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diff --git a/14677-0.txt b/14677-0.txt new file mode 100644 index 0000000..96cad99 --- /dev/null +++ b/14677-0.txt @@ -0,0 +1,6947 @@ +*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 14677 *** + +_Madame DE LA VILLE DE MIRMONT_ + +Contes de Noël + + _Qu'il est doux, qu'il est doux d'écouter des histoires, + Des histoires du temps passé; + Quand les branches d'arbres sont noires, + Quand la neige est épaisse et charge un sol glacé_. + +A. de Vigny. «_La Neige_». + + + + + +1906 + + +NUIT DE NOËL + +_A Jean._ + + + +I + +L'arbre de Noël, un robuste sapin de la montagne, s'élève droit, +imposant et un peu nu, dans la grande pièce lambrissée de vieux chêne. +Ses bougies, en trop petit nombre, éclairent mal les coins délabrés; +mais, dans la haute cheminée, une énorme bûche envoie sur le plancher, +soigneusement lavé, sur les meubles, modestes et brillants, une chaude +et joyeuse lueur rouge. Sapin et bûche viennent de la grande forêt +silencieuse où la brise de la montagne éveille en passant la senteur +humide des feuillées, la forêt majestueuse, aux profondeurs de +cathédrale, où la lumière, filtrant à travers les rameaux sombres, fait, +sur l'épais tapis d'aiguillettes rousses qui cède sous les pas, une +ombre mauve, mystérieuse et douce. On a vu grandir l'arbre auprès de +la clairière «aux myrtilles»; c'est un ami. Voilà déjà longtemps qu'il +était destiné à faire la joie de la veillée de Noël. Le père Jousse, +possesseur de ce coin de bois, l'avait promis aux enfants du pasteur. + +--Vous voyez ce sapin, leur disait-il; il est pour vous quand il sera +assez gros. Lorsque vous le verrez tout allumé dans votre maison, un +soir de Noël, vous penserez: «C'est le père Jousse qui l'a élevé pour +nous!» Il n'est pas un ingrat, le père Jousse, que diable! Il n'oublie +pas les soins et les remèdes que votre maman a donnés à sa pauvre +vieille quand elle a pensé mourir! + +La bûche aussi vient du bois du père Jousse; c'est encore une amie. +N'est-elle pas une branche de ce grand mélèze frappé par la foudre et +couché par terre comme un géant mort! Que de fois, l'été, il a servi de +banc à toute la famille! Que de fois les petits ont couru sur son dos +arrondi!... C'est pour cela qu'elle brûle si bien, la grosse bûche! De +son centre embrasé sortent mille petites langues bleues et jaunes; de +temps en temps elle lance une fusée d'étincelles, comme pour rire aussi, +quand les autres rient. + +Et l'on rit tout le temps. Pensez donc! quatre vigoureux enfants: un +garçon de dix ans, une fillette de neuf, et deux garçons de cinq +et quatre ans, au fond d'un coin perdu des Cévennes, dans un vieux +presbytère, ancien château en ruine perché sur le flanc de la montagne, +au-dessus d'un torrent, et qui laisse passer le froid et le vent par +toutes ses fentes. Or, il est sillonné de lézardes, comme un vieux +visage, de rides. Les contrevents vermoulus tiennent à peine. Il faut +absolument être gais, il faut savoir se suffire à soi-même, il faut +s'aimer bien fort pour oublier les privations sans nombre que la +mauvaise saison amène avec elle. Maman, la douce et jolie maman blonde, +toujours occupée des autres, et grand'mère si vaillante, si vive encore, +ont beau s'ingénier, faire des miracles, tirer des ressources de rien, +accumuler pendant la saison chaude provisions sur provisions, penser à +tout, prévoir tout, l'hiver est cruel; et il dure tellement qu'il n'y a +presque pas de printemps et d'automne. L'été, par exemple, c'est autre +chose; l'été, c'est fête tout le temps. A peine la dernière neige +est-elle fondue que les champs se couvrent d'une verdure intense. La +forêt devient le domaine des enfants; elle leur livre ses trésors: +fleurs, mousses, lichens, lierres, myrtilles, myrtilles surtout. +Agenouillés devant les plants moins hauts qu'eux, les petits, de leurs +doigts agiles, portent sans s'arrêter les baies d'un noir bleuté de +l'arbuste à leur bouche gourmande et barbouillée. Le torrent, qui coule +maintenant si frileusement sous le presbytère, se réveille alors, +subitement gonflé, et chante sa joyeuse chanson. On va pêcher ses +truites pointillées de rouge qui se cachent si bien sous les pierres +plates, ses petits poissons d'argent qu'on prend, tout frétillants, à +pleines bouteilles. On se baigne en son eau cristalline. On accompagne +papa dans ses tournées. Les rudes montagnards aiment les blonds enfants +du pasteur; ils ont toujours quelque chose à leur montrer: un veau +nouvellement né, une portée de lapins. D'ailleurs, s'il est formellement +défendu de rien demander, il est bien permis d'accepter: le pain bis est +si bon avec une épaisse couche de beurre frais! Puis, lorsqu'on a été +très sage, on va avec maman et grand'mère aux marchés des environs faire +les approvisionnements. La vieille carriole est attelée. Le chemin monte +et descend tout le temps: quand il monte il faut s'avancer sur le devant +de la voiture pour ne pas soulever le pauvre Ali qui n'est pas trop fort +pour tout ce monde; quand il descend il faut se masser en arrière et +faire contre-poids, la carriole n'ayant pas de frein. Dans les boutiques +du bourg, il y a des merveilles: des jouets depuis cinq centimes jusqu'à +deux et trois francs! Et les sucres d'orge dans les bocaux de verre, et +les animaux en sucre rose, et les billes, et le chocolat enveloppé dans +des images! Si l'on a été bien obéissant, si l'on ne s'est pas fourré +sous les jambes des chevaux, dans la place encombrée de charrettes, si +l'on n'a rien demandé, si l'on ne s'est pas perdu au milieu de la foule, +on a droit à une petite récompense. + +Mais l'hiver, rien de tout cela. La neige, toujours la neige. Les +visites sont impossibles: la neige comble les routes; et, rien que pour +ouvrir la porte extérieure, il faut déblayer les environs. Ou bien, s'il +a gelé, le chemin est une glissoire très amusante, mais beaucoup trop +dangereuse. Quand le temps est beau, que la neige durcie resplendit +sous un clair soleil, on attelle Ali et l'on va en traîneau. C'est très +amusant; mais il fait si rarement beau! + +Aussi, comme les journées sont longues, à voir tomber les flocons blancs +derrière les vitres, et comme on attend Noël! Maman et grand'mère ont +fait leurs commandes à Paris, à la belle saison, quand le facteur venait +tous les jours encore, et que l'on pouvait aller chercher les paquets +à la station du chemin de fer, très loin, là-bas, dans la plaine. La +caisse est arrivée depuis longtemps avec cette inscription en noir: +«Bon Marché--Fragile.» On l'avait mise dans la chambre d'amis, toujours +pleine en été, mais vide en cette saison. Les enfants pouvaient aller la +voir et tâcher de deviner ce qu'il y avait dedans. Défense d'y toucher, +par exemple! Depuis une semaine, la caisse avait été ouverte et l'entrée +de la chambre d'amis interdite aux enfants. Ils s'étaient engagés sur +l'honneur à n'y pas pénétrer et avaient tenu parole. On regardait bien +par le trou de la serrure, mais la clé empêchait de voir. Maman et +grand'mère étaient très affairées: elles préparaient les belles chaînes +de papier de couleur, les paniers pour les bonbons, les noix dorées; +elles mettaient des ficelles aux biscuits, aux pommes conservées tout +exprès pour l'arbre. Enfin le grand jour est arrivé. Le sapin du père +Jousse, déraciné et transporté par Chamay, le charron, est là, paré, +brillant! Comme il est beau! Comme il a l'air majestueux et grave! Il +étend ses rameaux flexibles d'un air de douce protection, il semble +dire: + +--Me voici, mes petits amis! Je suis envoyé par des coeurs +reconnaissants. J'ai quitté pour vous la forêt où j'ai grandi libre et +heureux; j'ai secoué dehors ma robe blanche pour venir orner ce soir +votre demeure toujours ouverte à ceux qui souffrent. Aussi mes branches +portent avec joie, pour vous, jouets et friandises. Réjouissez-vous avec +moi! + +Ah! il n'est pas besoin de le dire, de se réjouir! C'est déjà un tapage +infernal. Grand'mère se bouche les oreilles, papa et maman demandent en +vain le silence. + +--Voilà mon cheval de bois, voilà mon cheval de bois! crie à tue-tête +Odet, le plus petit, gros bonhomme joufflu, dont les grands yeux noirs +brillent comme des diamants sous ses boucles dorées. + +--Et moi, voilà ma trompette, ma belle trompette que j'ai demandée! dit +Jean, joli garçonnet de cinq ans, blond aussi, mais plus frêle, dont +les yeux bleus profonds, les traits délicats et volontaires forment un +parfait contraste avec la rondeur naïve de son cadet. + +--Ma poupée, ma poupée! s'écrie en extase Marie, l'unique fille, la +petite maman déjà sérieuse de ses frères. Elle est bien plus belle que +la poupée de grand'mère, que j'aime bien, pourtant. Elle a des cheveux, +de vrais cheveux d'enfant qu'on peut peigner, et non pas un chignon noir +en porcelaine, comme l'autre! Elle est justement habillée de bleu, comme +je le désirais tant! + +--Et moi, et moi, je vois le couteau de grand garçon dont j'avais envie! +s'exclame François, le fils aîné, l'homme en second de la famille, l'ami +et le compagnon de son père. Je n'espérais pas qu'on me le donnerait +encore. Il a une serpette pour couper les bâtons et pour les tailler, +quel bonheur! Faisons une ronde autour de l'arbre, tu permets, papa? + +--Certainement. + +--Venez, Mariette, dit François, à la vieille bonne qui contemple +l'arbre, sûre, elle aussi, de n'avoir pas été oubliée. + +Et les voilà qui tournent comme des fous, jusqu'à ce que les petits +tombent, exténués. + +--Maintenant, c'est assez, dit le père. Venez vous asseoir un tout petit +moment là, auprès de la grande bûche qui donne si chaud et qui brûle si +bien; je vous expliquerai ce que c'est que Noël et pourquoi nous sommes +si heureux quand c'est Noël. + +--Je le sais, dit Jean. Noël, c'est quand Jésus est né dans une crèche! + +--Et pourquoi sommes-nous si contents, quand c'est Noël? + +--Je le sais, moi aussi, dit Odet, dont la figure épanouie s'épanouit +encore. C'est parce qu'il y a un arbre avec des joujoux et des pommes et +des gâteaux, et un pudding qui brûle avec du rhum, à dîner, et parce que +nous restons levés jusqu'à dix heures, comme les grands, et que tu nous +racontes des belles histoires. + +--Et que, le lendemain, nous trouvons des jouets dans nos souliers, +reprend Jean. + +--Oui, mais pourquoi, nous, les grands, fêtons-nous ce jour-là en vous +donnant toutes ces joies? + +--Parce que vous êtes un bon papa et une bonne maman et une bonne +grand'mère, et que vous nous aimez, dit en rougissant la blonde Marie. + +--Oui, sans doute; mais c'est aussi parce que nous sommes contents +nous-mêmes. Et nous sommes contents parce que la nuit de Noël, il y +a plusieurs siècles, dans les champs de la Judée, comme les bergers +gardaient leurs troupeaux, tout à coup ils ont vu le ciel s'ouvrir, une +grande multitude d'anges a paru, et qu'est-ce qu'ils disaient, François? + +--«Paix sur la terre, bonne volonté parmi les hommes!» + +--Oui, et cela veut dire: hommes de la terre, Dieu vous aime malgré vos +péchés, puisqu'il vous envoie son Fils pour vous sauver. Alors, suivez +son exemple, aimez-vous bien fort, vous aussi, les uns les autres, et, +puisqu'il vous sacrifie ce qu'il a de plus précieux, vous, à votre tour, +sacrifiez-lui vos haines, vos querelles, votre égoïsme: soyez en paix +entre vous, ayez de la bonne volonté, de la bienveillance les uns envers +les autres. + +--Vi, dit gravement Odet. Et quand on donnera les affaires? + +--Tout de suite, mon bonhomme. Je vois que vous êtes trop impatients +pour m'écouter; après, vous serez peut-être plus attentifs. + +A ce moment un coup de marteau vigoureux retentit dans le silence de la +nuit et fit trembler la vieille maison. + +--Qui peut bien venir à cette heure et par ce temps horrible, car il +neige à gros flocons, dit grand'mère avec inquiétude, en regardant à +travers les doubles fenêtres, à un endroit où le contrevent manquait. + +--Je vais voir, dit M. Malprat. + +--Moi aussi, moi aussi, je voudrais voir, j'irai avec toi, disent les +enfants. + +--Non, mes petits. Il fait trop froid dans la cour. Attendez-moi; je +reviendrai avec celui qui frappe: quel qu'il soit, il aura une place +auprès de la bûche de Noël. + +Tous écoutent, anxieux. Au bout d'un temps assez long, car il faut +dégager la porte, on entend un double pas d'homme, puis le pasteur +entre, suivi d'un grand montagnard. Celui-ci enlève sa cape, alourdie +par la neige, et secoue ses bottes sur le seuil. + +--Bonsoir, Mesdames et la compagnie, dit-il d'une voix forte. + +--Bonsoir, Monsieur, lui répond-on. + +--Lucie, vite un grog à Monsieur, dit le pasteur à sa femme. Il vient de +loin et le froid pince terriblement. + +La jeune femme se hâte de préparer la chaude boisson, mais elle ne peut +s'empêcher de dire, en la lui présentant: + +--Vous ne venez pas chercher mon mari, j'espère. Monsieur? Il fait trop +mauvais pour sortir, ce soir. + +--Je vous fais pardon, Madame, dit l'homme, tout honteux de troubler la +jolie fête de famille. C'est pas pour moi, c'est pour ce pauvre mal +en point de père Lecointre. Il est tombé d'une attaque en sortant du +cabaret, ce matin, et il est quasiment mort à c't'heure. Et sa femme m'a +dit comme cela: «Voisin Leblanc, allez donc prier M. le Ministre qu'il +vienne voir mon pauvre homme qui est bien peu en état de paraître devant +le bon Dieu; qu'il vienne pour l'amour du Christ: s'il mourait sans +avoir entendu une bonne prière, je ne me consolerais jamais.» Et je suis +parti, car la pauvre vieille me fendait le coeur tant elle pleurait; +mais je vois que je tombe bien mal ici, dans cette fête. + +--A-t-on fait chercher le médecin? demande grand'-mère. + +--Non, on ira demain matin. C'est qu'ils se font payer gros quand on les +dérange la nuit, et avec ce temps, les médecins. + +--Alors le danger n'est pas très pressant, dit la jeune femme: tu +pourrais bien attendre le jour toi aussi, Fred, comme le médecin... Mais +un regard sévère de son mari la fit s'arrêter, confuse. + +--J'irai, dit-il simplement. + +--Vous savez qu'il neige à gros flocons; les chemins disparaîtront +bientôt, la nuit est horrible; pas une étoile ne se montre: vous vous +perdrez, Fred. Pensez à mon anxiété, à celle de votre femme, de vos +enfants: on a tant besoin de vous ici; songez-y--dit grand'-mère, +suppliante.--Au moins vous retournerez avec Monsieur Malprat, +ajouta-t-elle en s'adressant au visiteur. + +--Ah! non, par exemple! Je vais coucher à l'auberge; je ne m'aventurerai +pas une seconde fois sur la neige, surtout maintenant qu'il fait nuit. +Je fais ma commission, moi; mais, si j'ai un conseil à donner à Monsieur +le Pasteur, c'est de patienter jusqu'à demain lui aussi. Nous partirons +ensemble. Alors, pour sûr, nous nous tirerons d'affaire. + +--Et si Lecointre meurt cette nuit? + +--Tant pis, ma foi! ce sera pas de notre faute. Il avait rien qu'à ne +pas se griser au cabaret comme un pas grand chose qu'il est, pour être +saisi par le froid, à son âge! + +--Lucie, ma chérie, aie la complaisance de préparer ma grosse pelisse +fourrée, mes bottes pour la neige, le fez que tu m'as porté de Nice, +l'an dernier, il tient bien chaud, mes gants de laine. Vous, Mariette, +vite un morceau de n'importe quoi, là, sur le coin de la table, je vous +prie. Puis j'irai seller Ali et nous partirons. Il est six heures; à +cause de la neige, même en marchant bien, nous ne serons pas arrivés +avant minuit; nous attendrons le jour pour repartir, et nous serons de +retour demain, vers l'heure du déjeuner. + +--Mais au moins, ne t'en va pas avant d'avoir donné les joujoux. Oh! +papa, nous ne voulons pas fêter Noël sans toi! dit François. Pense comme +nous serons tristes, alors que nous serions si heureux, si tu restais! + +--Oui, mais moi je ferais le contraire de ce que je prêche. Vous vous +souvenez de ce que je vous disais, il y a un instant à peine, à propos +de Noël? Eh bien! que cela me dérange ou non, je dois avoir la «bonne +volonté» d'aller répéter à ce vieillard qui va mourir justement ce que +les anges annonçaient à la terre il y a deux mille ans bientôt: que Dieu +l'aime et qu'il lui pardonne s'il se repent. Il n'y a pas un instant à +perdre; songez donc: si, à cause de vos joujoux, j'arrivais trop tard, +quel remords! + +Les petits ne l'écoutaient pas. Ils pleuraient et s'accrochaient à ses +jambes. + +--Reste, papa, reste pour la veillée, disait Jean. Tu as _promis_ de +raconter des histoires. + +--Maman le fera à ma place. + +--Elles ne sont pas aussi jolies que les tiennes, les histoires de +maman. + +--Et le pudding, papa, ajoutait Odet, il ne sera pas bon sans toi! + +--Vous le garderez pour demain! + +--Tu vas t'égarer... Oh! papa, ne pars pas ce soir, je t'en prie, +attends à demain, suppliait Marie. + +--Ne crains rien, petite folle, je connais la route. Demain, à dîner, si +vous avez été sages, nous mangerons le fameux pudding, et après je vous +raconterai des histoires: cela fera que vous en aurez eu deux fois au +lieu d'une. Et nous serons beaucoup plus heureux qu'aujourd'hui, parce +que j'aurai fait mon devoir, tandis que si je restais ce soir, nous +penserions tout le temps au père Lecointre, ce qui ne serait pas drôle. +Voilà, je suis prêt. Adieu mes bien-aimés, soyez sans inquiétude; vous, +petits, amusez-vous bien avec vos joujoux! + +Et, emmitouflé dans sa pelisse fourrée, ses beaux cheveux noirs cachés +à moitié sous son fez rouge, le pasteur quitta la chambre, les yeux +rayonnant de jeune vaillance et de bonté. + + + +II + +Dans l'écurie, Ali sommeillait, bien au chaud, sur une épaisse litière. +On lui avait donné double ration d'avoine pour qu'il eût, lui aussi, sa +petite fête. En entendant ouvrir la porte, il dressa la tête et se mit à +hennir avec inquiétude. Bien sûr, on ne songeait pas à le faire sortir, +à l'heure où tout, dort, dans la nuit glacée! + +C'était un petit cheval arabe, délicat et fier, une bête de race, +achetée à vil prix dans un marché des environs. Comment avait-il +quitté ses sables dorés pour ce climat rude, nul ne le savait. Vif et +intelligent, il comprenait tout, il aimait son maître, obéissait à sa +voix, et, quand il le portait, ne faisait qu'un avec lui. + +--Allons, mon pauvre Ali, il faut partir, vois-tu, dit le pasteur en le +sellant; je n'aime pas la neige plus que toi, vieux camarade! Comme toi, +je suis du pays du soleil, et le froid me glace jusqu'au coeur... C'est +dur de quitter ce soir litière et coin de feu; mais mon maître, à moi, +commande; donne ta tête fine, mon ami, et partons. + +La lourde porte de chêne à gros clous rouillés retombe pesamment, et son +bruit retentit dans tous les coeurs. + +Le village, à demi enseveli dans un épais duvet blanc, dort. Pas un +rayon ne filtre à travers les contrevents soigneusement clos. Le +petit cheval marche vaillamment; il relève ses jambes nerveuses qui +s'enfoncent sans bruit dans l'épaisse couche blanche. La neige tombe à +gros flocons lourds. Cheval et cavalier sont bientôt tout blancs. Ils +avancent lentement, semblables à des ombres errantes, et leur silhouette +fantastique se perd dans la nuit. + +Ils vont, ils vont sans s'arrêter; ils traversent des bois, des champs, +des villages; ils montent, ils descendent, ils remontent. Le froid, +un froid toujours plus intense et plus profond, les pénètre jusqu'aux +moëlles. Il semble au ministre qu'il n'est pas sur la terre, qu'il +marche dans un pays de rêve, sur un linceul immense, enveloppé dans un +suaire glacé. De sa main engourdie, il flatte sans cesse la bête dévouée +et courageuse. + +--Avance, Ali, avance encore, mon ami, nous approchons: tu auras bientôt +une grosse ration d'avoine et une bonne litière. + +Tiens! où donc est le poteau qui marque le croisement des chemins? +Enseveli, sans doute. Voici bien un arbre; il ressemble au hêtre qui se +trouve au coin de la route, mais qu'est devenue la haie du champ qui la +borde? Disparue sous la neige, peut-être aussi. Se serait-il trompé? +Non, pourtant, ce n'est pas possible. Il a fait si souvent cette course +qu'il irait les yeux fermés, lui semble-t-il. Bientôt il verra la ferme +des Lambert; il sera tout près d'arriver, alors. Courage! + +Mais sa tête s'alourdit étrangement. Ses tempes battent à l'assourdir. +Ah! qu'est-ce donc qu'il entend dans le lointain? Des cloches? Non, ce +n'est pas possible, il est trop loin d'un village maintenant. Mais oui, +ce sont des cloches, de merveilleuses cloches de Noël. Comme elles +chantent gaîment! Oh! le beau carillon! Il ressemble à celui de la +vieille église dans sa ville natale, là-bas, au doux pays du soleil. A +son appel les gens sortent, emmitouflés, de leurs maisons chaudes, et se +répandent dans les rues éclairées. Quel bruit et quel mouvement, comme +c'est gai! Que fait-on au presbytère? Les petits sont couchés dans leurs +lits bien douillets; Odet et Jean dorment; leurs têtes blondes reposent +auprès de leurs jouets neufs. Ils ont prié pour papa, bien sûr, pour ce +pauvre papa errant dans la neige. Comme il fait froid! Maintenant, le +linceul blanc devient rigide et dur; c'est une souffrance atroce de +marcher dessus. Maître et cheval ne sont plus qu'un bloc de glace: le +gland du fez de M. Malprat s'est collé à sa moustache et forme avec elle +un gros glaçon; sa pelisse raidie craque à chaque mouvement. Cela est si +cruel que lui, l'homme fort et courageux, il sent couler de ses yeux des +larmes qui se figent immédiatement. + +Lucie et grand'mère veillent au coin du feu, sans doute, dans la grande +salle à manger sombre, auprès de l'arbre éteint. La bûche de Noël +croule, consumée. Silencieuses, elles pensent à l'absent, elles +l'attendent. Oh! ce foyer, comme il lui apparaît radieux et attrayant, +dans la nuit glacée! La maison, la chère maison, où des visages aimants +l'accueillent toujours! La maison, fraîche et sombre, lorsqu'il vient de +la chaleur et du soleil aveuglant, chaude et éclairée, lorsqu'il vient +du froid et de la nuit. Le nid, l'abri sûr où il se repose après les +fatigues et les dangers, dans le bien-être et la sécurité; la gardienne +fidèle de ses trésors, le seul coin du monde qui soit à lui, bien à lui. +Il a toujours hâte d'y retourner, mais jamais elle ne l'a attiré avec +tant de puissance. Il n'a qu'à tourner un peu la bride de son cheval et +aussitôt c'est vers elles qu'ils voleront, retrouvant des forces. Elle +apparaîtra, masse informe, au bout du chemin. Il frappera: le marteau +fera bondir de joie les coeurs anxieux; la porte s'ouvrira: sa porte, et +il retrouvera le bonheur, la vie... Mais il faut marcher. + +La ferme des Lambert n'apparaît toujours pas. Oh! encore les cloches! +Qu'est-ce qu'elles disent donc si fort et si doucement à la fois! «Paix +sur la terre, paix sur la terre, bonne volonté parmi les hommes.» Oui, +il comprend; il lui faut encore de la bonne volonté, il en aura. Les +cloches se taisent. Le froid cesse, semble-t-il; un sommeil exquis +commence à envahir le jeune homme. Où est-il donc, et qui lui a mis sur +le corps cette chaude couverture blanche? Quelque chose comme de la +plume tombe sur son front. Il est vraiment bien fatigué, que cela va +être bon de dormir! Brusquement la neige, le froid, la souffrance, tout +disparaît. Il est dans un champ de la Judée, par une belle nuit sans +nuage. Étendu sur l'herbe épaisse, il contemple le ciel étoilé! Tout à +coup, une grande lumière resplendit, la voûte infinie s'entrouvre, une +nuée d'anges en sort, affairée, blanche, d'un blanc plus resplendissant +mille fois que la neige fraîchement tombée. «Gloire soit à Dieu au plus +haut des cieux», disent-ils, et les cloches sonnent à toute volée, des +millions de cloches, celles du monde entier qui célèbre Noël. + +A ce moment, dans la morne et silencieuse étendue, un cri lugubre +s'éleva; il alla se perdre dans les ténèbres sans éveiller d'écho. +C'était l'appel de détresse haletant, rauque, d'une bête à l'agonie, la +plainte presque humaine d'un être impuissant qui voit venir l'ennemie +redoutable, la mort, qui ne peut se défendre mais qui proteste, +frissonne et se cabre, follement épouvanté. Le jeune pasteur est +brusquement tiré du sommeil qui commençait à l'envahir. + +--Où suis-je, dit-il; qui a crié, qui m'appelle? + +Rien ne lui répond, mais un souffle chaud et oppressé caresse sa figure, +une langue rugueuse lui râpe la joue. + +--C'est toi, Ali? Pourquoi suis-je couché par terre, où allions-nous? + +Il dégage avec peine ses membres engourdis, se lève et tâche de se +ressaisir. Soudain, l'arbre de Noël, la visite de Leblanc, le départ, la +route interminable dans le froid atroce, tout lui revient à la fois. Il +comprend qu'il s'est endormi, qu'il a glissé de son cheval sur la neige +et que, sans Ali, il ne se serait pas réveillé. Alors, prenant dans ses +bras la jolie tête de l'animal: + +--Ah! mon fidèle compagnon, mon bon cheval, lui dit-il, merci! Tu me +fais honte. C'est moi, l'homme, qui ai manqué de courage, et toi, la +bête, qui m'as rappelé à l'ordre! C'est bien, ce que tu as fait là, mon +petit! Mais, comme tu trembles! Ton poil est tout hérissé encore, ta +poitrine se soulève comme le soufflet d'un forgeron. Tu as vu venir la +mort et tu as frémi, car elle était horrible ainsi, n'est-ce pas, dans +ce froid, dans cette solitude! Comme l'âne de Balaam, tu as presque +trouvé la parole pour avertir ton maître. A mon tour maintenant de te +donner du courage. Là, là calme-toi, mon brave, le danger est passé. La +neige cesse de tomber, le jour va poindre et dissipera les épouvantes. +Voyons, où sommes-nous? Qu'est-ce que cette tache noire, là-bas, entre +ces sapins?... Mais c'est la grange des Bedaux, il me semble! Nous +nous serons trompés de chemin au croisement des routes, vois-tu. Nous +tournions le dos aux Dastres où nous allons: je comprends pourquoi nous +ne trouvions jamais la ferme des Lambert. Allons, repartons; encore un +effort et nous serons arrivés. + + + +III + +Cependant on veillait dans le vieux presbytère. Après le départ du +pasteur, Mme Malprat et sa mère avaient distribué les jouets aux +enfants, éteint l'arbre. Puis on avait dîné tristement; et, vite, la +dernière bouchée avalée, les petits s'étaient groupés autour de leur +mère, réclamant les histoires promises. Mais elle était trop anxieuse +pour s'en tirer de façon à contenter son auditoire. + +--Paul fut fouetté parce qu'il avait été méchant..., disait-elle. + +--Mais c'était Louis qui était méchant et Paul qui était gentil! +s'écriait une voix indignée. + +Alors, y renonçant, elle avait pris les évangiles et avait lu simplement +le récit de Noël. + +--Maman, dit Odet quand ce fut fini, sais-tu ce qu'il faut faire? Il +faut demander à Dieu d'envoyer un de ses anges pour garder mon papa. +Puisqu'il en a une multitude et qu'une multitude ça veut dire beaucoup, +beaucoup, cela lui sera bien facile, et puis, Papa est parti pour obéir +à ce qu'il a dit. + +--Eh bien! demande-le lui toi-même. + +--Mon Dieu du ciel, dit Odet, joignant ses petites mains et prenant un +air céleste, envoie un de tes anges pour garder mon papa qui est parti à +cause de la bonne volonté... Amen! + +Les petits couchés et endormis, les mères étaient restées seules dans la +vaste pièce. Elles avaient pris leurs ouvrages, de gros tricots de laine +pour les orphelins de la paroisse: pauvres enfants des grandes villes +qu'on envoyait en nourrice dans ce coin isolé des montagnes et que +personne ne réclamait jamais. Elles ne parlaient pas, ne voulant pas se +tromper mutuellement et n'osant pas se communiquer leurs pensées. Elle +priaient à voix basse et attendaient. Les heures se traînaient, mornes, +aigrement sonnées par le coucou suspendu au mur. Tout était silencieux +au dehors et dans la maison. Elles n'entendaient que le tic-tac du +balancier marquant les secondes, le cliquetis des aiguilles agiles et +les battements de leurs coeurs rythmant leur angoisse. Le grand arbre +assombri, dépouillé, semblait attendre aussi, inquiet et grave. + +De temps en temps l'une des femmes se levait et allait à la fenêtre. + +--Eh bien? disait l'autre. + +--La neige tombe toujours, répondait-elle. + +Lorsque minuit sonna, elles se levèrent et s'embrassèrent. + +--C'est Noël, malgré tout, mon enfant, dit grand'-mère. Bon Noël à tous +ceux qui souffrent, à ceux qui sont loin, comme à ceux qui sont près! +Fred doit être arrivé maintenant comme il l'avait dit: si tu allais te +coucher? + +--Vas-y, mère, pour moi je ne pourrais pas fermer l'oeil. + +--Non, mais tu te reposerais. + +--J'aime mieux rester levée. Si, par hasard, Fred rentrait, n'ayant pu +trouver son chemin? Je doute qu'il ait pu aller jusqu'au bout avec ce +temps. + +--Fred connaît trop bien le pays pour s'égarer. A cette heure-ci il est +arrivé, et il se repose; va en faire autant. + +--Iras-tu, toi? + +--Non, moi je suis vieille, cela ne compte pas. + +--Eh bien! moi je suis jeune, cela ne compte pas non plus. + +A ce moment, la porte s'ouvrit et Mariette entra portant un plateau. + +--Bon Noël à mes maîtres, dit-elle. + +--Bon Noël à vous et à tous les vôtres, lui répondit-on. Comment, vous +n'êtes pas couchée? + +--Ah! non, par exemple! Monsieur n'aurait qu'à rentrer et à réclamer son +dîner: c'est pas Madame qui m'avertirait, n'est-ce pas? J'ai pensé qu'un +peu de tilleul ne ferait pas de mal à ces dames; elles le boiront, puis +elles iront se coucher... + +--Allez-y vous-même, ma fille, dit grand'mère. Madame et moi sommes +décidées à attendre encore. + +--Eh bien, avec leur permission, je ferai comme ces dames. + +--Alors, venez auprès de nous, vous aurez plus chaud qu'à la cuisine. + +Et la triste veillée continua, à trois maintenant. + +Vers le matin, la jeune femme tressaillit. Elle se leva, toute pâle. + +--Mère, dit-elle, n'as-tu pas entendu? Il m'a semblé qu'on appelait. +N'a-t-on pas frappé à la porte? + +--Non, mon enfant. Je n'ai rien entendu. C'est ton imagination +surexcitée qui t'a fait croire cela. + +--Non, non, je t'assure, il s'est passé quelque chose d'extraordinaire. +Mon coeur a été serré comme par un étau. + +--Tu sommeillais, sans doute, et tu as rêvé. Viens voir, le jour va +paraître, la neige ne tombe plus. Secoue tes idées noires, ma chérie, et +va dormir un instant pour que Fred, à son retour, ne te voie pas cette +mine défaite. + + + +IV + +Un jour pâle blanchissait la blanche campagne, lorsque le pasteur arriva +aux Dastres et frappa à la porte du père Lecointre. + +Une vieille femme, ridée et grise comme une pomme cuite, vint lui +ouvrir. + +--Oh! c'est vous, Monsieur le Ministre, s'exclama-t-elle. Je ne comptais +pas vous voir ce matin. La nuit a été terrible; comment avez-vous fait +pour trouver votre chemin? + +--Est-ce que j'arrive à temps? Votre mari... + +--Il est beaucoup mieux à c't'heure. + +--C'était-il véritablement une attaque? + +--Ma foi... non, Monsieur le Pasteur, dit-elle avec confusion en le +faisant entrer. Faut que je vous dise. Nous l'avons cru perdu, d'abord. +Il avait été au cabaret où il avait bu un coup de trop, suivant sa +mauvaise habitude. En sortant, le froid l'aura saisi. Il est tombé raide +sur le chemin. Il était sans connaissance, et pâle comme un mort; il est +resté ainsi quatre heures durant. C'est alors que j'ai prié le voisin +Leblanc d'aller vous quérir. J'avais si tellement peur que mon pauvre +homme trépassât comme cela, comme un chien vautré dans son vomissement! +Mais, quand j'ai vu chuter la neige, j'ai pensé: «Pour sûr, Monsieur +Malprat ne viendra pas.» Et vous êtes là! Comment avez-vous fait pour +arriver jusqu'ici? + +--J'ai eu assez de peine, en effet, mais j'avais mon fidèle cheval pour +me tenir compagnie. C'est une brave bête. A propos, faites-le soigner, +il en a bien besoin. Je vais auprès du malade. + +Un rude combat se livrait dans l'âme du ministre, une heure après, +tandis que, réchauffé auprès d'un grand feu, réconforté par un bon +déjeuner, il songeait à la nuit affreuse qu'il venait de passer... +pour rien. Car le père Lecointre avait seulement ce qu'il appelait +grossièrement, en riant, «une double cuite». De repentir, il n'en avait +guère manifesté tout à l'heure, quand le jeune pasteur croyait de son +devoir de lui dire quelques paroles sévères. + +Il était là, au fond de la pièce unique, béatement couché dans le +lit-armoire enchâssé au mur. Son visage rouge et tuméfié sortait à +moitié, sournois, de dessous les couvertures. Des mèches de cheveux, +d'un blanc jaune, passaient sous son bonnet de coton noir. Dans ses +petits yeux, luisants et ronds, qui prenaient un air dévot dès que le +pasteur le regardait, une petite flamme malicieuse brillait. + +--Heureusement, songeait-il, on ne le paye pas comme le médecin, ce +grand nigaud-là. Autrement, ça coûterait chaud! Le voilà tout capot +à c'te heure. Eh! eh! y venait pour me voir passer, et y me trouve +guilleret, prêt à recommencer. Y ne m'enterrera pas de cette fois-ci +encore! + +--Le malheureux! pensait Monsieur Malprat. Il ne m'a pas même écouté! Et +c'est pour lui que nous avons risqué nos vies, moi, père de famille, et +Ali, qui est mille fois moins brute que lui! C'est pour ce misérable +ivrogne qu'on a passé au presbytère une affreuse nuit de Noël, pour lui +que la fête, si impatiemment attendue par les enfants, a été manquée! + +Et une folle envie lui venait de crier à cet homme son infamie. + +La femme s'empressait, honteuse, attendrie, ne sachant comment témoigner +à M. Malprat sa reconnaissance et son regret d'être cause qu'il avait +exposé sa vie pour rien. Comme il repartait sur Ali, restauré et +allègre: + +--Monsieur le Ministre, dit-elle, il n'y aura pas de culte aujourd'hui, +à cause de la neige, n'est-ce pas? + +--Non, ma brave femme, je crois que je prêcherais devant des bancs +vides. + +--Eh bien! m'est avis que vous avez fait cette nuit un sermon de Noël +que vos paroissiens n'oublieront pas de si tôt. Tout le monde le +comprendra, celui-là: les ignorants comme les savants, les simples comme +les intelligents. Que le bon Dieu vous bénisse pour votre bonté! + +Le jeune homme partit, joyeux. La neige ne tombait plus. Un gai soleil +transformait le paysage. Montagnes et vallées, bois et plateaux étaient +encore tout blancs, mais ce n'était plus le funèbre linceul de la nuit, +c'était un manteau royal, d'une pureté immaculée, étincelant. Des +cristaux brillaient à toutes les branches des arbres, aux toits de +toutes les maisons. Le petit cheval marchait d'un bon pas. + +--Eh bien! Ali, lui dit son maître, cela va mieux que tout à l'heure, +hein? Quel magicien que ce soleil! Qui croirait que nous avons tant +souffert, il y a quelques heures à peine, dans cette merveilleuse +campagne! Mais vois donc comme tout est gai, comme tout est beau, +maintenant, alors que tout était si mortellement triste, si lugubre, +cette nuit! Nous passons, sans transition, du cauchemar au rêve +enchanteur. Le soleil, n'est-ce pas, la lumière, c'est la moitié de la +vie. Oui, oui, tu me comprends, tu sens comme moi!... Quel malheur que +tu ne puisses pas me répondre! + +La route, si longue, la veille, pour les égarés, fut vite franchie. Vers +midi, suivant sa promesse, M. Malprat frappait à la porte du presbytère. +Aussitôt des cris de joie retentirent; et, dans l'encadrement de la +porte, péniblement ouverte, il vit le groupe charmant de sa jeune femme, +de ses beaux enfants, et de la grand'mère qu'il avait cru ne jamais +revoir. Jusqu'à Mariette, qui riait d'aise, derrière les autres. + +--Bon Noël à tous! cria-t-il du seuil. + +--Papa, s'écria Odet, j'ai dit au bon Dieu de t'envoyer un de ses anges +pour te garder. L'a-t-il fait? + +--Oui, mon garçon. + +--Ah! j'en étais sûr! Et tu l'as vu? + +--Oui, mon petit. + +--Comment était-il? Avait-il de grandes ailes et une longue robe +blanche? + +--Je te raconterai cela plus tard, ce soir. + +--Oh! Fred, tu ne sais pas! s'écria la jeune femme. Aubert, le facteur, +a été trouvé mort, enseveli dans la neige! N'est-ce pas horrible? Il +a dû perdre son chemin et a été pris par le sommeil. Le chien du +garde-forestier l'a découvert ce matin, vers sept heures, non loin de la +ferme des Lambert. Nous avons été mortellement inquiets pour toi. Quelle +nuit atroce! + +--Eh bien! comment avez-vous trouvé le père Lecointre, demanda +grand'mère, se hâtant de débarrasser son gendre de sa pelisse, et lui +faisant passer des habits secs et chauds. + +--Il était guéri. Il s'est enivré un peu plus qu'à l'ordinaire, voilà +tout. + +--Je le pensais bien, reprit-elle gravement. + +--C'est indigne! s'écria Madame Malprat. T'avoir exposé à mourir gelé, +nous avoir fait passer cette nuit d'angoisses, et tout cela pour rien! +J'aurai de la peine à le lui pardonner, par exemple! + +--Et notre veillée de Noël, qui a été gâtée, c'est une honte! s'écria +François, exaspéré. + +--Et le pudding que nous n'avons pas mangé! ajouta Odet. + +--Silence, mes chéris!--dit sévèrement le pasteur, tandis qu'un frisson +d'horreur le parcourait tout entier. Comment, vous vous plaignez et je +suis là, auprès de vous! Mais, comme lui, j'aurais pu rester en chemin! +Si Ali pouvait parler, il vous le dirait bien. Nous avons dû, même, +passer près de ce malheureux sans le voir, sans lui porter secours! Ah! +c'est abominable, mourir ainsi, dans ce froid, dans cette nuit, tout +seul... Pourtant lui aussi faisait son devoir! Dieu l'a recueilli! Mais +sa pauvre femme, ses petits enfants qui l'ont attendu, et qui ne le +reverront jamais!... C'est affreux! + +--Son petit garçon n'aura pas prié Dieu de lui envoyer un de ses anges, +n'est-ce pas? demanda Odet. + +--Je ne sais. Dieu seul sait pourquoi il m'a conservé, alors qu'il +a pris ce pauvre homme. Il a, pour agir, des raisons, toujours +supérieures, que nous ne connaissons pas. Allons vite déjeuner, +maintenant: j'ai hâte d'aller voir sa veuve et ses orphelins. Ce soir, +à la veillée, je vous raconterai mon inoubliable nuit de Noël. Sachez +seulement que j'ai entendu des cloches, un merveilleux choeur de +cloches; c'était une musique comme on n'en entend pas sur la terre. Et +savez-vous ce qu'elles chantaient toutes ensemble, les grandes, les +petites, les lourdes, les légères, les graves, les claires, en une +harmonie infinie? + +--Non. + +--«Paix sur la terre, bonne volonté parmi les hommes!» + +_Décembre 1899._ + + + + +REGARD MATERNEL + +A Suzanne. + + + +Dans le vaste salon aux panneaux boisés, peints en blanc, le grand arbre +de Noël se dresse, éblouissant. Sa flèche aiguë touche le haut plafond. +Les petites bougies qui, chacune à part, donneraient une flamme pâle +et tremblante, font, ensemble, une lumière très intense, d'une gaîté +incomparable. Elle court, cette lumière, le long des fils d'or et +d'argent jetés parmi les branches; elle éclate sur les objets brillants +pendus à tous les rameaux, elle avive le vermillon des pommes d'api et +l'or des oranges. Puis, rayonnant autour du sapin, elle anime, là-haut, +les visages des vieux portraits; les uns, frivoles et parés dans leurs +costumes d'autrefois, ont l'air de sourire à la fête; d'autres, pensifs, +regardant de leurs cadres dédorés comme d'une fenêtre ouverte sur le +présent, paraissent rêver mélancoliquement aux choses d'autrefois, aux +Noëls passés. Enfin, plus bas, la belle lumière éclaire les jeunes têtes +vivantes qui se pressent autour de l'arbre, blondes et brunes, têtes de +jeunes gens rieurs, de jeunes filles vêtues de fraîches toilettes, dont +les yeux, illuminés par le plaisir, semblent concentrer en eux toutes +ces lumières, toutes ces joies. Au milieu d'eux, une mince silhouette +de femme, jeune encore, vêtue de velours noir, se détache, élégante et +souple. Elle va et vient de l'un à l'autre, empressée, vive: c'est la +maîtresse de maison, la mère de ces deux grandes fillettes si blondes, +si roses, aux candides figures épanouies, qui sont le centre d'un petit +groupe, à droite. Elle est blonde aussi, mais d'un blond plus atténué, +doucement cendré. Ses traits menus, à peine touchés par la vie, +paraîtraient enfantins à un observateur superficiel, sans deux grands +yeux profonds, couleur de fleur de lin, deux yeux qui ont déjà vu bien +des choses, qui ont pleuré et souri, des yeux qui comprennent et qui +parlent. + +Une odeur particulière, rappelant la forêt, le magasin de jouets, la +fruiterie, «l'odeur de Noël», comme disent les petits, flotte dans l'air +et met dans les coeurs cette allégresse très particulière, faite de +souvenirs et d'espérance, de pardon et d'amour:«la joie de Noël». + +Sur la mousse qui cache le pied de l'arbre, de nombreux paquets blancs, +attachés avec des faveurs, sont posés. La distribution des cadeaux a +commencé. Pour donner plus de gaîté à la fête, Mme Noguel a imaginé de +mettre les objets qu'elle offre dans plusieurs enveloppes portant une +adresse différente chacune. Ils circulent ainsi, de main en main, au +milieu des cris de surprise, des rires, des exclamations, avant de +s'arrêter à ceux auxquels ils sont destinés. Une litière de papier +jonche le tapis. Le choix a été fait avec tant d'intelligence et de tact +que tout le monde est content. Les jeunes visages rayonnent. La mère, +heureuse de la gaîté qu'elle voit autour d'elle, rayonne aussi, dans +la splendeur de sa beauté faite de bonté, modelée et comme refondue +à l'image de son âme sereine. Elle pense qu'elle est mille fois plus +heureuse aujourd'hui qu'au temps joyeux de son enfance, car son bonheur +est décuplé par celui qu'elle donne à ses chéries, à toute cette belle +jeunesse en fleur. Ses yeux clairs cherchent les regards pour y cueillir +la joie du plaisir qu'elle y a mis et qui est la récompense d'un long et +fatigant travail. Partout elle aperçoit la gaîté la plus franche et la +plus vraie. A la fin, pourtant, elle tressaille: un regard a tremblé +sous le sien et s'est dérobé. + +Cachée derrière un groupe, une jeune fille, toute frêle et pâle dans sa +sévère robe noire, regardait et s'efforçait de paraître gaie. D'épais +cheveux châtains, partagés par une fine raie, encadraient de leurs +bandeaux un peu raides son front pur. Sa jeunesse, qui aurait dû éclater +dans ses vifs yeux noirs, semblait languir comme une plante privée +de soleil; son teint, d'un blanc maladif, ses traits réguliers, lui +donnaient l'air d'une petite statue triste. Pourquoi était-elle là, et +qu'y faisait-elle? Sa place n'était pas au milieu de toutes ces lumières +et de toutes ces gaîtés; sa robe sombre faisait tache, choquait comme +une fausse note dans un air mélodieux. Quoi qu'elle fît pour la retenir, +sa pensée s'échappait du salon brillant, elle courait le long d'une +allée de platanes jusqu'à une large dalle de pierre grise où un nom très +simple était gravé. C'était la première fois qu'elle assistait à une +fête, depuis le jour cruel où sa jeunesse insouciante avait rencontré +l'atroce réalité. Pour la première fois, ses vêtements de deuil +s'éclairaient au cou et aux manches d'une étroite bande blanche. Ses +soeurs lui avaient dit: «Voyons, vas-y, cela te fera du bien». Elle +avait résisté, d'abord: non elle n'irait pas, elle resterait dans sa +petite chambre solitaire; là, devant le portrait de la chère morte, elle +revivrait les heureux Noëls d'autrefois. Elle penserait tant à sa mère, +elle la chercherait si avidement dans cet infini où elle avait disparu +que, peut-être, elle la trouverait, et que leurs deux âmes, détachées +des liens de la chair, se rencontreraient encore dans une de ces extases +de tendresse d'où elle sortait brisée, pourtant moins triste. + +Pourquoi donc avait-elle cédé? Quelque chose qu'elle ne s'expliquait pas +l'avait attirée en dépit d'elle-même, triomphant de sa résistance. Elle +s'était laissé parer par ses soeurs, elle était venue. Et maintenant, +dans cette réunion si gaie, parmi cette jeunesse ignorant la douleur, +elle se sentait dépaysée, perdue: telle une hirondelle sauvage au milieu +de brillants oiseaux des Iles. + +Heureusement personne ne songeait à elle: ses compagnes et ses camarades +causaient avec tant d'entrain qu'ils ne s'apercevraient pas de son +absence. Toute tremblante, elle réussit à gagner, sans être vue, un coin +sombre derrière un paravent, et, enfonçant son mouchoir sur ses yeux, +elle força ses méchantes larmes à rentrer. Ah! quand donc saurait-elle +porter sa peine? Allait-elle l'afficher au milieu de ces indifférents? +Quel ennui si on la surprenait! On s'étonnerait. N'y avait-il pas deux +ans, déjà? Son chagrin ne devait-il pas être allégé comme son deuil? +C'était si loin pour les autres, deux ans! La sympathie, qu'on lui +prodiguait bruyamment, les premiers temps, était usée depuis longtemps. +Elle entendait celles qu'on appelait ses «amies» lui demander de +nouveau: «--Pourquoi pleures-tu?» + +Rien que deux ans, pourtant! Les années lui avaient semblé à la fois +bien longues et bien courtes: n'est-ce pas hier que cela avait lieu? +Mais que de nombreuses et ternes journées ont passé depuis! + +Elle aussi se sentait jeune certes, elle aimait la vie, seulement elle +n'avait plus tout-à-fait confiance en elle. Ne savait-elle pas, non par +ouï-dire maintenant, mais par expérience, que nos joies les plus pures, +les plus légitimes, sont instables et courtes, et qu'en face de cette +vie mystérieuse et tentante, il y a la mort? L'appui naturel de son +coeur, l'amie toujours bienveillante, inépuisablement indulgente et +bonne, celle avec qui l'on ne compte pas et qui ne compte jamais avec +vous, celle, enfin, qui était comme le fond même de son existence, comme +sa raison d'être, était partie, et elle ne reviendrait pas... + +Pour les autres, rien n'était changé, tout avait encore le charme +enivrant d'une belle aurore sans nuage. Comment auraient-elles compris! +Elles iraient, en rentrant, tout conter à leur mère, qui se réjouirait +de leur joie, tandis qu'elle... Ah! comme sa chambre lui apparaît +froide, silencieuse, triste! + +Cependant Mme Noguel, qui observait la jeune fille, l'avait suivie des +yeux dans sa retraite. Elle ne la connaissait pas beaucoup, mais sa +jeunesse attristée avait attiré sa sympathie. C'était pour tâcher de +l'égayer, pour la faire sortir de sa studieuse solitude, qu'elle l'avait +invitée. Se serait-elle trompée? Ce coeur aimant n'était-il pas encore +trop meurtri pour supporter la gaïté bruyante d'une fête? + +Eh quoi! le mal était fait; comment l'atténuer maintenant? Devait-elle, +respectant sa douleur, la laisser reprendre possession d'elle-même, ou +bien irait-elle la trouver pour essayer de lui dire sa sympathie? Une +tendre pitié emplissait son cour: elle aussi avait perdu sa mère toute +jeune, elle aussi avait connu l'infinie détresse des orphelins. Elle +pensait à ce que seraient les futurs Noëls de ses filles, si elle s'en +allait. + +Comme elle hésitait encore, Lucie retournait auprès de ses compagnes. +Elle avait triomphé de sa violente envie de pleurer et revenait au +milieu d'elles avec cet air calme qui leur faisait dire: «Elle est +consolée.» Mme Noguel l'arrêta au passage; mais, au lieu des douces +paroles qu'elle pensait, retenue par une étrange pudeur, elle lui dit: +«Avez-vous été contente de votre cadeau, mon enfant?»... Seulement, sa +voix avait des intonations délicates, comme pour parler à une malade; +ses yeux traduisaient si bien sa pensée que la jeune fille se sentit +touchée jusqu'au fond de l'être. Ah! ce regard maternel, comme il la +remuait! C'était pour le retrouver, elle le comprenait, qu'elle était +venue; c'était lui, l'aimant tout-puissant, qui avait vaincu ses +résistances. Et, à présent, il pénétrait en elle, la réchauffant, la +vivifiant, lui mettant au coeur une force, une espérance, une joie. Il +était bleu ce regard, d'un bleu éteint comme celui qui lui manquait +tant, profond et tendre; lui aussi savait, comprenait, devinait. + +--Merci Madame,--fit-elle, levant vers la jeune femme un visage où +courait une flamme inaccoutumée, «j'ai eu ce que je désirais le plus. +Grâce à vous, moi aussi, j'ai mon Noël». + +_Décembre 1899._ + + + + +LE LARRON + +_A Henri._ + + + +I + +VIEUX NOËLS + +_«Le silence retombe avec l'ombre... Écoutez! Qui pousse ces clameurs? +Qui jette ces clartés?»_ + +V. HUGO + +_La ronde du Sabbat._ (Odes et ballades). + +Le vent d'hiver fait rage. Son souffle puissant pourchasse dans le ciel +les lourds nuages, balaye la vaste plaine, s'engouffre en hurlant dans +les vallées, entoure les collines d'une longue caresse sifflante. En +haut du coteau, il empoigne les châtaigniers centenaires, dépouillés de +leurs feuilles jaunies, secoue leurs sommets en tous sens, entrechoque +leurs vieilles branches noires, les fait craquer et gémir plaintivement. +Il ébranle la porte mal jointe de la chaumière solitaire, comme si, +irrité de l'obstacle, il était impatient d'entrer. Mais, subitement +lassé, il s'apaise, il se tait, il laisse la nuit redevenir sereine, les +étoiles scintiller dans le ciel nettoyé, les arbres se redresser, et, +graves, élever dans l'ombre leur immobile silhouette. Puis, reposé, il +repart, il reprend ses courses folles et sa grande clameur. + +Tout est paix et silence en ce moment dans la petite maison. L'ennemi +invisible, insaisissable, qui, tout à l'heure, semblait se ruer sur +elle, s'est éloigné. Le susurrement d'une tige de fagot trop verte +brûlant dans la cheminée, grande comme une alcôve, accompagne en +sourdine le tic-tac d'une haute pendule de noyer. Une chandelle de +résine, passée dans un anneau de fer fixé à l'âtre, vacille au courant +d'air, et fait couler ses larmes d'ambre par terre. Sa lumière +tremblotante, falote, éclaire les traits purs, émaciés par la +souffrance, fatigués et brunis par le rude labeur des champs, d'une +paysanne jeune encore, vêtue de noir, assise près du feu sur une chaise +basse. Sa fine tête est alourdie par le fichu de mérinos des veuves, +attaché en rond autour de son chignon serré, laissant à découvert les +bandeaux réguliers de ses admirables cheveux bruns, rudes et épais. Un +corsage à basques, tout uni, couvre son buste plat, affranchi du corset; +une ample jupe très froncée, tombe de ses fortes hanches, aux mouvements +rythmiques, jusqu'à ses pieds chaussés de sabots. + +Debout, devant elle, un petit garçon, un blondin aux yeux bleus +très-doux, enlève, d'un air boudeur, le plus lentement qu'il peut, l'un +après l'autre, sa blouse de futaine, ses culottes de drap épais, son +gros gilet tricoté. La jeune femme les plie avec soin et les pose sur un +coffre de bois, près d'elle. + +On aperçoit vaguement, dans le fond de la chambre, outre l'horloge de +bois, un lit aux rideaux à carreaux bleus et blancs; à droite, une +armoire à linge en chêne luisant et une antique huche à pain; à gauche, +un vieux vaisselier rempli d'assiettes et de plats à fleurs, sur +lesquels se reflète la flamme dansante du foyer. + +Maintenant l'enfant n'a plus que sa chemise de toile blanche trop +longue, sa première chemise de grand garçon dont il est très fier. Le +feu rougit ses vigoureuses jambes brunes, toujours nues, et ses petits +pieds nerveux. + +--Allons, Yanoulet, dit la mère d'une voix douce, dépêche-toi donc! Fais +vite ta prière, et au lit! + +--J'ai pas sommeil! + +--Tu dis cela, mais dès que tu auras la tête sur le traversin... Je t'ai +mis un caillou bien chaud. + +--Je me retournerai un grand moment avant de m'endormir. + +--Il est neuf heures et demie; c'est tard pour un enfant de ton âge. + +--Les enfants de mon âge vont à la messe de minuit: Peyroulin, et +Yantin, et Joseph de Laborde... + +--C'est possible. Mais tu sais bien que toi, tu n'es pas assez fort. Ça +te fait toujours du mal de veiller. De plus, nous devons aller voir ta +grand'mère à Nay, demain. C'est loin. Que dirait-elle si tu avais l'air +fatigué? Elle croirait que je ne te soigne pas bien. + +--Mais c'est de dormir trop, au contraire qui me rend malade. + +--Ne dis pas des bêtises. Et puis, ce soir, les chemins sont glissants +pour descendre au village; le vent est si fort qu'il te renverserait, et +si froid, qu'il te percerait jusqu'aux os. Sûr, tu attraperais du mal. +Allons, mon Yanoulet, ne fais pas le méchant, va te coucher. Si c'était +possible, tu le sais bien, je te céderais: je n'aime rien tant que de +te faire plaisir. Tu iras à la messe de minuit l'année prochaine. Il te +faut manger encore un peu de soupe, vois-tu, avant, devenir grand et +gros. + +--Alors, si je suis petit, prends-moi sur tes genoux et raconte-moi une +histoire, comme autrefois. + +--Petit, petit, pas tant petit que cela, tout de même: tu as dix ans. A +dix ans on est presqu'un homme. A dix ans ton pauvre père était déjà en +condition et gagnait sa vie. + +--Il allait à la messe de minuit. + +--Peut-être... + +--Tu vois bien. Moi, je veux toujours rester petit, être toujours ton +hilhot[1], «lou pouricou de mama[2]». + +[Note 1: Petit fils.] + +[Note 2: Petit poussin de maman.] + +En disant cela Yanoulet s'était glissé sur les genoux de sa mère; il +entourait sa tête de ses bras déjà robustes et la serrait avec force. + +--Lâche-moi, dit la veuve, tu m'étrangles. Ah! coquin, comme tu sais +bien t'y prendre! Comme tu sais me faire faire tout ce que tu veux! +Mais, si je te cède, promets-moi, au moins, d'être plus sage, plus +attentif en classe: le maître m'a dit encore hier que tu n'écoutes +pas, que tu restes les yeux en l'air, comme un innocent, au lieu de le +regarder, lui ou ton cahier. Promets-moi de bien faire tes devoirs, +d'apprendre tes leçons et non pas de t'échapper pour aller dénicher les +oiseaux ou voler des fruits avec Peyroulin, ce qui est très laid; il +t'entraîne toujours au mal, ce polisson-là! Il faut l'envoyer promener, +lui dire de te laisser tranquille, que si, lui, veut faire le mauvais +sujet, toi, tu ne veux pas. + +--Oui, oui, Maï beroye[3], je le lui dirai, sois tranquille. + +--C'est que, vois-tu, moi micot[4] je n'ai que toi au monde à aimer, que +toi pour m'aider et pour me donner du contentement. Si tu savais comme +cela me peine quand tu fais le mal! Tu es tout pour moi! Et puis, je +sens si bien qu'il faudrait un homme pour te montrer comment faire; je +ne sais que t'aimer et te soigner, moi; je n'ai pas le courage de te +battre et de te punir. Tu ne m'en feras pas repentir, dis, hilhot de mon +coeur, tu marcheras droit comme ton pauvre père? + +[Note 3: Jolie mère.] + +[Note 4: Petit ami.] + +--Oui, oui, Maï, tu verras! + +--Il faut, d'abord, te dépêcher d'apprendre à écrire et à compter, faute +de quoi tu te laisserais voler, plus tard, par les gens de la plaine qui +sont si rusés. Puis, quand tu sauras, tu m'aideras à bêcher le jardin, +à labourer le champ et à soigner les bêtes: bien est besoin d'un homme, +pour tout cela. Les ouvriers, vois-tu, ça travaille très peu et ça coûte +très cher: c'est la ruine des maisons. Toi, tu seras le maître. + +--Oui... et l'histoire? + +--Sens-tu la chaleur du feu sur tes pieds, les pieds du petit enfant de +maman qui est devenu un gros garçon méchant? Es-tu bien, là? Comme tu +es grand et lourd, maintenant! J'en ai plein les bras, de toi, comme +lorsque je porte une belle gerbe de blé! + +--Allons, raconte: Il y avait une fois... + +--Ah! petit capbourrut. Il y avait une fois un vilain enfant gâté qui +faisait faire bien du mauvais sang à sa pauvre mère qu'il n'aimait pas. + +--Ça, ce n'est pas vrai, je t'aime! + +--Bien sûr? + +--Sûr comme tu m'aimes, toi! + +--Comme je t'aime, moi, c'est pas possible. Mais si je croyais que tu +m'aimes seulement un peu... Tiens, fais-moi encore un poutou, prends +ma capuche, que je t'enveloppe: tu te refroidirais..... Là!..... +Commençons. + +Quelle histoire veux-tu? + +--Celle de la Terrucole d'abord. + +--Bien. Je n'ai pas besoin de te demander si tu la connais, la +Terrucole; tu n'y vas que trop, malgré ma défense. Il ne faut pas être +bien fin pour comprendre que ce n'est pas un endroit comme tous les +autres. Quand, arrivé au haut du coteau, on quitte la mauvaise route, +bordée de châtaigniers, si vieux que les anciens d'ici ne se souviennent +pas de les avoir vus planter... + +--Le chemin d'Henri IV? Pourquoi qu'il s'appelle comme cela? + +--Parce que le roi, dit-on, y passait, lorsqu'il s'en venait de Pau pour +aller à son château de Coarraze embrasser sa mère nourrice. Quand donc, +au lieu de continuer devant soi on tourne à main droite, on trouve un +grand champ de tuyas[5], joli à voir, de loin, quand il est en fleurs, +mais méchant à qui veut s'en approcher: tu sais comment il pique les +pieds et les jambes nues des petits garçons désobéissants. Des serpents +sont cachés là-dedans; aucune fleur n'y pousse, excepté, sur les bords, +le safran violet, la fleur des trépassés qui vient à la Toussaint pour +les morts dont les tombes sont abandonnées, que l'on dit. De ce terrain, +on voit toute la plaine, tous les villages: Angaïs, notre église et le +cimetière où ton pauvre père est enterré; Béouste, avec son clocher +pointu qui sort des arbres; et, de l'autre côté du Gave, qui a l'air +tout en vif-argent, Boeilh, Bezing, Assat; enfin, derrière, encore des +coteaux et des villages et les montagnes, que les étrangers trouvent si +jolies: paraît qu'il n'y en a pas, ailleurs, d'aussi belles; mais, à +force de les voir, nous autres, nous n'y faisons plus attention. De là +on aperçoit la fumée de toutes les chaumières, on voit passer sur les +routes tous les chars, toutes les voitures, et le chemin de fer qui +semble un serpent. Tu comprends si, à l'idée des esprits, c'est là +un bon endroit pour examiner le pays, pour suivre les mouvements des +habitants de la plaine, pour les guetter, les pister; aussi, de +tout temps à jamais, il a été le rendez-vous des hades[6] et des +broutches[7], il est hanté. Il y en a qui l'appellent le «camp de César» +et qui disent qu'autrefois, il y a très longtemps de cela... + +[Note 5: Ajoncs nains.] + +[Note 6: Fées.] + +[Note 7: Sorcières.] + +--Oui, oui, je sais, le maître nous l'a expliqué. César, c'était un +capitaine romain. Il avait pris le pays et mis un camp à la Terrucole. +Pour bien se cacher, avec ses soldats, il avait fait faire le talus +et le fossé qui est derrière... tiens, juste là où est le Calvaire, +maintenant. + +--Mais, quand était-ce ça? Pas au moins du temps de ma mère, ni de ma +grand'mère; personne, ici, ne s'en souvient. + +--C'était bien avant! + +--Du temps de la reine Jeanne, alors? + +--Non pas, plus avant encore! + +--Bah! tu crois cela, toi? Ça m'a l'air d'être des histoires que l'on +dit pour faire venir les étrangers et pour leur tirer de l'argent en +leur montrant le chemin. Moi, je m'en méfie. Le sûr, par exemple, c'est +que, dans le vilain bois sauvage qui est après, demeurent les broutches +et les hades; tout le monde dans le pays te le dira. Ma mère et ma +grand'mère que j'ai perdues, trop jeunes hélas! en avaient vu toutes +les deux. Aucun chrétien n'oserait y passer quand le soleil est couché. +D'ailleurs, n'y a qu'à aller voir: même, en plein jour, il y fait si +sombre au sortir du champ, que cela donne peur. Des bêtes courent +partout: des crapauds, gros comme ton béret, des serpents, longs comme +cette aguillade[8], des araignées, grandes comme la main d'un enfant, +qui font leur toile d'un arbrisseau à un autre. On entend des cris de +chouette, des sifflets, des plaintes, des gémissements. Les arbres, tant +il y en a, se touchent presque. Il pousse là des genévriers et des buis +énormes, comme l'on n'en voit que dans le parc du roi Henri, à Pau, et +sur le haut des montagnes sauvages. Des ronces méchantes s'accrochent +aux branches et retombent partout, griffant ceux qui s'en approchent. +La mousse, une mousse presque noire, tant elle est serrée, empêche +d'entendre marcher; l'air, pesant et chaud comme dans les maisons des +riches, peut à peine passer. Ce sont les hades qui ont tracé le petit +sentier droit qui va à travers les fougères. Quand la lune brille, il +paraît blanc et fin comme le fil de ma quenouille. C'est par là qu'elles +arrivent toutes, à la suite l'une de l'autre, à minuit, les jolies +hades, dans leurs robes qu'on dirait tissées avec des fils d'araignées, +couleur de la brume du matin. Leurs pieds touchent à peine la terre. +Autour d'elles, les broutches, ces laides, tournent en faisant des +grimaces, à cheval sur une racine de buis. Elles font, alors, leur +sabbat, qu'on appelle, que c'est un tapage d'enfer. Dès la fine pointe +du jour, tout ce monde disparaît. Les hades s'enlèvent ensemble, se +perdent dans l'air, pareilles à la fumée; les broutches rentrent dans +ces châtaigniers troués, frappés par le tonnerre, où nichent les hiboux, +dans ces chênes qui ont de grosses bosses. Tiens, entends-les crier +toutes à la fois... c'est terrible! Elles s'en donnent tant qu'elles +peuvent maintenant, les maudites, sachant que, tantôt, elles devront +se taire. Fais bien vite le signe de la croix, mon petit, et surtout, +surtout, ne va jamais du côté de la Terrucole quand le soleil est +couché, tu m'entends! + +[Note 8: Aiguillon monté sur un long manche qui sert à piquer les +boeufs pour les faire marcher.] + +--Attends un peu que j'y aille, j'ai bien trop peur, moi! Mais, +es-tu sûre que c'est vrai, tout cela? «Monsieur» dit que ce sont des +histoires, des bêtises inventées par les vieilles femmes pour forcer les +garçons et les filles à rester à la maison, le soir. + +--Pas vrai! Monsieur le Régent est bien instruit, bien fin, je ne dis +pas non; il écrit que c'est pareil à un dessin et il raconte des choses +comme il y en a dans les livres et sur le journal; mais il ne peut pas +nier, je pense, ce que ma pauvre défunte mère a vu de ses propres yeux, +ce qu'elle m'a répété bien des fois. «Allez-y voir, qu'il vous dit, et +si vous rencontrez une seule hade ou une seule broutche, je vous donne +cent mille francs.» Le farceur! Les a-t-il, les cent mille francs, lui, +d'abord? Oui, comme moi! Et puis, on sait trop ce qui arrive quand on va +voir: on est pris immédiatement d'un mal très laid, le mal de Saint-Guy, +qu'on dit. C'est comme si on avait un esprit dans le corps, qui vous +force à faire ce que vous ne voulez pas faire. On devient pareil à un +innocent: on tire la langue, on tourne la bouche, on remue la tête, les +jambes, les bras.--Tu sais le fils de la Marianne, de Béouste, eh bien! +il l'a eu, ce mal, mais il est guéri parce qu'il a fait le remède. Car, +heureusement encore, il y a un remède, et facile. Faut, avant tout, pour +apaiser les esprits, jeter dans le trou, avec de l'argent, un morceau de +l'habit de la malheureuse ou du malheureux qui est possédé. Les riches y +mettent des pièces blanches, s'ils veulent: il y en a même qui ont lancé +jusqu'à de l'or, paraît, mais c'est très rare; ceux qui n'ont pas de +quoi donnent des sous, le plus qu'ils peuvent. Pendant trente jours de +rang, d'une lune à l'autre, chaque matin, quand le soleil se lève, faut +aller dire des prières au pied du Calvaire qui est planté dans le talus. + +--C'est pour cela qu'il y a toujours des chiffons par terre ou pendus +aux branches, à la Terrucole! Comme il doit y avoir de l'argent +là-dedans, depuis le temps qu'on en apporte! + +--Oh bah! les hades et les broutches ramassent tout, va! + +--Et qu'en font-elles? + +--Je n'en sais rien; mais on pense qu'elles ont un trésor caché quelque +part sur la hauteur: tiens, dans le champ de Lacoste, là où la terre +sonne quand on y tape dessus avec les sabots! Mais personne n'a osé y +aller voir, et ce n'est pas moi qui commencerai, té! + +--Ni moi? Et puis, Maï, raconte ce que l'ont les hades et les broutches, +la nuit de Noël. + +--Ah! voilà; cette nuit-là elles sont bien badinées; elles ont peur, tu +comprends, elles sont comme folles. Dès que descend le noir, elles font +leur sabbat plus fort que jamais; vienne minuit, elles se taisent; les +hades, fft!... disparaissent, les broutches se serrent dans leurs trous. +A partir de ce moment, tout le monde peut passer sans danger par la +Terrucole pour se rendre à la messe ou pour en revenir; et on ne s'en +fait pas faute, cela raccourcit beaucoup. Jamais, il n'est rien arrivé +à personne. C'est que, l'enfant Jésus, tout faible et tout petit qu'il +est, vois-tu, micot, est le vrai roi du monde. Il est plus fort, à lui +tout seul, que toutes les hades, que toutes les broutches, que tous les +diables de l'enfer. + +--Oui. Eh bien! alors, maintenant, raconte-moi son histoire. + +--Mais je ne t'en ai promis qu'une, histoire; faut aller au dodo. + +--Oui, oui, tout de suite. Joseph et Marie où ils allaient, Maï? J'ai +oublié. + +--A Bethléem, donc? + +--Où c'est, Bethléem? Près d'ici? + +--Non, très loin. C'est le village où ils étaient nés, mais ils n'y +demeuraient pas. Ils y allaient pour des affaires qu'ils avaient, du blé +à vendre ou des boeufs à acheter, peut-être. C'était comme qui dirait un +jour de grand marché ou de foire. Dans ces temps-là, on ne connaissait +ni les chemins de fer, ni même les courriers, paraît. On allait à pied. + +--Comme nous autres, quand nous descendons à la ville? + +--Oui. Il y avait beaucoup de compagnie sur les routes, se rendant +aussi à Bethléem. Joseph et Marie marchaient depuis le matin. Marie, la +pauvrine, était si fatiguée que ses jambes ne voulaient plus la porter. +Enfin, vers le soir, ils arrivent. Toutes les auberges étaient pleines. + +--Pourquoi qu'ils n'allaient pas chez leurs parents? + +--Ils n'en avaient plus, faut croire, ils devaient être morts. Que +faire, alors? Ils voient la grande maison d'un homme riche. «Té», qu'ils +se disent, «là il y a de la place, nous ne gênerons guère.» Ils frappent +et demandent abri pour la nuit, tout juste un coin, n'importe ou pour +se coucher et dormir. Mais l'homme riche leur fait réponse par ses +domestiques: + +--Où sont vos mulets et vos chevaux qu'on les mène à l'écurie? + +--Nous n'en avons pas. + +--Alors que venez-vous faire ici? Passez votre chemin! Ma maison n'est +pas faite pour des mendiants comme vous. + +Tout honteux, ils vont chez un hôtelier lui demander logis en payant. + +--Gardez vos sous, qu'il leur crie; on ne reçoit pas ici de mauvais +paysans comme vous! + +Enfin, ils aperçoivent une auberge bien pauvre et de bien mauvaise mine. +Ils, frappent timidement à la porte. + +--Que voulez-vous? leur demande le patron, qui avait l'air d'un bandit. + +--Nous voulons nous loger pour la nuit, histoire de nous reposer, après +avoir mangé un morceau. + +--Mon auberge est pleine, qu'il dit, je n'ai pas de place pour vous. + +--Même en payant? + +--Quand vous me donneriez de l'or plein mon béret, ça ne changerait +rien; je n'ai plus de place, que je vous dis! + +Alors Joseph regarda Marie qui tombait de fatigue et avait bien envie de +pleurer. + +--N'avez-vous pas un grenier avec un peu de foin, une écurie, une +étable, n'importe quoi, que ma femme puisse s'asseoir et se reposer? + +L'aubergiste qui, en fin de compte, n'était pas un méchant homme, +regarda Marie à son tour. Il la vit si pâle, si jeune, la pauvre--à +peine quinze ou seize ans--et si modeste, si charmante, qu'il eut le +coeur crevé de compassion. + +--N'est-il raisonnable, aussi, de faire marcher les enfants comme cela, +et dans cet état, encore! qu'il leur dit. Eh bien! allons, entrez! nous +nous arrangerons tout de même en poussant l'âne et en attachant le boeuf +un peu plus loin vous pourrez vous loger. + +Il les fit passer dans l'étable, leur porta une grosse botte de paille, +et il dit doucement à la jeune femme: «Ma jolie enfant, asseyez-vous.» +Et ce fut là que naquit le Sauveur du monde. + +--Et que faisaient le boeuf et l'âne, Maï? + +--L'âne regardait avec des yeux doux, et le boeuf ruminait +tranquillement. Marie ôta sa mante, et en entoura le nouveau-né, son +cher mignon si beau, aussi blanc que le lait, qui ne criait pas, comme +s'il comprenait déjà tout. Joseph mit de la paille au fond d'une crèche +avec un caillou rond pour coussin, et y déposa le divin enfant. + +--Et les bergers, Maï? + +--Eh bien! les bergers dormaient chacun auprès de ses moutons dans les +étables bien chaudes. Tout à coup, un ange entra auprès de l'un d'eux, +et, le tirant fort par le bras, le réveilla en disant qu'il venait lui +apprendre une grande nouvelle. Le pasteur, qui s'était levé avant le +jour, était très fatigué et dormait de tout son coeur. + +--Laisse-moi tranquille, qu'il dit en se retournant et en bâillant. Il +n'est pas jour encore, je veux dormir. Et le voilà reparti à ronfler. + +L'ange le secoue de nouveau. + +--Mâtin! crie le pasteur; attends un peu que je te fasse courir avec mon +bâton! + +Mais, les anges, c'est patient. Celui-ci lui parle d'un grand bonheur +qui vient d'arriver au pauvre monde par un enfant qui est né dans une +étable. + +--Que me chantes-tu là? qu'il répond, incrédule. Le bonheur n'a jamais +été le partage des misérables comme moi. Un enfant naissant pourrait-il +changer quelque chose à notre sort malheureux? Pauvres nous avons +toujours été, pauvres nous mourrons; il n'y a qu'à prendre patience. + +L'ange lui explique: cet enfant, c'est le fils de Dieu, qui vient, +non pas pour porter la nourriture du corps, mais celle du coeur, pour +pardonner les péchés et enseigner le courage à ceux qui souffrent. + +Le berger, bien réveillé cette fois, se tire du lit, s'habille, pousse +sa porte: il voit le ciel ouvert et des anges qui volent dedans; une +lumière, plus claire que celle de la lune quand elle est dans son plein, +plus douce que celle du soleil, éclaire les prairies et les bois. Il +entend dans les airs des chants divins; sur la route des voix, des +bruits de sabots; certes, oui, il se passe quelque chose de pas +ordinaire. Tout le village est réveillé; les pasteurs se rassemblent +sur la place; la nouvelle s'est répandue, l'ange a parlé à plusieurs. +Serait-il Dieu possible que cela fût vrai, que le Sauveur du monde vînt +de naître, et dans une étable, encore? Tout tremblant et craintif il +court rejoindre les bergers qui se préparent à aller faire visite à +l'enfant Jésus. + +--Allons, qu'il dit, je vais avec vous. + +--Mais que lui porterons-nous, nous autres, pauvres? se demandent-ils +tous ensemble, inquiets. Ce n'est pas l'usage, ici, d'arriver chez les +gens les mains vides. + +--Té! ce que nous aurons, tant pis! Puisqu'il connaît tout, il saura +bien que nous ne pouvons pas faire plus. + +--Moi, dit un qui était bien gêné, rapport à ce qu'il avait beaucoup +d'enfants, je lui donnerai un pain de ma dernière fournée; moi, dit un +autre, un jeune agneau de mon troupeau; moi, un fromage de mes brebis; +moi, du lait fraîchement tiré; moi une bourracette[9] bien épaisse, +faite avec la laine de mes moutons, pour le garder du froid. + +[Note 9: Lange de laine.] + + Nicodème, drin[10] de crème! + Arnautou, escautou[11]! + Dominique, drin de mique[12] + +[Note 10: Un peu de crème.] + +[Note 11: Bouillie de maïs à la graisse.] + +[Note 12: Gâteau de maïs à l'anis qu'on fait pour Noël.] + +--Et toi, Maï, que lui aurais-tu porté? + +--Le coeur de mon hilhot et le mien. + +--Oui, mais pour faire comme les autres? + +--Eh Bien! le sac de froment qui n'est pas encore commencé, ou un beau +canard avec une tourte. + +--Continue l'histoire. + +--Mais qui gardera nos bêtes quand nous serons absents? demande le +pauvre pasteur qui avait tant d'enfants. + +--Le Bon Dieu veillera sur elles! + +--Et comment trouverons-nous notre route? + +--Celui qui se fie à Dieu ne peut pas s'égarer. Mettons d'abord le +chemin sous nos pieds, marchons toujours et nous verrons. + +Et les voilà partis à travers la glace, la gelée, l'obscurité, car le +ciel s'était refermé, partis, pour aller voir le petit enfant Jésus tant +aimable et la Vierge Marie, adorable. L'un secoue sa clochette, un autre +joue du violon, un autre de la trompette, un autre du clairon, un autre +de la guitare. C'est un tapage, un combat, comme lorsque c'est la fête +de chez nous. Les gens les regardent passer, étonnés. Enfin ils arrivent +à Bethléem, trouvent les choses ainsi que l'ange leur avait dit. + +Ils étaient tout ébahis, et ils regardaient, la bouche ouverte, ce petit +enfant qui dormait comme tous les petits enfants, et qui, pourtant, un +jour, devait sauver le monde en mourant sur la croix pour nos péchés. + +--Et les mages, Maï? + +--Eh bien! les mages étaient des espèces de rois très riches et très +savants, eux, et pas des pauvres bergers ignorants. Lors donc qu'ils +apprirent que le Sauveur était né, ils voulurent aussi aller le voir et +lui porter des présents. Et ils pensaient trouver un enfant couvert de +broderies, dans un beau palais. Ils ne savaient pas non plus le chemin; +alors il virent une étoile qui marchait devant eux; ils la suivirent, +et, quand elle s'arrêta sur une maison très laide et très petite, sur +une auberge où descendaient les gens les plus misérables, ils crurent +s'être trompés; mais l'étoile ne bougeait pas. Au moins le nouveau-né +serait couché dans la plus belle chambre, en un berceau bien garni de +plumes d'oie: mais non, il était dans l'étable, à côté des pauvres bêtes +qui travaillent, dans une crèche, sur du fourrage. Ils furent bien +attrapés, étant orgueilleux comme tous les riches; mais ils l'adorèrent +quand même et mirent à ses pieds ce qu'ils avaient apporté: des parfums, +de l'or, des bijoux et de l'encens; tu sais, ce que l'on fait brûler à +la messe et qui sent si bon! + +--Oui, mais pourquoi l'enfant Jésus n'avait-il pas préféré être dans un +grand palais, couché dans un beau berceau, servi par des domestiques +avec des galons dorés comme au château du roi Henri, puisqu'il pouvait +choisir? Moi, si j'avais été à sa place, pas si bête, j'aurais fait +comme ça. + +--C'était exprès, Micot, pour nous enseigner la patience à nous autres, +paysans, et pour nous montrer qu'il n'y a pas de honte à n'être pas +riches puisque Dieu lui-même a choisi d'être pareil à nous. Maintenant +dis vite «notre père» et au lit! + +--Et les Noëls? Rien qu'un... ou deux! + +--Encore? mais quand dormiras-tu alors? + +--Tout de suite après. + +--Ah! enfant gâté, enfant gâté! Allons, chante avec moi; je suis l'ange, +toi, tu seras le pasteur. + + L'ANGE + + Un Dieu nous appelle, + Levez-vous, pasteur; + Courez avec zèle + Vers votre Sauveur; + Le Dieu du tonnerre + Promet désormais + La fin de la guerre, + La paix pour jamais. + + LE PASTEUR ENDORMI + + Lechem droumi! + Noum biengues troubla la cerbelle, + Lechem droumi! + Tire en daban, sec toun cami; + N'ey pas besougn de sentinelle, + Ni n'ey que ha de ta noubelle, + Lechem droumi![13] + +[Note 13: + + Laisse-moi dormir! + Ne viens pas me troubler la cervelle, + Laisse-moi dormir! + Tire en avant, suis ton chemin! + Je n'ai pas besoin de sentinelle, + Ni n'ai que faire de ta nouvelle, + Laisse-moi dormir! + +] + +--Et l'autre, Maï, chante-le, toi, toute seule! Je suis fatigué, moi! + +--Tu t'endors? + +--Non pas, je t'écoute. + + Entre le boeuf et l'âne gris, + Dort, dort, dort, le petit Fils. + Mille anges divins, + Mille séraphins, + Volent à l'entour + De ce grand Dieu d'amour. + + Entre la rose et le souci, + Dort, dort, dort le petit Fils. + Mille anges divins, + Mille séraphins, + Volent à l'entour + De ce grand Dieu d'amour. + + Entre les deux bras de Marie, + Dort, dort, dort le Fruit de Vie. + Mille anges divins, + Mille séraphins, + Volent à l'entour + De ce grand Dieu d'amour. + + Entre deux larrons sur la croix. + Dort, dort, dort, le Roi des Rois. + Mille Juifs mutins, + Cruels assassins, + Crachent à l'entour + De ce grand Dieu d'amour. + +La voix de la mère s'est faite bien douce, comme pour une berceuse; +instinctivement elle balance son enfant sur son coeur. Lui, ferme les +yeux, ravi. Que de fois il s'est endormi au son de cette lente mélodie +qu'il aime tant! Mais il veut tout entendre, ce soir. Il soulève ses +paupières alourdies et contemple le cher visage penché sur lui avec tant +d'amour. La flamme rouge éclaire les traits délicats et les transfigure. +Tiens, c'est curieux: le fichu noir a disparu; un voile de mousseline, +léger comme une nuée d'avril, enveloppe la tête chérie; la robe n'est +plus sombre et sévère, elle est de la couleur du ciel. Bientôt tout +disparaît, l'enfant s'anéantit dans un sommeil délicieux, sans rêve. + +--Yanoulet, mon Yanoulet, hilhot, et le Pater? «Hilhot» ne répond pas. + +Tendrement, péniblement, car il pèse beaucoup, la veuve le porte dans +son grand lit que tiédit un gros caillou du Gave chauffé sous la cendre; +elle le borde, récite pour lui le Pater oublié, le baise sur le front +avec amour. Puis, elle couvre le feu, s'enveloppe de son capulet noir, +éteint la chandelle, ferme solidement la porte après elle, et s'en +va dans la nuit épaisse, aux premiers sons de la cloche qui, en bas, +appelle les fidèles. + + + + +II + +LA TERRUCOLE + + _«Ici l'on a des fées Comme ailleurs des oiseaux.»_ + V. Hugo. Fuite en Sologne. + (Chansons des rues et des bois). + +--Pas si vite, enfants! dit une voix, bien loin, derrière. Les gamins +ne l'écoutent pas. Emmitouflés dans leurs grands cache-nez tricotés aux +couleurs voyantes, le béret enfoncé jusqu'aux oreilles, les pieds dans +des sabots bourrés de paille, une main dans la poche du pantalon, +l'autre tenant une petite lanterne, ils grimpent lestement le long du +chemin des fées qui, tout lumineux sous la clarté de la lune, semble +conduire à un pays enchanté. De petites lumières vacillent tout au long, +comme des feux follets: ce sont les falots des fidèles qui reviennent +de la messe de minuit et regagnent le haut du coteau en passant par la +Terrucole. Car c'est Noël: hades et broutches sont cachées, le bois est +à tout le monde, cette nuit. + +--Yanoulet, Peyroulin! crie encore la voix, de plus en plus lointaine; +mais les enfants ne s'arrêtent pas. + +--Dépêche-toi, dit le plus vieux, Peyroulin, le voisin de Yanoulet et +son mauvais conseiller.--Si nous nous arrêtons, nous n'aurons pas le +temps. C'est cette nuit, seulement, que le bois n'est pas hanté. Voyons: +veux-tu, oui ou non, avoir des sous, de belles pièces d'argent, de l'or, +peut être, qui sait? et cela sans travailler, sans même prendre de +peine? Oui? Eh! bien, marche, suis moi! C'est un peu plus loin, à +gauche. Tu viens? Prends garde aux épines. Tiens, tu vois ces chiffons? +c'est là. + +--Mais c'est voler que de prendre cet argent? + +--Allons donc, quelle bêtise! Voler qui? Les broutches? ce serait pain +bénit. Ce sont de mauvaises bêtes qui viennent du démon. D'ailleurs, ce +qui est à elles est à tout le monde: elles n'ont qu'à ne pas laisser +traîner ce qu'on est assez sot pour leur jeter. + +--Mais si elles se réveillent, et nous attrapent? + +--Cette nuit? Jamais. Elles dorment comme les serpents quand il gèle, +et, lors même qu'elles se réveilleraient, elles n'ont, cette nuit, de +pouvoir sur personne. + +--As-tu dit à ta mère ce que tu allais faire? + +--Innocent! pour qu'elle m'en empêche? Elle est bien trop peureuse; +toutes les femmes sont peureuses; elle craindrait qu'il m'arrive du mal. +Mais moi, je suis un homme, je n'ai peur de rien. Maman ne le saura pas, +à moins que tu ne me vendes. + +--Moi? Je ne suis pas un traître; je ne te vendrai pas, je te le +promets. + +--C'est bon, j'y compte; allons, viens! + +--Mais, tu as beau dire, je crois que ce n'est pas bien. + +--Je vois ce que c'est, tu as peur. Va-t-en bien vite rejoindre «Maman», +elle te cachera sous sa mante. J'irai seul. + +--Peyroulin, attends, écoute! Tu est donc bien sûr que ce n'est pas mal, +ce que tu veux faire là? + +--Mal? Puisque l'argent n'est à personne, pec[14]! Et puis, qui le saura? +Je ne l'ai dit qu'à toi. Par exemple, si j'avais su que tu étais un +pareil capon... Arnaud et Michel n'auraient pas demandé mieux que de +m'accompagner. Seulement je t'ai préféré parce que je t'aime plus. Mais +j'ai eu tort; eux, au moins, sont braves. + +[Note 14: Sot.] + +--Je suis brave, aussi, moi! + +--Oui, oui, joliment! Après m'avoir promis de me suivre à la Terrucole, +tu m'abandonnes au moment d'y entrer. Tiens! y aller en compagnie ou +y aller seul ce n'est plus pareil. Mais je m'en moque, s'il m'arrive +malheur, tant pis! + +--Je ne savais pas ce que tu voulais y faire, à la Terrucole: tu ne me +l'avais pas dit; je ne pouvais pas le deviner. Pour y aller, bien, sûr +j'en avais envie et cela me faisait plaisir de te suivre. Mais prendre +l'argent!... + +--Oui, oui, fais l'honnête! Comme si tu l'étais plus que les autres! +Alors je suis un voleur, moi? Merci bien! Je vois ce que c'est: tu n'es +plus mon ami. Si tu l'étais, tu ne me soupçonnerais pas comme cela, tu +ne m'abandonnerais pas au dernier moment. + +--Mais je ne te soupçonne pas, je ne t'abandonne pas... Seulement... + +--Adieu, adieu, suis ton chemin, moi le mien. Bon appétit pour le +réveillon! + +--Peyroulin! + +--Quoi, «Peyroulin»? Que veux-tu? Laisse-moi, je n'ai pas le temps de +bêtiser. Maman approche. + +--Je vais avec toi. + +--A la bonne heure! Voilà, enfin, un garçon courageux. Qui dirait que tu +as douze ans passés: tu es toujours aussi craintif. Eh! si j'habitais +la ville, comme toi, depuis un an et demi, si j'étais apprenti dans un +magasin où il vient tant de monde, tu verrais comme je serais! Mais +maman n'a pas voulu m'écouter. Elle m'a fait rester aux champs, tandis +que toi..... + +--Ah! la mienne, maman, est si bonne! Tout ce que je veux elle le fait. +C'est ma pauvre défunte grand'mère de Nay, morte au printemps, qui +m'avait mis cela en tête. Elle me disait: «Toi, tu n'es pas fabriqué +pour être un paysan, comme ton père qui était fort et grand; tu es fin +comme une demoiselle. Ça ferait deuil de te voir travailler la terre; +faut que tu deviennes un Monsieur. Tu n'aimes pas assez les livres pour +faire un régent ou un curé; mais dis à ta mère qu'elle te mette commis +dans un magasin, à Villeneuve. Je voudrais te voir en veste et en +chapeau avant de mourir». Alors, moi, j'ai cru que je serais plus +heureux comme cela. J'ai tant prié Maman, tant pleuré qu'elle m'a +écouté. Si j'avais su!... + +--Comment, tu regrettes d'être à la ville, bien nourri, bien vêtu, bien +logé, et de ne rien faire? + +--Rien faire? Partout il faut travailler pour gagner son pain, va. Et +puis, on s'ennuie à recommencer toujours les mêmes choses. Mais c'est +moins pénible que la terre, pourtant. + +--Oui, elle est plus basse pour toi que pour les autres, peut-être, +la terre, fichu feignant! Dis donc, quand tu auras ton paletot et ton +chapeau, tu ne sauras plus parler patois, tu ne me reconnaîtras plus, +j'en suis sûr. Allons, en attendant, viens-t-en, c'est par ici. Tourne +ta lumière en dedans, pour qu'on ne nous voie pas. Là, y es-tu? Gare à +cette ronce et à cette branche. Té, regarde, en voilà des sous: deux, +quatre, six, dix! Et toi, tu n'as rien trouvé? + +--Si, un franc. + +--Une pièce? + +--Une pièce. + +--Veinard, va! + +--Yanoulet! + +--Oui, Maï! + +Il se précipite, mais, horreur! il se sent retenu par la blouse. Il +pousse un grand cri. + +--Imbécile, lui dit Peyroulin, veux-tu donc nous faire prendre? Qu'as-tu +à brailler comme un âne? C'est une épine qui t'accrochait, voilà tout! +Tiens, je l'ai ôtée! Mets ton argent dans la poche et hardi! courons +rejoindre les autres. + +--Où étais-tu, maynat[15], demanda la veuve, quand l'enfant l'eut +rejointe en haut de la Terrucole, près du Calvaire, après que les +voisines se furent séparées. + +[Note 15: Enfant.] + +--J'étais avec Peyroulin, dans le ravin. + +--Pourquoi as-tu crié? Tu as vu quelque chose? Une bête t'a piqué? Tu es +tout pâle. + +--Non, une ronce avait attrapé ma blouse, j'ai cru que c'était une +broutche. + +--Aussi quelle idée de nous quitter et de s'en aller comme un fou à +travers des broussailles, là où aucun chrétien n'ose s'aventurer. + +--C'est Peyroulin qui voulait..... + +--Oui, c'est toujours un autre qui veut, mais c'est tout de même toi qui +fais la bêtise. Il faut savoir dire non quelquefois, vois-tu, mie[16]. +Tu devais rester près de moi comme tu me l'avais promis. Mais ne nous +fâchons pas, ce soir, je suis trop heureuse de t'avoir avec moi. J'étais +si triste l'an passé, sans toi, si tu savais! C'est que tu es tout pour +moi, vois-tu! Depuis que ta grand'mère est morte je n'ai plus personne +que toi au monde puisque je suis orpheline, sans frère ni soeur, et +que ton défunt père était fils unique. Je suis bien seule! Tiens, nous +sommes arrivés, voici la clef, ouvre la porte. Ah! comme il fait bon +chez nous, ne trouves-tu pas, mon petit? Regarde la belle souche, comme +elle chauffe! Je l'ai gardée toute l'année exprès pour ce soir. Et +j'allume deux chandelles pour y voir bien clair. Je t'ai fait une tourte +et un pastis[17] comme je te l'avais promis. Enlève ton cache-nez, ton +béret, et mettons-nous à table. Ah! ce réveillon, nous y voilà enfin! +L'ai-je assez attendu, mon Dieu! Il n'y a pas sur la terre une femme +plus heureuse que moi, ce soir, puisque j'ai là mon hilhot, tout à moi! + +[Note 16: Ami.] + +[Note 17: Pâté.] + +La mère et l'enfant s'asseyent auprès de la table de chêne que recouvre +une grosse serviette à liteau bleu. + +--Tiens, mange-moi ça,--dit la veuve en servant à Yanoulet un grand +morceau de tourte.--C'est bon. J'y ai mis dedans un des poulets de la +dernière couvée, tu sais, de ceux de la poule noire. Il est tendre, +n'est-ce pas? + +Malgré l'aspect séduisant de la pâte dorée, l'enfant n'a pas faim. +Pourtant, il l'aime bien, la tourte! Il s'était tant promis de s'en +régaler! Il se faisait une si grande fête de ce réveillon, tout seul +avec sa maman, dans la chambre claire et chaude, au retour de la +messe de minuit, après le passage à travers la sombre et mystérieuse +Terrucole! Pourquoi est-il si triste, maintenant? Pourquoi son coeur lui +semble-t-il si lourd dans sa poitrine? + +--Mais, qu'as tu? Tu ne manges pas! Elle n'est pas bonne, la tourte, +peut être? Pas assez cuite? Je m'en doutais: quel malheur! Eh bien, +laisse-la; il y a autre chose, heureusement. + +--Si fait, qu'elle est bonne, mais tu m'en avais donné tant! + +--Tiens, du pastis: vois comme il est léger, comme il sent bon la fleur +d'orange! Tu ne me diras pas qu'il n'est pas réussi: j'y ai mis douze +gros oeufs et je l'ai pétri une heure de temps, au moins. Le trouves-tu +à ton goût? + +--Oui, Maï, il est très bon. + +L'enfant se force pour manger, mais les morceaux refusent de passer. Ah! +cette pièce de vingt sous, là, dans sa poche, comme elle le gêne! Elle +est bien petite, bien légère, pourtant! Comment s'en débarrasser? Où +la mettre? Quand sa mère secouera son pantalon pour le plier, tout +à l'heure, elle tombera. Il faudra dire d'où elle vient. Que +répondra-t-il? + +--Encore une tranche, allons, et bois un peu de vin pour te délier la +langue, car tu n'es pas bavard ce soir. C'est du Jurançon, tu sais! Je +l'ai acheté pour toi chez Puyas, lundi dernier, quand j'ai été voir ton +patron pour lui demander de te laisser venir. C'est un bien brave homme, +ton patron. Tu es heureux chez lui, n'est ce pas? + +--Oui, Maï. + +--Tu me dis la vérité, au moins. Si tu te faisais du mauvais sang, +faudrait me le dire. Tes camarades sont-ils gentils pour toi? Ils ne te +tourmentent pas trop? + +--Non, Maï, ils sont bien aimables. + +--Tu as peut-être trop de travail? Que fais-tu toute la journée? + +--Des paquets, des commissions; je range les marchandises, je pèse +les épices et, quand il n'y a plus rien à faire, je noue des bouts de +ficelle, assis sur un grand tabouret, près du comptoir. + +--Tout cela n'est pas pénible, en effet. Ainsi, tu te trouves bien? +Pourtant, tu as quelque chose que tu me caches, je vois cela. Tu ne me +dis pas tout, ce n'est pas joli. Pourquoi es-tu triste? Tu ne voudrais +pas y retourner, à la ville? Tu veux rester à travailler avec moi aux +champs? Si c'est cela, dis-le, n'aie pas vergogne, va, tout le monde +peut se tromper. Je te reprendrai, voilà tout, et j'en serai même bien +heureuse! + +--Oh! non. Je me trouve bien là-bas. + +--Alors, c'est que le temps te dure ici. Je ne suis pas gaie, c'est +vrai, moi! J'aurais dû te dire d'amener un camarade. Les mères +s'imaginent toujours que les enfants leur ressemblent, qu'ils sont aussi +heureux avec elles qu'elles avec eux. Moi, rien que de te voir, ça me +rend contente; je ne demande rien autre chose au bon Dieu. + +--Le temps ne me dure pas, Maï, et je préfère être seul avec toi ce +soir. + +--Alors, tu es malade. Où as-tu mal? + +--Non, je n'ai rien, mais je tombe de sommeil. + +--Ah! c'est donc ça que tu es tout chose? Eh bien, va te coucher! Garde +tes châtaignes pour demain, si tu ne peux pas les manger maintenant. +Ainsi, tu ne veux pas que je te conte les histoires et que je te chante +les noëls, comme quand tu étais petit? + +--Je suis si fatigué! + +--Que les enfants changent vite, pauvres de nous autres mères! Tu les +aimais tant, les histoires, autrefois! Jamais tu n'en avais assez, +jamais tu ne veillais assez tard! J'étais obligée de me fâcher pour te +faire coucher. Mais on a raison de dire que l'on ne tient qu'à ce que +l'on ne peut pas avoir. Viens un peu par ici, là, sur cet escabeau, près +du feu, à mon côté, car tu es trop grand pour te mettre sur mes genoux, +maintenant. Te souviens-tu quand je te chantais: + +Entre le boeuf et l'âne gris Dort, dort, dort le petit Fils? + +Le petit fils, c'était un peu mon hilhot, à moi. + +Entre les deux bras de Marie Dort, dort, dort le fruit de vie. + +Sans manquer de respect à la Sainte Vierge, je me sentais un peu comme +elle, tenant mon doux «fruit de vie», et quand j'arrivais à la fin: + + Entre deux larrons sur la croix + Dort, dort, dort le Roi des rois. + +Tu dormais, toi aussi, et je te portais, pesant comme une souche, dans +notre lit; je t'embrassais et tu ne te réveillais pas. Mais qu'as-tu? +Pourquoi tes yeux sont-ils pleins de larmes? Que jettes-tu dans le feu? + +--Une peau de châtaigne; j'ai failli m'étrangler avec. Ce n'est rien. +Maï, j'ai froid, je veux aller me coucher. + +--Oui, oui, tu vas y aller; mais avant, mon pouricou, dis avec moi +«Notre Père», puis tu iras au dodo et je te borderai encore cette fois. + +--Maman, dit l'enfant lorsqu'il fut bien au chaud dans le grand lit +maternel, maman, qu'est-ce qu'un larron? + +--C'est celui qui prend ce qui ne lui appartient pas; c'est un voleur. + +--Mais quand ce qu'on prend n'est à personne, est-ce voler? + +--Tout est toujours à quelqu'un; et puis, il n'y a pas à aller chercher +des histoires, c'est bien simple: prendre ce qui n'est pas à soi, c'est +voler. + +--Mais si on prenait l'argent des broutches, par exemple, celui qu'elles +ne ramassent pas, qu'elles laissent traîner par terre, ce ne serait pas +voler? + +--Quelle drôle de question? L'argent des broutches est aux broutches; +c'est pour elles qu'il a été jeté; le prendre, c'est voler, bien sûr, +et, de plus, c'est s'exposer à leur vengeance; c'est très imprudent. +Mais, pourquoi me demandes-tu cela? Tu n'y as pas touché, j'espère, à +leur argent, mon Yanoulet? Non, ce n'est pas Dieu possible? Que je suis +sotte et peureuse! Pardonne-moi, hilhot! Tu es incapable de voler, toi. +Mais j'ai si peur que tu fasses le mal! C'était bien une peau que tu +jetais au feu, tout à l'heure, dis? Oui? je n'entends pas. + +--Oui. + +--Mon Dieu, je n'ose pas aller voir! Dis-moi que je suis une folle, +hilhot, hilhot; que c'est très mal, de soupçonner son enfant. C'est que, +vois-tu, je serais trop malheureuse. Oui, bien sûr, mon hilhot est digne +de mon amour, mon fils est honnête comme son père. Mais réponds-moi +donc! Lève ton visage que je voie tes yeux, tes yeux francs comme +l'or, qui ne m'ont jamais menti; je te croirai. N'est-ce pas qu'ils ne +voudraient pas me tromper? Tu n'as rien pris? + +--Non, non. + +--Ah! je le savais bien! merci, mon Dieu! Oh! vous qui nous voyez du +haut de votre ciel, vous qui êtes venu au monde dans une nuit pareille +à celle-ci, tout petit et tout humble, pour nous sauver nous autres, +petits et humbles, ayez pitié de nous! Je ne suis qu'une faible femme, +qu'une pauvre paysanne bien ignorante; aidez-moi à élever mon fils comme +il faut. Par dessus toute chose, gardez son coeur pur, préservez-le du +mal en dedans et en dehors; en dedans, surtout. Vous qui pardonniez au +larron sur la croix, pardonnez nos péchés, et, si nous ne pouvons pas +vous servir en faisant de grandes choses, comme ceux qui sont savants +et riches, faites-nous la grâce de nous aider à vous servir en étant +honnêtes et en faisant le peu que nous savons faire. Ainsi soit il! + + + +III + + L'EMBUSCADE + _Quiconque fait le péché est esclave_ + _du péché_. Jean, VIII, 34. + +Rien ne bouge dans le grand magasin de réserve où les ballots amoncelés +s'élèvent très haut. Tout autour, des rayons bourrés de marchandises, +sandales, paquets de laine, boîtes de diverses grandeurs cachent les +murs; des fouets, des rouleaux de cordes, des licous pour les mules +pendent au plafond. Entre deux empilements de caisses, au fond, une +grande fenêtre aux vitres dépolies donnant, à hauteur d'homme, sur une +cour, laisse filtrer un jour laiteux, blafard. + +--Voici le matin, dit une voix étouffée, quelque part, à gauche; +dormez-vous, Georges? Il ne tardera pas s'il doit venir. + +--Je ne dors pas, je n'ai pas fermé l'oeil de la nuit, répond une autre +voix contenue, à droite. J'ai entendu sonner toutes les heures depuis +minuit, écouté tous les bruits, et Dieu sait s'il y en a dans cette +vieille baraque! Je suis moulu, j'ai les nerfs malades à crier, mon +coeur bat comme un fou à chaque frémissement. C'est affreux cette +veille, le regard fixé sur cette fenêtre qu'il n'y a qu'à pousser pour +ouvrir. + +--Oui, ce n'est pas drôle. Moi, j'ai bien dormi sur mon pilot de +lainage; mais je suis courbaturé, par exemple, j'ai un cent de clous +dans chaque jambe. Il n'y a pas à dire, rien ne vaut le portefeuille. + +--Nous n'en avons pas pour bien longtemps, heureusement. Je n'en puis +plus. Ce n'est pas que j'aie peur, non, mais je suis écoeuré: le mal, +le vol, c'est hideux. Et puis, cette incertitude... Lequel, parmi ces +garçons que je connais depuis des années, que je coudoie du matin au +soir, est une canaille? Je les passe en revue l'un après l'autre et +il me semble que tous ont des visages faux. L'idée que, d'un moment à +l'autre, il va falloir sauter sur l'un d'eux, m'angoisse au delà de ce +que je puis vous dire. + +--Effet du matin. C'est toujours un moment pénible. Ainsi, tenez, quand +on vient de s'amuser, on n'est jamais fier lorsque paraît le jour. + +--C'est vrai. Est-ce le regret de ce qui finit ou la peur de ce qui +commence, je ne sais pas; mais c'est triste, plus triste que le +crépuscule. + +--Fichtre! vous n'êtes pas drôle, vous. Les veilles vous rendent +sentimental. Vous devriez mettre cela en vers. Je suis sûr que vous avez +besoin de fumer. Avez-vous du tabac? J'ai oublié le mien. + +--Y pensez-vous! Pour qu'on voie la lumière, du dehors? Et puis, nous +n'aurions qu'à mettre le feu. Non, non, tâchons de nous remonter sans +cela. + +--Vous avez raison, mais c'est bien assommant: rien ne vaut une bonne +_sèche_ pour vous remettre d'aplomb. + +--Dites-moi, François, qui pensez-vous que ce soit? + +--Pour cela, mon cher, je suis aussi avancé que vous, je n'en sais rien. + +--Mais comment avez-vous découvert la chose? De peur de l'ébruiter, papa +ne m'en a rien dit; vous avez commencé à me raconter, hier soir, je ne +sais quelle histoire de fenêtre, d'espagnolette, je n'ai rien compris et +vous vous êtes endormi au beau milieu. + +--J'étais éreinté. Pensez donc! j'ai rangé l'envoi de laine à moi tout +seul; j'aurais ronflé sur une barrique. J'avais bien l'idée de veiller, +pourtant, mais ce diable de sommeil... Eh! bien voici: Vous savez que +c'est moi que le patron charge d'aérer les magasins de réserve. Depuis +un mois, environ, chaque fois que j'arrivais ici, le matin, je trouvais +la fenêtre ouverte: pas toute grande, non, bien poussée, au contraire, +mais la barre de fer hors de son trou. Comme c'est moi qui ferme chaque +soir, cela m'étonnait. Craignant de me tromper, je fis l'expérience +plusieurs fois et toujours c'était la même chose: le soir je mettais +bien soigneusement mon espagnolette en travers et le lendemain matin je +la retrouvais toujours toute droite, je n'avais qu'à tirer. Qui diable +s'amusait à passer avant moi pour m'éviter cette peine? Quelque farceur, +sans doute, pour se payer ma tête. Mais Bibi, se méfiant de quelque +mauvais tour, ouvrait l'oeil. Rien ne vint. Pourtant, que diable, il +n'était pas possible de passer par la croisée avec les gros barreaux qui +la défendent. Afin de m'en assurer, hier soir, en faisant ma tournée, je +les ébranlai l'un après l'autre. Je devins bleu quand celui du milieu +me resta dans la main: il était descellé en haut et limé en bas, si +finement que cela ne se voyait pas du tout une fois en place. L'enlever +pour passer et le remettre n'était qu'un jeu. «Cela se corse», +pensai-je. Je ne fis ni une ni deux et j'allai trouver le patron à qui +je contai la chose. Il ne voulut pas me croire, d'abord. Le voler, lui, +qui est un père pour ses commis, qui les paye si bien, qui ne les laisse +manquer de rien, ainsi que leurs familles: jamais! c'était impossible. +Il était sur de tous ses employés, des petits comme des grands; pour un +peu ii m'aurait dit des sottises. «Venez et voyez», lui dis-je, comme +dans les évangiles. «J'ai été fermer moi-même avant de monter, je ne +suis ni fou ni ivre: si l'espagnolette a été touchée vous me croirez, +j'espère». Nous y allâmes: elle était tournée. + +--Tu as eu l'idée de le faire et tu ne l'as pas fait, ou bien c'est +quelque farce. + +--Et cela, est-ce une farce, aussi? + +Quand il vit dans ma main le barreau scié, il devint blanc comme sa +chemise et me regarda, malheur! avec des yeux qui me firent froid dans +le dos. Nom d'une pipe, quels yeux! + +--François, me dit-il, es-tu un homme? + +--Oui, Monsieur Montbriand. + +--Il faut battre le fer tandis qu'il est chaud: veux-tu veiller cette +nuit avec un de mes fils pour prendre le voleur? + +--Oui, Monsieur, mais lequel? + +--Georges, qui est fort et résolu. Moi, hélas! je suis trop vieux, je ne +servirais pas à grand chose. Et puis, cela me fait trop de peine. Vous +arrangerez des ballots de lainages en guise de lit, vous prendrez de +quoi vous couvrir, et un fort gourdin, chacun, pour vous défendre. Mais +ne frappez qu'à la dernière extrémité. Si c'est, comme je le crains, un +de mes commis qui me vole, il aura plus peur que vous, et, à vous deux, +vous en aurez facilement raison. + +--Des gourdins! Il est bon, le patron! Nous en ferions de la belle +besogne, avec des gourdins! S'ils sont plusieurs solides gaillards, +comme je le suppose, nous serions frais, avec nos gourdins! Un revolver, +oui: voilà qui impose le respect et ne rate pas son homme! + +Mais il n'aime pas les armes à feu, le papa! Inutile de les lui mettre, +sous le nez, par exemple? J'ai pris le mien, j'en ai emprunté un pour +vous, et voilà: les voleurs n'ont qu'à venir, ils trouveront à qui +parler. Mais je crois bien que nous serons bredouilles, car, pour +aujourd'hui... + +--Chut, j'entends du bruit... + +--Non, c'est un rat, en bas, dans la cave, ou une des nonnes ensevelies +dans la maison qui se donne de l'air. Vous savez, ceci est bâti sur un +ancien cimetière de couvent. En grattant la terre on trouverait des +squelettes, paraît-il. Brr... ce n'est pas gai de penser à ces choses +ainsi, au petit jour, en attendant un voleur... Voilà que, moi aussi, le +trac me prend. + +--Mais taisez-vous donc, bavard. Vous allez faire rater le coup. Vous +avez donc bien envie de passer une autre nuit sur ces lainages? + +--Ah! fichtre, non! Je céderai volontiers mon tour à un autre. Pourtant, +je serais curieux de pincer mon tourneur d'espagnolette. J'ai une crampe +terrible à une jambe et je n'ose pas me lever pour la faire passer. + +--Patience! ce ne sera pas long. Ecoutez: mais oui, ce sont des pas!... +Attention, ne bougeons plus! + +Une forme indécise se dessine sur les vitres, une main pousse la fenêtre +qui cède aussitôt; un enfant de quinze ans, blond, pâle, et beau comme +un séraphin, apparaît. Il s'arrête un instant, debout dans la clarté, +semblable à un être surnaturel; puis, résolument, il saute dans le +magasin. Il va d'un pas raide, d'un pas de somnambule, tout droit vers +un gros paquet enveloppé dans du papier brun, l'emporte; il va remonter, +disparaître lorsque deux bras vigoureux l'arrêtent. + +--Yanoulet! dit une voix étranglée par l'émotion. L'enfant pousse un cri +de bête blessée, regarde autour de lui d'un air égaré, puis s'affaisse +en murmurant: + +--Mai! + +--Il est mort, dit le commis, déposant la belle tête inanimée sur le +plancher. Nous lui avons fait une trop grande peur. + +--Non, son coeur bat encore. Prenez du vinaigre, à côté, dans le magasin +des liquides, le baril à droite, dépêchez-vous! Là... merci! Frottez ses +mains, vous, bien fort, moi, ses tempes. Oh! je n'en reviens pas; je +croyais me tromper; il me semblait que je faisais un rêve affreux; +j'étais si bien cloué par la stupéfaction que j'ai failli le laisser +partir sans l'arrêter. + +--Et moi, donc! J'aurais reçu un poids de cinq kilos sur la tête que +je n'aurais pas été plus abruti. Il m'a fallu votre exemple pour me +rappeler à la réalité. + +--Ainsi, c'était lui, le voleur! Lui, le mignon petit, si doux, si +obéissant, que sa mère nous amenait il y a quatre ans, déjà, tout +tremblant, se cachant dans sa jupe! Qui donc l'aurait cru? Que +dira-t-elle, la pauvre femme, si honnête, si brave! Quel coup pour elle! +Comment lui annoncer la nouvelle? Je ne voudrais pas m'en charger pour +tout l'or du monde! + +--Oui. Pour une surprise, c'est une surprise, et pommée! Si je +m'attendais à l'empoigner, celui-là! Enfin, cela va bien! Nous en +verrons de belles maintenant que les agneaux deviennent des loups! + +--On aurait dit que je le sentais! C'est sans doute pour cela que +j'étais si triste tout à l'heure. Pourtant pas un instant je n'ai pensé +à lui. Je me suis attaché à ce petit, moi! Il était un peu lent, un peu +étourdi, léger même, si vous voulez, à cet âge qui ne l'est pas, mais si +complaisant, si plein de bonne volonté! Sa mère, en nous le laissant, +nous l'avait tant recommandé! «Je n'ai que lui au monde, disait-elle. +Grondez-le bien, s'il est polisson ou paresseux, mais veillez sur lui. +C'est la mauvaise compagnie qui me fait peur pour lui, surtout; il est +si faible!» Elle avait bien raison, c'est cela qui l'aura perdu. Mais +comment surveiller tous les employés, quand ils sont si nombreux, +éparpillés dans tant d'endroits divers! C'est impossible! Ils vous +échappent continuellement. Il aura été entraîné, c'est certain. Car, +enfin, ce ne peut être pour son propre compte qu'il vole, cet enfant! +Il n'est pas de force à méditer un coup pareil. Il doit avoir un ou des +complices. Le voilà qui reprend ses sens. + +Yanoulet revenait à lui, en effet. A mesure qu'il se souvenait, ses +yeux, ses grands yeux bleus si doux, si semblables à ceux de sa mère, se +remplissaient d'une terreur, d'une angoisse indicible. Il voulait parler +pour demander grâce, mais il ne parvenait pas à articuler un son. + +--Allons, te voilà remis, malheureux, dit Georges. Ne tremble pas comme +cela, il ne te sera fait aucun mal. Nous allons t'enfermer dans le +bureau du patron et nous te garderons sous clef jusqu'à son arrivée. +Marche donc! Tu ne peux pas? Nous allons te porter, alors. + +--Quelle misère! dit François, le prenant par les pieds, tandis que son +compagnon le saisissait par les épaules. Si ça ne fait pas pitié! Un +enfant de cet âge! Ça a du coeur pour le mal et c'est faible comme un +poulet, ensuite. Mais, sapristi! quand on a le courage d'entrer dans une +maison la nuit, on doit avoir celui d'en supporter les conséquences! + +--Mets-toi là, dit Georges avec douceur, en le faisant asseoir sur le +fauteuil du patron, dans son bureau. François, donne lui donc un verre +d'eau, là, sur la petite table. Et maintenant, ne bougeons plus! Il n'y +a pas d'issue, mon bonhomme! Quand j'aurai fermé la porte à clef tu +seras pris, bien pris, comme une souris dans la souricière. Je vais +avertir M. Montbriand que la chasse est terminée. Jolie chasse, ma foi! +Partir pour prendre un sanglier et ramener un lièvre! Ah! j'en ai assez +du métier de gendarme; ça me dégoûte; si jamais on m'y reprend! + +--Oui, il est beau, le métier! On croit pincer un homme, on est armé +jusqu'aux dents et on voit venir quoi? un bébé qui s'évanouit de peur. +Pourquoi pas une fille, aussi! Ne parlez pas des revolvers, hein! Nous +serions grotesques. Mais, que diable cet enfant venait-il faire ici? +Pour qui volais-tu, vaurien, car tu n'es sûrement pas assez fort pour +avoir comploté cela tout seul? + +--Laissez-le. Il est incapable de répondre en ce moment. Il a besoin de +se remettre de sa peur. Dès que les domestiques seront levées, je lui +ferai préparer une tasse de café. Allons-nous en. Nous avons bien +travaillé, cette nuit! J'ai le coeur soulevé de dégoût et de chagrin; le +mal est encore plus vilain à voir de près que je ne le croyais. A qui se +fier désormais, si des enfants pareils, à la figure d'ange, se mêlent +d'être des coquins! Vous venez, François? Laissons-le à ses réflexions. +C'est égal, j'aime mieux être dans ma peau que dans la sienne, pauvre +petit! + +Pauvre petit! en effet. Revenu de l'horrible frayeur que lui avait faite +la vue de ces deux hommes armés, Yanoulet se perdait en un chaos de +pensées, plus torturantes les unes que les autres. Une d'elles, surtout, +revenait sans cesse à la surface comme, dans un tourbillon, un morceau +de bois qui surnage: «Maï!» Que penserait-elle, quel serait son +désespoir, sa honte, en apprenant que son «hilhot» était un voleur? Le +mal était entré en lui, il s'en souvenait, le soir qu'il avait été voler +les broutches avec Peyroulin. Qu'elles s'étaient bien vengées, les +maudites! Elles l'avaient ensorcelé, lié à jamais au péché, croyait-il. +Ce qui l'ensorcelait, le liait au péché, c'était son silence, son +mensonge, cette faute inavouée restée entre sa mère et lui comme une +barrière. S'il lui avait tout avoué, ce soir-là, quand, au retour de la +messe de minuit, elle le pressait, avec tant de douceur, de lui conter +sa peine, les choses eussent été bien différentes! Elle aurait eu +beaucoup de chagrin tout d'abord; mais, après avoir pleuré et demandé +pardon à Dieu pour son enfant, elle se serait hâtée de pardonner à son +tour, la mère tendre, et de rendre le repos d'esprit au pauvre petit +égaré. L'horrible obsession se serait enfuie, le laissant, repentant, +purifié, libre! Il aurait pu, de nouveau, regarder la bien-aimée en face +sans se dire: Ces yeux, dans lesquels elle croit lire comme dans un +livre ouvert, l'ont trompée, la trompent, la tromperont encore. Il n'eût +pas acquis l'habitude de dissimuler, de mentir sans cesse. Maintenant... +oh! maintenant, il est trop tard pour revenir en arrière. Le pli est +pris. Tout cela est de la vieille, vieille histoire. Il se sent si +découragé, si dégoûté de tout! On dit qu'il a quinze ans? Ah! n'y a-t-il +pas le double qu'il vit, courbé sous l'oppression du mal, misérable +esclave de sa faiblesse? + +Maudit soit le jour où, dans cette maison, si bonne et si hospitalière +pourtant, il rencontra celui qui devait continuer l'oeuvre de perdition, +achever d'éteindre sa volonté, de souiller son coeur. Il aurait dû fuir, +c'est vrai; mais, comment se douter, d'abord? Il l'avait admiré comme un +Dieu pour sa force tranquille, pour son courage, pour sa bonne mine, son +intelligence vive et prompte, cet Antoine que tous redoutaient, auquel +le patron accordait une si grande confiance? N'était-il pas dans la +maison depuis dix ans déjà. Il portait Yanoulet à bras tendus sans +trembler, sans qu'un muscle de son visage tressaillît. Les autres commis +houspillaient le petit apprenti, se moquaient de lui parce qu'il était +joli comme une fille et que le patron le traitait avec plus d'égards +que les autres vu sa faiblesse, la douceur de ses manières, sa qualité +d'orphelin, de fils de veuve. Ils en étaient jaloux. Lui, Antoine, le +garçon de vingt ans, l'avait pris sous sa protection. «Qui touche au +petit, me touche!» avait-il solennellement déclaré un soir devant les +commis assemblés dans le vestiaire, au moment du départ, alors qu'ils +ôtaient leurs blouses pour mettre les vêtements du dehors. Les +tracasseries avaient immédiatement cessé: on ne résistait pas à Antoine. +Il avait une façon de vous soulever un mioche par les deux oreilles ou +de le pendre par un pied qu'on n'oubliait pas de si tôt. Avec quelle +reconnaissance émue, quelle tendresse exaltée, quel zèle, l'avait-il +servi, d'abord, trop heureux s'il l'honorait, en récompense, d'un de +ses sourires suffisants! Tout avait été joie dans cette servitude, les +premiers temps. Antoine le cajolait, le comblait de petits cadeaux, +de sucreries, volées au patron, il est vrai. Il n'aurait pas dû les +accepter bien sûr, mais comment répondre à tant de bonté par des +remontrances? Comment faire la leçon à celui qui était tellement +au-dessus de lui par sa position dans la maison, son intelligence, sa +force, son courage! On ne faisait pas la leçon à Antoine pas plus qu'on +ne lui résistait. Au moins, s'il avait osé confier ses tourments à sa +mère et lui demander conseil! Il en avait bien eu l'intention et le +désir; mais la barrière, la terrible barrière! plus il allait, plus +il perdait le courage de la franchir, plus elle lui paraissait +infranchissable. + +Était-il un lâche, pour cela? Non. Il n'avait peur ni des réprimandes, +ni des coups; la nuit, le silence ne l'effrayaient pas. Il aurait passé +des heures tout seul dans les ténèbres, bravé les pires dangers sur un +signe de son compagnon; mais c'est le courage moral qui lui manquait, +ou plutôt la force de faire de la peine, de dire non résolument, à ceux +qu'il aimait. C'était comme une déviation de sa nature très tendre, très +bonne. Il eût souffert mille morts plutôt que de chagriner sa mère; +pourtant il faisait tout ce qu'il fallait pour la désespérer. + +Élevé par un être faible auquel il ressemblait trop, il n'avait pas +appris à exercer sa volonté, à la diriger, à faire de sa tendresse un +puissant mobile pour le bien, une force, un levier. Mal dirigée, elle +devenait un piège. Pour ne pas peiner Peyroulin, autrefois, il l'avait +suivi à la Terrucole; pour ne pas l'humilier, le fâcher, il avait pris +sans envie la pièce blanche; pour ne pas le trahir, ensuite, pour ne pas +chagriner sa mère, il avait caché ses remords, ses regrets cuisants. Et +puis, toujours ainsi, toujours, de chute en chute. + +Comme son coeur battait le soir où son nouveau tentateur lui avait dit à +voix basse: «Petit, tu m'aimes bien, tu m'es dévoué, n'est-ce pas, tu as +confiance en moi, tu sais que je suis ton ami? Eh bien! écoute et fais +ce que je te dis. Quand François aura fermé la fenêtre du magasin de +réserve donnant sur la cour, faufile-toi sans qu'on te voie et tourne +l'espagnolette après lui, qu'il n'y ait plus, ensuite, qu'à pousser pour +ouvrir. + +--Mais pourquoi faire? + +--Cela ne te regarde pas. + +«Quelle idée!» avait-il pensé. A quoi bon ouvrir la fenêtre puisqu'il +y a des barreaux de fer qui empêchent de pénétrer à l'intérieur? Et il +avait obéi sans comprendre, certain de ne pas nuire à son patron. Mais, +un soir, quelle avait été son horreur en s'apercevant que le barreau, +mal remis en place, était scié! Brusquement il avait compris. Que faire? +Trahir son protecteur, son ami, avertir son maître? C'était sûrement +là le devoir. Mais son tyran avait lu ses indécisions sur son visage: +«Qu'as-tu?» lui avait-il demandé en fronçant ses terribles sourcils. +Sans cesse il le trouvait à ses trousses, lui corrompant l'âme de ses +paroles insinuantes, le terrorisant de ses menaces. + +--Ne t'avise pas de faire le malin ou tu auras affaire à moi, tu +m'entends?--lui disait-il de cet air qui le subjuguait.--Pas de bêtises: +tu n'as rien vu, tu ne sais rien, tu es innocent comme l'enfant qui +vient de naître, puisque c'est sans savoir que tu t'es engagé! Mais tu +es engagé, tu dois tenir ta promesse ou tu n'es qu'un lâche. Et puis, si +tu me trahis, tu es aussi perdu que moi: n'es-tu pas mon complice? De +plus, tu serais un ingrat. N'oublie pas mes bontés pour toi. + +Ainsi, de concession en concession, il avait roulé toujours plus bas +sur la pente, jusqu'à voler lui-même les marchandises que son ami lui +commandait de venir chercher. Qu'en faisait-il? Il n'en savait rien; il +ne voulait pas le savoir. Tous les matins, à l'aube, il se glissait dans +les magasins de dépôt et prenait le paquet préparé la veille par +le corrupteur qui l'attendait au dehors, le lui portait, puis n'en +entendait plus parler. C'était le cauchemar de toutes ses nuits. Chaque +soir, en partant. Antoine lui glissait à l'oreille: «La fenêtre?» Il +répondait: «Oui». «Demain, à quatre heures».--«Oui» et c'était tout. +Jamais il ne manquait à l'odieux rendez-vous. Il dormait d'un sommeil +lourd, mais, à l'heure dite, il se réveillait, et, avec l'angoisse d'une +obsession impossible à secouer, il se levait et marchait où la volonté +inflexible de son camarade le poussait.... Et cela durait depuis trois +mois. + +Une espérance lui traversa le coeur. S'il allait être libre, enfin! Ah! +les punitions les plus cruelles, la prison même, lui paraîtraient douces +auprès de cette tyrannie implacable qui tenait sa volonté prisonnière. +Ce serait le salut, la délivrance. La délivrance! Oui, mais sa mère... +le coup serait terrible; comment le supporterait-elle? Non, non, il +est trop tard, maintenant, le nombre de ses méfaits est trop grand, la +désillusion serait trop affreuse. De quel front aborderait-il celle qui +demandait avant toute chose à Dieu de préserver son fils unique du mal +en dehors et surtout «en dedans». Comme elle avait raison! En dedans, +oui, c'est cela qui est le plus mauvais. Comment, avec ce coeur lourd de +péché, oser se présenter devant la sainte, à laquelle il a tant de fois +promis d'être un honnête homme, devant cette veuve qui a mis tout son +bonheur, toute sa vie en lui, et dont il a si odieusement méconnu la +tendresse, trompé les espérances? + +Et puis, quelle honte de paraître tout à l'heure auprès de ses +camarades, de retourner chez lui, chassé comme un voleur! Une fois, il a +vu un homme amené entre deux gendarmes. C'était un soldat, un déserteur, +un pauvre enfant chétif et pâle qui tournait autour de lui des yeux +effarés, qui baissait les épaules sous les injures des passants. Il +avait un air si misérable, si abject, que cette image ne s'était plus +effacée de l'esprit de Yanoulet. Jamais, non jamais, on ne le prendrait +comme cela! Mieux vaudrait mille fois mourir, ou fuir, d'abord; oui, +fuir... Mais comment? + +La pièce dans laquelle il est enfermé est éclairée par un jour de +souffrance, très haut placé, simple carreau de vitre, fixé au mur par +un châssis de bois. Monter là-haut n'est rien pour un dénicheur de nids +comme le petit paysan; mais, en brisant le verre, il attirera du monde +dans la rue! il fait jour, maintenant; les gens commencent à circuler; +il y a toujours des sergents de ville sur la place. Tant pis! Il n'a pas +le choix. Un bruit de porte dans la maison l'avertit que le patron est +levé et qu'il va venir. Brusquement, il se décide, grimpe comme un chat +le long des rayons chargés de paperasses, brise la glace d'un coup de +poing vigoureux et disparaît. + + + +IV + +LA FUITE + + _«Que ne puis-je tarir le flot de mes pensées!»_ + + LECONTE DE LISLE. + + _Les Spectres._ + + (Poèmes barbares). + +--Eh! bien, Jean, ce grog! Est-ce pour aujourd'hui ou pour demain? Tu +as été chercher le rhum à la Jamaïque, que tu restes tant de temps en +chemin? Plus vite que cela, animal! J'attends depuis dix minutes, montre +en main. + +--Voilà, voilà! Fallait faire chauffer l'eau, couper le citron. + +--Tu raisonnes, on dirait! Il est heureux pour toi que je vienne de bien +dîner et que je n'aie pas envie de bouger; sans cela tu aurais reçu le +plus beau coup de pied qui ait jamais renversé... il n'est plus là! +Oh! le pendard! Il me paiera cela! Je ne sais ce qu'il a, mais, depuis +quelque temps, il en prend à son aise, il est moins soumis. Il va +falloir que je le mate de nouveau. + +Et, se levant de dessus le fauteuil à bascule où il digérait son copieux +repas, Antoine, l'ancien employé de la maison Montbriand et fils, le +tentateur de Yanoulet, se mit à arpenter la chambre d'un air furieux. + +La pièce, vaste et carrée, était éclairée par une petite lampe au +pétrole posée sur une caisse renversée, tenant lieu de table. D'énormes +moustiques dansaient autour de la lumière; dans l'air étouffant leur +agaçante musique semblait plus agaçante encore. Les murs, simples +cloisons de bois, étaient recouverts de peaux de bêtes, de panoplies +d'armes: fusils, poignards, épées, revolvers, pistolets de tous les +calibres. Un lit de sangle dans un coin, entouré de sa moustiquaire de +tulle blanc, deux chaises et le fauteuil à bascule formaient tout le +mobilier. L'appartement s'ouvrait sur une vérandah entourée de lianes: +bignonias, aristoloches, dont les fleurs éclatantes répandaient dans +l'air une odeur trop forte, presqu'insupportable. A travers leur rideau +tremblant, qu'une brise chaude faisait bruire et palpiter, on apercevait +la nuit bleue, une nuit étoilée, splendide, claire comme un crépuscule. + +Le commis infidèle, vêtu d'amples vêtements de toile blanche, était +un homme d'environ trente-cinq ans, grand, vigoureux, et, malgré +un embonpoint envahissant, fort beau encore, d'une beauté brutale, +vulgaire. + +Son teint bourgeonné d'alcoolique, sa sombre chevelure crépue, ses +yeux noirs, cruels et froids, qui ne regardaient jamais en face, son +expression dure et inflexible, le faisaient ressembler à un marchand +d'esclaves d'autrefois. + +--Jean, ici! cria-t-il avec un affreux juron. Ici, un peu vite, chien! +ou je te casse la mâchoire! + +Qui aurait reconnu, en l'homme décharné et pâle, aux épaules voûtées, +aux yeux hagards, qui entra, l'enfant blond et charmant que sa mère +berçait sur son coeur en lui chantant des Noëls, dans la paisible maison +de la Terrucole, l'adolescent au doux visage qui avait été surpris comme +il volait son patron? Une barbe embroussaillée, d'un ton fauve, cachait +à moitié sa bouche aux contours si nobles, jadis, sur laquelle les +mensonges, les mots grossiers avaient laissé leur empreinte hideuse. +Elle était amère, haineuse, cette bouche; les lèvres, qui avaient +désappris le sourire, s'affaissaient aux coins, comme sous la hantise +d'un découragement sans fond. Des rides profondes sillonnaient son front +si blanc autrefois, son front de chérubin que sa mère baisait avec amour +et qu'une chevelure mal peignée, débordant en boucles folles, cachait +maintenant. Deux lignes dures creusaient ses joues et vieillissaient +singulièrement cette figure bronzée, belle toujours grâce à la noblesse +des lignes, à la limpidité de deux yeux splendides, qui reflétaient +également le mal et le bien, comme un lac pur reflète le ciel bleu ou +les nuages. En ce moment ils brillaient d'un éclat extraordinaire. + +--Eh bien! quoi? dit-il en s'avançant résolument. + +--Quoi? baisse un peu le ton, je te prie. Depuis quand t'en vas-tu +lorsque je te fais l'honneur de te parler? + +--Depuis aujourd'hui; j'en ai assez, de tes manières et je suis résolu à +ne plus les supporter. + +--Tu es résolu à ne plus les supporter? Fort bien. Tu auras le fouet, +mon bonhomme, tout comme un simple Malabar. + +--Le fouet, mon gros poussah? Faudrait m'attraper, d'abord. Je suis plus +leste que toi, je sais courir, je connais la brousse et je n'ai pas trop +dîné, moi! Oui, oui, appelle tes Canaques, tes condamnés, tes Malabars, +crie, tempête, siffle, tu verras comme ils le répondront. Tu as donc +oublié qu'ils sont tous à la fête funèbre pour le vieux sacripant, de +chef nègre qui vient de mourir? Le feu serait à la baraque qu'ils ne +se dérangeraient pas. Ils ne rentreront qu'au jour, une fois l'orgie +terminée. + +--Je lancerai mes chiens après toi. + +--Tes chiens! Ils obéissent mieux à ma voix qu'à la tienne: n'est-ce +pas moi qui les nourris? Cesse de caresser ton revolver car le mien +partirait comme par hasard et, ce n'est pas pour me vanter, mais je rate +rarement mon coup. Donc, pas de manières, plus de patron et d'employé; +nous sommes seuls, personne ne peut nous entendre, expliquons-nous. + +Voici plus de quinze ans que je te sers, car tu m'as pris tout petit, +quand j'arrivais, bien bête et ignorant de mon village. Par tes façons +hypocrites, tu m'as tout de suite empaumé. Tu m'as montré le mal, poussé +vers le vol et le crime; puis, quand j'ai été aussi bas que toi, tu +m'as repoussé du pied, écrasé comme une noix vide; maintenant, tu me +méprises, tu me hais. + +--Quelle exagération! Tu m'es indifférent. Si ça t'est égal, je +m'assiérai pour écouter tes explications qui menacent d'êtres longues. +Et puis, parle moins fort, tu troubles ma digestion. + +--Oui, je suis moins pour toi que la boue de tes souliers. + +--Tu exagères encore, tu as trop d'imagination: tu m'es très utile, +tandis que la boue de mes souliers est plutôt gênante. Nul mieux que +toi, ne prépare le boeuf à la mode. + +--Tout ce qu'il y avait de bon en moi tu l'as détruit par tes exemples, +par tes maudits conseils. + +--Ce qu'il y avait de bon en lui! Oh! la la, laissez-moi rire! Sais-tu +que tu es très divertissant, ce soir? Ce qu'il y avait de bon en toi? +Mais tout était bon, ange, séraphin, tu étais un saint, un petit bon +Dieu. Tais-toi. Tu n'as pas honte, voleur, mécréant, chenapan fieffé! + +--Qui a fait de moi un voleur, un mécréant, un chenapan, si ce n'est +toi? + +--Ah! mais, sérieusement, tu es malade, tu as la fièvre! Faudrait +soigner ça. C'est moi qui t'ai forcé à voler? Faut croire que tu avais +de fières dispositions car tu n'as guère résisté. + +--Pour le compte de qui ai-je volé. Est-ce pour le tien ou pour le mien? + +--Pour celui des deux, imbécile! Si nous n'avions pas amassé une +pacotille, comment aurions nous pu partir pour la Nouvelle-Calédonie et +y fonder cet établissement qui est en train de nous mener à la fortune? + +--_Nous_ mener? _Toi_, oui. _Moi_, quand? Lorsque tu seras mort. En +attendant je suis ton esclave pas payé, mal nourri, moins bien traité +qu'un condamné, qu'un de tes Canaques, de tes nègres, ou même, de tes +chiens; car, au moins, moi, tes chiens, je les aime, je les caresse. + +--Tu te plains? Et les autres? Il n'y en a pas, de la misère, pour eux +aussi, peut-être? La vie est dure pour tous, voyons! J'aurais voulu +faire de toi mon associé; mais est-ce ma faute si tu n'as pas plus de +tête qu'une linotte, tandis que tu as des dispositions remarquables +pour la chasse et pour la cuisine? Nul, mieux que toi, je le répète, +n'accommode une pièce de venaison, ne dépiste une vache ou un taureau +sauvage, ne le traque, ne le tue proprement, sans dégâts. J'ai coutume +d'employer les gens d'après leurs capacités: j'ai fait de toi, tout +naturellement, mon grand veneur et mon chef cuisinier. Quant à ce que +je consens à appeler «ta part», tu l'auras, sois tranquille, plus tard, +quand elle sera constituée. Je me sers le premier, comme de juste, étant +le plus vieux. Et puis, je suis la tête tandis que tu n'es que le bras: +c'est moi qui pense, toi qui exécutes. Tu maronnes de travailler, et +moi, je me tourne les pouces dans ma fabrique, peut-être? Je n'ai pas à +surveiller ces coquins de noirs et les autres brutes qui me servent! +Je voudrais t'y voir, comme moi, le revolver sans cesse chargé à la +ceinture, faisant marcher tous ces feignants! Grâce à mon activité, à +mon initiative, nos viandes conservées s'expédient et se vendent en +Europe; notre commerce s'étend..... + +--_Notre_ commerce! + +--Qu'est-ce qui te manque, nom d'un petit bonhomme! Tu m'as dit cent +fois toi-même que tu aimes mieux diriger la chasse que de rester à la +fabrique. + +--Oh! ça, oui! Le métier est dur, on y risque sa peau mais, au moins, il +est chouette! Quand, ma bonne carabine au dos, je pars, suivi des chiens +qui sautent d'impatience, des nègres et des Canaques et que j'aperçois, +au loin, dans la brousse, un troupeau de vaches et de taureaux, mon +coeur bat. Nous cherchons à enserrer les bêtes, mais, rusées, elles +s'enfuient dans la montagne. Faut les poursuivre, être plus leste, plus +rusé qu'elles. Ah! lorsqu'une d'elles, se sentant perdue, se retourne +brusquement, frappe du pied le sol et, tête baissée, les naseaux +fumants, fond sur vous, c'est alors qu'il fait bon vivre: pan! un coup +au coeur. L'animal s'abat, foudroyé, où s'en va se tortiller dans la +brousse. A partir de ce moment, par exemple, c'est fini le plaisir. Je +laisse Joe et les noirs l'achever, trancher avec un couteau le nerf de +la nuque, le dépecer, le mettre au sel dans les barils: toute la sale +cuisine, quoi! C'est l'affaire d'assassins comme ce forçat libéré ou de +bouchers. Pour moi, je m'en retourne dégoûté, mort de fatigue, et je +reprends ma chaîne. Mais j'en ai assez! Jamais un mot pour me payer de +mes peines, jamais une parole d'amitié! Pourtant qu'ai-je fait pour que +tu aies changé ainsi? Ne t'ai-je pas servi fidèlement? Je ne suis pas +plus mauvais qu'un autre, pas plus que toi, toujours! + +--La belle tirade! Sais-tu que tu es très éloquent, lorsque tu t'y mets! +J'ai pris grand plaisir à t'écouter. Cette description de la chasse +était épatante. Et maintenant le dévouement, l'amitié, c'est touchant +c'est tout à fait prix Montyon. Quelle mouche t'a piqué, ce soir, +voyons, que tu parles comme une fillette du Sacré-Coeur? Toi, le dur à +cuire, que nos hommes ont surnommé «La Terreur de la brousse», qu'as-tu? +Serait-ce parce que nous sommes aujourd'hui le 24 décembre, veille de +Noël? Noël, cette vieille rengaine de la vieille Europe! Oui, l'enfant +Jésus, la crèche, les mages, l'étoile, les bergers! Balançoires, tout +cela! Niaiseries écoeurantes pour vieilles filles et pour curés. +Parbleu! Noël a quelque chose de bon, c'est le réveillon; mais rien ne +nous empêche de transporter cette coutume à la Nouvelle. Pour ma part, +je n'y ai jamais manqué jusqu'ici et, tout à l'heure, je t'autorise à me +servir le reste de la pièce de boeuf et les ananas au kirsch que tu +as préparés. Je te donnerai un verre d'eau-de-vie. Nous trinquerons +ensemble. Tu le vois, je veux bien te traiter en ami. Nous boirons à la +santé de l'ancienne, là-bas? + +--Quelle ancienne? dit Jean, devenant affreusement pâle. + +--Eh! l'ancienne de la Terrucole! Elle doit se demander ce que tu +deviens depuis le temps. Tu ne lui as jamais écrit et voici douze ans +que tu es parti. Pour un fils tendre, pour un homme sentimental qui ne +peut vivre sans affection, c'est un peu fort de café, tout de même! + +--Taisez-vous! Je vous défends de parler de ces choses. + +--De quoi! Tu me défends! Tu te permets de défendre quelque chose, toi, +et à qui, à moi? De mieux en mieux. Attends un peu, canaille, bandit, +que je t'étrangle comme un vil misérable que tu es! + +Antoine, ivre de colère, s'élance, mais, avant qu'il ait pu l'atteindre, +son compagnon avait sauté par la fenêtre et disparu. Un coup de revolver +retentit... un sifflet strident déchira l'air, les chiens aboyèrent, +puis tout se tut. + +Jean courait comme un cerf dans la nuit semée d'étoiles. Il laisse +derrière lui la fabrique, immense hangar en planches, dans lequel se +trouve le bouge infect, le chenil décoré du nom de «chambre», où, depuis +des années, il couche comme un chien de garde; il passe devant la maison +des condamnés qui, tous les soirs, retentit de jurons et de cris; elle +est paisible en ce moment. Silencieuses, aussi, les cases en branchages +des Canaques et le camp des Malabars, à droite, groupé sur le mamelon. +Condamnés, Canaques, Malabars sont bien tous, comme il le pensait, à la +fête orgiaque, au «Pilou-Pilou» qui a lieu dans le village voisin. On +entend vaguement des cris mêlés à des chants monotones et au ronflement +du tam-tam dans le lointain. + +Oh! quitter tous ces bandits, ces compagnons détestés de misère et +d'infamie, fuir, fuir... Il traverse les plantations d'ananas, les +champs de manioc, il court comme en un refuge sur les montagnes qui +s'élèvent là, tout près, imposantes et sombres, avec leurs grands arbres +séculaires. Que de fois il les a escaladées pour aller rejoindre dans la +brousse, derrière, les troupeaux sauvages qui y vivent en liberté! Avec +leurs roches ferrugineuses d'un rouge sanglant, leurs verdures presque +noires, leurs grottes, leurs précipices, où, depuis des siècles, +s'entassent les ossements humains, sinistres ossuaires de ces peuplades +cannibales, elles ne ressemblent guère aux douces Pyrénées, à ces +montagnes de rêve, entrevues, blanches et idéales, à travers ses jeux +d'enfant. Pourtant elles ont leur grandeur, leur beauté, leur charme, +même. Des fleurs délicates croissent dans les profondeurs mystérieuses +des grands bois; des sources fraîches sourdent dans la mousse. Mais il +ne voit que leur majesté implacable, que la couleur cruelle de leurs +rochers; leur silhouette hautaine, s'élevant brusquement sur la plaine +morne, oppresse son coeur; elles lui cachent durement l'horizon. +Derrière leurs sombres remparts ne découvrira-t-il pas la patrie, la +vieille France, le Béarn si cher et si beau? Mais non. Ces montagnes +une fois franchies, que de plaines, que de mers il faudrait traverser +encore! Hélas! des obstacles plus insurmontables que ceux-là le séparent +de celle à laquelle il s'interdit de penser. Comment jamais obtenir +son pardon! Comment revenir sur tant d'offenses! C'est fini, il ne la +reverra plus! + +--Ah! que cette nuit de Noël, si chaude en ce pays, est énervante! Elle +ne ressemble guère aux nuits froides des Noëls de France où les coeurs +qui s'aiment se rapprochent, se groupent autour du foyer dans une +étroite intimité, dans la douceur de la bonne nouvelle envoyée jadis à +la terre.... + +Jean s'arrête dans une clairière, s'étend sur le sol et rêve. Les +arbres, tout auprès, avec leurs lianes enlacées, le font penser à la +Terrucole, aux grandes ronces qui attrapaient sa blouse autrefois. +Non, non, pas de ces souvenirs! C'est défendu. Aurait-il pu vivre s'il +s'était laissé aller à réfléchir? Où est le flacon qui lui sert à +étouffer ces retours vers un passé trop cher encore. Malheur! Il l'a +laissé là-bas, il l'a oublié dans sa hâte de fuir. Comment s'étourdir +sans lui?... + +Que va-t-il faire, maintenant qu'il a secoué le joug de son oppresseur? +Pourra-t-il se passer de cette volonté tyrannique qui, après tout, était +un soutien? Qu'entre-prendra-t-il pour gagner son pain? Bah! il ne sera +pas embarrassé; il connaît plusieurs métiers; il ne sera jamais +plus malheureux qu'il n'a été. Tiens! une étoile filante! Celle qui +conduisait les mages devait marcher plus lentement. Bon! encore ses +histoires! Il se lève. La cloche du couvent des Pères de Saint-Louis +sonne dans le lointain. Oh! les cloches du pays, celles d'Angaïs, le +frais village couché dans la plaine verdoyante, quel son argentin elles +avaient quand leurs voix pures montaient, ainsi qu'une prière! Un essaim +de souvenirs s'éveille en lui. Impressions d'enfance, toutes fraîches +encore, qui dormaient, ensevelies, au fond de son coeur. Il revoit les +clairs matins du dimanche où, par le chemin d'Henri IV, bordé de vieux +châtaigniers, il descendait à la messe, suivi de la jolie «Maï», vêtue +de son long capulet noir. Elle a l'air si fin et si doux dans son +vêtement de deuil! Les voisines la saluent avec respect comme elle +passe, modeste, digne, retirée en son chagrin ainsi qu'en une +forteresse. L'après-midi, que c'était amusant d'aller, avec Peyroulin, +regarder voler les quilles dans le «quillier» ensoleillé et bruyant où +retentissaient le choc de la boule et les cris des joueurs. Ah! les +radieuses journées où tout chantait en lui avec le carillon joyeux! + +--Tais-toi, musique du diable, assez! Il faut chasser cela! Je m'abrutis +à rester ainsi tranquille, sans pipe ni alcool,--dit-il à haute voix, +en se levant vivement.--Pourquoi, ce soir, suis-je si capon? Que se +passe-t-il donc en moi? Aurais-je peur? De qui? De quoi? Je ne sais. Je +tremble, mon coeur bat. Marchons, marchons vite, l'exercice va faire +passer: cela; je laisserai loin derrière moi, ces idées stupides. Mais +ses pensées le suivent, s'attachent à ses pas comme les chiens après +leur proie. + +«Noël, Noël!» répètent les cloches. Les mages, les bergers, l'enfant +Jésus, toute la naïve et merveilleuse histoire se retrace à sa mémoire. +Il revoit la «Maï» au doux visage, il entend les chants berceurs qui +l'endormaient sur son sein! + +Il ralentit le pas. Quel abîme entre le petit garçon qu'il était alors +et l'homme qu'il est à présent! Le mal est entré en lui en maître depuis +qu'il a renoncé à le combattre; il est devenu sa proie. Son péché s'est +personnifié, a pris corps, lui semble-t-il, dans Antoine, son conseiller +de perdition. Mais celui-là, au moins, n'aura plus désormais de prise +sur lui, il a secoué son joug à jamais. Il le hait, maintenant, autant +qu'il l'a aimé, jadis. + +Combien n'a-t-il pas souffert depuis que, s'enfuyant du bureau où +Georges l'avait enfermé après le vol, il était tombé sanglant, affolé de +terreur, aux pieds de, son complice qui l'attendait, se doutant que les +choses allaient mal. Ils avaient fui, laissant bien vite derrière eux +les rares passants groupés, que le bruit de sa chute avait attirés, et +le sergent de ville qui les regardait d'un air hébété. Pendant huit +jours ils s'étaient cachés dans une petite île du Gave dont les oseraies +touffues leur offraient une sûre retraite. Ils en sortaient, la +nuit, pour se procurer de la nourriture et pour regagner une chambre +qu'Antoine avait louée dans une auberge reculée et louche, hantée par +des contrebandiers et des Espagnols pouilleux. C'est là qu'était le +dépôt des marchandises volées qui emplissaient plusieurs grandes +caisses. + +--Petit, tu es perdu, lui avait dit un jour le tentateur. Si l'on te +pince, tu es mis en prison, condamné, flétri à jamais: un homme à la +mer, quoi! Je pars pour la Nouvelle-Calédonie, où un de mes amis est +déjà depuis quatre ans. Viens-tu avec moi? La pacotille que j'emporte et +que tu m'as aidé à ramasser nous servira de fonds, pour commencer. Nous +la vendrons là-bas et en ferons une jolie somme. Dans ce pays, pour un +morceau de pain, on a de la terre en veux-tu en voilà. Le climat est si +doux que les maisons, légèrement construites, ne coûtent presque rien. +Nous aurons du bétail tant que nous en voudrons avec une poignée d'or; +il se nourrit et se garde tout seul, paraît-il, sans fourrage ni +étables. Enfin, c'est un pays de cocagne. J'ai mon idée, tu verras; nous +réussirons; nous ferons une grosse fortune. Il faudra travailler dur, +par exemple, mais cela ne te fait pas peur, je le sais. Dans dix ans tu +peux revenir en France riche comme un Nabab! La petite histoire du +père Montbriand sera oubliée; d'ailleurs, si le coeur t'en dit, tu lui +restitueras l'infime capital que tu lui as emprunté, un peu de force, il +est vrai. Tu retrouveras ta mère, jeune encore, et tu lui offriras une +vie toute dorée et douce: cela t'aidera un peu à obtenir son pardon. +Tandis que, maintenant, mauvaise affaire! Quand, une fois, on a goûté de +la prison, on ne peut plus se relever, on est fichu! + +Il l'avait écouté, il l'avait suivi... Oh! qui dira jamais la cruauté de +cet esclavage, la perfidie de cet homme menteur! S'il avait su, grand +Dieu! tout n'aurait-il pas mieux valu que cet exil auprès de ce +compagnon qui l'avait déçu, trompé, qui lui avait fait connaître la +déchéance, le mépris, la haine? + +Enfin, il l'a quitté, et pour jamais. Où aller maintenant? Où? Mais il +n'y a pour lui qu'un pays possible au monde, la France; et, dans la +France, qu'un endroit, le Béarn; et, dans le Béarn, qu'un seul être, sa +mère. + +Oui, soudain ses hésitations, ses scrupules tombent. Il ira la trouver, +la Maï abandonnée, il implorera à genoux son pardon, il se traînera +à ses pieds, s'il le faut, le front dans la poussière. Il lui dira: +«Dis-moi des injures, bats-moi, tue-moi si tu veux, mais pardonne-moi! +Je ne puis plus, je ne veux plus vivre ainsi, loin de toi; je souffre +trop. Oh! Maï! Maï!» + +De nouveau il se jette sur l'herbe épaisse, des larmes abondantes +tombent de ses yeux. Qu'il y a longtemps qu'il n'a pleuré! Que cela fait +du bien de pleurer! Ses yeux arides, ses pauvres yeux aux paupières +brûlées, habitués à voir le mal, en sont comme purifiés; son coeur +desséché s'attendrit. Il pleure, il pleure longtemps, étendu sur la +terre, la tête enfouie dans ses mains rudes. + +Le sifflet du maître retentit de nouveau. «Va, va, murmure Jean, se +relevant avec une joie délicieuse, fâche-toi tant que tu voudras, cela +m'est bien égal. Que d'autres répondent à ton appel impérieux, il ne me +trouble plus, il est pour moi comme le cri du hibou dans la nuit. Adieu; +j'étais un condamné volontaire, je suis libéré maintenant, moi aussi; +j'ai rompu ma chaîne, je suis libre, enfin, libre! + +Sa résolution est prise, il se dirige vers Nouméa; un bateau part dans +deux jours; il se cachera en attendant, et le prendra. Il a en poche +quelque argent, peu de chose, il est vrai, mais il se souvient qu'un +homme de la fabrique, envoyé à la ville pour une affaire, en est revenu +en disant qu'on cherchait un cuisinier pour le paquebot, celui du bord +ayant pris les fièvres. + +Il connaît le métier, les concurrents sont rares, il sera peut-être +engagé. + +D'un pas ferme et rapide il se met en route, sans jeter un regard en +arrière sur ce qui représente pour lui le passé maudit, et va devant +lui, vers l'avenir, vers le rachat. + + + +V + +LE RETOUR + +_«Tais-toi, le ciel est sourd, la terre le dédaigne.» (Le vent froid de +la nuit),_ (Poèmes Barbares). + +LECONTE DE LISLE. + +Le bois est solitaire. La lune, dans son plein, éclaire l'étroit sentier +qui passe au milieu des hautes fougères brûlées. Les chênes noueux, +rabougris, chauves de leurs feuilles, ont l'air de petits vieux transis, +se chauffant à ce paie soleil de rêve. Rien ne bouge. Les lapins et +les lièvres, qui, au matin, vont broutant dans la rosée, et, le jour, +traversent furtivement le chemin, pelotonnés au fond des terriers, +attendent l'aurore; les reinettes vertes dorment au fond des fossés. Sur +la mousse, à gauche, une grande forme noire est étendue immobile. + +Soudain, une brise froide se lève et fait frissonner les fougères et les +rares feuilles sèches restées aux arbres; un hibou quelque part, tout +près, pousse son cri lugubre. La forme noire remue, se dresse, se lève, +c'est un homme. La lune éclaire en plein son visage décharné, où deux +grands yeux bleus, sauvages et hagards, brillent comme des vers luisants +dans les broussailles d'une chevelure fauve. Il est misérablement vêtu; +sa veste d'alpaga, jadis noire, tournée au vert, est bien légère par +cette nuit de fin décembre; son pantalon est déchiré dans le bas. En +même temps que son gros bâton, il ramasse un chapeau de paille défoncé +qu'il met sur sa tête, et s'en va d'un pas chancelant, ombre errante et +pitoyable, dans la route blanche. + +--Sacré froid! murmure-t-il en soufflant sur ses doigts engourdis pour +les réchauffer. Quand je pense qu'à cette heure il y a des gens bien +vêtus, bien au chaud dans des maisons fermées, étendus sur des fauteuils +rembourrés, devant un feu brillant, digérant quelque bonne dinde +truffée, tandis que je grelotte sous mes haillons, que j'ai pour lit le +tapis des lapins, pour abri, le plafond des chouettes; et encore, les +lapins, les, chouettes, ça a des terriers, des nids, ça mangé à sa faim! +Bon sang de bon sang, cela me rend fou, je deviens enragé, féroce comme +les loups, mes frères, les seuls qui soient aussi gueux que moi. Tant +pis! Je ferai comme eux, et gare à qui me résistera! J'ai des dents +longues, des crocs, moi aussi; je suis affamé, je veux manger, me +repaître et jouir à mon tour... Assez, assez d'hésitations, Jean, mon +garçon, assez de scrupules, de bêtises! + +Ah! les ignobles repus! Ils me repoussent parce que j'ai faim et que +mes habits en loques cachent à peine mes os! Comme c'est juste, ça! +Si j'avais de belles frusques et la panse ronde, ils me feraient des +risettes. Dire que personne n'a voulu de moi, personne! Qu'ai-je donc +dessus qui met les gens en défiance? Verrait-on sur mon visage... Bah! +des blagues! + +Il n'y a pas de justice! Celui qui m'a poussé au mal vit heureux, riche, +sans remords, le gredin, et moi je porte seul la peine. J'avais tout +quitté; plein de bonnes idées, je venais demander pardon à ma mère et +passer le restant de ma vie avec elle. J'étais décidé, oui, Dieu m'est +témoin, bien décidé à devenir un bon sujet, à travailler dur pour +réparer le mal que je lui ai fait. Après un voyage terrible, où je me +suis crevé, privé de tout, pour ne pas arriver à elle les mains vides, +je cours à la Terrucole. Malédiction! La maison est fermée, la voisine, +mère de Peyroulin, morte; celui-ci parti pour les Amériques avec son +père. Je m'informe: personne ne sait ce qu'est devenue ma mère. Il y +a des années qu'elle a quitté le pays: Je descends dans la plaine, je +fouille les environs à dix lieues à la ronde, je questionne tout le +monde: personne ne l'a vue, personne ne se souvient d'elle. Désespéré, +sans le sou, je reviens dans mon village, je demande du travail: tous me +tournent le dos. Comment donc! le fils à la Jeannotte, qui a volé son +patron à Villeneuve autrefois, pourquoi pas un galérien, alors? Ouste! à +la porte, et plus vite que çà! Je veux parler, expliquer: on ne m'écoute +même pas! Je vais en ville, j'essaie de me placer n'importe où, +n'importe comment, cuisinier, domestique, garçon boucher, commis, +manoeuvre; partout la même grimace en voyant ma tête, toujours la même +question: vos papiers, vos certificats? Comme si j'en avais, moi, des +papiers, des certificats! Ah! ils sont plus sauvages, ces chrétiens-là, +plus féroces, plus cannibales que les cannibales, là-bas, à la Nouvelle. +Au moins, ceux-là, ils vous engraissent avant de vous manger! Alors, +quoi, faut voler encore pour vivre? + +Pourtant, je n'étais pas méchant, moi, ni exigeant. Avec du pain tous +les jours et un peu d'amitié, j'étais content. Je n'aurais fait tort à +personne. Mais c'était trop pour moi, cela encore! Rien du tout, voilà +quelle est ma part en ce monde. Rien, est-ce assez, je vous le demande? + +L'homme s'était arrêté. Son regard fou semblait s'attacher à un +interlocuteur invisible. Il avait saisi le tronc d'un jeune chêne et le +secouait comme pour en obtenir une réponse. Brusquement, il le lâcha, +reprit sa marche vacillante et sa sourde plainte. + +J'ai tendu la main, j'ai mendié de maison en maison: on me jette un +vieux morceau de pain et on me fait partir bien vite: si j'allais +prendre quelque chose hein! Marche donc, va-nu-pieds, vagabond, ne +t'arrête pas: il n'y a pas d'asile pour toi! Mange l'air du temps, bois +la pluie du ciel, c'est assez pour toi, misérable! + +Eh bien! puisqu'ils croient que je suis un voleur, je le serai; j'ai +pris autrefois pour les autres, je prendrai pour mon propre compte, +maintenant. J'en ai assez, de mâcher de la vache enragée, de tremper des +croûtes dures dans l'eau des ruisseaux, de croquer des fruits verts ou +des châtaignes crues. C'est malsain l'eau pure, c'est plein de petites +bêtes, des microbes, qu'on appelle. Le monde est mal fait. Les uns ont +trop de tout, jusqu'à en être malades, et moi j'ai pas de quoi ne pas +mourir de faim. C'est il bien, cela? Y en a qui disent que cela ne +durera pas et que, bientôt, il y aura un grand chambardement, qu'alors +pauvres et riches seront tous pareils, qu'il y aura du bonheur pour tout +le monde. Ah! ouatte! Quand? En attendant, faut-il claquer? Sale +machine que cette terre, sale bon Dieu qui voit tout cela et reste bien +tranquille dans son ciel! N'est-ce pas lui-même qui me pousse au mal? Eh +bien! va pour le mal! + +Voici le petit bois, là, sur la hauteur. Mais où est la maison de la +vieille? Elle est calée, m'a-ton dit, la sorcière! Paraît qu'elle a un +magot caché quelque part dans la baraque. Sacrée égoïste! Pourvu qu'elle +aille à la messe! Je me cacherai, puis, dès qu'elle aura détalé, ni vu, +ni connu, j'enlève la pie au nid. Qui donc saura que c'est moi? Je n'ai +rencontré personne en traversant le village; et, dans ce bois, sauf les +lapins et les grenouilles... L'affaire faite, j'achète habits, chapeau, +souliers, je vais chez un perruquier et me voilà honnête homme; je +trouve un emploi, je suis sauvé! C'est simple et limpide! Vaut-il mieux +tourner l'oeil dans un coin pour être ensuite ramassé comme une charogne +par quelque paysan ivre revenant du marché? Si je rate le coup, j'ai ici +un vieux camarade qui parle peu mais bien: mon revolver. Il sera temps, +alors, de lui faire dire deux mots à mon oreille. + +Bon! la lune se cache: un témoin gênant de moins. Cette petite lumière, +là-bas, ce doit être la maison. Allons, courage! Examinons les lieux +et attendons. Si elle n'allait pas à la messe, tout de même! Bah! ces +bicoques, ça ferme à peine, et les vieilles, c'est faible, ça ne se +défend pas. Oui, et c'est là le chiendent, ça pleure, ça tremble... Elle +est capable de passer comme un poulet. Je la bâillonnerai, d'abord, sans +lui faire du mal, pour quelle ne braille pas, puis je la rassurerai, +je lui expliquerai... Pour qu'elle te dénonce, après, et te fasse +prendre... Sotte affaire! J'aimerais mieux attaquer des taureaux dans +la brousse! Mais non, faut en finir. Allons-y! Voici la cahute. +Observons... + +Jean était arrivé sur le sommet de la butte couverte de chênes +dépouillés, sorte de belvédère naturel d'où l'on apercevait vaguement la +plaine de Bilhère perdue dans la nuit. Quelques lumières se détachaient +dans les ténèbres. Derrière le bois, accotée à lui, une petite maison +s'élevait, modeste et solitaire. Posée de champ sur le sentier, elle +offrait aux passants son étroite façade blanche percée de deux fenêtres, +son toit d'ardoises noires rabattu devant, tombant bas de chaque côté +comme un capulet de veuve. Un jardinet, aux carrés de légumes bien +cultivés, longeait la partie principale, donnant sur la plaine, où était +la porte d'entrée. On distinguait les formes irrégulières d'un bûcher +et d'un poulailler derrière la maison. Une faible lueur éclairait la +fenêtre donnant sur le chemin. L'homme ouvrit sans bruit la porte du +jardinet, s'approcha et regarda. + +--Il y a une gosse! murmura-t il. Quelle déveine! Je ne savais pas cela! +Allons, un autre poulet à ficeler! + +Deux personnes, en effet, étaient assises dans l'âtre de la petite +cuisine proprette: une fillette de dix ans à peu près, blonde, menue, +jolie, et une femme âgée, vive encore d'allure, mais le front entouré de +bandeaux entièrement blancs. + +Où donc le misérable a-t-il vu ces traits réguliers, si délicats, mais +si ridés qu'ils en sont effacés, comme un dessin couvert de mille fines +ratures? + +Elles sont charmantes à voir ainsi, l'aïeule, sans doute, et la +petite-fille: la première, assise sur une chaise basse, l'autre, sur un +escabeau de bois tout près, tout près. L'enfant, tournée vers la femme, +les coudes appuyés sur ses genoux, une main sous son menton, lève sur +elle son gentil visage confiant et présente ses pieds nus à la flamme. +Les lèvres de la vieille remuent. Elle doit raconter une histoire. +L'homme tend l'oreille. Non, elle chante! Oh! que ce chant est doux! Que +la voix est pure et fraîche encore! Le coeur du malheureux est chaviré. +Où a-t-il entendu cet air-là? Il semble monter en lui d'un passé +lointain, lointain, traverser et écarter des brumes amoncelées. +Brusquement le voleur tressaille des pieds à la tête, le souvenir lui +revient: c'est un Noël et c'est sa mère qui le chantait jadis! Il faut +qu'il l'entende de nouveau, et mieux, avec les paroles. La porte donnant +sur le bûcher est ouverte. A pas muets, de son pas de traqueur de bêtes, +il pénètre sans bruit dans le fond obscur de la cuisine et se glisse +derrière le grand lit dont les rideaux à carreaux bleus et blancs +le cachent, tout en laissant voir ce qui se passe. Les deux femmes, +absorbées l'une par l'autre, ne s'aperçoivent de rien. + +--Encore, Maï, dit l'enfant, encore, je te prie, ne sais-tu pas d'autres +Noëls? + +--Si fait, j'en connais un autre, un seul. + +--Pourquoi ne me l'as-tu jamais chanté? + +--Parce que cela me faisait trop de peine. + +--Il est vilain, il est triste? + +--Non, mais il me rappelle quelqu'un que j'aimais beaucoup et que j'ai +perdu. + +--Ton pauvre mari, n'est-ce pas? + +--Non, pas mon mari. + +--Ta défunte mère? + +--Non plus. + +--Qui donc, alors? + +--Un enfant. + +--Que tu aimais beaucoup? + +--Beaucoup. + +--Gentil? + +--Très gentil. + +--Grand comme moi? + +--Plus grand. + +--Blond, lui aussi? + +--Bien plus blond que toi, les cheveux plus dorés. + +--Mais il n'était pas ton petit enfant? Tu n'as pas eu d'autre enfant +que moi, dis, Maï? + +--Si, j'en ai eu un autre, un fils; celui-là, justement, auquel je +chantais ce Noël. + +--Pourquoi tu ne m'as jamais dit que tu avais eu un autre enfant? + +--Parce que je ne pouvais pas; cela me faisait trop de peine. + +--Je comprends, il est mort. + +--Non, il n'est pas mort. + +--Alors, où il est? + +--Il est parti. + +--Bien loin? + +--Très loin. + +--Et ce soir, cela ne t'en fait pas, de la peine, de parler de lui? + +--Ce soir, au contraire, c'est drôle, je ne sais pas pourquoi, j'ai +envie de chanter, de rire. Mon coeur bat: tiens, mets ta main là, sens +tu comme il tape fort? + +--Oui. Pourquoi ce soir et pas les autres jours? + +--Je n'en sais rien, c'est comme cela. Est-ce que l'on sait pour quelle +raison l'on souffre une fois plus qu'une autre? Le coeur, sans doute, a +besoin de se reposer de souffrir, comme le corps, de travailler. + +--Mais je ne l'ai jamais vu «à» ton fils? + +--Non. Il était parti avant que je ne t'aie trouvée. + +--Tu l'avais aussi trouvé à la Terrucole, dis, Maï, au pied de la croix, +comme moi? + +--Oh! non! C'était mon propre enfant. + +--Ton propre enfant? Alors, moi, je ne suis pas ton propre enfant? + +--Oui, oui, migue[18], calme-toi. + +--Ce n'est pas vrai que je suis l'enfant des hades, comme on disait +là-haut, quand nous étions à la maison blanche et que les maynades[19] +me montraient du doigt en m'appelant «fille des hades», «filleule des +broutches», «broutchine». Elles s'échappaient quand je m'approchais +d'elles pour jouer. Elles étaient méchantes et je suis bien contente +d'être partie. + +[Note 18: Amie.] + +[Note 19: Petites filles.] + +--Non, ce n'est pas vrai. Tu es ma petite fille chérie. + +--Et tu m'aimes autant que ton petit garçon? + +--Je t'aime beaucoup. Tu es ma consolation, ma joie. + +--Oui; mais tu l'aimes plus «à» lui, dis? + +--Non. Seulement toi, tu es là, je t'embrasse, je puis te soigner; lui +est loin; il est seul, peut-être, il n'a personne pour l'aimer; alors, +tu comprends, il faut que je l'aime beaucoup pour tout ce qui lui +manque. + +--C'est vrai. Alors il était bien, bien gentil, ton petit garçon? Aussi +gentil que moi? + +--Oh! oui! + +--Comment s'appelait-il? + +--Jean, mais je l'appelais Yanoulet. + +--Comme cela, il n'est pas mort? Il _s'est en allé_? Pauvre Yanoulet, je +l'aurais bien aimé s'il était resté. Je n'aurais pas été toujours seule; +nous serions descendus à l'école ensemble, comme Jacques et Marie de +Lousteau. Mais pourquoi est-il parti? Il ne t'aimait donc pas lui? Moi, +je ne voudrais pas te laisser, jamais. + +--Si, il m'aimait bien, mais il a été entraîné par de mauvais camarades, +il a fait des vilaines choses et n'a pas osé revenir me trouver. Il est +parti et je ne sais pas où il est. + +--Tu ne sais pas où il est? Il ne t'a rien envoyé dire, donc? Oh! +pourquoi a-t-il fait cela? Moi, quand j'ai été méchante, je viens vite +te le raconter pour que tu me pardonnes tout de suite. Il y a longtemps +que cela est arrivé? + +--Très, très longtemps; il avait quinze ans, il en aurait vingt-sept, +maintenant. + +--Vingt-sept ans! Comme il serait vieux! Bien, bien plus vieux que moi! +Je ne pourrais pas m'amuser avec lui. Alors je ne regrette pas autant +qu'il soit parti. Mais toi, Maï, ça t'a fait de la peine? + +--Oh! beaucoup, beaucoup de peine! Je crois que si le Bon Dieu ne +t'avait pas donnée à moi, si je ne t'avais pas trouvée, pauvrine, toute +faible et mignonne, ayant tant besoin d'être soignée et aimée, je serais +morte de chagrin. + +--C'est pour cela que tu pleures souvent, la nuit, quand tu crois que je +dors? Je t'entends bien, va, mais je ne fais semblant de rien puisque +tu le caches de moi. C'est pour cela, aussi, que tes cheveux sont si +blancs, si blancs qu'on dirait que tu es très, très vieille, et que tu +as toujours des robes noires? Dis-moi tout de ton petit garçon, je t'en +prie, Maï. Je n'en parlerai à personne et je te consolerai. Quand j'ai +un chagrin, vite je cours te le raconter et tu me consoles toujours. Moi +aussi je te consolerai, tu verras, veux-tu, dis? + +--Oui. Ecoute. Autrefois, tu t'en souviens, nous habitions près de la +Terrucole, la maison blanche qui est en haut du coteau. + +--Oui, il y avait devant de gros châtaigniers. + +--Cette maison, avec la terre qui l'entourait, était le bien que mon +pauvre homme m'avait laissé en mourant. Je vivais là, avant ton arrivée, +bien seule, cultivant le jardin, le champ, récoltant mes châtaignes, +élevant quelques bêtes, mais tranquille et heureuse encore, car j'avais +avec moi mon Yanoulet. C'était un si bel enfant! Je l'avais nourri de +mon lait deux ans passés; tout le monde l'admirait quand je descendais +au village, le dimanche, avec lui sur les bras. Son teint était rose et +blanc comme celui d'un Jésus de cire, ses cheveux, blonds et bouclés, +comme le petit St-Jean Baptiste de la procession. Et «connu»[20], +«escarabillat»[21], gros! Tout le monde lui donnait plusieurs mois de +plus que son âge; ses jambes et ses bras étaient de vraies curiosités +tant ils étaient gras, fermes, pleins de trous! Je l'aimais à vendre +mort âme pour lui. Il était tout pour moi. Je l'aimais trop: Dieu n'est +pas content qu'on aime ainsi d'autres que lui. Tout ce qu'il voulait, +mon «hilhot», je le voulais; j'étais faible. Je ne savais pas, alors, +qu'on peut faire autant de mal en étant bon qu'en étant méchant, plus, +même, parfois. Je sais cela, maintenant; je l'ai appris en souffrant +beaucoup. Mais je croyais que d'aimer c'était tout, que, lorsqu'on +aimait et qu'on ne pensait pas à soi-même, on ne pouvait mieux faire. Il +faut aimer, certes, mais aimer bien, ne pas gâter ceux qu'on aime. Moi, +j'ai gâté mon fils. J'étais si heureuse de lui donner ce qui m'a tant +manqué, enfant, à moi, pauvre orpheline, un peu de bonheur. J'avais +besoin de lui pour cultiver notre bien, mais il trouvait le travail +de la terre trop pénible; il voulait être un monsieur à paletot; sa +grand'mèro, qui vivait alors, lui avait mis cette idée dans la tête. +Je lui ai cédé, pour notre malheur. Si je lui avais résisté, il serait +encore auprès de moi, rien de ce qui est arrivé ne serait arrivé. Qui +sait, pourtant? Faut croire que c'était la volonté de Dieu, car rien +ne vient sans sa permission, comme dit monsieur le curé! Enfin, que +veux-tu! J'ai envoyé mon Yanoulet en ville, ainsi qu'il le désirait +tant, apprenti dans un grand magasin. Là il a fait de mauvaises +connaissances, il a été entraîné à mal faire, il s'est perdu, puis il +est parti. + +[Note 20: Éveillé, qui a de la connaissance.] + +[Note 21: Dégourdi.] + +--C'était bien vilain de s'en aller, comme cela, sans seulement +t'embrasser ni te demander pardon. S'il était venu te trouver tout de +suite, tu lui aurais pardonné, n'est-ce pas, Maï, comme à moi quand je +n'ai pas été sage? + +--Bien sûr; mais il n'a pas osé revenir, il avait honte. Je le connais, +moi, il est bien mon fils; il aurait préféré mourir plutôt que de voir +mon chagrin et que d'entendre mes reproches. Mon pauvre petit! Il était +si doux, si gentil, avant cela! J'en étais si orgueilleuse! C'était +mal, vois-tu; les mères ne devraient jamais être orgueilleuses de leurs +enfants, ça porte malheur. Il ne m'écoutait pas beaucoup, c'est vrai, +mais j'étais si faible, aussi! Il m'aurait demandé la lune, je crois que +j'aurais essayé de la lui donner. Toutes les veillées de Noël, quand +il était petit, je le prenais sur mes genoux et je lui chantais des +cantiques, comme à toi. + +--Et celui que tu ne veux pas me chanter aussi? + +--Surtout celui-là. Il l'aimait beaucoup. Il s'endormait toujours quand +nous arrivions au dernier couplet. + +--Je voudrais bien le connaître, ce Noël. Cela te ferait-il beaucoup, +beaucoup de peine de me le dire? Oh! pas l'air, rien que les paroles. + +--Non, non; ce soir, au contraire, ça me fera plaisir. Je vais te le +chanter; une autre fois, peut-être, je ne le pourrais plus. Alors, +écoute bien. + + Entre le boeuf et l'âne gris + Dort, dort, dort le petit Fils. + Mille anges divins, + Mille séraphins. + Volent à l'entour + De ce grand Dieu d'amour. + + Entre la rose et le souci + Dort, dort, dort le petit Fils. + Mille anges divins, + Mille séraphins + Volent à l'entour + De ce grand Dieu d'amour. + + Entre les deux bras de Marie. + Dort, dort, dort le Fruit de Vie. + Mille anges divins, + Mille séraphins + Volent à l'entour + De ce grand Dieu d'amour. + + Entre deux larrons sur la croix, + Dort, dort, dort le Roi des Rois. + Mille Juifs mutins, + Cruels, assassins, + Crachent à l'entour + De ce grand Dieu d'amour. + +Qui m'aurait dit lorsque, endormi, j'embrassais sa tête d'anjoulin[22], +que, lui aussi, serait un larron! + +[Note 22: Petit ange.] + +--Un larron! Qu'est-ce que c'est qu'un larron, Maï? + +--C'est un voleur. + +--Un voleur! Ah! Mon Dieu! Non, ce n'est pas possible, ton petit enfant, +Yanoulet, n'était pas un voleur? + +--Hélas, oui, ma fille, ce n'est que trop vrai. Je ne pouvais pas le +croire d'abord, moi non plus, tu penses, mais il a bien fallu que je +reconnaisse la vérité: on l'a pris emportant un paquet qui n'était pas +à lui; il n'y a pas de doute possible. D'ailleurs, s'il n'était pas +coupable, serait-il parti comme cela? + +--Un voleur, un de ceux qu'on amène en prison, entre deux gendarmes? Oh! +Maï, j'ai peur! Prends-moi sur tes genoux et serre-moi bien fort. Je +ne deviendrai pas une voleuse, dis, tu m'en empêcheras? Tu ne m'as pas +gâtée au moins, moi? Mais... qui est là? Il m'a semblé entendre quelque +chose, comme un soupir. + +--C'est une bête dans le fourrage, en haut, ou la Martine qui se remue +dans l'étable. Ne crains rien, mets-toi bien contre moi, là! + +--Tu n'as pas peur, toi? Oh! moi j'ai si peur! + +--Pourquoi veux-tu que j'aie peur, voyons! D'abord, rien n'arrive sans +la volonté du Bon Dieu. Et puis, que craindrais-je? La mort? Si je ne +devais pas te laisser seule au monde, elle serait la bienvenue. Qu'on me +vole? C'est mon enfant qu'on volerait, pas moi. Le peu de bien que j'ai +conservé, après la vente de la maison, je le tiens toujours prêt au cas +où il reviendrait. Ce que je gagne en allant travailler aux champs et +en filant nous suffit amplement, à toi et à moi, avec les légumes du +jardin; il nous faut si peu de chose! Mais reviendra-t-il jamais? Je +commence à ne plus l'espérer. + +--Comment, ce méchant qui t'a tant fait pleurer, ce voleur, tu n'es donc +pas fâchée «après» lui? + +--Fâchée, petite! Tu ne sais pas ce que tu dis! Une mère, vois-tu, ne +peut pas rester longtemps fâchée après son enfant. + +--Mais, pense donc, voler, c'est très, très laid! Moi, si j'étais toi, +je ne l'aimerais plus du tout, il me semble! Pour rien au monde je ne +voudrais l'embrasser, maintenant! Tiens! j'ai encore entendu le bruit! + +--Non, non, c'est le vent! Il s'est levé et «burle[23]» comme à la +Terrucole. + +[Note 23: Hurle.] + +--C'est vrai. Pourquoi en sommes-nous parties, de la maison de la +Terrucole, eh! Maïotte? Raconte-le moi. Jamais tu n'as voulu me le dire. + +--Parce que j'avais honte. Tout le monde savait que mon fils avait volé +son patron et on me tournait le dos. Tu dis qu'on se moquait de toi en +t'appelant «la fille des hades», moi, on m'appelait «la mère de Jean le +voleur». Ah! j'ai bien pleuré, bien souffert! Monsieur le curé cherchait +à me donner du coeur, le pauvre, il me disait que les fautes de mon fils +n'étaient pas les miennes, ça n'y faisait rien: elles me pesaient comme +si je les avais faites moi-même, plus encore. Tu ne te doutais pas de +cela, toi, tu étais trop petite. Enfin, n'y tenant plus, j'ai vendu +comme j'ai pu la maison et la terre, j'ai ramassé mon argent, nos +affaires, nos meubles, et nous sommes venues nous cacher ici, dans cette +maison écartée, sur cette colline d'où l'on voit la plaine et qui me +rappelle la Terrucole. J'ai changé de nom, personne ne sait qui je suis; +les gens du pays me traitent bien; ils voient que j'ai besoin de vivre, +ils trouvent que le travail ne me fait pas peur et ils m'emploient. + +--Mais, Maï, si ton petit garçon revenait et allait te chercher à +ton ancienne maison, il ne te trouverait pas! Qu'est-ce qu'il «se» +penserait? Quel chagrin il aurait, le pauvre! + +--J'ai prévu cela, tu peux croire. J'ai dit où j'allais à mon amie, la +seule qui me soit restée fidèle dans mon malheur, tu sais, la mère du +grand Peyroulin qui demeurait aux deux cantons[24], près de chez nous. Je +lui ai tout bien expliqué au cas où l'on demanderait après moi; je lui +ai même remis un peu d'argent, pour le pauvre enfant, s'il en avait +besoin. + +[Note 24: Carrefour.] + +--Cette fois, Maï, je suis sûre que ce n'est pas le vent; le vent est +dehors et le bruit est dans la chambre. On dirait quelqu'un qui pleure. + +Jean, écroulé dans la ruelle, derrière les rideaux du lit, n'arrivait +plus à maîtriser ses sanglots. Que faire? Se montrer? Non. Il s'en +trouvait à jamais indigne. Devant la grandeur de l'indulgence +maternelle, au récit de cette vie d'abnégation et d'amour, si pure, tout +entière consacrée à son souvenir, au bien, son offense lui semblait +décuplée, sa propre vie lui apparaissait criminelle, hideuse, +intolérable. Ah! s'en aller, s'en aller! Se terrer, n'importe où, se +tuer sur le pas de la porte en baisant le seuil vénéré. Mais comment +sortir sans attirer l'attention éveillée, maintenant? + +--Ne t'effraie donc pas, pègue[25], continua la mère, je te garde. Je +n'ai plus que toi au monde, qui donc oserait venir te prendre dans mes +bras! + +[Note 25: Sotte.] + +--Alors, s'il revenait, ton petit garçon, au lieu de le gronder, de le +punir, tu lui pardonnerais, tu serais contente de le revoir? + +--Il a été bien assez grondé par sa conscience, assez puni par ses +remords: on ne peut pas être heureux, vois-tu, quand on quitte le droit +chemin, à moins d'être tout à fait canaille, et il ne l'est pas, j'en +suis bien sûre. Ah! s'il revenait, s'il me disait comme autrefois: «Me +voici, Maï, pardonne-moi!» Je lui crierais: «Hilhot, hilhot, viens dans +mes bras!» et je crois que je mourrais de contentement. Ah! hilhot, +hilhot, quand reviendras-tu! Le temps me dure, mon enfant, je me fais +vieille! Chaque année, sans toi, en vaut dix des autres. Voici bien +longtemps que je t'attends! Je t'attends toujours, toujours, partout! +Les gens prétendent que tu es mort, mais je sais bien que ce n'est +pas vrai, moi! Quelque chose me l'aurait dit! Les mères sentent ces +choses-là. Je sais que tu reviendras: je l'ai tant demandé au Bon +Dieu! Ah! si je pouvais deviner où tu es, comme je courrais vite! Je +reprendrais mes jambes de quinze ans, je ne craindrais, ni de traverser +les mers, ni de monter sur les montagnes, ni de marcher nuit et +jour sans me reposer, sans manger ni boire. Je te trouverais, je +t'emmènerais, heureuse et fière, plus heureuse et plus fière que le jour +où j'entendis ces mots, ragaillardissant comme une liqueur forte: «C'est +un fils!» + +Oh! dis, où es-tu? Je te vois, tel que tu dois être, grand comme ton +pauvre père, maigre, un peu courbé, le front ridé, la barbe fournie, le +teint noirci, les yeux, tes beaux yeux si doux, enfoncés, inquiets. +J'ai tant pensé à toi! Toujours, partout, la nuit, le jour, quand je +travaille, quand je me repose, quand je mange, quand je dors, je pense à +toi. Ah! reviens! Mes baisers effaceront tes rides, mes larmes laveront +le mal qui est en ton coeur, viens, mon enfant, je t'attends, viens! + +«Mon Dieu qui voyez ma souffrance, Dieu de bonté et de pardon, +rendez-moi mon fils et je vous adorerai toute ma vie. O Tout-Puissant, +pour qui rien n'est caché, pour qui rien n'est impossible, allez le +chercher là où il est, amenez-le moi! Vous que je baise matin et soir +sur votre croix, ô Christ qui avez été un petit enfant dans les bras de +sa mère, divin martyr, qui pardonniez au larron crucifié avec vous, ayez +pitié de nous! Voyez: ne sommes-nous pas crucifiés, nous aussi, loin +l'un de l'autre? Je me repens comme le brigand, me repousserez-vous? +C'est vrai, vous, m'aviez donné ce petit afin que je l'élève pour vous +et je n'ai pas su faire, pauvre paysanne ignorante et seule que j'étais; +mais donnez-le moi une seconde fois et vous verrez, rendez-le moi, que +je puisse vous: l'offrir de nouveau!» + +--J'ai bien entendu cette fois, c'est un sanglot! Je: t'assure, Maï, +quelqu'un pleure dans la chambre. Oh! j'ai peur, j'ai peur! + +Jean s'était levé, attiré par une force irrésistible. + +--Calme-toi. Décroche tes bras de mon cou, tu m'étouffes. Laisse-moi me +lever et tiens-toi derrière moi sans bouger, dit la veuve à l'enfant, +folle de terreur, qui s'attachait convulsivement à elle. Elle était bien +pâle la Maï, mais si calme, si belle, si grande ainsi, debout, dominant +le danger avec le courage de l'absolu désespoir. Sa voix sonnait haut +dans la chambre.--Moi aussi j'ai entendu, mais je ne crains rien. +Personne ne peut me faire plus de mal que j'en ai, ni me voler ce que +j'avais de plus précieux, je l'ai déjà perdu! Quant à te prendre toi, +mon dernier bien, c'est une autre affaire; il faudrait passer sur mon +corps, avant. Qui est là,--cria telle. Rien ne répondit.--C'est encore +le vent. Voyons, rassure-toi, pauvrine. Mais non, on dirait une plainte. +C'est peut-être un esprit. Les âmes des trépassés viennent parfois +visiter les vivants. Ah! mon fils est mort! Si c'est ton âme échappée de +ton corps qui vient me trouver, ô mon enfant, attends, attends, je vais +te suivre. Oui, oui, tu es ici, je le sais, je le sens. Yanoulet, mon +petit, viens! Vivant ou mort, montre-toi! + +--Aïe, aïe, aïe! Mai! là, là, vois, vois, l'homme! Sainte Vierge, +protégez-nous! Il vient pour nous tuer. Maï, cache moi, prends le grand +couteau... il s'avance... + +--Je le vois, je le reconnais, c'est bien lui! Seigneur! qu'il est +changé, qu'il est maigre et pâle! Plus encore que je ne pouvais +l'imaginer. Il est mort, c'est certain. Approche, âme de mon enfant, je +n'ai pas peur de toi. Dieu! sa figure est chaude, des larmes, de vrais +larmes coulent de ses yeux! Yanoulet, dis, est-ce que je rêve, suis-je +folle ou suis-je morte moi aussi, sommes-nous tous deux dans le ciel? + +--Non, non, Maï, tu ne rêves pas, tu n'es pas folle, c'est moi, c'est +bien moi, c'est ton hilhot, ton hilhot vivant! Laisse-moi t'embrasser +les mains et la robe, laisse-moi te toucher, te voir.. + +--Relève-toi. + +--Laisse-moi me traîner à tes pieds et te demander pardon encore, et +encore... + +--Il y a bien longtemps que je t'ai pardonné. + +--Mais tu ne savais pas... + +--Je ne veux rien savoir. Mon fils a souffert, il se repent, il vit, il +est là: voilà ce que je sais. Que me fait tout le reste? + +--Ecoute, au moins, il faut que je te dise... j'étais venu... + +--Tais-toi, tais-loi, au nom du Christ... + +--Je t'avais tant cherchée, je te croyais morte, j'avais si faim! Dieu +m'est témoin que je ne voulais pas te faire du mal! Quand j'ai reconnu +ta voix, je ne sais plus ce qui s'est passé en moi. Tu as chanté... mon +péché m'est monté à la gorge comme un vomissement. J'ai cru que +j'allais mourir. Je voulais fuir, je ne pouvais pas. Tu as prié, alors, +clairement, j'ai vu la chose: j'ai vu les croix, sur la colline, comme +à la Terrucole; au milieu, celui qui souriait, avait ton visage, il me +regardait... comme tu me regardes, il me disait des choses... comme tu +en disais. Alors mon coeur s'est crevé dans ma poitrine. Ah! Maï, Maï, +j'ai bien fauté, mais j'ai bien souffert, pourras tu, vraiment me +pardonner jamais? + +--Ne pas te pardonner, moi, quand il t'a pardonné, Lui! Va, c'est fait +depuis longtemps, te dis-je. Lève-toi, maintenant, je le veux. Tu es le +fils, tu es le maître. Ouvre l'armoire; tu trouveras là, à gauche, sous +les chemises, un vieux bas plein d'écus; dès demain, tu iras les porter +à ton ancien patron: c'est ton honneur que je t'ai gardé et que je te +rends. Pardonné de Dieu, pardonné de ta mère, en règle avec les hommes: +qui donc oserait t'insulter, désormais?--Et la mère, levant bien droite +sa tête blanche, regardait autour d'elle d'un air de suprême défi. Ses +yeux rencontrèrent un petit paquet noir, écroulé dans un coin, sur une +chaise. + +--Ma fille, ma Romaine! dit-elle, courant à elle, la relevant et +découvrant un pâle visage tuméfié par les larmes, encore secoué de +sanglots. + +L'enfant avait regardé avec épouvante, d'abord, puis avec stupeur la +scène entre la mère et le fils. «L'homme» n'était donc plus un brigand +venu pour les tuer, ni un revenant. C'était Yanoulet, ce Yanoulet dont +elle n'avait jamais entendu parler avant ce soir, mais dont elle +sentait la présence mystérieuse dans les pensées de la veuve, depuis si +longtemps. Yanoulet le voleur, il est vrai, mais le fils toujours aimé, +toujours attendu, celui auprès duquel elle n'était rien qu'une pauvre +orpheline élevée par pitié, par bonté. Pour la première fois elle +sondait sa misère: personne au monde ne l'aimerait, elle, comme il +était aimé, lui, le coupable, envers et malgré tout, d'une tendresse +généreuse, magnifique, sans borne! Et elle s'était agenouillée, elle +priait, cherchant instinctivement ailleurs ce qui ne serait jamais +pour elle ici-bas, ce dont elle n'avait jamais senti encore en elle le +torturant besoin. + +--Tiens,--dit la Maï--amenant la petite fille tremblante et résistante à +Yanoulet,--voici ma consolation. Je l'ai trouvée au pied du Calvaire, un +matin que j'avais été prier pour toi, deux ans après ton départ. Elle +est l'enfant de mes larmes; sans elle je n'aurais peut-être pas supporté +mon chagrin: aime-la pour tout le bien qu'elle m'a fait. + +Romaine reculait, effrayée, farouche encore. Mais un son vague montait +de la plaine, son lointain, d'abord, puis plus proche, plus distinct. + +Jean courut à la fenêtre et l'ouvrit toute grande. Le son s'épandit dans +la chambre, grave et réconfortant comme la voix du bien, apportant avec +lui des torrents de souvenirs, des flots d'espérance. + +--Les cloches de Noël! s'écria l'orpheline. Et tous trois, gravement, en +silence, ils se signèrent, adorant en leur âme l'enfant divin! + +_Décembre 1901._ + + + + +LE NOURRISSON DE LA POUPIN + +_A. Louis_ + + + +I + + _«Tu l'as vu; car, lorsqu'on afflige ou + qu'on maltraite quelqu'un, tu regardes pour + le mettre entre tes mains; le troupeau des + désolés se réfugie auprès de toi; tu as aidé + l'orphelin.»_ + + PSAUME X, 14. + +La plaine s'étend au loin, mollement vallonnée, étalant ses champs +hérissés de chaume ou rayés de sillons bruns, ses prairies à l'herbe +courte et jaunie, ses vignes où se tordent les ceps noirs. Sur la +hauteur, à gauche, s'étage la ville lointaine, les Roches, station +balnéaire, recherchée l'été; ses villas les plus proches se dressent, +éclatantes, sous la lumière crue d'un beau jour de décembre. Un phare, +mince colonne carrée rayée de rouge, une vieille église badigeonnée de +blanc, servant d'amers, et ressemblant à une gigantesque cocotte de +papier, un moulin dont les ailes tournent, se détachent de la masse +confuse des maisons. Au vent salé qui fouette le visage, on devine la +mer, en face; on aperçoit même sa ligne bleue de lin étincelante, où +passent des bateaux, noirs et nets comme des ombres chinoises. Enfin, +dégringolant le long de la côte, à droite, le village du Val, l'église, +dont la massive tour grise s'aperçoit à travers les ramures des arbres +dépouillés. + +Assis sur le talus qui borde la route gelée et blanche, un garçonnet de +dix ans, les pieds nus dans des sabots bourrés de paille, vêtu de vieux +habits trop étroits, taille un bâton avec un couteau ébréché. Les +boucles dorées de ses cheveux, s'amassent en auréole autour d'un béret +bleu fané. De temps en temps, il interrompt sa besogne, lève un petit +visage rond, fin et doux comme celui d'une fille, et promène autour de +lui de grands yeux clairs, tristes et inquiets. A ses côtés, un chien +labri, gravement étendu, deux de ses pattes réunies devant lui, +surveille attentivement les allées et venues d'une couple de vaches qui +broutent l'herbe rare du bord du fossé. + +Rien, rien sur la longue route! Les carrioles du boulanger et du boucher +sont passées depuis longtemps. L'omnibus de midi, petite boîte carrée, +noire et branlante, vient de disparaître au bas de la côte. Encore un +grand vapeur qui s'en va, là-bas, laissant sa traînée de fumée loin +derrière lui. Mais l'enfant détourne la tête. Il ne veut plus regarder +de ce côté. Cela lui fait trop de peine de les voir fuir l'un après +l'autre, tous ces bateaux, petits et grands: voiliers aux ailes +déployées, palpitant sous la brise, comme ivres d'espoir, +transatlantiques majestueux, sûrs d'eux-mêmes, maîtres de la mer, +déchirant l'air de leur sifflet joyeux et conquérant, envoyant, de +leur long panache gris, comme un dernier adieu. Jamais aucun d'eux ne +ralentira-t-il donc sa marche, ne s'arrêtera-t-il pas pour le prendre? +Hélas! il est si petit et si faible, point à peine perceptible sur la +côte! Il aura beau agiter son mouchoir, pleurer, crier, supplier... ils +ne le verront même pas. Ils passeront, indifférents, ils continueront +leur route vers ces merveilleux pays dont parlent les vieux marins aux +veillées, les pays où le soleil, splendide ne se cache jamais derrière +les nuages noirs, où les rochers sont de corail rose comme les colliers +des femmes riches, où les fleurs de l'air se balancent entre les lianes +flottantes, où les oiseaux, pas plus grands que des mouches, brillants +comme des pierreries, volent autour de vous. Ah! s'en aller ainsi, de +vague en vague, sur cette mer si aimée et si belle! Laisser derrière soi +tout ce qui est laid, tout ce qui est méchant, tout ce qui est lâche, +tout ce qui attriste, dégoûte et fait souffrir, voguer vers l'inconnu, +vers ce qui doit être le bonheur! Non, non, il ne faut pas regarder par +là; tout, ensuite, semble plus sombre, plus terne, plus vilain! + +La route, à la bonne heure! Elle est si vivante, si variée! Elle lui +réserve, parfois, de si charmantes surprises! Elle lui apportera +peut-être, un jour, ce qu'il attend. Ce qu'il attend? Qu'est-ce donc? +Eh! il n'en sait rien, ou, s'il le sait, cela lui semble trop beau pour +y croire; il se l'avoue à peine à lui-même. Mais, enfin, les choses +mauvaises ne peuvent durer toujours, n'est-ce pas? Tout change, en ce +monde, avec le temps et la patience, il l'a observé. Les petits enfants +deviennent des hommes, les jeunes gens, des vieillards. Après la +tempête, le calme; après l'hiver, le printemps. Donc, fermement, il +attend. + +C'est l'été, surtout, que la route est amusante! On ne voit, alors, que +cavaliers vêtus de flanelle blanche, que belles dames en habits bien +ajustés, à chapeaux d'hommes, toutes raides sur leurs chevaux luisants, +ou à bicyclette, la jupe envolée au vent, précédées ou suivies de +leurs enfants, de leurs maris; automobiles bruyantes aussitôt passées +qu'aperçues, portant des êtres étranges, informes, cachés derrière des +masques, laissant derrière elles un tourbillon de poussière blanche et +une odeur âcre: machines à perdition, inventées par le diable, disent +les vieilles gens du village, et dont il faut se garer du plus loin +qu'on les voit; chars-à-bancs démodés et mal suspendus, omnibus +paisibles, voitures aux rideaux de toile rayée déteints, bondées de +«baigneurs» aux toilettes claires, d'enfants aux joues roses qui rient +en le regardant et semblent heureux. Ils ont des manières polies et +aimables, ils ne crient pas en parlant, ces gens-là, malgré leur +joie. Raymond aime à les observer; il suit les équipages quand ils +ralentissent le pas pour monter la côte, et surprend des fragments de +conversations qui le plongent dans des rêveries sans fin. Des mots lui +font battre le coeur: «Voyons, mon chéri», disait une fois une voix très +douce, «ne le penche donc pas ainsi, tu pourrais tomber!» Chose étrange! +Le petit garçon à qui l'on témoignait cette tendre sollicitude, au lieu +d'en être reconnaissant, en paraissait impatienté! Il ne se souvient +pas, lui, qu'on ait jamais tremblé pour sa vie, que personne se soit +inquiété de ce qu'il peut faire ou ne pas faire, qu'on lui ait jamais +parlé en l'appelant «mon chéri»! Combien cela doit être bon! Il est +libre et détaché, comme cette feuille sèche que le vent pousse devant +lui, et captif, comme celle que l'ajonc sauvage retient dans ses +piquants. + +Un jour de la fin d'août, pourtant, il a cru que son rêve se réalisait, +que ce quelque chose qu'il attendait était enfin venu. Une voiture de +forme étrange, traînée par un âne gris et une jument poussive, avait +paru au bas du chemin. C'était comme une vieille petite maison de bois +qui aurait eu des roues. Raymond n'en avait jamais vu de semblable. +Intrigué, il s'était mis à courir pour la contempler de plus près. +Dessous, bercé dans une espèce de hamac de planches, un vieux chien +jaune dormait. Les bêtes allaient sans qu'on s'occupât d'elles. Arrivée +à l'entrée du village, à l'endroit où, après le temple, contre la +fontaine, le gros noyer fait une ombre si épaisse, un homme qu'on ne +voyait pas avait crié quelque chose, de la voiture. Aussitôt, jument et +âne s'étaient arrêtés. Le chien, quittant à regret sa couche, avait +été à la porte de la roulotte recevoir un garçon de douze ans, noir et +maigre comme un grillon, qui s'était mis à dételer aussitôt. Après lui +descendait un vieillard sec, le visage tanné, qui donnait des ordres, +dans une langue étrange et dure, à quelqu'un resté à l'intérieur. Les +gamins s'étaient groupés et regardaient de tous leurs yeux. Qui donc, +là-dedans, répondait de cette voix chantante? D'où venaient ces +grognements et ces bruits de chaînes remuées? Tiens, des ours! oui, deux +gros ours bruns, en vie! L'un après l'autre, au commandement impatienté +du maître, ils descendaient pesamment. Après eux, une jeune fille de +dix-huit ans sautait vivement à terre. Ses cheveux, de la couleur de la +châtaigne mûre, ternes et rudes comme le chaume, étaient partagés au +milieu du front, et s'en allaient, en deux nattes serrées, entourer une +petite oreille, pâle comme un bijou d'ivoire. Une vieille blouse de +coton, d'un rouge déteint, cachait mal son buste hardi et plein; un +mouchoir jaune entourait son cou long et souple; une jupe d'une nuance +brunâtre indécise, tombait, trop courte, de ses hanches rondes, laissant +à découvert des chevilles fines, un pied mince et nerveux. + +En un clin d'oil, tandis que le vieux bonhomme, profitant de la foule +curieuse amassée autour de lui, faisait danser les animaux, elle +installait un trépied et une marmite, allumait le feu en chantonnant. +Qu'elle était belle! Jamais Raymond n'avait vu, même parmi les grandes +dames qui passent, l'été, sur la route, un visage aussi lumineux dans sa +magnifique pâleur, aussi rayonnant de grâce sauvage, de jeunesse libre +et heureuse! Quand il s'échappait avec les autres polissons, tout +honteux de n'avoir pas le sou que le vieux réclamait pour le prix du +spectacle, il lui semblait être suivi par les grands yeux sombres, et +voir le rire moqueur qui retroussait sur ses dents, étincelantes comme +l'écume qui borde les rochers, les jolies lèvres, rouges comme la graine +de l'herbe à serpent. + +Il avait vite mangé sa soupe pour retourner auprès d'elle. Etendue à +l'ombre, elle dormait, sa petite main hâlée cachant à moitié son fin +visage bistré. + +Les ours, couchés en tas sous la voiture, sommeillaient aussi auprès +du chien. Les hommes étaient dans la roulotte. Au bruit de ses pas, la +jeune fille s'était réveillée. Elle avait souri en le reconnaissant et, +d'un signe, l'appelait auprès d'elle. + +--D'où viens-tu? osait-il demander, rassuré par la rusticité de la +pauvresse. + +--Très loin, _Roussie_! et elle faisait gentiment rouler l'r en +retroussant ses lèvres pures. + +--Où vas-tu? + +--Là-bas, partout! et sa main montrait l'horizon sans bornes. + +--Je veux aller avec toi, s'était-il écrié, transporté. Je ferai la +cuisine pour toi, j'irai puiser l'eau, ramasser le bois; j'allumerai le +feu... + +--«Nous, pauvres», avait-elle répondu, redevenant très grave et secouant +la tête énergiquement. «Pain pour trois», et elle montrait trois de ses +doigs effilés, «pas pour quatre», et elle en levait un autre. «Nous +partir, toi rester ici et travailler pour manger». + +A ce moment l'homme était sorti de la maison roulante. Sur son ordre +bref, en un rien de temps, les ours étaient rentrés, les bêtes, +attelées, le sol, nettoyé, et la voiture disparaissait, emportant la +vision radieuse.... + +Seule, une petite place noire, fumante, sous le noyer, prouvait +à l'enfant qu'il n'avait pas rêvé. Raymond y pensait sans cesse. +Reviendrait-elle jamais, la belle étrangère? Ah! s'en aller, s'en aller +comme elle! + +--Eh! bien, Nourrisson, cria une voix aigrelette, que fais-tu là? Tu ne +vas donc pas manger la soupe? + +Le petit sauta vivement sur la route. + +--Ah! c'est toi, La Seiche! Tu m'as fait peur! Le patron est aux Roches +et ne rentrera pas avant une heure. Faut l'attendre. Et toi, ou donc que +tu vas? + +--Moi? Ça ne biche guère chez nous. L'argent des vendanges a filé à +acheter des chaussures pour la vieille et un pantalon pour moi. Pas une +fichue croûte de pain pour faire une frottée à l'ail, aujourd'hui. +Je vais voir si je trouve des chancres à la conche. Ça fera pas un +réveillon ben épatant pour c'te nuit, mais, enfin, ça vaudra mieux que +ren. Viens-tu avec moi? J'en avais pris un plein «bayot[26]», y a deux +jours, de chancres, mais, dame, y sont finis, faut recommencer. Et +cette mâtine de mer qui perd presque pas! Alle se fiche du pauv'monde! +Impossib'de prend' des moules et des huîtres! Et les jambes[27]! Compte +là-dessus, mon bonhomme, y en a pas, les gens s'y jettent tous après! +Avec ça, la vieille a pus de travail, rapport à son âge: alle court sur +ses septante-huit ans, sans qu'il y paraisse, la pauv'! On ne la veut +pus nulle part pour gringonner[28]. Alors, quoi, moi je fais des courses, +je vas en ville chercher des provisions pour ceux qui veulent pas se +déranger; mais, depuis que les «baigneurs» ont déguerpi, y a pus ren +à faire. Tout le monde a de tout. C'est un sale métier, tout de même! +Mais, attends un peu que je vienne grand! + +[Note 26: Panier de bois.] + +[Note 27: Espèce de mollusque, à coquille conique, incrusté dans les +rochers.] + +[Note 28: Nettoyer.] + +--Qu'est-ce que tu feras? + +--Tu le sais ben, je partirai mousse. + +--Et ta grand'mère? + +--La commune s'en chargera. Tiens, faudra ben, alors! Pauvre vieille, +je pourrai pourtant pas l'amener, la mett' dans ma poche comme mon +mouchoir. Viens-t'en, allons! + +--Et les vaches? + +--Alles ont pas besoin de toi pour les regarder boulotter, j'pense, et +pis, t'as Blaireau pour les garder. + +--Mais il me suivra et les bêtes s'en iront encore dans le champ du père +Brodin et la Poupin me cognera, comme la dernière fois. + +--Ah! ouatte! tu n'as qu'à lui lancer des pierres, à ton chien, s'il +veut faire le crampon. Et pis, moi, la mère Poupin, si j'étais à ta +place, ce que je la balancerais! + +--Comment? + +--Ben, je l'enverrais paître avec ses bêtes! Une femme laide comme une +chenille et méchante comme un âne rouge!... + +--Mais non, mais non, elle n'est pas tant vilaine que cela; et, des +fois, elle est bonne! et puis, c'est ma nourrice, je l'aime bien, moi, +je ne veux pas qu'on en médise; elle m'a gardé, tu sais! + +--J'crois ben! pour te faire faire la besogne du beau Nestor, le prince +héritier, au nez camard, qu'a des cheveux comme des baguettes de +tambour. + +--Elle me nourrit, m'habille... + +--Alle ne te laisse pas tout à fait mourir de faim, faut êt' juste, et +t'empêche de crever de froid grâce aux frusques râpées du dit avorton. + +--Mais, je ne lui suis rien, moi, pense donc, et je coûte, à élever! + +--Ah! nom d'une peau-bleue, si ça ne fait pas suer! Il ne manquerait pus +que cela qu'alle te flanquât à la porte, comme un chien! Et pis, pas si +bête, ne lui sers-tu pas de domestique? Et un domestique qu'alle paye +même pas, qui ne peut pas la planter là si alle l'embête. Dame, c'est +queuqu' chose, ça, ça vaut ben le lard rance et les patates gelées +qu'alle te donne. Sais-tu ce que tu devrais faire, toi? Quand je +partirai mousse, faudra t'en veni' avec moi. + +--Oh! oui, je veux bien, mais quand? + +--Le grand Bidard, tu sais, qu'est noir comme un' taupe et qu'a deux +dents cassées devant, que, même, c'est très commode pour tenir la pipe, +y connaissait mon père, y ont fait quasiment le tour du monde ensemb'. Y +me prendra sur son bateau, dans deux ans. J'en aurai quatorze: faut ça, +pour être assez fort. J'suis trop plat, encore, paraît, j'filerais +entre les planches. C'est vrai qu' c'est pas le fricot que j'mange qui +m'gonfle! Toi, t'es plus rembourré que moi, ça fera ren qu' tu sois pas +si vieux. Et ce qu'on rigolera, nous deux! + +--Deux ans! attendre encore deux ans! murmura Raymond en soupirant. +Il fixait son regard sur le visage blême, en lame de couteau, sur les +petits yeux perçants et verts de son ami, pour voir s'il disait vrai, et +le suivait distraitement. Il pensait à cet avenir, si tentant mais si +lointain, sur la mer attirante. Ah! pourquoi ne pouvait-il pas s'élancer +tout de suite vers cet inconnu tant désiré? + +Ils étaient arrivés à la plage. Grimpés sur les rochers que la mer +abandonnait peu à peu, ils fouillaient les «lagottes» du bout de leurs +bâtons pointus. Les crabes peureux se cachaient hâtivement sous les +pierres; mais les enfants, habiles à les découvrir, tout gris entre les +fentes grises, emplissaient le «bayot». + +--Dis-moi, c'est-y bien dur les premiers temps qu'on est mousse? demanda +Raymond. + +--Pour sûr, bonnes gens, qu'on est pas couché su d'la plume et qu'on +n'vous sert pas vot' chocolat tout chaud dans vot' lit, l'matin, comme +ces flemmards de baigneurs qu'étaient près de cheux nous, c't été--en +v'là un beau! tiens! trape-le donc, il s'en vient vers toi! Ah! le +singe! le voilà ensauvé! Mazette, va!--Par exemp'e, faut pas avoir des +rhumatis, ni une asiatique, faut savoir grimper aux mâts comme les chats +aux arbres. Moi, ça me va. + +--Et moi aussi, je suis leste. + +--Et pis, y a la noyade. + +--La noyade? + +--Oui, ou le baptême, comme tu voudras: histoire de vous faire faire +connaissance avec la mer. Les matelots vous attachent par le milieu +du corps avec un bon câble et vous jettent à l'eau comme un harpon: +débrouille-toi, mon petit! De temps en temps, le patron tire la corde: +«La soupe est-elle trop salée?» qu'y demande. Si vous avez la frousse, +y vous laisse mijoter pus longtemps. Sinon, au bout d'un quart d'heure, +vingt minutes environ, y vous tire. Quand on a ainsi bu cinq ou six fois +à la grande marmite, on sait nager, si on n'est pas une andouille. Le +chiendent, c'est qu'y a les requins qui vous avalent comme une pistache. +Lorsqu'on veut vous ramener à bord, ni vu ni connu, mon ami, y a pus ren +au bout du filin; seulement, sur la mer, tout juste un peu de rouge. +Mais c'est rare pourtant: y ne disparaît guère pus de vingt sur cent de +ceux qui vont à l'eau. Mais, quoi? On ne fait pas d'omelette sans casser +des oeufs!--Pige-moi ce gros père!--Et pis, y a les quatre-vingts qui se +tirent d'affaire: on peut être de ceux-là! Le plus fichant, pour +moi, c'est la peau-bleue. Ah! par exemple, j'en aurais peur.--Oh! le +sacripant! il m'a échappé! + +--La peau bleue! qu'est-ce que c'est que ça? + +--Voilà! C'est un poisson quasiment grand comme un requin et qu'on ne +voit pas parce qu'il est couleur de la mer. Paraît même qu'il est très +joli; l'animal! N'empêche que j'ai pas envie de faire sa connaissance. +Il aime, de préférence, la viande des mousses, qui pèse moins sur +l'estomac, et, quand y voit un bateau, y le suit sournoisement. Gare à +celui qui tombe dans l'eau, alors! Y passe ras de vous, vous ne le voyez +pas, y vous déguste une jambe ou deusse, ou un bras, vous ne sentez ren, +ça saigne même pas, tant c'est proprement fait. On vous tire: adieu mes +bourgeois, impossible de danser un bal de Saintonge, vous n'êtes pus +qu'un mognon! + +--Oh! c'est-y vrai, cela? + +--Vrai, comme j'ai mangé-du chat crevé tout cru avec son poil, un jour +que j'avais l'estomac dans les talons. + +--Pas possible! + +--Oui, mon fi. T'as pas besoin de frissonner et de me regarder comme si +j'allais t'avaler, toi aussi, comme le chat. Mais, pauv' innocent, tout +cela n'est ren à côté de ce qui vous attend quand vous êtes matelot! +C'est alors que ça devient chouette! Faut pas faire le délicat et +tourner le museau quand le menu ne vous convient pas. Faut savoir se +boucher le nez et croquer dur, ou ben se serrer le ventre. Faut avoir +peur ni des coups de canon, ni des peaux-bleues, ni de la tempête, ni +des sauvages, qui vous enlèvent le cuir du crâne comme moi je t'ouvre +cette huître, afin de se faire des fourrures avec vot' perruque.--C'est +pas la peine de prend' ces p'tits, y a ren dedans, faut les laisser +deveni' gros. Toi, tu seras jamais un loup de mer, t'as pas de courage, +te voilà pâle comme un Christ, déjà! + +--Oh! j'ai pas peur de ça, mais... les vaches! regarde, voilà Blaireau, +il les a lâchées... n'entends-tu pas qu'on m'appelle? Il me semble que +c'est Nestor... + +Une voix criarde arrivait jusqu'à eux malgré le bruit des vagues: + +--Raymond, grand paresseux, où es-tu? + +Et un enfant de dix ans parut, tout essoufflé, sur la falaise, entre les +yeuses couchées par le vent du large. + +--Ah! c'est le Dauphin, dit La Seiche. Attends un peu, je m'en va lui +faire son affaire, pour lui apprend' à veni' nous moucharder jusqu'ici. +Qu'il reste dans ses champs, le terrien! Sur la plage, je suis cheux +moi! + +--Je viens! cria Raymond, et il montait rapidement la côte lorsqu'un +galet, adroitement lancé, atteignit Nestor au front et lui fil une +petite blessure; il poussa un juron retentissant; le sang coula. + +Le «nourrisson» était atterré. Certes, il n'aimait pas le méchant +garnement, faux et cruel, qui le faisait punir sans cesse, l'humiliait, +le traitait de mendiant, lui rappelait vingt fois par jour qu'il n'était +qu'un enfant abandonné par une femme inconnue, et oublié sans doute, par +elle. Ah! comme il lui faisait méchamment sentir sa supériorité de +fils de la maison, d'enfant légitime, aimé, choyé, ayant du bien, une +famille, un avenir assuré! Oui, Nestor n'avait que ce qu'il méritait, le +lâche? Mais sa mère, mais la Poupin? Il l'aimait, elle, bien qu'il la +redoutât. Lorsque tout allait à souhait et qu'ils étaient seuls, tous +deux, elle lui disait, parfois, une bonne parole. Elle était l'unique +être au monde, l'uni que lien auquel sa petite âme d'enfant solitaire +pût se rattacher. Que penserait-elle de lui? + +«Je le dirai à maman», tel était l'éternel refrain de Nestor, dès que le +pauvre petit se révoltait et cherchait à secouer le joug. Et, ce qu'il +disait à «maman» était toujours si odieux, si outrageusement faux, +que Raymond était pris pour lui d'une aversion invincible. Oh! ne pas +pouvoir seulement le convaincre de mensonge, le vilain traître! Mais on +le croyait toujours, lui, le fils, et l'étranger, jamais. + +--Ces sangsues-là, disait le père nourricier, ne se servent de leur +langue que pour tirer le sang des veines et pour mentir. + +Raymond trouva son frère de lait en train d'étancher sa coupure avec son +mouchoir malpropre. Blême, les lèvres serrées, il ne dit rien, d'abord, +mais ses petits yeux noirs, luisants et comme pointus dans son plat +visage sans couleur, avaient un air de triomphe insupportable. + +--Ce n'est pas moi... murmura le pauvre garçon. + +--Non, c'est moi, p't-êt'. C'est pas toi, non pus, qu'as quitté les +vaches pour t'en aller courailler avec ce vaurien de La Seiche, n'est-ce +pas? Que même elles sont entrées dans le champ à Brodin, comme la +semaine dernière. T'as bien gagné ta journée, ton affaire est bonne, ma +fine! T'avais donc oublié que c'est la veillée de Noël, ce soir? Même +que la mère a acheté queuqu' chose pour mett' dans ton sabot: ce sera +pour moi, cette année encore, comme l'année dernière, mon drôle! + +C'est un beau couteau, je l'ai vu dans le tiroir du buffet, ça m'ira +joliment ben: juste que j'ai perdu le mien hier. + +Raymond pâlit; ce couteau, il le désirait tant, et depuis si longtemps! +La Poupin le lui promettait toujours «s'il était sage». Pour, le gagner, +il avait travaillé avec courage tout l'été. + +--Mais c'est pas moi qu'ai jeté le caillou, tu le sais bien, puisque je +m'en venais vers toi et que le coup est parti d'en bas. + +--J'en sais rien; j'ai vu que toi. Tu paieras pour les deux. Allons, +avance! Et l'oie, ce soir, au réveillon, t'en auras pas, et moi j'en +aurai jusque-là, ton morceau et le mien, pardine! Cela te fait bisquer, +hein, ventre vide? + +Raymond était pâle d'indignation. + +--Garde le couteau et mange toute l'oie, si tu veux, dit-il, mais ne dis +pas des menteries, ne dis pas que c'est moi qui t'ai lancé le caillou. +Ta mère croira que je suis un mauvais coeur, ce qui n'est pas vrai. + +--Et le père te caressera l'échine à coups de trique. C'est cela qui te +fait peur surtout, avoue-le? Bah! une petite bastonnade rabattra un +peu ton caquet, défrisera ta belle perruque, te fera maigrir, car nos +monjettes te profitent que tu sois rond et plein comme un barricot. + +Les enfants approchaient delà maison, longue bâtisse à un étage dont les +quatre fenêtres et la porte s'ouvraient sur un jardin potager, où, entre +des carreaux de légumes, se dressaient quelques tiges de soleils, brûlés +par la gelée. Une plaie bande de violettes longeait le mur badigeonné +de jaune pâle; un cep de vigne s'étendait en tonnelle au-dessus de la +porte, servant d'abri, en été, à la cuve pour la lessive. L'étable +s'ouvrait dans la cour, de l'autre côté de la maison. Les enfants +entrèrent par là. Des poules, des canards mangeaient en caquetant le +grain qu'on venait de leur lancer, tandis que Blaireau, paisible et la +conscience tranquille, allait s'installer au chaud contre la meule de +paille, près du fumier. + +La Poupin venait d'arriver. La petite voiture à bras qui lui servait à +porter le lait en ville n'était pas encore remisée. + +--Te voilà, mauvais sujet, propre à rien, cria le maître, sortant de +l'étable où il venait de ramener les vaches. C'est ainsi que tu gagnes +le pain que tu manges! Tu vas voir ce qu'il t'en coûte d'aller te +balader sur les conches comme un bourgeois, avec les polissons de ton +espèce. + +Poupin, furieux, s'approchait de l'enfant qui tremblait, lorsque des +cris perçants, partis de la maison, l'arrêtèrent. + +--Oh!... oh!... hurlait la nourrice, paraissant sur le seuil, la voix +changée par l'indignation et la colère, oh! le sans-cour, l'ingrat! +Jamais je n'aurais cru cela de lui! Faut que je le voie de mes quittes +yeux pour le croire! Tant de malice, à son âge, et contre qui? Contre +notre garçon qu'a bu le même lait, qu'a mangé le même pain que lui, +quasiment son frère! Il lui a fendu la tête d'un coup de pierre; le +voilà marqué pour la vie! + +--Le gueux! Attends un peu que je lui fasse passer l'envie de +recommencer!... Et le paysan, saisissant une fourche qui traînait, +allait en frapper Raymond, mais celui-ci, d'un bond, fut hors de sa +portée. Il se mit à courir de toutes ses forces, suivi du bonhomme qui +jurait et de Nestor qui, subitement guéri, s'élançait de son côté. Il +eût été pris si, brusquement, il n'avait tourné court; en quelques +enjambées il disparut derrière la maison, grimpa lestement le long du +cep de vigne, entra par une fenêtre et se trouva dans le grenier à +fourrage. Il se blottit dans le foin et, immobile, le coeur battant, il +attendit. Par la trappe de l'étable restée ouverte, il entendait tout ce +qui se disait en bas. + +--Où peut-il ben être passé? s'écriait la Poupin, soudain alarmée. +Pourvu qu'il n'ait pas été se jeter dans le puits! Il a la tête près du +bonnet, le drôle: ces mauvaises graines-là, qui viennent d'on ne sait +où, ça a souvent des idées pas comme les aut... + +--Bah! y a pas de danger! il est ben trop capon pour se détruire. Et +pis, après, tant mieux! bon débarras! De cette espèce-là, y a toujours +assez. + +--Oh! comment peux-tu dire... c'est pas chrétien cela! Faut jamais +souhaiter la mort de personne, ça porte malheur. Et ensuite, pis, tu +n'y penses pas, quelle affaire! Jaserait-on assez dans le village, en +ferait-on des potins, bonnes gens! La gendarmerie viendrait mett' +son nez partout par ici, on nous accuserait d'avoir fait disparaît' +l'enfant, on nous fourrerait en prison, qui sait? Et tout de même, vrai, +pauv' petit, faudrait pas. Un caillou est vite parti. Mais d'un, à son +âge, en a fait autant. Y peut ben s'ennuyer, après tout, d'être pas +comme les aut'. + +--Pauv' p'tit, en effet, qui mange le bien du nôt', qui devient gras des +morceaux qu'il lui prend, qu' a, même, voulu le tuer! T'as ben de +la compassion à perdre ma fine! Garde-la pour ceux qu' en sont pus +méritants. C'est un vaurien, une canaille, un criminel que j't' dis. +J'en ai assez de sa tête de mouton frisé, de ses yeux qu' ont toujours +l'air de vous reprocher queuq' chose. Quoi, je vous l' demande? T'as +voulu le garder, v'là ta récompense; alle est jolie! + +--Y travaille pourtant ben. + +--Manquerait pu que ça qu'y ne fichât ren! Et nous, nous nous tournons +les pouces, p'têt'? + +--Si t'allais seulement un peu voir, Augustin, tout d'même... + +Augustin s'en alla en grognant et, lentement, se dirigea vers le puits +qui se trouvait auprès des carreaux de légumes, du côté de la maison par +lequel l'enfant avait disparu. + +--Tu m'as dérangé pour ren, dit-il, en revenant de mauvaise humeur. De +c'te fois y n'est pas nayé; il a seulement décampé: bon voyage! S'y +pouvait ne jamais reveni'!... + +L'enfant écoutait, palpitant. Qu'allait répondre la Poupin? Elle ne dit +rien. Ils passèrent dans la cuisine, et Raymond entendit le bruit des +cuillères dans les assiettes de soupe. + +Il avait faim, mais il ne songeait guère à manger. Quelque chose lui +serrait la gorge à l'étouffer. Il sortit sa tête de dessous le foin, +une tête très pâle, où des yeux clairs brillaient, hagards, dans +l'obscurité. + +Alors c'était vrai, vrai de vrai, on en avait assez de lui! Son père +nourricier et Nestor le détestaient, il le savait depuis longtemps; ne +lui répétaient-ils pas toujours les mêmes humiliantes paroles: qu'il +leur était à charge, qu'il mangeait plus qu'il ne travaillait? Mais +sa nourrice, jusqu'ici, le défendait faiblement. Aujourd'hui, elle +l'abandonnait. Ce qui l'avait émue, d'abord, ce n'était pas la peur +qu'il fût noyé, c'était la crainte des ennuis qui résulteraient de sa +mort, le bruit, les gendarmes, les fouilles dans la maison. Débarrassée +de ce souci, elle acceptait l'idée qu'il ne reviendrait pas et, +tranquillement, prenait sa soupe, comme si sa vie, à lui, ne venait pas +d'être arrachée! + +Ah! comme il l'aimait pourtant, cette ingrate, cette cruelle qui, après +l'avoir si longtemps protégé, le laissait s'éloigner sans un regret, +sans un mot de rappel! Tant de liens rattachaient à elle! Il se +souvenait de telle caresse qu'elle lui avait faite dans son enfance, +de telle intonation plus douce de sa rude voix, qui lui avait +délicieusement dilaté le coeur. Il se disait, parfois, en regardant sa +figure grossière et hâlée sous la sévère quisnotte noire: «C'est vrai, +pourtant, je n'ai ni père, ni mère, ni frère, ni soeur, ni oncle, ni +tante, ni cousin, ni cousine, comme les autres, mais j'ai ma nounou. Ce +sont ces bras qui me portaient quand j'étais trop petit pour marcher, +c'est sur cette poitrine que j'étais bercé, que je m'endormais. C'est +son lait qui m'a nourri. Elle pouvait me mettre dehors, m'abandonner: +elle ne l'a pas fait: elle est bonne. Et il trouvait je ne sais quel +charme à ce visage si dur, pourtant. Elle était pour lui, à défaut d'une +autre, meilleure et plus chère, celle auquel l'être jeune a besoin de +rattacher sa vie, le rameau qui porte le bouton naissant, la direction, +la protection, l'abri. Et il fallait s'éloigner d'elle!... S'il avait pu +la voir, se levant hâtivement pour cacher son assiette presque pleine, +et essuyant une larme du revers de sa rude main... + +Oui, il fallait partir puisqu'elle avait assez de lui. Quelque chose +de plus fort que toutes les raisons le décidait brusquement. Mais où +irait-il? La bohémienne l'avait repoussé, il était trop jeune pour être +mousse, trop faible pour se placer comme domestique. Partout, hélas! +encore, il mangerait plus qu'il ne travaillerait; partout il serait +un fardeau. Qui donc l'aimait dans ce monde si grand, lui, si petit! +Blaireau, peut-être, et encore... Justement un froissement dans le foin +lui apprit que le chien le cherchait. Il s'approcha, bondit vers lui, la +queue frétillante, la langue pendante de plaisir. Il le regardait de +ses bons yeux d'or, phosphorescents dans l'obscurité. Il allait japper, +comme pour lui demander ce qu'il faisait là, à jouer, tout seul, sans +avertir les camarades, au lieu d'aller à la soupe comme les autres. Mais +l'enfant lui dit à voix basse: «Tais-toi, Blaireau, on veut me batt', tu +me ferais prend'!» Le chien se tut, et, comprenant que son ami avait du +chagrin, se mit à lécher sa main tendrement. Raymond entoura de ses +bras le corps frémissant de la bonne bête, y appuya sa tête brûlante et +éclata en sanglots. + +Ah! où aller, où aller? L'instituteur, qui l'aimait tant autrefois, +quand il était son élève docile et appliqué, ne lui rendait plus son +salut, depuis le jour où Nestor avait faussement accusé son frère de +lait d'avoir mangé les belles pêches, gardées avec tant de soin dans +l'espalier du jardin de l'école. + +--Qui a fait le coup? avait demandé le maître, de sa grosse voix qui +imposait le respect à la bande indisciplinée. + +--Ce doit être le nourrisson de la Poupin, avait dit quelqu'un. + +--C'est lui, affirma Nestor. Je lai vu, il était avec «La Seiche». + +Ce nom de «La Seiche», larron fieffé, que Raymond avait le tort d'avoir +pour ami, avait décidé l'opinion contre lui. Et puis, d'après la logique +humaine, si injuste souvent, le menteur et le voleur devait être le +petit pauvre, élevé par charité, envieux, par conséquent, et non pas un +de ces enfants heureux et choyés. Raymond avait eu beau protester, on ne +l'avait même pas écouté. Le maître avait ajouté tristement: + +--Je n'aurais jamais cru cela de toi, mon enfant--et n'en avait plus, +reparlé. Mais le pauvre garçon gardait au coeur un chagrin autrement +cuisant que s'il avait été puni. + +Une rancune lui était restée de se voir injustement accusé sans qu'il +lui fût seulement permis de se défendre. Il en voulait à ses camarades, +à ces heureux gaillards qui, tous, avaient une maison, une maman, un +nom, qui n'étaient le «nourrisson» de personne. + +D'ailleurs, bientôt, à son grand regret, il n'allait plus à l'école dont +il aimait la vaste classe aérée, claire, ornée de gravures pour les +leçons de choses, et de grandes cartes de géographie où il cherchait les +magiques noms des mers lointaines qu'il parcourrait un jour. Il n'avait +plus la fierté, lorsqu'il avait bien travaillé, d'accompagner le maître +dans la salle de la mairie, sorte de cuisine carrelée, dont les murs +blanchis à la chaux étaient cachés par les casiers en planches des +registres; où, sur la vaste cheminée, trônait un buste en plâtre de la +République au-dessous d'un portrait de Monsieur Carnot. + +Alors, de plus en plus, il s'était lié avec Jules Nourrit, surnommé «La +Seiche» à cause de sa maigreur extrême, un vaurien sûrement, mais un +malheureux comme lui. Il était bon, au moins, celui-là. Il ne l'appelait +pas de noms infamants. Resté seul d'une famille de pêcheurs avec sa +vieille grand'mère qu'il adorait, il avait, lui aussi, quitté de bonne +heure l'école pour gagner son pain. Il travaillait lorsqu'il trouvait de +l'ouvrage, faisant tous les métiers, péchant, et même «chopant», comme +il disait, de ci, de là, quand il n'y avait rien au logis. Plusieurs +fois il avait entraîné Raymond à mal faire. Ensemble n'avaient-ils pas +volé la dinde de Monsieur le curé, une belle bête, ma foi, fine et +bien en chair; que la vieille Angèle engraissait avec amour pour le +réveillon, l'année dernière! Depuis lors, le prêtre, si bon jusque-là, +lui gardait rancune. + +--Ce nourrisson de la Poupin, avec sa ligure de chérubin, m'a bien +trompé, disait-il en secouant sa tête grisonnante. Il tournera mal. Bon +chien chasse de race, mauvais chien vole d'instinct. + +Certes, le pauvre petit n'avait pas mangé un seul morceau de la bonne +dinde, mais la grand'mère s'en était régalée huit jours durant; et, +comme disait son ami:--«Autant valait qu'elle fût dans sa vieille +carcasse que dans la grosse panse à Monsieur le curé.» Raymond trouvait +ce raisonnement très juste et n'avait aucun remords de sa mauvaise +action. + + + +II + +Depuis longtemps déjà le bruit avait cessé en bas. Le paysan et sa femme +s'en étaient allés chacun à ses occupations, Nestor s'était échappé pour +rejoindre ses amis, Blaireau avait disparu. Raymond se réveilla, frotta +ses yeux, et se demanda pourquoi il était là, dans le grenier, blotti +dans le foin. Tout-à-coup, il se souvint. Il avait tant, tant pleuré, +qu'il s'était endormi de fatigue, sans doute. Quelle heure pouvait-il +être? Le soleil descendait à l'horizon. L'enfant se pencha sur la +trappe, ne vit personne, n'entendit rien. S'il voulait partir sans être +vu, c'était le moment. Bientôt la Poupin reviendrait pour préparer le +repas du soir. Il descendit par l'échelle qui faisait communiquer +le grenier avec l'étable. Les vaches sommeillaient en ruminant; La +Roussotte, sa favorite, entr'ouvrit un oeil indifférent comme il +passait, et reprit son rêve de bête repue. La cour était vide. L'enfant +se glissa furtivement et gagna la porte. Où allait-il? Il n'en savait +rien: «là-bas», ainsi que le disait la bohémienne, «partout», excepté +où l'on ne voulait plus de lui. Il attachait ses yeux sur le paysage, +confident de ses rêveries enfantines, sur les champs déserts, la ville +lointaine, la mer aimée et ingrate qui le repoussait, la route décevante +qui ne lui avait pas apporté ce qu'elle lui avait promis, sur toutes +ces choses familières qu'il voyait pour la dernière fois et qui +lui paraissaient, à cause de cela, changées, plus belles, plus +attendrissantes, se sentant tout autre lui-même. + +Il disait adieu au joli village gai dont la grand'rue tortueuse sépare +les maisons très blanches, adieu au vieux noyer sous lequel la vision +radieuse lui était apparue, adieu à la fontaine et à sa grille déjetée, +si commode pour «faire à la souplesse» avec La Seiche et les autres +gamins, ses camarades. Adieu à Pitard, le gros boucher, brave homme +qui rit toujours et qui, une fois, l'a pris un bout de chemin dans sa +carriole.--Il finit de dételer son cheval dans la cour, près de la +maison aux marches branlantes, autour de laquelle croissent de maigres +balsamines et de poussiéreux ricins, l'été.--Adieu à la boulangère, +Alida, qui a de si beaux cheveux noirs luisants, et qui, souvent, le +lundi, lui donnait un petit pain non vendu la veille. Adieu à l'école, à +la classe, fraîche l'été, chaude l'hiver, grâce au poêle ronflant, où il +a passé les meilleurs moments de sa vie à écouter le maître si aimé et +si injuste, hélas! Il voudrait bien l'apercevoir une dernière fois. Mais +les contrevents verts, les portes, tout est fermé hermétiquement, +comme le cour de celui qui l'habite. La nuit vient. La lampe à pétrole +s'allume chez la mère Rabaudin, l'épicière. Oh! oh! les belles choses +qu'elle a mises à sa devanture débarrassée des mouches mortes, des +pantoufles de lisière et des vieux bonbons! L'image réclame de la jolie +femme collée contre la vitre, semble en rire d'aise. Les attrayants +jouets! Les alléchantes sucreries roses et blanches! Tiens, c'est vrai, +c'est Noël, demain! Ce soir, bien des mamans heureuses rempliront les +sabots de leurs heureux enfants... Vite, passons. Voici la cure. La +porte est entrebâillée: on aperçoit le grenadier, si beau quand il a ses +fleurs rouges ou ses lourds fruits couleur de soleil couchant. «Si la +vieille Angèle me voit, elle m'arrêtera, sûrement, pour me dire de ne +pas manquer la messe de minuit», pense-t-il. «Où serai-je à minuit?... +Que cette rue est longue! Allons, plus vite! Le «Café du Centre» est +brillamment éclairé, ce soir comme les jours de fête: c'est bien, en +effet, une fête pour tous, sauf pour moi!» + +Enfin, voici la place, auprès de l'église. Là, Raymond est un peu chez +lui. Que de fois il a joué à saute mouton sur l'aire banale où l'on +dérange les poules en quête de grain perdu, où, dans l'épaisse couche +de balle, on ne se fait pas mal si l'on tombe! Plus loin, sur l'herbe +jaunie et maigre, des ronds de diverses grandeurs marquent la place des +chevaux tournants venus à la foire qui a lieu en octobre, quand les +«baigneurs» sont partis et que les bourses sont pleines encore. En +venait-il, du monde, de tous les côtés, bonnes gens, pour manger les +saucisses renommées avec les huîtres fraîches, et boire le vin nouveau, +pétillant et sucré! La route, les chemins, en étaient tout noirs et +grouillants. Les voitures, qui montaient et descendaient, bourrées de +citadins endimanchés, se hélaient au passage. C'était un bon moment dans +l'année, celui-là. Quand la vendange avait été satisfaisante, la Poupin +donnait quelques sous à son nourrisson pour acheter des sucres-d'orge ou +des craquelins de Saujon, ou tout autre chose «pas chère» ou, encore, +pour monter aux chevaux de bois. Il hésitait longtemps, dans une +angoisse délicieuse, partagé entre son plaisir, sa gourmandise et ses +autres convoitises. Il tournait autour de la boutique à dix centimes se +demandant avec un battement de coeur ce qu'il choisirait des bagues en +métal blanc, des épingles de cravate ornées de pierreries rouges ou +vertes, des miroirs ronds... Il contemplait Nestor et ses autres +camarades tirant à la carabine ou au «massacre». Comme ils riaient quand +la mariée ou le curé étaient touchés et se renversaient en arrière dans +une posture inconvenante! Lui se sentait gêné. Il aimait mieux regarder +les manèges. Son frère de lait, affalé sur, un cochon bien frais, à la +queue en trompette enrubannée, ses bras maigres enserrant nerveusement +le groin rose, passait et repassait devant lui. Son visage apeuré, +blême, conservait néanmoins cette expression de triomphante arrogance +qui le rendait si haïssable. Enfin, après bien des hésitations, Raymond +finissait par grimper sur un énorme lion à la gueule ouverte, qui +montait et descendait par des bonds réguliers. Quelles délices, alors! +Comme le pauvre petit oubliait toutes ses misères! Il était dans ces +pays fabuleux, dans ces déserts, «immenses étendues aux vagues de sable +doré», dévorant l'espace sur la croupe frémissante du «roi des animaux», +comme disait le «maître», libre, loin de toute humiliation et de toute +souffrance. La musique des manèges mêlée à celle du bal de l'auberge +voisine entrait dans la tête du pauvre petit et lui donnait un +engourdissement qui aidait à l'illusion. Quand le cheval étique qui +tournait autour de l'axe, ralentissait sa marche et s'arrêtait, il +descendait tout étourdi, chancelant, comme ivre. Lorsque viendra la +foire prochaine le «nourrisson de la Poupin» ne sera plus là.... + +Mais qui donc arrive par la petite rue déserte? Raymond connaît cette +voix cassée, au timbre de cloche fêlée. Tiens, c'est Denis, Denis le +fou, le pauvre, pauvre Denis! Un mouvement instinctif de pitié et de +sympathie le fait aller vers lui. N'est-il pas seul, abandonné et +malheureux, lui aussi? Sa femme et sa fille l'ont quitté, voici bientôt +quatre ans, pour s'en aller bien loin dans une grande ville. Depuis +lors, il vit comme un sauvage, fuyant tout le monde; peu à peu le +chagrin lui a fait perdre la raison. On ne l'enferme pas, il n'est pas +méchant; la plupart du temps, même, il est très raisonnable. Il cultive +sa vigne, son petit jardin, élève des volailles qu'il va vendre au +marché des Roches. Ce n'est que lorsque quelque chose lui rappelle son +malheur, au moment des fêtes, par exemple, qu'il est repris de sa folie +douce. Alors il s'en va, il marche, il fait plusieurs fois le tour +du village, interpellant les passants, parlant à des interlocuteurs +imaginaires, chantant à tue-tête. Des voisins compatissants lui donnent +à manger, veillent de loin sur lui. + +--Monsieur, j'ai ben l'honneur de vous saluer, dit-il à l'enfant ahuri, +en s'approchant et lui faisant une profonde révérence.--En même temps il +découvre un crâne chauve, entouré d'une demi couronne de cheveux blancs +embroussaillés qui semble être la continuation de sa barbe en collier +d'orang-outang. Il porte un «bayot» vide qu'il pose par terre. + +--La vendange a été bonne, reprend-il. Le raisin est gros à crever, +le vin sera fameux cette année. Nous en avons-t-y fait de la besogne, +aujourd'hui, bonnes gens! Enfin, nous v'là rendus, juste avant la nuit. +Quand on aura mangé un morceau, on dansera cheux nous. Si le cour vous +en dit, jeune homme... Vous verrez ma femme et ma fille, deux belles +personnes, donc, et qui s'entendent à sauter mieux qu'à travailler. +Pourquoi que vous riez, vous aut'. C'est p't-êt' pas vrai qu'ailes sont +mignonnes? Je vous défends de vous gausser d'elles. Et pis, c'est-y tant +rigolo ce que je vous dis-là? Je savons 'core un peu ce que j'disons, +pourtant. Le père Denis n'est pas si tant vieux qu'on veut l'dire. Il +sait ben lever la jambe, toujou'joliment. Tenez: + + Et lon lon-la + Et lon-lon-lère + La fille est là + Avec la mère. + + Et lon-lon-lère + Et lon-lon-la + Adieu, bon père, + Moi, je m'en va! + +Le vieux chantait sur un air de bourrée et faisait sonner ses sabots en +cadence sur le sol gelé. Ses cheveux blancs, s'envolaient, pitoyables, +autour de sa tête; ses yeux, de plus en plus hagards, se fixaient sur le +pauvre petit qui tremblait. + + Et lon-lon-la + Et lon-lon-lère + L'enfant s'en va + Après la mère. + + Et lon-lon-lère; + Et lon-lon-la... + +--Quoi que vous avez tous à me regarder, tas de voyous! crie-t-il. Je +suis donc ben plaisant, à mon âge, que je vous prête à rire? Attendez un +peu, je vas vous montrer si le père Denis a quitté ses biceps... + +Raymond s'éloigne, effrayé, le coeur plus serré encore. Un instant il a +cru trouver dans le vieillard un protecteur, un ami; mais non: il est +trop fou. Certes, il est bien à plaindre, le pauvre homme, mais au +moins, lui, sa folie lui fait oublier sa peine. Il est heureux alors, il +chante et rit comme s'il n'était pas seul au monde, abandonné. Et puis, +il a sa maison, un abri contre le vent, le froid, les mille terreurs qui +peuplent les ténèbres, un asile où passer la sombre nuit d'hiver. Un +asile! Que cela semble enviable au pauvre petit! Ah! coucher sur le sol, +dans le froid, dans ce noir qui vient, non, non... Mais, où aller? Où +aller? + + Et lon-Ion-lère Et lon-lon-la Le cimetière Est près de là! + +Reprend le bonhomme en s'éloignant. Le cimetière! Eh! oui, il a raison +Denis! C'est là le seul refuge possible, c'est là qu'il faut aller, +c'est là qu'on est bien. Les hautes pierres des tombes, les noirs cyprès +lui seront un abri contre la bise glacée. Dans cet enclos paisible, +personne ne viendra le chercher, personne ne le dérangera, personne ne +le chassera. + +Au fond de l'allée des grands ormeaux dépouillés de leurs feuilles, la +petite église apparaît, antique et massive, avec son clocher carré comme +un donjon, sa façade unie, dorée par les lichens, blonds. L'enfant ne +s'y arrête pas. + +Qu'irait-il y faire? On ne lui a pas appris à prier. D'ailleurs, il +n'oserait entrer dans cet endroit silencieux ou flotte toujours un vague +parfum d'encens, qui ne lui rappelle que le souvenir de messes matinales +où il s'endormait, de sermons qu'il ne comprenait pas, pendant lesquels +ses yeux restaient fixés sur un joli trois-mâts, grand comme un joujou +d'enfant, pendu en ex-voto dans la chapelle de la Vierge. Il n'a pas +encore été au catéchisme, on ne lui a parlé du «bon Dieu» que comme d'un +être invisible et sévère qui profite de ce qu'on ne le voit pas pour +espionner le monde, qui, sûrement, l'enverra en enfer, lui, «le +nourrisson de la Poupin», pour ses crimes d'enfant. Il se le représente +comme le maître de tous les maîtres, le patron de tous les patrons, le +plus riche de tous les riches! Eh bien! si les petits de la terre sont +méprisants et durs, s'ils traitent en paria l'orphelin, que fera-t-il, +alors, lui, qui est plus qu'eux tous? + +Raymond se glisse derrière les tombeaux en forme de bancs de ceux qui +furent les gens importants de la commune, et cherche un chemin dans le +fouillis des monticules envahis par les ronces qui marquent la place +de ceux qui n'y furent rien. Quelques cyprès solitaires désignent des +tertres plus soignés. Il arrive, enfin auprès du mur de clôture où, dans +les hautes herbes brûlées par le froid, se trouvent deux tombes jumelles +toutes pareilles, deux berceaux de pierre. + +Dans l'une «repose» une petite fille, presque de son âge, «Alexina +Gérard, morte à huit ans, douce et charmante enfant que le Seigneur +voulait avec lui au ciel». Un trou rond, creusé dans la croix, et fermé +par une vitre trouble, abrite une petite tresse de cheveux bruns, jadis +soyeux et doux, raides et roussis par le temps. A côté, «Stylice Paret», +sept ans, «à la mémoire de leur petit ange, ses parents éplorés qui +espèrent le revoir au ciel». Malgré l'obscurité croissante, Raymond peut +encore distinguer, au fond de la vitrine, une gravure coloriée, presque +fanée. Elle représente une belle dame à crinoline, les épaules tombantes +sous un châle en pointe, la figure menue dans un chapeau en auvent. Elle +se tient debout, son mouchoir à la main, devant un monument de marbre +blanc sur lequel sont peintes des larmes noires, grosses comme des +poires. Ces deux tombes, avec cette tresse de cheveux et cette image +prétentieuse sont, après sa nourrice, ce que le pauvre enfant aime +le mieux au monde. Cette femme si pâle, qui pleure éternellement son +enfant, l'attire invinciblement. N'a-t-il pas perdu sa mère, lui? +Justement sa mère, avait, comme elle, des mains fines et blanches: «bon +sang de bon sang, des doigts quasiment gros comme des pattes d'araignée +et blancs comme l'hostie,» avait dit la Poupin, un jour qu'elle était +en veine de confidences. Une autrefois, alors que, timidement, il lui +demandait si sa mère était jolie, la paysanne avait répondu: + +--Jolie, j'ai pas fait attention à c'te bêtise-là. J ai vu que son +argent, qu'était bel et bon. On aurait dit qu'alle en avait des cent et +des mille, bonnes gens, à la manière qu'alle le laissait parti'. Qui +jamais aurait pensé qu'alle n'était qu'une pauvresse, tout com' les +aut'. Alle avait l'air si honnête, si timide, avec son parler doux de +dame riche. J'ai cru que c'était la fortune qu'alle nous apportait avec +toi, ou, dans le pire, qu'on serait récompensé de ses peines. Va te +faire fiche! Jolie, avec son tout petit visage couleur de cire! même +qu'alle m'a fait pitié, j'ai si bon coeur! D'ailleurs, son chapeau +avançait, c'était presque la nuit faillie, or y voyait tout juste assez +pour distinguer une poule d'un canard; je s'rions ben en peine de la +reconnaît'! Et, reprenant le récit conté tant de fois: + +--«Je rentrions les bêtes lorsqu'une voiture s'arrête devant la porte de +la cour. Descend une petite dame portant un enfant endormi qui me dit: + +--»Vous êtes ben m'ame Poupin? + +--»Oui, bonne dame, pour vous servi', que je dis. + +--»Paraît que vous cherchez un nourrisson? + +--»Oui ben, que je dis. J'ai beaucoup de lait, mon p'tiot profite; et je +serions pas fâchée de m'met' queuque sous de côté pour l'élever, rapport +à ce que nous sommes pas riches et que les temps sont durs. + +--»Voulez-vous prendre mon enfant? + +--»Volontiers, que je dis, si vous payez congrûment. + +--»Je vous donnerai ce que vous voudrez, qu'alle dit. + +--»C'est que, bonne dame, les enfants, ça fait avoir beaucoup de +dérangement. Mettons trente francs par mois, le sucre et le savon en +pus. + +--»Ça me va, qu'alle répond. Tenez, voici deux mois payés d'avance. + +»Et alle me tendait un billet de cent francs comme je te tends, à +toi, ce morceau de pain. Je n'en croyais pas mes yeux. Je restais là, +imbécile, sans oser toucher le billet qu'alle posa sur la tab'. Enfin +l'estomac me revint. Je te pris dans mes bras; tu avais dans les cinq ou +six mois, comme Nestor, mais t'étais plus menu et chéti'.» + +--«Je reviendrai bientôt, qu'alle dit alors. Vous semblez être une brave +femme, soignez ben mon Raymond, voici ses habits.--En même temps, +elle jeta un paquet par terre et s'ensauva. Je la croyais loin et je +regardais les chemises de fine toile garnies de broderies, les langes +aussi doux que des mouchoirs de poche, lorsqu'elle revint, t'attrapa, se +mit à t'embrasser comme une folle, pis repartit en courant. La portière +claqua, la voiture disparut avant que j'aie pu comprendre ce qu'était +arrivé. Jamais pus alle n'est revenue... + +--»Alle est timbrée que je me pensais en mon par dedans. Ou ben c'est le +mal au coeur de quitter son petiot qui lui fait batt' la berloque. Mais +tout de même, alle semb' une bonne personne, généreuse, qui comprend les +choses. Ah! ouiche! Ben bonne! De la crème tournée, quoi! Ben généreuse: +cent francs pour te nourrir toute la vie, c'est payé en effet! Ah! la +sans-coeur! Alle se débarrassait de toi pour pouvoir mieux faire la +fête! La coquine! Alle se déchargeait su de pus pauv' qu'alle du soin +de t'élever. Encore si alle avait laissé son adresse, si alle avait dit +comment que tu t'appelais: mais ren pour te faire connaître, pas un mot +d'écrit, pas un scapulaire, une médaille, une croix, comme y en a qui en +ont, qu'on raconte. Jolie! En effet, alle était jolie, la misérab', la +gueuse!» + +Depuis, Raymond n'avait plus jamais parlé de sa mère. Mais il y pensait +sans cesse. Il espérait, et c'était le fond mystérieux de ses rêveries, +il espérait qu'elle reviendrait un jour le chercher. Pour lui, ce «tout +petit visage couleur de cire», caché sous un chapeau qui avançait, était +devenu vivant. Il le connaissait comme s'il l'avait, toujours vu, +penché sur lui. Peu à peu il le confondait avec l'image de la dame +du cimetière. Bientôt les deux ne faisaient plus qu'une seule et même +personne. Elle avait, sous son vêtement de deuil, une taille jeune et +mince; elle lui tendait ses mains secourables, ses blanches mains pures; +c'est sur lui qu'elle pleurait, sur son isolement, sa souffrance. Il +lui contait toutes ses peines; elle y compatissait, le comprenait, le +consolait. Elle l'accueillait toujours bien; jamais elle ne doutait +de sa parole; Stylice était son frère et Alexina, sa soeur. Il leur +parlait, ils lui répondaient. Chacun avait sa physionomie particulière, +son timbre de voix distinct, si doux, celui de la mère; si clair, celui +de la petite soeur. Il taquinait Alexina, jouait avec Stylice, mais +surtout, surtout, il baisait dévotement les blanches mains. Il portait à +ses amis des fleurs, furtivement volées de ci, de là, ou cueillies dans +les bois: coucous et primevères pâles au début du printemps, douces +pervenches et blanches «pentecôtes» un peu plus tard, roses et +chrysanthèmes, l'été et l'automne. Il les cachait sous sa veste, le long +du chemin. + +Mais, quand survenait une période d'accalmie, lorsque la Poupin, +satisfaite de la récolte ou de la vente des légumes, se souvenait +qu'elle l'avait nourri de son lait et se montrait meilleure, presque +maternelle, il les oubliait. Il était si jeune et avait tant besoin +d'être aimé! Le rêve est une nourriture creuse qui peut bien tromper +un instant un coeur avide, mais qui ne saurait le satisfaire toujours. +Comme alors il battait, ce coeur, chaque fois que la paysanne +s'approchait de lui; comme le pauvre enfant épiait chacun de ses +mouvement! Ah! si elle l'avait pris dans ses bras, combien goulûment il +lui aurait rendu sa caresse! En elle il eût étreint en même temps, et +son rêve, et la réalité proche, vivante, dont il avait tellement soif. +Mais la Poupin ne songeait jamais à l'embrasser. + +Pourtant, jusqu'à maintenant, il s'était fait illusion, il croyait +qu'elle l'aimait un peu, beaucoup moins que Nestor, bien entendu, mais, +enfin, un peu. Il s'est trompé, elle ne l'aime pas ou elle ne l'aime +plus, si elle l'a jamais aimé. Personne ne l'aime. Blaireau lui même, +le volage Blaireau, l'a abandonné! Ce soir, est-ce le froid intense qui +l'envahit jusqu'au coeur ou l'obscurité croissante qui l'enveloppe de +tristesse? Mais il a beau appliquer; son esprit à retrouver son rêve, +son rêve lui-même lui échappe. L'image de la tombe n'est qu'une gravure +à moitié effacée, vue à travers une vitre malpropre; Stylice, Alexina +n'ont jamais existé pour lui, ce sont des noms qui ne représentent +rien. Tout à coup, la réalité le saisit; ce qu'ils sont, il le devine +maintenant. N'a-t-il pas, bien des fois, vu le fossoyeur faisant sa +sinistre besogne dans le champ commun? Il sait ce que recouvre chacun +des sombres monticules, et les bancs des riches aux flatteuses +inscriptions... Horreur, horreur! C'est la nuit de Noël; comment n'y +a-t-il pas pensé plus tôt! Dans un moment, d'après la légende répétée +aux veillées, les morts vont sortir de leurs tombeaux. Mais oui, tenez, +tenez, les voici déjà qui écartent de leurs mains de squelettes les +mottes de terre gazonnée; ils soulèvent péniblement les lourdes pierres, +renversent les bancs, les croix, les colonnes. Les voilà tous sortis! Le +cimetière, bouleversé de fond en comble, ressemble à un champ labouré où +grouille une armée de spectres. Les petits, Stylice et Alexina, qui +se sont attardés, courent et sautent par-dessus les obstacles pour se +mettre derrière les autres. En bande serrée, deux à deux, ils marchent, +ils approchent; Ils chantent... mais c'est horrible, les voilà tous qui +chantent, maintenant, en se dandinant; ils entrechoquent leurs os pour +scander la bourrée: + + Et lon-lon-la + Et lon-lon-lère, + L'enfant est là + Avec la mère! + + Et lon-lon-lère + Et lon-lon-la, + Le cimetière, + Nous y voilà! + +--Non, non! crie l'enfant, saisi d'une indicible terreur, non, je ne +veux pas!--Et, grelottant de fièvre, brisé par le chagrin, vaincu par la +faim, le froid, la peur, il tombe évanoui sur l'herbe blanchie par la +gelée. + + + +III + +La Bolinière, 24 décembre 19... + +Mon cher mari, + +Tu as peut-être été surpris de voir ma lettre timbrée des Roches. En +effet, je t'écris de la Bolinière où je suis arrivée hier au soir. Tu ne +me blâmeras pas, je le sais, d'avoir fui le Paris des fêtes et d'être +venue chercher ici, dans ce coin paisible, tout plein de ton souvenir, +un peu de calme et la liberté de penser à toi, à _vous_. + +Ma mère m'a vue partir avec peine, non sans que le médecin lui eût +affirmé que j'étais tout à fait guérie de ces vilaines fièvres qui m'ont +empêchée de te rejoindre à Saïgon. J'ai dû lui promettre de revenir bien +vite auprès d'elle, mais j'espère qu'elle me laissera un peu ici. +Je suis assez grande fille pour rester seule; j'y étais résignée à +l'avance, lorsque j'ai épousé le lieutenant de vaisseau Brunier. Ce +n'est pas une raison parce qu'il m'a gâtée en m'emmenant avec lui à son +dernier voyage, pour que je ne sache plus du tout vivre par moi-même. + +Comme j'aime la vieille maison où tu es né, mon ami! Elle m'est plus +chère, même, que mon cher Blanc-Moulin où j'ai passé, pourtant, mes plus +belles années d'enfance. J'en parcours toutes les chambres avec délices. +Héloise, qui me suit comme mon ombre, en commente chaque coin: «Ici, sur +cet escabeau, dans la grande cheminée de la cuisine, _Il_ apprenait ses +leçons, les soirs d'hiver, pendant que je faisais cuire des châtaignes. +De temps en temps _Il_ levait la tête pour me demander: «Sont-elles +cuites, ma Loïse?» (_Il_, bien entendu, c'est toujours toi, le maître.) +Là, est le fauteuil de sa mère, ma pauvre défunte maîtresse, que +le Seigneur a reprise à Lui; ici, _sa_ chaise; sur cette marche de +l'escalier _Il_ s'est fait une bosse en tombant, un matin. Dans le +vestibule, voici _son_ premier fusil. C'est dans ce salon, auprès du +feu, qu'_Il_ passait la veillée de Noël et attendait la nouvelle année +avec Madame, assise en face, sur l'autre fauteuil.» + +C'est aussi là que je me suis installée. J'avais apporté quelques menus +objets pour meubler la grande pièce froide: ma haute lampe, des coussins +pour le raide canapé Empire, un tapis pour la table de marbre aux pieds +ornés de sphinx en cuivre sur laquelle j'écris, vos portraits. J'ai mis +des feuillages de houx, des lierres, des roses de Noël dans les vases de +porcelaine, j'ai enlevé les housses. Héloïse a fait, dès ce matin, un +feu immense, un feu homérique, à faire rôtir un veau entier, et me +voilà, dans _ton_ fauteuil, toute à toi, libre de t'envoyer mes pensées +et mon amour. C'est pour toi, tu l'as bien compris, que j'ai paré la +pièce, c'est avec loi seul, avec _vous_ que je veux passer cette veillée +de Noël. + +Ce grand Paris sans toi, avec son mouvement incessant, avec tous ces +visages dont aucun n'est celui que je cherche toujours, m'est odieux. Il +me semblait, en venant ici, y trouver quelque chose de toi-même. Je ne +me suis pas trompée. Dès l'entrée dans la grande allée de chênes, je me +suis sentie comme enveloppée de ton souvenir. Il était quatre heures, +le soleil s'inclinait sur la mer, aperçue entre les sombres rameaux. La +mer! Ah! comme mon coeur a battu en la revoyant! C'est que, vois-tu, je +la hais et je l'adore tout ensemble. Elle me fait peur et elle m'attire. +Avant de la revoir j'y pensais sans cesse; maintenant, il me semble +que je ne pourrai plus la quitter. C'est elle qui t'a pris à moi, mon +bien-aimé, c'est elle qui nous sépare, c'est elle qui te ramène en ce +moment vers moi, c'est elle qui berce dans ses eaux profondes plus que +nous-mêmes, tout ce qui reste de notre unique enfant. Cette nuit, je +n'ai pu dormir, le vent faisait vibrer la vieille maison de la cave +au grenier; il s'engouffrait dans les longs corridors, ébranlait les +portes, faisait frissonner les paravents des cheminées, crier le coq +de la girouette. J'entendais le choc des flots sur le rivage, régulier +comme le battement d'un grand coeur. J'ai revu la nuit cruelle: les +lumières du bord se reflétant sur l'eau, le long paquet blanc, si +inexprimablement cher, trouant la nappe lumineuse et descendant, +descendant... Depuis lors, n'est-ce pas étrange? Chaque fois que je +m'endors, la nuit, moi aussi je sens la molle caresse de la vague autour +de mes membres; sa fraîcheur fait frissonner ma peau, et, lentement, +comme lui, je disparais dans les abîmes; les masses lourdes +m'oppressent, et cela est à la fois très angoissant et très doux. +Là... ne me gronde pas: la douleur a ses folies comme la joie. Et +pardonne-moi: je ne veux plus te peiner par mes plaintes. Je serai +courageuse; je te prouverai que je sais vaillamment porter ma +souffrance, comme le soldat sa blessure, sans en attrister les autres. +Mais toi, tu n'es pas «les autres», tu es moi, la partie de moi la plus +forte, la meilleure et la plus chère: voilà pourquoi j'ai laissé parler +mon coeur. + +Au seuil de la longue maison sans étage, si avenante entre ses tourelles +carrées dont les fenêtres flamboyaient au soleil couchant, sur le perron +envahi par le lierre, l'oreille au guet, la main sur les yeux, Héloïse +attendait--Héloïse, symbole d'attachement et de fidélité, toute blanche +maintenant sous son bonnet de linge immaculé, mais tenant bien droite sa +taille élevée, son corps maigre de huguenote. Sa figure austère, creusée +de durs sillons, s'est illuminée un instant en voyant entrer la voiture. +Elle est accourue, m'a aidée à descendre, mais, frappée sans doute du +contraste entre la joyeuse et fraîche mariée qu'elle avait accueillie +la première fois et la maigre personne vêtue de noir que je suis +maintenant, elle a repris sa morne, indéfinissable expression et, +silencieuse, m'a précédée dans notre chambre. C'est elle, sur un +guéridon, auprès du feu, qui m'a servi le dîner qu'elle avait préparé +seule, jalouse des soins de la femme de chambre parisienne que j'ai +amenée et qu'elle juge être «de ces écervelées, habiles, seulement, à +dévorer le bien des maîtres». Elle se tenait respectueusement debout +auprès de moi et épiait mes impressions sur mon visage. Comme son gigot +n'était pas tout à fait assez cuit pour mon goût de convalescente à qui +la viande répugne, elle a été désolée; elle m'a si humblement demandé +pardon, s'accusant avec une si «réelle repentance» de légèreté et de +présomption que j'ai été prise de fou-rire. J'ai eu toutes les peines du +monde à garder mon sérieux et surtout, à la réconcilier avec elle-même, +en lui démontrant que le plus ou moins de cuisson des rôtis est affaire +de goût; que toi, par exemple, tu aurais trouvé son gigot parfaitement à +point. Cette dernière considération lui a rendu la paix. + +Quelle étrange personne que cette Héloïse! Je la regardais, chauffant +mon lit avec une merveilleuse bassinoire de cuivre très ancienne, +brillante comme un soleil. Elle était grave et avait l'air d'accomplir +une cérémonie sacerdotale: tel le prêtre à l'autel. Jamais lit ne fut +mieux bassiné; pas un endroit qui ne fût d'une chaleur égale et douce. +Comme je la remerciais avec effusion, l'appelant ma «bonne Héloïse», +toute heureuse d'étendre mes membres fatigués dans ces draps tièdes, +doucement parfumés par les racines des grands iris du jardin, +réconfortée, surtout, de me sentir entourée de soins si prévenants, elle +a pris un air glacial, comme si elle craignait de, se laisser attendrir +ou de manquer au respect qu'elle me doit. Elle m'intrigue et m'intéresse +à un point extrême. Je ne puis m'empêcher de l'étudier. Je sais qu'elle +a eu de très grands chagrins; mais elle n'est pas apaisée, résignée +comme on pourrait s'y attendre d'une personne aussi croyante. On devine +en elle plus que de la souffrance qui a, parfois, ses douceurs et ses +voluptés, qui rend meilleurs ceux qui l'acceptent courageusement; on +sent, oui, on sent en elle le remords, ou, tout au moins, une douleur +mauvaise, sans trêve ni repos, hautainement cachée à tous les yeux. Il +faudra bien que j'aille jusqu'à elle et qu'elle me l'ouvre, ce cour +fermé, ombrageux, qui a, peut-être, grand besoin de sympathie! + +Ce matin, après mille ruses pour tromper la vigilance de ma sévère +gardienne, Rosa est parvenue à m'apporter mon chocolat. Elle mourait +d'envie de me voir et de me conter les choses extraordinaires qui la +stupéfient dans cette maison du souvenir. + +Et, d'abord, Héloïse: + +--Mais elle est à peindre, Madame, cette créature! C'est un type comme +il n'y en a plus; il faut venir dans ces pays perdus pour en trouver +encore. Est-ce que Madame croit, par hasard, que c'est une femme? Pour +moi, c'est un homme déguisé. Madame n'a qu'à voir ses moustaches; +n'était qu'elles sont blanches, j'en sais plus d'un, à Paris, qui serait +rien fier de les avoir! Elle est l'intendant de la maison, et un rude; +le valet de ferme, qui est vieux pourtant, lui aussi--il a bien quarante +ans sonnés--n'est qu'un gosse auprès d'elle: le jardinier n'en mène pas +large quand elle fronce le front; la tille de basse-cour la craint comme +le feu. Pourtant, elle leur parle toujours doucement, et, même, parfois, +on ne sait pourquoi, elle rougit et devient honteuse et timide comme une +jeune fille. Jamais, depuis onze ans, elle n'est sortie de la Bolinière, +pas même les dimanches et les jours de fête, pour aller au temple. +Cependant, il paraît qu'elle est dévote. Elle a une grosse Bible, +toujours posée sur le dressoir de la cuisine, avec ses lunettes dedans +pour marquer la page. Elle est savante comme un maître d'école et vous +explique des tas de choses qu'elle a lues, le dimanche, dans les livres +que Monsieur lui a permis de prendre, dit-elle, dans la bibliothèque. +Elle sait par coeur des poésies qu'elle répète en faisant tourner sa +broche. Ah! mais, bien plus fort: elle en fait, elle aussi, des poésies! +Oui, Madame, Dieu me pardonne, elle en fait, elle est poète; ce vieux +manche à balai est poète; c'est renversant, mais c'est comme ça. Je les +ai vus de mes yeux, moi, ces vers, que, même je les ai subtilisés pour +les montrer à Madame, pensant que ça lui ferait passer le temps. Les +voici: ils étaient dans le tiroir de la cuisine, à côté du hachoir et de +l'aiguille à larder. Hein! c'est-y tordant! Madame verra; sûr ce n'est +pas du Victor Hugo, mais pour une domestique, c'est é...tonnant, tout de +même! + +J'ai pris le papier, après avoir recommandé à mon écervelée les plus +grands égards pour cette servante-poète. Voici ces vers que je t'envoie, +non pour me moquer de ta vieille bonne, que j'aime et que je vénère +autant que tu peux le faire, mon ami, mais parce qu'ils découvrent un +peu de cette âme étroite et profonde, éprise de beauté, de justice, +hantée de scrupules, qui voit en Dieu, non le Père tendre et +miséricordieux, celui qui est amour, avant tout, le Dieu de l'Evangile, +enfin, mais le maître dur et inflexible, le Créateur, le juge +implacable, le Dieu de l'Ancienne Alliance. + + Est-ce de l'Eternel la dernière trompette? + Sur l'esquif emporté par la mer en courroux + J'entends gémir les mâts et hurler la tempête. + Seigneur, Dieu Tout-Puissant, ayez pitié de nous! + + Le ciel est sombre, à peine un peu de clarté passe + A travers les nuages, partout amoncelés; + Nous sommes seuls, jetés dans cet immense espace. + Et la mer a perdu sa grande majesté. + +Description de la tempête, le péril augmente; prière, puis: + + Mais le Seigneur est sourd, il a caché sa face. + Dans une nue immense il s'est enveloppé, + Il ne veut pas entendre! et voyez, sur la place + Du frêle esquif, les flots se sont déjà fermés. + + Mon Dieu, où s'en vont-ils? Au fond des noirs abîmes + Les voilà qui descendent, à jamais disparus. + Vous les voyez, Seigneur, et vous jugez leurs crimes; + Sur les bords des vivants ils ne reviendront plus. + + D'affreux monstres marins s'acharnent sur leurs formes + Mortelles qu'une mère adorait trop jadis. + Mais qu'importe l'endroit où pour toujours ils dorment, + Si leur âme est sauvée et va en paradis. + + Qui le dira, Seigneur? Vous leur donniez la chance + De croire et de prier alors qu'ils étaient forts. + Vous ont-ils obéi? Hélas! Est-ce qu'on y pense? + Quand on est jeune et gai l'on va, bravant la mort. + + Mais elle vient un jour, la terrible ennemie, + Alors il est trop tard pour prier et gémir, + Trop tard... vous êtes sourd, vous éteignez la vie, + Comme on souffle un flambeau quand la nuit va finir. + +Pauvre Héloïse, quels vers! Non, ce n'est pas du Victor Hugo! Pourtant +ils m'ont bouleversée. N'a-t-elle pas perdu son mari et son fils en mer, +tous les deux, «non convertis», comme elle dirait? Quelle profondeur de +souffrance ils dévoilent, ces vers maladroits, quels affreux tourments! +Je commence à entrevoir ce qui donne à ce vieux visage cet air +d'angoisse: ne serait-ce pas la crainte de ne revoir jamais ceux qu'elle +a perdus? Elle met dans ses convictions la raideur, l'inflexibilité +qu'elle apporte à tout dans sa vie. Sait-elle, oh! sait-elle ce qui +s'est passé dans ces âmes d'hommes à l'heure suprême? Qui peut se vanter +de connaître le secret des coeurs, d'y suivre le travail de Dieu, si +mystérieux, si intime, si profond, si caché, souvent! Qui peut oser dire +d'un de ceux pour lesquels le Christ est mort: «il est perdu»?' + +Comme j'écrivais ces mots, Héloïse est entrée dans le salon. Elle a +froncé les sourcils à la vue des fleurs, du tapis, des coussins, de la +lampe, qui changent la physionomie par trop froide de la pièce, mais +s'est arrêtée devant les portraits. Elle a pris le tien; sa figure s'est +épanouie. + +--Comme c'est lui! s'est-elle écriée. On dirait qu'il va parler, qu'il +va me dire: «Bonjour, ma Loïse, ça va toujours bien?» Mais le voilà qui +prend des cheveux blancs, déjà, si jeune! + +--Il a souffert. + +--C'est vrai, ça touche, ça. C'était un si beau drôle, autrefois, +tracassier, vif, mais si aimable, si bien portant! Et voyons... + +Elle a pris l'autre portrait. + +--Il lui ressemble; pourtant il a quelque chose de Madame. Quel âge +avait-il, là? + +--Six ans et huit mois. + +--Et quand... c'est arrivé. + +--Sept ans. + +--Sept ans! Un bébé encore, quoi! Comme j'aurais aimé le connaître! Elle +s'est tue, a soupiré et l'a contemplé longtemps sans plus rien dire. +J'ai vu une larme furtive couler lentement le long de sa joue ridée. +Alors, tout émue, je me suis levée et, prenant sa vieille main dans les +miennes, je lui ai dit: + +--L'enfant a eu le même sort que l'homme mûr, que le jeune homme; mais, +sur eux tous, le Père du ciel veillait. Il les a «tirés des grosses +eaux», cherchons-les auprès de lui. + +--Non, non, a-t-elle répliqué vivement, comprenant ma pensée et +dégageant sa main. Le cas n'est pas le même. Votre chérubin est mort +dans vos bras, d'une maladie qui l'aurait emporté sur terre aussi bien; +la mer l'a recueilli, elle ne l'a pas tué. Et puis, quelle différence! +Son âme d'enfant était pure et prête pour la vie éternelle. Mais les +miens... Croyez vous que, dans une tempête, on ait le temps de prier, de +se recueillir? + +--Je crois, dis-je, en l'entraînant doucement et la faisant asseoir à +mes côtés, je crois que l'infini du repentir peut tenir dans un cri, +dans un suprême élan vers Dieu. + +--Vous dites cela pour me consoler, parce que vous êtes bonne et que je +vous fais pitié. Mais je sais bien, moi, que «l'Eternel est un Dieu fort +et jaloux, qui punit l'iniquité des pères sur les enfants, jusqu'à la +quatrième génération de ceux qui le haïssent»... + +--Oui, «mais qui fait miséricorde jusqu'en mille générations à ceux +qui l'aiment et qui gardent ses commandements». Ne les avez-vous pas +toujours gardés? Ne l'aimez-vous donc pas? + +--Non, justement, dit-elle, et c'est là mon crime impardonnable. Je ne +l'ai pas aimé «de tout mon coeur, de toute mon âme, de toute ma +pensée». Je lui ai préféré la créature et la créature m'a trompée, m'a +abandonnée. D'abord, je me suis mariée par amour, moi, chrétienne, avec +un incroyant. Puis je me suis fait des idoles de mes enfants. Il y en +a qui disent que j'ai été trop sévère avec eux: je sais bien, moi, que +j'ai été faible, que je les ai gâtés. Mon fils est devenu un débauché, +comme son père. J'avais une fille... Ah! combien elle m'était chère, +pourtant! Je n'ai pas su la préserver de la tentation. Elle s'est +engouée d'un homme sans religion et l'a épousé malgré ma défense. Que +pouvais-je dire? Ne suivait-elle pas mon exemple? Je la gardais comme +la prunelle de mes yeux; j'aurais donné pour elle tout le sang de mes +veines; elle était mon dernier enfant, la seule qui restât de tous les +miens. Je l'avais fait élever à Sainte-Foy, dans la pension protestante, +comme une demoiselle. Elle était trop délicate, trop fine pour être +servante ou pour travailler la terre; sa santé était fragile, elle +toussait souvent, l'hiver. Je comptais la garder auprès de moi et la +marier à quelque cultivateur des environs... Elle s'est amourachée d'un +vaurien, d'un beau Monsieur à faux-col et à plastron, qui se disait +agent d'assurances, venu pour la saison au Val, chez des amis communs. +Un vaurien sans le sou, quoi! Dans le pays je passe pour avoir un +joli--magot; on se trompe: j'ai seulement les économies de ma mère et +les miennes, juste de quoi être à son aise en bien travaillant et voir +venir les mauvais jours. Il pensait dénicher une héritière. Il a demandé +Raymonde; j'ai refusé de la lui donner, bien entendu. Alors ma pauvre +petite a commencé à dépérir. Elle s'en allait souvent pleurer dans +le grenier à foin. J'espérais que cela lui passerait. En effet, elle +commençait à être plus raisonnable et je me rassurais, croyant le +misérable parti, lorsqu'un jour de la fin septembre--je m'en souviens +comme si c'était hier--vers le soir, je finissais de ranger les draps de +la lessive dans l'armoire de la lingerie, elle est entrée timidement. +Je la vois, ainsi que je vous vois, là! Son chapeau (elle en avait un +depuis son retour de pension) son chapeau cachait ses cheveux, si épais +qu'elle ne pouvait les démêler toute seule, dorés et si frisés, bonnes +gens, qu'on aurait dit qu'elle était coiffée par le coiffeur. Elle avait +une petite robe fond blanc à ramages bleus qui s'ouvrait un peu au cou. +Sa figure, belle à admirer, menue et ronde comme celle d'un enfant, +était très pâle; elle tremblait. Mais ce n'est que plus tard que je me +suis souvenue de tous ces détails et de son air pas comme à l'ordinaire. +A ce moment-là je ne voyais que mon linge que je voulais finir de mettre +en ordre avant la nuit. + +--Où t'en vas-tu de ce pas? lui dis-je. + +--Je vais porter à la dame des Tamaris son ouvrage, que je viens de +terminer. Adieu, maman! + +Je ne me méfiais de rien. Très habile de ses doigts elle faisait, en +effet, pour les dames du voisinage, des ouvrages de fine broderie. Elle +en gardait l'argent dans une tire-lire, sur la cheminée de la cuisine, +pour son trousseau, soi-disant. + +--C'est bon, reviens vite. Je n'aime pas te voir courir les chemins, +quand il fait noir. + +Elle ne me répondit pas et se mit à m'embrasser. Elle avait toujours été +très amiteuse et m'ennuyait, souvent, moi qui n'aime pas trop cela, à se +pendre à mon cou et à me bécoter, m'empêchant de travailler. + +--Embrasse-moi, toi, dit-elle. + +Je la baisai distraitement, un peu impatientée, même, et continuai +ma besogne... Ce n'est que lorsque j'entendis la porte du jardin se +refermer que je me réveillai comme d'un songe. Brusquement, je fus +saisie d'un pressentiment, je revis sa figure bouleversée, je me souvins +du drôle de son de sa voix. Je me précipitai à la cuisine: la tirelire +n'était plus sur la cheminée; j'allai à la grille, Raymonde avait +disparu. Folle d'angoisse, je me mis à courir sur la route, je +l'appelai, je la cherchai dans le village, aux Roches, chez ses amies +sur les falaises, dans les champs: rien ne me répondit, elle n'était +nulle part, personne ne l'avait vue. Je la crus noyée. Je passai la nuit +à rôder le long du rivage, l'appelant sans m'arrêter, la gorge enrouée, +les jambes cassées. Le garde-côte, que les voisins, accourus à mes cris, +avaient prévenu, envoya un canot avec des hommes, du port. La lune était +pleine, on y voyait comme le jour. On chercha partout dans les rochers, +sans rien trouver. Enfin, comme je m'en revenais à la maison, au matin, +ayant perdu tout espoir, un homme me remit une lettre de sa part. Ma +fille vivait, oui, et, au premier moment, je crus devenir folle de joie; +mais après, je crois que j'aurais préféré la savoir morte. Elle avait +été rejoindre le misérable sans lequel elle prétendait ne plus pouvoir +vivre et me suppliait de lui permettre de l'épouser. Si je refusais, +plie serait forcée de passer outre. + +--Y a-t-il une réponse? me demanda le messager. + +--Dites à la personne qui vous a envoyé, que je n'ai plus d'enfant. +Voilà ma réponse. + +L'Angélus sonnait à l'église du Val comme je refermais la porte du +jardin dont le bruit m'avait fait tant de mal. Raymonde n'existait plus +pour moi. Elle, mon unique enfant, ma consolation, si soumise et si +douce jusqu'alors, m'avait abandonnée pour un étranger, un aventurier +rencontré par hasard. N'a-t-elle pas eu, même, l'impudence de m'envoyer +des sommations respectueuses. Ceci était plus amer que tout le reste: +les autres épreuves me venaient de Dieu, celle-ci de la chair de ma +chair. C'était l'infâme qui la poussait bien sûr. Fallait-il qu'elle fût +enjôlée, tout de même, pour en venir là, elle, ma tendre colombe, mon +agneau sans tache, qui m'aimait tant, qui n'aurait pas fait de mal à une +mouche! + +Ah! il n'a pas tardé à me venger, le malfaiteur! + +Quand il a su que j'étais inflexible, que la fille seule lui restait +sans la dot, il l'a abandonnée à son tour. + +--Vous n'avez pas essayé de la revoir? + +Héloïse a baissé la tête, comme honteuse. + +--Oui, j'ai eu cette faiblesse. Quand j'ai su qu'elle était toute seule, +sans pain peut-être, ma rancune a cédé. J'ai été la chercher, mais trop +tard: elle était morte la veille en mettant au monde un enfant mort-né. +Le désespoir, la misère,--elle n'avait pour vivre que son métier de +brodeuse,--avaient fait leur oeuvre. Voilà: j'avais mis mon coeur à ce +qui n'est que poudre et cendre, et je n'ai trouvé que poudre et cendre. +Maintenant, je suis seule, je n'aime personne et personne ne m'aime. + +--Ma pauvre Héloïse, comme vous souffrez? + +--Moi? a-t-elle dit, en se levant brusquement et reprenant son air +fermé. Non. Je n'espère plus rien ni dans ce monde ni dans l'autre; mon +coeur est mort. J'avais fauté, Dieu m'a punie: c'est juste, nous sommes +quittes. J'ai beaucoup prié autrefois, mais le Seigneur a rejeté ma +prière. Il a refusé de m'entendre comme j'avais refusé de l'écouter, et +m'a endurci le coeur. Mais, j'ennuie Madame... Je suis toute confuse... +Je ne sais comment j'ai eu la hardiesse de lui dire toutes ces choses. +Je prie Madame de m'excuser. + +--Vous ne m'avez manqué en rien, lui dis-je, et je vous remercie, au +contraire, de votre confiance. Ce soir, n'est-ce pas la veille de Noël, +la veille de l'anniversaire du jour où Dieu est venu dire aux hommes +qu'ils sont frères? Il n'y a, ici, en ce moment, ni maîtresse ni +servante, mais seulement deux mères... + +--Non, non, dit-elle, je sais ce que je dois à la femme de mon maître. +Si j'ai, un instant, oublié son rang et le mien... + +--Vous n'avez rien oublié... + +Mais elle n'écoutait plus; et, froide, impénétrable, de nouveau se +dirigeait vers la porte. + +--A quelle heure Madame prendra-t-elle son lait de poule?... + +--Je ne sais... + +--A dix heures, sera-ce assez tôt? + +--Oui, oui... + +Elle est partie, me laissant si déçue, si troublée de son mutisme +soudain, que je me suis mise à pleurer. L'ai-je froissée? J'ai donc été +bien maladroite. J'aurais mieux fait de me taire. Quel droit avais-je de +pénétrer de force dans ce coeur si fier? Je voulais lui faire du bien? +Qui m'en avait priée? Mais indiscrète, égoïste et orgueilleuse que +j'étais, n'était-ce pas mon propre soulagement que je cherchais? La +comparaison des souffrances de cette femme torturée et des miennes, ne +me faisait-elle pas mieux sentir le bonheur qui me reste? N'avais-je pas +besoin d'elle, plus qu'elle, de moi? Quel soulagement lui apportais-je? +Au contraire, sa présence ne m'était-elle pas nécessaire? Il fallait lui +dire, au lieu de ces belles paroles par lesquelles je croyais me montrer +si charitable, si généreuse: «Restez, Héloïse, je vous en prie, je +souffre, j'ai besoin de vous, je suis si seule et si misérable, moi +aussi: car, pour les mères, voyez-vous, les richesses, le rang, ce sont +leurs enfants. Nous sommes aussi dépouillées l'une que l'autre; pleurons +ensemble.» + +La mer est haute. Je l'entends qui bat les falaises à coups sourds +et réguliers. Le feu est tombé--et mon courage aussi. Les coins se +remplissent d'ombre. J'ai peur. Que cette veillée de Noël est triste! +Pourquoi suis-je à la Bolinière? Ici, comme partout, je sens ton +absence. Ces murs ne me disent plus rien. Où es-tu, mon ami? Que fais-tu +à cette heure? J'espère, demain, recevoir ta lettre qui me fera du bien +qui me dira que tu approches. Pour sûr, tu penses à moi en ce +moment. Ah! si j'avais notre enfant avec moi, comme, patiemment, je +t'attendrais, comme je ferais passer ton âme dans la sienne, comme je +puiserais dans ses yeux ma force! Mais il n'est plus. Je suis seule, si +cruellement seule! Personne autour de moi. Par ce soir de fête où +toutes les mères pensent à faire des surprises à leurs enfants et se +réjouissent à l'avance de leur joie, c'est bien dur, vraiment. Oh! un +petit soulier à remplir, moi aussi, un être faible à protéger, à qui +donner, au nom de celui qui n'est plus, ce trop plein de tendresse qui +m'étouffe! J'ai là, sur la table, devant moi, les objets que je lui +avais donnés à son dernier anniversaire: son couteau de grand garçon +dont il était si fier, son petit canon de cuivre «pareil à ceux de papa» +qu'il tenait, dans sa main faible lorsqu'il était malade... + +Mais, pardon, je te fais de la peine. Va, je vais être plus forte. +Vois-tu, moi, je ne sais rien te cacher. Je vais me secouer, me +ressaisir. J'ai besoin de sortir, de marcher à l'air vif. La nuit n'est +pas si noire que je le croyais. La lune s'est levée, elle trace sur +les flots un beau chemin lumineux qui conduit vers toi; ma pensée va y +courir pour te rejoindre... + + + +IV + +La jeune femme avait baissé la lampe, arrangé le feu, pris dans sa +chambre un grand manteau à capuchon et était sortie. La marche dissipa +vite l'impression nerveuse qui l'oppressait un instant auparavant. Sans +crainte, elle traversa le court jardin à la française, et s'engagea dans +l'allée de chênes qui se dirige vers la mer. Mais, comme elle refermait +la lourde porte de fer pour prendre, en face, l'étroit sentier menant +aux falaises, elle vit, à gauche de la maison, au milieu du champ de +blé, le petit cimetière de famille qui, en ce pays de Saintonge, se +trouve toujours dans les vieux biens de campagne des protestants. La +lune faisait paraître les murs tout blancs auprès des têtes aiguës, +noires et raides des cyprès. Elle eut envie de revoir ce lieu si +paisible où, côte à côte, dans la terre qui les avait nourris, dormaient +les ancêtres et les parents de son mari. La porte était fermée au +loquet, elle entra. Elle connaissait chaque tombe; elle y avait porté +des fleurs fraîches le matin même. Elle cherchait instinctivement +quelque chose et ce quelque chose n'était pas là. + +Ce qu'il lui fallait, elle savait qu'elle ne le trouverait plus jamais, +nulle part, que toute sa vie, elle en aurait au coeur le vide, la soif +inassouvie. Mais ne découvrirait-elle donc rien qui rappelât le cher +disparu, qui lui donnât la douce illusion de sa présence? Hélas, oui, +la chimère, puisque la réalité était impossible. Sa tombe! Ah! si elle +avait eu, comme les autres mères, la joie décevante de posséder ce petit +coin de terre sacré et cher entre tous, de le soigner, s'imaginant faire +encore quelque chose pour l'aimé! Mais cela, aussi; lui était refusé. +Alors, il y avait les tombes des fils des autres; elle les recherchait, +celles, surtout, des petits garçons entre six et huit ans. + +Dans le vieux cimetière du village il y avait--elle s'en souvenait +brusquement--bien des noms d'enfants gravés sur les pierres. Elle y +alla, hâtant le pas, soudain pressée comme si elle était attendue, +joyeuse comme à l'approche d'un grand bonheur. Il lui semblait que son +cher petit, son garçonnet si fin et si doux, trottinait auprès d'elle, +qu'il glissait sa main frémissante et chaude dans la sienne, comme +chaque fois qu'elle allait faire une bonne action, chaque fois que son +coeur, travaillé par la souffrance, était meilleur, plus pur. + +Elle ouvrit la porte et s'avançait entre les tertres inégaux, +lorsqu'elle poussa un cri: elle voyait, enfin, ce qui l'attirait, ce +pourquoi elle était venue. D'un élan passionné de tendresse, elle se +pencha sur l'enfant évanoui, tâta son pouls, qui battait faiblement, +réchauffa ses mains glacées dans les siennes, frotta ses tempes. Un peu +de couleur revint sur les joues terreuses de Raymond. Il ouvrit les +yeux; et, croyant reconnaître la dame de son rêve, toute blanche dans +ses vêtements noirs, il dit «Maman», et s'évanouit de nouveau. + +Madame Brunier prit l'enfant dans ses bras et sortit du cimetière. Il +était grand et lourd pour sa frêle personne; mais ses forces étaient +décuplées. Elle ne sentait pas la fatigue, elle marchait péniblement, +bravement, dans le sentier blanc, un peu courbée en ayant, précédée de +son ombre démesurément agrandie. Arrivée à la grille, elle sonna pour +se faire ouvrir. Héloïse accourut, une lanterne à la main. Inquiète de +l'absence de sa maîtresse, elle la cherchait dans le parc. Elle. retint +une exclamation, posa sa lumière sur la borne et prit l'enfant des bras +de la jeune femme en grommelant: + +--Si ça a du bon sens, un enfant si lourd, et madame qui est si +délicate, qui était encore malade il y a huit jours à peine! Puis, +emportée par la curiosité: «Où madame a-t-elle bien pu trouver ce petit? +Qui est-il?» demanda-t-elle. + +--Je ne le connais pas. Il était évanoui dans le cimetière, près de +l'église, au pied d'une tombe. Il serait mort de froid et de faim, +peut-être, si on ne l'avait pas secouru. Il souffre, il est abandonné, +malheureux, sans doute, il faut être bonne, Héloïse! + +--Ça, par exemple, c'est fort comme La Rochelle! Madame a porté ce poids +depuis l'église, quasiment une demi-lieue! Si monsieur le savait, il +serait bien fâché. Il me gronderait de ne pas avoir suivi madame. Mais +pouvais-je imaginer une pareille chose? Oh! oh! + +--Taisez-vous, ne me grondez pas. Je n'en suis pas morte, voyons. + +--Quelle imprudence de ramener ainsi chez soi de misérables vauriens, de +la graine à péché, pour sûr! Gare à l'argenterie, demain! Faut pas être +bien vieux pour faire le mal. + +--Portez l'enfant dans le salon. Là... sur le canapé... ranimez le feu, +levez la lampe, vite un grog pour le réchauffer: ne voyez-vous pas qu'il +se meurt! + +Héloïse obéit non sans hocher la tête d'un air de blâme. Arrivée dans +la cuisine où il n'y avait plus personne, elle laissa éclater son +indignation: + +--Des choses pareilles ne se faisaient pas de mon temps, du temps de la +pauvre madame, tout aussi bonne, tout aussi charitable, Dieu merci, que +qui que ce fût. Mais une jeune femme est une jeune femme. Sa place, +quand son mari voyage, est à la maison et non pas dans les chemins, la +nuit, à ramasser les enfants de vagabonds. C'est comme aussi ces idées, +de se tenir dans le salon de compagnie, d'enlever les housses quand on +est toute seule, lorsque personne ne doit venir rendre visite, de mettre +des fleurs partout et des coussins sur tous les meubles. Et puis, +surtout, c'est-il nécessaire lorsqu'on a de vieux serviteurs dévoués, +d'amener de Paris des filles curieuses et moqueuses, fières de leurs +tabliers à colifichets, des demoiselles manquées, quoi, des sottes, +toujours en train de fourrer leur nez partout! Enfin, une dame, une +vraie, alors, qui se respecterait, ne descendrait pas de son rang +pour parler à sa domestique, pour la faire asseoir à ses côtés, dans +l'appartement des maîtres, comme une égale. Autrefois, certes, ça ne se +passait pas ainsi! La pauvre chère défunte mère de Monsieur, ne l'aurait +jamais fait, et elle avait cent fois raison: elle n'en était que plus +respectée, que mieux vue... + +Quand elle retourna au salon, l'enfant était revenu à lui. Installé sur +une chaise basse, devant le feu, il souriait à la «Madame» à genoux +devant lui. Il avait enlevé son béret et ses épais cheveux bouclés se +doraient à la flamme. Ses naïfs yeux clairs regardaient partout autour +de lui avec étonnement. + +--Dieu juste! s'écria Héloïse, en l'apercevant et devenant mortellement +pâle. + +La jeune femme, absorbée par la vue de Raymond, n'entendit pas cette +exclamation. Sans regarder la domestique, elle prit de ses mains +tremblantes la boisson chaude qu'elle donna à l'enfant. Il but +avidement. La vieille servante s'était réfugiée dans un coin sombre, de +la pièce; immobile et glacée, elle semblait ne plus rien voir, ne plus +rien entendre. + +--C'est bon! disait le pauvre petit en faisant claquer sa langue. Il +était un peu grisé par la chaleur et par le grog. Ses idées tournaient, +affolées, dans sa tête. + +--Oh! c'est beau, ici! + +--As-tu faim? + +--C'te question! Je vous crois, que j'ai faim, j'ai pas mangé depuis ce +matin, sept heures. + +--Héloïse... + +Mais Héloïse était déjà partie et revenait l'instant d'après, portant de +l'oie confite coupée menu dans de la purée de pommes de terre froide. + +Madame Brunier fit manger le garçonnet, trop faible encore pour se +servir lui-même. + +--C'est pas mauvais, ça, dit-il, et ça fait joliment du bien par où que +ça passe, comme dit La Seiche. Qu'est-ce que c'est que cette bête-là? + +--De l'oie. + +--De l'oie! Ben, c'est tout de même--cocasse que j'en mange, ce soir, +de l'oie! C'est Nestor qui serait badiné, s'il le savait! Voilà que, +maintenant, je fais réveillon, moi aussi, et sans avoir été à la messe, +encore! + +Quand il eut fini. + +--Comment t'appelles-tu? demanda la jeune femme. + +--Raymond. + +--Et puis? + +--Et pis? C'est tout. J'ai pas d'autre nom, moi. + +--Où sont tes parents? + +--Ah! ça, vous ne me connaissez donc pas, vous? Alors pourquoi que vous +m'avez fait venir chez vous? Je suis le nourrisson de la Poupin. + +--Que faisais-tu au cimetière? + +--C'est-y là que vous m'avez trouvé? + +--Oui. + +--J'y faisais rien, moi. J'ai pas une maison comme Denis, vous savez, +l'innocent! Fallait bien coucher quelque part. C'est que, voilà, faut +que je vous dise. Ce matin j'ai quitté les vaches pour suivre La Seiche +à la conche du Val, et les maudites bêtes se sont ensauvées dans le +champ du père Brodin pour lui fricoter son herbe à ce vieil avare. +Alors le patron voulait me batt' à coups de fourche. Mais je m'ai vite +échappé, je me suis serré dans le foin; alors j'ai entendu qu'ils +avaient tous assez de moi; que même la Poupin, ma nourrice, donc, n'a +pas dit le contraire... Ça se comprend: voici pus de dix ans que je leur +cause de la dépense sans leur donner du profit, depuis que ma mère m'a +abandonné chez eux. Alors, moi, j'ai pas voulu rester et je suis parti, +et le père Denis m'a fait penser au cimetière avec sa chanson. Une +fameuse idée qu'il m'a donnée là, tout de même, la veille de Noël! +J'avais pas fait attention à ça. J'y suis allé. C'est y que j'ai rêvé? +Mais y sortaient tous de terre et y dansaient, les morts, je veux +dire... alors j'ai pris une telle peur que je ne sais pus ce qu'est +arrivé après. Vous le savez, vous, dites? + +--Oui, je t'ai trouvé évanoui. + +--Évanoui, comme le chat à la mère Nourrit quand La Seiche lui a fait +faire le saut par dessus la maison? C'est-y drôle, c'tte affaire-là, +bonnes gens! + +--Comment s'appelait ta mère? + +--Sais pas. Disez-le, vous! + +--Moi? mais comment veux-tu que je le sache, mon pauvre petit? +Était-elle une dame, une paysanne? + +--Sais pas. Elle avait des mains comme les vôtres et une toute petite +figure blanche comme vous. Allez, allez, faites donc pas la maline, si +vous savez pas qui je suis, je sais bien, moi, qui vous êtes. Je vous ai +reconnue aussitôt, car il y a longtemps que je vous connais et que je +vous aime. Pourquoi que vous avez mis tant de temps à venir? Pas vrai +que vous êtes la mère à Stylice? Hein, non? Eh! bien, alors, vous êtes +la mienne! + +--Héloïse, dit la jeune femme, effrayée et troublée à son tour, cet +enfant a la fièvre. Vite, mettez des draps au petit lit de ma chambre, +chauffez-le. Il faut le coucher au plus tôt. + +Rapide, la servante quitta le salon, tandis que l'enfant, sa +surexcitation tombée, succombait brusquement à la fatigue et s'endormait +profondément. + +Madame Brunier, les yeux fixés sur la flamme, s'absorbait dans une +douloureuse rêverie. Qui était ce petit et quelles étranges paroles +avait-il dites? Pourquoi, par deux fois, l'avait-il appelée de ce nom si +cher qui avait fait bondir son coeur, qui lui rappelait si cruellement +son bonheur à jamais disparu? + +--Emportez-le, je n'en ai plus la force, et couchez-le; je suis brisée, +dit-elle, quand Héloïse revint. Sans mot dire celle-ci l'enleva dans ses +bras vigoureux. + +La pauvre mère était restée à la même place, assise sur le tapis, devant +le foyer ardent, regardant vaguement les tisons. Tout à coup une bûche +se brisa et un charbon roula près d'elle. En le ramassant, elle aperçut +un des petits sabots de Raymond, par terre. Elle le prit et se mit à +rire, tandis que de grosses larmes tombaient sur ses mains. Ceci était +vraiment bien extraordinaire. Le soir même elle se plaignait de n'avoir +pas de soulier à remplir et il lui arrivait un sabot! Elle désirait un +petit être à qui se dévouer, elle sortait, et elle trouvait un enfant +sans mère qui l'appelait «maman», qui lui contait naïvement ses +souffrances, qui lui disait qu'il l'attendait depuis longtemps, qu'il +l'aimait! N'était-ce pas un rêve dont elle allait se réveiller plus +triste et plus seule encore? + +Non, non, ce n'était pas un rêve, ni la chimère appelée tantôt, c'était +mieux: une tâche à accomplir, le bien à faire en souvenir de son enfant. +Voilà le lien mystique et invisible enfin trouvé, réel, certes, plus +réel que les choses qui se voient avec les yeux de la chair. Était-ce +une consolation? Y en a-t-il pour les mères? Non, mais une douceur +haute, sereine, pure. + +Elle se leva, prit sur la table le couteau et le petit canon de cuivre, +hésita un instant, enfin, bravement, après les avoir pressés sur ses +lèvres, elle les glissa dans le sabot, puis, avec précaution, elle entra +dans sa chambre. + +Une lumière tremblotante brûlait dans une veilleuse de porcelaine. Mme +Brunier ne vit rien, d'abord, que la couchette blanche, et, sur le +coussin, une tête bouclée. Elle posa le sabot par terre, sous la chaise, +où les habits de l'enfant avaient été soigneusement rangés, et allait se +retirer lorsqu'elle aperçut une longue forme noire agenouillée au pied +du lit. Elle retint un cri, recula brusquement, heurta la chaise. Au +bruit, la forme se dressa et la servante, cherchant à dissimuler son +pauvre visage bouleversé, rougi par les larmes, essaya de fuir en +murmurant quelques mots confus; mais la jeune femme, résolument, lui +barrait la porte. Elle souriait doucement et semblait dire: «Tu ne +m'échapperas pas cette fois.» + +--C'est que, si Madame savait... fit Héloïse qui tremblait et la +regardait d'un air timide. + +«Madame» ne répondit pas, mais ses yeux éloquents disaient qu'elle +«savait» très bien, au contraire. + +--Il a juste l'âge qu'aurait son enfant, mon petit-fils... dix ans! Il +est blond et blanc comme il aurait été si Dieu avait permis qu'il vécut, +comme elle était, elle, autrefois. + +--... + +--Et puis, Madame a-t-elle remarqué son nom? + +--Quel nom? + +--Raymond. Le sien, justement, celui de ma pauvre petite. N'est-ce pas +extraordinaire? + +--Il y a tant de Raymond et de Raymonde dans le pays. + +--Oui, mais avec la ressemblance... C'est étonnant, tout de même. Si je +n'avais pas vu le nouveau-né couché dans son cercueil, blanc comme un +cierge... + +--Quel rapport y a-t-il entre «ce misérable vaurien», comme vous disiez +tout à l'heure, et... + +--Ah! mais Madame n'a donc pas entendu? Ce n'est pas un vaurien, c'est +le nourrisson de la Poupin. Tout le monde le connaît dans le pays: un +enfant craintif et poli, au contraire, un pauvre petit souffre-douleur +qui reçoit plus de coups que de morceaux de pain. On dit qu'il est le +fils d'une pauvre jeune dame abandonnée... + +--De la «graine à péché», sans doute... + +--La Poupin répète à tout propos: «Qui veut de lui, je le lui donne!» Et +elle l'a chassé, la sans-cour! Dire que je ne l'avais jamais vu, moi! De +quel appétit il mangeait l'oie, pauvre agneau! Riait-il de bon coeur, +montrant ces jolies dents blanches! Et quelle petite voix flûtée, quel +esprit: «Évanoui, comme le chat à la mère Nourrit?» Si ça ne fait pas +pitié, tout de même, tant pâtir, si jeune... + +--C'est le sort de bien des orphelins. + +--Devrait-il y en avoir des orphelins, si Dieu était juste? Être seul au +monde, à dix ans... C'est bon pour les vieux, cela! c'est bon pour moi, +qui ai péché, mais ce petit, qu'a-t-il fait, je vous le demande? + +Mme Brunier ne gardait plus la porte. Elle allait et venait dans la +chambre, comme impatiente, tournant le dos à la vieille femme. + +--Il se fait tard, Héloïse, dit-elle, il faut se coucher. Mais celle-ci +ne l'entendait pas. + +--Comment sera-t-il reçu demain matin? continuait-elle. On le battra +pour lui apprendre à décamper. + +--J'irai l'accompagner moi-même. + +--Ce ne sera que partie remise et il ne perdra rien pour attendre. Dès +que Madame aura viré les talons... Ah! si Madame voulait... mais non, +c'est impossible... + +--Pourtant, j'ai tout ce qu'il faut, le lit (celui de Raymonde) avec les +draps et les couvertures... Les vêtements, je m'en charge. Quant à la +nourriture, eh bien! je puis me passer de gages, j'ai bien assez gagné, +comme cela, à presque rien faire depuis des années et des années... + +La jeune femme ne répondit pas mais, se retournant soudain, elle ouvrit +ses bras à la servante qui vint s'y jeter, éperdue. + +--Ma maîtresse, ma maîtresse, disait-elle, Dieu vous le rende! C'est +lui-même qui vous a envoyée vers nous. Car ceci est un vrai prodige, que +vous soyez sortie juste à ce moment et allée juste à cet endroit. J'ai +compris cela tout à l'heure, quand je suis entrée dans le salon et que +j'ai vu l'enfant auprès du feu, si beau, si faible, si semblable à celui +auquel je pense sans cesse et que j'ai tué, oui tué, moi, criminelle, en +repoussant sa mère! J'ai senti un coup au coeur, comme si cette vieille +machine qui a tant souffert se brisait au-dedans de moi. En même temps, +quelque chose me disait: «Regarde, Héloïse, et cesse de douter, Dieu +a entendu tes prières, il a pardonné tes fautes, il a pitié de ta +solitude, il t'envoie cet être à aimer et à consoler.» Et j'étais +là, comme une bête, n'osant bouger, ni souffler, craignant de faire +disparaître la vision. Alors, vous m'avez dit: «emportez-le!» Quand je +l'ai senti dans mes bras, en chair et en os, j'ai perdu la tête, je +me suis mise à l'embrasser et à pleurer tout en le déshabillant. Il a +soulevé ses paupières, a souri, pauvre ange, et s'est rendormi. Voyez +comme il dort, maintenant. Il ne se doute pas du bien qu'il m'a fait. +Vraiment, Madame avait raison, Dieu est bon et moi j'étais une vieille +ingrate, une mauvaise incrédule. Ah! comme je vais l'élever, celui-là! +J'en ferai un homme, suivant le Seigneur, je vous le promets. Il me +fermera les yeux, je lui laisserai tout mon bien... Mais je cause, je +cause et je m'oublie. Et le lait de poule de Madame, et le lit qui n'est +pas bassiné! + +Héloïse quitta vivement la chambre. En allant éteindre les lampes du +salon, Mme Brunier s'aperçut que les contrevents de la porte-fenêtre +n'étaient pas fermés. Elle l'ouvrit pour les tirer et s'arrêta sur le +perron. La nuit de Noël s'achevait, sereine et belle. La mer, au bout +de la longue avenue, était calme; la lune étendait sur les mystérieux +abîmes sa large traînée de lumière, montrant l'infini: la vague discrète +apportait à la grève un long éclair, resplendissant et pur comme un +sourire après les larmes. + +Décembre 1902. + + + + +JOYEUX NOËL + + +A Yvonne, + + + +I + + «Ton sourire infini m'est cher + Comme le divin pli des ondes, + Et je te crains quand tu me grondes + Comme la mer.» + SULLY PRUDHOMME. + (_Chanson de mer_). + + +Au bruit assourdissant du réveil, Nadine, brusquement arrachée à ses +rêves, poussa un léger cri. Le coeur battant, elle saisit l'horrible +instrument et le fourra sous son coussin pour le faire taire; là, +elle le tint bien fort, comme on tient un animal méchant qui voudrait +s'échapper. L'impitoyable son strident continua un instant, assourdi, +étouffé, puis s'éteignit. Alors la jeune fille alluma sa lampe, regarda +l'heure: cinq heures et demie. Il faut se lever, se dit-elle en étirant +ses bras lourds de sommeil et en baillant. Sans s'attarder dans le lit +chaud et douillet où il aurait fait si bon se recoucher, bravement elle +sauta hors des couvertures et commença sa toilette. + +C'est Noël,--pensait-elle en tordant ses beaux cheveux fauves devant la +glace et plantant des épingles dans leur masse ondée, rebelle.--Je suis +bien laide, aujourd'hui! J'ai mon teint de «perle malade», comme dit +papa. S'il s'en aperçoit, il sera inquiet; mais il ne s'en apercevra +peut-être pas. Et, lui excepté, qui donc y prendra garde? Je ne le +verrai pas. Pourquoi aujourd'hui plutôt qu'un autre jour? Ne me suis-je +pas mise, moi-même, volontairement en dehors de sa route? Et, si je le +rencontrais, remarquerait-il ma pâleur? C'est à peine s'il me regarde, +quand le hasard nous met en présence; et cela est si rare! Il prend à +gauche quand je tourne à droite, et à droite quand je vais à gauche. Il +me fuit, c'est certain; ma vue doit lui être odieuse... + +Mais je me suis promis à moi-même d'être courageuse, et je le serai. Je +n'ai pas le droit d'être triste. Joyeux Noël, Nadine, entends-tu? Joyeux +Noël pour tous autour de toi: leur gaîté ne dépend-elle pas en partie de +la tienne? D'ailleurs, les petites soeurs sont ici, les petites soeurs! +et Jacques, ton Jacques: cela, certes, est de la joie, de la vraie! +Peut-on avoir tout ce que l'on désire en ce monde? Oui, parfois, mais +cela ne dure guère. J'ai eu ce moment de plein bonheur, quand maman +était là, que nous étions tous réunis, qu'_il_ venait sans cesse, +qu'_il_ m'aimait... Eh! bien, eh! bien, et ces résolutions? Voilà-t-il +pas que je pleure? Bah! les plus belles journées ont bien leur rosée, le +matin? Voyons, n'ai-je pas de hautes, de belles compensations? Je suis +une ingrate: Père est si tendre! De quel ton ne me disait-il pas, hier, +comme nous revenions de notre promenade quotidienne: «Les autres vont +arriver, Nadine, mais, sache-le, à toi seule tu me suffis.» Quelle +cruauté, quel égoïsme il eût fallu... + +La jeune fille s'essuya les yeux, passa un chaud déshabillé de molleton +blanc, et s'installa auprès de sa table pour coudre. Elle examinait +dans tous les sens, l'une après l'autre, deux robes de fillettes, deux +fraîches robes de mousseline. Il s'agissait de les allonger et de les +élargir. Comment s'y prendre? Eh! tout simplement en défaisant les plis +et déplaçant les crochets! Agnese, la femme de chambre, était trop +occupée pour le faire; les «petites soeurs» n'avaient que leurs +uniformes si laids, ou leurs vieux costumes bleus: or, il fallait +qu'elles fussent belles, le soir, au dîner; leur père serait si content, +si fier de leur bonne mine! A l'oeuvre! Et les doigts actifs se mirent à +découdre. + +Aussi, qui aurait cru qu'elles pousseraient et grossiraient tant que +cela en trois mois, les chéries! C'était stupéfiant! Étaient-elles +fatiguées, la veille, en arrivant de leur voyage, tout d'une traite +depuis Florence! Elles s'endormaient à table comme les gros bébés, comme +les chers poupons d'autrefois. Et quels progrès elles avaient fait en +Italien! Le doux accent toscan prenait, en volant sur leurs lèvres +pures, un charme particulier. + +--Cette Maggie est vraiment étonnante pour ses treize ans, presque aussi +grande que moi, et, avec cela, robuste, déjà ronde comme une petite +caille! Mais Lucette est beaucoup plus frêle, hélas! On lui donnerait +certainement moins que ses onze ans. Pourtant elle aussi a poussé; elle +m'arrive à l'épaule, maintenant. Comme elle ressemble à maman avec son +teint mat, ses cheveux noirs, et ses clairs yeux bleus si tendres! +Pourvu que... Oh! qu'elle serait donc heureuse, si elle les voyait +toutes les deux, la bien-aimée! + +Nadine cousait. La haute lampe, voilée de soie rose, éclairait son front +pensif, où deux petites raies fines commençaient à se creuser,--avivait +ses paupières baissées, bordées de longs cils noirs, son visage d'un +blanc lumineux, allongé, mince,--s'arrêtait sur le rouge vif de belles +lèvres frémissantes de vie contenue, closes comme une fleur encore +fermée, douces et tristes. + +Six heures. Le pas lourd de la cuisinière se fait entendre à l'étage +au-dessus; elle remue son lit; puis c'est le tour de la femme de +chambre. Bien! Elles seront à l'ouvrage assez tôt ce matin, malgré leur +rentrée tardive après la messe de minuit. Il le faut, la maison est +pleine, et, ce soir, ce dîner... En y pensant, Nadine a comme une petite +fièvre: si quelque chose allait être oublié, quelque plat manqué! «J'ai +tout prévu, je crois, se dit-elle, mais papa invite toujours du monde +au dernier moment et Perpétua est si journalière! Quelle désagréable +surprise me réserve-t-elle? Voyons: la dinde truffée est superbe, +le civet de lièvre sentait très bon, hier, déjà... Ces plis sont +interminables... Pourvu que les huîtres arrivent à temps! Avec le légume +et le pudding que je ferai ce sera, je crois, suffisant. Le sera-ce, +vraiment? C'est peut-être un peu lourd, tout cela, mais papa tient à +la dinde traditionnelle, Jacques aime beaucoup le civet et Perpétua le +réussit bien; quant aux petites, un Noël sans pudding ne serait +plus Noël. Et puis, nos invités sont tous de vieux amis indulgents. +J'arrangerai bien la table avec les fleurs de la serre, du houx, des +fruits... l'épicière a promis d'envoyer les bananes et les mandarines +avant midi, par le courrier... + +Sept heures, déjà? Heureusement l'ouvrage avance. Les «petites soeurs» +ne tarderont pas à s'éveiller pour regarder dans leurs souliers. +Vont-elles être contentes! Peut-être s'attendent-elles encore à des +jouets; mais elles sont trop vieilles, vraiment; il faut commencer à +les traiter en grandes filles. Les cols de broderie anglaise, enfin +terminés, leur iront bien. Ces parures donnent un petit air propre et +soigné, fort gentil. + +La porte s'ouvre, et une belle fillette brune, les pieds nus, en chemise +de nuit, se précipite dans la chambre. + +--Merci, «Grande», dit-elle, sautant sur les genoux de sa soeur et +l'étouffant dans ses bras. Juste, je désirais tant un bracelet! Et ce +joli col! C'est la dernière mode, tu sais! J'en ai vu de tout pareils à +la devanture d'un grand magasin, à Florence! Laisse donc ton travail! +Est-ce que l'on coud, le jour de Noël! C'est défendu. Viens dans mon lit +un moment, comme l'année dernière, nous bavarderons. Luce dort encore, +naturellement! Pauvre mioche! elle est fatiguée du voyage, tu comprends! + +--Alors il ne faut pas la réveiller. Reste chez moi, toi, au contraire, +couche-toi. Je n'ai plus que deux points à faire et j'ai fini. + +--Oh! tiens! justement la voilà, Mademoiselle! Enfin! Elle est +réveillée! Retournons dans ma chambre. + +Nadine prit en ses bras la frêle enfant qui arrivait, toute ensommeillée +encore, pâle et grelottante, et se hâta de la rapporter dans sa +couchette de cuivre. Maggie, déjà enfouie jusqu'au cou sous les +couvertures, regardait sa «grande» de ses yeux brillants. Son petit nez +en l'air, sa bouche malicieuse, tout son visage frétillait de santé, de +vie. + +--Ouvre les contrevents, dit-elle. Oh! qu'il fait bon chez nous! Comme +on y dort bien! Tiens! Tu as fait mettre des rideaux neufs! Je n'avais +pas remarqué cela, hier soir! Ces coquelicots roses sont très jolis, +et comme ils vont bien avec la tapisserie! Qu'elle est gentille notre +chambre! N'est-ce pas, Luce? Autre chose que le dortoir de la pension, +avec ses odieux murs peints en gris qui ont l'air d'être faits en +brouillard, et ces durs lits de fer, hein! Fait-il froid, dehors? Y +a-t-il de la neige? + +--Oui, sur les sommets, pas ici, dit la grande soeur en refermant la +fenêtre. + +--Quel malheur! Noël, sans neige, ce n'est plus ça. + +--Qui veut déjeuner dans son lit? + +--Moi! + +--Moi! + +--Bon! Je vous ai gardé un peu de la galette d'hier soir. Lucette, sonne +pour qu'Agnese apporte le chocolat. Es-tu contente de ce que tu as +trouvé dans ton soulier? + +--Oh! si contente, Dine! Je venais exprès dans ta chambre pour te le +dire, mais cette Maggie parle tout le temps! Imagine-toi, Marthe Baldès, +tu sais, mon amie, a une gourmette presque pareille--pas si belle--et +j'en avais tellement envie d'une, moi aussi! Comment fais-tu pour +toujours deviner ce qui fait plaisir? Oh! je le sais: tu nous aimes! +Nous les mettrons ce soir, les bracelets, dis, et aussi les cols? + +--Oui. + +--Quel bonheur d'être à «Paradiso»! Il me tardait tant que Noël arrivât! +Il me semblait que jamais, jamais, ce moment ne viendrait. Tu feras +un pudding, n'est-ce pas, Dine, comme les autres années, et nous +t'aiderons? + +--Oui, je vous ai attendues exprès. + +--Moi, j'enlèverai les pépins des raisins secs, dit Maggie. + +--Et moi, j'émietterai le pain anglais, reprit Luce. Nous le ferons ce +matin? + +--Ce matin. + +--Avant le temple? + +--Dès que vous serez prêtes. + +--Nous le tournerons tous, tous, dit Maggie avec exaltation: Jacques, +Agnese, Perpetua, papa, oui, même papa, je le lui porterai dans son +cabinet. + +--Et tu nous raconteras l'histoire «du petit raisin de Corinthe qui ne +voulait pas être mangé?» supplia la toute petite. + +--Si vous voulez. + +--Mais, quand même, cette après-midi, nous aurons nos amies? + +--Je l'espère, je les ai toutes invitées. + +--Nous as-tu fait des «merveilles»? + +--Oh! fi! la gourmande! + +--Tu n'en as pas fait?--Et la figure de Lucé s'allongeait déjà. + +--Mais oui, sois donc tranquille! + +--Beaucoup? + +--Une pyramide. + +--Que tu es gentille!--La fillette, les yeux étincelants de plaisir, +une petite lueur rose sur son fin visage, se mit à embrasser sa soeur à +petits coups pressés, tantôt sur une joue, tantôt sur une autre. + +--Tu ne sais pas, Nadine! s'écria Maggie, devenue grave subitement. J'ai +eu un très grand chagrin. Je ne te l'ai pas écrit, parce que ça aurait +été trop long à te raconter, et aussi pour ne pas te faire de la peine. +Mais il faut que tu me promettes de ne le dire à personne, personne. + +--Je te le promets. + +--Surtout pas à Jacques. + +--Tu peux te fier à moi. + +--Jacques est trop moqueur. Eh bien! je suis brouillée avec Lola, ma +grande amie. C'est une rapporteuse. Tu ne devinerais jamais ce qu'elle +a fait. Elle a été dire à Madame que je la trouvais injuste. C'est vrai +que je la trouve injuste, elle ne me donne jamais que des huit, quand +même je sais mes leçons très bien, très bien, sans une seule faute; mais +je l'avais dit à Lola en confidence, c'est très mal de le répéter. + +--C'est une trahison, dit Luce, avec conviction. + +--Et moi qui avais tant de confiance en elle! continua Maggie. C'était +mon amie de coeur, tu sais, ma vraie amie. Je croyais que nous nous +aimions pour toute la vie, et voilà, c'est fini! Cela m'a fait beaucoup, +beaucoup de peine. Aussi, je ne veux plus jamais aimer personne que +toi... et papa... et Jacques... et Daniel. + +--Et moi? demanda la petite. + +--Oh! toi, bien entendu! Toi, tu es un peu moi, tu es presque ma soeur +jumelle. Et puis, après, maintenant c'est fini, je m'en moque. C'est +Noël! c'est Noël! c'est Noël! Et, faisant une boule de son édredon, elle +le lança dans le lit de Lucette. Celle-ci riposta en lui envoyant le +sien. Nadine, qui allumait le feu préparé dans la cheminée, en reçut un +sur la tête. La lampe posée près d'elle, sur le plancher, s'éteignit. +La pâle lumière d'un matin d'hiver se répandit dans la chambre. Le feu +ronflait. + +--Attendez! dit la grande soeur. Je vais vous apprendre à me manquer +de respect!--Et elle courut vers les lits. Mais là, plus personne! +Les têtes mutines avaient disparu. Seulement, sous les couvertures de +Maggie, il y avait quelque chose qui remuait, remuait... Nadine se mit à +chatouiller dans le tas. Des cris étouffés s'entendaient, des coups de +pied ébranlaient la cloison voisine. Enfin une tête apparut, rouge, +ébouriffée, suivie d'une autre tête plus pâle, et les «petites soeurs» +malades de rire, se pendirent au cou de la jeune fille qui les emporta +en tournoyant. + +--Pour un joyeux Noël, c'est un joyeux Noël! dit une grosse voix. + +Aussitôt les fillettes glissent à terre, et comme deux souris peureuses +qui regagnent leur trou, s'en vont chacune dans sa couchette. + +--On frappe avant d'entrer! dit Maggie, furieuse d'être surprise ainsi. + +--Vraiment? dit le grand frère, riant de son air de dignité offensée. +Eh! bien, j'ai frappé, Mademoiselle, mais votre majesté faisait tant +de tapage, qu'elle n'a pas entendu. Et puis, pour les quatres petits +fuseaux maigres que j'ai entrevus, trottinant, ce n'est pas la peine de +faire tant d'embarras! J'ai cru que le feu était à la maison, moi, ou +que vous étiez assaillies par une bande de brigands! Qui donc tapait +si fort à la muraille? Et avec quoi? Ce n'est pas possible que ce soit +cette prude demoiselle? J'ai tout juste pris le temps de m'habiller à la +hâte et d'accourir, pensant vous trouver massacrées. Mais, certes, je +regrette mon bon mouvement. A l'avenir, on pourra bien vous égorger tout +à son aise, sans que je m'en inquiète. J'aurais fort bien dormi encore +une bonne heure sans votre tapage infernal. Vous me paierez ça, mes +enfants! Toi, l'effrontée, je vais te mettre au haut de cette armoire; +tu y resteras jusqu'à ce que tu demandes pardon; quant à toi, la +mauviette, je me contenterai de te fourrer dans ma malle. + +--Non! non! criaient les fillettes. Nadine, défends-nous! + +--Voilà le déjeuner, dit la femme de chambre en entrant. + +--Ah! merci, ma bonne Agnese! Justement je mourais de faim! Et Jacques, +prenant une des tasses fumantes, fit mine de s'installer auprès du feu. +Maggie oubliant tout, sauta hors du lit. + +--Le gourmand! cria-t-elle, indignée. Nadine empêche-le! Je le dirai à +Papa! C'est pour moi, pas pour toi! + +La grande soeur rétablit l'ordre. Quand les enfants furent lavées, +installées et en train de savourer leur chocolat, le jeune homme lui dit +à voix basse: + +--Je voudrais te parler le plus tôt possible. + +--Qu'y a-t-il? demanda Nadine devenant subitement pâle. + +--Je te le dirai. Où pourrai-je te voir seule? + +--Viens avec moi dans le bois. Il faut que j'aille cueillir le houx pour +ce soir: Je n'ai pas une minute à perdre aujourd'hui. + +La jeune fille disparut et revint, l'instant d'après, vêtue d'une +gentille robe de serge grise. Elle prit, en passant dans le vestibule, +sa grande mante rouge dont elle rabattit le capuchon sur sa tête, de +vieux gants, mit des socques, et, armée d'un sécateur, suivit son frère +qui, impatient, nerveux, marchait devant elle. + +Il se retourna à son approche. + +«Qu'elle est belle!» se dit-il, frappé de sa grâce, comme chaque fois +qu'il la revoyait après une absence. «Elle ne ressemble à personne...» +Puis, tout haut: + +--Dis-moi, où as-tu péché tes yeux, Dine? Je n'en ai jamais vu de +pareils; ils sont étonnants. D'abord, tu sais, leur couleur est +très rare: ce gris.... indéfinissable ni bleu ni vert. Peut-être te +viennent-ils, comme ton nom, de notre ancêtre Suédoise? Quand tu es +rêveuse ou préoccupée ils se ternissent, deviennent pâles et froids +comme un ciel du Nord: plus personne dedans. Mais lorsque tu y es... +maintenant, tiens! c'est le soleil de midi sur la mer, le soleil du +coeur de Nadine, qui éclaire tout autour de lui. + +--Quand tu auras fini... dit tranquillement la soeur. Te souviens-tu de +la couturière qui venait à la maison du temps de Maman, Angela? Elle +disait de toi: «Ce Monsieur Jacques, quelle langue bien pendue il a!» +Elle avait raison. Tu feras, certes, un bon avocat. Par malheur, je +connais ces attendrissements-là: en général ils ne présagent rien de +bon. Je ne sais pas si mes yeux sont beaux, _caro_[29], mais je sais +qu'ils y voient, et très clair. Ils ont remarqué tout de suite, avant +que tu ne m'aies rien dit, dès hier soir, que tu es préoccupé. Tu +as beau rire et faire le fou, va, il y a là, sous cette formidable +moustache à la Vercingétorix, le mauvais pli de quand tu avais fait une +sottise, autrefois. Alors aussi, pour m'apaiser, tu m'appelais ta «zolie +Dine». Allons, trêve aux préambules. Si tu as à m'apprendre quelque +chose de désagréable, dépêche-toi; j'aime mieux ça. + +[Note 29: Cher.] + +--Tu as une manière de m'encourager!... Crois-moi si tu veux, mais il y +a une chose singulière. Lorsque j'ai fait des folies et que je suis +loin de toi, je sais bien, au fond, que je suis coupable, j'ai une +conscience, comme tout le monde; seulement la morale courante est si +indulgente, si facile! Je ne me trouve ni meilleur ni pire que les +autres; je ne sens véritablement mes fautes que lorsque je te vois, +que je rencontre ces yeux... eh bien! non, là, je n'en parlerai plus! +Toutefois, j'ai le droit de dire qu'ils ont sur moi une étrange +influence, une influence ridicule qui me vexe et que je ne puis pas +secouer. Dis-moi, est-ce toi qui as mis cet écrin sur ma table, pour +moi? + +--Mais oui, dit la jeune fille, inquiète, cela ne t'a-t-il pas fait +plaisir? + +--Certainement... + +--Tu as reconnu?... + +--Oui, c'est la bague de Maman, celle qu'elle portait à la main droite, +cette main si longue, si blanche avec ses ongles un peu bombés. Le rubis +lançait de petits éclairs rouges quand elle cousait, le soir, à la +lampe, tu t'en souviens? + +--Certes! J'ai fait agrandir l'anneau pour toi. Il me semblait que tu +serais content d'avoir ce souvenir. + +--Reprends-le, je n'en suis pas digne. + +--A ce compte-là, moi non plus je n'en suis pas digne, personne n'en est +digne... + +--Tu ne sais pas ce que tu dis. Entre toi et moi il y a un abîme. +Comment va Papa? Son coeur? + +--Bien, tant qu'il se ménage et qu'on le ménage. + +--C'est-il vraiment un anévrisme? + +--Oui. Les médecins l'affirment, tout au moins. La mort de maman en est +la cause déterminante: il l'aimait tant! il ne lui faut aucune espèce +d'émotion ni de fatigue; beaucoup de distractions. Ce n'est pas +toujours commode à la campagne, tu comprends, quand nous sommes seuls. +Heureusement qu'il a sa chère musique! Mais encore, n'en faudrait il pas +abuser, surtout le soir: cela l'énervé et l'empêche de dormir. Le matin, +nous faisons la correspondance, les comptes, un peu d'anglais: nous +avons lu presque tout Shakespeare, cet hiver. L'après-midi, quand il +fait beau et que mon malade est assez bien, nous allons tout lentement +et en nous arrêtant souvent, jusque dans les bois, voir où en sont les +coupes, ou nous longeons le torrent jusqu'à Totti; si Père est trop las, +nous nous arrêtons à la première terrasse du jardin et nous regardons le +soleil dorer les glaciers et se coucher derrière les Alpes assombries. +Après dîner, je lui lis le Dante en italien, ou les tragiques grecs dans +la traduction française de Leconte de Lisle, ou encore du Vigny, du +Victor Hugo. Je tâche de ne pas trop massacrer de si grandes choses... +Pauvre père... il faut voir alors son visage, il est vraiment +transfiguré! Les livres médiocres lui sont odieux; il vit dans une +atmosphère de douleur et de beauté qu'il serait criminel de troubler, ou +domine l'image immatérielle de son unique amour. + +Les jeunes gens étaient arrivés dans le petit bois de chênes touffus, +non loin de la maison, où les houx, les fougères roussies, les ajoncs et +les ronces s'enchevêtraient en un fouillis épais. + +--Tu n'as pas l'intention de m'amener là? dit Jacques. Nous serions +écorchés vifs! + +--Fi! le citadin! Voici le sentier. + +--Un sentier, cela? Allons, puisqu'il le faut! Drôle de confessionnal, +tout de même! + +--Le plus charmant et le plus discret de tous, _caro!_ Regarde cette +clairière, tout juste grande comme un boudoir. Pour tapis nous avons la +mousse et les feuilles mortes brodées de givre; pour plafond, le ciel. +Ces murs vivants nous séparent du monde et des hommes bien mieux que +des parois de planches ou de briques. Qui donc songerait à venir nous +chercher ici? Parle maintenant et n'oublie pas que le confesseur est +celle qui prenait toujours ta défense, autrefois. + +--Et qui se faisait punir pour les fautes que j'avais commises. Vois-tu, +Dine, je n'aurais jamais dû te quitter. Loin de toi, je suis un autre +homme; près de toi je reprends mon âme d'enfant, je redeviens celui que +notre mère appelait son «petit tendre». Vous m'avez peut-être trop gâté, +toutes les deux, trop aimé... + +--Peut-on aimer trop? + +--Qui sait? A certaines natures il faut la bonté; à d'autres, moins +nobles, la férule. Je suis de celles-là. On devrait me fustiger comme un +enfant coupable. Mais, voyons, fâche-toi, ne me regarde pas avec cet air +confiant qui me désespère! Comment veux-tu que j'ose te dire... Ah! je +suis un misérable! + +Et Jacques, s'asseyant sur le tronc d'un chêne abattu cacha dans ses +mains son visage angoissé. + +--Un misérable, toi? Jamais je ne croirai cela. N'es-tu pas _son_ +enfant? dit la jeune fille, s'agenouillant auprès de son frère et +prenant sa tête brûlante tout contre son épaule. Ne parle pas, je vais +achever la confession: tu t'es de nouveau laissé entraîner, comme il y a +six mois, tu as joué... + +--Oui. Qui te l'a dit? + +--Ton repentir. Tu as perdu et tu... + +--C'est que j'avais besoin d'argent... Ah! si tu savais! + +--Je ne veux pas savoir. Combien te faut-il? + +--Mille francs seulement. J'en dois le double; mais Daniel, à qui je me +suis adressé d'abord, m'a envoyé vingt-cinq louis, avec une semonce si +dure, il est vrai, que j'ai été sur le point de tout lui retourner. J'ai +pu emprunter les cinq autres cents francs à des camarades. Restent mille +francs. Il faut que je les trouve à tout prix, aujourd'hui. C'est une +dette de jeu, une dette d'honneur, tu comprends. Si demain, avant +minuit, je ne l'ai pas payée, je suis déshonoré. Mille francs, ce n'est +pas excessif, pourtant! Papa les retiendra sur ma part, plus tard. Mais +je lui avais donné m'a parole que je ne jouerais plus; j'ai manqué à ma +parole. Quelle confiance aura-t-il en moi, désormais? Quel mal ceci ne +va-t-il pas lui faire! Ah! je n'ai pas le courage de lui porter ce coup! +Tu lui parleras, toi, n'est-ce pas? + +--J'arrangerai tout, ne crains rien. Lève-toi, maintenant et aide-moi à +couper mon houx. + +--Tu as du chagrin, Dine? + +--Oui. Moi aussi je me fiais à tes promesses. Et Papa... Mais tu t'es +dit tout ce que je pourrais te dire. A quoi serviraient les reproches! +Regarde plutôt: le soleil a percé les nuages; il est entré dans le +confessionnal; c'est le soleil de Noël, chéri; laisse-toi pénétrer par +lui. Il te dira ce que je ne sais pas te dire, moi, qui n'ai jamais su +te gronder. Si je le comprends bien, il parle de pardon, de courage, +de vie nouvelle. Il dit: joyeux Noël à tous, oui, joyeux, malgré tout, +malgré les fautes, les regrets, les déceptions, les séparations, les +deuils, les tristesses: joyeux dans l'espérance divine, joyeux dans la +force venue d'en haut et promise à ceux qui se repentent, aux hommes de +bonne volonté. Garde la bague: c'est _elle_ qui te la donne, maintenant: +la pierre, couleur de ces graines, te rappellera notre confessionnal. +Promets-moi seulement de la porter toujours et de la regarder quand +viendra la tentation. + +--Je te le promets. + +--A l'oeuvre, à présent, paresseux! Vite, et ce houx! Papa doit être +levé. Ecoute: n'est-ce pas la cloche du déjeuner qui sonne? + +--Oui. + +--Dépêchons-nous. Coupe donc les branches plus longues! Mets tes gants +si tu crains de te piquer. Ah! voilà ce qui s'appelle un beau bouquet! +C'est assez. Viens! + + + +II + +_«Je tiens ce qui m'est le plus cher, et je ne serai pas le plus +misérable des hommes si je meurs vous ayant près de moi.»_ + +Sophocle. + +_(Oedipe à Colone.)_ + +Frileusement blottie au flanc Sud de la montagne, entre un bois de +chênes et une forêt de sapins, recouverte de lierre depuis sa base +jusqu'aux fines colonnettes de son toit plat, Paradiso, la vieille +maison héréditaire des Meydan, avait tout l'aspect d'un nid. Les +larges allées de ses jardins montaient et descendaient autour d'elle, +traversant les bosquets touffus, s'arrondissant en terrasses aux +échappées sur la belle vallée vaudoise de ***. Ses fenêtres dont les +vitres nettes, garnies de rideaux frais, scintillaient parmi les +mouvantes et vertes draperies, attiraient, accueillantes, comme des +regards amis. Un feu, où brûlait une énorme bûche de Noël, se reflétait +dans la porte-fenêtre de la pièce du centre, la salle à manger, qui +s'ouvrait sur un petit perron de pierre. + +Auprès de la table servie, Monsieur Meydan dépouillait le courrier du +matin en attendant ses enfants. C'était un homme d'une cinquantaine +d'années, de taille moyenne, l'air bien plus jeune que son âge. D'épais +cheveux blonds, à peine blanchissants, se retournaient en touffe sur +un front large, où les soucis, la maladie et la douleur avaient creusé +leurs profonds sillons. Des yeux très vifs encore, d'un bleu sombre, +semblaient brûler sous des arcades sourcilières avancées. Son visage, +d'une douceur presque féminine, avait des teintes de rose passée, +avivées aux pommettes. Il était vêtu avec soin d'un coin de feu beige. +De sa main amaigrie, il caressait une longue moustache, plus rousse que +ses cheveux, bien plantée au-dessus d'une bouche fine et d'un menton +ferme, fraîchement rasé. + +Issu d'une vieille famille vaudoise ayant du bien, réfugiée jadis en +Suède pendant les persécutions religieuses, il tenait de ces différentes +origines les contradictions et le charme de sa nature d'artiste, +ardente, impressionnable et tendre. Il terminait ses études à Rome +lorsqu'il avait rencontré celle qui devait être l'unique amour de sa +vie, sa femme, sa «Béatrice», ainsi qu'il l'appelait, belle comme un +rêve de poète, aimante et douce, mais d'une santé délicate, et qui avait +succombé, jeune encore, aux épreuves de ses trop nombreuses maternités. +Avec elle, par elle et pour elle, il avait vécu dans sa maison natale +dont elle avait fait un «paradis», au coeur d'un pays merveilleusement +beau, n'ayant d'autre occupation que les soins à donner à son vaste +domaine, l'étude de la musique, qu'il aimait passionnément et +l'éducation de ses enfants dont il semblait être plutôt le frère aîné +que le père... + +Jacques entra le premier; et, le cour battant, après avoir dit bonjour, +attendit le regard de celui envers lequel il se sentait si coupable. +Mais, absorbé par sa lecture, Monsieur Meydan répondit distraitement, +sans lever la tête. + +Nadine avait laissé sa mante et ses socques dans le vestibule. Toute +blanche dans sa robe de laine claire, elle vint par derrière son père, +se pencha et l'embrassa au front, comme elle faisait chaque matin «pour +faire envoler les soucis». + +--As-tu bien dormi, Père, as-tu souffert cette nuit? + +«Père» ne remarqua pas l'anxiété inaccoutumée de cette phrase +quotidienne, ni le léger tremblement de la voix. + +--Bien, merci, dit-il. Tu es fraîche comme l'aube, tu sens l'air des +bois, ma chérie. Et, repliant la lettre qu'il lisait, il tendit sa tassé +à la jeune fille qui y versa le thé fumant. Le bonheur d'avoir mes +enfants auprès de moi m'a véritablement ressuscité, au contraire. Je me +sens léger et dispos, j'ai vingt ans ce matin. Quel bon Noël nous allons +passer ensemble! Aussi bon que possible sans... Tiens, j'ai une lettre +de Daniel, une lettre excellente. Il regrette de ne pouvoir venir, mais +ses malades le retiennent. Il réussit merveilleusement, ce petit! Ah! +c'est un cher garçon, un homme énergique, qui sait ce qu'il veut! Si tu +marches aussi bien comme avocat que lui comme médecin, mon Jacques, je +pourrai être fier de mes fils, je n'aurai pas tout-à-fait perdu ma vie. +Et je ne parle pas de mes filles... Comme votre mère serait heureuse, +mes enfants. Je veux être heureux pour elle et pour moi. Daniel vous +envoie ses meilleurs baisers de Noël. Mais pourquoi les fillettes ne +descendent-elles pas? Je ne vois pas leurs tasses... + +--Elles étaient fatiguées du voyage; songe donc: huit heures de chemin +de fer et cette montée, depuis Borena, qu'elles ont voulu faire à pied! +Alors on leur a servi leur déjeuner au lit. Elles doivent s'habiller et +ne vont pas tarder à venir t'embrasser. + +--Ah! comme tu les gâtes! Mais voyons, qu'as-tu? Maintenant que je te +regarde, il me semble que tu es pâle... Et Jacques... Vous avez tous +deux très mauvaise mine, vous me trompez, il y a quelque chose. Luce, +c'est Luce, n'est-ce pas? + +--Pas le moins du monde, répondit Nadine, de cette voix calme qui avait +tant d'empire sur le malade. Luce se porte à merveille. Jacques et moi +avons été au bois, cueillir du houx pour ce soir et le froid nous a +saisis. Il fait une de ces gelées! + +--La voilà qui dissimule, elle, si droite, pensait son frère: c'est pour +m'épargner. Mais, tout-à-l'heure, comment s'en tirera-t-elle? Pauvre +Père, quel écroulement! Je suis un bandit! + +La jeune fille étendait le beurre sur les tartines chaudes. Elle se +disait avec angoisse: Il est impossible que je parle à Papa aujourd'hui. +Par exception, il est paisible et heureux; comment avoir le coeur de le +troubler? Quel changement dans ses traits, tout à l'heure, lorsqu'il a +remarqué notre pâleur! Comme on sent qu'un rien pourrait amener la crise +fatale! Elle serait d'autant plus violente, en ce moment, qu'il est plus +confiant et plus tranquille. + +--Qui aurons-nous à dîner? demanda Jacques, cherchant à rompre un +silence pesant. + +--Mon ancien camarade Malprat, avec sa femme, cette bonne Francesca; +le pasteur Le Brun est malade, il ne viendra pas; Monsieur et Madame +Porchano, nos aimables voisins des Cèdres; Madame Lelong, notre autre +voisine, mais pas sa pimbèche de fille qui, heureusement, est absente. +Je n'aime pas beaucoup cette femme, mais elle est veuve et isolée, +je n'ai pas le courage de la laisser seule, un soir de Noël. Enfin, +l'indispensable et cher Calvetti, sans lequel je ne conçois pas un dîner +à la maison. Tous, sauf Madame Lelong, de vieilles connaissances, tu +vois. Si j'ai bien compté, cela fait six, onze avec nous cinq. + +--Onze! La table ne sera pas jolie, il manque une personne, répondit +Jacques, pour dire quelque chose. Et puis, l'élément «vieille +connaissance» quoique très appréciable, domine un peu trop. Il faudrait, +il me semble, un peu de jeunesse. Pourquoi n'as-tu pas invité Georges +Melville? Il y a si longtemps que je ne l'ai vu! Je serais bien aise de +le retrouver. + +--C'est que... + +--N'est-il plus ton médecin? + +--Non. + +--Comment, il n'est pas venu en consultation, quand tu as été si malade? + +Nadine s'était levée brusquement. + +--Tu t'en vas? demanda le père. + +--Je vais voir les petites, dit-elle sans se retourner. + +--Qu'y a-t-il? demanda Jacques, très intrigué, lorsqu'elle eut disparu. +Pourquoi ces réticences, ces airs mystérieux à propos de cet ami +d'enfance, de cet ami de toujours? Daniel s'est-il fâché avec lui? Ils +étaient si liés autrefois; ils ne pouvaient vivre l'un sans l'autre, +au point que quand ils faisaient leurs études ensemble à Rome, on les +appelait les frères Siamois. Il n'est pas possible qu'ils se soient +brouillés. Après cela, Daniel... il est parfait, j'en conviens, mais, +raide parfois, aussi. Pourtant, je ne peux le croire... Et puis, enfin, +que diable! ce ne serait pas une raison suffisante: il n'y a pas que +Daniel, ici. Du temps de Maman, Georges venait journellement à la +maison, il faisait partie de la famille. Et maintenant, éclipse totale +du Monsieur? C'est extraordinaire. + +--Il a été en Allemagne pendant près d'un an. Puis il a perdu son père. + +--C'est vrai; mais maintenant il est de retour et son deuil touche à sa +fin. Rien ne t'empêche plus de l'inviter. + +--.................................. + +--Tu vois bien, il y a quelque chose. Quoi? + +--Rien. Ou plutôt il avait des idées... Figure-toi qu'il s'était épris +de ta soeur et voulait l'épouser. + +--Tu appelles cela des idées? Si quelque chose est naturel, logique +même, c'est ça. Ils semblent faits l'un pour l'autre. Melville est +un charmant garçon, et sérieux, et plein d'avenir! Nadine ne pouvait +trouver mieux, ni lui non plus. Elle n'a pas été assez folle pour +refuser, j'espère? Je ne le lui pardonnerais pas. + +--C'est ce qui te trompe, mon cher: elle l'a refusé, bel et bien. Si +«charmant» qu'il te semble, il ne lui plaisait pas, sans doute. J'ai +laissé ta soeur entièrement libre, tu comprends. C'était il y a deux +ans, un peu avant Noël. Ton phénix finissait son internat. J'étais très +souffrant, je me souviens, le jour où j'ai reçu sa lettre. Et puis, +naturellement, elle m'avait bouleversé: on a beau élever ses enfants +pour eux, non pour soi, on a beau se préparer au sacrifice, se répéter +que sa fille est grande et qu'elle pourra vous être enlevée d'un moment +à l'autre, le coup est rude tout de même. + +--Que faut-il répondre? ai-je demandé à ta soeur. + +--Ceci, a-t-elle dit aussitôt, sans l'ombre d'une hésitation: «Ma fille +est de beaucoup trop jeune pour se marier.» Et, séance tenante, sous +mes yeux, elle a écrit la lettre, car j'étais trop faible pour le faire +moi-même. Peut-on rien trouver de plus net, de plus précis, et, à la +fois, de plus délicat que cette simple phrase? Cette enfant a un +esprit, un coeur! Cependant Melville nous a gardé rancune. A son retour +d'Allemagne, quand, après avoir soutenu sa thèse, il est venu prendre +la clientèle de son père à Borena, il a négligé devenir nous voir. Il +réussit fort bien, dit-on. Je le rencontre quelquefois en ville ou dans +la montagne quand il fait ses tournées. Nous nous saluons, et c'est +tout. Je ne lui en veux pas. + +--Trop jeune! elle avait vingt ans! C'est l'âge, au contraire, ou +jamais!--allait dire le jeune homme, mais il se tut. Brusquement il se +souvenait des vacances de Noël de cette année-là, si assombries par il +ne savait quel malaise mystérieux: son frère qui boudait visiblement +et donnait de mauvais prétextes pour ne pas venir; Georges, subitement +parti pour l'Allemagne, par raison de santé, disait-on; Monsieur Meydan, +joyeux comme un homme qui vient d'échapper à un grand danger; enfin, et +surtout, Nadine, si différente d'elle-même, triste lorsqu'elle ne +se croyait pas observée, d'une gaité exagérée devant le monde. Et +maintenant, ce trouble, ce brusque départ, à ce nom... + +--Elle l'aime! pensait-il. Elle s'est sacrifiée. Papa ne voit rien, +ou... mais ce serait d'un égoïsme monstrueux! + +Le déjeuner était fini. Monsieur Meydan, les pieds tournés vers le feu, +lisait son journal. Jacques se leva et courut à la chambre de sa soeur. +Il frappa, on ne répondit pas. Il tâcha d'ouvrir la porte: elle était +fermée à clef. + +--C'est cela, je ne me suis pas trompé! Ah! l'héroïque chérie! Que +faire, mais que faire? Je donnerais ma vie pour elle... et la savoir +ainsi malheureuse... + +Nadine, à genoux devant son lit défait, cachait sa tête dans le coussin +pour étouffer les sanglots qui ne voulaient pas s'arrêter. Son coeur +vaillant, où tant de tristesses s'accumulaient en silence, éclatait +enfin. Ce nom si cher, prononcé à ce moment-là, c'était trop. Elle +pleurait toutes les larmes que, depuis si longtemps, sans cesse, elle +refoulait au fond d'elle-même. Sa force faiblissait subitement; tout +lui échappait à la fois. Sa tâche lui semblait manquée, son sacrifice, +inutile. Pourquoi avait-elle fait taire son coeur et blessé à jamais cet +ami toujours chéri en secret? Pour donner à ce père malade le calme, +la paix qu'il lui fallait à tout prix; pour rester auprès de lui et +continuer l'oeuvre inachevée, léguée par la chère morte. Or, voici cette +paix, ce calme compromis, et avec quelle légèreté, par son frère. Son +travail de persuasion, si délicat auprès de lui, avait donc été vain +aussi, son influence, nulle! + +--J'ai sans doute été lâche, je ne l'ai pas assez grondé, pensait-elle. +C'est que Père, quand il se fâche, dépasse toujours la mesure; alors, +pour la rétablir... Je ne voudrais pas le rebuter, mon pauvre Jacques! +Si on le décourage, je le connais, il ne luttera plus et se perdra tout +à fait. Il est faible, étourdi, léger; pourtant son coeur est droit +et bon. Il est toujours si repentant! Je ne sais pas, moi, diriger un +garçon de cet âge, un homme, déjà! Tant de choses en lui m'échappent! Il +n'a que deux ans de moins que moi, après tout! Je ne suis pas sa mère, +mais sa soeur, sa camarade. Je ne puis que l'aimer! + +Encore si Daniel m'aidait, lui, l'aîné, lui, si intelligent, si fort! +Mais il ne peut comprendre les faiblesses des autres; il est trop +sévère, aussi; il a des mots cruels qui font d'inguérissables blessures. +Et puis, je le sens, il m'en veut d'avoir refusé son ami. Il ne m'écrit +pas, il fuit la maison. Il aime tant Georges! Il avait rêvé d'en faire +son frère: la déception est grande, je le devine.--Ah! comme je +l'adore, pour cette admirable fidélité! Impossible, pourtant, de lui +expliquer les choses; il n'admettrait pas mes raisons. Je connais sa +logique inflexible: «Un père n'a pas le droit de sacrifier son enfant; +avant toute chose, une fille doit suivre la loi de la nature, qui est de +se marier, de fonder, à son tour, une famille.» Tout de suite, j'en suis +sûre, il avertirait Georges, parlerait à papa, dévoilerait le cher, le +douloureux secret, si difficilement gardé. A quoi cela servirait il +d'avoir tant combattu, tant souffert! + +Ai-je eu tort de refuser le bonheur? Pourquoi l'ai-je fait si +brutalement? Ne pouvais-je laisser une porte ouverte à l'espérance? Mais +Père, ce jour-là, était si malade, si mortellement inquiet! Je revois sa +figure anxieuse: comme elle s'est subitement illuminée, quand je lui ai +répondu! A ce moment-là, le sacrifice a été facile. Mais ce «de beaucoup +trop jeune» qui l'a comblé de joie, qui lui semblait tout naturel (ne +suis-je pas toujours une gamine à ses yeux?) a dû paraître à Georges le +plus grossier des prétextes. Ah! je suis habile à faire souffrir, moi, +quand je m'en mêle! Ma main est sûre contre moi-même. Il fallait... + +Mais que fallait-il? + +La jeune fille se leva et prit sur la cheminée une petite photographie +jaunie, pâlie, presque effacée, dans un cadre de soie ancienne. + +Que fallait-il faire? Explique-le-moi, toi? Ne m'as-tu pas dit, en me +les montrant tous: «Sois leur mère?» J'ai promis. Une mère n'abandonne +pas ses enfants. J'ai tenu ma promesse; mais, maintenant, je suis lâche, +tu vois. Quand saurai-je, à ton exemple, renoncer absolument à moi même? +Mon Dieu, aide-moi, toi seul le peux! + +Ah! ce «moi» qui revient sans cesse, qui veut être heureux à tout prix! +Lasse de toujours donner, j'ai soif de recevoir à mon tour. J'ai tant +besoin de conseil et d'appui! Je suis jeune, inexpérimentée. Et puis, je +voudrais vivre moi aussi, être heureuse! Mais c'est fini: pardonne-moi, +Maman; va, je serai forte encore. Seulement, que faire en ce moment? Ne +rien dire à Père? Et ces mille francs où les trouverai-je?... Ah! + +La brave enfant posa vivement le cadre sur la cheminée, courut à son +secrétaire, l'ouvrit, y prit une enveloppe sur laquelle il y avait +écrit: «Pour le portrait de Maman». Depuis la mort de sa mère, quatre +ans bientôt, elle ajoutait à ses petites économies de maîtresse de +maison tout l'argent que son père lui donnait pour ses menus plaisirs. +Elle compta les dix billets de cent francs; ils y étaient, de la veille. +C'était ce que demandait le peintre en renom, Bordinato, pour le pastel +de Madame Meydan. Il avait fait la connaissance de la mère et de la +fille à B***, dans les montagnes, où la pauvre femme prenait les eaux +avant sa mort. Ils demeuraient dans le même hôtel. Le peintre se +montrait plein d'attentions pour la malade. Nadine lui avait écrit et +venait de recevoir la réponse. Oui, il se souvenait fort bien de la +gracieuse femme aux grands yeux bleus si tristes, qu'il avait tant +admirée, dont il avait pris, sans qu'elle s'en aperçut, maints croquis, +dont il revoyait encore la fine carnation blanche, les lourds cheveux +sombres, l'expression de lassitude et d'exquise douceur. Aidé de tous +ses souvenirs et de la photographie passée, il essaierait de faire +revivre les traits aimés... + +La jeune fille voyait déjà le médaillon dans le boudoir que sa mère +affectionnait, au-dessus du vieux secrétaire orné de cuivre où elle +écrivait, jadis. Le tendre regard la suivait, l'encourageait. Que son +père serait ému et doucement joyeux en l'apercevant! Ne déplorait-il pas +sans cesse de n'avoir pas un bon portrait de la chère morte? + +La «grande» ferma l'enveloppe, et, jetant un dernier coup d'oeil +sur l'image pâlie, où les yeux devenus blancs, avaient perdu toute +expression: + +--Tu m'approuves, je le sais, dit-elle à haute voix. Ton souvenir est en +moi; et là, il ne s'altèrera jamais! + +Rapidement, elle descendit l'escalier, mit l'enveloppe dans la poche +extérieure du pardessus de son frère, bien à portée de sa main, sous +ses gants, puis, calme, entra dans l'office où «les petites soeurs» +impatientes, un grand tablier de cuisine noué autour de la taille, la +bavette piquée au corsage, les manches relevées, les cheveux attachés en +chignon, l'attendaient pour faire le pudding. + + + + +III + +_«De stériles succès notre journée est pleine.»_ + +SULLY PRUDHOMME. + +_(Le temps perdu.)_ + +--«Vive Noël, je ne serai pas mangé!» s'écria le petit raisin de +Corinthe. Et il se mit à brûler joyeusement dans le rhum enflammé, où il +devint un charbon noir, de la grosseur d'un pois chiche». + +Nadine tourne avec peine la dure pâte dans le saladier de faïence. Les +«petites soeurs», le nez en l'air, leurs cheveux bruns et leurs bras +maigres poudrés de farine, l'écoutent attentivement. D'avoir enlevé les +pépins à tant de raisins secs dont plus d'un a changé de destination +en route, leurs joues et leurs doigts sont tout poisseux; d'avoir tant +travaillé, elles sont fatiguées et soupirent. + +La porte s'ouvre: + +--Tu arrives à point, s'écrie Maggie; l'histoire est finie et le pudding +aussi. Nous t'attendions pour le remuer, il ne manquait plus que toi. + +--Laisse moi, dit Jacques. + +--Mais non, mais non, tu n'y échapperas pas, toi non plus! Il serait +manqué! Tu sais bien, pour qu'un pudding de Noël soit bon, il faut que +tout le monde y ait travaillé, c'est «Miss» qui le disait. Sens comme +il sent bon! Il sent le rhum! Et ces petits morceaux verts, c'est du +cédrat! + +--J'ai la migraine; et puis il faut que je sorte. Nadine, viens, j'ai à +te parler. + +Il était très pâle et ses lèvres avaient de petits mouvements +convulsifs. Quand ils furent seuls: + +--Je ne puis pas accepter, dit-il, en tendant l'enveloppe à sa soeur. +Je préférerais subir la pire des réprimandes, recevoir des coups, être +chassé de la maison, tout, plutôt que cela! Comment as-tu pu croire que +j'aurais le coeur... + +--Je te comprends, mais il le faut. + +--J'aimerais mieux en finir tout de suite, me tuer comme un chien... + +--C'est possible. Mais avant toi il y a Père. + +--Jamais, jamais, je ne consentirai... + +--Ne dis pas de folies. Va te promener. Réfléchis. Accepte: _elle_ te +l'ordonnerait. + +Sans répondre, Jacques quitta la chambre. Sa soeur le vit traverser la +cour et se diriger vers l'écurie. Un moment après il reparaissait à +cheval. Elle ouvrit la fenêtre: + +--Reviendras-tu pour déjeuner? + +--Je ne sais pas. Si je ne suis pas de retour, excuse-moi. + +--Oui. + +Et il partit. + +Lorsque, vers midi, Nadine et ses soeurs descendaient du break qui les +ramenait du temple, la grosse Perpetua accourut, toute rouge: + +--Signora, signora, le courrier a porté les bananes et les mandarines, +mais pas les huîtres. Comment allons-nous faire maintenant? Monsieur +Jacques a pris la jument, et Monsieur défend que le cheval aille en +ville deux fois de suite. Il faut une bonne heure pour aller à pied à +Borena, un peu plus pour en revenir. Il est midi moins dix: or, après +déjeûner, personne n'aura le temps... Povere, nous sommes bien! + +--Vous reste-t-il des truffes blanches? + +--Quelques-unes. + +--Faites un risotto aux truffes. + +--Un risotto! pour un grand dîner? Dieu du ciel, cela ne s'est jamais +vu! C'est bon quand on est seul! + +--Oh! un dîner d'intimes! Ces messieurs l'aiment tous, je le sais, et +ces dames trouveront que vous le faites fort bien. Vous verrez qu'elles +m'en demanderont la recette. + +--La signorina en parle à son aise! Que la Madone dessèche ma langue +dans mon palais si je sais avec quoi je le ferai crever. + +--N'avez-vous pas du bouillon? + +--Basta! bien sûr que j'en ai, mais tout juste pour le potage de tout ce +monde, sans compter ceux, que Monsieur va toujours chercher au dernier +moment. + +--Ajoutez du liebig. + +--Du liebig! par santa Perpetua, ma patrone, ce serait du propre! Avec +un peu d'eau tiède, n'est-ce pas, comme à l'auberge de la Serafita? Non, +non, je ne suis pas une cuisinière à liebig, moi! + +--Eh bien! faites comme vous pourrez, ma pauvre fille, débrouillez-vous! + +--Nadine! criait au même instant Lucette, qui accourait tout en larmes, +Nadine! regarde mon bracelet, il est brisé! Maggie, la méchante, l'a +tiré très fort et l'a démoli! + +--Je ne l'ai pas tiré fort du tout, Mademoiselle, dit celle-ci qui la +suivait, rouge comme un petit coq. + +--Si, Mademoiselle, vous l'avez tiré très fort; la preuve, c'est que +vous l'avez cassé. + +--Il était cassé avant, ce n'est pas ma faute, je l'ai à peine touché. + +--C'est pas vrai, et même vous l'avez fait exprès, j'en suis sûre. Je +piétinerai le vôtre! + +--Si tu approches ta main... tu verras ce qui t'arrivera. D'abord, je te +giflerai et puis je jetterai ton joli plumier neuf au feu. + +--Tu es une vilaine! + +--Et toi, une rapporteuse! + +La grande soeur eut de la peine à les calmer. + +--Comment, un jour de Noël, se battre! c'est bien mal! grondait-elle +doucement. Maggie, tu me fais beaucoup de chagrin! + +Elle promit à Lucette de faire arranger le bijou, et, en attendant, lui +prêta une de ses bagues. La petite était repentante; l'autre boudait. + +La jeune fille regarda la pendule: midi et quart! + +--Il faudrait vite déjeuner. Maggie, va dire à Agnese de venir mettre le +couvert. Vos amies arrivent vers deux heures; il faut, avant, que l'on +ait mangé à la cuisine et que la salle à manger soit débarrassée. + +L'enfant revint. + +--Agnese dit qu'elle n'est pas prête. Elle veut, d'abord, finir les +chambres. Elle grogne et prétend qu'elle a plus d'ouvrage qu'elle ne +peut en faire aujourd'hui. + +--Je l'ai pourtant fait aider. + +Nadine allait sonner pour faire venir l'insolente et la forcer à obéir, +mais elle se contint. La femme de chambre avait mauvais caractère, +c'était vrai; pourtant, au fond, elle était dévouée et honnête. Comme la +cuisinière, elle avait été choisie et dressée par Mme Meydan; cela seul +leur donnait à toutes les deux une grande valeur aux yeux de la jeune +maîtresse de maison. Et puis, dans ce coin perdu de montagne, il était +si difficile d'avoir de bonnes servantes! Toutes voulaient s'en aller en +ville pour gagner davantage. De plus, M. Meydan était accoutumé à leurs +soins; ne valait-il pas mieux supporter quelque chose que de l'exposer +à être moins bien servi? Les domestiques sentaient tout cela et en +abusaient. + +--Bon! fit la grande soeur. C'est moi qui mettrai le couvert. Enfants, +venez m'aider! + +--Pourquoi Jacques n'est-il pas là? demanda le père en se mettant à +table. + +--Il avait des courses à faire en ville. + +--Ne pouvait-il s'y prendre plus tôt ou les faire cette après-midi? Il a +flâné toute la matinée dans la maison. C'est singulier que, sur quatre +repas qu'il peut prendre avec nous, il en escamote un. Ne doit-il pas +repartir demain soir? + +--Oui. + +--Ce procédé-là est inqualifiable. On avertit, au moins! + +M. Meydan se tut. Il était très froissé. Le repas fut maussade, malgré +les efforts que fit Nadine pour l'animer. Lucette pensait à son beau +bracelet cassé; elle avait envie de pleurer; Maggie boudait toujours. +Agnese, qui servait, avait une figure renfrognée. + +«Pour un joyeux Noël, c'est un joyeux Noël!» pensa la jeune fille, se +souvenant des paroles de son frère, le matin. + + + +IV + +_«Reste là, ô mon âme! suspendue comme un fruit, jusqu'à ce que l'arbre +meure.»_ + +SHAKESPEARE. + +_(Cymbeline.)_ + +Comme on s'amuse! La maison est au pillage. Les «petites soeurs» et +leurs amies «font» des charades. Nadine a mis à leur disposition, pour +s'habiller, la grande chambre de débarras du second, où, depuis des +années, s'entassent dans des caisses et dans des cartons, les +vieux habits et les chapeaux démodés de la famille. Aussi, quelles +trouvailles! quelles résurrections de choses oubliées! Monsieur Meydan +a ouvert la porte de son cabinet pour voir passer les «actrices». +La contrariété du déjeuner est oubliée; il rit de leurs inventions +cocasses. La grande soeur les aide à se déguiser, leur donne des idées, +puis elle descend bien vite, contenir, distraire les «spectatrices», +impatientées d'attendre. Dans leurs longues robes de dame où elles +s'entravent, avec leurs cheveux relevés en chignon, sous la voilette +trop serrée qui se colle à leurs nez enfantins et accroche leurs +cils, elles sont adorables, les fillettes. Elles ont, à la fois, les +attitudes, le parler de vraies dames, avec des idées d'enfant d'une +exquise naïveté. Maggie a découvert un vieux costume de Jacques, +abandonné depuis des années au fond d'une malle. Toutes en même temps +veulent être «l'homme». A l'aide d'un bouchon brûlé elles se font des +moustaches et prennent une grosse voix, une démarche martiale. Mais, +quoi qu'elles fassent, leur tournure, déjà féminine, prête une grâce +étrange au vilain vêtement raide; leur bouche paraît plus fraîche et +plus pure sous l'horrible trait noir qui la dépare.. + +Une mignonne blonde, déguisée en mariée, vêtue d'une longue robe +blanche, un rideau sur le visage en guise de voile, passe, modeste, les +yeux baissés, donnant le bras à un turc à turban, drapé dans un tapis de +table. Un petit mitron, en bonnet de papier, vient timidement embrasser +Monsieur Meydan. C'est Lucette. Qu'elle est drôle ainsi! + +Puis, le goûter dans la salle à manger, la montagne de merveilles +empilées sur un plat, le chocolat mousseux. On va chercher Papa pour +qu'il prenne sa part des bonnes choses. Il ne mange pas, mais s'égaie +des vives saillies qui partent comme des fusées, des yeux brillants, +des joues roses. Nadine, debout, remplit les tasses, fait passer les +merveilles, pense à tout. Sa bouche, si fraîche dans son beau visage +pâle, a un petit sourire contraint, nerveux. Ses yeux gris n'ont pas +de rayons. Son rire sonne faux; sa voix, parfois, se brise. Il y a, en +elle, quelque chose d'absent et de douloureux que son père lui a déjà vu +sans y prendre garde, et qui le frappe, en ce moment, pour la première +fois. Il l'observe attentivement. + +--Pourquoi Jacques ne rentre-t-il pas? se demande-t-elle avec angoisse. + +Enfin les «amies» sont parties. L'heure du dîner approche. La jeune +maîtresse de maison jette un dernier coup d'oeil à la table. Oui, c'est +bien. Sous le grand lustre ancien d'où vingt bougies envoient leur +joyeuse lumière, une énorme touffe de gui est suspendue. Ses petites +boules blanches, ainsi éclairées, ont l'air de perles fines. Dans le +grand surtout d'argent du milieu, les cyclamens et les fougères de la +serre se mêlent avec grâce. Les cristaux étincellent. L'argenterie de +vieille maison bourgeoise, soignée de mère en fille, étale son luxe +solide sur le beau linge damassé très blanc, à côté de la porcelaine à +filets dorés. Une guirlande de houx, qui court tout autour de la table, +relève par le ton vif de ses baies et le vert sombre et lustré de ses +feuilles, toutes ces blancheurs. Des menus, peints par la jeune fille +dans les longues journées d'automne où elle était seule avec son père, +prouveront aux convives qu'elle a pensé à eux bien longtemps à l'avance. +Le feu brûle clair dans la grande cheminée: tout a un air confortable et +accueillant. Un tour à la cuisine, puis vite les «petites soeurs». + +Elles s'habillent en bavardant, encore toutes vibrantes de plaisir. +Nadine arrive à temps pour «faire le noeud» du ruban qui attache leurs +longs cheveux bruns démêlés avec peine, et pour mettre les robes +blanches. Elles vont très bien, les cols aussi. Que les petites chéries +sont gentilles ainsi! Les yeux de Maggie brillent, son teint est animé. +Lucette a «très chaud»; elle plaque les paumes de ses mains fraîches +sur ses joues à peine teintées de rose; ses yeux, profonds et doux, +s'attachent à ceux de la grande soeur qui l'embrasse tendrement puisant +un peu de force dans ce regard, si semblable à un autre regard aimé. +Elle est horriblement lasse; elle a peine à se tenir debout. Comme il +serait bon de se coucher, de mettre sa tête lourde et brûlante sur +l'oreiller frais! Non pour dormir, cependant, elle est trop inquiète. +Jacques n'est pas encore rentré, où peut-il bien être allé? Il avait +l'air si désespéré! Pourvu, mon Dieu!... mais non, c'est une crainte +insensée! Que, cette après-midi a été interminable! + +Un coup de sonnette à la grille: est-ce lui? Nadine court à la fenêtre. +Oui, Dieu soit loué, c'est lui. Elle reconnaît le pas de la jument sur +le gravier. Voici, près du bassin, la haute silhouette d'un homme à +cheval. Mais se trompe-t-elle? on dirait qu'il n'est pas seul! Une autre +silhouette se détache de la première, au détour de l'allée. Qui peut +être ce second cavalier? Serait-ce, déjà, un convive? Il n'est que six +heures vingt, le dîner est pour sept heures et demie. Ce buste long +et mince... mais c'est sans doute celui de «l'ami Calvetti»! Comme il +demeure très loin, il arrive toujours trop tôt, pour ne pas être en +retard. Jacques l'aura rencontré en chemin. + +--Comment, Dine, s'écrie celui-ci en entrant, tu n'es pas prête! Il y +a du monde au salon, descends vite! Je m'habille en deux temps, trois +mouvements, et je te rejoins. + +La jeune fille se précipite dans sa chambre. Elle n'a pas le temps de +changer de robe. Ah! tant pis! Elle brosse ses cheveux, se lave les +mains, met un col de dentelle sur son corsage qu'elle ouvre un peu, +pique une rose, se regarde:--«J'ai déjà l'air de ce que je serai +bientôt, une vieille fille», se dit-elle en riant, et rapidement, elle +descend. Elle entre dans le salon, mais, soudain, s'arrête, les jambes +cassées, tout le sang de ses veines refluant vers son coeur. D'un air +égaré, elle le regarde venir: car c'est bien lui, elle ne rêve pas, +c'est bien ce visage brun dont chaque trait semble gravé au fond +d'elle-même, sa taille élevée, un peu inclinée en avant. Pourquoi est-il +si pâle? Il plonge dans ses yeux ce regard direct, inquisiteur, qui +pénétrait, jadis, jusqu'en ses plus intimes pensées. + +«Qu'est-ce que cette mauvaise plaisanterie», songe-t-elle. «Je n'avais +pas besoin de cette épreuve, aujourd'hui, par surcroît». + +--C'est Jacques qui a voulu que je vienne, dit la voix aimée, assourdie, +en ce moment, par une suprême angoisse. Il prétend--il se trompe, +n'est-ce pas?--il dit qu'il y a un malentendu entre nous, que, si vous +n'avez pas voulu de moi, il y a deux ans, ce n'était pas, c'était... +par devoir, par dévouement; que si vous aviez été libre... On croit +facilement ce que l'on espère; je n'ai pas pu résister au désir de venir +savoir si c'est vrai. Pardonnez-moi! + +Nadine n'entend plus rien. Une joie surhumaine l'envahit toute, brisant +ses dernières forces, brouillant le contour des choses, l'emportant dans +un tourbillon de fidélité. Elle va tomber, mais un bras vigoureux la +retient. Elle laisse aller sa tête sur une chère épaule. Aussitôt, quel +repos invraisemblable, divin, succédant à tant de tourments! Quelle +sécurité délicieuse après tant d'inquiétudes, quelle douceur, quelle +paix! + +--Alors, c'est vrai? demande-t-il très bas, en se penchant sur le blanc +visage adoré. + +--Oui... + +Il se baisse encore davantage: tout semble aboli sauf eux-mêmes et la +minute présente qui contient l'éternité. On marche dans le corridor... +Ils se séparent, tremblants comme des coupables, ivres, véritablement +ivres de bonheur. + +--Mais, alors, je ne comprends pas... pourquoi ce «de beaucoup trop +jeune» qui m'a tant fait souffrir? + +--J'avais promis... vous vous souvenez... + +--De ne pas abandonner votre père? Je savais cela. Je vous aurais +comprise et approuvée Pourquoi ne disiez-vous pas, tout simplement... + +--Que je vous aimais, que je me sacrifiais à Père, à sa santé, à son +bonheur? Non! D'abord, aurait-il accepté? Et puis, il était si malade, +ce jour-là! Je le voyais si mortellement inquiet! Il fallait le +rassurer, à tout prix, entièrement, lui donner le repos d'esprit qui, +pour lui, à ce moment-là, était la vie même. + +--Vous avez raison; j'aurais dû deviner, m'informer auprès de vous, +avant. Mais j'étais affolé; on m'avait dit que vous aviez été demandée +en mariage; j'ai craint qu'on ne vous prît à moi. Encore, si j'avais été +sûr que vous m'aimiez! Je croyais bien l'avoir lu dans vos yeux, mais +jamais vos lèvres ne me l'avaient dit. On doute toujours quand on aime +vraiment, vous le savez. Je pouvais m'être trompé, avoir pris mes désirs +pour la réalité. Si j'allais vous retrouver mariée ou fiancée! Sans +réflexion, j'ai écrit. La réponse, de votre main, catégorique et nette +comme un coup de couteau, a tranché toutes mes espérances. J'ai cru que +vous ne vouliez pas de moi, que vous aviez pris cet invraisemblable +prétexte pour me repousser. + +--Un coup de couteau, c'est bien cela. Mais c'était ma vie qu'il +détachait de moi, me semblait-il. J'écrivais sous les yeux même de Père, +penché au-dessus de mon épaule, plein d'angoisse. Je n'avais qu'une +peur: me trahir; qu'un désir: éviter, à tout prix, la crise imminente. +Je me sentais une décision, une lucidité invraisemblables. Depuis, j'ai +compris qu'au fond, sans m'en rendre compte... Vous n'avez donc pas +songé que je pourrais vieillir? + +--Je n'ai pas cessé un instant de l'espérer. + +--C'est pour cela que vous m'évitiez si soigneusement? + +--Et vous, ne me fuyiez-vous pas aussi? Que de fois j'ai vu disparaître +votre robe quand j'arrivais dans un endroit! + +--Ah! quelle peur j'avais, et quel désir de vous rencontrer, tout à la +fois! + +--Vous souvenez-vous, chez la vieille aveugle que je soignais, à +Morlino? Je vous y ai surprise, un matin, lui faisant la lecture. Comme +je gardais la porte vous ne pouviez pas sortir sans passer près de moi. +Alors vous vous êtes réfugiée dans un petit coin, auprès de la cheminée, +et vous êtes restée là, immobile et toute pâle. + +--Vous aviez l'air si indifférent, si froid! + +--Les battements de mon coeur m'empêchaient d'entendre quand +j'auscultais la pauvre femme. Vous m'avez à peine salué. + +--Je vous aimais tant, ce jour-là! Mon âme s'échappait de moi et s'en +allait vers vous. + +--Bien-aimée! + +--Ah! c'est une cruelle souffrance de fuir toujours ce qui vous attire +tant! + +--Mais je ne faisais pas que vous fuir... + +--Comment, vous m'avez donc cherchée, vous aussi, parfois? + +--Avidement, sur tous les chemins, par toutes les rues. Votre nom +montait à mes lèvres, même lorsque je ne croyais pas penser à vous, +hantant mes heures d'études, obsédant toutes mes pensées, se substituant +sous ma plume aux mots techniques. Chaque robe claire aperçue de loin, +chaque jeune silhouette entrevue me faisait battre le coeur. + +--Et moi! Que de fois ai-je été en ville sans aucun motif, dans l'espoir +seul de vous rencontrer! Un soir d'hiver, à la nuit tombante, j'étais +mortellement inquiète de vous; il me semblait que quelque chose vous +menaçait. Je venais de terminer mes emplettes; je laissai Federigo avec +la voiture devant la poste et je passai devant votre porte. Il n'y avait +personne dans l'étroite et sombre rue en pente. La fenêtre de votre +cabinet de travail était grande ouverte, vous vous teniez debout près +d'elle, regardant anxieusement dehors. Votre buste se dessinait sur le +fond éclairé de la pièce: que faisiez-vous là, par ce froid? Vous aviez +l'air de m'appeler, de m'attendre, et vous ne m'avez même pas reconnue! +Deux jours après votre père mourait subitement. + +--Je n'ai aucun souvenir de cela; j'ai tant souffert, depuis! Alors, +c'est vrai, vous sentiez que j'allais être malheureux? + +--Oui. Et après, comme c'était cruel de ne pouvoir partager votre +chagrin, de n'avoir pas le droit de pleurer avec vous! + +--Chérie! Si je l'avais su, quel bien cela m'aurait fait! Et moi, +savez-vous où je passais mes soirées, l'été, alors qu'on me demandait +partout en vain, si bien que le bruit a couru en ville que j'avais une +intrigue? Derrière la charmille, à vous écouter faire de la musique, +avec votre père. J'arrivais, comme un voleur, par le saut-de-loup du +bois. + +--Vous étiez là? Je jouais pour vous. + +--Je le sentais... Oui, vraiment, il n'y a pas que ce que l'on voit et +ce que l'on touche qui soit réel. Viens, plus près... + +--Mais ce bruit... + +--Ce n'est rien. Laissez-moi, au moins, votre main. N'avons-nous pas +été assez longtemps séparés? Il faut réparer tout cela! Pourtant, nous +devons attendre et souffrir encore: car, vous le sentez, n'est-ce pas? +je ne veux pas vous prendre à votre devoir. Si vous cessiez de le faire +avant toute chose, ma douce vie, vous cesseriez en même temps d'être +vous-même, vous ne seriez plus celle qui m'est si chère. L'épreuve, +qui a mûri et fortifié notre amour, m'a aussi enseigné la patience. +J'attendrai: je vous aime assez pour cela. D'ailleurs, vous m'aimez: +voilà qui va m'aider singulièrement. Dans trois ou quatre ans, les +«petites soeurs» auront terminé leurs études et pourront vous remplacer +auprès de votre père. Alors je vous réclamerai comme mienne: car rien au +monde ne peut nous séparer définitivement, n'est-ce pas, mon amour? Vous +n'avez pas promis de ne jamais vous marier? + +--Non, rassurez-vous. J'ai promis de ne pas laisser Père seul, d'élever +les petites. + +--Nous le préparerons à cette idée doucement, sans secousse. Nous le +soignerons si bien, tous les deux, nous l'aimerons tant, qu'il vivra +de longues années encore. Borena n'est pas si loin de «Paradiso» après +tout! Quand les fillettes seront mariées, à leur tour, nous le prendrons +avec nous ou nous viendrons ici. + +Un grognement dans le corridor, bien accentué, cette fois, les fit +brusquement s'éloigner l'un de l'autre, et s'asseoir, très sages, de +chaque côté de la cheminée. C'était Jacques qui s'annonçait ainsi. + +--Eh bien?--demanda-t-il en entrant--me suis je trompé? + +Nadine était déjà suspendue à son cou et l'embrassait de toute son âme. + +--Que tu es bon! que je t'aime! disait-elle.--Puis, tout bas: Nous +sommes quittes, maintenant. + +--Jamais! Ce que j'ai fait, moi, ne m'a coûté que quelques pas, tandis +que toi... Ah! brave, brave chérie! et... vilaine sournoise qui cachais +si bien son jeu! Il était introuvable, cet animal de docteur! Tu +n'imagines pas à quel point il est entêté. Ah! il n'est pas précisément +maniable, le cher ami, je t'en préviens! Il s'obstinait dans une +modestie charmante, mais qui contrariait singulièrement mes projets. + +--«C'est elle qui te l'a dit?» répétait-il comme un refrain. + +--«Non, je l'ai deviné. + +--«Si tu te trompais... + +--«Tu en serais quitte pour un second refus... et pour un excellent +dîner de Noël: le bonheur de ta vie et de la sienne vaut bien cela, que +diable! D'ailleurs je suis sûr de ne pas me tromper.» Mais, voilà Papa! +Je l'ai averti que je t'ai rencontré et amené. Il a trouvé cela tout +naturel. Même, il est enchanté de te revoir, j'en suis sûr. Il t'aime +bien, tu sais, et tant que tu ne lui prends pas sa fille... + +Le dîner, fort bien préparé--Perpetua s'était surpassée--impeccablement +servi par Agnese et Federigo, le cocher-jardinier, fut charmant. Nadine, +placée en face de son père, était si belle, que tous les regards se +portaient involontairement sur elle. Ses cheveux ondés avaient, sous +l'éclatante lumière, des reflets d'or. Ses yeux, tout à l'heure encore +comme voilés de brume, prenaient, sous leurs cils noirs, la couleur et +la transparence des vagues par un beau matin d'avril. Un sang renouvelé +montait de son coeur à ses joues et les animait; sa bouche souriait, +vivante, aimable et douce, vrai fleur d'âme nouvellement éclose. Elle +rayonnait véritablement, et dégageait autour d'elle du bonheur, de la +jeunesse, de la grâce, de la bonté. Monsieur Meydan l'observait de +nouveau. Il comparait son air radieux de maintenant à l'air angoissé +de tout à l'heure; il commentait le brusque départ du matin au nom de +Georges, et ce retour inopiné du docteur, sa joie évidente, aussi. Mille +indices, auxquels il n'avait pas pris garde tout d'abord, ou qu'il avait +repoussés, comme importuns, lui revenaient à l'esprit. La lumière se +faisait en lui. + +--A propos, et vos pintades? lui demandait Madame Malprat. + +--J'ai réussi les grises, mais pas les blanches, répondait-il +courtoisement, trouvant surprenant, qu'on pût s'intéresser à de si +pauvres petites choses alors que de si graves événements se passaient +autour de lui. + +Jacques était heureux. «Cet épanouissement, c'est mon oeuvre», +pensait-il avec satisfaction. Sans moi... Je puis donc encore être bon +à quelque chose! Si j'ai fait beaucoup de mal, je sais, aussi, faire un +peu de bien parfois. + +--Cette petite Nadine est éblouissante, ce soir, dit Monsieur Malprat +à sa voisine, Madame Lelong, plate et sèche personne, mère d'une fille +insignifiante et prétentieuse. + +--Oui, répondit-elle d'un air pincé. Il est vrai qu'elle s'habille si +bien! + +Aujourd'hui, au moins, sa toilette est plutôt modeste. Je lui connais +cette robe depuis très longtemps. Elle a du goût, c'est vrai, mais ce +n'est pas ce qu'elle met qui la rend jolie; c'est elle qui donne un air +particulier à tout ce qu'elle porte. L'avez-vous jamais surprise, le +matin, quand elle est dans sa tenue de petite maîtresse de maison +active, avec ses cheveux bien relevés au sommet de la tête, ses jupes +courtes, ses tabliers à bavette? Elle est exquise, ainsi! Ah! si j'avais +un fils! + +Pour ne pas trahir son secret, Georges se privait de regarder son amie, +mais il la voyait quand même. Il discutait gravement littérature avec sa +voisine, Madame Porchano, femme aimable et distinguée, qui, étant fort +sourde, parlait à voix très basse; pourtant, il suivait chacun des +gestes de la jeune fille, il ne perdait pas un mot de ce qu'elle disait. +Comment cela se faisait-il? Ceci est un des menus miracles de l'amour, +qui en fait bien d'autres. + +Maggie, fière d'être assise auprès de «l'Ami Calvetti», comme une grande +personne, causait avec lui de Florence, sa ville natale, heureuse de +faire montre de son bon italien, et regardait, non sans dédain, Luce, +confiée aux soins de Jacques, ainsi qu'une petite fille. Tout homme +d'esprit qu'il était, le subtil célibataire ne dédaignait pas de se +mettre en frais pour elle; il s'amusait de ses airs importants, sans +cesser pour cela d'observer ce qui se passait autour de lui. «Melville +de retour après deux années d'absence, Nadine radieuse, Meydan +préoccupé, Jacques, gai comme un pinson, Malprat intrigué, Madame Lelong +inquiète: _va bene_[30], pensait-il. + +[Note 30: Ça va bien.] + +Le pudding brûla comme jamais pudding au monde n'avait brûlé. + +--C'est nous qui l'avons fait--dirent les fillettes--et aussi Nadine. + +--Tiens! le petit raisin de Corinthe qui ne voulait pas être mangé! +Vois-le, Dine! Il brûle tout seul, là, sur le bord, s'écria Lucette, de +sa voix claire. + +La grande soeur se mit à rire, les yeux subitement mouillés de larmes. +«Comment, il n'y a que quelques heures que je racontais cette histoire, +le coeur broyé d'angoisse? Et maintenant... Qu'il faut peu de temps pour +changer toute une vie,» pensait-elle. «La véritable durée des choses se +mesure en nous, non ailleurs.» + +On se levait de table. Arrivé dans le salon brillamment éclairé: + +--Eh! bien, _carina mia_[31], dit Monsieur Meydan à sa fille aînée en +l'entraînant à l'écart, je crois que nous avons bien vieilli, depuis +deux ans. + +[Note 31: _ma chérie_] + +--Non, Papa, dit-elle--mettant par un geste familier sa jolie tête sur +l'épaule de son père et l'enveloppant de son regard aimant--tant que tu +auras besoin de moi, je serai toujours de beaucoup trop jeune! + +--Mais l'âge est venu d'aimer? + +--Oui. + +--C'était inévitable, et j'étais un vieux fou... D'ailleurs, tu as bien +placé ton coeur, mon enfant! + +Georges les regardait. M. Meydan lui fit signe d'approche; et, prenant +la main de sa fille, sans parler, il la mit dans celle du jeune homme. + +--Mon père! dit celui-ci, vivement ému. + +--Oh! pas de phrases, s'il te plaît! Tu es un fieffé voleur et tu +mériterais la corde. Mais si tu me laisses ma fille encore un peu de +temps, je te pardonnerai. + +--Voleur, moi? Je ne vous enlève rien, et je vous donne un fils. + +--Des mots, des mots, tout cela! Celui qui nous prend le coeur de notre +enfant est un voleur, et le plus effronté, le plus dangereux de tous, +je n'en démords pas. Un voleur excusable, un voleur pardonné, aimé même +peut-être, mais un voleur. + +Les «petites soeurs», intriguées de ce colloque, avançaient leurs têtes +curieuses vers le groupe. Les dames s'éventaient d'un air discret. + +Jacques s'en aperçut. + +--Eh bien, docteur! dit-il tout haut à Georges en s'approchant, comment +trouves-tu papa, ce soir? + +--Mais beaucoup mieux, je suis très content. Son pouls est excellent, +régulier, ferme; cela va parfaitement! + +La soirée passa très vite, comme tout ce qui est vraiment bon en ce +monde. Le gros voisin, Porchano, congestionné par le dîner, proposa de +faire un whist et alla s'installer à la table préparée dans le petit +salon contigu avec sa femme, Madame Lelong et Madame Malprat. + +«L'Amivetti», comme l'appelaient les enfants autrefois, avait pris +Luce sur ses genoux, et caressait tendrement ses cheveux noirs. +Maggie s'était assise tout contre lui. Pour parler aux fillettes, il +adoucissait sa voix sonore et mettait des diminutifs câlins aux mots de +sa langue natale, si douce déjà. + +--Chéries, laissez donc ce pauvre «ami» tranquille, dit la soeur aînée. + +Le Toscan étendit sa longue main maigre au-devant de Luce, comme pour +défendre un trésor menacé, et répondit par un simple mouvement de sa +grave tête expressive. Puis, levant ses sombres sourcils, d'un regard il +montra le piano à Nadine. + +Il avait raison, l'Amivetti, c'était ce qu'il fallait; les coeurs +étaient trop émus pour qu'on pût parler. Elle obéit. Monsieur Meydan +prit son violoncelle; Georges, debout auprès du piano, tournait les +pages. Monsieur Malprat s'installa dans un coin sombre, loin de l'éclat +des lampes, et s'apprêta à écouter. + +Bientôt, entraînées par le chant divin, l'âme du père et celle de +l'enfant n'en firent plus qu'une. La jeune fille disait son amour, +sa tendresse filiale, sa joie d'avoir vaincu son coeur et tenu ses +promesses envers la grande amie absente, présente, toujours! Lui, +Monsieur Meydan, pensait à sa femme, aussi, à l'aurore de leurs +tendresses, à son bonheur si elle avait été là, à sa Nadine, précieuse +entre tous ses enfants, qu'il perdait et retrouvait à la fois ce +soir-là,--à tant de joies, à tant de douleurs si intimement mêlées dans +son âme, comme dans toute âme qui a vécu et aimé. La voix profonde, +presqu'humaine, du merveilleux instrument chantait cela, et bien +d'autres choses encore; elle évoquait ces choses inexprimées, +inexprimables que nous entrevoyons et que la musique évoque: ébauches de +pensées, intuitions d'au-delà, qui se compléteront, s'expliqueront dans +une autre vie. + +Jacques, enseveli dans un fauteuil, derrière un paravent, pleurait comme +un enfant, sans savoir au juste pourquoi, en une détente de ses nerfs +surmenés. Maggie écoutait de toute sa petite âme ardente, les yeux +brillants, les lèvres serrées. Luce s'était endormie, sur les genoux de +son grand ami. _«Carissima[32]»_, pensait celui-ci, «pauvre petite fille +douce et frêle, tu perds ta mère une seconde fois, ce soir. Ta «Grande» +sera toujours la plus tendre des soeurs, mais rien qu'une soeur, +désormais. Elle aime, elle est aimée, heureuse... l'amour comblé rend +égoïste, même les meilleurs: il est à soi-même tout son univers. Elle va +perdre ces divinations, ce délicat toucher que seule donne la souffrance +profonde». + +[Note 32. Superlatif de chère.] + +--Hum! fit M. Malprat, en se levant, lorsque la dernière note s'éteignit +dans le salon silencieux. Ce Beethoven, quel génie! Ma petite Nadine, tu +as joué comme un ange! Quant à toi, Meydan, j'ai toujours dit que tu as +manqué ta vocation: tu es un musicien de premier ordre; c'est un crime +de cacher un pareil talent... Vous m'avez fait passer une heure divine! + +--Bonsoir, heureux homme! dit monsieur Calvetti, en passant, à Georges. +Voilà une sonate qui comptera dans plusieurs vies. + +--Nous pourrions bien apprendre quelque chose de nouveau, avant +longtemps, dit madame Malprat, à madame Lelong, dans le jardin, comme +elles s'en allaient précédées de Federigo qui portait une lanterne, et +suivies des autres invites. + +--Vous croyez? répondit la pauvre dame, qui avait jeté son dévolu +sur Georges Melville pour sa fille, et qui voyait ses beaux projets +matrimoniaux s'en aller à vau-l'eau--si ce mariage avait dû se faire, il +y a longtemps qu'il serait fait, ce me semble! + +Les fillettes, glorieuses d'être restées au salon pour la première fois +jusqu'à minuit, montaient, tout ensommeillées, l'escalier de pierre, +pendues chacune au bras de leur soeur. + +--Dine! s'écria Lucette, comme nous avons été heureuses, aujourd'hui! +C'était vraiment un fameux Noël! Jamais je ne me suis autant amusée! + +Une tasse fumait sur la table, au pied du lit de la jeune maîtresse de +maison. «Les excuses d'Agnese», pensa-elle; «pauvre brave fille, j'ai +mieux que son tilleul». + +En posant la lampe sur la cheminée, elle vit une enveloppe, placée sous +la photographie fanée. Elle l'ouvrit, et trouva le récépissé d'une +lettre chargée, puis un papier avec ceci: + +«C'est parti, et, en même temps, ma démission du «Regina Club». Je ne +jouerai plus, je te le jure sur son souvenir, prie pour moi.» + +Nadine se jeta à genoux devant son lit; alors sur ce même coussin qui +avait étouffé ses sanglots le matin, elle laissa couler de douces larmes +de reconnaissance et de joie. + +_Décembre 1903._ + + + +TABLE + + _Nuit de Noël_ + + _Regard maternel_ + + _Le Larron_ + + _Le nourrisson de la Poupin_ + + _Joyeux Noël_ + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Contes de Noël +by Madame Henri de La Ville de Mirmont + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 14677 *** |
