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diff --git a/13771-h/13771-h.htm b/13771-h/13771-h.htm new file mode 100644 index 0000000..bcd94d6 --- /dev/null +++ b/13771-h/13771-h.htm @@ -0,0 +1,25818 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Transitional//EN" "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-transitional.dtd"> +<html lang="fr"> +<head> + <meta http-equiv="Content-Type" + content="text/html; charset=UTF-8"/> + <title>The Project Gutenberg eBook of Aventures de Monsieur Pickwick: +tome premier, by Charles Dickens.</title> + <style type="text/css"> +/*<![CDATA[ XML blockout */ +<!-- + a {text-decoration: none;} + + P { margin-top: .75em; + text-align: justify; + margin-bottom: .75em; + text-indent: 1em; + } + H1,H2,H3,H4,H5,H6 { + text-align: center; /* all headings centered */ + } + HR { width: 33%; + margin-top: 1em; + margin-bottom: 1em; + } + BODY{margin-left: 10%; + margin-right: 10%; + } + .linenum {position: absolute; top: auto; left: 4%;} /* poetry number */ + .note {margin-left: 2em; margin-right: 2em; margin-bottom: 1em;} /* footnote */ + .blkquot {margin-left: 4em; margin-right: 4em;} /* block indent */ + .pagenum {position: absolute; left: 92%; font-size: smaller; text-align: right;} /* page numbers */ + .sidenote {width: 20%; margin-bottom: 1em; margin-top: 1em; padding-left: 1em; font-size: smaller; float: right; clear: right;} + + .poem {margin-left:10%; margin-right:10%; text-align: left;} + .poem br {display: none;} + .poem .stanza {margin: 1em 0em 1em 0em;} + .poem span {display: block; margin: 0; padding-left: 3em; text-indent: -3em;} + .poem span.i2 {display: block; margin-left: 2em;} + .poem span.i4 {display: block; margin-left: 4em;} + .poem span.i8 {display: block; margin-left: 8em;} + .poem .caesura {vertical-align: -200%;} + // --> + /* XML end ]]>*/ + </style> +</head> +<body> +<div>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13771 ***</div> + +<br/> + +<h2 style="font-weight: bold;">CHARLES DICKENS</h2> +<h1>AVENTURES</h1> +<h1>DE MONSIEUR</h1> +<h1>PICKWICK</h1> +<h2>ROMAN ANGLAIS</h2> +<br/> +<h3>TRADUIT AVEC L'AUTORISATION DE L'AUTEUR</h3> +<h3>SOUS LA DIRECTION DE P. +LORAIN</h3> +<h3>PAR P. GROLIER</h3> +<br/> +<h1>TOME PREMIER</h1> +<h3>PARIS</h3> +<h3>LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie</h3> +<h3>79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79</h3> +<h3>1893</h3> +<hr style="width: 65%;"/><a name="CHAPITRE_PREMIER"></a> +<h2>CHAPITRE PREMIER.</h2> +<h3>Les Pickwickiens.</h3> +<br/> +<p>Le premier jet de lumière qui convertit en une clarté +brillante les +ténèbres dont paraissait enveloppée l'apparition +de l'immortel Pickwick +sur l'horizon du monde savant, la première mention officielle de +cet +homme prodigieux, se trouve dans les statuts insérés +parmi les +procès-verbaux du Pickwick-Club. L'éditeur du +présent ouvrage est +heureux de pouvoir les mettre sous les yeux de ses lecteurs, comme une +preuve de l'attention scrupuleuse, de l'infatigable assiduité, +de la +sagacité investigatrice, avec lesquelles il a conduit ses +recherches, au +sein des nombreux documents confiés à ses soins.</p> +<p>«<i>Séance du 12 mai 1831, présidée par +Joseph Smiggers, Esq. +V.P.P.M.P.C.<a name="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1"><sup>1</sup></a> +a été arrêté ce qu'il suit à +l'unanimité.</i></p> +<p>«L'ASSOCIATION a entendu lire avec un sentiment de +satisfaction sans +mélange et avec une approbation absolue, les papiers +communiqués par +Samuel Pickwick, Esq. P.P.M.P.C.<a name="FNanchor_2_2"></a><a + href="#Footnote_2_2"><sup>2</sup></a>, et intitulés <i>Recherches +sur les +sources des étangs de Hampstead, suivies de quelques +observations sur la +théorie des têtards</i>.</p> +<p>«L'ASSOCIATION en offre ses remercîments les plus +sincères audit Samuël +Pickwick, Esq. P.P.M.P.C.</p> +<p>«L'ASSOCIATION, tout en appréciant au plus haut +degré les avantages que +la science doit retirer des ouvrages susmentionnés, aussi bien +que des +infatigables recherches de Samuël Pickwick dans Hornsey, Highgate, +Brixton et Camberwell<a name="FNanchor_3_3"></a><a href="#Footnote_3_3"><sup>3</sup></a>, +ne peut s'empêcher de reconnaître les +inappréciables résultats dont on pourrait se flatter pour +la diffusion +des connaissances utiles, et pour le perfectionnement de l'instruction, +si les travaux de cet homme illustre avaient lieu sur une plus vaste +échelle, c'est-à-dire si ses voyages étaient plus +étendus, aussi bien +que la sphère de ses observations.</p> +<p>«Dans ce but, l'ASSOCIATION a pris en sérieuse +considération une +proposition émanant du susdit Samuël Pickwick, Esq. P. +P.M.P.C., et de +trois autres pickwickiens ci-après nommés, et tendant +à former une +nouvelle branche de pickwickiens-unis, sous le titre de <i>Société +correspondante</i> du Pickwick-Club.</p> +<p>«Ladite proposition ayant été approuvée +et sanctionnée par +l'ASSOCIATION,</p> +<p>«La <i>Société correspondante</i> du +Pickwick-Club est par les présentes +constituée; Samuël Pickwick, Esq. P.P.M.P.C., Auguste +Snodgrass, Esq. +M.P.C., Tracy Tupman, Esq. M.P. C., et Nathaniel Winkle, Esq. M.P.C., +sont également, par les présentes, choisis et +nommés membres de ladite +<i>Société correspondante</i>, et chargés +d'adresser de temps en temps à +l'ASSOCIATION DU PICKWICK-CLUB, à Londres, des détails +authentiques sur +leurs voyages et leurs investigations; leurs observations sur les +caractères et sur les mœurs; toutes leurs aventures enfin, aussi +bien +que les récits et autres opuscules auxquels pourraient donner +lieu les +scènes locales, ou les souvenirs qui s'y rattachent.</p> +<p>«L'ASSOCIATION reconnaît cordialement ce principe que +les membres de la +<i>Société correspondante</i> doivent supporter +eux-mêmes les dépenses de +leurs voyages; et elle ne voit aucun inconvénient à ce +que les membres +de ladite société poursuivent leurs recherches pendant +tout le temps +qu'il leur plaira, pourvu que ce soit aux mêmes conditions.</p> +<p>«Enfin les membres de la susdite société sont +par les présentes informés +que leur proposition de payer le port de leurs lettres et de leurs +envois a été discutée par l'ASSOCIATION; que +l'ASSOCIATION considère +cette offre comme digne des grands esprits dont elle émane, et +qu'elle +lui donne sa complète approbation.»</p> +<p>Un observateur superficiel, ajoute le secrétaire, dans les +notes duquel +nous puisons le récit suivant; un observateur superficiel +n'aurait +peut-être rien trouvé d'extraordinaire dans la tête +chauve et dans les +besicles circulaires qui étaient invariablement tournées +vers le visage +du secrétaire de l'Association, tandis qu'il lisait les statuts +ci-dessus rapportés; mais c'était un spectacle +véritablement remarquable +pour quiconque savait que le cerveau gigantesque de Pickwick +travaillait +sous ce front, et que les yeux expressifs de Pickwick +étincelaient +derrière ces verres de lunettes. En effet l'homme qui avait +suivi +jusqu'à leurs sources les vastes étangs de Hampstead<a + name="FNanchor_4_4"></a><a href="#Footnote_4_4"><sup>4</sup></a>, +l'homme qui +avait remué le monde scientifique par sa théorie des +têtards, était +assis là, aussi calme, aussi immuable que les eaux profondes de +ces +étangs, par un jour de gelée; ou plutôt comme un +solitaire spécimen de +ces innocents têtards dans la profondeur caverneuse d'une jarre +de +terre.</p> +<p>Mais combien ce spectacle devint plus intéressant, quand aux +cris +répétés de Pickwick! Pickwick! qui +s'échappaient simultanément de la +bouche de tous ses disciples, cet homme illustre se leva, plein de vie +et d'animation, monta lentement l'escabeau rustique sur lequel il +était +primitivement assis, et adressa la parole au club que lui-même +avait +fondé. Quelle étude pour un artiste que cette +scène attachante! +L'éloquent Pickwick était là, une main +gracieusement cachée sous les +pans de son habit, tandis que l'autre s'agitait dans l'air pour donner +plus de force à sa déclamation chaleureuse. Sa position +élevée révélait +son pantalon collant et ses guêtres, auxquelles on n'aurait +peut-être +pas accordé grande attention si elles avaient revêtu un +autre homme, +mais qui, parées, illustrées par le contact de Pickwick, +s'il est permis +d'employer cette expression, remplissaient involontairement les +spectateurs d'un respect et d'une crainte religieuse. Il était +entouré +par ces hommes de cœur qui s'étaient offerts pour partager les +périls de +ses voyages, et qui devaient partager aussi la gloire de ses +découvertes. A sa droite, siégeait Tracy Tupman, le trop +inflammable +Tupman, qui, à la sagesse et à l'expérience de +l'âge mûr, unissait +l'enthousiasme et l'ardeur d'un jeune homme, dans la plus +intéressante +et la plus pardonnable des faiblesses humaines, l'amour!—le temps et la +bonne chère avaient épaissi sa tournure, jadis si +romantique; son gilet +de soie noire était graduellement devenu plus arrondi, tandis +que sa +chaîne d'or disparaissait pouce par pouce à ses propres +yeux; son large +menton débordait de plus en plus par-dessus sa cravate blanche; +mais +l'âme de Tupman n'avait point changé; l'admiration pour le +beau sexe +était toujours sa passion dominante.—A gauche du maître, +on voyait le +poétique Snodgrass, mystérieusement enveloppé d'un +manteau bleu, fourré +d'une peau de chien. Auprès de lui, Winkle, le chasseur, +étalait +complaisamment sa veste de chasse toute neuve, sa cravate +écossaise, et +son étroit pantalon de drap gris.</p> +<p>Le discours de M. Pickwick et les débats qui +s'élevèrent à cette +occasion, sont rapportés dans les procès-verbaux du club. +Ils offrent +également une ressemblance frappante avec les discussions des +assemblées +les plus célèbres; et comme il est toujours curieux de +comparer les +faits et gestes des grands hommes, nous allons transcrire le +procès-verbal de cette séance mémorable.</p> +<p>«M. Pickwick fait observer, dit le secrétaire, que la +gloire est chère +au cœur de tous les hommes. La gloire poétique est chère +au cœur de son +ami Snodgrass; la gloire des conquêtes est également +chère à son ami +Tupman; et le désir d'acquérir de la renommée dans +tous les exercices du +corps, existe, au plus haut degré dans le sein de son ami +Winkle. Il (M. +Pickwick) ne saurait nier l'influence qu'ont exercée sur +lui-même les +passions humaines, les sentiments humains (<i>applaudissements</i>); +peut-être même les faiblesses humaines (<i>violents cris +de: non! non</i>). +Mais il dira ceci: que si jamais le feu de l'amour-propre s'alluma dans +son sein, le désir d'être utile à l'espèce +humaine l'éteignit +entièrement. Le désir d'obtenir l'estime du genre humain +était son dada, +la philanthropie son paratonnerre (<i>véhémente +approbation</i>). Il a senti +quelque orgueil, il l'avoue librement (et que ses ennemis s'emparent de +cet aveu s'ils le veulent), il a senti quelque orgueil quand il a +présenté au monde sa théorie des têtards. +Cette théorie peut être +célèbre, ou ne l'être pas. (Une voix dit: <i>Elle +l'est!—Grands +applaudissements.</i>) Il accepte l'assertion de l'honorable +pickwickien +dont la voix vient de se faire entendre. Sa théorie est +célèbre! Mais si +la renommée de ce traité devait s'étendre aux +dernières bornes du monde +connu, l'orgueil que l'auteur ressentirait de cette production ne +serait +rien auprès de celui qu'il éprouve en ce moment, le plus +glorieux de son +existence (<i>acclamations</i>). Il n'est qu'un individu bien humble (<i>Non! +non!</i>); cependant il ne peut se dissimuler qu'il est choisi par +l'Association pour un service d'une grande importance, et qui offre +quelques risques, aujourd'hui surtout que le désordre +règne sur les +grandes routes, et que les cochers sont démoralisés. +Regardez sur le +continent, et contemplez les scènes qui se passent chez toutes +les +nations. Les diligences versent de toutes parts; les chevaux prennent +le +mors aux dents; les bateaux chavirent, les chaudières +éclatent! +(<i>applaudissements.—Une voix crie, non!</i>) Non! (<i>applaudissements</i>) +que +l'honorable pickwickien qui a lancé un non si bruyant, s'avance +et me +démente s'il ose! Qui est-ce qui a crié non? (<i>Bruyantes +acclamations.</i>) +Serait-ce l'amour-propre désappointé d'un homme... il ne +veut pas dire +d'un bonnetier (<i>vifs applaudissements</i>) qui, jaloux des louanges +qu'on +a accordées, peut-être sans motif, aux recherches de +l'orateur, et piqué +par les censures dont on a accablé les misérables +tentatives suggérées +par l'envie, prend maintenant ce moyen vif et calomnieux....</p> +<p>«M. Blotton (d'Algate) se lève pour demander le rappel +à l'ordre.—Est-ce à lui que l'honorable pickwickien +faisait allusion? (<i>Cris à l'ordre!—Le président<a + name="FNanchor_5_5"></a><a href="#Footnote_5_5"><sup>5</sup></a>:—Oui!—Non!—Continuez!—Assez!</i>—etc.)</p> +<p>«M. Pickwick ne se laissera pas intimider par des clameurs. Il +a fait +allusion à l'honorable gentleman! (<i>Vive sensation.</i>)</p> +<p>«Dans ce cas, M. Blotton n'a que deux mots à dire: il +repousse avec un +profond mépris l'accusation de l'honorable gentleman, comme +fausse et +diffamatoire (<i>grands applaudissements</i>). L'honorable gentleman +est un +blagueur. (<i>Immense confusion. Grands cris de: Le président! +à +l'ordre!</i>)</p> +<p>«M. Snodgrass se lève pour demander le rappel à +l'ordre. Il en appelle +au président. (<i>Écoutez!</i>) Il demande si l'on +n'arrêtera pas cette +honteuse discussion entre deux membres du club. (<i>Écoutez! +écoutez!</i>)</p> +<p>«Le président est convaincu que l'honorable pickwickien +retirera +l'expression dont il vient de se servir.</p> +<p>«M. Blotton, avec tout le respect possible pour le +président, affirme +qu'il n'en fera rien.</p> +<p>«Le président regarde comme un devoir impératif +de demander à +l'honorable gentleman s'il a employé l'expression qui vient de +lui +échapper, suivant le sens qu'on lui donne communément.</p> +<p>«M. Blotton n'hésite pas à dire que non, et +qu'il n'a employé ce mot +que dans le sens pickwickien. (<i>Écoutez! Écoutez!</i>) +Il est obligé de +reconnaître que, personnellement, il professe la plus grande +estime pour +l'honorable gentleman en question. Il ne l'a considéré +comme un blagueur +que sous un point de vue entièrement pickwickien. (<i>Écoutez! +écoutez!</i>)</p> +<p>«M. Pickwick déclare qu'il est complétement +satisfait par l'explication +noble et candide de son honorable ami. Il désire qu'il soit bien +entendu +que ses propres observations n'ont dû être comprises que +dans leur sens +purement pickwickien (<i>applaudissements.</i>)»</p> +<p>Ici finit le procès-verbal, et en effet la discussion ne +pouvait +continuer, puisqu'on était arrivé à une conclusion +si satisfaisante, si +claire. Nous n'avons pas d'autorité officielle pour les faits +que le +lecteur trouvera dans le chapitre suivant, mais ils ont +été recueillis +d'après des lettres et d'autres pièces manuscrites, dont +on ne peut +mettre en question l'authenticité.<br/> +<br/> +</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;"/> +<p><br/> +</p> +<a name="CHAPITRE_II"></a> +<h2>CHAPITRE II.</h2> +<h3>Le premier jour de voyage et la première soirée +d'aventures, avec leurs +conséquences.</h3> +<br/> +<p>Le soleil, ce ponctuel factotum de l'univers, venait de se lever et +commençait à éclairer le matin du 13 mai 1831, +quand M. Samuël Pickwick, +semblable à cet astre radieux, sortit des bras du sommeil, +ouvrit la +croisée de sa chambre, et laissa tomber ses regards sur le +monde, qui +s'agitait au-dessous de lui. La rue Goswell était à ses +pieds, la rue +Goswell était à sa droite, la rue Goswell était +à sa gauche, aussi loin +que l'œil pouvait s'étendre, et en face de lui se trouvait +encore la rue +Goswell. «Telles, pensa M. Pickwick, telles sont les vues +étroites de +ces philosophes, qui, satisfaits d'examiner la surface des choses, ne +cherchent point à en étudier les mystères +cachés. Comme eux, je pourrais +me contenter de regarder toujours sur la rue Goswell, sans faire aucun +effort pour pénétrer dans les contrées inconnues +qui l'environnent.» +Ayant laissé tomber cette pensée sublime, M. Pickwick +s'occupe de +s'habiller et de serrer ses effets dans son portemanteau. Les grands +hommes sont rarement très-scrupuleux pour leur costume: aussi la +barbe, +la toilette, le déjeuner se succédèrent-ils +rapidement. Au bout d'une +heure M. Pickwick était arrivé à la place des +voitures de Saint-Martin +le Grand, ayant son portemanteau sous son bras, son télescope +dans la +poche de sa redingote, et dans celle de son gilet son +mémorandum, +toujours prêt à recevoir les découvertes dignes +d'être notées.</p> +<p>«Cocher! cria M. Pickwick.</p> +<p>—Voilà, monsieur! répondit un étrange +spécimen du genre homme, lequel +avec son sarrau et son tablier de toile, portant au cou une plaque de +cuivre numérotée, avait l'air d'être +catalogué dans quelque collection +d'objets rares. C'était le garçon de place. Voilà, +monsieur. Hé! +cabriolet en tête!» Et le cocher étant sorti de la +taverne où il fumait +sa pipe, M. Pickwick et son portemanteau furent hissés dans la +voiture.</p> +<p>—Golden-Cross, dit M. Pickwick.</p> +<p>—Ce n'est qu'une méchante course d'un shilling, Tom, cria le +cocher +d'un ton de mauvaise humeur, pour l'édification du garçon +de place, +comme la voiture partait.</p> +<p>—Quel âge a cette bête-là, mon ami? demanda M. +Pickwick en se frottant +le nez avec le shilling qu'il tenait tout prêt pour payer sa +course.</p> +<p>—Quarante-deux ans, répliqua le cocher, après avoir +lorgné M. Pickwick +du coin de l'œil.</p> +<p>—Quoi! s'écria l'homme illustre en mettant la main sur son +carnet.»</p> +<p>Le cocher réitéra son assertion; M. Pickwick le +regarda fixement au +visage; mais il ne découvrit aucune hésitation dans ses +traits, et nota +le fait immédiatement.</p> +<p>«Et combien de temps reste-t-il hors de l'écurie, +continua M. Pickwick, +cherchant toujours à acquérir quelques notions utiles.</p> +<p>—Deux ou trois semaines.</p> +<p>—Deux ou trois semaines hors de l'écurie! dit le philosophe +plein +d'étonnement; et il tira de nouveau son portefeuille.</p> +<p>—Les écuries, répliqua froidement le cocher, sont +à Pentonville; mais +il y entre rarement à cause de sa faiblesse.</p> +<p>—A cause de sa faiblesse? répéta M. Pickwick avec +perplexité.</p> +<p>—Il tombe toujours quand on l'ôte du cabriolet. Mais au +contraire quand +il y est bien attelé, nous tenons les guides courtes et il ne +peut pas +broncher. Nous avons une paire de fameuses roues; aussi, pour peu qu'il +bouge, elles roulent après lui, et il faut bien qu'il marche. Il +ne peut +pas s'en empêcher.»</p> +<p>M. Pickwick enregistra chaque parole de ce récit, pour en +faire part à +son club, comme d'une singulière preuve de la vitalité +des chevaux dans +les circonstances les plus difficiles. Il achevait d'écrire, +lorsque le +cabriolet atteignit Golden-Cross. Aussitôt le cocher saute en +bas, M. +Pickwick descend avec précaution, et MM. Tupman, Snodgrass et +Winkle, +qui attendaient avec anxiété l'arrivée de leur +illustre chef, +s'approchent de lui pour le féliciter.</p> +<p>«Tenez, cocher,» dit M. Pickwick en tendant le shilling +à son +conducteur.</p> +<p>Mais quel fut l'étonnement du savant personnage lorsque cet +homme +inconcevable, jetant l'argent sur le pavé, déclara, en +langage figuré, +qu'il ne demandait d'autre payement que le plaisir de boxer avec M. +Pickwick tout son shilling.</p> +<p>«Vous êtes fou, dit M. Snodgrass.</p> +<p>—Ivre, reprit M. Winkle.</p> +<p>—Tous les deux, ajouta M. Tupman.</p> +<p>—Avancez! disait le cocher, lançant dans l'espace une +multitude de +coups de poings préparatoires. Avancez tous les quatre!</p> +<p>—En voilà une bonne! s'écrièrent une +demi-douzaine d'autres cochers: A +la besogne, John! et ils se rangèrent en cercle avec une grande +satisfaction.</p> +<p>—Qu'est-ce qu'y a, John? demanda un gentleman, porteur de manches de +calicot noir.</p> +<p>—Ce qu'y a! répliqua le cocher. Ce vieux a pris mon +numéro!</p> +<p>—Je n'ai pas pris votre numéro, dit M. Pickwick d'un ton +indigné.</p> +<p>—Pourquoi l'avez-vous noté, alors? demanda le cocher.</p> +<p>—Je ne l'ai pas noté! s'écria M. Pickwick, avec +indignation.</p> +<p>—Croiriez-vous, continua le cocher, en s'adressant à la +foule; +croiriez-vous que ce mouchard-là monte dans mon cabriolet, prend +mon +numéro, et couche sur le papier chaque parole que j'ai +dite?» (Le +mémorandum revint comme un trait de lumière dans la +mémoire de M. +Pickwick.)</p> +<p>«Il a fait ça? cria un autre cocher.</p> +<p>—Oui, il a fait ça. Après m'avoir induit par ses +vexations à +l'attaquer, voilà qu'il a trois témoins tout prêts +pour déposer contre +moi. Mais il me le payera, quand je devrais en avoir pour six mois! +Avancez donc.» Et dans son exaspération, avec un +dédain superbe pour ses +propres effets, le cocher lança son chapeau sur le pavé, +fit sauter les +lunettes de M. Pickwick, envoya un coup de poing sous le nez de M. +Pickwick, un autre coup de poing dans la poitrine de M. Pickwick, un +troisième dans l'œil de M. Snodgrass, un quatrième pour +varier dans le +gilet de M. Tupman; puis s'en alla d'un saut au milieu de la rue, puis +revint sur le trottoir, et finalement enleva à M. Winkle le peu +d'air +respirable que renfermaient momentanément ses poumons, le tout +en une +douzaine de secondes.</p> +<p>«Où y a-t-il un constable? dit M. Snodgrass.</p> +<p>—Mettez-les sous la pompe, suggéra un marchand de +pâtés chauds.</p> +<p>—Vous me le payerez, dit M. Pickwick respirant avec +difficulté.</p> +<p>—Mouchards! crièrent quelques voix dans la foule.</p> +<p>—Avancez donc, beugla le cocher, qui pendant ce temps avait +continué de +lancer des coups de poings dans le vide.»</p> +<p>Jusqu'alors la populace avait contemplé passivement cette +scène; mais le +bruit que les pickwickiens étaient des mouchards s'étant +répandu de +proche en proche, les assistants commencèrent à discuter +avec beaucoup +de chaleur s'il ne conviendrait pas de suivre la proposition de +l'irascible marchand de pâtés. On ne peut dire à +quelles voies de fait +ils se seraient portés, si l'intervention d'un nouvel arrivant +n'avait +terminé inopinément la bagarre.</p> +<p>«Qu'est-ce qu'il y a? demanda un grand jeune homme +effilé, revêtu d'un +habit vert, et qui sortait du bureau des voitures.</p> +<p>—Mouchards! hurla de nouveau la foule.</p> +<p>—C'est faux! cria M. Pickwick avec un accent qui devait convaincre +tout +auditeur exempt de préjugés.</p> +<p>—Bien vrai? bien vrai?» demanda le jeune homme, en se faisant +passage à +travers la multitude, par l'infaillible procédé qui +consiste à donner +des coups de coude à droite et à gauche.</p> +<p>M. Pickwick, en quelques phrases précipitées, lui +expliqua le véritable +état des choses.</p> +<p>«S'il en est ainsi, venez avec moi, dit l'habit vert, +entraînant l'homme +illustre et parlant tout le long du chemin. Ici, n° 924, prenez le +prix +de votre course, et allez vous-en. Respectable gentleman, je +réponds de +lui. Pas de sottises. Par ici, monsieur. Où sont vos amis? +Erreur à ce +que je vois. N'importe. Des accidents. Ça arrive à tout +le monde. +Courage! on n'en meurt pas; il faut faire contre fortune bon cœur. +Citez-le devant le commissaire; qu'il mette cela dans sa poche si cela +lui va. Damnés coquins! et débitant avec une +volubilité extraordinaire +un long chapelet de sentences semblables, l'étranger introduisit +M. +Pickwick et ses disciples dans la chambre d'attente des voyageurs.</p> +<p>—Garçon! cria l'étranger en tirant la sonnette avec +une violence +formidable, des verres pour tout le monde; du grog à +l'eau-de-vie chaud, +fort sucré, et qu'il y en ait beaucoup. L'œil endommagé, +monsieur? +Garçon, un bifteck cru, pour l'œil de monsieur. Rien comme le +bifteck +cru pour une contusion, monsieur. Un candélabre à gaz, +excellent, mais +incommode. Diablement drôle de se tenir en pleine rue une +demi-heure, +l'œil appuyé sur un candélabre à gaz. La bonne +plaisanterie, hein! Ha! +ha!» Et l'étranger, sans s'arrêter pour reprendre +haleine, avala d'un +seul trait une demi-pinte de grog brûlant, puis il s'étala +sur une +chaise, avec autant d'aisance que si rien de remarquable n'était +arrivé.</p> +<p>M. Pickwick eut le temps d'observer le costume et la tournure de +cette +nouvelle connaissance, tandis que ses trois compagnons étaient +occupés à +lui offrir leurs remerciements.</p> +<p>C'était un homme d'une taille moyenne; mais comme il avait le +corps +mince et les jambes très-longues, il paraissait beaucoup plus +grand +qu'il ne l'était en réalité. Son habit vert avait +été un vêtement +élégant dans les beaux jours des habits à queue de +morue; +malheureusement, dans ce temps-là, il avait sans doute +été fait pour un +homme beaucoup plus petit que l'étranger, car les manches salies +et +fanées lui descendaient à peine aux poignets. Sans +égard pour l'âge +respectable de cet habit, il l'avait boutonné jusqu'au menton, +au hasard +imminent d'en faire craquer le dos. Son cou était +décoré d'un vieux col +noir, mais on n'y apercevait aucun vestige d'un col de chemise. Son +étroit pantalon étalait çà et là des +places luisantes qui indiquaient de +longs services; il était fortement tendu par des sous-pieds sur +des +souliers rapiécés, afin de cacher, sans doute, des bas, +jadis blancs, +qui se trahissaient encore malgré cette précaution +inutile. De chaque +côté d'un chapeau à bords retroussés +tombaient en boucles négligées les +longs cheveux noirs du personnage, et l'on entrevoyait la chair de ses +poignets entre ses gants et les parements de son habit Enfin son visage +était maigre et pâle, et dans toute sa personne +régnait un air +indéfinissable d'impudence hâbleuse et d'aplomb +imperturbable.</p> +<p>Tel était l'individu que M. Pickwick examinait à +travers ses lunettes +(heureusement retrouvées), et auquel il offrit, en termes +choisis, ses +remercîments, après que ses trois amis eurent +épuisé les leurs.</p> +<p>«N'en parlons plus, dit l'étranger, coupant court aux +compliments, ça +suffit. Fameux gaillard, ce cocher, il jouait bien des poings, mais si +j'avais été votre ami à l'habit de chasse vert, +Dieu me damne! j'aurais +brisé la tête du cocher en moins de rien; celle du +pâtissier aussi, +parole d'honneur!»</p> +<p>Ce discours tout d'une haleine fut interrompu par le cocher de +Rochester, annonçant que le <i>Commodore</i> était +prêt à partir.</p> +<p>«Commodore! murmura l'étranger en se levant: ma +voiture, place retenue. +Place d'impériale. Payez l'eau-de-vie et l'eau; faudrait changer +un +billet de cinq livres; il circule beaucoup de pièces fausses, +monnaie de +Birmingham; connu. Et il secoua la tête d'un air fin.»</p> +<p>Or, M. Pickwick et ses trois compagnons avaient +précisément projeté de +faire leur première halte à Rochester. Ils +déclarèrent donc à leur +nouvelle connaissance qu'ils suivaient la même route, et +convinrent +d'occuper le siége de derrière de la voiture, où +ils pourraient tenir +tous les cinq.</p> +<p>«Allons! haut! dit l'étranger, en aidant M. Pickwick +à grimper sur +l'impériale, avec une précipitation qui dérangea +matériellement la +gravité ordinaire du philosophe.</p> +<p>—Aucun bagage, monsieur? demanda le cocher.</p> +<p>—Qui? moi? répliqua l'étranger: Paquet de papier gris, +voilà! le reste +parti par eau; grosses caisses clouées, grosses comme des +maisons, +lourdes, lourdes, diablement lourdes!» Et il enfonça dans +sa poche, le +plus qu'il put, le paquet de papier gris, qui, à en juger +d'après les +apparences paraissait contenir une chemise et un mouchoir.</p> +<p>«Gare! gare les têtes! cria le babillard +étranger, quand ils arrivèrent +sous la voûte, par laquelle entraient ou sortaient les voitures; +terrible endroit, très-dangereux; l'autre jour; cinq enfants; +mère; +grande femme, mangeant des sandwiches, oublie la voûte; crac! les +enfants se retournent; la tête de la mère enlevée! +les sandwiches dans +sa main; pas de bouche pour les mettre, le chef de la famille n'y +était +plus. Horrible! horrible! Vous regardez Whitehall, monsieur? beau +palais, petite croisée; la tête de quelqu'un tombée +là<a name="FNanchor_6_6"></a><a href="#Footnote_6_6"><sup>6</sup></a>... +Eh! Il +n'avait pas pris garde non plus! Eh! monsieur, eh!</p> +<p>—Je ruminais, dit M. Pickwick, sur l'étrange +mutabilité des choses de +ce monde.</p> +<p>—Ah! je devine: on entre par la porte du palais un jour; on en sort +par +la fenêtre le lendemain. Philosophe, monsieur?</p> +<p>—Observateur de la nature humaine, monsieur.</p> +<p>—Moi aussi, comme la plupart des hommes, quand ils n'ont pas +grand'chose à faire, et encore moins à gagner. +Poëte, monsieur?</p> +<p>—Mon ami, M. Snodgrass, a une disposition poétique +très-prononcée, +répondit M. Pickwick.</p> +<p>—Moi aussi, reprit l'étranger, poëme épique; dix +mille vers; révolution +de juillet; composé sur place; Mars le jour, Apollon la nuit; +déchargeant la fusil, pinçant la lyre.</p> +<p>—Vous étiez présent à cette glorieuse +scène? demanda M. Snodgrass.</p> +<p>—Présent! un peu<a name="FNanchor_7_7"></a><a + href="#Footnote_7_7"><sup>7</sup></a>, j'ajustais un Suisse; +j'ajustais un vers; j'entre +chez un marchand de vin et je l'écris; je retourne dans la rue, +pouf! +pan! une autre idée; je rentre dans la boutique, plume et encre; +dans la +rue, d'estoc et de taille. Noble temps, monsieur! Chasseur, monsieur? +se +tournant brusquement vers M. Winkle.</p> +<p>—Un peu, répliqua celui-ci.</p> +<p>—Belle occupation! belle occupation! des chiens?</p> +<p>—Pas dans ce moment.</p> +<p>—Ah! vous devriez en avoir. Noble animal, créature +intelligente! J'en +avais un jadis, chien d'arrêt, instinct surprenant. Je chasse un +jour, +j'entre dans un enclos, je siffle, chien immobile; je siffle encore; +Ponto! Inutile: bouge pas. Ponto! Ponto! il ne remue pas. Chien +pétrifié, en arrêt devant un écriteau. Une +inscription. <i>Les +gardes-chasse ont ordre de tuer tous les chiens qu'ils trouveront dans +cet enclos.</i> Il ne voulait pas avancer. Chien étonnant. +Fameuse bête, +oh! oui, fameuse!</p> +<p>—Singulière circonstance, dit M. Pickwick. Voulez-vous me +permettre +d'en prendre note?</p> +<p>—Certainement, monsieur, certainement; cent autres anecdotes du +même +animal. Jolie fille, monsieur! continua l'étranger en +s'adressant à M. +Tracy Tupman, lequel s'occupait à lancer des œillades +antipickwickiennes +à une jeune femme qui passait sur le bord de la route.</p> +<p>—Très-jolie, répondit M. Tupman.</p> +<p>—Les Anglaises ne valent pas les Espagnoles: nobles +créatures; cheveux +de jais, noires prunelles, formes séduisantes; douces +créatures, +charmantes!</p> +<p>—Vous avez été en Espagne, monsieur? demanda M. Tracy +Tupman.</p> +<p>—J'y ai vécu des siècles.</p> +<p>—Vous avez fait beaucoup de conquêtes?</p> +<p>—Des conquêtes? par milliers. Don Bolaro Fizzgig, grand +d'Espagne; +fille unique; doña Christina, superbe créature; elle +m'aimait à la +folie. Père jaloux; fille passionnée; bel Anglais; +doña Christina au +désespoir; acide prussique; pompe stomacale dans mon +portemanteau; je +pratique l'opération; vieux Bolaro en extase, consent à +notre union; +joint nos mains, ruisseaux de pleurs; histoire romantique, +très-romantique.</p> +<p>—Cette dame est-elle maintenant en Angleterre? reprit M. Tupman, sur +lequel la description de tant de charmes avait produit une vive +impression.</p> +<p>—Morte! monsieur, morte! répondit l'étranger en +appliquant à son œil +droit les tristes restes d'un mouchoir de batiste. Ne guérit +jamais de +la pompe stomacale, constitution détruite, victime de l'amour.</p> +<p>—Et le père? demanda le poétique Snodgrass.</p> +<p>—Saisi de remords, disparition subite, conversation de toute la +ville. +Recherches dans tous les coins, sans succès. Jet d'eau de la +fontaine +publique dans la grande place s'arrête subitement: le temps +passe, +toujours point d'eau; les ouvriers s'y mettent: mon beau-père +dans le +gros tuyau, une confession complète dans sa botte droite. On le +retire, +la fontaine coule de plus belle.</p> +<p>—Voulez-vous me permettre d'écrire ce petit roman? dit M. +Snodgrass, +profondément affecté.</p> +<p>—Certainement, monsieur, certainement. Cinquante autres à +votre +service. Étrange histoire que la mienne, non pas extraordinaire, +mais +curieuse.»</p> +<p>Durant toute la route, l'étranger continua à parler de +la sorte, +s'interrompant seulement aux relais pour avaler un verre d'ale, en +guise +de ponctuation. Aussi, lorsque la voiture arriva au pont de Rochester, +les carnets de MM. Pickwick et Snodgrass étaient +complétement remplis +d'un choix de ses aventures.</p> +<p>Lorsqu'on aperçut le vieux château, M. Auguste +Snodgrass s'écria avec la +ferveur poétique qui le distinguait: «Quelles magnifiques +ruines!</p> +<p>—Quelle étude pour un antiquaire! furent les propres paroles +qui +s'échappèrent de la bouche de M. Pickwick, tandis qu'il +appliquait son +télescope à son œil.</p> +<p>—Ah! un bel endroit, répliqua l'étranger. Superbe +masse, sombres +murailles, arcades branlantes, noirs recoins, escaliers +croûlants. +Vieille cathédrale aussi, odeur terreuse, les marches +usées par les +pieds des pèlerins, petites portes saxonnes, confessionnaux +comme les +guérites de ceux qui reçoivent l'argent au spectacle. +Drôles de gens que +ces moines, papes et trésoriers, et toutes sortes de vieux +gaillards, +avec des grosses faces rouges et des nez écornés, qu'on +déterre tous les +jours. Des pourpoints de buffle, des arquebuses à mèche, +sarcophages. +Belle place, vieilles légendes, drôles d'histoires, +étonnantes.» Et +l'étranger continua son soliloque jusqu'au moment où la +voiture +s'arrêta, dans la grande rue, devant l'auberge du <i>Taureau</i>.</p> +<p>—Allez-vous rester ici, monsieur, lui demanda M. Nathaniel Winkle.</p> +<p>«Ici? non, monsieur. Mais vous ferez bien d'y +séjourner, bonne maison, +lits propres. L'hôtel <i>Wright</i>, à côté, +très-cher, une demi-couronne de +plus sur votre compte, si vous regardez seulement le garçon; +fait payer +plus cher si vous dînez en ville que si vous dîniez +à l'hôtel: drôles de +gens, vraiment.»</p> +<p>M. Winkle s'approcha de M. Pickwick et lui dit quelques paroles +à +l'oreille. Un chuchotement passa de M. Pickwick à M. Snodgrass, +de M. +Snodgrass à M. Tupman, et des signes d'assentiment ayant +été échangés, +M. Pickwick s'adressa ainsi à l'étranger.</p> +<p>«Vous nous avez rendu ce matin un important service, monsieur. +Permettez-moi de vous offrir une légère marque de notre +reconnaissance, +en vous priant de nous faire l'honneur de dîner avec nous.</p> +<p>—Grand plaisir. Ne me permettrai pas de dire mon goût; +volaille rôtie +et champignons, excellente chose; quelle heure?</p> +<p>—Voyons, répondit M. Pickwick, en tirant sa montre. Il est +maintenant +près de trois heures. A cinq heures, si vous voulez.</p> +<p>—Convient parfaitement; cinq heures précises, jusqu'alors +prenez soin +de vous.»</p> +<p>Ainsi parla l'étranger, et il souleva de quelques pouces son +chapeau à +bords retroussés, le replaça négligemment sur le +coin de l'oreille, +traversa la cour d'un air délibéré, et tourna dans +la grande rue, ayant +toujours hors de sa poche la moitié du paquet de papier gris.</p> +<p>«Évidemment un grand voyageur dans divers climats et un +profond +observateur des hommes et des choses, dit M. Pickwick.</p> +<p>—J'aimerais à voir son poëme, reprit M. Snodgrass.</p> +<p>—Et moi je voudrais avoir vu son chien,» ajouta M. Winkle.</p> +<p>M. Tupman ne parla point, mais il pensa a doña Christina, +à l'acide +prussique, à la fontaine, et ses yeux se remplirent de larmes.</p> +<p>Après avoir retenu une salle à manger +particulière, examiné les lits, +commandé le dîner, nos voyageurs sortirent pour observer +la ville et les +environs.</p> +<p>Nous avons lu soigneusement les notes de M. Pickwick sur les quatre +villes de Stroud, Rochester, Chatham et Brompton, et nous n'avons pas +trouvé que ses opinions différassent +matériellement de celles des autres +savants qui ont parcouru les mêmes lieux. On peut résumer +ainsi sa +description.</p> +<p>Les principales productions de ces villes paraissent être des +soldats, +des matelote, des juifs, de la craie, des crevettes, des officiers et +des employés de la marine. Les principales marchandises +étalées dans les +rues sont des denrées pour la marine, du caramel, des pommes, +des +poissons plats et des huîtres. Les rues ont un air vivant et +animé, qui +provient principalement de la bonne humeur des militaires. Quand ces +vaillants hommes, sous l'influence d'un excès de gaieté +et de +spiritueux, font, en chantant, des zigzags dans les rues, ils offrent +un +spectacle vraiment délicieux pour un esprit philanthropique, +surtout si +nous considérons quel amusement innocent et peu cher ils +fournissent à +tous les enfants de la ville, qui les suivent en plaisantent avec eux. +Rien (ajouta M. Pickwick), rien n'égale leur bonne humeur. La +veille de +mon arrivée, l'un d'eux avait été +grossièrement insulté dans une +auberge. La fille avait refusé de le laisser boire davantage. +Sur quoi, +et par pur badinage, le soldat tira sa baïonnette et blessa la +servante +à l'épaule: cependant, le lendemain, ce brave +garçon se rendit dès le +matin à l'auberge, et fut le premier à promettre de ne +conserver aucun +ressentiment, et d'oublier ce qui s'était passé.</p> +<p>«La consommation de tabac doit être très-grande +dans cette ville, +continue M. Pickwick; et l'odeur de ce végétal, +répandue dans toutes les +rues, doit être étonnamment délicieuse pour ceux +qui aiment à fumer. Un +voyageur superficiel critiquerait peut-être les boues qui +caractérisent +leur viabilité, mais elles offrent, au contraire, un +véritable sujet de +jouissance à ceux qui y découvrent un indice de mouvement +et de +prospérité commerciale.»</p> +<p>Cinq heures précises amenèrent à la fois le +dîner et l'étranger. Il +s'était débarrassé de son paquet de papier gris, +mais il n'avait fait +aucun changement dans son costume et déployait toujours sa +loquacité +accoutumée.</p> +<p>«Qu'est-ce que cela? demanda-t-il, comme le garçon +ôtait une des cloches +d'argent. Des soles! ha! fameux poisson; toutes soles viennent de +Londres. Les entrepreneurs de diligences poussent aux dîners +politiques +pour avoir le transport des soles; des paniers par douzaines; ils +savent +bien ce qu'ils font. Eh! eh! Un verre de vin avec moi, monsieur.</p> +<p>—Avec plaisir,» répondit M. Pickwick. Et +l'étranger prit du vin, +d'abord avec lui, puis avec M. Snodgrass, puis avec M. Tupman, puis +avec +M. Winkle, puis enfin avec la société collectivement; et +le tout sans +cesser un seul instant de discourir.</p> +<p>«Diable de bacchanale sur l'escalier! Banquettes qu'on monte, +charpentiers qui descendent, lampes, verres, harpe. Qu'y a-t-il donc, +garçon?</p> +<p>—Un bal, monsieur.</p> +<p>—Un bal par souscription?</p> +<p>—Non, monsieur. Monsieur, un bal public au bénéfice +des pauvres, +monsieur.</p> +<p>—Monsieur, dit M. Tupman avec un vif intérêt, +savez-vous si les femmes +sont bien dans cette ville?</p> +<p>—Superbes, magnifiques. Kent, monsieur; tout le monde connaît +le comté +de Kent, célèbre pour ses pommes, ses cerises, son +houblon et ses +femmes. Un verre de vin, monsieur?</p> +<p>—Avec grand plaisir, répondit M. Tupman; et l'étranger +emplit son +verre, et le vida.</p> +<p>—J'aimerais beaucoup aller à ce bal, reprit M. Tupman, +beaucoup.</p> +<p>—Nous avons des billets au comptoir, monsieur. Une +demi-guinée chaque, +monsieur, dit le garçon.»</p> +<p>M. Tupman exprima de nouveau le désir d'être +présent à cette fête; mais +ne rencontrant aucune réponse dans l'œil obscurci de M. +Snodgrass, ni +dans le regard distrait de M. Pickwick, il se rejeta, avec un nouvel +intérêt, sur le vin de Porto et sur le dessert qu'on +venait d'apporter. +Le garçon se retira, et nos cinq voyageurs continuèrent +à savourer les +deux heures d'abandon qui suivent le dîner.</p> +<p>«Pardon, monsieur, dit l'étranger, la bouteille dort, +faites-lui faire +le tour comme le soleil, par la soute au pain, rubis sur +l'ongle,» et il +vida son verre qu'il avait rempli deux minutes auparavant, et s'en +versa +un autre avec l'aplomb d'un homme accoutumé à ce +manège.</p> +<p>Le vin fut bu, et l'on en demanda d'autre: le visiteur parla, les +pickwickiens écoutèrent; M. Tupman se sentait à +chaque instant plus de +disposition pour le bal; la figure de M. Pickwick brillait d'une +expression de philanthropie universelle; MM. Winkle et Snodgrass +étaient +tombés dans un profond sommeil.</p> +<p>«Ils commencent là haut, dit l'étranger; +écoutez, on accorde les +violons, maintenant la harpe; les voilà partis.»</p> +<p>En effet, les sons variés qui descendaient le long de +l'escalier +annonçaient le commencement du premier quadrille.</p> +<p>«J'aimerais beaucoup aller à ce bal, +répéta M. Tupman.</p> +<p>—Moi aussi; maudit bagage; bateau en retard: rien à mettre; +drôle, +hein?»</p> +<p>Une bienveillance générale était le trait +caractéristique des +pickwickiens, et M. Tupman en était doué plus qu'aucun +autre. En +feuilletant les procès-verbaux du club, on est +étonné de voir combien de +fois cet excellent homme envoya chez les autres membres de +l'Association +les infortunés qui s'adressaient à lui, pour en obtenir +de vieux +vêtements ou des secours pécuniaires.</p> +<p>«Je serais heureux de vous prêter un habit pour cette +occasion, dit-il +à l'étranger; mais vous êtes assez mince, et je +suis...</p> +<p>—Assez gros. Bacchus sur le retour, descendu de son tonneau, les +pampres au diable, portant des culottes. Ah! ah! Passez le vin.»</p> +<p>Nous ne saurions dire si M. Tupman fut indigné du ton +péremptoire avec +lequel l'étranger l'engageait à passer le vin, qui +passait en effet si +vite par son gosier, ou s'il était justement scandalisé +de voir un +membre influent de Pickwick-Club comparé ignominieusement +à un Bacchus +démonté; mais, après avoir passé le vin, il +toussa deux fois et regarda +l'étranger, durant quelques secondes, avec une fixité +sévère. Cependant, +cet individu étant demeuré parfaitement calme et serein +sous son regard +scrutateur, il en diminua par degrés l'intensité et +recommença à parler +du bal.</p> +<p>«J'étais sur le point d'observer, monsieur, lui dit-il, +que si mes +vêtements doivent vous être trop larges, ceux de mon ami, +M. Winkle, +pourraient peut-être vous aller mieux.»</p> +<p>L'étranger prit d'un coup d'œil la mesure de M. Winkle et +s'écria avec +satisfaction: «Justement ce qu'il me faut!»</p> +<p>M. Tupman regarda autour de lui. Le vin, qui avait exercé son +influence +somnifère sur MM. Snodgrass et Winkle, avait aussi appesanti les +sens de +M. Pickwick. Ce gentleman avait parcouru successivement les diverses +phases qui précèdent la léthargie produite par le +dîner et par le vin. +Il avait subi les phases ordinaires depuis l'excès de la +gaieté jusqu'à +l'abîme de la tristesse. Comme un bec de gaz, dans une rue, +lorsque le +vent a pénétré dans le tuyau, il avait +déployé par moments, une clarté +extraordinaire, puis il était tombé si bas qu'on pouvait +à peine +l'apercevoir; après un court intervalle il avait fait jaillir de +nouveau +une éblouissante lumière, puis il avait oscillé +rapidement, et il +s'était éteint tout à fait. Sa tête +était penchée sur sa poitrine, et un +ronflement perpétuel, accompagné parfois d'un sourd +grognement, étaient +les seules preuves auriculaires qui pussent attester encore la +présence +de ce grand homme.</p> +<p>M. Tupman était violemment tenté d'aller au bal, pour +porter son +jugement sur les beautés du comté de Kent; il +était également tenté +d'emmener avec lui l'étranger; car il l'entendait parler des +habitants +et de la ville comme s'il y avait vécu depuis sa naissance, +tandis que +lui-même se trouvait entièrement dépaysé. M. +Winkle dormait +profondément, et M. Tupman avait assez d'expérience de +l'état où il le +voyait pour savoir que, suivant le cours ordinaire de la nature, son +ami +ne songerait point à autre chose, en s'éveillant, +qu'à se traîner +pesamment vers son lit. Cependant il restait encore dans +l'indécision.</p> +<p>«Remplissez votre verre, et passez le vin;» dit +l'infatigable visiteur.</p> +<p>M. Tupman fit comme il lui était demandé, et le +stimulant additionnel du +dernier verre le détermina.</p> +<p>«La chambre à coucher de Winkle, dit-il à +l'étranger, ouvre dans la +mienne; si je l'éveillais maintenant je ne pourrais pas lui +faire +comprendre ce que je désire: mais je sais qu'il a un costume +complet +dans son sac de nuit. Supposez que vous le mettiez pour aller au bal et +que vous l'ôtiez en rentrant, je pourrais le replacer facilement, +sans +déranger notre ami le moins du monde.</p> +<p>—Admirable! répondit l'étranger; fameux plan! +Damnée position, bizarre, +quatorze habits dans ma malle et obligé de mettre celui d'un +autre. +Très-drôle! vraiment.</p> +<p>—Il faut prendre nos billets, dit M. Tupman.</p> +<p>—Pas la peine de changer une guinée. Jouons qui payera les +deux, jetez +une pièce en l'air, moi je nomme, allez. Femme, femme, femme +enchanteresse! et le souverain étant tombé laissa voir +sur sa face +supérieure le dragon, appelé par courtoisie, une femme. +Condamné par le +sort, M. Tupman tira la sonnette, prit les billets et demanda de la +lumière. Au bout d'un quart d'heure l'étranger +était complétement paré +des dépouilles de M. Nathaniel Winkle.</p> +<p>—C'est un habit neuf, dit M. Tupman, tandis que l'étranger se +mirait +avec complaisance: c'est le premier qui soit orné des boutons de +notre +club;» et il fit remarquer à son compagnon les larges +boutons dorés, sur +lesquels on voyait les lettres P.C. de chaque côté du +buste de M. +Pickwick.</p> +<p>«P.C. répéta l'étranger; drôle de +devise, le portrait du vieux bonhomme, +avec P.C. Qu'est-ce que P.C. signifie, portrait curieux, hein?»</p> +<p>M. Tupman, avec une grande importance et une indignation mal +comprimée, +expliqua le symbole mystique du Pickwick-Club, tandis que +l'étranger se +tordait pour apercevoir dans la glace le derrière de l'habit +dont la +taille lui montait au milieu du dos.</p> +<p>«Un peu court de taille, n'est-ce pas? Comme les vestes des +facteurs: +drôles d'habits, ceux-là, faits à l'entreprise, +sans mesures: voies +mystérieuses de la providence, à tous les petits hommes, +de longs +habits; à tous les grands, des habits courts.»</p> +<p>En babillant de cette manière, le nouveau compagnon de M. +Tupman acheva +d'ajuster son costume, ou plutôt celui de M. Winkle, et, +bientôt après, +les deux amateurs de fêtes montèrent ensemble l'escalier.</p> +<p>«Quels noms, messieurs? dit l'homme qui se tenait à la +porte. M. Tupman +s'avançait pour énoncer ses titres et qualités, +quand l'étranger +l'arrêta en disant:</p> +<p>—Pas de nom du tout; et il murmura à l'oreille de M. Tupman: +«Les noms +ne valent rien; inconnus, excellents noms dans leur genre, mais pas +illustres; fameux noms dans une petite réunion, mais qui ne +feraient pas +d'effet dans une grande assemblée. Incognito, voilà la +chose. Gentlemen +de Londres, nobles étrangers, n'importe quoi.»</p> +<p>La porte s'ouvrit à ces derniers mots prononcés +à voix haute, et M. +Tupman entra dans la salle de bal avec l'étranger.</p> +<p>C'était une longue chambre garnie de banquettes cramoisies, +et éclairée +par des bougies, placées dans des lustres de cristal. Les +musiciens +étaient soigneusement retranchés sur une haute estrade, +et trois ou +quatre quadrilles se mêlaient et se démêlaient d'une +manière +scientifique. Dans une pièce voisine on apercevait deux tables +à jouer, +sur lesquelles quatre vieilles dames, avec un pareil nombre de gros +messieurs, exécutaient gravement leur whist.</p> +<p>La finale terminée, les danseurs se promenèrent dans +la salle, et nos +deux compagnons se plantèrent dans un coin pour observer la +compagnie.</p> +<p>«Charmantes femmes! soupira M. Tupman.</p> +<p>—Attendez un instant. Vous allez voir tout à l'heure. Les +gros bonnets +pas encore venus. Drôle d'endroit. Les employés +supérieurs de la marine +ne parlent pas aux petits employés, les petits employés +ne parlent pas à +la bourgeoisie, la bourgeoisie ne parle pas aux marchands, le +commissaire du gouvernement ne parle à personne.</p> +<p>—Quel est ce petit garçon aux cheveux blonds, aux yeux +rouges, avec un +habit de fantaisie?</p> +<p>—Silence, s'il vous plaît! yeux rouges, habit de fantaisie, +petit +garçon, allons donc! Chut! chut! c'est un enseigne du 97e, +l'honorable +Wilmot-Bécasse. Grande famille, les Bécasses, famille +nombreuse.</p> +<p>—Sir Thomas Clubber, lady Clubber et Mlles Clubber! cria d'une voix +de +stentor l'homme qui annonçait.»</p> +<p>Une profonde sensation se propagea dans toute la salle, à +l'entrée d'un +énorme gentleman, en habit bleu, avec des boutons brillants; +d'une vaste +lady en satin bleu, et de deux jeunes ladies taillées sur le +même patron +et parées de robes élégantes de la même +couleur.</p> +<p>«Commissaire du gouvernement, chef de la marine, grand homme, +remarquablement grand! dit tout bas l'étranger à M. +Tupman, pendant que +les commissaires du bal conduisaient sir Thomas Clubber et sa famille +jusqu'au haut bout de la salle. L'honorable Wilmot-Bécasse et +les +meneurs de distinction s'empressèrent de présenter leurs +hommages aux +demoiselles Clubber, et sir Thomas Clubber, droit comme un i, +contemplait majestueusement l'assemblée du haut de sa cravate +noire.»</p> +<p>M. Smithie, Mme Smithie et mesdemoiselles Smithie, furent +annoncés +immédiatement après.</p> +<p>«Qu'est-ce que M. Smithie? demanda M. Tupman.</p> +<p>—Quelque chose de la marine,» répondit +l'étranger.</p> +<p>M. Smithie s'inclina avec déférence devant sir Thomas +Clubber, et sir +Thomas Clubber lui rendit son salut avec une condescendance +marquée. +Lady Clubber examina à travers son lorgnon Mme Smithie et sa +famille; et +à son tour Mme Smithie regarda du haut en bas madame je ne sais +qui, +dont le mari n'était pas dans la marine.</p> +<p>«Colonel Bulder, Mme Bulder et miss Bulder!</p> +<p>—Chef de la garnison,» dit l'étranger, en +réponse à un coup d'œil +interrogateur de M. Tupman.</p> +<p>Miss Bulder fut chaudement accueillie par les miss Clubber; les +salutations entre Mme Bulder et lady Clubber furent des plus +affectueuses; le colonel Bulder et sir Thomas s'offrirent mutuellement +une prise de tabac, et tous deux regardèrent autour d'eux comme +une +paire d'Alexandre Selkirk, monarques de tout ce qui les entourait.</p> +<p>Tandis que l'aristocratie de l'endroit, les Bulder, les Clubber et +les +Bécasse conservaient ainsi leur dignité au haut bout de +la salle, les +autres classes de la société les imitaient, au bas bout, +autant qu'il +leur était possible. Les officiers les moins aristocratiques du +97e se +dévouaient aux familles des fonctionnaires les moins importants +de la +marine; les femmes des avoués et la femme du marchand de vin +étaient à +la tête d'une faction; la femme du brasseur visitait les Bulder; +et Mme +Tomlinson, directrice du bureau de poste, semblait avoir +été choisie par +un assentiment universel, pour diriger le parti marchand.</p> +<p>Un des personnages les plus populaires dans son propre cercle +était un +gros petit homme, dont le crâne chauve était +entouré d'une couronne de +cheveux noirs et roides; c'était le docteur Slammer, chirurgien +du 97e. +Le docteur Slammer prenait du tabac avec tout le monde, riait, dansait, +plaisantait, jouait au whist, était partout, faisait tout. A ces +occupations, toutes nombreuses qu'elles fussent déjà, le +docteur en +joignait une autre, plus importante encore: il enveloppait des +attentions les plus dévouées, les plus infatigables, une +vieille petite +veuve, dont la riche toilette et les nombreux bijoux annonçaient +une +fortune qui en faisait un parti fort désirable pour un homme +d'un revenu +limité.</p> +<p>Les yeux de M. Tupman et de son compagnon avaient été +fixés sur le +docteur et sur la veuve depuis quelque temps, lorsque l'étranger +rompit +le silence.</p> +<p>«Un tas d'argent, vieille fille, le docteur fait sa +tête, excellente +idée, bonne charge.»</p> +<p>Tandis que ces sentences peu intelligibles s'échappaient de +la bouche de +l'étranger, M. Tupman le regardait d'un air interrogateur.</p> +<p>«Je vais danser avec la veuve.</p> +<p>—Qui est-elle?</p> +<p>—N'en sais rien, jamais vue. Supplanter le docteur. En avant, +marche!»</p> +<p>En achevant ces mots, l'étranger traversa la pièce, +s'appuya contre le +manteau de la cheminée, et attacha ses regards, avec un air +d'admiration +respectueuse et mélancolique, sur la grosse figure de la vieille +petite +dame. M. Tupman regardait muet d'étonnement. L'étranger +faisait +évidemment des progrès rapides: le docteur dansait avec +une autre dame! +La veuve laissa tomber son éventail; l'étranger le +releva, et le lui +rendit avec empressement: un sourire, un salut, une +révérence, quelques +paroles de conversation. L'étranger retraversa hardiment la +salle, pour +chercher le maître des cérémonies, retourna avec +lui près de la veuve, +et, après quelques instants de pantomime introductrice, il +saisit la +main de sa conquête et prit place avec elle dans un quadrille.</p> +<p>Grande fut la surprise de M. Tupman à ce +procédé sommaire; mais +l'étonnement du petit docteur paraissait encore plus grand. +L'étranger +était jeune; la veuve était flattée; elle ne +prenait plus garde aux +attentions du docteur, et l'indignation de celui-ci ne faisait aucune +impression sur son imperturbable rival. Le docteur Slammer resta +paralysé. Lui, le docteur Slammer, du 97e, être +anéanti en un moment, +par un homme que personne n'avait jamais vu, que personne ne +connaissait! Le docteur Slammer! le docteur Slammer, du 97e! +Incroyable! +cela ne se pouvait pas. Et pourtant cela était. Bon, +voilà que +l'étranger présente son ami? Le docteur pouvait-il en +croire ses yeux? +Il regarda de nouveau et il se trouva dans la pénible +nécessité de +reconnaître la véracité de ses nerfs optiques. Mme +Budger dansait avec +M. Tupman, il n'y avait pas moyen de s'y tromper. Sa veuve +elle-même est +là devant lui, en chair et en os, bondissant avec une vigueur +inaccoutumée. Là aussi était M. Tupman, sautant +à droite et à gauche, +d'un air plein de gravité, et dansant (ce qui arrive à +beaucoup de +personnes) comme si la contredanse était une épreuve +solennelle, et +qu'il fallût, pour s'en tirer, armer son moral d'une inflexible +résolution.</p> +<p>Silencieusement et patiemment le docteur supporta tout ceci. Il vit +l'étranger offrir du vin chaud, remporter les verres, se +précipiter sur +des biscuits; il vit mille coquetteries échangées, et il +ne dit rien: +mais quelques secondes après que l'étranger eut disparu +avec Mme Budger, +pour la conduire à sa voiture, il s'élança hors de +la chambre, et chaque +particule de sa colère, longtemps contenue, sembla +s'échapper de son +visage en un ruisseau de sueur.</p> +<p>L'étranger revenait, il parlait à voix basse à +M. Tupman, il riait, il +était radieux, il avait triomphé. Le petit docteur eut +soif de sa vie.</p> +<p>«Monsieur! dit-il d'une voix terrible, en montrant sa carte et +en se +retirant dans un angle du passage: mon nom est Slammer! Le docteur +Slammer, monsieur! 97e régiment, caserne de Chatham. Ma carte, +monsieur! +ma carte! Il aurait voulu poursuivre, mais son indignation +l'étouffait.</p> +<p>—Ah! répliqua l'étranger négligemment, Slammer, +bien obligé; merci, +merci de votre attention délicate, pas malade maintenant, +Slammer, +quand je le serai, m'adresserai a vous.</p> +<p>—Vous... vous êtes un intrigant... un poltron... un +lâche... un +menteur... un... un.... Vous déciderez-vous à me donner +votre carte, +monsieur?</p> +<p>—Ah! je vois, dit l'étranger à demi-voix, punch trop +fort, hôte +libéral. La limonade beaucoup meilleure, des chambres trop +chaudes, +gentlemen d'un certain âge, s'en ressentent le lendemain, +cruelles +souffrances.... et il fit quelques pas.</p> +<p>—Vous demeurez dans cette maison, monsieur? cria le petit homme +furieux; vous êtes ivre maintenant, monsieur! Vous entendrez +parler de +moi, monsieur! Je vous retrouverai, monsieur! je vous retrouverai!</p> +<p>—Vous ferez bien d'abord de retrouver votre lit,» +répondit l'impassible +étranger.</p> +<p>Le docteur Slammer le regarda avec une férocité +inexprimable, et en +s'éloignant il enfonça son chapeau sur sa tête +d'une manière qui +indiquait toute son indignation.</p> +<p>Cependant l'étranger et M. Tupman montèrent dans la +chambre de celui-ci +pour restituer le plumage qu'ils avaient emprunté à +l'innocent M. +Winkle. Ils le trouvèrent profondément endormi, et la +restitution fut +bientôt faite. L'étranger était extrêmement +facétieux, et M. Tupman, +étourdi par le vin, par le punch, par les lumières, par +la vue de tant +de femmes, regardait toute cette affaire comme une excellente +plaisanterie. Après le départ de son nouvel ami, il +éprouva quelque +difficulté à découvrir l'ouverture de son bonnet +de nuit: dans ses +efforts pour le mettre sur sa tête, il renversa son flambeau, et +ce fut +seulement par une série d évolutions +très-compliquées qu'il parvint à +entrer dans son lit. Malgré ces petits accidents il ne tarda pas +à +trouver le repos.</p> +<p>Le lendemain matin, sept heures avaient à peine cessé +de sonner, quand +l'esprit universel de M. Pickwick fut tiré de l'état de +torpeur où +l'avait plongé le sommeil, par des coups violents frappés +à sa porte.</p> +<p>«Qui est la? cria-t-il, se dressant sur son séant.</p> +<p>—Le garçon, monsieur.</p> +<p>—Que voulez-vous?</p> +<p>—Pourriez-vous me dire, monsieur, quelle personne de votre +société a un +habit bleu à boutons dorés, avec P.C. dessus?»</p> +<p>On le lui aura donné pour le brosser, pensa M. Pickwick, et +il a oublié +à qui il appartient. «M. Winkle, cria-t-il, la +troisième chambre à +droite.</p> +<p>—Merci, monsieur, dit le garçon; et il passa.</p> +<p>—Qu'est-ce que c'est? demanda M. Tupman, en entendant frapper +violemment à sa porte.</p> +<p>—Puis-je parler à M. Winkle, monsieur? répliqua le +garçon du dehors.</p> +<p>—Winkle! Winkle! cria M. Tupman.</p> +<p>—Ohé! répondit une faible voix qui sortait du lit de +la chambre +intérieure.</p> +<p>—On vous demande.... Quelqu'un à la porte; et ayant +articulé avec +effort ces paroles, M. Tupman se retourna et se rendormit +immédiatement.</p> +<p>—On me demande? dit M. Winkle en sautant hors de son lit et en +s'habillant rapidement. A cette distance de Londres, qui diable peut me +demander?</p> +<p>—Un gentleman, en bas, au café, monsieur. Il dit qu'il ne +vous +dérangera qu'un instant, monsieur; mais il ne veut accepter +aucun délai.</p> +<p>—Fort étrange! répliqua M. Winkle. Dites que je +descends.»</p> +<p>Il s'enveloppa d'une robe de chambre; mit un châle de voyage +autour de +son cou, et descendit. Une vieille femme et une couple de +garçons +balayaient la salle du café. Auprès de la fenêtre +était un officier en +petite tenue, qui se retourna en entendant entrer M. Winkle, le salua +d'un air roide, fit retirer les domestiques, ferma soigneusement les +portes, et dit: «M. Winkle, je présume.</p> +<p>—Oui, monsieur, mon nom est Winkle.</p> +<p>—Je viens, monsieur, de la part de mon ami, le docteur Slammer, du +97e. +Cela ne doit pas vous surprendre.</p> +<p>—Le docteur Slammer! répéta M. Winkle.</p> +<p>—Le docteur Slammer. Il m'a chargé de vous dire de sa part +que votre +conduite d'hier au soir n'était pas celle d'un gentleman, et +qu'un +gentleman ne pouvait pas la supporter.»</p> +<p>L'étonnement de M. Winkle était trop réel et +trop évident pour n'être +pas remarqué par le député du docteur Slammer, +c'est pourquoi il +poursuivit ainsi: «Mon ami, le docteur Slammer, m'a paru +fermement +convaincu que, pendant une partie de la soirée vous étiez +gris, et +peut-être hors d'état de sentir l'étendue de +l'insulte dont vous vous +êtes rendu coupable. Il m'a chargé de vous dire que si +vous plaidiez +cette raison comme une excuse de votre conduite, il consentirait +à +recevoir des excuses, écrites par vous sous ma dictée.</p> +<p>—Des excuses écrites! répéta de nouveau M. +Winkle avec le ton de la +plus grande surprise.</p> +<p>—Autrement, reprit froidement l'officier, vous connaissez +l'alternative.</p> +<p>—Avez-vous été chargé de ce message pour moi +nominativement? demanda M. +Winkle, dont l'intelligence était singulièrement +désorganisée par cette +conversation extraordinaire.</p> +<p>—Je n'étais pas présent à la scène, et, +en conséquence de votre refus +obstiné de donner votre carte au docteur Slammer, j'ai +été prié par lui +de rechercher qui était porteur d'un habit +très-remarquable: un habit +bleu clair avec des boutons dorés, portant un buste, et les +lettres +P.C.»</p> +<p>M. Winkle chancela d'étonnement, en entendant décrire +si minutieusement +son propre costume. L'ami du docteur Slammer continua:</p> +<p>«J'ai appris dans la maison que le propriétaire de +l'habit en question +était arrivé ici hier avec trois messieurs. J'ai +envoyé auprès de celui +qui paraissait être le principal de la société, et +c'est lui qui m'a +adressé à vous.»</p> +<p>Si la grosse tour du château de Rochester s'était +soudainement détachée +de ses fondations, et était venue se placer en face de la +fenêtre, la +surprise de M. Winkle aurait été peu de chose, +comparée avec celle qu'il +éprouva en écoutant ce discours. Sa première +idée fut qu'on avait pu lui +voler son habit, et il dit à l'officier: «Voulez-vous +avoir la bonté de +m'attendre un instant?</p> +<p>—Certainement;» répondit son hôte malencontreux.</p> +<p>M. Winkle monta rapidement les escaliers; il ouvrit son sac de nuit +d'une main tremblante, l'habit bleu s'y trouvait à sa place +habituelle; +mais, en l'examinant avec soin, on voyait clairement qu'il avait +été +porté la nuit précédente.</p> +<p>«C'est vrai, dit M. Winkle, en laissant tomber l'habit de ses +mains. +J'ai bu trop de vin hier, après dîner, et j'ai une vague +idée d'avoir +ensuite marché dans les rues, et d'avoir fumé un cigare. +Le fait est que +j'étais tout à fait dedans. J'aurai changé +d'habit; j'aurai été quelque +part; j'aurai insulté quelqu'un: je n'en doute plus, et ce +message en +est le terrible résultat.» Tourmenté par ces +idées, il redescendit au +café avec la sombre résolution d'accepter le cartel du +vaillant docteur +et d'en subir les conséquences les plus funestes.</p> +<p>Il était poussé à cette détermination +par des considérations diverses. +La première de toutes était le soin de sa +réputation auprès du club. Il +y avait toujours été regardé comme une +autorité imposante dans tous les +exercices du corps, soit offensifs, soit défensifs, soit +inoffensifs. +S'il venait à reculer, dès la première +épreuve, sous les yeux de son +chef, sa position dans l'association était perdue pour toujours. +En +second lieu, il se souvenait d'avoir entendu dire (par ceux qui ne sont +point initiés à ces mystères) que les +témoins se concertent +ordinairement pour ne point mettre de balles dans les pistolets. Enfin, +il pensait qu'en choisissant M. Snodgrass pour second et en lui +dépeignant avec force le danger, ce gentleman pourrait bien en +faire +part à M. Pickwick; lequel, assurément, s'empresserait +d'informer les +autorités locales, dans la crainte de voir tuer ou +détériorer son +disciple.</p> +<p>Ayant calculé toutes ces chances, il revint dans la salle du +café et +déclara qu'il acceptait le défi du docteur.</p> +<p>—Voulez-vous m'indiquer un ami, pour régler l'heure et le +lieu du +rendez-vous, dit alors l'obligeant officier.</p> +<p>—C'est tout à fait inutile. Veuillez me les nommer, et +j'amènerai mon +témoin avec moi.</p> +<p>—Hé bien! reprit l'officier d'un ton indifférent, ce +soir, si cela vous +convient; au coucher du soleil.</p> +<p>—Très-bien, répliqua M. Winkle, pensant dans son cœur +que c'était +très-mal.</p> +<p>—Vous connaissez le fort Pitt?</p> +<p>—Oui, je l'ai vu hier.</p> +<p>—Prenez la peine d'entrer dans le champ qui borde le fossé; +suivez le +sentier à gauche quand vous arriverez à un angle des +fortifications, et +marchez droit devant vous jusqu'à ce que vous m'aperceviez; vous +me +suivrez alors et je vous conduirai dans un endroit solitaire où +l'affaire pourra se terminer sans crainte d'interruption.</p> +<p>—Crainte d'interruption! pensa M. Winkle.</p> +<p>—Nous n'avons plus rien, je crois, à arranger?</p> +<p>—Pas que je sache.</p> +<p>—Alors je vous salue.</p> +<p>—Je vous salue.» Et l'officier s'en alla lestement en sifflant +un air +de contredanse.</p> +<p>Le déjeuner de ce jour-là se passa tristement pour nos +voyageurs. M. +Tupman, après les débauches inaccoutumées de la +nuit précédente, n'était +point en état de se lever; M. Snodgrass paraissait subir une +poétique +dépression d'esprit; M. Pickwick lui-même montrait un +attachement +inaccoutumé à l'eau de seltz et au silence; quant +à M. Winkle il épiait +soigneusement une occasion de retenir son témoin. Cette occasion +ne +tarda pas à se présenter: M. Snodgrass proposa de visiter +le château, et +comme M. Winkle était le seul membre de la société +qui fût disposé à +faire une promenade, ils sortirent ensemble.</p> +<p>«Snodgrass, dit M. Winkle, lorsqu'ils eurent tourné le +coin de la rue, +Snodgrass, mon cher ami, puis-je compter sur votre discrétion? +Et en +parlant ainsi il désirait ardemment de n'y pouvoir point compter.</p> +<p>—Vous le pouvez, répliqua M. Snodgrass. Je jure....</p> +<p>—Non, non! interrompit M. Winkle, épouvanté par +l'idée que son +compagnon pouvait innocemment s'engager à ne pas le +dénoncer. Ne jurez +pas, ne jurez pas; cela n'est point nécessaire.»</p> +<p>M. Snodgrass laissa retomber la main qu'il avait poétiquement +levée vers +les nuages, et prit une attitude attentive.</p> +<p>«Mon cher ami, dit alors M. Winkle, j'ai besoin de votre +assistance dans +une affaire d'honneur.</p> +<p>—Vous l'aurez, répliqua M. Snodgrass, en serrant la main de +son +compagnon.</p> +<p>—Avec un docteur, le docteur Slammer, du 97e, ajouta M. Winkle, +désirant faire paraître la chose aussi solennelle que +possible. Une +affaire avec un officier, ayant pour témoin un autre officier; +ce soir, +au coucher du soleil, dans un champ solitaire, au delà du fort +Pitt.</p> +<p>—Comptez sur moi, répondit M. Snodgrass, avec +étonnement, mais sans +être autrement affecté. En effet, rien n'est plus +remarquable que la +froideur avec laquelle on prend ces sortes d'affaires, quand on n'y est +point partie principale. M. Winkle avait oublié cela: il avait +jugé les +sentiments de son ami d'après les siens.</p> +<p>—Les conséquences peuvent être terribles, reprit M. +Winkle.</p> +<p>—J'espère que non.</p> +<p>—Le docteur est, je pense, un très-bon tireur.</p> +<p>—La plupart des militaires le sont, observa M. Snodgrass avec calme; +mais ne l'êtes-vous point aussi?»</p> +<p>M. Winkle répondit affirmativement, et s'apercevant qu'il +n'avait point +suffisamment alarmé son compagnon, il changea de batterie.</p> +<p>«Snodgrass, dit-il d'une voix tremblante d'émotion, si +je succombe vous +trouverez dans mon portefeuille une lettre pour mon... pour mon +père.»</p> +<p>Cette attaque ne réussit point davantage. M. Snodgrass fut +touché, mais +il s'engagea à remettre la lettre aussi facilement que s'il +avait fait +toute sa vie le métier de facteur.</p> +<p>«Si je meurs, continua M. Winkle, ou si le docteur +périt, vous, mon cher +ami, vous serez jugé comme complice en +préméditation. Faut-il donc que +j'expose un ami à la transportation? peut-être pour toute +sa vie!»</p> +<p>Pour le coup, M. Snodgrass hésita; mais son +héroïsme fut invincible. +«Dans la cause de l'amitié, s'écria-t-il avec +ferveur, je braverai tous +les dangers.»</p> +<p>Dieu sait combien notre duelliste maudit intérieurement le +dévouement de +son ami. Ils marchèrent pendant quelque temps en silence, +ensevelis tous +les deux dans leurs méditations. La matinée +s'écoulait et M. Winkle +sentait s'enfuir toute chance de salut.</p> +<p>«Snodgrass, dit-il en s'arrêtant tout d'un coup, n'allez +point me trahir +auprès des autorités locales; ne demandez point des +constables pour +prévenir le duel; ne vous assurez pas de ma personne, ou de +celle du +docteur Slammer, du 97e, actuellement en garnison dans la caserne de +Chatham. Afin d'empêcher le duel, n'ayez point cette prudence, je +vous +en prie.»</p> +<p>M. Snodgrass saisit avec chaleur la main de son compagnon et +s'écria, +plein d'enthousiasme: «Non! pour rien au monde.»</p> +<p>Un frisson parcourut le corps de M. Winkle quand il vit qu'il +n'avait +rien à espérer des craintes de son ami, et qu'il +était irrévocablement +destiné à devenir une cible vivante.</p> +<p>Lorsqu'il eut raconté formellement à M. Snodgrass les +détails de son +affaire, ils entrèrent tous deux chez un armurier; ils +louèrent une +boîte de ces pistolets qui sont destinés à donner +et à obtenir +<i>satisfaction</i>, ils y joignirent un assortiment <i>satisfaisant</i> +de +poudre, de capsules et de balles; puis ils retournèrent à +leur auberge, +M. Winkle pour réfléchir sur la lutte qu'il avait +à soutenir; M. +Snodgrass pour arranger les armes de guerre, et les mettre en +état de +servir immédiatement.</p> +<p>Lorsqu'ils sortirent de nouveau pour leur désagréable +entreprise, le +soir s'approchait, triste et pesant. M. Winkle, de peur d'être +observé, +s'était enveloppé dans un large manteau: M. Snodgrass +portait sous le +sien les instruments de destruction.</p> +<p>«Avez-vous pris tout ce qu'il faut? demanda M. Winkle, d'un +ton agité.</p> +<p>—Tout ce qu'il faut. Quantité de munitions, dans le cas +où les premiers +coups n'auraient point de résultats. Il y a un quarteron de +poudre dans +la botte, et j'ai deux journaux dans ma poche pour servir de +bourre.»</p> +<p>C'étaient là des preuves d'amitié dont il +était impossible de n'être +point reconnaissant. Il est probable que la gratitude de M. Winkle fut +trop vive pour qu'il pût l'exprimer, car il ne dit rien, mais il +continua de marcher, assez lentement.</p> +<p>«Nous arrivons juste à l'heure, dit M. Snodgrass en +franchissant la haie +du premier champ; voilà le soleil qui descend derrière +l'horizon.»</p> +<p>M. Winkle regarda le disque qui s'abaissait, et il pensa +douloureusement +aux chances qu'il courait de ne jamais le revoir.</p> +<p>«Voici l'officier, s'écria-t-il au bout de quelque +temps.</p> +<p>—Où? dit M. Snodgrass.</p> +<p>—Là. Ce gentleman en manteau bleu.»</p> +<p>Les yeux de M. Snodgrass suivirent le doigt de son compagnon, et +aperçurent une longue figure drapée, qui fit un +léger signe de la main, +et continua de marcher. Nos deux amis s'avancèrent +silencieusement à sa +suite.</p> +<p>De moment en moment la soirée devenait plus sombre. Un vent +mélancolique +retentissait dans les champs déserts: on eût dit le +sifflement lointain +d'un géant, appelant son chien. La tristesse de cette +scène communiquait +une teinte lugubre à l'âme de M. Winkle. En passant +l'angle du fossé, il +tressaillit, il avait cru voir une tombe colossale.</p> +<p>L'officier quitta tout à coup le sentier, et après +avoir escaladé une +palissade et enjambé une haie, il entra dans un champ +écarté. Deux +messieurs l'y attendaient. L'un était un petit personnage gros +et gras, +avec des cheveux noirs; l'autre, grand et bel homme, avec une redingote +couverte de brandebourgs, était assis sur un pliant avec une +sérénité +parfaite.</p> +<p>«Voilà nos gens, avec un chirurgien, à ce que je +suppose dit M. +Snodgrass. Prenez une goutte d'eau-de-vie.» M. Winkle saisit +avidement +la bouteille d'osier que lui tendait son compagnon et avala une longue +gorgée de ce liquide fortifiant.</p> +<p>«Mon ami, M. Snodgrass,» dit M. Winkle à +l'officier qui s'approchait.</p> +<p>Le second du docteur Slammer salua et produisit une boîte +semblable à +celle que M. Snodgrass avait apportée. «Je pense que nous +n'avons rien +de plus à nous dire, monsieur, remarqua-t-il froidement, en +ouvrant sa +boîte. Des excuses ont été absolument +refusées.</p> +<p>—Rien du tout, monsieur, répondit M. Snodgrass, qui +commençait à se +sentir mal à son aise.</p> +<p>—Voulez-vous que nous mesurions le terrain? dit l'officier.</p> +<p>—Certainement,» répliqua M. Snodgrass.</p> +<p>Lorsque le terrain eut été mesuré et les +préliminaires arrangés, +l'officier dit à M. Snodgrass: «Vous trouverez ces +pistolets meilleurs +que les vôtres, monsieur. Vous me les avez vu charger; vous +opposez-vous +à ce qu'on en fasse usage?</p> +<p>—Non, certainement, répondit M. Snodgrass. Cette offre le +tirait d'un +grand embarras, car ses idées sur la manière de charger +un pistolet +étaient tant soit peu vagues et indéfinies.</p> +<p>—Alors je pense que nous pouvons placer nos hommes, continua +l'officier, avec autant d'indifférence que s'il s'était +agi d'une partie +d'échecs.</p> +<p>—Je pense que nous le pouvons,» répliqua M. Snodgrass, +qui aurait +consenti à toute autre proposition, vu qu'il n'entendait rien +à ces +sortes d'affaires.</p> +<p>L'officier alla vers le docteur Slammer, tandis que M. Snodgrass +s'approchait de M. Winkle.</p> +<p>«Tout est prêt, dit-il, en lui offrant le pistolet. +Donnez-moi votre +manteau.</p> +<p>—Vous avez mon portefeuille, mon cher ami, dit le pauvre Winkle.</p> +<p>—Tout va bien. Soyez calme et visez tout bonnement à +l'épaule.»</p> +<p>M. Winkle trouva que cet avis ressemblait beaucoup à celui +que les +spectateurs donnent invariablement au plus petit gamin dans les duels +des rues. «Mets-le dessous et tiens-le ferme.» Admirable +conseil, si +l'on savait seulement comment l'exécuter! Quoi qu'il en soit, il +ôta son +manteau en silence (ce manteau était toujours très-long +à défaire); il +accepta le pistolet: les seconds se retirèrent, le monsieur au +pliant en +fit autant, et les belligérants s'avancèrent l'un vers +l'autre.</p> +<p>M. Winkle a toujours été remarquable par son +extrême humanité. On +suppose que dans cette occasion la répugnance qu'il +éprouvait à nuire +intentionnellement à l'un de ses semblables, l'engagea à +fermer les yeux +en arrivant à l'endroit fatal, et que cette circonstance +l'empêcha de +remarquer la conduite inexplicable du docteur Slammer. Ce monsieur, en +s'approchant de M. Winkle, tressaillit, ouvrit de grands yeux, recula, +frotta ses paupières, ouvrit de nouveau ses yeux, autant qu'il +lui fut +possible, et finalement s'écria: «Arrêtez! +arrêtez!</p> +<p>—Qu'est-ce que cela veut dire? continua-t-il lorsque son ami et M. +Snodgrass arrivèrent en courant. Ce n'est pas là mon +homme.</p> +<p>—Ce n'est pas votre homme! s'écria le second du docteur +Slammer.</p> +<p>—Ce n'est pas son homme! dit M. Snodgrass.</p> +<p>—Ce n'est pas son homme! répéta le monsieur qui tenait +le pliant dans +sa main.</p> +<p>—Certainement non, reprit le petit docteur. Ça n'est pas la +personne +qui m'a insulté la nuit passée.</p> +<p>—Fort extraordinaire! dit l'officier.</p> +<p>—Fort extraordinaire! répéta le gentleman au pliant. +Mais maintenant, +ajouta-t-il, voici la question. Le monsieur se trouvant actuellement +sur +le terrain, ne doit-il pas être considéré, pour la +forme, comme étant +l'individu qui a insulté hier soir notre ami, le docteur +Slammer?» Ayant +suggéré cette idée nouvelle d'un air sage et +mystérieux, l'homme au +pliant prit une énorme pincée de tabac, et regarda autour +de lui, avec +la profondeur de quelqu'un qui est habitué à faire +autorité.</p> +<p>Or, M. Winkle avait ouvert ses yeux et ses oreilles aussi, quand il +avait entendu son adversaire demander une cessation +d'hostilités. +S'apercevant par ce qui avait été dit ensuite qu'il y +avait quelque +erreur de personnes, il comprit tout d'un coup combien sa +réputation +pouvait s'accroître s'il cachait les motifs réels qui +l'avaient +déterminé à se battre. Il s'avança donc +hardiment et dit:</p> +<p>«Je sais bien que je ne suis pas l'adversaire de monsieur.</p> +<p>—Alors, dit l'homme au pliant, ceci est un affront pour le docteur +Slammer, et un motif suffisant de continuer.</p> +<p>—Tenez-vous tranquille, Payne, interrompit le second du docteur; et +s'adressant à M. Winkle: Pourquoi ne m'avez-vous pas +communiqué cela ce +matin, monsieur?</p> +<p>—Assurément! assurément! s'écria avec +indignation l'homme au pliant.</p> +<p>—Je vous supplie de vous tenir tranquille, Payne, reprit l'autre. +Puis-je répéter ma question, monsieur?</p> +<p>—Parce que, répliqua M. Winkle qui avait eu le temps de +délibérer sa +réponse: parce que vous m'avez dit, monsieur, que l'individu en +question +était revêtu d'un habit que j'ai l'honneur, non-seulement +de porter, +mais d'avoir inventé. C'est l'uniforme projeté du +Pickwick-Club, à +Londres. Je me crois obligé de soutenir l'honneur de cet +uniforme, et +dans cette vue, sans autres informations, j'ai accepté le +défi que vous +me faisiez.</p> +<p>—Mon cher monsieur, dit le bon petit docteur, en lui tendant la +main, +j'honore votre courage. Permettez-moi d'ajouter que j'admire +extrêmement +votre conduite, et que je regrette beaucoup de vous avoir fait +déranger +inutilement.</p> +<p>—Je vous prie de ne point parler de cela, répondit M. Winkle +avec +politesse.</p> +<p>—Je me trouverai honoré, monsieur, de faire votre +connaissance, +poursuivit le petit docteur.</p> +<p>—Et moi, monsieur, j'éprouverai le plus grand plaisir +à vous +connaître,» répliqua M. Winkle. Et là-dessus +il donna une poignée de +main au docteur, une poignée de main à son second, le +lieutenant +Tappleton, une poignée de main à l'homme qui tenait le +pliant, une +poignée de main, enfin, à M. Snodgrass, dont l'admiration +était +excessive pour la noble conduite de son héroïque ami.</p> +<p>«Je pense que nous pouvons nous en retourner maintenant, dit +le +lieutenant Tappleton.</p> +<p>—Certainement, répondit le docteur.</p> +<p>—A moins, suggéra l'homme au pliant, à moins que +monsieur Winkle ne se +trouve offensé par la provocation qu'il a reçue. Si cela +était, je +confesse qu'il aurait droit à une satisfaction.»</p> +<p>M. Winkle, avec une grande abnégation de son <i>moi</i>, +déclara qu'il était +entièrement satisfait.</p> +<p>«Peut-être, reprit l'autre, peut-être le +témoin du gentleman aura-t-il +été personnellement blessé de quelques +observations que j'ai faites au +commencement de cette rencontre. Dans ce cas, je serais heureux de lui +donner satisfaction immédiatement.»</p> +<p>M. Snodgrass se hâta de déclarer qu'il était +bien obligé au gentleman de +l'offre aimable qu'il lui faisait. La seule raison qui +l'empêchât d'en +profiter, c'est qu'il était fort satisfait de la manière +dont les choses +s'étaient passées.</p> +<p>L'affaire s'étant ainsi terminée heureusement, les +témoins arrangèrent +leurs boîtes, et tous quittèrent le terrain avec beaucoup +plus de gaieté +qu'ils n'en laissaient voir en y arrivant.</p> +<p>«Resterez-vous longtemps ici? demanda le docteur Slammer +à M. Winkle, +tandis qu'ils marchaient amicalement côte à côte.</p> +<p>—Je crois que nous partirons après-demain.</p> +<p>—Je serais très-heureux, après ce ridicule quiproquo, +si vous vouliez +bien me faire l'honneur de venir ce soir chez moi, avec votre ami. +Êtes-vous engagé?</p> +<p>—Nous avons plusieurs amis à l'hôtel du <i>Taureau</i>, +et je ne voudrais +point les quitter aujourd'hui. Mais nous serions enchantés si +vous +consentiez à amener ces messieurs pour passer la soirée +avec nous.</p> +<p>—Avec grand plaisir. Ne sera-t-il point trop tard, à dix +heures, pour +vous faire une petite visite d'une demi-heure?</p> +<p>—Non certainement. Je serai fort heureux de vous présenter +à mes amis, +M. Pickwick et M. Tupman.</p> +<p>—J'en serai charmé, répliqua le petit docteur, ne +soupçonnant guère +qu'il connaissait déjà M. Tupman.</p> +<p>—Vous viendrez sans faute? demanda M Snodgrass.</p> +<p>—Oh! assurément.»</p> +<p>En parlant ainsi, ils étaient arrivés sur la grande +route. Les adieux se +firent avec cordialité, et tandis que le docteur et ses amis se +rendirent à leur caserne, M. Winkle et M. Snodgrass +rentrèrent +joyeusement à l'hôtel.<br/> +</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;"/> +<p><br/> +</p> +<a name="CHAPITRE_III"></a> +<h2>CHAPITRE III.</h2> +<h3>Une nouvelle connaissance. Histoire d'un clown. Une interruption +désagréable et une rencontre fâcheuse.</h3> +<br/> +<p>M. Pickwick avait ressenti quelque inquiétude en voyant se +prolonger +l'absence de ses deux amis, et en se rappelant leur conduite +mystérieuse +pendant toute la matinée. Ce fut donc avec un véritable +plaisir qu'il se +leva pour les recevoir, et avec un intérêt peu ordinaire +qu'il leur +demanda ce qui avait pu les retenir si longtemps. En réponse +à cette +question, M. Snodgrass allait faire l'historique des circonstances que +nous venons de rapporter, lorsqu'il s'aperçut qu'entre M. Tupman +et +leur compagnon de voyage il y avait dans la chambre un nouvel +étranger, +d'une apparence également singulière. C'était un +homme vieilli par les +soucis, dont la face creuse, aux pommettes proéminentes, avec +des yeux +étincelants quoique profondément encaissés, +était rendue plus frappante +encore par les cheveux noirs et lisses qui pendaient en désordre +sur son +collet. Sa mâchoire était si longue et si maigre qu'on +aurait pu croire +qu'il faisait exprès de retirer ses joues, par une contraction +des +muscles, si l'expression immobile de ses traits et de sa bouche +entrouverte n'avait pas fait voir que c'était là sa +physionomie +habituelle. Son cou était entouré d'un châle vert, +dont les larges +bouts, descendant sur sa poitrine, étaient aperçus +à travers les +boutonnières usées d'un vieux gilet. Enfin, il avait une +longue +redingote noire, un pantalon de gros drap et des bottes tombant en +ruines.</p> +<p>Les yeux de M. Snodgrass s'arrêtèrent donc sur ce +personnage mal léché, +et M. Pickwick, qui s'en aperçut, dit en étendant la main +de son côté: +«Un ami de notre nouvel ami. Nous avons découvert ce matin +que notre ami +est engagé au théâtre de cet endroit, quoiqu'il +désire que cette +circonstance ne soit pas généralement connue. Ce +gentleman est un membre +de la même profession, et il allait nous régaler d'une +petite anecdote +lorsque vous êtes entrés.</p> +<p>—Masse d'anecdotes, dit l'étranger du jour +précédent, en s'approchant +de M. Winkle et lui parlant à voix basse: singulier gaillard, +pas +acteur, fait les utilités, homme étrange, toutes sortes +de misères. Nous +l'appelons Jemmy le Lugubre.»</p> +<p>M. Winkle et M. Snodgrass firent des politesses au gentleman qui +portait +ce nom élégant, et s'étant assis autour de la +table demandèrent de l'eau +et de l'eau-de-vie, en imitation du reste de la société.</p> +<p>«Maintenant, monsieur, dit M. Pickwick, voulez-vous nous faire +le +plaisir de commencer votre récit?»</p> +<p>L'individu lugubre tira de sa poche un rouleau de papier malpropre, +et +se tournant vers M. Snodgrass qui venait d'aveindre son +mémorandum, il +lui dit d'une voix creuse, parfaitement en harmonie avec son +extérieur:</p> +<p>«Êtes-vous le poëte?</p> +<p>—Je... je m'exerce un peu dans ce genre, répondit M. +Snodgrass, +légèrement déconcerté par la brusquerie de +la question.</p> +<p>—Ah! la poésie est dans la vie ce que la lumière et la +musique sont au +théâtre. Dépouillez celui-ci de ses faux +embellissements et celle-là de +ses illusions, que reste-t-il de réel et d'intéressant +dans tous les +deux?</p> +<p>—Cela est bien vrai, monsieur, répliqua M. Snodgrass.</p> +<p>—Assis devant les quinquets, vous faites partie du cercle royal; +vous +admirez les vêtements de soie de la foule brillante; vous +tenez-vous, au +contraire, dans la coulisse, vous êtes le peuple qui fabrique ces +beaux +vêtements; gens inconnus et méprisés qui peuvent +tomber et se relever, +vivre et mourir, comme il plaît à la fortune, sans que +personne s'en +inquiète.</p> +<p>—Certainement, répondit M. Snodgrass, car l'œil profond de +l'homme +lugubre était fixé sur lui, et il sentait la +nécessité de dire quelque +chose.</p> +<p>—Allons, Jemmy, dit le voyageur espagnol, soyons vifs, pas de +croassements, ayez l'air sociable.</p> +<p>—Voulez-vous préparer un autre verre avant de +commencer?» dit M. +Pickwick.</p> +<p>L'homme lugubre accepta l'offre, mélangea un verre d'eau et +d'eau-de-vie, en avala lentement la moitié, développa son +rouleau de +papier et commença à lire et à raconter tour +à tour les événements que +l'on va lire, et que nous avons trouvés inscrits dans les +registres du +club sous le titre de: <br/> +</p> +<p style="font-weight: bold; text-align: center;">HISTOIRE D'UN CLOWN.</p> +<p>«Vous ne trouverez rien de merveilleux dans le récit +que je vais vous +faire. Besoins et maladie, ce sont des choses trop connues, dans +beaucoup d'existences, pour mériter plus d'attention qu'on n'en +accorde +aux vicissitudes journalières de la vie humaine. J'ai +rassemblé ces +notes parce que celui qui en fait le sujet m'était connu depuis +fort +longtemps. J'ai suivi pas à pas sa descente dans l'abîme, +jusqu'au +moment où il atteignit le dernier degré de la +misère, dont il ne s'est +jamais relevé depuis.</p> +<p>«L'homme dont il s'agit était un acteur pantomime, et, +comme beaucoup de +gens de cet état, un ivrogne invétéré. Dans +ses beaux jours, avant +d'être affaibli par la débauche, il recevait un bon +salaire, et s'il +avait été rangé et prudent, il aurait pu le +toucher encore durant +quelques années; quelques années seulement, car ceux qui +font ce métier +meurent de bonne heure ou du moins perdent avant le temps +l'énergie +physique dont ils ont abusé, et qui était leur unique +gagne-pain. +Celui-ci se laissa abrutir si vite qu'il devint impossible de +l'employer +dans les rôles où il était réellement utile +au théâtre. Le cabaret avait +pour lui des charmes auxquels il ne pouvait résister. Les +maladies, la +pauvreté l'attendaient aussi sûrement que la mort s'il +continuait le +même genre de vie, et cependant il le continua. Vous devinez ce +qui dut +en résulter. Il ne put obtenir d'engagement et il manqua de pain.</p> +<p>Tous ceux qui connaissent un peu le théâtre savent +quelle nuée +d'individus misérables, râpés, affamés, +entourent toujours un vaste +établissement de ce genre. Ce ne sont pas des acteurs +engagés +régulièrement, mais des comparses passagers, des +figurants, des +paillasses, etc., qui sont employés tant que dure une pantomime +ou +quelque féerie de Noël et qui sont remerciés +ensuite, jusqu'à ce qu'une +nouvelle pièce, exigeant un nombreux personnel, réclame +de nouveau leurs +services. Notre homme fut obligé d'avoir recours à ce +genre de vie, et +comme, en outre, il prit chaque soir le fauteuil dans un de ces +cafés +chantants de bas étage qui restent ouverts après la +fermeture des +théâtres, il gagna quelques shillings de plus par semaine, +ce qui lui +permit de se livrer à ses vieux penchants. Mais cette ressource +même lui +manqua bientôt, son ivrognerie l'empêchant de +mériter la faible pitance +qu'il aurait pu se procurer de cette manière. Il se trouva donc +réduit à +la misère la plus absolue; toujours sur le point de mourir de +faim, et +n'échappant à cette destinée qu'en recevant +quelques secours d'un ancien +camarade, ou en obtenant d'être employé par hasard +à l'un des plus +petits spectacles. Encore, le peu qu'il attrapait ainsi était-il +dépensé +suivant le même système.</p> +<p>Vers cette époque (il y avait déjà plus d'un an +qu'il vivait ainsi, sans +qu'on sût de quelles ressources) je fus engagé à un +des théâtres situés +du côté sud de la Tamise, et je revis cet homme que +j'avais perdu de +vue, car j'avais parcouru la province pendant qu'il flânait dans +les +carrefours de Londres. La toile était tombée; je venais +de me rhabiller, +et je traversais la scène, quand il me frappa sur +l'épaule. Non, jamais +je n'oublierai la figure repoussante qui se présenta à +mes yeux lorsque +je me retournai. Les personnages fantastiques de la danse des morts, +les +figures les plus horribles, tracées par les peintres les plus +habiles, +rien n'offrit jamais un aspect aussi sépulcral. Il portait le +costume +ridicule d'un paillasse; et son corps bouffi, ses jambes de squelette +étaient rendus plus horribles encore par cet habit de mascarade. +Ses +yeux vitreux contrastaient affreusement avec la blancheur mate dont +toute sa face était couverte. Sa tête, grotesquement +coiffée et +tremblante de paralysie, ses longues mains osseuses, frottées de +blanc +d'Espagne, tout contribuait à lui donner une apparence hideuse, +hors de +nature, qu'aucune description ne peut rendre, qu'aujourd'hui encore je +ne me rappelle qu'en frémissant. Il me prit à part, et +d'une voix cassée +et tremblante, il me raconta un long catalogue de maladies et de +privations, qu'il termina comme à l'ordinaire en me suppliant de +lui +prêter une bagatelle. Je mis quelque argent dans sa main, et, +tandis que +je m'éloignais, le rideau se leva et j'entendis les bruyants +éclats de +rire que causa sa première culbute sur le théâtre.</p> +<p>Quelques jours après, un petit garçon m'apporta un +morceau de papier +malpropre, par lequel j'étais informé que cet homme +était dangereusement +malade, et qu'il me priait de l'aller voir après la +comédie, dans une +rue dont j'ai oublié le nom, mais qui n'était pas +éloignée du théâtre. +Je promis de m'y rendre aussitôt que je le pourrais, et quand la +toile +fut baissée je partis pour ce triste office.</p> +<p>Il était tard, car j'avais joué dans la +dernière pièce, et comme c'était +une représentation à bénéfice, elle avait +duré fort longtemps. La nuit +était sombre et froide, un vent glacial fouettait violemment la +pluie +contre les vitres des croisées; des mares d'eau s'étaient +amassées dans +ces rues étroites et peu fréquentées; une partie +des réverbères, assez +rares en tout temps, avaient été éteints par la +violence de la tempête, +et je n'étais pas sûr de trouver la demeure qui +m'appelait, dans des +circonstances bien faites pour attrister. Heureusement je ne +m'étais pas +trompé de chemin et je découvris, quoique avec peine, la +maison que je +cherchais. Elle n'avait qu'un seul étage, et l'infortuné +que je venais +voir gisait dans une espèce de grenier, au-dessus d'un hangar +qui +servait de magasin de charbon de terre.</p> +<p>Une femme, à l'air misérable, la femme du paillasse, +me reçut sur +l'escalier, me dit qu'il venait de s'assoupir, et m'ayant introduit +doucement, me fit asseoir sur une chaise auprès de son lit. Il +avait la +tête tournée du côté du mur, et, comme il ne +s'aperçut pas d'abord de ma +présence, j'eus le temps d'examiner l'endroit où je me +trouvais.</p> +<p>Au chevet du grabat près duquel j'étais assis, on +avait suspendu des +lambeaux de couvertures pour préserver le malade du vent qui +pénétrait, +par mille crevasses, dans cette chambre désolée, et qui, +à chaque +instant, agitait ce lourd rideau. Sur une grille rouillée et +descellée, +brûlait lentement du poussier de charbon de terre. A +côté, sur une +vieille table à trois pieds, il y avait plusieurs fioles, un +miroir +brisé et quelques autres ustensiles. Un enfant dormait sur un +matelas +étendu par terre, et sa mère était assise +auprès de lui, sur une chaise +à moitié brisée. Quelques assiettes, quelques +tasses, quelques écuelles, +étaient placées sur une couple de tablettes: au-dessous +on avait +accroché des fleurets avec une paire de souliers de +théâtre, et ces +objets composaient seuls l'ameublement de la chambre, si l'on excepte +deux ou trois petits paquets de haillons, jetés en +désordre dans les +coins.</p> +<p>Tandis que je considérais cette scène de +désolation et que je remarquais +la respiration pesante, les soubresauts fiévreux du +misérable comédien, +il se tournait et se retournait sans cesse pour trouver une position +moins douloureuse. Une de ses mains sortit de son lit et me toucha: il +tressaillit et me regarda avec des yeux hagards.</p> +<p>«John, lui dit sa femme, c'est M. Hutley que vous avez +envoyé cherché ce +soir, vous savez.</p> +<p>—Ha! dit-il en passant sa main sur son front, Hutley! Hutley! +voyons. +Pendant quelques secondes il parut s'efforcer de rassembler ses +idées, +et ensuite, me saisissant fortement par le poignet, il s'écria: +Oh! ne +me quittez pas! ne me quittez pas, vieux camarade! Elle m'assassinera. +Je sais qu'elle en a envie.</p> +<p>—Y a-t-il longtemps qu'il est comme cela? demandai-je à cette +femme qui +pleurait.</p> +<p>—Depuis hier soir, monsieur. John! John! ne me reconnaissez-vous +pas?»</p> +<p>En disant ces mots elle se courbait vers son lit, mais il +s'écria avec +un frisson d'effroi:</p> +<p>«Ne la laissez pas approcher! Repoussez-la! Je ne peux pas la +supporter +près de moi! En parlant ainsi il la regardait d'un air +égaré et plein +d'une terreur mortelle, puis il me dit à l'oreille: Je l'ai +battue, Jem. +Je l'ai battue hier, et bien d'autres fois auparavant. Je l'ai fait +mourir de faim, et son enfant aussi; et maintenant que je suis faible +et +sans secours, elle va m'assassiner. Je sais qu'elle en a envie. Si +comme +moi, aussi souvent que moi, vous l'aviez entendue gémir et +crier, vous +n'en douteriez pas. Éloignez-la!»</p> +<p>En achevant ces mots il lâcha ma main et retomba +épuisé sur son +oreiller.</p> +<p>Je n'entendais que trop ce que cela signifiait. Si j'avais pu en +douter +un seul instant, il m'aurait suffi, pour le comprendre, d'un coup d'œil +jeté sur le visage pâle, sur les formes amaigries de sa +malheureuse +femme. «Vous feriez mieux de vous retirer, dis-je à cette +pauvre +créature, vous ne pouvez pas lui faire de bien. Peut-être +sera-t-il plus +calme s'il ne vous voit pas.» Elle se recula hors de sa vue. Au +bout de +quelques secondes, il ouvrit les yeux et regarda avec +anxiété autour de +lui, en demandant: «Est-elle partie?</p> +<p>—Oui, oui, lui dis-je, elle ne vous fera pas de mal.</p> +<p>—Je vais vous dire ce qui en est, reprit-il d'une voix caverneuse. +Elle +me fait mal! il y a quelque chose dans ses yeux qui me remplit le cœur +de crainte et qui me rend fou. Toute la nuit dernière ses grands +yeux +fixes et son visage pâle ont été devant moi. +Où je me tournais, elle se +tournait. Quand je me réveillais en sursaut, elle +était-là, tout auprès +de mon lit, à me regarder.» Il s'approcha plus près +de moi et ajouta +d'une voix basse et tremblante: «Jem, il faut qu'elle soit mon +mauvais +ange! un démon! Chut! j'en suis sûr. Si elle +n'était qu'une femme, il y +a longtemps qu'elle serait morte. Aucune femme n'aurait pu endurer ce +qu'elle a enduré.»</p> +<p>Je me sentis frémir en pensant à la longue +série de mépris et de +cruautés dont un tel homme devait s'être rendu coupable, +pour en +conserver une telle impression. Je ne pus rien lui répondre, car +quelle +espérance, quelle consolation était-il possible d'offrir +à un être aussi +abject?</p> +<p>Je restai là plus de deux heures, pendant lesquelles il se +retourna cent +fois de côté et d'autre, jetant ses bras à droite +et à gauche, et +murmurant des exclamations de douleur ou d'impatience. A la fin il +tomba +dans cet état d'oubli imparfait, où l'esprit erre +péniblement de place +en place, de scène en scène, sans être +contrôlé par la raison, mais sans +pouvoir se débarrasser d'un vague sentiment de souffrances +présentes. +Jugeant alors que son mal ne s'aggraverait pas sur-le-champ, je le +quittai en promettant à sa femme que je viendrais le revoir le +lendemain +soir, et que je passerais la nuit auprès de lui, si cela +était +nécessaire.</p> +<p>Je tins ma promesse. Les vingt-quatre heures qui s'étaient +écoulées +avaient produit en lui une altération affreuse. Ses yeux, +profondément +creusés, brillaient d'un éclat effrayant; ses +lèvres étaient desséchées +et fendues en plusieurs endroits; sa peau luisait, sèche et +brûlante; +enfin, on voyait sur son visage une expression d'anxiété +farouche, qui +indiquait encore plus fortement les ravages de la maladie, et qui ne +semblait déjà plus appartenir à la terre. La +fièvre le dévorait.</p> +<p>Je pris le siége que j'avais occupé la nuit +précédente. Je savais, par +ce que j'avais entendu dire au médecin, qu'il était +à son lit de mort; +et je restai là, durant les longues heures de la nuit, +prêtant l'oreille +à des sons capables d'émouvoir les âmes les plus +endurcies; c'étaient +les rêveries mystérieuses d'un agonisant.</p> +<p>Je vis ses membres décharnés, qui peu d'heures +auparavant se +disloquaient pour amuser une foule rieuse, je les vis se tordre sous +les +tortures d'une fièvre ardente. J'entendis le rire aigu du +paillasse se +mêler aux murmures du moribond.</p> +<p>C'est une chose touchante de suivre les pensées qui +ramènent un malade +vers les scènes ordinaires, vers les occupations de la vie +active, +lorsque son corps est étendu sans force et sans mouvement devant +vos +yeux. Mais cette impression est infiniment plus forte quand ces +occupations sont entièrement opposées à toute +idée grave et religieuse. +Le théâtre et le cabaret étaient les principaux +sujets de divagation de +ce malheureux. Dans son délire, il s'imaginait qu'il avait un +rôle à +jouer cette nuit même, qu'il était tard et qu'il devait +quitter la +maison sur-le-champ. Pourquoi le retenait-on? pourquoi +l'empêchait-on de +partir? Il allait perdre son salaire. Il fallait qu'il partît! +Non; on +le retenait! Il cachait son visage dans ses mains brûlantes, et +il +gémissait sur sa faiblesse et sur la cruauté de ses +persécuteurs. Une +courte pause, et il braillait quelques rimes burlesques, les +dernières +qu'il eut apprises: tout d'un coup il se leva dans son lit, +étendit ses +membres de squelette et se posa d'une manière grotesque. Il +était sur la +scène, il jouait son rôle. Encore un silence, et il +murmura le refrain +d'une autre chanson. Enfin, il avait regagné son café +chantant! Comme la +salle était chaude! Il avait été malade, +très-malade; mais maintenant il +allait bien, il était heureux! Remplissez mon verre! Qui est-ce +qui le +brise entre mes lèvres? C'était le même +persécuteur qui l'avait +poursuivi. Il retomba sur son oreiller et poussa de sourds +gémissements. +Après un court intervalle d'oubli, il se retrouva errant dans un +labyrinthe inextricable de chambres obscures, dont les voûtes +étaient si +basses qu'il lui fallait quelquefois se traîner sur ses mains et +sur ses +genoux pour pouvoir avancer. Tout était rétréci et +menaçant; et de +quelque coté qu'il se tournât, un nouvel obstacle +s'opposait à son +passage. Des reptiles immondes rampaient autour de lui; leurs yeux +luisants dardaient des flammes au milieu des ténèbres +visibles qui +l'entouraient; les murailles, les voûtes, l'air même, +étaient +empoisonnés d'insectes dégoûtants. Tout à +coup les voûtes s'agrandirent +et devinrent d'une étendue effrayante; des spectres effroyables +voltigeaient de toutes parts, et parmi eux il voyait apparaître +des +visages qu'il connaissait, et que rendaient difformes des grimaces, des +contorsions hideuses. Ces fantômes s'emparèrent de lui; +ils brûlèrent +ses chairs avec des fers rouges; ils serrèrent des cordes autour +de ses +tempes, jusqu'à en faire jaillir le sang; et il se +débattit violemment +pour échapper à la mort qui le saisissait.</p> +<p>A la fin d'un de ces paroxysmes, pendant lequel j'avais eu beaucoup +de +peine à le retenir dans son lit, il se laissa retomber +épuisé, et céda +bientôt à une sorte d'assoupissement. Accablé de +veilles et de fatigues, +j'avais fermé les yeux depuis quelques minutes, lorsque je +sentis une +main me saisir violemment par l'épaule: je me réveillai +aussitôt. Il +s'était soulevé et s'était assis dans son lit. Son +visage était changé +d'une manière effrayante; cependant le délire avait +cessé, car il était +évident qu'il me reconnaissait. L'enfant qui avait +été si longtemps +troublé par les cris de son père, accourut vers lui en +criant avec +terreur, mais sa mère le saisit promptement dans ses bras, +craignant que +John ne le blessât dans la violence de ses transports, puis, en +remarquant l'altération de ses traits, elle resta +effrayée et immobile +au pied du lit. Lui, cependant, serrait convulsivement mon +épaule, et +frappant de son autre main sa poitrine, il faisait d'horribles efforts +pour articuler: c'était en vain. Il étendit les bras vers +sa femme et +vers son enfant; ses lèvres blanches s'agitèrent, mais +elles ne purent +produire d'autre son qu'un râlement sourd, un gémissement +étouffé: ses +yeux brillèrent un instant; et il retomba en arrière, +mort!<br/> +<br/> +</p> +<p>Nous éprouverions la satisfaction la plus vive si nous +pouvions +transmettre au lecteur l'opinion de M. Pickwick sur l'anecdote que nous +venons de rapporter, et nous sommes presque certain que cela nous +aurait +été possible, sans une circonstance malheureuse.</p> +<p>M. Pickwick venait de replacer sur la table le verre qu'il avait +tenu +dans sa main pendant les dernières phrases de ce récit; +il s'était +décidé à parler, et même, si nous en croyons +le mémorandum de M. +Snodgrass, il avait ouvert la bouche; quand le garçon entra dans +la +chambre, et dit: «Monsieur, il y a là plusieurs +gentleman.»</p> +<p>Lorsque M. Pickwick fut ainsi interrompu, il était sans doute +sur le +point de proférer quelque sentence qui aurait illuminé le +monde, sinon +la Tamise<a name="FNanchor_8_8"></a><a href="#Footnote_8_8"><sup>8</sup></a>, +car il examina le garçon d'un air sévère, puis il +regarda +successivement toute la compagnie, comme pour demander quels pouvaient +être ces interrupteurs.</p> +<p>«Oh! fit M. Winkle, en se levant, ce sont quelques-uns de mes +amis. +Faites-les entrer; et quand le garçon se fut retiré, il +ajouta: des gens +fort agréables, des officiers du 97e, dont j'ai fait +tantôt la +connaissance d'une manière assez étrange; ils vous +plairont beaucoup.»</p> +<p>La sérénité de M. Pickwick fut sur-le-champ +restaurée; le garçon revint, +introduisant dans la chambre trois gentlemen, et M. Winkle prit la +parole: «Lieutenant Tappleton, dit-il; M. Pickwick. Docteur +Payne, M. +Pickwick... vous connaissez déjà M. Snodgrass... mon ami, +M. Tupman. +Docteur Slammer, M. Pickwick.... M. Tup....»</p> +<p>Ici M. Winkle s'arrêta soudainement en remarquant +l'émotion profonde qui +se manifestait sur la contenance de M. Tupman et du docteur.</p> +<p>«J'ai déjà rencontré ce gentleman dit le +docteur avec énergie.</p> +<p>—Ha! ha! fit M. Winkle.</p> +<p>—Et cet individu aussi, si je ne me trompe, reprit le docteur +Slammer, +en attachant un regard scrutateur sur l'étranger à +l'habit vert. Je +pense que j'ai fait à cet individu, la nuit dernière, une +invitation +très-pressante, qu'il a jugé à propos de +refuser.» En disant ces mots le +docteur lança sur l'étranger un regard plein +d'indignation, et commença +à parler à voix basse et avec chaleur à son ami le +lieutenant Tappleton.</p> +<p>Quand il eut fini, celui-ci s'écria: «Bah! +vraiment?»</p> +<p>—Oui, répondit le docteur Slammer.</p> +<p>—Il faut l'assommer sur la place! dit avec le plus grand +sérieux le +propriétaire du pliant.</p> +<p>—Je vous en prie, Payne, tenez-vous tranquille,» interrompit +le +lieutenant. Puis s'adressant à M. Pickwick, qui était +singulièrement +intrigué de ces <i>a parte</i> impolis, il continua en ces +termes: +«Voulez-vous me permettre, monsieur, de vous demander si cette +personne +appartient à votre société?</p> +<p>—Non, monsieur, répondit M. Pickwick. C'est seulement un de +nos hôtes.</p> +<p>—C'est, je pense, un membre de votre club?</p> +<p>—Non, certainement.</p> +<p>—Et il ne porte jamais l'uniforme du club?</p> +<p>—Non, jamais,» répliqua M. Pickwick avec +étonnement.</p> +<p>Le lieutenant Tappleton se retourna vers son ami, le docteur +Slammer, +avec un léger mouvement d'épaules, qui semblait impliquer +quelque doute +de l'exactitude de ses souvenirs.</p> +<p>Le docteur paraissait enragé, mais confondu, et M. Payne +considérait +avec une expression féroce la contenance bienveillante de M. +Pickwick.</p> +<p>«Monsieur, vous étiez au bal la nuit +dernière,» dit tout d'un coup le +docteur à M. Tupman, d'un ton qui le fit tressaillir aussi +visiblement +que si une épingle avait été insérée +méchamment dans son mollet. Il +répondit un faible «Oui;» mais sans cesser de +regarder M. Pickwick.</p> +<p>«Cette personne était avec vous,» continua le +docteur en montrant +l'immuable étranger.</p> +<p>M. Tupman admit le fait.</p> +<p>«Maintenant, monsieur, dit le docteur à +l'étranger, je vous demande +encore une fois, en présence de ces gentlemen, si vous voulez me +donner +votre carte et vous voir traité en gentleman, ou si vous voulez +m'imposer la nécessité de vous châtier +personnellement sur la place.</p> +<p>—Arrêtez, monsieur, interrompit M. Pickwick. Je ne puis +réellement pas +laisser aller plus loin cette affaire sans quelques explications. +Tupman, racontez-en les circonstances.»</p> +<p>M. Tupman, ainsi adjuré solennellement, raconta le fait en +peu de +paroles, passa légèrement sur l'emprunt de l'habit, +s'étendit longuement +sur ce que cela avait été fait après dîner, +exprima un peu de repentir +pour son compte, et laissa l'étranger se tirer d'affaire comme +il +pourrait.</p> +<p>Celui-ci se disposait à parler, quand le lieutenant +Tappleton, qui +l'avait examiné avec une grande curiosité, lui dit d'un +ton dédaigneux:</p> +<p>«Ne vous ai-je pas vu au théâtre, monsieur?</p> +<p>—Certainement, répliqua l'étranger sans se laisser +intimider.</p> +<p>—C'est un comédien ambulant, reprit le lieutenant avec +mépris; et en +se tournant vers le docteur Slammer, il ajouta: Il joue dans la +pièce +que les officiels du 52e ont montée pour demain sur le +théâtre de +Rochester. Vous ne pouvez pas pousser cela plus loin, Slammer, +impossible.</p> +<p>—Tout à fait impossible! répéta le hautain +docteur Payne.</p> +<p>—Je suis fâché de vous avoir placé dans cette +désagréable situation, +dit le lieutenant Tappleton à M. Pickwick. Mais permettez-moi +d'ajouter +que le meilleur moyen d'éviter de semblables scènes, +à l'avenir, serait +d'apporter plus de soin dans le choix de vos compagnons. Votre +serviteur, monsieur. Et en disant ces mots le lieutenant +s'élança hors +de la chambre.</p> +<p>—Et permettez-moi de dire, monsieur, ajouta l'irascible docteur +Payne, +que si j'avais été à la place de Tappleton, ou +à celle de Slammer, je +vous aurais tiré le nez, monsieur, et à tous les +individus présents. +Oui, monsieur, à tous les individus présents. Payne est +mon nom, +monsieur, le docteur Payne, du 43e. Bonsoir, monsieur.» Ayant +terminé ce +discours, dont les derniers mots furent prononcés d'une voix +élevée, il +marcha majestueusement sur les traces de son ami, et fut suivi +immédiatement par le docteur Slammer, qui ne dit rien, mais qui +soulagea +sa bile en écrasant la compagnie d'un regard méprisant.</p> +<p>Pendant ces longues provocations, un abasourdissement extrême, +une rage +toujours croissante, avaient enflé le noble sein de M. Pickwick +jusqu'au +point de faire crever son gilet. Il était resté +pétrifié, regardant +encore la place que le docteur Payne avait occupée, quand le +bruit de la +porte qui se fermait le rappela à lui-même. Il se +précipita, la fureur +peinte sur le visage et lançant des flammes de ses yeux. Sa main +était +sur la serrure. Un instant plus tard elle aurait été +à la gorge du +docteur Payne, du 43e si M. Snodgrass ne s'était empressé +de saisir son +vénérable mentor par le pan de son habit et de le tirer +en arrière.</p> +<p>«Winkle, Tupman, s'écria-t-il en même temps, avec +l'accent du désespoir, +retenez-le! Il ne doit pas risquer sa précieuse vie dans une +cause comme +celle-ci.</p> +<p>—Laissez-moi! dit M. Pickwick.</p> +<p>—Tenez ferme, cria M. Snodgrass, et par les efforts réunis de +toute la +compagnie M. Pickwick fut assis dans un fauteuil.</p> +<p>—Laissez-le, dit l'étranger à l'habit vert. Un verre +de grog. Quel +vieux gaillard, plein de courage! Avalez ça. Hein! fameuse +boisson!»</p> +<p>En parlant ainsi et après avoir préalablement +goûté la rasade fumante, +l'étranger appliqua le verre à la bouche de M. Pickwick, +et le reste de +ce qu'il contenait disparut, en peu de temps, dans le gosier du divin +philosophe. Il y eu une courte pause: le grog faisait son effet, et la +contenance aimable de M. Pickwick reprit rapidement son expression +accoutumée, tandis que l'étranger lui disait: «Ils +sont indignes de +votre attention....</p> +<p>—Vous avez raison, monsieur, répliqua M. Pickwick. Ils n'en +sont pas +dignes. Je suis honteux de m'être laissé entraîner +à la chaleur de mes +sentiments. Approchez votre chaise, monsieur.»</p> +<p>Le comédien ne se fit pas prier. On se réunit en +cercle autour de la +table, et l'harmonie régna de nouveau. M. Winkle lui seul +paraissait +conserver encore quelques restes d'irritabilité. Cette +disposition +était-elle occasionnée par la soustraction temporaire de +son habit? Une +circonstance aussi futile pouvait-elle allumer un sentiment de +colère, +même passager dans un cœur pickwickien? Nous l'ignorons, mais +à cette +exception près, la bonne humeur était complétement +rétablie, et la +soirée se termina avec toute la jovialité qui en avait +signalé le +commencement.<br/> +</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;"/> +<p><br/> +</p> +<a name="CHAPITRE_IV"></a> +<h2>CHAPITRE IV.</h2> +<h3>La petite guerre.—De nouveaux amis.—Une invitation pour la campagne.</h3> +<br/> +<p>Beaucoup d'auteurs éprouvent une répugnance ridicule +et même indélicate +à révéler les sources où ils ont +puisé leur sujet. Nous ne pensons point +de la même manière, et toujours nos efforts tendront +simplement à nous +acquitter d'une façon honorable des devoirs que nous impose +notre rôle +d'éditeur. Malgré la juste ambition qui, dans d'autres +circonstances, +aurait pu nous porter à réclamer la gloire d'avoir +composé cet ouvrage, +nos égards pour la vérité nous empêchent de +prétendre à d'autre mérite +qu'à celui d'un arrangement judicieux et d'une impartiale +narration. Les +papiers du Pickwick-Club sont comme un immense réservoir de +faits +importants. Ce que nous avons à faire, c'est de les distribuer +soigneusement à l'univers, qui a soif de connaître les +pickwickiens.</p> +<p>Agissant d'après ces principes, et toujours +déterminé a avouer nos +obligations pour les autorités que nous avons consultées, +nous déclarons +franchement que c'est au mémorandum de M. Snodgrass que nous +devons les +particularités contenues dans ce chapitre et dans le suivant, +particularités que nous allons rapporter sans autre commentaire, +maintenant que nous avons soulagé notre conscience.</p> +<p>Le lendemain, tous les habitants de Rochester et des lieux +environnants +sortirent de leur lit de très-bonne heure, dans un état +d'excitation et +d'empressement inaccoutumés, car il s'agissait pour eux de voir +les +grandes manœuvres. Une demi-douzaine de régiments devaient +être +inspectés par le regard d'aigle du commandant en chef; des +fortifications temporaires avaient été +élevées; la citadelle allait être +attaquée et emportée d'assaut; enfin on devait faire +jouer une mine.</p> +<p>Comme nos lecteurs ont pu le conclure, d'après les notes de +M. Pickwick +sur la ville de Chatham, il était admirateur enthousiaste de +l'armée. +Rien ne pouvait donc être plus délicieux pour lui et pour +ses compagnons +que la vue d'une petite guerre; aussi furent-ils bientôt debout. +Ils se +dirigèrent à grands pas vers les fortifications, +où se rendaient déjà de +tous côtés une foule de curieux.</p> +<p>Tout annonçait que la cérémonie devait +être d'une importance et d'une +grandeur peu communes. On avait posé des sentinelles pour +maintenir +libre le terrain nécessaire aux manœuvres; on avait placé +des +domestiques dans les batteries afin de retenir des places pour les +dames. Des sergents couraient de toutes parts, portant sous leurs bras +des registres reliés en parchemin. Le colonel Bulder, en grand +uniforme, +galopait d'un côté; puis, d'un autre, faisait reculer son +cheval sur les +curieux; lui faisait faire des voltes, des courbettes, et criait avec +tant de violence, que son visage en était tout rouge, sa voix +tout +enrouée, sans que personne pût comprendre quelle +nécessité il y avait à +cela. Des officiers s'élançaient en avant, en +arrière; parlaient au +colonel Bulder, donnaient des ordres aux sergents, puis repartaient au +galop et disparaissaient. Enfin, les soldats eux-mêmes, sous +leurs cols +de cuir, avaient un air de solennité mystérieuse qui +indiquait +suffisamment la nature spéciale de la réunion.</p> +<p>M. Pickwick et ses trois compagnons sa placèrent sur le +premier rang +des curieux, et attendirent patiemment la commencement des manœuvres. +La +foule augmentait constamment, et les efforts qu'ils étaient +obligés de +faire pour conserver leur position, occupèrent suffisamment les +deux +heures qui s'écoulèrent dans l'attente. Quelquefois il se +faisait par +derrière une poussée soudaine, et alors M. Pickwick +était lancé en avant +avec une vitesse et une élasticité peu conformes à +la gravité ordinaire +de son maintien. D'autres fois les soldats engageaient les spectateurs +à +reculer, et laissaient tomber les crosses de leurs fusils sur les pieds +de M. Pickwick, pour lui rappeler leur consigne, ou lui bourraient +ladite crosse dans la poitrine pour l'engager à s'y conformer. +Dans un +autre instant, quelques gentlemen facétieux se pressant autour +de M. +Snodgrass, le réduisaient à sa plus simple expression, et +après lui +avoir fait endurer les tortures les plus aiguës, lui demandaient +pourquoi il avait le toupet de pousser les gens de cette +façon-là. A +peine M. Winkle avait-il achevé d'exprimer l'indignation +excessive que +lui causait cette insulte non provoquée, et épuisé +son courroux, qu'un +individu placé par derrière lui enfonçait son +chapeau sur les yeux, en +le priant d'avoir la complaisance de mettre sa tête dans sa +poche. Ces +mystifications, jointes à l'inquiétude que leur causait +la disparition +inexplicable et subite de M. Tupman, rendaient, au total, leur +situation +plus incommode que délicieuse.</p> +<p>A la fin on entendit courir parmi la foule ce bruyant murmure qui +annonce l'arrivée de ce qu'elle a attendu pendant longtemps. +Tous les +yeux se tournèrent vers le fort, et l'on vit bataillons +après bataillons +se répandre dans la plaine, les drapeaux flottant gracieusement +dans les +airs, et les armes étincelant au soleil. Les troupes firent +halte et +prirent position. Les cris inarticulés du commandement coururent +sur +toute la ligne; les armes furent présentées avec un +cliquetis général; +le commandant en chef, le colonel Bulder et un nombreux +état-major +passèrent au petit galop en tête des troupes. Tout d'un +coup la musique +de tous les régiments fit explosion; les chevaux se +dressèrent sur deux +pieds, et reculèrent en fouettant leurs queues dans toutes les +directions; les chiens aboyèrent; la multitude cria; les troupes +reçurent le commandement de fixe; et autant que les yeux +pouvaient +s'étendre on ne vit plus rien à droite et à gauche +qu'une longue +perspective d'habits rouges et de pantalons blancs, immobiles, et comme +pétrifiés.</p> +<p>M. Pickwick avait été si absorbé par le soin de +se reculer et de se +dégager d'entre les pieds des chevaux, qu'il n'avait pas eu le +temps de +jouir de la scène qui se déroulait devant lui. Lorsqu'il +lui fut enfin +possible de se tenir d'aplomb sur ses jambes, les troupes avaient pris +l'apparence inanimée que nous venons de décrire, et son +admiration, ses +jouissances furent inexprimables.</p> +<p>«Y a-t-il rien de plus beau, rien de plus délicieux? +dit-il à M. Winkle.</p> +<p>—Rien, assurément, répliqua ce dernier, qui pendant +plus d'un quart +d'heure avait porté un petit homme sur chacun de ses pieds.</p> +<p>—Oui! s'écria M. Snodgrass, dans le sein duquel s'allumait +rapidement +une flamme poétique, oui! c'est un noble et magnifique spectacle +de voir +ainsi les vaillants défenseurs de la patrie se déployer +en files +brillantes devant ses paisibles citoyens. Leur visage est empreint, non +d'une férocité guerrière, mais d'un esprit de +civilisation; leurs yeux +n'étincellent pas du feu sauvage de la rapine et de la +vengeance, mais +de la douce lumière de l'intelligence et de +l'humanité!»</p> +<p>M. Pickwick s'unissait entièrement à ces +éloges, quant à l'esprit qui +les dictait, mais il ne pouvait pas en approuver aussi +complétement les +termes. En effet, <i>la douce lumière de l'intelligence</i> +brillait assez +faiblement, attendu que le commandement de «yeux, front!» +avait été +donné, et que les spectateurs n'apercevaient pas autre chose que +plusieurs milliers de prunelles, regardant directement devant elles, et +entièrement dénuées de toute expression quelconque.</p> +<p>Cependant la foule s'était écoulée peu à +peu, et nos voyageurs se +trouvaient presque seuls dans cet endroit.</p> +<p>«Nous sommes maintenant dans une excellente position, dit M. +Pickwick, +en regardant autour de lui.</p> +<p>—Excellente: repartirent à la fois MM. Winkle et Snodgrass.</p> +<p>—Que font-ils maintenant? reprit M. Pickwick, en ajustant ses +lunettes.</p> +<p>—Il me.... Il me semble..., balbutia M. Winkle en changeant de +couleur, +il me semble qu'ils vont faire feu!</p> +<p>—Allons donc! s'écria M. Pickwick avec précipitation.</p> +<p>—Je crois.... je crois qu'il a raison, observa M. Snodgrass avec +quelque alarme.</p> +<p>—Impossible! répéta M. Pickwick.» Mais à +peine avait-il prononcé ces +mots, que les six régiments, agissant comme un seul homme, et +comme +s'ils n'avaient eu qu'un seul point de mire, couchèrent en joue +les +malheureux pickwickiens, et firent la plus effroyable décharge +qui ait +jamais ébranlé le centre de la terre ou le courage d'un +gentleman un peu +mûr.</p> +<p>Dans cette situation critique, exposé à un feu +continuel de cartouches +blanches, harrassé par les opérations des troupes, +auxquelles un nouveau +renfort venait d'arriver, se développant derrière M. +Pickwick, il montra +cet admirable sang-froid, compagnon nécessaire d'un esprit +supérieur. +Saisissant M. Winkle par le bras, et se plaçant entre lui et M. +Snodgrass, il les engagea instamment a remarquer qu'excepté le +danger +d'être assourdi par le bruit, il n'y avait aucun péril +à redouter.</p> +<p>«Mais.... mais..., dit M. Winkle, en pâlissant, supposez +que les soldats +aient quelques cartouches à balles, par erreur? Je viens +d'entendre un +sifflement aigu, juste à mon oreille.</p> +<p>—Ne ferions-nous pas mieux de nous jeter à plat-ventre? +demanda M. +Snodgrass?</p> +<p>—Non, non, tout est fini maintenant, répondit M. +Pickwick.» Et en +disant ces mots, ses lèvres pouvaient trembler, ses joues +pouvaient +blanchir, mais aucune expression de crainte ou d'inquiétude ne +s'échappa +de la bouche de cet homme immortel.</p> +<p>M. Pickwick ne s'était pas trompé; la fusillade +était terminée. Il ne +songeait donc plus qu'à se féliciter de la justesse de +son hypothèse, +quand il aperçut sur toute la ligne un mouvement rapide. Les +cris de +commandement retentirent, et avant que nos voyageurs eussent en le +temps +de former une conjecture relativement à cette nouvelle manœuvre, +les six +régiments tout entiers firent une charge à la +baïonnette au pas de +course sur le lieu même où M. Pickwick et ses amis +étaient stationnés.</p> +<p>Tout homme est mortel, et le courage humain a des bornes. Pendant un +instant M. Pickwick regarda à travers ses lunettes la masse +compacte qui +s'avançait; puis il lui tourna le dos, et se mit... nous ne +dirons pas +<i>à fuir</i>, premièrement, parce que c'est une +expression déshonorante; +secondement, parce que la personne de M. Pickwick n'était +nullement +appropriée à ce genre de retraite. Il se mit à +trotter aussi vite que le +lui permettaient le peu de longueur de ses jambes et la pesanteur de +son corps; si vite, en effet, qu'il s'aperçut trop tard de tous +les +dangers de sa situation.</p> +<p>Les troupes, dont l'apparition sur ses derrières avait +déjà inquiété M. +Pickwick quelques secondes auparavant, s'étaient +déployées en bataille +pour repousser la feinte attaque des assiégeants fictifs de la +citadelle; de sorte que les trois amis se trouvèrent +enfermés entre deux +longues murailles de baïonnettes, dont l'une s'avançait +rapidement, +tandis que l'autre attendait avec fermeté le choc +épouvantable.</p> +<p>«Hohé! hohé! crièrent les officiers de la +colonne mouvante.</p> +<p>—Otez-vous de là! beuglèrent les officiers de la +colonne stationnaire.</p> +<p>—Où pouvons-nous aller? s'écrièrent les +pickwickiens pleins de trouble.</p> +<p>—Hohé! hohé!» telle fut la seule réponse; +puis il y eut un moment +d'égarement inouï, un bruit lourd de pas cadencés, +un choc violent, une +confusion de rires étouffés, et les troupes se +retrouvèrent à cinq cents +toises de distance, et les semelles des bottes de M. Pickwick furent +aperçues en l'air.</p> +<p>M. Snodgrass et M. Winkle venaient d'exécuter, avec beaucoup +de +prestesse, une culbute obligée. M. Winkle, assis par terre, +étanchait, +avec un mouchoir de soie jaune, le sang qui s'écoulait de son +nez, quand +ils virent leur vénérable chef courant, à quelque +distance, après son +chapeau, lequel s'éloignait en caracolant avec malice.</p> +<p>Il y a peu d'instants dans l'existence d'un homme où il +éprouve plus de +détresse visible, où il excite moins de +commisération que lorsqu'il +donne la chasse à son propre chapeau. Il faut avoir une grande +dose de +sang-froid, un jugement bien sûr pour le pouvoir rattraper. Si +l'on +court trop vite, on passe par-dessus; si l'on se baisse trop lentement, +au moment où l'on croit le saisir, il est déjà +bien loin. La meilleure +méthode est de trotter parallèlement à l'objet de +votre poursuite, +d'être prudent et attentif, de bien guetter l'occasion, de gagner +les +devants par degrés, puis de plonger rapidement, de prendre votre +chapeau +par la forme, et de le planter solidement sur votre tête, en +souriant +gracieusement pendant tout ce temps, comme si vous trouviez la +plaisanterie aussi bonne que tout le monde.</p> +<p>Il faisait un petit vent frais, et le chapeau de M. Pickwick roulait +comme en se jouant devant lui. Le vent soufflait et M. Pickwick +s'essoufflait; et le chapeau roulait, et roulait aussi gaiement qu'un +marsouin en belle humeur dans un courant rapide; il roulerait encore, +bien au delà de la portée de M. Pickwick, s'il +n'eût été arrêté par un +obstacle providentiel, au moment où notre voyageur allait +l'abandonner à +son malheureux sort.</p> +<p>M. Pickwick, complétement épuisé, allait donc +abandonner sa poursuite, +quand le chapeau s'aplatit contre la roue d'un carrosse qui se trouvait +rangé en ligne avec une douzaine d'autres véhicules. Le +philosophe, +apercevant son avantage, s'élança vivement, s'empara de +son couvre-chef, +le plaça sur sa tête, et s'arrêta pour reprendre +haleine. Il y avait une +demi-minute environ qu'il était là, lorsqu'il entendit +son nom +chaleureusement prononcé par une voix amie; il leva les yeux et +découvrit un spectacle qui le remplit à la fois de +surprise et de +plaisir.</p> +<p>Dans une calèche découverte, dont les chevaux avaient +été retirés à +cause de la foule, se tenaient debout les personnes ci-après +désignées: +un vieux gentleman, gros et vigoureux, vêtu d'un habit bleu +à boutons +d'or, d'une culotte de velours et de bottes à revers; deux +jeunes +demoiselles, avec des écharpes et des plumes; un jeune homme, +apparemment amoureux d'une des jeunes demoiselles; une dame, d'un +âge +douteux, probablement tante desdites demoiselles; et enfin M. Tupman, +aussi tranquille, aussi à son aise que s'il avait fait partie de +la +famille depuis son enfance. Derrière la voiture était +attachée une +bourriche d'une vaste dimension, une de ces bourriches qui, par +association d'idées, éveillent toujours, dans un esprit +contemplatif, +des pensées de volailles froides, de langues fourrées et +de bouteilles +de bon vin. Enfin, sur le siége de la calèche, dans un +état heureux de +somnolence, était assis un jeune garçon, gros, rougeaud +et joufflu, +qu'un observateur spéculatif ne pouvait regarder pendant +quelques +secondes sans conclure qu'il devait être le dispensateur officiel +des +trésors de la bourriche, lorsque le temps convenable pour leur +consommation serait arrivé.</p> +<p>M. Pickwick avait à peine jeté un coup d'œil rapide +sur ces intéressants +objets, quand il fut hélé de nouveau par son +fidèle disciple.</p> +<p>«Pickwick! Pickwick! lui disait-il! montez! montez vite!</p> +<p>—Venez, monsieur, venez, je vous en prie, ajouta le vieux gentleman. +Joe! Que le diable emporte ce garçon! Il est encore à +dormir! Joe! +abaissez le marchepied.»</p> +<p>La gros joufflu se laissa lentement glisser à bas du +siége, abaissa le +marchepied, et, d'une manière engageante, ouvrit la +portière du +carrosse. M. Snodgrass et M. Winkle arrivèrent dans ce moment.</p> +<p>«Il y a de la place pour vous tous, messieurs, reprit le +propriétaire de +la voiture. Deux dedans, un dehors. Joe, faites de la place sur le +siége +pour l'un de ces messieurs. Maintenant, monsieur, montez.» Et le +vieux +gentleman, étendant le bras, hissa de vive force dans la +calèche, +d'abord M. Pickwick, ensuite M. Snodgrass. M. Winkle monta sur le +siége; +le gros joufflu se percha près de lui et se rendormit +instantanément.</p> +<p>«Je suis charmé de vous voir, messieurs, poursuivit le +gentleman, je +vous connais très-bien, messieurs, quoique vous ne vous +souveniez +peut-être pas de moi. J'ai passé plusieurs soirées +dans votre club, +l'hiver dernier. Ce matin j'ai rencontré ici mon ami, M. Tupman, +et j'ai +été enchanté de le voir. Hé bien! monsieur, +comment ça va-t-il? Tous +avez l'air tout à fait bien portant, mais là, +très-bien portant!»</p> +<p>M. Pickwick, à qui ces dernières paroles +étaient adressées, rétorqua le +compliment, et donna une vigoureuse poignée de mains au vieux +gentleman.</p> +<p>«Eh bien! monsieur, comment ça va-t-il? continua +celui-ci en regardant +M. Snodgrass avec une sollicitude paternelle. A merveille, n'est-ce +pas? +Ah! tant mieux, tant mieux! Et comment cela va-t-il, monsieur Winkle? +Bien? J'en suis charmé. Mes filles, messieurs. Et voilà +ma sœur Rachel +Wardle: c'est une demoiselle, sans que cela paraisse. N'est-ce pas, +monsieur? N'est-ce pas? ajouta-t-il en riant à gorge +déployée, et en +insérant plaisamment son coude entre les côtes de M. +Pickwick.</p> +<p>—Mon Dieu! frère.... dit miss Wardle, avec un sourire +suppliant.</p> +<p>—Vrai, vrai, reprit le vieux gentleman, personne ne peut le nier, +messieurs, je vous présente mon ami, M. Trundle. Et maintenant +que vous +vous connaissez tous, tâchons d'être confortables et +heureux, et voyons +ce qui se passe. Voilà mon opinion.» Ayant ainsi +parlé, il mit ses +lunettes, tandis que M. Pickwick tirait son télescope; et chacun +se tint +debout dans la voiture pour regarder les évolutions des +militaires.</p> +<p>C'étaient des manœuvres étonnantes. Un rang tirait +par-dessus la tête +d'un autre rang et se précipitait aussitôt en +arrière, puis un autre +rang tirait par-dessus la tête d'un autre rang et se +précipitait en +arrière à son tour; ensuite il y avait des formations de +carrés, avec +les officiers dans le centre; des descentes dans la tranchée +avec des +échelles; de l'autre côté des ascensions par le +même moyen; pais on +abattait des barricades de paniers; et tout cela se faisait avec un +courage sans pareil. Dans les batteries, les artilleurs fourraient de +gros tampons dans les bouches d'effroyables canons, et il fallait tant +de préparatifs pour les bourrer, et ils faisaient tant de bruit +quand on +y avait mis le feu, que l'air résonnait au loin des cris +plaintifs des +femmes. Dans le carrosse, les jeunes miss Wardle étaient si +effrayées +que M. Trundle fut absolument obligé de soutenir l'une d'elles, +tandis +que M. Snodgrass supportait la seconde: et les nerfs de miss Rachel +Wardle étaient dans un état d'alarme si terrible que M. +Tupman trouva +indispensable de passer le bras autour de sa taille pour +l'empêcher de +tomber. Enfin tout le monde éprouvait une exaltation +prodigieuse, +excepté le groom joufflu, qui dormait au tonnerre du canon aussi +profondément que si ç'avait été la chanson +habituelle de sa nourrice.</p> +<p>Lorsque la citadelle fut prise et qu'on servit à dîner +au assiégeants et +aux assiégés, le vieux gentleman s'écria: +«Joe! Joe! Damné garçon, il +est encore à dormir! Soyez assez bon, monsieur, pour lui pincer +la +jambe, s'il vous plaît, c'est le seul moyen de le +réveiller. Je vous +remercie. Joe, défaites la bourriche.»</p> +<p>Le gros joufflu, qui avait été effectivement +éveillé par la compression +d'une partie de son mollet, entre le pouce et l'index de M. Winkle, se +laissa de nouveau glisser à bas du siége et s'occupa +à dépaqueter la +bourriche, d'une manière plus expéditive qu'on n'aurait +pu l'attendre de +sa précédente inactivité.</p> +<p>«Maintenant il faut nous asseoir serrés,» dit le +vieux gentleman. Après +beaucoup de plaisanteries sur le froissement des manches des dames, +après beaucoup de rougeur occasionnée par la joyeuse +proposition de les +faire asseoir sur les genoux des messieurs, la société +tout entière +parvint à s'empiler dans la calèche, et le vieux +gentleman s'occupa de +faire circuler les objets que le gros joufflu lui tendait de +derrière la +voiture où il était monté.</p> +<p>«Maintenant, Joe, les couteaux, les fourchettes.» Les +couteaux et les +fourchettes furent passés. Les dames et les messieurs de +l'intérieur, et +M. Winkle sur son siége, furent fournis de ces ustensiles +nécessaires.</p> +<p>«Des assiettes, Joe! des assiettes!» Les assiettes +furent distribuées +de la même manière.</p> +<p>«Maintenant, Joe, la volaille. Damné garçon, il +est encore à dormir. +Joe! Joe! Plusieurs coups de canne administrés sur la tête +du dormeur le +tirèrent enfin de sa léthargie. Allons passez-nous les +comestibles.»</p> +<p>Il y avait quelque chose, dans le son de ce dernier mot, qui +réveilla +entièrement le gros dormeur. Il tressaillit, et ses yeux +plombés, à +moitié cachés par ses joues bouffies, lorgnèrent +amoureusement les +comestibles à mesure qu'il les déballait.</p> +<p>«Allons, dépêchons,» dit H. Wardle, car le +gros joufflu dévorait du +regard un chapon, dont il paraissait ne pas pouvoir se séparer. +Il +soupira profondément, jeta un coup d'œil +désespéré sur la volaille +dodue, et la remit tristement à son maître.</p> +<p>«Bon! Un peu de vivacité! Maintenant la langue. +Maintenant le pâté de +pigeons! Prenez garde au veau et au jambon. Attention aux +écrevisses. +Otez la salade de la serviette. Passez-moi l'assaisonnement.» +Tout en +donnant ces ordres précipités, M. Wardle distribuait dans +l'intérieur de +la voiture les articles qu'il nommait, et plaçait des plats sans +nombre +dans les mains et sur les genoux de chacun.</p> +<p>Lorsque l'œuvre de destruction fut commencée, le joyeux +hôte demanda à +ses convives: «Eh bien! n'est-ce pas délicieux?</p> +<p>—Délicieux! répondit M. Winkle, qui découpait +une volaille sur le +siége.</p> +<p>—Un verre de vin?</p> +<p>—Avec le plus grand plaisir.</p> +<p>—Ne feriez-vous pas mieux d'avoir une bouteille pour vous, +là-haut?</p> +<p>—Tous êtes bien bon.</p> +<p>—Joe!</p> +<p>—Oui, monsieur. (Il n'était point endormi, cette fois, +étant parvenu à +soustraire un petit pâté de veau.)</p> +<p>—Une bouteille de vin au gentleman sur le siége. Je suis +charmé de vous +voir, monsieur.</p> +<p>—Bien obligé, répondit M. Winkle, en plaçant la +bouteille à côté de +lui.</p> +<p>—Voulez-vous me permettre de prendre un verre de vin avec vous? dit +M. +Trundle à M. Winkle.</p> +<p>—Avec grand plaisir,» repartit celui-ci; et les deux gentlemen +prirent +du vin ensemble; et tous les assistants, même les dames, +suivirent leur +judicieux exemple.</p> +<p>«Comme notre chère Émily coquette avec ce jeune +homme, observa tout bas +à M. Wardle la tante demoiselle, avec toute l'envie convenable +à une +tante demoiselle.</p> +<p>—Bah! répliqua le brave homme de père. Ça n'a +rien d'extraordinaire. +C'est fort naturel. M. Pickwick, un verre de vin?»</p> +<p>M. Pickwick, interrompant pour un instant les profondes recherches +qu'il +faisait dans l'intérieur du pâté de pigeons, +accepta en rendant grâce.</p> +<p>«Émily, ma chère, dit la tante demoiselle avec +un air de chaperon; ne +parlez pas si haut, mon amour.</p> +<p>—Plaît-il, ma tante?</p> +<p>—Il paraît que ma tante et le vieux petit monsieur voudraient +qu'il n'y +en eût que peur eux, chuchota miss Isabella Wardle à sa +sœur Émily. Puis +les deux jeunes demoiselles se mirent à rire de tout leur cœur, +et la +vieille demoiselle s'efforça de prendre une physionomie aimable, +mais +elle ne put en venir à bout.</p> +<p>«Les jeunes filles ont tant de gaieté! observa-t-elle +à M. Tupman avec +un air de tendre commisération, comme si la gaieté +eût été marchandise +de contrebande, et comme si c'eût été un crime que +d'en porter sur soi +sans avoir un laissez-passer; mais M. Tupman ne fit pas exactement la +réponse désirée.</p> +<p>—Vous avez bien raison, dit-il; c'est tout à fait charmant!</p> +<p>—Hem! fit miss Wardle d'un ton dubitatif.</p> +<p>—Voulez-vous me permettre, reprit M. Tupman, de la manière la +plus +insinuante, en touchant de la main gauche le poignet de la +séduisante +Rachel, tandis que de la main droite il levait tout doucement une +bouteille. Voulez-vous me permettre?...</p> +<p>—Oh! monsieur!»</p> +<p>M. Tupman prit un air encore plus persuasif, et miss Rachel exprima +la +crainte qu'on ne tirât encore des coups de canon, ce qui aurait +naturellement obligé son cavalier à la soutenir.</p> +<p>«Trouvez-vous mes nièces jolies? murmura ensuite la +tante affectueuse à +l'oreille de M. Tupman.</p> +<p>—Je les trouverais jolies si leur tante n'était pas ici, +répondit le +galant pickwickien, avec un regard passionné.</p> +<p>—Oh! le méchant homme! Mais réellement, si elles +avaient un peu de +fraîcheur, ne trouvez-vous pas qu'elles feraient de l'effet.... +à la +lumière?</p> +<p>—Oui,... je le crois, répliqua M. Tupman d'un air +indifférent.</p> +<p>—Oh! moqueur! Je sais ce que vous alliez dire.</p> +<p>—Quoi donc? demanda M. Tupman, qui n'était pas bien +décidé à dire +quelque chose.</p> +<p>—Vous alliez dire qu'Isabelle est voûtée. Je sais que +vous l'alliez +dire. Les hommes sont de si bons observateurs! Eh bien! c'est vrai; je +ne puis pas le nier! Et certainement s'il y a quelque chose de vilain +pour une jeune personne, c'est d'être voûtée. Je le +lui dis souvent, et +qu'elle deviendra tout à fait effroyable quand elle sera un peu +plus +vieille. Je vois que vous avez l'esprit malin.»</p> +<p>M. Tupman, charmé d'obtenir cette réputation à +si bon marché, s'efforça +de prendre un air fin, et sourit mystérieusement.</p> +<p>«Quel sourire sarcastique! s'écria l'inflammable +Rachel. Je vous assure +que vous m'effrayez.</p> +<p>—Je vous effraye?</p> +<p>—Oh! vous ne pouvez rien me cacher. Je sais ce que ce sourire +signifie.</p> +<p>—Hé bien? dit M. Tupman, qui lui-même n'en avait pas la +plus légère +idée.</p> +<p>—Vous voulez dire, poursuivit l'aimable tante, en parlant encore +plus +bas, vous voulez dire que la tournure d'Isabelle vous +déplaît encore +moins que l'effronterie d'Émily. C'est vrai, elle est +effrontée. Vous ne +pouvez croire combien cela me rend parfois malheureuse. Je suis +sûre que +j'en ai pleuré pendant des heures entières. Mon cher +frère est si bon, +si peu soupçonneux, qu'il n'en voit rien. S'il le voyait, je +suis +certaine que cela lui briserait le cœur. Je voudrais pouvoir me +persuader qu'il n'y a pas de mal au fond. Je le désire si +vivement! (Ici +l'affectueuse parente poussa un profond soupir, et secoua tristement la +tête.)</p> +<p>—Je suis sûre que ma tante parle de nous, dit tout bas miss +Émily +Wardle à sa sœur. J'en suis tout à fait sûre: elle +a pris son air +malicieux.</p> +<p>—Tu crois, répondit Isabelle. Hem! tante, chère tante!</p> +<p>—Oui, mon cher amour.</p> +<p>—J'ai bien peur que vous ne vous enrhumiez, ma tante: mettez donc un +mouchoir de soie autour de votre bonne vieille tête. Vous devriez +prendre plus soin de vous, à votre âge.»</p> +<p>Quoique cette revanche fut bien motivée, elle était +tellement poignante +qu'il est impossible d'imaginer de quelle manière se serait +exhalé le +courroux de la tante, si M. Wardle n'avait pas fait diversion, sans y +penser, en criant d'une voix forte:</p> +<p>«Joe! Damné garçon! il est encore à +dormir!</p> +<p>—Voilà un jeune homme bien extraordinaire, dit M. Pickwick. +Est-ce +qu'il est toujours assoupi comme cela?</p> +<p>—Assoupi! Il dort toujours. Il fait mes commissions en dormant; et +quand il sert à table, il ronfle.</p> +<p>—Bien extraordinaire! répéta M. Pickwick.</p> +<p>—Ha! extraordinaire en vérité, reprit le vieux +gentleman. Je suis +orgueilleux de ce garçon. Je ne voudrais m'en séparer +à aucun prix, sur +mon âme. C'est une curiosité naturelle. Hé! Joe! +Joe! ôtez tout cela, et +débouchez une autre bouteille, m'entendez-vous?»</p> +<p>Le gros joufflu ouvrit les yeux, avala l'énorme morceau de +pâté qu'il +était en train de mastiquer lorsqu'il s'était endormi, et +tout en +exécutant les ordres de son maître, il lorgnait +languissamment les +débris de la fête, à mesure qu'il les remettait +dans la bourriche. La +nouvelle bouteille fut débouchée et vidée +rapidement: la bourriche fut +rattachée à son ancienne place, le gros joufflu remonta +sur le siége; +les besicles et les lunettes d'approche furent braquées sur +nouveaux +frais, et les évolutions des soldats recommencèrent. Il y +eut encore un +grand tapage de canons et de grandes terreurs de femmes; puis on fit +jouer une mine à l'immense satisfaction de tout le monde; et +quand la +mine eut parti, les troupes et les spectateurs suivirent son exemple, +et +partirent aussi.</p> +<p>A la fin d'une conversation interrompue par les décharges, le +vieux +gentleman dit à M. Pickwick, en lui secouant la main:</p> +<p>«Souvenez-vous que vous venez tous nous voir demain matin.</p> +<p>—Très-certainement, répliqua M. Pickwick.</p> +<p>—Vous avez l'adresse?</p> +<p>—Manoir-ferme, Dingley-Dell, répondit M. Pickwick en +consultant son +mémorandum.</p> +<p>—C'est cela; et songez bien que je vous garde au moins une semaine. +Je +me charge de vous faire voir tout ce qu'il y a de curieux aux environs, +et puisque vous voulez étudier la vie champêtre, venez +chez moi, je vous +en donnerai, en veux-tu, en voilà. Joe! Damné +garçon! il est encore à +dormir. Joe, aidez Tom à mettre les chevaux.»</p> +<p>Les chevaux furent mis; le cocher monta sur son siége, le +gros joufflu +grimpa à côté de lui; les adieux furent +échangés, et le carrosse roula. +Au moment où les pickwickiens se retournèrent pour +l'apercevoir encore +une fois, le soleil couchant jetait une teinte chaleureuse sur le +visage +de leur hôte, et faisait ressortir l'attitude somnolente du gros +joufflu: il avait laissa tomber sa tête sur sa poitrine, et il +était +encore à dormir!</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;"/><a name="CHAPITRE_V"></a> +<h2>CHAPITRE V.</h2> +<h3>Faisant voir entre autres choses comment M. Pickwick entreprit de +conduire une voiture, et M. Winkle de monter un cheval; et comment l'un +et l'autre en vinrent à bout.</h3> +<br/> +<p>Le ciel était brillant et calme; l'air semblait +embaumé; tous les objets +de la création étaient remplis d'un charme inexprimable, +et M. Pickwick, +appuyé sur le parapet du pont de Rochester, contemplait la +nature, et +attendait l'heure du déjeuner.</p> +<p>La scène qui se déroulait à ses regards aurait +pu charmer un esprit bien +moins admirateur des beautés champêtres. A sa gauche +s'étendait une +antique muraille, éboulée dans beaucoup d'endroits, mais +qui, dans +d'autres, dominait de sa masse sombre, les rives verdoyantes de la +Medway. Des touffes de lierre couronnaient tristement les noirs +créneaux, tandis que des festons de plantes marines, suspendues +aux +pierres dentelées, tremblaient au souffle du vent. +Derrière ces ruines +s'élevait le vieux château, dont les tours sans toiture, +dont les +murailles croulantes attestaient encore l'ancienne grandeur, lorsque le +bruit des armes ou les chants de fête retentissaient sous ses +voûtes +splendides. De chaque côté, aussi loin que la vue pouvait +s'étendre, on +apercevait les bords de la rivière couverts de prairies et de +champs de +blé, au milieu desquels se détachaient çà +et là des moulins et des +églises; paysage riche et varié, que rendaient plus +admirable encore les +ombres errantes des légers nuages qui flottaient dans la +lumière du +soleil matinal. La Medway, réfléchissant l'azur +argenté du ciel, coulait +silencieusement en nappes brillantes; et parfois, avec un léger +murmure, elle étincelait sous les rames des pêcheurs, qui +suivaient +lentement le courant, dans leurs bateaux lourds mais pittoresques.</p> +<p>La vue de ce riant tableau avait plongé M. Pickwick dans une +agréable +rêverie. Il en fut tiré par un profond soupir qu'il +entendit auprès de +lui, et par un léger coup frappé sur son épaule. +Il se retourna et +reconnut l'homme lugubre.</p> +<p>«Vous contempliez cette scène? lui dit celui-ci d'une +voix grave.</p> +<p>—Oui, monsieur, répliqua M. Pickwick.</p> +<p>—Et vous vous félicitiez d'être levé de si bonne +heure?»</p> +<p>M. Pickwick fit un signe d'assentiment.</p> +<p>«Ah! il faut se lever de bonne heure en effet, pour voir le +soleil dans +sa splendeur, car son éclat dure rarement pendant toute la +journée. Le +commencement du jour et le matin de la vie ne sont, hélas! que +trop +semblables!</p> +<p>—Vous avez raison, monsieur.</p> +<p>—On dit souvent, continua l'homme lugubre, on dit souvent: le temps +est +trop beau ce matin, cela ne durera pas. Avec quelle justesse cette +réflexion s'applique à notre existence! Que ne +donnerais-je pas pour +revoir les jours de mon enfance, ou pour les oublier à jamais!</p> +<p>—Vous avez eu beaucoup de chagrins? demanda M. Pickwick avec +compassion.</p> +<p>—Oui certes, répliqua l'homme lugubre d'une voix +saccadée; plus qu'on +ne pourrait le croire en me voyant aujourd'hui. Il s'arrêta une +minute +et reprit brusquement: Avez-vous jamais pensé, par une +matinée comme +celle-ci, que ce serait une chose douce et délicieuse de se +noyer?</p> +<p>—Non! que Dieu me protège! s'écria M. Pickwick, en se +reculant un peu, +dans la crainte que l'étranger n'eût envie de le pousser +par-dessus le +parapet pour faire une expérience.</p> +<p>—Moi, je l'ai souvent pensé, poursuivit l'homme lugubre sans +avoir +l'air de remarquer ce mouvement: cette eau froide et tranquille semble +m'inviter, en murmurant, à y chercher le repos et l'oubli. On +saute... +pouf!... on se débat un instant... l'onde s'élève +par-dessus votre +tête... le tourbillon s'efface... l'eau redevient claire... et +vos +douleurs sont à jamais terminées!»</p> +<p>L'œil caverneux de l'homme lugubre lançait des flammes tandis +qu'il +parlait ainsi. Mais cette excitation momentanée s'apaisa +bientôt; il se +détourna d'un air calme, et dit:</p> +<p>«En voilà assez sur ce sujet: je voulais vous parler +d'autre chose. +Vous m'avez invité hier soir à vous lire une anecdote, et +vous l'avez +écoutée attentivement....</p> +<p>—Oui certainement, dit M. Pickwick, et je pensais....</p> +<p>—Je ne vous ai pas demandé votre opinion, interrompit l'homme +lugubre, +et je n'en ai pas besoin. Vous voyagez pour vous amuser et pour vous +instruire; supposez que je vous adresse un manuscrit curieux.... Faites +attention;—non pas improbable ni extraordinaire, mais curieux comme une +page du roman de la vie réelle;—le communiqueriez-vous au club +dont +vous m'avez parlé si souvent?</p> +<p>—Certainement, si vous le désirez; et nous le ferons +insérer dans les +mémoires du club.</p> +<p>—Vous l'aurez donc, répliqua l'homme lugubre. Votre +adresse?»</p> +<p>M. Pickwick lui ayant communiqué son itinéraire +probable, l'homme +lugubre le nota soigneusement dans un portefeuille assez gros, ramena +le +savant gentleman à son hôtel, et refusant le +déjeuner qu'il lui offrait, +s'éloigna d'un pas lent et sombre.</p> +<p>Les trois compagnons de M. Pickwick l'attendaient pour attaquer le +déjeuner qui était déjà disposé sur +la table d'une façon fort +séduisante. Ils s'assirent avec lui, et le jambon grillé, +les œufs, le +café, le thé et le reste, commencèrent à +disparaître avec une rapidité +qui témoignait, à la fois, en faveur de la bonne +chère et de l'appétit +des voyageurs.</p> +<p>«Maintenant, dit M. Pickwick, il s'agit de savoir comment nous +irons à +Manoir-ferme.</p> +<p>—Nous ferions peut-être bien de consulter le garçon, +suggéra M. Tupman; +et ce judicieux conseil ayant été accueilli comme il le +méritait, le +garçon fut appelé et consulté.</p> +<p>—Dingley-Dell, monsieur? Quinze milles, monsieur; chemin de +traverse, +mauvaise route.... Une chaise de poste, monsieur?</p> +<p>—Une chaise de poste ne tient que deux, répondit M. Pickwick.</p> +<p>—C'est vrai, monsieur, cependant je vous demande pardon, monsieur: +nous +avons une très-jolie chaise à quatre roues: deux places +au fond, un +siége pour le gentleman qui conduit.... Oh! je vous demande +pardon, +monsieur, elle ne peut tenir que trois.</p> +<p>—Comment donc ferons-nous? dit M. Snodgrass.</p> +<p>—Peut-être qu'un de ces messieurs aimerait à faire la +route à cheval, +dit le garçon en regardant M. Winkle. Nous avons de +très-bons chevaux de +selle, monsieur. Les gens de M. Wardle, en venant à Rochester, +pourraient les ramener, monsieur.</p> +<p>—Voilà notre affaire, s'écria M. Pickwick, Winkle, +voulez-vous faire la +route à cheval?»</p> +<p>M. Winkle éprouvait, dans les plus secrets replis de son +cœur, des +doutes accablants sur sa science équestre; mais, comme il +n'aurait voulu +les laisser soupçonner à aucun prix, il répondit +sur-le-champ avec une +noble hardiesse: «Certainement, j'en serai charmé!» +Il s'était précipité +lui-même au-devant de sa destinée: il n'y avait plus +à reculer.</p> +<p>«Amenez-les à onze heures, dit alors M. Pickwick au +garçon.</p> +<p>—Très-bien, monsieur,» répliqua celui-ci, et il +sortit.</p> +<p>Le déjeuner achevé, les voyageurs montèrent +dans leurs chambres pour +préparer les effets qu'ils voulaient emporter avec eux.</p> +<p>M. Pickwick avait terminé ses arrangements +préliminaires, et regardait +dans la rue par-dessus les stores du café, lorsque le +garçon entra, et +annonça que la chaise était prête, ce qui fut +confirmé par l'apparition +de ladite chaise derrière les susdits stores.</p> +<p>C'était une petite boîte verte, posée sur quatre +roues; sur le devant +s'élevait une espèce de perchoir pour le cocher; sur le +derrière se +trouvait un banc rétréci, pour deux patients. Cette +curieuse machine +était mise en mouvement par un immense cheval brun, sur lequel +on +pouvait étudier l'ostéologie avec beaucoup de +facilité. Un valet +d'écurie tenait par la bride, pour M. Winkle, un autre cheval +immense, +apparemment parent très-proche de l'animal du cabriolet.</p> +<p>«Dieu nous protège! dit M. Pickwick, tandis qu'on +mettait leurs paquets +dans la voiture; Dieu nous protège! Qui est-ce qui va conduire? +Je n'y +avais point songé.</p> +<p>—Vous naturellement, repartit M. Tupman.</p> +<p>—Naturellement, ajouta M. Snodgrass.</p> +<p>—Moi! s'écria M. Pickwick.</p> +<p>—Il n'y a pas le plus petit danger, monsieur, insinua le valet +d'écurie. Je vous le garantis pour la douceur: un enfant au +maillot le +conduirait.</p> +<p>—Il n'est pas ombrageux, hein?</p> +<p>—Ombrageux? il ne broncherait pas quand il verrait passer une +charretée +de singes, avec la queue en feu.»</p> +<p>Cette dernière recommandation était convaincante. M. +Tupman et M. +Snodgrass furent précieusement enfermés dans la caisse. +M. Pickwick +monta sur son perchoir, et appuya ses pieds sur une planche +revêtue d'un +tapis de toile cirée qu'il supposa être destinée +à cet usage.</p> +<p>«Maintenant, brillant William, dit le valet d'écurie +à son adjoint; +donne les rubans au gentleman.»</p> +<p>Brillant William, ainsi dénommé sans doute à +cause de ses cheveux gras +et de sa figure huileuse, plaça les guides dans la main gauche +de M. +Pickwick, tandis que son supérieur insinuait le fouet dans la +main +droite du philosophe.</p> +<p>«Tout beau! cria M. Pickwick, car le grand quadrupède +témoignait une +inclination décidée à reculer dans la +fenêtre du café.</p> +<p>—Tout beau! répétèrent MM. Tupman et Snodgrass, +de leur caisse.</p> +<p>—Il s'amuse un peu, messieurs, voilà tout, dit le premier +garçon +d'écurie d'un ton encourageant. Tenez-le un instant, +William.»</p> +<p>Le substitut restreignit l'impétuosité de l'animal, et +l'écuyer en chef +courut aider M. Winkle à monter en selle.</p> +<p>«De l'autre côté, monsieur, s'il vous plaît.</p> +<p>—J'veux et' pendu, si le gentleman n'allait pas monter à +l'envers!» dit +un postillon grimaçant, au garçon de l'hôtel, qui +paraissait goûter une +satisfaction indicible.</p> +<p>M. Winkle ayant reçu cet avis se hissa sur sa selle, avec +autant de +difficultés, à peu près, qu'il en aurait +éprouvé pour monter sur un +vaisseau de guerre.</p> +<p>«Tout va-t-il bien? demanda M. Pickwick, tourmenté par +un sentiment +intuitif que tout allait mal.</p> +<p>—Tout va bien, répondit faiblement M. Winkle.</p> +<p>—En route! cria le valet d'écurie. Tenez-le bien, +monsieur.»</p> +<p>Et parmi les éclats de rire de tous les assistants, la +voiture et le +cheval de selle décampèrent, M. Pickwick sur le +siége de l'un, et M. +Winkle sur le dos de l'autre.</p> +<p>«Pourquoi donc va-t-il ainsi de travers? demanda M. Snodgrass, +de dedans +sa boîte, à M. Winkle sur sa selle.</p> +<p>—Je n'y comprends rien du tout,» répliqua le pauvre +cavalier, dont le +cheval, en effet, s'avançait d'une manière excentrique, +un de ses flancs +en avant, la tête d'un côté de la rue, la queue de +l'autre.</p> +<p>M. Pickwick n'avait point le loisir d'observer ce qui se passait +derrière lui, car il était obligé de concentrer +toutes ses facultés +ratiocinantes sur la conduite de l'animal attaché à la +voiture. Celui-ci +déployait des singularités, fort amusantes pour un +spectateur +désintéressé, mais fort peu rassurantes pour ceux +qui se trouvaient +entraînés à sa suite. Secouant sans cesse sa +tête d'une manière aussi +déplaisante qu'incommode, il pesait sur les guides avec tant de +force +que M. Pickwick avait beaucoup de peine à le soutenir, et pour +comble +d'infortune il éprouvait un étrange plaisir à se +jeter tout d'un coup +sur un côté de la route. Là il s'arrêtait +court; puis il repartait +pendant quelques minutes avec une vélocité qu'il +était physiquement +impossible de modérer.</p> +<p>Il venait d'exécuter cette manœuvre pour la vingtième +fois, lorsque M. +Snodgrass dit à son compagnon:</p> +<p>«Qu'a donc ce cheval?</p> +<p>—Je n'en sais rien, répondit M. Tupman. N'est-ce pas qu'il +serait +ombrageux? Cela m'en a bien l'air.»</p> +<p>M. Snodgrass allait répliquer, quand il fut interrompu par un +cri de M. +Pickwick.</p> +<p>«Oh! disait-il. J'ai laissé tomber mon fouet!»</p> +<p>Dans ce moment, M. Winkle, avec son chapeau enfoncé sur ses +oreilles, +arrivait en trottant sur l'énorme cheval, qui le secouait avec +tant de +violence qu'il semblait devoir le mettre en pièces.</p> +<p>«Winkle, lui cria M. Snodgrass. Vous qui êtes un bon +garçon, ramassez +donc le fouet.»</p> +<p>M. Winkle, se penchant en arrière, tira la bride avec tant +d'efforts que +son visage en devint tout noir. Lorsqu'il fut parvenu à +arrêter son +grand coursier, il descendit, tendit le fouet à M. Pickwick, et, +saisissant les rênes, se prépara à remonter.</p> +<p>Nous ne saurions dire, et on le comprendra facilement, si le grand +cheval, dans l'innocente gaieté de son cœur, voulut s'amuser un +peu avec +M. Winkle; on s'il s'imagina qu'il trouverait plus de plaisir à +faire la +route sans cavalier; mais, quels que fussent ses motifs +déterminants, le +fait est que M. Winkle avait à peine touché les +rênes, lorsque l'animal, +baissant la tête, les fit glisser par-dessus, et +s'élança en arrière de +toute leur longueur.</p> +<p>«Bonne bête, dit M. Winkle d'une voix insinuante; bon +vieux cheval!»</p> +<p>Mais la bonne bête était à l'épreuve de +la flatterie, et plus M. Winkle +s'efforçait de l'approcher, plus elle avait soin de se tenir +à distance: +tellement qu'au bout de dix minutes, et malgré toutes sortes de +cajoleries et de ruses, M. Winkle et le grand cheval, après +avoir +continuellement tourné l'un autour de l'autre se retrouvaient +exactement +dans la même position. C'était une situation fort +désagréable en toutes +circonstances, et principalement sur une route déserte, +où l'on ne +pouvait se procurer aucun secours.</p> +<p>Ce manège s'étant prolongé encore quelque +temps, M. Winkle cria à ses +compagnons:</p> +<p>«Comment vais-je faire? Je ne puis pas monter dessus?</p> +<p>—Vous ferez bien de le conduire ainsi jusqu'à ce que nous +arrivions à +une barrière; répliqua M. Pickwick de son siége.</p> +<p>—Mais il ne veut pas avancer! s'écria M. Winkle, venez, je +vous en +prie, me le tenir un peu.</p> +<p>M. Pickwick était la personnification de l'obligeance et de +l'humanité. +Il jeta les guides sur le dos de son cheval, descendit du siége, +conduisit soigneusement la voiture le long de la haie, afin de ne point +embarrasser la route, et retourna vers son compagnon pour soulager sa +détresse, laissant dans la voiture M. Tupman et M. Snodgrass.</p> +<p>Aussitôt que le cheval vit M. Pickwick s'avancer vers lui avec +son grand +fouet dans sa main, il fit succéder au mouvement de rotation +dont il +s'était amusé jusqu'alors un mouvement rétrograde +si décidé, qu'il força +M. Winkle, qui ne voulait pas lâcher le bout de la bride, +à marcher +d'une vitesse extrême du côté de Rochester. M. +Pickwick courut à son +secours; mais plus M. Pickwick courait en avant, plus le cheval courait +en arrière. Ses pieds sonnaient sur la route; la +poussière volait autour +de lui, et, à la fin, M. Winkle, dont les bras étaient +presque +démantibulés, fut obligé de laisser aller la +bride. Le cheval s'arrêta, +regarda autour de lui d'un air étonné, se retourna, et se +mit à trotter +tranquillement vers son écurie, laissant là M. Winkle et +M. Pickwick, +qui échangèrent entre eux des regards de +désappointement. Tout à coup le +roulement d'une voiture à peu de distance attira leur attention; +ils +tournèrent la tête: «Il ne manquait plus que cela! +s'écria M. Pickwick +avec désespoir; voilà l'autre cheval qui s'en va +aussi!»</p> +<p>Cela n'était que trop vrai. Le bucéphale de la chaise +avait été effrayé +par le bruit que faisait son compagnon; il avait la bride sur le cou, +et +l'on peut sans peine imaginer le résultat!</p> +<p>Il s'échappa, entraînant avec rapidité MM. +Tupman et Snodgrass. Hélas! +leur carrière ne fut pas longue. M. Tupman, hors de +lui-même, se jeta +dans la haie, et M. Snodgrass suivit instinctivement son exemple. Le +cheval brisa la voiture contre un pont de bois, sépara les roues +du +brancard, le brancard de la caisse, et, finalement, resta immobile +à +contempler les ruines qu'il avait faites.</p> +<p>Le premier soin des deux amis intacts fut d'extraire les deux amis +naufragés de leur lit d'épines. Quand ils y furent +parvenus, ils +s'aperçurent avec une satisfaction inexprimable que ceux-ci +n'avaient +pas souffert de dommage sérieux, et qu'ils en étaient +quittes pour de +nombreuses déchirures dans leurs vêtements et dans leur +peau. Tous +ensemble, ils s'occupèrent alors à débarrasser le +cheval des débris de +la chaise; et lorsque cette opération compliquée fut +terminée, ils le +placèrent au milieu d'eux, et poursuivirent lentement leur +chemin, +abandonnant les restes de la voiture à leur triste +destinée.</p> +<p>Une heure de marche amena nos voyageurs auprès d'une petite +auberge +plantée entre deux ormes sur le bord de la route. On voyait +par-devant +une grande auge et une énorme enseigne; par derrière, une +ou deux meules +déformées; sur le côté, un jardin potager; +et tout autour, entassés dans +une étrange confusion, des hangars ruinés et des appentis +couverts de +mousse. Un paysan, porteur d'une tête rousse, travaillait dans le +jardin. M. Pickwick l'aperçut et lui cria: «Ohé, +là bas!» Le paysan se +releva lentement, abrita ses yeux avec ses mains, et examina froidement +M. Pickwick et ses compagnons.</p> +<p>«Ohé, là bas! répéta M. Pickwick.</p> +<p>—Ohé, répondit la tête rousse.</p> +<p>—Combien y a-t-il d'ici à Dingley-Dell?</p> +<p>—Sept bons milles.</p> +<p>—La route est-elle bonne?</p> +<p>—Non!» rétorqua brièvement le paysan. Puis, +ayant fait subir à nos +voyageurs un nouvel examen, il se remit à travailler, sans +s'occuper +d'eux davantage.</p> +<p>«Nous voudrions laisser ce cheval ici, reprit M. Pickwick.</p> +<p>—Laisser le cheval ici? répéta l'homme en s'appuyant +sur sa bêche.</p> +<p>—Précisément, répondit M. Pickwick, qui +s'était avancé avec son +coursier jusqu'à la porte de la palissade du jardin.</p> +<p>—Maîtresse! beugla l'homme à la tête rousse, en +sortant du potager et +en regardant le cheval d'un air soupçonneux; +maîtresse!»</p> +<p>Une grande femme osseuse et toute droite du haut en bas +répondit à cet +appel. Elle était couverte d'un gros sarrau bleu, et sa taille +se +trouvait à un pouce ou deux de ses aisselles.</p> +<p>«Ma bonne femme, dit M. Pickwick en s'approchant et en faisant +usage de +sa voix la plus insinuante, pouvons-nous laisser ce cheval ici?»</p> +<p>Le paysan dit quelque chose à l'oreille de la grande femme. +Celle-ci +regarda toute la caravane du haut en bas, et, après un instant +de +réflexion, répondit: «Non, je n'en avons pas le +cœur!</p> +<p>—Le cœur! répéta M. Pickwick; qu'est-ce qu'elle parle +de son cœur?</p> +<p>—J'avons été inquiétée pour ça +l'autre fois, dit la femme, en rentrant +dans la maison, et je ne voulons pu rien y voir.</p> +<p>—Voilà la chose la plus extraordinaire qui me soit jamais +arrivée dans +tous mes voyages, s'écria M. Pickwick, rempli +d'étonnement.</p> +<p>—Je crois.... je crois réellement, murmura M. Winkle à +ses amis, je +crois qu'ils nous soupçonnent d'avoir dérobé ce +cheval.</p> +<p>—Comment! s'écria M. Pickwick, avec une explosion +d'indignation. M. +Winkle répéta modestement l'opinion qu'il venait +d'émettre.</p> +<p>—Ohé! l'homme! cria M. Pickwick, irrité, pensez-vous +donc que nous +avons volé ce cheval?</p> +<p>—Je ne le crois pas, j'en suis sûr! répondit l'homme +à la tête rouge, +avec une espèce de sourire qui agita toute sa physionomie de +l'une à +l'autre oreille; et en parlant ainsi, il entra dans la maison, dont il +ferma soigneusement la porte.</p> +<p>—C'est comme un rêve! s'écria M. Pickwick, un hideux +cauchemar! O ciel! +imaginez-vous un homme marchant toute une journée, poursuivi par +un +cheval épouvantable, dont il ne peut pas se débarrasser!</p> +<p>Les pickwickiens abattus se remirent tristement en route, +l'énorme +quadrupède, pour qui ils ressentaient le plus profond +dégoût, marchant +lentement sur leurs talons.</p> +<p>L'après-midi était fort avancée lorsque nos +quatre amis, toujours suivis +du malencontreux animal, arrivèrent enfin dans la ruelle qui +conduisait +à Manoir-ferme. Mais quoiqu'ils touchassent au terme de leurs +fatigues, +leur satisfaction était prodigieusement amortie par l'absurde +singularité de leur apparence; des habits +déchirés, des visages +égratignés, des souliers sales, des figures +exténuées; et par-dessus +tout, l'affreux cheval. Oh! combien M. Pickwick le maudissait! De temps +en temps il jetait sur lui des regards où se peignaient la haine +et le +désir d'une épouvantable vengeance. Plus d'une fois, il +avait calculé le +montant probable de ce qu'il faudrait payer pour avoir la satisfaction +de lui couper la gorge; et maintenant la tentation de l'assassiner ou +de +l'abandonner dans les champs déserts se présentait +à son esprit avec dix +fois plus de violence. Cependant il avançait toujours, et +à l'un des +détours de la ruelle, il fut distrait de ses horribles +pensées par +l'apparition soudaine de deux personnages. C'étaient M. Wardle +et son +fidèle serviteur, le gros garçon rougeaud.</p> +<p>«Eh bien! où donc avez-vous été? demanda +le gentleman hospitalier. Je +vous ai attendu toute la journée. Vous avez l'air +fatigués. Quoi! des +égratignures! pas de blessures, j'espère?... Non... j'en +suis bien aise. +Vous avez versé? N'y pensez plus, c'est un accident commun dans +ce +pays-ci.—Joe, damné garçon, il est encore à +dormir! Joe, prenez ce +cheval et conduisez-le dans l'écurie.»</p> +<p>Le gros joufflu tenant en bride le fatal coursier, se traîna +d'un pas +paresseux derrière la compagnie, tandis que le vieux gentleman +s'efforçait de consoler ses hôtes de la partie de leurs +aventures qu'ils +jugèrent à propos de lui communiquer.</p> +<p>Arrivés à Manoir-ferme, il commença par les +faire entrer dans la cuisine +en leur disant: «Nous allons tout réparer ici, et ensuite +je vous +introduirai dans le salon.—Emma, apportez l'eau-de-vie de +cerises.—Maintenant, Jane, une aiguille et du fil.—Mary, des +serviettes et de l'eau. Allons vite, mes filles, +dépêchons.»</p> +<p>Trois ou quatre grosses réjouies se dispersèrent +rapidement pour aller +chercher les articles demandés, tandis qu'un couple de +domestiques +mâles, aux têtes rondes et aux larges visages, se +levèrent des siéges +qu'ils occupaient auprès de la cheminée comme s'ils +avaient été à Noël, +se plongèrent dans l'obscurité de divers recoins, et en +ressortirent +bientôt, armés d'une bouteille de cirage et d'une +demi-douzaine de +brosses.</p> +<p>«Allons, vite!» répéta le vieux gentleman. +Mais c'était une exhortation +tout à fait inutile, car l'une des servantes versait +l'eau-de-vie, +l'autre apportait les serviettes, et l'un des hommes saisissant +soudainement M. Pickwick par la jambe, au hasard imminent de lui faire +perdre l'équilibre, brossait ses bottes avec tant d'ardeur que +ses cors +en rougirent au blanc. Dans le même temps, un second domestique +frottait +M. Winkle avec une énorme brosse, tout en produisant avec sa +bouche +cette espèce de sifflement que les garçons +d'écurie ont l'habitude de +faire entendre quand ils étrillent un cheval.</p> +<p>Quant à M. Snodgrass, après avoir terminé ses +ablutions, il tourna son +dos au feu, et savourant avec délices son eau-de-vie, il se mit +à +examiner la pièce où il se trouvait.</p> +<p>D'après la description qu'il en a faite, c'était une +vaste chambre pavée +de briques rouges. La cheminée paraissait immense; le plafond +s'honorait +d'une garniture de bottes d'oignons, de jambons et de lard; les murs +étaient décorés de plusieurs cravaches, de deux ou +trois brides, d'une +selle et d'une vieille espingole rouillée. Au-dessous de +celle-ci, on +lisait en gros caractère: CHARGÉE, et elle devait +l'être depuis plus +d'un demi-siècle, s'il fallait en croire son apparence et celle +de +l'inscription. Un vieux coucou, au mouvement tranquille et solennel, +tictaquait gravement dans un coin, tandis qu'une montre d'argent, d'une +égale antiquité, se dandinait à l'un des nombreux +crochets dont la +muraille était semée.</p> +<p>«Êtes-vous prêts? demanda le vieux gentleman +à ses hôtes, quand il les +vit bien lavés, bien recousus, bien brossés, bien +restaurés.</p> +<p>—Tout à fait, répondit M. Pickwick.</p> +<p>—Alors, venez avec moi.» Trois des voyageurs le suivirent +à travers +plusieurs corridors sombres, ils furent rejoints à la porte du +salon par +M. Tupman, qui était resté derrière pour +dérober un baiser à Emma, mais +qui n'avait obtenu, pour toute récompense, qu'un certain nombre +de +bourrades et d'égratignures. Cependant le vieillard les +introduisit en +disant: «Gentlemen, soyez les bienvenus à +Manoir-ferme.»<br/> +</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;"/> +<p><br/> +</p> +<a name="CHAPITRE_VI"></a> +<h2>CHAPITRE VI.</h2> +<h3>Une soirée d'autrefois. Histoire racontée par un +ecclésiastique.</h3> +<br/> +<p>Plusieurs visites réunies dans le salon se levèrent +pour recevoir les +nouveaux venus, et pendant qu'on accomplissait les formalités +cérémonieuses des introductions, M. Pickwick eut le +loisir d'examiner la +figure des assistants et de spéculer sur leur caractère +et sur leurs +occupations. C'était un genre d'amusement auquel il se livrait +volontiers, ainsi que beaucoup d'autres grands hommes.</p> +<p>Une très-vieille dame, avec un énorme bonnet et une +robe de soie fanée, +occupait le poste d'honneur à l'angle droit de la +cheminée. Ce n'était +pas un moindre personnage que la mère de M. Wardle. Plusieurs +certificats, prouvant qu'elle avait été bien +élevée et n'avait pas +quitté la bonne route en vieillissant, étaient appendus +aux murailles, +sous la forme d'antiques paysages en tapisserie, d'alphabets en point +de +marque, non moins antiques, et de poignées à bouilloires +en soie +cramoisie, d'une plus récente période. La tante +demoiselle, les deux +jeunes filles et M. Wardle, groupés autour de la vieille dame, +semblaient disputer à qui lui témoignerait les attentions +les plus +infatigables. L'une tenait son cornet acoustique, l'autre une orange, +la +troisième un flacon d'odeurs, tandis que M. Wardle tamponnait +soigneusement les coussins qui la supportaient. De l'autre +côté de la +cheminée était assis un vieux gentleman, doué +d'une contenance +bienveillante et d'une tête chauve c'était le vicaire de +Dingley-Dell; +auprès de lui se trouvait sa femme, bonne vieille dame dont la +physionomie robuste et le teint animé semblaient annoncer que, +si elle +était savante dans la confection de tous les cordiaux +fabriqués par une +bonne ménagère, elle savait aussi se les administrer +à propos. Un petit +homme, porteur d'une tête semblable à une pomme de +reinette, causait +dans un coin avec un gentleman vieux et gros, tandis que deux ou trois +autres vieillards et tout autant de vieilles ladies étaient +assis, +roides et immobiles sur leurs chaises, considérant +impitoyablement M. +Pickwick et ses compagnons de voyage.</p> +<p>«Ma mère!» dit M. Wardle, de toute +l'étendue de sa voix, M. Pickwick!</p> +<p>—Oh! fit la vieille lady, en secouant la tête, je ne vous +entends pas.</p> +<p>—M. Pickwick! grand'maman! crièrent ensemble les deux jeunes +demoiselles.</p> +<p>—Ah! reprit la vieille dame, c'est bon; cela ne fait pas +grand'chose. +Il ne se soucie guère d'une vieille femme comme moi, j'en suis +certaine.</p> +<p>—Je vous assure, madame, dit M. Pickwick, en saisissant la main de +la +vieille lady, et en parlant tellement fort, que sa bienveillante figure +en devint écarlate, je vous assure, madame, que rien ne me +charme autant +que de voir, à la tête d'une si belle famille, une +personne de votre +âge, paraissant aussi jeune et aussi bien portante.</p> +<p>—Ah! reprit la vieille dame, après une courte pose, tout cela +est fort +joli, j'en suis sûre; mais je ne peux pas l'entendre.</p> +<p>—Grand'maman est mal disposée maintenant, dit doucement miss +Isabella +Wardle, mais elle vous parlera tout à l'heure.»</p> +<p>M. Pickwick exprima par un signe son empressement à se +prêter aux +infirmités de l'âge; et, se retournant, il prit part +à la conversation +générale.</p> +<p>«Charmante habitation! situation délicieuse! dit-il.</p> +<p>—Délicieuse! répétèrent MM. Snodgrass, +Tupman et Winkle.</p> +<p>—Oui, je m'en flatte, repondit M. Wardle.</p> +<p>—Monsieur, dit l'homme à la tête de pomme de reinette, +il n'y a pas un +meilleur morceau de terre dans tout le comté de Kent; il n'y en +a pas, +en vérité, monsieur. Je suis sûr qu'il n'y en a +pas!» Et il regarda +autour de lui d'un air triomphant, comme s'il avait été +violemment +contredit par quelqu'un, et qu'il fût parvenu à lui +imposer silence.</p> +<p>«Il n'y a pas un meilleur morceau de terre dans tout le +comté de Kent, +répéta l'homme à la tête de pomme de +reinette, après une pause.</p> +<p>—Excepté le pré de Mullins, articula solennellement le +gros gentleman.</p> +<p>—Le pré de Mullins! s'écria l'autre avec un profond +mépris.</p> +<p>—C'est une excellente terre, insinua un second gros homme.</p> +<p>—Oui, assurément, dit un troisième gros homme.</p> +<p>—Tout le monde sait cela,» poursuivit l'hôte corpulent.</p> +<p>L'homme à tête de pomme de reinette regarda +dubitativement autour de +lui; mais, se trouvant décidément en minorité, il +prit un air de +supériorité compatissante, et n'ajouta plus rien.</p> +<p>«De quoi parle-t-on? demanda la vieille dame à l'une de +ses +petites-filles d'un son de voix très-élevé; car, +suivant l'usage des +sourds, elle ne semblait pas imaginer que d'autres pussent entendre ce +qu'elle-même disait.</p> +<p>—On parle de la terre, grand'maman.</p> +<p>—Qu'est-ce qu'on dit de la terre? Est-ce qu'il est arrivé +quelque +chose?</p> +<p>—Non, non. M. Miller disait que notre terre est meilleure que le +pré de +Mullins.</p> +<p>—Qu'est-ce qu'il en sait? demanda la vieille dame avec indignation. +Miller est un fat impertinent, et vous pouvez le lui dire de ma +part.» +Ayant proféré cette sentence, la vieille dame se +redressa, et regarda le +délinquant d'un air sévère, sans se douter un seul +instant qu'elle avait +parlé de manière à être entendue de tout le +monde.</p> +<p>—Allons! allons! fit M. Wardle en s'empressant avec une +anxiété +naturelle de changer la conversation; que dites-vous d'un whist, +monsieur Pickwick?</p> +<p>—Je l'aimerais par-dessus toute chose; mais, je vous prie, ne le +faites +pas à cause de moi.</p> +<p>—Oh! je vous assure que ma mère aime beaucoup à faire +son whist. +N'est-ce pas vrai, ma mère?»</p> +<p>La vieille dame, qui était beaucoup moins sourde sur ce sujet +que sur +tout autre, répondit affirmativement.</p> +<p>«Joe! Joe! cria le vieux gentleman, Joe! damné +garçon.... Ah! le voilà! +Dressez les tables de jeu.»</p> +<p>Le léthargique jeune homme vint à bout de dresser, +sans autre stimulant, +deux tables de jeu: l'une pour faire le whist, l'autre pour jouer +à la +papesse Jeanne. Les joueurs de whist étaient: M. Pickwick et la +vieille +lady, M. Miller et le gros gentleman. L'autre jeu comprenait le reste +de +la société.</p> +<p>Le whist fut conduit avec tout le sérieux, avec toute la +gravité +qu'exige cet acte solennel, auquel, suivant nous, on a mal à +propos et +avec irrévérence donné le nom de jeu. Mais, +à la table ronde, on faisait +éclater une gaieté si bruyante, qu'elle nuisait +notablement aux +réflexions de M. Miller. Ce malheureux personnage n'étant +pas aussi +absorbé par son jeu qu'il aurait dû l'être, tombait +dans des fautes, +dans des crimes impardonnables, qui excitaient au plus haut +degré la +rage du gros gentleman, et éveillaient proportionnellement la +bonne +humeur de la vieille lady.</p> +<p>«Ah! ah! fit le criminel Miller d'un ton victorieux en prenant +la +septième levée. Je ne pouvais pas mieux jouer, +j'espère; il était +impossible de faire un trick de plus.»</p> +<p>La vieille dame ne le laissa pas longtemps dans cette heureuse +situation +d'esprit. «Miller aurait dû couper le carreau, dit-elle; +n'est-il pas +vrai, monsieur?»</p> +<p>M. Pickwick salua affirmativement.</p> +<p>Le joueur infortuné fit un appel à la +générosité de son partner en +disant d'un ton dubitatif: «Devais-je réellement le couper?</p> +<p>—Certainement, monsieur, répondit sèchement le gros +gentleman.</p> +<p>—J'en suis désolé, répliqua Miller avec +abattement.</p> +<p>—Il est bien temps! grommela son partner.</p> +<p>—Deux d'honneurs. Cela nous fait huit,» dit M. Pickwick.</p> +<p>On redonna des cartes.</p> +<p>«Pouvez-vous en faire encore une? demanda la vieille dame.</p> +<p>—Oui, répondit M. Pickwick. Double, simple; et le rob.</p> +<p>—On n'a jamais vu une pareille chance! fit observer M. Miller.</p> +<p>—Ni d'aussi vilaines cartes!» ajouta le gros gentleman.</p> +<p>Un silence solennel s'ensuivit. M. Pickwick était +enjoué, la vieille +dame attentive, le gros gentleman querelleur, et M. Miller craintif.</p> +<p>«Encore une partie double! s'écria la vieille dame +triomphante, en +plaçant sous le flambeau une pièce de six pence et un +demi-penny, sans +empreinte, comme mémorandum du fait.</p> +<p>—Encore une partie double, monsieur, dit M. Pickwick.</p> +<p>—Je le sais bien, monsieur,» répliqua le gros gentleman +avec aigreur.</p> +<p>Dans le courant d'une autre partie, dont le résultat fut le +même, M. +Miller eut le malheur de faire une renonce. Aussi, le gros gentleman ne +fut plus maître de contenir son irritation. La vieille dame, au +contraire, entendait de mieux en mieux, tandis que l'infortuné +Miller +paraissait aussi peu dans son élément qu'un dauphin dans +une guérite. +Quand le whist fut terminé, le gros gentleman se retint dans un +coin et +resta parfaitement muet durant une heure vingt-sept minutes: alors +seulement, sortant de sa retraite, il offrit à M. Pickwick une +prise de +tabac, avec l'air généreux d'un homme que la +charité chrétienne engage à +pardonner les injures qu'il a reçues.</p> +<p>Pendant ces événements, le jeu de la table ronde +continuait avec gaieté. +Isabelle Wardle s'était associée avec M. Trundle, +Émily Wardle avec M. +Snodgrass, et qui plus est, M. Tupman et la tante demoiselle avaient +aussi formé une société de fiches et de +galanteries. Le vieux M. Wardle +était au comble de la joie; il conduisait une banque avec tant +d'astuce, +les dames montraient tant d'âpreté au gain, qu'un tonnerre +d'éclats de +rire retentissait continuellement autour de la table. Il y avait une +vieille lady qui était toujours obligée de payer pour une +demi-douzaine +de cartes. Tout le monde en riait régulièrement à +chaque tour, et quand +la vieille lady avait l'air vexé de payer, on riait encore plus +fort: +alors son visage s'épanouissait par degrés, et elle +finissait par faire +chorus avec les autres. Quand la tante demoiselle faisait un <i>mariage</i>, +les jeunes personnes éclataient de nouveau et la tante +demoiselle +devenait de très-mauvaise humeur; mais elle sentait la main de +M. Tupman +qui saisissait la sienne par-dessous la table, et son visage +s'épanouissait aussi, puis elle prenait un air à peu +près malin, comme +si le mariage n'avait pas été aussi loin de la question +qu'on le +supposait. Alors tout le monde recommençait à rire, +surtout le vieux +Wardle qui s'amusait d'une plaisanterie au moins autant que les plus +jeunes. Cependant, M. Snodgrass murmurait continuellement dans +l'oreille +de sa partner des sentiments poétiques, qui faisaient faire +à un vieux +gentleman sur les associations pour les cartes et sur les associations +pour la vie, des remarques facétieuses et malignes, +accompagnées de +coups d'œil, de coups de coude et de sourires. L'hilarité de la +compagnie en était redoublée, et spécialement +celle de l'épouse du +susdit vieux gentleman. De temps en temps M. Winkle éditait des +bons +mots, fort connus dans la ville, mais qui ne l'étaient pas +encore dans +la province; et comme tout le monde en riait de très-bon cœur et +les +trouvait excellente, M. Winkle était resplendissant d'honneur et +de +gloire. Quant au bienveillant ecclésiastique, il regardait cette +scène +d'un air satisfait, car le bon vieillard était heureux de voir +des +visages heureux autour de lui; et, quoique la joie fût assez +bruyante, +elle venait du cœur, non des lèvres, c'est-à-dire que +c'était la +véritable joie, après tout.</p> +<p>La soirée s'écoula rapidement au sein de ces +récréations. Après un +souper simple et substantiel, un cercle sociable fut formé +autour du +feu, et M. Pickwick déclara que jamais de sa vie il n'avait +ressenti +plus de vrai bonheur et n'avait été mieux disposé +à jouir du présent +hélas! trop fugitif.</p> +<p>Le vieillard hospitalier était assis en +cérémonie auprès du fauteuil de +sa mère, et tenait une de ses mains dans les siennes: +«Voilà précisément +ce que j'aime, disait-il. Les plus heureux instants de mon existence se +sont passés auprès de ce vieux foyer, et je trouve du +plaisir à y faire +flamber du feu jusqu'à ce que la chaleur devienne insupportable. +Voyez-vous... ma pauvre vieille mère que voilà, +s'asseyait dans cette +cheminée sur ce petit tabouret, quand elle était enfant. +N'est-il pas +vrai, ma mère?»</p> +<p>La vieille lady secoua la tête avec un sourire +mélancolique, et l'on vit +couler lentement sur ses joues ces larmes involontaires qui +s'éveillent +au souvenir des anciens temps et du bonheur écoulé depuis +de longues +années.</p> +<p>«Monsieur Pickwick, continua leur hôte après un +court silence, vous +m'excuserez si je parle souvent de cet endroit, car je l'aime +passionnément, et je n'en connais pas d'autre. La vieille maison +et les +champs mêmes semblent être pour moi d'anciens amis. J'en +dis autant de +notre petite église garnie d'une épaisse tenture de +lierre, sur lequel, +par parenthèse, notre excellent ami que voilà a fait une +chanson à son +arrivée ici. Monsieur Snodgrass, il me semble que votre verre +est vide.</p> +<p>—Je vous demande pardon, répliqua ce gentleman, dont la +curiosité +poétique avait été grandement excitée par +la dernière phrase de son +hôte. Vous parliez ce me semble d'une chanson sur le lierre?</p> +<p>—C'est à notre ami qu'il faut vous adresser à ce +sujet, dit M. Wardle +en indiquant l'ecclésiastique par un signe.</p> +<p>—Oserais-je vous prier, monsieur, de nous faire connaître +cette +composition? dit alors M. Snodgrass.</p> +<p>—Véritablement, répondit le vénérable +ecclésiastique, c'est fort peu de +chose et ma seule excuse pour m'en être rendu coupable, c'est que +j'étais très-jeune dans ce temps-là. Telle qu'elle +est, toutefois, vous +allez l'entendre, si vous le désirez.»</p> +<p>Un murmure de curiosité fut naturellement la réplique, +et le vieil +ecclésiastique, soufflé de temps en temps par sa femme, +commença à +réciter la pièce de vers en question. «Je +l'appelle,» dit-il:</p> +<div class="poem"> +<div class="stanza"><span>LE LIERRE.<br/> +</span></div> +<div class="stanza"><span>Oh! quelle plante singulière<br/> +</span><span>Que ce vieux gourmand de lierre,<br/> +</span><span>Qui rampe sur d'anciens débris!<br/> +</span><span>Il lui faut l'antique poussière<br/> +</span><span>Que les siècles seuls ont pu faire,<br/> +</span><span>Pour contenter ses appétits.<br/> +</span><span>Oh! quelle plante singulière<br/> +</span><span>Que ce vieux gourmand de lierre!<br/> +</span></div> +<div class="stanza"><span>Dans son domaine solitaire,<br/> +</span><span>Tantôt il s'étend sur la terre,<br/> +</span><span>Rongeant la pierre des tombeaux;<br/> +</span><span>Et tantôt, relevant la tête,<br/> +</span><span>Il grimpe, d'un air de conquête,<br/> +</span><span>Au sommet des plus grands ormeaux.<br/> +</span><span>Oh! quelle plante singulière<br/> +</span><span>Que ce vieux gourmand de lierre!<br/> +</span></div> +<div class="stanza"><span>Par le cours fatal des années,<br/> +</span><span>Les nations sont ruinées,<br/> +</span><span>Mais lui, rien ne peut le flétrir.<br/> +</span><span>Les plus grands monuments de l'homme,<br/> +</span><span>A quoi donc servent-ils, en somme?<br/> +</span><span>A l'abriter, à le nourrir.<br/> +</span><span>Oh! quelle plante singulière<br/> +</span><span>Que ce vieux gourmand de lierre!<br/> +</span></div> +</div> +<p>Tandis que le bienveillant ecclésiastique +répétait ses vers une seconde +fois pour permettre à M. Snodgrass d'en prendre note, M. +Pickwick +étudiait avec un grand intérêt l'expression de sa +physionomie. Il prit +ensuite la parole et dit au vicaire:</p> +<p>«Voulez-vous me permettre, monsieur, malgré la +nouveauté de notre +connaissance, de vous demander si, dans le cours de votre +carrière, +comme ministre de l'évangile, vous n'avez pas observé +beaucoup +d'événements dignes d'être conservés dans la +mémoire des hommes?</p> +<p>—Effectivement, monsieur, répliqua le ministre; j'ai +observé beaucoup +d'événements, mais dans une sphère étroite; +et ils ont toujours été +d'une nature simple et ordinaire.</p> +<p>—Vous avez réuni, je pense, quelques notes sur John +Edmunds?» reprit +M. Wardle, qui désirait mettre son ami en évidence, pour +l'édification +de ses nouveaux hôtes.</p> +<p>La vicaire fit un léger signe d'assentiment et se +préparait à changer le +sujet de la conversation, lorsque M. Pickwick lui dit: +«Pardonnez-moi, +monsieur; mais je vous serais obligé de m'apprendre qui +était ce John +Edmunds?</p> +<p>—C'est précisément ce que j'allais demander; ajouta M. +Snodgrass avec +vivacité.</p> +<p>—Vous êtes pris, s'écria le joyeux hôte. Il +faudra, tôt ou tard, que +vous satisfassiez la curiosité de ces messieurs; ainsi, vous +feriez +mieux de profiter de l'occasion et d'en finir sur-le-champ.»</p> +<p>Le vieux ministre sourit avec bonhomie et rapprocha sa chaise de la +cheminée. Les autres membres se serrèrent aussi, +principalement M. +Tupman et la tante demoiselle, qui avaient peut-être l'ouïe +un peu dure. +Le cornet de la vieille lady fut ajusté soigneusement; M. +Miller, qui +s'était endormi, fut réveillé par son ex-partner, +au moyen d'un pinçon +monitoire, administré par-dessous la table, et le ministre, sans +autre +préface, commença le récit suivant, auquel nous +avons pris la liberté de +donner pour titre:</p> +<p style="font-weight: bold; text-align: center;"><br/> +LE RETOUR DU CONVICT.</p> +<p>«Lorsque je fus nommé vicaire de ce village, il y a +juste vingt-cinq +ans, j'y trouvai, parmi mes paroissiens, un certain Edmunds qui tenait +à +bail une petite ferme du voisinage. C'était un méchant +homme, paresseux +et dissolu par habitude, morose et féroce par disposition. +Excepté +quelques vagabonds abandonnés qui flânaient avec lui dans +les champs ou +qui s'abrutissaient à la taverne, il n'avait pas un seul ami, +pas même +une connaissance. En général on l'évitait, car +personne ne se souciait +de parler à un individu redouté par plusieurs, +détesté par tous.</p> +<p>Cet homme avait une femme et un fils âgé d'environ +douze ans. Je vous +attristerais sans nécessité en vous dépeignant les +souffrances qu'avait +endurées sa femme, et tout ce que je pourrais vous dire ne +suffirait pas +pour apprécier suffisamment la douceur et la résignation +qu'elle +déployait dans les circonstances les plus délicates, ni +la sollicitude +pleine de tendresse et de douleur avec laquelle elle élevait son +enfant. +Que Dieu me pardonne ce que je vais dire, si c'est un soupçon +peu +charitable, mais, dans mon âme et conscience, je crois que son +mari +essaya systématiquement, pendant plusieurs années, de la +faire mourir de +chagrin. Elle supporta tout, cependant, pour l'amour de son fils; et +même, quoique cela puisse paraître étrange à +bien des gens, pour l'amour +de son mari. Elle l'avait aimé autrefois, et malgré ses +brutalités, +malgré la cruauté qu'il lui témoignait, le +souvenir de ce qu'il avait +été pour elle éveillait encore dans son sein des +sentiments de douce +indulgence, auxquels, excepté la femme, toutes les autres +créatures de +Dieu sont étrangères.</p> +<p>Ils étaient pauvres: la conduite du mari ne permettait pas +qu'il en fût +autrement; mais le travail obstiné, incessant de la femme, les +maintenait au-dessus du besoin. Cependant ses efforts étaient +bien mal +récompensés. Les gens qui passaient auprès de leur +maison, le soir, +entendaient souvent les pleurs, les gémissements de la +malheureuse +femme, et le bruit des coups qu'elle recevait. Plus d'une fois, +après +minuit, l'enfant vint frapper doucement à la porte de quelque +maison +voisine, où il était envoyé par sa mère, +pour échapper à l'ivresse +furieuse du père dénaturé.</p> +<p>Pendant tout ce temps, et quoique la pauvre créature +portât souvent des +marques de mauvais traitements, qu'elle ne pouvait pas +entièrement +cacher, elle assistait régulièrement au service divin. +Chaque dimanche, +matin et soir, elle occupait avec son fils le même banc dans +notre +petite église; et quoique la mère et l'enfant fussent +tous deux +pauvrement habillés (plus pauvrement même que beaucoup de +leurs voisins +qui se trouvaient dans une position encore plus précaire), leur +toilette +était toujours décente et propre. Chacun avait un signe +amical et une +parole bienveillante pour cette <i>pauvre madame Edmunds</i>, et +parfois +quand, au sortir de l'église, elle s'arrêtait sous les +ormes qui +conduisaient au porche, pour échanger quelques mots avec un +voisin; ou +quand elle ralentissait le pas pour regarder, avec l'orgueil et la +tendresse d'une mère, son enfant, rose et bien portant, qui +jouait +devant elle avec quelques petits camarades, sa figure fatiguée +s'éclairait d'une expression de gratitude profondément +ressentie, et +elle paraissait être sinon heureuse ou gaie, du moins +résignée et +tranquille.</p> +<p>Cinq ou six ans s'écoulèrent: l'enfant était +devenu un jeune homme +robuste et bien bâti, mais le temps, qui avait renforcé +ses membres +délicats, avait courbé la taille de sa mère et +affaibli sa démarche; et +cependant le bras qui aurait dû la supporter n'était plus +enchaîné sous +le sien, le visage qui aurait dû la réjouir ne la +regardait plus en +souriant. Elle occupait toujours le même banc, mais il y avait +une place +vacante à côté d'elle; sa bible était +toujours tenue avec autant de +soin, elle y faisait des signets pour l'ouvrir aux différentes +lectures; +mais il n'y avait plus personne pour la lire avec elle, et ses larmes +coulaient sur son livre, et dérobaient à ses yeux le +texte sacré. Ses +voisins étaient encore aussi bienveillants qu'autrefois, mais +maintenant +elle détournait la tête pour éviter leur salut; +elle ne s'arrêtait plus +sous les vieux ormes, et elle n'enfermait plus dans son cœur des +trésors +de bonheur et d'espérance. Dans sa désolation elle +enfonçait sa coiffe +sur son visage et elle s'éloignait d'un pas +précipité. Faut-il vous le +dire? Ce jeune homme qui aurait dû conserver pieusement dans sa +mémoire +le souvenir des privations volontaires, des mauvais traitements que sa +mère avait endurés pour lui; oubliant au contraire tout +ce qu'il lui +devait, et méprisant cruellement les angoisses de son cœur +brisé, +s'était lié avec les hommes les plus +dépravés, les plus abandonnés de +Dieu, et suivait une carrière de vices et de crimes, qui devait +aboutir +à la mort pour lui, à la honte pour elle. Hélas! +pauvre nature humaine! +Vous avez déjà deviné cela depuis longtemps.</p> +<p>La malheureuse femme était sur le point de voir +compléter la mesure de +ses infortunes. Des délits nombreux avaient été +commis dans le +voisinage. Les coupables étaient restés impunis, et leur +audace s'en +augmentait. Un vol nocturne, accompagné de circonstances +aggravantes, +occasionna des poursuites actives, des recherches +sévères, auxquelles il +était impossible d'échapper. Le jeune Edmunds fut +soupçonné, ainsi que +trois de ses compagnons; il fut arrêté, jugé et +condamné à mort.</p> +<p>Le cri perçant et égaré, le cri maternel qui +effraya l'audience quand le +jugement solennel fut prononcé, retentit encore à mon +oreille. Ce cri +frappa de terreur le cœur du coupable, que le jugement, la +condamnation, +l'approche de la mort même n'avaient pu ébranler. Ses +lèvres, +jusqu'alors comprimées avec une sombre obstination, +tremblèrent et se +séparèrent involontairement. Son visage devint +pâle, une sueur froide +mouilla son front, ses membres vigoureux frissonnèrent, et il +chancela +sur son banc.</p> +<p>Dans le premier transport de ses angoisses, la mère +désolée se jeta à +genoux, et supplia douloureusement l'Être infini, qui l'avait +soutenue +jusqu'alors dans ses épreuves, de la délivrer de ce monde +de misère, et +d'épargner la vie de son unique enfant. A cette prière +succéda une +explosion de pleurs, une agonie de désespoir, telles que +j'espère bien +n'en revoir jamais de semblables. Dès cet instant, je fus +convaincu que +la douleur abrégerait sa vie, mais je n'entendis plus une seule +plainte, +un seul murmure s'échapper de ses lèvres.</p> +<p>C'était un déchirant spectacle de voir de jour en +jour, dans la cour de +la prison, cette malheureuse mère qui s'efforçait avec +ferveur de +toucher par l'affection, par les prières, le cœur +pétrifié de son fils. +Ce fut en vain: il resta sombre, farouche, impénitent. La +commutation +inespérée de sa peine, en celle de la transportation pour +quatorze ans, +ne put pas même adoucir pour un seul instant son endurcissement +obstiné.</p> +<p>L'esprit de résignation qui avait si longtemps soutenu sa +mère ne +pouvait plus lutter contre la faiblesse et la maladie. Pourtant elle +voulut revoir son fils encore une fois. Elle déroba à son +lit de +souffrances ses membres chancelants; mais ses forces la trahirent, et +elle tomba presque inanimée sur le carreau.</p> +<p>C'est alors que l'indifférence et le stoïcisme tant +vantés du coupable +furent mis à une rude épreuve. Un jour se passa sans +qu'il vît sa mère. +Un second jour s'écoula, et elle ne vint pas. Un +troisième soir arriva, +et sa mère n'avait pas paru. Et dans vingt-quatre heures il +devait être +séparé d'elle peut-être pour toujours!</p> +<p>Ce nouveau châtiment, qui tombait si pesamment sur lui, le +rendit +presque fou. Oh! comme les pensées longtemps oubliées de +son enfance +revinrent en foule dans son esprit, tandis qu'il arpentait +l'étroite +cour d'un pas rapide, comme si la rapidité de sa course +eût pu hâter +l'arrivée des nouvelles attendues; comme le sentiment de sa +misère et de +son abandon s'empara amèrement de lui, lorsqu'il apprit la +vérité +fatale! Sa mère, la seule personne qui l'eût jamais +aimé, sa mère était +malade, peut-être mourante, à une demi-lieue de lui; +quelques minutes +auraient pu le porter près de son lit, s'il avait +été libre, mais il ne +devait plus la revoir. Il se précipita sur la grille, et +saisissant les +barreaux de fer avec l'énergie du désespoir, il la secoua +et la fit +trembler; il s'élança contre les murailles +épaisses comme s'il avait +voulu les briser. Mais la prison solide bravait ses efforts +insensés, et +il se mit à pleurer comme un faible enfant, en se tordant les +mains.</p> +<p>Je portai au fils emprisonné les paroles de pardon et les +bénédictions +de sa mère, mais sans lui dire jusqu'à quel point son +état était grave: +je rapportai au lit de la mourante ses solennelles assurances de +repentir et ses supplications ferventes pour obtenir ce pardon. +J'écoutai avec une triste compassion les mille projets que le +coupable +repentant faisait déjà pour soutenir sa mère, pour +la rendre heureuse +quand il reviendrait de son exil. Et je savais que longtemps avant +qu'il +eût atteint le but de son voyage elle ne serait plus de ce monde!</p> +<p>Il fut emmené pendant la nuit. Peu de semaines après, +l'âme de la pauvre +femme prit son vol, et, comme je le crois avec confiance, pour une +région de paix et de bonheur éternel. J'accomplis +moi-même le service +funèbre sur ses restes, qui reposent maintenant dans notre petit +cimetière: il n'y a point de pierre à la tête de sa +tombe, à quoi bon? +Ses chagrins étaient connus aux hommes et ses vertus à +Dieu.</p> +<p>Il avait été convenu, avant le départ du +condamné, qu'il écrirait à sa +mère aussitôt qu'il en pourrait obtenir la permission, et +que ses +lettres me seraient adressées, car son père avait +positivement refusé de +le voir, depuis le moment de son arrestation, et se souciait peu qu'il +fût mort ou vivant. Nombre d'années +s'écoulèrent sans que je reçusse de +ses nouvelles; et lorsque la moitié de son temps fut +passée, j'en +conclus qu'il n'existait plus, et en vérité, je le +souhaitais presque.</p> +<p>Je me trompais cependant. A son arrivée à Botany-Bay<a + name="FNanchor_9_9"></a><a href="#Footnote_9_9"><sup>9</sup></a>, il +avait été +envoyé dans l'intérieur des terres, et ce fut apparemment +pour cela +qu'aucune de ses lettres ne me parvint. Il resta au même endroit +pendant +quatorze années, persévérant constamment dans ses +bonnes résolutions, et +fidèle aux promesses qu'il avait faites à sa mère. +Quand son temps fut +fini, il surmonta d'énormes difficultés pour regagner +l'Angleterre, et +revint à pied au lieu de sa naissance.</p> +<p>Par une belle soirée du mois d'août, John Edmunds +rentra dans le village +dont il avait été honteusement emmené dix-sept +années auparavant. Le +chemin qu'il suivait passait au milieu du cimetière, et son cœur +se +gonfla en le traversant, les rayons du soleil couchant se jouaient +à +travers les branches gigantesques des vieux ormes qui +réveillaient dans +l'esprit du libéré les souvenirs de son jeune âge; +il se rappelait le +temps où, s'attachant à la main de sa mère, il se +rendait gaiement à +l'église avec elle; il croyait voir encore son pâle +visage; il croyait +sentir les larmes brûlantes qui tombaient sur son front +lorsqu'elle se +baissait pour l'embrasser, et qui le faisaient pleurer aussi, quoiqu'il +ne sût guère alors combien ces larmes étaient +remplies d'amertume. Il se +rappelait encore combien de fois il avait couru joyeusement dans ce +même +sentier avec quelques-uns de ses petits camarades, se retournant de +temps en temps pour apercevoir le sourire de sa mère, ou pour +entendre +sa douce voix; et alors il lui sembla qu'un rideau se tirait dans sa +mémoire; et mille souvenirs de tendresse méconnue et +d'avertissements +méprisés, de promesses oubliées, vinrent se +presser dans son cerveau et +déchirer son cœur.</p> +<p>Il entra dans l'église, car c'était un dimanche, et +quoique le service +du soir fût fini et que les assistants fussent dispersés, +la vieille +porte de chêne, aux larges clous, n'était point encore +fermée. Les pas +du convict retentirent sous la voûte, et dans le calme religieux +qui +régnait autour de lui, il se trouva si isolé qu'il eut +presque peur. Il +regarda les objets qui l'entouraient: rien n'était +changé. L'église lui +paraissait plus petite que dans son enfance, mais elle renfermait +toujours les vieux monuments qu'il avait contemplés mille fois +avec une +crainte enfantine. Là se trouvait la petite chaire, ornée +du coussin +fané où le ministre posait sa bible, et où il +avait entendu prêcher la +parole de Dieu; ici la table de communion, devant laquelle il avait si +souvent répété, dans son enfance, les +commandements qu'il avait oubliés +quand il était devenu homme. Il s'approcha de l'ancien banc de +sa mère; +le coussin avait été retiré, la bible n'y +était point. Il pensa que +peut-être Mme Edmunds occupait maintenant un siége plus +pauvre, ou que +peut-être elle était devenue infirme et ne pouvait plus +aller seule +jusqu'à l'église. Il n'osait pas arrêter son esprit +sur une autre +supposition. Une sensation de froid s'empara de lui, et il tremblait de +tous ses membres en se détournant pour sortir.</p> +<p>Comme il arrivait sous le porche, il y vit entrer un homme vieux et +cassé. Il tressaillit, car il le reconnaissait: souvent il +l'avait vu +creuser des fosses dans le cimetière derrière +l'église: et maintenant +qu'est-ce que l'honnête sacristain allait dire au convict +libéré? Le +vieillard leva les yeux, le regarda un instant, lui souhaita le +bonsoir, +et s'éloigna avec lenteur. Il ne l'avait pas reconnu.</p> +<p>Edmunds descendit la colline et traversa le village. La saison +était +chaude, et les habitants, assis à leur porte ou se promenant +dans leur +petit jardin, jouissaient de la fraîcheur du soir et des douceurs +du +repos, après les fatigues de la journée. Beaucoup de +regards se +dirigèrent vers l'étranger, et il jeta à droite et +à gauche bien des +coups d'œil inquiets, pour voir si on se souvenait de lui et si on +l'évitait. Il y avait des figures nouvelles dans presque toutes +les +maisons; à la porte de quelques-unes il reconnaissait la +physionomie +d'un camarade d'école, un bambin lorsqu'il l'avait +quitté, et maintenant +environné de ses joyeux enfants: devant d'autres +chaumières il voyait, +assis dans un fauteuil, un vieillard faible et infirme, qu'il se +rappelait avoir connu encore jeune et vigoureux. Tous l'avaient +oublié +et il passa sans que personne lui adressât une parole.</p> +<p>Les derniers et doux rayons du soleil avaient jeté sur la +terre une +riche teinte de pourpre, donnant un éclat doré aux +épis jaunis et +allongeant l'ombre des arbres, lorsqu'il arriva devant la vieille +maison, la maison de son enfance, après laquelle son cœur avait +soupiré +si souvent, si ardemment, durant de longues et pénibles +années de +captivité et de douleur. La palissade était basse, +quoiqu'il se rappelât +le temps où elle lui paraissait gigantesque; il regarda +par-dessus dans +le jardin. Il y vit beaucoup plus de fleurs qu'il n'y en avait +autrefois, mais les vieux arbres y étaient encore. Il reconnut +celui +sous lequel il s'était couché mille fois lorsqu'il +était fatigué de +jouer au soleil, laissant doucement aller ses sens au léger +sommeil +d'une enfance heureuse. Il entendit des voix dans l'intérieur de +la +maison, mais elles affectèrent péniblement son oreille, +car il ne les +connaissait point, et elles exprimaient la gaieté. Or il savait +bien que +sa pauvre vieille mère ne pouvait pas être gaie, lui +absent. La porte +s'ouvrit et il en vit sortir une troupe de petits enfante riant et +gambadant.</p> +<p>Le père, avec un marmot dans ses bras, parut sur le seuil et +les enfants +se pressèrent autour de lui, frappant joyeusement des mains, et +le +tirant de toutes leurs forces pour lui faire prendre part à +leurs jeux. +Le convict se rappela combien de fois, à la même place, il +s'était +dérobé aux regards de son père; il se rappela +combien de fois il avait +caché sous ses draps sa tête tremblante, en entendant les +sanglote +étouffés de sa malheureuse mère quand elle avait +été injuriée et battue +par son mari furieux. Il se détourna, et ses poings +étaient crispés, +ses dents étaient serrées avec rage, lorsqu'il +s'éloigna de la maison +paternelle.</p> +<p>Tel était donc le retour qui avait occupé son esprit +pendant un si grand +nombre d'années pénibles, et pour lequel il avait +supporté tant de +souffrances! Pas un visage ami, pas un regard de pardon, pas une main +pour l'aider, pas une maison pour l'accueillir; et cela dans le village +où il était né! Quel abandon! quelle solitude! +plus amère mille fois que +celle des contrées sauvages où il avait été +exilé!</p> +<p>Il reconnut alors que, sur la terre lointaine de l'infamie et de la +servitude, il s'était représenté les lieux de sa +naissance tels qu'il +les avait laissés, non pas tels qu'il devait les retrouver. La +triste +réalité se dévoila tout d'un coup à son +esprit, et abattit son courage. +Il n'eut pas la force de prendre des informations ni de se +présenter à +la seule personne qui devait le recevoir avec compassion. Il marcha +lentement devant lui, évitant la grande route, comme un +coupable, entra +dans une prairie qu'il avait parcourue jadis dans tous les sens, +couvrit +son visage de ses mains, et se laissa tomber sur l'herbe.</p> +<p>Un homme, qu'Edmunds n'avait point aperçu, était assis +tout auprès de +lui sur la terre. Il se retourna pour regarder le nouveau venu, et +Edmunds entendant le frôlement de ses habits releva la tête.</p> +<p>Cet homme portait le costume du Work-House; son corps était +courbé, sa +face jaune et ridée. Il paraissait très-vieux, mais +plutôt par l'effet +destructeur de l'intempérance et des maladies que par le +résultat +graduel des années. Ses yeux étaient lourds et ternes, +mais quand ils +eurent contemplé Edmunds pendant quelques instants, ils +s'animèrent +d'une étrange expression d'alarme, et s'ouvrirent si +horriblement qu'ils +semblaient près de sortir de leur orbite.</p> +<p>Le convict, se levant peu à peu sur ses genoux, examinait +avec une +anxiété toujours croissante le visage du vieillard. Ils +s'observèrent +ainsi en silence durant assez longtemps.</p> +<p>Tout à coup le vieillard tressaillit, devint affreusement +pâle, se leva +en chancelant et recula quelques pas, en voyant qu'Edmunds se levait +aussi.</p> +<p>«Parlez-moi! que j'entende le son de votre voix! +s'écria le libéré +palpitant d'émotion.</p> +<p>—N'avance pas!» s'écria le vieillard en +blasphémant.</p> +<p>Mais Edmunds ne l'écoutait point et continuait à +s'approcher de lui.</p> +<p>«N'avance pas! répéta-t-il en frémissant +de rage et de terreur; et en +même temps, levant son bâton, il en frappa violemment le +libéré au +visage.</p> +<p>—Mon père!... Misérable!...» murmura celui-ci +entre ses dents serrées; +puis, s'élançant avec fureur, il saisit le vieillard +à la gorge; mais il +se souvint que c'était son père, et ses mains +retombèrent sans force à +ses côtés.</p> +<p>Le vieillard jeta un cri perçant, qui retentit à +travers les champs +déserts comme les hurlements d'un mauvais esprit. Sa face devint +livide, +le sang jaillit de sa bouche et de son nez, il chancela et tomba en +arrière. Il s'était rompu un vaisseau, et lorsque son +fils le releva de +la mare de sang noir et épais qu'il avait vomie, il était +mort.</p> +<p>Dans un coin de notre cimetière, repose un homme que j'ai +employé à mon +service pendant trois années, après cet +événement. Il était réellement +repentant et corrigé. Personne n'a su durant sa vie qui il +était, ni +d'où il venait. C'était Edmunds le convict +libéré.»<br/> +</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;"/> +<p><br/> +</p> +<a name="CHAPITRE_VII"></a> +<h2>CHAPITRE VII.</h2> +<h3>Comment M. Winkle, au lieu de tirer le pigeon et de tuer la +corneille, +tira la corneille et blessa le pigeon. Comment le club de la Crosse de +Dingley-Dell lutta contre celui de Muggleton, et comment Muggleton +dîna +aux dépens de Dingley-Dell. Avec diverses autres matières +également +instructives et intéressantes.</h3> +<br/> +<p>Les fatigantes aventures de la journée, ou peut-être +l'influence +somnifère de l'histoire racontée par le ministre, +opérèrent si fortement +sur les nerfs de M. Pickwick qu'il était à peine au lit +depuis cinq +minutes, lorsqu'il s'endormit d'un sommeil profond. Il n'en fut +tiré que +le lendemain matin par les brillants rayons du soleil levant, qui +pénétraient dans sa chambre, et qui semblaient lui +adresser des +reproches.</p> +<p>M. Pickwick n'était pas paresseux: comme un vaillant +guerrier, il +s'élança hors de sa tente... je veux dire à bas de +son lit.</p> +<p>«Quel délicieux pays! s'écria-t-il avec +enthousiasme en ouvrant sa +jalousie. Ah! lorsqu'on a senti l'influence d'un semblable paysage, +pourrait-on consentir à vivre pour n'apercevoir chaque jour que +des +briques et des ardoises? Pourrait-on continuer d'exister dans un lieu +où +l'on ne voit pas de foin, excepté dans les écuries; pas +de plantes +fleuries excepté des joubarbes sur les toits; pas de vaches, +excepté +celles de l'impériale des voitures? Rien qui rappelle le dieu +Pan, +excepté des pans de muraille. Pourrait-on consentir à +traîner sa vie +dans un tel séjour? je le demande, pourrait-on endurer une +semblable +existence?»</p> +<p>Après avoir ainsi, durant longtemps, interrogé la +solitude, suivant +l'usage des plus grands poëtes, M. Pickwick allongea la tête +hors de la +croisée, et regarda autour de lui.</p> +<p>La douce et pénétrante odeur des foins qu'on venait de +faucher montait +jusqu'à lui. Les mille parfums des petites fleurs au jardin +embaumaient +l'air d'alentour; la verte prairie brillait sous la rosée +matinale, et +chaque brin d'herbe étincelait agité par un doux +zéphyr. Enfin les +oiseaux chantaient, comme si chacune des larmes de l'aurore avait +été +pour eux une source d'inspiration. En contemplant ce spectacle, M. +Pickwick tomba dans une douce et mystérieuse rêverie.</p> +<p>«Ohé!» tels furent les sons qui le +rappelèrent à la vie réelle.</p> +<p>Sa vue se porta rapidement sur la droite; mais il ne +découvrit personne. +Ses yeux s'égarèrent vers la gauche et percèrent +en vain l'étendue. Il +mesura d'un regard audacieux le firmament; mais ce n'était point +de là +qu'on l'appelait; enfin il fit ce qu'un esprit vulgaire aurait fait du +premier coup, il regarda dans le jardin et y vit M. Wardle.</p> +<p>«Comment ça va-t-il? lui demanda son joyeux hôte. +Belle matinée, +n'est-ce pas? Charmé de vous voir levé de si bonne heure. +Dépêchez-vous +de descendre, je vous attendrai ici.»</p> +<p>M. Pickwick n'eut pas besoin d'une seconde invitation. Dix minutes +lui +suffirent pour compléter sa toilette, et à l'expiration +de ce terme, il +était à côté du vieux gentleman.</p> +<p>«Qu'est-ce qu'il y a? demanda M. Pickwick en voyant que son +hôte était +armé d'un fusil et qu'il y en avait un second près de +lui, sur le gazon.</p> +<p>—Votre ami et moi, répliqua M. Wardle, nous allons tirer des +corneilles +avant déjeuner. Il est très-bon tireur, n'est-il pas vrai?</p> +<p>—Je le lui ai entendu dire, mais je ne lui ai jamais vu ajuster la +moindre chose.</p> +<p>—Je voudrais bien qu'il se dépêchât, murmura M. +Wardle; et il appela: +Joe! Joe!»</p> +<p>Peu de temps après on vit sortir de la maison le gros +joufflu, qui, +grâce à l'influence excitante de la matinée, +n'était guère assoupi +qu'aux trois quarts.</p> +<p>«Allez appeler le gentleman, lui dit son maître, et +prévenez-le qu'il me +trouvera avec M. Pickwick, dans le bois. Vous lui montrerez le chemin, +entendez-vous?»</p> +<p>Joe s'éloigna pour exécuter cette commission, et M. +Wardle, portant les +deux fusils, conduisit M. Pickwick hors du jardin.</p> +<p>«Voici la place,» dit-il au bout de quelques minutes en +s'arrêtant dans +une avenue d'arbres. C'était un avertissement inutile, car le +croassement continuel des pauvres corneilles indiquait suffisamment +leur +domicile.</p> +<p>Le vieux gentleman posa l'un des fusils sur la terre et chargea +l'autre.</p> +<p>«Voilà nos gens, dit M. Pickwick. Et en effet on +aperçut au loin M. +Tupman, M. Snodgrass et M. Winkle, car Joe ne sachant pas, au juste, +lequel de ces messieurs il devait amener, avait jugé, dans sa +sagacité +profonde, que pour prévenir toute erreur, le meilleur moyen +était de les +convoquer tous les trois.</p> +<p>«Arrivez! arrivez! cria le vieux gentleman à M. Winkle. +Un fameux tireur +comme vous aurait dû être prêt depuis longtemps, +même pour si peu de +chose.»</p> +<p>M. Winkle répondit par un sourire contraint, et ramassa le +fusil qui lui +était destiné, avec l'expression de physionomie qui +aurait pu convenir à +une corneille métaphysicienne, tourmentée par le +pressentiment d'une +mort prochaine et violente. C'était peut-être de +l'indifférence, mais +cela ressemblait prodigieusement à de l'abattement.</p> +<p>Le vieux gentleman fit un signe, et deux gamins +déguenillés commencèrent +à grimper lestement sur deux arbres.</p> +<p>«Pourquoi faire ces enfants?» demanda brusquement M. +Pickwick.</p> +<p>Son bon cœur s'était alarmé, car il avait tant entendu +parler de la +détresse des laboureurs, qu'il n'était pas +éloigné de croire que leurs +enfants pussent être forcés par la misère, à +s'offrir eux-mêmes pour but +aux chasseurs, afin d'assurer ainsi à leurs parents une +chétive +subsistance.</p> +<p>«Seulement pour faire lever le gibier, répondit en +riant M. Wardle.</p> +<p>—Pour faire quoi?</p> +<p>—Pour effrayer les corneilles.</p> +<p>—Ah! voilà tout?</p> +<p>—Oui. Vous voilà entièrement tranquille?</p> +<p>—Tout à fait.</p> +<p>—Très-bien! Commencerai-je? ajouta le vieux gentleman en +s'adressant à +M. Winkle.</p> +<p>—Oui, s'il vous plaît, répondit celui-ci, +enchanté d'avoir un moment de +répit.</p> +<p>—Reculez-vous un peu. Allons! voilà le moment!»</p> +<p>L'un des enfants cria en secouant une branche, sur laquelle +était un +nid, et aussitôt une douzaine de jeunes corneilles, interrompues +au +milieu d'une très-bruyante conversation, +s'élancèrent au dehors pour +demander de quoi il s'agissait. Le vieux gentleman fit feu, par +manière +de réplique. L'un des oiseaux tomba et les autres +s'envolèrent.</p> +<p>—Ramassez-le Joe,» dit le vieux gentleman.</p> +<p>Le corpulent jeune homme s'avança, et ses traits +s'épanouirent en guise +de sourire: des visions indistinctes de pâtés de +corneilles flottaient +devant son imagination. En emportant l'oiseau, il riait, car la victime +était grasse et tendre.</p> +<p>«Maintenant, à votre tour, monsieur Winkle, dit le +vieux gentleman en +rechargeant son fusil. Allons! tirez!»</p> +<p>M. Winkle s'avança, et épaula son fusil. M. Pickwick +et ses compagnons +se reculèrent involontairement, pour éviter la pluie de +corneilles +qu'ils étaient sûrs de voir tomber sous le plomb +dévastateur de leur +ami. Il y eut une pose solennelle, un grand cri, un battement d'ailes, +un léger clic....</p> +<p>«Oh! oh! fit le vieux gentleman.</p> +<p>—Il ne veut pas partir? demanda M. Pickwick.</p> +<p>—Il a raté, répondit M. Winkle, qui était fort +pâle, probablement de +désappointement.</p> +<p>—C'est étrange, dit le vieux gentleman en prenant le fusil. +Cela ne lui +est jamais arrivé.</p> +<p>—Comment? je ne vois aucun reste de la capsule.</p> +<p>—En vérité? répartit M. Winkle: j'aurai +complétement oublié la +capsule.»</p> +<p>Cette légère omission fut réparée; M. +Pickwick s'abrita de nouveau, et +M. Tupman se mit derrière un arbre. M. Winkle fit un pas en +avant, d'un +air déterminé, en tenant son fusil à deux mains. +L'enfant cria; quatre +oiseaux s'envolèrent; M. Winkle leva son arme; on entendit une +explosion, puis un cri d'angoisse; mais ce n'était pas le cri +d'une +corneille. M. Tupman avait sauvé la vie à beaucoup +d'innocents oiseaux, +en recevant dans son bras gauche une partie de la charge.</p> +<p>Il serait impossible d'exprimer la confusion qui s'en suivit; de +dire +comment M. Pickwick, dans les premiers transports de son +émotion, appela +M. Winkle, misérable! comment M. Tupman était +étendu sur le gazon; +comment M. Winkle, frappé d'horreur, s'était +agenouillé auprès de lui; +comment M. Tupman, dans le délire, invoquait plusieurs noms de +baptême +féminins, puis ouvrait un œil, puis l'autre, et retombait en +arrière, en +les fermant tous les deux. Une telle scène serait aussi +difficile à +décrire, qu'il le serait de peindre le malheureux blessé +revenant +graduellement à lui-même, voyant bander ses plaies avec +des mouchoirs, +et regagnant lentement la maison, appuyé sur ses amis inquiets.</p> +<p>Les dames étaient sur le seuil de la porte, attendant le +retour de ces +messieurs pour déjeuner. La tante demoiselle brillait entre +toutes; elle +sourit et leur fit signe de venir plus vite. Il était +évident qu'elle ne +savait point l'accident arrivé. Pauvre créature! Il y a +des moments où +l'ignorance est véritablement un bienfait.</p> +<p>On approchait de plus en plus.</p> +<p>«Qu'est-il donc arrivé au vieux petit monsieur? dit +à demi-voix miss +Isabella Wardle. La tante demoiselle ne fit pas attention à +cette +remarque. Elle crut qu'il s'agissait de M. Pickwick; car à ses +yeux, +Tracy Tupman était un jeune homme: elle voyait ses années +à travers un +verre rapetissant.</p> +<p>—Ne vous effrayez point! cria M. Wardle à ses filles; et la +petite +troupe était tellement pressée autour de M. Tupman, qu'on +ne pouvait pas +encore distinguer clairement la nature de l'événement.</p> +<p>—Ne vous effrayez point, répéta M. Wardle quelques pas +plus loin.</p> +<p>—Qu'y a-t-il donc! s'écrièrent les dames horriblement +alarmées par +cette précaution.</p> +<p>—IL est arrivé un petit accident à M. Tupman; +voilà tout.»</p> +<p>La tante demoiselle poussa un cri perçant, ferma les yeux et +se laissa +tomber à la renverse dans les bras des deux jeunes personnes.</p> +<p>«Jetez-lui de l'eau froide au visage, s'écria le vieux +gentleman.</p> +<p>—Non! Non! murmura la tante demoiselle. Je suis mieux maintenant, +Bella.... Émily.... Un chirurgien.... Est-il blessé? +est-il mort? +est-il.... Ah! ah! ah!...» Et la tante demoiselle, poussant de +nouveaux +cris, eut une attaque de nerfs n° 2.</p> +<p>«Calmez-vous, dit M. Tupman affecté presque jusqu'aux +larmes de cette +expression de sympathie pour ses souffrances. Chère demoiselle, +calmez-vous!</p> +<p>—C'est sa voix! s'écria la tante demoiselle; et de violents +symptômes +d'une attaque n° 3 se manifestèrent aussitôt.</p> +<p>—Ne vous tourmentez pas, je vous en supplie, +très-chère demoiselle, +reprit M. Tupman d'une voix consolante. Je suis fort peu blessé, +je vous +assure.</p> +<p>—Vous n'êtes donc pas mort? s'écria la nerveuse +personne. Oh! dites que +vous n'êtes pas mort.</p> +<p>—Ne faites pas la folle, Rachel, interrompit M. Wardle, d'une +manière +plus brusque que ne semblait le comporter la nature poétique de +cette +scène. Quelle diable de nécessité y a-t-il, qu'il +vous dise lui-même +qu'il n'est pas mort?</p> +<p>—Non! je ne le suis pas, reprit M. Tupman; je n'ai pas besoin +d'autres +secours que les vôtres. Laissez-moi m'appuyer sur votre +bras....» Et il +ajouta à son oreille: «O miss Rachel!» Pleine +d'agitation, la dame de +ses pensées s'avança et lui offrit son bras. Ils +entrèrent ensemble dans +le salon. M. Tracy Tupman pressa doucement sur ses lèvres une +main qu'on +lui abandonna, et se laissa tomber ensuite sur un canapé.</p> +<p>«Vous trouvez-vous mal? demanda Rachel avec +anxiété.</p> +<p>—Non, ce n'est rien; je serai mieux dans un instant, répondit +M. Tupman +en fermant les yeux.</p> +<p>—Il dort! murmura la tante demoiselle (il avait clos ses +paupières +depuis près de vingt secondes). Il dort! cher M. Tupman!»</p> +<p>M. Tupman sauta sur ses pieds. Oh! répétez ces +paroles! s'écria-t-il.</p> +<p>La dame tressaillit. «Sûrement vous ne les avez pas +entendues, dit-elle +avec pudeur.</p> +<p>—Oh! si, je les ai entendues, répliqua chaleureusement M. +Tupman. +Répétez ces paroles, si vous voulez que je +guérisse! répétez-les.</p> +<p>—Silence! dit la dame! voilà mon frère!»</p> +<p>M. Tracy Tupman reprit sa première position, et M. Wardle +entra dans la +chambre, accompagné d'un chirurgien.</p> +<p>Le bras fut examiné; la blessure pansée, et +déclarée fort légère; et +l'esprit des assistants se trouvant ainsi rassuré ils +procédèrent à +satisfaire leur appétit. La gaieté brillait de nouveau +sur leurs +visages. M. Pickwick seul restait silencieux et réservé; +la doute et la +méfiance se peignaient sur sa physionomie expressive, car sa +confiance +en M. Winkle avait été ébranlée, grandement +ébranlée par les aventures +du matin.</p> +<p>«Jouez-vous à la crosse? demanda M. Wardle au chasseur.</p> +<p>Dans tout autre temps M. Winkle aurait répondu d'une +manière +affirmative, mais il sentit la délicatesse de sa position, et +répliqua +modestement: «Non monsieur.</p> +<p>—Et vous, monsieur? demanda M. Snodgrass au joyeux vieillard.</p> +<p>—J'y jouais autrefois, répliqua celui-ci; mais j'y ai +renoncé +désormais. Cependant je souscris au club, quoique je ne joue +plus.</p> +<p>—N'est-ce pas aujourd'hui qu'a lieu la grande partie entre les camps +opposés de Muggleton et de Dingley-Dell? demanda M. Pickwick.</p> +<p>—Oui, répliqua leur hôte: vous y viendrez, n'est-ce pas?</p> +<p>—Oui, monsieur, répondit M. Pickwick: j'ai grand plaisir +à voir des +exercices auxquels on peut se livrer sans danger, et dans lesquels la +maladresse des gens ne met pas en péril la vie de leurs +semblables.» En +prononçant ces mots M. Pickwick fit une pause expressive, et +regarda +fixement M. Winkle, qui ne put soutenir sans frémir le coup +d'œil +pénétrant de son mentor. Celui-ci ajouta alors: «Ne +serait-il pas +convenable de confier notre ami blessé aux soins de ces dames?</p> +<p>—Vous ne pouvez pas me placer dans de meilleures mains, murmura M +Tupman.</p> +<p>—Ce serait impossible,» ajouta M. Snodgrass.</p> +<p>Il fut donc convenu que M. Tupman resterait à la maison sous +la +surveillance des dames, et que la portion masculine de la +société, +conduite par M. Wardle, irait juger des coups dans ce combat +d'habileté +qui avait tiré Muggleton de sa torpeur, et inoculé +à Dingley-Dell une +excitation fébrile.</p> +<p>Il n'y avait guère qu'une demi-lieue de distance à +parcourir, et le +sentier couvert de mousse passait par des allées +ombragées. La +conversation roula principalement sur les délicieux paysages qui +se +découvraient tour à tour, et M. Pickwick regretta presque +d'avoir été si +vite, lorsqu'il se trouva dans la grande rue de Muggleton.</p> +<p>Toutes les personnes dont le génie est doué de la +moindre propension +géographique savent, nécessairement, que la ville de +Muggleton jouit +d'une corporation, qu'elle possède un maire, des bourgeois, des +électeurs: et quiconque consultera les Adresses du maire aux <i>freemen</i>, +ou celles des <i>freemen</i> au maire, ou celles du maire et des <i>freemen</i> +à +la corporation, ou celles du maire, des <i>freemen</i> et de la +corporation +au Parlement, apprendra par là ce qu'il aurait dû +connaître auparavant: +à savoir, que Muggleton est un <i>bourg</i> ancien et loyal, +unissant une +ferveur zélée pour les principes du christianisme +à un attachement +solide aux droits commerciaux. En preuve de quoi, le maire, la +corporation et divers habitants, ont présenté à +différentes reprises +soixante-huit pétitions pour qu'on permit la vente des +bénéfices dans +l'église, quatre-vingt-six pétitions pour qu'on +défendît la vente dans +les rues le dimanche, mille quatre cent vingt pétitions contre +la traite +des noirs en Amérique, avec un nombre égal de +pétitions contre toute +espèce d'intervention législative, au sujet du travail +exagéré des +enfants, dans les manufactures anglaises.</p> +<p>Lorsque M. Pickwick se trouva dans la grande rue de cet illustre +bourg, +il contempla la scène qui s'offrit à ses yeux avec une +curiosité +mélangée d'intérêt.</p> +<p>La place du marché avait la forme d'un carré au centre +duquel s'était +érigée une vaste auberge. Son enseigne énorme +étalait un objet fort +commun dans les arts, mais qu'on rencontre rarement dans la nature, +c'est-à-dire un lion bleu, ayant trois pattes en l'air et se +balançant +sur l'extrémité de l'ongle central de la +quatrième. On voyait aux +environs un bureau d'assurance contre l'incendie et celui d'un +commissaire-priseur, les magasins d'un marchand de blé et d'un +marchand +de toile, les boutiques d'un sellier, d'un distillateur, d'un +épicier et +d'un cordonnier, lequel cordonnier faisait également servir son +local à +la diffusion des chapeaux, des bonnets, des hardes de toute +espèce, des +parapluies et des connaissances utiles. Il y avait en outre une petite +maison de briques rouges, précédée d'une sorte de +cour pavée, et que +tout le monde, à la première vue, reconnaissait pour +appartenir à un +avoué. Il y avait encore une autre maison en briques rouges sur +la porte +de laquelle s'étalait une large plaque de cuivre +annonçant, en +caractères très-lisibles, que cette maison appartenait +à un chirurgien. +Quelques jeunes gens se dirigeaient vers le jeu de crosse, et deux ou +trois boutiquiers, se tenant debout sur le pavé de leur porte, +avaient +l'air fort désireux de se rendre au même endroit, comme +ils auraient pu +le faire, selon toutes les apparences, sans perdre un grand nombre de +chalands.</p> +<p>M. Pickwick s'était déjà arrêté +pour faire ces observations qu'il se +proposait de noter à son aise, mais comme ses amis avaient +quitté la +grande rue, il se hâta de les rejoindre et les retrouva en vue du +champ +de bataille.</p> +<p>Les barres que les joueurs doivent conquérir ou +défendre étaient déjà +placées, aussi bien qu'une couple de tentes pour servir au repos +et au +rafraîchissement des parties belligérantes. Mais le jeu +n'était pas +encore commencé. Deux ou trois Dingley-Dellois ou Muggletoniens +s'amusaient d'un air majestueux à jeter négligemment leur +balle d'une +main dans l'autre. Ils avaient des chapeaux de paille, des jaquettes de +flanelle et des pantalons blancs, ce qui leur donnait tout à +fait la +tournure d'amateurs tailleurs de pierre. Quelques autres gentlemen, +vêtus de la même manière, étaient +éparpillés autour des tentes, vers +l'une desquelles M. Wardle conduisit sa société.</p> +<p>Plusieurs douzaines de «Comment vous portez-vous?» +saluèrent l'arrivée +du vieux gentleman, et il y eut un soulèvement +général de chapeaux de +paille, avec une inclinaison contagieuse de gilets de flanelle, +lorsqu'il introduisit ses hôtes comme des gentlemen de Londres, +qui +désiraient vivement assister aux agréables +divertissements de la +journée.</p> +<p>«Je crois, monsieur, que vous feriez mieux d'entrer dans la +marquise, +dit un très-volumineux gentleman, dont le corps paraissait +être la +moitié d'une gigantesque pièce de flanelle, +perchée sur une couple de +traversins.</p> +<p>—Vous y seriez beaucoup mieux, monsieur, ajouta un autre gentleman +aussi volumineux que le précédent, et qui ressemblait +à l'autre moitié +de la susdite pièce de flanelle.</p> +<p>—Vous êtes bien bon, répondit M. Pickwick.</p> +<p>—Par ici, reprit le premier gentleman; c'est ici que l'on marque, +c'est +la place la meilleure;» et il les précéda en +soufflant comme un cheval +poussif.</p> +<p>Jeu superbe,—noble occupation,—bel exercice,—charmant! Telles furent +les paroles qui frappèrent les oreilles de M. Pickwick en +entrant dans +la tente, et le premier objet qui s'offrit à ses regards fut son +ami de +la voiture de Rochester. Il était en train de pérorer, +à la grande +satisfaction d'un cercle choisi des joueurs élus par la ville de +Muggleton. Son costume s'était légèrement +amélioré. Il avait des bottes +neuves, mais il était impossible de le méconnaître.</p> +<p>L'étranger reconnut immédiatement ses amis. Avec son +impétuosité +ordinaire et en parlant continuellement, il se précipita vers M. +Pickwick, le saisit par la main et le tira vers un siége, comme +si tous +les arrangements du jeu avaient été spécialement +sous sa direction.</p> +<p>«Par ici!—par ici!—ça sera fièrement +amusant,—muids de +bière,—monceaux de bœuf,—tonneaux de moutarde,—glorieuse +journée,—asseyez-vous,—mettez-vous à votre +aise,—charmé de vous voir, +très-charmé.»</p> +<p>M. Pickwick s'assit comme on le lui disait, et MM. Winkle et +Snodgrass +suivirent également les indications de leur mystérieux +ami. M. Wardle +l'examinait avec un étonnement silencieux.</p> +<p>—M. Wardle, un de mes amis, dit M. Pickwick à +l'étranger.</p> +<p>—Un de vos amis? s'écria celui-ci. Mon cher monsieur, comment +vous +portez-vous?—Les amis de nos amis sont....—Votre main, monsieur.»</p> +<p>En enfilant ces phrases, l'étranger saisit la main de M. +Wardle avec +toute la chaleur d'une vieille intimité, puis se recula de deux +ou trois +pas, comme pour mieux voir son visage et sa tournure, puis secoua sa +main de nouveau plus chaudement encore que la première fois, +s'il est +possible.</p> +<p>«Et comment êtes-vous venu ici? demanda M. Pickwick avec +un sourire où +la bienveillance luttait contre la surprise.</p> +<p>—Venu?—Je loge à l'auberge de la Couronne, à +Muggleton.—Rencontré une +société.—Jaquettes de flanelle,—pantalons +blancs,—sandwiches aux +anchois,—rognons braisés,—fameux gaillards,—charmant!»</p> +<p>M. Pickwick connaissait assez le système +sténographique de l'étranger +pour conclure de cette communication rapide et disloquée que, +d'une +manière ou d'une autre, il avait fait connaissance avec les +Muggletoniens, et que, par un procédé qui lui +était particulier, il +était parvenu à en extraire une invitation +générale. La curiosité de M. +Pickwick ainsi satisfaite, il ajusta ses lunettes et se prépara +à +considérer le jeu qui venait de commencer.</p> +<p>Les deux joueurs les plus renommés du fameux club de +Muggleton, M. +Dumkins et M. Podder, tenant leurs crosses à la main, se +portèrent +solennellement vers leurs guichets respectifs. M. Luffey, le plus noble +ornement de Dingley-Dell, fut choisi pour <i>bouler</i> contre le +redoutable +Dumkins, et M. Struggles fut élu pour rendre le même +office à +l'invincible Podder. Plusieurs joueurs furent placés pour <i>guetter</i> +les +balles en différents endroits de la plaine, et chacun d'eux se +mit dans +l'attitude convenable, en appuyant une main sur chaque genou et en se +courbant, comme s'il avait voulu offrir un dos favorable à +quelque +apprenti <i>saute-mouton</i>. Tous les joueurs classiques se posent +ainsi, et +même on pense généralement qu'il serait impossible +de bien voir venir +une balle dans une autre attitude.</p> +<p>Les arbitres se placèrent derrière les guichets et les +compteurs se +préparèrent à noter les points. Il se fit alors un +profond silence. M. +Luffey se retira quelques pas en arrière du guichet de +l'immuable +Podder, et, durant quelques secondes, il appliqua sa balle à son +œil +droit. Dumkins, les yeux fixés sur chaque mouvement de Luffey, +attendait +l'arrivée de la balle avec une noble confiance.</p> +<p>«Attention, s'écria soudain le <i>bouleur</i>, et en +même temps la balle +s'échappe de sa main, rapide comme l'éclair, et se dirige +vers le centre +du guichet. Le prudent Dumkins était sur ses gardes; il +reçut la balle +sur le bout de sa crosse et la fit voler au loin par-dessus les +éclaireurs, qui s'étaient baissés justement assez +pour la laisser passer +au-dessus de leur tête.</p> +<p>—Courez! courez!—Une autre balle!—Maintenant! +—Allons!—Jetez-la!—Allons!—Arrêtez-la!—Une autre! +—Non!—Oui!—Non!—Jetez-la!—Jetez-la.» Telles furent les +acclamations +qui suivirent ce coup, à la conclusion duquel Muggleton avait +gagné deux +points.</p> +<p>Cependant Podder n'était pas moins actif à se couvrir +de lauriers, dont +l'éclat rejaillissait également sur Muggleton. Il +bloquait les balles +douteuses, laissait passer les mauvaises, prenait les bonnes et les +faisait voler dans tous les coins de la plaine. Les coureurs +étaient sur +les dents. Les <i>bouleurs</i> furent changés et d'autres <i>boulèrent</i> +jusqu'à +ce que leur bras en devinssent roides; mais Dumkins et Podder +restèrent +invaincus. Vainement la balle était lancée droit au +centre du guichet, +ils y arrivaient avant elle et la repoussaient au loin. Un gentleman +d'un certain âge s'efforçait-il d'arrêter son +mouvement, elle roulait +entre ses jambes ou glissait entre ses doigts; un mince gentleman +essayait-il de l'attraper, elle lui choquait le nez et rebondissait +plaisamment avec une nouvelle force, pendant que les yeux du joueur +maladroit se remplissaient de larmes et que son corps se tordait par la +violence de ses angoisses. Enfin, quand on fit le compte de Dumkins et +de Podder, Muggleton avait marqué cinquante-quatre points, +tandis que la +marque des Dingley-Dellois était aussi blanche que leurs +visages. +L'avantage était trop grand pour être reconquis. Vainement +l'impétueux +Luffey, vainement l'enthousiaste Struggles firent-ils tout ce que +l'expérience et le savoir pouvaient leur suggérer pour +regagner le +terrain perdu par Dingley-Dell, tout fut inutile, et bientôt +Dingley-Dell fut obligé de reconnaître Muggleton pour son +vainqueur.</p> +<p>Cependant l'étranger à l'habit vert n'avait fait que +boire, manger et +parler à la fois et sans interruption. A chaque coup bien +joué, il +exprimait son approbation d'une manière pleine de condescendance +et qui +ne pouvait manquer d'être singulièrement flatteuse pour +les joueurs qui +la méritaient. Mais aussi, chaque fois qu'un joueur ne pouvait +saisir la +balle ou l'arrêter, il fulminait contre le maladroit. Ah! +stupide!—Allons, maladroit!—Imbécile!—Cruche! etc. Exclamations +au +moyen desquelles il se posait aux yeux des assistants, comme un juge +excellent, infaillible dans tous les mystères du noble jeu de la +crosse.</p> +<p>«Fameuse partie! bien jouée! Certains coups admirables! +dit l'étranger à +la fin du jeu, au moment où les deux partis se pressaient dans +la tente.</p> +<p>—Vous y jouez, monsieur? demanda M. Wardle qui avait +été amusé par sa +loquacité.</p> +<p>—Joué? parbleu! Mille fois. Pas ici; aux Indes occidentales. +Jeu +entraînant! chaude besogne, très-chaude!</p> +<p>—Ce jeu doit être bien échauffant dans un pareil +climat! fit observer +M. Pickwick.</p> +<p>—Échauffant? Dites brûlant! grillant! dévorant! +Un jour, je jouais un +seul guichet contre mon ami le colonel sir Thomas Blazo, à qui +ferait le +plus de points. Jouant à pile ou face qui commencera, je gagne: +sept +heures du matin: six indigènes pour ramasser les balles. Je +commence. Je +renvoie toutes les balles du colonel. Chaleur intense! Les +indigènes se +trouvent mal. On les emporte. Une autre demi-douzaine les remplace; ils +se trouvent mal de même. Blazo joue, soutenu par deux +indigènes. Moi, +infatigable, je lui renvoie toujours ses balles. Blazo se trouve mal +aussi. Enfoncé le colonel! Moi, je ne veut pas cesser. Quanko +Samba +restait seul. Le soleil était rouge, les crosses brûlaient +comme des +charbons ardents, les balles avaient des boutons de chaleur. Cinq cent +soixante-dix points! Je n'en pouvais plus. Quanko recueille un reste de +force. Sa balle renverse mon guichet; mais je prends un bain, et vais +dîner.</p> +<p>—Et que devint ce monsieur... Chose? demanda un vieux gentleman.</p> +<p>—Qui? Le colonel Blazo?</p> +<p>—Non, l'autre gentleman.</p> +<p>—Quanko Samba?</p> +<p>—Oui, monsieur.</p> +<p>—Pauvre Quanko! n'en releva jamais, quitta le jeu, quitta la vie, +mourut, monsieur!» En prononçant ces mots, +l'étranger ensevelit son +visage dans un pot d'ale. Mais était-ce pour en savourer le +contenu, ou +pour cacher son émotion? C'est ce que nous n'avons jamais pu +éclaircir. +Nous savons seulement qu'il s'arrêta tout à coup, qu'il +poussa un long +et profond soupir, et qu'il regarda avec anxiété deux des +principaux +membres du club de Dingley-Dell qui s'approchaient de M. Pickwick, et +qui lui disaient:</p> +<p>«Nous allons faire un modeste repas au <i>Lion bleu</i>. Nous +espérons, +monsieur, que vous voudrez bien y prendre part, avec vos amis.</p> +<p>—Et naturellement, dit M. Wardle, parmi nos amis nous comptons +monsieur..., et il se tourna vers l'étranger.</p> +<p>—Jingle, répondit cet universel personnage. Alfred Jingle, +esquire, de +Sansterre.</p> +<p>—J'accepte avec grand plaisir, dit M. Pickwick.</p> +<p>—Et moi aussi, cria M. Alfred Jingle en prenant d'un +côté le bras de M. +Wardle, et, de l'autre, celui de M. Pickwick, et en murmurant à +l'oreille de celui-ci:</p> +<p>—Fameux dîner! froid, mais bon. J'ai lorgné dans la +chambre, ce matin: +volailles et pâtés, et le reste. Charmantes gens, et polis +par-dessus le +marché, très-polis.»</p> +<p>Comme il n'y avait point d'autres préliminaires à +arranger, la compagnie +traversa le bourg en petits groupes, et un quart d'heure après +elle +était tout entière assise dans la grande salle du <i>Lion +bleu</i> de +Muggleton.</p> +<p>M. Dumkins remplit les fonctions de président, et M. Luffey +celles de +vice-président.</p> +<p>Il y eut un grand cliquetis de paroles et d'assiettes, de +fourchettes +et de couteaux. Trois garçons couraient de tous +côtés, et les mets +substantiels disparaissaient rapidement. Le facétieux M. Jingle +contribuait, au moins comme une demi-douzaine d'hommes ordinaires, +à +chacune de ces causes de confusion. Lorsque tous les convives eurent +mangé autant qu'ils purent, la nappe fut enlevée; des +bouteilles, des +verres et le dessert furent placés sur la table, et les +garçons se +retirèrent pour débarrasser, en d'autres termes pour +s'approprier tous +les restes mangeables ou buvables sur lesquels il leur fut possible de +mettre la main.</p> +<p>Bientôt on n'entendit plus dans la salle qu'un vaste murmure +de +conversations et d'éclats de rire. Il se trouvait là un +petit homme +bouffi, qui avait un air de «ne-me-dites-rien, +ou-je-vous-contredirai,» +et qui jusqu'alors était demeuré fort tranquille. +Seulement, lorsque, +par accident, la conversation se ralentissait, il regardait autour de +lui, comme s'il avait eu envie de dire quelque chose de remarquable, et +de temps en temps il faisait entendre une sorte de toux sèche +d'une +inexprimable dignité. A la fin, pendant un instant de silence +comparatif, le petit homme s'écria d'une voix haute et +solennelle: +«Monsieur Luffey!»</p> +<p>Tout le monde se tut, et l'individu interpellé +répliqua, au milieu d'un +profond silence: «Monsieur?»</p> +<p>«Je désire vous adresser quelques paroles, monsieur, si +vous voulez +engager ces messieurs à remplir leurs verres.»</p> +<p>M. Jingle, d'un ton protecteur, s'écria: +«Écoutez! écoutez!» et ces +paroles furent répétées en chœur par toute la +compagnie. Le +vice-président prit un air de gravité attentive et dit: +«Monsieur +Staple?»</p> +<p>«Monsieur! dit le petit homme en se levant, je désire +adresser ce que +j'ai à dire à vous et non pas à notre digne +président, parce que notre +digne président est en quelque sorte, et je puis dire en grande +partie, +le sujet de ce que j'ai à dire, et je puis dire à... +à...</p> +<p>—A démontrer, suggéra M. Jingle.</p> +<p>—Oui, à démontrer, reprit le petit homme; je remercie +mon honorable +ami, s'il veut me permettre de l'appeler ainsi (quatre <i>écoutez!</i> +et un +<i>certainement</i> de M. Jingle) pour la suggestion. Monsieur, je suis +un +Dellois, un Dingley-Dellois. (Applaudissements.) Je ne puis +réclamer +l'honneur d'ajouter une unité au chiffre de la population de +Muggleton. +Et je l'avouerai franchement, monsieur, je ne désire point cet +honneur. +Je vous dirai pourquoi, monsieur. (Écoutez!) Je +reconnaîtrai volontiers +à Muggleton toutes les distinctions, tous les honneurs qu'il +peut +réclamer; ils sont trop nombreux et trop bien connus pour qu'il +soit +nécessaire que je les récapitule. Mais, monsieur, tandis +que nous nous +rappelons que Muggleton a donné naissance à un Dumkins, +à un Podder, +n'oublions jamais que Dingley-Dell peut se vanter d'avoir produit un +Luffey et un Struggles! (Applaudissements tumultueux.) Qu'on ne me +croie +pas désireux d'obscurcir la gloire des gentlemen que j'ai +nommés en +premier lieu, monsieur, je leur envie les jouissances qu'ils ont +dû +ressentir dans cette mémorable journée. +(Applaudissements.) Vous +connaissez tous, messieurs, la réplique faite à +l'empereur Alexandre par +un individu qui, pour me servir d'une expression vulgaire, faisait sa +tête dans un tonneau: <i>Si je n'étais pas +Diogène, je voudrais être +Alexandre</i>. Je m'imagine que ces messieurs doivent dire: Si je +n'étais +pas Dumkins, je voudrais être Luffey; si je n'étais pas +Podder, je +voudrais être Struggles! (Enthousiasme.) Mais, gentlemen de +Muggleton, +est-ce seulement à la crosse que vos compatriotes sont +remarquables? +N'avez-vous jamais entendu citer Dumkins comme un exemple de +persévérance? N'avez-vous jamais appris à associer +Podder et la +propriété? (Grands applaudissements.) En luttant pour vos +droits, pour +votre liberté, pour vos privilèges, n'avez-vous jamais +été réduits, ne +fût-ce que pour un instant, au doute et au désespoir? et, +quand vous +étiez ainsi découragés, le nom de Dumkins n'a-t-il +pas ranimé dans votre +cœur le feu de l'espérance? Une seule parole de cet homme +colossal ne +l'a-t-elle pas fait briller avec plus d'éclat que s'il ne +s'était jamais +éteint? (Grands applaudissements.) Gentlemen, je vous prie +d'entourer +d'une riche auréole d'applaudissements frénétiques +les noms unis de +Dumkins et de Podder!»</p> +<p>Ici le petit homme se tut, et la compagnie commença un tapage +de cris, +de coups frappés sur la table, qui dura, avec peu +d'interruptions, +pendant le reste de la soirée. D'autres toasts furent +portés. M. Luffey +et M. Struggles, M. Pickwick et M. Jingle, furent, chacun à son +tour, le +sujet d'éloges sans mélange; et chacun à son tour +exprima ses +remercîments pour cet honneur.</p> +<p>Enthousiaste comme nous le sommes pour la noble entreprise à +laquelle +nous nous sommes dévoué, nous aurions +éprouvé une inexprimable sensation +d'orgueil, nous nous serions cru certain de l'immortalité dont +nous +sommes privé actuellement, si nous avions pu mettre sous les +yeux de nos +ardents lecteurs le plus faible compte rendu de ces discours. Comme +à +l'ordinaire, M. Snodgrass prit une grande quantité de notes, et +sans +doute nous y aurions puisé les renseignements les plus +importants, si +l'éloquence brûlante des orateurs ou l'influence +fébrile du vin n'avait +point fait trembler la main du gentleman, au point de rendre son +écriture presque inintelligible et son style complétement +obscur. A +force de patience, nous sommes parvenu à reconnaître +quelques caractères +qui ont une faible ressemblance avec les noms des orateurs. Nous avons +pu distinguer aussi le squelette d'une chanson (probablement +chantée par +M. Jingle), dans laquelle les mots <i>vin</i> et <i>divin</i>, <i>rubis</i> +et <i>ravis</i>, +sont répétés à de courts intervalles. Nous +nous imaginons aussi pouvoir +déchiffrer à la fin de ces notes quelques allusions +à des restes de +gigot ou de volaille braisée. Puis ensuite nous distinguons les +mots de +grog froid et d'ale; mais comme les hypothèses que nous +pourrions bâtir +sur ces indices n'auraient jamais d'autre fondement que nos +conjectures, +nous ne voulons nous permettre d'exprimer aucune des suppositions +nombreuses qui se présentent à notre esprit.</p> +<p>C'est pourquoi nous allons retourner à M. Tupman, nous +contentant +d'ajouter que, peu de minutes avant minuit, les sommités +réunies de +Dingley-Dell et de Muggleton furent entendues, chantant avec +enthousiasme cet air si poétique et si national:</p> +<div class="poem"> +<div class="stanza"><span>Nous ne rentrerons que demain matin,<br/> +</span><span>Nous n'irons coucher qu'au jour!<br/> +</span><span>Nous ne rentrerons que demain matin,<br/> +</span><span>Nous n'irons coucher qu'au jour!<br/> +</span><span>Demain matin au point du jour,<br/> +</span><span>Nous n'irons coucher qu'au jour!<a name="FNanchor_10_10"></a><a + href="#Footnote_10_10"><sup>10</sup></a><br/> +</span> +<hr style="width: 35%; height: 2px;" /></div> +</div> +<a name="CHAPITRE_VIII"></a> +<h2>CHAPITRE VIII.</h2> +<h3>Faisant voir clairement que la route du véritable amour +n'est aussi unie +qu'un chemin de fer.</h3> +<br/> +<p>La tranquille solitude de Dingley-Dell, la présence de tant +de personnes +du beau sexe, la sollicitude et l'anxiété qu'elles +témoignaient à M. +Tupman, étaient autant de circonstances favorables à la +germination et à +la croissance des doux sentiments que la nature avait semés dans +son +sein, et qui paraissaient maintenant se concentrer sur un aimable +objet. +Les jeunes demoiselles étaient jolies, leurs manières +engageantes, leur +caractère aussi aimable que possible, mais à leur +âge elles ne pouvaient +prétendre à la dignité de la démarche, au <i>noli +me tangere</i> (ne me +touchez pas) du maintien, à la majesté du regard, qui, +aux yeux de M. +Tupman, distinguaient la tante demoiselle de toutes les femmes qu'il +avait jamais lorgnées. Il était évident que leurs +âmes étaient parentes, +qu'il y avait un je ne sais quoi sympathique dans leur nature, une +mystérieuse ressemblance dans leurs sentiments. Son nom fut le +premier +qui s'échappa des lèvres de M. Tupman, lorsqu'il +était étendu blessé sur +la terre; le cri déchirant de miss Wardle fut le premier qui +frappa +l'oreille de M. Tupman, lorsqu'il fut rapporté à la +maison. Mais cette +agitation avait-elle été causée par une +sensibilité aimable et féminine, +qui se serait également manifestée pour tout autre; ou +bien avait-elle +été enfantée par un sentiment plus +passionné, plus ardent, que lui seul, +parmi tous les mortels, pouvait éveiller dans son cœur? Tels +étaient les +doutes qui tourmentaient l'esprit de M. Tupman, tandis qu'il gisait +étendu sur le sofa; tels étaient les doutes qu'il se +décida à résoudre +sur-le-champ et pour toujours.</p> +<p>Le soleil venait de terminer sa carrière: MM. Pickwick, +Winkle et +Snodgrass étaient allés avec leur joyeux hôte +assister à la fête voisine +de Muggleton; Isabella et Émily se promenaient avec M. Trundle; +la +vieille dame sourde s'était endormie dans sa bergère; le +ronflement du +gros joufflu arrivait, lent et monotone, de la cuisine lointaine. Les +servantes réjouies, flânant sur le pas de la porte, +jouissaient des +charmes de la brune, et du plaisir de coqueter, d'une façon +toute +primitive, avec certains animaux lourds et gauches attachés +à la ferme. +Le couple intéressant était assis dans le salon, +négligés de tout le +monde, ne se souciant de personne, et rêvant seulement +d'eux-mêmes. Ils +ressemblaient, en un mot, à une paire de gants d'agneau, +repliés l'un +dans l'autre et soigneusement serrés.</p> +<p>«J'ai oublié mes pauvres fleurs, murmura la tante +demoiselle.</p> +<p>—Arrosez-les maintenant, répliqua M. Tupman avec l'accent de +la +persuasion.</p> +<p>—L'air du soir vous refroidirait peut-être, chuchota +tendrement miss +Rachel.</p> +<p>—Non, non, s'écria M. Tupman en se levant, cela me fera du +bien au +contraire. Laissez-moi vous accompagner.»</p> +<p>L'intéressante lady ajusta soigneusement l'écharpe qui +soutenait le bras +gauche du jouvenceau, et, prenant son bras droit, elle le conduisit +dans +le jardin.</p> +<p>A l'une des extrémités, on voyait un berceau de +chèvrefeuille, de jasmin +et d'autres plantes odoriférantes; une de ces douces retraites +que les +propriétaires compatissants élèvent pour la +satisfaction des araignées.</p> +<p>La tante demoiselle y prit, dans un coin, un grand arrosoir de +cuivre +rouge, et se disposa à quitter le berceau. M. Tupman la retint +et +l'attira sur un siége à côté de lui.</p> +<p>«Miss Wardle,» soupira-t-il.</p> +<p>La tante demoiselle fut saisie d'un tremblement si fort que les +cailloux, qui se trouvaient par hasard dans l'arrosoir, se +heurtèrent +contre les parois de zinc, et produisirent un bruit semblable à +celui +que ferait entendre le hochet d'un enfant.</p> +<p>«Miss Wardle, répéta M. Tupman, vous êtes +un ange.</p> +<p>—Monsieur Tupman? s'écria Rachel en devenant aussi rouge que +son +arrosoir.</p> +<p>—Oui, poursuivit l'éloquent pickwickien. Je le sais trop... +pour mon +malheur!</p> +<p>—Toutes les dames sont des anges, à ce que disent les +messieurs, +rétorqua Rachel d'un ton enjoué.</p> +<p>—Qu'est-ce donc que vous pouvez être alors; à quoi +puis-je vous +comparer? Où serait-il possible de rencontrer une femme qui vous +ressemblât? Où pourrais-je trouver une aussi rare +combinaison +d'excellence et de beauté? Où pourrais-je aller +chercher.... Oh!» Ici +M. Tupman s'arrêta et serra la blanche main qui tenait l'anse de +l'heureux arrosoir.</p> +<p>La timide héroïne détourna un peu la tête. +«Les hommes sont de si grands +trompeurs, objecta-t-elle faiblement.</p> +<p>—Oui, vous avez raison, exclama M. Tupman; mais ils ne le sont pas +tous.... Il existe au moins un être qui ne changera jamais! Un +être qui +serait heureux de dévouer toute son existence à votre +bonheur! Un être +qui ne vit que dans vos yeux, qui ne respire que dans votre sourire! Un +être qui ne supporte que pour vous seule le pesant fardeau de la +vie!</p> +<p>—Si l'on pouvait trouver un être semblable....</p> +<p>—Mais il est trouvé! interrompit l'ardent Tupman. Il est +trouvé! Il est +ici, miss Wardle! Et avant que la dame pût deviner ses +intentions, il se +prosterna à ses pieds.</p> +<p>—Monsieur Tupman, levez-vous! s'écria Rachel.</p> +<p>—Jamais! répliqua-t-il bravement. Oh! Rachel! Il saisit sa +main +complaisante, qui laissa tomber l'arrosoir, et il la pressa sur ses +lèvres. Oh! Rachel! dites que vous m'aimez!</p> +<p>—Monsieur Tupman, murmura la ci-devant jeune personne en tournant la +tête, j'ose à peine vous répondre.... mais.... vous +ne m'êtes pas tout à +fait indifférent.»</p> +<p>Aussitôt que M. Tupman eut entendu ce doux aveu, il s'empressa +de faire +ce que lui inspirait son émotion enthousiaste, et ce que tout le +monde +fait dans les mêmes circonstances (à ce que nous croyons +du moins, car +nous sommes peu familiarisé avec ces sortes de choses), il se +leva +précipitamment, jeta ses bras autour du cou de la tendre +demoiselle, et +imprima sur ses lèvres de nombreux baisers. Après une +résistance +convenable, elle se soumit à les recevoir si passivement qu'on +ne +saurait dire combien M. Tupman lui en aurait donné, si elle +n'avait pas +tressailli tout d'un coup, sans aucune affectation, cette fois, et ne +s'était pas écriée d'une voix effrayée: +«Monsieur Tupman! on nous voit! +Nous sommes perdus!»</p> +<p>M. Tupman se retourna. Le gros joufflu était derrière +lui, parfaitement +immobile, braquant sur le berceau ses gros yeux circulaires, nais avec +un visage si dénué d'expression, que le plus habile +physionomiste +n'aurait pu y découvrir de traces d'étonnement, de +curiosité, ni +d'aucune des passions connues qui agitent le cœur humain. M. Tupman +regarda le gros joufflu, et le gros joufflu regarda M. Tupman; et plus +M. Tupman étudiait la complète torpeur de sa physionomie, +plus il +demeurait convaincu que le somnolent jeune homme n'avait pas vu ou +n'avait pas compris ce qui s'était passé. Dans cette +persuasion il lui +dit avec une grande fermeté: «Que venez-vous faire ici?</p> +<p>—Le souper est prêt, monsieur, répliqua Joe sans +hésiter.</p> +<p>—Arrivez-vous à l'instant? lui demanda M. Tupman, en le +transperçant du +regard.</p> +<p>—A l'instant,» répondit-il.</p> +<p>M. Tupman le considéra de nouveau très-fixement, mais +ses yeux ne +clignèrent pas; il n'y avait pas un pli sur son visage.</p> +<p>M. Tupman prit le bras de la tante demoiselle, et marcha avec elle +vers +la maison; le jeune homme les suivit par derrière.</p> +<p>«Il ne sait rien de ce qui vient de se passer, dit tout bas +l'heureux +pickwickien.</p> +<p>—Rien,» répliqua la dame.</p> +<p>Un bruit se fit entendre derrière eux, semblable à un +ricanement +étouffé. M. Tupman se retourna vivement. Non... ce ne +pouvait pas être +le gros joufflu: on ne distinguait pas sur son visage le moindre rayon +de gaieté; on n'y voyait que de la gloutonnerie.</p> +<p>«Il dormait sans doute tout en marchant, chuchota M. Tupman.</p> +<p>—Je n'en ai pas le moindre doute,» répartit la tante +demoiselle; et +alors ils se mirent à rire tous les deux.</p> +<p>Ils se trompaient, cependant. Une fois en sa vie le +léthargique jeune +homme n'était pas endormi. Il était +éveillé, bien éveillé, et il avait +tout remarqué.</p> +<p>Le souper se passa sans que personne fit aucun effort pour rendre la +conversation générale. La vieille lady était +allée se coucher; Isabella +Wardle se dévouait exclusivement à M. Trundle; les +attentions de sa +tante étaient réservées pour M. Tupman, et les +pensées d'Émily +paraissaient occupées de quelque objet lointain; peut-être +étaient-elles +errantes autour de M. Snodgrass.</p> +<p>Onze heures, minuit, une heure avaient sonné successivement, +et les +gentlemen n'étaient pas revenus de Muggleton. La consternation +était +peinte sur tous les visages. Avaient-ils été +attaqués et volés? +Fallait-il envoyer des hommes et des lanternes sur tous les chemins +qu'ils avaient pu prendre? Fallait-il.... Écoutez.... Les +voilà!—Qui +peut les avoir tant attardés?—Une voix étrangère? +à qui peut-elle +appartenir? Tout le monde se précipita dans la cuisine où +les truands +étaient débarqués, et l'on reconnut au premier +coup d'œil le véritable +état des choses.</p> +<p>M. Pickwick, avec ses mains dans ses poches et son chapeau +complétement +enfoncé sur un œil, était appuyé contre le buffet, +et, balançant sa tête +de droite à gauche, produisait une constante succession de +sourires, les +plus doux, les plus bienveillants du monde, mais sans aucune cause ou +prétexte appréciable. Le vieux M. Wardle, dont le visage +était +prodigieusement enflammé, serrait les mains d'un visiteur +étranger en +bégayant des protestations d'amitié éternelle. M. +Winkle, se soutenant à +la boîte d'une horloge à poids, appelait, d'une voix +faible, les +vengeances du ciel sur tout membre de la famille qui lui conseillerait +d'aller se coucher. Enfin M. Snodgrass s'était affaissé +sur une chaise, +et chaque trait de son visage expressif portait l'empreinte de la +misère +la plus abjecte et la plus profonde que se puisse figurer l'esprit +humain.</p> +<p>«Est-il arrivé quelque chose? demandèrent les +trois dames.</p> +<p>—Rien du tout, répondit M. Pickwick. Nous... sommes... +tous... en bon +état.... Dites donc.... Wardle.... nous sommes... tous... en bon +état.... N'est-ce pas?</p> +<p>—Un peu, répliqua le joyeux hôte. Mes chéries... +voici mon ami, M. +Jingle... l'ami de M. Pickwick.... M. Jingle... venu... pour une petite +visite....</p> +<p>—Monsieur, demanda Émily avec anxiété, est-il +arrivé quelque chose à M. +Snodgrass?</p> +<p>—Rien du tout, madame, répliqua l'étranger. +Dîner de Club,—joyeuse +compagnie,—chansons admirables,—vieux porto,—vin de +Bordeaux,—bon,—très-bon.—C'est le vin, madame, le vin.</p> +<p>—Ce n'est pas le vin, bégaya M. Snodgrass d'un ton grave. +C'est le +saumon. (Remarquez qu'en pareille circonstance ce n'est jamais le vin.)</p> +<p>—Ne feraient-ils pas mieux d'aller se coucher, madame? demanda Emma. +Deux des gens pourraient porter ces messieurs dans leur chambre.</p> +<p>—Je n'irai pas me coucher! s'écria M. Winkle avec +fermeté.</p> +<p>—Aucun homme vivant ne me portera! dit intrépidement M. +Pickwick; et il +continua de sourire comme auparavant.</p> +<p>—Hourra! balbutia faiblement M. Winkle.</p> +<p>—Hourra! répéta M. Pickwick, et prenant son chapeau il +l'aplatit sur la +terre, saisit ses lunettes et les fit voler à travers la +cuisine; puis, +ayant accompli cette heureuse plaisanterie, il recommença +à rire comme +un insensé.</p> +<p>—Apportez-nous une... une autre... bouteille! cria M. Winkle en +commençant sur un ton très-élevé et +finissant sur un ton très-bas. Mais +peu après sa tête tomba sur sa poitrine; il murmura encore +son +invincible détermination de ne pas s'aller coucher, +bégaya un regret +sanguinaire de n'avoir pas, dans la matinée, <i>fait l'affaire +du vieux +Tupman</i>, puis il s'endormit profondément. En cet état +il fut transporté +dans sa chambre par deux jeunes géants, sous la surveillance +immédiate +du gros joufflu. Bientôt après M. Snodgrass confia sa +personne aux soins +protecteurs du jeune somnambule. M. Pickwick accepta le bras de M. +Tupman et disparut tranquillement, en souriant plus que jamais. M. +Wardle fit ses adieux à toute sa famille d'une manière +aussi tendre, +aussi pathétique, que s'il l'avait quittée pour monter +sur l'échafaud, +accorda à M. Trundle l'honneur de lui faire gravir les +escaliers, et +s'éloigna en faisant d'inutiles efforts pour prendre un air +digne et +solennel.</p> +<p>«Quelle scène choquante! s'écria la tante +demoiselle.</p> +<p>—Dégoûtante! répondirent les deux jeunes ladies.</p> +<p>—Terrible! terrible! dit M. Jingle d'un air très-grave. (Il +était en +avance sur tous ses compagnons d'au moins une bouteille et demie.) +Horrible spectacle! Très-horrible.</p> +<p>—Quel aimable homme! dit tout bas la tante demoiselle à M. +Tupman.</p> +<p>—Et joli garçon par-dessus le marché, murmura +Émily Wardle.</p> +<p>—Oh! tout à fait, observa la tante demoiselle.»</p> +<p>M. Tupman pensa à la petite veuve de Rochester, et son esprit +fut +troublé. La demi-heure de conversation qui suivit n'était +pas de nature +à le rassurer. Le nouveau visiteur parla beaucoup, et le nombre +de ses +anecdotes fut pourtant moins grand que celui de ses politesses. M. +Tupman sentit que sa faveur décroissait à mesure que +celle de M. Jingle +devenait plus grande. Son rire était forcé, sa +gaieté était feinte, et +lorsqu'à la fin il posa sur son oreiller ses tempes +brûlantes, il pensa, +avec une horrible satisfaction, au plaisir qu'il aurait à tenir +en ce +moment la tête de M. Jingle entre son lit de plumes et son +matelas.</p> +<p>L'infatigable étranger se leva le lendemain de bonne heure, +et tandis +que ses compagnons demeuraient dans leur lit, accablés par les +débauches de la nuit précédente, il s'employa avec +succès à égayer le +déjeuner. Ses efforts, à cet égard, furent +tellement heureux que la +vieille dame sourde se fit répéter, à travers son +cornet, deux ou trois +de ses meilleures plaisanteries, et poussa même la condescendance +jusqu'à dire tout haut à la tante demoiselle que +c'était un charmant +mauvais sujet. Les autres membres présents de la famille +partageaient +complétement cette opinion.</p> +<p>Dans les belles matinées d'été, la vieille dame +avait l'habitude de se +rendre sous le berceau où M. Tupman s'était si bien +signalé. Les choses +se passaient ainsi: d'abord le gros joufflu prenait sur un champignon, +dans la chambre à coucher de la vieille lady, un chapeau ou +plutôt un +capuchon de satin noir, un châle de coton bien chaud, puis une +solide +canne, ornée d'une poignée commode. Ensuite, la vieille +dame ayant mis +posément le capuchon et le châle, s'appuyait d'une main +sur la canne, de +l'autre sur l'épaule de son page bouffi, et marchait lentement +jusqu'au +berceau, où Joe la laissait jouir de la fraîcheur de l'air +pendant une +demi-heure: après quoi il retournait la chercher et la ramenait +à la +maison.</p> +<p>La vieille dame aimait la précision et la +régularité, et, comme depuis +trois étés successifs cette cérémonie +s'était accomplie sans la plus +légère infraction aux règles établies, elle +ne fut pas légèrement +surprise, dans la matinée en question, lorsqu'elle vit le gros +joufflu, +au lieu de quitter le berceau d'un pas lourd, en faire le tour avec +précaution, regarder soigneusement de tous cotés, et se +rapprocher +d'elle sur la pointe du pied, avec l'air du plus profond mystère.</p> +<p>La vieille dame était poltronne;—presque toutes les vieilles +dames le +sont;—sa première pensée fut que l'enflé +personnage allait lui faire +quelque atroce violence pour s'emparer de la menue monnaie qu'elle +pouvait avoir sur elle. Elle aurait voulu crier au secours, mais +l'âge +et l'infirmité l'avaient depuis longtemps privée de la +faculté de crier. +Elle se contenta donc d'épier les mouvements de son page avec +une +terreur profonde, qui ne fut nullement diminuée lorsqu'il +s'approcha +tout près d'elle, et lui cria dans l'oreille d'une voix +agitée, et qui +lui parut menaçante: «Maîtresse!»</p> +<p>Or il arriva par hasard que M. Jingle se promenait dans le jardin +près +du berceau, dans ce même moment. Lui aussi entendit crier +«Maîtresse!» +et il s'arrêta pour en entendre davantage. Il avait trois raisons +pour +agir ainsi. Premièrement, il était inoccupé et +curieux; secondement, il +n'avait aucune espèce de scrupule; troisièmement, il +était caché par +quelques buissons. Il s'arrêta donc, et écouta.</p> +<p>«Maîtresse! cria le gros joufflu.</p> +<p>—Eh bien, Joe! dit la vieille dame toute tremblante. Vous savez que +j'ai toujours été une bien bonne maîtresse pour +vous. Vous avez toujours +été bien traité, Joe. Vous n'avez jamais eu +grand'chose à faire, et vous +avez toujours eu suffisamment à manger.»</p> +<p>Cet habile discours ayant fait vibrer les cordes les plus intimes du +gros garçon, il répondit avec expression: «Je sais +ça.</p> +<p>—Alors, pourquoi m'effrayer ainsi? Que voulez-vous me faire? +continua +la vieille dame en reprenant courage.</p> +<p>—Je veux vous faire frissonner!»</p> +<p>C'était là une cruelle manière de prouver sa +gratitude, et, comme la +vieille dame ne comprenait pas bien clairement comment ce +résultat +serait obtenu, elle sentit renaître toutes ses terreurs.</p> +<p>«Savez-vous ce que j'ai vu dans ce berceau, hier au soir? +demanda le +gros joufflu.</p> +<p>—Dieu nous bénisse! Quoi donc? s'écria la vieille +lady, alarmée par +l'air solennel du corpulent jeune homme.</p> +<p>—Le gentleman au bras en écharpe qui embrassait....</p> +<p>—Qui? Joe, qui? aucune des servantes, j'espère?</p> +<p>—Pire que ça!» cria le jeune homme dans l'oreille de la +vieille dame.</p> +<p>—Aucune de mes petites-filles?</p> +<p>—Pire que ça!</p> +<p>—Pire que cela, Joe! s'écria la vieille dame, qui avait +pensé que +c'était là la plus grande des atrocités humaines. +Qui était-ce, Joe? Je +veux absolument le savoir.»</p> +<p>Le délateur regarda soigneusement autour de lui, et, ayant +terminé son +inspection, cria dans l'oreille de la vieille lady:</p> +<p>«Miss Rachel!</p> +<p>—Quoi? dit-elle d'une voix aiguë. Parlez plus haut!</p> +<p>—Miss Rachel! hurla le gros joufflu.</p> +<p>—Ma fille!»</p> +<p>Joe répondit par une succession de signes affirmatifs, qui +imprimèrent à +ses joues un mouvement ondulatoire semblable à celui d'un plat +de +blanc-manger.</p> +<p>«Et elle l'a souffert! s'écria la vieille dame.</p> +<p>—Elle l'a embrassé à son tour! Je l'ai vue!» +répondu le gros joufflu +en ricanant.</p> +<p>Si M. Jingle, de sa cachette, avait pu voir l'expression du visage +de la +vieille dame, à cette communication, il est probable qu'un +soudain éclat +de rire aurait trahi sa présence auprès du berceau. Mais +il recueillit +seulement des fragments de phrases irritées, telles que:</p> +<p>«Sans ma permission!... A son âge!... Misérable +vieille que je suis!... +Elle aurait pu attendre que je fusse morte!...»</p> +<p>Puis, ensuite, il entendit les pas pesants du gros garçon qui +s'éloignait et laissait la vieille lady toute seule.</p> +<p>C'est un fait remarquable, peut-être, mais néanmoins +c'est un fait, que +M. Jingle, cinq minutes après son arrivée à +Manoir-ferme, avait résolu, +dans son for intérieur, d'assiéger sans délai le +cœur de la tante +demoiselle. Il était assez bon observateur pour avoir +remarqué que ses +manières dégagées ne déplaisaient nullement +au bel objet de ses +attaques, et il la soupçonnait fortement de posséder la +plus désirable +de toutes les perfections: une petite fortune indépendante. +L'impérative +nécessité de débusquer son rival d'une +manière ou d'une autre s'offrit +donc immédiatement à son esprit, et il résolut de +prendre sans délai des +mesures à cet égard. Fielding nous dit quo l'homme est de +feu, que la +femme est d'étoupe, et que le prince des ténèbres +se plaît à les +rapprocher. M. Jingle savait que les jeunes gens sont aux tantes +demoiselles comme le gaz enflammé à la poudre fulminante, +et il se +détermina à essayer sur-le-champ l'effet d'une explosion.</p> +<p>Tout en réfléchissant aux moyens d'exécuter +cette importante résolution, +il se glissa hors de sa cachette, et, protégé par les +buissons +susmentionnés, regagna la maison sans être aperçu. +La fortune semblait +déterminée à favoriser ses desseins. Il vit de +loin M. Tupman et les +autres gentlemen s'enfoncer dans le jardin; il savait que les jeunes +demoiselles étaient sorties ensemble après le +déjeuner: la côte était +donc libre.</p> +<p>La porte du salon se trouvant entr'ouverte, M. Jingle allongea la +tête +et regarda. La tante demoiselle était en train de tricoter. Il +toussa, +elle leva les yeux et sourit. Il n'existait aucune dose +d'hésitation +dans le caractère de M. Jingle; il posa mystérieusement +son doigt sur sa +bouche, entra dans la chambre et ferma la porte.</p> +<p>«Miss Wardle, dit-il avec une chaleur affectée, +pardonnez cette +témérité... courte connaissance... pas de temps +pour la cérémonie.... +Tout est découvert.</p> +<p>—Monsieur! s'écria la tante demoiselle fort +étonnée, et doutant presque +que M. Jingle fût dans son bon sens.</p> +<p>—Silence! dit M. Jingle d'une voix théâtrale. Gros +enflé... face de +poupard... les yeux ronds... canaille!...»</p> +<p>Ici il secoua la tête d'une manière expressive, et la +tante demoiselle +devint toute tremblante d'agitation.</p> +<p>«Je présume que vous voulez parler de Joseph, monsieur? +dit-elle en +faisant effort pour paraître calme.</p> +<p>—Oui, madame. Damnation sur votre Joe!... Chien de traître que +ce +Joe!... A instruit la vieille dame... la vieille dame furieuse... +enragée... délirante!... Berceau... Tupman... caresses... +baisers et +tout le reste.... Eh! madame, eh!</p> +<p>—M. Jingle, s'écria la tante demoiselle, si vous êtes +venu ici pour +m'insulter....</p> +<p>—Pas du tout; pas le moins du monde. Entendu l'histoire, venu pour +vous +avertir du danger, offrir mes services, prévenir les cancans. +Tout est +dit. Vous prenez cela pour une insulte... je quitte la place....»</p> +<p>Et il tourna sur ses talons comme pour exécuter cette menace.</p> +<p>«Que dois-je faire? s'écria la pauvre demoiselle, en +fondant en larmes. +Mon frère sera furieux!</p> +<p>—Naturellement. Enragé!</p> +<p>—Oh! monsieur Jingle, que puis-je faire?</p> +<p>—Dites qu'il a rêvé, répliqua M. Jingle avec +aplomb.»</p> +<p>Un rayon de consolation éclaira l'esprit de la tante +demoiselle à cette +suggestion. M. Jingle s'en aperçut et poursuivit son avantage.</p> +<p>«Bah! bah! rien de plus aisé: garçon mauvais +sujet, femme aimable, gros +garçon fustigé. Vous toujours crue; terminaison de +l'affaire... tout +s'arrange.»</p> +<p>Soit que la probabilité d'échapper aux +conséquences de cette +malencontreuse découverte fût délicieuse pour les +sentiments de la tante +demoiselle, soit que l'âcreté de son chagrin fût +adoucie en s'entendant +appeler femme aimable, elle tourna vers M. Jingle son visage +reconnaissant et couvert d'une légère rougeur.</p> +<p>L'insinuant gentleman soupira profondément, attacha ses +regards pendant +quelques minutes sur la figure de la tante demoiselle, puis tressaillit +mélodramatiquement, et détourna ses yeux avec +précipitation.</p> +<p>«Vous paraissez malheureux, monsieur Jingle, dit la dame d'une +voix +plaintive. Puis-je vous témoigner ma reconnaissance en vous +demandant la +cause de vos chagrins, afin de tâcher de les alléger?</p> +<p>—Ah! s'écria M. Jingle avec un autre tressaillement, +soulager! les +alléger! quand votre amour s'est répandu sur un homme +indigne d'une +telle bénédiction! qui maintenant même a +l'infâme dessein de captiver la +nièce d'un ange.... Mais non! il est mon ami et je ne veux pas +dévoiler +ses vices. Miss Wardle, adieu!»</p> +<p>En terminant ce discours, le plus suivi qu'on lui eût jamais +entendu +proférer, M. Jingle appliqua sur ses yeux le reste du mouchoir +dont nous +avons déjà parlé, et se dirigea vers la porte.</p> +<p>«Arrêtez, monsieur Jingle, dit avec force la tante +demoiselle. Vous avez +fait une allusion à M. Tupman; expliquez-la.</p> +<p>—Jamais! s'écria M. Jingle d'un air théâtral, +jamais!»</p> +<p>Et, pour montrer qu'il ne voulait pas être questionné +davantage, il prit +une chaise et s'assit tout auprès de la tante demoiselle.</p> +<p>«M. Jingle, reprit-elle, je vous implore, je vous supplie de +me révéler +l'affreux mystère qui enveloppe M. Tupman.</p> +<p>—Ah! repartit M. Jingle en fixant ses yeux sur le visage de la +tante, +puis-je voir... charmante créature... sacrifiée à +l'autel? Avarice +sordide!»</p> +<p>Il parut lutter pendant quelques secondes contre des émotions +de toute +nature; puis il dit d'une voix basse et profonde:</p> +<p>«Tupman n'aime que votre argent.</p> +<p>—Le misérable!» s'écria la demoiselle avec une +énergique indignation.</p> +<p>Les doutes de M. Jingle étaient résolus: elle avait de +l'argent.</p> +<p>«Bien plus, ajouta-t-il, il en aime une autre....</p> +<p>—Une autre! balbutia la tante. Et qui?</p> +<p>—Petite jeune fille... les yeux noirs... nièce +Émily.»</p> +<p>Il y eut un silence; car s'il existait dans tout l'univers un +individu +femelle pour qui Rachel ressentit une jalousie mortelle, +invétérée, +c'était précisément cette nièce. Le rouge +lui monta au visage et au col, +et elle secoua silencieusement sa tête avec une expression +d'ineffable +dédain.</p> +<p>A la fin, mordant sa lèvre mince et se redressant un peu, +elle dit +d'une voix aigrelette;</p> +<p>«Cela ne se peut pas. Je ne veux pas le croire.</p> +<p>—Épiez-les, répliqua M. Jingle.</p> +<p>—Je le ferai.</p> +<p>—Épiez les regards de Tupman.</p> +<p>—Je le ferai.</p> +<p>—Ses chuchotements.</p> +<p>—Je le ferai!</p> +<p>—Il ira s'asseoir auprès d'elle à dîner.</p> +<p>—Nous verrons.</p> +<p>—Il lui fera des compliments.</p> +<p>—Nous verrons.</p> +<p>—Et il vous plantera là.</p> +<p>—Me planter là! cria-t-elle en tremblant de rage. Me planter +là!</p> +<p>—Avez-vous des yeux pour vous en convaincre? reprit M. Jingle.</p> +<p>—Oui.</p> +<p>—Montrerez-vous du caractère?</p> +<p>—Oui.</p> +<p>—L'écouterez-vous ensuite?</p> +<p>—Jamais!</p> +<p>—Prendrez-vous un autre amant?</p> +<p>—Oui.</p> +<p>—Ce sera moi?»</p> +<p>Et M. Jingle tomba sur ses genoux et y resta pendant cinq minutes. +Quand +il se releva, il était l'amant accepté de la tante +demoiselle, +conditionnellement, toutefois, et pourvu que l'infidélité +de M. Tupman +fût rendue manifeste.</p> +<p>M. Jingle devait en fournir des preuves, et elles arrivèrent +dès le +dîner. Miss Rachel pouvait à peine en croire ses yeux. M. +Tracy Tupman +était assis à côté d'Émily, lorgnant, +souriant, parlant bas, en rivalité +avec M. Snodgrass. Pas un mot, pas un regard, pas un signe +n'étaient +dirigés vers celle qui, le soir précédent, +était l'orgueil de son cœur.</p> +<p>«Damné garçon! pensa le vieux Wardle, qui avait +appris de sa mère toute +l'histoire; damné garçon! Il était endormi. C'est +pure imagination!</p> +<p>—Scélérat! pensait la tante demoiselle. Cher monsieur +Jingle, vous ne +me trompiez pas. Oh! que je déteste le misérable!»</p> +<p>L'inexplicable changement que semblait annoncer la conduite de M. +Tupman sera expliqué à nos lecteurs par la conversation +suivante.</p> +<p>C'était le soir du même jour, et la scène se +passait dans le jardin. +Deux personnages marchaient dans une allée +écartée. L'un était assez +gros et assez court, l'autre assez long et assez grêle. L'un +était M. +Tupman, l'autre, M. Jingle.</p> +<p>Le gros personnage commença le dialogue en demandant:</p> +<p>«M'en suis-je bien tiré?</p> +<p>—Superbe! fameux! N'aurais pas mieux joué le rôle +moi-même. Il faut +recommencer demain, tous les jours, jusqu'à nouvel ordre.</p> +<p>—Rachel le désire encore?</p> +<p>—Cela ne l'amuse pas, naturellement; mais il le faut bien. Le +frère est +terrible; elle a peur. On ne peut faire autrement. Dans quelques jours, +les soupçons détruits, les vieilles gens +déroutés, elle couronnera votre +bonheur.</p> +<p>—Vous n'avez pas d'autre message?</p> +<p>—L'amour, le plus tendre amour, les plus doux sentiments, une +affection +inaltérable. Puis-je dire quelque chose pour vous?</p> +<p>—Mon cher, répondit l'innocent M. Tupman en serrant +chaleureusement la +main de son ami, portez-lui mes plus vives tendresses. Dites-lui +combien +j'ai de peine à dissimuler. Dites tout ce qu'on peut dire +d'aimable; +mais ajoutez que je reconnais la nécessité du rôle +qu'elle m'a imposé ce +matin par votre conseil. Dites que j'applaudis à sa sagesse et +que +j'admire sa discrétion.</p> +<p>—Je le lui dirai. Est-ce tout?</p> +<p>—Oui. Ajoutez seulement que je soupire ardemment après +l'époque où elle +m'appartiendra, où toute dissimulation deviendra inutile.</p> +<p>—Certainement, certainement. Est-ce tout?</p> +<p>—Oh! mon ami! dit le pauvre M. Tupman en pressant de nouveau la main +de +son compagnon, oh! mon ami, recevez mes remercîments les plus +sincères +pour votre bonté désintéressée, et +pardonnez-moi si, même en +imagination, je vous ai jamais fait l'injustice de supposer que vous +pourriez me nuire. Mon cher ami, pourrai-je jamais reconnaître un +tel +service?</p> +<p>—Ne parlez pas de ça, répliqua M. Jingle, ne +par....»</p> +<p>Et il s'interrompit, comme s'il s'était rappelé tout +d'un coup quelque +chose.</p> +<p>«A propos, reprit-il, vous ne pourriez pas me prêter dix +guinées, hein? +Affaire très-urgente. Vous rendrai ça dans trois jours.</p> +<p>—Je crois que je puis vous obliger, répondit M. Tupman dans +la +plénitude de son cœur. Dans trois jours, dites-vous?</p> +<p>—Rien que trois jours; tout fini, alors, plus de +difficultés.»</p> +<p>M. Tupman compta les dix guinées dans la main de son +compagnon, et +celui-ci les insinua dans son gousset, pièce par pièce, +tout en +regagnant la maison.</p> +<p>«Attention! dit M. Jingle, pas un regard.</p> +<p>—Pas un coup d'œil, repartit M. Tupman.</p> +<p>—Pas un mot!</p> +<p>—Pas une syllabe.</p> +<p>—Toutes vos cajoleries pour la nièce; plutôt brutal +qu'autre chose +envers la tante, seul moyen de tromper les envieux....</p> +<p>—Je ne m'oublierai pas, répondit tout haut M. Tupman.</p> +<p>—Et je ne m'oublierai pas non plus,» dit tout bas M. Jingle.</p> +<p>Ils entraient alors dans la maison.</p> +<p>La scène du dîner fut répétée le +soir même et pendant trois autres +dîners et trois soirées subséquentes. Le +quatrième soir, le vieux Wardle +paraissait fort satisfait, car il s'était convaincu que M. +Tupman avait +été faussement accusé; celui-ci était +également joyeux, car M. Jingle +lui avait dit que son affaire serait bientôt terminée; M. +Pickwick se +trouvait très-heureux, car c'était son état +habituel; M. Snodgrass ne +l'était pas, car il devenait jaloux de M. Tupman; la vieille +lady était +de fort bonne humeur, car elle gagnait au whist; enfin M. Jingle et +miss +Wardle étaient enchantés, pour des raisons tellement +importantes dans +cette véridiques histoire, qu'elles seront racontées dans +un autre +chapitre.<br/> +</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;"/> +<p><br/> +</p> +<a name="CHAPITRE_IX"></a> +<h2>CHAPITRE IX.</h2> +<h3>La découverte et la poursuite.</h3> +<br/> +<p>Le souper était servi, les chaises étaient +placées autour de la table; +des bouteilles, des pots et des verres étaient rangés sur +le buffet; +tout enfin annonçait l'approche du moment le plus sociable des +vingt-quatre heures, c'est-à-dire le moment du souper.</p> +<p>«Où est Rachel? demanda M. Wardle.</p> +<p>—Et Jingle, ajouta M. Pickwick.</p> +<p>—Tiens! reprit son hôte, comment ne nous sommes-nous pas +aperçus plus +tôt de son absence? Il y a au moins deux heures que je n'ai +entendu sa +voix. Émily, ma chère, tirez la sonnette.»</p> +<p>La sonnette retentit et le gros joufflu parut.</p> +<p>«Où est miss Rachel?»</p> +<p>Il n'en savait rien.</p> +<p>—Où est M. Jingle, alors?»</p> +<p>Il ne pouvait le dire.</p> +<p>Tout le monde parut surpris. Il était tard: onze heures +passées. M. +Tupman riait dans sa barbe, car ils devaient être dans quelque +coin à +parler de lui.</p> +<p>«Drôle de farce, ha! ha!</p> +<p>—Cela ne fait rien, dit M. Wardle après une courte pause. Je +suis sûr +qu'ils vont revenir à l'instant. Je n'attends jamais personne, +au +souper.</p> +<p>—Excellente règle! repartit M. Pickwick. Admirable!</p> +<p>—Je vous en prie, asseyez-vous, poursuivit son hôte.</p> +<p>—Certainement,» dit M. Pickwick.</p> +<p>Et ils s'assirent.</p> +<p>Il y avait sur la table une gigantesque pièce de bœuf froid, +et M. +Pickwick en avait reçu une abondante portion. Il avait +porté la +fourchette vers ses lèvres et était sur le point d'ouvrir +la bouche pour +y introduire un morceau convenable, quand un grand bruit de voix +s'éleva +tout à coup dans la cuisine. M. Pickwick leva la tête et +abaissa sa +fourchette; M. Wardle cessa de découper, et insensiblement +lâcha le +couteau, qui resta inséré dans la morceau de bœuf. Il +regarda M. +Pickwick, et M. Pickwick le regarda.</p> +<p>Des pas lourds retentirent dans le passage. La porte de la salle +à +manger s'ouvrit tout à coup, et l'homme qui avait nettoyé +les bottes de +M. Pickwick le jour de son arrivée, se précipita dans la +chambre, suivi +du gros joufflu et de tous les autres domestiques.</p> +<p>«Que diable cela veut-il dire? s'écria l'amphytrion.</p> +<p>—Est-ce que le feu est dans la cheminée de la cuisine? +demanda la +vieille lady.</p> +<p>—Non! grand'maman! crièrent les deux jeunes personnes.</p> +<p>—Qu'est-ce qu'il y a?» reprit le maître de la maison.</p> +<p>L'homme respira profondément, et dit d'une voix +essoufflée:</p> +<p>«Ils sont partis, monsieur; partis sans tambour, ni trompette, +monsieur!»</p> +<p>Dans ce moment, on remarqua que M. Tupman posait sa fourchette et +son +couteau et devenait excessivement pâle.</p> +<p>«Qui est-ce qui est parti? demanda M. Wardle avec +colère.</p> +<p>—M. Jingle et miss Rachel, dans une chaise de poste du <i>Lion Bleu</i>, +à +Muggleton! J'étais là, mais je n'ai pas pu les +arrêter; alors, je suis +accouru pour vous dire....</p> +<p>—J'ai payé ses frais! s'écria M. Tupman en se dressant +sur ses pieds +d'un air frénétique. Il m'a attrapé dix +guinées! arrêtez-le! Il m'a +filouté! C'est trop fort! Je me vengerai, Pickwick! Je ne le +souffrirai +pas!»</p> +<p>Et, tout en proférant mille exclamations incohérentes +de cette nature, +le malheureux gentleman tournait tout autour de la chambre dans un +transport de fureur.</p> +<p>«Le seigneur nous protège! s'écria M. Pickwick +en regardant avec une +surprise mêlée de crainte les gestes extraordinaires de +son ami. Il est +devenu fou! qu'allons-nous faire?</p> +<p>—Ce que nous allons faire! repartit le vigoureux vieillard, qui ne +prêta d'attention qu'aux derniers mots de son convive; mettez le +cheval +au cabriolet; je vais prendre une chaise au <i>Lion Bleu</i>, et les +poursuivre sur-le-champ! Où est ce scélérat de Joe?</p> +<p>—Me voici, mais je ne suis pas un scélérat! +répliqua une voix, c'était +celle du gros joufflu.</p> +<p>—Laissez-moi l'attraper, Pickwick! cria M. Wardle en se +précipitant +vers le malencontreux jeune homme. Il a été payé +par ce fripon de Jingle +pour me faire perdre la trace en me contant des balivernes sur ma sœur +et sur votre ami Tupman. (Ici M. Tupman se laissa tomber sur une +chaise.) Laissez-moi l'attraper!</p> +<p>—Retenez-le! s'écrièrent toutes les femmes; et +par-dessus leurs voix +effrayées, on entendait distinctement les sanglots du gros +garçon.</p> +<p>—Je ne veux pas qu'on me retienne! bégayait le +colérique vieillard. M. +Winkle, ôtez vos mains! M. Pickwick! Lâchez-moi, +monsieur!»</p> +<p>Dans ce moment de tourmente et de confusion, c'était un beau +spectacle +de voir l'attitude calme et philosophique de M. Pickwick. Une +tranquillité majestueuse régnait sur sa figure +quoiqu'elle fût un peu +enflammée par les efforts qu'il faisait pour modérer les +passions +impétueuses de son hôte, dont il avait fortement +embrassé la vaste +ceinture. Pendant ce temps, Joe était égratigné, +tiré, bousculé, poussé +hors de la chambre par toutes les femmes qui s'y trouvaient +rassemblées. +Après sa disparition, M. Wardle fut relâché, et +dans le même instant, on +vint annoncer que le cabriolet était prêt.</p> +<p>«Ne le laissez pas aller seul, crièrent les femmes, il +tuera quelqu'un.</p> +<p>—J'irai avec lui, dit M. Pickwick.</p> +<p>—Vous êtes un bon garçon, Pickwick, repartit M. Wardle +en lui serrant +la main. Emma, donnez un châle à M. Pickwick pour attacher +autour de son +cou. Dépêchez! Soignez votre grand-mère, enfants, +elle se trouve mal. +Allons, êtes-vous prêt?»</p> +<p>La bouche et le menton de M. Pickwick ayant été +rapidement enveloppés +d'un châle, son chapeau ayant été enfoncé +sur sa tête, et son pardessus +jeté sur son bras, il répliqua affirmativement.</p> +<p>Lorsque nos deux amis furent montés dans le cabriolet:</p> +<p>«Lâchez-lui la bride, Tom,» cria le vieillard. Et +la voiture partit à +travers les ruelles étroites, tombant dans les ornières +et frôlant les +haies, au hasard de se briser à chaque instant.</p> +<p>«Ont-ils beaucoup d'avance?... cria M. Wardle en arrivant +à la porte du +<i>Lion Bleu</i> autour de laquelle, malgré l'heure +avancée, il s'était formé +un groupe de causeurs.</p> +<p>—Pas plus de trois quarts d'heure; répondirent tous les +assistants à la +fois.</p> +<p>—Une chaise et quatre chevaux! sur-le-champ. Allons! Allons! Vous +rentrerez le cabriolet après.</p> +<p>—Allons, enfants! cria l'aubergiste, une chaise et quatre chevaux. +Alerte! Alerte!»</p> +<p>Sans retard s'empressèrent valets et postillons. Les +lanternes +brillèrent, les hommes coururent çà et là, +les fers des chevaux +retentirent sur les pavés inégaux de la cour, le +roulement de la chaise +se fit entendre comme on la tirait de la remise: tout était +bruit et +mouvement.</p> +<p>«Allons donc! cette chaise viendra-t-elle cette nuit? cria M. +Wardle.</p> +<p>—La voilà dans la cour, monsieur, répondit +l'aubergiste.»</p> +<p>La chaise sortit en effet; les chevaux y furent attelés; les +postillons +montèrent sur ceux-ci, les voyageurs dans celle-là.</p> +<p>—Postillon! cria M. Wardle, les sept milles de ce relai en moins +d'une +demi-heure!</p> +<p>—En route!»</p> +<p>Les postillons appliquèrent le fouet et l'éperon; les +garçons saluèrent; +les palefreniers crièrent, et ils partirent d'un train furieux.</p> +<p>«Jolie situation! pensa M. Pickwick quand il eut le loisir de +la +réflexion. Jolie situation pour le président +perpétuel du Pickwick-Club! +Une chaise humide, des chevaux enragés, quinze milles à +l'heure et +minuit passé!»</p> +<p>Pendant les trois ou quatre premiers milles, les deux amis, +ensevelis +dans leurs réflexions, n'échangèrent pas une seule +parole, mais lorsque +les chevaux, qui s'étaient échauffés, +commencèrent à dévorer le terrain, +M. Pickwick devint trop animé par la rapidité du +mouvement pour +continuer à rester entièrement muet.</p> +<p>«Nous sommes sûrs de les attraper, je pense? +commença-t-il.</p> +<p>—Je l'espère, répliqua son compagnon.</p> +<p>—Une belle nuit! continua M. Pickwick en regardant la lune qui +brillait +paisiblement.</p> +<p>—Tant pis, car ils ont eu l'avantage du clair de lune pour prendre +l'avance, et nous allons en être privés. Elle sera +couchée dans une +heure.</p> +<p>—Il sera assez désagréable d'aller de ce +train-là dans l'obscurité, +n'est-il pas vrai?</p> +<p>—Certainement,» répliqua sèchement M. Wardle.</p> +<p>L'excitation temporaire de M. Pickwick commença à se +calmer un peu, +lorsqu'il réfléchit aux inconvénients et aux +dangers de l'expédition +dans laquelle il s'était embarqué si +légèrement. Il fut tiré de ces +pensées déplaisantes par les clameurs des postillons.</p> +<p>«Ohé! ohé! ohé! ohé! ohé! +cria le premier postillon.</p> +<p>—Ohé! ohé! ohé! ohé! ohé! hurla +le second postillon.</p> +<p>—Ohé! ohé! ohé! ohé! ohé! +vociféra le vieux Wardle lui-même en mettant +la moitié de son corps hors de la portière.</p> +<p>—Ohé! ohé! ohé! ohé! ohé!» +répéta M. Pickwick, en s'unissant au +refrain, sans avoir la plus légère idée de ce +qu'il signifiait.</p> +<p>Au milieu de ces cris poussés par tous les quatre à la +fois, la chaise +s'arrêta.</p> +<p>«Qu'est-ce qui nous arrive? demanda M. Pickwick.</p> +<p>—Il y a une barrière ici, répondit le vieux Wardle, et +nous aurons des +nouvelles des fugitifs.»</p> +<p>Au bout de cinq minutes consommées à frapper et +à crier sans relâche, un +vieux bonhomme, n'ayant que sa chemise et son pantalon, sortit de la +maison du <i>Turnpike</i> et ouvrit la barrière<a + name="FNanchor_11_11"></a><a href="#Footnote_11_11"><sup>11</sup></a>.</p> +<p>«Combien y a-t-il qu'une chaise est passée ici? demanda +M. Wardle.</p> +<p>—Combien y a?</p> +<p>—Oui.</p> +<p>—Ma foi je n'en sais trop rien. N'y a pas trop longtemps, ni trop +peu +non plus. Juste entre les deux peut-être.</p> +<p>—Est-il passé une chaise, seulement.</p> +<p>—Ah! mais oui, il est passé une chaise.</p> +<p>—Combien y a-t-il de temps, mon ami? dit M. Pickwick en +s'interposant. +Une heure?</p> +<p>—Ah! cela se pourrait bien, répliqua l'homme.</p> +<p>—Ou deux heures? demanda le premier postillon.</p> +<p>—Je n'en serais pas bien étonné, répondit +l'homme d'un air de doute.</p> +<p>—En route, postillons! s'écria M. Wardle irrité; +voilà assez de temps +de perdu avec ce vieil idiot.</p> +<p>—Idiot! répéta le vieux, en contemplant avec un +ricanement la chaise +qui diminuait rapidement à mesure que la distance augmentait. +Non! Pas +si idiot que vous croyez. Vous avez perdu dix minutes ici, et vous +êtes +juste aussi savant qu'auparavant. Si tous les camarades sur la route +reçoivent une guinée et la gagnent moitié aussi +bien, vous ne +rattraperez pas l'autre chaise avant la Saint-Michel, mon gros +courtaud!»</p> +<p>Ayant fait suivre son discours d'un ricanement prolongé, le +vieux +bonhomme ferma la barrière, rentra dans sa maison, et barricada +la porte +après lui.</p> +<p>Cependant nos voyageurs poursuivaient leur route sans aucun +ralentissement. La lune, comme M. Wardle l'avait prédit, +déclinait avec +rapidité; de sombres et pesants nuages, qui depuis quelques +temps +s'étaient graduellement étendus dans le ciel, venaient de +se réunir au +zénith en une masse noire et compacte. De larges gouttes de +pluie +fouettaient de temps en temps les glaces de la chaise, et semblaient +avertir les voyageurs de l'approche rapide d'une tempête. Le vent +qui +soufflait directement contre eux, s'engouffrait en tourbillon furieux +dans la route étroite, et gémissait tristement à +travers les arbres. M. +Pickwick resserra plus soigneusement sa redingote, s'établit +plus +commodément dans son coin, et tomba dans un profond sommeil, +dont il fut +tiré bientôt après par la cessation de tout +mouvement, par le bruit +d'une sonnette, et par ce cri répété à voix +haute:</p> +<p>«Des chevaux sur-le-champ!»</p> +<p>Mais ici il arriva un autre délai. Les postillons dormaient +d'un sommeil +si mystérieusement profond, qu'il fallut plus de cinq minutes +pour +éveiller chacun d'eux. Le palefrenier avait perdu la clef de +l'écurie, +et quand à la fin elle fut trouvée, deux garçons +endormis transposèrent +les harnais des chevaux, et il fallut recommencer toute +l'opération du +harnachement. Si M. Pickwick avait été seul, ces +obstacles multipliés +auraient bientôt mis un terme à la poursuite; mais le +vieux Wardle +n'était pas démonté si aisément. Il +s'employa avec tant de bonne +volonté, poussant l'un, bousculant l'autre, prenant une +chaîne par-ci, +attachant une boucle par-là, que la chaise fut prête +à rouler en un +espace de temps beaucoup plus court qu'on n'aurait pu l'espérer +raisonnablement, sous l'influence de tant de difficultés.</p> +<p>Ils recommencèrent donc leur voyage, et certainement avec une +perspective fort peu engageante. Le relai était de 15 milles, la +nuit +sombre, le vent violent, la pluie battante. Il était impossible +de faire +beaucoup de chemin en luttant contre tant d'obstacles, aussi ne +fallut-il guère moins de deux heures pour arriver au relai +suivant. Mais +ici, se présenta à leurs yeux un objet qui +réveilla leur courage et +ranima leurs esprits abattus.</p> +<p>«Quand cette chaise est-elle arrivée? s'écria le +vieux Wardle, en +sautant hors de sa voiture et montrant une autre chaise couverte d'une +boue encore humide, qui était restée dans la cour.</p> +<p>—Il n'y a pas un quart d'heure, monsieur, répliqua le valet +d'écurie à +qui cette question était adressée.</p> +<p>—Une dame et un gentleman? demanda Wardle, pantelant d'impatience.</p> +<p>—Oui, monsieur.</p> +<p>—Grand homme en habit, longues jambes, le corps mince?</p> +<p>—Oui, monsieur.</p> +<p>—Une dame d'un certain âge, le visage maigre, rien que la peau +sur les +os, hein?</p> +<p>—Oui, monsieur.</p> +<p>—Pardieu! Pickwick, ce sont eux! s'écria le vieux gentleman.</p> +<p>—Ils auraient été ici plus tôt, poursuivit le +palefrenier; mais un de +leurs traits s'est cassé.</p> +<p>—Ce sont eux, reprit Wardle. Ce sont eux, par Jupiter! Une chaise et +quatre chevaux, à l'instant! Nous les attraperons avant l'autre +relai. +Allons, postillons! de l'activité. Une guinée chacun, +postillons! +Vivement; dépêchons, mes enfants, en route!»</p> +<p>Tout en proférant ces exhortations, le vieux gentleman +courait à droite +et à gauche, et s'occupait de tous les détails avec une +excitation qui +se communiqua à M. Pickwick. Sous cette influence contagieuse, +celui-ci +s'empêtra les jambes dans les harnais, se fourra au milieu des +chevaux, +se fit comprimer l'abdomen par les roues de la chaise, s'imaginant et +croyant fermement qu'en faisant tout cela il accélérait +matériellement +les préparatifs de leur départ.</p> +<p>«Grimpez, grimpez vite! s'écria le vieux Wardle en +montant dans la +chaise, relevant le marchepied, et fermant la portière +après lui. Allons +donc! dépêchez-vous.»</p> +<p>M. Pickwick était de l'autre côté de la voiture, +et avant qu'il pût +savoir précisément de quoi il s'agissait, il se sentit +soulever par le +vieux gentleman, pousser par le valet d'écurie; et en route! ils +étaient +partis au grand galop.</p> +<p>«Ah! voilà qui s'appelle marcher maintenant! dit M. +Wardle avec +complaisance.»</p> +<p>Et en effet, ils <i>marchaient</i>, comme le témoignaient +suffisamment à M. +Pickwick ses constantes collisions avec les durs panneaux de la voiture +ou avec son compagnon.</p> +<p>«Tenez-vous ferme, dit le robuste vieillard au philosophe, qui +venait de +piquer une tête au beau milieu de l'immense gilet de son +compagnon de +voyage.</p> +<p>—Je n'ai jamais été aussi cahoté de ma vie; +répondit-il.</p> +<p>—Ne faites pas attention, reprit son camarade. Ce sera bientôt +fini. +Ferme! ferme!»</p> +<p>M. Pickwick se planta dans son coin aussi solidement qu'il le put, +et la +chaise roula plus vite que jamais.</p> +<p>Ils avaient brûlé de cette manière environ trois +milles, quand M. Wardle +qui, depuis quelques minutes, tenait sa tête hors de la +portière, la +retira toute couverte d'éclaboussures, et s'écria, +haletant +d'impatience: «Les voilà!»</p> +<p>M. Pickwick mit aussitôt la tête à l'autre +portière et vit, à peu de +distance devant eux, une voiture qui détalait au grand galop.</p> +<p>«En avant! en avant!» vociféra le vieux +gentleman. «Deux guinées, +postillons! Rattrapez-les! rattrapez-les!»</p> +<p>Les chevaux de la première chaise repartirent de toute leur +vitesse, et +ceux de M. Wardle galoppèrent avec fureur après eux.</p> +<p>«Je vois sa tête!» s'écria le +colérique vieillard. «Dieu me damne! je +vois sa tête!</p> +<p>—Et moi aussi,» dit M. Pickwick. «C'est +lui-même.»</p> +<p>M. Pickwick ne se trompait point. On apercevait clairement à +la portière +de la chaise la figure de M. Jingle, complétement couverte par +la boue +que lançaient les roues de sa voiture. Le mouvement de ses bras +qu'il +agitait violemment vers les postillons dénotait qu'il les +encourageait à +redoubler leurs efforts.</p> +<p>L'intérêt devint immense. Les champs, les arbres, les +haies semblaient +tourbillonner autour d'eux. Ils arrivèrent tout auprès de +la première +chaise; ils entendaient, par-dessus le bruit des roues, la voix de M. +Jingle qui gourmandait ses postillons. Le vieux Wardle écumait +de rage +et d'excitation; il rugissait par douzaine des «coquin!» +des «scélérat!» +Il brandissait son poing et en menaçait l'objet de son +indignation; mais +M. Jingle ne répondait à ces outrages que par un sourire +moqueur, puis +par un cri de triomphe et de dérision, lorsque ses chevaux, +obéissant à +l'énergie croissante du fouet et de l'éperon, +redoublèrent de vitesse et +laissèrent en arrière ceux qui les poursuivaient.</p> +<p>M. Pickwick venait de retirer sa tête de la portière, +et M. Wardle, +fatigué de crier, en avait fait autant, quand une secousse +terrible les +jeta tous les deux sur le devant de la voiture. Un craquement violent +se +fit entendre, une roue se détacha, et la chaise versa sur le +flanc.</p> +<p>Après quelques secondes de confusion où l'on ne +pouvait rien discerner +que le trépignement des chevaux et le brisement des glaces, M. +Pickwick +se sentit tirer violemment des décombres, et, aussitôt +qu'il fut +d'aplomb sur ses pieds et qu'il eut dégagé sa tête +du collet de sa +redingote, par lequel se trouvaient notablement obstruées les +fonctions +de ses besicles, il reconnut toute l'étendue de leur +désastre. Le jour +venait de paraître, et la scène était parfaitement +éclairée par la grise +lumière du matin.</p> +<p>Le vieux Wardle était debout, à côté de +lui, sans chapeau, les habits +déchirés. A ses pieds gisaient les débris de la +voiture. Les postillons, +défigurés par la boue et par une course violente +étaient parvenus à +couper les traits et se tenaient à la tête de leurs +chevaux. A une +centaine de pas en avant, on voyait l'autre chaise qui s'était +arrêtée +en entendant le bruit de leur naufrage. Les postillons, dont la figure +était contournée par un ricanement féroce, +contemplaient du haut de leur +selle leurs adversaires démontés, tandis que M. Jingle, +à la portière, +examinait, avec une évidente satisfaction la ruine de ses +persécuteurs.</p> +<p>—Ohé? cria l'effronté comédien; personne +d'endommagé?—Gentlemen d'un +certain âge,—assez lourds,—dangereux,—très-dangereux.</p> +<p>—Canaille! vociféra M. Wardle.</p> +<p>—Ah! ah! ah!» répliqua Jingle; et ensuite il ajouta, en +clignant de +l'œil d'un air malin, et en désignant avec son pouce +l'intérieur de la +chaise: «Elle va très-bien,—vous offre ses +compliments,—vous prie de +ne pas vous déranger. Des amitiés à <i>Tuppy</i>.—Ne +voulez-vous pas monter +derrière?—En route, postillons!»</p> +<p>Les postillons se remirent en selle; la chaise recommença +à rouler, et +M. Jingle, étendant son bras hors de la portière, +agitait, par dérision, +un mouchoir blanc.</p> +<p>Rien, dans toute cette aventure, n'avait pu troubler l'humeur +égale et +tranquille de M, Pickwick, pas même la culbute de sa voiture et +de sa +personne. Mais il ne put supporter patiemment l'infamie de celui qui, +après avoir emprunté de l'argent à son +fidèle disciple, se permettait +d'abréger son nom en celui de Tuppy. Il devint rouge jusqu'au +bord de +ses lunettes, et, ayant respiré fortement, il dit d'une voix +lente et +emphatique: «Si jamais je rencontre cet homme, je veux....</p> +<p>—Oui, oui, interrompit M. Wardle, tout cela est fort bien, mais, +tandis +que nous restons là à parler, ils obtiendront une licence +et seront +mariés à Londres.»</p> +<p>M. Pickwick s'arrêta et renferma sa vengeance au fond de son +cœur.</p> +<p>«Combien y a-t-il d'ici au premier relai! demanda M. Wardle +à l'un des +postillons.</p> +<p>—Six milles, n'est-ce pas, Tom?</p> +<p>—Un peu plus.</p> +<p>—Un peu plus de six milles, monsieur.</p> +<p>—Il n'y a pas de remède, il faut les faire à pied, +Pickwick.</p> +<p>—Il n'y a pas de remède,» répéta cet +homme vraiment grand.</p> +<p>Par l'ordre de M. Wardle, l'un des postillons partit devant, +à cheval, +pour faire atteler une nouvelle chaise, et l'autre resta en +arrière pour +prendre soin de celle qui était brisée. En même +temps, M. Pickwick et le +vieux gentleman se mettaient courageusement en marche, après +avoir +soigneusement attaché leurs châles autour de leur cou et +avoir enfoncé +leur chapeau sur leurs oreilles, pour éviter autant que possible +le +déluge de pluie qui recommençait à tomber.<br/> +</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;"/> +<p><br/> +</p> +<a name="CHAPITRE_X"></a> +<h2>CHAPITRE X.</h2> +<h3>Destiné à dissiper tous les doutes qui pourraient +exister sur le +désintéressement de M. Jingle.</h3> +<br/> +<p>Il y a dans Londres plusieurs vieilles auberges qui servaient de +quartier général aux coches les plus +célèbres, dans le temps où les +coches accomplissaient leurs voyages d'une manière grave et +solennelle; +mais ces auberges ont dégénéré peu à +peu, et n'abritent plus guère que +des voitures de roulage. Le lecteur chercherait en vain quelqu'une de +ces anciennes hôtelleries parmi les <i>Bouches d'or</i>, les <i>Croix +d'or</i>, +les <i>Taureaux d'or</i> qui lèvent leur front superbe dans les +belles rues +de Londres. S'il veut en étudier les restes, il fera bien de +diriger ses +pas vers les quartiers les plus obscurs de la ville, et là, dans +quelque +coin retiré, il en trouvera un certain nombre qui restent encore +debout, +avec une sombre obstination, au milieu des innovations modernes.</p> +<p>Dans le <i>Borough</i><a name="FNanchor_12_12"></a><a + href="#Footnote_12_12"><sup>12</sup></a> surtout, il reste encore une +demi-douzaine de ces +anciennes maisons, qui ont conservé sans changement leur +singulière +physionomie, et qui ont également échappé à +la rage des améliorations +publiques et des spéculations privées. Ce sont +d'étranges bâtiments, +avec des galeries, des corridors, des escaliers sans nombre, et assez +antiques, assez vastes pour fournir des matériaux à mille +histoires de +revenants, si nous sommes jamais réduits à la lamentable +nécessité d'en +inventer quelques-unes, et si le monde dure assez longtemps pour +épuiser +les innombrables et véridiques légendes qui se rattachent +au vieux pont +de Londres et à ses environs.</p> +<p>Dans la cour du <i>Blanc-Cerf</i>, l'une des plus +célèbres entre ces auberges +gothiques, et de bonne heure dans la matinée qui suivit les +événements +funestes racontés dans le précédent chapitre, un +homme s'occupait +activement à enlever la boue d'une paire de bottes. Cet homme +avait un +gilet rayé, orné de manches de calicot noir et de boutons +de verre bleu, +une culotte de gros drap et des guêtres. Autour de son cou +s'enroulait +négligemment un mouchoir d'un rouge éclatant; un vieux +chapeau blanc +était posé sans façon sur le côté +gauche de sa tête. Il y avait devant +ce personnage deux rangées de bottes, les unes propres, les +autres +crottées, et, à chaque addition qu'il faisait aux bottes +nettoyées, il +s'arrêtait un instant pour contempler son ouvrage avec une +satisfaction +évidente.</p> +<p>La cour n'offrait aucun indice de ce tapage, de ce mouvement qui +caractérisent les hôtels où s'arrêtent les +diligences. Deux ou trois +cabriolets, deux ou trois chaises de poste s'abritaient sous +différents +petits toits en appentis. Trois ou quatre voitures de roulage, +chargées +d'une montagne de marchandises aussi élevée que le second +étage d'une +maison ordinaire, restaient immobiles à l'ombre d'un +énorme hangar +suspendu sur un des côtés de la cour, tandis qu'un autre +camion, qui +probablement devait commencer son voyage dans la matinée, +était tiré +dans la partie découverte. Les bâtiments qui bordaient +deux côtés du +parallélogramme étaient garnis d'une double rangée +de galeries, ornées +d'énormes garde-fous en bois, et sur lesquelles deux files de +chambres à +coucher venaient s'ouvrir. Deux lignes de sonnettes, qui leur +correspondaient, se dandinaient au-dessus de la porte d'entrée, +recouverte par un petit toit en ardoise. Enfin, de temps en temps, le +piétinement pesant d'un cheval de charge, ou le cliquetis d'une +chaîne, +annonçait, à ceux qui s'en inquiétaient, que les +écuries étaient au bout +de la cour. Si nous ajoutons à ce tableau quelques hommes en +blouse, +dormant sur des ballots; quelques sacs de laine et autres articles de +ce +genre, répandus sur des monceaux de foin, nous aurons +décrit, autant +qu'il est nécessaire, l'apparence que présentait, dans la +matinée dont +il s'agit, la cour du <i>Blanc-Cerf</i>, grande rue du Borough.</p> +<p>Le carillon d'une des sonnettes fut suivi de l'apparition d'une +servante +coquette, dans l'une des galeries du second étage. Elle frappa +à l'une +des portes, et, ayant reçu une requête de +l'intérieur, elle cria +par-dessus la balustrade: Sam!»</p> +<p>«Voilà! répliqua l'homme au chapeau blanc.</p> +<p>—Le n°22 demande ses bottes sur-le-champ.</p> +<p>—Eh bien! demandes-y s'il veut les avoir de suite, ou bien attendre +qu'on les lui porte cirées.</p> +<p>—Allons, Sam! pas de bêtises! reprit la jeune fille d'un air +engageant; +le gentleman a besoin de ses bottes sur-le-champ.</p> +<p>—Parole d'honneur! vous êtes bonne là! repartit le +décrotteur. +Regardez-moi un peu ces bottes. Onze paires de bottes, et un soulier +qui +appartient au n° 6, avec une jambe de bois. Les bottes doivent +être +livrées à huit heures et demie, et le soulier à +neuf. Qu'est-ce que +c'est que le n° 22, pour monter sur le dos à tous les +autres? Non! non! +chacun son tour! comme disait Jack Ketch à des particuliers +qu'il avait +à pendre. Fâché de vous faire attendre, monsieur; +mais je ferai vot' +affaire tout à l'heure.»</p> +<p>Parlant ainsi, l'homme au chapeau blanc se remit à travailler +sur une +botte à revers, avec une vitesse accélérée.</p> +<p>On entendit un autre carillon, et la vieille aubergiste du <i>Blanc-Cerf</i> +parut d'un air affairé dans la galerie opposée.</p> +<p>«Sam! cria l'hôtesse. Où est-il, ce paresseux, ce +fainéant, ce.... Oh! +vous voilà donc, Sam! Pourquoi ne répondiez-vous pas?</p> +<p>—Ça serait-y gentil de répondre avant que vous eussiez +fini de parler? +répliqua Sam un peu brusquement.</p> +<p>—Tenez, cirez ces souliers pour le n° 17, sur-le-champ, et +portez-les à +la salle à manger particulière, n° 5, au +rez-de-chaussée. Ayant ainsi +parlé, l'aubergiste jeta dans la cour des souliers de femme, et +s'éloigna en trottinant.</p> +<p>—N° 5, dit Sam en ramassant les souliers et tirant un morceau de +craie +de sa poche, pour noter leur destination sous la semelle: Souliers de +femme et salle à manger particulière, je parie bien +qu'elle n'est pas +venue en charrette, celle-là!</p> +<p>—Elle est venue de bonne heure ce matin, cria la servante, qui +était +encore appuyée sur la balustrade de la galerie, dans un fiacre, +avec un +gentleman, et c'est lui qui demande ses bottes, que vous feriez mieux +de +lui donner: voilà l'histoire.</p> +<p>—Pourquoi ne m'avez-vous pas dit ça d'abord? s'écria +Sam avec une +grande indignation, en choisissant les bottes en question parmi toutes +celles qui étaient devant lui. Je croyais que c'était une +de nos +pratiques à trois pence. Salle à manger +particulière! et une lady +encore! S'il y a dans sa peau un peu du véritable gentleman, il +me +vaudra au moins un shilling par jour, sans compter les +commissions.»</p> +<p>Stimulé par cette réflexion consolante, M. Samuel +brossa avec tant de +bonne volonté, qu'au bout de peu de minutes, il avait +donné aux souliers +et aux bottes un luisant qui aurait rempli de jalousie l'âme de +l'aimable M. <i>Warenn</i>; car, au <i>Blanc-Cerf</i>, on employait +le cirage de +MM. Day et Martin.</p> +<p>Arrivé à la porte du n° 5, Sam frappa +respectueusement.</p> +<p>«Entrez!» répondit une voix d'homme.</p> +<p>Sam fit son plus beau salut, et parut en présence d'une dame +et d'un +gentleman qui étaient en train de déjeuner. Ayant +officieusement déposé +les bottes de droite et de gauche aux pieds respectifs du gentleman, et +les souliers de droite et de gauche à ceux de la dame, il se +retira vers +la porte.</p> +<p>«Garçon! dit le gentleman.</p> +<p>—Monsieur! répondit Sam en fermant la porte et tenant la main +sur le +bouton de la serrure.</p> +<p>—Connaissez-vous... comment cela s'appelle-t-il? <i>Doctors Commons</i>?</p> +<p>—Oui, monsieur.</p> +<p>—Où est-ce?</p> +<p>—<i>Paul's church-yards</i>, monsieur. Une arcade basse; un libraire +d'un +côté, un hôtel de l'autre, et deux commissionnaires +qui se chargent +d'obtenir des permis de mariage pour ceux qui en ont besoin.</p> +<p>—Des permis de mariage? répéta le gentleman.</p> +<p>—Oui, des permis de mariage! répéta Sam. Deux +individus en tablier +blanc touchent leurs chapeaux quand vous entrez: «Un permis, +monsieur, +un permis?» Drôles de gens, et leurs maîtres aussi! +Ils ne valent pas +mieux que les procureurs que consultent les plaideurs de la Cour +d'assises.</p> +<p>—Et que font-ils? demanda le gentleman.</p> +<p>—Ce qu'ils font? Ils vous mettent dedans, monsieur! Et ce n'est pas +tout: ils fourrent dans la tête des vieilles gens des choses +comme ils +n'en auraient jamais rêvé. Mon père, monsieur, +était un cocher, un +cocher veuf, monsieur, et assez gros pour être capable de tout; +étonnamment gros, mon père. Sa chère épouse +décède, et lui laisse quatre +cents guinées. Bien! Il s'en va aux <i>Commons</i> pour voir +l'homme de loi, +et toucher le quibus. Fameuse tournure, mon père! Bottes +à revers, +bouquet à la boutonnière, chapeau à grands bords, +châle vert, gentleman +fini! Il passe sous l'arcade, pensant où il placerait son +argent. Bon! +arrive le commissionnaire. Il touche son chapeau: «Un permis, +monsieur?—Quoi qu'c'est? dit mon père.—Permis de mariage, +dit-il.—Dieu me damne! dit mon père, je n'y avais jamais +pensé.—J'imagine qu'il vous en faut un, monsieur,» dit le +commissionnaire. Mon père s'arrête et +réfléchit un brin. «Non! dit-il, +diable m'emporte! Je suis trop vieux. D'ailleurs, je suis beaucoup trop +gros, dit-il.—Allons donc, monsieur! dit l'autre.—Vous croyez? dit mon +père.—J'en suis sûr, qu'il dit. Nous avons marié un +gentleman deux fois +vot' corporence lundi passé.—Vrai? dit mon père.—Bien +vrai! dit +l'autre; vous n'êtes qu'un gringalet auprès. Par ici, +monsieur, par +ici.» Et ne voilà-t-il pas mon père qui marche +après lui, comme un singe +apprivoisé derrière un orgue, dans un petit bureau noir, +oùs qu'il y +avait un gaillard avec des papiers crasseux et des boîtes +d'étain, qui +travaillait à faire croire qu'il était bien +occupé. «Asseyez-vous, +monsieur, pendant que je vas faire le certificat, dit l'homme de +loi.—Merci, monsieur!» dit mon père; et il s'assoit et il +examine de +tous ses yeux, et avec sa bouche ouverte les noms qu'il y avait sur les +boîtes. «Comment vous appelez-vous, monsieur? dit l'homme +de loi.—Tony +Weller, dit mon père. —Votre paroisse? dit l'autre.—<i>La +Belle-Sauvage</i>, dit mon père, car il s'arrêtait +à cet hôtel-là quand il +conduisait, et il ne connaissait rien aux paroisses.—Et comment +s'appelle la dame?» dit l'homme de loi. Voilà mon +père qui n'y est plus +du tout. «Diable m'emporte si j'en sais rien! qu'il dit.—Vous +n'en +savez rien? dit l'autre.—Pas plus que vous, dit mon père. +Pourrais-je +pas ajouter le nom plus tard? dit-il.—Impossible! dit +l'autre.—Très-bien, dit mon père, après avoir +réfléchi un instant. +Mettez Mme Clarke.—Clarke quoi? dit l'homme de loi en trempant sa plume +dans l'encrier.—Suzanne Clarke, à l'enseigne du <i>Marquis de +Granby, +Dorking</i>, dit mon père. Je crois bien qu'elle me prendra, si +je la +demande. Je n'y en ai jamais touché un mot; mais elle me +prendra, je le +sais.» Comme ça, le permis fut enregistré. Et bien +sûr qu'elle l'a pris; +et ce qu'il y a de pire, c'est qu'elle le tient encore au jour +d'aujourd'hui, et moi je n'ai pas seulement vu la couleur des quatre +cents guinées. Pas de chance! Je vous demande excuse, monsieur, +ajouta +Sam, à la fin de son récit; mais quand je commence sur +c'te doléance-là, +je ne peux pas plus m'arrêter qu'une brouette neuve qui a une +roue bien +graissée.» Ayant tout dit, et ayant attendu un instant +pour voir si l'on +n'avait pas besoin de lui, il sortit de la chambre.</p> +<p>«Neuf heures et demie! C'est l'heure; en route! dit alors le +gentleman +que nous pouvons nous dispenser d'introduire comme étant M. +Jingle.</p> +<p>—L'heure de quoi? demanda la tante demoiselle avec coquetterie.</p> +<p>—Du permis, ange chéri; après, il faudra avertir +à l'église. Demain +matin, vous serez à moi, répondit M. Jingle en serrant la +main de la +tante demoiselle.</p> +<p>—Le permis! soupira Rachel en rougissant.</p> +<p>—Le permis, répéta M. Jingle:</p> +<div class="poem"> +<div class="stanza"><span><i>Au galop! au galop! je cours le chercher.<br/> +</i></span><span><i>Au galop! et flonflon! je reviens près de +vous!</i><br/> +</span></div> +</div> +<p>—Comme vous allez vite! dit Rachel.</p> +<p>—Vite! Vous verrez comme iront les heures, jours, semaines, mois, +années, quand nous serons unis. Vite! Tonnerre, éclairs, +locomotive, +force de mille chevaux, rien n'ira si vite!</p> +<p>—Ne pourrions-nous pas... ne pourrions-nous pas être +mariés avant +demain matin? demanda Rachel.</p> +<p>—Impossible! Ne se peut pas! Il faut avertir l'église, +laisser le +permis aujourd'hui, cérémonie demain!</p> +<p>—J'ai une si grande frayeur que mon frère ne nous +découvre!</p> +<p>—Nous découvre! Folie! Trop secoué par sa culbute! +D'ailleurs, extrême +précaution: quitté la chaise de poste, marché, +pris une voiture, venus +ici, la dernière place où il nous cherchera. Eh! eh! +fameuse idée!</p> +<p>—Ne soyez pas longtemps, dit la tante demoiselle avec affection, +lorsqu'elle vit M. Jingle enfoncer son chapeau râpé sur sa +tête.</p> +<p>—Longtemps loin de vous! beauté cruelle! Et M. Jingle +s'avança d'un air +enjoué vers Rachel, imprima un chaste baiser sur ses +lèvres, et sortit +en dansant de la chambre.</p> +<p>—Cher amant! dit la demoiselle, tandis qu'il fermait la porte.</p> +<p>—Drôle de vieille folle!» pensa Jingle en arpentant les +corridors.</p> +<p>Il est pénible de s'appesantir sur la perfidie de notre +espèce, et nous +ne suivrons pas le fil des méditations de M. Jingle pendant son +trajet +aux <i>Doctors' Commons</i>. Il suffira de dire qu'il échappa +aux embûches +des gens en tablier blanc qui gardent la porte de cette région +enchantée, et qu'il atteignit en sûreté le bureau +du vicaire général. +Là, il se procura une gracieuse épître de +l'archevêque de Cantorbéry: «A +ses amés et féaux Alfred Jingle et Rachel Wardle, +salut.» Il déposa +soigneusement dans sa poche le document mystique, et retourna au +Borough, en triomphe.</p> +<p>Il était encore en chemin, lorsque deux gentlemen puissants +et un +gentleman maigre entrèrent dans la cour du <i>Blanc-Cerf</i>, +et cherchèrent +des yeux quelque personne à laquelle ils pussent adresser un +certain +nombre de questions. M. Samuel Weller, décrotteur attitré +du +<i>Blanc-Cerf</i>, était en ce moment occupé à +brunir une paire de bottes. Ce +fut vers lui que se dirigea le gentleman maigre.</p> +<p>«Mon ami! dit-il.</p> +<p>—Il paraît que celui-là aime les consultations +gratuites; autrement, il +ne serait pas si amoureux de moi du premier coup, pensa le sagace +garçon; mais il se contenta de dire: «Eh bien! +monsieur?»</p> +<p>—Mon ami! répéta le maigre gentleman avec un <i>hem!</i> +conciliateur, +avez-vous beaucoup de voyageurs en ce moment? hein? Bien occupé, +n'est-ce pas?»</p> +<p>Sam examina l'interrogateur. C'était un petit homme, à +l'air affairé, au +visage brun et anguleux, dont les deux petits yeux toujours clignotants +et scintillants de chaque côté d'un nez mince et +inquisitif, semblaient +faire une perpétuelle partie de cache-cache au moyen de cet +organe. Son +habit noir faisait ressortir la blancheur de sa chemise et de son +étroite cravate; sur son pantalon noir se détachait une +chaîne avec des +breloques d'or, et ses bottes étaient aussi luisantes que ses +yeux. Il +tenait à la main ses gants de chevreau noir; et en parlant il +fourrait +ses poignets sous les pans de son habit, de l'air d'un homme qui est +habitué à poser des questions légales.</p> +<p>«Bien occupé, hein? dit le petit homme.</p> +<p>—Pas mal comme ça, monsieur, répliqua Sam. Nous ne +ferons pas +banqueroute, ni fortune non plus. Nous mangeons not' mouton bouilli +sans +câpres, et nous nous battons l'œil du raifort, quand nous pouvons +attraper du bœuf.</p> +<p>—Ah! dit le petit homme, vous êtes un farceur, n'est-ce pas?...</p> +<p>—Mon frère aîné était affligé de +cette maladie-là, répondit Sam. Nous +couchions ensemble, et ça s'attrape peut-être....</p> +<p>—Oh! la drôle de vieille maison que voilà! reprit le +petit homme en +regardant autour de lui.</p> +<p>—Fallait faire prévenir de votre arrivée, on lui +aurait fait des +réparations, rétorqua le décrotteur +imperturbable.»</p> +<p>Son interlocuteur parut un peu déconcerté de ces +rebuffades successives. +Une courte consultation eut lieu entre lui et les deux gros gentlemen; +ensuite il prit une prise de tabac dans une étroite +tabatière d'argent, +et il paraissait se disposer à renouveler la conversation, quand +l'un de +ses compagnons, qui, outre une contenance bienveillante, était +porteur +d'une paire de lunettes et d'une paire de guêtres noires, +s'avança et +dit en montrant l'autre gros gentleman.</p> +<p>«Le fait est que mon ami vous donnera une demi-guinée, +si vous voulez +répondre à une ou deux....»</p> +<p>—Eh! mon cher monsieur! mon cher monsieur! interrompit le petit +homme. +Permettez, je vous prie, mon cher monsieur. Le premier principe +à +observer dans des cas semblables, est celui-ci: Si vous mettez la chose +entre les mains d'un homme d'affaires, vous ne devez plus vous en +mêler +aucunement. Vous devez reposer en lui une entière confiance. +Réellement, +monsieur...» Il se tourna vers l'autre gros gentleman en lui +disant: +«J'ai oublié le nom de votre ami.</p> +<p>—Pickwick, répondit M. Wardle, car c'était ce joyeux +personnage +lui-même.</p> +<p>—Ah! Pickwick. Réellement, monsieur Pickwick, mon cher +monsieur, +excusez-moi: Je serai heureux de recevoir vos avis en particulier, +comme +<i>amicus curiae</i>: mais vous devez voir l'inconvenance de votre +intervention en ce moment, surtout par un argument <i>ad captandum</i>, +tel +que l'offre d'une demi-guinée. Réellement, mon cher +monsieur, +réellement... et le petit homme prit un air profond et une prise +de +tabac argumentative.</p> +<p>—Mon seul désir, monsieur, répondit M. Pickwick, +était d'amener à fin, +aussi vite que possible, cette désagréable affaire.</p> +<p>—Très-bien, très-bien, dit le petit homme.</p> +<p>—C'est pourquoi, continua M. Pickwick, j'ai fait usage de l'argument +que mon expérience des hommes m'a fait reconnaître comme +le meilleur +dans tous les cas.</p> +<p>—Oui, oui, dit le petit homme: très-bon! très-bon! +c'est vrai. Mais +vous auriez dû me suggérer cela à moi. Vous savez, +j'en suis sûr, quelle +confiance sans bornes on doit placer dans son homme d'affaires. S'il +était besoin d'une autorité à ce sujet, +permettez-moi, mon cher +monsieur, de vous référer à un cas bien connu dans +Barnwell....</p> +<p>—Ne vous alambiquez pas de George Barnevelt, interrompit Sam, qui +était +resté fort étonné de ce dialogue. Tout le monde +connaît son histoire, +et, voyez-vous, j'ai toujours imaginé que la jeune femme +méritait +beaucoup mieux que lui d'être pendue<a name="FNanchor_13_13"></a><a + href="#Footnote_13_13"><sup>13</sup></a>. Mais c'est égal; +ça n'a rien à +voir ici. Vous voulez que j'accepte une demi-guinée. +Très-bien, ça me +va; je ne puis pas parler mieux que ça. Pas vrai, monsieur? (M. +Pickwick +sourit.) Alors il ne s'agit plus que de savoir ce que diable vous me +voulez, comme dit c't autre quand il vit le revenant.</p> +<p>—Nous voulons savoir.... dit M. Wardle.</p> +<p>—Eh! mon cher monsieur! mon cher monsieur! interrompit le petit +homme à +l'air affairé.»</p> +<p>M. Wardle leva les épaules, et se tut.</p> +<p>«Nous voulons savoir, reprit solennellement le petit homme, et +nous vous +adressons cette question pour ne pas éveiller d'inutiles +appréhensions +dans l'auberge; nous voulons savoir ce qui s'y trouve actuellement.</p> +<p>—Qu'est-ce qu'il y a dans la maison? Il y a une paire de bottes +hongroises, au n° 13, répondit Sam, dans l'esprit duquel les +logeurs +étaient représentés par la partie de leur costume +qui se trouvait sous +sa direction immédiate. Il y a une jambe de bois au n° 6; +deux paires de +demi-bottes dans la salle du commerce. Il y a ces bottes à +revers ici, +au rez-de-chaussée, et cinq autres paires dans le café.</p> +<p>—Pas davantage? dit le petit homme.</p> +<p>—Attendez un brin, reprit Sam, en cherchant à se rappeler; +oui, il y a +une paire de bottes à la Wellington, pas mal usées, et +des souliers de +dame, au n° 5.</p> +<p>—Quelle sorte de souliers? demanda avec empressement M. Wardle, qui, +ainsi que M. Pickwick, s'était perdu dans ce singulier catalogue +de +chalands.</p> +<p>—Souliers de province.</p> +<p>—Y a-t-il le nom du cordonnier?</p> +<p>—Brown.</p> +<p>—D'où cela?</p> +<p>—Muggleton.</p> +<p>—Ce sont eux! s'écria Wardle. Par le ciel nous les avons +trouvés.</p> +<p>—Chut! dit Sam: Les Wellington sont allés aux <i>Doctors' +Commons</i>.</p> +<p>—Bah! fit le petit homme.</p> +<p>—Oui, pour un permis.</p> +<p>—Nous arrivons à temps, s'écria Wardle. Montrez-nous +la chambre; il n'y +a pas un moment à perdre.</p> +<p>—Je vous en prie, mon cher monsieur, je vous en prie, dit le petit +homme. De la prudence; de la prudence!»</p> +<p>En parlant ainsi, il tira de sa poche une bourse de soie rouge, dont +il +aveignit un souverain, en regardant fixement Sam. Celui-ci sourit d'une +manière expressive.</p> +<p>«Montrez-nous la chambre, tout d'un coup, sans nous annoncer, +dit le +petit homme; et il est à vous.»</p> +<p>Sam jeta la botte à revers dans un coin, et conduisit nos +gens à travers +un corridor sombre et un large escalier. Arrivé dans un second +corridor, +il fit halte et tendit la main.</p> +<p>«Le voilà,» dit tout bas l'avoué en +déposant le souverain dans la main +de leur guide.</p> +<p>Sam fit encore quelques pas, et s'arrêta devant une porte.</p> +<p>«C'est ici? demanda le petit homme.»</p> +<p>Sam fit signe que oui.</p> +<p>Le vieux Wardle ouvrit la porte, et tous les trois +pénétrèrent dans la +chambre, juste au moment où M. Jingle, qui venait de rentrer, +montrait +le permis à la tante demoiselle.</p> +<p>Rachel jeta un grand cri, et se renversant sur une chaise, se +couvrit le +visage avec les mains. M. Jingle chiffonna le permis, et le fourra dans +sa poche. Les visiteurs intempestifs s'avancèrent au milieu de +la +chambre.</p> +<p>«Vous êtes un joli coquin! s'écria le vieux +Wardle, haletant de colère. +Vous êtes...</p> +<p>—Mon cher monsieur! mon cher monsieur! interrompit le petit homme, +en +posant son chapeau sur la table. Je vous en prie, faites attention. +<i>Scandalum magnatum</i>... diffamation... action pour dommages... +Calmez-vous, mon cher monsieur, je vous en prie.</p> +<p>—Comment osez-vous enlever ma sœur de ma maison? reprit M. Wardle.</p> +<p>—Oui, très-bien, dit le petit gentleman. Vous pouvez lui +demander cela. +Comment osez-vous enlever sa sœur, eh! monsieur?</p> +<p>—Qui diable êtes-vous! s'écria M. Jingle d'un ton si +violent que le +petit homme en recula involontairement un pas ou deux.</p> +<p>—Qui il est? coquin! C'est mon avoué, M. Perker. Perker, je +veux +poursuivre ce gueux-là! je veux le faire empoigner! Je veux... +Je +veux... Dieu me damne! je veux le ruiner.—Et vous, continua M. Wardle +en se tournant brusquement vers sa sœur; vous Rachel, à votre +âge! quand +vous devriez connaître le monde! A quoi pensez-vous de vous +enfuir avec +un vagabond? de déshonorer votre famille, de vous rendre +vous-même +misérable! Mettez votre chapeau, et venez avec moi.—Faites venir +une +voiture et apportez la note de cette dame. Entendez-vous? entendez-vous?</p> +<p>—Voilà, monsieur, répliqua Sam, en répondant au +violent coup de +sonnette de M. Wardle avec une célérité +merveilleuse, pour quiconque ne +savait pas que son œil avait été appliqué au trou +de la serrure, pendant +toute l'entrevue.</p> +<p>—Mettez votre chapeau! reprit Wardle.</p> +<p>—N'en faites rien, s'écria Jingle. Quittez cette chambre, +monsieur! Pas +d'affaires ici. Dame libre et maîtresse de ses actions. Plus de +vingt et +un ans.</p> +<p>—Plus de vingt et un ans! répéta M. Wardle avec +mépris. Plus de +<i>quarante</i> et un ans!</p> +<p>—Ce n'est pas vrai! s'écria la tante demoiselle, son +indignation +l'emportant sur son désir de se trouver mal.</p> +<p>—C'est vrai, répliqua M. Wardle. Vous avez cinquante ans, +comme un +jour!»</p> +<p>La tante demoiselle poussa un cri aigre, et perdit connaissance.</p> +<p>M. Pickwick, avec son aménité accoutumée appela +l'hôtesse, et lui +demanda un verre d'eau.</p> +<p>«Un verre d'eau! repartit le colérique vieillard; +apportez-en un baquet +et jetez-le sur elle. Cela lui fera du bien, et elle le mérite +richement.</p> +<p>—Fi! brute que vous êtes!» s'écria la +compatissante hôtesse. Puis, avec +diverses exclamations de: «pauvre chère dame! Allons, +allons, pauvre +chérie! buvez un peu de ça; ça vous fera du bien; +ne vous laissez pas +abattre comme ça; pauvre amour!» etc., etc. +L'hôtesse, assistée par une +servante commença à humecter le front, à frapper +dans les mains, à +chatouiller le nez, à délacer le corset de la tante +demoiselle, et à lui +administrer enfin tous les calmants appliqués ordinairement par +les +sensibles matrones aux dames qui s'efforcent de se donner des attaques +de nerfs.</p> +<p>«La voiture est prête, monsieur, dit Sam, en paraissant +à la porte.</p> +<p>—Allons! venez, reprit M. Wardle. Je vais la porter dans la +voiture.»</p> +<p>A cette proposition les attaques de nerfs recommencèrent avec +une +nouvelle fureur.</p> +<p>L'hôtesse était sur le point de protester violemment +contre ce procédé, +et avait déjà demandé avec indignation si M. +Wardle se croyait seigneur +de la création, lorsque M. Jingle s'interposa.</p> +<p>«Garçon, dit-il, amenez-moi un constable.</p> +<p>—Attendez! attendez! dit le petit Perker. Considérez, +monsieur, +considérez.</p> +<p>—Je ne veux rien considérer, répliqua Jingle. Elle est +sa maîtresse. +Voyons qui osera l'emmener, sans son consentement.</p> +<p>—Je ne veux pas être emmenée, murmura la dame +évanouie. Je n'y consens +pas. (Ici il y eut une rechute effrayante.)</p> +<p>—Mon cher monsieur, dit le petit avoué, en prenant à +part M. Wardle et +M. Pickwick; mon cher monsieur, nous sommes dans une situation bien +embarrassante. C'est un cas désolant; je n'en ai jamais connu de +plus +désolant, mais, réellement, mon cher monsieur, nous +n'avons aucun +pouvoir pour contrôler les actions de cette dame. Je vous ai +prévenu +avant de venir, mon cher monsieur, qu'il n'y avait pas d'autre +remède +qu'un accommodement.</p> +<p>—Quelle espèce d'accommodement voudriez-vous faire? demanda +M. +Pickwick.</p> +<p>—Voyez-vous, mon cher monsieur, votre ami est dans une position +très-déplaisante, excessivement déplaisante. Il +faut qu'il consente à +subir quelques pertes pécuniaires.</p> +<p>—Je dépenserai tout ce qu'il faudra plutôt que de +supporter ce +déshonneur, plutôt que de souffrir, toute folle qu'elle +est, qu'elle se +rende misérable pour sa vie entière.</p> +<p>—Je suppose que cela pourra s'arranger, dit le petit homme +affairé. M. +Jingle, voulez-vous venir avec nous, pour un instant, dans la chambre +à +côté?»</p> +<p>M. Jingle y consentit et le quatuor passa dans une pièce +voisine.</p> +<p>«Maintenant, monsieur, dit le petit homme en fermant +soigneusement la +porte, n'y a-t-il aucun moyen d'accommoder cette affaire? Venez par +ici, +monsieur, dans cette embrasure de croisée, où nous serons +en +tête-à-tête. Là, monsieur, là! +Asseyez-vous s'il vous plaît, monsieur. +Maintenant, mon cher monsieur, entre vous et moi, nous savons +très-bien, +mon cher monsieur, que vous avez enlevé cette dame pour l'amour +de son +argent. Ne froncez pas le sourcil, monsieur, c'est inutile: je vous +dis, +entre vous et moi, que <i>nous</i> savons cela. Nous sommes tous les +deux des +hommes du monde, et <i>nous</i> savons très-bien que nos amis +ici n'en sont +pas. N'est-ce pas, monsieur?»</p> +<p>Le visage de M. Jingle s'éclaircit graduellement pendant ce +discours, et +quelque chose qui ressemblait à un clignement d'œil trembla, +pendant un +instant, dans sa paupière gauche.</p> +<p>«Très-bien! très-bien! poursuivit M. Perker, +observant l'impression +qu'il avait faite. Maintenant, le fait est que la dame n'a rien, ou peu +de chose, jusqu'à la mort de sa mère.... Une personne +bien constituée, +mon cher monsieur.</p> +<p>—Vieille! dit M. Jingle laconiquement, mais avec énergie.</p> +<p>—Oui, c'est vrai, reprit l'avoué avec une +légère toux; vous avez +raison, mon cher monsieur, elle est assez vieille. Mais elle vient +d'une +vieille famille, mon cher monsieur; vieille dans toutes les acceptions +du mot. Le fondateur de cette famille arriva dans le comté de +Kent, lors +de l'invasion de Jules-César, et depuis ce temps-là il +n'y a qu'un seul +de ses membres qui n'ait pas vécu jusqu'à +quatre-vingt-cinq ans, encore +a-t-il été décapité par ordre d'un des +Henry. La vieille dame n'a pas +soixante-treize ans, mon cher monsieur.»</p> +<p>Le petit homme s'arrêta et prit une prise de tabac.</p> +<p>«Eh bien? fit M. Jingle.</p> +<p>—Eh bien! mon cher monsieur.... Vous ne prenez pas de tabac? Vous +avez +raison, c'est une habitude coûteuse. Eh bien! mon cher monsieur, +vous +êtes un joli garçon, un homme du monde, capable de pousser +votre +fortune, si vous aviez un capital, hein?</p> +<p>—Eh bien! répéta M. Jingle.</p> +<p>—Vous ne me comprenez pas?</p> +<p>—Pas tout à fait.</p> +<p>—Ne pensez-vous pas... Je viens au fait, mon cher monsieur. Ne +pensez-vous pas que cinquante guinées et la liberté +seraient plus +agréables que miss Wardle et des espérances?</p> +<p>—Impossible! dit M. Jingle en se levant. Pas assez, de moitié!</p> +<p>—Non! non! mon cher monsieur, reprit le petit avoué en +l'arrêtant par +un bouton. Bonne somme ronde. Un homme comme vous pourrait la tripler +en +un rien de temps. On peut faire bien des choses avec cinquante +gainées, +mon cher monsieur.</p> +<p>—Bien plus avec cent cinquante, répliqua Jingle froidement.</p> +<p>—Allons, mon cher monsieur, nous ne perdrons pas notre temps +à couper +un cheveu en quatre. Disons... disons quatre-vingts....</p> +<p>—Impossible!</p> +<p>—Restez, mon cher monsieur. Dites-moi ce que vous voulez.</p> +<p>—Affaire coûteuse, déboursés, chevaux de poste, +neuf guinées; licence, +trois guinées, douze guinées; compensation, cent +guinées, cent douze. +Perte d'honneur et perte de la dame....</p> +<p>—Allons! mon cher monsieur, allons! interrompit l'homme d'affaires +d'un +air malin. Ne parlons pas des deux derniers articles. Cela fait cent +douze guinées. Mettons cent, allons!</p> +<p>—Cent vingt<a name="FNanchor_14_14"></a><a href="#Footnote_14_14"><sup>14</sup></a>.</p> +<p>—Allons! allons! je vais vous écrire un mandat, reprit le +petit homme +en s'asseyant près d'une table, et commençant à +écrire. Je le ferai +payable pour après demain et nous pouvons emmener la dame d'ici +là?» +ajouta-t-il en interrogeant M. Wardle du regard.</p> +<p>Celui-ci fit un sombre signe d'assentiment.</p> +<p>«Cent, dit le petit homme.</p> +<p>—Et vingt, ajouta Jingle.</p> +<p>—Mon cher monsieur! reprit l'avoué.</p> +<p>—Donnez-les lui, interrompit M. Wardle. Et qu'il s'en aille au +diable +avec!»</p> +<p>Le mandat fut donc écrit par le petit gentleman, et +empoché par M. +Jingle.</p> +<p>«Maintenant quittez cette maison sur-le-champ! dit M. Wardle, +en se +levant.</p> +<p>—Mon cher monsieur... observa l'homme d'affaires.</p> +<p>—Et sachez, continua M. Wardle sans s'occuper de l'interrupteur, +sachez +que rien au monde, pas même l'honneur de ma famille, n'aurait pu +me +faire consentir à cet arrangement, si je n'étais pas +convaincu que vous +deviendrez la proie du diable d'autant plus vite que vous aurez plus +d'argent.</p> +<p>—Mon cher monsieur, représenta de nouveau le petit homme.</p> +<p>—Tenez-vous tranquille, Perker, lui répondit son +colère client. Quittez +cette chambre, monsieur!</p> +<p>—En route sur-le-champ, répliqua l'impassible Jingle. Adieu +Pickwick.»</p> +<p>Si quelque spectateur désintéressé avait pu +contempler, pendant la fin +de cette conversation, la contenance de l'homme illustre dont le nom +décore notre titre, il aurait été +étonné que le feu de l'indignation qui +jaillissait de ses yeux ne fit pas fondre les verres de ses lunettes. +Ses narines s'enflèrent, ses poings se fermèrent +involontairement, quand +il s'entendit nommer familièrement par le misérable. Mais +il se contint; +il ne le pulvérisa point.</p> +<p>«Tenez, continua le scélérat endurci, en jetant +la licence aux pieds de +M. Pickwick. Changez les noms, emmenez la dame,—fera l'affaire de +Tuppy.»</p> +<p>M. Pickwick était un philosophe. Mais, après tout, les +philosophes ne +sont que des hommes revêtus d'une armure de sagesse. Le trait +mordant +pénétra à travers le harnais philosophique de +notre héros et déchira +profondément son cœur. Dans un accès de rage il +lança, au hasard, +l'encrier qui avait servi à M. Perker, et se précipita +dans la même +direction. Mais son adversaire était disparu et il se trouva +arrêté dans +les bras de Sam.</p> +<p>«Ohé! dit cet excentrique fonctionnaire. Le mobilier +n'est pas cher dans +vot' pays, vieux gentleman. Voilà une encre qui écrit +toute seule, hein? +Elle vient d'écrire vot' nom sur ce mur. Laissez donc monsieur; +à quoi +bon courir après un homme qui est, à présent, +à l'autre bout du +Borough?»</p> +<p>L'esprit de M. Pickwick, comme celui de tous les hommes vraiment +grands, +était ouvert à la persuasion, et comme il raisonnait +puissamment et +rapidement, un seul instant de réflexion suffit pour le +convaincre de +l'inutilité de son courroux. Il s'apaisa aussi vite qu'il +s'était +enlevé, respira fortement, et jeta un regard bénin sur +ses amis.</p> +<p>Rapporterons-nous les lamentations de miss Wardle quand elle apprit +de +quelle manière son infidèle amant l'abandonnait? +Imprimerons-nous les +détails de cette scène déchirante, si +admirablement décrite par M. +Pickwick? Son livre de notes est ouvert devant nous; une +légère +moisissure indique encore combien de larmes lui arracha +l'humanité +sympathisante. Un seul mot, et ces notes seront entre les mains de +l'imprimeur. Mais non! nous résisterons à cette +pensée! nous ne +désolerons pas le cœur du publie par la peinture de ces +affreuses +souffrances.</p> +<p>Le lendemain, la lourde voiture de Muggleton ramena, lentement et +tristement, les deux amis avec la dame délaissée. Les +ombres de la nuit +étaient tombées depuis bien longtemps sur toute la +nature, quand ils +arrivèrent à la porte de Manoir-ferme.<br/> +</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;"/> +<p><br/> +</p> +<a name="CHAPITRE_XI"></a> +<h2>CHAPITRE XI.</h2> +<h3>Contenant un autre voyage et une découverte +d'antiquité: annonçant la +résolution de M. Pickwick d'assister à une +élection, et renfermant un +manuscrit donné par le vieil ecclésiastique.</h3> +<br/> +<p>Une nuit de repos et de tranquillité dans le profond silence +de +Dingley-Dell, et, le lendemain matin, une heure d'immersion dans l'air +frais et parfumé de la campagne, effacèrent +complétement, chez M. +Pickwick, les traces de la fatigue que son corps avait supportée +et de +l'anxiété qui avait agité son esprit. Depuis deux +jours cet homme +illustre était séparé de ses amis, de ses +sectateurs, et lorsqu'au +retour de sa promenade matinale il rencontra M. Winkle et M. Snodgrass, +ce fut avec un sentiment de délices qui peut à peine +être compris par +une imagination vulgaire, qu'il s'avança au-devant d'eux pour +leur dire +bonjour. Le plaisir fut mutuel. Qui pourrait, en effet, contempler, +sans +en éprouver, le visage rayonnant de M. Pickwick? Et cependant un +nuage +semblait obscurcir le front de ses disciples. Ils avaient un air +mystérieux, aussi alarmant qu'extraordinaire. Le grand homme +s'en +aperçut et ne put en deviner la cause.</p> +<p>Après avoir serré les mains des deux jeunes gens, et +proféré de chaudes +expressions de bienvenue, M. Pickwick leur dit: «Comment va +Tupman?»</p> +<p>M. Winkle, à qui cette question était plus +particulièrement adressée, ne +fit point de réponse. Il détourna la tête et parut +absorbé dans de +mélancoliques réflexions.</p> +<p>«Snodgrass, reprit M. Pickwick avec vivacité, comment +va notre ami? +Est-il malade?</p> +<p>—Non! répliqua M. Snodgrass; et une larme trembla sur sa +paupière +sentimentale, comme une goutte de pluie sur le bord d'une +croisée. Non! +il n'est pas malade!»</p> +<p>M. Pickwick contempla tour à tour chacun de ses amis.</p> +<p>«Winkle! Snodgrass! leur dit-il quand il les eut suffisamment +contemplés, que signifie cela? Où est notre ami? +Qu'est-il arrivé? +Parlez, je vous en supplie, je vous en conjure! Que dis-je? je vous le +commande, parlez!»</p> +<p>Il y avait dans le maintien et dans l'accent de M. Pickwick une +dignité, +une solennité à laquelle il était impossible de +résister. «Il nous a +quittés, répondit M. Snodgrass.</p> +<p>—Quittés! s'écria M. Pickwick.</p> +<p>—Quittés, répéta M. Snodgrass.</p> +<p>—Où est-il? demanda M. Pickwick.</p> +<p>—Nous pouvons seulement le soupçonner d'après cet +écrit, répliqua M. +Snodgrass en tirant une lettre de sa poche et la plaçant entre +les mains +de son ami. Hier matin, quand nous avons reçu une lettre de M. +Wardle, +qui nous annonçait pour la nuit le retour de sa sœur, nous avons +remarqué que la mélancolie qui assombrissait l'âme +de notre ami, +semblait s'accroître encore. Peu de temps après il +disparut. Nous le +cherchâmes vainement durant tout le jour; et, dans la +soirée, cette +lettre nous fut apportée par le palefrenier de la <i>Couronne</i>, +à +Muggleton. Notre ami la lui avait laissée dès le matin, +en lui +recommandant bien de ne nous la remettre que lorsque les ombres de la +nuit auraient obscurci la nature.»</p> +<p>M. Pickwick ouvrit la lettre. Elle était de l'écriture +de M. Tupman, et +contenait ce qui suit;</p> +<div class="blkquot"> +<p>«Mon cher Pickwick, </p> +</div> +<p>«Vous qui êtes placés dans une région +supérieure aux faiblesses +humaines, vous ignorez quel coup fatal on reçoit lorsqu'on est +abandonné +par une charmante, par une fascinante créature; et lorsqu'on +devient la +victime d'un monstre qui cachait la ruse et le vice hideux sous le +masque de l'amitié. Ah! puissiez-vous ne l'apprendre jamais!</p> +<p>«Les lettres qui me seront adressées à la <i>Bouteille +de cuir</i>, à +Cobham-Kent, me seront transmises, supposé que j'existe encore. +Je +m'éloigne d'une partie du monde qui m'est devenue odieuse. Si je +quitte +le monde tout entier, plaignez-moi, pardonnez-moi. La vie, mon cher +ami, +m'est devenue insupportable! La flamme qui brûle au dedans de +nous est +comme les crochets d'un porteur, sur lesquels repose l'énorme +poids des +soins et des soucis du monde; quand cette flamme nous manque, le +fardeau +devient trop pesant pour que nous puissions le supporter et nous +tombons +accablés sur la terre. Vous pouvez dire à Rachel.... Ah! +ce nom!... Quel +souvenir!...</p> +<div class="blkquot"> +<p>«TRACY TUPMAN.» </p> +</div> +<p>«Nous allons partir sur-le-champ, dit M. Pickwick en refermant +cette +lettre. Nous n'aurions pu, dans aucune circonstance, rester +décemment +ici après les événements qui s'y sont +passés; mais maintenant, c'est un +devoir pour nous d'aller à la recherche de notre ami.» En +prononçant ces +nobles paroles, M. Pickwick prit le chemin de la maison.</p> +<p>Ses intentions furent promptement communiquées à ses +hôtes. Leurs +prières pour le retenir furent instantes, mais inutiles. +«D'importantes +affaires, leur dit-il, rendent mon départ indispensable.»</p> +<p>Le vieil ecclésiastique était présent.</p> +<p>«Vous êtes donc décidé à nous +quitter?» dit-il à M. Pickwick, en le +prenant à part; et sur sa réponse affirmative, il ajouta: +«S'il en est +ainsi, voilà un petit manuscrit que j'espérais avoir le +plaisir de vous +lire moi-même. Ayant perdu un de mes amis, qui était +médecin de notre +hôpital des fous, j'ai trouvé ce manuscrit parmi beaucoup +d'autres +papiers qu'il m'avait chargé de brûler ou de conserver, +à mon choix. Il +n'est point de la main de mon ami, et j'ai peine à croire qu'il +ne soit +pas apocryphe: lisez-le, mon cher monsieur, et jugez par +vous-même, s'il +a été réellement écrit par un maniaque, ou, +ce qui me paraît plus +probable, si les rêveries d'un de ces infortunés ont +été recueillies par +une autre personne.»</p> +<p>M. Pickwick reçut le manuscrit, et se sépara du +bienveillant vieillard +avec mille expressions d'estime et d'affection.</p> +<p>C'était une tâche bien plus difficile de prendre +congé des habitants de +Manoir-ferme, où nos voyageurs avaient été +reçus avec tant +d'hospitalité, avec des attentions si délicates. M. +Pickwick embrassa +les jeunes ladies. Nous allions dire, <i>comme si elles avaient +été ses +propres filles</i>, mais la comparaison pourrait bien n'être pas +entièrement exacte, car peut-être y mit-il un peu plus de +chaleur. Il +embrassa la vieille lady avec une tendresse filiale, et en glissant +dans +la main des servantes quelques preuves substantielles de sa +bienveillance, il tapota leurs joues rosées, d'une +manière toute +patriarcale. Ensuite, des protestations bien plus cordiales encore, +bien +plus prolongées, furent échangées avec leur +excellent amphytrion et avec +M. Trundle. Cependant M. Snodgrass était disparu; et il fallut +l'appeler +plusieurs fois avant de le déterminer à sortir de +certains corridors +sombres.</p> +<p>Miss Émily rentra bientôt après, et ses yeux, +ordinairement si +brillants, paraissaient ternes et battus. Enfin les trois amis +s'arrachèrent des bras de leurs aimables hôtes, et tout en +s'éloignant +lentement de la ferme, ils jetèrent en arrière bien des +regards +attendris. On prétend même que M. Snodgrass lança +d'innombrables baisers +dans les airs, en reconnaissance de quelque chose de blanchâtre +qui +continua à s'agiter à une des croisées de la +maison, jusqu'au moment où +un détour du chemin leur cacha la vieille demeure: ce quelque +chose +ressemblait beaucoup à un mouchoir de femme.</p> +<p>A Muggleton nos voyageurs prirent la voiture de Rochester, et +lorsqu'ils +arrivèrent dans ce dernier endroit, leur douleur s'était +suffisamment +apaisée pour leur permettre de faire un excellent dîner. +Quelque temps +après, ayant pris les informations nécessaires concernant +le chemin +qu'ils devaient suivre, ils se dirigèrent, en se promenant, vers +Cobham.</p> +<p>C'était par une charmante soirée du mois de juin. La +route, qui +serpentait à l'ombre d'un bois, était +égayée par le chant des oiseaux, +et rafraîchie par l'haleine du zéphir; le lierre grimpant +et les mousses +pendantes ornaient le tronc des vieux arbres; la terre était +revêtue +d'un vert gazon, aussi délicat qu'un tapis de soie. En sortant +du bois, +nos voyageurs se trouvèrent dans un parc ouvert, au milieu +duquel +s'élevait un ancien château construit dans le style +pittoresque et +singulier du temps d'Élisabeth. De longs points de vue +s'étendaient de +tous les côtés, au milieu des chênes et des ormes +gigantesques; de +nombreux troupeaux de daims paissaient l'herbe fraîche, et de +temps en +temps une biche effrayée traversait le chemin, +légère comme l'ombre des +nuages qui glisse rapidement sur un paysage inondé par la chaude +lumière +du soleil.</p> +<p>«Si tous ceux qui sont attaqués de la maladie de notre +ami se retiraient +dans cette contrée, dit M. Pickwick, en regardant autour de lui, +je +m'imagine que leur vieil attachement pour le monde renaîtrait +bientôt.</p> +<p>—Je le pense aussi, dit M. Winkle.</p> +<p>—Et réellement, ajouta M. Pickwick, lorsqu'une demi-heure de +marche les +eut amenés dans le village, réellement, quoique choisi +par un +misanthrope, cet endroit me semble le plus joli et le plus +séduisant que +j'aie jamais rencontré.»</p> +<p>M. Winkle et M. Snodgrass s'associèrent sans restriction +à ces louanges.</p> +<p>Bientôt après, ayant demandé <i>la Bouteille de +cuir</i>, nos voyageurs +furent dirigés vers une auberge d'assez bonne apparence, pour +une +auberge de village, et s'enquirent s'il s'y trouvait un gentleman +nommé +Tupman.</p> +<p>«Tom, dit l'hôtesse, menez ces messieurs, dans la +salle.»</p> +<p>Sous la conduite d'un vigoureux paysan, les trois amis +entrèrent dans +une chambre longue et basse, dont les murailles étaient +embellies d'une +ribambelle de vieux portraits et d'images grossièrement +coloriées, et +dont le plancher était semé d'une multitude de chaises de +cuir, d'une +forme fantastique, au dos gigantesque. A l'extrémité de +la salle une +table se faisait remarquer par la blancheur éblouissante de sa +nappe. +Elle était décorée d'une volaille dodue, d'un +jambon appétissant, d'un +pot d'ale fraîche, etc. Et c'est à cette table +séduisante qu'était assis +M. Tupman, n'ayant en aucune façon l'air d'un homme qui a pris +congé de +ce monde.</p> +<p>A l'arrivée de ses amis, il posa son couteau, sa fourchette, +et s'avança +au-devant d'eux d'un air sombre.</p> +<p>«Je ne m'attendais pas à vous voir ici, dit-il en +saisissant la main de +M. Pickwick. C'est bien aimable.</p> +<p>—Ah! fit M. Pickwick, en s'asseyant et en essuyant sur son front la +sueur causée par sa promenade. Finissez votre dîner et +venez dehors avec +moi. Je désire vous parler, à vous seul.»</p> +<p>M. Tupman fit comme il lui était enjoint, et M. Pickwick +s'étant +rafraîchi d'un copieux coup d'ale, attendit le loisir de son ami. +En +moins d'une heure le dîner fut dépêché, et +ils sortirent ensemble.</p> +<p>Pendant une demi-heure on put les voir passer et repasser dans le +cimetière, tandis que M. Pickwick combattait la +résolution de M. Tupman. +Il serait inutile de répéter ses arguments, car quel +langage pourrait +rendre l'énergie que leur communiquait l'action de ce grand +orateur? Il +n'est pas davantage nécessaire de savoir si M. Tupman +était déjà fatigué +de la solitude, ou s'il lui fut impossible de résister à +l'éloquent +appel qui lui fut adressé. En fait, il n'y résista pas.</p> +<p>«Il lui importait peu, dit-il, où il traînerait +les misérables restes de +son existence; et puisque ses amis attachaient tant d'importance +à son +humble coopération, il consentait à partager leurs +travaux.»</p> +<p>M. Pickwick sourit, une poignée de main fut +échangée, et ils +retournèrent auprès de leurs compagnons.</p> +<p>C'est en ce moment que M. Pickwick fit l'immortelle +découverte qui sera +à jamais un sujet d'orgueil pour ses amis, un sujet d'envie pour +tous +les antiquaires des quatre parties du monde. Ils avaient +dépassé la +porte de leur auberge, et ne se rappelant pas où elle +était située, ils +avaient été un peu plus loin dans le village. Comme ils +revenaient sur +leurs pas, les yeux de M. Pickwick tombèrent sur une petite +pierre +brisée et à moitié ensevelie dans la terre, sur le +devant d'une +chaumine.</p> +<p>M. Pickwick s'arrêta.</p> +<p>«Ceci est fort étrange! dit-il.</p> +<p>—Qu'y a-t-il d'étrange? demanda M. Tupman, en regardant avec +empressement tous les objets qui l'entouraient, excepté celui +dont il +était question. Eh! mais de quoi s'agit-il donc?»</p> +<p>Cette dernière exclamation lui était arrachée +par la vue de M. Pickwick +qui, dans son enthousiasme pour sa découverte, se jetait +à genoux devant +la petite pierre, et en balayait la poussière avec son mouchoir.</p> +<p>«Il y a une inscription ici! s'écria M. Pickwick.</p> +<p>—Est-il possible? dit H. Tupman.</p> +<p>—Je puis distinguer, continua M. Pickwick, en frottant de toutes ses +forces, et en regardant attentivement à travers ses lunettes, je +puis +distinguer, une croix, et un <i>B</i>, et ensuite un <i>T</i>. Ceci +est +très-important! poursuivit M. Pickwick en se relevant. C'est une +inscription fort ancienne, et qui existait peut-être longtemps +avant +les antiques <i>Alms houses</i><a name="FNanchor_15_15"></a><a + href="#Footnote_15_15"><sup>15</sup></a> de cette petite ville. Il ne +faut pas +laisser échapper cette trouvaille.»</p> +<p>Ayant ainsi parlé, M. Pickwick frappa à la porte de la +chaumière. Un +laboureur l'ouvrit.</p> +<p>«Mon ami, lui demanda le philosophe d'un ton bienveillant, +savez-vous +comment cette pierre est venue ici?</p> +<p>—Nein, m'sieu, j'n'en savons rin, répondit l'homme +civilement. All' +était là ben du temps avant moi, et avant l'pus ancien du +village itou.»</p> +<p>M. Pickwick regarda son compagnon avec triomphe.</p> +<p>«Vous... vous n'y êtes pas bien attaché, +j'imagine, poursuivit-il, en +tremblant d'anxiété. Vous ne seriez pas +fâché de la vendre?</p> +<p>—Ah! ben oui! qui voudrait l'acheter? répondit l'homme avec +une +expression de visage qu'il s'imaginait probablement rendre +très-rusée.</p> +<p>—Je vous en donnerai une demi-guinée sur-le-champ, reprit M. +Pickwick, +si vous voulez la retirer de terre.»</p> +<p>Lorsque la petite pierre eut été +déracinée, moyennant quelques coups de +bêche, M. Pickwick l'enleva de ses propres mains, à +grand'peine, et au +grand étonnement de tout le village. Il la porta dans l'auberge, +et +après l'avoir soigneusement lavée, il la déposa +sur la table.</p> +<p>Les transports de joie des pickwickiens ne connurent plus de bornes +quand ils virent couronner de succès leur patience et leur +assiduité, +leurs lavages et leurs grattages. La pierre était anguleuse et +brisée, +les lettres mal alignées et peu régulières, mais +cependant on pouvait +déchiffrer le fragment suivant d'inscription:</p> +<div style="text-align: center;"><img + alt="Inscription: bil stum ps sama rk" title="Inscription" + src="images/img001.jpg" style="width: 281px; height: 323px;"/><br/> +</div> +<p>Les prunelles de M. Pickwick étincelèrent de +délice lorsqu'il s'assit +auprès de la table, en couvant des yeux le trésor qu'il +avait déterré. +Il avait atteint le plus grand objet de son ambition. Dans un +comté +connu pour être couvert par des restes de l'antiquité, +dans un village +où il existait encore quelques gages des anciens temps, lui, le +président du Pickwick-Club, avait découvert une +étrange et curieuse +inscription, d'une antiquité incontestable, et qui avait +entièrement +échappé aux observations de tous les savants hommes qui +l'avaient +précédé. Il pouvait à peine en croire +l'évidence de ses sens.</p> +<p>«Ceci, dit-il, ceci me détermine. Mous retournerons +à la ville dès +demain.</p> +<p>—Demain! s'écrièrent ses disciples pleins d'admiration.</p> +<p>—Demain, répéta M. Pickwick. Ce trésor doit +être déposé sur-le-champ +dans un endroit où il puisse être complétement +étudié et convenablement +compris. J'ai une autre raison pour cette démarche. Dans +quelques jours +une élection doit avoir lieu pour le bourg d'Eatanswill. Un +gentleman +que j'ai rencontré dernièrement, M. Perker, est l'agent +d'un des +candidats. Nous contemplerons, nous étudierons minutieusement +une scène +intéressante pour quiconque est Anglais.</p> +<p>—Nous vous suivrons!» s'écrièrent en même +temps trois voix, qui +semblaient n'en former qu'une.</p> +<p>M. Pickwick promena ses regards autour de lui. L'attachement, la +ferveur +de ses disciples allumèrent dans son sein le feu de +l'enthousiasme. Il +était leur maître, et il le sentit.</p> +<p>«Célébrons, reprit-il, célébrons +cette réunion fortunée par des +libations amicales.» Cette nouvelle proposition ayant +été également +accueillie par des applaudissements unanimes, M. Pickwick déposa +l'importante pierre dans une petite boîte de sapin, qu'il eut le +bonheur +d'obtenir de l'hôtesse; puis il se plaça dans un fauteuil +au haut bout +de la table, et la soirée tout entière fut +consacrée à la gaieté et à la +conversation.</p> +<p>Il était onze heures passées, heure indue pour le +petit village de +Cobham, lorsque M. Pickwick se retira dans la chambre à coucher +qui lui +avait été préparée. Il leva la jalousie, +et, posant sa lumière sur la +table, il se laissa aller à de profondes méditations sur +les nombreux +événements des deux journées +précédentes.</p> +<p>L'heure et l'endroit étaient favorables à la +contemplation et M. +Pickwick n'en fut tiré que par le bruit de l'horloge de +l'église, qui +frappait lentement minuit. Le premier coup de la cloche retentit +à son +oreille d'une manière solennelle et lugubre à la fois; +mais quand elle +cessa de tinter, le silence lui parut insupportable. Il lui semblait +qu'il venait de perdre un compagnon chéri. Son système +nerveux était +excité et dérangé; il le sentit et, s'étant +déshabillé rapidement, il +plaça sa lumière dans la cheminée et entra dans +son lit.</p> +<p>Tout le monde a éprouvé cet état +désagréable dans lequel une sensation +de lassitude corporelle lutte vainement contre l'insomnie: telle +était +la situation de M. Pickwick en ce moment. Il se tourna sur un +côté, puis +sur l'autre; il tint ses yeux fermés avec +persévérance, comme pour +s'engager à dormir: mais ce fut en vain. Soit que cela provint +de la +fatigue inaccoutumée qu'il avait soufferte, ou de la chaleur, ou +du +grog, ou du changement de lit, le sommeil s'enfuyait loin de ses +paupières. Ses pensées se reportaient malgré lui +et avec une obstination +pénible sur les peintures effrayantes qu'il avait vues dans la +salle +d'en bas, sur les vieilles légendes qui avaient +été racontées dans le +cours de la soirée. Après s'être vainement +agité pendant une demi-heure, +il arriva à la triste conviction qu'il ne pourrait pas parvenir +à +s'endormir. Il se rhabilla donc en partie, regardant comme la pire des +situations d'être étendu dans son lit à imaginer +toutes sortes +d'horreurs. Une fois habillé, il mit la tête à la +fenêtre; le temps +était affreusement sombre: il se promena dans sa chambre; elle +était +déplorablement solitaire.</p> +<p>Il avait fait quelques promenades de la porte à la +fenêtre et de la +fenêtre à la porte, lorsque le manuscrit du vieux ministre +lui revint à +la mémoire. C'était une bonne pensée. Si ce +manuscrit ne l'intéressait +pas, il pourrait toujours l'endormir. Notre philosophe le tira donc de +la poche de sa redingote, approcha une petite table de son lit, moucha +la chandelle, mit ses lunettes et s'arrangea pour lire. +L'écriture était +étrange; le papier froissé et taché. Le titre du +manuscrit fit courir un +frisson dans tous les membres de M. Pickwick, et il ne put +s'empêcher de +jeter un regard inquiet autour de sa chambre. Cependant, +réfléchissant à +l'absurdité de céder à de semblables idées, +il moucha de nouveau sa +chandelle, et lut ce qui suit:<br/> +<br/> +</p> +<p style="font-weight: bold; text-align: center;">MANUSCRIT D'UN FOU.</p> +<p>«Oui, d'un fou!—Comme ces mots m'auraient glacé +jusqu'au fond du cœur, +il y a quelques années! Comme ils auraient +réveillé cet effroi qui +faisait bourdonner et bouillonner mon sang dans mes veines, +jusqu'à ce +que mon front se couvrît de larges gouttes d'une sueur froide, +jusqu'à +ce que mes genoux s'entre-choquassent d'épouvante! Et pourtant +j'aime +ce nom maintenant, c'est un beau nom! Montrez-moi le monarque dont le +front courroucé ait jamais causé autant de peur que le +regard brillant +d'un fou; dont la hache et la corde aient fait la besogne aussi +sûrement +que les serres d'un fou. Oh! oh! c'est une grande chose d'être +fou, +d'être regardé comme un lion sauvage à travers des +barreaux, de grincer +des dents et de hurler pendant les longues nuits silencieuses, et de se +rouler sur la paille, aux sons joyeux d'une lourde chaîne. Hourra +pour +la maison des fous! C'est un charmant endroit.</p> +<p>«Je me rappelle le temps où j'avais peur de devenir +fou; où je +m'éveillais en sursaut, pour tomber sur mes genoux, et demander +au ciel +de me délivrer du fléau de toute ma race; où je +fuyais la vue de la +gaieté et du bonheur pour me cacher dans un coin solitaire, et +consumer +les heures pesantes à guetter les progrès de la +fièvre qui devait +dévorer mon cerveau. Je savais que la folie était +mêlée dans mon sang +même, et jusque dans la moelle de mes os; qu'une +génération avait passé +sans qu'elle reparût dans ma famille, et que j'étais le +premier chez qui +elle devait revivre. Je savais que cela devait être ainsi, que +cela +avait toujours été et devait toujours être de +même; et quand je +m'isolais dans l'angle d'un salon plein de monde, quand je voyais les +invités parler bas et tourner les yeux vers moi, je savais +qu'ils +s'entretenaient du fou prédestiné. Je m'enfuyais alors et +j'allais me +nourrir de mes tristes pensées dans la solitude.</p> +<p>«J'ai fait cela pendant des années, de longues, de +pénibles années. Les +nuits sont longues ici quelquefois, très-longues; mais ce n'est +rien +auprès des nuits sans repos, des rêves +épouvantables, qui me +tourmentaient dans ce temps-là. J'ai froid quand j'y pense. De +grandes +figures sombres rampaient dans tous les coins de ma chambre; et pendant +la nuit leurs visages grimaçants et moqueurs se penchaient sur +ma +couche, pour me faire perdre l'esprit. Ils me disaient, en murmurant +tout bas, que le plancher de notre vieille maison était +souillé du sang +de mon grand père, versé par ses propres mains, dans un +accès de fureur. +J'enfonçais mes doigts dans mes oreilles, de peur de les +entendre, mais +leurs voix s'élevaient comme la tempête, et elles me +criaient que la +folie avait sommeillé pendant une génération avant +mon grand-père, et +que son grand-père, à lui, avait vécu pendant des +années, avec ses mains +enchaînées à la terre, pour l'empêcher de se +déchirer lui-même. Je +savais que c'était la vérité; je le savais bien, +je l'avais découvert +nombre d'années auparavant, quoiqu'on s'efforçât de +me le cacher. Ah! +ah! j'étais trop malin pour eux, quoiqu'ils me crussent fou.</p> +<p>«A la fin la folie vint sur moi, et je m'étonnai de +l'avoir jamais +redoutée. Je pouvais aller dans le monde, et rire, et +plaisanter, avec +les plus brillants d'entre eux. Je savais que j'étais fou, mais +eux ils +ne s'en doutaient pas. Comme je jouissais, en moi-même, du tour +que je +leur jouais, après tous leurs chuchotements et tous leurs airs +effrayés, +lorsque je n'étais pas fou, lorsque je craignais seulement de le +devenir! Comme je riais, quand j'étais seul, en pensant que je +gardais +si bien mon secret; en pensant à la terreur de mes bons amis, +s'ils +avaient seulement soupçonné la vérité! +Lorsque je dînais en tête-à-tête +avec quelque beau garçon tapageur, j'aurais pu hurler de +délice, en +songeant comme il serait devenu pâle et comme il se serait enfui, +s'il +avait su que ce cher ami, assis près de lui et qui aiguisait un +couteau +effilé, était un fou, avec la puissance et presque la +volonté de lui +plonger sa lame dans le cœur. Oh! c'était une joyeuse vie.</p> +<p>«D'immenses richesses devinrent mon partage, et je m'enivrai +de plaisirs +qui étaient rehaussés mille fois par la conscience du +secret que je +gardais si bien. J'héritai d'un château; la loi aux yeux +de lynx, la loi +elle-même fut déçue; elle remit entre les mains +d'un fou une fortune +prodigieuse et contestée. Où donc était l'esprit +des hommes sages et +clairvoyants? Où était la dextérité des +hommes de loi, si habiles à +découvrir le moindre vice de forme? La malice d'un fou les avait +tous +abusés.</p> +<p>«J'avais de l'argent: comme j'étais courtisé! Je +le dépensais largement: +comme j'étais loué! comme ces trois frères +orgueilleux s'humiliaient +devant moi! Le vieux père aussi, avec sa tête blanche! +Tant de +déférence, tant de respect, tant d'amitié +dévouée! Véritablement ils +m'idolâtraient. Le vieux homme avait une fille; les jeunes gens +avaient +une sœur; et tous les cinq étaient pauvres, et j'étais +riche, et quand +j'épousai la jeune fille, je vis un sourire de triomphe sur le +visage de +ses avides parents. Ils pensaient à leur plan, si bien conduit, +à la +bonne prise qu'ils avaient faite: c'était à moi de +sourire... de +sourire?... De rire aux éclats, et de me rouler sur la terre, en +m'arrachant les cheveux avec des cris de joie! Ils ne se doutaient +guère +qu'ils l'avaient mariée à un fou.</p> +<p>«Un moment.... S'ils l'avaient su, aurait-elle +été sauvé? La bonheur +d'une sœur contre l'or de son mari? Le plus léger duvet qui vole +dans +l'air contre la superbe chaîne qui orne mon corps!</p> +<p>«Sur un point, cependant, je fus trompé, malgré +toute ma malice. Si je +n'avais pas été fou... car, nous autres fous, quoique +nous soyons assez +rusés, nous nous embrouillons quelquefois... si je n'avais pas +été fou, +je me serais aperçu que la jeune fille aurait mieux aimé +être placée, +roide et froide, dans un cercueil de plomb, que d'être +amenée, riche et +noble mariée, dans ma maison fastueuse. J'aurais su que son cœur +était +avec le jeune homme aux yeux noirs, dont je lui ai entendu murmurer le +nom pendant son sommeil agité; j'aurais su qu'elle +m'était sacrifiée +pour secourir la pauvreté de son père aux cheveux blancs, +et de ses +frères orgueilleux.</p> +<p>«Je ne me rappelle plus les visages maintenant, mais je sais +que la +jeune fille était belle. Je le sais, car pendant les nuits +où la lune +brille, quand je me réveille en sursaut et que tout est +tranquille +autour de moi, je vois dans un coin de cette cellule une figure maigre +et blanche, qui se tient immobile et silencieuse. Ses longs cheveux +noirs, épars sur ses épaules, ne sont jamais +agités par le vent. Ses +yeux, qui fixent sur moi leur regard brûlant, ne clignent jamais, +et ne +se ferment jamais.... Silence! mon sang se gèle dans mon cœur, +en +écrivant ceci. Cette figure, c'est elle!... Son visage est +très-pâle et +ses prunelles sont vitreuses; mais je la connais bien.... Cette figure +ne bouge jamais, elle ne fronce point ses sourcils, elle ne grince pas +des dents comme les autres fantômes qui peuplent souvent ma +cellule; et +cependant elle est bien plus affreuse pour moi que tous les autres; +elle +est plus affreuse que les esprits qui me tentaient jadis; elle sort de +sa tombe, et la mort est sur son visage.</p> +<p>«Pendant près d'un an je vis les couleurs de ses joues +se ternir de jour +en jour; pendant près d'un an je vis des larmes silencieuses +couler de +ses yeux battus. Je n'en savais pas la cause, mais je la +découvris à la +fin. Ils ne purent pas me la cacher plus longtemps. Elle ne m'avait +jamais aimé; je n'avais pas pensé qu'elle m'aimât. +Elle méprisait mes +richesses, et détestait la splendeur où elle vivait; je +ne m'étais pas +attendu à cela. Elle en aimait un autre; cette idée ne +m'était pas +entrée dans la tête. D'étranges sentiments +s'emparèrent de moi; des +pensées inspirées par quelque pouvoir secret +bouleversèrent ma +cervelle. Je ne la haïssais pas, quoique je haïsse le jeune +homme +qu'elle pleurait encore. J'avais pitié... oui, j'avais +pitié de la vie +misérable à laquelle ses égoïstes parents +l'avaient condamnée. Je savais +qu'elle ne vivrait pas longtemps, mais la pensée qu'avant sa +mort elle +pouvait donner naissance à un être infortuné +destiné à transmettre la +folie à ses enfants.... Cette pensée me +détermina.... Je résolus de la +tuer.</p> +<p>«Pendant plusieurs semaines je voulus la noyer; puis je +songeai au +poison, puis au feu. Quel beau spectacle, de voir la grande maison tout +en flammes, et la femme du fou réduite en cendres! Quelle bonne +charge +de promettre, pour la sauver, une grande récompense, et ensuite +de faire +pendre, comme incendiaire, quelque homme sage et innocent! et tout cela +par la malice d'un fou. J'y rêvais souvent, mais j'y +renonçai à la fin. +Oh! quel plaisir de repasser tous les jours le rasoir, d'essayer comme +il était bien affilé et de penser à l'entaille que +pourrait faire un +seul coup de cette lame brillante!</p> +<p>«A la fin les esprits qui avaient été si souvent +avec moi auparavant, +chuchotèrent dans mon oreille que le temps était venu. +Ils me mirent un +rasoir tout ouvert dans la main; je le serrai avec force; je me levai +doucement du lit et me penchai sur ma femme endormie. Son visage +était +caché dans ses mains; je les écartai doucement, et elles +tombèrent +nonchalamment sur son sein. Elle avait pleuré, les traces de ses +larmes +étaient encore visibles sur ses joues pâles; cependant son +visage était +calme et heureux, et tandis que je la regardais, un tranquille sourire +éclairait ses traits amaigris. Je posai doucement ma main sur +son +épaule; elle tressaillit, mais sans entr'ouvrir ses longues +paupières. +Je la touchai de nouveau: elle poussa un cri et s'éveilla.</p> +<p>«Un mouvement de ma main, et elle n'aurait jamais fait +entendre un autre +son; mais je fus surpris, et je reculai. Ses yeux étaient +fixés sur les +miens. Je ne sais pas comment cela se fit, ils m'intimidèrent, +j'étais +dompté par ce regard. Elle se leva de son lit, en me regardant +fixement +et continuellement. Je tremblai, le rasoir était dans ma main, +mais je +ne pouvais faire aucun mouvement. Elle se dirigea vers la porte. Quand +elle en fut proche elle se détourna, et retira ses yeux de +dessus moi. +Le charme était brisé: je fis un bond et je la saisis par +le bras; elle +tomba par terre en poussant des cris désespérés.</p> +<p>«Alors j'aurais pu la tuer sans résistance, mais la +maison était +alarmée, j'entendais des pas sur l'escalier; je remis le rasoir +à sa +place, j'ouvris la porte et j'appelai moi-même du secours.</p> +<p>«On vint, on la releva, on la plaça sur le lit. Elle +resta sans +connaissance pendant plusieurs heures, et quand elle recouvra la vie et +la parole, elle avait perdu l'esprit, elle délirait avec des +transports +furieux.</p> +<p>«Des médecins furent appelés, de savants hommes +qui roulaient jusqu'à ma +porte dans d'excellents carrosses, avec des domestiques revêtus +d'une +livrée brillante. Ils restèrent près de son lit +pendant des semaines. Il +y eut une grande consultation, et ils conférèrent +ensemble d'une voix +solennelle. J'étais dans la pièce voisine; l'un des plus +célèbres, parmi +eux, vint m'y trouver, me prit à part, et, me disant de me +préparer à la +plus funeste nouvelle, m'apprit à moi, le fou! que ma femme +était folle. +Le docteur était seul avec moi, tout auprès d'une +fenêtre ouverte, ses +yeux fixés sur mon visage, sa main posée sur mon bras. +D'un seul effort +j'aurais pu le précipiter dans la rue, ç'aurait +été une fameuse farce! +mais mon secret était en jeu et je le laissai partir. Quelques +jours +après, on me dit que je devrais la faire surveiller, lui choisir +un +gardien, <i>moi!</i> Je m'en allai dans la campagne où personne +ne pouvait +m'entendre, et je poussai des éclats de rire, qui retentissaient +au +loin.</p> +<p>«Elle mourut le lendemain. Le vieillard aux cheveux blancs +suivit son +cercueil, et les frères orgueilleux laissèrent tomber des +larmes sur le +corps insensible de celle dont ils avaient contemplé la +souffrance avec +des muscles d'airain. Tout cela nourrissait ma gaieté +secrète et, en +retournant à la maison, je riais derrière le mouchoir +blanc que je +tenais sur mon visage, je riais tant que les larmes m'en venaient aux +yeux.</p> +<p>«Mais quoique j'eusse atteint mon but en la tuant, +j'étais inquiet et +agité; je sentais que mon secret devait m'échapper avant +longtemps. Je +ne pouvais cacher la joie sauvage qui bouillonnait dans mon sang; et +qui, lorsque j'étais seul à la maison, me faisait sauter +et battre des +mains, et danser, et tourner, et rugir comme un lion. Quand je sortais +et que je voyais la foule affairée se presser dans les rues ou +au +théâtre, quand j'entendais les sons de la musique, quand +je regardais +les danseurs, je ressentais des transports si joyeux, que +j'étais tenté +de me précipiter au milieu d'eux et d'arracher leurs membres +pièce à +pièce, et de hurler avec les instruments. Mais alors, je +grinçais des +dents, je frappais du pied sur le plancher, j'enfonçais mes +ongles aigus +dans mes mains, je maîtrisais la folie et personne ne se doutait +encore +que j'étais un fou.</p> +<p>«Je me rappelle... quoique ce soit une des dernières +choses que je +puisse me rappeler... car maintenant je mêle mes rêves avec +les faits +réels, et j'ai tant de choses à faire ici et je sais si +pressé que je +n'ai pas le temps de mettre un peu d'ordre dans cette étrange +confusion... je me rappelle comment cela éclata à la fin. +Ha! ha! il me +semble que je vois encore leurs regards effrayés! Avec quelle +facilité +je les rejetai loin de moi; comme je meurtrissais leur visage avec mes +poings fermés, et comme je m'enfuis avec la vitesse du vent, les +laissant huer et crier bien loin derrière moi. La force d'un +géant +renaît en moi, lorsque j'y pense. Là! voyez comme cette +barre de fer +ploie sous mon étreinte furieuse! Je pourrais la briser comme un +roseau; +mais il y a ici de longues galeries, avec beaucoup de portes, je crois +que je ne pourrais pas y trouver mon chemin, et même si je +pouvais le +trouver, il y a en bas des grilles de fer qu'ils tiennent soigneusement +fermées, car ils savent quel fou malin j'ai été, +et ils sont fiers de +m'avoir pour me montrer aux visiteurs.</p> +<p>«Voyons... oui c'est cela... j'étais allé +dehors; la nuit était avancée +quand je rentrai à la maison, et je trouvai le plus orgueilleux +des +trois orgueilleux frères, qui m'attendait pour me voir. Affaire +pressante disait-il: je me le rappelle bien. Je haïssais cet homme +avec +toute la haine d'un fou; souvent, bien souvent, mes mains avaient +brûlé +de le mettre en pièces. On m'apprit qu'il était +là; je montai rapidement +l'escalier. Il avait un mot à me dire; je renvoyai les +domestiques.</p> +<p>«Il était tard et nous étions seuls ensemble, <i>pour +la première fois</i>!</p> +<p>«D'abord je détournai soigneusement les yeux de dessus +lui, car je +savais, ce qu'il n'imaginait guère, et je me glorifiais de le +savoir... +que le feu de la folie brillait dans mes yeux comme une fournaise.—Nous +restâmes assis en silence pendant quelques minutes. Il parla +à la fin. +Mes dissipations récentes et d'étranges remarques, faites +aussitôt après +la mort de sa sœur, étaient une insulte à sa +mémoire. Rassemblant +beaucoup de circonstances qui avaient d'abord échappé +à ses +observations, il pensait que je n'avais pas bien traité la +défunte, il +désirait savoir s'il devait en conclura que je voulais jeter +quelques +reproches sur elle, et manquer de respect dû à sa famille. +Il devait à +l'uniforme qu'il portait de me demander cette explication.</p> +<p>«Cet homme avait une commission dans l'armée; une +commission achetée +avec mon argent, avec la misère de sa sœur! C'était lui +qui avait été le +plus acharné dans le complot pour m'enlacer et pour s'approprier +ma +fortune. C'était pour lui surtout, et par lui, que sa sœur avait +été +forcée de m'épouser, quoiqu'il sut bien qu'elle avait +donné son cœur à +ce jeune homme sentimental.—<i>Il devait à son uniforme!</i>—Son +uniforme! +La livrée de sa dégradation! Je tournai mes yeux vers +lui, je ne pus pas +m'en empêcher, mais je ne dis pas un mot.</p> +<p>«Je vis le changement soudain que mon regard produisit dans sa +contenance. C'était un homme hardi, et pourtant son visage +devint +blafard. Il recula sa chaise, je rapprochai la mienne plus près +de lui, +et comme je me mis à rire (j'étais très-gai +alors), je le vis +tressaillir. Je sentis que la folie s'emparait de moi: lui, il avait +peur.</p> +<p>«Vous aimiez beaucoup votre sœur quand elle vivait, lui +dis-je. Vous +l'aimiez beaucoup?»</p> +<p>«Il regarda avec inquiétude autour de lui, et je vis +que sa main droite +serrait le dos de sa chaise; cependant il ne répondit rien.</p> +<p>«Misérable! m'écriai-je, je vous ai +deviné! J'ai découvert votre complot +infernal contre moi. Je sais que son cœur était avec un autre +lorsque +vous l'avez forcée de m'épouser. Je le sais, je le +sais!»</p> +<p>«Il se leva brusquement, brandit sa chaise devant lui et me +cria de +reculer; car je m'étais approché de lui, tout en parlant.</p> +<p>«Je hurlais plutôt que je ne parlais, et je sentais +bouillonner dans mes +veines le tumulte des passions; j'entendais le vieux chuchotement des +esprits qui me défiaient d'arracher son cœur.</p> +<p>«Damnation! m'écriai-je en me précipitant sur +lui. J'ai tué ta sœur! Je +suis fou! Mort! Mort! Du sang, du sang! J'aurai ton sang!»</p> +<p>«Je détournai la chaise, qu'il me lança dans sa +terreur; je l'empoignai +corps à corps, et nous roulâmes tous les deux sur le +plancher.</p> +<p>«Ce fut une belle lutte, car il était grand et fort; il +combattait pour +sa vie, et moi j'étais un fou puissant, altéré de +vengeance. Je savais +qu'aucune force humaine ne pouvait égaler la mienne, et j'avais +raison, +raison, raison! quoique fou! Sa résistance s'affaiblit; je +m'agenouillai +sur sa poitrine, je serrai fortement avec mes deux mains son cou +musculeux; son visage devint violet, les yeux lui sortaient de la +tête, +et il tirait la langue comme s'il voulait se moquer. Je serrais +toujours +plus fort.</p> +<p>«Tout à coup la porte s'ouvrit avec un grand bruit; +beaucoup de gens se +précipitèrent dans la chambre en criant: +«Arrêtez le fou! Mon secret +était découvert; il fallait lutter maintenant pour la +liberté; je fus +sur mes pieds avant que personne pût me saisir; je +m'élançai parmi les +assaillants, et je m'ouvris un passage d'un bras vigoureux. Ils +tombaient tous devant moi comme si je les avais frappés avec une +massue. +Je gagnai la porte, je sautai par-dessus la rampe; en un instant +j'étais +dans la rue.</p> +<p>«Je courus devant moi, droit et roide, et personne n'osait +m'arrêter. +J'entendais le bruit des pas derrière moi, et je redoublais de +vitesse. +Ce bruit devenait de plus en plus faible, à mesure que je +m'éloignais, +et enfin il s'éteignit entièrement. Moi, je bondissais +toujours +par-dessus les ruisseaux et les mares, par-dessus les murs et les +fossés, en poussant des cris sauvages, qui déchiraient +les airs et qui +étaient répétés par les êtres +étranges dont j'étais entouré. Les démons +m'emportaient dans leurs bras, au milieu d'un ouragan qui renversait en +passant les haies et les arbres; ils m'emportaient en tourbillonnant, +et +je ne voyais plus rien autour de moi, tant j'étais +étourdi par la fracas +et la rapidité de leur course. A la fin, ils me lancèrent +loin d'eux, et +je tombai pesamment sur la terre.</p> +<p>«Quand je me réveillai, je me trouvai ici... ici dans +cette gaie +cellule, ou les rayons du soleil viennent rarement, où les +rayons de la +lune, quand ils s'y glissent, ne servent qu'à me faire mieux +voir les +ombres menaçantes qui m'entourent, et cette figure silencieuse, +toujours +debout dans ce coin. Quand je suis éveillé, je puis +entendre quelquefois +des cris étranges, des gémissements affreux, qui +retentissent dans ces +grands bâtiments antiques. Ce que c'est, je l'ignore; mais ils ne +viennent pas de cette pâle figure et n'ont aucun rapport avec +elle, car +depuis les premières ombres du crépuscule jusqu'aux +lueurs matinales de +l'aurore, elle reste immobile à la même place, +écoutant l'harmonie de +mes chaînes de fer, et contemplant mes gambades sur mon lit de +paille.»<br/> +</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;"/> +<p>A la fin du manuscrit la note suivante était écrite +d'une autre main.</p> +<p>«L'infortuné dont on vient de lire les rêveries +est un triste exemple du +résultat que peuvent avoir des passions effrénées +et des excès +prolongés, jusqu'à ce que leurs conséquences +deviennent irréparables. La +dissipation, les débauches répétées de sa +jeunesse, amenèrent la fièvre +et le délire. Le premier effet de celui-ci fut, l'étrange +illusion par +laquelle il se persuada qu'une folie héréditaire existait +dans sa +famille. Cette idée, fondée sur une théorie +médicale bien connue, mais +contestée aussi vivement qu'elle est appuyée, produisit +chez lui une +humeur atrabilaire qui, avec le temps, dégénéra en +folie, et se termina +enfin par la fureur. J'ai lieu de croire que les +événements racontés par +lui sont réellement arrivés, quoiqu'ils aient +été défigurés par son +imagination malade. Ce qui doit étonner davantage ceux qui ont +eu +connaissance des vices de sa jeunesse, c'est que ses passions, +lorsqu'elles n'ont plus été contrôlées par +la raison, ne l'aient point +poussé à commettre des crimes encore plus +effroyables.»<br/> +</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;"/> +<p>La chandelle de M. Pickwick s'enfonçait dans la +bobèche, précisément au +moment où il achevait de lire le manuscrit du vieil +ecclésiastique; et +comme la lumière s'éteignit tout d'un coup, sans +même avoir vacillé, +l'obscurité soudaine fit une impression profonde sur ses nerfs +déjà +excités. Il tressaillit et ses dents claquèrent de +terreur. Otant donc +avec vivacité les vêtements qu'il avait mis pour se +relever, il jeta +autour de la chambre un regard craintif et se fourra promptement entre +ses draps, où il ne tarda pas à s'endormir.</p> +<p>Lorsqu'il se réveilla, le soleil faisait resplendir tous les +objets dans +sa chambre et la matinée était déjà +avancée. La tristesse qui l'avait +accablé le soir précédant s'était +dissipée avec les ombres qui +obscurcissaient le paysage; toutes ses pensées, toutes ses +sensations +étaient aussi gaies et aussi gracieuses que le matin +lui-même. Après un +solide déjeuner, les quatre philosophes, suivis par un homme qui +portait +la pierre dans sa boîte de sapin, se dirigèrent à +pied vers Gravesend, +où leur bagage avait été expédié de +Rochester. Ils atteignirent +Gravesend vers une heure, et ayant été assez heureux pour +trouver des +places sur l'impériale de la voiture de Londres, ils y +arrivèrent, sains +et saufs, dans la soirée.</p> +<p>Trois ou quatre jours subséquents furent remplis par les +préparatifs +nécessaires pour leur voyage au bourg d'Eatanswill; mais comme +cette +importante entreprise exige un chapitre séparé, nous +emploierons le +petit nombre de lignes qui nous restent à raconter, avec une +grande +brièveté, l'histoire de l'antiquité +rapportée par M. Pickwick.</p> +<p>Il résulte des mémoires du club, que M. Pickwick parla +sur sa +découverte, dans une réunion générale qui +eut lieu le lendemain de son +arrivée, et promena l'esprit charmé de ses auditeurs sur +une multitude +de spéculations ingénieuses et érudites, +concernant le sens de +l'inscription. Il paraît aussi qu'un artiste habile en +exécuta le +dessin, qui fut gravé sur pierre et présenté +à la Société royale des +antiquaires de Londres et aux autres sociétés savantes; +que des +jalousies et des rivalités sans nombre naquirent des opinions +émises à +ce sujet; que M. Pickwick lui-même écrivit un pamphlet de +quatre-vingt-seize pages, en très-petits caractères, +où l'on trouvait +vingt-sept versions différentes de l'inscription; que trois +vieux +gentlemen, dont les fils ainés avaient osé mettre en +doute son +antiquité, les privèrent de leur succession, et qu'un +individu +enthousiaste fit ouvrir prématurément la sienne, par +désespoir de n'en +avoir pu sonder la profondeur; que M. Pickwick fut élu membre de +dix-sept sociétés savantes, tant nationales +qu'étrangères, pour avoir +fait cette découverte; qu'aucune des dix-sept +sociétés savantes ne put +en tirer la moindre chose, mais que toutes les dix-sept +s'accordèrent +pour reconnaître que rien n'était plus curieux.</p> +<p>Il est vrai que M. Blotton, et son nom sera dévoué au +mépris éternel de +tous ceux qui cultivent le mystérieux et le sublime; M. Blotton, +disons-nous, vétilleux et méfiant, comme le sont les +esprits vulgaires, +se permit de considérer la chose sous un point de vue aussi +dégradant +que ridicule. M. Blotton, dans le vil dessein de ternir le nom +éclatant +de Pickwick, entreprit en personne le voyage de Cobham. A son retour, +il +déclara ironiquement au club, qu'il avait vu l'homme dont la +pierre +avait été achetée; que cet individu la croyait +ancienne, mais qu'il +niait solennellement l'ancienneté de l'inscription, et assurait +avoir +gravé lui-même, dans un instant de désœuvrement, +ces lettres grossières, +qui signifiaient tout bonnement: <i>Bill Stumps, sa marque</i>. M. +Blotton +ajoutait que M. Stumps ayant peu l'habitude de la composition, et se +laissant guider par le son des mots plutôt que par les +règles sévères de +l'orthographe, n'avait mis qu'un <i>l</i> à la fin de son +prénom, et avait +remplacé par un <i>k</i> les lettres <i>qu</i> et <i>e</i> du +nom marque.</p> +<p>Les illustres membres du Pickwick-Club, comme on pouvait l'attendre +d'une société aussi savante, reçurent cette +histoire avec le mépris +qu'elle méritait, chassèrent de leur sein l'ignorant et +présomptueux +Blotton, et votèrent à M. Pickwick une paire de besicles +en or, comme un +gage de leur admiration et de leur confiance. Pour reconnaître +cette +marque d'approbation, M. Pickwick se fit peindre en pied, et fit +suspendre son portrait dans la salle de réunion du club, +portrait que, +par parenthèse, il n'eut aucune envie de voir disparaître +lorsqu'il fut +moins jeune qu'on ne l'y représentait.</p> +<p>M. Blotton était expulsé, mais il ne se tenait pas +pour battu. Il +adressa aux dix-sept sociétés savantes un pamphlet dans +lequel il +répétait l'histoire qu'il avait émise, et laissait +apercevoir assez +clairement qu'il regardait comme des gobe-mouches les membres des +dix-sept sociétés susdites.</p> +<p>A cette proposition malsonnante, les dix-sept sociétés +furent remplies +d'indignation. Il parut plusieurs pamphlets nouveaux. Les +sociétés +savantes étrangères correspondirent avec les +sociétés savantes +nationales; les sociétés savantes nationales traduisirent +en anglais les +pamphlets des sociétés savantes étrangères; +les sociétés savantes +étrangères traduisirent dans toutes sortes de langages +les pamphlets des +sociétés savantes nationales, et ainsi, commença +cette lutte +scientifique, si connue de tout l'univers sous le nom de <i>Controverse +pickwickienne</i>.</p> +<p>Cependant les efforts calomnieux destinés à perdre M. +Pickwick +retombèrent sur la tête de leur méprisable auteur. +Les dix-sept sociétés +savantes votèrent unanimement que le présomptueux Blotton +n'était qu'un +tatillon ignorant, et écrivirent contre lui des opuscules sans +nombre; +enfin la pierre elle-même subsiste encore aujourd'hui, monument +illisible de la grandeur de M. Pickwick et de la petitesse de ses +détracteurs.<br/> +</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;"/> +<p><br/> +</p> +<a name="CHAPITRE_XII"></a> +<h2>CHAPITRE XII.</h2> +<h3>Qui contient une très-importante détermination de M. +Pickwick, laquelle +fait époque dans sa vie non moins que dans cette +véridique histoire.</h3> +<br/> +<p>Quoique l'appartement de M. Pickwick dans la rue Goswell fût +d'une +étendue restreinte, il était propre et confortable, et +surtout en +parfaite harmonie avec son génie observateur. Son parloir +était au +rez-de-chaussée sur le devant, sa chambre à coucher sur +le devant, au +premier étage; et ainsi, soit qu'il fût assis à son +bureau, soit qu'il +se tînt debout devant son miroir à barbe, il pouvait +également +contempler toutes les phases de la nature humaine dans la rue Goswell, +qui est presque aussi populeuse que populaire. Son hôtesse, Mme +Bardell, +veuve et seule exécutrice testamentaire d'un douanier, +était une femme +grassouillette, aux manières affairées, à la +physionomie avenante. A ces +avantages physiques, elle joignait de précieuses qualités +morales: par +une heureuse étude, par une longue pratique, elle avait converti +en un +talent exquis le don particulier qu'elle avait reçu de la nature +pour +tout ce qui concernait la cuisine. Il n'y avait dans la maison ni +bambins, ni volatiles, ni domestiques. Un grand homme et un petit +garçon +en complétaient le personnel. Le premier était notre +héros, le second +une production de Mme Bardell. Le grand homme était +rentré chaque soir +précisément à dix heures, et peu de temps +après il se condensait dans un +petit lit français, placé dans un étroit parloir +sur le derrière. Quant +au jeune master Bardell, ses yeux enfantins et ses exercices +gymnastiques étaient soigneusement restreints aux trottoirs et +aux +ruisseaux du voisinage. La propreté, la tranquillité +régnaient donc dans +tout l'édifice, et la volonté de M. Pickwick y faisait +loi.</p> +<p>La veille du départ projeté pour Eatanswill, vers le +milieu de la +matinée, la conduite de notre philosophe devait paraître +singulièrement +mystérieuse et inexplicable, pour quiconque connaissait son +admirable +égalité d'esprit et l'économie domestique de son +établissement. Il se +promenait dans sa chambre d'un pas précipité. De trois +minutes en trois +minutes, il mettait la tête à la fenêtre, il +regardait constamment à sa +montre et laissait échapper divers autres symptômes +d'impatience, fort +extraordinaires chez lui. Il était évident qu'il y avait +en l'air +quelque chose d'une grande importance; mais ce que ce pouvait +être, Mme +Bardell elle-même n'avait pas été capable de le +deviner.</p> +<p>«Madame Bardell? dit à la fin M. Pickwick, lorsque +cette aimable dame +fut sur le point de terminer l'époussetage, longtemps +prolongé, de sa +chambre.</p> +<p>—Monsieur? répondit Mme Bardell.</p> +<p>—Votre petit garçon est bien longtemps dehors.</p> +<p>—Vraiment, monsieur, c'est qu'il y a une bonne course d'ici au +Borough.</p> +<p>—Ah! cela est juste,» repartit M. Pickwick, et il retomba dans +le +silence.</p> +<p>Mme Bardell recommença à épousseter avec le +même soin.</p> +<p>«Madame Bardell? reprit M. Pickwick au bout de quelques +minutes.</p> +<p>—Monsieur?</p> +<p>—Pensez-vous que la dépense soit beaucoup plus grande pour +deux +personnes que pour une seule?</p> +<p>—Là! monsieur Pickwick! répliqua Mme Bardell en +rougissant jusqu'à la +garniture de son bonnet, car elle croyait avoir aperçu dans les +yeux de +son locataire un certain clignotement matrimonial. Là! monsieur +Pickwick, quelle question!</p> +<p>—Hé bien! qu'en pensez-vous?</p> +<p>—Cela dépend! repartit Mme Bardell en approchant son plumeau +près du +coude de M. Pickwick; cela dépend beaucoup de la personne, vous +savez, +monsieur Pickwick; et si c'est une personne soigneuse et économe.</p> +<p>—Cela est très-vrai; mais la personne que j'ai en vue (ici il +regarda +fixement Mme Bardell) possède, je pense, ces qualités. +Elle a de plus +une grande connaissance du monde, et beaucoup de finesse, madame +Bardell. Cela me sera infiniment utile.</p> +<p>—Là! monsieur Pickwick! murmura Mme Bardell, en rougissant de +nouveau.</p> +<p>—J'en suis persuadé! continua le philosophe avec une +énergie toujours +croissante, comme c'était son habitude quand il pariait sur un +sujet +intéressant; j'en suis persuadé, et pour vous dire la +vérité, madame +Bardell, c'est un parti pris.</p> +<p>—Seigneur Dieu! s'écria Mme Bardell.</p> +<p>—Vous trouverez peut-être étrange, poursuivit l'aimable +M. Pickwick, en +jetant à sa compagne un regard de bonne humeur; vous trouverez +peut-être +étrange que je ne vous aie pas consultée à ce +sujet, et que je ne vous +en aie même jamais parlé, jusqu'au moment où j'ai +envoyé votre petit +garçon dehors?»</p> +<p>Mme Bardell ne put répondre que par un regard. Elle avait +longtemps +adoré M. Pickwick comme une divinité dont il ne lui +était pas permis +d'approcher, et voilà que tout d'un coup la divinité +descendait de son +piédestal et la prenait dans ses bras. M. Pickwick lui faisait +des +propositions directement, par suite d'un plan +délibéré, car il avait +envoyé son petit garçon au Borough pour rester seul avec +elle. Quelle +délicatesse! quelle attention!</p> +<p>«Hé bien! dit le philosophe, qu'en pensez-vous?</p> +<p>—Ah! monsieur Pickwick! répondit Mme Bardell toute tremblante +d'émotion, vous êtes vraiment bien bon, monsieur!</p> +<p>—Cela vous épargnera beaucoup de peines, n'est-il pas vrai?</p> +<p>—Oh! je n'ai jamais pensé à la peine, et naturellement +j'en prendrai +plus que jamais pour vous plaire. Mais vous êtes si bon, monsieur +Pickwick, d'avoir songé à ma solitude.</p> +<p>—Ah! certainement. Je n'avais pas pensé à cela.... +Quand je serai en +ville, vous aurez toujours quelqu'un pour causer avec vous. C'est, ma +foi, vrai.</p> +<p>—Il est sûr que je dois me regarder comme une femme bien +heureuse!</p> +<p>—Et votre fils?</p> +<p>—Que Dieu bénisse le cher petit! interrompit Mme Bardell avec +des +transports maternels.</p> +<p>—Lui aussi aura un compagnon, poursuivit M. Pickwick en souriant +gracieusement; un joyeux compagnon qui, j'en suis sûr, lui +enseignera +plus de tours, en une semaine, qu'il n'en aurait appris tout seul en un +an.</p> +<p>—Oh! cher, excellent homme!» murmura Mme Bardell.</p> +<p>M. Pickwick tressaillit.</p> +<p>«Oh! cher et tendre ami!» Et sans plus de +cérémonies, la dame se leva de +sa chaise et jeta ses bras au cou de M. Pickwick, avec un déluge +de +pleurs et une tempête de sanglots.</p> +<p>«Le ciel me protège! s'écria M. Pickwick plein +d'étonnement; madame +Bardell! ma bonne dame! Bonté divine, quelle situation! Faites +attention, je vous en prie! Laissez-moi, madame Bardell, si quelqu'un +venait!</p> +<p>—Eh! que m'importe? répondit Mme Bardell avec +égarement; je ne vous +quitterai jamais! Cher homme! excellent cœur! Et en prononçant +ces +paroles elle s'attachait à M. Pickwick aussi fortement que la +vigne à +l'ormeau.</p> +<p>—Le Seigneur ait pitié de moi! dit M. Pickwick en se +débattant de +toutes ses forces; j'entends du monde sur l'escalier. Laissez-moi, ma +bonne dame; je vous en supplie, laissez-moi!»</p> +<p>Mais les prières, les remontrances étaient +également inutiles, car la +dame s'était évanouie dans les bras du philosophe, et +avant qu'il eût eu +le temps de la déposer sur une chaise, master Bardell +introduisit dans +la chambre MM. Tupman, Winkle et Snodgrass.</p> +<p>M. Pickwick demeura pétrifié. Il était debout, +avec son aimable fardeau +dans ses bras, et il regardait ses amis d'un air +hébété, sans leur faire +un signe d'amitié, sans songer à leur donner une +explication. Eux, à +leur tour, le considéraient avec étonnement, et master +Bardell, plein +d'inquiétude, examinait tout le monde, sans savoir ce que cela +voulait +dire.</p> +<p>La surprise des pickwickiens était si étourdissante, +et la perplexité de +M. Pickwick si terrible, qu'ils auraient pu demeurer exactement dans la +même situation relative jusqu'à ce que la dame +évanouie eut repris ses +sens, si son tendre fils n'avait précipité le +dénoûment par une belle et +touchante ébullition d'affection filiale. Ce jeune enfant, +vêtu d'un +costume de velours rayé, orné de gros boutons de cuivre, +était d'abord +demeuré, incertain et confus, sur le pas de la porte; mais, par +degrés, +l'idée que sa mère avait souffert quelque dommage +personnel s'empara de +son esprit à demi-développé. Considérant M. +Pickwick comme l'agresseur, +il poussa un cri sauvage, et se précipitant tête +baissée, il commença à +assaillir cet immortel gentleman aux environs du dos et des jambes, le +pinçant et le frappant aussi vigoureusement que le lui +permettaient la +force de son bras et la violence de son emportement.</p> +<p>«Otez-moi ce petit coquin! s'écria M. Pickwick dans une +agonie de +désespoir; il est enragé!</p> +<p>—Qu'est-il donc arrivé? demandèrent les trois +pickwickiens stupéfaits.</p> +<p>—Je n'en sais rien, répondit le Mentor avec dépit; +ôtez-moi cet +enfant!»</p> +<p>M. Winkle porta à l'autre bout de l'appartement +l'intéressant garçon, +qui criait et se débattait de toutes ses forces.</p> +<p>«Maintenant, poursuivit M. Pickwick, aidez-moi à faire +descendre cette +femme.</p> +<p>—Ah! je suis mieux maintenant, soupira faiblement Mme Bardell.</p> +<p>—Permettez-moi de vous offrir mon bras, dit M. Tupman, toujours +galant.</p> +<p>—Merci, monsieur, merci!» s'écria la dame d'une voix +hystérique, et +elle fut conduite en bas, accompagnée de son affectionné +fils.</p> +<p>—Je ne puis concevoir, reprit M. Pickwick quand ses amis furent +revenus, je ne puis concevoir ce qui est arrivé à cette +femme. Je venais +simplement de lui annoncer que je vais prendre un domestique, +lorsqu'elle est tombée dans le singulier paroxysme où +vous l'avez +trouvée. C'est fort extraordinaire!</p> +<p>—Il est vrai, dirent ses trois amis.</p> +<p>—Elle m'a placé dans une situation bien embarrassante, +continua le +philosophe.</p> +<p>—Il est vrai,» répétèrent ses disciples, +en toussant légèrement et en +se regardant l'un l'autre d'un air dubitatif.</p> +<p>Cette conduite n'échappa pas à M. Pickwick. Il +remarqua leur +incrédulité; son innocence était évidemment +soupçonnée.</p> +<p>Après quelques instants de silence, M. Tupman prit la parole +et dit:</p> +<p>«Il y a un homme en bas, dans le vestibule.</p> +<p>—C'est celui dont je vous ai parlé, répliqua M. +Pickwick; je l'ai +envoyé chercher au bourg. Ayez la bonté de le faire +monter, Snodgrass.»</p> +<p>M. Snodgrass exécuta cette commission, et M. Samuel Weller se +présenta +immédiatement.</p> +<p>«Ha! ha! vous me reconnaissez, je suppose? lui dit M. Pickwick.</p> +<p>—Un peu! répliqua Sam avec un clin d'œil protecteur. +Drôle de gaillard, +celui-là! Trop malin pour vous, hein? il vous a +légèrement enfoncé, +n'est-ce pas?</p> +<p>—Il ne s'agit point de cela maintenant, reprit vivement le +philosophe; +j'ai à vous parler d'autre chose. Asseyez-vous.</p> +<p>—Merci, monsieur, répondit Sam, et il s'assit sans autre +cérémonie, +ayant préalablement déposé son vieux chapeau blanc +sur le carré. Ça +n'est pas fameux, disait-il en parlant de son couvre-chef, et en +souriant agréablement aux pickwickiens assemblés, mais +c'est étonnant à +l'user. Quand il avait des bords, c'était un beau bolivar; +depuis qu'il +n'en a plus, il est plus léger; c'est quelque chose: et puis +chaque trou +laisse entrer de l'air; c'est encore quelque chose. J'appelle ça +un +feutre ventilateur.</p> +<p>—Maintenant, reprit M. Pickwick, il s'agit de l'affaire pour +laquelle +je vous ai envoyé chercher, avec l'assentiment de ces messieurs.</p> +<p>—C'est ça, monsieur, accouchons, comme dit c't autre à +son enfant qui +avait avalé un liard.</p> +<p>—Nous désirons savoir, en premier lieu, si vous avez quelque +raison +d'être mécontent de votre condition présente.</p> +<p>—Avant de satisfaire cette question ici, je désirerais +savoir, en +premier lieu, si vous en avez une meilleure à me donner.»</p> +<p>Un rayon de calme bienveillance illumina les traits de M. Pickwick +lorsqu'il répondit: «J'ai quelque envie de vous prendre +à mon service.</p> +<p>—Vrai?» demanda Sam.</p> +<p>M. Pickwick fit un geste affirmatif.</p> +<p>—Gages?</p> +<p>—Douze guinées par an.</p> +<p>—Habits?</p> +<p>—Deux habillements.</p> +<p>—L'ouvrage?</p> +<p>—Me servir et voyager avec moi et ces gentlemen.</p> +<p>—Otez l'écriteau! s'écria Sam avec emphase. Je suis +loué à un gentleman +seul, et le terme est convenu.</p> +<p>—Vous acceptez ma proposition?</p> +<p>—Certainement. Si les habits me prennent la taille moitié +aussi bien +que la place, ça ira.</p> +<p>—Naturellement, vous pouvez fournir de bons certificats?</p> +<p>—Demandez à l'hôtesse du <i>Blanc-Cerf</i>, elle vous +dira ça, monsieur.</p> +<p>—Pouvez-vous venir ce soir?</p> +<p>—Je vas endosser l'habit à l'instant même, s'il est +ici, s'écria Sam +avec une grande allégresse.</p> +<p>—Revenez ce soir, à huit heures, répondit M. Pickwick, +et si les +renseignements sont satisfaisants, nous verrons à vous faire +habiller.»</p> +<p>Sauf une aimable indiscrétion, dont s'était en +même temps rendue +coupable une des servantes de l'hôtel, la conduite de M. Weller +avait +toujours été très-méritoire. M. Pickwick +n'hésita donc pas à le prendre +à son service, et avec la promptitude et l'énergie qui +caractérisaient +non seulement la conduite publique, mais toutes les actions +privées de +cet homme extraordinaire, il conduisit immédiatement son nouveau +serviteur dans un de ces commodes <i>emporiums</i>, où l'on +peut se procurer +des habits confectionnés ou d'occasion, et où l'on se +dispense de la +formalité inconnue de prendre mesure. Avant la chute du jour, M. +Weller +était revêtu d'un habit gris avec des boutons P.C., d'un +chapeau noir +avec une cocarde, d'un gilet rayé, de culottes et de +guêtres, et d'une +quantité d'autres objets trop nombreux pour que nous prenions la +peine +de les récapituler.</p> +<p>Lorsque, le lendemain matin, cet individu, si soudainement +transformé, +prit sa place à l'extérieur de la voiture d'Eatanswill: +«Ma foi, se +dit-il, je ne sais point si je vas être un valet de pied, ou un +groom, +ou un garde-chasse; j'ai la philosomie mitoyenne entre tout ça; +mais +c'est égal, ça va me changer d'air; y'a du pays à +voir, et pas +grand'chose à faire, ça va fameusement à ma +maladie: ainsi donc vive +Pickwick, que je dis!»<br/> +</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;"/> +<p><br/> +</p> +<a name="CHAPITRE_XIII"></a> +<h2>CHAPITRE XIII.</h2> +<h3>Notice sur Eatanswill, sur les partis qui le divisent, et sur +l'élection +d'un membre du parlement par ce bourg ancien, loyal et patriote.</h3> +<br/> +<p>Nous confessons franchement que nous n'avions jamais entendu parler +d'Eatanswill, jusqu'au moment où nous nous sommes plongé +dans les +volumineux papiers du Pickwick-Club. Nous reconnaissons, avec une +égale +candeur, que nous avons cherché en vain des preuves de +l'existence +actuelle de cet endroit. Sachant bien quelle profonde confiance on doit +placer dans toutes les notes de M. Pickwick, et ne nous permettant pas +d'opposer nos souvenirs aux énonciations de ce grand homme, nous +avons +consulté, relativement à ce sujet, toutes les +autorités auxquelles il +nous a été possible de recourir. Nous avons +examiné tous les noms +contenus dans les tables A et B<a name="FNanchor_16_16"></a><a + href="#Footnote_16_16"><sup>16</sup></a>, sans trouver celui +d'Eatanswill; +nous avons minutieusement collationné toutes les cartes des +comtés, +publiées, dans l'intérêt de la science, par nos +plus distingués +éditeurs, et le même résultat a suivi nos +investigations.</p> +<p>Nous avons donc été conduit à supposer que, +dans la crainte obligeante +de blesser quelqu'un, et par un sentiment de délicatesse dont M. +Pickwick était si éminemment doué, il avait, de +propos délibéré, +substitué un nom fictif au nom réel de l'endroit +où il avait fait ses +observations. Nous sommes confirmé dans cette opinion par une +circonstance qui peut sembler légère et frivole en +elle-même, mais qui, +considérée sous ce point de vue, n'est point indigne +d'être notée. Dans +le mémorandum de M. Pickwick, nous pouvons encore +découvrir que sa place +et celles de ses disciples furent retenues dans la voiture de Norwich; +mais cette note fut ensuite rayée, apparemment pour ne point +indiquer +dans quelle direction est situé le bourg dont il s'agit. Nous ne +hasarderons donc point de conjectures à ce sujet, et nous allons +poursuivre notre histoire sans autre digression.</p> +<p>Il paraît que les habitants d'Eatanswill, comme ceux de +beaucoup +d'autres petits endroits, se croyaient d'une grande, d'une immense +importance dans l'État; et chaque individu ayant la conscience +du poids +attaché à son exemple, se faisait une obligation de +s'unir corps et âme +à l'un des deux grands partis qui divisaient la cité, les +<i>bleus</i> et les +<i>jaunes</i>. Or, les bleus ne laissaient échapper aucune +occasion de +contrecarrer les jaunes, et les jaunes ne laissaient échapper +aucune +occasion de contrecarrer les bleus; de sorte que quand les jaunes et +les +bleus se trouvaient face à face dans quelque réunion +publique, à l'hôtel +de ville, dans une foire, dans un marché, des gros mots et des +disputes +s'élevaient entre eux. Il est superflu d'ajouter que dans +Eatanswill +toutes choses devenaient une question de parti. Si les jaunes +proposaient de recouvrir la place du marché, les bleus tenaient +des +assemblées publiques où ils démolissaient cette +mesure. Si les bleus +proposaient d'ériger une nouvelle pompe dans la grande rue, les +jaunes +se levaient comme un seul homme et déblatéraient contre +une aussi infâme +motion. Il y avait des boutiques bleues et des boutiques jaunes, des +auberges bleues et des auberges jaunes; il y avait une aile bleue et +une +aile jaune dans l'église elle-même.</p> +<p>Chacun de ces puissants partis devait nécessairement avoir un +organe +avoué, et, en effet, il paraissait deux feuilles publiques dans +la +ville, la <i>Gazette d'Eatanswill</i> et l'<i>Indépendant +d'Eatanswill</i>. La +première soutenait les principes bleus, le second se posait sur +un +terrain décidément jaune. C'étaient d'admirables +journaux. Quels beaux +articles politiques! quelle polémique spirituelle et courageuse. +«La +<i>Gazette</i>, notre ignoble antagoniste....—L'<i>Indépendant</i>, +ce méprisable +et dégoûtant journal....—La <i>Gazette</i>, cette feuille +menteuse et +ordurière....—L'<i>Indépendant</i>, ce vil et scandaleux +calomniateur....» +Telles étaient les récriminations intéressantes +qui assaisonnaient les +colonnes de chaque numéro, et qui excitaient dans le sein des +habitants +de l'endroit les sentiments les plus chaleureux de plaisir ou +d'indignation.</p> +<p>M. Pickwick, avec sa prévoyance et sa sagacité +ordinaires, avait choisi, +pour visiter ce bourg, une époque singulièrement +remarquable. Jamais il +n'y avait eu une telle lutte. L'honorable Samuel Slumkey, de +Slumkey-Hall<a name="FNanchor_17_17"></a><a href="#Footnote_17_17"><sup>17</sup></a>, +était le candidat bleu; Horatio Fizkin, esquire, de +Fizkin-Loge, près d'Eatanswill, avait cédé aux +instances de ses amis, et +s'était laissé porter pour soutenir les +intérêts jaunes. La <i>Gazette</i> +avertit les électeurs d'Eatanswill que les regards, +non-seulement de +l'Angleterre, mais du monde civilisé tout entier, étaient +fixés sur eux. +L'<i>Indépendant</i> demanda d'un ton péremptoire si les +électeurs +d'Eatanswill méritaient encore la renommée qu'ils avaient +acquise d'être +de grands, de généreux citoyens, ou s'ils étaient +devenus de serviles +instruments du despotisme, indignes également du nom d'Anglais +et des +bienfaits de la liberté. Jamais une commotion aussi profonde +n'avait +encore ébranlé la ville.</p> +<p>La soirée était avancée quand M. Pickwick et +ses compagnons, assistés +par Sam Weller, quittèrent l'impériale de la voiture +d'Eatanswill. De +grands drapeaux bleus flottaient aux fenêtres de l'auberge des <i>Armes +de +la ville</i>, et des écriteaux, placés derrière +les vitres, indiquaient en +caractères gigantesques que le comité de l'honorable +Samuel Slumkey, y +tenait ses séances. Un groupe de flâneurs, +assemblés devant la porte de +l'auberge, regardaient un homme enroué, placé sur le +balcon de +l'auberge, et qui paraissait parler en faveur de M. Samuel Slumkey, +avec +tant de chaleur que son visage en devenait tout rouge. Mais la force et +la beauté de ses arguments étaient +légèrement infirmées par le +roulement perpétuel de quatre énormes tambours, +posés au coin de la rue +par le comité de M. Fizkin. Quoi qu'il en soit, un petit homme +affairé, +qui se tenait auprès de l'orateur, ôtait de temps en temps +son chapeau +et faisait signe à la foule d'applaudir. La foule applaudissait +alors +régulièrement et avec beaucoup d'enthousiasme; et comme +l'homme enroué +allait toujours parlant, quoique son visage devint de plus en plus +rouge, on pouvait croire que son but était atteint, aussi bien +que si +l'on avait pu l'entendre.</p> +<p>Aussitôt que les pickwickiens furent descendus de leur +voiture, ils se +virent entourés par une partie de la populace, qui, +sur-le-champ, poussa +trois acclamations assourdissantes. Ces acclamations, +répétées par le +rassemblement principal (car la foule n'a nullement besoin de savoir +pourquoi elle crie), s'enflèrent en un rugissement de triomphe +si +effroyable, que l'homme au rouge visage en resta court sur son balcon.</p> +<p>«Hourra! hurla le peuple pour terminer.</p> +<p>—Encore une acclamation! s'écria le petit homme +affairé sur le balcon.» +Et la multitude de rugir aussitôt, comme si elle avait eu un +larynx de +fonte et des poumons d'acier trempé.</p> +<p>«Vive Slumkey! beugla la multitude.</p> +<p>—Vive Slumkey! répéta M. Pickwick en ôtant son +chapeau.</p> +<p>—A bas Fizkin! vociféra la foule.</p> +<p>—Oui, assurément! s'écria M. Pickwick.</p> +<p>—Hourra!» Et alors un autre rugissement s'éleva, +semblable à celui de +toute une ménagerie quand l'éléphant a +sonné l'heure du repas.</p> +<p>«Quel est ce Slumkey? demanda tout bas M. Tupman.</p> +<p>—Je n'en sais rien, reprit M. Pickwick sur le même ton. +Silence! ne +faites point de question. Dans ces occasions, il faut faire comme la +foule.</p> +<p>—Mais supposez qu'il y ait deux partis, fit observer M. Snodgrass.</p> +<p>—Criez avec les plus forts.» répliqua M. Pickwick.</p> +<p>Des volumes n'auraient pu en dire davantage.</p> +<p>Ils entrèrent dans la maison, la populace s'ouvrant à +droite et à gauche +pour les laisser passer et poussant des acclamations bruyantes. Ce +qu'il +y avait à faire, en premier lieu, c'était de s'assurer un +logement pour +la nuit.</p> +<p>«Pouvons-nous avoir des lits ici? demanda M. Pickwick au +garçon.</p> +<p>—Je n'en sais rien, m'sieu. J'ai peur qu'ils ne soient tous pris, +m'sieu. Je vais m'informer, m'sieu.»</p> +<p>Il s'éloigna, mais revenant aussitôt, demanda si les +gentlemen étaient +<i>bleus</i>.</p> +<p>Comme M. Pickwick et ses compagnons ne prenaient guère +d'intérêt à la +cause des candidats, la question était difficile à +résoudre. Dans ce +dilemme, M. Pickwick pensa à son nouvel ami, M. Perker.</p> +<p>—Connaissez-vous, dit-il, un gentleman nommé Perker?</p> +<p>—Certainement, m'sieu; l'agent de l'honorable M. Samuel Slumkey.</p> +<p>—Il est bleu, je pense?</p> +<p>—Oh! oui, m'sieu.</p> +<p>—Alors nous sommes bleus,» dit M. Pickwick; mais remarquant +que le +garçon recevait d'un air dubitatif cette profession de foi +accommodante, +il lui donna sa carte en lui disant de la remettre sur-le-champ +à M. +Perker, s'il était dans la maison. Le garçon disparut, +mais il reparut +bientôt, pria M. Pickwick de le suivre, et le conduisit dans une +grande +salle, où M. Perker était assis à une longue +table, derrière un monceau +de livres et de papiers.</p> +<p>«Ha! ha! mon cher monsieur, dit le petit homme en +s'avançant pour +recevoir M. Pickwick. Très-heureux de vous voir, mon cher +monsieur. +Asseyez-vous, je vous prie. Ainsi vous avez exécuté votre +projet? Vous +êtes venu pour assister à l'élection, n'est-ce +pas?»</p> +<p>M. Pickwick répondit affirmativement.</p> +<p>«Une élection bien disputée, mon cher monsieur.</p> +<p>—J'en suis charmé, répondit M. Pickwick en se frottant +les mains. +J'aime à voir cette chaleur patriotique, n'importe pour quel +parti: +c'est donc une élection disputée?</p> +<p>—Oh! oui, singulièrement. Nous avons retenu toutes les +auberges de +l'endroit et n'avons laissé à nos adversaires que les +boutiques de +bière. C'est un coup de maître, mon cher monsieur, qu'en +dites-vous?»</p> +<p>Le petit homme, en parlant ainsi, souriait complaisamment et +insérait +dans ses narines une large prise de tabac.</p> +<p>«Et quel est le résultat probable de l'élection?</p> +<p>—Douteux, mon cher monsieur, douteux jusqu'à présent. +Les gens de +Fizkin ont trente-trois votante dans les remises du <i>Blanc-Cerf</i>.</p> +<p>—Dans les remises! s'écria M. Pickwick, singulièrement +étonné par cet +autre coup de maître.</p> +<p>—Ils les y tiennent enfermés jusqu'au moment où ils en +auront besoin, +afin de nous empêcher, comme vous vous en doutez bien, d'arriver +jusqu'à +eux. Mais quand même nous pourrions leur parler, cela ne nous +servirait +pas à grand'chose, car ils les maintiennent exprès +constamment gris. Un +habile homme, l'agent de Fizkin! Un habile homme, en +vérité!»</p> +<p>M. Pickwick ouvrit de grands yeux, mais il ne dit rien.</p> +<p>«Malgré cela, poursuivit M. Perker en baissant la voix, +malgré cela, +nous avons bonne espérance. Nous avons donné un +thé ici, la nuit +dernière. Quarante-cinq femmes, mon cher monsieur, et +lorsqu'elles sont +parties, nous avons offert à chacune d'elles un parasol vert.</p> +<p>—Un parasol! s'écria M. Pickwick.</p> +<p>—Oui, mon cher monsieur, oui, quarante-cinq parasols verts, à +sept +shillings et six pence la pièce. Toutes les femmes sont +coquettes: ces +parasols ont produit un effet incroyable; assuré tous les maris +et la +moitié des frères; enfoncé les bas, la flanelle et +toutes ces sortes de +choses. Idée de moi, mon cher monsieur, entièrement de +moi. Grêle, +pluie, soleil, vous ne pouvez pas faire quinze pas dans la ville, sans +rencontrer une demi-douzaine de parasols verts.»</p> +<p>Ici le petit avoué se laissa aller à des convulsions +de gaieté qui ne +furent interrompues que par l'entrée en scène d'un +troisième +interlocuteur.</p> +<p>C'était un homme long et fluet. Sa tête, d'un roux +ardent, paraissait +inclinée à devenir chauve; sur son visage se peignaient +une importance +solennelle, une profondeur incommensurable. Il était +revêtu d'une longue +redingote brune, d'un gilet et d'un pantalon de drap noir. Un double +lorgnon se dandinait sur sa poitrine; sur sa tête il portait un +chapeau +dont la forme était étonnamment basse et les bords +étonnamment larges. +Ce nouveau venu fut présenté à M. Pickwick comme +M. Pott, éditeur de la +<i>Gazette d'Eatanswill</i>.</p> +<p>Après quelques remarques préliminaires, M. Pott se +tourna vers M. +Pickwick et lui dit avec solennité:</p> +<p>«Cette élection excite un grand intérêt +dans la métropole, monsieur.</p> +<p>—Je le pense, répondit M. Pickwick.</p> +<p>—Auquel je puis me flatter, continua M. Pott en regardant M. Perker +de +manière à faire confirmer ses paroles, auquel je puis me +flatter +d'avoir contribué en quelque chose par mon article de samedi +dernier.</p> +<p>—Sans aucun doute, assura le petit homme.</p> +<p>—Monsieur, poursuivit M. Pott, la presse est un puissant +engin.»</p> +<p>M. Pickwick donna un assentiment complet à cette proposition.</p> +<p>«Mais je me flatte, monsieur, que je n'ai jamais abusé +de l'énorme +pouvoir que je possède. Je me flatte, monsieur, que je n'ai +jamais +dirigé le noble instrument placé entre mes mains par la +Providence, +contre le sanctuaire inviolable de la vie privée, contre la +réputation +des individus, cette fleur tendre et fragile. Je me flatte, monsieur, +que j'ai dévoué toute mon énergie à... +à des efforts... faibles +peut-être, oui, j'en conviens, à de faibles efforts, pour +inculquer ces +principes que... dont... pour lesquels....»</p> +<p>L'éditeur de la <i>Gazette d'Eatanswill</i> paraissant +s'embrouiller, M. +Pickwick vint à son secours en lui disant:</p> +<p>«Certainement, monsieur.</p> +<p>—Et permettez-moi de vous demander, monsieur, de vous demander comme +à +un homme impartial ce que le public de Londres pense de ma +polémique +avec l'<i>Indépendant</i>?»</p> +<p>M. Perker s'interposa et dit avec un sourire malicieux qui +n'était pas +tout à fait accidentel:</p> +<p>«Le public de Londres s'y intéresse beaucoup, sans +aucun doute.</p> +<p>—Cette polémique, poursuivit le journaliste, sera +continuée aussi +longtemps qu'il me restera un peu de santé et de force, un peu +de ces +talents que j'ai reçus de la nature. A cette polémique, +monsieur, +quoiqu'elle puisse déranger l'esprit des hommes, +exaspérer leurs +opinions et les rendre incapables de s'occuper des devoirs +prosaïques de +la vie ordinaire; à cette polémique, monsieur, je +consacrerai toute mon +existence, jusqu'à ce que j'aie broyé sous mon pied l'<i>Indépendant +d'Eatanswill</i>. Je désire, monsieur, que le peuple de Londres, +que le +peuple de mon pays sache qu'il peut compter sur moi, que je ne +l'abandonnerai point, que je suis résolu, monsieur, à +demeurer son +champion jusqu'à la fin.</p> +<p>—Votre conduite est très-noble, monsieur, s'écria M. +Pickwick, et il +secoua chaleureusement la main du magnanime éditeur.</p> +<p>—Je m'aperçois, monsieur, répondit celui-ci, tout +essoufflé par la +véhémence de sa déclaration patriotique; je +m'aperçois que vous êtes un +homme de sens et de talent. Je suis très-heureux, monsieur, de +faire la +connaissance d'un tel homme.</p> +<p>—Et moi, monsieur, rétorqua M, Pickwick, je me sens +profondément honoré +par cette expression de votre opinion. Permettez-moi, monsieur, de vous +présenter mes compagnons de voyage, les autres membres +correspondants du +club que je suis orgueilleux d'avoir fondé.»</p> +<p>M. Pott ayant déclaré qu'il en serait enchanté, +M. Pickwick alla +chercher ses trois amis, et les présenta formellement à +l'éditeur de la +<i>Gazette d'Eatanswill</i>.</p> +<p>«Maintenant, mon cher Pott, dit le petit M. Perker, la +question est de +savoir ce que nous ferons de nos amis ici présents.</p> +<p>—Nous pouvons rester dans cette maison, je suppose? dit M. Pickwick.</p> +<p>—Pas un lit de reste, monsieur, pas un seul lit.</p> +<p>—Extrêmement embarrassant! reprit M. Pickwick.</p> +<p>—Extrêmement, répétèrent ses acolytes.</p> +<p>—J'ai à ce sujet, dit M. Pott, une idée qui, je +l'espère, peut être +adoptée avec beaucoup de succès. Il y a deux lits au <i>Paon +d'argent</i>, et +je puis dire hardiment, au nom de Mme Pott, qu'elle sera +enchantée de +donner l'hospitalité à M. Pickwick et à l'un de +ses compagnons, si les +deux autres gentlemen et leur domestique consentent à s'arranger +de leur +mieux au <i>Paon d'argent</i>.»</p> +<p>Après des instances répétées de M. Pott, +et des protestations nombreuses +de M. Pickwick, qu'il ne pouvait pas consentir à déranger +l'aimable +épouse de l'éditeur, il fut décidé que +c'était là le seul arrangement +exécutable; aussi fut-il exécuté. Après +avoir dîné ensemble aux <i>Armes +de la ville</i>, et être convenus de se réunir le +lendemain matin dans le +même lieu pour accompagner la procession de l'honorable Samuel +Slumkey, +nos amis se séparèrent, M. Tupman et M. Snodgrass se +retirant au <i>Paon +d'argent</i>, M. Pickwick et M. Winkle se réfugiant sous le toit +hospitalier de M. Pott.</p> +<p>Le cercle domestique de M. Pott se composait de lui-même et de +sa femme. +Tous les hommes qu'un puissant génie a élevés +à un poste éminent dans le +monde, ont ordinairement quelque petite faiblesse, qui n'en +paraît que +plus remarquable par le contraste qu'elle forme avec leur +caractère +public. Si M. Pott avait une faiblesse, c'était apparemment +d'être un +peu trop soumis à la domination légèrement +méprisante de son épouse. +Cependant noua n'avons pas le droit d'insister sur ce fait, car, dans +la +circonstance actuelle, toutes les manières les plus engageantes +de Mme +Pott furent employées à recevoir les deux gentlemen +amenés par son mari.</p> +<p>«Chère amie, dit M. Pott, M. Pickwick, M. Pickwick de +Londres.»</p> +<p>Mme Pott reçut avec une douceur enchanteresse le serrement de +main +paternel de M. Pickwick, tandis que M. Winkle, qui n'avait pas +été +annoncé du tout, salua et se glissa dans un coin obscur.</p> +<p>«Mon cher, dit la dame.</p> +<p>—Chère amie, répondit l'éditeur.</p> +<p>—Présentez l'autre gentleman.</p> +<p>—Je vous demande un million de pardons, dit M. Pott. +Permettez-moi.... +Madame Pott, monsieur....</p> +<p>—Winkle, dit M. Pickwick.</p> +<p>—Winkle, répéta M. Pott; et la cérémonie +de l'introduction fut +complète.</p> +<p>—Nous vous devons beaucoup d'excuses, madame, reprit M. Pickwick, +pour +avoir ainsi troublé vos arrangements domestiques.</p> +<p>—Je vous prie de n'en point parler, monsieur, répliqua avec +vivacité la +moitié féminine de Pott. C'est, je vous assure, un grand +plaisir pour +moi d'apercevoir de nouveaux visages, vivant comme je le fais de jour +en +jour, de semaine en semaine, dans ce triste endroit, et sans voir +personne.</p> +<p>—Personne! ma chère? s'écria M. Pott, avec finesse.</p> +<p>—Personne que vous, rétorqua son épouse avec +aspérité.</p> +<p>—En effet, monsieur Pickwick, reprit leur hôte pour expliquer +les +lamentations de sa femme; en effet, nous sommes privés de +beaucoup de +plaisirs que nous devrions partager. Ma position comme éditeur +de la +<i>Gazette d'Eatanswill</i>, le rang que cette feuille occupe dans le +pays, +mon immersion constante dans le tourbillon de la politique....»</p> +<p>Mme Pott interrompit son époux. «Mon cher, dit-elle.</p> +<p>—Chère amie, répondit l'éditeur.</p> +<p>—Je désirerais que vous voulussiez bien trouver un autre +sujet de +conversation, afin que ces messieurs puissent y prendre quelque +intérêt.</p> +<p>—Mais, mon amour, dit M. Pott avec humilité, M. Pickwick y +prend grand +intérêt.</p> +<p>—C'est fort heureux pour lui! Mais <i>moi</i> je suis lasse, +à mourir, de +votre politique, de vos querelles avec l'<i>Indépendant</i>, et +de toutes ces +sottises. Je suis tout à fait étonnée, Pott, que +vous donniez ainsi en +spectacle vos absurdités.</p> +<p>—Mais, chère amie, murmura le malheureux époux.</p> +<p>—Sottises! ne me parlez pas. Jouez-vous à +l'écarté, monsieur?</p> +<p>—Je serai enchanté, madame, d'apprendre avec vous, +répondit galamment +M. Winkle.</p> +<p>—Eh bien! alors, tirez cette table auprès de la +fenêtre, pour que je +n'entende plus cette éternelle politique.</p> +<p>—Jane, dit M. Pott à la servante, qui apportait de la +lumière, +descendez dans le bureau, et montez-moi la collection des gazettes pour +l'année 1830. Je vais vous lire, continua-t-il en se tournant +vers M. +Pickwick, je vais vous lire quelques-uns des articles de fond que j'ai +écrits, à cette époque, sur la conspiration des +jaunes pour faire nommer +un nouveau péager à notre Turnpike. Je me flatte qu'ils +vous amuseront.</p> +<p>—Je serai véritablement charmé de vous +entendre,» répondit M. Pickwick.</p> +<p>Son vœu fut bientôt exaucé. La servante revint avec une +collection de +gazettes, et l'éditeur s'étant assis auprès de son +hôte, se mit à lire +immédiatement.</p> +<p>Nous avons feuilleté le mémorandum de M. Pickwick, +dans l'espoir de +retrouver au moins un sommaire de ces magnifiques compositions; mais ce +fut vainement. Nous avons cependant des raisons de croire que la +vigueur +et la fraîcheur du style le ravirent entièrement, car M. +Winkle a noté +que ses yeux, comme par un excès de plaisir, restèrent +fermés pendant +toute la durée de la lecture.</p> +<p>L'annonce que le souper était servi mit un terme au jeu +d'écarté et à la +récapitulation des beautés de la <i>Gazette</i>. M. +Winkle avait déjà fait +des progrès considérables dans les bonnes grâces de +Mme Pott. Elle était +d'une humeur charmante, et n'hésita pas à l'informer +confidentiellement +que M. Pickwick était un vieux bonhomme tout à fait +aimable. Il y a dans +ces expressions une familiarité que ne se serait permise aucun +de ceux +qui connaissaient intimement l'esprit colossal de ce philosophe. +Cependant nous les avons conservées parce qu'elles prouvent +d'une +manière touchante et convaincante la facilité avec +laquelle il gagnait +tous les cœurs, et le cas immense que faisaient de lui toutes les +classes de la société.</p> +<p>La nuit était avancée, M. Tupman et M. Snodgrass +dormaient depuis +longtemps sous l'aile du <i>Paon d'argent</i>, lorsque nos deux amis +se +retirèrent dans leurs chambres. Le sommeil s'empara +bientôt de leurs +sens, mais, quoiqu'il eût rendu M. Winkle insensible à +tous les objets +terrestres, le visage et la tournure de l'agréable Mme Pott se +présentèrent, pendant longtemps encore, à sa +fantaisie excitée.</p> +<p>Le mouvement et le bruit de la matinée suivante +étaient suffisants pour +chasser de l'imagination la plus romantique toute autre idée que +celle +de l'élection. Le roulement des tambours, le son des cornes et +des +trompettes, les cris de la populace, le piétinement des chevaux, +retentissaient dans les rues depuis le point du jour; et de temps en +temps une escarmouche entre les enfants perdus des deux partis +égayait +et diversifiait les préparatifs de la cérémonie.</p> +<p>Sam parut à la porte de la chambre à coucher de M. +Pickwick, justement +comme il terminait sa toilette. Hé! bien, Sam, lui dit-il, tout +le monde +est en mouvement, aujourd'hui?</p> +<p>«Oh! personne ne caponne, monsieur. Nos particuliers sont +rassemblés aux +<i>Armes de la ville</i>, et ils ont tant crié +déjà qu'ils en sont tout +enrouillés.</p> +<p>—Ah! ont-ils l'air dévoué à leur parti, Sam?</p> +<p>—Je n'ai jamais vu de dévouement comme ça, monsieur.</p> +<p>—Énergique, n'est-ce pas?</p> +<p>—Je crois bien. Je n'ai jamais vu boire ni bâfrer si +énergiquement. Il +pourrait bien en crever quelques-uns, voilà tout.</p> +<p>—Cela vient de la générosité malentendue des +bourgeois de cette ville.</p> +<p>—C'est fort probable, répondit Sam d'un ton bref.</p> +<p>—Ha! dit M. Pickwick, en regardant par la fenêtre, de beaux +gaillards, +bien vigoureux, bien frais.</p> +<p>—Très-frais, pour sûr. Les deux garçons du <i>Paon +d'argent</i> et moi, nous +avons pompé sur tous les électeurs qui y ont soupé +hier.</p> +<p>—Pompé sur des électeurs indépendants!</p> +<p>—Oui, monsieur. Ils ont ronflé cette nuit oùs qu'ils +étaient tombés +ivres-morts hier soir. Ce matin, nous les avons insinués, l'un +après +l'autre, sous la pompe, et voilà! Ils sont tous en bon +état maintenant. +Le comité nous a donné un shilling par tête pour ce +service-là!...</p> +<p>—Est-il possible qu'on fasse des choses semblables! s'écria +M. Pickwick +plein d'étonnement.</p> +<p>—Bah! monsieur, ça n'est rien, rien du tout.</p> +<p>—Rien?</p> +<p>—Rien du tout, monsieur. La nuit d'avant le dernier jour de la +dernière +élection, ici, l'autre parti a gagné la servante des <i>Armes +de la ville</i> +pour épicer le grog de quatorze électeurs qui restaient +dans la maison, +et qui n'avaient pas encore voté.</p> +<p>—Qu'est-ce que vous entendez par <i>épicer</i> du grog?</p> +<p>—Mettre de l'eau d'ânon dedans, monsieur. Que le bon Dieu +m'emporte si +ça ne les a pas fait roupiller douze heures après +l'élection. Ils en ont +porté un sur un brancard, tout endormi, pour essayer, mais +bernique! le +maire n'a pas voulu de son vote; ainsi ils l'ont rapporté et +replanté +dans son lit.</p> +<p>—Quel étrange expédient! murmura M. Pickwick, +moitié pour lui-même, +moitié pour son domestique.</p> +<p>—Pas si farce qu'une histoire qu'est arrivée à mon +père, en temps +d'élection, à ce même endroit ici, monsieur.</p> +<p>—Contez-moi cela, Sam.</p> +<p>—Voilà, monsieur. Il conduisait une mail-coach<a + name="FNanchor_18_18"></a><a href="#Footnote_18_18"><sup>18</sup></a> +de Londres ici, dans +ce temps-là. L'élection arrive, et il est retenu par un +parti pour +charrier des voteurs de Londres. La veille du jour où il allait +se +mettre en route, le comité de l'autre parti l'envoie chercher +tout +tranquillement. Il s'en va avec le commissionnaire, qui le fait entrer +dans une grande chambre. Tas de gentlemen, montagnes de papiers, plumes +et le reste. «Ah! monsieur Weller, dit le président, +charmé de vous +voir. Comment ça va-t-il? qu'il dit.—Très-bien, mossieur, +merci, dit +mon père. J'espère que vous ne maigrissez pas, non plus, +qu'il +dit.—Merci, ça ne va pas mal, dit le gentleman. Asseyez-vous, +monsieur, +je vous en prie.» Ainsi mon père s'asseoit, et le +gentleman et lui se +regardent fisquement leurs deux boules. «Vous ne me reconnaissez +pas? +dit l'autre.—Peux pas dire que je vous aie jamais vu, répond mon +père.—Oh! moi je vous connais, dit l'autre. Je vous ai connu +tout +petit, dit-il.—C'est égal, je ne vous remets pas du tout, dit +mon +père.—C'est fort drôle, dit l'autre.—Joliment, dit mon +père.—Faut qu' +vous ayez une mauvaise mémoire, monsieur Weller, dit +l'autre.—C'est +vrai qu'a n'est pas fameuse, dit mon père.—Je m'en avais +douté, dit +l'autre.» Comme ça, il lui verse un verre de vin, et il le +chatouille +sur sa manière de conduire, et il le met dans une bonne humeur +soignée, +et à la fin il lui montre une banknote de vingt livres sterling<a + name="FNanchor_19_19"></a><a href="#Footnote_19_19"><sup>19</sup></a>. +«C'est une mauvaise route d'ici à Londres? qu'il lui +dit.—Par-ci par-là +y a de vilains endroits, dit mon père.—Et surtout près du +canal, je +crois? dit le gentleman.—Pour un vilain endroit, c'est un vilain +endroit, dit mon père.—Hé bien! monsieur Weller, dit +l'autre, vous êtes +un excellent cocher, et vous pouvez faire tout ce que vous voulez avec +vos chevaux, on sait ça. Nous avons tous bien de l'amitié +pour vous, +monsieur Weller. Ainsi, dans le cas qu'il vous arriverait <i>par hasard</i> +un accident quand vous amènerez les électeurs ici, dans +le cas que vous +les verseriez dans le canal, sans leur faire aucun mal, ceci est pour +vous, qu'il dit.—Mossieur, vous êtes extrêmement bon, dit +mon père, et +je vais boire à vot' santé un autre verre de vin, +dit-il.» Alors il +boit, empoche la monnaie, et il salue son monde. Hé bien! +monsieur, +continua Sam en regardant son maître avec un air d'impudence +inexprimable, croiriez-vous que, justement le jour où il menait +ces +mêmes électeurs, sa voiture fut versée +précisément dans cet endroit-là, +et tous les voyageurs lancés dans le canal?</p> +<p>—Et retirés sur-le-champ? demanda vivement M. Pickwick.</p> +<p>—Pour ça, répliqua Sam très-lentement, on dit +qu'il y manquait un vieux +gentleman. Je sais bien qu'on a repêché son chapeau, mais +je ne suis pas +bien certain si sa boule était dedans, oui-z-ou non. Mais ce que +je +regarde, c'est la hextraordinaire coïncidence que la voiture de +mon père +s'est versée, juste au même endroit et le même jour, +après ce que le +gentleman lui avait dit.</p> +<p>—Sans aucun doute, c'est un hasard bien extraordinaire, +répondit M. +Pickwick; mais brossez mon chapeau, Sam, car j'entends M. Winkle qui +m'appelle pour déjeuner.»</p> +<p>M. Pickwick descendit dans le parloir, où il trouva le +déjeuner servi et +la famille déjà rassemblée. Le repas disparut +rapidement; les chapeaux +des gentlemen furent décorés d'énormes cocardes +bleues, faites par les +belles mains de Mme Pott elle-même; et M. Winkle se chargea +d'accompagner cette dame sur le toit d'une maison voisine des +<i>hustings</i>, tandis que M. Pickwick se rendrait avec M. Pott aux <i>Armes +de la ville</i>. Un membre du comité de M. Slumkey haranguait, +d'une des +fenêtres de cet hôtel, six petits garçons et une +jeune fille, qu'il +appelait pompeusement à tout bout de champ: <i>hommes +d'Eatanswill</i>; sur +quoi les six petits garçons susmentionnés applaudissaient +prodigieusement.</p> +<p>La cour de l'hôtel offrait des symptômes moins +équivoques de la gloire +et de la puissance des bleus d'Eatanswill. Il y avait une armée +entière +de bannières et de drapeaux, étalant des devises +appropriées à la +circonstance, en caractères d'or, de quatre pieds de haut et +d'une +largeur proportionnée. Il y avait une bande de trompettes, de +bassons et +de tambours, rangés sur quatre de front et gagnant leur argent +en +conscience, principalement les tambours, qui étaient fort +musculeux. Il +y avait des troupes de constables, avec des bâtons bleus, vingt +membres +du comité avec des écharpes bleues, et tout un monde +d'électeurs, avec +des cocardes bleues. Il y avait des électeurs à cheval et +des électeurs +à pied. Il y avait un carrosse découvert, à quatre +chevaux, pour +l'honorable Samuel Slumkey. Et les drapeaux flottaient, et les +musiciens +jouaient, et les constables juraient, et les vingt membres du +comité +haranguaient, et la foule braillait, et les chevaux piaffaient et +reculaient, et les postillons suaient; et toutes les choses, tous les +individus réunis en cet endroit, s'y trouvaient pour l'avantage, +pour +l'honneur, pour la renommée, pour l'usage spécial de +l'honorable Samuel +Slumkey, de Slumkey-Hall, l'un des candidats pour la +représentation du +bourg d'Eatanswill, dans la chambre des communes du parlement du +Royaume-Uni.</p> +<p>Longues et bruyantes furent les acclamations, et l'un des drapeaux +bleus, portant ces mots: LIBERTÉ DE LA PRESSE, s'agita +convulsivement +quand la tête rousse de M. Pott fut aperçue par la foule +à l'une des +fenêtres. Mais l'enthousiasme fut épouvantable quand +l'honorable Samuel +Slumkey lui-même, en bottes à revers et en cravate bleue, +s'avança, +saisit la main dudit Pott, et témoigna à la multitude par +des gestes +mélodramatiques, sa reconnaissance ineffaçable des +services que lui +avait rendus la <i>Gazette d'Eatanswill</i>.</p> +<p>«Tom est-il prêt? demanda ensuite l'honorable Samuel +Slumkey à M. +Perker.</p> +<p>—Oui, mon cher monsieur, répliqua le petit homme.</p> +<p>—On n'a rien oublié, j'espère?</p> +<p>—Rien du tout, mon cher monsieur; pas la moindre chose. Il y a vingt +hommes, bien lavés, à qui vous donnerez des +poignées de main, à la +porte; et six enfants, dans les bras de leurs mères, que vous +caresserez +sur la tête et dont vous demanderez l'âge. Surtout ne +négligez pas les +enfants, mon cher monsieur. Ces sortes de choses produisent toujours un +bon effet.</p> +<p>—J'y penserai, dit l'honorable Samuel Slumkey.</p> +<p>—Et, peut-être, mon cher monsieur, ajouta le prévoyant +petit homme, si +vous pouviez... je ne dis pas que cela soit indispensable... mais si +vous pouviez prendre sur vous de baiser un des bambins, cela produirait +une grande impression sur la foule.</p> +<p>—L'effet ne serait-il pas le même si vous vous chargiez de la +besogne? +demanda M. Samuel Slumkey.</p> +<p>—J'ai peur que non, mon cher monsieur. Mais si vous le faisiez +vous-même, je pense que cela vous rendrait très-populaire.</p> +<p>—Très-bien, dit l'honorable Samuel Slumkey d'un air +résigné, il faut en +passer par là, voilà tout.</p> +<p>—Arrangez la procession!» crièrent les vingt membres du +comité.</p> +<p>Au milieu des acclamations de la multitude, musiciens, constables, +membres du comité, électeurs, cavaliers, carrosses +prirent leurs places. +Chacune des voitures à deux chevaux contenait autant de +gentlemen +empilés et debout qu'il avait été possible d'en +faire tenir. Celle qui +était assignée à M. Perker renfermait M. Pickwick, +M. Tupman, M. +Snodgrass et une demi-douzaine de membres du comité.</p> +<p>Il y eut un moment de silence solennel, lorsque la procession +attendit +que l'honorable Samuel Slumkey montât dans son carrosse.</p> +<p>Tout d'un coup la foule poussa une acclamation.</p> +<p>«Il est sorti!» s'écria le petit Perker, d'autant +plus ému que sa +position ne lui permettait pas de voir ce qui se passait en avant.</p> +<p>Une autre acclamation, plus forte:</p> +<p>«Il a donné des poignées de main aux +hommes!» dit le petit agent.</p> +<p>Une autre acclamation, beaucoup plus violente:</p> +<p>«Il a caressé les bambins sur la tête!» +continua M. Perker tremblant +d'anxiété.</p> +<p>Un tonnerre d'applaudissements qui déchirent les airs:</p> +<p>«Il en a baisé un!» s'écria le petit homme +enchanté.</p> +<p>Un second tonnerre:</p> +<p>«Il en a baisé un autre!»</p> +<p>Un troisième tonnerre, assourdissant:</p> +<p>«Il les baise tous!» vociféra l'enthousiaste +petit gentleman, et au +même instant la procession se mit en marche, saluée par +les acclamations +retentissantes de la multitude.</p> +<p>Comment et par quelle cause les deux processions se +heurtèrent, et +comment la confusion qui s'ensuivit fut enfin terminée, c'est ce +que +nous ne pouvons entreprendre de décrire: car au commencement de +la +bagarre le chapeau de M. Pickwick fut enfoncé sur ses yeux, sur +son nez +et sur sa bouche, par l'application d'un drapeau jaune. D'après +ce que +cet illustre philosophe put conclure du petit nombre de rayons visuels +qui passaient entre ses joues et son feutre, il se représente +comme +entouré de tous côtés par des physionomies +irritées et féroces, par un +vaste nuage de poussière et par une foule épaisse de +combattants. Il +raconte qu'il fut arraché de sa voiture par un pouvoir +invisible, et +qu'il prit part personnellement à des exercices pugilastiques; +mais avec +qui, ou comment, ou pourquoi, c'est ce qu'il lui est absolument +impossible d'établir. Ensuite il fut poussé sur des +gradins de bois par +les personnes qui étaient derrière lui, et, en retirant +son chapeau, il +se trouva environné de ses amis, sur le premier rang du +côté gauche des +<i>hustings</i>. Le côté droit était +réservé pour le parti jaune; le centre +pour le maire et ses assistants. L'un de ceux-ci, le gros crieur +d'Eatanswill, secouait une énorme cloche, ingénieux moyen +de faire faire +silence. Cependant M. Horatio Fizkin et l'honorable Samuel Slumkey, +leur +main droite posée sur leur cœur, s'occupaient à saluer, +avec la plus +grande affabilité, la mer orageuse de têtes qui inondait +la place et de +laquelle s'élevait une tempête de gémissements, +d'acclamations, de +sifflements, de hurlements, qui aurait fait honneur à un +tremblement de +terre.</p> +<p>«Voilà Winkle, dit M. Tupman à son illustre ami, +en le tirant par la +manche.</p> +<p>—Où? demanda M. Pickwick en ajustant sur son nez ses +lunettes, qu'il +avait heureusement gardées jusque-là dans sa poche.</p> +<p>—Là, répondit M. Tupman, sur le toit de cette +maison.»</p> +<p>Et en effet, dans une large gouttière de plomb, M. Winkle et +Mme Pott +étaient confortablement assis sur une couple de chaises, agitant +leurs +mouchoirs pour se faire mieux reconnaître.</p> +<p>M. Pickwick rétorqua ce compliment en envoyant un baiser de +sa main à la +dame.</p> +<p>L'élection n'avait pas encore commencé, et comme une +multitude inactive +est généralement disposée à être +facétieuse, cette innocente action fut +suffisante pour faire naître mille plaisanteries.</p> +<p>«Ohé! là-haut! vieux renard! C'est-il beau de +faire des galanteries aux +filles?</p> +<p>—Oh! le vénérable pécheur!</p> +<p>—Il met ses besicles pour lorgner les femmes mariées.</p> +<p>—Le scélérat! Il lui fait les yeux doux, à +travers ses carreaux.</p> +<p>—Surveillez votre femme, Pott!» Et ces lazzis furent suivis de +grands +éclats de rire.</p> +<p>Comme ces brocards étaient accompagnés d'odieuses +comparaisons entre M. +Pickwick et un vieux bouc, ainsi que d'autres traits d'esprit du +même +genre, et comme elles tendaient, en outre, à entacher l'honneur +d'une +innocente dame, l'indignation de notre héros fut excessive: mais +le +silence étant proclamé dans cet instant, il se contenta +de jeter à la +populace un regard de mépris et de pitié, qui la fit rire +plus +bruyamment que jamais.</p> +<p>«Silence! beuglèrent les acolytes du maire.</p> +<p>—Whiffin, proclamez le silence! dit le maire d'un air pompeux, qui +convenait à sa position élevée. Le crieur, pour +obéir à cet ordre, +exécuta un autre concerto sur sa sonnette, après quoi un +gentleman de la +foule cria, de toutes ses forces, <i>Fifine!</i> ce qui occasiona +d'autres +éclats de rire.</p> +<p>—Gentlemen! dit le maire, en donnant toute l'étendue possible +à sa +voix. Gentlemen, frères électeurs du bourg d'Eatanswill, +nous sommes +assemblés aujourd'hui pour élire un représentant +à la place de notre +dernier....»</p> +<p>Ici, le maire fut interrompu car une voix qui criait dans la foule:</p> +<p>«Bonne chance à M. le maire! et qu'il reste toujours +dans les clous et +les casseroles qu'ils y ont fait sa fortune.»</p> +<p>Cette allusion aux entreprises commerciales de l'orateur excita un +ouragan de gaieté qui, avec son accompagnement de sonnette, +empêcha +d'entendre un seul mot de la harangue du maire, à l'exception, +cependant, de la dernière phrase, par laquelle il remerciait ses +auditeurs de l'attention bienveillante qu'ils lui avaient +prêtée. Cette +expression de gratitude fut accueillie par une autre explosion de joie, +qui dura environ un quart d'heure.</p> +<p>Un grand gentleman efflanqué, dont le cou était +comprimé par une +cravate blanche très-roide, parut alors en scène, au +milieu des +interruptions fréquentes de la foule, qui l'engageait à +envoyer +quelqu'un chez lui pour voir s'il n'avait pas oublié sa voix +sous son +traversin. Il demanda la permission de présenter une personne +propre et +convenable, pour représenter au parlement les électeurs +d'Eatanswill, et +quand il déclara que c'était Horatio Fizkin, Esquire, de +Fizkin-Loge, +près Eatanswill, les fizkiniens applaudirent et les +slumkéïens +grognèrent, si longtemps et si bruyamment, que le parrain du +candidat, +au lieu de parler, aurait pu chanter des chansons bachiques sans que +personne s'en fût douté.</p> +<p>Les amis d'Horatio Fizkin, Esquire, ayant joui de leur +primauté, un +petit homme, au visage colérique et rouge comme un œillet, +s'avança afin +de nommer une autre personne propre et convenable, pour +représenter au +parlement les électeurs d'Eatanswill; mais la nature de cet +individu +était trop irritable pour lui permettre de cheminer +tranquillement parmi +les forces de la multitude. Après quelques sentences +d'éloquence +figurative, le gentleman colérique se mit à tonner contre +les +interrupteurs; puis il échangea des provocations avec les +gentlemen +placés sur les hustings. Alors il se leva de toutes parts un +tapage qui +l'obligea d'exprimer ses sentiments par une pantomime sérieuse, +au bout +de laquelle il céda la place à l'orateur chargé de +seconder sa motion. +Celui-ci, pendant une bonne demi-heure, psalmodia un discours +écrit, +qu'aucun tumulte ne put lui faire interrompre; car il l'avait +envoyé +d'avance à la <i>Gazette d'Eatanswill</i>, qui devait +l'imprimer mot pour +mot.</p> +<p>Enfin, Fizkin, Esquire de Fizkin-Loge, près d'Eatanswill, se +présenta +pour parler aux électeurs, mais aussitôt les bandes de +musiciens +employées par l'honorable Samuel Slumkey, commencèrent +à exécuter une +fanfare avec une vigueur toute nouvelle. En échange de cette +attention, +la multitude jaune se mit à caresser la tête et les +épaules de la +multitude bleue; la multitude bleue voulut se débarrasser de +l'incommode +voisinage de la multitude jaune, et il s'ensuivit une scène de +bousculades, de luttes, de combats, que nous désespérons +de pouvoir +représenter. Le maire s'efforça vainement d'y mettre fin; +vainement il +ordonna d'un ton impératif à douze constables de saisir +les principaux +meneurs, qui pouvaient être au nombre de deux cent cinquante; le +tumulte +continua. Durant l'émeute, Horatio Fizkin, Esquire de +Fiskin-Loge et ses +amis devinrent de plus en plus furieux; enfin, Horatio Fiskin demanda, +d'un ton péremptoire, à son adversaire l'honorable Samuel +Slumkey, de +Slumkey-Hall, si ces musiciens jouaient par son ordre. L'honorable +Samuel Slumkey, de Slumkey-Hall, refusant de répondre à +cette question, +Horatio Fizkin, Esquire, de Fizkin Loge, montra le poing à +l'honorable +Samuel Slumkey-Hall: sur quoi, le sang de l'honorable Samuel Slumkey +s'étant échauffé, il provoqua, en combat mortel, +Horatio Fizkin, +Esquire. Quand le maire entendit cette violation de toutes les +règles +connues et de tous les précédents, il ordonna une +nouvelle fantaisie sur +la sonnette, et déclara que son devoir l'obligeait à +faire comparaître +devant lui, Horatio Fizkin, Esquire, de Fizkin-Loge, et l'honorable +Samuel Slumkey, de Slumkey-Hall, pour leur faire prêter serment +de ne +point troubler la paix de Sa Majesté. A cette menace terrible, +les amis +des deux candidats s'interposèrent, et lorsque les deux partis +se furent +querellés, deux à deux, pendant trois quarts d'heure, +Horatio Fizkin, +Esquire, mit la main à son chapeau, en regardant l'honorable +Samuel +Slumkey; l'honorable Samuel Slumkey mit la main à son chapeau en +regardant Horatio Fizkin, Esquire, les musiciens furent interrompus; la +multitude s'apaisa en partie, et Horatio Fizkin, Esquire, put continuer +sa harangue.</p> +<p>Les discours des deux candidats, quoique différents sous tous +les autres +rapports, s'accordaient pour offrir un tribut touchant au mérite +et à la +noblesse d'âme des électeurs d'Eatanswill. Chacun exprima +son intime +conviction, qu'il n'avait jamais existé, sur la terre, une +réunion +d'hommes plus indépendants, plus éclairés, plus +patriotes, plus +vertueux, plus désintéressés que ceux qui avaient +promis de voter pour +<i>lui</i>: chacun fit entendre obscurément qu'il +soupçonnait les électeurs +de l'autre parti d'être influencés par de honteux motifs, +d'être adonnés +à d'ignobles habitudes d'ivrognerie, qui les rendaient tout +à fait +indignes d'exercer les importantes fonctions confiées à +leur honneur +pour le bonheur de la patrie. Fizkin exprima son empressement à +faire +tout ce qui lui serait proposé<a name="FNanchor_20_20"></a><a + href="#Footnote_20_20"><sup>20</sup></a>; Slumkey, sa +détermination de ne +jamais rien accorder de ce qui lui serait demandé. L'un et +l'autre +mirent en fait, que l'agriculture, les manufactures, le commerce, la +prospérité d'Eatanswill, seraient toujours plus chers +à leur cœur que +tous les autres objets terrestres. Chacun d'eux, enfin, était +heureux +de pouvoir déclarer que, grâce à sa confiance dans +le discernement des +électeurs, il était sûr que c'était lui qui +serait nommé.</p> +<p>A la suite de ce discours, on procéda par main levée; +le maire décida en +faveur de l'honorable Samuel Slumkey, de Slumkey-Hall; Horatio Fizkin, +Esquire, de Fizkin-Loge, demanda un scrutin: et en conséquence +un +scrutin fut décrété. Ensuite on vota des +remerciements au maire, pour +son admirable façon de présider, et le maire remercia +l'assemblée, en +souhaitant de tout son cœur que <i>le fauteuil de la présidence</i> +n'eût pas +été un vain mot, car il avait été debout +pendant toute la durée de +l'opération. Les processions se reformèrent; les voitures +roulèrent +lentement à travers la foule, et celle-ci applaudit ou siffla, +suivant +ce que lui dictaient ses affections ou ses caprices.</p> +<p>Pendant toute la durée du scrutin, la ville entière +sembla agitée d'une +fièvre d'enthousiasme. Tout se passait de la manière la +plus libérale et +la plus délicieuse. Les spiritueux étaient +remarquablement bon marché, +chez tous les débitants. Des brancards parcouraient les rues +pour la +commodité des électeurs qui se trouvaient +incommodés d'étourdissements +passagers; car, durant toute la lutte électorale, cette +espèce +d'indisposition épidémique s'étant +développée chez les votants avec une +rapidité singulière et tout à fait alarmante, on +les voyait souvent +étendus sur le pavé des rues, dans un état +d'insensibilité complète. Le +dernier jour il y avait encore un petit nombre d'électeurs qui +n'avaient +point voté. C'étaient des individus +réfléchis, calculateurs, qui +n'étaient pas suffisamment convaincus par les raisons de l'un ou +l'autre +parti, quoiqu'ils eussent eu de nombreuses conférences avec tous +les +deux. Une heure avant la fermeture du scrutin, M. Perker sollicita +l'honneur d'avoir une entrevue privée avec ces nobles, ces +intelligents +patriotes. Les arguments qu'il employa furent brefs, mais convaincants. +Les retardataires allèrent en troupe au scrutin, et quand ils en +sortirent, l'honorable Samuel Slumkey, de Slumkey-Hall, était +sorti déjà +de l'urne électorale.<br/> +</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;"/> +<p><br/> +</p> +<a name="CHAPITRE_XIV"></a> +<h2>CHAPITRE XIV.</h2> +<h3>Contenant une courte description de la compagnie assemblée +au <i>Paon +d'argent</i>, et de plus une histoire racontée par un +commis-voyageur.</h3> +<br/> +<p>C'est avec un plaisir toujours nouveau, qu'après avoir +contemplé les +tourments et les combats de la vie politique, on ramène son +attention +sur la tranquillité de la vie privée. Quoique en +réalité, M. Pickwick ne +tint pas beaucoup à l'un ou à l'autre parti, il avait +été assez enflammé +par l'enthousiasme de Pott, pour appliquer ses immenses facultés +intellectuelles aux opérations que nous venons de raconter, +d'après son +mémorandum. Pendant qu'il était ainsi occupé, M. +Winkle ne restait pas +oisif, mais il dévouait tout son temps à +d'agréables promenades, à de +petites excursions romantiques avec Mme Pott; car, lorsque l'occasion +s'en présentait, cette aimable dame ne manquait jamais de +chercher +quelque soulagement à l'ennuyeuse monotonie dont elle se +plaignait avec +tant d'amertume. M. Pickwick et M. Winkle, étant ainsi +complétement +acclimatés dans la maison de l'éditeur, M. Tupman et M. +Snodgrass, se +trouvèrent en grande partie réduits à leurs +propres ressources. Prenant +peu d'intérêt aux affaires publiques, ils eurent recours, +pour charmer +leurs loisirs, aux amusements que pouvait offrir le <i>Paon d'argent</i>. +Ces +amusements se composaient d'un jeu de bagatelle, au premier +étage, et +d'un solitaire jeu de quilles, dans l'arrière-cour. Grâce +au dévouement +de Sam, nos voyageurs furent graduellement initiés dans les +mystères de +ces passe-temps, beaucoup plus abstraits que ne le supposent les hommes +ordinaires. C'est ainsi qu'ils parvinrent à charmer la lenteur +des +heures paresseuses, quoiqu'ils fussent en grande partie +deshérités de la +société de M. Pickwick.</p> +<p>C'était principalement le soir que le <i>Paon d'argent</i> +offrait, aux deux +amis, des attractions qui leur permettaient de résister aux +invitations +pressantes de l'éloquent, quoique verbeux, journaliste. +C'était le soir +que le café de l'hôtel se remplissait d'un cercle +d'originaux, dont les +caractères et les manières présentaient à +M. Tupman des observations +délicieuses et dont les discours et les actions étaient +habituellement +notés par M. Snodgrass.</p> +<p>On sait ce que sont ordinairement les cafés où se +rassemblent messieurs +les commis voyageurs. Celui du <i>Paon d'argent</i> ne sortait point +de la +règle commune. C'était une vaste pièce toute nue, +dont le maigre +ameublement avait, sans aucun doute, été meilleur +lorsqu'il était plus +neuf. Une curieuse collection de chaises, aux formes grotesques et +variées, était distribuée autour d'une grande +table placée au centre de +la salle, et d'une infinité de petites tables rondes, +carrées ou +triangulaires, qui en occupaient tous les coins. Un vieux tapis de +Turquie faisait, sur le plancher, l'effet d'un petit mouchoir de femme +sur le plancher d'une guérite. Les murs étaient garnis de +deux ou trois +grandes cartes géographiques, et de plusieurs grosses +houppelandes, qui +pendaient à une rangée de champignons. On voyait, sur la +cheminée, un +livre de poste; une histoire du Comté, moins la couverture; les +restes +mortels d'une truite, contenus dans un cercueil de verre; un encrier de +bois, contenant un tronçon de plume, avec la moitié d'un +pain à +cacheter. Le buffet s'honorait de porter une quantité d'objets +divers, +parmi lesquels se faisaient remarquer principalement, une burette fort +nuageuse; deux ou trois fouets; autant de châles de voyage; un +assortiment de couteaux et de fourchettes, et surtout la moutarde. +Enfin, l'atmosphère, épaissie par la fumée de +tabac, avait communiqué +une teinte de bistre à tous les objets, et principalement +à des rideaux +rouges et poussiéreux, qui pendaient tristement aux +croisées.</p> +<p>C'est là que MM. Tupman et Snodgrass buvaient et fumaient, +dans la +soirée qui suivit l'élection, avec plusieurs autres +habitants +temporaires de l'hôtel.</p> +<p>«Allons! messieurs, dit <i>ex abrupto</i>, un grand et +vigoureux personnage, +qui ne possédait qu'un seul œil, mais un petit œil noir +étincelant, +comme quatre, de malice et de bonne humeur. Allons! messieurs, à +nos +nobles santés! Je propose toujours ce toast-là à +la compagnie, mais dans +mon for intérieur je bois à la santé de Mary. Pas +vrai, Mary?...</p> +<p>—Laissez-moi, monstre! répondit la servante, qui, toutefois, +était +évidemment flattée du compliment.</p> +<p>—Ne vous en allez pas, Mary, reprit l'homme à l'œil noir.</p> +<p>—Laissez-moi tranquille, impertinent!</p> +<p>—Ne pleurez pas d'être obligée de me quitter, Mary, +poursuivit le +personnage à l'œil unique, tandis que la jeune fille quittait la +chambre; j'irai vous retrouver tout à l'heure, ne vous chagrinez +pas, ma +chère! En disant ces mots il cligna son œil solitaire du +côté de la +compagnie, à la grande satisfaction d'un personnage assez +figé, qui +avait une pipe de terre et un visage également <i>culottés</i>.</p> +<p>—Les femmes, c'est des drôles de créatures, dit l'homme +au visage +culotté, après une pause.</p> +<p>—Ah! c'est fameusement vrai!» s'écria, derrière +son cigare, un second +monsieur au visage couperosé.</p> +<p>Après ce petit bout de philosophie, il y eut une autre pause.</p> +<p>«Malgré cela, voyez-vous, il y a dans ce monde des +choses plus drôles +que les femmes, reprit l'homme à l'œil noir, en remplissant +gravement +une pipe hollandaise d'une énorme dimension.</p> +<p>—Êtes-vous marié? demanda le visage culotté.</p> +<p>—Pas que je sache.</p> +<p>—Je m'en avais douté.»</p> +<p>En parlant ainsi, l'homme au visage culotté tomba dans une +extase de +joie, occasionnée par sa propre répartie; ce en quoi il +fut imité par un +individu à la voix douce, au visage pacifique, qui avait pour +principe +d'être toujours d'accord avec tout le monde.</p> +<p>«Après tout, gentlemen, dit l'enthousiaste M. +Snodgrass, les femmes sont +le charme et la consolation de notre existence.</p> +<p>—Cela est vrai, répliqua le personnage à l'air +doucereux.</p> +<p>—Quand elles sont de bonne humeur, ajouta le visage culotté.</p> +<p>—Oh! cela est très-vrai, dit le gentleman pacifique.</p> +<p>—Je repousse cette restriction! reprit M. Snodgrass dont la +pensée +retournait rapidement vers Émily Wardle. Je la repousse avec +dédain. +Montrez-moi l'homme qui profère quelque chose contre les femmes, +en tant +que femmes, et je déclare hardiment qu'il n'est pas un homme. En +prononçant ces mots, M. Snodgrass ôta son cigare de sa +bouche, et frappa +violemment sur la table avec son poing fermé.</p> +<p>—Voilà un bon argument, dit l'homme pacifique.</p> +<p>—Contenant une assertion que je nie, interrompit le visage +culotté.</p> +<p>—Et il y a certainement aussi beaucoup de vérité dans +ce que vous +observez, monsieur, répliqua le pacifique.</p> +<p>—Votre santé, monsieur, reprit le commis voyageur, à +l'œil unique, en +le dirigeant amicalement vers M. Snodgrass.</p> +<p>Le pickwickien répondit à cette politesse comme il +convenait.</p> +<p>«J'aime toujours à entendre un bon argument, continua +le commis +voyageur; un argument frappant comme celui-ci. C'est fort instructif. +Mais cette petite discussion sur les femmes m'a fait souvenir d'une +histoire que j'ai entendu raconter à mon oncle. C'est ce qui m'a +fait +dire tout à l'heure qu'il y a des choses plus drôles que +les femmes.</p> +<p>—Je voudrais bien entendre cette histoire-là, dit l'homme au +cigare et +au visage rouge.</p> +<p>—Votre parole d'honneur? répliqua laconiquement le commis +voyageur; et +il continua à fumer avec grande véhémence.</p> +<p>—Et moi aussi, ajouta M. Tupman, qui parlait pour la première +fois, et +qui était toujours désireux d'augmenter son bagage +d'expérience.</p> +<p>—Et vous aussi? Eh bien! je vais vous la raconter. Pourtant ce n'est +pas trop la peine; je suis sûr que vous ne la croirez pas.»</p> +<p>Et pendant que le commis voyageur parlait ainsi, son œil solitaire +clignait d'une façon singulièrement malicieuse.</p> +<p>«Si vous m'assurez que l'histoire est vraie, je la croirai +certainement, +dit M. Tupman.</p> +<p>—Moyennant cette condition, je vais vous la raconter. Avez-vous +entendu +parler de la maison Bilson et Slum? Au reste, que vous en ayez entendu +parler ou non, cela ne fait pas grand'chose, puisqu'ils sont +retirés du +commerce depuis longtemps. Il y a quatre-vingts ans que l'histoire en +question arriva à un commis voyageur de cette maison; il +était ami +intime avec mon oncle, et mon oncle m'a raconté l'histoire +à peu près +comme vous allez l'entendre. Il l'appelait<br/> +<br/> +</p> +<p style="font-weight: bold; text-align: center;">L'HISTOIRE DE TOM +SMART, LE COMMIS VOYAGEUR.</p> +<p>Par une soirée d'hiver, au moment où +l'obscurité commençait à tomber, on +aurait pu voir sur la route qui traverse le plateau de Marlborough, une +carriole, et dans cette carriole un homme qui pressait son cheval +fatigué. Je dis <i>qu'on aurait pu voir</i>, et je n'ai pas le +moindre doute +qu'on aurait vu, s'il était passé par là quelque +personne qui n'eût pas +été aveugle. Mais la saison était si froide et la +nuit si pluvieuse, +qu'excepté l'eau qui tombait il n'y avait pas un chat dehors. Si +un +commis voyageur de cette époque avait rencontré ce +casse-cou de petite +carriole, avec sa caisse grise, ses roues écarlates, et sa +jument baie à +l'allure allongée, un caractère capricieux, qui avait +l'air de descendre +d'un cheval de boucher et d'une rosse de la petite poste, il aurait +conclu du premier coup, que le conducteur de la carriole était +nécessairement Tom Smart, de la grande maison Bilson et Slum, de +Cateaton-Street, dans la Cité; mais comme il ne se trouvait +là aucun +commis voyageur, personne ne se doutait de l'affaire, et Tom Smart, sa +carriole grise, ses roues écarlates et sa jument capricieuse, +gardaient +mutuellement leur secret, en cheminant de compagnie.</p> +<p>Même dans ce triste monde, il y a bien des endroits plus +agréables que +la plaine de Marlborough, quand le vent souffle violemment. Si vous y +joignez une sombre soirée d'hiver, une route +défoncée et fangeuse, une +pluie froide et battante, et que vous en fassiez l'expérience +sur votre +propre individu, vous comprendrez toute la force de cette observation.</p> +<p>Le vent ne soufflait pas en face, ni par derrière, quoique ce +soit assez +mauvais, mais il venait en travers de la route, poussait la pluie +obliquement, comme les lignes qu'on traçait dans nos cahiers +d'écriture +pour nous apprendre à bien pencher nos lettres: il s'apaisait +par +instants, et le voyageur commençait à se flatter +qu'épuisé par sa furie, +il s'était enfin endormi. Mais pfffouh! il recommençait +à hurler et à +siffler au loin; il arrivait en roulant par-dessus les collines; il +balayait la plaine, et s'approchant avec une violence toujours +croissante, il tourbillonnait autour de l'homme et du cheval; il +fouettait dans leurs yeux, dans leurs oreilles, des bouffées +d'une pluie +froide et piquante; il soufflait son haleine humide et glacée +jusque +dans la moelle de leurs os; puis, quand il les avait +dépassés il +tempêtait au loin avec des mugissements étourdissants, +comme s'il avait +voulu se moquer de leur faiblesse, et se glorifier de sa puissance.</p> +<p>La jument baie pataugeait dans la boue, les oreilles pendantes, et +de +temps en temps secouait la tête, comme pour exprimer le +dégoût que lui +inspirait la conduite inconvenante des éléments. +Cependant elle allait +toujours d'un bon pas, quand tout à coup, entendant venir un +tourbillon, +plus furieux que tous les autres, elle s'arrêta court, +écarta ses quatre +pieds, et les planta solidement sur la terre. Ce fut par une +grâce +spéciale de la Providence qu'elle agit ainsi, car la carriole +était si +légère, Tom-Smart si mince, et la jument capricieuse si +efflanquée, +qu'une fois enlevée par l'ouragan, tous les trois auraient +infailliblement roulé, l'un par-dessus l'autre, jusqu'à +ce qu'ils +eussent atteint les bornes de la terre, où jusqu'à ce que +le vent se fût +apaisé. Or, dans l'une comme dans l'autre hypothèse, il +est probable que +ni la jument capricieuse, ni Tom Smart, ni la carriole grise aux roues +écarlates, n'auraient jamais pu être remis en état +de service.</p> +<p>«Par mes sous-pieds et mes favoris! s'écria Tom Smart +(Il avait parfois +la mauvaise habitude de jurer); par mes sous-pieds et mes favoris! +s'écria Tom, voilà un temps gracieux, que le diable +m'évente!»</p> +<p>On me demandera probablement pourquoi Tom Smart exprimait le vœu +d'être +éventé sur nouveaux frais, lorsqu'il était soumis +à ce genre de +traitement depuis si longtemps. Je n'en sais rien: seulement je sais +que +Tom Smart parla de la sorte, ou du moins raconta à mon oncle, +qu'il +avait ainsi parlé; ce qui revient au même.</p> +<p>«Que le diable m'évente!» dit Tom Smart; et la +jument renifla comme si +elle avait été précisément du même +avis.</p> +<p>«Allons! ma vieille fille, reprit Tom, en lui caressant le cou +avec le +bout de son fouet; il n'y a pas moyen d'avancer cette nuit. Nous +resterons à la première auberge. Ainsi plus tu iras vite, +plus vite ça +sera fini. Oh! oh! bellement! bellement!»</p> +<p>La jument capricieuse était-elle assez habituée +à la voix de son maître +pour comprendre sa pensée, ou trouvait-elle qu'il faisait plus +froid à +rester en place qu'à marcher, c'est ce que je ne saurais dire; +mais ce +qu'il y a de sûr, c'est que Tom avait à peine cessé +de parler, qu'elle +releva ses oreilles et recommença à trotter. Elle allait +grand train et +secouait si bien la carriole grise, que Tom s'attendait à chaque +instant +à voir les rayons rouges de ses roues voler à droite et +à gauche, et +s'enfoncer dans le sol humide. Tout bon conducteur qu'il était, +Tom ne +put ralentir sa course jusqu'au moment où la courageuse +bête s'arrêta +d'elle-même devant une auberge, à main droite de la route, +à environ +deux milles des collines de Marlborough.</p> +<p>Le voyageur déposa son fouet, et jeta les rênes au +valet d'écurie, tout +en examinant la maison. C'était un drôle de vieux +bâtiment, construit +avec une sorte de cailloutage et des poutres entre-croisées. Les +fenêtres, surmontées d'un petit toit pointu, +s'avançaient sur la route; +la porte était basse, et pour entrer dans la maison, il fallait +descendre deux marches assez raides, sous un porche obscur, au lieu de +monter au perron extérieur, comme c'est l'usage moderne. +Cependant +l'auberge avait l'air confortable; il s'échappait de la +fenêtre de la +salle commune une lumière réjouissante, qui rayonnait sur +la route et +jusque sur la haie opposée. Une seconde clarté, +tantôt vacillante et +faible, tantôt vive et ardente, perçait à travers +les rideaux fermés +d'une croisée de la même salle, indice flatteur de +l'excellent feu qui +flambait dans l'intérieur. Remarquant ces petits symptômes +avec l'œil +d'un voyageur expérimenté, Tom descendit aussi agilement +que le lui +permirent ses membres à moitié gelés, et +s'empressa d'entrer dans la +maison.</p> +<p>En moins de cinq minutes, il était établi dans la +salle (c'était bien +celle qu'il avait rêvée), en face du comptoir, et non loin +d'un feu +substantiel, composé d'à peu près un boisseau de +charbon de terre et +d'assez de broussailles pour former une douzaine de buissons fort +décents. Ces combustibles étaient empilés +jusqu'à la moitié de la +cheminée, et ronflaient, en pétillant, avec un bruit qui +aurait suffi +pour réchauffer le cœur de tout homme raisonnable. Cela +était +confortable, mais ce n'était pas tout; car une piquante jeune +fille, à +l'œil brillant, au pied fin, à la mise coquette, mettait sur la +table +une nappe parfaitement blanche. De plus, Tom, ses pieds dans ses +pantoufles et ses pantoufles sur le garde-feu, le dos tourné +à la porte +ouverte, voyait, par réflexion dans la glace de la +cheminée, la +charmante perspective du comptoir, avec ses délicieuses +rangées de +fromages, de jambons bouillis, de bœuf fumé, de bouteilles +portant des +inscriptions d'or, de pots de marinades et de conserves; le tout +disposé +sur des tablettes d'une manière séduisante. Eh bien! cela +était +confortable; mais cela n'était pas encore tout, car dans le +comptoir une +veuve appétissante était assise pour prendre le +thé, à la plus jolie +petite table possible, près du plus brillant petit feu +imaginable, et +cette veuve, qui avait à peine quarante-huit ans et dont le +visage était +aussi confortable que le comptoir, était évidemment la +dame et maîtresse +de l'auberge, l'autocrate suprême de toutes ces agréables +possessions. +Malheureusement il y avait une vilaine ombre à ce charmant +tableau: +c'était un grand homme, un homme très-grand, en habit +brun à énormes +boutons de métal, avec des moustaches noires et des cheveux +noirs +bouclés. Il prenait le thé à côté de +la veuve, et, comme on pouvait le +deviner sans grande pénétration, il était en beau +chemin de prendre la +veuve elle-même, en lui persuadant de confier à Sa +Grandeur le +privilège de s'asseoir dans ce comptoir, à +perpétuité.</p> +<p>Le caractère de Tom Smart n'était nullement irritable +ni envieux, et +pourtant, d'une manière ou d'une autre, le grand homme à +l'habit brun +fit fermenter le peu d'humeur qui entrait dans sa composition. Ce qui +le +vexait surtout, c'était d'observer de temps en temps dans la +glace +certaines petites familiarités innocentes, mais affectueuses, +qui +s'échangeaient entre la veuve et le grand homme, et qui le +posaient +évidemment comme le favori de la dame. Tom aimait le grog +chaud—je puis +même dire qu'il l'aimait beaucoup;—aussi, après +s'être assuré que sa +jument avait de bonne avoine et de bonne litière, après +avoir savouré, +sans en laisser une bouchée, l'excellent petit dîner que +la veuve avait +apprêté pour lui de ses propres mains, Tom demanda un +verre de grog, par +manière d'essai. Or, s'il y avait une chose que la veuve sut +fabriquer +mieux qu'une autre, parmi toutes les branches de l'art culinaire, +c'était précisément cet article-là. Le +premier verre se trouva donc +adapté si heureusement au goût de Tom, qu'il ne tarda pas +à en ordonner +un second. Le punch chaud est une chose fort agréable, +gentlemen, une +chose fort agréable dans toutes les circonstances; mais dans ce +vieux +parloir si propre, devant ce feu si pétillant, au bruit du vent +qui +rugissait en dehors à faire craquer tous les ais de la vieille +maison, +Tom trouva son punch absolument délicieux. Il en demanda un +troisième +verre, puis un quatrième, puis un cinquième; je ne sais +pas trop s'il +n'en ordonna pas encore un autre après celui-là. Quoi +qu'il en soit, +plus il buvait de punch, plus il s'irritait contre le grand homme.</p> +<p>«Le diable confonde son impudence! pensa Tom Smart en +lui-même; +qu'a-t-il à faire dans ce charmant comptoir, ce vilain museau? +Si la +veuve avait un peu de goût, elle pourrait assurément +ramasser un +gaillard mieux tourné que cela.» Ici les yeux de Tom +quittèrent la glace +et tombèrent sur son verre de punch. Il le vida, car il devenait +sentimental, et il en ordonna encore un.</p> +<p>Tom Smart, gentlemen, avait toujours ressenti le noble désir +de servir +le public. Il avait longtemps ambitionné d'être +établi dans un comptoir +qui lui appartînt, avec une grande redingote verte, en culottes +de +velours à côtes et des bottes à revers. Il se +faisait une haute idée de +présider à des repas de corps; il s'imaginait qu'il +parlerait joliment +dans une salle à manger qui serait à lui, et qu'il +donnerait de fameux +exemples à ses pratiques, en buvant avec +intrépidité. Toutes ces choses +passèrent rapidement dans l'esprit de Tom, pendant qu'il +sirotait son +punch, auprès du feu jovial, et il se sentit justement +indigné contre le +grand homme, qui paraissait sur le point d'acquérir cette +excellente +maison, tandis que lui, Tom Smart, en était aussi +éloigné que jamais. En +conséquence, après s'être demandé, pendant +ses deux derniers verres, +s'il n'avait pas le droit de chercher querelle au grand homme pour +s'être insinué dans les bonnes grâces de +l'appétissante veuve, Tom Smart +arriva finalement à cette conclusion peu satisfaisante, qu'il +était un +pauvre homme fort maltraité, fort persécuté, et +qu'il ferait mieux de +s'aller jeter sur son lit.</p> +<p>La jolie fille précéda Tom dans un large et vieil +escalier: elle +abritait sa chandelle avec sa main, pour la protéger contre les +courants +d'air qui, dans un vieux bâtiment aussi peu régulier que +celui-là, +auraient certainement pu trouver mille recoins pour prendre leurs +ébats, +sans venir précisément souffler la lumière. Ils la +soufflèrent +cependant, et donnèrent ainsi aux ennemis de Tom une occasion +d'assurer +que c'était <i>lui</i>, et non pas le vent, qui avait +éteint la chandelle, et +que, tandis qu'il prétendait souffler dessus pour la rallumer, +il +embrassait effectivement la servante. Quoi qu'il en soit, la chandelle +fut rallumée, et Tom fut conduit, à travers un labyrinthe +de corridors, +dans l'appartement qui avait été préparé +pour sa réception. La jeune +fille lui souhaita une bonne nuit, et le laissa seul.</p> +<p>Il se trouvait dans une grande chambre, accompagnée de +placards énormes; +le lit aurait pu servir pour un bataillon tout entier; les deux +armoires, en chêne bruni par le temps, auraient contenu le bagage +d'une +petite armée: mais ce qui frappa le plus l'attention de Tom, ce +fut un +étrange fauteuil, au dos élevé, à l'air +refrogné, sculpté de la manière +la plus bizarre, couvert d'un damas à grands ramages, et dont +les pieds +étaient soigneusement enveloppés dans de petits sacs +rouges, comme s'ils +avaient eu la goutte dans les talons. De tout autre fauteuil singulier, +Tom aurait pensé simplement que c'était un singulier +fauteuil; mais il y +avait dans ce fauteuil-là quelque chose,—il lui aurait +été impossible +de dire quoi,—quelque chose qu'il n'avait jamais remarqué dans +aucune +autre pièce d'ameublement, quelque chose qui semblait le +fasciner. Il +s'assit auprès du feu et il regarda de tous ses yeux le vieux +fauteuil, +pendant plus d'une demi-heure. Damnation sur ce fauteuil! +C'était une +vieillerie si étrange, qu'il n'en pouvait pas détacher +ses regards.</p> +<p>«Sur ma foi! dit Tom en se déshabillant lentement et en +considérant +toujours le vieux fauteuil, qui se tenait d'un air mystérieux +auprès du +lit, je n'ai jamais vu rien de si drôle de ma vie ni de mes +jours; +farcement drôle! dit Tom, qui, grâce au punch, était +devenu +singulièrement penseur. Farcement drôle!» Il secoua +la tête avec un air +de profonde sagesse et regarda le fauteuil sur nouveaux frais; mais il +eut beau regarder, il n'y pouvait rien comprendre. Ainsi, il se fourra +dans son lit, se couvrit chaudement, et s'endormit.</p> +<p>Au bout d'une demi-heure, Tom s'éveilla en sursaut au milieu +d'un rêve +confus de grands hommes et de verres de punch. Le premier objet qui +s'offrit à son imagination engourdie, ce fut l'étrange +fauteuil.</p> +<p>«Je ne veux plus le regarder,» se dit Tom à +lui-même, en fermant +solidement ses paupières; et il tâcha de se persuader +qu'il allait se +rendormir. Impossible! une quantité de fauteuils bizarres +dansaient +devant ses yeux, battaient des entrechats avec leurs pieds, jouaient +à +saute-mouton et faisaient toutes sortes de bamboches.</p> +<p>«Autant voir un fauteuil réel que deux ou trois +douzaines de fauteuils +imaginaires,» pensa Tom, en sortant sa tête de dessous la +couverture.</p> +<p>L'objet de son étonnement était toujours là, +fantastiquement éclairé par +la lumière vacillante du feu.</p> +<p>Tom le contemplait fixement, lorsque soudain il le vit changer de +figure. Les sculptures du dossier prirent graduellement les traits et +l'expression d'une face humaine, vieillotte et ridée; le damas +à ramages +devint un antique gilet flamboyant; les pieds s'allongèrent, +enfoncés +dans des pantoufles rouges; et le fauteuil, enfin, offrit l'apparence +d'un très-vieux et très-vilain bourgeois du siècle +précédent, qui se +serait campé là, les poings sur les hanches. Tom s'assit +sur son lit et +se frotta les yeux, pour chasser cette illusion. Mais non! le fauteuil +était bien réellement un vieux gentleman; et qui plus +est, il commença à +cligner de l'œil en regardant Tom Smart.</p> +<p>Tom était naturellement un gaillard audacieux, et par-dessus +le marché +il avait dans l'estomac cinq verres de punch. Quoiqu'il eût +été d'abord +un peu démoralisé, il sentit que sa bile +s'échauffait en voyant +l'antique gentleman le lorgner ainsi d'un air impudent. A la fin, il +résolut de ne pas le souffrir et comme la vieille face +continuait à +cligner de l'œil aussi vite qu'un œil peut cligner, Tom lui dit d'un +ton +courroucé:</p> +<p>«Pourquoi diantre me faites-vous toutes ces grimaces-là?</p> +<p>—Parce que cela me plaît, Tom Smart,» répondit le +fauteuil, ou le vieux +gentleman, comme vous voudrez l'appeler. Cependant il cessa de cligner +de l'œil, mais il se mit à ricaner en montrant ses dents, comme +un vieux +singe décrépit.</p> +<p>«Comment savez-vous mon nom, vieille face de casse-noisettes? +demanda +Tom un peu ébranlé, quoiqu'il voulût avoir l'air de +faire bonne +contenance.</p> +<p>—Allons! allons! Tom, ce n'est pas comme cela qu'on doit parler +à de +l'acajou massif. Dieu me damne! on ne traiterait pas ainsi le plus +mince +plaqué.» En disant ces mots, le vieux gentleman avait +l'air si féroce, +que Tom commença à s'effrayer.</p> +<p>«Je n'avais pas l'intention de vous manquer de respect, +monsieur, +répondit-il d'un ton beaucoup plus humble.</p> +<p>—Bien! bien! reprit le bonhomme; je le crois, je le crois. Tom?</p> +<p>—Monsieur?</p> +<p>—Je sais toute votre histoire, Tom; toute votre histoire. Vous +n'êtes +pas riche, Tom.</p> +<p>—C'est vrai; mais comment savez-vous...?</p> +<p>—Cela n'y fait rien. Écoutez-moi, Tom: Vous aimez trop le +punch.»</p> +<p>Tom était sur le point de protester qu'il n'en avait pas +tâté une goutte +depuis le dernier anniversaire de sa fête, lorsque ses yeux +rencontrèrent ceux du fauteuil. Il avait l'air si malin, que Tom +rougit, +et garda le silence.</p> +<p>«Tom! la veuve est une belle femme: une femme bien +appétissante! eh! +Tom?» En parlant ainsi, le vieil amateur tourna la prunelle, fit +claquer +ses lèvres, et releva une de ses petites jambes grêles +d'un air si roué, +que Tom prit en dégoût la légèreté de +ses manières, à son âge surtout.</p> +<p>«Tom! reprit le vieux gentleman, je suis son tuteur.</p> +<p>—Vraiment?</p> +<p>—J'ai connu sa mère, Tom, et sa grand'mère aussi. Elle +était folle de +moi. C'est elle qui m'a fait ce gilet-là, Tom.</p> +<p>—Oui-da!</p> +<p>—Et ces pantoufles-là, continua le vieux camarade en levant +un de ses +échalas. Mais n'en parlez pas, Tom; je ne voudrais pas qu'on +sût +combien elle m'était attachée; cela pourrait occasionner +quelques +désagréments dans sa famille.» En disant ces mots, +le vieux débauché +avait l'air si impertinent, que Tom a déclaré depuis +qu'il aurait pu +s'asseoir dessus sans le moindre remords.</p> +<p>«J'étais la coqueluche des femmes dans mon temps. J'ai +tenu bien des +jolies femmes sur mes genoux pendant des heures entières! Eh! +Tom, qu'en +dites-vous?» Le vieux farceur allait poursuivre et raconter sans +doute +quelque exploit de sa jeunesse, lorsqu'il lui prit un si violent +accès +de craquements qu'il lui fut impossible de continuer.</p> +<p>«C'est bien fait, vieux libertin! pensa Tom. Mais il ne dit +rien.</p> +<p>—Ah! reprit son étrange interlocuteur, cette maladie +m'incommode +beaucoup maintenant. Je deviens vieux, Tom, et j'ai perdu presque tous +mes bâtons. On m'a fait dernièrement une vilaine +opération: on m'a mis +dans le dos une petite pièce. C'était une épreuve +terrible, Tom.</p> +<p>—Je le crois, monsieur.</p> +<p>—Mais il ne s'agit point de cela, Tom; je veux vous marier à +la veuve.</p> +<p>—Moi! monsieur?</p> +<p>—Vous.</p> +<p>—Que Dieu bénisse vos cheveux blancs! (le fauteuil conservait +encore +une partie de ses crins). Elle ne voudrait pas de moi! Et Tom soupira +involontairement, car il songeait au comptoir.</p> +<p>—Allons donc! dit le vieux gentleman avec fermeté.</p> +<p>—Non, non. Il y a un autre vent qui souffle: un damné coquin, +d'une +taille superbe, avec des favoris noirs!</p> +<p>—Tom! reprit le vieillard solennellement, il ne l'épousera +jamais!</p> +<p>—Ah! si vous aviez été dans le comptoir, vieux +gentleman, vous +conteriez un autre conte.</p> +<p>—Bah! bah! je sais toute cette histoire-là....</p> +<p>—Quelle histoire?</p> +<p>—Les baisers dérobés derrière la porte, et +caetera,» dit le vieillard +avec un regard impudent qui fit bouillonner le sang de Tom; car, je +vous +le demande, messieurs, y a-t-il rien de plus vexant que d'entendre +parler de la sorte un homme de cet âge, qui devrait s'occuper de +choses +plus convenables.</p> +<p>«Je sais tout cela, Tom; j'en ai vu faire autant à bien +d'autres, que +je ne veux pas nommer; mais, après tout, il n'en est rien +résulté.</p> +<p>—Vous devez avoir vu de drôles de choses dans votre +temps?»</p> +<p>—Vous pouvez en jurer, Tom, répondit le vieillard avec une +grimace fort +compliquée. Puis il ajouta en poussant un profond soupir: +hélas! je suis +le dernier de ma famille.</p> +<p>—Était-elle nombreuse?</p> +<p>—Nous étions douze gaillards solidement bâtis, nous +tenant droits comme +des i. Quelle différence avec vos avortons modernes! Et nous +avions reçu +un si beau poli (quoique je ne dusse peut-être pas le dire +moi-même), un +si beau poli, qu'il vous aurait réjoui le cœur.</p> +<p>—Et que sont devenus les autres, monsieur?»</p> +<p>Le vieux gentleman appliqua son coude à son œil, et +répondit tristement: +«Défunts! Tom, défunts! Nous avons fait un rude +service, et ils +n'avaient pas tous ma constitution. Ils ont attrapé des +rhumatismes dans +les pieds et dans les bras, si bien qu'on les a relégués +à la cuisine et +dans d'autres hôpitaux. L'un d'eux, par suite de longs services +et de +mauvais traitements, devint si disloqué, si branlant, qu'on prit +le +parti de le mettre au feu. Une fin bien rude, Tom!</p> +<p>—Épouvantable!»</p> +<p>Le pauvre vieux bonhomme fit une pause. Il luttait contre la +violence de +ses émotions. Enfin, il continua en ces termes:</p> +<p>«Il ne s'agit point de cela, Tom. Ce grand homme est un coquin +d'aventurier. Aussitôt qu'il aurait épousé la +veuve, il vendrait tout le +mobilier, et il s'en irait. Qu'arriverait-il ensuite? Elle serait +abandonnée, ruinée, et moi je mourrais de froid dans la +boutique de +quelque brocanteur.</p> +<p>—Oui, mais....</p> +<p>—Ne m'interrompez pas, Tom. J'ai de vous une opinion bien +différente. +Je sais que si une fois vous étiez établi dans une +taverne vous ne la +quitteriez jamais, tant qu'il y resterait quelque chose à boire.</p> +<p>—Je vous suis très-obligé de votre bonne opinion, +monsieur.</p> +<p>—C'est pourquoi, reprit le vieux gentleman d'un ton doctoral, c'est +pourquoi vous l'épouserez et il ne l'épousera point.</p> +<p>—Et qui l'en empêchera? demanda Tom avec vivacité.</p> +<p>—Une petite circonstance: il est déjà marié.</p> +<p>—Comment pourrai-je le prouver? s'écria Tom, en sautant +à moitié de +son lit.</p> +<p>—Il ne se doute guère qu'il a laissé dans le gousset +droit d'un +pantalon enfermé dans cette armoire, une lettre de sa +malheureuse femme, +qui le supplie de revenir pour donner du pain à ses six,... +remarquez +bien, Tom, à ses six enfants, tous en bas âge.»</p> +<p>Lorsque le vieux gentleman eut prononcé ces mots avec +solennité, ses +traits devinrent de moins en moins distincts et sa personne plus +vaporeuse; un voile semblait s'étendre sur les yeux de Tom; +l'antique +gilet du vieillard se résolut en un coussin de damas; ses +pantoufles +rouges devinrent de petites enveloppes: toute sa personne, enfin, +reprit +l'apparence d'un vieux fauteuil. Alors la lumière du feu +s'éteignit, et +Tom Smart, retombant sur son oreiller, s'endormit profondément.</p> +<p>Le matin le tira du sommeil léthargique qui s'était +emparé de lui, après +la disparition du vieil homme. Il s'assit sur son lit, et, pendant +quelques minutes, il s'efforça vainement de se rappeler les +événements +de la soirée précédente. Tout d'un coup ils lui +revinrent à la mémoire. +Il regarda le fauteuil; c'était certainement un meuble gothique, +sombre, +fantastique, mais il aurait fallu une imagination plus +ingénieuse que +celle de Tom pour y découvrir quelque ressemblance avec un +vieillard.</p> +<p>«Comment ça va-t-il, vieux garçon?» dit +Tom, car il se trouvait plus +brave à la lumière, comme il arrive à la plupart +des hommes.</p> +<p>Le fauteuil resta immobile et ne répondit pas un seul mot.</p> +<p>«Vilaine matinée!» continua Tom.</p> +<p>Motus. Le fauteuil ne voulait pas se laisser entraîner +à causer.</p> +<p>«Quelle armoire m'avez-vous montrée? poursuivit Tom. +Vous pouvez bien me +dire cela?»</p> +<p>Même rengaine, le fauteuil ne consentait pas à souffler +un seul mot.</p> +<p>«Quoi qu'il en soit, il n'est pas bien difficile de +l'ouvrir», pensa +Tom. Il sortit du lit résolument et s'approcha d'une des +armoires. La +clef était à la serrure; il la tourna et ouvrit la porte. +Il y avait +dans l'armoire un pantalon; Tom fourra sa main dans la poche et en tira +la lettre même, dont le vieux gentleman avait parlé.</p> +<p>«Drôle d'histoire, dit Tom en regardant d'abord le +fauteuil, ensuite +l'armoire, puis la lettre, et en revenant enfin au fauteuil. +Drôle +d'histoire!» Mais il avait beau regarder, cela n'en devenait pas +plus +clair et il pensa qu'il ferait aussi bien de s'habiller et de terminer +l'affaire du grand homme, simplement pour ne pas le laisser en suspens.</p> +<p>En descendant au parloir il examina les localités avec l'œil +scrutateur +du maître, pensant qu'il n'était pas impossible que toutes +ces chambres, +avec leur contenu, devinssent avant peu sa propriété. Le +grand homme +était debout dans le séduisant comptoir, ses mains +derrière son dos, +comme chez lui. Il sourit à Tom, d'un air distrait. Un +observateur +superficiel aurait pu supposer qu'il n'agissait ainsi que pour montrer +ses dents blanches, mais Tom pensa qu'un sentiment de triomphe remuait +l'endroit où aurait dû être l'esprit du grand homme, +si toutefois il en +avait. Tom lui rit au nez et appela l'hôtesse.</p> +<p>«Bonjour, madame, dit Tom Smart, en fermant la porte du petit +parloir, +après que la veuve fut entrée.</p> +<p>—Bonjour, monsieur, répondit la veuve, que voulez-vous +prendre pour +déjeuner, monsieur?»</p> +<p>Tom ne répondit point, car il cherchait de quelle +manière il devait +entamer l'affaire.</p> +<p>«Il y a un excellent jambon, reprit la veuve, et une +excellente volaille +froide. Vous les enverrai-je, monsieur?»</p> +<p>Ces mots firent cesser les réflexions de Tom, et son +admiration pour la +veuve s'en augmenta. Soigneuse créature! prévoyante! +confortable!</p> +<p>«Madame, demanda-t-il, qui est ce monsieur dans le comptoir?</p> +<p>—Il s'appelle Jinkins, monsieur, répondit la veuve en +rougissant un +peu.</p> +<p>—C'est un grand homme.</p> +<p>—C'est un très-bel homme, monsieur, et un gentleman fort +distingué.</p> +<p>—Hum! fit le voyageur.</p> +<p>—Désirez-vous quelque chose, monsieur, reprit la veuve un peu +embarrassée par les manières de son interlocuteur.</p> +<p>—Mais oui, vraiment, répliqua-t-il. Ma chère dame +voulez-vous avoir la +bonté de vous asseoir un instant?»</p> +<p>La veuve parut fort étonnée, mais elle s'assit, et Tom +s'assit auprès +d'elle. Je ne sais pas comment cela se fit, gentlemen, et mon oncle +avait coutume de dire que Tom Smart ne savait pas lui-même +comment cela +s'était fait; mais d'une manière ou d'une autre, la paume +de sa main +tomba sur le dos de la main de la veuve et y resta tout le temps de la +conférence.</p> +<p>«Ma chère dame, dit Tom, car il savait fort bien se +rendre aimable; ma +chère dame, vous méritez un excellent mari, en +vérité.</p> +<p>—Seigneur! monsieur! s'écria la veuve; et elle n'avait pas +tort: cette +manière d'entamer la conversation était assez +inusitée, pour ne pas dire +plus, surtout si l'on considère qu'elle n'avait jamais vu Tom +avant la +soirée précédente. Seigneur! monsieur!</p> +<p>—Je ne suis point un flatteur, ma chère dame. Vous +méritez un mari +parfait et ce sera un homme bien heureux.»</p> +<p>Tandis que Tom parlait ainsi, ses yeux s'égaraient +involontairement du +visage de la veuve sur les objets confortables qui l'environnaient.</p> +<p>La veuve eut l'air plus embarrassé que jamais; elle fit un +mouvement +pour se lever; mais Tom pressa doucement sa main comme pour la retenir +et elle resta sur son siége. Les veuves, messieurs, sont +rarement +craintives, comme disait mon oncle.</p> +<p>«Vraiment, monsieur, je vous suis bien obligée, de +votre bonne opinion, +dit-elle en riant à moitié; et si jamais je me marie....</p> +<p>—Si? interrompit Tom en la regardant très-malignement du coin +droit de +son œil gauche.</p> +<p>—Eh bien! <i>quand</i> je me marierai, j'espère que j'aurai +un aussi bon +mari que vous le dites.</p> +<p>—C'est-à-dire Jinkins?</p> +<p>—Seigneur! monsieur!</p> +<p>—Allons! ne m'en parlez point, je le connais....</p> +<p>—Je suis sûre que ceux qui le connaissent ne connaissent pas +de mal de +lui, reprit la dame un peu piquée par l'air mystérieux du +voyageur.</p> +<p>—Hum!» fit Tom.</p> +<p>La veuve commença à croire qu'il était temps de +pleurer. Elle tira donc +son mouchoir et elle demanda si Tom voulait l'insulter; s'il croyait +que +c'était l'action d'un gentleman de dire du mal d'un autre +gentleman, en +arrière; pourquoi, s'il avait quelque chose à dire, il ne +l'avait pas +dit à son homme, comme un homme, au lieu d'effrayer une pauvre +faible +femme de cette manière, etc., etc.</p> +<p>«Je ne tarderai pas à lui dire deux mots à +lui-même, répondit Tom. +Seulement je désire que vous m'entendiez auparavant.</p> +<p>—Eh bien! dites, demanda la veuve en le regardant avec attention.</p> +<p>—Je vais vous étonner, répliqua-t-il, en mettant la +main dans sa poche.</p> +<p>—Si c'est qu'il n'a pas d'argent, je sais cela déjà et +ce n'est pas la +peine de vous déranger.</p> +<p>—Pouh! cela n'est rien. <i>Moi non plus</i>, je n'ai point +d'argent! Ce +n'est pas ça.</p> +<p>—Oh! mon Dieu! qu'est-ce que c'est donc? s'écria la pauvre +femme.</p> +<p>—Ne vous effrayez pas, reprit Tom en tirant la lettre. Et ne criez +pas: +poursuivit-il en dépliant lentement le papier.</p> +<p>—Non! non! laissez-moi voir.</p> +<p>—Vous n'allez pas vous trouver mal ni vous livrer à d'autres +démonstrations de ce genre?</p> +<p>—Non, je vous le promets.</p> +<p>—Ni vous précipiter vers la salle commune pour lui dire son +affaire? +ajouta Tom; car, voyez-vous, je ferai tout ça pour vous: ce +n'est donc +pas la peine de vous agiter.</p> +<p>—Allons, allons, fit la veuve, laissez-moi lire.</p> +<p>—Voilà,» répliqua Tom Smart, qui plaça la +lettre dans les mains de la +veuve.</p> +<p>Les lamentations de la pauvre femme, quand elle en eut pris lecture, +auraient percé un cœur de pierre. Tom avait toujours eu le cœur +très-tendre, aussi fut-il percé de part en part. La veuve +se roulait sur +sa chaise en se tordant les mains.</p> +<p>«Oh! la trahison! oh! la scélératesse des +hommes! s'écriait-elle.</p> +<p>—Effroyables, ma chère dame; mais calmez-vous.</p> +<p>—Non! Je ne veux pas me calmer! sanglotait la veuve. Je ne trouverai +jamais personne que je puisse aimer comme lui.</p> +<p>—Si, si, oh! si, ma chère dame!» s'écria Tom +Smart en laissant tomber +une pluie d'énormes larmes sur les infortunes de la veuve. Il +avait +passé un bras autour de sa taille, dans l'énergie de sa +compassion; et +la veuve, dans son transport de chagrin, avait serré la main de +Tom. +Elle regarda le visage du voyageur et elle sourit à travers ses +larmes: +Tom se pencha vers elle, il contempla ses traits, et il sourit aussi +à +travers ses pleurs.</p> +<p>Je n'ai jamais pu découvrir si Tom embrassa la veuve dans ce +moment-là. +Il disait souvent à mon oncle qu'il n'en avait rien fait, mais +j'ai des +doutes là-dessus. Entre nous, messieurs, je m'imagine qu'il +l'embrassa.</p> +<p>Quoi qu'il en soit, Tom jeta le grand homme à la porte, et il +épousa la +veuve dans le mois. On le voyait souvent se promener aux environs avec +sa jument capricieuse, qui traînait lestement la carriole grise +aux +roues écarlates. Après beaucoup d'années il se +retira des affaires et +s'en alla en France avec sa femme. L'antique maison fut alors abattue.</p> +<p>Un vieux gentleman curieux prit la parole après le commis +voyageur.</p> +<p>«Voulez-vous me permettre, lui dit-il, de vous demander ce que +devint le +fauteuil?</p> +<p>—On remarqua qu'il craquait beaucoup le jour de la noce, mais Tom +Smart +ne pouvait pas dire positivement si c'était de plaisir ou par +suite de +souffrances corporelles. Cependant il pensait plutôt que +c'était pour la +dernière cause, car il ne l'entendit plus parler depuis.</p> +<p>—Et tout le monde crut cette histoire-là, hein? demanda le +visage +culotté en remplissant sa pipe.</p> +<p>—Tout le monde, excepté les ennemis de Tom. Ceux-ci disaient +que +c'était une <i>blague</i>. D'autres prétendirent qu'il +était gris, qu'il +avait rêvé tout cela et qu'il s'était trompé +de culotte. Mais personne +ne s'arrêta à ce qu'ils disaient.</p> +<p>—Tom Smart soutint que tout était vrai?</p> +<p>—Chaque mot.</p> +<p>—Et votre oncle?</p> +<p>—Chaque lettre.</p> +<p>—Ça devait faire deux jolis gaillards tous les deux.</p> +<p>—Oui, deux fameux gaillards, répondit le commis voyageur. +Deux fameux +gaillards, véritablement.»<br/> +</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;"/> +<p><br/> +</p> +<a name="CHAPITRE_XV"></a> +<h2>CHAPITRE XV.</h2> +<h3>Dans lequel se trouva un portrait fidèle de deux personnes +distinguées, +et une description exacte d'un grand déjeuner qui eut lieu dans +leur +maison et domaine. Ledit déjeuner amène la rencontre +d'une vieille +connaissance, et le commencement d'un autre chapitre.</h3> +<br/> +<p>La conscience de M. Pickwick lui reprochait d'avoir un peu +négligé ses +amis du <i>Paon d'argent</i>, et dans la matinée du +troisième jour après +l'élection, il allait sortir pour les visiter, lorsque son +fidèle +domestique remit entre ses mains une carte de visite, sur laquelle +était +gravée l'inscription suivante, en lettres gothiques:</p> +<div style="font-weight: bold;" class="blkquot"> +<p style="text-align: center;">MADAME CHASSE-LION.</p> +<div style="text-align: center;"> <i>La Caverne. Eatanswill.</i></div> +</div> +<p>—La personne attend, dit Sam.</p> +<p>—C'est bien moi qu'elle demande?</p> +<p>—C'est vous particulièrement et sans remplacement, comme dit +le +secrétaire privé du diable quand il vint emporter le +docteur Faust. +C'est bien vous qu'il demande.</p> +<p>—<i>Il?</i> c'est donc un gentleman?</p> +<p>—Si ça n'en est pas un, c'en est une imitation soignée.</p> +<p>—Mais c'est la carte d'une dame.</p> +<p>—Je l'ai reçue d'un monsieur, malgré ça. Il +attend dans le salon et il +dit qu'il attendra toute la journée plutôt que de ne pas +vous voir.»</p> +<p>Ayant appris cette détermination, M. Pickwick descendit au +parloir. Un +homme grave y était assis. Il se leva promptement en voyant +entrer notre +philosophe, et dit avec un air de profond respect:</p> +<p>«Monsieur Pickwick? je présume.</p> +<p>—Oui, monsieur.</p> +<p>—Permettez-moi, monsieur, d'avoir l'honneur de presser votre main. +Permettez-moi de la secouer.</p> +<p>—Avec plaisir,» répondit M. Pickwick.</p> +<p>L'étranger secoua la main qui lui était offerte, et +continua ainsi.</p> +<p>«Monsieur la renommée nous a parlé de vous comme +d'un savant antiquaire. +Le bruit de vos découvertes a frappé l'oreille de Mme +Chasselion, ma +femme, monsieur; <i>moi</i>, je suis M. Chasselion.»</p> +<p>Ici l'homme grave s'arrêta, comme s'il avait cru que M. +Pickwick devait +être étourdi par cette communication; mais voyant que le +philosophe +demeurait parfaitement calme, il poursuivit en ces termes:</p> +<p>—Ma femme, monsieur, mistress Chasselion, est fière de +compter parmi +ses connaissances tous ceux qui se sont illustrés par leurs +ouvrages et +par leurs talents. Permettez-moi, monsieur, de placer dans cette liste +le nom de M. Pickwick, et celui de ses confrères du club qu'il a +fondé.</p> +<p>—Je serai très-heureux, monsieur, de faire la connaissance +d'une dame +aussi distinguée.</p> +<p>—Vous la ferez, monsieur. Demain matin, nous donnons un grand +déjeuner, +une fête champêtre, à un nombre considérable +de ceux qui se sont rendus +célèbres par leurs ouvrages et par leurs talents. +Accordez à Mme +Chasselion la satisfaction de vous voir à la Caverne.</p> +<p>—Avec grand plaisir.</p> +<p>—Mme Chasselion donne beaucoup de ces déjeuners, monsieur; <i>galas +de la +raison, effluves de l'âme</i><a name="FNanchor_21_21"></a><a + href="#Footnote_21_21"><sup>21</sup></a>, comme l'observe avec un +sentiment plein +d'originalité quelqu'un qui a adressé un sonnet à +Mme Chasselion, sur +ces déjeuners.</p> +<p>—Était-il célèbre par ses ouvrages et par ses +talents? demanda M. +Pickwick.</p> +<p>—Certainement, monsieur. Toutes les connaissances de Mme Chasselion +sont célèbres: c'est son ambition, monsieur, de n'avoir +pas d'autres +connaissances.</p> +<p>—C'est une très-noble ambition.</p> +<p>—Quand j'informerai Mme Chasselion que cette remarque est +tombée de vos +lèvres, monsieur, elle en sera fière, en +vérité. Vous avez avec vous, +monsieur, un gentleman qui, je crois, a produit quelques petits +poëmes +d'une grande beauté?</p> +<p>—Mon ami, M. Snodgrass, a beaucoup de goût pour la +poésie.</p> +<p>—C'est comme Mme Chasselion, monsieur. Elle adore la poésie, +monsieur; +elle en est folle. Je puis dire que toute son âme et tout son +esprit +sont pétris de poésie. Elle-même a produit quelques +pièces délicieuses, +monsieur. Vous pouvez avoir rencontré son ode <i>A une +grenouille +expirante</i>.</p> +<p>—Je ne le crois pas.</p> +<p>—Vous m'étonnez. Elle a fait une immense sensation. Elle a +paru +originairement dans le <i>Magasin des dames</i>, et était +signée d'un <i>C</i> et +de neuf étoiles. Elle commençait ainsi:</p> +<div class="poem"> +<div class="stanza"><span>Puis-je te voir sanglante et pantelante,<br/> +</span><span>Sur ton ventre, sans soupirer?<br/> +</span><span>Puis-je sans pleurs te contempler mourante,<br/> +</span><span>Sur un rocher,<br/> +</span><span>Grenouille expirante?<br/> +</span></div> +</div> +<p>—Charmant! s'écria M. Pickwick.</p> +<p>—Beau, dit l'homme grave. Si simple!</p> +<p>—Sublime!</p> +<p>—La strophe suivante est plus touchante encore. Voulez-vous que je +la +répète?</p> +<p>—S'il vous plaît.</p> +<p>--- La voici, continua l'homme grave, d'un ton encore plus grave.</p> +<div class="poem"> +<div class="stanza"><span>Dis-moi si des démons avec leur voix +hurlante,<br/> +</span><span>Sous la figure de gamins,<br/> +</span><span>Loin des marais t'auraient chassée, errante,<br/> +</span><span>Avec des chiens,<br/> +</span><span>Grenouille expirante!<br/> +</span></div> +</div> +<p>—Joliment exprimé, dit M. Pickwick.</p> +<p>—C'est un diamant, monsieur. Mais vous entendrez Mme Chasselion vous +réciter cette ode. <i>Elle</i> seule peut la faire valoir. +Demain matin, +monsieur, elle la récitera en costume.</p> +<p>—En costume!</p> +<p>—Sous la figure de Minerve.... Mais j'oubliais... c'est un +déjeuner +costumé.</p> +<p>—Eh! mais, eh mais! s'écria M. Pickwick, en jetant un coup +d'œil sur sa +personne: Je ne puis vraiment pas me travestir.</p> +<p>—Pourquoi pas, monsieur? pourquoi pas? Salomon Lucas, le juif, dans +la +grande rue, a mille habillements de fantaisie. Voyez, monsieur, combien +de caractères convenables vous pouvez choisir: Platon, +Zénon, Epicure, +Pythagore, tous fondateurs de clubs.</p> +<p>—Je le sais bien, mais comme je ne puis me comparer à ces +grands +hommes, je ne saurais me permettre de porter leur habit.»</p> +<p>L'homme grave médita profondément, pendant quelques +minutes, et dit +ensuite.</p> +<p>«En y réfléchissant, monsieur, je ne sais pas si +Mme Chasselion ne sera +pas charmée de faire voir à ses hôtes une personne +de votre célébrité, +dans le costume qui lui est habituel, plutôt que sous une +enveloppe +étrangère. Je crois pouvoir prendre sur moi de vous +promettre, au nom de +mistress Chasselion, qu'elle fera une exception en votre faveur. Oui, +monsieur, je suis tout à fait certain que je puis me le +permettre.</p> +<p>—En ce cas, répondit M. Pickwick, j'aurai grand plaisir +à me rendre à +votre invitation.</p> +<p>—Mais je vous fais perdre votre temps, monsieur, dit soudainement +l'homme grave, d'un ton pénétré. J'en connais la +valeur, monsieur, et je +ne veux pas vous retenir plus longtemps. Je dirai donc à Mme +Chasselion +qu'elle peut vous attendre avec confiance, ainsi que vos illustres +amis. +Adieu monsieur. Je suis fier d'avoir vu un personnage aussi +éminent. Pas +un pas, monsieur; pas une parole.» Et sans donner à M. +Pickwick le temps +de lui répondre, M. Chasselion s'éloigna gravement.</p> +<p>Le philosophe prit son chapeau et se rendit au <i>Paon d'argent</i>. +M. +Winkle y avait déjà parlé du bal +déguisé.</p> +<p>«Mme Pott y va, furent les premières paroles dont il +salua son mentor.</p> +<p>—Ah! ah! fit M. Pickwick.</p> +<p>—Sous la figure d'Apollon. Seulement Pott s'oppose à la +tunique.</p> +<p>—Il a raison! il a parfaitement raison! dit le savant homme avec +emphase.</p> +<p>—Oui; aussi elle portera une robe de satin blanc, avec des +paillettes +d'or.</p> +<p>—N'aura-t-on pas de la peine à reconnaître son +personnage? demanda M. +Snodgrass.</p> +<p>—Par exemple! riposta M. Winkle avec indignation. Est-ce qu'on ne +verra +pas sa lyre?</p> +<p>—C'est vrai: je n'avais pas pensé à la lyre.</p> +<p>—Et moi, dit alors M. Tupman, j'irai en bandit.</p> +<p>—Quoi? s'écria M. Pickwick en faisant un soubresaut.</p> +<p>—En bandit, répéta M. Tupman avec douceur.</p> +<p>—Vous ne prétendez pas, répliqua M. Pickwick, en +examinant son ami avec +une sévérité solennelle, vous ne prétendez +pas, monsieur Tupman, que +c'est votre intention de porter une veste de velours vert avec des pans +longs de deux doigts?</p> +<p>—C'est pourtant mon intention, monsieur, répondit avec +chaleur M. +Tupman; et pourquoi pas s'il vous plaît?</p> +<p>—Parce que, dit M. Pickwick, considérablement excité, +parce que vous +êtes trop vieux, monsieur!</p> +<p>—Trop vieux! s'écria M. Tupman.</p> +<p>—Et s'il est besoin d'une autre raison, parce que vous êtes +trop gras, +monsieur!...»</p> +<p>La figure de M. Tupman devint pourpre.</p> +<p>«Monsieur! cria-t-il, ceci est une insulte....</p> +<p>—Monsieur! répliqua M. Pickwick, sur le même ton, si +vous paraissiez +devant moi avec une veste de velours vert et des pans longs de deux +doigts, ce serait pour moi une insulte beaucoup plus grave.</p> +<p>—Monsieur! vous êtes un impertinent!</p> +<p>—Monsieur! vous en êtes un autre!»</p> +<p>M. Tupman s'avança d'un pas ou deux et jeta à M. +Pickwick un regard de +défi. M. Pickwick lui renvoya un regard semblable, +concentré en un foyer +dévorant par le moyen de ses lunettes. M. Snodgrass et M. Winkle +demeuraient immobiles, pétrifiés de voir une telle +scène entre de tels +hommes.</p> +<p>Après une courte pause, M. Tupman reprit sur un ton plus bas, +mais +profondément accentué: «Vous m'avez appelé +vieux monsieur!</p> +<p>—Oui.</p> +<p>—Et gras.</p> +<p>—Je le répète.</p> +<p>—Et impertinent.</p> +<p>—C'est vrai.»</p> +<p>Il y eut un instant de silence épouvantable.</p> +<p>«Mon attachement à votre personne, monsieur, repartit +M. Tupman, en +parlant d'une voix tremblante d'émotion, et en relevant en +même temps +ses manchettes; mon attachement à votre personne est grand, +très-grand; +mais il faut que je prenne sur cette même personne une vengeance +sommaire.</p> +<p>—Avancez, monsieur,» répliqua M. Pickwick.</p> +<p>Stimulé par la nature excitante de ce dialogue, l'homme +immortel prit +immédiatement une attitude de paralytique, persuadé sans +aucun doute, +comme le supposèrent les deux témoins de cette +scène, que c'était une +posture défensive.</p> +<p>Heureusement que M. Snodgrass se précipita entre les deux +combattants, +au hasard imminent de recevoir sur les tempes un coup de poing de +chacun +d'eux.</p> +<p>«Quoi! s'écria-t-il, recouvrant tout à coup le +don de la parole, que +l'excès de son étonnement lui avait ravi jusqu'alors. +Quoi! monsieur +Pickwick, vous! sur qui les yeux de l'univers sont attachés! +Monsieur +Tupman! vous qui êtes illuminé, comme nous tous, par +l'éclat divin de +son nom! Quelle honte, messieurs, quelle honte!»</p> +<p>De même que les traces de la mine de plomb cèdent +à la douce influence +de la gomme élastique, de même les sillons +inaccoutumés imprimés par une +colère passagère sur le front lisse et ouvert de M. +Pickwick, +s'effacèrent graduellement pendant le discours de son jeune ami. +Celui-ci parlait encore, et déjà la physionomie du +philosophe avait +repris son expression habituelle de bénignité.</p> +<p>«J'ai été trop vif, dit M. Pickwick: beaucoup +trop vif. Tupman, votre +main.»</p> +<p>Un nuage sombre qui couvrait la figure de M. Tupman se dissipa +à ces +mots, et il pressa chaleureusement la main de son ami en +répondant: J'ai +été trop vif aussi.»</p> +<p>—Non, non, reprit précipitamment M. Pickwick, c'est moi qui +ai tort: +vous mettrez la veste de velours vert.</p> +<p>—Pas du tout, pas du tout.</p> +<p>—Pour m'obliger, vous la mettrez....</p> +<p>—Eh! bien, eh! bien, je la mettrai donc.»</p> +<p>Il fut en conséquence décidé que M. Tupman, M. +Winkle et M. Snodgrass +porteraient des costumes de fantaisie, et c'est ainsi que M. Pickwick +fut entraîné, par la chaleur de ses sentiments, à +approuver une conduite +dont son excellent jugement l'eût détourné. On ne +pourrait trouver une +preuve plus frappante de son aimable caractère, quand même +les +événements racontés dans ce volume seraient +entièrement le produit de +l'imagination.</p> +<p>M. Chasselion n'avait pas exagéré les ressources de M. +Salomon Lucas. +Ses costumes étaient nombreux, innombrables: non pas strictement +classiques, peut-être; pas entièrement neufs, et ne +représentant +précisément les modes d'aucun âge ni d'aucun pays; +mais ils étaient tous +plus ou moins pailletés; et qu'y a-t-il de plus joli que des +paillettes? +On peut objecter qu'elles ne font point d'effet à la +clarté du soleil; +mais tout le monde sait qu'elles étincelleraient s'il y avait +des +bougies; or, quand on veut donner des bals déguisés +pendant le jour, si +les costumes ne brillent pas comme ils auraient brillé à +la lumière, la +faute n'en est nullement au paillettes, elle est entièrement aux +gens +qui donnent des bals dans la matinée. Tels furent les +raisonnements +convaincants de M. Salomon Lucas, et sous leur influence, MM. Tupman, +Winkle et Snodgrass s'engagèrent à porter les +déguisements que son goût +et son expérience lui firent recommander comme admirablement +appropriés +à l'occasion.</p> +<p>Une calèche fut louée par les pickwickiens, dans leur +hôtel: un coupé, +tiré du même endroit, devait transporter M. et Mme Pott +sur le domaine +de Mme Chasselion. Comme un remerciement délicat de l'invitation +qu'il +avait reçue, M. Pott avait déjà prédit avec +confiance, dans la <i>Gazette +d'Eatanswill</i>, que la Caverne offrirait une scène +d'enchantement aussi +variée que délicieuse, un éblouissant foyer de +beautés et de talents, un +spectacle touchant d'hospitalité abondante et prodigue, et +surtout un +degré de splendeur, adouci par le goût le plus +délicieux; un luxe +embelli par une parfaite harmonie et par le plus exquis bon ton, et +auprès duquel les merveilles fabuleuses des <i>Mille et une +Nuits</i> +paraîtraient revêtues de couleurs aussi lugubres et aussi +sombres que +doit l'être l'esprit de l'être atrabilaire et grossier qui +oserait +souiller du venin de l'envie les préparatifs faits par +l'illustre et +vertueuse dame, à l'autel de laquelle est offert cet humble +tribut +d'admiration. Cette dernière phrase était un mordant +sarcasme dirigé +contre l'<i>Indépendant</i>, qui n'ayant pas été +invité à la fête, avait +affecté, dans ses quatre derniers numéros, de la tourner +en ridicule; et +qui avait imprimé ses plaisanteries à ce sujet avec ses +plus gros +caractères, en écrivant, qui pis est, tous les adjectifs +en lettres +majuscules.</p> +<p>Le matin arriva. C'était un séduisant spectacle de +voir M. Tupman, en +costume complet de brigand, avec une veste tellement serrée +qu'elle en +était plissée sur son dos et sur ses épaules. La +portion supérieure de +ses jambes se trouvait comprimée dans une culotte de velours, et +la +partie inférieure était enlacée dans les bandages +compliqués, pour +lesquels tous les brigands ont un attachement si inconcevable. +C'était +plaisir de voir ses moustaches retroussées et son col de chemise +ouvert, +d'où sortait un visage plus ouvert encore; c'était +plaisir de contempler +son chapeau en pain de sucre décoré de rubans de toutes +couleurs, et que +le brigand était obligé de porter sur ses genoux, car nul +mortel ne +saurait mettre un semblable chapeau sur sa tête, dans une voiture +fermée. L'apparence de M. Snodgrass était +également agréable et +réjouissante: il avait des chausses de satin bleu, des souliers +de satin +et de soie; sa tête était ombragée d'un casque +grec; et, comme tout le +monde le sait, comme l'affirmait M. Salomon Lucas, il possédait +ainsi le +costume journalier, authentique, des troubadours, depuis les temps les +plus reculés jusqu'à l'époque où ils +disparurent finalement de la +surface de la terre.</p> +<p>La calèche qui transportait le brigand et le troubadour +s'arrêta +derrière le coupé de M. Pott, lequel coupé +lui-même s'était arrêté à la +porte de M. Pott, laquelle porte s'ouvrit, et parmi les cris de la +populace laissa voir le grand journaliste, accoutré comme un +officier +de justice russe, et tenant dans sa main un terrible knout, symbole +élégant du redoutable pouvoir que possédait la <i>Gazette +d'Eatanswill</i>, +et des flagellations effrayantes qu'elle infligeait aux coupables +politiques.</p> +<p>«Bravo! s'écrièrent M. Tupman et M. Snodgrass en +voyant cette allégorie +marchante.</p> +<p>—Bravo! répéta la voix de M. Pickwick du fond du +couloir.</p> +<p>—Hou! hou! Pott! ohé! Pott!» beugla la populace.</p> +<p>Pendant ces salutations, l'éditeur montait dans le +coupé, tout en +souriant avec une sorte de dignité gracieuse, qui +témoignait +suffisamment qu'il sentait son pouvoir et savait comment l'exercer.</p> +<p>Après lui on vit sortir de la maison Mme Pott, qui aurait +parfaitement +ressemblé à Apollon, si elle n'avait pas eu de robe. Elle +était conduite +par M. Winkle, et celui-ci, avec son petit habit rouge, se serait fait +nécessairement reconnaître pour un chasseur, s'il n'avait +point +également ressemblé à un facteur de Londres. Enfin +parut M. Pickwick, et +il fut applaudi par les gamins, aussi bruyamment que les autres, +probablement parce que sa culotte et ses guêtres passaient +à leurs yeux +pour quelque reste de l'antiquité.</p> +<p>Les deux voitures se dirigèrent ensemble vers la demeure de +Mme +Chasselion: celle qui contenait M. Pickwick, portait aussi sur le +siége +Sam Weller, qui devait aider au service.</p> +<p>Tous les individus, hommes et femmes, garçons et filles, +bambins et +vieillards, qui étaient assemblés pour voir les visiteurs +dans leurs +costumes, se pâmèrent de délice quand ils +aperçurent M. Pickwick donnant +le bras d'un côté au brigand, de l'autre au troubadour: +mais lorsque M. +Tupman, pour faire son entrée dans le bon style, +s'efforça de fixer sur +sa tête son chapeau pointu, des cris tumultueux +s'élevèrent, tels qu'on +n'en avait jamais entendu auparavant.</p> +<p>Les immenses et somptueux préparatifs de la fête +réalisaient +complétement les prophétiques louanges de Pott, <i>sur +les merveilles +fabuleuses des Mille et une Nuits</i>, et contredisaient, du même +coup, les +insinuations perfides du venimeux <i>Indépendant</i>. Le +jardin, qui avait +plus d'une acre d'étendue, était rempli de monde. Jamais +on n'avait vu +un tel foyer de beauté, d'élégance et de +littérature. La jeune lady, qui +<i>faisait</i> la poésie dans la <i>Gazette d'Eatanswill</i>, +s'était revêtue ou +plutôt dévêtue d'un costume d'odalisque. Elle +s'appuyait sur le bras du +jeune gentleman, qui <i>faisait</i> la critique, et qui portait fort +convenablement un uniforme de feld-maréchal, moins les bottes. +Il y +avait une armée de génies de la même force, et +toute personne +raisonnable aurait regardé comme un honneur suffisant de se +rencontrer +là avec eux; mais il y avait mieux encore, il y avait une +demi-douzaine +de <i>lions</i> de Londres,—des auteurs, des auteurs réels, qui +avaient +écrit des livres tout entiers, et qui les avaient fait imprimer. +On +pouvait les voir, marchant comme des hommes ordinaires, souriant, +parlant, oui, et disant même pas mal de sottises, sans doute dans +l'intention bénigne de se rendre intelligibles aux gens +vulgaires qui +les entouraient. Il y avait en outre une bande de musiciens en chapeaux +de carton doré; quatre chanteurs, soi-disant italiens, dans leur +costume +national, et une douzaine de domestiques de louage, aussi dans leur +costume national, costume fort mal propre, par parenthèse. +Enfin, et +par-dessus tout, il y avait Mme Chasselion, en Minerve, recevant la +compagnie, et laissant déborder l'orgueil et le plaisir qu'elle +éprouvait à voir rassemblés autour d'elle tant +d'individus distingués.</p> +<p>«M. Pickwick, madame,» dit un domestique; et cet +illustre personnage +s'approcha de la divinité présidente, ayant ses deux bras +passés dans +ceux du brigand et du troubadour, et tenant son chapeau à sa +main.</p> +<p>«Quoi! où? s'écria Mme Chasselion, en +tressaillant avec un ravissement +immense.</p> +<p>—Ici, madame, dit M. Pickwick d'une voix douce.</p> +<p>—Est-il possible que j'aie réellement la satisfaction de voir +M. +Pickwick lui-même!!!</p> +<p>—En personne, madame, répliqua le philosophe, en saluant +très-bas. +Permettez-moi de présenter mes amis, M. Tupman, M. Winkle, M. +Snodgrass, +à l'auteur de <i>la Grenouille expirante</i>.»</p> +<p>Peu de personnes, à moins de l'avoir essayé savent +combien il est +difficile de saluer avec d'étroites culottes de velours vert, +une veste +serrée et un chapeau en pain de sucre; ou bien avec un +justaucorps de +satin bleu et des bas de soie, où bien avec des +jarretières et des +bottes à la russe; surtout quand toutes ces choses n'ont point +été +faites pour celui qui les porte, et ont été fixées +sur lui sans la plus +légère attention aux dimensions respectives de +l'habillement et de +l'habillé. Jamais on ne vit de contorsions semblables à +celles que +faisait M. Tupman pour paraître à son aise et gracieux; +jamais on ne vit +de postures aussi ingénieuses que celles de ses compagnons de +déguisement.</p> +<p>«Monsieur Pickwick, dit Mme Chasselion, il faut que vous me +promettiez +de rester auprès de moi durant toute la journée. Il y a +ici des +centaines de personnes que je dois absolument vous présenter.</p> +<p>—Vous êtes bien bonne, madame, répondit M. Pickwick.</p> +<p>—En premier lieu voici mes fillettes; je les avais presque +oubliées,» +dit Minerve, en montrant d'un air négligent deux demoiselles +parfaitement développées, qui pouvaient avoir de vingt +à vingt-deux ans, +et qui portaient l'une et l'autre des costumes enfantins. +Était-ce pour +les faire paraître plus modestes, où pour faire +paraître leur maman plus +jeune? M. Pickwick ne nous en informe pas clairement.</p> +<p>«Elles sont charmantes, dit M. Pickwick, lorsque ces aimables +enfants se +retirèrent, après lui avoir été +présentées.</p> +<p>—Monsieur, répliqua M. Pott avec un air de majesté, +c'est qu'elles +ressemblent comme deux gouttes d'eau à leur maman.</p> +<p>—Taisez-vous, méchant homme! s'écria gaiement Mme +Chasselion, en +frappant de l'éventail le bras de l'éditeur. (Minerve +avec un éventail!)</p> +<p>—Certainement, ma chère madame Chasselion, reprit M. Pott, +qui était le +trompette attitré de la Caverne. Vous savez bien que +l'année dernière, +quand votre portrait était à l'exposition, tout le monde +demandait si +c'était le vôtre ou celui de votre plus jeune fille; car +vous vous +ressembliez tant qu'il n'y avait pas moyen de faire la +différence.</p> +<p>—Eh bien! quand cela serait, qu'est-ce que vous avez besoin de le +répéter devant des étrangers? répliqua +Minerve en accordant un autre +coup d'éventail au lion endormi de <i>la Gazette d'Eatanswill</i>.</p> +<p>—Comte! comte! cria tout à coup Mme Chasselion à un +individu qui +passait à portée de sa voix, et qui avait un uniforme +étranger, surmonté +d'énormes moustaches.</p> +<p>—Ah! fous fouloir te moi, dit le comte en se retournant.</p> +<p>—Je veux présenter l'un à l'autre deux hommes fort +spirituels. Monsieur +Pickwick, je suis heureuse de vous présenter le comte +Smorltork.» Mme +Chasselion ajouta à l'oreille du philosophe: «Le fameux +étranger qui +rassemble des matériaux pour son ouvrage sur l'Angleterre, vous +savez?—Le comte Smorltork, monsieur Pickwick.»</p> +<p>M. Pickwick salua le comte avec toute la révérence due +à un si grand +homme, et le comte tira ses tablettes.</p> +<p>«Comment fous tire, madame Châsse-long? demanda le comte +en souriant +gracieusement à la dame enchantée. Monsieur Pigwig, +hé? ou Bigwig... +un... avocat, n'est-ce pas? Je vois, c'est ça, j'inscris +monsieur +Bigwig<a name="FNanchor_22_22"></a><a href="#Footnote_22_22"><sup>22</sup></a>.»</p> +<p>Le comte allait enregistrer M. Pickwick sur ses tablettes comme un +gentleman qui se chargeait de faire les affaires des autres, et dont le +nom était dérivé de sa profession, lorsque Mme +Chasselion l'arrêta en +disant:</p> +<p>«Non, non! comte. Pick-wick.</p> +<p>—Ha! ha! je vois. Pique, nom de baptême; Figue, nom de +famille. +Très-fort bien, très-fort bien. Comment portez-fous, +Figue?</p> +<p>—Très-bien, je vous remercie, répondit M. Pickwick, +avec son affabilité +accoutumée. Y a-t-il longtemps que vous êtes en Angleterre?</p> +<p>—Long, très-fort longtemps. Quinzaine... plus....</p> +<p>—Resterez-vous encore longtemps?</p> +<p>—Ein semaine.</p> +<p>—Vous avez beaucoup à faire, poursuivit M. Pickwick en +souriant, pour +rassembler en aussi peu de temps tous les matériaux dont vous +avez +besoin.</p> +<p>—Eh! elles sont rassembler, dit le comte.</p> +<p>—En vérité! s'écria M. Pickwick.</p> +<p>—Elles sont là, ajouta le comte en se frappant le front d'un +air +significatif. Dans mon patrie... fort livre... comblé de +notes... +mousique, science, poésie, politique, tout....</p> +<p>—Le mot <i>politique</i>, monsieur, comprend en soi-même une +étude difficile +et d'une immense étendue.</p> +<p>—Ah! s'écria le comte en tirant ses tablettes; +très-fort bon! Beaux +paroles pour commencer une capitle. Capitle sept et quarante: <i>Le +mot +politique surprend</i> en soi-même....» Et la remarque de +M. Pickwick fut +notée dans les tablettes du comte Smorltork, avec les additions +et +variantes occasionnées par son imagination ardente et sa +connaissance +imparfaite de la langue.</p> +<p>«Comte! dit Mme Chasselion.</p> +<p>—Madame Châsse? répondit le comte.</p> +<p>—Voici M. Snodgrass, un ami de M. Pickwick, et un poëte.</p> +<p>—Attendez! s'écria le comte en tirant ses tablettes sur +nouveaux +frais. Lifre, poisie; capitle, amis littéraires; nom, +l'Homme-grasse. +Très-fort bien. Présenté à l'Homme-grasse, +ami de Pique-Figue, par +madame Châsse, qui d'autres délicats poimes a produits. +Comment +s'appelle? Grenouille.... Grenouille soupirante. Très-fort +bien.» Et le +comte referma ses tablettes, fit mille révérences, mille +remercîments, +et s'éloigna, persuadé qu'il venait d'ajouter à +ses connaissances sur +l'Angleterre, les plus importantes et les plus utiles observations.</p> +<p>«C'est un homme bien étonnant! s'écria Minerve.</p> +<p>—Un philosophe profond! ajouta Pott.</p> +<p>—Un esprit fort et pénétrant!» continua M. +Snodgrass.</p> +<p>Un chœur d'invités relevèrent les louanges du comte +Smorltork, en +secouant gravement leur tête et en disant d'une voix unanime: +«Étonnant!!!»</p> +<p>Comme l'enthousiasme en faveur du comte Smorltork s'allumait de plus +en +plus, ses louanges auraient pu être +célébrées jusqu'à la fin de la fête, +si les quatre soi-disant chanteurs italiens, rangés autour d'un +petit +pommier, pour produire un effet pittoresque, ne s'étaient pas +mis à +dérouler leurs chansons nationales. Il faut avouer qu'elles ne +paraissaient point d'une exécution bien difficile, et tout le +secret +semblait consister à ce que trois des soi-disant chanteurs +italiens +grognaient, tandis que le quatrième miaulait. Cet +intéressant morceau +étant terminé, aux applaudissements de toute la +compagnie, un jeune +garçon commença à se faufiler entre les +bâtons d'une chaise, et à sauter +par-dessus, et à ramper par-dessous, et à se culbuter +avec, et à en +faire toutes les choses imaginables, excepté de s'asseoir +dessus. +Ensuite il se fit une cravate de ses jambes et les attacha autour de +son +cou; puis il fit voir avec quelle facilité une créature +humaine peut +prendre l'apparence d'un crapaud. Les nombreux spectateurs +étaient +transportés de jouissance et d'admiration. Bientôt +après on entendit +gazouiller faiblement: c'était la voix de Mme Pott, et ses +auditeurs +pleins de courtoisie s'imaginèrent entendre une chanson +parfaitement +classique, une vraie chanson de caractère, car Apollon +était un +compositeur, et les compositeurs chantent très-rarement leurs +propres +œuvres, et pas davantage celles d'autrui. Enfin Mme Chasselion +s'avança +et récita son ode immortelle à une Grenouille expirante. +Des <i>bravo</i>, +des <i>brava</i>, des <i>bravi</i>, des <i>encore</i> se firent +entendre; et elle la +récita une seconde fois. Elle allait la réciter une +troisième, mais la +majorité de ses hôtes, pensant qu'il était bien +temps de manger quelque +chose, s'écrièrent que c'était une honte d'abuser +de la complaisance de +Mme Chasselion. Vainement Mme Chasselion protesta qu'elle était +tout à +fait disposée à réciter son ode sur nouveaux +frais; ses amis étaient +trop polis, trop discrets, trop soigneux de sa santé, pour +consentir à +l'entendre encore, sous aucun prétexte. La salle des +rafraîchissements +fut donc ouverte, et tous ceux qui étaient déjà +venus chez Mme +Chasselion se précipitèrent en tumulte, pour y arriver +les premiers. Ils +savaient, en effet, que l'habitude de cette illustre dame était +de faire +faire un déjeuner pour cinquante et des invitations pour trois +cents; +ou, en d'autres termes, de nourrir les <i>lions</i> les plus +remarquables, et +de laisser les petits animaux se tirer d'affaire comme ils pouvaient.</p> +<p>«Où donc est monsieur Pott? demanda Mme Chasselion en +s'occupant de +placer les susdits lions autour d'elle.</p> +<p>—Me voici! s'écria l'éditeur du bout le plus +reculé de la chambre, hors +de toute espérance de nourriture, à moins que son +hôtesse ne fit quelque +chose d'extraordinaire pour lui.</p> +<p>—Voulez-vous venir par ici? lui cria-t-elle.</p> +<p>—Oh! je vous en prie, ne vous tourmentez pas pour lui, interrompit +Mme +Pott de sa voix la plus obligeante. Vous vous donnez beaucoup trop de +peine, madame Chasselion. Il est très-bien là-bas. +N'est-ce pas, mon +cher, que vous êtes très-bien là-bas?</p> +<p>—Certainement, mon amour,» répliqua l'infortuné +Pott avec un triste +sourire. Hélas! à quoi lui servait son knout? Le bras +nerveux qui le +faisait tomber sur les hommes publics avec une vigueur gigantesque, +était paralysé par un coup d'œil de l'impérieuse +Mme Pott.</p> +<p>Mme Chasselion regarda autour d'elle avec triomphe. Le comte +Smorltork +était activement occupé à prendre note de ce que +contenaient les plats; +M. Tupman, avec plus de grâce que n'en avaient jamais +déployé tous les +brigands de l'Italie, faisait à diverses lionnes les honneurs +d'une +salade de homard; M. Snodgrass, ayant supplanté le jeune +gentleman +chargé des <i>éreintements</i> dans la <i>Gazette +d'Eatanswill</i>, était enfoncé +dans une dissertation passionnée avec la jeune lady qui <i>faisait</i> +la +poésie; et M. Pickwick, enfin, se rendait universellement +agréable: rien +ne semblait manquer à ce cercle choisi, lorsque M. Chasselion, +dont le +département, dans ces occasions, était de se tenir debout +près de la +porte, et de parler aux gens les moins importants, cria de toutes ses +forces à Minerve:</p> +<p>«Ma chère, voici M. Charles Fitz-Marshall.</p> +<p>—Enfin! s'écria Mme Chasselion. Avec quelle +anxiété je l'ai attendu! +Messieurs, je vous prie, laissez passer M. Fitz-Marshall. Mon cher, +dites à M. Fitz-Marshall de venir me trouver sur-le-champ, pour +que je +le gronde d'être arrivé si tard.</p> +<p>—Voilà, ma chère dame, dit une voix claire. Aussi vite +que +possible,—foule étonnante,—chambre comble,—fort difficile +d'approcher, très-difficile.»</p> +<p>Le couteau et la fourchette de M. Pickwick lui tombèrent des +mains. Il +regarda M. Tupman, qui avait aussi laissé tomber sa fourchette +et son +couteau, et qui paraissait prêt à s'abîmer sous +terre.</p> +<p>«Ah!» s'écria la voix, tandis que son possesseur +s'ouvrait un passage à +travers une vingtaine de Turcs, d'officiers, de cavaliers et de Charles +II, qui formaient une dernière barricade entre lui et la table.</p> +<p>«Voilà mes vêtements tout +cylindrés,—brevet d'invention,—pas un pli +dans mon habit,—joliment pressé!—Pas besoin de faire repasser +mon +linge, ha! ha!—la bonne idée,—drôle de chose, +malgré ça, de faire +cylindrer son linge sur soi,—opération fatigante, +très-fatigante.»</p> +<p>En prononçant ces phrases brisées, un jeune homme, +vêtu en officier de +marine, parvint à s'approcher de la table, et présenta +aux regards +étonnés des pickwickiens la tournure et les traits +identiques de M. +Alfred Jingle.</p> +<p>Il avait à peine eu le temps de prendre la main que lui +tendait Mme +Chasselion, lorsque ses yeux rencontrèrent les orbes +indignés de M. +Pickwick.</p> +<p>«Tiens! tiens! s'écria le coupable; oublié,—pas +d'ordre aux +postillons,—j'y vais moi-même,—revenu dans un instant.</p> +<p>—Le domestique, ou bien M. Chasselion, donnera vos ordres, monsieur +Fitz-Marshall, dit la maîtresse de la maison.</p> +<p>—Non! non!—moi-même, ne serai pas long,—revenu dans un clin +d'œil,» +répliqua Jingle, et il disparut dans la foule.</p> +<p>M. Pickwick se leva plein d'indignation.</p> +<p>«Madame, dit-il, permettez-moi de vous demander qui est ce +jeune homme, +et où il réside?</p> +<p>—C'est un gentleman d'une grande fortune, monsieur Pickwick, +à qui je +meurs d'envie de vous présenter. Le comte aussi sera +enchanté de le +connaître.</p> +<p>—Oui, oui, comptez là-dessus, dit M. Pickwick avec +vivacité. Il +demeure?</p> +<p>—A Bury, hôtel de l'Ange.</p> +<p>—A Bury?</p> +<p>—A Bury Saint-Edmunds, à quelques milles d'ici.... Mais, mon +Dieu! +monsieur Pickwick, vous n'allez pas nous quitter. Vous ne pouvez pas, +monsieur Pickwick, songer à vous en aller sitôt.»</p> +<p>Longtemps avant que Mme Chasselion eut prononcé ces paroles, +M. Pickwick +s'était plongé dans la foule et avait atteint le jardin. +Il y fut +bientôt rejoint par M. Tupman, qui l'avait suivi de près +et qui lui dit:</p> +<p>«Cela est inutile, il est parti.</p> +<p>—Je le sais, répondit M. Pickwick, avec chaleur, et je le +suivrai!</p> +<p>—Vous le suivrez! Ou donc?</p> +<p>—A Bury, hôtel de l'Ange. Comment savons-nous s'il n'abuse +point +quelqu'un dans cet endroit? Il a trompé une fois un digne homme, +et nous +en étions la cause innocente: cela n'arrivera plus, si je puis +l'empêcher! Je veux le démasquer.—Sam! où est mon +domestique?</p> +<p>—Voilà! ici, monsieur, dit Sam, en sortant d'un endroit +écarté, où il +était occupé à examiner une bouteille de vin de +Madère, qu'il avait +enlevée sur la table une heure ou deux auparavant. Voilà +vot' serviteur, +monsieur, et fier du titre encore, comme disait au public l'esquelette +vivant qu'on faisait voir pour trois pence.</p> +<p>—Suivez-moi sur-le-champ! reprit M. Pickwick.—Tupman, si je reste +à +Bury, vous pourrez m'y rejoindre quand je vous écrirai. +Jusque-là, +adieu!»</p> +<p>Les remontrances devenaient inutiles: M. Pickwick était +animé, et sa +résolution était prise. M. Tupman retourna vers ses +compagnons, et, une +heure après, il avait noyé tout souvenir de M. Alfred +Jingle, ou de M. +Charles Fitz-Marshall, au moyen d'une bouteille de vin de Champagne et +d'une contredanse, également pétillantes.</p> +<p>Pendant ce temps, M. Pickwick et Sam Weller, perchés à +l'extérieur d'une +voiture publique, voyaient de minute en minute diminuer la distance qui +les séparait de la bonne ville de Bury Saint-Edmunds.<br/> +</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;"/> +<p><br/> +</p> +<a name="CHAPITRE_XVI"></a> +<h2>CHAPITRE XVI.</h2> +<h3>Trop plein d'aventures pour qu'on puisse les résumer +brièvement.</h3> +<br/> +<p>Il n'y a pas, dans toute l'année, de mois où la nature +ait un plus joli +visage que durant le mois d'août. Le printemps a bien des +charmes, et +mai, certainement, est frais et joli, et son éclat est +rehaussé par le +contraste des frimas qui viennent de finir. Août n'a pas de +semblables +avantages: lorsqu'il arrive, nos sens sont accoutumés à +la pureté du +ciel, au verdoiement des prairies, au parfum embaumé des fleurs; +le +brouillard, le givre, la neige et les glaces sont effacés de +notre +mémoire, comme de la surface de la terre. Et cependant, quelle +saison +charmante! Les champs, les vergers, sont animés par la voix, par +la +présence des travailleurs; les arbres, chargés de fruits, +inclinent +leurs branches jusqu'à terre; les blés, réunis en +gerbes gracieuses ou +se balançant au souffle du zéphir comme pour agacer la +faucille, +couvrent le paysage d'une teinte dorée; une douce langueur +semble +répandue sur toute la nature, et l'on dirait même que la +molle influence +de la saison s'étend jusque sur les charrettes dont l'œil +aperçoit le +mouvement uniforme à travers les champs moissonnés, sans +que l'oreille +soit déchirée par aucun bruit inharmonieux.</p> +<p>Pendant que la voiture publique roule rapidement à travers +les champs et +les vergers qui bordent la route, des groupes de femmes et d'enfants, +empilant des fruits dans des corbeilles ou recueillant les épis +de blé +dispersés, suspendent un instant leur travail, abritent leurs +visages +brunis par le soleil avec une main plus brune encore, et suivent les +voyageurs d'un regard curieux; quelque vigoureux bambin, trop jeune +pour +travailler, mais trop turbulent pour être laissé à +la maison, se hisse +sur le bord du grand panier où il a été +emprisonné, et gigotte et +braille avec délices; le moissonneur arrête sa faucille, +se redresse, +croise les bras et contemple la voiture qui passe auprès de lui +comme un +tourbillon; les lourds chevaux de son char rustique suivent l'attelage +brillant et animé d'un regard endormi, qui dit aussi clairement +que le +peut dire un regard de cheval: «Tout cela est fort joli à +regarder, +mais marcher lentement dans une terre pesante vaut encore mieux, +après +tout, que de galoper si chaudement sur une route pleine de +poussière!» +Cependant les voyageurs volent, et, profitant d'un détour, +jettent un +dernier coup d'œil derrière eux: les femmes et les enfants ont +repris +leur travail; le moissonneur s'est courbé de nouveau sur sa +faucille; +les chevaux de labour poursuivent leur marche mesurée; et tout +se +montre, comme tout à l'heure, plein de vie et de mouvement.</p> +<p>Une semblable scène ne pouvait manquer d'influer sur l'esprit +délicat et +bien réglé de M. Pickwick. Préoccupé de la +résolution qu'il avait formée +de démasquer le véritable caractère de Jingle, en +quelque lieu qu'il pût +le découvrir, il était demeuré d'abord taciturne +et rêveur, +réfléchissant aux moyens qu'il devait employer pour +réussir dans son +projet; mais peu à peu son attention fut attirée par les +objets +environnants, et à la fin il y prit autant de plaisir que s'il +avait +entrepris ce voyage pour la cause la plus agréable du monde.</p> +<p>«Délicieux paysage, Sam! dit-il à son domestique.</p> +<p>—Enfonce les toits et les cheminées, monsieur, +répondit celui-ci en +touchant son chapeau.</p> +<p>—En effet, reprit M. Pickwick avec un sourire, je suppose que vous +n'avez guère vu, toute votre vie, que des toits et des +cheminées, du +mortier et des briques.</p> +<p>—Je n'ai pas toujours été valet d'auberge, monsieur, +répliqua Sam en +secouant la tête. J'ai été autrefois garçon +de roulier.</p> +<p>—Quand cela?</p> +<p>—Quand j'ai été jeté la tête la +première dans le monde pour jouer à +saute-mouton avec ses soucis. Donc, pour commencer, j'ai +été garçon d'un +charretier, et puis ensuite d'un roulier, et puis ensuite +commissionnaire, et puis ensuite valet d'auberge. A présent +v'là que je +suis domestique d'un gentleman. Je serai peut-être un gentleman +moi-même +un de ces jours, avec ma pipe dans ma bouche et un berceau dans mon +jardin. Qui sait? je n'en serais pas surpris, moi.</p> +<p>—Vous êtes un véritable philosophe, Sam.</p> +<p>—Je crois que ça court dans la famille, monsieur. Mon +père est dans +cette profession-là maintenant. Quand ma belle-mère le +tarabuste, il se +met à siffler; elle s'enlève comme une soupe au lait, et +elle lui casse +sa pipe: il s'en va pacifiquement, et il en rapporte une autre; alors +elle braille tant qu'elle peut, et elle tombe dans des attaques de +nerfs: il ne bouge pas, il fume confortablement jusqu'à ce +qu'elle +revienne. C'est ça de la philosophie, monsieur!...</p> +<p>—Ou du moins un très-bon équivalent, répondit +en riant M. Pickwick. +Cela doit vous avoir été fort utile dans votre vie +errante, Sam.</p> +<p>—Utile, monsieur! vous pouvez bien le dire. Après que je me +suis sauvé +d'avec le charretier et avant que j'aie rentré avec le roulier, +j'ai +couché pendant une quinzaine dans un appartement sans meubles.</p> +<p>—Un appartement sans meubles!</p> +<p>—Oui, les arches à sec du pont de Waterloo. Jolie chambre +à coucher; à +dix minutes du centre des affaires. Seulement s'il y a quelque chose +à +lui reprocher, c'est qu'elle est un peu aérée. J'ai vu +là des drôles de +spectacles.</p> +<p>—Ha! je le suppose, dit M. Pickwick d'un air plein +d'intérêt.</p> +<p>—Des spectacles qui perceraient votre tendre cœur, monsieur, et qui +ressortiraient de l'autre côté. On n'y trouve pas les +mendiants +réguliers; vous pouvez vous fier à ceux-là pour +savoir se tirer +d'affaire. De jeunes mendiants, mâles et femelles, qui n'ont pas +encore +fait leur chemin dans la profession, s'y logent quelquefois; mais c'est +généralement les pauvres créatures sans asile, +éreintées, mourant de +faim, qui se roulent dans les coins sombres de ces tristes places; les +pauvres créatures qui ne peuvent pas se repasser la corde de +deux pence.</p> +<p>—Dites-moi, Sam, qu'est-ce que c'est que la corde de deux pence?</p> +<p>—C'est une auberge, monsieur, où les lits coûtent deux +pence par +nuit....</p> +<p>—Pourquoi donnent-ils aux lits le nom de <i>cordes</i>?</p> +<p>—Que vous êtes donc jeune, monsieur! Quand les ladies et les +gentlemen +qui tiennent ces hôtels-là ont ouvert leur bazar, ils +faisaient les lits +sur le plancher, mais ils ne faisaient pas leurs affaires. Au lieu de +prendre un somme raisonnable pour deux pence, les logeurs s'y +vautraient +la moitié de la journée. Aussi, maintenant, ils ont deux +cordes, +éloignées d'à peu près six pieds, et +à trois pieds du plancher, qui vont +tout du long de la chambre, et les lits sont faits avec des grosses +toiles tendues en travers.</p> +<p>—Eh bien?</p> +<p>—Eh bien! l'avantage du plan est visible. Tous les matins, à +six +heures, ils laissent aller une des cordes, et patatra, v'là tous +les +logeurs par terre. Ça les réveille fameusement, ils se +relèvent de bonne +humeur, et ils s'en vont comme des jolis garçons.... Demande +pardon, +monsieur, dit Sam, en interrompant tout à coup son verbeux +discours, +c'est-il Bury Saint-Edmunds qu'est là-bas?</p> +<p>—Précisément, répondit M. Pickwick.»</p> +<p>Bientôt après la voiture roula dans les rues propres et +bien pavées +d'une jolie petite ville, et s'arrêta devant une auberge +située au +milieu de la grande route, presque en face de l'antique abbaye.</p> +<p>«Voici l'Ange, dit M. Pickwick, en regardant l'enseigne. Nous +descendons +ici, Sam. Mais il faut prendre quelques précautions. Demandez +une +chambre particulière et ne mentionnez pas mon nom; vous +comprenez.</p> +<p>—Compris! monsieur,» répondit Sam, avec un clin d'œil +intelligent. Il +tira le portemanteau du coffre de derrière, où il avait +été jeté à +Eatanswill, et disparut pour faire sa commission. Une chambre +particulière fut facilement retenue, et M. Pickwick y fut +introduit sans +délai.</p> +<p>«Maintenant, Sam, dit M. Pickwick, la première chose +à faire....</p> +<p>—C'est de commander le dîner, monsieur, suggéra Sam: il +est fort tard, +monsieur.</p> +<p>—Ah! c'est vrai, répliqua le philosophe en regardant sa +montre. Vous +avez raison, Sam.</p> +<p>—Et si c'était moi, monsieur, je voudrais prendre juste une +bonne nuit +de repos avant de demander des renseignements sur ce finaud. Il n'y a +rien pour rafraîchir l'esprit comme un bon somme, monsieur, comme +dit la +servante avant d'avaler son petit verre de l'eau d'ânon.</p> +<p>—Je crois que vous avez raison, Sam; mais je veux d'abord m'assurer +qu'il est dans cet hôtel et qu'il ne m'échappera point.</p> +<p>—Laissez-moi c'te affaire-là, monsieur. Je vas vous ordonner +un joli +petit dîner et faire une enquête en bas, pendant qu'on +l'apprêtera. Je +tirerai tous les secrets du décrotteur, en cinq minutes.</p> +<p>—A la bonne heure,» dit M. Pickwick, et Sam se retira.</p> +<p>Au bout d'une demi-heure M. Pickwick était assis devant un +dîner +très-satisfaisant, et un quart d'heure plus tard, Sam lui +rapportait +l'assurance que M. Charles Fitz-Marshall avait retenu, jusqu'à +nouvel +ordre, sa chambre particulière; il était allé +passer la soirée dans une +maison du voisinage, avait ordonné au garçon de +l'attendre et avait +emmené son domestique avec lui.</p> +<p>«Maintenant, monsieur, continua Sam, après avoir fait +son rapport, si je +puis causer un brin avec ce domestique ici, il me contera toutes les +affaires de son maître.</p> +<p>—Comment savez-vous cela? demanda M. Pickwick.</p> +<p>—Que vous êtes donc jeune monsieur! Tous les domestiques en +font +autant.</p> +<p>—Oh! oh! fit le philosophe, j'avais oublié cela: c'est bon.</p> +<p>—Alors, vous verrez ce qu'il y a de mieux à faire, monsieur, +nous +agirons en conséquence.»</p> +<p>Comme cet arrangement paraissait le meilleur possible, il fut +finalement +adopté. Sam se retira, avec la permission de son maître, +pour passer la +soirée comme il l'entendrait. Il dirigea ses pas vers la buvette +de la +maison, et peu de temps après, fut élevé au +fauteuil par la voix unanime +de l'assemblée. Une fois parvenu à ce poste honorable, il +fit éclater +tant de mérite, que les éclats de rire des gentlemen +habitués, et les +marques bruyantes de leur satisfaction, parvinrent jusqu'à la +chambre à +coucher de M. Pickwick, et raccourcirent, de plus de trois heures, la +durée naturelle de son sommeil.</p> +<p>Le lendemain, dès le matin, Sam Weller s'occupa de calmer +l'agitation +fiévreuse qui lui restait de la veille, par l'application d'une +douche +d'un penny; c'est-à-dire que, moyennant cette pièce de +monnaie, il +engagea un jeune gentleman du département de l'écurie +à faire jouer la +pompe sur sa tête et sur sa face, jusqu'à l'entière +restauration de ses +facultés intellectuelles. Tandis qu'il subissait ce traitement +médical, +son attention fut attirée par un jeune homme, assis sur un banc, +dans la +cour. Il était vêtu d'une livrée violette, et +lisait dans un livre +d'hymnes, avec un air d'abstraction profonde, qui ne l'empêchait +cependant pas de jeter de temps en temps un coup d'œil vers Sam, comme +s'il avait pris grand intérêt à l'opération +qu'il se faisait faire.</p> +<p>«Voilà un drôle de corps, pensa celui-ci, la +première fois que ses yeux +rencontrèrent ceux de l'étranger en livrée +violette. Et, en effet, avec +son pâle visage, large et plat, avec ses yeux enfoncés et +sa tête +énorme, d'où pendaient plusieurs mèches de cheveux +noirs et lisses, +l'étranger pouvait passer pour un drôle de corps. +«Voilà un drôle de +corps,» pensa donc Sam Weller, et après avoir pensé +cela, il continua de +se laver, et n'y pensa pas davantage.</p> +<p>Cependant l'homme en livrée violette continuait à +regarder Sam et son +livre d'hymnes, son livre d'hymnes et Sam, comme s'il avait eu envie +d'entamer la conversation. A la fin, pour lui en fournir l'occasion, +Sam +lui dit, avec un signe de tête familier: «Comment ça +va-t-il, mon +bonhomme?</p> +<p>—Je suis heureux de pouvoir dire que je vais assez bien, monsieur, +répondit l'homme violet d'une voix mesurée et en fermant +son livre avec +précaution. J'espère que vous allez de même, +monsieur?</p> +<p>—Eh! eh! je serais plus solide sur mes jambes si je ne me sentais +pas +comme une bouteille d'eau-de-vie ambulante; mais vous, mon vieux, +restez-vous dans cette maison ici?»</p> +<p>L'homme violet répondit affirmativement.</p> +<p>«Comment se fait-il donc que vous n'étiez pas avec nous +hier soir? +demanda Sam, en se frottant la face avec un essuie-mains. Vous me +faites +l'effet d'un bon vivant, l'air aussi gaillard qu'une truite dans un +panier plein de chaux, ajouta-t-il d'un ton un peu plus bas.</p> +<p>—J'étais sorti avec mon maître, répondit +l'étranger.</p> +<p>—Comment s'appelle-t-il? demanda vivement Sam Weller, dont le visage +devint tout rouge par l'effet combiné de la surprise et du +frottement de +son essuie-mains.</p> +<p>—Fitz-Marshall, répliqua l'homme violet.</p> +<p>—Donnez-moi la patte, dit Sam en s'avançant vers lui. J'ai +envie de +vous connaître, votre philosomie me va, mon fiston.</p> +<p>—Eh bien! voilà qui est très-extraordinaire, +rétorqua l'homme violet, +avec une grande simplicité de manières. La vôtre +m'a plus si fort, que +j'ai eu envie de vous parler, dès le premier moment où je +vous ai vu +sous la pompe.</p> +<p>—C'est-il vrai.</p> +<p>—Sur mon honneur! Cela n'est-il pas curieux, hein?</p> +<p>—Très-curieux, répondu Sam, en se congratulant +intérieurement sur la +bonhomie de l'étranger. Comment nous appelons-nous, mon +patriarche?</p> +<p>—Job.</p> +<p>—Et c'est un fameux nom. Le seul nom, à ma connaissance, qui +n'a pas +reçu une abréviation. Et l'autre nom?</p> +<p>—Trotter, dit l'étranger. Et le vôtre?»</p> +<p>Sam se rappela les ordres de son maître et répondit: +«Mon nom est +Walker, le nom de mon maître est Wilkins. Voulez-vous prendre une +goutte +de quelque chose ce matin, M. Trotter?»</p> +<p>M. Trotter donna son complet assentiment à cette +agréable proposition, +et ayant déposé son livre dans la poche de son habit, il +accompagna M. +Walker à la buvette. Là, ils s'occupèrent à +discuter le mérite d'un +agréable mélange, contenu dans un vase d'étain et +composé de l'essence +parfumée du clou de girofle et d'une certaine quantité de +genièvre de +Hollande, fabriqué en Angleterre.</p> +<p>«Et c'est-il une bonne place que vous avez? demanda Sam, en +remplissant +pour la seconde fois le verre de son compagnon.</p> +<p>—Mauvaise, répondit Job, en se léchant les +lèvres, très-mauvaise.</p> +<p>—Vrai?</p> +<p>—Oui, sûr; et pire que cela; mon maître va se marier.</p> +<p>—Pas possible!</p> +<p>—Si, et pire que cela. Il va enlever une grosse +héritière dans une +pension.</p> +<p>—Quel dragon! dit Sam, en remplissant encore le verre de son +camarade. +C'est quelque pension de cette ville, je suppose?»</p> +<p>Cette question fut faite du ton le plus indifférent qu'on +puisse +imaginer. Cependant M. Job Trotter montra clairement, par ses +manières, +qu'il remarquait avec quelle anxiété son nouvel ami +attendait sa +réponse. Il vida son verre, regarda mystérieusement Sam +Weller, cligna +l'un après l'autre chacun de ses petits yeux, et finalement fit +avec sa +main le geste de manier une pompe imaginaire, donnant à entendre +par là +qu'il considérait son compagnon comme trop désireux de +pomper ses +secrets.</p> +<p>«Non, non, observa-t-il, en conclusion. Cela ne se dit pas +à tout le +monde. C'est un secret; un grand secret, M. Walker.»</p> +<p>En prononçant ces paroles, l'homme violet retourna son verre +sens dessus +dessous, afin de faire remarquer ingénieusement à son +compagnon qu'il +n'y restait plus rien pour assouvir sa soif. Sam comprit l'apologue; il +en apprécia la délicatesse, et ordonna de remplir, sur +nouveaux frais, +le vase d'étain. Cet ordre fit briller de plaisir les petits +yeux de +l'homme violet.</p> +<p>«Ainsi donc, c'est un secret? reprit Sam.</p> +<p>—Je l'imagine comme cela, répliqua l'autre en sirotant sa +liqueur avec +complaisance.</p> +<p>—Je suppose que votre maître est un richard?»</p> +<p>M. Trotter sourit, et, tenant son verre de la main gauche, il donna, +avec sa main droite, quatre tapes distinctes sur le gousset de sa +culotte violette, comme pour faire entendre que son maître aurait +pu +agir de même sans alarmer personne par le bruit de son argent.</p> +<p>«Ah! reprit Sam, voilà l'histoire?»</p> +<p>L'homme violet baissa la tête d'une manière +significative.</p> +<p>«Et est-ce que vous n'imaginez pas, mon vieux, que vous seriez +une +fameuse canaille si vous laissiez votre maître empoigner cette +jeune +demoiselle?</p> +<p>—Je sais cela, répliqua Job Trotter, en soupirant +profondément et en +tournant vers son interlocuteur un visage plein de contrition. Je sais +cela, et c'est ce qui pèse sur mon esprit; mais qu'est-ce que je +peux +faire?</p> +<p>—Faire? s'écria Sam, chanter à la maîtresse et +enfoncer votre maître.</p> +<p>—Qui est-ce qui me croirait? La jeune lady est regardée comme +un modèle +de prudence et de discrétion; elle dirait que non, et mon +maître aussi. +Qui est-ce qui me croirait? Je perdrais ma place et je me verrais +poursuivi comme diffamateur ou quelque chose comme ça. +Voilà tout ce que +j'y gagnerais.</p> +<p>—Il y a du vrai, dit Sam en ruminant; il y a du vrai dans ce que +vous +dites là.</p> +<p>—Si je connaissais quelque respectable gentleman qui voulût se +charger +de l'affaire, je pourrais espérer d'empêcher +l'enlèvement. Mais il y a +la même difficulté, monsieur Walker; juste la même. +Je ne connais pas de +gentleman respectable en ce pays, et si j'en connaissais un, il y a dix +à parier contre un qu'il ne croirait pas mon récit.</p> +<p>—Venez par ici, cria Sam, en se levant tout d'un coup et en +saisissant +son compagnon par le bras. Mon maître est l'homme qu'il vous +faut.»</p> +<p>Après une légère résistance, Job Trotter +fut conduit dans l'appartement +de M. Pickwick, et lui fut présenté, avec un court +sommaire du dialogue +que nous venons de rapporter.</p> +<p>«Je suis bien fâché de trahir mon maître, +monsieur, dit Job Trotter, en +appliquant à son œil un mouchoir rouge d'environ trois pouces +carrés.</p> +<p>—Ce sentiment vous fait beaucoup d'honneur, répliqua M. +Pickwick. +Mais, cependant, c'est votre devoir....</p> +<p>—Je sais que c'est mon devoir, monsieur, reprit Job avec une grande +émotion. Nous devons tous nous efforcer de remplir nos devoirs, +monsieur, et je m'efforce humblement de remplir les miens, monsieur. +Mais c'est une dure épreuve de trahir un maître, monsieur, +dont vous +portez les habits, dont vous mangez le pain, même quand c'est un +coquin, +monsieur.</p> +<p>—Vous êtes un brave garçon, dit M. Pickwick fort +affecté, un honnête +garçon.</p> +<p>—Allons! allons! observa Sam, qui avait vu avec beaucoup +d'impatience +les larmes de M. Trotter; assez d'arrosage comme ça; ça +n'est bon à +rien.</p> +<p>—Sam, reprit M. Pickwick d'un ton de reproche, je suis +fâché de voir +que vous ayez si peu de respect pour les sentiments de ce jeune homme.</p> +<p>—Ses sentiments sont très-beaux, monsieur, et mêmes si +beaux que c'est +une pitié qu'il les perde comme ça; et je pense qu'il +ferait mieux de +les garder dans son estomac que de les laisser évaporiser en eau +chaude, +espécialement comme ça ne sert à rien. Des larmes, +ça n'a jamais servi à +remonter une horloge ni à faire marcher une machine. La +première fois +que vous irez dans le monde, fourrez-vous ça dans la caboche, +mon vieux; +et pour le présent introduisez ce morceau de guingamp rouge dans +votre +poche. Il n'est pas assez beau pour le secouer comme ça en +l'air, comme +si vous étiez un danseur de corde.</p> +<p>—Sam a raison, remarqua M. Pickwick, en s'adressant à Job: +Sam a +raison, quoique sa manière de s'exprimer soit un peu commune et +quelquefois incompréhensible.</p> +<p>—Il a tout à fait raison, monsieur, répliqua M. +Trotter, et je ne +céderai pas davantage à cette faiblesse.</p> +<p>—Très-bien, reprit notre sage; et maintenant, où est +cette pension de +demoiselles?</p> +<p>—C'est une vieille maison de briques rouges, tout juste en dehors de +la +ville, monsieur.</p> +<p>—Et quand ce perfide dessein sera-t-il exécuté? Quand +est-ce que +l'enlèvement doit avoir lieu?</p> +<p>—Cette nuit, monsieur.</p> +<p>—Cette nuit?</p> +<p>—Cette nuit même, monsieur. C'est ce qui me fâche tant.</p> +<p>—Il faut prendre des mesures instantanées. Je vais voir +immédiatement +la dame qui dirige l'établissement.</p> +<p>—Je vous demande pardon, monsieur, mais cela ne servira à +rien.</p> +<p>—Pourquoi donc?</p> +<p>—Mon maître, monsieur, est un homme très-artificieux.</p> +<p>—Je le sais bien.</p> +<p>—Et il s'est si bien entortillé autour du cœur de la vieille +dame +qu'elle ne croirait rien à son préjudice, quand vous en +feriez serment +sur vos deux genoux. D'ailleurs vous n'avez pas d'autre preuve que la +parole d'un domestique; mon maître ne manquera pas de dire qu'il +m'a +renvoyé pour quelque chose, et que je fais cela afin de me +venger.</p> +<p>—Qu'est-ce que nous pourrions donc faire, alors?</p> +<p>—Rien ne pourra convaincre la vieille dame, monsieur, si elle ne le +prend pas sur le fait de l'enlèvement.</p> +<p>—Ces vieilles mules-là, interposa Sam, en guise de +parenthèse, ces +vieilles mules-là, s'obstinent à prendre des vessies pour +des lanternes.</p> +<p>—Mais, fit observer M. Pickwick, j'ai peur qu'il ne soit infiniment +difficile de le prendre sur le fait.</p> +<p>—Je ne sais pas, monsieur, répondit Job après un +instant de réflexion; +il me semble que cela pourrait se faire très-aisément.</p> +<p>—Comment cela?</p> +<p>—Voyez-vous, mon maître a gagné les deux servantes, et +elles doivent +nous introduire dans la cuisine, ce soir, à dix heures. Quand +toute la +maison se sera retirée pour dormir, nous sortirons de la +cuisine, et +alors la jeune personne descendra de sa chambre; il y aura une chaise +de +poste, et en route!</p> +<p>—Eh bien? fit M. Pickwick.</p> +<p>—Eh bien! monsieur; je crois que si vous nous attendiez dans le +jardin, +tout seul....</p> +<p>—Tout seul! Pourquoi tout seul?</p> +<p>—Je pensais que la vieille demoiselle n'aimerait pas qu'une +découverte +aussi désagréable se fît devant beaucoup de monde; +et puis la jeune +lady, monsieur, considérez sa confusion!...</p> +<p>—Vous avez tout à fait raison. Cette réflexion montre +une grande +délicatesse de sentiments. Poursuivez; vous avez raison....</p> +<p>—Eh bien! monsieur; je pensais donc que si vous attendiez tout seul +dans le jardin, je pourrais vous introduire dans la maison, à +onze +heures et demie précises, et qu'alors vous vous trouveriez juste +à temps +pour m'aider à démonter les projets de ce méchant +homme, par qui j'ai eu +le malheur d'être séduit.»</p> +<p>Ici. M. Trotter soupira profondément.</p> +<p>«Ne vous tourmentez pas de cela, dit M. Pickwick; s'il avait +un grain de +la probité qui vous distingue, malgré votre humble +condition, je ne +désespérerais pas de lui.»</p> +<p>Job salua très-bas, et, en dépit des +précédentes remontrances de Sam, +ses yeux se remplirent de larmes.</p> +<p>«Je n'ai jamais vu un pleurard comme ça, dit Sam. Dieu +me pardonne, s'il +n'a pas un robinet toujours ouvert dans la tête!</p> +<p>—Sam! dit M. Pickwick avec une grande sévérité, +retenez votre langue.</p> +<p>—Oui, monsieur.</p> +<p>—Je n'aime pas ce plan, poursuivit notre philosophe après une +profonde +méditation. Pourquoi ne pas communiquer avec les amis de la +jeune +personne?</p> +<p>—Parce qu'ils habitent à cinquante lieues d'ici, monsieur.</p> +<p>—Il n'y a rien à répondre à ça, remarqua +Sam, à part.</p> +<p>—Ensuite, ce jardin, reprit M. Pickwick, comment y entrerai-je?</p> +<p>—Le mur est très-bas, monsieur, et votre domestique vous fera +la courte +échelle.</p> +<p>—Mon domestique me fera la courte échelle, +répéta machinalement M. +Pickwick, et vous ne manquerez pas de m'ouvrir la porte de la maison?...</p> +<p>—Vous ne pouvez pas vous tromper, monsieur. Il n'y a qu'une porte +dans +le jardin; tapez-y quand vous entendrez sonner l'horloge, et je vous +ouvrirai sur-le-champ.</p> +<p>—Je n'aime pas ce plan, redit M. Pickwick; mais il faut bien +l'adopter, +car je n'en vois pas d'autre, et il s'agit du bonheur de cette jeune +personne, pour toute sa vie. J'y irai, soyez-en sûr.»</p> +<p>Ainsi, pour la seconde fois, la bonté naturelle de M. +Pickwick +l'entraîna dans une entreprise, dont son excellent jugement +l'aurait +détourné.</p> +<p>«Comment s'appelle la maison? demanda-t-il.</p> +<p>—Westgate-House, monsieur. Vous tournez un peu à droite quand +vous +arrivez au bout de la ville; la maison est isolée, à une +petite distance +de la route, et son nom est sur une plaque de cuivre, sur la porte.</p> +<p>—Je le sais répondit M. Pickwick; j'avais remarqué +cette maison la +première fois que j'ai visité cette ville. Vous pouvez +compter sur moi.»</p> +<p>M. Trotter salua et se détourna pour partir. M. Pickwick lui +mit une +gainée dans la main.</p> +<p>«Vous êtes un brave garçon, lui dit-il, et +j'admire la bonté de votre +cœur. Pas de remercîments. Souvenez-vous: onze heures et demie.</p> +<p>—Il n'y a pas de danger que je l'oublie, monsieur, répondit +Job +Trotter, et il quitta la chambre.</p> +<p>—Camarade, lui dit Sam, qui l'avait suivi, ce n'est pas une mauvaise +chose, cette pleurnicherie. Je voudrais pleurer comme une +gouttière dans +une averse, à ce prix-là. Comment donc que vous faites?</p> +<p>—Cela vient du cœur, monsieur Walker, répondit Job +solennellement. Je +vous souhaite le bonjour.</p> +<p>—Voilà un gaillard facile à émouvoir, pensa Sam +Weller en le voyant +s'éloigner. C'est égal, nous lui avons tiré les +vers du nez, toujours.»</p> +<p>Nous ne pouvons pas dire précisément quelles +étaient les pensées qui +occupaient l'esprit de M. Trotter, attendu que nous n'en savons rien du +tout.</p> +<p>Cependant le jour s'écoula, le soir vint, et, un peu avant +dix heures, +Sam rapporta à son maître que M. Jingle et Job +étaient sortis ensemble, +que leurs bagages étaient empaquetés, et qu'ils avaient +commandé une +chaise. Le complot était évidemment en voie +d'exécution, comme M. +Trotter l'avait prédit.</p> +<p>Dix heures et demie arrivèrent. C'était l'instant +où M. Pickwick devait +partir pour sa délicate entreprise. Afin de ne pas être +embarrassé pour +escalader le mur, il refusa le pardessus que lui offrait Sam, et +sortit, +suivi de ce fidèle serviteur.</p> +<p>La lune était sur l'horizon, mais cachée +derrière des nuages, la nuit +était belle et sèche, mais singulièrement sombre; +les sentiers, les +haies, les champs, les maisons et les arbres étaient +enveloppés d'une +ombre épaisse; l'atmosphère était lourde et +brûlante; des éclairs de +chaleur illuminaient de temps en temps les nuages, et c'était la +seule +chose qui animât un peu la triste obscurité dont la terre +était +couverte; aucun son ne se faisait entendre, excepté l'aboiement +éloigné +de quelque chien inquiet.</p> +<p>Nos aventuriers trouvèrent la maison, reconnurent +l'inscription de +cuivre, firent le tour du mur, et s'arrêtèrent vers le +fond du jardin.</p> +<p>«Sam, dit M. Pickwick, vous retournerez à l'auberge +quand vous m'aurez +aidé à monter par-dessus le mur.</p> +<p>—Très-bien, monsieur.</p> +<p>—Et vous m'attendrez.</p> +<p>—Certainement, monsieur.</p> +<p>—Prenez ma jambe, et quand je dirai: <i>haut!</i> élevez-moi +doucement.</p> +<p>—Me voilà prêt, monsieur....»</p> +<p>Ayant arrangé ces préliminaires, M. Pickwick empoigna +le sommet du mur, +et donna la mot <i>haut!</i> qui fut obéi +très-littéralement; car, soit que +son corps participât en quelque degré de +l'élasticité de son esprit, +soit que les idées de Sam sur une <i>douce +élévation</i> ne fussent pas +exactement les mêmes que celles de son maître, l'effet +immédiat de son +assistance fut de le jeter par-dessus le mur. Après avoir +écrasé trois +framboisiers et un rosier, cet immortel gentleman descendit enfin de +toute sa longueur sur la terre.</p> +<p>«Vous ne vous êtes pas blessé, monsieur? demanda +Sam, aussitôt qu'il fut +revenu de la surprise que lui avait causée la mystérieuse +disparition du +philosophe.</p> +<p>—Non, certainement, je ne me suis pas blessé, répondit +celui-ci, de +l'autre côté du mur. Je croirais plutôt que c'est +vous qui m'avez +blessé, Sam.</p> +<p>—J'espère que non, monsieur!</p> +<p>—Ne vous tourmentez point, reprit notre sage en se relevant; ce +n'est +rien... quelques égratignures.... Allez vous-en, car nous +serions +entendus.</p> +<p>—Bonne chance, monsieur.</p> +<p>—Bonsoir.»</p> +<p>Sam s'éloigna donc doucement, laissant M. Pickwick seul dans +le jardin.</p> +<p>Des lumières se montraient de temps en temps aux +différentes fenêtres du +bâtiment, ou passaient dans les escaliers, comme pour indiquer +que les +pensionnaires se retiraient dans leurs chambres. N'ayant nulle envie +d'approcher de la porte avant l'heure fixée, M. Pickwick se +blottit dans +un angle du mur pour attendre qu'elle arrivât.</p> +<p>Il était alors dans une position qui aurait abattu l'audace +de bien des +héros, et cependant il ne ressentit ni inquiétude ni +découragement: il +savait que son dessein était honorable, et il se confiait, sans +nulle +hésitation, aux nobles sentiments de Job Trotter. La situation +était +triste certainement, pour ne pas dire accablante; mais un esprit +contemplatif peut toujours se distraire par la méditation. A +force de +méditer, M. Pickwick était tombé dans une sorte +d'assoupissement, +lorsqu'il en fut tiré par l'horloge de l'église voisine, +qui sonnaient +onze heures et demie.</p> +<p>«Voici le moment,» pensa-t-il, en se mettant avec +précaution sur ses +pieds. Il examina la maison: les lumières avaient disparu, les +volets +étaient fermés; tout le monde était au lit, sans +aucun doute. Il +s'avança à pas de loup vers la porte, et frappa +doucement. Deux ou trois +minutes s'étaient passées sans réponse, il frappa +un autre coup plus +fort, puis un autre plus fort encore.</p> +<p>A la fin, un bruit de pas se fit entendre dans l'escalier; la +lumière +d'une chandelle brilla à travers le trou de la serrure; des +barres, des +verrous furent tirés, et la porte s'ouvrit lentement.</p> +<p>La porte s'ouvrit lentement, et à mesure qu'elle s'ouvrait de +plus en +plus, M. Pickwick se retirait de plus en plus derrière elle. Il +allongea +la tête avec précaution pour reconnaître la personne +qui s'avançait; +mais quel fut son étonnement lorsqu'il aperçut, au lieu +de Job Trotter, +une servante inconnue, qui tenait une chandelle dans sa main. M. +Pickwick retira sa tête avec la vivacité +déployée par Polichinelle, cet +admirable comédien, quand il craint d'être +découvert par le commissaire.</p> +<p>«Sarah, dit la servante en s'adressant à quelqu'un dans +la maison, c'est +apparemment le chat. Minet! minet! petit! petit! petit!»</p> +<p>Aucun animal n'ayant été attiré par ces +incantations, la servante +referma lentement la porte, et la reverrouilla, laissant M. Pickwick +aplati contre le mur.</p> +<p>«Ceci est fort étrange, pensa-t-il avec tristesse. +Elles veillent, à ce +que je suppose, plus tard qu'à l'ordinaire. Il est bien +malheureux +qu'elles aient choisi précisément cette nuit-ci, +extrêmement +malheureux!» Tout en faisant ces réflexions, M. Pickwick +se retirait +avec précaution dans l'angle du mur, où il avait +été originairement +caché, résolu d'attendre là assez longtemps pour +pouvoir répéter, sans +danger, son signal.</p> +<p>Il y était à peine depuis cinq minutes, lorsque la +lueur éblouissante +d'un éclair fut immédiatement suivie d'un violent coup de +tonnerre, qui +fit retentir les cieux d'un épouvantable roulement puis vint un +autre +éclair plus éblouissant que le premier; puis un autre +coup de tonnerre, +plus épouvantable que le précédent; puis enfin +arriva la pluie, plus +terrible encore que les uns et les autres.</p> +<p>M. Pickwick savait parfaitement qu'un arbre est un +très-dangereux voisin +pendant un orage: or, il avait un arbre à sa droite, un autre +à sa +gauche, un troisième devant lui, un quatrième +derrière. S'il restait où +il était, il risquait d'être foudroyé; s'il se +montrait au milieu du +jardin, il pouvait être saisi et livré aux constables. Une +ou deux fois +il essaya d'escalader le mur; mais, n'ayant alors aucun aide, le seul +résultat de ses efforts fut de mettre toute sa personne dans un +état de +transpiration abondante, et d'opérer sur ses genoux et sur les +os de ses +jambes une infinité d'égratignures.</p> +<p>«Quelle épouvantable situation!» se dit-il +à lui-même, en s'arrêtant +après cet exercice pour essuyer son front et pour frotter ses +genoux. En +même temps, il regardait vers la maison, et n'y voyant plus de +lumière, +il se flatta que tout le monde serait couché; il résolut +donc de répéter +son signal.</p> +<p>Il marche sur la pointe du pied, dans le sable humide; il frappe +à la +porte; il retient son haleine; il écoute à travers le +trou de la +serrure. Pas de réponse. C'est singulier. Un autre coup. Il +écoute de +nouveau; un chuchotement se fait entendre dans l'intérieur, et +une voix +crie ensuite:</p> +<p>«Qui va là?</p> +<p>—Ce n'est pas Job, pensa M. Pickwick en s'aplatissant contre le mur. +C'est une voix de femme.»</p> +<p>A peine était-il arrivé à cette conclusion, +qu'une fenêtre du premier +étage s'ouvrit, et trois ou quatre voix de femmes +répétèrent la +question: «Qui est là?»</p> +<p>M. Pickwick n'osa pas bouger. Il était clair que toute la +maison était +réveillée. Il résolut de rester où il +était jusqu'à ce que l'alarme fût +apaisée, et ensuite de faire un effort surnaturel, d'escalader +le mur, +ou de périr dans cette noble entreprise.</p> +<p>Comme toutes les résolutions de M. Pickwick, celle-ci +était la meilleure +qu'il pût prendre dans les circonstances données; mais +malheureusement +elle était fondée sur l'hypothèse que les +habitants de la maison +n'oseraient point rouvrir la porte. Quel fut donc son +désappointement +lorsqu'il entendit tirer barres et verrous, et lorsqu'il vit la porte +s'entre-bâiller lentement, mais de plus en plus. Il fit retraite, +pas à +pas, jusqu'auprès des gonds; mais ce fut en vain qu'il +s'effaça contre +le mur: l'interposition de sa personne empêchait la porte de +s'ouvrir +tout à fait.</p> +<p>«Qui est là?» s'écria, de l'escalier, un +chœur nombreux de voix de +soprano. C'étaient la vieille demoiselle, maîtresse de +l'établissement, +trois sous-maîtresses, cinq domestiques femelles, et trente +pensionnaires, toutes à demi-vêtues, toutes +ombragées d'une forêt de +papillotes.</p> +<p>Comme on s'en doute bien, M. Pickwick ne répondit point <i>qui +était là</i>, +et alors le refrain du chœur fut changé en celui-ci: «Mon +Dieu! mon +Dieu! comme j'ai peur!</p> +<p>—Cuisinière, dit la vieille demoiselle, qui avait pris soin +de rester +au haut de l'escalier, la dernière du groupe; cuisinière, +pourquoi +n'avancez-vous pas dans le jardin?</p> +<p>—Si vous plaît, ma'ame, je n'en avons pas envie.</p> +<p>—Mon Dieu! mon Dieu! que cette cuisinière est stupide! +s'écrièrent les +trente pensionnaires.</p> +<p>—Cuisinière! reprit la vieille demoiselle avec grande +dignité, ne me +raisonnez pas, s'il vous plaît. Je vous ordonne de regarder dans +le +jardin, sur-le-champ.»</p> +<p>Ici la cuisinière commença à pleurer: la +servante dit que c'était une +honte de la traiter ainsi, et pour cet acte de rébellion elle +reçut son +congé sur la place.</p> +<p>«Cuisinière! entendez-vous? cria la vieille demoiselle +en frappant du +pied avec colère.</p> +<p>—Cuisinière! entendez-vous votre maîtresse? +crièrent les trois +sous-maîtresses.</p> +<p>—Cette cuisinière est-elle impudente!» crièrent +les trente +pensionnaires.</p> +<p>L'infortunée cuisinière, ainsi poussée en +avant, fit un pas ou deux en +ayant soin de tenir sa chandelle de manière qu'il lui fût +impossible de +rien apercevoir. Elle déclara donc qu'elle ne voyait rien dans +le +jardin, et que ce devait être le vent.</p> +<p>La porte allait se refermer, en conséquence, lorsqu'une +pensionnaire +curieuse s'étant hasardée à regarder entre les +gonds, jeta un cri +effroyable qui fit rentrer en un clin d'œil la cuisinière, la +servante +et les plus aventureuses.</p> +<p>«Qu'est-ce qui est donc arrivé à miss Smithers? +demanda la vieille +demoiselle, tandis que ladite miss Smithers tombait dans une attaque de +nerfs de la puissance de quatre jeunes ladies.</p> +<p>—Mon Dieu! mon Dieu! chère miss Smithers! dirent les +vingt-neuf autres +pensionnaires.</p> +<p>—Oh! l'homme! l'homme derrière la porte!» cria miss +Smithers d'une +voix entrecoupée.</p> +<p>Aussitôt que la vieille demoiselle eut entendu ces mots +effrayants, elle +battit en retraite jusque dans sa chambre à coucher, ferma la +porta à +double tour, et se trouva mal tout à son aise. Cependant les +pensionnaires, les sous-maîtresses, les servantes se +précipitaient sur +l'escalier, les unes par-dessus les autres; et jamais on n'avait vu +tant +de bousculades, tant d'évanouissements, tant de cris. Au milieu +du +tumulte, M. Pickwick sortit de sa cachette et se présenta devant +ces +colombes effarouchées.</p> +<p>«Ladies! chères ladies! leur dit-il.</p> +<p>—Oh! Il nous appelle <i>chères</i>, cria la plus laide et la +plus vieille +des sous-maîtresses. Dieux! le misérable!</p> +<p>—Ladies! vociféra M. Pickwick, devenu +désespéré par le danger de sa +situation. Écoutez-moi! je ne suis point un voleur! Tout ce que +je veux, +c'est la maîtresse de la maison!</p> +<p>—Oh! quel monstre féroce! s'écria une autre +sous-maîtresse. Il en veut +à miss Tomkins!»</p> +<p>Ici les gémissements devinrent universels.</p> +<p>—Sonnez la cloche d'alarme! dirent une douzaine de voix.</p> +<p>—Non! non! cria M. Pickwick, regardez-moi! ai-je l'air d'un voleur? +Mes +chères dames, vous pouvez m'attacher, m'enfermer, pieds et +poings liés, +dans un cabinet, si cela vous fait plaisir. Seulement écoutez ce +que +j'ai à dire! seulement écoutez-moi!</p> +<p>—Comment êtes-vous entré dans notre jardin? balbutia la +servante.</p> +<p>—Appelez la maîtresse de la maison, et je lui dirai tout, +tout! +continua M. Pickwick de toutes les forces de ses poumons. Appelez-la +donc; seulement soyez calmes, et appelez-la: vous entendrez tout!»</p> +<p>Était-ce grâce à la figure de M. Pickwick, ou +à son éloquence, ou à la +tentation irrésistible pour des esprits féminins +d'entendre quelque +chose de mystérieux? nous l'ignorons; mais les femelles les plus +raisonnables de l'établissement, au nombre d'environ quatre ou +cinq, +parvinrent enfin à recouvrer une tranquillité +comparative. Elles +proposèrent à M. Pickwick de se soumettre +immédiatement à une contrainte +personnelle, afin de prouver sa sincérité: il y +consentit, et, pour +obtenir de conférer avec miss Tomkins, il entra +spontanément dans le +cabinet où les externes pendaient leurs bonnets et leurs sacs +durant +les classes. Lorsqu'il y fut soigneusement renfermé, les brebis +effrayées commencèrent peu à peu à +reprendre courage. Miss Tomkins fut +tirée de son évanouissement et de sa chambre; ses +acolytes l'apportèrent +au rez-de-chaussée, et la conférence commença.</p> +<p>«Eh bien! l'homme, dit miss Tomkins d'une voix faible, que +faisiez-vous +dans mon jardin?</p> +<p>—Je venais pour vous avertir qu'une de vos jeunes demoiselles doit +s'échapper cette nuit, répondit M. Pickwick de +l'intérieur du cabinet.</p> +<p>—S'échapper! s'écrièrent miss Tomkins, les +trois sous-maîtresses et les +trente pensionnaires. Et avec qui?</p> +<p>—Avec votre ami, M. Charles Fitz-Marshall.</p> +<p>—<i>Mon</i> ami! je ne connais personne de ce nom.</p> +<p>—Eh bien! M. Jingle alors.</p> +<p>—Je n'ai jamais entendu ce nom de ma vie.</p> +<p>—Alors j'ai été trompé! abusé! dit M. +Pickwick; j'ai été la victime +d'un complot, d'un lâche et vil complot! Envoyez à +l'hôtel de l'Ange, ma +chère madame, si vous ne me croyez pas. Je vous en supplie, +madame, +envoyez à l'hôtel de l'Ange, et faites demander le +domestique de M. +Pickwick.</p> +<p>—Il paraît que c'est un homme respectable, puisqu'il garde un +domestique! dit miss Tomkins à la maîtresse +d'écriture et de calcul.</p> +<p>—J'imagine plutôt, répondit celle-ci, que c'est son +domestique qui le +garde. Je pense qu'il est fou, miss Tomkins, et que l'autre est son +gardien.</p> +<p>—Je crois que vous avez raison, miss Gwynn, répondit la +vieille +demoiselle. Il faut que deux des servantes aillent à +l'hôtel de l'Ange, +et que les autres restent ici pour nous protéger.»</p> +<p>Deux des servantes furent en conséquence +dépêchées à l'hôtel de l'Ange, +en quête de M. Samuel Weller, tandis que les trois autres +restèrent pour +protéger miss Tomkins, les trois sous-maîtresses et les +trente +pensionnaires. M. Pickwick s'assit par terre, dans le cabinet, et +attendit le retour des deux messagers avec toute la philosophie, tout +le +courage qu'il put appeler à son aide.</p> +<p>Une heure et demie s'écoulèrent dans cette +pénible situation, et lorsque +les deux servantes revinrent enfin, M. Pickwick reconnut, outre la voix +de Samuel Weller, deux autres voix dont l'accent paraissait familier +à +son oreille, mais dont il n'aurait pas pu deviner les +propriétaires, +quand il se serait agi de sa vie.</p> +<p>Une courte conférence s'ensuivit; la porte fut ouverte; M. +Pickwick +sortit du cabinet et se trouva en présence de toute la pension, +de Sam +Weller, du vieux M. Wardle et de son futur gendre.</p> +<p>«Mon cher ami! dit M. Pickwick en se précipitant vers +M. Wardle et en +saisissant ses mains; mon cher ami! au nom du ciel! expliquez à +ces +dames la malheureuse, l'horrible situation dans laquelle je me trouve +placé. Vous devez l'avoir apprise de mon domestique. Dites-leur +à tout +hasard, mon cher camarade, que je ne suis ni un brigand, ni un fou.</p> +<p>—Je l'ai dit, mon cher ami, je l'ai dit, répliqua M. Wardle +en secouant +la main droite du philosophe, tandis que M. Trundle secouait sa main +gauche.</p> +<p>—Et ceux qui disent, ou bien qui ont dit qu'il l'était, +s'écria Sam en +s'avançant au milieu de la société, ils disent +quelque chose qui n'est +pas vrai, mais au contraire qu'est tout à fait l'opposite. Et +s'il y a +ici des hommes, n'importe combien, qui disent ça, je leur y +donnerai une +preuve convaincante du contraire, dans cette même chambre ici, si +ces +très-respectables ladies veulent avoir la bonté de se +retirer et de +faire monter leurs hommes, un à un.» Ayant exprimé +ce défi chevaleresque +avec une grande volubilité, Sam Weller frappa +énergiquement la paume de +sa main avec son poing fermé, et regarda miss Tomkins d'un air +gracieux +et en clignant de l'œil. Mais la galanterie de Sam ne produisit aucun +effet sur cette vertueuse personne, qui avait entendu avec une horreur +indicible la supposition, implicitement exprimée, qu'il pouvait +se +trouver <i>des hommes</i> dans l'enceinte d'une pension de demoiselles.</p> +<p>L'apologie de M. Pickwick fut bientôt terminée, mais on +ne put tirer de +lui aucune parole, ni pendant son retour à l'hôtel, ni +lorsqu'il fut +assis, avec ses amis, entre un bon feu et le souper dont il avait tant +besoin. Il semblait étourdi, stupéfié. Une fois, +une fois seulement, il +se tourna vers M. Wardle et lui demanda:</p> +<p>«Comment êtes-vous venu ici?</p> +<p>—J'avais arrangé, pour le premier du mois, une partie de +chasse avec +Trundle. Nous sommes arrivés cette nuit, et avons +été fort étonnés +d'apprendre que vous étiez dans ce pays. Mais je suis +charmé de vous y +voir, continua l'enjoué vieillard en frappant M. Pickwick sur le +dos; je +suis charmé de vous y voir; nous aurons une partie de chasse au +premier +jour, et nous donnerons à Winkle une autre chance. N'est-ce pas, +vieux +camarade?»</p> +<p>M. Pickwick ne répondit point. Il ne demanda pas même +des nouvelles de +ses amis de Dingley-Dell; et peu après il se retira pour la +nuit, après +avoir ordonné à Sam de venir prendre sa chandelle +lorsqu'il sonnerait.</p> +<p>Au bout d'un certain temps, la sonnette retentit, et Sam Weller se +présenta devant son maître.</p> +<p>«Sam! dit M. Pickwick en écartant un peu ses draps, +pour le regarder.</p> +<p>—Monsieur?» répondit Sam.</p> +<p>M. Pickwick fit une pause, et Sam moucha la chandelle.</p> +<p>«Sam! répéta M. Pickwick avec un effort +désespéré.</p> +<p>—Monsieur? répondit Sam de nouveau.</p> +<p>—Où est ce Trotter?</p> +<p>—Job, monsieur?</p> +<p>—Oui.</p> +<p>—Parti, monsieur.</p> +<p>—Avec son maître, je suppose.</p> +<p>—Son maître ou son ami, ou son je ne sais quoi. Ils sont +filés +ensemble. Ça fait un joli couple, monsieur.</p> +<p>—Jingle aura soupçonné mon projet, et vous aura +détaché ce fripon-là, +avec son histoire, reprit M. Pickwick, que ces paroles semblaient +étouffer.</p> +<p>—Juste la chose, monsieur.</p> +<p>—Nécessairement c'était une invention.</p> +<p>—D'un bout à l'autre, monsieur. On nous a mis dedans. C'est +adroit, +tout de même!</p> +<p>—Je ne pense pas qu'ils nous échappent aussi aisément +la première fois, +Sam?</p> +<p>—Je ne le pense pas, monsieur.</p> +<p>—En quelque lieu, en quelque endroit que je rencontre ce Jingle, +s'écria M. Pickwick en se levant sur son lit et en +déchargeant sur son +oreiller un coup terrible, je ne me contenterai point de le +démasquer, +comme il le mérite si richement, mais je lui infligerai un +châtiment +personnel. Oui, je le ferai, ou mon nom n'est pas Pickwick.</p> +<p>—Et quand j'attraperai une patte de ce pleurnichard-là, avec +sa +tignasse noire, si je ne lui tire pas de l'eau réelle de ses +quinquets, +mon nom n'est pas Weller!—Bonne nuit, monsieur.»<br/> +</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;"/> +<p><br/> +</p> +<a name="CHAPITRE_XVII"></a> +<h2>CHAPITRE XVII.</h2> +<h3>Montrant qu'une attaque de rhumatisme peut quelquefois servir de +stimulant à un génie inventif.</h3> +<br/> +<p>Quoique la constitution de M. Pickwick fût capable de soutenir +une somme +très-considérable de travaux et de fatigues, elle +n'était cependant +point à l'épreuve d'une combinaison de semblables +assauts. Il est aussi +dangereux que peu ordinaire d'être lavé à l'air de +la nuit, et d'être +séché ensuite dans un cabinet fermé: M. Pickwick +apprit cet aphorisme à +ses dépens, et fut confiné dans son lit par une attaque +de rhumatisme.</p> +<p>Mais si les forces corporelles de ce grand homme étaient +anéanties, il +n'en conservait pas moins toute la vigueur, toute +l'élasticité de son +esprit, toutes les grâces de sa bonne humeur. La vexation +même, causée +par sa dernière aventure, s'était entièrement +évanouie, et il se +joignait sans colère et sans embarras au rire joyeux de M. +Wardle, +chaque fois qu'on faisait une allusion à ce sujet. Pendant deux +jours +notre philosophe fut retenu dans son lit et reçut de son +domestique les +soins les plus empressés. Le premier jour, Sam s'efforça +de l'amuser en +lui racontant une foule d'anecdotes; le second jour, M. Pickwick +demanda +son écritoire et fut profondément occupé +jusqu'à la nuit. Le troisième +jour, se trouvant assez bien pour rester assis dans sa chambre, il +dépêcha son valet à M. Wardle et à M. +Trundle, pour les engager à venir +le soir prendre un verre de vin chez lui. L'invitation fut avidement +acceptée, et lorsque la société se trouva +réunie, en conséquence, autour +d'une table chargée de verres, M. Pickwick, avec une modeste +rougeur, +produisit la petite nouvelle suivante, comme ayant été <i>éditée</i> +par +lui-même, durant sa récente indisposition, d'après +le récit non +sophistiqué de Sam Weller.<br/> +<br/> +</p> +<p style="font-weight: bold; text-align: center;">LE CLERC DE PAROISSE,</p> +<p style="font-weight: bold; text-align: center;"><i>Histoire d'un +véritable amour.</i></p> +<p>Il y avait une fois, dans une toute petite ville de province, +à une +distance considérable de Londres, un petit homme nommé +Nathaniel +Pipkin. Il était clerc de la paroisse, et habitait une petite +maison, +dans la petite Grande-Rue, à dix minutes de chemin de la petite +église. +Tous les jours, depuis neuf heures jusqu'à quatre, on le +trouvait en +train d'enseigner à des petits enfants une petite dose +d'instruction. +Nathaniel Pipkin était un être doux, bienveillant, +inoffensif, avec un +nez retroussé, des jambes tant soit peu cagneuses, des yeux un +peu +louches et une allure boiteuse. Il partageait son temps entre +l'église +et son école, et il croyait fermement qu'il n'y avait pas dans +le monde +un homme aussi savant que le curé, un appartement aussi imposant +que la +sacristie, une institution aussi bien tenue que la sienne. Une fois, et +une fois seulement dans sa vie, Nathaniel Pipkin avait vu un +évêque, un +évêque véritable, avec ses bras dans des manches de +linon et sa tête +dans une perruque. Il l'avait vu marcher, il l'avait entendu parler, +lors de la confirmation; et dans cette majestueuse +cérémonie, quand +l'évêque avait posé les mains sur la tête de +Nathaniel Pipkin, celui-ci +avait été tellement saisi d'une crainte respectueuse, +qu'il avait +entièrement perdu connaissance et avait été +emporté, hors de l'église, +dans les bras du bedeau.</p> +<p>C'était là une ère importante, un +événement terrible dans la vie de +notre héros, et c'était le seul qui eût jamais +troublé le cours régulier +de sa paisible existence, lorsqu'une après-midi, comme il +était occupé à +poser sur une ardoise un effroyable problème d'addition +composée qu'il +voulait faire résoudre par un coupable gamin, il s'avisa de +lever les +yeux, dans un accès d'abstraction mentale, et aperçut +à une fenêtre, de +l'autre côté de la rue, le visage riant de Maria Lobbs. +Maria Lobbs +était la fille unique du vieux Lobbs, le grand sellier de la +Grande-Rue. +Bien des fois déjà, soit à l'église, soit +ailleurs, les yeux de M. +Pipkin s'étaient arrêtés sur la jolie figure de +Maria Lobbs; mais les +noires prunelles de Maria Lobbs n'avaient jamais été si +brillantes, les +joues de Maria Lobbs n'avaient jamais été si fleuries que +dans cette +occasion particulière. Il était donc naturel que le +maître d'école n'eût +pas la force de détacher ses regards du visage de miss Lobbs; il +était +naturel que miss Lobbs, en s'apercevant qu'elle était +contemplée par un +jeune homme, retirât sa tête, fermât la +croisée et abaissât le store; il +était naturel enfin que Nathaniel Pipkin, immédiatement +après cela, +tombât sur le coupable moutard et le gifflât de tout son +cœur. Tout cela +était parfaitement naturel et n'avait absolument rien +d'étonnant.</p> +<p>Mais ce qu'il y a d'étonnant, c'est qu'un homme d'un +caractère timide +et discret, comme Nathaniel Pipkin, un homme dont le revenu +était si +imperceptible, ait osé aspirer, depuis ce jour, à la main +et au cœur de +la fille unique de l'orgueilleux Lobbs, du grand sellier qui aurait pu +acheter tout le village d'un trait de plume, sans se gêner en +aucune +façon; du vieux Lobbs, qui était connu pour avoir des +trésors déposés à +la banque de la province et qui, suivant la voix publique, avait en +outre des monceaux d'argent dans un petit coffre-fort de fer, +placé sur +le manteau de la cheminée, dans l'arrière-parloir; de +Lobbs, qui, au vu +et au su de tout le village, garnissait sa table, les jours de +fête, +avec une théière, un pot à crème et un +sucrier de véritable argent, +lesquels, comme il avait coutume de s'en vanter dans l'orgueil de son +cœur, devaient un jour devenir la propriété de l'homme +assez heureux +pour plaire à sa fille. Je le répète, on ne +saurait suffisamment +s'étonner, s'émerveiller, que Nathaniel Pipkin +jetât ses regards dans +cette direction; mais l'amour est aveugle et Nathaniel était +louche: ces +deux circonstances réunies l'empêchèrent +apparemment de voir les choses +sous leur véritable point de vue.</p> +<p>Or, si le vieux Lobbs avait pu soupçonner, le moins du monde, +l'état des +affections de Nathaniel Pipkin, il aurait fait raser l'école +jusque dans +ses fondements, ou il aurait exterminé le maître de la +surface de la +terre, ou il aurait commis quelque autre atrocité encore plus +hyperbolique; car c'était un terrible vieillard que ce Lobbs, +quand son +orgueil était blessé, quand sa colère était +excitée; il jurait +alors!!!—Quelquefois, quand il maudissait la paresse de son apprenti +aux jambes grêles, on entendait rouler jusque dans la rue un +tonnerre +retentissant de jurons, qui faisaient trembler d'horreur Nathaniel +Pipkin dans ses souliers, tandis que les cheveux de ses disciples +épouvantés se dressaient sur leur tête.</p> +<p>Cependant, chaque soirée, quand les devoirs étaient +terminés, quand les +élèves étaient partis, Nathaniel Pipkin s'asseyait +auprès de sa fenêtre, +et faisant semblant de lire, il lançait de côté des +regards qui +cherchaient à rencontrer les yeux brillants de Maria Lobbs. O +bonheur! +quelques jours à peine s'étaient écoulés, +lorsque ces yeux brillants +apparurent à une fenêtre du deuxième étage, +occupés aussi, en apparence, +à lire attentivement. Quelle délicieuse pâture pour +le cœur de Nathaniel +Pipkin! Quel plaisir de rester là, ensemble, pendant des heures, +et de +considérer ce joli visage tandis que ces yeux charmants +étaient +baissés. Mais lorsque Maria Lobbs commença à lever +les yeux de son +livre, et à darder leurs rayons dans la direction de Nathaniel +Pipkin, +ses transports et son admiration ne connurent plus de bornes. A la fin, +un beau jour, sachant que le vieux Lobbs était dehors, le +maître d'école +eut la témérité d'envoyer un baiser à Maria +Lobbs, et Maria Lobbs, au +lieu de fermer la fenêtre et de baisser le rideau, sourit et lui +renvoya +son baiser. Sur cela, et quoiqu'il en pût arriver, Nathaniel +Pipkin prit +la résolution de développer à Maria Lobbs, sans +plus de délai, l'état de +ses sentiments.</p> +<p>Un plus joli pied, un cœur plus gai, un visage plus riant, une +taille +plus gracieuse, ne passèrent jamais sur la terre aussi +légèrement que le +pied mignon, que le cœur d'or, que le visage heureux, que la taille +séduisante de Maria Lobbs, la fille du vieux sellier. Il y avait +dans +ses yeux brillants une étincelle de friponnerie qui aurait +enflammé un +cœur bien moins susceptible que celui du maître d'école. +Il y avait tant +de gaieté dans le son contagieux de ses éclats de rire, +que le plus +farouche misanthrope n'aurait pu s'empêcher de sourire en les +entendant. +Le vieux Lobbs lui-même, au plus haut degré de sa +férocité, ne savait +pas résister aux câlineries de sa jolie fille. Lorsqu'elle +se mettait +après lui (ce qui pour dire la vérité arrivait +assez souvent), et +lorsqu'elle était secondée par sa cousine Kate, petite +personne à l'air +agaçant, effronté, scélérat, le pauvre +bonhomme était incapable +d'articuler un refus, même si elles lui avaient demandé +une partie des +trésors inouïs entassés dans son coffre-fort.</p> +<p>Par une belle soirée d'été, le cœur de +Nathaniel Pipkin battit +violemment dans sa poitrine d'homme, lorsqu'il vit ce couple +séduisant +arriver dans le champ même où tant de fois il +s'était promené, à la +brune, en ruminant sur les beautés de Maria Lobbs. Il avait +souvent +pensé, alors, à l'air dégagé avec lequel il +s'approcherait d'elle pour +lui peindre sa passion, s'il pouvait seulement la rencontrer. Mais +maintenant qu'elle se présentait inopinément devant lui, +il sentait que +tout son sang refluait vers son visage, au détriment manifeste +de ses +jambes, qui, privées de leur portion habituelle de ce fluide, +tremblaient et s'entre-choquaient violemment. Quand les deux jeunes +filles s'arrêtaient pour cueillir une fleur dans la haie, ou pour +écouter un oiseau, le maître d'école +s'arrêtait aussi, en prenant un air +profondément rêveur; et il n'en avait pas l'air seulement, +car il +songeait avec égarement à ce qu'il allait devenir, quand +les cousines +reviendraient sur leurs pas, et le rencontreraient face à face, +comme +cela devait inévitablement arriver au bout d'un certain temps. +Toutefois, quoiqu'il n'osât pas les rejoindre, il eût +été désolé de les +perdre de vue. Aussi, quand elles couraient, il courait; quand elles +marchaient, il marchait; quand elles s'arrêtaient, il +s'arrêtait; et il +aurait pu continuer ce manège jusqu'à ce que la nuit les +eût surpris, si +la maligne Kate n'avait regardé derrière elle, et n'avait +fait à +Nathaniel un signe encourageant, pour le déterminer à +s'approcher. Il y +avait quelque chose d'irrésistible dans les manières de +Kate, aussi +Nathaniel obéit-il à son invitation. Puis, avec beaucoup +de confusion de +sa part, et tandis que la méchante petite cousine riait de tout +son +cœur, Nathaniel Pipkin se mit à genoux sur l'herbe humide, et +déclara sa +ferme résolution de rester là pour toujours, à +moins qu'il ne lui fût +permis de se relever comme l'amoureux accepté de Maria Lobbs. A +cette +déclaration, le rire joyeux de Maria Lobbs retentit à +travers la calme +atmosphère du soir, sans la troubler néanmoins, tant +c'était un son +harmonieux. La maligne petite cousine éclata de rire encore plus +immodérément, et Nathaniel Pipkin rougit plus que jamais. +A la fin, +Maria Lobbs, violemment pressée par le petit homme rongé +d'amour, +détourna la tête, et murmura à sa cousine de dire, +ou du moins sa +cousine dit pour elle: qu'elle se sentait très-honorée de +la demande de +M. Pipkin; que sa main et son cœur étaient à la +disposition de son père; +mais que personne ne pouvait être insensible au mérite de +monsieur +Pipkin. Comme tout cela fut fait avec beaucoup de gravité, et +comme +Nathaniel Pipkin reconduisit Maria Lobbs et s'efforça de lui +dérober un +baiser, en partant, il se mit au lit le plus heureux des petits hommes, +et rêva toute la nuit qu'il amollissait le vieux Lobbs, recevait +la clef +du coffre-fort, et épousait Maria.</p> +<p>Le lendemain, Nathaniel vit le sellier partir sur son vieux bidet +gris; +il vit, à la croisée, la maligne petite cousine qui lui +faisait un grand +nombre de signes, auxquels il ne pouvait rien comprendre; et enfin il +vit venir vers lui l'apprenti aux jambes grêles. Celui-ci dit +à +Nathaniel que son maître ne reviendrait pas avant le lendemain, +et que +ces dames attendaient M. Pipkin, pour prendre le thé, à +six heures +précises. Comment les leçons furent +récitées ce jour-là, ni Nathaniel +Pipkin, ni ses élèves ne le savent mieux que vous: mais +elles furent +récitées bien ou mal, et lorsque les enfants furent +partis, Nathaniel +Pipkin s'occupa, jusqu'à six heures sonnées, de sa +toilette, avant +d'être habillé à son goût. Ce n'est pas qu'il +lui fallut beaucoup de +temps pour choisir les vêtements qu'il devait porter, attendu +qu'il n'y +avait aucun choix à faire dans sa garde-robe, mais +c'était une tâche +pleine de difficultés et d'importance que de les nettoyer et de +les +mettre de la manière la plus avantageuse.</p> +<p>Nathaniel trouva chez le sellier une petite société +choisie, composée de +Maria Lobbs, de sa cousine Kate et de trois ou quatre jeunes filles +folâtres, réjouies, rosées. Il eut alors une preuve +positive que les +rumeurs relatives aux trésors du vieux Lobbs n'étaient +pas exagérées; il +vit, de ses yeux, la théière en véritable argent +massif, et les petites +cuillers en argent pour remuer le thé, et les tasses en +véritable +porcelaine, pour le boire, et les plats de même matière, +qui contenaient +les gâteaux et les rôties. Le seul revers de la +médaille, c'était un +frère de Kate, un cousin de Maria Lobbs, qu'elle appelait Henry, +et qui +semblait garder sa cousine pour lui tout seul, à un bout de la +table. Il +est délicieux de voir les membres d'une même famille avoir +de +l'affection l'un pour l'autre, mais cette affection peut être +poussée +trop loin, et Nathaniel Pipkin ne put s'empêcher de penser que +Maria +Lobbs devait aimer bien particulièrement tous ses parents, si +elle avait +pour chacun d'eux autant d'attentions que pour le cousin dont il +s'agit. +Ce n'est pas tout: après le thé, lorsque la maligne +petite cousine eut +proposé de jouer au colin-maillard, il arriva, d'une +manière ou d'une +autre, que Nathaniel Pipkin avait presque toujours les yeux +bandés; et +chaque fois qu'il mettait la main sur le cousin, il ne manquait pas de +trouver Maria Lobbs auprès de lui. La petite cousine et les +autres +jeunes filles étaient sans cesse occupées à le +pousser, à lui tirer les +cheveux, à lui jeter des chaises dans les jambes, à lui +faire toutes les +misères imaginables; mais Maria Lobbs ne semblait jamais +l'approcher, et +une fois Nathaniel Pipkin aurait pu jurer qu'il avait entendu le bruit +d'un baiser suivi d'une faible remontrance de Maria Lobbs, et des rires +à demi étouffés de ses bonnes amies. Tout cela +était singulier, et on ne +saurait dire ce que le petit homme aurait pu faire ou ne pas faire, en +conséquence, si ses pensées n'avaient pas +été forcées soudainement de +prendre un autre cours.</p> +<p>La circonstance qui força ses pensées à prendre +un autre cours, c'est +qu'il entendit frapper violemment à la porte de la rue, et la +personne +qui frappait à la porte de la rue n'était autre que le +vieux Lobbs +lui-même. Il était revenu inopinément, et il +tapait, il tapait, comme un +fabricant de cercueils, car il n'avait pas encore soupé. +Aussitôt que +cette nouvelle alarmante eut été communiquée par +l'apprenti, les jeunes +filles grimpèrent les escaliers, quatre à quatre pour se +réfugier dans +la chambre à coucher de Maria Lobbs, et, faute d'une meilleure +cachette, +le cousin et Nathaniel furent fourrés dans deux cabinets du +parloir. +Enfin quand la maligne petite cousine et Maria Lobbs les eurent +enfermés +et eurent remis la chambre en ordre, elles ouvrirent la porte de la rue +au vieux Lobbs, qui n'avait pas cessé de frapper un seul instant.</p> +<p>Il arriva malheureusement que le vieux Lobbs avait faim, et qu'il +était +d'une monstrueuse mauvaise humeur. Nathaniel Pipkin l'entendait +grommeler comme un vieux dogue enroué, et chaque fois que le +malheureux +apprenti aux jambes grêles entrait dans la chambre, le vieux +Lobbs se +mettait à jurer après lui comme un atroce païen, +sans autre but apparent +que de soulager sa poitrine par la décharge de quelques jurons +surabondants. A la fin, le souper qu'on avait fait chauffer fut +placé +sur la table; le vieux Lobbs tomba dessus comme la misère sur le +pauvre +monde, et ayant fait les plats nets en un rien de temps, il baisa sa +fille et demanda sa pipe.</p> +<p>La nature avait placé les genoux de Nathaniel Pipkin fort +près l'un de +l'autre, mais ils s'entre-choquèrent à se briser +lorsqu'il entendit le +vieux Lobbs demander sa pipe. En effet, depuis cinq ans au moins, +Nathaniel avait vu le vieux sellier fumer régulièrement, +tous les soirs, +dans la même pipe à fourneau d'argent, et cette pipe +était suspendue +précisément dans le cabinet où l'infortuné +maître d'école était +renfermé. Les deux jeunes filles descendirent pour chercher la +pipe, +montèrent pour chercher la pipe, et en un mot cherchèrent +la pipe +partout, excepté où elles savaient fort bien qu'elle se +trouvait. +Pendant ce temps, le vieux Lobbs tempêtait de la manière +la plus +épouvantable. Tout d'un coup il pensa au cabinet et se leva pour +y +regarder. Il était complétement inutile qu'un petit +homme, comme +Nathaniel Pipkin, cherchât à retenir la porte en dedans, +quand un grand +et vigoureux gaillard, comme le sellier, la tirait en dehors. Elle +s'ouvrit donc et découvrit Nathaniel Pipkin debout dans le +cabinet et +tremblant comme un voleur. Dieu nous bénisse! quel effroyable +regard le +vieux Lobbs lui jeta, en le saisissant par le collet, et en le tenant, +pour le considérer, à l'extrémité de son +bras.</p> +<p>«De par tous les diables! que faites-vous là?» +s'écria le sellier d'une +voix terrible.</p> +<p>Nathaniel Pipkin ne put faire de réponse, et le vieux Lobbs +le secoua de +toutes ses forces, pendant deux ou trois minutes, pour l'aider à +mettre +de l'ordre dans ses idées.</p> +<p>«Que faites-vous ici? Vous êtes venu pour ma fille, +apparemment?»</p> +<p>Le vieux Lobbs ne disait cela qu'en manière de sarcasme, car +il ne +croyait pas que la présomption d'un mortel pût conduire +Nathaniel Pipkin +aussi loin. Quelle fut donc son indignation, lorsque le pauvre +maître +d'école répondit:</p> +<p>«C'est vrai, monsieur Lobbs, je suis venu pour votre fille, +j'aime votre +fille, monsieur Lobbs.</p> +<p>—Comment, misérable petit singe! balbutia le vieux Lobbs, +paralysé par +cette étrange confession; qu'est-ce que cela signifie? Me dire +cela à ma +barbe! Dieu me damne! je vais vous étrangler.»</p> +<p>Il n'est nullement improbable que le vieux Lobbs, dans +l'excès de sa +rage, eût exécuté cette menace, s'il n'en avait pas +été empêché par une +apparition complétement inattendue: à savoir le cousin, +qui, sortant de +son cabinet, lui dit en s'approchant:</p> +<p>«Je ne puis laisser cette innocente personne qui a +été invitée ici par +une plaisanterie de jeune fille, prendre sur elle, d'une manière +très-noble, la faute (si faute il y a) dont je suis seul +coupable, et +que je suis prêt à avouer. J'aime votre fille, monsieur, +et je suis venu +pour la voir.»</p> +<p>Pendant cette déclaration imprévue, le vieux Lobbs +ouvrait de grands +yeux, mais pas plus grands que Nathaniel. A la fin, lorsqu'il retrouva +assez de souffle pour parler:</p> +<p>«Ah! vous êtes venu pour voir ma fille!</p> +<p>—Oui, monsieur.</p> +<p>—Et ne vous avais-je pas défendu d'entrer ici?</p> +<p>—Oui, monsieur, et sans cela je ne serais pas venu en +cachette.»</p> +<p>Je suis fâché de rapporter cela du vieux Lobbs, mais je +crois qu'il +aurait assommé le cousin, si sa jolie fille, dont les yeux +brillants +étaient noyés de larmes, ne s'était point +suspendue à son bras.</p> +<p>«Ne le retenez pas, Maria, dit le jeune homme. S'il a envie de +frapper +le fils de sa sœur, laissez-le faire. Pour toutes les richesses du +monde, je ne toucherais pas un de ses cheveux blancs.»</p> +<p>Les yeux du vieillard s'abaissèrent sous ce reproche, et +rencontrèrent +ceux de Maria. J'ai déjà dit plusieurs fois que +c'étaient des yeux +très-brillants, et quoique alors ils fussent pleins de larmes, +leur +influence n'en était aucunement diminuée. Le vieux Lobbs +détourna la +tête pour éviter d'être persuadé par les +regards de sa fille, mais la +fortune voulut qu'il rencontra ceux de la maligne petite cousine, qui, +à +moitié effrayée pour son frère, à +moitié riante et moqueuse en pensant à +Nathaniel Pipkin, avait une physionomie si touchante et si comique +à la +fois, qu'elle devait nécessairement séduire l'homme qui +la regardait, +jeune ou vieux. Elle passa son bras d'un air câlin dans le bras +du +sellier, et elle lui chuchota quelque chose à l'oreille; et il +eut beau +faire, le vieux Lobbs, il ne put s'empêcher de sourire, tandis +qu'une +larme coulait en même temps sur sa joue.</p> +<p>Cinq minutes après, les jeunes filles furent tirées de +la chambre à +coucher de Maria, avec beaucoup de ricanements et de rougeur; puis, +tandis que les jeunes gens s'arrangeaient pour être parfaitement +heureux, le vieux Lobbs aveignit sa pipe et la fuma: c'est une +circonstance remarquable, que cette pipe de tabac fut +précisément la +plus douce et la plus consolante qu'il eût jamais fumée de +sa vie.</p> +<p>Nathaniel Pipkin jugea convenable de garder son secret. Par ce moyen +il +se trouva graduellement en grande faveur auprès du riche +sellier, qui +lui apprit à fumer en mesure. Pendant un grand nombre +d'années, on put +les voir tous les deux, assis le soir dans le jardin du vieux Lobbs, +fumant et buvant en grande pompe. Nathaniel se rétablit +apparemment +bientôt de sa passion, car, dans le registre de la paroisse, nous +trouvons son nom parmi ceux des témoins du mariage de Maria +Lobbs avec +son cousin. Il paraît en outre, d'après un autre document, +que dans la +nuit des noces, il fut conduit au violon du village pour avoir, dans un +état complet d'ivresse, commis dans les rues différents +excès, dont +l'apprenti aux jambes grêles s'était rendu fauteur et +complice.<br/> +</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;"/> +<p><br/> +</p> +<a name="CHAPITRE_XVIII"></a> +<h2>CHAPITRE XVIII.</h2> +<h3>Qui prouve brièvement deux points: savoir, le pouvoir des +attaques de +nerfs et la force des circonstances.</h3> +<br/> +<p>Pendant deux jours, après le déjeuner de mistress +Chasselion et le +départ précipité de M. Pickwick, les trois +disciples de ce savant homme +restèrent à Eatanswill, attendant avec +anxiété quelque nouvelle de leur +respectable ami. M. Tupman et M. Snodgrass étaient de nouveau +abandonnés +à leurs propres ressources, car M. Winkle, cédant aux +invitations les +plus pressantes, continuait de résider chez M. Pott, et de +dévouer tout +son temps à la société de son aimable +épouse. M. Pott lui-même, pour +compléter leur félicité, se joignait de temps en +temps à la +conversation. Habituellement absorbé par la profondeur de ses +spéculations pour le bien public et pour la destruction de +l'<i>Indépendant</i>, ce grand homme n'était pas +accoutumé à s'abaisser des +hauteurs de l'intelligence dans les humbles vallées qu'habitent +les +esprits ordinaires. Toutefois, dans cette occasion et comme pour +honorer +un disciple de M. Pickwick, il se dérida, il se courba, il +descendit de +son piédestal, il consentit à marcher sur la terre, +adaptant avec +bénignité ses remarques à la compréhension +du vulgaire et se confondant, +du moins quant aux formes extérieures, avec le troupeau des +humains.</p> +<p>Telle ayant été la conduite de cet illustre publiciste +vis-à-vis de M. +Winkle, on comprendra facilement la surprise de celui-ci, lorsqu'un +matin où il se trouvait seul, assis dans la salle à +manger, il entendit +la porte s'ouvrir avec violence et se refermer de même, et vit M. +Pott +s'avancer majestueusement, repousser la main qu'il lui tendait avec +amitié, grincer des dents comme pour rendre ses paroles plus +incisives, +et dire avec une voix semblable au cri aigu d'une scie:</p> +<p>«Serpent!</p> +<p>—Monsieur! s'écria M. Winkle en tressaillant et en se levant +de sa +chaise.</p> +<p>—Serpent, monsieur!» répéta Pott en +élevant la voix. Puis, en +l'abaissant tout à coup, il ajouta: «J'ai dit serpent, +monsieur. Vous me +comprenez, j'espère?»</p> +<p>Or, quand on a quitté un homme à deux heures du matin, +avec des +expressions d'intérêt, de bienveillance et d'amitié +réciproques, et +quand on le revoit à neuf heures et demie et qu'il vous traite +de +<i>serpent</i>, il n'est point déraisonnable de conclure qu'il +doit être +arrivé dans l'intervalle quelque chose d'une nature +déplaisante. C'est +aussi ce que pensa M. Winkle. Il renvoya à M. Pott son regard +glacial, +et, conformément à l'espoir exprimé par ce +gentleman, il fit tous ses +efforts pour comprendre le <i>serpent</i>, mais il n'en put venir +à bout, et +après un profond silence, qui dura plusieurs minutes, il dit:</p> +<p>«Serpent, monsieur? Serpent, M. Pott? Qu'est-ce que vous +entendez par +là, monsieur? c'est une plaisanterie apparemment?</p> +<p>—Une plaisanterie, monsieur! s'écria l'éditeur avec un +mouvement de la +main qui indiquait un violent désir de jeter à la +tête de son hôte la +théière de métal anglais; une plaisanterie, +monsieur!... Mais, non; je +serai calme; je veux être calme, monsieur!... Et pour prouver +qu'il +était calme, M. Pott se jeta dans un fauteuil en écumant +de la bouche.</p> +<p>—Mon cher monsieur... lui représenta M. Winkle.</p> +<p>—Cher monsieur! Comment osez-vous m'appeler <i>cher monsieur</i>, +monsieur? +Comment osez-vous me regarder en face, en m'appelant ainsi?</p> +<p>—Ma foi, monsieur, si nous en venons-là, comment osez-vous me +regarder +en face, en m'appelant <i>serpent</i>?</p> +<p>—Parce que vous en êtes un.</p> +<p>—Prouvez-le, s'écria M. Winkle avec chaleur. +Prouvez-le!»</p> +<p>Un nuage sombre et menaçant passa sur le visage profond de +l'éditeur. Il +tira de sa poche <i>l'Indépendant</i>, qu'on venait de lui +apporter, et le +passa par-dessus la table à M. Winkle, en lui montrant du doigt +un +paragraphe.</p> +<p>Le Pickwickien étonné prit le journal et lut tout haut +ce qui suit:</p> +<p>«Notre obscur et ignoble contemporain, dans ses observations +dégoûtantes +sur les dernières élections de cette cité, a eu +l'infamie de violer le +sanctuaire sacré de la vie privée et de faire des +allusions fort claires +aux affaires personnelles de notre dernier candidat; oui, et nous +dirons +même, malgré le honteux résultat de l'intrigue, aux +affaires +personnelles de notre futur représentant, M. Fizkin, qui, +malgré un +échec dû à d'ignobles menées, n'en sera pas +moins notre représentant un +jour ou l'autre. A quoi pense donc notre lâche contemporain? Que +dirait-il, ce malheureux, si, méprisant comme lui les +convenances de la +société, nous levions le rideau qui, heureusement pour +lui, dérobe les +turpitudes de sa vie privée au ridicule public, pour ne pas dire +à +l'exécration publique? Que dirait-il si nous indiquions, si nous +commentions des circonstances notoires et aperçues par tout le +monde, +excepté par notre aveugle contemporain? Que dirait-il, si nous +imprimions l'effusion suivante, que nous avons reçue au moment +de mettre +sous presse et qui nous est adressée par un de nos concitoyens +de cette +ville, l'un de nos plus spirituels correspondants?...</p> +<p style="text-align: center; font-weight: bold;">VERS ADRESSÉS +A UN POT DE CUIVRE.</p> +<div class="poem"> +<div class="stanza"><span class="i8">O pot, si vous aviez prévu,<br/> +</span><span>Ce qui de tout le monde est maintenant connu,<br/> +</span><span>Quand les cloches pour vous dans l'église ont fait <i>tinkle</i>;<br/> +</span><span>Vous auriez fait alors ce qui ne se peut plus,<br/> +</span><span>Et, donnant à madame un bel et bon refus,<br/> +</span><span class="i8">Vous l'auriez envoyée à W....<br/> +</span></div> +</div> +<p>—Eh bien! dit M. Pott avec solennité; eh bien! +scélérat! qu'est-ce qui +rime avec <i>tinkle</i>?</p> +<p>—Ce qui rime avec <i>tinkle</i>? interrompit mistress Pott, qui +entrait dans +la chambre en ce moment et qui n'avait entendu que les derniers mots, +ce +qui rime avec <i>tinkle</i>? c'est <i>Winkle</i>, j'imagine.»</p> +<p>En prononçant ces paroles, mistress Pott sourit gracieusement +au +Pickwickien agité, en lui tendant la main. Dans sa confusion +l'honnête +jeune homme allait serrer cette main, lorsque M. Pott indigné se +jeta +entre eux deux.</p> +<p>«Arrière, madame! arrière! s'écria-t-il. +Prendre sa main à mon nez, à ma +barbe!</p> +<p>—Monsieur Pott! fit son épouse étonnée.</p> +<p>—Misérable femme! regardez ici! regardez ici, madame! <i>Vers +adressés à +un Pot</i>... C'est moi, madame! <i>Vous l'auriez renvoyée +à Winkle</i>.... +C'est vous, madame, vous!» Avec cette ébullition de rage, +accompagnée +cependant d'une sorte de tremblement, occasionné par +l'expression du +visage de sa femme, M. Pott lança à ses pieds le +numéro de +<i>l'Indépendant</i>.</p> +<p>«Eh bien, monsieur? dit mistress Pott en se baissant, tout +étonnée, pour +ramasser le journal; eh bien, monsieur?»</p> +<p>M. Pott fléchit sous le regard méprisant de sa femme. +Il fit un effort +désespéré pour rassembler tout son courage, mais +ce fut en vain.</p> +<p>Lorsqu'on lit cette courte phrase: «Eh bien, monsieur?» +il ne semble pas +qu'elle contienne rien de bien effrayant. Mais le ton de voix dont elle +fut prononcée, le regard qui l'accompagna, paraissaient annoncer +quelque +future vengeance, suspendue par un cheveu sur la tête de +l'éditeur, et +qui produisit sur lui un effet magique. L'observateur le plus inhabile +aurait découvert, dans son maintien troublé, un singulier +empressement à +céder sa culotte à quiconque aurait consenti à s'y +tenir dans ce moment.</p> +<p>Mme Pott lut le paragraphe, poussa un cri déchirant, et se +jeta tout de +son long sur le tapis du foyer; là, étendue sur le dos, +elle frappa le +plancher de ses talons avec une assiduité et une violence qui ne +laissaient aucun doute sur la délicatesse de ses sentiments, +dans cette +occasion.</p> +<p>«Ma chère, balbutia M. Pott, dans sa terreur, ma +chère, je n'ai pas dit +que je croyais cela. Je... je n'ai pas....» Mais la voix du +malheureux +mari était couverte par les hurlements de sa gracieuse +moitié.</p> +<p>«Madame Pott, reprit M. Winkle, ma chère dame, +permettez-moi de vous +supplier de vous tranquilliser un peu.» Inutile! les cris et les +coups +de talons étaient plus violents et plus fréquents que +jamais.</p> +<p>«Ma chère, recommença l'éditeur, je suis +bien fâché.... Si ce n'est pas +pour votre santé, que ce soit pour moi.... Vous allez attirer +toute la +populace autour de notre maison....» Mais plus M. Pott mettait de +chaleur dans ses supplications, plus son épouse mettait de +vigueur dans +ses cris.</p> +<p>Très-heureusement cependant, Mme Pott avait attaché +à sa personne une +sorte de garde du corps, dans la personne d'une jeune <i>lady</i> dont +l'emploi ostensible était de présider à la +toilette de sa maîtresse, +mais qui se rendait utile d'une infinité d'autres +manières, et +principalement en aidant cette aimable femme à contrecarrer +chaque +désir, chaque inclination du malheureux journaliste. Les +hurlements +hystériques de Mme Pott atteignirent bientôt les oreilles +de ladite +garde du corps, et l'amenèrent dans le parloir, avec une +rapidité qui +menaçait de déranger matériellement l'harmonie +exquise de son bonnet et +de sa chevelure.</p> +<p>«O ma chère maîtresse! ma chère +maîtresse! s'écria la jeune personne, en +s'agenouillant d'un air égaré à côté +de la gisante Mme Pott; ô ma chère +maîtresse! qu'est-ce que vous avez?</p> +<p>—Votre maître!... votre brutal de maître....» +balbutia la malade.</p> +<p>Pott faiblissait évidemment.</p> +<p>«C'est une honte! dit la jeune fille d'un ton de reproche. Je +suis sûre +qu'il vous fera mourir, madame. Pauvre cher ange!»</p> +<p>Pott faiblit encore plus: l'autre parti continua ses attaques.</p> +<p>«Oh! ne m'abandonnez pas! Ne m'abandonnez pas, Goodwin! +murmura Mme +Pott, en s'attachant avec une force convulsive au poignet de la jeune +demoiselle. Vous êtes la seule personne qui m'aimiez, +Goodwin!»</p> +<p>A cette apostrophe touchante, miss Goodwin monta, de son +côté, une +petite tragédie, et versa des larmes en abondance.</p> +<p>«Jamais! madame, soupira-t-elle. Ah! monsieur, vous devriez +prendre +garde.... Vous devriez être prudent! vous ne savez pas quel mal +vous +pouvez faire à ma maîtresse. Vous en seriez +fâché un jour.... Je le sais +bien... je l'ai toujours dit!»</p> +<p>Le malheureux Pott regarda sa moitié d'un air timide, mais il +ne dit +rien.</p> +<p>«Goodwin.... dit Mme Pott, d'une voix douce.</p> +<p>—Madame?</p> +<p>—Si vous saviez combien j'ai aimé cet homme-là!</p> +<p>—Ne vous tourmentez pas en vous rappelant ça, madame.»</p> +<p>Pott laissa voir qu'il était effrayé; c'était +le moment de frapper un +coup décisif.</p> +<p>«Et maintenant! sanglota Mme Pott, maintenant! Après +tant d'amour, être +traitée comme cela! Être méconnue! être +insultée! en présence d'un +tiers, d'un <i>étranger</i>! Mais je ne me soumettrai pas +à cela, Goodwin, +continua Mme Pott en se soulevant, dans les bras de sa suivante. Mon +frère le lieutenant me protégera.... Je veux une +séparation, Goodwin.</p> +<p>—Certainement, madame. Il le mériterait bien.»</p> +<p>Quelles que fussent les pensées qu'une menace de +séparation pût exciter +dans l'esprit de l'éditeur, il ne les exprima pas; mais il se +contenta +de dire avec grande humilité: «Ma chère âme, +voulez-vous m'entendre?»</p> +<p>Une nouvelle décharge de sanglots fut la seule +réponse, et Mme Pott, +devenue encore plus nerveuse, demanda, d'une voix entrecoupée, +pourquoi +elle avait été mise au monde, pourquoi elle +s'était mariée, et voulut +être informée d'une foule d'autres secrets de ce genre.</p> +<p>«Ma chère, lui remontra M. Pott, ne vous abandonnez pas +à ces +sentiments exaltés. Je n'ai jamais cru que ce paragraphe +eût aucun +fondement; aucun, ma chère! Impossible! J'étais seulement +irrité, je +puis dire furieux, ma chère, contre les éditeurs de l'<i>Indépendant</i> +qui +ont eu l'insolence de l'insérer. Voilà tout.» En +parlant ainsi, M. Pott +jeta un regard suppliant à le cause innocente du grabuge, pour +l'engager +à ne point parler du <i>serpent</i>.</p> +<p>«Et quelles démarches ferez-vous, monsieur, pour +obtenir satisfaction? +demanda M. Winkle, qui reprenait du courage, en voyant que M. Pott +perdait le sien.</p> +<p>—O Goodwin, murmura Mme Pott; va-t-il cravacher l'éditeur de +l'<i>Indépendant</i>? le fera-t-il, Goodwin?</p> +<p>—Chut! chut! madame. Calmez-vous, je vous en prie! Certainement, il +le +cravachera si vous le désirez, madame.</p> +<p>—Assurément, reprit Pott, en voyant que sa moitié +était sur le point de +retomber en faiblesse. Nécessairement, je le cravacherai....</p> +<p>—Quand? Goodwin, quand? poursuivit Mme Pott, ne sachant pas encore +si +elle devait retomber.</p> +<p>—Sans délai, naturellement, répondit l'éditeur: +avant que le jour soit +terminé.</p> +<p>—O Goodwin! reprit la dame, c'est le seul moyen d'apaiser le +scandale, +et de me remettre sur un bon pied dans le monde.</p> +<p>—Certainement, madame; aucun homme, s'il est un homme, ne peut se +refuser à faire cela.»</p> +<p>Cependant les attaques de nerfs planaient toujours sur l'horizon. M. +Pott répéta de nouveau qu'il cravacherait, mais Mme Pott +était si +accablée par la seule idée d'avoir été +soupçonnée, qu'elle fut une +douzaine de fois sur le point de retomber; et probablement une rechute +serait arrivée, sans les efforts infatigables de l'attentive +Goodwin, et +sans les supplications repentantes du parti vaincu. A la fin, quand le +malheureux Pott fut convenablement maté et complétement +remis à sa +place, Mme Pott se trouva mieux, et nos trois personnages +commencèrent à +déjeuner.</p> +<p>«J'espère, dit Mme Pott avec un sourire qui brillait +à travers les +traces de ses larmes, j'espère, monsieur Winkle, que les basses +calomnies de ce journal n'accourciront pas votre séjour avec +nous.</p> +<p>—J'espère que non, ajouta M. Pott, qui dans son cœur +souhaitait +ardemment que son hôte s'étouffât avec le morceau de +rôtie qu'il portait +dans ce moment à sa bouche, et terminât ainsi ses visites. +J'espère que +non.</p> +<p>—Vous êtes bien bon, répondit M. Winkle; mais, ce +matin, j'ai trouvé à +la porte de ma chambre à coucher une note de M. Tupman, pour +m'annoncer +que M. Pickwick nous écrit de le rejoindre aujourd'hui à +Bury. Nous +devons partir par la voiture de midi....</p> +<p>—Mais vous reviendrez? dit mistress Pott.</p> +<p>—Oh! certainement.</p> +<p>—En êtes-vous bien sûr? continua la dame en jetant +à la dérobée un +tendre regard à son hôte.</p> +<p>—Certainement, répondit M. Winkle.»</p> +<p>Le déjeuner se termina en silence, car chacun des assistants +ruminait +sur ses chagrins: mistress Pott regrettait la perte de son cavalier; M. +Pott, son imprudente promesse de cravacher l'Indépendant; M. +Winkle, les +galanteries qui l'avaient placé dans une si embarrassante +situation. +L'heure de midi approchait, et après beaucoup d'adieux et de +promesses +de retour, M. Winkle s'arracha de cette famille, où il avait +été si bien +reçu.</p> +<p>«S'il revient jamais, je l'empoisonne! pensa M. Pott en se +retirant dans +le petit bureau où il préparait les foudres de son +éloquence.</p> +<p>—Si jamais je reviens m'empêtrer parmi ces gens-là, +pensa M. Winkle en +se rendant au Paon d'argent, je mérite d'être +cravaché moi-même; voilà +tout.»</p> +<p>Ses amis étaient prêts, la voiture arriva +bientôt, et au bout d'une +demi-heure les trois pickwickiens accomplissaient leur voyage, par la +même route que M. Pickwick avait si heureusement parcourue avec +Sam. +Comme nous en avons déjà parlé, nous ne croyons +pas devoir extraire la +belle et poétique description qu'en donne M. Snodgrass.</p> +<p>Sam Weller les attendait à la porte de l'Ange et les +introduisit dans +l'appartement de M. Pickwick. Là, à la grande surprise de +M. Winkle et +de M. Snodgrass, et à l'immense confusion de M. Tupman, ils +trouvèrent +le vieux Wardle avec M. Trundle.</p> +<p>«Comment ça va-t-il? dit le vieillard en serrant la +main de M. Tupman. +Allons! allons! ne prenez pas un air sentimental. Il n'y a pas de +remède +à cela, vieux camarade. Pour l'amour d'elle je voudrais qu'elle +vous eût +épousé, mais dans votre intérêt je suis bien +aise qu'elle ne l'ait pas +fait. Un jeune gaillard comme vous réussira mieux un de ces +jours, eh!» +Tout en proférant ces consolations, le vieux Wardle tapait sur +le dos de +M. Tupman, et riait de tout son cœur.</p> +<p>«Et vous, mes joyeux compagnons, comment ça va-t-il? +poursuivit le vieux +gentleman, en secouant à la fois la main de M. Winkle, et celle +de M. +Snodgrass. Je viens de dire à Pickwick que je voulais vous avoir +tous à +Noël. Nous aurons une noce; une noce réelle, cette fois-ci.</p> +<p>—Une noce! s'écria M. Snodgrass en pâlissant.</p> +<p>—Oui, une noce. Mais ne vous effrayez pas, répliqua le +bienveillant +vieillard; c'est seulement Trundle que voici, et Bella.</p> +<p>—Oh! est-ce là tout? reprit M. Snodgrass, soulagé d'un +doute pénible +qui avait étreint son cœur comme une main de fer. Je vous fais +mon +compliment, monsieur. Comment va Joe?</p> +<p>—Lui? très-bien. Toujours endormi.</p> +<p>—Et madame votre mère? et le vicaire? et tout le monde?</p> +<p>—Parfaitement bien.</p> +<p>—Monsieur, dit M. Tupman avec effort; où est... où est-<i>elle</i>?» +En +parlant ainsi il détourna la tête et couvrit ses yeux de +ses mains.</p> +<p>«<i>Elle?</i> répliqua le vieux gentleman, en secouant +la tête d'un air +malin. Voulez-vous dire ma sœur, eh?»</p> +<p>M. Tupman indiqua par un signe que sa question se rapportait +à la +demoiselle abandonnée.</p> +<p>«Oh! elle est partie; elle demeure chez une parente, assez +loin. Elle ne +pouvait plus soutenir la vue de mes filles, si bien que je l'ai +laissée +aller. Mais voici le dîner; vous devez être affamé +après votre voyage, +et moi je le suis sans cela. Ainsi donc, à l'œuvre!»</p> +<p>Ample justice fut faite au repas, et lorsque les restes en eurent +été +enlevés, lorsque nos amis furent établis +commodément autour de la table, +M. Pickwick raconta les mésaventures qu'il avait subies, et le +succès +qui avait couronné la ruse infâme du diabolique Jingle. +Ses disciples +étaient pétrifiés d'indignation et d'horreur.</p> +<p>«Enfin, dit en concluant M. Pickwick, le rhumatisme que j'ai +attrapé +dans ce jardin me rend encore boiteux.</p> +<p>—Moi aussi, j'ai eu une espèce d'aventure, dit M. Winkle, +avec un +sourire; et à la requête de M. Pickwick il rapporta le +malicieux +libelle de l'Indépendant d'Eatanswill, et l'irritation +subséquente de +leur ami, l'éditeur de la Gazette.</p> +<p>Le front de M. Pickwick s'obscurcit pendant ce récit; ses +amis s'en +aperçurent et, lorsque M. Winkle se tut, gardèrent un +profond silence. +M. Pickwick frappa emphatiquement la table avec son poing fermé, +et +parla ainsi qu'il suit:</p> +<p>«N'est-ce pas une circonstance étonnante, que nous +semblions destinés à +ne pouvoir entrer sous le toit d'un homme que pour y porter le trouble +avec nous. Je vous le demande, ne dois-je pas croire à +l'indiscrétion, +ou, bien pis encore, à l'immoralité de mes disciples, +lorsque je les +vois, dans chaque maison où ils pénètrent, +détruire la paix du cœur, le +bonheur domestique de quelque femme confiante. N'est-ce pas, je le +dis....»</p> +<p>Suivant toutes les probabilités, M. Pickwick aurait +continué sur ce ton +pendant un certain temps, si l'entrée de Sam avec une lettre +n'avait pas +interrompu son éloquent discours. Il passa son mouchoir sur son +front, +ôta ses lunettes, les essuya et les remit sur son nez: +c'était assez; sa +voix avait recouvré sa douceur habituelle lorsqu'il demanda: +«Qu'est-ce +que vous m'apportez là, Sam?</p> +<p>—Je viens de la poste, monsieur, et j'y ai trouvé cette +lettre ici: +elle y a attendu deux jours; elle est cachetée avec un pain +enchanté et +l'adresse est figurée en ronde.</p> +<p>—Je ne connais pas cette écriture-là, dit M. Pickwick +en ouvrant la +lettre. Le ciel aie pitié de nous! qu'est-ce que ceci? Il faut +que ce +soit un songe! Cela... cela ne peut pas être vrai!</p> +<p>—Qu'est-ce que c'est donc? demandèrent tous les convives.</p> +<p>—Personne de mort! j'espère?» dit M. Wardle, +alarmé par l'expression +d'horreur qui contractait le visage de M. Pickwick.</p> +<p>Le philosophe ne fit pas de réponse, mais passant la lettre +par-dessus +la table, il pria M. Tupman de la lire tout haut, et se laissa retomber +sur sa chaise avec un air d'étonnement et d'égarement, +qui faisait peine +à voir.</p> +<p>M. Tupman, d'une voix tremblante, lut la lettre ci-dessous +rapportée.</p> +<div class="blkquot"> +<p>«Freeman's-Court, Cornhill, August, 28e, 1831.</p> +<p> «BARDELL CONTRE PICKWICK.</p> +<p> «Monsieur,</p> +<p> «Ayant été chargés par Mme Martha +Bardell de commencer une action contre vous pour violation d'une +promesse de mariage, pour laquelle la plaignante fixe ses dommages +à quinze cents guinées, nous prenons la liberté de +vous informer qu'une citation a été lancée contre +vous devant la cour de <i>Common pleas</i>; et désirons savoir, +courrier pour courrier, le nom de votre avoué à Londres, +qui sera chargé de suivre cette affaire.</p> +<p> «Nous sommes, monsieur, vos obéissants serviteurs.</p> +<p> «DODSON et FOGG.</p> +<p> «<i>M. Samuel Pickwick,</i>» </p> +</div> +<p>Le muet étonnement avec lequel cette lecture fut accueillie +avait +quelque chose de tellement solennel, que chacun des assistants +paraissait craindre de rompre le silence, et regardait tour à +tour ses +voisins et M. Pickwick. A la fin M. Tupman répéta +machinalement: «Dodson +et Fogg!</p> +<p>—Bardell contre Pickwick, chuchota M. Snodgrass d'un air distrait.</p> +<p>—La paix du cœur, le bonheur domestique de quelque femme confiante! +murmura M. Winkle avec abstraction.</p> +<p>—C'est un complot! s'écria M. Pickwick, recouvrant enfin le +pouvoir de +parler. C'est un infâme complot de ces deux avoués +rapaces. Mme Bardell +n'aurait jamais fait cela. Elle n'aurait pas le cœur de le faire; elle +n'en aurait pas le droit. Ridicule! ridicule!</p> +<p>—Quant à son cœur, reprit M. Wardle avec un sourire, vous en +êtes +certainement le meilleur juge; mais pour son droit je vous dirai, sans +vouloir vous décourager, que Dodson et Fogg en sont meilleurs +juges +qu'aucun de nous ne peut l'être.</p> +<p>—C'est une basse tentative pour m'escroquer de l'argent.</p> +<p>—Je l'espère, répliqua M. Wardle avec une toux +sèche et courte.</p> +<p>—Qui m'a jamais entendu lui parler autrement qu'un locataire doit +parler à sa propriétaire? continua M. Pickwick avec +grande véhémence. +Qui m'a jamais vu avec elle? Non! pas même mes amis ici +présents.</p> +<p>—Excepté une seule fois, interrompit M. Tupman.</p> +<p>M. Pickwick changea de couleur.</p> +<p>«Ah! reprit M. Wardle, ceci est important. Il n'y avait rien +de suspect +cette fois-là, je suppose?»</p> +<p>M. Tupman lança un coup d'œil timide à son mentor. +«Vraiment, dit-il, il +n'y avait rien de suspect, mais... je ne sais comment cela était +arrivé.... Il la tenait certainement dans ses bras.</p> +<p>—Juste ciel! s'écria M. Pickwick, le souvenir de la +scène en question +se retraçant avec vivacité à son esprit. Cela est +vrai! cela est vrai! +Quelle affreuse preuve du pouvoir des circonstances!</p> +<p>—Et notre ami tâchait de la consoler, ajouta M. Winkle avec un +grain de +malice.</p> +<p>—Cela est vrai, dit M. Pickwick. Je ne le nierai point, cela est +vrai!</p> +<p>—Ho! ho! cria M. Wardle, pour une affaire dans laquelle il n'y a +rien +de suspect, cela a l'air assez drôle. Eh! Pickwick, ah! ah! +rusé +garnement! rusé garnement!» Et il éclata de rire +avec tant de force que +les verres en retentirent sur le buffet.</p> +<p>«Quelle épouvantable réunion d'apparences! +s'écria M. Pickwick en +appuyant son menton sur ses deux mains. Winkle! Tupman! je vous prie de +me pardonner les observations que je viens de faire à l'instant. +Nous +sommes tous les victimes des circonstances, et moi la plus grande des +trois!»</p> +<p>Ayant fait cette apologie, M. Pickwick ensevelit sa tête dans +ses mains +et se mit à réfléchir, tandis que M. Wardle +adressait aux autres membres +de la compagnie une collection de clignements d'œil et de signes de +tête.</p> +<p>«Quoi qu'il en soit, dit M. Pickwick en relevant son front +indigné, et +en frappant sur la table, je veux que tout cela s'explique. Je verrai +ce +Dodson et ce Fogg. J'irai à Londres, demain.</p> +<p>—Non, pas demain, reprit M. Wardle, vous êtes trop boiteux.</p> +<p>—Eh bien! alors, après-demain.</p> +<p>—Après-demain est le premier septembre, et vous avez promis +de venir +avec nous jusqu'au manoir de sir Geoffrey Manning, pour nous tenir +tête +au déjeuner, si vous ne nous accompagnez pas à la chasse.</p> +<p>—Eh bien! alors, le jour suivant, jeudi. Sam!</p> +<p>—Monsieur?</p> +<p>—Retenez deux places d'impériale pour Londres, pour jeudi +matin.</p> +<p>—Très-bien, monsieur.»</p> +<p>Sam Weller partit donc pour exécuter sa commission. Il avait +ses mains +dans ses poches, ses yeux fixés sur la terre et il marchait +lentement, +en se parlant à lui-même.</p> +<p>«Drôle de corps que mon empereur! Faire la cour à +cette Mme Bardell, +une femme qui a un petit moutard! Toujours comme ça qu'ils sont +ces +vieux garçons qui ont l'air si sage. Quoique ça, je +n'aurais pas cru ça +de lui, je n'aurais pas cru ça de lui!» Tout en moralisant +de la sorte, +M. Weller était arrivé au bureau des voitures.<br/> +</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;"/> +<p><br/> +</p> +<a name="CHAPITRE_XIX"></a> +<h2>CHAPITRE XIX.</h2> +<h3>Un jour heureux, terminé malheureusement.</h3> +<br/> +<p>Les oiseaux saluèrent la matinée du 1er septembre 1831 +comme l'une des +plus agréables de la saison, car ils ignoraient, heureusement +pour la +paix de leur cœur, les immenses préparatifs qu'on faisait pour +les +exterminer. Plus d'une jeune perdrix, qui trottait complaisamment dans +les prés, avec toute la gracieuse coquetterie de la jeunesse; et +plus +d'une mère perdrix, qui, de son petit œil rond, +considérait cette +légèreté avec l'air dédaigneux d'un oiseau +plein d'expérience et de +sagesse, ignorant également le destin qui les attendait, se +baignaient +dans l'air frais du matin, avec un sentiment de bonheur et de +gaieté. +Quelques heures plus tard, leurs cadavres devaient être +étendus sur la +terre! Mais silence! il est temps de terminer cette tirade, car nous +devenons trop sentimental.</p> +<p>Donc, pour parler d'une manière simple et pratique, +c'était une belle +matinée, si belle qu'on aurait eu peine à croire que les +mois rapides +d'un été anglais étaient déjà +presque écoulés. Les haies, les champs, +les arbres, les coteaux, les marais, se paraient de mille teintes +variées. A peine une feuille tombée, à peine une +nuance de jaune mêlée +aux couleurs du printemps, vous avertissaient que l'automne allait +commencer. Le ciel était sans nuage; le soleil s'était +levé, chaud et +brillant; l'air retentissait du chant des oiseaux et du bourdonnement +des insectes; les jardins étaient remplis de fleurs odorantes, +qui +étincelaient sous la rosée comme des lits de joyaux +éblouissants; toutes +choses enfin portaient la marque de l'été, et pas une de +ses beautés ne +s'était encore effacée.</p> +<p>Malgré le charme de la saison, M. Snodgrass ayant +préféré demeurer au +logis, les trois autres pickwickiens montèrent dans une voiture +découverte avec M. Wardle et M. Trundle, tandis que Sam Weller +se +plaçait sur le siége à côté du cocher.</p> +<p>Au bout d'une couple d'heures leur carrosse s'arrêta devant +une vieille +maison, sur le bord de la route. Ils étaient attendus, et +trouvèrent à +la porte, outre deux chiens d'arrêt, un garde-chasse, grand et +sec, avec +un enfant, dont les jambes étaient couvertes de guêtres de +cuir. L'un et +l'autre portaient une carnassière d'une vaste dimension.</p> +<p>«Dites-moi donc, murmura M. Winkle à M. Wardle, pendant +qu'on abaissait +le marchepied. Est-ce qu'ils supposent que nous allons tuer du gibier +plein ces deux sacs-là.</p> +<p>—Plein ces deux sacs! s'écria le vieux Wardle. Que Dieu vous +bénisse! +vous en remplirez un et moi l'autre, et quand ils seront pleins, les +poches de nos vestes en tiendront encore autant.»</p> +<p>M. Winkle descendit sans rien répondre; mais il ne put +s'empêcher de +penser que s'ils devaient tous rester en plein air jusqu'à ce +qu'il eût +rempli un de ces sacs, ses amis et lui couraient un danger assez +considérable d'attraper des fraîcheurs et des rhumatismes.</p> +<p>«Hi! Junon, hi! vieille fille! A bas, Deph! à bas! dit +M. Wardle en +caressant les chiens. Sir Geoffrey est encore en Écosse, +Martin?»</p> +<p>Le grand garde-chasse répondit affirmativement, en promenant +des regards +surpris de M. Winkle, qui tenait son fusil comme s'il avait voulu que +sa +veste lui épargnât la peine de tirer la gâchette, +à M. Tupman, qui +portait le sien comme s'il en avait été effrayé; +et il y a tout lieu de +croire qu'il l'était effectivement.</p> +<p>M. Wardle remarqua l'air inquiet du grand garde-chasse, «Mes +amis, lui +dit-il, n'ont pas beaucoup l'habitude de ces sortes de choses. Vous +savez... ce n'est qu'en forgeant qu'on devient forgeron.... Ils seront +bons tireurs un de ces jours.... Je demande pardon à mon ami +Winkle, il +a déjà quelque habitude, cependant.»</p> +<p>Pour reconnaître ce compliment, M. Winkle sourit faiblement +par-dessus +sa cravate bleue, et dans sa modeste confusion il se trouva si +mystérieusement emmêlé avec son fusil, que si +celui-ci avait été chargé, +il se serait infailliblement tué sur la place.</p> +<p>«Il ne faut pas manier votre fusil dans cette imagination ici +monsieur, +quand vous aurez de la charge dedans, dit le grand garde-chasse d'un +air +rechigné; ou je veux être damné si vous ne faites +pas de la viande +froide avec quelqu'un de nous.»</p> +<p>Ainsi admonesté, M. Winkle changea brusquement de position, +et dans son +empressement il amena le canon de son fusil en contact assez intime +avec +la tête de Sam.</p> +<p>«Holà! cria Sam en ramassant son chapeau et en frottant +les tempes. +Holà! monsieur, si vous y allez comme ça, vous remplirez +grandement un +de ces sacs ici, et du premier coup, encore.»</p> +<p>A ces mots le petit garçon aux guêtres de cuir laissa +échapper un éclat +de rire, et s'efforça au même instant de reprendre un air +grave, comme +si ce n'avait pas été lui. M. Winkle fronça le +sourcil majestueusement.</p> +<p>«Martin, demanda M. Wardle, où avez-vous dit au +garçon de nous retrouver +avec le goûter?</p> +<p>—Sur le coteau du chêne, monsieur, à midi.</p> +<p>—Est-ce que c'est sur la terre de sir Geoffrey?</p> +<p>—Non, monsieur, c'est tout à côté. C'est sur la +terre du capitaine +Boldwig, mais il ne s'y trouvera personne pour nous déranger, et +il y a +là un joli brin de gazon.</p> +<p>—Très-bien, dit le vieux Wardle. Maintenant, plus tôt +nous partirons, +mieux cela vaudra. Vous nous rejoindrez à midi, Pickwick.»</p> +<p>M. Pickwick désirait voir la chasse, principalement parce +qu'il avait +quelques inquiétudes pour la vie et l'intégrité +des membres de M. +Winkle. D'ailleurs, par une si belle matinée, il était +cruel de voir +partir ses amis et de rester en arrière. C'est donc avec un air +fort +piteux qu'il répondit: «Il le faut bien, je suppose....</p> +<p>—Est-ce que le gentleman ne tire point? demanda le long garde-chasse.</p> +<p>—Non, répondit M. Wardle, et de plus il est boiteux.</p> +<p>—J'aimerais beaucoup à aller avec vous, dit M. Pickwick, +beaucoup.»</p> +<p>Il y eut un court silence de commisération. Le petit +garçon le rompit en +disant: «Il y a là, de l'aut' côté de la +haie, une brouette. Si le +domestique du gentleman voulait le brouetter dans le sentier, il +pourrait venir avec nous, et nous le ferions passer par-dessus les +barrières, et tout ça.</p> +<p>—Voilà la chose, s'empressa de dire Sam Weller, qui +était partie +intéressée, car il désirait ardemment voir la +chasse. Voilà la chose. +Bien dit, p'tit môme. Je vas l'avoir dans un instant.»</p> +<p>Mais ici une autre difficulté s'éleva. Le grand +garde-chasse protesta +résolument contre l'introduction d'un gentleman brouetté +dans une partie +de chasse, soutenant que c'était une violation flagrante de +toutes les +règles établies et de tous les précédents.</p> +<p>L'objection était forte, mais elle n'était pas +insurmontable. On cajola +le garde-chasse, on lui graissa la patte; lui-même se soulagea le +cœur +en ramollissant la tête inventive du jeune garçon qui +avait suggéré +l'usage de la machine, et enfin la caravane se mit en route. M. Wardle +et le garde-chasse ouvraient la marche; M. Pickwick, dans sa brouette +poussée par Sam, formait l'arrière-garde.</p> +<p>«Arrêtez, Sam! cria M. Pickwick lorsqu'ils eurent +traversé le premier +champ.</p> +<p>—Qu'est-ce qu'il y a maintenant? demanda M. Wardle.</p> +<p>—Je ne souffrirai pas que cette brouette avance un pas de plus, +déclara +M. Pickwick d'un air résolu, à moins que Winkle ne porte +son fusil d'une +autre manière.</p> +<p>—Et comment dois-je le porter? dit le misérable Winkle.</p> +<p>—Portez-le avec le canon en bas.</p> +<p>—Cela a l'air si peu chasseur, représenta M. Winkle.</p> +<p>—Je ne me soucie pas si cela a l'air chasseur ou non; mais je n'ai +pas +envie d'être fusillé dans une brouette pour l'amour des +apparences.</p> +<p>—Sûr que le gentleman mettra cette charge ici dans le corps de +quelqu'un, grommela le grand homme.</p> +<p>—Bien! bien! reprit le malheureux Winkle en renversant son fusil; +cela +m'est égal; voilà....</p> +<p>—C'est les concessions mutuelles qui fait le charme de la +vie,» fit +observer Sam, et la caravane se remit en marche.</p> +<p>Elle n'avait point fait cent pas lorsque M. Pickwick cria de +nouveau: +«Arrêtez!</p> +<p>—Qu'est-ce qu'il y a encore? demanda M. Wardle.</p> +<p>—Le fusil de Tupman est aussi dangereux que l'autre; j'en suis +sûr.</p> +<p>—Eh quoi? dangereux! s'écria M. Tupman, fort alarmé.</p> +<p>—Dangereux si vous le portez comme cela. Je suis +très-fâché de faire de +nouvelles objections, mais je ne puis consentir à continuer si +vous ne +l'abaissez point comme Winkle.</p> +<p>—J'imagine que vous feriez mieux, monsieur, ajouta le grand +garde-chasse, autrement vous pourriez mettre votre bourre dans votre +gilet aussi bien que dans celui des autres.»</p> +<p>M. Tupman, avec l'empressement le plus obligeant, plaça son +fusil dans +la position requise, et le convoi repartit encore, les deux amateurs +marchant avec leur fusil renversé comme une couple de soldats +à des +funérailles.</p> +<p>Tout d'un coup les chiens s'arrêtèrent, et leurs +maîtres en firent +autant.</p> +<p>«Qu'est-ce qu'ils ont donc dans les jambes? demanda M. Winkle. +Comme ils +ont l'air drôle.</p> +<p>—Chut! répliqua M. Wardle doucement. Ne voyez-vous pas qu'ils +arrêtent!</p> +<p>—Ils s'arrêtent! répéta M. Winkle en regardant +tout autour de lui, +comme pour chercher la cause qui avait interrompu leur progrès. +Pourquoi +s'arrêtent-ils?</p> +<p>—Attention! murmura M. Wardle, qui, dans l'intérêt du +moment, n'avait +pas entendu cette question. Allons maintenant.»</p> +<p>Un violent battement d'ailes se fit entendre si soudainement que M. +Winkle en recula comme si lui-même avait été +tiré. Pan! pan! deux coups +de fusil retentirent, et la fumée s'éleva tranquillement +dans l'air en +décrivant des courbes gracieuses.</p> +<p>«Où sont-elles? s'écria M. Winkle dans le plus +grand enthousiasme et se +retournant dans toutes les directions. Où sont elles? Dites-moi +quand il +faudra faire feu! Où sont-elles? où sont-elles?</p> +<p>—Ma foi! les voilà, dit M. Wardle en ramassant deux perdrix +que les +chiens avaient déposées à ses pieds.</p> +<p>—Non! non! je veux dire les autres! reprit M. Winkle encore tout +effaré.</p> +<p>—Assez loin, à présent, si elles courent toujours, +répliqua froidement +M. Wardle en rechargeant son fusil.</p> +<p>—J'imagine que nous en trouverons une autre compagnie dans cinq +minutes, observa le grand garde-chasse. Si le gentleman commence +à tirer +maintenant, son plomb sortira peut-être du canon quand nous les +ferons +lever.</p> +<p>—Ah! ah! ah! fit M. Weller.</p> +<p>—Sam! dit M. Pickwick, touché de la confusion de son disciple.</p> +<p>—Monsieur?</p> +<p>—Ne riez pas.</p> +<p>—Très-bien, monsieur,» répondit Sam. Mais en +guise d'indemnité il se +mit à contourner ses traits, derrière la brouette, pour +l'amusement +exclusif du jeune Bas de cuir. L'innocent jeune homme laissa +éclater un +bruyant ricanement, et fut sommairement calotté par le grand +garde-chasse, qui avait besoin d'un prétexte pour se +détourner et cacher +sa propre envie de rire.</p> +<p>Peu de temps après M. Wardle dit à M. Tupman: +«Bravo! camarade. Vous +avez au moins tiré à temps cette fois-là.</p> +<p>—Oui, répliqua M. Tupman avec un sentiment d'orgueil, j'ai +lâché mon +coup.</p> +<p>—A merveille! vous abattrez quelque chose la première fois, +si vous +regardez bien. C'est très-aisé, n'est-ce pas?</p> +<p>—Oui, c'est très-aisé. Mais malgré cela, comme +ça vous abîme l'épaule! +J'ai presque cru que j'en tomberais à la renverse. Je +n'imaginais pas +que des petites armes à feu comme cela repoussaient tant.</p> +<p>—Oh! dit le vieux gentleman en souriant, vous vous y habituerez avec +le +temps. Maintenant, sommes-nous prêts? Tout va-t-il bien +là-bas, dans la +brouette?</p> +<p>—Tout va bien, monsieur, répliqua Sam.</p> +<p>—En route donc.</p> +<p>—Tenez ferme, monsieur, dit Sam en levant la brouette.</p> +<p>—Oui, oui, repartit M. Pickwick;» et ils cheminèrent +aussi vite que +besoin était.</p> +<p>«Maintenant, dit M. Wardle, après que la brouette +eût été passée +par-dessus une barrière, et lorsque M. Pickwick y fut +déposé de nouveau. +Maintenant, tenez cette brouette en arrière.</p> +<p>—Bien, monsieur, répondit Sam en s'arrêtant.</p> +<p>—A présent, Winkle, continua le vieux gentleman, suivez-moi +doucement +et ne soyez pas en retard, cette fois-ci.</p> +<p>—N'ayez pas peur, dit M. Winkle. Arrêtent-ils?</p> +<p>—Non! non! pas encore. Du silence, maintenant, du silence!»</p> +<p>Et en effet ils s'avançaient silencieusement, lorsque M. +Winkle, voulant +exécuter une évolution fort délicate avec son +fusil, le fit partir par +accident, au moment critique, et envoya sa charge juste au-dessus de la +tête du petit garçon, et à l'endroit précis +où aurait été la cervelle du +grand homme s'il s'était trouvé là au lieu de son +jeune substitut.</p> +<p>«Au nom du ciel, pourquoi avez-vous fait feu? demanda M. +Wardle, +pendant que les oiseaux s'envolaient en toute sûreté.</p> +<p>—Je n'ai jamais vu un fusil comme cela dans toute ma vie, +répondit le +pauvre Winkle en regardant la batterie, comme si cela avait pu +remédier +à quelque chose. Il part de lui-même, il veut partir bon +gré mal gré.</p> +<p>—Ah! il veut partir! répéta M. Wardle avec un peu +d'irritation. Plût au +ciel qu'il voulût aussi tuer quelque chose!</p> +<p>—Il le fera avant peu, monsieur, dit le grand garde-chasse.</p> +<p>—Qu'est-ce que vous entendez par cette observation, monsieur? +demanda +aigrement M. Winkle.</p> +<p>—Rien du tout, monsieur, rien du tout. Moi, je n'ai pas de famille, +et +la mère de ce garçon ici aura quelque chose de sir +Geoffrey, si le +moutard est tué sur ses terres. Rechargez, monsieur, rechargez +votre +arme.</p> +<p>—Otez-lui son fusil! s'écria de sa brouette M. Pickwick, +frappé +d'horreur par les sombres insinuations du grand homme. Otez-lui son +fusil! M'entendez-vous, quelqu'un!»</p> +<p>Personne cependant ne s'offrit pour exécuter ce commandement, +et M. +Winkle, après avoir lancé un regard de rébellion +au philosophe, +rechargea son fusil et marcha en avant avec les autres chasseurs.</p> +<p>Nous sommes obligé de dire, d'après l'autorité +de M. Pickwick, que la +manière de procéder de M. Tupman paraissait beaucoup plus +prudente et +plus rationnelle que celle adoptée par M. Winkle. Cependant ceci +ne doit +en aucune manière diminuer la grande autorité de ce +dernier dans tous +les exercices corporels; car, depuis un temps immémorial, comme +l'observe admirablement M. Pickwick, beaucoup de philosophes, et des +meilleurs, qui ont été de parfaites lumières pour +les sciences, en +matière de théorie, n'ont jamais pu parvenir à +faire quelque chose dans +la pratique.</p> +<p>Comme la plupart des plus sublimes découvertes, la +manière d'agir de M. +Tupman paraissait extrêmement simple. Avec la +pénétration intuitive d'un +homme de génie, il avait remarqué, du premier coup, que +les deux grands +points à obtenir étaient: 1° de décharger son +fusil sans se nuire; 2° de +le décharger sans endommager les assistants. Donc et +évidemment, +lorsqu'on était parvenu à surmonter la difficulté +de faire feu, la +meilleure chose était de fermer les yeux solidement et de tirer +en +l'air. Q.E.D.</p> +<p>Une fois, après avoir exécuté ce tour de force, +M. Tupman, en rouvrant +les yeux, vit une grosse perdrix qui tombait blessée sur la +terre. Il +allait congratuler M. Wardle sur ses invariables succès, quand +celui-ci +s'avança vers lui et lui serrant chaudement la main:</p> +<p>«Tupman, vous avez choisi cette perdrix-là parmi les +autres?</p> +<p>—Non! non!</p> +<p>—Si, je l'ai remarqué. Je vous ai vu la choisir. J'ai +observé comment +vous leviez votre fusil pour l'ajuster; et je dirai ceci: que le +meilleur tireur du monde n'aurait pas pu l'abattre plus admirablement. +Vous êtes moins novice que je ne le croyais, Tupman: vous avez +déjà +chassé?»</p> +<p>Vainement M. Tupman protesta, avec un sourire de modestie, que cela +ne +lui était jamais arrivé. Son sourire même fut +regardé comme une preuve +du contraire, et depuis cette époque sa réputation fut +établie. Ce n'est +pas la seule réputation qui ait été acquise aussi +aisément, et l'on peut +admirer les effets heureux du hasard ailleurs que dans la chasse aux +perdrix.</p> +<p>Pendant ce temps, M. Winkle s'environnait de feu, de bruit et de +fumée, +sans produire aucun résultat positif digne d'être +noté. Quelquefois il +envoyait sa charge au milieu des airs; quelquefois il lui faisait raser +la surface du globe, de manière à rendre excessivement +précaire +l'existence des deux chiens. Sa manière de tirer, +considérée comme une +œuvre d'imagination et de fantaisie, était extrêmement +curieuse et +variée; mais matériellement et quant au produit +réel, c'était peut-être, +au total, un non-succès. C'est un axiome établi que <i>chaque +boulet a son +adresse</i>; si on peut l'appliquer également à des +grains de petit plomb, +ceux de M. Winkle étaient de malheureux bâtards, +privés de leurs droits +naturels, jetés au hasard dans le monde, et qui n'étaient +adressés nulle +part.</p> +<p>«Eh bien! dit M. Wardle en s'approchant de la brouette et en +essuyant la +sueur de son visage joyeux et rougeaud; une journée un peu +chaude, hein?</p> +<p>—C'est vrai, répondit M. Pickwick. Le soleil est +effroyablement +brûlant, même pour moi. Je ne sais pas comment vous devez +le trouver.</p> +<p>—Ma foi! pas mal chaud, mais c'est égal. Il est midi +passé; voyez-vous +ce coteau vert, là?</p> +<p>—Certainement.</p> +<p>—C'est l'endroit où nous devons déjeuner. De par +Jupiter! le gamin y +est déjà avec son panier. Exact comme une horloge!</p> +<p>—Je le vois, dit M. Pickwick, dont le visage devint rayonnant. Un +bon +garçon! je lui donnerai un shilling pour sa peine. Allons! Sam, +roulez-moi.</p> +<p>—Tenez-vous ferme, monsieur, répliqua Sam, ravigoté +par l'apparition du +déjeuner. Gare de là, jeune cuirassier! Si vous +appréciez ma précieuse +vie, ne me versez pas, comme dit le gentleman au charretier qui le +conduisait à la potence.» Avec cette heureuse citation, +Sam partit au +pas de charge, brouetta habilement son maître jusqu'au sommet du +coteau +vert, et le déchargea, avec adresse, à côté +du panier de provision, +qu'il se mit à dépaqueter sans perdre une minute.</p> +<p>—Pâté de veau, disait Sam, tout en arrangeant les +comestibles sur le +gazon. Très-bonne chose, le pâté de veau, quand +vous connaissez la lady +qui l'a fait et que vous êtes sûr que ce n'est pas du +minet. Et après +tout, qu'est-ce que ça fait encore, puisqu'il ressemble si bien +au veau +que les pâtissiers eux-mêmes n'en font pas la +différence?</p> +<p>—Ils n'en font pas la différence, Sam?</p> +<p>—Non, monsieur, repartit Sam en touchant son chapeau. J'ai +logé dans la +même maison avec un vendeur de pâtés, une fois, et +un homme bien +agréable, monsieur, et pas bête du tout. Il savait faire +des pâtés, +n'importe avec quoi. Voilà que je lui dis, quand j'ai +été amical avec +lui: Quel troupeau de chats que vous avez-là! monsieur +Brook.—Ah! +dit-il, c'est vrai, j'en ai beaucoup, qu'il dit.—Faut que vous aimiez +bien les chats, que je dis.—Oui, dit-il, en clignant de l'œil, y a des +gens qui les aiment. Malgré ça, qu'il me dit, c'est pas +encore leur +saison, faut attendre l'hiver.—C'est pas leur saison?—Non, dit-il. +Quand le fruit mûrit, le chat maigrit.—Qu'est-ce que vous me +chantez-là? J'y entends rien, que je dis.—Voyez-vous, dit-il, je +ne +veux pas entrer dans la coalition des bouchers pour augmenter la viande +au pauvre monde. Mossieu Weller, qu'il me dit, en me serrant la main +gentiment et en me soufflant dans l'oreille; mossieu Weller, qu'il me +dit, ne répétez pas ça; mais c'est +l'assaisonnement qui fait tout: ils +sont tous faits avec ces nobles animaux ici, dit-il, en m'indiquant un +joli petit minet. Et je les assaisonne en beefteak, en veau, en rognon, +au goût de la pratique. Et mieux que ça, qu'il dit, je +peux faire du +beefteak avec du veau ou du rognon avec du beefteak, ou du mouton avec +les deux, en prévenant trois minutes d'avance, selon les besoins +du +marché ou l'appétit public, qu'il me dit.</p> +<p>—Ce devait être un jeune homme fort ingénieux, dit M. +Pickwick avec un +léger frisson.</p> +<p>—Je crois bien, monsieur, et ses pâtés étaient +superbes, répliqua Sam +en continuant de vider le panier. Langue; bien ça. C'est une +très-bonne +chose, quand c'est pas une langue de femme. Pain, jambon, frais comme +une peinture. Bœuf froid en tranches. Très-bon. Qu'est-ce qu'il +y a dans +ces cruches-là, jeune évaporé?</p> +<p>—De la bière dans stelle-ci et du punch froid dans +stelle-là, répondit +le jeune paysan en ôtant de dessus ses épaules deux vastes +bouteilles de +grès, attachées ensemble par une courroie.</p> +<p>—Et v'là un petit goûter bien organisé, reprit +Sam en examinant avec +grande satisfaction les préparatifs. Et maintenant, gentlemen, +commencez, comme les Anglais dirent aux Français, en mettant +leurs +baïonnettes.»</p> +<p>Il ne fallut pas une seconde invitation pour engager la +société à rendre +pleine justice au repas, et il ne fallut pas plus d'instances pour +décider Sam, le grand garde-chasse et les deux gamins à +s'asseoir sur +l'herbe, à une petite distance, et à battre en +brèche une proportion +décente de la victuaille. Un vieux chêne accordait son +agréable ombrage +aux deux groupes de convives, tandis que devant eux se déroulait +un +superbe paysage, entrecoupé de haies verdoyantes et richement +orné de +bois.</p> +<p>«Ceci est délicieux! tout à fait +délicieux! s'écria M. Pickwick, avec un +visage rayonnant, dont la peau pelait rapidement sous l'influence +brûlante du soleil.</p> +<p>—Oui vraiment, vieux camarade, répliqua M. Wardle, allons, un +verre de +punch?</p> +<p>—Avec grand plaisir, répondit M. Pickwick; et l'expression +radieuse de +sa physionomie, après qu'il eût bu, témoigna de la +sincérité de ses +paroles.</p> +<p>—Bon! dit le philosophe en faisant claquer ses lèvres; +très-bon! J'en +vais prendre un autre verre. Frais! très-frais!... Allons! +messieurs, +poursuivit-il sans lâcher la bouteille, un toast! Nos amis de +Dingley-Dell!»</p> +<p>Le toast fut bu avec de bruyantes acclamations.</p> +<p>«Je vais vous apprendre comment je m'y prendrai pour retrouver +mon +adresse à la chasse, dit alors M. Winkle, qui mangeait du pain +et du +jambon avec un couteau de poche. Je mettrai une perdrix +empaillée sur +un poteau, et je m'exercerai à tirer dessus, en +commençant à une petite +distance, et en reculant par degrés. C'est un excellent moyen.</p> +<p>—Monsieur, dit Sam, je connais un gentleman qui a fait ça et +qui a +commencé à quatre pieds; mais il n'a jamais +continué, car du premier +coup il avait si bien ajusté son oiseau que le diable m'emporte +si on en +a jamais revu une plume depuis.</p> +<p>—Sam! dit M. Pickwick.</p> +<p>—Monsieur?</p> +<p>—Ayez la bonté de garder vos anecdotes jusqu'à ce +qu'on vous les +demande.</p> +<p>—Certainement, monsieur.»</p> +<p>Sam se tut, mais il cligna si facétieusement l'œil qui +n'était point +caché par le pot de bière dont il humectait ses +lèvres, que les deux +petits paysans tombèrent dans des convulsions spontanées, +et que le +grand garde-chasse, lui-même, condescendit à sourire.</p> +<p>«Voilà, ma foi, d'excellent punch froid, dit M. +Pickwick en regardant +avec tendresse la bouteille de grès; et le jour est +extrêmement chaud, +et... Tupman, mon cher ami, un verre de punch?</p> +<p>—Très-volontiers,» répliqua M. Tupman.</p> +<p>Après avoir bu ce verre, M. Pickwick en prit un autre, +seulement pour +voir s'il n'y avait pas de pelure d'orange dans le punch, parce que la +pelure d'orange lui faisait toujours mal. S'étant convaincu +qu'il n'y en +avait point, M. Pickwick but un autre verre à la santé de +M. Snodgrass; +puis il se crut obligé, en conscience, de proposer un toast en +l'honneur +du fabricant de punch anonyme.</p> +<p>Cette constante succession de verres de punch produisit un effet +remarquable sur notre sage. Sa physionomie resplendissait de la plus +douce gaieté; le sourire se jouait sur ses lèvres; la +bonne humeur la +plus franche étincelait dans ses yeux. Cédant, par +degrés, à l'influence +combinée de ce liquide excitant et de la chaleur, il exprima un +violent +désir de se rappeler une chanson qu'il avait entendue dans son +enfance; +mais ses efforts furent inutiles. Il voulut stimuler sa mémoire +par un +autre verre de punch, qui malheureusement parut produire sur lui un +effet entièrement opposé; car, non content d'avoir +oublié la chanson, il +finit par ne plus pouvoir articuler une seule parole. Ce fut donc en +vain qu'il se leva sur ses jambes pour adresser à la compagnie +un +éloquent discours, il retomba dans la brouette et s'endormit +presque au +même instant.</p> +<p>Le panier fut rempaqueté, mais on trouva qu'il était +tout à fait +impossible de réveiller M. Pickwick de sa torpeur. On discuta +s'il +fallait que Sam recommençât à le brouetter ou s'il +valait mieux le +laisser où il était, jusqu'au retour de ses amis. Ce +dernier parti fut +adopté à la fin, et comme leur expédition ne +devait pas durer plus d'une +heure, comme Sam demandait avec instance à les accompagner, ils +se +décidèrent à abandonner M. Pickwick endormi dans +sa brouette et à le +prendre au retour. La compagnie s'éloigna donc, laissant notre +philosophe ronfler harmonieusement et paisiblement, à l'ombre +antique du +vieux chêne.</p> +<p>On peut affirmer avec certitude que M. Pickwick eût +continué de ronfler +à l'ombre du vieux chêne jusqu'au retour de ses amis, ou, +à leur défaut, +jusqu'au subséquent lever de soleil, s'il lui avait +été permis de rester +en paix dans sa brouette; mais cela ne lui fut pas permis, et voici +pourquoi.</p> +<p>Le capitaine Boldwig était un petit homme violent, vêtu +d'une redingote +bleue soigneusement boutonnée jusqu'au menton et +surmontée d'un col noir +bien roide. Lorsqu'il daignait se promener sur sa +propriété, il le +faisait en compagnie d'un gros rotin plombé, d'un jardinier et +d'un +aide-jardinier, qui luttaient d'humilité en recevant les ordres +qu'il +leur donnait avec toute la grandeur et toute la +sévérité convenables: +car la sœur de la femme du capitaine avait épousé un +marquis; et la +maison du capitaine était une <i>villa</i>, et sa +propriété une <i>terre</i>; et +tout était chez lui très-haut, très-puissant et +très-noble.</p> +<p>M. Pickwick avait à peine dormi une demi-heure lorsque le +petit +capitaine, suivi de son escorte, arriva en faisant des enjambées +aussi +grandes que le lui permettaient sa taille et son importance. Quand il +fut auprès du vieux chêne, il s'arrêta, il enfla ses +joues et en chassa +l'air avec noblesse; il regarda le paysage comme s'il eût +pensé que le +paysage devait être singulièrement flatté +d'être regardé par lui; et +enfin, ayant emphatiquement frappé la terre de son rotin, il +convoqua le +chef jardinier.</p> +<p>—Hunt! dit le capitaine Boldwig.</p> +<p>—Oui, monsieur, répondit le jardinier.</p> +<p>—Cylindrez le gazon de cet endroit demain matin. Entendez-vous, Hunt?</p> +<p>—Oui, monsieur.</p> +<p>—Et prenez soin de me tenir cet endroit proprement. Entendez-vous, +Hunt?</p> +<p>—Oui, monsieur.</p> +<p>—Et faites-moi penser à faire mettre un écriteau +menaçant de pièges à +loup, de chausse-trapes et tout cela, pour les petites gens qui se +permettront de se promener sur mes terres. Entendez-vous, Hunt? +entendez-vous?</p> +<p>—Je ne l'oublierai pas, monsieur.</p> +<p>—Pardon, excuse, monsieur, dit l'autre jardinier en +s'avançant avec son +chapeau à la main.</p> +<p>—Eh bien! Wilkins, qu'est-ce qui vous prend?</p> +<p>—Pardon, excuse, monsieur, mais je pense qu'il y a des gens qui sont +entrés ici aujourd'hui.</p> +<p>—Ha! fit le capitaine en jetant autour de lui un regard farouche.</p> +<p>—Oui, monsieur, ils ont dîné ici, comme je pense.</p> +<p>—Damnation! c'est vrai, dit le capitaine en voyant les croûtes +de pain +étendues sur le gazon; ils ont véritablement +dévoré leur nourriture sur +ma terre. Ha! les vagabonds! si je les tenais ici!... dit le capitaine +en serrant son gros rotin.</p> +<p>—Pardon, excuse, monsieur, mais....</p> +<p>—Mais quoi, eh? vociféra le capitaine; et suivant le timide +regard de +Wilkins, ses yeux rencontrèrent la brouette et M. Pickwick.</p> +<p>—Qui es-tu, coquin? cria le capitaine en donnant plusieurs coups de +son +rotin dans les côtes de M. Pickwick. Comment t'appelles-tu?</p> +<p>—Punch! murmura l'homme immortel, et il se rendormit +immédiatement.</p> +<p>—Quoi?» demanda le capitaine Boldwig.</p> +<p>Pas de réponse.</p> +<p>«Comment a-t-il dit qu'il s'appelait?</p> +<p>—Punch<a name="FNanchor_23_23"></a><a href="#Footnote_23_23"><sup>23</sup></a>, +monsieur, comme je pense.</p> +<p>—C'est un impudent, un misérable impudent. Il fait semblant +de dormir à +présent, dit le capitaine plein de fureur. Il est soûl, +c'est un ivrogne +plébéien. Emmenez-le, Wilkins, emmenez-le sur-le-champ.</p> +<p>—Où faut-il que je le roule, monsieur, demanda Wilkins avec +grande +timidité.</p> +<p>—Roulez-le à tous les diables.</p> +<p>—Très-bien, monsieur.</p> +<p>—Arrêtez, dit le capitaine.»</p> +<p>Wilkins s'arrêta brusquement.</p> +<p>«Roulez-le dans la fourrière<a name="FNanchor_24_24"></a><a + href="#Footnote_24_24"><sup>24</sup></a>, et voyons s'il s'appellera +encore +Punch, quand il se réveillera.... Il ne se <i>rira</i> pas de +moi! Il ne se +<i>rira</i> pas de moi, emmenez-le!»</p> +<p>M. Pickwick fut emmené en conséquence de cet +impérieux mandat, et le +grand capitaine Boldwig, enflé d'indignation, continua sa +promenade.</p> +<p>L'étonnement de nos chasseurs fut inexprimable quand ils +s'aperçurent, à +leur retour, que M. Pickwick était disparu et qu'il avait +emmené la +brouette avec lui. C'était la chose la plus mystérieuse +et la plus +inexplicable. Qu'un boiteux se fût tout d'un coup remis sur ses +jambes +et s'en fût allé, c'était déjà +passablement extraordinaire: mais qu'en +manière d'amusement il eût roulé devant lui une +pesante brouette, cela +devenait tout à fait miraculeux. Ses amis cherchèrent aux +environs, dans +tous les coins, sous tous les buissons, en compagnie et +séparément; ils +crièrent, ils sifflèrent, ils rirent, ils +appelèrent, et tout cela sans +aucun résultat: impossible de trouver M. Pickwick. Enfin, +après +plusieurs heures de recherches inutiles, ils arrivèrent à +la pénible +conclusion qu'il fallait s'en retourner sans lui.</p> +<p>Cependant notre philosophe, profondément endormi dans sa +brouette, avait +été roulé et soigneusement déposé +dans la fourrière du village, en +compagnie de divers animaux immondes. Tous les gamins et les trois +quarts des autres habitants s'étaient rassemblés autour +de lui, pour +attendre qu'il s'éveillât. Si leur satisfaction avait +été immense en le +voyant rouler, elle fut infinie quand, après avoir poussé +quelques cris +indistincts pour appeler Sam, il s'assit dans sa brouette et contempla, +avec un inexprimable étonnement, les visages joyeux qui +l'entouraient.</p> +<p>Des huées générales furent, comme on l'imagine, +le signal de son réveil; +et lorsqu'il demanda machinalement: «Qu'est-ce qu'il y a?» +elles +recommencèrent avec plus de violence, s'il est possible.</p> +<p>«En voilà, une bonne histoire! hurlait la populace.</p> +<p>—Où suis-je? demanda M. Pickwick.</p> +<p>—Dans la fourrière! beugla la canaille.</p> +<p>—Comment sais-je venu ici? Où étais-je? Qu'est-ce que +je faisais?</p> +<p>—Boldwig! capitaine Boldwig! vociféra-t-on de toutes parts; +et ce fut +la seule explication.</p> +<p>—Tirez-moi d'ici! cria M, Pickwick. Où est mon domestique? +Où sont mes +amis?</p> +<p>—Vous n'en avez pas des amis! hurrah!» et comme corroboration +de ce +fait, M. Pickwick reçut dans sa brouette un navet, puis une +pomme de +terre, puis un œuf et quelques autres légers gages de la +disposition +enjouée de la multitude.</p> +<p>Personne ne saurait dire combien cette scène aurait +duré, ni combien M. +Pickwick aurait pu souffrir, si tout à coup un carrosse, qui +roulait +rapidement sur la route, ne s'était pas arrêté en +face du parc. Le vieux +Wardle et Sam Weller en sortirent. En moins de temps qu'il n'en faut +pour écrire ces mots et peut-être même pour les +lire, le premier avait +dégagé M. Pickwick et l'avait placé dans sa +voiture, tandis que le +second terminait la troisième reprise d'un combat singulier avec +le +bedeau de l'endroit.</p> +<p>«Courez chez le magistrat, crièrent une douzaine de +voix.</p> +<p>—Ah! oui, courez-y, dit Sam en sautant sur le siége de la +voiture, +faites-lui mes compliments, les compliments de M. Weller. Dites-lui que +j'ai gâté son bedeau et que s'il veut en faire un nouveau +je reviendrai +demain matin pour le lui gâter encore. En route, mon vieux!»</p> +<p>Lorsque la voiture fut sortie du village, M. Pickwick respira +fortement +et dit: «Aussitôt que je serai arrivé à +Londres j'actionnerai le +capitaine Boldwig pour détention illégale.</p> +<p>—Il paraît que nous étions en contravention, fit +observer M. Wardle.</p> +<p>—Cela m'est égal, je l'attaquerai.</p> +<p>—Non, vous ne l'attaquerez pas.</p> +<p>—Si, je l'attaquerai, sur mon....» M. Pickwick s'interrompit +en +remarquant l'expression goguenarde de la physionomie du vieux Wardle. +«Et pourquoi ne le ferais-je pas? reprit-il.</p> +<p>—Parce que, dit le vieux Wardle, en éclatant de rire, parce +qu'il +pourrait se retourner sur quelqu'un de nous et dire que nous avions +pris +trop de punch froid.»</p> +<p>M. Pickwick eut beau faire, il ne put s'empêcher de sourire; +par degrés, +son sourire s'agrandit et devint un éclat de rire; enfin cet +éclat de +rire contagieux fut répété par toute la compagnie. +Afin de fomenter +cette bonne humeur, nos amis s'arrêtèrent à la +première taverne qu'ils +rencontrèrent sur la route; chacun d'eux se fit servir un verre +d'eau et +d'eau de vie, mais ils eurent soin de faire administrer à M. +Samuel +Weller une dose d'une force <i>extra</i>.<br/> +</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;"/> +<p><br/> +</p> +<a name="CHAPITRE_XX"></a> +<h2>CHAPITRE XX.</h2> +<h3>Où l'on voit que Dodson et Fogg étaient des hommes +d'affaires, et leurs +clercs des hommes de plaisir; qu'une entrevue touchante eut lieu entre +M. Samuel Weller et le père qu'il avait perdu depuis longtemps; +où l'on +voit, enfin, quels esprits supérieurs s'assemblaient à la +<i>Souche et la +Pie</i>, et quel excellent chapitre sera le suivant.</h3> +<br/> +<p>Dans une pièce située au rez-de-chaussée d'une +sombre maison, tout au +fond de Freeman's-Court, quartier de Cornhill, étaient assis les +quatre +clercs de MM. Dodson et Fogg, solliciteurs près la haute cour de +chancellerie et procureurs de Sa Majesté près la cour du +banc du roi et +la cour des communs-plaids, à Westminster; les susdits clercs, +dans le +cours de leurs travaux journaliers, ayant à peu près +autant de chances +d'apercevoir les rayons du soleil que pourrait en avoir un homme +placé +au fond d'un puits, mais sans jouir des avantages de cette situation +retirée, où l'on peut, du moins, découvrir des +étoiles en plein jour.</p> +<p>La chambre où ils se trouvaient renfermés, +était obscure, humide, et +sentait la moisissure; une séparation de bois les abritait des +regards +du vulgaire, et les clients qui attendaient le loisir de MM. Dodson et +Fogg n'apercevaient ainsi, pour toute distraction, qu'une couple de +vieilles chaises, une horloge au bruyant tic-tac, un almanach, un +porte-parapluie, une rangée de pupitres, et plusieurs tablettes +chargées +de liasses de papiers étiquetés et malpropres, de +vieilles boîtes de +sapin et de grosses bouteilles d'encre. Une porte vitrée ouvrait +sur le +passage qui donnait dans la cour, et c'est en dehors de cette porte +vitrée que se présenta M. Pickwick, deux jours +après les événements +rapportés dans le précédent chapitre.</p> +<p>«Est-ce que vous ne pouvez pas entrer? dit une voix criarde en +réponse +au coup modeste frappé par M. Pickwick à la susdite porte.</p> +<p>Le philosophe entra, suivi de Sam.</p> +<p>«M. Dodson ou M. Fogg sont-ils chez eux, monsieur? demanda +gracieusement +M. Pickwick, en s'approchant de la cloison, avec son chapeau à +la main.</p> +<p>—M. Dodson n'est pas chez lui, et M. Fogg est en affaire,» +répliqua la +voix; et en même temps la tête à qui la voix +appartenait, se montra +par-dessus la cloison, avec une plume derrière l'oreille, et +examina M. +Pickwick.</p> +<p>C'était une tête malpropre; ses cheveux roux, +scrupuleusement séparés +sur le côté et aplatis avec du cosmétique, +étaient tortillés en +accroche-cœurs et garnissaient une face plate ornée en outre +d'une paire +de petits yeux, d'un col de chemise fort crasseux et d'une vieille +cravate noire usée.</p> +<p>«M. Dodson n'est pas chez lui, et M. Fogg est en affaire, dit +l'homme à +qui appartenait cette tête.</p> +<p>—Quand M. Dodson reviendra-t-il, monsieur?</p> +<p>—Sais pas.</p> +<p>—M. Fogg sera-t-il longtemps occupé, monsieur?</p> +<p>—Sais pas.»</p> +<p>Ayant ainsi parlé, le jeune homme se mit fort tranquillement +à tailler +sa plume, tandis qu'un autre clerc riait d'une manière +approbative, tout +en mêlant de la poudre de Sedlitz dans un verre d'eau.</p> +<p>«Puisqu'il en est ainsi, je vais attendre, dit M. Pickwick, et +il +s'assit, sans y avoir été invité, écoutant +le tic-tac bruyant de +l'horloge et le chuchotement des clercs.</p> +<p>—C'était là une bonne farce, hein? dit l'un de +ceux-ci, pour conclure +la relation d'une aventure nocturne qu'il avait racontée +à voix basse.</p> +<p>—Diablement bonne, diablement bonne, répondit l'homme +à la poudre de +Sedlitz.</p> +<p>—Tom Cummins était au fauteuil, reprit le premier clerc, qui +avait un +habit brun, avec des boutons de cuivre. Il était quatre heures +et demie +quand je suis arrivé à Somers-Town, et j'étais si +joliment dedans que je +n'ai pas pu trouver le trou de la serrure et que j'ai été +obligé de +réveiller la vieille femme. Je voudrais bien savoir ce que le +vieux Fogg +dirait s'il savait cela. J'aurais mon paquet, je suppose, eh?»</p> +<p>A cette idée plaisante, tous les clercs +éclatèrent de rire; l'homme à +l'habit brun poursuivit:</p> +<p>«Il y a eu une fameuse farce avec Fogg ici ce matin, pendant +que Jack +était en haut à arranger les papiers et que vous deux +vous étiez allés +au timbre. Fogg était en bas à ouvrir ses lettres quand +voilà venir le +gaillard de Comberwell contre lequel nous avons un mandat. Vous savez +bien.... comment s'appelle-t-il déjà?</p> +<p>—Ramsey, dit le clerc qui avait parlé à M. Pickwick.</p> +<p>—Ah! Ramsey.... en voilà une pratique qui a l'air +râpé!.</p> +<p>—Eh bien, monsieur, dit le vieux Fogg, en le regardant d'un air +sauvage. Vous savez, sa manière....—Eh bien, monsieur, +êtes-vous venu +pour terminer?—Oui, monsieur, dit Ramsey, en mettant sa main dans sa +poche, et en tirant son argent. La dette est de deux livres sterling et +dix shillings, et les frais de trois livres sterling et cinq shillings; +les voici ici, monsieur, et il soupira comme un soufflet de forge, en +tendant sa monnaie dans un petit morceau de papier brouillard. Le vieux +Fogg regarda d'abord l'argent et ensuite l'homme, et ensuite il toussa +de sa drôle de toux, si bien que je me doutais qu'il allait +arriver +quelque chose.—Vous ne savez pas, dit-il, qu'il y a une +déclaration +enregistrée qui augmente notablement les frais.—Qu'est-ce que +vous +dites là, monsieur, cria Ramsey, en tressaillant; le +délai n'est expiré +qu'hier au soir, monsieur. Cela n'empêche pas, reprit Fogg. Mon +clerc +est justement parti pour la faire enregistrer. M. Jackson n'est-il pas +allé pour faire enregistrer cette déclaration dans +Bullman et Ramsey, +monsieur Wicks?—Naturellement je réponds que <i>oui</i>, et +alors Fogg +tousse encore et regarde Ramsey.—Mon Dieu! disait Ramsey, je me suis +rendu presque fou pour ramasser cet argent, et tout cela pour +rien!—Pour rien du tout, reprit Fogg, froidement; ainsi vous ferez bien +mieux de vous en retourner, d'en ramasser un peu plus et de l'apporter +ici à temps.—Je n'en pourrai pas trouver, sur mon âme! +s'écria Ramsey +en frappant le bureau avec son poing.—Ne me menacez pas, monsieur, dit +Fogg, en se mettant en colère à froid.—Je n'ai pas eu +l'intention de +vous menacer, monsieur, répondit Ramsey.—Si, monsieur, repartit +Fogg; +sortez d'ici, monsieur! sortez de ce bureau, monsieur, et ne revenez +que +quand vous aurez appris à vous conduire, monsieur!—Alors Ramsey +a fait +tout ce qu'il a pu pour se défendre, mais comme Fogg lui coupait +la +parole, il a été obligé de remettre son argent +dans sa poche et de +filer. A peine la porte était-elle fermée, que +voilà le vieux Fogg qui +se retourne vers moi, avec on sourire agréable, et qui tire la +déclaration de sa poche.—Monsieur Wicks, dit-il, prenez un +cabriolet et +allez au Temple, aussi vite que vous le pourrez, pour faire enregistrer +cela. Les frais sont sûrs, car c'est un homme laborieux, avec une +famille nombreuse, et qui gagne vingt-cinq shillings par semaine. S'il +nous signe une procuration (et il faudra bien qu'il en vienne +là), je +suis sûr que ses maîtres payeront. Ainsi, monsieur Wicks, +il faut tirer +de lui tout ce que nous pourrons. C'est un acte de bon chrétien, +monsieur Wicks, car avec une grande famille et un petit revenu, il sera +heureux de recevoir une bonne leçon, qui lui apprenne à +ne plus faire de +dettes. N'est-il pas vrai? n'est-il pas vrai?—Et en s'en allant son +sourire était si bienveillant que cela vous réjouissait +le cœur.—C'est +un fier homme pour les affaires, ajouta Wicks du ton de l'admiration la +plus profonde, un fier homme, hein?»</p> +<p>Les trois autres clercs s'unirent cordialement à cette +admiration et +parurent charmés de l'anecdote.</p> +<p>«Jolis gars, ici, monsieur, murmura Sam à son +maître. Bonne idée qu'ils +ont sur les farces, monsieur.»</p> +<p>M. Pickwick fit un signe d'assentiment et toussa, pour attirer +l'attention des jeunes gentlemen qui étaient derrière la +cloison. Ayant +raffraîchi leurs esprits par cette petite conversation entre eux, +ils +eurent la condescendance de s'occuper de l'étranger.</p> +<p>«M. Fogg est peut-être libre maintenant, dit Jackson.</p> +<p>—Je vais voir, reprit Wicks en se levant avec nonchalance. Quel nom +dirai-je à M. Fogg?</p> +<p>—Pickwick,» répliqua l'illustre sujet de ces +mémoires.</p> +<p>M. Jackson disparut par l'escalier et revint bientôt annoncer +que maître +Fogg recevrait M. Pickwick dans cinq minutes. Ayant fait ce message, il +retourna derrière son bureau.</p> +<p>«Quel nom a-t-il dit? demanda tout bas M. Wicks.</p> +<p>—Pickwick, répliqua Jackson. C'est le défendeur dans +Bardell et +Pickwick.»</p> +<p>Un soudain frottement de pieds, mêlé d'éclats de +rires étouffés, se fit +entendre derrière la cloison.</p> +<p>«Monsieur, murmura Sam à son maître, voilà +qu'ils vous mécanisent.</p> +<p>—Ils me mécanisent, Sam! Qu'est-ce que vous entendez par me +<i>mécaniser</i>?»</p> +<p>Pour toute réplique, Sam passa son pouce par-dessus son +épaule, et M. +Pickwick, levant la tête, reconnut la vérité de ce +fait, à savoir: que +les quatre clercs avaient allongé par-dessus la cloison des +figures +pleines d'hilarité, et examinaient minutieusement la tournure et +la +physionomie de ce Lovelace présumé, de ce grand +destructeur du repos des +cœurs féminins. Au mouvement qu'il fit, la rangée de +têtes disparut +comme par enchantement, et l'on entendit à l'instant même +le bruit de +quatre plumes voyageant sur le papier avec une furieuse vitesse.</p> +<p>Le tintement d'une sonnette suspendue dans le bureau appela M. +Jackson +dans l'appartement de Me Fogg. Il en revint bientôt, et +annonça à M. +Pickwick que son patron était prêt à le recevoir.</p> +<p>En conséquence, M. Pickwick monta l'escalier. Au premier +étage, l'une +des portes étalait, en caractères lisibles, ces mots +imposants: M. FOGG. +Ayant frappé à cette porte et ayant été +invité à entrer, M. Jackson +introduisit M. Pickwick en présence de l'avoué.</p> +<p>«M. Dodson est-il revenu? demanda Me Fogg.</p> +<p>—A l'instant, monsieur.</p> +<p>—Priez-le de passer ici.</p> +<p>—Oui, monsieur. (Jackson sort.)</p> +<p>—Prenez un siége, monsieur, dit Me Fogg. Voici le journal, +monsieur. +Mon partner va être ici dans un moment, et nous pourrons causer +sur +cette affaire, monsieur.»</p> +<p>M. Pickwick prit un siége et un journal; mais au lieu de lire +ce +dernier, il dirigea son rayon visuel par-dessus, afin d'examiner +l'homme +d'affaires. C'était un personnage d'un certain âge, dont +le corps long +et fluet était engaîné dans un étroit habit +noir, dans une culotte +sombre, dans de petites guêtres noires. Il semblait être +partie +essentielle de son bureau et paraissait avoir à peu près +autant d'esprit +et de sensibilité que lui.</p> +<p>Au bout de quelques minutes arriva Me Dodson, homme gros et gras, +à +l'air sévère, à la voix bruyante. La conversation +commença +immédiatement.</p> +<p>«Monsieur est M. Pickwick, dit Me Fogg.</p> +<p>—Ha! ha! monsieur, vous êtes le défendeur dans Bardell +et Pickwick?</p> +<p>—Oui, monsieur, répondit le philosophe.</p> +<p>—Eh bien, monsieur, reprit Me Dodson, que nous proposez-vous?</p> +<p>—Ah! dit Me Fogg en fourrant ses mains dans les poches de sa culotte +et s'appuyant sur le dos de sa chaise; qu'est-ce que vous nous +proposez, +monsieur Pickwick?</p> +<p>—Silence, Fogg! reprit Dodson. Laissez-moi entendre ce que M. +Pickwick +veut dire.</p> +<p>—Je sais venu, messieurs, répliqua notre sage, en regardant +avec +douceur les deux partners, je suis venu ici, messieurs, pour vous +exprimer la surprise avec laquelle j'ai reçu votre lettre de +l'autre +jour et pour vous demander quels sujets d'action vous pouvez avoir +contre moi?</p> +<p>—Quels sujets!... s'écriait Me Fogg, lorsqu'il fut +arrêté par Me +Dodson.</p> +<p>—Monsieur Fogg, dit celui-ci, je vais parler.</p> +<p>—Je vous demande pardon, monsieur Dodson, répondit Fogg.</p> +<p>—Quant aux sujets d'action, monsieur, reprit Me Dodson, avec un air +plein d'élévation morale; quant aux sujets d'action, vous +consulterez +votre propre conscience et vos propres sentiments. Nous, monsieur, nous +sommes entièrement guidés par les assertions de notre +client. Ces +assertions, monsieur, peuvent être vraies ou peuvent être +fausses; elles +peuvent être croyables ou incroyables; mais si elles sont +croyables, je +n'hésite pas à dire, monsieur, que nos sujets d'action +sont forts et +invincibles. Vous pouvez être un homme infortuné, +monsieur, ou vous +pouvez être un homme rusé; mais si j'étais +appelé comme juré, monsieur, +et sur mon serment, à exprimer mon opinion sur votre conduite, +je vous +affirme, monsieur, que je n'hésiterais pas un seul +instant.» Ici Me +Dodson se redressa avec l'air d'une vertu offensée et regarda Me +Fogg, +qui enfonça ses mains plus profondément dans ses poches, +et, secouant +sagement sa tête ajouta d'un ton convaincu: +«Très-certainement!</p> +<p>—Eh bien, monsieur, repartit M. Pickwick d'un air peiné, je +vous assure +que je suis un homme très-malheureux, au moins dans cette +affaire.</p> +<p>—Je désire qu'il en soit ainsi, monsieur, répliqua Me +Dodson. J'aime à +croire que cela peut être, monsieur. Mais si vous êtes +réellement +innocent de ce dont vous êtes accusé, vous êtes plus +infortuné que je ne +croyais possible de l'être. Qu'en dites-vous monsieur Fogg?</p> +<p>—Je dis absolument comme vous, répondit Me Fogg avec un +sourire +d'incrédulité.</p> +<p>—L'assignation qui commence l'action, monsieur, continua Me Dodson, +a +été délivrée régulièrement. +Monsieur Fogg, où est notre registre?</p> +<p>—Le voici, dit Me Fogg en lui passant un volume carré +recouvert en +parchemin.</p> +<p>—Voici l'enregistrement, continua Dodson. <i>Middlesex, mandat: +Veuve +Martha Bardell versus Samuel Pickwick. Dommages-intérêts, +1500 guinées. +Dodson et Fogg pour le demandeur, aug. 28, 1831.</i> Tout est +régulier, +monsieur, parfaitement régulier.»</p> +<p>Ayant articulé ces mots, Me Dodson toussa et regarda Me Fogg. +Me Fogg +répéta: «Parfaitement,» et tous les deux +regardèrent M. Pickwick.</p> +<p>Celui-ci dit alors: «Vous voulez donc me faire entendre que +c'est +réellement votre intention de poursuivre ce procès?</p> +<p>—Vous faire entendre! monsieur. Oui, apparemment, répondit Me +Dodson, +avec quelque chose qui ressemblait à un sourire autant que le +lui +permettait sa dignité.</p> +<p>—Et que les dommages-intérêts demandés sont +réellement de quinze cents +guinées?</p> +<p>—Vous pouvez ajouter que si notre cliente avait suivi nos conseils, +elle aurait réclamé le triple de cette somme.</p> +<p>—Je crois cependant, fit observer Me Fogg, en jetant un coup d'œil +à Me +Dodson, je crois que Mme Bardell a déclaré positivement +qu'elle +n'accepterait pas un liard de moins.</p> +<p>—Sans aucun doute, répliqua Me Dodson d'un ton sec;» +car le procès ne +faisait que de commencer, et il ne convenait pas aux avoués de +le +terminer par un compromis, quand même M. Pickwick y aurait +été disposé.</p> +<p>«Comme vous ne nous faites point de propositions, monsieur, +continua Me +Dodson, en déployant de sa main droite un morceau de parchemin, +et +tendant gracieusement, de sa gauche, un papier à M. Pickwick; +comme vous +ne nous faites pas de propositions, monsieur, je vais vous offrir une +copie de cet acte, dont voici l'original.</p> +<p>—Très-bien! monsieur; très-bien! dit en se levant +notre philosophe, +dont la bile commençait à s'échauffer. Vous aurez +de mes nouvelles par +mon homme d'affaires.</p> +<p>—Nous en serons charmés, répondit Me Fogg en se +frottant les mains.</p> +<p>—Tout à fait, ajouta Dodson, en ouvrant la porte.</p> +<p>—Et avant de vous quitter, messieurs, reprit M. Pickwick en se +retournant sur le palier, permettez-moi de vous dire que de toutes les +manœuvres honteuses et dégoûtantes....</p> +<p>—Attendez, monsieur, attendez, interrompit Me Dodson avec grande +politesse. Monsieur Jackson! monsieur Wicks!</p> +<p>—Monsieur? répondirent les deux clercs, apparaissant au bas +de +l'escalier.</p> +<p>—Faites-moi le plaisir d'écouter ce que ce gentleman va dire. +Allons! +monsieur, je vous en prie. Vous parliez, je crois, de manœuvres +honteuses et dégoûtantes?</p> +<p>—Oui, monsieur, s'écria M. Pickwick entièrement +excité, je disais que +de toutes les manœuvres honteuses et dégoûtantes +auxquelles se livrent +les fripons, celle-ci est la plus dégoûtante et la plus +honteuse. Je le +répète, monsieur.</p> +<p>—Vous entendez cela, monsieur Wicks? cria Me Dodson.</p> +<p>—Vous n'oublierez pas ces expressions, monsieur Jackson? ajouta Me +Fogg.</p> +<p>—Peut-être, monsieur, reprit Dodson, peut-être que vous +aimeriez à nous +appeler escrocs? Allons, monsieur, si cela vous fait plaisir, dites-le.</p> +<p>—Oui, s'écria M. Pickwick. Oui, vous êtes des escrocs!</p> +<p>—Très-bien, observa Dodson. J'espère que vous pouvez +entendre de +là-bas, monsieur Wicks?</p> +<p>—Oh oui! monsieur.</p> +<p>—Vous devriez monter quelques marches, ajouta Fogg.</p> +<p>—Poursuivez, monsieur, poursuivez. Vous feriez bien de nous appeler +voleurs, monsieur. Ou peut-être que vous auriez du plaisir +à nous +maltraiter? Vous le pouvez, monsieur, si cela vous fait plaisir. Nous +ne +vous opposerons pas la plus petite résistance. Allons, +monsieur!»</p> +<p>Comme M. Fogg se plaçait d'une manière fort tentante +à proximité du +poing fermé de M. Pickwick, il est fort probable que notre sage +aurait +cédé à ses sollicitations pressantes, s'il n'en +avait pas été empêché. +Mais Sam, en entendant la dispute, était sorti du bureau, avait +escaladé +l'escalier et saisi son maître par le bras.</p> +<p>«Allons, monsieur! lui dit-il, donnez-vous la peine de venir +par ici. +C'est très-amusant de jouer au volant, mais pas quand les deux +raquettes +sont des hommes de loi et qu'ils jouent avec vous. C'est trop excitant +pour être agréable. Si vous voulez vous soulager le cœur +en bousculant +quelqu'un, venez dans la cour et bousculez-moi. Avec ceux-là +c'est une +besogne un petit peu trop dépensière.»</p> +<p>Disant ces mots et sans plus de cérémonie, Sam emporta +son maître à +travers l'escalier, à travers la cour, et l'ayant +déposé en sûreté dans +Cornhill, se retira modestement derrière lui, prêt +à le suivre en +quelque lieu qu'il lui plût d'aller.</p> +<p>M. Pickwick marcha tout droit devant lui d'un air d'abstraction, +traversa en face de Mansion-house et dirigea ses pas vers Cheapside. +Sam +commençait à s'émerveiller du chemin que prenait +son maître, quand +celui-ci se retourna et lui dit:</p> +<p>«Sam, je vais aller immédiatement chez M. Perker.</p> +<p>—C'est juste l'endroit où vous auriez dû aller d'abord, +monsieur.</p> +<p>—Je le crois, Sam.</p> +<p>—Et moi j'en suis sûr et certain, monsieur.</p> +<p>—Bien! bien! Sam, j'irai tout à l'heure. Mais d'abord, comme +j'ai été +mis un peu hors de moi-même, j'aimerais à prendre un verre +d'eau-de-vie +et d'eau chaude. Où pourrai-je en avoir, Sam?»</p> +<p>Sam connaissait parfaitement Londres, aussi répondit-il sans +réfléchir +un instant:</p> +<p>«La seconde cour à main droite, monsieur; +l'avant-dernière maison du +même côté. Prenez la stalle qui est à +côté du poêle, parce qu'il n'y a +pas de pied au milieu de la table, comme il y en a à toutes les +autres, +ce qui est très-inconvénient.»</p> +<p>M. Pickwick observa scrupuleusement les indications de son +domestique et +entra bientôt dans la taverne qu'il lui avait indiquée. De +l'eau-de-vie +et de l'eau chaude furent promptement placées devant lui, et +Sam, +s'asseyant à une distance respectueuse de son maître, +quoique à la même +table, fut accommodé d'une pinte de porter.</p> +<p>La pièce où ils se trouvaient était fort simple +et semblait sous le +patronage spécial des cochers de diligence, car plusieurs +gentlemen qui +paraissaient appartenir à cette savante profession, fumaient et +buvaient +dans leurs stalles respectives. Parmi eux se trouvait un gros homme +rougeaud, d'un certain âge, assis en face de M. Pickwick, et qui +attira +son attention. Le gros homme fumait avec grande +véhémence, mais, à +chaque demi-douzaine de bouffées, il ôtait sa pipe de sa +bouche et +examinait d'abord Sam, puis M. Pickwick. Ensuite il exécutait +encore une +demi-douzaine de bouffées, d'un air de méditation +profonde, et +recommençait à considérer notre philosophe et son +acolyte. Enfin le gros +homme, mettant ses jambes sur une chaise et appuyant son dos contre le +mur, s'occupa d'achever sa pipe sans interruption, et tout en +contemplant, au travers de sa fumée, les deux nouveaux venus, +comme +s'il avait été décidé à les +étudier le plus possible.</p> +<p>Les évolutions du gros homme avaient d'abord +échappé à Sam, mais voyant +les yeux de M. Pickwick se diriger de temps en temps vers lui, il +commença à regarder dans la même direction, puis il +abrita ses yeux avec +sa main comme si, ayant partiellement reconnu l'objet placé +devant lui, +il désirait s'assurer de son identité. Mais ses doutes +furent +promptement résolus, car le gros homme, ayant chassé un +nuage épais de +sa pipe, fit sortir de dessous le châle volumineux qui +enveloppait sa +gorge et sa poitrine une voix enrouée, semblable à +quelque étrange essai +de ventriloquisme, et prononça lentement ces mots:</p> +<p>«Eh bien! Sammy?</p> +<p>—Qu'est-ce que c'est que cela, Sam? demanda M. Pickwick.</p> +<p>—Hé bien! je ne l'aurais pas cru, monsieur, répondit +Sam en ouvrant des +yeux étonnés. C'est le vieux.</p> +<p>—Le vieux! reprit M. Pickwick, quel vieux?</p> +<p>—Mon père, monsieur. Comment ça va-t-il, mon +ancien?»</p> +<p>Et avec cette touchante ébullition d'affection filiale, Sam +fit une +place sur le siége à côté de lui pour le +gros homme, qui venait le +congratuler, pipe en bouche et pot en main.</p> +<p>«Hé ben! Sammy? dit le père, je ne t'ai pas vu +depuis deux ans et mieux.</p> +<p>—C'est vrai ça, vieux farceur. Comment va la +belle-mère?</p> +<p>—Hé ben! je vas te dire quoi, Sammy, reprit M. Weller <i>senior</i> +d'une +voix très-solennelle. I' n'y a jamais évu une pus belle +veuve que ma +seconde. Une douce criature que c'était, Sammy, et tout ce que +je peux +dire à présent, c'est ça: pisqu'elle faisait une +si extra-superfine +veuve, c'est ben dommage qu'elle ait changé de condition. Elle +ne +réussit pas pour une femme, Sammy.</p> +<p>—Bah! vraiment?» demanda M. Weller <i>junior</i>.</p> +<p>M. Weller <i>senior</i> secoua la tête en répondant +avec un soupir:</p> +<p>«J'ai fait la chose une fois de trop, Sammy, j'ai fait la +chose une fois +de trop. Prenez exemple sur vot' père, mon garçon, et +prenez ben garde +aux veuves toute vot' vie, espécialement si elles tiennent une +auberge, +Sammy.»</p> +<p>Ayant expectoré cet avis paternel, avec grand pathos, M. +Weller +<i>senior</i> tira de sa poche une boîte d'étain, remplit +sa pipe, l'alluma +avec les cendres de la précédente et recommença +à fumer d'un grand +train.</p> +<p>Après une pause considérable il s'adressa à M. +Pickwick, en continuant +le même sujet:</p> +<p>«Demande vot' excuse, mossieu; rien de personnel, +j'espère, mossieu? +Vous n'avez pas empaumé une veuve?</p> +<p>—Non, pas encore, répondit M. Pickwick en riant;» et +tandis que M. +Pickwick riait, Sam informa son père à l'oreille des +rapports qui +existaient entre lui et ce gentleman.</p> +<p>«Demande vot' excuse, mossieu, dit M. Weller en ôtant +son chapeau; +j'espère que vous n'avez pas de reproches à faire +à Sammy, mossieu?</p> +<p>—Pas le moindre, répliqua M. Pickwick.</p> +<p>—Fort heureux d'apprendre ça, mossieu. J'ai pris beaucoup de +peine pour +son éducation, mossieu. J'y ai laissé rouler les rues +tout petiot pour +qu'il sache se tirer d'affaire tout seul, mossieu: la véritable +méthode +pour rendre un jeune homme malin.</p> +<p>—J'imaginerais que c'est une méthode un peu dangereuse, +observa M. +Pickwick avec un sourire.</p> +<p>—Et qui n'est pas pleine de certitude non plus, objecta Sam; j'ai +été +régulièrement enfoncé l'autre jour.</p> +<p>—Non? dit le père.</p> +<p>—Si,» reprit le fils; et il raconta aussi brièvement +que possible +comment il avait été dupe des stratagèmes de Job +Trotter.</p> +<p>M. Weller écouta ce récit avec l'attention la plus +profonde, et +lorsqu'il fut terminé:</p> +<p>«L'un de ces bijoux, dit-il, n'était-ce pas un grand +efflanqué avec des +cheveux noirs comme des chandelles et le don de l'oratoire +très-galopant?»</p> +<p>M. Pickwick n'entendait pas parfaitement le dernier item de cette +description, mais comprenant le premier, il répondit: +«Oui,» à tous +hasards.</p> +<p>«Et l'aut' gaillard, un toupet noir, en livrée +violette, avec une +très-grosse boule?</p> +<p>—Oui, oui, c'est lui! s'écrièrent vivement le +maître et le valet.</p> +<p>—Alors je sais où qu'i' sont remisés; i' sont à +Ipswich, en bon état +tous les deux.</p> +<p>—Impossible! dit M. Pickwick.</p> +<p>—C'est un fait, répliqua M. Weller, et je vas vous dire +comment je +sais ça. Je travaille une voiture d'Ipswich de temps en temps, +pour un +camarade. Je l'ai menée juste le jour d'après la nuit +oùs que vous avez +attrapé le rhumatique, et je les ai ramenés juste au <i>négrillon</i>, +à +Chelmsford, et je les ai disposés droit à Ipswich +oùs que le domestique, +celui qu'est en violet, m'a dit qu'ils allaient rester pour longtemps.</p> +<p>—Je le suivrai, dit M. Pickwick. Nous pouvons visiter Ipswich aussi +bien qu'un autre endroit. Je le suivrai.</p> +<p>—Vous êtes sûr et certain que c'était eux, +gouverneur? demanda Sam.</p> +<p>—Tout à fait, Sammy, tout à fait, car leur apparition +est fort +singulière. Outre ça, je me confondais de voir un +gen'l'm'n si familier +avec son valet. Pus qu' ça; comme i's étaient assis +derrière mon siége, +je leu's y ai entendu dire qu'ils avaient enfoncé le vieux +Bouffe-la-balle.</p> +<p>—Le vieux quoi? demanda M. Pickwick.</p> +<p>—Le vieux Bouffe-la-balle, mossieu, par quoi, ma coloquinte à +couper, +qu'ils parlaient de vous, mossieu.»</p> +<p>Il n'y a rien de positivement vil ni atroce dans l'appellation de <i>vieux +Bouffe-la-balle</i>, mais cependant c'est une désignation qui +n'est +nullement respectueuse ni agréable. Le souvenir de tous les +torts qu'il +avait soufferts de Jingle s'était amassé dans l'esprit de +M. Pickwick, +du moment où M. Weller avait commencé à parler. Il +ne fallait qu'une +plume pour faire pencher la balance, et <i>Bouffe-la-balle</i> le fit.</p> +<p>«Je le suivrai, s'écria le philosophe en donnant sur la +table un coup de +poing emphatique.</p> +<p>—Je conduirai après-demain à Ipswich, mossieu: la +voiture part du +<i>Taureau</i>, dans White-Chapel; si vous avez réellement envie +d'y +descendre, vous feriez mieux d'y descendre avec moi.</p> +<p>—C'est vrai, dit M. Pickwick. Très-bien. Je puis +écrire à Bury et dire +à ces messieurs de venir me retrouver à Ipswich. Nous +irons avec vous. +Mais ne vous en allez pas si vite, M. Weller, voulez-vous prendre +quelque chose?</p> +<p>—Vous êtes bien bon, mossieu, répondit M. Weller en +s'arrêtant court. +Peut-être qu'un petit verre d'eau-de-vie pour boire à vot' +santé et à la +bonne chance de Sammy, ça ne ferait pas de mal.»</p> +<p>L'eau-de-vie fut apportée, et M. Weller, après avoir +tiré son poil à M. +Pickwick et adressé un signe gracieux à Sam, la fit +descendre dans son +large gosier comme s'il y en avait eu plein un dé.</p> +<p>«Bien exécuté, papa. Mais il faut prendre garde, +vieux gaillard, ou bien +vous vous ferez pincer par la goutte.</p> +<p>—J'ai trouvé pour ça un remède souverain, +répliqua M. Weller en +reposant son verre.</p> +<p>—Un remède souverain pour la goutte, s'écria M. +Pickwick en tirant +promptement son mémorandum, qu'est-ce que c'est?</p> +<p>—La goutte, mossieu, la goutte est une maladie qu'elle est naquise +de +trop d'aises et de conforts. Si vous êtes jamais attaqué +par la goutte, +mossieu, vite épousez une veuve qu'a une bonne voix forte avec +une idée +décente de s'en faire usage, vous n'aurez pus jamais la goutte. +C'est +une proscription capitale, mossieu. Je la consomme +régulièrement et je +vous réponds qu'elle chasse toutes les maladies qu'est +causée par trop +de joyeuseté.»</p> +<p>Ayant communiqué ce secret inestimable, M. Weller vida son +verre de +nouveau, cligna de l'œil d'une manière prétentieuse, +soupira +profondément, et se retira avec lenteur.</p> +<p>«Eh bien! Sam, que pensez-vous de ce qu'a dit votre +père? demanda M. +Pickwick en souriant.</p> +<p>—Ce que j'en pense? monsieur; je pense qu'il est victime du +matrimonial, comme disait le chapelain de la Barbe-Bleue, en +l'enterrant +avec une larme de pitié.»</p> +<p>Il n'y avait pas de réplique possible à +l'à-propos de cette conclusion; +c'est pourquoi M. Pickwick, après avoir payé leur +écot, reprit son +chemin vers Grey's Inn. Lorsqu'il atteignit ses grottes +retirées, huit +heures avaient sonné, et le flot incessant de gentlemen en +pantalons +crottés, en chapeaux gris déformés, en habits +râpés, qui se précipitait +par toutes les issues, l'avertit que la majorité des +études était fermée +pour ce jour-là.</p> +<p>Après avoir grimpé deux étages rapides et +malpropres, M. Pickwick vit +réaliser ses prévisions: la porte de M. Perker +était close, et le morne +silence qui suivit les coups répétés +frappés par Sam, leur annonça +suffisamment que les gens d'affaires s'étaient retirés +pour la nuit.</p> +<p>«Voilà qui est bien contrariant, Sam. Je ne voudrais +pourtant pas perdre +un moment pour le voir. Je suis sûr que je ne pourrai pas fermer +l'œil +avant d'avoir confié cette affaire à un homme du +métier.</p> +<p>—Voici une vieille qui monte les escaliers, monsieur, +répliqua Sam. +Peut-être qu'elle sait où nous pourrons trouver quelqu'un. +Ohé! vieille +lady, où est les gens de M. Perker?</p> +<p>—Les gens de M. Perker, dit une vieille femme maigre et +misérable, en +s'arrêtant pour respirer après avoir monté +l'escalier; les gens de M. +Perker est parti et moi je vas pour faire le bureau.</p> +<p>—Êtes-vous servante de M. Perker? demanda M. Pickwick.</p> +<p>—Je suis sa blanchisseuse.</p> +<p>—Ah! dit M. Pickwick, pour l'édification exclusive de son +domestique, +c'est une curieuse circonstance, Sam, que, dans ces <i>inns<a + name="FNanchor_25_25"></a></i><a href="#Footnote_25_25"><sup>25</sup></a>, +ils +appellent les femmes de ménage des blanchisseuses. Je ne +comprends pas +pourquoi.</p> +<p>—Je me figure, monsieur, que c'est parce qu'elles ont une aversion +mortelle à laver quelque chose.</p> +<p>—Cela ne m'étonnerait pas,» répondit M. Pickwick +en regardant la +vieille femme. En effet, son apparence, comme la tenue du bureau, +qu'elle venait d'ouvrir, indiquait une antipathie enracinée +contre +l'emploi du savon et de l'eau.</p> +<p>«Ma bonne femme, reprit M. Pickwick, savez-vous où je +puis trouver M. +Perker?</p> +<p>—Non, je n'en sais rien, répliqua-t-elle d'une voix aigre; il +est hors +de la ville, maintenant.</p> +<p>—Cela est bien malheureux! Et où est son clerc, savez-vous?</p> +<p>—Oui, je le sais, mais i' me remercierait drôlement de vous le +dire.</p> +<p>—J'ai des affaires très-particulières avec lui.</p> +<p>—Ça ne peut pas se faire demain matin?</p> +<p>—Pas aussi bien.</p> +<p>—Eh bien, si c'est quelque chose de très-particulier, je puis +dire où +il est. Ainsi je suppose qu'il n'y a pas de mal à le dire. Si +vous allez +à <i>la Souche et la Pie</i> et que vous demandiez au comptoir +M. Lowten. Ils +vous introduiront, et c'est le clerc de M. Perker.»</p> +<p>Avec ces instructions, et ayant appris de plus que +l'hôtellerie en +question était au fond d'une cour, heureusement située +entre +Clare-Market et New Inn, M. Pickwick et Sam descendirent en +sûreté +l'escalier raboteux et se mirent en quête de <i>la Souche et la +pie</i>.</p> +<p>Cette taverne favorite, consacrée aux orgies nocturnes de M. +Lowten et +de ses compagnons, était ce que des gens ordinaires appellent un +<i>bouchon</i>. Une petite échoppe adossée à la +muraille et sous-louée à un +cordonnier en vieux, marquait suffisamment que le propriétaire +de <i>la +Pie</i> était un homme disposé à gagner de +l'argent; en même temps que la +protection par lui accordée a un vendeur de petits +pâtés, qui débitait +ses chatteries sans crainte d'interruption sur le pas même de la +porte, +démontrait évidemment que ledit propriétaire +possédait un esprit +philanthropique. Deux ou trois pancartes imprimées, faisant +allusion à +du cidre de Devonshire et à de l'eau-de-vie de Dantzig, +pendaient aux +carreaux inférieurs des fenêtres, décorées +de rideaux safran, tandis +qu'un large écriteau noir annonçait, en lettres blanches, +au public +savant, qu'il y avait cinq cent mille barils de double bière +dans les +celliers de la maison, laissant l'esprit dans un état de doute +fort +agréable quant à la direction précise dans +laquelle on pouvait supposer +que cette immense caverne s'étendait dans les entrailles de la +terre. +Nous aurons décrit autant qu'il est nécessaire +l'extérieur de l'édifice, +lorsque nous aurons ajouté que l'enseigne antique étalait +la figure à +moitié effacée d'une <i>pie</i> contemplant +attentivement une ligne tortueuse +de couleur brune, que les voisins avaient été +habitués dès l'enfance à +reconnaître pour la <i>souche</i>.</p> +<p>Lorsque M. Pickwick se présenta au comptoir, il fut +reçu par une femme +d'un certain âge qui sortit de derrière un paravent.</p> +<p>«M. Lowten est-il ici, madame?</p> +<p>—Oui, monsieur, il y est. Charley, introduisez le gentleman +auprès de +M. Lowten.</p> +<p>—Le gen'l'm'n peut pas entrer à c't' heure, répondit +un jeune Ganymède +à la tête rousse. M'sieu Lowten i' chante une chanson +farce, et ça +l'interloquerait. Ça ne sera pas bien long, m'sieu.»</p> +<p>Le Ganymède roux avait à peine cessé de parler, +lorsque le cliquetis des +verres et le tonnerre des coups frappés sur la table +annoncèrent que la +chanson était terminée. M. Pickwick engagea Sam à +se délasser dans la +buvette, et suivit son introducteur.</p> +<p>Sur cette annonce: «Un gen'l'm'n pour vous parler, +m'sieu.»</p> +<p>Un jeune homme bouffi, qui remplissait le fauteuil au sommet de la +table, leva la tête, regarda avec quelque surprise dans la +direction +d'où portait la voix, et sa surprise ne fut aucunement +diminuée +lorsqu'il reconnut qu'il ne connaissait nullement l'individu sur lequel +se reposaient ses yeux.</p> +<p>«Je vous demande pardon, monsieur, dit M. Pickwick, et je suis +aussi +très-fâché de déranger ces messieurs, mais +je viens pour une affaire +pressante. Si vous voulez me permettre de vous entretenir au bout de +cette chambre pendant cinq minutes, je vous serai fort +obligé.»</p> +<p>Le jeune homme bouffi se leva, et, tirant une chaise dans un coin +obscur +de la salle, écouta attentivement le récit des infortunes +de M. +Pickwick. Lorsqu'il fut terminé: «Ah! dit-il, Dodson et +Fogg! habiles +dans la pratique! hommes d'affaires, bien malins, monsieur!»</p> +<p>M. Pickwick admit la malice de Dodson et Fogg, et M. Lowten +poursuivit:</p> +<p>«Perker n'est pas dans la ville et n'y reviendra pas avant la +fin de la +semaine prochaine; mais si vous voulez faire défendre à +l'action, vous +n'avez qu'à me laisser cette copie, je pourrai faire tout ce qui +est +nécessaire jusqu'à son retour.</p> +<p>—C'est précisément pour cela que je suis venu ici, +répliqua M. Pickwick +en tendant le document. S'il arrive quelque chose de nouveau vous +pouvez +m'écrire, poste restante, à Ipswich.</p> +<p>—C'est fort bien,» répondit le clerc de Me Perker; et, +voyant les +regards de M. Pickwick se diriger curieusement vers la table, il +ajouta: +«Voulez-vous rester avec nous pour une demi-heure? Nous avons +fameuse +compagnie ce soir. Il y a Samkin, et le premier clerc de <i>Green</i>, +et +Smithers, et la chancellerie de Price, et Pimkins, et Thomas... il +chante à ravir; et Jack Bamber, et beaucoup d'autres. Vous +arrivez de la +campagne, je suppose: voulez-vous vous joindre à nous?»</p> +<p>M. Pickwick ne pouvait laisser échapper une occasion si +séduisante +d'étudier la nature humaine: il se laissa mener vers la table, +fut +présenté formellement à la compagnie, prit un +siége auprès du président +et fit venir un verre de son breuvage favori.</p> +<p>Un profond silence s'ensuivit, contrairement à l'attente de +M. Pickwick. +Enfin son voisin de droite, gentleman qui étalait des boutons de +mosaïque sur une chemise rayée, lui dit en ôtant avec +deux doigts son +cigare de sa bouche:</p> +<p>«J'espère que cela ne vous incommode pas, monsieur?</p> +<p>—Pas le moins du monde, répliqua M. Pickwick. J'en aime +beaucoup +l'odeur, quoique je ne fume pas moi-même.</p> +<p>—Je serais bien fâché d'en dire autant, observa un +autre gentleman du +côté opposé de la table. Ma pipe, c'est pour moi la +table et le +logement.»</p> +<p>M. Pickwick examina celui qui parlait ainsi et ne put +s'empêcher de +penser que tout aurait été pour le mieux, si sa pipe +avait aussi été +pour lui la blanchissage.</p> +<p>Il y eut une autre pause. M. Pickwick était un +étranger, et son arrivée +avait évidemment refroidi les assistants.</p> +<p>«M. Grundy va régaler la compagnie d'une chanson, dit +le président.</p> +<p>—Non, il ne la régalera pas, répliqua M. Grundy.</p> +<p>—Pourquoi? demanda le président.</p> +<p>—Parce que je ne peux pas.</p> +<p>—Vous feriez mieux de dire que vous ne voulez pas.</p> +<p>—Eh bien! alors, parce que je ne veux pas.»</p> +<p>Un autre silence fut occasionné par ce refus positif de +régaler la +compagnie.</p> +<p>«Personne ne nous mettra-t-il en train? dit le +président d'un ton +dubitatif.</p> +<p>—Pourquoi ne nous mettez-vous pas en train vous-même, monsieur +le +président,» fit observer du bout de la table un jeune +gentleman avec des +moustaches, un œil louche et un col de chemise rabattu.</p> +<p>«Écoutez! écoutez!» cria le fumeur aux +joyaux de clinquant.</p> +<p>Le président répliqua: «Parce que je viens de +chanter la seule chanson +que je sache, et que celui qui chante deux fois la même chanson +dans une +soirée est à l'amende d'une tournée.»</p> +<p>C'était une raison sans réplique, aussi fut-elle +suivie d'un nouveau +silence.</p> +<p>M. Pickwick, désirant susciter un sujet qui pût +être discuté par tout le +monde, éleva la voix et parla en ces termes:</p> +<p>«J'ai été ce soir, gentlemen, dans un endroit +que vous tous connaissez +parfaitement sans aucun doute, mais où je n'avais pas mis le +pied depuis +bien des années et que je connais fort peu. Je veux parler de <i>Gray's +Inn</i>. Ces vieux hôtels sont de curieux recoins, dans une +grande ville +comme Londres.</p> +<p>—Par Jupiter, murmura le président à M. Pickwick, vous +êtes tombé sur +un sujet qui fera causer l'un de nous, du moins. Vous allez tirer de sa +coquille le vieux Jack Bamber. On ne l'a jamais entendu parler sur +autre +chose que sur les <i>inns</i>». Il y a vécu si longtemps +tout seul qu'il en +est devenu à moitié fou.»</p> +<p>L'individu dont parlait M. Lowten était un vieux petit homme, +aux +épaules élevées, qui avait l'habitude de se +pencher en avant quand il +était silencieux, et qui, pour cette raison, n'avait pas +été remarqué de +M. Pickwick. Mais lorsque le vieux homme leva sa face jaune et +décharnée, et fixa sur lui ses yeux gris pleins de +finesse et de +pénétration, notre illustre observateur s'étonna +que des traits aussi +singuliers eussent pu échapper un seul instant à son +attention. Un +sourire chagrin contractait perpétuellement la figure du +vieillard; il +appuyait son menton sur une grande main maigre, dont les ongles +étaient +d'une longueur extraordinaire; son regard pénétrant et +fixe luisait sous +d'épais sourcils grisonnants; enfin il y avait dans toute +l'expression +de sa physionomie quelque chose d'étrange, de sauvage, de +rusé, qui +rendaient son aspect tout à fait repoussant.</p> +<p>Telle était la figure qui se redressa tout à coup et +d'où jaillit un +torrent de paroles brûlantes. Cependant comme ce chapitre est +déjà bien +long, et comme le vieux homme est un personnage notable, il sera plus +respectueux pour lui et plus commode pour nous, de le laisser parler +dans un nouveau chapitre.<br/> +</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;"/> +<p><br/> +</p> +<a name="CHAPITRE_XXI"></a> +<h2>CHAPITRE XXI.</h2> +<h3>Dans lequel le vieux homme se lance sur son thème favori, et +raconte +l'histoire d'un drôle de client.</h3> +<br/> +<p>«Ha! ha! dit le vieux homme dont nous avons donné une +courte description +dans le précédent chapitre, ha! ha! qui parle des <i>Inns</i>?</p> +<p>—C'est moi, monsieur, répondit M. Pickwick. Je remarquais que +ce sont +de vieux endroits bien singuliers.</p> +<p>—<i>Vous</i>! repartit le vieux homme d'un ton méprisant. Que +pouvez-vous +savoir du temps où les jeunes gens s'enfermaient dans ces +chambras +solitaires, et lisaient, et lisaient, heure après heure, nuit +après +nuit, jusqu'à ce que leur raison fût altérée +par leurs études nocturnes, +jusqu'à ce que les forces de leur esprit fussent +épuisées, jusqu'à ce +que la lumière du matin ne leur apportât plus ni +fraîcheur ni santé; si +bien qu'ils finissaient par périr après avoir +dévoué inutilement leurs +jeunes énergies à de vieux bouquins +desséchés. Vous, qui êtes venu plus +tard, à une époque toute différente, que +savez-vous de cet affaissement +graduel par une lente consomption, ou de ces ravages rapides de la +fièvre, résultat de la débauche et de la +dissipation, pour les habitants +de ces chambres sombres? Savez-vous combien de plaideurs, après +avoir +vainement imploré la merci des hommes de loi, s'en sont +allés, le cœur +brisé, chercher du repos dans la Tamise ou un refuge dans la +prison? Il +n'y a pas un panneau, dans les vieilles boiseries, qui ne pût +faire un +récit plein d'horreur sur le roman de la vie, de la vie +réelle, +monsieur! Tout prosaïques que ces hôtels puissent vous +sembler +maintenant, je vous dis qu'ils sont remplis d'affreux mystères; +et +j'aimerais mieux entendre, à minuit, bien des légendes +ornées d'un titre +terrible, que la véritable histoire d'une de ces chambres +antiques.»</p> +<p>Il y avait quelque chose de si singulier dans l'énergie +soudaine du +vieillard et dans le sujet qui l'avait réveillé, que M. +Pickwick ne +trouva point de paroles prêtes pour lui répondre. +Cependant le +vieillard, réprimant son impétuosité et reprenant +l'air goguenard que +l'excitation du moment lui avait fait perdre, poursuivit en ces termes:</p> +<p>«Regardez-les sous un autre aspect moins romantique. Quels +admirables +instruments de lente torture! Pensez au pauvre homme qui a +dépensé tout +ce qu'il possédait, qui s'est réduit à la +mendicité, qui a rançonné ses +amis pour entrer dans une profession où il ne gagnera jamais un +morceau +de pain. L'attente, l'espoir, le désappointement, la crainte, le +malheur, la pauvreté, les espérances anéanties, la +carrière perdue, le +suicide, peut-être, ou mieux encore, l'ivrognerie en guenilles, +en +savates! voilà ce que l'on trouve dans ces sombres demeures. Ne +sont-ce +pas là de drôles d'hôtels, hein?»</p> +<p>Le vieillard se frottait les mains en ricanant, enchanté +d'avoir placé +son sujet favori sous un nouveau point de vue; M. Pickwick le +considérait avec curiosité, et le reste de la compagnie +souriait et +regardait en silence.</p> +<p>«Vous parlez de vos universités allemandes, poursuivit +le petit +vieillard, pouh! pouh! Il y a assez de poésie ici, à +côté de nous, sous +nos yeux; seulement personne n'y pense.</p> +<p>—Certainement, dit en riant M. Pickwick, je n'ai jamais pensé +à la +poésie de ces endroits-là.</p> +<p>—Sans doute, vous n'y avez pas pensé: naturellement. C'est +comme un de +mes amis qui me disait souvent: «Qu'est-ce qu'il y a de +particulier dans +ces vieilles maisons?—Drôles de vieux endroits, +répondais-je.—Pas du +tout, disait-il.—Solitaires, reprenais-je.—Pas le moins du +monde,» +disait-il. Un matin, comme il allait ouvrir sa porte pour sortir, il +tomba frappé d'apoplexie foudroyante. Il est tombé la +tête dans sa +propre boîte à lettres. Il resta là pendant +dix-huit mois. Tout le monde +le crut parti de la ville.</p> +<p>—Et comment fut-il trouvé, à la fin? demanda M. +Pickwick.</p> +<p>—Comme il n'avait pas payé son loyer depuis deux ans, on se +détermina à +entrer d'autorité. En effet, la serrure fut forcée, et un +cadavre +desséché, en habit bleu, en culotte noire, en bas de +soie, tomba dans +les bras du portier qui ouvrait la porte. C'est drôle, ça? +assez drôle +peut-être? assez drôle, eh?» Et le petit vieillard +pencha sa tête encore +plus sur son épaule, en frottant ses mains avec un indicible +plaisir.</p> +<p>«Je sais une autre aventure du même genre, reprit-il, +quand sa joie fut +un peu calmée. Elle arriva dans Clifford's Inn. Un locataire, +sous les +toits, mauvaise réputation, s'enferme dans le cabinet de sa +chambre à +coucher et prend une dose d'arsenic. L'intendant croit qu'il est +décampé, ouvre sa porte et met écriteau. Un autre +homme arrive, loue la +chambre, la meuble et vient l'habiter. Mais, d'une manière ou +d'une +autre, il ne peut pas dormir. Toujours agité, inconfortable: +C'est bien +drôle! se dit-il. Je ferai ma chambre à coucher dans +l'autre pièce, et +celle-ci sera mon cabinet. Il fait l'échange et dort +très-bien la nuit, +mais soudainement il devient incapable de lire le soir; il se trouve +nerveux, inquiet, et ne peut rien faire que de moucher sa chandelle ou +de regarder autour de soi. «Je n'y comprends rien,» se +dit-il un soir +qu'il revenait de la comédie et buvait un verre de grog froid, +le dos +appuyé sur le mur, pour ne pas pouvoir s'imaginer qu'il y +eût quelqu'un +derrière lui. «Je n'y comprends rien,» se dit-il, et +justement ses yeux +s'arrêtent sur le petit cabinet qui était toujours +resté fermé en +dedans. Un frisson le saisit des pieds à la tête. +«J'ai déjà éprouvé +cette étrange sensation, pense-t-il. Je ne puis pas +m'empêcher +d'imaginer qu'il y a quelque mystère dans ce cabinet....» +En même temps, +il fait un effort, rassemble tout son courage, brise la serrure avec le +fourgon, ouvre la porte, et là, ma foi! il découvre, +debout dans un +coin, le dernier locataire, tenant une petite bouteille dans sa main +crispée, et dont le visage portait les traces affreuses d'une +mort +violente.»</p> +<p>Ayant ainsi parlé, le vieux homme recommença à +ricaner, en promenant ses +regards refrognés sur les visages étonnés et +attentifs de ses auditeurs.</p> +<p>«Quelles choses étranges vous nous dites là, +monsieur! s'écria M. +Pickwick en observant minutieusement les traits du vieillard, au moyen +de ses lunettes.</p> +<p>—Étranges? reprit celui-ci, nullement. Vous les trouvez +étranges parce +qu'elles sont nouvelles pour vous. Elles sont farces, mais ordinaires.</p> +<p>—Farces! s'écria M. Pickwick involontairement.</p> +<p>—Oui, farces! n'est-il pas vrai?» répliqua le petit +vieillard avec un +ricanement diabolique; et alors sans attendre une réponse, il +continua:</p> +<p>«Il y a une quarantaine d'années, je connaissais un +autre individu qui +loua, dans un des plus anciens Inns, un appartement vieux, humide, +moisi, demeuré vacant et fermé depuis des années, +des siècles. Il +courait une quantité d'histoires de vieilles femmes sur ce +logement-là, +et certainement il était loin d'être gai; mais la +pauvreté rongeait +notre homme, et quand ces chambres auraient été dix fois +pires, leur bon +marché l'aurait décidé. Il fut obligé de +racheter quelques vieux meubles +qui étaient scellés à la muraille, et entre autres +une grande armoire à +papiers, avec de grandes portes vitrées, garnies en dedans de +rideaux +verts. C'était un meuble fort inutile pour lui, car il n'avait +pas de +papiers à y mettre, et quant à ses vêtements il les +portait toujours sur +son dos, sans se fatiguer, encore. C'est bien. Il fait donc porter tous +ses meubles, et il n'en avait pas la charge d'un brancard; il +éparpille +ses quatre chaises dans la chambre pour leur faire faire, autant que +possible, la figure d'une douzaine, et, le soir venu, il se met +à boire +auprès du feu le premier verre d'un gallon d'eau-de-vie qu'il +avait +acheté à crédit. Tout en buvant, il se demandait +à lui-même si +l'eau-de-vie serait jamais payée, et dans ce cas, au bout de +combien +d'années, lorsque ses yeux vinrent à tomber sur les +portes vitrées de +l'armoire de chêne. «Ah! se dit-il, si je n'avais pas +été obligé de +prendre ce vilain bahut à l'estimation du vieux brocanteur, +j'aurais pu +avoir pour mon argent quelque chose de plus confortable. Je vous dirai +ce qui en est, vieille ganache, ajouta-t-il en parlant tout haut +à +l'armoire, seulement parce qu'il n'avait personne autre à qui +parler; +s'il ne fallait pas plus de peine pour briser votre vilaine carcasse +qu'elle ne me ferait de profit, vous allumeriez mon feu en moins de +rien.» Il avait à peine prononcé ces paroles qu'un +son, ressemblant à un +faible gémissement, parut sortir de l'armoire. Notre homme en +fut +effrayé d'abord, mais réfléchissant ensuite que ce +bruit devait être +produit par quelque voisin qui rentrait chez lui de bonne humeur, il +mit +ses pieds sur le garde-feu et leva le poker pour remuer le charbon de +terre. En ce moment le même son fut répété, +l'une des portes vitrées +s'ouvrit lentement et laissa voir, debout dans l'armoire, la figure +d'un +grand homme, couvert de vêtements sales et +déchirés. Son visage pâle et +maigre semblait rongé de chagrin, et il y avait dans la couleur +de sa +peau, dans ses formes de squelette, dans toute sa contenance, enfin, +quelque chose qui n'appartenait pas à un habitant de ce monde. +«Qui +êtes-vous? balbutia le nouveau locataire devenu plus blanc que sa +chemise, et balançant toutefois dans sa main le poker, de +manière à +ajuster assez décemment la figure surnaturelle. Qui +êtes-vous?—Ne me +jetez pas ce poker, répliqua le revenant. Vous auriez beau me +viser en +plein, il passerait au travers de moi sans résistance et ne +frapperait +que le fond de l'armoire. Je suis un esprit.—Et que me voulez-vous, +s'il vous plaît? repartit le locataire d'une voix +tremblante.—Dans +cette chambre, répliqua l'apparition, s'est consommée ma +ruine +terrestre. Dans cette chambre, j'ai été réduit +à la mendicité, ainsi que +mes enfants. Dans cette armoire s'accumulèrent chaque +année les papiers +d'un long, d'un éternel procès. Dans cette chambre, +lorsque je mourus de +chagrin, de désespoir, deux rusés vampires se +partagèrent les richesses +pour lesquelles j'avais empoisonné mon existence, et dont ils ne +laissèrent pas un liard à mes pauvres enfants. Je les ai +si bien +épouvantés que je les ai fait déguerpir de ces +lieux; et depuis, afin de +revoir le théâtre de mes longues misères, j'y +reviens toutes les nuits, +seule époque où je puisse encore visiter votre +planète. Cet appartement +est à moi. Laissez-le-moi.—Si vous insistez pour revenir dans +cette +chambre, répondit le locataire, qui avait eu le temps de se +recueillir +pendant le prolixe récit du revenant, je vous en quitterai la +possession +avec le plus grand plaisir; mais, si vous me le permettez, je +désirerais +vous adresser une question.—Parlez, dit l'esprit d'une voix +sévère.—Eh +bien! reprit notre homme, je ne veux pas vous appliquer personnellement +mon observation, puisqu'elle est commune à tous les esprits dont +j'ai +entendu parler, mais il me semble un peu... inconséquent, que +vous +reveniez toujours exactement aux lieux où vous avez +été le plus +malheureux, lorsque vous avez la facilité de visiter les plus +beaux pays +de la terre, puisque l'espace ne doit rien être pour vous.—Ma +foi! cela +est vrai! je n'y avais jamais pensé, répliqua le +revenant.—Vous voyez, +monsieur, poursuivit le locataire, que cette chambre est bien +misérable. +D'après l'apparence de cette armoire, j'oserais dire qu'il n'y +manque +point de punaises; et réellement j'imagine que vous pourriez +trouver un +domicile beaucoup plus confortable, sans parler du climat de Londres, +qui est extrêmement peu flatteur.—Vous avez tout à fait +raison, +monsieur, répondit l'esprit avec politesse. Je n'avais jamais +pensé à +cela. Je vais essayer immédiatement du changement d'air.» +En effet, tout +en parlant, il commença à s'évanouir; ses jambes +étaient déjà +entièrement disparues, lorsque le locataire le rappela. +«Monsieur, lui +cria-t-il, vous rendriez un bien grand service à la +société si vous +vouliez avoir la bonté de suggérer aux autres ladies et +gentlemen qui +s'occupent à hanter les vieilles maisons, qu'ils pourraient +être +beaucoup plus confortablement ailleurs.—Je n'y manquerai pas, +répondit +le revenant. Il faut en vérité que nous soyons bien +bêtes, nous autres +esprits, pour n'avoir point trouvé cela. Je ne me pardonne point +d'avoir +été si stupide!» En disant ces mots, le revenant +disparut, et ce qui est +remarquable, ajouta le vieux homme en jetant un regard malin autour de +la table, il ne revint jamais.</p> +<p>«Ce n'est pas mauvais, si c'est vrai, dit l'homme aux boutons +de +mosaïque en allumant un nouveau cigare.</p> +<p>—Si! s'écria le vieillard d'un air excessivement +méprisant. Voyez-vous, +continua-t-il en se tournant vers Lowten, je ne serais pas bien +étonné +qu'il finit par dire que l'histoire du singulier client que nous +avions, +quand j'étais chez l'avoué, n'est pas vraie non plus.</p> +<p>—Oh! cette histoire-là, je n'en dirai rien du tout, car je ne +l'ai +jamais entendue, répondit l'homme aux bijoux de clinquant.</p> +<p>—Monsieur, dit M. Pickwick, je souhaiterais fort que vous voulussiez +bien nous la raconter.</p> +<p>—Oh! oui, ajouta Lowten, racontez-la. Personne ici ne l'a entendue, +excepté moi, et je l'ai presque oubliée.»</p> +<p>Le vieux homme regarda autour de la table et ricana plus +horriblement +que jamais, en remarquant l'attention peinte sur tous les visages. +Ensuite, frottant son menton avec sa main et contemplant le plafond, +comme pour rafraîchir sa mémoire, il commença ainsi +qu'il suit:</p> +<p style="font-weight: bold; text-align: center;">HISTOIRE D'UN +SINGULIER CLIENT.</p> +<p>Il n'importe guère où ni comment j'ai appris cette +courte histoire; si +je vous la racontais dans l'ordre où je l'ai sue, je +commencerais par le +milieu, et quand je serais arrivé à la conclusion, je +retournerais en +arrière chercher un commencement. Il suffira de vous dire que +quelques-uns des événements se sont passés devant +mes yeux. Quant aux +autres, <i>je sais</i> qu'ils sont arrivés, et plusieurs +personnes encore +vivantes ne se les rappellent que trop bien.</p> +<p>Dans la grande rue du faubourg de Londres, près de +l'église +Saint-George, et du même côté de la rue, se trouve, +comme presque tout +le monde le sait, une petite prison pour dettes, nommée +Marshalsea. +Quoiqu'elle ne ressemble plus guère à l'infâme +cloaque d'autrefois, +cependant, dans son état amélioré, elle offre +encore peu de tentation +pour les extravagants, peu de consolation pour les imprévoyants. +L'assassin condamné jouit, dans Newgate, d'une cour plus vaste +et plus +aérée qu'il n'y en a dans la prison de Marshalsea, pour +le débiteur +insolvable.</p> +<p>Que ce soit une idée, que ce soit à cause des vieux +souvenirs que me +rappelle cette partie de Londres, je ne puis la supporter. La rue est +large; les boutiques sont spacieuses; le bruit des voitures, des +passants, des industries actives, y résonne depuis le matin +jusqu'à +minuit; mais les rues d'alentour sont étroites et sales; la +pauvreté, la +débauche suppurent de toutes les allées; l'infortune et +le besoin sont +renfermés dans la sombre prison; un air de tristesse, de +désolation, +semble, à mes yeux du moins, être répandu sur les +alentours et leur +communiquer une teinte maladive et dégoûtante.</p> +<p>Bien des gens dont les yeux se sont depuis fermés dans la +tombe, ont +commencé par contempler assez légèrement cette +scène, en entrant pour +la première fois dans la vieille prison de la Marshalsea; car le +désespoir vient rarement avec les premières atteintes de +l'infortune. Le +nouveau prisonnier se confie aux amis qu'il n'a pas +éprouvés encore; il +se rappelle les nombreuses offres de services qui lui ont +été faites, +lorsqu'il n'en avait pas besoin; dans son inexpérience heureuse, +il +conserve l'espérance, fleur salutaire, que le premier vent de +l'adversité fait courber à peine, qui se redresse et +fleurit de nouveau +pendant quelque temps, et qui peu à peu se fane et se +dessèche sous +l'influence des désappointements et de l'oubli. Alors les yeux +se +creusent et deviennent hagards; les joues pâles et maigres se +collent +sur les os; le manque d'air et d'exercice, la faim plus terrible +encore, +détruisent le prisonnier. A l'époque dont nous parlons, +on pouvait dire, +sans aucune métaphore, que les pauvres débiteurs +pourrissaient dans la +prison, sans aucun espoir d'en sortir vivants. De semblables +atrocités +n'existent plus au même degré, mais il en reste encore +suffisamment pour +enfanter des misères qui font saigner le cœur.</p> +<p>Il y a trente ans environ, une jeune femme, avec son enfant, se +présentait de jour en jour à la porte de la prison, +dès que le soleil +paraissait et avec autant de régularité que lui. Elle +venait pour voir +son mari, emprisonné pour dettes; souvent, après une nuit +inquiète et +sans sommeil, elle arrivait à cette porte une heure trop +tôt, et alors, +s'en retournant d'un air doux et résigné, elle menait son +enfant sur le +vieux pont, l'élevait dans ses bras sur le parapet, et lui +montrait, +pour le distraire, la Tamise étincelante sous les rayons du +soleil +levant, et déjà animée par mille +préparatifs de travail et de plaisir. +Mais bientôt elle remettait l'enfant par terre et se prenait +à pleurer +amèrement, car nulle expression d'amusement ou +d'intérêt n'était venu +éclairer le visage pâle et amaigri qu'elle aimait tant +à contempler. +Hélas! ce pauvre enfant ne comptait que des souvenirs d'une +seule +espèce, souvenirs qui se rattachaient à la +pauvreté, aux malheurs de ses +parents. Durant de longues heures, il restait assis sur les genoux de +sa +mère, et considérait avec une sympathie enfantine les +larmes qui +coulaient le long de ses joues; puis il se traînait +silencieusement dans +un coin sombre, où il s'endormait en pleurant. Les +pénibles réalités du +monde, avec ses plus dures privations, la faim, la soif, le froid, tous +les besoins, étaient à demeure dans sa maison, depuis les +premières +lueurs de son intelligence; et quoiqu'il eût encore les formes de +l'enfance, il n'en avait plus ni le cœur léger, ni le rire +joyeux, ni +les yeux brillants.</p> +<p>Son père et sa mère étudiaient la pâleur +de son visage, et leurs regards +se rencontraient ensuite avec des pensées de désespoir, +qu'ils n'osaient +exprimer par des paroles. L'homme vigoureux, bien portant, qui aurait +pu +supporter toutes les fatigues d'une vie active, se consumait dans la +longue inaction, dans l'atmosphère malsaine d'une prison +populeuse. La +femme délicate et fragile s'affaissait sous les maux +combinés de +l'esprit et du corps. Quant au jeune enfant, son cœur était +déjà brisé.</p> +<p>L'hiver arriva, et avec l'hiver des semaines entières de +pluies froides +et tristes. La pauvre femme était venue demeurer dans une +misérable +chambre, près de la prison de son mari, et quoique leur +pauvreté +croissante fût la cause de ce changement, elle se trouvait plus +heureuse +alors, car elle était plus près de lui. Pendant deux mois +elle vint +comme à l'ordinaire attendre, avec son enfant, l'ouverture de la +porte. +Un matin, elle ne vint pas: c'était la première fois. Un +autre matin, +elle vint seule: l'enfant était mort.</p> +<p>Ils savent peu, ceux qui parlent légèrement des pertes +du pauvre comme +d'une heureuse cessation de douleurs pour celui qui n'est plus, comme +d'une économie providentielle pour le survivant; ils savent peu +quelle +agonie causent ces pertes. Un regard silencieux d'affection, quand tous +les autres regards se détournent froidement; la conscience que +nous +possédons la sympathie d'un être humain, lorsque tous les +autres nous +ont abandonnés: c'est là une consolation, un soutien, un +appui, que +nulle richesse ne peut payer, que ne peut donner nul pouvoir. L'enfant +était resté, pendant des heures entières, assis +aux pieds de ses +parents, avec ses petites mains pressées dans les leurs; avec +son visage +maigre et pâle levé vers leur visage. Ils l'avaient vu +s'étioler de jour +en jour; mais quoique sa courte existence eût été +privée de toute joie, +quoiqu'il reposât maintenant dans cette paix qu'il n'avait jamais +connue +sur la terre, cependant ils étaient ses parents, et sa perte +pénétra +profondément dans leur cœur.</p> +<p>Il était clair pour ceux qui regardaient la figure +épuisée de la jeune +mère, qu'elle n'avait plus de longues épreuves à +subir. Les camarades de +prison de son mari craignaient de troubler tant de douleurs et de +misères, et lui laissaient à lui seul la petite chambre +qu'il avait +d'abord partagée avec deux compagnons. La jeune femme l'occupait +avec +lui; elle languissait sans souffrances, mais sans espoir, et sa vie +s'éteignait doucement.</p> +<p>Un soir elle s'était évanouie dans les bras de son +mari, et il l'avait +portée à la fenêtre ouverte, pour la ranimer par la +sensation de l'air. +La lumière de la lune, en tombant sur son pâle visage, lui +montra tant +d'altération dans ses traits qu'il chancela, comme un faible +enfant, +sous le fardeau qui lui était si cher.</p> +<p>«Asseyez-moi, George,» dit-elle d'une voix faible. Il +obéit, et +s'asseyant auprès d'elle, il couvrit son front de ses mains et +fondit en +larmes.</p> +<p>«Il est bien dur de vous quitter, George; mais c'est la +volonté de Dieu, +et vous devez supporter cela pour l'amour de moi. Oh! combien je le +remercie de nous avoir pris d'abord notre enfant! Il est heureux; il +est +dans le ciel maintenant. Que serait-il devenu ici, sans sa mère?</p> +<p>—Vous ne mourrez pas, Mary! non, vous ne mourrez pas!» +s'écria le mari +en se levant. Il fit le tour de la chambre, avec violence, en se +frappant le front de ses poings fermés; puis, se rasseyant +auprès de sa +femme et la supportant dans ses bras, il ajouta avec plus de calme: +«Remettez-vous, je vous en prie, ma chère enfant. Reprenez +courage; vous +vivrez encore.</p> +<p>—Non, George, non, je le sens bien. Faites-moi mettre près de +mon +pauvre enfant, maintenant; mais promettez-moi que si jamais vous +quittez +cette affreuse demeure, si vous devenez riche, vous nous ferez +transporter dans quelque paisible cimetière de village, loin, +bien loin +d'ici, pour que nous puissions nous y reposer en paix. Cher George, me +le promettez-vous?</p> +<p>—Oui, oui, dit le pauvre homme en se jetant à genoux devant +elle. +Répondez-moi, Mary! encore un mot! un regard! un seul!»</p> +<p>Il cessa de parler, car le bras qui serrait son cou était +roide et +pesant. Un profond soupir s'échappa de la poitrine +desséchée de la jeune +femme, ses lèvres remuèrent, un sourire se joua sur son +visage, mais les +lèvres étaient blanches, le sourire devint fixe et +glacé: George Heyling +était seul dans le monde!</p> +<p>Cette nuit, dans le silence et la désolation de sa chambre +lugubre le +misérable époux s'agenouilla auprès de ce qui +n'était plus qu'un +cadavre, et appela Dieu à témoin du serment effroyable +qu'il faisait de +venger la mort de sa femme et de son enfant; de dévouer le reste +de son +existence à ce seul but; d'obtenir une vengeance +prolongée et terrible; +de nourrir une haine éternelle, inextinguible, et d'en +poursuivre +l'objet à travers le monde entier.</p> +<p>Un désespoir surnaturel, une rage démoniaque avaient +fait de si affreux +ravages sur sa figure, dans cette seule nuit, que le lendemain matin +ses +compagnons se reculaient avec effroi lorsqu'il passait auprès +d'eux. Ses +yeux étaient lourds et sanglants, son visage cadavéreux, +son corps voûté +comme par l'âge. Dans la violence de ses angoisses mentales, il +avait +mordu sa lèvre inférieure, et le sang, coulant de la +blessure, avait +souillé son menton, sa cravate, sa chemise. Pas une larme, pas +un +soupir, pas une plainte ne lui échappait; mais +l'égarement de ses +regards, l'irrégularité de ses pas, tandis qu'il +arpentait la cour, +toute sa contenance, enfin, révélait la fièvre qui +le dévorait +intérieurement.</p> +<p>Il était nécessaire que le corps de sa femme fût +enlevé sans délai de la +prison. Il en reçut l'avis avec calme et en reconnut la +convenance. +Presque tous les prisonniers s'étaient assemblés pour +voir cet +enlèvement. Ils se rangèrent des deux côtés +lorsque George Heyling +parut. Il s'avança d'un pas précipité; il se +plaça dans un petit espace +grillé, auprès de la porte d'entrée: la foule s'en +retira par un +sentiment instinctif de délicatesse. Bientôt le cercueil +grossier +descendit, porté lentement sur les épaules de quatre +hommes. Un silence +de mort l'accueillit, rompu seulement par les lamentations des femmes +et +par le bruit des pieds des porteurs sur le pavé. Quand ils +atteignirent +le lieu où se tenait l'époux délaissé, ils +s'arrêtèrent. Il étendit sa +main sur la bière, et arrangeant machinalement le drap qui la +couvrait, +il leur fit signe de continuer. Les guichetiers, sous le portique, +ôtèrent leurs chapeaux; le cercueil passa; la porte +pesante se referma +par derrière. Heyling regarda d'un air distrait la foule dont il +était +entouré, et se laissa tomber lourdement sur la terre.</p> +<p>Pendant plusieurs semaines, on fut obligé de le veiller nuit +et jour; +mais dans les plus violentes rêveries de la fièvre, il ne +perdit pas la +conscience de ses malheurs, ni le souvenir du vœu qu'il avait fait. Des +lieux, des scènes, des événements divers, se +succédaient devant ses yeux +avec la rapidité confuse du délire; et pourtant tous ses +rêves étaient +liés, en quelque manière, au sujet terrible qui +remplissait son esprit. +Il naviguait sur une mer sans bornes. Le ciel brûlant paraissait +ensanglanté; les vagues furieuses bondissaient, tourbillonnaient +de +toutes parts. Un autre vaisseau labourait péniblement les flots +agités: +ses voiles déchirées flottaient comme des rubans sur ses +mâts; son pont +était encombré de créatures humaines, sur +lesquelles, à chaque instant, +crevaient des vagues monstrueuses qui les balayaient dans la mer +écumante. Cependant le vaisseau que montait Heyling +s'avançait au milieu +de la masse mugissante des eaux, avec une force et une vitesse +irrésistibles. Frappant l'autre navire sur le flanc, il +l'écrasa sous sa +quille. Un cri terrible, le cri de mort de cent misérables, +s'éleva; si +affreux qu'il retentit par-dessus les clameurs des +éléments; si aigu +qu'il semblait percer l'air et l'Océan et les cieux.—Mais +qu'est-ce que +cela? Quelle est cette vieille tête grise, qui +s'élève au-dessus des +vagues, qui lutte contre la mort, et dont les cris, le regard plein +d'agonie, appellent du secours? Un seul coup d'œil, et George Heyling +s'est élancé dans la mer; il nage vigoureusement vers le +vieillard; il +s'en approche: oui! ce sont bien ses traits! Le vieillard le voit venir +et s'efforce vainement de lui échapper. Heyling le saisit, +l'étreint, +l'entraîne avec lui sous les flots, au fond! au fond! sous des +masses +d'eau ténébreuses. Les efforts du vieillard deviennent de +plus en plus +faibles et bientôt cessent entièrement: il est mort; +Heyling l'a tué; il +a tenu son serment!</p> +<p>Seul et les pieds nus, il traversait les plaines brûlantes +d'un immense +désert. Le sable soulevé par le simoun +l'étouffait, l'aveuglait. Ses +grains imperceptibles pénétraient dans chaque pore de sa +peau, et lui +causaient une irritation qui allait jusqu'à la fureur. Des +masses +gigantesques de la même poussière, emportées par +les vents et rougies +par le soleil, marchaient autour de lui comme des piliers de feu +vivant. +Les ossements des voyageurs qui avaient péri, dans ces affreux +déserts, +blanchissaient à ses pieds; une lumière sanglante tombait +sur tous les +objets environnants; et aussi loin que ses regards pouvaient +s'étendre, +il n'apercevait que de nouveaux sujets de crainte et d'horreur. C'est +en +vain qu'il s'efforce de pousser un cri de détresse; sa langue +brûlante +est collée à son palais. Il se précipite en avant +comme un désespéré. +Doué d'une force surnaturelle, il fend les sables mouvants: mais +à la +fin, épuisé de soif et de fatigue, il tombe sans +connaissance sur la +terre. Quelle fraîcheur enivrante le ravive? D'où vient +cet agréable +murmure? De l'eau, c'est une source; le clair ruisseau coule à +ses +pieds. Il en boit avec ardeur, et reposant sur la rive ses membres +endoloris, il tombe dans un assoupissement délicieux. Un bruit +de pas le +réveille. Un vieux homme à la tête grise s'avance +en chancelant pour +apaiser sa soif dévorante. C'est encore <i>lui</i>! Heyling +saisit le +vieillard d'un bras et l'éloigne de l'onde bienfaisante. +Vainement +celui-ci se débat avec d'affreuses convulsions; vainement il +demande +avec des cris déchirants de l'eau, une seule goutte d'eau pour +sauver sa +vie! Heyling le repousse d'un bras impitoyable; il contemple d'un œil +avide sa longue agonie, et quand sa tête grise tombe sans vie sur +son +sein, il laisse aller son cadavre et le repousse du pied.</p> +<p>Lorsque la fièvre le quitta, lorsque la connaissance lui +revint, il +s'éveilla pour se trouver libre et riche; pour apprendre que son +père, +qui l'aurait laissé mourir dans une prison, qui avait +laissé ceux qui +devaient lui être plus chers que sa propre existence, +périr de besoin et +de cette tristesse du cœur qu'aucun médecin ne peut +guérir; que son père +dénaturé avait été trouvé mort dans +son lit. Il aurait bien eu le +courage de faire de son fils un mendiant; mais orgueilleux jusqu'au +bout +de sa santé et de sa force, il avait ajourné les mesures +à prendre pour +cela, jusqu'au moment où il était trop tard pour le +faire: et maintenant +il pouvait grincer des dents, dans l'autre monde, à la +pensée de toutes +les richesses que cette négligence avait fait passer sur la +tête de son +fils!</p> +<p>George Heyling revint à lui pour apprendre sa fortune +nouvelle, pour se +souvenir du serment terrible qu'il avait fait, pour se rappeler que son +ennemi était le père de sa propre femme, l'homme qui +l'avait plongé dans +une prison, et qui, quand sa fille et son petit enfant s'étaient +jetés à +ses pieds, pour lui demander grâce, les avait chassés avec +mépris. Oh! +combien le malheureux Heyling déplorait la faiblesse qui +l'empêchait de +se lever et de poursuivre activement sa vengeance!</p> +<p>Il se fit transporter loin des lieux qui avaient été +témoins de sa +misère et de la double perte qu'il avait faite; il se retira sur +le bord +de la mer, dans une résidence paisible, non avec l'espoir de +recouvrer +le bonheur ou même la tranquillité, car l'un et l'autre +s'étaient enfuis +pour toujours, mais afin de retrouver son énergie abattue et de +méditer +sur le projet qu'il nourrissait avec une persistance implacable. Dans +cet endroit même, quelque mauvais esprit, sans doute, lui fournit +l'occasion de sa première et de sa plus horrible vengeance.</p> +<p>C'était l'été: plongé dans ses sombres +pensées, Heyling sortait vers le +soir de son logis solitaire, suivait un étroit sentier, au pied +des +falaises, jusqu'à un site désert et sauvage qu'il avait +rencontré dans +ses courses vagabondes et qui avait plu à son imagination +exaltée. Là, +il s'asseyait sur des débris de rochers, et, ensevelissant son +visage +dans ses deux mains, il y restait pendant des heures entières, +jusqu'à +ce que les hautes ombres des rocs effroyables qui menaçaient sa +tête +eussent jeté une épaisse nuit sur tous les objets +environnants.</p> +<p>Par une calme soirée, il était assis là, dans +sa posture habituelle, +levant de temps en temps les yeux pour suivre le vol d'une mouette, ou +pour contempler la glorieux sillon de lumière qui, +commençant au bord de +l'Océan, semblait conduire jusqu'au point extrême de +l'horizon où le +soleil commençait à se plonger, lorsque la profonde +tranquillité du +paysage fut troublée par un long cri de détresse. Heyling +prêta +l'oreille, ne sachant pas d'abord s'il avait bien entendu; puis le cri +étant répété d'une manière plus +déchirante, il se dressa et se hâta de +courir dans la direction d'où venait le bruit.</p> +<p>La scène qui s'offrit à ses yeux parlait +d'elle-même. Des vêtements +étaient déposés sur la plage; une tête +d'homme s'élevait à peine +au-dessus des flots, à quelque distance du bord, tandis que, sur +le +rivage, un vieillard, tordant ses mains avec désespoir, courait +çà et +là, en appelant au secours. Heyling, dont les forces +étaient alors +suffisamment rétablies, arracha son habit et +s'élança vers les flots, +avec l'intention de s'y précipiter et de ramener l'homme qui se +noyait.</p> +<p>«Hâtez-vous, monsieur, au nom de Dieu! sauvez-le, +sauvez-le, pour +l'amour du ciel! C'est mon fils, monsieur, mon seul fils! dit le +vieillard en s'approchant tout tremblant d'émotion. Mon seul +fils, +monsieur, et qui meurt là, sous les yeux de son +père!»</p> +<p>Aux premiers mots que le vieillard avait prononcés, celui +qu'il +regardait comme un sauveur s'était arrêté court, +et, croisant ses bras +sur sa poitrine, était demeuré complétement +immobile.</p> +<p>«Grand Dieu! s'écria le vieillard en reculant; +Heyling!»</p> +<p>Heyling sourit et garda le silence.</p> +<p>«Heyling, reprit le vieillard avec égarement; mon fils, +Heyling! mon +enfant chéri! Voyez... voyez....» Et pantelant d'angoisse, +le misérable +père montrait l'endroit où le jeune homme se +débattait contre la mort.</p> +<p>«Écoutez! poursuivit le vieillard, il vient encore de +crier! Il est +encore vivant! Heyling! sauvez-le! sauvez-le!»</p> +<p>Heyling sourit de nouveau et ne fit aucun mouvement.</p> +<p>«Je vous ai maltraité, cria le vieillard en tombant +à genoux et le +suppliant à mains jointes. Vengez-vous! prenez tout mon bien! +prenez ma +vie! Jetez-moi dans l'eau à vos pieds, et si la nature peut se +contenir, +je mourrai sans me débattre! Par pitié, tuez-moi, +Heyling, main sauvez +mon fils! Il est si jeune! si jeune pour mourir!</p> +<p>—Écoutez, dit Heyling en saisissant fortement le poignet du +vieillard, +je veux avoir vie pour vie, en voici une! Mon enfant, à moi, est +mort +sous les yeux de son père! il est mort dans une agonie bien plus +affreuse que celle de ce jeune calomniateur de sa sœur. Vous avez ri +alors; vous avez fermé votre porte au visage de votre fille, +où la mort +avait déjà mis son empreinte! Vous avez ri de nos +souffrances.... qu'en +pensez-vous maintenant? Regardez là! regardez là!»</p> +<p>En parlant ainsi, Heyling montrait l'Océan. Un faible cri s'y +fit +entendre; les dernières, les terribles convulsions d'un +noyé agitèrent +les flots clapotants; et l'instant d'après leur surface +était unie; +l'œil ne pouvait plus distinguer l'endroit où le jeune homme +avait +disparu dans une tombe prématurée.</p> +<p>Trois ans s'étaient écoulés, lorsqu'un +gentleman descendit de sa voiture +à la porte d'un avoué de Londres, bien connu pour ne pas +exagérer la +délicatesse. Il demanda une entrevue pour une affaire +d'importance. Le +visage de l'étranger était pâle, battu, hagard, et +il ne fallait pas +toute la finesse de l'homme d'affaires pour reconnaître que les +maladies +ou le malheur avaient fait plus de ravages sur sa personne que la main +du temps n'aurait pu en accomplir pendant le double de la durée +de sa +vie.</p> +<p>«Je désire, dit l'étranger, que vous veuillez +bien vous charger d'une +affaire qui m'intéresse beaucoup....»</p> +<p>L'avoué salua obséquieusement et jeta un coup d'œil au +paquet que le +gentleman tenait dans sa main. Celui-ci le remarqua et poursuivit:</p> +<p>«Ce n'est pas une affaire ordinaire, et ces papiers ne sont +pas venus +entre mes mains sans de longues peines et de grandes +dépenses.»</p> +<p>L'avoué examina le paquet avec plus de curiosité +encore, et son nouveau +client dénouant la corde qui l'attachait, lui fit voir une +quantité de +billets avec quelque copies d'actes et d'autres documents.</p> +<p>«Comme vous le verrez, dit le client, l'homme dont voici la +nom a +emprunté, depuis quelques années, de vastes sommes sur +ces papiers. Il +était convenu tacitement avec ses premiers prêteurs, dont +j'ai par +degrés acheté le tout, pour le triple ou le quadruple de +sa valeur; il +était convenu, dis-je, que ces billets seraient +renouvelés de temps en +temps, jusqu'à une certaine époque; mais cette convention +n'est exprimée +nulle part. L'emprunteur a dernièrement subi de grandes pertes, +et ces +obligations, en venant sur lui tout d'un coup, le mettraient sur la +paille.</p> +<p>—Le montant total est de quelque mille livres sterling, dit +l'avoué en +regardant les papiers.</p> +<p>—Oui, répondit le client.</p> +<p>—Eh bien! que ferons-nous?</p> +<p>—Ce que vous ferez? s'écria le client avec une +véhémence soudaine. +Employez, pour sa perte, toutes les ressources de la loi, toutes les +subtilités de la chicane, tous les moyens, honnêtes ou +non, que peuvent +inventer les plus rusés praticiens. Je veux qu'il meure d'une +mort +prolongée, harassante! Ruinez-le! saisissez, vendez ses biens, +ses +terres! chassez-le de son domicile! Qu'il mendie dans sa vieillesse et +qu'il expire en prison!</p> +<p>—Mais les frais, monsieur, les frais de tout ceci, fit observer +l'avoué +lorsqu'il fut revenu de sa première surprise. Si le +défendant est ruiné, +qui payera les frais?...</p> +<p>—Nommez une somme, s'écria l'étranger, dont les mains +tremblaient si +violemment qu'il pouvait à peine tenir la plume qu'il avait +saisie; +nommez une somme quelconque et elle vous sera remise. N'ayez pas peur +de +demander! rien ne me semblera trop cher pourvu que j'atteigne mon +but.»</p> +<p>L'avoué nomma à tous hasards une grosse somme, +plutôt pour savoir +jusqu'où son client avait réellement l'intention d'aller, +que dans la +pensée qu'il la lui accorderait. L'étranger, sans +hésiter, écrivit une +traite sur son banquier, la lui remit, et s'éloigna.</p> +<p>La traite fut convenablement honorée, et l'avoué, +voyant qu'il pouvait +compter sur son étrange client, se mit sérieusement +à la besogne. +Pendant plus de deux années, ensuite, M. Heyling vint passer des +jours +entiers dans l'étude, courbé sur les papiers qui +s'accumulaient, à +mesure qu'on commençait poursuite après poursuite, +procès après procès. +Il relisait, avec des yeux étincelants de joie, les demandes de +délai, +les lettres de supplication, les représentations de la ruine +certaine +que l'autre partie devait subir. A toutes ces prières pour un +peu +d'indulgence, il n'y avait qu'une seule réponse: <i>Il faut +payer</i>. Les +terres, les maisons, les meubles furent vendus tour à tour, et +le +vieillard lui-même aurait été claquemuré +dans une prison, s'il n'était +parvenu à s'enfuir, en trompant la vigilance du garde +chargé de sa +capture.</p> +<p>Bien loin d'être rassasiée par le succès, +l'implacable animosité de +Heyling semblait s'accroître avec la ruine qu'il infligeait. Sa +furie +fut sans bornes lorsqu'il apprit la fuite du vieillard. Dans sa rage il +grinçait des dents, il arrachait ses cheveux, et il chargeait +d'imprécations horribles les hommes à qui on avait +confié l'exécution de +la prise de corps. Enfin on ne put lui rendre une espèce de +calme que +par des assurances répétées que le fugitif serait +certainement +découvert. On envoya des gens dans toutes les directions, on eut +recours +à tous les stratagèmes imaginables, pour apprendre le +lieu de sa +retraite; mais ce fut en vain, et six mois se passèrent sans +qu'il fût +possible de le retrouver.</p> +<p>Un soir, à une heure avancée, Heyling, dont on n'avait +pas entendu +parler depuis plusieurs semaines, se rendit à la +résidence privée de son +avoué et lui fit dire que quelqu'un demandait à lui +parler sur-le-champ. +L'avoué avait reconnu la voix du haut de l'escalier; mais avant +qu'il +eût pu donner l'ordre de l'introduire, Heyling avait franchi les +degrés +et était entré, pâle, palpitant, dans le salon. +Après avoir fermé la +porte, de peur d'être entendu, il se laissa tomber sur un +siége, et dit +d'une voix basse:</p> +<p>«Je l'ai trouvé, à la fin!</p> +<p>—Bah! fit l'avoué. Très-bien, monsieur, +très-bien.</p> +<p>—Il est caché dans un misérable logement à +Camden. Peut-être est-ce +aussi bien que nous l'ayons perdu de vue, car il a vécu +là tout seul et +dans la plus abjecte misère. Il est pauvre, très-pauvre.</p> +<p>—Très-bien, dit l'avoué. Vous ferez faire sa capture +demain, +naturellement.</p> +<p>—Oui... attendez... non, le jour d'après. Vous êtes +surpris que je +désire reculer, ajouta le client avec un affreux sourire; mais +j'avais +oublié.... Après-demain est un anniversaire dans sa vie. +Que ce soit +après-demain.</p> +<p>—Très-bien. Voulez-vous écrire des instructions pour +le garde?</p> +<p>—Non; qu'il me prenne ici à huit heures du soir, et je +l'accompagnerai +moi-même.»</p> +<p>Effectivement ils se réunirent à l'heure convenue, et +prenant une +voiture de louage, ils dirent au cocher d'arrêter à un +coin de la +vieille route, près du <i>Work-house</i> de Camden. Lorsqu'ils +y arrivèrent +il faisait nuit. Ils suivirent le mur de l'hôpital +vétérinaire, et +entrèrent dans une petite rue désolée, +entourée de fossés et de champs.</p> +<p>Après avoir enfoncé son chapeau sur ses yeux et +s'être enveloppé de son +manteau, Heyling s'arrêta devant la maison la plus +misérable de la rue +et frappa doucement à la porte. Elle fut immédiatement +ouverte par une +vieille femme qui fit un salut d'intelligence. Heyling dit tout bas au +garde de l'attendre, monta l'escalier, ouvrit la porte d'une chambre et +y entra tout à coup.</p> +<p>L'objet de ses recherches implacables, vieillard +décrépit maintenant, +était assis près d'une vieille table de sapin, sur +laquelle il n'y avait +rien qu'une misérable chandelle. A l'entrée d'un +étranger, il +tressaillit et se leva avec peine.</p> +<p>«Qu'y a-t-il encore? qu'y a-t-il encore? demanda-t-il d'une +voix cassée. +Quelle nouvelle misère est ceci? Qu'est-ce que vous +désirez?</p> +<p>—Un mot avec vous,» répondit Heyling. En même +temps il s'assit à +l'autre bout de la table, et, rejetant son manteau et son chapeau, il +découvrit ses traits.</p> +<p>Le vieillard, frappé de surprise, retomba sur sa chaise, et, +serrant ses +deux mains ensemble, contempla cette apparition avec un regard +mêlé +d'horreur et de crainte.</p> +<p>—Il y a aujourd'hui six ans, dit Heyling, que j'ai +réclamé de vous la +vie que vous me deviez pour mon enfant. Vieillard, auprès du +cadavre de +votre fille, j'ai juré de vivre une vie de vengeance. Depuis ce +temps, +je n'ai pas regretté mon serment une seconde; mais si j'en avais +été +capable, le souvenir d'un seul regard de l'innocente créature, +lorsqu'elle se mourait sans plainte sous mes yeux; le souvenir du +visage +affamé de notre malheureux enfant, m'aurait fortifié pour +l'accomplissement de ma tâche. Vous vous rappelez ma +première revanche: +celle-ci est la dernière.»</p> +<p>Le vieillard frissonna; ses mains tombèrent sans force +à ses côtés.</p> +<p>«Demain, je quitte l'Angleterre, poursuivit Heyling +après une pause d'un +instant. Cette nuit je vous dévoue à la mort vivante +à laquelle vous +m'aviez condamné, une prison sans espérance!...»</p> +<p>En cet endroit, jetant les yeux sur le vieillard, il cessa de +parler; il +approcha la lumière de son visage décharné, la +remit doucement sur la +table, et quitta la chambre.</p> +<p>«Vous feriez bien de monter vers le vieux bonhomme, je crois +qu'il se +trouve mal, a dit-il à la femme en ouvrant la porte de la rue et +faisant +signe au garde de le suivre. La femme referma la porte, monta le plus +vite qu'elle put l'escalier, et trouva le vieillard... mort!</p> +<p>Dans l'une des vallées les plus gracieuses du jardin +britannique, dans +un des cimetières les plus tranquilles du comté de Kent, +où les fleurs +sauvages se marient au gazon, où les oiseaux chantent sans +cesse, sous +une pierre simple et polie, reposent en paix la mère et +l'enfant. Mais +les cendres du père ne sont pas mêlées avec les +leurs, et depuis sa +dernière expédition l'avoué n'eut plus aucune +nouvelle de son singulier +client.</p> +<hr style="width: 45%;"/> +<p>Lorsque le vieux clerc eut terminé son récit, il se +leva, s'approcha +d'une des patères, et décrochant son chapeau et sa +redingote, il les mit +avec beaucoup de tranquillité; ensuite, sans ajouter un seul +mot, il +s'éloigna lentement. Le gentleman aux boutons de mosaïque +s'était +profondément endormi; et tandis que la majeure partie des +assistants +étaient gravement occupés à faire tomber des +gouttes de suif dans leur +grog, M. Pickwick se retira sans être remarqué. Il paya +son écot, aussi +bien que celui de Sam, et tous deux quittèrent les domaines de <i>la +Souche et la Pie</i>.<br/> +</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;"/> +<p><br/> +</p> +<a name="CHAPITRE_XXII"></a> +<h2>CHAPITRE XXII.</h2> +<h3>M. Pickwick se rend à Ipswich, et rencontre une aventure +romantique, +sous la figure d'une dame d'un certain âge, en papillotes de +papier +brouillard.</h3> +<br/> +<p>«C'est ça le matériel de ton gouverneur, Sammy? +demanda M. Weller +<i>senior</i> à son affectionné fils, comme celui-ci +entrait, avec un sac de +voyage et un petit portemanteau, dans la cour de l'hôtel du <i>Taureau</i>, +à +Whitechapel.</p> +<p>—Vous avez mis votre nez rouge dessus, vieux, répliqua Sam, +en +s'asseyant sur son fardeau, qu'il avait déposé à +terre. Le gouverneur va +arriver <i>recta</i>.</p> +<p>—Il est cabriolant, je suppose.</p> +<p>—Oui; il s'administre deux milles de danger pour huit pence. Comment +va +la belle-mère, ce matin?</p> +<p>—Drôlement, Sammy, drôlement, répliqua M. Weller +avec une gravité +imposante. Elle s'est enfoncée dans les méthodistes +dernièrement et elle +est diablement pieuse, c'est sûr. C'est une trop bonne +créature pour +moi, Sammy. Je sens que je ne la mérite pas.</p> +<p>—Hé! dit Sam, c'est bien de l'abnégation de votre part.</p> +<p>—Juste! repartit le père avec un soupir. Elle s'est +embourbée dans une +nouvelle invention pour la renaissance morale des gens. La <i>vie +nouvelle</i>, qu'ils appellent ça, j'crois. J'aimerais ben +à voir marcher +c'te invention-là, Sammy. J'aimerais ben à voir ta +belle-mère renaître. +Comme je la mettrais vite en nourrice!—Sais-tu ce qu'elles ont fait +l'autre jour, poursuivit M. Weller après une pause, durant +laquelle il +avait frappé une demi-douzaine de fois le côté de +son nez avec son +index, d'une manière très-significative.</p> +<p>—Sais pas. Qu'est-ce que c'est?</p> +<p>—Elles ont arrangé une grande boisson de thé pour un +gaillard qu'elles +appellent leur berger. J'm'étais arrêté devant +l'auberge à regarder not' +enseigne, vlà qu' j'aperçois à la croisée +un p'tit écriteau. <i>Billets, +deux shillings. Les demandes doivent être faites au +comité. Secrétaire, +madame Weller.</i> J'entre à la maison. Le comité +siégeait dans +l'arrière-parloir. Quatorze femmes! Je voudrais que tu les +eusses +entendues, Sammy! Elles passaient des résolutions, elles +votaient des +contributions; toutes sortes de farces. Bien. V'là ta +belle-mère qui m' +travaille pour que j'y aille, et pis que j' croyais que j'verrais +quelle +chose de drôle si j'y allais. Je souscris mon nom pour un billet. +Le +vendredi soir, à six heures, je m'habille très-galamment, +j' m'emballe +avec la vieille femme, et nous arrivons à un premier +étage oùs qu'il y +avait des tasses à thé et le reste pour une trentaine, +avec une +pacotille de femmes qui commencent à chuchoter respectivement en +me +regardant, et comme si elles n'avaient jamais vu auparavant un +gentleman +de cinquante-huit ans, un peu puissant. Comme ça v'là qu' +j'entends un +grand remue-ménage sur l'escalier, et vl'à un grand +maigre, avec un nez +rouge et une cravate blanche, qui caracole dans la chambre et qui +chante: «V'là l' berger qui vient visiter son +fidèle troupeau!» et v'là +un gros gras qui vient, avec une grande face blanche, tout en souriant +autour de lui, comme un séducteur. Polisson de séducteur, +Sammy!—«Le +baiser de paix,» dit le berger, et alors i' baise les femmes +à la ronde, +et quand il a fini v'là le nez rouge qui recommence; et alors +j'étais +juste à ruminer si je ne ferais pas bien de commencer aussi, +espécialement comme il y avait une petite lady ben gentille +à coté de +moi, quand v'là le thé qu'arrivé avec ta +belle-mère qu'avait resté en +bas à faire bouillir la marmite. Pendant que le thé +trempait, quelle +fameuse hymne qu'ils ont braillée! quelles <i>grâces</i>! +et comme i' +mangeaient! comme i' buvaient. Je voudrais que tu eusses vu l' berger +travailler dans le jambon et les tartines, Sammy; j'n'ai jamais vu un +môme com' ça pour manger et pour boire, jamais! Le nez +rouge n'était pas +non plus l'individu qu' vous aimeriez à nourrir à tant +par an, mais i' +n'était rien auprès du berger. Bien. Après que le +thé est enfoncé i' +cornent une autre hymne, et puis le berger commence à +prêcher; et +fameusement bien encore, qu'i prêchait, considérant les +tartines qui +devaient y être lourdes sur l'estomac. Tout d'un coup i' +s'arrête court +et v'là qu'i' braille: «Oùs qu'est le +pécheur? oùs qu'est le misérable +pécheur!» Sur quoi v'là toutes les femmes qui me +regardent et qui +commencent à exprimer des gémissements, comme si elles +avaient été pour +mourir là. Je pensais que c'était peut-être un peu +singulier, mais +malgré ça je ne disais rien. Tout d'un coup v'là +qu'i' s'arrête court +encore, et qu'i' me regarde fisquement, et qu'i dit: «Oùs +qu'est le +pécheur? où qu'est le misérable +pécheur?» Et v'là toutes les femmes qui +gémissent dix fois pus fort qu'auparavant. Moi j'deviens un peu +sauvage, +là-dessus; ainsi j'fais un pas ou deux en avant et j'lui dis: +«Mon ami, +que j'dis, n'est-il à moi que vous avez appliqué c'te +observation-là?» +Au lieu de me demander excuse, comme on doit faire entre gen'l'm'n, +v'là +qu'i' devient pus outrageux que jamais. I' m'appelle un vase, Sammy, un +vase de perdition, et toutes sortes de quolibets, si bien que mon sang +me bouillait, et je lui donne deux ou trois giffles pour lui, et deux +ou +trois autres pour repasser au nez rouge, et puis j' m'en vas. J'aurais +voulu que tu eusses entendu les femelles crier, Sammy, quand elles ont +ramassé le berger de dessous la table....—Ohé! +v'là l'gouverneur, +grandeur naturelle....»</p> +<p>En effet, M. Pickwick descendait de cabriolet et entrait dans la +cour, +pendant que M. Weller prononçait ces mots.</p> +<p>«Une belle matinée, mossieu, dit-il au philosophe.</p> +<p>—Très-belle, en vérité, répondit +celui-ci.</p> +<p>—Très-belle, en vérité, répéta un +homme orné de cheveux roux, d'un nez +inquisitif, de lunettes bleues, et qui avait débarqué +d'un autre +cabriolet en même temps que M. Pickwick.</p> +<p>«Vous allez à Ipswich, monsieur? demanda-t-il à +notre héros.</p> +<p>—Oui, monsieur.</p> +<p>—Coïncidence extraordinaire! j'y vais aussi.»</p> +<p>M. Pickwick le salua.</p> +<p>«Vous voyagez en dehors? demanda encore l'homme aux cheveux +rouges.»</p> +<p>M. Pickwick salua de nouveau.</p> +<p>«Dieu de Dieu! comme c'est remarquable! Je vais en dehors +aussi. Nous +allons positivement voyager ensemble!» En prononçant ces +mots, d'un air +mystérieux et important, l'homme aux cheveux rouges se prit +à sourire, +avec la même complaisance que s'il avait fait l'une des +découvertes les +plus étranges qui aient jamais récompensé la +sagacité humaine.</p> +<p>«Monsieur, lui dit M. Pickwick, je suis heureux d'avoir votre +compagnie.</p> +<p>—Ah! reprit le nouveau venu, qui avait un nez effilé et +l'habitude de +secouer la tête, comme un oiseau, à chaque parole; ah! +c'est une bonne +chose pour tous les deux, n'est-ce pas? La compagnie, voyez-vous, la +compagnie est... est une chose fort différente de la solitude, +n'est-ce +pas?</p> +<p>—C'est ça une vérité qu'on ne peut pas nier, +dit Sam en se mêlant à la +conversation avec un sourire affable. C'est ce que j'appelle une +proposition naturellement évidente; comme le marchand de mou de +veau le +disait à la cuisinière, quand elle lui soutenait qu'il +n'était pas un +gentleman.</p> +<p>—Ah! fit l'homme aux cheveux rouges, en regardant Sam du haut en +bas; +un de vos amis, monsieur?</p> +<p>—Pas exactement, monsieur, repartit M. Pickwick à voix basse. +Le fait +est que c'est mon domestique; mais je lui permets beaucoup de +libertés, +car, entre nous, je me flatte que c'est un original, et j'en suis assez +orgueilleux.</p> +<p>—Ha! reprit l'homme aux cheveux roux, cela, c'est une affaire de +goût. +Moi, je n'aime rien de ce qui est original. Ça ne me convient +pas: je +n'en vois pas la nécessité. Quel est votre nom, monsieur?</p> +<p>—Voici ma carte, monsieur, répondit M. Pickwick, fort +amusé par la +brusquerie de la question et par les singulières manières +de l'étranger.</p> +<p>—Ha! dit l'homme aux cheveux rouges en plaçant la carte dans +son +portefeuille, Pickwick? Très-bien. J'aime à savoir le nom +des gens, cela +est fort utile. Voici ma carte: Magnus, comme vous voyez, monsieur. +Magnus est mon nom. C'est un assez beau nom, je pense, monsieur?</p> +<p>—Un très-beau nom, en vérité, répliqua +M. Pickwick sans pouvoir +réprimer un sourire.</p> +<p>—Oui, je le crois. Il y a un beau nom aussi devant, comme vous +verrez.... Permettez, monsieur.... En tenant la carte un peu +inclinée, +comme ceci, le nom devient visible; voilà: Peter Magnus. Cela +sonne +bien, je pense, monsieur.</p> +<p>—Très-bien.</p> +<p>—Curieuse circonstance sur ces initiales, monsieur, comme vous +voyez. +P.M., <i>post meridiem</i>. Dans les petits billets avec mes intimes, +je +signe quelquefois <i>Après-midi</i>. Cela amuse beaucoup mes +amis, monsieur +Pickwick.</p> +<p>—En effet, je m'imagine que cela doit leur procurer la plus vive +satisfaction, répliqua M. Pickwick, qui enviait en +lui-même la facilité +avec laquelle s'amusaient les amis de M. Magnus.»</p> +<p>Un valet d'écurie vint interrompre leur conversation. +«Gentlemen, leur +dit-il, la voiture est prête, s'il vous plaît.</p> +<p>—Tout mon bagage est-il dedans? demanda M. Magnus.</p> +<p>—Tout est bien, monsieur.</p> +<p>—Le sac rouge est-il dedans?</p> +<p>—Tout est bien, monsieur.</p> +<p>—Et le sac rayé?</p> +<p>—Dans le coffre de devant, monsieur.</p> +<p>—Et le paquet de papier gris?</p> +<p>—Sous le siége, monsieur.</p> +<p>—Et le carton à chapeau de cuir?</p> +<p>—Tout est dedans, monsieur.</p> +<p>—Maintenant, voulez-vous monter? demanda M. Pickwick.</p> +<p>—Excusez-moi, répondit M. Magnus en restant immobile sur la +roue. +Excusez, M. Pickwick. Je ne puis pas consentir à monter dans cet +état +d'incertitude. D'après les manières de cet homme, je suis +convaincu que +le carton à chapeau n'est pas dans la voiture.»</p> +<p>Les solennelles protestations du valet d'écurie n'ayant pu +tranquilliser +M. Magnus, il fallut, pour le satisfaire, tirer des plus profondes +cavités du coffre le carton à chapeau de cuir; mais +lorsque M. Magnus +eut été rassuré sur son feutre, il ressentit +d'infaillibles +pressentiments, d'abord que le sac rouge était +égaré, ensuite que le sac +rayé avait été volé, puis que le paquet de +papier gris s'était dénoué. A +la fin, après avoir reçu des démonstrations +oculaires du peu de +fondement de chacun de ses soupçons, il consentit à +monter sur +l'impériale de la voiture, déclarant que son esprit +était soulagé de +toute inquiétude, et qu'il se trouvait maintenant confortable et +heureux.</p> +<p>«Vous avez vos nerfs susceptibles, mossieu? dit M. Weller, en +regardant +l'étranger de travers, tout en montant sur son siége.</p> +<p>—Oui, je suis assez susceptible pour toutes ces petites choses; mais +me +voilà rassuré, maintenant, tout à fait +rassuré.</p> +<p>—Eh ben! c'est une bénédiction, cela.—Sammy, aide ton +maître à monter. +L'autre jambe, mossieu. C'est cela. Donnez-moi votre main, mossieu. +Allons, haut! Vous étiez pus léger quand vous +étiez en nourrice, +mossieu.</p> +<p>—C'est assez probable, monsieur Weller, répondit M. Pickwick +avec bonne +humeur, quoique tout essoufflé.»</p> +<p>Lorsqu'il eut pris place auprès du corpulent cocher, celui-ci +poursuivit:</p> +<p>«Grimpe ici, Sammy.—Maintenant, Villam, faites-les sortir. +Prenez garde +à l'arcade, gent'l'm'n. Gare les têtes! comme disait le +marchand de +pâtés en jouant à pile ou face.</p> +<p>—C'est ben comme ça, Villam; laissez-les aller.»</p> +<p>William lâcha la tête des chevaux, et en route! +Voilà la voiture lancée +à travers Whitechapel, à la grande admiration de toute la +populace de ce +quartier, qui n'est pas désert.</p> +<p>«Un voisinage pas trop beau, dit Sam, avec le mouvement de +chapeau qui +précédait toujours son entrée en conversation avec +son maître.</p> +<p>—Cela est vrai, Sam, répliqua M. Pickwick en examinant les +rues +malpropres et encombrées que traversait la voiture.</p> +<p>—Monsieur, poursuivit Sam, n'est-ce pas une chose bien extra que la +pauvreté et les huîtres marchent toujours ensemble?</p> +<p>—Je ne vous comprends pas, Sam.</p> +<p>—Voilà ce que je veux dire, monsieur: c'est que plus un +endroit est +misérable, plus on y mange des huîtres. Regardez ici, +monsieur, il y a +des coquilles d'huîtres à presque toutes les portes. Dieu +me pardonne si +je ne crois pas que les gens très-pauvres sortent de leur +appartement +pour manger des huîtres, par pur désespoir.</p> +<p>—C'est sûr ça, observa M. Weller, et c'est juste tout +d'même pour le +saumon salé.</p> +<p>—Voilà deux faits très-remarquables qui ne m'avaient +jamais frappé, dit +alors M. Pickwick; je les noterai certainement à la +première place où +nous arrêterons.»</p> +<p>Tout en causant ainsi, ils avaient atteint la barrière de +péage de +Mile-End. Un profond silence régnait sur l'impériale; +mais deux ou trois +milles plus loin, M. Weller, se tournant tout à coup vers M. +Pickwick, +lui dit:</p> +<p>«Drôle de vie, mossieu, que celle de ces gens-là.</p> +<p>—Quelles gens? s'écria le philosophe.</p> +<p>—Un gardien de pike!</p> +<p>—Qu'est-ce que vous entendez par un gardien de piques? demanda M. +Peter +Magnus.</p> +<p>—L'ancien veut dire un gardien de <i>turnpike</i>, gentlemen, fit +observer +Sam en manière d'explication.</p> +<p>—Oh! dit M. Pickwick, je comprends. Oui, une vie +très-curieuse, +très-peu confortable....</p> +<p>—C'est tous des hommes qu'a eu des désagréments dans +la vie, poursuivit +M. Weller.</p> +<p>—Ah! ah! fit M. Pickwick.</p> +<p>—Oui. En conséquence d'quoi, i'se retirent du monde et i' +s'enferment +dans des pikes, partie pour être solitude, partie pour se +revancher du +genre humain en faisant payer les droits.</p> +<p>—Vraiment! dit M. Pickwick, je ne savais pas cela non plus.</p> +<p>—C'est un fait, mossieu. Si i's étaient des gen'l'men, vous +les +appelleriez misencroupes; mais ces gens-là, ça se nomme +simplement des +gabeloux.»</p> +<p>C'est par de semblables discours, réunissant à la fois +l'agréable et +l'utile, que M. Weller charmait les ennuis du voyage. Les sujets de +conversation ne manquaient point; et lorsque, par hasard, la +loquacité +de l'honorable cocher semblait diminuer un instant, M. Peter Magnus +remplissait abondamment l'intervalle par des enquêtes sur +l'histoire +personnelle de ses compagnons de voyage, et par l'anxiété +qu'il +exprimait hautement, à chaque relai, concernant la +sûreté et le +bien-être des deux sacs, du carton à chapeau de cuir et du +paquet de +papier gris.</p> +<p>A gauche, dans la grande rue d'Ipswich, à peu de distance +après l'hôtel +de ville, se trouve l'auberge au loin connue sous le nom du <i>Grand +Cheval blanc</i>. Au-dessus de la principale porte, on remarque une +énorme +statue de pierre, représentant un animal bondissant, avec une +queue et +une crinière ondoyantes, et qui ressemble à peu +près à un cheval de +brasseur qui aurait perdu l'esprit. L'auberge du <i>Grand Cheval blanc</i> +est fameuse dans le voisinage, au même titre qu'un bœuf gras, +qu'un +verrat monstrueux, qu'un navet enregistré dans la feuille de +l'endroit, +c'est à savoir pour sa taille gigantesque. Jamais, sous aucun +toit, on +ne vit de tels labyrinthes de couloirs sans tapis, un tel amas de +chambres humides et mal éclairées, enfin un aussi grand +nombre de +petites tanières pour manger ou pour dormir.</p> +<p>C'est à la porte de cette hydropique taverne que la voiture +de Londres +s'arrête à la même heure tous les soirs, et c'est de +ladite voiture de +Londres que descendirent M. Pickwick, Sam Weller et M. Peter Magnus, +dans la soirée à laquelle se rapporte ce chapitre de +notre histoire.</p> +<p>«Restez-vous ici, monsieur?» demanda M. Peter Magnus +lorsque le sac +rayé, le sac rouge, le carton à chapeau de cuir et le +paquet de papier +gris, eurent été déposés l'un après +l'autre dans le passage.</p> +<p>«Oui, monsieur, répliqua H. Pickwick.</p> +<p>—Dieu de Dieu! s'écria M. Magnus, je n'ai jamais rien vu +d'aussi +remarquable que cette coïncidence. Eh bien! moi aussi, je reste +ici! +J'espère que nous dînerons ensemble?</p> +<p>—Avec plaisir, répondit le philosophe. Cependant il serait +possible +que je trouvasse ici quelques amis. Garçon, y a-t-il dans +l'hôtel un +gentleman nommé Tupman?»</p> +<p>Un homme corpulent, qui avait sous son bras une serviette +âgée d'une +quinzaine de jours, et sur ses jambes des bas contemporains de la +serviette, daigna cesser de regarder dans la rue lorsqu'il entendit +cette question de M. Pickwick; et, après avoir soigneusement +examiné +l'apparence du savant homme, depuis son chapeau jusqu'à ses +guêtres, lui +répondit avec emphase: «Non!</p> +<p>—Ni un gentleman nommé Snodgrass? poursuivit M. Pickwick.</p> +<p>—Non.</p> +<p>—Ni un gentleman nommé Winkle?</p> +<p>—Non.</p> +<p>—Mes amis ne sont pas arrivés aujourd'hui, et par +conséquent, monsieur, +nous dînerons seuls. Garçon! conduisez-nous dans une salle +à manger +particulière.»</p> +<p>En vertu de cette requête, l'homme corpulent voulut bien +ordonner au +commissionnaire d'apporter les bagages des gentlemen; puis il leur fit +traverser un passage long et sombre, et les introduisit dans une grande +chambre, à peine meublée, où fumait, sur une +grille malpropre, un petit +feu de charbon de terre qui s'efforçait en vain de +paraître joyeux, et +qui noircissait misérablement sous l'influence attristante du +local. Au +bout d'une heure, un plat de poisson et des côtelettes furent +servis aux +voyageurs, et enfin, lorsque ce dîner eut été +remporté, M. Pickwick et +M. Peter Magnus, tirant leurs chaises plus près du feu, +demandèrent une +bouteille de vin de Porto, le plus mauvais possible, au prix le plus +élevé possible, pour le bénéfice de la +maison, et burent, pour le leur, +de l'eau-de-vie et de l'eau chaude.</p> +<p>M. Peter Magnus était naturellement d'une disposition +très-communicative, et le grog opéra d'une manière +surprenante pour +faire écouler les secrets les plus cachés de son cœur. +Après avoir donné +de nombreux renseignements sur lui-même, sur sa famille, sur ses +alliances, sur ses amis, sur ses plaisanteries, sur ses affaires et sur +ses frères (la plupart des bavards ont beaucoup de choses +à dire sur +leurs frères), M. Peter Magnus contempla M. Pickwick pendant +plusieurs +minutes, à travers ses lunettes bleues, et dit ensuite avec un +air de +modestie:</p> +<p>—Et maintenant, monsieur Pickwick, que pensez-vous que je sois venu +faire ici?</p> +<p>—Sur ma parole, répondit la philosophe, il m'est tout +à fait impossible +de le deviner. Pour affaire, peut-être?</p> +<p>—Vous avez moitié raison, moitié tort en même +temps. Essayez encore, +monsieur Pickwick.</p> +<p>—Réellement j'implore votre merci, et vous me l'apprendrez ou +non, à +votre choix; car je ne pourrai jamais deviner, quand j'essayerais toute +la nuit.</p> +<p>—Eh bien! alors, hi! hi! hi! reprit M. Peter Magnus avec un +ricanement +timide: que penseriez-vous, monsieur Pickwick, si je vous disais que je +suis venu ici pour faire une déclaration et une demande de +mariage? Eh! +monsieur? hi! hi! hi!</p> +<p>—Je penserais qu'il est fort probable que vous réussirez, +répondit +notre aimable ami avec un de ses sourires les plus radieux.</p> +<p>—Ah! monsieur Pickwick, le pensez-vous vraiment? Le pensez-vous?</p> +<p>—Certainement.</p> +<p>—Non! vous plaisantez; j'en suis sûr.</p> +<p>—Je ne plaisante pas, en vérité!</p> +<p>—Eh bien! alors, pour vous dire un petit secret, je le pense aussi, +moi. Je vous dirai même, monsieur Pickwick, quoique je sois +jaloux comme +un tigre, de mon naturel, je vous dirai que la dame est dans cette +maison-ci. En prononçant ces dernières paroles, M. Magnus +ôta ses +lunettes bleues pour cligner de l'œil, et les remit ensuite d'un air +décidé.</p> +<p>—C'est donc pour cela, demanda M. Pickwick avec malice, c'est donc +pour +cela que vous sortiez de la chambre à chaque instant, avant le +dîner.</p> +<p>—Chut! vous avez raison; c'était pour cela. Cependant je +n'étais pas +assez fou pour l'aller voir.</p> +<p>—Pourquoi donc?</p> +<p>—Cela ne vaudrait rien, voyez-vous, juste après un voyage. Il +vaut +mieux attendre jusqu'à demain matin; j'aurai bien plus de +chances alors. +Monsieur Pickwick, il y a dans ce sac un habit, et dans cette botte un +chapeau, qui sont inestimables pour moi, d'après l'effet que +j'en +attends.</p> +<p>—En vérité!</p> +<p>—Oui, monsieur. Vous devez avoir observé mon +anxiété à leur sujet +aujourd'hui. Je ne crois pas, monsieur Pickwick, qu'on puisse avoir, +pour de l'argent, un autre habit et un autre chapeau comme +ceux-là.»</p> +<p>Notre philosophe félicita, sur son bonheur, le possesseur du +vêtement +irrésistible, et M. Peter Magnus demeura pendant quelque temps +absorbé +dans la contemplation intellectuelle de ses trésors.</p> +<p>«C'est une belle créature! s'écria-t-il enfin.</p> +<p>—Vraiment?</p> +<p>—Charmante! charmante! Elle habite à dix-huit milles d'ici, +monsieur +Pickwick. J'ai appris qu'elle serait ici ce soir et toute la +matinée de +demain, et je suis accouru pour saisir l'occasion. Je pense qu'une +auberge doit être un endroit très favorable pour faire des +propositions +à une femme seule; car, lorsqu'elle voyage, elle doit sentir sa +solitude +bien plus que dans sa maison. Qu'en pensez-vous, monsieur Pickwick?</p> +<p>—Cela me paraît en effet fort probable.</p> +<p>—Je vous demande pardon, monsieur Pickwick; mais je suis +naturellement +assez curieux. Pour quelle cause êtes-vous ici?»</p> +<p>Le rouge monta au visage de M. Pickwick au souvenir du sujet de son +voyage. «Le motif qui m'amène, répondit-il, n'est +nullement agréable. Je +viens ici, monsieur, pour dévoiler la perfidie et la +fausseté d'une +personne dans l'honneur de laquelle j'avais mis une entière +confiance.</p> +<p>—Dieu de Dieu! cela est bien désagréable! C'est une +dame, je présume? +Eh! eh! fripon de M. Pickwick! petit fripon! Bien, bien, monsieur +Pickwick!... Monsieur, je ne voudrais pas blesser votre +délicatesse pour +le monde entier. Pénible sujet, monsieur, +très-pénible. Que je ne vous +gêne pas, monsieur Pickwick, si vous voulez donner cours à +votre +chagrin. Je sais ce que c'est que d'être trahi, monsieur; j'ai +enduré +cette sorte de chose trois ou quatre fois.</p> +<p>—Je vous suis fort obligé pour votre sympathie sur ce que +vous supposez +être mon cas mélancolique, repartit M. Pickwick en montant +sa montre et +en la posant sur la table, mais....</p> +<p>—Non! non! interrompit M. Peter Magnus; pas un mot de plus. C'est un +sujet pénible; je le vois; je le vois. Quelle heure est-il, +monsieur +Pickwick?</p> +<p>—Minuit passé.</p> +<p>—Dieu de Dieu! il est bien temps de s'aller coucher! quelle sottise +de +rester debout si tard! Je serai pâle demain matin, monsieur +Pickwick.»</p> +<p>Contristé par l'idée d'une telle calamité, M. +Peter Magnus tira la +sonnette. Une servante apparut, et le sac rayé, le sac rouge, le +carton +à chapeau en cuir, et le paquet de papier gris ayant +été transportés +dans sa chambre à coucher, il se retira, avec un chandelier +vernissé, +dans une des ailes de la maison, tandis que M. Pickwick, avec un autre +chandelier vernissé, était conduit dans une autre aile, +à travers une +multitude de passages tortueux.</p> +<p>«Voici votre chambre, monsieur, dit la servante.</p> +<p>—Très-bien,» répondit M. Pickwick en regardant +autour de lui. C'était +une assez grande pièce à deux lits, dans laquelle il y +avait du feu, et +qui paraissait plus confortable, au total, que M. Pickwick +n'était +disposé à l'espérer d'après sa courte +expérience de l'aménagement du +Grandi Cheval blanc.</p> +<p>«Il va sans dire que personne ne dort dans l'autre lit? fit-il +observer.</p> +<p>—Oh! non, monsieur.</p> +<p>—Très-bien. Dites à mon domestique que je n'ai plus +besoin de lui ce +soir, et qu'il m'apporte de l'eau chaude demain à huit heures et +demie.</p> +<p>—Oui, monsieur.» Et la servante se retira après avoir +souhaité une +bonne nuit à notre philosophe.</p> +<p>M. Pickwick, demeuré seul, s'assit dans un fauteuil +auprès du feu, et se +laissa aller à une longue suite de méditations. D'abord +il songea à ses +amis, et se demanda quand ils viendraient le rejoindre. Ensuite son +esprit retourna vers mistress Martha Bardell, et de cette dame, par une +transition naturelle, il se reporta au bureau malpropre de Dodson et +Fogg. De là, il s'enfuit, par une tangente, au centre même +de l'histoire +du singulier client; puis il revint dans l'auberge du Grand Cheval +blanc, à Ipswich, avec assez peu de lucidité pour +convaincre M. Pickwick +que le sommeil s'emparait rapidement de lui. Il se secoua donc, et +commençait à se déshabiller lorsqu'il se rappela +qu'il avait laissé sa +montre sur la table, dans la salle d'en bas.</p> +<p>Or cette montre était un des biens meubles favoris de M. +Pickwick, ayant +été transportée de tous côtés, +à l'ombre de son gilet, pendant un nombre +d'années plus considérable qu'il ne nous paraît +nécessaire de le +déclarer actuellement au lecteur. On n'aurait pu faire +pénétrer dans le +cerveau du philosophe la possibilité de s'endormir sans entendre +le +tic-tac régulier de cette montre sous son traversin, ou dans le +porte-montre accroché au chevet de son lit. En +conséquence, comme il +était tard et qu'il ne voulait pas faire retentir sa sonnette, +à cette +heure de la nuit, il remit son habit qu'il avait déjà +ôté, et prenant le +chandelier vernissé, il descendit tranquillement les escaliers.</p> +<p>Mais plus M. Pickwick descendait les escaliers, plus il semblait +qu'il +lui restât d'escaliers à descendre; et plusieurs fois +après être parvenu +dans un étroit passage et s'être félicité +d'être enfin arrivé au +rez-de-chaussée, M. Pickwick vit un autre escalier +apparaître devant ses +yeux étonnés. Au bout d'un certain temps, cependant, il +atteignit une +salle dallée qu'il se rappela avoir vue en entrant dans la +maison. Avec +un nouveau courage il explora passage après passage; il +entr'ouvrit +chambre après chambre, et à la fin, quand il allait +abandonner ses +recherches de pur désespoir, il se trouva dans la salle +même où il avait +passé la soirée, et il aperçut sur la table sa +propriété manquante.</p> +<p>M. Pickwick saisit la montre d'un air triomphant, et s'occupa +ensuite de +retourner sur ses traces, pour regagner sa chambre à coucher; +mais si le +trajet pour descendre avait été environné de +difficultés et +d'incertitudes, le voyage pour remonter était infiniment plus +embarrassant. Dans toutes les directions possibles s'embranchaient des +rangées de portes, garnies de bottes et de souliers. Une +douzaine de +fois, M. Pickwick avait tourné doucement la clef d'une chambre +à +coucher, dont la porte ressemblait à la sienne, lorsqu'un cri +bourru de +l'intérieur: «Qui diable est cela?» ou, +«Qu'est-ce que vous venez faire +ici?» l'obligeait à se retirer sur la pointe du pied, avec +une célérité +parfaitement merveilleuse. Il se trouvait de nouveau réduit au +désespoir, lorsqu'une porte entr'ouverte attira son attention. +Il +allongea la tête et regarda dans la chambre. Bonne chance +à la fin! Les +deux lits étaient là, dans la situation qu'il se +rappelait parfaitement, +et le feu brûlait encore. Cependant sa chandelle, qui +n'était pas des +plus longues lorsqu'il l'avait reçue, avait coulé dans +les courants +d'air qu'il venait de traverser, et s'abîma dans le chandelier, +au +moment où il fermait la porte derrière lui. «C'est +égal, pensa M. +Pickwick, je puis me déshabiller tout aussi bien à la +lumière du feu.»</p> +<p>Les deux lits étaient placés à droite et +à gauche de la porte. Entre +chacun d'eux et la muraille il se trouvait une petite ruelle, +terminée +par une chaise de canne, et justement assez large pour permettre de +monter au lit ou d'en descendre du côté de la muraille, si +on le +jugeait convenable. Après avoir exactement fermé les +rideaux du lit du +coté de la chambre, M. Pickwick s'assit dans la ruelle, sur la +chaise de +canne, et se débarrassa tranquillement de ses souliers et de ses +guêtres. Ensuite il ôta et plia son habit, son gilet, sa +cravate, et +tirant lentement son bonnet de nuit de sa poche, il l'attacha +solidement +sur sa tête, en nouant sous son menton des cordons qui +étaient toujours +fixés à cette portion de son ajustement. Pendant cette +opération +l'absurdité de son récent embarras vint frapper plus +fortement ses +facultés risibles, et, se renversant sur sa chaise de canne, il +se mit à +rire en lui-même, de si bon cœur, que ç'aurait +été un véritable délice, +pour tout esprit bien constitué, de contempler le sourire qui +épanouissait son aimable physionomie, sous son bonnet de coton +orné +d'une vaste mèche.</p> +<p>«C'est la plus drôle de chose, se dit M. Pickwick +à lui-même en riant si +démesurément qu'il en fit presque craquer les cordons de +son bonnet; +c'est la plus drôle de chose dont j'aie jamais entendu parler, +que de me +voir ainsi perdu dans cette auberge, et errant dans tous ses escaliers. +Drôle! drôle! très-drôle!» M. Pickwick, +souriant de nouveau, d'un +sourire plus prononcé qu'auparavant, allait continuer à +se déshabiller, +lorsqu'il fut arrêté, tout à coup, par +l'entrée inattendue d'une +personne qui tenait une chandelle, et qui, après avoir +fermé la porte, +s'avança jusqu'auprès de la toilette et y posa sa +lumière.</p> +<p>Le sourire qui se jouait sur les traits de M. Pickwick fut +instantanément absorbé par l'expression de la surprise et +de la stupeur +la plus complète. La personne, quelle qu'elle fût, +était arrivée si +soudainement et avec si peu de bruit, que M. Pickwick n'avait pas eu le +temps de crier ni de s'opposer à son entrée. Qui +pouvait-ce être? un +voleur? quelque individu mal intentionné, qui peut-être +l'avait vu +monter les escaliers, tenant à la main une belle montre. En tout +cas que +devait-il faire?</p> +<p>Le seul moyen pour M. Pickwick d'observer son mystérieux +visiteur, sans +danger d'être vu lui-même, était de grimper sur le +lit pour lorgner dans +la chambre, et d'entr'ouvrir les rideaux. Il eut donc recours à +cette +manœuvre, et les tenant d'une main soigneusement fermés de +manière à ne +laisser passer que sa tête et son bonnet de coton, il mit sur son +nez +ses lunettes, rassembla tout son courage, et regarda.</p> +<p>Mais il s'évanouit presque d'horreur et de confusion +lorsqu'il vit, +debout devant la glace, une dame d'un certain âge, ornée +de papillotes +de papier brouillard, et activement occupée à brosser ce +que les dames +appellent <i>leur queue</i>. De quelque manière qu'elle +fût venue dans la +chambre, il était évident, à son air tranquille et +dégagé, qu'elle +comptait y passer la nuit tout entière. Elle avait +apporté avec elle une +chandelle de jonc garnie de son écran, et avec une louable +précaution +contre les dangers du feu, elle l'avait placée dans une cuvette +pleine +d'eau, sur le plancher, où cette chandelle brillait comme un +phare +gigantesque dans une mer singulièrement petite.</p> +<p>«Dieu me protège! pensa M. Pickwick. Quelle chose +épouvantable!</p> +<p>—Hem! fit la dame; et aussitôt la tête du philosophe +rentra derrière +les rideaux, avec une rapidité digne d'une marionnette.</p> +<p>—Je n'ai jamais ouï parler d'une aventure aussi terrible, se +dit le +pauvre M. Pickwick, dont le bonnet était trempé d'une +sueur froide. +Jamais! Cela est effroyable!»</p> +<p>Cependant, ne pouvant résister au désir de voir ce qui +se passait, il +fit de nouveau sortir sa tête entre les rideaux.</p> +<p>La situation s'empirait. La dame d'un certain âge ayant fini +d'arranger +ses cheveux, les avait soigneusement enveloppés dans un bonnet +de nuit +de mousseline orné d'une petite garniture plissée, et +contemplait le feu +d'un air mélancolique et rêveur.</p> +<p>«Cette affaire devient alarmante, raisonna M. Pickwick en +lui-même. Je +ne puis pas laisser aller les choses de cette manière. Il est +clair pour +moi, d'après la tranquillité de cette dame, que je serai +entré dans une +chambre qui n'est pas la mienne. Si je parle, elle alarmera la maison; +mais si je reste ici, les conséquences en seront plus +effrayantes +encore.»</p> +<p>M. Pickwick, il est inutile de le dire, était un des mortels +les plus +modestes et les plus délicats qui aient jamais existé. La +seule idée de +se présenter devant une dame en bonnet de nuit, le remplissait +de +confusion. Mais il avait fait un nœud à ses maudits cordons, et +malgré +tous ses efforts il ne pouvait parvenir à les défaire. Il +devenait +indispensable de briser la glace, et il n'y avait pour cela qu'un seul +moyen. Il se retira derrière les rideaux, et toussa tout haut: +«Hom! +hom!»</p> +<p>A ce bruit inattendu la dame tressaillit évidemment, car elle +renversa +l'écran de sa chandelle. Mais bientôt elle se persuada +qu'elle s'était +alarmée sans raison, et lorsque M. Pickwick, croyant qu'elle +était pour +le moins évanouie de terreur, s'aventura à regarder +à travers les +rideaux, elle s'était remise à contempler le feu avec le +même air +mélancolique et rêveur.</p> +<p>«Voilà une femme bien extraordinaire, pensa M. Pickwick +en rentrant la +tête. Hom! hom!»</p> +<p>Cette fois ces deux syllabes étaient prononcées trop +distinctement pour +qu'il fût encore possible de les prendre pour une imagination.</p> +<p>«Mon Dieu! mon Dieu! s'écria la dame; qu'est-ce que +cela?</p> +<p>—C'est... c'est seulement un gentleman, madame, dit M. Pickwick +derrière le rideau.</p> +<p>—Un gentleman! répéta la dame avec terreur.</p> +<p>—C'en est fait! pensa M. Pickwick.</p> +<p>—Un homme dans ma chambre! s'écria la dame, et elle se +précipita vers +la porte. M. Pickwick entendit le frôlement de sa robe. Un +instant de +plus et toute la maison allait être alarmée.</p> +<p>—Madame, dit-il en montrant sa tête, dans l'excès de +son désespoir; +madame....»</p> +<p>M. Pickwick, en mettant sa tête hors des rideaux, n'avait +certainement +point de but bien déterminé. Cependant cela produisit +instantanément un +bon effet. La dame, comme nous avons dit, était +déjà près de la porte. +Il fallait l'ouvrir pour arriver à l'escalier, et elle l'aurait +fait +sans aucun doute en un instant, si l'apparition soudaine du bonnet de +nuit philosophique ne l'avait pas fait reculer jusqu'au fond de la +chambre. Elle y resta immobile, considérant d'un air +effaré M. Pickwick, +qui à son tour la contemplait avec égarement.</p> +<p>«Misérable! dit la dame, couvrant ses yeux de ses +mains; que faites-vous +ici?</p> +<p>—Rien, madame... rien du tout, madame... répondit M. Pickwick +avec feu.</p> +<p>—Rien! répéta la dame en levant les yeux.</p> +<p>—Rien, madame, sur mon honneur, reprit M. Pickwick en secouant sa +tête +d'une manière si énergique que la mèche de son +bonnet s'agitait +convulsivement. Madame, je me sens accablé de confusion en +m'adressant à +une lady avec mon bonnet de nuit sur ma tête (ici la dame arracha +brusquement le sien); mais je ne puis l'ôter, madame. (En disant +ces +mots, M. Pickwick donna à son bonnet une secousse prodigieuse +pour +preuve de son allégation.) Maintenant, madame, il est +évident pour moi +que je me suis trompé de chambre à coucher, en prenant +celle-ci pour la +mienne. Je n'y étais pas depuis cinq minutes lorsque vous +êtes entrée +tout d'un coup.</p> +<p>—Si cette histoire improbable est réellement vraie, monsieur, +répliqua +la dame en sanglotant violemment, vous quitterez cette chambre +sur-le-champ.</p> +<p>—Oui, madame, avec le plus grand plaisir.</p> +<p>—Sur-le-champ! monsieur.</p> +<p>—Certainement, madame, certainement. Je... je suis +très-fâché, madame, +poursuivit M. Pickwick en faisant son apparition au pied du lit; +très-fâché d'avoir été la cause +innocente de cette alarme et de cette +émotion; profondément affligé, madame....»</p> +<p>La dame montra la porte. Dans ce moment critique, dans cette +situation +si embarrassante, une des excellentes qualités de M. Pickwick se +déploya +encore admirablement. Quoiqu'il eût placé à la +hâte son chapeau sur son +bonnet de coton, à la manière des patrouilles +bourgeoises, quoiqu'il +portât ses souliers et ses guêtres dans ses mains, et son +habit et son +gilet sur son bras, rien ne put diminuer sa politesse naturelle.</p> +<p>«Je suis excessivement fâché, madame, dit-il en +saluant très-bas.</p> +<p>—Si vous l'êtes, monsieur, vous quitterez cette chambre +sur-le-champ.</p> +<p>—Immédiatement, madame. A l'instant même, madame, dit +M. Pickwick en +ouvrant la porte et en laissant tomber ses souliers avec grand fracas. +Je me flatte, madame, reprit-il en ramassant ses chaussures et en se +retournant pour saluer encore, je me flatte que mon caractère +sans tache +et le respect plein de dévotion que je professe pour votre sexe +plaideront en ma faveur dans cette circonstance.» Mais avant +qu'il eût +pu conclure cette sentence, la dame l'avait poussé dans le +passage, et +avait fermé et verrouillé la porte derrière lui.</p> +<p>Quelque satisfaction que notre philosophe dût ressentir +d'avoir terminé +aussi aisément cette épouvantable aventure, sa situation +présente +n'était nullement agréable. Il était seul, +à moitié habillé, dans un +passage ouvert, dans une maison inconnue, au milieu de la nuit. Il +n'était pas supposable qu'il put retrouver, dans une parfaite +obscurité, +la chambre qu'il n'avait pu découvrir lorsqu'il était +armé d'une +lumière, et s'il faisait le plus petit bruit, dans ses inutiles +recherches, il courait la chance de recevoir un coup de pistolet et +peut-être d'être tué par quelque voyageur +réveillé en sursaut. Il +n'avait donc pas d'autre ressource que de rester où il +était, jusqu'à +la pointe du jour. Ainsi, après avoir fait encore quelques pas +dans le +corridor, en trébuchant, à sa grande alarme, sur +plusieurs paires de +bottes, il s'accroupit dans un angle du mur, pour attendre le matin +aussi philosophiquement qu'il le pourrait.</p> +<p>Cependant il n'était point destiné à subir +cette nouvelle épreuve de +patience, car il n'y avait pas longtemps qu'il était +retiré dans son +coin, lorsqu'à son horreur inexprimable un homme, portant une +lumière, +apparut au bout du corridor. Mais cette horreur fut soudainement +convertie en transports de joie lorsqu'il reconnut son fidèle +serviteur. +C'était en effet M. Samuel Weller qui regagnait son domicile, +après être +resté jusqu'alors en grande conversation avec le garçon +qui attendait la +diligence.</p> +<p>«Sam! dit M. Pickwick, en paraissant tout à coup devant +lui; où est ma +chambre à coucher?»</p> +<p>Sam considéra son maître avec la surprise la plus +expressive, et +celui-ci avait déjà répété trois +fois la même question, lorsque son +domestique tourna sur son talon et le conduisit à la chambre si +longtemps cherchée.</p> +<p>«Sam, dit M. Pickwick en se mettant dans son lit; j'ai fait +cette nuit +un des quiproquos les plus extraordinaires qu'il soit possible de faire.</p> +<p>—Ça ne m'étonne pas, monsieur, répliqua +sèchement le valet.</p> +<p>—Mais je suis bien déterminé, Sam, quand je devrais +rester six mois +dans cette maison, à ne plus jamais me risquer tout seul hors de +ma +chambre.</p> +<p>—C'est la résolution la plus prudente que vous pourriez +prendre, +monsieur. Vous avez besoin de quelqu'un pour vous surveiller quand +votre +raison s'en va en visite.</p> +<p>—Qu'est-ce que vous entendez par là? Sam, demanda M. +Pickwick, qui, se +levant sur son séant, étendit la main comme s'il allait +faire un +discours; mais tout à coup il parut se raviser, se recoucha et +dit à son +domestique: Bonsoir.</p> +<p>—Bonsoir, monsieur,» répliqua Sam, et il sortit de la +chambre. Arrivé +dans le corridor, il s'arrêta, secoua la tête, fit quelques +pas, +s'arrêta encore, moucha sa chandelle, secoua la tête de +nouveau, et +finalement se dirigea lentement vers sa chambre, enseveli, en +apparence, +dans les plus profondes méditations.<br/> +</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;"/> +<p><br/> +</p> +<a name="CHAPITRE_XXIII"></a> +<h2>CHAPITRE XXIII.</h2> +<h3>Dans lequel Samuel Weller s'occupe énergiquement de prendre +la revanche +de M. Trotter.</h3> +<br/> +<p>A une heure un peu plus avancée de cette même +matinée dont le +commencement avait été signalé par l'aventure de +M. Pickwick avec la +dame aux papillotes jaunes, dans la petite chambre située +auprès des +écuries, M. Weller aîné faisait les +préparatifs de son retour à Londres. +Il était parfaitement posé pour se faire peindre, et, +profitant de +l'occasion, nous allons esquisser son portrait.</p> +<p>Son profil avait pu présenter dans sa jeunesse des lignes +hardies et +fortement accentuées, mais grâce à la bonne +chère, grâce à un caractère +qui se pliait aux circonstances avec une extrême facilité, +les courbes +charnues de ses joues s'étaient étendues bien +au-delà des limites qui +leur avaient été originairement assignées par la +nature; si bien qu'à +moins de le regarder en face, il était difficile de distinguer +dans son +visage autre chose que le bout d'un nez rubicond. La même cause +avait +fait acquérir à son menton la forme grave et imposante +que l'on décrit +communément, en faisant précéder de +l'épithète <i>double</i> le nom de ce +trait expressif de la physionomie humaine. Enfin, son teint +présentait +cette combinaison de couleurs qui ne se rencontrent guère que +chez les +gentlemen de sa profession, ou sur un filet de bœuf mal rôti. +Autour de +son cou il portait un châle de voyage écarlate, qui +s'adaptait si +parfaitement à son menton qu'il était difficile de +distinguer les plis +de l'un d'avec les plis de l'autre; par-dessus ce châle il mit un +long +gilet d'une grosse étoffe rouge à larges raies roses, et +par-dessus ce +gilet un immense habit vert, orné de gros boutons de cuivre; et +parmi +ces boutons ceux qui garnissaient la taille étaient si +éloignés l'un de +l'autre, que nul mortel ne les avait jamais vus tous les deux à +la fois. +Les cheveux de M. Weller étaient courts, lisses, noirs, et +s'apercevaient à peine sous les bords gigantesques d'un chapeau +brun à +forme basse. Ses jambes étaient encaissées dans une +culotte de velours +à côtes et dans des bottes à revers; enfin, une +grande chaîne de cuivre, +terminée par une clef et un cachet du même métal, +se dandinait +gracieusement à sa vaste ceinture.</p> +<p>Nous avons dit que M. Weller faisait les préparatifs de son +retour à +Londres. Pour être plus explicite, il s'occupait de la question +des +vivres. Sur la table, devant lui, se trouvait un pot d'ale, un plat de +bœuf froid et un pain d'une dimension fort respectable, à chacun +desquels il distribuait tour à tour ses faveurs, avec la plus +rigide +impartialité. Il venait de couper une bonne tranche de pain +lorsqu'un +bruit de pas dans la chambre lui fit lever les yeux. L'espoir de sa +vieillesse était devant lui.</p> +<p>«'Jour! Sammy,» dit le père.</p> +<p>Le fils s'approcha du pot d'ale et prit, en guise de réponse, +une longue +gorgée de liquide.</p> +<p>«Tu aspires les liquides avec facilité, Sammy, dit M. +Weller en +regardant l'intérieur du pot, lorsque son premier-né +l'eut reposé, à +moitié vide, sur la table; tu aurais fait une fameuse sangsure +si tu +étais né dans cette profession-là, Sammy.</p> +<p>—Oui, je me figure que ce talent-là m'aurait permis de vivre +à mon +aise, répliqua Sam en s'attaquant au bœuf froid avec une vigueur +considérable.</p> +<p>—Je suis très-vexé, Sammy, reprit M. Weller en +décrivant de petits +cercles avec le pot pour secouer son ale avant de la boire, je suis +très-vexé, Sammy, de voir que tu t'es laissé +enfoncer par cet homme +violet. J'avais toujours pensé, jusqu'à l'autre jour, que +les mots de +<i>Weller</i> et <i>enfoncé</i> ne viendraient jamais en +contract, Sammy.... +Jamais.</p> +<p>—Excepté, sans doute, le cas où il serait question +d'une veuve, reprit +Sam.</p> +<p>—Les veuves, Sammy, répliqua M. Weller en changeant un peu de +couleur, +les veuves sont des exceptions à toutes les règles. J'ai +entendu dire +combien une veuve vaut de femmes ordinaires, pour vous mettre dedans. +Je +crois que c'est 25, Sammy; mais ça pourrait bien être +davantage.</p> +<p>—Eh mais, c'est déjà assez gentil.</p> +<p>—D'ailleurs, poursuivit M. Weller, sans faire attention à +l'interruption, c'est ben différent. Tu sais ce que disait +l'avocat de +ce gen'lm'n qui battait sa femme à coups de pincettes quand il +était en +ribotte. «Après tout, m'sieu le président, qu'i' +dit, «c'n est qu'une +aimable faiblesse.» J'en dis autant par rapport aux veuves, +Sammy; et +tu en diras autant quand tu auras mon âge.</p> +<p>—Je sais bien, confessa Sam, je sais bien que j'aurais dû en +savoir +plus long.</p> +<p>—En savoir plus long! répéta M. Weller, en frappant la +table avec son +poing; en savoir plus long! Mais je connais un jeune moutard, qui n'a +pas eu le quart de ton inducation, qui n'a pas seulement +fréquenté les +marchés pendant... non pas six mois, et qui aurait rougi de se +laisser +enfoncer comme ça, rougi jusqu'au blanc des yeux, Sammy!» +L'angoisse que +réveilla cette amère réflexion obligea M. Weller +à tirer la sonnette et +à demander une nouvelle pinte d'ale.</p> +<p>«Allons! à quoi bon parler de ça maintenant, fit +observer Sam. Ce qui +est fait est fait, il n'y a plus de remède, et cette +pensée doit nous +consoler, comme disent les Turcs, quand ils ont coupé la +tête d'un +individu par erreur. Mais chacun son tour, gouverneur, et si je +rattrape +ce Trotter, il aura affaire à moi.</p> +<p>—Je l'espère, Sammy, je l'espère, répondit +gravement M. Weller. A ta +santé, Sammy, et puisses-tu effacer bientôt la tache dont +tu as soulié +notre nom de famille.» En l'honneur de ce toast, le corpulent +cocher +absorba, d'un seul trait, les deux tiers au moins de la pinte +nouvellement arrivée: puis il tendit le reste à son fils, +qui en disposa +instantanément.</p> +<p>«Et maintenant, Sammy, reprit M. Weller en consultant +l'énorme montre +d'argent que soutenait sa chaîne de cuivre; maintenant il est +temps que +j'aille au bureau pour prendre ma feuille de route et pour faire +charger +la voiture; car les voitures, Sammy, c'est comme les canons, i' faut +les +charger avec beaucoup de soin avant qu'i' partent.»</p> +<p>Sam Weller accueillit avec un sourire filial ce bon mot paternel et +professionnel. Son respectable père continua d'un ton grave et +ému: «Je +vas te quitter, Sammy, mon garçon, et on ne sait pas quand +est-ce que +nous nous reverrons. Ta belle-mère peut avoir fait mon affaire, +il peut +arriver un tas d'accidents avant que tu reçoives de nouvelles +nouvelles +du célèbre monsieur Weller de la <i>Belle Sauvage</i>. +L'honneur de la +famille est dans tes mains, Samivel, et j'espère que tu feras +ton +devoir. Quant au reste, je sais que je peux me fier à toi comme +à +moi-même. Aussi je n'ai qu'un petit conseil à te donner. +Si tu dépasses +la cinquantaine et que l'idée te vienne d'épouser +quelqu'un, n'importe +qui, vite enferme-toi dans ta chambre, si tu en as une, et +empoisonne-toi sur-le-champ. C'est commun de se pendre; ainsi pas de +ces bêtises-là. Empoisonne-toi, Sammy, mon garçon, +empoisonne-toi et +plus tard tu seras bien aise de m'avoir écouté.»</p> +<p>M. Weller gardait fixement son fils en prononçant ces +touchantes +paroles. Lorsqu'il eut terminé il tourna lentement sur le talon +et +disparut.</p> +<p>Les derniers conseils de son père ayant éveillé +dans l'esprit de M. +Samuel Weller mille idées contemplatives et lugubres, il sortit +de +l'auberge du <i>Cheval blanc</i> dès que le vieil +automédon l'eut quitté, et +dirigea ses pas vers l'église de Saint-Clément, essayant +de dissiper sa +mélancolie en se promenant dans les antiques dépendances +de cet édifice. +Il y avait déjà quelque temps qu'il flânait dans +les environs, quand il +se trouva dans un endroit solitaire, une espèce de cour, d'un +aspect +vénérable, et qui n'avait pas d'autre issue que le +passage par lequel il +était entré. Il allait donc retourner sur ses pas, +lorsqu'il fut +pétrifié sur place par une apparition que nous allons +décrire +ci-dessous.</p> +<p>M. Samuel Weller, était occupé à contempler les +vieilles maisons de +brique rouge, et malgré son abstraction profonde, lançait +de temps en +temps une œillade assassine aux fraîches servantes qui ouvraient +une +fenêtre ou levaient une jalousie, lorsque la porte verte d'un +jardin, au +fond de la cour, s'ouvrit tout à coup. Un homme en sortit, qui +referma +soigneusement, après lui, ladite porte et s'avança d'un +pas rapide vers +l'endroit où se trouvait Sam.</p> +<p>Or, si l'on prend ce fait isolément, et sans s'occuper des +circonstances +concomitantes, il n'a rien de fort extraordinaire, car, dans beaucoup +de +parties du monde, un homme peut sortir d'un jardin et fermer +derrière +lui une porte verte, il peut même s'éloigner d'un pas +rapide, sans +attirer pour cela l'attention publique. Il est donc clair qu'il devait +y +avoir, pour éveiller l'intérêt de Sam, quelque +chose de particulier dans +le costume de l'homme, ou dans l'homme lui-même, ou dans l'un et +dans +l'autre. C'est ce que le lecteur pourra facilement conclure, lorsque +nous lui aurons décrit avec précision la conduite de +l'individu dont il +s'agit.</p> +<p>Il avait donc fermé derrière lui la porte verte, il +s'avançait dans la +cour d'un pas rapide, comme nous l'avons déjà dit deux +fois; mais il +n'eut pas plus tôt aperçu M. Weller qu'il hésita, +s'arrêta et parut ne +pas trop savoir quel parti prendre. Cependant, comme la porte verte +était fermée derrière lui, et comme il n'y avait +pas d'autre issue que +celle qui était devant lui, il ne fut pas longtemps à +remarquer que, +pour sortir de là, il fallait nécessairement passer +devant M. Samuel +Weller. Il reprit donc son pas délibéré et +s'avança en regardant droit +devant lui. Ce qu'il y avait de plus extraordinaire dans cet homme, +c'est la façon hideuse dont il contournait ses traits, faisant +les +grimaces les plus étonnantes et les plus effroyables qu'on ait +jamais +vues. Jamais l'œuvre de la nature n'avait été +déguisée plus artistement +que ne le fut en un instant le visage en question.</p> +<p>«Parole d'honneur, se dit Sam à lui-même, en +voyant approcher le quidam, +voilà qui est drôle! j'aurais juré que +c'était lui!»</p> +<p>L'homme avançait toujours, et à mesure qu'il +s'approchait, sa figure +devenait de plus en plus bouleversée.</p> +<p>«Je pourrais prêter serment, quant à ces cheveux +noirs et à cet habit +violet; mais c'est bien sûr la première fois que je vois +cette +boule-là.»</p> +<p>Pendant ce soliloque, la physionomie de l'étranger avait pris +un aspect +surnaturel et parfaitement hideux. Cependant il fut obligé de +passer +très-près de Sam, et un regard scrutateur de celui-ci lui +permit de +découvrir, sous ce masque de contorsions effrayantes, quelque +chose qui +ressemblait trop aux petits yeux de M. Job Trotter pour qu'il fût +possible de s'y tromper.</p> +<p>«Ohé! monsieur!» cria Sam d'une voix +irritée.</p> +<p>L'étranger s'arrêta.</p> +<p>«Ohé!» répéta Sam d'une voix encore +plus féroce.</p> +<p>L'homme à l'horrible visage regarda avec la plus grande +surprise au fond +de la cour, à l'entrée de la cour, aux fenêtres de +chaque maison, +partout enfin, excepté du côté de Sam Weller; puis +il fit un autre pas +en avant, mais il fut arrêté par un nouveau hurlement de +Sam:</p> +<p>«Ohé! monsieur!»</p> +<p>Il n'y avait plus moyen de prétendre méconnaître +d'où venait la voix, et +l'étranger, n'ayant pas d'autre ressource, regarda Sam en face.</p> +<p>«Ça ne prend pas, Job Trotter, dit celui-ci. Allons! +allons! pas de +bêtises. Vous n'êtes pas assez beau naturellement pour vous +permettre de +vous gâter comme ça la physionomie. Remettez-moi vos +petits yeux à leur +place, ou bien je les enfoncerai dans votre tête. +M'entendez-vous!»</p> +<p>Comme M. Weller paraissait disposé à agir suivant la +lettre et l'esprit +de ce discours, M. Trotter permit peu à peu à son visage +de reprendre +son expression habituelle, et tout à coup, tressaillant de joie, +il +s'écria:</p> +<p>«Que vois-je? monsieur Walker!</p> +<p>—Ha! reprit Sam, vous êtes bien content de me rencontrer, +n'est-ce pas?</p> +<p>—Content! s'écria Job Trotter enchanté! Oh! monsieur +Walker, si vous +saviez combien j'ai désiré cette rencontre! Mais c'en est +trop pour ma +sensibilité, monsieur Walker; je ne puis pas contenir ma joie; +en vérité +je ne le puis pas!»</p> +<p>En sanglotant ces paroles, M. Trotter répandit un +véritable déluge de +pleurs, et, jetant ses bras autour de ceux de Sam, il l'embrassa +étroitement, avec un transport d'affection.</p> +<p>«A bas les pattes! lui cria Sam, grandement indigné de +cette conduite, +et s'efforçant inutilement de se soustraire aux embrassements de +son +enthousiaste connaissance. A bas les pattes! vous dis-je. Pourquoi me +pleurez-vous comme ça sur le dos, pompe à incendie?</p> +<p>—Parce que je suis si content de vous voir, répliqua Job +Trotter, en +relâchant Sam, à mesure que les symptômes de son +courroux diminuaient. +Ah! monsieur Walker, c'en est trop!</p> +<p>—Trop? Je le crois bien! Voyons, qu'avez-vous à me dire, +eh?»</p> +<p>M. Trotter ne fit pas de réplique, car le petit mouchoir +rouge était en +pleine activité.</p> +<p>«Qu'avez-vous à me dire avant que je vous casse la +tête? répéta Sam +d'une manière menaçante.</p> +<p>—Hein? fit M. Trotter d'un ton de vertueuse surprise.</p> +<p>—Qu'est-ce que vous avez à me dire?</p> +<p>—Mais, monsieur Walker!...</p> +<p>—Ne m'appelez pas Walker; je me nomme Weller, vous le savez bien. +Qu'est-ce que vous avez à me dire?</p> +<p>—Dieu vous bénisse, monsieur Walker,... je veux dire +Weller.... Bien +des choses, si vous voulez venir quelque part où nous puissions +parler à +notre aise. Si vous saviez comme je vous ai cherché, monsieur +Weller!</p> +<p>—Très-soigneusement je suppose, reprit Sam, sèchement.</p> +<p>—Oh! oui, monsieur, en vérité! affirma M. Trotter sans +qu'on vit remuer +un muscle de sa physionomie. Donnez-moi une poignée de main, M. +Weller.»</p> +<p>Sam considéra pendant quelques secondes son compagnon, et +ensuite, +comme poussé par un soudain mouvement, il lui tendit la main.</p> +<p>«Comment va votre bon cher maître, demanda Job à +Sam, tout en cheminant +avec lui. Oh! c'est un digne gentleman, monsieur Weller. +J'espère qu'il +n'a pas attrapé de fraîcheurs dans cette +épouvantable nuit.»</p> +<p>Une expression momentanée de malice étincela dans +l'œil de Job, pendant +qu'il prononçait ces paroles. Sam s'en aperçut, et +ressentit dans son +poing fermé une violente démangeaison, mais il se contint +et répondit +simplement que son maître se portait très-bien.</p> +<p>«Oh! que j'en suis content. Est-il ici?</p> +<p>—Et le vôtre y est-il?</p> +<p>—Hélas! oui, il est ici. Et ce qui me peine à dire, +monsieur Weller, +c'est qu'il s'y conduit plus mal que jamais.</p> +<p>—Ah! ah!</p> +<p>—Oh! ça fait frémir! c'est terrible!</p> +<p>—Dans une pension de demoiselles?</p> +<p>—Non! non! pas dans une pension, répliqua Job avec le +même regard +malicieux que Sam avait déjà remarqué, pas dans +une pension.</p> +<p>—Dans la maison avec une porte verte? demanda Sam en regardant +attentivement son compagnon.</p> +<p>—Non! non! oh! non pas là! répondit Job avec une +vivacité qui ne lui +était pas habituelle. Pas là!</p> +<p>—Que faisiez-vous là vous-même? reprit Sam avec un +regard perçant. Vous +y êtes entré par accident, peut-être?</p> +<p>—Voyez-vous, monsieur Weller, je ne regarde pas à vous dire +mes petits +secrets, parce que, comme vous savez, nous avons eu tant de goût +l'un +pour l'autre la première fois que nous nous sommes +rencontrés. Vous vous +rappelez la charmante matinée que nous avons passée +ensemble.</p> +<p>—Eh! oui, répliqua Sam, je m'en souviens. Eh bien!</p> +<p>—Eh bien! poursuivit Job avec grande précision et du ton peu +élevé d'un +homme qui communique un secret important. Dans cette maison à la +porte +verte, monsieur Weller, il y a beaucoup de domestiques.</p> +<p>—Je m'en doute bien, interrompit Sam.</p> +<p>—Oui, et il y a une cuisinière qui a épargné +quelque chose, monsieur +Weller, et qui désire ouvrir une petite boutique +d'épicerie, voyez-vous.</p> +<p>—Oui dà?</p> +<p>—Oui, monsieur Weller, hé bien! monsieur, je l'ai +rencontrée à une +petite chapelle où je vais. Une bien jolie petite chapelle de +cette +ville, monsieur Weller, où on chante ce recueil d'hymnes que je +porte +habituellement sur moi et que vous avez peut-être vu entre mes +mains, et +j'ai fait connaissance avec elle, monsieur Weller; et puis il s'est +établi une petite intimité, et je puis me hasarder +à dire que je compte +devenir l'épicier.</p> +<p>—Ah! et vous ferez un très-aimable épicier, +répliqua Sam en examinant +de côté M. Trotter avec un profond dégoût.</p> +<p>—Le grand avantage de ceci, monsieur Weller, continua Job, dont les +yeux se remplissaient de larmes; le grand avantage de ceci c'est que je +pourrai quitter le service déshonorant de ce méchant +homme, et me +dévouer tout entier à une vie meilleure et plus +vertueuse. Une vie plus +conforme à la manière dont j'ai été +élevé, monsieur Weller.</p> +<p>—Vous devez avoir été joliment éduqué, +hein?</p> +<p>—Oh! avec un soin! avec un soin incroyable, monsieur Weller! et en +se +rappelant la pureté de son enfance, M. Trotter tira de nouveau +le +mouchoir rose et pleura copieusement.</p> +<p>—Qu'on devait être heureux d'aller à l'école +avec un enfant aussi pieux +que vous!</p> +<p>—Je crois bien, monsieur, répliqua Job en poussant un profond +soupir. +J'étais l'idole de l'école.</p> +<p>—Ah! ça ne m'étonne pas. Quelle consolation vous +deviez être pour votre +bénite mère!»</p> +<p>En entendant ces mots Job inséra un bout du mouchoir rose +dans le coin +de chacun de ses yeux, et recommença à fondre en larmes.</p> +<p>«Qu'est-ce qu'il a maintenant, s'écria Sam, rempli +d'indignation. La +pompe à feu n'est rien auprès de lui. Qu'est-ce qui vous +fait fondre en +eau maintenant? La conscience de votre coquinerie, pas vrai?</p> +<p>—Je ne puis pas modérer ma sensibilité, monsieur +Weller reprit Job +après une courte pause. Quand je songe que mon maître a +soupçonné la +conversation que j'avais eue avec le vôtre, et qu'il m'a +emmené en +chaise de poste, après avoir engagé la jeune lady +à dire qu'elle ne le +connaissait pas et après avoir gagné la maîtresse +de pension! Ah! +monsieur Weller, cela me fait frissonner!</p> +<p>—Ah! c'est comme ça que la chose s'est passée, hein?</p> +<p>—Sans doute, répliqua Job.»</p> +<p>Tout en parlant ainsi les deux amis étaient arrivés +près de l'hôtel. +Sam dit alors à son compagnon: «Si ça ne vous +dérangeait pas trop, Job, +je voudrais bien vous voir au <i>Grand Cheval blanc</i>, ce soir, vers +les +huit heures.</p> +<p>—Je n'y manquerai pas.</p> +<p>—Et vous ferez bien, reprit Sam avec un regard expressif. Autrement +je +pourrais aller demander de vos nouvelles de l'autre côté +de la porte +verte; et alors ça pourrait vous nuire, vous voyez.</p> +<p>—Je viendrai, sans faute, répéta Job, et il +s'éloigna après avoir donné +à Sam une chaleureuse poignée de main.</p> +<p>—Prends garde, Job Trotter, prends garde à toi, dit Sam en le +regardant +partir; car je pourrais bien t'enfoncer, cette fois.» Ayant +terminé ce +monologue et suivi Job des yeux jusqu'au détour de la rue, Sam +rentra et +monta à la chambre de son maître.</p> +<p>«Tout est en train, monsieur, lui dit-il.</p> +<p>—Qu'est-ce qui est en train, Sam?...</p> +<p>—Je les ai trouvés, monsieur.</p> +<p>—Trouvé qui?</p> +<p>—Votre bonne pratique, et le pleurnichard aux cheveux noirs.</p> +<p>—Impossible! s'écria M. Pickwick avec la plus grande +énergie. Où +sont-ils, Sam! où sont-ils?</p> +<p>—Chut! chut!» répéta le fidèle valet, et +tout en aidant son maître à +s'habiller, il lui détailla le plan de campagne qu'il avait +dressé.</p> +<p>«Mais quand cela se fera-t-il, Sam?</p> +<p>—Au bon moment, monsieur, au bon moment.»</p> +<p>Le lecteur apprendra dans le subséquent chapitre, si cela fut +fait au +bon moment.<br/> +</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;"/> +<p><br/> +</p> +<a name="CHAPITRE_XXIV"></a> +<h2>CHAPITRE XXIV.</h2> +<h3>Dans lequel M. Peter Magnus devient jaloux, et la dame d'un certain +âge, +craintive; ce qui jette les pickwickiens dans les griffes de la justice.</h3> +<br/> +<p>Quand M. Pickwick descendit dans la chambre où il avait +passé la soirée +précédente avec M. Peter Magnus, il le trouva en train de +se promener +dans un état nerveux d'agitation et d'attente, et remarqua que +ce +gentleman avait disposé, au plus grand avantage possible de sa +personne, +la majeure partie du contenu des deux sacs, du carton à chapeau, +et du +paquet papier gris.</p> +<p>«Bonjour, monsieur, dit M. Magnus. Comment trouvez-vous ceci, +monsieur?</p> +<p>—Tout à fait meurtrier, répondit M. Pickwick en +examinant avec un +sourire de bonne humeur le costume du prétendant.</p> +<p>—Oui, je pense que cela fera l'affaire, monsieur Pickwick; monsieur, +j'ai envoyé ma carte.</p> +<p>—Vraiment!</p> +<p>—Oui, et le garçon est venu me dire qu'elle me recevrait +à onze heures. +A onze heures, monsieur, et il ne s'en faut plus que d'un quart d'heure +maintenant.»</p> +<p>Ah! c'est bientôt!</p> +<p>«Oui, c'est bientôt! Trop tôt, peut-être, +pour que ce soit agréable. Eh! +monsieur Pickwick, monsieur.</p> +<p>—La confiance en soi-même est une grande chose dans ces cas +là.</p> +<p>—Je le crois, monsieur. J'ai beaucoup de confiance en +moi-même. +Réellement, monsieur Pickwick, je ne vois pas pourquoi un homme +sentirait la moindre crainte dans une circonstance semblable. Quoi de +plus simple en somme, monsieur? il n'y a rien là de +déshonorant. C'est +une affaire de convenances mutuelles, rien de plus. Mari d'un +côté, +femme de l'autre. C'est là mon opinion de la matière, +monsieur Pickwick.</p> +<p>—Et c'est une opinion très-philosophique. Mais le +déjeuner nous attend, +monsieur Magnus, allons.»</p> +<p>Ils s'assirent pour déjeuner; cependant malgré les +vanteries de M. +Magnus, il était évident qu'il se trouvait sous +l'influence d'une grande +agitation, dont les principaux symptômes étaient des +essais lugubres de +plaisanterie, la perte de l'appétit, une propension à +renverser les +tasses et la théière, et une inclination +irrésistible à regarder la +pendule, toutes les deux secondes.</p> +<p>«Hi! hi! hi! balbutia-t-il en affectant de la gaieté, +mais en tremblant +d'agitation; il ne s'en faut plus que de deux minutes, monsieur +Pickwick. Suis-je pâle, monsieur?</p> +<p>—Pas trop.»</p> +<p>Il y eut un court silence.</p> +<p>«Je vous demande pardon, monsieur Pickwick. Avez-vous jamais +fait cette +sorte de chose, dans votre temps?</p> +<p>—Vous voulez dire une demande en mariage?</p> +<p>—Oui.</p> +<p>—Jamais! répliqua M. Pickwick avec grande énergie, +jamais!</p> +<p>—Alors vous n'avez pas d'idées sur la meilleure +manière d'entrer en +matière?</p> +<p>—Eh! je puis avoir quelques idées à ce sujet; mais +comme je ne les ai +jamais soumises à la pierre de touche de l'expérience, je +serais fâché +si vous vous en serviez pour régler votre conduite.</p> +<p>M. Magnus jeta un autre coup d'œil à la pendule: l'aiguille +marquait +cinq minutes après onze heures. Il se retourna vers M. Pickwick +en lui +disant: «Malgré cela, monsieur, je vous serai bien +obligé de me donner +un avis.</p> +<p>—Eh bien! monsieur, répondit le savant homme avec la +solennité profonde +qui rendait ses remarques si impressives quand il jugeait qu'elles en +valaient la peine; je commencerais, monsieur, par payer un tribut +à la +beauté et aux excellentes qualités de la dame. De +là, monsieur, je +passerais à ma propre indignité.</p> +<p>—Très-bien, s'écria M. Magnus.</p> +<p>—Indignité, par rapport à <i>elle</i> seule, +monsieur. Faites bien attention +à cela; car pour montrer que je ne serais pas <i>absolument</i> +indigne, je +ferais une courte revue de ma vie passée et de ma condition +présente: +j'établirais, par analogie, que je serais un objet +très-désirable pour +toute autre personne. Ensuite je m'étendrais sur la chaleur de +mon +amour, et sur la profondeur de mon dévouement. Peut-être +pourrais-je, +alors, essayer de m'emparer de sa main.</p> +<p>—Oui, je vois. Cela serait un grand point.</p> +<p>—Ensuite, continua M. Pickwick, en s'échauffant à +mesure que son sujet +se présentait devant lui sous des couleurs plus brillantes; +ensuite j'en +viendrais à cette simple question: Voulez-vous de moi? Je crois +pouvoir +supposer raisonnablement que la dame détournerait la +tête....</p> +<p>—Pensez-vous qu'on puisse prendre cela pour accordé? +interrompit M. +Magnus. Parce que, voyez-vous, si elle ne détournait pas la +tête au +moment précis, cela serait embarrassant.</p> +<p>—Je crois qu'elle la détournerait à ce +moment-là, monsieur; et +là-dessus je saisirais sa main, et je pense, <i>je pense</i>, +monsieur +Magnus, qu'après avoir fait cela, supposant qu'elle n'eût +point proféré +de refus, je retirerais doucement le mouchoir qu'elle aurait +porté à ses +yeux, si ma faible connaissance de la nature humaine ne me trompe +point, +et je déroberais un baiser respectueux: oui, je pense que je le +déroberais; et je suis convaincu que dans cet instant +même, si la dame +devait m'accepter, elle murmurerait à mon oreille un pudique +consentement.»</p> +<p>M. Magnus se leva de sa chaise, regarda pendant quelque temps M. +Pickwick en silence et avec un regard intelligent, puis il lui secoua +chaleureusement la main et s'élança, en +désespéré, hors de la porte. +L'aiguille de la pendule marquait onze heures dix minutes.</p> +<p>M. Pickwick fit quelques tours dans la chambre, et l'aiguille +suivant +son exemple, était arrivée à la figure qui indique +la demi-heure, +lorsque la porte s'ouvrit soudainement. M. Pickwick se retourna pour +féliciter M. Magnus, mais à sa place il aperçut la +joyeuse physionomie +de M. Tupman, la figure guerrière de M. Winkle, et les traits +intellectuels de M. Snodgrass.</p> +<p>Pendant que M. Pickwick les complimentait, M. Peter Magnus se +précipita +dans l'appartement.</p> +<p>«Mes bons amis, dit le philosophe, voici le gentleman dont je +vous +parlais, M. Magnus.</p> +<p>—Votre serviteur, messieurs, dit M. Magnus qui était +évidemment dans un +état d'exaltation. Monsieur Pickwick, permettez-moi de vous +parler un +moment, monsieur.»</p> +<p>En prononçant ces mots M. Magnus insinua son index dans une +des +boutonnières de M. Pickwick, et l'attirant dans l'ouverture +d'une +fenêtre: «Félicitez-moi, monsieur Pickwick; j'ai +suivi votre avis à la +lettre.</p> +<p>—Était-il bon?</p> +<p>—Oui, monsieur, il ne pouvait pas être meilleur. Elle est +à moi, +monsieur Pickwick.</p> +<p>—Je vous en félicite de tout mon cœur, répondit le +philosophe, en +secouant cordialement la main de sa nouvelle connaissance.</p> +<p>—Il faut que vous la voyiez, monsieur. Par ici, s'il vous +plaît. +Excusez-nous pour un instant, messieurs.» En parlant ainsi +l'amant +triomphant entraîna rapidement M. Pickwick hors de la chambre, +s'arrêta +à la porte voisine dans le corridor, et y tapa doucement.</p> +<p>«Entrez,» dit une voix de femme.</p> +<p>Ils entrèrent.</p> +<p>«Miss Witherfield<a name="FNanchor_26_26"></a><a + href="#Footnote_26_26"><sup>26</sup></a>, dit M. Magnus, permettez-moi +de vous présenter un +de mes meilleurs amis, M. Pickwick.—Monsieur Pickwick, permettez-moi de +vous présenter à miss Witherfield.»</p> +<p>La dame était à l'autre bout de la chambre. M. +Pickwick la salua, et en +même temps, tirant adroitement ses lunettes de sa poche, il les +ajusta +sur son nez; mais à peine les y avait-il posées qu'il +poussa une +exclamation de surprise, et recula plusieurs pas. La dame, de son +côté, +jetait un cri involontaire, cachait son visage dans ses mains, et se +laissait tomber sur sa chaise; tandis que M. Peter Magnus, qui semblait +pétrifié sur la place, les contemplait tour à tour +avec une physionomie +défigurée par un excès d'étonnement et +d'horreur.</p> +<p>Un semblable coup de théâtre paraît inexplicable; +mais le fait est que +M. Pickwick, aussitôt qu'il avait mis ses lunettes, avait reconnu +tout à +coup, dans la future Mme Magnus, la dame chez laquelle il +s'était si +odieusement introduit la nuit précédente; et qu'à +peine lesdites +lunettes avaient-elles croisé le nez de M. Pickwick, lorsque la +dame +s'aperçut de l'identité de sa physionomie avec celle +qu'elle avait vue, +environnée de toutes les horreurs d'un bonnet de coton. En +conséquence +la dame cria et le philosophe tressaillit.</p> +<p>«Monsieur Pickwick, que signifie cela, monsieur? Dites-moi ce +que +signifie cela, monsieur? s'écria M. Magnus d'un ton de voix +élevé et +menaçant.</p> +<p>—Monsieur, je refuse de répondre à cette question, +répliqua M. +Pickwick, un peu échauffé par la manière soudaine +dont M. Magnus l'avait +interrogé, au mode impératif.</p> +<p>—Vous le refusez, monsieur?</p> +<p>—Oui, monsieur. Je ne consentirai pas, sans la permission de cette +dame, à dire quelque chose qui puisse la compromettre, ou +réveiller dans +son sein de désagréables souvenirs.</p> +<p>—Miss Witherfield, reprit M. Magnus, connaissez-vous monsieur?</p> +<p>—Si je le connais? répondit en hésitant la dame d'un +certain âge.</p> +<p>—Oui, si vous le connaissez! Je demande si vous le connaissez? +répéta +M. Magnus avec férocité.</p> +<p>—Je l'ai déjà vu, balbutia la dame.</p> +<p>—Où? demanda M. Magnus, où, madame?</p> +<p>—Voilà, dit la dame en se levant et détournant la +tête; voilà ce que je +ne révélerais pas pour un empire....</p> +<p>—Je vous comprends, madame, interrompit M. Pickwick, et je respecte +votre délicatesse. Cela ne sera jamais divulgué par moi. +Vous pouvez y +compter.</p> +<p>—Sur ma parole, madame! reprit M. Magnus, avec un amer ricanement, +sur +ma parole, madame! vu la situation où je suis placé +vis-à-vis de vous, +vous vous conduisez, vis-à-vis de moi, avec assez de sang-froid, +assez +de sang-froid, madame!</p> +<p>—Cruel monsieur Magnus!» balbutia la dame d'un certain +âge, et elle se +prît à pleurer abondamment.</p> +<p>M. Pickwick s'interposa. «Adressez-moi vos observations, +monsieur. S'il +y a quelqu'un de blâmable ici, c'est moi seul.</p> +<p>—Ah! c'est vous seul qui êtes blâmable, monsieur! Je +vois, je vois. +Oui, je comprends, monsieur. Vous vous repentez de votre +détermination, +maintenant.</p> +<p>—Ma détermination! répéta M. Pickwick.</p> +<p>—Votre détermination, monsieur. Oh! ne me regardez pas comme +cela, +monsieur. Je me rappelle vos paroles d'hier au soir. Vous êtes +venu ici +pour démasquer la fausseté et la trahison d'une personne, +dans la bonne +foi de laquelle vous aviez placé une entière confiance. +Eh! monsieur?» +Ici M. Peter Magnus se laissa aller à un ricanement +prolongé; puis ôtant +ses lunettes bleues, qu'il jugea probablement superflues dans un +accès +de jalousie, il se mit à rouler ses petits yeux d'une +manière +effrayante.</p> +<p>«Eh? dit-il, sur nouveaux frais en répétant son +ricanement, avec un +effet redoublé. Mais vous m'en répondrez, monsieur!</p> +<p>—De quoi répondrai-je? demanda M, Pickwick.</p> +<p>—Ne vous inquiétez pas, monsieur! vociféra M. Magnus +en arpentant la +chambre; ne vous inquiétez pas!»</p> +<p>Il faut que ces quatre mots aient une signification fort +étendue, car +nous ne nous rappelons pas d'avoir jamais observé une querelle +dans la +rue, au spectacle, dans un bal public, ou ailleurs, dans laquelle cette +phrase ne servit pas de réponse principale à toutes les +questions +belliqueuses. «Croyez-vous être un gentleman, monsieur? Ne +vous +inquiétez pas, monsieur!—Est-ce que j'ai dit quelque chose +à la jeune +femme, monsieur? Ne vous inquiétez pas, monsieur!—Avez-vous +envie de +vous faire casser les reins, monsieur? Ne vous inquiétez pas, +monsieur!» +En même temps il faut observer qu'il semble y avoir une +provocation +cachée dans cet universel <i>ne vous inquiétez pas</i>; +car il éveille dans +le sein des individus auxquels il s'adresse plus de courroux qu'une +grave injure.</p> +<p>Nous ne prétendons pas cependant que l'application de cette +expression à +M. Pickwick remplit son âme de l'indignation qu'elle aurait +infailliblement excitée dans un esprit vulgaire. Nous racontons +simplement le fait. En entendant ces mots, M. Pickwick ouvrit la porte +de la chambre, et cria brusquement.</p> +<p>«Tupman, venez ici!»</p> +<p>M. Tupman arriva immédiatement avec un air de +considérable surprise.</p> +<p>«Tupman, dit M. Pickwick, un secret de quelque +délicatesse et qui +concerne cette dame est la cause d'un différend qui vient de +s'élever +entre ce gentleman et moi-même. Mais je l'assure, devant vous, +que ce +secret n'a aucune relation avec lui-même, ni aucun rapport avec +ses +affaires. Après cela je n'ai pas besoin de vous faire remarquer +que s'il +continuait à en douter, il douterait en même temps de ma +véracité, ce +que je considérerais comme une insulte personnelle.»</p> +<p>A ces mots, le philosophe lança à M.P. Magnus un +regard qui renfermait +toute une encyclopédie de menaces.</p> +<p>La figure honorable et assurée de M. Pickwick, jointe +à la force, à +l'énergie du langage qui le distinguaient si éminemment, +auraient porté +la conviction dans tout esprit raisonnable; mais malheureusement, dans +l'instant en question, l'esprit de M. Peter Magnus n'était +nullement +dans un état raisonnable. Au lieu donc de recevoir, d'une +manière +convenable l'explication du philosophe, il procéda +immédiatement à se +monter sur un diapason dévorant de colère et de menaces, +parlant avec +rage de ce qui était dû à sa délicatesse, +à sa sensibilité, et donnant +de la force à ses déclamations en marchant furieusement +à travers la +chambre, et en arrachant ses cheveux; amusement qu'il interrompait +quelquefois pour agiter son poing sous le nez philanthropique de M. +Pickwick.</p> +<p>Cependant, fort de sa rectitude et de son innocence, +contrarié d'avoir +malheureusement embarrassé la dame d'un certain âge, dans +une affaire +aussi désagréable, M. Pickwick, à son tour, +était dans une disposition +moins paisible qu'à son ordinaire. En conséquence, on +parla plus +vivement; on se servit de plus gros mots, et à la fin, M. Magnus +dit à +M. Pickwick qu'il aurait bientôt de ses nouvelles. M. Pickwick, +avec une +politesse digne de louange, lui répondit que le plus tôt +serait le +mieux. A ces mots la dame d'un certain âge se précipita en +pleurant hors +de la chambre, et M. Tupman entraîna son savant ami, abandonnant +le +prétendu désappointé à ses sombres +méditations.</p> +<p>Si la dame d'un certain âge avait vécu dans la +société, ou si elle avait +tant soit peu connu les coutumes et les manières de ceux qui +font les +lois et établissent les modes, elle aurait su que cette +espèce de +férocité est la chose du monde la plus innocente. Mais +elle avait +principalement habité la province, n'avait jamais lu les +débats +parlementaires, et était peu versée, par +conséquent, dans le code +d'honneur raffiné des nations civilisées. Aussitôt +donc qu'elle eut +gagné sa chambre à coucher et soigneusement +verrouillé sa porte, elle +commença à méditer sur les scènes dont elle +venait d'être témoin. Des +idées de massacre et de carnage se présentèrent +à son imagination, et, +dans cette fantasmagorie, le tableau le moins sanglant +représentait M. +Peter Magnus, enrichi d'une livre de plomb dans le côté +gauche, et +rapporté à l'hôtel sur un brancard. Plus la dame +d'un certain âge +méditait, plus elle était épouvantée, et +à la fin elle se détermina à +aller trouver le principal magistrat de la ville, et à le +requérir de +faire empoigner sans délai M. Pickwick et M. Tupman.</p> +<p>La dame d'un certain âge fut poussée à prendre +ce parti par un grand +nombre de considérations; mais la principale était la +preuve +incontestable qu'elle donnerait ainsi à M. Peter Magnus du +dévouement +qu'elle lui avait voué, de l'anxiété qu'elle +ressentait pour le salut +de sa personne. Elle connaissait trop bien la jalousie de son +tempérament, pour s'aventurer à faire la plus +légère allusion à la cause +réelle de son agitation, en voyant M. Pickwick, et elle se fiait +à son +influence et à ses moyens de persuasion, pour apaiser le petit +homme, +pourvu que l'objet de ses soupçons fût +éloigné, et qu'il ne s'élevât +plus de nouvelles occasions de querelles. La tête remplie de ces +réflexions, elle ajusta son chapeau et son châle, et se +rendit en droite +ligne au domicile du maire.</p> +<p>Or, George Nupkins, esquire, maire de la ville d'Ipswich, +était un grand +personnage; si grand qu'un bon marcheur pourrait à peine en +rencontrer +un semblable entre le lever et le coucher du soleil, même le 21 +juin, +jour qui lui offrirait naturellement le plus de chances pour cette +recherche, puisque, suivant tous les almanachs, c'est le plus long jour +de l'année. Dans la matinée en question, M. Nupkins se +trouvait dans un +état d'irritation extrême, car il y avait eu une +rébellion dans la +ville. Tous les externes de la plus grande école avaient +conspiré pour +briser les carreaux d'une marchande de pommes qui leur +déplaisait; ils +avaient hué le bedeau; ils avaient jeté des pierres +à la police chargée +de comprimer l'émeute, et représentée par un +bonhomme en bottes à +revers, qui remplissait ses fonctions depuis au moins un quart de +siècle. M. Nupkins était donc assis dans sa +bergère, fronçant +majestueusement ses sourcils et bouillant de rage, lorsqu'une dame fut +annoncée pour une affaire pressante, importante, +particulière. M. +Nupkins, prenant un air calme et terrible, donna ordre d'introduire la +dame, et cet ordre, comme tous ceux des magistrats, des empereurs et +des +autres puissances de la terre, ayant été +immédiatement exécuté, miss +Witherfield, dont l'agitation était visible et +intéressante, se présenta +devant le grand homme.</p> +<p>«Muzzle! dit le magistrat.»</p> +<p>Muzzle était un domestique rabougri, dont le coffre +était long, les +jambes courtes.</p> +<p>«Muzzle!</p> +<p>—Oui, Votre Honneur.</p> +<p>—Donnez un fauteuil, et quittez la chambre.</p> +<p>—Oui, Votre Vénération.</p> +<p>—Maintenant, madame, voulez-vous exposer votre affaire.</p> +<p>—Elle est d'une nature très-pénible, monsieur.</p> +<p>—Je ne dis pas le contraire, madame. Calmez-vous madame, (Ici M. +Nupkins prit un air de douceur.) Et dites-moi quelle affaire +légale +vous amène devant moi, madame. (Ici le magistrat reprit le +dessus et M. +Nupkins se donna un air sévère et grandiose.)</p> +<p>—Il est fort affligeant pour moi, monsieur, de vous faire cette +dénonciation. Mais je crains bien qu'il n'y ait un duel ici.</p> +<p>—Ici, madame?—Où madame?</p> +<p>—Dans Ipswich.</p> +<p>—Dans Ipswich! madame. Un duel dans Ipswich! s'écria le +magistrat +parfaitement stupéfait à cette seule idée. +Impossible, madame! Rien de +la sorte ne peut arriver dans cette ville; j'en suis persuadé. +Dieu du +ciel! madame, connaissez-vous l'activité de notre magistrature +locale? +N'avez-vous pas entendu dire, madame, que le quatre mai passé, +suivi +seulement par soixante constables spéciaux, je me +précipitai entre deux +boxeurs, et qu'au risque d'être sacrifié aux passions +furieuses d'une +multitude irritée, j'empêchai une rencontre pugilastique +entre le +champion de Middlesex et celui de Suffolk. Un duel dans Ipswich, +madame! +Je ne le pense pas. Non, je ne pense pas qu'il puisse y avoir deux +mortels assez audacieux pour projeter un tel attentat dans cette ville.</p> +<p>—Ce que j'ai l'honneur de vous dire n'est malheureusement que trop +exact, reprit la dame d'un certain âge. J'étais +présente à la querelle.</p> +<p>—C'est la chose la plus extraordinaire! s'écria le magistrat +étonné. +Muzzle!</p> +<p>—Oui, Votre Vénération.</p> +<p>—Envoyez-moi M. Jinks, sur-le-champ, à l'instant même.</p> +<p>—Oui, Votre Vénération.»</p> +<p>Muzzle se retira, et bientôt on vit entrer dans la chambre un +clerc +d'âge raisonnable, mal vêtu, et évidemment mal +nourri, comme +l'annonçaient son visage pâle et son nez aigu.</p> +<p>—Monsieur Jinks, dit le magistrat, monsieur Jinks.</p> +<p>—Monsieur, répliqua Jinks.</p> +<p>—Cette dame est venue ici pour nous informer d'un duel qui doit +avoir +lieu dans cette ville.»</p> +<p>M. Jinks, ne sachant pas exactement que dire, sourit d'un sourire +d'inférieur.</p> +<p>«De quoi riez-vous, monsieur Jinks?» demanda le +magistrat.</p> +<p>M. Jinks prit à l'instant un air sérieux.</p> +<p>«Monsieur Jinks, poursuivit le magistrat, vous êtes un +sot, monsieur. +(M. Jinks regarda humblement le grand homme, et mordit le haut de sa +plume.) Vous pouvez voir quelque chose de très-comique dans +cette +information, monsieur; mais je vous dirai, monsieur Jinks, que vous +avez +très-peu de raisons de rire.»</p> +<p>Le clerc à l'air affamé soupira, comme un homme +convaincu qu'il avait en +effet fort peu de motifs d'être gai. Puis, ayant reçu +l'ordre de noter +la déposition de la dame, il se glissa jusqu'à son +siége, et se mit à +écrire.</p> +<p>«Ce Pickwick est le principal, à ce que j'entends, dit +le magistrat, +lorsque la déclaration fut terminée.</p> +<p>—Oui, monsieur, répondit la dame d'un certain âge.</p> +<p>—Et l'autre perturbateur? Quel est son nom, monsieur Jinks?</p> +<p>—Tupman, monsieur.</p> +<p>—Tupman est le témoin, madame?</p> +<p>—Oui, monsieur.</p> +<p>—L'autre combattant a quitté la ville, dites-vous, madame?</p> +<p>—Oui, répondit miss Witherfield avec une petite toux.</p> +<p>—Très-bien. Ce sont deux coupe-jarrets de Londres, qui sont +venus ici +pour détruire la population de Sa Majesté, pensant que le +bras de la loi +est faible et paralysé à cette distance de la capitale. +Mais nous en +ferons un exemple. Expédiez le mandat d'amener, monsieur Jinks. +Muzzle!...</p> +<p>—Oui, Votre Vénération.</p> +<p>—Grummer est-il en bas?</p> +<p>—Oui, Votre Vénération.</p> +<p>—Envoyez-le ici.»</p> +<p>L'obséquieux Muzzle se retira et revint presque +immédiatement avec le +représentant de l'autorité, constable depuis son enfance, +et qui était +principalement remarquable par son nez vineux, sa voix enrouée, +son +habit couleur de tabac, ses bottes à revers et son regard errant.</p> +<p>«Grummer! dit le magistrat.</p> +<p>—Votre Vin-à-ration.</p> +<p>—La ville est-elle tranquille maintenant?</p> +<p>—Pas mal, Votre Vin-à-ration; la populace s'est +apaisée par conséquent +que les garçons s'en est allé jouer à la crosse.</p> +<p>—Grummer, reprit le magistrat d'un air déterminé; dans +un temps comme +celui-ci, il n'y a que des mesures vigoureuses qui puissent +réussir. Si +l'on méprise l'autorité des officiers du roi, il faut +faire lire le +<i>riot-act</i><a name="FNanchor_27_27"></a><a href="#Footnote_27_27"><sup>27</sup></a>. +Si le pouvoir civil ne peut pas protéger les fenêtres, +il faut que le militaire protège le pouvoir civil et les +fenêtres aussi. +Je pense que c'est une maxime de la constitution, monsieur Jinks?</p> +<p>—Certainement, monsieur.</p> +<p>—Très-bien, dit le magistrat en signant le mandat d'amener. +Grummer, +vous ferez comparaître ces personnes devant nous cette +après-midi; vous +les trouverez au <i>Grand Cheval blanc</i>. Vous vous rappelez +l'affaire des +champions de Middlesex et de Suffolk, Grummer?»</p> +<p>M. Grummer exprima par une secousse de sa tête qu'il ne +l'oublierait +jamais; ce qui, en effet, n'était guère probable, aussi +longtemps +surtout que cette affaire continuerait à lui être +citée tous les jours.</p> +<p>«Ceci, poursuivit le magistrat, est peut-être encore +plus +inconstitutionnel. C'est une plus grande violation de la paix; c'est +une +plus grave atteinte aux prérogatives de Sa Majesté. Je +pense que le duel +est un des privilèges les plus incontestables de Sa +Majesté, monsieur +Jinks.</p> +<p>—Expressément stipulé dans la <i>magna Charta</i>, +monsieur.</p> +<p>—Un des plus beaux joyaux de la couronne, arraché à Sa +Majesté par +l'union politique des barons..., n'est-ce pas, monsieur Jinks?</p> +<p>—Justement, monsieur.</p> +<p>—Très-bien, continua le magistrat en se redressant avec +orgueil. Cette +prérogative royale ne sera pas violée dans cette portion +des domaines de +Sa Majesté. Grummer, procurez-vous du secours, et +exécutez ce mandat +avec le moins de délai possible. Muzzle.</p> +<p>—Oui, Votre Vénération....</p> +<p>—Reconduisez cette dame.»</p> +<p>Miss Witherfield se retira, profondément impressionnée +par la science et +par la dignité du magistrat. M. Nupkins se retira pour +déjeuner. M. +Jinks se retira en lui-même, car c'était le seul endroit +où il pût se +retirer; si l'on excepte le lit-sofa du petit parloir, qui était +occupé +pendant le jour par la famille de son hôtesse. Enfin M. Grummer +se +retira pour laver, par la manière dont il exécuterait sa +présente +commission, l'insulte qui était tombée dans la +matinée sur lui-même et +sur l'autre représentant de Sa Majesté, le bedeau.</p> +<p>Tandis que l'on faisait des préparatifs si formidables pour +conserver +la paix du roi, M. Pickwick et ses amis, tout à fait ignorants +des +prodigieux événements qui se machinaient, étaient +tranquillement assis +autour d'un excellent dîner. La bonne humeur la plus expansive +régnait +dans leur petite réunion. M. Pickwick était +précisément en train de +raconter, au grand amusement de ses sectateurs, et principalement de M. +Tupman, ses aventures de la nuit précédente, lorsque la +porte s'ouvrit, +et laissa voir une physionomie assez rébarbative qui s'allongea +dans la +chambre. Les yeux de la physionomie rébarbative se +fixèrent +attentivement sur M. Pickwick pendant quelques secondes, et ils furent +apparemment satisfaits de leur investigation, car le corps auquel +appartenait la physionomie rébarbative s'introduisit lentement +dans +l'appartement, sous la forme d'un individu en bottes à revers. +Enfin, +pour ne pas tenir plus longtemps le lecteur en suspens, ces yeux +étaient +les yeux errants de M. Grummer, et ce corps était le corps du +susdit +gentleman.</p> +<p>M. Grummer procéda d'une manière légale, mais +particulière. Son premier +acte fut de verrouiller la porte à l'intérieur; le +second, de polir +très-soigneusement sa tête et son visage avec un mouchoir +de coton; le +troisième, de placer son mouchoir de coton dans son chapeau, et +son +chapeau sur la chaise la plus proche; et le quatrième enfin, de +tirer de +sa poche un gros bâton court, surmonté d'une couronne de +cuivre, avec +laquelle il fit signe à M. Pickwick aussi gravement que la +statue du +commandeur.</p> +<p>M. Snodgrass fut le premier à rompre le silence +d'étonnement qui régnait +dans la chambre. Durant quelques minutes, il regarda fixement M. +Grummer +et dit ensuite avec force: «Ceci est une chambre +particulière, monsieur! +une chambre particulière!»</p> +<p>M. Grummer secoua la tête et répondit: «Il n'y a +point de chambres +particulières pour Sa Majesté, quand une fois la porte de +la rue est +passée; v'là la loi. Y en a qui disent que la maison d'un +Anglais, c'est +sa forteresse; eh bien! ceux-là disent une bêtise.»</p> +<p>Les pickwickiens échangèrent entre eux des coups d'œil +étonnés.</p> +<p>«Lequel c'est-il qu'est M. Tupman?» demanda M. Grummer. +Il avait reconnu +M. Pickwick du premier coup par une perception intuitive.</p> +<p>—Mon nom est Tupman, dit ce gentleman.</p> +<p>—Mon nom est la loi, reprit M. Grummer.</p> +<p>—Quoi? demanda M. Tupman.</p> +<p>—La loi, répliqua M. Grummer. La loi, le pouvoir incivil et +ésécutif, +c'est mon titre, et v'là mon autorité. «Tupman (nom +de baptême en +blanc); Pickwick (idem): contre la paix de notre seigneur le roi, vu +les +estatuts et ordonnances....» C'est en règle, vous voyez! +je vous +empoigne les susdits Pickwick et Tupman.</p> +<p>—Qu'est-ce que signifie cette insolence? s'écria M. Tupman en +se +levant. Quittez cette chambre! sortez sur-le-champ!</p> +<p>—Ohé! cria M. Grummer en se retirant rapidement vers la porte +et en +l'entre-bâillant, Dubbley!</p> +<p>—Voilà! dit une voix grave dans le corridor.</p> +<p>Au même instant, un homme qui avait près de six pieds +de haut et une +grosseur proportionnée se fourra dans la porte entr'ouverte, +avec des +efforts qui rendirent tout rouge son visage malpropre, et entra dans +l'appartement.</p> +<p>«Dubbley, dit M. Grummer, les autres constables spécial +est-il dehors?»</p> +<p>En homme laconique, M. Dubbley ne répondit que par un signe +affirmatif.</p> +<p>«Faites entrer la division qu'est sous vos ordres, +Dubbley.»</p> +<p>M. Dubbley obéit, et une demi-douzaine d'hommes, porteurs de +gros bâtons +courts, avec une couronne de cuivre, se précipitèrent +dans la chambre. +M. Grummer empocha son bâton, et regarda M. Dubbley; M. Dubbley +empocha +son bâton, et regarda la division; la division empocha ses +bâtons, et +regarda MM. Tupman et Pickwick.</p> +<p>Le philosophe et ses partisans se levèrent comme un seul +homme.</p> +<p>«Que signifie cette violation atroce de mon domicile, +s'écria M. +Pickwick?</p> +<p>—Qui oserait m'arrêter? demanda M. Tupman.</p> +<p>—Que venez-vous faire ici, coquins? murmura M. Snodgrass.»</p> +<p>M. Winkle ne dit rien, mais il fixa ses yeux sur Grummer avec un +regard +qui lui aurait percé la cervelle et serait ressorti de l'autre +côté, si +le constable n'avait pas eu la tête plus dure que du fer; mais, +à cause +de cette circonstance, le regard de M. Winkle n'eut sur lui aucun effet +visible quelconque.</p> +<p>Quand les exécutifs s'aperçurent que M. Pickwick et +ses amis étaient +disposés à résister à l'autorité de +la loi, ils relevèrent les manches +de leurs habits d'une manière très-significative, comme +si c'était une +chose toute simple, un acte purement professionnel, de jeter les +délinquants par terre, pour les ramasser ensuite et les +emporter. Cette +démonstration ne fut pas perdue pour M. Pickwick. Il +conféra à part +pendant quelques instants avec M. Tupman, et déclara ensuite +qu'il était +prêt à se rendre à la résidence du maire, +ajoutant seulement qu'il +prenait à témoin tous les citoyens présents de +cette monstrueuse +atteinte aux privilèges d'un anglais, et de son engagement +solennel de +s'en faire rendre raison aussitôt qu'il serait en liberté. +A cette +déclaration, tous les <i>citoyens</i> présents +éclatèrent de rire, excepté +cependant M. Grummer, qui paraissait considérer comme une +espèce de +blasphème intolérable la moindre réflexion sur le +droit divin des +magistrats.</p> +<p>Mais lorsque M. Pickwick eut déclaré qu'il +était prêt à obéir aux lois +de son pays, et justement lorsque les garçons, les palefreniers, +les +servantes et les postillons, que sa résistance avait +flattés d'un +charmant spectacle, commençaient à se retirer avec +désappointement, une +autre difficulté s'éleva qui menaça le <i>Grand +Cheval blanc</i> d'une +confusion nouvelle. Malgré ses sentiments de +vénération pour les +autorités constituées, M. Pickwick refusa +résolument de paraître dans la +rue, entouré, comme un malfaiteur, par les officiers de la +justice. Dans +l'état incertain de l'opinion publique (car c'était +presque fête, et les +écoliers n'étaient pas encore rentrés chez eux), +M. Grummer refusa tout +aussi résolument de marcher avec sa suite d'un côté +de la rue, et +d'accepter la parole de M. Pickwick qu'il suivrait l'autre +côté pour se +rendre directement chez le magistrat. Enfin, M. Pickwick et M. Tupman +se +refusèrent vigoureusement à faire la dépense d'une +chaise de poste, ce +qui était le seul moyen de transport respectable qu'on pût +se procurer. +La dispute dura longtemps et sur une clef très-haute. Enfin, M. +Pickwick, continuant de refuser de se rendre à pied chez le +magistrat, +les exécutifs étaient sur le point de recourir à +l'expédient bien simple +de l'y porter, lorsque quelqu'un se rappela qu'il y avait dans la cour +une vieille chaise à porteurs, construite originairement pour un +gros +rentier goutteux, et qui par conséquent devait contenir les deux +coupables aussi commodément, pour le moins, qu'un cabriolet +moderne. La +chaise fut donc louée et apportée dans la salle d'en bas; +M. Pickwick +et M. Tupman s'insinuèrent dans l'intérieur, et +baissèrent les stores; +une couple de porteurs fut facilement trouvée; enfin, la +procession se +mit en marche dans le plus grand ordre. Les constables spéciaux +entouraient le char; M. Grummer et M. Dubbley s'avançaient +triomphalement en tête; M. Snodgrass et M. Winkle marchaient bras +dessus, bras dessous, par derrière, et les malpeignés +d'Ipswich +formaient l'arrière-garde.</p> +<p>Les boutiquiers de la ville, quoiqu'ils n'eussent qu'une idée +fort +indistincte de la nature de l'offense, ne pouvaient s'empêcher +d'être +tout à fait édifiés et réjouis par ce +spectacle. Ils reconnaissaient le +bras infatigable de la loi, qui était descendu, avec la force de +vingt +presses hydrauliques, sur deux coupables de la métropole +elle-même. +Cette puissante machine, mise en mouvement par leur propre magistrat, +et +dirigée par leurs propres officiers, avait comprimé les +deux malfaiteurs +dans l'étroite enceinte d'une chaise à porteurs. +Nombreuses furent les +expressions d'admiration qui saluèrent M. Grummer pendant qu'il +conduisait le cortège, son bâton de commandement à +la main; bruyantes et +prolongées étaient les acclamations des +malpeignés; et parmi ces +témoignages unanimes de l'approbation publique, la procession +s'avançait +lentement et majestueusement.</p> +<p>Sam Weller, vêtu de sa jaquette du matin et avec ses manches +de calicot +noir, s'en revenait d'assez mauvaise humeur, car il avait inutilement +examiné la mystérieuse maison à la porte verte, +lorsqu'il aperçut, en +levant les yeux, un flot de populaire qui s'avançait autour d'un +objet +ressemblant fort à une chaise à porteur. Charmé de +trouver une +distraction à son désappointement, il se rangea pour +laisser passer les +malpeignés, et voyant qu'ils applaudissaient en chemin, à +leur grande +satisfaction apparente, il commença immédiatement (par +pur désœuvrement) +à applaudir aussi de toutes ses forces et de tous ses poumons.</p> +<p>M. Grummer passa, et M. Dubbley passa, et la chaise à +porteurs passa, et +les gardes du corps spéciaux passèrent, et Sam +répondait toujours aux +acclamations enthousiastes de la populace, en agitant son chapeau +au-dessus de sa tête, comme s'il eût été +entraîné par la joie la plus +vive, quoique, bien entendu, il n'eût pas la plus +légère idée de ce +qu'il applaudissait. Tout à coup il resta immobile, en voyant +inopinément apparaître MM. Winkle et Snodgrass.</p> +<p>«Qu'est-ce qu'est arrivé, gentlemen? demanda Sam. +Qu'est-ce qu'ils ont +pincé dans cette guérite en deuil?»</p> +<p>Les deux amis répondirent ensemble: mais leurs paroles +étaient dominées +par le tumulte.</p> +<p>«Qu'est-ce qu'est dedans?» cria Sam de nouveau.</p> +<p>Une seconde réplique lui fut donnée en commun, et +quoiqu'il n'en pût +distinguer les paroles, il vit par le mouvement des deux paires de +lèvres qu'elles avaient prononcé le mot magique: <i>Pickwick</i>.</p> +<p>C'en est assez; en une minute l'héroïque valet s'ouvre +un chemin à +travers la foule, arrête les porteurs, et vient affronter le +majestueux +Grummer.</p> +<p>«Ohé! vieux gentleman, lui dit-il; qu'est-ce que vous +avez coffré dans +cette boîte ici?</p> +<p>—Gare de delà! s'écria avec emphase M. Grummer, dont +l'importance, +comme celle de beaucoup d'autres grands hommes, était +singulièrement +enflée par le vent de la popularité.</p> +<p>—Faites-y prendre un billet de parterre, cria M. Dubbley.</p> +<p>—Je vous suis fort obligé pour votre politesse, vieux +gentleman, reprit +Sam; et je suis encore plus obligé à l'autre gentleman +qui a l'air +échappé d'une caravane de géants, pour son +agréable avis; mais +j'aimerais mieux que vous répondissiez à ma question, si +ça vous est +égal.—Comment vous portez-vous, monsieur?» Cette +dernière phrase était +adressée, d'un air protecteur, à M. Pickwick, dont les +lunettes étaient +perceptibles entre les stores et le châssis inférieur de +la portière de +la chaise.</p> +<p>M. Grummer, que l'indignation avait rendu muet, agita devant les +yeux de +Sam son gros bâton, orné d'une couronne de cuivre.</p> +<p>«Ah! dit celui-ci, c'est fort gentil; spécialement la +couronne, qui est +hermétiquement pareille à la véritable.</p> +<p>—Gare de delà!» vociféra de nouveau le +fonctionnaire offensé; et comme +pour donner plus de force à cet ordre, il saisit Sam d'une main, +tandis +que de l'autre il introduisait dans sa cravate le métallique +emblème de +la royauté. Notre héros répondit à ce +compliment en jetant par terre son +auteur, après avoir charitablement renversé le premier +porteur, pour lui +servir de tapis.</p> +<p>M. Winkle fut-il alors saisi d'une attaque temporaire de cette +espèce +d'insanité produite par le sentiment d'une injure, ou fut-il mis +en +train par le spectacle de la valeur de Sam? C'est ce qui est incertain. +Mais il est certain qu'à peine avait-il vu tomber Grummer, qu'il +fit une +terrible invasion sur un petit gamin qui se trouvait près de +lui. +Échauffé par cet exemple, M. Snodgrass, dans un esprit +véritablement +chrétien, et afin de ne prendre personne en traître, +annonça hautement +qu'il allait commencer; aussi fut-il entouré et empoigné +pendant qu'il +ôtait son habit avec le plus grand soin. Au reste, pour lui +rendre +justice, ainsi qu'à M. Winkle, nous devons déclarer +qu'ils ne firent pas +la plus légère tentative pour se défendre, ni pour +délivrer Sam; car +celui-ci, après la plus vigoureuse résistance, avait +enfin été accablé +par le nombre et était demeuré prisonnier. La procession +se reforma +donc, les porteurs firent leur office, et la marche recommença.</p> +<p>Pendant toute la durée de ces opérations, +l'indignation de M. Pickwick +n'avait pas connu de bornes. Il distinguait confusément que Sam +renversait les constables et distribuait des horions autour de lui; +mais +c'était tout ce qu'il pouvait voir, car la portière de la +chaise +refusait de s'ouvrir, et les stores ne voulaient pas se relever. A la +fin, avec l'assistance de son compagnon de captivité, M. +Pickwick +parvint à soulever l'impériale, monta sur la banquette, +se haussa le +plus qu'il put en appuyant ses deux mains sur les épaules de M. +Tupman, +et commença à haranguer la multitude. Il la prit à +témoin que son +domestique avait été assailli le premier. Il +s'étendit éloquemment sur +la brutalité inexcusable avec laquelle lui-même avait +été traité, et ce +fut de cette manière que la caravane atteignit la maison du +magistrat; +les porteurs trottant, les prisonniers suivant, M. Pickwick haranguant, +et la populace vociférant.<br/> +</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;"/> +<p><br/> +</p> +<a name="CHAPITRE_XXV"></a> +<h2>CHAPITRE XXV.</h2> +<h3>Montrant combien M. Nupkins était majestueux et impartial, +et comment +Sam Weller prit sa revanche de M. Job Trotter; avec d'autres +événements +qu'on trouvera à leur place.</h3> +<br/> +<p>M. Snodgrass et M. Winkle écoutaient avec un sombre respect +le torrent +d'éloquence qui découlait des lèvres de leur +mentor, et que ne pouvaient +arrêter ni le mouvement rapide de la chaise à porteurs, ni +les +supplications instantes de M. Tupman pour abaisser le couvercle de la +voiture. Mais l'indignation de Sam, tandis qu'on l'emportait, avait un +caractère plus bruyant. Il faisait de nombreuses allusions +à la tournure +de M. Grummer et de ses compagnons, et il exhalait son +mécontentement +par de courageux défis qu'il lançait indistinctement +à six des plus +valeureux spectateurs. Cependant sa colère fit promptement place +à la +curiosité, lorsque la procession entra précisément +dans la cour où il +avait rencontré le fuyard Job Trotter; et la curiosité +fut remplacée par +le sentiment du plus joyeux étonnement, lorsque l'important M. +Grummer +s'avança, d'un pas noble, justement vers la porte verte +d'où Job Trotter +était sorti. Au bruit de la sonnette, qu'il fit retentir +fortement, +accourut une jeune servante très-jolie et très-pimpante +qui, après avoir +levé ses mains vers le ciel, à l'apparence rebelle des +prisonniers et au +langage passionné de M. Pickwick, appela M. Muzzle. M. Muzzle +ouvrit à +moitié la porte cochère pour admettre la chaise à +porteurs, les captifs +et les spéciaux; puis la referma violemment au nez de la +populace. +Justement indignée d'une telle exclusion et vivement +désireuse de voir +ce qui arriverait ensuite, la dite populace soulagea son ennui en +frappant à la porte et en tirant la sonnette pendant une heure +ou deux, +amusement auquel prirent part, tour à tour, tous les mal +peignés, +excepté trois ou quatre qui eurent le bonheur de +découvrir dans la porte +un vasistas grillé, à travers lequel on n'apercevait +rien. Ceux-ci +restèrent pendus à cette ouverture, avec la +persévérance infatigable qui +fait que certaines gens s'aplatissent le nez contre les carreaux d'un +apothicaire, quand un homme saoul, renversé par un dog-cart, +subit une +opération chirurgicale dans l'arrière-parloir.</p> +<p>La chaise à porteurs s'arrêta devant un escalier de +pierre conduisant à +la porte de la maison, et gardé, de chaque côté, +par un aloès américain, +debout dans une caisse verte. Déposés là, M. +Pickwick et ses amis furent +ensuite amenés dans la grande salle, et, ayant été +annoncés par Muzzle, +furent admis en la présence du vigilant M. Nupkins.</p> +<p>La scène était pleine de grandeur et bien +calculée pour frapper de +terreur le cœur des coupables, et pour leur inculquer une haute +idée de +la sévère majesté des lois. Devant un +énorme cartonnier, dans un énorme +fauteuil, derrière une énorme table, et appuyé sur +un énorme volume, +était assis M. Nupkins, qui paraissait encore plus énorme +que tous ces +objets réunis. La table était ornée de piles de +papiers, de l'autre côté +desquels apparaissaient la tête et les épaules de M. +Jinks, activement +occupé à avoir l'air aussi occupé que possible. La +caravane étant +entrée, Muzzle ferma soigneusement la porte et se plaça +derrière le +fauteuil de son maître, pour attendre ses ordres, tandis que M. +Nupkins, +se penchant en arrière avec une solennité importante, +scrutait la figure +de ses hôtes forcés.</p> +<p>M. Pickwick, interprète ordinaire de ses amis, se tenait +debout, son +chapeau à la main, et saluait avec la plus respectueuse +politesse. «Quel +est cet individu? dit M. Nupkins, en le montrant du doigt à +l'homme d'un +âge mûr.</p> +<p>—Cti-ci, c'est Pickwick, Votre Vin-à-ration, répondit +Grummer.</p> +<p>—Allons, allons, en voilà assez, vieux gobe-mouche, +interrompit Sam, en +s'ouvrant, avec les coudes, un passage jusqu'au premier rang. Je vous +demande pardon, monsieur, mais cet officier-ci, avec ses bottes +à revers +nankin, il ne gagnera jamais sa vie nulle part comme maître des +cérémonies. Voilà ici, continua Sam, en mettant de +côté M. Grummer et en +s'adressant au magistrat avec une agréable familiarité, +voilà ici Samuel +Pickwick, esquire; voilà ici M. Tupman; voilà ici M. +Snodgrass; et plus +loin, à côté de lui, de l'autre côté, +M. Winkle, tous des gentlemen bien +gentils, monsieur, et dont vous auriez du plaisir à faire la +connaissance. Aussi, plus tôt vous aurez coffré tous ces +bedeaux-là, +pour un mois ou deux, au <i>Tread-mill</i><a name="FNanchor_28_28"></a><a + href="#Footnote_28_28"><sup>28</sup></a>, et plus tôt nous +serons bons +amis. Les affaires d'abord, tes plaisirs après, comme dit le roi +Richard quand il poignarda l'autre dans la tour, avant +d'étouffer les +moutards.»</p> +<p>Après avoir débité cette adresse, Sam s'occupa +à polir son chapeau avec +son coude droit, et fit d'un air bénin un signe de tête +à M. Jinks, qui +l'avait entendu d'un bout à l'autre avec une indicible terreur.</p> +<p>«Quel est cet homme, Grummer? balbutia le magistrat.</p> +<p>—Un malfaiteur très-dangereux, Votre Vin-à-ration. Il +a voulu délivrer +les prisonniers et il a attaqué les agents de l'autorité. +Com'ça nous +l'avons empoigné.</p> +<p>—Vous avez bien fait, Grummer. C'est évidemment un bandit +audacieux.</p> +<p>—C'est mon domestique, monsieur, dit M. Peckwick, avec un peu +d'irritation.</p> +<p>—Ah! c'est votre domestique?—Conspiration pour arrêter le +cours de la +justice et pour assassiner ses officiers. Domestique de Pickwick. +Écrivez cela, monsieur Jinks.»</p> +<p>M. Jinks écrivit.</p> +<p>«Comment vous appelez-vous, drôle? poursuivit le +magistrat.</p> +<p>—Weller, répondit Sam.</p> +<p>—Un excellent nom pour le calendrier de Newgate,» observa M. +Nupkins.</p> +<p>C'était une plaisanterie; aussi Grummer, Dubbley, tous les +spéciaux, et +Muzzle éclatèrent-ils de rire, avec des convulsions qui +durèrent pendant +cinq minutes.</p> +<p>«Écrivez son nom, monsieur Jinks, reprit le magistrat</p> +<p>—Mettez deux <i>l</i>, vieux pigeon, dit Sam.»</p> +<p>Ici, un malheureux spécial se mit à rire encore et le +magistrat le +menaça de le faire empoigner sur-le-champ. Il est dangereux, +quelquefois, de rire mal à propos.</p> +<p>«Où vivez-vous? demanda le magistrat.</p> +<p>—Où je me trouve, répondit Sam.</p> +<p>—Notez cela, monsieur Jinks! cria le magistrat, dont la +colère +s'augmentait rapidement.</p> +<p>—Et n'oubliez pas de souligner, poursuivit Sam.</p> +<p>—C'est un vagabond, monsieur Jinks! c'est un vagabond d'après +son +propre aveu. N'est-ce pas vrai, monsieur Jinks, que c'est un vagabond?</p> +<p>—Certainement, monsieur.</p> +<p>—Hé bien! s'écria M. Nupkins en frappant la table de +son poing; +écrivez sur-le-champ son mandat de dépôt. Il faut +lui apprendra à vivre!</p> +<p>—Bien obligé, mon magistrat, répliqua Sam. Mais vous +devriez bien aller +à c'te école-là pendant quelques mois.»</p> +<p>A cette saillie un autre spécial éclata de rire, et +ensuite prit un air +de gravité tellement surnaturelle que M. Nupkins le +découvrit +immédiatement.</p> +<p>«Grummer! s'écria-t-il en rougissant de courroux, +comment osez-vous +choisir pour constable spécial un être aussi nul et aussi +inconvenant +que cet homme! Répondez, monsieur!</p> +<p>—J'en suis bien infligé, Votre Vin-à-ration, balbutia +Grummer.</p> +<p>—Bien affligé! répéta le magistrat furieux. +Vous avez raison de l'être! +je vous apprendrai à négliger ainsi votre devoir, M. +Grummer! je ferai +un exemple sur vous. Otez le bâton de ce drôle. Il est +ivre. Vous êtes +ivre, drôle!</p> +<p>—Non Fotre Fénération, répondit l'homme; je ne +suis pas ifre.</p> +<p>—Vous êtes ivre! répliqua le magistrat. Comment +osez-vous dire que nous +n'êtes pas ivre, monsieur, quand je vous dis que vous êtes +ivre. Est-ce +qu'il ne sent pas l'eau-de-vie, Grummer?</p> +<p>—Horriblement, Votre Vin-à-ration, répondit M. +Grummer, dont les nerfs +olfactifs éprouvaient effectivement une vague impression de rhum.</p> +<p>—J'en étais sûr, reprit M. Nupkins. Quand il est +entré dans la chambre, +j'ai vu à son œil enflammé qu'il était ivre. +Avez-vous remarqué son œil +enflammé, M. Jinks?</p> +<p>—Certainement, monsieur.</p> +<p>—Che n'ai pas touché une koutte d'eau-te-fie t'aujourd'hui, +déclara +l'homme, qui était peut-être le plus sobre de toute la +bande.</p> +<p>—Monsieur Jinks, poursuivit le magistrat, je l'enverrai en prison +pour +avoir insulté la cour. Écrivez son mandat de +dépôt, M. Jinks.»</p> +<p>Cependant M. Jinks, qui était le conseiller de M. Nupkins, et +qui avait +eu une éducation légale, car il avait passé trois +années dans l'étude +d'un procureur de province; M. Jinks, disons-nous, fit observer tout +bas +au magistrat que cela ne pourrait pas aller ainsi. Le magistrat +improvisa donc un discours, dans lequel il déclara que par +considération +pour la famille du spécial il se contentait de le +réprimander et de le +casser. En conséquence, le malheureux coupable fut violemment +injurié +pendant un quart d'heure, puis renvoyé à ses affaires; et +Grummer, +Dubbley, Muzzle et tous les autres spéciaux murmurèrent, +pendant un +autre quart d'heure, leur admiration de la conduite magnanime du +magistrat.</p> +<p>«Maintenant, monsieur Jinks, reprit celui-ci, faites +prêter serment à +Grummer.»</p> +<p>Grummer prêta serment immédiatement, mais comme il +s'égarait dans sa +déposition, et comme le dîner de M. Nupkins était +prêt, le magistrat, +pour couper court, se mit à faire des questions à M. +Grummer, et M. +Grummer lui répondait affirmativement autant qu'il le pouvait, +si bien +que l'instruction marcha très-rapidement et +très-confortablement. Sam +Weller fut convaincu de voies de fait, M. Winkle de menaces, M. +Snodgrass de résistance; et quand tout ceci fut fait à la +satisfaction +du magistrat, le magistrat et M. Jinks se consultèrent à +voix basse.</p> +<p>La consultation ayant duré environ dix minutes, M. Jinks se +retira à son +bout de la table, et le magistrat, après une toux +préparatoire, se +redressa dans son fauteuil et allait prononcer un discours lorsque M. +Pickwick prit la parole.</p> +<p>«Monsieur, dit-il, je vous demande pardon de vous interrompre; +mais +avant que vous exprimiez l'opinion que vous pouvez avoir formée, +et +avant que vous agissiez en conséquence, je dois réclamer +mon droit +d'être entendu, pour ce qui me regarde personnellement, du moins.</p> +<p>—Taisez-vous, monsieur? s'écria le magistrat d'un ton +péremptoire.</p> +<p>—Il faut bien que je me soumette à votre autorité, +monsieur, répondit +M. Pickwick.</p> +<p>—Taisez-vous, monsieur! reprit le magistrat, ou je vous ferai +emmener +par un de mes officiers.</p> +<p>—Vous pouvez ordonner à vos officiers de faire tout ce qu'il +vous +plaira, monsieur; et d'après ce que j'ai vu de leur +subordination je +n'ai pas le plus petit doute qu'ils n'exécutent tout ce qu'il +vous +plaira de leur ordonner; mais je prendrai la liberté de +réclamer le +droit que j'ai d'être entendu, et je le réclamerai +jusqu'à ce qu'on +m'éloigne d'ici par la violence.</p> +<p>—Pickwick et les principes! s'écria Sam d'une voix sonore.</p> +<p>—Sam, tenez-vous tranquille, lui dit son maître.</p> +<p>—Muet comme un tambour troué,» répliqua le +personnage.</p> +<p>M. Nupkins, frappé d'étonnement par une +témérité si extraordinaire! +lança à M. Pickwick un regard courroucé, et allait +apparemment lui +répondre très-sévèrement, lorsque M. Jinks +le tira par la manche et lui +chuchota quelque chose à l'oreille. Le magistrat fit une +réponse a demi +haut; puis le chuchotement fut renouvelé. Il était +évident que M. Jinks +lui adressait des remontrances.</p> +<p>A la fin, le magistrat, avalant de fort mauvaise grâce le +dépit qu'il +éprouvait d'en entendre plus long, se retourna vers M. Pickwick +et lui +dit brusquement: «Qu'est-ce que vous avez à dire?</p> +<p>—D'abord, répondit le philosophe, en lançant à +travers ses lunettes un +regard qui intimida M. Nupkins sur son siége; d'abord je +désire +connaître pourquoi mon ami et moi nous avons été +amenés ici?</p> +<p>—Suis-je tenu de le lui dire? chuchota le magistrat à M. +Jinks.</p> +<p>—Je pense que oui, monsieur, chuchota M. Jinks au magistrat.</p> +<p>—On a déposé devant moi, sous la foi du serment, qu'il +y avait lieu de +craindre que vous ne voulussiez vous battre en duel; et que cet autre +homme, Tupman, devait être votre fauteur et votre complice dans +le dit +duel; c'est pourquoi... eh! monsieur Jinks?</p> +<p>—Certainement, monsieur.</p> +<p>—C'est pourquoi, je vous condamne tous les deux à... Je pense +que voilà +l'affaire, monsieur Jinks.</p> +<p>—Certainement, monsieur.</p> +<p>—Je vous condamne à... à... à quoi, monsieur +Jinks? demanda le +magistrat avec dépit.</p> +<p>—A fournir caution, monsieur.</p> +<p>—Oui. C'est pourquoi je vous condamne tous les deux, comme j'allais +dire lorsque j'ai été interrompu par mon clerc, à +fournir caution.</p> +<p>—Bonne caution, chuchota L. Jinks.</p> +<p>—J'exigerai deux bonnes cautions, reprit le magistrat.</p> +<p>—Bourgeois de la ville, chuchota M. Jinks.</p> +<p>—Qui doivent être des bourgeois de la ville, poursuivit le +magistrat.</p> +<p>—Cinquante guinées chacune et des propriétaires, comme +il va sans dire.</p> +<p>—J'exigerai deux cautions de cinquante guinées chacune, +continua le +magistrat à voit haute et avec grande dignité; et je +n'accepterai que +des propriétaires, comme il va sans dire.</p> +<p>—Mais, monsieur, fit observer M. Pickwick, qui, ainsi que M. Tupman, +était rempli d'étonnement et d'indignation, mais +monsieur, nous sommes +parfaitement étrangers à la ville et j'y connais autant +de propriétaires +que j'ai envie d'y avoir un duel.</p> +<p>—Oui, oui, on connaît ça, dit le magistrat. N'est-ce +pas, monsieur +Jinks?</p> +<p>—Certainement, monsieur.</p> +<p>—Avez-vous quelque chose a ajouter?» reprit le magistrat.</p> +<p>M. Pickwick avait bien des choses à ajouter, et il les aurait +ajoutées +sans aucun doute, avec aussi peu de profit pour lui-même que de +satisfaction pour le magistrat, s'il n'avait pas été +engagé alors avec +Sam, dans une conversation tellement intéressante qu'il +n'entendit point +la question qui lui était adressée. M. Nupkins +n'était point homme à +demander deux fois une chose de cette nature. Il toussa donc de +nouveau, +d'une manière préparatoire, et prononça sa +décision au milieu du silence +admirateur et respectueux des constables.</p> +<p>Il condamnait Weller à deux guinées d'amende pour les +premières voies de +fait, et à trois guinées pour les secondes; il condamnait +Winkle à deux +guinées; Snodgrass à une guinée; et les +requérait, en outre, de jurer +qu'ils ne commettraient de violences sur aucun sujet de Sa +Majesté, et +notamment sur ses hommes liges, Daniel et Grummer: il avait +déjà requis +Pickwick et Tupman de fournir des cautions.</p> +<p>Aussitôt que le magistrat eut cessé de parler, M. +Pickwick, dont la +physionomie était de nouveau animée par un sourire de +bonne humeur, fit +un pas en avant, et dit:</p> +<p>«Je prie le magistrat de vouloir bien m'accorder quelques +minutes de +conversation en particulier. Il s'agit d'une affaire qui est d'une +grave +importance pour lui-même.</p> +<p>—Quoi!» s'écria M. Nupkins.</p> +<p>M. Pickwick répéta sa requête.</p> +<p>«Voilà une demande bien extraordinaire! dit le +magistrat. Une +conversation en particulier!</p> +<p>—Une conversation en particulier, répéta M. Pickwick +avec fermeté. +Seulement, comme c'est par mon domestique que j'ai appris une partie de +ce que j'ai à vous communiquer, je désirerais qu'il +fût présent.»</p> +<p>Le magistrat regarda M. Jinks. M. Jinks regarda le magistrat, et les +officiers se regardèrent l'un l'autre avec étonnement. +Tout à coup M. +Nupkins devint pâle. Peut-être ce Weller, dans un moment de +remords, +avait-il confessé quelque complot formé pour assassiner +le magistrat. +C'était une horrible pensée! En effet, M. Nupkins +était un homme +politique; et il devint encore plus pâle en songeant à +Jules César et à +M. Perceval.</p> +<p>Il regarda de nouveau M. Pickwick et fit un signe à M. Jinks.</p> +<p>«Que pensez-vous de cette demande, monsieur Jinks,» +murmura-t-il à son +oreille.</p> +<p>M. Jinks, qui ne savait pas exactement qu'en penser, et qui avait +peur +d'offenser son patron, sourit faiblement, d'une manière +douteuse; puis, +serrant les coins de sa bouche, secoua lentement sa tête.</p> +<p>«Monsieur Jinks, dit le magistrat gravement, vous êtes +un âne, +monsieur.»</p> +<p>En entendant cette petite expression familière, M. Jinks +sourit encore, +peut-être plus faiblement que la première fois, et se +retira par degrés +dans son coin.</p> +<p>Pendant quelques secondes M. Nupkins débattit la question en +lui-même. +Ensuite, se levant d'un air résolu, il invita M. Pickwick et Sam +à le +suivre, et les conduisit dans une petite chambre qui s'ouvrait sur la +salle de justice. Là, il leur fit signe d'aller jusqu'au fond, +et +lui-même resta à l'entrée, tenant sa main sur la +porte à demi fermée, +afin de pouvoir facilement battre en retraite s'il découvrait +chez ses +justiciables la plus légère manifestation d'intentions +hostiles. Enfin +il déclara qu'il était prêt à entendre leurs +communications, quelles +qu'elles pussent être.</p> +<p>«Monsieur, dit M. Pickwick, j'arriverai au fait tout d'un +coup, car il +s'agit d'une chose qui affecte notablement votre personne et votre +honneur. J'ai tout lieu de croire, monsieur, que vous recevez dans +votre +maison un vil imposteur.</p> +<p>—Deux! interrompit Sam; le valet en livrée violette enfonce +tout le +monde, en fait de larmes et de la scélératesse!</p> +<p>—Sam, dit M. Pickwick, je vous prie de vous modérer, afin que +je puisse +me rendre intelligible à ce gentleman.</p> +<p>—Très-fâché, monsieur, répliqua Sam; mais +quand je pensa à ce Job ici. +Je ne peux pas m'empêcher d'ouvrir un peu la soupape de +sûreté, +autrement j'éclaterais.</p> +<p>—En un mot, monsieur, reprit M. Pickwick, mon domestique a-t-il +raison +de supposer qu'un certain capitaine Fitz-Marshall est dans l'habitude +de +vous faire des visites. Je vous demande cela, ajouta M. Pickwick en +voyant que M. Nupkins était sur le point de l'interrompre avec +indignation; je vous demande cela parce que je sais que cet individu +est +un....</p> +<p>—Chut! chut! dit M, Nupkins en fermant la porte. Vous savez qu'il +est +quoi, monsieur?</p> +<p>—Un vagabond sans principes, un misérable aventurier, qui vit +aux +dépens de la société; qui prend les gens faciles +à tromper pour ses +dupes, monsieur; pour ses absurdes, ses malheureuses, ses ridicules +dupes, monsieur, s'écria M. Pickwick surexcité.</p> +<p>—Dieu nous assiste! dit M. Nupkins en rougissant jusqu'aux oreilles, +et +en changeant sur-le-champ toutes ses manières. Dieu nous +assiste, +monsieur....</p> +<p>—Pickwick, souffla Sam.</p> +<p>—Pickwick, répéta le magistrat. Dieu nous assiste, +monsieur Pickwick. +Asseyez-vous, je vous en prie. Que me dites-vous là! Le +capitaine +Fitz-Marshall!</p> +<p>—Ne l'appelez pas capitaine, interrompit Sam; ni Fitz-Marshall non +plus. Il n'est ni l'un ni l'autre. C'est un cabotin qui s'appelle +Jingle; et si jamais il y a eu un loup en habit violet, c'est ce Job +Trotter ici.</p> +<p>—Cela est très-vrai, monsieur, dit M. Pickwick en +réponse au regard +d'étonnement du magistrat; et ma seule affaire dans cette ville, +était +de démasquer l'individu dont nous parlons.»</p> +<p>Alors M. Pickwick répandit dans l'oreille +épouvantée du magistrat, un +récit abrégé de toutes les atrocités de M. +Jingle. Il rapporta comment +leur connaissance s'était faite; comment Jingle s'était +échappé avec +miss Wardle; comment il avait joyeusement renoncé à cette +demoiselle +pour une somme d'argent; comment il avait attiré M. Pickwick, +à minuit, +dans une pension de jeunes demoiselles; et comment lui, M. Pickwick, +regardait comme un devoir de dévoiler sa présente +usurpation de nom et +de qualité.</p> +<p>A mesure que cette narration s'avançait, tout le sang qui +circulait +habituellement dans le corps de M. Nupkins, se rassemblait dans les +veines de son visage et jusqu'aux extrémités de ses +oreilles. Il avait +ramassé le capitaine à une course de chevaux du +voisinage, et l'avait +présenté à mistress Nupkins et à miss +Nupkins. Celles-ci, charmées par +la longue liste des connaissances aristocratiques du capitaine +Fitz-Marshall, par ses lointains voyages, par sa tournure fashionable, +avaient exhibé le capitaine Fitz-Marshall, cité le +capitaine +Fitz-Marshall, jeté le capitaine Fitz-Marshall au nez de toutes +leurs +connaissances; tellement que leurs amis de cœur, madame Porkenham, et +les misses Porkenham, et M. Sidney Porkenham étaient près +d'en crever de +jalousie et de désespoir; et maintenant, après tout cela, +il se trouvait +que c'était un pauvre aventurier, un acteur ambulant, et sinon +un +escroc, du moins quelque chose qui y ressemblait tellement qu'il +était +bien difficile d'en faire la différence! Juste ciel! que +diraient les +Porkenham! quel serait le triomphe de M. Sidney Porkenham quand il +connaîtrait le rival à qui ses galanteries avaient +été sacrifiées! +Comment M. Nupkins oserait-il soutenir les regards du vieux Porkenham +aux prochaines assises? Et si l'histoire se répandait, quel +texte pour +l'opposition magistrale!</p> +<p>Il y eut un long silence.</p> +<p>«Mais après tout, s'écria M. Nupkins, en +redevenant radieux pour un +instant; après tout, ceci n'est qu'une simple allégation. +Le capitaine +Fitz-Marshall a des manières fort engageantes, et j'ose dire +qu'il s'est +fait plus d'un ennemi. Quelles preuves avez-vous de la +vérité de cette +accusation?</p> +<p>—Confrontez-moi avec lui, voilà tout ce que je vous demande, +tout ce +que j'exige. Confrontez-le avec moi et avec mes amis. Aurez-vous besoin +d'autres preuves?</p> +<p>—Vraiment, cela serait très-facile, car il vient ici ce soir, +et alors +il n'y aurait pas besoin de rendre l'affaire publique, dans +l'intérêt... +dans l'intérêt du jeune homme seulement; vous voyez... +cependant, je... +je voudrais d'abord consulter Mme Nupkins, sur la convenance de cette +démarche. Mais à tous événements, monsieur +Pickwick, il faut expédier +cette affaire légale avant de nous occuper d'autre chose. +Revenez, je +vous prie, dans la salle.</p> +<p>Lorsqu'on y fut réinstallé: «Grummer! dit le +magistrat, d'une voix +majestueuse:</p> +<p>—Votre Vin-à-ration, répondit Grummer avec le sourire +d'un favori.</p> +<p>—Allons, allons, monsieur, reprit le magistrat +sévèrement; pas de +légèreté ici: c'est fort inconvenant, et je vous +assure que vous avez +peu de raison de sourire. Le récit que vous m'avez fait tout +à l'heure +était-il exactement vrai? Faites attention à vos +réponses, monsieur.</p> +<p>—Votre Vin-à-ration balbutia Grummer, je....</p> +<p>—Ah! vous vous troublez, monsieur! Monsieur Jinks, remarquez-vous +qu'il +se trouble?</p> +<p>—Certainement, monsieur.</p> +<p>—Hé bien! voyons, répétez votre +déposition, Grummer; et je vous avertis +encore de prendre garde à vous. Monsieur Jinks, écrivez +sa déposition.»</p> +<p>L'infortuné Grummer commença donc à redire sa +plainte. Mais grâce à ce +que M. Jinks recueillait ses paroles, tandis que le magistrat les +relevait, grâce aussi à sa diffusion naturelle et à +sa confusion +présente, en moins de trois minutes il parvint à +s'embarrasser dans un +tel gâchis de contradictions, que M. Nupkins déclara +positivement qu'il +ne le croyait pas. Les amendes furent donc annulées; M. Jinks +trouva en +moins de rien une couple de cautions, et toutes ces opérations +solennelles ayant été terminées d'une +manière satisfaisante, M. Grummer +fut ignominieusement renvoyé: exemple terrible de +l'instabilité des +grandeurs humaines, et du peu de confiance qu'on doit avoir dans la +faveur des grands.</p> +<p>Mme Nupkins était une femme dédaigneuse et +sévère, en turban de gaze +bleue et en perruque brune. Miss Nupkins possédait toute la +hauteur de +sa mère, moins le turban, et toute sa mauvaise humeur, moins la +perruque. Or, chaque fois que l'exercice de ces deux aimables +qualités +embarrassait la mère et la fille dans quelque dilemme +désagréable, ce +qui arrivait assez fréquemment, elles se réunissaient +pour jeter tout le +blâme sur les épaules de M. Nupkins. Ainsi, lorsque +celui-ci alla +trouver son épouse, et lui communiqua les détails qui lui +avaient été +donnés par M. Pickwick, madame Nupkins se rappela tout à +coup qu'elle +avait toujours soupçonné quelque chose de la sorte; +qu'elle avait +toujours dit que cela devait arriver; qu'on n'avait jamais voulu +écouter +ses avis; que réellement elle ne savait pas pour qui M. Nupkins +la +prenait, etc., etc.</p> +<p>«Est-il possible, s'écria miss Nupkins en fabriquant, +dans le coin de +chaque œil, une larme d'une très-maigre dimension, est-il +possible que +j'aie été ainsi tournée en ridicule!</p> +<p>—Ah! ma chère, dit Mme Nupkins, vous pouvez en remercier +votre papa. +Combien je l'ai supplié de s'informer de la famille du +capitaine! +combien je l'ai pressé de prendre un parti décisif. Je +suis sûre que +personne ne voudrait le croire à présent.</p> +<p>—Mais ma chère,... fit observer M. Nupkins.</p> +<p>—Ne me parlez pas, être insupportable!</p> +<p>—Mon amour, vous aimiez tant le capitaine Fitz-Marshall; vous +l'invitiez constamment ici, et vous ne perdiez aucune occasion de +l'introduire chez nos amis.</p> +<p>—Ne le disais-je pas, Henriette! s'écria Mme Nupkins en +s'adressant à +sa fille avec l'air d'une femme injuriée; ne vous le disais-je +pas, que +votre papa se retournerait et mettrait tout cela sur mon dos. Ne le +disais-je pas!...» Ici Mme Nupkins fondit en larmes.</p> +<p>«Oh! pa! fit miss Nupkins, d'un ton de reproche;» et +elle se mit +également à pleurer.</p> +<p>«N'est-ce pas trop fort, sanglotait Mme Nupkins, n'est-ce pas +trop fort +de me reprocher que je suis la cause de tout ceci, quand c'est +lui-même +qui a attiré ce ridicule sur notre famille!</p> +<p>—Comment pourrons-nous jamais nous remontrer dans la +société? murmura +miss Nupkins.</p> +<p>—Comment pourrons-nous envisager les Porkenham?</p> +<p>—Ou les Grigg?...</p> +<p>—Ou les Slummintowkens? Mais qu'est-ce que cela fait à votre +papa? +qu'est-ce que cela lui fait, à lui!» A cette terrible +réflexion, +l'angoisse mentale de Mme Nupkins ne connut plus de bornes, et miss +Nupkins poussa des soupirs déchirants.</p> +<p>Les pleurs de Mme Nupkins continuèrent à jaillir avec +grande vitesse, +jusqu'au moment où elle eut décidé dans son esprit +que la meilleure +chose à faire, était d'engager M. Pickwick et ses amis +à rester chez +elle jusqu'à l'arrivée du capitaine. Si l'imposture de +celui-ci était +alors avérée, on l'exclurait de la maison sans divulguer +la véritable +cause de ce renvoi; et l'on dirait aux Porkenham, pour expliquer sa +disparition, que le capitaine, grâce à l'influence de sa +famille, était +nommé gouverneur général de Sierra-Leone, ou de +Sangur-Point, ou de +quelque autre de ces pays salubres, dont les Européens sont +ordinairement si enchantés qu'ils n'en reviennent presque jamais.</p> +<p>Quand Mme Nupkins eut séché ses larmes, miss Nupkins +sécha aussi les +siennes, et M. Nupkins s'estima fort heureux de terminer l'affaire +comme +le lui proposait son aimable moitié. En conséquence, M. +Pickwick et ses +amis, ayant lavé toutes les traces de leur <i>rencontre</i>, +furent présentés +aux dames, et peu de temps après au dîner. Quant à +Sam Weller, le +magistrat, avec sa sagacité particulière, reconnut en un +clin d'œil que +c'était le meilleur garçon du monde, et le consigna aux +soins +hospitaliers de M. Muzzle, avec l'ordre spécial de l'emmener en +bas, et +d'avoir le plus grand soin de lui.</p> +<p>—Comment vous portez-vous, monsieur? dit Muzzle à Sam Weller, +en le +conduisant à la cuisine.</p> +<p>—Hé! hé! il n'y a pas grand changement depuis que je +vous ai vu si bien +redressé derrière la chaise de votre gouverneur, dans la +salle.</p> +<p>—Je vous demande excuse de ne pas avoir fait attention à vous +pour +lors. Vous voyez que mon patron ne nous avait pas +présentés, pour lors. +Dame! il vous aime bien, monsieur Weller!</p> +<p>—Ah! c'est un bien gentil garçon.</p> +<p>—N'est-ce pas?</p> +<p>—Si jovial!</p> +<p>—Et un fameux homme pour parler! Comme ses idées sont +coulantes, hein?</p> +<p>—Étonnant! elles débondent si vite qu'elles se cognent +la tête l'une +sur l'autre que c'en est étourdissant, et qu'on ne sait pas +seulement de +quoi il s'agit.</p> +<p>—C'est le grand mérite de son style d'éloquence.... +Prenez garde au +dernier pas, monsieur Weller. Voudriez-vous vous laver les mains avant +de rejoindre les ladies? Voilà une fontaine, et il y a un +essuie-mains +blanc accroché derrière la porte.</p> +<p>—Je ne serai pas fâché de me rincer un brin, +répliqua Sam, en +appliquant force savon noir sur le torchon. Combien y a-t-il de dames?</p> +<p>—Seulement deux dans notre cuisine. Cuisinière et bonne. Nous +avons un +garçon pour faire les ouvrages sales et une fille de plus; mais +ça dîne +dans la buanderie.</p> +<p>—Ah! ça dîne dans la buanderie!</p> +<p>—Oui, nous en avons essayé à notre table quand c'est +arrivé; mais nous +n'avons pas pu y tenir; les manières de la fille sont +horriblement +vulgaires, et le garçon fait tant de bruit en mâchant, que +nous avons +trouvé impossible de rester à table avec lui.</p> +<p>—Oh! quel jeune popotame!</p> +<p>—C'est dégoûtant! voilà ce qu'il y a de pire +dans le service de +province, monsieur Weller; les jeunes gens sont si tellement mal +élevés.... Par ici, monsieur, s'il vous +plaît.» Tout en parlant ainsi et +en précédant Sam avec la plus exquise politesse, Muzzle +le conduisit +dans la cuisine.</p> +<p>«Mary, dit-il à la jolie servante, c'est M. Weller, un +gentleman que +notre maître a envoyé en bas pour être fait aussi +confortable que +possible.</p> +<p>—Et votre maître s'y connaît. Il m'a envoyé au +bon endroit pour ça, +ajouta Sam en jetant un regard d'admiration à la jolie bonne; si +j'étais +le maître de cette maison ici, je serais toujours où Mary +serait.</p> +<p>—Oh! monsieur Weller! fit Mary en rougissant.</p> +<p>—Eh bien! et moi, donc! s'écria la cuisinière.</p> +<p>—Ah! cuisinière, je vous avais oubliée, dit M. Muzzle. +Monsieur Weller, +permettez-moi de vous présenter.</p> +<p>—Comment vous portez-vous, madame? demanda Sam à la +cuisinière. +Très-enchanté de vous voir, et j'espère que notre +connaissance durera +longtemps, comme dit le gentleman à la banknote de cinq +guinées.»</p> +<p>Après les cérémonies de là +présentation, la cuisinière et Mary se +retirèrent dans leur cuisine pour chuchoter pendant dix minutes, +et +lorsqu'elles furent revenues toutes minaudantes et rougissantes, on +s'assit pour dîner.</p> +<p>Les manières aisées de Sam et ses talents de +conversation eurent une +influence si irrésistible sur ses nouveaux amis, qu'à la +moitié du dîner +il était déjà avec eux sur un pied +d'intimité complète, et les avait mis +en pleine possession des perfidies de Job Trotter.</p> +<p>«Je n'ai jamais pu supporter cet homme-là, dit Mary.</p> +<p>—Et vous ne le deviez pas non plus, ma chère, répliqua +Sam.</p> +<p>—Pourquoi cela?</p> +<p>—Parce que la laideur et l'hypocrisie ne va jamais d'accord avec +l'élégance et la vertu. C'est-il pas vrai, monsieur +Muzzle?</p> +<p>—Certainement.»</p> +<p>A ces mots Mary se prit à rire et assura que c'était +à cause de la +cuisinière, et la cuisinière, assurant que non, se prit +à rire aussi.</p> +<p>«Tiens, je n'ai pas de verre, dit Mary.</p> +<p>—Buvez avec moi, ma chère, reprit Sam, mettez vos +lèvres sur ce verre +ici, et alors je pourrai vous embrasser par procuration.</p> +<p>—Fi donc! monsieur Weller!</p> +<p>—Pourquoi fi, ma chère?</p> +<p>—Pour parler comme ça.</p> +<p>—Bah! il n'y a pas de mal. C'est dans la nature. Pas vrai, +cuisinière?</p> +<p>—Taisez-vous, impertinent,» répliqua celle-ci avec un +visage de +jubilation. Et là-dessus la cuisinière et Mary se prirent +à rire encore, +jusqu'à ce que le rire et la bière et la viande +combinés eussent mis la +charmante bonne en danger d'étouffer. Elle ne tut tirée +de cette crise +alarmante qu'au moyen de fortes tapes sur le dos et de plusieurs autres +petites attentions, délicatement administrées par le +galant Sam.</p> +<p>Au milieu de ces joyeusetés, on entendit sonner violemment, +et le jeune +gentleman qui prenait ses repas dans la buanderie, alla +immédiatement +ouvrir la porte du jardin. Sam était dans le feu de ses +galanteries +auprès de la jolie bonne; M. Muzzle s'occupait de faire les +honneurs de +la table, et la cuisinière ayant cessé de rire un instant +portait à sa +bouche un énorme morceau, lorsque la porte de la cuisine +s'ouvrit pour +laisser entrer M. Job Trotter.</p> +<p>Nous avons dit pour laisser <i>entrer</i> M. Job Trotter, mais +cette +expression n'a pas l'exactitude scrupuleuse dont nous nous piquons. La +porte s'ouvrit et M. Job Trotter parut. Il serait entré, et +même il +était en train d'entrer, lorsqu'il aperçut Sam. Reculant +involontairement un pas ou deux, il resta muet et immobile à +contempler +avec étonnement et terreur la scène qui s'offrait +à ses yeux.</p> +<p>«Le voici! s'écria Sam, en se levant plein de joie. Eh +bien! je parlais +de vous dans ce moment ici, comment ça va-t-il? pourquoi donc +êtes-vous +si rare? Entrez.» En disant ces mots, il mit la main sur le +collet +violet de Job, le tira sans résistance dans la cuisine, ferma la +porte +et en passa la clef à M. Muzzle, qui l'enfonça froidement +dans une poche +de côté, et boutonna son habit par-dessus.</p> +<p>«Eh bien! en voilà une farce! s'écria Sam. Mon +maître qui a le plaisir +de rencontrer votre maître là haut, et moi qui a le +plaisir de vous +rencontrer ici en bas. Comment ça vous va-t-il? Et notre petit +commerce +d'épiceries, ça marche-t-il bien? Véritablement, +je suis charmé de vous +voir. Comme vous avez l'air content! C'est charmant. N'est-il pas vrai, +M. Muzzle?</p> +<p>—Certainement.</p> +<p>—Il est si jovial!</p> +<p>—De si bonne humeur!</p> +<p>—Et si content de nous voir! C'est ça qui fait le plaisir +d'une +réunion. Asseyez-vous, asseyez-vous.»</p> +<p>Job se laissa asseoir sur une chaise, au coin du feu, et dirigea ses +petits yeux d'abord sur Sam, pois sur Muzzle; mais il ne dit rien.</p> +<p>«Eh bien! maintenant, reprit Sam, faites-moi l'amitié +de me dire devant +ces dames ici, si vous croyez être le gentleman le plus gentil et +le +mieux éduqué qui a jamais employé un mouchoir +rouge et les hymnes n° 4.</p> +<p>—Et qui a jamais été pour être marié +à une cuisinière, le mauvais +gueux! s'écria la cuisinière avec une sainte indignation.</p> +<p>—Et pour mener une vie plus vertueuse et pour s'établir dans +l'épicerie, ajouta la bonne.</p> +<p>—Jeune homme? vociféra Muzzle, enragé par ces deux +dernières allusions; +écoutez-moi-z-un peu maintenant. Cette lady ici (montrant la +cuisinière) +est ma bonne amie. Et quand vous avez le toupet de parler de tenir une +boutique d'épiceries avec elle, vous me blessez, monsieur, dans +l'endroit le plus sensible où un homme pût en blesser un +autre. Me +comprenez-vous, monsieur?»</p> +<p>Ici Muzzle, qui, comme son maître, avait une grande +idée de son +éloquence, s'arrêta pour attendre une réponse, mais +Job ne paraissant +pas disposé à parler, Muzzle poursuivit avec +solennité.</p> +<p>«Il est très-probable, monsieur, qu'on n'aura pas +besoin de vous là-haut +d'ici à quelque temps, parce que mon maître est en train +de faire +l'affaire de votre maître, monsieur: ainsi, vous aurez le temps +de me +parler un petit peu en particulier, monsieur. Me comprenez-vous, +monsieur?»</p> +<p>M. Muzzle se tut encore, attendant toujours une réponse, et +M. Trotter +le désappointa de nouveau.</p> +<p>«Eh bien, pour lors, reprit-il, je suis +très-fâché d'être obligé de +m'expliquer devant ces dames, mais la nécessité du cas +sera mon excuse. +L'arrière-cuisine est vide, monsieur, si vous voulez y passer, +monsieur, +M. Weller sera témoin, et nous aurons une satisfaction mutuelle +jusqu'à +ce que la sonnette sonne. Suivez-moi, monsieur.»</p> +<p>En disant ces mots le vaillant domestique fit un pas ou deux vers la +porte, tout en ôtant son habit afin de ne point perdre de temps.</p> +<p>Mais aussitôt que la cuisinière entendit les +dernières paroles de ce +défi mortel, aussitôt qu'elle vit M. Muzzle se +préparer pour le combat +singulier, elle poussa un cri déchirant, et se précipita +sur M. Trotter, +qui se leva vainement, à l'instant même; elle souffleta, +elle égratigna +son large visage, et entortillant ses mains dans les cheveux plats du +nouveau Job, elle en arracha de quoi faire cinq ou six douzaines de +bagues. Ayant accompli cet exploit avec l'ardeur que lui inspirait son +amour dévoué pour M. Muzzle, elle chancela et tomba +évanouie sous la +table, car c'était une dame douée de sentiments fort +délicats et fort +excitables.</p> +<p>En ce moment la sonnette retentit.</p> +<p>«C'est pour vous, Job Trotter,» dit Sam, et avant que +celui-ci pût +résister ou faire des remontrances, avant même qu'il +eût étanché le sang +qui coulait de ses blessures, Sam le prit par un bras, Muzzle par +l'autre, et le premier le tirant, le second le poussant, ils lui firent +monter les escaliers et l'introduisirent dans le parloir.</p> +<p>La scène qui s'y passait était remplie +d'intérêt. Alfred Jingle, +esquire, autrement le capitaine Fitz-Marshall, était debout +près de la +porte, son chapeau à la main, avec un sourire sur son visage, et +une +physionomie qui n'était nullement émue par sa +désagréable situation. En +face de lui se trouvait M. Pickwick, qui, évidemment, lui avait +inculqué +quelque leçon d'une haute morale, car sa main gauche +était cachée sous +les pans de son habit, et sa main droite, étendue en l'air, +comme +c'était son habitude quand il prononçait un discours +destiné à faire +impression. Un peu en arrière on voyait M. Tupman, bouillant +d'indignation, mais soigneusement retenu par ses deux jeunes amis. +Enfin, à l'extrémité de la chambre se tenaient M. +Nupkins, Mme Nupkins +et miss Nupkins, tous avec un air hautain et sombre, plein de menaces +et +de vexations.</p> +<p>Au moment où Job fut amené, M. Nupkins +déclamait avec une dignité +magistrale:</p> +<p>«Qui m'empêche, disait-il, de faire détenir ces +individus comme des +fripons et des imposteurs? Pourquoi céder à une folle +compassion? Qui +m'en empêche?</p> +<p>—L'orgueil, vieux camarade, l'orgueil, répliqua Jingle d'un +air calme. +Mauvais effet—attrapé un capitaine! Ha! ha!—l'excellente +charge!—bon +parti pour notre fille.—A trompeur trompeur et demi!—Rendre cela +public?—Pas pour un empire;—on en dirait trop, beaucoup trop.</p> +<p>Misérable! s'écria Mme Nupkins, nous méprisons +vos basses insinuations.</p> +<p>—Je l'ai toujours détesté, ajouta Henriette.</p> +<p>—Oh! nécessairement.—Grand jeune homme,—vieux +adorateur.—Sidney +Porkenham,—riche, joli garçon.—Pas si riche que le capitaine, +malgré +ça..., eh! son congé.—On fait tout au monde pour le +capitaine,—le +capitaine n'a pas son pareil.—Toutes les demoiselles folles de lui, eh! +Job, eh?»</p> +<p>Ici M. Jingle se mit à rire de tout son cœur, et Job, +frottant ses mains +avec délices, laissa échapper le premier son qu'il se +fût encore permis, +depuis qu'il était entré dans la maison; c'était +un ricanement sans +bruit, retenu, qui semblait indiquer qu'il en jouissait trop pour en +laisser évaporer aucune partie en vaines démonstrations.</p> +<p>«M. Nupkins, dit l'aînée des deux dames, +voilà une conversation que les +domestiques n'ont pas besoin d'entendre. Faites éloigner ces +deux +misérables.</p> +<p>—Certainement, ma chère.—Muzzle.</p> +<p>—Votre Vénération...</p> +<p>—Ouvrez la porte.</p> +<p>—Oui, Votre Vénération...</p> +<p>—Quittez cette maison, misérables! s'écria M. Nupkins +d'une manière +emphatique.»</p> +<p>Jingle sourit et se dirigea vers la porte.</p> +<p>«Arrêtez,» dit M. Pickwick.</p> +<p>Jingle s'arrêta.</p> +<p>«J'aurais pu, poursuivit M. Pickwick, j'aurais pu me venger +davantage du +traitement que vous m'avez fait éprouver, de concert avec votre +ami +l'hypocrite... (Ici Job salua avec la plus grande politesse, en posant +la main sur son cœur.) Je dis, continua M. Pickwick, en +s'échauffant +graduellement, je dis que j'aurais pu me venger davantage; mais je me +contente de vous démasquer, car c'est un devoir envers mes +semblables. +Je me flatte, monsieur, que vous n'oublierez pas cette +modération. (En +cet endroit Job Trotter, avec une facétieuse gravité, +appliqua sa main à +son oreille comme pour ne pas perdre une syllabe de ce que disait M. +Pickwick.) Je n'ai plus qu'une chose à ajouter, continua le +philosophe, +tout à fait irrité: c'est que je vous regarde comme un +fripon... et +un... un coquin... le plus mauvais coquin que j'aie jamais +rencontré... +excepté ce pieux vagabond en livrée violette!</p> +<p>—Ha! ha! ha! ricana Jingle. Bon garçon,—Pickwick; bon +cœur!—vieux +gaillard solide!—mais il ne faut pas être si +colère,—mauvaise +chose.—Adieu, adieu; vous reverrai quelque jour.—Ne vous chagrinez +pas.—Job, trotte!»</p> +<p>En prononçant ces mots, M. Jingle enfonça son chapeau +à sa mode et +s'éloigna d'un pas mesuré. Job s'arrêta, regarda +autour de lui, sourit, +puis, adressant à M. Pickwick un salut sérieusement +moqueur, et à Sam un +coup d'œil dont l'audacieuse malice surpasse toute description, il +suivit les pas de son estimable maître.</p> +<p>«Sam, dit M. Pickwick, en voyant que son domestique prenait le +même +chemin.</p> +<p>—Monsieur.</p> +<p>—Restez ici.»</p> +<p>Sam parut incertain.</p> +<p>«Restez ici, répéta M. Pickwick.</p> +<p>—Est-ce que je ne pourrais pas rabattre un peu ce Job Trotter dans +le +jardin?</p> +<p>—Non certainement.</p> +<p>—Est-ce que je ne peux pas le reconduire à coups de pied, +monsieur?</p> +<p>—Non, sous aucun prétexte.»</p> +<p>Pendant un moment, pour la première fois depuis son +engagement, Sam eut +l'air mécontent et malheureux. Mais sa contenance +s'éclaircit +immédiatement, car le rusé Muzzle, qui s'était +caché derrière la porte, +en sortit vivement à l'instant précis, et parvint fort +habilement à +faire rouler Jingle et son acolyte le long des escaliers, et jusque +dans +les aloès américains, qui les attendaient en bas.</p> +<p>«Maintenant, monsieur, dit M. Pickwick à M. Nupkins, +maintenant, +monsieur, ayant accompli notre dessein, mes amis et moi, nous allons +vous faire nos adieux, et tout en vous remerciant pour +l'hospitalité que +nous avons reçue, permettez-moi de vous assurer, en leur nom +comme au +mien, que nous ne l'aurions pas acceptée, et que nous n'aurions +pas +consenti à sortir ainsi de la situation où nous nous +trouvions, si nous +n'y avions pas été incités par un vif sentiment de +devoir. Nous +retournons à Londres demain matin: votre secret est en +sûreté avec +nous.»</p> +<p>Ayant ainsi protesté contre ce qui s'était +passé dans la matinée, M. +Pickwick fit un profond salut aux dames, et malgré les +sollicitations de +la famille, quitta la chambre avec ses amis.</p> +<p>«Prenez votre chapeau, Sam, dit-il à son domestique.</p> +<p>—Il est en bas, monsieur,» répliqua Sam, et il courut +le quérir dans la +cuisine.</p> +<p>Le chapeau étant égaré, Sam fut obligé +de le chercher et Mary, qui se +trouvait là toute seule, l'éclaira. Après avoir +regardé de tous les +côtés, la jolie bonne, dans son anxiété pour +trouver le chapeau perdu, +se mit sur ses genoux et retourna tous les objets entassés dans +un petit +coin derrière la porte. C'était un petit coin fort +incommode. On ne +pouvait y arriver sans commencer par fermer la porte.</p> +<p>«Le voilà, dit enfin la jolie bonne, n'est-ce pas cela?</p> +<p>—Voyons,» fit Sam.</p> +<p>Mary avait posé la chandelle sur le plancher, et, comme elle +éclairait +fort peu, Sam fut obligé de se mettre aussi à genoux pour +voir si +c'était réellement son chapeau. Le recoin était +remarquablement petit, +et ainsi, sans qu'il y eût de la faute de personne, +excepté de +l'architecte qui avait bâti la maison Sam et la jolie bonne se +trouvaient nécessairement fort près l'un de l'autre.</p> +<p>«C'est bien lui, dit Sam, adieu.</p> +<p>—Adieu, répondit la jolie bonne.</p> +<p>—Adieu, répéta Sam, et en disant cela il laissa tomber +le chapeau qu'il +avait eu tant de peine à trouver.</p> +<p>—Comme vous êtes maladroit! dit Mary. Vous le perdrez encore +si vous +n'y prenez pas garde.» Et pour qu'il ne se perdit plus, elle le +lui mit +sur la tête.</p> +<p>Le visage de la jolie bonne paraissait plus joli encore, +étant ainsi +levé vers Sam: or, soit à cause de cela, soit par une +simple conséquence +de leur juxtaposition, il arriva que Sam l'embrassa.</p> +<p>«J'espère que vous ne l'avez pas fait exprès! +s'écria-t-elle en +rougissant.</p> +<p>—Non, ma chère, mais je vais la faire exprès à +présent;» et il +l'embrassa une seconde fois.</p> +<p>«Sam! cria M. Pickwick par-dessus la rampe.</p> +<p>—Voilà, monsieur, répondit Sam, en montant les marches +quatre à quatre.</p> +<p>—Vous avez été bien longtemps.</p> +<p>—Il y avait quelque chose derrière la porte, qui nous a +empêchés de +l'ouvrir pendant tout se temps-là, monsieur.»</p> +<p>Tel fut le premier chapitre des amours de Sam.<br/> +</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;"/> +<p><br/> +</p> +<a name="CHAPITRE_XXVI"></a> +<h2>CHAPITRE XXVI.</h2> +<h3>Contenant un récit abrégé des progrès +de l'action <i>Bardell contre +Pickwick</i>.</h3> +<br/> +<p>Ayant accompli le principal objet de son voyage en démasquant +l'infamie +de Jingle, M. Pickwick résolut de retourner immédiatement +à Londres, +afin de savoir quelles mesures Dodson et Fogg avaient prises contre +lui. +Exécutant cette résolution avec toute l'énergie de +son caractère, il +monta à l'extérieur de la première voiture qui +quitta Ipswich, le +lendemain du jour où se passèrent les mémorables +événements que nous +venons de rapporter, et arriva dans la métropole le même +soir, en +parfaite santé, accompagné de ses trois disciples et de +Sam.</p> +<p>Là, nos amis se séparèrent pour quelque temps. +MM. Tupman, Winkle et +Snodgrass se rendirent à leurs domiciles, afin de faire les +préparatifs +nécessaires pour leur voyage prochain à Dingley-Dell: M. +Pickwick et Sam +s'établirent dans un hôtel fort bon quoique fort antique, +le <i>George et +Vautour</i>, George Yard, Lombard-street.</p> +<p>M. Pickwick avait dîné et fini sa seconde pinte +d'excellent porto; il +avait enfoncé son mouchoir de soie sur sa tête, et +posé ses pieds sur le +garde-feu; enfin il s'était renversé dans sa +bergère, lorsque l'entrée +de Sam avec son sac de nuit le tira de sa tranquille méditation.</p> +<p>«Sam, dit-il.</p> +<p>—Monsieur?</p> +<p>—Je pensais justement que j'ai laissé beaucoup de choses chez +mistress +Bardell, rue Goswell, et qu'il faudra que je les fasse prendre avant de +repartir.</p> +<p>—Très-bien, monsieur.</p> +<p>—Je pourrais les envoyer pour le moment chez M. Tupman. Mais avant +de +les faire enlever, il faudrait les mettre en ordre. Je +désirerais que +vous allassiez jusqu'à la rue Goswell et que vous arrangeassiez +tout +cela, Sam.</p> +<p>—Tout de suite, monsieur?</p> +<p>—Tout de suite. Et... attendez, Sam, ajouta M. Pickwick en tirant sa +bourse. Il faut payer le loyer. Le terme n'est dû qu'à +Noël, mais vous +le payerez pour que tout soit fini. Je puis donner congé en +prévenant un +mois d'avance. Voici le congé. Donnez-le à Mme Bardell. +Elle mettra +écriteau quand elle voudra.</p> +<p>—Très-bien, monsieur. Rien de plus?</p> +<p>—Rien de plus, Sam.»</p> +<p>Sam se dirigea à petits pas vers l'escalier, comme s'il +eût attendu +encore quelque chose. Il ouvrit lentement la porte, et étant +sorti +lentement, l'avait doucement refermée, à deux pouces +près, lorsque M. +Pickwick cria:</p> +<p>«Sam!</p> +<p>—Oui, monsieur, répondit Sam, en revenant vivement et fermant +la porte +après soi.</p> +<p>—Je ne m'oppose pas à ce que vous tâchiez de savoir +comment Mme Bardell +semble personnellement disposée envers moi, et s'il est +réellement +probable que ce procès infâme et sans base soit +poussé à toute +extrémité. Je dis que je ne m'oppose pas à ce que +vous essayiez de +découvrir cela, si vous le désirez, Sam.»</p> +<p>Sam fit un léger signe d'intelligence et quitta la chambre. +M. Pickwick +enfonça de nouveau le mouchoir de soie sur sa tête et +s'arrangea pour +faire un somme.</p> +<p>Il était près de neuf heures lorsque Sam atteignit la +rue Goswell. Une +paire de chandelles brûlaient dans le parloir, et l'ombre d'une +couple +de chapeaux se distinguait sur la jalousie. Mistress Bardell avait du +monde.</p> +<p>Sam frappa à la porte. Après un assez long intervalle, +pendant lequel +mistress Bardell tâchait de persuader une chandelle +réfractaire de se +laisser allumer, de petites bottes se firent entendre sur le tapis et +master Bardell se présenta.</p> +<p>«Eh bien! jeune homme, dit Sam, comment va c'te mère?</p> +<p>—Elle ne va pas mal, ni moi non plus.</p> +<p>—Eh bien! j'en suis charmé. Dites-lui que j'ai à lui +parler, mon jeune +phénomène.»</p> +<p>Master Bardell, ainsi conjuré, posa la chandelle +réfractaire sur la +première marche de l'escalier, et disparut, avec son message, +derrière +la porte du parloir.</p> +<p>Les deux chapeaux dessinés sur les carreaux étaient +ceux des deux amies +les plus intimes de mistress Bardell. Elles venaient d'arriver pour +prendre une paisible tasse de thé et un petit souper chaud de +pommes de +terre et de fromage rôti; et tandis que le fromage bruissait et +friait +devant le feu, tandis que les pommes de terre cuisaient +délicieusement +dans un poêlon, mistress Bardell et ses deux amies se +régalaient d'une +petite conversation critique concernant toutes leurs connaissances +réciproques. Master Bardell interrompit cette +intéressante revue en +rapportant le message qui lui avait été confié par +Sam.</p> +<p>«Le domestique de M. Pickwick! s'écria mistress Bardell +en pâlissant.</p> +<p>—Bonté divine! fit mistress Cluppins.</p> +<p>—Eh bien! réellement je n'aurais pas cru ça, si je n'y +avais pas +t'été,» déclara mistress Sanders.</p> +<p>Mistress Cluppins était une petite femme vive et +affairée; mistress +Sanders une personne grosse, grasse et pesante. Toutes les deux +formaient la compagnie.</p> +<p>Mistress Bardell trouva convenable d'être agitée, et +comme aucune des +trois amies ne savait s'il était bon d'avoir des communications +avec le +domestique de M. Pickwick, autrement que par la ministère de +Dodson et +Fogg, elles se trouvaient prises au dépourvu. Dans cet +état +d'indécision, la première chose à faire +était évidemment de taper le +petit garçon pour avoir trouvé M. Weller à la +porte. La tendre mère n'y +manqua pas, et il se mit à crier fort mélodieusement.</p> +<p>«Ne m'étourdissez pas les oreilles, méchante +créature! lui dit mistress +Bardell.</p> +<p>—Ne tourmentez pas votre pauvre chère mère! cria +mistress Cluppins.</p> +<p>—Elle en a assez des tourments, ajouta mistress Sanders avec une +résignation sympathisante.</p> +<p>—Ah! oui, l'est-elle malheureuse! pauvre agneau!» reprit +mistress +Cluppins.</p> +<p>Pendant ces réflexions morales, master Bardell hurlait de +plus en plus +fort.</p> +<p>«Qu'allons-nous faire maintenant? demanda mistress Bardell +à mistress +Cluppins.</p> +<p>—Je pense que vous devriez le voir, devant un témoin, +s'entend.</p> +<p>—Deux témoins, serait plus légal, fit observer +mistress Sanders, qui, +ainsi que son amie, crevait de curiosité.</p> +<p>—Peut-être qu'il vaudrait mieux le faire venir ici,» +reprit mistress +Bardell.</p> +<p>Mistress Cluppins adopta avidement cette idée. «Bien +sûr! +s'écria-t-elle. Entrez, jeune homme, et fermez d'abord la porte, +s'il +vous plaît.»</p> +<p>Sam saisit l'occasion aux cheveux, et se présentant dans le +parloir, +exposa, ainsi qu'il suit, sa commission à mistress Bardell:</p> +<p>«Très-fâché de vous déranger, +madame, comme disait le chauffeur à la +vieille dame en la mettant sur le gril; mais comme je viens justement +d'arriver avec mon gouverneur et que nous nous en allons incessamment, +il n'y a pas moyen d'empêcher ça, comme vous voyez.</p> +<p>—Effectivement le jeune homme ne peut pas empêcher les fautes +de son +maître, fit observer mistress Cluppins, sur laquelle l'apparence +et la +conversation de Sam avaient fait beaucoup d'impression.</p> +<p>—Non certainement, répondit mistress Sanders, en jetant un +regard +attendri sur le petit poêlon, et en calculant mentalement la +distribution probable des pommes de terre, au cas où Sam serait +invité à +souper.</p> +<p>—Ainsi donc, poursuivit l'ambassadeur, sans remarquer +l'interruption, +voilà pourquoi je suis venu ici: primo, d'abord, pour vous +donner congé: +le voilà ici; secondo, pour payer le loyer: le voilà ici; +troiso, pour +dire que vous mettiez toutes nos histoires en ordre, pour donner +à la +personne que nous enverrons pour les prendre; quatro, que vous pouvez +mettre l'écriteau aussitôt que vous voudrez. Et +voilà tout.</p> +<p>—Malgré ce qui est arrivé, soupira mistress Bardell, +je dirai toujours +et j'ai toujours dit que, sous tous les rapports, excepté un, M. +Pickwick s'est toujours conduit comme un gentleman parfait; son argent +était toujours aussi solide que la banque, toujours.»</p> +<p>En disant ceci, mistress Bardell appliqua son mouchoir à ses +yeux... et +sortit de la chambre pour faire la quittance.</p> +<p>Sam savait bien qu'il n'avait qu'à rester tranquille et que +les deux +invitées ne manqueraient point de parler; aussi se contenta-t-il +de +regarder alternativement le poêlon, le fromage, le mur et le +plancher, +en gardant le plus profond silence.</p> +<p>«Pauvre chère femme! s'écria mistress Cluppins.</p> +<p>—Pauvre criature!» rétorqua mistress Sanders.</p> +<p>Sam ne dit rien; il vit qu'elles arrivaient au sujet.</p> +<p>«Riellement je ne puis pas me contenir, dit mistress Cluppins, +quand je +pense à une trahison comme ça. Je ne veux rien dire pour +vous vexer, +jeune homme, mais votre maître est une vieille brute, et je +désire que +je l'eusse ici pour lui dire à lui-même.</p> +<p>—Je désire que vous l'eussiez, répondit Sam.</p> +<p>—C'est terrible de voir comme elle dépérit et qu'elle +ne prend plaisir +à rien, excepté quand ses amies viennent, par pure +charité, pour causer +avec elle et la rendre confortable, reprit mistress Cluppins en jetant +un coup d'œil au poêlon et au fromage. C'est choquant.</p> +<p>—Barbaresque! ajouta mistress Sanders.</p> +<p>—Et votre maître, qu'est un homme d'argent, qui ne +s'apercevrait tant +seulement pas de la dépense d'une femme. Il n'a pas l'ombre +d'une +excuse. Pourquoi ne l'épouse-t-il pas?</p> +<p>—Ah! dit Sam. Bien sûr, voilà la question.</p> +<p>—Certainement, qu'elle lui demanderait la question, si elle avait +autant de courage que moi, poursuivit mistress Cluppins avec grande +volubilité. Quoi qu'il en soit, il y a une loi pour nous autres +femmes, +malgré que les hommes voudraient nous rendre comme des esclaves. +Et +votre maître saura ça à ses dépens, jeune +homme, avant qu'il soit plus +vieux de six mois.»</p> +<p>A cette consolante réflexion, mistress Cluppins se redressa, +et sourit à +mistress Sanders, qui lui renvoya son sourire.</p> +<p>«L'affaire marche toujours,» pensa Sam, tandis que +mistress Bardell +rentrait avec le reçu.</p> +<p>—Voilà le reçu, monsieur Weller, dit l'aimable veuve, +et voilà votre +reste. J'espère que vous prendrez quelque chose pour vous tenir +l'estomac chaud, quand ça ne serait qu'à cause de la +vieille +connaissance....»</p> +<p>Sam vit l'avantage qu'il pouvait gagner, et accepta sur-le-champ. +Aussitôt mistress Bardell tira d'une petite armoire une bouteille +avec +un verre; et sa profonde affliction la préoccupait tellement +qu'après +avoir rempli le verre de Sam, elle aveignit encore trois autres verres +et les remplit également.</p> +<p>«Ah ça! mistress Bardell, s'écria mistress +Cluppins, voyez ce que vous +avez fait!</p> +<p>—Eh bien! en voilà une bonne! éjacula mistress Sanders.</p> +<p>—Ah! ma pauvre tête?» fit mistress Bardell, avec un +faible sourire.</p> +<p>Sam, comme on s'en doute bien, comprit tout cela. Aussi +s'empressa-t-il +de dire qu'il ne buvait jamais, avant souper, à moins qu'une +dame ne bût +avec lui. Il s'ensuivit beaucoup d'éclats de rire, et enfin +mistress +Sanders s'engagea à le satisfaire et but une petite goutte. +Alors Sam +déclara qu'il fallait faire la ronde, et toutes ces dames burent +une +petite goutte. Ensuite la vive mistress Cluppins proposa pour toast: +<i>Bonne chance à Bardell contre Pickwick</i>; et les dames +vidèrent leurs +verres en honneur de ce vœu: après quoi elles devinrent +très-parlantes.</p> +<p>«Je suppose, dit mistress Bardell, je suppose que vous avez +appris ce +qui se passe, monsieur Weller?</p> +<p>—Un petit brin, répondit Sam.</p> +<p>—C'est une terrible chose, monsieur Weller, que d'être +traînée comme +cela devant le public; mais je vois maintenant que c'est la seule +ressource qui me reste, et mon avoué, M. Dodson et Fogg, me dit +que nous +devons réussir, avec les témoins que nous appellerons. Si +je ne +réussissais pas, je ne sais pas ce que je ferais!»</p> +<p>La seule idée de voir mistress Bardell perdre son +procès affecta si +profondément mistress Sanders qu'elle fut obligée de +remplir et de vider +son verre immédiatement, sentant, comme elle le dit ensuite, que +si elle +n'avait pas eu la présence d'esprit d'agir ainsi, elle se serait +infailliblement trouvée mal.</p> +<p>«Quand pensez-vous que ça viendra? demanda Sam.</p> +<p>—Au mois de février ou de mai, répliqua mistress +Bardell.</p> +<p>—Quelle quantité de témoins il y aura! dit mistress +Cluppins.</p> +<p>—Ah! oui! fit mistress Sanders.</p> +<p>—Et si la plaignante ne gagne pas, MM. Dodson et Fogg seront-ils +furieux, eux qui font tout cela par spéculation, à leurs +risques! +continua mistress Cluppins.</p> +<p>—Ah! oui.</p> +<p>—Mais la plaignante doit gagner, ajouta mistress Cluppins.</p> +<p>—Je l'espère, dit mistress Bardell.</p> +<p>—Il n'y a pas le moindre doute, répliqua mistress Sanders.</p> +<p>—Eh bien! dit Sam en se levant et en posant son verre sur la table, +tout ce que je peux dire c'est que je vous le souhaite.</p> +<p>—Merci, monsieur Weller! s'écria mistress Bardell avec +ferveur.</p> +<p>—Et tant qu'à ce Dodson et Fogg, qui fait ces sortes de +choses par +spéculation, poursuivit Sam, et tant qu'aux bons et +généreux individus +de la même profession qui mettent les gens par les oreilles +gratis, pour +rien, et qui occupent leurs clercs à trouver des petites +disputes chez +leurs voisins et connaissances pour les accorder avec des +procès, tout +ce que je peux dire d'eux, c'est que je leur souhaite la +récompense que +je leur donnerais.</p> +<p>—Ah! s'écria mistress Bardell, attendrie, je leur souhaite la +récompense que tous les cœurs généreux et +compatissants seraient +disposés à leur accorder.</p> +<p>—Amen! répondit Sam. Et ils gagneraient joliment de quoi +mener joyeuse +vie et s'engraisser, s'ils avaient ce que je leur souhaite!—Je vous +offre le bonsoir, mesdames.»</p> +<p>Au grand soulagement de mistress Sanders, leur hôtesse permit +à Sam de +partir, sans faire aucune allusion aux pommes de terre ni au fromage +rôti, et peu après, avec l'assistance juvénile +qu'on pouvait attendre de +master Bardell, les trois dames rendirent la plus ample justice +à ces +mets délicieux, qui s'évanouirent complétement +sous leurs courageux +efforts.</p> +<p>Sam, arrivé à l'auberge le <i>George et Vautour</i>, +rapporta fidèlement à +son maître les indices qu'il avait recueillis des manœuvres de +Dodson et +Fogg; et son récit fut complétement confirmé le +lendemain par M. Perker, +avec qui notre philosophe eut une entrevue. Il fut donc obligé +de se +préparer pour sa visite de Noël à Dingley-Dell, avec +l'agréable +perspective d'être actionné publiquement, deux ou trois +mois plus tard, +par la cour des <i>Common Pleas</i>, pour violation d'une promesse de +mariage; la plaignante ayant tout l'avantage inhérent à +ce genre +d'action, et résultant de l'excessive habileté de Dodson +et Fogg.<br/> +</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;"/> +<p><br/> +</p> +<a name="CHAPITRE_XXVII"></a> +<h2>CHAPITRE XXVII.</h2> +<h3>Samuel Weller fait un pèlerinage à Dorking, et voit +sa belle-mère.</h3> +<br/> +<p>Comme il restait un intervalle de deux jours avant l'époque +fixée pour +le départ des Pickwickiens pour Dingley-Dell, Sam, après +avoir dîné de +bonne heure, s'assit dans l'arrière-salle de l'auberge le <i>George +et +Vautour</i>, pour réfléchir au meilleur emploi possible +de cet espace de +temps. Il faisait un temps superbe, et Samuel n'avait pas ruminé +pendant +dix minutes, lorsqu'il sentit tout à coup naître en lui un +sentiment +filial et affectueux. Le besoin d'aller voir son père et de +rendre ses +devoirs à sa belle-mère se présenta alors si +fortement à son esprit, +qu'il fut frappé d'étonnement de n'avoir pas songé +plus tôt à cette +obligation morale. Impatient de réparer ses torts passés, +dans le plus +bref délai possible, il gravit les marches de l'escalier, se +présenta +directement devant M. Pickwick, et lui demanda un congé afin +d'exécuter +ce louable dessein.</p> +<p>«Certainement, Sam, certainement,» répondit le +philosophe, dont les yeux +se remplirent de larmes de joie à cette manifestation des bons +sentiments de son domestique.</p> +<p>Sam fit une inclination de tête reconnaissante.</p> +<p>«Je suis charmé de voir que vous comprenez si bien vos +devoirs de fils.</p> +<p>—Je les ai toujours compris, monsieur.</p> +<p>—C'est une réflexion fort consolante, dit M. Pickwick d'un +air +approbateur.</p> +<p>—Tout à fait, monsieur. Quand je voulais quelque chose de mon +père, je +le lui demandais d'une manière très-respectueuse et +obligeante; s'il ne +me le donnait pas, je le prenais, dans la crainte d'être enduit +à mal +faire, si je n'avais pas ce que je voulais. Je lui ai +évité comme ça une +foule d'embarras, monsieur.</p> +<p>—Ce n'est pas précisément ce que j'entendais, Sam, dit +M. Pickwick en +secouant la tête avec un léger sourire.</p> +<p>—J'ai agi dans un bon sentiment, monsieur, avec les meilleures +intentions du monde, comme disait le gentleman qui avait planté +là sa +femme, parce qu'elle était malheureuse avec lui....</p> +<p>—Vous pouvez aller, Sam.</p> +<p>—Merci, monsieur.» Et ayant fait son plus beau salut et +revêtu ses plus +beaux habits, Sam se percha sur l'impériale de l'Hirondelle et +se rendit +à Dorking.</p> +<p><i>Le marquis de Granby</i>, du temps de Mme Weller, pouvait servir +de modèle +aux meilleures auberges; assez grande pour qu'on y eût ses +coudées +franches, assez petite et assez commode pour qu'on s'y crût chez +soi. Du +côté opposé de la route, un poteau +élevé supportait une vaste enseigne, +où l'on voyait représentées la tête et les +épaules d'un gentleman doué +d'un teint apoplectique. Son habit rouge avait des revers bleus, et +quelques taches de cette dernière couleur étaient +placées au-dessus de +son tricorne pour figurer le ciel. Plus haut encore, il y avait une +paire de drapeaux, et au-dessous du dernier bouton de l'habit rouge du +gentleman, une couple de canons. Le tout offrait incontestablement un +portrait frappant du marquis de Granby, de glorieuse mémoire. +Les +fenêtres du comptoir laissaient voir une collection de +géraniums et une +rangée bien époussetée de bouteilles de liqueur. +Les volets verts +étalaient en lettres d'or force panégyriques des bons +lits et des bons +vins de la maison; enfin le groupe choisi de paysans et de valets qui +flânaient autour des écuries, autour des auges, disait +beaucoup en +faveur de la bonne qualité de la bière et de l'eau-devie +qui se +vendaient à l'intérieur. En descendant de voiture, Sam +s'arrêta pour +noter, avec l'œil d'un voyageur expérimenté, toutes ces +petites +indications d'un commerce prospère, et, quand il entra, il +était +grandement satisfait du résultat de ses observations.</p> +<p>«Eh bien? dit une voix aigrelette lorsque la tête de Sam +se montra à la +porte du comptoir. Qu'est-ce que vous voulez, jeune homme?»</p> +<p>Sam regarda dans la direction de la voix. Elle provenait d'une dame +d'une encolure assez puissante, confortablement assise auprès de +la +cheminée, et qui s'occupait à souffler le feu, afin de +faire chauffer +l'eau pour le thé. La dame n'était pas seule, car de +l'autre côté de la +cheminée, tout droit dans un antique fauteuil, était +assis un homme dont +le dos était presque aussi long et presque aussi roide que celui +du +fauteuil lui-même.</p> +<p>Cet individu, qui attira sur-le-champ l'attention spéciale de +Sam, +paraissait long et fluet. Son visage était couperosé, son +nez rouge; ses +yeux méchants et bien éveillés tenaient beaucoup +de ceux d'un serpent à +sonnettes. Il portait un habit noir râpé, un pantalon +très-court et des +bas de coton noir qui, comme le reste de son costume, avaient une +teinte +rouillée. Son air était empesé, mais sa cravate +blanche ne l'était pas, +et pendait toute chiffonnée et d'une manière fort peu +pittoresque sur +son gilet boutonné jusqu'au menton. Sur une chaise, à +côté de lui, +étaient placés une paire de gants de castor, vieux et +usés; un chapeau à +larges lords; un parapluie fort passé, qui laissait voir une +quantité de +baleines, comme pour contre-balancer l'absence d'une poignée: +enfin, +tous ces objets étaient arrangés avec un soin et une +symétrie qui +semblaient indiquer que l'homme au nez rouge, quel qu'il fût, +n'avait +pas l'intention de s'en aller de sitôt.</p> +<p>Pour lui rendre justice, il faut convenir que s'il avait eu cette +intention, il eût fait preuve de bien peu d'intelligence; car, +à en +juger par les apparences, il aurait fallu qu'il possédât +un cercle de +connaissances bien désirable, pour pouvoir raisonnablement +espérer +s'installer ailleurs plus confortablement. Le feu flambait joyeusement +sous l'influence du soufflet, et la bouilloire chantait gaiement sous +l'influence de l'un et de l'autre; sur la table était +disposé tout +l'appareil du thé: un plat de rôties beurrées +chauffait doucement devant +le foyer, et l'homme au nez rouge, armé d'une longue fourchette, +s'occupait activement à transformer de larges tranches de pain +en cet +agréable comestible. Auprès de lui était un verre +d'eau et de rhum +brûlant, dans lequel nageait une tranche de limon; et chaque fois +qu'il +se baissait pour amener les tartines de pain auprès de son œil, +afin de +juger comment elles rôtissaient, il sirotait une goutte ou deux +de grog, +et souriait en regardant la dame à la puissante encolure, qui +soufflait +le feu.</p> +<p>La contemplation de cette scène confortable avait tellement +absorbé les +facultés pensantes de Sam, qu'il laissa passer sans y faire +attention +les premières interrogations de l'hôtesse, qui fut +obligée de les +répéter trois fois, sur un ton de plus en plus aigre, +avant qu'il +s'aperçût de l'inconvenance de sa conduite.</p> +<p>«Le gouverneur y est-il? demanda-t-il enfin.</p> +<p>—Non, il n'y est pas, répondit Mme Weller, car la dame +n'était autre +que la ci-devant veuve et la seule et unique exécutrice +testamentaire de +feu M. Clarke. Non, il n'y est pas, et qui plus est je ne l'attends pas.</p> +<p>—Je suppose qu'il conduit aujourd'hui? reprit Sam.</p> +<p>—Peut-être que oui, peut-être que non, répliqua +Mme Weller en beurrant +la tartine que l'homme au nez rouge venait de faire rôtir. Je +n'en sais +rien, et de plus je ne m'en soucie guère.—Dites un <i>Benedicite</i>, +monsieur Stiggins.»</p> +<p>L'homme au nez rouge fit ce qui lui était demandé, et +attaqua aussitôt +une rôtie avec une voracité sauvage.</p> +<p>Son apparence, dès le premier coup d'œil, avait induit Sam +à suspecter +qu'il voyait en lui le substitut du berger dont lui avait parlé +son +estimable père. Aussitôt qu'il le vit manger, tous ses +doutes à ce sujet +s'évanouirent, et il reconnut en même temps que s'il avait +envie de +s'installer provisoirement dans la maison, il fallait qu'il se +mît sans +délai sur un bon pied. Commençant donc ses +opérations, il passa son bras +par-dessus la demi-porte du comptoir, l'ouvrit, entra d'un pas +délibéré, +et dit tranquillement:</p> +<p>«Ma belle-mère, comment vous va?</p> +<p>—Eh bien! je crois que c'est un Weller! s'écria la grosse +dame en +regardant Sam d'un air fort peu satisfait.</p> +<p>—Un peu, que c'en est un! rétorqua l'imperturbable Sam, et +j'espère que +ce révérend gentleman m'excusera si je dis que je +voudrais bien être le +Weller qui vous possède, belle-mère.»</p> +<p>C'était là un compliment à deux tranchants. Il +insinuait que Mme Weller +était une femme fort agréable, et en même temps que +M. Stiggins avait +une apparence ecclésiastique. Effectivement, il produisit +sur-le-champ +un effet visible, et Sam poursuivit son avantage en embrassant sa +belle-mère.</p> +<p>«Voulez-vous bien finir! s'écria Mme Weller en le +repoussant.</p> +<p>—Fi! jeune homme, fi! dit le gentleman au nez rouge.</p> +<p>—Sans offense, monsieur, sans offense, répliqua Sam. Mais +malgré ça +vous avez raison. Ces sortes de choses-là sont défendues +quand la +belle-mère est jeune et jolie, n'est-ce pas, monsieur?</p> +<p>—Tout ça n'est que vanité, observa M. Stiggins.</p> +<p>—Oh! c'est bien vrai,» dit mistress Weller en rajustant son +bonnet.</p> +<p>Sam pensa la même chose, mais il retint sa langue.</p> +<p>Le substitut du berger ne paraissait nullement satisfait de +l'arrivée de +Sam, et quand la première effervescence des compliments fut +passée, Mme +Weller elle-même prit un air qui semblait dire qu'elle se serait +très-volontiers passée de sa visite. Quoi qu'il en soit, +Sam était là, +et comme on ne pouvait décemment le mettre dehors, on l'invita +à +s'asseoir et à prendre le thé.</p> +<p>«Comment va le père?» demanda-t-il au bout de +quelques instants.</p> +<p>A cette question, Mme Weller leva les mains et tourna les yeux vers +le +plafond, comme si c'était un sujet trop pénible pour +qu'on osât en +parler.</p> +<p>M. Stiggins fit entendre un gémissement.</p> +<p>—Qu'est-ce qu'il a donc, ce monsieur? demanda Sam.</p> +<p>—Il est choqué de la manière dont votre père se +conduit.</p> +<p>—Comment! C'est à ce point là?</p> +<p>—Et avec trop de raison,» répondit Mme Weller gravement.</p> +<p>M. Stiggins prit une nouvelle rôtie et soupira bruyamment.</p> +<p>«C'est un terrible réprouvé, poursuivit Mme +Weller.</p> +<p>—Un vase de perdition!» s'écria M. Stiggins, et il fit +dans sa rôtie un +large segment de cercle et poussa un gémissement sourd.</p> +<p>Sam se sentit violemment enclin à donner au +révérend personnage une +volée qui permit à ce saint homme de gémir avec +plus de raison, mais il +réprima ce désir et demanda simplement:</p> +<p>«Le vieux fait donc des siennes, hein?</p> +<p>—Hélas! oui, répliqua Mme Weller. Il a un cœur de +rocher. Tous les +soirs, cet excellent homme... ne froncez pas le sourcil, monsieur +Stiggins, je soutiens que <i>vous êtes</i> un excellent +homme.... Tous les +soirs, cet excellent homme passe ici des heures entières, et +cela ne +produit point le moindre effet sur votre réprouvé de +père.</p> +<p>—Eh bien! voilà qui est drôle! rétorqua Sam. +Ça en produirait un +prodigieux sur moi, si j'étais à sa place. Je vous en +réponds!</p> +<p>—Mon jeune ami, dit solennellement M. Stiggins, le fait est qu'il a +un +esprit endurci. Oh! mon jeune ami, quel autre aurait pu résister +aux +exhortations de seize de nos plus aimables sœurs, et refuser de +souscrire à notre humble société pour procurer aux +enfants nègres, dans +les Indes occidentales, des gilets de flanelle et des mouchoirs de +poche +moraux.</p> +<p>—Qu'est-ce que c'est qu'un mouchoir moral? demanda Sam. Je n'ai +jamais +vu ce meuble-là.</p> +<p>—C'est un mouchoir qui combine l'amusement et l'instruction, mon +jeune +ami; où l'on voit des histoires choisies, illustrées de +gravures sur +bois.</p> +<p>—Bon, je sais; j'ai vu ça aux étalages des merciers, +avec des pièces de +vers et tout le reste, n'est-ce pas?»</p> +<p>M. Stiggins fit un signe affirmatif et commença une +troisième rôtie.</p> +<p>«Et il n'a pas voulu se laisser persuader par les dames?</p> +<p>—Il s'est assis, répondit Mme Weller, il a allumé sa +pipe, et il a dit +que les enfants nègres étaient.... Qu'est-ce qu'il a dit +que les enfants +nègres étaient, monsieur Stiggins?</p> +<p>—Une blague, soupira le révérend, profondément +affecté.</p> +<p>—Il a dit que les enfants nègres étaient une +blague!» répéta tristement +Mme Weller; après quoi, la dame et le révérend +recommencèrent à gémir +sur l'atroce conduite de M. Weller.</p> +<p>Beaucoup d'autres iniquités de la même nature auraient +pu être +racontées, mais toutes les rôties étant +mangées, le thé étant devenu +très-faible, et Sam ne montrant aucune inclination à +partir, M. Stiggins +se rappela soudainement qu'il avait un rendez-vous très-pressant +avec le +berger, et se retira en conséquence.</p> +<p>Le plateau était à peine enlevé, le foyer +à peine balayé, lorsque la +voiture de Londres déposa M. Weller à la porte. Peu +après ses jambes le +déposèrent dans le comptoir, et ses yeux lui +révélèrent la présence de +son fils.</p> +<p>«Ha! ha! Sammy! s'écria le père.</p> +<p>—Ho! ho! vieux farceur!» cria le fils; et ils se +donnèrent une poignée +de main vigoureuse.</p> +<p>«Charmé de te voir, Sammy, dit l'aîné des +Weller. Comment diantre as-tu +pu venir à bout de ta belle-mère? Ça me passe. Tu +devrais me passer ta +recette. Je ne te dis que ça!</p> +<p>—Chut! fit Sam. Elle est dans la maison, mon vieux gaillard.</p> +<p>—Elle n'est pas à portée d'oreille. Elle reste +toujours en bas, à +tracasser le monde pendant une heure ou deux après le +thé. Ainsi donc, +nous pouvons nous humecter l'intérieur, Sammy.»</p> +<p>En parlant ainsi, M. Weller mêla deux verres de grog et +aveignit une +couple de pipes. Le père et le fils s'assirent en face l'un de +l'autre, +Sam d'un côté du feu, dans le fauteuil au dos +élevé, M. Weller de +l'autre côté, dans une bergère, et ils +commencèrent à goûter le double +plaisir de leur pipe et de leur réunion inattendue, avec toute +la +gravité convenable.</p> +<p>«Venu quelqu'un, Sammy?» demanda laconiquement M. +Weller, après un long +silence.</p> +<p>Sam fit un signe exprimant l'affirmation.</p> +<p>«Un gaillard au nez rouge?»</p> +<p>Sam répéta le même signe.</p> +<p>«Un bien aimable homme que ce gaillard-là! Sammy, fit +observer M. Weller +en fumant avec précipitation.</p> +<p>—Il en a tout l'air.</p> +<p>—Et joliment fort sur le calcul!</p> +<p>—Vraiment!</p> +<p>—Le lundi, il emprunte dix-huit pence; le mardi, il demande un +shilling +pour compléter la demi-couronne; le vendredi, il remprunte une +autre +demi-couronne pour faire un compte rond de cinq shillings, et il va +comme ça, en doublant, jusqu'à ce qu'il arrive, en un +rien de temps, à +empocher une banknote de cinq livres. Ça ressemble à ce +calcul du livre +d'arusmétique où l'on arrive à des sommes folles +en doublant les clous +d'un fer à cheval.»</p> +<p>Sam indiqua par un geste qu'il se rappelait le problème +auquel son père +faisait allusion.</p> +<p>«Comme ça, vous n'avez pas voulu souscrire pour les +gilets de flanelle, +demanda Sam après avoir lancé de nouveau quelques +bouffées de tabac +silencieuses.</p> +<p>—Non certainement. A quoi des gilets de flanelle peuvent-ils servir +à +ces négrillons? Mais vois-tu, Sammy, ajouta M. Weller en +baissant la +voix et en se penchant vers son compagnon, je souscrirais bien +volontiers une jolie somme s'il s'agissait d'offrir des camisoles de +force à certains particuliers que nous connaissons.»</p> +<p>Ayant exprimé cette opinion, M. Weller reprit lentement sa +position +première, et cligna de l'œil d'un air très-sagace.</p> +<p>«C'est une drôle d'idée, tout de même, de +vouloir envoyer des mouchoirs +à des gens qui ne connaissent pas la manière de s'en +servir, fit +remarquer Sam.</p> +<p>—I' sont toujours à faire quelque bêtise de ce genre, +Sammy. L'autre +dimanche, je flânais sur la route, qu'est-ce que +j'aperçois debout à la +porte d'une chapelle? Ta belle-mère avec un plat de faïence +bleue à la +main, oùs que les patards tombaient comme la grêle.... Tu +n'aurais +jamais cru qu'un plat mortel aurait pu y tenir. Et pour quoi penses-tu +que c'était, Sammy?</p> +<p>—Pour donner un autre thé, peut-être!</p> +<p>—Tu n'y es pas, c'était pour la rente d'eau du berger</p> +<p>—La rente d'eau du berger!</p> +<p>—Ni plus ni moins. I' y avait trois trimestres que le berger n'avait +pas payé un liard, pas un liard. Au fait il n'a guère +besoin d'eau, i' +ne boit que très-peu de c'te liqueur-là, très-peu, +Sammy.... pas si +chose! Comme ça, la rente n'était pas payée et le +receveur avait arrêté +son filet. V'là donc le berger qui s'en va à la chapelle. +Il dit qu'il +est un saint martyrisé, qu'il désire que le +tourne-robinet qu'a coupé +son filet obtienne son pardon du ciel, mais qu'il a bien peur qu'on ne +lui ait déjà retenu dans l'autre monde une place +où il ne sera pas à son +aise. Là-dessus les femelles font un meeting, chantent des +hymnes, +nomment ta belle-mère présidente, votent une quête +pour le dimanche +suivant, et repassent tout le quibus au berger. Et si il n'a pas eu de +quoi payer sa rente d'eau, sa vie durant, dit M. Weller en terminant, +je +ne suis qu'un Hollandais et tu en es un autre, voilà tout.»</p> +<p>M. Weller fuma en silence pendant quelques minutes, puis il ajouta:</p> +<p>«Le pire de ces bergers, mon garçon, c'est qu'i' +tournent la tête à +toutes les jeunes filles. Dieu bénisse leurs petits cœurs! elles +s'imaginent que c'est tout miel, et elles n'en savent pas plus long. +Elles donnent toutes dans la charge, Sammy, elles y donnent toutes.</p> +<p>—Ça me fait cet effet-là, dit Sam.</p> +<p>—Ni pus ni moins, poursuivit M. Weller en secouant gravement la +tête; +et ce qui m'agace le plus, Samivel, c'est de leur voir perdre leur +temps +et leur belle jeunesse à faire des habits pour des gens +cuivrés qui n'en +ont pas besoin, sans jamais s'occuper des chrétiens qui ont des +couleurs +naturelles et qui savent mettre un pantalon. Si j'étais le +maître, +Sammy, j'attèlerais quelques-uns de ces faignants de bergers +à une +brouette bien chargée et je la leur ferais monter et descendre, +pendant +vingt-quatre heures de suite, le long d'une planche de dix-huit pouces +de large. Ça leur ôterait un peu de leur bêtise, ou +rien n'y réussira.»</p> +<p>M. Weller, ayant débité cette aimable recette, avec +beaucoup d'emphase +et une multitude de gestes et de contorsions, vida son verre d'un seul +trait, et fit tomber les cendres de sa pipe avec une dignité +naturelle.</p> +<p>Il n'avait pas encore terminé cette dernière +opération, lorsqu'une voix +aigre se fit entendre dans le passage.</p> +<p>«Voici ta chère belle-mère, Sammy,» dit-il +à son fils, et au même +instant Mme Weller entra, d'un pas affairé, dans la chambre.</p> +<p>«Oh! vous voilà donc revenu! s'écria-t-elle.</p> +<p>—Oui, ma chère, répliqua M. Weller en bourrant de +nouveau sa pipe.</p> +<p>—M. Stiggins est-il de retour? demanda mistress Weller.</p> +<p>—Non, ma chère, répondit M. Weller en allumant +ingénieusement sa pipe +au moyen d'un charbon embrasé qu'il prit avec les pincettes; et +qui +plus est, ma chère, je tâcherais de ne pas mourir de +chagrin s'il ne +remettait plus les pieds ici.</p> +<p>—Ouh! le réprouvé! s'écrie Mme Weller.</p> +<p>—Merci, mon amour, dit son époux.</p> +<p>—Allons! allons! père, observa Sam; pas de ces petites +tendresses +devant des étrangers. Voilà le révérend +gentleman qui revient.»</p> +<p>A cette annonce, Mme Weller essuya précipitamment les larmes +qu'elle +s'était efforcée de verser, et M. Weller tira, d'un air +chagrin, son +fauteuil dans le coin de la cheminée.</p> +<p>M. Stiggins ne se fit pas beaucoup prier pour prendre un autre verre +de +grog; puis il en accepta un second, puis un troisième, puis il +consentit +à accepter sa part d'un léger souper, afin de recommencer +sur nouveaux +frais. Il était assis du même côté que M. +Weller aîné; et lorsque +celui-ci supposait que sa femme ne pouvait pas le voir, il indiquait +à +son fils les émotions intimes dont son âme était +agitée, en secouant son +poing sur la tête du berger. Cette plaisanterie procurait +à son +respectueux enfant une satisfaction d'autant plus pure, que M. Stiggins +continuait à siroter paisiblement son rhum, dans une heureuse +ignorance +de cette pantomime animée.</p> +<p>La conversation fut soutenue, en grande partie, par Mme Weller et le +révérend M. Stiggins, et les principaux sujets qu'on +entama furent les +vertus du berger, les mérites de son troupeau, et les crimes +affreux, +les détestables péchés de tout le reste du monde. +Seulement, M. Weller +interrompait parfois ces dissertations par des remarques et des +allusions indirectes à un certain vieux farceur +généralement désigné +sous le nom de <i>Walker</i><a name="FNanchor_29_29"></a><a + href="#Footnote_29_29"><sup>29</sup></a>, et se permit +çà et là divers commentaires +non moins ironiques et voilés.</p> +<p>Enfin, M. Stiggins, qui, à en juger par divers +symptômes indubitables, +avait emmagasiné autant de grog qu'il en pouvait ingurgiter sans +trop +s'incommoder, prit son chapeau et son congé, +immédiatement après, Sam +fut conduit par son père dans une chambre à coucher. Le +respectable +gentleman, en lui donnant une chaleureuse poignée de main, +paraissait se +disposer à lui adresser quelques observations; mais il entendit +monter +Mme Weller, et changeant aussitôt d'intention, il lui dit +brusquement +bonsoir.</p> +<p>Le lendemain, Sam se leva de bonne heure. Ayant +déjeuné à la hâte, il +s'apprêta à retourner à Londres, et il sortait de +la maison, lorsque son +père se présenta devant lui.</p> +<p>—Tu pars, Sam?</p> +<p>—Tout de gô.</p> +<p>—Je voudrais bien te voir museler ce Stiggins, et l'emmener avec toi.</p> +<p>—Vraiment? répondit Sam d'un ton de reproche; je rougis de +vous avoir +pour auteur, vieux capon. Pourquoi lui laissez-vous montrer son nez +cramoisi chez le <i>Marquis de Granby</i>?»</p> +<p>M. Weller attacha sur son fils un regard sérieux, et +répondit:</p> +<p>«Parce que je suis un homme marié, Sammy, parce que je +suis un homme +marié. Quand tu seras marié, Sammy, tu comprendras bien +des choses que +tu ne comprends pas maintenant. Mais ça vaut-il la peine de +passer tant +de vilains quarts d'heure pour apprendre si peu de chose, comme disait +cet écolier quand il a-t-été arrivé +à savoir son alphabet, voilà la +question? C'est une affaire de goût. Mais, pour ma part, je suis +très-disposé à répondre: Non!</p> +<p>—Dans tous les cas, dit Sam, adieu.</p> +<p>—Bonjour, Sammy, bonjour.</p> +<p>—Je n'ai plus qu'un mot à vous dire, reprit Sam en +s'arrêtant court: Si +j'étais le propriétaire du <i>Marquis de Granby</i>, et +si cet animal de +Stiggins venait faire des roties dans mon comptoir, je le....</p> +<p>—Que ferais-tu? interrompit M. Weller avec grande +anxiété, que +ferais-tu?</p> +<p>—J'empoisonnerais son grog.</p> +<p>—Bah! s'écria Weller en donnant à son fils une +poignée de main +reconnaissante, tu ferais cela réellement, Sammy? tu ferais cela?</p> +<p>—Parole! Je ne voudrais pas me montrer trop cruel envers lui tout +d'abord. Je commencerais par le plonger dans la fontaine, et je +remettrais le couvercle pour l'empêcher de s'enrhumer; mais si je +voyais +qu'il n'y avait pas moyen d'en venir à bout par la douceur, +j'emploierais une autre méthode de persuasion.»</p> +<p>M. Weller aîné lança à son fils un regard +d'admiration inexprimable, et, +lui ayant de nouveau serré la main, s'éloigna lentement +en roulant dans +son esprit les réflexions nombreuses auxquelles cet avis avait +donné +lieu.</p> +<p>Sam le suivit des yeux jusqu'au détour de la route et +s'achemina ensuite +vers Londres. Il médita d'abord sur les conséquences +probables de son +conseil, et sur la vraisemblance ou l'invraisemblance qu'il y avait de +voir adopter cet avis par son père; mais bientôt il +écarta toute +inquiétude de son esprit par cette réflexion consolante, +qu'il en +saurait le résultat avec le temps. C'est un avantage que le +lecteur +aura, aussi bien que lui.<br/> +</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;"/> +<p><br/> +</p> +<a name="CHAPITRE_XXVIII"></a> +<h2>CHAPITRE XXVIII.</h2> +<h3>Un joyeux chapitre des fêtes de Noël, contenant le +récit d'une noce et +de quelques autres passe-temps qui sont, dans leur genre, d'aussi +bonnes +coutumes que le mariage, mais qu'on ne maintient pas aussi +religieusement, dans ce siècle +dégénéré.</h3> +<br/> +<p>Aussi diligents que des abeilles, et presque aussi légers que +des +papillons, les quatre Pickwickiens se rassemblèrent, au matin du +22 +décembre de l'an de grâce 1831. Noël s'approchait +rapidement, dans toute +sa joyeuse et cordiale hospitalité. La vieille année se +préparait, comme +un gymnosophiste indien, à réunir ses amis autour de soi, +et à mourir +doucement et tranquillement au milieu des festins et des bombances. +C'était une époque de jubilation, et parmi les nombreux +mortels que +réjouissait la même cause, nos quatre héros +étaient remarquablement +enjoués et heureux.</p> +<p>Car ils sont nombreux les mortels à qui Noël apporte un +court intervalle +de gaieté et de bonheur! Combien de familles dispersées +au loin par les +soins, par les luttes incessantes de la vie, se réunissent alors +dans +cet heureux état de familiarité et de bonne +volonté mutuelle, qui est la +source de tant de pures délices; douce et paisible communion +d'esprit +qui semble si incompatible avec les soucis de l'existence, si au dessus +des plaisirs de ce monde, que les nations les plus civilisées, +comme les +peuplades les plus sauvages, en font également une des +premières +jouissances réservées aux élus, dans le +séjour du bonheur éternel. +Combien de vieilles sympathies, combien de souvenirs assoupis se +réveillent au temps de Noël!</p> +<p>Nous écrivons ces lignes à bien des lieues de +l'heureux endroit où, +pendant de longues années, nous avons rencontré, la +veille de Noël, un +cercle amical et joyeux. La plupart des cœurs qui palpitaient alors +avec +ivresse, ont cessé de battre; les mains que nous aimions +à serrer, sont +devenues froides; les visages gracieux qui nous charmaient, sont +décharnés; les regards que nous cherchions, ont perdu +leur éclat; et +cependant la vieille maison, la grande salle, les plaisanteries, les +rires, les voix joyeuses et les visages souriants, les circonstances +les +plus frivoles de ces heureuses réunions, se pressent en foule +dans notre +esprit, à chaque retour de cette fête. Il semble que nous +n'ayons cessé +de nous voir que d'hier. Heureux, heureux le jour de Noël, qui +redonne +au vieillard les illusions de sa jeunesse, et qui transporte le marin, +le voyageur, éloigné de plusieurs milliers de lieues, +parmi les joies +tranquilles de la maison paternelle.</p> +<p>Nous nous sommes laissé entraîner par les bonnes +qualités de Noël, qui, +pour le dire en passant, est tout à fait un gentilhomme +campagnard de la +vieille école, et nous faisons attendre, au froid, M. Pickwick +et ses +amis. Ils viennent d'arriver à la voiture de Muggleton, +soigneusement +enveloppés de châles et de grandes redingotes. Les +portemanteaux, les +sacs de nuit sont placés, et Sam s'efforce avec le garde<a + name="FNanchor_30_30"></a><a href="#Footnote_30_30"><sup>30</sup></a> +d'insinuer +dans le coffre de devant une énorme morue, soigneusement +empaquetée dans +un long panier brun garni de paille, et qui doit reposer sur une +demi-douzaine de barils d'huîtres, appartenant, comme elle, +à M. +Pickwick. La physionomie de celui-ci exprime le plus vif +intérêt, tandis +que Sam et le garde font tout ce qu'ils peuvent pour fourrer la morue +dans le réceptacle, quoiqu'elle soit deux ou trois fois trop +grande pour +y entrer. D'abord ils veulent la mettre la tête la +première, ensuite la +queue la première, puis le fond du panier en haut, puis +l'ouverture en +haut, puis sur le côté, puis diagonalement. Mais +l'implacable morue +résiste opiniâtrement à tous ces artifices. Enfin, +cependant, le garde, +frappant par hasard sur le milieu du panier, le poisson disparaît +soudainement, et cette condescendance inattendue, faisant perdre +l'équilibre au garde lui-même, sa tête et ses +épaules s'enfoncent en +même temps dans le coffre, à la satisfaction inexprimable +de tous les +porteurs et assistants. M. Pickwick sourit avec bonne humeur, tire un +shilling de son gilet, et lorsque le garde sort de sa boîte, le +prie de +boire à sa santé un verre d'eau-de-vie et d'eau chaude. +Sur cela, le +garde sourit aussi, et MM. Snodgrass, Winkle et Tupman sourient tous de +compagnie. Le garde et Sam Weller disparaissent pendant cinq minutes, +probablement pour avaler le grog, car ils sentent l'eau-de-vie en +revenant. Le cocher monte sur son siége, Sam saute +derrière, les +Pickwickiens tirent leurs redingotes sur leurs jambes et leurs +châles +sur leur nez, les valets d'écurie ôtent les couvertures +des chevaux, le +cocher crie: «En route!» et les voilà partis.</p> +<p>Ils ont circulé à travers les rues, ils ont +été cahotés sur le pavé, et, +à la fin, ils atteignent la campagne. Les roues glissent sur le +terrain +dur et gelé. Au claquement aigu du fouet, les chevaux partent au +petit +galop et entraînent à leurs talons voiture, voyageurs, +morue, barils +d'huîtres, et le reste, comme si ce n'était qu'une plume +légère. Ils ont +descendu une pente douce et se trouvent sur une chaussée +horizontale, de +deux milles de long, aussi sèche, aussi compacte qu'un bloc de +granit. +Un autre claquement de fouet, et ils s'élancent au grand galop, +secouant +leur tête et leur harnais, sous l'influence excitante de leur +mouvement +rapide. Cependant le cocher, tenant le fouet et les guides d'une main, +ôte son chapeau avec l'autre, le pose sur ses genoux, tire son +mouchoir +et essuie son front; partie parce qu'il a l'habitude d'agir ainsi, et +partie pour montrer aux voyageurs comme il est à son aise, et +combien +c'est une chose facile de conduire quatre chevaux, quand on a autant de +pratique que lui. Ayant fait cela fort tranquillement (car autrement +l'effet en serait notablement diminué), il replace son mouchoir, +remet +son chapeau, ajuste ses gants, équarrit ses coudes, fait claquer +son +fouet de nouveau, et au galop! plus gaiement que jamais!</p> +<p>Quelques maisons, éparpillées des deux cotés de +la route, annoncent +l'entrée d'un village. Le cornet du garde fait vibrer dans l'air +pur et +frais des notes animées, qui réveillent le vieux +gentleman de +l'intérieur. Il abaisse la glace à moitié, regarde +un instant au dehors, +et relevant soigneusement la glace, informe l'autre habitant de +l'intérieur que l'on va relayer dans quelques minutes. +D'après cet avis, +celui-ci se secoue, et se détermine à remettre son +premier somme +jusqu'à ce qu'on soit reparti. Le cornet résonne encore +vigoureusement, +et, à ce bruit, les femmes et les enfants du village viennent +regarder à +la porte de leur chaumière, et suivent des yeux la voiture +jusqu'à ce +qu'elle tourne le coin, puis ils rentrent s'étendre autour d'un +feu +brillant et y jettent un autre morceau de bois <i>pour quand le +père +reviendra</i>. Cependant le père lui-même, à un +mille de là, vient +d'échanger un signe de tête amical avec le cocher, et +s'est retourné +pour examiner longuement la voiture qui s'enfuit loin de lui.</p> +<p>Et maintenant, pendant que les roues retentissent dans les rues mal +pavées d'une ville provinciale, le cornet joue un air guilleret. +Le +cocher, défaisant la boucle qui réunit ses guides, +s'apprête à les jeter +au moment même où il arrêtera. M. Pickwick sort du +collet de sa +redingote, et regarde autour de lui avec grande curiosité; le +cocher, +qui s'en aperçoit, l'instruit du nom de la ville, et lui dit que +c'était +hier jour de marché; double information que M. Pickwick +s'empresse de +faire passer à ses compagnons de voyage, et qui les +décide à sortir +aussi de leurs collets et à regarder autour d'eux. M. Winkle, +qui est +assis à l'extrémité de la banquette, avec une +jambe dandinante en l'air, +est presque précipité dans la rue lorsque la voiture +tourne brusquement +pour entrer dans la place du marché; et M. Snodgrass, qui se +trouve +assis auprès de lui, n'est point encore remis de son effroi, +lorsqu'elle +arrête dans la cour de l'auberge, où les chevaux frais, +avec leurs +couvertures, piaffent déjà. Le cocher jette les guides et +descend de son +siége; les voyageurs extérieurs descendent aussi, +excepté ceux qui n'ont +pas grande confiance dans leur habileté pour remonter. +Ceux-là restent +où ils sont, frappent leurs pieds contre la voiture pour se les +réchauffer, et regardent avec un œil d'envie le feu qui brille +dans la +salle, et le buis, orné de baies rouges, qui pare les +fenêtres de +l'auberge.</p> +<p>Cependant le garde a déposé, à la boutique du +grènetier, le paquet de +papier gris qu'il a tiré de la petite besace pendue sur son +épaule, à un +baudrier de cuir. Il a soigneusement examiné les nouveaux +chevaux; il a +jeté sur le pavé la selle apportée de Londres, sur +l'impériale; il a +assisté à la conférence tenue par le cocher et par +le valet d'écurie sur +la jument grise, qui s'est blessée à la jambe de devant +mardi passé; il +est remonté derrière la voiture avec Sam; le cocher est +juché sur son +siége; le vieux gentleman du dedans, qui avait tenu la glace +baissée de +deux doigts, durant tout ce temps, l'a relevée, et les +couvertures des +chevaux sont ôtées, et tout est prêt pour partir, +excepté <i>les deux gros +gentlemen</i>, dont le cocher s'enquiert avec grande impatience; puis +le +cocher, et le garde, et Sam, et M. Winkle, et M. Snodgrass, et tous les +palefreniers, et tous les flâneurs, qui sont plus nombreux que +tous les +autres ensemble, se mettent à brailler à tue-tête +après les voyageurs +manquants. Une réponse lointaine s'entend au fond de la cour; M. +Pickwick et M. Tupman la traversent en courant, tout hors d'haleine, +car +ils ont bu chacun un verre d'ale, et les doigts de M. Pickwick sont si +froids, qu'il a été cinq grandes minutes avant de pouvoir +tirer six +pence pour payer. Le cocher vocifère d'un air mécontent: +«Allons, +gentlemen, allons!» Le garde répète le même +cri; le vieux gentleman de +l'intérieur trouve fort extraordinaire qu'on veuille descendre, +quand on +sait qu'on n'en a pas le temps; M. Pickwick s'efforce de grimper d'un +côté, M. Tupman de l'autre; M. Winkle crie. <i>Ça +y est</i>, et les voilà +repartis! Les châles sont remis, les collets d'habits sont +rajustés, le +pavé cesse, les maisons disparaissent, et nos voyageurs +s'élancent de +nouveau sur la grande route, et l'air clair et piquant baigne leur +visage et les réjouit jusqu'au fond du cœur.</p> +<p>C'est ainsi que le <i>Télégraphe</i> de Muggleton +transportait M. Pickwick et +ses amis sur le chemin de Dingley-Dell. A trois heures de +l'après-midi, +ils débarquaient tous, sains et saufs, sur les marches du <i>Lion +bleu</i>, +ayant pris sur la route assez d'ale et d'eau-de-vie pour défier +la +gelée, qui couvrait, de ses belles dentelles blanches, les +arbres et les +haies.</p> +<p>M. Pickwick était sérieusement occupé à +surveiller l'exhumation de la +morue, lorsqu'il se sentit tirer doucement par le pan de son habit. Il +se retourna et reconnut le page favori de M. Wardle, mieux connu des +lecteurs de cette véridique histoire sous le nom du gros joufflu.</p> +<p>«Ha! ha! fit M. Pickwick.</p> +<p>—Ha! ha! fit le gros joufflu en regardant amoureusement la morue et +les +barils d'huîtres. Il était plus gros que jamais.</p> +<p>—Eh bien! mon jeune ami, dit M. Pickwick, vous m'avez l'air assez +rougeaud.</p> +<p>—J'ai dormi devant le feu de la buvette, répondit le gros +joufflu, +qu'une heure de somme avait monté au ton d'une brique. +Maître m'a envoyé +avec la charrette pour porter votre bagage à la maison. Il +aurait envoyé +quelques chevaux de selle; mais, comme il fait froid, il a pensé +que +vous aimeriez mieux marcher.</p> +<p>—Oui! oui! nous aimons mieux marcher, répliqua +précipitamment M. +Pickwick, car il se rappelait la cavalcade qu'il avait +déjà faite sur la +même route. Sam!</p> +<p>—Monsieur!</p> +<p>—Aidez le domestique de M. Wardle à mettre les paquets dans +la +charrette, et montez-y avec lui; nous allons aller en avant.»</p> +<p>Ayant donné ces instructions et terminé son compte +avec le cocher, M. +Pickwick, suivi de ses amis, prit le sentier de traverse et +s'éloigna +d'un pas gaillard.</p> +<p>Sam, qui se trouvait pour la première fois confronté +avec le gros +joufflu, l'examinait curieusement, mais sans rien dire: quand il l'eut +bien considéré, il commença à arranger +rapidement tous les paquets dans +la charrette, tandis que Joe le regardait d'un air tranquille, et +paraissait trouver un immense plaisir à voir avec quelle +activité Sam +faisait cette opération.</p> +<p>«Voilà, dit Sam, en jetant le dernier sac dans la +charrette: ils y sont +tous.</p> +<p>—Oui, observa Joe d'un ton satisfait: ils y sont tous....</p> +<p>—Savez-vous, mon petit, que vous auriez bien pu obtenir le prix au +grand concours.</p> +<p>—Bien obligé.</p> +<p>—Est-ce que vous avez quelque chose dessus votre cœur qui vous +affecte?</p> +<p>—Non, je ne crois pas.</p> +<p>—J'aurais pourtant imaginé, en vous regardant, que vous aviez +une +passion malheureuse.»</p> +<p>Joe secoua la tête d'une manière négative.</p> +<p>«Eh bien! poursuivit Sam; tant mieux! Buvez-vous?</p> +<p>—J'aime mieux manger.</p> +<p>—Ah! j'aurais imaginé ça. Mais je veux dire, +voulez-vous prendre une +goutte de quelque chose qui vous réchaufferait votre petit +estomac? Du +reste vous êtes gentiment rembourré et vous ne devez pas +avoir froid +souvent.</p> +<p>—Quelquefois, et j'aime bien à boire la goutte, quand c'est +du bon.</p> +<p>—Ah! c'est-il vrai? Hé bien, venez par ici alors.»</p> +<p>Nos nouveaux amis furent bientôt transportés à +la buvette du <i>Lion +bleu</i>, et le gros joufflu avala un verre d'eau-de-vie sans +sourciller, +exploit qui l'avança considérablement dans la bonne +opinion de Sam. +Lorsque celui-ci eut opéré pour son propre compte, ils +montèrent dans la +charrette.</p> +<p>«Savez-vous conduire? demanda le page de M. Wardle.</p> +<p>—Un peu, mon neveu!</p> +<p>—Voilà alors, dit le gros joufflu en mettant les guides dans +la main de +Sam et en lui montrant une ruelle. Il n'y a qu'à aller tout +droit, et +vous ne pouvez pas vous tromper.»</p> +<p>Ayant prononcé ces mots, il se coucha affectueusement +à côté de la +morue, et plaçant un baril d'huîtres sous sa tête, +en guise de +traversin: il s'endormit instantanément.</p> +<p>«Eh bien! par exemple, fit Sam: pour un jeune homme sans +gêne, voilà un +jeune homme sans gêne! Allons, réveillez-vous, jeune +hydropique.»</p> +<p>Mais comme le jeune <i>hydropique</i> ne montrait aucun +symptôme d'animation, +Sam s'assit sur le devant du char, et faisant partir le vieux cheval +par +une secousse des guides, le conduisit d'un trot soutenu vers +Manoir-ferme.</p> +<p>Cependant M. Pickwick et ses amis, ayant rétabli par la +marche une +active circulation dans leur système veineux et artériel, +poursuivaient +gaiement leur chemin. La terre était durcie, le gazon blanchi +par la +gelée; l'air froid et sec était fortifiant, et l'approche +rapide du +crépuscule grisâtre (couleur d'ardoise serait une +expression plus +convenable dans un temps de gelée), rendait plus +séduisante pour nos +voyageurs l'agréable perspective des conforts qui les +attendaient chez +leur hôte. C'était précisément +l'espèce d'après-midi, qui, dans un champ +solitaire, pourrait induire un couple de barbons à ôter +leurs habits et +à jouer à saute-mouton, par pure +légèreté d'esprit. Aussi sommes-nous +fermement persuadés que si dans cet instant M. Tupman +s'était courbé, en +appuyant les mains sur ses genoux, M. Pickwick aurait profité, +avec la +plus grande avidité, de cette invitation indirecte.</p> +<p>Quoi qu'il en soit, M. Tupman ne s'étant pas posé de +cette manière, nos +amis continuèrent à marcher, en conversant joyeusement. +Comme ils +entraient dans une ruelle qu'ils devaient traverser, un bruit confus de +voix vint frapper leurs oreilles, et avant d'avoir eu le temps de +former +une conjecture sur les personnes à qui ces voix appartenaient, +ils se +trouvèrent au milieu d'une société nombreuse qui +attendait leur arrivée.</p> +<p>C'était le vieux Wardle, qui poussait de bruyants hourras, et +qui, s'il +est possible, avait l'air encore plus jovial que de coutume; +c'était +Bella et son fidèle Trundle; c'était Émily enfin, +et huit ou dix autres +jeunes demoiselles, qui étaient venues pour assister aux +opérations +matrimoniales du lendemain, et qui se trouvaient toutes dans cette +disposition de gaieté et d'importance ordinaire aux jeunes +ladies dans +ces intéressantes occasions. Les champs et les ruelles +retentissaient au +loin des éclats de rire de cette bande joyeuse.</p> +<p>Les cérémonies des présentations furent +bientôt terminées, ou plutôt les +présentations furent bientôt parfaites, sans aucune +cérémonie. Au bout +de deux minutes, M. Pickwick, aussi à son aise, aussi peu +contraint que +s'il avait connu toute sa vie ces jeunes demoiselles, plaisantait avec +celles qui ne voulaient pas passer par-dessus les barrières +quand il +regardait, ou qui ayant de jolis pieds et des chevilles sans reproche, +avaient soin de rester debout sur la balustrade pendant cinq ou six +minutes, en déclarant qu'elles avaient trop peur pour oser faire +aucun +mouvement. Il est digne de remarque que M. Snodgrass offrit à +Émily +Wardle beaucoup plus d'assistance que les terreurs de la +barrière ne +semblaient l'exiger, quoiqu'elle eût bien trois pieds de haut et +qu'il +fallût y monter sur une couple de pierres, servant de marches. +Enfin +l'on observa qu'une jeune demoiselle, qui avait des yeux noirs et de +très-jolis petits brodequins garnis de fourrures, poussa de +grands cris +lorsque M. Winkle lui offrit la main pour l'aider à descendre.</p> +<p>Quand les difficultés des barrières furent +surmontées, quand on se +retrouva sur un terrain plat, M. Wardle apprit à M. Pickwick +qu'on +venait d'examiner, en corps, l'ameublement de la maison où le +jeune +couple devait habiter après les fêtes de Noël. A +cette communication, +Bella et Trundle devinrent tous les deux aussi rouges que le gros +joufflu après son somme au coin du feu. Cependant la jeune lady +aux yeux +noirs et aux brodequins garnis de fourrure murmura quelque chose dans +l'oreille d'Émily, en regardant malicieusement M. Snodgrass. +Émily lui +répondit: Vous êtes folle; mais elle rougit beaucoup +malgré cela: et M. +Snodgrass, qui était aussi modeste que le sont ordinairement +tous les +grands génies, sentit le rouge lui monter jusqu'au sommet de la +tête, et +souhaita dévotement, dans le fond de son cœur, que la jeune lady +susdite, ses yeux noirs, sa malice et ses brodequins garnis de +fourrure, +fussent tous confortablement déposés à l'autre +bout de l'Angleterre.</p> +<p>Si les Pickwickiens avaient été reçus d'une +manière amicale hors de la +maison, imaginez quelles furent la chaleur et la cordialité de +leur +réception quand on arriva à la ferme. Les domestiques +eux-mêmes +grimaçaient de plaisir en voyant M. Pickwick; et la femme de +chambre, +Emma, lança à M. Tupman un regard de reconnaissance, +moitié modeste, +moitié impudent, et si joli qu'il aurait suffi pour +décider la statue de +Bonaparte, située dans le vestibule, à ouvrir ses bras et +à la presser +sur son sein.</p> +<p>La vieille lady était assise dans le parloir, avec sa +majesté +accoutumée. Mais elle était d'assez mauvaise humeur, et +par conséquent +très-complétement sourde. Elle ne sortait jamais, et +comme beaucoup +d'autres vieilles dames de la même étoffe, lorsque +d'autres faisaient ce +qu'elle ne pouvait pas faire elle-même, elle croyait que +c'était un +crime de haute trahison domestique. Aussi se tenait-elle toute droite +dans son grand fauteuil, et avait-elle l'air aussi sévère +qu'elle le +pouvait. Mais après tout, que Dieu la bénisse! +c'était encore un air +bénévole.</p> +<p>«Maman, dit M. Wardle, voilà M. Pickwick. Vous vous en +souvenez.</p> +<p>—C'est bien! c'est bien! répliqua-t-elle avec dignité: +Ne tourmentez +pas M. Pickwick pour une vieille créature comme moi. Personne ne +se +soucie plus de moi, maintenant, et c'est fort naturel. En +prononçant ces +mots elle secouait sa tête, et détirait d'une main +tremblante les plis +de sa robe de soie.</p> +<p>—Allons! allons! madame, dit M. Pickwick; ne repoussez pas comme +cela +un vieil ami. Je suis venu exprès pour avoir une longue +conversation +avec vous, et pour faire un autre rob. Et puis nous montrerons à +ces +enfants à danser un menuet avant qu'ils soient plus vieux de +quarante-huit heures.»</p> +<p>La vieille dame s'adoucissait rapidement, mais elle n'aimait pas +avoir +l'air de céder tout à coup, aussi se contenta-t-elle de +dire: «Ah! je ne +peux pas l'entendre.</p> +<p>—Allons! maman, quel enfantillage! reprit M. Wardle: ne soyez donc +pas +de mauvaise humeur; pensez à Bella, pauvre fille; il faut que +vous +l'encouragiez.»</p> +<p>La bonne vieille dame entendit ceci, car ses lèvres +tremblèrent pendant +que son fils parlait. Mais l'âge a ses petites infirmités +mentales, et +elle n'était point encore tout à fait apaisée. +Elle recommença donc à +détirer sa robe, et se tournant vers M. Pickwick, «Ah! +monsieur +Pickwick, lui dit-elle, les jeunes gens étaient bien +différents dans mon +temps.</p> +<p>—Sans aucun doute, madame, et c'est pour cela que j'aime tant ceux +qui +ont quelques traces de l'ancienne roche.» En disant ces mots +notre +excellent ami attira doucement Isabelle, et déposant un baiser +sur son +front, la fit asseoir sur le petit tabouret aux pieds de sa +grand'mère. +Alors, soit que l'expression de ce jeune visage, levé vers la +vieille +dame, lui rappelât des souvenirs d'autrefois, soit qu'elle +fût touchée +par la bienveillante bonhomie de M. Pickwick, quelle qu'en fût la +cause +enfin, elle s'amollit complétement; elle jeta ses bras au cou de +Bella, +et toute cette petite mauvaise humeur s'évapora en larmes +silencieuses.</p> +<p>Ce fut une heureuse soirée. Le whist où M. Pickwick et +la vieille lady +jouaient ensemble, était grave et solennel, mais la joie de la +table +ronde était bruyante et tumultueuse. Longtemps après que +les dames se +furent retirées, le vin chaud bien assaisonné +d'eau-de-vie et d'épices, +circula à la ronde et recircula fréquemment. Le sommeil +qu'il produisit +fut profond, et les rêves qu'il amena furent agréables. +C'est un fait +remarquable que ceux de M. Snodgrass se rapportaient constamment +à Émily +Wardle, et que la principale figure des visions de M. Winkle +était une +jeune demoiselle, avec des yeux noirs, un sourire malin, et des +brodequins remarquablement petits.</p> +<p>M. Pickwick fut réveillé de bonne heure, le lendemain, +par un murmure de +voix, par un bruit confus de pas, qui auraient suffi pour tirer le gros +joufflu lui-même de son pesant sommeil. Il se leva sur son +séant et +écouta. Les domestiques et les hôtes féminins +couraient constamment de +tous côtés, et il y avait tant et de si instantes demandes +d'eau chaude, +tant de supplications répétées pour des aiguilles +et du fil, tant de: +«Oh! venez m'agrafer ma robe, vous serez bien gentille!» +que M. +Pickwick, dans son innocence, commença à s'imaginer qu'il +était arrivé +quelque chose d'épouvantable. Cependant ses idées +s'éclaircissant de +plus en plus, il se rappela que c'était le jour des noces. +L'occasion +étant importante, il s'habilla avec un soin particulier, et +descendit +dans la chambre où l'on devait déjeuner.</p> +<p>Toutes les servantes de la maison, vêtues d'un uniforme de +mousseline, +couraient çà et là dans un état d'agitation +et d'inquiétude impossible à +décrire. La vieille lady était parée d'une robe de +brocart, qui depuis +vingt années n'avait pas vu la lumière, excepté +lorsque quelque rayon +vagabond s'était glissé à travers les fentes de la +boîte où elle était +enfermée. M. Trundle resplendissait de satisfaction, mais on +voyait +pourtant que ses nerfs n'étaient pas bien solides. Quant au +cordial +amphitryon, il échouait complétement dans ses efforts +pour paraître +tranquille et gai. Excepté deux ou trois favorites, +demeurées en haut, +et honorées d'une vue particulière de la mariée et +des demoiselles +d'honneur, toutes les jeunes personnes étaient en larmes et en +robe de +mousseline. Les pickwickiens avaient également revêtu des +costumes +appropriés à la circonstance. Enfin l'on entendait sur le +gazon, devant +la grande porte, de terribles hurlements, poussés par tous les +hommes, +jeunes gars et gamins, dépendant de la ferme, et portant chacun +une +cocarde blanche à leur boutonnière. C'était Sam +qui dirigeait leurs +cris, du précepte et de l'exemple; car il était +déjà parvenu à se rendre +fort populaire, et se trouvait là aussi à son aise que +s'il avait été +conçu et enfanté sur les terres de M. Wardle.</p> +<p>Un mariage est un sujet privilégié de plaisanteries; +et cependant après +tout, il n'y a pas grande plaisanterie dans l'affaire. Nous parlons +simplement de la cérémonie, et demandons qu'il soit bien +entendu que +nous ne nous permettons aucun sarcasme caché contre la vie +maritale. Aux +plaisirs, aux espérances qu'apporte le mariage, est +mêlé le regret +d'abandonner sa maison, sa famille, de laisser derrière soi les +tendres +amis de la portion la plus heureuse de la vie, pour en affronter les +soucis avec une personne qu'on n'a pas encore éprouvée et +qu'on connaît +peu. Mais en voilà assez sur ce sujet: nous ne voulons pas +attrister +notre chapitre par la description de ces sentiments naturels, et nous +regretterions encore bien plus de les tourner en ridicule.</p> +<p>Nous dirons donc brièvement que le mariage fut +célébré par le vieil +ecclésiastique, dans l'église paroissiale de +Dingley-Dell; et que le nom +de M. Pickwick est inscrit sur le registre, conservé +jusqu'à ce jour +dans la sacristie; que la jeune demoiselle aux yeux noirs ne signa pas +son nom d'une main ferme, coulante et dégagée; que la +signature d'Émily +et celle de l'autre demoiselle d'honneur sont presque illisibles; que +d'ailleurs tout se passa très-bien et d'une manière fort +agréable; que +les jeunes demoiselles trouvèrent, généralement, +que la cérémonie était +bien moins terrible qu'elles ne se l'étaient imaginé; et +que si la +propriétaire des yeux noirs et du sourire malicieux jugea +convenable +d'informer M. Winkle, qu'assurément elle ne pourrait jamais se +soumettre +à une chose aussi odieuse, nous avons, d'autre part, les +meilleures +raisons pour supposer qu'elle se trompait. A tout cela nous pouvons +ajouter que M. Pickwick fut le premier qui embrassa la mariée, +et qu'en +même temps il lui jeta autour du cou une riche chaîne d'or, +avec une +montre du même métal, qui n'avaient été vues +auparavant par les yeux +d'aucun mortel, excepté ceux du joaillier. Enfin les cloches de +la +vieille église sonnèrent aussi gaiement qu'elles le +purent, et tout le +monde s'en retourna déjeuner.</p> +<p>«Où les petits pâtés de Noël se +placent-ils, jeune mangeur d'opium? +demanda Sam au gros joufflu, en aidant cet intéressant +fonctionnaire à +mettre sur la table les articles de consommation qui n'avaient point +été +arrangés le soir précédent.</p> +<p>Joe indiqua la destination des pâtés.</p> +<p>«Très-bien! dit Sam: Mettez un rameau de Noël +dedans. L'autre plat à +l'opposite. Maintenant nous avons l'air compact et confortable, comme +observait le papa en coupant la tête de son moutard pour +l'empêcher de +loucher.»</p> +<p>En faisant cette citation savante, Sam recula d'un pas ou deux pour +examiner les préparatifs du festin. Il était encore +plongé dans cette +délicieuse contemplation, lorsque la société +arriva et se mit à table.</p> +<p>«Wardle, dit M. Pickwick, presque aussitôt qu'on +fût assis; un verre de +vin en honneur de cette heureuse circonstance.</p> +<p>—J'en serai charmé, mon vieux camarade, répliqua M. +Wardle. Joe.... +damné garçon! il est allé dormir.</p> +<p>—Non, monsieur, je ne dors pas, répondit le gros joufflu en +sortant +d'un coin de la chambre, où, comme l'immortel Jack Horner, +patron des +gros garçons, il s'occupait à dévorer un +pâté de Noël, sans toutefois +s'acquitter de cette besogne avec le sang-froid qui +caractérisait les +opérations gastronomiques de l'illustre héros de la +ballade enfantine.</p> +<p>—Remplissez le verre de M. Pickwick.</p> +<p>—Oui, monsieur.»</p> +<p>Le gros joufflu emplit le verre de M. Pickwick et se retira ensuite +derrière la chaise de son maître, d'où il observa +avec une espèce de +joie sombre et inquiète, le jeu des fourchettes et des couteaux, +et le +trajet des morceaux choisis depuis les plats jusqu'aux assiettes, et +des +assiettes jusqu'aux bouches des convives.</p> +<p>«Que Dieu vous bénisse, mon vieil ami, dit M. Pickwick.</p> +<p>—Je vous en dis autant, mon garçon, répliqua Wardle, +et ils se firent +raison du fond du cœur.</p> +<p>—Mme Wardle, reprit M. Pickwick, nous autres vieilles gens nous +devons +boire un verre de vin ensemble en honneur de cet heureux +événement.»</p> +<p>La vieille lady était en ce moment dans une posture pleine de +grandeur, +car elle était assise au haut bout de la table, dans sa robe de +brocart, +ayant la nouvelle mariée d'un coté et M. Pickwick de +l'autre, pour +découper. M. Pickwick n'avait pas parlé très-haut, +mais elle l'entendit +du premier coup, et but un verre de vin tout entier à sa longue +vie et à +son bonheur. Ensuite la bonne vieille créature se lança +dans un récit +circonstancié de son propre mariage, accompagné d'une +dissertation sur +la mode des talons hauts, et de quelques particularités +concernant la +vie et les aventures de la charmante lady Tollimglower, +décédée. A +chaque pose de son récit, la vieille dame riait de tout son +cœur, et les +jeunes ladies en faisaient autant; puis elles se demandaient entre +elles +de quoi leur grand'maman pouvait parler si longtemps. Or, quand les +jeunes ladies riaient, la vieille dame éclatait dix fois plus +fort, et +déclarait que son histoire avait toujours été +regardée comme excellente; +ce qui faisait rire de nouveau tout le monde, et inspirait à la +vieille +dame la meilleure humeur possible.</p> +<p>Cependant le fameux <i>plum-cake</i>, le gâteau de noce, fut +découpé et +circula autour de la table. Les jeunes demoiselles en gardèrent +des +morceaux, pour mettre sous leur traversin et rêver de leur futur +époux, +ce qui occasionna une grande quantité de rougeurs et +d'éclats de rire.</p> +<p>«Monsieur Miller, un verre de vin, dit M. Pickwick à sa +vieille +connaissance, le gentleman dont la tête ressemblait à une +pomme de +reinette.</p> +<p>—Avec grande satisfaction, monsieur, répondit celui-ci d'un +air +solennel.</p> +<p>—Vous me permettrez d'en être, dit le vieil +ecclésiastique bénévole.</p> +<p>—Et à moi aussi, ajouta sa femme.</p> +<p>—Et à moi aussi, et à moi aussi,» +répétèrent du bas de la table une +couple de parents pauvres, qui avaient bu et mangé de tout leur +cœur, et +qui s'empressaient de rire à tout ce qui se disait.</p> +<p>M. Pickwick, dont les yeux rayonnaient de bienveillance et de +plaisir, +exprima son intime satisfaction à chaque addition nouvelle. +Ensuite, se +levant tout d'un coup:</p> +<p>«Ladies et gentlemen, dit-il.</p> +<p>—Écoutez! écoutez! écoutez! écoutez! +écoutez! écoutez! cria Sam, +emporté par l'exaltation du moment.</p> +<p>—Faites entrer tous les domestiques, dit le vieux Wardle en +s'interposant pour prévenir la rebuffade publique que Sam aurait +infailliblement reçue de son maître; et donnez-leur +à chacun un verre de +vin pour boire le toast; maintenant, Pickwick....»</p> +<p>Parmi le silence de la compagnie, le chuchotement des domestiques +femelles, et l'embarras craintif des mâles, M. Pickwick +poursuivit:</p> +<p>«Ladies et gentlemen... non... je ne dirai pas ladies et +gentlemen, je +vous appellerai mes amis, mes chers amis, si les dames veulent +m'accorder une si grande liberté....» Ici M. Pickwick fut +interrompu par +les applaudissements frénétiques des dames, +répétés par les gentlemen, +et durant lesquels la propriétaire des yeux noirs fut entendue +déclarer +distinctement qu'elle embrasserait volontiers ce cher M. Pickwick; M. +Winkle demanda galamment si cela ne pourrait pas se faire par +procuration; mais la jeune lady aux yeux noirs lui répliqua; +«par +exemple!» en accompagnant cette réponse d'une œillade qui +disait +clairement: essayez!</p> +<p>«Mes chers amis, reprit M. Pickwick, je vais proposer la +santé du marié +et de la mariée, que Dieu les bénisse! (Larmes et +applaudissements.) Mon +jeune ami Trundle est, comme je crois, un excellent et brave jeune +homme; et je sais que sa femme est une très-aimable et +très-charmante +fille, bien capable de transférer dans une autre sphère +le bonheur +qu'elle a répandu autour d'elle pendant vingt années dans +la maison +paternelle» (Ici le gros joufflu laissa éclater des +pleurnicheries +stentoriennes, et Sam, le saisissant par le collet, l'entraîna +hors de +la chambre.) «Je voudrais, poursuivit M. Pickwick, je voudrais +être +assez jeune pour devenir le mari de sa sœur. (Applaudissements.) Mais +cela n'étant pas, je suis heureux de me trouver assez vieux pour +être +son père, afin de ne pas être soupçonné +d'avoir quelques projets cachés +si je dis que je les admire, que je les estime et que je les aime +toutes +les deux. (Applaudissements et sanglots.) Le père de la +mariée, notre +bon ami ici présent, est un noble caractère, et je suis +orgueilleux de +le connaître. (Grand tapage.) C'est un homme excellent, +indépendant, +affectueux, hospitalier, libéral. (Cris enthousiastes des +pauvres +parents à chacun de ces adjectifs, et spécialement aux +deux derniers.) +Puisse sa fille jouir de tout le bonheur que lui-même peut lui +souhaiter, puisse-t-il trouver dans la contemplation de ce bonheur +toute +la satisfaction de cœur et d'esprit qu'il mérite si bien. Tels +sont, +j'en suis bien sûr, les voeux de chacun de nous. Buvons donc +à leur +santé, en leur souhaitant une longue vie et toutes sortes de +prospérités.»</p> +<p>M. Pickwick cessa de parler au milieu d'une tempête +d'applaudissements. +Les poumons des auxiliaires, sous le commandement de Sam, se faisaient +surtout distinguer par leur active et solide coopération. +Ensuite M. +Wardle proposa la santé de M. Pickwick, et M. Pickwick celle de +la +vieille lady. M. Snodgrass proposa M. Wardle, et M. Wardle proposa M. +Snodgrass. Un des pauvres parents proposa M. Tupman, l'autre pauvre +parent proposa M. Winkle, et tout fut bonheur et festoiement, jusqu'au +moment où la disparition mystérieuse des deux pauvres +parents sous la +table, avertit la compagnie qu'il était temps de se +séparer.</p> +<p>Sur la recommandation de M. Wardle, la partie masculine de la +société +entreprit une promenade de quatre ou cinq lieues, pour se +débarrasser +des fumées du vin et du déjeuner. Les pauvres parents +seulement +demeurèrent au lit, toute la journée, pour tâcher +d'obtenir le même +résultat; mais n'ayant pu y parvenir ils furent obligés +d'en rester là. +Cependant Sam entretenait les domestiques dans un état +d'hilarité +perpétuelle, et le gros joufflu charmait ses loisirs en mangeant +et en +dormant tour à tour.</p> +<p>Aux larmes près, le dîner fut aussi affectueux que le +déjeuner, et tout +aussi bruyant; ensuite vint le dessert et de nouveaux toasts, puis le +thé et le café, puis enfin le bal.</p> +<p>Au bout d'une longue salle, garnie de sombres lambris, +étaient assis, +sous un berceau de houx et d'arbres verts, les deux meilleurs violons +et +l'unique harpe de Muggleton. Dans toutes espèces de recoins, et +sur +toutes sortes de supports, luisaient de vieux chandeliers d'argent +massif. Le tapis était ôté, les bougies brillaient +gaiement, le feu +pétillait dans l'énorme cheminée, sur le +chambranle de laquelle aurait +pu rouler facilement un cabriolet de nos temps +dégénérés. Des voix +enjouées, des éclats de rires joyeux retentissaient dans +toute la salle: +enfin c'était justement l'endroit où les anciens <i>yeomen</i> +anglais, +devenus lutins après leur mort, auraient aimé à +donner une fête.</p> +<p>Si quelque chose pouvait ajouter à l'intérêt de +cette agréable +cérémonie, c'était le fait remarquable que M. +Pickwick apparut sans ses +guêtres, pour la première fois de sa vie, s'il faut en +croire ses plus +anciens amis.</p> +<p>«Vous vous proposez de danser? lui demanda M. Wardle.</p> +<p>—Nécessairement; ne voyez-vous pas que je suis habillé +pour cela, +répondit-il, en faisant remarquer avec complaisance ses bas de +soie +chinés et ses fins escarpins.</p> +<p>—Vous, en bas de soie! s'écria gaiement M. Tupman.</p> +<p>—Et pourquoi pas, monsieur, pourquoi pas? rétorqua M. +Pickwick avec +chaleur, en se retournant vers son ami.</p> +<p>—Oh! effectivement, répondit M. Tupman. Il n'y a aucune +raison pour que +vous n'en portiez pas.</p> +<p>—Je le suppose, monsieur, je le suppose, dit M. Pickwick d'un ton +péremptoire.»</p> +<p>M. Tupman avait voulu rire, mais il s'aperçut que +c'était un sujet +sérieux. Il prit donc un air grave et déclara que les bas +étaient d'un +joli dessin.</p> +<p>—Je l'espère, reprit le philosophe en regardant fixement son +interlocuteur. Je me flatte, monsieur, que vous ne voyez rien +d'extraordinaire dans ces bas, en tant que bas.</p> +<p>—Non certainement. Oh! non certainement! se hâta de +répondre M. Tupman. +Il s'éloigna, et la contenance de M. Pickwick reprit +l'expression +bénévole qui lui était habituelle.</p> +<p>—Nous sommes tous prêts, dit M. Pickwick, qui s'était +placé avec la +vieille lady à la tête de la danse, et qui avait +déjà fait trois faux +départs, dans son excessive impatience de commencer.</p> +<p>—Allons, s'écria Wardle, maintenant!»</p> +<p>Soudain sonnèrent les deux violons et la harpe, et vite +partit M. +Pickwick, les bras entrelacés avec sa danseuse; mais il fut +interrompu +par un battement de mains général et par des cris de +«Arrêtez! arrêtez!</p> +<p>—Qu'est-ce qu'il y a? demanda le philosophe qui n'avait pu +être ramené +à sa place, que lorsque les deux violons et la harpe eurent fait +silence, et qui n'aurait été retenu par aucun autre +pouvoir sur la +terre, quand même la maison aurait été en feu.</p> +<p>—Où est Arabella Allen? crièrent une douzaine de voix.</p> +<p>—Et Winkle? ajouta M. Tupman.</p> +<p>—Nous voici, s'écria M. Winkle, en sortant, avec son aimable +compagne, +d'une embrasure de fenêtre. Pendant qu'il disait ces mots, il +aurait été +difficile de décider lequel des deux était le plus rouge, +lui ou la +jeune lady aux yeux noirs.</p> +<p>—C'est bien extraordinaire, Winkle, que vous ne puissiez pas prendre +votre place! s'écria M. Pickwick avec dépit.</p> +<p>—Pas du tout, répondit M. Winkle.</p> +<p>—Oh! vous avez raison, reprit M. Pickwick, en reposant ses yeux sur +Arabella, avec un sourire fort expressif. Vous avez raison; cela n'est +pas extraordinaire, après tout.»</p> +<p>Quoi qu'il en soit, on n'eut pas le temps de penser davantage +à cette +petite aventure, car les violons et la harpe commencèrent pour +tout de +bon. M. Pickwick s'élança aussitôt: Les mains +croisées, promenade +jusqu'à l'extrémité de la chambre, et au retour, +jusqu'au milieu de la +cheminée; poussée, de tous les côtés, de +bruyants frappements de pieds +sur le plancher. Au tour de l'autre couple. En route sur nouveaux +frais. +Toute la figure se répète, les frappements de pieds +recommencent pour +marquer la mesure. Un autre couple, et un autre, et un autre encore! +Jamais on ne vit une danse aussi animée; et enfin, lorsque la +vieille +lady épuisée eut été remplacée par +la femme du bénévole ecclésiastique, +lorsque quatorze couples eurent fait la figure, lorsque M. Pickwick et +sa nouvelle partner se trouvèrent à la queue des +danseurs, on vit cet +illustre savant, quoiqu'il n'eût aucun motif quelconque de faire +tant +d'efforts, continuer de danser perpétuellement à sa +place, en souriant +tout le temps à sa compagne, avec une douceur angélique +et qui défie +toute description.</p> +<p>Longtemps avant que M. Pickwick fût fatigué de danser, +les nouveaux +mariés s'étaient éclipsés de la +scène. Il y eut cependant, au +rez-de-chaussée, un glorieux souper, et à la suite une +longue séance +autour de la table. Aussi M. Pickwick s'éveilla-t-il assez tard +le +lendemain. Il lui sembla alors se rappeler, d'une manière +confuse, qu'il +avait invité particulièrement et confidentiellement +environ +quarante-cinq personnes à dîner chez lui, au George et +Vautour, la +première fois qu'elles viendraient à Londres; ce qui, +comme lui-même le +pensa avec raison, indiquait d'une manière à peu +près certaine, qu'il ne +s'était pas contenté de danser la nuit +précédente.</p> +<p>Cependant la journée s'écoula joyeusement, et lorsque +le soir fut venu, +«Eh! bien, ma chère, demanda Sam à Emma, votre +famille a donc des +histoires dans la cuisine, à cette heure?</p> +<p>—Oui, monsieur Weller, répondit Emma. C'est toujours comme +cela la +veille de Noël: notre maître ne négligerait pas les +vieilles coutumes +pour un empire.</p> +<p>—Votre maître a une idée fort judicieuse, ma +chère. Je n'ai jamais vu +un homme aussi judicieux, un si véritable gentleman.</p> +<p>—C'est bien vrai, dit le gros joufflu en se mêlant à la +conversation. +N'engraisse-t-il pas de beaux cochons?»</p> +<p>Tandis que l'épais jouvenceau parlait ainsi, une +étincelle +semi-cannibale brillait dans ses yeux, au souvenir des pieds +rôtis.</p> +<p>«Oh! vous voilà réveillé à la +fin,» lui dit Sam.</p> +<p>Le gros joufflu fit un signe affirmatif.</p> +<p>«Eh! bien, je vais vous dire, jeune boa constructeur, reprit +Sam, d'un +son de voix imposant: si vous ne dormez pas un petit peu moins, et si +vous ne faites pas un petit peu plus d'exercice, quand vous arriverez +à +être un homme vous vous exposerez au même genre +d'inconvénient personnel +qui fut infligé sur le vieux gentleman qui portait une queue de +rat.</p> +<p>—Qu'est-ce donc qui lui est arrivé? demanda Joe d'une voix +mal assurée.</p> +<p>—C'est ce que je vas vous dire. Il était du plus large patron +qui a +jamais été inventé; un véritable homme +gras, qui n'avait pas entrevu ses +propres chaussures depuis quarante et cinq ans.</p> +<p>—Bonté divine! s'écrie Emma.</p> +<p>—Non, ma chère, pas une fois; et si vous aviez mis devant lui +un modèle +de ses propres jambes sur la table où il dînait, il ne les +aurait pas +reconnues. Il allait toujours à son bureau avec une +très-belle chaîne +d'or qui pendait, en dandinant, environ un pied et demi, et une montre +d'or dans son gousset qui valait bien... j'ai peur de dire trop... mais +autant qu'une montre peut valoir; une grosse montre ronde, aussi +conséquente dans son espèce comme il était pour un +homme. «Vous feriez +mieux de ne pas porter cette montre ici, disaient les amis du +gentleman, +vous en serez volé.—Bah! qu'il dit.—Oui, disent-ils, vous le +serez.—Bien, dit-il; j'aimerais à voir le voleur qui pourrait +tirer +cette montre ici, car je veux que Dieu me bénisse si je peux +jamais la +tirer moi-même, qu'il dit; elle est si serrée dans mon +gousset que quand +je veux savoir quelle heure-s-qu'il est, je suis obligé de +regarder dans +la boutique du boulanger, qu'il dit.—Pour lors, en disant ça il +riait +de si bon cœur qu'on avait peur de le voir éclater. Il sort avec +sa tête +poudrée et sa queue de rat, vlà qu'il roule sa bosse dans +le Strand avec +sa chaîne dandinant plus que jamais, et la grosse montre qui +crevait +presque son pantalon. Il n'y avait pas un filou dans tout Londres qui +n'eût pas tiré à cette chaîne; mais la +chaîne ne voulait jamais se +casser et la montre ne voulait pas sortir. Ainsi ils se fatiguaient +bien +vite de traîner un gros homme comme ça sur le pavé, +et l'autre s'en +retournait chez lui, et il riait tant que sa queue de rat se +trémoussait +comme le pendule d'un vieux coucou. A la fin, un jour, il roulait +tranquillement; vlà qu'il voit un filou qu'il connaissait de +vue, bras +dessus, bras dessous avec un petit moutard qui avait une +très-grosse +tête.—En voilà une farce, que le vieux gentleman se dit en +lui-même: +ils vont s'essayer encore un coup, mais ça ne prendra pas. Ainsi +il +commence à ricaner bien joyeusement, quand tout d'un coup le +petit +garçon quitte le bras du filou et se jette la tête la +première droit +dans l'estomac du vieux gentleman, si fort qu'il le fait doubler en +deux +par la douleur. Il se met à crier oh là! là! mais +le filou lui dit tout +bas à l'oreille: Le tour est fait, monsieur, et quand il se +redresse la +montre et la chaîne avaient fichu le camp, et ce qu'il y a de +plus pire, +la digestion du vieux gentleman a toujours été +embrouillée après ça, +pour tout le reste de sa vie naturelle.—Ainsi faites attention à +vous, +mon jeune gaillard, et prenez garde que vous ne deveniez pas trop +gras.»</p> +<p>Lorsque Sam eut conclu ce récit moral, dont le gros joufflu +parut fort +affecté, nos trois personnages se rendirent dans la cuisine.</p> +<p>C'était une vaste pièce où se trouvait +rassemblée toute la famille, +suivant la coutume annuellement observée, depuis un temps +immémorial, +par les ancêtres de M. Wardle. Il venait de suspendre de ses +propres +mains, au milieu du plafond, une énorme branche de gui<a + name="FNanchor_31_31"></a><a href="#Footnote_31_31"><sup>31</sup></a>, +qui donna +instantanément naissance à une scène +délicieuse de luttes et de +confusion. Au milieu du désordre, M. Pickwick, avec une +galanterie qui +aurait fait honneur à un descendant de lady Tollimglower +elle-même, prit +la vieille lady par la main, la conduisit sous l'arbuste mystique, et +l'embrassa avec courtoisie et décorum. La vieille dame se soumit +à cet +acte de politesse avec la dignité qui convenait à une +solennité si +importante et si sérieuse; mais les jeunes ladies, +n'étant point aussi +profondément imbues d'une superstitieuse +vénération pour cette coutume, +ou s'imaginant que la saveur d'un baiser est singulièrement +relevée +quand on a un peu de peine à l'obtenir, criaient, se +débattaient, +couraient dans tous les coins, faisaient des menaces et des +remontrances, faisaient tout, enfin, excepté de quitter la +chambre, et +luttaient ainsi jusqu'au moment où les gentlemen les moins +aventureux +paraissaient sur le point de renoncer à leur entreprise. Tout +d'un coup, +alors, elles s'apercevaient qu'il était inutile de +résister plus +longtemps, et se soumettaient de bonne grâce à être +embrassées. M. +Winkle embrassa la jeune demoiselle aux yeux noirs; M. Snodgrass +embrassa Émily; les pauvres parents embrassaient tout le monde, +sans en +excepter les jeunes ladies les plus laides, qui, dans leur excessive +confusion se précipitaient justement sous le gui, sans le +savoir. Quant +à Sam, ne croyant point à la nécessité +d'être sous l'arbuste sacré, il +embrassait Emma et les autres servantes quand il pouvait les attraper. +Cependant M. Wardle se tenait debout prés de la cheminée, +le dos au feu, +considérant cette scène avec la plus grande satisfaction, +tandis que le +gros joufflu profitait de l'occasion pour dévorer sommairement +un +admirable petit pâté de Noël, qui avait +été soigneusement mis de côté +par quelque autre personne.</p> +<p>Enfin les cris s'étaient apaisés, les visages +étaient couverts de +rougeur, les cheveux pendaient défrisés, et M. Pickwick, +après avoir +embrassé la vieille dame, comme nous l'avons dit plus haut, +était resté +debout sous le gui, regardant avec une physionomie riante ce qui se +passait autour de lui. Tout d'un coup, la jeune demoiselle aux yeux +noirs, après quelques chuchotements avec les autres jeunes +personnes, +s'élança vers M. Pickwick, lui jeta ses bras autour du +cou, et le baisa +tendrement sur la joue gauche. Aussitôt toute la troupe des +jeunes +ladies entoura le savant philanthrope, et avant qu'il eût eu le +temps de +se reconnaître et de savoir de quoi il s'agissait, il fut +baisé par +chacune d'elles.</p> +<p>C'était un gracieux spectacle de voir M. Pickwick au centre +de ce +groupe, tantôt tiré d'un côté, tantôt +de l'autre; baisé, d'abord sur le +menton, puis sur le nez, puis sur ses lunettes, et d'entendre les +éclats +de rire qui retentissaient de toutes parts. Mais bientôt +après ce fut un +spectacle plus charmant encore, de voir M. Pickwick, les yeux couverts +d'un mouchoir de soie, se précipiter sur les murailles, +s'embarraser +dans les coins, et accomplir, enfin, avec délices, tous les +mystères de +colin-maillard, jusqu'au moment où il attrapa l'un des pauvres +parents. +A son tour, alors, il s'occupa d'éviter le colin-maillard, et il +s'en +acquitta avec une agilité et une prestesse qui +arrachèrent des +applaudissements aux assistants. Les pauvres parents attrapaient +précisément les gens à qui ils supposaient que +cela serait agréable, et +se laissaient prendre, par hasard, lorsque quelqu'un trimait trop +longtemps.</p> +<p>Quand tout le monde fut fatigué de colin-maillard on alluma +un grand +<i>snap-dragon</i><a name="FNanchor_32_32"></a><a href="#Footnote_32_32"><sup>32</sup></a>, +et lorsqu'on se fut suffisamment brûlé les doigts, on +s'assit auprès d'un énorme feu de troncs +enflammés, et autour d'un +souper substantiel.</p> +<p>«Ceci, dit M. Pickwick, en regardant autour de lui, ceci, en +vérité, est +du confort.</p> +<p>—C'est notre coutume invariable, répondit M. Wardle. Tout le +monde, +domestiques et travailleurs, s'assoit à notre table la veille de +Noël, +comme vous le voyez. Nous restons ici à conter de vieilles +histoires +jusqu'à ce que minuit sonne et nous annonce l'arrivée de +la +fête.—Trundle, mon garçon, attisez le feu.»</p> +<p>Des myriades d'étincelles brillantes +pétillèrent dans les airs, lorsque +les troncs d'arbre furent remués, et la flamme rouge qui s'en +éleva +répandit une chaude lumière, qui pénétra +dans les coins les plus +éloignés de la chambre, et illumina tous les visages.</p> +<p>—Allons, dit Wardle, une chanson; une chanson de Noël. Je vous +en +chanterai une, à défaut de meilleure.</p> +<p>—Bravo, s'écria M. Pickwick.</p> +<p>—Remplissez les verres, reprit Wardle, il se passera bien deux +heures +avant que vous voyiez le fond de ce bol. Remplissez à la ronde; +et +maintenant, la chanson.»</p> +<p>A ces mots le joyeux vieillard entonna, sans plus de +cérémonie, d'une +voix forte et franche, la chanson que voici:</p> +<p style="font-weight: bold; text-align: center;">NOËL.</p> +<div class="poem"> +<div class="stanza"><span>J'aime peu le printemps; sur son aile +inconstante.<br/> +</span><span>Il apporte, il est vrai, les boutons et les fleurs,<br/> +</span><span>Mais ce qu'épanouit son haleine enivrante,<br/> +</span><span>Il le brûle aussitôt par ses folles rigueurs.<br/> +</span><span>Sylphe capricieux, ignorant ce qu'il aime,<br/> +</span><span>Il change, en un moment, d'aspect et de vouloir,<br/> +</span><span>Il vous sourit, vous berce, et puis à l'instant +même,<br/> +</span><span>Il brise, dans sa fleur, votre naissant espoir.<br/> +</span></div> +<div class="stanza"><span>J'aime peu de l'été le soleil +magnifique.<br/> +</span><span>Quand il darde sur nous ses rayons énervants,<br/> +</span><span>Il enfante souvent la fièvre +frénétique,<br/> +</span><span>La rage, et de l'amour les douloureux tourments.<br/> +</span><span>Je pourrais préférer le nuit calme et +glacée,<br/> +</span><span>Qui suit, modestement, un beau jour de moisson;<br/> +</span><span>Mais la feuille qui tombe attriste ma pensée,<br/> +</span><span>Et l'automne n'est point encore ma saison.<br/> +</span></div> +<div class="stanza"><span>Je préfère Noël, le +gentleman antique,<br/> +</span><span>Qui ramène l'hiver et les festins joyeux;<br/> +</span><span>Vidons en son honneur, dans la salle gothique,<br/> +</span><span>D'innombrables flacons de nos vins les plus vieux!<br/> +</span><span>Noël est le gardien des vertus domestiques,<br/> +</span><span>Le plus doux souvenir de nos vieilles maisons.<br/> +</span><span>Pousses donc avec moi trois hourras sympathiques,<br/> +</span><span>Pour saluer le Roi de toutes les saisons!<br/> +</span></div> +</div> +<p>Cette chanson fut accueillie par un tonnerre d'applaudissements. Un +auditoire composé d'amis et de serviteurs est toujours si +bénévole! Les +parents pauvres, surtout, tombaient dans de véritables extases +de +ravissement.</p> +<p>Le feu fut garni de nouveaux troncs, et le bol accomplit une ronde +nouvelle.</p> +<p>«Comme il neige, dit un des hommes à voix basse.</p> +<p>—Comment! il neige? répéta Wardle.</p> +<p>—Oui, monsieur, la nuit est noire et froide. Le vent vient de se +lever, +et il fouette la neige en tourbillons dans la plaine.</p> +<p>—Qu'est-ce qu'il dit donc? demanda la vieille lady; est-ce qu'il est +arrivé quelque chose?</p> +<p>—Non, non, maman. Il dit qu'il neige et que le vent souffle fort; et +il +a raison, car on entend un fameux tapage dans la cheminée.</p> +<p>—Ha! reprit la vieille dame, il faisait un vent comme cela, et il +tombait aussi de la neige, il y a bien des années.... Attendez, +que je +me rappelle.... juste cinq ans avant la mort de votre pauvre +père. +C'était la veille de Noël aussi, et je me souviens qu'il +nous raconta +l'histoire du vieux Gabriel Grub, qui a été enlevé +par les goblins<a name="FNanchor_33_33"></a><a href="#Footnote_33_33"><sup>33</sup></a>.</p> +<p>—L'histoire de qui? demanda M. Pickwick avec curiosité.</p> +<p>—Oh! rien, répliqua M. Wardle. L'histoire d'un vieux +sacristain, que +les bonnes gens d'ici supposent avoir été emporté +par les goblins.</p> +<p>—Supposent! s'écria la vieille lady. Y a-t-il quelqu'un +d'assez +téméraire pour en douter? Supposent! N'avez-vous pas +toujours entendu +dire, depuis votre enfance, qu'il a été emporté +par les goblins, et ne +savez-vous pas que c'est la vérité?</p> +<p>—Très-bien, maman, répliqua M. Wardle, en riant, il +fut emporté si vous +voulez.—Il fut emporté par les goblins, Pickwick, et +voilà toute +l'histoire.</p> +<p>—Non pas, non pas, je vous assure, reprit M. Pickwick. Ce n'est pas +toute l'histoire, car il faut que j'apprenne comment il fut +enlevé, et +pourquoi, et les tenants et les aboutissants.»</p> +<p>M. Wardle sourit, en voyant toutes les têtes se pencher pour +l'écouter. +Ayant donc rempli son verre d'une main libérale, il porta une +santé à M. +Pickwick, par un geste familier, et commença ainsi qu'il suit....</p> +<p>Mais que Dieu bénisse notre cerveau d'éditeur. A quel +long chapitre nous +sommes-nous laissé entraîner! Nous le déclarons +solennellement, nous +avions complétement oublié toutes ces petites entraves +qu'on appelle +<i>chapitres</i>. C'est égal: nous allons donner le champ libre +aux revenants +en leur ouvrant un nouveau chapitre. Point de passe-droits à +leur +préjudice, s'il vous plaît, messieurs et mesdames.<br/> +</p> +<hr style="width: 35%; height: 2px;"/> +<p><br/> +</p> +<a name="CHAPITRE_XXIX"></a> +<h2>CHAPITRE XXIX.</h2> +<h3>Histoire du sacristain emporté par les goblins.</h3> +<br/> +<p>Dans une vieille ville abbatiale de ce comté, vivait, il y a +bien +longtemps; si longtemps, que l'histoire doit être vraie, puisque +tous +nos pères, grand-pères et +arrière-grand-pères l'ont crue pieusement, +vivait, dis-je, un certain Gabriel Grub, qui remplissait les fonctions +de sacristain et de fossoyeur. Parce qu'un homme est sacristain et +constamment entouré d'emblèmes de mort, il ne s'ensuit +pas du tout qu'il +doive être morose et mélancolique. Les entrepreneurs des +pompes funèbres +sont les gens les plus gais du monde, et j'avais autrefois l'honneur +d'être intime avec un <i>muet</i><a name="FNanchor_34_34"></a><a + href="#Footnote_34_34"><sup>34</sup></a>, lequel, hors de ses +fonctions et dans +la vie privée, était le plus comique, le plus jovial +petit gaillard qui +ait jamais braillé une chanson bachique, sans le moindre hoquet +de +mémoire, ou avalé un rude verre de grog, sans +s'arrêter pour reprendre +haleine. Toutefois il n'en était pas ainsi de Gabriel Grub. +C'était une +espèce de vieux hibou, grognon, rechigné, hargneux; ne se +plaisant avec +personne, si ce n'est avec une grosse bouteille d'osier, aussi vieille +que lui, qu'il portait fidèlement enfoncée dans une large +poche. Lorsque +par hasard les yeux caverneux du sacristain apercevaient une +physionomie +heureuse, son regard se chargeait à l'instant même d'une +expression de +haine si malfaisante, qu'on ne pouvait le rencontrer sans en être +tout +bouleversé.</p> +<p>Une certaine veille de Noël, un peu avant le crépuscule, +Gabriel mit sa +bêche sur son épaule, alluma sa lanterne, et se dirigea +vers le +cimetière; il avait une fosse à finir pour le lendemain +matin, et, se +sentant mal disposé, il espérait se ragaillardir un peu +en y +travaillant. Pendant qu'il cheminait dans la rue étroite, il +voyait +briller, à travers la plupart des fenêtres, la +lumière joyeuse d'un feu +pétillant; il entendait les éclats de rire et les cris +plaisants de ceux +qui étaient réunis autour du foyer; il remarquait les +préparatifs de +bonne chère qui se faisaient pour le lendemain; enfin il sentait +les +succulentes odeurs qui s'exhalaient des cuisines en nuages savoureux. +Tout cela était du fiel et de l'absinthe sur le cœur de Gabriel +Grub; et +lorsque des troupes d'enfants, s'élançant hors des +maisons, bondissaient +à travers les rues pour rejoindre d'autres petits coquins, aux +têtes +bouclées, qui chantaient en riant les plaisirs de la veille de +Noël, +Gabriel serrait convulsivement le manche de sa bêche, et ricanait +sardoniquement, en pensant aux rougeoles, aux coqueluches, aux +fièvres +scarlatines, au croup, et encore à beaucoup d'autres sources de +consolation.</p> +<p>Dans cette heureuse disposition d'esprit, Gabriel poursuivait son +chemin, répondant par un grognement bref et triste au salut +cordial des +voisins qu'il rencontrait, jusqu'à ce qu'enfin il tourna dans la +sombre +ruelle qui menait au cimetière. Or, il avait attendu avec +impatience +l'instant d'y arriver, parce que c'était un endroit selon son +cœur, +toujours lugubre et funèbre, et dans lequel les gens de la ville +n'aimaient pas à s'aventurer si ce n'est en plein jour, quand le +soleil +brillait. Gabriel ne fut donc pas légèrement +indigné d'entendre une voix +d'enfant, qui répétait un joyeux Noël, dans cette +espèce de sanctuaire, +appelé la ruelle aux bières, depuis le temps de la +gothique abbaye et +des moines tonsurés. Comme le sacristain continuait de marcher, +et que +la voix s'approchait de plus en plus, il reconnut qu'elle provenait +d'un +petit garçon, qui se hâtait de rejoindre les enfants de la +grande rue, +et qui, partie pour se donner du courage, partie pour se mettre en +train, chantait à gorge déployée une vieille +chanson. Gabriel attendit +que le bambin fût près de lui, et le poussant dans un +coin, il lui +administra cinq ou six tapes avec sa lanterne, seulement pour lui +apprendre à moduler en mesure. L'enfant s'enfuit avec ses mains +sur sa +tête, chantant sur un ton fort différent, et Gabriel Grub, +en ricanant +de tout son cœur, entra dans le cimetière, dont il ferma la +porte +derrière lui.</p> +<p>Il ôta son habit, posa par terre sa lanterne, descendit dans +la fosse +commencée, et travailla vigoureusement pendant une heure +environ. Mais +la terre était durcie par la gelée, et il n'était +pas facile de la +couper, ni de la jeter dehors. D'ailleurs, quoiqu'il y eût de la +lune, +c'était une lune fort jeune, et elle n'éclairait pas la +fosse, qui se +trouvait à l'ombre de l'abbaye. Dans tout autre temps, ces +inconvénients +auraient rendu Gabriel très-chagrin et +très-misérable, mais il était si +satisfait d'avoir interrompu la sérénade du petit +garçon, qu'il ne +s'inquiéta pas beaucoup du peu de progrès qu'il faisait. +Lorsqu'il eut +fini son travail, il examina la fosse avec une sombre satisfaction, et +en ramassant ses outils, il grommelait entre ses dents:</p> +<div class="poem"> +<div class="stanza"><span>C'est un logement fort honnête<br/> +</span><span>Pour un modeste trépassé;<br/> +</span><span>Quelques pieds de terrain glacé,<br/> +</span><span>Avec une pierre à la tête;<br/> +</span><span>Pour couverture un beau gazon,<br/> +</span><span>Pour matelas la terre humide:<br/> +</span><span>Quand on est là tout de son long,<br/> +</span><span>On n'y sent jamais aucun vide;<br/> +</span><span>On est toujours bien entouré,<br/> +</span><span>Des milliers de vers vous font fête....<br/> +</span><span>C'est un logement fort honnête<br/> +</span><span>Surtout dans un terrain sacré.<br/> +</span></div> +</div> +<p>Gabriel riait tout seul en s'asseyant sur une tombe plate, qui +était son +lieu de repos favori. Il tira sa bouteille d'eau-de-vie en grommelant: +«Une fosse à Noël! En voilà une fête! +ho! ho! ho!</p> +<p>—Ho! ho! ho!» répéta une voix derrière +lui.</p> +<p>Gabriel laissa retomber le bras qui portait la bouteille à +ses lèvres, +et regarda alentour avec inquiétude; mais le silence et le calme +de la +tombe régnaient dans tout le cimetière. Aux pâles +rayons de la lune, la +gelée blanche argentait les pierres tumulaires et brillait, en +rangées +de perles, sur les arceaux sculptés de la vieille église; +la neige, dure +et craquante, formait sur les monticules pressés une couverture +si +blanche et si unie, qu'on aurait pu croire que les cadavres +étaient là, +enveloppés seulement dans leur blanc linceul; nul souffle de +vent ne +troublait le repos de cette scène solennelle; le son même +paraissait +gelé, tant les objets environnants étaient froids et +tranquilles.</p> +<p>«C'était l'écho,» dit Gabriel en portant +de nouveau la bouteille à ses +lèvres.</p> +<p>Une voix creuse articula près de lui: «Ce +n'était pas l'écho.»</p> +<p>Gabriel tressaillit et se leva; mais l'étonnement et la +terreur +l'enchaînèrent à sa place, son sang se figea dans +ses veines, car, tout +auprès de lui, se trouvait un être d'une apparence +étrange, +surnaturelle, et qui venait évidemment d'un autre monde. Il +était assis +sur une haute pierre levée, et avait croisé ses longues +jambes grêles +d'une manière fantasque, impossible; ses bras nus faisaient +anse, et ses +mains reposaient sur ses genoux. Ses souliers à la poulaine se +recourbaient en longues pointes; un justaucorps tailladé +étranglait son +petit corps rond; à son dos pendait un court manteau, dont le +collet, +curieusement découpé en étroites lanières, +lui servait de fraise ou, si +l'on veut, de cravate; sur sa tête, il portait un chapeau pointu, +à +grands bords, garni d'une seule plume, et ce chapeau était si +bien +couvert de gelée blanche, l'être fantastique était +si confortablement +assis sur cette tombe, qu'il avait l'air d'y être installé +depuis deux +cents ans, pour le moins. Il se tenait parfaitement immobile; mais il +tirait la langue d'un demi-pied pour se moquer de Gabriel, et il +ricanait d'un ricanement que des goblins<a name="FNanchor_35_35"></a><a + href="#Footnote_35_35"><sup>35</sup></a> seuls peuvent exécuter.</p> +<p>«Ce n'était pas l'écho,» dit le lutin.</p> +<p>Gabriel était paralysé.</p> +<p>«Qu'est-ce que vous faites ici, la veille de Noël? +demanda le goblin +sévèrement.</p> +<p>—Monsieur, balbutia Gabriel, je suis venu ici pour creuser une fosse.</p> +<p>—Qui donc se promène parmi des tombes dans une nuit comme +celle-ci? +s'écria le goblin d'un ton sépulcral.</p> +<p>—Gabriel Grub! Gabriel Grub!» répondirent en chœur des +voix aiguës et +sauvages qui semblaient remplir le cimetière. Gabriel regarda +avec +terreur autour de lui, mais il ne vit rien.</p> +<p>—Qu'est-ce que vous avez dans cette bouteille? demanda le goblin.</p> +<p>—Du genièvre, monsieur, répliqua le sacristain en +tremblant plus fort +que jamais, car il l'avait acheté des contrebandiers, et il +pensait que +le personnage qui l'interrogeait était peut-être dans la +douane des +goblins.</p> +<p>—Qui donc boit tout seul du genièvre au milieu d'un +cimetière et dans +une nuit comme celle-ci? reprit le lutin solennellement.</p> +<p>—Gabriel Grub! Gabriel Grub!» crièrent de nouveau les +voix sauvages.</p> +<p>Le goblin ricana malicieusement en lorgnant le sacristain +épouvanté; +puis, enflant sa voix comme un ouragan, il s'écria: «Qui +devient ainsi +notre proie légitime?»</p> +<p>Le chœur invisible répondit encore à cette demande, et +le sacristain +crut entendre une multitude d'enfants de chœur mêler leurs chants +aux +accords majestueux des orgues de la vieille abbaye. C'était une +musique +surnaturelle qui semblait portée par un doux zéphyr, et +qui passait et +mourait avec lui; mais le refrain de cet air mystérieux +était toujours +le même, et répétait encore: «Gabriel Grub! +Gabriel Grub!»</p> +<p>Le goblin fendit sa bouche jusqu'à ses oreilles en disant: +«Que +pensez-vous de ceci, Gabriel?»</p> +<p>Gabriel ne répondit que par un soupir.</p> +<p>«Que pensez-vous de ceci, Gabriel?» répéta +le goblin en dressant +négligemment ses pieds en l'air, de chaque côté de +la tombe, et en +examinant la pointe relevée de sa chaussure avec autant de +complaisance +que si ç'avait été la paire de bottes la plus +fashionable de +Bond-Street.</p> +<p>«C'est.... c'est.... très-curieux, monsieur, +répondit le sacristain, à +moitié mort de peur. Très-curieux et très-joli...; +mais je pense qu'il +faut que j'aille finir mon ouvrage, s'il vous plaît.</p> +<p>—Quel ouvrage? demanda le goblin.</p> +<p>—Ma fosse, monsieur, la fosse que j'ai commencée, balbutia le +sacristain.</p> +<p>—Ah! votre fosse, ah! Qui donc s'amuse à creuser des fosses +dans un +temps où tous les autres hommes ne songent qu'à se +réjouir?»</p> +<p>Les voix mystérieuses répliquèrent encore: +«Gabriel Grub! Gabriel Grub!</p> +<p>—J'ai peur que mes amis ne puissent pas se séparer de vous, +Gabriel, +dit le goblin en fourrant dans sa joue sa langue énorme! J'ai +peur que +mes amis ne puissent pas se séparer de vous, Gabriel!</p> +<p>—Sous votre bon plaisir, monsieur, répliqua le sacristain +terrifié, je +ne le pense pas, monsieur; ils ne me connaissent pas, monsieur. Je ne +crois pas que ces illustres gentlemen m'aient jamais vu, monsieur.</p> +<p>—Oh! que si, reprit le goblin, nous le connaissons tous l'homme au +visage sombre, au regard sinistre, qui traversait la rue ce soir en +jetant <i>un mauvais œil</i> aux enfants et en serrant plus fort sa +bêche de +fossoyeur. Nous connaissons l'homme plein d'envie et de malice, qui a +cassé la tête d'un bambin parce qu'il était +heureux, et que cet homme ne +pouvait pas l'être. Nous le connaissons! nous le +connaissons!»</p> +<p>Ici le lutin fit retentir les échos d'un ricanement aigu; +puis, jetant +ses jambes en l'air, il se planta au bord de la pierre tumulaire, +debout +sur sa tête, ou plutôt sur la pointe de son chapeau; +ensuite, faisant la +culbute avec une incroyable agilité, il se retrouva juste aux +pieds du +sacristain, dans l'attitude favorite des tailleurs et des odalisques.</p> +<p>«Je crains.... je crains d'être obligé de vous +quitter, monsieur, +murmura le sacristain en faisant un effort pour se mouvoir.</p> +<p>—Nous quitter! s'écria le goblin, Gabriel Grub, nous quitter! +oh! oh! +oh!»</p> +<p>Tandis que le goblin riait, le sacristain vit une lumière +brillante +illuminer les fenêtres de la vieille église. Au bout d'un +moment, cette +lumière s'éteignit; les orgues modulèrent un air +guilleret, et des +volées de lutins, en tout semblables au premier, s'abattirent +dans le +cimetière et commencèrent à jouer à +saute-mouton sur les pierres des +tombeaux, les franchissant l'une après l'autre, avec une +dextérité +merveilleuse, et sans s'arrêter un seul instant pour prendre +haleine. +Mais le premier goblin était le sauteur le plus étonnant +de tous, et pas +un des nouveaux venus ne pouvait en approcher. Malgré son +extrême +frayeur, le sacristain ne pouvait s'empêcher de remarquer que les +autres +goblins se contentaient de sauter par-dessus les pierres ordinaires, +mais que le premier faisait passer entre ses jambes, grilles, +cyprès et +caveaux de famille, avec autant d'aisance que s'il avait eu affaire +à de +simples bornes.</p> +<p>A la fin l'intérêt du jeu devint intense. L'orgue +jouait de plus en plus +vite; les goblins sautaient de plus en plus fort, se tordant, se +roulant, faisant mille culbutes, en bondissant comme des ballons, +par-dessus les tombeaux. Les jambes de Gabriel se dérobaient +sous lui, +la tête lui tournait rien que de voir le tourbillon de lutins qui +passaient devant ses yeux; lorsque tout à coup le roi des +goblins, se +précipitant sur le pauvre homme, le saisit par le collet et +s'enfonça +avec lui dans les entrailles de la terre.</p> +<p>Quand Gabriel put respirer, après une descente rapide, il se +trouva dans +une vaste caverne, entouré de toutes parts d'une multitude de +goblins +horribles et grimaçants. Dans le milieu de la pièce, sur +un trône élevé, +était fantastiquement assis son ami du cimetière, et +Gabriel Grub +lui-même était placé auprès de lui, mais +incapable de faire aucun +mouvement.</p> +<p>«Il fait froid, cette nuit, dit le roi des lutins. Donnez-nous +quelque +chose de chaud.»</p> +<p>Une demi-douzaine d'officieux goblins, ayant un perpétuel +sourire sur +les lèvres, et que Gabriel reconnut à cela pour des +courtisans, +disparurent d'un air empressé et revinrent un instant +après, avec un +verre de feu liquide, qu'ils présentèrent au roi.</p> +<p>«Ah! dit le goblin dont les joues et la gorge étaient +devenues tout à +fait transparentes, pendant le passage de la flamme, cela +réchauffe un +peu. Apportez-en un verre à M. Grub.»</p> +<p>L'infortuné sacristain protesta vainement qu'il ne prenait +jamais rien +de chaud pendant la nuit; l'un des courtisans le tint par le nez et le +menton, pendant qu'un autre versait dans son gosier l'ardent liquide, +et +toute l'assemblée se mit à rire avec des hurlements, +tandis qu'il +suffoquait et qu'il essuyait, avec son mouchoir, le ruisseau de larmes +occasionné par cette boisson brûlante.</p> +<p>«Maintenant, dit le roi fantasque, en fourrant plaisamment la +pointe de +son chapeau dans l'œil du sacristain, de manière à lui +causer une +nouvelle souffrance; maintenant montrez à l'homme atrabilaire et +misanthrope, quelques peintures de notre musée.»</p> +<p>Lorsque le goblin eut prononcé ces paroles, un nuage +épais qui +obscurcissait l'un des coins de la caverne, se dissipa graduellement, +et +laissa apercevoir, apparemment à une grande distance, une +chambre petite +et mal meublée, où régnait cependant un ordre et +une propreté charmante. +Auprès d'un bon feu se prélassait un fauteuil vide, +tandis que sur la +table était arrangé un repas frugal. Une jeune +mère, entourée d'enfants +allait de temps en temps à la fenêtre et en soulevait le +rideau pour +découvrir un peu plus tôt celui qu'elle attendait. Un coup +frappé à la +porte se fit entendre; la mère alla ouvrir et les enfants pleins +de joie +battirent des mains lorsque le père entra. Il était +mouillé et fatigué. +Il secoua la neige de ses vêtements, et les enfants +s'empressèrent de +l'entourer pour emporter, l'un son chapeau, l'autre son manteau, +l'autre +son bâton, l'autre ses gants. Ensuite le père s'assit, +pour prendre son +repas, auprès du feu; les enfants grimpèrent sur ses +genoux, la mère se +plaça à côté de lui: la paix et le bonheur +brillaient sur leur visage.</p> +<p>Mais un changement se fit dans le tableau, d'une manière +presque +imperceptible. La scène représenta une petite chambre +à coucher, où le +plus jeune et le plus joli des enfants gisait sur son lit de mort. Les +roses de ses joues étaient flétries, la lumière de +ses yeux était +éteinte, et tandis que le sacristain lui-même le +considérait avec un +intérêt qu'il n'avait jamais ressenti auparavant, le +pauvre enfant +rendit le dernier soupir. Ses jeunes frères et ses sœurs se +pressèrent +autour de son berceau, et saisirent sa main; mais elle était +froide et +roidie. Ils reculèrent et regardèrent, avec une terreur +religieuse, son +visage enfantin; car, quoique l'expression en fût calme et +tranquille, +quoique le bel enfant parût dormir en paix, ils voyaient bien que +la +mort était là, et ils savaient que maintenant leur petit +frère était un +ange dans les cieux, d'où il les contemplait et les +bénissait.</p> +<p>Un léger nuage passa de nouveau sur la peinture et le sujet +en fut +changé. Le père et la mère étaient devenus +vieux et infirmes, et le +nombre de ceux qui les entouraient avait diminué de plus de +moitié. +Cependant la paix et le contentement régnaient encore sur tous +les +visages. La famille était réunie autour du feu et les +parents +racontaient, les enfants écoutaient avec délices des +histoires des +anciens temps et des jours écoulés. Doucement et +tranquillement le vieux +père descendit dans la tombe, et bientôt après, +celle qui avait partagé +tous ses soins et toutes ses peines, le suivit dans le séjour de +l'éternel repos. Les enfants qui leur survivaient +s'agenouillèrent en +pleurant sur le gazon du cimetière; puis ils se +relevèrent et +s'éloignèrent lentement, tristement, mais sans cris +amers, sans +lamentations désespérées, car ils étaient +sûrs de les revoir bientôt +dans le royaume céleste. Ils se mêlèrent donc de +nouveau aux scènes +actives du monde, et la tranquillité, le contentement revinrent +habiter +avec eux.</p> +<p>Le nuage descendit alors sur le tableau et le déroba aux yeux +du +sacristain.</p> +<p>«Qu'est-ce que vous pensez de cela?» demanda le goblin +à Gabriel en +tournant vers lui sa large face.</p> +<p>Gabriel balbutia que c'était un spectacle fort amusant, mais +il +paraissait honteux et mal à l'aise, car le lutin fixait sur lui +des yeux +farouches.</p> +<p>«Misérable égoïste! s'écria celui-ci +d'un ton plein de mépris. Misérable +égoïste!» Il paraissait disposé à +ajouter quelque chose, mais +l'indignation l'empêchait de prononcer. Il leva une de ses jambes +flexibles, et l'agitant au-dessus de sa tête afin de mieux +ajuster, il +la déchargea solidement sur le dos de Gabriel. Aussitôt +tous les goblins +qui faisaient leur cour, suivirent l'exemple du maître; car c'est +l'usage invariable des courtisans, même sur la terre, de +flageller ceux +que le pouvoir flagelle, et de cajoler ceux qu'il cajole.</p> +<p>«Montrez-lui encore quelque chose,» dit ensuite le roi +des lutins.</p> +<p>A ces mots le nuage se dissipa, comme la première fois, et +laissa +apercevoir un riche et beau paysage, semblable à celui que l'on +découvre +encore aujourd'hui, à un quart de lieue de la vieille abbaye. Le +soleil +resplendissait dans le bleu firmament, l'eau étincelait sous ses +rayons, +et grâce à son influence bienfaisante, les arbres +paraissaient plus +verts et les fleurs plus jolies. L'onde ruisselait avec son +agréable +murmure; un vent tiède agitait les feuilles; les oiseaux +chantaient dans +les buissons et l'alouette charmait les airs de ses hymnes matinales; +car c'était le matin, le matin étincelant et +embaumé d'un beau jour +d'été; et les feuilles les plus menues, les plus petits +brins l'herbe +paraissaient remplis de vie; la fourmi diligente accomplissait son +travail journalier; le papillon voltigeait sur les fleurs et se +baignait +dans les chauds rayons du soleil; des myriades d'insectes +étendaient +leurs ailes transparentes et jouissaient de leur courte mais heureuse +existence: l'homme enfin se montrait, son esprit s'exaltait en voyant +la +grandeur de la création, et tout dans la nature était +harmonie et +splendeur.</p> +<p>Cependant Gabriel Grub ne paraissait point touché.</p> +<p>«Misérable égoïste!» +répéta le roi des goblins d'un ton plus méprisant +encore, et derechef il agita sa jambe au-dessus de sa tête, et la +fit +descendre vivement sur les épaules du sacristain. Les gens de sa +suite +ne manquèrent pas d'en faire autant.</p> +<p>Bien des fois le nuage s'obscurcit et se dissipa, et de nombreux +tableaux donnèrent à Gabriel des leçons, qu'il +considérait avec un +intérêt de plus en plus vif, quoique ses épaules +devinssent brûlantes, +par l'application répétée des pieds des lutins. Il +vit que les hommes +qui travaillent péniblement et qui gagnent, à la sueur de +leur front une +modique subsistance, sont cependant gais et heureux. Il apprit que, +même +pour les plus ignorants, le doux aspect de la nature est une source +toujours nouvelle de délices et de tranquillité. Il vit +des femmes, +nourries délicatement et tendrement élevées, +supporter joyeusement des +privations, surmonter des souffrances qui auraient écrasé +des créatures +d'une étoffe plus grossière; et cela parce qu'elles +portaient dans leur +sein une source inépuisable d'affection et de dévouement. +Par-dessus +tout, il vit que les hommes qui s'affligent du bonheur des autres, sont +semblables aux plus mauvaises herbes dont la surface de la terre est +infectée. Enfin balançant ensemble le bien et le mal +qu'il observait, il +arriva à cette conclusion que le monde, après tout, est +une espèce de +monde assez honnête et assez respectable.</p> +<p>Aussitôt qu'il en fut venu là, le nuage qui avait +voilé le dernier +tableau sembla s'abaisser sur ses sens et l'inviter au repos. L'un +après +l'autre les goblins s'effacèrent, et lorsque le dernier eut +disparu, +Gabriel Grub s'endormit profondément.</p> +<p>La jour était avancé, quand le sacristain +s'éveilla. Il se trouva étendu +tout de son long dans le cimetière, sur la tombe plate qu'il +affectionnait. Sa bouteille d'osier, entièrement vide, gisait +à ses +côtés, et son habit, sa bêche, sa lanterne, tout +blanchis par la gelée +de la nuit, étaient éparpillés autour de lui sur +la terre. La pierre sur +laquelle il avait d'abord vu le goblin, se dressait là tout +près de la +fosse à laquelle il avait travaillé le soir +précédent. Cependant, +Gabriel commençait à douter de la réalité +de ses aventures, mais les +douleurs aiguës qu'il ressentit dans ses épaules, lorsqu'il +essaya de se +lever, l'assurèrent que les coups de pieds qu'il avait +reçus n'étaient +pas imaginaires. Il fut ébranlé de nouveau en ne voyant +pas de traces de +pas sur la neige où les lutins avaient joué à +saute-mouton avec les +tombes; mais bientôt après il s'expliqua cette +circonstance en se +rappelant que des esprits ne peuvent laisser derrière eux aucune +impression visible.</p> +<p>Quoi qu'il en soit, Gabriel se mit sur ses jambes aussi bien que le +lui +permettait la roideur de son épine dorsale; puis ayant +secoué la gelée +blanche de dessus son habit, il l'endossa, et se dirigea vers la ville.</p> +<p>Mais son esprit était entièrement changé, et il +ne pouvait supporter la +pensée de retourner dans un endroit où son repentir +serait mis en doute, +sinon ridiculisé. Il hésita pendant quelques instants, +puis il se +dirigea vers la campagne pour aller gagner son pain dans un nouveau +pays, quel qu'il fût.</p> +<p>On trouva ce jour-là dans le cimetière, sa lanterne, +sa bêche et sa +bouteille d'osier. On fit d'abord beaucoup de suppositions sur sa +destinée, mais on décida promptement qu'il avait +été enlevé par les +goblins. Il se trouva même des témoins +très-véridiques, qui déclarèrent +l'avoir vu distinctement emporté à travers les airs, sur +le dos d'un +cheval brun, lequel cheval était borgne, avait la queue d'un +ours, et le +train de derrière d'un lion. Au bout de quelque temps, cela fut +cru +dévotement, et le nouveau sacristain avait coutume de montrer +aux +curieux, pour une bagatelle, un morceau assez considérable du +coq de +cuivre du clocher, détaché par un coup de pied du cheval +pendant sa +course aérienne, et ramassé par ledit sacristain, dans le +cimetière, un +an ou deux après l'événement.</p> +<p>Malheureusement, la véracité de ce récit fut +légèrement infirmée par la +réapparition inattendue de Gabriel Grub lui-même, qui +revint au bout +d'une dizaine d'années, vieillard pauvre et infirme, mais +content. Il +raconta ses aventures au pasteur et au maire, de sorte qu'après +un +certain temps, elles passèrent dans le domaine de l'histoire, +où elles +sont restées jusqu'à ce jour. Seulement ceux qui avaient +cru à la brèche +du coq de cuivre, s'apercevant qu'ils avaient été +attrapés une fois, ne +voulurent plus rien croire du tout. Ils prirent donc un air aussi malin +qu'ils purent, levèrent les épaules, touchèrent +leur front, et +murmurèrent quelque chose sur ce que Gabriel Grub avait bu toute +son +eau-de-vie, et s'était endormi sur la tombe plate. Quant +à ses +observations dans la caverne des goblins, c'était tout +simplement qu'il +avait vu le monde et était devenu plus sage. Néanmoins +cette opinion ne +fut jamais populaire, et s'éteignit graduellement. Quelle que +soit la +version véritable, comme Gabriel Grub fut affecté de +rhumatismes jusqu'à +la fin de ses jours, son histoire a tout au moins une moralité: +c'est +qu'un homme atrabilaire, qui boit tout seul la veille de Noël, +peut être +bien sûr de ne pas s'en trouver mieux, quand même son +eau-de-vie serait +aussi bien rectifiée que celle du roi des goblins.</p> +<p style="font-weight: bold; text-align: center;">FIN DU PREMIER VOLUME.</p> +<hr style="width: 65%;"/> +<br/> +<h2>TABLE DES MATIÈRES.</h2> +<p style="font-weight: bold; text-align: center;">CONTENUES DANS LE +PREMIER VOLUME.</p> +<br/> +<p><a href="#CHAPITRE_PREMIER">I.</a> Les pickwickiens.</p> +<p><a href="#CHAPITRE_II">II.</a> Le premier jour de voyage et la +première soirée d'aventures, avec +leurs conséquences.</p> +<p><a href="#CHAPITRE_III">III.</a> Une nouvelle connaissance. Histoire +d'un clown. Une interruption +désagréable et une rencontre fâcheuse.</p> +<p><a href="#CHAPITRE_IV">IV.</a> La petite guerre. De nouveaux amis. +Une invitation pour la campagne.</p> +<p><a href="#CHAPITRE_V">V.</a> Faisant voir entre autres choses +comment M. Pickwick entreprit de +conduire une voiture, et M. Winkle de monter un cheval; et comment l'un +et l'autre en vinrent à bout.</p> +<p><a href="#CHAPITRE_VI">VI.</a> Une soirée du bon vieux temps. +Histoire racontée par un +ecclésiastique.</p> +<p><a href="#CHAPITRE_VII">VII.</a> Comment M. Winkle, au lieu de tirer +le pigeon et de tuer la +corneille, tira la corneille et blessa le pigeon. Comment le club de la +Crosse de Dingley-Dell lutta contre celui de Muggleton, et comment +Muggleton dîna aux dépens de Dingley-Dell. Avec diverses +autres matières +également instructives et intéressantes.</p> +<p><a href="#CHAPITRE_VIII">VIII.</a> Faisant voir clairement que la +route du véritable amour n'est pas +aussi unie qu'un chemin de fer.</p> +<p><a href="#CHAPITRE_IX">IX.</a> La découverte et la poursuite.</p> +<p><a href="#CHAPITRE_X">X.</a> Destiné à dissiper tous +les doutes qui pourraient exister sur le +désintéressement de M. Jingle.</p> +<p><a href="#CHAPITRE_XI">XI.</a> Contenant un autre voyage et une +découverte d'antiquité: annonçant +la résolution de M. Pickwick d'assister à une +élection, et renfermant un +manuscrit donné par le vieil ecclésiastique.</p> +<p><a href="#CHAPITRE_XII">XII.</a> Qui contient une +très-importante détermination de M. Pickwick, +laquelle fait époque dans sa vie non moins que dans cette +véridique +histoire.</p> +<p><a href="#CHAPITRE_XIII">XIII.</a> Notice sur Eatanswill, sur les +parties qui le divisent, et sur +l'élection d'un membre du parlement par le bourg ancien, loyal +et +patriote.</p> +<p><a href="#CHAPITRE_XIV">XIV.</a> Contenant une courte description de +la compagnie assemblée au <i>Paon +d'argent</i>, et de plus une histoire racontée par un +commis-voyageur.</p> +<p><a href="#CHAPITRE_XV">XV.</a> Dans lequel se trouve un portrait +fidèle de deux personnes +distinguées, et une description exacte d'un grand +déjeuner qui eut lieu +dans leur maison et domaine. Ledit déjeuner amène la +rencontre d'une +vieille connaissance, et le commencement d'un autre chapitre.</p> +<p><a href="#CHAPITRE_XVI">XVI.</a> Trop plein d'aventures pour qu'on +puisse les résumer brièvement.</p> +<p><a href="#CHAPITRE_XVII">XVII.</a> Montrant qu'une attaque de +rhumatisme peut quelquefois servir de +stimulant à un génie inventif.</p> +<p><a href="#CHAPITRE_XVIII">XVIII.</a> Qui prouve brièvement +deux points, savoir: le pouvoir des +attaques de nerfs et la force des circonstances.</p> +<p><a href="#CHAPITRE_XIX">XIX.</a> Un jour heureux terminé +malheureusement.</p> +<p><a href="#CHAPITRE_XX">XX.</a> Où l'on voit que Dodson et +Fogg étaient des hommes d'affaires, et +leurs clercs des hommes de plaisir; qu'une entrevue touchante eut lieu +entre M. Samuel Weller et le père qu'il avait perdu depuis +longtemps; où +l'on voit, enfin, quels esprits supérieurs s'assemblaient +à <i>la Souche +et la Pie</i>, et quel excellent chapitre sera le suivant.</p> +<p><a href="#CHAPITRE_XXI">XXI.</a> Dans lequel le vieux homme se lance +sur son thème favori, et +raconte l'histoire d'un drôle de client.</p> +<p><a href="#CHAPITRE_XXII">XXII.</a> M. Pickwick se rend à +Ipswich, et rencontre une aventure +romantique, sous la figure d'une dame d'un certain âge, en +papillote de +papier brouillard.</p> +<p><a href="#CHAPITRE_XXIII">XXIII.</a> Dans lequel Samuel Weller +s'occupe énergiquement de prendre la +revanche de M. Trotter.</p> +<p><a href="#CHAPITRE_XXIV">XXIV.</a> Dans lequel M. Peter Magnus +devient jaloux, et la dame d'un +certain âge, craintive; ce qui jette les pickwickiens dans les +griffes +de la justice.</p> +<p><a href="#CHAPITRE_XXV">XXV.</a> Montrant combien M. Nupkins +était majestueux et impartial, et +comment Sam Weller prit sa revanche de M. Joe Trotter, avec d'autres +événement» qu'on trouvera à leur place.</p> +<p><a href="#CHAPITRE_XXVI">XXVI.</a> Contenant un récit +abrégé des progrès de l'action <i>Bardell contre +Pickwick</i>.</p> +<p><a href="#CHAPITRE_XXVII">XXVII.</a> Samuel Weller fait un +pèlerinage à Dorking, et voit sa +belle-mère.</p> +<p><a href="#CHAPITRE_XXVIII">XXVIII.</a> Un joyeux chapitre des +fêtes de Noël, contenant le récit d'une +noce et de quelques autres passe-temps qui sont, dans leur genre, +d'aussi bonnes coutumes que le mariage, mais qu'on ne maintient pas +aussi religieusement, dans ce siècle +dégénéré.</p> +<p><a href="#CHAPITRE_XXIX">XXIX.</a> Histoire du sacristain, +emporté par les goblins.</p> +<p style="text-align: center; font-weight: bold;">FIN DE LA TABLE DES +MATIÈRES.</p> +<hr style="width: 65%;" /> +<br/> +<h2>NOTES:</h2> +<a name="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1">1</a> +<div class="note"> +<p> Écuyer, vice-président perpétuel, membre du +Pickwick-Club.</p> +</div> +<a name="Footnote_2_2"></a><a href="#FNanchor_2_2">2</a> +<div class="note"> +<p> Écuyer, président perpétuel, membre du +Pickwick-Club.</p> +</div> +<a name="Footnote_3_3"></a><a href="#FNanchor_3_3">3</a> +<div class="note"> +<p> Villages aux environs de Londres.</p> +</div> +<a name="Footnote_4_4"></a><a href="#FNanchor_4_4">4</a> +<div class="note"> +<p> Hampstead, village tout près de Londres.</p> +</div> +<a name="Footnote_5_5"></a><a href="#FNanchor_5_5">5</a> +<div class="note"> +<p> C'est par ce cri que les membres du parlement invitent le +président à rétablir l'ordre.</p> +</div> +<a name="Footnote_6_6"></a><a href="#FNanchor_6_6">6</a> +<div class="note"> +<p> Charles Ier, décapité sur un échafaud, +dressé contre une +des fenêtres du palais et par où il sortit. +</p> +<p style="text-align: right;">(<i>Note du traducteur.</i>)</p> +</div> +<a name="Footnote_7_7"></a><a href="#FNanchor_7_7">7</a> +<div class="note"> +<p> Exemple remarquable de la force prophétique de +l'imagination de M. Jingle quand on pense que ce dialogue a lieu en +1827 +et que la révolution est de 1830. +</p> +<p style="text-align: right;">(<i>Note de l'auteur.</i>)</p> +</div> +<a name="Footnote_8_8"></a><a href="#FNanchor_8_8">8</a> +<div class="note"> +<p> Allusion au proverbe: <i>Il ne mettra pas le feu à la +Tamise</i>, qui équivaut au français: <i>Il n'a pas +inventé la poudre</i>.</p> +</div> +<a name="Footnote_9_9"></a><a href="#FNanchor_9_9">9</a> +<div class="note"> +<p> Colonie pénitentiaire.</p> +</div> +<a name="Footnote_10_10"></a><a href="#FNanchor_10_10">10</a> +<div class="note"> +<p> Refrain d'une chanson bachique.</p> +</div> +<a name="Footnote_11_11"></a><a href="#FNanchor_11_11">11</a> +<div class="note"> +<p> En Angleterre l'entretien des routes se fait au moyen d'un +péage, qui est perçu de distance en distance. +</p> +<p style="text-align: right;">(<i>Note du traducteur</i>)</p> +</div> +<a name="Footnote_12_12"></a><a href="#FNanchor_12_12">12</a> +<div class="note"> +<p> Faubourg de Londres, situé au midi de la Tamise.<br/> +</p> +<p style="text-align: right;">(<i>Note du +traducteur.</i>)</p> +</div> +<a name="Footnote_13_13"></a><a href="#FNanchor_13_13">13</a> +<div class="note"> +<p> Allusion à une cause célèbre.</p> +</div> +<a name="Footnote_14_14"></a><a href="#FNanchor_14_14">14</a> +<div class="note"> +<p> 3000 francs.</p> +</div> +<a name="Footnote_15_15"></a><a href="#FNanchor_15_15">15</a> +<div class="note"> +<p> Petites maisons où les vieillards pauvres sont logés +gratuitement.</p> +</div> +<a name="Footnote_16_16"></a><a href="#FNanchor_16_16">16</a> +<div class="note"> +<p> C'est-à-dire dans la loi sur les élections. +</p> +<p style="text-align: right;">(<i>Note du traducteur</i>.)</p> +</div> +<a name="Footnote_17_17"></a><a href="#FNanchor_17_17">17</a> +<div class="note"> +<p> <i>Hall, château.</i></p> +</div> +<a name="Footnote_18_18"></a><a href="#FNanchor_18_18">18</a> +<div class="note"> +<p> Sorte de diligence.</p> +</div> +<a name="Footnote_19_19"></a><a href="#FNanchor_19_19">19</a> +<div class="note"> +<p> 500 francs.</p> +</div> +<a name="Footnote_20_20"></a><a href="#FNanchor_20_20">20</a> +<div class="note"> +<p> Le ministère était apparemment libéral. +</p> +<p style="text-align: right;">(<i>Note du traducteur.</i>)</p> +</div> +<a name="Footnote_21_21"></a><a href="#FNanchor_21_21">21</a> +<div class="note"> +<p> <i>Feast of reason, flow of soul</i> est une citation de je ne +sais quel poëte, devenue proverbiale pour se moquer des +réunions où il +n'y a rien à boire ni à manger.</p> +</div> +<a name="Footnote_22_22"></a><a href="#FNanchor_22_22">22</a> +<div class="note"> +<p> <i>Big-wig</i>, grosse perruque, sobriquet par lequel on +désigne les avocats.</p> +</div> +<a name="Footnote_23_23"></a><a href="#FNanchor_23_23">23</a> +<div class="note"> +<p> Le polichinelle anglais s'appelle <i>Punch</i>. +</p> +<p style="text-align: right;">(<i>Note du traducteur.</i>)</p> +</div> +<a name="Footnote_24_24"></a><a href="#FNanchor_24_24">24</a> +<div class="note"> +<p> Espèce de parc commun, où l'on met les animaux +errants, en +<i>fourrière</i>. +</p> +<p style="text-align: right;">(<i>Note du traducteur.</i>)</p> +</div> +<a name="Footnote_25_25"></a><a href="#FNanchor_25_25">25</a> +<div class="note"> +<p> C'est le nom des maisons garnies, habitées ordinairement +par les hommes de loi ou les étudiants.<br/> +</p> +<p style="text-align: right;">(<i>Note du traducteur.</i>)</p> +</div> +<a name="Footnote_26_26"></a><a href="#FNanchor_26_26">26</a> +<div class="note"> +<p> En français: De champ sec.</p> +</div> +<a name="Footnote_27_27"></a><a href="#FNanchor_27_27">27</a> +<div class="note"> +<p> Sommation pour inviter la foule à se disperser.</p> +</div> +<a name="Footnote_28_28"></a><a href="#FNanchor_28_28">28</a> +<div class="note"> +<p> Moulin que les condamnés font mouvoir en marchant sur un +cylindre. +</p> +<p style="text-align: right;">(<i>Note du traducteur.</i>)</p> +</div> +<a name="Footnote_29_29"></a><a href="#FNanchor_29_29">29</a> +<div class="note"> +<p> M. Walker est un personnage mystérieux qui jouit en +Angleterre d'une grande réputation de hableur. Son nom, +employé comme +interjection «Walker» est devenu un terme de mépris +et d'incrédulité. +</p> +<p style="text-align: right;">(<i>Note du traducteur.</i>)</p> +</div> +<a name="Footnote_30_30"></a><a href="#FNanchor_30_30">30</a> +<div class="note"> +<p> Le conducteur. Cette appellation est un reste du temps où +les routes étaient si peu sûres que chaque voiture +était accompagnée +d'un véritable garde. +</p> +<p style="text-align: right;">(<i>Note du traducteur</i>.)</p> +</div> +<a name="Footnote_31_31"></a><a href="#FNanchor_31_31">31</a> +<div class="note"> +<p> Aux fêtes de Noël, on a coutume de suspendre une branche +de houx dans la salle de réunion, et quiconque peut +entraîner une dame +sous la branche a le droit de l'embrasser.</p> +</div> +<a name="Footnote_32_32"></a><a href="#FNanchor_32_32">32</a> +<div class="note"> +<p> Un <i>snap-dragon</i> est un plat de noisettes, de raisins, +etc., plongés dans une légère quantité +d'eau-de-vie allumée, dont il +s'agit de les retirer sans se brûler.</p> +</div> +<a name="Footnote_33_33"></a><a href="#FNanchor_33_33">33</a> +<div class="note"> +<p> Espèce de lutins.</p> +</div> +<a name="Footnote_34_34"></a><a href="#FNanchor_34_34">34</a> +<div class="note"> +<p> <i>Designator</i>, l'homme qui dirige les assistants dans les +cérémonies funèbres. +</p> +<p style="text-align: right;">(<i>Note du traducteur</i>.)</p> +</div> +<a name="Footnote_35_35"></a><a href="#FNanchor_35_35">35</a> +<div class="note"> +<p> Espèce de lutin anglais.</p> +</div> + +<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13771 ***</div> +</body> +</html> + diff --git a/13771-h/images/img001.jpg b/13771-h/images/img001.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..9e56470 --- /dev/null +++ b/13771-h/images/img001.jpg |
