elle pense qu'elle est mille +fois plus heureuse aujourd'hui qu'au temps joyeux de +son enfance, car son bonheur est décuplé par celui +qu'elle donne à ses chéries, à toute cette belle jeunesse +en fleur. Ses yeux clairs cherchent les regards pour y +cueillir la joie du plaisir qu'elle y a mis et qui est la +récompense d'un long et fatigant travail. Partout elle +aperçoit la gaîté la plus franche et la plus vraie. A la fin, +pourtant, elle tressaille: un regard a tremblé sous le +sien et s'est dérobé.</p> + +<p>Cachée derrière un groupe, une jeune fille, toute frêle +et pâle dans sa sévère robe noire, regardait et s'efforçait +de paraître gaie. D'épais cheveux châtains, partagés +par une fine raie, encadraient de leurs bandeaux un +peu raides son front pur. Sa jeunesse, qui aurait dû +éclater dans ses vifs yeux noirs, semblait languir +comme une plante privée de soleil; son teint, d'un blanc +maladif, ses traits réguliers, lui donnaient l'air d'une +petite statue triste. Pourquoi était-elle là, et qu'y faisait-elle? +Sa place n'était pas au milieu de toutes ces lumières +et de toutes ces gaîtés; sa robe sombre faisait tache, +choquait comme une fausse note dans un air mélodieux. +Quoi qu'elle fît pour la retenir, sa pensée s'échappait du +salon brillant, elle courait le long d'une allée de platanes +jusqu'à une large dalle de pierre grise où un nom très +simple était gravé. C'était la première fois qu'elle assistait +à une fête, depuis le jour cruel où sa jeunesse insouciante +avait rencontré l'atroce réalité. Pour la première +fois, ses vêtements de deuil s'éclairaient au cou et aux +manches d'une étroite bande blanche. Ses soeurs lui +avaient dit: «Voyons, vas-y, cela te fera du bien». Elle +avait résisté, d'abord: non elle n'irait pas, elle resterait +dans sa petite chambre solitaire; là, devant le portrait +de la chère morte, elle revivrait les heureux Noëls +d'autrefois. Elle penserait tant à sa mère, elle la chercherait +si avidement dans cet infini où elle avait disparu +que, peut-être, elle la trouverait, et que leurs deux +âmes, détachées des liens de la chair, se rencontreraient +encore dans une de ces extases de tendresse d'où elle +sortait brisée, pourtant moins triste.</p> + +<p>Pourquoi donc avait-elle cédé? Quelque chose qu'elle +ne s'expliquait pas l'avait attirée en dépit d'elle-même, +triomphant de sa résistance. Elle s'était laissé parer par +ses soeurs, elle était venue. Et maintenant, dans cette +réunion si gaie, parmi cette jeunesse ignorant la douleur, +elle se sentait dépaysée, perdue: telle une hirondelle +sauvage au milieu de brillants oiseaux des Iles.</p> + +<p>Heureusement personne ne songeait à elle: ses compagnes +et ses camarades causaient avec tant d'entrain +qu'ils ne s'apercevraient pas de son absence. Toute tremblante, +elle réussit à gagner, sans être vue, un coin sombre +derrière un paravent, et, enfonçant son mouchoir sur ses +yeux, elle força ses méchantes larmes à rentrer. Ah! quand +donc saurait-elle porter sa peine? Allait-elle l'afficher au +milieu de ces indifférents? Quel ennui si on la surprenait! +On s'étonnerait. N'y avait-il pas deux ans, déjà? +Son chagrin ne devait-il pas être allégé comme son +deuil? C'était si loin pour les autres, deux ans! La sympathie, +qu'on lui prodiguait bruyamment, les premiers +temps, était usée depuis longtemps. Elle entendait celles +qu'on appelait ses «amies» lui demander de nouveau: +«—Pourquoi pleures-tu?»</p> + +<p>Rien que deux ans, pourtant! Les années lui avaient +semblé à la fois bien longues et bien courtes: n'est-ce +pas hier que cela avait lieu? Mais que de nombreuses +et ternes journées ont passé depuis!</p> + +<p>Elle aussi se sentait jeune certes, elle aimait la vie, +seulement elle n'avait plus tout-à-fait confiance en elle. +Ne savait-elle pas, non par ouï-dire maintenant, mais +par expérience, que nos joies les plus pures, les plus +légitimes, sont instables et courtes, et qu'en face de cette +vie mystérieuse et tentante, il y a la mort? L'appui +naturel de son coeur, l'amie toujours bienveillante, inépuisablement +indulgente et bonne, celle avec qui l'on +ne compte pas et qui ne compte jamais avec vous, celle, +enfin, qui était comme le fond même de son existence, +comme sa raison d'être, était partie, et elle ne reviendrait +pas...</p> + +<p>Pour les autres, rien n'était changé, tout avait encore +le charme enivrant d'une belle aurore sans nuage. +Comment auraient-elles compris! Elles iraient, en rentrant, +tout conter à leur mère, qui se réjouirait de leur +joie, tandis qu'elle... Ah! comme sa chambre lui apparaît +froide, silencieuse, triste!</p> + +<p>Cependant Mme Noguel, qui observait la jeune fille, +l'avait suivie des yeux dans sa retraite. Elle ne la connaissait +pas beaucoup, mais sa jeunesse attristée avait +attiré sa sympathie. C'était pour tâcher de l'égayer, +pour la faire sortir de sa studieuse solitude, qu'elle +l'avait invitée. Se serait-elle trompée? Ce coeur aimant +n'était-il pas encore trop meurtri pour supporter la +gaïté bruyante d'une fête?</p> + +<p>Eh quoi! le mal était fait; comment l'atténuer maintenant? +Devait-elle, respectant sa douleur, la laisser +reprendre possession d'elle-même, ou bien irait-elle la +trouver pour essayer de lui dire sa sympathie? Une +tendre pitié emplissait son cour: elle aussi avait perdu +sa mère toute jeune, elle aussi avait connu l'infinie détresse +des orphelins. Elle pensait à ce que seraient les +futurs Noëls de ses filles, si elle s'en allait.</p> + +<p>Comme elle hésitait encore, Lucie retournait auprès +de ses compagnes. Elle avait triomphé de sa violente +envie de pleurer et revenait au milieu d'elles avec cet +air calme qui leur faisait dire: «Elle est consolée.» +Mme Noguel l'arrêta au passage; mais, au lieu des +douces paroles qu'elle pensait, retenue par une étrange +pudeur, elle lui dit: «Avez-vous été contente de votre +cadeau, mon enfant?»... Seulement, sa voix avait des +intonations délicates, comme pour parler à une malade; +ses yeux traduisaient si bien sa pensée que la jeune +fille se sentit touchée jusqu'au fond de l'être. Ah! ce +regard maternel, comme il la remuait! C'était pour le +retrouver, elle le comprenait, qu'elle était venue; c'était +lui, l'aimant tout-puissant, qui avait vaincu ses résistances. +Et, à présent, il pénétrait en elle, la réchauffant, +la vivifiant, lui mettant au coeur une force, une espérance, +une joie. Il était bleu ce regard, d'un bleu éteint +comme celui qui lui manquait tant, profond et tendre; +lui aussi savait, comprenait, devinait.</p> + +<p>—Merci Madame,—fit-elle, levant vers la jeune +femme un visage où courait une flamme inaccoutumée, +«j'ai eu ce que je désirais le plus. Grâce à vous, moi +aussi, j'ai mon Noël».</p> + +<p><i>Décembre 1899.</i></p> +<br><br> + + +<p class="mid"><img alt="" src="images/04.png"></p> + + +<p><i>A Henri.</i></p> +<br><br><br> + + +<h3>I</h3> + +<h3>VIEUX NOËLS</h3> + +<p><i>«Le silence retombe avec l'ombre... Ecoutez!<br> +Qui pousse ces clameurs? Qui jette ces clartés?» </i></p> + +<p>V. HUGO<br> + +<i>La ronde du Sabbat.</i><br> +(Odes et ballades).</p> +<br><br><br> + +<p>Le vent d'hiver fait rage. Son souffle puissant pourchasse +dans le ciel les lourds nuages, balaye la vaste +plaine, s'engouffre en hurlant dans les vallées, entoure +les collines d'une longue caresse sifflante. En haut du +coteau, il empoigne les châtaigniers centenaires, dépouillés +de leurs feuilles jaunies, secoue leurs sommets +en tous sens, entrechoque leurs vieilles branches noires, +les fait craquer et gémir plaintivement. Il ébranle la +porte mal jointe de la chaumière solitaire, comme si, +irrité de l'obstacle, il était impatient d'entrer. Mais, +subitement lassé, il s'apaise, il se tait, il laisse la nuit +redevenir sereine, les étoiles scintiller dans le ciel +nettoyé, les arbres se redresser, et, graves, élever dans +l'ombre leur immobile silhouette. Puis, reposé, il repart, +il reprend ses courses folles et sa grande clameur.</p> + +<p>Tout est paix et silence en ce moment dans la petite +maison. L'ennemi invisible, insaisissable, qui, tout à +l'heure, semblait se ruer sur elle, s'est éloigné. Le susurrement +d'une tige de fagot trop verte brûlant dans +la cheminée, grande comme une alcôve, accompagne +en sourdine le tic-tac d'une haute pendule de noyer. +Une chandelle de résine, passée dans un anneau de fer +fixé à l'âtre, vacille au courant d'air, et fait couler ses +larmes d'ambre par terre. Sa lumière tremblotante, +falote, éclaire les traits purs, émaciés par la souffrance, +fatigués et brunis par le rude labeur des champs, d'une +paysanne jeune encore, vêtue de noir, assise près du feu +sur une chaise basse. Sa fine tête est alourdie par le +fichu de mérinos des veuves, attaché en rond autour de +son chignon serré, laissant à découvert les bandeaux +réguliers de ses admirables cheveux bruns, rudes et +épais. Un corsage à basques, tout uni, couvre son buste +plat, affranchi du corset; une ample jupe très froncée, +tombe de ses fortes hanches, aux mouvements rythmiques, +jusqu'à ses pieds chaussés de sabots.</p> + +<p>Debout, devant elle, un petit garçon, un blondin aux +yeux bleus très-doux, enlève, d'un air boudeur, le plus +lentement qu'il peut, l'un après l'autre, sa blouse de +futaine, ses culottes de drap épais, son gros gilet tricoté. +La jeune femme les plie avec soin et les pose sur un +coffre de bois, près d'elle.</p> + +<p>On aperçoit vaguement, dans le fond de la chambre, +outre l'horloge de bois, un lit aux rideaux à carreaux +bleus et blancs; à droite, une armoire à linge en chêne +luisant et une antique huche à pain; à gauche, un vieux +vaisselier rempli d'assiettes et de plats à fleurs, sur lesquels +se reflète la flamme dansante du foyer.</p> + +<p>Maintenant l'enfant n'a plus que sa chemise de toile +blanche trop longue, sa première chemise de grand +garçon dont il est très fier. Le feu rougit ses vigoureuses +jambes brunes, toujours nues, et ses petits pieds +nerveux.</p> + +<p>—Allons, Yanoulet, dit la mère d'une voix douce, +dépêche-toi donc! Fais vite ta prière, et au lit!</p> + +<p>—J'ai pas sommeil!</p> + +<p>—Tu dis cela, mais dès que tu auras la tête sur le +traversin... Je t'ai mis un caillou bien chaud.</p> + +<p>—Je me retournerai un grand moment avant de +m'endormir.</p> + +<p>—Il est neuf heures et demie; c'est tard pour un +enfant de ton âge.</p> + +<p>—Les enfants de mon âge vont à la messe de minuit: +Peyroulin, et Yantin, et Joseph de Laborde...</p> + +<p>—C'est possible. Mais tu sais bien que toi, tu n'es pas +assez fort. Ça te fait toujours du mal de veiller. De plus, +nous devons aller voir ta grand'mère à Nay, demain. +C'est loin. Que dirait-elle si tu avais l'air fatigué? Elle +croirait que je ne te soigne pas bien.</p> + +<p>—Mais c'est de dormir trop, au contraire qui me +rend malade.</p> + +<p>—Ne dis pas des bêtises. Et puis, ce soir, les chemins +sont glissants pour descendre au village; le vent est si +fort qu'il te renverserait, et si froid, qu'il te percerait +jusqu'aux os. Sûr, tu attraperais du mal. Allons, mon +Yanoulet, ne fais pas le méchant, va te coucher. Si c'était +possible, tu le sais bien, je te céderais: je n'aime rien +tant que de te faire plaisir. Tu iras à la messe de minuit +l'année prochaine. Il te faut manger encore un peu de +soupe, vois-tu, avant, devenir grand et gros.</p> + +<p>—Alors, si je suis petit, prends-moi sur tes genoux +et raconte-moi une histoire, comme autrefois.</p> + +<p>—Petit, petit, pas tant petit que cela, tout de même: +tu as dix ans. A dix ans on est presqu'un homme. A dix +ans ton pauvre père était déjà en condition et gagnait +sa vie.</p> + +<p>—Il allait à la messe de minuit.</p> + +<p>—Peut-être...</p> + +<p>—Tu vois bien. Moi, je veux toujours rester petit, +être toujours ton hilhot<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1"><sup>1</sup></a>, «lou pouricou de mama<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2"><sup>2</sup></a>».</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote1" name="footnote1"></a><b>Note 1:</b><a href="#footnotetag1"> (retour) </a> Petit fils.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote2" name="footnote2"></a><b>Note 2:</b><a href="#footnotetag2"> (retour) </a> Petit poussin de maman.</blockquote> + +<p>En disant cela Yanoulet s'était glissé sur les genoux de +sa mère; il entourait sa tête de ses bras déjà robustes +et la serrait avec force.</p> + +<p>—Lâche-moi, dit la veuve, tu m'étrangles. Ah! coquin, +comme tu sais bien t'y prendre! Comme tu sais me +faire faire tout ce que tu veux! Mais, si je te cède, promets-moi, +au moins, d'être plus sage, plus attentif en +classe: le maître m'a dit encore hier que tu n'écoutes +pas, que tu restes les yeux en l'air, comme un innocent, +au lieu de le regarder, lui ou ton cahier. Promets-moi +de bien faire tes devoirs, d'apprendre tes leçons et non +pas de t'échapper pour aller dénicher les oiseaux ou voler +des fruits avec Peyroulin, ce qui est très laid; il t'entraîne +toujours au mal, ce polisson-là! Il faut l'envoyer +promener, lui dire de te laisser tranquille, que si, lui, +veut faire le mauvais sujet, toi, tu ne veux pas.</p> + +<p>—Oui, oui, Maï beroye<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3"><sup>3</sup></a>, je le lui dirai, sois tranquille.</p> + +<p>—C'est que, vois-tu, moi micot<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4"><sup>4</sup></a> je n'ai que toi au +monde à aimer, que toi pour m'aider et pour me donner +du contentement. Si tu savais comme cela me peine +quand tu fais le mal! Tu es tout pour moi! Et puis, je +sens si bien qu'il faudrait un homme pour te montrer +comment faire; je ne sais que t'aimer et te soigner, +moi; je n'ai pas le courage de te battre et de te punir. +Tu ne m'en feras pas repentir, dis, hilhot de mon coeur, +tu marcheras droit comme ton pauvre père?</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote3" name="footnote3"></a><b>Note 3:</b><a href="#footnotetag3"> (retour) </a> Jolie mère.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote4" name="footnote4"></a><b>Note 4:</b><a href="#footnotetag4"> (retour) </a> Petit ami.</blockquote> + +<p>—Oui, oui, Maï, tu verras!</p> + +<p>—Il faut, d'abord, te dépêcher d'apprendre à écrire +et à compter, faute de quoi tu te laisserais voler, plus +tard, par les gens de la plaine qui sont si rusés. Puis, +quand tu sauras, tu m'aideras à bêcher le jardin, à labourer +le champ et à soigner les bêtes: bien est besoin +d'un homme, pour tout cela. Les ouvriers, vois-tu, ça +travaille très peu et ça coûte très cher: c'est la ruine des +maisons. Toi, tu seras le maître.</p> + +<p>—Oui... et l'histoire?</p> + +<p>—Sens-tu la chaleur du feu sur tes pieds, les pieds du +petit enfant de maman qui est devenu un gros garçon +méchant? Es-tu bien, là? Comme tu es grand et lourd, +maintenant! J'en ai plein les bras, de toi, comme lorsque +je porte une belle gerbe de blé!</p> + +<p>—Allons, raconte: Il y avait une fois...</p> + +<p>—Ah! petit capbourrut. Il y avait une fois un vilain +enfant gâté qui faisait faire bien du mauvais sang à sa +pauvre mère qu'il n'aimait pas.</p> + +<p>—Ça, ce n'est pas vrai, je t'aime!</p> + +<p>—Bien sûr?</p> + +<p>—Sûr comme tu m'aimes, toi!</p> + +<p>—Comme je t'aime, moi, c'est pas possible. Mais si je +croyais que tu m'aimes seulement un peu... Tiens, fais-moi +encore un poutou, prends ma capuche, que je t'enveloppe: +tu te refroidirais..... Là!..... Commençons.</p> + +<p>Quelle histoire veux-tu?</p> + +<p>—Celle de la Terrucole d'abord.</p> + +<p>—Bien. Je n'ai pas besoin de te demander si tu la +connais, la Terrucole; tu n'y vas que trop, malgré ma +défense. Il ne faut pas être bien fin pour comprendre +que ce n'est pas un endroit comme tous les autres. +Quand, arrivé au haut du coteau, on quitte la mauvaise +route, bordée de châtaigniers, si vieux que les anciens +d'ici ne se souviennent pas de les avoir vus planter...</p> + +<p>—Le chemin d'Henri IV? Pourquoi qu'il s'appelle +comme cela?</p> + +<p>—Parce que le roi, dit-on, y passait, lorsqu'il s'en +venait de Pau pour aller à son château de Coarraze embrasser +sa mère nourrice. Quand donc, au lieu de continuer +devant soi on tourne à main droite, on trouve un +grand champ de tuyas<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5"><sup>5</sup></a>, joli à voir, de loin, quand il est +en fleurs, mais méchant à qui veut s'en approcher: tu +sais comment il pique les pieds et les jambes nues des +petits garçons désobéissants. Des serpents sont cachés +là-dedans; aucune fleur n'y pousse, excepté, sur les +bords, le safran violet, la fleur des trépassés qui vient à +la Toussaint pour les morts dont les tombes sont abandonnées, +que l'on dit. De ce terrain, on voit toute la +plaine, tous les villages: Angaïs, notre église et le +cimetière où ton pauvre père est enterré; Béouste, avec +son clocher pointu qui sort des arbres; et, de l'autre côté +du Gave, qui a l'air tout en vif-argent, Boeilh, Bezing, +Assat; enfin, derrière, encore des coteaux et des villages +et les montagnes, que les étrangers trouvent si jolies: +paraît qu'il n'y en a pas, ailleurs, d'aussi belles; +mais, à force de les voir, nous autres, nous n'y faisons +plus attention. De là on aperçoit la fumée de toutes +les chaumières, on voit passer sur les routes tous les +chars, toutes les voitures, et le chemin de fer qui semble +un serpent. Tu comprends si, à l'idée des esprits, +c'est là un bon endroit pour examiner le pays, pour suivre +les mouvements des habitants de la plaine, pour les +guetter, les pister; aussi, de tout temps à jamais, il a été +le rendez-vous des hades<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6"><sup>6</sup></a> et des broutches<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7"><sup>7</sup></a>, il est hanté. +Il y en a qui l'appellent le «camp de César» et qui disent +qu'autrefois, il y a très longtemps de cela...</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote5" name="footnote5"></a><b>Note 5:</b><a href="#footnotetag5"> (retour) </a> Ajoncs nains.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote6" name="footnote6"></a><b>Note 6:</b><a href="#footnotetag6"> (retour) </a> Fées.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote7" name="footnote7"></a><b>Note 7:</b><a href="#footnotetag7"> (retour) </a> Sorcières.</blockquote> + +<p>—Oui, oui, je sais, le maître nous l'a expliqué. César, +c'était un capitaine romain. Il avait pris le pays et mis +un camp à la Terrucole. Pour bien se cacher, avec ses +soldats, il avait fait faire le talus et le fossé qui est derrière... +tiens, juste là où est le Calvaire, maintenant.</p> + +<p>—Mais, quand était-ce ça? Pas au moins du temps +de ma mère, ni de ma grand'mère; personne, ici, ne +s'en souvient.</p> + +<p>—C'était bien avant!</p> + +<p>—Du temps de la reine Jeanne, alors?</p> + +<p>—Non pas, plus avant encore!</p> + +<p>—Bah! tu crois cela, toi? Ça m'a l'air d'être des histoires +que l'on dit pour faire venir les étrangers et pour +leur tirer de l'argent en leur montrant le chemin. Moi, +je m'en méfie. Le sûr, par exemple, c'est que, dans le +vilain bois sauvage qui est après, demeurent les broutches +et les hades; tout le monde dans le pays te le dira. +Ma mère et ma grand'mère que j'ai perdues, trop jeunes +hélas! en avaient vu toutes les deux. Aucun chrétien n'oserait +y passer quand le soleil est couché. D'ailleurs, n'y +a qu'à aller voir: même, en plein jour, il y fait si sombre +au sortir du champ, que cela donne peur. Des bêtes +courent partout: des crapauds, gros comme ton béret, +des serpents, longs comme cette aguillade<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8"><sup>8</sup></a>, des araignées, +grandes comme la main d'un enfant, qui font +leur toile d'un arbrisseau à un autre. On entend des cris +de chouette, des sifflets, des plaintes, des gémissements. +Les arbres, tant il y en a, se touchent presque. Il pousse +là des genévriers et des buis énormes, comme l'on n'en +voit que dans le parc du roi Henri, à Pau, et sur le haut +des montagnes sauvages. Des ronces méchantes s'accrochent +aux branches et retombent partout, griffant +ceux qui s'en approchent. La mousse, une mousse +presque noire, tant elle est serrée, empêche d'entendre +marcher; l'air, pesant et chaud comme dans les +maisons des riches, peut à peine passer. Ce sont les +hades qui ont tracé le petit sentier droit qui va à travers +les fougères. Quand la lune brille, il paraît blanc et +fin comme le fil de ma quenouille. C'est par là qu'elles +arrivent toutes, à la suite l'une de l'autre, à minuit, les +jolies hades, dans leurs robes qu'on dirait tissées avec +des fils d'araignées, couleur de la brume du matin. +Leurs pieds touchent à peine la terre. Autour d'elles, les +broutches, ces laides, tournent en faisant des grimaces, +à cheval sur une racine de buis. Elles font, alors, leur +sabbat, qu'on appelle, que c'est un tapage d'enfer. Dès +la fine pointe du jour, tout ce monde disparaît. Les +hades s'enlèvent ensemble, se perdent dans l'air, pareilles +à la fumée; les broutches rentrent dans ces châtaigniers +troués, frappés par le tonnerre, où nichent les +hiboux, dans ces chênes qui ont de grosses bosses. +Tiens, entends-les crier toutes à la fois... c'est terrible! +Elles s'en donnent tant qu'elles peuvent maintenant, les +maudites, sachant que, tantôt, elles devront se taire. +Fais bien vite le signe de la croix, mon petit, et surtout, +surtout, ne va jamais du côté de la Terrucole +quand le soleil est couché, tu m'entends!</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote8" name="footnote8"></a><b>Note 8:</b><a href="#footnotetag8"> (retour) </a> Aiguillon monté sur un long manche qui sert à piquer les +boeufs pour les faire marcher.</blockquote> + +<p>—Attends un peu que j'y aille, j'ai bien trop peur, +moi! Mais, es-tu sûre que c'est vrai, tout cela? +«Monsieur» dit que ce sont des histoires, des bêtises +inventées par les vieilles femmes pour forcer les garçons +et les filles à rester à la maison, le soir.</p> + +<p>—Pas vrai! Monsieur le Régent est bien instruit, +bien fin, je ne dis pas non; il écrit que c'est pareil à un +dessin et il raconte des choses comme il y en a dans les +livres et sur le journal; mais il ne peut pas nier, je +pense, ce que ma pauvre défunte mère a vu de ses +propres yeux, ce qu'elle m'a répété bien des fois. «Allez-y +voir, qu'il vous dit, et si vous rencontrez une seule +hade ou une seule broutche, je vous donne cent mille +francs.» Le farceur! Les a-t-il, les cent mille francs, +lui, d'abord? Oui, comme moi! Et puis, on sait trop ce +qui arrive quand on va voir: on est pris immédiatement +d'un mal très laid, le mal de Saint-Guy, qu'on dit. +C'est comme si on avait un esprit dans le corps, qui +vous force à faire ce que vous ne voulez pas faire. On +devient pareil à un innocent: on tire la langue, on +tourne la bouche, on remue la tête, les jambes, les +bras.—Tu sais le fils de la Marianne, de Béouste, +eh bien! il l'a eu, ce mal, mais il est guéri parce qu'il a +fait le remède. Car, heureusement encore, il y a un +remède, et facile. Faut, avant tout, pour apaiser les +esprits, jeter dans le trou, avec de l'argent, un morceau +de l'habit de la malheureuse ou du malheureux qui est +possédé. Les riches y mettent des pièces blanches, s'ils +veulent: il y en a même qui ont lancé jusqu'à de l'or, +paraît, mais c'est très rare; ceux qui n'ont pas de quoi +donnent des sous, le plus qu'ils peuvent. Pendant +trente jours de rang, d'une lune à l'autre, chaque +matin, quand le soleil se lève, faut aller dire des +prières au pied du Calvaire qui est planté dans le +talus.</p> + +<p>—C'est pour cela qu'il y a toujours des chiffons par +terre ou pendus aux branches, à la Terrucole! Comme +il doit y avoir de l'argent là-dedans, depuis le temps +qu'on en apporte!</p> + +<p>—Oh bah! les hades et les broutches ramassent +tout, va!</p> + +<p>—Et qu'en font-elles?</p> + +<p>—Je n'en sais rien; mais on pense qu'elles ont un +trésor caché quelque part sur la hauteur: tiens, dans +le champ de Lacoste, là où la terre sonne quand on y +tape dessus avec les sabots! Mais personne n'a osé y +aller voir, et ce n'est pas moi qui commencerai, té!</p> + +<p>—Ni moi? Et puis, Maï, raconte ce que l'ont les hades +et les broutches, la nuit de Noël.</p> + +<p>—Ah! voilà; cette nuit-là elles sont bien badinées; +elles ont peur, tu comprends, elles sont comme folles. +Dès que descend le noir, elles font leur sabbat plus fort +que jamais; vienne minuit, elles se taisent; les hades, +fft!... disparaissent, les broutches se serrent dans leurs +trous. A partir de ce moment, tout le monde peut passer +sans danger par la Terrucole pour se rendre à la +messe ou pour en revenir; et on ne s'en fait pas faute, +cela raccourcit beaucoup. Jamais, il n'est rien arrivé +à personne. C'est que, l'enfant Jésus, tout faible et tout +petit qu'il est, vois-tu, micot, est le vrai roi du monde. +Il est plus fort, à lui tout seul, que toutes les hades, +que toutes les broutches, que tous les diables de l'enfer.</p> + +<p>—Oui. Eh bien! alors, maintenant, raconte-moi son +histoire.</p> + +<p>—Mais je ne t'en ai promis qu'une, histoire; faut aller +au dodo.</p> + +<p>—Oui, oui, tout de suite. Joseph et Marie où ils allaient, +Maï? J'ai oublié.</p> + +<p>—A Bethléem, donc?</p> + +<p>—Où c'est, Bethléem? Près d'ici?</p> + +<p>—Non, très loin. C'est le village où ils étaient nés, +mais ils n'y demeuraient pas. Ils y allaient pour des +affaires qu'ils avaient, du blé à vendre ou des boeufs à +acheter, peut-être. C'était comme qui dirait un jour de +grand marché ou de foire. Dans ces temps-là, on ne +connaissait ni les chemins de fer, ni même les courriers, +paraît. On allait à pied.</p> + +<p>—Comme nous autres, quand nous descendons à la +ville?</p> + +<p>—Oui. Il y avait beaucoup de compagnie sur les routes, +se rendant aussi à Bethléem. Joseph et Marie marchaient +depuis le matin. Marie, la pauvrine, était si +fatiguée que ses jambes ne voulaient plus la porter. +Enfin, vers le soir, ils arrivent. Toutes les auberges +étaient pleines.</p> + +<p>—Pourquoi qu'ils n'allaient pas chez leurs parents?</p> + +<p>—Ils n'en avaient plus, faut croire, ils devaient être +morts. Que faire, alors? Ils voient la grande maison d'un +homme riche. «Té», qu'ils se disent, «là il y a de la +place, nous ne gênerons guère.» Ils frappent et demandent +abri pour la nuit, tout juste un coin, n'importe ou +pour se coucher et dormir. Mais l'homme riche leur +fait réponse par ses domestiques:</p> + +<p>—Où sont vos mulets et vos chevaux qu'on les mène +à l'écurie?</p> + +<p>—Nous n'en avons pas.</p> + +<p>—Alors que venez-vous faire ici? Passez votre chemin! +Ma maison n'est pas faite pour des mendiants +comme vous.</p> + +<p>Tout honteux, ils vont chez un hôtelier lui demander +logis en payant.</p> + +<p>—Gardez vos sous, qu'il leur crie; on ne reçoit pas +ici de mauvais paysans comme vous!</p> + +<p>Enfin, ils aperçoivent une auberge bien pauvre et de +bien mauvaise mine. Ils, frappent timidement à la +porte.</p> + +<p>—Que voulez-vous? leur demande le patron, qui +avait l'air d'un bandit.</p> + +<p>—Nous voulons nous loger pour la nuit, histoire de +nous reposer, après avoir mangé un morceau.</p> + +<p>—Mon auberge est pleine, qu'il dit, je n'ai pas de +place pour vous.</p> + +<p>—Même en payant?</p> + +<p>—Quand vous me donneriez de l'or plein mon béret, +ça ne changerait rien; je n'ai plus de place, que je +vous dis!</p> + +<p>Alors Joseph regarda Marie qui tombait de fatigue et +avait bien envie de pleurer.</p> + +<p>—N'avez-vous pas un grenier avec un peu de foin, +une écurie, une étable, n'importe quoi, que ma femme +puisse s'asseoir et se reposer?</p> + +<p>L'aubergiste qui, en fin de compte, n'était pas un méchant +homme, regarda Marie à son tour. Il la vit si +pâle, si jeune, la pauvre—à peine quinze ou seize +ans—et si modeste, si charmante, qu'il eut le coeur +crevé de compassion.</p> + +<p>—N'est-il raisonnable, aussi, de faire marcher les +enfants comme cela, et dans cet état, encore! qu'il +leur dit. Eh bien! allons, entrez! nous nous arrangerons +tout de même en poussant l'âne et en attachant le +boeuf un peu plus loin vous pourrez vous loger.</p> + +<p>Il les fit passer dans l'étable, leur porta une grosse +botte de paille, et il dit doucement à la jeune femme: +«Ma jolie enfant, asseyez-vous.» Et ce fut là que +naquit le Sauveur du monde.</p> + +<p>—Et que faisaient le boeuf et l'âne, Maï?</p> + +<p>—L'âne regardait avec des yeux doux, et le boeuf ruminait +tranquillement. Marie ôta sa mante, et en entoura +le nouveau-né, son cher mignon si beau, aussi blanc +que le lait, qui ne criait pas, comme s'il comprenait déjà +tout. Joseph mit de la paille au fond d'une crèche avec +un caillou rond pour coussin, et y déposa le divin enfant.</p> + +<p>—Et les bergers, Maï?</p> + +<p>—Eh bien! les bergers dormaient chacun auprès de +ses moutons dans les étables bien chaudes. Tout à coup, +un ange entra auprès de l'un d'eux, et, le tirant fort +par le bras, le réveilla en disant qu'il venait lui apprendre +une grande nouvelle. Le pasteur, qui s'était levé +avant le jour, était très fatigué et dormait de tout son +coeur.</p> + +<p>—Laisse-moi tranquille, qu'il dit en se retournant et +en bâillant. Il n'est pas jour encore, je veux dormir. Et +le voilà reparti à ronfler.</p> + +<p>L'ange le secoue de nouveau.</p> + +<p>—Mâtin! crie le pasteur; attends un peu que je te +fasse courir avec mon bâton!</p> + +<p>Mais, les anges, c'est patient. Celui-ci lui parle d'un +grand bonheur qui vient d'arriver au pauvre monde +par un enfant qui est né dans une étable.</p> + +<p>—Que me chantes-tu là? qu'il répond, incrédule. Le +bonheur n'a jamais été le partage des misérables comme +moi. Un enfant naissant pourrait-il changer quelque +chose à notre sort malheureux? Pauvres nous avons +toujours été, pauvres nous mourrons; il n'y a qu'à +prendre patience.</p> + +<p>L'ange lui explique: cet enfant, c'est le fils de Dieu, +qui vient, non pas pour porter la nourriture du corps, +mais celle du coeur, pour pardonner les péchés et enseigner +le courage à ceux qui souffrent.</p> + +<p>Le berger, bien réveillé cette fois, se tire du lit, s'habille, +pousse sa porte: il voit le ciel ouvert et des +anges qui volent dedans; une lumière, plus claire que +celle de la lune quand elle est dans son plein, plus douce +que celle du soleil, éclaire les prairies et les bois. Il entend +dans les airs des chants divins; sur la route des +voix, des bruits de sabots; certes, oui, il se passe quelque +chose de pas ordinaire. Tout le village est réveillé; +les pasteurs se rassemblent sur la place; la nouvelle +s'est répandue, l'ange a parlé à plusieurs. Serait-il Dieu +possible que cela fût vrai, que le Sauveur du monde +vînt de naître, et dans une étable, encore? Tout tremblant +et craintif il court rejoindre les bergers qui se +préparent à aller faire visite à l'enfant Jésus.</p> + +<p>—Allons, qu'il dit, je vais avec vous.</p> + +<p>—Mais que lui porterons-nous, nous autres, pauvres? +se demandent-ils tous ensemble, inquiets. Ce n'est pas +l'usage, ici, d'arriver chez les gens les mains vides.</p> + +<p>—Té! ce que nous aurons, tant pis! Puisqu'il connaît +tout, il saura bien que nous ne pouvons pas faire plus.</p> + +<p>—Moi, dit un qui était bien gêné, rapport à ce qu'il +avait beaucoup d'enfants, je lui donnerai un pain de ma +dernière fournée; moi, dit un autre, un jeune agneau de +mon troupeau; moi, un fromage de mes brebis; moi, +du lait fraîchement tiré; moi une bourracette<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9"><sup>9</sup></a> bien +épaisse, faite avec la laine de mes moutons, pour le +garder du froid.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote9" name="footnote9"></a><b>Note 9:</b><a href="#footnotetag9"> (retour) </a> Lange de laine.</blockquote> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Nicodème, drin<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10"><sup>10</sup></a> de crème!</p> +<p>Arnautou, escautou<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11"><sup>11</sup></a>!</p> +<p>Dominique, drin de mique<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12"><sup>12</sup></a></p> + </div> </div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote10" name="footnote10"></a><b>Note 10:</b><a href="#footnotetag10"> (retour) </a> Un peu de crème.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote11" name="footnote11"></a><b>Note 11:</b><a href="#footnotetag11"> (retour) </a> Bouillie de maïs à la graisse.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote12" name="footnote12"></a><b>Note 12:</b><a href="#footnotetag12"> (retour) </a> Gâteau de maïs à l'anis qu'on fait pour Noël.</blockquote> + +<p>—Et toi, Maï, que lui aurais-tu porté?</p> + +<p>—Le coeur de mon hilhot et le mien.</p> + +<p>—Oui, mais pour faire comme les autres?</p> + +<p>—Eh Bien! le sac de froment qui n'est pas encore +commencé, ou un beau canard avec une tourte.</p> + +<p>—Continue l'histoire.</p> + +<p>—Mais qui gardera nos bêtes quand nous serons absents? +demande le pauvre pasteur qui avait tant d'enfants.</p> + +<p>—Le Bon Dieu veillera sur elles!</p> + +<p>—Et comment trouverons-nous notre route?</p> + +<p>—Celui qui se fie à Dieu ne peut pas s'égarer. Mettons +d'abord le chemin sous nos pieds, marchons toujours +et nous verrons.</p> + +<p>Et les voilà partis à travers la glace, la gelée, l'obscurité, +car le ciel s'était refermé, partis, pour aller voir le +petit enfant Jésus tant aimable et la Vierge Marie, adorable. +L'un secoue sa clochette, un autre joue du violon, +un autre de la trompette, un autre du clairon, un autre +de la guitare. C'est un tapage, un combat, comme lorsque +c'est la fête de chez nous. Les gens les regardent +passer, étonnés. Enfin ils arrivent à Bethléem, trouvent +les choses ainsi que l'ange leur avait dit.</p> + +<p>Ils étaient tout ébahis, et ils regardaient, la bouche +ouverte, ce petit enfant qui dormait comme tous les +petits enfants, et qui, pourtant, un jour, devait +sauver le monde en mourant sur la croix pour nos +péchés.</p> + +<p>—Et les mages, Maï?</p> + +<p>—Eh bien! les mages étaient des espèces de rois très +riches et très savants, eux, et pas des pauvres bergers +ignorants. Lors donc qu'ils apprirent que le Sauveur +était né, ils voulurent aussi aller le voir et lui porter des +présents. Et ils pensaient trouver un enfant couvert de +broderies, dans un beau palais. Ils ne savaient pas non +plus le chemin; alors il virent une étoile qui marchait +devant eux; ils la suivirent, et, quand elle s'arrêta sur +une maison très laide et très petite, sur une auberge +où descendaient les gens les plus misérables, ils +crurent s'être trompés; mais l'étoile ne bougeait pas. +Au moins le nouveau-né serait couché dans la plus +belle chambre, en un berceau bien garni de plumes +d'oie: mais non, il était dans l'étable, à côté des pauvres +bêtes qui travaillent, dans une crèche, sur du fourrage. +Ils furent bien attrapés, étant orgueilleux comme tous +les riches; mais ils l'adorèrent quand même et mirent à +ses pieds ce qu'ils avaient apporté: des parfums, de l'or, +des bijoux et de l'encens; tu sais, ce que l'on fait brûler +à la messe et qui sent si bon!</p> + +<p>—Oui, mais pourquoi l'enfant Jésus n'avait-il pas +préféré être dans un grand palais, couché dans un beau +berceau, servi par des domestiques avec des galons +dorés comme au château du roi Henri, puisqu'il pouvait +choisir? Moi, si j'avais été à sa place, pas si bête, +j'aurais fait comme ça.</p> + +<p>—C'était exprès, Micot, pour nous enseigner la patience +à nous autres, paysans, et pour nous montrer +qu'il n'y a pas de honte à n'être pas riches puisque Dieu +lui-même a choisi d'être pareil à nous. Maintenant +dis vite «notre père» et au lit!</p> + +<p>—Et les Noëls? Rien qu'un... ou deux!</p> + +<p>—Encore? mais quand dormiras-tu alors?</p> + +<p>—Tout de suite après.</p> + +<p>—Ah! enfant gâté, enfant gâté! Allons, chante avec +moi; je suis l'ange, toi, tu seras le pasteur.</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>L'ANGE</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Un Dieu nous appelle,</p> +<p>Levez-vous, pasteur;</p> +<p>Courez avec zèle</p> +<p>Vers votre Sauveur;</p> +<p>Le Dieu du tonnerre</p> +<p>Promet désormais</p> +<p>La fin de la guerre,</p> +<p>La paix pour jamais.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>LE PASTEUR ENDORMI</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Lechem droumi!</p> +<p class="i2">Noum biengues troubla la cerbelle,</p> +<p>Lechem droumi!</p> +<p class="i2">Tire en daban, sec toun cami;</p> +<p class="i2">N'ey pas besougn de sentinelle,</p> +<p class="i2">Ni n'ey que ha de ta noubelle,</p> +<p>Lechem droumi!<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13"><sup>13</sup></a></p> + </div> </div> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote13" name="footnote13"></a><b>Note 13:</b><a href="#footnotetag13"> (retour) </a> +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Laisse-moi dormir!</p> +<p>Ne viens pas me troubler la cervelle,</p> +<p>Laisse-moi dormir!</p> +<p>Tire en avant, suis ton chemin!</p> +<p>Je n'ai pas besoin de sentinelle,</p> +<p>Ni n'ai que faire de ta nouvelle,</p> +<p>Laisse-moi dormir!</p> + </div> </div> +</blockquote> + + +<p>—Et l'autre, Maï, chante-le, toi, toute seule! Je suis +fatigué, moi!</p> + +<p>—Tu t'endors?</p> + +<p>—Non pas, je t'écoute.</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Entre le boeuf et l'âne gris,</p> +<p class="i2">Dort, dort, dort, le petit Fils.</p> +<p class="i2">Mille anges divins,</p> +<p class="i2">Mille séraphins,</p> +<p class="i2">Volent à l'entour</p> +<p>De ce grand Dieu d'amour.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Entre la rose et le souci,</p> +<p class="i2">Dort, dort, dort le petit Fils.</p> +<p class="i2">Mille anges divins,</p> +<p class="i2">Mille séraphins,</p> +<p class="i2">Volent à l'entour</p> +<p>De ce grand Dieu d'amour.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Entre les deux bras de Marie,</p> +<p class="i2">Dort, dort, dort le Fruit de Vie.</p> +<p class="i2">Mille anges divins,</p> +<p class="i2">Mille séraphins,</p> +<p class="i2">Volent à l'entour</p> +<p>De ce grand Dieu d'amour.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Entre deux larrons sur la croix.</p> +<p class="i2">Dort, dort, dort, le Roi des Rois.</p> +<p class="i2">Mille Juifs mutins,</p> +<p class="i2">Cruels assassins,</p> +<p class="i2">Crachent à l'entour</p> +<p>De ce grand Dieu d'amour.</p> + </div> </div> + +<p>La voix de la mère s'est faite bien douce, comme pour +une berceuse; instinctivement elle balance son enfant +sur son coeur. Lui, ferme les yeux, ravi. Que de fois +il s'est endormi au son de cette lente mélodie qu'il aime +tant! Mais il veut tout entendre, ce soir. Il soulève ses +paupières alourdies et contemple le cher visage penché +sur lui avec tant d'amour. La flamme rouge éclaire les +traits délicats et les transfigure. Tiens, c'est curieux: +le fichu noir a disparu; un voile de mousseline, léger +comme une nuée d'avril, enveloppe la tête chérie; la +robe n'est plus sombre et sévère, elle est de la couleur +du ciel. Bientôt tout disparaît, l'enfant s'anéantit dans +un sommeil délicieux, sans rêve.</p> + +<p>—Yanoulet, mon Yanoulet, hilhot, et le Pater? +«Hilhot» ne répond pas.</p> + +<p>Tendrement, péniblement, car il pèse beaucoup, la +veuve le porte dans son grand lit que tiédit un gros caillou +du Gave chauffé sous la cendre; elle le borde, +récite pour lui le Pater oublié, le baise sur le front avec +amour. Puis, elle couvre le feu, s'enveloppe de son capulet +noir, éteint la chandelle, ferme solidement la porte +après elle, et s'en va dans la nuit épaisse, aux premiers +sons de la cloche qui, en bas, appelle les fidèles.</p> +<br><br><br> + + + +<h3>II</h3> + +<h3>LA TERRUCOLE</h3> + +<blockquote> +<p><i>«Ici l'on a des fées<br> +Comme ailleurs des oiseaux.»</i><br> +V. Hugo.<br> +Fuite en Sologne.<br> +(Chansons des rues et des bois).</p></blockquote> + +<p>—Pas si vite, enfants! dit une voix, bien loin, derrière. +Les gamins ne l'écoutent pas. Emmitouflés dans +leurs grands cache-nez tricotés aux couleurs voyantes, +le béret enfoncé jusqu'aux oreilles, les pieds dans des +sabots bourrés de paille, une main dans la poche du +pantalon, l'autre tenant une petite lanterne, ils grimpent +lestement le long du chemin des fées qui, tout +lumineux sous la clarté de la lune, semble conduire à +un pays enchanté. De petites lumières vacillent tout au +long, comme des feux follets: ce sont les falots des +fidèles qui reviennent de la messe de minuit et regagnent +le haut du coteau en passant par la Terrucole. +Car c'est Noël: hades et broutches sont cachées, le bois +est à tout le monde, cette nuit.</p> + +<p>—Yanoulet, Peyroulin! crie encore la voix, de plus +en plus lointaine; mais les enfants ne s'arrêtent pas.</p> + +<p>—Dépêche-toi, dit le plus vieux, Peyroulin, le voisin +de Yanoulet et son mauvais conseiller.—Si nous nous +arrêtons, nous n'aurons pas le temps. C'est cette nuit, +seulement, que le bois n'est pas hanté. Voyons: veux-tu, +oui ou non, avoir des sous, de belles pièces d'argent, de +l'or, peut être, qui sait? et cela sans travailler, sans même +prendre de peine? Oui? Eh! bien, marche, suis moi! +C'est un peu plus loin, à gauche. Tu viens? Prends +garde aux épines. Tiens, tu vois ces chiffons? c'est là.</p> + +<p>—Mais c'est voler que de prendre cet argent?</p> + +<p>—Allons donc, quelle bêtise! Voler qui? Les broutches? +ce serait pain bénit. Ce sont de mauvaises bêtes +qui viennent du démon. D'ailleurs, ce qui est à elles est +à tout le monde: elles n'ont qu'à ne pas laisser traîner +ce qu'on est assez sot pour leur jeter.</p> + +<p>—Mais si elles se réveillent, et nous attrapent?</p> + +<p>—Cette nuit? Jamais. Elles dorment comme les +serpents quand il gèle, et, lors même qu'elles se réveilleraient, +elles n'ont, cette nuit, de pouvoir sur personne.</p> + +<p>—As-tu dit à ta mère ce que tu allais faire?</p> + +<p>—Innocent! pour qu'elle m'en empêche? Elle est +bien trop peureuse; toutes les femmes sont peureuses; +elle craindrait qu'il m'arrive du mal. Mais moi, je +suis un homme, je n'ai peur de rien. Maman ne le +saura pas, à moins que tu ne me vendes.</p> + +<p>—Moi? Je ne suis pas un traître; je ne te vendrai +pas, je te le promets.</p> + +<p>—C'est bon, j'y compte; allons, viens!</p> + +<p>—Mais, tu as beau dire, je crois que ce n'est pas +bien.</p> + +<p>—Je vois ce que c'est, tu as peur. Va-t-en bien vite +rejoindre «Maman», elle te cachera sous sa mante. +J'irai seul.</p> + +<p>—Peyroulin, attends, écoute! Tu est donc bien sûr +que ce n'est pas mal, ce que tu veux faire là?</p> + +<p>—Mal? Puisque l'argent n'est à personne, pec<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14"><sup>14</sup></a>! Et +puis, qui le saura? Je ne l'ai dit qu'à toi. Par exemple, +si j'avais su que tu étais un pareil capon... Arnaud et +Michel n'auraient pas demandé mieux que de m'accompagner. +Seulement je t'ai préféré parce que je +t'aime plus. Mais j'ai eu tort; eux, au moins, sont braves.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote14" name="footnote14"></a><b>Note 14:</b><a href="#footnotetag14"> (retour) </a> Sot.</blockquote> + +<p>—Je suis brave, aussi, moi!</p> + +<p>—Oui, oui, joliment! Après m'avoir promis de me +suivre à la Terrucole, tu m'abandonnes au moment d'y +entrer. Tiens! y aller en compagnie ou y aller seul ce +n'est plus pareil. Mais je m'en moque, s'il m'arrive +malheur, tant pis!</p> + +<p>—Je ne savais pas ce que tu voulais y faire, à la Terrucole: +tu ne me l'avais pas dit; je ne pouvais pas le +deviner. Pour y aller, bien, sûr j'en avais envie et cela +me faisait plaisir de te suivre. Mais prendre l'argent!...</p> + +<p>—Oui, oui, fais l'honnête! Comme si tu l'étais plus +que les autres! Alors je suis un voleur, moi? Merci +bien! Je vois ce que c'est: tu n'es plus mon ami. Si tu +l'étais, tu ne me soupçonnerais pas comme cela, tu ne +m'abandonnerais pas au dernier moment.</p> + +<p>—Mais je ne te soupçonne pas, je ne t'abandonne +pas... Seulement...</p> + +<p>—Adieu, adieu, suis ton chemin, moi le mien. Bon +appétit pour le réveillon!</p> + +<p>—Peyroulin!</p> + +<p>—Quoi, «Peyroulin»? Que veux-tu? Laisse-moi, je +n'ai pas le temps de bêtiser. Maman approche.</p> + +<p>—Je vais avec toi.</p> + +<p>—A la bonne heure! Voilà, enfin, un garçon courageux. +Qui dirait que tu as douze ans passés: tu es toujours +aussi craintif. Eh! si j'habitais la ville, comme toi, +depuis un an et demi, si j'étais apprenti dans un magasin +où il vient tant de monde, tu verrais comme je +serais! Mais maman n'a pas voulu m'écouter. Elle m'a +fait rester aux champs, tandis que toi.....</p> + +<p>—Ah! la mienne, maman, est si bonne! Tout ce que +je veux elle le fait. C'est ma pauvre défunte grand'mère +de Nay, morte au printemps, qui m'avait mis cela +en tête. Elle me disait: «Toi, tu n'es pas fabriqué +pour être un paysan, comme ton père qui était fort et +grand; tu es fin comme une demoiselle. Ça ferait deuil +de te voir travailler la terre; faut que tu deviennes un +Monsieur. Tu n'aimes pas assez les livres pour faire un +régent ou un curé; mais dis à ta mère qu'elle te mette +commis dans un magasin, à Villeneuve. Je voudrais te +voir en veste et en chapeau avant de mourir». Alors, +moi, j'ai cru que je serais plus heureux comme cela. +J'ai tant prié Maman, tant pleuré qu'elle m'a écouté. Si +j'avais su!...</p> + +<p>—Comment, tu regrettes d'être à la ville, bien nourri, +bien vêtu, bien logé, et de ne rien faire?</p> + +<p>—Rien faire? Partout il faut travailler pour gagner +son pain, va. Et puis, on s'ennuie à recommencer toujours +les mêmes choses. Mais c'est moins pénible que la +terre, pourtant.</p> + +<p>—Oui, elle est plus basse pour toi que pour les autres, +peut-être, la terre, fichu feignant! Dis donc, quand +tu auras ton paletot et ton chapeau, tu ne sauras plus +parler patois, tu ne me reconnaîtras plus, j'en suis sûr. +Allons, en attendant, viens-t-en, c'est par ici. Tourne ta +lumière en dedans, pour qu'on ne nous voie pas. Là, y +es-tu? Gare à cette ronce et à cette branche. Té, regarde, +en voilà des sous: deux, quatre, six, dix! Et toi, tu +n'as rien trouvé?</p> + +<p>—Si, un franc.</p> + +<p>—Une pièce?</p> + +<p>—Une pièce.</p> + +<p>—Veinard, va!</p> + +<p>—Yanoulet!</p> + +<p>—Oui, Maï!</p> + +<p>Il se précipite, mais, horreur! il se sent retenu par la +blouse. Il pousse un grand cri.</p> + +<p>—Imbécile, lui dit Peyroulin, veux-tu donc nous +faire prendre? Qu'as-tu à brailler comme un âne? C'est +une épine qui t'accrochait, voilà tout! Tiens, je l'ai +ôtée! Mets ton argent dans la poche et hardi! courons +rejoindre les autres.</p> + +<p>—Où étais-tu, maynat<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15"><sup>15</sup></a>, demanda la veuve, quand +l'enfant l'eut rejointe en haut de la Terrucole, près du +Calvaire, après que les voisines se furent séparées.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote15" name="footnote15"></a><b>Note 15:</b><a href="#footnotetag15"> (retour) </a> Enfant.</blockquote> + +<p>—J'étais avec Peyroulin, dans le ravin.</p> + +<p>—Pourquoi as-tu crié? Tu as vu quelque chose? Une +bête t'a piqué? Tu es tout pâle.</p> + +<p>—Non, une ronce avait attrapé ma blouse, j'ai cru +que c'était une broutche.</p> + +<p>—Aussi quelle idée de nous quitter et de s'en aller +comme un fou à travers des broussailles, là où aucun +chrétien n'ose s'aventurer.</p> + +<p>—C'est Peyroulin qui voulait.....</p> + +<p>—Oui, c'est toujours un autre qui veut, mais c'est +tout de même toi qui fais la bêtise. Il faut savoir dire +non quelquefois, vois-tu, mie<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16"><sup>16</sup></a>. Tu devais rester près de +moi comme tu me l'avais promis. Mais ne nous fâchons +pas, ce soir, je suis trop heureuse de t'avoir avec moi. +J'étais si triste l'an passé, sans toi, si tu savais! C'est +que tu es tout pour moi, vois-tu! Depuis que ta grand'mère +est morte je n'ai plus personne que toi au monde +puisque je suis orpheline, sans frère ni soeur, et que ton +défunt père était fils unique. Je suis bien seule! Tiens, +nous sommes arrivés, voici la clef, ouvre la porte. Ah! +comme il fait bon chez nous, ne trouves-tu pas, mon +petit? Regarde la belle souche, comme elle chauffe! Je +l'ai gardée toute l'année exprès pour ce soir. Et j'allume +deux chandelles pour y voir bien clair. Je t'ai fait une +tourte et un pastis<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17"><sup>17</sup></a> comme je te l'avais promis. Enlève +ton cache-nez, ton béret, et mettons-nous à table. Ah! +ce réveillon, nous y voilà enfin! L'ai-je assez attendu, +mon Dieu! Il n'y a pas sur la terre une femme plus +heureuse que moi, ce soir, puisque j'ai là mon hilhot, +tout à moi!</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote16" name="footnote16"></a><b>Note 16:</b><a href="#footnotetag16"> (retour) </a> Ami.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote17" name="footnote17"></a><b>Note 17:</b><a href="#footnotetag17"> (retour) </a> Pâté.</blockquote> + +<p>La mère et l'enfant s'asseyent auprès de la table de +chêne que recouvre une grosse serviette à liteau bleu.</p> + +<p>—Tiens, mange-moi ça,—dit la veuve en servant à +Yanoulet un grand morceau de tourte.—C'est bon. J'y +ai mis dedans un des poulets de la dernière couvée, tu +sais, de ceux de la poule noire. Il est tendre, n'est-ce pas?</p> + +<p>Malgré l'aspect séduisant de la pâte dorée, l'enfant n'a +pas faim. Pourtant, il l'aime bien, la tourte! Il s'était +tant promis de s'en régaler! Il se faisait une si grande +fête de ce réveillon, tout seul avec sa maman, dans la +chambre claire et chaude, au retour de la messe de minuit, +après le passage à travers la sombre et mystérieuse +Terrucole! Pourquoi est-il si triste, maintenant? Pourquoi +son coeur lui semble-t-il si lourd dans sa poitrine?</p> + +<p>—Mais, qu'as tu? Tu ne manges pas! Elle n'est pas +bonne, la tourte, peut être? Pas assez cuite? Je m'en +doutais: quel malheur! Eh bien, laisse-la; il y a autre +chose, heureusement.</p> + +<p>—Si fait, qu'elle est bonne, mais tu m'en avais donné +tant!</p> + +<p>—Tiens, du pastis: vois comme il est léger, comme +il sent bon la fleur d'orange! Tu ne me diras pas qu'il +n'est pas réussi: j'y ai mis douze gros oeufs et je l'ai +pétri une heure de temps, au moins. Le trouves-tu à ton +goût?</p> + +<p>—Oui, Maï, il est très bon.</p> + +<p>L'enfant se force pour manger, mais les morceaux +refusent de passer. Ah! cette pièce de vingt sous, là, +dans sa poche, comme elle le gêne! Elle est bien petite, +bien légère, pourtant! Comment s'en débarrasser? Où +la mettre? Quand sa mère secouera son pantalon pour +le plier, tout à l'heure, elle tombera. Il faudra dire d'où +elle vient. Que répondra-t-il?</p> + +<p>—Encore une tranche, allons, et bois un peu de vin +pour te délier la langue, car tu n'es pas bavard ce soir. +C'est du Jurançon, tu sais! Je l'ai acheté pour toi chez +Puyas, lundi dernier, quand j'ai été voir ton patron +pour lui demander de te laisser venir. C'est un bien +brave homme, ton patron. Tu es heureux chez lui, +n'est ce pas?</p> + +<p>—Oui, Maï.</p> + +<p>—Tu me dis la vérité, au moins. Si tu te faisais du +mauvais sang, faudrait me le dire. Tes camarades sont-ils +gentils pour toi? Ils ne te tourmentent pas trop?</p> + +<p>—Non, Maï, ils sont bien aimables.</p> + +<p>—Tu as peut-être trop de travail? Que fais-tu toute +la journée?</p> + +<p>—Des paquets, des commissions; je range les marchandises, +je pèse les épices et, quand il n'y a plus rien +à faire, je noue des bouts de ficelle, assis sur un grand +tabouret, près du comptoir.</p> + +<p>—Tout cela n'est pas pénible, en effet. Ainsi, tu te +trouves bien? Pourtant, tu as quelque chose que tu me +caches, je vois cela. Tu ne me dis pas tout, ce n'est pas +joli. Pourquoi es-tu triste? Tu ne voudrais pas y retourner, +à la ville? Tu veux rester à travailler avec moi +aux champs? Si c'est cela, dis-le, n'aie pas vergogne, +va, tout le monde peut se tromper. Je te reprendrai, +voilà tout, et j'en serai même bien heureuse!</p> + +<p>—Oh! non. Je me trouve bien là-bas.</p> + +<p>—Alors, c'est que le temps te dure ici. Je ne suis pas +gaie, c'est vrai, moi! J'aurais dû te dire d'amener un +camarade. Les mères s'imaginent toujours que les enfants +leur ressemblent, qu'ils sont aussi heureux avec +elles qu'elles avec eux. Moi, rien que de te voir, ça me +rend contente; je ne demande rien autre chose au bon +Dieu.</p> + +<p>—Le temps ne me dure pas, Maï, et je préfère être +seul avec toi ce soir.</p> + +<p>—Alors, tu es malade. Où as-tu mal?</p> + +<p>—Non, je n'ai rien, mais je tombe de sommeil.</p> + +<p>—Ah! c'est donc ça que tu es tout chose? Eh bien, +va te coucher! Garde tes châtaignes pour demain, si tu +ne peux pas les manger maintenant. Ainsi, tu ne veux +pas que je te conte les histoires et que je te chante les +noëls, comme quand tu étais petit?</p> + +<p>—Je suis si fatigué!</p> + +<p>—Que les enfants changent vite, pauvres de nous +autres mères! Tu les aimais tant, les histoires, autrefois! +Jamais tu n'en avais assez, jamais tu ne veillais assez +tard! J'étais obligée de me fâcher pour te faire coucher. +Mais on a raison de dire que l'on ne tient qu'à ce que +l'on ne peut pas avoir. Viens un peu par ici, là, sur cet +escabeau, près du feu, à mon côté, car tu es trop grand +pour te mettre sur mes genoux, maintenant. Te souviens-tu +quand je te chantais:</p> + +<p>Entre le boeuf et l'âne gris +Dort, dort, dort le petit Fils?</p> + +<p>Le petit fils, c'était un peu mon hilhot, à moi.</p> + +<p>Entre les deux bras de Marie +Dort, dort, dort le fruit de vie.</p> + +<p>Sans manquer de respect à la Sainte Vierge, je me +sentais un peu comme elle, tenant mon doux «fruit de +vie», et quand j'arrivais à la fin:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p class="i8">Entre deux larrons sur la croix</p> +<p class="i8">Dort, dort, dort le Roi des rois.</p> + </div> </div> + +<p>Tu dormais, toi aussi, et je te portais, pesant comme +une souche, dans notre lit; je t'embrassais et tu ne te +réveillais pas. Mais qu'as-tu? Pourquoi tes yeux sont-ils +pleins de larmes? Que jettes-tu dans le feu?</p> + +<p>—Une peau de châtaigne; j'ai failli m'étrangler avec. +Ce n'est rien. Maï, j'ai froid, je veux aller me coucher.</p> + +<p>—Oui, oui, tu vas y aller; mais avant, mon pouricou, +dis avec moi «Notre Père», puis tu iras au dodo et je +te borderai encore cette fois.</p> + +<p>—Maman, dit l'enfant lorsqu'il fut bien au chaud +dans le grand lit maternel, maman, qu'est-ce qu'un +larron?</p> + +<p>—C'est celui qui prend ce qui ne lui appartient pas; +c'est un voleur.</p> + +<p>—Mais quand ce qu'on prend n'est à personne, est-ce +voler?</p> + +<p>—Tout est toujours à quelqu'un; et puis, il n'y a pas +à aller chercher des histoires, c'est bien simple: prendre +ce qui n'est pas à soi, c'est voler.</p> + +<p>—Mais si on prenait l'argent des broutches, par +exemple, celui qu'elles ne ramassent pas, qu'elles laissent +traîner par terre, ce ne serait pas voler?</p> + +<p>—Quelle drôle de question? L'argent des broutches +est aux broutches; c'est pour elles qu'il a été jeté; le +prendre, c'est voler, bien sûr, et, de plus, c'est s'exposer +à leur vengeance; c'est très imprudent. Mais, pourquoi +me demandes-tu cela? Tu n'y as pas touché, +j'espère, à leur argent, mon Yanoulet? Non, ce n'est +pas Dieu possible? Que je suis sotte et peureuse! +Pardonne-moi, hilhot! Tu es incapable de voler, toi. +Mais j'ai si peur que tu fasses le mal! C'était bien une +peau que tu jetais au feu, tout à l'heure, dis? Oui? je +n'entends pas.</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Mon Dieu, je n'ose pas aller voir! Dis-moi que je +suis une folle, hilhot, hilhot; que c'est très mal, de +soupçonner son enfant. C'est que, vois-tu, je serais trop +malheureuse. Oui, bien sûr, mon hilhot est digne de +mon amour, mon fils est honnête comme son père. +Mais réponds-moi donc! Lève ton visage que je voie +tes yeux, tes yeux francs comme l'or, qui ne m'ont +jamais menti; je te croirai. N'est-ce pas qu'ils ne voudraient +pas me tromper? Tu n'as rien pris?</p> + +<p>—Non, non.</p> + +<p>—Ah! je le savais bien! merci, mon Dieu! Oh! +vous qui nous voyez du haut de votre ciel, vous qui êtes +venu au monde dans une nuit pareille à celle-ci, tout +petit et tout humble, pour nous sauver nous autres, +petits et humbles, ayez pitié de nous! Je ne suis qu'une +faible femme, qu'une pauvre paysanne bien ignorante; +aidez-moi à élever mon fils comme il faut. Par dessus +toute chose, gardez son coeur pur, préservez-le du mal +en dedans et en dehors; en dedans, surtout. Vous qui +pardonniez au larron sur la croix, pardonnez nos péchés, +et, si nous ne pouvons pas vous servir en faisant +de grandes choses, comme ceux qui sont savants et +riches, faites-nous la grâce de nous aider à vous servir +en étant honnêtes et en faisant le peu que nous savons +faire. Ainsi soit il!</p> +<br><br><br> + +<h3>III</h3> + +<h3>L'EMBUSCADE</h3> +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p class="i4"> <i>Quiconque fait le péché est esclave</i></p> +<p class="i4"> <i>du péché</i>. Jean, VIII, 34.</p> + </div> </div> + +<p>Rien ne bouge dans le grand magasin de réserve où +les ballots amoncelés s'élèvent très haut. Tout autour, +des rayons bourrés de marchandises, sandales, paquets +de laine, boîtes de diverses grandeurs cachent les murs; +des fouets, des rouleaux de cordes, des licous pour les +mules pendent au plafond. Entre deux empilements de +caisses, au fond, une grande fenêtre aux vitres dépolies +donnant, à hauteur d'homme, sur une cour, laisse +filtrer un jour laiteux, blafard.</p> + +<p>—Voici le matin, dit une voix étouffée, quelque part, +à gauche; dormez-vous, Georges? Il ne tardera pas s'il +doit venir.</p> + +<p>—Je ne dors pas, je n'ai pas fermé l'oeil de la nuit, +répond une autre voix contenue, à droite. J'ai entendu +sonner toutes les heures depuis minuit, écouté tous les +bruits, et Dieu sait s'il y en a dans cette vieille baraque! +Je suis moulu, j'ai les nerfs malades à crier, mon +coeur bat comme un fou à chaque frémissement. C'est +affreux cette veille, le regard fixé sur cette fenêtre qu'il +n'y a qu'à pousser pour ouvrir.</p> + +<p>—Oui, ce n'est pas drôle. Moi, j'ai bien dormi sur +mon pilot de lainage; mais je suis courbaturé, par +exemple, j'ai un cent de clous dans chaque jambe. Il +n'y a pas à dire, rien ne vaut le portefeuille.</p> + +<p>—Nous n'en avons pas pour bien longtemps, heureusement. +Je n'en puis plus. Ce n'est pas que j'aie peur, +non, mais je suis écoeuré: le mal, le vol, c'est hideux. +Et puis, cette incertitude... Lequel, parmi ces garçons +que je connais depuis des années, que je coudoie du +matin au soir, est une canaille? Je les passe en revue +l'un après l'autre et il me semble que tous ont des visages +faux. L'idée que, d'un moment à l'autre, il va +falloir sauter sur l'un d'eux, m'angoisse au delà de ce +que je puis vous dire.</p> + +<p>—Effet du matin. C'est toujours un moment pénible. +Ainsi, tenez, quand on vient de s'amuser, on n'est +jamais fier lorsque paraît le jour.</p> + +<p>—C'est vrai. Est-ce le regret de ce qui finit ou la peur +de ce qui commence, je ne sais pas; mais c'est triste, +plus triste que le crépuscule.</p> + +<p>—Fichtre! vous n'êtes pas drôle, vous. Les veilles +vous rendent sentimental. Vous devriez mettre cela en +vers. Je suis sûr que vous avez besoin de fumer. Avez-vous +du tabac? J'ai oublié le mien.</p> + +<p>—Y pensez-vous! Pour qu'on voie la lumière, du dehors? +Et puis, nous n'aurions qu'à mettre le feu. Non, +non, tâchons de nous remonter sans cela.</p> + +<p>—Vous avez raison, mais c'est bien assommant: rien +ne vaut une bonne <i>sèche</i> pour vous remettre d'aplomb.</p> + +<p>—Dites-moi, François, qui pensez-vous que ce soit?</p> + +<p>—Pour cela, mon cher, je suis aussi avancé que vous, +je n'en sais rien.</p> + +<p>—Mais comment avez-vous découvert la chose? De +peur de l'ébruiter, papa ne m'en a rien dit; vous avez +commencé à me raconter, hier soir, je ne sais quelle +histoire de fenêtre, d'espagnolette, je n'ai rien compris +et vous vous êtes endormi au beau milieu.</p> + +<p>—J'étais éreinté. Pensez donc! j'ai rangé l'envoi de +laine à moi tout seul; j'aurais ronflé sur une barrique. +J'avais bien l'idée de veiller, pourtant, mais ce diable de +sommeil... Eh! bien voici: Vous savez que c'est moi +que le patron charge d'aérer les magasins de réserve. +Depuis un mois, environ, chaque fois que j'arrivais +ici, le matin, je trouvais la fenêtre ouverte: pas +toute grande, non, bien poussée, au contraire, mais la +barre de fer hors de son trou. Comme c'est moi qui +ferme chaque soir, cela m'étonnait. Craignant de +me tromper, je fis l'expérience plusieurs fois et toujours +c'était la même chose: le soir je mettais bien soigneusement +mon espagnolette en travers et le lendemain +matin je la retrouvais toujours toute droite, je n'avais +qu'à tirer. Qui diable s'amusait à passer avant moi pour +m'éviter cette peine? Quelque farceur, sans doute, +pour se payer ma tête. Mais Bibi, se méfiant de quelque +mauvais tour, ouvrait l'oeil. Rien ne vint. Pourtant, +que diable, il n'était pas possible de passer par la croisée +avec les gros barreaux qui la défendent. Afin de m'en +assurer, hier soir, en faisant ma tournée, je les ébranlai +l'un après l'autre. Je devins bleu quand celui du milieu +me resta dans la main: il était descellé en haut et limé +en bas, si finement que cela ne se voyait pas du tout une +fois en place. L'enlever pour passer et le remettre n'était +qu'un jeu. «Cela se corse», pensai-je. Je ne fis ni +une ni deux et j'allai trouver le patron à qui je contai +la chose. Il ne voulut pas me croire, d'abord. Le voler, +lui, qui est un père pour ses commis, qui les paye si +bien, qui ne les laisse manquer de rien, ainsi que leurs +familles: jamais! c'était impossible. Il était sur de tous +ses employés, des petits comme des grands; pour un peu +ii m'aurait dit des sottises. «Venez et voyez», lui dis-je, +comme dans les évangiles. «J'ai été fermer moi-même +avant de monter, je ne suis ni fou ni ivre: si l'espagnolette +a été touchée vous me croirez, j'espère». Nous y +allâmes: elle était tournée.</p> + +<p>—Tu as eu l'idée de le faire et tu ne l'as pas fait, ou +bien c'est quelque farce.</p> + +<p>—Et cela, est-ce une farce, aussi?</p> + +<p>Quand il vit dans ma main le barreau scié, il devint +blanc comme sa chemise et me regarda, malheur! +avec des yeux qui me firent froid dans le dos. Nom +d'une pipe, quels yeux!</p> + +<p>—François, me dit-il, es-tu un homme?</p> + +<p>—Oui, Monsieur Montbriand.</p> + +<p>—Il faut battre le fer tandis qu'il est chaud: veux-tu +veiller cette nuit avec un de mes fils pour prendre le +voleur?</p> + +<p>—Oui, Monsieur, mais lequel?</p> + +<p>—Georges, qui est fort et résolu. Moi, hélas! je suis +trop vieux, je ne servirais pas à grand chose. Et puis, +cela me fait trop de peine. Vous arrangerez des ballots +de lainages en guise de lit, vous prendrez de quoi vous +couvrir, et un fort gourdin, chacun, pour vous défendre. +Mais ne frappez qu'à la dernière extrémité. Si c'est, +comme je le crains, un de mes commis qui me vole, il +aura plus peur que vous, et, à vous deux, vous en aurez +facilement raison.</p> + +<p>—Des gourdins! Il est bon, le patron! Nous en ferions +de la belle besogne, avec des gourdins! S'ils sont +plusieurs solides gaillards, comme je le suppose, nous +serions frais, avec nos gourdins! Un revolver, oui: +voilà qui impose le respect et ne rate pas son homme!</p> + +<p>Mais il n'aime pas les armes à feu, le papa! Inutile +de les lui mettre, sous le nez, par exemple? J'ai pris le +mien, j'en ai emprunté un pour vous, et voilà: les +voleurs n'ont qu'à venir, ils trouveront à qui parler. +Mais je crois bien que nous serons bredouilles, car, +pour aujourd'hui...</p> + +<p>—Chut, j'entends du bruit...</p> + +<p>—Non, c'est un rat, en bas, dans la cave, ou une des +nonnes ensevelies dans la maison qui se donne de l'air. +Vous savez, ceci est bâti sur un ancien cimetière de +couvent. En grattant la terre on trouverait des squelettes, +paraît-il. Brr... ce n'est pas gai de penser à ces choses +ainsi, au petit jour, en attendant un voleur... Voilà +que, moi aussi, le trac me prend.</p> + +<p>—Mais taisez-vous donc, bavard. Vous allez faire +rater le coup. Vous avez donc bien envie de passer une +autre nuit sur ces lainages?</p> + +<p>—Ah! fichtre, non! Je céderai volontiers mon tour à +un autre. Pourtant, je serais curieux de pincer mon +tourneur d'espagnolette. J'ai une crampe terrible à une +jambe et je n'ose pas me lever pour la faire passer.</p> + +<p>—Patience! ce ne sera pas long. Ecoutez: mais oui, ce +sont des pas!... Attention, ne bougeons plus!</p> + +<p>Une forme indécise se dessine sur les vitres, une +main pousse la fenêtre qui cède aussitôt; un enfant de +quinze ans, blond, pâle, et beau comme un séraphin, apparaît. +Il s'arrête un instant, debout dans la clarté, semblable +à un être surnaturel; puis, résolument, il saute +dans le magasin. Il va d'un pas raide, d'un pas de somnambule, +tout droit vers un gros paquet enveloppé dans +du papier brun, l'emporte; il va remonter, disparaître +lorsque deux bras vigoureux l'arrêtent.</p> + +<p>—Yanoulet! dit une voix étranglée par l'émotion. +L'enfant pousse un cri de bête blessée, regarde autour +de lui d'un air égaré, puis s'affaisse en murmurant:</p> + +<p>—Mai!</p> + +<p>—Il est mort, dit le commis, déposant la belle tête +inanimée sur le plancher. Nous lui avons fait une trop +grande peur.</p> + +<p>—Non, son coeur bat encore. Prenez du vinaigre, à +côté, dans le magasin des liquides, le baril à droite, dépêchez-vous! +Là... merci! Frottez ses mains, vous, bien +fort, moi, ses tempes. Oh! je n'en reviens pas; je croyais +me tromper; il me semblait que je faisais un rêve +affreux; j'étais si bien cloué par la stupéfaction que j'ai +failli le laisser partir sans l'arrêter.</p> + +<p>—Et moi, donc! J'aurais reçu un poids de cinq kilos +sur la tête que je n'aurais pas été plus abruti. Il m'a fallu +votre exemple pour me rappeler à la réalité.</p> + +<p>—Ainsi, c'était lui, le voleur! Lui, le mignon petit, si +doux, si obéissant, que sa mère nous amenait il y a +quatre ans, déjà, tout tremblant, se cachant dans sa +jupe! Qui donc l'aurait cru? Que dira-t-elle, la pauvre +femme, si honnête, si brave! Quel coup pour elle! Comment +lui annoncer la nouvelle? Je ne voudrais pas m'en +charger pour tout l'or du monde!</p> + +<p>—Oui. Pour une surprise, c'est une surprise, et pommée! +Si je m'attendais à l'empoigner, celui-là! Enfin, +cela va bien! Nous en verrons de belles maintenant que +les agneaux deviennent des loups!</p> + +<p>—On aurait dit que je le sentais! C'est sans doute +pour cela que j'étais si triste tout à l'heure. Pourtant +pas un instant je n'ai pensé à lui. Je me suis attaché à ce +petit, moi! Il était un peu lent, un peu étourdi, léger même, +si vous voulez, à cet âge qui ne l'est pas, mais si complaisant, +si plein de bonne volonté! Sa mère, en nous +le laissant, nous l'avait tant recommandé! «Je n'ai que +lui au monde, disait-elle. Grondez-le bien, s'il est polisson +ou paresseux, mais veillez sur lui. C'est la mauvaise +compagnie qui me fait peur pour lui, surtout; il est +si faible!» Elle avait bien raison, c'est cela qui l'aura +perdu. Mais comment surveiller tous les employés, +quand ils sont si nombreux, éparpillés dans tant d'endroits +divers! C'est impossible! Ils vous échappent +continuellement. Il aura été entraîné, c'est certain. Car, +enfin, ce ne peut être pour son propre compte qu'il +vole, cet enfant! Il n'est pas de force à méditer un coup +pareil. Il doit avoir un ou des complices. Le voilà qui +reprend ses sens.</p> + +<p>Yanoulet revenait à lui, en effet. A mesure qu'il se +souvenait, ses yeux, ses grands yeux bleus si doux, si +semblables à ceux de sa mère, se remplissaient d'une +terreur, d'une angoisse indicible. Il voulait parler pour +demander grâce, mais il ne parvenait pas à articuler +un son.</p> + +<p>—Allons, te voilà remis, malheureux, dit Georges. +Ne tremble pas comme cela, il ne te sera fait aucun +mal. Nous allons t'enfermer dans le bureau du patron et +nous te garderons sous clef jusqu'à son arrivée. +Marche donc! Tu ne peux pas? Nous allons te porter, +alors.</p> + +<p>—Quelle misère! dit François, le prenant par les +pieds, tandis que son compagnon le saisissait par les +épaules. Si ça ne fait pas pitié! Un enfant de cet âge! +Ça a du coeur pour le mal et c'est faible comme un +poulet, ensuite. Mais, sapristi! quand on a le courage +d'entrer dans une maison la nuit, on doit avoir celui +d'en supporter les conséquences!</p> + +<p>—Mets-toi là, dit Georges avec douceur, en le faisant +asseoir sur le fauteuil du patron, dans son bureau. +François, donne lui donc un verre d'eau, là, sur la petite +table. Et maintenant, ne bougeons plus! Il n'y a pas +d'issue, mon bonhomme! Quand j'aurai fermé la porte +à clef tu seras pris, bien pris, comme une souris dans +la souricière. Je vais avertir M. Montbriand que la +chasse est terminée. Jolie chasse, ma foi! Partir pour +prendre un sanglier et ramener un lièvre! Ah! j'en ai +assez du métier de gendarme; ça me dégoûte; si +jamais on m'y reprend!</p> + +<p>—Oui, il est beau, le métier! On croit pincer un +homme, on est armé jusqu'aux dents et on voit venir +quoi? un bébé qui s'évanouit de peur. Pourquoi pas +une fille, aussi! Ne parlez pas des revolvers, hein! Nous +serions grotesques. Mais, que diable cet enfant venait-il +faire ici? Pour qui volais-tu, vaurien, car tu n'es sûrement +pas assez fort pour avoir comploté cela tout seul?</p> + +<p>—Laissez-le. Il est incapable de répondre en ce moment. +Il a besoin de se remettre de sa peur. Dès que les +domestiques seront levées, je lui ferai préparer une +tasse de café. Allons-nous en. Nous avons bien travaillé, +cette nuit! J'ai le coeur soulevé de dégoût et de chagrin; +le mal est encore plus vilain à voir de près que je ne le +croyais. A qui se fier désormais, si des enfants pareils, à +la figure d'ange, se mêlent d'être des coquins! Vous +venez, François? Laissons-le à ses réflexions. C'est +égal, j'aime mieux être dans ma peau que dans la +sienne, pauvre petit!</p> + +<p>Pauvre petit! en effet. Revenu de l'horrible frayeur +que lui avait faite la vue de ces deux hommes armés, +Yanoulet se perdait en un chaos de pensées, plus torturantes +les unes que les autres. Une d'elles, surtout, revenait +sans cesse à la surface comme, dans un tourbillon, +un morceau de bois qui surnage: «Maï!» Que penserait-elle, +quel serait son désespoir, sa honte, en apprenant +que son «hilhot» était un voleur? Le mal était +entré en lui, il s'en souvenait, le soir qu'il avait été +voler les broutches avec Peyroulin. Qu'elles s'étaient +bien vengées, les maudites! Elles l'avaient ensorcelé, +lié à jamais au péché, croyait-il. Ce qui l'ensorcelait, le +liait au péché, c'était son silence, son mensonge, cette +faute inavouée restée entre sa mère et lui comme une +barrière. S'il lui avait tout avoué, ce soir-là, quand, au +retour de la messe de minuit, elle le pressait, avec tant +de douceur, de lui conter sa peine, les choses eussent été +bien différentes! Elle aurait eu beaucoup de chagrin +tout d'abord; mais, après avoir pleuré et demandé +pardon à Dieu pour son enfant, elle se serait hâtée de +pardonner à son tour, la mère tendre, et de rendre le +repos d'esprit au pauvre petit égaré. L'horrible obsession +se serait enfuie, le laissant, repentant, purifié, +libre! Il aurait pu, de nouveau, regarder la bien-aimée +en face sans se dire: Ces yeux, dans lesquels elle croit +lire comme dans un livre ouvert, l'ont trompée, la +trompent, la tromperont encore. Il n'eût pas acquis +l'habitude de dissimuler, de mentir sans cesse. Maintenant... +oh! maintenant, il est trop tard pour revenir en +arrière. Le pli est pris. Tout cela est de la vieille, vieille +histoire. Il se sent si découragé, si dégoûté de tout! On +dit qu'il a quinze ans? Ah! n'y a-t-il pas le double qu'il +vit, courbé sous l'oppression du mal, misérable esclave +de sa faiblesse?</p> + +<p>Maudit soit le jour où, dans cette maison, si bonne et +si hospitalière pourtant, il rencontra celui qui devait +continuer l'oeuvre de perdition, achever d'éteindre sa +volonté, de souiller son coeur. Il aurait dû fuir, c'est +vrai; mais, comment se douter, d'abord? Il l'avait +admiré comme un Dieu pour sa force tranquille, pour +son courage, pour sa bonne mine, son intelligence vive +et prompte, cet Antoine que tous redoutaient, auquel +le patron accordait une si grande confiance? N'était-il +pas dans la maison depuis dix ans déjà. Il portait +Yanoulet à bras tendus sans trembler, sans qu'un +muscle de son visage tressaillît. Les autres commis +houspillaient le petit apprenti, se moquaient de lui +parce qu'il était joli comme une fille et que le patron +le traitait avec plus d'égards que les autres vu +sa faiblesse, la douceur de ses manières, sa qualité +d'orphelin, de fils de veuve. Ils en étaient jaloux. Lui, +Antoine, le garçon de vingt ans, l'avait pris sous sa +protection. «Qui touche au petit, me touche!» avait-il +solennellement déclaré un soir devant les commis assemblés +dans le vestiaire, au moment du départ, alors +qu'ils ôtaient leurs blouses pour mettre les vêtements +du dehors. Les tracasseries avaient immédiatement +cessé: on ne résistait pas à Antoine. Il avait une façon +de vous soulever un mioche par les deux oreilles ou de +le pendre par un pied qu'on n'oubliait pas de si tôt. +Avec quelle reconnaissance émue, quelle tendresse +exaltée, quel zèle, l'avait-il servi, d'abord, trop heureux +s'il l'honorait, en récompense, d'un de ses sourires suffisants! +Tout avait été joie dans cette servitude, les +premiers temps. Antoine le cajolait, le comblait de +petits cadeaux, de sucreries, volées au patron, il est +vrai. Il n'aurait pas dû les accepter bien sûr, mais comment +répondre à tant de bonté par des remontrances? +Comment faire la leçon à celui qui était tellement au-dessus +de lui par sa position dans la maison, son intelligence, +sa force, son courage! On ne faisait pas la leçon +à Antoine pas plus qu'on ne lui résistait. Au moins, s'il +avait osé confier ses tourments à sa mère et lui demander +conseil! Il en avait bien eu l'intention et le +désir; mais la barrière, la terrible barrière! plus il +allait, plus il perdait le courage de la franchir, plus elle +lui paraissait infranchissable.</p> + +<p>Était-il un lâche, pour cela? Non. Il n'avait peur ni +des réprimandes, ni des coups; la nuit, le silence ne +l'effrayaient pas. Il aurait passé des heures tout seul +dans les ténèbres, bravé les pires dangers sur un signe +de son compagnon; mais c'est le courage moral qui +lui manquait, ou plutôt la force de faire de la peine, de +dire non résolument, à ceux qu'il aimait. C'était comme +une déviation de sa nature très tendre, très bonne. Il +eût souffert mille morts plutôt que de chagriner sa +mère; pourtant il faisait tout ce qu'il fallait pour la +désespérer.</p> + +<p>Élevé par un être faible auquel il ressemblait trop, il +n'avait pas appris à exercer sa volonté, à la diriger, à +faire de sa tendresse un puissant mobile pour le bien, +une force, un levier. Mal dirigée, elle devenait un piège. +Pour ne pas peiner Peyroulin, autrefois, il l'avait suivi +à la Terrucole; pour ne pas l'humilier, le fâcher, il +avait pris sans envie la pièce blanche; pour ne pas le +trahir, ensuite, pour ne pas chagriner sa mère, il avait +caché ses remords, ses regrets cuisants. Et puis, toujours +ainsi, toujours, de chute en chute.</p> + +<p>Comme son coeur battait le soir où son nouveau tentateur +lui avait dit à voix basse: «Petit, tu m'aimes +bien, tu m'es dévoué, n'est-ce pas, tu as confiance en +moi, tu sais que je suis ton ami? Eh bien! écoute et fais +ce que je te dis. Quand François aura fermé la fenêtre +du magasin de réserve donnant sur la cour, faufile-toi +sans qu'on te voie et tourne l'espagnolette après lui, +qu'il n'y ait plus, ensuite, qu'à pousser pour ouvrir.</p> + +<p>—Mais pourquoi faire?</p> + +<p>—Cela ne te regarde pas.</p> + +<p>«Quelle idée!» avait-il pensé. A quoi bon ouvrir la +fenêtre puisqu'il y a des barreaux de fer qui empêchent +de pénétrer à l'intérieur? Et il avait obéi sans +comprendre, certain de ne pas nuire à son patron. +Mais, un soir, quelle avait été son horreur en s'apercevant +que le barreau, mal remis en place, était scié! +Brusquement il avait compris. Que faire? Trahir son +protecteur, son ami, avertir son maître? C'était sûrement +là le devoir. Mais son tyran avait lu ses indécisions +sur son visage: «Qu'as-tu?» lui avait-il demandé +en fronçant ses terribles sourcils. Sans cesse il le +trouvait à ses trousses, lui corrompant l'âme de ses +paroles insinuantes, le terrorisant de ses menaces.</p> + +<p>—Ne t'avise pas de faire le malin ou tu auras affaire +à moi, tu m'entends?—lui disait-il de cet air qui le +subjuguait.—Pas de bêtises: tu n'as rien vu, tu ne sais +rien, tu es innocent comme l'enfant qui vient de naître, +puisque c'est sans savoir que tu t'es engagé! Mais tu es +engagé, tu dois tenir ta promesse ou tu n'es qu'un +lâche. Et puis, si tu me trahis, tu es aussi perdu que +moi: n'es-tu pas mon complice? De plus, tu serais un +ingrat. N'oublie pas mes bontés pour toi.</p> + +<p>Ainsi, de concession en concession, il avait roulé toujours +plus bas sur la pente, jusqu'à voler lui-même les +marchandises que son ami lui commandait de venir +chercher. Qu'en faisait-il? Il n'en savait rien; il ne +voulait pas le savoir. Tous les matins, à l'aube, il se +glissait dans les magasins de dépôt et prenait le paquet +préparé la veille par le corrupteur qui l'attendait au +dehors, le lui portait, puis n'en entendait plus parler. +C'était le cauchemar de toutes ses nuits. Chaque soir, +en partant. Antoine lui glissait à l'oreille: «La fenêtre?» +Il répondait: «Oui». «Demain, à quatre heures».—«Oui» +et c'était tout. Jamais il ne manquait à +l'odieux rendez-vous. Il dormait d'un sommeil lourd, +mais, à l'heure dite, il se réveillait, et, avec l'angoisse +d'une obsession impossible à secouer, il se levait et marchait +où la volonté inflexible de son camarade le +poussait.... Et cela durait depuis trois mois.</p> + +<p>Une espérance lui traversa le coeur. S'il allait être +libre, enfin! Ah! les punitions les plus cruelles, la prison +même, lui paraîtraient douces auprès de cette tyrannie +implacable qui tenait sa volonté prisonnière. Ce serait le +salut, la délivrance. La délivrance! Oui, mais sa mère... +le coup serait terrible; comment le supporterait-elle? +Non, non, il est trop tard, maintenant, le nombre de +ses méfaits est trop grand, la désillusion serait trop +affreuse. De quel front aborderait-il celle qui demandait +avant toute chose à Dieu de préserver son fils unique +du mal en dehors et surtout «en dedans». Comme elle +avait raison! En dedans, oui, c'est cela qui est le plus +mauvais. Comment, avec ce coeur lourd de péché, +oser se présenter devant la sainte, à laquelle il a tant de +fois promis d'être un honnête homme, devant cette +veuve qui a mis tout son bonheur, toute sa vie en lui, +et dont il a si odieusement méconnu la tendresse, +trompé les espérances?</p> + +<p>Et puis, quelle honte de paraître tout à l'heure auprès +de ses camarades, de retourner chez lui, chassé comme +un voleur! Une fois, il a vu un homme amené entre +deux gendarmes. C'était un soldat, un déserteur, un +pauvre enfant chétif et pâle qui tournait autour de lui +des yeux effarés, qui baissait les épaules sous les injures +des passants. Il avait un air si misérable, si abject, que +cette image ne s'était plus effacée de l'esprit de Yanoulet. +Jamais, non jamais, on ne le prendrait comme cela! +Mieux vaudrait mille fois mourir, ou fuir, d'abord; oui, +fuir... Mais comment?</p> + +<p>La pièce dans laquelle il est enfermé est éclairée par +un jour de souffrance, très haut placé, simple carreau +de vitre, fixé au mur par un châssis de bois. Monter +là-haut n'est rien pour un dénicheur de nids comme +le petit paysan; mais, en brisant le verre, il attirera +du monde dans la rue! il fait jour, maintenant; +les gens commencent à circuler; il y a toujours des +sergents de ville sur la place. Tant pis! Il n'a pas le +choix. Un bruit de porte dans la maison l'avertit que le +patron est levé et qu'il va venir. Brusquement, il se décide, +grimpe comme un chat le long des rayons chargés +de paperasses, brise la glace d'un coup de poing vigoureux +et disparaît.</p> +<br><br><br> + + +<h3>IV</h3> + +<h3>LA FUITE</h3> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p class="i2"><i>«Que ne puis-je tarir le flot de mes pensées!»</i></p> +<p class="i2">LECONTE DE LISLE.</p> +<p class="i2"><i>Les Spectres.</i></p> +<p class="i2">(Poèmes barbares).</p> + </div> </div> + +<p>—Eh! bien, Jean, ce grog! Est-ce pour aujourd'hui ou +pour demain? Tu as été chercher le rhum à la Jamaïque, +que tu restes tant de temps en chemin? Plus vite +que cela, animal! J'attends depuis dix minutes, montre +en main.</p> + +<p>—Voilà, voilà! Fallait faire chauffer l'eau, couper le +citron.</p> + +<p>—Tu raisonnes, on dirait! Il est heureux pour toi +que je vienne de bien dîner et que je n'aie pas envie de +bouger; sans cela tu aurais reçu le plus beau coup de +pied qui ait jamais renversé... il n'est plus là! Oh! le +pendard! Il me paiera cela! Je ne sais ce qu'il a, mais, +depuis quelque temps, il en prend à son aise, il est +moins soumis. Il va falloir que je le mate de nouveau.</p> + +<p>Et, se levant de dessus le fauteuil à bascule où il digérait +son copieux repas, Antoine, l'ancien employé de +la maison Montbriand et fils, le tentateur de Yanoulet, +se mit à arpenter la chambre d'un air furieux.</p> + +<p>La pièce, vaste et carrée, était éclairée par une petite +lampe au pétrole posée sur une caisse renversée, tenant +lieu de table. D'énormes moustiques dansaient autour +de la lumière; dans l'air étouffant leur agaçante musique +semblait plus agaçante encore. Les murs, simples +cloisons de bois, étaient recouverts de peaux de bêtes, +de panoplies d'armes: fusils, poignards, épées, revolvers, +pistolets de tous les calibres. Un lit de sangle +dans un coin, entouré de sa moustiquaire de tulle +blanc, deux chaises et le fauteuil à bascule formaient +tout le mobilier. L'appartement s'ouvrait sur une vérandah +entourée de lianes: bignonias, aristoloches, +dont les fleurs éclatantes répandaient dans l'air une +odeur trop forte, presqu'insupportable. A travers leur +rideau tremblant, qu'une brise chaude faisait bruire et +palpiter, on apercevait la nuit bleue, une nuit étoilée, +splendide, claire comme un crépuscule.</p> + +<p>Le commis infidèle, vêtu d'amples vêtements de +toile blanche, était un homme d'environ trente-cinq +ans, grand, vigoureux, et, malgré un embonpoint +envahissant, fort beau encore, d'une beauté brutale, +vulgaire.</p> + +<p>Son teint bourgeonné d'alcoolique, sa sombre chevelure +crépue, ses yeux noirs, cruels et froids, qui ne +regardaient jamais en face, son expression dure et +inflexible, le faisaient ressembler à un marchand d'esclaves +d'autrefois.</p> + +<p>—Jean, ici! cria-t-il avec un affreux juron. Ici, un +peu vite, chien! ou je te casse la mâchoire!</p> + +<p>Qui aurait reconnu, en l'homme décharné et pâle, +aux épaules voûtées, aux yeux hagards, qui entra, l'enfant +blond et charmant que sa mère berçait sur son +coeur en lui chantant des Noëls, dans la paisible maison +de la Terrucole, l'adolescent au doux visage qui avait +été surpris comme il volait son patron? Une barbe +embroussaillée, d'un ton fauve, cachait à moitié sa bouche +aux contours si nobles, jadis, sur laquelle les mensonges, +les mots grossiers avaient laissé leur empreinte +hideuse. Elle était amère, haineuse, cette bouche; les +lèvres, qui avaient désappris le sourire, s'affaissaient +aux coins, comme sous la hantise d'un découragement +sans fond. Des rides profondes sillonnaient son front si +blanc autrefois, son front de chérubin que sa mère baisait +avec amour et qu'une chevelure mal peignée, +débordant en boucles folles, cachait maintenant. Deux +lignes dures creusaient ses joues et vieillissaient singulièrement +cette figure bronzée, belle toujours grâce à la +noblesse des lignes, à la limpidité de deux yeux splendides, +qui reflétaient également le mal et le bien, comme +un lac pur reflète le ciel bleu ou les nuages. En ce moment +ils brillaient d'un éclat extraordinaire.</p> + +<p>—Eh bien! quoi? dit-il en s'avançant résolument.</p> + +<p>—Quoi? baisse un peu le ton, je te prie. Depuis +quand t'en vas-tu lorsque je te fais l'honneur de te +parler?</p> + +<p>—Depuis aujourd'hui; j'en ai assez, de tes manières +et je suis résolu à ne plus les supporter.</p> + +<p>—Tu es résolu à ne plus les supporter? Fort bien. +Tu auras le fouet, mon bonhomme, tout comme un +simple Malabar.</p> + +<p>—Le fouet, mon gros poussah? Faudrait m'attraper, +d'abord. Je suis plus leste que toi, je sais courir, je +connais la brousse et je n'ai pas trop dîné, moi! Oui, +oui, appelle tes Canaques, tes condamnés, tes Malabars, +crie, tempête, siffle, tu verras comme ils le répondront. +Tu as donc oublié qu'ils sont tous à la fête funèbre pour +le vieux sacripant, de chef nègre qui vient de mourir? +Le feu serait à la baraque qu'ils ne se dérangeraient pas. +Ils ne rentreront qu'au jour, une fois l'orgie terminée.</p> + +<p>—Je lancerai mes chiens après toi.</p> + +<p>—Tes chiens! Ils obéissent mieux à ma voix qu'à la +tienne: n'est-ce pas moi qui les nourris? Cesse de caresser +ton revolver car le mien partirait comme par hasard +et, ce n'est pas pour me vanter, mais je rate rarement +mon coup. Donc, pas de manières, plus de patron et +d'employé; nous sommes seuls, personne ne peut nous +entendre, expliquons-nous.</p> + +<p>Voici plus de quinze ans que je te sers, car tu m'as +pris tout petit, quand j'arrivais, bien bête et ignorant +de mon village. Par tes façons hypocrites, tu m'as tout +de suite empaumé. Tu m'as montré le mal, poussé vers +le vol et le crime; puis, quand j'ai été aussi bas que +toi, tu m'as repoussé du pied, écrasé comme une noix +vide; maintenant, tu me méprises, tu me hais.</p> + +<p>—Quelle exagération! Tu m'es indifférent. Si ça +t'est égal, je m'assiérai pour écouter tes explications +qui menacent d'êtres longues. Et puis, parle moins fort, +tu troubles ma digestion.</p> + +<p>—Oui, je suis moins pour toi que la boue de tes souliers.</p> + +<p>—Tu exagères encore, tu as trop d'imagination: tu +m'es très utile, tandis que la boue de mes souliers est +plutôt gênante. Nul mieux que toi, ne prépare le boeuf +à la mode.</p> + +<p>—Tout ce qu'il y avait de bon en moi tu l'as détruit +par tes exemples, par tes maudits conseils.</p> + +<p>—Ce qu'il y avait de bon en lui! Oh! la la, laissez-moi +rire! Sais-tu que tu es très divertissant, ce soir? Ce +qu'il y avait de bon en toi? Mais tout était bon, ange, +séraphin, tu étais un saint, un petit bon Dieu. Tais-toi. +Tu n'as pas honte, voleur, mécréant, chenapan fieffé!</p> + +<p>—Qui a fait de moi un voleur, un mécréant, un chenapan, +si ce n'est toi?</p> + +<p>—Ah! mais, sérieusement, tu es malade, tu as la +fièvre! Faudrait soigner ça. C'est moi qui t'ai forcé à +voler? Faut croire que tu avais de fières dispositions +car tu n'as guère résisté.</p> + +<p>—Pour le compte de qui ai-je volé. Est-ce pour le +tien ou pour le mien?</p> + +<p>—Pour celui des deux, imbécile! Si nous n'avions +pas amassé une pacotille, comment aurions nous pu +partir pour la Nouvelle-Calédonie et y fonder cet établissement +qui est en train de nous mener à la fortune?</p> + +<p>—<i>Nous</i> mener? <i>Toi</i>, oui. <i>Moi</i>, quand? Lorsque tu +seras mort. En attendant je suis ton esclave pas payé, +mal nourri, moins bien traité qu'un condamné, qu'un +de tes Canaques, de tes nègres, ou même, de tes chiens; +car, au moins, moi, tes chiens, je les aime, je les caresse.</p> + +<p>—Tu te plains? Et les autres? Il n'y en a pas, de la +misère, pour eux aussi, peut-être? La vie est dure pour +tous, voyons! J'aurais voulu faire de toi mon associé; +mais est-ce ma faute si tu n'as pas plus de tête qu'une +linotte, tandis que tu as des dispositions remarquables +pour la chasse et pour la cuisine? Nul, mieux que toi, +je le répète, n'accommode une pièce de venaison, ne +dépiste une vache ou un taureau sauvage, ne le traque, +ne le tue proprement, sans dégâts. J'ai coutume d'employer +les gens d'après leurs capacités: j'ai fait de toi, +tout naturellement, mon grand veneur et mon chef +cuisinier. Quant à ce que je consens à appeler «ta part», +tu l'auras, sois tranquille, plus tard, quand elle sera +constituée. Je me sers le premier, comme de juste, étant +le plus vieux. Et puis, je suis la tête tandis que tu n'es +que le bras: c'est moi qui pense, toi qui exécutes. Tu +maronnes de travailler, et moi, je me tourne les pouces +dans ma fabrique, peut-être? Je n'ai pas à surveiller ces +coquins de noirs et les autres brutes qui me servent! +Je voudrais t'y voir, comme moi, le revolver sans cesse +chargé à la ceinture, faisant marcher tous ces feignants! +Grâce à mon activité, à mon initiative, nos viandes +conservées s'expédient et se vendent en Europe; notre +commerce s'étend.....</p> + +<p>—<i>Notre</i> commerce!</p> + +<p>—Qu'est-ce qui te manque, nom d'un petit bonhomme! +Tu m'as dit cent fois toi-même que tu aimes +mieux diriger la chasse que de rester à la fabrique.</p> + +<p>—Oh! ça, oui! Le métier est dur, on y risque sa +peau mais, au moins, il est chouette! Quand, ma bonne +carabine au dos, je pars, suivi des chiens qui sautent +d'impatience, des nègres et des Canaques et que j'aperçois, +au loin, dans la brousse, un troupeau de vaches et +de taureaux, mon coeur bat. Nous cherchons à enserrer +les bêtes, mais, rusées, elles s'enfuient dans la montagne. +Faut les poursuivre, être plus leste, plus rusé qu'elles. +Ah! lorsqu'une d'elles, se sentant perdue, se retourne +brusquement, frappe du pied le sol et, tête baissée, les +naseaux fumants, fond sur vous, c'est alors qu'il fait +bon vivre: pan! un coup au coeur. L'animal s'abat, foudroyé, +où s'en va se tortiller dans la brousse. A partir +de ce moment, par exemple, c'est fini le plaisir. Je laisse +Joe et les noirs l'achever, trancher avec un couteau le +nerf de la nuque, le dépecer, le mettre au sel dans les +barils: toute la sale cuisine, quoi! C'est l'affaire d'assassins +comme ce forçat libéré ou de bouchers. Pour moi, +je m'en retourne dégoûté, mort de fatigue, et je reprends +ma chaîne. Mais j'en ai assez! Jamais un mot pour me +payer de mes peines, jamais une parole d'amitié! Pourtant +qu'ai-je fait pour que tu aies changé ainsi? Ne t'ai-je +pas servi fidèlement? Je ne suis pas plus mauvais qu'un +autre, pas plus que toi, toujours!</p> + +<p>—La belle tirade! Sais-tu que tu es très éloquent, +lorsque tu t'y mets! J'ai pris grand plaisir à t'écouter. +Cette description de la chasse était épatante. Et maintenant +le dévouement, l'amitié, c'est touchant c'est +tout à fait prix Montyon. Quelle mouche t'a piqué, ce +soir, voyons, que tu parles comme une fillette du Sacré-Coeur? +Toi, le dur à cuire, que nos hommes ont surnommé +«La Terreur de la brousse», qu'as-tu? Serait-ce +parce que nous sommes aujourd'hui le 24 décembre, +veille de Noël? Noël, cette vieille rengaine de la vieille +Europe! Oui, l'enfant Jésus, la crèche, les mages, +l'étoile, les bergers! Balançoires, tout cela! Niaiseries +écoeurantes pour vieilles filles et pour curés. Parbleu! +Noël a quelque chose de bon, c'est le réveillon; mais rien +ne nous empêche de transporter cette coutume à la +Nouvelle. Pour ma part, je n'y ai jamais manqué +jusqu'ici et, tout à l'heure, je t'autorise à me servir le +reste de la pièce de boeuf et les ananas au kirsch que +tu as préparés. Je te donnerai un verre d'eau-de-vie. +Nous trinquerons ensemble. Tu le vois, je veux bien te +traiter en ami. Nous boirons à la santé de l'ancienne, +là-bas?</p> + +<p>—Quelle ancienne? dit Jean, devenant affreusement +pâle.</p> + +<p>—Eh! l'ancienne de la Terrucole! Elle doit se demander +ce que tu deviens depuis le temps. Tu ne lui as +jamais écrit et voici douze ans que tu es parti. Pour un +fils tendre, pour un homme sentimental qui ne peut +vivre sans affection, c'est un peu fort de café, tout de +même!</p> + +<p>—Taisez-vous! Je vous défends de parler de ces +choses.</p> + +<p>—De quoi! Tu me défends! Tu te permets de défendre +quelque chose, toi, et à qui, à moi? De mieux en +mieux. Attends un peu, canaille, bandit, que je t'étrangle +comme un vil misérable que tu es!</p> + +<p>Antoine, ivre de colère, s'élance, mais, avant qu'il ait +pu l'atteindre, son compagnon avait sauté par la fenêtre +et disparu. Un coup de revolver retentit... un sifflet +strident déchira l'air, les chiens aboyèrent, puis tout se +tut.</p> + +<p>Jean courait comme un cerf dans la nuit semée d'étoiles. +Il laisse derrière lui la fabrique, immense hangar +en planches, dans lequel se trouve le bouge infect, le +chenil décoré du nom de «chambre», où, depuis des +années, il couche comme un chien de garde; il passe +devant la maison des condamnés qui, tous les soirs, retentit +de jurons et de cris; elle est paisible en ce moment. +Silencieuses, aussi, les cases en branchages des +Canaques et le camp des Malabars, à droite, groupé sur +le mamelon. Condamnés, Canaques, Malabars sont bien +tous, comme il le pensait, à la fête orgiaque, au «Pilou-Pilou» +qui a lieu dans le village voisin. On entend +vaguement des cris mêlés à des chants monotones et +au ronflement du tam-tam dans le lointain.</p> + +<p>Oh! quitter tous ces bandits, ces compagnons détestés +de misère et d'infamie, fuir, fuir... Il traverse les +plantations d'ananas, les champs de manioc, il court +comme en un refuge sur les montagnes qui s'élèvent là, +tout près, imposantes et sombres, avec leurs grands +arbres séculaires. Que de fois il les a escaladées pour +aller rejoindre dans la brousse, derrière, les troupeaux +sauvages qui y vivent en liberté! Avec leurs roches ferrugineuses +d'un rouge sanglant, leurs verdures presque +noires, leurs grottes, leurs précipices, où, depuis des +siècles, s'entassent les ossements humains, sinistres +ossuaires de ces peuplades cannibales, elles ne ressemblent +guère aux douces Pyrénées, à ces montagnes de +rêve, entrevues, blanches et idéales, à travers ses jeux +d'enfant. Pourtant elles ont leur grandeur, leur beauté, +leur charme, même. Des fleurs délicates croissent dans +les profondeurs mystérieuses des grands bois; des sources +fraîches sourdent dans la mousse. Mais il ne voit que +leur majesté implacable, que la couleur cruelle de leurs +rochers; leur silhouette hautaine, s'élevant brusquement +sur la plaine morne, oppresse son coeur; elles lui +cachent durement l'horizon. Derrière leurs sombres +remparts ne découvrira-t-il pas la patrie, la vieille +France, le Béarn si cher et si beau? Mais non. Ces montagnes +une fois franchies, que de plaines, que de mers +il faudrait traverser encore! Hélas! des obstacles plus +insurmontables que ceux-là le séparent de celle à +laquelle il s'interdit de penser. Comment jamais obtenir +son pardon! Comment revenir sur tant d'offenses! +C'est fini, il ne la reverra plus!</p> + +<p>—Ah! que cette nuit de Noël, si chaude en ce pays, +est énervante! Elle ne ressemble guère aux nuits +froides des Noëls de France où les coeurs qui s'aiment +se rapprochent, se groupent autour du foyer dans une +étroite intimité, dans la douceur de la bonne nouvelle +envoyée jadis à la terre....</p> + +<p>Jean s'arrête dans une clairière, s'étend sur le sol et +rêve. Les arbres, tout auprès, avec leurs lianes enlacées, +le font penser à la Terrucole, aux grandes ronces qui +attrapaient sa blouse autrefois. Non, non, pas de ces +souvenirs! C'est défendu. Aurait-il pu vivre s'il s'était +laissé aller à réfléchir? Où est le flacon qui lui sert à +étouffer ces retours vers un passé trop cher encore. +Malheur! Il l'a laissé là-bas, il l'a oublié dans sa hâte de +fuir. Comment s'étourdir sans lui?...</p> + +<p>Que va-t-il faire, maintenant qu'il a secoué le joug de +son oppresseur? Pourra-t-il se passer de cette volonté +tyrannique qui, après tout, était un soutien? Qu'entre-prendra-t-il +pour gagner son pain? Bah! il ne sera pas +embarrassé; il connaît plusieurs métiers; il ne sera +jamais plus malheureux qu'il n'a été. Tiens! une étoile +filante! Celle qui conduisait les mages devait marcher +plus lentement. Bon! encore ses histoires! Il se lève. La +cloche du couvent des Pères de Saint-Louis sonne dans +le lointain. Oh! les cloches du pays, celles d'Angaïs, le +frais village couché dans la plaine verdoyante, quel son +argentin elles avaient quand leurs voix pures montaient, +ainsi qu'une prière! Un essaim de souvenirs s'éveille +en lui. Impressions d'enfance, toutes fraîches encore, +qui dormaient, ensevelies, au fond de son coeur. Il +revoit les clairs matins du dimanche où, par le chemin +d'Henri IV, bordé de vieux châtaigniers, il descendait +à la messe, suivi de la jolie «Maï», vêtue de son +long capulet noir. Elle a l'air si fin et si doux dans son +vêtement de deuil! Les voisines la saluent avec respect +comme elle passe, modeste, digne, retirée en son +chagrin ainsi qu'en une forteresse. L'après-midi, que +c'était amusant d'aller, avec Peyroulin, regarder voler +les quilles dans le «quillier» ensoleillé et bruyant où +retentissaient le choc de la boule et les cris des joueurs. +Ah! les radieuses journées où tout chantait en lui avec +le carillon joyeux!</p> + +<p>—Tais-toi, musique du diable, assez! Il faut chasser +cela! Je m'abrutis à rester ainsi tranquille, sans pipe +ni alcool,—dit-il à haute voix, en se levant vivement.—Pourquoi, +ce soir, suis-je si capon? Que se passe-t-il +donc en moi? Aurais-je peur? De qui? De quoi? Je ne +sais. Je tremble, mon coeur bat. Marchons, marchons +vite, l'exercice va faire passer: cela; je laisserai loin +derrière moi, ces idées stupides. Mais ses pensées le +suivent, s'attachent à ses pas comme les chiens après +leur proie.</p> + +<p>«Noël, Noël!» répètent les cloches. Les mages, les +bergers, l'enfant Jésus, toute la naïve et merveilleuse +histoire se retrace à sa mémoire. Il revoit la «Maï» au +doux visage, il entend les chants berceurs qui l'endormaient +sur son sein!</p> + +<p>Il ralentit le pas. Quel abîme entre le petit garçon +qu'il était alors et l'homme qu'il est à présent! Le mal +est entré en lui en maître depuis qu'il a renoncé à le +combattre; il est devenu sa proie. Son péché s'est personnifié, +a pris corps, lui semble-t-il, dans Antoine, son +conseiller de perdition. Mais celui-là, au moins, n'aura +plus désormais de prise sur lui, il a secoué son joug +à jamais. Il le hait, maintenant, autant qu'il l'a aimé, +jadis.</p> + +<p>Combien n'a-t-il pas souffert depuis que, s'enfuyant +du bureau où Georges l'avait enfermé après le vol, il +était tombé sanglant, affolé de terreur, aux pieds de, +son complice qui l'attendait, se doutant que les choses +allaient mal. Ils avaient fui, laissant bien vite derrière +eux les rares passants groupés, que le bruit de sa chute +avait attirés, et le sergent de ville qui les regardait d'un +air hébété. Pendant huit jours ils s'étaient cachés dans +une petite île du Gave dont les oseraies touffues leur +offraient une sûre retraite. Ils en sortaient, la nuit, pour +se procurer de la nourriture et pour regagner une +chambre qu'Antoine avait louée dans une auberge reculée +et louche, hantée par des contrebandiers et des +Espagnols pouilleux. C'est là qu'était le dépôt des marchandises +volées qui emplissaient plusieurs grandes +caisses.</p> + +<p>—Petit, tu es perdu, lui avait dit un jour le tentateur. +Si l'on te pince, tu es mis en prison, condamné, +flétri à jamais: un homme à la mer, quoi! Je pars pour +la Nouvelle-Calédonie, où un de mes amis est déjà depuis +quatre ans. Viens-tu avec moi? La pacotille que +j'emporte et que tu m'as aidé à ramasser nous servira +de fonds, pour commencer. Nous la vendrons là-bas et +en ferons une jolie somme. Dans ce pays, pour un morceau +de pain, on a de la terre en veux-tu en voilà. Le +climat est si doux que les maisons, légèrement construites, +ne coûtent presque rien. Nous aurons du bétail +tant que nous en voudrons avec une poignée d'or; il se +nourrit et se garde tout seul, paraît-il, sans fourrage ni +étables. Enfin, c'est un pays de cocagne. J'ai mon idée, +tu verras; nous réussirons; nous ferons une grosse fortune. +Il faudra travailler dur, par exemple, mais cela +ne te fait pas peur, je le sais. Dans dix ans tu peux revenir +en France riche comme un Nabab! La petite +histoire du père Montbriand sera oubliée; d'ailleurs, si +le coeur t'en dit, tu lui restitueras l'infime capital que tu +lui as emprunté, un peu de force, il est vrai. Tu retrouveras +ta mère, jeune encore, et tu lui offriras une vie +toute dorée et douce: cela t'aidera un peu à obtenir son +pardon. Tandis que, maintenant, mauvaise affaire! +Quand, une fois, on a goûté de la prison, on ne peut plus +se relever, on est fichu!</p> + +<p>Il l'avait écouté, il l'avait suivi... Oh! qui dira jamais +la cruauté de cet esclavage, la perfidie de cet homme +menteur! S'il avait su, grand Dieu! tout n'aurait-il pas +mieux valu que cet exil auprès de ce compagnon qui +l'avait déçu, trompé, qui lui avait fait connaître la déchéance, +le mépris, la haine?</p> + +<p>Enfin, il l'a quitté, et pour jamais. Où aller maintenant? +Où? Mais il n'y a pour lui qu'un pays possible au +monde, la France; et, dans la France, qu'un endroit, +le Béarn; et, dans le Béarn, qu'un seul être, sa mère.</p> + +<p>Oui, soudain ses hésitations, ses scrupules tombent. +Il ira la trouver, la Maï abandonnée, il implorera à genoux +son pardon, il se traînera à ses pieds, s'il le faut, +le front dans la poussière. Il lui dira: «Dis-moi des +injures, bats-moi, tue-moi si tu veux, mais pardonne-moi! +Je ne puis plus, je ne veux plus vivre ainsi, loin +de toi; je souffre trop. Oh! Maï! Maï!»</p> + +<p>De nouveau il se jette sur l'herbe épaisse, des larmes +abondantes tombent de ses yeux. Qu'il y a longtemps +qu'il n'a pleuré! Que cela fait du bien de pleurer! Ses +yeux arides, ses pauvres yeux aux paupières brûlées, +habitués à voir le mal, en sont comme purifiés; son +coeur desséché s'attendrit. Il pleure, il pleure longtemps, +étendu sur la terre, la tête enfouie dans ses +mains rudes.</p> + +<p>Le sifflet du maître retentit de nouveau. «Va, va, +murmure Jean, se relevant avec une joie délicieuse, +fâche-toi tant que tu voudras, cela m'est bien égal. +Que d'autres répondent à ton appel impérieux, il ne +me trouble plus, il est pour moi comme le cri du hibou +dans la nuit. Adieu; j'étais un condamné volontaire, +je suis libéré maintenant, moi aussi; j'ai rompu ma +chaîne, je suis libre, enfin, libre!</p> + +<p>Sa résolution est prise, il se dirige vers Nouméa; un +bateau part dans deux jours; il se cachera en attendant, +et le prendra. Il a en poche quelque argent, peu +de chose, il est vrai, mais il se souvient qu'un homme +de la fabrique, envoyé à la ville pour une affaire, +en est revenu en disant qu'on cherchait un cuisinier +pour le paquebot, celui du bord ayant pris les +fièvres.</p> + +<p>Il connaît le métier, les concurrents sont rares, il +sera peut-être engagé.</p> + +<p>D'un pas ferme et rapide il se met en route, sans jeter +un regard en arrière sur ce qui représente pour lui +le passé maudit, et va devant lui, vers l'avenir, vers le +rachat.</p> +<br><br><br> + + +<h3>V</h3> + +<h3>LE RETOUR</h3> + +<p><i>«Tais-toi, le ciel est sourd, la terre le dédaigne.»<br> +(Le vent froid de la nuit),</i><br> +(Poèmes Barbares).</p> + +<p>LECONTE DE LISLE.</p> + +<p>Le bois est solitaire. La lune, dans son plein, éclaire +l'étroit sentier qui passe au milieu des hautes fougères +brûlées. Les chênes noueux, rabougris, chauves de leurs +feuilles, ont l'air de petits vieux transis, se chauffant +à ce paie soleil de rêve. Rien ne bouge. Les lapins et +les lièvres, qui, au matin, vont broutant dans la rosée, +et, le jour, traversent furtivement le chemin, pelotonnés +au fond des terriers, attendent l'aurore; les +reinettes vertes dorment au fond des fossés. Sur la +mousse, à gauche, une grande forme noire est étendue +immobile.</p> + +<p>Soudain, une brise froide se lève et fait frissonner +les fougères et les rares feuilles sèches restées aux +arbres; un hibou quelque part, tout près, pousse son cri +lugubre. La forme noire remue, se dresse, se lève, +c'est un homme. La lune éclaire en plein son visage +décharné, où deux grands yeux bleus, sauvages +et hagards, brillent comme des vers luisants dans les +broussailles d'une chevelure fauve. Il est misérablement +vêtu; sa veste d'alpaga, jadis noire, tournée au vert, est +bien légère par cette nuit de fin décembre; son pantalon +est déchiré dans le bas. En même temps que son gros +bâton, il ramasse un chapeau de paille défoncé qu'il met +sur sa tête, et s'en va d'un pas chancelant, ombre errante +et pitoyable, dans la route blanche.</p> + +<p>—Sacré froid! murmure-t-il en soufflant sur ses +doigts engourdis pour les réchauffer. Quand je pense +qu'à cette heure il y a des gens bien vêtus, bien au +chaud dans des maisons fermées, étendus sur des fauteuils +rembourrés, devant un feu brillant, digérant +quelque bonne dinde truffée, tandis que je grelotte sous +mes haillons, que j'ai pour lit le tapis des lapins, pour +abri, le plafond des chouettes; et encore, les lapins, les, +chouettes, ça a des terriers, des nids, ça mangé à sa +faim! Bon sang de bon sang, cela me rend fou, je deviens +enragé, féroce comme les loups, mes frères, les +seuls qui soient aussi gueux que moi. Tant pis! Je ferai +comme eux, et gare à qui me résistera! J'ai des dents +longues, des crocs, moi aussi; je suis affamé, je veux +manger, me repaître et jouir à mon tour... Assez, assez +d'hésitations, Jean, mon garçon, assez de scrupules, de +bêtises!</p> + +<p>Ah! les ignobles repus! Ils me repoussent parce que +j'ai faim et que mes habits en loques cachent à peine +mes os! Comme c'est juste, ça! Si j'avais de belles frusques +et la panse ronde, ils me feraient des risettes. Dire +que personne n'a voulu de moi, personne! Qu'ai-je +donc dessus qui met les gens en défiance? Verrait-on +sur mon visage... Bah! des blagues!</p> + +<p>Il n'y a pas de justice! Celui qui m'a poussé au mal +vit heureux, riche, sans remords, le gredin, et moi je +porte seul la peine. J'avais tout quitté; plein de bonnes +idées, je venais demander pardon à ma mère et passer +le restant de ma vie avec elle. J'étais décidé, oui, Dieu +m'est témoin, bien décidé à devenir un bon sujet, à travailler +dur pour réparer le mal que je lui ai fait. Après +un voyage terrible, où je me suis crevé, privé de tout, +pour ne pas arriver à elle les mains vides, je cours à +la Terrucole. Malédiction! La maison est fermée, la +voisine, mère de Peyroulin, morte; celui-ci parti pour +les Amériques avec son père. Je m'informe: personne +ne sait ce qu'est devenue ma mère. Il y a des années +qu'elle a quitté le pays: Je descends dans la plaine, je +fouille les environs à dix lieues à la ronde, je questionne +tout le monde: personne ne l'a vue, personne ne se +souvient d'elle. Désespéré, sans le sou, je reviens dans +mon village, je demande du travail: tous me tournent +le dos. Comment donc! le fils à la Jeannotte, qui a volé +son patron à Villeneuve autrefois, pourquoi pas un galérien, +alors? Ouste! à la porte, et plus vite que çà! Je +veux parler, expliquer: on ne m'écoute même pas! Je +vais en ville, j'essaie de me placer n'importe où, n'importe +comment, cuisinier, domestique, garçon boucher, +commis, manoeuvre; partout la même grimace en +voyant ma tête, toujours la même question: vos papiers, +vos certificats? Comme si j'en avais, moi, des +papiers, des certificats! Ah! ils sont plus sauvages, ces +chrétiens-là, plus féroces, plus cannibales que les cannibales, +là-bas, à la Nouvelle. Au moins, ceux-là, ils +vous engraissent avant de vous manger! Alors, quoi, +faut voler encore pour vivre?</p> + +<p>Pourtant, je n'étais pas méchant, moi, ni exigeant. +Avec du pain tous les jours et un peu d'amitié, j'étais +content. Je n'aurais fait tort à personne. Mais c'était +trop pour moi, cela encore! Rien du tout, voilà quelle +est ma part en ce monde. Rien, est-ce assez, je vous le +demande?</p> + +<p>L'homme s'était arrêté. Son regard fou semblait s'attacher +à un interlocuteur invisible. Il avait saisi le tronc +d'un jeune chêne et le secouait comme pour en obtenir +une réponse. Brusquement, il le lâcha, reprit sa marche +vacillante et sa sourde plainte.</p> + +<p>J'ai tendu la main, j'ai mendié de maison en maison: +on me jette un vieux morceau de pain et on me fait +partir bien vite: si j'allais prendre quelque chose +hein! Marche donc, va-nu-pieds, vagabond, ne t'arrête +pas: il n'y a pas d'asile pour toi! Mange l'air du temps, +bois la pluie du ciel, c'est assez pour toi, misérable!</p> + +<p>Eh bien! puisqu'ils croient que je suis un voleur, je +le serai; j'ai pris autrefois pour les autres, je prendrai +pour mon propre compte, maintenant. J'en ai assez, +de mâcher de la vache enragée, de tremper des croûtes +dures dans l'eau des ruisseaux, de croquer des fruits +verts ou des châtaignes crues. C'est malsain l'eau pure, +c'est plein de petites bêtes, des microbes, qu'on appelle. +Le monde est mal fait. Les uns ont trop de tout, jusqu'à +en être malades, et moi j'ai pas de quoi ne pas mourir +de faim. C'est il bien, cela? Y en a qui disent que cela +ne durera pas et que, bientôt, il y aura un grand +chambardement, qu'alors pauvres et riches seront tous +pareils, qu'il y aura du bonheur pour tout le monde. Ah! +ouatte! Quand? En attendant, faut-il claquer? Sale +machine que cette terre, sale bon Dieu qui voit tout +cela et reste bien tranquille dans son ciel! N'est-ce +pas lui-même qui me pousse au mal? Eh bien! va pour +le mal!</p> + +<p>Voici le petit bois, là, sur la hauteur. Mais où est la +maison de la vieille? Elle est calée, m'a-ton dit, la sorcière! +Paraît qu'elle a un magot caché quelque part +dans la baraque. Sacrée égoïste! Pourvu qu'elle aille +à la messe! Je me cacherai, puis, dès qu'elle aura +détalé, ni vu, ni connu, j'enlève la pie au nid. Qui donc +saura que c'est moi? Je n'ai rencontré personne en +traversant le village; et, dans ce bois, sauf les lapins +et les grenouilles... L'affaire faite, j'achète habits, chapeau, +souliers, je vais chez un perruquier et me voilà +honnête homme; je trouve un emploi, je suis sauvé! +C'est simple et limpide! Vaut-il mieux tourner l'oeil +dans un coin pour être ensuite ramassé comme une +charogne par quelque paysan ivre revenant du marché? +Si je rate le coup, j'ai ici un vieux camarade qui parle +peu mais bien: mon revolver. Il sera temps, alors, de +lui faire dire deux mots à mon oreille.</p> + +<p>Bon! la lune se cache: un témoin gênant de moins. +Cette petite lumière, là-bas, ce doit être la maison. +Allons, courage! Examinons les lieux et attendons. Si +elle n'allait pas à la messe, tout de même! Bah! ces +bicoques, ça ferme à peine, et les vieilles, c'est faible, ça +ne se défend pas. Oui, et c'est là le chiendent, ça pleure, +ça tremble... Elle est capable de passer comme un +poulet. Je la bâillonnerai, d'abord, sans lui faire du +mal, pour quelle ne braille pas, puis je la rassurerai, +je lui expliquerai... Pour qu'elle te dénonce, après, +et te fasse prendre... Sotte affaire! J'aimerais mieux +attaquer des taureaux dans la brousse! Mais non, +faut en finir. Allons-y! Voici la cahute. Observons...</p> + +<p>Jean était arrivé sur le sommet de la butte couverte +de chênes dépouillés, sorte de belvédère naturel d'où +l'on apercevait vaguement la plaine de Bilhère perdue +dans la nuit. Quelques lumières se détachaient dans les +ténèbres. Derrière le bois, accotée à lui, une petite +maison s'élevait, modeste et solitaire. Posée de champ +sur le sentier, elle offrait aux passants son étroite façade +blanche percée de deux fenêtres, son toit d'ardoises +noires rabattu devant, tombant bas de chaque côté +comme un capulet de veuve. Un jardinet, aux carrés +de légumes bien cultivés, longeait la partie principale, +donnant sur la plaine, où était la porte d'entrée. On distinguait +les formes irrégulières d'un bûcher et d'un poulailler +derrière la maison. Une faible lueur éclairait la +fenêtre donnant sur le chemin. L'homme ouvrit sans +bruit la porte du jardinet, s'approcha et regarda.</p> + +<p>—Il y a une gosse! murmura-t il. Quelle déveine! +Je ne savais pas cela! Allons, un autre poulet à ficeler!</p> + +<p>Deux personnes, en effet, étaient assises dans l'âtre +de la petite cuisine proprette: une fillette de dix ans à +peu près, blonde, menue, jolie, et une femme âgée, +vive encore d'allure, mais le front entouré de bandeaux +entièrement blancs.</p> + +<p>Où donc le misérable a-t-il vu ces traits réguliers, si +délicats, mais si ridés qu'ils en sont effacés, comme +un dessin couvert de mille fines ratures?</p> + +<p>Elles sont charmantes à voir ainsi, l'aïeule, sans +doute, et la petite-fille: la première, assise sur une +chaise basse, l'autre, sur un escabeau de bois tout +près, tout près. L'enfant, tournée vers la femme, les +coudes appuyés sur ses genoux, une main sous son +menton, lève sur elle son gentil visage confiant et +présente ses pieds nus à la flamme. Les lèvres de la +vieille remuent. Elle doit raconter une histoire. L'homme +tend l'oreille. Non, elle chante! Oh! que ce chant est +doux! Que la voix est pure et fraîche encore! Le coeur +du malheureux est chaviré. Où a-t-il entendu cet air-là? +Il semble monter en lui d'un passé lointain, lointain, +traverser et écarter des brumes amoncelées. Brusquement +le voleur tressaille des pieds à la tête, le souvenir +lui revient: c'est un Noël et c'est sa mère qui le chantait +jadis! Il faut qu'il l'entende de nouveau, et mieux, +avec les paroles. La porte donnant sur le bûcher est +ouverte. A pas muets, de son pas de traqueur de bêtes, +il pénètre sans bruit dans le fond obscur de la cuisine +et se glisse derrière le grand lit dont les rideaux à +carreaux bleus et blancs le cachent, tout en laissant voir +ce qui se passe. Les deux femmes, absorbées l'une par +l'autre, ne s'aperçoivent de rien.</p> + +<p>—Encore, Maï, dit l'enfant, encore, je te prie, ne +sais-tu pas d'autres Noëls?</p> + +<p>—Si fait, j'en connais un autre, un seul.</p> + +<p>—Pourquoi ne me l'as-tu jamais chanté?</p> + +<p>—Parce que cela me faisait trop de peine.</p> + +<p>—Il est vilain, il est triste?</p> + +<p>—Non, mais il me rappelle quelqu'un que j'aimais +beaucoup et que j'ai perdu.</p> + +<p>—Ton pauvre mari, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Non, pas mon mari.</p> + +<p>—Ta défunte mère?</p> + +<p>—Non plus.</p> + +<p>—Qui donc, alors?</p> + +<p>—Un enfant.</p> + +<p>—Que tu aimais beaucoup?</p> + +<p>—Beaucoup.</p> + +<p>—Gentil?</p> + +<p>—Très gentil.</p> + +<p>—Grand comme moi?</p> + +<p>—Plus grand.</p> + +<p>—Blond, lui aussi?</p> + +<p>—Bien plus blond que toi, les cheveux plus dorés.</p> + +<p>—Mais il n'était pas ton petit enfant? Tu n'as pas eu +d'autre enfant que moi, dis, Maï?</p> + +<p>—Si, j'en ai eu un autre, un fils; celui-là, justement, +auquel je chantais ce Noël.</p> + +<p>—Pourquoi tu ne m'as jamais dit que tu avais eu un +autre enfant?</p> + +<p>—Parce que je ne pouvais pas; cela me faisait trop +de peine.</p> + +<p>—Je comprends, il est mort.</p> + +<p>—Non, il n'est pas mort.</p> + +<p>—Alors, où il est?</p> + +<p>—Il est parti.</p> + +<p>—Bien loin?</p> + +<p>—Très loin.</p> + +<p>—Et ce soir, cela ne t'en fait pas, de la peine, de +parler de lui?</p> + +<p>—Ce soir, au contraire, c'est drôle, je ne sais pas +pourquoi, j'ai envie de chanter, de rire. Mon coeur bat: +tiens, mets ta main là, sens tu comme il tape fort?</p> + +<p>—Oui. Pourquoi ce soir et pas les autres jours?</p> + +<p>—Je n'en sais rien, c'est comme cela. Est-ce que l'on +sait pour quelle raison l'on souffre une fois plus +qu'une autre? Le coeur, sans doute, a besoin de se +reposer de souffrir, comme le corps, de travailler.</p> + +<p>—Mais je ne l'ai jamais vu «à» ton fils?</p> + +<p>—Non. Il était parti avant que je ne t'aie trouvée.</p> + +<p>—Tu l'avais aussi trouvé à la Terrucole, dis, Maï, +au pied de la croix, comme moi?</p> + +<p>—Oh! non! C'était mon propre enfant.</p> + +<p>—Ton propre enfant? Alors, moi, je ne suis pas ton +propre enfant?</p> + +<p>—Oui, oui, migue<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18"><sup>18</sup></a>, calme-toi.</p> + +<p>—Ce n'est pas vrai que je suis l'enfant des hades, +comme on disait là-haut, quand nous étions à la maison +blanche et que les maynades<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19"><sup>19</sup></a> me montraient du doigt +en m'appelant «fille des hades», «filleule des broutches», +«broutchine». Elles s'échappaient quand je m'approchais +d'elles pour jouer. Elles étaient méchantes et je +suis bien contente d'être partie.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote18" name="footnote18"></a><b>Note 18:</b><a href="#footnotetag18"> (retour) </a> Amie.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote19" name="footnote19"></a><b>Note 19:</b><a href="#footnotetag19"> (retour) </a> Petites filles.</blockquote> + +<p>—Non, ce n'est pas vrai. Tu es ma petite fille chérie.</p> + +<p>—Et tu m'aimes autant que ton petit garçon?</p> + +<p>—Je t'aime beaucoup. Tu es ma consolation, ma joie.</p> + +<p>—Oui; mais tu l'aimes plus «à» lui, dis?</p> + +<p>—Non. Seulement toi, tu es là, je t'embrasse, je puis +te soigner; lui est loin; il est seul, peut-être, il n'a +personne pour l'aimer; alors, tu comprends, il faut que +je l'aime beaucoup pour tout ce qui lui manque.</p> + +<p>—C'est vrai. Alors il était bien, bien gentil, ton petit +garçon? Aussi gentil que moi?</p> + +<p>—Oh! oui!</p> + +<p>—Comment s'appelait-il?</p> + +<p>—Jean, mais je l'appelais Yanoulet.</p> + +<p>—Comme cela, il n'est pas mort? Il <i>s'est en allé</i>? +Pauvre Yanoulet, je l'aurais bien aimé s'il était resté. +Je n'aurais pas été toujours seule; nous serions descendus +à l'école ensemble, comme Jacques et Marie de +Lousteau. Mais pourquoi est-il parti? Il ne t'aimait +donc pas lui? Moi, je ne voudrais pas te laisser, +jamais.</p> + +<p>—Si, il m'aimait bien, mais il a été entraîné par de +mauvais camarades, il a fait des vilaines choses et n'a +pas osé revenir me trouver. Il est parti et je ne sais pas +où il est.</p> + +<p>—Tu ne sais pas où il est? Il ne t'a rien envoyé +dire, donc? Oh! pourquoi a-t-il fait cela? Moi, quand +j'ai été méchante, je viens vite te le raconter pour que +tu me pardonnes tout de suite. Il y a longtemps que cela +est arrivé?</p> + +<p>—Très, très longtemps; il avait quinze ans, il en +aurait vingt-sept, maintenant.</p> + +<p>—Vingt-sept ans! Comme il serait vieux! Bien, bien +plus vieux que moi! Je ne pourrais pas m'amuser avec +lui. Alors je ne regrette pas autant qu'il soit parti. Mais +toi, Maï, ça t'a fait de la peine?</p> + +<p>—Oh! beaucoup, beaucoup de peine! Je crois que si +le Bon Dieu ne t'avait pas donnée à moi, si je ne t'avais +pas trouvée, pauvrine, toute faible et mignonne, ayant +tant besoin d'être soignée et aimée, je serais morte de +chagrin.</p> + +<p>—C'est pour cela que tu pleures souvent, la nuit, quand +tu crois que je dors? Je t'entends bien, va, mais je ne +fais semblant de rien puisque tu le caches de moi. C'est +pour cela, aussi, que tes cheveux sont si blancs, si blancs +qu'on dirait que tu es très, très vieille, et que tu as toujours +des robes noires? Dis-moi tout de ton petit garçon, +je t'en prie, Maï. Je n'en parlerai à personne et je te +consolerai. Quand j'ai un chagrin, vite je cours te le +raconter et tu me consoles toujours. Moi aussi je te +consolerai, tu verras, veux-tu, dis?</p> + +<p>—Oui. Ecoute. Autrefois, tu t'en souviens, nous +habitions près de la Terrucole, la maison blanche qui +est en haut du coteau.</p> + +<p>—Oui, il y avait devant de gros châtaigniers.</p> + +<p>—Cette maison, avec la terre qui l'entourait, était le +bien que mon pauvre homme m'avait laissé en mourant. +Je vivais là, avant ton arrivée, bien seule, cultivant le +jardin, le champ, récoltant mes châtaignes, élevant +quelques bêtes, mais tranquille et heureuse encore, car +j'avais avec moi mon Yanoulet. C'était un si bel enfant! +Je l'avais nourri de mon lait deux ans passés; tout le +monde l'admirait quand je descendais au village, le +dimanche, avec lui sur les bras. Son teint était rose +et blanc comme celui d'un Jésus de cire, ses cheveux, +blonds et bouclés, comme le petit St-Jean Baptiste +de la procession. Et «connu»<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a><a href="#footnote20"><sup>20</sup></a>, «escarabillat»<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a><a href="#footnote21"><sup>21</sup></a>, +gros! Tout le monde lui donnait plusieurs mois de +plus que son âge; ses jambes et ses bras étaient de +vraies curiosités tant ils étaient gras, fermes, pleins de +trous! Je l'aimais à vendre mort âme pour lui. Il était +tout pour moi. Je l'aimais trop: Dieu n'est pas content +qu'on aime ainsi d'autres que lui. Tout ce qu'il voulait, +mon «hilhot», je le voulais; j'étais faible. Je ne savais +pas, alors, qu'on peut faire autant de mal en étant bon +qu'en étant méchant, plus, même, parfois. Je sais cela, +maintenant; je l'ai appris en souffrant beaucoup. Mais +je croyais que d'aimer c'était tout, que, lorsqu'on aimait +et qu'on ne pensait pas à soi-même, on ne pouvait +mieux faire. Il faut aimer, certes, mais aimer bien, ne +pas gâter ceux qu'on aime. Moi, j'ai gâté mon fils. J'étais +si heureuse de lui donner ce qui m'a tant manqué, +enfant, à moi, pauvre orpheline, un peu de bonheur. +J'avais besoin de lui pour cultiver notre bien, mais il +trouvait le travail de la terre trop pénible; il voulait +être un monsieur à paletot; sa grand'mèro, qui vivait +alors, lui avait mis cette idée dans la tête. Je lui ai cédé, +pour notre malheur. Si je lui avais résisté, il serait +encore auprès de moi, rien de ce qui est arrivé ne +serait arrivé. Qui sait, pourtant? Faut croire que c'était +la volonté de Dieu, car rien ne vient sans sa permission, +comme dit monsieur le curé! Enfin, que veux-tu! J'ai +envoyé mon Yanoulet en ville, ainsi qu'il le désirait +tant, apprenti dans un grand magasin. Là il a fait de +mauvaises connaissances, il a été entraîné à mal faire, +il s'est perdu, puis il est parti.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote20" name="footnote20"></a><b>Note 20:</b><a href="#footnotetag20"> (retour) </a> Éveillé, qui a de la connaissance.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote21" name="footnote21"></a><b>Note 21:</b><a href="#footnotetag21"> (retour) </a> Dégourdi.</blockquote> + +<p>—C'était bien vilain de s'en aller, comme cela, sans +seulement t'embrasser ni te demander pardon. S'il était +venu te trouver tout de suite, tu lui aurais pardonné, +n'est-ce pas, Maï, comme à moi quand je n'ai pas été +sage?</p> + +<p>—Bien sûr; mais il n'a pas osé revenir, il avait +honte. Je le connais, moi, il est bien mon fils; il aurait +préféré mourir plutôt que de voir mon chagrin et que +d'entendre mes reproches. Mon pauvre petit! Il était +si doux, si gentil, avant cela! J'en étais si orgueilleuse! +C'était mal, vois-tu; les mères ne devraient jamais être +orgueilleuses de leurs enfants, ça porte malheur. Il ne +m'écoutait pas beaucoup, c'est vrai, mais j'étais si faible, +aussi! Il m'aurait demandé la lune, je crois que j'aurais +essayé de la lui donner. Toutes les veillées de Noël, +quand il était petit, je le prenais sur mes genoux et je +lui chantais des cantiques, comme à toi.</p> + +<p>—Et celui que tu ne veux pas me chanter aussi?</p> + +<p>—Surtout celui-là. Il l'aimait beaucoup. Il s'endormait +toujours quand nous arrivions au dernier +couplet.</p> + +<p>—Je voudrais bien le connaître, ce Noël. Cela te +ferait-il beaucoup, beaucoup de peine de me le dire? +Oh! pas l'air, rien que les paroles.</p> + +<p>—Non, non; ce soir, au contraire, ça me fera plaisir. +Je vais te le chanter; une autre fois, peut-être, je ne le +pourrais plus. Alors, écoute bien.</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Entre le boeuf et l'âne gris</p> +<p class="i6">Dort, dort, dort le petit Fils.</p> +<p class="i6">Mille anges divins,</p> +<p class="i6">Mille séraphins.</p> +<p class="i6">Volent à l'entour</p> +<p>De ce grand Dieu d'amour.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Entre la rose et le souci</p> +<p class="i6">Dort, dort, dort le petit Fils.</p> +<p class="i6">Mille anges divins,</p> +<p class="i6">Mille séraphins</p> +<p class="i6">Volent à l'entour</p> +<p>De ce grand Dieu d'amour.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Entre les deux bras de Marie.</p> +<p class="i6">Dort, dort, dort le Fruit de Vie.</p> +<p class="i6">Mille anges divins,</p> +<p class="i6">Mille séraphins</p> +<p class="i6">Volent à l'entour</p> +<p>De ce grand Dieu d'amour.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Entre deux larrons sur la croix,</p> +<p class="i6">Dort, dort, dort le Roi des Rois.</p> +<p class="i6">Mille Juifs mutins,</p> +<p class="i6">Cruels, assassins,</p> +<p class="i6">Crachent à l'entour</p> +<p>De ce grand Dieu d'amour.</p> + </div> </div> + +<p>Qui m'aurait dit lorsque, endormi, j'embrassais sa +tête d'anjoulin<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a><a href="#footnote22"><sup>22</sup></a>, que, lui aussi, serait un larron!</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote22" name="footnote22"></a><b>Note 22:</b><a href="#footnotetag22"> (retour) </a> Petit ange.</blockquote> + +<p>—Un larron! Qu'est-ce que c'est qu'un larron, Maï?</p> + +<p>—C'est un voleur.</p> + +<p>—Un voleur! Ah! Mon Dieu! Non, ce n'est pas +possible, ton petit enfant, Yanoulet, n'était pas un +voleur?</p> + +<p>—Hélas, oui, ma fille, ce n'est que trop vrai. Je ne +pouvais pas le croire d'abord, moi non plus, tu penses, +mais il a bien fallu que je reconnaisse la vérité: on l'a +pris emportant un paquet qui n'était pas à lui; il n'y a +pas de doute possible. D'ailleurs, s'il n'était pas coupable, +serait-il parti comme cela?</p> + +<p>—Un voleur, un de ceux qu'on amène en prison, +entre deux gendarmes? Oh! Maï, j'ai peur! Prends-moi +sur tes genoux et serre-moi bien fort. Je ne deviendrai +pas une voleuse, dis, tu m'en empêcheras? Tu ne m'as +pas gâtée au moins, moi? Mais... qui est là? Il m'a +semblé entendre quelque chose, comme un soupir.</p> + +<p>—C'est une bête dans le fourrage, en haut, ou la Martine +qui se remue dans l'étable. Ne crains rien, mets-toi +bien contre moi, là!</p> + +<p>—Tu n'as pas peur, toi? Oh! moi j'ai si peur!</p> + +<p>—Pourquoi veux-tu que j'aie peur, voyons! D'abord, +rien n'arrive sans la volonté du Bon Dieu. Et puis, que +craindrais-je? La mort? Si je ne devais pas te laisser +seule au monde, elle serait la bienvenue. Qu'on me vole? +C'est mon enfant qu'on volerait, pas moi. Le peu de +bien que j'ai conservé, après la vente de la maison, je +le tiens toujours prêt au cas où il reviendrait. Ce que +je gagne en allant travailler aux champs et en filant +nous suffit amplement, à toi et à moi, avec les légumes +du jardin; il nous faut si peu de chose! Mais reviendra-t-il +jamais? Je commence à ne plus l'espérer.</p> + +<p>—Comment, ce méchant qui t'a tant fait pleurer, ce +voleur, tu n'es donc pas fâchée «après» lui?</p> + +<p>—Fâchée, petite! Tu ne sais pas ce que tu dis! Une +mère, vois-tu, ne peut pas rester longtemps fâchée après +son enfant.</p> + +<p>—Mais, pense donc, voler, c'est très, très laid! Moi, +si j'étais toi, je ne l'aimerais plus du tout, il me semble! +Pour rien au monde je ne voudrais l'embrasser, maintenant! +Tiens! j'ai encore entendu le bruit!</p> + +<p>—Non, non, c'est le vent! Il s'est levé et «burle<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a><a href="#footnote23"><sup>23</sup></a>» +comme à la Terrucole.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote23" name="footnote23"></a><b>Note 23:</b><a href="#footnotetag23"> (retour) </a> Hurle.</blockquote> + +<p>—C'est vrai. Pourquoi en sommes-nous parties, de la +maison de la Terrucole, eh! Maïotte? Raconte-le moi. +Jamais tu n'as voulu me le dire.</p> + +<p>—Parce que j'avais honte. Tout le monde savait que +mon fils avait volé son patron et on me tournait le dos. +Tu dis qu'on se moquait de toi en t'appelant «la fille +des hades», moi, on m'appelait «la mère de Jean le +voleur». Ah! j'ai bien pleuré, bien souffert! Monsieur le +curé cherchait à me donner du coeur, le pauvre, il me +disait que les fautes de mon fils n'étaient pas les miennes, +ça n'y faisait rien: elles me pesaient comme si je les +avais faites moi-même, plus encore. Tu ne te doutais +pas de cela, toi, tu étais trop petite. Enfin, n'y tenant +plus, j'ai vendu comme j'ai pu la maison et la terre, +j'ai ramassé mon argent, nos affaires, nos meubles, et +nous sommes venues nous cacher ici, dans cette maison +écartée, sur cette colline d'où l'on voit la plaine et qui +me rappelle la Terrucole. J'ai changé de nom, personne +ne sait qui je suis; les gens du pays me traitent bien; +ils voient que j'ai besoin de vivre, ils trouvent que le +travail ne me fait pas peur et ils m'emploient.</p> + +<p>—Mais, Maï, si ton petit garçon revenait et allait te +chercher à ton ancienne maison, il ne te trouverait pas! +Qu'est-ce qu'il «se» penserait? Quel chagrin il aurait, +le pauvre!</p> + +<p>—J'ai prévu cela, tu peux croire. J'ai dit où j'allais à +mon amie, la seule qui me soit restée fidèle dans mon +malheur, tu sais, la mère du grand Peyroulin qui +demeurait aux deux cantons<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a><a href="#footnote24"><sup>24</sup></a>, près de chez nous. Je +lui ai tout bien expliqué au cas où l'on demanderait +après moi; je lui ai même remis un peu d'argent, pour +le pauvre enfant, s'il en avait besoin.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote24" name="footnote24"></a><b>Note 24:</b><a href="#footnotetag24"> (retour) </a> Carrefour.</blockquote> + +<p>—Cette fois, Maï, je suis sûre que ce n'est pas le vent; +le vent est dehors et le bruit est dans la chambre. On +dirait quelqu'un qui pleure.</p> + +<p>Jean, écroulé dans la ruelle, derrière les rideaux du +lit, n'arrivait plus à maîtriser ses sanglots. Que faire? +Se montrer? Non. Il s'en trouvait à jamais indigne. +Devant la grandeur de l'indulgence maternelle, au récit +de cette vie d'abnégation et d'amour, si pure, tout +entière consacrée à son souvenir, au bien, son offense +lui semblait décuplée, sa propre vie lui apparaissait +criminelle, hideuse, intolérable. Ah! s'en aller, s'en +aller! Se terrer, n'importe où, se tuer sur le pas de la +porte en baisant le seuil vénéré. Mais comment sortir +sans attirer l'attention éveillée, maintenant?</p> + +<p>—Ne t'effraie donc pas, pègue<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a><a href="#footnote25"><sup>25</sup></a>, continua la mère, je +te garde. Je n'ai plus que toi au monde, qui donc oserait +venir te prendre dans mes bras!</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote25" name="footnote25"></a><b>Note 25:</b><a href="#footnotetag25"> (retour) </a> Sotte.</blockquote> + +<p>—Alors, s'il revenait, ton petit garçon, au lieu de le +gronder, de le punir, tu lui pardonnerais, tu serais +contente de le revoir?</p> + +<p>—Il a été bien assez grondé par sa conscience, assez +puni par ses remords: on ne peut pas être heureux, +vois-tu, quand on quitte le droit chemin, à moins d'être +tout à fait canaille, et il ne l'est pas, j'en suis bien sûre. +Ah! s'il revenait, s'il me disait comme autrefois: «Me +voici, Maï, pardonne-moi!» Je lui crierais: «Hilhot, +hilhot, viens dans mes bras!» et je crois que je mourrais +de contentement. Ah! hilhot, hilhot, quand reviendras-tu! +Le temps me dure, mon enfant, je me fais +vieille! Chaque année, sans toi, en vaut dix des autres. +Voici bien longtemps que je t'attends! Je t'attends +toujours, toujours, partout! Les gens prétendent que +tu es mort, mais je sais bien que ce n'est pas vrai, +moi! Quelque chose me l'aurait dit! Les mères sentent +ces choses-là. Je sais que tu reviendras: je l'ai tant +demandé au Bon Dieu! Ah! si je pouvais deviner +où tu es, comme je courrais vite! Je reprendrais mes +jambes de quinze ans, je ne craindrais, ni de traverser +les mers, ni de monter sur les montagnes, ni de marcher +nuit et jour sans me reposer, sans manger ni boire. +Je te trouverais, je t'emmènerais, heureuse et fière, +plus heureuse et plus fière que le jour où j'entendis ces +mots, ragaillardissant comme une liqueur forte: «C'est +un fils!»</p> + +<p>Oh! dis, où es-tu? Je te vois, tel que tu dois être, +grand comme ton pauvre père, maigre, un peu courbé, +le front ridé, la barbe fournie, le teint noirci, les yeux, +tes beaux yeux si doux, enfoncés, inquiets. J'ai tant +pensé à toi! Toujours, partout, la nuit, le jour, quand +je travaille, quand je me repose, quand je mange, quand +je dors, je pense à toi. Ah! reviens! Mes baisers effaceront +tes rides, mes larmes laveront le mal qui est en +ton coeur, viens, mon enfant, je t'attends, viens!</p> + +<p>«Mon Dieu qui voyez ma souffrance, Dieu de bonté +et de pardon, rendez-moi mon fils et je vous adorerai +toute ma vie. O Tout-Puissant, pour qui rien n'est +caché, pour qui rien n'est impossible, allez le chercher +là où il est, amenez-le moi! Vous que je baise matin +et soir sur votre croix, ô Christ qui avez été un petit +enfant dans les bras de sa mère, divin martyr, qui +pardonniez au larron crucifié avec vous, ayez pitié +de nous! Voyez: ne sommes-nous pas crucifiés, nous +aussi, loin l'un de l'autre? Je me repens comme le +brigand, me repousserez-vous? C'est vrai, vous, +m'aviez donné ce petit afin que je l'élève pour vous +et je n'ai pas su faire, pauvre paysanne ignorante et +seule que j'étais; mais donnez-le moi une seconde +fois et vous verrez, rendez-le moi, que je puisse vous: +l'offrir de nouveau!»</p> + +<p>—J'ai bien entendu cette fois, c'est un sanglot! Je: +t'assure, Maï, quelqu'un pleure dans la chambre. Oh! +j'ai peur, j'ai peur!</p> + +<p>Jean s'était levé, attiré par une force irrésistible.</p> + +<p>—Calme-toi. Décroche tes bras de mon cou, tu +m'étouffes. Laisse-moi me lever et tiens-toi derrière moi +sans bouger, dit la veuve à l'enfant, folle de terreur, +qui s'attachait convulsivement à elle. Elle était bien +pâle la Maï, mais si calme, si belle, si grande ainsi, +debout, dominant le danger avec le courage de l'absolu +désespoir. Sa voix sonnait haut dans la chambre.—Moi +aussi j'ai entendu, mais je ne crains rien. Personne +ne peut me faire plus de mal que j'en ai, ni me voler +ce que j'avais de plus précieux, je l'ai déjà perdu! Quant +à te prendre toi, mon dernier bien, c'est une autre +affaire; il faudrait passer sur mon corps, avant. Qui est +là,—cria telle. Rien ne répondit.—C'est encore le +vent. Voyons, rassure-toi, pauvrine. Mais non, on dirait +une plainte. C'est peut-être un esprit. Les âmes des +trépassés viennent parfois visiter les vivants. Ah! mon +fils est mort! Si c'est ton âme échappée de ton corps +qui vient me trouver, ô mon enfant, attends, attends, +je vais te suivre. Oui, oui, tu es ici, je le sais, je le sens. +Yanoulet, mon petit, viens! Vivant ou mort, montre-toi!</p> + +<p>—Aïe, aïe, aïe! Mai! là, là, vois, vois, l'homme! +Sainte Vierge, protégez-nous! Il vient pour nous tuer. +Maï, cache moi, prends le grand couteau... il s'avance...</p> + +<p>—Je le vois, je le reconnais, c'est bien lui! Seigneur! +qu'il est changé, qu'il est maigre et pâle! Plus encore +que je ne pouvais l'imaginer. Il est mort, c'est certain. +Approche, âme de mon enfant, je n'ai pas peur de toi. +Dieu! sa figure est chaude, des larmes, de vrais larmes +coulent de ses yeux! Yanoulet, dis, est-ce que je rêve, +suis-je folle ou suis-je morte moi aussi, sommes-nous +tous deux dans le ciel?</p> + +<p>—Non, non, Maï, tu ne rêves pas, tu n'es pas folle, +c'est moi, c'est bien moi, c'est ton hilhot, ton hilhot +vivant! Laisse-moi t'embrasser les mains et la robe, +laisse-moi te toucher, te voir..</p> + +<p>—Relève-toi.</p> + +<p>—Laisse-moi me traîner à tes pieds et te demander +pardon encore, et encore...</p> + +<p>—Il y a bien longtemps que je t'ai pardonné.</p> + +<p>—Mais tu ne savais pas...</p> + +<p>—Je ne veux rien savoir. Mon fils a souffert, il se +repent, il vit, il est là: voilà ce que je sais. Que me fait +tout le reste?</p> + +<p>—Ecoute, au moins, il faut que je te dise... j'étais +venu...</p> + +<p>—Tais-toi, tais-loi, au nom du Christ...</p> + +<p>—Je t'avais tant cherchée, je te croyais morte, j'avais +si faim! Dieu m'est témoin que je ne voulais pas te faire +du mal! Quand j'ai reconnu ta voix, je ne sais plus ce +qui s'est passé en moi. Tu as chanté... mon péché m'est +monté à la gorge comme un vomissement. J'ai cru que +j'allais mourir. Je voulais fuir, je ne pouvais pas. Tu as +prié, alors, clairement, j'ai vu la chose: j'ai vu les croix, +sur la colline, comme à la Terrucole; au milieu, celui +qui souriait, avait ton visage, il me regardait... comme +tu me regardes, il me disait des choses... comme tu en +disais. Alors mon coeur s'est crevé dans ma poitrine. +Ah! Maï, Maï, j'ai bien fauté, mais j'ai bien souffert, +pourras tu, vraiment me pardonner jamais?</p> + +<p>—Ne pas te pardonner, moi, quand il t'a pardonné, +Lui! Va, c'est fait depuis longtemps, te dis-je. Lève-toi, +maintenant, je le veux. Tu es le fils, tu es le maître. Ouvre +l'armoire; tu trouveras là, à gauche, sous les chemises, +un vieux bas plein d'écus; dès demain, tu iras +les porter à ton ancien patron: c'est ton honneur que je +t'ai gardé et que je te rends. Pardonné de Dieu, pardonné +de ta mère, en règle avec les hommes: qui donc +oserait t'insulter, désormais?—Et la mère, levant bien +droite sa tête blanche, regardait autour d'elle d'un air +de suprême défi. Ses yeux rencontrèrent un petit +paquet noir, écroulé dans un coin, sur une chaise.</p> + +<p>—Ma fille, ma Romaine! dit-elle, courant à elle, la +relevant et découvrant un pâle visage tuméfié par les +larmes, encore secoué de sanglots.</p> + +<p>L'enfant avait regardé avec épouvante, d'abord, puis +avec stupeur la scène entre la mère et le fils. «L'homme» +n'était donc plus un brigand venu pour les tuer, ni +un revenant. C'était Yanoulet, ce Yanoulet dont elle +n'avait jamais entendu parler avant ce soir, mais dont +elle sentait la présence mystérieuse dans les pensées de +la veuve, depuis si longtemps. Yanoulet le voleur, il est +vrai, mais le fils toujours aimé, toujours attendu, celui +auprès duquel elle n'était rien qu'une pauvre orpheline +élevée par pitié, par bonté. Pour la première fois elle +sondait sa misère: personne au monde ne l'aimerait, +elle, comme il était aimé, lui, le coupable, envers et +malgré tout, d'une tendresse généreuse, magnifique, sans +borne! Et elle s'était agenouillée, elle priait, cherchant +instinctivement ailleurs ce qui ne serait jamais pour +elle ici-bas, ce dont elle n'avait jamais senti encore en +elle le torturant besoin.</p> + +<p>—Tiens,—dit la Maï—amenant la petite fille +tremblante et résistante à Yanoulet,—voici ma consolation. +Je l'ai trouvée au pied du Calvaire, un matin que +j'avais été prier pour toi, deux ans après ton départ. +Elle est l'enfant de mes larmes; sans elle je n'aurais +peut-être pas supporté mon chagrin: aime-la pour tout +le bien qu'elle m'a fait.</p> + +<p>Romaine reculait, effrayée, farouche encore. Mais +un son vague montait de la plaine, son lointain, d'abord, +puis plus proche, plus distinct.</p> + +<p>Jean courut à la fenêtre et l'ouvrit toute grande. Le +son s'épandit dans la chambre, grave et réconfortant +comme la voix du bien, apportant avec lui des torrents +de souvenirs, des flots d'espérance.</p> + +<p>—Les cloches de Noël! s'écria l'orpheline. Et tous +trois, gravement, en silence, ils se signèrent, adorant +en leur âme l'enfant divin!</p> + +<p><i>Décembre 1901.</i></p> +<br><br><br> + + +<p class="mid"><img alt="" src="images/05.png"></p> + + +<p><i>A. Louis</i></p> +<br><br> + + +<h3>I</h3> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p><i>«Tu l'as vu; car, lorsqu'on afflige ou</i></p> +<p><i>qu'on maltraite quelqu'un, tu regardes pour</i></p> +<p><i>le mettre entre tes mains; le troupeau des</i></p> +<p><i>désolés se réfugie auprès de toi; tu as aidé</i></p> +<p><i>l'orphelin.»</i></p> + </div><div class="stanza"> +<p>PSAUME X, 14.</p> + </div> </div> + +<p>La plaine s'étend au loin, mollement vallonnée, étalant +ses champs hérissés de chaume ou rayés de sillons +bruns, ses prairies à l'herbe courte et jaunie, ses +vignes où se tordent les ceps noirs. Sur la hauteur, à +gauche, s'étage la ville lointaine, les Roches, station +balnéaire, recherchée l'été; ses villas les plus proches +se dressent, éclatantes, sous la lumière crue d'un beau +jour de décembre. Un phare, mince colonne carrée +rayée de rouge, une vieille église badigeonnée de +blanc, servant d'amers, et ressemblant à une gigantesque +cocotte de papier, un moulin dont les ailes tournent, +se détachent de la masse confuse des maisons. Au vent +salé qui fouette le visage, on devine la mer, en face; +on aperçoit même sa ligne bleue de lin étincelante, où +passent des bateaux, noirs et nets comme des ombres +chinoises. Enfin, dégringolant le long de la côte, à droite, +le village du Val, l'église, dont la massive tour grise +s'aperçoit à travers les ramures des arbres dépouillés.</p> + +<p>Assis sur le talus qui borde la route gelée et blanche, +un garçonnet de dix ans, les pieds nus dans des +sabots bourrés de paille, vêtu de vieux habits trop +étroits, taille un bâton avec un couteau ébréché. Les +boucles dorées de ses cheveux, s'amassent en auréole +autour d'un béret bleu fané. De temps en temps, il interrompt +sa besogne, lève un petit visage rond, fin et +doux comme celui d'une fille, et promène autour de lui +de grands yeux clairs, tristes et inquiets. A ses côtés, +un chien labri, gravement étendu, deux de ses pattes +réunies devant lui, surveille attentivement les allées et +venues d'une couple de vaches qui broutent l'herbe rare +du bord du fossé.</p> + +<p>Rien, rien sur la longue route! Les carrioles du boulanger +et du boucher sont passées depuis longtemps. +L'omnibus de midi, petite boîte carrée, noire et branlante, +vient de disparaître au bas de la côte. Encore un +grand vapeur qui s'en va, là-bas, laissant sa traînée de fumée +loin derrière lui. Mais l'enfant détourne la tête. Il +ne veut plus regarder de ce côté. Cela lui fait trop de +peine de les voir fuir l'un après l'autre, tous ces +bateaux, petits et grands: voiliers aux ailes déployées, +palpitant sous la brise, comme ivres d'espoir, transatlantiques +majestueux, sûrs d'eux-mêmes, maîtres de la +mer, déchirant l'air de leur sifflet joyeux et conquérant, +envoyant, de leur long panache gris, comme un dernier +adieu. Jamais aucun d'eux ne ralentira-t-il donc sa +marche, ne s'arrêtera-t-il pas pour le prendre? Hélas! +il est si petit et si faible, point à peine perceptible sur +la côte! Il aura beau agiter son mouchoir, pleurer, +crier, supplier... ils ne le verront même pas. Ils passeront, +indifférents, ils continueront leur route vers ces +merveilleux pays dont parlent les vieux marins aux +veillées, les pays où le soleil, splendide ne se cache jamais +derrière les nuages noirs, où les rochers sont de +corail rose comme les colliers des femmes riches, où +les fleurs de l'air se balancent entre les lianes flottantes, +où les oiseaux, pas plus grands que des mouches, +brillants comme des pierreries, volent autour de vous. +Ah! s'en aller ainsi, de vague en vague, sur cette mer +si aimée et si belle! Laisser derrière soi tout ce qui est +laid, tout ce qui est méchant, tout ce qui est lâche, tout +ce qui attriste, dégoûte et fait souffrir, voguer vers +l'inconnu, vers ce qui doit être le bonheur! Non, non, +il ne faut pas regarder par là; tout, ensuite, semble +plus sombre, plus terne, plus vilain!</p> + +<p>La route, à la bonne heure! Elle est si vivante, si variée! +Elle lui réserve, parfois, de si charmantes surprises! +Elle lui apportera peut-être, un jour, ce qu'il +attend. Ce qu'il attend? Qu'est-ce donc? Eh! il n'en +sait rien, ou, s'il le sait, cela lui semble trop beau pour +y croire; il se l'avoue à peine à lui-même. Mais, enfin, +les choses mauvaises ne peuvent durer toujours, n'est-ce +pas? Tout change, en ce monde, avec le temps et la patience, +il l'a observé. Les petits enfants deviennent des +hommes, les jeunes gens, des vieillards. Après la tempête, +le calme; après l'hiver, le printemps. Donc, fermement, +il attend.</p> + +<p>C'est l'été, surtout, que la route est amusante! On ne +voit, alors, que cavaliers vêtus de flanelle blanche, que +belles dames en habits bien ajustés, à chapeaux d'hommes, +toutes raides sur leurs chevaux luisants, ou à bicyclette, +la jupe envolée au vent, précédées ou suivies de +leurs enfants, de leurs maris; automobiles bruyantes +aussitôt passées qu'aperçues, portant des êtres étranges, +informes, cachés derrière des masques, laissant derrière +elles un tourbillon de poussière blanche et une +odeur âcre: machines à perdition, inventées par le diable, +disent les vieilles gens du village, et dont il faut se +garer du plus loin qu'on les voit; chars-à-bancs démodés +et mal suspendus, omnibus paisibles, voitures aux +rideaux de toile rayée déteints, bondées de «baigneurs» +aux toilettes claires, d'enfants aux joues roses qui rient +en le regardant et semblent heureux. Ils ont des manières +polies et aimables, ils ne crient pas en parlant, ces +gens-là, malgré leur joie. Raymond aime à les observer; +il suit les équipages quand ils ralentissent le pas pour +monter la côte, et surprend des fragments de conversations +qui le plongent dans des rêveries sans fin. Des +mots lui font battre le coeur: «Voyons, mon chéri», +disait une fois une voix très douce, «ne le penche donc +pas ainsi, tu pourrais tomber!» Chose étrange! Le petit +garçon à qui l'on témoignait cette tendre sollicitude, +au lieu d'en être reconnaissant, en paraissait impatienté! +Il ne se souvient pas, lui, qu'on ait jamais tremblé pour +sa vie, que personne se soit inquiété de ce qu'il peut +faire ou ne pas faire, qu'on lui ait jamais parlé en l'appelant +«mon chéri»! Combien cela doit être bon! Il +est libre et détaché, comme cette feuille sèche que le +vent pousse devant lui, et captif, comme celle que l'ajonc +sauvage retient dans ses piquants.</p> + +<p>Un jour de la fin d'août, pourtant, il a cru que son +rêve se réalisait, que ce quelque chose qu'il attendait +était enfin venu. Une voiture de forme étrange, traînée +par un âne gris et une jument poussive, avait paru au +bas du chemin. C'était comme une vieille petite maison +de bois qui aurait eu des roues. Raymond n'en avait jamais +vu de semblable. Intrigué, il s'était mis à courir +pour la contempler de plus près. Dessous, bercé dans une +espèce de hamac de planches, un vieux chien jaune +dormait. Les bêtes allaient sans qu'on s'occupât d'elles. +Arrivée à l'entrée du village, à l'endroit où, après le +temple, contre la fontaine, le gros noyer fait une ombre +si épaisse, un homme qu'on ne voyait pas avait crié +quelque chose, de la voiture. Aussitôt, jument et âne +s'étaient arrêtés. Le chien, quittant à regret sa couche, +avait été à la porte de la roulotte recevoir un garçon de +douze ans, noir et maigre comme un grillon, qui s'était +mis à dételer aussitôt. Après lui descendait un vieillard +sec, le visage tanné, qui donnait des ordres, dans une +langue étrange et dure, à quelqu'un resté à l'intérieur. +Les gamins s'étaient groupés et regardaient de tous +leurs yeux. Qui donc, là-dedans, répondait de cette voix +chantante? D'où venaient ces grognements et ces bruits +de chaînes remuées? Tiens, des ours! oui, deux gros +ours bruns, en vie! L'un après l'autre, au commandement +impatienté du maître, ils descendaient pesamment. +Après eux, une jeune fille de dix-huit ans sautait +vivement à terre. Ses cheveux, de la couleur de la châtaigne +mûre, ternes et rudes comme le chaume, étaient +partagés au milieu du front, et s'en allaient, en deux nattes +serrées, entourer une petite oreille, pâle comme un +bijou d'ivoire. Une vieille blouse de coton, d'un rouge +déteint, cachait mal son buste hardi et plein; un mouchoir +jaune entourait son cou long et souple; une jupe +d'une nuance brunâtre indécise, tombait, trop courte, +de ses hanches rondes, laissant à découvert des chevilles +fines, un pied mince et nerveux.</p> + +<p>En un clin d'oil, tandis que le vieux bonhomme, profitant +de la foule curieuse amassée autour de lui, faisait +danser les animaux, elle installait un trépied et une +marmite, allumait le feu en chantonnant. Qu'elle était +belle! Jamais Raymond n'avait vu, même parmi les +grandes dames qui passent, l'été, sur la route, un visage +aussi lumineux dans sa magnifique pâleur, aussi rayonnant +de grâce sauvage, de jeunesse libre et heureuse! +Quand il s'échappait avec les autres polissons, tout honteux +de n'avoir pas le sou que le vieux réclamait pour +le prix du spectacle, il lui semblait être suivi par les +grands yeux sombres, et voir le rire moqueur qui retroussait +sur ses dents, étincelantes comme l'écume +qui borde les rochers, les jolies lèvres, rouges comme +la graine de l'herbe à serpent.</p> + +<p>Il avait vite mangé sa soupe pour retourner auprès +d'elle. Etendue à l'ombre, elle dormait, sa petite main +hâlée cachant à moitié son fin visage bistré.</p> + +<p>Les ours, couchés en tas sous la voiture, sommeillaient +aussi auprès du chien. Les hommes étaient dans +la roulotte. Au bruit de ses pas, la jeune fille s'était réveillée. +Elle avait souri en le reconnaissant et, d'un +signe, l'appelait auprès d'elle.</p> + +<p>—D'où viens-tu? osait-il demander, rassuré par la +rusticité de la pauvresse.</p> + +<p>—Très loin, <i>Roussie</i>! et elle faisait gentiment rouler +l'r en retroussant ses lèvres pures.</p> + +<p>—Où vas-tu?</p> + +<p>—Là-bas, partout! et sa main montrait l'horizon +sans bornes.</p> + +<p>—Je veux aller avec toi, s'était-il écrié, transporté. +Je ferai la cuisine pour toi, j'irai puiser l'eau, ramasser +le bois; j'allumerai le feu...</p> + +<p>—«Nous, pauvres», avait-elle répondu, redevenant +très grave et secouant la tête énergiquement. «Pain +pour trois», et elle montrait trois de ses doigs effilés, +«pas pour quatre», et elle en levait un autre. «Nous +partir, toi rester ici et travailler pour manger».</p> + +<p>A ce moment l'homme était sorti de la maison roulante. +Sur son ordre bref, en un rien de temps, les ours +étaient rentrés, les bêtes, attelées, le sol, nettoyé, et la +voiture disparaissait, emportant la vision radieuse....</p> + +<p>Seule, une petite place noire, fumante, sous le noyer, +prouvait à l'enfant qu'il n'avait pas rêvé. Raymond y +pensait sans cesse. Reviendrait-elle jamais, la belle +étrangère? Ah! s'en aller, s'en aller comme elle!</p> + +<p>—Eh! bien, Nourrisson, cria une voix aigrelette, que +fais-tu là? Tu ne vas donc pas manger la soupe?</p> + +<p>Le petit sauta vivement sur la route.</p> + +<p>—Ah! c'est toi, La Seiche! Tu m'as fait peur! Le +patron est aux Roches et ne rentrera pas avant une +heure. Faut l'attendre. Et toi, ou donc que tu vas?</p> + +<p>—Moi? Ça ne biche guère chez nous. L'argent des +vendanges a filé à acheter des chaussures pour la vieille +et un pantalon pour moi. Pas une fichue croûte de pain +pour faire une frottée à l'ail, aujourd'hui. Je vais voir si +je trouve des chancres à la conche. Ça fera pas un réveillon +ben épatant pour c'te nuit, mais, enfin, ça +vaudra mieux que ren. Viens-tu avec moi? J'en avais +pris un plein «bayot<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a><a href="#footnote26"><sup>26</sup></a>», y a deux jours, de chancres, +mais, dame, y sont finis, faut recommencer. Et cette +mâtine de mer qui perd presque pas! Alle se fiche du +pauv'monde! Impossib'de prend' des moules et des +huîtres! Et les jambes<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a><a href="#footnote27"><sup>27</sup></a>! Compte là-dessus, mon bonhomme, +y en a pas, les gens s'y jettent tous après! Avec +ça, la vieille a pus de travail, rapport à son âge: alle +court sur ses septante-huit ans, sans qu'il y paraisse, la +pauv'! On ne la veut pus nulle part pour gringonner<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a><a href="#footnote28"><sup>28</sup></a>. +Alors, quoi, moi je fais des courses, je vas en ville chercher +des provisions pour ceux qui veulent pas se déranger; +mais, depuis que les «baigneurs» ont déguerpi, +y a pus ren à faire. Tout le monde a de tout. C'est un +sale métier, tout de même! Mais, attends un peu que +je vienne grand!</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote26" name="footnote26"></a><b>Note 26:</b><a href="#footnotetag26"> (retour) </a> Panier de bois.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote27" name="footnote27"></a><b>Note 27:</b><a href="#footnotetag27"> (retour) </a> Espèce de mollusque, à coquille conique, incrusté dans les +rochers.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote28" name="footnote28"></a><b>Note 28:</b><a href="#footnotetag28"> (retour) </a> Nettoyer.</blockquote> + +<p>—Qu'est-ce que tu feras?</p> + +<p>—Tu le sais ben, je partirai mousse.</p> + +<p>—Et ta grand'mère?</p> + +<p>—La commune s'en chargera. Tiens, faudra ben, +alors! Pauvre vieille, je pourrai pourtant pas l'amener, +la mett' dans ma poche comme mon mouchoir. Viens-t'en, allons!</p> + +<p>—Et les vaches?</p> + +<p>—Alles ont pas besoin de toi pour les regarder boulotter, +j'pense, et pis, t'as Blaireau pour les garder.</p> + +<p>—Mais il me suivra et les bêtes s'en iront encore +dans le champ du père Brodin et la Poupin me cognera, +comme la dernière fois.</p> + +<p>—Ah! ouatte! tu n'as qu'à lui lancer des pierres, à +ton chien, s'il veut faire le crampon. Et pis, moi, la +mère Poupin, si j'étais à ta place, ce que je la balancerais!</p> + +<p>—Comment?</p> + +<p>—Ben, je l'enverrais paître avec ses bêtes! Une +femme laide comme une chenille et méchante comme +un âne rouge!...</p> + +<p>—Mais non, mais non, elle n'est pas tant vilaine que +cela; et, des fois, elle est bonne! et puis, c'est ma nourrice, +je l'aime bien, moi, je ne veux pas qu'on en médise; +elle m'a gardé, tu sais!</p> + +<p>—J'crois ben! pour te faire faire la besogne du beau +Nestor, le prince héritier, au nez camard, qu'a des cheveux +comme des baguettes de tambour.</p> + +<p>—Elle me nourrit, m'habille...</p> + +<p>—Alle ne te laisse pas tout à fait mourir de faim, +faut êt' juste, et t'empêche de crever de froid grâce aux +frusques râpées du dit avorton.</p> + +<p>—Mais, je ne lui suis rien, moi, pense donc, et je +coûte, à élever!</p> + +<p>—Ah! nom d'une peau-bleue, si ça ne fait pas suer! +Il ne manquerait pus que cela qu'alle te flanquât à la porte, +comme un chien! Et pis, pas si bête, ne lui sers-tu pas +de domestique? Et un domestique qu'alle paye même +pas, qui ne peut pas la planter là si alle l'embête. Dame, +c'est queuqu' chose, ça, ça vaut ben le lard rance et +les patates gelées qu'alle te donne. Sais-tu ce que tu +devrais faire, toi? Quand je partirai mousse, faudra t'en +veni' avec moi.</p> + +<p>—Oh! oui, je veux bien, mais quand?</p> + +<p>—Le grand Bidard, tu sais, qu'est noir comme un' +taupe et qu'a deux dents cassées devant, que, même, +c'est très commode pour tenir la pipe, y connaissait mon +père, y ont fait quasiment le tour du monde ensemb'. +Y me prendra sur son bateau, dans deux ans. J'en aurai +quatorze: faut ça, pour être assez fort. J'suis trop plat, +encore, paraît, j'filerais entre les planches. C'est vrai +qu' c'est pas le fricot que j'mange qui m'gonfle! Toi, +t'es plus rembourré que moi, ça fera ren qu' tu sois +pas si vieux. Et ce qu'on rigolera, nous deux!</p> + +<p>—Deux ans! attendre encore deux ans! murmura +Raymond en soupirant. Il fixait son regard sur le +visage blême, en lame de couteau, sur les petits yeux +perçants et verts de son ami, pour voir s'il disait vrai, +et le suivait distraitement. Il pensait à cet avenir, si +tentant mais si lointain, sur la mer attirante. Ah! pourquoi +ne pouvait-il pas s'élancer tout de suite vers cet +inconnu tant désiré?</p> + +<p>Ils étaient arrivés à la plage. Grimpés sur les rochers +que la mer abandonnait peu à peu, ils fouillaient les +«lagottes» du bout de leurs bâtons pointus. Les crabes +peureux se cachaient hâtivement sous les pierres; mais +les enfants, habiles à les découvrir, tout gris entre les +fentes grises, emplissaient le «bayot».</p> + +<p>—Dis-moi, c'est-y bien dur les premiers temps qu'on +est mousse? demanda Raymond.</p> + +<p>—Pour sûr, bonnes gens, qu'on est pas couché su +d'la plume et qu'on n'vous sert pas vot' chocolat tout +chaud dans vot' lit, l'matin, comme ces flemmards +de baigneurs qu'étaient près de cheux nous, c't +été—en v'là un beau! tiens! trape-le donc, il s'en vient +vers toi! Ah! le singe! le voilà ensauvé! Mazette, +va!—Par exemp'e, faut pas avoir des rhumatis, ni +une asiatique, faut savoir grimper aux mâts comme les +chats aux arbres. Moi, ça me va.</p> + +<p>—Et moi aussi, je suis leste.</p> + +<p>—Et pis, y a la noyade.</p> + +<p>—La noyade?</p> + +<p>—Oui, ou le baptême, comme tu voudras: histoire +de vous faire faire connaissance avec la mer. Les matelots +vous attachent par le milieu du corps avec un +bon câble et vous jettent à l'eau comme un harpon: +débrouille-toi, mon petit! De temps en temps, le +patron tire la corde: «La soupe est-elle trop salée?» +qu'y demande. Si vous avez la frousse, y vous laisse +mijoter pus longtemps. Sinon, au bout d'un quart +d'heure, vingt minutes environ, y vous tire. Quand on +a ainsi bu cinq ou six fois à la grande marmite, on sait +nager, si on n'est pas une andouille. Le chiendent, c'est +qu'y a les requins qui vous avalent comme une pistache. +Lorsqu'on veut vous ramener à bord, ni vu ni +connu, mon ami, y a pus ren au bout du filin; seulement, +sur la mer, tout juste un peu de rouge. Mais +c'est rare pourtant: y ne disparaît guère pus de vingt +sur cent de ceux qui vont à l'eau. Mais, quoi? On ne +fait pas d'omelette sans casser des oeufs!—Pige-moi ce +gros père!—Et pis, y a les quatre-vingts qui se tirent +d'affaire: on peut être de ceux-là! Le plus fichant, +pour moi, c'est la peau-bleue. Ah! par exemple, j'en +aurais peur.—Oh! le sacripant! il m'a échappé!</p> + +<p>—La peau bleue! qu'est-ce que c'est que ça?</p> + +<p>—Voilà! C'est un poisson quasiment grand comme +un requin et qu'on ne voit pas parce qu'il est couleur +de la mer. Paraît même qu'il est très joli; l'animal! +N'empêche que j'ai pas envie de faire sa connaissance. +Il aime, de préférence, la viande des mousses, qui pèse +moins sur l'estomac, et, quand y voit un bateau, y le +suit sournoisement. Gare à celui qui tombe dans l'eau, +alors! Y passe ras de vous, vous ne le voyez pas, y vous +déguste une jambe ou deusse, ou un bras, vous ne +sentez ren, ça saigne même pas, tant c'est proprement +fait. On vous tire: adieu mes bourgeois, impossible de +danser un bal de Saintonge, vous n'êtes pus qu'un +mognon!</p> + +<p>—Oh! c'est-y vrai, cela?</p> + +<p>—Vrai, comme j'ai mangé-du chat crevé tout cru +avec son poil, un jour que j'avais l'estomac dans les +talons.</p> + +<p>—Pas possible!</p> + +<p>—Oui, mon fi. T'as pas besoin de frissonner et de me +regarder comme si j'allais t'avaler, toi aussi, comme le +chat. Mais, pauv' innocent, tout cela n'est ren à côté de +ce qui vous attend quand vous êtes matelot! C'est alors +que ça devient chouette! Faut pas faire le délicat et +tourner le museau quand le menu ne vous convient pas. +Faut savoir se boucher le nez et croquer dur, ou ben +se serrer le ventre. Faut avoir peur ni des coups de +canon, ni des peaux-bleues, ni de la tempête, ni des +sauvages, qui vous enlèvent le cuir du crâne comme +moi je t'ouvre cette huître, afin de se faire des +fourrures avec vot' perruque.—C'est pas la peine de +prend' ces p'tits, y a ren dedans, faut les laisser deveni' +gros. Toi, tu seras jamais un loup de mer, t'as pas de +courage, te voilà pâle comme un Christ, déjà!</p> + +<p>—Oh! j'ai pas peur de ça, mais... les vaches! regarde, +voilà Blaireau, il les a lâchées... n'entends-tu pas +qu'on m'appelle? Il me semble que c'est Nestor...</p> + +<p>Une voix criarde arrivait jusqu'à eux malgré le bruit +des vagues:</p> + +<p>—Raymond, grand paresseux, où es-tu?</p> + +<p>Et un enfant de dix ans parut, tout essoufflé, sur la +falaise, entre les yeuses couchées par le vent du +large.</p> + +<p>—Ah! c'est le Dauphin, dit La Seiche. Attends un +peu, je m'en va lui faire son affaire, pour lui apprend' +à veni' nous moucharder jusqu'ici. Qu'il reste dans +ses champs, le terrien! Sur la plage, je suis cheux +moi!</p> + +<p>—Je viens! cria Raymond, et il montait rapidement +la côte lorsqu'un galet, adroitement lancé, atteignit +Nestor au front et lui fil une petite blessure; il poussa +un juron retentissant; le sang coula.</p> + +<p>Le «nourrisson» était atterré. Certes, il n'aimait pas +le méchant garnement, faux et cruel, qui le faisait punir +sans cesse, l'humiliait, le traitait de mendiant, lui +rappelait vingt fois par jour qu'il n'était qu'un enfant +abandonné par une femme inconnue, et oublié sans +doute, par elle. Ah! comme il lui faisait méchamment +sentir sa supériorité de fils de la maison, d'enfant +légitime, aimé, choyé, ayant du bien, une famille, un +avenir assuré! Oui, Nestor n'avait que ce qu'il méritait, +le lâche? Mais sa mère, mais la Poupin? Il l'aimait, +elle, bien qu'il la redoutât. Lorsque tout allait à souhait +et qu'ils étaient seuls, tous deux, elle lui disait, parfois, +une bonne parole. Elle était l'unique être au monde, l'uni +que lien auquel sa petite âme d'enfant solitaire pût se +rattacher. Que penserait-elle de lui?</p> + +<p>«Je le dirai à maman», tel était l'éternel refrain de +Nestor, dès que le pauvre petit se révoltait et cherchait +à secouer le joug. Et, ce qu'il disait à «maman» était +toujours si odieux, si outrageusement faux, que Raymond +était pris pour lui d'une aversion invincible. Oh! +ne pas pouvoir seulement le convaincre de mensonge, +le vilain traître! Mais on le croyait toujours, lui, le fils, +et l'étranger, jamais.</p> + +<p>—Ces sangsues-là, disait le père nourricier, ne se +servent de leur langue que pour tirer le sang des +veines et pour mentir.</p> + +<p>Raymond trouva son frère de lait en train d'étancher +sa coupure avec son mouchoir malpropre. Blême, les +lèvres serrées, il ne dit rien, d'abord, mais ses petits +yeux noirs, luisants et comme pointus dans son plat +visage sans couleur, avaient un air de triomphe insupportable.</p> + +<p>—Ce n'est pas moi... murmura le pauvre garçon.</p> + +<p>—Non, c'est moi, p't-êt'. C'est pas toi, non pus, qu'as +quitté les vaches pour t'en aller courailler avec ce vaurien +de La Seiche, n'est-ce pas? Que même elles sont +entrées dans le champ à Brodin, comme la semaine dernière. +T'as bien gagné ta journée, ton affaire est bonne, +ma fine! T'avais donc oublié que c'est la veillée de Noël, +ce soir? Même que la mère a acheté queuqu' chose +pour mett' dans ton sabot: ce sera pour moi, cette +année encore, comme l'année dernière, mon drôle!</p> + +<p>C'est un beau couteau, je l'ai vu dans le tiroir du buffet, +ça m'ira joliment ben: juste que j'ai perdu le mien +hier.</p> + +<p>Raymond pâlit; ce couteau, il le désirait tant, et +depuis si longtemps! La Poupin le lui promettait toujours +«s'il était sage». Pour, le gagner, il avait travaillé +avec courage tout l'été.</p> + +<p>—Mais c'est pas moi qu'ai jeté le caillou, tu le sais +bien, puisque je m'en venais vers toi et que le coup est +parti d'en bas.</p> + +<p>—J'en sais rien; j'ai vu que toi. Tu paieras pour les +deux. Allons, avance! Et l'oie, ce soir, au réveillon, +t'en auras pas, et moi j'en aurai jusque-là, ton morceau +et le mien, pardine! Cela te fait bisquer, hein, ventre +vide?</p> + +<p>Raymond était pâle d'indignation.</p> + +<p>—Garde le couteau et mange toute l'oie, si tu veux, +dit-il, mais ne dis pas des menteries, ne dis pas que +c'est moi qui t'ai lancé le caillou. Ta mère croira que +je suis un mauvais coeur, ce qui n'est pas vrai.</p> + +<p>—Et le père te caressera l'échine à coups de trique. +C'est cela qui te fait peur surtout, avoue-le? Bah! +une petite bastonnade rabattra un peu ton caquet, +défrisera ta belle perruque, te fera maigrir, car +nos monjettes te profitent que tu sois rond et plein +comme un barricot.</p> + +<p>Les enfants approchaient delà maison, longue bâtisse +à un étage dont les quatre fenêtres et la porte s'ouvraient +sur un jardin potager, où, entre des carreaux +de légumes, se dressaient quelques tiges de soleils, +brûlés par la gelée. Une plaie bande de violettes longeait +le mur badigeonné de jaune pâle; un cep de vigne +s'étendait en tonnelle au-dessus de la porte, servant +d'abri, en été, à la cuve pour la lessive. L'étable s'ouvrait +dans la cour, de l'autre côté de la maison. Les +enfants entrèrent par là. Des poules, des canards mangeaient +en caquetant le grain qu'on venait de leur +lancer, tandis que Blaireau, paisible et la conscience +tranquille, allait s'installer au chaud contre la meule +de paille, près du fumier.</p> + +<p>La Poupin venait d'arriver. La petite voiture à bras +qui lui servait à porter le lait en ville n'était pas encore +remisée.</p> + +<p>—Te voilà, mauvais sujet, propre à rien, cria le +maître, sortant de l'étable où il venait de ramener les +vaches. C'est ainsi que tu gagnes le pain que tu manges! +Tu vas voir ce qu'il t'en coûte d'aller te balader sur +les conches comme un bourgeois, avec les polissons de +ton espèce.</p> + +<p>Poupin, furieux, s'approchait de l'enfant qui tremblait, +lorsque des cris perçants, partis de la maison, +l'arrêtèrent.</p> + +<p>—Oh!... oh!... hurlait la nourrice, paraissant sur le +seuil, la voix changée par l'indignation et la colère, oh! +le sans-cour, l'ingrat! Jamais je n'aurais cru cela de +lui! Faut que je le voie de mes quittes yeux pour le +croire! Tant de malice, à son âge, et contre qui? Contre +notre garçon qu'a bu le même lait, qu'a mangé le même +pain que lui, quasiment son frère! Il lui a fendu la tête +d'un coup de pierre; le voilà marqué pour la vie!</p> + +<p>—Le gueux! Attends un peu que je lui fasse passer +l'envie de recommencer!... Et le paysan, saisissant une +fourche qui traînait, allait en frapper Raymond, mais +celui-ci, d'un bond, fut hors de sa portée. Il se mit à +courir de toutes ses forces, suivi du bonhomme qui +jurait et de Nestor qui, subitement guéri, s'élançait de +son côté. Il eût été pris si, brusquement, il n'avait +tourné court; en quelques enjambées il disparut derrière +la maison, grimpa lestement le long du cep de +vigne, entra par une fenêtre et se trouva dans le grenier +à fourrage. Il se blottit dans le foin et, immobile, le +coeur battant, il attendit. Par la trappe de l'étable restée +ouverte, il entendait tout ce qui se disait en bas.</p> + +<p>—Où peut-il ben être passé? s'écriait la Poupin, +soudain alarmée. Pourvu qu'il n'ait pas été se jeter +dans le puits! Il a la tête près du bonnet, le drôle: ces +mauvaises graines-là, qui viennent d'on ne sait où, ça a +souvent des idées pas comme les aut...</p> + +<p>—Bah! y a pas de danger! il est ben trop capon pour +se détruire. Et pis, après, tant mieux! bon débarras! +De cette espèce-là, y a toujours assez.</p> + +<p>—Oh! comment peux-tu dire... c'est pas chrétien +cela! Faut jamais souhaiter la mort de personne, ça +porte malheur. Et ensuite, pis, tu n'y penses pas, quelle +affaire! Jaserait-on assez dans le village, en ferait-on +des potins, bonnes gens! La gendarmerie viendrait +mett' son nez partout par ici, on nous accuserait d'avoir +fait disparaît' l'enfant, on nous fourrerait en prison, qui +sait? Et tout de même, vrai, pauv' petit, faudrait pas. +Un caillou est vite parti. Mais d'un, à son âge, en a fait +autant. Y peut ben s'ennuyer, après tout, d'être pas +comme les aut'.</p> + +<p>—Pauv' p'tit, en effet, qui mange le bien du nôt', qui +devient gras des morceaux qu'il lui prend, qu' a, même, +voulu le tuer! T'as ben de la compassion à perdre ma +fine! Garde-la pour ceux qu' en sont pus méritants. +C'est un vaurien, une canaille, un criminel que +j't' dis. J'en ai assez de sa tête de mouton frisé, de ses +yeux qu' ont toujours l'air de vous reprocher queuq' +chose. Quoi, je vous l' demande? T'as voulu le garder, +v'là ta récompense; alle est jolie!</p> + +<p>—Y travaille pourtant ben.</p> + +<p>—Manquerait pu que ça qu'y ne fichât ren! Et nous, +nous nous tournons les pouces, p'têt'?</p> + +<p>—Si t'allais seulement un peu voir, Augustin, tout +d'même...</p> + +<p>Augustin s'en alla en grognant et, lentement, se dirigea +vers le puits qui se trouvait auprès des carreaux de +légumes, du côté de la maison par lequel l'enfant avait +disparu.</p> + +<p>—Tu m'as dérangé pour ren, dit-il, en revenant de +mauvaise humeur. De c'te fois y n'est pas nayé; il a +seulement décampé: bon voyage! S'y pouvait ne jamais +reveni'!...</p> + +<p>L'enfant écoutait, palpitant. Qu'allait répondre la +Poupin? Elle ne dit rien. Ils passèrent dans la cuisine, +et Raymond entendit le bruit des cuillères dans les +assiettes de soupe.</p> + +<p>Il avait faim, mais il ne songeait guère à manger. +Quelque chose lui serrait la gorge à l'étouffer. Il sortit +sa tête de dessous le foin, une tête très pâle, où des yeux +clairs brillaient, hagards, dans l'obscurité.</p> + +<p>Alors c'était vrai, vrai de vrai, on en avait assez de +lui! Son père nourricier et Nestor le détestaient, il le +savait depuis longtemps; ne lui répétaient-ils pas toujours +les mêmes humiliantes paroles: qu'il leur était à charge, +qu'il mangeait plus qu'il ne travaillait? Mais sa nourrice, +jusqu'ici, le défendait faiblement. Aujourd'hui, elle l'abandonnait. +Ce qui l'avait émue, d'abord, ce n'était pas +la peur qu'il fût noyé, c'était la crainte des ennuis qui +résulteraient de sa mort, le bruit, les gendarmes, les +fouilles dans la maison. Débarrassée de ce souci, elle +acceptait l'idée qu'il ne reviendrait pas et, tranquillement, +prenait sa soupe, comme si sa vie, à lui, ne venait +pas d'être arrachée!</p> + +<p>Ah! comme il l'aimait pourtant, cette ingrate, cette +cruelle qui, après l'avoir si longtemps protégé, le +laissait s'éloigner sans un regret, sans un mot de +rappel! Tant de liens rattachaient à elle! Il se souvenait +de telle caresse qu'elle lui avait faite dans son +enfance, de telle intonation plus douce de sa rude voix, +qui lui avait délicieusement dilaté le coeur. Il se disait, +parfois, en regardant sa figure grossière et hâlée sous +la sévère quisnotte noire: «C'est vrai, pourtant, je n'ai +ni père, ni mère, ni frère, ni soeur, ni oncle, ni tante, +ni cousin, ni cousine, comme les autres, mais j'ai ma +nounou. Ce sont ces bras qui me portaient quand j'étais +trop petit pour marcher, c'est sur cette poitrine que +j'étais bercé, que je m'endormais. C'est son lait qui m'a +nourri. Elle pouvait me mettre dehors, m'abandonner: +elle ne l'a pas fait: elle est bonne. Et il trouvait je ne +sais quel charme à ce visage si dur, pourtant. Elle était +pour lui, à défaut d'une autre, meilleure et plus chère, +celle auquel l'être jeune a besoin de rattacher sa vie, le +rameau qui porte le bouton naissant, la direction, la +protection, l'abri. Et il fallait s'éloigner d'elle!... S'il avait +pu la voir, se levant hâtivement pour cacher son +assiette presque pleine, et essuyant une larme du revers +de sa rude main...</p> + +<p>Oui, il fallait partir puisqu'elle avait assez de lui. +Quelque chose de plus fort que toutes les raisons le +décidait brusquement. Mais où irait-il? La bohémienne +l'avait repoussé, il était trop jeune pour être mousse, +trop faible pour se placer comme domestique. Partout, +hélas! encore, il mangerait plus qu'il ne travaillerait; +partout il serait un fardeau. Qui donc l'aimait dans ce +monde si grand, lui, si petit! Blaireau, peut-être, et +encore... Justement un froissement dans le foin lui +apprit que le chien le cherchait. Il s'approcha, bondit +vers lui, la queue frétillante, la langue pendante de +plaisir. Il le regardait de ses bons yeux d'or, phosphorescents +dans l'obscurité. Il allait japper, comme pour +lui demander ce qu'il faisait là, à jouer, tout seul, sans +avertir les camarades, au lieu d'aller à la soupe comme +les autres. Mais l'enfant lui dit à voix basse: «Tais-toi, +Blaireau, on veut me batt', tu me ferais prend'!» Le +chien se tut, et, comprenant que son ami avait du +chagrin, se mit à lécher sa main tendrement. Raymond +entoura de ses bras le corps frémissant de la bonne +bête, y appuya sa tête brûlante et éclata en sanglots.</p> + +<p>Ah! où aller, où aller? L'instituteur, qui l'aimait tant +autrefois, quand il était son élève docile et appliqué, ne +lui rendait plus son salut, depuis le jour où Nestor avait +faussement accusé son frère de lait d'avoir mangé les +belles pêches, gardées avec tant de soin dans l'espalier +du jardin de l'école.</p> + +<p>—Qui a fait le coup? avait demandé le maître, de sa +grosse voix qui imposait le respect à la bande indisciplinée.</p> + +<p>—Ce doit être le nourrisson de la Poupin, avait dit +quelqu'un.</p> + +<p>—C'est lui, affirma Nestor. Je lai vu, il était avec +«La Seiche».</p> + +<p>Ce nom de «La Seiche», larron fieffé, que Raymond +avait le tort d'avoir pour ami, avait décidé l'opinion +contre lui. Et puis, d'après la logique humaine, si +injuste souvent, le menteur et le voleur devait être le +petit pauvre, élevé par charité, envieux, par conséquent, +et non pas un de ces enfants heureux et choyés. +Raymond avait eu beau protester, on ne l'avait même +pas écouté. Le maître avait ajouté tristement:</p> + +<p>—Je n'aurais jamais cru cela de toi, mon enfant—et +n'en avait plus, reparlé. Mais le pauvre garçon gardait +au coeur un chagrin autrement cuisant que s'il avait été +puni.</p> + +<p>Une rancune lui était restée de se voir injustement +accusé sans qu'il lui fût seulement permis de se défendre. +Il en voulait à ses camarades, à ces heureux gaillards +qui, tous, avaient une maison, une maman, un +nom, qui n'étaient le «nourrisson» de personne.</p> + +<p>D'ailleurs, bientôt, à son grand regret, il n'allait plus +à l'école dont il aimait la vaste classe aérée, claire, +ornée de gravures pour les leçons de choses, et de grandes +cartes de géographie où il cherchait les magiques +noms des mers lointaines qu'il parcourrait un jour. Il +n'avait plus la fierté, lorsqu'il avait bien travaillé, d'accompagner +le maître dans la salle de la mairie, sorte de +cuisine carrelée, dont les murs blanchis à la chaux +étaient cachés par les casiers en planches des registres; +où, sur la vaste cheminée, trônait un buste en plâtre de +la République au-dessous d'un portrait de Monsieur +Carnot.</p> + +<p>Alors, de plus en plus, il s'était lié avec Jules Nourrit, +surnommé «La Seiche» à cause de sa maigreur +extrême, un vaurien sûrement, mais un malheureux +comme lui. Il était bon, au moins, celui-là. Il ne l'appelait +pas de noms infamants. Resté seul d'une famille de +pêcheurs avec sa vieille grand'mère qu'il adorait, il +avait, lui aussi, quitté de bonne heure l'école pour gagner +son pain. Il travaillait lorsqu'il trouvait de l'ouvrage, +faisant tous les métiers, péchant, et même «chopant», +comme il disait, de ci, de là, quand il n'y avait rien au +logis. Plusieurs fois il avait entraîné Raymond à mal +faire. Ensemble n'avaient-ils pas volé la dinde de Monsieur +le curé, une belle bête, ma foi, fine et bien en +chair; que la vieille Angèle engraissait avec amour pour +le réveillon, l'année dernière! Depuis lors, le prêtre, si +bon jusque-là, lui gardait rancune.</p> + +<p>—Ce nourrisson de la Poupin, avec sa ligure de chérubin, +m'a bien trompé, disait-il en secouant sa tête +grisonnante. Il tournera mal. Bon chien chasse de race, +mauvais chien vole d'instinct.</p> + +<p>Certes, le pauvre petit n'avait pas mangé un seul +morceau de la bonne dinde, mais la grand'mère s'en +était régalée huit jours durant; et, comme disait son +ami:—«Autant valait qu'elle fût dans sa vieille carcasse +que dans la grosse panse à Monsieur le curé.» +Raymond trouvait ce raisonnement très juste et n'avait +aucun remords de sa mauvaise action.</p> +<br><br><br> + + +<h3>II</h3> + +<p>Depuis longtemps déjà le bruit avait cessé en bas. +Le paysan et sa femme s'en étaient allés chacun à ses +occupations, Nestor s'était échappé pour rejoindre ses +amis, Blaireau avait disparu. Raymond se réveilla, +frotta ses yeux, et se demanda pourquoi il était là, dans +le grenier, blotti dans le foin. Tout-à-coup, il se souvint. +Il avait tant, tant pleuré, qu'il s'était endormi de fatigue, +sans doute. Quelle heure pouvait-il être? Le soleil descendait +à l'horizon. L'enfant se pencha sur la trappe, +ne vit personne, n'entendit rien. S'il voulait partir sans +être vu, c'était le moment. Bientôt la Poupin reviendrait +pour préparer le repas du soir. Il descendit par +l'échelle qui faisait communiquer le grenier avec l'étable. +Les vaches sommeillaient en ruminant; La Roussotte, +sa favorite, entr'ouvrit un oeil indifférent comme il +passait, et reprit son rêve de bête repue. La cour était +vide. L'enfant se glissa furtivement et gagna la porte. +Où allait-il? Il n'en savait rien: «là-bas», ainsi que +le disait la bohémienne, «partout», excepté où l'on ne +voulait plus de lui. Il attachait ses yeux sur le paysage, +confident de ses rêveries enfantines, sur les champs +déserts, la ville lointaine, la mer aimée et ingrate qui +le repoussait, la route décevante qui ne lui avait pas +apporté ce qu'elle lui avait promis, sur toutes ces choses +familières qu'il voyait pour la dernière fois et qui lui +paraissaient, à cause de cela, changées, plus belles, plus +attendrissantes, se sentant tout autre lui-même.</p> + +<p>Il disait adieu au joli village gai dont la grand'rue tortueuse +sépare les maisons très blanches, adieu au vieux +noyer sous lequel la vision radieuse lui était apparue, +adieu à la fontaine et à sa grille déjetée, si commode +pour «faire à la souplesse» avec La Seiche et les autres +gamins, ses camarades. Adieu à Pitard, le gros boucher, +brave homme qui rit toujours et qui, une fois, +l'a pris un bout de chemin dans sa carriole.—Il finit de +dételer son cheval dans la cour, près de la maison +aux marches branlantes, autour de laquelle croissent +de maigres balsamines et de poussiéreux ricins, +l'été.—Adieu à la boulangère, Alida, qui a de si beaux +cheveux noirs luisants, et qui, souvent, le lundi, lui +donnait un petit pain non vendu la veille. Adieu à +l'école, à la classe, fraîche l'été, chaude l'hiver, grâce +au poêle ronflant, où il a passé les meilleurs moments +de sa vie à écouter le maître si aimé et si injuste, +hélas! Il voudrait bien l'apercevoir une dernière fois. +Mais les contrevents verts, les portes, tout est fermé +hermétiquement, comme le cour de celui qui l'habite. +La nuit vient. La lampe à pétrole s'allume chez la mère +Rabaudin, l'épicière. Oh! oh! les belles choses qu'elle a +mises à sa devanture débarrassée des mouches mortes, +des pantoufles de lisière et des vieux bonbons! L'image réclame +de la jolie femme collée contre la vitre, semble +en rire d'aise. Les attrayants jouets! Les alléchantes +sucreries roses et blanches! Tiens, c'est vrai, c'est +Noël, demain! Ce soir, bien des mamans heureuses +rempliront les sabots de leurs heureux enfants... Vite, +passons. Voici la cure. La porte est entrebâillée: on +aperçoit le grenadier, si beau quand il a ses fleurs +rouges ou ses lourds fruits couleur de soleil couchant. +«Si la vieille Angèle me voit, elle m'arrêtera, sûrement, +pour me dire de ne pas manquer la messe de minuit», +pense-t-il. «Où serai-je à minuit?... Que cette rue est +longue! Allons, plus vite! Le «Café du Centre» est +brillamment éclairé, ce soir comme les jours de fête: +c'est bien, en effet, une fête pour tous, sauf pour moi!»</p> + +<p>Enfin, voici la place, auprès de l'église. Là, Raymond +est un peu chez lui. Que de fois il a joué à saute mouton +sur l'aire banale où l'on dérange les poules en quête de +grain perdu, où, dans l'épaisse couche de balle, on ne +se fait pas mal si l'on tombe! Plus loin, sur l'herbe jaunie +et maigre, des ronds de diverses grandeurs marquent +la place des chevaux tournants venus à la foire qui a lieu +en octobre, quand les «baigneurs» sont partis et que les +bourses sont pleines encore. En venait-il, du monde, +de tous les côtés, bonnes gens, pour manger les saucisses +renommées avec les huîtres fraîches, et boire le +vin nouveau, pétillant et sucré! La route, les chemins, +en étaient tout noirs et grouillants. Les voitures, qui +montaient et descendaient, bourrées de citadins endimanchés, +se hélaient au passage. C'était un bon moment +dans l'année, celui-là. Quand la vendange avait +été satisfaisante, la Poupin donnait quelques sous à son +nourrisson pour acheter des sucres-d'orge ou des craquelins +de Saujon, ou tout autre chose «pas chère» ou, +encore, pour monter aux chevaux de bois. Il hésitait +longtemps, dans une angoisse délicieuse, partagé entre +son plaisir, sa gourmandise et ses autres convoitises. +Il tournait autour de la boutique à dix centimes se +demandant avec un battement de coeur ce qu'il choisirait +des bagues en métal blanc, des épingles de cravate +ornées de pierreries rouges ou vertes, des miroirs +ronds... Il contemplait Nestor et ses autres camarades +tirant à la carabine ou au «massacre». Comme ils +riaient quand la mariée ou le curé étaient touchés et +se renversaient en arrière dans une posture inconvenante! +Lui se sentait gêné. Il aimait mieux regarder les +manèges. Son frère de lait, affalé sur, un cochon bien +frais, à la queue en trompette enrubannée, ses bras +maigres enserrant nerveusement le groin rose, passait +et repassait devant lui. Son visage apeuré, blême, +conservait néanmoins cette expression de triomphante +arrogance qui le rendait si haïssable. Enfin, après bien +des hésitations, Raymond finissait par grimper sur un +énorme lion à la gueule ouverte, qui montait et descendait +par des bonds réguliers. Quelles délices, alors! +Comme le pauvre petit oubliait toutes ses misères! Il +était dans ces pays fabuleux, dans ces déserts, «immenses +étendues aux vagues de sable doré», dévorant +l'espace sur la croupe frémissante du «roi des animaux», +comme disait le «maître», libre, loin de toute +humiliation et de toute souffrance. La musique des manèges +mêlée à celle du bal de l'auberge voisine entrait +dans la tête du pauvre petit et lui donnait un engourdissement +qui aidait à l'illusion. Quand le cheval étique +qui tournait autour de l'axe, ralentissait sa marche et +s'arrêtait, il descendait tout étourdi, chancelant, comme +ivre. Lorsque viendra la foire prochaine le «nourrisson +de la Poupin» ne sera plus là....</p> + +<p>Mais qui donc arrive par la petite rue déserte? Raymond +connaît cette voix cassée, au timbre de cloche +fêlée. Tiens, c'est Denis, Denis le fou, le pauvre, pauvre +Denis! Un mouvement instinctif de pitié et de sympathie +le fait aller vers lui. N'est-il pas seul, abandonné +et malheureux, lui aussi? Sa femme et sa fille l'ont +quitté, voici bientôt quatre ans, pour s'en aller bien +loin dans une grande ville. Depuis lors, il vit comme un +sauvage, fuyant tout le monde; peu à peu le chagrin +lui a fait perdre la raison. On ne l'enferme pas, il n'est +pas méchant; la plupart du temps, même, il est très +raisonnable. Il cultive sa vigne, son petit jardin, élève +des volailles qu'il va vendre au marché des Roches. Ce +n'est que lorsque quelque chose lui rappelle son malheur, +au moment des fêtes, par exemple, qu'il est repris de +sa folie douce. Alors il s'en va, il marche, il fait plusieurs +fois le tour du village, interpellant les passants, parlant +à des interlocuteurs imaginaires, chantant à tue-tête. +Des voisins compatissants lui donnent à manger, veillent +de loin sur lui.</p> + +<p>—Monsieur, j'ai ben l'honneur de vous saluer, dit-il +à l'enfant ahuri, en s'approchant et lui faisant une profonde +révérence.—En même temps il découvre un crâne +chauve, entouré d'une demi couronne de cheveux +blancs embroussaillés qui semble être la continuation +de sa barbe en collier d'orang-outang. Il porte un +«bayot» vide qu'il pose par terre.</p> + +<p>—La vendange a été bonne, reprend-il. Le raisin est +gros à crever, le vin sera fameux cette année. Nous en +avons-t-y fait de la besogne, aujourd'hui, bonnes gens! +Enfin, nous v'là rendus, juste avant la nuit. Quand on +aura mangé un morceau, on dansera cheux nous. Si le +cour vous en dit, jeune homme... Vous verrez ma femme +et ma fille, deux belles personnes, donc, et qui s'entendent +à sauter mieux qu'à travailler. Pourquoi que +vous riez, vous aut'. C'est p't-êt' pas vrai qu'ailes sont +mignonnes? Je vous défends de vous gausser d'elles. Et +pis, c'est-y tant rigolo ce que je vous dis-là? Je savons +'core un peu ce que j'disons, pourtant. Le père Denis +n'est pas si tant vieux qu'on veut l'dire. Il sait ben +lever la jambe, toujou'joliment. Tenez:</p> + +<p> +Et lon lon-la<br> +Et lon-lon-lère<br> +La fille est là<br> +Avec la mère.</p> + +<p>Et lon-lon-lère<br> +Et lon-lon-la<br> +Adieu, bon père,<br> +Moi, je m'en va! +</p> + +<p>Le vieux chantait sur un air de bourrée et faisait sonner +ses sabots en cadence sur le sol gelé. Ses cheveux +blancs, s'envolaient, pitoyables, autour de sa tête; ses +yeux, de plus en plus hagards, se fixaient sur le pauvre +petit qui tremblait.</p> + +<p> +Et lon-lon-la<br> +Et lon-lon-lère<br> +L'enfant s'en va<br> +Après la mère.</p> + +<p>Et lon-lon-lère;<br> +Et lon-lon-la... +</p> + +<p>—Quoi que vous avez tous à me regarder, tas de +voyous! crie-t-il. Je suis donc ben plaisant, à mon âge, +que je vous prête à rire? Attendez un peu, je vas vous +montrer si le père Denis a quitté ses biceps...</p> + +<p>Raymond s'éloigne, effrayé, le coeur plus serré encore. +Un instant il a cru trouver dans le vieillard un protecteur, +un ami; mais non: il est trop fou. Certes, il est +bien à plaindre, le pauvre homme, mais au moins, lui, +sa folie lui fait oublier sa peine. Il est heureux alors, il +chante et rit comme s'il n'était pas seul au monde, abandonné. +Et puis, il a sa maison, un abri contre le vent, +le froid, les mille terreurs qui peuplent les ténèbres, un +asile où passer la sombre nuit d'hiver. Un asile! Que +cela semble enviable au pauvre petit! Ah! coucher sur +le sol, dans le froid, dans ce noir qui vient, non, non... +Mais, où aller? Où aller?</p> + +<p> +Et lon-Ion-lère<br> +Et lon-lon-la<br> +Le cimetière<br> +Est près de là! +</p> + +<p>Reprend le bonhomme en s'éloignant. +Le cimetière! Eh! oui, il a raison Denis! C'est là le +seul refuge possible, c'est là qu'il faut aller, c'est là qu'on +est bien. Les hautes pierres des tombes, les noirs cyprès +lui seront un abri contre la bise glacée. Dans cet enclos +paisible, personne ne viendra le chercher, personne ne +le dérangera, personne ne le chassera.</p> + +<p>Au fond de l'allée des grands ormeaux dépouillés de +leurs feuilles, la petite église apparaît, antique et massive, +avec son clocher carré comme un donjon, sa façade +unie, dorée par les lichens, blonds. L'enfant ne s'y +arrête pas.</p> + +<p>Qu'irait-il y faire? On ne lui a pas appris à prier. +D'ailleurs, il n'oserait entrer dans cet endroit silencieux +ou flotte toujours un vague parfum d'encens, qui ne lui +rappelle que le souvenir de messes matinales où il s'endormait, +de sermons qu'il ne comprenait pas, pendant +lesquels ses yeux restaient fixés sur un joli trois-mâts, +grand comme un joujou d'enfant, pendu en ex-voto +dans la chapelle de la Vierge. Il n'a pas encore été au catéchisme, +on ne lui a parlé du «bon Dieu» que comme +d'un être invisible et sévère qui profite de ce qu'on +ne le voit pas pour espionner le monde, qui, sûrement, +l'enverra en enfer, lui, «le nourrisson de la Poupin», +pour ses crimes d'enfant. Il se le représente comme le +maître de tous les maîtres, le patron de tous les patrons, +le plus riche de tous les riches! Eh bien! si les petits de +la terre sont méprisants et durs, s'ils traitent en paria +l'orphelin, que fera-t-il, alors, lui, qui est plus qu'eux +tous?</p> + +<p>Raymond se glisse derrière les tombeaux en forme de +bancs de ceux qui furent les gens importants de la commune, +et cherche un chemin dans le fouillis des monticules +envahis par les ronces qui marquent la place de +ceux qui n'y furent rien. Quelques cyprès solitaires désignent +des tertres plus soignés. Il arrive, enfin auprès +du mur de clôture où, dans les hautes herbes brûlées +par le froid, se trouvent deux tombes jumelles toutes +pareilles, deux berceaux de pierre.</p> + +<p>Dans l'une «repose» une petite fille, presque de son +âge, «Alexina Gérard, morte à huit ans, douce et charmante +enfant que le Seigneur voulait avec lui au ciel». +Un trou rond, creusé dans la croix, et fermé par une +vitre trouble, abrite une petite tresse de cheveux bruns, +jadis soyeux et doux, raides et roussis par le temps. A +côté, «Stylice Paret», sept ans, «à la mémoire de leur +petit ange, ses parents éplorés qui espèrent le revoir au +ciel». Malgré l'obscurité croissante, Raymond peut encore +distinguer, au fond de la vitrine, une gravure +coloriée, presque fanée. Elle représente une belle dame +à crinoline, les épaules tombantes sous un châle en +pointe, la figure menue dans un chapeau en auvent. +Elle se tient debout, son mouchoir à la main, devant +un monument de marbre blanc sur lequel sont peintes +des larmes noires, grosses comme des poires. Ces deux +tombes, avec cette tresse de cheveux et cette image +prétentieuse sont, après sa nourrice, ce que le pauvre enfant +aime le mieux au monde. Cette femme si pâle, qui +pleure éternellement son enfant, l'attire invinciblement. +N'a-t-il pas perdu sa mère, lui? Justement sa +mère, avait, comme elle, des mains fines et blanches: +«bon sang de bon sang, des doigts quasiment gros comme +des pattes d'araignée et blancs comme l'hostie,» avait +dit la Poupin, un jour qu'elle était en veine de confidences. +Une autrefois, alors que, timidement, il lui demandait +si sa mère était jolie, la paysanne avait répondu:</p> + +<p>—Jolie, j'ai pas fait attention à c'te bêtise-là. J ai vu +que son argent, qu'était bel et bon. On aurait dit qu'alle +en avait des cent et des mille, bonnes gens, à la manière +qu'alle le laissait parti'. Qui jamais aurait pensé qu'alle +n'était qu'une pauvresse, tout com' les aut'. Alle avait +l'air si honnête, si timide, avec son parler doux de +dame riche. J'ai cru que c'était la fortune qu'alle nous +apportait avec toi, ou, dans le pire, qu'on serait récompensé +de ses peines. Va te faire fiche! Jolie, avec son +tout petit visage couleur de cire! même qu'alle m'a fait +pitié, j'ai si bon coeur! D'ailleurs, son chapeau avançait, +c'était presque la nuit faillie, or y voyait tout juste +assez pour distinguer une poule d'un canard; je s'rions +ben en peine de la reconnaît'! Et, reprenant le récit +conté tant de fois:</p> + +<p>—«Je rentrions les bêtes lorsqu'une voiture s'arrête +devant la porte de la cour. Descend une petite dame +portant un enfant endormi qui me dit:</p> + +<p>—»Vous êtes ben m'ame Poupin?</p> + +<p>—»Oui, bonne dame, pour vous servi', que je dis.</p> + +<p>—»Paraît que vous cherchez un nourrisson?</p> + +<p>—»Oui ben, que je dis. J'ai beaucoup de lait, mon +p'tiot profite; et je serions pas fâchée de m'met' queuque +sous de côté pour l'élever, rapport à ce que nous +sommes pas riches et que les temps sont durs.</p> + +<p>—»Voulez-vous prendre mon enfant?</p> + +<p>—»Volontiers, que je dis, si vous payez congrûment.</p> + +<p>—»Je vous donnerai ce que vous voudrez, qu'alle dit.</p> + +<p>—»C'est que, bonne dame, les enfants, ça fait avoir +beaucoup de dérangement. Mettons trente francs par +mois, le sucre et le savon en pus.</p> + +<p>—»Ça me va, qu'alle répond. Tenez, voici deux +mois payés d'avance.</p> + +<p>»Et alle me tendait un billet de cent francs comme +je te tends, à toi, ce morceau de pain. Je n'en croyais +pas mes yeux. Je restais là, imbécile, sans oser toucher +le billet qu'alle posa sur la tab'. Enfin l'estomac +me revint. Je te pris dans mes bras; tu avais dans les +cinq ou six mois, comme Nestor, mais t'étais plus +menu et chéti'.»</p> + +<p>—«Je reviendrai bientôt, qu'alle dit alors. Vous semblez +être une brave femme, soignez ben mon Raymond, +voici ses habits.—En même temps, elle jeta un paquet +par terre et s'ensauva. Je la croyais loin et je regardais +les chemises de fine toile garnies de broderies, les +langes aussi doux que des mouchoirs de poche, lorsqu'elle +revint, t'attrapa, se mit à t'embrasser comme +une folle, pis repartit en courant. La portière claqua, +la voiture disparut avant que j'aie pu comprendre ce +qu'était arrivé. Jamais pus alle n'est revenue...</p> + +<p>—»Alle est timbrée que je me pensais en mon par +dedans. Ou ben c'est le mal au coeur de quitter son +petiot qui lui fait batt' la berloque. Mais tout de même, +alle semb' une bonne personne, généreuse, qui comprend +les choses. Ah! ouiche! Ben bonne! De la crème +tournée, quoi! Ben généreuse: cent francs pour te +nourrir toute la vie, c'est payé en effet! Ah! la sans-coeur! +Alle se débarrassait de toi pour pouvoir mieux +faire la fête! La coquine! Alle se déchargeait su de pus +pauv' qu'alle du soin de t'élever. Encore si alle avait +laissé son adresse, si alle avait dit comment que tu +t'appelais: mais ren pour te faire connaître, pas un +mot d'écrit, pas un scapulaire, une médaille, une croix, +comme y en a qui en ont, qu'on raconte. Jolie! En effet, +alle était jolie, la misérab', la gueuse!»</p> + +<p>Depuis, Raymond n'avait plus jamais parlé de sa mère. +Mais il y pensait sans cesse. Il espérait, et c'était le fond +mystérieux de ses rêveries, il espérait qu'elle reviendrait +un jour le chercher. Pour lui, ce «tout petit visage +couleur de cire», caché sous un chapeau qui avançait, +était devenu vivant. Il le connaissait comme s'il l'avait, +toujours vu, penché sur lui. Peu à peu il le confondait +avec l'image de la dame du cimetière. Bientôt les deux +ne faisaient plus qu'une seule et même personne. Elle +avait, sous son vêtement de deuil, une taille jeune et +mince; elle lui tendait ses mains secourables, ses blanches +mains pures; c'est sur lui qu'elle pleurait, sur son +isolement, sa souffrance. Il lui contait toutes ses peines; +elle y compatissait, le comprenait, le consolait. Elle +l'accueillait toujours bien; jamais elle ne doutait de sa +parole; Stylice était son frère et Alexina, sa soeur. Il leur +parlait, ils lui répondaient. Chacun avait sa physionomie +particulière, son timbre de voix distinct, si doux, +celui de la mère; si clair, celui de la petite soeur. Il +taquinait Alexina, jouait avec Stylice, mais surtout, surtout, +il baisait dévotement les blanches mains. Il portait +à ses amis des fleurs, furtivement volées de ci, de là, ou +cueillies dans les bois: coucous et primevères pâles au +début du printemps, douces pervenches et blanches +«pentecôtes» un peu plus tard, roses et chrysanthèmes, +l'été et l'automne. Il les cachait sous sa veste, le +long du chemin.</p> + +<p>Mais, quand survenait une période d'accalmie, lorsque +la Poupin, satisfaite de la récolte ou de la vente des +légumes, se souvenait qu'elle l'avait nourri de son lait +et se montrait meilleure, presque maternelle, il les +oubliait. Il était si jeune et avait tant besoin d'être +aimé! Le rêve est une nourriture creuse qui peut bien +tromper un instant un coeur avide, mais qui ne saurait +le satisfaire toujours. Comme alors il battait, ce coeur, +chaque fois que la paysanne s'approchait de lui; comme +le pauvre enfant épiait chacun de ses mouvement! Ah! +si elle l'avait pris dans ses bras, combien goulûment il +lui aurait rendu sa caresse! En elle il eût étreint en +même temps, et son rêve, et la réalité proche, vivante, +dont il avait tellement soif. Mais la Poupin ne songeait +jamais à l'embrasser.</p> + +<p>Pourtant, jusqu'à maintenant, il s'était fait illusion, +il croyait qu'elle l'aimait un peu, beaucoup moins que +Nestor, bien entendu, mais, enfin, un peu. Il s'est +trompé, elle ne l'aime pas ou elle ne l'aime plus, si elle +l'a jamais aimé. Personne ne l'aime. Blaireau lui même, +le volage Blaireau, l'a abandonné! Ce soir, est-ce le froid +intense qui l'envahit jusqu'au coeur ou l'obscurité croissante +qui l'enveloppe de tristesse? Mais il a beau appliquer; +son esprit à retrouver son rêve, son rêve lui-même +lui échappe. L'image de la tombe n'est qu'une +gravure à moitié effacée, vue à travers une vitre malpropre; +Stylice, Alexina n'ont jamais existé pour lui, ce +sont des noms qui ne représentent rien. Tout à coup, la +réalité le saisit; ce qu'ils sont, il le devine maintenant. +N'a-t-il pas, bien des fois, vu le fossoyeur faisant sa +sinistre besogne dans le champ commun? Il sait ce que +recouvre chacun des sombres monticules, et les bancs +des riches aux flatteuses inscriptions... Horreur, horreur! +C'est la nuit de Noël; comment n'y a-t-il pas +pensé plus tôt! Dans un moment, d'après la légende +répétée aux veillées, les morts vont sortir de leurs tombeaux. +Mais oui, tenez, tenez, les voici déjà qui écartent +de leurs mains de squelettes les mottes de terre +gazonnée; ils soulèvent péniblement les lourdes +pierres, renversent les bancs, les croix, les colonnes. +Les voilà tous sortis! Le cimetière, bouleversé de fond +en comble, ressemble à un champ labouré où grouille +une armée de spectres. Les petits, Stylice et Alexina, +qui se sont attardés, courent et sautent par-dessus les +obstacles pour se mettre derrière les autres. En bande +serrée, deux à deux, ils marchent, ils approchent; Ils +chantent... mais c'est horrible, les voilà tous qui chantent, +maintenant, en se dandinant; ils entrechoquent +leurs os pour scander la bourrée:</p> + +<p> +Et lon-lon-la<br> +Et lon-lon-lère,<br> +L'enfant est là<br> +Avec la mère!</p> + +<p>Et lon-lon-lère +Et lon-lon-la,<br> +Le cimetière,<br> +Nous y voilà! +</p> + +<p>—Non, non! crie l'enfant, saisi d'une indicible +terreur, non, je ne veux pas!—Et, grelottant de fièvre, +brisé par le chagrin, vaincu par la faim, le froid, la +peur, il tombe évanoui sur l'herbe blanchie par la gelée.</p> +<br><br><br> + + +<h3>III</h3> + +<p>La Bolinière, 24 décembre 19...</p> + +<p>Mon cher mari,</p> + +<p>Tu as peut-être été surpris de voir ma lettre timbrée +des Roches. En effet, je t'écris de la Bolinière où je suis +arrivée hier au soir. Tu ne me blâmeras pas, je le sais, +d'avoir fui le Paris des fêtes et d'être venue chercher +ici, dans ce coin paisible, tout plein de ton souvenir, un +peu de calme et la liberté de penser à toi, à <i>vous</i>.</p> + +<p>Ma mère m'a vue partir avec peine, non sans que le +médecin lui eût affirmé que j'étais tout à fait guérie de +ces vilaines fièvres qui m'ont empêchée de te rejoindre à +Saïgon. J'ai dû lui promettre de revenir bien vite auprès +d'elle, mais j'espère qu'elle me laissera un peu ici. Je +suis assez grande fille pour rester seule; j'y étais résignée +à l'avance, lorsque j'ai épousé le lieutenant de vaisseau +Brunier. Ce n'est pas une raison parce qu'il m'a +gâtée en m'emmenant avec lui à son dernier voyage, +pour que je ne sache plus du tout vivre par moi-même.</p> + +<p>Comme j'aime la vieille maison où tu es né, mon ami! +Elle m'est plus chère, même, que mon cher Blanc-Moulin +où j'ai passé, pourtant, mes plus belles années d'enfance. +J'en parcours toutes les chambres avec délices. +Héloise, qui me suit comme mon ombre, en commente +chaque coin: «Ici, sur cet escabeau, dans la grande +cheminée de la cuisine, <i>Il</i> apprenait ses leçons, les soirs +d'hiver, pendant que je faisais cuire des châtaignes. De +temps en temps <i>Il</i> levait la tête pour me demander: +«Sont-elles cuites, ma Loïse?» (<i>Il</i>, bien entendu, c'est +toujours toi, le maître.) Là, est le fauteuil de sa mère, +ma pauvre défunte maîtresse, que le Seigneur a reprise +à Lui; ici, <i>sa</i> chaise; sur cette marche de l'escalier <i>Il</i> +s'est fait une bosse en tombant, un matin. Dans le vestibule, +voici <i>son</i> premier fusil. C'est dans ce salon, auprès +du feu, qu'<i>Il</i> passait la veillée de Noël et attendait +la nouvelle année avec Madame, assise en face, sur l'autre +fauteuil.»</p> + +<p>C'est aussi là que je me suis installée. J'avais apporté +quelques menus objets pour meubler la grande pièce +froide: ma haute lampe, des coussins pour le raide +canapé Empire, un tapis pour la table de marbre aux +pieds ornés de sphinx en cuivre sur laquelle j'écris, vos +portraits. J'ai mis des feuillages de houx, des lierres, des +roses de Noël dans les vases de porcelaine, j'ai enlevé +les housses. Héloïse a fait, dès ce matin, un feu immense, +un feu homérique, à faire rôtir un veau entier, et me +voilà, dans <i>ton</i> fauteuil, toute à toi, libre de t'envoyer +mes pensées et mon amour. C'est pour toi, tu l'as bien +compris, que j'ai paré la pièce, c'est avec loi seul, avec +<i>vous</i> que je veux passer cette veillée de Noël.</p> + +<p>Ce grand Paris sans toi, avec son mouvement incessant, +avec tous ces visages dont aucun n'est celui que +je cherche toujours, m'est odieux. Il me semblait, en +venant ici, y trouver quelque chose de toi-même. Je ne +me suis pas trompée. Dès l'entrée dans la grande allée +de chênes, je me suis sentie comme enveloppée de ton +souvenir. Il était quatre heures, le soleil s'inclinait sur +la mer, aperçue entre les sombres rameaux. La mer! +Ah! comme mon coeur a battu en la revoyant! C'est +que, vois-tu, je la hais et je l'adore tout ensemble. Elle +me fait peur et elle m'attire. Avant de la revoir j'y pensais +sans cesse; maintenant, il me semble que je ne +pourrai plus la quitter. C'est elle qui t'a pris à moi, mon +bien-aimé, c'est elle qui nous sépare, c'est elle qui te +ramène en ce moment vers moi, c'est elle qui berce +dans ses eaux profondes plus que nous-mêmes, tout ce +qui reste de notre unique enfant. Cette nuit, je n'ai pu +dormir, le vent faisait vibrer la vieille maison de la +cave au grenier; il s'engouffrait dans les longs corridors, +ébranlait les portes, faisait frissonner les paravents +des cheminées, crier le coq de la girouette. J'entendais +le choc des flots sur le rivage, régulier comme le battement +d'un grand coeur. J'ai revu la nuit cruelle: les +lumières du bord se reflétant sur l'eau, le long paquet +blanc, si inexprimablement cher, trouant la nappe +lumineuse et descendant, descendant... Depuis lors, +n'est-ce pas étrange? Chaque fois que je m'endors, la +nuit, moi aussi je sens la molle caresse de la vague +autour de mes membres; sa fraîcheur fait frissonner +ma peau, et, lentement, comme lui, je disparais dans +les abîmes; les masses lourdes m'oppressent, et cela est +à la fois très angoissant et très doux. Là... ne me gronde +pas: la douleur a ses folies comme la joie. Et pardonne-moi: +je ne veux plus te peiner par mes plaintes. Je serai +courageuse; je te prouverai que je sais vaillamment +porter ma souffrance, comme le soldat sa blessure, sans +en attrister les autres. Mais toi, tu n'es pas «les autres», +tu es moi, la partie de moi la plus forte, la meilleure et +la plus chère: voilà pourquoi j'ai laissé parler mon +coeur.</p> + +<p>Au seuil de la longue maison sans étage, si avenante +entre ses tourelles carrées dont les fenêtres flamboyaient +au soleil couchant, sur le perron envahi par le +lierre, l'oreille au guet, la main sur les yeux, Héloïse +attendait—Héloïse, symbole d'attachement et de fidélité, +toute blanche maintenant sous son bonnet de linge +immaculé, mais tenant bien droite sa taille élevée, son +corps maigre de huguenote. Sa figure austère, creusée +de durs sillons, s'est illuminée un instant en voyant +entrer la voiture. Elle est accourue, m'a aidée à descendre, +mais, frappée sans doute du contraste entre +la joyeuse et fraîche mariée qu'elle avait accueillie la +première fois et la maigre personne vêtue de noir que +je suis maintenant, elle a repris sa morne, indéfinissable +expression et, silencieuse, m'a précédée dans +notre chambre. C'est elle, sur un guéridon, auprès du +feu, qui m'a servi le dîner qu'elle avait préparé seule, +jalouse des soins de la femme de chambre parisienne +que j'ai amenée et qu'elle juge être «de ces écervelées, +habiles, seulement, à dévorer le bien des maîtres». +Elle se tenait respectueusement debout auprès de moi +et épiait mes impressions sur mon visage. Comme son +gigot n'était pas tout à fait assez cuit pour mon goût de +convalescente à qui la viande répugne, elle a été désolée; +elle m'a si humblement demandé pardon, s'accusant +avec une si «réelle repentance» de légèreté et de +présomption que j'ai été prise de fou-rire. J'ai eu toutes +les peines du monde à garder mon sérieux et surtout, à +la réconcilier avec elle-même, en lui démontrant que le +plus ou moins de cuisson des rôtis est affaire de goût; +que toi, par exemple, tu aurais trouvé son gigot parfaitement +à point. Cette dernière considération lui a rendu +la paix.</p> + +<p>Quelle étrange personne que cette Héloïse! Je la +regardais, chauffant mon lit avec une merveilleuse +bassinoire de cuivre très ancienne, brillante comme un +soleil. Elle était grave et avait l'air d'accomplir une +cérémonie sacerdotale: tel le prêtre à l'autel. Jamais +lit ne fut mieux bassiné; pas un endroit qui ne fût d'une +chaleur égale et douce. Comme je la remerciais avec +effusion, l'appelant ma «bonne Héloïse», toute heureuse +d'étendre mes membres fatigués dans ces draps +tièdes, doucement parfumés par les racines des grands +iris du jardin, réconfortée, surtout, de me sentir entourée +de soins si prévenants, elle a pris un air glacial, +comme si elle craignait de, se laisser attendrir ou de +manquer au respect qu'elle me doit. Elle m'intrigue et +m'intéresse à un point extrême. Je ne puis m'empêcher +de l'étudier. Je sais qu'elle a eu de très grands chagrins; +mais elle n'est pas apaisée, résignée comme on pourrait +s'y attendre d'une personne aussi croyante. On devine +en elle plus que de la souffrance qui a, parfois, ses douceurs +et ses voluptés, qui rend meilleurs ceux qui l'acceptent +courageusement; on sent, oui, on sent en elle +le remords, ou, tout au moins, une douleur mauvaise, +sans trêve ni repos, hautainement cachée à tous les +yeux. Il faudra bien que j'aille jusqu'à elle et qu'elle me +l'ouvre, ce cour fermé, ombrageux, qui a, peut-être, +grand besoin de sympathie!</p> + +<p>Ce matin, après mille ruses pour tromper la vigilance +de ma sévère gardienne, Rosa est parvenue à m'apporter +mon chocolat. Elle mourait d'envie de me voir +et de me conter les choses extraordinaires qui la stupéfient +dans cette maison du souvenir.</p> + +<p>Et, d'abord, Héloïse:</p> + +<p>—Mais elle est à peindre, Madame, cette créature! +C'est un type comme il n'y en a plus; il faut venir dans +ces pays perdus pour en trouver encore. Est-ce que Madame +croit, par hasard, que c'est une femme? Pour +moi, c'est un homme déguisé. Madame n'a qu'à voir +ses moustaches; n'était qu'elles sont blanches, j'en sais +plus d'un, à Paris, qui serait rien fier de les avoir! Elle +est l'intendant de la maison, et un rude; le valet de +ferme, qui est vieux pourtant, lui aussi—il a bien quarante +ans sonnés—n'est qu'un gosse auprès d'elle: le +jardinier n'en mène pas large quand elle fronce le +front; la tille de basse-cour la craint comme le feu. +Pourtant, elle leur parle toujours doucement, et, même, +parfois, on ne sait pourquoi, elle rougit et devient honteuse +et timide comme une jeune fille. Jamais, depuis +onze ans, elle n'est sortie de la Bolinière, pas même +les dimanches et les jours de fête, pour aller au temple. +Cependant, il paraît qu'elle est dévote. Elle a une +grosse Bible, toujours posée sur le dressoir de la cuisine, +avec ses lunettes dedans pour marquer la page. +Elle est savante comme un maître d'école et vous +explique des tas de choses qu'elle a lues, le dimanche, +dans les livres que Monsieur lui a permis de prendre, +dit-elle, dans la bibliothèque. Elle sait par coeur des +poésies qu'elle répète en faisant tourner sa broche. +Ah! mais, bien plus fort: elle en fait, elle aussi, des +poésies! Oui, Madame, Dieu me pardonne, elle en fait, +elle est poète; ce vieux manche à balai est poète; +c'est renversant, mais c'est comme ça. Je les ai vus de +mes yeux, moi, ces vers, que, même je les ai subtilisés +pour les montrer à Madame, pensant que ça lui ferait +passer le temps. Les voici: ils étaient dans le tiroir de +la cuisine, à côté du hachoir et de l'aiguille à larder. +Hein! c'est-y tordant! Madame verra; sûr ce n'est pas +du Victor Hugo, mais pour une domestique, c'est +é...tonnant, tout de même!</p> + +<p>J'ai pris le papier, après avoir recommandé à mon +écervelée les plus grands égards pour cette servante-poète. +Voici ces vers que je t'envoie, non pour me moquer +de ta vieille bonne, que j'aime et que je vénère +autant que tu peux le faire, mon ami, mais parce qu'ils +découvrent un peu de cette âme étroite et profonde, +éprise de beauté, de justice, hantée de scrupules, qui +voit en Dieu, non le Père tendre et miséricordieux, +celui qui est amour, avant tout, le Dieu de l'Evangile, +enfin, mais le maître dur et inflexible, le Créateur, le +juge implacable, le Dieu de l'Ancienne Alliance.</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Est-ce de l'Eternel la dernière trompette?</p> +<p>Sur l'esquif emporté par la mer en courroux</p> +<p>J'entends gémir les mâts et hurler la tempête.</p> +<p>Seigneur, Dieu Tout-Puissant, ayez pitié de nous!</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Le ciel est sombre, à peine un peu de clarté passe</p> +<p>A travers les nuages, partout amoncelés;</p> +<p>Nous sommes seuls, jetés dans cet immense espace.</p> +<p>Et la mer a perdu sa grande majesté.</p> + </div> </div> + +<p>Description de la tempête, le péril augmente; prière, +puis:</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>Mais le Seigneur est sourd, il a caché sa face.</p> +<p>Dans une nue immense il s'est enveloppé,</p> +<p>Il ne veut pas entendre! et voyez, sur la place</p> +<p>Du frêle esquif, les flots se sont déjà fermés.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Mon Dieu, où s'en vont-ils? Au fond des noirs abîmes</p> +<p>Les voilà qui descendent, à jamais disparus.</p> +<p>Vous les voyez, Seigneur, et vous jugez leurs crimes;</p> +<p>Sur les bords des vivants ils ne reviendront plus.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>D'affreux monstres marins s'acharnent sur leurs formes</p> +<p>Mortelles qu'une mère adorait trop jadis.</p> +<p>Mais qu'importe l'endroit où pour toujours ils dorment,</p> +<p>Si leur âme est sauvée et va en paradis.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Qui le dira, Seigneur? Vous leur donniez la chance</p> +<p>De croire et de prier alors qu'ils étaient forts.</p> +<p>Vous ont-ils obéi? Hélas! Est-ce qu'on y pense?</p> +<p>Quand on est jeune et gai l'on va, bravant la mort.</p> + </div><div class="stanza"> +<p>Mais elle vient un jour, la terrible ennemie,</p> +<p>Alors il est trop tard pour prier et gémir,</p> +<p>Trop tard... vous êtes sourd, vous éteignez la vie,</p> +<p>Comme on souffle un flambeau quand la nuit va finir.</p> + </div> </div> + +<p>Pauvre Héloïse, quels vers! Non, ce n'est pas du +Victor Hugo! Pourtant ils m'ont bouleversée. N'a-t-elle +pas perdu son mari et son fils en mer, tous les deux, «non +convertis», comme elle dirait? Quelle profondeur de +souffrance ils dévoilent, ces vers maladroits, quels affreux +tourments! Je commence à entrevoir ce qui +donne à ce vieux visage cet air d'angoisse: ne serait-ce +pas la crainte de ne revoir jamais ceux qu'elle a perdus? +Elle met dans ses convictions la raideur, l'inflexibilité +qu'elle apporte à tout dans sa vie. Sait-elle, +oh! sait-elle ce qui s'est passé dans ces âmes d'hommes à +l'heure suprême? Qui peut se vanter de connaître le +secret des coeurs, d'y suivre le travail de Dieu, si mystérieux, +si intime, si profond, si caché, souvent! Qui +peut oser dire d'un de ceux pour lesquels le Christ est +mort: «il est perdu»?'</p> + +<p>Comme j'écrivais ces mots, Héloïse est entrée dans le +salon. Elle a froncé les sourcils à la vue des fleurs, du +tapis, des coussins, de la lampe, qui changent la physionomie +par trop froide de la pièce, mais s'est arrêtée +devant les portraits. Elle a pris le tien; sa figure s'est +épanouie.</p> + +<p>—Comme c'est lui! s'est-elle écriée. On dirait qu'il +va parler, qu'il va me dire: «Bonjour, ma Loïse, ça va +toujours bien?» Mais le voilà qui prend des cheveux +blancs, déjà, si jeune!</p> + +<p>—Il a souffert.</p> + +<p>—C'est vrai, ça touche, ça. C'était un si beau drôle, +autrefois, tracassier, vif, mais si aimable, si bien portant! +Et voyons...</p> + +<p>Elle a pris l'autre portrait.</p> + +<p>—Il lui ressemble; pourtant il a quelque chose de +Madame. Quel âge avait-il, là?</p> + +<p>—Six ans et huit mois.</p> + +<p>—Et quand... c'est arrivé.</p> + +<p>—Sept ans.</p> + +<p>—Sept ans! Un bébé encore, quoi! Comme j'aurais +aimé le connaître! Elle s'est tue, a soupiré et l'a contemplé +longtemps sans plus rien dire. J'ai vu une larme +furtive couler lentement le long de sa joue ridée. Alors, +tout émue, je me suis levée et, prenant sa vieille main +dans les miennes, je lui ai dit:</p> + +<p>—L'enfant a eu le même sort que l'homme mûr, que +le jeune homme; mais, sur eux tous, le Père du ciel +veillait. Il les a «tirés des grosses eaux», cherchons-les +auprès de lui.</p> + +<p>—Non, non, a-t-elle répliqué vivement, comprenant +ma pensée et dégageant sa main. Le cas n'est pas le +même. Votre chérubin est mort dans vos bras, d'une +maladie qui l'aurait emporté sur terre aussi bien; la +mer l'a recueilli, elle ne l'a pas tué. Et puis, quelle différence! +Son âme d'enfant était pure et prête pour +la vie éternelle. Mais les miens... Croyez vous que, +dans une tempête, on ait le temps de prier, de se +recueillir?</p> + +<p>—Je crois, dis-je, en l'entraînant doucement et la +faisant asseoir à mes côtés, je crois que l'infini du repentir +peut tenir dans un cri, dans un suprême élan +vers Dieu.</p> + +<p>—Vous dites cela pour me consoler, parce que vous +êtes bonne et que je vous fais pitié. Mais je sais bien, +moi, que «l'Eternel est un Dieu fort et jaloux, qui punit +l'iniquité des pères sur les enfants, jusqu'à la quatrième +génération de ceux qui le haïssent»...</p> + +<p>—Oui, «mais qui fait miséricorde jusqu'en mille générations +à ceux qui l'aiment et qui gardent ses commandements». +Ne les avez-vous pas toujours gardés? +Ne l'aimez-vous donc pas?</p> + +<p>—Non, justement, dit-elle, et c'est là mon crime impardonnable. +Je ne l'ai pas aimé «de tout mon coeur, +de toute mon âme, de toute ma pensée». Je lui ai préféré +la créature et la créature m'a trompée, m'a abandonnée. +D'abord, je me suis mariée par amour, moi, +chrétienne, avec un incroyant. Puis je me suis fait des +idoles de mes enfants. Il y en a qui disent que j'ai été +trop sévère avec eux: je sais bien, moi, que j'ai été faible, +que je les ai gâtés. Mon fils est devenu un débauché, +comme son père. J'avais une fille... Ah! combien +elle m'était chère, pourtant! Je n'ai pas su la préserver +de la tentation. Elle s'est engouée d'un homme sans religion +et l'a épousé malgré ma défense. Que pouvais-je +dire? Ne suivait-elle pas mon exemple? Je la gardais +comme la prunelle de mes yeux; j'aurais donné pour elle +tout le sang de mes veines; elle était mon dernier enfant, +la seule qui restât de tous les miens. Je l'avais fait +élever à Sainte-Foy, dans la pension protestante, comme +une demoiselle. Elle était trop délicate, trop fine +pour être servante ou pour travailler la terre; sa santé +était fragile, elle toussait souvent, l'hiver. Je comptais +la garder auprès de moi et la marier à quelque cultivateur +des environs... Elle s'est amourachée d'un vaurien, +d'un beau Monsieur à faux-col et à plastron, qui se disait +agent d'assurances, venu pour la saison au Val, chez +des amis communs. Un vaurien sans le sou, quoi! Dans +le pays je passe pour avoir un joli—magot; on se +trompe: j'ai seulement les économies de ma mère et +les miennes, juste de quoi être à son aise en bien travaillant +et voir venir les mauvais jours. Il pensait dénicher +une héritière. Il a demandé Raymonde; j'ai +refusé de la lui donner, bien entendu. Alors ma pauvre +petite a commencé à dépérir. Elle s'en allait souvent +pleurer dans le grenier à foin. J'espérais que cela lui +passerait. En effet, elle commençait à être plus raisonnable +et je me rassurais, croyant le misérable parti, +lorsqu'un jour de la fin septembre—je m'en souviens +comme si c'était hier—vers le soir, je finissais de ranger +les draps de la lessive dans l'armoire de la lingerie, +elle est entrée timidement. Je la vois, ainsi que je vous +vois, là! Son chapeau (elle en avait un depuis son retour +de pension) son chapeau cachait ses cheveux, si épais +qu'elle ne pouvait les démêler toute seule, dorés et si +frisés, bonnes gens, qu'on aurait dit qu'elle était coiffée +par le coiffeur. Elle avait une petite robe fond blanc à +ramages bleus qui s'ouvrait un peu au cou. Sa figure, +belle à admirer, menue et ronde comme celle d'un enfant, +était très pâle; elle tremblait. Mais ce n'est que +plus tard que je me suis souvenue de tous ces détails et +de son air pas comme à l'ordinaire. A ce moment-là je +ne voyais que mon linge que je voulais finir de mettre +en ordre avant la nuit.</p> + +<p>—Où t'en vas-tu de ce pas? lui dis-je.</p> + +<p>—Je vais porter à la dame des Tamaris son ouvrage, +que je viens de terminer. Adieu, maman!</p> + +<p>Je ne me méfiais de rien. Très habile de ses doigts +elle faisait, en effet, pour les dames du voisinage, des +ouvrages de fine broderie. Elle en gardait l'argent dans +une tire-lire, sur la cheminée de la cuisine, pour son +trousseau, soi-disant.</p> + +<p>—C'est bon, reviens vite. Je n'aime pas te voir courir +les chemins, quand il fait noir.</p> + +<p>Elle ne me répondit pas et se mit à m'embrasser. Elle +avait toujours été très amiteuse et m'ennuyait, souvent, +moi qui n'aime pas trop cela, à se pendre à mon cou et +à me bécoter, m'empêchant de travailler.</p> + +<p>—Embrasse-moi, toi, dit-elle.</p> + +<p>Je la baisai distraitement, un peu impatientée, même, +et continuai ma besogne... Ce n'est que lorsque j'entendis +la porte du jardin se refermer que je me réveillai +comme d'un songe. Brusquement, je fus saisie d'un +pressentiment, je revis sa figure bouleversée, je me +souvins du drôle de son de sa voix. Je me précipitai à la +cuisine: la tirelire n'était plus sur la cheminée; j'allai à +la grille, Raymonde avait disparu. Folle d'angoisse, je +me mis à courir sur la route, je l'appelai, je la cherchai +dans le village, aux Roches, chez ses amies sur les +falaises, dans les champs: rien ne me répondit, elle +n'était nulle part, personne ne l'avait vue. Je la crus +noyée. Je passai la nuit à rôder le long du rivage, +l'appelant sans m'arrêter, la gorge enrouée, les jambes +cassées. Le garde-côte, que les voisins, accourus à mes +cris, avaient prévenu, envoya un canot avec des hommes, +du port. La lune était pleine, on y voyait comme le +jour. On chercha partout dans les rochers, sans rien +trouver. Enfin, comme je m'en revenais à la maison, +au matin, ayant perdu tout espoir, un homme me remit +une lettre de sa part. Ma fille vivait, oui, et, au premier +moment, je crus devenir folle de joie; mais après, je +crois que j'aurais préféré la savoir morte. Elle avait +été rejoindre le misérable sans lequel elle prétendait +ne plus pouvoir vivre et me suppliait de lui permettre +de l'épouser. Si je refusais, plie serait forcée de passer +outre.</p> + +<p>—Y a-t-il une réponse? me demanda le messager.</p> + +<p>—Dites à la personne qui vous a envoyé, que je n'ai +plus d'enfant. Voilà ma réponse.</p> + +<p>L'Angélus sonnait à l'église du Val comme je refermais +la porte du jardin dont le bruit m'avait fait tant +de mal. Raymonde n'existait plus pour moi. Elle, mon +unique enfant, ma consolation, si soumise et si douce +jusqu'alors, m'avait abandonnée pour un étranger, un +aventurier rencontré par hasard. N'a-t-elle pas eu, +même, l'impudence de m'envoyer des sommations respectueuses. +Ceci était plus amer que tout le reste: les +autres épreuves me venaient de Dieu, celle-ci de la +chair de ma chair. C'était l'infâme qui la poussait bien +sûr. Fallait-il qu'elle fût enjôlée, tout de même, pour en +venir là, elle, ma tendre colombe, mon agneau sans +tache, qui m'aimait tant, qui n'aurait pas fait de mal +à une mouche!</p> + +<p>Ah! il n'a pas tardé à me venger, le malfaiteur!</p> + +<p>Quand il a su que j'étais inflexible, que la fille seule lui +restait sans la dot, il l'a abandonnée à son tour.</p> + +<p>—Vous n'avez pas essayé de la revoir?</p> + +<p>Héloïse a baissé la tête, comme honteuse.</p> + +<p>—Oui, j'ai eu cette faiblesse. Quand j'ai su qu'elle +était toute seule, sans pain peut-être, ma rancune a +cédé. J'ai été la chercher, mais trop tard: elle était +morte la veille en mettant au monde un enfant mort-né. +Le désespoir, la misère,—elle n'avait pour vivre que +son métier de brodeuse,—avaient fait leur oeuvre. +Voilà: j'avais mis mon coeur à ce qui n'est que poudre +et cendre, et je n'ai trouvé que poudre et cendre. +Maintenant, je suis seule, je n'aime personne et +personne ne m'aime.</p> + +<p>—Ma pauvre Héloïse, comme vous souffrez?</p> + +<p>—Moi? a-t-elle dit, en se levant brusquement et +reprenant son air fermé. Non. Je n'espère plus rien ni +dans ce monde ni dans l'autre; mon coeur est mort. +J'avais fauté, Dieu m'a punie: c'est juste, nous sommes +quittes. J'ai beaucoup prié autrefois, mais le Seigneur a +rejeté ma prière. Il a refusé de m'entendre comme +j'avais refusé de l'écouter, et m'a endurci le coeur. +Mais, j'ennuie Madame... Je suis toute confuse... Je ne +sais comment j'ai eu la hardiesse de lui dire toutes ces +choses. Je prie Madame de m'excuser.</p> + +<p>—Vous ne m'avez manqué en rien, lui dis-je, et je +vous remercie, au contraire, de votre confiance. Ce +soir, n'est-ce pas la veille de Noël, la veille de l'anniversaire +du jour où Dieu est venu dire aux hommes +qu'ils sont frères? Il n'y a, ici, en ce moment, ni +maîtresse ni servante, mais seulement deux mères...</p> + +<p>—Non, non, dit-elle, je sais ce que je dois à la +femme de mon maître. Si j'ai, un instant, oublié son +rang et le mien...</p> + +<p>—Vous n'avez rien oublié...</p> + +<p>Mais elle n'écoutait plus; et, froide, impénétrable, de +nouveau se dirigeait vers la porte.</p> + +<p>—A quelle heure Madame prendra-t-elle son lait de +poule?...</p> + +<p>—Je ne sais...</p> + +<p>—A dix heures, sera-ce assez tôt?</p> + +<p>—Oui, oui...</p> + +<p>Elle est partie, me laissant si déçue, si troublée de +son mutisme soudain, que je me suis mise à pleurer. +L'ai-je froissée? J'ai donc été bien maladroite. J'aurais +mieux fait de me taire. Quel droit avais-je de pénétrer +de force dans ce coeur si fier? Je voulais lui faire du +bien? Qui m'en avait priée? Mais indiscrète, égoïste et +orgueilleuse que j'étais, n'était-ce pas mon propre soulagement +que je cherchais? La comparaison des souffrances +de cette femme torturée et des miennes, ne +me faisait-elle pas mieux sentir le bonheur qui me +reste? N'avais-je pas besoin d'elle, plus qu'elle, de moi? +Quel soulagement lui apportais-je? Au contraire, sa présence +ne m'était-elle pas nécessaire? Il fallait lui dire, +au lieu de ces belles paroles par lesquelles je croyais me +montrer si charitable, si généreuse: «Restez, Héloïse, +je vous en prie, je souffre, j'ai besoin de vous, je suis +si seule et si misérable, moi aussi: car, pour les mères, +voyez-vous, les richesses, le rang, ce sont leurs enfants. +Nous sommes aussi dépouillées l'une que l'autre; pleurons +ensemble.»</p> + +<p>La mer est haute. Je l'entends qui bat les falaises à +coups sourds et réguliers. Le feu est tombé—et mon +courage aussi. Les coins se remplissent d'ombre. J'ai +peur. Que cette veillée de Noël est triste! Pourquoi +suis-je à la Bolinière? Ici, comme partout, je sens ton +absence. Ces murs ne me disent plus rien. Où es-tu, +mon ami? Que fais-tu à cette heure? J'espère, demain, +recevoir ta lettre qui me fera du bien qui me dira que +tu approches. Pour sûr, tu penses à moi en ce moment. +Ah! si j'avais notre enfant avec moi, comme, patiemment, +je t'attendrais, comme je ferais passer ton âme +dans la sienne, comme je puiserais dans ses yeux ma +force! Mais il n'est plus. Je suis seule, si cruellement +seule! Personne autour de moi. Par ce soir de fête où +toutes les mères pensent à faire des surprises à leurs +enfants et se réjouissent à l'avance de leur joie, c'est +bien dur, vraiment. Oh! un petit soulier à remplir, moi +aussi, un être faible à protéger, à qui donner, au nom +de celui qui n'est plus, ce trop plein de tendresse qui +m'étouffe! J'ai là, sur la table, devant moi, les objets +que je lui avais donnés à son dernier anniversaire: son +couteau de grand garçon dont il était si fier, son petit +canon de cuivre «pareil à ceux de papa» qu'il tenait, +dans sa main faible lorsqu'il était malade...</p> + +<p>Mais, pardon, je te fais de la peine. Va, je vais être +plus forte. Vois-tu, moi, je ne sais rien te cacher. Je +vais me secouer, me ressaisir. J'ai besoin de sortir, de +marcher à l'air vif. La nuit n'est pas si noire que je le +croyais. La lune s'est levée, elle trace sur les flots un +beau chemin lumineux qui conduit vers toi; ma pensée +va y courir pour te rejoindre...</p> +<br><br><br> + + +<h3>IV</h3> + +<p>La jeune femme avait baissé la lampe, arrangé le feu, +pris dans sa chambre un grand manteau à capuchon et +était sortie. La marche dissipa vite l'impression nerveuse +qui l'oppressait un instant auparavant. Sans crainte, elle +traversa le court jardin à la française, et s'engagea dans +l'allée de chênes qui se dirige vers la mer. Mais, comme +elle refermait la lourde porte de fer pour prendre, en +face, l'étroit sentier menant aux falaises, elle vit, à gauche +de la maison, au milieu du champ de blé, le petit +cimetière de famille qui, en ce pays de Saintonge, se +trouve toujours dans les vieux biens de campagne +des protestants. La lune faisait paraître les murs tout +blancs auprès des têtes aiguës, noires et raides des +cyprès. Elle eut envie de revoir ce lieu si paisible où, côte +à côte, dans la terre qui les avait nourris, dormaient +les ancêtres et les parents de son mari. La porte était +fermée au loquet, elle entra. Elle connaissait chaque +tombe; elle y avait porté des fleurs fraîches le matin +même. Elle cherchait instinctivement quelque chose et +ce quelque chose n'était pas là.</p> + +<p>Ce qu'il lui fallait, elle savait qu'elle ne le trouverait +plus jamais, nulle part, que toute sa vie, elle en aurait +au coeur le vide, la soif inassouvie. Mais ne découvrirait-elle +donc rien qui rappelât le cher disparu, qui lui +donnât la douce illusion de sa présence? Hélas, oui, la +chimère, puisque la réalité était impossible. Sa tombe! +Ah! si elle avait eu, comme les autres mères, la joie +décevante de posséder ce petit coin de terre sacré et +cher entre tous, de le soigner, s'imaginant faire encore +quelque chose pour l'aimé! Mais cela, aussi; lui était +refusé. Alors, il y avait les tombes des fils des autres; +elle les recherchait, celles, surtout, des petits garçons +entre six et huit ans.</p> + +<p>Dans le vieux cimetière du village il y avait—elle +s'en souvenait brusquement—bien des noms d'enfants +gravés sur les pierres. Elle y alla, hâtant le pas, soudain +pressée comme si elle était attendue, joyeuse comme à +l'approche d'un grand bonheur. Il lui semblait que son +cher petit, son garçonnet si fin et si doux, trottinait +auprès d'elle, qu'il glissait sa main frémissante et chaude +dans la sienne, comme chaque fois qu'elle allait faire +une bonne action, chaque fois que son coeur, travaillé +par la souffrance, était meilleur, plus pur.</p> + +<p>Elle ouvrit la porte et s'avançait entre les tertres inégaux, +lorsqu'elle poussa un cri: elle voyait, enfin, ce +qui l'attirait, ce pourquoi elle était venue. D'un élan +passionné de tendresse, elle se pencha sur l'enfant +évanoui, tâta son pouls, qui battait faiblement, réchauffa +ses mains glacées dans les siennes, frotta ses tempes. +Un peu de couleur revint sur les joues terreuses de Raymond. +Il ouvrit les yeux; et, croyant reconnaître la +dame de son rêve, toute blanche dans ses vêtements +noirs, il dit «Maman», et s'évanouit de nouveau.</p> + +<p>Madame Brunier prit l'enfant dans ses bras et sortit +du cimetière. Il était grand et lourd pour sa frêle personne; +mais ses forces étaient décuplées. Elle ne sentait +pas la fatigue, elle marchait péniblement, bravement, +dans le sentier blanc, un peu courbée en ayant, +précédée de son ombre démesurément agrandie. Arrivée +à la grille, elle sonna pour se faire ouvrir. Héloïse +accourut, une lanterne à la main. Inquiète de l'absence +de sa maîtresse, elle la cherchait dans le parc. Elle. +retint une exclamation, posa sa lumière sur la borne +et prit l'enfant des bras de la jeune femme en grommelant:</p> + +<p>—Si ça a du bon sens, un enfant si lourd, et madame +qui est si délicate, qui était encore malade il y a huit +jours à peine! Puis, emportée par la curiosité: «Où +madame a-t-elle bien pu trouver ce petit? Qui est-il?» +demanda-t-elle.</p> + +<p>—Je ne le connais pas. Il était évanoui dans le cimetière, +près de l'église, au pied d'une tombe. Il serait +mort de froid et de faim, peut-être, si on ne l'avait pas +secouru. Il souffre, il est abandonné, malheureux, sans +doute, il faut être bonne, Héloïse!</p> + +<p>—Ça, par exemple, c'est fort comme La Rochelle! +Madame a porté ce poids depuis l'église, quasiment une +demi-lieue! Si monsieur le savait, il serait bien fâché. +Il me gronderait de ne pas avoir suivi madame. Mais +pouvais-je imaginer une pareille chose? Oh! oh!</p> + +<p>—Taisez-vous, ne me grondez pas. Je n'en suis pas +morte, voyons.</p> + +<p>—Quelle imprudence de ramener ainsi chez soi de +misérables vauriens, de la graine à péché, pour sûr! +Gare à l'argenterie, demain! Faut pas être bien vieux +pour faire le mal.</p> + +<p>—Portez l'enfant dans le salon. Là... sur le canapé... +ranimez le feu, levez la lampe, vite un grog pour le +réchauffer: ne voyez-vous pas qu'il se meurt!</p> + +<p>Héloïse obéit non sans hocher la tête d'un air de +blâme. Arrivée dans la cuisine où il n'y avait plus personne, +elle laissa éclater son indignation:</p> + +<p>—Des choses pareilles ne se faisaient pas de mon +temps, du temps de la pauvre madame, tout aussi +bonne, tout aussi charitable, Dieu merci, que qui que +ce fût. Mais une jeune femme est une jeune femme. Sa +place, quand son mari voyage, est à la maison et non +pas dans les chemins, la nuit, à ramasser les enfants de +vagabonds. C'est comme aussi ces idées, de se tenir +dans le salon de compagnie, d'enlever les housses quand +on est toute seule, lorsque personne ne doit venir rendre +visite, de mettre des fleurs partout et des coussins +sur tous les meubles. Et puis, surtout, c'est-il nécessaire +lorsqu'on a de vieux serviteurs dévoués, d'amener de +Paris des filles curieuses et moqueuses, fières de leurs +tabliers à colifichets, des demoiselles manquées, quoi, +des sottes, toujours en train de fourrer leur nez partout! +Enfin, une dame, une vraie, alors, qui se respecterait, +ne descendrait pas de son rang pour parler à sa +domestique, pour la faire asseoir à ses côtés, dans l'appartement +des maîtres, comme une égale. Autrefois, +certes, ça ne se passait pas ainsi! La pauvre chère +défunte mère de Monsieur, ne l'aurait jamais fait, et +elle avait cent fois raison: elle n'en était que plus +respectée, que mieux vue...</p> + +<p>Quand elle retourna au salon, l'enfant était revenu à +lui. Installé sur une chaise basse, devant le feu, il souriait +à la «Madame» à genoux devant lui. Il avait +enlevé son béret et ses épais cheveux bouclés se doraient +à la flamme. Ses naïfs yeux clairs regardaient partout +autour de lui avec étonnement.</p> + +<p>—Dieu juste! s'écria Héloïse, en l'apercevant et +devenant mortellement pâle.</p> + +<p>La jeune femme, absorbée par la vue de Raymond, +n'entendit pas cette exclamation. Sans regarder la +domestique, elle prit de ses mains tremblantes la boisson +chaude qu'elle donna à l'enfant. Il but avidement. La +vieille servante s'était réfugiée dans un coin sombre, +de la pièce; immobile et glacée, elle semblait ne plus +rien voir, ne plus rien entendre.</p> + +<p>—C'est bon! disait le pauvre petit en faisant claquer +sa langue. Il était un peu grisé par la chaleur et par le +grog. Ses idées tournaient, affolées, dans sa tête.</p> + +<p>—Oh! c'est beau, ici!</p> + +<p>—As-tu faim?</p> + +<p>—C'te question! Je vous crois, que j'ai faim, j'ai pas +mangé depuis ce matin, sept heures.</p> + +<p>—Héloïse...</p> + +<p>Mais Héloïse était déjà partie et revenait l'instant +d'après, portant de l'oie confite coupée menu dans de la +purée de pommes de terre froide.</p> + +<p>Madame Brunier fit manger le garçonnet, trop faible +encore pour se servir lui-même.</p> + +<p>—C'est pas mauvais, ça, dit-il, et ça fait joliment du +bien par où que ça passe, comme dit La Seiche. Qu'est-ce +que c'est que cette bête-là?</p> + +<p>—De l'oie.</p> + +<p>—De l'oie! Ben, c'est tout de même—cocasse que j'en +mange, ce soir, de l'oie! C'est Nestor qui serait badiné, +s'il le savait! Voilà que, maintenant, je fais réveillon, +moi aussi, et sans avoir été à la messe, encore!</p> + +<p>Quand il eut fini.</p> + +<p>—Comment t'appelles-tu? demanda la jeune femme.</p> + +<p>—Raymond.</p> + +<p>—Et puis?</p> + +<p>—Et pis? C'est tout. J'ai pas d'autre nom, moi.</p> + +<p>—Où sont tes parents?</p> + +<p>—Ah! ça, vous ne me connaissez donc pas, vous? +Alors pourquoi que vous m'avez fait venir chez vous? +Je suis le nourrisson de la Poupin.</p> + +<p>—Que faisais-tu au cimetière?</p> + +<p>—C'est-y là que vous m'avez trouvé?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—J'y faisais rien, moi. J'ai pas une maison comme +Denis, vous savez, l'innocent! Fallait bien coucher quelque +part. C'est que, voilà, faut que je vous dise. Ce +matin j'ai quitté les vaches pour suivre La Seiche à la +conche du Val, et les maudites bêtes se sont ensauvées +dans le champ du père Brodin pour lui fricoter son +herbe à ce vieil avare. Alors le patron voulait me +batt' à coups de fourche. Mais je m'ai vite échappé, +je me suis serré dans le foin; alors j'ai entendu qu'ils +avaient tous assez de moi; que même la Poupin, ma +nourrice, donc, n'a pas dit le contraire... Ça se comprend: +voici pus de dix ans que je leur cause de la +dépense sans leur donner du profit, depuis que ma mère +m'a abandonné chez eux. Alors, moi, j'ai pas voulu rester +et je suis parti, et le père Denis m'a fait penser au +cimetière avec sa chanson. Une fameuse idée qu'il m'a +donnée là, tout de même, la veille de Noël! J'avais pas +fait attention à ça. J'y suis allé. C'est y que j'ai rêvé? +Mais y sortaient tous de terre et y dansaient, les morts, +je veux dire... alors j'ai pris une telle peur que je +ne sais pus ce qu'est arrivé après. Vous le savez, vous, +dites?</p> + +<p>—Oui, je t'ai trouvé évanoui.</p> + +<p>—Évanoui, comme le chat à la mère Nourrit quand +La Seiche lui a fait faire le saut par dessus la maison? +C'est-y drôle, c'tte affaire-là, bonnes gens!</p> + +<p>—Comment s'appelait ta mère?</p> + +<p>—Sais pas. Disez-le, vous!</p> + +<p>—Moi? mais comment veux-tu que je le sache, mon +pauvre petit? Était-elle une dame, une paysanne?</p> + +<p>—Sais pas. Elle avait des mains comme les vôtres et +une toute petite figure blanche comme vous. Allez, allez, +faites donc pas la maline, si vous savez pas qui je suis, +je sais bien, moi, qui vous êtes. Je vous ai reconnue +aussitôt, car il y a longtemps que je vous connais et que +je vous aime. Pourquoi que vous avez mis tant de temps +à venir? Pas vrai que vous êtes la mère à Stylice? +Hein, non? Eh! bien, alors, vous êtes la mienne!</p> + +<p>—Héloïse, dit la jeune femme, effrayée et troublée à +son tour, cet enfant a la fièvre. Vite, mettez des +draps au petit lit de ma chambre, chauffez-le. Il faut le +coucher au plus tôt.</p> + +<p>Rapide, la servante quitta le salon, tandis que l'enfant, +sa surexcitation tombée, succombait brusquement +à la fatigue et s'endormait profondément.</p> + +<p>Madame Brunier, les yeux fixés sur la flamme, s'absorbait +dans une douloureuse rêverie. Qui était ce petit +et quelles étranges paroles avait-il dites? Pourquoi, par +deux fois, l'avait-il appelée de ce nom si cher qui avait +fait bondir son coeur, qui lui rappelait si cruellement +son bonheur à jamais disparu?</p> + +<p>—Emportez-le, je n'en ai plus la force, et couchez-le; +je suis brisée, dit-elle, quand Héloïse revint. Sans mot +dire celle-ci l'enleva dans ses bras vigoureux.</p> + +<p>La pauvre mère était restée à la même place, assise +sur le tapis, devant le foyer ardent, regardant vaguement +les tisons. Tout à coup une bûche se brisa et un +charbon roula près d'elle. En le ramassant, elle aperçut +un des petits sabots de Raymond, par terre. Elle le prit +et se mit à rire, tandis que de grosses larmes tombaient +sur ses mains. Ceci était vraiment bien extraordinaire. +Le soir même elle se plaignait de n'avoir pas de soulier +à remplir et il lui arrivait un sabot! Elle désirait un +petit être à qui se dévouer, elle sortait, et elle trouvait +un enfant sans mère qui l'appelait «maman», qui lui +contait naïvement ses souffrances, qui lui disait qu'il +l'attendait depuis longtemps, qu'il l'aimait! N'était-ce +pas un rêve dont elle allait se réveiller plus triste et +plus seule encore?</p> + +<p>Non, non, ce n'était pas un rêve, ni la chimère appelée +tantôt, c'était mieux: une tâche à accomplir, le bien +à faire en souvenir de son enfant. Voilà le lien mystique +et invisible enfin trouvé, réel, certes, plus réel que +les choses qui se voient avec les yeux de la chair. Était-ce +une consolation? Y en a-t-il pour les mères? Non, +mais une douceur haute, sereine, pure.</p> + +<p>Elle se leva, prit sur la table le couteau et le petit +canon de cuivre, hésita un instant, enfin, bravement, +après les avoir pressés sur ses lèvres, elle les glissa dans +le sabot, puis, avec précaution, elle entra dans sa chambre.</p> + +<p>Une lumière tremblotante brûlait dans une veilleuse +de porcelaine. Mme Brunier ne vit rien, d'abord, que la +couchette blanche, et, sur le coussin, une tête bouclée. +Elle posa le sabot par terre, sous la chaise, où les habits +de l'enfant avaient été soigneusement rangés, et allait se +retirer lorsqu'elle aperçut une longue forme noire agenouillée au +pied du lit. Elle retint un cri, recula brusquement, +heurta la chaise. Au bruit, la forme se dressa +et la servante, cherchant à dissimuler son pauvre +visage bouleversé, rougi par les larmes, essaya de fuir +en murmurant quelques mots confus; mais la jeune +femme, résolument, lui barrait la porte. Elle souriait +doucement et semblait dire: «Tu ne m'échapperas pas +cette fois.»</p> + +<p>—C'est que, si Madame savait... fit Héloïse qui +tremblait et la regardait d'un air timide.</p> + +<p>«Madame» ne répondit pas, mais ses yeux éloquents +disaient qu'elle «savait» très bien, au contraire.</p> + +<p>—Il a juste l'âge qu'aurait son enfant, mon petit-fils... +dix ans! Il est blond et blanc comme il aurait été +si Dieu avait permis qu'il vécut, comme elle était, elle, +autrefois.</p> + +<p>—...</p> + +<p>—Et puis, Madame a-t-elle remarqué son nom?</p> + +<p>—Quel nom?</p> + +<p>—Raymond. Le sien, justement, celui de ma pauvre +petite. N'est-ce pas extraordinaire?</p> + +<p>—Il y a tant de Raymond et de Raymonde dans le +pays.</p> + +<p>—Oui, mais avec la ressemblance... C'est étonnant, +tout de même. Si je n'avais pas vu le nouveau-né +couché dans son cercueil, blanc comme un cierge...</p> + +<p>—Quel rapport y a-t-il entre «ce misérable vaurien», +comme vous disiez tout à l'heure, et...</p> + +<p>—Ah! mais Madame n'a donc pas entendu? Ce n'est +pas un vaurien, c'est le nourrisson de la Poupin. Tout +le monde le connaît dans le pays: un enfant craintif et +poli, au contraire, un pauvre petit souffre-douleur qui +reçoit plus de coups que de morceaux de pain. On dit +qu'il est le fils d'une pauvre jeune dame abandonnée...</p> + +<p>—De la «graine à péché», sans doute...</p> + +<p>—La Poupin répète à tout propos: «Qui veut de lui, +je le lui donne!» Et elle l'a chassé, la sans-cour! Dire +que je ne l'avais jamais vu, moi! De quel appétit il +mangeait l'oie, pauvre agneau! Riait-il de bon coeur, +montrant ces jolies dents blanches! Et quelle petite +voix flûtée, quel esprit: «Évanoui, comme le chat à la +mère Nourrit?» Si ça ne fait pas pitié, tout de même, +tant pâtir, si jeune...</p> + +<p>—C'est le sort de bien des orphelins.</p> + +<p>—Devrait-il y en avoir des orphelins, si Dieu était +juste? Être seul au monde, à dix ans... C'est bon pour +les vieux, cela! c'est bon pour moi, qui ai péché, mais +ce petit, qu'a-t-il fait, je vous le demande?</p> + +<p>Mme Brunier ne gardait plus la porte. Elle allait et +venait dans la chambre, comme impatiente, tournant le +dos à la vieille femme.</p> + +<p>—Il se fait tard, Héloïse, dit-elle, il faut se coucher. +Mais celle-ci ne l'entendait pas.</p> + +<p>—Comment sera-t-il reçu demain matin? continuait-elle. +On le battra pour lui apprendre à décamper.</p> + +<p>—J'irai l'accompagner moi-même.</p> + +<p>—Ce ne sera que partie remise et il ne perdra rien +pour attendre. Dès que Madame aura viré les talons... +Ah! si Madame voulait... mais non, c'est impossible...</p> + +<p>—Pourtant, j'ai tout ce qu'il faut, le lit (celui de Raymonde) +avec les draps et les couvertures... Les vêtements, +je m'en charge. Quant à la nourriture, eh bien! +je puis me passer de gages, j'ai bien assez gagné, comme +cela, à presque rien faire depuis des années et des +années...</p> + +<p>La jeune femme ne répondit pas mais, se retournant +soudain, elle ouvrit ses bras à la servante qui vint s'y +jeter, éperdue.</p> + +<p>—Ma maîtresse, ma maîtresse, disait-elle, Dieu vous +le rende! C'est lui-même qui vous a envoyée vers nous. +Car ceci est un vrai prodige, que vous soyez sortie +juste à ce moment et allée juste à cet endroit. J'ai compris +cela tout à l'heure, quand je suis entrée dans le +salon et que j'ai vu l'enfant auprès du feu, si beau, si +faible, si semblable à celui auquel je pense sans cesse +et que j'ai tué, oui tué, moi, criminelle, en repoussant +sa mère! J'ai senti un coup au coeur, comme si cette +vieille machine qui a tant souffert se brisait au-dedans +de moi. En même temps, quelque chose me disait: +«Regarde, Héloïse, et cesse de douter, Dieu a entendu +tes prières, il a pardonné tes fautes, il a pitié de +ta solitude, il t'envoie cet être à aimer et à consoler.» +Et j'étais là, comme une bête, n'osant bouger, ni souffler, +craignant de faire disparaître la vision. Alors, vous +m'avez dit: «emportez-le!» Quand je l'ai senti dans +mes bras, en chair et en os, j'ai perdu la tête, je me suis +mise à l'embrasser et à pleurer tout en le déshabillant. +Il a soulevé ses paupières, a souri, pauvre ange, et s'est +rendormi. Voyez comme il dort, maintenant. Il ne se +doute pas du bien qu'il m'a fait. Vraiment, Madame +avait raison, Dieu est bon et moi j'étais une vieille +ingrate, une mauvaise incrédule. Ah! comme je vais +l'élever, celui-là! J'en ferai un homme, suivant le Seigneur, +je vous le promets. Il me fermera les yeux, je +lui laisserai tout mon bien... Mais je cause, je cause et +je m'oublie. Et le lait de poule de Madame, et le lit qui +n'est pas bassiné!</p> + +<p>Héloïse quitta vivement la chambre. En allant éteindre +les lampes du salon, Mme Brunier s'aperçut que les +contrevents de la porte-fenêtre n'étaient pas fermés. +Elle l'ouvrit pour les tirer et s'arrêta sur le perron. +La nuit de Noël s'achevait, sereine et belle. La mer, +au bout de la longue avenue, était calme; la lune étendait +sur les mystérieux abîmes sa large traînée de +lumière, montrant l'infini: la vague discrète apportait +à la grève un long éclair, resplendissant et pur +comme un sourire après les larmes.</p> + +<p>Décembre 1902.</p> +<br><br> + + +<p class="mid"><img alt="" src="images/06.png"></p> + + + +<p>A Yvonne,</p> +<br><br><br> + + +<h3>I</h3> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p>«Ton sourire infini m'est cher</p> +<p>Comme le divin pli des ondes,</p> +<p>Et je te crains quand tu me grondes</p> +<p>Comme la mer.»</p><br> +<p>SULLY PRUDHOMME.</p> +<p>(<i>Chanson de mer</i>).</p> + </div> </div> + + +<p>Au bruit assourdissant du réveil, Nadine, brusquement +arrachée à ses rêves, poussa un léger cri. Le coeur +battant, elle saisit l'horrible instrument et le fourra +sous son coussin pour le faire taire; là, elle le tint bien +fort, comme on tient un animal méchant qui voudrait +s'échapper. L'impitoyable son strident continua un +instant, assourdi, étouffé, puis s'éteignit. Alors la jeune +fille alluma sa lampe, regarda l'heure: cinq heures et +demie. Il faut se lever, se dit-elle en étirant ses bras +lourds de sommeil et en baillant. Sans s'attarder dans +le lit chaud et douillet où il aurait fait si bon se +recoucher, bravement elle sauta hors des couvertures +et commença sa toilette.</p> + +<p>C'est Noël,—pensait-elle en tordant ses beaux cheveux +fauves devant la glace et plantant des épingles +dans leur masse ondée, rebelle.—Je suis bien laide, +aujourd'hui! J'ai mon teint de «perle malade», comme +dit papa. S'il s'en aperçoit, il sera inquiet; mais il ne +s'en apercevra peut-être pas. Et, lui excepté, qui donc y +prendra garde? Je ne le verrai pas. Pourquoi aujourd'hui +plutôt qu'un autre jour? Ne me suis-je pas mise, +moi-même, volontairement en dehors de sa route? +Et, si je le rencontrais, remarquerait-il ma pâleur? +C'est à peine s'il me regarde, quand le hasard nous met +en présence; et cela est si rare! Il prend à gauche quand +je tourne à droite, et à droite quand je vais à gauche. +Il me fuit, c'est certain; ma vue doit lui être odieuse...</p> + +<p>Mais je me suis promis à moi-même d'être courageuse, +et je le serai. Je n'ai pas le droit d'être triste. Joyeux +Noël, Nadine, entends-tu? Joyeux Noël pour tous autour +de toi: leur gaîté ne dépend-elle pas en partie de la +tienne? D'ailleurs, les petites soeurs sont ici, les petites +soeurs! et Jacques, ton Jacques: cela, certes, est de la +joie, de la vraie! Peut-on avoir tout ce que l'on désire +en ce monde? Oui, parfois, mais cela ne dure guère. +J'ai eu ce moment de plein bonheur, quand maman était +là, que nous étions tous réunis, qu'<i>il</i> venait sans cesse, +qu'<i>il</i> m'aimait... Eh! bien, eh! bien, et ces résolutions? +Voilà-t-il pas que je pleure? Bah! les plus belles +journées ont bien leur rosée, le matin? Voyons, n'ai-je +pas de hautes, de belles compensations? Je suis une +ingrate: Père est si tendre! De quel ton ne me disait-il +pas, hier, comme nous revenions de notre promenade +quotidienne: «Les autres vont arriver, Nadine, mais, +sache-le, à toi seule tu me suffis.» Quelle cruauté, quel +égoïsme il eût fallu...</p> + +<p>La jeune fille s'essuya les yeux, passa un chaud +déshabillé de molleton blanc, et s'installa auprès de sa +table pour coudre. Elle examinait dans tous les sens, +l'une après l'autre, deux robes de fillettes, deux fraîches +robes de mousseline. Il s'agissait de les allonger et de +les élargir. Comment s'y prendre? Eh! tout simplement +en défaisant les plis et déplaçant les crochets! Agnese, +la femme de chambre, était trop occupée pour le faire; +les «petites soeurs» n'avaient que leurs uniformes +si laids, ou leurs vieux costumes bleus: or, il fallait +qu'elles fussent belles, le soir, au dîner; leur père serait +si content, si fier de leur bonne mine! A l'oeuvre! Et +les doigts actifs se mirent à découdre.</p> + +<p>Aussi, qui aurait cru qu'elles pousseraient et grossiraient +tant que cela en trois mois, les chéries! C'était +stupéfiant! Étaient-elles fatiguées, la veille, en arrivant +de leur voyage, tout d'une traite depuis Florence! +Elles s'endormaient à table comme les gros bébés, +comme les chers poupons d'autrefois. Et quels +progrès elles avaient fait en Italien! Le doux accent +toscan prenait, en volant sur leurs lèvres pures, un +charme particulier.</p> + +<p>—Cette Maggie est vraiment étonnante pour ses +treize ans, presque aussi grande que moi, et, avec cela, +robuste, déjà ronde comme une petite caille! Mais +Lucette est beaucoup plus frêle, hélas! On lui donnerait +certainement moins que ses onze ans. Pourtant elle +aussi a poussé; elle m'arrive à l'épaule, maintenant. +Comme elle ressemble à maman avec son teint mat, +ses cheveux noirs, et ses clairs yeux bleus si tendres! +Pourvu que... Oh! qu'elle serait donc heureuse, si elle +les voyait toutes les deux, la bien-aimée!</p> + +<p>Nadine cousait. La haute lampe, voilée de soie rose, +éclairait son front pensif, où deux petites raies fines +commençaient à se creuser,—avivait ses paupières +baissées, bordées de longs cils noirs, son visage d'un +blanc lumineux, allongé, mince,—s'arrêtait sur le +rouge vif de belles lèvres frémissantes de vie contenue, +closes comme une fleur encore fermée, douces et tristes.</p> + +<p>Six heures. Le pas lourd de la cuisinière se fait +entendre à l'étage au-dessus; elle remue son lit; puis +c'est le tour de la femme de chambre. Bien! Elles +seront à l'ouvrage assez tôt ce matin, malgré leur +rentrée tardive après la messe de minuit. Il le faut, la +maison est pleine, et, ce soir, ce dîner... En y pensant, +Nadine a comme une petite fièvre: si quelque chose +allait être oublié, quelque plat manqué! «J'ai tout +prévu, je crois, se dit-elle, mais papa invite toujours +du monde au dernier moment et Perpétua est si +journalière! Quelle désagréable surprise me réserve-t-elle? +Voyons: la dinde truffée est superbe, le civet de +lièvre sentait très bon, hier, déjà... Ces plis sont +interminables... Pourvu que les huîtres arrivent à +temps! Avec le légume et le pudding que je ferai ce +sera, je crois, suffisant. Le sera-ce, vraiment? C'est +peut-être un peu lourd, tout cela, mais papa tient à la +dinde traditionnelle, Jacques aime beaucoup le civet et +Perpétua le réussit bien; quant aux petites, un Noël +sans pudding ne serait plus Noël. Et puis, nos invités +sont tous de vieux amis indulgents. J'arrangerai bien +la table avec les fleurs de la serre, du houx, des fruits... +l'épicière a promis d'envoyer les bananes et les mandarines +avant midi, par le courrier...</p> + +<p>Sept heures, déjà? Heureusement l'ouvrage avance. +Les «petites soeurs» ne tarderont pas à s'éveiller pour +regarder dans leurs souliers. Vont-elles être contentes! +Peut-être s'attendent-elles encore à des jouets; mais +elles sont trop vieilles, vraiment; il faut commencer +à les traiter en grandes filles. Les cols de broderie +anglaise, enfin terminés, leur iront bien. Ces parures +donnent un petit air propre et soigné, fort gentil.</p> + +<p>La porte s'ouvre, et une belle fillette brune, les pieds +nus, en chemise de nuit, se précipite dans la chambre.</p> + +<p>—Merci, «Grande», dit-elle, sautant sur les genoux +de sa soeur et l'étouffant dans ses bras. Juste, je désirais +tant un bracelet! Et ce joli col! C'est la dernière mode, +tu sais! J'en ai vu de tout pareils à la devanture d'un +grand magasin, à Florence! Laisse donc ton travail! +Est-ce que l'on coud, le jour de Noël! C'est défendu. +Viens dans mon lit un moment, comme l'année dernière, +nous bavarderons. Luce dort encore, naturellement! +Pauvre mioche! elle est fatiguée du voyage, tu +comprends!</p> + +<p>—Alors il ne faut pas la réveiller. Reste chez moi, +toi, au contraire, couche-toi. Je n'ai plus que deux +points à faire et j'ai fini.</p> + +<p>—Oh! tiens! justement la voilà, Mademoiselle! +Enfin! Elle est réveillée! Retournons dans ma chambre.</p> + +<p>Nadine prit en ses bras la frêle enfant qui arrivait, +toute ensommeillée encore, pâle et grelottante, et se +hâta de la rapporter dans sa couchette de cuivre. Maggie, +déjà enfouie jusqu'au cou sous les couvertures, regardait +sa «grande» de ses yeux brillants. Son petit nez +en l'air, sa bouche malicieuse, tout son visage frétillait +de santé, de vie.</p> + +<p>—Ouvre les contrevents, dit-elle. Oh! qu'il fait bon +chez nous! Comme on y dort bien! Tiens! Tu as fait +mettre des rideaux neufs! Je n'avais pas remarqué cela, +hier soir! Ces coquelicots roses sont très jolis, et +comme ils vont bien avec la tapisserie! Qu'elle est +gentille notre chambre! N'est-ce pas, Luce? Autre +chose que le dortoir de la pension, avec ses odieux murs +peints en gris qui ont l'air d'être faits en brouillard, et +ces durs lits de fer, hein! Fait-il froid, dehors? Y a-t-il +de la neige?</p> + +<p>—Oui, sur les sommets, pas ici, dit la grande soeur en +refermant la fenêtre.</p> + +<p>—Quel malheur! Noël, sans neige, ce n'est plus ça.</p> + +<p>—Qui veut déjeuner dans son lit?</p> + +<p>—Moi!</p> + +<p>—Moi!</p> + +<p>—Bon! Je vous ai gardé un peu de la galette +d'hier soir. Lucette, sonne pour qu'Agnese apporte +le chocolat. Es-tu contente de ce que tu as trouvé dans +ton soulier?</p> + +<p>—Oh! si contente, Dine! Je venais exprès dans ta +chambre pour te le dire, mais cette Maggie parle tout le +temps! Imagine-toi, Marthe Baldès, tu sais, mon amie, +a une gourmette presque pareille—pas si belle—et j'en +avais tellement envie d'une, moi aussi! Comment fais-tu +pour toujours deviner ce qui fait plaisir? Oh! je le +sais: tu nous aimes! Nous les mettrons ce soir, les +bracelets, dis, et aussi les cols?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Quel bonheur d'être à «Paradiso»! Il me tardait +tant que Noël arrivât! Il me semblait que jamais, jamais, +ce moment ne viendrait. Tu feras un pudding, +n'est-ce pas, Dine, comme les autres années, et nous +t'aiderons?</p> + +<p>—Oui, je vous ai attendues exprès.</p> + +<p>—Moi, j'enlèverai les pépins des raisins secs, dit +Maggie.</p> + +<p>—Et moi, j'émietterai le pain anglais, reprit Luce. +Nous le ferons ce matin?</p> + +<p>—Ce matin.</p> + +<p>—Avant le temple?</p> + +<p>—Dès que vous serez prêtes.</p> + +<p>—Nous le tournerons tous, tous, dit Maggie avec +exaltation: Jacques, Agnese, Perpetua, papa, oui, même +papa, je le lui porterai dans son cabinet.</p> + +<p>—Et tu nous raconteras l'histoire «du petit raisin +de Corinthe qui ne voulait pas être mangé?» supplia +la toute petite.</p> + +<p>—Si vous voulez.</p> + +<p>—Mais, quand même, cette après-midi, nous aurons +nos amies?</p> + +<p>—Je l'espère, je les ai toutes invitées.</p> + +<p>—Nous as-tu fait des «merveilles»?</p> + +<p>—Oh! fi! la gourmande!</p> + +<p>—Tu n'en as pas fait?—Et la figure de Lucé s'allongeait +déjà.</p> + +<p>—Mais oui, sois donc tranquille!</p> + +<p>—Beaucoup?</p> + +<p>—Une pyramide.</p> + +<p>—Que tu es gentille!—La fillette, les yeux étincelants +de plaisir, une petite lueur rose sur son fin visage, +se mit à embrasser sa soeur à petits coups pressés, tantôt +sur une joue, tantôt sur une autre.</p> + +<p>—Tu ne sais pas, Nadine! s'écria Maggie, devenue +grave subitement. J'ai eu un très grand chagrin. Je ne te +l'ai pas écrit, parce que ça aurait été trop long à te raconter, +et aussi pour ne pas te faire de la peine. Mais il faut +que tu me promettes de ne le dire à personne, personne.</p> + +<p>—Je te le promets.</p> + +<p>—Surtout pas à Jacques.</p> + +<p>—Tu peux te fier à moi.</p> + +<p>—Jacques est trop moqueur. Eh bien! je suis brouillée +avec Lola, ma grande amie. C'est une rapporteuse. +Tu ne devinerais jamais ce qu'elle a fait. Elle a été dire +à Madame que je la trouvais injuste. C'est vrai que je la +trouve injuste, elle ne me donne jamais que des huit, +quand même je sais mes leçons très bien, très bien, +sans une seule faute; mais je l'avais dit à Lola en confidence, +c'est très mal de le répéter.</p> + +<p>—C'est une trahison, dit Luce, avec conviction.</p> + +<p>—Et moi qui avais tant de confiance en elle! continua +Maggie. C'était mon amie de coeur, tu sais, ma +vraie amie. Je croyais que nous nous aimions pour +toute la vie, et voilà, c'est fini! Cela m'a fait beaucoup, +beaucoup de peine. Aussi, je ne veux plus jamais +aimer personne que toi... et papa... et Jacques... et +Daniel.</p> + +<p>—Et moi? demanda la petite.</p> + +<p>—Oh! toi, bien entendu! Toi, tu es un peu moi, tu +es presque ma soeur jumelle. Et puis, après, maintenant +c'est fini, je m'en moque. C'est Noël! c'est Noël! +c'est Noël! Et, faisant une boule de son édredon, elle +le lança dans le lit de Lucette. Celle-ci riposta en lui +envoyant le sien. Nadine, qui allumait le feu préparé +dans la cheminée, en reçut un sur la tête. La lampe +posée près d'elle, sur le plancher, s'éteignit. La pâle lumière +d'un matin d'hiver se répandit dans la chambre. +Le feu ronflait.</p> + +<p>—Attendez! dit la grande soeur. Je vais vous apprendre +à me manquer de respect!—Et elle courut vers +les lits. Mais là, plus personne! Les têtes mutines +avaient disparu. Seulement, sous les couvertures de +Maggie, il y avait quelque chose qui remuait, remuait... +Nadine se mit à chatouiller dans le tas. Des cris étouffés +s'entendaient, des coups de pied ébranlaient la +cloison voisine. Enfin une tête apparut, rouge, ébouriffée, +suivie d'une autre tête plus pâle, et les «petites +soeurs» malades de rire, se pendirent au cou de la +jeune fille qui les emporta en tournoyant.</p> + +<p>—Pour un joyeux Noël, c'est un joyeux Noël! dit +une grosse voix.</p> + +<p>Aussitôt les fillettes glissent à terre, et comme deux +souris peureuses qui regagnent leur trou, s'en vont +chacune dans sa couchette.</p> + +<p>—On frappe avant d'entrer! dit Maggie, furieuse +d'être surprise ainsi.</p> + +<p>—Vraiment? dit le grand frère, riant de son air de +dignité offensée. Eh! bien, j'ai frappé, Mademoiselle, +mais votre majesté faisait tant de tapage, qu'elle n'a +pas entendu. Et puis, pour les quatres petits fuseaux +maigres que j'ai entrevus, trottinant, ce n'est pas la +peine de faire tant d'embarras! J'ai cru que le feu était +à la maison, moi, ou que vous étiez assaillies par une +bande de brigands! Qui donc tapait si fort à la muraille? +Et avec quoi? Ce n'est pas possible que ce soit cette prude +demoiselle? J'ai tout juste pris le temps de m'habiller +à la hâte et d'accourir, pensant vous trouver massacrées. +Mais, certes, je regrette mon bon mouvement. +A l'avenir, on pourra bien vous égorger tout à son aise, +sans que je m'en inquiète. J'aurais fort bien dormi encore +une bonne heure sans votre tapage infernal. Vous +me paierez ça, mes enfants! Toi, l'effrontée, je vais te +mettre au haut de cette armoire; tu y resteras jusqu'à +ce que tu demandes pardon; quant à toi, la mauviette, +je me contenterai de te fourrer dans ma malle.</p> + +<p>—Non! non! criaient les fillettes. Nadine, défends-nous!</p> + +<p>—Voilà le déjeuner, dit la femme de chambre en +entrant.</p> + +<p>—Ah! merci, ma bonne Agnese! Justement je mourais +de faim! Et Jacques, prenant une des tasses fumantes, +fit mine de s'installer auprès du feu. Maggie +oubliant tout, sauta hors du lit.</p> + +<p>—Le gourmand! cria-t-elle, indignée. Nadine empêche-le! +Je le dirai à Papa! C'est pour moi, pas pour toi!</p> + +<p>La grande soeur rétablit l'ordre. Quand les enfants +furent lavées, installées et en train de savourer leur +chocolat, le jeune homme lui dit à voix basse:</p> + +<p>—Je voudrais te parler le plus tôt possible.</p> + +<p>—Qu'y a-t-il? demanda Nadine devenant subitement +pâle.</p> + +<p>—Je te le dirai. Où pourrai-je te voir seule?</p> + +<p>—Viens avec moi dans le bois. Il faut que j'aille +cueillir le houx pour ce soir: Je n'ai pas une minute à +perdre aujourd'hui.</p> + +<p>La jeune fille disparut et revint, l'instant d'après, vêtue +d'une gentille robe de serge grise. Elle prit, en passant +dans le vestibule, sa grande mante rouge dont elle +rabattit le capuchon sur sa tête, de vieux gants, mit des +socques, et, armée d'un sécateur, suivit son frère qui, +impatient, nerveux, marchait devant elle.</p> + +<p>Il se retourna à son approche.</p> + +<p>«Qu'elle est belle!» se dit-il, frappé de sa grâce, comme +chaque fois qu'il la revoyait après une absence. «Elle +ne ressemble à personne...» Puis, tout haut:</p> + +<p>—Dis-moi, où as-tu péché tes yeux, Dine? Je n'en ai +jamais vu de pareils; ils sont étonnants. D'abord, tu +sais, leur couleur est très rare: ce gris.... indéfinissable +ni bleu ni vert. Peut-être te viennent-ils, comme ton +nom, de notre ancêtre Suédoise? Quand tu es rêveuse ou +préoccupée ils se ternissent, deviennent pâles et froids +comme un ciel du Nord: plus personne dedans. Mais +lorsque tu y es... maintenant, tiens! c'est le soleil de +midi sur la mer, le soleil du coeur de Nadine, qui éclaire +tout autour de lui.</p> + +<p>—Quand tu auras fini... dit tranquillement la soeur. +Te souviens-tu de la couturière qui venait à la maison +du temps de Maman, Angela? Elle disait de toi: «Ce +Monsieur Jacques, quelle langue bien pendue il a!» +Elle avait raison. Tu feras, certes, un bon avocat. Par +malheur, je connais ces attendrissements-là: en général +ils ne présagent rien de bon. Je ne sais pas si mes +yeux sont beaux, <i>caro</i><a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a><a href="#footnote29"><sup>29</sup></a>, mais je sais qu'ils y voient, et +très clair. Ils ont remarqué tout de suite, avant que tu +ne m'aies rien dit, dès hier soir, que tu es préoccupé. +Tu as beau rire et faire le fou, va, il y a là, sous cette +formidable moustache à la Vercingétorix, le mauvais +pli de quand tu avais fait une sottise, autrefois. Alors +aussi, pour m'apaiser, tu m'appelais ta «zolie Dine». +Allons, trêve aux préambules. Si tu as à m'apprendre +quelque chose de désagréable, dépêche-toi; j'aime mieux +ça.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote29" name="footnote29"></a><b>Note 29:</b><a href="#footnotetag29"> (retour) </a> Cher.</blockquote> + +<p>—Tu as une manière de m'encourager!... Crois-moi +si tu veux, mais il y a une chose singulière. Lorsque +j'ai fait des folies et que je suis loin de toi, je sais bien, +au fond, que je suis coupable, j'ai une conscience, comme +tout le monde; seulement la morale courante est si +indulgente, si facile! Je ne me trouve ni meilleur ni +pire que les autres; je ne sens véritablement mes fautes +que lorsque je te vois, que je rencontre ces yeux... +eh bien! non, là, je n'en parlerai plus! Toutefois, j'ai +le droit de dire qu'ils ont sur moi une étrange influence, +une influence ridicule qui me vexe et que je ne puis +pas secouer. Dis-moi, est-ce toi qui as mis cet écrin sur +ma table, pour moi?</p> + +<p>—Mais oui, dit la jeune fille, inquiète, cela ne t'a-t-il +pas fait plaisir?</p> + +<p>—Certainement...</p> + +<p>—Tu as reconnu?...</p> + +<p>—Oui, c'est la bague de Maman, celle qu'elle portait +à la main droite, cette main si longue, si blanche avec +ses ongles un peu bombés. Le rubis lançait de petits +éclairs rouges quand elle cousait, le soir, à la lampe, tu +t'en souviens?</p> + +<p>—Certes! J'ai fait agrandir l'anneau pour toi. Il +me semblait que tu serais content d'avoir ce souvenir.</p> + +<p>—Reprends-le, je n'en suis pas digne.</p> + +<p>—A ce compte-là, moi non plus je n'en suis pas digne, +personne n'en est digne...</p> + +<p>—Tu ne sais pas ce que tu dis. Entre toi et moi il y a +un abîme. Comment va Papa? Son coeur?</p> + +<p>—Bien, tant qu'il se ménage et qu'on le ménage.</p> + +<p>—C'est-il vraiment un anévrisme?</p> + +<p>—Oui. Les médecins l'affirment, tout au moins. La +mort de maman en est la cause déterminante: il l'aimait +tant! il ne lui faut aucune espèce d'émotion ni de fatigue; +beaucoup de distractions. Ce n'est pas toujours +commode à la campagne, tu comprends, quand nous +sommes seuls. Heureusement qu'il a sa chère musique! +Mais encore, n'en faudrait il pas abuser, surtout le soir: +cela l'énervé et l'empêche de dormir. Le matin, nous +faisons la correspondance, les comptes, un peu d'anglais: +nous avons lu presque tout Shakespeare, cet hiver. L'après-midi, +quand il fait beau et que mon malade est assez +bien, nous allons tout lentement et en nous arrêtant +souvent, jusque dans les bois, voir où en sont les coupes, +ou nous longeons le torrent jusqu'à Totti; si Père +est trop las, nous nous arrêtons à la première terrasse +du jardin et nous regardons le soleil dorer les glaciers +et se coucher derrière les Alpes assombries. Après dîner, +je lui lis le Dante en italien, ou les tragiques grecs +dans la traduction française de Leconte de Lisle, ou +encore du Vigny, du Victor Hugo. Je tâche de ne pas +trop massacrer de si grandes choses... Pauvre père... il +faut voir alors son visage, il est vraiment transfiguré! +Les livres médiocres lui sont odieux; il vit dans une +atmosphère de douleur et de beauté qu'il serait criminel +de troubler, ou domine l'image immatérielle de son +unique amour.</p> + +<p>Les jeunes gens étaient arrivés dans le petit bois de +chênes touffus, non loin de la maison, où les houx, les +fougères roussies, les ajoncs et les ronces s'enchevêtraient +en un fouillis épais.</p> + +<p>—Tu n'as pas l'intention de m'amener là? dit Jacques. +Nous serions écorchés vifs!</p> + +<p>—Fi! le citadin! Voici le sentier.</p> + +<p>—Un sentier, cela? Allons, puisqu'il le faut! Drôle +de confessionnal, tout de même!</p> + +<p>—Le plus charmant et le plus discret de tous, <i>caro!</i> +Regarde cette clairière, tout juste grande comme un +boudoir. Pour tapis nous avons la mousse et les feuilles +mortes brodées de givre; pour plafond, le ciel. Ces +murs vivants nous séparent du monde et des hommes +bien mieux que des parois de planches ou de briques. +Qui donc songerait à venir nous chercher ici? Parle +maintenant et n'oublie pas que le confesseur est celle +qui prenait toujours ta défense, autrefois.</p> + +<p>—Et qui se faisait punir pour les fautes que j'avais +commises. Vois-tu, Dine, je n'aurais jamais dû te +quitter. Loin de toi, je suis un autre homme; près de +toi je reprends mon âme d'enfant, je redeviens celui +que notre mère appelait son «petit tendre». Vous +m'avez peut-être trop gâté, toutes les deux, trop aimé...</p> + +<p>—Peut-on aimer trop?</p> + +<p>—Qui sait? A certaines natures il faut la bonté; à +d'autres, moins nobles, la férule. Je suis de celles-là. On +devrait me fustiger comme un enfant coupable. Mais, +voyons, fâche-toi, ne me regarde pas avec cet air +confiant qui me désespère! Comment veux-tu que j'ose te +dire... Ah! je suis un misérable!</p> + +<p>Et Jacques, s'asseyant sur le tronc d'un chêne abattu +cacha dans ses mains son visage angoissé.</p> + +<p>—Un misérable, toi? Jamais je ne croirai cela. +N'es-tu pas <i>son</i> enfant? dit la jeune fille, s'agenouillant +auprès de son frère et prenant sa tête brûlante tout +contre son épaule. Ne parle pas, je vais achever la +confession: tu t'es de nouveau laissé entraîner, comme +il y a six mois, tu as joué...</p> + +<p>—Oui. Qui te l'a dit?</p> + +<p>—Ton repentir. Tu as perdu et tu...</p> + +<p>—C'est que j'avais besoin d'argent... Ah! si tu +savais!</p> + +<p>—Je ne veux pas savoir. Combien te faut-il?</p> + +<p>—Mille francs seulement. J'en dois le double; mais +Daniel, à qui je me suis adressé d'abord, m'a envoyé +vingt-cinq louis, avec une semonce si dure, il est vrai, +que j'ai été sur le point de tout lui retourner. J'ai pu +emprunter les cinq autres cents francs à des camarades. +Restent mille francs. Il faut que je les trouve à +tout prix, aujourd'hui. C'est une dette de jeu, une dette +d'honneur, tu comprends. Si demain, avant minuit, je +ne l'ai pas payée, je suis déshonoré. Mille francs, ce +n'est pas excessif, pourtant! Papa les retiendra sur ma +part, plus tard. Mais je lui avais donné m'a parole que +je ne jouerais plus; j'ai manqué à ma parole. Quelle +confiance aura-t-il en moi, désormais? Quel mal ceci +ne va-t-il pas lui faire! Ah! je n'ai pas le courage de +lui porter ce coup! Tu lui parleras, toi, n'est-ce pas?</p> + +<p>—J'arrangerai tout, ne crains rien. Lève-toi, maintenant +et aide-moi à couper mon houx.</p> + +<p>—Tu as du chagrin, Dine?</p> + +<p>—Oui. Moi aussi je me fiais à tes promesses. Et +Papa... Mais tu t'es dit tout ce que je pourrais te dire. +A quoi serviraient les reproches! Regarde plutôt: le +soleil a percé les nuages; il est entré dans le confessionnal; +c'est le soleil de Noël, chéri; laisse-toi pénétrer +par lui. Il te dira ce que je ne sais pas te dire, moi, +qui n'ai jamais su te gronder. Si je le comprends bien, +il parle de pardon, de courage, de vie nouvelle. Il dit: +joyeux Noël à tous, oui, joyeux, malgré tout, malgré +les fautes, les regrets, les déceptions, les séparations, +les deuils, les tristesses: joyeux dans l'espérance divine, +joyeux dans la force venue d'en haut et promise à ceux +qui se repentent, aux hommes de bonne volonté. Garde +la bague: c'est <i>elle</i> qui te la donne, maintenant: la +pierre, couleur de ces graines, te rappellera notre +confessionnal. Promets-moi seulement de la porter +toujours et de la regarder quand viendra la tentation.</p> + +<p>—Je te le promets.</p> + +<p>—A l'oeuvre, à présent, paresseux! Vite, et ce houx! +Papa doit être levé. Ecoute: n'est-ce pas la cloche du +déjeuner qui sonne?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Dépêchons-nous. Coupe donc les branches plus +longues! Mets tes gants si tu crains de te piquer. Ah! +voilà ce qui s'appelle un beau bouquet! C'est assez. +Viens!</p> +<br><br><br> + + +<h3>II</h3> + +<p><i>«Je tiens ce qui m'est le plus cher, et je<br> +ne serai pas le plus misérable des hommes<br> +si je meurs vous ayant près de moi.»</i></p> + +<p>Sophocle.<br> + +<i>(Oedipe à Colone.)</i></p> + +<p>Frileusement blottie au flanc Sud de la montagne, +entre un bois de chênes et une forêt de sapins, recouverte +de lierre depuis sa base jusqu'aux fines colonnettes +de son toit plat, Paradiso, la vieille maison héréditaire +des Meydan, avait tout l'aspect d'un nid. Les +larges allées de ses jardins montaient et descendaient +autour d'elle, traversant les bosquets touffus, s'arrondissant +en terrasses aux échappées sur la belle vallée +vaudoise de ***. Ses fenêtres dont les vitres nettes, garnies +de rideaux frais, scintillaient parmi les mouvantes +et vertes draperies, attiraient, accueillantes, comme +des regards amis. Un feu, où brûlait une énorme bûche +de Noël, se reflétait dans la porte-fenêtre de la pièce du +centre, la salle à manger, qui s'ouvrait sur un petit +perron de pierre.</p> + +<p>Auprès de la table servie, Monsieur Meydan dépouillait +le courrier du matin en attendant ses enfants. +C'était un homme d'une cinquantaine d'années, de +taille moyenne, l'air bien plus jeune que son âge. +D'épais cheveux blonds, à peine blanchissants, se +retournaient en touffe sur un front large, où les soucis, +la maladie et la douleur avaient creusé leurs profonds +sillons. Des yeux très vifs encore, d'un bleu sombre, semblaient +brûler sous des arcades sourcilières avancées. +Son visage, d'une douceur presque féminine, avait des +teintes de rose passée, avivées aux pommettes. Il était +vêtu avec soin d'un coin de feu beige. De sa main +amaigrie, il caressait une longue moustache, plus +rousse que ses cheveux, bien plantée au-dessus d'une +bouche fine et d'un menton ferme, fraîchement rasé.</p> + +<p>Issu d'une vieille famille vaudoise ayant du bien, +réfugiée jadis en Suède pendant les persécutions religieuses, +il tenait de ces différentes origines les contradictions +et le charme de sa nature d'artiste, ardente, +impressionnable et tendre. Il terminait ses études à +Rome lorsqu'il avait rencontré celle qui devait être +l'unique amour de sa vie, sa femme, sa «Béatrice», +ainsi qu'il l'appelait, belle comme un rêve de poète, +aimante et douce, mais d'une santé délicate, et qui +avait succombé, jeune encore, aux épreuves de ses +trop nombreuses maternités. Avec elle, par elle et pour +elle, il avait vécu dans sa maison natale dont elle avait +fait un «paradis», au coeur d'un pays merveilleusement +beau, n'ayant d'autre occupation que les soins à +donner à son vaste domaine, l'étude de la musique, +qu'il aimait passionnément et l'éducation de ses +enfants dont il semblait être plutôt le frère aîné que le +père...</p> + +<p>Jacques entra le premier; et, le cour battant, après +avoir dit bonjour, attendit le regard de celui envers lequel +il se sentait si coupable. Mais, absorbé par sa +lecture, Monsieur Meydan répondit distraitement, sans +lever la tête.</p> + +<p>Nadine avait laissé sa mante et ses socques dans le +vestibule. Toute blanche dans sa robe de laine claire, +elle vint par derrière son père, se pencha et l'embrassa +au front, comme elle faisait chaque matin «pour faire +envoler les soucis».</p> + +<p>—As-tu bien dormi, Père, as-tu souffert cette nuit?</p> + +<p>«Père» ne remarqua pas l'anxiété inaccoutumée +de cette phrase quotidienne, ni le léger tremblement de +la voix.</p> + +<p>—Bien, merci, dit-il. Tu es fraîche comme l'aube, tu +sens l'air des bois, ma chérie. Et, repliant la lettre qu'il +lisait, il tendit sa tassé à la jeune fille qui y versa le thé +fumant. Le bonheur d'avoir mes enfants auprès de moi +m'a véritablement ressuscité, au contraire. Je me sens +léger et dispos, j'ai vingt ans ce matin. Quel bon Noël +nous allons passer ensemble! Aussi bon que possible +sans... Tiens, j'ai une lettre de Daniel, une lettre excellente. +Il regrette de ne pouvoir venir, mais ses malades +le retiennent. Il réussit merveilleusement, ce petit! Ah! +c'est un cher garçon, un homme énergique, qui sait ce +qu'il veut! Si tu marches aussi bien comme avocat que +lui comme médecin, mon Jacques, je pourrai être +fier de mes fils, je n'aurai pas tout-à-fait perdu ma vie. +Et je ne parle pas de mes filles... Comme votre mère +serait heureuse, mes enfants. Je veux être heureux pour +elle et pour moi. Daniel vous envoie ses meilleurs baisers +de Noël. Mais pourquoi les fillettes ne descendent-elles +pas? Je ne vois pas leurs tasses...</p> + +<p>—Elles étaient fatiguées du voyage; songe donc: +huit heures de chemin de fer et cette montée, depuis +Borena, qu'elles ont voulu faire à pied! Alors on leur a +servi leur déjeuner au lit. Elles doivent s'habiller et ne +vont pas tarder à venir t'embrasser.</p> + +<p>—Ah! comme tu les gâtes! Mais voyons, qu'as-tu? +Maintenant que je te regarde, il me semble que tu es +pâle... Et Jacques... Vous avez tous deux très mauvaise +mine, vous me trompez, il y a quelque chose. Luce, c'est +Luce, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Pas le moins du monde, répondit Nadine, de cette +voix calme qui avait tant d'empire sur le malade. Luce +se porte à merveille. Jacques et moi avons été au bois, +cueillir du houx pour ce soir et le froid nous a saisis. +Il fait une de ces gelées!</p> + +<p>—La voilà qui dissimule, elle, si droite, pensait son +frère: c'est pour m'épargner. Mais, tout-à-l'heure, comment +s'en tirera-t-elle? Pauvre Père, quel écroulement! +Je suis un bandit!</p> + +<p>La jeune fille étendait le beurre sur les tartines chaudes. +Elle se disait avec angoisse: Il est impossible que je +parle à Papa aujourd'hui. Par exception, il est paisible +et heureux; comment avoir le coeur de le troubler? +Quel changement dans ses traits, tout à l'heure, lorsqu'il +a remarqué notre pâleur! Comme on sent qu'un +rien pourrait amener la crise fatale! Elle serait d'autant +plus violente, en ce moment, qu'il est plus confiant et +plus tranquille.</p> + +<p>—Qui aurons-nous à dîner? demanda Jacques, cherchant +à rompre un silence pesant.</p> + +<p>—Mon ancien camarade Malprat, avec sa femme, +cette bonne Francesca; le pasteur Le Brun est malade, +il ne viendra pas; Monsieur et Madame Porchano, nos +aimables voisins des Cèdres; Madame Lelong, notre +autre voisine, mais pas sa pimbèche de fille qui, heureusement, +est absente. Je n'aime pas beaucoup cette +femme, mais elle est veuve et isolée, je n'ai pas le courage +de la laisser seule, un soir de Noël. Enfin, l'indispensable +et cher Calvetti, sans lequel je ne conçois pas +un dîner à la maison. Tous, sauf Madame Lelong, de +vieilles connaissances, tu vois. Si j'ai bien compté, cela +fait six, onze avec nous cinq.</p> + +<p>—Onze! La table ne sera pas jolie, il manque une +personne, répondit Jacques, pour dire quelque chose. +Et puis, l'élément «vieille connaissance» quoique très +appréciable, domine un peu trop. Il faudrait, il me semble, +un peu de jeunesse. Pourquoi n'as-tu pas invité +Georges Melville? Il y a si longtemps que je ne l'ai vu! +Je serais bien aise de le retrouver.</p> + +<p>—C'est que...</p> + +<p>—N'est-il plus ton médecin?</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—Comment, il n'est pas venu en consultation, quand +tu as été si malade?</p> + +<p>Nadine s'était levée brusquement.</p> + +<p>—Tu t'en vas? demanda le père.</p> + +<p>—Je vais voir les petites, dit-elle sans se retourner.</p> + +<p>—Qu'y a-t-il? demanda Jacques, très intrigué, lorsqu'elle +eut disparu. Pourquoi ces réticences, ces airs +mystérieux à propos de cet ami d'enfance, de cet ami de +toujours? Daniel s'est-il fâché avec lui? Ils étaient +si liés autrefois; ils ne pouvaient vivre l'un sans +l'autre, au point que quand ils faisaient leurs études +ensemble à Rome, on les appelait les frères Siamois. +Il n'est pas possible qu'ils se soient brouillés. Après cela, +Daniel... il est parfait, j'en conviens, mais, raide parfois, +aussi. Pourtant, je ne peux le croire... Et puis, enfin, +que diable! ce ne serait pas une raison suffisante: il n'y +a pas que Daniel, ici. Du temps de Maman, Georges venait +journellement à la maison, il faisait partie de la +famille. Et maintenant, éclipse totale du Monsieur? +C'est extraordinaire.</p> + +<p>—Il a été en Allemagne pendant près d'un an. Puis il +a perdu son père.</p> + +<p>—C'est vrai; mais maintenant il est de retour et son +deuil touche à sa fin. Rien ne t'empêche plus de l'inviter.</p> + +<p>—..................................</p> + +<p>—Tu vois bien, il y a quelque chose. Quoi?</p> + +<p>—Rien. Ou plutôt il avait des idées... Figure-toi qu'il +s'était épris de ta soeur et voulait l'épouser.</p> + +<p>—Tu appelles cela des idées? Si quelque chose est +naturel, logique même, c'est ça. Ils semblent faits l'un +pour l'autre. Melville est un charmant garçon, et sérieux, +et plein d'avenir! Nadine ne pouvait trouver +mieux, ni lui non plus. Elle n'a pas été assez folle pour +refuser, j'espère? Je ne le lui pardonnerais pas.</p> + +<p>—C'est ce qui te trompe, mon cher: elle l'a refusé, +bel et bien. Si «charmant» qu'il te semble, il ne lui +plaisait pas, sans doute. J'ai laissé ta soeur entièrement +libre, tu comprends. C'était il y a deux ans, un peu +avant Noël. Ton phénix finissait son internat. J'étais +très souffrant, je me souviens, le jour où j'ai reçu sa +lettre. Et puis, naturellement, elle m'avait bouleversé: +on a beau élever ses enfants pour eux, non pour soi, on +a beau se préparer au sacrifice, se répéter que sa fille +est grande et qu'elle pourra vous être enlevée d'un moment +à l'autre, le coup est rude tout de même.</p> + +<p>—Que faut-il répondre? ai-je demandé à ta soeur.</p> + +<p>—Ceci, a-t-elle dit aussitôt, sans l'ombre d'une hésitation: +«Ma fille est de beaucoup trop jeune pour se +marier.» Et, séance tenante, sous mes yeux, elle a écrit +la lettre, car j'étais trop faible pour le faire moi-même. +Peut-on rien trouver de plus net, de plus précis, et, à +la fois, de plus délicat que cette simple phrase? Cette +enfant a un esprit, un coeur! Cependant Melville nous +a gardé rancune. A son retour d'Allemagne, quand, +après avoir soutenu sa thèse, il est venu prendre la +clientèle de son père à Borena, il a négligé devenir +nous voir. Il réussit fort bien, dit-on. Je le rencontre +quelquefois en ville ou dans la montagne quand il fait +ses tournées. Nous nous saluons, et c'est tout. Je ne lui +en veux pas.</p> + +<p>—Trop jeune! elle avait vingt ans! C'est l'âge, au contraire, +ou jamais!—allait dire le jeune homme, mais +il se tut. Brusquement il se souvenait des vacances de +Noël de cette année-là, si assombries par il ne savait +quel malaise mystérieux: son frère qui boudait visiblement +et donnait de mauvais prétextes pour ne pas venir; +Georges, subitement parti pour l'Allemagne, par raison +de santé, disait-on; Monsieur Meydan, joyeux comme +un homme qui vient d'échapper à un grand danger; +enfin, et surtout, Nadine, si différente d'elle-même, triste +lorsqu'elle ne se croyait pas observée, d'une gaité exagérée +devant le monde. Et maintenant, ce trouble, ce +brusque départ, à ce nom...</p> + +<p>—Elle l'aime! pensait-il. Elle s'est sacrifiée. Papa ne +voit rien, ou... mais ce serait d'un égoïsme monstrueux!</p> + +<p>Le déjeuner était fini. Monsieur Meydan, les pieds +tournés vers le feu, lisait son journal. Jacques se leva +et courut à la chambre de sa soeur. Il frappa, on ne +répondit pas. Il tâcha d'ouvrir la porte: elle était fermée +à clef.</p> + +<p>—C'est cela, je ne me suis pas trompé! Ah! l'héroïque +chérie! Que faire, mais que faire? Je donnerais ma vie +pour elle... et la savoir ainsi malheureuse...</p> + +<p>Nadine, à genoux devant son lit défait, cachait sa tête +dans le coussin pour étouffer les sanglots qui ne voulaient +pas s'arrêter. Son coeur vaillant, où tant de tristesses +s'accumulaient en silence, éclatait enfin. Ce nom +si cher, prononcé à ce moment-là, c'était trop. Elle +pleurait toutes les larmes que, depuis si longtemps, sans +cesse, elle refoulait au fond d'elle-même. Sa force faiblissait +subitement; tout lui échappait à la fois. Sa tâche +lui semblait manquée, son sacrifice, inutile. Pourquoi +avait-elle fait taire son coeur et blessé à jamais cet ami +toujours chéri en secret? Pour donner à ce père malade +le calme, la paix qu'il lui fallait à tout prix; pour rester +auprès de lui et continuer l'oeuvre inachevée, léguée par +la chère morte. Or, voici cette paix, ce calme compromis, +et avec quelle légèreté, par son frère. Son travail +de persuasion, si délicat auprès de lui, avait donc été +vain aussi, son influence, nulle!</p> + +<p>—J'ai sans doute été lâche, je ne l'ai pas assez grondé, +pensait-elle. C'est que Père, quand il se fâche, dépasse +toujours la mesure; alors, pour la rétablir... Je ne voudrais +pas le rebuter, mon pauvre Jacques! Si on le décourage, +je le connais, il ne luttera plus et se perdra +tout à fait. Il est faible, étourdi, léger; pourtant son +coeur est droit et bon. Il est toujours si repentant! Je +ne sais pas, moi, diriger un garçon de cet âge, un +homme, déjà! Tant de choses en lui m'échappent! Il +n'a que deux ans de moins que moi, après tout! Je ne +suis pas sa mère, mais sa soeur, sa camarade. Je ne +puis que l'aimer!</p> + +<p>Encore si Daniel m'aidait, lui, l'aîné, lui, si intelligent, +si fort! Mais il ne peut comprendre les faiblesses des +autres; il est trop sévère, aussi; il a des mots cruels +qui font d'inguérissables blessures. Et puis, je le sens, il +m'en veut d'avoir refusé son ami. Il ne m'écrit pas, il +fuit la maison. Il aime tant Georges! Il avait rêvé d'en +faire son frère: la déception est grande, je le devine. +—Ah! comme je l'adore, pour cette admirable fidélité! +Impossible, pourtant, de lui expliquer les choses; il n'admettrait +pas mes raisons. Je connais sa logique inflexible: +«Un père n'a pas le droit de sacrifier son enfant; +avant toute chose, une fille doit suivre la loi de la nature, +qui est de se marier, de fonder, à son tour, une +famille.» Tout de suite, j'en suis sûre, il avertirait +Georges, parlerait à papa, dévoilerait le cher, le douloureux +secret, si difficilement gardé. A quoi cela servirait +il d'avoir tant combattu, tant souffert!</p> + +<p>Ai-je eu tort de refuser le bonheur? Pourquoi l'ai-je +fait si brutalement? Ne pouvais-je laisser une porte +ouverte à l'espérance? Mais Père, ce jour-là, était si +malade, si mortellement inquiet! Je revois sa figure +anxieuse: comme elle s'est subitement illuminée, quand +je lui ai répondu! A ce moment-là, le sacrifice a été +facile. Mais ce «de beaucoup trop jeune» qui l'a comblé +de joie, qui lui semblait tout naturel (ne suis-je pas toujours +une gamine à ses yeux?) a dû paraître à Georges +le plus grossier des prétextes. Ah! je suis habile à faire +souffrir, moi, quand je m'en mêle! Ma main est sûre +contre moi-même. Il fallait...</p> + +<p>Mais que fallait-il?</p> + +<p>La jeune fille se leva et prit sur la cheminée une petite +photographie jaunie, pâlie, presque effacée, dans +un cadre de soie ancienne.</p> + +<p>Que fallait-il faire? Explique-le-moi, toi? Ne m'as-tu +pas dit, en me les montrant tous: «Sois leur mère?» +J'ai promis. Une mère n'abandonne pas ses enfants. +J'ai tenu ma promesse; mais, maintenant, je suis lâche, +tu vois. Quand saurai-je, à ton exemple, renoncer absolument +à moi même? Mon Dieu, aide-moi, toi seul le +peux!</p> + +<p>Ah! ce «moi» qui revient sans cesse, qui veut être +heureux à tout prix! Lasse de toujours donner, j'ai +soif de recevoir à mon tour. J'ai tant besoin de conseil +et d'appui! Je suis jeune, inexpérimentée. Et puis, je +voudrais vivre moi aussi, être heureuse! Mais c'est +fini: pardonne-moi, Maman; va, je serai forte encore. +Seulement, que faire en ce moment? Ne rien dire à +Père? Et ces mille francs où les trouverai-je?... Ah!</p> + +<p>La brave enfant posa vivement le cadre sur la cheminée, +courut à son secrétaire, l'ouvrit, y prit une enveloppe +sur laquelle il y avait écrit: «Pour le portrait +de Maman». Depuis la mort de sa mère, quatre ans bientôt, +elle ajoutait à ses petites économies de maîtresse de +maison tout l'argent que son père lui donnait pour ses +menus plaisirs. Elle compta les dix billets de cent francs; +ils y étaient, de la veille. C'était ce que demandait le +peintre en renom, Bordinato, pour le pastel de Madame +Meydan. Il avait fait la connaissance de la mère et de +la fille à B***, dans les montagnes, où la pauvre femme +prenait les eaux avant sa mort. Ils demeuraient dans le +même hôtel. Le peintre se montrait plein d'attentions +pour la malade. Nadine lui avait écrit et venait de recevoir +la réponse. Oui, il se souvenait fort bien de la gracieuse +femme aux grands yeux bleus si tristes, qu'il avait +tant admirée, dont il avait pris, sans qu'elle s'en aperçut, +maints croquis, dont il revoyait encore la fine carnation +blanche, les lourds cheveux sombres, l'expression de +lassitude et d'exquise douceur. Aidé de tous ses souvenirs +et de la photographie passée, il essaierait de faire +revivre les traits aimés...</p> + +<p>La jeune fille voyait déjà le médaillon dans le boudoir +que sa mère affectionnait, au-dessus du vieux secrétaire +orné de cuivre où elle écrivait, jadis. Le tendre +regard la suivait, l'encourageait. Que son père serait +ému et doucement joyeux en l'apercevant! Ne déplorait-il +pas sans cesse de n'avoir pas un bon portrait de +la chère morte?</p> + +<p>La «grande» ferma l'enveloppe, et, jetant un dernier +coup d'oeil sur l'image pâlie, où les yeux devenus +blancs, avaient perdu toute expression:</p> + +<p>—Tu m'approuves, je le sais, dit-elle à haute voix. +Ton souvenir est en moi; et là, il ne s'altèrera jamais!</p> + +<p>Rapidement, elle descendit l'escalier, mit l'enveloppe +dans la poche extérieure du pardessus de son frère, +bien à portée de sa main, sous ses gants, puis, calme, +entra dans l'office où «les petites soeurs» impatientes, +un grand tablier de cuisine noué autour de la taille, la +bavette piquée au corsage, les manches relevées, les +cheveux attachés en chignon, l'attendaient pour faire +le pudding.</p> +<br><br><br> + + + +<h3>III</h3> + +<p><i>«De stériles succès notre journée est pleine.»</i></p> + +<p>SULLY PRUDHOMME.<br> + +<i>(Le temps perdu.)</i></p> + +<p>—«Vive Noël, je ne serai pas mangé!» s'écria le petit +raisin de Corinthe. Et il se mit à brûler joyeusement +dans le rhum enflammé, où il devint un charbon noir, +de la grosseur d'un pois chiche».</p> + +<p>Nadine tourne avec peine la dure pâte dans le saladier +de faïence. Les «petites soeurs», le nez en l'air, leurs +cheveux bruns et leurs bras maigres poudrés de farine, +l'écoutent attentivement. D'avoir enlevé les pépins à +tant de raisins secs dont plus d'un a changé de destination +en route, leurs joues et leurs doigts sont tout +poisseux; d'avoir tant travaillé, elles sont fatiguées et +soupirent.</p> + +<p>La porte s'ouvre:</p> + +<p>—Tu arrives à point, s'écrie Maggie; l'histoire est +finie et le pudding aussi. Nous t'attendions pour le +remuer, il ne manquait plus que toi.</p> + +<p>—Laisse moi, dit Jacques.</p> + +<p>—Mais non, mais non, tu n'y échapperas pas, toi non +plus! Il serait manqué! Tu sais bien, pour qu'un +pudding de Noël soit bon, il faut que tout le monde y +ait travaillé, c'est «Miss» qui le disait. Sens comme +il sent bon! Il sent le rhum! Et ces petits morceaux +verts, c'est du cédrat!</p> + +<p>—J'ai la migraine; et puis il faut que je sorte. +Nadine, viens, j'ai à te parler.</p> + +<p>Il était très pâle et ses lèvres avaient de petits mouvements +convulsifs. Quand ils furent seuls:</p> + +<p>—Je ne puis pas accepter, dit-il, en tendant l'enveloppe +à sa soeur. Je préférerais subir la pire des réprimandes, +recevoir des coups, être chassé de la maison, tout, +plutôt que cela! Comment as-tu pu croire que j'aurais +le coeur...</p> + +<p>—Je te comprends, mais il le faut.</p> + +<p>—J'aimerais mieux en finir tout de suite, me tuer +comme un chien...</p> + +<p>—C'est possible. Mais avant toi il y a Père.</p> + +<p>—Jamais, jamais, je ne consentirai...</p> + +<p>—Ne dis pas de folies. Va te promener. Réfléchis. +Accepte: <i>elle</i> te l'ordonnerait.</p> + +<p>Sans répondre, Jacques quitta la chambre. Sa soeur le +vit traverser la cour et se diriger vers l'écurie. Un +moment après il reparaissait à cheval. Elle ouvrit la +fenêtre:</p> + +<p>—Reviendras-tu pour déjeuner?</p> + +<p>—Je ne sais pas. Si je ne suis pas de retour, excuse-moi.</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>Et il partit.</p> + +<p>Lorsque, vers midi, Nadine et ses soeurs descendaient +du break qui les ramenait du temple, la grosse +Perpetua accourut, toute rouge:</p> + +<p>—Signora, signora, le courrier a porté les bananes +et les mandarines, mais pas les huîtres. Comment +allons-nous faire maintenant? Monsieur Jacques a pris +la jument, et Monsieur défend que le cheval aille en +ville deux fois de suite. Il faut une bonne heure pour +aller à pied à Borena, un peu plus pour en revenir. Il +est midi moins dix: or, après déjeûner, personne +n'aura le temps... Povere, nous sommes bien!</p> + +<p>—Vous reste-t-il des truffes blanches?</p> + +<p>—Quelques-unes.</p> + +<p>—Faites un risotto aux truffes.</p> + +<p>—Un risotto! pour un grand dîner? Dieu du ciel, +cela ne s'est jamais vu! C'est bon quand on est seul!</p> + +<p>—Oh! un dîner d'intimes! Ces messieurs l'aiment +tous, je le sais, et ces dames trouveront que vous le +faites fort bien. Vous verrez qu'elles m'en demanderont +la recette.</p> + +<p>—La signorina en parle à son aise! Que la Madone +dessèche ma langue dans mon palais si je sais avec +quoi je le ferai crever.</p> + +<p>—N'avez-vous pas du bouillon?</p> + +<p>—Basta! bien sûr que j'en ai, mais tout juste +pour le potage de tout ce monde, sans compter ceux, +que Monsieur va toujours chercher au dernier moment.</p> + +<p>—Ajoutez du liebig.</p> + +<p>—Du liebig! par santa Perpetua, ma patrone, ce +serait du propre! Avec un peu d'eau tiède, n'est-ce +pas, comme à l'auberge de la Serafita? Non, non, je ne +suis pas une cuisinière à liebig, moi!</p> + +<p>—Eh bien! faites comme vous pourrez, ma pauvre +fille, débrouillez-vous!</p> + +<p>—Nadine! criait au même instant Lucette, qui accourait +tout en larmes, Nadine! regarde mon bracelet, +il est brisé! Maggie, la méchante, l'a tiré très fort et +l'a démoli!</p> + +<p>—Je ne l'ai pas tiré fort du tout, Mademoiselle, dit +celle-ci qui la suivait, rouge comme un petit coq.</p> + +<p>—Si, Mademoiselle, vous l'avez tiré très fort; la +preuve, c'est que vous l'avez cassé.</p> + +<p>—Il était cassé avant, ce n'est pas ma faute, je l'ai à +peine touché.</p> + +<p>—C'est pas vrai, et même vous l'avez fait exprès, j'en +suis sûre. Je piétinerai le vôtre!</p> + +<p>—Si tu approches ta main... tu verras ce qui t'arrivera. +D'abord, je te giflerai et puis je jetterai ton joli +plumier neuf au feu.</p> + +<p>—Tu es une vilaine!</p> + +<p>—Et toi, une rapporteuse!</p> + +<p>La grande soeur eut de la peine à les calmer.</p> + +<p>—Comment, un jour de Noël, se battre! c'est bien +mal! grondait-elle doucement. Maggie, tu me fais beaucoup +de chagrin!</p> + +<p>Elle promit à Lucette de faire arranger le bijou, et, +en attendant, lui prêta une de ses bagues. La petite +était repentante; l'autre boudait.</p> + +<p>La jeune fille regarda la pendule: midi et quart!</p> + +<p>—Il faudrait vite déjeuner. Maggie, va dire à Agnese +de venir mettre le couvert. Vos amies arrivent vers deux +heures; il faut, avant, que l'on ait mangé à la cuisine +et que la salle à manger soit débarrassée.</p> + +<p>L'enfant revint.</p> + +<p>—Agnese dit qu'elle n'est pas prête. Elle veut, +d'abord, finir les chambres. Elle grogne et prétend +qu'elle a plus d'ouvrage qu'elle ne peut en faire aujourd'hui.</p> + +<p>—Je l'ai pourtant fait aider.</p> + +<p>Nadine allait sonner pour faire venir l'insolente et la +forcer à obéir, mais elle se contint. La femme de chambre +avait mauvais caractère, c'était vrai; pourtant, au +fond, elle était dévouée et honnête. Comme la cuisinière, +elle avait été choisie et dressée par Mme Meydan; +cela seul leur donnait à toutes les deux une grande +valeur aux yeux de la jeune maîtresse de maison. Et +puis, dans ce coin perdu de montagne, il était si difficile +d'avoir de bonnes servantes! Toutes voulaient s'en +aller en ville pour gagner davantage. De plus, M. Meydan +était accoutumé à leurs soins; ne valait-il pas +mieux supporter quelque chose que de l'exposer à être +moins bien servi? Les domestiques sentaient tout cela +et en abusaient.</p> + +<p>—Bon! fit la grande soeur. C'est moi qui mettrai le +couvert. Enfants, venez m'aider!</p> + +<p>—Pourquoi Jacques n'est-il pas là? demanda le père +en se mettant à table.</p> + +<p>—Il avait des courses à faire en ville.</p> + +<p>—Ne pouvait-il s'y prendre plus tôt ou les faire cette +après-midi? Il a flâné toute la matinée dans la maison. +C'est singulier que, sur quatre repas qu'il peut prendre +avec nous, il en escamote un. Ne doit-il pas repartir demain +soir?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Ce procédé-là est inqualifiable. On avertit, au +moins!</p> + +<p>M. Meydan se tut. Il était très froissé. Le repas fut +maussade, malgré les efforts que fit Nadine pour l'animer. +Lucette pensait à son beau bracelet cassé; elle +avait envie de pleurer; Maggie boudait toujours. +Agnese, qui servait, avait une figure renfrognée.</p> + +<p>«Pour un joyeux Noël, c'est un joyeux Noël!» pensa +la jeune fille, se souvenant des paroles de son frère, le +matin.</p> +<br><br><br> + + +<h3>IV</h3> + +<p><i>«Reste là, ô mon âme! suspendue comme<br> +un fruit, jusqu'à ce que l'arbre meure.»</i></p> + +<p>SHAKESPEARE.<br> + +<i>(Cymbeline.)</i></p> + +<p>Comme on s'amuse! La maison est au pillage. Les +«petites soeurs» et leurs amies «font» des charades. +Nadine a mis à leur disposition, pour s'habiller, la +grande chambre de débarras du second, où, depuis des +années, s'entassent dans des caisses et dans des cartons, +les vieux habits et les chapeaux démodés de la famille. +Aussi, quelles trouvailles! quelles résurrections de +choses oubliées! Monsieur Meydan a ouvert la porte de +son cabinet pour voir passer les «actrices». La contrariété +du déjeuner est oubliée; il rit de leurs inventions +cocasses. La grande soeur les aide à se déguiser, leur +donne des idées, puis elle descend bien vite, contenir, +distraire les «spectatrices», impatientées d'attendre. +Dans leurs longues robes de dame où elles s'entravent, +avec leurs cheveux relevés en chignon, sous la voilette +trop serrée qui se colle à leurs nez enfantins et accroche +leurs cils, elles sont adorables, les fillettes. Elles +ont, à la fois, les attitudes, le parler de vraies dames, +avec des idées d'enfant d'une exquise naïveté. Maggie a +découvert un vieux costume de Jacques, abandonné +depuis des années au fond d'une malle. Toutes en +même temps veulent être «l'homme». A l'aide d'un +bouchon brûlé elles se font des moustaches et prennent +une grosse voix, une démarche martiale. Mais, +quoi qu'elles fassent, leur tournure, déjà féminine, +prête une grâce étrange au vilain vêtement raide; leur +bouche paraît plus fraîche et plus pure sous l'horrible +trait noir qui la dépare..</p> + +<p>Une mignonne blonde, déguisée en mariée, vêtue +d'une longue robe blanche, un rideau sur le visage en +guise de voile, passe, modeste, les yeux baissés, donnant +le bras à un turc à turban, drapé dans un tapis de +table. Un petit mitron, en bonnet de papier, vient timidement +embrasser Monsieur Meydan. C'est Lucette. +Qu'elle est drôle ainsi!</p> + +<p>Puis, le goûter dans la salle à manger, la montagne +de merveilles empilées sur un plat, le chocolat mousseux. +On va chercher Papa pour qu'il prenne sa part +des bonnes choses. Il ne mange pas, mais s'égaie des +vives saillies qui partent comme des fusées, des yeux +brillants, des joues roses. Nadine, debout, remplit les +tasses, fait passer les merveilles, pense à tout. Sa bouche, +si fraîche dans son beau visage pâle, a un petit +sourire contraint, nerveux. Ses yeux gris n'ont pas de +rayons. Son rire sonne faux; sa voix, parfois, se brise. +Il y a, en elle, quelque chose d'absent et de douloureux +que son père lui a déjà vu sans y prendre garde, et qui +le frappe, en ce moment, pour la première fois. Il l'observe +attentivement.</p> + +<p>—Pourquoi Jacques ne rentre-t-il pas? se demande-t-elle +avec angoisse.</p> + +<p>Enfin les «amies» sont parties. L'heure du dîner +approche. La jeune maîtresse de maison jette un dernier +coup d'oeil à la table. Oui, c'est bien. Sous le grand +lustre ancien d'où vingt bougies envoient leur joyeuse +lumière, une énorme touffe de gui est suspendue. Ses +petites boules blanches, ainsi éclairées, ont l'air de +perles fines. Dans le grand surtout d'argent du milieu, +les cyclamens et les fougères de la serre se mêlent avec +grâce. Les cristaux étincellent. L'argenterie de vieille +maison bourgeoise, soignée de mère en fille, étale son +luxe solide sur le beau linge damassé très blanc, à côté +de la porcelaine à filets dorés. Une guirlande de houx, +qui court tout autour de la table, relève par le ton vif +de ses baies et le vert sombre et lustré de ses feuilles, +toutes ces blancheurs. Des menus, peints par la jeune +fille dans les longues journées d'automne où elle était +seule avec son père, prouveront aux convives qu'elle a +pensé à eux bien longtemps à l'avance. Le feu brûle +clair dans la grande cheminée: tout a un air confortable +et accueillant. Un tour à la cuisine, puis vite les +«petites soeurs».</p> + +<p>Elles s'habillent en bavardant, encore toutes vibrantes +de plaisir. Nadine arrive à temps pour «faire le +noeud» du ruban qui attache leurs longs cheveux +bruns démêlés avec peine, et pour mettre les robes +blanches. Elles vont très bien, les cols aussi. Que +les petites chéries sont gentilles ainsi! Les yeux de +Maggie brillent, son teint est animé. Lucette a «très +chaud»; elle plaque les paumes de ses mains fraîches +sur ses joues à peine teintées de rose; ses yeux, profonds +et doux, s'attachent à ceux de la grande soeur +qui l'embrasse tendrement puisant un peu de force +dans ce regard, si semblable à un autre regard aimé. +Elle est horriblement lasse; elle a peine à se tenir +debout. Comme il serait bon de se coucher, de mettre +sa tête lourde et brûlante sur l'oreiller frais! Non pour +dormir, cependant, elle est trop inquiète. Jacques n'est +pas encore rentré, où peut-il bien être allé? Il avait +l'air si désespéré! Pourvu, mon Dieu!... mais non, +c'est une crainte insensée! Que, cette après-midi a été +interminable!</p> + +<p>Un coup de sonnette à la grille: est-ce lui? Nadine +court à la fenêtre. Oui, Dieu soit loué, c'est lui. Elle +reconnaît le pas de la jument sur le gravier. Voici, près +du bassin, la haute silhouette d'un homme à cheval. +Mais se trompe-t-elle? on dirait qu'il n'est pas seul! Une +autre silhouette se détache de la première, au détour de +l'allée. Qui peut être ce second cavalier? Serait-ce, déjà, +un convive? Il n'est que six heures vingt, le dîner est +pour sept heures et demie. Ce buste long et mince... +mais c'est sans doute celui de «l'ami Calvetti»! Comme +il demeure très loin, il arrive toujours trop tôt, pour ne +pas être en retard. Jacques l'aura rencontré en chemin.</p> + +<p>—Comment, Dine, s'écrie celui-ci en entrant, tu n'es +pas prête! Il y a du monde au salon, descends vite! Je +m'habille en deux temps, trois mouvements, et je te +rejoins.</p> + +<p>La jeune fille se précipite dans sa chambre. Elle n'a +pas le temps de changer de robe. Ah! tant pis! Elle +brosse ses cheveux, se lave les mains, met un col de +dentelle sur son corsage qu'elle ouvre un peu, pique +une rose, se regarde:—«J'ai déjà l'air de ce que je +serai bientôt, une vieille fille», se dit-elle en riant, et +rapidement, elle descend. Elle entre dans le salon, mais, +soudain, s'arrête, les jambes cassées, tout le sang de ses +veines refluant vers son coeur. D'un air égaré, elle le +regarde venir: car c'est bien lui, elle ne rêve pas, c'est +bien ce visage brun dont chaque trait semble gravé au +fond d'elle-même, sa taille élevée, un peu inclinée en +avant. Pourquoi est-il si pâle? Il plonge dans ses yeux +ce regard direct, inquisiteur, qui pénétrait, jadis, +jusqu'en ses plus intimes pensées.</p> + +<p>«Qu'est-ce que cette mauvaise plaisanterie», songe-t-elle. +«Je n'avais pas besoin de cette épreuve, aujourd'hui, +par surcroît».</p> + +<p>—C'est Jacques qui a voulu que je vienne, dit la +voix aimée, assourdie, en ce moment, par une +suprême angoisse. Il prétend—il se trompe, n'est-ce +pas?—il dit qu'il y a un malentendu entre nous, que, +si vous n'avez pas voulu de moi, il y a deux ans, ce +n'était pas, c'était... par devoir, par dévouement; que +si vous aviez été libre... On croit facilement ce que +l'on espère; je n'ai pas pu résister au désir de venir +savoir si c'est vrai. Pardonnez-moi!</p> + +<p>Nadine n'entend plus rien. Une joie surhumaine l'envahit +toute, brisant ses dernières forces, brouillant le +contour des choses, l'emportant dans un tourbillon de +fidélité. Elle va tomber, mais un bras vigoureux la +retient. Elle laisse aller sa tête sur une chère épaule. +Aussitôt, quel repos invraisemblable, divin, succédant +à tant de tourments! Quelle sécurité délicieuse après +tant d'inquiétudes, quelle douceur, quelle paix!</p> + +<p>—Alors, c'est vrai? demande-t-il très bas, en se penchant +sur le blanc visage adoré.</p> + +<p>—Oui...</p> + +<p>Il se baisse encore davantage: tout semble aboli sauf +eux-mêmes et la minute présente qui contient l'éternité. +On marche dans le corridor... Ils se séparent, tremblants +comme des coupables, ivres, véritablement ivres +de bonheur.</p> + +<p>—Mais, alors, je ne comprends pas... pourquoi ce +«de beaucoup trop jeune» qui m'a tant fait souffrir?</p> + +<p>—J'avais promis... vous vous souvenez...</p> + +<p>—De ne pas abandonner votre père? Je savais cela. +Je vous aurais comprise et approuvée Pourquoi ne +disiez-vous pas, tout simplement...</p> + +<p>—Que je vous aimais, que je me sacrifiais à Père, à +sa santé, à son bonheur? Non! D'abord, aurait-il accepté? +Et puis, il était si malade, ce jour-là! Je le +voyais si mortellement inquiet! Il fallait le rassurer, à +tout prix, entièrement, lui donner le repos d'esprit +qui, pour lui, à ce moment-là, était la vie même.</p> + +<p>—Vous avez raison; j'aurais dû deviner, m'informer +auprès de vous, avant. Mais j'étais affolé; on m'avait +dit que vous aviez été demandée en mariage; j'ai craint +qu'on ne vous prît à moi. Encore, si j'avais été sûr que +vous m'aimiez! Je croyais bien l'avoir lu dans vos +yeux, mais jamais vos lèvres ne me l'avaient dit. On +doute toujours quand on aime vraiment, vous le savez. +Je pouvais m'être trompé, avoir pris mes désirs pour +la réalité. Si j'allais vous retrouver mariée ou fiancée! +Sans réflexion, j'ai écrit. La réponse, de votre main, +catégorique et nette comme un coup de couteau, a +tranché toutes mes espérances. J'ai cru que vous ne +vouliez pas de moi, que vous aviez pris cet invraisemblable +prétexte pour me repousser.</p> + +<p>—Un coup de couteau, c'est bien cela. Mais c'était +ma vie qu'il détachait de moi, me semblait-il. J'écrivais +sous les yeux même de Père, penché au-dessus de +mon épaule, plein d'angoisse. Je n'avais qu'une peur: +me trahir; qu'un désir: éviter, à tout prix, la crise +imminente. Je me sentais une décision, une lucidité +invraisemblables. Depuis, j'ai compris qu'au fond, sans +m'en rendre compte... Vous n'avez donc pas songé que +je pourrais vieillir?</p> + +<p>—Je n'ai pas cessé un instant de l'espérer.</p> + +<p>—C'est pour cela que vous m'évitiez si soigneusement?</p> + +<p>—Et vous, ne me fuyiez-vous pas aussi? Que de fois +j'ai vu disparaître votre robe quand j'arrivais dans un +endroit!</p> + +<p>—Ah! quelle peur j'avais, et quel désir de vous rencontrer, +tout à la fois!</p> + +<p>—Vous souvenez-vous, chez la vieille aveugle que je +soignais, à Morlino? Je vous y ai surprise, un matin, +lui faisant la lecture. Comme je gardais la porte vous +ne pouviez pas sortir sans passer près de moi. Alors +vous vous êtes réfugiée dans un petit coin, auprès de la +cheminée, et vous êtes restée là, immobile et toute pâle.</p> + +<p>—Vous aviez l'air si indifférent, si froid!</p> + +<p>—Les battements de mon coeur m'empêchaient +d'entendre quand j'auscultais la pauvre femme. Vous +m'avez à peine salué.</p> + +<p>—Je vous aimais tant, ce jour-là! Mon âme s'échappait +de moi et s'en allait vers vous.</p> + +<p>—Bien-aimée!</p> + +<p>—Ah! c'est une cruelle souffrance de fuir toujours +ce qui vous attire tant!</p> + +<p>—Mais je ne faisais pas que vous fuir...</p> + +<p>—Comment, vous m'avez donc cherchée, vous aussi, +parfois?</p> + +<p>—Avidement, sur tous les chemins, par toutes les +rues. Votre nom montait à mes lèvres, même lorsque +je ne croyais pas penser à vous, hantant mes heures +d'études, obsédant toutes mes pensées, se substituant +sous ma plume aux mots techniques. Chaque robe +claire aperçue de loin, chaque jeune silhouette entrevue +me faisait battre le coeur.</p> + +<p>—Et moi! Que de fois ai-je été en ville sans aucun +motif, dans l'espoir seul de vous rencontrer! Un soir +d'hiver, à la nuit tombante, j'étais mortellement inquiète +de vous; il me semblait que quelque chose vous +menaçait. Je venais de terminer mes emplettes; je +laissai Federigo avec la voiture devant la poste et je +passai devant votre porte. Il n'y avait personne dans +l'étroite et sombre rue en pente. La fenêtre de votre +cabinet de travail était grande ouverte, vous vous +teniez debout près d'elle, regardant anxieusement +dehors. Votre buste se dessinait sur le fond éclairé de +la pièce: que faisiez-vous là, par ce froid? Vous aviez +l'air de m'appeler, de m'attendre, et vous ne m'avez +même pas reconnue! Deux jours après votre père mourait +subitement.</p> + +<p>—Je n'ai aucun souvenir de cela; j'ai tant souffert, +depuis! Alors, c'est vrai, vous sentiez que j'allais être +malheureux?</p> + +<p>—Oui. Et après, comme c'était cruel de ne pouvoir +partager votre chagrin, de n'avoir pas le droit de +pleurer avec vous!</p> + +<p>—Chérie! Si je l'avais su, quel bien cela m'aurait +fait! Et moi, savez-vous où je passais mes soirées, +l'été, alors qu'on me demandait partout en vain, si bien +que le bruit a couru en ville que j'avais une intrigue? +Derrière la charmille, à vous écouter faire de la musique, +avec votre père. J'arrivais, comme un voleur, +par le saut-de-loup du bois.</p> + +<p>—Vous étiez là? Je jouais pour vous.</p> + +<p>—Je le sentais... Oui, vraiment, il n'y a pas que ce +que l'on voit et ce que l'on touche qui soit réel. Viens, +plus près...</p> + +<p>—Mais ce bruit...</p> + +<p>—Ce n'est rien. Laissez-moi, au moins, votre main. +N'avons-nous pas été assez longtemps séparés? Il faut +réparer tout cela! Pourtant, nous devons attendre et +souffrir encore: car, vous le sentez, n'est-ce pas? je ne +veux pas vous prendre à votre devoir. Si vous cessiez +de le faire avant toute chose, ma douce vie, vous cesseriez +en même temps d'être vous-même, vous ne +seriez plus celle qui m'est si chère. L'épreuve, qui a +mûri et fortifié notre amour, m'a aussi enseigné la +patience. J'attendrai: je vous aime assez pour cela. +D'ailleurs, vous m'aimez: voilà qui va m'aider singulièrement. +Dans trois ou quatre ans, les «petites soeurs» +auront terminé leurs études et pourront vous remplacer +auprès de votre père. Alors je vous réclamerai comme +mienne: car rien au monde ne peut nous séparer +définitivement, n'est-ce pas, mon amour? Vous n'avez +pas promis de ne jamais vous marier?</p> + +<p>—Non, rassurez-vous. J'ai promis de ne pas laisser +Père seul, d'élever les petites.</p> + +<p>—Nous le préparerons à cette idée doucement, sans +secousse. Nous le soignerons si bien, tous les deux, +nous l'aimerons tant, qu'il vivra de longues années +encore. Borena n'est pas si loin de «Paradiso» +après tout! Quand les fillettes seront mariées, à leur +tour, nous le prendrons avec nous ou nous viendrons +ici.</p> + +<p>Un grognement dans le corridor, bien accentué, cette +fois, les fit brusquement s'éloigner l'un de l'autre, et +s'asseoir, très sages, de chaque côté de la cheminée. +C'était Jacques qui s'annonçait ainsi.</p> + +<p>—Eh bien?—demanda-t-il en entrant—me suis je +trompé?</p> + +<p>Nadine était déjà suspendue à son cou et l'embrassait +de toute son âme.</p> + +<p>—Que tu es bon! que je t'aime! disait-elle.—Puis, +tout bas: Nous sommes quittes, maintenant.</p> + +<p>—Jamais! Ce que j'ai fait, moi, ne m'a coûté que +quelques pas, tandis que toi... Ah! brave, brave chérie! +et... vilaine sournoise qui cachais si bien son jeu! Il +était introuvable, cet animal de docteur! Tu n'imagines +pas à quel point il est entêté. Ah! il n'est pas précisément +maniable, le cher ami, je t'en préviens! Il s'obstinait +dans une modestie charmante, mais qui contrariait +singulièrement mes projets.</p> + +<p>—«C'est elle qui te l'a dit?» répétait-il comme un +refrain.</p> + +<p>—«Non, je l'ai deviné.</p> + +<p>—«Si tu te trompais...</p> + +<p>—«Tu en serais quitte pour un second refus... et +pour un excellent dîner de Noël: le bonheur de ta vie +et de la sienne vaut bien cela, que diable! D'ailleurs +je suis sûr de ne pas me tromper.» Mais, voilà Papa! +Je l'ai averti que je t'ai rencontré et amené. Il a trouvé +cela tout naturel. Même, il est enchanté de te revoir, +j'en suis sûr. Il t'aime bien, tu sais, et tant que tu ne lui +prends pas sa fille...</p> + +<p>Le dîner, fort bien préparé—Perpetua s'était surpassée +—impeccablement servi par Agnese et Federigo, le +cocher-jardinier, fut charmant. Nadine, placée en face +de son père, était si belle, que tous les regards se portaient +involontairement sur elle. Ses cheveux ondés +avaient, sous l'éclatante lumière, des reflets d'or. Ses +yeux, tout à l'heure encore comme voilés de brume, +prenaient, sous leurs cils noirs, la couleur et la transparence +des vagues par un beau matin d'avril. Un sang +renouvelé montait de son coeur à ses joues et les animait; +sa bouche souriait, vivante, aimable et douce, +vrai fleur d'âme nouvellement éclose. Elle rayonnait +véritablement, et dégageait autour d'elle du bonheur, +de la jeunesse, de la grâce, de la bonté. Monsieur Meydan +l'observait de nouveau. Il comparait son air radieux +de maintenant à l'air angoissé de tout à l'heure; il commentait +le brusque départ du matin au nom de Georges, +et ce retour inopiné du docteur, sa joie évidente, aussi. +Mille indices, auxquels il n'avait pas pris garde tout +d'abord, ou qu'il avait repoussés, comme importuns, +lui revenaient à l'esprit. La lumière se faisait en lui.</p> + +<p>—A propos, et vos pintades? lui demandait Madame +Malprat.</p> + +<p>—J'ai réussi les grises, mais pas les blanches, répondait-il +courtoisement, trouvant surprenant, qu'on pût +s'intéresser à de si pauvres petites choses alors que de +si graves événements se passaient autour de lui.</p> + +<p>Jacques était heureux. «Cet épanouissement, c'est +mon oeuvre», pensait-il avec satisfaction. Sans moi... +Je puis donc encore être bon à quelque chose! Si j'ai +fait beaucoup de mal, je sais, aussi, faire un peu de +bien parfois.</p> + +<p>—Cette petite Nadine est éblouissante, ce soir, dit +Monsieur Malprat à sa voisine, Madame Lelong, plate +et sèche personne, mère d'une fille insignifiante et prétentieuse.</p> + +<p>—Oui, répondit-elle d'un air pincé. Il est vrai qu'elle +s'habille si bien!</p> + +<p>Aujourd'hui, au moins, sa toilette est plutôt modeste. +Je lui connais cette robe depuis très longtemps. +Elle a du goût, c'est vrai, mais ce n'est pas ce qu'elle +met qui la rend jolie; c'est elle qui donne un air particulier +à tout ce qu'elle porte. L'avez-vous jamais surprise, +le matin, quand elle est dans sa tenue de petite +maîtresse de maison active, avec ses cheveux bien +relevés au sommet de la tête, ses jupes courtes, ses +tabliers à bavette? Elle est exquise, ainsi! Ah! si j'avais +un fils!</p> + +<p>Pour ne pas trahir son secret, Georges se privait de +regarder son amie, mais il la voyait quand même. Il +discutait gravement littérature avec sa voisine, Madame +Porchano, femme aimable et distinguée, qui, +étant fort sourde, parlait à voix très basse; pourtant, il +suivait chacun des gestes de la jeune fille, il ne perdait +pas un mot de ce qu'elle disait. Comment cela se faisait-il? +Ceci est un des menus miracles de l'amour, qui en +fait bien d'autres.</p> + +<p>Maggie, fière d'être assise auprès de «l'Ami Calvetti», +comme une grande personne, causait avec lui de Florence, +sa ville natale, heureuse de faire montre de son +bon italien, et regardait, non sans dédain, Luce, confiée +aux soins de Jacques, ainsi qu'une petite fille. Tout +homme d'esprit qu'il était, le subtil célibataire ne dédaignait +pas de se mettre en frais pour elle; il s'amusait de +ses airs importants, sans cesser pour cela d'observer ce +qui se passait autour de lui. «Melville de retour après +deux années d'absence, Nadine radieuse, Meydan +préoccupé, Jacques, gai comme un pinson, Malprat +intrigué, Madame Lelong inquiète: <i>va bene</i><a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a><a href="#footnote30"><sup>30</sup></a>, pensait-il.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote30" name="footnote30"></a><b>Note 30:</b><a href="#footnotetag30"> (retour) </a> Ça va bien.</blockquote> + +<p>Le pudding brûla comme jamais pudding au monde +n'avait brûlé.</p> + +<p>—C'est nous qui l'avons fait—dirent les fillettes—et +aussi Nadine.</p> + +<p>—Tiens! le petit raisin de Corinthe qui ne voulait +pas être mangé! Vois-le, Dine! Il brûle tout seul, là, sur +le bord, s'écria Lucette, de sa voix claire.</p> + +<p>La grande soeur se mit à rire, les yeux subitement +mouillés de larmes. «Comment, il n'y a que quelques +heures que je racontais cette histoire, le coeur +broyé d'angoisse? Et maintenant... Qu'il faut peu de +temps pour changer toute une vie,» pensait-elle. «La +véritable durée des choses se mesure en nous, non +ailleurs.»</p> + +<p>On se levait de table. Arrivé dans le salon brillamment +éclairé:</p> + +<p>—Eh! bien, <i>carina mia</i><a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a><a href="#footnote31"><sup>31</sup></a>, dit Monsieur Meydan à sa +fille aînée en l'entraînant à l'écart, je crois que nous +avons bien vieilli, depuis deux ans.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote31" name="footnote31"></a><b>Note 31:</b><a href="#footnotetag31"> (retour) </a> <i>ma chérie</i></blockquote> + +<p>—Non, Papa, dit-elle—mettant par un geste familier +sa jolie tête sur l'épaule de son père et l'enveloppant +de son regard aimant—tant que tu auras besoin +de moi, je serai toujours de beaucoup trop jeune!</p> + +<p>—Mais l'âge est venu d'aimer?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—C'était inévitable, et j'étais un vieux fou... D'ailleurs, +tu as bien placé ton coeur, mon enfant!</p> + +<p>Georges les regardait. M. Meydan lui fit signe d'approche; +et, prenant la main de sa fille, sans parler, il +la mit dans celle du jeune homme.</p> + +<p>—Mon père! dit celui-ci, vivement ému.</p> + +<p>—Oh! pas de phrases, s'il te plaît! Tu es un fieffé +voleur et tu mériterais la corde. Mais si tu me laisses +ma fille encore un peu de temps, je te pardonnerai.</p> + +<p>—Voleur, moi? Je ne vous enlève rien, et je vous +donne un fils.</p> + +<p>—Des mots, des mots, tout cela! Celui qui nous +prend le coeur de notre enfant est un voleur, et le plus +effronté, le plus dangereux de tous, je n'en démords pas. +Un voleur excusable, un voleur pardonné, aimé même +peut-être, mais un voleur.</p> + +<p>Les «petites soeurs», intriguées de ce colloque, avançaient +leurs têtes curieuses vers le groupe. Les dames +s'éventaient d'un air discret.</p> + +<p>Jacques s'en aperçut.</p> + +<p>—Eh bien, docteur! dit-il tout haut à Georges en +s'approchant, comment trouves-tu papa, ce soir?</p> + +<p>—Mais beaucoup mieux, je suis très content. Son +pouls est excellent, régulier, ferme; cela va parfaitement!</p> + +<p>La soirée passa très vite, comme tout ce qui est vraiment +bon en ce monde. Le gros voisin, Porchano, +congestionné par le dîner, proposa de faire un whist et +alla s'installer à la table préparée dans le petit salon +contigu avec sa femme, Madame Lelong et Madame +Malprat.</p> + +<p>«L'Amivetti», comme l'appelaient les enfants autrefois, +avait pris Luce sur ses genoux, et caressait tendrement +ses cheveux noirs. Maggie s'était assise tout +contre lui. Pour parler aux fillettes, il adoucissait sa +voix sonore et mettait des diminutifs câlins aux mots +de sa langue natale, si douce déjà.</p> + +<p>—Chéries, laissez donc ce pauvre «ami» tranquille, +dit la soeur aînée.</p> + +<p>Le Toscan étendit sa longue main maigre au-devant +de Luce, comme pour défendre un trésor menacé, et +répondit par un simple mouvement de sa grave tête +expressive. Puis, levant ses sombres sourcils, d'un regard +il montra le piano à Nadine.</p> + +<p>Il avait raison, l'Amivetti, c'était ce qu'il fallait; les +coeurs étaient trop émus pour qu'on pût parler. Elle +obéit. Monsieur Meydan prit son violoncelle; Georges, +debout auprès du piano, tournait les pages. Monsieur +Malprat s'installa dans un coin sombre, loin de l'éclat +des lampes, et s'apprêta à écouter.</p> + +<p>Bientôt, entraînées par le chant divin, l'âme du père +et celle de l'enfant n'en firent plus qu'une. La jeune +fille disait son amour, sa tendresse filiale, sa joie d'avoir +vaincu son coeur et tenu ses promesses envers la grande +amie absente, présente, toujours! Lui, Monsieur +Meydan, pensait à sa femme, aussi, à l'aurore de leurs +tendresses, à son bonheur si elle avait été là, à sa +Nadine, précieuse entre tous ses enfants, qu'il perdait +et retrouvait à la fois ce soir-là,—à tant de joies, à +tant de douleurs si intimement mêlées dans son âme, +comme dans toute âme qui a vécu et aimé. La voix +profonde, presqu'humaine, du merveilleux instrument +chantait cela, et bien d'autres choses encore; elle évoquait +ces choses inexprimées, inexprimables que nous +entrevoyons et que la musique évoque: ébauches de +pensées, intuitions d'au-delà, qui se compléteront, s'expliqueront +dans une autre vie.</p> + +<p>Jacques, enseveli dans un fauteuil, derrière un paravent, +pleurait comme un enfant, sans savoir au juste +pourquoi, en une détente de ses nerfs surmenés. Maggie +écoutait de toute sa petite âme ardente, les yeux brillants, +les lèvres serrées. Luce s'était endormie, sur les +genoux de son grand ami. <i>«Carissima<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a><a href="#footnote32"><sup>32</sup></a>»</i>, pensait celui-ci, +«pauvre petite fille douce et frêle, tu perds ta mère +une seconde fois, ce soir. Ta «Grande» sera toujours la +plus tendre des soeurs, mais rien qu'une soeur, désormais. +Elle aime, elle est aimée, heureuse... l'amour comblé +rend égoïste, même les meilleurs: il est à soi-même tout +son univers. Elle va perdre ces divinations, ce délicat +toucher que seule donne la souffrance profonde».</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote32" name="footnote32"></a><b>Note 32:</b><a href="#footnotetag32"> (retour) </a> Superlatif de chère.</blockquote> + +<p>—Hum! fit M. Malprat, en se levant, lorsque la dernière +note s'éteignit dans le salon silencieux. Ce Beethoven, +quel génie! Ma petite Nadine, tu as joué +comme un ange! Quant à toi, Meydan, j'ai toujours dit +que tu as manqué ta vocation: tu es un musicien de +premier ordre; c'est un crime de cacher un pareil +talent... Vous m'avez fait passer une heure divine!</p> + +<p>—Bonsoir, heureux homme! dit monsieur Calvetti, +en passant, à Georges. Voilà une sonate qui comptera +dans plusieurs vies.</p> + +<p>—Nous pourrions bien apprendre quelque chose de +nouveau, avant longtemps, dit madame Malprat, à madame +Lelong, dans le jardin, comme elles s'en allaient +précédées de Federigo qui portait une lanterne, et +suivies des autres invites.</p> + +<p>—Vous croyez? répondit la pauvre dame, qui avait +jeté son dévolu sur Georges Melville pour sa fille, et +qui voyait ses beaux projets matrimoniaux s'en aller à +vau-l'eau—si ce mariage avait dû se faire, il y a longtemps +qu'il serait fait, ce me semble!</p> + +<p>Les fillettes, glorieuses d'être restées au salon pour la +première fois jusqu'à minuit, montaient, tout ensommeillées, +l'escalier de pierre, pendues chacune au bras +de leur soeur.</p> + +<p>—Dine! s'écria Lucette, comme nous avons été heureuses, +aujourd'hui! C'était vraiment un fameux Noël! +Jamais je ne me suis autant amusée!</p> + +<p>Une tasse fumait sur la table, au pied du lit de la jeune +maîtresse de maison. «Les excuses d'Agnese», pensa-elle; +«pauvre brave fille, j'ai mieux que son tilleul».</p> + +<p>En posant la lampe sur la cheminée, elle vit une +enveloppe, placée sous la photographie fanée. Elle l'ouvrit, +et trouva le récépissé d'une lettre chargée, puis un +papier avec ceci:</p> + +<p>«C'est parti, et, en même temps, ma démission du +«Regina Club». Je ne jouerai plus, je te le jure sur son +souvenir, prie pour moi.»</p> + +<p>Nadine se jeta à genoux devant son lit; alors sur ce +même coussin qui avait étouffé ses sanglots le matin, +elle laissa couler de douces larmes de reconnaissance +et de joie.</p> + +<p><i>Décembre 1903.</i></p> +<br><br><br> + + +<p>TABLE</p> + +<div class="poem"> <div class="stanza"> +<p><i>Nuit de Noël</i></p> + </div><div class="stanza"> +<p><i>Regard maternel</i></p> + </div><div class="stanza"> +<p><i>Le Larron</i></p> + </div><div class="stanza"> +<p><i>Le nourrisson de la Poupin</i></p> + </div><div class="stanza"> +<p><i>Joyeux Noël</i></p> + </div> </div> +<br><br><br> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Contes de Noël +by Madame Henri de La Ville de Mirmont + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES DE NOËL *** + +***** This file should be named 14677-h.htm or 14677-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/4/6/7/14677/ + +Produced by Suzanne Shell, Renald Levesque and the Online Distributed +Proofreading Team. This file was produced from images generously +made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica). + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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